The Project Gutenberg eBook of Mémoires de l'Impératrice Catherine II.

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Title: Mémoires de l'Impératrice Catherine II.

Author: Empress of Russia Catherine II

Release date: January 24, 2014 [eBook #44749]
Most recently updated: January 25, 2021

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE L'IMPÉRATRICE CATHERINE II. ***


Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées (voir la liste). L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.

cover

PRÉFACE.
Iière PARTIE.
1744.
DEUXIÈME PARTIE.
1752.
1753.
1754.
1755.
1756.
1757.
1759.

MÉMOIRES

DE

L’IMPÉRATRICE CATHERINE II.

ÉCRITS PAR ELLE-MÊME,
ET PRÉCÉDÉS D’UNE PRÉFACE
PAR
A. HERZEN.

(ÉDITION DE N. TRÜBNER & CIE.)

LONDRES,
TRÜBNER & CIE, 60, PATERNOSTER ROW.
1859.

Le droit de traduction dans les langues anglaise et allemande est réservé.

JEAN CHILDS ET FILS, IMPRIMEURS.

PRÉFACE.

QUELQUES heures après la mort de l’Impératrice Catherine, son fils, l’Empereur Paul, ordonna au comte Rostoptchine de mettre les scellés sur les papiers de l’Impératrice. Il était lui-même présent à la mise en ordre de ces papiers. On y trouva la célèbre lettre d’Alexis Orloff,[A]—par laquelle, d’un ton cynique et d’une main ivre, il annonçait à l’Impératrice l’assassinat de son mari, Pierre III,—et un manuscrit écrit entièrement de la main de Catherine; ce dernier était contenu dans une enveloppe cachetée, portant cette inscription: Его Императорскому Высочеству, Цесаревичу и Великому Князю Павлу Петровичу, любезному сыну моему. (A Son Altesse Impériale, le Césarewitch, et grand-duc Paul, mon fils bien aimé.) Sous cette enveloppe se trouvait le manuscrit des Mémoires que nous publions.

Le cahier se termine brusquement vers la fin de 1759. On dit qu’il y avait des notes détachées qui auraient dû servir de matériaux pour la continuation. Il y a des personnes qui disent que Paul les a jetées au feu: il n’y a pas de certitude à ce sujet. Paul tenait en grand secret le manuscrit de sa mère, et ne le confia jamais qu’à son ami d’enfance, le prince Alexandre Kourakine. Celui-ci en prit une copie. Une vingtaine d’années après la mort de Paul, Alexandre Tourgeneff et le prince Michel Worontzoff obtinrent des copies de l’exemplaire de Kourakine. L’Empereur Nicolas, ayant entendu parler de cela, donna ordre à la police secrète de s’emparer de toutes les copies. Il y en avait, entr’autres, une ecrite, à Odessa, par la main du célèbre poète Pouschkine. Effectivement, les Mémoires de l’Impératrice Catherine II ne circulèrent plus.

L’Empereur Nicolas se fit apporter, par le comte D. Bloudoff, l’original, le lut, le cacheta avec le grand sceau de l’état, et ordonna de le garder aux archives impériales, parmi les documents les plus secrets.

A ces détails, que j’extrais d’une notice qui m’a été communiquée, je dois ajouter que la première personne qui m’en parla, fut le précepteur de l’Empereur actuel, Constantin Arsenieff. Il me disait, en 1840, qu’il avait obtenu la permission de lire beaucoup de documents secrets sur les événements qui suivirent la mort de Pierre I, jusqu’au règne d’Alexandre I. Parmi ces documents, on l’autorisa à lire les Mémoires de Catherine II. (Il enseignait alors l’histoire moderne de Russie au grand-duc, Héritier présomptif.)

Pendant la guerre de Crimée on transféra les archives à Moscou. Au mois de mars 1855, l’Empereur actuel se fit apporter le manuscrit pour le lire. Depuis ce temps une ou deux copies circulèrent de rechef à Moscou et à Pétersbourg. C’est sur une de ces copies que nous publions les Mémoires. Quand à l’authenticité, il n’y a pas le moindre doute. Au reste il suffit de lire deux ou trois pages du texte pour être convaincu.

Nous nous sommes abstenus de faire des corrections de style, dans tous les cas où nous n’avions pas la conviction que la copie portait une faute de transcription.

Passant aux mémoires eux-mêmes, qu’avons-nous à dire?

Les premières années de Catherine II—de cette femme-empereur, qui occupa plus d’un quart de siècle tous les esprits contemporains, depuis Voltaire et Frédéric II jusqu’au Khan de Crimée et aux chefs des Kirghis—ses jeunes années, racontées par elle-même!... Qu’y a-t-il, pour l’éditeur, à ajouter à cela?

En lisant ces pages, on la voit venir, on la voit se former telle qu’elle a été plus tard. Enfant espiègle de quatorze ans, coiffée à la «Moïse,» blonde, folâtre, fiancée d’un petit idiot—le grand-duc—elle a déjà le mal du palais d’hiver, la soif de la domination. Un jour, étant «juchée» avec le grand-duc sur une fenêtre et plaisantant avec lui, elle voit entrer le comte Lestocq, qui lui dit: «Faites vos paquets,—vous repartirez pour l’Allemagne.» Le jeune idiot ne semble pas très affecté de cette séparation possible. «Ce m’était aussi une affaire assez indifférente,» dit la petite allemande, «mais la couronne de Russie ne me l’était pas,» ajoute la grande-duchesse.

Voilà, en herbe, la Catherine de 1762!

Rêver à la couronne au reste était tout naturel,—dans cette atmosphère de la cour impériale,—non-seulement pour la fiancée de l’héritier présomptif, mais pour tout le monde. Le palefrenier Biren, le chanteur Rasoumowsky, le prince Dolgorouky, le plébéien Menchikoff, l’oligarque Volynski,—tout le monde voulait avoir un lambeau du manteau impérial. La couronne de Russie était—après Pierre I—une res nullius.

Pierre I, terroriste et réformateur avant tout, n’avait aucun respect pour la légitimité. Son absolutisme s’efforçait d’aller même au delà de la tombe. Il se donna le droit de désigner son successeur, et, au lieu de le faire, il se borna à ordonner l’assassinat de son propre fils.

Après la mort de Pierre I, les grands de l’état s’assemblent pour aviser. Menchikoff arrête toute délibération, et proclame impératrice son ancienne maîtresse, veuve d’un brave dragon suédois, tué sur le champ de bataille, et veuve de Pierre I, auquel Menchikoff l’avait cédée «par dévouement.»

Le règne de Catherine I est court. Après elle, la couronne continue à passer d’une tête à l’autre, au hasard: de la ci-devant cabaretière livonienne à un gamin (Pierre II); de ce gamin, qui meurt de la petite vérole, à la duchesse de Courlande (Anne); de la duchesse de Courlande à une princesse de Mecklenbourg, mariée à un prince de Brunswick, qui règne au nom d’un enfant au berceau (Jvan); de l’enfant né trop tard pour régner, la couronne passe sur la tête d’une fille née trop tôt—Elisabeth. C’est elle qui représente la légitimité.

La tradition rompue, brisée, le peuple et l’état complètement séparés par la réforme de Pierre I, les coups d’état, les révolutions de palais étaient alors en permanence. Rien de stable. En se mettant au lit les habitants de Pétersbourg ne savaient jamais sous le gouvernement de qui ils se réveilleraient. Aussi s’intéressait-on fort peu à ces changements, qui ne touchaient au fond que quelques intrigants allemands devenus ministres russes, quelques grands seigneurs blanchis dans le parjure et le crime, et le régiment de Préobrajensky, qui, à l’instar des Prétoriens, disposait de la couronne. Pour les autres il n’y avait rien de changé. Et quand je dis les autres, je ne parle que de la noblesse et des employés: car de l’immensité silencieuse du peuple—du peuple courbé, triste, ahuri, muet—personne ne s’inquiétait; le peuple restait hors la loi, acceptant passivement l’épreuve terrible qu’il plaisait au bon Dieu de lui envoyer, et ne se souciant guère, de son côté, des spectres qui montaient d’un pas chancelant les marches du trône, glissaient comme des ombres, et disparaissaient en Sibérie ou dans les casemates. Le peuple, dans tous les cas, était sûr d’être pillé. Son état social était donc à l’abri de toute chance.

Période étrange! Le trône impérial—comme nous l’avons dit ailleurs[B]—ressemblait au lit de Cléopatre. Un tas d’oligarques, d’étrangers, de pandours, de mignons conduisaient nuitamment un inconnu, un enfant, une allemande; l’élevaient au trône, l’adoraient, et distribuaient, en son nom, des coups de knout à ceux qui trouvaient à y redire. A peine l’élu avait-il eu le temps de s’enivrer de toutes les jouissances d’un pouvoir exorbitant et absurde, et d’envoyer ses ennemis aux travaux forcés ou à la torture, que la vague suivante apportait déjà un autre prétendant, et entraînait l’élu d’hier, avec tout son entourage, dans l’abîme. Les ministres et les généraux du jour s’en allaient le lendemain, chargés de fer, en Sibérie.

Cette bufera infernale emportait les gens avec une si grande rapidité, qu’on n’avait pas le temps de s’habituer à leurs visages. Le maréchal Munich, qui avait renversé Biren, le rejoignit, prisonnier lui-même et les chaînes aux pieds, sur un radeau arrêté sur le Volga. C’est dans la lutte de ces deux allemands, qui se disputaient l’empire russe comme si c’eût été une cruche de bière, que l’on peut retrouver le type véritable des coups d’état du bon vieux temps.

L’Impératrice Anne meurt, laissant, comme nous venons de le dire, la couronne à un enfant de quelques mois, sous la régence de son amant Biren. Le duc de Courlande était tout puissant. Méprisant tout ce qui était russe, il voulait nous civiliser par la schlague. Dans l’espérance de s’affermir, il fit périr avec une cruauté froide des centaines d’hommes, en exila plus de vingt mille. Il était maître aussi dur qu’absolu. Cela ennuyait le maréchal Munich. Celui-ci était allemand aussi bien que Biren, mais de plus un très bon guerrier. Un beau jour la princesse de Brunswick, la mère du petit empereur, se plaint à Munich de l’arrogance de Biren. «Avez-vous déjà parlé de cela à quelqu’un?» demande le maréchal.—«A personne.»—«Très bien, taisez-vous, et laissez moi faire.» C’était le 7 septembre 1740.

Le 8, Munich dîne chez Biren. Après le diner, il laisse sa famille chez le régent, et se retire pour un instant. Il va tout doucement chez la princesse de Brunswick, lui dit qu’elle doit se préparer pour la nuit, et rentre. On se met à souper. Munich raconte ses campagnes, les batailles qu’il a gagnées. «Avez-vous fait des expéditions nocturnes?» demande le comte de Lœwenhaupt. «J’en ai fait à toutes les heures,» reprend le maréchal, un peu contrarié. Le régent, qui ne se sentait pas bien et était couché sur un sopha, se redresse à ces paroles et devient pensif.

On se quitte en amis.

Arrivé à la maison, Munich ordonne à son aide-de-camp, Manstein, d’être prêt à deux heures. A deux heures il se met avec lui dans une voiture, et va droit au palais d’hiver. Là il fait réveiller la princesse. «Qu’avez-vous donc?» demande le brave allemand, Antoine Ulrich de Braunschweig-Wolfenbüttel, à sa femme.—«Une indisposition,» répond la princesse.—Et Antoine Ulrich se rendort comme une taupe.

Pendant qu’il dort, la princesse s’habille, et le vieux guerrier parle aux soldats les plus janissaires du régiment de Préobrajensky. Il leur représente la position humiliante de la princesse, parle de sa reconnaissance future, et, tout en parlant, fait charger les fusils.

Laissant alors la princesse sous la garde d’une quarantaine de grenadiers, il va, avec quatre vingts soldats, arrêter le chef de l’état, le terrible duc de Courlande.

On traverse paisiblement les rues de Pétersbourg; on arrive au palais du régent; on y entre, et Munich envoie Manstein pour l’arrêter, mort ou vif, dans sa chambre à coucher. Les officiers de service, les sentinelles, les domestiques regardent faire. «S’il y eût eu un seul officier ou soldat fidèle,» dit Manstein, dans ses mémoires, «nous étions perdus.» Mais il ne s’en trouva pas un seul. Biren, voyant les soldats, se sauve, en rampant, sous le lit. Manstein le fait retirer de là. Biren se débat. On lui donne quelques coups de crosse de fusil, et on le porte au corps de garde.

Le coup d’état était fait. Mais il va se passer une chose bien plus étrange encore.

Biren était détesté, cela pouvait expliquer sa chute. La régente, au contraire, bonne et douce créature—ne faisant de mal à personne, et faisant beaucoup l’amour avec l’ambassadeur Linar—était même un peu aimée, par haine pour Biren. Une année passe. Tout est tranquille. Mais la cour de France est mécontente d’une alliance Austro-russe que la régente venait de faire avec Marie-Thérèse. Comment empêcher cette alliance?—Rien de plus facile: faire un coup d’état et chasser la régente. Ici pas même de maréchal vénéré par les soldats, pas même un homme d’état: il suffit d’un médecin intrigant, Lestocq, et d’un intrigant ambassadeur, La Chétardie, pour porter au trône Elisabeth, la fille de Pierre I.

Elisabeth, absorbée dans les plaisirs et dans de petites intrigues, pensait peu au renversement du gouvernement. On lui fait accroire que la régente a l’intention de l’enfermer dans un couvent.—Elle, Elisabeth, qui passe son temps dans les casernes de la garde et dans les orgies..... plutôt se faire impératrice! C’est aussi ce que pense La Chétardie; et il fait plus que penser, il donne de l’or français pour soudoyer une poignée de soldats.

Le 25 novembre 1741, la grande-duchesse arrive, revêtue d’une robe magnifique et la poitrine couverte d’une cuirasse brillante, au corps de garde du régiment de Préobrajensky. Elle expose aux soldats sa position malheureuse. Les soldats, gorgés de vin, lui crient: «Ordonne, mère, ordonne, et nous les égorgeons tous!» La charitable grande-duchesse recule d’horreur, et ordonne seulement l’arrestation de la régente, de son mari et de leur fils—le bambino-empereur.

Et encore une fois même représentation. Antoine-Ulrich de Braunschweig est réveillé du plus profond sommeil; mais cette fois il ne peut se rendormir, car deux soldats l’enveloppent dans un drap de lit et le portent dans un cachot, d’où il ne sortira que pour aller mourir en exil.

Le coup d’état est fait.

Le nouveau règne va comme sur des roulettes. Il ne manque encore une fois à cette couronne étrange... qu’un héritier. L’Impératrice, qui ne veut pas du petit Ivan, va en chercher un dans le palais épiscopal du prince-évêque de Lubeck. C’était le neveu de l’évêque et un petit-fils de Pierre I, orphelin sans père ni mère, le futur de la petite Sophie Auguste Frédérique, princesse d’Anhalt-Zerbst-Bernbourg, qui perdit tant de titres sonores et illustres pour s’appeler tout brièvement.... Catherine II.

Maintenant que l’on se figure, d’après ce que nous venons de dire, quel était le milieu dans lequel la fatalité jeta cette jeune fille douée, en même temps, et de beaucoup d’esprit, et d’un caractère pliant mais plein d’orgueil et de passion.

Sa position à Pétersbourg était horrible. D’un côté sa mère, allemande acariâtre, grognon, avide, mesquine, pédante, lui donnant des soufflets et lui prenant ses robes neuves, pour se les approprier; de l’autre, l’Impératrice Elisabeth, virago criarde, grossière, toujours entre deux vins, jalouse, envieuse, faisant surveiller chaque pas de la jeune princesse, rapporter chaque parole, prenant ombrage de tout, et cela, après lui avoir donné pour mari le benêt le plus ridicule de son époque.

Prisonnière dans le palais, elle n’ose rien faire sans autorisation. Si elle pleure la mort de son père, l’Impératrice lui envoie dire que c’est assez; «que son père n’était pas un roi pour le pleurer plus d’une semaine.» Si elle montre de l’amitié pour quelqu’une des demoiselles d’honneur qu’on lui donne, elle peut être sûre qu’on la renverra. Si elle s’attache à un domestique fidèle, c’est encore plus sûr qu’on le chassera.

Ses rapports avec le grand-duc sont monstrueux, dégradants. Il lui fait des confidences sur ses intrigues amoureuses. Ivrogne depuis l’âge de dix ans, il vient une fois, la nuit, aviné, entretenir sa femme des grâces et des charmes de la fille de Biren; et, comme Catherine fait semblant de dormir, il lui donne un coup de poing pour l’éveiller. Ce butor tient à côté de la chambre à coucher de sa femme une meute de chiens qui empeste l’air, et pend des rats, dans la sienne, pour les punir, selon les règles du code militaire.

Ce n’est pas tout. Après avoir offensé, molesté peu-à-peu tous les sentiments tendres de cette jeune femme, on commence à les dépraver systématiquement. L’Impératrice prend pour un désordre qu’elle n’ait pas d’enfants. Mme Tchoglokoff lui en parle, en insinuant qu’enfin il faut sacrifier ses scrupules lorsqu’il s’agit du bien de l’état, et finit par lui proposer de choisir entre Soltikoff et Narichkine. La jeune femme joue la niaise, prend les deux—plus Poniatowsky, et commence ainsi une carrière érotique, dans laquelle, pendant quarante ans, elle ne s’arrêtera plus.

Ce que cette publication a de grave pour la maison impériale de Russie, c’est qu’elle démontre que non seulement cette maison n’appartient pas à la famille de Romanoff, mais pas même à la famille de Holstein Gottorp. L’aveu de Catherine, sous ce rapport, est très explicite—le père de l’Empereur Paul est Serge Soltikoff.

La dictature impériale en Russie tâche en vain de se représenter comme traditionelle et séculaire.

Encore un mot avant de finir.

En lisant ces mémoires, on est tout étonné qu’une chose soit oubliée constamment, au point de ne paraître nulle part,—c’est la Russie et le peuple. Et c’est là le trait caractéristique de l’époque.

Le palais d’hiver, avec sa machine administrative et militaire, était un monde à part. Comme un navire flottant à la surface, il n’avait de vrai rapport avec les habitants de l’océan que celui de les manger. C’était l’Etat pour l’Etat. Organisé à l’allemande, il s’imposait au peuple en vainqueur. Dans cette caserne monstrueuse, dans cette chancellerie énorme, il y avait une raideur sèche comme dans un camp. Les uns donnaient, transmettaient des ordres, les autres obéissaient en silence. Il n’y avait qu’un seul point où les passions humaines réapparaissaient frémissantes, orageuses, et ce point, c’était, au palais d’hiver, le foyer domestique, non de la nation—mais de l’état. Derrière la triple ligne des sentinelles, dans ces salons lourdement ornés, fermentait une vie fiévreuse, avec ses intrigues et ses luttes, ses drames et ses tragédies. C’est là que les destins de la Russie s’ourdissaient, dans les ténêbres de l’alcôve, au milieu des orgies, au delà des dénonciateurs et de la police.

Quel intérêt pouvait donc prendre la jeune princesse allemande à ce magnum ignotum, à ce peuple sous-entendu, pauvre, demi-sauvage, qui se cachait dans ses villages, derrière la neige et les mauvais chemins, et n’apparaissait que comme un paria étranger dans les rues de Pétersbourg, avec sa barbe persécutée, son habit prohibé—et toléré seulement par mépris.

Catherine n’entendit parler sérieusement du peuple russe que bien longtemps après, lorsque le cosaque Pougatcheff, à la tête d’une armée de paysans insurgés, menaçait Moscou.

Pougatcheff vaincu, le palais d’hiver oublia de rechef le peuple. Et je ne sais quand on s’en serait souvenu, s’il n’avait remis lui-même son existence en mémoire à ses maîtres, en se levant en masse en 1812, rejetant d’un côté l’affranchissement du servage présenté au bout des baïonnettes étrangères, et allant de l’autre mourir pour sauver une patrie qui ne lui donnait que l’esclavage, la dégradation, la misère—et l’oubli du palais d’hiver.

Ce fut le second memento du peuple russe. Espérons qu’au troisième on s’en souviendra un peu plus longtemps.

A. HERZEN.

Londres, 15 novembre 1858.

MÉMOIRES
DE
L’IMPÉRATRICE CATHERINE II,
ÉCRITS PAR ELLE-MÊME.

Iière PARTIE.

DEPUIS 1729, ANNÉE DE SA NAISSANCE, JUSQU’A 1751.

LA fortune n’est pas aussi aveugle qu’on se l’imagine. Elle est souvent le résultat de mesures justes et précises, non aperçues par le vulgaire, qui ont précédé l’évènement. Elle est encore, plus particulièrement, un résultat des qualités, du caractère, et de la conduite personnelle.

Pour rendre ceci plus palpable, j’en ferai le syllogisme suivant:

Les qualités et le caractère seront la majeure;

La conduite, la mineure;

La fortune ou l’infortune, la conclusion.

En voici deux exemples frappants:

Pierre III.

Catherine II.

Pierre III, son Père et sa Mère.

La mère du premier, fille de Pierre I, mourut deux mois après l’avoir mis au monde, de phthisie, dans la petite ville de Kiel en Holstein, du chagrin de s’y voir établie et d’être aussi mal mariée. Charles Frédéric, duc de Holstein,—neveu de Charles XII, roi de Suède,—père de Pierre III, était un prince faible, laid, petit, malingre et pauvre (voyez le journal de Berkholz dans le magazin de Busching). Il mourut en l’année 1739, et laissa son fils âgé à peu près de onze ans, sous la tutelle de son cousin Adolphe Frédéric, évêque de Lubeck, duc de Holstein, depuis roi de Suède, élu en conséquence de la paix d’Abo, par la recommendation de l’Impératrice Élisabeth. A la tête de l’éducation de Pierre III, se trouvait le grand-maréchal de sa cour, Brummer, Suédois de naissance, et sous lui, le grand-chambellan Berkholz, auteur du journal ci-dessus cité, et quatre chambellans, dont deux—Adlerfeldt, l’auteur d’une histoire de Charles XII, et Wachmeister—étaient Suédois, et les deux autres—Wolff et Madfeldt—Holsteinois. On élevait le prince, pour le trône de Suède, dans une cour trop grande pour le pays où elle se trouvait, et laquelle était partagée en plusieurs factions, qui toutes s’entre-haïssaient, et dont chacune voulait s’emparer de l’esprit du prince, qu’elle devait former, et par conséquent lui inspirait l’aversion qu’elles avaient réciproquement contre les individus qui leur étaient opposés. Le jeune prince haïssait cordialement Brummer, et n’aimait aucun de ses entours parcequ’ils le gênaient.

Dès l’âge de dix ans, Pierre III marquait du penchant pour la boisson. On l’obligeait à beaucoup de présentations, et on ne le quittait de vue ni jour ni nuit. Ceux qu’il aimait pendant son enfance et les premières années de son séjour en Russie, étaient deux vieux valets de chambre: l’un, Cramer, Livonien; l’autre, Roumberg, Suédois. Celui-ci lui était le plus cher: c’était un homme assez grossier et rude, qui avait été dragon sous Charles XII. Brummer, et par conséquent Berkholz, qui ne voyait que par les yeux de Brummer, était attaché au prince-tuteur et administrateur. Tout le reste était mal-content de ce prince, et plus encore des entours de celui-ci.

L’Impératrice Élisabeth étant montée sur le trône de Russie, elle envoya le chambellan Korf en Holstein, demander son neveu que le prince-administrateur fit partir sur le champ, accompagné du grand-maréchal Brummer, du chambellan Berkholz, et du chambellan Decken, neveu du premier. La joie de l’Impératrice fut grande à son arrivée. Elle partit peu après pour son couronnement à Moscou. Elle était résolue de déclarer le prince son héritier, mais avant tout il devait confesser la religion grecque. Les ennemis du grand-maréchal Brummer, et nommément le grand-chambellan comte Bestoujeff, et le comte M. Panin, qui avait été long-temps ministre de Russie en Suède, prétendaient avoir des preuves convainquantes en mains, comme quoi Brummer dès qu’il vit l’Impératrice déterminée à déclarer son neveu héritier présomptif de son trône, prit autant de soin à gâter l’esprit et le cœur de son élève, qu’il en avait pris à le rendre digne de la couronne de Suède. Mais j’ai toujours douté de cette atrocité, et j’ai cru que l’éducation de Pierre III avait été un conflit de circonstances malheureuses. Je raconterai ce que j’ai vu et entendu, et cela même développera bien des choses.

J’ai vu Pierre III pour la première fois lorsqu’il avait onze ans, à Eutin, chez son tuteur le prince-évêque de Lubeck, quelques mois après le décès du duc Charles Frédéric son père. Le prince-évêque avait rassemblé chez lui toute sa famille, en 1739, à Eutin, pour y mener son pupille. Ma grand-mère, mère du prince-évêque, ma mère, sœur de ce même prince, étaient venues de Hambourg avec moi. J’avais alors dix ans. Il y avait encore le prince Auguste et la princesse Anne, frère et sœur du prince-tuteur et administrateur de Holstein, et c’est alors que j’ai entendu dire à la famille assemblée entr’elle, que le jeune duc inclinait à la boisson, et que ses entours avaient de la peine à l’empêcher de se griser à table; qu’il était rétif et fougueux; qu’il n’aimait pas ses entours, et particulièrement Brummer; qu’au reste il ne manquait pas de vivacité, mais qu’il était d’une complexion malade et valétudinaire. Réellement la couleur de son visage était pâle, et il paraissait maigre et d’une constitution délicate. A cet enfant ses entours voulaient donner l’apparence d’un homme fait, et à cet effet on le gênait et le tenait dans une contrainte qui devait lui inculquer la fausseté depuis le maintien jusque dans le caractère.

Cette cour de Holstein, arrivée en Russie, y fut bientôt suivie par une ambassade Suédoise qui venait demander à l’Impératrice son neveu pour succéder au trône de Suède. Mais Elisabeth, qui avait déjà déclaré ses intentions par les préliminaires de la paix d’Abo, comme il est dit ci-dessus, répondit à la diète de Suède qu’elle avait déclaré son neveu héritier du trône de Russie, et qu’elle s’en tenait aux préliminaires de la paix d’Abo, qui donnaient à la Suède le prince-administrateur de Holstein pour héritier présomptif à la couronne. (Ce prince avait eu un frère aîné auquel l’Impératrice Elisabeth avait été fiancée à la mort de Pierre I. Ce mariage n’avait pas eu lieu, parce que le prince mourut, quelques semaines après les fiançailles, de la petite vérole. L’Impératrice Elisabeth avait conservé pour sa mémoire beaucoup de sensibilité, dont elle donna des marques à toute la famille de ce prince).

Pierre III fut donc déclaré héritier d’Elisabeth et grand-duc de Russie, après qu’il eut fait sa confession de foi, selon le rit de la religion grecque. On lui donna pour l’instruire, Simon Théodorsky, depuis archevêque de Pleskov. Le prince avait été baptisé et élevé dans le rit luthérien, le plus rigide et le moins tolérant. Comme, dès son enfance, il avait été toujours revêche à toute instruction, j’ai entendu dire à ses entours qu’à Kiel on avait eu mille peines, les dimanches et les jours de fête, pour le faire aller à l’église et pour lui faire remplir les actes de dévotion auxquels on le soumettait, et qu’il marquait la plupart du temps de l’irréligion vis-à-vis de Simon Théodorsky. Son Altesse Impériale s’avisait de disputer sur chaque point; souvent ses entours furent appelés afin de couper court aux aigreurs et de diminuer la chaleur qu’il y mettait. Enfin, après bien des déboires, il se soumit à ce que voulait l’Impératrice, sa tante, quoique, soit par prévention, par habitude, ou par esprit de contradiction, il fît sentir bien des fois qu’il aurait mieux aimé s’en aller en Suède que de rester en Russie. Il garda Brummer, Berkholz, et ses entours Holsteinois jusqu’à son mariage. On y avait joint quelques maîtres pour la forme: monsieur Isaak Wesselowsky, pour la langue russe: celui-ci venait, au commencement, rarement, et ensuite point du tout; l’autre, le professeur Stehlein, qui devait lui enseigner les mathématiques et l’histoire, mais qui, au fond, jouait avec lui et lui servait de bouffon. Le maître le plus assidu était Laudé, maître de ballet, qui lui apprenait à danser.

1744.

Dans son appartement intérieur le grand-duc, d’abord, ne s’occupait d’autre chose que de faire faire l’exercice militaire à une couple de domestiques qui lui avaient été donnés pour le service de la chambre. Il leur donnait des grades et des rangs, et les dégradait selon sa fantaisie. C’étaient de vrais jeux d’enfants et un enfantillage continuel. En général il était très enfant, quoiqu’il eût déjà seize ans. L’année 1744, la cour de Russie étant à Moscou, Catherine II y arriva avec sa mère, le 9 février.

La cour de Russie se trouvait divisée alors en deux grandes fractions ou parties. A la tête de la première, qui commençait à se relever de son abaissement, était le vice-chancelier comte Bestoujeff Rumine. Il était infiniment plus craint qu’aimé, excessivement intrigant et soupçonneux, ferme et intrépide dans ses principes, pas mal tyrannique, ennemi implacable, mais ami de ses amis, qu’il ne quittait que quand ceux-ci lui tournaient le dos; d’ailleurs difficile à vivre et souvent minutieux. Il était à la tête du département des affaires étrangères. Ayant à combattre les entours de l’Impératrice, il avait eu du dessous avant le voyage de Moscou; mais il commençait à se remettre. Il tenait pour la cour de Vienne, pour celle de Saxe, et pour l’Angleterre. L’arrivée de Catherine II et de sa mère ne lui faisait point plaisir: c’était l’ouvrage secret de la faction qui lui était opposée. Les ennemis du comte Bestoujeff étaient en grand nombre, mais il les faisait tous trembler. Il avait sur eux l’avantage de sa place et de son caractère, qui lui en donnait infiniment sur les politiques de l’antichambre.

Le parti opposé à Bestoujeff tenait pour la France, sa protégée la Suède, et le Roi de Prusse. Le marquis de la Chétardie en était l’âme. Les courtisans venus du Holstein en étaient les matadores. Ils avaient gagné Lestocq, un des principaux acteurs de la révolution qui avait porté l’Impératrice Elisabeth au trône de Russie. Celui-ci avait une grande part dans sa confiance. Il avait été son chirurgien depuis le décès de l’Impératrice Catherine I, à laquelle il avait été attaché; il avait rendu à la mère et à la fille des services essentiels; il ne manquait ni d’esprit, ni de manèges, ni d’intrigues, mais il était méchant et d’un cœur noir et mauvais. Tous ces étrangers l’épaulaient et portaient en avant le comte Michel Woronzoff, qui avait aussi eu part à la révolution, et avait accompagné Elisabeth la nuit qu’elle monta sur le trône. Elle lui avait fait épouser la nièce de l’Impératrice Catherine I, la comtesse Anna Karlovna Skavronsky, qui avait été élevée près de l’Impératrice Elisabeth, et qui lui était très attachée. De cette faction encore s’était rangé le comte Alexandre Roumianzoff, le père du maréchal, qui avait signé la paix d’Abo avec la Suède, paix pour laquelle Bestoujeff avait été peu consulté. Ils comptaient encore sur le procureur-général, Troubetzkoy, sur toute la famille Troubetzkoy, et par conséquent sur le prince de Hesse-Hombourg, qui avait épousé une princesse de cette maison. Le prince de Hesse-Hombourg, très considéré alors, n’était rien par lui-même, et sa considération lui venait de la nombreuse famille de sa femme dont le père et la mère vivaient encore: celle-ci était fort considérée.

Le reste des entours de l’Impératrice consistait alors dans la famille Schouvaloff. Ceux-ci balançaient en tout point le grand-veneur Razoumovsky qui, pour le moment, était le favori en titre.

Le comte Bestoujeff savait tirer parti de ceux-ci; mais son principal soutien était le baron Tcherkassoff, secrétaire du cabinet de l’Impératrice, et qui avait servi déjà dans le cabinet de Pierre I. C’était un homme rude et opiniâtre, qui voulait l’ordre et la justice, et tenir toute chose en règle. Tout le reste de la cour se rangeait d’un côté ou de l’autre, selon ses intérêts ou ses vues personnelles.

Le grand-duc parut se réjouir de l’arrivée de ma mère et de la mienne. J’étais dans ma quinzième année. Pendant les premiers jours il me marqua beaucoup d’empressement. Dès-lors, et pendant ce court espace de temps, je vis et je compris qu’il ne faisait pas beaucoup de cas de la nation sur laquelle il était destiné à régner; qu’il tenait au luthérianisme; qu’il n’aimait pas ses entours, et qu’il était fort enfant. Je me taisais et j’écoutais, ce qui me gagna sa confiance. Je me souviens qu’il me dit, entre autres choses, que ce qui lui plaisait le plus en moi, c’était que j’étais sa cousine, et qu’à titre de sa parente il pourrait me parler à cœur ouvert; ensuite de quoi il me dit qu’il était amoureux d’une des filles d’honneur de l’Impératrice, qui avait été renvoyée de la cour lors du malheur de sa mère, une madame Lapoukine, qui avait été exilée en Sibérie; qu’il aurait bien voulu l’épouser, mais qu’il était résigné à m’épouser moi, parce que sa tante le désirait. J’écoutais ces propos de parentage en rougissant, et le remerciant de sa confiance prématurée; mais au fond de mon cœur je regardais avec étonnement son imprudence et manque de jugement sur quantité de choses.

Le dixième jour après mon arrivée à Moscou, un samedi, l’Impératrice s’en alla au couvent de Troïtza. Le grand-duc resta avec nous à Moscou. On m’avait déjà donné trois maîtres: l’un, Simon Théodorsky, pour m’instruire dans la religion grecque; l’autre, Basile Adadouroff, pour la langue russe; et Laudé, maître de ballet, pour la danse. Pour faire des progrès plus rapides dans la langue russe, je me levais la nuit sur mon lit, et, tandis que tout le monde dormait, j’apprenais par cœur les cahiers qu’Adadouroff me laissait. Comme ma chambre était chaude et que je n’avais aucune expérience sur le climat, je négligeais de me chausser, et j’étudiais comme je sortais de mon lit. Aussi dès le quinzième jour je pris une pleurésie qui pensa m’emporter. Elle se déclara par un frisson qui me prit, le mardi, après le départ de l’Impératrice pour le couvent de Troïtza, au moment que je m’étais habillée pour aller diner avec ma mère chez le grand-duc. J’obtins avec difficulté de ma mère la permission d’aller me mettre au lit. Lorsqu’elle revint du diner elle me trouva presque sans connaissance, avec une forte chaleur et une douleur insupportable au côté. Elle s’imagina que j’allais avoir la petite vérole, envoya chercher des médecins, et voulut qu’ils me traitassent en conséquence. Ceux-ci soutenaient qu’il fallait me saigner. Elle ne voulut jamais y consentir, et dit que c’était en saignant son frère qu’on l’avait fait mourir de la petite vérole en Russie, et qu’elle ne voulait pas qu’il m’en arrivât autant. Les médecins et les entours du grand-duc, qui n’avaient pas eu la petite vérole, envoyèrent à l’Impératrice faire un rapport exact de l’état des choses, et je restai dans mon lit, entre ma mère et les médecins qui se disputaient, sans connaissance, avec une fièvre brulante et une douleur au côté qui me faisait souffrir horriblement et pousser des gémissements pour lesquels ma mère me grondait, voulant que je supportasse mon mal patiemment.

Enfin, le samedi soir, à sept heures, c’est à dire le cinquième jour de ma maladie, l’Impératrice revint du couvent de Troïtza, et en mettant pied à terre de la voiture, elle entra dans ma chambre et me trouva sans connaissance. Elle avait à sa suite le comte Lestocq et un chirurgien, et, après avoir entendu l’avis des médecins, elle s’assit elle-même sur le chevet de mon lit et me fit saigner. Au moment que le sang partit je revins à moi, et en ouvrant les yeux, je me vis entre les bras de l’Impératrice qui m’avait soulevée. Je restai entre la vie et la mort pendant 27 jours, durant lesquels on me saigna seize fois, et quelquefois quatre fois dans un jour. On ne laissait presque plus entrer ma mère dans ma chambre. Elle continuait d’être contre ces fréquentes saignées, et disait tout haut qu’on me faisait mourir. Cependant elle commençait à être persuadée que je n’aurais pas la petite vérole. L’Impératrice avait mis près de moi la comtesse Roumianzoff et plusieurs autres femmes, et il paraissait qu’on se méfiait du jugement de ma mère. Enfin, l’abcès que j’avais dans le côté droit creva par les soins du médecin Sanchès, Portugais. Je le vomis, et dès ce moment je revins à moi. Je m’aperçus tout de suite que la conduite qu’avait tenue ma mère pendant ma maladie, l’avait desservie dans tous les esprits. Quand elle me vit fort mal, elle voulut qu’on m’amenât un prètre luthérien. On m’a dit qu’on me fit revenir, ou qu’on profita d’un moment où je revins à moi, pour m’en faire la proposition, et que je répondis: «à quoi bon? faites venir plutôt Simon Théodorsky; je parlerai volontiers avec celui-ci.» On me l’amena, et il parla avec moi, en présence des assistants, d’une façon dont tout le monde fut content. Ceci me fit grand bien dans l’esprit de l’Impératrice et de toute la cour. Une autre petite circonstance nuisit encore à ma mère. Vers Pâques, ma mère, un matin, s’avisa de m’envoyer dire par une femme de chambre, de lui céder une étoffe bleu et argent que le frère de mon père m’avait donnée, lors de mon départ pour la Russie, parcequ’elle m’avait beaucoup plu. Je lui fis dire qu’elle était la maîtresse de la prendre; qu’il était vrai que je l’aimais beaucoup, parceque mon oncle me l’avait donnée, voyant qu’elle me plaisait. Ceux qui m’entouraient, voyant que je donnais mon étoffe à contre-cœur, et qu’il y avait si long-temps que j’étais alitée entre la vie et la mort, et un peu mieux seulement depuis une couple de jours, se mirent à dire entr’ eux qu’il était bien imprudent à ma mère de causer à une enfant mourante le moindre déplaisir, et que bien loin de vouloir s’emparer de cette étoffe, elle aurait mieux fait de n’en pas faire mention. On alla conter cela à l’Impératrice qui, sur le champ, m’envoya plusieurs pièces d’étoffes riches, superbes, et, entre autres, une bleu et argent; mais cela fit chez elle du tort à ma mère. On accusa celle-ci de n’avoir guère de tendresse pour moi, ni de ménagement. Je m’étais accoutumée pendant ma maladie d’être les yeux fermés; on me croyait endormie, et alors la comtesse Roumianzoff et les femmes disaient entr’ elles ce qu’elles avaient sur le cœur, et par là j’apprenais quantité de choses.

Comme je commençais à me mieux porter, le grand-duc venait passer la soirée dans l’appartement de ma mère, qui était aussi le mien. Lui et tout le monde avait paru prendre le plus grand intérêt à mon état. L’Impératrice en avait souvent versé des larmes. Enfin, le 21 Avril 1744, jour de ma naissance, où commençait ma 15ième année, je fus en état de paraître en public, pour la première fois après cette terrible maladie.

Je pense que tout le monde ne fut pas trop édifié de me voir. J’étais devenue maigre comme un squelette; j’avais grandi, mais mon visage et mes traits s’étaient allongés, les cheveux me tombaient, et j’étais d’une pâleur mortelle. Je me trouvais moi-même laide à faire peur, et je ne pouvais retrouver ma physionomie. L’Impératrice, ce jour-là, m’envoya un pot de rouge, et ordonna de m’en mettre.

Avec le printemps et les beaux jours cessèrent les assiduités du grand-duc chez nous. Il aimait mieux aller se promener et tirer dans les environs de Moscou. Quelquefois cependant il venait dîner ou souper chez nous, et alors ses confidences enfantines vis-à-vis de moi continuaient, tandis que ses entours s’entretenaient avec ma mère, chez qui il venait beaucoup de monde, et où il y avait maint et maint pourparler qui ne laissait pas de déplaire à ceux qui n’en étaient pas, et entre autres au comte Bestoujeff dont tous les ennemis étaient rassemblés chez nous, entre autres le marquis de la Chétardie, qui n’avait encore déployé aucun caractère[C] de la cour de France, mais qui avait en poche ses lettres de créance d’ambassadeur.

Au mois de mai, l’Impératrice s’en alla de nouveau au couvent de Troïtza, où le grand-duc, moi, et ma mère, nous la suivîmes. L’Impératrice, depuis quelque temps, commençait à traiter ma mère avec beaucoup de froideur. Au couvent de Troïtza la cause s’en développa au clair. Une après-dîner que le grand-duc était venu dans notre appartement, l’Impératrice y entra à l’improviste et dit à ma mère de la suivre dans l’autre appartement. Le comte Lestocq y entra aussi. Le grand-duc et moi nous nous assîmes sur une fenêtre en attendant. Cette conversation dura très longtemps, et nous vîmes sortir le comte Lestocq qui, en passant, s’approcha du grand-duc et de moi qui étions à rire, et nous dit: «Cette grande joie va cesser immédiatement.» Et puis, se tournant vers moi, il me dit: «Vous n’avez qu’à faire vos paquets, vous repartirez tout de suite pour vous en retourner chez vous.» Le grand-duc voulut savoir pourquoi cela. Il répondit: «C’est ce que vous saurez après;» et s’en alla faire le message dont il était chargé et que j’ignorais. Il nous laissa, le grand-duc et moi, à ruminer sur ce qu’il venait de nous dire. Les gloses du premier étaient en paroles, les miennes en pensées. Il disait: «Mais si votre mère est fautive, vous ne l’êtes pas.» Je lui répondis: «Mon devoir est de suivre ma mère et de faire ce qu’elle m’ordonnera.» Je vis clairement qu’il m’aurait quittée sans regret. Pour moi, vu ses dispositions, il m’était à peu près indifférent; mais la couronne de Russie ne me l’était pas. Enfin la porte de la chambre à coucher s’ouvrit, et l’Impératrice en sortit avec un visage fort rouge et un air irrité; et ma mère la suivait avec les yeux rouges et mouillés de pleurs. Comme nous nous hâtions de descendre de la fenêtre, où nous nous étions juchés, et qui était assez haute, cela fit sourire l’Impératrice qui nous embrassa tous les deux et s’en alla. Lorsqu’elle fut sortie nous apprîmes à peu près ce dont il était question.

Le marquis de la Chétardie qui autrefois, ou, pour mieux dire, à son premier voyage en mission en Russie, avait été fort avant dans la faveur et la confidence de l’Impératrice, au second voyage se trouva déchu de ses espérances. Ses propos étaient plus mesurés que ses lettres: celles-ci étaient remplies du fiel le plus aigre. On les avait ouvertes, déchiffrées; on y avait trouvé les détails de ses conversations avec ma mère et avec beaucoup d’autres personnes, sur les affaires du temps, et sur le compte de l’Impératrice; et comme le marquis de la Chétardie n’avait déployé aucun caractère,[D] l’ordre fut donné de le renvoyer de l’Empire. On lui ôta l’ordre de St André et le portrait de l’Impératrice, mais on lui laissa tous les autres présents en bijoux qu’il tenait de cette princesse. Je ne sais si ma mère réussit à se justifier dans l’esprit de l’Impératrice, mais tant il y a que nous ne partîmes pas; toutefois ma mère continua à être traitée avec beaucoup de réserve et très froidement. J’ignore ce qui s’était dit entre elle et de la Chétardie, mais je sais qu’un jour il s’adressa à moi et me félicita d’être coiffée en Moyse. Je lui dis que pour plaire à l’Impératrice je me coifferais de toutes les façons qui pourraient lui plaire. Quand il entendit ma réponse, il fit une pirouette à gauche, s’en alla d’un autre côté, et ne s’adressa plus à moi.

Revenues à Moscou avec le grand-duc nous fûmes plus isolées, ma mère et moi. Il venait chez nous moins de monde, et l’on me préparait à faire ma confession de foi. Le 28 juin fut fixé pour cette cérémonie, et le lendemain, jour de St Pierre, pour mes fiançailles avec le grand-duc. Je me souviens que le maréchal Brummer s’adressa, pendant ce temps, plusieurs fois à moi pour se plaindre de son élève, et il voulait m’employer pour corriger ou redresser son grand-duc; mais je lui dis que cela m’était impossible, et que par là je lui deviendrais aussi odieuse que ses entours lui étaient déjà. Pendant ce temps ma mère s’attacha fort intimement au prince et à la princesse de Hesse, et plus encore au frère de celle-ci, le chambellan de Retzky. Cette liaison déplaisait à la comtesse Roumianzoff, au maréchal Brummer, et à tout le monde, et tandis qu’elle était avec eux dans sa chambre, le grand-duc et moi nous étions à faire tapage dans l’antichambre, et, en pleine possession de celle-ci: tous les deux nous ne manquions pas de vivacité enfantine.

Aux mois de juillet l’Impératrice célébra à Moscou la fête de la paix avec la Suède, à l’occasion de laquelle on me forma une cour comme grande-duchesse de Russie, fiancée, et tout de suite après cette fête l’Impératrice nous fit partir pour Kiev. Elle partit elle-même quelque jours après nous. Nous allions à petites journées, ma mère et moi, la comtesse Roumianzoff et une dame de ma mère dans le même carrosse; le grand-duc, Brummer, Berkholz, et Decken dans un autre. Une après-diner le grand-duc, qui s’ennuyait avec les pédagogues, voulut venir avec ma mère et moi. Dès qu’il y fut, il ne voulut plus bouger de notre carrosse. Alors ma mère, qui s’ennuya d’aller avec lui et moi tous les jours, imagina d’augmenter la compagnie. Elle communiqua son idée aux jeunes gens de notre suite, parmi lesquels se trouvaient le prince Galitzine, depuis maréchal de ce nom, et le comte Zachar Czernicheff. On prit une des voitures qui portaient nos lits, on y arrangea des bancs tout à l’entour, et dès le lendemain, le grand-duc, ma mère et moi, le prince Galitzine, le comte Czernicheff, et encore un ou deux des plus jeunes de la suite y entrèrent; et c’est ainsi que nous fîmes le reste du voyage fort gaîment pour ce qui regardait notre voiture; mais tout ce qui n’y entra pas fit schisme contre cet arrangement, qui déplaisait souverainement au grand-maréchal Brummer, au grand-chambellan Berkholz, à la comtesse Roumianzoff, à la dame de ma mère, et à tout le reste de la suite, parcequ’ils n’y entraient jamais, et tandis que nous riions pendant le chemin, ils pestaient et s’ennuyaient.

De cette manière nous arrivâmes au bout de trois semaines à Koselsk, où nous attendîmes trois autres semaines l’Impératrice, dont le voyage avait été retardé en route par plusieurs incidents. Nous apprîmes à Koselsk, qu’en chemin il y avait eu plusieurs personnes d’exilées de la suite de l’Impératrice, et qu’elle était de fort mauvaise humeur. Enfin à la moitié d’août elle arriva à Koselsk, et nous y restâmes encore avec elle jusqu’à la fin d’août. On y jouait, depuis le matin jusqu’au soir, au pharaon, dans une grande salle au milieu de la maison, et on y jouait gros jeu. Au reste tout le monde y était fort à l’étroit. Ma mère et moi nous couchions dans la même chambre, la comtesse Roumianzoff et la dame de ma mère dans l’antichambre, et ainsi du reste. Un jour que le grand-duc était venu dans la chambre de ma mère et la mienne, tandis qu’elle écrivait et avait sa cassette ouverte à côté d’elle, il voulut y fureter par curiosité. Ma mère lui dit de n’y pas toucher, et réellement il s’en alla sauter par la chambre d’un autre côté. Mais en sautant ça et là pour me faire rire, il accrocha le couvercle de la cassette ouverte et la renversa. Alors ma mère se fâcha, et il y eut de grosses paroles entr’eux. Ma mère lui reprochait d’avoir renversé sa cassette de propos délibéré, et lui il criait à l’injustice, l’un et l’autre s’adressant à moi et réclamant mon témoignage. Moi qui connaissais l’humeur de ma mère, je craignais d’être souffletée si je n’étais de son avis; et ne voulant ni mentir ni désobliger le grand-duc, je me trouvais entre deux feux. Néanmoins je dis à ma mère que je ne pensais pas qu’il y eût de l’intention de la part du grand-duc, mais qu’en sautant son habit avait accroché le couvercle de la cassette qui était placée sur un fort petit tabouret. Alors ma mère me prit à partie, car quand elle était en colère il lui fallait quelqu’un pour quereller. Je me tus et me mis à pleurer. Le grand-duc, voyant que toute la colère de ma mère tombait sur moi parceque j’avais témoigné en sa faveur, et que je pleurais, accusa ma mère d’injustice et traita sa colère de furie; et elle lui dit qu’il était un petit garçon mal élevé. En un mot il est difficile de pousser plus loin la querelle, sans se battre cependant, qu’ils ne le firent tous les deux.

Depuis ce moment le grand-duc prit ma mère en grippe, et jamais il n’oublia cette querelle. Ma mère de son coté aussi lui garda noise,[E] et leur façon d’être l’un vis-à-vis de l’autre contracta de la gêne, de la méfiance, et une disposition à l’aigreur. Ils ne s’en cachaient guère avec moi tous les deux. J’eus beau travailler à les adoucir l’un et l’autre; je n’y réussis que dans des circonstances momentanées. Pour se picoter l’un et l’autre avaient toujours tout prêt quelque sarcasme à lâcher. Ma situation devenait par là tous les jours plus épineuse. Je tâchais d’obéir à l’un et de complaire à l’autre, et réellement le grand-duc avait alors avec moi plus d’ouverture de cœur qu’avec personne, car il voyait que souvent ma mère me prenait à partie, quand elle ne pouvait s’accrocher à lui. Ceci ne me desservit point chez lui, parcequ’il se crut sûr de moi.

Enfin le 29 août nous entrâmes dans Kiev. Nous y restâmes dix jours, après lesquels nous repartîmes pour Moscou, de la même manière absolument que nous y étions venus.

Arrivés à Moscou, tout cet automne se passa en comédies, ballets, et mascarades à la cour. Malgré cela on voyait que l’Impératrice avait souvent beaucoup d’humeur. Un jour que nous étions à la comédie dans une loge vis-à-vis de Sa Majesté, ma mère et moi avec le grand-duc, je remarquai que l’Impératrice parlait avec beaucoup de chaleur et de colère au comte Lestocq. Quand elle eût fini, M. Lestocq la quittant vint dans notre loge, s’approcha de moi et me dit: «Avez-vous vu comme l’Impératrice m’a parlé?» Je lui dis que oui. «Hé bien,» dit-il, «elle est fort en colère contre vous.»—«Contre moi! et pourquoi?» fut ma réponse. «Parceque,» dit-il, «vous avez beaucoup de dettes. Elle dit qu’on peut épuiser des puits, et que quand elle était princesse, elle n’avait pas plus d’entretien que vous et toute une maison à entretenir, et qu’elle prenait garde de s’endetter parcequ’elle savait que personne ne payerait pour elle.» Il me dit tout cela d’un air fâché et sec, afin qu’elle vît de sa loge, apparemment, comment il s’acquittait de sa commission. Les larmes me vinrent aux yeux et je me tus. Après qu’il eût tout dit il s’en alla. Le grand-duc, qui était à côté de moi et qui avait entendu à peu près notre conversation, après m’avoir demandé ce qu’il n’avait pas entendu, par des mines me donna à connaître plutôt que par des paroles, qu’il entrait dans l’esprit de madame sa tante, et qu’il n’était pas fâché qu’on m’eut grondée. Ceci était assez sa méthode, et alors il croyait se rendre agréable à l’Impératrice en entrant dans son esprit quand elle se fâchait contre quelqu’un. Pour ma mère, quand elle apprit de quoi il était question, elle dit que ce n’était qu’une suite des peines qu’on s’était données pour me tirer de ses mains, et que, comme on m’avait mise sur le pied d’agir sans la consulter, elle s’en lavait les mains. Ainsi l’un et l’autre se rangèrent contre moi.

Pour moi je voulus tout de suite mettre ordre à mes affaires, et, dès le lendemain, je demandai mes comptes. Par ceux-ci je vis que je devais 17,000 roubles. Avant de partir de Moscou pour Kiev, l’Impératrice m’avait envoyé 15,000 roubles et un grand coffre d’étoffes simples, mais je devais être habillée en riches, ainsi tout compte fait je devais 2,000 roubles, et ceci ne me parut pas une somme excessive. Différentes causes m’avaient jetée dans ces dépenses.

Primo, j’étais arrivée en Russie très mal équipée. Si j’avais trois ou quatre habits c’était le bout du monde, et cela à une cour où l’on changeait d’habit trois fois par jour. Une douzaine de chemises faisait tout mon linge, et je me servais des draps de lit de ma mère.

Secondo, on m’avait dit qu’on aimait les présents en Russie, et qu’avec de la générosité on se faisait des amis et on se rendait agréable.

Tertio, on avait mis auprès de moi la femme la plus dépensière de la Russie, la comtesse Roumianzoff, qui était toujours entourée de marchands et me présentait journellement tout plein de choses qu’elle m’engageait à prendre, et que souvent je ne prenais que pour les lui donner, parcequ’elle en avait grande envie.

Le grand-duc encore me coûtait beaucoup, parcequ’il était avide de présents.

L’humeur de ma mère aussi s’apaisait aisément avec quelque chose qui lui plaisait, et comme elle en avait alors souvent et particulièrement avec moi, je ne négligeais pas ce moyen que j’avais découvert. L’humeur de ma mère venait en partie de ce qu’elle était parfaitement mal dans l’esprit de l’Impératrice, et de ce que celle-ci la mortifiait et l’humiliait souvent. Outre cela ma mère, que j’avais toujours suivie, ne voyait pas sans déplaisir que j’allasse devant elle, ce que j’évitais partout où je le pouvais; mais en public la chose était impossible. En général je m’étais fait une règle de lui témoigner le plus grand respect et toute la déférence possible; mais cela ne m’aidait pas beaucoup, et il lui échappait toujours et en toute occasion quelque aigreur, ce qui ne lui faisait pas grand bien et ne prévenait pas les gens en sa faveur.

La comtesse Roumianzoff, par des dits et redits et beaucoup de commérages, contribuait beaucoup, ainsi que plusieurs autres, à mettre ma mère mal dans l’esprit de l’Impératrice. Cette voiture à 8 places, durant le voyage de Kiev, y eut aussi une grande part. Tous les vieux en avaient été exclus, tous les jeunes y avaient été admis. Dieu sait quelle tournure on avait donnée à cet arrangement fort innocent au fond. Ce qu’il y avait de plus apparent, c’est que cela avait désobligé tous ceux qui pouvaient y être admis par leur rang, et qui s’étaient vu préférer ceux qui étaient plus amusants. Au fond toute cette affaire venait de ce qu’on n’avait pas mis Betsky et les Troubetzkoy, en qui ma mère avait plus de confiance, du voyage de Kiev. A cela Brummer et la comtesse Roumianzoff avaient assurément contribué, et le carrosse à 8 places, où ils ne furent pas admis, était une sorte de rancune.

Au mois de novembre le grand-duc prit à Moscou la rougeole. Comme je ne l’avais pas eue, on usa de précaution pour m’empêcher de la gagner. Ceux qui entouraient ce prince ne vinrent pas chez nous, et tous les divertissements cessèrent. Dès que cette maladie fut passée et l’hiver établi, nous partîmes de Moscou pour Pétersbourg, en traîneaux; ma mère et moi dans un, le grand-duc et Brummer dans un autre. Nous fêtâmes le jour de naissance de l’Impératrice, 18 décembre, à Tver, d’où nous partîmes le lendemain. Arrivés à mi-chemin, au bourg de Chotilovo, le grand-duc, sur le soir, étant dans ma chambre, se trouva mal. On le mena dans la sienne et on le coucha. Il eut beaucoup de chaleur pendant la nuit. Le lendemain, à l’heure de midi, nous allâmes, ma mère et moi, dans sa chambre pour le voir. Mais à peine eus-je passé le seuil de la porte que le comte Brummer vint au devant de moi et me dit de ne pas passer outre. J’en voulus savoir la raison; et il me dit que les taches de la petite vérole venaient de paraître chez le grand-duc. Comme je ne l’avais pas eue, ma mère m’emmena bien vîte hors de la chambre, et il fut résolu que nous partirions le jour même, ma mère et moi, pour Pétersbourg, laissant le grand-duc et ses entours à Chotilovo. La comtesse Roumianzoff et la dame de ma mère y restèrent aussi, pour soigner, disait-on, le malade.

On avait envoyé un courrier à l’Impératrice, qui nous avait devancés et était déjà à Pétersbourg. A quelque distance de Novogorod nous rencontrâmes l’Impératrice qui, ayant appris que la petite vérole s’était déclarée chez le grand-duc, revenait de Pétersbourg pour l’aller trouver à Chotilovo, où elle s’établit aussi longtemps que dura la maladie. Dès que l’Impératrice nous vit, et quoique ce fût au milieu de la nuit, elle fit arrêter son traineau et le nôtre, et nous demanda des nouvelles de l’état du grand-duc. Ma mère lui dit tout ce qu’elle en savait, après quoi l’Impératrice ordonna au cocher d’aller, et nous continuâmes aussi notre chemin et arrivâmes à Novogorod vers le matin.

C’était un dimanche, et je m’en allai à la messe, après quoi nous dinâmes, et lorsque nous allions partir arrivèrent le chambellan prince Galitzine et le gentilhomme de la chambre, Zachar Czernicheff, qui venaient de Moscou et allaient à Pétersbourg. Ma mère se fâcha contre le prince Galitzine, parcequ’il allait avec le comte Czernicheff, et que celui-ci avait fait je ne sais quel mensonge. Elle prétendait qu’il fallait le fuir comme un homme dangereux qui composait des histoires à plaisir. Elle les bouda tous les deux, mais comme avec cette bouderie on s’ennuyait à mourir, que du reste on n’avait pas de choix, qu’ils étaient plus instruits et avaient plus de conversation que les autres, je ne donnai point dans cette bouderie, ce qui m’attira de la part de ma mère quelques incartades.

Enfin nous arrivâmes à Pétersbourg, où l’on nous logea dans une des maisons attenantes de la cour. Le palais n’étant pas assez grand alors pour que le grand-duc lui-même y put loger, il occupait aussi une maison placée entre le palais et la nôtre. Mon appartement était à gauche du palais, celui de ma mère à droite. Dès que ma mère vit cet arrangement, elle s’en fâcha: primo, parcequ’il lui parut que mon appartement était mieux distribué que le sien; secondo, parceque le sien était séparé du mien par une salle commune. Dans la vérité chacune de nous avait quatre chambres, deux sur le devant, deux sur la cour de la maison; les chambres étaient égales et meublées d’étoffes bleues et rouges sans aucune différence. Mais voici ce qui contribua beaucoup à fâcher ma mère. La comtesse Roumianzoff à Moscou m’avait apporté le plan de cette maison de la part de l’Impératrice, me défendant de sa part de parler de cet envoi, et me consultant pour savoir comment nous loger. Il n’y avait pas à choisir, les deux appartements étant égaux. Je le dis à la comtesse, qui me fit sentir que l’Impératrice aimerait mieux que j’eusse un appartement à part que de loger, comme à Moscou, dans un appartement commun avec ma mère. Cet arrangement me plaisait aussi, parceque j’étais fort gênée dans celui de ma mère, et qu’à la lettre cette société ne plaisait à personne. Ma mère eut vent de ce plan qui m’avait été montré. Elle m’en parla, et je lui dis la pure vérité, comme la chose s’était passée. Elle me gronda du secret que je lui en avais fait. Je lui dis qu’on me l’avait défendu; mais elle ne trouva pas cette raison bonne, et, en général, je vis que de jour en jour elle s’irritait plus contre moi, et qu’elle était brouillée à peu près avec tout le monde, de façon qu’elle ne venait plus guère ni dîner ni souper à table, mais se faisait servir dans son appartement. Pour moi j’allais chez elle trois ou quatre fois par jour. Le reste du temps je l’employais à apprendre la langue russe, à jouer du clavecin, et je m’achetais des livres, de façon qu’à quinze ans j’étais isolée et assez appliquée pour mon âge.

A la fin de notre séjour à Moscou était arrivée une ambassade Suèdoise, à la tête de laquelle se trouvait le sénateur Cedercreutz. Peu de temps après arriva encore le comte Gyllenbourg, pour notifier à l’Impératrice le mariage du prince de Suède, frère de ma mère, avec une princesse de Suède. Le comte Gyllenbourg nous était connu, avec beaucoup d’autres Suèdois, lors du départ du prince royal pour la Suède. C’était un homme de beaucoup d’esprit, qui n’était plus jeune, et dont ma mère faisait un très grand cas. Pour moi je lui devais en quelques façons de l’obligation, car, à Hambourg, voyant que ma mère faisait peu ou point de cas de moi, il lui dit qu’elle avait tort, et qu’assurément j’étais une enfant au-dessus de mon âge. Arrivé à Pétersbourg il vint chez nous, et, comme à Hambourg il m’avait dit que j’avais une tournure d’esprit très philosophique, il me demanda comment allait ma philosophie dans le tourbillon où j’étais placée? Je lui contai ce que je faisais dans ma chambre. Il dit qu’une philosophe de quinze ans ne pouvait se connaître soi-même, et que j’étais entourée de tant d’écueils, qu’il y avait tout à craindre que je n’échouasse, à moins que mon âme ne fut d’une trempe tout-à-fait supérieure; qu’il fallait la nourrir avec les meilleures lectures possibles, et à cet effet il me recommanda les vies illustres de Plutarque, la vie de Cicéron, et les Causes de la grandeur et de la décadence de la République romaine, par Montesquieu. Tout de suite je me fis chercher ces livres, qu’on eut de la peine à trouver à Pétersbourg alors, et je lui dis que j’allais lui tracer mon portrait, telle que je me connaissais, afin qu’il pût voir si je me connaissais ou non.

Réellement je mis mon portrait par écrit, que j’intitulai:—Portrait du philosophe de quinze ans.—et je le lui donnai. Bien des années après, et nommément l’année 1758, j’ai retrouvé ce portrait, et j’ai été étonnée de la profondeur des connaissances sur moi-même qu’il renfermait. Malheureusement je l’ai brûlé, cette année-là, avec tous mes autres papiers, craignant d’en garder un seul dans mon appartement lors de la malheureuse affaire de Bestoujeff.

Le comte Gyllenbourg me rendit quelques jours après mon écrit. J’ignore s’il en a tiré copie. Il l’accompagna d’une douzaine de pages de réflexions qu’il avait faites à mon sujet, par lesquelles il tâchait de fortifier en moi tant l’élévation de l’âme et la fermeté que les autres qualités du cœur et de l’esprit. Je lus et relus plusieurs fois son écrit, je m’en pénétrai, et me proposai bien sincèrement de suivre ses avis. Je me le promis à moi-même, et quand je me suis promis une chose à moi-même, je ne me souviens pas d’y avoir manqué. Ensuite je rendis au comte Gyllenbourg son écrit, comme il m’en avait priée, et j’avoue qu’il a beaucoup servi à former et à fortifier la trempe de mon esprit et de mon âme.

Au commencement de février, l’Impératrice revint avec le grand-duc de Chotilovo. Dès qu’on nous dit qu’elle arrivait nous allâmes au-devant d’elle et la rencontrâmes dans la grande salle, entre quatre et cinq heures du soir, à peu près dans l’obscurité. Malgré cela je fus presque effrayée de voir le grand-duc, qui était extrêmement grandi, mais méconnaissable de figure. Il avait tous les traits grossis, le visage encore tout enflé, et l’on voyait, à n’en pas douter, qu’il resterait fortement marqué. Comme on lui avait coupé les cheveux, il avait une immense perruque qui le défigurait encore plus. Il vint à moi et me demanda si je n’avais pas de peine à le reconnaître. Je lui bégayai mon compliment sur sa convalescence, mais au fait il était devenu affreux.

Le 9 février il y eut une année révolue depuis mon arrivée à la cour de Russie. Le 10 février 1745 l’Impératrice célébra le jour de naissance du grand-duc. Il commençait sa 17ième année. Elle dîna avec moi seule sur le trône. Le grand-duc ne parut pas en public ce jour-là, ni de longtemps encore. On n’était pas pressé de le montrer dans l’état où l’avait mis la petite vérole. L’Impératrice me graciosa beaucoup pendant ce dîner. Elle me dit que les lettres russes que je lui avais écrites à Chotilovo lui avaient fait grand plaisir (à dire vrai elles étaient de la composition de M. Adadourof, mais je les avais écrites de ma main); quelle était informée que je m’appliquais beaucoup à apprendre la langue du pays. Elle me parla en russe et voulut que je lui répondisse dans cette langue, ce que je fis, et alors elle voulut bien louer ma bonne prononciation. Ensuite elle me fit entendre que j’étais devenue plus jolie depuis ma maladie de Moscou; en un mot pendant tout le dîner elle ne fut occupée qu’à me donner des témoignages de bonté et d’affection. Je revins chez moi fort gaie et fort heureuse de mon dîner, et tout le monde m’en félicita. L’Impératrice fit porter chez elle mon portrait que le peintre Caravaque avait commencé, et elle le garda dans sa chambre: c’est le même que le sculpteur Falconnet a emporté avec lui en France; il était alors parlant.

Pour aller à la messe ou chez l’Impératrice il fallait que ma mère et moi nous passassions par les appartements du grand-duc, qui logeait tout près de mon appartement: par conséquent nous, le voyions souvent. Il venait aussi le soir passer quelques instants chez moi, mais sans nul empressement; au contraire il était toujours bien aise de trouver quelque prétexte pour s’en dispenser, et rester chez lui entouré de son enfantillage ordinaire, dont j’ai déjà parlé.

Peu de temps après l’arrivée de l’Impératrice et du grand-duc à Pétersbourg, ma mère eut un violent chagrin qu’elle ne put cacher; voici le fait.

Le prince Auguste, frère de ma mère, lui avait écrit à Kiev, pour lui témoigner son envie de venir en Russie. Ma mère était instruite que ce voyage n’avait pour but que de se faire déférer à la majorité du grand-duc, qu’on voulait devancer, l’administration du pays de Holstein: c’est à dire, qu’on désirait retirer la tutelle des mains du frère ainé devenu prince royal de Suède, pour donner l’administration du pays de Holstein, sous le nom du grand-duc majeur, au prince Auguste, frère puîné de ma mère et du prince royal de Suède. Cette intrigue était ourdie par le parti Holsteinois, contraire au prince royal de Suède, joint aux Danois qui ne pouvaient pardonner à ce prince de l’avoir emporté en Suède sur le prince royal de Danemark, que les Dalécarliens voulaient élire pour successeur au trône de Suède. Ma mère répondit au prince Auguste, son frère, de Koselsk, qu’au lieu de se prêter aux intrigues qui le poussaient à agir contre son frère, il ferait mieux d’aller servir dans le service de Hollande, où il se trouvait, et de se faire tuer avec honneur, que de cabaler contre son frère et de se joindre aux ennemis de sa sœur en Russie. Ma mère entendait par là le comte Bestoujeff qui soutenait toute cette intrigue pour nuire à Brummer, et tous les autres amis du prince-royal de Suède, tuteur du grand-duc pour le Holstein. Cette lettre fut ouverte et lue par le comte Bestoujeff, et par l’Impératrice, qui n’était pas du tout contente de ma mère, et très irritée contre le prince-royal de Suéde, lequel, mené par sa femme, sœur du roi de Prusse, s’était laissé entraîner par le parti français dans toutes les vues de celui-ci, parfaitement contraires à celui de la Russie. On lui reprochait son ingratitude, et on accusait ma mère de manquer de tendresse vis-à-vis de son frère puîné, de ce qu’elle lui avait écrit de se faire tuer, expression qu’on traitait de dure et d’inhumaine, tandisque ma mère, vis-à-vis de ses amis, se vantait d’avoir employé une expression ferme et sonnante. Le résultat de tout cela fut que, sans égard aux dispositions de ma mère, ou plutôt pour la piquer et faire dépit à tout le parti Holstein-Suédois, le comte Bestoujeff obtint la permission pour le prince Auguste de Holstein, à l’insu de ma mère, de venir à Pétersbourg. Ma mère, quand elle apprit qu’il était en chemin, en fut extrêmement fâchée et affligée, et le reçut fort mal. Mais lui, poussé par Bestoujeff, alla son train. On persuada l’Impératrice de le bien recevoir, ce qu’elle fit extérieurement. Cependant cela ne dura pas et ne pouvait durer, le prince Auguste par lui-même n’étant pas un sujet distingué. Son extérieur même ne prévenait pas en sa faveur; il était fort petit et mal-tourné, ayant peu d’esprit et étant fort emporté, d’ailleurs mené par ses entours qui n’étaient rien du tout eux-mêmes. La bêtise, puisqu’il faut tout dire, de son frère fâchait fort ma mère: en un mot elle était à peu près au désespoir de son arrivée.

Le comte Bestoujeff s’étant emparé par les entours de ce Prince, de son esprit, fit d’une pierre bien des coups. Il ne pouvait ignorer que le grand-duc haïssait Brummer autant que lui. Le prince Auguste ne l’aimait pas non plus, parcequ’il était attaché au prince-royal de Suède, sous prétexte de parenté et comme Holsteinois. Ce prince se faufila avec le grand-duc en lui parlant continuellement du Holstein et l’entretenant de sa majorité future, de façon qu’il le porta à presser lui-même sa tante et le comte Bestoujeff de rechercher qu’on devançât sa majorité. Pour cet effet il fallait le consentement de l’empereur romain. C’était alors Charles VII, de la maison de Bavière. Mais sur ces entrefaites il vint à mourir, et cette affaire traîna jusqu’à l’élection de François I.

Le prince Auguste ayant été assez mal reçu de ma mère, et lui marquant peu de considération, diminua par là aussi le peu que le grand-duc en avait conservé pour ma mère. D’un autre côté, tant le prince Auguste que le vieux valet de chambre, favori du grand-duc, craignant apparemment mon influence future, entretenaient souvent le grand-duc de la façon dont il fallait traiter sa femme. Romberg, ancien dragon Suédois, lui disait que la sienne n’osait pas souffler devant lui, ni se mêler de ses affaires; que quand elle voulait ouvrir la bouche seulement, il lui ordonnait de se taire; que c’était lui qui était le maître à la maison, et qu’il était honteux pour un mari de se laisser mener par sa femme, comme un benêt.

Le grand-duc, de son côté, était discret comme un coup de canon, et quand il avait le cœur gros et l’esprit rempli de quelque chose, il n’avait rien de plus pressé que de le conter à ceux auxquels il était habitué de parler, sans considérer à qui il le disait. Aussi tous ces propos, le grand-duc me les conta tout franchement lui-même à la première occasion où il me vit. Il croyait toujours bonnement que tout le monde était de son avis, et qu’il n’y avait rien de plus naturel que cela. Je n’eus garde d’en faire confidence à qui que ce fût, mais je ne laissai pas de faire des réflexions très sérieuses sur le sort qui m’attendait. Je résolus de ménager beaucoup la confiance du grand-duc, afin qu’il pût au moins m’envisager comme une personne sûre pour lui, à laquelle il pût tout dire sans aucune conséquence pour lui, à quoi j’ai réussi pendant longtemps. Au reste je traitais le mieux que je pouvais tout le monde, et me faisais une étude de gagner l’amitié, ou du moins de diminuer l’inimitié de ceux que je pouvais seulement soupçonner d’être mal disposés en ma faveur. Je ne témoignais de penchant pour aucun côté, ni me mêlais de rien, avais toujours un air serein, beaucoup de prévenance, d’attention et de politesse pour tout le monde, et comme j’étais naturellement fort gaie, je vis avec plaisir que de jour en jour je gagnais l’affection du public, qui me regardait comme une enfant intéressante, et qui ne manquait pas d’esprit. Je montrais un grand respect à ma mère, une obéissance sans bornes à l’Impératrice, la considération la plus profonde au grand-duc, et je cherchais avec la plus profonde étude l’affection du public.

L’Impératrice m’avait donné, dès Moscou, des dames et des cavaliers qui composaient ma cour. Peu de temps après mon arrivée à Pétersbourg elle me donna des femmes de chambre russes, afin, disait-elle, de me faciliter l’usage de la langue russe. Ceci m’accommoda beaucoup: c’étaient toutes des jeunes personnes dont la plus âgée avait à peu près vingt ans; ces filles étaient toutes fort gaies, de façon que depuis ce moment je ne faisais que chanter, danser et folâtrer dans ma chambre, depuis le moment de mon réveil jusqu’à celui de mon sommeil. Le soir, après souper, je faisais entrer dans ma chambre à coucher les trois dames que j’avais, les deux princesses Gagarine et Melle Koucheleff, et nous jouions au colin-maillard et à toutes sortes de jeux selon notre âge. Toutes ces filles craignaient mortellement la comtesse Roumianzoff; mais comme elle jouait aux cartes, ou bien dans l’antichambre ou chez elle, depuis le matin jusqu’au soir, sans se lever de sa chaise que pour ses besoins, elle n’entrait guère chez moi.

Au milieu de toute notre gaîté, il me prit fantaisie de distribuer le soin de tous mes effets entre mes femmes. Je laissai mon argent, mes dépenses, et mon linge entre les mains de Melle Schenck, la fille de chambre que j’avais amenée d’Allemagne: c’était une vieille fille, sotte et grogneuse, à laquelle notre gaîté déplaisait souverainement; outre cela elle était jalouse de toutes ces jeunes compagnes qui allaient partager ses fonctions et mon affection. Je donnai tous mes bijoux à Melle Joukoff: celle-ci ayant plus d’esprit et étant plus gaie et plus franche que les autres, commençait à entrer en faveur chez moi. Mes habits je les confiai à mon valet de chambre Timothée Yévreinoff; mes dentelles à Melle Balkoff, qui ensuite épousa le poëte Soumarokoff; mes rubans furent donnés à Melle Scorochodov l’ainée, mariée depuis à Aristarque Kachkine; sa sœur cadette, nommée Anne, n’eut rien, parcequ’elle n’avait que 13 à 14 ans. Le lendemain de ce bel arrangement, où j’avais exercé mon pouvoir central dans ma chambre, sans consulter âme qui vive, il y eut comédie le soir. Pour y aller il fallait passer par les appartements de ma mère. L’Impératrice, le grand-duc, et toute la cour y vinrent. On avait construit un petit théâtre dans un manége qui avait servi, du temps de l’impératrice Anne, au duc de Courlande dont j’occupais l’appartement. Après la comédie, quand l’Impératrice fut retournée chez elle, la comtesse Roumianzoff vint dans ma chambre, et me dit que l’Impératrice improuvait l’arrangement que j’avais fait de distribuer le soin de mes effets entre mes femmes, et qu’elle avait ordre de retirer les clefs de mes bijoux d’entre les mains de Melle Joukoff, pour les rendre à Melle Schenck, ce qu’elle fit en ma présence, après quoi elle s’en alla et nous laissa, Melle Joukoff et moi, avec une physionomie un peu allongée, et Melle Schenck triomphante de la confiance marquée de l’Impératrice. Elle commença à prendre avec moi des airs arrogants qui la rendirent plus sotte que jamais et moins aimable encore qu’elle ne l’était déjà.

La première semaine du grand carême j’eus une scène fort singulière avec le grand-duc. Le matin, lorsque j’étais dans ma chambre avec mes femmes, qui étaient toutes très dévotes, à entendre chanter les matines qu’on disait dans l’antichambre, je reçus de la part du grand-duc une ambassade. Il m’envoyait son nain pour me demander comment je me portais, et pour me dire qu’à cause du grand carême il ne viendrait pas ce jour-là chez moi. Le nain nous trouva tous écoutant les prières et remplissant exactement les prescriptions du carême, selon notre rite. Je rendis au grand-duc, par son nain, le compliment d’usage, et il s’en alla. Le nain revenu dans la chambre de son maître, soit que réellement il se trouvât édifié de ce qu’il avait vu, ou qu’il voulût par là engager son cher seigneur et maître, qui n’était rien moins que dévot, d’en faire autant, ou par étourderie, se mit à faire de grands éloges de la dévotion qui régnait dans mon appartement, et par là le mit de très mauvaise humeur contre moi. La première fois que je vis le grand-duc il commença par me bouder. Lui en ayant demandé la raison, il me gronda beaucoup de l’extrême dévotion, selon lui, dans laquelle je me donnais. Je lui demandai qui lui avait dit cela, et alors il me nomma son nain comme témoin oculaire. Je lui dis que je n’en faisais pas plus qu’il ne convenait, ce à quoi tout le monde se soumettait, et dont on ne pouvait se dispenser sans scandale; mais il était d’un avis contraire. Cette dispute finit comme la plupart finissent, c’est à dire que chacun reste de son avis, et Son Altesse Impériale n’ayant pas durant la messe d’autre que moi à qui parler, peu à peu cessa de me bouder.

Deux jours après j’eus une autre alarme. Le matin, tandis qu’on chantait les matines chez moi, Melle Schenck, tout effarée, entra dans ma chambre et me dit que ma mère se trouvait mal, qu’elle s’était évanouie. J’y courus de suite. Je la trouvai couchée par terre sur un matelas, mais pas sans connaissance. Je pris la liberté de lui demander ce qu’elle avait. Elle me dit qu’ayant voulu se faire saigner, le chirurgien avait eu la maladresse de la manquer quatre fois, aux deux mains et aux deux pieds, et qu’elle s’était évanouie. Je savais d’ailleurs qu’elle craignait la saignée; j’ignorais le dessein qu’elle avait de se faire saigner, ni même qu’elle en avait besoin. Cependant elle me reprocha de prendre peu de part à son état, et me dit quantité de choses désagréables à ce sujet. Je m’excusai le mieux que je pus, lui avouant mon ignorance; mais voyant qu’elle avait beaucoup d’humeur, je me tus et tâchai de retenir mes larmes, et ne m’en allai que lorsqu’elle me l’eût ordonné avec assez d’aigreur. Revenue en pleurs dans ma chambre, mes femmes en voulaient savoir la cause: je la leur dis tout simplement. J’allais plusieurs fois dans la journée dans l’appartement de ma mère, et je m’y arrêtais autant qu’il en fallait pour ne pas lui être à charge, ce qui était un point capital chez elle, auquel j’étais si bien accoutumée, qu’il n’y avait rien que j’aie tant évité dans ma vie que d’être à charge; et je me suis toujours retirée à l’instant où naissait dans mon esprit le soupçon que je pouvais être à charge et par conséquent produire de l’ennui. Mais je sais par expérience que tout le monde n’a pas le même principe, parceque ma patience à moi a souvent été mise à l’épreuve par ceux qui ne savent pas s’en aller avant que d’être à charge ou de faire naître de l’ennui.

Pendant le carême ma mère eut un chagrin bien réel. Elle reçut la nouvelle, au moment où elle s’y attendait le moins, que ma sœur cadette, nommée Elisabeth, était morte subitement à l’âge de trois à quatre ans. Elle en fût très affligée. Je la pleurai aussi.

Quelques jours après je vis, un beau matin, l’Impératrice entrer dans ma chambre. Elle envoya chercher ma mère et entra avec elle dans ma chambre de toilette, où, seules toutes les deux, elles eurent une longue conversation, après laquelle elles revinrent dans ma chambre à coucher, et je vis que ma mère avait les yeux fort rouges et en pleurs. Par la suite de la conversation je compris qu’il avait été question entr’elles de l’évènement de la mort de l’empereur Charles VII, de la maison de Bavière, dont l’Impératrice venait de recevoir la nouvelle. L’Impératrice alors était encore sans alliance, et elle balançait entre celle du roi de Prusse et celle de la maison d’Autriche: chacune d’elles avait des partisans. L’Impératrice avait eu les mêmes griefs contre la maison d’Autriche que contre la France, à laquelle tenait le roi de Prusse; et le Marquis de Botta, ministre de la cour de Vienne, avait été renvoyé de Russie pour de mauvais propos sur le compte de l’Impératrice, ce que dans son temps on avait tâché de faire passer pour une conspiration; le marquis de la Chétardie l’avait été aussi pour les mêmes raisons. J’ignore le but de cette conversation, mais ma mère parut concevoir de grandes espérances et en sortit assez contente. Elle ne penchait pas du tout alors pour la maison d’Autriche. Pour moi, dans tout ceci, j’étais un spectateur très passif, très discret, et à peu près indifférent.

Après Pâques, lorsque le printemps fût établi, je témoignai à la comtesse Roumianzoff l’envie que j’avais d’apprendre à monter à cheval: elle m’en obtint l’agrément de l’Impératrice. Je commençais à avoir des maux de poitrine à la révolution de l’année, après la pleurésie que j’avais eue à Moscou, et je continuais d’être d’une grande maigreur. Les médecins me conseillaient de prendre du lait et de l’eau de Seltzer tous les matins. Ce fut dans la maison Roumianzoff, dans les casernes du régiment d’Ismaïlofsky que je pris ma première leçon pour monter à cheval. J’avais déjà monté plusieurs fois à Moscou, mais fort mal.

Au mois de mai l’Impératrice, avec le grand-duc, s’en alla habiter le palais d’été. A ma mère et à moi on nous assigna un bâtiment de pierre qui était alors le long de la Fontanka, attenant à la maison de Pierre I. Ma mère habitait dans ce bâtiment un côté, et moi un autre. Ici finirent toutes les assiduités du grand-duc pour moi. Il me fit dire tout net, par un domestique, qu’il demeurait trop loin de chez moi pour me venir voir souvent. Je sentis parfaitement son peu d’empressement, et combien peu j’étais affectionnée. Mon amour propre et ma vanité gémirent tout bas; mais j’étais trop fière pour me plaindre: je me serais cru avilie si on m’avait témoigné de l’amitié que j’aurais pu prendre pour de la pitié. Cependant quand j’étais seule je répandais des larmes, tout doucement je les essuyais, et allais folâtrer avec mes femmes. Ma mère me traitait aussi avec beaucoup de froideur et de cérémonies: je ne manquais jamais d’aller chez elle plusieurs fois dans la journée. Au fond je sentais un grand ennui; mais je n’avais garde d’en parler. Cependant Melle Joukoff s’aperçut un jour de mes pleurs et m’en parla: je lui donnai les meilleures raisons que je pus, sans lui dire les vraies. Je m’attachais plus que jamais à gagner l’affection de tout le monde en général: grands et petits, personne n’était négligé de ma part, et je me fis une règle de croire que j’avais besoin de tout le monde, et d’agir en conséquence pour m’acquérir la bienveillance, en quoi je réussis.

Après quelques jours de séjour au palais d’été, où on commença à parler des préparatifs de mes noces, la cour s’en alla demeurer à Péterhoff, où elle fut plus rassemblée qu’en ville. L’Impératrice et le grand-duc demeuraient en haut dans la maison que Pierre I avait bâtie; ma mère et moi en bas, dans les appartements du grand-duc. Nous dînions avec lui tous les jours, sous une tente, sur la galerie ouverte attenant à son appartement; il soupait chez nous. L’Impératrice était souvent absente, allant çà et là dans les différentes campagnes qu’elle avait. Nous nous promenions beaucoup à pied, à cheval et en carrosse. Je vis alors, clair comme le jour, que tous les entours du grand-duc, et nommément les gouverneurs, avaient perdu tout crédit et autorité sur lui. Les jeux militaires, dont ci-devant il se cachait, il les mettait en œuvre, quasi en leur présence. Le comte Brummer et le premier employé à son éducation ne le voyaient presque plus qu’en public, pour le suivre. Le reste du temps il le passait à la lettre dans la compagnie des valets, à des enfantillages inouïs pour son âge, car il jouait aux poupées.

Ma mère profitait des absences de l’Impératrice pour aller souper dans les campagnes de l’entour, et nommément chez le prince et la princesse de Hesse-Hombourg. Un soir qu’elle y était allée à cheval, moi étant après souper dans ma chambre qui était de plein pied avec le jardin, une des portes y donnant, le beau temps me tenta; je proposai à mes femmes et à mes trois demoiselles d’honneur d’aller faire un tour dans le jardin. Je n’eus pas grand-peine à les persuader. Nous étions huit, mon valet de chambre le neuvième, et deux valets nous suivaient: nous promenâmes jusqu’à minuit le plus innocemment du monde. Ma mère étant rentrée, Melle Schenck qui avait refusé de se promener avec nous, en grognant contre notre projet de promenade, n’eut rien de plus pressé que d’aller dire à ma mère que j’étais sortie malgré ses représentations. Ma mère se coucha, et lorsque je rentrai avec ma troupe, Melle Schenck me dit d’un air triomphant, que ma mère avait envoyé deux fois demander si j’étais rentrée, parcequ’elle voulait me parler; et vu qu’il était extrêmement tard, lasse de m’attendre, elle s’était couchée. Je voulus courir tout de suite chez elle, mais je trouvai la porte fermée. Je dis à la Schenck qu’elle aurait pu me faire appeler; elle prétendit qu’elle n’avait pu nous trouver; mais tout ceci n’était qu’un jeu pour me chercher noise et me gronder: je le sentis parfaitement, et je me couchai avec beaucoup d’inquiétude. Le lendemain, dès que je fus réveillée, je m’en allai chez ma mère que je trouvai au lit. Je voulus m’approcher pour lui baiser la main, mais elle la retira avec beaucoup de colère, et me gronda d’une façon terrible de ce que j’avais osé me promener le soir sans sa permission. Je lui dis qu’elle n’avait pas été à la maison. Elle nomma l’heure indue, et je ne sais tout ce qu’elle imagina de me dire pour me faire de la peine, afin de m’ôter apparemment l’envie des promenades nocturnes; mais ce qu’il y avait de sûr, c’est que cette promenade-là pouvait être une imprudence, mais qu’elle était la plus innocente du monde. Ce qui m’affligea le plus, c’est qu’elle nous accusa d’être montées en haut dans l’appartement du grand-duc. Je lui dis que c’était une calomnie abominable, ce dont elle se fâcha de telle façon qu’elle parut être hors d’elle-même. J’eus beau me mettre à genoux pour fléchir sa colère, elle traita ma soumission de comédie et me chassa de la chambre. Je revins chez moi en pleurs. A l’heure du dîner je montai en haut, avec ma mère toujours très irritée, chez le grand-duc, qui me demanda ce que j’avais, mes yeux étant très rouges. Je lui contai avec vérité ce qui s’était passé. Il se rangea cette fois de mon côté, et accusa ma mère de caprices et d’emportements. Je le priai de ne lui en pas parler, ce qu’il fit, et peu à peu la colère se passa; mais j’étais toujours traitée très froidement. De Péterhoff, à la fin de Juillet, nous rentrâmes en ville, où tout se préparait pour la célébration des noces.

Enfin le 21 août fut fixé par l’Impératrice pour cette cérémonie. A mesure que ce jour s’approchait, je devenais plus mélancolique. Le cœur ne me prédisait pas grand bonheur: l’ambition seule me soutenait. J’avais au fond de mon cœur un je ne sais quoi qui ne m’a jamais laissé douter un seul moment que tôt ou tard je parviendrais à devenir impératrice souveraine de Russie, de mon chef.

Les noces se firent avec beaucoup de pompe et de magnificence. Le soir je trouvai dans mon appartement madame Crouse, sœur de la première femme de chambre de l’Impératrice, qu’elle venait de placer près de moi comme première femme de chambre. Dès le lendemain je m’aperçus que cette femme faisait la consternation de toutes mes autres femmes, car voulant m’approcher d’une pour lui parler à mon ordinaire, elle me dit: «au nom de Dieu, ne m’approchez pas: on nous a défendu de vous parler à demi-voix.» D’un autre côté mon cher époux ne s’occupait nullement de moi, mais était continuellement avec ses valets, à jouer aux militaires, les exerçant dans sa chambre ou changeant d’uniforme vingt fois par jour. Je bâillais, je m’ennuyais, n’ayant pas à qui parler, ou bien j’étais en représentations. Le troisième jour de mes noces, qui devait être un jour de repos, la comtesse Roumianzoff me fit dire que l’Impératrice l’avait dispensée d’être auprès de moi, et qu’elle allait demeurer dans sa maison avec son mari et ses enfants: à ceci je n’avais pas grand regret, car elle avait donné lieu à bien des dites et redites.

Les fêtes du mariage durèrent dix jours, au bout desquels nous allâmes habiter, le grand-duc et moi, le palais d’été où habitait l’Impératrice; et l’on commença à parler du départ de ma mère que je ne voyais pas tous les jours depuis mon mariage, mais qui s’était fort adoucie à mon égard depuis cette époque. Vers la fin de septembre elle partit. Le grand-duc et moi nous la conduisîmes jusqu’à Krasnoé-Sélo. Son départ m’affligeait sincèrement: je pleurai beaucoup. Quand elle fut partie nous retournâmes en ville. En revenant au palais je demandai Melle Joukoff: on me dit qu’elle était allée voir sa mère qui était tombée malade. Le lendemain même question de ma part, même réponse de mes femmes. Vers midi l’Impératrice passa avec grande pompe de l’habitation d’été à celle d’hiver. Nous la suivîmes dans ses appartements. Arrivée dans sa chambre à coucher de parade, elle s’y arrêta, et après quelques propos indifférents, elle se mit à parler du départ de ma mère, et parut me dire avec bonté de modérer mon affliction à ce sujet. Mais je pensai tomber de mon haut quand elle me dit, en présence d’une trentaine de personnes, qu’à la prière de ma mère elle avait renvoyé de chez moi Melle Joukoff, parceque ma mère craignait que je ne m’affectionnasse trop à une fille qui le méritait si peu; et alors elle se mit à parler avec une vivacité marquée de la pauvre Joukoff. A dire la vérité, je ne fus nullement édifiée de cette scène, ni convaincue de ce que Sa Majesté Impériale avançait, mais profondément affligée du malheur de Melle Joukoff, renvoyée de la cour uniquement parcequ’elle me revenait mieux par son humeur sociable que mes autres femmes; car, disais-je en moi-même, pourquoi l’a-t-on mise chez moi, si elle n’était pas digne. Ma mère ne pouvait point la connaître, ne pouvait pas même lui parler, ne sachant pas le russe, et la Joukoff ne savait pas d’autre langue; ma mère ne pouvait que s’en rapporter au dire imbécile de la Schenck qui n’avait guère de sens commun. Cette fille souffre pour moi, pensais-je, ergo il ne faut pas l’abandonner dans son malheur, dont ma seule affection est la cause. Je n’ai jamais été à même d’éclaircir si ma mère avait réellement prié l’Impératrice de renvoyer cette personne d’auprès de moi. Si cela est, ma mère a préféré les voies violentes aux voies de la douceur, car jamais elle ne m’a ouvert la bouche au sujet de cette fille. Cependant un seul mot de sa part aurait suffi pour me mettre au moins en garde contre un attachement au moins très innocent. Au reste, d’un autre côté, l’Impératrice aurait pu aussi reprendre d’une manière moins tranchante. Cette fille était jeune: il n’y avait qu’à lui trouver un parti sortable, ce qui aurait été très aisé; mais au lieu de cela, on s’y prit comme je viens de le conter.

L’Impératrice nous ayant congédiés, nous passâmes, le grand-duc et moi, dans nos appartements. Chemin faisant, je vis que l’Impératrice avait prévenu monsieur son neveu de ce qu’on venait de faire. Je lui dis mes objections à ce sujet, et lui fis sentir que cette fille était malheureuse, uniquement parcequ’on avait supposé que j’avais pour elle de la prédilection, et que puisqu’elle souffrait pour l’amour de moi, je me croyais en droit de ne pas l’abandonner, autant au moins qu’il dépendait de moi. Effectivement, tout de suite je lui envoyai, par mon valet de chambre, de l’argent; mais il me dit qu’elle était déjà partie avec sa mère et sa sœur pour Moscou. J’ordonnai de lui envoyer ce que je lui destinais, par son frère qui était sergent aux gardes. On vint me dire que celui-ci, avec sa femme, avait eu ordre de partir aussi, et qu’on l’avait placé dans un régiment de campagne comme officier. A l’heure qu’il est j’ai de la peine à donner à tout ceci une raison plausible, et il me paraît que c’était faire mal gratis et par caprice, sans ombre de raison ni même de prétexte. Mais les choses n’en restèrent pas là encore. Par mon valet de chambre et mes autres gens, je cherchai à faire trouver pour Melle Joukoff un parti sortable. On m’en proposa un: c’était un sergent aux gardes, gentilhomme qui avait du bien, Travin. Il s’en alla à Moscou pour l’épouser, s’il lui plaisait. Il l’épousa, et on le fit lieutenant dans un régiment de campagne. Dès que l’Impératrice l’apprit, elle les exila à Astracan. A cette persécution-là il est difficile de trouver des raisons.

Au palais d’hiver nous étions logés, le grand-duc et moi, dans les appartements qui avaient déjà servi pour nous. Celui du grand-duc était séparé du mien par un immense escalier qui servait aussi aux appartements de l’Impératrice. Pour venir chez lui ou lui chez moi, il fallait traverser le parvis de cet escalier, ce qui n’était pas, surtout en hiver, la chose du monde la plus commode. Cependant lui et moi, nous faisions ce chemin bien des fois dans la journée. Le soir j’allais jouer dans son antichambre avec le chambellan Berkholz, tandis que le grand-duc folâtrait dans l’autre chambre avec ses cavaliers. Ma partie de billard fut interrompue par la retraite de MM. Brummer et Berkholz que l’Impératrice congédia d’auprès du grand-duc, à la fin de l’hiver, de 1746, qui se passa en mascarades dans les principales maisons de la ville, qui étaient alors très petites. La cour et toute la ville y assistaient regulièrement.

La dernière se donna par le maître général de la police, Tatizcheff, dans une maison qui appartenait à l’Impératrice et qui se nommait Smolnoy Dvoretz. Le milieu de cette maison de bois avait été consumé par un incendie; il n’était resté que les ailes, qui étaient à deux étages. On dansa dans l’une; mais pour aller souper, on nous fit passer, au mois de janvier, par la cour et la neige. Après le souper il fallut encore faire le même trajet. Le grand-duc, revenu à la maison, se coucha; mais le lendemain il se réveilla avec un très grand mal de tête, qui l’empêcha de se lever. Je fis appeler les médecins qui déclarèrent que c’était une fièvre chaude des plus violentes. On le transporta, vers le soir, de mon lit dans ma chambre d’audience, où, après l’avoir saigné, on le coucha dans un lit qu’on y avait dressé à cet effet. On le saigna plusieurs fois. Il fut très mal. L’Impératrice venait le voir plusieurs fois dans la journée, et me voyant la larme à l’œil, elle m’en sut gré. Un soir que je lisais les prières du soir dans un petit oratoire proche de ma chambre de toilette, je vis entrer Mme Ismaïloff que l’Impératrice affectionnait beaucoup. Elle me dit que l’Impératrice, me sachant affligée de la maladie du grand-duc, l’avait envoyée pour me dire d’avoir confiance en Dieu, de ne pas m’affliger, et que dans aucun cas elle ne m’abandonnerait. Elle me demanda ce que je lisais: je lui dis que c’étaient les prières du soir. Elle me dit que je me gâterais les yeux en lisant à la bougie d’aussi petits caractères, après quoi je la priai de remercier Sa Majesté Impériale de ses bontés pour moi, et nous nous séparâmes fort affectueusement, elle pour rendre compte de son message, moi pour me coucher. Le lendemain l’Impératrice m’envoya un livre de prières avec de grandes lettres, afin de conserver mes yeux, disait-elle.

Dans la chambre du grand-duc, là où on l’avait mis, quoique attenant à la mienne, je n’entrais que lorsque je croyais n’être pas de trop, parceque je remarquais qu’il ne se souciait pas trop que j’y fusse, et qu’il aimait mieux se retrouver avec ses alentours, qui, à la vérité, ne me revenaient pas non plus. D’ailleurs je n’étais pas accoutumée à passer mon temps toute seule parmi les hommes. Sur ces entrefaites arriva le grand carême. Je fis mes dévotions la première semaine. En général j’avais des dispositions alors à la dévotion. Je voyais très bien que le grand-duc ne m’aimait guère: quinze jours après mes noces il m’avait confié de nouveau qu’il était amoureux de Melle Carr, demoiselle d’honneur de Sa Majesté Impériale, mariée depuis à un prince Galitzine, écuyer de l’Impératrice. Il avait dit au comte Dévier,[F] son chambellan, qu’il n’y avait pas de comparaison entre cette demoiselle et moi. Dévier avait soutenu le contraire, et il s’était fâché contre lui. Cette scène s’était passée quasi en ma présence, et je voyais cette bouderie. A la vérité je me disais à moi-même qu’avec cet homme je ne manquerais pas d’être très malheureuse, si je me laissais aller à des sentiments de tendresse pour lui aussi mal payés, et qu’il y aurait de quoi mourir de jalousie sans aucun profit pour personne. Je tâchais donc de gagner sur mon amour propre de n’être pas jalouse d’un homme qui ne m’aimait pas; mais pour n’en être pas jalouse, il n’y avait d’autre moyen que de ne pas l’aimer. S’il avait voulu être aimé, la chose n’aurait pas été difficile pour moi: j’étais naturellement encleinte et accoutumée à remplir mes devoirs; mais pour cela il m’aurait fallu un mari qui eut le sens commun, et celui-ci ne l’avait pas.

J’avais fait maigre pendant la première semaine du grand carême. L’Impératrice me fit dire, le samedi, que je lui ferais plaisir de faire maigre encore la seconde semaine. Je fis répondre à Sa Majesté que je la priais de me permettre de faire maigre tout le carême. Le maréchal de la cour de l’Impératrice, Sievers, beau-fils de Mme Krouse, qui avait été le porteur de ces paroles, me dit que l’Impératrice avait eu un vrai contentement de cette demande, et qu’elle me le permettait. Quand le grand-duc apprit que je continuais à faire maigre, il me gronda beaucoup. Je lui dis que je ne pouvais faire autrement. Quand il se porta mieux il fit encore le malade, pour ne pas sortir de sa chambre où il se plaisait mieux que dans la représentation de la cour. Il n’en sortit que la dernière semaine du carême, où il fit ses dévotions.

Après pâques il fit dresser un théâtre de marionnettes dans sa chambre, et il y invitait du monde et même des dames. Ce spectacle était la chose du monde la plus insipide. La chambre où était le théâtre, avait une porte qui était condamnée parcequ’elle donnait dans un autre appartement qui faisait partie de celui de l’Impératrice, où il y avait une table à machine qu’on pouvait baisser et lever pour y manger sans domestiques. Un jour le grand-duc étant dans la sienne, à préparer son soi-disant spectacle, il entendit parler dans l’autre, et comme il était d’une vivacité inconsidérée, il prit du théâtre un instrument de menuiserie avec lequel on a coutume de faire des trous dans les planches, et se mit à faire des trous à cette porte condamnée, de façon qu’il vit tout ce qui s’y passait, et nommément le dîner qu’y faisait l’Impératrice. Le grand-veneur, comte Razoumoffski, en robe de chambre de brocard, y dînait avec elle—il avait pris médecine ce jour là—et une douzaine de personnes des plus affidées de l’Impératrice. Le grand-duc, non content de jouir lui-même du fruit de son habile travail, appela tous ceux qui étaient autour de lui, pour les faire jouir du plaisir de regarder par les trous qu’il venait de pratiquer avec tant d’industrie. Quand lui-même et ceux qui se trouvaient près de lui, eurent rassasié leurs yeux de ce plaisir indiscret, il vint inviter Mme Krouse, et moi et mes femmes, à passer chez lui pour voir quelque chose que nous n’avions jamais vu. Il ne nous dit pas ce que c’était, apparemment pour nous ménager une agréable surprise. Comme je ne me pressais pas assez, selon ses désirs, il emmena Mme Krouse et mes femmes. J’arrivai la dernière et les trouvai établis devant cette porte, où il avait dressé des bancs, des chaises, des escabelles, pour la commodité des spectateurs, disait-il. En entrant je demandai ce que c’était. Il vint courir au devant de moi et me dire de quoi il s’agissait. Je fus effrayée et indignée de sa témérité, et je lui dis que je ne voulais ni regarder ni avoir part à cet esclandre, qui sûrement lui causerait du chagrin si sa tante l’apprenait, et qu’il était difficile qu’elle ne l’apprît pas, parcequ’il avait mis au moins vingt personnes dans son secret. Tous ceux qui s’étaient prêtés à regarder par la porte, voyant que je ne voulais pas en faire autant, commencèrent à défiler un à un de cette porte. Le grand-duc lui-même commençait à être un peu penaud de ce qu’il avait fait, et s’en retourna travailler à son théâtre de marionnettes, et moi je m’en allai dans ma chambre.

Jusqu’au dimanche nous n’entendîmes parler de rien; mais ce jour là, je ne sais comment il se fit que je vins un peu plus tard à la messe qu’à l’ordinaire. Revenue dans ma chambre, j’allais ôter mon habit de cour, lorsque je vis entrer l’Impératrice avec un air fort irrité et très rouge. Comme elle n’avait pas été à la messe de la chapelle, mais qu’elle avait assisté au service divin dans sa petite chapelle particulière, j’allai comme de coutume au devant d’elle, ne l’ayant pas vue encore ce jour-là, pour lui baiser la main. Elle m’embrassa, ordonna d’appeler le grand-duc, et, en attendant, me gronda, moi, de ce que je venais tard à la messe et donnais la préférence à la parure sur le bon Dieu. Elle ajouta que du temps de l’impératrice Anne, quoiqu’elle ne demeurât pas à la cour, mais dans une maison assez éloignée de la cour, elle n’avait jamais manqué à ses devoirs, et que souvent elle s’était levée à la bougie à cet effet. Puis elle fit appeler mon valet de chambre perruquier, et lui dit que si, à l’avenir, il me coiffait avec tant de lenteur, elle le ferait chasser. Quand elle eut fini avec celui-ci, le grand-duc, qui s’était déshabillé dans sa chambre, entra en robe de chambre, le bonnet de nuit à la main, d’un air fort gai et leste, et courut pour baiser la main à l’Impératrice, qui l’embrassa, et lui demanda d’où il avait pris la hardiesse de faire ce qu’il avait fait, disant qu’elle était entrée dans la chambre où était la table à machine, qu’elle y avait trouvé la porte toute trouée, que tous les trous étaient dirigés vers l’endroit où elle s’asseyait ordinairement, qu’apparemment en faisant cela il avait oublié ce qu’il lui devait; qu’elle ne devait plus le regarder que comme un ingrat; que son père à elle, Pierre I, avait aussi eu un fils ingrat, et qu’il l’avait puni en le déshéritant; que du temps de l’impératrice Anne elle lui avait toujours rendu le respect que l’on devait à une tête couronnée et ointe du Seigneur; que celle-là n’entendait pas le badinage et faisait mettre à la forteresse ceux qui lui manquaient de respect; qu’il n’était, lui, qu’un petit garçon à qui elle saurait apprendre à vivre. Ici il commença à se fâcher et voulut lui répondre, à l’effet de quoi il balbutia quelques paroles; mais elle lui ordonna de se taire, et se courrouça de telle manière qu’elle ne garda plus de mesure dans sa colère, ce qui lui arrivait ordinairement quand elle se fâchait, et lui dit tout plein d’injures et de choses choquantes, lui témoignant autant de mépris que de colère.

Nous étions stupéfaits et interdits tous les deux, et quoique cette scène-là ne s’adressât pas directement à moi, j’en avais la larme à l’œil. Elle s’en aperçut et me dit: «Ce n’est pas à vous que ce que je dis s’adresse; je sais que vous n’avez pas eu part à ce qu’il a fait, et que vous n’avez ni regardé ni même voulu regarder à travers la porte.» Cette réflexion qu’elle fit, avec justice, la calma un peu, et elle se tut—aussi bien était-il difficile d’ajouter encore à ce qu’elle venait de dire—après quoi elle nous salua et s’en alla, extrêmement rouge et les yeux étincelants, chez elle. Le grand-duc s’en alla chez lui, et moi j’ôtai mon habit en silence, ruminant sur tout ce que je venais d’entendre. Quand je fus déshabillée, le grand-duc vint me trouver, et il me dit d’un ton moitié penaud moitié satirique: «Elle était comme une furie et ne savait ce qu’elle disait.» Je lui dis: «Elle était d’une colère extrême.» Et nous repassâmes ce que nous venions d’entendre, à la suite de quoi nous dinâmes dans ma chambre seuls tous les deux. Lorsque le grand-duc s’en fut allé chez lui, Mme Krouse entra chez moi et me dit: «Il faut avouer que l’Impératrice a agi aujourd’hui vraiment en mère.» Je vis qu’elle avait envie de me faire parler, et à cause de cela je me tus. Elle continua: «Une mère se fâche, gronde ses enfants, et puis cela se passe; vous auriez dû tous les deux lui dire: ВИНОВаты Матушка et vous l’auriez désarmée.» Je lui dis que j’avais été interdite et ébahie de la colère de sa majesté, et que tout ce que j’avais été en état de faire dans ce moment avait été d’écouter et de me taire. Elle s’en alla de chez moi, apparemment pour faire son rapport. Quant à moi, le je vous demande pardon, madame, pour désarmer la colère de l’Impératrice, me resta dans la tête, et depuis je m’en suis servie dans l’occasion avec succès, comme on le verra dans la suite.

Quelque temps avant que l’Impératrice dispensât le comte Brummer et le grand chambellan Berkholz de leurs fonctions près du grand-duc, un jour que je sortis plus de bonne heure que de coutume le matin dans l’antichambre, le premier s’y trouvant seul, il prit cette occasion pour me parler, et me pria et me conjura d’aller tous les jours dans la chambre de toilette de l’Impératrice, comme ma mère m’en avait obtenu la permission en partant, privilège dont j’avais fort peu usé jusqu’ici, parceque cette prérogative m’ennuyait souverainement. J’y étais venue une ou deux fois, j’y avais trouvé les femmes de l’Impératrice qui peu à peu s’en étaient retirées de façon que je restais seule. Je lui dis cela. Il me dit que cela n’y faisait rien, qu’il fallait continuer. A dire la vérité, à cette persévérance de courtisan je ne comprenais rien. Cela pouvait lui servir pour ses vues, mais ne me servait de rien à moi de faire le pied de grue dans la chambre de toilette de l’Impératrice, et encore de lui être à charge. Je dis au comte Brummer ma répugnance, mais il fit tout pour me persuader, sans y réussir. Je me plaisais mieux dans mon appartement, et surtout quand Mme Krouse n’y était pas. Je lui découvris cet hiver un penchant très déterminé pour la boisson, et comme elle maria bientôt sa fille avec le maréchal de la cour, Sievers, ou bien elle sortait, ou bien mes gens trouvaient le moyen de l’enivrer, puis elle allait dormir, ce qui délivrait ma chambre de cet argus hargneux.

Le comte Brummer et le grand chambellan Berkholz ayant été dispensés de leurs fonctions près du grand-duc, l’Impératrice nomma pour accompagner le grand-duc, le général prince Basile Repnine. Cette nomination était assurément ce que l’Impératrice pouvait faire de mieux; car le prince Repnine était non seulement un homme d’honneur et de probité, mais c’était encore un homme d’esprit et un très galant homme, rempli de candeur et de loyauté. Moi, en mon particulier, je n’eus qu’à me louer des procédés du prince Repnine. Pour le comte Brummer, je n’en eus pas de regret: il m’ennuyait avec ses éternels discours politiques; il sentait l’intrigue; tandis que le caractère franc et militaire du prince Repnine m’inspirait de la confiance. Pour le grand-duc, il était enchanté d’être quitte de ses pédagogues qu’il haïssait. Ceux-ci, en le quittant, lui firent cependant une belle peur de ce qu’ils le laissaient à la merci des intrigues du comte Bestoujeff, qui était la cheville ouvrière de tous ces changements, lesquels se faisaient sous le plausible prétexte de la majorité de Son Altesse Impériale, dans son duché de Holstein. Le prince Auguste, mon oncle, se trouvait toujours à Pétersbourg, et y guettait l’administration du pays héréditaire du grand-duc.

Au mois de mai nous passâmes au palais d’été. A la fin de mai l’Impératrice plaça près de moi, comme grande-gouvernante, Mme Tchoglokoff, une de ses dames d’honneur et sa parente. Ce fut un coup de foudre pour moi. Cette dame était tout adonnée au comte Bestoujeff, extrêmement simple, méchante, capricieuse, et fort intéressée. Son mari, chambellan de l’Impératrice, était allé alors, avec je ne sais quelle commission de l’Impératrice, à Vienne. Je pleurai beaucoup en la voyant arriver, et tout le reste du jour. Je devais me faire saigner le lendemain. Le matin l’Impératrice vint dans ma chambre, et, me voyant les yeux rouges, elle me dit que les jeunes femmes qui n’aimaient pas leurs maris pleuraient toujours; que ma mère cependant l’avait assurée que je n’avais pas de répugnance à me marier avec le grand-duc; que d’ailleurs elle ne m’y aurait pas obligée; que puisque j’étais mariée, il ne fallait plus pleurer. Je me souvins des instructions de Mme Krouse, et je lui dis: ВИНОВата Матушка, et elle s’apaisa. Sur ces entrefaites arriva le grand-duc, auquel l’Impératrice fit grand accueil cette fois-ci, et puis elle s’en alla. On me saigna, pour le coup j’en avais grand besoin, puis je me mis au lit et je pleurai toute la journée. Le lendemain le grand-duc, pendant l’après dîner, me prit à part, et je vis clairement qu’on lui avait fait entendre que Mme Tchoglokoff avait été placée près de moi, parceque je ne l’aimais pas, lui le grand-duc. Mais je ne comprends pas comment on avait cru augmenter ma tendresse pour lui en me donnant cette femme-là. C’est ce que je lui dis. Pour me servir d’argus, c’était autre chose. Cependant à cet effet il aurait fallu en choisir une moins bête, et assurément pour cet emploi-là il ne suffisait pas d’être méchante et malveillante. On croyait Mme Tchoglokoff extrêmement vertueuse parcequ’alors elle aimait son mari à l’adoration. Elle l’avait épousé par amour: un aussi bel exemple qu’on mettait sous mes yeux, devait me persuader peut-être d’en faire autant. Nous verrons comment on y réussit. Voici, à ce qu’il paraît, ce qui avait précipité cet arrangement: je dis, précipité: car je pense que depuis le commencement le comte Bestoujeff avait en vue de nous entourer de ses créatures. Il aurait bien voulu en faire autant des entours de Sa Majesté, mais la chose était moins aisée.

Le grand-duc avait, à mon arrivée à Moscou, dans sa chambre trois domestiques nommés Czernicheff, tous les trois fils de grenadiers de la compagnie du corps de l’Impératrice. Ceux-ci avaient le grade de lieutenant, qu’elle leur avait donné en récompense, parcequ’ils l’avaient mise sur le trône. L’aîné des Czernicheffs était cousin des deux autres qui étaient frères. Le grand-duc les affectionnait beaucoup tous les trois. Ils étaient les plus intimes, et réellement très serviables, tous les trois grands et bien faits, surtout l’aîné. Le grand-duc se servait de celui-ci pour toutes ses commissions, et plusieurs fois dans la journée il l’envoyait chez moi. C’était lui encore en qui il se confiait quand il n’avait pas envie de venir chez moi. Cet homme était ami et très lié avec Yévreinoff, mon valet de chambre, et souvent je savais par ce canal-là ce que j’aurais ignoré. D’ailleurs tous les deux m’étaient attachés de cœur et d’âme, et souvent je tirais des lumières d’eux, qu’il m’aurait été difficile d’acquérir ailleurs, sur quantité des choses. Je ne sais à propos de quoi l’âiné des Czernicheffs avait dit un jour au grand-duc: Вашъ женихъ, «elle n’est pas ma proise, mais la vôtre.» Ce propos avait fait rire le grand-duc qui me l’avait conté, et depuis ce moment il plut à Son Altesse Impériale de m’appeler гo невѣста, sa promise, et André Czernicheff, en parlant avec moi, Вашъ женихъ, votre promis. André Czernicheff, pour faire cesser ce badinage, proposa à Son Altesse Impériale, après notre mariage, de m’appeler sa mère, Матушкаet moi je l’appelais сгнокъ мой. Mais il était continuellement question de ce fils entre le grand-duc et moi, lui aimant cet homme-là comme ses yeux, et moi l’affectionnant beaucoup aussi.

Mes gens se mirent martel en tête, les uns par jalousie, les autres appréhendant les suites qui pouvaient en résulter pour eux et pour nous. Un jour qu’il y avait bal masqué à la cour, et que j’étais rentrée dans ma chambre pour changer d’habit, mon valet de chambre Timothée Yéveinoff me prit à part et me dit qu’il était, ainsi que toute ma chambre, effrayé du danger dans lequel il voyait que je me précipitais. Je lui demandai ce que ce pouvait être. Il me dit: «Vous ne faites que parler et vous n’êtes occupée que d’André Czernicheff.»—«Hé bien,» dis-je, dans l’innocence de mon cœur, «quel mal y a-t-il à cela? c’est mon fils: le grand-duc l’aime autant et plus que moi, et il nous est attaché et fidèle.»—«Oui,» me répondit-il, «cela est vrai, le grand-duc peut faire comme il lui plaît, mais vous n’avez pas le même droit. Ce que vous nommez bonté et attachement parceque cet homme est fidèle et vous sert, vos gens le nomment amour.» Quand il eut prononcé ce mot dont je ne me doutais seulement pas, je fus frappée comme de la foudre, et du jugement de mes gens, que je nommais téméraire, et de l’état dans lequel je me trouvais sans m’en douter. Il me dit qu’il avait conseillé à son ami André Czernicheff de se dire malade afin de faire cesser ces propos. Celui-ci suivit les avis de Yévreinoff, et sa prétendue maladie dura jusqu’au mois d’avril à-peu-près. Le grand-duc s’occupa beaucoup de la maladie de cet homme, et il m’en parlait toujours, ne sachant rien de tout ceci. Au palais d’été, André Czernicheff reparut: je ne pus plus le revoir sans embarras. En attendant, l’Impératrice avait trouvé bon de faire un nouvel arrangement avec les domestiques de la cour. Ils servaient dans toutes les chambres à tour de rôle, et André Czernicheff comme les autres par conséquent. Le grand-duc avait souvent des concerts pendant les après-dîners, et lui-même y jouait du violon. Pendant un de ces concerts, où je m’ennuyais ordinairement, je m’en allai dans ma chambre. Celle-ci donnait dans la grande salle du palais d’été, dont on peignait alors le plafond, et qui était toute remplie d’échaffaudages. L’Impératrice était absente; Mme Krouse était allée chez sa fille, Mme Sievers: je ne trouvai âme qui vive dans ma chambre. Par ennui j’ouvris la porte de la salle, et je vis à l’autre bout André Czernicheff. Je lui fis signe d’approcher; il vint à la porte, à dire vrai, avec beaucoup d’appréhension. Je lui demandai si l’Impératrice viendrait bientôt. Il me dit: «Je ne saurais vous parler, on fait trop de bruit dans la salle; faites moi entrer dans votre chambre.» Je lui répondis: «C’est ce que je ne ferai pas.» Il était en dehors de la porte, et moi en dedans, tenant la porte entr’ouverte et lui parlant ainsi. Un mouvement involontaire me fit tourner la tête du côté opposé à la porte près de laquelle je me tenais; je vis derrière moi, à l’autre porte de ma chambre de toilette, le chambellan comte Divier, qui me dit: «Le grand-duc vous demande, madame.» Je fermai la porte de la salle et je m’en retournai, avec le comte Divier, dans l’appartement où le grand-duc avait son concert. J’ai appris depuis que le comte Divier était une espèce de rapporteur, chargé de cet emploi, comme plusieurs autres placés auprès de nous. Le lendemain de ce jour, un dimanche, après la messe, nous apprîmes, le grand-duc et moi, que les trois Czernicheffs avaient été placés comme lieutenants dans les régiments qui étaient du côté d’Orenbourg; et l’après-dîner de ce jour Mme Tchoglokoff fut placée près de moi.

Peu de jours après on nous donna l’ordre de nous préparer à accompagner l’Impératrice pour aller à Réval. En même temps Mme Tchoglokoff vint me dire de la part de Sa Majesté Impériale qu’elle me dispensait de venir à l’avenir dans sa chambre de toilette, et que quand j’aurais à lui dire quelque chose, ce ne fut point par d’autres que par elle, Mme Tchoglokoff. Au fond j’étais enchantée de cet ordre, qui me dispensait de faire le pied de grue entre les femmes de l’Impératrice; d’ailleurs je n’y allais pas souvent et ne voyais Sa Majesté que très rarement. Depuis que j’y étais entrée, elle ne s’était montrée à moi que trois ou quatre fois, et ordinairement, peu à peu et une à une les femmes de l’Impératrice quittaient cette pièce quand j’y entrais. Pour n’y pas rester seule, je n’y restais pas longtemps non plus.

Au mois de juin l’Impératrice partit pour Réval, et nous l’accompagnâmes. Nous allions, le grand-duc et moi, dans un carrosse à quatre places: le prince Auguste et Mme Tchoglokoff composaient notre carrosse. Notre façon de voyager n’était ni agréable ni commode. Les maisons de poste ou de station étaient occupées par l’Impératrice; pour nous, on nous donnait des tentes, ou bien on nous plaçait dans les offices. Je me souviens qu’un jour je m’habillai, pendant ce voyage, près du four où l’on venait de cuire le pain, et qu’une autre fois dans la tente où on avait dressé mon lit, il y avait de l’eau jusqu’à mi-pied quand j’y entrai. Outre cela l’Impératrice n’ayant aucune heure fixe ni pour partir, ni pour arriver, ni pour les heures de repas, ni pour celles de repos, nous étions tous, maîtres et domestiques, harassés d’une étrange manière.

Après dix ou douze jours de marche nous arrivâmes à une terre du comte Steinbock, 40 verstes de Réval, d’où l’Impératrice partit en grande cérémonie, voulant arriver de soir à Catherinthal; mais je ne sais comment il se fit que la marche se prolongea jusqu’à une heure et demie du matin.

Pendant tout le voyage, depuis Pétersbourg jusqu’à Réval, Mme Tchoglokoff faisait l’ennui et la désolation de notre carrosse. La moindre chose qu’on disait, elle ripostait par: «Pareil discours déplairait à Sa Majesté;» ou «Pareille chose ne serait pas approuvée par l’Impératrice.» C’étaient quelquefois les choses les plus innocentes et les plus indifférentes auxquelles elle attachait de pareilles étiquettes. Pour moi, je pris mon parti: je ne fis que dormir, pendant la route, dans le carrosse.

Dès le lendemain de notre arrivée à Catherinthal le train ordinaire de la cour recommença, c’est-à-dire, que depuis le matin jusqu’au soir, et très avant dans la nuit, on jouait assez gros jeu dans l’antichambre de l’Impératrice, qui était une salle laquelle coupait la maison et les deux étages en deux. Mme Tchoglokoff était joueuse. Elle m’engagea à jouer tout comme les autres au pharaon: toutes les favorites de l’Impératrice y étaient ordinairement établies, lorsqu’elles ne se trouvaient pas dans l’appartement de Sa Majesté Impériale ou plutôt dans sa tente, car elle en avait fait placer une très grande et magnifique à côté de ses chambres, qui étaient au rez de chaussée et très petites, comme Pierre I en construisait ordinairement. Il avait fait bâtir cette maison de campagne et planter le jardin.

Le prince et la princesse Repnine, qui étaient du voyage, et qui savaient la conduite arrogante et dénuée de sens commun que Mme Tchoglokoff avait tenue pendant la route, m’engageaient à en parler à la comtesse Schouvaloff et à Mme Ismaïloff, les dames les plus affectionnées de l’Impératrice. Ces dames n’aimaient pas Mme Tchoglokoff, et elles étaient déjà instruites de ce qui s’était passé. La petite comtesse Schouvaloff, qui était l’indiscrétion même, n’attendit pas que je lui en parlasse, mais, étant assise au jeu à côté de moi, elle commença elle-même à m’en parler, et comme elle avait le ton très goguenard, elle tourna toute la conduite de Mme Tchoglokoff tellement en ridicule que bientôt celle-ci devint la risée de tout le monde. Elle fit plus: elle conta à l’Impératrice tout ce qui s’était passé. Apparemment que l’on fit fermer la bouche à Mme Tchoglokoff, car elle adoucit de beaucoup son ton vis-à-vis de moi. A dire la vérité, j’avais grand besoin que cela se fît, car je commençais à sentir une grande disposition à la mélancolie. Je me sentais totalement isolée. Le grand-duc prit à Réval un goût passager pour une dame Cédéraparre. Il ne manqua pas, selon sa coutume prise, de m’en faire confidence tout de suite. Je sentais des maux de poitrine fréquents, et il me prit un crachement de sang à Catherinthal, pour lequel on me saigna. L’après-diner de ce jour Mme Tchoglokoff entra dans ma chambre et me trouva les larmes aux yeux. Alors avec une contenance extrêmement adoucie elle me demanda ce que j’avais, et me proposa de la part de l’Impératrice, pour dissiper mon hypocondrie, disait-elle, de faire un tour au jardin. Ce jour-là le grand-duc était allé à la chasse avec le grand-veneur Razoumowsky. Elle me remit outre cela, de la part de sa Majesté Impériale, 3000 roubles pour jouer au pharaon. Les dames avaient remarqué que je manquais d’argent et l’avaient dit à l’Impératrice. Je la priai de remercier Sa Majesté Impériale de ses bontés, et je m’en allai avec Mme Tchoglokoff me promener au jardin, pour prendre l’air.

Quelques jours après notre arrivée à Catherinthal nous y vîmes venir le grand-chancelier comte Bestoujeff, accompagné de l’ambassadeur impérial, le baron Preyslain, et nous apprîmes par les compliments qu’il nous fit, que les deux cours impériales venaient de s’unir par un traité d’alliance. Ensuite de quoi l’Impératrice alla voir l’exercice de la flotte; mais, excepté la fumée du canon, nous ne vîmes rien. La journée était excessivement chaude et le calme parfait. Au retour de cette manœuvre, il y eut un bal dans les tentes de l’Impératrice, dressées sur la terrasse. Le souper était dressé en plein air, à l’entour d’un bassin où il devait y avoir un jet d’eau. Mais à peine l’Impératrice se fut-elle placée à table, qu’il survint une ondée qui mouilla toute la compagnie, laquelle se retira comme elle put dans les maisons et dans les tentes. Ainsi finit cette fête.

Quelques jours après l’Impératrice partit pour Roguervick. La flotte y manœuvra de nouveau: nous n’en vîmes encore que la fumée. Ce voyage nous meurtrit singulièrement les pieds à tous. Le sol de cet endroit est un roc, couvert d’une épaisse couche de petits cailloux d’une telle nature que lorsqu’on se tient pendant quelque temps à la même place, les pieds enfoncent et les cailloux vous couvrent les pieds. Nous y campions et étions obligés d’aller, d’une tente à l’autre et dans nos tentes, sur ce terrain pendant plusieurs jours. J’en eus mal aux pieds pendant plus de quatre mois. Les galériens qui travaillaient au môle, portaient des sabots, et ceux-ci ne résistaient guère au delà de huit à dix jours.

L’ambassadeur impérial avait suivi Sa Majesté dans ce port. Il y dîna et soupa avec elle à mi-chemin entre Roguervick et Réval. Pendant ce souper on amena à l’Impératrice une vieille femme de 130 ans qui avait l’air d’un squelette ambulant. Elle lui fit donner des plats de sa table et de l’argent, et nous continuâmes notre route.

Revenue à Catherinthal, Mme Tchoglokoff eut la satisfaction d’y trouver son mari revenu de sa mission de Vienne. Beaucoup d’équipages de la cour avaient déjà pris le chemin de Riga, où l’Impératrice voulait se rendre. Mais revenue de Roguervick, l’Impératrice changea d’avis subitement. Bien des gens se cassèrent la tête pour deviner la cause de ce changement. Plusieurs années après la cause se découvrit. Au passage de M. Tchoglokoff par Riga, un prêtre luthérien, fou ou fanatique, lui remit une lettre et un mémoire pour l’Impératrice, dans lequel il l’exhortait à ne pas entreprendre ce voyage, lui disant qu’elle y courrait le plus grand danger; qu’il y avait des gens apostés par les ennemis de l’empire pour la tuer, et d’autres balivernes de cette force-là. Ces écrits, remis à Sa Majesté Impériale, lui firent passer l’envie d’aller plus loin. Pour le prêtre, il fut reconnu pour fou, mais le voyage n’eut pas lieu.

Nous revînmes à petites journées de Réval à Pétersbourg. Je gagnai dans ce voyage un grand mal de gorge, dont je fus alitée pendant plusieurs jours, ensuite de quoi nous allâmes à Péterhof, et de là nous faisions des excursions de huit en huit jours à Oranienbaum.

Au commencement d’août l’Impératrice nous envoya dire, au grand-duc et à moi, que nous devions faire nos dévotions. Nous nous conformâmes tous les deux à ses volontés, et tout de suite nous commençâmes à faire chanter matines et vêpres chez nous et aller à la messe tous les jours. Le vendredi lorsqu’il s’agit d’aller à la confession, la cause de cet ordre donné de faire des dévotions s’éclaircit. Simon Théodorsky, évêque de Pleskov, nous questionna beaucoup tous les deux, chacun séparément, sur ce qui s’était passé entre les Czernicheffs et nous. Mais, comme il ne s’était passé rien du tout, il fut un peu penaud quand il vit qu’avec l’ingénuité de l’innocence, on lui dit qu’il n’y avait pas même l’ombre de ce que l’on avait osé supposer. Il lui échappa de me dire à moi: «Mais d’où vient donc que l’Impératrice est prévenue du contraire?» à quoi je lui répondis que je l’ignorais. Je suppose que notre confesseur communiqua notre confession à celui de l’Impératrice, et que celui-ci redit à Sa Majesté ce qui en était, ce qui certainement ne pouvait nous nuire. Nous communiâmes le samedi, et le lundi nous allâmes à Oranienbaum pour huit jours, tandis que l’Impératrice fit une excursion à Zarskoé-Sélo.

Arrivé à Oranienbaum, le grand-duc enrégimenta toute sa suite. Les chambellans, les gentilshommes de la chambre, les charges de la cour, les adjudants du prince Repnine, son fils lui-même, les domestiques de la cour, les chasseurs, les jardiniers, tous eurent le mousquet sur l’épaule. Son Altesse Impériale les exerçait tous les jours, leur faisait monter la garde: le corridor de la maison leur servait de corps de garde, où ils passaient la journée. Pour les repas les cavaliers montaient en haut, et le soir ils venaient dans la salle danser en guêtres. De dames il n’y avait que moi, Mme Tchoglokoff, la princesse Repnine, mes trois demoiselles d’honneur et mes femmes de chambre: par conséquent ce bal était très maigre et mal arrangé, les hommes harassés et de mauvaise humeur de cette continuité d’exercices militaires, qui n’était pas du goût des courtisans. Après le bal on les laissait aller se coucher chez eux. En général, moi et tout le monde, nous étions excédés de la vie ennuyeuse que nous menions à Oranienbaum, où nous étions cinq ou six femmes isolées vis-à-vis les unes des autres depuis le matin jusqu’au soir, tandis que les hommes s’exerçaient à contre-cœur de leur côté. J’eus recours aux livres que j’avais apportés. Depuis mon mariage je ne faisais que lire. Le premier livre que j’aie lu étant mariée, fut un roman intitulé Tiran le blanc, et une année entière je ne lus que des romans. Mais ceux-ci commençaient à m’ennuyer. Je tombai par hasard sur les lettres de Mme de Sévigné: cette lecture m’amusa. Quand je les eus dévorées, les œuvres de Voltaire me tombèrent sous la main. Après cette lecture je cherchai des livres avec plus de choix.

Nous retournâmes à Péterhoff, et après deux ou trois allées et venues entre Péterhoff et Oranienbaum, avec les mêmes passe-temps, nous retournâmes à Pétersbourg, au palais d’été.

A la fin de l’automne l’Impératrice passa au palais d’hiver, où elle occupa les appartements où nous avions demeuré l’hiver précédent, et on nous logea dans ceux que le grand-duc avait occupés avant notre mariage. Ces appartements nous plurent beaucoup, et réellement ils étaient très commodes. C’étaient ceux de l’impératrice Anne. Tous les soirs toute notre cour se rassemblait chez nous, et on y jouait à toutes sortes de petits jeux, ou bien il y avait concert. Deux fois la semaine il y avait spectacle au grand théâtre qui était alors vis-à-vis l’église de Kasan. En un mot cet hiver fut un des plus gais et des mieux arrangés que j’aie passés de ma vie. Nous ne faisions à la lettre que rire et sauter pendant toute la journée.

Au milieu de l’hiver à peu près, l’Impératrice nous fit dire de la suivre à Tichvine, où elle allait. C’était un voyage de dévotion. Mais au moment que nous allions monter en traîneau, nous apprîmes que le voyage était remis. On vint nous dire à l’oreille que le grand-veneur comte Razoumovsky avait pris la goutte, et Sa Majesté ne voulait pas partir sans lui. Quinze jours ou trois semaines après nous partîmes en effet pour Tichvine. Ce voyage ne dura que cinq jours et nous revînmes. En passant par Ribatchia Slobodk, et devant la maison où je savais qu’étaient les Czernicheffs, je tâchai de les voir à travers les fenêtres, mais je ne vis rien. Le prince Repnine ne fut point de ce voyage. On nous dit qu’il avait la gravelle. Le mari de Mme Tchoglokoff fit les fonctions du prince Repnine pendant ce voyage, ce qui ne fit pas grand plaisir à tout le monde. C’était un sot arrogant et brutal: tout le monde le craignait terriblement, de même que sa femme, et à dire la vérité ils étaient véritablement malfaisants. Cependant il y avait des moyens, comme il parut dans la suite, non seulement d’endormir ces argus, mais même de les gagner. Alors on en était encore à deviner ces moyens. Un des plus sûrs était de jouer au pharaon avec eux. Ils étaient joueurs tous les deux et joueurs très intéressés. Ce faible fut découvert le premier, les autres après.

Pendant cet hiver mourut la princesse Gagarine, demoiselle d’honneur, d’une fièvre chaude, au moment où elle allait se marier au chambellan prince Galitzine, qui épousa ensuite sa sœur cadette. Je la regrettai beaucoup, et pendant sa maladie j’allai la voir plusieurs fois, malgré les représentations de Mme Tchoglokoff. L’Impératrice fit venir de Moscou à sa place sa sœur aînée, mariée depuis au comte Matiuschkine.

Au printemps nous allâmes habiter le palais d’été, et de là à la campagne. Le prince Repnine, sous prétexte de mauvaise santé, obtint la permission de se retirer dans sa maison, et M. Tchoglokoff continua à être chargé des fonctions du prince Repnine près de nous, ad interim. Celui-ci se signala d’abord par le renvoi de notre cour du chambellan comte Divier, qui fut placé comme brigadier à l’armée, et du gentilhomme de la chambre Villebois, qui y fut envoyé comme colonel, à la représentation de Tchoglokoff qui les regardait de mauvais œil, parceque le grand-duc et moi nous les regardions de bon œil. Pareil renvoi avait déjà eu lieu dans la personne du comte Zachar Czernicheff, en 1745, à la prière de ma mère; mais toutefois ces renvois étaient regardés comme des disgrâces à la cour, et par là ils devenaient très sensibles aux individus. Le grand-duc et moi nous fûmes très sensibles à celui-ci. Le prince Auguste, ayant obtenu tout ce qu’il avait voulu, on lui fit dire, de la part de l’Impératrice, de partir. Ceci était aussi une manigance des Tchoglokoff, qui voulaient absolument nous isoler, le grand-duc et moi, en quoi ils suivaient les instructions du comte Bestoujeff, auquel tout le monde était suspect.

Pendant cet été, n’ayant rien de mieux à faire, et l’ennui devenant grand chez nous, ma passion dominante devint de monter à cheval. Le reste du temps je lisais dans ma chambre tout ce qui me tombait sous la main. Pour le grand-duc, comme on lui avait ôté les gens qu’il aimait le mieux, il en choisit de nouveaux entre les domestiques de la cour.

Pendant cet intervalle mon valet de chambre, Yévreinoff, un matin qu’il m’accommodait les cheveux, me dit que par un hasard fort particulier, il avait découvert qu’André Czernicheff et ses frères étaient à Ribatschia, aux arrêts, dans une maison de plaisance appartenant en propre à l’Impératrice, qui l’avait héritée de sa mère; voici comment cela s’était découvert. Durant le carnaval mon homme s’était promené en traîneau, sa femme et sa belle-sœur dans le traîneau et les deux beaux-frères derrière. Le mari de la sœur était secrétaire du magistrat de St Pétersbourg. Cet homme avait une sœur mariée à un sous-secrétaire de la chancellerie secrète. Ils allèrent se promener un jour à Ribatchia, et entrèrent chez l’homme qui avait l’administration de cette terre de l’Impératrice. Ils eurent une dispute sur la fête de Pâques, pour savoir à quelle date elle tomberait. L’hôte de la maison dit qu’il allait bien vite finir cette contestation, qu’il n’y avait qu’à faire demander aux prisonniers un livre qu’on nommait Swiatzj, où l’on trouve toutes les fêtes et le calendrier pour plusieurs années. Quelques moments après on l’apporta. Le beau-frère de Yévreinoff s’empara du livre, et la première chose, en l’ouvrant, qu’il y trouva, fut qu’André Czernicheff y avait donné son nom, et la date du jour où le grand-duc lui avait donné ce livre; après quoi il y chercha la fête de Pâques. La dispute finit, le livre fut renvoyé, et ils revinrent à Pétersbourg, où quelques jours après, le beau-frère de Yévreinoff lui fit confidence de cette découverte. Celui-ci me pria instamment de n’en pas parler au grand-duc, parcequ’on ne se fiait pas du tout à sa discrétion. Je le lui promis, et je lui tins parole.

Vers la mi-carême nous allâmes avec l’Impératrice à Gostilitza, pour la fête du grand-veneur comte Razoumowsky. On y dansa et se divertit assez bien, après quoi on revint en ville.

Peu de jours après on m’annonça le décès de mon père, dont je fus très affligée. On me laissa pleurer huit jours tant que je voulus; mais au bout de huit jours, Mme Tchoglokoff vint me dire que c’était assez pleurer, que l’Impératrice m’ordonnait de finir, que mon père n’était pas un roi. Je lui répondis qu’il était vrai qu’il n’était pas roi, et à cela elle répartit qu’il ne convenait pas à une grande-duchesse de pleurer plus long-temps un père qui n’était pas roi. Enfin on régla que je sortirais le dimanche suivant et porterais le deuil six semaines.

La première fois que je sortis de ma chambre je trouvai le comte Santi, grand-maître des cérémonies de l’Impératrice, dans l’antichambre de Sa Majesté Impériale. Je lui adressai quelques paroles fort indifférentes, et passai mon chemin. A quelques jours de là Mme Tchoglokoff vint me dire que Sa Majesté avait appris du comte Bestoujeff, auquel Santi l’avait donné par écrit, que je lui avais dit, à lui Santi, que je trouvais fort étrange que les ambassadeurs ne m’eussent point fait de compliments de condoléance au sujet de la mort de mon père; que Sa Majesté trouvait très mal avisé le propos que j’avais tenu au comte Santi, que j’étais trop fière, que je devais me souvenir que mon père n’était pas roi, et qu’à cause de cette raison je ne devais ni ne pouvais prétendre à des compliments de condoléance de la part des ministres étrangers. Je tombai de mon haut en entendant parler ainsi Mme Tchoglokoff. Je lui dis que si le comte Santi avait dit ou écrit que je lui avais dit une seule parole analogue même à ce sujet, il était un insigne menteur; que rien de pareil n’était jamais entré dans ma tête, et que, par conséquent aussi, je n’avais tenu, ni à lui ni à personne, aucun propos qui y eût rapport. C’était la vérité la plus stricte, parceque je m’étais fait une règle immuable de ne rien prétendre en aucun cas, de me conformer en tout aux volontés de Sa Majesté Impériale, et de faire ce qu’on me dirait de faire. Apparemment que l’ingénuité avec laquelle je répondis à Mme Tchoglokoff la convainquit. Elle me dit qu’elle ne manquerait pas de dire à l’Impératrice que je donnais un démenti au comte Santi. En effet elle s’en alla chez Sa Majesté et revint me dire que l’Impératrice était très fâchée contre le comte Santi d’avoir fait un pareil mensonge, et qu’elle avait ordonné de le réprimander. A quelques jours de là le comte Santi me dépêcha plusieurs personnes, entr’autres le chambellan comte Nikita Panine et le vice-chancelier Woronzoff, pour me dire que le comte Bestoujeff l’avait forcé à faire ce mensonge et qu’il était fâché de ce que par là il se trouvait dans ma disgrâce. Je dis à ces messieurs qu’un menteur était un menteur, quelque raison qu’il eût pour mentir, et que de crainte que ce monsieur ne me mêlât dans ses mensonges, je ne lui parlerais plus. Voici ce que je crois de cette histoire. Santi était italien. Il aimait négocier et était fort occupé de son métier de grand-maître des cérémonies. Je lui avais toujours parlé comme je parlais à tout le monde. Il croyait peut-être que des compliments de condoléance de la part du corps diplomatique au sujet de la mort de mon père pouvaient être admis, et dans sa façon de penser il y a apparence qu’il croyait m’obliger par là. Il alla donc chez le comte Bestoujeff, grand-chancelier et son chef, et lui dit que j’étais sortie pour la première fois, et que je lui avais paru très affectée: des compliments de condoléance omis pouvaient avoir contribué à augmenter cette sensibilité. Le comte Bestoujeff, toujours hargneux et charmé de m’humilier, fit mettre tout de suite par écrit ce que Santi lui avait dit ou insinué, et qu’il avait appuyé de mon nom, et lui fit signer ce protocole. L’autre, craignant son chef comme le feu, et craignant surtout de perdre sa place, ne balança pas à signer ce mensonge plutôt que de sacrifier son existence. Le grand-chancelier envoya la note à l’Impératrice. Celle-ci s’irrita de me voir des prétentions, et m’envoya Mme Tchoglokoff, comme il a été dit ci-dessus. Mais ayant entendu ma réponse fondée sur l’exacte vérité, il n’en résulta d’autre chose qu’un pied de nez pour monsieur le grand-maître des cérémonies.

A la campagne le grand-duc se forma une meute, et commença lui-même à dresser des chiens. Lorsqu’il était las de les tourmenter, il se mettait à râcler du violon. Il ne connaissait pas une note, mais il avait beaucoup d’oreille, et faisait consister la beauté de la musique dans la force et la violence avec laquelle il tirait des sons de son instrument. Ceux qui l’écoutaient cependant, souvent se seraient bouché volontiers les oreilles, s’ils avaient osé, car il les écorchait horriblement. Ce train de vie continua tant à la campagne qu’à la ville. Revenue au palais d’été, Mme Krouse, qui n’avait cessé d’être un argus, se radoucit au point que très souvent elle se prêtait à tromper les Tchoglokoff, qui étaient devenus les bêtes noires de tout le monde. Elle fit plus, elle procura au grand-duc des jouets, des poupées, et d’autres joujous d’enfans qu’il aimait à la folie. Pendant le jour on les cachait dedans et sous mon lit; le grand-duc se couchait d’abord après le souper, et dès que nous étions au lit, Mme Krouse fermait la porte à clef, et alors le grand-duc jouait jusqu’à une ou deux heures du matin. Bon-gré mal-gré j’étais obligée de prendre part à ce bel amusement, de même que Mme Krouse. Souvent j’en riais, mais plus souvent j’en étais excédée et même incommodée: tout le lit était couvert et rempli de poupées et de jouets quelquefois assez lourds. Je ne sais si Mme Tchoglokoff eut vent de ces amusements nocturnes, mais un soir, vers minuit, elle vint frapper à la porte de la chambre à coucher. On ne lui ouvrit pas tout de suite, parceque le grand-duc, Mme Krouse, et moi, nous n’eûmes rien de plus pressé que de dégarnir le lit des jouets et de les cacher, à quoi la couverture nous servit assez bien, parceque nous les fourrâmes dessous. Ceci fait, on ouvrit, mais elle trouva terriblement à redire de ce qu’on l’avait fait attendre, et nous dit que l’Impératrice se fâcherait beaucoup, quand elle apprendrait que nous ne dormions pas encore à telle heure. Puis elle s’en alla en grognant, n’ayant point fait d’autre découverte. Elle partie, le grand-duc continua son train jusqu’à ce qu’il eût envie de dormir.

A l’entrée de l’automne nous repassâmes de rechef dans les appartements que nous avions occupés d’abord après nos noces, au palais d’hiver. Ici il se fit une défense très sévère de la part de Sa Majesté par l’organe de M. Tchoglokoff, pour que personne n’entrât dans les appartements du grand-duc et les miens, sans l’expresse permission de M. et Mme Tchoglokoff, avec un ordre aux dames et cavaliers de notre cour de se tenir dans l’antichambre et de ne pas passer le seuil de la porte, de ne pas nous parler autrement qu’à haute voix, même aux domestiques, sous peine d’être renvoyés. Le grand-duc et moi, ainsi réduits à être vis-à-vis l’un de l’autre, nous murmurions tous les deux et nous nous communiquions réciproquement nos pensées sur cette sorte de prison qu’aucun de nous n’avait méritée. Pour se procurer plus d’amusement pendant l’hiver, le grand-duc fit venir huit ou dix chiens de chasse de la campagne, et les plaça derrière une cloison de bois qui séparait l’alcôve de ma chambre à coucher d’un immense vestibule qu’il y avait derrière nos appartements. Comme l’alcôve n’était séparée que par des planches, l’odeur de chenil perçait dans l’alcôve, et dans cette puanteur nous dormions tous les deux. Quand je m’en plaignais il me disait qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Le chenil étant un grand secret, je supportai cette incommodité sans trahir le secret de Son Altesse Impériale.

Comme il n’y eut aucune sorte de divertissement pendant ce carnaval à la cour, le grand-duc imagina de faire des mascarades dans ma chambre. Il faisait habiller ses domestiques, les miens et mes femmes, en masques, et les faisait danser dans ma chambre à coucher. Il jouait lui-même du violon et dansait avec. Cela durait assez long-temps dans la nuit; pour moi, sous différents prétextes, de mal de tête ou de lassitude, je me couchais sur un canapé, mais toujours en habit de masque, et m’ennuyais à mourir de l’insipidité de ces bals masqués qui l’amusaient infiniment. Le carême venu, on éloigna de lui encore quatre personnes, du nombre desquelles étaient trois pages qu’il aimait mieux que les autres. Ces renvois fréquents l’affectaient; mais il ne faisait pas un pas pour les arrêter, ou bien il en faisait de si gauches que cela ne faisait qu’augmenter le mal.

Pendant cet hiver nous apprîmes que le prince Repnine, tout malade qu’il était, devait commander le corps de troupes qu’on allait envoyer en Bohême au secours de l’impératrice-reine, Marie Thérèse. C’était une disgrâce formelle pour le prince Repnine. Il y alla et n’en revint jamais, parcequ’il mourût de chagrin en Bohême. Ce fut la princesse Gagarine, ma demoiselle d’honneur, qui m’en donna le premier avis, malgré toutes les défenses de laisser passer jusqu’à nous le moindre mot de ce qui se passait à la ville ou à la cour. On peut voir par là ce que c’est que de pareilles défenses qui ne sont jamais exécutées à la rigueur, parcequ’il y a trop de gens intéressés à les enfreindre. Tous ceux qui nous entouraient, et jusqu’aux plus proches parents des Tchoglokoff, tous s’intéressaient à diminuer la rigueur de l’espèce de prison politique dans laquelle on s’efforçait de nous retenir. Il n’y avait pas jusqu’au propre frère de Mme Tchoglokoff, le comte Hendrikoff, qui souvent ne me glissait des avis utiles et nécessaires, et d’autres se servaient de lui encore pour me les faire parvenir, à quoi il se prêtait toujours avec la candeur d’un brave et honnête homme, se moquant des bêtises et des brutalités de sa sœur et de son beau-frère, de façon qu’avec lui tout le monde était à son aise et sans défiance quelconque, parcequ’il n’avait jamais compromis personne, ni manqué à âme qui vive. C’était un homme d’un sens droit, mais borné, mal élevé, très ignorant, mais ferme et sans malice.

Pendant ce même carême, un jour, vers midi, je sortis dans la chambre où se tenaient les cavaliers et les dames—les Tchoglokoff n’y étaient pas encore—et, en parlant aux uns et aux autres, je m’approchai de la porte où se tenait le chambellan Outzine. Celui-ci fit tomber à demi-voix le discours sur la vie ennuyeuse que nous menions, et dit qu’avec cela encore on nous mettait mal dans l’esprit de l’Impératrice; que, peu de jours avant, Sa Majesté Impériale avait dit à table que je me surchargeais de dettes, que tout ce que je faisais était marqué au coin de la bêtise, qu’avec cela je m’imaginais que j’avais beaucoup d’esprit, mais qu’il n’y avait que moi qui pensât comme cela sur mon propre compte, et que je ne trompais personne, que ma parfaite bêtise était reconnue de tout le monde, et qu’à cause de cela il fallait moins prendre garde à ce que faisait le grand-duc qu’à ce que je faisais, moi; et il ajouta, la larme à l’œil, qu’il avait ordre de l’Impératrice de me dire cela; mais il me pria de ne pas faire semblant de savoir qu’il m’eût dit avoir ordre de me le dire. Je lui répondis que pour ce qui en était de ma bêtise, la faute ne pouvait m’en être attribuée, chacun étant comme le bon Dieu l’avait créé; qu’à l’égard de mes dettes, il n’était pas bien étonnant que j’en eusse, parcequ’avec 30,000 roubles d’entretien, ma mère, en partant, m’avait laissé 6000 roubles à payer pour elle; qu’outre cela la comtesse Roumianzoff m’avait engagée à faire mille dépenses qu’elle regardait comme indispensables; que Mme Tchoglokoff me coûtait seule, cette année, 17,000 roubles, et qu’il savait lui-même le jeu d’enfer qu’il fallait jouer avec eux tous les jours; qu’il pouvait rendre cette réponse à ceux qui l’en avaient chargé; qu’au reste j’étais très fâchée de savoir qu’on me mettait mal dans l’esprit de Sa Majesté Impériale, à laquelle cependant je n’avais jamais manqué en fait de respect, d’obéissance, et de déférence, et que plus on m’observerait plus on en serait convaincu. Je lui promis le secret qu’il m’avait demandé, et le gardai. Je ne sais s’il redit ce dont je le chargeai; mais je le crois, quoique je n’entendisse plus parler de cela, et n’eus garde de renouveler une conversation aussi peu agréable.

La dernière semaine du carême, je pris la rougeole. Je ne pus paraître à pâques; je communiai dans ma chambre le samedi. Pendant cette maladie Mme Tchoglokoff, quoique grosse à pleine ceinture, ne me quittait quasi pas, et faisait ce qu’elle pouvait pour m’amuser. J’avais alors une petite fille kalmouque que j’aimais beaucoup. Cette enfant gagna de moi la rougeole. Après pâques nous allâmes au palais d’été, et de là, à la fin de mai, pour l’ascension, chez le comte Razoumowsky, à Gostilitza. L’Impératrice y fit venir, le 23 du même mois, l’ambassadeur de la cour impériale, le baron Breitlack, qui partait pour Vienne. Il y passa la soirée et soupa avec l’Impératrice. Ce souper se fit fort avant dans la nuit, et nous revînmes à la maisonnette où nous étions logés, après le lever du soleil. Cette maisonnette de bois était située sur une petite élévation et attachée aux glissoires.[G] La situation de cette maisonnette nous avait plu, l’hiver, lorsque nous avions été à Gostilitza pour la fête du grand-veneur, et pour nous faire plaisir il nous y avait logés cette fois-ci. Elle avait deux étages. Celui d’en haut consistait en un escalier, une salle, et trois cabinets; nous couchions dans l’un, le grand-duc s’habillait dans un autre, et Mme Krouse occupait le troisième. En bas étaient logés les Tchoglokoff, mes demoiselles d’honneur, et mes femmes de chambre. Revenus du souper, tout le monde se coucha. Vers les six heures du matin un sergent aux gardes, Lévacheff, arriva d’Oranienbaum pour parler à Tchoglokoff au sujet des bâtisses qui s’y faisaient alors. Trouvant tout le monde endormi dans la maison, il s’assit près de la sentinelle et entendit des craquements qui lui donnèrent des soupçons. La sentinelle lui dit que ces craquements s’étaient renouvelés plusieurs fois depuis qu’il était en faction. Lévacheff se leva et courut à l’extérieur de la maison. Il vit que du dessous de la maison il se détachait de grands carreaux de pierre. Il courut éveiller Tchoglokoff, et lui dit que le fondement de la maison s’affaissait, et qu’il fallait tâcher d’en faire sortir le monde qui y dormait. Tchoglokoff prit une robe de chambre et courut en haut, où, trouvant les portes qui étaient vitrées, fermées à clef, il en fit sauter les serrures. Il parvint ainsi au cabinet où nous dormions, et tirant le rideau, il nous réveilla et nous dit de nous lever au plus vite et de sortir, parceque le fondement de la maison manquait. Le grand-duc sauta du lit, prit sa robe de chambre, et s’enfuit. Je dis à Tchoglokoff que j’allais le suivre, et il s’en alla. Je m’habillai à la hâte. En m’habillant je me souvins que Mme Krouse couchait dans l’autre cabinet. J’allai la réveiller. Comme elle dormait profondément, je parvins avec peine à la réveiller et puis à lui faire comprendre qu’il fallait sortir de la maison. Je l’aidai à s’habiller. Quand elle fut en état, nous passâmes le seuil de la porte et entrâmes dans la salle; mais au moment que nous y posâmes les pieds, il s’y fit un écroulement universel accompagné d’un bruit comme celui d’un vaisseau qu’on lance du chantier. Mme Krouse et moi nous tombâmes par terre. Au moment de notre chute Lévacheff entra par la porte de l’escalier qui était vis-à-vis de nous. Il me leva de terre et m’emporta hors de la chambre. Je jetai par hazard les yeux vers les glissoires: elles avaient été au niveau du second étage, elles ne l’étaient plus, mais au moins à une archine au dessous du niveau du second étage. Lévacheff parvenu avec moi jusqu’à l’escalier de la maison par lequel il était monté, ne le trouva plus: il s’était écroulé; mais plusieurs personnes étant montées sur les décombres, Lévacheff me donna aux plus proches, celles-ci à d’autres, et ainsi, de mains en mains, je parvins jusqu’au pied de l’escalier dans le vestibule, et de là on m’emporta dans un pré. J’y trouvai le grand-duc en robe de chambre. Une fois sortie de la maison, je me mis à regarder ce qui se passait du côté de la maison, et je vis que plusieurs personnes en sortaient tout ensanglantées, et d’autres qu’on portait dehors. Entre les plus grièvement blessées se trouva la princesse Gagarine, ma demoiselle d’honneur. Elle avait voulu se sauver de la maison comme les autres, et, en passant par une chambre attenant à la sienne, un fourneau qui s’écroulait tomba sur un écran et la renversa sur un lit qui se trouvait dans la chambre, plusieurs briques lui tombèrent sur la tête et la blessèrent grièvement, de même qu’une fille qui se sauvait avec elle. Dans ce même étage d’en bas il y avait une petite cuisine où plusieurs domestiques dormaient, dont trois furent tués par l’écroulement du foyer. Ceci n’était rien en comparaison de ce qui se passa entre le fondement de la maison et le premier étage: seize ouvriers attachés aux glissoires dormaient, et tous furent écrasés par l’affaissement de ce bâtiment. La cause de tout cela était que cette cette maison avait été bâtie en automne, à la hâte. Pour fondements on lui avait donné quatre rangs de pierres à chaux. L’architecte avait fait poser au premier étage douze poutres en guise de piliers dans le vestibule. Il devait partir pour l’Ukraine, et au moment qu’il partit, il dit au régisseur de la terre de Gostilitza de ne pas permettre qu’on touchât jusqu’à son retour à ces douze poutres. Lorsque le régisseur apprit que nous devions demeurer dans cette maisonnette, malgré la prescription de l’architecte, comme ces douze poutres défiguraient le vestibule, il n’eut rien de plus pressé que de les faire abattre. Alors, le dégel venu, tout s’affaissa sur les quatre rangs de pierres à chaux qui glissaient de différents côtés, et le bâtiment lui-même glissa vers un tertre qui l’arrêta. J’en fus quitte pour quelques taches bleues et une grande frayeur, pour laquelle on me saigna. Cette frayeur avait été si grande parmi tout le monde, que, pendant plus de quatre mois, chaque porte qui se ferma avec un peu de force nous causa à tous des tressaillements. Quand la première peur fut passée, ce jour-là, l’Impératrice, qui demeurait dans une autre maison, nous fit venir chez elle, et comme elle avait envie de diminuer le danger, tout le monde tâchait de n’y en voir que fort peu, et quelques uns même aucun. Ma frayeur à moi lui déplut beaucoup, et elle m’en bouda. Le grand-veneur pleurait et se désespérait; il parla de se tuer d’un coup de pistolet. On l’en empêcha apparemment, car il n’en fit rien, et dès le lendemain nous retournâmes à Pétersbourg, et, quelques semaines après, au palais d’été.

Je ne me souviens pas au juste, mais il me semble que c’est à cette date à peu près qu’arriva en Russie le chevalier Sacromoso. Il y avait fort longtemps qu’il n’était venu de chevalier de Malte en Russie, et en général on voyait alors très peu d’étrangers venir à Pétersbourg; par conséquent son arrivée fut une espèce d’évènement. On le traita au mieux et on lui fit voir tout ce qu’il y avait de remarquable à Pétersbourg et à Cronstadt. Un officier de marque de la marine fut nommé à cet effet pour l’accompagner. Ce fut M. Poliansky, alors capitaine de haut-bord, depuis amiral. Il nous fut présenté. En me baisant la main, Sacromoso me glissa dans la main un fort petit billet et me dit fort bas: «C’est de la part de madame votre mère.» Je fus presque interdite de frayeur de ce qu’il venait de faire. Je mourais de peur que quelqu’un ne l’eût remarqué, et surtout les Tchoglokoff qui étaient tout proches. Cependant je pris le billet et le glissai dans mon gant droit: personne ne le remarqua. Revenue dans ma chambre, je trouvai dans ce billet roulé (où il me disait que par un musicien italien qui venait au concert du grand-duc, il attendait la réponse) réellement un billet de ma mère qui, inquiète de mon silence involontaire, m’en demandait la raison et voulait savoir dans quelle situation je me trouvais. Je répondis à ma mère et l’instruisis de ce qu’elle voulait savoir. Je lui dis qu’on m’avait défendu de lui écrire et à qui que ce fût, sous prétexte qu’il ne convenait pas à une grande-duchesse de Russie d’écrire d’autres lettres que celles qui étaient composées au collége des affaires étrangères, où je devais seulement apposer ma signature et ne jamais dire ce qu’on devait écrire, parceque le collége savait mieux que moi ce qu’il convenait d’écrire; qu’à M. Olsoufieff on avait presque fait un crime de ce que je lui avais envoyé quelques lignes que je l’avais prié d’insérer dans une lettre pour ma mère. Je lui donnai encore plusieurs autres informations qu’elle demandait. Je roulai mon billet comme avait été celui que j’avais reçu, et je guettai avec impatience et inquiétude le moment de m’en défaire. Au premier concert qu’il y eut chez le grand-duc, je fis le tour de l’orchestre, et m’arrêtai derrière la chaise du violon soliste d’Ologlio, qui était l’homme qu’on m’avait indiqué. Lorsqu’il me vit arriver derrière sa chaise, il fit semblant de prendre son mouchoir dans la poche de son habit, et par là ouvrit cette poche au large. J’y glissai, sans faire semblant de rien, mon billet, je m’en allai d’un autre côté, et personne ne se douta de rien. Sacromoso, pendant son séjour à Pétersbourg, me glissa encore deux ou trois billets ayant trait à la même matière, et mes réponses lui furent rendues de même, jamais personne n’en sut rien.

Du palais d’été nous allâmes à Péterhof, qu’on rebâtissait alors. On nous logea en haut dans le vieux bâtiment de Pierre I, qui existait alors. Ici, par ennui, le grand-duc se mit à jouer avec moi toutes les après-diners l’hombre à deux. Quand je gagnais il se fâchait, et quand je perdais il demandait à être payé tout de suite. Je n’avais pas le sou, faute de quoi il se mettait à jouer aux jeux de hasard avec moi, en tête-à-tête. Je me souviens qu’un jour son bonnet de nuit servit entre nous de marque pour 10,000 roubles; mais quand il perdait il devenait, à la fin du jeu, furieux, et était capable de bouder pendant plusieurs jours. Ce jeu d’aucune façon ne me convenait.

Pendant ce séjour à Péterhof nous vîmes de nos fenêtres, qui donnaient sur le jardin vers la mer, que M. et Mme Tchoglokoff étaient continuellement en allées et venues du palais d’en haut vers celui de Monplaisir, au bord de la mer, qu’habitait alors l’Impératrice. Cela nous intrigua, de même que Mme Krouse, pour savoir la raison de ces fréquentes allées et venues. A cet effet Mme Krouse s’en alla chez sa sœur, qui était première femme de chambre de l’Impératrice. Elle en revint toute rayonnante, ayant appris que toutes ces allées et venues venaient de ce qu’il était parvenu à l’Impératrice que M. Tchoglokoff avait une intrigue amoureuse avec une de mes demoiselles d’honneur, Melle Kocheleff, et que celle-ci était grosse. L’Impératrice avait fait venir Mme Tchoglokoff, et lui avait dit que son mari la trompait, tandis qu’elle aimait ce mari comme une folle; qu’elle avait été aveuglée jusqu’au point de faire quasi demeurer cette fille, la bonne amie de son mari, avec elle; que si elle voulait se séparer de son mari présentement, elle ferait une chose qui ne déplairait pas à Sa Majesté, qui n’avait pas vu avec plaisir le mariage même de Mme Tchoglokoff avec son mari. Elle lui déclara tout net qu’elle ne voulait pas que son mari restât près de nous, qu’elle le renverrait et lui laisserait, à elle, la charge. La femme, au premier moment, nia à l’Impératrice la passion de son mari, et soutint que c’était une calomnie; mais Sa Majesté Impériale, dans le temps qu’elle parlait à la femme, avait envoyé questionner la demoiselle. Celle-ci avoua tout, tout rondement, ce qui rendit la femme furieuse contre son mari. Elle revint chez elle et chanta pouille au mari. Celui-ci tomba à ses genoux, lui demanda pardon, et se servit de tout l’ascendant qu’il avait sur elle pour l’adoucir. La couvée d’enfans qu’ils avaient servit à replâtrer leur intelligence, qui cependant ne fut guère plus sincère depuis. Désunis par amour, ils se lièrent par intérêt: la femme pardonna au mari; elle s’en alla chez l’Impératrice et lui dit qu’elle avait tout pardonné à son mari; qu’elle voulait rester avec lui pour l’amour de ses enfans. Elle pria Sa Majesté, à genoux, de ne pas renvoyer son mari ignominieusement de la cour, disant que ce serait la déshonorer et mettre le comble à son amertume; enfin elle se conduisit si bien dans cette occasion, et avec tant de fermeté et de générosité, et sa douleur outre cela était si réelle, qu’elle désarma la colère de l’Impératrice. Elle fit plus, elle amena son mari devant Sa Majesté Impériale, lui dit bien ses vérités, et puis se mit avec lui aux genoux de l’Impératrice, et la pria de pardonner à son mari en faveur d’elle et de ses six enfans, dont il était le père. Toutes ces différentes scènes durèrent cinq à six jours, et nous apprenions presqu’heure par heure ce qui s’était passé, parceque nous étions moins guettés pendant cet intervalle, et que tout le monde espérait voir renvoyer ces gens-là. Mais l’issue ne répondit point à l’attente qu’on s’en était faite, car il n’y eut que la demoiselle de renvoyée chez son oncle, le grand-maréchal de la cour, Chépeleff, et les Tchoglokoff restèrent, moins glorieux cependant qu’ils n’avaient été jusqu’ici. On choisit le jour où nous devions aller à Oranienbaum, et tandis que nous partions d’un côté, on fit partir la demoiselle d’un autre.

A Oranienbaum nous logeâmes, cette année-là, dans la ville, à droite et à gauche du petit corps de logis. L’aventure de Gostilitza avait si bien effrayé que dans toutes les maisons de la cour on fit examiner les plafonds et les planchers, après quoi on répara ceux qui en avaient besoin.

Voici la vie que je menais à Oranienbaum. Je me levais à trois heures du matin et m’habillais moi-même de pied en cap en habit d’homme; un vieux chasseur que j’avais m’attendait déjà avec les fusils; il y avait un esquif de pêcheur tout prêt au bord de la mer; nous traversions le jardin à pied, le fusil sur l’épaule; nous nous mettions, lui, moi, un chien d’arrêt et le pêcheur qui nous menait, dans cet esquif, et j’allais tirer des canards dans les roseaux qui bordent la mer des deux côtés du canal d’Oranienbaum, qui s’étend deux verstes dans la mer. Nous doublions souvent ce canal, et par conséquent nous étions quelquefois, par un assez gros temps, en pleine mer sur cet esquif. Le grand-duc y venait une heure ou deux après nous, parcequ’à lui il fallait toujours un déjeuner et Dieu sait quoi qu’il trainaît après lui. S’il nous rencontrait, nous allions ensemble, si non chacun tirait et chassait de son côté. A dix heures, et quelquefois plus tard, je rentrais et m’habillais pour le dîner. Après le dîner on se reposait, et le soir le grand-duc avait musique, ou bien nous courions à cheval. Ayant mené cette vie-là pendant huit jours environ, je me sentis fort échauffée et la tête embarrassée. Je compris qu’il me fallait du repos et de la diète. Pendant vingt-quatre heures je ne mangeai rien, ne bus que de l’eau froide, et dormis, deux nuits, autant que je pus, après quoi je repris le même train de vie et me portai très bien. Je me souviens que je lisais alors les mémoires de Brantôme, qui m’amusaient beaucoup. Avant cela j’avais lu la Vie de Henri IV par Périfix.

Vers l’automne nous rentrâmes en ville et l’on nous dit que nous irions pendant l’hiver à Moscou. Mme Krouse vint me dire qu’il fallait augmenter mon linge pour ce voyage. J’entrai dans le détail de ce linge; Mme Krouse prétendit m’amuser en faisant tailler le linge dans ma chambre, afin, disait-elle, de m’instruire combien de chemises pouvaient sortir d’une pièce de toile. Cette instruction ou cet amusement déplut apparemment à Mme Tchoglokoff, qui était de plus mauvaise humeur depuis l’infidélité découverte de son mari. Je ne sais ce qu’elle dit à l’Impératrice, mais tant il y a qu’une après-midi elle vint me dire que Sa Majesté dispensait Mme Krouse de son service près de moi, qu’elle allait se retirer chez le chambellan Sievers, son beau-fils; et le lendemain elle m’amena Mme Vladislava pour occuper sa place près de moi. C’était une grande femme qui paraissait avoir bonne tournure, et dont la physionomie spirituelle me revint assez au premier abord. Je consultai mon oracle, Timothée Yévreinoff, sur ce choix. Il me dit que cette femme, que je n’avais jamais vue auparavant, était la belle-mère du premier commis du comte Bestoujeff, le conseiller Pougovichnikoff; qu’elle ne manquait ni d’esprit, ni de gaîté, mais qu’elle passait pour être très artificieuse; qu’il fallait voir comment elle se conduirait et surtout ne pas trop lui laisser voir de confiance. Elle s’appelait Praskovia Nikitichna. Elle débuta fort bien; elle était sociable, aimait à parler, parlait et contait avec esprit, savait à fond toutes les anecdotes du temps passé et présent, connaissait quatre ou cinq générations de toutes les familles, avait la généalogie des pères, mères, grand’pères, grand’mères, et aïeux paternels et maternels de tout le monde très présente à la mémoire, et personne ne m’a plus mis au fait qu’elle, de tout ce qui s’était passé en Russie depuis cent ans. L’esprit et la tournure de cette femme me revinrent assez, et quand je m’ennuyais je la faisais jaser, à quoi elle se prêtait toujours volontiers. Je découvris sans peine qu’elle désapprouvait très souvent les dits et les faits des Tchoglokoff; mais comme elle allait très souvent aussi dans les appartements de Sa Majesté, et qu’on ne savait pas du tout pourquoi, on était sur ses gardes avec elle jusqu’à un certain point, ne sachant comment les actions ou les paroles les plus innocentes pouvaient être interprétées.

Du palais d’été nous passâmes au palais d’hiver. Ici on nous présenta Mme La Tour l’Annois, qui avait été près de l’Impératrice dans sa première jeunesse et avait suivi la princesse Anna Pétrovna, fille ainée de Pierre I, lorsque celle-ci avait quitté la Russie, avec son époux le duc de Holstein, lors du règne de l’empereur Pierre II. Après la mort de cette princesse, Mme L’Annois s’en était retournée en France, et présentement elle était revenue en Russie pour s’y fixer, ou bien aussi pour s’en retourner après avoir obtenu de Sa Majesté quelques grâces. Mme L’Annois espérait qu’à titre d’ancienne connaissance, elle rentrerait dans la faveur et la familiarité de l’Impératrice; mais elle se trompa fort, tout le monde se ligua ensemble pour l’en exclure. Dès les premiers jours de son arrivée je prévis ce qui en arriverait, et voici comment. Un soir qu’il y avait jeu dans l’appartement de l’Impératrice, Sa Majesté allait et venait d’une chambre à l’autre et ne se fixait nulle part comme elle en avait la coutume. Mme L’Annois, espérant apparemment lui faire la cour, la suivait partout où elle allait. Mme Tchoglokoff, voyant cela, me dit: «Voyez comme cette femme suit partout l’Impératrice; mais cela ne durera pas longtemps, on la désaccoutumera bien vite de courir après elle.» Je me le tins pour dit, et réellement on commença par l’écarter, et puis on la renvoya avec des présents en France.

Pendant cet hiver se fit la noce du comte Lestocq et de la demoiselle Mengden, fille d’honneur de l’Impératrice. Sa Majesté, avec toute la cour, y assista, et elle fit l’honneur aux nouveaux mariés d’aller chez eux. On aurait dit qu’ils jouissaient de la plus grande faveur; mais un ou deux mois après la chance tourna. Un soir que nous étions au jeu dans l’appartement de l’Impératrice, j’y vis le comte Lestocq. Je m’approchai de lui pour lui parler; il me dit à demi-voix: «Ne m’approchez pas, je suis un homme suspect.» Je crus qu’il badinait, je lui demandai ce que cela voulait dire. Il me répondit: «Je vous répète très sérieusement de ne pas m’approcher, parceque je suis un homme suspect, qu’il faut fuir.» Je vis qu’il avait l’air altéré et qu’il était extrêmement rouge. Je le crus ivre et je tournai d’un autre côté. Ceci se passait le vendredi. Le dimanche matin, en me coiffant Timothée Yévreinoff me dit: «Savez-vous bien que cette nuit le comte Lestocq et sa femme ont été arrêtés et conduits à la forteresse comme criminels d’état.» Personne ne savait pourquoi, mais on apprit que le général Etienne Apraxine et Alexandre Schouvaloff avaient été nommés commissaires pour cette affaire.

Le départ de la cour pour Moscou fut fixé au 16 Décembre. Les Czernicheffs avaient été transférés à la forteresse dans une maison que l’Impératrice avait, et qui s’appelait Smolnoy Dvor. L’ainé des trois frères enivrait quelquefois ses gardes, et puis allait se promener en ville chez ses amis. Un jour une fille de garderobe, finnoise, que j’avais, et qui était promise à un domestique de la cour, parent de Yévreinoff, vint m’apporter une lettre d’André Czernicheff, dans laquelle il me priait de diverses choses. Cette fille l’avait vu chez son futur, où ils avaient passé la soirée ensemble. Je ne savais où fourrer cette lettre quand je la reçus. Je ne voulais pas la brûler pour me souvenir de ce dont il me priait. Il y avait fort longtemps que j’avais eu défense d’écrire même à ma mère. Par cette fille je fis l’emplette d’une plume d’argent et d’une écritoire. Pendant le jour j’avais la lettre dans ma poche; quand je me déshabillais je la fourrais sous ma jarretière dans mon bas, et avant de me coucher je la tirais de là et la mettais dans ma manche. Enfin je répondis; je lui envoyai ce qu’il avait désiré par le même canal auquel il avait confié sa lettre, et je choisis un moment propice pour brûler cette lettre qui me donnait de si grandes sollicitudes.

A la moitié de décembre nous partîmes pour Moscou. Nous étions, le grand-duc et moi, dans un grand traîneau, les cavaliers de service sur le devant. Le grand-duc allait pendant le jour se mettre dans un traîneau de ville avec Tchoglokoff, et moi je restais dans le grand traîneau que nous ne fermions jamais, et je faisais conversation avec ceux qui étaient assis sur le devant. Je me souviens que le chambellan prince Alexandre Jouriévitch Troubetzkoy me conta pendant ce temps comme quoi le comte Lestocq, prisonnier à la forteresse, les onze premiers jours de sa détention avait voulu se laisser mourir de faim, mais qu’on l’avait obligé à prendre de la nourriture. Il avait été accusé d’avoir pris 1,000 roubles du roi de Prusse pour appuyer ses intérêts, et d’avoir empoisonné un nommé Oettinger qui aurait pu déposer contre lui. On lui donna la question, après quoi il fut exilé en Sibérie.

Dans ce voyage l’Impératrice nous devança à Tver, et comme on prit pour sa suite les chevaux et les provisions qui étaient préparés pour nous, nous restâmes vingt-quatre heures à Tver sans chevaux et sans nourriture. Nous avions grand faim. Vers le soir Tchoglokoff nous fit avoir un sterlette rôti, qui nous parut délicieux. Nous partîmes pendant la nuit, et arrivâmes à Moscou deux ou trois jours avant noël. La première nouvelle que nous y apprîmes fut que le chambellan de notre cour, le prince Alex. Mich. Galitzine, avait reçu au moment de notre départ de Pétersbourg ordre de se rendre à Hambourg comme ministre de Russie, avec 4,000 roubles d’appointements. Ceci fut regardé de rechef comme un exilé de plus. Sa belle-sœur, la princesse Gagarine, qui était près de moi, en pleura beaucoup, et nous le regrettions tous.

Nous occupions à Moscou les appartements que j’y avais eus avec ma mère, en 1744. Pour aller à la grande église de la cour il fallait faire en carrosse le tour de la maison. Le jour de noël, à l’heure de la messe, nous allions nous mettre en carrosse et étions déjà sur le perron de l’escalier à cet effet, par une gelée de 29 dégrés, lorsqu’on vint nous dire de la part de l’Impératrice, qu’elle nous dispensait d’aller à la messe ce jour-là, à cause du froid excessif qu’il faisait; il est vrai qu’il pinçait le nez. Je fus obligée de rester dans ma chambre le premier temps de mon séjour à Moscou, à cause de l’excessive quantité de boutons qui m’étaient venus au visage. Je mourais de peur de rester couperosée. Je fis venir le médecin Boërhave, qui me donna des calmants et tout plein de choses pour chasser les boutons du visage. A la fin quand rien ne fit effet, il me dit un jour: «Je m’en vais vous donner ce qui les chasse.» Il tira de sa poche un petit flacon d’huile de Falk, et me dit d’en mettre une goutte dans une tasse d’eau et de me laver le visage avec cela de temps en temps, comme par exemple tous les huit jours. Réellement l’huile de Falk me nettoya le visage, et au bout d’une dizaine de jours je pus paraître. Peu de temps après notre arrivée à Moscou (1749), Mme Vladislava vint me dire que l’Impératrice avait ordonné de faire au plus tôt les noces de ma fille de garderobe finnoise. La seule raison pour laquelle vraisemblablement on hâtait ses noces, était apparemment que j’avais marqué quelque prédilection pour cette fille, qui était une grosse réjouie qui par-ci par-là me faisait rire en contrefaisant tout le monde et notamment fort plaisamment Mme Tchoglokoff. On la maria donc, et il n’en fut plus question.

Au milieu du carnaval, durant lequel il n’y eut aucun amusement ni divertissement quelconque, l’Impératrice se trouva incommodée d’une forte colique qui parut devenir très sérieuse. Mme Vladislava et Timothée Yévreinoff me vinrent chuchoter cela à l’oreille, me priant instamment de ne dire à personne qu’ils m’en avaient parlé. Sans les nommer j’en avertis le grand-duc, ce qui le mit fort en l’air. Un matin Yévreinoff vint me dire que le chancelier Bestoujeff et le général Apraxine avaient passé cette nuit dans l’appartement de M. et Mme Tchoglokoff, ce qui donnait lieu à croire que l’Impératrice était fort mal. Tchoglokoff et sa femme étaient plus refrognés que jamais, venaient chez nous, y dînaient, soupaient, mais ne lâchaient pas un mot de cette maladie. Nous n’en parlions pas non plus, ni n’osions par conséquent envoyer demander comment Sa Majesté se portait, parceque l’on aurait d’abord demandé: «Comment, par où, par qui savez-vous qu’elle est malade?» et ceux qui auraient été nommés, ou même soupçonnés, auraient, pour sûr, été renvoyés ou exilés, ou même envoyés à la chancellerie secrète, inquisition d’état, qu’on craignait plus que le feu. Enfin quand Sa Majesté, au bout de dix jours, se porta mieux, il y eut à la cour une noce d’une de ses demoiselles d’honneur. A table je me trouvai assise a côté de la comtesse Schouvaloff favorite de l’Impératrice. Elle me conta que Sa Majesté était encore si faible de la terrible maladie qu’elle venait d’avoir, qu’elle avait coiffé la promise de ses diamants (honneur qu’elle faisait à toutes ses demoiselles d’honneur) assise sur son lit, les pieds seulement hors du lit, et que pour cela elle n’avait pas paru au festin de la noce. Comme la comtesse Schouvaloff me parlait la première de cette maladie, je lui témoignai la peine que m’avait fait son état et la part que j’y prenais. Elle me dit que Sa Majesté apprendrait avec satisfaction ma manière de penser à cet égard. Le surlendemain de ce jour Mme Tchoglokoff vint, le matin, dans ma chambre, et me dit, en présence de Mme Vladislava, que l’Impératrice était fort irritée contre le grand-duc et moi, à cause du peu d’intérêt que nous avions marqué prendre à sa maladie, qui était allé jusque là que nous n’avions pas même envoyé demander une seule fois comment elle se portait. Je dis à Mme Tchoglokoff que je m’en rapportais à elle-même; que ni elle ni son mari ne nous avaient dit un seul mot de la maladie de Sa Majesté; que n’en sachant rien, nous n’avions pu témoigner la part que nous y prenions. Elle me répondit: «Comment pouvez-vous dire que vous n’en saviez rien? la comtesse Schouvaloff a dit à Sa Majesté que vous aviez parlé avec elle, à table, de cette maladie.» Je lui répondis: «Il est vrai que je lui en ai parlé, parcequ’elle m’a dit que Sa Majesté était encore faible et ne pouvait sortir, et alors je lui ai demandé des détails sur la maladie.» Mme Tchoglokoff s’en alla en grognant, et Mme Vladislava me dit: qu’il était bien étrange de chercher querelle aux gens pour une chose qu’ils ignorent, que puisque les Tchoglokoff seuls étaient en droit de dire, s’ils n’avaient pas dit c’était leur faute, et pas la nôtre, si nous avions manqué par cause d’ignorance. Quelque temps après, à un jour de cour, l’Impératrice s’approcha de moi, et je trouvai un moment favorable pour lui dire que ni Tchoglokoff ni sa femme ne nous avaient point avertis de sa maladie, et que par là nous avions été hors d’état de lui marquer la part que nous y avions prise. Elle reçut ceci fort bien, et il me parut que le crédit de ces gens-là diminuait.

La première semaine du carême, M. Tchoglokoff voulut faire ses dévotions. Il se confessa, mais le confesseur de l’Impératrice lui défendit de communier. Toute la cour disait que c’était par ordre de Sa Majesté Impériale, à cause de son aventure avec Melle Kocheleff. Pendant une partie de notre séjour à Moscou, M. Tchoglokoff parut être intimement lié avec le chancelier comte Bestoujeff et avec l’âme damnée de celui-ci, le général Etienne Apraxine. Il était continuellement avec eux, et, à l’entendre parler, on aurait dit qu’il était le conseiller intime du comte Bestoujeff, ce qui cependant ne pouvait être en effet, parceque Bestoujeff avait infiniment trop d’esprit pour se laisser conseiller par un sot aussi arrogant que l’était Tchoglokoff. Mais vers la moitié à peu près de notre séjour à Moscou, cette extrême intimité cessa tout d’un coup, je ne sais pas trop pourquoi, et il devint l’ennemi juré de ceux dans l’intimité desquels il avait vécu peu auparavant.

Peu après mon arrivée à Moscou, je me mis, par ennui, à lire l’Histoire d’Allemagne par le père Barre, chanoine de Ste Geneviève, 9 tomes in quarto. Tous les huit jours j’en finissais un, après quoi je lus les Œuvres de Platon. Mes chambres donnaient sur la rue, le double en était occupé par le grand-duc; ses fenêtres donnaient sur une petite cour. J’étais à lire dans ma chambre; une fille de chambre ordinairement y entrait et s’y tenait debout tant qu’elle voulait, puis sortait, et une autre prenait sa place quand elle le jugeait à propos. Je fis sentir à Mme Vladislava que cela n’était bon à rien qu’à incommoder, et que d’ailleurs j’avais beaucoup à souffrir de la proximité des appartements du grand-duc et de ce qui s’y passait, dont elle-même souffrait autant que moi, parcequ’elle occupait un petit cabinet qui faisait précisément le bout de mes appartements, et elle consentit à dispenser les filles de chambre de cette espèce d’étiquette. Voici ce qui nous faisait souffrir, le matin, le jour, et très avant dans la nuit. Le grand-duc, avec une persévérance rare, dressait une meute de chiens à grands coups de fouet, et, en criant comme les chasseurs, il faisait aller d’un bout de ses deux chambres (car il n’en avait pas plus) à l’autre. Ceux de ses chiens qui se fatiguaient ou détachaient étaient châtiés rigoureusement, ce qui les faisait crier encore plus fort. Quand enfin il se lassait de cet exercice détestable pour les oreilles et le repos de ses voisins, il prenait un violon dont il râclait fort mal et avec une violence extraordinaire, en se promenant par les chambres, après quoi recommençait l’éducation de la meute et les châtiments, qui en vérité me paraissaient cruels. Entendant un jour un pauvre chien crier terriblement et fort longtemps, j’ouvris la porte de ma chambre à coucher où j’étais assise, et qui était attenante à celle où se passait la scène, et je vis qu’il tenait un de ses chiens en l’air par le collier et qu’un garçon, kalmouck de naissance, qu’il avait, tenait le même chien par la queue (c’était un pauvre petit charlot de la race anglaise), et avec le gros manche d’un fouet le grand-duc battait ce chien de toute sa force. Je me mis à intercéder pour cette pauvre bête, mais cela fit redoubler les coups. Ne pouvant supporter ce spectacle qui me parut cruel, je me retirai, les larmes aux yeux, dans ma chambre. En général les larmes et les cris, au lieu de faire pitié au grand-duc, le mettaient en colère. La pitié était un sentiment pénible et même insupportable à son âme.

Vers ce temps-là mon valet de chambre Timothée Yévreinoff me remit une lettre de son ancien camarade André Czernicheff, qu’on avait enfin remis en liberté, et qui passait près de Moscou, pour s’en aller au régiment dans lequel il avait été placé comme lieutenant. J’en usai avec cette lettre comme avec la précédente; je lui envoyai tout ce qu’il me demandait, et n’en dis mot ni au grand-duc ni à âme qui vive.

Au printemps l’Impératrice nous fit venir à Pérova, où nous passâmes quelques jours avec elle chez le comte Razoumowsky. Le grand-duc et M. Tchoglokoff couraient presque tous les jours les bois avec le maître de la maison. Moi, je lisais dans ma chambre, ou bien aussi Mme Tchoglokoff, quand elle ne jouait pas, venait me tenir compagnie par ennui. Elle se plaignait beaucoup de celui qui régnait dans cet endroit et des chasses continuelles de son mari, qui était devenu chasseur passionné, depuis qu’à Moscou on lui avait donné un fort beau levrier anglais. J’appris par d’autres que son mari servait de risée à tous les autres chasseurs, et qu’il s’imaginait, et qu’on lui faisait accroire que sa Circée (c’est ainsi que s’appelait sa chienne) attrapait tous les lièvres qu’on prenait. En général M. Tchoglokoff était très porté à croire que tout ce qui lui appartenait était d’une beauté ou bonté rare; sa femme, ses enfans, ses domestiques, sa maison, sa table, ses chevaux, ses chiens, tout ce qui lui appartenait, quoique tout futtrès médiocre, participait à son amour-propre, mais comme lui appartenant devenait chose incomparable à ses yeux.

Il me prit un jour, à Pérova, un si grand mal de tête, comme je ne me souviens pas d’en avoir eu de pareil de ma vie. L’excessive douleur me donna un violent mal de cœur. Je vomis à différentes reprises, et chaque pas qu’on faisait dans ma chambre augmentait mon mal. Je restai presque vingt-quatre heures dans cet état, et enfin je m’endormis. Le lendemain je ne sentais que de la faiblesse. Mme Tchoglokoff eut tout le soin possible de moi pendant ce violent accès. En général toutes les gens que la malveillance assurément la plus marquée plaçait autour de moi, dans fort peu de temps prenaient pour moi une bienveillance involontaire, et quand ils n’étaient ni soufflés ni de nouveau excités, ils agissaient contre les principes de ceux qui les avaient employés, et se laissaient aller souvent à l’inclination qui les entraînait vers moi, ou plutôt à l’intérêt que je leur inspirais. Ils ne me trouvaient jamais boudeuse ni hargneuse, mais toujours portée à me prêter à la plus petite avance de leur part. En tout ceci mon humeur gaie me servait beaucoup, car tous ces argus souvent étaient amusés des propos que je leur tenais, et se déridaient peu-à-peu malgré eux.

Il prit un nouvel accès de colique à Sa Majesté à Pérova. Elle se fit transporter à Moscou, et nous allâmes pas-à-pas au palais qui n’est qu’à quatre verstes de là. Cet accès n’eut aucune suite, et peu de temps après Sa Majesté alla en pélérinage au couvent de Troïtza. Elle voulait faire ces soixante verstes à pied, et à cet effet elle alla à la maison de Pokrovskoé. On nous fit prendre le chemin de Troïtza, et nous allâmes nous établir à onze verstes de Moscou sur ce chemin, à une fort petite maison de campagne qui appartenait à Mme Tchoglokoff, et se nommait Rajova. Pour tout logement il y avait une petite salle au milieu de la maison, et de chaque côté deux fort petites chambres. On mit des tentes autour de la maison, où toute notre suite fut placée. Le grand-duc en avait une. J’occupais une des petites chambres; Mme Vladislava, une autre; les Tchoglokoff étaient dans les autres. Nous dînions dans la salle. L’Impératrice faisait trois à quatre verstes à pied, puis se reposait quelques jours. Ce voyage dura presque tout l’été. Nous allions à la chasse toutes les après-dîners.

Quand Sa Majesté parvint jusqu’à Taininska, qui est à peu près vis-à-vis de Rajova, de l’autre côté du grand chemin du couvent de Troïtza, le Hetman, comte Razoumowsky, frère puîné du favori et qui demeurait dans sa campagne de Pokrovskojé, sur le chemin de Pétersbourg, de l’autre côté de Moscou, s’avisa de venir tous les jours chez nous à Rajova. Il était fort gai et à-peu-près de notre âge. Nous l’aimions beaucoup. Comme frère du favori, M. et Mme Tchoglokoff le recevaient volontiers dans leur maison. Son assiduité continua tout l’été, et nous le voyions toujours venir avec beaucoup de plaisir. Il dînait et soupait avec nous, et après souper il s’en allait de rechef à sa terre; par conséquent il faisait quarante ou cinquante verstes tous les jours. Une vingtaine d’années plus tard il me prit fantaisie de lui demander ce qui, dans ce temps là, l’avait pu porter ainsi à venir partager l’ennui et l’insipidité de notre séjour à Rajova, tandis que sa propre maison fourmillait tous les jours de toute la meilleure compagnie qui se trouvât à Moscou. Il me répondit sans hésiter: «L’amour.»—«Mais, mon Dieu,» lui dis-je, «de qui pouviez-vous être amoureux chez nous?»—«De qui!» me dit-il, «de vous.» Je partis d’un grand éclat de rire, car de ma vie je ne m’en serais doutée. D’ailleurs il était marié, depuis plusieurs années, à une riche héritière de la maison Narichkine, que l’Impératrice lui avait fait épouser, un peu malgré lui à la vérité, mais avec laquelle il paraissait bien vivre; d’ailleurs il était connu que toutes les plus jolies femmes de la cour et de la ville se l’arrachaient; et réellement il était bel homme, d’une humeur originale, très agréable, et il avait sans comparaison plus d’esprit que son frère, qui d’un autre côté l’égalait en beauté, mais le surpassait en générosité et bienfaisance. Ces deux frères-là étaient la famille de favoris la plus aimée que j’aie jamais vue.

Vers la St Pierre l’Impératrice nous envoya dire de la venir joindre à Bratovchina. Nous nous y rendîmes tout de suite. Comme tout le printemps et partie de l’été j’avais été à la chasse ou continuellement à l’air, la maison de Rajova étant si petite que nous passions la plus grande partie du jour dans le bois qui l’entoure, j’arrivai à Bratovchina excessivement rouge et hâlée. L’Impératrice, en me voyant, se récria sur ma rougeur, et me dit qu’elle m’enverrait un lavage pour faire passer mon hâle. Effectivement elle m’envoya tout de suite une fiole dans laquelle il y avait une liqueur composée de citron, de blanc d’œuf et d’eau de vie de France. Elle ordonna que mes femmes de chambre apprissent la composition et la proportion qu’il fallait y mettre. Au bout de quelques jours mon hâle passa, et depuis je m’en suis servie et l’ai donné à plusieurs personnes pour en faire usage en pareil cas. Quand la peau est échauffée, je ne connais pas de meilleur remède. Cela est bon encore contre ce qu’on appelle en russe Лишай[H] et dont je ne me souviens pas dans ce moment la dénomination en français, et qui n’est autre qu’un échauffement qui fait gercer la peau.

Nous passâmes la St Pierre au couvent de Troïtza, et comme il n’y avait rien l’après-dîner du même jour à quoi le grand-duc pût s’occuper, il s’avisa de faire un bal dans sa chambre, où cependant il n’y avait que lui, deux de ses valets de chambre, et deux femmes que j’avais avec moi, dont l’une avait passé cinquante ans. Du couvent Sa Majesté passa à Taïninskoé, et nous de rechef à Rajova, où nous menâmes la même vie. Nous y restâmes jusqu’à la mi-août que l’Impératrice fit un voyage à Sophino, endroit situé à soixante ou soixante-dix verstes de Moscou. Nous y campions. Le lendemain de notre arrivée dans cet endroit nous allâmes dans sa tente. Nous la trouvâmes qui grondait l’homme qui avait la régie de cette terre. Elle y était allée pour la chasse, et n’y avait pas trouvé de lièvres. Cet homme était pâle et tremblant, et il n’y avait pas d’injures qu’elle ne lui dît: réellement elle était furieuse. Nous voyant arriver pour lui baiser la main, elle nous embrassa comme à l’ordinaire, puis continua à gronder son homme. Dans sa colère elle lançait des traits sur qui elle en voulait. Elle amenait cela par degrés, et la volubilité des paroles était grande. Elle se mit à dire, entr’autres choses, qu’elle s’entendait parfaitement bien en régie de terre; que le règne de l’Impératrice Anne lui avait appris cela; qu’ayant eu peu, elle se gardait de dépenser; que si elle avait fait des dettes, elle aurait craint de se damner; que si elle était morte alors avec des dettes, personne ne les aurait payées, que son âme serait allée en enfer, ce qu’elle ne voulait pas; que pour cela, à la maison, et quand elle n’y était pas obligée, elle portait des habits fort simples, le dessus en taffetas blanc et le dessous de grisette noire, avec quoi elle faisait économie, et qu’elle avait garde de mettre des robes riches à la campagne ou en voyage. Or ceci me regardait, j’avais une robe lilas et argent; je me le tins pour dit. Cette dissertation, car c’en était une, car personne ne disait mot, la voyant rouge et étincelante de colère, dura bien trois quarts d’heure. Enfin un fou qu’elle avait, nommé Aksakoff, la fit finir. Il entra et lui apporta un petit porc-épic qu’il lui présenta dans son chapeau. Elle s’approcha de lui pour le regarder, et, dès qu’elle l’eut vu, elle jeta un cri perçant, dit qu’il ressemblait à une souris, et s’enfuit à toutes jambes dans l’intérieur de sa tente, car elle craignait mortellement les souris. Nous ne la revîmes plus; elle dîna chez elle. L’après-dîner elle alla à la chasse, prit le grand-duc avec elle, et moi j’eus ordre de m’en retourner avec Mme Tchoglokoff à Moscou, où le grand-duc revint quelques heures après moi, la chasse ayant été courte, le vent étant très fort ce jour-là.

Un jour de dimanche l’Impératrice nous fit venir à Taïninskoé, de Rajova où nous étions retournés, et nous eûmes l’honneur d’y dîner avec Sa Majesté à table. Elle était seule au bout de la table, le grand-duc à sa droite, moi à sa gauche, vis-à-vis de lui; près du grand-duc le maréchal Boutourline, près de moi la comtesse Schouvaloff. La table était fort longue et étroite. Le grand-duc, ainsi assis entre l’Impératrice et le maréchal Boutourline, se grisa si fort, à l’aide de ce maréchal qui ne haïssait pas la boisson, qu’il passa toute mesure, ne savait plus ce qu’il disait ni faisait, balbutiait de la langue, et faisait si peu de plaisir que les larmes m’en vinrent à l’œil, à moi qui cachais et palliais alors autant que je pouvais ce qu’il y avait de répréhensible en lui. L’Impératrice me sut gré de ma sensibilité et se leva de table plus tôt qu’à l’ordinaire. Son Altesse Impériale devait aller l’après-dîner à la chasse avec le comte Razoumowski; mais il resta à Taïninskoé, et moi je retournai à Rajova. Chemin faisant il me prit un horrible mal de dents. Le temps commençait à devenir froid et humide, et il n’y avait qu’à peine le couvert à Rajova. Le frère de Mme Tchoglokoff, le comte Hendricoff, qui était chambellan de service auprès de moi, proposa à sa sœur de me guérir sur le champ. Elle m’en parla. Je consentis à éprouver son remède, qui ne paraissait rien du tout, ou plutôt un charlatanisme parfait. Il alla tout de suite dans l’autre chambre, et en rapporta un fort petit rouleau de papier qu’il me dit de mâcher avec la dent malade. A peine eus-je fait ce qu’il m’avait dit, que les douleurs de ma dent malade devinrent si vives que je fus obligée de me mettre au lit. Il me prit une forte fièvre, avec une telle chaleur que je commençais à battre la campagne. Mme Tchoglokoff, effrayée de mon état et l’attribuant au remède de son frère, lui chanta pouille. Elle ne quitta pas mon lit pendant la nuit; elle envoya dire à l’Impératrice que sa maison de Rajova n’était aucunement propre pour quelqu’un qui était aussi gravement malade comme je lui paraissais, et se donna tant de mouvement que le lendemain on me ramena à Moscou, très malade. Je fus dix ou douze jours au lit, et la douleur de dents me reprenait chaque après-dîner à la même heure.

Au commencement de septembre l’Impératrice s’en alla au couvent de Voskressensky, où nous eûmes ordre de nous rendre pour le jour de son nom. Ce jour-là elle déclara pour gentilhomme de la chambre M. Ivan Ivanowitch Schouvaloff. Ceci fit un évènement à la cour. Tout le monde se disait à l’oreille que c’était un nouveau favori. Je me réjouissais de son élévation, parcequ’étant page, je l’avais distingué comme un personnage qui promettait par son application: on le trouvait toujours un livre à la main.

Revenue de cette excursion, je tombai malade d’un mal de gorge avec une forte fièvre. L’Impératrice vint me voir pendant cette maladie. A peine commençais-je à me rétablir, et étant très faible encore, Sa Majesté me fit ordonner par Mme Tchoglokoff d’assister à la noce et coiffer la nièce de la comtesse Roumianzoff, qui se mariait à M. Alexandre Narichkine, qui en suite fut grand-échanson. Mme Tchoglokoff, qui voyait qu’à peine j’étais convalescente, fut un peu peinée en me faisant ce compliment, qui ne me fit pas beaucoup de plaisir, parceque je voyais clairement qu’on se souciait fort peu de ma santé et peut-être de ma vie. J’en parlai sur ce ton-là à Mme Vladislava, qui me parut, de même que moi, très peu édifiée de cet ordre signé sans égard ni ménagement. Je ramassai mes forces, et le jour fixé on amena la promise dans ma chambre. Je la coiffai de mes diamants, et quand cela fut fait on la mena à l’église de la cour pour la marier. Pour moi on me fit aller, en compagnie de Mme Tchoglokoff et de ma cour à moi, dans la maison de Narichkine. Or nous logions à Moscou dans le palais au bout de la Sloboda allemande. Pour aller à la maison des Narichkine il fallait passer tout Moscou, faire au moins sept verstes. C’était au mois d’octobre, vers les neuf heures du soir. Il gelait à pierre fendre, et le verglas était tel qu’on ne pouvait aller autrement qu’à très petits pas. Je fus au moins deux heures et demie en chemin en allant, et autant en revenant, et il n’y eut ni un seul homme ni un seul cheval de ma suite qui ne fît une ou plusieurs chutes. Enfin, parvenus à l’église de Kasansky, qui était proche de la porte dite Troïtzkaja, nous trouvâmes un autre embarras. Dans cette église on mariait, à cette heure même, la sœur de Ivan Ivanowitch Schouvaloff, qui avait été coiffée par l’Impératrice tandis que je coiffais Melle Roumianzoff, et tout l’embarras des voitures se trouvait à cette porte. Nous nous arrêtions à chaque pas, puis les chutes recommençaient, aucun cheval n’étant ferré à glace. Enfin nous arrivâmes, non pas seulement de la meilleure humeur du monde. Nous attendîmes très longtemps les nouveaux mariés, aux quels il arriva à peu-près les mêmes accidents qu’à nous. Le grand-duc accompagnait le jeune marié. Puis on attendit encore l’Impératrice. Enfin on se mit à table. Après le souper on fit quelques tours de danse de cérémonie dans l’antichambre, puis on nous dit de mener les nouveaux mariés dans leurs appartements. A cet effet il fallait passer par plusieurs corridors assez froids, monter quelques escaliers qui ne l’étaient pas moins, puis passer par de longues galeries construites de planches humides, à la hâte, et d’où l’eau découlait de toutes parts. Enfin, parvenus aux appartements, on s’assit à une table couverte d’un dessert: on n’y resta que pour porter la santé des nouveaux mariés; puis on conduisit la nouvelle mariée à la chambre à coucher, et nous nous en allâmes pour revenir à la maison. Le lendemain soir il fallait y retourner. Qui l’eût cru? cette bagarre, au lieu de nuire à ma santé, n’empêcha aucunement ma reconvalescence: le lendemain je me portais mieux que la veille.

Au commencement de l’hiver je vis le grand-duc dans une grande inquiétude. Je ne savais ce que c’était. Il ne dressait plus sa meute. Il venait vingt fois par jour dans ma chambre, avait l’air très peiné, était rêveur et distrait. Il s’acheta des livres allemands; mais quels livres! Une partie consistait dans des livres de prières luthériens, et l’autre dans l’histoire et le procès juridique de quelques voleurs de grands chemins, qui avaient été pendus ou roués. Il lisait cela tour-à-tour, quand il ne jouait pas du violon. Comme il ne gardait pas longtemps sur le cœur communément ce qui lui cuisait, et qu’il n’avait que moi à qui il le pouvait conter, j’attendis patiemment ce qu’il m’en dirait.

Enfin un jour il me découvrit ce qui le tourmentait. Je trouvai que la chose était infiniment plus grave que je ne l’avais supposé. Pendant l’été presqu’entier, du moins pendant le séjour à Rajova, sur le chemin du couvent de Troïtza, je n’avais quasi vu le grand-duc qu’à table et au lit. Il y venait après que j’étais endormie, et s’en allait avant que je fusse réveillée; le reste du temps s’était passé quasi à la chasse ou à des préparatifs de chasse. Tchoglokoff avait obtenu, sous prétexte d’amuser le grand-duc, deux meutes du grand-veneur, l’une de chiens et chasseurs russes, l’autre de chiens français ou allemands. A celle-ci étaient attachés un vieux piqueur français, un garçon courlandais et un allemand. Comme M. Tchoglokoff s’était emparé de la direction de la meute russe, le grand-duc prit sur lui la direction de la meute étrangère, dont l’autre ne se souciait pas du tout. Chacun d’eux entrait dans les plus menus détails de tout ce qui regardait sa partie. Par conséquent le grand-duc allait lui-même continuellement au chenil de la meute, ou bien aussi les chasseurs venaient chez lui l’entretenir de l’état de la meute, de ses faits et besoins. Enfin, s’il faut parler net, il se faufila avec ces gens, collationnait et buvait avec eux à la chasse, et était toujours au milieu d’eux. Le régiment de Boutirsky se trouvait alors à Moscou. Dans ce régiment il y avait alors un lieutenant nommé Yakoff Batourine, perdu de dettes, joueur et reconnu pour un très mauvais sujet, d’ailleurs homme fort déterminé. J’ignore par quel hasard ou comment cet homme fit connaissance avec les chasseurs de la meute française du grand-duc; mais je crois que les uns et les autres avaient leur quartier dans ou près le village de Moutistcha ou Alexééwsky. Enfin tant il y a que les chasseurs du grand-duc lui dirent qu’il y avait un lieutenant du régiment de Boutirsky qui marquait un grand attachement à Son Altesse Impériale et qui disait que tout le régiment pensait de même. Le grand-duc écouta ce récit avec complaisance, voulut savoir des détails sur le régiment par ces chasseurs. On lui rapporta beaucoup de mal des chefs, et beaucoup de bien des subalternes. Batourine enfin, toujours par les chasseurs, demanda d’être présenté au grand-duc, à la chasse. A ceci, au commencement, le grand-duc ne se prêta pas tout-à-fait, mais à la suite il y consentit. De fil en aiguille le grand-duc étant un jour à la chasse, Batourine se trouva dans un lieu écarté. Batourine lui dit, en le voyant et se jetant à ses genoux, qu’il jurait qu’il ne reconnaissait d’autre maître que lui et ferait tout ce qu’il lui ordonnerait. Le grand-duc me dit qu’en entendant proférer ce serment il s’effraya de cela, donna des deux à son cheval et laissa l’autre à genoux dans le bois, et que les chasseurs, qui l’avaient précédé, n’avaient pas entendu ce que l’autre avait dit. Le grand-duc prétendait qu’il n’avait pas eu avec cet homme d’autre connexion, et qu’il avait même averti les chasseurs de bien prendre garde que cet homme ne leur portât malheur. Ses inquiétudes présentes provenaient de ce que les chasseurs lui étaient venus dire que Batourine avait été arrêté et transféré à Préobrajenskoé, où était la chancellerie secrète qui connaissait les crimes d’Etat. Son Altesse Impériale tremblait pour les chasseurs et craignait fort d’être compromis. Pour ce qui regarde les chasseurs, ses craintes se tournèrent bientôt en réalité, car il apprit peu de jours après qu’ils avaient été arrêtés et menés à Préobrajenskoé. Je tâchais de diminuer ses angoisses en lui représentant que si réellement il n’était entré dans aucun pourparler autre que ce qu’il avait fait, il me paraissait tout au plus une imprudence de s’être faufilé en aussi mauvaise compagnie. Je ne saurais dire s’il me disait la vérité. J’ai lieu de croire qu’il diminuait ce qu’il pourrait y avoir eu de pourparlers peut-être, car à moi-même sur cette affaire il ne parlait que par paroles coupées et comme malgré lui: cependant l’excessive peur qu’il avait pouvait aussi produire le même effet sur lui. Peu de temps après il vint me dire que quelques chasseurs avaient été remis en liberté, mais avec ordre d’être renvoyés au-delà de la frontière, et qu’ils lui avaient fait dire qu’ils n’avaient pas nommé son nom, de quoi il sautait de joie. Le calme se remit dans son esprit, et il ne fut plus question de cette affaire. Pour J. Batourine il fut trouvé très coupable. Je n’ai ni lu, ni vu depuis son affaire, mais j’ai su qu’il ne méditait pas moins que de tuer l’Impératrice, de mettre le feu au palais, et de porter, par cette horreur et dans cette bagarre, le grand-duc au trône. Il fut condamné, après avoir reçu la question, à passer le reste de ses jours à Schlusselbourg, enfermé dans cette forteresse. De mon règne, ayant voulu forcer sa prison, il a été envoyé à Kamtchatka, d’où il s’est enfui avec Benjousky, et a été tué en pillant, chemin faisant, l’île Formose dans la mer pacifique.

Le 15 décembre nous partîmes de Moscou pour Pétersbourg. Nous allions jour et nuit en traîneau découvert. A la moitié du chemin il me prit de nouveau un violent mal de dents. Malgré cela le grand-duc ne consentit pas à fermer le traîneau. Avec peine consentit-il que je tirasse un peu le rideau du traîneau, afin de me garantir d’un vent froid et humide qui me donnait dans le visage. Enfin nous arrivâmes à Zarskoé-Sélo, où l’Impératrice était déjà, nous ayant dépassé le long du chemin, comme elle en avait la coutume. Dès que j’eus mis pied à terre, j’entrai dans l’appartement qui nous était destiné, et j’envoyai chercher le médecin de Sa Majesté, Boërhave, le neveu du fameux, et je le priai de me faire arracher cette dent qui me tourmentait depuis quatre à cinq mois. Il n’y consentit qu’avec peine, mais je le voulais absolument. Enfin il fit chercher Gyon, mon chirurgien; je m’assis par terre, Boërhave d’un côté, Tchoglokoff de l’autre, et Gyon me tira cette dent. Mais au moment qu’il me la tira, mes yeux, mon nez, ma bouche devinrent des fontaines, dont il sortait, par la bouche le sang, par le nez et par les yeux découlait de l’eau. Alors Boërhave, qui avait beaucoup de justesse dans l’esprit, s’écria: «Le maladroit!» et s’étant fait donner la dent, il dit: «C’est ce que je craignais, et pourquoi je ne voulais pas qu’elle fût arrachée.» Gyon, en arrachant la dent, avait emporté un morceau de la mâchoire d’en bas, à laquelle la dent avait été attachée. L’Impératrice vint à la porte de ma chambre au moment où ceci s’y passait. On me dit après qu’elle y fut sensible jusqu’aux larmes. On me coucha. Je souffris beaucoup pendant plus de quatre semaines, même en ville, où malgré cela nous allâmes le lendemain, toujours en traîneaux ouverts. Je ne sortis de ma chambre qu’à la moitié de janvier 1750, parceque sur le bas de la joue j’avais les cinq doigts de M. Gyon imprimés en taches bleues et jaunes. Le premier jour de l’an de cette année, voulant me coiffer, je vis le garçon perruquier, kalmouck de nation et que j’avais fait élever, excessivement rouge et les yeux fort perçants. Je lui demandai ce qu’il avait. Il me dit qu’il avait beaucoup mal à la tête et de la chaleur. Je le renvoyai en lui disant d’aller se coucher, parceque réellement il n’en pouvait plus. Il s’en alla, et le soir on vint me dire que la petite vérole venait de paraître chez lui. J’en fus quitte pour la peur que j’eus de prendre la petite vérole, mais je ne la gagnai pas, quoiqu’il m’eût peigné la tête.

L’Impératrice resta une grande partie du carnaval à Zarskoé-Sélo. Pétersbourg restait quasi vide. La plupart des personnes qui y demeuraient étaient fixées par devoir, aucune par goût. Quand la cour avait été à Moscou et qu’elle était sur son retour à Pétersbourg, tous les courtisans s’empressaient de demander des congés, pour un an, six mois, ou au moins quelques semaines, afin de rester à Moscou. Les gens en place, comme sénateurs et autres, faisaient de même, et quand ils craignaient de ne pas l’obtenir, alors venaient les maladies, feintes ou véritables, des maris, des femmes, des pères, frères, mères, sœurs, ou enfants, ou bien des procès ou autres affaires à régler et indispensables. En un mot il fallait six mois, et plus quelquefois, avant que la cour et la ville redevinssent ce qu’elles étaient avant le départ de la cour; et tandis qu’elle n’y était pas, l’herbe croissait dans les rues de Pétersbourg, parcequ’il n’y avait presque pas de carrosses dans la ville. Dans cet état de choses, pour le moment, il n’y avait pas grande compagnie à espérer, surtout pour nous qu’on tenait fort enfermés. M. Tchoglokoff s’avisa pendant ce temps de nous amuser, ou plutôt ne sachant lui-même et sa femme, quoi faire d’ennui, il nous invita, le grand-duc et moi, de venir toutes les après-midi jouer chez lui, dans les appartements qu’il occupait à la cour et qui consistaient en quatre ou cinq chambres assez petites. Il y faisait venir les cavaliers et les dames de service, et la princesse de Courlande, fille du duc Ernest Jean Biren, ancien favori de l’impératrice Anne. L’impératrice Elisabeth avait fait revenir ce duc de Sibérie, où, sous la régence de la princesse Anne, il avait été exilé. C’est là qu’il demeurait avec sa femme, ses fils, et sa fille. Cette fille n’était ni belle, ni jolie, ni bien faite, car elle était bossue et assez petite; mais elle avait de beaux yeux, de l’esprit, et une capacité singulière pour l’intrigue. Son père et sa mère ne l’aimaient pas beaucoup; elle prétendait qu’ils la maltraitaient continuellement. Un beau jour elle se sauva de la maison paternelle et s’enfuit chez la femme du voïvode de Yaroslav, Mme Pouchkine. Cette femme, enchantée de se donner de l’importance à la cour, l’amena à Moscou, s’adressa à Mme Schouvaloff, et l’on fit passer la fuite de la princesse de Courlande de la maison paternelle, comme une suite de la persécution avec laquelle ses parents en avaient usé envers elle, parcequ’elle avait témoigné le désir d’embrasser la religion grecque. En effet la première chose qu’elle fit à la cour fut réellement sa confession de foi. L’Impératrice fut marraine, après quoi on lui donna un appartement parmi les demoiselles d’honneur. M. Tchoglokoff se piquait de lui marquer de l’attention, parceque le frère ainé de la princesse avait mis le fondement de sa fortune, en le prenant du corps des cadets, où il était élevé, dans la garde à cheval, et le tenant près de lui comme galopin. La princesse de Courlande, ainsi faufilée avec nous, et jouant tous les jours au trisset, pendant plusieurs heures, avec le grand-duc, Tchoglokoff et moi, se conduisit au commencement avec une très grande retenue. Elle était insinuante, et son esprit faisait oublier ce qu’il y avait de désagréable dans sa figure, surtout quand elle était assise. Elle tenait à un chacun les propos qui pouvaient lui plaire. Tout le monde la regardait comme une orpheline intéressante, et la considérait comme une personne quasi sans conséquence. Elle avait aux yeux du grand-duc un autre mérite qui n’était pas de peu d’importance: c’était une espèce de princesse étrangère et, qui plus est, allemande; par conséquent il ne parlait qu’allemand avec elle: ceci lui donnait des charmes à ses yeux. Il commença à lui témoigner autant d’attention qu’il était capable d’en avoir. Quand elle dînait chez elle il lui envoyait du vin et quelques plats favoris de sa table, et quand il attrapait quelque nouveau bonnet de grenadier ou quelque bandoulière, il les lui envoyait encore pour lui faire voir. Ce n’était pas la seule acquisition que la cour avait faite à Moscou que cette princesse de Courlande, qui alors pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans: l’Impératrice y avait pris les deux comtesses Voronzoff, nièces du vice-chancelier et filles du comte Roman Voronzoff, son frère puiné. L’ainée, Marie, pouvait avoir quatorze ans. Elle avait été placée entre les filles d’honneur de l’Impératrice. La cadette Elisabeth n’en avait que onze. On me la donna. C’était un enfant très laid, dont le teint était olive et qui était malpropre au suprême degré. Vers la fin du carnaval Sa Majesté rentra en ville. La première semaine du carême nous avions commencé à faire nos dévotions. Le mercredi soir je devais aller au bain dans la maison de Mme Tchoglokoff; mais la veille au soir elle entra dans ma chambre, où le grand-duc se trouvait aussi, et lui signifia, de la part de Sa Majesté, l’ordre d’aller aussi au bain. Or les bains et toutes les autres coutumes russes ou habitudes du pays, non seulement il les avait pris en grippe, mais même il les détestait mortellement. Il dit tout net qu’il n’en ferait rien. Elle, qui était opiniâtre aussi et ne connaissait dans son parler aucune sorte de ménagement, lui dit que cela s’appelait désobéir à Sa Majesté Impériale. Lui il soutint qu’il ne fallait pas lui ordonner ce qui répugnait à sa nature; qu’il savait que le bain, où il n’avait jamais été, lui était contraire; qu’il ne voulait pas mourir; que la vie était ce qu’il avait de plus cher, et que l’Impératrice ne l’obligerait jamais d’y aller. Mme Tchoglokoff riposta en disant que Sa Majesté saurait punir sa désobéissance. Ici il se courrouça et lui dit avec emportement: «Je verrai un peu ce qu’elle fera; je ne suis pas un enfant.» Alors Mme Tchoglokoff le menaça que l’Impératrice le ferait mettre à la forteresse. A cela il se mit à pleurer amèrement, et ils se dirent tout ce que la rage put leur inspirer de plus outrageant; et à la lettre, ils n’avaient tous les deux pas le sens commun. A la fin elle s’en alla, disant qu’elle rapporterait mot-à-mot cette conversation à Sa Majesté Impériale. Je ne sais ce qu’elle en fit, mais elle revint et la thèse changea d’objet, car elle vint dire que l’Impératrice disait et était très fâchée que nous n’avions pas d’enfants, et qu’elle voulait savoir à qui de nous deux en était la faute; qu’à moi elle m’enverrait une sage-femme, et à lui un médecin. Elle ajouta à cela beaucoup d’autres propos outrageants et qui n’avaient ni queue ni tête, et finit par dire que l’Impératrice nous dispensait de faire nos dévotions cette semaine, parceque le grand-duc disait que le bain nuisait à sa santé. Pendant ces deux conversations il faut savoir que je n’ouvris pas la bouche: primo, parcequ’ils parlaient tous les deux avec une telle véhémence que je ne trouvais où placer une parole; secondo, parceque je voyais que c’était de part et d’autre le déraisonnement le plus complet. Je ne sais comment l’Impératrice en jugea, mais tant il y a qu’il ne fut plus question ni de l’une ni de l’autre matière, après ce que je viens d’en rapporter.

A la mi-carême Sa Majesté s’en alla à Gostilitza, chez le comte Razoumowsky, pour y fêter sa fête, et elle nous envoya, avec ses filles d’honneur et notre suite ordinaire, à Zarskoé-Sélo. Le temps était extraordinairement doux, et même chaud, de façon que le 17 mars il n’y avait plus de neige, mais de la poussière sur le chemin. Arrivés à Zarskoé-Sélo, le grand-duc et Tchoglokoff se mirent à chasser, et moi et les dames nous nous promenions, tant à pied qu’en carrosse, tant que nous pouvions; le soir on jouait à différents petits jeux. Ici le grand-duc prit un goût décidé, surtout quand il avait bu le soir, ce qui lui arrivait chaque jour, pour la princesse de Courlande. Il ne la quittait plus d’un pas, ne parlait plus qu’à elle; enfin cette affaire allait tambour battant, en ma présence et en celle de tout le monde, ce qui commençait à choquer ma vanité et mon amour-propre, de ce que le petit monstre de figure m’était préféré. Un soir, en me levant de table, Mme Vladislava me dit que tout le monde était choqué de ce que cette bossue m’était préférée. Je lui répondis: «Que faire!» Les larmes me vinrent aux yeux et j’allai me coucher. A peine étais-je endormie que le grand-duc vint se coucher aussi. Comme il était gris et qu’il ne savait ce qu’il faisait, il m’adressa la parole pour m’entretenir des éminentes qualités de sa belle. Je fis semblant de dormir fortement pour le faire taire au plus tôt; mais, après avoir parlé encore plus haut pour m’éveiller, voyant que je ne donnais aucun signe de l’être,[I] il me donna deux ou trois coups de poing assez forts de côté, en grondant la force de mon sommeil, se tourna et s’endormit. Je pleurai beaucoup, cette nuit, de la chose même et des coups de poing qu’il m’avait donnés, et de ma situation à tous égards aussi désagréable qu’ennuyante. Le lendemain il parut avoir honte de ce qu’il avait fait; il ne m’en parla pas, et je fis semblant de ne pas l’avoir senti. Nous revînmes deux jours après en ville. La dernière semaine du carême nous recommençâmes à faire nos dévotions. On ne parla plus au grand-duc d’aller au bain.

Il lui arriva un autre accident, cette semaine, qui l’intrigua un peu. Dans sa chambre, où il était, pendant la journée, presque toujours en mouvement de façon ou d’autre, une après-dîner il s’était exercé à claquer d’un immense fouet de cocher qu’il s’était fait faire. Il en flanquait dans la chambre à droite et à gauche, et faisait beaucoup courir ses valets de chambre d’un coin à l’autre, crainte d’en attraper quelque estafilade. Je ne sais comment il s’y prit, mais tant il y a qu’il s’en donna à lui-même un très grand coup sur la joue. La cicatrice lui longeait toute la partie gauche du visage, et elle était jusqu’au sang. Il en fut très alarmé, craignant qu’à pâques même il n’en pourrait sortir, et que, comme il avait la joue ensanglantée, l’Impératrice de nouveau ne lui défendît de faire ses dévotions, et que, en apprenant la raison, l’exercice du fouet ne lui attirât quelque réprimande désagréable. Il n’eut rien de plus pressé dans sa détresse que de venir courir chez moi pour me consulter, ce qu’il ne manquait jamais de faire en pareil cas. Je le vis donc arriver avec sa joue ensanglantée; je m’écriai, en le voyant: «Mon Dieu! qu’est-ce donc qui vous est arrivé?» Alors il me conta le fait. Ayant un peu considéré la chose, je lui dis: «Eh bien! peut-être vous tirerai-je d’affaire; en premier lieu allez-vous-en dans votre chambre, et faites en sorte que l’on voie votre joue le moins qu’il vous sera possible; je viendrai chez vous dès que j’aurai ce qu’il me faut, et j’espère que personne ne s’en apercevra.» Il s’en alla, et moi, m’étant souvenue qu’ayant fait une chute, il y avait quelques années, dans le jardin à Péterhof, et m’étant écorché la joue jusqu’au sang, mon chirurgien Gyon me donna du blanc de plomb en pommade, avec quoi ayant couvert mon écorchure, je ne discontinuai point de sortir et personne même ne s’aperçut que j’avais la joue écorchée, j’envoyai tout de suite chercher cette pommade, et quand on me l’apporta, je m’en allai chez le grand-duc et lui accommodai si bien la joue qu’au miroir lui-même n’y vit rien. Le jeudi nous communiâmes avec l’Impératrice à la grande église de la cour, et quand nous eûmes communié nous revînmes à nos places. Le jour donnait sur la joue du grand-duc; Tchoglokoff s’approcha pour nous dire je ne sais quoi, et regardant le grand-duc, il lui dit: «Essuyez votre joue, car il y a de la pommade dessus.» Là dessus je dis au grand-duc, comme en badinant: «Et moi qui suis votre femme, je vous défends de l’essuyer.» Alors le grand-duc dit à Tchoglokoff: «Vous voyez comme ces femmes nous traitent; nous n’osons pas même nous essuyer quand elles ne le veulent pas.» Tchoglokoff se prit à rire et dit: «Voilà un vrai caprice de femme.» La chose en resta là, et le grand-duc me sut gré et de la pommade, qui lui rendait service en lui épargnant des désagréments, et de ma présence d’esprit, qui ne laissa pas le moindre soupçon, même dans l’esprit de M. Tchoglokoff.

Comme j’avais à veiller la nuit de pâques, je me couchai le samedi saint vers les cinq heures de l’après-dîner, pour dormir jusqu’à l’heure où je commencerais à m’habiller. A peine fus-je au lit que le grand-duc arriva en courant de toutes ses forces, et me dit de me lever pour venir, sans tarder, manger des huîtres toutes fraiches qu’on venait de lui apporter du Holstein. C’était pour lui une grande et double fête quand elles arrivaient: il les aimait, et elles venaient du Holstein son pays natal, pour lequel il avait une grande prédilection,—mais qu’il ne gouvernait pas mieux pour cela, et dans lequel il faisait et on lui faisait faire des choses terribles, comme on le verra dans la suite. C’était le désobliger que de ne pas me lever, et m’exposer à une fort grande querelle; ainsi je me levai et m’en allai chez lui, quoique je fusse harassée des exercices de dévotion de la semaine sainte. Venue chez lui, je trouvai les huîtres servies. J’en mangeai une douzaine, après quoi il me permit de retourner dans ma chambre pour me remettre au lit, et il resta lui pour achever son repas d’huîtres. C’était encore lui faire la cour que de n’en pas trop manger, parcequ’il en restait plus pour lui, qui était infiniment goulu en fait d’huîtres. A minuit je me levai et m’habillai pour aller aux matines et à la messe de Pâques, mais je ne pus rester jusqu’à la fin du service, à cause d’une violente colique qui me prit. Je ne me souviens pas d’avoir eu de ma vie des douleurs pareilles. Je revins dans ma chambre avec la princesse Gagarine seule, tous mes gens étant à l’église. Elle m’aida à me déshabiller, à me coucher, envoya chercher des médecins. On me donna de la médecine, et je passai les deux premiers jours de fête au lit.

Ce fut environ ce temps, un peu avant, que vinrent en Russie le comte Bernis, ambassadeur de la cour de Vienne, le comte Lynar, envoyé de Danemark et le général Arnheim, envoyé de Saxe. Celui-ci amena avec lui sa femme, née Hoim. Le comte Bernis était piémontais (il avait alors cinquante et quelques années) spirituel, aimable, gai, et instruit, et d’un tel caractère que les jeunes gens le préféraient et se plaisaient avec lui plus qu’avec ceux qui étaient de leur âge. Il était généralement aimé et estimé, et mille fois j’ai dit et répété que si cet homme-là, ou un pareil, avait été placé auprès du grand-duc, il en serait résulté un grand bien pour ce prince, qui avait pris, de même que moi, le comte Bernis dans une affection et estime particulière. Le grand-duc disait lui-même qu’avec un tel homme près de soi on aurait honte de faire des sottises, mot excellent que je n’ai jamais oublié. Le comte Bernis avait avec lui, comme cavalier d’ambassade, le comte Hamilton, chevalier de Malte. Un jour que je demandais à celui-ci des nouvelles de la santé de l’ambassadeur comte Bernis, qui était incommodé, je m’avisai de dire au chevalier Hamilton que j’avais la plus haute opinion du comte Bathyani, que l’Impératrice-reine avait alors nommé gouverneur de ses deux fils ainés les archiducs Joseph et Charles, parceque dans cette fonction on l’avait préféré au comte Bernis. L’année 1780, quand j’eus ma première entrevue avec l’empereur Joseph II, à Mohilev, Sa Majesté Impériale me dit qu’il savait que j’avais tenu ce propos. Je lui répondis qu’il le tenait apparemment du comte Hamilton, qui avait été placé près de ce prince, lorsqu’il était revenu de Russie. Il me dit alors que j’avais deviné juste, et que le comte Bernis, qu’il n’avait pas connu, avait laissé la réputation d’être plus propre à cet emploi que son ancien gouverneur.

Le comte Lynar, envoyé du roi de Danemark, avait été envoyé en Russie pour y traiter de l’échange du Holstein, qui appartenait au grand-duc, contre le comté d’Oldenbourg. C’était un homme qui joignait, à ce qu’on disait, à beaucoup de connaissances autant de capacité. Son extérieur était celui du fat le plus complet. Il était grand et bien fait, blond tirant sur le roux, le teint blanc comme une femme. On disait qu’il avait un si grand soin de sa peau, qu’il ne dormait jamais autrement qu’après avoir couvert son visage et ses mains avec de la pommade, et qu’il mettait des gants et un masque de nuit. Il se vantait d’avoir dix-huit enfants, et prétendait que les nourrices de ses enfants, il les avait toujours mises en état de le devenir. Le comte Lynar, si blanc, portait l’ordre blanc de Danemark, et n’avait d’autres habits que des couleurs extrêmement claires, comme par exemple bleu céleste, abricot, lilas, couleur de chair, &c., quoique alors on vît encore rarement des nuances aussi claires aux hommes. Le grand-chancelier comte Bestoujeff et sa femme regardaient chez eux le comte Lynar comme l’enfant de la maison, et il y était beaucoup fêté; mais cela ne mit pas sa faveur à l’abri du ridicule. Il avait encore un autre point contre lui, qui était que l’on se souvenait que son frère avait été plus que bien reçu par la princesse Anne, dont la régence avait été réprouvée. Or, dès que cet homme-là arriva, il n’eut rien de plus pressé à faire que l’étalage de sa négociation de l’échange du Holstein contre le comté d’Oldenbourg. Le grand-chancelier comte Bestoujeff fit venir chez lui M. Pechlin, ministre du grand-duc pour son duché de Holstein, et lui dit avec quoi le comte Lynar était venu. M. Pechlin en fit son rapport au grand-duc. Celui-ci aimait passionnément son pays de Holstein. Dès Moscou on l’avait représenté à Sa Majesté Impériale comme insolvable. Il avait demandé de l’argent à l’Impératrice; elle lui en avait donné un peu: cet argent n’était jamais parvenu en Holstein; mais les dettes criardes de Son Altesse Impériale en Russie en avaient été payés. M. Pechlin représentait les affaires du Holstein pour le pécuniaire comme désespérées: ceci était facile à M. Pechlin, parceque le grand-duc s’en remettait à lui de l’administration et n’y donnait que fort peu ou point d’attention; de façon qu’une fois Pechlin, impatienté, lui dit d’une voix lente: «Monseigneur, il dépend d’un souverain de se mêler du gouvernement de son pays ou de ne pas s’en mêler; s’il ne s’en mêle pas, alors le pays se gouverne de lui-même, mais il se gouverne mal.» Ce Pechlin était un homme fort petit et fort gros, qui portait une immense perruque, mais ne manquait ni de connaissances, ni de capacité. Cette épaisse et courte figure était habitée par un esprit fin et délié; on l’accusait seulement de n’être guère délicat dans le choix des moyens. Le grand-chancelier comte Bestoujeff avait beaucoup de confiance en lui, et c’était un de ses plus intimes confidents. M. Pechlin représenta au grand-duc qu’écouter n’était pas négocier; que négocier était encore fort loin d’accepter, et qu’il serait toujours le maître de rompre les pourparlers, quand il le jugerait à propos. Enfin de fil en aiguille on le fit consentir à autoriser M. Pechlin à écouter les propositions du ministre de Danemark, et par-là la négociation fut ouverte. Au fond elle peinait au grand-duc; il m’en parla. Moi qui avais été élevée dans l’ancienne rancune de la maison de Holstein contre le Danemark, et à qui on avait prêché que le comte Bestoujeff n’avait que des projets nuisibles au grand-duc et à moi, je n’entendis parler de cette négociation qu’avec beaucoup d’impatience et d’inquiétude. Je la contrecarrais près du grand-duc tant que je pouvais. A moi d’ailleurs, hormis lui-même, personne n’en disait mot; et à lui on lui recommendait le plus grand secret, surtout, avait-on ajouté, envers les dames. Je pense que ce propos me regardait moi plus qu’aucune autre; mais en cela on se trompait, car Son Altesse Impériale n’eut rien de plus pressé que de me le dire. Plus la négociation avançait, plus on tâchait de la présenter au grand-duc sous un aspect favorable et agréable. Je le voyais souvent enchanté de ce qu’il aurait, et puis il avait des retours cuisants et des regrets de ce qu’il abandonnait. Quand on le voyait flottant, alors on ralentissait les conférences, et on ne les reprenait qu’après avoir inventé quelque nouvel appât pour lui faire voir les choses sous un aspect favorable.

Au commencement du printemps on nous fit passer au jardin d’été et habiter la petite maison bâtie par Pierre I, où les appartements sont de plein-pied avec le jardin. Le quai de pierre et le pont de la Fontanka n’existaient pas encore. J’eus dans cette maison un des plus violents chagrins que j’aie eu de tout le règne de l’Impératrice Elisabeth. Un matin on vint me dire que l’Impératrice avait ôté d’auprès de moi mon ancien valet de chambre Timothée Yévreinoff. On avait pris pour prétexte de ce renvoi une querelle qu’il avait eue dans une garderobe avec un homme qui nous présentait le café, à quelle querelle le grand-duc était survenu et avait entendu une partie des injures qu’ils s’étaient dites. L’antagoniste de Yévreinoff avait été se plaindre à M. Tchoglokoff, et lui avait dit que sans égard à la personne du grand-duc, l’autre lui avait dit tout plein d’injures. M. Tchoglokoff en fit tout de suite son rapport à l’Impératrice, qui ordonna de les renvoyer tous les deux de la cour, et Yévreinoff fut relégué à Kasan, où on le fit ensuite maître de police. Le vrai de la chose était que Yévreinoff et l’autre nous étaient fort attachés, surtout le premier, et ce n’était qu’un prétexte cherché de me l’ôter. Il avait en main tout ce qui m’appartenait. L’Impératrice ordonna qu’un homme qu’il avait pris pour aide, nommé Skourine, prît sa place. Dans celui-ci alors je n’avais aucune confiance.

Après quelque séjour dans la maison de Pierre I on nous fit passer au palais d’été, de bois, où on nous avait préparé de nouveaux appartements, dont un côté donnait sur la Fontanka, qui n’était alors qu’un marais bourbeux, et l’autre sur une vilaine cour étroite. Le jour de la Pentecôte l’Impératrice me fit dire de faire inviter l’épouse de l’envoyé de Saxe, Mme d’Arnheim, à venir avec moi. C’était une grande femme, très bien faite, de vingt-cinq à vingt-six ans, un peu maigre et rien moins que jolie de visage, qu’elle avait fort et assez marqué de la petite vérole; mais comme elle se mettait bien, de loin elle avait une sorte d’éclat et paraissait assez blanche. Mme d’Arnheim arriva chez moi vers les cinq heures de l’après-diner, habillée en homme de pied en cap, avec un habit de drap rouge, bordé d’un galon d’or, et une veste de gros de Tours vert, bordée de même. Elle ne savait où mettre son chapeau et ses mains, et nous parut assez gauche. Comme je savais que l’Impératrice n’aimait pas que je montasse à cheval en homme, je m’étais fait préparer une selle de femme anglaise, et j’avais mis un habit de cheval, à l’anglaise, d’une fort riche étoffe bleu céleste et argent, avec des boutons de cristaux qui imitaient à s’y tromper les diamants, et mon casquet noir était entouré d’un cordon de diamants. Je descendis pour me mettre à cheval. Dans ce moment Sa Majesté vint dans nos appartements pour nous voir partir. Comme j’étais très leste alors et accoutumée à cet exercice, dès que je m’approchai de mon cheval, je sautai dessus; ma jupe, qui était ouverte, je la laissai tomber des deux côtés du cheval. L’Impératrice, me voyant monter avec autant d’agilité que d’adresse, se récria d’étonnement et dit qu’il était impossible d’être mieux à cheval. Elle demanda sur quelle selle j’étais, et, sachant que j’étais sur une selle de femme, elle dit: «On jurerait qu’elle est sur une selle d’homme.» Quand le tour vint de Mme d’Arnheim, son adresse ne brilla pas aux yeux de Sa Majesté Impériale. Cette dame avait fait amener son cheval de la maison. C’était une vilaine rosse noire, fort grande et fort lourde, que nos courtisans prétendaient être un des timoniers de son carrosse. Il lui fallut un escalier pour monter dessus; tout ceci se fit avec tout plein de façons, et enfin à l’aide de plusieurs personnes. Placée sur sa rosse, celle-ci se mit à trotter d’un trot assez rude pour secouer beaucoup la dame qui n’était ni ferme dans la selle, ni dans les étriers, et qui de la main se tenait à la selle. La voyant assise, je m’en allai en avant, et me suivit qui put. Je joignis le grand-duc qui m’avait devancé, et Mme d’Arnheim, sur sa rosse, resta en arrière. L’on m’a dit que l’Impératrice rit beaucoup et fut peu édifiée de la façon d’aller à cheval de Mme d’Arnheim. A quelque distance de la cour, je pense que Mme Tchoglokoff, qui allait en carrosse, recueillit la dame qui perdait tantôt son chapeau, tantôt ses étriers. Enfin on nous l’amena à Catherinhoff, mais l’aventure n’en resta pas là encore. Il avait plu, ce jour-là, jusqu’à trois heures de l’après-midi, et le perron de l’escalier de la maison de Catherinhoff était couvert de mares d’eau. Descendue de cheval et ayant été pendant quelque temps dans la salle de cette maison, où il y avait beaucoup de monde, je m’avisai de passer par dessus le perron découvert, pour aller dans une chambre où se tenaient mes femmes. Mme d’Arnheim voulut me suivre, et, comme je marchais vite, elle ne put me suivre qu’en courant, et donna dans les mares d’eau où elle glissa et tomba tout de son long, ce qui fit rire la nombreuse foule de spectateurs qui étaient sur le perron. Elle se releva un peu confuse, rejetant la faute de sa chute sur les bottes neuves qu’elle avait mises ce jour-là. Nous revînmes de la promenade en carrosse, et, chemin faisant, elle nous entretint de la bonté de sa rosse, tandis que nous nous mordions les lèvres pour ne pas éclater. Enfin pendant plusieurs jours elle fournit à rire à la cour et à la ville. Mes femmes prétendaient qu’elle était tombée parcequ’elle avait cherché à m’imiter, sans être aussi leste que moi. Mme Tchoglokoff, qui n’était pas rieuse, riait aux larmes quand on l’en faisait souvenir, et même longtemps après.

Du palais d’été nous allâmes à Péterhof, où, cette année, nous logeâmes à Monplaisir. Nous passions régulièrement une partie de l’après-dîner chez Mme Tchoglokoff, et comme il y venait du monde, cela nous amusait assez. De là nous allâmes à Oranienbaum, où nous étions tous les jours que Dieu donnait, à la chasse, et quelquefois treize heures, dans la journée, à cheval. L’été cependant était assez pluvieux. Je me souviens qu’un jour que je revins toute mouillée à la maison, je rencontrai, en descendant de cheval, mon tailleur qui me dit: «A vous voir comme vous êtes faite, je ne m’étonne plus qu’à peine je puisse suffire à vous faire des habits de cheval, et qu’on m’en demande continuellement de nouveaux.» Je n’en portais pas d’autres que de camelot de soie; la pluie les faisait gercer, le soleil en gâtait les couleurs, par conséquent il m’en fallait sans cesse de nouveaux. Ce fut pendant ce temps-là que je m’inventai des selles sur lesquelles je pouvais m’asseoir comme je voulais. Elles avaient le crochet anglais, et on pouvait passer la jambe pour être assise en homme. Outre cela le crochet se divisait, et un autre étrier se baissait et se relevait à volonté, selon que je le jugeais à-propos. Si l’on demandait aux écuyers comment je montais, ils disaient: «Sur une selle de femme.» selon la volonté de l’Impératrice. Je ne passais ma jambe jamais autrement que quand j’étais sûre de n’être pas trahie, et comme je ne me vantais pas de mon invention et qu’on était bien aise de me faire plaisir, je n’en eus aussi point de désagrément. Le grand-duc se souciait fort peu comment j’allais. Pour les écuyers ils trouvaient moins de risque pour moi d’aller à califourchon, surtout courant continuellement à la chasse, que sur des anglaises qu’ils détestaient, appréhendant toujours quelque accident dont peut-être on leur eût donné la faute ensuite. A dire la vérité, je ne me souciais pas du tout de la chasse, mais j’aimais passionnément à monter à cheval; plus cet exercice était violent et plus il m’était cher, de façon que si un cheval venait à s’enfuir, je courais après lui et le ramenais. J’avais dans ce temps-là aussi toujours un livre dans ma poche, et si j’avais un moment à moi, je l’employais à lire.

Je m’aperçus, dans ces chasses, que M. Tchoglokoff se radoucissait beaucoup, et surtout pour moi. Cela me fit appréhender qu’il ne s’avisât de me faire la cour, ce qui ne me convenait d’aucune manière. D’abord le personnage ne me plaisait aucunement: il était blond et fat, fort gros et aussi épais d’esprit que de corps; il était haï de tout le monde comme un crapaud, et n’était pas du tout aimable non plus. La jalousie de sa femme et la méchanceté et malveillance de celle-ci étaient aussi des choses à éviter, surtout pour moi qui n’avais d’autre appui au monde que moi-même et mon mérite, si j’en avais. J’évitais donc et esquivais très habilement, à ce qu’il me semble, toutes les poursuites de M. Tchoglokoff, sans cependant qu’il pût jamais se plaindre de ma politesse. Ceci fut parfaitement remarqué par sa femme, qui m’en sut gré et me prit ensuite très fortement en amitié, en partie à cause de cela, comme je le dirai par la suite.

Il y avait à notre cour deux chambellans Soltikoff, fils du général-adjudant Vasili Téodorovitch Soltikoff, dont la femme Marie Alexcéevna, née princesse Galitzine, mère de ces deux jeunes gens, était fort considérée de l’Impératrice, à cause des services signalés qu’elle lui avait rendus lors de son avènement au trône, lui ayant marqué une fidélité et un attachement rares. Le cadet de ces fils, Serge, était marié depuis peu de temps avec une fille d’honneur de l’Impératrice, nommée Matrena Pavlovna Balk. Le frère aîné de celui-ci se nommait Pierre. C’était un sot dans toute la valeur du terme, et il avait la physionomie la plus hébêtée que j’aie vue de ma vie: de grands yeux fixes, le nez camard, et la bouche toujours entr’ouverte; avec cela il était rapporteur au suprême degré, et comme tel, assez bien venu des Tchoglokoff, chez qui ce fut Mme Vladislava, qui, à titre d’ancienne connaissance de la mère de cette espèce d’imbécile, suggéra aux Tchoglokoff l’idée de le marier avec la princesse de Courlande. Tant il y a qu’il se mit sur les rangs pour la courtiser, se proposa de l’épouser, obtint son consentement, et ses parents demandèrent celui de l’Impératrice. Le grand-duc n’apprit ceci que quand les choses étaient déjà tout arrangées, à notre retour en ville. Il en fut très fâché et bouda la princesse de Courlande. Je ne sais quelle raison elle lui donna, mais tant il y a que, quoiqu’il désapprouvât son mariage, elle ne laissa pas que de garder une part de son affection et de se maintenir dans une sorte de crédit près de lui pendant fort longtemps. Pour moi j’étais enchantée de ce mariage, et je fis broder un habit superbe pour le futur. Ces noces alors, à la cour, après consentement de l’Impératrice, ne se faisaient pas autrement qu’après quelques années d’attente, parceque Sa Majesté fixait elle-même le jour, l’oubliait, souvent pendant longtemps, et quand on l’en faisait souvenir, elle remettait d’un temps à l’autre. Celle-ci fut dans ce cas. En automne donc nous rentrâmes en ville, et j’eus la satisfaction de voir la princesse de Courlande et M. Soltikoff remercier Sa Majesté Impériale du consentement qu’elle avait bien voulu donner à leur union. Au reste la famille de Soltikoff était une des plus anciennes et des plus nobles de cet empire. Elle était même alliée à la maison impériale par la mère de l’impératrice Anne, qui était une Soltikoff, mais d’une autre branche que celle-ci, tandis que M. Biren, fait duc de Courlande par la faveur de l’impératrice Anne, n’avait été que le fils d’un pauvre petit fermier d’un gentilhomme Courlandais. Ce fermier s’appelait Biren; mais la faveur dont jouissait le fils en Russie, fit que la famille des Birons, en France, l’agrégea, par la persuasion du cardinal Fleury, lequel voulant gagner la cour de Russie, favorisa les vues et la vanité de Biren, duc de Courlande.

Dès que nous rentrâmes en ville on nous dit que, outre les deux jours déjà marqués par semaine où il y avait comédie française, il y aurait encore deux jours de la semaine bal masqué. Le grand-duc en ajouta un pour des concerts chez lui, et le dimanche ordinairement il y avait cour. Un de ces jours de bal masqué n’était que pour la cour seule et ceux que l’Impératrice voulait bien y admettre, l’autre pour tout ce qu’il y avait en ville de gens titrés, jusqu’au rang de colonel, et ceux qui servaient comme officiers dans les gardes. Quelquefois on permettait aussi à toute la noblesse et aux négociants les plus huppés d’y venir. Les bals de la cour ne dépassaient pas le nombre de 160 à 200 personnes; ceux qu’on nommait publics, de 800 personnes.

L’Impératrice s’était plu, l’année 1744, à Moscou, à faire paraître aux bals masqués de la cour tous les hommes en habits de femme et toutes les femmes en habits d’homme, sans masque sur le visage. C’était précisément un jour de cour métamorphosé. Les hommes étaient en grandes jupes de baleine, avec des habits de femme, et coiffés comme les dames l’étaient les jours de cour; et les femmes paraissaient en habits d’homme, comme ceux-ci paraissaient à de pareils jours. Les hommes n’aimaient pas beaucoup ces jours de métamorphose; la plupart étaient de la plus mauvaise humeur du monde, parcequ’ils sentaient qu’ils étaient hideux dans leur parure. Les femmes paraissaient de petits garçons mesquins, et les plus âgées avaient les jambes grosses et courtes, ce qui ne les embellissait guère. Il n’y avait de réellement bien et parfaitement en homme que l’Impératrice elle-même. Comme elle était très grande et un peu puissante, l’habit d’homme lui seyait à merveille. Elle avait la plus belle jambe que j’aie jamais vue à aucun homme, et le pied d’une proportion admirable. Elle dansait en perfection et avait une grâce particulière à tout ce qu’elle faisait, égale habillée en homme tout comme en femme. On aurait toujours voulu avoir les yeux attachés sur elle, et on ne les en détournait qu’à regret, parcequ’on ne trouvait nul objet qui la remplaçât. Un jour à un de ces bals je la regardais danser un menuet. Quand elle eut fini, elle vint à moi. Je pris la liberté de lui dire qu’il était fort heureux pour les femmes qu’elle ne fût pas homme, et que son portrait seul ainsi peint pourrait tourner la tête à plus d’une. Elle prit très bien ce que je lui dis et me répondit sur le même ton, le plus gracieusement du monde, que si elle était homme ce serait à moi qu’elle donnerait la pomme. Je me baissai pour lui baiser la main, à l’occasion d’un compliment aussi inattendu. Elle m’embrassa, et toute la compagnie chercha à pénétrer ce qu’il y avait eu entre nous. Je n’en fis pas secret à M. Tchoglokoff, qui le redit à l’oreille de deux ou trois personnes, et de bouche en bouche, au bout d’un quart d’heure à-peu-près, tout le monde le sut.

Pendant le séjour de la cour en dernier lieu à Moscou, le prince Youssoupoff, sénateur et chef du corps des cadets, avait eu le commandement en chef de la ville de St Pétersbourg, où il était resté dans l’absence de la cour. Pour son amusement et celui des principales personnes qui s’y trouvaient avec lui, il avait fait jouer par les cadets, alternativement, les meilleures tragédies, tant russes, que composait alors Soumarokoff, que françaises, de Voltaire: celles-ci étaient défigurées. A son retour de Moscou l’Impératrice ordonna que les pièces de Soumarokoff fassent jouées à la cour par cette troupe de jeunes gens. L’Impératrice prit plaisir à voir ces représentations, et bientôt on crut remarquer qu’elle les voyait jouer avec un plus grand intérêt qu’on ne s’y serait attendu. Le théâtre, qui était dressé dans une salle du palais, fut transporté dans l’intérieur de son appartement; elle prit plaisir à parer les acteurs; elle leur fit faire des habits superbes, et ils étaient tous couverts de pierreries de Sa Majesté Impériale. On remarqua surtout que le premier amoureux, qui était un assez beau garçon de dix-huit à dix-neuf ans, comme de raison, était le plus paré; aussi on lui vit hors du théâtre des boucles de diamants, des bagues, des montres, des dentelles et du linge fort recherché. Enfin il sortit du corps des cadets, et le grand-veneur comte Razoumowsky, ancien favori de l’Impératrice, tout de suite le prit pour son adjudant, ce qui donna à l’autre le rang de capitaine. Alors les courtisans firent des conclusions à leur manière et se figurèrent que puisque le comte Razoumowsky avait pris le cadet Békétoff pour son adjudant, ceci ne pouvait avoir d’autre cause que celle de balancer la faveur de M. Schouvaloff, le gentilhomme de la chambre, qu’on savait n’être ni bien, ni bien lié avec la famille Razoumowsky; et de là enfin fut tirée la conjecture comme quoi ce jeune homme commençait à jouir d’une très grande faveur chez l’Impératrice. On sut outre cela que le comte Razoumowsky avait mis près de son nouvel adjudant un autre galopin qu’il avait, nommé Jean Perfiliévitch Yélagine. Celui-ci était marié avec une ancienne femme de chambre de l’Impératrice. C’était celle-ci qui avait eu soin de fournir au jeune homme le linge et les dentelles dont il est parlé ci-dessus, et comme elle n’était rien moins que riche, on se figura aisément que l’argent de cette dépense ne sortait pas de la bourse de cette femme. Personne ne fut plus intrigué de la faveur naissante de ce jeune homme que la princesse Gagarine, ma demoiselle d’honneur, qui n’était plus jeune et cherchait à se trouver un parti à son goût. Elle avait du bien par elle-même, n’était pas jolie, mais avait beaucoup d’esprit et de manège. C’était la seconde fois qu’il lui arrivait d’avoir jeté son dévolu sur le même personnage qui ensuite avait eu accès à la faveur de l’Impératrice. Le premier était M. Schouvaloff; le second, ce même Békétoff dont il vient d’être question. Quantité de jeunes et jolies femmes étaient liées avec la princesse Gagarine; outre cela elle avait une très nombreuse parenté. Ceux-ci accusaient M. Schouvaloff d’être la cause secrète de ce que Sa Majesté faisait réprimander sans cesse la princesse Gagarine sur sa parure, et qu’elle lui faisait défendre, et à beaucoup d’autres jeunes dames, de porter tantôt tel chiffon et tantôt tel autre. En haine de tout ceci la princesse Gagarine et toutes les plus jolies femmes de la cour disaient pis que pendre de M. Schouvaloff qu’elles se mirent toutes à détester, quoique elles l’eussent beaucoup aimé ci-devant. Lui croyait les adoucir en leur faisant la cour et leur faisant conter fleurette, de sa part, par ses plus affidés, ce qu’elles regardaient comme une nouvelle offense. Il fut partout rebuté et mal reçu; toutes ces femmes le regardaient comme la peste qu’il fallait fuir.

Sur ces entrefaites le grand-duc me donna un petit chien barbet d’Angleterre que je désirais avoir. Il y avait dans ma chambre un chauffeur de fourneau, nommé Ivan Ouchakoff: les autres s’avisèrent d’appeler, d’après cet homme, mon barbet Ivan Ivanovitch. Ce barbet par lui-même était une plaisante bête: il se promenait sur ses pattes de derrière comme un homme, la plupart du temps il était d’une folie inouie, de façon que moi et mes femmes nous le coiffions et l’habillions tous les jours d’une autre manière, et plus on le fagottait, plus il était fou; il venait s’asseoir à table avec nous, on lui mettait une serviette et il mangeait fort proprement dans son assiette; ensuite il tournait la tête et demandait à boire en jappant, à celui qui se tenait derrière lui; quelquefois il montait sur la table pour prendre ce qui lui convenait, comme un petit pâté, un biscuit ou quelque chose de pareil, ce qui faisait rire la compagnie. Comme il était petit et n’incommodait personne, on le laissait faire, parcequ’il n’abusait point de la liberté dont il jouissait et qu’il était d’une propreté exemplaire. Ce barbet nous amusa pendant tout cet hiver. L’été d’après, l’ayant mené à Oranienbaum, et le chambellan Soltikoff, le cadet, y étant venu avec sa femme, celle-ci et toutes les dames de notre cour toute la journée ne faisaient autre chose que de coudre et de travailler des coiffures et des habillements pour mon barbet, et elles se l’arrachaient. Enfin Mme Soltikoff le prit tellement en affection qu’il s’attacha particulièrement à elle, et quand elle s’en alla, le barbet ne voulut plus la quitter, ni elle le barbet, et elle me pria tant de le laisser avec elle que je le lui donnai. Elle le prit sous son bras et s’en alla, en compagnie du barbet, tout droit à la campagne de sa belle-mère, qui était alors malade. Celle-ci, la voyant arriver avec le chien et lui voyant faire avec lui mille folies, voulut savoir le nom du chien, et ayant entendu qu’il s’appelait Ivan Ivanovitch, elle ne put s’empêcher d’en marquer son étonnement, en présence de différentes personnes de la cour, qui étaient venues la voir de Péterhof. Celles-ci s’en retournèrent à la cour, et au bout de trois ou quatre jours la ville et la cour furent remplies du récit comme quoi toutes les jeunes femmes, ennemies de M. Schouvaloff, avaient chacune un barbet blanc qu’elles avaient nommé Ivan Ivanovitch, en dérision du favori de l’Impératrice, et qu’à ces barbets elles faisaient porter les couleurs claires dont l’autre aimait à se parer. La chose alla si loin que l’Impératrice fit dire aux parents des jeunes demoiselles qu’elle trouvait impertinent qu’ils permissent de pareilles choses. Le barbet blanc tout de suite changea son nom, mais il fut fêté comme devant et resta dans la maison des Soltikoffs, chéri jusqu’à sa mort par ses maîtres, malgré la réprimande impériale à son sujet. De fait c’était une calomnie: il n’y avait que ce seul chien ainsi nommé, et on n’avait pas pensé à M. Schouvaloff en lui donnant ce nom. Pour Mme Tchoglokoff, qui n’aimait pas les Schouvaloff, elle avait fait semblant de ne pas prendre garde au nom du chien, qu’elle entendait cependant continuellement, et auquel elle avait bien donné elle-même maint petit pâté, en riant de ses folies.

Pendant les derniers mois de cet hiver et les fréquentes mascarades et bals de la cour, nous vîmes de rechef paraître mes deux anciens gentilhommes de chambre qui avaient été placés comme colonels à l’armée, Alexandre Villebois et Zachar Czernicheff. Comme ils m’étaient sincèrement attachés, je fus fort aise de les revoir, et les reçus en conséquence. Eux de leur côté ne négligeaient rien et aucune occasion où ils pouvaient me donner des marques de leur disposition affectueuse. J’aimais alors beaucoup la danse. Au bal public ordinairement je changeais trois fois d’habit; ma parure était très recherchée, et si l’habit de masque que je mettais attirait à lui l’approbation générale, pour sûr je ne le remettais plus jamais, parceque j’avais pour règle que si une fois il avait fait un grand effet, il n’en pouvait faire qu’un moindre à une seconde mise. Aux bals de la cour, où le public n’assistait pas, je me mettais le plus simplement que je pouvais, et en cela je ne faisais pas mal ma cour à l’Impératrice, qui n’aimait pas beaucoup qu’on y parût fort parée. Cependant quand les dames avaient ordre d’y venir en habits d’homme, j’y venais avec des habits superbes, brodés sur toutes les coutures, ou d’un goût fort recherché, et cela passait alors sans critique: au contraire cela plaisait à l’Impératrice, je ne sais pas trop pourquoi. Il faut avouer que le manège de la coquetterie était alors fort grand à la cour, et que c’était à qui raffinerait le plus sur la parure. Je me souviens qu’un jour, à une de ces mascarades publiques, ayant appris que tout le monde se faisait faire des habits neufs, et les plus beaux du monde, désespérant de pouvoir surpasser les autres femmes, je m’avisai de mettre un corps couvert de gros de Tours blanc (j’avais alors la taille très fine), une jupe de même sur un très petit panier; je fis accomoder mes cheveux de derrière la tête, qui étaient fort longs, très épais et fort beaux, je les fis nouer avec un ruban blanc, en queue de renard; je mis sur mes cheveux une seule rose avec son bouton et ses feuilles, qui imitait le naturel à pouvoir s’y tromper, une autre je l’attachai à mon corset; je mis au cou une fraise de gaze fort blanche, des manchettes et un tablier de la même gaze, et je m’en allai au bal. Au moment que j’entrai je vis aisément que je fixais tous les yeux. Je passai, sans m’arrêter au travers de la galerie, et m’en allai dans les appartements qui en faisaient le double. J’y rencontrai l’Impératrice qui me dit: «Bon Dieu, quelle simplicité! quoi, pas une mouche!» Je me mis à rire et lui répondis que c’était pour être plus légèrement habillée. Elle tira de sa poche sa boîte à mouches, et en choisit une de médiocre grandeur, qu’elle m’appliqua sur le visage. En la quittant je m’en allai très vite dans la galerie, où je fis remarquer à mes plus intimes ma mouche. J’en fis autant aux favorites de l’Impératrice, et comme j’étais fort gaie, je dansai plus qu’à l’ordinaire. Je ne me souviens pas de ma vie d’avoir entendu autant de louanges de tout le monde que ce jour-là. On me disait belle comme le jour et d’un éclat singulier. A dire la vérité je ne me suis jamais cru extrêmement belle, mais je plaisais et je pense que cela était mon fort. Je revins à la maison très contente de mon invention de simplicité, tandis que tous les autres habits étaient d’une richesse rare.

C’est avec des divertissements comme cela que finit 1750. Mme d’Arnheim dansait mieux qu’elle ne montait à cheval; je me souviens d’un jour où il s’agissait entre elle et moi de savoir laquelle des deux se lasserait le plus tôt: il se trouva que ce fut elle, et que, assise sur une chaise, elle avoua qu’elle n’en pouvait plus, tandis que je dansais encore.

DEUXIÈME PARTIE.

DEPUIS 1751, JUSQU’A LA FIN DE 1758.

AU commencement de 1751, le grand-duc, qui avait pris autant que moi le comte de Bernis, ambassadeur de la cour de Vienne, en affection, s’avisa de lui parler de ses affaires du Holstein, des dettes dont ce pays était chargé alors, et de la négociation entamée par le Danemark, qu’il avait autorisé à écouter. Il me dit un jour d’en parler aussi au comte de Bernis; je lui répondis que s’il me l’ordonnait je n’y manquerais pas. Effectivement au premier bal masqué je m’approchai du comte de Bernis, qui s’était arrêté près de la balustrade dans l’intérieur de laquelle on dansait, et lui dis que le grand-duc m’avait ordonné de lui parler sur les affaires du Holstein. Le comte de Bernis m’écouta avec beaucoup d’intérêt et d’attention. Je lui dis donc franchement qu’étant jeune et dénuée de conseils, m’entendant d’ailleurs mal en affaires peut-être, et n’ayant aucune expérience à alléguer en ma faveur, mes idées étaient les miennes; qu’il pouvait y manquer bien des connaissances, mais qu’il me paraissait d’abord que les affaires du Holstein n’étaient pas aussi désespérées qu’on voulait les faire paraître; qu’ensuite pour ce qui regardait l’échange en lui-même, je comprenais assez bien que celui-ci pouvait avoir plus d’utilité pour la Russie que pour la personne du grand-duc; qu’assurément, comme héritier du trône, l’intérêt de l’empire lui devait être cher et précieux, que si pour cet intérêt il était indispensablement nécessaire que le grand-duc se défit du Holstein, pour terminer d’interminables discussions avec le Danemark, alors il ne s’agirait même, en gardant le Holstein, que de choisir le moment le plus propice pour que le grand-duc y consentit; qu’à moi il me paraissait que le présent ne l’était ni pour l’intérêt ni pour la gloire personnelle du grand-duc; qu’il pourrait venir cependant un temps où des circonstances rendraient cet acte plus important et plus glorieux pour lui, et peut-être plus avantageux pour l’empire de Russie même; mais qu’à présent tout cela avait un air d’intrigue manifeste, qui, en réussissant, jetterait sur le grand-duc un tel air de faiblesse dont il ne reviendrait pas peut-être dans l’opinion publique, de sa vie; qu’il n’y avait que peu de jours, pour ainsi dire, qu’il maniait les affaires de ce pays; qu’il aimait ce pays passionément, et que malgré cela on était parvenu à lui persuader de l’échanger, sans qu’il sût trop pourquoi, contre l’Oldenbourg, qu’il ne connaissait pas du tout et qui était plus éloigné de la Russie, et qu’outre cela le port de Kiel pourrait être important entre les mains du grand-duc pour la navigation russe. Le comte de Bernis entra dans toutes mes raisons et me dit à la fin: «Comme ambassadeur je n’ai point d’instructions sur tout cela, mais comme comte Bernis, je pense que vous avez raison.» Le grand-duc me dit après cela que l’ambassadeur lui avait dit: «Tout ce que je puis vous dire sur cette matière, c’est que je crois que votre femme a raison, et que vous feriez très bien de l’écouter.» A la suite de quoi le grand-duc se refroidit beaucoup pour cette négociation, ce dont apparemment on s’aperçut, et ce qui fut la cause qu’on commença à lui en parler plus rarement.

Après pâques nous allâmes, comme de coutume, habiter quelque temps au palais d’été de Péterhof, où les séjours commençaient, d’année en année, à se raccourcir. Cette année il y arriva un évènement qui donna matière aux courtisans à jaser: il fut occasioné par les intrigues des messieurs Schouvaloff. Le colonel Békétoff, dont il a déjà été parlé ci-dessus, par ennui et ne sachant que faire durant la faveur dont il jouissait, quoiqu’elle fût montée au point que de jour en jour on s’attendait à voir lequel des deux céderait sa place à l’autre, c’est-à-dire Békétoff à Jean Schouvaloff ou celui-ci au premier, s’avisa de faire chanter chez lui les petits chanteurs de l’Impératrice. Il prit plusieurs d’eux en affection particulière, à cause de la beauté de leurs voix, et comme il était lui-même, et son ami Yélagine, versificateur, ils faisaient pour eux des chansons que ces enfants chantaient. A ceci on donna une interprétation odieuse: on savait que rien n’était plus détesté par l’Impératrice que le vice de pareille nature. Békétoff, dans l’innocence de son cœur, se promenait avec ces enfants dans le jardin; ceci lui fut imputé à crime. L’Impératrice s’en alla à Zarskoé-Sélo pour une couple de jours, et puis revint à Péterhof, et M. Békétoff, sous prétexte de maladie, eut ordre d’y rester. Il y resta en effet avec Yélagine, y prit une fièvre chaude dont il pensa mourir, et dans les transports de cerveau il ne rêva que de l’Impératrice, dont il était profondément occupé, et en revint. Mais il resta disgracié et se retira; après quoi il fut placé à l’armée où il n’eut aucun succès. Il était trop efféminé pour le métier des armes.

Pendant ce temps nous allâmes à Oranienbaum, où nous étions tous les jours à la chasse. Vers l’automne nous rentrâmes en ville, au mois de septembre. L’Impératrice plaça à notre cour M. Léon Narichkine, comme gentilhomme de la chambre. Il ne faisait que de revenir, avec sa mère, son frère, la femme de celui-ci et ses trois sœurs, de Moscou. C’était un des plus singuliers personnages que j’aie connu, et jamais personne ne m’a tant fait rire que lui. C’était un Arlequin né, et s’il n’eût été par sa naissance ce qu’il était, il aurait pu gagner sa vie, et gagner beaucoup, par ses talents vraiment comiques. Il ne manquait aucunement d’esprit; il avait entendu parler de tout, et tout se plaçait dans sa tête d’une façon unique. Il était capable de faire des dissertations sur tel art ou telle science qu’il voulait; il y employait les termes techniques de la chose, et vous parlait un quart d’heure et plus de suite, et à la fin ni lui ni personne ne comprenait rien à tout ce qui coulait de sa bouche de paroles cousues ensemble, et tout le monde finissait par éclater de rire. Il disait de l’histoire entr’ autres, qu’il n’aimait pas l’histoire dans laquelle il y avait des histoires, et que pour que l’histoire fût bonne, il fallait qu’elle fût dépourvue d’histoire, que d’ailleurs l’histoire devenait du phœbus. C’était encore la politique sur laquelle il était inimitable: quand il se mettait à en parler, il n’était pas possible qu’aucun sérieux y résistât. Il disait encore que des comédies bien écrites la plupart étaient ennuyantes.

A peine fut-il placé à la cour que l’Impératrice envoya ordre à sa sœur âinée de se marier avec un M. Séniavine, qui, à cet effet, fut placé à notre cour, comme gentilhomme de la chambre. Ce fut un coup de foudre pour la demoiselle qui ne se maria avec cet homme-là qu’avec la plus grande répugnance. Ce mariage fut très mal reçu dans le public, qui en rejeta toute la faute sur M. Schouvaloff, favori de l’Impératrice, qui avait eu beaucoup d’inclination pour cette demoiselle avant sa faveur, et qu’on mariait si mal afin qu’il la perdît de vue. C’était une espèce de persécution vraiment tyrannique. Enfin elle l’épousa, devint étique, et mourut.

A la fin de septembre nous repassâmes au palais d’hiver. La cour était alors si mal en meubles, que les mêmes miroirs, lits, chaises, tables et commodes qui nous servaient au palais d’hiver, passaient avec nous au palais d’été et de là à Péterhof, et nous, suivaient à Moscou même. Il s’en brisait et cassait dans les transports un bon nombre, et dans cet état de déchet on nous les donnait, de façon qu’on avait de la peine à s’en servir; et comme il fallait un ordre exprès de l’Impératrice pour en avoir d’autres, qu’elle était la plupart du temps d’un accès difficile ou même inaccessible, je pris la résolution de m’acheter petit à petit des commodes et les plus nécessaires des meubles, de mon argent, tant pour le palais d’hiver que pour celui d’été, et quand je passais d’une maison à l’autre, je trouvais tout ce qu’il me fallait sans difficulté et sans les échecs de transport. Cet arrangement plut au grand-duc, et il en fit autant pour son appartement. Pour Oranienbaum, qui appartenait au grand-duc, nous avions, à nos frais et dépens, tout ce qu’il nous fallait dans mes appartements à moi, dans cette maison. J’y faisais tout à mes propres dépens, afin d’éviter toute contestation et difficulté, car Son Altesse Impériale, quoique très dépensier pour ses fantaisies, ne l’était point du tout pour ce qui me regardait, et en général il n’était rien moins que donnant; mais comme ce que je faisais dans mes appartements, de ma bourse, servait à l’embellissement de sa maison, il en était très content.

Pendant cet été Mme Tchoglokoff me prit dans une affection très particulière et si réelle, que, rentrée en ville, elle ne pouvait se passer de moi et s’ennuyait quand je n’étais pas avec elle. Le fond de cette affection provenait de ce que je ne répondais point du tout à celle qu’il avait plu à monsieur son mari de témoigner pour moi, ce qui m’avait donné un mérite singulier aux yeux de la femme. Revenus au palais d’hiver, Mme Tchoglokoff m’envoyait inviter presque toutes les après-dîner à venir chez elle. Il y avait peu de monde, mais toujours plus que dans la mienne,[J] où j’étais toute seule à lire quand le grand-duc n’y entrait pas pour se promener à grands pas dans ma chambre et me parler de choses qui l’intéressaient lui, mais qui n’avaient aucun prix pour moi. Ses promenades duraient une et deux heures et se répétaient plusieurs fois dans la journée; il fallait marcher avec lui jusqu’à l’extinction des forces; il fallait l’écouter avec attention, il fallait lui répondre, et ses propos la plupart du temps n’avaient ni queue ni tête, il y jouait souvent d’imagination. Il me souvient que pendant un hiver tout entier il fut occupé à projeter de bâtir, près d’Oranienbaum, une maison de plaisance en forme de couvent de capucins, où lui et moi avec toute la cour qui le suivait, devraient être vêtus en capucins; il trouvait cet habillement charmant et commode. Chacun devait avoir une bourrique, et, à tour de rôle, mener cette bourrique chercher de l’eau et porter des provisions au soi-disant couvent. Il se pâmait de rire et d’aise de tous les effets admirables et gais que produirait son invention. Il me fit faire un croquis de plan au crayon de cette belle œuvre, et tous les jours il fallait y ajouter ou diminuer quelque chose. Quelque résolue que je fusse d’user de complaisance et de patience envers lui, j’avoue franchement que j’étais très souvent excédée d’ennui de ses visites, promenades et conversations, qui étaient d’une insipidité dont je n’ai rien vu de pareil. Quand il sortait, le livre le plus ennuyeux paraissait un délicieux amusement.

A la fin de l’automne les bals pour la cour et le public recommencèrent à la cour, de même que les parures et les recherches en habits de masque. Le comte Zachar Czernicheff revint à St Pétersbourg. Comme, à titre d’ancienne connaissance, je le traitais toujours fort bien, il ne tint qu’à moi d’interpréter cette fois-ci ses assiduités comme il me plaisait. Il débuta par me dire qu’il me trouvait fort embellie; c’était la première fois de ma vie que quelqu’un m’eût dit pareille chose. Je ne le trouvai pas mauvais. Je fis plus: j’eus la bonhomie de croire qu’il disait vrai. A chaque bal, nouveau propos de cette nature. Un jour la princesse Gagarine m’apporta de sa part une devise, qu’en cassant je m’aperçus avoir été ouverte et recollée. Le billet en était comme toujours imprimé, mais c’étaient deux vers fort tendres et remplis de sentiment. Je me fis apporter après dîner des devises, et je cherchai quelque billet qui pût répondre sans me compromettre à ce billet. J’en trouvai un; je l’insérai dans une devise représentant une orange, et la donnai à la princesse Gagarine qui la remit au comte Czernicheff. Le lendemain elle m’en remit de sa part une encore; mais cette fois-ci j’y trouvai un billet de quelques lignes de sa main. Pour le coup j’y répondis, et nous voilà dans une correspondance régulière toute sentimentale. A la première mascarade, en dansant avec moi, il me dit qu’il avait mille choses à me dire qu’il ne pouvait confier au papier, ni mettre dans une devise que la princesse Gagarine pouvait casser dans sa poche ou perdre en chemin; qu’il me priait de lui accorder un moment d’audience dans ma chambre, ou où je jugerais à propos. Je lui dis que cela était de toute impossibilité, que mes chambres étaient inaccessibles, et que je ne pouvais en sortir non plus. Il me dit qu’il se déguiserait, s’il le fallait, en domestique; mais je refusai tout net, et la chose en resta à cette correspondance fourrée dans des devises. A la fin la princesse Gagarine s’aperçut de ce qui en pouvait être, me gronda de l’en charger et ne voulut plus les recevoir.

1752.

C’est sur ces entrefaites que finit 1751 et que commença 1752. A la fin du carnaval le comte Czernicheff partit pour son régiment. Quelques jours avant son départ j’eus besoin de me faire saigner; c’était un samedi. Le mercredi suivant M. Tchoglokoff nous invita à son île, à l’embouchure de la Néva. Il y avait une maison composée d’une salle au milieu et de quelques chambres à côté. Près de cette maison il avait fait dresser des glissoires. En y arrivant j’y trouvai le comte Roman Voronzoff, qui, me voyant, me dit: «J’ai votre fait; j’ai fait faire un excellent petit traîneau pour les glissoires.» Comme il m’avait souvent menée ci-devant, j’acceptai son offre, et tout de suite il fit apporter son petit traîneau, où il y avait une espèce de petit fauteuil dans lequel je m’assis; lui se mit derrière moi et nous descendîmes; mais à la moitié de la pente, le comte Voronzoff ne fut plus le maître du petit traîneau, qui versa. Je tombai et le comte Voronzoff, qui était un corps fort lourd et maladroit, tomba sur moi, ou plutôt sur mon bras gauche dont je m’étais fait saigner, il y avait quatre ou cinq jours. Je me relevai, lui aussi, et nous allâmes à pied joindre un traîneau de la cour, qui attendait ceux qui descendaient et les ramenait au point d’où ils étaient partis, pour recommencer qui voulait de nouveau descendre. Assise dans ce traîneau avec la princesse Gagarine, qui m’avait suivie avec le comte Ivan Czernicheff, celui-ci et Voronzoff se tenant debout derrière le traîneau, je sentis que mon bras gauche se couvrait d’une chaleur dont j’ignorais la cause. Je passai ma main droite dans la manche de ma pelisse pour savoir ce que c’était, et en ayant retiré la main, je la trouvai couverte de sang. Je dis aux deux comtes et à la princesse que je pensais que ma veine était ouverte et que le sang en coulait. Ils firent aller le traîneau plus vite, et nous allâmes, au lieu d’aller aux glissoires, à la maison. Là nous ne trouvâmes qu’un couvreur de table.[K] J’ôtai ma pelisse, le couvreur de table nous donna du vinaigre, et le comte Czernicheff fit l’office de chirurgien. Nous convînmes tous de ne pas ouvrir la bouche sur cette aventure. Dès que mon bras fut accommodé je retournai à la montagne à glisser. Je dansai le reste de la soirée, je soupai et nous revînmes très tard à la maison, sans que personne se doutât de ce qui m’était arrivé; cependant j’en eus la peau démise pendant près d’un mois, mais cela se passa peu-à-peu.

Pendant le carême j’eus une forte altercation avec Mme Tchoglokoff; en voici le sujet. Ma mère était allée depuis quelque temps à Paris. Le fils aîné du général Ivan Fédorovitch Gléboff, revenu de cette capitale, me remit de la part de ma mère deux pièces d’étoffes fort riches et très belles. Les regardant, en présence de Skourine qui me les dépliait dans ma chambre à toilette, il m’échappa de dire que ces étoffes étaient telles que j’étais tentée de les présenter à l’Impératrice, et réellement je guettais le moment d’en parler à Sa Majesté Impériale, que je ne voyais que fort rarement, et cela encore la plupart du temps en public. Je n’en parlai point à Mme Tchoglokoff; c’était un cadeau que je me réservais à moi-même. Je défendis à Skourine de dire à âme qui vive ce qu’il m’était échappé de dire devant lui seul; mais celui-ci n’eut rien de plus pressé que d’aller tout de suite redire à Mme Tchoglokoff ce qui venait de m’échapper. A quelques jours de là, un beau matin, Mme Tchoglokoff entra dans ma chambre et me dit que l’Impératrice me faisait remercier de mes étoffes, qu’elle en avait gardé une, et que l’autre elle me la renvoyait. Je fus frappée d’étonnement en entendant cela. Je lui dis: «Comment cela?» Alors Mme Tchoglokoff ajouta qu’elle avait porté mes étoffes à l’Impératrice, ayant entendu que je les destinais à Sa Majesté Impériale. Pour le coup je me fâchai d’une telle manière comme je ne me souviens jamais de l’avoir été. Je balbutiais, je ne parlais quasi pas. Cependant je dis à Mme Tchoglokoff que je m’étais fait une fête de présenter ces étoffes à l’Impératrice, et qu’elle me privait de ce plaisir, en m’emportant mes étoffes à mon insçu et les présentant de cette façon à Sa Majesté Impériale; qu’elle, Mme Tchoglokoff, ne pouvait pas savoir mes intentions, parceque je ne lui en avais pas parlé, et que si elle les savait, ce n’était que par la bouche d’un domestique traître qui trahissait sa maîtresse, laquelle le comblait journellement de biens. Mme Tchoglokoff, qui avait toujours des raisons à elle, me dit et me soutint que je ne devais jamais parler moi-même de rien à l’Impératrice; qu’elle m’en avait signifié l’ordre de la part de Sa Majesté Impériale, et que mes domestiques devaient lui rapporter tout ce que je disais; que par conséquent l’autre n’avait fait que son devoir, et elle le sien en portant, à mon insçu, les étoffes que je destinais à l’Impératrice, à Sa Majesté Impériale, et que tout cela était dans les règles. Je la laissai dire, parceque la colère me coupait la parole. Enfin elle s’en alla. Alors je sortis dans une petite antichambre où Skourine se trouvait ordinairement, le matin, et où étaient mes hardes, et le trouvant là, je lui donnai, de toutes mes forces, un grand soufflet bien appliqué, et lui dis qu’il était un traître et le plus ingrat des hommes, d’avoir osé rapporter à Mme Tchoglokoff ce que je lui avais défendu de dire; que je le comblais de biens, et qu’il me trahissait jusque dans des paroles aussi innocentes; que de ce jour je ne lui donnerais plus rien, et que je le ferais chasser et étriller. Je lui demandai ce qu’il se promettait de sa conduite, lui dis que je restais moi toujours ce que j’étais, et que les Tchoglokoff, haïs et détestés de tout le monde, finiraient par se faire chasser de la part de l’Impératrice elle-même qui, pour sûr, reconnaîtrait tôt ou tard leur profonde bêtise et leur incapacité pour la place où un méchant homme par intrigue les avait placés; que s’il voulait, il n’avait qu’à aller rendre ce que je venais de lui dire, que pour moi il ne m’en arriverait assurément rien, mais que lui-même il verrait ce qu’il deviendrait. Mon homme tomba à mes pieds, pleurant à chaudes larmes, et me demanda pardon avec un repentir qui me parut sincère. J’en fus touchée, et je lui répondis que sa conduite future me montrerait le chemin que j’avais à tenir à son égard, et que ce serait d’après elle que je réglerais la mienne. C’était un garçon intelligent, qui ne manquait pas d’esprit et qui ne m’a jamais manqué de parole; au contraire, j’ai eu de lui des preuves de zèle et de fidélité les plus avérées, dans les temps les plus difficiles. Je me plaignis à tous ceux que je pus, pour que cela parvînt aux oreilles de l’Impératrice, du tour que Mme Tchoglokoff m’avait joué. L’Impératrice me remercia de mes étoffes quand elle me vit; je sus par tierce main qu’elle désapprouvait la manière dont Mme Tchoglokoff en avait agi, et les choses en restèrent-là.

Après Pâques nous passâmes au palais d’été. Je voyais déjà depuis quelque temps que le chambellan Serge Soltikoff était plus assidu que de coutume à la cour. Il y venait toujours en compagnie de Léon Narichkine, qui amusait tout le monde par son originalité, dont j’ai rapporté plusieurs traits. Serge Soltikoff était la bête noire de la princesse Gagarine, que j’aimais beaucoup et en laquelle même j’avais confiance. Léon Narichkine était regardé comme un personnage parfaitement sans conséquence et très original. Serge Soltikoff s’insinuait le plus qu’il pouvait dans l’esprit des Tchoglokoff. Comme ceux-ci n’étaient ni aimables, ni spirituels, ni amusants, il ne pouvait y avoir à ses assiduités que quelques vues cachées. Mme Tchoglokoff était alors grosse et souvent incommodée. Comme elle prétendait que je l’amusais pendant l’été tout comme pendant l’hiver, souvent elle désirait que je vinsse chez elle. Serge Soltikoff, Léon Narichkine, la princesse Gagarine, et quelques autres, étaient ordinairement chez elle, quand il n’y avait pas concert chez le grand-duc ou bien comédie à la cour. Les concerts ennuyaient M. Tchoglokoff, qui n’y manquait jamais; Serge Soltikoff trouva un moyen singulier de l’occuper. Je ne sais comment il débrouilla dans l’homme le plus lourd et le plus dénué d’imagination et d’esprit, un penchant passionné pour la versification de chansons qui n’avaient pas le sens commun. Ceci découvert, chaque fois qu’on voulait se défaire de M. Tchoglokoff, on le priait de faire une chanson nouvelle. Alors, avec beaucoup d’empressement, il allait s’asseoir dans le coin de la chambre, la plupart du temps près du fourneau, et se mettait à faire sa chanson, ce qui remplissait la soirée. On trouvait sa chanson charmante, et par-là il s’encourageait à en faire continuellement de nouvelles. Léon Narichkine mettait ses chansons en musique et les chantait avec lui; en attendant, la conversation se faisait sans gêne dans la chambre, et l’on disait ce qu’on voulait. J’ai eu un gros livre de ces chansons; je ne sais ce qu’il est devenu.

Pendant un de ces concerts Serge Soltikoff me fit entendre quelle était la cause de ses assiduités. Je ne lui répondis pas d’abord; je lui demandai, lorsqu’il revint me parler sur la même matière, ce qu’il s’en promettait? Alors il se mit à faire un tableau aussi riant que passionné du bonheur qu’il s’en promettait. Je lui dis: «Et votre femme que vous avez épousée par passion, il y a deux ans, et dont vous passiez pour être amoureux, et elle de vous aussi, à la folie, qu’est-ce qu’elle dira de cela?» Alors il se mit à me dire que tout n’était pas or qui luisait, et qu’il payait cher un moment d’aveuglement. Je fis tout au monde pour le faire changer d’idée—je croyais bonnement y réussir—il me faisait pitié. Par malheur je l’écoutais. Il était beau comme le jour, et assurément personne ne l’égalait ni à la grande cour, ni encore moins à la nôtre. Il ne manquait ni d’esprit, ni de cette tournure de connaissances, de manières, de manèges, que donne le grand monde, mais surtout la cour; il avait vingt-six ans. A tout prendre, c’était, et par sa naissance et par plusieurs autres qualités, un cavalier distingué. Ses défauts, il les savait cacher; les plus grands de tous étaient l’esprit d’intrigue et le manque de principes: ceux-ci n’étaient pas développés à mes yeux. Je tins bon pendant le printemps et une partie de l’été; je le voyais quasi tous les jours, je ne changeai point de conduite avec lui; j’étais avec lui comme j’étais avec tous les autres, je ne le voyais qu’en présence de la cour ou d’une partie de celle-ci. Un jour je m’avisai de lui dire, pour m’en défaire, qu’il s’adressait mal. J’ajoutai: «Que savez-vous? peut-être mon cœur est-il pris ailleurs.» Ceci dit, au lieu de le décourager, je vis que sa poursuite n’en devint que plus ardente. Il n’était pas question dans tout ceci du cher mari, parceque c’était une chose connue et reçue qu’il n’était guère aimable, même pour les objets dont il était amoureux, et il l’était continuellement, et faisait, pour ainsi dire, la cour à toutes les femmes. Il n’y avait que celle qui portait le nom de la sienne qui fût exclue de son attention.

Sur ces entrefaites Tchoglokoff nous invita à une chasse sur son île, où nous allâmes en chaloupe; nos chevaux nous avaient devancés. Dès que j’arrivai je me mis à cheval, et nous allâmes trouver les chiens. Serge Soltikoff guetta le moment où les autres étaient à la poursuite des lièvres, et s’approcha de moi pour me parler de sa matière favorite. Je l’écoutai plus attentivement qu’à l’ordinaire. Il me fit un tableau du plan qu’il avait arrangé pour envelopper d’un profond mystère, disait-il, le bonheur dont quelqu’un pouvait jouir en pareil cas. Je ne disais mot; il profita de mon silence pour me persuader qu’il m’aimait passionnément, et il me pria de lui permettre de croire qu’il pouvait espérer qu’il ne m’était pas du moins indifférent. Je lui dis qu’il pouvait jouir d’imagination, sans que je pusse l’en empêcher. Enfin il fit des comparaisons des autres gens de la cour, et me fit convenir qu’il leur était préférable: de-là il conclut qu’il était préféré. Je riais de ce qu’il disait, mais au fond je convins qu’il me plaisait assez. Au bout d’une heure et demie de conversation je lui dis de s’en aller, parcequ’une aussi longue conversation pouvait devenir suspecte. Il me dit qu’il ne s’en irait pas, si je ne lui disais, moi, qu’il était souffert. Je lui répondis: «Oui, oui, mais allez-vous-en.» Il dit: «Je me le tiens pour dit,» et donna des deux à son cheval, et moi je lui criais: «Non, non,» et lui répétait: «Oui, oui,» et ainsi nous nous séparâmes. Revenus à la maison, qui était sur l’île, nous y soupâmes, et pendant le souper, il s’éleva un grand vent de mer, qui fit enfler les eaux si considérablement qu’elles montèrent jusqu’aux degrés de l’escalier de la maison, de sorte que toute l’île était couverte, à quelques pieds de hauteur, des eaux de la mer. Nous fûmes obligés de nous arrêter sur l’île de Tchoglokoff jusqu’à ce que la tempête et les eaux fussent baissées, ce qui dura jusque vers les deux ou trois heures du matin. Pendant ce temps Serge Soltikoff me dit que le ciel même lui était favorable ce jour-là, parcequ’il le faisait jouir plus longtemps de ma vue, et quantité de choses pareilles. Il se croyait déjà fort heureux; mais moi je ne l’étais guère: mille appréhensions me troublaient la tête, et j’étais très maussade, selon moi, ce jour-là, et très mal-contente de moi-même. J’avais cru pouvoir gouverner et morigéner sa tête à lui et la mienne, et je compris, que l’un et l’autre étaient difficiles, sinon impossibles.

A deux jours de-là Serge Soltikoff me dit qu’un des valets de chambre du grand-duc, nommé Bressan, français de nation, lui avait dit que Son Altesse Impériale avait dit, dans sa chambre: «Serge Soltikoff et ma femme trompent Tchoglokoff, lui font accroire ce qu’ils veulent et puis s’en moquent.» Il faut dire vrai, il en était quelque chose, et le grand-duc s’en était aperçu. Je répondis à cela en lui conseillant d’être plus circonspect à l’avenir. Je pris quelques jours après un terrible mal de gorge qui me dura plus de trois semaines, avec une forte fièvre pendant laquelle l’Impératrice m’envoya la princesse Kourakine qui se mariait avec le prince Lobanoff: je devais la coiffer. On la fit asseoir à cet effet, en robe de cour sur grand panier, sur mon lit; je fis de mon mieux; mais Mme Tchoglokoff, voyant qu’il m’était impossible de parvenir à la coiffer, la fit descendre de mon lit et acheva de la coiffer. Je n’ai pas revu cette dame depuis ce temps-là.

Le grand-duc était alors amoureux de la demoiselle Marthe Isaevna Schafiroff que l’Impératrice avait nouvellement placée près de moi, de même que la sœur ainée de celle-ci, nommée Anne Isaevna. Serge Soltikoff, qui était un démon en fait d’intrigue, se faufila avec ces deux demoiselles afin de savoir ce qu’il pourrait y avoir de discours du grand-duc avec les deux sœurs à son sujet, pour en faire son profit. Ces filles étaient pauvres, assez sottes et très intéressées, et réellement elles devinrent très confiantes avec lui dans fort peu de temps.

Sur ces entrefaites nous allâmes à Oranienbaum, où de rechef je fus tous les jours à cheval et ne portais plus d’autre habit que celui d’homme, excepté les dimanches. Tchoglokoff et sa femme étaient devenus doux comme des moutons. J’avais aux yeux de Mme Tchoglokoff un nouveau mérite: j’aimais et je caressais beaucoup un de ses enfants qui était avec elle. Je lui faisais des habits, et Dieu sait tous les jouets et nippes que je lui donnais. Or la mère raffolait de cet enfant, qui après cela est devenu un tel vaurien qu’il a été enfermé par sentence, pour ses fredaines, dans une forteresse, pour quinze ans. Serge Soltikoff était devenu l’ami, le confident, le conseiller de M. et de Mme Tchoglokoff. Assurément aucun homme qui avait le sens commun, n’aurait pu se soumettre à une aussi dure besogne, qui est celle d’entendre deux sots orgueilleux, arrogants et égoïstes déraisonner toute la journée, sans y avoir un très grand intérêt. On devina, on supposa celui qu’il pouvait y avoir; ceci parvint à Péterhof et aux oreilles de l’Impératrice. Or dans ce temps-là il arrivait assez souvent que quand Sa Majesté Impériale avait envie de gronder, elle ne grondait pas pour ce pourquoi elle aurait pu gronder, mais elle prenait le prétexte de gronder pour ce dont on ne s’était jamais avisé qu’elle pourrait gronder: ceci est une remarque de courtisan; je la tins de la propre bouche de son auteur, nommément de Zachar Czernicheff. A Oranienbaum tout le monde de notre suite était convenu, tant hommes que femmes, de se faire pour cet été des habits de la même couleur, le dessus gris, le reste bleu, avec un collet de velours noir, le tout sans garniture aucune. Cette uniformité nous était commode de plus d’une façon. C’est à cet habillement qu’on s’accrocha, et plus particulièrement à ce que j’étais toujours habillée en habit de cheval et que je montais en homme à Péterhof. Pour un jour de cour l’Impératrice dit à Mme Tchoglokoff que cette manière de monter m’empêchait d’avoir des enfants, et que mon habillement ne convenait point; que quand elle montait à cheval, elle changeait d’habit. Mme Tchoglokoff lui répondit que pour avoir des enfants il n’en était pas question; que ceux-ci ne pouvaient venir sans cause, et que, quoique Leurs Altesses Impériales fussent mariées depuis 1745, cependant la cause n’en existait pas. Alors Sa Majesté Impériale gronda Mme Tchoglokoff, et lui dit qu’elle s’en prenait à elle de ce qu’elle négligeait de prêcher les parties intéressées sur cet article, et en général elle marqua beaucoup d’humeur, et lui dit que son mari était un bonnet de nuit qui se laissait mener par des morveux. Tout ceci fut redit dans les vingt-quatre heures à leurs confidents. A ce mot de morveux, les morveux se mouchèrent, et, dans un conseil très particulier tenu à cet effet par ces morveux, il fut résolu et déterminé qu’en suivant très strictement les sentiments de Sa Majesté Impériale, Serge Soltikoff et Léon Narischkine encourraient une disgrâce simulée de la part de M. Tchoglokoff, dont lui-même peut-être ne se douterait pas; que sous prétexte de maladie de leurs parents, ils se retireraient dans leurs maisons pour trois semaines ou un mois, afin de faire tomber les bruits sourds qui couraient. Ceci fut exécuté à la lettre, et le lendemain ils partirent pour se confiner dans leurs familles pour un mois. Pour moi je changeai tout de suite d’habillement, aussi bien l’autre était-il devenu inutile. La première idée de l’uniformité d’habillement nous était venue de celui qu’on portait les jours de cour à Péterhof; il était, le dessus, blanc, le reste vert, et le tout chamarré de galons d’argent. Serge Soltikoff, qui était brun, disait que dans cet habit blanc et argent il avait, lui, l’air d’une mouche dans du lait. Au reste je continuais à fréquenter les Tchoglokoff comme ci-devant, quoique j’y essuyais un plus grand ennui. Mari et femme en étaient aux regrets de l’absence des deux principaux champions de leur société, en quoi assurément je ne les contredisais pas. La maladie de Serge Soltikoff prolongea encore son absence pendant laquelle l’Impératrice nous fit dire de venir d’Oranienbaum la joindre à Cronstadt, où elle se rendait pour faire entrer les eaux dans le canal de Pierre I, que cet empereur avait commencé et qui venait d’être achevé. Elle nous devança à Cronstadt. La nuit qui suivit son arrivée étant devenue fort orageuse, Sa Majesté Impériale, qui, dès son arrivée, nous avait fait dire de venir l’y joindre, crut que pendant cet orage nous étions en mer; elle fut fort inquiète pendant toute la nuit; il lui parut qu’un bâtiment qu’elle voyait de ses fenêtres et qui souffrait en mer, pouvait bien être le yacht sur lequel nous devions passer la mer; elle eut recours à des reliques qu’elle avait toujours à côté de son lit; elle les porta à la fenêtre et leur faisait faire le mouvement contraire du bâtiment qui souffrait de la tourmente; elle s’écria plusieurs fois qu’assurément nous allions périr et que ce serait sa faute à elle, parceque, nous ayant envoyé réprimander il n’y avait pas longtemps, pour lui témoigner plus d’empressement nous serions partis tout de suite après l’arrivée du yacht. Mais de fait le yacht n’arriva qu’après cette tourmente à Oranienbaum, de façon que nous ne nous rendîmes à bord que le lendemain après-midi. Nous restâmes trois fois vingt-quatre heures à Cronstadt, pendant lesquelles la bénédiction du canal eut lieu avec une très grande solemnité, et l’on fit entrer l’eau pour la première fois dans ce canal. L’après-dîner il y eut un grand bal. L’Impératrice voulait rester à Cronstadt pour voir de rechef sortir l’eau; mais elle repartit le troisième jour sans que ceci eût été effectué. Ce canal n’a pas été mis à sec depuis cette époque jusqu’à ce que, de mon règne, j’aie fait construire le moulin à feu qui le vide; d’ailleurs la chose aurait été impossible, le fond du canal étant plus bas que la mer; mais c’est ce qu’on n’envisageait pas alors.

De Cronstadt chacun revint chez soi; l’Impératrice alla à Péterhof, et nous à Oranienbaum. M. Tchoglokoff demanda et obtint la permission d’aller dans une de ses terres pour un mois. Pendant son absence, madame son épouse se donna beaucoup de mouvement pour exécuter les ordres de l’Impératrice à la lettre. D’abord elle eut beaucoup de conférences avec le valet de chambre du grand-duc, Bressan; celui-ci trouva à Oranienbaum une jolie veuve d’un peintre, nommé Mme Groot; on fut quelques jours à la persuader, à lui promettre je ne sais quoi, puis à l’instruire sur ce qu’on voulait d’elle et à quoi elle devait se prêter. Ensuite Bressan fut chargé de faire faire à Son Altesse Impériale la connaissance de cette jeune et jolie veuve. Je voyais bien que Mme Tchoglokoff était fort intriguée; mais j’ignorais de quoi, lorsqu’enfin Serge Soltikoff revint de son exil volontaire et m’apprit à peu-près de quoi il était question. Enfin, à force de peine, Mme Tchoglokoff parvint à son but, et quand elle fut sûre de son fait, elle avertit l’Impératrice que tout allait au gré de ses désirs. Elle espérait grande récompense de ses peines; mais sur ce point elle se trompa, car on ne lui donna rien: cependant elle disait que l’Empire lui en devait. Immédiatement après nous rentrâmes en ville.

Ce fut dans ce temps-là que je persuadai le grand-duc de rompre la négociation avec le Danemark. Je lui fis ressouvenir les conseils du comte de Bernis, qui était déjà parti pour Vienne; il m’écouta et ordonna de finir sans rien conclure, ce qui fut fait. Après un court séjour au palais d’été, nous retournâmes à celui d’hiver.

Il me parut que Serge Soltikoff commençait à diminuer ses assiduités, qu’il devenait distrait, quelquefois fat, arrogant et dissipé. J’en étais fâchée, je lui en parlai. Il me donna de mauvaises raisons et prétendit que je n’entendais rien à l’excès d’habileté de sa conduite: il avait raison, car je le trouvais assez étrange. On nous dit de nous préparer pour le voyage de Moscou, ce que nous fîmes. Nous partîmes le 14 décembre 1752 de Pétersbourg. Serge Soltikoff y resta et ne vint que plusieurs semaines après nous. Je partis de St Pétersbourg avec quelques légers indices de grossesse; nous allions fort vite, nuit et jour. A la dernière station avant Moscou, les indices s’évanouirent avec de violentes tranchées. Arrivée à Moscou, et voyant le tour que prenaient les choses, je me doutai que je pouvais bien avoir fait une fausse couche. Mme Tchoglokoff était restée à St Pétersbourg, parcequ’elle venait d’accoucher de son dernier enfant, qui était une fille; c’était le septième. Quand elle fut relevée, elle nous joignit à Moscou.

1753.

Ici on nous avait logés dans une aîle bâtie en bois, tout nouvellement construite pendant cet automne, de façon que l’eau découlait des lambris et que tous les appartements étaient étrangement humides. Cette aîle contenait deux rangées de cinq ou six grandes chambres chacune, dont celle sur la rue était pour moi, et celle de l’autre côté pour le grand-duc. Dans celle de ces chambres qui devait me servir de toilette, on logea mes filles et femmes de chambre, avec leurs servantes, de façon qu’elles étaient dix-sept filles et femmes logées dans une chambre, qui avait à la vérité trois grandes fenêtres, mais point d’autre issue que ma chambre à coucher, par laquelle, pour toute espèce de besoin, elles étaient obligées de passer, ce qui n’était commode ni pour elles ni pour moi. Nous fûmes obligées de supporter cette incommodité, dont je n’ai jamais vu rien de semblable. Outre cela leur chambre à manger était une de mes antichambres. J’étais malade en arrivant; pour remédier à cet inconvénient je fis mettre force grands écrans dans ma chambre à coucher, à l’aide desquels je la partageai en trois; mais cela ne m’aidait presque de rien, parceque les portes s’ouvraient et se fermaient presque continuellement, et ceci était inévitable. Enfin, le dixième jour, l’Impératrice vint me voir, et voyant le passage continuel, elle entra dans l’autre chambre et dit à mes femmes: «Je vous ferai faire une autre sortie que par la chambre à coucher de la grande-duchesse.» Mais que fit-elle? Elle ordonna de faire une cloison qui ôta une des fenêtres de cette chambre, où demeuraient d’ailleurs avec peine dix-sept personnes. Voilà donc la chambre rétrécie pour gagner un corridor; la fenêtre fut percée dans la rue; on y fit un escalier, et voilà mes femmes obligées de passer dans la rue; sous leurs fenêtres on plaça des lieux pour elles; quand elles allaient dîner il fallait longer la rue encore. En un mot cet arrangement ne valait rien, et je ne sais pas comment ces dix-sept femmes, entassées et quelquefois malades, ne gagnèrent pas quelque fièvre putride dans cette habitation, et cela à côté de ma chambre à coucher, qui en était remplie de vermine de toute espèce jusqu’à empêcher le sommeil. Enfin Mme Tchoglokoff, relevée de couches, arriva à Moscou, et quelques jours après, Serge Soltikoff. Comme Moscou est fort grand, que tout le monde y est toujours très éparpillé, il se servit de ce local avantageux à cet effet, pour cacher la diminution de ses assiduités feintes ou réelles à la cour. A dire la vérité j’en étais affligée; cependant il m’en donnait de si bonnes et valables raisons, que dès que je le voyais et lui avais parlé, mes réflexions à ce sujet s’évanouissaient. Nous convînmes que pour diminuer le nombre de ses ennemis, je ferais dire quelques paroles au comte Bestoujeff, qui pourraient donner espérance à celui-ci comme quoi j’étais moins éloignée de lui que ci-devant. Je chargeai de ce message un nommé Bremse, qui était employé dans la chancellerie holsteinoise de M. Pechline. Cet homme-là, quand il n’était pas à la cour, allait souvent dans la maison du chancelier comte Bestoujeff; il s’en chargea avec beaucoup d’empressement et me dit que le chancelier en avait été dans la joie de son cœur, et qu’il avait dit que je pouvais disposer de lui toutes les fois que je le jugerais à propos, et que, si de son côté il pouvait m’être utile, il me priait de lui indiquer un canal sûr par qui réciproquement nous pourrions nous communiquer ce que nous jugerions à propos. Je sentis son idée et répondis à Bremse que j’y penserais. Je redis cela à Serge Soltikoff, et tout de suite il fut résolu qu’il irait, lui, chez le chancelier, sous prétexte de visite, ne faisant que d’arriver. Le vieillard le reçut à merveille, le prit à part, lui parla de l’intérieur de notre cour, de la bêtise des Tchoglokoff, lui disant entr’autres choses: «Je sais que, quoique leur plus intime, vous les connaissez tout comme moi, car vous êtes un garçon d’esprit.» Ensuite il lui parla de moi et de ma situation, comme s’il avait vécu dans ma chambre, puis dit: «En reconnaissance de la bonne volonté que la grande-duchesse veut bien me montrer, je m’en vais lui rendre un petit service, dont elle me saura gré, je pense; je lui rendrai Mme Vladislava, douce comme un agneau, et elle en fera ce qu’elle voudra; elle verra que je ne suis pas aussi loup-garou qu’on m’avait dépeint à ses yeux.» Enfin Serge Soltikoff revint enchanté de cette commission et de son homme. Il lui donna à lui plusieurs conseils aussi sages qu’utiles. Tout cela le rendit intime avec nous, sans que âme qui vive en sût rien.

Sur ces entrefaites, Mme Tchoglokoff, qui avait toujours son projet favori en tête, de veiller à la succession, me prit un jour à part et me dit: «Écoutez, il faut que je vous parle bien sincèrement.» J’ouvris yeux et oreilles, comme de raison. Elle débuta par un long raisonnement de choses à sa manière, sur son attachement à son mari, sur sa sagesse, sur ce qu’il fallait et ne fallait pas pour s’aimer et pour faciliter les liens conjugals ou conjugaux, et puis elle se rabattit à dire qu’il y avait quelquefois des situations d’un intérêt majeur qui devaient faire exception à la règle. Je la laissai dire tout ce qu’elle voulut sans l’interrompre, ne sachant point où elle en voulait venir, un peu étonnée, et ignorant si c’était une embûche qu’elle me dressait ou si elle parlait sincèrement. Au moment que je faisais intérieurement ces réflexions, elle me dit: «Vous allez voir si j’aime ma patrie et combien je suis sincère: je ne doute pas que vous n’ayez jeté un coup d’œil de préférence sur quelqu’un; je vous laisse à choisir entre Serge Soltikoff et Léon Narichkine; si je ne me trompe pas, c’est le dernier.» A ceci je m’écriai: «Non, non, pas du tout.» Là-dessus elle me dit: «Eh bien, si ce n’est pas lui, c’est l’autre sans faute.» A cela je ne dis pas un mot, et elle continua en me disant: «Vous verrez que ce ne sera pas moi qui vous ferai naître des difficultés.» Je fis la niaise jusqu’au point qu’elle m’en gronda bien des fois, tant à la ville qu’à la campagne, où nous allâmes après pâques.

Ce fut alors, ou à-peu-près dans ce temps-là, que l’Impératrice donna la terre de Libéritza et plusieurs autres, à quatorze ou quinze verstes de Moscou, au grand-duc; mais avant que d’aller demeurer dans ces nouvelles possessions de Son Altesse Impériale, l’Impératrice célébra l’anniversaire de son couronnement, à Moscou. C’était le 25 avril. On nous annonça qu’elle avait ordonné que le cérémonial fût exactement suivi selon qu’il avait été suivi le propre jour du couronnement. Nous étions fort curieux de ce que ce serait. La veille elle alla coucher au Kremlin. Nous restâmes à la Sloboda, au palais de bois, et nous reçûmes l’ordre de venir à la messe à la cathédrale. Dès les 9 heures du matin nous partîmes du palais de bois, en équipage de parade, les domestiques marchant à pied; nous traversâmes tout Moscou pas à pas (le trajet fait sept verstes) et nous mîmes pied à terre devant l’église. Quelques moments après l’Impératrice y vint avec son cortège, la petite couronne sur la tête, et le manteau impérial, comme de coutume, porté par les chambellans. Elle alla se placer à sa place ordinaire à l’église, et à tout ceci il n’y avait rien encore d’extraordinaire qui ne se pratiquât à toutes les autres fêtes de son règne. Il faisait à l’église un froid humide, comme je n’en ai senti de ma vie; j’étais toute bleue, et je gelais de froid, en robe de cour et avec la gorge découverte. L’Impératrice me fit dire de mettre une palatine de Sobel, mais je n’en avais pas avec moi. Elle se fit apporter les siennes, en prit une, la passa à son col; j’en vis une autre dans la boîte; je pensai qu’elle allait me l’envoyer pour la mettre, mais je me trompais: elle la renvoya. Il me parut que c’était une mauvaise volonté assez marquée. Mme Tchoglokoff, qui voyait que je grelottais, me fit avoir, de je ne sais qui, un mouchoir de soie que je me mis au col. Lorsque la messe et le sermon furent finis, l’Impératrice sortit de l’église; nous nous mîmes en devoir de la suivre, mais elle nous fit dire que nous pouvions revenir à la maison. Ce fut alors que nous apprîmes qu’elle allait dîner toute seule sur le trône, et qu’en cela le cérémonial serait observé comme le jour même de son couronnement, où elle avait dîné seule. Exclus de ce dîner, nous retournâmes, comme nous étions venus, en grande cérémonie, nos gens à pied, faisant quatorze verstes pour aller et venir par la ville de Moscou, et nous transis de froid et mourant de faim. Si l’Impératrice nous avait paru de fort mauvaise humeur pendant la messe, elle ne nous renvoya pas de plus belle humeur non plus, de cette marque si peu agréable de manque d’attention, au moins à notre égard, pour ne rien dire de plus. Les autres grandes fêtes où elle dînait sur le trône, nous avions l’honneur de dîner avec elle: cette fois elle nous renvoya publiquement. Chemin faisant, seule en carrosse avec le grand-duc, je lui dis ce que j’en pensais; il me dit qu’il s’en plaindrait. Revenue à la maison, morfondue de froid et fatiguée, je me plaignis à Mme Tchoglokoff de m’être refroidie. Le lendemain il y eut un bal au palais de bois; je me dis malade et n’y allai pas. Le grand-duc réellement fit dire je ne sais quoi aux Schouvaloff à ce sujet, et eux lui firent répondre aussi je ne sais quoi de satisfaisant pour lui, et il n’en fut plus question.

Environ ce temps-là nous apprîmes que Zachar Czernicheff et le colonel Nicolas Léontieff avaient pris querelle ensemble pour le jeu, chez Roman Voronzoff; qu’ils s’étaient battus l’épée à la main, et que le comte Zachar Czernicheff avait une griève blessure à la tête. Elle était telle qu’on n’avait pas pu le transporter de la maison du comte Roman Voronzoff dans la sienne. Il y resta; fut très mal; on parla de le trépaner. J’en fus très fâchée, car je l’aimais beaucoup. Léontieff fut arrêté par l’ordre de l’Impératrice. Ce combat mit toute la ville en intrigues, à cause de la très nombreuse parenté de l’un et de l’autre des champions. Léontieff était beau-fils de la comtesse Roumianzoff, très proche parent des Panine et des Kourakine. L’autre avait aussi des parents, amis et protecteurs. Le tout était arrivé dans la maison du comte Roman Voronzoff; le malade était chez lui. Enfin quand le danger cessa, l’affaire fut apaisée et les choses en restèrent là.

Dans le courant du mois de mai j’eus de nouveau des indices de grossesse. Nous allâmes à Libéritza, campagne du grand-duc, à douze ou quatorze verstes de Moscou. La maison de pierre qui y était, et qui avait été bâtie anciennement par le prince Menchikoff, tombait en ruines; nous ne pûmes l’habiter. Pour y suppléer, on dressa des tentes dans la cour. Le matin, dès trois et quatre heures, mon sommeil était interrompu par les coups de hache qu’on donnait, et par le bruit qu’on faisait à la bâtisse d’une aîle de bois qu’on se hâtait de construire à deux pas, pour ainsi dire, de nos tentes, afin que nous eussions où demeurer pendant le reste de l’été. Le reste du temps nous étions à la chasse ou à la promenade; je n’allais plus à cheval, mais en cabriolet. Vers la St Pierre nous revînmes à Moscou, et il me prit un tel sommeil que je dormais tous les jours jusqu’à midi et qu’on avait de la peine à m’éveiller pour le dîner. La St Pierre fut célébrée comme de coutume; je m’habillai, j’assistai à la messe, au dîner, au bal et au souper. Dès le lendemain je sentis des douleurs aux reins; Mme Tchoglokoff fit venir une sage-femme qui prédit la fausse couche que je fis réellement la nuit suivante. Je pouvais être grosse de deux à trois mois; je fus dans un grand danger pendant treize jours, parcequ’on soupçonnait qu’une partie de l’arrière-faix était resté; on me cacha cette circonstance. Enfin le treizième jour il partit de lui-même, sans douleurs ni efforts. On me fit rester pendant six semaines pour cet accident dans ma chambre, pendant une chaleur insupportable. L’Impératrice vint me voir le jour même que je devins malade et parut affectée de mon état. Pendant les six semaines que je restai dans ma chambre, je m’ennuyai à mourir. Toute ma compagnie consistait en Mme Tchoglokoff (encore venait elle assez rarement) et une petite Kalmoucque, que j’aimais parcequ’elle était gentille; d’ennui je pleurais souvent. Pour le grand-duc la plupart du temps il était dans sa chambre, où un Ukrainien qu’il avait pour valet de chambre, nommé Karnovitch, aussi sot qu’ivrogne, l’amusait de son mieux, lui fournissant des jouets, du vin et d’autres liqueurs fortes, tant qu’il pouvait, à l’insçu de M. Tchoglokoff, que d’ailleurs tout le monde trompait et dont on se jouait. Mais dans les bacchanales nocturnes et cachées du grand-duc avec les domestiques de la chambre, parmi lesquels il y avait plusieurs garçons Kalmoucks, le grand-duc se trouvait souvent mal obéi et mal servi, car étant ivres, ils ne savaient ce qu’ils faisaient et oubliaient qu’ils étaient avec leur maître, et que ce maître était le grand-duc. Alors Son Altesse Impériale avait recours aux coups de bâton et de lame d’épée; malgré cela sa société lui obéissait mal, et plus d’une fois il eut recours à moi, se plaignant de ses gens et me priant de leur faire entendre raison. Alors j’allais chez lui et leur disais leur fait, les faisant souvenir de leurs devoirs, et tout de suite ils s’y rangeaient, ce qui fit que le grand-duc me dit plus d’une fois, et le répéta aussi à Bressan, qu’il ne savait pas comment je m’y prenais avec ces gens, que lui il les rossait et ne pouvait s’en faire obéir, et que j’en obtenais ce que je voulais avec une parole. Un jour que j’entrai à cet effet dans l’appartement de Son Altesse Impériale, ma vue fut frappée par un gros rat qu’il avait fait pendre, avec tout l’appareil d’un supplice, au milieu d’un cabinet qu’il s’était fait faire à l’aide d’une cloison. Je demandai ce que cela voulait dire? Il me dit alors que ce rat avait fait une action criminelle et digne du dernier supplice, selon les lois militaires; qu’il avait grimpé par dessus les remparts d’une forteresse de carton, qu’il avait sur la table dans ce cabinet, et avait mangé deux sentinelles, faites d’amadou, en faction sur un des bastions; qu’il avait fait juger le criminel par les lois de la guerre; que son chien couchant avait attrapé le rat, et que tout de suite il avait été pendu comme je le voyais, et qu’il resterait là exposé aux yeux du public pendant trois jours, pour l’exemple. Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire de l’extrême folie de la chose; mais ceci lui déplut très fort. Vu l’importance qu’il y mettait, je me retirai et me retranchai dans mon ignorance, comme femme, des lois militaires: cependant il ne laissa pas de me bouder sur mon éclat de rire, et au moins pouvait-on dire pour la justification du rat qu’il avait été pendu sans qu’on lui eût demandé ou entendu sa justification.

Pendant ce séjour de la cour à Moscou, il arriva qu’un laquais de la cour devint fol et même enragé. L’Impératrice ordonna que son premier médecin, Boërhave, eût soin de cet homme. On le mit dans une chambre proche de l’appartement de Boërhave, qui demeurait à la cour. Par hasard il arriva encore que cette année il y eut plusieurs personnes qui perdirent l’esprit. A mesure que l’Impératrice en était informée, elle les prenait à la cour, les faisait loger proche de Boërhave, de façon que cela formait un petit hôpital de fous à la cour. Je me souviens que les principaux en étaient un major aux gardes Semenofsky, nommé Tchédajeff, un lieutenant-colonel Lintrum, un major Tchoglokoff, un moine du couvent de Voskresensky, qui s’était coupé avec un rasoir les parties naturelles, et plusieurs autres. La folie de Tchédajeff consistait en ce qu’il regardait Schah-Nadir, autrement Thamas-Kuli-Khan, usurpateur de la Perse et son tyran, comme le bon Dieu. Quand les médecins ne purent venir à bout de le guérir de sa marotte, on le mit entre les mains des prêtres. Ceux-ci persuadèrent à l’Impératrice de le faire exorciser. Elle assista elle-même à la cérémonie; mais Tchédajeff resta aussi fou qu’il paraissait être. Cependant il y avait des gens qui doutaient de sa folie, parcequ’il était raisonnable sur tout autre point que Schah-Nadir; ses anciens amis même allaient le consulter sur leurs affaires, et il leur donnait des conseils très sensés. Ceux qui ne le croyaient pas fou donnaient pour cause de cette affectation de manie, qu’il avait eu une mauvaise affaire sur les bras, dont il ne s’était tiré que par cette ruse. Il avait été du commencement du règne de l’Impératrice, à la révision des contribuables, il avait été accusé de concussion, et il devait subir un jugement, dans l’appréhension duquel il prit cette fantaisie qui le tira d’affaire.

A la mi-août (1753) nous retournâmes à la campagne. Pour le 5 septembre, jour de la fête de l’Impératrice, elle s’en alla au couvent de Voskresensky. Pendant qu’elle y était la foudre tomba dans l’église; par bonheur que Sa Majesté Impériale se tenait dans une chapelle à côté de la grande église: elle n’apprit la chose que par la frayeur de ses courtisans, cependant il n’y eut ni blessé ni tué de cet accident. Peu de temps après elle revint à Moscou, où nous nous rendîmes aussi de Libéritza. A notre rentrée en ville nous vîmes la princesse de Courlande baiser la main publiquement à l’Impératrice, pour la permission qu’elle lui avait donnée de se marier avec le prince George Hovansky: elle s’était brouillée avec son premier promis Pierre Soltikoff, qui de son côté tout de suite épousa une princesse Sonzoff. Le 1er novembre de cette année, l’après-midi, à 3 heures, j’étais dans l’appartement de Mme Tchoglokoff, lorsque son mari, Serge Soltikoff, Léon Narichkine, et plusieurs autres cavaliers de la cour sortirent de la chambre pour s’en aller dans les appartements du chambellan Schouvaloff, afin de le féliciter du jour de sa naissance, qui était ce jour-là. Mme Tchoglokoff, la princesse Gagarine et moi nous causions ensemble, lorsqu’après avoir entendu quelque bruit dans une petite chapelle qui était proche de l’appartement où nous nous tenions, nous vîmes rentrer un couple de ces messieurs qui nous dirent qu’ils avaient été empêchés de passer par les salles du château, parceque le feu y avait pris. Tout de suite je m’en allai dans ma chambre, et, en passant par une antichambre, je vis que la balustrade du coin de la grande salle était en feu. C’était à vingt pas de notre aîle. J’entrai dans mes chambres et je les trouvai déjà remplies de soldats et de domestiques qui les démeublaient et emportaient ce qu’ils pouvaient. Mme Tchoglokoff me suivit de près, et comme il n’y avait plus rien à faire dans la maison que d’y attendre qu’elle prît feu, Mme Tchoglokoff et moi nous en sortîmes, et ayant trouvé à la porte le carrosse du maître de chapelle Araga, qui était venu pour un concert chez le grand-duc que j’avais averti moi-même que la maison brûlait, nous nous mîmes, elle et moi, dans ce carrosse, la rue étant couverte de boue, à cause des pluies continuelles qui étaient tombées depuis quelques jours, et nous regardions de là tant l’incendie que la façon dont on emportait les meubles de toutes parts hors de la maison. Je vis alors une chose singulière, c’est l’étonnante quantité de rats et de souris qui descendaient l’escalier à la file, sans même trop se presser. On ne put porter aucun secours à cette vaste maison de bois, faute d’instruments et parceque le peu qu’il y en avait se trouvait précisément sous la salle qui brûlait: celle-ci occupait à-peu-près le centre des bâtiments qui l’entouraient, ce qui pouvait faire l’étendue de deux ou trois verstes de circonférence. J’en sortis à trois heures précises, et vers les six heures il n’existait aucun vestige de la maison. La chaleur du feu devint si grande que ni moi ni Mme Tchoglokoff ne pouvant plus la supporter, nous fîmes aller notre carrosse dans la campagne, à quelques centaines de pas. Enfin M. Tchoglokoff vint avec le grand-duc, et nous dit que l’Impératrice s’en allait à la maison de Pokrovsky et qu’elle avait ordonné que nous irions dans celle de M. Tchoglokoff, qui faisait à droite le premier coin de la grande rue de la Sloboda. Tout de suite nous nous y rendîmes. Dans cette maison il y avait une salle au milieu et quatre chambres de chaque côté; il n’est guère possible d’être plus mal que nous n’y étions: le vent y soufflait dans toutes les directions, les fenêtres et les portes y étaient à demi pourries, les planchers fendus avec des intervalles de trois à quatre doigts; outre cela la vermine y dominait; les enfants, les domestiques de M. Tchoglokoff l’habitaient; au moment que nous y entrâmes on les en fit sortir, et on nous logea dans cette horrible maison, qui était dégarnie de meubles.

Le lendemain de mon séjour dans cet hôtel je vis ce qu’un nez Kalmouck peut contenir. La petite fille que j’avais près de moi, à mon réveil, me dit, en me montrant son nez: «J’ai là une noisette.» Je lui tâtai le nez, je n’y trouvai rien; mais toute la matinée cette enfant ne fit que répéter qu’elle avait dans son nez une noisette; c’était une enfant de quatre à cinq ans; personne ne savait ce qu’elle entendait par sa noisette dans le nez. Vers midi elle tomba en courant et se cogna contre une table, ce qui la fit pleurer, et en pleurant elle tira son mouchoir et se moucha le nez: en se mouchant la noisette tomba de son nez, ce que je vis moi-même, et alors je compris qu’une noisette qui ne pourrait tenir dans aucun nez européen sans qu’on s’en aperçut, pouvait tenir dans la cavité d’un nez Kalmouck, qui est placé dans l’intérieur de la tête entre deux grosses joues.

Nos hardes, et tout ce dont nous avions besoin, étaient restées dans la boue, devant le palais brûlé, et on nous les amena pendant la nuit et le jour suivant. Ce qui me fit le plus de peine, ce furent mes livres. J’achevais alors le 4ème tome du dictionnaire de Bayle; j’avais employé deux ans à cette lecture, tous les six mois je coulais à fond un tome: par là on peut s’imaginer dans quelle solitude je passais ma vie. Enfin on me les apporta; mes hardes se trouvèrent, celles de la comtesse Schouvaloff, &c. Mme Vladislava me fit voir par curiosité les jupes de cette dame, qui par derrière étaient toutes doublées de cuir, parcequ’elle ne pouvait retenir ses urines, accident qui lui était resté après ses premières couches, et dont l’odeur était imprégnée dans toutes ses jupes; je les renvoyai au plus vite à qui elles appartenaient. L’Impératrice perdit dans cet incendie tout ce qu’on avait amené à Moscou de son immense garderobe. Elle m’a fait l’honneur de me dire qu’elle y avait perdu 4000 paires d’habits, et que de tous elle ne regrettait que celui qui avait été fait de l’étoffe que je lui avais envoyée et que j’avais reçue de ma mère. Elle y perdit encore d’autres choses précieuses, entre autres un bassin couvert de pierres gravées, que le comte Roumianzoff avait acheté à Constantinople et qu’il avait payé 8000 ducats. Tous ces effets avaient été placés dans une garderobe qui était au dessus de la salle où le feu avait pris. Cette salle servait d’avant-salle à la grande salle du palais; à dix heures du matin les chauffeurs de fourneaux étaient venus pour chauffer cette avant-salle; après avoir mis le bois dans le fourneau, ils l’allumèrent comme de coutume. Ceci fait, la chambre se remplit de fumée; ils crurent qu’elle perçait par quelques trous imperceptibles du fourneau, et se mirent à couvrir de terre glaise les entre-deux des carreaux de faïence. La fumée augmentant, ils se mirent à chercher des crevasses au fourneau, et n’en trouvant pas, ils comprirent que la crevasse était entre les séparations de l’appartement. Ces séparations n’étaient que de bois. Ils allèrent chercher de l’eau et éteignirent le feu dans le fourneau; mais la fumée augmentant, elle passa dans l’antichambre où il y avait une sentinelle de la garde-à-cheval. Celle-ci, pensant étouffer et n’osant bouger de son poste, cassa une vitre et se mit à crier; mais personne n’arrivant à son secours ni ne l’entendant, il tira son fusil par la fenêtre. Le coup fut entendu à la grande garde qui était vis-à-vis du palais; on courut à lui, et en entrant on trouva partout une fumée épaisse de laquelle on retira la sentinelle. Les chauffeurs furent mis aux arrêts. Ils avaient cru que sans avertir personne ils éteindraient le feu ou bien empêcheraient la fumée d’augmenter; ils s’étaient de bonne foi occupés à cela pendant cinq heures.

Cet incendie donna lieu à une découverte que fit M. Tchoglokoff. Le grand-duc avait dans son appartement beaucoup de fort grandes commodes; quand on les apporta de sa chambre, quelques tiroirs ouverts ou mal fermés découvrirent aux yeux des spectateurs ce dont ils étaient remplis. Qui le croyait? les tiroirs ne contenaient rien autre chose qu’une immense quantité de bouteilles de vin et de liqueurs fortes: ils servaient de cave à Son Altesse Impériale. Tchoglokoff m’en parla; je lui dis que j’ignorais cette circonstance, et je disais vrai: je n’en savais rien, mais je voyais fort souvent, quasi journellement, l’ivresse du grand-duc.

Nous restâmes, après l’incendie, dans la maison de Tchoglokoff près de six semaines, et comme en sortant nous passions souvent devant une maison, située dans un jardin proche du pont Soltikoff, qui appartenait à l’Impératrice et qu’on nommait la maison de l’évêque, parceque l’Impératrice l’avait achetée d’un évêque, la fantaisie nous prit de faire solliciter l’Impératrice, à l’insu des Tchoglokoff, de nous permettre d’habiter cette maison, qui nous paraissait et qu’on disait plus logeable que celle où nous étions. Nous reçûmes l’ordre d’aller habiter la maison de l’évêque. C’était une très vieille maison de bois, de laquelle il n’y avait aucune vue; elle était bâtie sur des caves de pierre, et par-là plus élevée que celle que nous venions de quitter, qui n’était qu’un rez-de-chaussée. Les poêles étaient si vieux que quand on les chauffait, on voyait le feu à travers les fourneaux, tant il y avait de crevasses, et la fumée remplissait les chambres; nous en avions tous mal à la tête et aux yeux. On courait risque dans cette maison d’y être brûlé vif; il n’y avait qu’un escalier de bois et les fenêtres étaient hautes; le feu y prit réellement deux ou trois fois pendant que nous y restâmes, mais on l’éteignit. J’y pris un mal de gorge avec beaucoup de fièvre; le même jour que je devins malade, M. de Breithardt, qui était revenu en Russie, de la part de la cour de Vienne, devait venir souper chez nous pour prendre congé; il me trouva les yeux rouges et enflés. Il crut que j’avais pleuré et il ne se trompait pas: l’ennui, l’indisposition, et l’incommodité physique et morale de ma situation m’avaient donné beaucoup d’hypocondrie. Pendant toute la journée, que j’avais passée avec Mme Tchoglokoff à attendre ceux qui n’étaient pas venus, elle disait à tout moment: «Voilà comme on nous abandonne!» Son mari avait dîné dehors et avait emmené tout le monde. Malgré toutes les promesses que Serge Soltikoff nous avait faites de s’esquiver de ce dîner, il ne revint qu’avec Tchoglokoff. Tout cela me donnait une humeur de chien. Enfin quelques jours après on nous permit d’aller à Libéritza. Ici nous nous crûmes en paradis: la maison était toute neuve et assez bien arrangée; on y dansait tous les soirs, et toute notre cour y était rassemblée. Pendant un de ces bals nous vîmes le grand-duc longtemps occupé à parler à l’oreille de M. Tchoglokoff; celui-ci, après cela, parut chagrin, rêveur et plus renfermé et renfrogné que de coutume. Serge Soltikoff, voyant cela et que Tchoglokoff lui battait singulièrement froid, alla s’asseoir près de Melle Martha Schafiroff, et tâcha de savoir d’elle ce que ce pouvait être que cette intimité peu accoutumée entre le grand-duc et Tchoglokoff. Alors elle lui dit qu’elle ne savait pas ce que c’était, que le grand-duc lui avait dit plusieurs fois: «Serge Soltikoff et ma femme trompent Tchoglokoff d’une manière inouïe; lui il est amoureux de la grande-duchesse; elle ne peut le souffrir. Serge Soltikoff est le confident de Tchoglokoff; il lui fait accroire qu’il travaille pour lui auprès de ma femme, et au lieu de cela il travaille pour lui-même auprès d’elle; et elle, elle peut bien souffrir Serge Soltikoff, qui est amusant; elle s’en sert pour mener Tchoglokoff comme elle veut, et au fond elle se moque de tous les deux. Il faut que je détrompe ce pauvre diable de Tchoglokoff qui me fait pitié, que je lui dise la vérité, et alors il verra qui est son vrai ami, de ma femme ou de moi.» Dès que Serge Soltikoff eut appris ce dangereux dialogue et la scabreuse situation qui s’en suivait, il me le redit, et s’en alla s’asseoir auprès de Tchoglokoff et lui demanda ce qu’il avait. Tchoglokoff au commencement ne voulut point s’expliquer et ne fit que soupirer, ensuite se mit à faire des jérémiades sur la difficulté qu’il y avait à trouver des amis fidèles; enfin Serge Soltikoff le tourna et retourna dans tant de diverses directions, qu’il lui tira l’aveu des conversations qu’il venait d’avoir avec le grand-duc. Assurément on ne pouvait s’attendre à ce qui s’était dit entr’eux, à moins que d’en être instruit. Le grand-duc avait débuté par faire à Tchoglokoff de grandes protestations d’amitié, lui disant qu’il n’y avait que dans les occasions les plus urgentes de la vie qu’on pouvait distinguer les vrais amis des faux; que pour lui prouver la sincérité de la sienne, il allait lui donner une preuve bien marquée de sa franchise: qu’il savait à n’en pas douter, que lui Tchoglokoff était amoureux de moi; qu’il ne lui en faisait pas un crime, que je pouvais lui paraître aimable, et qu’on n’était pas le maître de son cœur; mais qu’il devait l’avertir qu’il choisissait mal ses confidents, qu’il croyait bonnement que Serge Soltikoff était son ami et qu’il travaillait chez moi pour lui, tandis que l’autre ne travaillait que pour lui-même, et qu’il le soupçonnait d’être son rival; que pour moi je me moquais d’eux deux; mais que si lui, Tchoglokoff, voulait suivre ses avis à lui, grand-duc, et se confier à lui, alors il verrait qu’il était son seul et vrai ami. M. Tchoglokoff avait beaucoup remercié le grand-duc de son amitié et de ses protestations d’amitié; mais au fond il avait traité tout le reste de chimère et de vision de son compte.

Il est facile de croire qu’en aucun cas il ne se souciait d’un confident, par état et par caractère aussi peu sûr qu’utile. Ceci une fois dit, Serge Soltikoff n’eut que fort peu de peine à ramener le calme et la tranquillité dans la tête de Tchoglokoff, qui était accoutumé à ne faire ni beaucoup de cas ni beaucoup d’attention aux discours d’un homme qui n’avait aucun jugement, et passait pour tel. Quand je sus tout ceci, j’avoue que j’en fus outrée contre le grand-duc, et pour le détourner de revenir à la charge, je lui fis sentir que je n’ignorais pas ce qui s’était passé entre lui et Tchoglokoff. Il rougit et ne dit pas un mot, s’en alla, me bouda, et les choses en restèrent là.

Revenus à Moscou on nous fit passer de la maison de l’évêque dans les appartements de ce qu’on appelait la maison d’été de l’Impératrice, qui n’avait pas été incendiée. L’Impératrice s’était fait construire de nouveaux appartements dans l’espace de six semaines: à cet effet on avait pris et transporté les poutres de la maison à Pérova, de celle du comte Hendrikoff et de celle des princes de Géorgie. Enfin elle y entra vers le nouvel an.

1754.

L’Impératrice fêta le 1er jour de janvier 1754 dans ce palais, et nous eûmes, le grand-duc et moi, l’honneur de dîner avec elle, en public, sous le dais. A table Sa Majesté Impériale parut fort gaie et parlante. Il y avait auprès du trône des tables dressées pour quelques centaines de personnes des premières classes. Pendant le dîner l’Impératrice demanda qui était cette personne si maigre et laide et à cou de grue, qu’elle voyait assise (elle désigna la place). On lui dit que c’était Melle Marthe Schafiroff. Elle éclata de rire, et s’adressant à moi, elle me dit que cela la faisait souvenir d’un proverbe russe qui disait: «Шейка длинна, на висѣлицу годна.» («Cou long n’est bon que pour la pendaison.») Je ne pus m’empêcher de sourire de la malice de ce sarcasme impérial, qui ne tomba pas à terre et que les courtisans se passèrent de bouche en bouche, de façon qu’en me levant de table j’en trouvai déjà plusieurs personnes instruites. Pour le grand-duc, je ne sais pas s’il l’avait entendu; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’en souffla pas le mot, et j’eus garde de lui en parler.

Jamais année ne fut plus fertile en incendies que celle de 1753-54. Il m’est arrivé de voir plus d’une fois, des fenêtres de mes appartements du palais d’été, deux, trois, quatre, et jusqu’à cinq incendies à la fois, dans différents endroits de la ville de Moscou. Pendant le carnaval l’Impératrice ordonna qu’il y eût dans ses appartements différents bals et mascarades, pendant l’une desquelles je vis que l’Impératrice eut une longue conversation avec la générale Matiouchkine. Celle-ci ne voulait pas que son fils épousât la princesse Gagarine, ma demoiselle d’honneur; mais l’Impératrice persuada la mère; et la princesse Gagarine, qui avait trente-huit ans bien comptés, eut la permission de se marier avec M. Dmitri Matiouchkine; elle en fut très aise et moi aussi: c’était un mariage d’inclination; Matiouchkine était alors fort beau. Mme Tchoglokoff ne vint pas loger avec nous dans les appartements d’été; elle resta, sous différents prétextes, dans sa maison, qui était fort proche de la cour, avec ses enfants. Mais le vrai était, si sage et aimant tant son mari, elle avait pris de la passion pour le prince Pierre Repnine et une aversion marquée pour son mari. Elle crut qu’elle ne pouvait être heureuse sans confidente, et je lui parus la personne la plus sûre. Elle me montrait toutes les lettres qu’elle recevait de son amant; je gardais son secret fidèlement, avec une exactitude et une prudence scrupuleuses. Elle voyait le prince fort en secret; malgré cela le mari de la dame en eut quelques soupçons. Un officier de la garde-à-cheval, nommé Kaminine lui en avait fait naître. Cet homme était la jalousie et le soupçon personifiés; il l’était par caractère; c’était une ancienne connaissance de Tchoglokoff. Celui-ci s’en ouvrit à Serge Soltikoff, qui chercha à le tranquilliser. J’eus garde de dire à Serge Soltikoff ce que j’en savais, crainte d’indiscrétion quelquefois involontaire. A la fin le mari m’en sonna aussi quelque chose. Je fis la niaise et l’étonnée, et je me tus.

Au mois de février j’eus des indices de grossesse. Le jour même de pâques, pendant la messe, Tchoglokoff tomba malade d’une colique sèche; on lui donna force remèdes, mais son mal ne fit qu’empirer. Pendant la semaine de pâques le grand-duc alla se promener, avec les cavaliers de notre cour, à cheval. Serge Soltikoff était du nombre. Je restai à la maison, parcequ’on craignait de me laisser sortir en mon état et par la raison que j’avais fait deux fausses couches. J’étais seule dans ma chambre, lorsque M. Tchoglokoff me fit prier de passer dans la sienne. J’y allai; je le trouvai au lit. Il me fit mille plaintes de sa femme, me dit qu’elle voyait le prince Repnine, qu’il venait à pied chez elle, que pendant le carnaval il y était venu un jour de bal de la cour, en habit d’arlequin, que Kaminine l’avait fait suivre, enfin Dieu sait tous les détails qu’il me dit.

Au moment qu’il était le plus animé, arriva sa femme; alors il se mit à lui faire en ma présence mille reproches, disant qu’elle l’abandonnait malade. Lui et elle étaient des gens fort soupçonneux et bornés; je mourais de peur que la femme ne crût que c’était moi qui l’avais trahie dans quantité de détails qu’il lui fit alors sur ses entrevues. Sa femme, d’un autre côté, lui dit qu’il ne serait pas étrange si elle le punissait de sa conduite envers elle; que ni lui, ni personne au monde ne pouvait lui reprocher, à elle, de lui avoir manqué jusqu’ici en quoi que ce fût; et elle conclut à dire qu’il lui seyait mal de se plaindre; et l’un et l’autre s’en rapportaient toujours à moi et me prenaient pour juge, pour arbitre dans ce qu’ils disaient. Je me taisais, crainte d’offenser l’un ou l’autre ou tous les deux, ou d’être compromise; le visage me brûlait d’appréhension; j’étais seule avec eux. Au plus fort de la dispute Mme Vladislava vint me dire que l’Impératrice était venue dans mon appartement; j’y courus tout de suite. Mme Tchoglokoff sortit avec moi; mais, au lieu de me suivre, elle s’arrêta dans un corridor où il y avait un escalier, qui donnait dans le jardin, où elle s’assit, à ce qu’on me dit ensuite. Pour moi j’entrai dans ma chambre tout essouflée; j’y trouvai effectivement l’Impératrice. Comme elle me vit hors d’haleine et un peu rouge, elle me demanda où j’avais été? Je lui dis que je venais de chez Tchoglokoff, qui était malade, et que j’avais couru pour revenir au plus vite, ayant appris qu’elle avait bien voulu venir chez moi. Elle ne me fit pas d’autres questions, mais il me parut qu’elle rêvait à ce que je disais, et que cela lui avait paru singulier. Cependant elle continua à parler avec moi. Elle ne demanda pas où était le grand-duc, parcequ’elle le savait sorti: ni lui ni moi, de tout le règne de l’Impératrice, nous n’osions sortir en ville, ni de la maison, sans lui en envoyer demander la permission. Mme Vladislava était dans ma chambre; l’Impératrice lui adressa plusieurs fois la parole, et puis à moi, parla de choses indifférentes, ensuite elle s’en alla au bout d’une petite demi-heure, en me disant qu’à cause de ma grossesse elle me dispensait de paraître les 21 et 25 d’avril. J’étais étonnée que Mme Tchoglokoff ne m’eût pas suivie; je demandai à Mme Vladislava, quand l’Impératrice se fut en-allée, ce que l’autre était devenue; elle me dit qu’elle s’était assise sur l’escalier, où elle avait pleuré. Dès que le grand-duc fut revenu, je contai à Serge Soltikoff ce qui m’était arrivé pendant leur promenade, comment Tchoglokoff m’avait fait appeler, mon appréhension de ce qui s’était dit entre le mari et la femme, et la visite que l’Impératrice m’avait faite. Alors il me dit: «Si c’est comme cela, je juge que l’Impératrice sera venue voir ce que vous faites dans l’absence de votre mari, et afin qu’on voie que vous étiez parfaitement seule chez vous et chez Tchoglokoff, je m’en vais amener tous mes camarades, comme nous sommes crottés jusqu’aux dents, chez Ivan Schouvaloff.» Réellement, le grand-duc s’étant retiré, il s’en alla avec tous ceux qui avaient été à cheval avec le grand-duc, chez Ivan Schouvaloff, qui logeait à la cour. Quand ils y vinrent, celui-ci leur demanda des détails de leur promenade, et Serge Soltikoff me dit ensuite que par ses questions il lui avait paru qu’il ne s’était pas trompé.

Depuis ce jour la maladie de Tchoglokoff ne fit qu’empirer. Le 21 avril, jour de ma naissance, les médecins le regardèrent comme sans espérance de rétablissement. On en instruisit l’Impératrice, qui ordonna, comme elle en avait pris la coutume, de transporter le malade dans sa propre maison, pour qu’il ne mourût pas à la cour, parcequ’elle craignait les morts. Je fus très affligée dès que j’appris l’état dans lequel M. Tchoglokoff se trouvait. Il mourut justement dans le temps où, après plusieurs années de peines et de travail, on était parvenu à le rendre non seulement moins méchant et malfaisant, mais où il était devenu traitable et où même on en pouvait venir à bout, à force d’avoir étudié son caractère. Pour la femme, elle m’aimait sincèrement alors, et d’un argus dur et malveillant elle était devenue une amie ferme et attachée. Tchoglokoff vécut, dans sa maison, encore jusqu’au 25 d’avril, jour du couronnement de l’Impératrice, où il décéda à l’après-dîner. On m’en avertit tout de suite: j’y envoyais quasi à tout moment. J’en fus véritablement affligée et je pleurai beaucoup. Sa femme était alitée aussi les derniers jours de la maladie du mari; il était dans un côté de la maison, elle dans l’autre. Serge Soltikoff et Léon Narichkine se trouvaient dans la chambre de la femme au moment du décès de son mari, les fenêtres de la chambre étaient ouvertes, un oiseau y entra en volant et se plaça sur la corniche du plafond, vis-à-vis du lit de Mme Tchoglokoff. Alors elle dit en voyant cela: «Je suis persuadée que mon mari vient de rendre l’âme, envoyez demander ce qui en est.» On vint dire que réellement il était décédé. Elle disait que cet oiseau était l’âme de son mari. On voulut lui prouver que cet oiseau était un oiseau ordinaire; mais on ne put le retrouver. On lui dit qu’il était envolé; mais comme personne ne l’avait vu, elle resta persuadée que c’était l’âme de son mari qui était venue la trouver.

Dès que les funérailles de M. Tchoglokoff furent achevées, Mme Tchoglokoff voulut venir chez moi. L’Impératrice lui voyant passer le long pont de Yaousa, envoya au devant d’elle lui dire qu’elle la dispensait de ses fonctions près de moi et qu’elle s’en retournât à la maison. Sa Majesté Impériale trouvait mauvais que comme veuve elle sortît si tôt. Le même jour elle nomma M. Alexandre Ivanovitch Schouvaloff pour remplir près du grand-duc les fonctions de feu M. Tchoglokoff. Or ce M. Schouvaloff, non pas par lui-même, mais par la place qu’il occupait, était la terreur de la cour, de la ville et de tout l’empire. Il était chef du tribunal d’inquisition d’état, qu’on appelait alors la chancellerie secrète. Ses fonctions, à ce qu’on disait, lui avaient donné une espèce de mouvement convulsif, qui lui prenait à tout le côté droit du visage, depuis l’œil jusqu’au bas du visage, chaque fois qu’il était affecté par la joie, la colère, la peur ou l’appréhension. Il était étonnant comment on avait choisi cet homme avec une grimace aussi hideuse, pour le mettre continuellement vis-à-vis d’une jeune femme grosse; si j’étais accouchée d’un enfant qui eût ce malheureux tic, je pense que l’Impératrice en aurait été bien fâchée. Cependant cela aurait pu arriver, le voyant toujours, jamais volontiers, et la plupart du temps avec un mouvement de répugnance involontaire, à cause de son personnel, de ses parents, et de sa charge par laquelle on se doutait bien que l’agrément de sa société ne pouvait augmenter. Mais ceci n’était qu’un léger commencement du bon temps qu’on nous préparait, et principalement à moi. Le lendemain on vint me dire que l’Impératrice allait placer de nouveau près de moi la comtesse Roumianzoff. Je savais que celle-ci était ennemie jurée de Serge Soltikoff, qu’elle n’aimait guère plus la princesse Gagarine, qu’elle avait fait beaucoup de tort à ma mère dans l’esprit de l’Impératrice; pour le coup, quand je sus ceci, je perdis toute patience; je me mis à pleurer amèrement et je dis au comte Alexandre Schouvaloff que si on plaçait auprès de moi la comtesse Roumianzoff, je regarderais cela comme un très grand malheur pour moi, que cette femme avait autrefois nui à ma mère, qu’elle l’avait noircie dans l’esprit de l’Impératrice et qu’à présent elle m’en ferait autant, qu’elle avait été crainte comme la peste quand elle avait été chez nous, et qu’il y aurait bien des malheureux de cet arrangement, s’il ne trouvait pas moyen de le détourner. Il me promit d’y travailler et tâcha de me tranquilliser. Craignant surtout pour mon état tellement, il s’en alla chez l’Impératrice, et quand il revint il me dit qu’il espérait que l’Impératrice ne placerait pas la comtesse Roumianzoff auprès de moi. Je n’en entendis plus parler en effet, et on ne s’occupa plus que du départ pour St Pétersbourg. Il fut réglé que nous serions vingt-neuf jours en chemin, c’est-à-dire que nous ne ferions qu’une station de poste par jour. Je mourais de peur qu’on ne laissât Serge Soltikoff et Léon Narichkine à Moscou; mais je ne sais comment il se fit qu’on eut la condescendance de les inscrire dans notre suite.

Enfin nous partîmes, le 10 ou le 11, du palais de Moscou. J’étais en carrosse avec l’épouse du comte Alexandre Schouvaloff, la femme la plus ennuyeuse qu’il soit possible d’imaginer, Mme Vladislava, et la sage-femme dont on prétendait qu’on ne pouvait se passer, parceque j’étais grosse. Je m’ennuyais comme un chien dans ce carrosse, et ne faisais que pleurer. Enfin la princesse Gagarine qui n’aimait pas personnellement la comtesse Schouvaloff, à cause que sa fille, qui était mariée avec Golofkine, cousin de la princesse, avait des manières peu prévenantes avec les parents de son mari, prit un moment où elle put m’approcher, pour me dire qu’elle travaillait, elle, à me rendre Mme Vladislava favorable, parcequ’elle et tout le monde craignait que l’hypocondrie que j’avais de ma situation ne fît tort et à moi et à mon enfant que je portais; que pour Serge Soltikoff, il n’osait m’approcher ni de près ni presque de loin, à cause de la contrainte et présence continuelle des Schouvaloff, mari et femme. Réellement elle parvint à faire entendre raison à Mme Vladislava, qui se prêta du moins à quelque condescendance pour alléger l’état de gêne et de contrainte perpétuelle de laquelle même naissait cette hypocondrie qu’il n’était plus dans mon pouvoir de maîtriser. Il s’agissait de si peu de chose, de quelques instants seulement de conversation; enfin elle réussit. Après vingt-neuf jours de marche aussi ennuyeuse, nous arrivâmes à Pétersbourg, au palais d’été. Le grand-duc y rétablit d’abord ses concerts. Ceci me donnait quelquefois la possibilité de faire la conversation; mais mon hypocondrie était devenue telle qu’à tout moment et à tout propos, j’avais toujours la larme à l’œil, et mille appréhensions me passaient par la tête: en un mot je ne pouvais m’ôter de l’esprit que tout tendait à l’éloignement de Serge Soltikoff.

Nous allâmes à Péterhof; j’y marchais beaucoup, mais malgré cela mes chagrins m’y suivaient en croupe. Au mois d’août nous rentrâmes en ville de rechef occuper le palais d’été. Ce fut pour moi un coup mortel quand j’appris qu’on préparait pour mes couches des appartements attenant et faisant suite à ceux de l’Impératrice. Alexandre Schouvaloff me mena pour les voir; je trouvai deux chambres, comme sont toutes celles du palais d’été, tristes et n’ayant qu’une seule issue, mal meublées en damas cramoisi, et n’ayant quasi pas de meubles et aucune sorte de commodité. Je vis que j’y serais isolée, sans aucune sorte de compagnie et malheureuse comme une pierre. Je le dis à Serge Soltikoff et à la princesse Gagarine, qui, quoique ne s’aimant pas, avaient cependant pour point de réunion leur amitié pour moi. Ils voyaient tout ce que je voyais; mais il était impossible d’y remédier. Je devais passer le mercredi dans ces appartements, très éloignés de ceux du grand-duc. Je me couchai le mardi au soir et me réveillai la nuit avec des douleurs. J’éveillai Mme Vladislava qui envoya chercher la sage-femme, laquelle assura que j’allais accoucher. On alla éveiller le grand-duc qui couchait dans sa chambre, et le comte Alexandre Schouvaloff. Celui-ci envoya chez l’Impératrice, qui ne tarda pas à venir, à peu près vers les deux heures du matin. Je fus fort mal. Enfin vers midi, le lendemain, 20 septembre, j’accouchai d’un fils. Dès qu’il fut emmaillotté, l’Impératrice fit entrer son confesseur qui imposa à l’enfant le nom de Paul, après quoi l’Impératrice tout de suite fit prendre l’enfant par la sage-femme et lui dit de la suivre. Je restai sur le lit de misère. Or ce lit était placé vis-à-vis d’une porte au travers de laquelle je voyais le jour; derrière moi il y avait deux grandes fenêtres qui fermaient mal, et à droite et à gauche de ce lit deux portes, dont l’une donnait dans ma chambre de toilette, et l’autre dans celle qu’occupait Mme Vladislava. Dès que l’Impératrice fut partie, le grand-duc s’en alla aussi de son côté, de même que M. et Mme Schouvaloff, et je ne revis personne jusqu’à trois heures sonnées. J’avais beaucoup sué, je priai Mme Vladislava de me changer de linge, de me mettre au lit; elle me dit qu’elle n’osait pas. Elle envoya plusieurs fois quérir la sage-femme, mais celle-ci ne vint pas. Je demandai à boire, mais je reçus toujours la même réponse. Enfin, après trois heures, arriva la comtesse Schouvaloff, qui avait fait une grande toilette. Quand elle me vit encore couchée à la même place où elle m’avait laissée, elle se récria, disant qu’il y avait de quoi me tuer. Ceci était fort consolant pour moi qui fondais déjà en larmes depuis le moment que j’étais accouchée, et surtout de l’abandon dans lequel j’étais, mal et incommodément couchée, après un travail rude et douloureux, entre des portes et des fenêtres qui fermaient mal, personne n’osant me porter dans mon lit qui était à deux pas, et n’ayant la force de m’y traîner. Mme Schouvaloff s’en alla tout de suite, et je pense qu’elle fit chercher la sage-femme, car celle-ci vint une demi-heure après et nous dit que l’Impératrice était si occupée de l’enfant qu’elle ne l’avait pas laissée aller un instant; pour moi on n’y pensait pas. Cet oubli ou abandon n’était au moins guère flatteur pour moi. Je mourais de soif. Enfin on me mit dans mon lit, et je ne vis plus âme qui vive de la journée, ni même on envoya s’informer de moi. Le grand-duc de son côté ne fit que boire avec ceux qu’il trouva, et l’Impératrice s’occupa de l’enfant. Dans la ville et dans l’empire la joie fut grande de cet événement. Dès le lendemain je commençai à sentir une douleur insupportable et rhumatique, depuis la hanche longeant la cuisse et la jambe gauche. Cette douleur m’empêcha de dormir, et avec cela je pris une forte fièvre. Malgré cela le lendemain les attentions furent les mêmes; je ne vis personne, et personne ne demanda de mes nouvelles. Le grand-duc cependant entra dans ma chambre un moment et puis s’en alla, disant qu’il n’avait pas le temps de rester. Je ne faisais que pleurer et gémir dans mon lit; il n’y avait que Mme Vladislava qui était dans ma chambre; au fond elle me plaignait, mais ne pouvait y remédier. Je n’aimais pas outre cela à être plainte, ni à me plaindre; j’avais l’âme trop fière, et la seule idée d’être malheureuse m’était insupportable: jusqu’ici j’avais fait tout ce que je pouvais pour ne pas paraître telle. J’aurais pu voir le comte Alexandre Schouvaloff et sa femme; mais c’étaient des êtres si insipides et ennuyeux que j’étais toujours enchantée quand ils n’y étaient pas. Le troisième jour on vint de la part de l’Impératrice, demander à Mme Vladislava si un mantelet de satin bleu qu’avait eu, le jour que j’accouchai, Sa Majesté Impériale, parcequ’il faisait très froid dans ma chambre, n’était pas resté dans mon appartement. Mme Vladislava alla chercher partout ce mantelet et enfin le trouva dans un coin de ma chambre de toilette, où on ne l’avait pas remarqué parceque depuis mes couches on entrait peu dans cette chambre. L’ayant trouvé, elle le renvoya tout de suite. Ce mantelet, à ce que nous apprîmes peu de temps après, avait donné lieu à un accident assez singulier. L’Impératrice n’avait aucune heure fixe ni pour son coucher, ni pour son réveil, ni pour son dîner, ni pour son souper, ni pour sa toilette. Une après-dîner de ces trois jours indiqués, elle se coucha sur un canapé où elle avait fait mettre un matelas et des coussins. Etant couchée, elle demanda ce mantelet, ayant froid; on le chercha partout et on ne le trouva pas, parcequ’il était resté dans ma chambre. Alors l’Impératrice ordonna de le chercher sous les coussins de son chevet, croyant qu’on le trouverait là. La sœur de Mme Krouse, cette femme de chambre favorite de l’Impératrice, passa la main sous le chevet de Sa Majesté Impériale, et la retira en disant que sous ce chevet le mantelet n’y était pas, mais qu’il y avait un paquet de cheveux ou quelque chose d’approchant, qu’elle ne savait pas ce que c’était. L’Impératrice tout de suite se leva de sa place et fit lever le matelas et les coussins, et l’on vit, non sans étonnement, un papier dans lequel il y avait des cheveux entortillés autour de quelques racines de légumes. Alors les femmes de l’Impératrice et elle-même se mirent à dire qu’assurément c’était quelque charme ou sortilège, et toutes formèrent des conjectures qui ce pouvait être qui eût la hardiesse de placer ce paquet sous le chevet de l’Impératrice. On en soupçonna une des femmes que Sa Majesté Impériale aimait le mieux; elle était connue sous le nom d’Anna Dmitrevna Doumachéva; mais il n’y avait pas longtemps que cette femme était devenue veuve et avait épousé en secondes noces un valet de chambre de l’Impératrice. MM. Schouvaloff n’aimaient pas cette femme, qui leur était contraire et par son crédit et par la confiance de l’Impératrice, qu’elle possédait depuis la jeunesse; elle était très capable de leur jouer quelque tour qui diminuât de beaucoup leur faveur. Comme les Schouvaloff ne manquaient pas de partisans, aussi ceux-ci commencèrent à envisager la chose au criminel; à ceci l’Impératrice était assez portée d’elle-même, parcequ’elle croyait aux charmes et sortilèges. En conséquence elle ordonna au comte Alexandre Schouvaloff de faire arrêter cette femme, son mari et ses deux fils, dont l’un était officier aux gardes et l’autre page de la chambre de l’Impératrice. Le mari, deux jours après avoir été arrêté, demanda un rasoir pour se faire la barbe et s’en coupa la gorge. Pour la femme et les enfants, ils furent longtemps aux arrêts, et elle avoua que pour que la faveur de l’Impératrice se prolongeât à son égard, elle avait employé ces charmes, et qu’elle avait mis quelques grains de sel brûlé le jeudi saint, dans un verre de vin de Hongrie qu’elle avait présenté à l’Impératrice. On finit cette affaire en exilant la femme et les enfants à Moscou. On fit ensuite courir le bruit comme si un évanouissement que l’Impératrice avait eu peu de temps avant mes couches, était une suite du breuvage que cette femme avait donné à l’Impératrice; mais le fait est qu’elle ne lui avait jamais donné que deux ou trois grains de sel brûlé le jeudi saint, qui assurément ne pouvait pas lui nuire. En cela il n’y avait de répréhensible que la hardiesse de cette femme et sa superstition.

Enfin le grand-duc s’ennuyant le soir sans mes demoiselles d’honneur, auxquelles il faisait la cour, vint me proposer de passer la soirée dans ma chambre: alors il courtisait précisément la plus laide, c’était la comtesse Elisabeth Voronzoff. Le sixième jour le baptême de mon fils eut lieu. Il avait déjà pensé mourir des aphtes. Je ne pouvais avoir de ses nouvelles que furtivement: car demander de ses nouvelles aurait passé pour un doute du soin qu’en prenait l’Impératrice, et aurait été très mal reçu. Elle l’avait pris d’ailleurs dans sa chambre, et dès qu’il criait elle y courait elle-même, et à force de soins on l’étouffait à la lettre. On le tenait dans une chambre extrêmement chaude, emmailloté dans de la flanelle, couché dans un berceau garni de fourrures de renards noirs; on le couvrait d’une couverture de satin piqué et doublé de ouate, et par dessus celle-ci on en mettait une de velours couleur de rose, doublée de fourrure de renard noir. Je l’ai vu moi-même, après cela, bien des fois ainsi couché: la sueur lui coulait du visage et de tout le corps, ce qui fit que devenu plus grand, le moindre air qui venait jusqu’à lui le refroidissait et le rendait malade. Outre cela il y avait autour de lui un grand nombre de vieilles matrones, qui, à force de soins mal entendus et n’ayant pas le sens commun, lui faisaient infiniment plus de maux physiques et moraux que de bien.

Le jour même du baptême l’Impératrice, après la cérémonie, vint dans ma chambre et m’apporta, sur une assiette d’or, un ordre à son cabinet de m’envoyer 100,000 roubles. Elle y avait ajouté un petit écrin, que je n’ouvris que quand elle fut sortie. Cet argent me vint fort à propos, car je n’avais pas le sou et j’étais accablée de dettes. Pour l’écrin, quand je l’eus ouvert, il ne fit pas grand effet sur mon esprit: c’était un très pauvre petit collier avec des boucles d’oreilles et deux misérables bagues que j’aurais eu honte de donner à mes femmes de chambre; dans tout cet écrin il n’y avait pas une pierre qui valut cent roubles; le travail ni le goût n’y brillaient pas non plus. Je me tus et je fis serrer l’écrin impérial. Apparemment qu’on sentit la mesquinerie véritable de ce présent, parceque le comte Alexandre Schouvaloff me vint dire qu’il avait ordre de s’informer chez moi comment me plaisait l’écrin? Je lui répondis que tout ce qui me venait des mains de Sa Majesté Impériale je m’étais accoutumée à le regarder comme sans prix pour moi. Il s’en alla avec ce compliment d’un air joyeux. Il revint ensuite à la charge quand il vit que je ne mettais jamais ce beau collier et surtout les misérables boucles d’oreilles, me disant de les mettre. Je lui répondis qu’aux fêtes de l’Impératrice j’étais accoutumée à mettre ce que j’avais de plus beau, et que ce collier et ces boucles d’oreilles n’étaient pas dans ce cas.

Quatre ou cinq jours après qu’on m’eut apporté l’argent que l’Impératrice m’avait donné, le baron Tcherkassoff, son secrétaire de cabinet, me fit prier de prêter, au nom de Dieu, cet argent au cabinet de l’Impératrice, parcequ’elle demandait de l’argent et qu’il n’y avait pas le sou. Je lui renvoyai son argent et il me le rendit au mois de janvier. Le grand-duc ayant appris le présent que l’Impératrice m’avait fait, se mit dans une colère terrible de ce qu’elle ne lui avait rien donné à lui. Il en parla avec véhémence au comte Alexandre Schouvaloff. Celui-ci alla le dire à l’Impératrice, qui envoya au grand-duc tout de suite une somme pareille à celle qu’elle m’avait donnée, et à cette fin on m’emprunta ma somme à moi. Il faut dire la vérité, les Schouvaloff en général étaient les êtres les plus peureux, et c’est par là qu’on pouvait les mener; mais ces belles qualités alors n’étaient pas encore tout-à-fait découvertes.

Après le baptême de mon fils il y eut des fêtes, bals, illuminations, feux d’artifice, à la cour; pour moi j’étais toujours dans mon lit, malade et souffrant un grand ennui. Enfin on choisit le dix-septième jour de mes couches pour m’annoncer deux fort agréables nouvelles à la fois: la première, que Serge Soltikoff était nommé pour porter la nouvelle de la naissance de mon fils en Suède; la seconde, que le mariage de la princesse Gagarine était fixé pour la semaine suivante; c’est-à-dire en bon français, que j’allais être incessament séparée des deux personnes que j’aimais le mieux de tout ce qui m’entourait. Je me renfonçai plus que jamais dans mon lit, où je ne faisais que m’affliger. Pour m’y tenir je prétendis des redoublements de mal à la jambe, qui m’empêchaient de me lever; mais le vrai est que je ne pouvais ni ne voulais voir personne, parceque j’étais chagrine.

Pendant mes couches le grand-duc eut aussi un grand crève-cœur, car le comte Alexandre Schouvaloff vint lui dire qu’un ancien chasseur du grand-duc, nommé Bastien, à qui l’Impératrice avait ordonné, il y avait quelques années, de marier Melle Schenck, mon ancienne fille de chambre, était venu lui dénoncer comme quoi il avait entendu de je ne sais qui, que Bressan voulait donner je ne sais quoi à boire au grand-duc. Or ce Bastien était un grand gueux et un ivrogne, qui buvait de temps en temps avec Son Altesse Impériale, et s’étant brouillé avec Bressan, qu’il croyait plus en faveur près du grand-duc que lui, il pensait lui jouer un mauvais tour. Le grand-duc les aimait tous les deux. Bastien fut mis à la forteresse; Bressan pensa y être mis aussi, mais il en fut quitte pour la peur. Le chasseur fut banni du pays et renvoyé en Holstein avec sa femme, et Bressan garda sa place, parcequ’il servait d’espion à tout le monde. Serge Soltikoff après quelques délais provenus de ce que l’Impératrice ne signait ni souvent ni aisément, partit. La princesse Gagarine, en attendant, se maria au terme fixé.

Quand les quarante jours de mes couches furent passés, l’Impératrice, pour les relevailles, vint une seconde fois dans ma chambre. Je m’étais levée du lit pour la recevoir; mais elle me vit si faible et si défaite qu’elle me fit asseoir pendant les prières que lut son confesseur. On m’avait apporté mon fils dans ma chambre. C’était la première fois que je le voyais après sa naissance. Je le trouvai fort beau, et sa vue me réjouit un peu; mais au moment même que les prières furent finies, l’Impératrice le fit emporter et s’en alla. Le 1er de novembre fut fixé par Sa Majesté Impériale pour que je reçusse les félicitations d’usage, après les six semaines de couches. A cet effet on mit des ameublements fort riches dans la chambre à côté de la mienne, et là, assise sur un lit de velours couleur de rose brodé en argent, tout le monde vint me baiser la main. L’Impératrice y vint aussi, et de chez moi elle passa au palais d’hiver, et nous eûmes ordre de la suivre deux ou trois jours après. On nous logea dans les chambres qu’avait occupées ma mère et qui proprement faisaient partie de la maison Yagoujisky et mi-partie de la maison Ragousinsky; l’autre moitié de cette dernière était occupée par le collège des affaires étrangères. On bâtissait alors le palais d’hiver, à côté de la grande place.

Je passai du palais d’été dans l’habitation d’hiver, dans la ferme résolution de ne pas quitter ma chambre aussi longtemps que je ne me sentirais pas assez de force pour vaincre mon hypocondrie. Je lisais alors l’Histoire d’Allemagne et l’Histoire Universelle de Voltaire, après quoi je lus, cet hiver, autant de livres russes que je pus m’en procurer, entr’autres deux immenses tomes de Baronius traduits en russe; puis je tombai sur l’Esprit des Lois de Montesquieu, après quoi je lus les Annales de Tacite, qui firent une singulière révolution dans ma tête, à laquelle peut-être la disposition chagrine de mon esprit à cette époque ne contribua pas peu. Je commençais à voir plus de choses en noir, et à chercher des causes plus profondes et plus calquées sur les intérêts divers dans les choses qui se présentaient à ma vue. Je rassemblai mes forces pour sortir à noël. Effectivement j’assistai au service divin, mais à l’église même il me prit un frisson et des douleurs par tout le corps, de façon que revenue chez moi, je me déshabillai et me couchai dans mon lit, qui n’était autre chose qu’une chaise longue que j’avais placée devant une porte condamnée, par laquelle il me paraissait qu’il ne perçait pas de vent, parceque, outre une portière doublée de drap, il y avait encore un grand écran, mais qui m’a, je crois, donné toutes les fluxions qui m’accablèrent pendant cet hiver. Le lendemain de noël la chaleur de la fièvre était si grande que je battais la campagne. Quand je fermais les yeux je ne voyais que les figures mal dessinées des carreaux du fourneau qui était au pied de ma chaise longue, la chambre étant petite et étroite. Pour ma chambre à coucher, je n’y entrais guère, parcequ’elle était très froide, à cause des fenêtres qui donnaient au levant et au nord, des deux côtés, sur la Néva. La seconde cause qui m’en bannissait était la proximité des appartements du grand-duc, où, pendant le jour et une partie de la nuit, il y avait toujours un tapage à-peu-près comme celui d’un corps de garde. Outre cela, comme lui et tout ce qui l’entourait fumait beaucoup, la désagréable vapeur et odeur du tabac s’y faisait sentir. Je me tins donc tout l’hiver dans cette pauvre petite chambre étroite, qui avait deux fenêtres et un trumeau, ce qui en tout pouvait faire l’étendue de sept à huit archines de long sur quatre de large en trois portes.

1755.

C’est ainsi que commença l’année 1755. Depuis noël jusqu’au carême il n’y eut que fêtes à la cour et en ville. C’était toujours encore la naissance de mon fils qui y donnait lieu; tout le monde tour-à-tour s’empressait, à l’envi l’un de l’autre, de donner les repas, les bals, les mascarades, les illuminations et feux d’artifice les plus beaux possibles. Je n’assistai à aucun, sous prétexte de maladie.

Vers la fin du carnaval Serge Soltikoff revint de Suède. Pendant son absence le grand-chancelier comte Bestoujeff m’envoya toutes les nouvelles qu’il recevait de lui et les dépêches du comte Panine, alors envoyé de Russie en Suède, par Mme Vladislava, à qui son beau-fils, le premier commis du grand-chancelier, les remettait, et je les renvoyai par la même voie. Encore j’appris par la même voie que dès que Serge Soltikoff serait revenu, on avait décidé de l’envoyer résider, comme ministre de Russie, à Hambourg, à la place du prince Alexandre Galitzine qu’on plaçait à l’armée. Ce nouvel arrangement ne diminua pas mon chagrin.

Quand Serge Soltikoff fut revenu il envoya me dire par Léon Narichkine de lui indiquer si je pouvais trouver un moyen de le voir. J’en parlai à Mme Vladislava qui consentit à cette entrevue. Il devait passer chez elle, de là chez moi. Je l’attendis jusqu’à trois heures du matin, mais il ne vint pas; j’étais dans des transes mortelles de ce qui avait pu l’empêcher de venir. J’appris le lendemain qu’il avait été entraîné, par le comte Roman Voronzoff, dans une loge de francs-maçons, et prétendait qu’il n’avait pas pu s’en retirer sans donner du soupçon. Mais je questionnai et retournai tant Léon Narichkine, que je vis clair comme le jour qu’il avait manqué faute d’empressement et d’attention pour moi, sans aucun égard à ce que je souffrais depuis si longtemps uniquement par attachement pour lui. Léon Narichkine lui-même, quoique son ami, ne l’excusait guère ou point du tout. A dire vrai, j’en fus très piquée. Je lui écrivis une lettre où je me plaignais amèrement de ces procédés. Il me répondit et vint chez moi; il ne lui était pas difficile de m’apaiser, parceque j’y étais très portée. Il me persuada de sortir en public; je suivis son conseil et je parus le 10 février, jour de naissance du grand-duc et du carême-prenant. Je me fis faire pour ce jour-là un habit superbe de velours bleu brodé en or. Comme dans ma solitude j’avais fait mainte et mainte réflexion, je pris la résolution de faire sentir à ceux qui m’avaient causé tant de divers chagrins, autant qu’il dépendait de moi, qu’on ne m’offensait pas impunément, et que ce n’était pas par de mauvais procédés qu’on gagnait mon affection ou mon approbation. En conséquence je ne négligeais aucune occasion où je pouvais témoigner à MM. Schouvaloff comment ils m’avaient disposée en leur faveur; je leur marquais un profond mépris; je faisais remarquer aux autres leur méchanceté, leur bêtise; je les tournais en ridicule partout où je pouvais; j’avais toujours quelque sarcasme à leur lancer qui ensuite courait la ville et amusait la malignité à leurs dépens; en un mot je me vengeais d’eux de toutes les manières dont je pouvais m’aviser; en leur présence je ne manquais jamais de distinguer ceux qu’ils n’aimaient pas. Comme il y avait grand nombre de gens qui les haïssaient, je ne manquai pas de chalands. Les comtes Rasoumowsky, que j’avais toujours aimés, furent plus caressés que jamais; je redoublai d’attention et de politesse envers tout le monde, excepté les Schouvaloff; en un mot je me tins fort droite: je marchais tête levée, plutôt en chef d’une très grande faction qu’en personne humiliée et opprimée. MM. Schouvaloff ne surent un moment sur quel pied danser. Ils tinrent conseil et on eut recours aux ruses et intrigues de courtisans. Dans ce temps parut en Russie un M. Brockdorf, gentilhomme holsteinois, qui ci-devant avait été renvoyé de la frontière de Russie (où il voulait venir) par les entours d’alors, Brummer et Berkholz, parcequ’ils le connaissaient pour un homme de très mauvais caractère et propre à l’intrigue. Cet homme-là se présenta fort à propos pour MM. Schouvaloff. Comme il avait une clef de chambellan du grand-duc, comme duc de Holstein, celle-ci lui donna les entrées chez Son Altesse Impériale, qui d’ailleurs était favorablement disposé pour chaque bûche qui venait de ce pays-là. Cet homme-là trouva accès auprès du comte Pierre Schouvaloff, et voici comment. Il fit sa connaissance, dans l’hôtellerie où il logeait, avec un homme qui ne sortait pas des hôtelleries de Pétersbourg que pour aller chez trois filles allemandes assez jolies, nommées Reifenstein. Une de ces filles jouissait d’un entretien que lui avait assigné le comte Pierre Schouvaloff. L’homme en question s’appelait Braun: c’était une espèce de maquignon pour toutes choses. Il introduisit Brockdorf chez ces filles. Là il fit connaissance du comte Pierre Schouvaloff; celui-ci lui fit de grandes protestations d’attachement pour le grand-duc, et, de fil en aiguille, se plaignit de moi. M. Brockdorf, à la première occasion, rapporta tout ceci au grand-duc, et on le dressa à mettre, à ce qu’il disait, sa femme à la raison. A cet effet Son Altesse Impériale, un jour que nous avions dîné, vint dans ma chambre et me dit que je commençais à être d’une fierté insupportable; qu’il saurait me mettre à la raison. Je lui demandai en quoi consistait cette fierté? Il me répondit que je me tenais fort droite. Je lui demandai si pour lui plaire il fallait se tenir le dos courbé, comme les esclaves du Grand-Seigneur? Il se fâcha et me dit qu’il saurait bien me mettre à la raison. Je lui demandai comment? Alors il se mit le dos contre la muraille et tira son épée jusqu’à la moitié et me la montra. Je lui demandai ce que cela signifiait, s’il prétendait se battre avec moi, qu’alors il m’en faudrait une aussi. Il remit son épée à demi-tirée dans le fourreau, et me dit que j’étais devenue d’une méchanceté épouvantable. Je lui demandai en quoi? alors il me dit, en balbutiant: «Mais, vis-à-vis des Schouvaloff.» A ceci je lui répondis que ce n’était qu’un rendu, et qu’il ferait bien de ne pas parler de ce qu’il ne savait pas, ni n’entendait pas. Il se mit à dire: «Voilà ce que c’est que de ne pas se fier à ses vrais amis; alors on s’en trouve mal. Si vouz vouz étiez fiée à moi, vouz vouz en seriez trouvée fort bien.» Je lui dis: «Mais en quoi fiée?»—Alors il commença à tenir des propos d’une telle extravagance et si hors du sens commun le plus ordinaire, que, voyant qu’il extravaguait purement et simplement, je le laissai dire sans lui répondre et saisis un intervalle qui me parut favorable, pour lui conseiller d’aller se coucher: car je voyais clairement que le vin lui avait aliéné la raison et abruti toute existence de sens commun. Il suivit mon conseil et alla se coucher. Il commençait déjà alors à avoir constamment une odeur de vin, mêlée à celle de tabac à fumer, qui à la lettre était insupportable à ceux qui l’approchaient de près. Le même soir, tandis que j’étais à jouer aux cartes, le comte Alexandre Schouvaloff vint me signifier de la part de l’Impératrice, comme quoi elle avait défendu aux dames d’employer dans leur parure quantité de chiffons qui étaient spécifiés dans l’annonce. Pour lui montrer comment Son Altesse Impériale m’avait corrigée, je lui ris au nez, et lui dis qu’il aurait pu se dispenser de me notifier cette annonce, parceque je ne mettais jamais aucun des chiffons qui déplaisaient à Sa Majesté Impériale; que d’ailleurs je ne faisais point consister mon mérite dans la beauté ni dans la parure; que quand l’une était passée, l’autre devenait ridicule: qu’il n’y avait que le caractère qui restait. Il écouta ceci jusqu’au bout, en clignotant de l’œil droit, comme c’était sa coutume, et s’en alla avec sa grimace. Je fis remarquer ceci à ceux que j’avais avec moi en le contrefaisant, ce qui fit rire la compagnie. Quelques jours après le grand-duc me dit qu’il voulait demander de l’argent à l’Impératrice pour ses affaires de Holstein, qui allaient toujours de pis en pis, et que c’était Brockdorf qui lui conseillait cela. Je vis bien que c’était une amorce qu’on lui tendait pour lui en faire espérer par MM. Schouvaloff; je lui dis s’il n’y avait pas moyen de faire autrement? Il me dit qu’il me montrerait là-dessus ce que les holsteinois lui représentaient. Il le fit en effet, et après avoir vu les papiers qu’il me fit voir, je dis qu’il me paraissait qu’il pouvait se passer de mendier de l’argent chez madame sa tante, qui peut-être encore le lui refuserait, n’y ayant pas six mois qu’elle lui avait donné 100,000 roubles; mais il resta de son avis, et moi du mien. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on lui fit longtemps espérer qu’il en aurait, et qu’il n’eut rien.

Après pâques nous allâmes à Oranienbaum. Avant de partir l’Impératrice me permit de voir mon fils, pour la troisième fois depuis qu’il était né. Il fallait passer tous les appartements de Sa Majesté Impériale pour parvenir jusqu’à sa chambre. Je le trouvai dans une chaleur étouffante, comme je l’ai déjà conté. Arrivés à la campagne nous y vîmes un phénomène. Son Altesse Impériale, à qui les Holsteinois prêchaient continuellement le déficit, et à qui tout le monde disait de diminuer ce monde inutile, que d’ailleurs il ne pouvait voir que furtivement et par parcelles, s’avisa et s’enhardit tout-à-coup d’en faire venir un détachement entier. C’était encore une manigance de ce malheureux Brockdorf, qui flattait la passion dominante de ce prince. Aux Schouvaloff il avait fait entendre qu’en lui connivant ce jouet ou hochet, ils s’assureraient sa faveur à jamais, qu’ils l’occuperaient par là et seraient sûrs de son approbation pour tout ce qu’ils entreprendraient ailleurs. A l’Impératrice, qui détestait le Holstein et tout ce qui en venait, qui avait vu que des hochets militaires pareils avaient perdu le père du grand-duc, le duc Charles Frédérick, dans l’esprit de Pierre I et dans celui du public de Russie, au commencement il paraît qu’on cacha la chose et qu’on lui dit que c’était si petite chose qu’il n’y avait pas la peine d’en parler, et d’ailleurs la présence seule du comte Schouvaloff était un frein suffisant pour que la chose fût sans conséquence. Embarqué à Kiel ce détachement arriva à Cronstadt et parvint à Oranienbaum. Le grand-duc qui, du temps de Tchoglokoff, n’avait porté l’uniforme de Holstein que dans sa chambre et comme furtivement, déjà n’en portait plus d’autre, excepté les jours de cour, quoiqu’il fût lieutenant-colonel du régiment Préobrajensky, et qu’il eût outre cela un régiment de cuirassiers en Russie. Pour moi, le grand-duc fit, par le conseil de Brockdorf, un grand secret de ce transport de troupes. J’avoue que, quand je l’appris, je frémis de l’effet détestable que cette démarche devait faire pour le grand-duc, dans le public russe et même dans l’esprit de l’Impératrice dont je n’ignorais pas du tout les sentiments. M. Alexandre Schouvaloff vit passer ce détachement devant le balcon d’Oranienbaum, en clignotant de l’œil; j’étais à côté de lui. Intérieurement il désapprouvait ce que lui et ses parents étaient convenus de tolérer. La garde du château d’Oranienbaum était au régiment d’Inguermanie, qui alternait avec celui d’Astracan. J’appris qu’en voyant passer les troupes de Holstein, ils avaient dit: «Ces maudits allemands sont tous vendus au roi de Prusse; c’est tout autant de traîtres qu’on amène en Russie.» En général le public était scandalisé de cette apparition; les plus attachés haussaient les épaules, les plus modérés trouvaient la chose ridicule; au fond c’était un enfantillage très imprudent. Pour moi je me taisais, et quand on m’en parlait j’en disais mon avis, de façon qu’on vît que je n’approuvais nullement la chose, que je regardais en effet, de quelque côté qu’on la tourne, comme très nuisible au bien-être du grand-duc; car quelle autre opinion pouvait-on avoir en l’examinant? Son seul plaisir ne pouvait jamais compenser le mal que cela devait lui faire dans l’opinion publique. Mais le grand-duc, enthousiasmé de sa troupe, alla s’établir avec elle dans le camp qu’il fit dresser à cet effet, et ne fit que les exercer. Ensuite il fallait les nourrir, et à ceci on n’avait nullement pensé. Cependant la chose était pressante; il y eut quelques débats avec le maréchal de la cour, qui n’était pas préparé à la demande; mais enfin il s’y prêta, et les laquais de la cour, avec les soldats de la garde du château, du régiment d’Inguermanie, furent employés pour porter de la cuisine du château au camp, de quoi nourrir les nouveaux arrivés. Ce camp n’était pas bien près de la maison; on ne donna rien ni aux uns ni aux autres pour leur peine: on peut s’imaginer la belle impression que devait faire un arrangement aussi sage et prudent. Les soldats du régiment d’Inguermanie disaient: «Nous voilà devenus les valets de ces maudits allemands.» La livrée de la cour disait: «Nous sommes employés à servir un ramas de manants.» Quand je vis et appris ce qui se passait, je résolus très fermement de me tenir le plus éloignée que je pourrais de ce nuisible jeu d’enfants. Les cavaliers de notre cour, qui étaient mariés, avaient leurs femmes avec eux, ceci faisait une assez nombreuse compagnie; les cavaliers eux-mêmes n’avaient rien à faire au camp holsteinois, dont Son Altesse ne débouchait plus. Ainsi au milieu de cette compagnie de gens de la cour et avec elle, j’allais me promener le plus que je pouvais, mais toujours du côté opposé au camp, duquel nous n’approchions ni de loin ni de près.

Il me prit alors fantaisie de me faire un jardin à Oranienbaum, et comme je savais que le grand-duc ne me donnerait pas un pouce de terre pour cela, je priai le prince Galitzine de me vendre ou de me céder un espace de cent toises de terrain inutile et depuis longtemps abandonné, qu’ils avaient tout à côté d’Oranienbaum. Ce terrain appartenant à huit ou dix personnes de leur famille, ils me le cédèrent volontiers, n’en retirant rien. Je commençai donc à faire des plans et à planter, comme c’était la première gourme que je jetais en fait de plans et de bâtisse, elle devint vaste. J’avais un vieux chirurgien, Gyon, qui, voyant cela, me disait: «A quoi bon cela? Souvenez-vous de moi, je vous prédis que vous abandonnerez un jour tout cela.» Sa prédiction s’est vérifiée; mais il me fallait alors un amusement, et c’en était un à exercer l’imagination. J’employai, au commencement, à planter mon jardin le jardinier d’Oranienbaum, nommé Lamberti; il avait été chez l’Impératrice, lorsqu’elle était encore princesse, dans la terre de Zarskoé-Sélo, d’où elle l’avait placé à Oranienbaum; il se mêlait de prédictions: entr’autres celle au sujet de l’Impératrice s’était accomplie; il avait prédit qu’elle monterait au trône. Ce même homme m’a dit et répété, autant de fois que j’ai voulu l’entendre, que je deviendrais impératrice souveraine de Russie; que je verrais fils, petit-fils, et arrière petit-fils, et mourrais dans une grande vieillesse, passé les quatre-vingts ans. Il fit plus, il fixa l’année de mon avènement au trône six ans avant l’évènement. C’était un homme très singulier, et qui parlait avec une assurance dont rien ne le détournait. Il prétendait que l’Impératrice lui voulait du mal de ce qu’il lui avait prédit ce qui lui était arrivé, et qu’elle l’avait renvoyé de Zarskoé-Sélo à Oranienbaum, parcequ’elle le craignait.

A la Pentecôte, je pense, on nous tira d’Oranienbaum pour nous faire venir en ville. C’est à peu près dans ce temps-là que l’ambassadeur d’Angleterre, le chevalier Williams, vint en Russie. Il avait dans sa suite le comte Poniatowsky, polonais, fils de celui qui avait suivi le parti de Charles XII, roi de Suède. Après un court séjour en ville, nous retournâmes à Oranienbaum, où l’Impératrice ordonna de fêter la St Pierre. Elle n’y vint pas elle-même, parcequ’elle ne voulait pas fêter la première fête de mon fils Paul, qui tombe le même jour; elle resta à Péterhof. Là elle se mit à une fenêtre, où apparemment elle resta toute la journée, car tous ceux qui vinrent à Oranienbaum disaient l’avoir vue à cette fenêtre. Il vint un fort grand monde; on dansa dans la salle qui est à l’entrée de mon jardin et puis on y soupa; les ambassadeurs et les ministres étrangers y vinrent. Je me souviens que l’ambassadeur d’Angleterre, le chevalier Williams, au souper fut mon voisin, et que nous fîmes une conversation aussi agréable que gaie: comme il avait beaucoup d’esprit et de connaissances, et que l’Europe entière lui était connue, il n’était pas difficile de faire conversation avec lui. J’appris ensuite qu’il s’était autant amusé que moi à cette soirée, et qu’il parlait de moi avec éloge, ce qui ne m’a jamais manqué avec les têtes ou les esprits qui quadraient avec la mienne, et comme alors j’avais moins d’envieux, on parlait de moi généralement avec assez d’éloges; je passais pour avoir de l’esprit, et quantité de gens qui me connaissaient de plus près, m’honoraient de leur confiance, se fiaient à moi, me demandaient conseil, et se trouvaient bien de ceux que je leur donnais. Le grand-duc depuis longtemps m’appelait Mme la Ressource, et, quelque fâché ou boudeur qu’il fût contre moi, s’il se trouvait en détresse sur quelque point que ce fût, il venait courir à toutes jambes, comme il en avait l’habitude, chez moi, pour attraper mon avis, et dès qu’il l’avait saisi, il se sauvait de rechef à toutes jambes. Je me souviens encore qu’à cette fête de St Pierre, à Oranienbaum, voyant danser le comte Poniatowsky, je parlai au chevalier Williams de son père et du mal qu’il avait fait à Pierre I. L’ambassadeur d’Angleterre me dit beaucoup de bien du fils et me confirma ce que je savais, c’est-à-dire que son père et la famille de sa mère, les Czartorisky, composaient alors le parti russe en Pologne, et qu’il avait envoyé ce fils en Russie, et le lui avait confié, pour le nourrir dans leurs sentiments pour la Russie, et qu’ils espéraient que ce jeune homme réussirait en Russie. Il pouvait avoir alors vingt-deux à vingt-trois ans. Je lui répondis qu’en général je regardais, pour les étrangers, la Russie comme la pierre d’achoppement du mérite, et que celui qui réussirait en Russie pouvait être sûr de réussir dans toute l’Europe. Cette remarque je l’ai toujours regardée comme immanquable, car on n’est nulle part plus habile qu’en Russie à remarquer le faible, le ridicule, et le défaut d’un étranger; on peut être assuré qu’on ne lui passera rien, parceque naturellement tout russe n’aime foncièrement aucun étranger.

Environ ce temps-là j’appris comme quoi la conduite de Serge Soltikoff avait été peu mesurée, tant en Suède qu’à Dresde, dans l’un et l’autre pays. Outre cela il en avait conté à toutes les femmes qu’il avait rencontrées. Au commencement je ne voulais rien en croire, mais à la fin je l’entendis répéter de tant de côtés, que ses amis même ne purent le disculper. Durant cette année je me liai plus que jamais d’amitié avec Anne Narichkine; Léon, son beau-frère, y contribua beaucoup. Il était toujours, lui troisième, avec nous, et ses folies ne finissaient plus. Il nous disait quelquefois: «A celle de vous deux qui se conduira le mieux, je destine un bijou dont vous me remercierez!» On le laissait dire et personne n’était curieux de lui demander ce que c’était que ce bijou.

En automne les troupes de Holstein furent renvoyées par mer, et nous allâmes occuper le palais d’été. Pendant ce temps-là Léon Narichkine tomba malade d’une fièvre chaude, durant laquelle il m’écrivit des lettres que je voyais bien qui n’étaient pas de lui. Je lui répondis. Il me demandait par ses lettres tantôt des confitures, tantôt d’autres misères pareilles, et puis il m’en remerciait. Les lettres étaient parfaitement bien écrites et fort gaies; il disait qu’il employait la main de son secrétaire. Enfin j’appris que ce secrétaire était le comte Poniatowsky, et que celui-ci ne débougeait pas de chez lui et s’était faufilé avec la maison Narichkine. Du palais d’été, à l’entrée de l’hiver, on nous fit passer au nouveau palais d’hiver, que l’Impératrice avait fait bâtir, en bois, là où est présentement la maison des Tchitchérine. Ce palais prenait tout le quartier jusque vis-à-vis la maison de la comtesse Matiouchkine, qui appartenait alors à Naoumoff; mes fenêtres étaient vis-à-vis de cette maison, qui était occupée par les demoiselles d’honneur. En y entrant, je fus singulièrement frappée de la hauteur et grandeur des appartements qu’on nous y destinait: quatre grandes antichambres et deux chambres avec un cabinet, étaient préparées pour moi, et autant pour le grand-duc; nos appartements étaient assez bien distribués pour que je n’eusse pas à souffrir de la proximité de ceux du grand-duc. C’était un grand point de gagné. Le comte Alexandre Schouvaloff remarqua mon contentement, et alla tout de suite dire à l’Impératrice que j’avais beaucoup loué la grandeur et la quantité des appartements qui m’étaient destinés, ce qu’il me dit ensuite avec une sorte de contentement marqué par son clignotement d’œil, accompagné d’un sourire.

Dans ce temps-là, et longtemps après, le principal jouet du grand-duc, en ville, était une excessive quantité de petites poupées, de soldats de bois, de plomb, d’amadou et de cire, qu’il rangeait sur des tables fort étroites qui prenaient toute une chambre; entre ces tables à peine pouvait-on passer. Il avait cloué des bandes étroites de laiton le long de ces tables; à ces bandes de laiton étaient attachées des ficelles, et quand on tirait celles-ci, les bandes de laiton faisaient un bruit qui, selon lui, imitait le feu roulant des fusils. Il célébrait les fêtes de la cour avec beaucoup de régularité, en faisant faire le feu roulant à ces troupes-là; outre cela chaque jour on relevait la garde, c’est-à-dire que de chaque table on prenait les poupées qui étaient censées monter la garde; il assistait à cette parade en uniforme, bottes, éperons, hausse-col et écharpe; ceux de ses domestiques qui étaient admis à ce bel exercice, étaient obligés d’y assister de même.

Vers l’hiver de cette année, je me crus de nouveau grosse; on me saigna. J’eus une fluxion, ou plutôt je crus en avoir aux deux joues; mais, après avoir souffert pendant quelques jours, il me sortit quatre dents mâchelières, aux quatre extrémités des mâchoires. Comme nos appartements étaient très spacieux, le grand-duc établit toutes les semaines un bal et un concert; il n’y venait que les demoiselles d’honneur et les cavaliers de notre cour, avec leurs épouses. Les bals étaient intéressants selon le monde qui y venait, jamais beaucoup. Les Narichkine étaient plus sociables que les autres: dans ce nombre je compte Mmes Siniavine et Ismaïloff, sœurs de Narichkine, et la femme du frère ainé, dont j’ai déjà fait mention. Léon Narichkine, toujours plus fou que jamais, et regardé par tout le monde comme un homme sans conséquence, ce qu’il était en effet, avait pris l’habitude de courir continuellement de la chambre du grand-duc à la mienne, ne s’arrêtant nulle part longtemps. Pour entrer chez moi, il avait pris la coutume de miauler comme un chat à la porte de ma chambre, et quand je lui répondais, il entrait. Le 17 décembre, entre six et sept heures du soir, il s’annonça ainsi à ma porte; je lui dis d’entrer. Il débuta par me faire des compliments de sa belle-sœur, me disant qu’elle ne se portait pas trop bien; ensuite il me dit: «Mais vous devriez l’aller voir.» Je lui dis: «Je le ferais volontiers, mais vous savez que je ne puis sortir sans permission, et qu’on ne me permettra jamais d’aller chez elle.» Il me répondit: «Je vous y mènerai.» Je lui répartis: «Avez-vous perdu l’esprit? comment aller avec vous! on vous mettra, vous, à la forteresse, et moi, j’en aurai Dieu sait quelle bagarre.»—«Oh!» dit-il, «personne ne le saura; nous prendrons nos précautions.»—«Comment cela?»—Alors il me dit: «Je viendrai vous prendre dans une heure ou deux d’ici; le grand-duc soupera (il y avait longtemps que sous prétexte de ne pas souper, je restais dans ma chambre); il sera à table pendant une partie de la nuit, ne se lèvera que fort gris, et ira se coucher (il couchait alors la plupart du temps chez lui, depuis mes couches); pour plus de sûreté habillez-vous en homme, et nous irons chez Anna Nikitichna Narichkine ensemble.» L’aventure commença à me tenter; j’étais toujours seule dans ma chambre avec mes livres, sans aucune compagnie; enfin à force de débattre avec lui ce projet fou par lui-même, et qui m’avait paru tel au premier abord, j’y trouvai la possibilité de me procurer un moment d’amusement et de gaîté. Il sortit. J’appelai un coiffeur Kalmouck que j’avais, et lui dis de m’apporter un de mes habits d’homme et tout ce qu’il me fallait à cet effet, parceque j’avais besoin d’en faire présent à quelqu’un. Ce garçon avait la coutume de ne pas desserrer les dents, et on avait plus de peine à le faire parler qu’on n’en a avec d’autres pour les faire taire. Il s’acquitta de ma commission avec promptitude et m’apporta tout ce qu’il me fallait. Je prétendis un mal de tête et j’allai me coucher de meilleure heure. Dès que Mme Vladislava m’eût couchée et qu’elle se fut retirée, je me relevai et m’habillai de pied en cap en homme; j’accommodai mes cheveux le mieux que je pus: il y avait longtemps que j’avais cette habitude, et je n’y étais pas gauche. A l’heure marquée, Léon Narichkine vint, par les appartements du grand-duc, miauler à ma porte, que je lui ouvris. Nous passâmes par une petite antichambre dans le vestibule, et nous nous mîmes dans son carrosse, sans que personne nous vît, riant comme des fous de notre escapade. Léon logeait avec son frère et la femme de celui-ci dans la même maison. Arrivés dans cette maison, Anna Nikitichna, qui ne se doutait de rien, y était; nous y trouvâmes le comte Poniatowsky. Léon annonça un de ses amis, qu’il pria de recevoir bien, et la soirée se passa du ton le plus fou qu’on peut s’imaginer. Après une heure et demie de visite je m’en allai et revins à la maison le plus heureusement du monde, sans qu’âme qui vive nous rencontrât. Le lendemain, jour de naissance de l’Impératrice, à la cour le matin et le soir au bal, personne de nous qui étions du secret ne pouvions nous regarder sans éclater de rire de la folie de la veille. Quelques jours après, Léon proposa une contrevisite, qui devait avoir lieu chez moi; et de la même manière il amena son monde dans ma chambre, si bien que personne n’en eut vent. C’est ainsi que commença l’année 1756. Nous prîmes un plaisir singulier à ces entrevues furtives; il n’y avait de semaine qu’il n’y en eût une ou deux, et jusqu’à trois, tantôt chez les uns, tantôt chez les autres; et quand il y avait quelqu’un de la société malade, pour sûr c’était chez lui qu’on allait. Quelquefois à la comédie, sans nous parler, par certains signes convenus, quoique dans différentes loges et quelques-uns au parterre, chacun par un geste savait où se rendre, et jamais il n’y eut de méprise entre nous; seulement qu’il m’est arrivé deux fois de revenir à pied à la maison, ce qui était une promenade.

1756.

On se préparait alors pour la guerre avec le roi de Prusse. L’Impératrice, par son traité avec la maison d’Autriche, devait donner trente mille hommes de secours: c’était l’opinion du grand-chancelier Bestoujeff; mais la maison d’Autriche voulait que la Russie l’assistât de toutes ses forces. Le comte Esterhazy, ambassadeur de Vienne, intriguait pour cela de toutes ses forces, là où il pouvait, et souvent par différents canaux. Le parti opposé à Bestoujeff était le vice-chancelier comte Voronzoff et les Schouvaloff. L’Angleterre alors se liguait avec le roi de Prusse, et la France avec l’Autriche. L’Impératrice Elisabeth commençait dès lors à avoir de fréquentes indispositions. Au commencement on ne savait pas trop ce que c’était; on les attribuait à ses règles qui la quittaient. On voyait souvent les Schouvaloff affligés et fort intrigués, caressant de temps en temps fortement le grand-duc. Les courtisans se chuchotaient que ces indispositions de Sa Majesté Impériale étaient plus de conséquence qu’on ne le croyait; les uns nommaient maux hystériques ce que les autres appelaient évanouissements, ou convulsions, ou maux de nerfs. Ceci dura tout l’hiver de 1755 à 1756. Enfin au printemps nous apprîmes que le maréchal Apraxine partait pour commander l’armée qui devait entrer en Prusse. La maréchale vint chez nous pour prendre congé de nous avec sa fille cadette. Je lui parlai des appréhensions que j’avais sur l’état de la santé de l’Impératrice, et que j’étais fâchée que son mari partît dans un temps où je pensais qu’il n’y avait pas beaucoup à compter sur les Schouvaloff, que je regardais comme mes ennemis particuliers, qui m’en voulaient terriblement parceque j’aimais mieux leurs ennemis qu’eux, et nommément les comtes Rasoumowsky. Elle redit tout cela à son mari, qui fut aussi content de mes dispositions à son égard que le comte Bestoujeff, qui n’aimait pas les Schouvaloff et était allié aux Rasoumowsky, son fils ayant épousé une nièce de ceux-ci. Le maréchal Apraxine pouvait être intermédiaire utile entre tous les intéressés, à cause des liaisons de sa fille avec le comte Pierre Schouvaloff: Léon prétendait que ces liaisons étaient du sçu du père et de la mère. Je comprenais parfaitement outre cela, et je voyais clair comme le jour que MM. Schouvaloff employaient M. Brockdorf plus que jamais pour éloigner de moi le grand-duc le plus qu’ils pouvaient. Malgré cela alors encore il avait une confiance involontaire en moi: celle-ci il l’a toujours conservée à un point singulier, dont lui-même ne s’apercevait pas et ne se doutait ni ne se méfiait. Il était dans ce moment brouillé avec la comtesse Voronzoff et amoureux de Mme Téploff, nièce des Rasoumowsky. Quand il voulut voir celle-ci, il me consulta sur la façon d’orner la chambre pour mieux plaire à la dame, et me montra qu’il avait rempli cette chambre de fusils, de bonnets de grenadier, de bandoulières, de façon qu’elle avait l’air d’un coin d’arsenal. Je le laissai faire et m’en allai. Outre celle-ci on lui amenait le soir encore une petite chanteuse allemande, qu’il entretenait, et qu’on appelait Léonore, pour souper avec lui. C’était la princesse de Courlande qui avait brouillé le grand-duc avec la comtesse Voronzoff. A dire la vérité, je ne sais pas trop comment, cette princesse de Courlande alors jouait un rôle particulier à la cour: d’abord c’était une fille de près de trente ans alors, petite, laide et bossue, comme je l’ai déjà dit; elle avait su se ménager la protection du confesseur de l’Impératrice et de plusieurs vieilles femmes de la chambre de Sa Majesté Impériale, de façon qu’on lui passait tout ce qu’elle faisait; elle demeurait avec les demoiselles d’honneur de Sa Majesté. Celles-ci étaient sous la férule d’une Mme Schmidt, qui était la femme d’un trompette de la cour. Cette Mme Schmidt était finnoise de nation, prodigieusement épaisse et massive, avec cela une maîtresse femme qui avait le ton parfaitement grossier et rustre de son premier état. Elle jouait un rôle cependant à la cour, et était sous la protection immédiate des vieilles femmes de chambre allemandes et suédoises de l’Impératrice, et par conséquent, du maréchal de la cour Siévers, qui était finnois lui-même et avait épousé la fille de Mme Krouse, sœur d’une des plus affectionnées, comme je l’ai déjà dit. Mme Schmidt gouvernait l’intérieur de l’hôtel des demoiselles d’honneur avec plus de vigueur que d’intelligence, mais ne paraissait jamais à la cour. En public la princesse de Courlande était à leur tête, et Mme Schmidt lui avait tacitement confié leur conduite à la cour. Dans leur hôtel elles logeaient toutes dans une file de chambres qui aboutissaient, d’un côté à celle de Mme Schmidt, et de l’autre à celle de la princesse de Courlande; elles étaient à deux, trois, et quatre dans une chambre, chacune ayant un paravent à l’entour de son lit, toutes les chambres n’ayant d’autre issue que de l’une dans l’autre. Au premier abord il paraissait donc que par cet arrangement l’appartement des demoiselles d’honneur était impénétrable, car on ne pouvait y arriver qu’en passant par la chambre de Mme Schmidt ou par celle de la princesse de Courlande. Mais Mme Schmidt était souvent malade d’indigestion de tous les pâtés gras et autres friandises que lui envoyaient les parents de ces demoiselles; par conséquent il ne restait plus que l’issue de la chambre de la princesse de Courlande. Ici la médisance disait comme si pour passer dans les autres chambres il fallait de façon ou d’autre payer péage. Ce qu’il y avait de vérifié à cet égard, c’est que la princesse de Courlande fiançait et défiançait, promettait et dépromettait les demoiselles d’honneur de l’Impératrice pendant plusieurs années, comme elle le jugeait à propos; et je tiens de la bouche de plusieurs, entr’autres de celle de Léon Narichkine et du comte Boutourline, l’histoire du péage qu’ils prétendaient, eux, ne pas avoir été dans le cas de payer en argent.

Les amours du grand-duc avec Mme Téploff durèrent jusqu’à ce que nous allâmes à la campagne. Ici ils furent interrompus, parceque Son Altesse Impériale était insupportable l’été. Ne pouvant le voir, Mme Téploff prétendait qu’il lui écrivît au moins une ou deux fois la semaine, et pour l’engager dans cette correspondance, elle commença par lui faire une lettre de quatre pages. Dès qu’il la reçut, il vint dans ma chambre avec un visage fort altéré, tenant la lettre de Mme Téploff à la main, et me dit avec un emportement et un ton de colère assez haut: «Imaginez-vous: elle m’écrit une lettre de quatre pages entières, et elle prétend que je dois lire cela, et qui plus est, lui répondre, moi qui dois aller exercer (il avait de nouveau fait venir ses troupes de Holstein), puis dîner, puis tirer, puis voir la répétition d’un opéra et le ballet qu’y danseront les cadets! je lui ferai dire tout net que je n’ai pas le temps, et si elle se fâche, je me brouille avec elle jusqu’à l’hiver.» Je lui répondis que c’était assurément le chemin le plus court. Je pense que les traits que je cite sont caractéristiques, et qu’à cause de cela ils ne sont pas déplacés. Voici le nœud de l’apparition des cadets à Oranienbaum. Au printemps de 1756 les Schouvaloff avaient cru faire un trait fort politique, pour détacher le grand-duc de ses troupes de Holstein, en persuadant à l’Impératrice de donner à Son Altesse Impériale le commandement du corps des cadets de terre, qui était le seul corps de cadets existant alors. On avait placé sous lui l’intime ami d’Ivan Ivanowitch Schouvaloff et son confident, A. P. Melgounoff. Celui-ci était marié avec une des filles de chambre allemandes, favorite de l’Impératrice. Ainsi MM. Schouvaloff avaient donc un de leurs plus intimes dans la chambre du grand-duc, et à portée de lui parler à toute heure. Sous prétexte des ballets de l’opéra à Oranienbaum, on y mena donc une centaine de cadets, et M. Melgounoff et les officiers les plus intimes de celui-ci, attachés au corps, y vinrent avec eux: c’étaient autant de surveillants à la Schouvaloff. Parmi les maîtres qui vinrent à Oranienbaum avec les cadets, se trouvait leur écuyer Zimmerman, qui passait pour le meilleur homme de cheval qu’il y eût alors en Russie. Comme ma prétendue grossesse de l’automne passé s’était dissipée, je m’avisai de prendre des leçons pour bien manier mon cheval, de Zimmerman. J’en parlai au grand-duc qui ne fit aucune difficulté à ce sujet; il y avait longtemps que toutes les anciennes règles introduites par les Tchoglokoff avaient été oubliées, négligées ou ignorées par Alexandre Schouvaloff, qui d’ailleurs ne jouissait par lui-même d’aucune ou de fort peu de considération: nous nous moquions de lui, de sa femme, de sa fille, de son beau-fils, presqu’en leur présence; ils y prêtaient, car jamais on ne vit des figures plus ignobles ni plus mesquines. Mme Schouvaloff avait reçu, par moi, l’épithète de la statue de sel. Elle était maigre, petite et contrainte; son avarice perçait dans son habillement: ses jupes étaient toujours trop étroites et avaient un lé de moins qu’il ne fallait et que n’en avaient les autres jupes des dames. Sa fille, la comtesse Golofkine, était mise de même, leurs coiffures et leurs manchettes étaient mesquines et sentaient toujours l’épargne de quelque chose, quoique ce fussent des gens fort riches et à leur aise; mais ils aimaient par goût tout ce qui était petit et resserré, vrai tableau de leur esprit.

Dès que je parvins à prendre des leçons pour monter à cheval en règle, je m’adonnai à cet exercice de nouveau avec passion. Je me levais le matin à six heures, je m’habillais en homme et je m’en allais dans mon jardin; là j’avais fait accomoder une place en plein air, qui me servait de manège. Je faisais des progrès si rapides, que souvent Zimmerman, du milieu de ce manège, venait courir à moi, la larme à l’œil, et me baisait la botte avec une sorte d’enthousiasme dont il n’était pas le maître; d’autres fois il s’écriait: «Jamais de ma vie je n’ai eu d’écolier qui m’ait fait autant d’honneur, ni des progrès de cette nature en aussi peu de temps!» A ces leçons n’assistaient que mon vieux chirurgien Gyon, une femme de chambre et quelques domestiques. Comme je donnais beaucoup d’application à ces leçons, que je prenais tous les matins, excepté le dimanche, Zimmerman récompensa mes travaux par les éperons d’argent, qu’il me donna, selon les règles du manège. Au bout de trois semaines je passai par toutes les écoles de manège, et vers l’automne Zimmerman fit venir un cheval sauteur, après quoi il voulait me donner les étriers; mais la veille du jour fixé pour le monter, nous reçûmes l’ordre de rentrer en ville; la partie fut donc remise jusqu’au printemps prochain.

Pendant cet été le comte Poniatowsky alla faire un tour en Pologne, d’où il revint avec un créditif de ministre du roi de Pologne. Avant que de partir il vint à Oranienbaum, pour prendre congé de nous; il était accompagné du comte Horn, que le roi de Suède, sous prétexte de porter à Pétersbourg la notification de la mort de sa mère, ma grand-mère, avait fait passer en Russie pour le soustraire aux persécutions du parti français, autrement nommé des chapeaux, contre celui de Russie ou des bonnets. Cette persécution devint si grande en Suède, à cette diète de 1756, que presque tous les chefs du parti russe eurent le col coupé cette année-là. Le comte Horn m’a dit lui-même que s’il n’était pas venu à St Pétersbourg, il aurait été pour sûr au nombre de ceux-ci.

Le comte Poniatowsky et le comte Horn restèrent deux fois vingt-quatre heures à Oranienbaum. Le premier jour le grand-duc les traita très bien; le second ils l’ennuyèrent, parcequ’il avait la noce d’un chasseur en tête, où il voulait aller boire, et quand il vit que les comtes Poniatowsky et Horn restaient, il les planta là, et ce fut moi qui restai chargée des honneurs de la maison. Après le dîner, je menai la compagnie qui m’était restée, et qui n’était pas fort nombreuse, voir les appartements intérieurs du grand-duc et de moi. Arrivés dans mon cabinet, un petit chien de Bologne que j’avais, vint au devant de nous et se mit à aboyer fortement contre le comte Horn; mais quand il aperçut le comte Poniatowsky, je crus que le chien allait devenir fou de joie. Comme le cabinet était fort petit, hormis Léon Narichkine, sa belle-sœur et moi, personne ne vit cela; mais le comte Horn ne fut pas trompé, et tandis que je traversais les appartements pour revenir dans la salle, le comte Horn tira le comte Poniatowsky par l’habit et lui dit: «Mon ami, il n’y a rien d’aussi terrible qu’un petit chien de Bologne; la première chose que j’ai toujours faite avec les femmes que j’ai aimées, c’est de leur en donner un, et c’est par eux que j’ai toujours reconnu s’il y avait quelqu’un de plus favorisé que moi. La règle est sûre et certaine, vous le voyez, le chien a grondé, a voulu me manger, moi qu’il ne connaît pas, tandis qu’il ne savait que faire de joie quand il vous a revu, car très assurément ce n’est pas la première fois qu’il vous voit là.» Le comte Poniatowsky traita tout cela de folie de sa part, mais ne put le dissuader. Le comte Horn lui répondit seulement: «Ne craignez rien, vous avez à faire à un homme discret.» Le lendemain ils s’en allèrent. Le comte Horn disait que quand il faisait tant que de devenir amoureux, c’était toujours de trois femmes à la fois. Il mit ceci en pratique sous nos yeux à St Pétersbourg, où il fit la cour à trois demoiselles à la fois. Le comte Poniatowsky partit deux jours après pour son pays. Pendant son absence le chevalier Williams me fit dire par Léon Narichkine, que le grand-chancelier Bestoujeff cabalait pour que cette nomination du comte Poniatowsky n’eût pas lieu, et que c’est par lui qu’il avait tenté de dissuader le comte Brühl, alors ministre et favori du roi de Pologne, de cette nomination; mais qu’il n’avait eu garde de remplir cette commission, quoiqu’il ne l’eût pas déclinée, crainte que le grand-chancelier la donne à quelqu’autre qui s’en serait acquitté avec plus d’exactitude peut-être, et par là serait devenu nuisible à son ami, lequel souhaitait surtout revenir en Russie. Le chevalier Williams soupçonnait que le comte Bestoujeff, qui depuis longtemps avait les ministres Saxo-polonais à sa disposition, voulait faire nommer quelqu’un de ses plus affidés pour cette place. Cependant le comte Poniatowsky l’obtint et revint, vers l’hiver, comme envoyé de Pologne, et la mission Saxonne resta sous la direction immédiate du comte Bestoujeff.

Quelque temps avant que de quitter Oranienbaum, nous y vîmes arriver le prince et la princesse Galitzine, accompagnés de M. Betzky; ceux-ci s’en allaient dans les pays étrangers pour cause de leur santé, surtout Betzky, qui avait besoin de se distraire du profond chagrin qui lui était resté dans l’âme, de la mort de la princesse de Hesse-Hombourg, née princesse Troubetzkoy, mère de la princesse Galitzine, laquelle était issue du premier mariage de la princesse de Hesse avec le hospodar de Valachie, Prina Kantemir. Comme c’étaient d’anciennes connaissances que la princesse Galitzine et Betzky, je tâchai à les recevoir à Oranienbaum de mon mieux, et après les avoir beaucoup promenés, je montai avec la princesse Galitzine dans un cabriolet que je menais moi-même, et nous allâmes nous promener dans les alentours d’Oranienbaum. Chemin faisant la princesse Galitzine, qui était une personne assez singulière et fort bornée, commença à me tenir des propos, par lesquels elle me donna à entendre qu’elle me croyait de la noise[L] contre elle. Je lui dis que je n’en avais aucune, et ne savais pas sur quoi cette noise pouvait rouler, n’ayant jamais eu rien à démêler avec elle. Là-dessus elle me dit qu’elle appréhendait que le comte Poniatowsky ne l’ait desservie près de moi. Je tombai presque de mon haut à ces mots, et me mis à lui répliquer qu’elle rêvait parfaitement, et que celui-ci n’était pas à même de lui nuire ici et chez moi, étant parti depuis longtemps, et ne le connaissant que de vue et comme un étranger, et que je ne savais pas ce que c’était que cette idée. Revenue chez moi, j’appelle Léon Narichkine et lui conte cette conversation qui me parut aussi bête qu’impertinente et indiscrète. Là-dessus il me dit que pendant l’hiver dernier la princesse Galitzine avait remué ciel et terre pour attirer chez elle le comte Poniatowsky; que lui, par politesse et pour ne pas lui manquer, avait témoigné quelques attentions pour elle; qu’elle lui avait fait toutes sortes d’avance, auxquelles il était aisé de concevoir qu’il n’avait pas beaucoup répondu, parcequ’elle était vieille, laide, sotte et folle, même presqu’extravagante, et que voyant qu’il ne répondait guère à ses désirs, apparemment qu’elle avait conçu du soupçon de ce qu’il était toujours avec lui, Léon Narichkine, et avec sa belle-sœur, chez eux.

Pendant le court séjour de la princesse Galitzine à Oranienbaum, j’eus une terrible querelle avec le grand-duc, au sujet de mes demoiselles d’honneur. Je remarquais que celles-ci, toujours confidentes ou maîtresses du grand-duc, dans plusieurs occasions manquaient à leur devoir, ou bien aussi aux égards et respects qu’elles me devaient. Je m’en allai une après-dîner dans leur appartement et leur reprochai leur conduite, les faisant ressouvenir de leurs devoirs, de ce qu’elles me devaient, et que si elles continuaient, j’en porterais des plaintes à l’Impératrice. Quelques-unes s’alarmèrent, d’autres s’irritèrent, d’autres pleurèrent; mais dès que je fus sortie, elles n’eurent rien de plus pressé que de dire au grand-duc ce qui venait de se passer dans leur chambre. Son Altesse Impériale devint furieux, et vint tout de suite courir chez moi. En entrant, il débuta par me dire qu’il n’y avait plus moyen de vivre avec moi; que tous les jours je devenais plus fière et plus altière; que je demandais des égards et du respect des demoiselles d’honneur, et leur rendais la vie amère; qu’elles pleuraient à chaudes larmes toute la journée; que c’étaient des filles de condition que je traitais comme des servantes, et que si je me plaignais d’elles à l’Impératrice, lui, il se plaindrait de moi, de ma fierté, de mon arrogance, de ma méchanceté, et Dieu sait tout ce qu’il me dit. Je l’écoutai non sans agitation aussi, et lui répondis qu’il pourrait dire de moi tout ce qu’il lui plairait, que si l’affaire serait portée devant madame sa tante, qu’alors elle jugerait aisément si le plus raisonable ne serait pas de chasser des filles de mauvaise conduite, qui, par leur dites et redites, brouillaient son neveu et sa nièce; et qu’assurément Sa Majesté Impériale, pour rétablir la paix et l’union entre lui et moi, et enfin pour n’avoir pas les oreilles battues d’une mésintelligence, n’aurait d’autre résolution à prendre que celle-là, et que c’était ce qu’elle ferait immanquablement. Ici il baissa d’un ton et s’imagina (car il était très soupçonneux) que j’en savais plus des intentions de l’Impératrice à l’égard des filles, que je n’en faisais paraître, et que réellement elles pourraient être chassées pour cette affaire, et commença à me dire: «Ditez-moi donc, est-ce que vous savez quelque chose là-dessus? est-ce qu’on a parlé de cela?»—Je lui répondis que si les choses en venaient au point d’être portées devant l’Impératrice, que je ne doutais pas qu’elle ne les accommode d’une façon très tranchante. Alors il se mit à marcher à grands pas par la chambre en rêvant, se radoucit, puis s’en alla, ne boudant plus qu’à demi. Le même soir, je contai à celle des demoiselles qui m’avait paru la plus raisonnable, la scène que m’avait procurée leur imprudente redite mot-à-mot, ce qui les mit en garde, afin de ne pas porter les choses à une extrémité dont elles seraient devenues peut-être les victimes.

Pendant l’automne, nous rentrâmes en ville. Peu de temps après le chevalier Williams retourna par congé en Angleterre. Il avait manqué son but en Russie. Dès le lendemain de son audience chez l’Impératrice, il avait proposé un traité d’alliance entre la Russie et l’Angleterre; le comte Bestoujeff eut ordre et plein pouvoir de conclure ce traité. Effectivement ce traité fut signé par le grand-chancelier, et l’ambassadeur ne se sentait pas de joie de son succès, et dès le lendemain le comte Bestoujeff lui communiqua, par une note, l’accession de la Russie à la convention signée à Versailles entre la France et l’Autriche. Ceci fut un coup de foudre pour l’ambassadeur d’Angleterre, qui avait été déjoué et trompé dans cette affaire par le grand-chancelier, ou paraissait l’être. Mais le comte Bestoujeff lui-même n’était plus le maître de faire ce qu’il voulait: ses antagonistes commençaient à l’emporter sur lui, et ils intriguaient, ou plutôt on intriguait chez eux, pour les entraîner dans le parti français-autrichien, à quoi ils étaient très portés. Les Schouvaloff, et surtout Ivan Ivanovitch, aimaient la France, et tout ce qui en venait, à la folie, en quoi ils étaient secondés par le vice-chancelier Voronzoff, à qui Louis XV meubla, pour ce service, l’hôtel qu’il venait de bâtir à St Pétersbourg, de vieux meubles qui commençaient à ennuyer la marquise de Pompadour, sa maîtresse, et qu’elle vendit au roi, son amant, avec profit. Le vice-chancelier avait, outre le profit, encore un autre motif, c’était d’abaisser son rival, le comte Bestoujeff, en crédit, et d’accaparer sa place pour Pierre Schouvaloff. Il méditait d’avoir en monopole le commerce de tabac de la Russie, pour le vendre en France.

1757.

Vers la fin de cette année le comte Poniatowsky revint à Pétersbourg, comme ministre du roi de Pologne. Pendant cet hiver, où commença 1757, le train de vie chez nous fut le même que celui de l’hiver passé: mêmes concerts, mêmes bals, mêmes coteries. Je m’aperçus bientôt après notre rentrée en ville, où je voyais les choses de plus près, que M. Brockdorf, avec ses intrigues, faisait beaucoup de chemin dans l’esprit du grand-duc. Il était secondé en cela par un assez grand nombre d’officiers holsteinois, qu’il avait encouragé Son Altesse à garder, durant cet hiver, à St Pétersbourg. Le nombre en montait au moins à une vingtaine qui étaient continuellement avec cet alentour du grand-duc, sans compter une couple de soldats holsteinois qui faisaient le service dans sa chambre, comme galopins, comme valets de chambre, et étaient employés à toute sauce: au fond tout cela servait d’autant d’espions aux sieurs Brockdorf et compagnie. Je guettai un moment favorable pendant cet hiver pour parler sérieusement au grand-duc et lui dire avec sincérité ce que je pensais sur ceux qui l’entouraient et les intrigues que je voyais. Il s’en présenta un que je ne négligeai pas. Le grand-duc lui-même vint un jour dans mon cabinet, me dire comme quoi on lui représentait qu’il était indispensablement nécessaire qu’il envoyât un ordre secret en Holstein, pour faire mettre aux arrêts un des premiers personnages du pays par sa charge et son crédit, un nommé Elendsheim, d’extraction bourgeoise, mais qui par ses études et ses capacités était parvenu à sa place. Là-dessus je lui demandai quels griefs on avait contre cet homme, et qu’est-ce qu’il avait fait pour qu’il se porte à le faire arrêter? à ceci il me répondit: «Voyez-vous, on dit qu’on le soupçonne de malversation.» Je demandai qui étaient ses accusateurs? à cela il se crut fort en raison en me disant: «Oh! des accusateurs, il n’y en a pas, car tout le monde le craint et le respecte dans le pays, et c’est pour cela qu’il faut que je le fasse arrêter, et dès qu’il le sera, on m’assure qu’il s’en trouvera tant et plus.»—Je frémis de ce qu’il me dit, et lui répartis: «Mais de cette façon de s’y prendre, il n’y aura pas d’innocent dans le monde; suffit d’un envieux qui fera courir dans le public tel bruit vague qu’il lui plaira, sur lequel on arrêtera qui bon semblera en disant: ’les accusations et les crimes se trouveront après.’ C’est à la façon de Barbari, mon ami, selon la chanson, qu’on vous conseille d’agir, sans avoir égard ni à votre gloire ni à votre justice. Qui est-ce qui vous donne d’aussi mauvais conseils? Permettez-moi de vous le demander.»—Mon grand-duc se trouva un peu penaud de ma question, et me dit: «Vous voulez toujours en savoir plus que les autres.» Alors je lui répondis que ce n’était pas pour faire l’entendue que je parlais, mais parceque je haïssais l’injustice, et ne croyais pas que, de façon ou d’autre, il en voulût commettre une de gaîté de cœur.—Il se mit à se promener à grands pas par la chambre, puis s’en alla, plus agité que boudeur. Peu de temps après il revint et me dit: «Venez chez moi, Brockdorf vous parlera de l’affaire d’Elendsheim, et vous verrez et vous serez persuadée qu’il faut que je le fasse arrêter.» Je lui répondis: «Fort bien, je vous suivrai et écouterai ce qu’il vous dira, puisque vous le voulez.»—Effectivement je trouvai M. Brockdorf dans la chambre du grand-duc, qui lui dit: «Parlez à la grande-duchesse.»—M. Brockdorf, un peu interdit, s’inclina devant le grand-duc et lui dit: «Puisque Votre Altesse me l’ordonne, je parlerai à Mme la grande-duchesse.»—Ici il fit une pause, et puis dit: «C’est une affaire qui demande à être traitée avec beaucoup de secret et de prudence.»—J’écoutais.—«Tout le pays de Holstein est rempli du bruit des malversations et des concussions d’Elendsheim. Il est vrai qu’il n’y a point d’accusateurs, parcequ’on le craint; mais quand il sera arrêté, on pourra en avoir tant qu’on voudra.»—Je lui demandai des détails sur ces malversations et concussions, et j’appris que pour des malversations des deniers il ne pouvait y en avoir, vu que de l’argent du grand-duc il n’en avait pas en mains, mais qu’on regardait comme malversation qu’étant à la tête du département de la justice, à tout procès jugé il y avait toujours un des plaideurs qui se plaignait d’injustice, et disait que la partie adverse n’avait gagné qu’en payant les juges. Mais M. Brockdorf avait beau étaler toute son éloquence et sa science, il ne me persuada pas. Je continuai à soutenir à M. Brockdorf, en présence du grand-duc, qu’on tâchait de porter Son Altesse Impériale à une injustice criante, en le persuadant d’expédier un ordre pour faire arrêter un homme contre qui il n’existait ni plainte en forme ni accusation formelle. Je dis à Brockdorf que de cette façon le grand-duc pouvait le faire encoffrer à toute heure, et dire aussi que les crimes et les accusations viendraient après, et qu’en fait d’affaires de justice, il n’était pas difficile à concevoir que celui qui perdrait son procès crierait toujours qu’on lui faisait tort. J’ajoutai encore que le grand-duc devait être en garde plus que personne contre des affaires pareilles, parceque l’expérience lui avait déjà appris, à ses dépens, ce que la persécution et la haine des partis peut produire, n’y ayant que deux ou trois ans au surplus, qu’à mon intercession Son Altesse Impériale avait fait relâcher M. de Holmer, qu’on avait tenu en prison pendant six ou huit ans, afin de lui faire rendre compte sur les affaires qui avaient été traitées pendant la tutelle du grand-duc et durant l’administration de son tuteur le prince royal de Suède, auquel M. de Holmer avait été attaché et qu’il avait suivi en Suède, d’où même il n’était revenu qu’après que le grand-duc eut signé et expédié une approbation et une décharge générale en forme de tout ce qui avait été fait pendant sa minorité, malgré quoi on avait cependant engagé le grand-duc à faire arrêter M. de Holmer, et à nommer une commission pour rechercher ce qui s’était fait sous l’administration du prince de Suède; que cette commission, après avoir agi au commencement avec beaucoup de vigueur, ayant ouvert aux délateurs un champ libre et, malgré cela, n’ayant rien trouvé, était tombée en léthargie faute d’aliments; que pendant ce temps cependant M. de Holmer languissait dans une prison étroite, ne voyant ni sa femme, ni ses enfants, ni ses amis, ni ses parents; qu’à la fin tout le pays criait à l’injustice et à la tyrannie qu’on employait dans cette affaire, qui vraiment était criante, et qui n’aurait pas fini encore de si tôt, si ce n’était pas moi qui eusse conseillé au grand-duc de couper ce nœud gordien, en expédiant un ordre de relâcher M. de Holmer et d’abolir une commission, qui, outre cela, ne coûtait pas peu d’argent à la caisse d’ailleurs très aride du grand-duc, dans son duché héréditaire. Mais j’eus beau citer cet exemple frappant, le grand-duc m’écoutait, je pense, en rêvant à autre chose, et M. Brockdorf, endurci dans la méchanceté de cœur, d’un esprit très borné, et opiniâtre comme une bûche, me laissa dire, n’ayant plus de raisons à produire. Et quand je fus sortie, il dit au grand-duc que tout ce que j’avais dit ne partait d’autre principe que celui qui me donnait envie de dominer; que je désapprouvais toutes les mesures que je n’avais pas conseillées; que je n’entendais rien aux affaires; que les femmes voulaient toujours se mêler de tout, et qu’elles gâtaient tout ce qu’elles touchaient, que surtout les actions de vigueur étaient au-dessus de leur portée: enfin il fit tant qu’il l’emporta sur mon avis, et le grand-duc, persuadé par lui, fit dresser et signer l’ordre, qui fut expédié, pour arrêter M. Elendsheim. Un nommé Zeitz, secrétaire du grand-duc, attaché à Péchlin et beau-fils de la sage-femme qui m’avait servie, m’avertit de ceci. Le parti de Péchlin en général n’approuvait pas cette mesure violente et hors de saison, avec laquelle M. Brockdorf faisait trembler et eux et tout le pays de Holstein. Dès que j’appris que les menées de Brockdorf l’avaient emporté, dans une cause aussi injuste, sur moi et sur tout ce que j’avais représenté au grand-duc, je pris la ferme résolution de faire ressentir à M. Brockdorf mon indignation en plein. Je dis à Zeitz, et je fis dire à Péchlin, que dès ce moment je regardais Brockdorf comme une peste qu’il fallait fuir et écarter d’auprès du grand-duc, si faire se pouvait; que j’emploierais, moi, tout ce que je pourrais de peine pour cela. Effectivement je pris à tâche, en toute occasion, de montrer le mépris et l’horreur que m’avait inspirés la conduite de cet homme; il n’y eut sorte de ridicule dont il ne fut couvert, et je ne laissais ignorer à personne, quand l’occasion s’en présentait, ce que je pensais à son égard. Léon Narichkine et d’autres jeunes gens s’amusaient et me secondaient en cela. Quand M. Brockdorf passait par les chambres, tout le monde criait après lui: Ваба птица (pélican) c’était son épithète. Cet oiseau était le plus hideux qu’on connaissait, et en homme M. Brockdorf était tout aussi hideux, tant par son extérieur que par son intérieur. Il était grand, avec un col long et la tête épaisse et plate, avec cela il était roux et portait une perruque de fil d’archal, ses yeux étaient petits et enfoncés dans la tête, sans paupières presque ni sourcils, et les coins de la bouche descendaient vers le menton, ce qui lui donnait l’air piteux et de mauvaise volonté. Sur son intérieur je m’en rapporte à ce que j’ai déjà dit, mais j’ajoute encore qu’il était si vicieux qu’il prenait de l’argent de quiconque voulait lui en donner, et pour que son auguste maître ne trouvât pas à dire, avec le temps, à ses concussions, le voyant toujours nécessiteux, il le persuada d’en faire autant et lui procurait de cette façon autant de pécune qu’il pouvait, en vendant des ordres et des titres holsteinois à qui en voulait payer, ou en faisant solliciter par le grand-duc, et pousser dans les différents tribunaux de l’empire et au sénat, toutes sortes d’affaires, souvent injustes, quelquefois même onéreuses à l’empire, comme des monopoles et d’autres octrois qui n’auraient jamais passé d’ailleurs, parcequ’ils étaient contraires aux lois de Pierre I. Outre cela M. Brockdorf jeta le grand-duc plus que jamais dans la boisson et dans la crapule, l’ayant entouré d’un ramas d’aventuriers et de gens tirés des corps de garde et des tavernes, tant de l’Allemagne que de Pétersbourg, qui n’avaient ni foi ni loi, et ne faisaient que boire, manger, fumer et parler avec grossièreté de balivernes.

Voyant que malgré tout ce que je disais et faisais pour faire baisser le crédit de M. Brockdorf, il se soutenait chez le grand-duc et était plus en faveur que jamais, je pris la résolution de dire au comte Schouvaloff ce que je pensais à l’égard de cet homme, en y ajoutant que je regardais cet homme comme un des êtres les plus dangereux qu’il était possible de placer auprès d’un jeune prince, héritier d’un grand empire, et qu’en conscience je me trouvais obligée de lui en parler en confidence, afin qu’il pût en avertir l’Impératrice, ou prendre telle mesure qu’il regarderait convenable. Il me demanda s’il oserait me citer? Je lui dis que oui, et que si l’Impératrice me demanderait à moi-même, je ne ferais pas la petite bouche pour dire ce que je savais et voyais. Le comte Alexandre Schouvaloff clignotait de son œil en m’écoutant fort sérieusement, mais il n’était pas homme à agir sans le conseil de son frère Pierre et de son cousin Ivan. Longtemps il ne me dit rien, ensuite il me fit entendre qu’il se pourrait que l’Impératrice me parlerait. Pendant ce temps, un beau matin, je vis entrer le grand-duc en sautillant dans mon appartement, et son secrétaire Zeitz courait après lui, un papier à la main. Le grand-duc me dit: «Voyez un peu ce diable d’homme, j’ai trop bu hier, je suis tout étourdi encore aujourd’hui, et le voilà qui m’apporte toute une feuille de papier, et ce n’est que le registre des affaires qu’il veut que je finisse; il me poursuit jusque dans votre chambre.» Zeitz me dit: «Tout ce que je tiens là ne dépend que de oui ou de non, et c’est l’affaire d’un quart d’heure.» Je dis: «Mais voyons donc! peut-être en viendrez-vous à bout plus tôt que vous ne pensez.»—Zeitz se mit à lire, et à mesure qu’il lisait, je disais, moi: «Oui» ou «Non». Ceci plut au grand-duc, et Zeitz lui dit: «Voilà, Monseigneur, que si deux fois la semaine vous consentiez à faire comme celà, vos affaires ne s’arrêteraient pas. Ce ne sont que des misères, mais il faut qu’elles aillent, et la grande-duchesse a fini cela avec six oui et autant de non.» Depuis ce jour Son Altesse Impériale s’avisa de m’envoyer Zeitz toutes les fois qu’il avait des oui ou des non à demander. Au bout de quelque temps je lui dis de me donner un ordre signé, qu’est-ce que je pourrais finir et qu’est-ce que je ne pourrais pas finir sans son ordre, ce qu’il fit. Il n’y avait que Péchlin, Zeitz, et moi qui savions cet arrangement, dont Péchlin et Zeitz étaient enchantés: quand il s’agissait de signer, le grand-duc signait ce que j’avais réglé. L’affaire d’Elendsheim resta sous la tutelle de Brockdorf; mais comme Elendsheim était aux arrêts, M. Brockdorf ne se pressait pas de finir, parceque c’était à-peu-près tout ce qu’il avait voulu que de l’éloigner des affaires, et de montrer là-bas son crédit chez son maître.

Je saisis un jour que je trouvai l’occasion ou le moment favorable, pour dire au grand-duc que puisqu’il trouvait les affaires de Holstein si ennuyeuses à régler, et les regardait comme un échantillon de ce qu’il aurait un jour à régler, quand l’empire de Russie lui tomberait en partage, je pensais qu’il devait envisager ce moment-là comme un poids bien plus pénible encore. Là-dessus il me répéta, ce qu’il m’avait dit bien des fois, qu’il sentait qu’il n’était pas né pour la Russie, que ni lui ne convenait aux russes, ni les russes à lui, et qu’il était persuadé qu’il périrait en Russie. Je lui dis à ce sujet, ce que je lui avais dit aussi ci-devant beaucoup de fois, qu’il ne devait pas se laisser aller à cette fatale idée, mais faire de son mieux pour se faire aimer d’un chacun en Russie, et prier l’Impératrice de le mettre à même de s’instruire des affaires de l’empire: je le portai même à demander d’avoir place dans les conférences qui tenaient lieu de conseil à l’Impératrice. Effectivement il en parla aux Schouvaloff, qui portèrent l’Impératrice à l’admettre à cette conférence toutes les fois qu’elle y assistait elle-même; c’était comme si on avait dit qu’il n’y serait pas admis, car elle y vint avec lui deux ou trois fois, et puis ni elle ni lui n’y allèrent plus.

Les conseils que je donnais au grand-duc en général étaient bons et salutaires; mais celui qui conseille ne saurait conseiller que d’après son esprit et selon sa façon de penser, d’envisager les choses et de s’y prendre. Or le grand défaut de mes conseils vis-à-vis du grand-duc était que sa façon de faire et de s’y prendre était toute différente de la mienne, et à mesure que nous avancions en âge, elle devenait plus marquée. Je tâchais en toutes choses de m’approcher le plus que je pouvais toujours de la vérité, et lui de jour en jour il s’en éloignait, jusque là qu’il était devenu menteur déterminé. Comme la façon dont il le devint est assez singulière, je m’en vais la rapporter: peut-être développera-t-elle la marche de l’esprit humain sur ce point, et par là pourra servir à prévenir ce vice ou à le corriger dans quelques individus qui auraient du penchant à s’y livrer. Le premier mensonge que le grand-duc imagina, fut que pour se faire valoir auprès de quelque jeune femme ou fille, comptant sur son ignorance, il lui conta comme quoi, étant encore chez son père en Holstein, monsieur son père l’avait mis, lui, à la tête d’une escouade de ses gardes, et l’avait envoyé pour se saisir d’une troupe d’Egyptiens, qui rôdait alentour de Kiel et commettait, disait-il, des brigandages affreux; ceux-ci il les contait en détail, de même que les ruses qu’il avait employées à les entourer, à leur livrer un ou plusieurs combats dans lesquels il prétendait avoir fait des prodiges d’habileté et de valeur, après quoi il les avait pris et amenés à Kiel. Au commencement il prenait la précaution de ne conter tout ceci qu’aux gens qui ignoraient ce qui le regardait; peu-à-peu il s’enhardit à produire sa composition devant ceux sur la discrétion desquels il comptait assez pour n’en pas recevoir de démentis; mais lorsqu’il se prit à vouloir faire ce récit devant moi, je lui demandai combien de temps avant la mort de son père ceci avait eu lieu? Alors, sans hésiter, il me répondit: «Trois ou quatre ans.»—«Eh bien,» dis je, «vous avez commencé bien jeune à faire des prouesses, car trois ou quatre ans avant la mort du duc votre père, vous n’aviez que six ou sept ans, étant resté à onze ans, après lui, sous la tutelle de mon oncle, le prince royal de Suède; et ce qui m’étonne également,» dis-je, «c’est que monsieur votre père, n’ayant que vous pour fils unique, et votre santé ayant toujours été délicate, à ce qu’on m’a dit, dans votre enfance, qu’il vous eût envoyé batailler contre des voleurs, et cela encore à l’âge de six ou sept ans.» Le grand-duc se fâcha terriblement contre moi de ce que je venais de lui dire, et me dit que je voulais le faire passer pour un menteur vis-à-vis du monde, que je le discréditais. Je lui dis que ce n’était pas moi, mais l’almanach qui discréditait ce qu’il racontait; que je le laissais lui-même juger s’il était humainement possible d’envoyer un petit enfant de six à sept ans, fils unique et prince héréditaire, tout l’espoir de son père, pour prendre des égyptiens. Il se tut, et moi aussi, et me bouda fort longtemps; mais quand il eut oublié ma représentation, il n’en continua pas moins à faire, même en ma présence, ce conte qu’il variait à l’infini. Il en fit ensuite un autre infiniment plus honteux et plus nuisible pour lui, que je rapporterai dans son temps. Il me serait impossible présentement de dire toutes les rêveries que souvent il imaginait et donnait pour des faits, et auxquelles il n’y avait ombre de vérité; suffit, je pense, de cet échantillon.

Un jeudi, y ayant bal chez nous, vers la fin du carnaval, m’étant assise entre la belle-sœur de Léon Narichkine et sa sœur Mme Siniavine, nous regardions danser le menuet par Marine Ossipovna Sakrefskaïa, demoiselle d’honneur de l’Impératrice, nièce du comte Rasoumowsky. Elle était alors leste et légère, et l’on disait que le comte Horn en était très amoureux; mais comme il l’était toujours de trois femmes à la fois, il en contait aussi à la comtesse Marie Romanovna Voronzoff, et à Anne Alexievna Hitroff, aussi filles d’honneur de Sa Majesté Impériale. Nous trouvâmes que la première dansait bien et était assez jolie; elle dansait avec Léon Narichkine. A ce sujet sa belle-sœur et sa sœur me contèrent que sa mère parlait de marier Léon Narichkine avec Melle Hitroff, nièce des Schouvaloff par sa mère, qui était sœur de Pierre et Alexandre Schouvaloff et avait été mariée au père de Melle Hitroff. Celui-ci venait souvent dans la maison des Narichkine, et avait fait tant que la mère de Léon s’était mis ce mariage en tête. Ni Mme Siniavine ni sa belle-sœur ne se souciaient point du tout de la parenté des Schouvaloff, qu’elles n’aimaient pas, comme je l’ai dit ci-dessus. Pour Léon, il ne savait pas seulement que sa mère pensait à le marier; il était amoureux de la comtesse Marie Voronzoff, dont je viens de parler. Ayant entendu cela, je dis à Mmes Siniavine et Narichkine qu’il ne fallait pas permettre ce mariage que la mère négociait avec Melle Hitroff, laquelle personne ne pouvait souffrir, parcequ’elle était intrigante, odieuse et clabaudeuse, et pour couper court à de pareilles idées, il fallait donner à Léon une femme de notre façon, et à cette occasion choisir la susdite nièce des comtes Rasoumowsky, qui était outre cela très aimée de ces deux dames et toujours dans leur maison. Ces deux dames approuvèrent fort mon avis. Le lendemain, comme il y avait mascarade à la cour, je m’adressai au maréchal Rasoumowsky, qui était alors hetman de l’Ukraine, et lui dis tout rondement qu’il faisait très mal de laisser échapper pour sa nièce un parti comme l’était Léon Narichkine; que sa mère voulait le marier avec la demoiselle Hitroff, mais que Mme Siniavine, sa belle-sœur et moi, nous étions convenues que sa nièce serait un parti plus convenable, et que sans perte de temps il s’en allât en faire la proposition aux intéressés. Le maréchal goûta notre projet, en parla à son factotum d’alors, Téploff, qui tout de suite alla en parler au comte Rasoumowsky l’âiné. Celui-ci y consentit. Dès le lendemain Téploff alla, chez l’évêque de St Pétersbourg, acheter pour cinquante roubles la permission de dispense. Celle-ci obtenue, le maréchal et sa femme s’en allèrent chez leur tante, la mère de Léon, et là ils s’y prirent si bien qu’ils firent consentir la mère à ce qu’elle ne voulait pas: ils vinrent fort à propos, car ce jour même elle devait donner sa parole à M. Hitroff. Ceci fait, le maréchal Rasoumowsky, Mmes Siniavine et Narichkine entreprirent Léon, et le persuadèrent d’épouser celle à laquelle il ne pensait seulement pas. Il y consentit quoiqu’il en aimât une autre, mais celle-ci était quasi promise au comte Boutourline. Pour la demoiselle Hitroff, il ne s’en souciait pas du tout. Ce consentement obtenu, le maréchal fit venir sa nièce chez lui: celle-ci trouva le mariage trop avantageux pour le refuser. Dès le lendemain, dimanche, les deux comtes Rasoumowsky demandèrent à l’Impératrice son agrément à ce mariage, qu’elle donna tout de suite. MM. Schouvaloff furent étonnés de la manière dont Hitroff fut déjoué et eux aussi, n’ayant appris la chose qu’après le consentement obtenu de l’Impératrice. L’affaire étant faite, on ne put en revenir, de façon que Léon amoureux d’une demoiselle, sa mère voulant le marier à une autre, en épousa une troisième, à laquelle ni lui ni personne trois jours auparavant n’avait pensé. Ce mariage de Léon Narichkine me lia plus fort que jamais d’amitié avec les comtes Rasoumowsky, qui me voulaient vraiment du bien d’avoir procuré un aussi bon et grand parti à leur nièce, et n’étaient plus du tout fâchés de l’avoir emporté sur les Schouvaloff, ceux-ci ne pouvant pas même s’en plaindre et étant obligés d’en cacher leur mortification; c’était une considération de plus que d’ailleurs je leur avais procurée.

Les amours du grand-duc avec Mme Téploff ne battaient plus que d’une aile très faible: un des plus grands obstacles à ses amours était la difficulté qu’ils avaient à se voir; c’était toujours furtivement, et cela gênait Son Altesse Impériale, qui n’aimait pas plus les difficultés que de répondre aux lettres qu’il recevait. A la fin du carnaval ses amours commencèrent à devenir affaire de parti. La princesse de Courlande m’avertit un jour que le comte Roman Voronzoff, père des deux demoiselles qui étaient à la cour, et qui, soit dit en passant, était la bête noire du grand-duc, de même que tous ses cinq enfants, tenait des propos peu mesurés sur le compte du grand-duc, et qu’entr’autres il disait que si l’envie lui en prenait, il saurait bien faire finir la haine que le grand-duc lui portait et la changer en faveur: qu’à cet effet il n’avait qu’à donner un repas à Brockdorf, lui donner de la bière anglaise à boire, et, en partant, lui en mettre six bouteilles en poche pour Son Altesse Impériale, et qu’alors lui et sa fille cadette deviendraient les premiers matadors de la faveur chez le grand-duc. Comme je remarquai au bal de ce même soir beaucoup de chuchoterie entre Son Altesse Impériale et la comtesse Marie Voronzoff, fille ainée du comte Roman, (cette maison étant réellement faufilée avec les Schouvaloff chez lesquels Brockdorf était toujours le bienvenu), je ne vis pas avec plaisir que la demoiselle Elisabeth Voronzoff revînt sur l’eau; pour y mettre une entrave de plus je contai au grand-duc le propos tenu par le père et que je viens de rapporter. Il entra presque en fureur, et me demanda avec grande colère de qui je tenais ce propos. Longtemps je ne voulus pas le dire; mais il me dit que puisque je ne pouvais nommer personne, lui il supposait que c’était moi qui avais composé cette histoire pour nuire au père et aux filles. J’eus beau lui dire que de ma vie je n’avais fait composition pareille, je fus obligée à la fin de lui nommer la princesse de Courlande. Il me dit que tout de suite il allait lui écrire un billet pour savoir si je disais vrai, et que, s’il y avait la moindre variation dans ce qu’elle lui répondrait, avec ce que je venais de lui dire, il se plaindrait à l’Impératrice de mes intrigues et mensonges; après quoi il sortit de ma chambre. Dans l’appréhension de ce que la princesse de Courlande lui répondrait, et craignant qu’elle ne parle avec équivoque, je lui fis un billet et lui dis: «Au nom de Dieu, dites la vérité pure et nette sur ce qu’on vous demandera.» Mon billet lui fut porté tout de suite et vint à temps, parcequ’il devança celui du grand-duc. La princesse de Courlande répondit à Son Altesse Impériale avec vérité, et il trouva que je n’avais pas menti. Ceci le retint encore quelque temps de ces liaisons avec les deux filles d’un homme qui avait aussi peu d’estime pour lui et qu’il n’aimait pas d’ailleurs. Mais afin d’y mettre une entrave de plus encore, Léon Narichkine persuada le maréchal comte Rasoumowsky d’inviter le soir une ou deux fois par semaine le grand-duc fort en cachette chez lui. C’était presqu’une partie carrée, car il n’y avait que le maréchal, Marie Paolovna Narichkine, le grand-duc, Mme Téploff et Léon Narichkine qui en étaient. Ceci dura une partie du carême et donna lieu à une autre idée. La maison du maréchal était alors de bois; dans les appartements de la maréchale se rassemblait le monde, et comme et lui et elle aimaient à jouer, il y avait toujours jeu. Le maréchal allait et venait, et dans ses appartements à lui il avait sa coterie, quand le grand-duc n’y venait pas. Mais comme le maréchal avait été plusieurs fois chez moi dans ma petite coterie furtive, il désira que celle-ci vint chez lui. A cet effet ce qu’il appelait son hermitage, et qui faisait deux ou trois appartements au rez de chaussée, fut destiné pour nous. Tout le monde se cachait les uns des autres, parceque nous n’osions sortir, comme je l’ai déjà dit, sans permission; or par cet arrangement il y avait trois ou quatre coteries dans la maison, le maréchal allait des unes aux autres et il n’y avait que la mienne qui sût tout ce qui se passait dans la maison, tandis qu’on ne savait pas que nous y étions.

Vers le printemps, M. Péchlin, ministre du grand-duc pour le Holstein, mourut. Le grand-chancelier comte Bestoujeff, prévoyant sa mort, m’avait fait conseiller de demander au grand-duc un certain M. Stambke. Au commencement du printemps nous allâmes à Oranienbaum. Ici le train de vie fut comme les années passées, à cela près que le nombre des troupes de Holstein et des aventuriers qui y étaient placés comme officiers, augmentait d’année en année, et comme on ne pouvait pas trouver de quartier pour le nombre dans le petit village d’Oranienbaum, où au commencement il n’y avait que vingt-huit cabanes, on faisait camper ces troupes, dont le nombre n’a jamais excédé 1,300 hommes. Les officiers dînaient et soupaient à la cour; mais comme le nombre des dames de la cour et celui des épouses des cavaliers ne dépassait pas quinze ou seize, et que Son Altesse Impériale aimait passionnément les grands repas, qu’il en donnait fréquemment et dans son camp et dans tous les coins et recoins d’Oranienbaum, il admettait à ces repas non seulement les chanteuses et danseuses de son opéra, mais quantité de bourgeoises de très mauvaise compagnie qu’on lui amenait de Pétersbourg. Dès que j’appris que les chanteuses, &c., y seraient admises, je m’abstins d’y venir, sous prétexte au commencement que je prenais les eaux, et la plupart du temps je mangeais dans ma chambre avec deux ou trois personnes. Ensuite je dis au grand-duc que je craignais que l’Impératrice ne trouvât mauvais que je parusse dans une compagnie aussi mêlée, et réellement je n’y vins jamais quand je savais que l’hospitalité y était plénière, ce qui fit que quand le grand-duc voulait que j’y vinsse, il n’y avait que les demoiselles de la cour qui y étaient admises. Aux mascarades que le grand-duc donnait à Oranienbaum, je ne venais que fort simplement mise sans bijoux ni parure: ceci fit aussi bon effet chez l’Impératrice qui n’aimait ni approuvait ces fêtes à Oranienbaum, dont les repas devenaient réellement des bacchanales; mais cependant elle les tolérait, ou du moins ne les défendait pas. J’appris que Sa Majesté Impériale disait: «Ces fêtes ne font pas plus de plaisir à la grande-duchesse qu’à moi; elle y vient le plus simplement habillée qu’elle peut et ne soupe jamais avec tout ce qui y vient.» Je m’occupais alors à Oranienbaum à bâtir et à planter ce qu’on y appelle mon jardin; et le reste du temps je me promenais à pied, à cheval ou en cabriolet, et quand j’étais dans ma chambre, je lisais.

Au mois de juillet nous apprîmes que Memel s’était rendu aux troupes russes, par accord, le 24 juin, et au mois d’août on reçut la nouvelle de la bataille de Gross-Jægersdorf, gagnée par l’armée russe le 19 août. Le jour du Te Deum je donnai un grand repas, dans mon jardin, au grand-duc et à tout ce qu’il y avait de plus considérable à Oranienbaum, auquel le grand-duc, et toute la compagnie, parut aussi gai que content. Ceci diminua pour le moment la peine que ressentait le grand-duc de la guerre qui venait d’éclater entre la Russie et le roi de Prusse, pour lequel il avait dès l’enfance un singulier penchant, qui n’avait rien d’extraordinaire au commencement et qui dégénéra en frénésie dans la suite. Alors la joie publique du succès des armes de la Russie l’obligeait de dissimuler le fond de sa pensée, qui était qu’il voyait avec regret les troupes prussiennes battues, tandis qu’il les regardait comme invincibles. Je fis donner ce jour-là aux maçons et travailleurs à Oranienbaum un bœuf rôti.

Peu de jours après ce repas nous retournâmes en ville où nous allâmes occuper le palais d’été. Ici le comte Alexandre Schouvaloff vint me dire, un soir, que l’Impératrice était dans la chambre de sa femme à lui, et qu’elle me faisait dire d’y venir pour lui parler, comme je l’avais désiré l’hiver passé. J’allai tout de suite dans l’appartement du comte et de la comtesse Schouvaloff, qui était au bout de mon appartement. J’y trouvai l’Impératrice toute seule. Après lui avoir baisé la main, et qu’elle m’eut embrassée, selon sa coutume, elle me fit l’honneur de me dire qu’ayant appris que je désirais de lui parler, elle était venue aujourd’hui pour savoir ce que je lui voulais. Or il y avait alors huit mois et plus de la conversation que j’avais eue avec Alexandre Schouvaloff au sujet de Brockdorf. Je répondis à Sa Majesté Impériale que l’hiver passé, voyant la conduite que tenait M. Brockdorf, j’avais cru indispensable d’en parler au comte Alexandre Schouvaloff, afin qu’il put en avertir Sa Majesté Impériale; qu’il m’avait demandé s’il pouvait me citer, et que je lui avais dit que si Sa Majesté Impériale le souhaitait, je lui répéterais moi-même tout ce que je savais. Alors je lui racontai l’histoire d’Elendsheim comme elle s’était passée. Elle parut m’écouter avec beaucoup de froideur, puis me demanda des détails sur la vie privée du grand-duc et sur ses entours. Je lui dis avec la plus grande vérité tout ce que j’en savais, et lorsque sur les affaires du Holstein je lui fis quelques détails qui lui firent voir que je les connaissais assez, elle me dit: «Vous me paraissez bien instruite sur ce pays.» Je lui répartis avec naïveté qu’il ne m’était pas difficile de l’être, le grand-duc m’ayant ordonné d’en prendre connaissance. Je vis sur le visage de l’Impératrice que cette confidence faisait une désagréable impression sur elle, et en général elle me parut très singulièrement renfermée pendant toute cette conversation, où elle me faisait parler et me questionnait à cet effet, et ne disait quasi pas un mot, de façon que cet entretien me parut plutôt une sorte d’inquisition de sa part qu’une conversation confidentielle. Enfin elle me congédia tout aussi froidement qu’elle m’avait reçue, et je fus très peu édifiée de mon audience, qu’Alexandre Schouvaloff me recommanda de garder fort secrète, ce que je lui promis; aussi bien n’y avait-il pas de quoi se vanter. Revenue chez moi, j’attribuai la froideur de l’Impératrice à l’antipathie qu’il y avait longtemps qu’on m’avait avertie que les Schouvaloff lui avaient inspirée contre moi. On verra ensuite le détestable emploi, si j’ose le dire, qu’on lui persuada de faire de cette conversation entre elle et moi.

A quelque temps de là nous apprîmes que le maréchal Apraxine, loin de profiter de ses succès, après la prise de Memel et le gain de la bataille de Gross-Jægersdorf, pour aller en avant, se retirait avec une telle précipitation que cette retraite ressemblait à une fuite, car il jetait et brûlait ses équipages et enclouait ses canons. Personne ne comprenait rien à cette opération; ses amis même ne savaient comment le justifier, et par là même on y chercha des dessous de cartes. Quoique au juste je ne saurais même à quoi attribuer la retraite précipitée et incohérente du maréchal Apraxine, ne l’ayant plus revu jamais, cependant je pense que la cause en pouvait être qu’il recevait de sa fille la princesse Kourakine, toujours liée, par politique non par inclination, à Pierre Schouvaloff, de son beau-fils, le prince Kourakine, de ses amis et parents, des nouvelles assez précises de la santé de l’Impératrice, qui allait de mal en pis. On commençait alors à être persuadé assez généralement qu’elle avait des convulsions très fortes tous les mois régulièrement, que ces convulsions affaiblissaient ses organes visiblement, qu’après chaque convulsion elle était pendant trois ou quatre jours dans un tel état de faiblesse et d’affaissement de facultés, qui tenait de la léthargie, que pendant ce temps on ne pouvait lui parler ni l’entretenir de rien du tout. Le maréchal Apraxine croyant peut-être le danger plus pressant qu’il n’était, n’avait pas jugé à propos de s’enfoncer plus avant dans la Prusse, mais avait cru devoir rétrograder pour se rapprocher des frontières de la Russie, sous prétexte de manquement de vivres, prévoyant qu’en cas de l’évènement de la mort de l’Impératrice cette guerre finissait tout de suite. Il était difficile de justifier la démarche du maréchal Apraxine; mais telles pouvaient être ses vues, d’autant plus qu’il se croyait nécessaire en Russie, comme je l’ai dit en parlant de son départ. Le comte Bestoujeff m’envoya dire par Stambke quelle tournure prenait la conduite du maréchal Apraxine, dont l’ambassadeur impérial et celui de la France se plaignaient hautement. Il me fit prier d’écrire au maréchal, comme son amie, et de joindre mes persuasions aux siennes, afin de lui faire rebrousser chemin et mettre fin à une fuite à laquelle ses ennemis donnaient une tournure odieuse et sinistre. Effectivement j’écrivis une lettre au maréchal Apraxine, dans laquelle je l’avertis des mauvais bruits de St Pétersbourg, et comme quoi ses amis avaient bien de la peine à justifier la précipitation de sa retraite, le priant de rebrousser chemin et de remplir les ordres qu’il avait du gouvernement. Le grand-chancelier comte Bestoujeff lui envoya cette lettre. Le maréchal Apraxine ne me répondit pas. Nous vîmes sur ces entrefaites partir de St Pétersbourg et prendre congé de nous le directeur général des bâtiments de l’Impératrice, le général Fermor. On nous dit qu’il allait pour être placé à l’armée; il avait autrefois été quartier-maître général du comte Munich. La première chose que le général Fermor demanda fut d’avoir avec lui ses employés ou surintendants aux bâtiments, les brigadiers Réaznoff et Mordvinoff, et avec eux il partit pour l’armée: c’étaient des militaires qui n’avaient guère fait que des contrats de bâtisse. Dès qu’il y fut arrivé, on lui ordonna d’en prendre le commandement à la place du maréchal Apraxine qui fut rappelé, et quand celui-ci revint, il trouva un ordre à Trihorsky de s’y arrêter et d’y attendre les ordres de l’Impératrice. Ceux-ci furent longtemps à venir, parceque ses amis, sa fille et Pierre Schouvaloff, faisaient tout au monde et remuaient ciel et terre pour calmer le courroux de l’Impératrice, fomenté par les comtes Voronzoff, Boutourline, Jean Schouvaloff et autres, qui étaient poussés par les ambassadeurs des cours de Versailles et de Vienne, pour que le procès fut entamé contre Apraxine. Enfin on nomma des commissaires pour l’examiner. Après le premier interrogatoire le maréchal Apraxine fut saisi d’un coup d’apoplexie dont il mourut au bout de vingt-quatre heures environ. Dans ce procès aurait été mêlé pour sûr le général Liéven aussi. Il était l’ami et le confident d’Apraxine. J’en aurais senti un chagrin de plus, car Liéven m’était bien sincèrement attaché; mais quelque amitié que j’eusse pour Liéven et Apraxine, je puis faire serment que j’ignorais parfaitement la cause de leur conduite et leur conduite même, quoiqu’on ait tâché de faire courir le bruit que c’était pour plaire au grand-duc et à moi qu’ils allaient en arrière, au lieu d’aller en avant. Liéven donnait quelquefois des témoignages assez singuliers de son attachement pour moi, entr’autres celui-ci: l’ambassadeur de la cour de Vienne, comte Esterhazy, donnait une mascarade à laquelle l’Impératrice et toute la cour assistait; Liéven me voyant passer par la chambre où il se tenait dit à son voisin, qui était le comte Poniatowsky: «Voilà une femme pour laquelle un honnête homme pourrait souffrir quelques coups de knout sans regrets.» Je tiens cette anecdote du comte Poniatowsky, depuis roi de Pologne, lui-même.

Dès que le général Fermor eut pris le commandement, il se hâta de remplir ses instructions, qui étaient précises, de se porter en avant, car malgré la rigueur de la saison il occupa Königsberg qui lui envoya des députés le 18 janvier 1758.

Pendant cet hiver je m’aperçus tout d’un coup d’un grand changement de conduite de Léon Narichkine: il commençait à être incivil et grossier; il ne venait plus qu’à regret chez moi, y tenait des propos qui témoignaient qu’on lui fourrait dans la tête du mauvais vouloir contre moi, sa belle-sœur, sa sœur, le comte Poniatowsky et tout ce qui tenait à moi. J’appris qu’il était presque toujours chez M. Jean Schouvaloff, et je devinai aisément qu’on le détournait de moi pour me punir de ce que je l’avais empêché d’épouser Melle Hitroff, et qu’assurément on ferait tant qu’on le mènerait à des indiscrétions qui pouvaient me devenir nuisibles. Sa belle-sœur, sa sœur, son frère étaient aussi fâchés pour moi contre lui, et à la lettre il se conduisait comme un fou et nous offensait tant qu’il pouvait de gaîté de cœur, et cela tandis que je meublais à mes dépens la maison où il devait loger quand il serait marié. Tout le monde l’accusait d’ingratitude, et lui disait qu’il n’avait pas l’âme intéressée, en un mot qu’il n’avait pas de raison de se plaindre d’aucune façon. L’on voyait clairement qu’il servait d’instrument à ceux qui s’étaient emparé de lui. Il faisait plus régulièrement la cour au grand-duc, qu’il amusait autant qu’il pouvait, et le portait de plus en plus à ce qu’il savait que je blâmais; il poussait l’incivilité quelquefois jusque-là que quand je lui parlais, il ne répondait pas. Je ne sais à l’heure qu’il est quelle mouche l’avait piqué tandis qu’à la lettre je l’avais comblé de bien et d’amitié de même que toute sa famille, depuis que je les connaissais. Je pense qu’il s’attacha à cajoler le grand-duc aussi par le conseil de MM. Schouvaloff qui lui disaient que cette faveur serait pour lui toujours plus solide que la mienne, parceque j’étais mal vue de l’Impératrice et du grand-duc; que ni l’un ni l’autre ne m’aimait pas, et qu’il nuirait à sa fortune s’il ne se détachait de moi; que dès que l’Impératrice serait morte le grand-duc me mettrait dans un couvent, et d’autres propos pareils que tenaient les Schouvaloff et qui me furent rapportés. Outre cela on lui montra en perspective l’ordre de Ste Anne, comme le signalement de la faveur du grand-duc vis-à-vis de lui. A l’aide de ces raisonnements et des promesses on eut de cette tête faible et sans caractère toutes les petites trahisons qu’on voulut, et on le fit aller aussi loin et plus loin même qu’on ne le désirait quoique, par-ci, par-là, il eût des hoquets de repentir, comme on verra après. Alors il s’appliquait autant qu’il pouvait à éloigner le grand-duc de moi, de façon que celui-ci me boudait presque sans discontinuer et s’était lié de nouveau avec la comtesse Elisabeth Voronzoff.

Vers le printemps de cette année le bruit se répandit que le prince Charles de Saxe, fils du roi Auguste III de Pologne, allait venir à St Pétersbourg. Ceci ne fit pas plaisir au grand-duc par différentes raisons, dont la première était qu’il craignait que cette arrivée ne fût une augmentation de gêne pour lui, parcequ’il n’aimait pas que le train de vie qu’il s’était arrangé fût le moins du monde dérangé; la seconde raison était que la maison de Saxe se trouvait du côté opposé au roi de Prusse; la troisième raison encore pouvait être qu’il craignait de perdre à la comparaison: c’était au moins être très modeste, car ce pauvre prince de Saxe n’était rien par lui-même et n’avait aucune sorte d’instruction; excepté la chasse et la danse, il ne savait rien, et il m’a dit lui-même que de la vie il n’avait eu de livre à la main, excepté les livres de prières que lui fournissait la reine sa mère qui était fort bigotte. Le prince Charles de Saxe arriva effectivement, le 5 avril de cette année, à St Pétersbourg. On le reçut avec beaucoup de cérémonie et un grand étalage de magnificence et de splendeur. Sa suite était fort nombreuse: quantité de polonais et de saxons l’accompagnaient, parmi lesquels il y avait un Lubomirsky, un Pototsky, un Rzevusky, qu’on appelait le beau, deux princes Soulkowsky, un comte Sapieha, le comte Branitzky, depuis grand-général, un comte Einsiedel, et beaucoup d’autres dont les noms ne sont pas présents à ma mémoire. Il avait une espèce de sous-gouverneur avec lui, nommé Lachinal, qui dirigeait sa conduite et sa correspondance. On logea le prince de Saxe dans la maison du chambellan Jean Schouvaloff, tout nouvellement achevée et dans laquelle le maître avait épuisé son goût, malgré quoi la maison était sans goût et assez mal, quoique fort richement arrangée. Il y avait beaucoup de tableaux, mais la plupart étaient des copies; on y avait orné une chambre de bois tchinar, mais comme le tchinar ne brille pas, on l’avait couvert de vernis; par-là elle devint jaune, mais d’un jaune désagréable, ce qui fit qu’on la trouva vilaine, et pour y remédier on la couvrit d’une fort lourde et riche sculpture qu’on argenta. Extérieurement cette maison, grande par elle-même, ressemblait par ses ornements à des manchettes de point d’Alençon, tant elle était chargé d’ornements. On nomma le comte Jean Czernicheff près du prince Charles, et il fut servi et pourvu en tout aux dépens de la cour et desservi par les gens de la cour.

La nuit avant le jour que le prince Charles vint chez nous, je sentis une si forte colique, avec un tel dévoiement que j’allai plus de trente fois à la selle. Malgré cela et la fièvre qui me prit, je m’habillai le lendemain pour recevoir le prince de Saxe. On l’amena chez l’Impératrice vers les deux heures de l’après-dîner et au sortir de chez elle on le mena chez moi, où le grand-duc devait entrer un moment après lui. A cet effet on avait placé trois fauteuils à la même muraille; celui du milieu était pour moi, celui à ma droite pour le grand-duc, celui à ma gauche pour le prince de Saxe. Ce fut moi qui fis la conversation, car le grand-duc ne voulut quasi pas parler, et le prince Charles n’était pas parlant. Enfin après un demi-quart d’heure d’entretien, le prince Charles se leva pour nous présenter son immense suite. Il avait, je pense, au delà de vingt personnes avec lui, auxquelles s’étaient joints, ce jour-là, l’envoyé de Pologne et celui de Saxe, qui résidaient à la cour de Russie, avec leurs employés. Après une demi-heure d’entretien le prince s’en alla, et moi je me déshabillai pour me mettre dans mon lit, où je restai trois ou quatre jours avec une très forte fièvre, à la suite de laquelle je donnai des indices de grossesse. A la fin d’avril nous allâmes à Oranienbaum. Avant notre départ nous apprîmes que le prince Charles de Saxe s’en irait comme volontaire à l’armée de Russie. Avant que de partir pour l’armée, il s’en alla avec l’Impératrice à Péterhof où on le fêta. Là et en ville nous ne fûmes pas de ces fêtes, mais restâmes à notre campagne, où il prit congé de nous et partit le 4 de juillet.

Comme le grand-duc était presque toujours de très mauvaise humeur contre moi, et qu’à cela je ne savais pas d’autre raison que celle que je ne faisais accueil ni à M. Brockdorf ni à la comtesse Elisabeth Voronzoff, qui commençait à être de nouveau la sultane favorite, je m’avisai de donner à Son Altesse Impériale une fête dans mon jardin à Oranienbaum, afin de diminuer son humeur, si faire se pouvait. Toute fête était toujours bien vue chez son Altesse Impériale. En conséquence je fis construire, dans un lieu écarté du bois, par l’architecte italien que j’avais alors, Antonio Rinaldi, un grand char sur lequel on pouvait placer un orchestre de soixante personnes, musiciens et chanteurs. Je fis composer des vers par le poète italien de la cour, et la musique par le maître de chapelle, Araja. Dans le jardin on mit à la grande allée une décoration illuminée, avec un rideau, vis-à-vis de laquelle on dressa la table avec le souper. Le 17 juillet, au déclin du jour, Son Altesse Impériale et tout ce qu’il y avait à Oranienbaum, et quantité de spectateurs venus de Cronstadt et de St Pétersbourg, se rendirent dans le jardin qu’ils trouvèrent illuminé. On se mit à la table, et après le premier service, on leva le rideau qui cachait la grande allée, et l’on vit arriver de loin l’orchestre ambulant traîné par une vingtaine de bœufs ornés de guirlandes, et entouré de tout ce que j’avais pu trouver de danseurs et danseuses. L’allée était illuminée et si claire qu’on distinguait les objets. Lorsque le char s’arrêta, le hasard voulut que la lune se trouvât précisément placée sur le char, ce qui fit un effet admirable et étonna beaucoup toute la compagnie, le temps étant outre cela le plus beau du monde. Tout le monde sauta de table pour jouir de plus près de la beauté de la symphonie et du spectacle. Quand elle finit, on baissa le rideau, et l’on alla se mettre à la table pour le second service. A la fin de celui-ci on entendit les fanfares et timballes, et un charlatan vint crier: «Messieurs et Mesdames, venez chez moi, vous trouverez dans mes boutiques des loteries gratis.» Des deux côtés de la décoration à rideaux deux petits rideaux se levèrent, et l’on vit deux boutiques fort éclairées, dans l’une desquelles on distribuait gratis des numéros de loterie pour la porcelaine qu’elle contenait, et dans l’autre pour des fleurs, rubans, éventails, peignes, bourses, gants, nœuds d’épée et autres chiffons de pareille nature. Quand les boutiques furent vides on alla manger le dessert, après quoi on se mit à danser jusqu’à six heures du matin. Pour le coup aucune intrigue ou mauvaise volonté ne tint contre ma fête, et Son Altesse Impériale et tout le monde en fut content à l’extase, et ne faisait que priser la grande-duchesse et sa fête; aussi ni avais-je rien épargné. Mon vin, on le trouva délicieux; mon repas, le meilleur possible. Tout était à mes propres dépens, et la fête me coûta 10,000 à 15,000 roubles—notez que j’en avais 30,000 par an. Mais cette fête pensa me coûter bien plus cher encore, car pendant la journée du 17 juillet, étant allée en cabriolet, avec Mme Narichkine, pour voir les préparatifs, en voulant sortir du cabriolet, étant déjà sur le marchepied, le cheval fit un mouvement qui me fit tomber par terre sur mes genoux, étant grosse de quatre ou cinq mois. Je ne fis semblant de rien et restai la dernière à la fête, faisant les honneurs; je craignais cependant beaucoup la fausse couche; cependant il ne m’arriva rien, et je fus quitte pour la peur. Le grand-duc, tout ce qui était autour de lui, tout ses holsteinois, et mes ennemis les plus acharnés même, pendant plusieurs jours ne se lassèrent pas de chanter mes louanges et celles de ma fête, n’y ayant ni ami ni ennemi qui n’eût emporté quelques chiffons pour se souvenir de moi; et comme à cette fête, qui était en masque, il y avait une grande quantité de monde de tout étage et que la compagnie était fort mêlée dans le jardin, et entr’autres de quantité de femmes qui d’ailleurs ne paraissaient pas à la cour et en ma présence, tous se vantaient et faisaient étalage de mes dons, qui au fond n’étaient pas grand-chose, car je pense qu’il n’y en avait aucun qui passât les 100 roubles; mais on les recevait de moi, et l’on était bien aise de dire: «Cela me vient de Son Altesse Impériale la grande-duchesse; elle est la bonté même; elle a fait des présents à tout le monde; elle est charmante; elle me regardait d’un air riant, affable; elle prenait plaisir à nous faire danser, manger, promener; elle plaçait qui n’avait plus de place; elle voulait qu’on vît ce qu’il y avait à voir; elle était gaie, &c.» Enfin on me trouva ce jour-là des qualités qu’on ne m’avait pas connues, et je désarmai mes ennemis. C’était-là mon but; mais ce ne fut pas pour longtemps, comme on le verra par la suite.

Après cette fête Léon Narichkine recommença à venir chez moi. Un jour, voulant entrer dans mon cabinet, je l’y trouvai impertinemment couché sur un canapé qui s’y trouvait, et chantant une chanson qui n’avait pas le sens commun. Voyant cela je sortis, en fermant la porte après moi, et tout de suite je m’en allai trouver sa belle-sœur, à laquelle je dis qu’il fallait aller prendre une bonne poignée d’orties et en fouetter cet homme, qui se conduisait si insolemment depuis longtemps avec nous, afin de lui apprendre à nous respecter. La belle-sœur y consentit de bon cœur, et tout de suite nous nous fîmes apporter de bonnes verges entourées d’orties; nous nous fîmes accompagner par une veuve qui était chez moi, parmi mes femmes, nommée Tatiana Jourievna, et nous entrâmes toutes les trois dans mon cabinet, où nous trouvâmes Léon Narichkine à la même place, chantant à gorge déployée sa chanson. Quand il nous vit, il voulut nous esquiver, mais nous lui donnâmes tant de coups avec nos verges et nos orties qu’il en eut les mains, les jambes et le visage enflés pendant deux ou trois jours, de telle façon qu’il ne put pas aller le lendemain à Péterhof avec nous au jour de cour, mais fut obligé de rester dans sa chambre. Il n’eut garde non plus de se vanter de ce qui venait de lui arriver, parceque nous l’assurâmes qu’à la moindre impolitesse ou matière qu’il nous donnerait à nous plaindre de lui, nous renouvellerions la même opération, voyant qu’il n’y avait que ce moyen là pour venir à bout de lui. Tout cela se traitait comme un pur badinage et sans colère, mais notre homme s’en ressentit assez pour s’en ressouvenir, et ne s’y exposa plus, au degré du moins qu’il avait fait ci-devant.

Au mois d’août nous apprîmes, à Oranienbaum, que le 14 août s’était donnée la bataille de Zorndorff, une des plus sanglantes du siècle, puisque de chaque côté on compte au delà de 20,000 hommes de tués et perdus. Notre perte en officiers était considérable et passait les 1,200. On nous annonça cette bataille comme gagnée; mais à l’oreille on se disait que des deux côtés les pertes étaient égales; que pendant trois jours aucune des deux armées n’avait osé s’attribuer le gain de cette bataille; qu’enfin le troisième jour le roi de Prusse, dans son camp, et le comte Fermor, sur le champ de bataille, avaient fait chanter le Te Deum. Le chagrin de l’Impératrice et la consternation de la ville furent grands, quand on sut tous les détails de cette sanglante journée, où beaucoup de gens perdirent leurs proches, leurs amis, leurs connaissances. Pendant longtemps on n’entendit que des regrets sur cette journée; beaucoup de généraux tués, blessés ou faits prisonniers. Enfin il fut reconnu que la conduite du comte Fermor n’était rien moins qu’habile et militaire. La cour le rappela et on nomma le général comte Pierre Soltikoff pour aller commander l’armée de la Russie en Prusse, au lieu du général Fermor. A cet effet on fit venir le comte Soltikoff de l’Ukraine, où il avait le commandement, et en attendant on donna le commandement de l’armée au général Froloff Bagreeff, mais avec un ordre secret de ne rien faire sans les lieutenants-généraux, comte Roumianzoff et prince Alexandre Galitzine, beau-frère de Roumianzoff. On accusait ce dernier qu’étant à une distance peu éloignée du champ de bataille avec un corps de 10,000 hommes, sur des hauteurs d’où il entendait la canonnade, il aurait dépendu de lui de la rendre plus décisive en se portant au dos de l’armée prussienne, tandis que celle-ci était aux prises avec la nôtre. Le comte Roumianzoff ne le fit pas, et quand son beau-frère, le prince Galitzine, après la bataille, vint dans son camp et lui conta la boucherie qu’il y avait eue, il le reçut fort mal et lui dit toutes sortes de duretés, et ne voulait pas le voir ensuite, le traitant comme un lâche, ce que cependant le prince Galitzine n’était, et toute l’armée est plus convaincue de l’intrépidité de ce dernier que de celle du comte Roumianzoff, malgré sa gloire présente et ses victoires. L’Impératrice se trouvait au commencement de septembre à Zarskoé-Sélo, où, le 8 du mois, jour de la nativité de la sainte vierge, elle s’en alla à pied du château à l’église de la paroisse, qui n’est qu’à deux pas de la porte vers le nord, pour y entendre la messe. A peine le service divin eut-il commencé que l’Impératrice, se sentant incommodée, sortit de l’église, descendit le petit perron qui donne en biais vers le château, et étant parvenue à l’angle rentrant du côté de l’église, elle tomba sur l’herbe sans connaissance, au milieu ou plutôt entourée de la foule du peuple qui était venu pour entendre la messe de la fête, de tous les villages d’alentour. Personne de la suite de Sa Majesté ne l’avait suivie, lorsqu’elle sortit de l’église; mais bientôt avertis, les dames de la suite de Sa Majesté et ses plus affidés coururent à son secours, et la trouvèrent sans mouvement ni connaissance, au milieu du peuple qui la regardait sans oser l’approcher. L’Impératrice était grande et puissante et n’avait pu tomber tout d’un coup sans se faire beaucoup de mal par la chute même. On la couvrit d’un mouchoir blanc et on alla chercher médecin et chirurgien; celui-ci arriva le premier et n’eut rien de plus pressé à faire que de la saigner là par terre, au milieu et en présence de tout ce monde, mais elle ne revint pas. Le médecin fut longtemps à venir étant malade lui-même et hors d’état de marcher; on fut obligé de l’apporter sur un fauteuil. C’était feu Condoijdij, grec de nation, et le chirurgien Fouzadier, français réfugié. Enfin on apporta de la cour des écrans et un canapé, sur lequel on la plaça, et à force de remèdes et de soins on la fit un peu revenir; mais en ouvrant les yeux elle ne reconnut personne et demanda, d’une façon presque inintelligible, où elle était. Tout ceci dura au-delà de deux heures, au bout desquelles on prit la résolution de porter Sa Majesté Impériale, avec le canapé, au château. L’on peut s’imaginer la consternation dans laquelle devaient être tous ceux qui étaient attachés à la cour. La publicité de la chose ajoutait encore à la peine: jusqu’ici on avait tenu son état fort secret, et dans ce moment l’accident était devenu public. Le lendemain matin j’en appris les circonstances, à Oranienbaum, par un billet que m’envoya le comte Poniatowsky. J’allai tout de suite le dire au grand-duc, qui n’en savait rien, parcequ’à nous on nous cachait tout en général avec le plus grand soin, et particulièrement ce qui regardait l’Impératrice personnellement. Seulement était-il d’usage que tous les dimanches, quand nous n’étions pas dans le même endroit que Sa Majesté Impériale, un de nos cavaliers était envoyé pour demander l’état de sa santé. Nous n’y manquâmes pas le dimanche suivant, et nous apprîmes que pendant plusieurs jours l’Impératrice n’avait recouvert l’usage libre de sa langue et que son parler n’était pas encore sans difficulté. L’on disait que pendant l’évanouissement elle s’était mordu la langue. Tout cela faisait supposer que cette faiblesse tenait plus de la convulsion que de l’évanouissement.

A la fin de septembre nous revînmes en ville.

Comme je commençais à devenir pesante à cause de ma grossesse, je ne paraissais plus en public, me croyant plus proche d’accoucher qu’en effet je ne l’étais; ceci ennuyait le grand-duc parceque quand je paraissais en public, fort souvent il se disait incommodé, pour rester chez lui, et comme l’Impératrice aussi paraissait rarement, c’était sur moi que roulaient les jours de cour, les fêtes et les bals de la cour, ou quand je n’y étais pas on persécutait Son Altesse Impériale d’y aller, afin que quelqu’un remplit la représentation. Son Altesse Impériale prit donc de l’humeur contre ma grossesse, et s’avisa de dire un jour dans sa chambre en présence de Léon Narichkine et de plusieurs autres: «Dieu sait où ma femme prend ses grossesses; je ne sais pas trop si cet enfant est à moi et s’il faut que je le prenne sur mon compte.» Léon Narichkine vint courir chez moi et me rendre ce propos tout chaud. Je fus effrayée, comme de raison, de ce propos et lui dis: «Vous êtes des étourdis; exigez de lui un serment comme quoi il n’a pas couché avec sa femme, et dites-lui que s’il prête serment, tout de suite vous irez en faire part à Alexandre Schouvaloff, comme au grand-inquisiteur de l’empire.» Léon Narichkine alla effectivement chez Son Altesse Impériale et lui demanda ce serment, à quoi il eut pour réponse: «Allez-vous-en au diable et ne me parlez plus de cela.» Ce propos du grand-duc, tenu si imprudemment, me fâcha beaucoup, et je vis dès lors que trois voies également scabreuses se trouvaient à mon choix: primo, de partager la fortune du grand-duc telle qu’elle pouvait se trouver; secondo, d’être exposée à toute heure à tout ce qu’il lui plairait de disposer pour ou contre moi; tertio, de prendre une route indépendante de tout évènement. Mais pour parler plus clair, il s’agissait de périr avec lui ou par lui, ou bien aussi de me sauver moi-même, mes enfants, et peut-être l’Etat, du naufrage dont toutes les facultés morales et physiques de ce prince faisaient prévoir le danger. Ce dernier parti me parut le plus sûr. Je résolus donc, autant que je pourrais, de continuer à lui donner tous les conseils dont je pourrais m’aviser pour son bien, mais de ne jamais m’opiniâtrer jusqu’à le fâcher comme ci-devant, quand il ne les suivrait pas; de lui ouvrir les yeux sur ses vrais intérêts, chaque fois que l’occasion s’en présenterait, et le reste du temps de me renfermer dans un très morne silence; de ménager, d’un autre côté, dans le public mes intérêts, de telle façon que celui-ci vît en moi le sauveur de la chose publique dans l’occasion. Au mois d’octobre je reçus du grand-chancelier comte Bestoujeff l’avis que le roi de Pologne venait de renvoyer au comte Poniatowsky ses lettres de rappel. Le comte Bestoujeff eut une grande altercation à ce sujet avec le comte Brühl et le cabinet de Saxe, et se fâcha de ce qu’on ne l’avait pas consulté comme ci-devant sur ce point. Il apprit enfin que c’était le vice-chancelier comte Voronzoff et Jean Schouvaloff, qui, par Prasse, résident de Saxe, avaient manigancé toute cette affaire. Ce M. Prasse d’ailleurs paraissait souvent instruit de quantité de particularités dont on était étonné d’où il les savait. Plusieurs années après le canal se découvrit: il était l’amant fort secret et fort discret de la femme du vice-chancelier, la comtesse Anna Karlovna née Scavronsky; celle-ci était très liée avec la femme du maître des cérémonies Samarine, et c’était chez cette femme que la comtesse voyait M. Prasse. Le chancelier Bestoujeff se fit donner les lettres de rappel envoyées au comte Poniatowsky et les renvoya en Saxe sous prétexte de manque de formalité.

Dans la nuit du 8 au 9 décembre je commençai à sentir les douleurs de l’enfantement. J’en envoyai avertir le grand-duc par Mme Vladislava, de même que le comte Alexandre Schouvaloff, afin qu’il pût en instruire Sa Majesté Impériale. Au bout de quelque temps le grand-duc vint dans ma chambre, habillé de son uniforme de Holstein, en bottes et en éperons, avec son écharpe autour du corps et une énorme épée au côté, ayant fait une fort grande toilette; il était à peu près deux heures et demie du matin. Tout étonnée de cet équipage, je lui demandai la cause de cette parure si recherchée; à quoi il me répondit que ce n’était que dans l’occasion qu’on reconnaissait ses vrais amis; que dans cet habillement il était prêt à agir selon son devoir; que le devoir d’un officier holsteinois était de défendre, selon son serment, la maison ducale contre tous ses ennemis, et que comme je me trouvais mal, il était accouru à mon secours. On aurait dit qu’il plaisantait, mais point du tout, ce qu’il disait était très sérieux. Je compris aisément qu’il était gris, et je lui conseillai d’aller se coucher, afin que l’Impératrice, quand elle viendrait, n’eût pas le double déplaisir de le voir ivre et armé de pied en cap, avec cet uniforme holsteinois que je savais qu’elle détestait. J’eus beaucoup de peine à le faire aller; cependant Mme Vladislava et moi nous le persuadâmes, à l’aide de la sage-femme qui assurait que je n’accoucherais pas encore si tôt. Enfin il s’en alla et l’Impératrice arriva. Elle demanda où était le grand-duc; on lui dit qu’il venait de sortir et ne manquerait pas de revenir. Comme elle vit que les douleurs ralentissaient et que la sage-femme disait que cela pouvait encore durer quelques heures, elle retourna dans ses appartements, et moi je me mis au lit, où je m’endormis jusqu’au lendemain que je me levai à mon ordinaire, sentant, par-ci, par-là, des douleurs, après lesquelles j’étais sans douleurs des heures entières. Vers l’heure du souper j’eus faim et je me fis apporter à souper. La sage-femme était assise proche de moi, et me voyant manger avec un appétit dévorant, elle me dit: «Mangez, mangez, ce souper vous portera bonheur.» En effet ayant fini de souper je me levai de table, et au moment même que je me levai il me prit une telle douleur que je jetai un grand cri. La sage-femme et Mme Vladislava me saisirent sous les bras et me mirent sur le lit de misère, et l’on alla chercher et le grand-duc et l’Impératrice. A peine qu’ils furent entrés dans ma chambre que j’accouchai, le 9 décembre, entre dix et onze heures du soir, d’une fille à laquelle je priai l’Impératrice de permettre qu’on donnât son nom. Mais elle décida qu’elle aurait le nom de la sœur aînée de Sa Majesté Impériale, la duchesse de Holstein, Anne Petrovna, mère du grand-duc. Celui-ci parut fort aise de la naissance de cet enfant, et en fit dans son appartement de grandes réjouissances, et en fit faire en Holstein, et reçut tous les compliments qu’on lui en fit, avec des démonstrations de contentement. Le sixième jour l’Impératrice tint sur les fonts de baptême cet enfant, et elle m’apporta un ordre au cabinet pour m’apporter 60,000 roubles. Elle en envoya autant au grand-duc, ce qui n’augmenta pas peu sa satisfaction. Après le baptême les fêtes commencèrent. On en donna, à ce qu’on dit, de très belles; je n’en ai vu aucune: j’étais dans mon lit toute fine, seule, sans âme qui vive pour compagnie, car dès que j’étais accouchée, non seulement l’Impératrice, cette fois-ci comme la première, avait emporté l’enfant dans son appartement; mais aussi, sous prétexte de repos qu’il me fallait, on me laissait là, abandonnée comme une pauvre malheureuse, et personne ne mettait le pied dans mon appartement, ni même ne demandait, ni ne faisait demander, comment je me portais. Comme la première fois j’avais beaucoup souffert de cet abandon, cette fois-ci j’avais pris toutes les précautions possibles contre les vents coulis et les inconvénients du local, et dès que je fus délivrée, je me levai et me couchai dans mon lit; et comme personne n’osait venir chez moi, à moins que ce ne fut à la dérobée, sur ce point aussi je ne manquai point de prévoyance. Mon lit était à-peu-près à la moitié d’une assez longue chambre, les fenêtres étaient au côté droit du lit, il y avait une porte de dégagement qui donnait dans une espèce de garderobe qui servait aussi d’antichambre, et qui était très barricadée d’écrans et de coffres. Depuis mon lit jusqu’à cette porte j’avais fait placer un écran immense, qui cachait le plus joli cabinet que j’avais pu imaginer, vu le local et les circonstances. Dans ce cabinet il y avait un canapé, des miroirs, des tables portatives et quelques chaises. Quand le rideau de mon lit, de ce côté-là, était tiré, on ne voyait rien du tout; quand il était ouvert, je voyais le cabinet et ceux qui y étaient; mais ceux qui entraient dans la chambre ne voyaient que l’écran. Quand on demandait ce qu’il y avait derrière cet écran, on disait: «La chaise percée;» mais celle-ci étant dans l’écran, personne n’était curieux de la voir, et on aurait pu la montrer, sans parvenir encore dans ce cabinet que l’écran couvrait.

1759.

Le 1er janvier 1759 les fêtes de la cour se terminèrent par un très grand feu d’artifice, entre le bal et le souper. Comme j’étais encore en couches, je ne parus pas à la cour. Avant le feu d’artifice le comte Pierre Schouvaloff s’avisa de se présenter à ma porte pour me remettre le plan du feu d’artifice, avant qu’on le tirât. Mme Vladislava lui dit que je dormais, mais que cependant elle allait voir. Cela n’était pas vrai que je dormais, seulement j’étais dans mon lit et j’avais ma très petite compagnie ordinaire, qui était alors, comme ci-devant, Mmes Narichkine, Siniavine, Ismaïloff, le comte Poniatowsky: celui-ci depuis son rappel se disait malade, mais venait chez moi, et ces femmes m’aimaient assez pour préférer ma compagnie aux bals et aux fêtes. Mme Vladislava ne savait pas au juste qui était chez moi, mais elle avait beaucoup trop bon nez pour ne pas se douter qu’il y avait quelqu’un; je lui avais dit, de bonne heure, que je me mettais au lit par ennui, et alors elle n’entrait plus. Après la venue du comte Schouvaloff elle vint frapper à la porte; je tirai mon rideau du coté de l’écran, et lui dis d’entrer. Elle entra et me fit le message du comte Pierre Schouvaloff; je lui dis de le faire entrer. Elle alla le chercher, et pendant ce temps mes gens de derrière l’écran crevaient de rire de l’extravagance extrême de cette scène, où j’allais recevoir la visite du comte Pierre Schouvaloff, qui pourrait jurer qu’il m’avait trouvée seule dans mon lit, tandis qu’il n’y avait qu’un rideau qui séparait ma petite compagnie très gaie, de ce personnage si important, alors l’oracle de la cour, et possédant la confiance de l’Impératrice à un degré éminent. Enfin il entra et m’apporta son plan de feu d’artifice; il était alors grand-maître d’artillerie. Je commençai par lui faire mes excuses de l’avoir fait attendre, ne faisant, dis-je, que de me réveiller; je me frottai un peu les yeux disant que j’étais encore tout endormie; je mentais, pour ne pas démentir Mme Vladislava, après quoi je fis avec lui une conversation assez longue, et même jusque là qu’il me parut pressé de s’en aller, afin de ne pas faire attendre l’Impératrice pour le commencement du feu: alors je le congédiai. Il sortit, et j’ouvris de rechef mon rideau. Ma compagnie, à force de rire, commença à avoir faim et soif; je leur dis: «Fort bien, vous aurez à boire et à manger; il est juste que par complaisance pour moi, tandis que vous me faites compagnie, vous ne mouriez ni de soif ni de faim chez moi.» Je fermai le rideau de mon lit et je sonnai. Mme Vladislava vint. Je lui dis de me faire apporter à souper, que je mourais de faim, et qu’au moins il y eût six bons plats. Quand le souper fut prêt on l’apporta; je fis mettre le tout à côté de mon lit, et dis au domestique de sortir. Alors mes gens de derrière l’écran vinrent, comme des affamés, manger ce qu’ils trouvèrent: la gaîté ajoutait à l’appétit. J’avoue que cette soirée fut une des plus folles et des plus gaies que j’aie passées de ma vie. Quand le souper fut gobé, je fis emporter les restes comme on l’avait apporté. Je pense que les domestiques furent seulement un peu surpris et étonnés de mon appétit. Vers la fin du souper de la cour ma compagnie se retira aussi, fort contente de sa soirée. Le comte Poniatowsky, pour sortir, prenait toujours une perruque blonde et un manteau, et quand les sentinelles lui demandaient: «Qui va là?» il se disait musicien du grand-duc. Cette perruque nous fit bien rire ce jour-là.

Cette fois-ci mes relevailles, après les six semaines, se firent dans la chapelle de l’Impératrice; mais excepté Alexandre Schouvaloff, personne n’y assista. Vers la fin du carnaval, toutes les fêtes de la ville finies, il y eut trois noces à la cour. Celle du comte Alexandre Strogonoff avec la comtesse Anne Voronzoff, fille du vice-chancelier, fut la première, et deux jours après, celle de Léon Narichkine avec Melle Zakrefsky, le même jour que celle du comte Boutourline avec la comtesse Marie Voronzoff. Ces trois demoiselles étaient filles d’honneur de l’Impératrice, et à l’occasion de ces trois noces il se fit un pari à la cour, entre le hetman, comte Rasoumowsky, et le ministre de Danemark, comte d’Osten, qui des trois nouveaux mariés serait le plus tôt cocu; et il se trouva que ceux qui avaient parié que ce serait Strogonoff, dont la nouvelle épouse paraissait la plus laide et alors la plus innocente et la plus enfant, gagnèrent le pari.

La veille du jour de la noce de Léon Narichkine et du comte Boutourline fut un jour malheureux. Il y avait longtemps qu’on se disait à l’oreille que le crédit du grand-chancelier, comte Bestoujeff, chancelait, et que ses ennemis prenaient le dessus. Il avait perdu son ami le général Apraxine; le comte Rasoumowsky, l’aîné, l’avait longtemps soutenu; mais depuis la faveur prépondérante des Schouvaloff, il ne se mêlait presque plus de rien que de demander, quand l’occasion s’en présentait, quelque petite grâce pour ses amis ou parents. Les Schouvaloff et M. Voronzoff étaient poussés encore dans leur haine contre le grand-chancelier, par les ambassadeurs d’Autriche et de France, le comte Esterhazy et le maréchal de l’Hôpital. Ce dernier regardait le comte Bestoujeff comme plus porté pour l’alliance de la Russie avec l’Angleterre qu’avec la France. Celui d’Autriche cabalait contre Bestoujeff parceque le grand-chancelier voulait que la Russie se tînt à son traité d’alliance avec la cour de Vienne, et qu’elle donnât du secours à Marie Thérèse, mais ne voulait pas qu’elle agît en partie première guerroyant contre le roi de Prusse. Le comte Bestoujeff pensait en patriote et n’était pas facile à mener, tandis que MM. Voronzoff et Jean Schouvaloff étaient livrés aux deux ambassadeurs, jusque là que quinze jours avant la disgrâce du grand-chancelier, comte Bestoujeff, le marquis de l’Hôpital, ambassadeur de France, s’en alla chez le vice-chancelier, comte Voronzoff, la dépêche à la main, et lui dit: «Monsieur le comte, voici la dépêche de ma cour, que je viens de recevoir, et dans laquelle il est dit que si dans quinze jours de temps le grand-chancelier n’est pas déplacé par vous, je dois m’adresser à lui et ne plus traiter qu’avec lui.» Alors le vice-chancelier prit feu, et s’en alla chez Jean Schouvaloff, et on représenta à l’Impératrice que sa gloire souffrait du crédit du comte Bestoujeff en Europe. Elle ordonna de tenir le même soir une conférence et d’y appeler le grand-chancelier. Celui-ci fit dire qu’il était malade. Alors on appela cette maladie désobéissance, et on lui envoya dire de venir sans délai. Il vint et on l’arrêta en pleine conférence; on lui ôta ses charges, ses dignités et ses ordres, sans qu’âme qui vive pût articuler pour quels crimes ou forfaits on dépouillait ainsi le premier personnage de l’empire, et on le renvoya prisonnier dans son hôtel. Comme ceci était préparé, on avait fait venir une compagnie de grenadiers de la garde. Ceux-ci en longeant la Moïka, où les comtes Alexandre et Pierre Schouvaloff avaient leurs maisons, disaient: «Dieu merci, nous allons arrêter ces maudits Schouvaloff qui ne font qu’inventer des monopoles.» Mais quand les soldats virent qu’il s’agissait du comte Bestoujeff, ils en montrèrent du déplaisir, disant: «Ce n’est pas celui-là, ce sont les autres, qui foulent le peuple.»

Quoique l’on eut arrêté le comte Bestoujeff dans le palais même où nous occupions une aîle, et pas fort loin de nos appartements, ce soir-là nous n’en apprîmes rien, tant on était soigneux de nous cacher tout ce qui se faisait. Le lendemain, dimanche, en me réveillant, je reçus de la part de Léon Narichkine un billet que le comte Poniatowsky me faisait parvenir par cette voie, qui ne laissait pas d’être suspecte depuis fort longtemps déjà. Ce billet commençait par ces mots: «L’homme n’est jamais sans ressource. Je me sers de cette voie pour vous avertir qu’hier au soir le comte Bestoujeff a été arrêté et privé de ses charges et dignités, et avec lui votre bijoutier Bernardi, Téléguine et Adadouroff.» Je tombai de mon haut en lisant ces lignes, et après les avoir lues, je me dis qu’il ne fallait pas se flatter que cette affaire ne me regarderait de plus près qu’il ne paraissait. Or, pour entendre ceci il faudra un commentaire. Bernardi était un marchand bijoutier italien, qui ne manquait pas d’esprit et auquel son métier donnait entrée dans toutes les maisons. Je pense qu’il n’y en eut pas une qui ne lui dût quelque chose, et à laquelle il ne rendit pas tel ou tel petit service. Comme il allait et venait continuellement partout, on le chargeait aussi quelquefois de commissions les uns pour les autres: un mot de billet envoyé par Bernardi arrivait plus vite et plus sûrement que par les domestiques. Or Bernardi arrêté intriguait toute la ville, parcequ’il avait des commissions de tout le monde, et les miennes comme toutes les autres. Téléguine était cet ancien adjudant du grand-veneur, comte Rasoumowsky, qui avait eu la tutelle de Bekiétoff. Il était resté attaché à la maison Rasoumowsky. Il était devenu l’ami du comte Poniatowsky. C’était un homme affidé et de probité; quand on gagnait son affection, on ne la perdait pas aisément; il avait témoigné toujours du zèle et de la prédilection pour moi. Adadouroff avait été autrefois mon maître dans la langue russe et m’était resté fort attaché. C’était moi qui l’avais recommandé au comte Bestoujeff, qui commençait à lui témoigner de la confiance depuis deux ou trois ans seulement, et qui ne l’avait pas aimé anciennement, parcequ’il tenait au procureur-général prince Nikita Youriéwitch Troubetzkoy, l’ennemi de Bestoujeff.

Après la lecture du billet et les réflexions que je venais de faire, une foule d’idées les unes plus désagréables que les autres se présentèrent à mon esprit. Le poignard dans le cœur, pour ainsi dire, je m’habillai et allai à la messe, où il me parut à moi que la plupart de ceux que je vis avaient la physionomie tout aussi allongée que moi. Personne ne me parla de rien pendant la journée, et c’était comme si on ignorait l’évènement. Je ne disais mot non plus. Le grand-duc n’avait jamais aimé le comte Bestoujeff: il me parut assez gai ce jour-là, mais se tenant sans affectation, cependant assez loin de moi. Le soir il fallut aller à la noce. Je m’habillai de rechef et j’assistai à la bénédiction des mariages du comte Boutourline et de Léon Narichkine, au souper, et au bal, pendant lequel je m’approchai du maréchal de la noce, prince Nikita Troubetzkoy, et sous prétexte d’examiner les rubans de son bâton de maréchal, je lui dis à demi-voix: «Qu’est-ce que c’est donc que ces belles choses? avez-vous trouvé plus de crimes que de criminels, ou avez-vous plus de criminels que de crimes?» Là-dessus il me dit: «Nous avons fait ce qu’on nous a ordonné, mais pour les crimes on les cherche encore. Jusqu’ici les démarches ne sont pas heureuses.» Ayant fini de parler avec celui-ci, je m’en allai parler au maréchal Boutourline, qui me dit: «Bestoujeff est arrêté, mais présentement nous sommes à chercher la raison pourquoi il l’est.» C’est ainsi que parlaient les deux commissaires nommés par l’Impératrice pour examiner pourquoi le comte Alexandre Schouvaloff l’avait arrêté. Je vis à ce bal Stambke de loin, et je lui trouvai l’air souffrant et découragé. L’Impératrice ne parut pas à aucune de ces deux noces, ni à l’église, ni au festin. Le lendemain Stambke vint chez moi et me dit qu’on venait de lui remettre un billet du comte Bestoujeff qui lui marquait de me dire de n’en avoir aucune appréhension sur ce que je savais, qu’il avait eu le temps de tout jeter au feu, et qu’il lui communiquerait ses interrogatoires par la même voie, quand on lui en ferait. Je demandai à Stambke quelle était cette voie? Il me dit que c’était un joueur de cor de chasse du comte, qui lui avait remis ce billet, et qu’il était convenu qu’à l’avenir on mettrait parmi des briques, pas loin de la maison du comte Bestoujeff, à un endroit marqué, ce qu’on voudrait se communiquer. Je dis à Stambke de bien prendre garde que cette épineuse correspondance ne fût découverte, quoiqu’il me parut dans de grandes angoisses lui-même. Cependant lui et le comte Poniatowsky la continuèrent. Dès que Stambke fut sorti, j’appelai Mme Vladislava et lui dis d’aller chez son beau-frère Pougowoschnikoff, et de lui rendre ce billet que je lui faisais. Dans ce billet il n’y avait rien que ces mots: «Vous n’avez rien à craindre; on a eu le temps de tout brûler.» Ceci le tranquillisa, car il y a apparence que depuis l’arrestation du grand-chancelier, il devait être plus mort que vif, et voici à quel sujet, et ce que le comte Bestoujeff avait eu le temps de brûler.

L’état valétudinaire et les fréquentes convulsions de l’Impératrice ne laissaient pas que de tourner tous les yeux sur l’avenir. Le comte Bestoujeff, et par sa place et par ses facultés d’esprit, n’était pas assurément un de ceux qui y réfléchit le dernier. Il connaissait l’antipathie que depuis longtemps on avait inspiré au grand-duc contre lui. Il était très au fait de la faible capacité de ce prince, né héritier de tant de couronnes. Il est naturel que cet homme d’état, comme tout autre homme en lui-même, eût le désir de se maintenir dans sa place. Il y avait plusieurs années qu’il m’avait vue revenir de mes impressions. Il me regardait d’ailleurs personnellement peut-être comme le seul individu sur lequel dans ce temps-là on pût fonder l’espérance du public au moment où l’Impératrice manquerait. Ceci et des réflexions pareilles lui avaient fait former le plan que dès le décès de l’Impératrice le grand-duc fût déclaré comme de droit empereur, et qu’en même temps je fusse déclarée avec lui participante à l’administration; que toutes les charges fussent continuées et qu’à lui on lui donnât la lieutenance-colonelle des quatre régiments des gardes et la présidence des trois colléges de l’empire, de celui des affaires étrangères, du collége de la guerre, et de celui de l’amirauté. Ses prétensions étaient donc excessives. Le projet de ce manifeste il me l’avait envoyé, écrit de la main de Pougowichnikoff par le comte Poniatowsky, avec lequel j’étais convenue de lui répondre de bouche que je le remerciais de ses bonnes intentions pour moi, mais que je regardais la chose comme de difficile exécution. Il avait fait écrire et récrire son projet plusieurs fois, l’avait changé, amplifié, retranché; il en paraissait fort occupé. A dire la vérité, je regardais son projet comme une espèce de radotage, et comme une amorce que ce vieillard me jetait pour se concilier de plus en plus mon affection; mais à cette amorce-là je ne mordais pas, parceque je le regardais comme nuisible à l’empire que chaque querelle entre mon époux, qui ne m’aimait pas, et moi aurait déchiré. Mais comme je ne voyais pas le cas encore existant, je ne voulais pas contredire un vieillard opiniâtre et entier quand il se mettait quelque chose dans l’esprit. C’était donc son projet qu’il avait eu le temps de brûler, et dont il m’avait avertie, pour tranquilliser ceux qui en avaient connaissance.

Sur ces entrefaites mon valet de chambre Skourine vint me dire que le capitaine qui gardait le comte Bestoujeff était un homme qui avait été toujours son ami, et qui dînait tous les dimanches, en sortant de la cour, chez lui. Alors je lui dis que si les choses étaient ainsi et qu’il pût compter sur lui, il tâchât de le sonder pour voir s’il se prêterait à quelque intelligence avec son prisonnier. Ceci devenait d’autant plus nécessaire que le comte Bestoujeff avait communiqué à Stambke, par son canal, qu’on devait avertir Bernardi de dire la pure vérité à son interrogatoire, et de lui faire savoir ce qu’on lui demanderait. Quand j’appris que Skourine se chargeait volontiers de trouver quelques moyens pour faire parvenir au comte Bestoujeff, je lui dis de tâcher aussi d’ouvrir une communication avec Bernardi, de voir s’il ne pourrait gagner le sergent ou quelque soldat qui le gardait dans son quartier. Le même jour Skourine me dit vers le soir que Bernardi était gardé par un sergent aux gardes nommé Kalychkine, avec lequel dès demain il aurait une entrevue; mais qu’ayant envoyé chez son ami, le capitaine qui était chez le comte Bestoujeff, pour lui demander s’il pouvait le voir, celui-ci lui avait fait dire que s’il voulait lui parler il vînt chez lui, mais qu’un de ses sous-employés, qu’il connaissait aussi et qui était son parent, lui avait fait dire de n’y pas aller, parceque s’il y venait, le capitaine le ferait arrêter et s’en ferait un mérite à ses dépens, de quoi il se vantait entre quatre yeux. Skourine cessa donc d’envoyer chez M. le capitaine, son ami prétendu. En revanche Kalychkine, lequel j’ordonnai entamer en mon nom, dit à Bernardi tout ce qu’on voulait, aussi ne devait-il dire que la vérité, à quoi l’un et l’autre se prêtèrent de bon cœur.

Au bout de quelques jours, un matin, de fort bonne heure, Stambke vint dans ma chambre fort pâle et défait, et me dit que sa correspondance et celle du comte Bestoujeff avec le comte Poniatowsky venait d’être découverte; que le petit cor de chasse était arrêté, et qu’il y avait toutes les apparences que leurs dernières lettres avaient eu le malheur de tomber entre les mains des gardiens du comte Bestoujeff; que lui-même s’attendait à tout instant d’être au moins renvoyé, sinon arrêté, et qu’il était venu chez moi pour me dire cela et prendre congé de moi. Ce qu’il me dit ne me mit pas du tout à mon aise. Je le consolai le mieux que je pus et le renvoyai, ne doutant pas que sa visite ne ferait qu’augmenter contre moi, s’il était possible, toutes les mauvaises humeurs imaginables, et qu’on allait me fuir comme une personne suspecte au gouvernement peut-être. Cependant j’étais très intimement convaincue en moi-même que vis-à-vis du gouvernement je n’avais rien à me reprocher. Le public en général, excepté Michel Voronzoff, Jean Schouvaloff, les deux ambassadeurs de Vienne et de Versailles, et ceux à qui ceux-ci faisaient accroire ce qu’ils voulaient, tout le monde dans tout Pétersbourg, grands et petits, était persuadé que le comte Bestoujeff était innocent, qu’il n’y avait ni crime ni délit à sa charge. On savait que le lendemain du soir qu’il avait été arrêté, on avait travaillé, dans la chambre d’Ivan Schouvaloff, à un manifeste que le sieur Volkoff, autrefois premier commissaire du comte Bestoujeff, et qui, l’année 1755, s’était sauvé de chez lui, et puis, après avoir erré dans les bois, s’était laissé reprendre, et qui dans ce moment était premier secrétaire de la conférence, avait dû écrire cette pièce qu’on voulait publier pour donner connaissance au public des causes qui avaient obligé l’Impératrice d’en agir avec le grand-chancelier comme elle avait fait. Or donc ce conventicule secret se cassant la tête à chercher des délits, convint de dire que c’était pour crime de lèse-majesté, et parceque lui Bestoujeff avait cherché à semer la zizanie entre Sa Majesté Impériale et Leurs Altesses Impériales; et sans examen ni jugement on voulut, dès le lendemain de son arrestation, l’envoyer dans une de ses terres, lui ôtant tout le reste de ses biens. Mais il y en eut qui trouvèrent que c’était trop fort que d’exiler quelqu’un sans crime ni jugement, et qu’au moins fallait-il chercher les crimes dans l’espérance d’en trouver, et que si l’on n’en trouvait pas, toujours fallait-il faire passer le prisonnier, on ne savait pas pourquoi déchu de ses charges, dignités et décorations, par un jugement des commissaires. Or ces commissaires étaient, comme je l’ai déjà dit, le maréchal Boutourline, le procureur-général prince Troubetzkoy, le général comte Alexandre Schouvaloff, et le sieur Volkoff, comme secrétaire. La première chose que messieurs les commissaires firent fut de prescrire par le collége des affaires étrangères, aux ambassadeurs, envoyés et employés de la Russie aux cours étrangères, d’envoyer copie des dépêches que leur avait écrit le comte Bestoujeff, depuis qu’il était à la tête des affaires. Ceci était pour trouver dans ces dépêches des crimes. On disait qu’il n’écrivait que ce qu’il voulait et des choses contradictoires aux ordres et à la volonté de l’Impératrice. Mais comme Sa Majesté n’écrivait ni ne signait rien, il était difficile d’agir contre ses ordres, et pour les ordres verbaux Sa Majesté Impériale n’était guère dans le cas d’en donner au grand-chancelier, qui pendant des années entières n’avait pas l’occasion de la voir: et les ordres verbaux par un tiers, à strictement parler, pouvaient être mal entendus et être aussi mal rendus que mal reçus et compris. Mais de tout ceci il n’advint rien, sinon l’ordre dont j’ai fait mention, parceque personne des employés ne se donna la peine de parcourir son archive de vingt ans, de la copier pour y chercher des crimes à celui dont ces employés mêmes avaient suivi les instructions et les directions, et par là-même pouvaient se trouver mêlés, avec la meilleure volonté du monde, dans ce qu’on y trouverait peut-être de répréhensible. Outre cela l’envoi seul de telles archives devait jeter la couronne dans des dépenses considérables, et arrivées à Pétersbourg, il y aurait eu de quoi lasser la patience, pendant plusieurs années, de bien des personnes pour y trouver et débrouiller ce qui peut-être encore ne s’y trouvait pas. Cet ordre envoyé ne fut jamais rempli. On s’ennuya de l’affaire même, et on la finit au bout d’un an par le manifeste qu’on avait commencé à composer le lendemain du jour où on avait mis aux arrêts le grand-chancelier.

L’après-dîner du jour que Stambke était venu chez moi, l’Impératrice fit dire au grand-duc de renvoyer Stambke en Holstein, parcequ’on avait découvert ses intelligences avec Bestoujeff, et qu’il méritait d’être arrêté, mais que par considération pour Son Altesse Impériale, comme son ministre, on le laissait libre, à condition qu’il fût tout de suite renvoyé. Stambke fut expédié immédiatement, et avec son départ finit ma manutention des affaires du Holstein. On fit entendre au grand-duc que l’Impératrice n’avait pas pour agréable que je m’en mêlasse, et Son Altesse Impériale y était assez porté de lui-même. Je ne me souviens pas trop qui il prit à la place de Stambke, mais je pense que ce fut un nommé Wolff. Le ministère de l’Impératrice demanda alors formellement au roi de Pologne le rappel du comte Poniatowsky, dont on avait trouvé un billet, fort innocent à la vérité, pour le comte Bestoujeff, mais toujours adressé à un prétendu prisonnier d’état. Dès que j’appris le renvoi de Stambke et le rappel du comte Poniatowsky, je ne me préparai à rien de bon, et voici ce que je fis. J’appelai mon valet de chambre Skourine, et lui dis de rassembler tous mes livres de comptes et tout ce qui pouvait seulement avoir l’air d’un papier quelconque entre mes effets, et de me l’apporter. Il exécuta mes ordres avec zèle et exactitude. Quand tout fut dans ma chambre je le renvoyai. Quand il fut sorti, je jetai tous ces livres au feu, et lorsque je les vis à demi consumés, je rappelai Skourine et lui dis: «Tenez, soyez témoin que tous mes papiers et comptes sont brûlés, afin que si jamais on vous demande où ils sont, vous puissiez jurer de les avoir vus brûler par moi-même.» Il me remercia du soin que je prenais de lui, et me dit qu’il venait d’arriver un changement fort singulier dans la garde des prisonniers. Depuis la découverte de la correspondance de Stambke avec le comte Bestoujeff on faisait surveiller celui-ci de plus près, et à cet effet on avait pris chez Bernardi le sergent Kalichkine, et on l’avait mis dans la chambre et près de la personne du ci-devant grand-chancelier. Quand Kalichkine avait vu cela, il avait demandé qu’on lui donnât une partie des soldats affidés qu’il avait lorsqu’il était de garde près de Bernardi. Voilà donc l’homme le plus sûr et intelligent que nous eussions, Skourine et moi, introduit dans la chambre du comte Bestoujeff, n’ayant point perdu toute intelligence avec Bernardi. En attendant, les interrogatoires du comte Bestoujeff allaient leur train. Kalichkine se fit connaître au comte pour un homme qui m’était dévoué, et en effet il lui rendit mille services. Il était, comme moi, intimement persuadé que le grand-chancelier était innocent, et la victime d’une puissante cabale; le public l’était aussi. Au grand-duc, je voyais qu’on lui avait fait peur, et qu’on lui avait donné des soupçons comme quoi je n’ignorais pas la correspondance de Stambke avec le prisonnier d’état. Je voyais que Son Altesse Impériale n’osait quasi me parler, et évitait de venir dans ma chambre où j’étais pour le coup fine seule et ne voyant âme qui vive. Moi-même j’évitais de faire venir quelqu’un, crainte de les exposer à quelque malheur ou désagrément. A la cour, crainte que l’on ne m’évitât, je me retins d’approcher tous ceux que je supposais pouvoir être dans ce cas. Les derniers jours du carnaval il devait y avoir une comédie russe au théâtre de la cour. Le comte Poniatowsky me fit prier d’y venir, parcequ’on commençait à faire courir le bruit qu’on se préparait à me renvoyer, à m’empêcher de paraître, et que sais-je moi encore, et qu’à chaque fois que je ne paraissais pas au spectacle ou à la cour, tout le monde était intrigué pour en savoir la raison, peut-être autant par curiosité que par intérêt pour moi. Je savais que la comédie russe était une des choses que Son Altesse Impériale aimait le moins, et de parler d’y aller était déjà une chose qui lui déplaisait souverainement; mais cette fois-ci le grand-duc joignait à son dégoût pour la comédie nationale un autre motif et petit intérêt personnel: c’était celui qu’il ne voyait pas encore la comtesse Elisabeth Voronzoff chez lui; mais comme elle se tenait dans l’antichambre avec les autres demoiselles d’honneur, c’était là que Son Altesse Impériale faisait ou sa conversation ou sa partie avec elle. Si j’allais à la comédie, ces demoiselles étaient obligées de m’y suivre, ce qui dérangeait Son Altesse Impériale, qui n’aurait trouvé d’autre ressource que d’aller boire chez lui dans son appartement. Sans égard à ces circonstances, comme j’avais donné parole d’aller à la comédie, je fis dire au comte Alexandre Schouvaloff d’ordonner un carrosse parceque j’étais intentionnée ce jour-là d’aller à la comédie. Le comte Schouvaloff vint chez moi et me dit que le dessein que j’avais d’aller à la comédie ne faisait pas plaisir au grand-duc. Je lui répondis que comme je ne composais pas la société de Son Altesse Impériale, je pensais qu’il pouvait lui être égal si j’étais seule dans ma chambre ou dans ma loge au spectacle. Il s’en alla clignotant de l’œil, comme il faisait toujours quand il était affecté de quelque chose. Quelque temps après le grand-duc vint dans ma chambre: il était dans une colère terrible, criant comme un aigle, disant que je prenais plaisir à le faire enrager, et que j’avais imaginé d’aller à la comédie parceque je savais qu’il n’aimait pas ce spectacle-là; mais je lui représentai qu’il faisait mal de ne pas l’aimer. Il me dit qu’il défendrait de me donner mon carrosse. Je lui dis que j’irais à pied et que je ne pouvais deviner quel plaisir il avait à me faire mourir d’ennui, seule dans ma chambre, dans laquelle pour toute compagnie j’avais mon chien et mon perroquet. Après avoir longtemps disputé et parlé fort haut tous les deux, il s’en alla, plus en colère que jamais, et moi persistant d’aller à la comédie. Vers l’heure du spectacle j’envoyai demander au comte Schouvaloff si les carrosses étaient prêts; il vint chez moi, et me dit que le grand-duc avait défendu de m’en donner. Alors je m’en fâchai tout de bon, et je dis que j’y allais à pied, et que si on défendait aux dames et aux cavaliers de me suivre, j’irais toute seule, et qu’outre cela je me plaindrais, par écrit, à l’Impératrice, et du grand-duc et de lui. Il me dit: «Que lui direz-vous?»—«Je lui dirai,» dis-je, «la façon dont je suis traitée, et que vous, pour ménager au grand-duc un rendez-vous avec mes filles d’honneur, vous l’encouragez à m’empêcher d’aller au spectacle, où je puis avoir le bonheur de voir Sa Majesté Impériale. Et outre cela je la prierai de me renvoyer chez ma mère, parceque je suis lasse et ennuyée du rôle que je joue, seule et délaissée dans ma chambre, haïe du grand-duc, et point aimée de l’Impératrice. Je ne désire que mon repos, et ne veux plus être à charge à personne, ni rendre malheureux quiconque m’approche, et particulièrement mes pauvres gens dont il y en a eu tant d’exilés, parceque je leur voulais ou faisais du bien; et sachez que de ce pas je m’en vais écrire a Sa Majesté Impériale, et je verrai un peu comment vous même vous ne porterez pas ma lettre.» Mon homme s’effraya du ton déterminé que je prenais; il sortit, et moi je me mis à écrire ma lettre à l’Impératrice en russe, que je rendis aussi pathétique que je pus. Je commençai par la remercier des bontés et grâces dont elle m’avait comblée dès mon arrivée en Russie, disant que malheureusement l’événement prouvait que je ne les avais pas méritées, parceque je ne m’étais attirée que la haine du grand-duc et la disgrâce très marquée de Sa Majesté Impériale; que, voyant mon malheur et que je restais dans ma chambre, où l’on me privait des passe-temps même les plus innocents, je la priais instamment de finir mes malheurs en me renvoyant, de telle façon qu’elle jugerait convenable, à mes parents; que mes enfants, ne les voyant point, quoique je demeurasse avec eux dans la même maison, il me devenait indifférent d’être dans le même lieu où ils étaient ou à quelques centaines de lieues d’eux; que je savais qu’elle en prenait un soin qui surpassait ceux que mes faibles facultés me permettraient de leur donner; que j’osais la prier de les leur continuer, et que, dans cette confiance, je passerais le reste de ma vie chez mes parents, à prier Dieu pour elle, le grand-duc, mes enfants, et tous ceux qui m’avaient fait du bien et du mal; mais que l’état de ma santé par le chagrin était réduit à un tel état que je devais faire ce que je pourrais pour du moins me sauver la vie, et qu’à cet effet je m’adressais à elle pour me laisser aller aux eaux, et de-là chez mes parents. Cette lettre écrite, je fis appeler le comte Schouvaloff, qui, en entrant, me dit que les carrosses que j’avais demandés étaient prêts. Je lui dis, en lui remettant ma lettre pour l’Impératrice, qu’il pouvait dire aux dames et aux cavaliers qui voudraient ne pas me suivre à la comédie, que je les dispensais d’y aller avec moi. Le comte Schouvaloff reçut ma lettre en clignotant de l’œil, mais comme elle était adressée à Sa Majesté Impériale, il fut bien obligé de la recevoir. Il rendit aussi mes paroles aux dames et aux cavaliers, et ce fut Son Altesse Impériale lui-même qui décida qui devait aller avec moi et qui devait rester avec lui. Je passai par l’antichambre, où je trouvai Son Altesse Impériale établi, avec la comtesse Voronzoff, à jouer aux cartes dans un coin. Il se leva, et elle aussi, quand il me vit, ce qu’il ne faisait d’ailleurs jamais. A cette cérémonie, je ripostai par une profonde révérence et passai mon chemin. J’allai à la comédie, où l’Impératrice ne vint pas ce jour-là; je pense que ma lettre l’en empêcha. De retour de la comédie, le comte Schouvaloff me dit que Sa Majesté Impériale aurait elle-même un entretien avec moi. Apparemment que le comte Schouvaloff rendit compte de ma lettre et de la réponse de l’Impératrice au grand-duc, car quoique depuis ce jour-là il ne mit plus les pieds chez moi, cependant il fit tout ce qu’il put pour être présent à l’entretien qu’aurait l’Impératrice avec moi, et on crut ne pas pouvoir le refuser. En attendant que ceci se passait, je me tenais tranquille dans ma chambre. J’étais intimement persuadée que si on avait eu idée de me renvoyer, ou de m’en donner la peur, la démarche que je venais de faire déconcerterait entièrement ce projet des Schouvaloff, qui ne devaient trouver d’ailleurs nulle part tant de résistance que dans l’esprit de l’Impératrice, laquelle n’était pas du tout portée pour les mesures d’éclat de ce genre; outre cela elle se souvenait encore des anciennes mésintelligences de sa famille, et aurait certainement souhaité de ne pas les voir renouvelées de ses jours. Contre moi il ne pouvait y avoir qu’un seul point, qui était celui que monsieur son neveu ne me paraissait pas le plus aimable des hommes, tout comme moi je ne lui paraissais pas non plus la plus aimable des femmes. Sur le compte de son neveu l’Impératrice pensait tout comme moi, et elle le connaissait si bien qu’il y avait déjà des années qu’elle ne pouvait se trouver nulle part avec lui un quart d’heure sans ressentir ou du dégoût, ou de la colère, ou du chagrin, et que dans sa chambre, quand il s’agissait de lui, elle en parlait ou en fondant en larmes sur le malheur d’avoir un tel héritier, ou bien aussi elle n’en parlait qu’en faisant paraître son mépris pour lui, et lui donnait souvent des épithètes qu’il ne méritait que trop. J’ai eu de ceci des preuves en main, ayant trouvé dans ses papiers deux billets écrits de la main de l’Impératrice, à je ne sais qui, mais dont l’un paraissait être pour Jean Schouvaloff, et l’autre pour le comte Rasoumowsky, où elle maudissait son neveu et l’envoyait au diable. Dans l’un il y avait cette expression: Проклятый мой племянникъ досадилъ какъ нельзя болѣе (Mon damné neveu m’a beaucoup fâchée); et dans l’autre elle disait: Племянникъ мой уродъ, черт его возьми (Mon neveu est un imbécile, que le diable l’emporte). Du reste mon parti était pris, et je regardais mon renvoi ou non-renvoi d’un œil très philosophique; je ne me serais trouvée, dans telle situation qu’il aurait plu à la providence de me placer, jamais sans ces ressources, que l’esprit et le talent donnent à chacun selon ses facultés naturelles, et je me sentais le courage de monter ou descendre, sans que par-là mon cœur et mon âme en ressentissent de l’élévation ou ostentation, ou, en sens contraire, ni rabaissement ni humiliation. Je savais que j’étais homme, et par là un être borné, et par là incapable de la perfection, mais mes intentions avaient toujours été pures et honnêtes. Si j’avais compris, dès le commencement, qu’aimer un mari qui n’était pas aimable, ni ne se donnait aucune peine pour l’être, était une chose difficile, sinon impossible; au moins lui avais-je, et à ses intérêts, voué l’attachement le plus sincère qu’un ami, et même un serviteur, peut vouer à son ami et son maître; mes conseils avaient toujours été les meilleurs dont j’avais pu m’aviser pour son bien; s’il ne les suivait pas ce n’était pas ma faute, mais celle de son jugement qui n’était ni sain ni juste. Lorsque je vins en Russie, et les premières années de notre union, pour peu que ce prince eût voulu se rendre supportable, mon cœur aurait été ouvert pour lui; il n’est pas du tout surnaturel que quand je vis que de tous les objets possibles j’étais celui auquel il prêtait le moins d’attention, précisément parceque j’étais sa femme, je ne trouvai pas cette situation ni agréable ni de mon goût, qu’elle m’ennuyait et peut-être me chagrinait. Ce dernier sentiment, celui du chagrin, je le réprimais infiniment plus que tous les autres, la fierté de mon âme et sa trempe me rendaient insupportable l’idée d’être malheureuse. Je me disais: «Le bonheur et le malheur est dans le cœur et dans l’âme d’un chacun; si tu sens du malheur mets-toi au-dessus de ce malheur, et fais en sorte que ton bonheur ne dépende d’aucun événement.» Avec une pareille disposition d’esprit, j’étais née et douée d’une très grande sensibilité, d’une figure au moins fort intéressante, qui plaisait dès le premier abord sans art ni recherche. Mon esprit était de son naturel tellement conciliant que jamais personne ne s’est trouvé avec moi un quart d’heure sans qu’on ne fût dans la conversation à son aise, causant avec moi comme si l’on m’eût connue depuis longtemps. Naturellement indulgente, je m’attirais la confiance de ceux qui avaient à faire avec moi, parceque chacun sentait que la plus exacte probité et la bonne volonté étaient les mobiles que je suivais le plus volontiers. Si j’ose me servir de cette expression, je prends la liberté d’avancer sur mon compte que j’étais un franc et loyal chevalier, dont l’esprit était plus mâle que femelle; mais je n’étais, avec cela, rien moins qu’hommasse, et on trouvait en moi, joints à l’esprit et au caractère d’un homme, les agréments d’une femme très aimable: qu’on me pardonne cette expression en faveur de la vérité de l’aveu que fait mon amour-propre sans se couvrir d’une fausse modestie. Au reste, cet écrit même doit prouver ce que je dis de mon esprit, de mon cœur, et de mon caractère. Je viens de dire que je plaisais, par conséquent la moitié du chemin de la tentation était faite, et il est en pareil cas de l’essence de l’humaine nature que l’autre ne saurait manquer, car tenter et être tenté sont fort proche l’un de l’autre, et malgré les plus belles maximes de morale imprimées dans la tête, quand la sensibilité s’en mêle, dès que celle-ci apparaît on est déjà infiniment plus loin qu’on ne croit, et j’ignore encore jusqu’ici comment on peut l’empêcher de venir. Peut-être la fuite seule pourrait y remédier, mais il y a des cas, des situations, des circonstances, où la fuite est impossible, car comment fuir, éviter, tourner le dos, au milieu d’une cour. La chose même ferait jaser. Or, si vous ne fuyez pas, il n’y a rien de si difficile, selon moi, que d’échapper à ce qui vous plaît foncièrement. Tout ce qu’on vous dira à la place de ceci ne sera que des propos de pruderie non calqués sur le cœur humain, et personne ne tient son cœur dans sa main, et le resserre ou le relâche, à poing fermé ou ouvert, à volonté.

J’en reviens à mon récit. Le lendemain de cette comédie je me dis malade et ne sortis plus, attendant tranquillement la décision de Sa Majesté Impériale sur mon humble requête; seulement la première semaine de carême, je jugeai à propos de faire mes dévotions, afin qu’on vît mon attachement à la foi orthodoxe grecque. La seconde ou troisième semaine j’eus un nouveau chagrin cuisant. Un matin, après m’être levée, mes gens m’avertirent que le comte Alexandre Schouvaloff avait fait appeler Mme Vladislava. Ceci me parut assez singulier. J’attendis avec inquiétude qu’elle revînt, mais en vain. Vers une heure après midi le comte Schouvaloff vint me dire que l’Impératrice avait jugé à propos de l’ôter d’auprès de moi. Je fondis en larmes, et lui dis que Sa Majesté Impériale était assurément la maîtresse d’ôter ou de placer auprès de moi qui il lui plaisait, mais que j’étais fâchée de voir de plus en plus que tous ceux qui m’approchaient étaient autant de victimes vouées à la disgrâce de Sa Majesté Impériale, et que pour qu’il y eût moins de malheureux, je le priais, lui, et le sollicitais de solliciter Sa Majesté Impériale de finir au plus tôt l’état auquel j’étais réduite, de ne faire que des malheureux, par mon renvoi chez mes parents. Je l’assurai encore que Mme Vladislava ne servirait aucunement à donner aucun éclaircissement sur rien, parceque ni elle ni personne ne possédait ma confiance. Le comte Schouvaloff voulait parler, mais voyant mes sanglots, il se mit à pleurer avec moi, et me dit que l’Impératrice me parlerait là-dessus à moi-même. Je le priai d’en presser le moment, ce qu’il me promit. Alors j’allai dire à mes gens ce qui venait d’arriver, et leur dis que si l’on mettait chez moi quelque duègne qui me déplairait, à la place de Mme Vladislava, elle se préparerait à recevoir de moi tous les mauvais traitements imaginables, et jusqu’aux coups même, et je les priai de redire cela à qui bon leur semblerait, afin de dégoûter toutes celles qu’on voudrait placer auprès de moi de s’empresser d’accepter cette place, étant lasse de souffrir, et voyant que ma douceur et ma patience n’amenaient rien autre chose que de faire aller de mal en pis tout ce qui me regardait, et que par conséquent j’allais changer de conduite tout-à-fait. Mes gens ne manquèrent pas de redire ce que je voulais.

Le soir de ce jour, où j’avais beaucoup pleuré, me promenant dans ma chambre en long et en large, et ayant le corps et l’esprit assez agités, je vis entrer dans ma chambre à coucher, où j’étais toute seule comme toujours, une de mes femmes de chambre, nommée Catherine Ivanovna Chérégorodskaya. Celle-ci me dit, en pleurant et avec une grande affection: «Nous craignons tous que vous ne succombiez à l’état dans lequel nous vous voyons; permettez-moi que je m’en aille aujourd’hui chez mon oncle, le confesseur de l’Impératrice et le vôtre; je lui parlerai, lui dirai tout ce que vous m’ordonnerez, et je vous promets qu’il saura parler à l’Impératrice de telle façon que vous en serez contente.» Alors, voyant sa bonne volonté, je lui contai tout au net l’état des choses, ce que j’avais écrit à Sa Majesté Impériale et tout le reste. Elle alla chez son oncle, et après lui avoir parlé et l’avoir disposé en ma faveur, elle revint vers les onze heures me dire que le confesseur, son oncle, me conseillait de me dire malade pendant la nuit et de demander à me confesser, et à cet effet de le faire appeler, afin qu’il pût dire à l’Impératrice tout ce qu’il aurait entendu de ma propre bouche. J’approuvai beaucoup cette idée, et je promis de la mettre en œuvre, et la renvoyai en la remerciant, elle et son oncle, de l’attachement qu’ils me marquaient. A la lettre entre les deux et trois heures du matin je sonnai; une de mes femmes entra; je lui dis que je me sentais si mal que je demandais à me confesser. Au lieu du confesseur, le comte Alexandre Schouvaloff vint courir chez moi, auquel, d’une voix faible et entrecoupée, je renouvelai la demande de faire appeler mon confesseur. Il envoya chercher les médecins; à ceux-ci je dis qu’il me fallait des secours spirituels, que j’étouffais. L’un me tâta le pouls et dit qu’il était faible; moi je disais mon âme en danger et mon corps n’ayant plus besoin des médecins. Enfin le confesseur arriva, et on nous laissa seuls. Je le fis asseoir à côté de mon lit, et nous eûmes une conversation au moins d’une heure et demie. Je lui dis et contai l’état passé et présent des choses, la conduite du grand-duc à mon égard, la mienne vis-à-vis de Son Altesse Impériale, la haine des Schouvaloff, les exils continuels ou renvois de plusieurs de mes gens, et toujours ceux qui s’attachaient le plus à moi, ensuite de quoi les Schouvaloff m’attiraient la haine de Sa Majesté Impériale, et enfin où en étaient pour le présent les choses, ce qui m’avait porté d’écrire à l’Impératrice la lettre par laquelle je demandais mon renvoi. Je le priai de me procurer une prompte réponse à ma prière. Je le trouvai de la meilleure volonté du monde pour moi, et moins sot qu’on ne disait qu’il l’était. Il me dit que ma lettre faisait et ferait l’effet désiré, que je devais persister à demander d’être renvoyée, et que pour sûr on ne me renverrait pas, parcequ’on ne pourrait justifier ce renvoi aux yeux du public, qui avait l’attention tournée sur moi. Il convint qu’on en agissait cruellement avec moi, et que l’Impératrice, m’ayant choisie dans un âge fort tendre, m’abandonnait à la merci de mes ennemis, et qu’elle ferait beaucoup mieux de renvoyer mes rivales, et surtout Elisabeth Voronzoff, et de tenir en bride ses favoris, qui étaient devenues les sangsues du peuple par tous les monopoles que MM. Schouvaloff inventaient tous les jours, et qui outre cela faisaient crier tout le monde à l’injustice, témoin l’affaire du comte Bestoujeff, de l’innocence duquel le public était persuadé. Il finit cet entretien en me disant que tout de suite il se rendrait chez l’Impératrice, où il attendrait son réveil pour lui parler, et presser l’entretien qu’elle m’avait promis et qui devait être décisif, et que je ferais bien de rester dans mon lit; qu’il dirait que le chagrin et la douleur pouvaient me tuer, si l’on n’y portait un prompt remède, et ne me tirait, de façon où d’autre, de l’état où j’étais, seule et abandonnée de tout le monde.

Il tint parole et représenta à l’Impératrice mon état avec des couleurs si vives que Sa Majesté appela le comte Alexandre Schouvaloff, et lui ordonna de voir si je serais en état de venir lui parler la nuit suivante. Le comte Schouvaloff vint me dire cela; je lui dis qu’à cette fin je ramasserais tout le reste de mes forces. Vers le soir je me levai du lit, quand Schouvaloff vint me dire qu’après minuit il viendrait me chercher pour m’accompagner dans l’appartement de Sa Majesté Impériale. Le confesseur me fit dire par sa nièce que les choses prenaient un assez bon train, et que l’Impératrice me parlerait le même soir. Je m’habillai donc vers les dix heures du soir, et me mis tout habillée sur un canapé, où je m’endormis. A une heure et demie environ, le comte Schouvaloff entra dans ma chambre et me dit que l’Impératrice me demandait. Je me levai et le suivis. Nous passâmes par des antichambres où il n’y avait personne. En arrivant à la porte de la galerie, je vis le grand-duc traverser la porte opposée, et qu’il se rendait tout comme moi chez Sa Majesté Impériale. Depuis le jour de la comédie je ne l’avais pas vu. Même lorsque je m’étais dite en danger de la vie, il n’était venu ni n’avait envoyé demander comment je me portais. J’appris depuis que, ce jour-là même, il avait promis à Elisabeth Voronzoff de l’épouser si je venais à mourir, et que tous les deux se réjouissaient beaucoup de mon état.

Enfin parvenue à l’appartement de Sa Majesté Impériale, j’y trouvai le grand-duc. Dès que je vis l’Impératrice, je me jetai à ses genoux et la priai, avec larmes et très instamment, de me renvoyer à mes parents. L’Impératrice voulut me relever, mais je restai à ses pieds. Elle me parut plus chagrine qu’en colère, et me dit, la larme à l’œil: «Comment voulez-vous que je vous renvoie? souvenez-vous que vous avez des enfants.» Je lui dis: «Mes enfants sont entre vos mains et ne sauraient être mieux, j’espère que vous ne les abandonnerez pas.» Alors elle me dit: «Mais que dirai-je au public pour cause de ce renvoi?» Je répliquai: «Votre Majesté Impériale lui dira, si elle le juge à propos, les causes pour lesquelles je me suis attiré votre disgrâce et la haine du grand-duc.» L’Impératrice me dit: «Et de quoi vivrez-vous chez vos parents?» Je répondis: «De quoi je vécus avant que vous m’ayez fait l’honneur de me prendre.» Elle me dit à cela: «Votre mère est en fuite, elle a été obligée de se retirer de chez elle, et est allée à Paris.» A cela je lui dis: «Je le sais; on l’a crue trop attachée aux intérêts de la Russie, et le roi de Prusse l’a poursuivie.» L’Impératrice me dit une seconde fois de me lever, ce que je fis, et s’éloigna de moi en rêvant.

La chambre dans laquelle nous étions était longue et avait trois fenêtres, entre lesquelles il y avait deux tables, avec les toilettes d’or de l’Impératrice. Il n’y avait dans l’appartement, qu’elle, le grand-duc, Alexandre Schouvaloff, et moi. Vis-à-vis de l’Impératrice il y avait de larges paravents devant lesquels on avait placé un canapé. Je soupçonnai d’abord que derrière ces paravents se trouvait pour sûr Jean Schouvaloff, et peut-être aussi le comte Pierre, son cousin. J’ai appris ensuite que j’avais deviné juste en partie, que Jean Schouvaloff s’y trouvait. Je me mis à côté de la table à toilette la plus proche de la porte par laquelle j’étais entrée, et je remarquai que dans le bassin de la toilette il y avait des lettres pliées. L’Impératrice s’approcha de rechef de moi et me dit: «Dieu m’est témoin combien j’ai pleuré, quand, à votre arrivée en Russie, vous étiez malade à la mort, et si je ne vous avais pas aimée, je ne vous aurais pas gardée.» Ceci s’appelait, selon moi, s’excuser de ce que j’avais dit d’avoir encouru sa disgrâce. J’y répondis en remerciant Sa Majesté Impériale de toutes les grâces et bontés qu’elle m’avait témoignées alors et après, disant que le souvenir ne s’en effacerait jamais de ma mémoire, et que je regarderais toujours comme le plus grand de mes malheurs d’avoir encouru sa disgrâce. Alors elle s’approcha de moi encore plus près, et me dit: «Vous êtes d’une fierté extrême; souvenez-vous qu’au palais d’été je me suis approchée un jour de vous, et vous ai demandé si vous aviez mal au cou, parceque j’ai vu que vous me saluiez à peine, et que c’était par fierté que vous ne me saluiez pas que d’un coup de tête.» Je lui dis: «Mon Dieu, madame, comment pouvez-vous croire que je voulus user de fierté vis-à-vis de vous; je vous jure que jamais même je ne me suis avisée que cette question, que vous m’avez faite il y a quatre ans, pût avoir trait à quelque chose de pareil.» A ceci elle me dit: «Vous vous imaginez que personne n’a plus d’esprit que vous.» Je lui répondis: «Si j’avais cette croyance, rien ne serait plus propre à me détromper que mon état présent et cette conversation même, puisque je vois que, par bêtise, je n’ai pas compris jusqu’ici ce qu’il vous a plu de me dire il y a quatre ans.»

Le grand-duc chuchotait en attendant que Sa Majesté me parlait avec le comte Schouvaloff. Elle s’en aperçut et s’en alla vers eux. Ils se tenaient tous les deux vers le milieu de la chambre. Je n’entendis pas trop ce qui se disait entr’eux; ils ne parlaient pas trop haut, et la chambre était grande. A la fin j’entendis que le grand-duc disait en élevant la voix: «Elle est d’une méchanceté terrible, et fort entêtée.» Alors je vis qu’il s’agissait de moi, et en m’adressant au grand-duc, je lui dis: «Si c’est de moi que vous parlez, je suis bien aise de vous dire, en présence de Sa Majesté Impériale, que réellement je suis méchante vis-à-vis de ceux qui vous conseillent à faire des injustices, et que je suis devenue entêtée parceque je vois que mes complaisances ne me mênent à rien qu’à votre inimitié.» Il se mit à dire à l’Impératrice: «Votre Majesté Impériale voit elle-même comme elle est méchante, par ce qu’elle dit.» Mais sur l’Impératrice, qui avait infiniment plus d’esprit que le grand-duc, mes paroles firent une impression différente. Je voyais clairement qu’à mesure que la conversation avançait, quoiqu’on lui eût recommandé, ou qu’elle même eût pris la résolution de me montrer de la rigueur, son esprit s’adoucissait par gradations, malgré elle et ses résolutions. Elle se tourna cependant vers lui et lui dit: «Oh! vous ne savez pas tout ce qu’elle m’a dit contre vos conseilleurs et contre Brockdorf, au sujet de l’homme que vous avez fait arrêter.» Ceci devait paraître une trahison en forme, de ma part, au grand-duc; il ne savait pas un mot de ma conversation au palais d’été avec l’Impératrice, et il voyait son Brockdorf, qui lui était devenu si cher et si précieux, accusé auprès de l’Impératrice, et cela par moi; c’était donc nous mettre plus mal ensemble que jamais, et peut-être nous rendre irréconciliables, et me priver pour toujours de la confiance du grand-duc. Je tombai presque de mon haut en entendant l’Impératrice conter au grand-duc, en ma présence, ce que je lui avais dit et cru avoir dit pour le bien de son neveu, tourner comme une arme meurtrière contre moi. Le grand-duc, fort étonné de cette confidence, dit: «Ah! voilà une anecdote que j’ignorais; elle est belle et elle prouve sa méchanceté.» Je pensais en moi-même: «Dieu sait la méchanceté de qui elle prouve!» De Brockdorf, par une transition brusque, Sa Majesté Impériale vint à la connexion découverte entre Stambke et le comte Bestoujeff, et me dit: «Je laisse à penser comme ce lui peut être excusable, d’avoir des relations avec un prisonnier d’état.» Comme dans cette affaire mon nom ne paraissait pas, et qu’il n’en avait pas été fait mention, je me tus, le prenant pour un propos qui ne me regardait pas; sur quoi l’Impératrice s’approcha de moi et me dit: «Vous vous mêlez dans bien des choses qui ne vous regardent pas; je n’aurais pas osé en faire autant du temps de l’Impératrice Anne. Comment, par exemple, avez-vous osé envoyer des ordres au maréchal Apraxine?» Je lui dis: «Moi!—jamais il ne m’est venu en idée de lui en envoyer.»—«Comment,» dit-elle, «pouvez-vous nier de lui avoir écrit? vos lettres sont là, dans ce bassin (elle me les montra du doigt). Il vous est défendu d’écrire.» Alors je lui dis: «Il est vrai que j’ai transgressé cette défense, et je vous en demande pardon; mais puisque mes lettres sont là, ces trois lettres peuvent prouver à Votre Majesté Impériale que jamais je ne lui ai envoyé d’ordres, mais que, dans l’une, je lui disais ce qu’on disait de sa conduite.» Ici elle m’interrompit en me disant: «Et pourquoi lui écriviez-vous cela?» Je lui répondis très simplement: «Parceque je m’intéressais au maréchal que j’aimais beaucoup. Je le priais de suivre vos ordres. Les deux autres lettres ne contiennent, l’une qu’une félicitation de la naissance de son fils, et l’autre que des compliments pour la nouvelle année.» A cela elle me dit: «Bestoujeff dit qu’il y en avait beaucoup d’autres.» Je répondis: «Si Bestoujeff dit cela, il ment.»—«Eh bien,» dit-elle, «puisqu’il ment sur vous, je lui ferai donner la torture.» Elle croyait par là m’épouvanter. Moi je lui répondis qu’elle était la souveraine maîtresse de faire ce qu’elle jugerait à propos, mais que je n’avais absolument écrit que ces trois lettres à Apraxine. Elle se tut et parut se recueillir.

Je rapporte les traits les plus saillants de cette conversation, qui sont restés dans ma mémoire; mais il me serait impossible de me ressouvenir de tout ce qui se dit pendant une heure et demie au moins qu’elle dura. L’Impératrice allait et venait par la chambre, tantôt s’adressant à moi, tantôt à monsieur son neveu, et plus souvent encore au comte Alexandre Schouvaloff, avec lequel le grand-duc était pour la plupart du temps en conversation, tandis que l’Impératrice me parlait. J’ai déjà dit que je remarquais dans Sa Majesté Impériale moins de colère que de souci. Pour le grand-duc, il fit paraître dans tous ses discours, pendant cet entretien, beaucoup de fiel, d’animosité et même d’emportement contre moi. Il cherchait autant qu’il pouvait, d’irriter Sa Majesté contre moi; mais comme il s’y prit bêtement, et qu’il témoigna plus de passion que de justice, il manqua son but, et l’esprit et la pénétration de l’Impératrice la rangea de mon côté. Elle écoutait, avec une attention particulière et une sorte d’approbation involontaire, mes réponses fermes et modérées aux propos hors de mesure que tenait monsieur mon époux, et dans lesquels on voyait, clair comme le jour, qu’il visait à nettoyer ma place, afin d’y faire placer, s’il le pouvait, sa maîtresse du moment. Mais ceci pouvait n’être pas du goût de l’Impératrice, ni même peut-être de celui de MM. Schouvaloff, que de se donner les comtes Voronzoff pour maîtres; mais ceci passait la faculté judiciaire de Son Altesse Impériale, qui croyait toujours tout ce qu’il souhaitait et qui écartait toute idée contraire à celle qui le maîtrisait, et qui en fit tant que l’Impératrice s’approcha de moi et me dit à voix basse: «J’aurais bien des choses encore à vous dire, mais je ne puis parler parceque je ne veux pas vous brouiller plus que vous ne l’êtes déjà.» Et, des yeux et de la tête, elle me montra que c’était à cause de la présence des assistants. Moi, voyant cette marque d’intime bienveillance, qu’elle me donnait dans une situation aussi critique, je devins tout cœur et je lui dis, fort bas aussi: «Et moi aussi je ne puis parler, quelque pressant désir que j’aurais à vous ouvrir mon cœur et mon âme.» Je vis que ce que je venais de dire fit sur elle une impression favorable pour moi. Les larmes lui étaient venues à l’œil, et pour cacher qu’elle était émue, et à quel point, elle nous congédia, disant qu’il était fort tard; et réellement il était près de trois heures du matin. Le grand-duc sortit le premier; je le suivis. Au moment où le comte Alexandre Schouvaloff voulut passer la porte après moi, Sa Majesté l’appela, et il resta chez elle. Le grand-duc marchait toujours à fort grands pas, je ne me pressai pas cette fois-ci de le suivre; il rentra dans ses chambres et moi dans les miennes. Je commençais à me déshabiller pour me coucher, lorsque j’entendis frapper à la porte par laquelle j’étais entrée. Je demandai qui c’était. Le comte Alexandre Schouvaloff me dit que c’était lui, me priant d’ouvrir, ce que je fis. Il me dit de renvoyer mes femmes; elles sortirent; et alors il me dit que l’Impératrice l’avait rappelé et qu’après lui avoir parlé quelque temps, elle l’avait chargé de me faire ses compliments et de ne pas m’affliger, qu’elle aurait une seconde conversation avec moi seule. Je m’inclinai profondément devant le comte Schouvaloff, et lui dis de présenter mes très humbles respects à Sa Majesté Impériale et de la remercier de ses bontés pour moi, qui me rendaient la vie; que j’attendrais cette seconde conversation avec l’impatience la plus vive, et que je le priais d’en presser le moment. Il me dit de n’en parler à âme qui vive, et nommément au grand-duc, que l’Impératrice voyait, à regret, fort irrité contre moi. Je le promis. Je pensais: «Mais si on est fâché qu’il soit irrité, pourquoi l’irriter encore plus par la conversation au palais d’été, au sujet des gens qui l’abrutissaient.»

Ce retour imprévu de l’intimité et de confiance de la part de l’Impératrice me fit cependant grand plaisir. Le lendemain je dis à la nièce du confesseur de remercier son oncle du service signalé qu’il venait de me rendre, en me procurant cette conversation avec Sa Majesté Impériale. Elle revint de chez son oncle, et me dit qu’il savait que l’Impératrice avait dit que son neveu était une bête, mais que la grande-duchesse avait beaucoup d’esprit. Ce propos me revint de plus d’un côté, et que sa Majesté ne faisait que vanter, entre ses intimes, mes facultés, ajoutant souvent: «Elle aime la vérité et la justice, c’est une femme qui a beaucoup d’esprit; mais mon neveu est une bête.»

Je me renfermais dans mon appartement comme ci-devant, sous prétexte de mauvaise santé. Je me souviens que je lisais alors les cinq premiers tomes de l’Histoire des voyages, avec la carte sur la table, ce qui m’amusait et m’instruisait. Quand j’étais lasse de cette lecture, je feuilletais les premiers volumes de l’Encyclopédie, et j’attendais le jour où il plairait à l’Impératrice de m’admettre à une seconde conversation. De temps en temps j’en renouvelais la demande au comte Schouvaloff, lui disant que je souhaitais beaucoup que mon sort fût enfin décidé. Pour du grand-duc, je n’en entendais plus du tout parler; je savais seulement qu’il attendait avec impatience mon renvoi, et qu’il comptait pour sûr épouser Elisabeth Voronzoff, en secondes noces: elle venait dans son appartement et en faisait déjà les honneurs. Apparemment que son oncle, le vice-chancelier, qui était un hypocrite, s’il en fut jamais, apprit les projets de son frère, peut-être ou plutôt de ses neveux, qui n’étaient que des enfants alors, le plus âgé ayant à peine vingt ans ou environ; et crainte que son crédit réchauffé n’en souffrît près de Sa Majesté, il brigua la commission de me dissuader à demander mon renvoi; car voici ce qui arriva.

Un beau matin on vint m’annoncer que le vice-chancelier, comte M. Voronzoff, demandait à me parler, de la part de l’Impératrice. Tout étonnée de cette députation extraordinaire, quoique pas encore habillée, je fis entrer monsieur le vice-chancelier. Il commença par me baiser la main et me la presser avec beaucoup d’affection, après, quoi il s’essuya les yeux dont il coulait quelques larmes. Comme j’étais alors un peu prévenue contre lui, je ne donnai point grande confiance à ce préambule, qui devait marquer son zèle, mais le laissai faire ce que je regardais comme une espèce de simagrée. Je le priai de s’asseoir. Il était un peu essoufflé, à quoi donnait lieu une espèce de goître duquel il souffrait. Il s’assit avec moi, et me dit que l’Impératrice l’avait chargé de me parler et de me dissuader d’insister sur mon renvoi; que même Sa Majesté Impériale lui avait ordonné de me prier, de sa part à elle, de renoncer à cette idée, à laquelle elle ne consentirait jamais, et que lui particulièrement me priait et me conjurait de lui donner ma parole de ne plus en parler jamais; que ce projet chagrinait vraiment l’Impératrice et tous les honnêtes gens, du nombre desquels il m’assura qu’il était. Je lui répondis qu’il n’y avait rien que je ne fis volontiers pour plaire à Sa Majesté Impériale et aux honnêtes gens, mais que je croyais ma vie et ma santé en danger par le genre de vie auquel j’étais en butte; que je ne faisais que des malheureux; qu’on exilait continuellement et qu’on renvoyait tout ce qui m’approchait; que le grand-duc, on l’envenimait contre moi jusqu’à la haine; qu’il ne m’avait d’ailleurs jamais aimée; que Sa Majesté me donnait aussi des marques presque continuelles de sa disgrâce, et que, me voyant à charge à tout le monde et mourant d’ennui et de chagrin moi-même, j’avais demandé d’être renvoyée, afin de délivrer ce personnage si à charge et qui dépérissait de chagrin et d’ennui. Il me parla de mes enfants. Je lui dis que je ne les voyais pas, et que depuis mes relevailles je n’avais pas encore vu la cadette, et ne pouvais la voir sans un ordre exprès de l’Impératrice, à deux chambres de laquelle ils étaient logés, leur appartement faisant partie du sien; que je ne doutais point qu’elle n’en eût grand soin, mais qu’étant privée de la satisfaction de les voir, il était indifférent pour moi d’être à cent pas ou à cent lieues d’eux. Il me dit que l’Impératrice aurait avec moi une seconde conversation, et il ajouta qu’il serait bien à souhaiter que Sa Majesté Impériale se rapprochât de moi. Je lui répondis en le priant d’accélérer cette seconde conversation, et que moi, de mon côté, je ne négligerais rien de ce qui pût faciliter son vœu. Il resta plus d’une heure chez moi, et parla longtemps et beaucoup, d’une quantité de choses. Je remarquai que la hausse de son crédit lui avait donné, dans son parler et dans son maintien, quelque chose d’avantageux qu’il n’avait pas ci-devant, où je l’avais vu en rang d’oignon avec quantité de monde, et où, mécontent de l’Impératrice, des affaires et de ceux qui possédaient la faveur et la confiance de Sa Majesté Impériale, il m’avait dit un jour, à la cour, voyant que l’Impératrice parlait fort longtemps à l’ambassadeur d’Autriche, tandis que lui et moi et tout le monde se tenait debout (nous étions las à mourir): «Voulez-vous parier qu’elle ne dit que des fadaises?» Je lui répondis, en riant: «Mon Dieu! que dites-vous là!» Il me répartit, en russe, ces paroles caractéristiques: «Она съ природы......» (Elle est de nature.....[M]) Enfin il s’en alla en m’assurant de son zèle, et prit congé de moi en me baisant de rechef la main.

Pour le coup je pouvais être sûre de n’être pas renvoyée, puisqu’on me priait de ne pas même parler de l’être; mais je jugeai à propos de ne pas sortir et de continuer à rester dans ma chambre, comme si je n’attendais la décision de mon sort que de la seconde conversation que je devais avoir avec l’Impératrice. Celle-ci, je l’attendis long-temps. Je me souviens que le 21 d’avril (1759), jour de ma naissance, je ne sortis pas. L’Impératrice me fit dire, à l’heure de son dîner, par Alexandre Schouvaloff, qu’elle buvait à ma santé. Je la fis remercier de ce qu’elle voulait bien se souvenir de moi, ce jour, disais-je, de ma malheureuse naissance, que je maudirais si je n’avais pas reçu le même jour le baptême. Quand le grand-duc sut que l’Impératrice avait envoyé chez moi, ce jour-là, avec message, il s’avisa de me faire le même message. Quand on vint me le dire, je me levai, et, avec une très profonde révérence, j’articulai mes remercîments.

Après les fêtes de ma naissance et du couronnement de l’Impératrice, qui étaient à quatre jours d’intervalle, je restai encore sans sortir de ma chambre, jusqu’à ce que le comte Poniatowsky me fit parvenir l’avis que l’ambassadeur de France, marquis de l’Hôpital, donnait beaucoup de louanges à la conduite ferme que j’avais, et disait que cette résolution de ne pas sortir de ma chambre ne pouvait tourner qu’à mon avantage. Alors, prenant ce propos pour un éloge perfide d’un ennemi, je pris la résolution de faire le contraire de ce qu’il louait, et un dimanche, lorsqu’on s’y attendait le moins, je m’habillai et sortis de mon appartement intérieur. Au moment que j’entrai dans l’appartement où se tenaient les dames et cavaliers, je vis leur étonnement et leur surprise de me voir. Quelques instants après mon apparition le grand-duc arriva. Je vis son étonnement aussi, peint sur sa physionomie, et comme je parlais à la compagnie, il se mêla de la conversation, et m’adressa quelques paroles aux quelles je répondis avec honnêteté.

Pendant ce temps-là, le prince Charles de Saxe était venu pour la seconde fois à St Pétersbourg. Le grand-duc l’avait assez cavalièrement reçu la première fois, mais cette seconde fois Son Altesse Impériale se croyait autorisé de ne garder avec lui aucune mesure, et voici pourquoi. A l’armée russe, ce n’était pas un secret qu’à la bataille de Zorndorf le prince Charles de Saxe avait été un des premiers à fuir; on disait même qu’il avait poussé cette fuite sans s’arrêter jusqu’à Landsberg. Or Son Altesse Impériale, ayant entendu cela, prit la résolution qu’en qualité de poltron avéré il ne lui parlerait plus, ni ne voulait avoir affaire avec lui. A ceci il y a toute apparence que la princesse de Courlande, fille de Biren, dont j’ai déjà souvent eu l’occasion de parler, ne contribuait pas peu, parcequ’on commençait alors à chuchoter que le projet était de faire le prince Charles de Saxe, duc de Courlande. Le père de la princesse de Courlande était toujours retenu à Yaroslav. Elle communiquait son animosité au grand-duc, sur lequel elle avait conservé une sorte d’ascendant. Cette princesse était alors promise, pour la troisième fois, au baron Alexandre Tcherkassoff, qu’elle épousa effectivement l’hiver après.

Enfin, peu de jours avant que d’aller à la campagne, le comte Alexandre Schouvaloff vint me dire, de la part de l’Impératrice, que je devais demander par lui, cette après-dîner, à aller voir mes enfants, et qu’alors, en sortant de chez eux, j’aurais cette seconde entrevue avec Sa Majesté Impériale, depuis si longtemps promise. Je fis ce qu’on me dit, et, en présence de beaucoup de monde, je dis au comte Schouvaloff de demander à Sa Majesté Impériale la permission d’aller voir mes enfants. Il s’en alla, et quand il revint il me dit qu’à trois heures je pouvais y aller. Je fus très exacte à m’y rendre. Je restai chez mes enfants jusqu’à ce que le comte Schouvaloff vint me dire que Sa Majesté était visible. J’allai chez elle. Je la trouvai toute seule, et pour le coup il n’y avait point d’écrans dans la chambre, par conséquent elle et moi nous pûmes parler en liberté. Je commençai par la remercier de l’audience qu’elle me donnait, lui disant que la promesse seule très gracieuse qu’elle avait bien voulu m’en faire, m’avait rappelée à la vie. Ensuite de quoi elle me dit: «J’exige que vous me disiez vrai sur tout ce que je vous demanderai.» Je lui répondis par l’assurer qu’elle n’entendrait que la plus exacte vérité de ma bouche, et que je ne demandais pas mieux que de lui ouvrir mon cœur sans restriction aucune. Alors elle me demanda de rechef si réellement il n’y avait eu que ces trois lettres écrites à Apraxine. Je le lui jurai, avec la plus grande vérité, comme en effet la chose était. Puis elle me demanda des détails sur la vie du grand-duc..............

JEAN CHILDS ET FILS, IMPRIMEURS.

NOTES:

[A] Voir Memoirs of the Princess Daschkow. London. Trübner, 1858.

[B] Du développement des idées révolutionnaires en Russie. 2 Ed. Londres, 1853.

[C] officiel?

[D] diplomatique?

[E] rancune?

[F] Devierre?

[G] montagnes russes?

[H] Dartres?

[I] éveillée?

[J] chambre?

[K] Tafeldecker?

[L] rancune?

[M] Sotte (Doura, en russe).

On a effectué les corrections suivantes:
cruanté=> cruanté {pg ix}
premières annés=> premières années {pg 3}
Enfin le 29 aout=> Enfin le 29 août {pg 21}
tout ce automne=> tout cet automne {pg 21}
traineaux=> traîneaux {pg 25}
Ma mère sa fâcha=> Ma mère sea fâcha {pg 26}
par un salle commune=> par une salle commune {pg 27}
fort gènée=> fort gênée {pg 28}
ame qui vive=> âme qui vive {pg 38}
tout la cour=> toute la cour {pg 38}
finît=> finit {pg 40}
inouis=> inouïs {pg 44}
ou habitait=> où habitait {pg 48}
feras plaisir=> ferais plaisir {pg 54}
marionettes=> marionnettes {pg 54}
et se courrouca de=> et se courrouça de {pg 58}
l’après dinée=> l’après dîner {pg 62}
l’ainé=> l’âiné {pg 63}
Timothée Yéreinoff=> Timothée Yéveinoff {pg 64}
après-diners=> après-dîners {pg 65}
l’après-diner=> l’après-dîner {pg 66}
Zarskoé-sélo.=> Zarskoé-Sélo. {pg 73}
etait=> était {pg 80}
le crainte=> de crainte {pg 80}
Ce train de vie continua tant à la campagne qu’à ville=> Ce train de vie continua tant à la campagne qu’à la ville {pg 82}
même au domestiques=> même aux domestiques {pg 83}
je faiais=> je faisais {pg 86}
il nous y avait logé cette=> il nous y avait logés cette {pg 88}
trainait=> trainaît {pg 97}
dinaient=> dînaient {pg 105}
au gens=> aux gens {pg 106}
précisement=> précisément {pg 108}
exercise détestable=> exercice détestable {pg 108}
etait attenante=> était attenante {pg 109}
Ne pouvent supporter=> Ne pouvant supporter {pg 109}
ce temps-lâ=> ce temps-là {pg 109}
puiné=> puîné {pg 112}
degrès=> degrés {pg 115}
common=> commun {pg 129}
la pomade=> la pommade {pg 137}
alors on vit=> alors on vît {pg 137}
ne négligaient=> ne négligeaient {pg 154}
pour régle=> pour règle {pg 155}
la galerie, ou je=> la galerie, où je {pg 156}
A dire la verité=> A dire la vérité {pg 156}
ainée=> âinée {pg 162}
Après pâques=> Après Pâques {pg 172}
addressait=> adressait {pg 174}
égoistes=> égoïstes {pg 178}
pour rémédier=> pour remédier {pg 184}
ou elle en voulait venir=> où elle en voulait venir {pg 187}
mon reveil=> mon réveil {pg 198}
inouie=> inouïe {pg 202}
la génerale Matiouchkine=> la générale Matiouchkine {pg 206}
ayant apris qu’elle=> ayant appris qu’elle {pg 209}
jusqu’au dents=> jusqu’aux dents {pg 201}
courait la ville et amusaient=> courait la ville et amusait {pg 229}
Broekdorf chez ces filles=> Brockdorf chez ces filles {pg 231}
chateau=> château {pg 236}
plus de sureté=> plus de sûreté {pg 244}
le comte Bruhl=> le comte Brühl {pg 255}
que m’avait inspiré=> que m’avait inspirés {pg 267}
ses yeux étaients=> ses yeux étaient {pg 267}
l’ainé=> l’âiné {pg 275}
passionément=> passionnément {pg 280}
rendu au troupes russes=> rendu aux troupes russes {pg 281}
il jettait et brûlait=> il jetait et brûlait {pg 283}
a être persuadé=> à être persuadé {pg 284}
l’avais empéché=> l’avais empêché {pg 287}
les fonds de baptême=> les fonts de baptême {pg 304}
consideration=> considération {pg 321}
Il est vrai que jai=> Il est vrai que j’ai {pg 342}
rémédier=> remédier {pg 331}
le relàche=> le relâche {pg 332}
rêduite=> réduite {pg 333}
réprésenta à l’Impératrice=> représenta à l’Impératrice {pg 338}