Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 6/6
Author: P. L. Jacob
Release date: April 23, 2014 [eBook #45458]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
ÉDITION ILLUSTRÉE
Par 20 belles gravures sur acier, exécutées par les Artistes les plus éminents
TOME SIXIÈME
L’auteur et l’éditeur de cet ouvrage se réservent le droit de le traduire ou de le faire traduire en toutes les langues. Ils poursuivront, en vertu des lois, décrets et traités internationaux, toutes contrefaçons ou toutes traductions faites au mépris de leurs droits.
PARIS.—1854.
SERÉ, ÉDITEUR, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 52;
ET CHEZ MARTINON, RUE DE GRENELLE-SAINT-HONORÉ, 14
TYPOGRAPHIE PLON FRERES,
RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
TOME SIXIÈME.
PARIS—1853
SERÉ, ÉDITEUR, 52, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS,
ET
P. MARTINON, RUE DE GRENELLE-SAINT-HONORÉ, 14.
HISTOIRE
DE
LA PROSTITUTION.
Sommaire.—La Prostitution dans les modes.—Histoire du costume, au point de vue des mœurs.—L’amour du luxe mène à la débauche.—Les ordonnances somptuaires des rois.—Simplicité du costume national des Français.—Commencements de la licence des habits.—Les moines de Saint-Remi de Reims.—Souliers à la poulaine.—La poulaine «maudite de Dieu.»—Anathèmes ecclésiastiques contre cette mode obscène.—Les becs de canne.—Les croisades apportent en France les modes orientales.—Le culte de la Mode, selon Robert Gaguin.—L’homme s’efforce de ressembler au démon.—Les cornes et les queues sous Charles VI.—Exagérations du moule de l’habit.—Définition du vêtement honnête, suivant Christine de Pisan.—Les modes d’Isabeau de Bavière.—Robes à la grand’gore.—Préjugés contre les femmes qui se lavent.—Les muguettes.—Les tirebrayes.—Les bains et les étuves.—Modes des hommes au quinzième siècle.—Mahoîtres.—Braguettes.—Les basquines et les vertugales.—Leur origine et leur usage.—Les calçons des femmes.—Nudités de la gorge.—Lits de satin noir.—Raffinements de l’impudicité.—Progrès de la décence publique.
De tous temps, il a existé des rapports intimes, des analogies frappantes, des affinités singulières, [4] entre les mœurs et les modes françaises, tellement qu’on peut, presque à coup sûr, juger des unes par les autres: quand les mœurs sont pures, austères, bien réglées, les modes sont simples, décentes, honnêtes; au contraire, les modes sont-elles extravagantes, dissolues, obscènes, il faut que les mœurs soient effrénées, corrompues, scandaleuses. L’habillement, à chaque époque de notre histoire nationale, est, pour ainsi dire, un miroir fidèle des habitudes de la vie privée. Il suffit, par exemple, de voir la représentation exacte des costumes d’hommes et de femmes au seizième siècle, pour reconnaître d’une manière certaine que ce siècle-là fut, de tous les précédents, le plus enclin, le plus propice, le plus indulgent à la Prostitution.
Il serait facile de faire l’histoire du costume en France, au point de vue des mœurs, depuis les temps les plus reculés. Nous devons nous borner ici à rechercher, épisodiquement, les caractères saillants de ce qu’on pourrait appeler la Prostitution dans l’habillement des deux sexes. Nous ne voulons qu’effleurer ce vaste et curieux sujet; mais nous en dirons assez, dans cette rapide esquisse, pour prouver que la mode fut toujours, chez nos ancêtres, le reflet des mœurs. La mode n’est ordinairement qu’une forme et une expression du luxe, qui a une si funeste influence sur la moralité publique, et qui ouvre la porte, pour ainsi dire, à tous les égarements, à tous les désordres, à tous [5] les vices. L’amour du luxe mène à la débauche et conseille la Prostitution; c’est l’attrait, c’est l’amorce des mauvaises passions. Il y a, chez tout un peuple, une émulation ardente et désordonnée pour le mal, quand le but unique de toutes les pensées et de toutes les actions humaines n’est plus que la satisfaction immodérée des sens et de la vanité; c’est alors que la mode devient simultanément une parade d’orgueil, une excitation à l’incontinence.
Bien des fois les souverains ont essayé d’imposer des limites aux débordements du luxe; ils ont réglé par des lois somptuaires l’habillement ou la livrée de chaque classe de citoyens; mais ils ne se sont préoccupés que de la qualité et de la valeur des objets matériels qu’ils avaient à autoriser ou à interdire: leurs prescriptions sont donc purement économiques et politiques. Tantôt, ils veulent que chacun soit vêtu selon son état, et que, «par le moyen des habits,» comme le dit une ordonnance de Charles VII, on puisse reconnaître la «vaccation des gens, soient princes, nobles hommes, bourgeois, marchands ou gens de mestier;» tantôt, ils veulent que leurs sujets ne se ruinent pas «en habillemens trop pompeux et trop somptueux, non convenables à leur estat,» comme le dit une ordonnance de Charles VIII, qui rappelle, en outre, que «tels abus sont desplaisans à Dieu nostre Créateur;» tantôt, ils veulent que le pays ne soit plus appauvri par l’achat de certaines étoffes étrangères qui font sortir [6] du royaume une partie du numéraire, comme le dit une ordonnance de Charles IX; mais ils ne paraissent guère se soucier de maintenir la décence du costume par des règlements fixes et par une pénalité sévère. C’est l’affaire du pouvoir ecclésiastique de recommander, d’exiger, d’imposer la modestie des habits; c’est à lui seul qu’il appartient de condamner, de proscrire et d’anathématiser les modes, qui ne sont pas en harmonie avec la pudeur, que la religion chrétienne ordonne à tous ses enfants. On rencontre bien çà et là des ordonnances de police, des arrêts du parlement, qui défendent de porter des habits dissolus; mais on ne désignait pas, sous ce nom, les habillements immodestes que les deux sexes se permettaient à l’envi par un raffinement de galanterie et de sensualité. La loi civile n’atteignait que les excès du luxe; la loi religieuse, et surtout la loi morale, depuis l’introduction du christianisme dans les Gaules, pouvaient seules réprimer la licence des modes et surveiller le costume au point de vue des mœurs.
Dans les premiers temps de la monarchie, hommes et femmes portaient des vêtements longs et amples, qui dissimulaient tous les mouvements du corps, et qui n’en laissaient aucune partie à découvert. Les Français avaient adopté le costume romain, la toge, la chlamyde et la tunique, en conservant les braies ou chausses des peuples barbares. L’habillement des femmes, plus simple encore que [7] celui des hommes, se composait d’une tunique de laine, à larges plis, flottant sur les talons, avec un manteau agrafé sur l’épaule. Elles avaient, en outre, un long voile, dont elles s’enveloppaient de la tête aux pieds, et qu’elles attachaient sur l’oreille avec une agrafe de métal. Une femme, en ce temps-là, quel que fût son rang, ne se montrait en public que voilée, et se gardait bien de faire saillir sous le lin aucune forme qui accusât son sexe. L’amour de la parure, ce trait distinctif de la nation, ne se traduisait que par un amas de bracelets massifs, de bagues, de colliers et de joyaux de toute espèce. La femme la plus chargée d’or était la mieux parée, et l’on comprend que ce besoin de briller à grands frais ait dû quelquefois faire chanceler la vertu. Mais bientôt le beau sexe se montra plus jaloux de ses droits et de ses avantages; les femmes eurent des tuniques, dont le corsage dessinait la taille et se modelait sur la gorge; puis, les tuniques s’échancrèrent autour du cou et jusqu’à la naissance des épaules; plus tard, pour donner de la grâce à leur démarche, les femmes serrèrent davantage leur robe au-dessous de la ceinture, de manière à marquer les hanches, les cuisses et les reins, qui disparaissaient auparavant sous les plis épais de la jupe. Cependant il ne paraît pas qu’une femme de bonne vie ait osé, antérieurement au douzième siècle, affronter les regards des hommes, avec un vêtement qui laissât voir à nu le sein, les épaules et les bras.
[8] Ce furent peut-être les hommes qui commencèrent à se relâcher de la décence du costume national, que Charlemagne s’était efforcé de ramener à l’antique simplicité franque. Dans un synode tenu à Reims en 972, Raoul, abbé de Saint-Remi, se plaint de ce que ses moines, serrant leurs tuniques sur les hanches et tendant les fesses, ressemblent par derrière à des courtisanes plutôt qu’à des moines. (Arctatis clunibus, dit Richer au livre III de sa Chronique, et protensis natibus, potius meretriculis quam monachis tergo assimilentur.) Ces mêmes moines avaient des chausses impudiques (iniqua) d’une largeur démesurée, faites d’un tissu si léger, qu’elles ne cachaient rien (ex staminis subtilitate etiam pudenda intuentibus non protegunt). Dès cette époque, les souliers à la poulaine, à griffe ou à bec, que poursuivirent pendant plus de quatre siècles les anathèmes des papes et les invectives des prédicateurs, étaient déjà en usage. Ces souliers furent toujours considérés, par les casuistes du moyen âge, comme le plus abominable emblème de l’impudicité. On ne voit pas trop, au premier coup d’œil, ce que pouvaient offrir de scandaleux ces souliers, terminés, soit par une griffe de lion, soit par un bec d’aigle, soit par une proue de navire, soit par tout autre appendice en métal. L’excommunication infligée à cette espèce de chaussure avait précédé l’impudente invention de quelques libertins qui portèrent des poulaines en forme de phallus: ces poulaines [9] phalloïdes furent adoptées également par les femmes, qui ne savaient peut-être pas ce que la mode leur faisait porter au bout de leurs souliers. Cette poulaine, que l’on qualifiait maudite de Dieu (voy. le Glossaire de Ducange, au mot Poulainia), était également prohibée par les ordonnances des rois. (Voy. les lettres de Charles V, du 17 octobre 1367, relatives aux habillements des femmes de Montpellier.) Cependant les grandes dames et les grands seigneurs ne discontinuèrent pas d’avoir des poulaines, plus honnêtes sans doute que celles qui excitaient si fort l’indignation de l’Église, et qui, suivant l’expression du continuateur de Guillaume de Nangis, semblaient vouloir déplacer les membres humains; ce fut par cette raison, que Charles V, de concert avec le pape d’Avignon Urbain V, défendit l’usage de cette vilaine chaussure. (Quia res erat valde turpis et quasi contra creationem naturalium membrorum circa pedes, quin imo abusus naturæ videbatur. Continuator Nangii, ann. 1365.) La mode tint bon contre les édits royaux, puisque, sous Louis XI, les gens de cour avaient encore des poulaines, d’un quartier de long (c’est-à-dire un quart d’aune); c’est Monstrelet qui nous l’apprend, ou, du moins, son continuateur. Mais ces poulaines, qu’on appelait alors becs de canne, n’affectaient plus des formes obscènes, et se relevaient seulement en demi-spirale, comme les chaussures chinoises et turques.
Il faut évidemment rattacher aux croisades l’altération [10] du costume national en France: les modes de l’Orient furent apportées par les croisés, avec les étoffes de soie de ce pays, et la jeune noblesse française s’effémina, pour ainsi dire, en s’appropriant les habitudes du luxe asiatique. Ce n’étaient plus que draps battus d’or, draps d’écarlate, riche siglaton et samit ouvré (dit la Chanson d’Antioche), fourrures précieuses, broderies et franges, au lieu des gros draps de laine, du camelot de poil de chèvre et du bureau, qui avaient suffi si longtemps à nos ancêtres. Nous avons vu combien ce luxe nouveau fut préjudiciable aux bonnes mœurs. On peut dire avec certitude, que, depuis cette époque surtout, les femmes se laissèrent entraîner à tous les dévergondages de la toilette. C’est à partir du douzième siècle seulement, qu’elles renoncèrent à la simplicité et à la chasteté des vêtements, pour suivre avec passion le culte de la mode, qui devint dès lors une divinité toute française. Voici en quels termes l’historien Robert Gaguin se déchaîne contre ce culte profane, que le démon de la luxure semblait avoir inventé: «Cette nation, dit-il en parlant des Français, journellement livrée à l’orgueil et à la débauche, ne fait que des sottises: tantôt les habits qu’elle adopte sont trop larges, tantôt ils sont trop étroits; dans un temps, ils sont trop longs; dans un autre, ils sont trop courts. Toujours avide de nouveautés, elle ne peut conserver, pendant l’espace de dix ans, la même forme de vêtement.» (Compendium [11] Roberti Gaguini, lib. VIII, anno 1346.)
On dirait que, dans tout le moyen âge, il y eut une sorte de gageure tacite entre les créateurs et les ordonnateurs de la mode, pour déformer le corps de l’homme, par des habits ridicules ou monstrueux (c’est là ce qu’un chroniqueur, Gaufredus Vosiensis, appelle deformitas vestium), et pour ajouter à la créature de Dieu quelques traits empruntés au diable, tel que l’imagination des peintres et des imagiers l’avait créé. Ainsi, nous regardons les poulaines, comme une imitation du pied fourchu qu’on attribuait à Satan et à son infernale famille. De là, sans doute, la colère des ecclésiastiques contre l’audacieuse prétention de ressembler physiquement à l’esprit malin. Ce fut certainement à la même source, que la mode du quatorzième siècle alla chercher les queues et les cornes. Ces cornes, merveilleusement hautes et larges, qui ornaient de chaque côté la coiffure des femmes, du temps de Charles VI, avaient pris une telle dimension, que les portes des salles n’étaient plus assez grandes pour qu’une porteuse de cornes pût y passer de face et sans se baisser. Un prédicateur de la cour fulmina contre les cornes, comme ses prédécesseurs l’avaient fait contre les poulaines: «Après son departement, raconte Juvénal des Ursins dans sa Chronique, les dames relevèrent leurs cornes et feirent comme les limaçons, lesquels, quand ils entendent quelque bruit, retirent et resserrent tout bellement leurs cornes.» Les queues, auxquelles [12] les prédicateurs firent aussi la guerre, étaient plus ou moins développées au bas de la robe et à l’extrémité du chaperon. Les queues des robes, qu’Olivier Maillard traite d’inventions diaboliques dans plusieurs de ses sermons, restèrent toutefois en usage à la cour, sous la protection de l’étiquette. Quant aux queues des chaperons, qui tombaient le long du dos des hommes et des femmes et descendaient jusqu’à terre, on les retroussa d’abord sur l’épaule et on les roula ensuite autour du cou, avant de les retrancher tout à fait.
C’était un orgueil satanique, qui avait peut-être mis à la mode les griffes, les queues et les cornes: ce fut probablement un goût dépravé, qui conseilla aux hommes et aux femmes de diminuer ou d’augmenter dans leur habillement les proportions de certaines parties de leur corps. L’origine de ces tromperies du costume accuse, il est vrai, le désir de corriger la nature en ce qu’elle peut avoir de défectueux ou d’imparfait. On a cherché naturellement, à l’aide des prestiges de la toilette, les moyens de cacher les vices de la forme: la femme trop maigre a voulu paraître grasse; la femme trop grasse a voulu dissimuler l’excès de son embonpoint. «Il faut donc se résoudre, dit Marie de Romieu dans son Instruction pour les jeunes dames publiée en 1573, qu’il est besoin remédier aux défaux et imperfections de nature le plus que l’on peut.» Mais il faut bien reconnaître que la plupart de ces exagérations [13] du moule de l’habit ont été faites dans le but de satisfaire à des instincts et à des caprices de libertinage; car elles ont toujours porté, de préférence, sur les parties du corps qui jouent le principal rôle dans les imaginations licencieuses. Ainsi, chez les femmes, ce sont les reins, les hanches, la taille, les cuisses et la gorge, qui, de tous temps, ont exercé surtout l’art des couturiers et des lingères; chez les hommes, ce sont également les membres les plus déshonnêtes, que l’industrie du tailleur cherchait à mettre en relief et à étaler aux yeux avec un cynisme effronté.
Cette indécente affectation de l’habillement des deux sexes ne fut jamais plus sensible qu’à l’époque de Charles VI, et l’on est forcé d’attribuer à la coquetterie de la reine Isabeau les déréglements des modes de son temps, où la Prostitution des mœurs se refléta si audacieusement dans le costume de la cour. Christine de Pisan, la preude et chaste Christine, qui composait alors son Trésor de la cité des dames, ne trouvait pas sans doute beaucoup de crédit dans cette société dépravée, qui se souciait peu d’apprendre d’elle «comment femmes d’estat doibvent estre ordonnées en leur habit.» Christine leur recommandait expressément de n’être point «outrageuses en leurs vestures et habillemens, tant es coustementz comme es façons.» Une des raisons qu’elle faisait valoir contre ce luxe immodéré de la mode, c’était «qu’on donne, disait-elle, par désordonné [14] et outrageux habit, occasion à autruy de pécher, ou en murmuration ou en convoitise désordonnée.» La convoitise est, en effet, une des mauvaises passions auxquelles la mode s’adresse avec le plus de malice, et Christine de Pisan remarquait très-sagement que le plus périlleux inconvénient «qui peut sourdre à une femme par habit désordonné et par manière malhonneste, c’est l’amusement des fols hommes qui peuvent penser qu’elle le face pour estre convoitée et désirée par folle amour.» Voici donc les vertueuses instructions qu’elle présente aux dames et damoiselles, qui n’en profitaient guère: «Si appartient doncques à toute femme qui veult garder sa bonne renommée, qu’elle soit honneste et sans desguisures, en son habit et habillement non trop estrainte, ne trop grands colletz, ne autres façons malhonnestes, ne grand’trouveresse de choses nouvelles, par especial, non honnestes. Et, avec cela, manière et contenance y faict moult. Car, il n’est rien plus desséant à femme, que layde maniere et mal rassise; aussy, ne chose plus plaisante, que belle contenance et coy maintien.»
Mais, en dépit de ces sages et honorables conseils, les contemporaines de Christine de Pisan ne se contentaient pas de leurs hennins ou hauts-bonnets à oreilles et à cornes, de leurs robes à queue traînante, de leurs surcots ou corsages étroits, de leurs souliers à poulaines et de tout l’attirail de leurs estats et bombans; elles s’appliquaient à montrer qu’elles [15] étaient en bon poinct. Le poëte de la cour de Charles VI, Eustache Deschamps, dans son poëme intitulé le Mirouer de mariage, encourage les demoiselles qui cherchaient des maris, à adopter les robes de nouvelle forge, à large collet évasé, de manière à rendre «plus apparans» les seins et la gorge.
Mais, quoique la maigreur fût plus rare autrefois chez les femmes, qu’elle ne l’est aujourd’hui, il y avait pourtant des femmes maigres, qui se seraient crues déshonorées si elles n’eussent reconquis par artifice l’embonpoint qui leur manquait. C’était, il est vrai, l’enfance des faux appas, qui, depuis cette époque jusqu’à nos jours, n’ont pas cessé de faire partie essentielle de la science de la toilette. Le poëte Eustache Deschamps, dans son poëme du Mirouer de mariage, n’a garde de les oublier: il prend même la peine d’indiquer le moyen de les fabriquer avec «deux sacs, par manière de male», qui remplissaient à peu près les conditions d’un corset moderne bien rembourré.
Ce n’est pas tout; une femme à la mode devait faire saillir ses hanches et donner à ses formes postérieures autant d’ampleur et de proéminence que la nature pouvait en accuser. Le procédé le moins factice consistait à serrer étroitement la taille, avec la ceinture, afin que les reins parussent plus larges, développés, au-dessous du buste, aminci par un corsage plat et collant.
[16] Eustache Deschamps décrit ce procédé, comme s’il avait étudié la poésie chez un tailleur de robes. D’après sa description, la robe d’une femme à la mode devait être «estroicte par les flancs,» très-étoffée autour des reins, bouffante par derrière et garnie déjà de cet accessoire que nous avons nommé tournure; moins ample au-dessous du genou et tombant «à fond de cuve» sur les pieds.
Les miniatures des manuscrits du temps nous permettent de juger combien de pareilles robes donnaient aux femmes un air étrange, une contenance roide et une silhouette disgracieuse.
Dans ce système de robe, la poitrine était entièrement découverte, pectus discopertum usque ad ventrem, dit Olivier Maillard dans un de ses sermons. Cette espèce de robes, ouvertes par-devant jusqu’au ventre, avait été imaginée par la reine Isabeau, et le peuple, qui s’indignait de ce luxe outrageux, les avait surnommées robes à la grand’ gore (truie); il appelait aussi gorières les femmes qui les portaient, et il regardait comme des filles publiques, celles qui n’avaient pas la précaution de fermer, avec une affiche ou broche de métal, l’ouverture de leur corsage.
Depuis la fin du quatorzième siècle, il y eut toujours, dans les modes des femmes, une intention, plus ou moins marquée, de montrer ce qu’on feignait de vouloir cacher.
[17] Si la licence des mœurs, à cette époque, amena l’immodestie du costume, si l’amour du luxe fut le principal agent de la Prostitution, il faut dire cependant que la galanterie eut cela de bon qu’elle enseigna la propreté aux femmes, qui avaient été auparavant fort sales et peu soigneuses de leur personne. Un proverbe populaire, rapporté et commenté par Beroalde de Verville dans son Moyen de parvenir, prouve assez que les femmes honnêtes osaient s’enorgueillir de ne jamais se permettre d’ablutions secrètes. Selon ce proverbe obscène, les courtisanes seules ne se bornaient pas à se laver la figure et les mains. Ce fut évidemment l’envie et le besoin de plaire qui apprirent aux dames et demoiselles à se tenir bien nettes et bien propres, à se parfumer et à combattre avec de bonnes senteurs les émanations nauséabondes de l’infirmité humaine. Il paraît pourtant que certains soins de la toilette furent réprouvés d’abord par le préjugé national et qu’on se défendit longtemps de les employer; mais, si les femmes entouraient du plus profond mystère ces délicatesses de propreté locale, elles ne craignaient pas d’avouer l’usage qu’elles faisaient des fards et des odeurs, qui leur avaient valu le surnom de muguettes. Ce n’est qu’au seizième siècle que la propreté du corps devint une condition essentielle de la beauté féminine. Marie de Romieu, dans son Instruction pour les jeunes dames, ne rougit pas de les inviter à «se tenir bien nettement, quand ce ne seroit que pour la satisfaction [18] de soy mesme ou d’un mary.» Elle s’exprime, sur ce sujet, en femme qui a reconnu que l’eau ne coule pas seulement pour la honte de son sexe: «Encores, dit-elle, ne faut-il pas faire comme quelques-unes que je cognois, qui n’ont soin de se tenir propres, sinon en ce qui paroist à descouvert, se tenant ordes et sales, au demeurant de ce qui est dessous le linge. Mais je veux qu’une belle damoyselle se lave bien souvent d’eau où on auroit bouilly de bonnes senteurs, car il n’y a rien si certain que ce qui fait plus fleurir la beauté d’une jeune dame, est la propreté de se tenir nettement.» On voit, dans les Controverses du sexe masculin et féminin de Gratian du Pont, seigneur de Drusac, publiées en 1530, que, nonobstant les lois naturelles de la propreté, les femmes usaient de senteurs plutôt que d’eau claire; elles ne faisaient qu’accroître ainsi la mauvaise odeur qu’elles voulaient déguiser. Le seigneur de Drusac dit que quelques-unes, les grasses surtout, portaient des éponges parfumées
Il faut lire ces Controverses, pour se rendre compte de ce que c’était que la malpropreté de la plupart des femmes, et principalement des femmes de bien, malgré leur curieuse recherche de parfumerie, qu’elles ne regardaient, en aucun cas, comme un [19] déshonneur. Le seigneur de Drusac rapporte, entre leurs grandes habiletez, qu’elles portaient souvent des caleçons ou tirebrayes, quand elles dansaient des danses lombardes ou gaillardes, et ces caleçons, inventés «pour garder de tumber le boyau,» étaient ordinairement remplis de souillures et sentaient plus fort qu’un retrait. N’était-ce pas un merveilleux préservatif de leur vertu?
Les bains d’eau de rivière, froide ou tiède, ne furent presque pas en usage avant le dix-septième siècle; on ne les prenait que dans l’intérieur des maisons riches, en arrivant de voyage ou bien au moment de se mettre à table. Nous voyons, dans la Chronique scandaleuse de Louis XI, que ce roi, allant souper et loger chez de bons bourgeois de Paris, y trouvait toujours un bain chaud qui l’attendait. Mais rien n’était moins général que cette espèce de bains de luxe. On se contentait des bains de vapeur, et on allait aux étuves. Ces établissements publics se multiplièrent à Paris vers le douzième siècle et furent très-suivis jusqu’à la fin du seizième siècle, où on les abandonna tout à coup, on ne sait pourquoi. Il n’y avait pourtant pas d’autres bains et l’on n’en désirait pas d’autres. C’était une imitation des habitudes orientales que les croisades avaient importées en France. Mais les femmes, celles du moins qui tenaient à leur réputation, n’allaient point aux étuves: on n’y rencontrait que des chambrières, des commères, des femmes de mauvaise vie. «Aussy, disait Christine [20] de Pisan, de baigneries, d’estuves et de commérages trop hanter à femmes, et telles compagnies, sans nécessité ou bonne cause, ne sont que despens superflus, sans quelque bon qui en puisse venir, et, pour ce, de toutes telles choses et d’autres semblables, femme, si elle est saige, qui ayme honneur, et eschever veut blasme, se doibt garder.» Il résulte d’une foule de témoignages qui s’accordent tous, qu’une femme qui fréquentait les étuves n’en revenait plus propre au physique qu’aux dépens de sa pureté morale. Voilà pourquoi ces étuves furent presque assimilées aux lieux de Prostitution.
Les hommes pouvaient donc se vanter d’être plus difficiles en fait de propreté, que les femmes; aussi étaient-ils moins qu’elles, adonnés aux senteurs et aux fardements. Ils se modelaient pourtant, en affaire de mode et de toilette, sur le sexe, qui était toujours le souverain arbitre de ces mondanités. A toutes les époques où le luxe des habits se ressentait de la dépravation des mœurs, les hommes, de même que les femmes, se plaisaient, suivant l’expression de Dulaure, à «défigurer le nu» et à refaire, pour ainsi dire, l’œuvre du Créateur, sous l’inspiration d’une idée indécente ou libertine. Ainsi, quand les femmes s’appliquèrent à faire ressortir artificiellement les formes de leur sein, de leurs cuisses, de leurs reins et même de leur ventre, les hommes, dit Monstrelet, «se prindrent à vestir plus court qu’ils n’eussent oncques fait, tellement que l’on véoit la façon [21] de leurs culs et leurs genitoires, ainsi comme l’on souloit vestir les singes, qui estoit chose très-malheureuse et très-impudique. Portoient aussy à leur pourpoint gros mahoistres, pour monstrer qu’ils feussent larges par les espaules.» Ces mahoitres étaient une sorte de bourrelet qui augmentait la carrure des épaules et garnissait l’avant-bras. Le muguet le plus fluet se donnait, par ce moyen, l’apparence d’un Hercule. La vanité masculine ne s’était point arrêtée là. «Sous le règne de Charles VII, on voit se répandre généralement, dit M. Ludovic Lalanne dans le Dictionnaire encyclopédique de la France (article costumes), avec la mode des épaules artificielles ou bourrelets, appelés mahoitres, d’où pendaient de grandes manches déchiquetées, celle des braguettes ou étuis, qui resserraient l’entre-deux du haut-de-chausses et s’ornaient de franges et de touffes de rubans.»
Les historiens de la Mode ne parlent qu’avec une extrême réserve, de cette partie du haut-de-chausses ou plutôt de cet appendice bizarre, qu’on nommait braguette ou brayette, aux quinzième et seizième siècles, et qu’on aurait peine à regarder comme une mode historique, si on ne la retrouvait dans les anciens tableaux et les anciennes gravures. C’était, dans l’origine, une bourse ou un fourreau en cuir, entièrement séparé du haut-de-chausses, auquel il se reliait par des nœuds ou des aiguillettes. On comprend que ce singulier vêtement local ne fut d’abord admis que par les gens du [22] peuple; mais on le trouva commode, et dès que les yeux s’y accoutumèrent, on ne dédaigna pas de lui accorder successivement droit de bourgeoisie et de noblesse. Bientôt, tous les hommes, à quelque condition qu’ils appartinssent, le roi comme le portefaix, arborèrent la braguette et l’étalèrent aux regards des dames, qui ne s’en offusquaient plus. L’origine de la braguette se rattache sans doute à l’histoire des armes défensives, et l’on peut lire, à ce sujet, un chapitre du Pantagruel (liv. III) intitulé: Comment la braguette est la première pièce de harnoys entre gens de guerre. Lorsque les gens de guerre étaient armés de pied en cap et couverts de lames ou de mailles de fer, une boîte de métal, garnie intérieurement d’une éponge, protégeait leurs parties naturelles; cette boîte fut remplacée par un treillis d’acier et ensuite par une bourse de cuir. Le cuir ne tarda pas à faire place à des étoffes de laine et de soie, dès que la braguette devint une pièce de l’habillement civil, et, comme pour attirer davantage sur elle l’attention de toutes les personnes qui ne songeaient plus à s’en scandaliser, on l’enjoliva de rubans, de dorures et même de joyaux. Un passage du Gargantua, dans lequel Rabelais décrit minutieusement le costume de son héros, donne une idée exacte de l’effet que devait produire une de ces braguettes monstrueuses qui n’étaient pleines, dit-il, que de vent. Il ne faut pas oublier que Gargantua était un géant énorme qui compissait les Parisiens du haut des tours de [23] Notre-Dame: «Pour sa braguette, feurent levées seize aulnes un quartier d’icelluy mesme drap (estamet blanc) et feut la forme d’icelle comme d’un arc-boutant, bien estachée joyeusement à deux belles boucles d’or, que prenoient deux crochets d’esmail, en un chascun desquels estoit enchassée une grosse esmeraugde, de la grosseur d’une pomme d’orange. Car (ainsy que dict Orpheus, libro de Lapidibus, et Pline, libro ultimo), elle n’a vertus erectifve et confortatifve du membre naturel. L’exiture (ouverture) de la braguette estoit, à la longueur d’une canne, deschiquetée comme les chausses, avec le damas bleu flocquant comme devant. Mais, voyans la belle bordure de canetille et les plaisans entrelacs d’orfebvrerie garniz de fins dyamans, fins rubis, fines turquoyses, fines esmeraugdes et unions (perles) persiques, vous l’eussiez comparée à une belle corne d’abondance, telle que voyez es antiquailles et telle que donna Rhea aux deux nymphes Adrastea et Ida, nourrices de Jupiter: tousjours galante, succulente, resudante, tousjours verdoyante, tousjours fleurissante, tousjours fructifiante, pleine d’humeurs, pleine de fleurs, pleine de fruicts, pleine de toutes delices. Je advoue Dieu, s’il ne la faisoit bon veoir!» Rabelais s’occupe si souvent des braguettes, dans son joyeux roman, qu’on peut se figurer le rôle important qu’elles jouaient dans le monde. Rabelais parle même d’un livre qu’il avait composé sur la dignité des braguettes!
Ces terribles braguettes tinrent bon, et s’étalèrent [24] en public, jusqu’au règne de Henri III, où les tailleurs eurent la pudeur de les faire rentrer dans l’économie des chausses à la suisse ou à la martingale; leur nom seul resta encore à la partie mobile, moins apparente et plus modeste, qui faisait corps avec le vêtement, et qui se fermait toujours avec des aiguillettes. Au reste, dans le cours du seizième siècle, le costume des hommes, sans redevenir long et ample, affecta une décence qu’il n’avait jamais eue, quoique les vieillards et les libertins conservassent l’antique braguette, «ce vain modèle et inutile d’un membre, que nous ne pouvons seulement honnestement nommer, duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public (Essais de Michel de Montaigne, liv. I, ch. 22).» Les vêtements rembourrés étaient de mode, mais on n’attachait pas, ce nous semble, une pensée malhonnête à cette manie de mettre du coton partout et d’enfler ainsi le buste, la panse, les cuisses et les reins, avec des baleines et des coussinets. Nous avons lu, pourtant, que les mœurs italiennes, qui régnaient alors à la cour de France, furent seules causes de cette ostentation de formes arrondies et provoquantes, que les jeunes débauchés enviaient aux femmes. Celles-ci, du moins, se montraient fidèles aux traditions de leur sexe, en découvrant leur gorge autant que possible et en se disputant entre elles les attributs de Vénus Callipyge. Les vertugales et les basquines furent inventées, et firent fureur. Un commentateur de la Satyre Ménippée [25] (édit. de Ratisbonne, 1726, t. II, p. 388) dit que ces vertugales avaient été imaginées par les courtisanes, «pour cacher leurs grossesses.» Aussi, lorsque les femmes honnêtes commencèrent à vouloir réhabiliter les vertugales en les adoptant, un cordelier, qui prêchait alors à Paris, dit, dans un sermon, que les dames avaient quitté la vertu, mais que la gale leur était restée. (Voy. l’Apologie pour Hérodote, de H. Estienne, t. I, p. 310, édit. de le Duchat.) Cette mode était déjà dans toute sa vogue en 1550: un poëte moral et facétieux publia, vers ce temps-là, la satire ou Blason des basquines et vertugales, avec la belle remonstrance qu’ont fait quelques dames, quand on leur a remonstré qu’il n’en falloit plus porter. La pièce eut assez de vogue pour exciter la verve satirique des imitateurs: l’un composa et fit paraître la Complainte de monsieur le C.., contre les inventeurs des vertugales; un autre, la Réponse de la Vertugale au C.., en forme d’invective. Ces espèces de gros bourrelets, que les femmes portaient, par-dessus la robe, tout autour des reins, avaient pris métaphoriquement un nom fort grossier, qui eut cours dans la langue usuelle pendant plus de quarante ans. Quand une dame voulait sortir, elle disait à ses chambrières: «Apportez-moi mon cul!» Et les chambrières, qui le cherchaient, se disaient l’une à l’autre: «On ne trouve pas le cul de madame! Le cul de madame est perdu!» (Voy. le Dial. du nouveau langage françois italianisé, par H. Estienne, édit. d’Anvers, 1579, [26] p. 202.) On lit aussi, dans la Satyre Ménippée, écrite en 1593: «Pareillement fut aux femmes enjoint de porter de gros culs et d’enger (ce mot est évidemment altéré: on pourrait le remplacer par enginer, dans le sens de besogner) en toute seureté sous iceux, sans craindre le babil des sages femmes.»
Le mot ordurier, dont les plus grandes dames n’hésitaient pas à se servir pour désigner leurs basquines et leurs vertugales, avait été créé par le peuple, qui eut bien de la peine à s’accoutumer à une pareille mode. Les méchantes langues poursuivaient de brocards graveleux et injurieux les vertugales qui osaient se montrer dans les rues et les promenades. L’un disait:
L’autre disait:
L’auteur anonyme du Blason des vertugales leur fait la guerre au point de vue chrétien, et les représente comme des dissolutions infâmes qui ne servaient qu’à engendrer le scandale et à damner les gens. Il veut même prouver que toute femme qui se déshonore [27] par cette mode dissolue, est une paillarde, ou une médisante, ou une maquerelle meschante, ou une épouse adultère. L’auteur de la Complainte traite la chose avec moins de sévérité: il se plaint seulement de ce que la vertugale expose davantage la vertu des femmes à des assauts et à des périls, contre lesquels les cottes serrées les défendaient, du moins; il raconte, dans les termes les plus libres, le rôle complaisant que jouait la vertugale quand un galant voulait en venir à ses fins; il prétend que Lucifer, ou son serviteur Fricasse, a sans doute inventé une mode aussi favorable à la débauche, pour se donner le plaisir de compromettre la pudeur des femmes qui tombent à la renverse:
La Vertugale, dans sa Réponse à monsieur le C.., n’épargne pas le vilain qui l’avait invectivée: elle lui dit son fait, avec une incroyable liberté, et elle s’étend avec orgueil sur ses propres mérites:
L’auteur de la Réponse n’admet donc pas que les vertugales puissent être mal portées, et cette mode, dont il attribue l’invention à un homme sage, il la justifie hardiment contre le reproche qu’on lui avait fait de ne plus convenir qu’aux femmes de vie désordonnée. Là-dessus, il remonte à la source de cette calomnie, et il raconte qu’une vertugale, ayant été volée par un citadoux (proxénète), arriva dans un mauvais lieu du Champ-Gaillard, et fut donnée en présent à une fille d’amour, qui osa s’en parer pour aller à la messe et faire la fanfare en pleine rue. Mais cette fille, ne sachant porter cet accoutrement nouveau pour elle, n’eut pas plutôt mis le pied dehors, qu’elle tomba en arrière, et resta une heure et demie dans une position embarrassante,
Les vertugales, du moins, étaient bien innocentes des vilaines choses que leur indiscrétion laissait voir quelquefois, car elles n’avaient été imaginées, disait-on, que pour faire circuler l’air sous les robes et y entretenir une fraîche température, aussi salutaire [29] à la propreté du corps que capable de réprimer les ardeurs des sens. Cette destination des vertugales se trouve à peine indiquée dans ces vers de la Complainte:
Les vertugales servaient encore à cacher une grossesse pendant cinq ou six mois et à conserver aux femmes enceintes les apparences d’une taille fine et gracieuse. Il paraîtrait, d’après un passage des Dialogues du langage françois italianisé, que cette mode, qui développait singulièrement la circonférence du ventre et des reins, n’avait pas d’abord pour objet de faire un embonpoint postiche aux femmes qui en manquaient, car, au milieu du seizième siècle, les maigres étaient plus estimées que les grasses. «Les dames vénitiennes, dit le Français qui figure dans les Dialogues, cherchent, par tous moyens, à estre non-seulement en bon poinct, mais grasses (et on me disoit que, pour cest effect, elles usoient fort, entre autres viandes, de noix d’Inde): or, vous savez que les nostres hayent et fuyent cela.» Néanmoins, pour exprimer que tout n’était pas coton et bourre dans les vertugales d’une femme, on faisait son éloge en usant de cet italianisme: C’est une bonne robbe! Mais [30] les messieurs se vantaient d’aimer la chair et non la graisse: ce qui est bien rendu dans cette profession de foi d’un débauché latiniste: Carnarius sum, pinguiarius non sum. Les vertugales furent abandonnées sous le règne de Louis XIII, mais elles devaient reparaître, à de longs intervalles, avec des proportions moins fantastiques, sous les noms de vertugadin, de paniers, de lustucru, de tournure, etc. Au reste, ces vertugales avaient ramené avec elles un ancien usage qui n’intéressait pas moins la propreté que la pudeur: les femmes s’étaient remises à porter des caleçons, pour se garantir du froid et de la poussière, en même temps que de la honte d’une chute. De plus, «ces calçons, dit le Français italianisé des Dialogues d’Henri Estienne, les asseurent aussi contre quelques jeunes gens dissolus, car, venans mettre la main soubs la cotte, ils ne peuvent toucher aucunement la chair.»
Nous croyons que la mode des caleçons pour les femmes était essentiellement française, car cette mode, déjà introduite à la cour vers la fin du quatorzième siècle, se recommandait par des raisons d’utilité et de décence. Mais la mode des robes ouvertes, décolletées et débraillées, cette mode qui régna si audacieusement pendant tout le seizième siècle, avait été naturalisée en France, avec les mœurs italiennes, sous le règne de François Ier. A cette époque, le peuple appelait dames à la grand’gorge les femmes qui portaient des robes ouvertes sur la [31] poitrine; le peuple n’avait plus alors qu’un vague souvenir des robes à la grand’gore, qui le scandalisèrent tant, lorsque Isabeau de Bavière les mit à la mode. Ce fut évidemment l’Italie qui donna l’exemple de ce nouvel abus des nudités de la gorge. Une facétie, imprimée en 1612, ayant pour titre la Mode qui court et les singularités d’icelle, nous autorise à soutenir cette accusation contre Chouse. C’est ainsi qu’on nommait la France italianisée. «Chouse, dit l’auteur de la Mode qui court, a encore inventé de représenter le teton bondissant et relevé par des engins au dehors, à la veue de qui voudra, pour donner passe-temps aux altérez, et, suivant cela, on dit:
Les poëtes et les romanciers de ce temps-là nous parlent tous de ce prodigieux débraillement, que favorisait l’usage des corsets, armés de buscs d’acier, de baleines et de fil d’archal. Dans le Discours nouveau de la Mode, excellente satire en vers publiée en 1613, l’auteur anonyme, après avoir dépeint sans trop de répugnance
nous apprend que, si par un reste de pudeur la femme du bourgeois usait encore de points coupés et ouvrages de prix pour s’en couvrir la gorge, au lieu d’avoir, comme autrefois, le haut de la robe fermé avec une agrafe, les dames de qualité,
On peut dire que jamais, à aucune époque, les femmes de haut parage n’avaient mis tant de recherches et tant d’apprêts dans l’art de se faire une belle gorge et de paraître en bonne conche, comme on disait alors; la plus maigre trouvait moyen, à force de se serrer la taille, de montrer un simulacre d’embonpoint qui reposait sur des coussinets de bourre; la plus grasse ne cherchait pas à dissimuler l’énormité de sa tablature, selon l’expression équivoque empruntée à la notation musicale du temps. Les vieilles elles-mêmes ne se croyaient point exemptes de cet indécent abus des nudités de la gorge. Le Divorce satyrique nous représente la reine Marguerite, à l’âge de cinquante ou cinquante-cinq ans, allant recevoir la sainte communion, trois fois par semaine, «la face plastrée et couverte de rouge, avec une grande gorge descouverte qui ressemble mieux et plus proprement à un cul que non pas à un sein.» (Voy. le Div. satyr., à la suite du Journal de l’Estoile, édit. de 1744, t. IV, p. 511.) Cependant Brantôme, dans ses Dames galantes, qu’il fit lire en manuscrit à la reine Marguerite, n’a pas [33] l’air de craindre une allusion désagréable pour cette princesse, lorsqu’il parle sans ménagement de certaines femmes «opulentes en tetasses avalées, pendantes plus que d’une vache allaitant son veau.» Brantôme ajoute plaisamment que, si quelque orfévre s’avisait de prendre le modèle de ces grandes tetasses pour en faire deux coupes d’or, ces coupes ressembleraient à «de vrayes auges, qu’on voit de bois, toutes rondes, dont on donne à manger aux pourceaux.»
Ce n’étaient pas seulement les confesseurs et les prédicateurs qui condamnaient ces nudités, c’étaient les philosophes et les moralistes qui conseillaient aux femmes de ne pas perdre une partie de leurs avantages naturels en ne laissant rien désirer au regard. «La satiété engendre le desgoust, disait Montaigne (Essais, liv. II, ch. XV); c’est une passion mousse, hébétée, lasse et endormie.» Puis, comme s’il n’avait pas vu les objets que la mode exposait effrontément à tous les yeux, Montaigne s’imaginait que les dames de la cour de Henri III étaient encore vêtues aussi amplement, aussi décemment, que les matrones romaines: «Pourquoy, disait-il dans sa naïve préoccupation, a-t-on voilé jusque dessoubs les talons ces beautés que chascune desire monstrer, que chascun desire veoir? Pourquoy couvrent-elles de tant d’empeschemens les uns sur les autres les parties où loge principalement nostre desir et le leur?» Montaigne, qui n’avait pas pris garde à cette [34] monstre perpétuelle du sein nu chez ses contemporaines, s’était aperçu pourtant des proportions monstrueuses de leurs vertugales, qui procédaient d’un système de coquetterie tout différent; car Montaigne leur demande avec une malicieuse bonhomie: «Et à quoy servent ces gros bastions, de quoy les nostres viennent armer leurs flancs, qu’à leurrer nostre appetit par la difficulté, et à nous attirer à elles en nous esloingnant?» On est tenté de croire que la pudeur alors consistait moins à cacher certaines parties du corps, qu’à ne point en exagérer la forme sous des voiles qui la faisaient mieux ressortir. La Prostitution, il est vrai, avait sa part dans toutes ces curiosités de la mode, et, comme Brantôme a eu l’audace de le prouver par des anecdotes qu’on ira chercher dans un chapitre intitulé De la veue en amour, les yeux étaient toujours les corrupteurs de l’âme et les complices de l’imagination. L’habitude cependant avait diminué sans doute l’indécence des nudités, qui n’offensaient pas la vue des hommes les plus graves, quand elles accompagnaient, comme un accessoire indispensable, la grande toilette de cour. Ainsi nous avons vu, au château de Chenonceaux, Catherine de Médicis donnant un festin qui était servi par ses filles d’honneur à moitié nues. Les mémoires du temps nous fourniraient une foule de faits analogues: rien n’était plus ordinaire que de voir, dans les ballets, dans les mascarades, dans les banquets, des femmes [35] figurant des nymphes et des déesses, les cheveux épars flottant sur les épaules, la poitrine découverte jusqu’à la ceinture, les jambes et les cuisses nues, le reste du corps se dessinant sous une étoffe souple ou transparente. Il résulterait de bien des exemples semblables, qu’on peut faire remonter aux anciennes entrées solennelles des rois et des reines (car ces jours-là le peuple ne s’indignait pas de voir, sur des échafauds dressés dans les rues et les carrefours de Paris, certains mystères ou tableaux allégoriques représentés par des femmes et des hommes entièrement nus); il résulterait, disons-nous, que la nudité n’était pas considérée comme un outrage à la pudeur, quand on la dégageait de toute idée malhonnête et de toute convoitise charnelle. Gabrielle d’Estrées s’était fait peindre plusieurs fois, d’après nature, par les peintres ordinaires du roi, Raimond Dubreuil et Martin Freminet, dans le simple appareil d’une baigneuse qui sort du bain ou qui y entre; ce qui éloigne de ces tableaux naïfs le soupçon d’une pensée libertine ou même voluptueuse, c’est que la maîtresse de Henri IV, en se faisant peindre toute nue, n’a jamais négligé de faire placer dans le fond de la toile les nourrices et les berceuses de ses enfants.
La nudité de la gorge n’était donc, à cette époque, qu’un ornement indispensable du costume d’apparat, et personne, excepté les ecclésiastiques et les protestants, ne songeait à s’en formaliser. La plupart des beaux portraits, aux trois crayons, que [36] Dumoustier et ses imitateurs ont exécutés à la fin du seizième siècle, constatent la généralité de cette mode, qui avait atteint dès lors ses dernières limites; car les robes, du moins celles de gala, étaient ouvertes, de manière à laisser paraître la moitié du sein, et quelquefois plus, les épaules et le haut des bras jusqu’aux aisselles, le dos jusqu’au-dessous des omoplates. L’étiquette de la cour autorisait cet oubli de toute pudeur, que la morale publique et la religion condamnaient à la fois, sans obtenir une réforme qui semblait tant intéresser les mœurs. Les femmes qui allaient au sermon pour entendre un discours dirigé contre les habits dissolus, ne craignaient pas de rester le sein découvert sous les yeux du prédicateur. Elles attribuaient au rigorisme des huguenots la guerre continuelle que l’Église faisait à ces pompes de Satan et à ces vanités du monde; c’était Genève, en effet, qui avait commencé à poursuivre de ses anathèmes les modes déshonnêtes. Dès l’année 1551, un ami de Calvin publia, sans se nommer toutefois, une Chrestienne instruction touchant la pompe et excez des hommes desbordez et femmes dissolues, en la curiosité de leurs parures et attiffements d’habits. Cette instruction avait été, quelques années plus tard, refaite à l’usage spécial des calvinistes, sous ce titre: Traité de l’estat honneste des chrestiens en leur accoustrement (Genève, Jean de Laon, 1580, in-8o), et à l’usage des catholiques, par Jérôme de Chastillon, sous ce titre: Bref et [37] utile discours sur l’immodestie et superfluité des habits (Lyon, Séb. Gryphius, 1577, in-4o). Les casuistes catholiques s’attachaient de préférence à réprimander le luxe au point de vue de l’orgueil; les hétérodoxes se montraient plus préoccupés de la chasteté et de la décence, lorsqu’ils attaquaient la dissolution des habits. Il faut donc reconnaître un bon et austère protestant dans ce François Æstienne, qui fit imprimer en 1581, à Paris, un petit traité de morale somptuaire intitulé Remonstrance charitable aux dames et damoiselles de France, sur leurs ornements dissolus, pour les induire à laisser l’habit du paganisme et prendre celui de la femme pudique et chrestienne. Mais les théologiens catholiques se piquèrent au jeu et ne laissèrent plus rien à faire aux protestants pour dénoncer au mépris des personnes pieuses ces effroyables nudités, que le père Jacques Olivier n’avait pas oubliées dans son Alphabet de l’imperfection et malice des femmes (Paris, 1623, in-12). Cette croisade des écrivains ecclésiastiques contre les nudités se continua sans interruption pendant tout le dix-septième siècle, et l’on peut signaler, comme un de ses résultats les plus disputés, l’emprisonnement d’une partie du sein et des épaules dans le corsage de la robe. Il ne faut pas perdre de vue que les ennemis implacables des modes impudiques avaient abordé le point délicat de leur controverse. Polman rompit la glace le premier, en mettant au jour le Chancre ou couvre-sein féminin [38] (Douai, 1635, in-8o); après lui, Pierre Juvernay toucha de plus près encore la question, dans son Discours particulier sur les femmes desbraillées de ce temps (Paris, Lemur, 1637, in-8o). Ce discours eut du succès, sans qu’on puisse dire à quelle espèce de lecteurs il dut ce succès; mais, en 1640, la quatrième édition paraissait avec ce nouveau titre: Discours particulier contre les filles et les femmes découvrant leur sein et portant des moustaches. Tout n’avait pas été dit sur ce sujet, puisqu’un anonyme, sous le voile duquel on a voulu reconnaître l’abbé Jacques Boileau, docteur en Sorbonne, frère du grand satirique, publia enfin le chef-d’œuvre du genre: De l’abus des nudités de la gorge (Bruxelles, 1675, in-12). La seconde édition (Paris, 1677, in-12) est augmentée de l’Ordonnance des vicaires généraux de Toulouse contre la nudité des bras, des épaules et de la gorge. Le marquis du Roure a donné, dans son Analecta-Biblion, une curieuse analyse de ce traité célèbre, où l’auteur examine en 113 paragraphes la nuisance et culpabilité de la nudité des épaules et de la gorge: «Les femmes ne savent-elles pas, dit l’analyse du marquis du Roure, que la vue d’un beau sein n’est pas moins dangereuse pour nous que celle d’un basilic?—Quand on montre ces choses, ce ne peut être que dans un mauvais dessein.—Si les femmes et les filles se veulent bien souvenir de ce que dit saint Jean Chrysostome, elles se couvriront.—Ne veulent-elles plaire qu’aux libertins? [39] Mais elles deviendront leurs victimes. Veulent-elles plaire aux honnêtes gens? Mais alors qu’elles se couvrent.—La femme est un temple dont la pureté tient les clefs.—Ses discours seraient chastes et sa parure ne le serait pas, quelle inconséquence!—Un sein et des épaules nus en disent plus que les discours.—Dieu compare la nation corrompue à la femme qui élève son sein pour lui donner plus de grâce.—Couvrez-vous donc, mais tout à fait, et ne couvrez pas ceci pour découvrir cela.»
Cette polémique sorbonnicale finit par entraîner la cour de Rome et par décider le pape Innocent XI à lancer une bulle d’excommunication contre l’abus des nudités de la gorge; mais, à cette époque, l’Église n’était plus, comme au seizième siècle, intéressée dans des questions de vie et de mort. On comprend donc que les modes licencieuses de ce siècle dépravé, tant invectivées par les écrivains protestants, aient presque échappé aux censures des théologiens catholiques, qui ne descendaient pas à ces menus détails de la vie mondaine, et qui se fortifiaient plutôt dans les sphères nuageuses du dogme; mais il y avait alors des moralistes qui se posaient en défenseurs de l’honnêteté publique et qui ne faisaient pas grâce à ces honteux débordements du costume. Le vénérable Jean des Caurres, principal du collége d’Amiens, ce singulier prototype de Michel de Montaigne, revient souvent sur les indécences de [40] l’habillement de ses contemporains, dans le volumineux recueil de ses Œuvres morales et diversifiées en histoires (2e édition, Paris, G. de la Noue, 1584, in-8o de 1,396 pages). Tantôt il s’écrie: «Le desguisement est si grand et superflu, que ce jourdhuy on prend la femme pour l’homme et l’homme pour la femme, sans aucune différence d’habit!» Tantôt il blâme les miroirs que les courtisanes et damoiselles masquées portaient à la ceinture, et qu’il nomme des mirouers de macule pendans sur le ventre: «Et pleust à la bonté de Dieu qu’il fust permis à toutes personnes d’apeller celles qui les portent, paillardes et putains, pour les en corriger!... Qu’on lise toutes les histoires divines, humaines et profanes, il ne se trouvera point que les impudiques et mérétrices les ayent jamais portez en public jusques à ce jourdhuy que le diable est deschaisné par la France!»
L’honnête Jean des Caurres revient souvent sur l’usurpation du costume sexuel, sur le déguisement des sexes par l’habit; il s’indigne, par exemple, de voir «porter aux filles et femmes robes et manteaux à usage d’homme, qui est un habit fort malséant auxdites filles et femmes, défendu de Dieu au Deutéronome, qui dit: Non induetur mulier veste virili, nec vir utetur veste femineâ; abominabilis enim apud Deum est.» Mais les courtisans de Henri III, à l’instar du roi et de ses mignons, avaient poussé plus loin encore que les femmes cette mascarade honteuse, dans laquelle ils s’étudiaient à ne rien [41] garder des caractères ni des attributs de leur sexe. Nous en parlerons plus à propos dans le chapitre que nous sommes forcé de consacrer à la hideuse coterie des Hermaphrodites.
Brantôme, qui n’était pas un moraliste, quoiqu’il fût abbé comme Jean des Caurres, nous fait connaître aussi quelques-uns des excès de la mode de son temps; mais il les cite et il se plaît à les développer avec une indulgence qui accuse le dévergondage de ses mœurs. Il rapporte, sans s’émouvoir, sans s’indigner, les plus étranges témoignages de la dépravation des gens de cour. Nous renonçons, par exemple, à traduire d’une manière supportable ce qu’il dit des coussinets et de leur usage en amour; nous n’essayerons pas davantage d’exposer, même avec autant de réserve que possible, ses théories scandaleuses sur les caleçons que portaient les femmes, et ses étranges révélations sur les arcanes de la toilette galante. Nous aurions voulu pourtant indiquer, comme un des stigmates de la Prostitution de ce siècle, l’incroyable parure que les femmes débauchées avaient inventée pour faire fête à leurs amants, mais le lecteur voudra bien aller chercher, dans les Dames galantes de Brantôme, au chapitre de la veüe en amour, les détails de cette mode secrète, que les dames de la cour n’avaient pas dédaigné d’emprunter aux courtisanes de profession. Brantôme avait ouï parler d’une belle et honnête dame, qui ne rougissait pas de prendre de pareils [42] soins, et qui se vantait d’être ainsi plus plaisante aux yeux de son mari. La mort tragique de madame de la Bourdaisière révéla une indécence de cette espèce, et causa un scandale qui eut des échos par toute la France. Tous les mémoires contemporains rapportent le fait, qu’on peut considérer comme un trait de mœurs acquis à l’histoire de cette époque corrompue. Pierre de l’Estoile s’est empressé de le recueillir dans ses registres-journaux. On le trouve aussi consigné dans les Observations que l’éditeur du Journal de Henri III (édition de 1744) a imprimées à la suite des Amours du grand Alcandre, en nous apprenant que ces Observations «viennent d’une personne qui connaissait exactement la cour du roi Henri IV.» Françoise Babou de la Bourdaisière, tante de Gabrielle d’Estrées, vivait en concubinage avec le baron Yves d’Alègre, qui périt avec elle, en 1592, massacré par le peuple, à Issoire, dont il était gouverneur pour Henri IV.
Brantôme nous fait connaître encore un des raffinements les plus ingénieux de la Prostitution à la cour des Valois. «Un grand prince que je scay, dit-il dans le deuxième discours de ses Dames galantes, faisoit coucher ses courtisannes ou dames dans des draps de taffetas noir bien tendus.....» Brantôme aurait pu ajouter que cette invention, attribuée à la belle Impéria, et souvent mise en pratique par les grandes courtisanes italiennes, s’était introduite en France sous les auspices de la reine Marguerite, [43] première femme de Henri IV. L’auteur du Divorce satyrique raconte, dans ce factum, écrit au nom du roi, que cette impudique adultère «continuant son opiniastre inclination à sa volupté, et voulant l’exercer avec plus de délices et hors des rudesses de la toile,» recevait son amant, le seigneur de Champvalon, «dans un lit esclairé de divers flambeaux, entre deux linceuls de taffetas noir, accompagné de tant d’autres petites voluptés que je laisse à dire.» Les lits du seizième siècle étaient quelquefois larges de sept à huit pieds, car, dans certaines circonstances, l’étiquette, la politesse ou l’amitié exigeaient qu’un gentilhomme offrît une place dans son lit à quelqu’un, pour lui faire honneur ou lui témoigner une confiance fraternelle. C’était un vieil usage de la chevalerie: le partage du lit équivalait à tous les serments de l’ancienne fraternité d’armes. La nuit qui précéda la bataille de Montcontour, une relation, citée par Mayer, nous apprend que «M. de Guise bailla son lit à M. le Prince (de Condé) et couchèrent ensemble.» L’auteur de la Galerie philosophique du seizième siècle (Paris, 1783, in-8o, 3 v.) ajoute: «La coutume d’offrir son lit n’est passée de mode qu’à la minorité de Louis XIV. Louis XIII venoit partager le lit du connétable de Luynes: le connétable couchoit au milieu, le roi à sa droite, la duchesse à sa gauche.» Cette coutume singulière, qui paraît s’être conservée dans la petite bourgeoisie jusqu’à la révolution, et qui prouve [44] seulement la simplicité des mœurs de nos ancêtres, n’était peut-être pas toujours aussi respectable. Il est difficile, par exemple, de ne pas s’arrêter devant un doute et un soupçon, quand la tradition licencieuse de Louis XIV nous rappelle que la charmante veuve de Scarron, qui fut depuis la sévère et irréprochable madame de Maintenon, partageait souvent le lit de son amie, la belle Ninon de Lenclos. Quoi qu’il en soit, devenue favorite du roi, et presque reine de France, elle se souvenait elle-même, en soupirant, des intimes et folles conversations de la chambre jaune du quartier Saint-Paul.
A une époque de démoralisation générale, telle que celle qui régnait en France sous Henri III, tout était ou pouvait être un prétexte ou une occasion de scandale. La Prostitution la plus audacieuse avait fait irruption dans la vie publique comme dans la vie privée. Le roi, qui donnait lui-même l’exemple du vice, et qui faisait parade de sa honteuse dépravation, publiait inutilement des édits contre le luxe des habits; les ordonnances somptuaires de ses prédécesseurs étaient «si mal pratiquées et observées, qu’il ne s’est jamais veu de mémoire d’homme, disait-il dans son édit du 24 mars 1583, un tel excez et licencieux desbordement esdits habits et autres ornements, qu’il est à présent.» Mais ce qui motivait ces ordonnances successives, c’était moins l’indécence de l’habillement, que l’usage immodéré des étoffes de soie, des broderies d’or et [45] d’argent, des joyaux et de tous les produits de l’art étranger; ce qui préoccupait surtout la noblesse, que ces ordonnances intéressaient particulièrement, c’était moins de voir disparaître les modes impudiques, que de forcer les gens riches, qui n’étaient pas nobles, à subir une réglementation tyrannique dans le prix, la matière et la forme de leurs vêtements. Henri III disait, dans l’exposé de son grand édit de 1583, que ses sujets se detruisoient et appauvrissaient «par la dissolution et superfluité qui est es habillemens, et, qui pis est, et dont nous portons le plus de desplaisir, Dieu y est grandement offensé, et la modestie s’en va presque du tout esteinte;» mais il ne pensait pas à glisser parmi les articles de l’ordonnance une seule disposition répressive contre l’immodestie du costume. Il interdit, avec un soin minutieux, les «bandes de broderie, piqueures ou emboutissemens, passemens, franges, houppes, tortils ou canetilles, bords ou bandes, de quelque soye que ce soit, chesnettes et arrière-poincts» sur toute espèce d’habillement; il énumère, avec la même sévérité, les différences notables que la condition des personnes doit autoriser dans la richesse de leur accoutrement; il défend aux femmes à chapperon de drap, de porter plus d’une chaîne d’or au cou et plus d’une rangée de boutons, fers, aiguillettes ou nœuds, aux corps et fentes de leurs robes; mais il ne cherche pas à remédier aux abominations et déguisements de la mode, ainsi que les qualifiait [46] alors le bonhomme Jean des Caurres, qui suppliait les magistrats et gouverneurs de la chose publique d’aviser à ce scandaleux relâchement des mœurs.
Déjà, en 1576, Henri III avait tenté de remettre en vigueur les édits somptuaires de Charles IX; il les avait fait lire et publier, «à son de trompe et cri public,» par les carrefours de Paris et des autres villes du royaume. Une amende de mille écus d’or devait être appliquée à quiconque, homme ou femme, serait trouvé en contravention, c’est-à-dire vêtu d’habillements que sa condition sociale ne lui permettait pas de porter. Mais, au moment même où le roi regardait comme une nécessité de renouveler les saintes ordonnances de ses ancêtres contre l’excès du luxe, «avec défense aux personnes non nobles d’usurper les habits des gentilshommes et faire leurs femmes damoiselles,» il ne prenait pas garde à l’incroyable indécence du costume des femmes. Le parlement, qui ordonnait alors la fermeture du théâtre italien des Gelosi, parce que «toutes ces comédies n’enseignoient que paillardises et adultères, et ne servoient que d’escole de desbauche à la jeunesse de tout sexe de la ville de Paris,» n’osait pas arrêter et réformer la mode qui court. «Le desbord (désordre), écrivait Pierre de l’Estoile dans ses registres-journaux, à la date du 26 juin 1577, en annonçant l’expulsion des Gelosi, le desbord y estoit assez grand, sans tels précepteurs, principalement entre les dames et damoiselles, lesquelles [47] sembloient avoir appris la manière des soldats de ce temps, qui font parade de monstrer leurs poictrinals (cuirasses) dorés et reluisans, quand ils vont faire leurs monstres, car tout de mesme elles faisoient monstres de leurs seins et poictrines ouvertes, et autres parties pectorales, qui ont un perpétuel mouvement, que ces bonnes dames faisoient aller par compas ou mesure, comme un orloge, ou, pour mieux dire, comme les soufflets des mareschaux, lesquels allument le feu pour servir à la forge.» (Voy. le Journal de Henri III, dans l’excellente édition de MM. Champollion.)
Les ordonnances somptuaires, qui furent si multipliées dans le cours du dix-septième siècle, ne s’attaquèrent jamais qu’au luxe, et ne réglèrent que la valeur des habits et la qualité des étoffes, selon la condition des personnes; elles ne s’adressaient pas aux caprices déshonnêtes de la mode, et elles restaient même indifférentes aux scandaleux abus des nudités. Mais la religion, d’une part, et la morale, de l’autre, suppléaient au silence des lois relatives au costume; elles aidèrent, l’une et l’autre, aux progrès de la décence publique, et les femmes de bien, qui auraient eu honte de s’assimiler par leur habillement à des courtisanes, se chargèrent, mieux que ne l’eussent pu faire les rois et les parlements avec des édits, de soumettre la mode aux lois de la pudeur et de l’honnêteté. Cependant, comme le dit Joly dans ses Avis chrestiens pour [48] l’institution des enfans, «une des plus difficiles choses à gagner sur les filles est de leur oster la curiosité des habits et des ornemens du corps. La raison de cela est que les femmes aiment naturellement à estre parées.» Le débordement était allé si loin en fait d’habits et de parure, que l’excès du mal produisit une heureuse et salutaire réaction: chacun voulut que sa manière de se vêtir ne fût pas un fâcheux indice pour ses mœurs, et personne, excepté les gens de mauvaise vie, ne chercha plus à se distinguer par des caractères extérieurs de débauche et d’impudicité. La bienséance reprit peu à peu son empire dans le domaine de la mode, et les dames et demoiselles, tout en réservant les nudités de la gorge et des épaules pour les bals et les galas, ne se montrèrent plus effrontément dans les rues, comme au seizième siècle, avec l’impure livrée de la Prostitution.
Sommaire.—Le Cabinet du roy de France.—Nicolas Barnaud n’est pas l’auteur de cet ouvrage.—La Monnoye réfuté.—Le Secret des finances de France.—Quel en est l’auteur.—Analyse du Cabinet et explication des trois perles précieuses qu’il contient.—Le Traité de la Polygamie sacrée.—Statistique singulière de la Prostitution en 1581.—Le personnel de l’archevêché de Lyon.—Curieuses citations extraites du livre de la Polygamie.—État détaillé des désordres d’un seul diocèse.—L’auteur prouve l’exactitude de ses calculs, par le catalogue de la Monarchie diabolique.—État détaillé des diocèses de France, au point de vue de la Prostitution, avec la recette et la dépense.—Singulières preuves fournies par l’auteur, à l’appui de sa statistique.—Le cardinal de Lorraine excusé par Brantôme.—Les valets des cardinaux.—Personnel d’une maison épiscopale.—Le bal de l’évêque.—Les valets des abbés, des prieurs, des moines, etc.—Cinq articles du Colloque de Poissy.—Polygamie des nobles.—Prostitution de la noblesse du Berry.—La collation de l’abbé.—Le maquignon.—Revenus du clergé.—Conclusion de ce pamphlet huguenot.—Les [50] mœurs ecclésiastiques au seizième siècle.—Témoignages de Jean de Montluc et de Brantôme.—Enquête contre l’abbé d’Aurillac.—Le clergé subit l’influence morale de la Réformation.
Nous possédons un document bien curieux et bien étrange sur l’état de la Prostitution vers la fin du seizième siècle. C’est un ouvrage intitulé le Cabinet du roy de France, dans lequel il y a trois perles précieuses d’inestimable valeur, par le moyen desquelles Sa Majesté s’en va le premier monarque du monde et ses sujets du tout soulagez. Cet ouvrage rare, dont il n’existe qu’une seule édition, forme un volume in-8o de 647 pages, avec 8 feuillets préliminaires et 5 de table non chiffrés; il ne porte pas de nom de lieu ni de nom de libraire; il est daté de 1581, sur le titre, et l’épître dédicatoire à Henri III, dans laquelle l’auteur se cache, sous les initiales de N. D. C., se termine par la date du premier novembre 1581. Les bibliographes n’ont fait que citer ce livre, sans daigner s’occuper de ce qu’il contient, et nous ne connaissons que le recueil des Mélanges tirés d’une grande bibliothèque (t. XVII, p. 362 et suiv.) où l’on trouve une espèce d’analyse très-succincte et très-imparfaite de cette singulière publication, sortie de l’officine secrète des réformés. Il suffit d’examiner ce volume et d’en comparer les caractères et le mode d’impression, avec les livres imprimés vers la même époque à la Rochelle, pour être certain qu’il a été fabriqué dans un des ateliers typographiques de [51] cette ville qui était alors la capitale de la huguenoterie. Quant à l’auteur du Cabinet du roy de France, le savant la Monnoye, dans ses remarques sur les Auteurs déguisés de Baillet, veut que ce soit Nicolas Barnaud, auquel il attribue également le Miroir des François, contenant l’estat et le maniement des affaires de France, publié sous le pseudonyme de Nicolas de Montand; mais rien n’autorise ni ne justifie cette attribution, que la Monnoye ne s’est pas donné la peine d’appuyer de quelques preuves ou de quelques raisons plausibles. L’opinion mise en avant par le commentateur de Baillet n’en est pas moins restée comme un fait acquis à la bibliographie. On a même cru expliquer les initiales de l’auteur inconnu, en les traduisant par Nicolas de Crest et en fondant cette bizarre conjecture sur ce que Nicolas Barnaud était né à Crest en Dauphiné!
Mais le nom de l’auteur ne nous importe guère, et nous n’entrerons pas dans de plus longs détails pour démontrer que Nicolas Barnaud, médecin, théologien sociniste et surtout chercheur infatigable de la pierre philosophale, n’aurait jamais pu rassembler les immenses matériaux statistiques, qui ont servi à composer le Cabinet du roy de France. Il suffit de constater, d’après une lettre de ce Barnaud, écrite à Leyde en 1599, qu’il avait voyagé en Espagne pendant plus de quarante ans, avant d’aller se fixer en Hollande (voy. cette lettre, en tête de son recueil d’alchimie, intitulé: Quadriga aurifera, nunc [52] primum a Nicolao Bernaudo (sic), Delphinate, in lucem edita. Lugd. Batav., ap. Christ. Raphelengium, 1599, in-8o). Nous ne serions pas éloignés d’attribuer plutôt le Cabinet à Nicolas Froumenteau, dont le nom figurait en toutes lettres sur le titre d’un ouvrage du même genre, publié la même année: le Secret des finances de France, descouvert et departi en trois livres et maintenant publié pour ouvrir les moyens légitimes et nécessaires de purger les dettes du roy, descharger les subjets des subsides imposés depuis trente-un ans et recouvrer tous les deniers pris à Sa Majesté. Une première édition, beaucoup moins complète que celle-ci, qui forme trois tomes in-8o, avait déjà paru, avec le millésime de 1581, sous ce titre différent: Le Secret des thresors de la France, descouvert et departy en deux livres. L’imprimeur, dans un avis qui est au revers du frontispice, dit que cet ouvrage était attendu avec une si vive impatience, qu’on s’arrachait les feuilles encore humides au sortir de la presse. Cette circonstance indique suffisamment que l’impression avait lieu dans une ville protestante, où elle ne se faisait pas en cachette. Le Secret des finances, en effet, paraît avoir été imprimé, comme le Cabinet du roy de France, à la Rochelle, et il est très-probable que ce dernier ouvrage anonyme, publié après le premier qui est dédié également à Henri III et daté de Paris, le 1er janvier 1581, a pour auteur ce même Nicolas Froumenteau dont le nom ne se retrouve sur aucun autre livre. [53] Il resterait à rechercher si Froumenteau n’est pas un pseudonyme, sous lequel s’est caché un des plus terribles champions de ce temps-là, soit Agrippa d’Aubigné, soit du Plessis-Mornay, soit Lancelot-Voesin de la Popelinière, soit enfin le fougueux ministre réformé, Guillaume Reboul, qui a fait plusieurs livres aussi violents et non moins excentriques. Mais nous n’avons pas à nous occuper ici du Secret des finances, quoiqu’il pût fournir beaucoup de faits curieux pour l’histoire de la Prostitution, comme, par exemple, le «nombre des filles et femmes violées» pendant les guerres civiles. Le Cabinet du roy de France est assez rempli de choses et de renseignements, pour que nous n’en cherchions pas ailleurs sur le même sujet et sur la même époque.
Voici d’abord l’analyse sommaire du livre. Les trois perles précieuses, que l’auteur se propose d’examiner, sont la Parole de Dieu, la Noblesse et le Tiers-état, qu’il nous montre renfermées dans un étui ou un écrin qui n’est autre que le royaume de France. Il fait d’abord le dénombrement des biens et des revenus du clergé; il veut que le roi s’en empare et les réunisse à son domaine, afin de pouvoir, à l’aide de ces ressources nouvelles, entretenir des armées, secourir les pauvres, faire prospérer l’agriculture et mettre fin aux désordres qui déshonorent l’Église catholique. Il signale ensuite les vices et les déportements de la noblesse; il indique les réformes qui peuvent la rétablir dans son ancienne splendeur. [54] Enfin il parle du tiers état, avec une prédilection toute particulière; suivant le plan de finances qu’il a rêvé, le tiers état se rendra fermier des terres ecclésiastiques et nobiliaires, puis se chargera de payer les dettes de la république, de remplir les coffres du roi et de fournir des dots convenables pour marier tous les prêtres et tous les moines. D’après ce simple exposé des idées principales de l’auteur, qui était évidemment un huguenot intraitable, on se demandera peut-être quel rapport peut avoir un pareil ouvrage avec l’histoire de la Prostitution? Mais il suffit d’ouvrir ce Cabinet du roy de France, pour juger ce qu’il contient de documents intéressants à ce sujet, quoiqu’il ne faille pas prendre à la lettre toutes les accusations que l’auteur y a entassées contre les mœurs du clergé et de la noblesse de son temps. Il paraîtrait, toutefois, que cet auteur avait réuni, sous le titre de Traité de la Polygamie sacrée, une immense quantité de notes et de matériaux statistiques pour établir par des chiffres le véritable état de la démoralisation de l’Église catholique; ce traité ne remplissait pas moins de trois mille rôles, et il aurait formé plus de trois volumes in-folio, s’il eût été livré à l’impression; mais on peut présumer qu’il n’a jamais été imprimé, bien que plusieurs bibliographes, notamment le Duchat dans ses remarques sur la Confession de Sancy, l’aient cité comme un ouvrage qui avait vu le jour. C’est de cet ouvrage, que l’auteur du Cabinet du roy de France a tiré ce qu’il dit de la [55] polygamie et de la Prostitution sous le règne de Henri III.
Malgré l’exagération des calculs, malgré la brutalité des réflexions qui les accompagnent, si monstrueuse que soit la donnée de son livre, on est forcé de reconnaître que le statistiqueur huguenot n’a pas seulement fait œuvre d’imagination et qu’il a pris le soin de recueillir des indications précises. Il affecte un air de bonne foi et de conviction, dans la manière dont il dresse ses inventaires et dont il déduit ses systèmes; il est pénétré d’une sainte horreur pour la polygamie ou la Prostitution, à ce compte qu’il voudrait voir non-seulement tous les moines mariés, mais encore tous les maris et toutes les femmes fidèles! C’est ce beau zèle pour le mariage, qui l’inspire sans cesse et qui le rend implacable contre les célibataires, les adultères et les polygames. «Je soutien, dit-il dans sa dédicace au roi, que plus de quatre fois sept cens mil femmes polygamient et concubinent avec ces magiciens et enchanteurs qui ont tenu si longtemps cachées ces Perles dans vostre Cabinet.» Les magiciens et les enchanteurs sont les mauvais prêtres, les faux nobles et les débauchés de toute espèce. L’auteur ne déclare pas autrement, qu’il est huguenot et que, sous prétexte de remettre en ordre les finances de France, il veut remplacer l’Église papale par la Réformation de Calvin, qu’il nomme la vraie parole de Dieu. Mais les détails qu’il prétend avoir puisés aux meilleures [56] sources sur l’état moral du clergé, n’en sont pas moins précieux, même en faisant la part de ce qu’ils ont de calomnieux et d’exagéré. On sait, par le témoignage même des écrivains catholiques, que le clergé, à cette époque de désordre général, ne menait pas une vie plus édifiante que les laïques.
L’auteur du Cabinet du roy de France, après avoir posé en fait que le revenu total du clergé s’élève à deux cents millions d’écus, qui, au taux actuel de l’argent, représenteraient près de deux milliards, essaye de démontrer que cet énorme revenu est dévoré par la Prostitution; car, selon lui, il y a près de cinq millions de personnes «qui, sous le voile de l’Église gallicane, vivent aux despens du crucifix.» Il croit pouvoir constater l’exactitude de ses calculs, en choisissant comme critérium un des archevêchés de France, celui de Lyon, et en faisant l’énumération de tout ce qui compose, dans cet archevêché, le personnel de la Polygamie sacrée. Sans entrer dans tous les détails de cette effrayante statistique, avant d’en présenter le tableau à l’instar de ceux que Parent-Duchatelet a laborieusement dressés dans son ouvrage De la Prostitution, nous pensons que quelques traits suffiront pour caractériser le procédé de statistique, imaginé par l’auteur.
«Il se treuve, dit-il (page 19), par les diocèses d’icelle Archevesché (de Lyon), plus de 45 femmes mariées à d’honorables hommes de toutes qualitez, abusées et qui paillardent épiscopalement avec iceux [57] prelats. Nonobstant tels adultères, iceux prelats ont tenu et tiennent de belles garces et filles, qui leur ont produit de beaux enfans, aucuns desquels engendrent et font tous les jours d’autres enfans; mais icy nous ne cherchons que les bastards yssus de ceste Primauté et évesques, durant l’année de cest Estat, qui sont en nombre vingt sept. Bien se treuve-t-il, en la liste, quarante-deux filles desbauchées.» L’auteur annonce, que les épaves épiscopales ne sont pas mentionnées dans cette liste; il entend par là «les filles, desquelles on a accoustumé de rafraischir messieurs les prelats, lorsqu’ils font leurs chevauchées, c’est-à-dire la visitation de leurs diocèces.» Quant aux serviteurs et domestiques des prélats, ils n’ont garde de ne pas suivre l’exemple de leurs maîtres: «Dans la liste qui nous a esté sur ce présentée, dit l’auteur avec le calme d’un mathématicien, sont particularisées 65 femmes mariées à de notables bourgeois, paillardans avec les dessusdits. Nonobstant lesquelles paillardises, sodomies et adultères, ont empli les ventres de 160 filles, quatre-vingts desquelles ont eu chascune un bastard durant l’année du present Estat.» Or, ces domestiques étaient au nombre de cinquante! Viennent ensuite les secrétaires et chapelains, comprenant 242 personnes, parmi lesquels l’auteur comprenait les argentiers, les joueurs d’instruments, les sommeliers, les veneurs, etc., mais non les pages et laquais: «De ce nombre dessusdit, la liste represente [58] 53 sodomites, sans y comprendre les pages et laquais, qui sont comme contraints d’acquiescer à ces monstres. 300 femmes mariées, et toutes denommées en la liste, se treuvent avoir paillardé avec ces domestiques, qui, outre icelles, entretiennent 500 garces, trois cens desquelles ont fait chascune un bastard durant l’an du présent Estat. Selon qu’il est escrit au Traité de la Polygamie, on n’a peu descouvrir que 48 maquerelles; les autres sont si secrettes, qu’on ne les peut cognoistre ni moins avoir leurs noms et surnoms.» Ce passage nous apprend que le recensement des agents de la polygamie avait été fait par noms et surnoms de personnes.
Les suffragants, vicaires officiaux et autres, formaient un personnel de 245 personnes: la liste de la Polygamie sacrée leur donne 58 bourgeoises mariées et issues d’honorables familles, 19 sodomites, 14 bardaches, 39 vieilles chambrières valétudinaires, 17 maquerelles et 20 filles chambrières et autres, «cent vingt et une desquelles ont eu bastards en l’an de ce present Estat.» Les chanoines, au nombre de 478, ne sont pas, à en croire le faiseur de statistique, plus réservés dans leur conduite. Il s’excuse de n’avoir pu découvrir que 600 femmes mariées «paillardantes canonialement;» mais il signale, d’après la terrible liste, un chanoine «qui, en un an, a débauché et eu à faire à neuf femmes bourgeoises, à sçavoir deux femmes d’avocats, un procureur, trois drapières, une femme d’un [59] changeur, une courtière et une mercière.» Il met en ligne de compte, dans le chapitre des chanoines, 68 sodomites, 38 bardaches, 846 garces et chambrières, tenues à pot et à feu, dont «la pluspart ont fait perdre le fruict qu’elles portoient,» et 62 maquerelles désignées par leurs noms et surnoms. «Outre les chanoines dessusdits, ajoute l’inflexible calculateur, vous en avez 96, la tierce partie desquels sont tous verolez et gouteux, les autres sont sexagenaires, qui ont des chambrières, toutes les dents desquelles crouslent en la bouche, tant à cause de la verole que de vieillesse, et ne font plus d’enfans.» Les chanoines ayant à leur service 900 valets, ces valets, qui sont frais, gras et replets, entretiennent 1,400 filles et paillardent avec 150 femmes mariées. Les chapelains, au nombre de 300, «multiplient grandement en bastards,» et la liste de la Polygamie leur attribue à chacun deux ou trois paillardes mariées ou non; les sociétaires sont plus débauchés encore: on en cite un «qui a paillardé, en un an, avec vingt-huict femmes.» Leurs valets l’emportent sur eux en continence, car, bien qu’ils soient au nombre de 215, leur polygamie ne comprend que 168 filles, qui avaient produit 118 bâtards dans l’année du recensement. Les clercs ou coriaux (il y en avait alors 317 dans l’archevêché de Lyon), tous jeunes et gaillards, recherchent moins les filles que les femmes mariées: 200 de ces dernières ont été enregistrées comme participant aux [60] débauches de ces garçonnets; mais on présume qu’on ne les connaît pas toutes.
Arrêtons-nous dans cette prodigieuse nomenclature; laissons de côté tout ce que l’implacable ennemi de la Prostitution avance sur les déportements des moines et des nonains. Il suffit d’avoir, par des citations textuelles, spécifié le genre de statistique qui avait été si audacieusement relevé dans la Polygamie sacrée. Nous allons maintenant présenter, dans un Tableau synoptique que l’auteur a pris soin de tracer lui-même, l’état numérique et complet des désordres inouïs, qui existaient en 1581 dans l’archevêché de Lyon, choisi entre tous les autres comme un spécimen scandaleux de la dépravation du clergé.
État détaillé de la Polygamie sacrée, dans l’archevêché ou primauté de Lyon, en 1581, d’après les recherches et les calculs de l’auteur du Cabinet du roy de France.
1 | Nombre des archevesques, évesques, abbez et prieurs | 480 |
2 | Leurs gentils hommes et serviteurs | 1,782 |
3 | Officiers abbaciaux | 957 |
4 | Leurs valets et serviteurs | 1,250 |
5 | Chanoines | 478 |
6 | Leurs valets et serviteurs | 900 |
7 | Curez ou pasteurs | 13,200 |
8[61] | Leurs valets | 6,700 |
9 | Vicaires d’iceux curez | 13,200 |
10 | Leurs valets | 4,200 |
11 | Societaires | 849 |
12 | Leurs valets | 225 |
13 | Compagnons d’ordre et officiers claustraux | 800 |
14 | Leurs valets | 420 |
15 | Moynes | 4,200 |
16 | Leurs valets et convers | 800 |
17 | Chartreux | 150 |
18 | Leurs valets | 169 |
19 | Cordeliers | 700 |
20 | Jacopins | 600 |
21 | Leurs valets | 166 |
22 | Carmes | 452 |
23 | Leurs valets | 180 |
24 | Leurs convers et valets | 160 |
25 | Jambonistes ou Anthoniens | 315 |
26 | Minimes, Celestins, etc. | 500 |
27 | Jesuistes et leurs serviteurs | 62 |
28 | Chevaliers, commandeurs (de Malte) | 692 |
29 | Leurs serviteurs | 1,800 |
30 | Nonnains et religieuses | 2,345 |
31 | Leurs valets et peres gardiens | 600 |
32 | Novices et enfans de cueur, tant épiscopaux que abbaciaux | 2,800 |
33 | Clercs ou coriaux estalons | 317 |
FEMMES ADULTÈRES. | |
épiscopales | 468 |
canoniales | 750 |
des chappelains | 160 |
des sociétaires | 600 |
des curez, etc. | 17,000 |
des vicaires, etc. | 24,700 |
monacales | 12,100 |
maltoises (de l’ordre de Malte) | 12,120 |
francisquines | 400 |
jacopines | 200 |
carminées (des Carmes) | 200 |
augustiniennes | 130 |
chartreuses | 40 |
jesuistes | 5 |
GARCES (OU FILLES NON MARIÉES). | |
épiscopales | 900 |
canoniales | 2,200 |
des chappelains | 800 |
des societaires | 600 |
pastorales ou des curez | 20,000 |
de leurs vicaires | 30,000 |
monacales ou abbaciales | 22,000 |
des bastards des bastards | 5,000 |
Ierosolomytes, c’est-à-dire Maltoises | 2,009 |
francisquines ou cordeliennes. | 400 |
jacopines | 1,278 |
carminées | 410 |
augustiniennes | 378 |
chartreuses | 166 |
anthoniennes | 800 |
celestines, minimes, etc. | 600 |
jesuistes | 7 |
des peres gardiens | 600 |
des clercs ou coriaux | 187 |
MAQUERELLES OU MAQUEREAUX. | |
épiscopales | 484 |
canoniales | 62 |
des chappelains | 45 |
des societaires | 411 |
des curez | 2,000 |
de leurs vicaires | 3,000 |
monachales et abbaciales | 2,400 |
maltoises | 200 |
francisquines | 75 |
jacopines | 180 |
des Carmes | 130 |
des Augustins | 96 |
chartreuses | 40 |
jesuistes | 3 |
celestines, etc. | 24 |
des peres gardiens | 38 |
des clercs ou coriaux | 59 |
des nonains | 300 |
SODOMITES. | |
épiscopaux | 124 |
chanoines | 68 |
chappelains | 40 |
societaires prestres | 112 |
curez | 200 |
vicaires | néant. |
abbez et prieurs, etc. | 411 |
moynes | 1,100 |
francisquins | 160 |
jacopins | 108 |
augustins | 60 |
chartreux | 50 |
minimes et celestins | 9 |
jesuistes | 49 |
Nota. Nous croyons inutile de faire figurer dans ce tableau le dénombrement des Bastards, des Bastards des bastards, des Chevaux, de la Venerie et de la Fauconnerie.
[62] L’auteur de ces étranges calculs, empruntés au Traité de la Polygamie sacrée (liv. V, ch. 9 et 10), ne nous révèle pas de quelle manière s’est fait le recensement mystérieux, qu’il assure avoir existé, non-seulement pour toute l’Église gallicane, mais encore pour toute la chrétienté; il va pourtant à la rencontre de l’objection qui s’offrira d’abord à l’esprit de ses lecteurs: «Qui est-ce, lui diront-ils, qui peut avoir compté et descouvert qu’en une telle primauté ou archevesché y ait tant et tant d’ecclesiastiques, tant de putains, tant de maquerelles et tant et tant d’autres personnes qualifiées au sommaire de l’Estat et denombrement ci-dessus designé?» La réponse n’est pas très-concluante, si elle est spécieuse. L’auteur dit qu’il n’a pas été plus difficile de dresser l’état de la Polygamie sacrée, que de faire le catalogue des étoiles et l’inventaire de la monarchie diabolique, laquelle comprend 72 princes et 7,405,926 diables, sans compter les petits. Nous avouerons que cette statistique-là était moins aisée à faire que l’autre, «veu, comme le dit l’auteur de celle-ci, que nous fréquentons, beuvons, mangeons ordinairement avec les complices de la Polygamie sacrée.» Après avoir défendu de la sorte l’authenticité de son enquête et de son inventaire, le contrôleur général de la Polygamie sacrée fait un recueil, par diocèses, des «prélats et bénéficiers, leurs domestiques et autres personnes masles ou femelles qui vivent aux despens du crucifix.» Ce recueil, auquel [63] nous sommes loin d’accorder une entière créance, mérite cependant d’être conservé, à défaut de renseignements plus sérieux et moins entachés de partialité calviniste. Nous avons dressé ainsi un Tableau, à la manière de Parent-Duchâtelet, pour établir le bilan de la Prostitution dans chaque diocèse, avec la recette et la dépense des polygames de l’Église gallicane. (Voir ce Tableau à la page suivante.)
Etat général de la Polygamie sacrée, par diocèses, en 1581, avec la recette et la dépense, d’après les recherches et les calculs de l’auteur du Cabinet du roy de France.
PRIMAUTÉS. | Ecclésiastiques, y compris tous leurs officiers et serviteurs. | Femmes adultères sacerdotales. | Filles de mauvaise vie. | Bâtards et bâtards des bâtards. | Maquereaux et maquerelles. | Sodomites. | Recettes (escus). |
Dépenses (escus). |
Lyon | 65,230 | 67,888 | 88,078 | 59,138 | 8,839 | 2,083 | 4,657,784 | 3,820,873 |
Rheims | 66,740 | 88,500 | 63,700 | 9,700 | 9,700 | 2,600 | 4,988,788 | 3,807,684 |
Sens | 66,712 | 68,852 | 96,200 | 60,500 | 11,000 | 1,800 | 4,987,998 | 4,100,020 |
Rouen | 62,600 | 73,714 | 70,026 | 70,000 | 15,700 | 2,200 | 5,348,648 | 4,237,537 |
Beauvais | 58,300 | 58,500 | 76,400 | 64,000 | 12,200 | 1,500 | 4,686,474 | 3,973,232 |
Tours | 67,300 | 68,500 | 77,900 | 69,700 | 12,300 | 1,900 | 4,980,642 | 4,260,111 |
Bourges | 62,400 | 75,200 | 111,500 | 67,300 | 14,700 | 2,000 | 5,776,144 | 4,993,321 |
Bordeaux | 53,700 | 80,200 | 100,400 | 71,000 | 15,600 | 1,200 | 4,988,676 | 4,127,123 |
Thoulouse | 58,600 | 79,800 | 103,009 | 70,000 | 18,400 | 1,600 | 5,468,877 | 4,647,530 |
Narbonne | 58,900 | 71,200 | 94,600 | 63,500 | 15,600 | 1,600 | 4,887,622 | 4,112,610 |
Aix ou Arles | 56,300 | 67,200 | 95,400 | 58,900 | 14,800 | 1,500 | 4,752,600 | 4,111,200 |
Vienne | 55,000 | 62,200 | 58,900 | 57,400 | 12,000 | 1,600 | 3,875,666 | 3,214,443 |
Autres diocèses, non distingués, au nombre de 69, y compris ceux qui sont ès pays bas de Flandres. | 287,000 | 300,000 | 370,000 | 400,000 | 100,000 | 18,000 | 41,500,000 | 35,600,000 |
TOTAL. | ||||||||
Nombre universel des personnes vivans aux despens du crucifix en l’Église gallicane. | 5,155,102 | personnes. | ||||||
Somme toute de la recepte | 100,530,119 | escus. | ||||||
Somme toute de la despense | 84,596,089 | » |
L’auteur du Cabinet du roy de France renvoie toujours ses lecteurs au Traité de la Polygamie sacrée, dont il tire les éléments de ses monstrueux calculs; mais il ne dit pas que ce traité ait été imprimé: on ne saurait donc apprécier les circonstances qui l’ont empêché de paraître ou qui en ont détruit tous les exemplaires. Ce qui nous démontre l’existence dudit traité, c’est que l’auteur, qui le cite sans cesse en indiquant les livres et les chapitres auxquels il fait des emprunts, n’a pas de renseignements précis sur la polygamie des gentilshommes, et ne peut, à cet égard, présenter une statistique analogue à celle qu’il trouvait toute préparée dans le dénombrement général de la polygamie sacrée. Il s’attache, de préférence, avec une sorte de malin plaisir, à la première partie de son sujet, et il ne se lasse pas d’y revenir dans tout le cours de l’ouvrage, qui semble n’avoir d’autre but que de faire passer les biens du clergé dans le domaine du roi, en mariant, bon gré, mal gré, tous les ecclésiastiques et [65] tous les religieux, tant masles que femelles. La manière dont il établit la preuve du nombre des agents de Prostitution, qu’il a mis en ligne de compte dans ses registres, n’a rien de sérieux ni d’authentique, il est vrai, et l’on reconnaît, dans ce procédé d’insinuation et d’induction, la mauvaise foi des huguenots enragés, comme on les qualifiait alors; mais cependant ces calomnies mêmes, toutes pleines qu’elles soient de haine venimeuse, ne semblent pas tout à fait à dédaigner, car elles nous peignent certainement la vie débauchée que menaient certains membres indignes du clergé catholique, à cette époque.
Voici, par exemple, comment l’auteur se justifie d’avoir attribué à chaque cardinal français un sérail composé de six maîtresses, sans compter les femmes adultères: «Mais par qui prouver, dit-il, ce nombre de six? Par les cardinaux eux-mesmes; ils ne sont pas si honteux, qu’ils n’en puissent confesser davantage. Le plus ancien de leur collége en a abusé, pour une année, plus de trente. Il y a cardinal qui ne fait que venir, par manière de dire, et qui est des plus jeunes, lequel ne fait autre chose que servir d’estalon à rechange. Les trois premiers mois qu’il prit le chapeau rouge, qui sont les jours de sa plus grande continence, encores cardinaliza-t-il deux femmes mariées et trois jeunes damoiselles. Comment prouver cela? Par luy mesme.» Brantôme, en effet, qui se piquait d’être très-bon catholique, ne parle pas en autres termes, du grand cardinal de Lorraine, [66] qui dressait de sa main les nouvelles venues à la cour. Puis, l’historiographe des Dames galantes n’imagine rien de mieux pour l’excuser de son incontinence, que de dire «qu’il estoit un homme de chair, comme un autre,» et que «le roy le vouloit ainsy et y prenoit plaisir.» L’auteur du Cabinet du roy est donc d’accord avec Brantôme, quand il en arrive à cette conclusion rabelaisienne qui rappelle le style de la Confession de Sancy: «Autant doncques qu’il y a de cardinaux en cour, ce sont autant d’estalons pour les dames; autant de cornes qu’il y a en leurs bonnets, autant de cornards font-ils la semaine. Que voudriez-vous qu’ils fissent? De prescher, ils ne scauroient; la pluspart d’entre eux ne scavent ce que c’est de presches; de disputer en théologie? les dames n’y sont pas trop bien nourries, ni les cardinaux aussi. Si faut-il bien, quand ils sont ensemble, qu’ils parlent de quelque chose: ce n’est pas des affaires d’Estat ni encores moins des finances.... De quoy parlent-ils donc? de rire et de danser. Pourquoy faire? pour paillarder. Comment le prouverez-vous? en ce que le plus souvent le ventre de madamoiselle enfle et le ventre de la bourse cardinale desenfle; les marchans mesmes, qui leur vendent les draps d’or et d’argent et de soye, scavent aussi bien pour qui sont telles estraines, comme ceux qui les font acheter.»
Il n’y a pas lieu de s’étonner, après ce honteux portrait des mœurs cardinales, que l’annaliste de la [67] Polygamie sacrée ne se fasse aucun scrupule de peindre avec les mêmes couleurs les serviteurs domestiques des cardinaux: «Les prélats et cardinaux, dit-il en s’autorisant du proverbe: Tels maistres, tels valets, sont lascifs, aussi bien sont les valets; les prélats sont paillards, les valets sont de mesmes: ils ne sont pas cardinaux, mais cardinalement ils servent. Au plus grand et plus profond bourdeau de France, les vilains et sales propos ne s’y tiennent, comme on fait en la maison d’un cardinal. J’appelle, sur ce, à tesmoins tous ceux qui les fréquentent. Là-dedans, de jour et de nuict, vous ne voyez autre chose qu’amener de la chair fraische: ainsi appellent-ils les povres filles et femmes qu’ils desbauchent, et après qu’ils en ont fait, ils s’en moquent à bouche ouverte, sinon qu’ils soient prévenus de vérole ou bouche chancreuse.» Dans le Traité de la Polygamie sacrée, il était fait mention «de la manifeste paillardise que les domestiques des cardinaux exercent à l’endroit des courtisanes (quelques damoiselles qui suivaient la cour), jusques aux muletiers qui, après en avoir pris leurs déduits, ont fait que les cardinaux ont eu leurs restes.» C’était surtout dans les voyages des cardinaux ou prélats, visitant leurs archevêchés ou leurs abbayes, que ces domestiques donnaient carrière à leur libertinage effréné; car ils logeaient, comme leurs maîtres, chez les habitants notables, dans chaque ville où ils s’arrêtaient pour y passer la nuit ou pour y séjourner, «et bien [68] peu partent-ils de leur logis, raconte l’implacable réformateur, qu’ils n’ayent fait un coup au deshonneur de leur hoste ou hostesse, et s’ils n’en peuvent venir à bout, susciteront un plus grand qu’eux, afin de leur servir de planche et exécuter ce qu’ils prétendent. Si la fille de la maison est riche, on la mariera à quelque maquereau ou à monsieur le secrétaire. Est-elle mariée, la voilà perdue, car elle voit une telle et si grande corruption en telles canailles, qu’il est impossible qu’elle ne glisse en telle polygamie.»
On peut croire, en effet, que les nombreux domestiques qu’un prélat traînait à sa suite n’étaient pas des modèles de continence et de moralité, quand on apprécie les tristes résultats du mauvais exemple et des mauvais conseils dans une réunion d’hommes libertins et fainéants. La maison d’un cardinal se composait de plus de cent personnes; celle d’un évêque n’en comprenait pas moins de 50 à 60, vivant de la marmite épiscopale. Ainsi, tout évêque, qui menait le train de son rang, avait à son service un ou deux chapelains, un maître d’hôtel, un écuyer, un médecin, trois protonotaires, trois ou quatre gentilshommes, quatre ou cinq pages, un ou deux secrétaires, un ou deux valets de chambre, un argentier, un cuisinier, un sommelier, deux ou trois chantres, deux ou trois joueurs d’instruments, un tailleur, un apothicaire, un vivandier, huit serviteurs «tant des prothonotaires que des maistres [69] d’hostel, escuiers et gentilshommes,» un fauconnier, un veneur, trois ou quatre laquais, un «hacquebutier (arquebusier) pour tirer au gibier et qui a la conduite d’un chien couchant,» un palefrenier avec deux garçons d’écurie, un muletier avec un serviteur, et un charretier. Dans cette curieuse énumération, que l’auteur avait vérifiée, «sur plus de cinquante-six évesques,» il ne compte pas encore le cocher ni les garçons ou laquais du secrétaire, de l’argentier, du sommelier et autres. Tous ces hommes, jeunes la plupart, voués ordinairement au célibat, avaient les mœurs les plus dépravées, quelle que fût d’ailleurs la sainteté du prélat, à la maison duquel ils étaient attachés. On conçoit qu’ils aient pu, dans bien des circonstances, faire rejaillir sur leur respectable patron la honte de leurs déréglements, et, dans ce chapitre-là du moins, l’auteur du Cabinet du roy de France n’a peut-être pas trop enflé les chiffres de la Prostitution qui rayonnait autour de la maison des prélats: «Monsieur l’évesque est homme, dit-il huguenotiquement, monsieur son valet n’est pas cheval. On ne veut pas qu’ils se marient. Il faut bien qu’ils en prennent sur le commun.»
Une aventure scandaleuse, racontée avec beaucoup de verve par l’auteur, qui la présente comme un tableau de l’intérieur des maisons épiscopales et qui déclare en avoir connu personnellement la principale héroïne, nous donnera une idée de ce qu’étaient quelquefois les mœurs d’un prince de l’Église à cette [70] époque de dissolution et de licence générales. «Pour une après souppée, dit le narrateur (p. 79), s’est trouvé femme d’honneur, qui, pour plaisir, accompagnée de vingt-trois femmes, neuf filles et huict servantes, allèrent présenter un mommon (c’est-à-dire, se masquèrent pour jouer une partie de dés) à monsieur l’évesque, en son logis, qui les attendoit sans doute, sans toutesfois que ceste femme honorable en sceust autre chose (car, autrement, tiens-je bien tant d’elle, qu’elle n’y fust point allée): l’évesque perdit trois escus. Pour récompense de sa perte, fit sonner les violons; dansèrent de telle sorte, qu’il n’y eust femme, filles ny servantes, qui ne jouast des orgues. Ceste exécution se fit par l’évesque, deux prothonotaires, le secrétaire, sept ou huict chanoines atitrez pour jouer la partie; quant aux valets, chascun estoit assorty de mesmes. Bref, depuis les dix heures jusques à minuit, le bal continua, et des confitures à la collation, tant que c’estoit merveilles. Ceste femme honorable se trouva surprise, sans y penser, car une vilaine maquerelle l’ayant fait entrer dans le cabinet de Monsieur, faignant que d’autres femmes y estoyent, trouva là un prothonotaire qui la saisit et fit d’elle, comme est à présumer, ce que bon luy sembla, parce que la bonne femme, sortant de là, chanta mil injures à ceste maquerelle, jurant qu’elle l’en feroit repentir, et à l’instant mesme, les larmes à l’œil, sortoit de ceste vénérable compagnie, qui fut maquignonnée de mesmes. L’évesque, pour [71] saouler ses plaisirs, fit venir jusques à ses palefreniers; et, gaussant avec eux, confessoyent libéralement les bransles qu’ils avoient dansés en ceste danse macabrée, et monsieur l’évesque de rire.» On croirait lire un chapitre du Moyen de parvenir de Beroalde de Verville. L’auteur ajoute que le mari de cette femme, qui se plaignait d’avoir été victime d’un lâche guet-apens, avait juré de se venger de l’évêque et s’était fait huguenot. Il est possible, néanmoins, que l’évêque ne fût nullement complice d’un acte de violence commis par un de ses serviteurs, et qu’il n’ait point eu d’autre reproche à se faire que d’aimer un peu trop la danse et les bons contes; mais il n’en était pas moins responsable de la conduite désordonnée des gens de sa maison.
Le Traité de la Polygamie sacrée accusait des mêmes débordements les serviteurs des chanoines, des officiaux, doyens, chantres et autres dignitaires ecclésiastiques, ceux des abbés et des prieurs, ceux des moines de tous les ordres religieux ou militaires. Ces valets «sont si bien traictez, dit l’auteur du Cabinet du roy de France, qu’au visage, du premier coup, on peut juger à leur troigne s’ils sont serviteurs de chanoines ou de moynes, tant ils sont gras et en bon poinct, et comme tels n’ont pas beaucoup de peine à conquérir des garces, car celles de leurs maistres en amènent le plus souvent d’autres, et quand elles n’en ameneroyent, ils savent bien où les prendre. Le mestier de ces garces est tellement usité dedans [72] et à l’environ de leurs cloistres, que, passant par là, vous sentez la venaison à pleine gorge, c’est-à-dire qu’il y a bien de quoy mestier mené en matière de paillardise.» Il est certain que cette multitude de domestiques mâles, bien nourris et souvent désœuvrés, n’était que trop favorable aux progrès de la Prostitution libre et secrète, surtout depuis que la Prostitution légale avait été supprimée par l’ordonnance de Charles IX. «Il n’y a fille de povres artisans, manouvriers, gaigne-deniers et autres, sur lesquelles ces vilains ne facent bresche, et le plus souvent, pour une bricque de pain blanc, defloreront une povre fille: si elle est belle, c’est pour monsieur le chanoine; si elle est moyennement belle, et le maistre n’en veuille, le valet sçait bien comment il faut se substituer en sa place... Et, de faict, qui jettera la veue sur telle vermine, il n’y a père ny mère qui ne doive trembler du péril et extresme danger où sont leurs povres filles et servantes, car autant de tels et semblables valets que vous voyez, ce sont autant de taureaux bannaux parmi des génisses et vaches au milieu d’une prairie.» Les valets des abbés avaient, dans leur déportement, certains priviléges que leur enviaient les valets des chanoines: «Il y a mesme de ces canailles, dit l’abréviateur du Traité de la Polygamie sacrée, qui, après avoir abusé des femmes, qui aucunement estoient honorables, sous le crédit, faveur et authorité de leur abbé et maistre, ont espousé leurs filles, contre le gré et consentement [73] de leurs pères.» Quant aux valets de moines, qui, selon la statistique, étaient au nombre de cent mille et faisaient alors «un terrible charivariz en faict de paillardise,» ils sont réprésentés comme des infâmes qui «entrent aux plus honnorables maisons, pour y desbaucher les filles et servantes, et pour toute récompense, nous astraindre à nourrir leurs bastards.» L’écrivain protestant achève ce hideux portrait, par un dernier coup de pinceau: «Ceux qui sont si chastes, dit-il, que de n’avoir qu’une ou deux paillardes, asseurez-vous que dans leurs cahuets et hauts-de-chausses vous y sentez la fumée de sodomie à pleine gorge.» Enfin, il constate que, dans les villages voisins de l’abbaye de Cluny, on avait compté 7 à 800 femmes débauchées, servant exclusivement à l’ordinaire des moines et de leurs valets: «Ne faut que lire au Traité de la Polygamie sacrée, s’écrie-t-il après avoir signalé ce compte fait, et on y verra des subtilitez monastiques et debendades de moynes les plus voluptueuses qu’il est possible de penser.»
A tant de turpitudes, à tant d’excès patents ou cachés, le zélé huguenot oppose un seul remède qu’il juge infaillible, le mariage. Il voudrait que tous les ecclésiastiques et leurs serviteurs célibataires répondissent aux questions suivantes: «1º S’ils sont puceaux. 2º Si jamais ils ont eu cognoissance à femmes ny à filles; combien ils en ont entretenu et entretiennent.» Dans le cas où les réponses seraient négatives sur ce dernier point, on en viendrait à [74] d’autres questions plus pressantes, et on leur demanderait: «1º S’ils ont jamais eu copulation avec les dæmons; 2º s’il se sont jamais jouez de la sodomie; 3º s’ils sçavent pas bien que continence est un don singulier de Dieu, lequel il ne donne point à tous, mais à certaines personnes et quelquefois pour un temps seulement, et que ceux auxquels il n’est pas donné, doivent recourir précisément au mariage, qui est le remède ordonné du Seigneur pour la nécessité humaine.» En conséquence, le mariage des gens d’église serait requis et ordonné par la loi religieuse, d’autant plus que les cinq articles, proposés et adoptés au Colloque de Poissy, comme une sauvegarde nécessaire à la moralité publique, n’avaient jamais pu recevoir d’exécution de la part du clergé. Ces cinq articles renfermaient toutes les garanties morales qu’on avait pu inventer contre la luxure et ses effets désastreux. Premièrement, les ecclésiastiques, qui n’auraient pas le don divin de la continence, étaient tenus de jeûner au pain et à l’eau, pendant neuf jours, «à toutes les fois qu’ils se sentiront piquez ou esguillonnez des desirs de la chair;» secondement, ils ne pouvaient «parler ny communiquer à femmes ny filles, sinon en présence de leurs maris ou parens,» sous peine d’être dégradés et révoqués; troisièmement, ils ne devaient boire du vin, que deux fois par semaine, «pour avoir meilleur moyen de se contenir;» quatrièmement, s’ils étaient invités à quelque festin de noces, ils se contenteraient [75] de danser un simple bransle, avec les plus beaux, saincts et gracieux gestes, desquels ils se pourront adviser;» cinquièmement, la confession auriculaire n’aurait lieu que dans une chapelle, pour cinq ou six personnes à la fois, «à ce que le confesseur ne se puisse remuer que bien à poinct.»
L’auteur du Cabinet du roy de France, en démasquant et en poursuivant de la sorte les scandales de la Polygamie sacrée, s’imagine avoir prouvé que la première perle précieuse qu’il faut retirer de cette fange, c’est «la parole de Dieu ou vraye religion, par le moyen de laquelle le roy peut repurger ce royaume, de ceste vilaine et détestable Polygamie.» La seconde perle, la Noblesse, paraît moins embourbée que l’autre; cependant le rigide réformateur, après avoir posé en principe que «la vraye noblesse est ennemie entiérement de ceste detestable Polygamie,» gourmande et incrimine les gentilshommes, «qui font si grand cas de la noblesse du sang, qu’ils font bien peu d’estat de la noblesse de vertu, de sorte qu’il semble à aucuns que nuls vices ne sauroyent deshonnorer ny polluer la noblesse, qu’ils tiennent de leurs pères et ancestres.» Il regarde donc les faux nobles comme les plus dangereux soutiens de la Polygamie, et l’énumération qu’il fait de ces faux nobles nous apprend le caractère et le calibre de chacun: ce sont des «gentilshommes de la mort-Dieu et autres semblables blasphesmes,» des «gentilshommes faits à la haste,» des «gentilshommes enfilleurs de [76] soye,» des «gentilshommes de la foy saincte marmite,» des gentilshommes loups blancs, loups garoux, taquins, maraux, etc. La Prostitution sans doute ne jouait pas un médiocre rôle dans toute cette gentilhommerie; mais l’auteur manque de matériaux et de chiffres exacts; il est obligé de s’en tenir à de vagues généralités, et il se contente ainsi, dans son enquête de la noblesse française, de mentionner les qualités distinctives, bonnes ou mauvaises, qui appartiennent aux nobles de telle ou telle province. Ceux de la Touraine sont surtout jureurs et blasphémateurs, athéistes ou épicuriens; ceux de la Guyenne, pillards et faux monnayeurs; ceux de la Gascogne, cruels et sanguinaires, etc. «Le vice qui preside le plus en Berry entre les gentilshommes, c’est la paillardise. Combien que les nobles des autres provinces n’en sont pas exempts, non pas toutesfois si fort entachez comme ceux de Berry, n’en pouvant sur ce dire la raison, puisqu’ils se conforment entierement au train de ceux qui exercent la polygamie; qu’ils sçachent que s’ils abondent en d’autres sales et vilains vices, que cestuy-cy n’est pas des plus petits, et suis contraint m’y arrester, pour leur dire que, comme ils empruntent sur les femmes de leurs parens ou voisins, que sur les leurs on fera tout de mesmes.» Ce correcteur de la noblesse rentre alors dans son sujet favori, en accusant le clergé berrichon de tous les désordres que les gentilshommes du pays se permettent à l’instar de la Polygamie [77] sacrée. Il dénonce l’immoralité qui préside aux relations des dames nobles avec les ecclésiastiques; il flétrit l’insouciance du mari à l’égard de la conduite de sa femme: «C’est une dissolution trop manifeste, s’écrie-t-il avec la sainte indignation d’un prédicateur, se lever auprès de son mary, aller trouver à minuict un monsieur l’abbé, prieur ou autre, habillez de telles couleurs, et toute la nuit avec des femmes, à l’insceu de leurs maris, baller, danser, se veautrer parmy eux, avec les impudiques leçons de faire, si estranges et monstrueuses, que les inveterées putains des bourdeaux rougiroyent de honte d’en faire le semblable; c’est une dissolution, voire maquerellage, que de presenter à boire à ces garnemens et à leurs paillardes, puis prendre la coupe et boire à eux. Si le mestier continue plus gueres, comme il fait en Berry, voilà une province confite en toute meschanceté et ordure.»
On espère, après cet exorde, que notre anonyme, qui a été si prodigue de chiffres au sujet de la Polygamie sacrée, en viendra enfin à une statistique du même genre à propos de la noblesse du Berry, qu’il paraît mieux connaître que celle des autres provinces. Mais il ne procède pas ici par des calculs, qui nous feraient savoir quel était le nombre des femmes et des filles de gentilshommes adonnées à la débauche. Il préfère nous édifier, sur cette délicate question, par le récit d’une aventure, qui prouverait quelque chose, si elle avait dû se renouveler souvent. [78] Neuf mauvais gentilshommes et trois autres jeunes gens, de fort bonne race, se trouvèrent à une foire auprès du Blanc, et après avoir dansé quelques branles, ils menèrent leurs propres parentes chez un abbé de marque, qui les avait invités à venir prendre la collation dans sa maison. L’abbé, qui les attendait, avait préparé quatorze ou quinze femmes, «desquelles autresfois il s’estoit servy.» La compagnie était joyeuse et de bonne humeur; on se mit à table et l’on mangea toutes sortes d’épices et de confitures. Puis, un page toucha du luth et l’on dansa pendant deux heures consécutives; après la danse, promenade dans le jardin et le verger: «Chascun tenant sa nymphe par dessous les bras, se fourrèrent si avant dedans le bois, qu’il estoit plus de deux heures de nuict, quand ils commencèrent d’en sortir.» L’abbé et trois de ses protonotaires étaient de la partie, et tous «aussi contents qu’il estoit possible.» On avait ainsi gagné l’heure du souper; on soupa copieusement, et les promenades de recommencer, non plus dans les bois, mais «par les licts et couchettes.» Le lendemain, le bruit courut qu’une des plus honorables dames du Berry n’avait pu sauver sa vertu des griffes d’une harpie, et après avoir mérité longtemps le titre de femme de bien, elle «passa pour une femme du pays.» C’était un de ses cousins germains, qui l’avait fait tomber dans le piége où elle laissa son honneur, et comme on reprochait à ce honteux maquignon des plaisirs de l’abbé d’avoir [79] prostitué sa parente et de s’être montré par là l’ennemi du mari qui pourrait lui demander compte de cette trahison: «Mon cousin est trop sage, dit-il en souriant, pour ignorer que si les pourceaux ne le faisoyent, luy ny moy ne mangerions point de lard.» L’historien de la Polygamie ajoute, comme pour confirmer son récit, que les gentilshommes berrichons sont «si vilains, qu’ils se prestent leurs femmes les uns aux autres!»
L’auteur revient encore, à plusieurs reprises, sur les coupables déréglements qu’il impute aux ecclésiastiques; mais il n’essaye pas d’apprécier d’une manière plus précise les ravages de la Prostitution dans la noblesse et le tiers état; il manque évidemment de notes circonstanciées à cet égard. Ses intentions sont, au reste, excellentes, malgré le dévergondage de ses attaques contre la Polygamie sacrée: «Il faut, dit-il, que le bien, en ce royaume, soit plus fort et plus puissant que le mal; il faut que la modestie preside sur l’incivilité, la noblesse à vilainie, et chasteté à toute impureté.» Il adjure les bons citoyens de joindre leurs efforts aux siens, pour corriger les mœurs et relever la monarchie française. Il aborde alors les calculs financiers, et il passe en revue, avec un prodigieux détail, les différents produits dont se compose le revenu de l’Église gallicane; il en conclut que ce revenu, qui s’élève à 110 millions, est suffisant non-seulement pour entretenir le clergé, qui ne dépensera pas plus de 70 [80] millions, une fois qu’il sera soumis au régime matrimonial, mais encore pour subvenir aux besoins de l’épargne du roi. Tout le secret de cette grande réforme consiste dans le mariage des polygames et dans la réunion du temporel ecclésiastique aux domaines de la couronne. On est tenté de prendre en considération un plan d’économie politique, fondé sur des chiffres et des combinaisons qui paraissent trop minutieux pour n’être pas réels; car l’auteur de ce singulier projet présente, comme spécimen de son travail, un état complet de tous les revenus de l’archevêché de Lyon, et il se vante de n’avoir oublié, dans ce tableau statistique, ni un chapon, ni un setier d’avoine, ni une charrette (charre) de paille. Cette merveilleuse aptitude de calculateur, laquelle était chose rare et nouvelle en ce temps-là, nous permet d’avoir quelque confiance dans le recensement spécial qui avait été fait par l’auteur ou les auteurs de la Polygamie sacrée. Nous ne croyons pourtant pas que le remède, proposé par ce terrible adversaire du célibat, eût obtenu les bienfaisants et prompts effets qu’il en attendait pour l’amélioration des mœurs. Les mariages de tous les ecclésiastiques, dotés des deniers du roi, auraient sans doute diminué le nombre de ces mercenaires qui vivaient, autour d’eux, de la Prostitution; mais la Prostitution elle-même, que les ordonnances de la royauté ne parvenaient pas à détruire, en lui enlevant sa forme légale et régulière, eût continué de [81] se reproduire, ainsi qu’une moisissure, à l’ombre des couvents et des colléges. Cependant, l’auteur du Cabinet du roy de France était si pénétré, si convaincu de l’efficacité souveraine de sa panacée conjugale, qu’il suppliait le digne et vertueux cardinal de Bourbon, âgé de cinquante-huit ans à cette époque, de donner un exemple salutaire au clergé et à la noblesse, en se mariant le premier et en faisant une confession solennelle de ses infractions à la «virginité et continence requise du cœlibat.» Ce beau mariage, suivant les prévisions du dénicheur de Perles, devait inévitablement engendrer trois ou quatre cent mille mariages «purs et légitimes» dans un court délai: «Vous previendrez, par ce moyen, dit le malicieux huguenot au pauvre cardinal, qu’il soupçonne fort d’avoir rompu plus de sept fois son vœu de chasteté, vous previendrez chascun an trente ou quarante mil incestes en l’Église gallicane; fy, au reste, de la sodomie! car, de vingt-cinq ou trente mil personnes qui ont accoustumé d’y bardacher se deporteront de leur sodomie, afin de se marier; suppression totale nous obtiendrons, quant et quant, de toutes les putains cardinales, épiscopales, abbaciales, canoniales, monachales, presbyterales, et de toutes les autres qualitez et ordres..., suppression semblable, semblablement, de tous les rufisques, paillards, maquereaux, maquerelles et bastards, la despense et entretenement desquels est plus que suffisante pour acquitter toutes les charges, [82] tant ordinaires qu’extraordinaires, de la couronne de France. Voila le profit qu’apportera vostre mariage; mais voici encores un, plus grand bien qui s’ensuivra: c’est que serez cause que toutes ces dames voilées et recluses dans ces monasteres et couvens se marieront et donneront le coup de pied à l’incube, à toute copulation et dæmonomanie, que l’Ennemy de nature pratique à l’endroit de ce povre sexe.» Le cardinal ne se maria pas, malgré le conseil qu’on lui donnait, et la polygamie alla son train.
Certes, nous n’accordons pas à ce bizarre et curieux ouvrage plus de créance qu’il n’en mérite; nous convenons, avec le marquis de Paulmy (Mélanges tirés d’une grande bibliothèque), que l’auteur y montre «un acharnement grossier et révoltant contre le clergé;» mais nous sommes forcé de reconnaître que le clergé du seizième siècle était loin de se recommander par les vertus qui devraient toujours être son apanage. Dulaure, dans son Histoire de Paris (p. 516 et suiv. du t. IV de l’édit. in-12), a rassemblé d’incontestables témoignages sur la corruption et la perversité du corps ecclésiastique, et ces témoignages s’accordent presque littéralement avec les assertions du factum de la Polygamie sacrée. Jean de Montluc, évêque de Valence, disait, le 23 août 1560, dans un discours prononcé au Conseil du roi: «Les cardinaux et les évesques n’ont fait difficulté de bailler les benefices à leurs maistres d’hostel et, qui plus est, à leurs valets de chambre, [83] cuisiniers, barbiers et laquais. Les mesmes prestres, par leur avarice, ignorance et vie dissolue, se sont rendus odieux et contemptibles à tout le monde.» (Mém. de Condé, t. I, p. 560.) Dans une assemblée des notables, tenue à l’hôtel de ville de Paris, au mois de décembre 1575, on rédigea de très-humbles remontrances au roi, dans lesquelles on remarque ce passage: «Les évesques et curez ne resident sur leurs benefices et éveschez, ains delaissent et abandonnent leur povre troupeau à la gueule du loup, sans aucune pasture ou instruction... et sont les ecclesiastiques si extresmement desbordez en luxure, avarice et autres vices, que le scandale en est public.» La même année, un écrivain catholique, C. Marchand, adressait aussi des Remonstrances au Peuple francois, sur les diversitez des vices qui regnent en ce temps: «Y a-t-il gens plus desbordez en vices, pour cejourdhuy, s’écriait-il avec amertume, que les prelats d’église?» Il reproche ensuite aux curés et aux moines de fréquenter «les cabarets, les tripots, les bordeaux;» il se plaint des honteux excès qui souillaient la maison du Seigneur. De semblables plaintes sont consignées dans une foule de monuments historiques, qui ne sortent pas de l’officine des protestants, et qui n’ont jamais suscité de contradicteurs. Brantôme, par exemple, a fait, dans la Vie de François Ier, un triste tableau de l’intérieur des couvents et des abbayes avant le Concordat; il nous représente [84] les moines élisant pour abbé «celuy qui estoit le meilleur compagnon, qui aimoit plus les garces, les chiens et les oyseaux, qui estoit le meilleur biberon; bref, qui estoit le plus desbauché, afin que, l’ayant fait leur abbé ou prieur, par après il leur permist toutes pareilles desbauches, dissolutions et plaisirs.» Ce proverbe avait cours dans le peuple, qui ne s’en scandalisait pas: «Avare ou paillard comme un prebstre ou un moyne.» Enfin, Brantôme ose parler des évêques et des abbés, en ces termes: «Dieu scait quelle vie ils menoient! Certainement, ils estoient bien plus assidus en leurs diocèses qu’ils n’ont esté depuis, car ils n’en bougeoient. Mais quoy! c’estoit pour mener une vie toute dissolue, après chiens, oyseaux, festes, banquets, confrairies, nopces et putains, dont ils en faisoient des serails, ainsi que j’ay ouy parler d’un, de ces vieux temps, qui faisoit rechercher de belles petites filles de l’aage de dix ans, qui promettoient quelque chose de leur beauté à l’advenir, et les donnoient à nourrir et eslever, qui cà qui là, parmy leurs paroisses et villages, comme les gentilshommes, de petits chiens, pour s’en servir, lorsqu’elles seroient grandes.»
Ces dépravations, ces vices, ces abus n’étaient certainement que des exceptions affligeantes dans l’Église catholique; Brantôme lui-même se plaît à le constater: «Nos évesques d’aujourdhuy, dit-il, sont plus discrets, au moins plus sages, hipocrites qui [85] cachent mieux leurs vies noires, me dict un jour un grand personnage. Et ce que j’en dis, des uns et des autres, tant du vieux temps que du moderne, et de leurs abus, ce n’est pas de tous, à Dieu ne plaise! car, de l’un et de l’autre temps, il y a eu force gens de bien, tant reguliers que seculiers, et de très bonne et saincte vie, comme encore il y en a force et il y aura, moyennant la grâce de Dieu, qui ayme et n’abandonne jamais son peuple.»
Cependant, dans l’intérêt de la vérité, et sans vouloir atténuer l’hommage rendu par Brantôme à la conduite irréprochable de certains prélats, nous rapprocherons, des faits et des calculs mis en avant par l’auteur du Cabinet du roy de France, un document juridique, dont Dulaure, qui l’avait sous les yeux, nous garantit hardiment l’authenticité: c’est une enquête, ordonnée par arrêt du parlement de Paris, à la requête des syndics et consuls de la ville d’Aurillac, et faite, en 1555, par les soins du lieutenant général du présidial de cette ville. Nous laissons la parole à Dulaure, qui analyse cette enquête, dans laquelle furent entendus plus de quatre-vingts témoins: «Charles de Senectaire, abbé du couvent d’Aurillac et seigneur de cette ville; ses neveux, Jean Belveser, dit Jonchières, protonotaire, et Antoine de Senectaire, abbé de Saint-Jean; sa nièce Marie de Senectaire, abbesse du Bois, couvent de la même ville, et les moines et religieuses de l’un et l’autre couvent, se livraient à tous les excès de la [86] débauche. Chaque moine vivait, dans le couvent, avec une ou plusieurs concubines, filles qu’il avait débauchées ou enlevées de la maison paternelle, ou femmes qu’il avait ravies à leurs maris. Ces moines les nourrissaient et les logeaient avec eux, ainsi que les enfants qui en provenaient, enfants bâtards, dont le nombre se montait à soixante-dix, et qui enlevaient ordinairement les offrandes faites à l’église... L’abbé avait, dans le jardin de la maison abbatiale, un bâtiment, destiné à ses débauches, orné de peintures obscènes et portant le nom caractéristique de f...oir de M. d’Aurillac; des prêtres étaient les pourvoyeurs ordinaires de ce lieu infâme; les neveux de l’abbé remplissaient aussi ces honteuses fonctions. Ils mettaient non-seulement la ville, mais tous les villages circonvoisins, à contribution; ils arrachaient les jeunes filles, des bras de leurs mères, en plein jour, au vu et su des habitants; ils bravaient l’opinion publique, les pleurs et les cris de leurs victimes, qu’ils faisaient, à coups de pied, à coups de poing, marcher vers le couvent, où elles devaient servir à la lubricité de l’abbé, de ses neveux, et enfin des autres moines.» (Hist. civ., phys. et morale de Paris, édit. in-12o, de 1825, t. IV, p. 522.) Ne croirait-on pas lire une page du Traité de la Polygamie sacrée? A la suite de cette enquête, le couvent fut sécularisé, et la ville d’Aurillac se trouva enfin délivrée de ses abominables tyrans.
Après avoir vu le résumé de l’enquête judiciaire, [87] que Dulaure a empreint malheureusement de sa partialité haineuse, on est forcé de répéter, avec l’auteur du Cabinet du roy de France (page 132): «Ne faut pas doncques s’esbahir, si mademoiselle de la Polygamie piaffe, bondit, paillarde, bougeronne, corrompt, pollue et gaste, par ses incestes et paillardises, toutes les familles de ce royaume?» Il faut remarquer, néanmoins, que la licence des mœurs, dans le clergé, et surtout parmi l’innombrable armée de laïques fainéants qu’il traînait à sa suite, était la conséquence inévitable de la démoralisation publique, à cette époque, où si peu de personnes se faisaient une idée vraie de l’honnêteté au point de vue social. La religion réformée, par son exemple et par ses amères réprimandes, contribua beaucoup, il faut l’avouer, à épurer les mœurs du clergé catholique, qui devait bientôt offrir tant de chastes et glorieuses vertus.
Sommaire.—La Prostitution des mignons de Henri III.—Arrivée des Italiens à la cour de France.—Influence de leurs mœurs.—Rachat du péché de sodomie.—Le sorbonniste Nicolas Maillard.—Opinion des honnêtes gens exprimée par Brantôme.—Abominables maris.—Henri III revient de Pologne.—Son aventure de Venise.—Date précise de sa corruption.—Les écoliers et les Italiens.—Le capitaine La Vigerie.—Origine des mignons.—Leur portrait par P. de l’Estoile.—Les indignités de la cour.—Les variantes.—Catalogue des mignons.—Sonnet vilain.—La part de la calomnie.—Poésies et libelles satiriques des huguenots et des ligueurs.—Lettre d’un Enfant de Paris.—Les sorcelleries de Henri de Valois.—Les mascarades et les processions.—La confrérie des Pénitents.—Le moine Poncet.—Noms des mignons.—Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné.—Les Hermaphrodites.—L’autel d’Antinoüs.—La déesse Salambona.—Aventure de la Sarbacane.—La Confession de Sancy.—Le Juvénal de la cour de Henri III.
Avant de rechercher quel fut l’état de la Prostitution à la cour de Henri III, nous ne pouvons, sous [90] peine de laisser une lacune notable dans cette histoire des mœurs, omettre à dessein un genre de dépravation qui a imprimé profondément sa souillure au règne du dernier des Valois. C’est un abominable sujet, que nous traiterons à part avec tout le dégoût qu’il nous inspire et avec tous les ménagements que la décence du langage nous permettra d’apporter dans l’extrait presque textuel des ouvrages contemporains. Il est impossible de s’occuper de la honteuse époque de Henri III, sans parler de ses mignons et des turpitudes qu’ils ont attachées à la mémoire de leur maître. Tous les historiens les plus graves et les plus sérieux, d’Aubigné, de Thou, Mézeray, etc., n’ont pas craint de salir les pages de leurs annales historiques, en y consignant, pour l’enseignement de la postérité, les abominations qui déshonorèrent la vie privée d’un Roi Très-Chrétien; il n’y a que le père Daniel qui ait essayé de le justifier ou du moins de le protéger, par des réticences complaisantes: «Quoiqu’il ne faille pas ajouter foi, dit-il dans sa grande Histoire de France, à tout ce que les huguenots et les ligueurs ont écrit de ses débauches secrètes, il est difficile de croire que tout ce qu’on en disait fût généralement faux.» Nous n’entreprendrons pas de défendre Henri III et ses mignons contre les accusations qui étaient alors dans toutes les bouches et qui formèrent bientôt la formidable voix de l’opinion publique; mais nous reconnaissons, avec le père Daniel, que les calomnies des huguenots et plus [91] tard celles des ligueurs brodèrent, pour ainsi dire, mille ordures extravagantes sur un canevas, malheureusement trop réel et trop scandaleux. L’horrible épisode des mignons de Henri III nous paraît avoir été singulièrement exagéré par l’esprit de parti religieux et politique.
On ne saurait nier que l’arrivée des Italiens en France, à la suite de Catherine de Médicis, n’ait eu certaine influence détestable sur les mœurs de la cour; mais, si de jeunes seigneurs débauchés se livraient quelquefois à l’imitation des vilaines coutumes de Chouse (comme on appelait l’italianisme français), ils se gardaient bien d’abord de se vanter de leurs désordres infâmes, trop contraires à la galanterie nationale; ils se défendaient même avec énergie d’un vice qui faisait horreur à tous les honnêtes gens. Mais on se relâcha peu à peu de cette vergogne toute française, et il y eut de la tolérance là où il n’y avait eu jusqu’alors qu’une implacable indignation. «Et quand il n’y auroit autre chose que la sodomie telle qu’on la voit pour le jourdhuy, s’écriait Henri Estienne dans son Apologie pour Hérodote, publiée en 1576, mais écrite auparavant, ne pourrions-nous pas à bon droict nommer nostre siècle le parangon de meschanceté, voire de meschanceté détestable et exécrable?» Le peuple, le cœur de la nation, était resté pourtant, il faut le dire, pur de cette méchanceté, et le déplorable exemple de la cour n’avait pas eu le pouvoir de corrompre la vieille candeur de la bourgeoisie. La sodomie, qui [92] n’était qu’un péché ordinaire en Italie, où le pécheur pouvait se faire absoudre en payant 36 tournois et 9 ducats (voy. la Taxe des parties casuelles de la boutique du pape, trad. par A. du Pinet, édit. de Lyon, 1564, in-8o), devenait en France un crime capital qui conduisait son homme au bûcher. Il est vrai que les tribunaux appliquaient bien rarement la peine, portée dans la loi, lorsque ce crime, qu’on regardait comme un fait d’hérésie, ne se mêlait pas à des actes de magie, de sorcellerie ou d’athéisme. «Que je soye ladre, dit maître Janotus de Bragmardo dans sa harangue à Gargantua (liv. I, ch. 20), s’il ne vous fait pas brusler comme bougres, traistres, hérétiques et séducteurs, ennemis de Dieu et de vertus!» Les libertins, qu’on soupçonnait seulement de cette macule indélébile, étaient donc partout montrés au doigt, «fuis et abhorrés,» comme dit Rabelais. On ne pardonnait pas aux Italiens établis en France depuis le mariage du Dauphin Henri avec la fille de Laurent de Médicis, duc d’Urbin, une nouveauté de débauche, qu’ils avaient, disait-on, apportée avec eux. L’auteur du Cabinet du roy de France, dans son épître à Henri III, n’hésitait pas à dénoncer: l’athéisme, sodomie et toutes autres sinistres ou puantes académies, que l’estranger a introduites en France... Mais, quinze ans avant lui, Henri Estienne avait fait semblant de vouloir réhabiliter l’Italie et les Italiens, pour lancer cette cruelle épigramme contre le sorbonniste Nicolas Maillard: «Or ne veux-je pas dire [93] toutesfois que tous ceux qui se trouvent entachez de ce péché l’ayent appris ou en Italie ou en Turquie, car nostre maistre Maillard en faisoit profession et toutesfois il n’y avoit jamais esté.»
Nous avons démontré, ailleurs, que les expéditions d’Italie avaient été fatales aux mœurs françaises; les relations continuelles qui existaient entre les deux pays, depuis le règne de Charles VIII, ne pouvaient manquer de répandre d’odieux éléments de corruption parmi la noblesse et parmi l’armée. Henri Estienne signale ainsi le hideux enseignement que l’Italie avait offert à la France: «Pour retourner à ce péché infâme, dit-il dans son Apologie pour Hérodote (p. 107 de l’édit. originale de 1566), n’est-ce point grand’pitié qu’aucuns, qui, auparavant que mettre le pied en Italie, abhorrissoyent les propos mesmement qui se tenoyent de cela, après y avoir demeuré, ne prennent plaisir aux paroles seulement et en font profession entre eux comme d’une chose qu’ils ont apprise en une bonne eschole?» Mais, quoique le vice italien eût fait de tristes progrès à la cour de France, tous les hommes d’honneur avaient un profond mépris pour ces indignes déserteurs de l’amour français, qui était seul «approuvé et recommandé,» selon l’expression de Brantôme. Nous trouvons, dans les écrits de Brantôme, la preuve du sentiment de répulsion, qui s’attachait à ces sales et ignobles égarements, lors même que la Prostitution ne connaissait plus de bornes: «Ainsy [94] que j’ay ouy dire à un fort gallant homme de mon temps, dit-il dans ses Dames galantes, et qu’il est aussy vray, nul jamais bougre ny bardache ne fut brave, vaillant et généreux, que le grand Jules César; aussy, que, par la grande permission divine, telles gens abominables sont rédigés et mis à sens reprouvé. En quoy je m’estonne que plusieurs, que l’on a vous tachés de ce meschant vice, ont esté continués du ciel en grand’prospérité, mais Dieu les attend, et, à la fin, on en voit ce qui doibt estre d’eux.» Brantôme, qui avait la conscience si large et si peu timorée en affaire de galanterie, manifeste hautement son dégoût à l’égard des vices contre nature; c’est au moment même où la cour de Henri III affichait effrontément les mœurs italiennes, qu’il les condamne et les flétrit dans ses Dames galantes, qu’on peut considérer cependant comme le répertoire de la débauche du seizième siècle. Brantôme écrivait, il est vrai, ce traité de morale lubrique, sous l’inspiration de la reine de Navarre, Marguerite de Valois, qui s’était mise à la tête de la bande des dames. On appelait ainsi à la cour de Charles IX une sorte de coalition féminine qui s’efforçait de s’opposer aux honteux débordements de la jeunesse italianisée. «Je ne m’esbahy pas trop, dit Henri Estienne dans ses Deux dialogues du langage françois italianizé, si les dames, italianizans en leur langage, à l’exemple des hommes, ont voulu aussi italianizer en autres choses.»
[95] Quand Henri III, qui était roi de Pologne, fut appelé à succéder à son frère Charles IX, les Italiens avaient déjà pris un grand pied à la cour de France; mais leurs vilaines mœurs ne s’y propageaient qu’en cachette, et personne n’osait encore s’avouer de leur bande. Ainsi, le poëte du roi, Étienne Jodelle, qui passait pour le héraut de l’amour antiphysique, s’était déshonoré, même aux yeux de ses amis de la Pléiade, en prostituant sa muse à composer, par ordre de Charles IX, dit-on, le Triomphe de Sodome. «Il fut employé par le feu roy Charles, raconte Pierre de l’Estoile, qui a consigné dans ses Registres-journaux la fin très-misérable et espouvantable de ce poëte parisien, comme le poëte le plus vilain et lascif de tous, à escrire l’arrière hilme (hymne), que le feu roy appeloit la Sodomie de son prevost de Nantouillet.» (Voy. le Journal de Henri III, édition de MM. Champollion, p. 29, sous l’année 1573.) Lorsque Henri III avait quitté la France, pour se rendre en Pologne, où l’attendait une couronne, on peut assurer qu’il n’était pas entaché du vice honteux qui le dégradait à son retour dans le royaume de ses pères. Il avait toujours été, dès sa plus tendre jeunesse, enclin à la luxure, ardent au plaisir, sensuel et libertin; mais, quoique entouré de courtisans pervers et voluptueux, il ne s’abandonnait pas encore aux coupables erreurs de la débauche italienne. Nous serions en peine de dire si ce goût infâme lui vint en Pologne [96] ou à Venise, où il passa quelques jours, en revenant prendre possession du trône de France. «Depuis la mort de la princesse de Condé, dit Mézeray dans son Abrégé chronologique de l’histoire de France (t. V, p. 251), Henri III avoit eu peu d’attachement pour les femmes, et son avanture de Venise lui avoit donné un autre penchant.» Cette aventure de Venise n’était autre qu’une maladie vénérienne, que le roi voyageur avait prise en passant, et dont il eut beaucoup de peine à se délivrer. La princesse de Condé, Marie de Clèves, que Henri III aimait éperdument, en effet, mourut à Paris, le samedi 30 octobre, six semaines après avoir revu son royal amant, qui lui était revenu en assez piteux état, à la suite de l’aventure de Venise. Voici des dates, qui nous permettent de fixer, d’une manière à peu près certaine, l’époque où commença l’affreux désordre du roi.
LES ÉCOLIERS AU BOURG ST. MARCEL
A peine Henri III fut-il au Louvre, que l’on vit se former autour de lui la cour des mignons et des Italiens. Ces derniers soulevèrent d’abord dans le peuple de Paris une sourde irritation, qui ne tarda point à se changer en haine implacable. Les écoliers de l’université se firent les interprètes de cette haine toute nationale, et poursuivirent la bande italienne, par des chansons, des pasquils et des placards injurieux. Il y eut des rixes et des meurtres, à l’occasion d’une querelle qui avait mis en cause les mauvaises mœurs de ces étrangers. Dans le mois de [97] juillet 1575, un brave capitaine, nommé La Vergerie, fut condamné à mort et pendu, pour avoir dit publiquement que, dans cette querelle, «il falloit se ranger du costé des escoliers, et saccager et couper la gorge à tous ces bougres d’Italiens, qui estoient cause de la ruine de la France.» Pierre de l’Estoile, qui nous raconte la triste fin du capitaine, affirme que le roi assistait à l’exécution, quoique n’ayant point approuvé cet inique jugement; mais on peut supposer que le procès bien court de ce malheureux n’avait pas été expédié sans l’ordre exprès de Henri III, puisque le chancelier René de Birague s’en était chargé lui-même. Depuis la condamnation et le supplice de La Vergerie, «on deschira, par toutes sortes d’escrits et de libelles (ne pouvant faire pis) les messires italiens et la royne (Catherine de Médicis), leur bonne patronne et maistresse.» Pierre de l’Estoile avait recueilli plusieurs de ses satires, entre autres des stances et des sonnets contre les Italiens, à qui l’on imputait tous les maux et tous les désordres du royaume.
Mais, l’année suivante, il n’était déjà plus question des Italiens, comme si les Mignons les eussent fait disparaître. Pierre de l’Estoile, ce fidèle écho de tous les commérages de son temps, écrivait, à la date de juillet 1576, dans ses Registres-Journaux: «Le nom de mignons commença, en ce temps, à trotter par la bouche du peuple, auquel ils estoient fort odieux, tant pour leurs façons de faire, qui estoient [98] badines, et hautaines, que pour leurs fards et accoustremens effeminés et impudiques, mais surtout pour les dons immenses et libéralités que leur faisoit le roy, que le peuple avoit opinion estre cause de sa ruine, encores que la vérité fut que telles libéralités, ne pouvans subsister en leur espargne un seul moment, estoient aussy tost transmises au peuple, qu’est l’eau par un conduict. Ces beaux mignons portoient leurs cheveux longuets, frisés et refrisés par artifices, remontans par-dessus leurs petis bonnets de velours, comme font les putains, et leurs fraizes de chemises, de toile d’atour, empezées et longues de demi-pied, de façon qu’à voir leur teste dessus leur fraize, il sembloit que ce fust le chef saint Jean dans un plat. Le reste de leurs habillemens faits de mesme: leurs exercices estoient de jouer, blasphemer, sauter, danser, volter, quereller et paillarder, et suivre le roy partout et en toutes compagnies; ne faire, ne dire rien, que pour luy plaire; peu soucieux, en effet, de Dieu et de la vertu, se contentans d’estre en la bonne grâce de leur maistre, qu’ils craignoient et honoroient plus que Dieu.» (Voy. le Journal de Henri III, édit. de MM. Champollion.)
Ce passage est très-important, en ce qu’il fixe d’une manière positive la date de l’apparition des mignons, ou du moins l’époque où ils commencèrent à être signalés à la haine du peuple. Au reste, Pierre de l’Estoile ne dit rien qui caractérise leurs mœurs [99] dénaturées, et le portrait qu’il fait d’eux pourrait s’appliquer à tous les courtisans. A la suite de ce portrait, il enregistre un poëme, composé de quinze strophes, «qui fut semé, en ce temps, à Paris, et divulgué partout sous ce titre: Les vertus et propriétés des mignons, 25 juillet 1576.» Les éditeurs du Journal de Henri III n’ont publié que six strophes de ce poëme, qui est imprimé en entier, avec le titre des Indignitez de la cour, dans le Cabinet du roy de France (page 297). Il existe quelques différences entre les deux textes, mais nous remarquerons que, dans l’un et l’autre, l’accusation de sodomie n’est formulée contre les mignons, que sous la forme d’un doute injurieux:
L’auteur anonyme, qui était certainement un bon poëte, s’attaque surtout à la dissolution et au luxe de leurs habits, qu’il regarde comme des enseignes honteuses de leur conduite. Voici quelques strophes, dans lesquelles le costume de Henri III et de ses favoris est décrit avec beaucoup d’exactitude:
Nous avons suivi de préférence le texte du Cabinet du roy de France, et il est bon de faire observer que, dans ce texte, le poëte se défend presque de laisser soupçonner que ces mignons pratiquassent l’art de l’impudique Ganimède; au contraire, dans la version, évidemment altérée, que nous fournissent les Journaux de l’Estoile, le sens est bien différent, car [101] l’auteur y dit très-positivement ce qu’il n’ose dire:
C’est là une insinuation très-significative qui équivaut à une déclaration formelle. Dans un autre endroit de cette pièce de vers, on reproche à ces efféminés de troquer, d’échanger, de vendre, de dépenser les bénéfices et
Il nous paraît établi, par cette satire datée de 1576, que les mignons de Henri III, dans l’origine, n’étaient pas considérés comme d’impurs agents de la débauche italienne. On les accusait seulement de dévorer la substance du peuple, d’épuiser les coffres de l’État, de porter des habits déshonnêtes et de vivre dans une molle oisiveté. Un autre poëte se chargea de répondre aux Indignités de la cour, et il le fit dans un poëme ampoulé et fleuri, qu’il intitule les Blasons de la cour: sans avoir égard aux imputations indirectes concernant les mœurs des courtisans, il blâme seulement les langues satiriques et [102] les esprits mordants, d’avoir prétendu que la cour de France était un étable,
On pourrait donc induire, d’après les termes mêmes de ce factum poétique, que le libertinage des mignons ne fut pas d’abord flétri et marqué au fer rouge de l’opinion publique. Il y eut sans doute beaucoup à blâmer et à reprendre dans leur conduite, mais la calomnie, en s’attachant à eux, inventa tout ce qui devait les rendre odieux et les déshonorer. De là, le rôle infâme qu’on attribuait aux mignons, c’est-à-dire à tous les hommes, jeunes et voluptueux la plupart, qui formaient la bande du roi. Ce qui n’était qu’une triste exception dans les désordres des favoris de Henri III, fut regardé comme un vice général, et la cour de France devint ainsi, aux yeux du peuple indigné, le réceptacle de la plus abominable Prostitution. Dulaure a raison de dire que Henri III «se distingua de ses prédécesseurs, par ses goûts efféminés, et surtout par ses débauches ultramontaines» (Hist. de Paris, t. IV, p. 493, édit. in-12); mais il aurait dû constater que les huguenots et les ligueurs n’étaient pas étrangers à ce redoutable déchaînement de la calomnie contre le roi et ses mignons: «L’infamie qu’avaient encourue les dames et les filles de la cour, dit-il avec trop de partialité, s’étendit, pendant ce dernier règne, sur les jeunes courtisans, qui, plus méprisables qu’elles, se livraient [103] avec leur maître aux plus dégoûtants excès de la débauche.»
Les mignons étaient de jeunes seigneurs de bonne maison et de belle mine, que René de Villequier et François d’O, qui présidaient aux plaisirs du roi, avaient introduit dans l’intimité de ce prince. Les plus connus d’entre eux furent Jacques de Lévy de Caylus, François de Maugiron, Jean Darcet de Livarot, François d’Épinay de Saint-Luc, Paul Estuer de Caussade de Saint-Mesgrin, Anne de Joyeuse, Bernard et Jean-Louis de Nogaret, tous les deux fils de Jean de la Valette. Les autres étaient moins connus, parce qu’ils n’avaient pas autant de crédit auprès de Henri III: leurs noms ne sortirent jamais de la sphère de la cour. Cependant quelques-uns sont désignés dans un sonnet qui circula par tout Paris en 1577, et qui nous a été conservé dans les registres-journaux de Pierre de l’Estoile. Ce sonnet peut servir à prouver que les mignons n’étaient pas tous gâtés par les mêmes turpitudes.
Ce sonnet vilain, comme dit de l’Estoile, «monstrant la corruption du siècle et de la cour,» ne contient, ce nous semble, que les noms des mignons qui se prêtaient à la plus hideuse Prostitution; il faut entendre, par les dieux que le poëte n’ose nommer, le roi et ses deux assesseurs d’O et Villequier, avec quelques autres, qui se partageaient en maîtres le domaine de la débauche italienne. Pierre de l’Estoile nous représente encore les mignons «fraisés et frisés, avecq les crestes levées, les ratepennades en leurs testes, un maintien fardé, avec l’ostentation de mesme, peignés, diaprés et pulvérisés de pouldres violettes, de senteurs odoriférantes, qui aromatizoient les rues, places et maisons, où ils fréquentoient.» Cet abus des parfums, ces modes efféminées, ces habits ridicules ou bizarres, ce sont là les seuls griefs que ce chroniqueur curieux et bavard allègue contre les mignons, mais, nulle part, il ne caractérise leurs mœurs, de manière à nous faire croire qu’il ajoutait foi aux bruits qu’on faisait circuler sur elles; il se contente de rassembler scrupuleusement des satires et des épigrammes, qui prouvaient surtout la haine et l’acharnement de l’esprit public à l’égard de Henri III et de ses favoris. Ceux-ci, d’ailleurs, périrent presque tous misérablement, les uns tués en [105] duel, les autres assassinés en guet-apens, plusieurs victimes d’accidents divers; l’horreur qu’ils inspiraient au peuple se traduisit dans leur oraison funèbre, mais les injures et les malédictions, dont leur mémoire fut accablée, ne se rapportaient pas à des circonstances authentiques et notoires de leur vie libidineuse, qui avait été toujours couverte d’un voile impénétrable.
Ce voile, les écrivains protestants et ligueurs essayèrent de le soulever, longtemps après que les mignons eurent disparu, et la tradition de la cour, défigurée ou envenimée par la malveillance, se refléta dans plusieurs ouvrages satiriques, qui ne furent imprimés que sous le règne de Louis XIII, c’est-à-dire vingt-cinq ou trente ans après la mort de Henri III. Il n’avait paru, du vivant de ce prince, que quelques pièces en vers et en prose, qui circulèrent à Paris sous le manteau, et qui ne reçurent une publicité momentanée qu’à la suite des Barricades; mais, antérieurement, d’autres pièces, plus infâmes encore, avaient été répandues et divulguées, sans qu’aucun imprimeur eût osé les mettre au jour. Pierre de l’Estoile avait recueilli plusieurs de ces pièces dans les registres-journaux et les ramas de curiosités, qu’il a consacrés à l’histoire anecdotique et scandaleuse de son temps; tous les éditeurs du Journal de Henri III ont reculé devant la publication des poésies ordurières, qui sont les tristes monuments de l’horrible réputation des mignons. Dans la [106] dernière édition, que nous devons aux soins intelligents de MM. Champollion, nous lisons seulement, à la date du 10 septembre 1580: «Diverses poésies et escrits satyriques furent publiés contre le roy et ses mignons, en ces trois années 1577, 1578 et 1579; lesquels, pour estre la pluspart d’eux impies et vilains, tout outre, tant que le papier en rougist, n’estoyent dignes, avec leurs autheurs, que du feu, en autre siècle que cestuy-ci qui semble estre le dernier et l’esgout de tous les précédents. Et sont les titres: la Catzrie des trésoriers et des mignons, par M..... fol et ligueur; le sonnet vilain à Saint-Luc; un Pasquil courtizan, c’est à dire ordurier, vilain et lascif, qui couroit à la cour, en cest an 1579, et y estoit tout commun; des vers vilains, qui furent escrits sur la porte de l’abbaye de Poissy, un jour que le roy y entroit.» Chaque fois qu’un des mignons du roi était enlevé par une mort tragique à l’affection inconsolable de son bon maître, quand Caylus, Maugiron, Schomberg et Riberac s’entretuèrent dans un duel, quand Saint-Mesgrin fut assassiné un soir à la porte du Louvre, il y avait dans tout Paris, et même à la cour, une explosion de libelles atroces contre les mignons fraisés, mais il serait injuste de regarder ces libelles comme l’expression loyale de la vérité historique: c’était l’œuvre perfide des vengeances de cour, plutôt encore que des passions politiques. On ne manquait pas de poëtes parmi les clercs du Palais et de l’Université, pour blasonner aussi les mignons, [107] dans des vers courtisans, «c’est-à-dire peu honnestes, sales et vilains, à la mode de la cour, mesmes en ce qu’ils touchent l’honneur du roy,» suivant la définition de Pierre de l’Estoile.
Voici, par exemple, un sonnet satirique, qui courut à Paris en 1578 et qui sortait de la boutique de la Ligue:
Ce déchaînement inouï contre les mignons ne fit que s’accroître pendant tout le règne de Henri III, et le peuple, toujours porté à croire ce qui est étrange et monstrueux, n’eut garde d’accepter avec défiance les calomnies, souvent ridicules, qu’on débitait au sujet de la bande sacrée.
Ainsi, on avait prétendu très-sérieusement que [108] Jean-Louis Nogaret, duc d’Épernon, que Pierre de l’Estoile nomme l’archi-mignon du roi et qui devint, en effet, le principal favori de Henri III, après la mort des grands mignons Caylus et Maugiron, n’était autre qu’un démon, envoyé de l’enfer pour achever de corrompre et de damner le malheureux Henri de Valois. Cette légende diabolique fut racontée tout au long dans un pamphlet, intitulé: Les choses horribles contenues en une Lettre envoiée à Henri de Valois par un enfant de Paris, le 28 janvier 1589, et imprimée sur la copie qui a esté trouvée en ceste ville de Paris, près de l’Orloge du Palais, par Jacques Grégoire, imprimeur. M. DLXXXIX.
L’Enfant de Paris, que P. de l’Estoile appelle un faquin et vaunéant de la Ligue, raconte, dans cette Lettre remplie d’obscénités, que les sorciers et enchanteurs avaient donné au roi «en jouissance» un esprit familier, nommé Terragon, et que cet esprit, sous les traits d’un jeune garçon, lui avait été présenté au Louvre comme un gentilhomme de Gascogne. Le roi n’eut pas plutôt vu ce gentilhomme, qu’il l’appela son frère et qu’il le fit coucher dans sa chambre. Or le duc d’Épernon n’était autre chose que ce vilain Terragon.
L’Enfant de Paris entre, à l’égard de l’archi-mignon du roi, dans des détails merveilleux qui caractérisent sa diablerie impudique. Ces détails sont si horribles, que MM. Champollion n’ont pas osé les reproduire tous, en réimprimant par extraits [109] la Lettre de l’Enfant de Paris, dans l’appendice de leur édition du Journal de Henri III, qui fait partie de la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, publiée par MM. Michaud et Poujoulat.
Il n’existe peut-être plus un seul exemplaire de l’édition originale de cette badauderie insigne, comme la qualifie P. de l’Estoile; mais cet amateur de fadaises en a inséré une copie de sa main dans son grand recueil in-folio, composé de placards imprimés et d’estampes gravées en bois, et intitulé: Les belles figures et drolleries de la Ligue. Ce précieux et singulier recueil est conservé aujourd’hui au département des livres imprimés de la Bibliothèque impériale.
On attribuait d’ordinaire aux sorciers les infamies dont Henri III était accusé par la voix publique; ces infamies semblaient donc au vulgaire crédule les conséquences naturelles des sorcelleries qu’on imputait à ce malheureux roi. Ainsi, personne à Paris ne doutait que les mignons, et surtout le duc d’Épernon, ne fussent liés à leur maître par un pacte diabolique, et tout le monde fut convaincu, quand on annonça en chaire que les preuves matérielles de leurs sortiléges abominables avaient été découvertes au Louvre et au bois de Vincennes, dans l’appartement du roi.
«C’étoient deux satyres d’argent doré, de la hauteur de 4 poulces, tenans chascun en la main gauche et s’appuyans dessus une forte massue, et de [110] la droite soustenans un vase de crystal pur et bien luisant, eslevés sur une baze ronde, goderonnée et soustenue de quatre pieds d’estal. Dans ces vases, y avoit des drogues inconnues, qu’ils avoient pour oblation, et ce qui plus, en ce, est à detester, ils estoient au devant d’une croix d’or, au milieu de laquelle y avoit enchassé du bois de la vraye croix de Nostre Seigneur Jésus-Christ.»
Cette description, que nous extrayons d’un libelle qui parut alors sous ce titre: Les Sorcelleries de Henri de Valois et les oblations qu’il faisoit au diable dans le Bois de Vincennes, avec la figure des démons d’argent doré, aux quels il faisoit offrandes (Paris, Didier Millot, 1589), annonce tout simplement deux cassolettes à brûler de l’encens, placées, dans un oratoire, de chaque côté d’un crucifix!
L’auteur du pamphlet indique l’usage impur et sacrilége qu’il assigne à ces prétendues idoles, en disant: «On scait que les payens reveroient les satyres pour dieux des bois et lieux escartés, à cause qu’ils pensoient que d’eux leur venoit l’habileté à la paillardise.»
Il est impossible de laver la mémoire de Henri III des souillures qui la déshonorent, mais on peut affirmer que les turpitudes dont ce prince et ses mignons sont restés flétris devant le tribunal de l’histoire, ne furent pas aussi fréquentes, ni aussi éhontées, ni aussi inouïes, qu’on le suppose, en s’en rapportant [111] aux accusations des ligueurs et des huguenots. Ainsi, nous pensons que, dans bien des circonstances, l’attachement du roi pour ses mignons était dégagé de toute impureté avilissante, et nous n’avons pas le courage de voir une passion honteuse dans les témoignages d’amitié et de regret que Henri III donna publiquement à Caylus et à Maugiron, en les pleurant, en les baisant tous deux morts, raconte l’Estoile, en faisant tondre leurs têtes pour emporter leurs blonds cheveux, et en ôtant à Caylus les pendants d’oreilles qu’il lui avait donnés et attachés de sa propre main. Rien n’est plus touchant aussi que cette mort de Caylus, répétant à son dernier soupir: «Ah! mon roi! mon roi!» Rien n’est plus respectable que la douleur d’un roi à la perte d’un ami. Mais le peuple en jugeait autrement et voyait de mauvais œil les tombeaux fastueux érigés en l’honneur de ces jeunes efféminés qu’il abhorrait. Le peuple, aveuglé et irrité par les manœuvres des partis anarchiques, avait pris en aversion tout ce qu’il considérait comme la cause de ses maux et de ses misères; il n’était que trop disposé à croire aux horreurs qu’il entendait dire sur les mœurs du roi et de son entourage; il se laissait abuser par les apparences et il se sentait prévenu d’avance en mauvaise part contre les courtisans, qu’ils fissent des mascarades ou des processions. Les prédicateurs, par leurs déclamations furieuses, eurent alors la plus funeste influence sur l’opinion, et Henri III dut se repentir de ne leur avoir [112] pas fermé la bouche: après l’avoir avili et diffamé, ils le firent assassiner par Jacques Clément. «Le jour de quaresme prenant, lit-on dans le Journal de Henri III, sous la date du 20 février 1583, le roy avec ses mignons furent en masque par les rues de Paris, où ils firent mille insolences, et la nuit allèrent roder de maison en maison, voir les compagnies, jusques à six heures du matin du premier jour de quaresme, auquel jour la pluspart des prescheurs de Paris en leurs sermons le blasphémèrent ouvertement desdites veilles et insolences.»
Ce fut sans doute pour faire pénitence de ces folies de carnaval, que le roi, peu de jours après, institua la confrérie des Pénitents et fit des processions, à l’instar de celles des Battus de Rome, dans lesquelles les confrères, vêtus de sacs de toile blanche, marchaient sur deux files, en chantant des psaumes et en se fustigeant. Mais les mignons figuraient encore dans ces processions, et leur présence en gâta l’effet. «J’ay esté adverty de bon lieu, s’écria le moine Poncet, qui prêchait le carême à Notre-Dame, qu’hier au soir la broche tournait pour le soupper de ces bons pénitens, et qu’après avoir mangé le gras chappon, ils eurent pour leur collation de nuit le petit tendron qu’on leur tenoit tout prest!» Le prédicateur fut emprisonné par ordre du roi, et les processions n’en continuèrent que mieux aux flambeaux; le roi y assistait, toujours revêtu du costume de la confrérie et entouré de ses mignons: «Y en eust quelques uns, [113] mesmes des mignons, à ce qu’on disoit, rapporte P. de l’Estoile, qui se fouettèrent en ceste procession, ausquels on voioit le pauvre dos tout rouge des coups qu’ils se donnoient. Sur quoy on fit courir plusieurs quatrains et pasquils, sornettes et vilainies semblables, qui furent faites et semées sur ceste fouetterie et pénitence nouvelle du roy et de ses mignons.» Henri III, selon les historiens, avait imaginé ces processions et ces pénitences publiques, pour expier les vilains péchés qu’il se reprochait tout bas et dans lesquels il retombait sans cesse; il obligeait les mignons, comme ses complices, à paraître dans ces cérémonies et à y jouer le rôle de pénitents; il allait avec eux visiter les églises et les couvents, faire des stations et des prières, écouter des sermons et gagner des indulgences. Ce n’était, disait-on dans le peuple, que des préparatifs et des encouragements pour mieux pécher ensuite. On assurait que le roi avait fait peindre, dans ses Heures, les portraits de ses mignons en habit de cordelier. (Voy. la Confession de Sancy, chap. VIII). On racontait qu’il faisait fouetter devant lui, dans son cabinet, les compagnons de ses dévotions et de ses débauches; on prétendait même que la confrérie des Pénitents n’avait été instituée que pour recruter de vils complaisants d’impudicité et pour propager, sous le manteau d’une association religieuse, les principes infâmes de la sodomie. Le Journal de Henri III nous apprend, en effet, qu’un des maîtres des cérémonies de la confrérie était le [114] nommé Du Peirat, «chassé et fugitif de Lyon, pour crime d’athéisme et de sodomie.» On devine pourquoi le peuple appelait les Pénitents confrères du cabinet et ministres de la bande sacrée.
Sully, en donnant, dans ses Œconomies royales, une liste des mignons, dans laquelle on remarque, outre ceux que nous avons déjà nommés, Bellegarde, Souvré, du Bouchage et Thermes, ne fait aucune allusion à leurs mœurs et dit seulement que chacun d’eux avait été successivement le favori du roi. Le savant Le Duchat, dans ses notes sur la Confession de Sancy, nomme encore quatre autres mignons, d’après les Mémoires de l’estat de la France sous Charles IX et les lettres d’Estienne Pasquier: «Le Voyer, sieur de Lignerolles; Pibrac, Roissy et Vic de Ville, lesquels, ajoute le commentateur, ne passoient pas pour être également vicieux et corrompus.» Quoi qu’il en fût, tous les gentilshommes que le roi honorait d’une sympathie et d’une intimité particulières étaient aussitôt déshonorés du titre de mignons ou d’hermaphrodites. Ce dernier surnom, moins populaire et plus raffiné que l’autre, caractérisait l’espèce de Prostitution à laquelle ils devaient, disait-on, leur crédit et leur fortune. Agrippa d’Aubigné, le Juvénal de cette époque qu’il nous représente comme plus dépravée encore que celle de Néron et de Domitien, a consacré ses vers et sa prose à flétrir les mignons de Henri III. Oui, s’écrie-t-il dans ses Tragiques (liv. II, p. 83):
Les Tragiques donnez au public par le larcin de Prométhée ne furent imprimés qu’en 1616 (Au désert, in-4), sans nom d’auteur, mais ces admirables satires avaient été écrites dans la jeunesse d’Agrippa d’Aubigné, qui, pour être un trop zélé calviniste, n’en était pas moins un homme d’honneur et un grand historien. Un autre ouvrage, aussi satirique, mais moins passionné et moins cruel que celui du poëte des Tragiques, avait été composé aussi, vers le même temps, pour mettre au pilori les mœurs dissolues de la cour de Henri III: il ne vit le jour que longtemps après sa rédaction, mais bien avant le poëme de d’Aubigné. On peut donc le considérer comme un document contemporain, qui mérite plus de confiance que les libelles et les pasquils du temps, quoique ce ne soit qu’une ingénieuse et spirituelle allégorie.
Le livre dont nous voulons parler, et qui ne permet pas de réhabiliter les mignons, est intitulé seulement les Hermaphrodites, dans la première édition qui fut publiée à Paris, en un petit volume in-12, sans nom de lieu et sans date, vers l’année 1604. Le frontispice gravé offre le portrait de Henri III, debout, portant à la fois les habits et les attributs d’un homme et d’une femme, avec cette devise assez significative: [116] à tous accords. On lit, au bas, ces six vers énigmatiques:
La publication de ce volume fit une grande sensation, surtout à la cour, où plusieurs des anciens mignons de Henri III, tels que Bellegarde, d’Épernon, etc., avaient conservé tout leur crédit, sans le devoir désormais à des moyens si honteux; le pamphlet fut dénoncé au roi, et l’on essaya d’obtenir contre l’auteur une éclatante condamnation. Mais Henri IV, après s’être fait lire les Hermaphrodites, ne voulut pas qu’on en recherchât l’auteur, bien qu’il trouvât l’ouvrage trop libre et trop hardi, «faisant conscience, disoit-il, de chagriner un homme pour avoir dit la vérité.» C’est Pierre de l’Estoile qui nous répète cette belle parole de Henri IV, dans laquelle nous sommes forcés de voir la constatation des faits historiques, qui se trouvent signalés par l’auteur des Hermaphrodites. Quel était cet auteur? L’Estoile le nomme Artus Thomas; on a cherché à établir que c’était Thomas Artus, sieur d’Embry, littérateur obscur et ampoulé. Sorel, dans sa Bibliothèque françoise, rapporte qu’on attribuait ce livre, «où l’on trouva de si bonnes choses,» au cardinal du Perron. [117] Il nous importe peu de savoir quelle est la plume élégante et acerbe qu’il faut reconnaître dans cette pièce, qui fut réimprimée avec ce titre plus explicatif: l’Isle des hermaphrodites nouvellement descouverte, avec les mœurs, loix, coustumes et ordonnances des habits d’icelle. Ce nouveau titre annonce que l’auteur s’était proposé de critiquer surtout la bizarrerie et l’indécence des modes de la cour; ces modes efféminées sont décrites, en effet, si prolixement dans l’ouvrage, que nous préférons citer un passage des Tragiques, dans lequel d’Aubigné a résumé en fort bons vers plusieurs pages des Hermaphrodites.
L’auteur des Hermaphrodites n’épargne pas les détails sur le costume honteux de ses personnages, sur leurs raffinements de mollesse et de coquetterie; mais il est très-sobre de renseignements et même d’allusions au sujet de leurs mœurs, ce qui donne à penser qu’il existe des lacunes dans l’impression. Il est aisé de supposer quels devaient être les actes secrets des officiers de l’Hermaphrodite, dans cette chambre qu’on appelait l’autel d’Antinoüs, parce que la tapisserie représentait les amours d’Adrian et d’Antinoüs, ou dans cette galerie où étaient peintes à fresque «les lascives occupations de Sardanapale et les méditations de l’Arétin, rapportées aux métamorphoses des dieux, et autres telles infinies représentations fort vivement et naturellement représentées.» On peut imaginer aussi tout ce que l’auteur a omis de dire ou tout ce qui a été retranché par son imprimeur, quand on remarque, dans la galerie dédiée aux législateurs de la débauche, «plusieurs chaires brisées, qui s’allongeoient, s’élargissoient, se baissoient et se haussoient par ressort, ainsi qu’on le vouloit: c’estoit une invention hermaphrodique, nouvellement trouvée en ce pays-là.» Le jugement de Henri IV, qui trouvait cet ouvrage trop libre et trop hardi, tout en reconnaissant qu’il était vrai, n’a pas besoin d’être justifié par des [119] citations. Celle-ci cependant, tirée des ordonnances relatives à la police chez les Hermaphrodites, ne laisse pas de doute sur l’objet principal que l’auteur voulait atteindre dans cette mordante satire des mignons: «Et d’autant que tous les lits sont autant d’autels où nous voulons qu’il se fasse un sacrifice perpétuel à la déesse Salambona, nous désirons qu’ils soient aussi plus riches que le reste, houssés et caparaçonnés pour la commodité des plus secrets amis: sçachant aussi que les actions vulgaires se font sous un ciel qu’on appelle lunaire, et les mystères de Venus estant eslevez de deux degrez au-dessus, nous entendons que chascun ait double ciel en son lit, et que celuy qui sera au dedans ne soit moins riche que celuy du dehors; voulons que l’histoire en soit prise des Métamorphoses d’Ovide, déguisemens des dieux et autres choses pareilles, pour encourager les plus refroidis; que le derrière soit plus remarquable que le devant par sa largeur, comme plus convenable aux Hermaphrodites, estant le lieu le plus propre pour l’entretien. D’autant aussy que la terre n’est pas digne de porter chose si précieuse, nous ordonnons qu’on estendra sous lesdits lits quelques riches cairins (tapis du Caire) ou autres tentures de soie.» L’auteur ne fait qu’effleurer son sujet, avec une délicatesse qui témoigne de l’horreur que lui inspirait la vie débordée des courtisans, et il avoue qu’il se détournait avec dégoût de ceux qui jouoient et folastroient, «de crainte de voir, dit-il, quelque [120] chose qui ne m’eust, par aventure, esté guère agréable.»
Il faut en revenir aux écrits d’Agrippa d’Aubigné, pour leur emprunter les traits les plus caractéristiques de la Prostitution des mignons. Le grave et judicieux de Thou n’a pas dédaigné de faire entrer dans son Histoire quelques-unes des anecdotes qu’on trouve même dans la Confession de Sancy: celle de la sarbacane, par exemple, prouve au moins que le roi n’était point assez endurci dans le vice, pour s’y livrer sans remords. Ce fut vers 1580, que Saint-Luc et Joyeuse, honteux et fatigués de leur condition, voulurent s’en affranchir, en faisant rougir leur maître de ses débauches, qu’ils ne supportaient plus eux-mêmes qu’avec une invincible répugnance. D’après le conseil de la comtesse de Retz, qu’ils aimaient l’un et l’autre, ils percèrent le mur du cabinet de Henri III, et firent «couler, par la ruelle du lit, entre la contenance et le rideau, une sarbacane d’airain, par le moyen de laquelle ils vouloient contrefaire un ange,» selon le récit que d’Aubigné a fait de l’aventure. (Hist. universelle, liv. II, chap. V, t. III.) Il s’agissait de glisser dans l’oreille du roi les avertissements et les menaces du ciel, pour le corriger de ses hideuses habitudes. Le stratagème réussit au delà des espérances de Saint-Luc et de Joyeuse, car Henri III n’eut pas plutôt entendu la voix mystérieuse qui le sommait de s’amender, sous peine d’être foudroyé comme les habitants pervers [121] de Sodome et de Gomorrhe, qu’il jura de ne plus retomber dans son péché et qu’il fit partager son repentir à ses mignons. Ce pauvre pécheur était devenu si peureux, qu’au moindre coup de tonnerre, il allait se cacher sous son lit, et qu’il s’enfuyait au fond des souterrains du Louvre, quand la foudre continuait à gronder. Mais Joyeuse eut pitié de l’état déplorable dans lequel il avait mis le roi, et pour le guérir de ses terreurs, il lui avoua tout, en accusant Saint-Luc. Celui-ci eut le temps de s’enfuir, avant que la colère de Henri III pût l’atteindre, et il se réfugia dans la ville de Brouage, dont il était gouverneur, en abjurant pour toujours ses hérésies de mignon. De Thou rapporte la même aventure, mais il donne pour complice à Saint-Luc, François d’O, au lieu de Joyeuse, et il attribue à la femme de Saint-Luc, qui était Jeanne de Cossé-Brissac, l’invention de la sarbacane. Au reste, en dépit de sa tache originelle, l’ex-mignon François d’Épinay, seigneur de Saint-Luc, devint grand maître de l’artillerie et maréchal de France, sous le règne de Henri IV. «Ce pauvre garçon avait en horreur cette vilenie, dit Agrippa d’Aubigné, dans la Confession de Sancy, et fut forcé la première fois; le roy luy faisant prendre un livre dans un coffre, duquel le grand prieur et Camille lui passèrent le couvercle sur les reins, et cela s’appeloit prendre le lièvre au colet: tant y a que cet honneste homme fut mis par force au mestier.» Le déshonneur du malheureux favori fut proclamé à [122] la cour par cette anagramme ordurière, que Rochepot avait trouvée dans le nom de Saint-Luc: cats in c...
L’ange de la sarbacane avait laissé dans l’esprit du roi une disposition salutaire à redouter le châtiment de Dieu: de là, ces processions, ces pénitences, ces expiations solennelles. Mais nous hésitons à croire, comme le dit d’Aubigné, que «la frayeur croissoit avec l’artifice exquis des voluptés;» nous repoussons avec horreur les monstrueuses calomnies, que les ligueurs, plutôt encore que les huguenots, avaient distillées, ainsi qu’un affreux poison, pour anéantir la royauté, en stigmatisant le roi; on a peine à concevoir comment d’Aubigné a pu s’obstiner à répéter ces indignités, dans ses Tragiques, dans son Histoire universelle et dans sa Confession de Sancy. Il aurait dû laisser, dans les libelles de la Ligue, ces chapelets venus de Rome, ces grains bénits, que le roi aurait distribués à tous les confrères du cabinet, en leur ordonnant que «leurs voluptés s’exerceroient à travers lesdits chapelets;» cette messe sacrée, qui se disait au-dessus du lit du cabinet et dont «les ornements estoient accommodez à ce péché;» ces «lavemens d’eschine,» et ces clystères d’eau bénite que les mignons employaient en guise de préservatif contre le feu du ciel! Sauval, dans ses mémoires historiques et secrets sur les amours des rois de France, n’a pas hésité, en présence des hideuses profanations alléguées par d’Aubigné, à prendre la défense de Henri III: «Toutes ces abominations [123] de Gomorrhe, dit-il, dont on le noircissoit, et que les satyriques appeloient les amours sacrés, comme défendant l’amour des femmes, estoient plustost les vices des grands et surtout de ses favoris, nommés la sacrée société et la bande sacrée, que les siens. Aussi, étoit-ce d’eux et de leur monstrueuse paillardise dont ils faisoient leurs délices, qu’on disoit en ce temps-là: In Spania, los cavalieros; in Francia, los grandes; in Almania, pocos; in Italia, todos.» Cependant, il faut accepter comme vrai une partie des aveux de la Confession de Sancy, tout infâmes qu’ils soient, et l’on est forcé de ne pas confondre avec les ignobles libellistes de la Ligue le brave et loyal Agrippa d’Aubigné, qui fut l’ami et le compagnon d’armes du roi béarnais, lors même qu’il s’écrie avec un profond sentiment d’indignation: «Si je contois ce que m’a dit en secret le prince de Condé, quand ils furent toute une nuit très-contens de l’apprentissage du comte d’Auvergne à son nombril; ou si je contois le banissement du jeune Rosny, pour estre mal garny; de Noailles, pour avoir escrit sur son lit ces vers:
»Le roy de Navarre y avoit apostillé de sa main:
»On connut par là qu’il aimoit les femmes, contre [124] les règles de l’amour sacré: cela le fit chasser à coups de pied, comme le duc de Longueville, pour avoir demandé au roy ses couleurs en une lettre de papier illuminé; si je contois les espousailles de Quélus, l’autre contrat signé du sang du roy et du sang de d’O pour tesmoin, par lequel il espousoit monsieur le Grand; de plus, si je redisois les paroles de ce prince agenouillé sur Maugiron mort, ayant la bouche collée entre les deux parties honteuses!...» (Voy., dans la Confession de Sancy, le chap. VII des reliques et dévotions du feu roy.)
Quand d’Aubigné écrivait, sous une forme facétieuse, ces horribles révélations de l’histoire secrète du Louvre, il avait été condamné à mort deux ou trois fois par contumace, comme huguenot incorrigible; il était en haute faveur à la cour de Henri IV; il avait barbe grise au menton, et il sentait encore bouillonner dans ses veines la haine implacable que lui inspirait le vice couronné; mais, plus de trente ans auparavant, alors que, durant les guerres de 1577, il résidait à Casteljaloux, commandant quelques chevau-légers de l’armée protestante, et «se tenant pour mort pour les plaies reçues en un grand combat,» il avait formulé, presque dans les mêmes termes, les mêmes accusations contre Henri III et ses courtisans, dans le recueil des Tragiques, qui ne furent publiés que vingt-cinq ans plus tard. C’était donc sur un lit de douleur, et en face d’une mort prochaine, qu’il vouait à l’exécration de la postérité les [125] faits et gestes hideux des mignons et de leur royal maître. Voici comment le poëte préparait alors la tâche de l’historien:
JEANNE DE DIVION
Sommaire.—Le Divorce satyrique.—Les Mémoires de la reine Marguerite.—Les Amours du grand Alcandre.—Les premiers amants de Margot: La Mole, Bussy, Turenne, Mayenne, Clermont d’Amboise, etc.—Intrigue de la reine avec Champvalon.—Son départ de la cour et son arrestation.—Lettre de Henri III à son beau-frère.—Marguerite en pouvoir de mari.—Sa fuite de Nérac.—Son arrivée à Carlat.—Les cadets de Gascogne et les chaudronniers d’Auvergne.—Les occupations de Marguerite à Carlat.—Aubiac et le marquis de Canillac.—Le château d’Usson.—Ses mystères, selon divers témoignages contemporains.—Le chantre Pominy.—La boîte d’argent.—Le culte de Vénus Uranie.—Ses deux serviteurs, Dupleix et Brantôme, en présence.—Le divorce de Henri IV.—Retour de Marguerite à Paris.—L’hôtel de Sens.—Mort du mignon Date.—L’île de Cythère du faubourg Saint-Germain.—Bajaumont.—Derniers soupirs de la galanterie de la reine Margot.—Histoire des mille et une maîtresses du roi de Navarre.—Jugements sur l’inconduite de ce prince.—Catherine du Luc, la demoiselle de Montaigu, Tignonville, Maroquin, etc.—Madame de Sauve, Dayelle, la Fosseuse, etc.—La [128] comtesse de Guiche.—Madame de Guercheville.—Les abbayes de Longchamp et de Montmartre.—Gabrielle d’Estrées.—Ses amours avec le roi et avec d’autres.—La duchesse de Verneuil.—La Haye, Fanuche, la comtesse de Moret, la Glandée, etc.—La princesse de Condé.—Les proxénètes du roi.
On ne saurait mieux peindre l’état des mœurs de la cour à la fin du seizième siècle, qu’en faisant le tableau des désordres de la vie privée de Marguerite de Valois, reine de Navarre, première femme de Henri IV, et en retraçant quelques traits des amours de son mari, amours immortalisées sous le nom du grand Alcandre. Ils ont pris soin, d’ailleurs, l’un et l’autre, de dévoiler réciproquement le secret de leurs adultères, la reine, dans ses Mémoires, où elle énumère, avec beaucoup de réserve et de délicatesse toutefois, ses griefs contre un époux infidèle et volage; le roi, dans le fameux Divorce satyrique, ce factum qu’il avait fait rédiger, par Agrippa d’Aubigné ou tout autre, pour servir d’instruction aux commissaires nommés à l’effet de rechercher et d’examiner les causes de séparation qui pouvaient exister entre les époux. Ces deux pièces authentiques du procès de divorce ne furent imprimées que longtemps après; mais elles avaient circulé manuscrites, au moment où elles étaient produites dans la cause: elles prouvèrent, de la façon la plus scandaleuse, que le roi de Navarre et sa femme n’avaient rien à se reprocher l’un à l’autre [129] en fait de libertinage et d’incontinence. C’était, au reste, le train ordinaire de la cour; et lorsque la princesse de Conti écrivait, en forme de roman, les Amours du grand Alcandre, qui complètent les Mémoires de Marguerite de Valois, elle ne crut pas enfreindre les lois de la belle galanterie, en offrant ces exemples de débauche et de dépravation à la jeune noblesse de France.
Il serait difficile de passer en revue tous les débordements de la reine Marguerite, depuis son entrée précoce dans la carrière de la Prostitution, à l’âge de onze ans, lorsque «d’Entragues et Charins (car tous deux ont cru avoir obtenu les premiers cette gloire) eurent les prémices de sa chaleur,» dit lui-même Henri IV, dans le Divorce satyrique. Nous avons déjà rapporté ailleurs, avec assez peu de confiance, les bruits odieux qui couraient sous le règne de Charles IX, au sujet des amours incestueuses de la reine Margot avec ses trois frères; nous ne parlerons pas ici de ses premiers amants, ni du colonel Martigues, qui l’aimait si éperdument, qu’il portait toujours avec lui, aux siéges et aux escarmouches les plus dangereuses, une écharpe de broderie et un petit chien, qu’elle lui avait donnés en souvenir; ni du duc de Guise, qui «songeoit de parvenir, de ses impudiques baisers, aux nopces;» ni de La Mole, qui fut décapité en place de Grève avec Coconnas, et dont elle conservait le cœur et certaines reliques plus étranges dans des [130] boîtes d’or; ni de Saint-Luc, dont elle recevait, en pleurant son dernier amant, «les fréquentes et nocturnes consolations;» ni de Bussy, qui, si brave qu’il fût, avoit la réputation «de l’estre peu avec les femmes, à cause de quelque colique qui le prenoit ordinairement à minuict.» Le Divorce satyrique cite encore, parmi ceux qui obtinrent les faveurs de la princesse, le duc de Mayenne, «bon compagnon, gros et gras, et voluptueux comme elle;» le vicomte de Turenne, qu’elle congédia bientôt, «trouvant sa taille disproportionnée en quelque endroit;» Lebole, qui, dans un accès de jalousie, mangea les plumes de son chapeau; Clermont d’Amboise, qui la caressait «toute en juppe sur la porte de sa chambre» tandis que le roi de Navarre jouait ou se promenait, le soir, avec ses officiers, dans la salle; le vieux rufien de Pibrac «que l’amour avoit fait devenir son chancelier;» et enfin, le seigneur Harlay de Champvalon, qui se faisait porter au Louvre dans un coffre de bois, pour entrer la nuit dans la garde-robe de sa maîtresse.
Nous avons hâte d’arriver à l’esclandre qui accompagna le départ de la reine de Navarre, lorsqu’elle quitta Paris et la cour, par ordre du roi son frère, pour retourner en Gascogne, auprès de son mari. Henri III était très-irrité contre elle, car la liaison de la princesse avec Champvalon avait porté ses fruits, et un enfant qui en était résulté, disait-on, avait disparu, aussitôt après sa naissance. [131] Champvalon s’était prudemment retiré en Allemagne, lorsque la grossesse de Marguerite commençait à être soupçonnée. On prétendit que l’enfant adultérin avait été étouffé, coupé par morceaux et jeté dans un privé; mais on a su plus tard, qu’il fut élevé sous le nom de Louis de Vaux, par le concierge de l’hôtel de Navarre, et qu’il passait pour être le fils d’un parfumeur de la cour. Quoi qu’il en soit, Henri III ayant enjoint à sa sœur de partir, celle-ci obéit à regret, et se mit en route le lundi 23 août 1583, avec quelques personnes de sa maison. Elle arriva, le soir, à Palaiseau, pour y coucher; mais le roi l’avait fait suivre par soixante archers de sa garde; et leur capitaine, le sieur de l’Archant, exécutant des ordres secrets, «la vinst rechercher jusque dans son lit, dit Pierre de l’Estoile, et prendre prisonnières la dame de Duras et la demoiselle de Béthune, qu’on accusoit d’incontinence et d’avortements procurés.» Le seigneur de Lodon, gentilhomme de la reine de Navarre, fut arrêté, ainsi que l’écuyer, le secrétaire, le médecin et d’autres officiers de cette princesse; on les conduisit à Montargis, où le roi les interrogea lui-même «sur les déportemens de ladite roine, sa sœur, mesme sur l’enfant qu’il estoit bruit qu’elle avoit fait depuis sa venue à la cour.» Mais cet interrogatoire et l’enquête, qui en fut la suite, ne firent rien découvrir, et toutes les personnes arrêtées furent mises en liberté. Marguerite put alors continuer sa route et gagner [132] Nérac, où était son mari. Le roi de Navarre ne voulut pas la reprendre, à cause du scandale de toute cette affaire. Il n’y eut plus de rapports entre les deux époux, qui vivaient sous le même toit, comme s’ils eussent été déjà séparés par un divorce. Henri III essaya d’intervenir pour opérer entre eux un rapprochement, du moins apparent. Dans une de ses lettres à son beau-frère, il lui disait malignement: «Vous savez comme les rois sont sujets à être trompés par de faux rapports, et que les princesses les plus vertueuses ne sont bien exemptes de la calomnie; mesme pour le regard de la feue roine vostre mère, vous savez ce qu’on en a dit et combien on en a tousjours mal parlé.» Le roi de Navarre éclata de rire, et s’adressant à M. de Bellièvre, qui lui avait apporté cette belle lettre: «Le roi, lui dit-il gaiement, me fait beaucoup d’honneur par toutes ses lettres: par les premières, il m’appelle cocu, et par ses dernières, fils de putain. Je l’en remercie!» (Journal de Henri III, édit. de MM. Champollion.)
Les deux époux ne vécurent pas en meilleure intelligence, quoique le roi de Navarre, par politique, fît semblant d’avoir oublié ses griefs: «Il avoit repris sa femme par manière d’acquit, dit l’Estoile, et pour le commandement que Sa Majesté avoit sur luy; si ne fust-il jamais possible de luy persuader de coucher avec elle, seulement une nuict, la caressant assez de belles paroles et bon visage, mais, de l’autre, point: dont la mère (Catherine de Médicis) [133] et la fille enrageoient.» L’Estoile a effacé ce passage dans la mise au net de son Registre-Journal, et il s’est contenté d’y laisser, à la date de février 1585, une phrase où il dit que la reine Marguerite était «fort malcontente de son mary, qui la négligeoit, n’ayant couché avec elle, depuis les nouvelles de l’affront que le roy son frère lui avoit fait recevoir en aoust 1583.» Pendant cet intervalle de temps, passé à la cour de Nérac, la reine, qui avait paru vouloir s’amender, menait une conduite plus honorable; «vivante avec la vergogne de ses péchés,» dit le Divorce satyrique; mais enfin, elle se fatigua de cette continence forcée, et «se laissa derechef emporter à la chair et à sa débordée sensualité.» Elle abandonna le logis du roi, son mari, où elle était étroitement surveillée et gardée à vue par ordre de son frère Henri III, et elle se retira dans la ville d’Agen «pour y establir son commerce et, avec plus de liberté de conscience, continuer ses ordures.» Elle n’y resta pas longtemps: les habitants de la ville, qui appartenoient au parti catholique, n’eurent pas plutôt appris que la reine de Navarre étoit arrivée dans leurs murs, qu’ils se soulevèrent pour l’obliger à en sortir aussitôt. Elle s’enfuit donc à la hâte. «A peine se put-il trouver un cheval de croupe pour l’emporter, ni des chevaux de louage ni de poste pour la moitié de ses filles, dont plusieurs la suivoient à la file, qui sans masque, qui sans devantier, et telle sans tous les deux, avec un [134] désarroy si pitoyable, qu’elles ressembloient mieux à des garces de lansquenetz, à la roupte (rupture ou levée) d’un camp, qu’à des filles de bonne maison; accompagnée de quelque noblesse mal harnachée, qui, moitié sans bottes et moitié à pied, la conduisirent, sous la garde de Lignerac, aux montagnes d’Auvergne, dans Carlat.» Henri III, ayant appris la fuite de sa sœur, en fut très-irrité, et dit tout haut à ses courtisans: «Les cadets de Gascogne n’ont pu saouler la reine de Navarre: elle s’en est allée trouver les muletiers et chauderonniers d’Auvergne!»
La pauvre Marguerite, dans le trajet d’Agen à Carlat, s’était mise en croupe derrière un gentilhomme (voy. le Scaligerana, au mot Navarre). «Elle s’escorcha toute la cuisse, dont elle fut un mois malade et en eust la fièvre.» Le médecin, qui la pansait, «eut les estrivières pour avoir trop parlé,» selon le Dictionnaire général et curieux de César de Rochefort (p. 415, col. 1). Ce qui nous autorise à supposer que cette écorchure avait une origine suspecte. La reine de Navarre, si l’on en croit le Divorce satyrique, manquait de tout dans le château de Carlat, «où elle fut longtemps, non-seulement sans daiz et lit de parade, mais aussi sans chemises pour tous les jours.» Elle se consolait, en se livrant à toute la fougue de son tempérament, dans ce château, «ressentant plus la tannière de larrons, que la demeure d’une princesse, fille, femme et sœur de roy.» Elle ne [135] pouvait renouveller, aussi souvent qu’elle l’eût voulu, le personnel de ses galanteries, et elle se trouvait circonscrite dans le choix de ses amants. En l’absence du seigneur de Duras, «qu’elle avoit envoyé vers le roy d’Espagne querir de l’argent,» elle jeta les yeux successivement sur Choisnin, un des musiciens de son cabinet; puis sur son cuisinier; puis sur Saint-Vincent, son maître d’hôtel; puis sur Aubiac, «le mieux peigné de ses domestiques, qu’elle esleva de l’escurie en la chambre.» Cet Aubiac s’était épris d’elle, en la voyant pour la première fois, sept ou huit ans auparavant. «Je voudrais, dit-il alors à haute voix, en la regardant avec des yeux enflammés d’amour, avoir couché avec elle, à peine d’être pendu quelque temps après!» En parlant ainsi, il tirait lui-même son horoscope; car, après avoir été le favori de cette princesse (quoique ce fût un «chestif escuyer, rousseau et plus tavelé que truitte, dont le nez teint en escarlatte ne s’estoit jamais promis au mirouer, d’estre un jour trouvé dans le lit avec une fille de France, ainsi qu’il le fut à Carlat par madame de Marze, qui, par trop matineuse, fit ce beau rencontre»), il fut fait prisonnier avec sa dame dans le château d’Ivoy, où celle-ci s’était réfugiée, au sortir de Carlat. Le roi de France, irrité contre sa sœur, avait ordonné au marquis de Canillac de s’emparer d’elle, car Marguerite, depuis plusieurs années, avait embrassé le parti de la Ligue, afin de se venger à la fois [136] et de son frère et de son mari. La reine se vit donc conduire au château d’Usson, en Auvergne, où le marquis de Canillac devait la tenir enfermée, tandis que son dernier amant, le malheureux Aubiac, était mené à Aigueperse pour y être jugé. On le condamna, comme ligueur, à être pendu, et il alla au supplice, en baisant un «manchon de velours ras bleu qui lui restoit des bienfaits de sa dame.» Mais déjà Marguerite lui avait donné un successeur, et le marquis de Canillac s’était laissé prendre aux séductions de sa prisonnière. Il devint, de malpropre qu’il était, «coint (soignée) et joly comme un beau petit amoureux de village.» La reine ne l’aimait pas, mais faisait semblant de l’aimer; et lui, jaloux de tous les rivaux qu’on lui laissait soupçonner, négligeait le service du roi pour celui de l’enchanteresse. Celle-ci dirigea si bien ses ruses et ses artifices, qu’elle imagina un prétexte pour se débarrasser de son geôlier amoureux, et qu’elle se saisit du château, pendant qu’il était dehors. A son retour, le marquis de Canillac trouva la porte close, et Marguerite lui fit dire qu’elle n’avait plus besoin de gouverneur. Il s’éloigna d’Usson, en soupirant, et il servit de risée à la cour de Henri III, qui lui pardonna d’avoir si mal rempli sa mission, eu égard à la honte de sa déconvenue. «Pourquoi, lui dit-il pour toute vengeance, ne demandez-vous pas à la reine Margot la grâce d’être son parfumeur?»
La forteresse d’Usson, bâtie sur la pointe d’un [137] rocher, était inexpugnable. Henri IV n’eut pas l’idée d’y faire assiéger sa femme: il se tint pour satisfait de ce qu’elle y était captive, quoique souveraine dans l’intérieur de cette espèce de prison. Elle resta plus de vingt ans dans cet asile mystérieux de ses débauches. Un des panégyristes de cette princesse, le père Hilarion de Coste, dans les Éloges des Dames illustres, ne s’est pas fait scrupule de dire, en style de rhéteur, que «ce fort chasteau de l’Auvergne fut un Thabor pour sa dévotion, un Liban pour sa solitude, un Olympe pour ses exercices, un Parnasse pour ses muses, et un Caucase pour ses afflictions.» Bayle remarque, avec raison, que le séjour de la reine de Navarre à Usson eût été plus justement comparé à la retraite de Tibère dans l’île de Caprée. Il est certain, pourtant, que la voluptueuse sirène d’Usson avait eu l’adresse de cacher si bien aux profanes les mystères d’impudicité qui se renfermaient dans l’intérieur de son château, où ne pénétra jamais aucun étranger, que les yeux et les oreilles du public n’y pouvaient rien voir ni rien entendre. Tout ce qui se passait derrière ces murailles épaisses échappait à la curiosité et à la censure du dehors. On ignorait même, aux environs, le genre de vie qu’on menait dans cette retraite inabordable, dont tous les échos furent muets jusqu’à ce que Marguerite l’eût quittée. Voici comment un homme grave et honorable, Jean Darnalt, procureur du roi au siége présidial d’Agen, se faisait [138] illusion sur les mœurs et les habitudes de la dame du lieu: «C’est une chose très-vraye, dit-il dans ses Antiquitez d’Agen (qui ont été imprimées à Paris, en 1606, à la suite de sa Remonstrance ou harangue solennelle faite aux Ouvertures des plaidoyers, d’après saint Luc, en la senechaussée d’Agen), que Sa Majesté garde très-étroitement là-dedans une coustume, depuis qu’elle y est, fort louable. Après s’estre recréée moderement à l’exercice des Muses, elle demeure, la pluspart du temps, retirée en sa chappelle, faisant prieres à Dieu, pleines d’ardeur et de vehemence, se communiant une fois ou deux la semaine.» Le digne magistrat, qui était certainement de bonne foi dans son étrange paranymphe, n’eût pas osé l’écrire, ni surtout le publier, s’il avait pu soupçonner la vérité; car les éloges qu’il adressait à la reine ressemblaient fort à des plaisanteries, et Marguerite dut bien rire avec ses mignons, quand Darnalt lui disait très-sérieusement dans ce beau morceau d’éloquence: «Phenix qui renaissez journellement de vos propres cendres, bruslant et vous consommant en l’amour divin..., vous vivés d’une autre vie, qu’on ne vit pas au monde!... Hermitage saint, monastère devot, où Sa Majesté s’estudie du tout à la meditation, qui ne tend qu’à la fin des fins, à la fin souveraine; rocher tesmoin de la volontaire solitude, très-louable et religieuse, de ceste princesse, où il semble, par la douceur de la musique et par le chant harmonieux des plus belles [139] voix de la France, que le paradis en terre ne puisse estre ailleurs, et où Sa Majesté gouste le contentement et le repos d’esprit que les ames bienheureuses sentent en l’autre monde!»
Nous n’avons pas malheureusement la contrepartie de cet incroyable panégyrique; il n’y a, dans le Divorce satyrique, que quelques lignes peu importantes, concernant le séjour de Marguerite à Usson. Lorsqu’elle eut chassé de ce château le marquis de Canillac, «elle se resolut de n’obeir plus qu’à ses volontés, dit Henri IV dans le Divorce satyrique, et d’establir dans ce roc l’empire de ses delices, où, close de trois enceintes et tous les grands portaux murés, Dieu scait, et toute la France, les beaux jeux qui, en vingt ans, se sont joués et mis en usage. La Nanna de l’Aretin ni sa Sainte ne sont rien auprès.» Mais, après ce début, qui promettait des révélations singulières, le factum du roi ne nous fait presque pas connaître quels étaient ces beaux jeux, qui occupèrent si longtemps la dame d’Usson, et qui remplacèrent pour elle les rêves de l’ambition et les jouissances de l’orgueil. On peut conclure cependant, avec certitude, du silence même que l’histoire a gardé sur les détails de cette longue retraite, que l’illustre recluse vivait dans la dissolution la plus monstrueuse: «Il est vrai, dit à ce sujet son royal époux, qu’au lieu des galands qui souloient adoucir sa vie passée, elle y a esté reduite, à faute de mieux, à ses domestiques, secretaires, chantres [140] et metifs de noblesse, qu’à force de dons elle y attiroit, dont la race et les noms, inconnus à leurs voisins mesmes, sont indignes de ma mémoire.» Henri IV n’en cite qu’un, qui donne la mesure des autres, et qui eut aussi un règne plus éclatant, à cause de l’amour forcené qu’il avait su inspirer à sa maîtresse: «C’est de luy, qu’elle dit qu’il change de corps, de voix, de visage et de poil, comme il luy semble, et qu’il entre à huis clos où il luy plaist; c’est pour luy qu’elle fit faire les lits de ses dames d’Usson si hauts, qu’on y voyoit dessous sans se courber, afin de ne s’escorcher plus, comme elle souloit, les espaules ni le fessier, en s’y fourrant à quatre pieds pour le chercher; c’est pour luy, qu’on l’a veue souvent tastonner la tapisserie, pensant l’y trouver, et celuy pour qui, bien souvent, en le cherchant de trop d’affection, elle s’est marquée le visage contre les portes et les parois; c’est pour luy, que vous avez ouy chanter à nos belles voix de la cour ces vers faits par elle-mesme:
C’était un chantre, en effet, nommé Pomony ou Comines, fils d’un chaudronnier auvergnat, qui n’avait de remarquable que son énorme laideur et sa belle voix; il fut d’abord enfant de chœur dans une [141] église de village, avant d’être reçu dans la chapelle de la reine, qui le décrassa un peu pour en faire son secrétaire et son favori. Elle en était éprise jusqu’à la rage, et l’on attribuait à un charme magique cette violente passion, qui prenait parfois le caractère d’une démence furieuse. Henri IV disait ne pouvoir quelquefois s’empêcher de rire «des extravaguantes jalousies et fortes passions qu’on raconte de ses amours, qui la transportent plus souvent à mespriser ce qu’elle voit et croire ce qui n’est point, ores cherchant furieuse et chaude ses rufiens en tous les endroits les plus ecartés de sa maison, bien qu’elle ne puisse ignorer qu’ils sont autre part, et ores les voyant et oyant, et toutesfois, se persuadant que sous leur image ce soient d’autres qui tachent de la decevoir et à luy mesfaire.»
Ce qui faisait croire que la reine, dans ses débordements amoureux, était l’esclave d’un sortilége qui étouffait en elle le sentiment de la pudeur, ce furent moins les folies auxquelles on la vit s’abandonner, que les amulettes étranges qu’elle avait toujours sur elle. On racontait qu’elle avait fait sceller dans des boîtes d’or les cœurs de ses amants morts, comme les reliques de ses amours, et ce bruit se trouvait confirmé, en quelque sorte, par la quantité de cassolettes et de joyaux en forme de cœurs, qu’elle serrait dans ses poches ou qu’elle attachait à sa ceinture. Il n’y avait sans doute que des parfums dans ces boîtes d’orfévrerie. Cependant, lorsqu’elle résidait à Usson, elle [142] portait ordinairement pendue au cou, entre la chemise et la chair, une bourse de soie bleue «en laquelle ses plus privés avoient descouvert une boëte d’argent, dont la superficie gravée représentoit naïvement (outre plusieurs différens et inconnus charactères) d’un costé un portrait, et de l’autre son chauderonnier.» On est autorisé à supposer que cette boîte d’argent n’était pas un talisman de la sorcellerie, mais bien un talisman de l’amour; aussi, serions-nous enclins à rapprocher ce talisman de celui que Brantôme, dans ses Dames galantes, fait porter à une dame de la cour, qu’il ne nomme pas: «Son mary mort, dit-il, elle luy coupa ses parties du devant ou du mitan, jadis d’elle tant aymées, et les embauma, aromatisa et odoriféra de parfums et de poudres musquées et très-odoriférantes, et puis les enchassa dans une boëte d’argent doré, qu’elle garda et conserva comme une chose tres-precieuse.» Suivant la tradition, en effet, Marguerite de Valois avait non-seulement enlevé elle-même la tête coupée de son cher La Mole, qu’elle ne put sauver du supplice, mais elle aurait, de ses propres mains, mutilé le cadavre qui était déjà divisé en quatre quartiers et planté sur des pieux aux quatre coins de la place de Grève; la tête fut enterrée la nuit, par les soins pieux de cette amante désolée, dans la chapelle de Saint-Martin; le cœur et les autres débris, volés au corps du supplicié, furent embaumés et scellés dans des boîtes d’or et d’argent, que la reine portait en [143] guise de joyaux et de reliquaires, à travers tous ses amours, qui ne servaient, disait-elle, qu’à raviver le premier. «Elle portoit, raconte Tallemant des Réaux, qui savait tout de bonne main, un grand vertugadin qui avoit des pochettes tout autour, en chacune desquelles elle mettoit une boîte où étoit le cœur d’un de ses amants trépassés; car elle étoit soigneuse, à mesure qu’ils mouroient, d’en faire embaumer le cœur. Ce vertugadin se pendoit tous les soirs à un crochet, qui fermoit à cadenas, derrière le dossier de son lit.» (Voy. les Historiettes de Tallemant des Réaux, 2e édit. de M. de Monmerqué, t. I, p. 163.)
L’historien Dupleix, que Marguerite avait attaché à sa maison en qualité de maître des requêtes, «avec honneste appointement,» comme il le dit lui-même, ne crut pas devoir jeter le manteau sur les déréglements de la vie de cette princesse, lorsqu’il eut à parler d’elle dans l’Histoire de Henri IV; néanmoins, il revêtit d’un voile discret le tableau de Prostitution, qu’il avait eu sous les yeux durant vingt ans: «Tout le monde la publiant déesse, dit-il dans l’Histoire de Louis XIII (p. 53), elle s’imaginoit aucunement de l’estre, et de cà prist plaisir toute sa vie d’estre nommée Vénus Uranie, c’est-à-dire céleste, tant pour monstrer qu’elle participoit de la divinité, que pour faire distinguer son amour de celuy du vulgaire, car elle avoit un autre ordre pour l’entretenir, que celuy des autres femmes, affectant surtout qu’il fust plus pratiqué de l’esprit que du corps, et [144] avoit ordinairement ce mot en bouche: «Voulez-vous cesser d’aimer, possédez la chose aimée!» J’en pourrois faire un roman plus excellent et plus admirable, que nul qu’aist esté composé es siècles précédents, mais j’ai des occupations plus sérieuses.»
Dupleix se justifia d’avoir révélé ou plutôt d’avoir laissé deviner l’incontinence de la reine, en déclarant qu’il n’écrivait pas des panégyriques pour les princes et princesses, mais «une vraie histoire, qui doit exprimer leurs vertus et ne supprimer pas leurs vices, afin que leurs successeurs, craignant une pareille flétrissure pour leur mémoire, imitent leurs louables actions et s’esloignent des mauvaises.» Mais il fut généralement blâmé, et Bassompierre se fit la trompette de ce blâme, dans ses Remarques sur l’ouvrage de Dupleix, qu’il interpelle sur ce sujet avec l’accent du mépris et de l’indignation: «Infâme vipère, qui par ta calomnie déchire les entrailles de celle qui t’a donné la vie! Ver, qui mange la mesme chair qui t’a procréé!... Quelle honte fais-tu à la France de publier à tout le monde et de laisser à la postérité des choses si infâmes d’une des plus nobles princesses du sang royal, qui peut estre sont fausses, ou, au pis aller, n’estoient connues que de peu de personnes?»
Ainsi, Bassompierre lui-même, en prenant si vivement la défense de Marguerite, avoue que les calomnies qu’il reproche à Dupleix pouvaient bien n’être que des médisances et des indiscrétions; mais Dupleix [145] n’avait fait que répéter avec une extrême réserve ce qui se disait partout, à la cour et même dans le peuple, depuis que la reine de Navarre eut quitté son château enchanté d’Usson, en 1605, pour revenir se fixer à Paris: son état hystérique ou hypocondriaque était devenu tel, à cette époque, que les scandales qu’il engendrait tous les jours furent l’entretien et l’étonnement de la France entière. «Ceste foiblesse, dit Dupleix, ne paroissoit au commencement qu’en certains objets cognus à ses domestiques; mais, depuis son dernier voyage à la cour, ils ne furent que trop divulgués, elle-même les faisant cognoistre à tout le monde.»
Quelle que fût la notoriété des désordres de la reine Marguerite, Brantôme, qui avait été aussi un de ses domestiques, et qui conservait pour elle autant de respect que d’admiration, ne se permit pas, à l’exemple de Dupleix, de trahir les secrets de la conduite privée de cette princesse. S’il raconta dans ses Dames galantes, peut-être de l’aveu de Marguerite, plusieurs faits assez équivoques qui la concernaient et qu’il tenait directement des confidences de Vénus Uranie, il se garda bien de la nommer, et il eut souvent la précaution de dérouter le lecteur, en modifiant diverses particularités de son récit. La notice qu’il a consacrée à Marguerite dans les Vies des femmes illustres est un panégyrique resplendissant, où l’auteur n’a pas même admis une ombre de galanterie, comme s’il avait pour objet d’opposer ce [146] brillant éloge au Divorce satyrique, qui circulait à la cour vers ce temps-là. Ainsi, Brantôme évite de réfuter une à une les accusations que le rédacteur du Divorce satyrique avait accumulées dans ce factum contre les mœurs de Marguerite; il n’aborde pas seulement cette thèse difficile et délicate, mais il se jette à corps perdu dans les généralités laudatives, et il s’attache presque exclusivement à mettre en relief les charmes de séduction qui avaient toujours été l’apanage de la reine: «Voilà, disait-on, une princesse qui, en tout, va par-dessus le commun de toutes les autres du monde!» Brantôme se plaît à dépeindre cette merveilleuse beauté, cette grâce incomparable, ce goût exquis dans la toilette, cette richesse de taille, cette noblesse de maintien, toutes ces perfections extérieures, qui faisaient dire à un honnête gentilhomme, nouveau venu à la cour: «Je ne m’estonne pas, si vous autres, messieurs, vous vous aymez tant à la cour, car, quand vous n’y auriez autre plaisir tous les jours que de veoir ceste belle princesse, vous en avez autant que si vous estiez en un paradis terrestre.» L’auteur du Divorce satyrique, entre toutes les épigrammes cruelles qu’il adresse à l’épouse déjà répudiée de Henri IV, ne lui avait peut-être pas lancé de traits plus sensibles à l’amour-propre de la femme, que dans deux ou trois passages, où il ne craint pas de s’attaquer à une beauté que l’âge n’avait pas épargnée. Ce sont ces passages injurieux que Brantôme s’efforce principalement de [147] combattre et d’effacer, comme s’ils intéressaient seuls l’honneur de Marguerite. Le libelliste avait reproché à la reine de se farder et de se plâtrer outre mesure, pour cacher ses rides: Brantôme rappelle adroitement une comparaison qu’il avait faite de cette belle reine avec la belle Aurore, «quand elle vient à naistre, avant le jour, avec sa belle face blanche et entournée de sa vermeille et incarnate couleur.» Le libelliste s’était raillé, en termes fort grossiers, de l’indécente exhibition qu’elle faisait de sa gorge: Brantôme, sans faire allusion à un reproche qui tombait moins sur la reine que sur les modes de son temps (voy. plus haut, t. VI, p. 32), approuve et glorifie ces nudités, qu’il ne voyait pas du même œil que Henri IV: «Ses beaux accoustremens et belles parures, dit-il, n’osèrent jamais entreprendre de couvrir sa belle gorge ny son beau sein, craignant de faire tort à la veue du monde qui se passoit sur un si bel objet; car jamais n’en fut veue une si belle ny si pleine de charme, si pleine ny si charnue, qu’elle monstroit si à plein et si descouverte, que la pluspart des courtisans en mouroient, voire des dames, que j’ay veues aucunes de ses plus privées, avec sa licence, la baiser par un grand ravissement.» Brantôme, vieux et infirme alors, était demeuré fidèle au service de son ancienne maîtresse, qui, dans une lettre écrite d’Usson, lui transmettait en ces termes l’expression d’une affection inaltérable: «J’ay sceu que, comme moy, vous avez choisi la vie tranquille, [148] à laquelle j’estime heureux qui s’y peut maintenir, comme Dieu m’en a fait la grâce depuis cinq ans, m’ayant logée en une arche de salut où les orages de ces troubles ne peuvent, Dieu mercy! me nuire; à laquelle, s’il me reste quelque moyen de pouvoir servir à mes amys et à vous particulièrement, vous m’y trouverez entièrement disposée et accompagnée d’une bonne volonté.»
La reine Marguerite, satisfaite de la vie tranquille qu’elle menait dans son arche de salut, aurait à peine protesté contre la rupture de son mariage avec le roi, si elle n’eût pas craint de voir la couronne de France passer sur la tête de Gabrielle d’Estrées, qu’elle détestait non comme une rivale digne d’elle, mais comme une ennemie fatale à la royauté: elle refusa donc de s’associer aux intentions et aux démarches de Henri IV, qui avait formé une requête en divorce devant la cour de Rome; mais Gabrielle étant morte subitement, empoisonnée sans doute, le 10 avril 1599, Marguerite consentit aussitôt au divorce. «J’ai cy-devant usé de longueurs, écrivait-elle à Sully le 29 juillet; vous en savez aussi bien les causes que nul autre, ne voulant voir en ma place une telle décriée bagasse, que j’estime indigne de la posséder.» Elle présenta elle-même au pape Clément VIII une requête conforme à celle du roi, et ne garda pas rancune à Henri IV des moyens peu courtois qu’il avait employés pour faire prononcer le divorce malgré elle. Elle lui pardonna les outrages [149] du Divorce satyrique et ceux de l’interrogatoire que les commissaires du pape leur firent subir à l’un et à l’autre. Elle riait de grand cœur, en sachant que son mari avait répondu au cardinal de Joyeuse, qui lui demandait s’ils avaient eu dans le mariage communication ensemble: «Nous étions tous deux jeunes au jour de nos noces, et l’un et l’autre si paillards, qu’il étoit impossible de nous en empêcher.» Elle n’avait jamais aimé Henri IV, qu’elle accusait de sentir le gousset et de puer des pieds. Le roi, au contraire, était encore si pénétré des souvenirs qu’elle lui avait laissés, qu’il s’écria, en apprenant qu’elle avait donné plein consentement à la sentence de divorce: «Ah! la malheureuse, elle sait bien que je l’ai toujours aimée et honorée, et elle point moi, et que ses mauvais déportements nous ont fait séparer, il y a longtemps, l’un et l’autre!» (Voy. les Mém. et anecd. des reines et régentes de France, par Dreux du Radier, t. V.) Marguerite prétendait que le bien de la France l’avait déterminée à rompre une union qui ne pouvait assurer un héritier à la couronne, et elle applaudit la première au mariage du roi avec Marie de Médicis.
Elle était encore, à cette époque, sous le charme d’un nouvel amour, auquel l’absence de Pominy avait cédé la place. On peut présumer qu’elle avait elle-même éloigné ce Pominy, dont elle ne se souciait plus, et qui revint plus tard réclamer ses droits avec tant de brutalité, qu’elle fut obligée de le chasser, [150] en disant que ce méchant homme lui gâtait tous ses serviteurs. Le successeur de Pominy fut d’abord un petit valet de Provence, nommé Julien Date, qu’elle avait anobli, «avec six aunes d’étoffe,» sous le nom de Saint-Julien. Elle l’avait laissé à Usson, lorsqu’elle eut l’idée de reparaître à la cour, après vingt-quatre ans d’exil volontaire. Ce fut au mois d’août 1605, qu’elle arriva tout à coup à Paris et qu’elle alla descendre à l’hôtel de Sens, près de l’Arsenal. Le lendemain de son arrivée, on trouva ces quatre vers écrits sur la porte de cet hôtel, qui appartenait à l’archevêque de Sens:
C’est ainsi, selon le Divorce satyrique, que «un fourrier bien instruit lui marqua son hostel.» Mais elle n’y logea que peu de jours, et, pour faire taire tous les bruits que son brusque retour avait motivés, en réveillant, comme le dit Pierre de l’Estoile, les esprits curieux, elle alla passer six semaines au château de Madrid, dans le bois de Boulogne. Henri IV l’avait revue avec plaisir, et ils s’étaient si bien réconciliés, que «le roi l’avoit requise de deux choses: l’une que, pour mieux pourvoir à sa santé, elle ne fist plus, comme elle avoit de coustume, la nuit du jour et le jour de la nuit; l’autre, qu’elle [151] restraignist ses libéralités et devinst plus mesnagère.» Henri IV lui donna souvent des marques d’affection et d’intérêt. Il lui rendait visite de temps en temps, et il se divertissait à causer librement avec elle; mais, quand il revenait au Louvre, il avait coutume de dire en plaisantant «qu’il revenoit du bordeau.» (Mém. et journaux de Pierre de l’Estoile, sous le règne de Henri IV, édition de MM. Champollion, p. 425.) La reine Marguerite, en se fixant à Paris, avait eu probablement le projet de changer de vie et de renoncer à la galanterie; «mais, dit l’impitoyable auteur du Divorce satyrique, ne se pouvant plus passer de masle, plaignant le temps et ne voulant plus demeurer oisive,» elle envoya chercher à Usson ce Date ou ce Saint-Julien, «tant de fois réclamé durant ses voluptés.» Saint-Julien se mit en route aussitôt, et vint reprendre le poste de mignon qu’il avait occupé auparavant près de la reine. Celle-ci, dont la passion pour ce jeune homme s’était exaltée jusqu’à la rage, congédia Pominy et tint à distance tous ceux de ses officiers qu’elle avait plus ou moins rapprochés d’elle. Un d’eux, nommé Vermond, âgé de dix-huit ans, conçut une telle jalousie contre le favori, qu’il le tua d’un coup de pistolet, à la portière du carrosse de la reine. L’assassin fut arrêté; on le fouilla, et l’on trouva, dit le Journal de l’Estoile, «trois chiffres sur luy: l’un pour la vie, l’autre pour l’amour, et l’autre pour l’argent.» On fit son procès sur-le-champ, car la reine avait juré «de ne [152] boire ni manger, qu’elle n’en eust veu faire la justice.» Quand on l’amena devant le corps sanglant de la victime, Marguerite, tout en larmes, avait voulu être présente à cette confrontation: «Ah! que je suis content, puisqu’il est mort! s’écria-t-il en regardant le cadavre; s’il ne l’était pas, je l’achèverais!—Qu’on le tue, ce méchant! interrompit cette amante désolée; tenez, tenez, voilà mes jarretières: qu’on l’étrangle!» Le lendemain, Vermond, condamné à avoir la tête tranchée devant l’hôtel de Sens, marcha gaiement au supplice, en disant qu’il ne se souciait pas de mourir, puisque son rival était mort.
Aussitôt après cette exécution, la reine Marguerite abandonna l’hôtel de Sens, dont le séjour lui rappelait trop la perte de son mignon. Elle acheta dans le faubourg Saint-Germain un grand hôtel, situé au bord de la rivière, près de la tour de Nesle et à l’entrée du Pré aux Clercs. Elle fit reconstruire à grands frais les bâtiments, peindre et orner les appartements, dessiner et planter les jardins, de manière à se créer une île de Cythère, où Vénus Uranie voulait établir son temple et son culte. Ce n’étaient qu’emblèmes et devises d’amour, chiffres, armes et portraits de ses amants anciens et nouveaux; car, par une singulière faculté de son imagination licencieuse, elle mêlait si bien le fait matériel avec le souvenir, qu’elle appelait sans cesse à l’aide de ses plaisirs les émotions et les jouissances d’autrefois, comme si tous les galants qu’elle avait [153] eus dans le cours de sa vie, fussent toujours là en humeur de la satisfaire, sans jamais la contenter. Ainsi, Julien Date conservait encore des droits et des priviléges, tout mort qu’il fût, lors même que Bajaumont eut pris sa place active. Voici comment le Divorce satyrique nous dépeint le successeur de Date: «Ce Baujemont (ou plutôt Bajaumont, de la maison de Duras), mets nouveau de ceste affamée, l’idole de son temple, le veau d’or de ses sacrifices, et le plus parfait sot qui soit arrivé dans sa cour, introduit de la main de madame d’Anglure, instruit par madame Roland, civilisé par Lemayne (ou Le Moine), et naguère guéri de deux poulains par Penna, le médecin, et depuis souffleté par Delin (ou de Loue), maintenant en possession de cette pécunieuse fortune, sans laquelle la pauvreté luy alloit saffraner tout le reste du corps, ainsi que la barbe.» Elle aima Bajaumont, son bec jaune, comme elle avait aimé Date, Pominy, Aubiac et La Mole. Elle faillit le perdre aussi, et elle s’en serait bientôt consolée de la même façon. Le sieur de Loue mit l’épée à la main contre le favori et voulut le tuer en pleine église, mais on s’empara de ce furieux, qui fut envoyé prisonnier au For-l’Évêque, et qui eut à soutenir un procès, dans lequel la reine se porta partie civile. Bajaumont était tombé malade de peur, et il avait une jaunisse dont il ne se débarbouilla jamais entièrement. Marguerite ne quittait pas le chevet de son bec jaune; le roi vint la voir sur ces entrefaites, [154] et il la trouva si triste de cette maladie, qu’il dit, en sortant, aux filles de la reine «qu’elles priassent toutes Dieu pour la convalescence dudit Bajaumont, et qu’il leur donneroit leurs estrennes ou leur foire: Car, s’il venoit une fois à mourir, ventre-saint-gris! s’escria-t-il avec gaieté, il m’en cousteroit bien davantage, parce qu’il me faudroit acheter une maison toute neuve, au lieu de celle-cy, où elle ne voudroit plus tenir.» (Journ. de Henri IV, par Pierre de l’Estoile.) Bajaumont n’en mourut pas, et la tendresse de Marguerite, pour lui, ne devint que plus furieuse et plus excentrique: comme elle avait depuis longtemps deux loups (ulcères malins) aux jambes, elle exigea que Bajaumont se fît mettre deux cautères aux bras, afin qu’ils n’eussent rien à se reprocher l’un l’autre!
«Qui sera celui qui lira ses actes héroïques, disait l’auteur du Divorce satyrique, car ils ne manqueront pas d’escrivains, qui n’admire son inclination au putanisme et qui n’approuve qu’ils doivent estre enregistrés au bordel?» Cependant le train de vie débauchée qu’on menoit à l’hôtel de la reine Marguerite, n’a pas été décrit dans les mémoires contemporains, à moins qu’il ne faille en chercher une peinture allégorique dans quelque roman du genre de l’Astrée. On sait seulement que la reine, qui ne sortait presque jamais de son pourpris amoureux, s’y occupait de dévotion autant que de galanterie. Elle avait fait bâtir le couvent des Augustins à sa [155] porte, pour avoir, disait-on, des moines sous sa main. Elle entretenait à son service quarante prêtres anglais, écossais ou irlandais, à quarante écus par an. Elle distribuait tous les ans des dons considérables à différentes communautés religieuses. Elle répandait des aumônes avec une folle prodigalité, à laquelle n’eussent pas suffi des revenus dix fois plus forts que les siens. Le but avoué de ces pieuses libéralités était de racheter tous les péchés qu’elle pourrait faire avec ses galants et ses mignons, notamment avec le dernier, qui fut un musicien, nommé Villars, qu’on appelait le roi Margot. (Voy. les Histor. de Tallemant des Réaux.) Néanmoins, Dupleix affirme que, «dans les amours de Marguerite, il y avoit plus d’art et d’apparence, que d’effet; car elle se plaisoit merveilleusement à donner de l’amour, à s’en entretenir avec décence et discrétion, et de voir et d’ouïr des hommes faisant les passionnés pour elle, cela mesme se faisoit ordinairement par manière de divertissement, selon la coustume de la cour, où à grand’peine celui-là passe pour habile homme, qui ne sait pas cajoler les femmes, ni pour habile femme, qui ne sait pas donner quelque atteinte au cœur des hommes.» On peut dire que la reine, nonobstant ses œuvres pies et quoiqu’elle employât souvent des sommes notables, au dire du P. Hilarion de Cosse, «pour marier des pauvres filles,» tenait une école raffinée de Prostitution dans son délicieux hôtel du faubourg Saint-Germain, où sa [156] petite cour, composée de poëtes, de philosophes, de musiciens, de gentilshommes libertins et de dames dévergondées, vivait comme elle dans le désordre, et se faisait gloire d’imiter son exemple en suivant ses leçons. Henri IV, à la fin du Divorce satyrique, lui souhaitait quelque amendement, et priait Dieu «de luy despartir quelque goutte de repentir, car, dit-il, sans lui, l’eau de cire et de chair, qu’elle alambique pour son visage, ne peut cacher ses imperfections, l’huile de jasmin dont elle oint chaque nuit son corps empescher la puante odeur de sa réputation, ni l’érésipèle qui souvent lui pèle les membres changer et despouiller sa vieille et mauvaise peau.»
Henri IV, il faut l’avouer, ne le cédait pas en libertinage à sa première femme ni à personne de son temps, et, quelles que fussent, d’ailleurs, les grandes qualités de ce prince, un des meilleurs rois qui aient gouverné la France, on est forcé de constater que l’histoire de ses amours et de ses débordements est une partie intégrante de l’histoire de la Prostitution au seizième siècle. «On peut dire, remarque Bayle dans son Dictionnaire historique et critique, que, si l’amour des femmes lui eust permis de faire agir toutes ses belles qualitez selon toute l’étendue de leurs forces, il auroit ou surpassé ou égalé les héros que l’on admire le plus. Si, la première fois qu’il débaucha la fille ou la femme de son prochain, il en eust été puni de la mesme manière que Pierre [157] Abélard, il seroit devenu capable de conquérir toute l’Europe.» Sans admettre, avec Bayle, que la passion effrénée de Henri IV pour les femmes fasse regretter pour son honneur qu’il n’ait pas été privé des moyens de la contenter, nous reconnaissons que ce grand roi a surpassé tous ses prédécesseurs sous le rapport des appétits charnels et de l’incontinence; mais nous croyons que ce fougueux abatteur de bois, ainsi qu’il se qualifiait lui-même, ne serait pas devenu, en cessant d’être un homme, un guerrier plus intrépide ni un politique plus consommé. Ses vices, comme ses qualités, étaient inhérents à son tempérament, et ses mœurs débauchées, qui ne différaient de celles de ses contemporains que par un excès de pétulance et d’ardeur, n’eurent pas d’influence funeste sur les bons mouvements de son cœur et sur les belles manifestations de son caractère. Dans une admirable lettre à Sully (voy. les Œconomies royales, édit. in-fol., t. III, p. 137 et 138), il se défend ainsi d’aimer trop les dames, les delices et l’amour: «L’Escriture n’ordonne pas absolument de n’avoir point de pechez ny defauts, d’autant que telles infirmitez sont attachez à l’impétuosité et promptitude de la nature humaine, mais bien de n’en estre pas dominez ny les laisser regner sur nos volontez: qui est ce à quoy je me suis estudié, ne pouvant faire mieux. Et vous sçavez, par beaucoup de choses qui se sont passées touchant mes maistresses (qui ont esté les passions que [158] tout le monde a creu les plus puissantes sur moy), si je n’ay pas souvent maintenu vos opinions contre leurs fantaisies, jusques à leur avoir dit, lorsqu’elles faisoient les accariastres, que j’aymerois mieux avoir perdu dix maistresses comme elles, qu’un serviteur comme vous, qui m’estiez nécessaire pour les choses honorables et utiles.» Les historiens et les panégyristes d’Henri IV ne pouvaient se payer de ces excuses, et tous se sont accordés à blâmer, presque sans restriction, la prodigieuse licence de sa conduite: «Encore moins, dit Mézeray, l’histoire le pourroit-elle excuser de son abandonnement aux femmes, qui fut si public et si universel, depuis sa jeunesse jusqu’au dernier de ses jours, qu’on ne scauroit mesme luy donner le nom d’amour et de galanterie.» (Abrégé chronol. de l’hist. de France, t. VI, p. 392.) Le docte et vénérable évêque de Rodez, Hardouin de Péréfixe, qui écrivit l’Histoire de Henri le Grand pour l’éducation du roi Louis XIV, ne put se dispenser de reprocher aussi à son héros la fragilité continuelle qu’il avoit pour les belles femmes: «Quelquefois, ajoute-t-il avec une candeur qui va droit à l’indécence, il avoit des desirs qui estoient passagers et qui ne l’attachoient que pour une nuit; mais, quand il rencontroit des beautés qui le frapoient au cœur, il aimoit jusqu’à la folie, et dans ces transports il ne paroissoit rien moins que Henry le Grand.»
Agrippa d’Aubigné, qui, dans son Histoire universelle [159] depuis 1550 jusqu’en 1601, n’a pas dédaigné de raconter en détail quelques-unes des aventures amoureuses du roi de Navarre, passe en revue, dans la Confession de Sancy, les premières maîtresses de ce prince, maîtresses obscures ou de bas étage, qui n’avaient eu qu’un règne éphémère et souvent assez mal récompensé. Il commence par rappeler les infâmes amours du Béarnais avec Catherine du Luc, d’Agen, «qui depuis mourut de faim, elle et l’enfant qu’elle avoit du roy;» il parle ensuite de la demoiselle de Montaigu (fille de Jean de Balzac, surintendant de la maison du prince de Condé), que le chevalier de Montluc avait livrée à la merci du prince de Navarre, par l’intermédiaire d’un gentilhomme gascon, nommé de Salbeuf, «à quoy il eut beaucoup de peine,» parce que la pauvre demoiselle était éprise du chevalier de Montluc, qu’elle avait suivi jusqu’à Rome, et parce qu’elle ressentait une profonde aversion pour le roi, «pour lors plein de morp..., gagnés pour coucher avec Arnaudine, garce du veneur Labrosse.» D’Aubigné nomme après «la petite Tignonville, qui fut imprenable, avant d’estre mariée.» C’était la fille de la gouvernante de la princesse de Navarre, sœur du jeune Henri; celui-ci en devint follement amoureux, et sa passion ne fit que s’accroître par suite de la résistance qu’il rencontra. Sully rapporte, dans ses Œconomies royales, que, vers 1576, le prince s’en alla en Béarn, sous prétexte de voir sa sœur, mais [160] personne n’ignorait à la cour que son voyage avait pour objet de retrouver la jeune Tignonville, «dont il faisoit lors l’amoureux.» Il voulait employer d’Aubigné à maquignonner cette belle farouche; d’Aubigné refusa de se charger d’un pareil office, et le prince dut s’adresser ailleurs pour atteindre son but. Tignonville s’obstinait à ne rien entendre, avant d’être pourvue d’un mari, qui aurait pris sur son compte les suites de l’aventure: le prince de Navarre la maria enfin et obtint le droit de prélibation. Ce prince ne rougissait pas de descendre jusqu’à des chambrières et à des filles de basse-cour. Il avait pris une maladie vénérienne, en s’oubliant, dans une écurie d’Agen, avec la concubine d’un palefrenier, et à peine fut-il guéri, qu’il se glissait, pendant la nuit, dans la chambre d’une servante, qu’il disputait à un valet, nommé Goliath: ce goujat, ne soupçonnant pas qu’il avait pour rival le roi son maître, faillit le tuer, en lui lançant un estoc volant, au moment où Henri de Navarre sortait du lit de cette gourgandine. On comprend que, sous les auspices de semblables amours, le prince ait échoué dans ses tentatives contre la vertu de la demoiselle de Rebours, qui n’hésita pas à lui préférer l’amiral d’Anville, «qui l’aimoit plus honnestement.»
D’Aubigné ne fait que citer sommairement «les amours de Dayel, Fosseuse; Fleurette, fille d’un jardinier de Nérac; de Martine, femme d’un docteur de la princesse de Condé; de la femme de [161] Sponde; d’Esther Imbert, qui mourut, aussy bien que le fils qu’elle avoit eu de luy, de pauvreté, aussy bien que le pere d’Esther, mort de faim à Saint-Denys, poursuivant la pension de sa fille.» Viennent après les amours de Maroquin, vieille Gasconne débauchée, à qui on avait donné ce sobriquet «parce qu’elle avoit la peau grenée et quelque vérole» (voy. les Aventures du baron de Fœneste, liv. II, ch. 18); les amours d’une boulangère de Saint-Jean; de madame de Petonville; de la Baveresse, «nommée ainsi pour avoir sué;» de mademoiselle Duras; de la fille du concierge; de Picotin, pancoussaire (fournière) à Pau; de la comtesse de Saint-Mégrin; de la nourrice de Castel-Jaloux, «qui lui voulut donner un coup de couteau, parce que, d’un escu qu’il luy faisoit bailler par ceste dame, il en retrancha 15 sols pour la maquerelle,» et enfin, des deux sœurs de l’Espée. Le malin auteur de la Confession de Sancy n’a pas le projet de signaler toutes les intrigues galantes qui furent l’occupation de la jeunesse de Henri IV; ainsi, ne nomme-t-il pas la dame de Narmoutier, qui, selon les Nouveaux Mémoires de Bassompierre, ne serait pas la dernière de cette liste: il ne fait que citer quelques noms et quelques faits; il s’indigne d’avoir été le témoin, sinon le complice de ces excès qui répugnaient à son austérité de huguenot. La reine Marguerite, dans ses Mémoires, avait eu évidemment l’intention de justifier sa conduite personnelle, en accusant celle [162] du roi, mais on ne sait par quelles circonstances elle s’est arrêtée au milieu de la rédaction de ces Mémoires, qui devaient la défendre et qui n’ont jamais été achevés; la partie qu’on en a publiée, d’ailleurs, présente des lacunes regrettables, dans lesquelles on remarque le dessein manifeste d’effacer ou du moins d’atténuer les griefs de l’épouse à l’égard de son époux. Ces lacunes portent donc sur les endroits les plus intéressants de l’histoire secrète des amours du roi. Il faut que le manuscrit original de la reine ait subi des retranchements considérables, auxquels il serait impossible de suppléer à l’aide du livre des Amours du grand Alcandre, qui commence seulement à l’année 1589. Nous trouverons cependant à compléter et à rectifier, d’après les Mémoires de Marguerite, tels que nous les possédons tronqués et altérés, quelques-uns des aveux de la Confession de Sancy.
Marguerite n’était pas mariée depuis deux ans, que son frère, Henri III, l’avait déjà mise en mauvais ménage avec le roi de Navarre, et que ce dernier se brouillait avec le duc d’Alençon, son beau-frère, «sur le subject de la jalousie de leur commun amour de madame de Sauve (Charlotte de Beaune de Semblancay).» Henri de Navarre aimait éperdument cette dame, qui se gouvernait alors par les conseils de le Guast, «usant de ses instructions non moins pernicieuses que celles de la Célestine.» Les deux princes en étaient venus «à une si grande et véhémente [163] jalousie l’un de l’aultre, qu’encor qu’elle fust recherchée de M. de Guise, du Guast, de Souvray et plusieurs aultres, qui estoient tous plus aimez d’elle qu’eux, ils ne s’en soucioient pas.» La reine n’était pas jalouse de son mari, «ne désirant que son contentement;» une nuit, elle s’aperçut qu’il perdait connaissance, et elle lui porta des secours empressés, dans cette fort grande foiblesse, «qui lui venoit, comme je crois, dit-elle, d’excès qu’il avoit faits avec les femmes.» A cette époque, ils ne couchaient plus dans le même lit; et le roi, qui donnait tout son temps «à la seule volupté de jouir de la présence de sa maistresse, madame de Sauve,» ne rentrait dans la chambre nuptiale qu’à deux heures du matin, et se levait au point du jour pour aller rejoindre cette maîtresse. Le roi de Navarre obéit à regret aux devoirs de la politique, en s’éloignant de la cour et de madame de Sauve, mais il eut bientôt oublié l’enchanteresse, car «les charmes de cette Circé, dit Marguerite, avoient perdu leur force par l’esloignement.» La petite cour de Navarre devint, pendant deux ans, une sorte de cour plénière de la galanterie et de la Prostitution: la reine mère y était venue, accompagnée de sa fille Marguerite, afin de négocier avec les gentilshommes protestants, et elle resta dix-huit mois, en Guyenne et en Gascogne, à faire manœuvrer l’escadron volant de ses filles d’honneur. Dans une conférence qui eut lieu à Nérac entre les députés huguenots et Catherine de Médicis, [164] celle-ci «pensoit les enchanter par les charmes des belles filles qu’elle avoit avec elle et par l’éloquence de Pibrac; Marguerite lui opposa les mesmes artifices, gagna les gentilshommes qui estoient auprès de sa mère, par les attraits de ses filles, et elle-mesme employa si adroitement les siens qu’elle enchaisna l’esprit et les volontez du pauvre Pibrac.» (Hist. de Henri le Grand, par Hardouin de Péréfixe.) Dans une autre conférence qui se fit au château de Saint-Brix près de Cognac, le roi de Navarre, qui avait plus d’une fois rendu les armes aux belles demoiselles de l’Escadron volant, se sentait plus aguerri contre ces ruses de guerre amoureuse: il était, en ce moment, assez mécontent de sa santé, à la suite d’une rencontre avec la Maroquin. Catherine de Médicis, environnée du gracieux état-major de ses filles, demanda, en souriant, à son gendre, soucieux et déconfit: «Qu’est-ce que vous voulez?—Il n’y a rien là que je veuille, madame!» répondit tristement le prince en regardant toutes les beautés qu’on semblait lui offrir et qu’il se sentait forcé de refuser. (Dict. hist. et crit. de Bayle, article Henri IV.)
Le roi avait été précédemment fort amoureux d’une de ces belles filles, si bien dressées par la reine mère «pour amuser les princes et les seigneurs, comme le dit Hardouin de Péréfixe, et pour descouvrir toutes leurs pensées.» Cette fille était la Dayelle, originaire de l’île de Chypre, qui gagna sa dot en amusant Henri de Navarre, et qui épousa ensuite [165] Jean d’Hemerits, gentilhomme normand. Dayelle n’avait pas occupé le roi assez sérieusement pour le distraire de ses amourettes vagabondes: il eut aussi des bontés, en passant, pour la femme du savant Martinius, professeur de grec et d’hébreu, qui voulait bien croire que sa Martine et le roi «ne poussoient pas les choses plus loin que le jeu,» dit Colomiez (dans sa Gaule orientale, p. 93). Après le départ de Dayelle, «le roy, raconte Marguerite, s’estoit mis à rechercher Rebours (fille d’un président au parlement de Paris), qui estoit une fille malicieuse,» qui n’aimait pas la reine et qui lui faisait les plus mauvais offices qu’elle pouvait. Cette fille, qui mourut peu de temps après à Chenonceaux, où Marguerite vint la visiter et lui pardonna, avait donné un rival au roi, dans l’espoir de faire un mari de cet amant, qui se nommait Geoffroy de Buade, seigneur de Frontenac. La Rebours n’était pas encore morte, que le roi «commença à s’embarquer avec Fosseuse, qui estoit plus belle et pour lors toute enfant et toute bonne.» Françoise de Montmorency, dite la belle Fosseuse, parce que son père était baron de Fosseux, était une des filles de la reine mère; mais elle consentit à entrer dans la maison de la reine Marguerite, pour se rapprocher du roi, qu’elle aimoit extrêmement, quoiqu’elle ne lui eût «permis que les privautez que l’honnesteté peut permettre;» mais Henri fut encore une fois jaloux de son beau-frère, le duc d’Alençon, qui courtisait en même temps la Fosseuse: [166] elle, «pour luy oster la jalousie qu’il avoit et luy faire connoistre qu’elle n’aimoit que luy, s’abandonne tellement à le contenter en tout ce qu’il vouloit d’elle, que le malheur fut si grand qu’elle devint grosse.» Marguerite prêta les mains à cacher cette grossesse, et ce fut elle qui reçut l’enfant que la Fosseuse mit au monde; cette fille se promettait pourtant de supplanter la reine et d’épouser un jour le père de son enfant. Mais l’enfant ne vécut pas; et la mère, délaissée comme toutes celles à qui elle avait succédé, épousa, sous le bon plaisir du roi, François de Broc, seigneur de Saint-Mars.
Ce fut Diane, dite Corisande d’Andouins, vicomtesse de Louvigny et dame de Lescur, qui prit la place de la Fosseuse. Sully, dans ses Mémoires, dit, en parlant des événements de l’année 1583, que le roi de Navarre «estoit alors au plus chaud de ses passions amoureuses pour la comtesse de Guiche.» Corisande d’Andouins, mariée en 1567 à Philibert de Grammont, comte de Guiche, était devenue veuve en 1580, et n’avait pas résisté longtemps aux pressantes assiduités du roi, qui la poursuivait depuis quinze ans. Corisande n’était plus jeune, mais elle était toujours belle. Agrippa d’Aubigné nous la représente allant à la messe à Mont-de-Marsan, vêtue d’une robe verte et suivie du plus étrange cortége: «Je vois cette femme, qui est de bonne maison, qui tourne et remue ce prince comme elle veut: la voilà qui va à la messe, un jour de feste, accompagnée, [167] pour tout potage, d’un singe, d’un barbet et d’un bouffon.» La passion du roi pour cette belle dame, qui n’avait pas moins de trente-cinq ou quarante ans, dura jusqu’en 1589. Il lui écrivait de Marans, en 1587: «Mon ame, tenez moy en vostre bonne grace; croyez ma fidélité estre blanche et hors de tache. Il n’en fut jamais sa pareille; si cela vous porte contentement, vivez heureuse.» Il pensait à divorcer, vers cette époque, pour épouser sa maîtresse, à laquelle il avait donné une promesse de mariage signée de son sang; mais il en fut détourné par d’Aubigné, qui eut le courage de lui dire: «Je ne prétends pas que vous renonciez à votre passion. J’ai été amoureux; je sais ce que vous souffririez. Mais servez-vous-en, sire, comme d’un motif qui vous excite à vous rendre digne de votre maîtresse, qui vous mépriserait, si vous vous abaissiez jusqu’à l’épouser!» Corisande eût réussi peut-être à l’emporter sur les sages conseils d’Agrippa d’Aubigné, si le roi fût resté auprès d’elle; mais les hasards de la guerre le conduisirent en Normandie, où «il passa par la maison d’une dame veuve, qui tenoit grand rang, dit l’auteur anonyme des Amours du grand Alcandre; elle estoit fort belle et encore jeune, et parut si aimable aux yeux du roy,» qu’il cessa d’aimer la maîtresse absente, qui l’attendait et qui ne le revit plus.
Cette dame veuve était Antoinette de Pons, qui avait été mariée à Henri de Tilly, comte de la Rocheguyon. [168] Elle tint bon, et défendit si bien sa vertu, que le roi lui parla de mariage, comme aux autres; mais elle ne se laissa pas prendre à ce piége, et le roi ne se trouva pas plus avancé qu’auparavant. Il fut piqué de sa furieuse résistance, mais il l’en estima davantage; et, plus tard, la vertueuse veuve épousa en secondes noces Charles du Plessis, seigneur de Liancourt. Henri, en abandonnant, de guerre lasse, ses poursuites galantes, avait dit à la comtesse de la Rocheguyon, que comme elle était «réellement dame d’honneur, elle le seroit de la roine qu’il mettroit sur le trône par son mariage.» (Voy. les Mém. et anecd. des reines et régentes de France, par Dreux du Radier.) Cependant, on est fondé à croire que, nonobstant ses refus, la dame d’honneur avait eu de l’amour ou quelque chose de semblable pour son adorateur; elle manifesta de la jalousie à l’égard de Gabrielle d’Estrées, dame de Liancourt, qui était devenue la favorite du roi, car elle posa pour condition de son mariage avec Charles du Plessis, seigneur de Liancourt, «qu’elle ne porteroit jamais le nom de Liancourt, puisqu’une putain portoit le mesme nom.» (Voy. les Observat. sur le Grand Alcandre et sa clef, dans le Journal de Henri III, édit. de Lenglet-Dufresnoy.) Le roi la fit taire, en lui accordant le titre de marquise de Guercheville. Il l’avait véritablement aimée, mais il ne s’était pas, pour cela, imposé une continence qu’il jugeait inutile ou ridicule. Il se consolait donc des [169] chagrins que lui causait l’intraitable comtesse de la Rocheguyon, en fréquentant Charlotte des Essarts, comtesse de Romorentin, fille naturelle du baron de Sauteur, écuyer de son écurie. Il en eut deux filles, qui furent légitimées. Cette beauté, moins cruelle que la veuve normande, était en même temps la maîtresse du cardinal de Guise (Louis de Lorraine), fils du grand-duc de Guise tué aux états de Blois; mais le roi ne soupçonnait rien du partage. Pendant le blocus de Paris, en 1590, comme il logeait avec ses officiers dans l’abbaye de Montmartre, il avait eu occasion de remarquer une jolie novice, fille du comte de Saint-Aignan et de Marie Babou de la Bourdaisière; il n’eut pas de peine à l’apprivoiser, tout en se divertissant avec les autres religieuses; et quand il leva le siége, il emmena sans façon la jeune Marie de Beauvilliers, qu’il promena quelque temps avec lui, de ville en ville, sans qu’elle eût quitté le costume monastique; puis, cette fantaisie passée, il renvoya la nonnain dans son couvent, où il continua encore à la voir de temps à autre, lorsqu’il l’eut fait élire abbesse de Montmartre. «Le roy, dit-on, se trouva si bien avec l’abbesse, qu’autant de fois qu’il parloit de ce couvent, il l’appeloit son monastère et disoit qu’il y avoit esté religieux.» (Antiq. de Paris, par Sauval, t. I, p. 154.) Henri IV ne s’était pas si bien trouvé de son séjour dans l’abbaye de Longchamp, où une religieuse, nommée Catherine de Verdun, qu’il récompensa pourtant en [170] la nommant abbesse de Vernon, «lui avoit laissé, dit Bassompierre, un souvenez-vous de moi,» dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Voilà pourquoi on avait appelé les abbayes de Longchamp et de Montmartre le Magasin des engins de l’armée. (Confession de Sancy, liv. I, ch. 8.) Il avait besoin alors d’un amour plus exclusif et plus romanesque, pour subir avec patience les ordonnances des médecins, qui lui avaient prescrit un repos nécessaire au rétablissement de sa santé. Ses anciennes débauches avaient porté leurs fruits, et l’on disait que le roi, dont le sang était gâté par le mal de Naples, devait se recommander à ses apothicaires plutôt qu’à ses maîtresses. Les prédicateurs de la Ligue ne tarissaient pas en chaire sur ce texte peu catholique. Roze, qui prêchait à Saint-Germain-l’Auxerrois, disait à ses auditeurs, «que pendant que ceste bonne roine, ceste sainte roine (entendant la royne de Navarre), estoit enfermée entre quatre murailles (à Usson), son mary avoit un haras de femmes et de putains, mais qu’il en avoit esté bien payé...» L’éditeur des Mémoires de l’Estoile, dans lesquels ce passage figure, à la date du 12 octobre 1592, met en note: «La fin de cette phrase, qui ne peut être imprimée, existe à la page 288 du manuscrit.» Le 6 juin 1593, le cordelier Feu-Ardent, qui prêchait à Saint-Jean, vomissait mille injures contre le roi, et disait qu’un jour il serait foudroyé ou crèverait subitement: «Aussi bien, ajoutait-il, il a déjà le bas [171] du ventre tout pourri de ce que vous savez.»
Que les prédicateurs ligueux dissent vrai ou non, Henri IV était, vers cette époque, l’amant ou, du moins, le poursuivant de Gabrielle d’Estrées. Cette charmante personne, une des filles d’Antoine d’Estrées, marquis de Cœuvres, et de Françoise Babou de la Bourdaisière, habitait avec ses sœurs le château de son père, près de Compiègne. Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde, grand écuyer et favori du roi, entretenait avec elle des relations secrètes qui n’avaient fait qu’augmenter leur amour mutuel. La demoiselle de Cœuvres était admirablement belle, et son portrait n’est pas moins ressemblant dans ces vers de Guillaume du Sable, que dans les crayons de Pierre Dumoustier et de Jean Rabel:
Guillaume du Sable, vieux gentilhomme de la vénerie loyale, qui avait fait son apprentissage sous François Ier, et qui était un fin connaisseur en matière [172] de beauté de dames, selon l’expression de Brantôme, n’oublie pas dans ce portrait, qui orne sa Muse chasseresse (Paris, 1611, in-12), les autres perfections de Gabrielle: sa main blanche et polie, ses beaux doigts longs, perleux, sa belle taille, sa bonne grâce, et enfin,
Il est probable que ce fut Marie de Beauvilliers qui parla d’abord de sa cousine de Cœuvres à Henri IV, et qui lui inspira ainsi un violent désir de la connaître. On dit pourtant, dans les Amours du grand Alcandre, que Bellegarde ayant eu la maladresse de louer devant le roi la beauté singulière de cette demoiselle, l’éloge fit impression sur Henri IV, qui éprouva la curiosité de la voir, et qui en fut amoureux dès qu’il l’eut vue. Il congédia brusquement la marquise d’Humières, qui s’était donnée à lui avec beaucoup trop d’empressement, et il se déclara le serviteur de Gabrielle. Bellegarde en fut très-contrarié. Gabrielle, qui avait le cœur touché pour Bellegarde, se montrait d’abord tout à fait rétive à l’endroit d’un nouvel amour; mais elle avait des sœurs plus expérimentées et plus politiques, qui lui firent comprendre qu’elle retrouverait cent Bellegarde quand elle le voudrait, tandis qu’elle ne trouverait pas un second roi de France. Il est permis de supposer que Bellegarde lui-même, qui [173] ne visait pas au mariage avec la fille du marquis de Cœuvres, ne fit rien pour détruire l’effet de ces conseils, si toutefois il n’y ajouta pas les siens. Gabrielle avait, en outre, une tante maternelle, madame de Sourdis, sortie de cette famille des Babou de la Bourdaisière qui engendrait tant de femmes de joie, au dire de Sully. Cette tante était la digne sœur de madame d’Estrées, que son mari montrait du doigt aux familiers de la maison, leur disant: «Voyez-vous cette femme, elle me fera un clapier de putains dans ma maison!» (Observat. sur le Grand Alcandre, dans le Journ. de Henri III, édit. de Lenglet-Dufresnoy.) Madame de Sourdis, de concert avec son amant le chancelier Huraut de Cheverny, disposa si habilement sa mère à écouter les propositions du roi, que Bellegarde fut mis de côté, et que Gabrielle accepta le rôle de favorite. Henri IV était si vivement épris d’elle, que, ne pouvant plus supporter le tourment de l’absence, il quitta un jour son armée habillé en paysan, traversa seul la Picardie, au risque de tomber entre les mains des ligueurs, et parut devant Gabrielle, toujours déguisé, une botte de paille sur la tête et un bâton à la main. Les lettres qu’il adressait tous les jours à sa maîtresse, à travers les épisodes d’une guerre aventureuse, sont si pleines de passion et de délicate tendresse, qu’elles demandent grâce pour le désordre même des deux amants; mais ces lettres touchantes ne servent qu’à mieux faire ressortir le scandale de la conduite du [174] roi, qui, tout amoureux qu’il fût de Gabrielle, courait encore de maîtresse en maîtresse.
Cependant Gabrielle était enceinte, et il fallait un mari pour couvrir cette réputation que Bellegarde et le roi avaient mise à mal. Quoique le roi «n’en eût pas eu les gants,» comme on le disait encore du temps de Tallemant des Réaux, il s’occupa de chercher le mari et trouva un gentilhomme picard, Nicolas d’Amerval, seigneur de Liancourt, qui consentit à épouser. Gabrielle avait fait jurer au roi que, le jour même des noces, il viendrait la soustraire à la domination conjugale. Le mariage eut lieu; mais un obstacle imprévu empêcha Henri IV de venir, comme il l’avait promis, et l’époux eut le temps de réclamer ses droits; «toutesfois, dit-on dans les Amours du grand Alcandre, elle ne se vouloit jamais coucher, si bien que son mari, pensant estre plus autorisé chez lui que dans la ville où il avoit esté marié et dont le père de Gabrielle estoit gouverneur, il l’emmena; mais elle se fit si bien accompagner de dames, ses parentes, qui s’estoient trouvées à ses noces, qu’il n’osa vouloir que ce qui lui plut.» Le lendemain, le roi arriva et délivra la nouvelle mariée; peu de temps après, elle accoucha d’un fils, que le roi ne fit pas appeler Alexandre, dit Tallemant des Réaux, «de peur qu’on ne dist Alexandre le Grand; car on appeloit M. de Bellegarde monsieur le Grand; et apparemment, il y avoit passé le premier.» Néanmoins, Henri IV légitima César de Vendôme, le jour [175] même (7 janvier 1595) où le mariage de Gabrielle d’Estrées avec le seigneur de Liancourt fut cassé et déclaré nul par l’official d’Amiens. Gabrielle, qui avait d’abord porté le titre de marquise de Monceaux, reçut plus tard celui de duchesse de Beaufort. Le roi, qui dans ses lettres l’appelait mon cher cœur ou mes chères amours, la nommait publiquement mon bel ange, ce qui donna lieu à ce quatrain:
La conduite de la duchesse de Beaufort n’était rien moins que régulière; mais, quoique ses mœurs fussent très-décriées dans le peuple, qui l’avait surnommée la putain du roi, ainsi que la qualifiaient en chaire les prédicateurs de la Ligue et notamment Guarinus, il est difficile de prendre à la lettre les accusations qui sont accumulées contre Gabrielle dans les Nouveaux Mémoires de Bassompierre, publiés pour la première fois en 1803. Suivant ces Mémoires, dont l’authenticité est loin d’être garantie, Gabrielle aurait été prostituée, dès l’âge de seize ans, par sa propre mère, au roi Henri III, moyennant une somme de six mille écus, et Montigny, l’intermédiaire de la négociation, garda le tiers de la somme; ensuite, la marquise de Cœuvres vendit sa fille à Zamet, riche financier, et à [176] quelques autres partisans; puis, Gabrielle, livrée au cardinal de Guise à beaux deniers comptants, se donna elle-même, de son plein gré et gratis, au duc de Longueville, au duc de Bellegarde et à différents gentilshommes des environs de Cœuvres, tels que Brunet et Stenay; enfin, Bellegarde avait fini par la prostituer au roi. (Voy. l’Hist. de Paris de Dulaure, édit. in-12, t. V, p. 189 et suiv.) Mais on pourrait prouver aisément que Bassompierre ou l’auteur des Nouveaux Mémoires imprimés sous son nom a confondu les personnes, les faits et les époques. Il a peut-être attribué à Gabrielle seule toutes les galanteries dont ses sœurs et ses parentes étaient responsables; car, dans la maison de la Bourdaisière, dit Tallemant des Réaux, «la race la plus fertile en femmes galantes qui ait jamais été en France, on en compte jusqu’à vingt-cinq ou vingt-six, soit religieuses, soit mariées, qui toutes ont fait l’amour hautement: de là vient qu’on dit que les armes de la Bourdaisière c’est une poignée de vesces (femmes de mauvaise vie), car il se trouve, par une plaisante rencontre, que dans leurs armes il y a une main qui sème de la vesce. On fit sur leurs armes ce quatrain:
Gabrielle, devenue la maîtresse en titre du roi, [177] n’entretenait pas moins des relations secrètes avec son ancien amant, M. de Bellegarde, qu’elle aimait toujours; mais elle avait congédié, à dessein et non sans éclat, tous les hommes que la chronique scandaleuse lui donnait pour galants. Ainsi s’était-elle brouillée avec le duc de Longueville, après qu’elle lui eut fait rendre les lettres qu’il avait d’elle, et l’on assure qu’elle se vengea cruellement des indiscrétions de ce seigneur, qui se vantait d’avoir été «le maréchal des logis du roi.» Quoi qu’il en fût, Henri IV n’était jaloux que de Bellegarde; «il commanda dix fois qu’on le tuât, dit Tallemant des Réaux; puis, il s’en repentoit, quand il venoit à considérer qu’il la lui avoit ôtée.» Une nuit, M. de Praslin vint avertir le roi, que Bellegarde se trouvait enfermé dans la chambre de la duchesse de Beaufort. Le roi se lève tout tremblant de colère; il s’habille à la hâte, met l’épée à la main, et suit M. de Praslin, en soupirant; mais, quand il fut arrivé à l’entrée de l’appartement de la duchesse, il eut un remords et s’arrêta: «Ah! dit-il, cela la fâcheroit trop!» Et il retourna se coucher, sans avoir troublé le tête-à-tête des deux amants. Une autre fois, Bellegarde et la duchesse étaient encore ensemble et n’attendaient pas le roi; Henri IV se présente à la porte et veut qu’on la lui ouvre: il n’y avait pas d’issue pour faire sortir Bellegarde. La duchesse invente toutes sortes de prétextes pour forcer le roi à s’éloigner; mais il insiste, il ordonne, il se fâche. [178] La femme de chambre de Gabrielle (c’était une fille nommée la Rousse, qui savait merveilleusement son métier) fait entrer Bellegarde, à demi vêtu, dans un petit cabinet attenant à la ruelle et destiné à serrer des confitures, des épices et des dragées. On introduit alors le roi, qui regarde d’un air défiant les indices accusateurs que son rival a laissés en fuyant. Il s’assied en silence, et tout à coup, se plaignant de la faim, il demande des confitures; il va droit à la porte du cabinet, la trouve fermée, en réclame la clef, qu’on ne lui donne pas, et menace de jeter cette porte en dedans, si cette clef se fait attendre. Bellegarde a eu le temps d’achever sa toilette et de sauter par la fenêtre: c’est la Rousse qui se montre alors et qui déconcerte les soupçons du roi. «Je vois bien, sire, lui dit Gabrielle, qui reprend l’avantage, je vois bien que vous me voulez traiter comme les autres que vous avez aimées, et que votre humeur changeante veut chercher quelque sujet de rompre avec moi; ce que je préviendrai en me retirant tout à l’heure.» Elle fond en larmes, que le roi essuie sous ses baisers, en la conjurant de se calmer et de lui pardonner. C’est ainsi que l’aventure est rapportée dans les Amours du grand Alcandre. La tradition populaire y avait ajouté quelques traits plus conformes au caractère de Henri IV. Suivant le récit qui a été répété par tous les faiseurs d’Ana, Bellegarde se serait caché sous le lit de Gabrielle, et le roi en prenant la place que venait de quitter son [179] grand écuyer, aurait demandé des confitures sèches; la Rousse lui ayant apporté plusieurs boîtes, le roi en jeta une sous le lit: «Il faut bien, dit-il gaiement à sa maîtresse, il faut bien que tout le monde vive!» (Voy. le Menagiana, t. II, p. 71.)
On avait fait courir le bruit que la naissance de César, duc de Vendôme, ne pouvait pas être mise sur le compte du roi; une anecdote, que Sully n’a pas craint d’admettre dans ses Mémoires, semblerait être la source de ce bruit calomnieux. Alibour, premier médecin du roi, ayant visité Gabrielle, qui était indisposée, vint annoncer à Henri IV, «qu’il lui avoit trouvé un peu d’émotion, mais que son mal n’auroit que d’heureuses suites.» Le roi demanda s’il fallait la saigner: «Sire, je n’ai garde, il faut attendre qu’elle soit à mi-terme, répondit Alibour.—Que voulez-vous me dire, bonhomme? répondit le roi en colère; rêvez-vous? et s’agit-il ici de grossesse? Je sais les termes où j’en suis: ou vous n’y connaissez rien, ou de plus méchants que vous, vous font parler.—Sire, j’ignore, moi, les termes où vous en êtes, repartit Alibour, mais je sais qu’avant sept mois ce que je dis se vérifiera.» La prédiction du médecin se vérifia, en effet: Gabrielle accoucha, mais Alibour ne survécut guère à cet événement: on disait qu’il avait été empoisonné. Tallemant des Réaux a donné l’explication de cette anecdote, si souvent invoquée contre la mémoire de Gabrielle, dans ce passage que M. Paulin Paris [180] a rétabli, dans son édition, d’après le manuscrit original: «La vérité du conte du bonhomme Alibour, premier médecin du roy, est que Henry IVe avoit une gonorrhée qui luy engendra une carnosité et ensuite une retention d’urine dont il faillit mourir à Monceaux. Et M. d’Alibour disoit que le roy n’estoit pas capable d’engendrer durant ce flux corrompu de semence. C’estoit une question de médecine; mais la grossesse de madame de Beaufort estoit bien avancée, quand on esmeut cette question.» (Voy. les Histor., 3e édit., t. I, p. 112.) Le fils aîné de Gabrielle n’en fut pas moins légitimé de France, comme son frère Alexandre et sa sœur Catherine-Henriette. Leur mère aurait certainement épousé le roi, si elle n’était pas morte empoisonnée pendant qu’on travaillait en cour de Rome à faire casser le mariage de Henri IV et de Marguerite de Valois. M. de Sancy tomba en disgrâce pour avoir osé dire au roi, qui le consultait sur son projet de se remarier avec madame de Beaufort, que, «putain pour putain, il aimeroit mieux la fille de Henri II, que celle de madame d’Estrées, qui étoit morte au bordel.» (Voy. l’historiette de Sully, dans Tallemant des Réaux.) Sully, qui n’était pas moins contraire que M. de Sancy à cette honteuse mésalliance et qui la combattit avec plus de politique, affirme néanmoins, dans ses Mémoires, que «le roy ne se fust jamais résolu d’espouser une femme de joye.»
Plus Henri IV témoignait de folle passion pour [181] son bel ange, plus l’opinion publique se prononçait avec énergie contre la favorite, que le mariage n’eût jamais réhabilitée. Ses amours avec le duc de Bellegarde étaient si connues, même dans le bas peuple, qu’on y entendait souvent ce dicton proverbial, qui nous a été conservé dans le Banquet et après-diné du comte d’Arete, pamphlet du fameux ligueur Louis d’Orléans: «Les belles gardes s’accompagnent volontiers de beaux fourreaux.» Les Parisiens, chez lesquels fermentait toujours le levain de la Ligue, détestaient la duchesse de Beaufort, à cause des mauvaises mœurs qu’ils lui attribuaient dans leurs propos et leurs pasquils; la haine que cette favorite avait excitée contre elle, rejaillissait aussi sur le roi: «Le peuple, écrivait P. de l’Estoile à la date du 23 avril 1596, le peuple, qui de soy est un animal testu, inconstant et volage, autant de bien qu’il avoit dit de son roy auparavant, commença à en dire du mal, prenant occasion sur ce qu’il s’amusoit un peu beaucoup avec madame la marquise.» Dans un pasquil très-vilain et scandaleux, qui courait alors, il y avait des vers où le roi n’était pas plus épargné que sa maîtresse:
Tous les honnêtes gens, tous les bons citoyens s’indignaient à l’idée de l’union du roi avec une femme déshonorée qui tranchait déjà de la reine de France. Un satirique publia ce huitain au sujet de ce beau mariage, qui n’existait encore qu’en promesse signée de la main de Henri IV:
Madame de Sourdis, comme nous l’avons dit plus haut, était la bien-aimée du vieux chancelier de Cheverny, et elle en eut un fils, que le roi tint sur les fonts à Saint-Germain-l’Auxerrois: «Sire, dit la sage-femme en lui remettant l’enfant, avisez à le bien porter, car il est fort pesant.—Je ne m’en étonne pas, repartit Henri IV, les sceaux lui pendent au cul!» Gabrielle n’eut pas le temps d’en venir à ses fins: elle fut emportée, en quelques heures, par une maladie subite qui avait tous les caractères d’un empoisonnement. Ses envieux et ses ennemis [183] ne lui pardonnèrent pas même après sa mort: comme, à ses obsèques, le deuil était conduit par son beau-frère, le maréchal de Balagny, fils naturel d’un évêque de Valence, et que ses six sœurs, «plus dissolues qu’elle encore,» assistaient à cette cérémonie funèbre, le poëte Sigogne composa ce sixain, que Sauval a recueilli dans les Amours des rois de France:
Henri IV ne pouvait vivre sans une maîtresse en titre, ce qui ne l’empêchait pas de prendre autant de maîtresses volantes qu’on lui en présentait. Madame de Beaufort était à peine inhumée, que les courtisans se disputaient à qui lui donnerait une héritière dans les bonnes grâces du roi: on trouva mademoiselle Henriette d’Entragues. Elle était fille de cette belle et douce Marie Touchet qui avait été aimée de Charles IX et qui fut mariée avec François de Balzac, seigneur d’Entragues. Cette demoiselle, âgée de dix-neuf à vingt ans, ne se distinguait pas moins par son esprit que par sa beauté; elle avait surtout, dit Sully, «ce bec affilé, qui, par ses bonnes rencontres, rendoit sa compagnie des plus [184] agréables.» Mademoiselle d’Entragues fut si bien recommandée au roi par les personnes qui voulaient en faire une favorite, que le roi éprouva aussitôt le désir «de la voir, puis de la revoir, puis de l’aimer.» Il l’aima, dès qu’il l’eut vue; et mademoiselle d’Entragues, docile aux leçons de sa mère, et surtout de son frère, se laissa volontiers aimer. Elle n’en était pas, dit-on, à son apprentissage; cependant elle marchanda longtemps les dernières faveurs, que Henri IV réclamait avec toute l’ardeur d’un amant et toute l’autorité d’un roi. Il y eut, à ce sujet, un des plus monstrueux trafics de prostitution, que nous fournisse l’histoire des amours des rois. La famille d’Entragues, le père, la mère, leurs amis et leurs conseillers auraient été plus ou moins mêlés à ces honteuses négociations, dont le but était un marché impudique. On demandait cent mille écus de la vertu de mademoiselle d’Entragues. Quelques mémoires rapportent que la somme fut réduite à cinquante mille. Dans tous les cas, on tomba d’accord sur le prix; mais on ne s’en tint pas à l’argent: mademoiselle d’Entragues, par le conseil de ses père et mère, demandait une promesse de mariage, sous cette étrange condition qu’elle fournirait au roi un enfant mâle dans le délai d’une année! «Je suis observée de si près, disait Henriette d’Entragues à son amant, qu’il m’est absolument impossible de vous accorder toutes les preuves de reconnaissance et d’amour, que je ne puis refuser au plus grand roi [185] du monde. Il faut une occasion; et je vois bien que nous n’aurons jamais de liberté, si nous ne l’obtenons de M. et madame d’Entragues.» Ceux-ci consentaient à fermer les yeux, dès qu’ils auraient en mains la promesse de mariage signée et scellée en bonne forme. «Cette pimbêche et rusée femelle sut si bien cajoler le roy,» dit Sully, que la promesse fut souscrite et donnée «pour la conqueste d’un trésor que peut-estre il ne trouveroit pas.» Sully eut le courage de faire tous ses efforts pour détourner son maître de cette folie amoureuse, qui menaçait de lui coûter plus de cent mille écus; il déchira même la promesse de mariage, que lui montrait le roi: «Si vous vouliez bien vous rappeler, lui dit-il avec fermeté, ce que vous m’avez dit autrefois de cette fille et de son frère le comte d’Auvergne, du vivant de madame la duchesse (de Beaufort); des propos que vous me teniez tout haut, et des ordres dont vous me chargeastes de faire sortir de Paris tout ce bagage (car c’estoit ainsy que vous vous exprimiez en parlant alors de la maison de M. et madame d’Entragues), vous pousseriez plus loin ce doute où vous estes, et compteriez encore moins de trouver la pie au nid, et, en tout cas, vous penseriez que ce n’est pas une pièce qui mérite d’estre achetée cent mille escus, et Dieu veuille qu’il ne vous en couste pas davantage un jour à venir!»
Ces conseils, émanés d’un bon et loyal serviteur, étaient soutenus par toutes les distractions galantes que [186] pouvait imaginer le parti contraire à mademoiselle d’Entragues. Tous les jours on produisait de nouvelles filles, qui, choisies parmi les plus jolies et les plus séduisantes, ne servaient, en quelque sorte, qu’à exciter encore plus la passion du roi pour mademoiselle d’Entragues. «Il ne possédoit pas encore mademoiselle d’Entragues, dit Bassompierre dans ses Mémoires, et couchoit parfois avec une belle garce nommée la Glandée.» Il allait passer la nuit à l’hôtel de Zamet, où on la lui amenait. La Glandée fut bien vite détrônée par la Fanuche.
Tallemant des Réaux, qui nous a révélé de si neuves et si curieuses particularités sur Henri IV, rapporte un bon mot, un peu libre, de ce prince, au sujet de la Fanuche, qu’on lui avait présentée comme une vierge et qui n’en était pas à son apprentissage. (Voy. l’édit. des Historiettes, publiée avec commentaires par MM. Monmerqué et Paulin Paris, membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. Ier.)
Cette Fanuche fut longtemps une courtisane à la mode dans le grand style de la belle Impéria et des courtisanes italiennes; elle était renommée surtout à cause de son beau corps et de ses perfections secrètes. Un quatrain, imprimé en 1637 dans la seconde partie des Poésies et rencontres du sieur de Neuf-Germain, poëte hétéroclite de Gaston d’Orléans, nous prouve que Fanuche, à cette époque (elle avait alors plus de quarante ans), était encore digne des hommages [187] de ses admirateurs et des éloges de la poésie galante.
Mais Henri IV ne se contentait pas de ces amours de passage: il voulait une maîtresse à poste fixe, il avait le cœur pris, il eût donné la moitié de son royaume pour posséder mademoiselle d’Entragues. Il la posséda, moyennant la promesse de mariage et un don de cent mille écus. On lui fit crédit pour la somme. Quand il fallut payer, il s’exécuta en rechignant; et il ordonna d’apporter dans son cabinet ces belles espèces sonnantes, qu’on étala devant lui sur le plancher: «Ventre-saint-gris! s’écria-t-il en voyant ces monceaux d’or à ses pieds, voilà une nuit bien payée!» Il s’attacha dès lors à cette conquête, qui lui avait coûté si cher, et il éleva mademoiselle d’Entragues au rang de favorite, sans se faire faute de s’éparpiller çà et là en infidélités, qui ne le rendaient ni moins tendre ni moins empressé pour elle.
Son divorce avait été prononcé en cour de Rome, mais, quelque puissant que fût son amour, il s’était laissé engager dans une alliance politique, et il épousa Marie de Médicis, en 1600. Mademoiselle d’Entragues, qui s’était inutilement opposée à cette union, mit tout en jeu pour conserver son titre et ses fonctions de favorite, en renonçant à devenir reine de France. Henri IV l’avait créée marquise de Verneuil, et il ne paraissait nullement résolu, malgré son mariage, à cesser des relations qu’il préférait à toutes les autres.
[188] Cependant Henriette de Balzac, dont le caractère violent, souple et despote à la fois, avait exercé un grand empire sur le roi, ne lui épargnait pas les gronderies et les mauvais compliments; elle lui dit, un jour, «que bien lui prenoit d’être roi, que sans cela on ne le pourroit souffrir, et qu’il puoit comme charogne.» (Voy. l’historiette de Henri IV, dans Tallemant des Réaux.) Elle l’appelait le capitaine Bon vouloir, parce qu’il était toujours prêt à payer de sa personne en galanterie, et qu’il se sentait porté pour toutes les femmes, en général. La marquise de Verneuil, qui logeait à l’hôtel de la Force près du Louvre, partageait, pour ainsi dire, avec la reine, les attentions du roi et les assiduités des courtisans; elle ne désespérait pas de l’emporter tout à fait, un jour ou l’autre, sur Marie de Médicis, qu’elle ne nommait pas autrement que l’Italienne ou la grosse banquière. Cette installation publique d’une maîtresse en titre, vis-à-vis du Louvre, était un scandale qui faisait murmurer le peuple et gémir les vrais serviteurs de Henri IV.
On essaya, pour le séparer de cette femme astucieuse qui en voulait toujours à la couronne de France, une foule de combinaisons et d’intrigues amoureuses, destinées à diminuer le pouvoir de la marquise de Verneuil, en diminuant son prestige; mais Henri IV, en courant les aventures qu’on lui préparait, ne laissait pas de revenir plus échauffé à la marquise. En 1600, selon Bassompierre (anciens [189] et nouveaux Mémoires), il devint un peu amoureux d’une des filles de la reine, nommée la Bourdaisière; puis, de madame de Boinville, femme d’un maître des requêtes; puis, de mademoiselle Clein; puis, de la femme d’un conseiller nommé Quelin; puis, de la comtesse de Lemoux; puis, d’une dame d’honneur de la reine, appelée Foulebon, etc. La marquise de Verneuil n’en était pas moins fêtée; mais l’exemple du roi lui apprit sans doute à se donner du bon temps, et l’on peut supposer que les consolateurs ne lui manquèrent pas. Un mot de Henri IV, rapporté par Tallemant des Réaux, ferait penser qu’il n’était pas jaloux de la marquise, comme il l’avait été de Gabrielle d’Estrées. «On lui dit que feu M. de Guise étoit amoureux de madame de Verneuil; il ne s’en tourmenta pas autrement, et dit: Encore faut-il leur laisser le pain et les putains! on leur a ôté tant d’autres choses!» La marquise de Verneuil se sentait assez sûre de l’attachement du roi, pour n’avoir rien à craindre des rivales de rencontre qu’il lui donnait; néanmoins, son crédit fut balancé un moment par celui de Jacqueline du Bueil, fille d’un brave gentilhomme breton, Claude du Bueil, seigneur de Courcillon. Le roi, pendant une de ses brouilles avec sa maîtresse en titre, avait fait son passe-temps de cette jeune et charmante personne, qui n’osa rien lui refuser et qui se trouva grosse. Il s’agissait de mettre l’accident sous la responsabilité d’un mari: «Le mardy 5 du mois d’octobre [190] (1604), raconte ingénument P. de l’Estoile dans son Registre-journal du règne de Henri IV, à six heures du matin, mademoiselle du Bueil, nouvelle maistresse du roy, espousa à Saint-Maur-des-Fossez le jeune Chauvalon, jeune gentilhomme, bon musicien et joueur de luth, piètre (ainsi qu’on disoit) de tout le reste, mesme des biens de ce monde. Il eut l’honneur de coucher le premier avec la mariée, mais esclairé, ainsi qu’on disoit, tant qu’il y demeura, des flambeaux et veillé des gentilshommes, par le commandement du roy, qui le lendemain coucha avec elle à Paris au logis de Montauban, où il fut au lit jusqu’à deux heures après midy. On disoit que son mary estoit couché en un petit galetas au-dessus de la chambre du roy, et ainsi estoit dessus sa femme, mais il y avoit un plancher entre deux.» Cette nouvelle maîtresse menaçait d’évincer la marquise de Verneuil, mais celle-ci n’était pas en peine des moyens de ramener le roi; elle fit attaquer vigoureusement le cœur de Jacqueline du Bueil, par le jeune prince de Joinville, frère du duc de Guise, qui la courtisait elle-même et qui lui était tout dévoué. Quand les deux amants se furent convenus et entendus, on avertit le roi, qui se plaignit amèrement à la vieille duchesse de Guise: «Qu’on épouse ma maîtresse, à la bonne heure, dit-il, j’y consens; mais qu’on me la dispute et qu’on s’en tienne à en être le galant, c’est ce que je ne souffrirai point!» Il aurait fait arrêter le prince de Joinville, si ce rival trop [191] favorisé n’eût renoncé tacitement à la possession de Jacqueline, en s’éloignant d’elle et de la cour. Henri IV pardonna: mademoiselle du Bueil fut faite comtesse de Moret, et le fils qu’elle mit au monde, après le départ du prince de Joinville, fut légitimé comme l’avaient été ceux de Gabrielle d’Estrées.
La marquise de Verneuil tenait sous le charme son capitaine Bon vouloir; elle lui avait laissé des souvenirs qui le ramenaient toujours auprès d’elle, en dépit de toutes les amourettes. Lorsqu’elle fut accusée d’avoir trempé dans un complot contre le roi, avec son père, son frère et d’autres seigneurs, elle ne fit que rire et railler; quand elle fut condamnée, elle n’eut qu’à voir le roi pour obtenir la grâce de tous les conjurés, et bien que son rôle de favorite ait cessé vers cette époque, Henri IV allait la voir souvent et ne lui faisait pas moins bon visage. La marquise le divertissait plus que personne au monde, et la reine était toujours jalouse d’elle. Au mois de mars 1607 il se rendit avec la cour à Chantilly, où séjournait madame de Verneuil. Il avait emmené avec lui une fille, nommée Lahaye, «qu’il entretenoit, dit l’Estoile, et qu’il menoit partout où il alloit.» La marquise lui dit, en bouffonnant comme de coutume: «Vous avez de mauvais fourriers avec vous, qui vous logent à Lahaye, au vent et à la pluie!» Cette Lahaye fut disgraciée l’année suivante, et prit le voile dans l’abbaye de Fontevrault: «retraite finale et assez ordinaire des [192] dames du mestier, dit P. de l’Estoile (à la date du 30 mars 1608), où quelques fois elles ne laissoient pas de le continuer.» Une anecdote, racontée dans les notes de Lenglet-Dufresnoy sur le Journal de Henri IV (à la date du 12 Mars 1604), nous apprend que le roi traînait partout à sa suite, dans ses voyages comme dans ses dévotions, un troupeau de femmes et de filles de la cour; ainsi, quand il allait entendre les sermons du père Gonthier, jésuite, aux différentes églises de Paris, ces dames y venaient à l’envi, en grande toilette, pour y briguer un regard et un sourire de Henri IV. Une fois, que le jésuite prêchait à Saint-Gervais, la marquise de Verneuil et beaucoup de dames vinrent se placer près de l’œuvre, où le roi était assis. Elles chuchotaient entre elles; et la marquise échangeait des signes d’intelligence avec Henri IV, qui avait de la peine à s’empêcher de rire. Le père Gonthier s’arrêta court au milieu de sa prédication, et se tournant vers le roi: «Sire, lui dit-il avec amertume, ne vous lasserez-vous jamais de venir avec un sérail entendre la parole de Dieu, et de donner un si grand scandale dans ce lieu saint?» Le roi ne lui sut pas mauvais gré de la réprimande; mais il n’en fut pas plus réservé dans sa manière d’être, et il n’évita pas davantage de causer du scandale à ses sujets.
Son dernier amour, celui qui mit peut-être le poignard dans la main de Ravaillac, a montré jusqu’où pouvait aller la dépravation de ses mœurs. C’est un [193] des épisodes les plus étranges de l’histoire de la Prostitution à la cour de France. «Le roy, en ce temps, écrivait Pierre de l’Estoile dans ses Journaux, sous la date du mois de juin 1609, esperduement amoureux de madame la princesse de Condé, estimée la plus belle dame, non de la cour seulement, mais de la France, donne subject, par ses desportemens, de nouveaux discours, aux curieux et mesdisans, qui sans cela ne parloient que trop licencieusement de Sa Majesté et des vilanies et corruption de la cour.» La jeune Charlotte-Marguerite, fille de Henri, duc de Montmorency, maréchal et connétable de France, avait paru pour la première fois à la cour, cette année-là: «Elle étoit si jeune, dit l’auteur des Amours du grand Alcandre, qu’elle ne faisoit que sortir de l’enfance; sa beauté estoit miraculeuse et toutes ses actions si agréables, qu’il y avoit de la merveille partout. Alcandre la voyant danser, un dard à la main, comme, pour la figure du ballet, elles (les dames de la reine) représentoient les nymphes de Diane, se sentit percer le cœur si violemment, que cette blessure dura aussi longtemps que sa vie.» Le connétable avait jeté les yeux sur Bassompierre pour en faire son gendre; mais le roi, qui avait vu ce miracle de beauté et de grâce, n’hésita pas à chercher un autre mariage qui laisserait le champ libre à ses honteux desseins: «Je suis devenu non-seulement amoureux, mais furieux et outré de mademoiselle de Montmorency, dit-il à Bassompierre, qui [194] était un de ses compagnons de table et de débauche. Si tu l’épouses et qu’elle t’aime, je te haïrai; si elle m’aime, tu me haïrois. Il vaut mieux que cela ne soit point cause de rompre notre bonne intelligence, car je t’aime d’affection et d’inclination. Je suis résolu de la marier à mon neveu le prince de Condé, et de la tenir près de ma famille. Ce sera la consolation et l’entretien de la vieillesse où je vais désormais entrer. Je donnerai à mon neveu, qui aime mieux mille fois la chasse que les dames, cent mille livres par an, pour passer son temps, et je ne veux autre grâce d’elle, que son affection, sans rien prétendre davantage.» Bassompierre se retira devant un ordre aussi formel, et mademoiselle de Montmorency épousa le prince de Condé. Dès lors, le roi s’abandonna sans pudeur à toutes les extravagances de sa passion, qui «estoit si grande, dit l’Estoile, qu’on l’en vit changer, en moins de rien, d’habits, de barbe et de contenance.» Le poëte Malherbe prêtait complaisamment sa muse à l’expression de cette passion adultère, qui, si l’on en croit des stances composées sous le nom d’Alcandre, n’aurait pas trouvé Oranthe insensible. Quoi qu’il en fût, le roi «se montrant si eschauffé à la chasse de ceste belle proie, pour laquelle avoir il mettoit tout le monde en besongne, jusques à la mère du mary, le prince de Condé lui adressa de vifs reproches et s’emporta même, dit-on, jusqu’à l’appeler b....» (Voy. les Mém.-journaux de P. de l’Estoile, édit. de MM. Champollion, [195] p. 537, règne de Henri IV.) Le prince de Condé «estant bien averty que le roy se servoit de sa mère, comme d’un instrument propre pour corrompre la pudicité de sa femme, en entra en grosses paroles avec elle, lui dit pouilles, l’appela maquerelle ou d’autres noms qui ne valoient pas mieux, lui reprochant de luy avoir peint la honte sur le front.» Ce passage incroyable, qui nous représente une mère travaillant au déshonneur de son fils, est un des plus tristes témoignages de la dégradation morale des courtisans à cette époque. Pierre de l’Estoile ajoute un dernier trait à ce tableau hideux, en attribuant à la reine elle-même une part de complicité dans cette ligue générale contre la vertu de la princesse de Condé: «Je scay, dit Marie de Médicis, que, pour ce beau marché, il y a trente maquerelles en besongne; et, si je m’en mesle une fois, je feray la trente-uniesme.» Le prince de Condé échappa pourtant aux ruses et aux violences qui menaçaient son honneur conjugal; il enleva sa femme et l’emmena hors de France, pour la mettre en sûreté à Bruxelles. Henri IV serait allé l’y chercher, les armes à la main, si le poignard d’un régicide n’eût rompu la trame de ses coupables projets avec celle de sa vie.
L’amour frénétique de Henri IV pour la princesse de Condé avait produit un redoublement d’activité dans les démarches complaisantes des courtiers d’amour, qui s’employaient alors pour les plaisirs du [196] roi. C’est un des caractères les plus remarquables de la Prostitution, à cette époque, que le zèle des gens de cour à servir d’intermédiaires officieux, dans les affaires de galanterie, non-seulement au roi, mais encore aux princes et aux grands. On semblait avoir perdu le sens moral, à ce point qu’un bon gentilhomme ne se faisait aucun scrupule de se prêter aux infâmes manœuvres des agents de la débauche, dès qu’il fallait contenter le caprice amoureux d’un puissant protecteur. Chacun, pour se mettre dans les bonnes grâces de son patron, ne rougissait pas de devenir, au besoin, un vil proxénète; chacun s’estimait heureux et fier de produire une nouvelle merveille de beauté, destinée à la couche royale. Aussi, faut-il accuser ces misérables pourvoyeurs, plutôt que le roi lui-même, qui n’était pas, il est vrai, capable de résister à leurs impures excitations. Le type le plus parfait du proxénétisme, le principal complice des désordres de Henri IV, fut l’Italien Sébastien Zamet, qui, de simple cordonnier qu’il était sous Henri III, n’avait pas tardé à se faire «seigneur de dix-sept cent mille écus,» conseiller du roi, gouverneur de Fontainebleau, surintendant de la maison de la reine, baron de Billy et Murat, etc. Zamet, que Henri IV nommait familièrement Bastien, et dont il appréciait l’humeur joyeuse, l’esprit délié et le servile dévouement, avait, pour ainsi dire, mis la main dans tous les amours de son maître; c’était lui qui remplissait les mystérieuses [197] fonctions de surintendant des plaisirs du roi; c’était dans son hôtel magnifique, situé rue de la Cerisaie, que le roi faisait des parties de débauche avec les jeunes seigneurs de la cour; c’était dans cet hôtel, que le roi venait souvent passer la nuit avec des femmes que Zamet se chargeait souvent de lui fournir; c’était là, que toutes les maîtresses du roi avaient payé leur écot. Zamet eut deux concurrents dans le vilain métier qu’il exerçait avec beaucoup d’adresse et de cynisme pour le service de Henri IV: le duc de Bellegarde et le marquis de la Varenne. Le premier, qui avait été un de ceux qu’on appelait les maquereaux ordinaires de Sa Majesté (voy. le Tocsin des Massacreurs, édit. de 1579, p. 47), excellait dans l’art de choisir de friands morceaux pour la bouche du roi; il savait aussi endoctriner les filles et «les dresser au manége royal, comme des juments de bonne volonté:» il avait produit Gabrielle d’Estrées, il produisit ensuite Jacqueline du Bueil. Le second, qui avait commencé par être cuisinier de la maison de Madame, sœur du roi, s’avança si bien dans la faveur de ce prince, qu’il devint contrôleur général des postes et conseiller d’État: il était spécialement chargé de porter les poulets et les messages d’amour; on l’appelait le maître ou le ministre des voluptés du roi. (Voy. la Vie de M. du Plessis-Mornay, liv. II.) «Les maquereaux s’en vont marquis! s’écrie d’Aubigné, dans la Confession de Sancy, en parlant de la Varenne, qui avait «transsubstantié les potages [198] de cuisine en tripotages d’estats, et les poulets de papier en poulets de chair humaine.»
Les femmes et les plus grandes dames se mêlaient aussi de ce trafic malhonnête, qui leur gagnait la faveur du prince. Nous avons vu plus haut, que la princesse douairière de Condé se liguait avec ce verd galant à barbe grise, contre la chasteté de sa belle-fille et l’honneur de son fils. Nous avons vu que madame de Sourdis favorisait le commerce adultère de sa nièce, Gabrielle d’Estrées. La princesse de Conti (mademoiselle de Guise), qui avait été aussi une des maîtresses de son grand Alcandre, ne cessait de lui chercher de nouveaux amusements, et se faisait la corruptrice de ses rivales. Nous pourrions mentionner un grand nombre d’autres femmes de grand nom, qui étaient toujours prêtes à seconder les fantaisies libertines du plus débauché des rois. Dans la Bibliothèque (imaginaire) de maître Guillaume, facétie satirique fréquemment citée dans les notes de la Confession de Sancy, on remarque les deux ouvrages suivants: Sept livres de Chasteté, faits par la Varenne, dédiés à madame de Retz, et les Préceptes de production, autrement de maquerellage, composés par madame de Villers, commentés par madame de Vitry et dédiés à la Varenne. Une facétie du même genre, qui ne nous est connue, que par un extrait inséré dans le Journal de P. de l’Estoile (à la date du mois de juillet 1609), caractérise encore mieux le scandaleux maquignonnage, qui se pratiquait surtout au [199] profit de Henri IV: dans une plaisante Requête au roi, le nommé Clavelle, qui s’intitule le compagnon de Duret, remontre humblement à Sa Majesté, «qu’il avoit fait et exercé aussy bien et mieux que luy (Duret) le mestier de maquerellage (qui est un des principaux, et auquel l’esprit de l’homme se monstre le plus), ayant conduit des prattiques très-difficiles de ce costé-là avec plus d’honeur beaucoup et moins de hasard que Duret (et ne luy en scachant rien monstrer, dont il le desfioit luy et tout homme). Tesmoins les maquerellages (disoit-il) de telles et telles (qu’il spécifie en sa requeste), un tel et tel marché (dont vous-mesme n’estes ignorant, sire), venus à leur perfection et effect, par sa diligence et principale entremise, et où un autre, bien que versé en l’art, eust perdu ses pas et ses peines, et mille autres petits services de pareille estoffe dont il avoit obligé grands et petits à la cour.» Tallemant des Réaux raconte que le maréchal de Roquelaure, qui était borgne, accompagnant le roi en carrosse, interpella une marchande de maquereaux, et lui demanda comment elle distinguait les mâles des femelles: «Jésus! répondit cette vendeuse de poisson, il n’y a rien de plus aisé, les mâles sont borgnes.» Et Tallemant ajoute: «On l’accusoit d’avoir fait quelquefois le ruffian à son maître.»
Certes, les innombrables amours de la reine Marguerite et ceux du grand Alcandre, racontés très-sommairement, comme nous avons essayé de le [200] faire, forment l’épisode le plus curieux et le plus caractéristique de l’histoire de la Prostitution à la fin du seizième siècle.
Sommaire.—Les annales de la cour sous Henri III et Henri IV.—La belle Châteauneuf.—Le souper des trois rois chez Nantouillet.—Le mariage de la maîtresse du roi.—L’assassinat de madame de Villequier par son mari.—Indignes violences de Henri III et de ses mignons.—La comédie du Paradis d’amour.—Bibliothèque de madame de Montpensier.—Manifeste des dames de la cour.—Les filles d’honneur de la reine.—La Malherbe et le seigneur de la Loue.—La Sagonne et le baron de Termes.—Indulgence de Henri IV.—Commencements de la belle galanterie.—Conséquences du luxe.—Le mouchoir de 19,000 écus.—La tapisserie.—Les mystères des dieux.
Dulaure remarque avec raison, dans son Histoire de Paris (édit. in-12, t. IV, p. 492), que les scènes de luxure décrites complaisamment par Brantôme pour représenter l’état des mœurs de la cour «ressemblent à celles que pourraient offrir les annales d’un lieu de débauche;» mais Brantôme, qui [202] vécut jusqu’en 1614, avait quitté la cour en 1582, par suite d’un dépit de courtisan, pour se retirer dans ses terres, où il écrivit ses mémoires, qui ne nous sont pas tous parvenus. Sa nièce, madame de Duretal, prit soin de brûler les plus scandaleux, et l’on peut juger ce qu’ils étaient par ceux qui nous restent. Brantôme n’a donc pu voir par ses propres yeux la fin du règne de Henri III ni tout le règne de Henri IV; il ne savait ce qui se passait au Louvre, que par les correspondances des amis qu’il y avait laissés, et il s’est abstenu de recueillir, d’après leur témoignage plus ou moins partial, tous les faits dont il ne fut pas témoin et garant. Ainsi, ne pouvons-nous pas lui demander des renseignements sur l’histoire de la Prostitution à la cour de Henri III et de Henri IV. Brantôme, si on le juge par quelques pages où il se montre l’implacable ennemi des débauches italiennes, gémissait sans doute de l’aberration honteuse, dans laquelle était tombé le dernier des Valois, entouré de vils mignons; il croyait que, sous l’influence de ces horreurs étrangères, le joli train de la cour de France avait cessé, et que l’amour des dames, tant recommandé par les traditions françaises, n’existait plus que chez de vieux courtisans et d’incorruptibles gentilshommes. Il ne faut pas supposer, néanmoins, que l’abominable secte des mignons et des hermaphrodites eût détruit toute honnête galanterie, et que les dames fussent devenues à la cour de Henri III neutres ou indifférentes [203] dans une question où elles avaient toujours été les premières intéressées. Il faut même dire, pour l’honneur des mignons, qu’ils n’étaient pas si négligents du beau sexe, qu’on pourrait le penser à cause de leur vilaine réputation. Henri III avait eu des maîtresses, ses favoris en avaient également, et plusieurs d’entre eux qui périrent de mort tragique ne purent en accuser que les femmes.
Henri III, lorsqu’il n’était encore que duc d’Anjou, aimait Renée de Rieux, connue sous le nom de la belle Châteauneuf; c’était une de ces filles d’honneur de Catherine de Médicis, que le fameux libelle huguenot, intitulé le Tocsin des Massacreurs, n’a probablement pas calomniées, quand il les marque du sceau de la Prostitution: «Nul n’ignore, lit-on dans ce libelle (p. 49 de l’édit. de 1570), l’impudicité des filles de la suitte de la Roine mère, tesmoins la Rouet, Montigny, Chasteauneuf, Atri et autres, desquelles la chasteté est si peu connue, qu’elle ne trouveroit pas un seul tesmoing chez tous les courtisans.» Lorsque le duc d’Anjou dut partir pour la Pologne, où l’appelait le vœu des nobles polonais qui lui avaient offert la couronne, il voulait trouver un mari pour mademoiselle de Châteauneuf, à laquelle il avait fait, dit-on, une promesse de mariage par écrit. Il chercha parmi les seigneurs de la cour celui qui pourrait prendre son lieu et place. Mademoiselle de Châteauneuf, qui était d’un caractère orgueilleux et inflexible, ne se prêtait guère, il est vrai, à ce trafic [204] matrimonial. Le duc d’Anjou jeta les yeux sur Nantouillet, prévôt de Paris, un de ses compagnons de table et de plaisir; Nantouillet déclina très-fièrement le déshonneur qu’on prétendait lui faire, et répondit au nouveau roi de Pologne, que, «pour épouser une fille de joie, il attendrait que Sa Majesté eût établi des bordeaux dans le Louvre.» Cette réponse fut rapportée à Charles IX, qui en garda rancune à Nantouillet. Peu de jours après (septembre 1573), on intercepta une lettre écrite de Paris par un courtisan, dans laquelle il était parlé, en ces termes, d’un grand scandale qui venait d’avoir lieu et qui faisait l’entretien de la ville et de la cour: «J’ay veu, disait l’auteur de cette lettre, les trois rois, qu’on appelle le Tyran, le roy de Polongne, et le tiers, le roy de Navarre, qui, pour rendre grâces à Dieu pour la paix et leur délivrance, ne cessoyent de le despiter et provoquer à vie, par leurs lascives puanteurs et autres tels sardanapalismes. Je sceu comme ces trois beaux sires s’estoient fait servir, en un banquet solemnel qu’ils firent, par des putains toutes nues...» MM. Champollion, dans leur édition du Journal de Henri III, se sont abstenus de reproduire certains passages obscènes, que Pierre de l’Estoile avait insérés tout au long dans son manuscrit. Le banquet n’avait été que le prélude de scènes plus inouïes encore. Les trois rois, «estant en peine à quoy ils employeroient le reste de la nuit,» avaient fait avertir Nantouillet, qu’ils iraient [205] collationner chez lui à l’hôtel d’Hercule, situé au coin de la rue des Augustins. Nantouillet s’excusa en vain de recevoir de tels hôtes; mais il fut forcé d’obéir à l’ordre du roi et de faire apprêter la collation. Les convives, à moitié ivres, avaient formé le complot de piller l’hôtel d’Hercule: ils s’emparèrent, en effet, de la vaisselle d’argent, forcèrent les coffres et les armoires, y prirent tout ce qu’ils trouvèrent de précieux, et ne se retirèrent que chargés de butin, malgré les plaintes et les prières de Nantouillet. Le bruit courut, le lendemain, qu’une somme de cinquante mille francs, volée dans les coffres de Nantouillet, avait été donnée, avec beaucoup de joyaux provenant de la même source, à la belle de Châteauneuf, pour la dédommager et la venger du refus que Nantouillet avait fait de sa main. Celui-ci alla se plaindre au premier président du parlement, qui, avant de faire informer sur cette affaire, adressa des remontrances au roi Charles IX: «Ne vous en mettez pas en peine, lui répondit le roi; faites entendre à Nantouillet qu’il aura trop forte partie, s’il veut en demander raison.» Nantouillet se le tint pour dit et retira sa plainte.
Le duc d’Anjou avait déjà rompu avec mademoiselle de Châteauneuf, ou du moins il lui donnait publiquement pour rivale la princesse de Condé, dont il portait le portrait pendu à son cou. Son amour pour cette charmante princesse résista même à l’absence. En revenant de Pologne pour succéder [206] à Charles IX, il retrouva sa maîtresse; mais il eut le chagrin de la perdre presque aussitôt. Mademoiselle de Châteauneuf essaya de reprendre alors ses anciens droits sur le cœur du prince, qui n’avait pas cessé de lui montrer beaucoup d’affection. Elle fut encore un moment la maîtresse du roi, quoique les mœurs de Henri eussent subi une triste métamorphose: elle était si peu tolérante pour les mignons, que Henri III en revint à l’idée de la marier, afin de se débarrasser d’elle. Il s’était marié lui-même avec Louise de Vaudemont; il savait que cette princesse avait été recherchée par le comte de Brienne, qui en estait toujours épris: «Comte, lui dit-il d’un ton de maître, je viens de vous ôter votre maîtresse; mais, en échange, je veux vous donner la mienne et que vous épousiez Châteauneuf.» Ce n’était pas une plaisanterie; et le comte de Brienne ne put échapper à ce mariage, qu’en quittant précipitamment la cour. La belle Châteauneuf en fut bien aise. Elle ne souhaitait pas trouver un mari, et elle aspirait toujours à conserver son titre de maîtresse du roi; mais elle eut l’imprudence d’entrer en lutte ouverte contre la jeune reine, et Catherine de Médicis lui défendit de reparaître à la cour. Le roi se garda bien de la soutenir, et, comme elle se vit abandonnée de ce prince, que les mignons avaient irrité contre elle, le dépit lui fit faire un coup de tête dont elle se repentit bientôt. Cette fille, «si entière et si dédaigneuse, dit Brantôme, que, quand quelque habile [207] et galant homme la venoit accoster et la taster d’amour, elle lui respondoit si orgueilleusement, en si grand mespris d’amour, par paroles si arrogantes, car elle disoit des mieux, que plus n’y retournoit, se laissa si bien aller à un qui obtint tout d’elle quelques jours avant qu’elle se mariast.» C’était un Italien, nommé Altoviti, «qui n’estoit nullement comparable à force autres honnestes gentilshommes qui l’avoient voulu servir.» Deux ans après, l’ayant trouvé paillardant, dit l’Estoile (septembre 1577), elle le tua virilement de sa propre main. Henri III n’avait que faire d’une maîtresse en titre, et il se réjouit d’être ainsi délivré des éternels reproches de mademoiselle de Châteauneuf, qui lui faisait honte de ses infâmes habitudes. Il ne retomba plus depuis sous la domination d’une femme; mais, en dépit de ses mignons fraisés, il revenait, de temps à autre, aux premiers penchants de sa jeunesse. On l’accusa d’avoir poussé son favori, René de Villequier, à tuer sa femme (août 1577), qui était grosse, «combien que son mari, plus de dix mois auparavant, n’eust couché avec elle.» Cette dame avait pour amant le seigneur de Barbizi, beau jeune homme parisien qu’elle refusait de sacrifier à la jalousie du roi. «Ce meurtre fust trouvé cruel, dit l’Estoile (Journal de Henri III, ancienne édit.), comme commis en une femme grosse de deux enfants, et estrange, comme fait au logis du roy (à Poitiers), Sa Majesté y estant, et encores en la cour, où la paillardise est [208] publiquement et notoirement prattiquée entre les dames, qui la tiennent pour vertu. Mais l’yssue et la facilité de la grâce et remission qu’en obstinst Villequier, sans aucune difficulté, firent croire qu’il y avoit, en ce fait, un secret commandement du roy, qui payoit ceste dame pour un refus en cas pareil.» Cette dernière phrase appartient à Pierre Dupuy, qui, mieux informé que Pierre de l’Estoile, l’avait mise dans sa copie à la place de la phrase qui existe dans l’original, où l’on trouve seulement: «Pour un rapport qu’on lui avoit fait, qu’elle avoit mesdit de Sa Majesté en pleine compagnie.» Dans un tombeau satirique, qui fut composé alors sur ce tragique événement, on n’épargna pas plus l’impudique femme que son exécrable mari:
Le recueil de Sauval, publié en 1739 sous le titre de Mémoires historiques concernant les amours des rois de France, renferme plusieurs anecdotes qui prouvent que les mignons étaient plus portés que le [209] roi à l’égard des femmes. Un jour, Henri III «se mit en tête de gagner la femme d’un conseiller du parlement, non moins belle que vertueuse, et enfin en étant venu à bout au Louvre, dans son cabinet, il l’abandonna ensuite à ses mignons; mais cette pauvre dame, alors désespérée et saisie d’un tel outrage, tombant pasmée, rendit l’esprit dans leurs bras.» Une autre fois, la Guiche, un des mignons, étant éperdument amoureux de madame de la Mirande, «femme d’une vertu à l’espreuve,» le roi ne dédaigna pas de servir les intérêts de son favori, et attira cette dame au Louvre sous prétexte de lui octroyer «un don sur les coches.» La belle solliciteuse arrive à l’heure où le roi était à table; on l’introduit dans un cabinet mystérieux, et là Henri III vint lui-même plaider la cause malhonnête de la Guiche: «La voyant inflexible et que, pour échapper du danger où son avidité l’avoit précipitée, elle alléguoit qu’une incommodité ordinaire aux personnes de son sexe l’empeschoit de lui accorder ce qu’il desiroit, là-dessus il la fait prendre devant lui par deux valets: le reste ne se devine que trop. Ces Tarquins, après cela, laissèrent aller leur Lucrèce, sans se soucier, ni de l’entendre pleurer alors avec des larmes de sang sa pudicité violée, ni de la pitié et de l’horreur qu’elle faisoit à tout le monde par ses cris et ses heurlements épouvantables.» Un autre jour, ce sont les plus grandes coureuses de Paris que le roi fait amener, dans ses [210] coches, à Saint-Cloud. Dès qu’elles sont arrivées, il ordonne qu’on les dépouille de leurs vêtements; il fait mettre nus également les Suisses de sa garde, et il leur livre ces malheureuses, qui se dispersent dans les jardins en poussant d’indécentes clameurs. Accompagné de ses mignons et de ses plus confidents, «il prit plaisir à considérer attentivement ce qui se couvre d’un voile de ténèbres, même en toutes rencontres.» De pareils spectacles, qui font horreur, n’étaient pas rares à la cour, mais sur une échelle infiniment plus restreinte, et il n’y avait pas que des coureuses et des Suisses qui en fissent les frais. Brantôme parle, avec une réserve qui ne lui est pas ordinaire (voy. les Dames galantes, 4e discours, art. 2, de l’Amour des filles) d’une belle comédie, intitulée le Paradis d’amour, qui fut inventée par une fille de la cour, et qui fut jouée par elle-même «dans la salle de Bourbon, à huys clos, où il n’y avoit que les comédiens qui servoient de joueurs et de spectateurs tout ensemble;» il n’y avoit que six personnages, trois hommes et trois femmes, savoir: un prince et sa maîtresse, un seigneur et une grande dame de riche matière, un gentilhomme et la fille, auteur de la pièce: «Certes, toute fille qu’elle estoit, joua son personnage aussy bien ou mieux possible que les mariées: aussy avoit-elle veu son monde ailleurs qu’en son pays, et, comme dit l’Espagnol: Rafinada en Segovia, c’est-à-dire raffinée en Ségovie, qui est un proverbe en Espagne: [211] d’autant que les bons draps se raffinent en Ségovie.»
Les dames de la cour n’avaient que trop profité, le règne de François Ier à cette école de Prostitution qui ne suspendait jamais ses leçons scandaleuses; mais leurs désordres, longtemps cachés à l’ombre du trône, s’étaient tout à coup révélés à l’indignation publique, lorsque la Réforme et la Ligue avaient fait tomber successivement tous les voiles qui enveloppaient la vie privée des rois et des grands. L’œil indiscret du peuple plongea dans des abîmes de dépravation jusqu’alors inconnus; et quand la hideuse vérité se fit jour de toute parts, chacun s’efforça d’arracher les derniers lambeaux qui la couvraient. Ainsi, dans un pamphlet satirique qui commençait à circuler à Paris en 1587, sous le titre de Bibliothèque de madame de Montpensier, et qui fut recueilli alors par Pierre de l’Estoile dans ses Registres-journaux, plusieurs des ouvrages imaginaires, qui étaient censés faire partie de cette Bibliothèque, font allusion à la conduite débordée des dames et des filles de la cour. Voici les intitulés de ces ouvrages, que nous nous abstiendrons de faire suivre d’aucune explication, car ils en disent assez par eux-mêmes: La manière d’arpenter briefvement les grands prez, par madame de Nevers. «Grandprez, son escuyer,» ajoute l’Estoile.—Secrets pour depuceler les pages, par M. de Sourdis.—Les diverses assiettes d’amour, traduites d’espagnol [212] en françois par madame la mareschale de Retz, au seigneur de Dunes, son escuyer.—Le moyen de besoigner à cloche-pied à tout venant, par madame de Montpensier (la boiteuse).—Les ribauderies de la cour, recueillies par le sieur de Liancour, à l’instance de Caboche.—Le tresbuchet des filles de la cour, par la dame de Saint-Martin.—Traicté des bouffonneries et maquerellages de la cour, par le comte de Maulevrier.—L’histoire de Jehanne la Pucelle, par mademoiselle de Bourdeille.—La rhetorique des maquerelles, par madame de la Chastre.—Almanach des assignations d’amour, par madame de Pragny.—Le J’en veux des filles de la reine, en musique, par madame de Saint-Martin.—Le Foutiquet des demoiselles, de l’invention du petit la Roche, chevaucheur ordinaire de la paix, etc. Nous avons emprunté ces citations, tantôt à l’édition de Lenglet-Dufresnoy, tantôt à celle de MM. Champollion, sans nous préoccuper des variantes qu’elles offrent l’une et l’autre. Une pièce du même genre et de la même époque, le Manifeste des dames de la cour, peut servir de commentaire à quelques-uns de ces titres de livres imaginaires. C’est une confession des plus grandes pécheresses, à commencer par la reine mère, qui s’accuse d’avoir élevé ses enfants en tous vices, blasphèmes et perfidies, et ses filles en liberté impudique, souffrant et autorisant un bordeau en sa cour. Le Manifeste, «donné à Charcheau, au voyage de Nerac,» et [213] signé Pericart, «avec permission de monseigneur l’archevesque de Lyon,» se termine ainsi: «Les damoiselles Victri, Bourdeille, Sourdis, Birague, Surgère, et tout le reste du chou (sic) des filles de la roine mère, disent toutes d’une voix: Ah! ha! ha! mon Dieu! que ferons-nous, si tu n’estens ta grande miséricorde sur nous? Nous crions donc à haute voix, que tu nous veuilles pardonner tant de pecchez de la chair, commis avec rois, princes, cardinaux, gentilshommes, évesques, abbés, prieurs, poëtes, et toute autre sorte de gens de tous estats, mestiers, qualités et conditions, jusques aux muletiers, valets, pages et laquais de messieurs, ladres, pouacres, essorillés, punois, poivrés, greslés, pelés et vérolés. Et disons, avec M. de Villequier: «Mon Dieu! miséricorde, donne-nous la grande miséricorde; et si nous ne pouvons trouver maris, nous nous rendrons aux Filles-Repenties!»
On peut juger, à vue de pays, combien d’aventures scandaleuses alimentaient la chronique de la cour, où les vieux n’étaient souvent pas plus sages que les jeunes; mais quel que fût le relâchement des mœurs, on ne pardonnait pas aux maladroits qui se laissaient surprendre en flagrant délit. Henri III avait lui-même des accès de pruderie et de sévérité, lorsqu’un éclat fâcheux venait à trahir le mystère des amours illicites. Il voulut faire trancher la tête au seigneur de la Loue, qui avait une intrigue avec la Malherbe, une des filles d’honneur [214] de la reine; mais il se contenta de la lui faire épouser, bon gré, mal gré, et il l’envoya ensuite passer avec elle le temps de la lune de miel dans la prison de Vincennes, en les menaçant tous deux, «à cause, dit l’Estoile (22 mars 1578), de l’outrage et excès par lui fait en la maison de la roine son espouse, ayant esté si presumptueux que d’engrosser une de ses filles.» Henri IV, qui avait tant de motifs d’être indulgent sur ce chapitre, faillit punir avec la dernière rigueur le baron de Termes, frère du duc de Bellegarde, qui se trouvait dans le même cas que le seigneur de la Loue, «ayant esté surpris, dit l’Estoile (février 1604), la nuit, couché en la chambre des filles de la roine, avec la Sagonne, une des filles de ladite dame, qu’il aimoit et entretenoit dès longtemps, estant grosse de son fait, s’en estant sauvé tout nud et en chemise.» Tallemant des Réaux rapporte cette aventure avec des différences: «Il étoit de fort amoureuse manière, dit-il dans l’Historiette de M. de Termes. Rien ne fit tant de bruit que la galanterie d’une fille de la reine mère, nommée Sagonne. Il alla familièrement coucher avec elle dans le Louvre. La gouvernante fit du bruit; il sauta par la fenêtre, mais il laissa son pourpoint: c’étoit au premier étage du Louvre, sur le perron. Les gardes de la porte le laissèrent se sauver; il étoit assez aimé, puis on pardonne aisément les crimes de l’amour.» Marie de Médicis, tout Italienne qu’elle était, se sentit si fort offensée [215] de cet horrible scandale, qu’elle pria le roi de faire trancher la tête au baron de Termes. Henri IV l’exila seulement pour quelques mois, et ne lui fit pas épouser la Sagonne, qui fut ignominieusement chassée, avec madame de Drou, gouvernante des filles, et la reine se montra inflexible, «comme elle fait toujours, dit l’Estoile, là où il va de l’honneur et de la chasteté.»
Henri IV n’avait pas le droit d’être trop sévère en pareille affaire; aussi, en ayant l’air de s’associer à l’indignation de la reine, il n’usa pas de trop de rigueur à l’égard des deux amants qui s’étaient laissé surprendre. On dit même que, cette aventure ayant attiré son attention sur la Sagonne, il voulut la connaître, et profita, pour cela, de l’absence de M. de Termes. Suivant le Duchat, la Sagonne ne serait autre que cette demoiselle de la Bourdaisière qui figure parmi les maîtresses de Henri IV. Ce prince trouvait bon que ses courtisans l’imitassent; mais il exigeait que les choses se passassent sans scandale, et, à l’instar de François Ier, il se montrait toujours, en paroles du moins, très-galant chevalier de l’honneur des dames. «Le roi Henri IV, dit Bassompierre (Nouveaux Mémoires, p. 171), avoit celui (le faible) des femmes à redire en lui, qui, bien qu’il fût tolérable en ce qu’il n’enlevoit point les filles ni les femmes à leurs pères, à leurs maris, il y avoit néanmoins beaucoup de mauvais exemples et de scandales, en ce qu’il ne s’en cachoit [216] point et faisoit connoître au public les vices que la bienséance ordonne de cacher.»
On a vu, dans le chapitre précédent de cette Histoire, que le roi sacrifiait, au besoin, pères et maris à ses amours et même à ses fantaisies. Les mœurs de la cour ne pouvaient pas être différentes des siennes. On doit lui savoir gré, cependant, d’avoir considérablement diminué, à sa cour, la dépravation italienne, que le règne de Henri III avait attachée, comme une lèpre, à la jeune noblesse française. Lors de la publication des Hermaphrodites, en 1605, il fit semblant de croire que cet ouvrage était une satire de sa cour, et non de celle de Henri III, et il approuva hautement le libelle d’Artus Thomas, «qui descouvroit, dit l’Estoile, les mœurs et façons de faire impies et vicieuses de la cour, faisant voir clairement que la France est maintenant le repaire de tous vices, volupté et impudence, au lieu que jadis elle estoit une academie honorable et seminaire de vertu.» Il faut constater, néanmoins, que la belle galanterie commence sous le règne de Henri IV, et que, si le fond des mœurs de la cour était ordinairement corrompu, la forme, si l’on peut s’exprimer ainsi, en était souvent honnête et toujours élégante. Les plaisirs sensuels, à cette époque, semblaient la principale affaire, mais ils prenaient une allure plus raffinée et plus décente; ils s’entouraient de délicatesses morales et d’une sorte de mysticisme. L’Astrée [217] d’Honoré d’Urfé servait de code souverain aux amants.
Le luxe excessif qui avait envahi la cour de Henri IV, quoique ce prince eût, au plus haut degré, le goût de la simplicité, ne pouvait qu’être nuisible aux bonnes mœurs. C’étaient les maîtresses du roi, qui, malgré lui, donnaient le ton à la mode, et la mode devenait l’auxiliaire de la Prostitution. Quand on voit Gabrielle d’Estrées payer 1,900 écus (12 novembre 1594) un mouchoir brodé, on comprend tout ce que ses rivales pouvaient faire pour avoir des mouchoirs aussi riches. De là, sans doute, une foule de compromis secrets qui déshonoraient celles que la coquetterie et la vanité poussaient à leur perte. Sauval raconte, dans les Amours des rois de France, une singulière anecdote, qui nous apprend le honteux trafic que l’amour du luxe autorisait chez les plus grandes dames. Un grand prévôt de l’hôtel du roi, lequel n’est pas nommé, poursuivait depuis longtemps une grande princesse, qu’on ne nomme pas davantage: il n’avait trouvé que des dédains et des refus; mais enfin on entra en composition, et il fut décidé qu’une tapisserie, que convoitait la dame, serait le prix d’une nuit qu’elle accorderait au grand prévôt de l’hôtel. Celui-ci eut la mauvaise foi de ne vouloir pas, le lendemain, livrer la tapisserie promise, «parce que cette nuit-là se passa de sorte, par sa faute, qu’il sortit du lit comme il y étoit entré.» [218] Là-dessus, contestation et débat entre les parties. On choisit pour arbitre la femme d’un des secrétaires d’État, laquelle termina le différend, sous condition «que tous deux ensemble chargeroient la tapisserie sur le dos d’un crocheteur, et que la princesse passeroit encore une autre nuit avec cet amoureux si journalier.» N’est-ce pas là une des faces les plus hideuses de la Prostitution, dans un temps où les bordeaux étaient abolis par ordonnance du roi? Henri III se mit fort en colère contre Ruscelay, qui avait osé lui dire, au sujet de l’épidémie de 1584, «que la cour estoit une plus forte peste, sur laquelle l’autre ne pouvoit mordre» (voy. Journal de Henri III, à la date du 19 octobre 1584); mais Henri IV n’eût fait que rire s’il avait lu, dans les Registres-journaux de Pierre de l’Estoile (octobre 1609), à l’occasion de l’esclandre causée par les amours du prince de Joinville et de la comtesse de Moret: «Ceux qu’on tenoit à la cour pour les plus accorts et avisés, et qui pénétroient plus avant dans les sacrés mystères des dieux (encores que le plus souvent ils y vivent aussi humbles que les autres), disoient qu’en ce beau fait il y avoit du dessein couvert du roy, qui avoit fait faire à la comtesse ce qu’elle avoit fait, et qu’en tels actes on estoit pour le jourdhuy si peu scrupuleux à la cour, que, comme dit Lipse en ses epistres (et pense que c’est la 22e): Mores jam vocentur, nec in veniam modo veniant, sed in laudem.»
FILLES REPENTIES
Sommaire.—Corruption du peuple à la fin du seizième siècle.—Influence pernicieuse de la Ligue sur les mœurs.—Les gravures obscènes.—Prostitution du langage.—Les processions des nus.—Le curé Pigenat.—La Sainte-Beuve.—Portrait d’un bon ligueur.—Viols commis par les gens de guerre.—Viols d’enfants, à Paris.—Crime de bestialité.—Supplice de Gillet-Goulart.—Autres supplices d’hommes et d’animaux.—Crime de sodomie.—Le médecin de Sylva.—Progrès du vice.—Crimes de rapt et de séduction.—Pénalité.—Dénis de justice.—Punition de l’inceste.—Le président de Jambeville.—Indifférence des tribunaux pour certaines excitations à la débauche.—Les Amours des Dieux, de Tempeste.—Le traité de Sanchez, De Matrimonio, saisi et défendu.—La Somme des péchés, du P. Benedicti, autorisée.—Le Moyen de parvenir, de Beroalde de Verville.—Les Filles-repenties.—Désordres des couvents de femmes pendant la Ligue.—Les religieuses vagabondes.
Jamais, à aucune époque, la France ne s’était déshonorée par plus de souillures; jamais le peuple [220] n’était descendu si bas dans le bourbier des dissolutions. L’exemple fatal de la corruption des cours avait perverti le sens moral de la nation, et la Ligue acheva de détruire tout ce qui restait de pudeur dans les classes bourgeoises et plébéiennes, que les excès, vrais ou faux, de Henri de Valois et de ses mignons, avaient poussées naguère à la révolte contre la royauté avilie. C’est dans les Registres-journaux de Pierre de l’Estoile, ces fidèles mémoriaux de la chronique scandaleuse de Paris pendant plus de trente-cinq ans, qu’il faut chercher l’expression franche et naïve, bien qu’un peu malicieuse, des égarements de la société à la fin du seizième siècle. Pierre de l’Estoile, qui avait vécu du temps de Charles IX, ne craint pas de constater la décadence des mœurs sous Henri IV, qu’il aimait et qu’il honorait pourtant comme un grand roi. Dans vingt endroits de son recueil, ce bonhomme se récrie, avec douleur, au sujet des puteries, des paillardises, des débauches et autres vices qui dépassaient toutes les bornes et qui estoient en ce temps plus en règne que jamais. (Voy. le Journal de Henri IV, à la date de février 1607.) «En un siècle fort dépravé comme est le nostre, dit-il ailleurs (août 1610), on est estimé homme de bien à bon marché; mais, que vous ne soyez qu’un peu bougre, parricide et athée, vous ne laissez de passer pour un homme d’honneur!»
On ne saurait imaginer combien l’influence de la [221] Ligue fut pernicieuse aux mœurs. Le peuple, qui avait reproché à Henri III et à sa cour tant d’abominations, inventées ou exagérées par l’esprit de parti ligueur ou huguenot, ne se fit pas scrupule de tomber dans les mêmes désordres et de les produire effrontément au grand jour. Pendant tout le temps que la capitale fut au pouvoir des Seize, les yeux et les oreilles des habitants de cette ville furent salis par des chansons, des libelles et des gravures obscènes, qui avaient toujours pour prétexte la politique de la Sainte-Union. «Les Galeries du Palais, dit d’Aubigné dans son Histoire universelle (t. III, liv. II, ch. 20), résonnoient des portraits du roy, parsemez de diables, revestus en pantalons, avec les postures de l’Arétin ou choses pires que cela;» car, depuis le meurtre des Guise, Henri III «passoit envers ce peuple, dit le commentateur de la Satyre Menippée (édit. de Ratisbonne, 1726, t. II, p. 346), non-seulement pour un monstre en toutes sortes de vices et de débauches, mais encore pour un abominable sorcier.» Les recueils de l’Estoile sont pleins de ces turpitudes ligueuses, qui ne le cèdent pas aux plus atroces calomnies des huguenots. La langue s’était dégradée et traînée dans la fange des carrefours; les prédicateurs, en chaire, ne respectaient pas même le lieu saint, où ils osaient entremêler leurs blasphèmes, de paroles impures et d’images dégoûtantes. Il ne se prononçait pas un sermon, où le Béarnais ne fût traité de [222] fils de putain et de maquereau. Dans une réception d’apparat où les personnages les plus considérables de la Ligue vinrent en corps saluer et haranguer le cardinal de Pellevé, un de ces ligueurs, M. de Sermoise, maître des requêtes, ayant dit que le roi de Navarre abjurerait peut-être l’hérésie pour se faire catholique, le cardinal l’interrompit avec colère en disant: «Je ne sais si vous êtes veuf ou marié; mais si vous l’avez été ou si vous l’êtes, et que vous eussiez une femme qui se fût prostituée en plein bordel, la voudriez-vous reprendre quand elle voudrait revenir? Or, l’hérésie, monsieur mon ami, est une putain!»
Nous avons signalé le scandale que causèrent parmi le peuple les processions des battus, que le roi conduisait lui-même à la tête de toute la cour; mais le peuple avait pris goût à ces belles processions, et dès que le roi se fut retiré devant les Barricades on ne conserva plus aucune retenue dans un genre de dévotion qui touchait de bien près à la plus honteuse sensualité. «Le 30 janvier 1589, lit-on dans le Journal des choses advenues à Paris depuis le 23 décembre 1588 jusqu’au dernier avril 1589 (cité par Dulaure, Hist. de Paris, édit. in-12, t. V, p. 345), il se fit en la ville plusieurs processions auxquelles il y a quantité d’enfants, tant fils que filles, hommes que femmes, qui sont tous nuds en chemise, tellement qu’on ne vit jamais si belle chose, Dieu merci! Il y a telles paroisses où [223] il se voit jusqu’à cinq à six cents personnes toutes nues.» Le 3 février suivant, nouvelles et fort belles processions «où il y eut grande quantité de tous nuds et portant de très-belles croix.» Le 14 février, autres processions, notamment dans la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs, où il y avait plus de mille personnes dans un état complet de nudité, notamment les prêtres de Saint-Nicolas et leur curé, François Pigenat, «qui estoit tout nud et n’avoit qu’une guilbe (guimpe) de toile blanche sur luy.» Pierre de l’Estoile, qui fut témoin oculaire de ces belles processions du 14 février 1589, avait recueilli à ce sujet des particularités si abominables, que le feuillet de son manuscrit original, coté 452, a été arraché par les jésuites de Saint-Acheul, dans les mains desquels les papiers de l’Estoile restèrent longtemps déposés. Néanmoins, on a laissé subsister un passage très-important qui nous édifiera sur les processions de la Ligue. «Le peuple, dit l’Estoile, estoit tellement eschauffé et enragé, s’il faut parler ainsy, après ces belles dévotions processionnaires, qu’ils se levoyent bien souvent, de nuit, de leurs lits, pour aller querir les curés et prestres de leurs paroisses, pour les mener en procession, comme ils firent en ces jours au curé de Saint-Eustache, que quelques-uns de ses paroissiens furent querir la nuit et le contraingnirent se relever, pour les y mener proumener, ausquels pensant en faire quelque remonstrance, ils l’appelèrent politique et [224] hérétique, et fust contraint enfin de leur en faire passer l’envie. Et, à la vérité, ce bon curé avec deux ou trois autres de la ville de Paris (et non plus) condamnoient ces processions nocturnes, parce que, pour en parler franchement, tout y estoit de caresme-prenant, et que hommes et femmes, filles et garçons marchoient pesle-mesle ensemble tous nuds, et engendroient des fruits autres que ceux pour la fin desquels elles avoient esté instituées. Comme de fait, près la porte Montmartre, la fille d’une bonnetière en rapporta des fruits au bout de neuf mois; et un curé de Paris, qu’on avoit ouy prescher peu auparavant, qu’en ces processions les pieds blancs et douillets des femmes estoient fort agréables à Dieu, en planta un autre qui vinst à maturité au bout du terme.» (Voy. l’édit. de MM. Champollion.)
N’était-ce pas la pire des Prostitutions que celle qui se couvrait ainsi du manteau des choses saintes, et qui se mêlait effrontément aux pratiques de la dévotion? Sauval, qui avait mal lu un extrait du Journal de Henri III, publié en 1621 par Pierre Dupuy, le défigure entièrement dans ses Mémoires historiques et secrets concernant les amours des rois de France (p. 103, édit. de 1739), où il met sur le compte de Henri III les processions de la Ligue et les scandales dont elles étaient le prétexte. Pierre de l’Estoile avait raconté, en effet, que le chevalier d’Aumale, qui faisoit ses jours gras de ces processions, «s’y trouvoit ordinairement, et mesme, aux grans [225] rues et aux églises, jettoit, au travers d’une sarbacane, des dragées musquées aux damoiselles, qui estoient par luy recognues, et, après, reschauffées et refectionnées par les collations qu’il leur apprestoit, tantost sur le pont au Change, autre fois sur le pont Notre-Dame, en la rue Saint-Jacques, la Verrerie, et partout ailleurs, où la sainte veufve n’estoit oubliée, laquelle couverte seulement d’une fine toile, avec un point coupé à la gorge, se laissa une fois mener par-dessous les bras au travers de l’église Saint-Jean, mugueter et attoucher, au grand scandale de plusieurs bonnes personnes dévotes, qui alloient de bonne foy à ces processions.» La demoiselle de Sainte-Beuve, que l’Estoile appelle la sainte veufve, était fille d’André de Hacqueville, premier président au grand conseil, et cousine du chevalier d’Aumale, qui en avait fait sa maîtresse. Cette demoiselle, aussi remarquable par sa beauté que par la légèreté de sa conduite, joua un rôle assez peu décent dans ces processions nocturnes qui servaient de prélude à des collations plus scandaleuses encore. C’était elle qui disait, en parlant des femmes de bien royalistes, «qu’elle prenoit un singulier plaisir à voir ces damoiselles crottées, qui s’en alloient à la Bastille raccoustrer les hauts-de-chausses de leurs maris.» Pierre de l’Estoile paraît avoir copié presque mot à mot tout ce qu’il rapporte de la Sainte-Beuve dans son Journal de Henri III, d’après une pièce du temps, intitulée: Conseil salutaire [226] d’un bon François aux Parisiens. (Voy. les Mém. de la Ligue, édit. ancienne, t. III, p. 399 et suiv.) On pourrait aussi inférer de l’analogie textuelle des deux passages, que le Conseil salutaire, qui fut imprimé au mois de juin 1589, est sorti de la plume de Pierre de l’Estoile. Quoi qu’il en soit, l’aventure de la Sainte-Beuve, dans l’église Saint-Jean, où «n’y eust respect du lieu ni de la compagnie qui empeschast certains attouchemens,» avait eu tant d’éclat et causé tant de scandale, que les processions ne s’en relevèrent pas. On ne les vit reparaître que le 24 janvier; mais le nombre des personnes nues avait diminué, et l’on remarquait seulement les enfants du collége des jésuites, «lesquels estoient tous nuds,» au nombre de trois cents. (Voy. le Journal des choses advenues à Paris cité par Dulaure, car les journaux de Pierre de l’Estoile ne mentionnent pas même cette dernière procession.)
Les ligueurs, qui avaient fait si grand bruit des mœurs dissolues de la cour, donnaient eux-mêmes l’exemple de la débauche la plus éhontée. «Aujourdhuy, écrivait l’honnête Pierre de l’Estoile en avril 1589, brigander son prochain, massacrer ses plus proches, voler les autels, profaner les églises, violer femmes et filles, ransonner tout le monde, c’est l’exercice ordinaire d’un ligueur et la marque infaillible d’un catholique zélé.» L’auteur du Conseil salutaire d’un bon François aux Parisiens ne fait [227] que répéter, presque dans les mêmes termes, cette imprécation de Pierre de l’Estoile contre les héros de la Ligue: «Les violemens des femmes et filles de tous aages, dit-il, mesmes ès temples saincts, les sacriléges des autels, cela n’est que jeu parmy eux; c’est vaillantise et galanterie; c’est une forme essentielle d’un bon ligueur.» La plupart des détails relatifs aux excès de tout genre commis par les ligueurs se retrouvent à la fois dans le Conseil salutaire et dans le Journal de Henri III, comme si ces deux ouvrages avaient été rédigés par la même main. Quand le duc de Mayenne, à la tête de l’armée de l’Union, envahit les faubourgs de Tours et menaça cette ville (lundi 8 mai 1589), «furent trouvées quelque quarante ou cinquante, tant femmes que filles, qui s’estoient cachées dans une cave, lesquelles furent toutes violées, comme par tout le reste du faubourg; et mesmes dans l’église, quelques femmes et filles, qui s’estoient refugiées pour se mettre en sûreté, furent forcées en la présence de leurs maris et de leurs pères et mères, que ces bourreaux contraignoient d’assister à ce spectacle pour les outrager davantage. Je vis le lendemain, ajoute l’auteur du Conseil salutaire, les licts qui estoient encore sur le carreau où le vicaire me dit avoir veu jetter et traisner les filles et les femmes par les cheveux.» Quand le chevalier d’Aumale, cousin du duc de Mayenne, faisait des courses et butinait autour de Paris, où il avait son quartier [228] général, «il entra en des maisons, où il ne trouva que quelques dames et damoiselles, femmes d’honneur et de vertu, lesquelles, en l’absence de leurs maris, gens de cœur et de qualité, il prit à force; et, après les avoir violées, les abandonna à ses soldats.» Au reste, dans ces malheureux temps, les gens de guerre, à quelque parti qu’ils appartinssent, huguenots ou catholiques, ligueurs ou royalistes, regardaient comme la meilleure portion de leur butin les femmes et les filles qui se trouvaient dans une ville prise, et il était à peu près impossible de les empêcher d’exercer d’horribles violences sur les malheureuses qu’ils pouvaient saisir. Souvent, dans l’espace de quelques jours, une ville, un village, passait alternativement dans les mains des deux parties belligérantes, et chaque occupation de la place amenait de nouveaux violemens; en sorte que les habitants ne faisaient que changer de bourreaux. L’armée royale, qui occupait, en 1589, les villages voisins de Paris, pour faire le blocus de la capitale, avait peut-être égalé les atroces forceneries qu’on imputait à l’armée ligueuse. Dans le Discours véritable de l’estrange et subite mort de Henry de Valois (Troyes, Jean Moreau, 1589, in-8o), l’auteur, qui s’intitule religieux de l’ordre des Jacobins, accuse le roi de répandre le vomissement de sa rage dans toutes les villes, telles que Pontoise, Poissy, Étampes, Saint-Cloud, etc., qu’il avait fait envahir par ses soldats: «Les filles [229] encore en bas âge, dit-il, et les religieuses ont esté violées, et les femmes forcées!» Cinq ans plus tard, lorsque le duc de Mayenne voulut avoir son armée sous les murs de Paris, pour être prêt à soutenir un siége et même à livrer bataille (décembre 1593), «les fauxbourgs de Paris, dit l’Estoile, furent remplis de soldats qui y firent mille vilanies et insolences, forçans jusques aux vieilles femmes et filles au-dessus de l’aage de dix ans: de quoy sont faites force informations, mais point de punition.»
Les tribunaux étaient sans action et sans force contre les gens de guerre, qui devaient leur impunité à la complicité de leurs chefs, et qui, d’ailleurs, auraient traité les juges et leurs agents avec aussi peu d’égards que les bonnes gens qu’ils molestaient à qui mieux mieux. Mais dès que la loi martiale ne régnait plus seule, et quand l’autorité civile reprenait ses droits, les actes de violence et de débauche, qui se commettaient dans le peuple et qui arrivaient à la connaissance des magistrats, étaient promptement et sévèrement punis. On ne peut nier que l’exemple des abominables excès de la soldatesque n’ait exercé souvent l’influence la plus corruptrice sur des natures perverses, qui se croyaient autorisées, en pleine paix comme en temps de guerre, à se livrer à leurs brutales passions. Ainsi, le viol était un des crimes les plus fréquents à cette époque, et il empruntait parfois aux circonstances [230] un caractère particulier de férocité. Ce crime, il faut le reconnaître, ne se montra jamais moins rare que depuis la fermeture des lieux de débauche et l’abolition de la Prostitution légale. Il fallut que le parlement de Paris redoublât de vigilance et de rigueur, pour diminuer le nombre des attentats contre la pudeur des femmes et surtout des enfants. «Le mardy 23 décembre 1603, lit-on dans les Journaux de Pierre l’Estoile, fut pendue en Grève la servante d’un nommé Depras, huissier de la cinquiesme chambre des enquestes, pour avoir vendu et livré entre les mains d’un certain jeune homme une fort belle petite fille de son logis, âgée seulement de neuf à dix ans, que ce misérable, ayant en possession, avoit vilainement forcée et gastée, au grand regret et desplaisir dudit Depras, son père, et de tous ses parens.» Mais on ne voit pas que l’auteur du viol ait été découvert et puni. La justice, en pareil cas, n’avait pourtant aucune indulgence en raison de la qualité du prévenu, car, en 1607, un notaire de Paris, nommé de Nesmes, «ayant malheureusement forcé une petite fillette, de l’aage de cinq à six ans, fille de Dufresnoy l’apotiquaire,» s’était réfugié en Flandre, où il se croyait à l’abri des poursuites criminelles: son extradition fut obtenue par le roi, que l’énormité du fait avait engagé à en réclamer le châtiment. Ce notaire, à qui l’on fit subir la question ordinaire et extraordinaire, ne voulut jamais s’avouer coupable, et [231] comme il n’était accusé que par un seul témoin, on ne put le condamner qu’au bannissement. Pendant les horribles souffrances de la torture, il ne cessait de protester de son innocence: «Ah! plût à Dieu, lui dit le conseiller Faideau, qui l’interrogeait, plût à Dieu d’être aussi innocent de tout péché, comme je suis assuré que tu es coupable de cet acte, et qu’autre que toi ne l’a fait! Mais tu as bon bec, dont bien te prend!» Les viols de cette espèce se renouvelaient sans cesse à Paris, mais on ne les connaissait pas tous, car les parents de la victime consentaient souvent à ne pas se plaindre en justice, moyennant une somme d’argent, et ils devenaient ainsi complices de l’attentat accompli sur la personne de l’enfant. Pierre de l’Estoile nous apprend qu’au mois d’août 1607, «fut constitué prisonnier à Paris, et mis aux prisons de l’Abbaye, le prieur des Fratti ignoranti, pour avoir forcé une petite fillette âgée seulement de cinq ans et demy, fille d’un courroyeur du fauxbourg Saint-Germain-des-Prés;» mais il ne nous dit pas que ce misérable ait reçu la peine de son crime. Quand la partie plaignante, apaisée à prix d’argent, abandonnait la cause et se déclarait satisfaite, le parlement assoupissait quelquefois l’affaire, pour éviter le scandale.
Cependant il était un crime abominable qui n’obtenait ni grâce ni merci, lorsque la rumeur publique la dénonçait aux tribunaux: le crime de bestialité, dont l’absolution n’est fixée qu’à 90 tournois 12 [232] ducats 6 carlins dans le livre des Taxes de la cour de Rome, entraînait toujours la peine de mort en France, et ce crime étrange, qui aurait dû disparaître avec la barbarie, semblait, au contraire, se multiplier à la fin du seizième siècle. La jurisprudence était la même à l’égard de cette monstrueuse folie, dans tous les parlements de France: on brûlait l’homme ou la femme, avec la bête. Claude Lebrun de la Rochette, savant jurisconsulte beaujolois, dans son ouvrage intitulé: Les Procez civil et criminel (Rouen, Jacq. Hollant, 1647, in-4o), exprime ainsi les motifs de la condamnation et du supplice de la bête: «Ces animaux, dit-il, ne sont pas punis pour leur faute, mais pour avoir esté instrumens d’un si exécrable malheur, pour raison de quoy la vie est ostée à la personne raisonnable: estant chose indigne du conspect des hommes, après une si signalée meschanceté, et parce que l’animal iroit tousjours rafraischissant la mémoire de l’acte, qu’il faut supprimer et abolir le plus qu’il est possible; c’est pourquoy le plus souvent les Cours souveraines ordonnent que les procès de tels délinquans soient bruslez avec eux, afin d’en estaindre du tout la mémoire.» Ces sages précautions, l’effrayant appareil du supplice, l’horreur qui s’attachait partout à la «damnable et brutale cohabitation de l’homme ou de la femme avec la beste brute,» l’inflexible rigueur des magistrats indignés, rien n’empêchait [233] néanmoins le crime de se reproduire, non-seulement dans les campagnes, mais dans l’intérieur des villes. Dans les Comptes de la prévôté de Paris, recueillis à la suite des Antiquités de cette ville, par Sauval (t. III, p. 387), on trouve des détails curieux sur l’exécution d’un nommé Gillet Soulart, qui fut brûlé à Corbeil avec une truie, en 1465. Dulaure, dans son Histoire de Paris (t. IV, édit. in-12, p. 563), avance audacieusement que ce Soulart était un prêtre; mais cette assertion n’est nullement justifiée par l’extrait auquel renvoie Dulaure. Il y est dit seulement que Gillet Soulart fut exécuté pour ses démérites, et que les dépenses de l’exécution montèrent à 9 livres 16 sols 4 deniers parisis, savoir: 22 sols «pour avoir porté le procès dudit Gillet en la ville de Paris, et icelui avoir fait voir et visiter par gens du Conseil;» 2 sols «pour trois pintes de vin qui furent portées au gibet, pour ceux qui firent les fosses pour mettre l’attache et la truye;» 2 sols «pour l’attache de 14 pieds de long ou environ;» 6 livres 12 deniers à Henriet Cousin, exécuteur des hautes justices, «pour deux voyages qu’il est venu faire en la ville de Corbeil;» 2 sols 1 denier «pour trois pintes de vin qui furent portées à la Justice, pour ledit Henriet et Soulart, avec un pain;» 7 sols 4 deniers «pour la nourriture de ladite truye et icelle avoir gardée par l’espace de onze jours, au prix chacun jour de 8 deniers parisis;» 40 sols parisis à Robinet [234] et Henriet, dits les Fouquiers frères, «pour 500 de bourrées et coterests pris sur le port de Morsant et iceux faire amener à la Justice de Corbeil.»
Dulaure, qui avait cherché des documents analogues dans les archives manuscrites de la Tournelle criminelle, cite deux autres supplices pour crime de bestialité, d’après les registres cotés 84 et 105: Guyot Vuide fut pendu et brûlé, le 26 mai 1546, «pour cohabitation avec une vache qui fut assommée avant l’exécution.» Jean de la Soille fut également brûlé vif, le 5 janvier 1556, avec une ânesse, qui fut aussi assommée, par faveur, avant d’être jetée dans le bûcher. Pierre de l’Estoile ne cite pas une seule exécution de ce genre dans le Journal de Henri III; mais il en rapporte plusieurs qui eurent lieu sous le règne de Henri IV. On doit en conclure que la police des mœurs était faite alors avec plus de soin, et que les tribunaux, qui comptaient tant d’hommes éclairés et respectables, se proposaient de corriger la dépravation du siècle. «Quelque temps auparavant, écrirait Pierre de l’Estoile au mois d’août 1607, s’estoit commis un acte prodigieux, surpassant en abomination tous les précédents: qui estoit d’un homme, lequel, ayant eu compagnie d’une jument, en avoit eu deux enfans; pour laquelle abomination ayant esté condamné à estre brûslé tout vif avec sa jument, en ayant apelé à Paris, la sentence, confirmée par arrest du parlement, fut renvoyée sur les [235] lieus pour y estre exécutée, et pour le regard des deux enfans, fust ordonné que la Sorbonne s’assembleroit pour resoudre ce qu’on en auroit à faire.» L’Estoile a négligé malheureusement d’enregistrer la sentence de la Sorbonne, et nous ignorons si ces deux enfants furent brûlés avec leur infâme père. Nous sommes forcé néanmoins de mettre en doute, non la bonne foi du chroniqueur, mais la réalité du fait extraordinaire qu’il a consigné dans ses journaux. Plus loin, au mois de novembre de la même année, il écrit sur son registre: «Un jeune garçon condamné en ce mois, à la Tournelle, à estre pendu et estranglé pour s’estre accouplé avec une jument, la jument assommée au pied de la potence.» Différents arrêts, relatifs au même crime, ont été cités par les criminalistes français, notamment par Papon, dans son Recueil d’arrests notables des Cours souveraines de France. Lebrun de la Rochette, qui rédigeait son traité du Procès criminel du temps de Henri IV, rapporte un arrêt du parlement de Paris, rendu le 15 décembre 1601 «contre Claudine de Culam, natifve de Rozay en Brie, accusée et convaincue d’avoir commis cette brutalité avec un chien, fut pendue estranglée et après brulée avec le chien. Cet arrest est rapporté par M. Chenu, ajoute-t-il, et l’année passée, 1609, par arrest du parlement de Dombes, fut exécuté, en la ville de Trevols, contre un villageois convaincu de l’accointance d’une vache.»
[236] La fréquence de ces procès affreux et de ces exécutions non moins horribles prouve assez, nous aimons à le répéter, que la magistrature française, effrayée de la corruption des mœurs, travaillait sans relâche à y remédier, en inspirant une terreur salutaire aux débauchés et à tous les ennemis de la morale publique. Ainsi, la sodomie et les crimes hideux qui s’y rattachent, avaient beau se targuer de leur impunité à la cour, ils étaient poursuivis judiciairement avec une extrême rigueur, lorsqu’ils tombaient sous la coupe de la justice civile ou ecclésiastique. Il semble, toutefois, que, pendant le règne de Henri III et de ses mignons, la peine de mort n’était point appliquée en expiation d’un crime qui s’abritait, pour ainsi dire, à l’ombre du trône. Ainsi, Pierre de l’Estoile raconte, sous la date du 30 janvier 1586, qu’un médecin piémontais, marié à Abbeville, nommé de Sylva, était prisonnier depuis plus d’un an à la Conciergerie, «à cause de sodomie dont il estoit chargé par sa femme mesme,» lorsqu’il assassina un de ses compagnons de prison, à la table du geôlier; ce furieux, renfermé dans un cachot, s’étrangla en avalant des pelotes faites avec des lambeaux de sa chemise; son cadavre subit le supplice que ses crimes avaient mérité: il fut traîné à la queue d’un cheval dans les rues de Paris et conduit à la voirie, où on le pendit par les pieds. Dans les Remonstrances très-humbles au roy de France et de Pologne, publiées [237] en 1588, l’auteur, qui était un bon royaliste plutôt qu’un ligueur, s’écriait avec amertume: «Parleray-je de sodomies qui se commettent vulgairement?» Ce fut Henri IV qui enjoignit au parlement d’être sans pitié pour ces turpitudes, et qui fit remettre en vigueur l’ancienne pénalité: «Le mardy 12 novembre 1596, dit l’Estoile, furent bruslés à Saint-Germain-en-Laye deux sodomites qui avoient vilené et gasté deux pages de M. le Prince.» Ce vice odieux, en dépit de l’exemple des courtisans, avait fait bien peu de progrès dans le peuple, qui tenait à honneur de s’être préservé de ce qu’il appelait toujours la souillure italienne. Henri IV, nonobstant la réprobation éclatante dont il flétrissait ces honteux désordres, n’était pas parvenu à en purger sa cour: «La sodomie, qui est l’abomination des abominations, écrivait l’Estoile en 1608, y règne tellement, qu’il y a presse à mettre la main aux braiettes..... Dieu nous a donné un prince tout dissemblable à Néron, c’est-à-dire bon, juste, vertueux et craignant Dieu, et lequel naturellement abhorre cette abomination. Mais il ne se trouve aucun en toute sa cour, ni cardinal, ni évesque, ni aumônier, ni confesseur, ni prestre, ni jésuiste, qui seulement ouvre la bouche (encores que ce soit proprement leur charge que celle-là) pour en dire et remonstrer quelque chose à Sa Majesté, de peur qu’ils ont d’encourir la mauvaise grace et malveillance de quelques grands, qu’on appelle les [238] Dieux de la cour.» Le mal s’aggrava encore sous le règne suivant, et ne trouva pas de remèdes plus efficaces; mais le corps de la nation, protégé par un noble sentiment de dignité humaine, ne se dégrada point en se livrant à cette déplorable espèce de Prostitution.
Les lois destinées à sauvegarder les mœurs et à punir tous les délits de fornication étaient fort rigoureuses, mais on ne les appliquait pas toujours avec une égale mesure. Quelques-unes allaient jusqu’à l’atrocité, comme pour laisser le juge régler la peine en raison des circonstances qui s’élevaient pour ou contre l’accusé. Ainsi, le rapt et la séduction pouvaient être punis de mort, lors même que le coupable offrait de réparer son crime par un mariage qui en eût détruit l’effet. En 1583, le parlement de Paris condamna au gibet un clerc du Palais qui avait engrossé la fille d’un président aux enquêtes, bien que cette fille, âgée de vingt-cinq ans, déclarât vouloir épouser son séducteur. (Voy. les Arrests notables de la Rocheflavin, liv. III, p. 293.) Un maître des comptes, que Pierre de l’Estoile me nomme pas en disant qu’il était de la ville de Rennes en Bretagne, se vit condamner, par arrêt du parlement, à épouser une veuve, à laquelle il avait fait un enfant sous promesse de mariage: «Il fut dit, par son arret (ce qui est remarquable), qu’il espouseroit tout à l’heure, ou, à faute de ce faire, que dans deux heures après midy il [239] auroit la teste tranchée: ce qu’il fut contraint d’effectuer, et furent mariés ce matin (18 septembre 1604), dans l’église de Saint-Barthélemy, à onze heures. Le president Molé luy en prononça l’arrest en ces mots: Ou mourez ou espousez, telle est la volonté et resolution de la Cour.»
C’était principalement dans ces sortes de procès que la justice se montrait parfois trop accessible à des influences de diverse nature. Il ne fallait que le crédit d’un grand seigneur pour peser sur la balance de Thémis et pour la faire monter ou descendre au gré d’une vengeance, d’une paillardise ou de tout autre intérêt. Dans les causes concernant la police des mœurs, la Prostitution servait trop souvent de mobile à la sentence du juge, qui se faisait ainsi le complaisant de quelque personnage puissant ou qui obéissait en secret à ses propres passions impudiques. Pierre de l’Estoile cite un exemple attristant de ces dénis de justice. Il vit à la Conciergerie, en 1609, une pauvre femme qui, depuis plus de douze ans, poursuivait inutilement devant toutes les juridictions le corrupteur et l’assassin de sa fille. Cette fille n’était âgée que de cinq ans, lorsqu’elle avait été violée par un homme à la garde de qui la pauvre mère l’avait confiée, et la malheureuse créature, qui fut trouvée «gâtée de la grosse vérole,» en était morte entre les mains des barbiers et des chirurgiens. Non seulement cette mère désolée ne put obtenir la punition de l’infâme auteur du viol, mais encore on la condamna [240] elle-même à être fouettée comme coupable de négligence à l’égard de l’innocente victime, et on lui refusa toute indemnité pécuniaire en compensation du tort que lui avait causé la perte de cette enfant. Bien plus, le conseiller Baron, qui était rapporteur dans cette affaire, ne craignit pas de dire que c’était la mère elle-même, «qui, avec son doigt ou avec quelque cheville, avoit gasté et corrompu sa fille, encores qu’avec tels instruments, on ne puisse donner la vérole et les poulains, desquels il appert par le rapport des chirurgiens et matrones, daté du 24 juillet 1599.» L’Estoile, qui avait eu communication de ce rapport, le conservait, disait-il, «comme mémoire de la bonne justice de nostre siècle!»
Pierre de l’Estoile a consigné dans ses registres-journaux un exemple encore plus remarquable des prévarications de la justice de son temps. C’est un précieux document à joindre au chapitre où nous avons traité de la Prostitution dans la clémence (t. IV, p. 299). «Le mercredy 8 juillet 1609, fut pendu et estranglé, en la place de Grève à Paris, un vray vaunéant, nommé Lanoue, maquereau de profession et qui avoit épousé une garse, atteint et convaincu d’inceste avec la sœur de sa femme, avec laquelle il couchoit ordinairement, et qui estoit une autre garse, laquelle, encore qu’elle méritast de tenir l’autre bout de la potence près son beau-frère, si en fust-elle quitte pour assister au supplice, condamnée au bannissement et au fouet, qu’elle eut au pied de la [241] potence. On disoit que M. le président de Jambeville, esmeu de sa beauté et grande jeunesse qui n’estoit que de quinze ou seize ans, avoit esté cause de luy sauver la vie, les juges concluant presque tous à la mort. Et est à noter qu’aussi tost qu’elle eust esté expédiée, on la fit mettre dans un carrosse qui l’attendoit et qu’on lui avoit envoyé exprès, ne manquant jamais les femmes de sa qualité (mesmement au temps présent) de faveur et de bonnes connoissances.» Le carrosse qui venait prendre cette femme, au sortir des mains de l’exécuteur, était envoyé sans doute par le président de Jambeville, à qui la belle fustigée devait la vie. Ce magistrat, dont Mézeray vante la grande rigueur et la fermeté (Abr. chronol. de l’histoire de France, en avril 1602), s’était distingué par de terribles exécutions contre les femmes de mauvaise vie. C’est lui qui disait au président Séguier, en parlant des écrits mystiques de sainte Thérèse, qu’on commençait à traduire et à répandre en France: «Nous avons, vous et moi, fait fouetter cinquante maquerelles à Paris qui ne l’avoient pas si bien gagné que ceste mère Thérèse dont on parle tant!» (Voy. le Journal de Henri IV, au 30 juill. 1608.)
Le parlement de Paris, qui ne pardonnait pas aux vils pourvoyeurs de la Prostitution et qui punissait très-gravement les excitations à la débauche, paraissait pourtant fermer les yeux sur les mauvais livres et les gravures obscènes qui se vendaient publiquement et jusque dans les galeries du Palais. [242] Jamais, à aucune époque, la plume et le crayon n’avaient été plus licencieux, et il n’en résultait pas la moindre poursuite contre les auteurs, les artistes, les imprimeurs et les colporteurs. Chacun avait le droit de publier, sans être inquiété, toutes les ordures, écrites ou figurées, qui outrageaient la pudeur et salissaient l’imagination, pourvu que, dans ces salauderies et ces fadèses, comme on les appelait, il n’y eût pas la plus légère velléité d’hérésie ou d’athéisme. On eût dit que la morale et l’honnêteté des gens de bien ne s’effarouchaient pas des indécences de la littérature et de l’art. Ainsi, on voyait exposées, chez les marchands d’estampes, les figures de l’Arétin, et, chez les libraires, les poésies obscènes de Sigognes, de Morin, de Théophile, etc., qui furent plus tard réunies en volumes, sous les titres de la Muse folâtre, des Muses gaillardes, du Cabinet satyrique, etc. Le bonhomme Pierre de l’Estoile ne rougissait pas de déposer cette note dans ses Registres-journaux: «Le mardy 19 aoust 1608, j’ay troqué, pour 60 sols, de petites pourtraictures que j’avois, à de nouvelles figures de l’Aretin, faites par Tempeste à Romme, vilaines, sales et impudiques tout outre, qu’on fait passer icy sous le nom des Amours des dieux. Il y en a quatorze que chacun trouve bien faictes, encores que le bien ne puisse estre où est le mal, et les ay changées à D. L. N., à regret toutefois, mais que j’ay prises pour la monstre de la bonté de ce pudique [243] siècle.» L’Estoile rassemblait aussi, avec une fougueuse curiosité, toutes les facéties ordurières, en prose et en vers, qu’on imprimait librement et qui se débitaient dans les rues, sur les places publiques et notamment sur la place Dauphine, qui était construite depuis peu. La police ne prenait pas garde à ces innombrables pièces volantes, remplies de gravelures et de joyeuses équivoques, qui faisaient les délices du petit peuple comme des plus grands seigneurs. On laissait vaguer par toute la ville deux ou trois fous libertins, tels que le comte de Permission et maître Guillaume, qui offraient aux passants, moyennant quelques sous, certains livrets de leur composition, renfermant des gravures infâmes et des polissonneries intolérables. Le débit de ces livrets était considérable, et personne n’y trouvait à redire: on jetait au feu le volume, dès qu’on l’avait feuilleté en riant.
Nous avons néanmoins rencontré dans les Journaux de l’Estoile une saisie de livre, celle du traité de Sanchez, De matrimonio, qu’une ordonnance du parlement mit à l’index en 1611, «pour estre le livre abominable, disait-elle, et la lecture d’iceluy mauvaise et pernicieuse.» L’Estoile était, par hasard, dans la boutique du libraire Adrien Perrier, quand le commissaire de police Langlois y vint «luy faire défendre de débiter ni vendre à l’avenir, à quelque personne que ce fust,» ce gros in-folio, qui avait été imprimé et réimprimé ouvertement, et s’était [244] vendu partout jusqu’à ce qu’on eut découvert à la fin de l’ouvrage toute une doctrine sur la sodomie. L’Estoile, qui s’empressa d’acheter le livre défendu, avoue que le jésuite Sanchez y «traicte exquisement de ce bel art de sodomie, mais si vilainement et si abominablement, que ce papier, dit-il, sur lequel je l’escris en rougist; au surplus, en homme qu’il y a apparence qui en ait fort prattiqué le mestier.» Ce livre de Sanchez n’eût point été interdit, malgré tout ce qu’il contenait, si l’auteur avait été un cordelier ou un capucin plutôt qu’un jésuite, mais, dans tous les livres publiés par des jésuites, on croyait voir quelque maxime dangereuse pour la vie et l’autorité des rois. Il y avait un préjugé général contre la compagnie de Jésus, ses doctrines et ses écrits. Aussi, l’Estoile, qui vient d’acheter 8 fr. le gros volume de Sanchez, relié en parchemin, «pour ce que j’aime les jésuites,» dit-il sardoniquement, justifie son achat, en disant qu’il a voulu avoir ce livre, «non que le sujet m’en plaise, mais pour testifier de plus en plus la bonne vie et saine doctrine de ces nouveaux prophètes agrafés par leurs propres escrits, que j’ay accreus de cestuy-ci, et l’ay entassé avec les autres qu’on trouvera ramassés en bon nombre.» Au moment même où le parlement et la Sorbonne faisaient saisir à Paris l’ouvrage de Sanchez, on réimprimait, pour la troisième ou quatrième fois, la Somme des péchez et le remède d’iceux, du cordelier breton Jean Benedicti, [245] qui avait paru à Lyon en 1584, et qui n’avait pas ému le moins du monde les scrupules de l’Église et de la magistrature. Ce traité mystique, que l’auteur avait eu l’impertinence de dédier à la sainte Vierge, renfermait pourtant plus de saletés et d’infamies que le traité De matrimonio. Il est vrai que le Père Benedicti, dans son impure élucubration, s’était montré moins indulgent que Sanchez à l’égard de la sodomie, car il range parmi les péchés mortels le cas d’un mari qui se conduirait, vis-à-vis de sa femme, comme les rabbins juifs prétendaient l’autoriser en ces termes, que nous empruntons à la traduction latine, car le français du cordelier, selon Brantôme, qui s’en était scandalisé lui-même, «sonne très-mal à des oreilles bien honnestes et chastes»: Duabus mulieribus apud synagogam conquestis se fuisse a viris suis cognitu sodomico cognitis, responsum est ab illis rabbinis: Virum esse uxoris dominum, proinde posse uti ejus utcunque libuerit, non aliter quam is qui piscem emit: ille enim tam anterioribus quam posteriobus partibus, ad arbitrium vesci potest. La plupart des guides de la confession et des traités canoniques sur les cas de conscience n’étaient pas plus timorés que la Somme des péchés du Père Benedicti, et les bons catholiques ne songeaient guère à s’en formaliser.
L’insouciance des magistrats, à l’égard des livres obscènes, avait produit un déluge de ces sortes de livres, qui se répandaient à profusion non-seulement [246] à Paris, mais encore dans les provinces; les presses de Rouen, de Lyon, de Poitiers et de plusieurs autres villes ne cessaient de vomir une multitude de facéties sales et licencieuses, que les porte-balles ou les bisouards et les merciers colportaient jusqu’au fond des hameaux les plus reculés. Ces monuments de la vieille gaieté française avaient une influence fâcheuse sur les mœurs, d’autant plus qu’ils couraient de main en main sans distinction de sexe ni d’âge. La police n’y trouvait pas à redire, pourvu que la religion et la royauté ne fussent point atteintes dans leurs principes fondamentaux. Un de ces livres de joyeuseté, le plus fameux de tous, le Moyen de parvenir, qui avait vu le jour vers 1609 ou 1610, eut deux ou trois éditions presque simultanées, et malgré l’audace de bien des propositions hérétiques, sentant le fagot, ce recueil de contes gaillards et de gaudrioles effrontées ne fut pas supprimé par la censure ecclésiastique, ni par ordonnance du roi, ni par arrêté du parlement; l’auteur, Beroalde de Verville, qui, bien que chanoine de Tours, avait toujours eu de la sympathie pour la Réformation et pour les réformés, ne fut pas même inquiété; il ne s’était pas nommé sur le titre de son Moyen de parvenir, mais on savait son nom, et le chapitre, dont Beroalde était membre, n’eut pas besoin de dénoncer à l’archevêque de Tours le libertin, qui s’était inspiré des écrits de Rabelais, et qui avait même, disait-on, [247] fait son profit d’un ouvrage inédit de maître François. Certes, le Moyen de parvenir, ce fin recueil de mystères authentiques, n’est pas moins hardi que le Gargantua et le Pantagruel; il est, aussi, bien plus ordurier, bien plus cynique, et pourtant il n’eut rien à démêler avec la Sorbonne ni avec le parlement. Ce furent les polissonneries et les gravelures qui sauvèrent le livre et l’auteur, qu’on aurait brûlés l’un et l’autre, si l’époque avait été moins portée aux turlupinades, aux satires et aux contes gras. Ces contes-là, dans lesquelles moines et les nonnains jouaient le rôle ordinaire que leur attribuait la malice du peuple depuis l’origine des couvents, n’étaient pas, il faut le constater, plus étranges ni plus scandaleux que les faits qui se passaient tous les jours sous les yeux des lecteurs du Moyen de parvenir; ainsi, Pierre de l’Estoile, qui se piquait d’écrire l’histoire contemporaine et qui ne faisait qu’enregistrer curieusement les bruits de la ville et de la cour, consignait dans ses Journaux, en février 1610, une aventure que Beroalde aurait pu ajouter, sans y changer un mot, à son joyeux Moyen de parvenir: «Une bonne dame de ceste ville, qu’on avoit mise depuis peu aux Filles Repenties, dit et confessa, ces jours passés, à un mien amy qui l’y alla voir, que, dès la deuxiesme nuict qu’elle y estoit entrée, elle avoit eu la compagnie d’un prestre qui avoit couché entre une autre repentie et elle, et qu’ils ne chômoient point là dedans de ceste besongne, [248] pourvu que ce feussent prestres et gens d’église: qui estoit la raison pour quoy on les appeloit les consacrés. Le mesme me conta qu’un homme de qualité de ceste ville l’avoit voulu souvent desbaucher pour le mener en telle religion de femmes d’icy autour qu’il voudroit, et qu’il le mettroit à mesme pour jouir tout à son aise et coucher avec celle qui luy viendroit plus à gré, mesme depuis huit jours à Longchamp et à Gif, où on besongnoit plus librement qu’au plus célèbre bordeau de la ville de Paris.»
Quoique l’Estoile ait ajouté foi au témoignage de son ami qu’il avait toujours connu pour «un homme craignant Dieu,» on peut taxer d’exagération ce récit qui ne repose que sur un ouï-dire. Cependant, il est certain que les religions de femmes étaient si relâchées à cette époque, qu’il fallut les réformer la plupart dans le courant du dix-septième siècle. Ce relâchement et les désordres qui en étaient la conséquence naturelle remontaient au temps des guerres civiles et surtout de la Ligue, où les couvents logeaient sans cesse des gens de guerre et subissaient parfois le triste sort d’une ville prise d’assaut; mais ordinairement les ligueurs entraient en composition avec les religieuses, et celles-ci offraient aux soldats de la Sainte-Union une hospitalité toute fraternelle; l’abbesse ou la prieure donnait l’exemple à ses nonnes, et pourvu qu’elle ne fût pas trop laide ni trop vieille, elle se mettait bientôt d’accord [249] avec le chef de la troupe. C’étaient alors des banquets, des chansons et des orgies, qui duraient tant que la maison des filles du Seigneur avait une garnison. Il fallait enfin se séparer, après cette belle vie: les gentilshommes remontaient à cheval pour aller à l’ennemi; les sœurs avaient alors le loisir de vaquer à leurs devoirs et de revenir à la règle de leur communauté. Puis, le lendemain peut-être, une autre troupe de catholiques passait par là, et le couvent accueillait ses nouveaux hôtes avec le même empressement et la même urbanité. Nous avons vu comment Henri IV et ses officiers s’étaient établis, avec tous les droits de la guerre, dans les abbayes de Maubuisson, de Longchamp et de Montmartre. On comprend que l’habitude de vivre avec des soldats avait terriblement compromis la chasteté monastique. Les religieuses s’accoutumaient si bien à cette existence voluptueuse et mondaine qu’elles ne craignaient pas d’enfreindre leurs vœux et de quitter le régime claustral. Pendant que Paris était au pouvoir de la Ligue, en 1593, «on ne voyoit autre chose au Palais et partout, dit Pierre de l’Estoile, que gentilshommes et religieuses accouplés, qui se faisoient l’amour et se leschoient le morveau.» Ces religieuses éhontées, qui se promenaient avec leurs amants dans les lieux publics, «aussi vilaines et desbordées en paroles qu’en tout le reste,» portaient sous leur voile, qu’elles avaient conservé comme le seul indice de leur profession, [250] «vrais habits des putains et courtizannes, estant fardées, musquées et pouldrées.» Les prédicateurs tonnaient en vain contre ce scandale, et le Père Commolet, qui se démenait, ainsi qu’un possédé, dans sa chaire, traitant de vilaines et de putains ces malheureuses pécheresses, appelant leurs complices vilains ruffiens et bouffons, criait à tue-tête que le peuple devrait leur jeter des pierres et de la boue au visage, comme il ferait à des femmes de mauvaise vie et à de vils débauchés, qui oseraient se montrer en plein jour hors de leurs repaires de Prostitution.
Sommaire.—La tolérance des lieux de débauche.—Inconvénients de ce système de police.—Opinion de Montaigne.—Le ministre Cayet se fait l’avocat des bordeaux.—Son Discours contre les dissolutions publiques.—Ce discours saisi dans les mains de l’imprimeur Robert Estienne.—Cayet déposé par le consistoire.—Accusations des protestants au sujet du livre qu’on lui attribuait.—D’Aubigné prétend que Cayet avait fait deux livres infâmes, au lieu d’un.—L’opinion de Cayet fondée sur l’autorité d’un pape.—Ordonnance royale de 1588 contre les bordeaux.—Ordonnances prévôtales de 1619 et de 1635, pour l’exécution de l’édit de 1560.—Les rufiens de Paris, à la fin du seizième siècle.—Le conseiller Jean Levoix et sa maîtresse.—Le capitaine Richelieu.—Désordre de la police des mœurs, en 1611.—La maison du président de Harlay.
L’ordonnance de 1560, qui avait prononcé l’abolition des bordeaux, continuait d’être en vigueur, [252] quoiqu’elle ne fût pas très-exactement exécutée; mais, de temps à autre, une série de mesures rigoureuses exercées contre la Prostitution et ses méprisables agents prouvait avec éclat que le principe de la loi prohibitive ne serait point aisément abandonné par les magistrats, qui croyaient la morale publique intéressée au maintien de cette loi. Cependant le système de prohibition absolue à l’égard des lieux de débauche avait produit des effets tout aussi déplorables que ceux de la protection légale qui avait été si longtemps accordée à ces repaires. Le nombre des femmes perdues n’avait pas diminué: on peut même affirmer qu’il avait augmenté; les grands bordeaux d’ancienne fondation avaient été supprimés; mais une foule d’autres, cachés dans l’ombre ou déguisés sous les apparences les moins suspectes, s’étaient formés secrètement aux dépens des vieux fiefs de la Prostitution, qui ne pouvaient avoir qu’une existence reconnue et patente. On conçoit sans peine que ces cagnards, comme on les appelait alors, n’étant plus sous l’œil et la main de l’administration municipale, devenaient d’infâmes brelans et d’horribles coupe-gorges, où les malheureux qui s’y laissaient entraîner perdaient souvent leur bourse, leur manteau et même leur vie. Quant à leur santé, il n’en était pas question, et la maladie vénérienne, la plus horrible, la plus incurable, veillait nuit et jour dans ces bouges affreux. Il y avait bien des filles de joie fouettées, [253] marquées, rasées et bannies à perpétuité; il y avait des maquerelles promenées sur un âne, mises au pilori et condamnées à l’amende; il y avait des ruffiens et des berlandiers fustigés, emprisonnés, envoyés aux galères: mais le châtiment de l’un ne rendait pas l’autre plus sage, et, quoi qu’on fît pour conjurer le fléau de la Prostitution, il étendait sans cesse ses ravages et ses souillures dans le sein des villes, et il semblait, comme la peste, se plaire à braver tous les efforts de la prévoyance et de la sagesse humaines.
Les faits ne démontraient que trop la nécessité de rétablir la Prostitution légale, pour échapper à la Prostitution libre et secrète. Les législateurs reculèrent devant le scandale de cette nécessité, et ils n’osèrent pas toucher à l’ordonnance de Charles IX; mais, en même temps, comme nous l’avons déjà dit, tout en maintenant le principe de la loi, ils ne se refusèrent pas à la faire fléchir jusqu’à la tolérance des bordeaux. Nous ne savons pas à quelle époque cette tolérance fut admise par les règlements de police locale; il faut supposer, néanmoins, qu’elle était en pratique à Paris sous le règne de Henri III. On trouve, dans les écrits de la fin du seizième siècle, la mention formelle de certains bordeaux qui avaient assez de notoriété, pour que leur établissement ne pût subsister qu’avec l’autorisation tacite de la prévôté et du Châtelet de Paris. Pierre de l’Estoile, dans un passage de ses Journaux que nous [254] avons cité plus haut, fait allusion au plus célèbre bordeau de la capitale, mais il ne le nomme pas. Nous ignorons donc en quels endroits la Prostitution tolérée avait élu domicile, et nous sommes disposés à croire que les rues et les places qui lui furent affectées autrefois par privilége retombèrent peu à peu sous sa servitude. Cependant ces mauvais lieux, dont le nombre avait été bien restreint et qui étaient soumis à certaines conditions de surveillance intérieure, ne suffisaient plus à l’accroissement des passions honteuses et aux débordements de la lubricité: la Prostitution, au lieu de se renfermer dans l’étroit espace qu’on lui accordait, au lieu d’accepter le patronage occulte de l’édilité parisienne, ne connut plus de limites et envahit tous les quartiers, toutes les rues, toutes les maisons de la ville. Elle avait surtout des centres contagieux dans les Cours des Miracles, où elle se faisait un asile inaccessible à la loi: c’était là que le vice pouvait braver impunément la pudeur publique; c’était là que le crime pouvait laver ses mains sanglantes dans la fange de la débauche.
L’abolition des bordeaux n’était pas tout à fait étrangère à ce déplorable état de choses; beaucoup d’hommes éclairés et pieux le pensaient et se gardaient bien de le dire. Michel de Montaigne, qui disait tout, n’a pas osé toutefois nous faire connaître son opinion sur cette question sérieuse de morale et de police; mais on doit présumer que [255] son avis était conforme à celui qu’il attribue à aucuns, dans ce passage de ses Essais, publiés pour la première fois en 1580 (Bordeaux, Millanges, 2 vol. in-8): «Ce que nous appellons honnesteté, dit-il (liv. II, ch. 12), de n’oser faire à descouvert ce qui nous est honneste de faire à couvert, ils (les stoïciens) l’appeloient sottise; et de faire le fin à taire et desavouer ce que nature, coustume et nostre desir, publient et proclament de nos actions, ils l’estimoient vice: et leur sembloit que c’estoit affoler les mystères de Venus, que de les exposer à la veue du peuple, et que tirer ses jeux hors du rideau, c’estoit les avilir: c’est chose de poids que la honte, la recelation, reservation, circonscription, parties de l’estimation: que la volupté très-ingénieusement faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n’estre prostituée au milieu des quarrefours, foulée des pieds et des yeulx de la commune, trouvant à dire là dignité et commodité de ses cabinets accoustumés. De là disent aulcuns que d’oster les bordels publicques, c’est non-seulement espandre partout la paillardise qui estoit assignée à ce lieu-là, mais encore aiguillonner les hommes vagabonds et oisifs, à ce vice, par la malaysance.» Montaigne, en sa qualité d’ancien membre du parlement de Bordeaux, ne pouvait se prononcer ouvertement contre une loi qui passait pour une des plus excellentes de la jurisprudence française et qui recevait tous les jours son application sur quelque [256] point du royaume; mais il avait des vues trop hautes en philosophie et en politique, pour ne pas déplorer tout bas un remède qui était pire que le mal.
Ce ne fut donc pas lui qui essaya d’élever la voix pour plaider la cause de la Prostitution légale dans l’intérêt des mœurs publiques et pour demander le rétablissement des anciens priviléges de la débauche; ce fut, dit-on, un savant ministre de la religion réformée, Pierre-Victor-Palma Cayet, qui jugea utile de rendre au vice un domaine circonscrit et borné, où il pourrait épuiser ses poisons, sans infecter la partie saine de la population. Cayet, né de parents pauvres à Montrichard en Touraine, avait acquis des connaissances très-étendues dans toutes les sciences et même dans celles qu’on appelait occultes et diaboliques; il s’était occupé de magie et il se vantait de communiquer avec le démon qui lui avait donné le don des langues. Son savoir immense, plutôt que sa démonomanie, le fit attacher comme prédicateur à la maison de la princesse Catherine de Navarre. Il avait déjà composé plusieurs écrits de magie, de polémique religieuse et d’histoire, lorsqu’il s’avisa de vouloir se poser en réformateur des mœurs et de rédiger un Discours contenant le remède contre les dissolutions publiques, présenté à messieurs du parlement. Ce Discours n’était, selon lui, que la traduction ou la paraphrase d’un opuscule italien, imprimé quinze ou vingt ans auparavant, [257] sous ce titre: Discorso del remedio delle publiche dissolutioni, et sous le nom du célèbre Nicolo Perotto, archevêque de Siponto. Il est probable que Cayet ne s’était pas contenté de traduire son auteur et qu’il avait mis beaucoup du sien dans cette apologie de la Prostitution légale. On a prétendu que Cayet menait alors une vie débauchée et «qu’il s’estoit porté peu honnestement à l’endroit d’une damoiselle.» Cette accusation, formulée par Colomiés dans sa Gallia orientalis (p. 144), n’a pas un rapport très-direct avec le projet que le prédicateur de madame Catherine nourrissait alors de se faire le restaurateur des bordeaux. Seulement, le mémoire, qu’il avait rédigé dans ce but, renfermait des considérations morales, économiques et pornographiques, qui n’étaient pas trop en harmonie avec le caractère et la robe de l’auteur. Il logeait, dit-on, dans un cabaret de la rue de la Huchette, lequel est qualifié de bordeau signalé, dans les Mémoires de la Ligue (ancienne édit., t. VI, p. 347), et il y resta plus de trois mois avec un magicien fameux qu’on nommait le juge de Coudon. C’était dans le courant de l’année 1595, et, dès cette époque, les réformés soupçonnaient Cayet de vouloir, par calcul d’ambition, se convertir au catholicisme. Cayet, ayant achevé son livre sur les mauvais lieux et sur la nécessité de les établir dans tout État bien policé, le fit copier par son scribe et y ajouta de sa propre main quantité de notes grecques et latines; ce manuscrit, [258] ainsi préparé pour l’impression, fut confié à un imprimeur protestant, Robert Estienne, qui paraît avoir hésité à le mettre sous presse et qui consulta un ami commun. On a supposé que cet ami devait être Pierre de l’Estoile, avec qui Cayet avait lié une société plus étroite qu’avec personne. Il arriva, cependant, que le manuscrit fut dérobé entre les mains de l’imprimeur et que Cayet se vit accusé de libertinage devant un consistoire de ministres réformés qui entendirent des témoins, interrogèrent le prévenu et le condamnèrent comme auteur d’un livre exécrable, quoique Cayet soutînt avec énergie que ce livre, qu’il avait le droit de posséder dans son étude, était «rempli» de bons remèdes contre l’incontinence. Il reprocha vivement à Robert Estienne de l’avoir trahi: «Monsieur, je ne vous ai point trahi, répondit l’imprimeur; j’ai été surpris par un autre que j’estimais un autre moi-même. Je n’ai jamais dit que vous en fussiez l’auteur, et vous confesse que je vous avais promis de ne le montrer à personne.» (Chronologie novennaire, par Palma Cayet, sous l’année 1595.)
Cayet, qui venait d’être déposé solennellement par le consistoire, déclara sur-le-champ qu’il se réunissait à la religion catholique et romaine, et quitta le service de la sœur du roi. Le traité sur l’établissement des bordeaux ne fut pas imprimé, et les ministres évangéliques, qui avaient le manuscrit original, en firent une menace permanente contre [259] l’honneur de l’écrivain, lequel devint docteur de la Faculté de théologie et ne s’en livra pas moins aux sciences occultes. On assurait qu’il s’était donné au diable et qu’il avait signé de son sang un contrat avec le prince des ténèbres. Les protestants le poursuivirent, il est vrai, de calomnies et de satires, dans lesquelles reparaissait toujours le détestable livre, que personne n’avait vu, excepté l’imprimeur Robert Estienne, Pierre de l’Estoile, et les membres du consistoire. Voici comme l’Estoile, qui fut soupçonné d’être le véritable auteur de ce livre, en parle dans ses Registres-journaux: «En ce temps mesme et sur la fin de l’année (1595), un ministre de Madame, nommé Pierre-Victor Cayet, abjura la religion et quitta le ministère pour se faire prebstre catholique rommain; brouilla force cayers de papier contre les ministres, ses compagnons, qui l’accusoient d’avoir commencé sa conversion par le bordeau, car ils produisoient un livre qu’il avoit fait pour la permission et tolérance desdits bordeaux, dont fust fait le quatrain suivant:
Ce passage donne à entendre que Pierre de l’Estoile connaissait le livre et qu’on en avait tiré des copies; mais Cayet n’avoua jamais que ce livre fût [260] véritablement son œuvre, ce qui permet de penser qu’il rougissait de l’avoir fait. Agrippa d’Aubigné, qui ne pardonnait pas à Cayet son apostasie, en raconte ainsi les motifs dans son Histoire universelle (t. III, liv. IV, ch. 41): «Avint aussi que Cayet, travaillant à la magie, quelque temps après fut déposé, estant aussi accusé d’avoir composé deux livres, l’un pour prouver que, par le sixiesme commandement, la fornication ni l’adultère n’estoient point défendus, mais seulement le péché d’Onan (sola masturbatio inhibita); l’autre estoit pour prouver la nécessité de restablir partout les bordeaux.» D’Aubigné ne cessa pas de vilipender Cayet au sujet de ces deux ouvrages, qui n’en faisaient qu’un seul, au dire de l’auteur des notes sur la Confession de Sancy (p. 58 de l’édit. publ. par Leduchat, en 1744, à la suite du Journal de Henri III). Mais, dans la Confession de Sancy, d’Aubigné revient sur les deux livres avec une persistance qui témoigne d’une conviction bien arrêtée: «Nous n’eussions point tenu entre les pechez, fait-il dire à son héros, le sieur de Sancy, la simple fornication ni l’adultère par amour, suivant le cahier de Cayet en son docte livre du restablissement des bordeaux et sa docte dispute sur le septiesme commandement... Ce septiesme commandement, qui est Non mœchaberis, défend seulement le péché des enfants d’Onan, car μοιχεύειν dérive, selon cette théologie moderne, ἀπὸ τοῦ μοίχου et χέειν, quod est humidum fundere.» Dans le Baron de [261] Fœneste, d’Aubigné tient toujours pour deux livres, quoique cette facétieuse satire ait été composée depuis la mort de Palma-Cayet: «Le chassastes-vous pour la magie? demande le baron.—Il ne fut, au commencement, répond Enay, qui n’est autre que d’Aubigné lui-même, accusé que de deux livres, l’un par lequel il soustenoit que la fornication ni l’adultère n’estoient point le péché deffendu par le septiesme Commandement, mais qu’il deffend seulement τὸ μοιχὸν χεύειν, voulant toucher le péché d’Onan, et là-dessus eut la sacrée Société (la Compagnie de Jésus) pour ennemie; l’autre livre estoit de restablir les bourdeaux.» Le chapitre (liv. II, ch. 22) se termine par un abominable sonnet, qu’on retrouve aussi, à la fin de la Confession de Sancy, sous ce titre: Syllogisme expositoire sur la controverse si l’Église est des éleus seulement. Ce sonnet, dont le trait final est imité d’un passage du Passavant de Théodore de Bèze, applique à l’Église romaine les paroles du prophète Ézéchiel, au sujet de la femme quæ divaricavit tibias suas sub omni arbore; ce sonnet, inspiré par l’abjuration de Palma-Cayet, rappelle que cet apostat «voulut loger les putains en franchise,» lorsqu’il était encore huguenot:
Agrippa d’Aubigné, qui était l’ennemi personnel du pauvre Cayet et qui ne cessa jamais de vomir [262] contre lui les plus atroces injures, croit pouvoir le qualifier ainsi:
Enfin, dans un autre endroit de la Confession de Sancy, d’Aubigné remet encore sur le tapis un des deux livres de Cayet, en parlant du grand pape Sixte V, «qui osta les bordeaux des femmes et des garçons, faute d’avoir lû le livre de M. Cahier.» On peut, d’après cette phrase, inférer avec quelque probabilité, que Cayet, dans le Discours qu’il se proposait de présenter au Parlement et qu’il avait farci de citations grecques et latines, s’était occupé de toutes les espèces de débauche chez tous les peuples et à toutes les époques, et qu’il n’avait pas oublié de mentionner, à l’appui de son opinion, l’autorité du pape Sixte IV (et non Sixte V), auquel on attribuait l’établissement des lieux de prostitution consacrés à l’une et l’autre Vénus. Lupanaria utrique Veneri erexit, avait dit le savant Corneille Agrippa de Nettesheim, dans une des premières éditions de son célèbre traité De vanitate et incertitudine scientiarum (ch. 64, De lenocinio); mais il modifia depuis cette assertion un peu hasardée et se contenta de rappeler que ce pape débauché avait construit à Rome un noble bordeau: Romæ nobile admodum lupanar extruxit. (Voy., dans le Dict. hist. et crit. de Bayle, l’art. de Sixte IV.)
[263] Les plans pornographiques de Palma Cayet ne furent donc pas soumis à l’examen du parlement et à l’appréciation des juges compétents; il n’y eut aucune réforme, aucune innovation, dans la police des mœurs, et quelques mauvais lieux restèrent ouverts avec l’agrément tacite des lieutenants civil et criminel. Cependant il est permis de soupçonner que de graves abus avaient eu lieu dans cette tolérance arbitraire de certains asiles de la Prostitution; nous sommes porté à croire que les commissaires enquêteurs ou leurs agents recevaient parfois des redevances pécuniaires ou des présents, de la part des méprisables ordonnateurs de la débauche, car une ordonnance de Henri III, datée du 15 octobre 1588, nous laisse entendre que, dans plusieurs circonstances, les magistrats avaient négligé d’appliquer l’édit de 1560 concernant les bordeaux et s’étaient montrés favorables aux intérêts impurs des gens dépravés qui vivaient de la Prostitution. Dans cette ordonnance «contre les blasphémateurs, berlandiers, taverniers, cabaretiers, basteleurs et personnes faisans exercice de jeux dissolus,» on doit remarquer les deux paragraphes suivants: «Défend à tous, tenir bordeaux, brelans et jeux de dez, que veut estre punis extraordinairement sans dissimulation ni connivence des juges et à peine de privation de leurs offices.—Défend à tous propriétaires, de louer maisons, sinon à gens bien famez et nommez, et ne souffrir en icelles aucun mauvais train [264] ou bordeau secret ne public, sur peine de soixante livres parisis d’amende pour la première fois, et de six vingts livres parisis pour la seconde, et, pour la troisième fois, de privation de la propriété des maisons.» (Voy. les Edicts et ordonnances des rois de France, recueillis par Ant. Fontanon et augm. par Gabr. Michel, édit. de 1610, t. IV, p. 243.) Il y avait donc eu connivence entre les juges et les parties intéressées, pour que le roi enjoignît aux premiers de se garder de toute dissimulation dans la recherche et la poursuite des bordeaux secrets et publics. Cette ordonnance royale ne fut pas observée plus scrupuleusement que les autres, et la Prostitution, cet exutoire nécessaire des passions honteuses qui fermentent toujours dans une grande ville, avait continué à trouver un gîte chez les étuvistes, les barbiers, les hôteliers, les cabaretiers et les logeurs, quoique les maisons assez mal famées de ces gens-là fussent exposées à des visites domiciliaires de jour et de nuit, que les commissaires examinateurs du Châtelet étaient tenus de faire, mais qu’ils ne faisaient pas souvent. «Il y eut toujours, dit Delamare (Traité de la Police, t. I, p. 525), beaucoup de particuliers assez corrompus ou interessez pour louer leurs maisons en tout ou en partie pour cet infâme commerce. Le magistrat de police y pourvut, en renouvellant de temps en temps la publication des règlements et les remettant en vigueur, pour l’exécution, par des nouvelles ordonnances.»
[265] Delamare cite d’abord une de ces ordonnances, datée du 19 juillet 1619 et rendue par messire Henry de Mesmes, seigneur d’Irval, conseiller du roi, lieutenant civil de la ville, prévôté et vicomté de Paris. Le procureur du roi s’étant plaint que «plusieurs personnes de mauvaise vie logent et se retirent en cette ville, font des bordels publics, qui causent plusieurs voleries, meurtres et assassinats,» le lieutenant civil faisait défenses expresses «à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, de loger et retirer en leurs maisons aucunes personnes de mauvaise vie, sur peine de perte des loyers qui seront aumosnez aux pauvres enfermez, mesme leurs maisons estre louées à la diligence du procureur du roy, pendant le temps de trois années, et les deniers en provenans estre baillez et delivrez ausdits pauvres enfermez.» En même temps, le lieutenant civil ordonnait «à tous vagabonds, filles desbauchées, de vuider la ville et faulxbourgs de Paris, dans vingt-quatre heures après la publication de la présente ordonnance, sur peine d’estre emprisonnez et leur procès estre fait et parfait.» Les bourgeois et habitants de Paris étaient requis de prêter main-forte au premier huissier ou sergent du Châtelet et autres officiers de justice chargés de l’exécution de l’ordonnance; de se saisir des contrevenants et de les mener au logis du commissaire de leur quartier, sous peine de cent livres parisis d’amende. Cette ordonnance paraît avoir été souvent [266] renouvelée à peu près dans les mêmes termes; celle du 30 mars 1635, rendue par Michel Moreau, lieutenant civil de la prévôté, renfermait des prescriptions plus rigoureuses, à en juger par ces trois articles que Delamare en a extraits: «I. Avons enjoint, suivant les ordonnances et arrests de la Cour cy devant donnez, à tous vagabonds sans conditions et sans aveu, mesme à tous garçons barbiers, tailleurs et de toutes autres conditions, et aux filles et femmes desbauchées, de prendre service et condition dans vingt-quatre heures, sinon vuider cette ville et fauxbourgs de Paris, à peine contre les hommes, d’être mis à la chaisne et envoyez aux galères, et contre les femmes et filles, du fouet, d’estre rasées et bannies à perpétuité, sans aucune forme de procès.—II. Sont faites défenses à tous propriétaires et principaux locataires des maisons de cette ville et fauxbourgs, de les louer ni sous-louer qu’à personnes de bonne vie et bien famez, ni souffrir en icelles aucun mauvais train, jeux ni brelan, à peine de 60 livres d’amende pour la première fois, la perte des loyers pendant trois ans pour la seconde, et de la confiscation de la propriété pour la troisième fois, au profit de l’Hôtel-Dieu de cette ville.—III. Pareilles défenses sont faites aux taverniers, cabaretiers, loueurs de chambres garnies et autres, de loger ni recevoir de jour ni de nuit aucunes personnes des conditions susdites, leur administrer aucuns vivres ni aliments, à peine de punition exemplaire.»
[267] Plusieurs événements tragiques, consignés dans les Journaux de Pierre de l’Estoile, nous apprennent combien ces débauchés, rufiens et gens sans aveu, qu’on faisait sortir de Paris, étaient dangereux pour la sécurité des citoyens. On les trouvait tout prêts à commettre un crime, pourvu qu’on les payât. Ainsi que les bravi italiens, ils avaient sans cesse le couteau à la main, et quand ils ne portaient pas d’armes, ils se servaient d’un jeton «qui coupoit comme un rasoir,» pour trancher le nez de leur ennemi ou lui déchiqueter les joues à l’aide de cet instrument, qu’ils maniaient avec beaucoup de dextérité. (Voy. le Journal de Henri III, édit. de MM. Champollion, p. 131.) En 1581, Jean Levoix, conseiller au parlement de Paris, voulut se venger de sa maîtresse, qui était la femme d’un procureur au Châtelet, nommée Boulanger. Cette adultère, qu’il entretenait publiquement, avait résolu tout à coup de s’amender et de changer de conduite: elle pria donc son corrupteur de ne plus l’importuner davantage, et elle résista aux efforts qu’il fit pour l’entraîner encore dans le vice. «Estant contraint de s’en aller, il lui dit mille injures, et au sortir, l’appelant putain et rusée, la menaça de l’accoustrer en femme de son mestier.» Peu de temps après, la veille de la Pentecôte, la pauvre femme étant aux champs avec son mari, Jean Levoix, accompagné de quelques ruffisques de tanchau (rufiens de bordeau), la surprit dans un lieu écarté, et l’ayant jetée à bas de cheval, il ordonna aux misérables qu’il avait [268] amenés de lui couper le nez avec un jeton. La victime de cet affreux traitement attaqua en justice le conseiller Jean Levoix, qui fut obligé de composer avec la partie plaignante, moyennant deux mille écus. Après l’arrêt du parlement de Rouen qui le mettait hors de cause, la mère du coupable alla remercier le roi: «Ne me remerciez pas, lui dit Henri III, mais bien la mauvaise justice qui est en mon royaume, car, si elle eût été bonne, votre fils ne vous eût jamais fait peine.» Les rufiens, qui avaient mutilé la femme de Boulanger, furent sans doute moins heureux que Jean Levoix. C’étaient des rufiens de cette espèce qui tuèrent en 1576, dans la rue des Lavandières, le capitaine Richelieu, dit le Moine, «homme mal famé et renommé pour ses larcins, voleries et blasphesmes, estant, au reste, grand rufien et gruyer de tous les bordeaux.» Ce capitaine, irrité du vacarme que faisaient dans une maison voisine de la sienne des hommes et des femmes de mauvaise vie, les interpella par la fenêtre, vers dix heures du soir, les menaça de les expulser de leur cagnard, «comme luy desplaisant de ce qu’ils entreprenoient ruffianer et bordeler si près de son logis, à sa veue et à sa barbe.» On le défia de descendre dans la rue, et quand il y fut, avant qu’il eût le temps de tirer son épée, il tomba percé de cent coups de dague. (Journ. de Henri III, p. 65.) En 1607, un autre gentilhomme, que l’Estoile ne nomme pas, fut tué, dans un bordeau de Paris, par [269] le fils du baillif Rochefort, qui s’était pris de querelle avec lui.
Ce dernier fait, rapporté par Pierre de l’Estoile, conseiller du roi et grand audiencier à la chancellerie de France, prouve que, nonobstant les ordonnances des rois et les règlements de police, les bordeaux de Paris, tolérés, sinon autorisés, avaient une notoriété scandaleuse, qui amenait parfois leur fermeture et l’expulsion des femmes perdues et des hommes avilis qu’on y trouvait à demeure. Pierre de l’Estoile caractérise encore mieux le désordre étrange qui régnait à cette époque dans la police des mœurs: «Le mercredy 13 avril 1611, fut tenue la mercuriale, en laquelle M. le premier président (de Harlay) triompha de discourir sur la nécessité de la réformation en tous estats et principalement sur les graves abus et corruptions de la justice et police de Paris, ausquels il estoit nécessaire de donner ordre et y mettre la main, comme il délibéroit de le faire (mais j’ay peur que ce faire demeure en la proposition).» Il parla fort contre «les brelans et bordeaux tolérés publiquement et impunément, et qu’il les falloit oster. Touchant les brelans, c’estoit chose commune et aisée à vérifier, ainsi qu’on disoit qu’il y en avoit une milliasse à Paris; mais, entre iceux, quarante-sept se trouvoient autorisés, célèbres, et tant publicqs, d’un chascun desquels le lieutenant civil recevoit et touchoit une pistole tous les jours: qui estoit un grand gain berlandier, peu honneste à la vérité, mais bien aisé et [270] asseuré et hors du hasard du jeu.» Si les brelans étaient autorisés moyennant une redevance quotidienne au lieutenant civil de la prévôté, il est clair que les bordeaux payaient aussi pour avoir pareille autorisation; mais l’Estoile ne le dit pas, et nous en sommes réduits à supposer que le lieutenant civil tirait au moins une pistole par jour de chaque grand bordeau, qui devenait au besoin un brelan, de même que les brelans ne différaient guère des bordeaux.
«Pour le regard des bordeaux de Paris, ajoute l’Estoile, je pense que justement nous pourrions accomoder à ceste ville le dire de Stratonicus, lequel, sortant d’Héraclée, regardoit de tous costés si personne ne le voïoit, et comme quelqu’un de ses amys luy eust demandé la raison pourquoy il faisoit cela: «D’autant, dit-il, que j’aurais honte qu’on me vid sortir d’un bordeau;», notant par sa réponse la corruption et paillardise qui estoit universelle par toute la ville. Et, de fait, il n’estoit pas jusques aux crocheteurs et savetiers des coings des rues qui ne le chantassent et criassent tout haut, et les médisans de la Cour et du Palais (qui la plupart estoient du mestier) disoient que M. le premier président en devoit commencer la réformation par sa maison.» (Mémoire et journal de P. de l’Estoile, sur le règne de Henri IV, édit. de MM. Champollion, p. 661.)
Sommaire.—Le grand poëte de la Prostitution, Mathurin Regnier.—Sa philosophie épicurienne.—Son caractère et ses mœurs.—La bonne Loi naturelle.—L’Impuissance.—Une de ses aventures nocturnes.—Le Mauvais gîte.—Le Discours d’une vieille maquerelle.—Madelon et Antoinette.—Macette.—Épître au sieur de Forquevaus.—Maladie et mort de Regnier.
Nous avons recherché la physionomie de la Prostitution du quinzième siècle chez les poëtes de cette époque, et surtout dans les poésies de François Villon, qui ne craignait pas de flétrir sa muse, en la promenant de taverne en taverne et en lui donnant un cortége d’enfants perdus, de mauvais garçons et [272] de filles: nous allons faire un pareil travail d’investigation spéciale dans les poésies du commencement du dix-septième siècle, et surtout dans celles de Mathurin Regnier, qui, de même que Villon, a tracé le tableau de la Prostitution de son temps, en ne rougissant pas de consacrer quelques-uns de ses ouvrages à la peinture de ses mœurs dépravées. Villon était un écolier vagabond qui vivait dans les cabarets et les clapiers les plus honteux; Regnier était presque un courtisan, presque un gentilhomme, presque un ecclésiastique, qui, entraîné par la fougue de ses passions, oubliait parfois son nom, sa naissance et son rang, pour fréquenter incognito les plus méprisables asiles de la débauche publique. Chez Villon, il y avait l’habitude de la dégradation morale. Chez Regnier, au contraire, c’était, pour ainsi dire, le caprice et la fantaisie de l’inconduite; c’était la poursuite aventureuse du plaisir érotique sous toutes ses faces. Regnier nous conduira donc, en sortant de la cour de Henri IV, où son génie de poëte lui avait procuré une position honorable, dans les gîtes hideux où se réfugiait alors la Prostitution libre, telle que l’avaient faite les lois prohibitives et les mesures variables de tolérance municipale.
Mathurin Regnier, fils d’un échevin de la ville de Chartres, neveu, par sa mère, du poëte Desportes, tonsuré dès l’âge de onze ans, et destiné à la prêtrise, attaché de bonne heure, en qualité de secrétaire, [273] à la personne d’un cardinal, François de Joyeuse, qui l’emmena et le retint à Rome pendant dix ans, n’avait pu se défendre de céder aux penchants libertins qui le firent tomber dans les désordres les plus scandaleux. On ne saurait dire si ce fut la poésie qui l’avait prédisposé à la débauche, ou bien si la débauche éveilla en lui l’inspiration poétique. Regnier, que les amours avaient «rendu grison avant le temps,» reconnaissait volontiers, à l’âge de trente ans, que son tempérament de poëte l’emportait au courant de la vie épicurienne: c’est ce tempérament, c’est ce feu, disait-il,
Il s’excusait donc de ranger sa jeunesse à d’autres façons, et de ne changer jamais de conduite, malgré les reproches qu’on lui adressait sur un seul point, et ce point là, il ne s’en cache pas:
On n’avait pas d’autres griefs à alléguer contre le jeune Mathurin, qui était d’ailleurs orné de toutes [274] les qualités du cœur et de l’esprit, perfectionnées et mises en valeur par l’étude, la philosophie et le monde. Ses déplorables habitudes de libertinage nuisaient pourtant à son avancement, en dépit des grandes amitiés qu’il s’était acquises par le charme et la douceur de son intimité. Le cardinal de Joyeuse n’osa pas même lui faire obtenir un canonicat ou une abbaye; et quand il quitta le service de ce prélat pour devenir secrétaire de légation à la suite de Philippe de Béthune, ambassadeur de France à Rome, il était aussi pauvre et aussi amoureux qu’à son arrivée de Chartres, sous les auspices de son oncle, l’abbé Desportes. Tout l’argent qu’il avait gagné depuis s’était égaré dans les cloaques de la Prostitution. Regnier s’est peint lui-même avec une naïveté et une franchise, qui ont fait de son portrait le type du coureur de bordeaux. (Voy. la satire VIII, adressée au marquis de Cœuvres.) Il déclare que l’amour des femmes est si violent chez lui, que la force et la raison lui manquent absolument pour résister à cette passion exclusive et dominante: «Je n’ai pas le jugement, dit-il,
Il s’abandonne, il est vrai, avec délices, à cette fougue des sens; sa faute est volontaire; il est content [275] de son mal; il se tient trop heureux, dit-il,
Regnier aime sans choix; toutes les femmes lui sont bonnes: les vieilles comme les jeunes, les laides aussi bien que les belles. Il soutient cette thèse singulière, que la créature la plus disgracieuse, la plus repoussante, peut encore jouer son rôle de femme dans l’éternelle comédie de l’amour. Voilà bien le raffinement d’une sensualité monstrueuse et dépravée! Il n’y a peut-être que Regnier qui ait émis un pareil paradoxe, entre tous les poëtes érotiques anciens et modernes:
Il développe ensuite, en homme expert et convaincu, son système des compensations en amour, et il fait ressortir les mérites secrets qu’on peut rencontrer chez une femme, pour se dédommager de ses défauts extérieurs et de son infériorité apparente; [276] il est d’accord avec Ovide, quand il prend parti même pour la niaise et l’ignorante:
Il pense que cette Nature prévoyante a si bien arrangé les choses,
Après avoir justifié de la sorte toutes les imperfections qui peuvent être le partage du sexe féminin, il revient à son aveugle et irrésistible besoin d’essayer partout les forces de son incontinence; il exprime la violence et l’ardeur de son tempérament avec une verve libidineuse, que nous retrouvons seulement chez Rétif de la Bretonne un siècle et demi plus tard: ce n’est pas de l’amour; c’est de la sensualité, sans délicatesse, sans frein et sans loi:
Il est impossible de se montrer plus complaisant [277] pour le vice. On comprend que, dans cette continuelle impatience des plaisirs illicites, Regnier dut faire plus d’une rencontre fâcheuse pour sa santé en même temps que pour sa bourse: de là, tous les fléaux de Vénus qui s’acharnèrent sur lui et qui l’accablèrent d’infirmités précoces. Son Mécène, Philippe de Béthune, vint à son aide, en lui faisant avoir un canonicat dans l’église de Notre-Dame de Chartres, et une pension de deux mille livres sur l’abbaye de Vaux-Cernay, dont son oncle Desportes avait été abbé titulaire. Regnier, âgé de trente ans à peine, était déjà infirme, perclus de goutte et de rhumatisme, tout chargé des souvenirs dégoûtants de ses débauches, et retombant sans cesse dans les mains des médecins, qui désespéraient de le guérir. Dans plusieurs pièces de ses poésies, il représente le triste état où l’avait réduit ce qu’il nommait la bonne loi naturelle, à laquelle il s’était laissé aller si doucement:
[278] Mais les souffrances inextinguibles qu’il éprouvait dans tout son corps, les traitements pénibles qu’il avait à suivre, les opérations douloureuses auxquelles il était condamné, ce n’était pas encore là le plus grand châtiment de ses désordres: ce fut quelquefois la honte de se sentir incapable de rentrer dans la carrière du vice qu’il avait tant de fois parcourue. Dans une de ses élégies, il raconte, en beaux vers dignes des érotiques grecs et latins, l’affront qu’une de ses maîtresses eut un jour à subir pour prix de la complaisance qu’elle avait voulu lui montrer; il rougit de trouver ses facultés si hostiles à ses désirs; il s’indigne contre lui-même:
Cette insuffisance n’était sans doute que passagère et tenait à des circonstances transitoires; mais Regnier, qui se flattait de pouvoir aimer «encore après sa mort,» avait peine à se remettre d’une humiliation qu’il ne devait reprocher qu’à l’abus des [279] plaisirs et aux ravages des maladies honteuses. Il recommençait pourtant à chercher fortune dans les rues mal famées et à retremper son énergie dans l’élément de la Prostitution. Suivons-le, de loin, en ses excursions pornographiques.
Un soir, après un dîner ridicule auquel il avait assisté à contre-cœur comme convive, et qui s’était terminé par une bataille générale, il sort de la maison, sans demander qu’on l’éclaire, et il veut regagner son logis; mais il demeurait loin de là, et il connaissait mal le chemin; de plus, la nuit était des plus noires, et la pluie tombait à torrents. Il marchait, doublant le pas, le long des maisons, abrité par les auvents des boutiques et enveloppé dans son manteau, lorsqu’il vint à broncher lourdement «en un mauvais passage.» Il cherche à se retenir au mur, mais ce n’est pas le mur qu’il rencontre sous sa main, c’est une porte, qui n’était pas fermée, et qui s’ouvre tout à coup. Il s’en va choir, sur le ventre, avec fracas, à l’entrée d’une allée ténébreuse et puante:
Une fois entré «dans ce logis d’honneur,» pour [280] se faire bien venir de son hôtesse, il délie sa bourse et met pièce sur table. En voyant briller un écu, la servante et la gouvernante des filles se tiennent prêtes à le servir, en murmurant tout bas: «L’honnête homme que c’est!» et s’empressent de lui plaire à qui mieux mieux. Mais voici trois vieilles rechignées qui s’approchent à pas comptés et qui s’accroupissent devant l’âtre où flambe un petit feu de chènevottes. On dirait trois fantômes échappés de l’enfer: l’une a l’air menaçant et la mine hardie d’une Euménide de théâtre; l’autre est plus décrépite et plus ridée qu’une sorcière du sabbat; la troisième est si maigre, si jaune, si transparente, qu’on aurait pu compter ses os. Ces affreuses vieilles, couvertes d’emplâtres et de plaies, gémissent sur leurs infirmités, gagnées «au champ d’honneur et de vertu;» celle-ci a mal aux reins, celle-là, aux dents; la dernière se plaint de son cautère:
UN MAUVAIS LIEU SOUS LOUIS XIII
Telles étaient les abominables mégères qui exploitaient alors la Prostitution illégale et qui ne se décourageaient pas de la faire travailler à leur profit. Regnier, «à ce hideux spectacle,» eut horreur [281] de son vice, et il se préparait à la retraite, quand tout à coup:
Ainsi, parmi les femmes de mauvaise vie, il y avait des femmes mariées, ou, du moins, elles se vantaient de l’être pour se donner du relief ou pour inspirer plus de confiance au chaland. «Mais, monsieur, lui dit le petit cœur, avec mille gentillesses, n’avez-vous pas soupé?
Regnier était crotté jusqu’à l’échine et mouillé jusqu’aux os; il n’avait besoin que d’un lit, et il ne demandait qu’à dormir. La dame du logis offre alors de le conduire dans une chambre où il serait fort bien couché; elle lui montre le chemin et passe devant, tout en lui parlant des deux filles, Jeanne et Macette, qui faisaient la fortune de sa maison:
C’était Jeanne que Regnier avait entrevue tout à l’heure; mais tout le bien qu’on lui en dit ne l’encourage pas à la revoir de plus près. Il fallait, par un escalier tortueux, arriver à l’endroit où Regnier trouverait un gîte pour la nuit:
Au moment où, plié en deux, Regnier allait pénétrer dans ce bouge, il se heurta le front et fit un faux pas qui l’envoya tomber en arrière au bas de l’escalier, «de la teste et du cul comptant chaque degré.» Il avait entraîné dans sa chute la pauvre dame, qui fut plus maltraitée que lui, et qui resta étendue, le nez sur le carreau, «sans poulx et sans haleine.» On accourt au bruit, on apporte de la lumière; on relève la dame, qui se ranime pour crier et tempêter contre Jeanne et Macette, qu’elle accuse de lui porter guignon. Regnier, pour la première fois de sa vie peut-être, ne songe plus à l’amour et n’aspire qu’à être seul, afin de se soustraire [283] à d’impures tentations. Il s’arme d’une chandelle, regrimpe l’escalier et prend possession du taudis infect qu’on lui assigne pour chambre à coucher: il n’y voit pas de lit, et il fait ainsi l’inventaire de tous les objets étranges qui se présentent à sa vue.
Pendant que Regnier passait en revue ces misérables et sordides épaves de la Prostitution, Jeanne arrive, portant sous le bras de quoi garnir le lit, qui se composait d’une porte placée sur deux tréteaux boiteux et chargée d’une paillasse; Jeanne, qui venait d’être grondée et battue par sa dame, se dédommage, en vomissant mille injures contre cette vilaine, et en se plaignant de sa condition:
En parlant ainsi, elle disposait le lit, «aussi noir qu’un souillon,» et tirassoit les draps trop courts, diaprés de taches équivoques:
Le lit est fait; Jeanne sollicite Regnier de se coucher; et quoiqu’il tombe de sommeil, cet affreux lit ne le tente pas plus que l’objet qu’il doit y rencontrer; mais la fille ne lui laisse pas de répit; elle lui dégrafe ses chausses, elle lui arrache de force son pourpoint. Regnier résiste toujours, «en tranchant de l’honnête,» jusqu’à ce qu’il se décide enfin à boire le calice. Il détache un soulier, il ôte une jarretière, il achève lentement de quitter ses vêtements, et il s’aventure avec horreur dans ces horribles draps. Il n’y était pas depuis longtemps, quand on heurte à la porte de la rue, et l’on appelle Catherine! Jeanne éteint la lumière, qui avait probablement attiré l’attention d’un passant attardé; elle ne répond pas, et personne ne dit mot dans la maison. Alors les coups redoublent; on frappe des pieds et des mains; on ébranle la porte; on crie, on menace, on jure. [285] Jeanne, pendant ce temps-là, fait un sermon au pauvre Regnier, qui s’inquiète de ce vacarme; elle lui reproche de ne s’être pas couché plus vite et d’avoir perdu un temps précieux qu’il ne retrouvera pas. «Que diable, aussi, pourquoi? lui dit-elle avec humeur; que voulez-vous qu’on fasse?» Les gens qui heurtent à la porte ne se lassent pas, mais ils changent de gamme, et passent de la menace à la prière: on n’ouvre pas davantage. Alors ils contrefont le guet royal, puis le guet assis ou dormant; ils parlent tantôt en soldats, tantôt en citoyens: «Ouvrez de par le roi!» Le véritable guet accourt au bruit, et les compagnons de débauche s’enfuient dans les rues voisines. Il y eut un moment de trêve, pendant lequel Regnier se jette à bas du lit et cherche à tâtons ses hardes pour se rhabiller; mais plus il se hâte et moins il avance; il ne retrouve plus les pièces éparses de son costume: au lieu de son chapeau, il prend une savate; il rencontre ses bas, quand il cherche son pourpoint. Jeanne n’a pas bougé du lit; elle l’encourage à se mettre en état de paraître devant le guet, sans la compromettre:
Voici le guet qui frappe en maître, cette fois; on crie de l’intérieur: Patience! et on ouvre une fenêtre pour parlementer. Regnier s’est à demi vêtu, il [286] sort doucement du bouge où sa place sera prise tout à l’heure par un autre; il descend l’escalier, un pied chaussé et l’autre nu. Il s’est blotti dans l’angle d’un mur, au moment où la porte de l’allée livre passage à une patrouille du guet, qui se précipite dans la maison, «en humeur, dit-il, de nous faire un assez mauvais tour.» Il n’a pas été vu, et il peut s’esquiver, sans dire à personne ni bonsoir ni bonjour; il s’éloigne à grands pas de ce coupe-gorge, et il court longtemps sans regarder derrière lui, jusqu’à ce qu’il vienne culbuter dans un tas de mortier. Le jour allait bientôt poindre, lorsqu’il rentra chez lui, «fangeux comme un pourceau,» en jurant bien de ne se retrouver jamais dans la même passe; car, se disait-il en se mettant au lit, celui
En dépit de tous ses serments, Regnier était enclin à se parjurer et à donner dans le vice qu’il aimait tant. Tous les chemins le ramenaient au repaire de la Prostitution, où il avait laissé tant de fois sa santé, sa bourse et son honneur. Un autre jour (voy. le Discours d’une vieille maquerelle), après s’être querellé avec un de ses amis qu’il nomme Philon, il imagine, pour oublier sa colère, d’aller tout de suite
[287] Il entre fort échauffé, et s’afflige de ne trouver que l’hôtesse. Celle-ci, qui était une vieille très-complaisante, lui dit en souriant et en branlant la tête:
La chambrière reçoit les ordres de sa maîtresse et court à l’Écu de Savoie, qui était une hôtellerie mal famée où l’on était toujours sûr de rencontrer des femmes de bonne volonté. Ce détail de la pièce de vers nous prouve que les hôtelleries, les tavernes et les étuves, étaient alors les lieux privilégiés de la Prostitution, et que les malheureuses qui exerçaient en cachette le honteux métier que les lois avaient proscrit, se tenaient constamment dans ces endroits-là, où les attirait la compagnie des hommes dépravés; mais il ne s’y passait rien qui fût de nature à éveiller les défiances de la police, sous la main de laquelle étaient placés tous les lieux publics. Seulement, [288] dans les rues voisines, on ne manquait pas de courtières de débauche, qui prêtaient leur maison au commerce secret des amours mercenaires. C’était chez ces vieilles, sous leurs yeux et par leurs soins, que les pauvres filles et souvent les femmes mariées se prostituaient, au risque d’être arrêtées et emprisonnées comme coupables d’avoir vendu leur corps. On doit croire pourtant que ces arrestations étaient rares, et que les sergents avaient ordre de fermer les yeux. Le logis des pourvoyeuses de bordeau, comme on les avait qualifiées, n’était pas, à proprement parler, un mauvais lieu public ouvert à tout venant, et l’application de la loi rencontrait des difficultés presque insurmontables à l’égard de ces espèces de maisons de passe, qui ne recevaient pas à demeure les filles de joie, non plus que les gens sans aveu, et qui servaient, pour ainsi dire, de terrain neutre à la Prostitution. Pour revenir à Regnier, que nous avons vu entrer dans un de ces infâmes repaires, comme la chambrière ne pouvait être revenue avant un bon quart d’heure, l’hôtesse le pria de s’asseoir et se mit à lui débiter un flux de paroles pour l’empêcher de trouver le temps long. Après avoir essayé d’entamer une conversation à laquelle se refusait absolument le poëte, impatienté d’attendre et confus de se voir à pareille fête, elle entreprit de raconter, de point en point, son histoire, vraie ou fausse, qui n’était, après tout, qu’une réminiscence du poëme de la Courtisane pervertie, par [289] Joachim Dubellay. Par ce récit, que Regnier n’écoutait que d’une oreille, elle cherchait à lui faire prendre patience. Elle passa en revue ses nombreuses amours, depuis l’époque où sa mère avait vendu trois ou quatre fois la virginité qu’un amant lui avait prise le premier; elle ne cacha pas qu’elle avait appris son métier malhonnête, en trafiquant d’elle-même, comme maintenant elle trafiquait des autres, faute de pouvoir encore, vieille et sèche devenue, continuer son genre de vie; mais elle se vantait d’être plus habile que nulle autre de ses pareilles et d’avoir la meilleure clientèle de Paris:
La vieille en était là de ses confidences, quand un commissaire-enquêteur passa devant la maison, dont la porte restait entre-bâillée; le sergent qui accompagnait [290] le commissaire poussa la porte et entra. Regnier n’eut que le temps de sortir par une autre issue qu’il connaissait, et il se retira chez le voisin,
Regnier, qui promenait ses appétits vagabonds dans tous les mauvais lieux de la ville, n’a point tenté, dans ses vers, de relever de leur abjection les malheureuses qu’il fréquentait pour ses plaisirs et qu’il méprisait sans doute plus que personne. On ne trouve pourtant l’expression de ce mépris que dans ce seul vers:
On doit remarquer aussi que, dans ses poésies, où il n’a pas eu honte de peindre à larges traits le relâchement des mœurs, les noms des scandaleuses compagnes de sa vie débauchée ne sont point étalés avec cette ostentation effrontée, que les poëtes de son temps affichaient dans leurs ouvrages, en parlant de leurs amours, quels qu’ils fussent. Regnier se respecte assez pour ne pas élever d’autel poétique aux êtres déshonorés qu’il regardait comme les matériels instruments du vice et non pas comme les tristes victimes des passions. Il n’a nommé que Madelon et Antoinette, dans deux épigrammes, dont l’une est seulement obscène et dont l’autre caractérise bien la [291] femme de folle vie, le type franc et audacieux de la Prostitution; la voici:
Le poëte semble jeter un voile de pitié et d’oubli sur des infortunées qui n’étaient que trop souvent innocentes de leurs égarements, ordonnés par une marâtre indigne ou conseillés par une abominable proxénète. Mais il ne pardonne pas, en revanche, aux intermédiaires de la débauche, à ces vieilles dégradées, à ces dévotes hypocrites, qui, ne pouvant plus vivre aux dépens de leur beauté flétrie, tiraient encore un revenu infâme de la Prostitution, corrompaient les jeunes filles, détournaient les femmes de leur devoir et se montraient les implacables ennemies de la pudeur de leur sexe. C’est Regnier qui a fait l’admirable portrait de Macette, ce Tartufe femelle dont Molière a voulu sans doute créer la contre-partie dans sa comédie du Tartufe. La satire de Macette (et, sous ce nom proverbial, il faudrait découvrir une des courtisanes fameuses de la fin du seizième siècle) n’était peut-être qu’une vengeance personnelle, mais on la considéra comme l’œuvre [292] d’une vertueuse indignation contre les courtières d’amours, en général, et l’on sut gré à Regnier, tout débauché qu’il fût, de s’être fait l’énergique interprète de l’opinion des honnêtes gens, à l’égard de ces détestables corruptrices, qui s’étaient multipliées à l’infini et qui répandaient partout le poison de leur perversité.
Cette courtisane, qui ne connaissait pas d’autre ciel «que le ciel de son lit,» s’est jetée dans la dévotion et affiche un éclatant repentir de ses erreurs; elle s’habille sans art, elle jeûne, elle prie, elle visite les églises et les couvents, elle porte des chapelets et des grains bénits, elle ne s’occupe plus que d’œuvres pies: on la trouve sans cesse devant les autels, agenouillée, prosternée, pleurant comme la Madeleine et se frappant la poitrine; c’est une béate, c’est une sainte, que tout le monde admire et dont le vilain passé se cache sous les beaux semblants d’une austère pénitence. Regnier, qui se souvient des hauts faits de cette grande pécheresse, doute fort de [293] sa conversion et ne se laisse pas prendre aux apparences. Un jour, comme il venait d’arriver chez une fille où il avait sa fantaisie, il n’est pas peu surpris de voir paraître cette vieille chouette, qui «entre à pas lents et posés, la parole modeste et les yeux composés,» et qui salue la belle d’un Ave Maria. Regnier a eu le temps de se blottir derrière une porte, sans être aperçu: de sa retraite, il peut tout entendre, et il prête une oreille attentive aux discours de la sainte nitouche, qui, après les lieux communs de morale édifiante, aborde effrontément l’objet de sa visite, en disant à cette fille, qu’elle devrait, «estant belle, avoir de beaux habits.» Macette connaît un homme riche, qui aime la pauvre innocente et qui ne demande qu’à se mettre en frais pour elle: on lui donnera donc, quand elle le voudra, de beaux habits de soie, des perles, des rubis, et tout ce qui sert à faire ressortir la beauté d’une femme. La maîtresse de Regnier écoute avec étonnement les étranges conseils qu’elle était bien loin d’attendre de cette exécrable corruptrice qui lui expose impudemment toute la doctrine de la Prostitution. Qu’est-ce que l’honneur «d’un vieux saint que l’on ne chomme plus?»
La perfide conseillère ne s’arrête plus dans ce honteux encouragement à la débauche; elle dévoile sans pudeur les mystères horribles de son impudicité; elle [294] emploie toute son adresse et toute son éloquence à pervertir cette jeune fille, qui, pour n’être pas novice, n’était pas encore une prostituée émérite; elle se dépouille de son masque de décence et d’hypocrisie, pour se montrer telle qu’elle est en réalité, et pour éblouir, pour fasciner la victime qu’elle veut perdre, en lui apprenant à s’enrichir par le déshonneur. Ma fille, lui dit-elle de la voix la plus caressante:
Regnier, que cette exécrable Macette voulait éconduire, au profit de quelqu’un qui eût chèrement payé la place, ne put retenir un mouvement de colère, et la vieille, en se retournant au bruit qu’il avait fait, s’aperçut de la présence d’un témoin qu’elle redoutait. A l’instant, elle leva le siége et se hâta de sortir, en disant à demi-voix: «Je vous verrai demain. Adieu, bonsoir, ma fille!» Le poëte fut tenté de se venger de ses propres mains contre cette ennemie de ses amours et de son bonheur; mais il ne voulut pas sans doute faire rougir sa maîtresse, en lui prouvant qu’il avait entendu les beaux conseils qu’elle n’eût pas dû écouter. Il poursuivit tout bas de ses malédictions la vieille entremetteuse, qui l’avait accusé de hanter de mauvais lieux et qui s’était tant acharnée à lui ôter le cœur de sa maîtresse. C’en était fait de ce cœur, tout à l’heure simple et tendre, [296] noble et généreux, maintenant souillé des pensées du vice et déjà gagné à la Prostitution. Macette l’avait emporté sur Regnier, qui, désolé, furieux d’être supplanté par un rival dont l’argent faisait tout le mérite, stigmatisa de son vers sanglant l’abominable vieille que le démon de la luxure avait envoyée en ambassade auprès d’une pauvre et honnête jeune fille. Voici quelques strophes de l’Ode sur une vieille maquerelle:
La vengeance de Regnier immortalisa ainsi le nom de Macette, qui fut dès lors le synonyme du mot maquerelle, que la langue écrite et parlée n’avait pas encore rejeté dans le vocabulaire des halles. Le poëte n’était pas encore sage, malgré la malencontreuse issue de ses amours, malgré ses infirmités précoces, malgré sa vieillesse prématurée. Cependant, s’il avait toujours la même passion pour les femmes, il n’allait pas les chercher aux mêmes endroits; il évitait les lieux de perdition, il ménageait mieux sa santé, il ne courait plus aveuglément au plaisir, comme il y courait, dit-il,
[298] Dans son épître au sieur de Forquevaux, qui n’est pas, comme on l’a supposé, le pseudonyme du sieur d’Esternod ou Desternod, il développe, avec un cynisme qui ne manque pas de naïveté, sa nouvelle théorie en amour; il a toujours une aversion marquée pour les grandes dames; il ne se soucie pas «de servir, le chapeau dans le poing;» il ne veut plus être toujours à la rame, comme un forçat; ce qu’il préfère, c’est
M. Viollet-Leduc, dans son édition de Regnier (Paris, P. Jaunet, 1854, in-18), dit avec raison, au sujet de cette épître: «Il serait aussi difficile d’excuser Regnier sur le choix de son sujet, que sur la manière dont il l’a traité. Cet ouvrage ne peut donner qu’une fort mauvaise opinion de sa délicatesse et de ses mœurs.»
Regnier se sentait vieux et n’avait pas quarante ans; il était aussi devenu craintif sur les risques à courir, et il laissait volontiers en héritage à ses successeurs, «aux mignons, disait-il, aveugles en ce jeu,»
Il prenait en horreur les remèdes d’apothicaire, le [299] mercure, l’eau-forte, l’eau de gayac et les sudorifiques qui lui avaient retiré sa substance; il était perclus d’un bras et d’une jambe; «comme un marinier échappé de l’orage,» il avait juré de ne plus s’embarquer sur la mer de la Prostitution, et il rêvait le bonheur d’un commerce sûr et paisible avec une simple maîtresse. Mais il ne pouvait réaliser ce rêve, qu’après être sorti des mains de ses refondeurs. «Regnier, rapporte Tallemant des Réaux dans l’historiette de Desportes, mourut à trente-neuf ans, à Rouen, où il estoit allé pour se faire traitter de la verolle, par un nommé le Sonneur. Quand il fut guéri, il voulut donner à manger à ses médecins. Il y avoit du vin d’Espagne nouveau: ils luy en laissèrent boire par complaisance: il en eut une pleurésie qui l’emporta en trois jours (22 octobre 1613).» Ce grand satirique, tout débauché qu’il était, n’en fut pas moins aimé et loué par ses contemporains, sans qu’on pensât à lui reprocher la licence de ses poésies, qui n’étaient pas aussi libres que celles de Sigongne, Desternod, Motin et Théophile. Quoique Regnier puisse être placé à la tête des poëtes de la Prostitution, il faut se rappeler que de son temps, comme M. Viollet-Leduc le fait observer dans son Histoire de la satire en France, «le nom seul de satire indiquait un ouvrage obscène.» L’austère Boileau n’avait pas tenu compte des mœurs et des usages de ce temps-là, lorsqu’il disait de Regnier, dans l’Art poétique:
Mais, pour ne pas encourir lui-même le reproche qu’il adressait au chantre de Macette et du Mauvais gîte, il épura ainsi l’expression des deux premiers vers, en les affaiblissant, sans rien changer toutefois au jugement qu’il avait porté sur son maître en satire:
Sommaire.—Les imitateurs de Regnier.—Le sieur d’Esternod et son Espadon.—Une bonne fortune de poëte satirique.—Le paranymphe de la vieille dévote.—La Belle Madeleine.—Le sieur de Courval-Sonnet.—La Censure des femmes.—Conseils à une courtisane.—Les Exercices de ce temps.—Le Bal.—La Promenade.—Le Débauché.—Le Procès de Théophile Viaud.—Les recueils de vers satiriques.—Le Parnasse satyrique.—La vengeance du P. Garasse et des jésuites.—Arrêts contre Théophile.—Nouvelle jurisprudence contre les mauvais livres et les discours obscènes.
Mathurin Regnier n’est pas le seul poëte de cette époque, chez lequel on trouve une vive et franche peinture de la Prostitution. La plupart des poëtes ses contemporains et ses imitateurs ne craignaient [302] point de se déshonorer en fréquentant les cabarets et les mauvais lieux: il était tout naturel que leurs mœurs honteuses se reflétassent dans leurs ouvrages. En outre, le genre de poésie le plus goûté alors par les lecteurs de la meilleure société, affectait de préférence la forme et le ton de la satire, lors même qu’il n’en avait pas le nom. «Les auteurs et probablement le public, dit M. Viollet-Leduc dans son Histoire de la satire en France, étaient alors dans la fausse persuasion, d’après des études mal faites ou mal dirigées, que le style de la satire devait être conforme au langage supposé des satyres, divinités lascives des Grecs.» De là l’obscénité ou du moins la licence de la plupart des vers satiriques. Nous n’avons pas le dessein de rechercher dans les poëtes de l’école de Regnier tout ce qu’on pourrait y trouver de renseignements et de traits curieux relatifs à l’histoire de la moralité publique au commencement du dix-septième siècle; nous voulons seulement choisir dans quelques recueils de satires publiés vers ce temps-là, divers tableaux de mœurs qui compléteront celui que Regnier a peint d’après nature dans sa Macette et son Mauvais gîte. Ces nouveaux extraits, empruntés à des livres rares et fort peu connus, reproduiront sous des faces nouvelles la physionomie essentiellement mobile de la Prostitution, quoiqu’on reconnaisse toujours, dans les satires que nous venons de parcourir à ce point de vue, l’intention évidente de lutter avec avantage [303] contre l’auteur de Macette, en abordant le domaine scabreux de son génie libertin.
Le sieur d’Esternod se présente le premier avec une imitation très-inférieure et pourtant remarquable de la Macette, qui avait reçu tant d’applaudissements qu’elle empêchait tous les poëtes de dormir. Claude d’Esternod ou Desternod n’était pas, comme on l’a cru, le pseudonyme de François de Fourquevaux, ami de Régnier; c’était un bon gentilhomme de Salins, qui ne courtisa les Muses qu’après avoir passé sa jeunesse dans la carrière des armes: sa poésie se ressentait donc de la rudesse et de la licence de son premier métier. Quoiqu’il fût gouverneur du château d’Ornans en Bourgogne, ce poste militaire lui laissait assez de loisir pour lui permettre de venir à Paris, où ses liaisons avec les poëtes l’entraînèrent souvent dans la débauche; mais, quoique ces poëtes fussent la plupart athées ou épicuristes, comme Théophile et Berthelot, il continua d’allier à ses mœurs licencieuses une grande piété et un zèle presque fanatique pour la religion. Dans une des pièces de son Espadon satirique, imprimé pour la première fois à Lyon, en 1619, d’Esternod a flétri, avec une énergie brutale et soldatesque, «l’hypocrisie d’une femme qui feignoit d’estre devote et fut trouvée putain.» Cette femme, qu’il ne nomme pas, était de celles qui couvrent leurs turpitudes du masque de la vertu, et qui sont aussi estimées du monde, qu’elles devraient en être méprisées, [304] si l’on savait quelle est leur conduite. Il y avait alors beaucoup plus d’hypocrites de cette espèce qu’on n’en voit aujourd’hui, et d’Esternod n’était pas dupe de leurs manéges et de leurs mensonges:
Il nous esquisse le portrait de cette débauchée, qui «fait la pieuse, épluche les pouilleux,» distribue des aumônes, quand elle sait qu’on la voit, ne parle que d’eau bénite, d’indulgences et de jubilé, compte sans cesse les grains d’un rosaire et ne paraît pas songer aux vanités du monde ni aux œuvres de Satan. Une nuit, le sieur d’Esternod sortit de chez lui, «morne, triste, pensif,» et la bourse vide; c’était là l’objet de sa tristesse, car le jeu ne lui avait pas laissé un six-écus
Il allait donc pedetentim, courbé comme un vieillard et réfléchissant à sa pénurie qui l’empêchait de se présenter dans un lieu où tout se paye. Il marchait au hasard, en grattant sa perruque, sans imaginer un expédient honnête pour trouver de l’argent ou pour s’en passer. Tout à coup, il entend des voleurs, et, pour les éviter, quoiqu’il n’ait rien à perdre, que son manteau, il s’enfonce dans une ruelle ténébreuse, [305] et il se cache sous l’auvent d’une maison. Une fenêtre s’ouvre au-dessus de sa tête: il fait un bond de côté, «craignant l’odeur de l’ambre,
Mais la chambrière lui crie d’en haut: «Holà! monsieur! je m’en vais tout soudain vous ouvrir la porte!» Il ne répond pas, car il suppose que ce n’est pas à lui que l’on s’adresse, et il va s’éloigner discrètement, quand la porte s’entr’ouvre et que la chambrière lui dit à voix basse: «Entrez, monsieur, sans feu ni sans chandelle?» Il ne peut plus douter qu’on ne le prenne pour un autre; il hésite à poursuivre l’aventure; mais, au moment où il se retire, on le pousse dans l’allée, et la porte se referme sur lui. Alors, il se résigne et se laisse conduire par la main près du lit de madame, qui l’attendait ou qui du moins en attendait un autre entre deux draps. On lui adresse la parole, comme si l’on parlait à une vieille connaissance: il est allé trop loin pour reculer, et il se couche sans mot dire.
Le sieur d’Esternod commence à se repentir de n’avoir pas demandé de la lumière, car il conçoit de terribles soupçons sur l’âge de sa mystérieuse compagne. Enfin, quand il est bien convaincu qu’il a eu affaire à une vieille édentée, il se décide à quitter la partie; il se lève brusquement et ne s’excuse pas de son impolitesse. La vieille, surprise et outrée de [306] ce procédé, crie, appelle Jacqueline et fait allumer la chandelle. Elle se cache sous sa couverture en voyant d’Esternod, qui ne s’était jamais rencontré avec elle sur pareil pied, et qui retrouve, en riant, sa dévote du sermon. «Bonjour, mademoiselle! lui dit-il d’un ton goguenard.—Quel grand diable, mon Dieu! vous amena! s’écrie tristement la vieille désespérée.
On se désole; on le supplie d’être discret, de ne pas perdre une honnête femme qu’il peut déshonorer; il la rassure et la raille en même temps:
Malgré ces belles promesses, il fait payer son silence et ne sort pas de la maison avant d’avoir touché dix écus pour prix de ses services. Il n’a pas même la pudeur de faire entendre qu’il distribuera cet argent aux pauvres! L’ignoble dénoûment de cette aventure ne nous donne pas une flatteuse opinion de la moralité du sieur d’Esternod, qui n’eut rien de plus pressé que de publier sa triste bonne fortune. On a lieu de supposer qu’il ne cacha pas même le nom de la dame, car il mit en vers le paranymphe [307] de cette vieille, pour la récompenser du bon office qu’il lui devait:
Ce sieur d’Esternod, qui avait fait ses premières armes poétiques avec le harnais de soudard sur le dos, conservait, dans ses mœurs et dans son langage, toute la grossièreté de son ancien métier; il ne comptait pas avec sa bourse, quand il voulait acheter du fruit nouveau sur le marché de la Prostitution. Il se venge, par des vers âcres et venimeux, d’une femme, qu’il nomme la belle Madeleine, et qui avait refusé de se vendre pour cinquante pistoles. On peut croire, d’après certains passages de la pièce, que cette femme était gardée, comme on disait, pour la bouche d’un grand seigneur, et que les vieilles prêtresses, ou proxénètes, qui l’avaient découverte dans un village bressan, se promettaient de faire de bonnes affaires avec elle. En tout cas, on la veillait de près, et le sieur d’Esternod frappait en vain à la porte. [308] Furieux de cette résistance, il répand sa colère dans une poésie frappée au coin des mauvais lieux; il accable d’invectives ramassées dans les ruisseaux la malheureuse qui ne veut plus le recevoir; il se la représente vieille et décrépite, abandonnée de ses amants, «malandreuse, poussive, hargneuse,» regrettant sa folle vie, se rappelant avec dépit les bonnes aubaines qu’elle a refusées et qu’elle ne retrouvera plus:
La vieillesse des femmes dissolues était sans doute peu respectable; d’Esternod se montrait toujours inflexible à son égard. Il ne pardonnait pas surtout aux anciennes pécheresses, qui, au lieu de faire pénitence de leurs erreurs de jeunesse, cherchaient encore, grâce aux mensonges de la toilette, à tromper les amours; il se plaisait à fustiger, du fouet de la satire,
D’Esternod prenait Regnier pour modèle, ainsi que les poëtes de la taverne et du bordeau, ses amis [309] et ses émules; le même genre de vie fainéante et débordée devait produire le même genre de poésie; mais il v avait, de Regnier à d’Esternod, toute la distance qui séparait Paris du château d’Ornans. L’auteur de l’Espadon satyrique ne manqua pas de rencontrer dans les lieux suspects ces maladies honteuses qui furent toujours les satellites de la débauche. A l’exemple de Regnier, il n’eut pas honte de célébrer en vers sa mésaventure; mais, dans cette ode ordurière où brille une verve dont le poëte aurait dû faire un meilleur usage, Regnier est bien dépassé. Le sieur d’Esternod avait la brutale franchise d’un soldat; il en use, pour dénoncer au public la brebis galeuse qu’il voulait faire chasser du bercail de la Prostitution. Il ne se repent pas d’avoir vécu dans le désordre, mais il s’accuse de s’être fié à une misérable, qui avait «mille fois porté la mitre» dans les carrefours. Il s’écrie, le libertin incorrigible:
La mode du temps était aux satires, et les satiriques, sans se soucier de faire rougir leurs lecteurs, n’oubliaient jamais de poursuivre, entre tous les vices, celui de la débauche, et de mettre au pilori la Prostitution.
Un de ces satiriques, Thomas de Courval-Sonnet, était un petit hobereau normand, qui, venu de Vire à Paris, sous le règne de Marie de Médicis, pour [310] étudier la médecine, se mit à faire des vers contre les mœurs de la capitale. La lecture de ses poésies, dans lesquelles il se montre animé de la haine du mal autant que de l’amour du bien, nous donne une idée très-honorable de son caractère et de ses sentiments, en dépit des expressions triviales et des images cyniques qui remplissent ses œuvres dédiées à la reine. C’était le goût du siècle, et le langage des courtisans eux-mêmes semblait emprunté aux Cours des Miracles. On doit penser pourtant que Courval-Sonnet ne vivait pas dans la crapule, comme la plupart de ses confrères en satire; on pourrait avancer qu’il menait une vie très-régulière, et qu’il ne s’était jamais souillé dans la fange des mauvais lieux. Son premier recueil, qui parut en 1621 (Paris, Rolet-Boutonné, in-8o), témoigne d’une espèce d’aversion et de défiance, que l’auteur éprouvait pour les femmes, en général. Dans la satire VIe, intitulée Censure des femmes, il fait un portrait assez peu attrayant du beau sexe, qu’il accable d’une grêle de métaphores injurieuses:
Le sieur de Courval-Sonnet, en sa qualité de médecin, veut corriger les débauchés, par le tableau [311] des ravages matériels que la femme d’amour exerce trop souvent sur la personne de son complice:
Le poëte a toujours une restriction à mettre en avant, pour déclarer qu’il est plein de respect pour les dames vertueuses, mais qu’il s’adresse seulement aux femmes de mauvaises mœurs. A l’en croire, pourtant, la Prostitution était partout, et les plus grandes dames ne dédaignaient pas de se mettre au métier. Il compare la femme d’amour à une barque, sur laquelle on descend le fleuve de la jeunesse:
Mais aussitôt Courval-Sonnet se ravise; il craint d’avoir outragé toutes les femmes en dévoilant les [312] désordres de quelques-unes, et il se hâte de leur faire réparation d’honneur. Voici comment il particularise ses épigrammes, qui avaient une tendance trop générale et qui semblaient porter sur le sexe entier:
Le poëte entend par vicieuses les femmes de mauvaises mœurs, qui ne se soucient pas de quelle façon elles gagnent le teston ou l’écu,
Ainsi, dans cette Censure des femmes, qui ne vaut pas la fameuse satire de Boileau sur le même sujet, le sieur de Courval caractérise surtout deux espèces de Prostitutions, très-communes à cette époque: la Prostitution des femmes et celle des hommes, l’une et l’autre n’ayant pas d’autre objet que de fournir à l’entretien de la toilette de ces vils artisans de débauche. [313] Les femmes, dont l’ambition ne va pas au delà du teston ou de l’écu sur chaque conquête, se prostituent à quiconque peut les payer; les hommes méprisables, qui font à peu près un métier aussi abject, ne se prostituent cependant qu’à une seule qui les paye ou les entretient. Le rôle des galants de cette espèce ne se borne pas à satisfaire secrètement les passions brutales de quelques vieilles libertines: le complaisant mercenaire, attaché au service d’une femme vicieuse, devait encore la conduire aux ballets, la faire danser et la ramener chez elle, pour obtenir:
C’est donc aux dépens de sa chérie, que le galant
Conçoit-on qu’un recueil écrit de ce style-là fut dédié à la reine mère du roi, à cette Marie de Médicis qui, tout Italienne qu’elle était, ne se fit jamais reprocher le moindre relâchement dans ses mœurs? Conçoit-on que le sieur de Courval, qui se piquait d’être un gentilhomme de bonne maison, ait introduit dans ses poésies morales le jargon immonde des bordeaux? Il faut constater, pour son excuse, que la langue des honnêtes gens n’était pas encore formée, et que le mot le plus obscène avait droit de tenir sa place, même dans un sermon, à plus forte [314] raison dans la poésie, qui usait de ses vieux priviléges en osant tout dire.
Le sieur de Courval-Sonnet exagère souvent les choses, force les traits et surcharge les couleurs, lorsqu’il nous montre, par exemple, les époux tirant chacun de leur côté, et
mais il ne sort pas des bornes de la vérité la plus scrupuleuse, quand il fait de main de maître le portrait d’une courtisane, qui avait été fameuse et qui allait revenir, en vieillissant, à son point de départ obscur et misérable. C’est à cette courtisane qu’il adresse sa satire XXV:
Ce dernier vers est encore dans la mémoire de tout le monde, sans qu’on sache à quel sens il se rattache ni à quel auteur on puisse l’attribuer. Courval-Sonnet conseille à cette ancienne fille d’amour, de profiter de son reste; de tirer, d’escroquer, d’attraper de l’argent, par tous les moyens possibles; de chercher à émouvoir ses dupes, en leur disant qu’elle craint le [315] sergent, qu’elle a mis en gage sa jupe et sa hongreline; de ramasser enfin un petit pécule qui lui permette de vivre du travail de ses mains dans sa vieillesse. Mais elle n’entend point de cette oreille et elle ne prévoit pas qu’un jour viendra où les ressources de la Prostitution lui manqueront tout à fait; elle ne se doute pas qu’elle ait vieilli; elle se fâche contre l’importun donneur d’avis: «Enné! s’écrie-t-elle,
Le sieur de Courval n’essaye plus de lui parler le langage de la raison, car chez elle l’habitude du vice est devenue incurable; il l’invite donc avec ironie à persévérer dans la voie où elle s’est perdue; pas de remords, pas de regrets; chacun ici-bas a sa destinée: celle d’une courtisane est de mourir courtisane.
[316] Cette description du ménage d’une fille de joie, au commencement du dix-septième siècle, serait encore exacte aujourd’hui, si on l’appliquait à la plupart des femmes publiques de bas étage. Ces créatures n’ont pas plus changé de physionomie et de manière d’être, que de train de vie et de métier. Courval-Sonnet continue à les peindre toutes d’après nature, sous les traits d’une seule, qui arrivait à l’âge de la décadence:
Le sieur de Courval-Sonnet quitta Paris, quand il eut passé sa thèse de docteur à la Faculté de médecine; il n’était déjà plus jeune, et il avait échappé à tous les orages de la jeunesse: il vint se fixer à Rouen, pour y pratiquer son art, mais, tout en soignant ses malades, il composait encore des satires, et ces satires avaient toujours pour objet de corriger les mœurs, qui ne paraissent pas avoir été meilleures en province que dans la capitale. Ce fut à Rouen qu’il publia sous le voile de l’anonyme les Exercices de ce temps, qui eurent les honneurs de plusieurs éditions [317] successives (chez de la Haye, 1627, in-8o; chez Laurens Maurry, 1631, in-4o; chez Delamarre, 1645, in-8o), sans que le poëte songeât à faire disparaître les incorrections et les grossièretés de son style. Ces Exercices sont des esquisses de mœurs, très-curieuses, dans lesquelles une foule de traits appartiennent à l’histoire de la Prostitution. «Courval n’a imité de Regnier, que ce que celui-ci a de blâmable, dit M. Viollet-Leduc (Catalogue des livres composant sa Bibliothèque poétique, avec des notes bibliographiques, biographiques et littéraires, Paris, Hachette, 1843, in-8o); il n’a pas même pris la peine de dissimuler ses larcins: son Débauché, son Ignorant, sont évidemment calqués sur les satires X et XI de Regnier; en sa qualité de médecin, il a abusé des termes et des descriptions sales, jusqu’au dégoût.» Nous ne nous occuperons que de trois satires, la première, la cinquième et la onzième, intitulées le Bal, la Promenade, et le Débauché.
On voit, dans la première, qu’il existait, au dix-septième siècle, des bals publics, assez analogues à ceux qui sont maintenant à la mode à Paris et dans les grandes villes de France, et qui exercent une si fâcheuse influence sur les mœurs du peuple. Du temps de Courval-Sonnet, on allait à ces bals, pour y chercher des aventures. Voici comment il nous les dépeint dans une satire où il se met en scène:
On voit que le sieur de Courval-Sonnet n’était pas devenu plus honnête dans son langage, en se retrouvant dans sa province natale; mais il ne dédiait plus ses vers à la reine, qui probablement ne lui avait pas su gré de la dédicace du premier recueil. Le poëte-médecin consacra sans doute son second recueil à la satire des mœurs normandes. Le bal licencieux, dans lequel il introduit son lecteur, ressemble beaucoup aux musicos de la Hollande; nous supposons que ce bal était établi à Rouen, que l’auteur habitait alors. Courval-Sonnet y rencontre une femme, avec laquelle il entame un entretien qui tourne bientôt à la galanterie; il pousse sa pointe, et il en vient à des propositions un peu trop vives, que la dame rejette d’abord, en jouant l’indignation: «Quoi! s’écrie-t-elle d’un air pudique, me parler d’amour! je suis femme de bien!»
Cependant, après quelques semblants de pruderie et de résistance, elle est bientôt en pleine familiarité avec le nouveau galant, qui lui offre des rafraîchissements qu’elle n’a garde de refuser; elle mange et [319] boit donc, comme si elle avait le ventre vide depuis la veille; sa gloutonnerie a tellement surchargé son estomac, qu’elle est bientôt forcée de sortir du bal, pour se débarrasser d’une partie de ce fardeau indigeste; mais, à peine est-elle un peu soulagée, qu’elle rentre dans la salle, et qu’elle recommence à visiter le buffet; cette fois, les bons morceaux qu’elle avale ne l’incommodent plus, et elle se trouve suffisamment préparée à supporter les fatigues de la nuit. C’est dans cet état que le sieur de Courval l’emmène hors du bal, en se disant tout bas:
Tel était le bal et telle la promenade. Notre poëte y rencontre une belle qu’il courtisait et qui ne lui avait pas même accordé une espérance. Ce jour-là, on lui fait accueil, on lui sourit et on l’invite à venir passer la journée dans une maison de plaisance où doit se réunir une société joyeuse. Courval-Sonnet ne résiste pas à la séduction, il accepte sa part dans le pique-nique qu’on lui annonce; il monte dans un carrosse auprès de sa charmante compagne, et il se laisse conduire, les yeux fermés, dans une petite retraite champêtre, où il trouve déjà rassemblés vingt ou trente couples d’amoureux, qui ne font pas autre chose, tant que le jour dure, que de se livrer au plaisir parmi les gazons et les fleurs. C’est une saturnale [320] de débauche, que le poëte nous représente avec son cynisme ordinaire, après avoir décrit ce lieu de plaisance
Il ne nous dit pas s’il s’abandonna aux entraînements du mauvais exemple; mais, en admettant qu’il soit resté assez maître de ses sens pour échapper aux dangers de ce séjour voluptueux, il fut témoin des actes incroyables de Prostitution qui se passaient autour de lui et qui ne cherchaient pas même à se cacher sous le voile transparent de la pudeur. Tous ces amants effrontés renouvelaient entre eux les scènes honteuses des anciens mystères d’Isis.
Le sieur de Courval ne déguiserait rien de ce qu’il vit dans cette maison, qui n’a rien à envier aux plus scandaleux repaires de la Prostitution publique, si l’expression ne faisait pas défaut à ses idées, et s’il savait exprimer d’une manière vive et pittoresque les étranges souvenirs de sa promenade aux champs. Il conserve, d’ailleurs, de cette journée de libertinage, un dégoût et une tristesse qui le portent à s’indigner contre le sexe féminin tout entier; car il termine ainsi sa satire, en se souvenant des vers fameux de Jean de Meung contre les femmes:
Dans la satire qui a pour titre le Débauché, le sieur de Courval a retracé en assez bons vers un bizarre épisode de la Prostitution vagabonde, lequel ne devait pas être fort rare à cette époque où les provinces étaient traversées continuellement par des bandes de bohémiens et de bohémiennes, vivant en dehors de la société, ne connaissant ni frein ni lois, s’adonnant dès l’enfance à la plus sale débauche. C’était parmi ces bandes errantes, que les hommes vicieux allaient chercher trop souvent des complaisances mercenaires et des dépravations précoces. Toutes les femmes qui faisaient partie de cette population nomade, étaient, à dix ans, déjà exercées à cet infâme trafic, et, pour les trouver vierges, il eût fallu les attendre au sortir de la première enfance. Les mœurs et la santé publiques souffraient donc également du contact journalier de ces misérables qui ne semaient que des souillures sur leur passage. Le sieur de Courval a peut-être mis en scène une aventure de sa jeunesse, dans laquelle il s’est peint sous le nom du Débauché, pour nous apprendre comment il avait été puni de sa première escapade, qui servit du moins à le rendre sage et à lui inspirer l’horreur du vice:
C’était là toute la fortune du chevalier errant, qui s’éloignait gaiement de Rouen ou de toute autre bonne ville de la Normandie, pour aller chercher fortune ailleurs. Il arrive le soir au bourg de Saint-Martin (de Boscherville sans doute), et il rencontre une troupe de bohémiens, qui devaient y passer la nuit:
filles, femmes, pages, valets, singes, animaux savants, charrettes remplies de drogues, de parfums, d’oripeaux et de merceries de toutes sortes, qui composaient le commerce de ces attrapeurs vagabonds. Le nouveau venu s’approche de leurs voitures «pour voir leurs ustensiles» et surtout pour parler à l’une de leurs filles
Mais il est assez mal reçu de cette luronne, qui le rabroue et qui menace de le faire assommer; elle change bientôt de ton et se montre aussi complaisante qu’elle avait été d’abord maussade et sévère. Elle offre elle-même [323] de faire plus ample connaissance avec ce novice qui lui parle d’amour, et elle le conduit dans une chambre d’hôtellerie où ils peuvent poursuivre l’entretien dans un tête-à-tête dont le pauvre garçon ne profite pas.
A peine sont-ils montés dans cette chambre et assis au bord du lit, l’unique siége qui s’offrît à eux, elle se met à fondre en larmes et elle déplore son malheureux sort, en disant qu’elle est fille de bien, qu’elle a été enlevée à sa famille par ces charlatans et qu’elle mène, bien à contre-cœur, une vie désordonnée, qui convient aussi peu à ses sentiments qu’à sa naissance.
Voilà mon jeune homme attendri et plus amoureux que jamais. Il jure à la belle, qu’il la délivrera de cette odieuse servitude et qu’il la ramènera à ses parents.
Rendez-vous est pris pour le soir même: à minuit sonnant, les deux amants se retrouveront derrière une écurie, à cent pas de l’auberge où ils logent l’un et l’autre:
Ce passage prouve que les femmes de mauvaise vie, chassées des villes par l’ordonnance de 1560, [324] s’étaient retirées dans les compagnies de marchands ambulants, de comédiens et de charlatans, qui parcouraient le pays en débitant leurs marchandises, parmi lesquelles figurait toujours la Prostitution la plus crapuleuse.
L’arrivée d’une troupe de ces gens-là devait être, dans chaque village où elle s’arrêtait, le signal de tous les désordres; et quand l’autorité civile ou ecclésiastique ouvrait les yeux sur ces excès qui se répandaient tout à coup comme une épidémie au sein d’une population paisible, les auteurs du scandale avaient déjà plié bagage et s’étaient éloignés en laissant derrière eux leurs dupes et leurs victimes.
La fille et son ravisseur, qui craignent d’être poursuivis par les bohémiens, marchent toute la nuit, peu chargés, il est vrai, de nippes et d’argent; ils arrivent, au point du jour, dans un petit village où ils se croient enfin à l’abri des poursuites; ils frappent à la porte de la dernière maison de ce village. C’est un affreux taudis où logent les charretiers et les colporteurs, mais les amoureux ne seraient pas plus heureux dans un palais que dans ce logis
On leur donne une chambre; la fille y fait apporter du vin et du jambon: ils boivent, ils soupent, ils se couchent; le débauché ne tarde pas à s’endormir du plus profond sommeil. Sa compagne de lit ne [325] pense pas à l’imiter; elle se lève sans bruit, quand il fait grand jour, et cette rusée, raconte-t-il en la maudissant,
Quand le pauvre diable se réveille, il étend la main, encore à moitié endormi, et ne trouve plus personne à ses côtés; il appelle, il attend, mais il s’aperçoit que sa bourse s’en est allée avec l’aventurière, qui ne lui a pas même laissé de quoi payer leur écot. Il ne put sortir de l’hôtellerie, qu’en abandonnant une partie de ses hardes. Il était déjà dégoûté de la vie errante et il avait honte de s’être, au premier pas, fourvoyé dans la débauche: il entra dans le premier couvent qu’il rencontra sur son chemin et il demanda aux moines l’hospitalité. Son dessein était de faire pénitence et de se consacrer à Dieu. Il tranquillisait ainsi sa conscience troublée et il aurait oublié, en priant et en se macérant, la cruelle déception qu’il venait de rencontrer à son début dans le monde du péché, si de cuisantes douleurs ne la lui eussent rappelée. Il lui restait un triste souvenir de la prostituée, qui l’avait trompé et volé; le mal empirait tous les jours et prenait le caractère le plus grave: l’infortuné [326] ne pouvait plus même cacher les fruits honteux de son intempérance; il se vit obligé de renoncer au cloître et de sortir du couvent,
Il était trop sérieusement malade pour se faire traiter dans une ville de province, et il n’avait pas d’argent pour se rendre à Paris. C’est alors qu’il fait un retour sur lui-même et qu’il dévoue aux Euménides la misérable qui lui a mis un poison dévorant dans les veines; il s’écrie:
Le mal eut le temps de faire des progrès terribles, avant que le triste débauché, qui souffrait comme un possédé, se fût mis entre les mains des médecins de Paris. Le traitement était aussi douloureux que le mal, et quand le patient put se croire guéri, ce n’était plus qu’un squelette, qu’une ombre, qu’un vieillard décrépit et dégoûtant. Il revint dans cet état chez son patron, qui eut pitié de lui et qui consentit à le reprendre: il avait trop appris à ses dépens combien la débauche est fatale au repos de l’âme et à la santé du corps, pour retomber jamais dans les filets de la Prostitution.
[327] Le sieur Courval-Sonnet, en écrivant des satires avec une plume souvent trempée dans la boue, était animé, du moins, d’une bonne intention, et il se piquait de corriger les mœurs de son temps, que les poëtes renommés avaient contribué à rendre plus vicieuses et plus corrompues. On peut dire que jamais la poésie française n’avait été aussi licencieuse, aussi abominable, que pendant la régence de Marie de Médicis; elle semblait n’avoir pas d’autre destination que d’exalter le délire des sens et de célébrer impudemment les faits et gestes de la dissolution la plus infâme. C’était la jeune cour qui encourageait cette dégradation du métier de poëte; c’était elle qui fournissait, par ses désordres, matière à ces compositions impudiques. Il est à remarquer, cependant, que les premières poursuites qui aient été exercées contre un mauvais livre, comme outrageant les bonnes mœurs et l’honnêteté publique, datent de cette époque où les Sigongnes, les Motin, les Berthelot et les Théophile salissaient la langue française en lui faisant exprimer d’horribles obscénités qui se cachaient auparavant sous le masque des priapées latines. Le procès de Théophile et de ses coaccusés, au sujet du Parnasse satyrique, est le point de départ d’une jurisprudence toute nouvelle, qui range les ouvrages obscènes parmi les excitations à la débauche et qui demande compte aux auteurs de ces coupables tentatives de démoralisation publique. Mais cette jurisprudence, quoique appuyée sur des motifs [328] de haute sagesse, eut beaucoup de peine à s’établir en France, parce qu’elle blessait les habitudes littéraires et contrariait les libertés de l’esprit français. On n’avait pas encore soupçonné qu’un délit pût exister dans la publication d’une de ces œuvres, qu’on appelait gaillardes et qui n’étaient soumises à aucune loi de décence, pourvu qu’elles ne touchassent ni à la politique ni à la religion. Théophile et ses amis eurent l’imprudence de toucher à la religion et de faire ce qu’on nommait de l’athéisme ou de l’épicurisme, en composant des poésies libres. Ces poésies furent imprimées par des libraires, qui avaient osé placer leur nom sur le frontispice du livre qu’ils vendaient, sous les yeux des magistrats, dans les galeries du Palais de justice. Ces poésies étaient si ordurières, qu’on se demande aujourd’hui comment le libraire et l’auteur ne rougissaient pas de s’attacher, pour ainsi dire, à ce pilori. La cour en fit ses délices, et Théophile Viaud, qui était venu à Paris en 1610 pour se produire comme poëte, recueillit plus d’honneur et d’applaudissements, quand il se fut fait le chantre de l’impudicité, que tous les écrivains qui n’avaient employé leur talent qu’à des compositions honnêtes et morales. Répétons encore avec M. Viollet-Leduc, que, dans ce temps-là, on entendait par satire une pièce de poésie libre et souvent même obscène, et que les poëtes satiriques étaient ceux qui appliquaient leur verve effrontée aux choses de la Prostitution. Théophile, en cela, [329] était passé maître, et ses mœurs déréglées ne se reflétaient que trop dans ses écrits.
Les honnêtes gens voyaient avec indignation pulluler ces poésies licencieuses, qui pervertissaient la jeunesse en offrant de dangereux aliments aux passions sensuelles. En 1617, le libraire Antoine Estoc avait mis au jour un volume in-12 intitulé Recueil des plus excellans (sic) vers satyriques de ce temps, trouvez dans les cabinets des sieurs Sigognes, Regnier, Motin, qu’autres plus signalez poètes de ce siècle. Ce recueil, dans lequel la licence de la pensée le dispute à celle de l’expression, obtint un prodigieux succès parmi les libertins. La police qui n’eut pas l’idée de s’opposer à la vente de cette première édition, ne s’opposa pas davantage à la réimpression. Ce fut Billaine, un des libraires les plus recommandables de Paris, qui réimprima le recueil, très-augmenté, en 1618, sous ce titre: Cabinet satyrique ou recueil de poésies gaillardes de ce temps, composées par Sigognes, Regnier, Motin, etc. Ces deux éditions avaient paru avec privilége du roi! L’éditeur (c’était Berthelot, ou Colletet, ou Frenicle, et peut-être avaient-ils tous les trois coopéré à ce travail) annonça, dans la préface de l’édition de 1618, qu’il s’était plu à la rendre «plus parfaite et mieux ordonnée que l’autre, où il y avait inégalité, mélange, confusion partout.» La première édition avait été vendue en trois mois (voy. l’Avertissement de l’éditeur anonyme); la seconde s’écoula presque aussi rapidement, et le libraire [330] qui avait publié celle de 1617, Antoine Estoc, réimprima encore le Cabinet satyrique, en 1620.
Jusqu’alors, libraires, éditeurs et autres n’avaient pas été inquiétés; Théophile, il est vrai, fut condamné au bannissement temporaire, en raison de ses mœurs plutôt que de ses vers, et le chevalier du guet lui avait signifié, au mois de mai 1619, l’ordre de sortir du royaume; mais il ne demeura pas longtemps à Londres, où sa réputation de poëte et les recommandations de ses amis de la cour de France l’avaient fait accueillir avec beaucoup d’empressement et d’enthousiasme. On ne lui reprochait pas plus qu’à Sigognes, à Motin et aux autres satiriques d’avoir laissé imprimer des vers licencieux, que «les amateurs des lettres et de la poésie» avaient vu, de très-bon œil, mettre en lumière et sauver de l’oubli. Théophile était pensionné par le roi et par la maison de Montmorency; Motin avait un canonicat à Bourges; Sigognes était gouverneur du Havre. Théophile eut le malheur de se brouiller avec le jésuite Garasse, qui, dans sa Doctrine curieuse des plus beaux esprits de ce temps, l’attaqua de la plus furieuse manière, en l’accusant d’athéisme et de libertinage. Le Père Garasse avait poussé la haine et la mauvaise foi, jusqu’à falsifier des vers de son ennemi, auxquels il attribuait un sens irréligieux. Théophile traduisit en justice le jésuite et son livre, qu’il fit saisir et supprimer, après avoir prouvé, son manuscrit à la main, que les vers qu’on citait pour le perdre [331] avaient été singulièrement défigurés. Garasse ne se tint pas pour battu; il publia son Apologie, où il n’épargnait pas Théophile ni les beaux esprits de ce temps ou réputés tels: «Jamais, disait-il (ch. XII, p. 152), les impudicitez de Carpocras ne furent si connues dans les villes de la Grèce, que les impudicitez de Viaud, les blasphèmes de Lucilio et les impietez de Charron sont connues en France.» Derrière Garasse, il y avait une puissante Compagnie qui avait juré la perte de Théophile: les jésuites épousaient la querelle de leur confrère Garasse qui leur soufflait son humeur belliqueuse. Sur ces entrefaites, un libraire mit sous presse un nouveau recueil de vers obscènes, intitulé: Le Parnasse des poètes satyriques, ou Recueil des vers gaillards et satyriques de nostre temps. Ce recueil contenait plusieurs pièces de vers avec le nom de Théophile; elles avaient été insérées dans ce recueil, sans son aveu et à son insu; mais le bruit courut, néanmoins, que le recueil entier sortait des mains de Théophile, et avant que les premiers exemplaires du Parnasse satyrique eussent circulé, le poëte, qui fut averti qu’on lui attribuait déjà cette honteuse publication, alla lui-même dénoncer ce livre au prévôt de Paris, en déclarant qu’on y avait imprimé, malgré lui, différentes pièces de vers, qu’il avait réellement composées, mais qu’il ne destinait pas à l’impression. Le prévôt de Paris, en raison de cette déclaration, rendit une sentence contre l’imprimeur, fit saisir le livre chez le libraire, [332] qui fut emprisonné, et ordonna la destruction du livre. Cette destruction ne paraît pas avoir été exécutée, et les exemplaires, pour lesquels on avait refait des titres ne portant aucun nom de lieu ni de libraire, circulèrent sous le manteau dans Paris, où ils furent recherchés curieusement par tous les libertins. Le libraire emprisonné (nous croyons que c’était Pierre Bilaine) avait déclaré que Théophile n’était pas étranger à la publication du Parnasse satyrique. Le parlement fut donc saisi de l’affaire, et Théophile se trouva mis en cause comme auteur des vers incriminés et comme collecteur et publicateur de l’ouvrage condamné.
C’était encore un jésuite, le Père Voysin, ami du Père Garasse, qui avait dénoncé Théophile et qui produisait plusieurs témoins à l’appui de cette dénonciation. Théophile était accusé non-seulement d’attentat aux bonnes mœurs, mais encore d’athéisme, et ce dernier chef d’accusation dominait tous les autres, quoiqu’il ne fût fondé que sur quelques vers plus philosophiques que sacriléges. Le poëte, en présence d’un procès criminel que ses ennemis avaient perfidement évoqué, crut devoir s’absenter, et sa fuite, comme il le dit lui-même, «qui n’était que de peur, donna des soupçons de crime.» Le procès suivit son cours en l’absence de l’accusé. Garasse et les jésuites le poursuivaient, avec un redoublement de fureur, dans leurs livres et dans leurs sermons; ils lui reprochaient surtout [333] d’avoir corrompu la jeunesse par ses poésies, par ses discours et par son exemple. On le représentait comme l’unique auteur du Parnasse satyrique, bien que ce recueil renfermât des vers de tous les poëtes contemporains les plus signalés. Voici en quels termes le jésuite Théophile Raynaud parle de cette infâme publication dans le traité De Theophilis (p. 229): Opus item, cui titulus est Parnassus satyricus; supra quasvis Apuleii, Luciani, Romantii a Rosa, ac similium scriptorum, camarinas grave olentissimum, et ad juvenilis pudoris cladem ac totius honesti exterminium, in diaboli incude fabrefactum, hujus putentissimi ingenii fœtus est. Credi vix potest quanta mala spurciloquus iste juventuti intulerit: quà infamibus scriptionibus, quà colloquiis et consuetudine familiari. Quoique le Parnasse satyrique fût un exécrable livre qui méritait bien l’honneur qu’on lui faisait de supposer qu’il avait été dicté par le démon de la luxure, ce grief n’eût peut-être pas suffi pour motiver la condamnation de Théophile, car l’impression et la vente des livres obscènes étaient alors tout à fait tolérées, et nous avons vu tout à l’heure quels étaient ceux qu’on osait dédier à la reine et qui paraissaient avec privilége du roi; mais on rassembla d’autres griefs contre Théophile. On prétendit qu’il avait proclamé son athéisme dans le traité De l’immortalité de l’âme, qui n’était qu’une imitation du Phédon de Platon; on assura qu’il avait organisé une société secrète d’athées et de libertins, qui se proposaient de pervertir [334] la jeunesse par leurs écrits et par leurs paroles; on présenta enfin plusieurs témoins qui déclaraient avoir entendu le poëte chanter des chansons libres dans une débauche, c’est-à-dire dans une orgie, et qui disaient avoir appris de sa bouche quelques vers impies. Le parlement dut se préoccuper pour la première fois de ces livres détestables qui outrageaient la pudeur publique, et l’on engloba dans le procès de Théophile plusieurs de ses amis qui avaient coopéré plus ou moins à la publication du Parnasse satyrique et d’autres recueils du même genre. Un mandat d’amener fut lancé contre Berthelot, Colletet et Frenicle; mais il ne put recevoir d’exécution qu’à l’égard de ce dernier, qui était le moins coupable et qui n’essaya pas de se soustraire à la justice. Berthelot et Colletet s’étaient cachés, de même que Théophile. On doit s’étonner que le sieur d’Esternod, qui avait composé des vers plus infâmes encore que ceux de ces poëtes satiriques, n’ait pas été compris dans les poursuites dirigées contre eux.
Le parlement s’était ému des dangers que courait la jeunesse exposée aux pernicieuses excitations de la poésie obscène: il n’hésita plus à fonder une jurisprudence protectrice de la moralité publique, et il rangea parmi les crimes de lèse-majesté divine et humaine la composition et la publication des mauvais livres. Le 19 août 1623, un arrêt fut rendu par la Cour, la Grand’Chambre et Tournelle assemblées, contre Théophile, Berthelot, Colletet et Frenicle, [335] «autheurs des sonnets de vers contenant les impietez, blasphesmes et abominations mentionnées au livre très pernicieux intitulé le Parnasse satyrique;» Théophile, Berthelot et Colletet, «vrays contumax, atteints et convaincus du crime de leze-majesté divine, pour réparation,» étaient condamnés «scavoir lesdits Théophile et Berthelot à estre menez et conduits des prisons de la Conciergerie, en un tombereau, au devant la principale porte de l’église Nostre-Dame de ceste ville de Paris, et illec à genoux, teste et pieds nus, en chemise, la corde au cou, tenans chacun en leurs mains une torche de cire ardente du poids de deux livres, dire et déclarer que très meschamment et abominablement ils ont composé, fait imprimer et exposer en vente le livre intitulé le Parnasse satyrique, contenant blasphesmes, sacriléges et abominations y mentionnées contre l’honneur de Dieu, son Église et honnesteté publique, dont ils se repentent et en demandent pardon à Dieu, au roy et à justice: ce fait, menez en la place de Grève de ceste ville, et là ledit Théophile bruslé vif, son corps réduit en cendres, icelles jetées au vent et lesdits livres aussy bruslez, et Berthelot pendu et estranglé à une potence, qui pour ce faire y sera dressée, si pris peuvent estre en leurs personnes: sinon ledit Théophile, par figure et représentation, et Berthelot, en effigie à un tableau attaché à ladite potence: tous et chacuns leurs biens declarez acquis et confisquez à qui il appartiendra, [336] sur lesquels et autres non sujets à confiscation sera préalablement pris la somme de 4 mil livres d’amende aplicables à œuvres pies, ainsi que la Cour advisera.» Quant à Frenicle, qui était prisonnier, le procureur général du roi devait informer plus amplement contre lui sur les cas mentionnés au procès. En outre, «fait ladite Cour inhibitions et défenses à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’avoir et retenir par devers eux aucuns exemplaires du Parnasse satyrique, n’autres œuvres dudit Théophile, ainsy leur enjoint les apporter et mettre dans 24 heures au Greffe criminel d’icelle, pour estre bruslez et réduits en cendres, sur peine, contre les contrevenans et qui s’en trouveront saisis, d’estre declarez auteurs dudit crime et punis comme les accusez.» Enfin, quatre libraires, Estoc, Sommaville, Bilaine et Quenel, qui avaient imprimé les œuvres de Théophile, devaient être «pris au corps et amenez prisonniers ès prisons de la Conciergerie du Palais, pour estre ouys et interrogez sur aucuns faits résultans dudit procès, et où ils ne pourront estre appréhendez, seront adjournez à trois briefs jours, à son de trompe et cry public, à comparoir en icelle, leurs biens saisis et commissaires y establis jusqu’à ce qu’ils ayent obéi.» (Voy. le troisième tome de l’Histoire de nostre temps, par Cl. Malingre, Paris, Jean Petitpas, 1624, p. 330 et suiv.)
Cet arrêt mémorable peut être considéré comme [337] le premier acte de répression et de châtiment contre les délits de la presse à l’égard des mœurs. Il fut exécuté le jour même où il avait été prononcé: «On fit un fantosme, dit Malingre, à peu près vestu comme ledit Théophile, que l’on mit dans un tombereau; on le mena devant l’église Nostre-Dame faire amende honorable, puis fut bruslé en Grève.» Dès que Théophile, qui était caché dans le château du baron de Panat, apprit son exécution en effigie, il résolut de quitter la France, et il arriva, déguisé, jusqu’à la frontière; mais son signalement avait été envoyé, avec ordre de l’arrêter, à tous les prévôts des maréchaux. Il fut reconnu sur la route du Catelet, et le prévôt Leblanc se saisit de sa personne. On le garrotta sur un cheval pour le ramener à Saint-Quentin, et de cette ville, où il resta au secret pendant plusieurs jours, on le transféra, les fers aux pieds et aux mains, à la Conciergerie de Paris. Il se vit enfermé dans le cachot de Ravaillac, où il passa dix-huit mois, avant que le parlement daignât commencer la révision du procès. Si puissants que fussent ses amis, ils ne pouvaient rien contre l’implacable ressentiment des jésuites. Théophile niait obstinément qu’il fût l’auteur ou l’éditeur du Parnasse satyrique, qui faisait tout le procès; car, sur les autres points de l’accusation, le prévenu n’avait pas eu de peine à prouver son innocence. Le parlement voulait absolument découvrir et punir avec une terrible sévérité les impies et les libertins, qui avaient publié [338] cet affreux recueil de poésies érotiques et sotadiques. Les libraires avaient eu le bonheur de se justifier ou du moins de se faire mettre hors de cause. Berthelot et Colletet, condamnés par contumace, n’avaient pas été pris, et Frenicle venait d’être relâché. Théophile protestant toujours de son innocence, le procureur général obtint de la Cour la permission de faire lire dans toutes les paroisses, aux prônes des grand’messes, un monitoire ecclésiastique, en date du 4 octobre 1623, par lequel l’official de Paris admonestait, sous peine d’excommunication, «tous ceux et celles qui scavent que, cy devant et depuis quelque temps en ça, certains quidans malfaiteurs auroient faict, composé et escrit ou fait escrire, imprimer et publier plusieurs mauvais sonnets, satyres, stances, élégies et autres pièces de poésie, insérées et contenues en certain livre, cy devant et depuis quelque temps en ça, imprimé et publié sous le nom et titre du Parnasse satyrique ou autre titre, contenant ledit livre et autres œuvres poétiques desdits quidans, plusieurs blasphesmes contre Dieu et ses saincts, et plusieurs sacriléges, impiétez et autres abominations contre l’honneur de Dieu, son Église, bonnes mœurs et honnesteté publique; ceux et celles qui scavent quand et en quel temps et en quels lieux ledit livre du Parnasse satyrique et autres livres impies de ceste suite ont esté imprimés; qui les a composez; qui a escrit ou fourny les copies pour en faire les impressions; qui les ont reveues sur la presse; qui [339] scavent que lesdits quidan ou quidans malfaicteurs, estant advertiz de la poursuite criminelle que l’on faisoit contre eux, se seroiont enfuis de ceste ville pour eschapper et eviter l’exécution de certain arrest de la Cour, du mois d’aoust dernier, et que, ce néantmoins, iceux quidans ou aucuns d’eux auroient dit, recité et publié en divers lieux et endroits à diverses personnes et en diverses compagnies aucuns desdits sonnets, satyres ou autres poésies ou partie, comme estans de leur œuvre et façon, et dit et proféré en divers lieux les mesmes blasphesmes et impietez contenues, comme aussi sollicité, suborné et corrompu plusieurs esprits de la jeunesse pour les induire à croire les mesmes impietez et blasphesmes, etc.» Mais ce monitoire ne provoqua que des dénonciations vagues et ridicules, qui ne fournirent aucune charge nouvelle contre Théophile. Celui-ci se défendait avec beaucoup de force et d’adresse, ce qui donna aux gens de lettres le courage de le défendre aussi dans une foule de brochures en vers et en prose; ses ennemis, et surtout les jésuites, se distinguèrent, de leur côté, dans cette guerre de plume qui ne fit qu’envenimer la question et rendre plus critique la position de l’accusé. Il était encore en prison, attendant son jugement, quand l’amour du gain poussa des imprimeurs de province à réimprimer les ouvrages satiriques qui avaient fait naître ce redoutable procès. Ce fut sans doute à Lyon et à Rouen, que l’on trouva [340] des presses pour reproduire subrepticement l’Espadon satyrique, le Cabinet satyrique et le Parnasse satyrique. Ces contrefaçons, mal imprimées sur un horrible papier, étaient pleines de fautes grossières et ne portaient aucun nom de libraire, avec le millésime de 1625; celle du Parnasse avait pour titre: le Parnasse satyrique du sieur de Théophile, comme pour fournir une arme de plus contre le malheureux poëte qui était dénoncé ainsi publiquement sur le frontispice du livre qu’on lui attribuait. Était-ce une atroce perfidie de la part d’un ennemi caché, ou bien le honteux résultat d’une spéculation de libraire?
Quoi qu’il en soit, l’affaire de Théophile était presque oubliée, quand le procès fut révisé à l’avantage du poëte. «C’est une affaire qui, selon la coutume, fit un grand bruit à sa nouveauté, écrivait Malherbe à Racan dans une lettre du 4 novembre 1625; depuis, il ne s’en est presque point parlé. Ce qui m’en donne plus mauvaise opinion, c’est la condition des personnes à qui il a à faire (les jésuites). Pour moy, je pense vous avoir escrit que je ne le tiens coupable de rien, que de n’avoir rien fait qui vaille au mestier dont il se mesloit. S’il meurt pour cela, vous ne devés pas avoir de peur; on ne vous prendra pas pour un de ses complices.» Cette cruelle persécution eut un terme. Théophile, dans les débats de son procès, confondit les témoins qui déposaient contre lui et fit tomber la plupart des [341] charges, sous le poids desquelles on l’avait d’abord accablé. Le parlement révoqua la sentence et se contenta de le bannir de la capitale. Ainsi fut inaugurée la législation criminelle contre les mauvais livres, nuisibles aux bonnes mœurs et attentatoires à l’honnêteté publique. Le pauvre Théophile mourut, peu de mois après, des suites de sa longue et douloureuse captivité (le 25 septembre 1626). Il venait d’être gracié par le roi, et il avait pu revenir à Paris, au milieu de ses joyeux amis, lesquels furent bien étonnés de lui voir faire une mort édifiante, ce qui n’a pas empêché le jésuite Raynaud de soutenir que l’auteur du Parnasse satyrique était mort dans l’impénitence finale (nullis expiatus sacramentis) et s’en était allé droit en enfer (abiit in locum suum). Malgré la jurisprudence établie par le procès de Théophile Viaud, le parlement laissa passer impunément bien des livres du même genre que le Parnasse satyrique, avant de renouveler des poursuites contre les auteurs et les publicateurs de ces poésies obscènes; il n’eut pas même l’air de savoir que les réimpressions des ouvrages satiriques qu’il avait poursuivis et condamnés, se multipliaient de tous côtés. La Muse folâtre, qui ne le cédait en rien au Parnasse satyrique, était réimprimée, par exemple, tous les ans, dans le format le plus commode; les Muses gaillardes, la Quintessence satyrique, le Dessert des muses et d’autres recueils analogues, répandus à profusion, portaient gravement atteinte à la morale et réchauffaient [342] sans cesse les germes impurs de la Prostitution; mais nous ne voyons pas dans les annales judiciaires, que les poëtes et les libraires aient été compromis à cause de leurs publications licencieuses, jusqu’à la majorité de Louis XIV, où commence, dans l’intérêt des bonnes mœurs, un déploiement inusité de mesures de rigueur contre tous les genres de corruption. Théophile n’avait pas été brûlé, Berthelot n’avait pas été pendu sous Louis XIII; mais un satirique, Louis Petit, coupable d’avoir composé des vers moins abominables que ceux du Parnasse satyrique, périt sur le bûcher en plein siècle de Louis XIV.
Sommaire.—La Prostitution au théâtre.—Histoire du théâtre français, au point de vue des mœurs.—Les histrions, infâmes sous Charlemagne.—Fondation de la Confrérie de la Passion.—Mise en scène des mystères.—Leur indécence.—Un Miracle de sainte Geneviève.—La Vie de madame sainte Barbe.—Obscénité du costume et de la pantomime.—Les diables et les anges.—Éclairage de la salle.—Les Enfants-sans-souci et les Clercs de la Bazoche.—Le Jeu des pois pilés.—Censure théâtrale.—Désordres des comédiens.—A quelle époque les femmes ont commencé à paraître sur la scène.—Les Gelosi et les acteurs espagnols.—Les plus anciennes actrices françaises.—Le parlement défend de jouer les mystères.—Les farces du seizième siècle.—Leur saleté.—La plupart ont été détruites.—Ce qui nous en reste.—Le Recueil de Londres et celui du duc de la Vallière.—Le Recueil de plusieurs farces, tant antiques que nouvelles.—Extraits.—La Farce de frère Guillebert et son Sermon joyeux.—Les chausses de saint François.—Grand nombre des farces.—Tolérance de l’autorité civile à l’égard du théâtre.—Titres de plusieurs farces graveleuses.—Les [344] premiers comédiens de l’hôtel de Bourgogne.—Turlupin, Gros-Guillaume, Gaultier Garguille.—Les chansons.—Les Plaisantes imaginations de Bruscambille.—Les théâtres de campagne et des jeux de paume.—Théâtres du Pont-Neuf.—Tabarin et le baron de Gratelard.—Conclusion.
Ce n’est pas un chapitre, c’est un livre entier qu’il faudrait consacrer à l’histoire du théâtre dans ses rapports avec la Prostitution. Dès son origine, le théâtre a exercé sur les mœurs une fâcheuse influence, qui prit même, à certaines époques de dépravation sociale, le caractère d’une véritable excitation à la débauche. Dans les premiers siècles de l’Église chrétienne, les jeux de la scène avaient atteint les dernières limites de l’indécence, et nous trouvons à chaque page, dans les écrits des Pères, une protestation de la pudeur indignée contre les abominables excès de cette école de scandale. Nous sommes forcé de reconnaître que l’horreur inspirée par le théâtre profane aux philosophes chrétiens n’était que trop justifiée par le détestable abus qu’on faisait autrefois de l’art scénique. Quand le christianisme eut remplacé le culte des faux dieux, le théâtre ne survécut pas longtemps à leurs temples et à leurs idoles, et pendant plusieurs siècles il n’y eut pas en France d’autres vestiges de la comédie antique, que les mascarades du mardi gras, le festin du Roi-boit et de la Fève, les saturnales de la fête des Fous et de celle des Diacres, les mystères et les montres des processions [345] religieuses et des entrées de rois, reines, princes, princesses, évêques, abbés, etc., les danses et les chansons des bateleurs, les récitations des troubadours et des trouvères. Si quelques représentations dramatiques, imitées de Térence et de Plaute, avaient lieu de loin en loin dans les couvents et dans les colléges, elles n’échappaient aux anathèmes ecclésiastiques, qu’en se couvrant d’un prétexte littéraire et en s’entourant d’une extrême réserve; mais ces rares réminiscences de la comédie latine ne constituaient pas des habitudes théâtrales dans la nation même qui ne savait peut-être pas que le théâtre eût existé avant les grossières et naïves ébauches des confrères de la Passion à la fin du quatorzième siècle.
La doctrine de l’Église contre les spectacles était invariablement établie par les Pères et par les conciles; on peut dire qu’elle avait été bien autorisée par les odieuses orgies qui signalèrent la décadence du théâtre païen. Les capitulaires et les ordonnances des rois étaient conformes au sentiment des docteurs catholiques, à l’égard du théâtre et des histrions. Ceux-ci se trouvaient notés d’infamie, par le fait seul de leur vil métier (omnes infamiæ maculis aspersi, id est histriones ut viles personæ, non habeant potestatem accusandi, capitul. de 789); les honnêtes gens étaient invités à se tenir éloignés de ces infâmes, et les ecclésiastiques ne devaient jamais souiller leurs yeux et leurs oreilles en écoutant des paroles obscènes et en voyant des gestes impudiques (histrionum quoque [346] turpium et obscœnorum insolentias jocorum et ipsi animo effuqere cæterisque effugienda prædicare debent. Voy. les Capitul. des rois de France, t. I, p. 1170). Il y avait toujours néanmoins des histrions qui bravaient les excommunications du clergé et qui acceptaient la note d’infamie attachée à leur profession; car il y avait aussi des voluptueux et des débauchés, pour payer à tout prix un plaisir défendu. L’histrionat, ou l’état de comédien, était donc considéré comme une espèce de Prostitution, et saint Thomas n’hésite pas à mettre sur la même ligne la courtisane qui trafique de son corps à tout venant et le comédien qui se prostitue en public, pour ainsi dire, en vendant ses grimaces et ses postures licencieuses. Les biens acquis de la sorte semblaient au docte casuiste des biens mal acquis et déshonnêtes qu’il fallait restituer aux pauvres (quædam verò dicuntur male acquisita, quia acquiruntur ex turpi causa, sicut de meretricio et histrionatu. Voy. le Traité des jeux de théâtre, par le P. Lebrun. Paris, Ve Delaulne, 1731, in-12, p. 193). Voilà pourquoi Philippe-Auguste, pénétré de cette idée «que donner aux histrions c’était donner au diable,» les chassa de sa cour et leur fit défense d’y reparaître, en appliquant à des œuvres de dévotion et de charité l’argent qu’il aurait dépensé à entretenir les scandaleuses dissolutions du théâtre.
Le théâtre ne reçut une existence légale en France, qu’à la faveur du pieux déguisement sous lequel [347] il se présenta devant Charles VI. Les mœurs de cette époque-là étaient déjà bien relâchées, comme nous l’avons dit, et l’amour du luxe avait prédisposé les esprits à se passionner pour toutes les nouveautés sensuelles. Les jeux des confrères de la Passion furent donc accueillis avec une sorte de fureur, quand ils se produisirent pour la première fois aux portes de Paris, dans le village de Saint-Maur. Ce fut vers 1398, qu’une troupe de comédiens ambulants, qui s’intitulaient confrères de la Passion, parce qu’ils représentaient ce mystère en scènes dialoguées, commencèrent à donner des représentations auxquelles on accourut de toutes parts. Ces représentations, entremêlées de prières et de cantiques, étaient sans doute fort édifiantes, à ne considérer que leur objet, mais le prévôt de Paris eut peur qu’elles ne dégénérassent en graves désordres, et, par une ordonnance du 3 juin 1398, il défendit à tous les habitants de Paris, comme à ceux de Saint-Maur et des autres lieux soumis à sa juridiction, «de représenter aucuns jeux de personnages, soit de la vie de Jésus-Christ, soit des vies des saints ou autrement, sans le congé du roi, à peine d’encourir son indignation et de forfaire envers lui.» Ces défenses rigoureuses prouvent que les représentations données à Saint-Maur ne s’étaient point passées sans quelque scandale, ou, suivant une opinion qui ne contredit pas la précédente, qu’une ancienne loi de Philippe-Auguste ou de saint Louis avait aboli le [348] théâtre et interdit l’exercice de la profession de comédien. Quoi qu’il en soit, les représentations ne se renouvelèrent pas jusqu’en 1402, où Charles VI voulut y assister et en fut tellement édifié qu’il accorda aux confrères de la Passion des lettres patentes qui les autorisaient à jouer leurs mystères «toutes et quantes fois qu’il leur plaira.» En vertu de ces lettres patentes, les confrères établirent leur théâtre près de la porte Saint-Denis, au rez-de-chaussée de l’hôpital de la Trinité, dans lequel les pèlerins et les pauvres voyageurs trouvaient un asile pour la nuit, quand ils arrivaient après la fermeture des portes de la ville. Les confrères avaient déjà fondé dans l’église de cet hôpital leur Confrérie de la Passion et de la Ressurrection de Notre-Seigneur. Nous croyons pouvoir induire de la fondation de cette confrérie, que les premiers joueurs ou acteurs qui avaient paru au bourg de Saint-Maur s’étaient faits les maîtres du jeu et recrutaient leurs confrères parmi les bourgeois et les gens de métier de la capitale. Dès ce moment, le goût du théâtre se répandit avec frénésie parmi la population, qui se portait en foule, les dimanches et fêtes, aux représentations des mystères et des miracles, et qui fournissait abondamment aux frais de la confrérie dramatique.
Cette curiosité, cet empressement, cet enthousiasme, n’étaient déjà plus de la dévotion, quoique l’objet apparent de ces spectacles fût d’élever les [349] âmes à la contemplation des choses saintes et de les disposer à la prière. Il est permis d’assurer que, malgré le caractère édifiant des pièces qu’on représentait et nonobstant les encouragements que le clergé accordait à ces pieux divertissements, le théâtre servait dès lors d’auxiliaire à la Prostitution. Qu’on se figure, par exemple, ce que devait être une de ces représentations, dans une salle étroite et mal éclairée, où les spectateurs s’entassaient pêle-mêle, la plupart debout, quelques-uns assis, mais serrés et agglomérés, sans distinction d’âge ni de sexe ni de condition. La salle avait 21 toises et demie de long sur 6 toises de large; sa hauteur ne dépassait pas certainement 15 ou 20 pieds; elle était soutenue par des arcades qui supportaient l’étage supérieur. Sur la longueur totale, il faut prendre au moins 15 pieds pour le développement de la scène; car, outre le plancher sur lequel se jouait le drame, il y avait au fond du théâtre plusieurs établis ou échafauds qui offraient l’image des différents lieux où se passait la scène et qui communiquaient entre eux par des escaliers ou des échelles. En haut, le Paradis, renfermé dans une sphère de nuages, ouvrait son pavillon bleu céleste tout parsemé d’étoiles; en bas, une gueule de dragon, se mouvant sans cesse, indiquait la bouche de l’enfer d’où sortaient les diables à travers des jets de fumée et de flammes; au centre, plusieurs plans de décorations peintes, dans lesquelles on transportait le lieu de la scène, quand l’action se [350] passait chez Hérode ou chez Pilate. On avait ainsi sous les yeux en même temps toute la physionomie locale de la pièce qui se déroulait alternativement dans le ciel, sur la terre et dans l’enfer. Ce n’est pas tout: il fallait avoir encore devant la vue, pendant la durée du spectacle, tous les acteurs qui y jouaient des rôles; car ces acteurs, revêtus de leurs costumes, étaient rangés sur des gradins, de chaque côté du théâtre, et là ils attendaient le moment d’entrer en scène, en regardant jouer la pièce comme de simples spectateurs; ils descendaient, chacun à son tour, sur le théâtre, et ils remontaient ensuite à leur place après avoir rempli leur rôle. Ils ne cessaient donc jamais d’être en évidence, à moins que leur rôle ne leur ordonnât de disparaître dans une petite loge fermée de rideaux, figurant une chambre secrète, qui servait à cacher aux regards du spectateur certaines circonstances délicates de la pièce, telles que l’accouchement de sainte Anne, celui de sainte Élisabeth, celui de la Vierge, etc. Cette loge ou niche exerçait au plus haut degré les facultés de l’imagination du public. Les rideaux étaient-ils ouverts, on guettait l’instant où ils se fermeraient; étaient-ils fermés, on se demandait tout bas, quand viendrait l’instant de les rouvrir. Le spectateur ne manquait pas de deviner tout ce qu’on lui cachait par décence, et il suivait par la pensée les péripéties les plus scabreuses de l’action; de là cette locution proverbiale qui, pour exprimer qu’une chose scandaleuse ne doit pas être [351] exposée aux regards qu’elle blesserait, dit qu’elle reste «derrière le rideau.»
Des documents précis nous manquent pour constater les indécences et les immoralités, qui, dès les premiers temps, avaient accompagné la renaissance du théâtre; mais il est certain que ces représentations pieuses étaient l’occasion et la cause de bien des dangers pour les bonnes mœurs. Le Mystère de la Passion et les autres compositions dramatiques du même genre qu’on représentait, les dimanches et les jours de fête, au théâtre de la Trinité, n’avaient pas, sans doute, d’autre but que d’émouvoir des sentiments religieux, et l’on peut présumer que l’auteur de cet immense drame qui embrasse la naissance, la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, avait accompli une œuvre de dévotion sous la forme d’une œuvre littéraire où l’on est forcé de reconnaître de grandes beautés. Cette œuvre, en effet, mérita d’être retouchée et refaite en partie par les soins de Jean-Michel, évêque du Mans, qui vivait au quinzième siècle. Mais, toutefois, selon le génie du théâtre de ce temps-là, un grand nombre de scènes du Mystère de la Passion et des mystères analogues se traînent dans les lieux communs de l’obscénité, et le dialogue des personnages subalternes emprunte au langage populaire une quantité d’images licencieuses et de mots orduriers. Souvent aussi, les apôtres, les saints et les saintes elles-mêmes semblent avoir vécu dans la société des femmes perdues [352] et des plus ignobles débauchés. Entre une multitude d’exemples, nous choisirons une scène du Mystère de sainte Geneviève, où l’on voyait une nonnain de Bourges, qui, sur le bruit des miracles de la sainte, était venue lui rendre visite. Sainte Geneviève lui demande quel est son état; la nonnain répond bravement qu’elle est vierge. «Vous! s’écrie la sainte avec mépris:
Mais la poétique des mystères dédaignait ordinairement les timides restrictions du récit; elle n’écartait des yeux du public que certains jeux de scène qui eussent été trop vifs et trop nus pour s’exécuter hors de la niche fermée de rideaux. Elle poussait l’action jusqu’au point extrême où l’intelligence du spectateur se chargeait d’achever un épisode dont les préludes avaient de quoi offenser la pudeur la moins craintive. Lors même que les rideaux étaient tirés, l’acteur, par ses gestes et ses grimaces, avait soin d’interpréter ce que le poëte avait laissé sous un voile transparent. Dans la Vie et histoire de madame sainte Barbe, qui fut représentée et imprimée vers 1520 (voy. le Catal. de la Bibl. dram. de M. de Soleinne, par P.-L. Jacob, bibliophile, t. I, p. 107), [353] quoique le mystère commence par un sermon sur un texte de l’Évangile, la première scène s’ouvre dans un mauvais lieu, où une femme folle de son corps (meretrix, dit l’imprimé) chante une chanson et fait des gestes obscènes (signa amoris illiciti, dit l’éditeur, en manière de glose). L’Empereur (on ne le nomme pas autrement) ordonne à cette femme d’engager la sainte à faire fornication, et voici comment la conseillère de débauche s’efforce de séduire madame Barbe, qui se recommande à Dieu:
Les auteurs de mystères traitaient d’une manière toute profane les sujets les plus saints; mais, loin d’imiter l’ancien théâtre latin, ils n’en venaient jamais à donner une large place à l’amour métaphysique; ils n’entendaient rien à ce que nous appelons le drame passionné; ils exprimaient souvent avec crudité les convoitises de la chair; ils se plaisaient à toucher brutalement aux choses de la luxure, et quelquefois seulement ils soupiraient une idylle pastorale, pleine de vagues inspirations du cœur, comme [354] dans ce charmant dialogue de deux bergers du Mystère de la Passion:
Ce n’étaient là, pourtant, que de rares excitations à l’amour, qui pouvaient jeter du trouble dans un jeune cœur, tendre et naïf, mais non le corrompre et l’enivrer des poisons du vice. Les acteurs, par l’entraînement du jeu plutôt que par un calcul de perversité personnelle, se chargeaient trop souvent d’ajouter à leur rôle une pantomime licencieuse, que le poëte n’avait pas prévue et que le public encourageait de ses éclats de rire et de ses applaudissements. Ainsi, la bande des diables, qu’on nommait [355] la diablerie, ne se distinguait pas moins par ses masques hideux et ses accoutrements étranges, que par ses postures indécentes et ses gestes malhonnêtes. Ces diables, dont les miniatures des manuscrits, les anciennes peintures murales et les vieilles estampes gravées en bois, nous représentent les portraits moins effrayants que ridicules, avaient parfois des têtes de marmousets ou de satyres tirant la langue, à la place des parties naturelles ou bien en guise de mamelles. Satan ou Lucifer offrait même un corps tout composé de ces têtes grotesques, qui roulaient des yeux provoquants et semblaient se servir de leur langue comme d’un emblème d’impureté; en outre, la queue de certains démons affectait des formes et des proportions obscènes. On tolérait sans doute, de la part de la diablerie, ces excentricités libidineuses, par cette raison que, suivant les croyances de l’Église catholique, l’esprit du mal est surtout l’agent de l’impudicité. Chaque représentation avait lieu sous la surveillance d’un sergent de la douzaine ou d’un sergent à verge ayant mission expresse de surveiller, au nom du prévôt de Paris, la police de la salle et la conduite des jeux, pour qu’il ne s’y passât rien de déshonnête et qu’il ne se fît aucun désordre. (Voy. la Requête adressée au lieutenant du prévôt de Paris par les maîtres de la confrérie, en 1403, dans les Variétés histor., phys. et littér., publ. par Boucher d’Argis, en 1752, t. I, p. 461.)
Cette surveillance avait sans doute de quoi s’exercer [356] parmi les acteurs et les spectateurs. Les premiers, par exemple, ne suivaient aucune règle d’art, et se livraient à toutes les fantaisies de leur invention; chacun s’habillait à sa guise, chacun imaginait ce qui pouvait le faire remarquer au milieu de ses confrères et lui mériter la faveur de l’auditoire. De là, de cette envie de briller, de cette émulation d’artiste, résultaient d’incroyables polissonneries et les plus bizarres créations. La diablerie, comme nous l’avons dit, se permettait de sérieux outrages à la pudeur, et l’on mettait cela sur le compte du démon. Mais le chœur angélique n’était pas plus réservé, et les anges en venaient parfois à de singuliers oublis de leur rôle muet. Anges et diables, c’étaient des comparses qui chantaient des cantiques, récitaient des oraisons, jetaient des cris ou des hurlements, au signal qu’on leur donnait: leurs évolutions, leurs danses, leurs grimaces, leurs bouffonneries ne dépendaient que du caprice et de l’engin (ingenium) de chaque joueur. Tantôt, un chérubin, en regagnant sa stalle, retroussait sa longue robe blanche et laissait voir qu’il avait ôté ses grègues pour qu’on ne reconnût pas chez lui le maître bonnetier ou l’ouvrier baudroyeur de la rue Saint-Denis; tantôt, un autre bienheureux, vêtu d’une chasuble de prêtre, en tombant dans une trappe, restait suspendu la tête en bas, jusqu’à ce qu’on vînt le délivrer et remettre un peu d’ordre dans sa toilette. Ces épisodes burlesques nous sont [357] indiqués dans les relations de quelques-uns de ces jeux. Du reste, pas de femme au nombre des joueurs: les rôles féminins étaient confiés aux jeunes garçons qui se rapprochaient le plus du physique de l’emploi, et qui en affectaient les allures. C’était là un attrait particulier pour de vils débauchés, qui ne manquaient pas de s’intéresser à ces beaux garçonnets, et qui, à force de les admirer sur le théâtre, cherchaient probablement à les retrouver hors de la scène. On doit donc supposer que, malgré la surveillance du sergent à la douzaine ou du sergent à verge, la police des mœurs n’était pas et ne pouvait pas être bien faite à l’intérieur de la salle: dans le parterre (parquet), où personne n’était assis, où les spectateurs formaient une masse compacte et impénétrable; dans les couloirs et les escaliers, qui n’étaient pas toujours déserts et silencieux pendant les représentations, et qui ne furent éclairés qu’à la fin du seizième siècle. Un règlement du lieutenant civil concernant le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en date du 12 novembre 1609 (voy. le Traité de la Police, par Delamare, t. I, p. 472), ordonne que «seront tenus lesdits comédiens avoir de la lumière en lanterne ou autrement, tant au parterre, montées et galleries, que dessous les portes à la sortie, le tout à peine de cent livres d’amende et de punition exemplaire. Mandons au commissaire de police d’y tenir la main et de nous faire rapport des contraventions à la police.» En dépit de ce [358] règlement et de ceux de même nature qui avaient pu le précéder, nous savons, pour l’avoir lu dans un livre imprimé du temps de Louis XIV, que l’éclairage des montées et des corridors était si négligé à cette époque, que ces endroits obscurs servaient aux rendez-vous et aux rencontres galantes durant le spectacle; car l’auteur que nous citons, sans nous rappeler le titre de son ouvrage, se plaignait de ce qu’en arrivant tard à la comédie, une fois le spectacle commencé, une femme honnête se trouvait exposée à heurter dans les ténèbres un couple amoureux qui lui barrait le passage. Quant à l’intérieur de la salle, il n’était éclairé que par deux ou trois lanternes enfumées, suspendues par des cordes au-dessus du parterre et par une rangée de grosses chandelles de suif allumées devant la scène, qui devenait obscure, quand le moucheur ne remplissait pas activement son emploi. Nous ne nous étendrons pas davantage sur les actes de débauche qui se commettaient, surtout au parterre, pendant les représentations: il suffit de dire que ce scandale journalier, qui ne contribuait pas peu à donner des armes aux ennemis du théâtre, a duré jusqu’à ce que Voltaire fut parvenu à faire asseoir les spectateurs du parterre. L’abbé de Latour, dans ses Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théâtre, se plaignait encore, en 1772 (voy. liv. IX, t. V, p. 6, de ce recueil), de la débauche du parterre!
[359] Cependant, le théâtre aurait échappé aux excommunications de l’Église, aux remontrances des parlements, aux vindictes des magistrats de police, s’il eût conservé le caractère exclusivement religieux qui avait favorisé son rétablissement sous la protection de Charles VI; mais, quand des confréries dramatiques, semblables à celle de la Passion, se furent établies dans les provinces et eurent aussi représenté des mystères et des miracles, avec le concours des maîtres et des ouvriers de corporations, les jeunes gens se lassèrent bientôt d’un spectacle édifiant qui ressemblait à un sermon mis en action; la vieille gaieté gauloise ne se contenta plus de ces représentations pieuses où il y avait pourtant matière à rire, et la comédie naquit en France. Des confréries joyeuses, qui s’intitulaient les Enfants-sans-souci et les Clercs de la Bazoche, se fondèrent à Paris et jouèrent des farces ou des sotties, qui ne demandaient pas la pompe théâtrale des mystères et qui n’avaient besoin que d’un petit nombre de bons comiques. Ce nouveau théâtre facétieux s’ouvrit d’abord en plein air, sur les champs de foire, dans les halles et au milieu des carrefours de la ville. Deux ou trois bateleurs, montés sur des tréteaux, affublés d’oripeaux, le visage noirci ou enfariné, dialoguaient avec une verve graveleuse quelques scènes de mœurs populaires, qui avaient pour sujet presque invariablement l’amour et le mariage. Ces canevas, peu décents par eux-mêmes, prêtaient merveilleusement à des improvisations [360] plus indécentes encore. Plus tard, aux improvisations succédèrent des pièces écrites en vers ou plutôt en lignes rimées, qui n’empêchaient pas l’acteur d’improviser encore et qui donnaient de la marge à sa pantomime licencieuse. Il n’en fallut pas davantage pour enlever aux confrères de la Passion la plupart de leurs spectateurs et pour rendre leurs représentations moins productives. Ce fut en vain qu’ils essayèrent de faire concurrence à leurs redoutables rivaux, en intercalant dans les mystères certains épisodes burlesques, certains personnages bouffons, qui apportaient quelque diversion à la gravité, à la majesté du sujet; rien ne fit: les joueurs de farces étaient toujours mieux accueillis que les confrères de l’hôpital de la Trinité, et le public, qu’ils amusaient, prit parti pour eux, quand ils furent persécutés par la prévôté de Paris, qui voulut s’opposer à l’installation permanente de leur théâtre. Il était trop tard désormais pour supprimer un genre de spectacle qui allait si bien à l’esprit français: on ne put que lui prescrire des bornes et le subordonner, pour ainsi dire, au privilége accordé par Charles VI aux confrères de la Passion. En conséquence, les confrères signèrent avec les Enfants-sans-souci un traité d’alliance, par lequel ils devaient exploiter de concert et sur la même scène les deux genres dramatiques, qui se partageaient alors le domaine encore restreint de l’art théâtral. Il fut convenu entre les deux troupes rivales, qu’elles [361] se mettraient en valeur l’une par l’autre, et qu’elles joueraient à tour de rôle la farce et le mystère, pour varier leurs représentations. Le peuple, qu’on semblait avoir appelé comme témoin à la signature du contrat, en apprécia finement l’importance dans l’intérêt de ses plaisirs, et désigna sous le nom de jeu des pois pilés cette association des genres les plus disparates, du sacré et du profane, du tragique et du comique, de l’édifiant et du scandaleux. Cette expression de pois pilés, qui signifie mélange ou pot-pourri, fait allusion évidemment à quelque farce, très-connue autrefois, dans laquelle un badin était représenté pilant des pois secs en y mêlant des pois lupins, qui sont fort amers, et des pois chiches, qui servaient beaucoup en médecine.
Le théâtre de Paris, qui était, si l’on peut s’exprimer ainsi, le chef d’ordre de tous les théâtres de France, resta constitué de la sorte jusqu’au milieu du seizième siècle: il avait deux troupes distinctes, celle des confrères de la Passion et celle des Enfants-sans-souci, qui jouaient simultanément ou alternativement. Les représentations avaient lieu entre la messe et les vêpres, le dimanche, c’est-à-dire de midi à quatre heures environ; et comme il eût été impossible, dans cet intervalle de temps, de représenter un mystère qui avait quelquefois trente actes, quarante mille vers et deux ou trois cents acteurs, on se bornait à en extraire quelques scènes ou bien un acte entier, lequel, accompagné d’une farce ou [362] d’une harangue, composait le spectacle. Dans de rares circonstances, en province surtout, on représentait un mystère complet, et alors la représentation durait plusieurs jours de suite. Elle avait lieu alors non plus dans une salle fermée, mais dans les ruines d’un amphithéâtre romain, comme à Doué, ou sur un théâtre ouvert dressé en place publique, ou dans une vaste plaine. En ces occasions solennelles, tous les habitants d’une ville, d’un pays ou d’une généralité, participaient à la dépense générale, fournissaient des aumônes, des vivres, des armes, des habits, et avaient droit d’assister au jeu et à la montre, qui en étaient toujours le prélude. Il suffira de faire observer combien la Prostitution était favorisée par ces espèces de cours plénières du peuple, qui mettaient en mouvement tant de passions diverses, tant de vanités, tant de convoitises, tant de prestiges et de séductions. Le jeu d’un grand mystère donnait lieu inévitablement à des orgies sans nombre et à des désordres de toute espèce; mais, du moins, à Paris, les représentations hebdomadaires des confrères de la Passion et des Enfants-sans-souci, quoique également dangereuses pour les mœurs, ne pouvaient engendrer de pareils excès: elles agissaient lentement sur la moralité publique et elles altéraient insensiblement la candeur des âmes en remuant sans cesse le limon de la vie sociale. Cependant le théâtre, si obscène, si scandaleux, si corrupteur qu’il fût, ne paraît pas avoir encouru, à [363] Paris, l’animadversion et les réprimandes de l’autorité civile ou ecclésiastique, avant le règne de Louis XI. Nous avons dit, ailleurs, que, vers 1512 (voy. ci-dessus, t. V, p. 82), les Enfants-sans-souci se virent menacés d’expulsion et furent obligés de suspendre leurs représentations, jusqu’à ce que leur confrère Clément Marot les eut remis en faveur auprès du roi. On ignore le motif de cette disgrâce; mais il est probable que la question des mœurs n’y était pour rien, et que ces farceurs audacieux s’étaient permis, à l’instar des clercs de la Basoche, quelques boutades satiriques contre l’avarice du roi, contre sa politique ou contre la reine Anne de Bretagne. C’est à cette occasion, sans doute, que Louis XII avait dit qu’il entendait que l’honneur des dames fût respecté, et qu’il ferait bien repentir quiconque oserait y porter atteinte. Il est très-vraisemblable que les griefs qu’on alléguait à cette époque pour fermer le théâtre des Enfants-sans-souci furent l’origine d’un usage, qui existait déjà pendant le cours du seizième siècle, et qui s’est perpétué jusqu’à présent: il fallait que les maîtres du jeu déposassent à la prévôté de Paris les manuscrits des pièces qu’ils voulaient jouer, et obtinssent du prévôt ou de son lieutenant une permission préliminaire, pour la représentation de chaque pièce nouvelle. Souvent, il est vrai, les auteurs et les acteurs refusaient de s’astreindre à cette servitude, et bien des farces ordurières, qui passaient pour des [364] impromptus, échappaient ainsi à l’examen des censeurs, qui ne les eussent point autorisées. Le lieutenant civil, dans son règlement du 12 novembre 1609, renouvela la défense de représenter «aucunes comédies ou farces, qu’ils (les comédiens) ne les ayent communiquées au procureur du roy, et que leur rôle ou registre ne soit de nous signé.» Nous ne pouvons croire que les prologues de Bruscambille, les harangues de Tabarin, les chansons de Gauthier-Garguille, aient été soumis de la sorte au procureur du roi et revêtus de son approbation.
Nous avons déjà parlé de la vie débauchée des comédiens et de tous les jeunes libertins qui embrassaient cette profession peu honorable, pour se livrer plus facilement à la débauche, à la fainéantise et au vagabondage. Nous avons vu que les poëtes, à l’exemple de Villon et de Clément Marot, avaient surtout un penchant irrésistible pour le théâtre. On conçoit que la dévotion et l’enthousiasme religieux n’étaient plus, comme dans les premiers temps, le lien et l’attrait des confrères de la Passion. L’Eglise néanmoins ne les avait pas encore frappés d’anathème, quels que fussent la dépravation de leurs mœurs et le scandale de leur conduite privée. Les théologiens, dans leurs écrits dogmatiques, disaient bien qu’on ne pouvait, sans enfreindre les lois canoniques, donner le sacrement de l’Eucharistie aux histrions, qui étaient toujours en état de péché mortel (voy. le Traité hist. [365] et dogmat. des jeux de théâtre du Père Lebrun, p. 202), et le fameux casuiste Gabriel Biel, qui examinait ce cas de conscience à la fin du quinzième siècle, au moment même où s’établissait la confrérie de la Passion, comprend l’art théâtral parmi les arts maudits et défendus. Les statuts de l’Université de Paris ordonnaient que les comédiens fussent relégués au-delà des ponts et ne vinssent jamais loger dans le quartier des écoles, tant leurs jeux scéniques étaient réputés dangereux pour la morale (Ludi...., quibus lascivia, petulantia, procacitas excitetur, stat. 29 et 35). Mais cependant on n’appliquait jamais d’une manière générale et rigoureuse la doctrine de l’Église contre les comédiens, qui étaient enterrés en terre sainte; témoin les sépultures et les épitaphes de quelques-uns d’entre eux qu’on voyait dans différentes paroisses de Paris. Quant aux comédiennes, elles ne furent pas plus excommuniées que les comédiens, lorsqu’elles commencèrent à se produire sur la scène et à s’y montrer sans masque, pendant le règne de Henri III ou celui de Henri IV. Ces comédiennes n’étaient pourtant que les concubines des comédiens, et elles vivaient, comme eux, dans une telle dissolution, que, suivant l’expression de Tallemant des Réaux, elles servaient de femmes communes à toute la troupe dramatique. Elles avaient donc de tout temps fait partie des associations d’acteurs nomades ou sédentaires; mais le public ne les connaissait pas, et leurs attributions plus ou moins [366] malhonnêtes se cachaient derrière le théâtre; dès qu’elles revendiquèrent les rôles de femmes, qui avaient toujours été joués par des hommes, leur présence sur la scène fut regardée comme une odieuse prostitution de leur sexe.
Ces premières comédiennes étaient vues de si mauvais œil par le public qui les tolérait à peine dans leurs rôles, que ces rôles ne leur revenaient pas de droit et que les comédiens les leur disputaient souvent. Nous pensons que ce fut l’exemple des troupes italiennes et espagnoles, qui amena l’apparition des femmes sur la scène française: la troupe italienne fut appelée de Venise à Paris par Henri III; la troupe espagnole n’y arriva que du temps de Henri IV. Ces deux troupes causèrent beaucoup de désordres, et l’on doit en accuser les actrices qui ajoutaient, par l’immodestie de leur jeu et de leur toilette, un attrait et un scandale de plus aux représentations. «Le dimanche 19 may 1577, dit P. de l’Estoile, les comedians italiens, surnommez i Gelosi, commencèrent à jouer leurs comédies italiennes en la salle de l’hostel de Bourbon à Paris; ils prenoient de salaire 4 sols par teste de tous les François qui les vouloient aller voir jouer, et il y avoit tel concours et affluence de peuple, que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n’en avoient pas trèstous ensemble autant quand ils preschoient.» Nous avons rapporté plus haut le charme particulier que ces représentations avaient pour les libertins, qui y allaient surtout pour admirer ces bonnes [367] dames, dont le sein entièrement découvert se soulevait et s’abaissait «par compas ou mesure comme une horloge.» (Voy. p. 46 et 47 de ce volume.) Le parlement crut devoir mettre un terme à ces impudiques exhibitions, et six semaines après l’ouverture du théâtre des Gelosi, il leur fit défense de jouer leurs comédies, sous peine de 10,000 livres parisis d’amende applicable à la boîte des pauvres; mais ces Italiens ne se tinrent pas pour battus, et le samedi 27 juillet, ils rouvrirent le théâtre de l’hôtel de Bourbon, «comme auparavant, dit l’Estoile, par la permission et justice expresse du roy, la corruption de ce temps estant telle que les farceurs, bouffons, putains et mignons avoient tout crédit.» Quant aux acteurs espagnols, ils s’étaient établis en 1604 à la foire Saint-Germain, et leur séjour à Paris fut marqué par le supplice de deux d’entre eux, que le bailli de Saint-Germain fit rouer vifs comme coupables du meurtre d’une comédienne, leur camarade, qu’ils avaient poignardée et jetée dans la Seine. Cette belle jeune femme espagnole, âgée de 22 ans environ, dit l’Estoile, «avoit dès longtemps privée et familière connoissance» avec ces deux hommes, qui la tuèrent sans doute pour se venger d’elle plutôt que pour la voler. Telle est, à notre avis, l’origine de l’installation des comédiennes sur la scène française. On ne saurait dire quelle fut la première qui s’exposa aux regards des spectateurs. On trouve le nom de la femme Dufresne, écrit à la main sur un exemplaire de [368] l’Union d’amour et de chasteté, pastorale en cinq actes et en vers, de l’invention d’A. Gautier, apotiquaire avranchois. Cette pièce, imprimée à Poitiers en 1606, fut jouée certainement vers cette époque. (Voy. la Biblioth. dramat. de M. de Soleinne, t. I, p. 189.) Dans un exemplaire d’une autre pièce de théâtre de la même époque, la Tragédie de Jeanne d’Arques, dite la Pucelle d’Orléans, imprimée à Rouen, chez Raphaël du Petit-Val, en 1603, on trouve les noms de deux actrices, écrits à la main: le rédacteur du Catalogue de la Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne (Supplém. au tome 1er, p. 30) a lu V. Froneuphe et Marthon Plus. Nous sommes portés à croire qu’il faut lire Fanuche, qui était une courtisane fameuse à qui Henri IV a eu affaire. (Voy. ci-dessus, ch. XXXVIII.) Enfin, l’abbé de Marolles, dans ses Mémoires (t. I, p. 59 de l’édit. in-12 publiée en 1755), cite avec éloge un acteur de l’hôtel de Bourgogne, qui jouait les rôles de femme en 1616, sous le nom de Perrine, avec Gautier Garguille; il parle aussi de «cette fameuse comédienne, appelée Laporte (Marie Vernier), qui montait encore sur le théâtre et se faisait admirer de tout le monde avec Valeran.»
On peut affirmer que jamais les femmes n’ont figuré dans les mystères: il ne faut donc pas attribuer l’interdiction de ce genre de spectacle à un scandale que leur présence aurait causé. Ce fut en 1540, que le parlement jugea nécessaire d’intervenir pour la première fois dans les questions de théâtre, [369] mais il est certain que l’intérêt des mœurs réclamait depuis longtemps son intervention. Le parlement commença par rendre l’hôpital de la Trinité à son ancienne destination et par en faire sortir les confrères de la Passion, qui transportèrent le siége de leur confrérie dans l’église des Jacobins de la rue Saint-Jacques, et leur théâtre dans l’hôtel de Flandres. Ce théâtre fut installé à grands frais dans ce grand hôtel, situé entre les rues Platrière, Coq-Héron, Coquillière et des Vieux-Augustins; mais, après les premières représentations d’un nouveau mystère, celui de l’Ancien Testament, joué à la fin de l’année 1541, le parlement ordonna la fermeture du théâtre, par ces motifs exprimés dans l’arrêt: «1º que, pour réjouir le peuple, on mêle ordinairement à ces sortes de jeux, des farces ou comédies dérisoires, qui sont choses défendues par les saints canons; 2º que les auteurs de ces pièces jouant pour le gain, ils devoient passer pour histrions, joculateurs ou bateleurs; 3º que les assemblées de ces jeux donnoient lieu à des parties ou assignations d’adultère et de fornication; 4º que cela fait dépenser de l’argent mal à propos aux bourgeois et aux artisans de la ville.» (Disc. sur la comédie ou Traité histor. et dogm. des jeux du théâtre, par le P. Pierre Lebrun, Paris, veuve Delaulne, 1731, p. 214.) Les confrères de la Passion firent valoir leurs priviléges, octroyés par Charles VI et confirmés à plusieurs reprises par les rois ses successeurs; ils adressèrent une requête au parlement [370] et une supplique au roi, en exposant que de temps immémorial ils faisaient jouer leurs mystères «à l’édification du commun populaire, sans offense générale ni particulière.» Le roi donna des ordres, et le parlement revint sur sa décision par un arrêt en date du 27 janvier 1541 (1542, nouveau style). La Cour, suivant les lettres patentes du roi qui permettait à Charles Leroyer et consorts, maîtres et entrepreneurs du jeu et mystère de l’Ancien Testament, de faire représenter ce mystère, leur accorda la même permission, «à la charge d’en user bien et duement, sans y user d’aucunes fraudes ny interpoler choses profanes, lascives et ridicules.» Il était dit, en outre, dans cet arrêt, «que pour l’entrée des théâtres, ils (les maîtres du jeu) ne prendront que deux sous de chascune personne, et pour le louage de chaque loge durant ledict mystère, que trente escus; n’y sera procédé qu’à jour de festes non solennelles; commenceront à une heure après midy, finiront à cinq et feront en sorte qu’il n’en suive scandale ni tumulte, et à cause que le peuple sera distrait du service divin et que cela diminuera les aumosnes, ils bailleront aux pauvres la somme de mille livres, sauf à ordonner une plus grande somme.» C’est là, dit-on, la première application du droit des pauvres, qu’on préleva d’abord au profit des pauvres orphelins.
Le parlement avait désormais les yeux ouverts sur l’inconvenance des mystères et sur l’obscénité des farces qui les accompagnaient; le Mystère de la Passion, [371] retouché et corrigé par Arnoul Greban, offrait encore plus d’un passage intolérable (voy. l’Hist. de Paris de Dulaure, édit. in-12, t. III, p. 501); le Mystère de l’Ancien Testament, le dernier représenté et imprimé, renfermait des scènes qui n’outrageaient pas moins les mœurs que la religion. Tout à coup, le roi ordonna la démolition de l’hôtel de Flandre, et les confrères de la Passion se trouvèrent encore une fois sans asile: on voulait probablement les forcer à fermer leur théâtre. Ils achetèrent le vieil hôtel de Bourgogne dans la rue Mauconseil et ils y firent construire un nouveau théâtre; mais, lorsqu’ils s’apprêtaient à reprendre le cours de leurs représentations, le parlement, auquel ils demandaient la confirmation de leurs priviléges, leur défendit expressément, par arrêt du 17 novembre 1548, «de jouer les mystères de la Passion de nostre Sauveur ni autres mystères sacrés, sous peine d’amende arbitraire, leur permettant néanmoins de pouvoir jouer autres mystères profanes, honnestes et licites, sans offenser ni injurier aucunes personnes.» Les mystères avaient fait leur temps; on en réimprima quelques-uns, mais on ne les joua plus que dans le fond des provinces. Le parlement, qui les avait interdits, se conformait d’ailleurs au goût du public, que ce genre de spectacle laissait froid ou indigné. La tragédie et la comédie se partagèrent la succession dramatique des mystères, mais le genre favori du seizième siècle, celui que les honnêtes gens réprouvaient et que le [372] parlement n’osait pas interdire, c’était la farce des Enfants-sans-souci, c’était ce comique bouffon et licencieux qui mettait en scène les vices et les ridicules du peuple. «Les farces, dit Louis Guyon dans ses Diverses leçons (Lyon, Ant. Chard, 1625, 3 vol. in-8o), ne diffèrent en rien des comédies, sinon qu’on y introduit des interlocuteurs qui représentent gens de peu et qui par leurs gestes apprennent à rire au peuple, et, entre autres, on y en a introduit un ou deux, qui contrefont les fols qu’on appelle Zanis et Pantalons, ayant de faux visages fort contrefaits et ridicules: en France, on les appelle badins, revestus de mesmes habits. Et communément il ne se traicte sinon des bons tours que font des frippons, pour la mangeaille, à de pauvres idiots et maladvisez qui se laissent légèrement tromper et persuader; ou on y introduit des personnages luxurieux, voluptueux, qui déçoivent quelques maris sots et idiots pour abuser de leurs femmes, ou bien souvent des femmes qui inventent les moyens de jouyr du feu d’amour finement, sans qu’on s’en aperçoive... Quant aux farces, d’autant que volontiers elles sont pleines de toutes impudicitez, vilenies et gourmandises, et gestes peu honnestes, enseignans au peuple comme on peut tromper la femme d’autruy, et les serviteurs et servantes, leurs maistres, et autres semblables choses, sont reprouvées de gens sages et ne sont trouvées bonnes.» Cependant les farces, dont la plus grande partie est restée inédite et a suivi dans la tombe les [373] vieux comédiens, occupèrent le théâtre jusqu’au règne de Louis XIV, où quelques-unes des plus célèbres d’entre elles se transformèrent en comédies.
Depuis la suppression du spectacle des mystères, le théâtre, au lieu de s’épurer et de tendre vers un but moral, s’abandonnait à une licence bien digne de justifier les plaintes amères de ses ennemis; il semblait n’avoir plus d’autre destination que de corrompre la jeunesse et d’enseigner la débauche. Voici en quels termes un zélé catholique le dénonçait en 1588 à l’horreur des bons citoyens et au châtiment des magistrats, dans ses Remonstrances très-humbles au roy de France et de Pologne Henry troisiesme de ce nom, sur les désordres et misères du royaume. «En ce cloaque et maison de Sathan, nommée l’hostel de Bourgogne, dont les acteurs se disent abusivement confrères de la Passion de Jésus-Christ, se donnent mille assignations scandaleuses, au préjudice de l’honnesteté et pudicité des femmes et à la ruine des familles des pauvres artisans, desquels la salle basse (le parterre) est toute pleine, et lesquels, plus de deux heures avant le jeu, passent leur temps en devis impudiques, jeux de cartes et de dez, en gourmandise, en ivrognerie, tout publiquement, d’où viennent plusieurs querelles et batteries... Sur l’échafaud (le théâtre), l’on y dresse des autels chargés de croix et d’ornements ecclésiastiques; l’on y représente des prestres revestus de surplis, mesme aux farces impudiques, pour faire mariage de risées... [374] et, au surplus, il n’y a farce qui ne soit orde, sale et vilaine, au scandale de la jeunesse qui y assiste.»
Les farces du seizième siècle furent la honte de notre théâtre français, et servirent tristement à la démoralisation sociale; mais on ne les connaîtrait que par ouï-dire, si deux publications récentes ne nous en avaient pas rendu environ cent cinquante, qui ont échappé ainsi à une destruction systématique. «On ne sçauroit dire, écrivait Antoine du Verdier, sieur de Vauprivas, dans sa Bibliothèque françoise, imprimée à Lyon en 1584, on ne sçauroit dire les farces qui ont été composées et imprimées, si grand en est le nombre; car, au passé, chascun se mesloit d’en faire, et encore les histrions, dits Enfans-sans-soucy, en jouent et recitent. Or n’est la farce qu’un acte de comedie, et la plus courte est estimée la meilleure, afin d’eviter l’ennuy qu’une prolexité et longueur apporteroit aux spectateurs.» Du Verdier ajoute que, selon l’Art de rhetorique de Gratian du Pont, il faut que la farce ou sottise ne passe pas cinq cents vers. Outre la farce proprement dite, il y avait aussi des dialogues joyeux à deux personnages, des monologues et des sermons joyeux, que récitait un seul comédien. Malgré la multitude de farces qui ont existé, une vingtaine, au plus, avaient été sauvées; car les ecclésiastiques et les personnes dévotes étaient parvenus à faire disparaître tous les exemplaires de ces compositions libres ou obscènes: on ne s’explique pas autrement pourquoi tant de [375] farces imprimées, tant d’éditions successives ont disparu, sans laisser de traces. On a découvert, il y a peu d’années, dans une ancienne librairie d’Allemagne, un recueil de soixante-quatre farces, dialogues, monologues, sermons joyeux, imprimés la plupart à Lyon, vers 1545; le British Museum de Londres s’est rendu acquéreur de ce recueil unique, dans lequel on ne trouve que six ou sept pièces déjà connues par des éditions différentes. C’est ce recueil de farces, que M. Viollet-Leduc publie aujourd’hui sous le titre d’Ancien Théâtre français (Paris, P. Jannet, 1854, 3 vol. in-18). Précédemment, M. Francisque-Michel avait publié (Paris, Techener, 1831–37, 4 vol. in-8o), d’après un manuscrit que possédait le duc de la Vallière (voy. le Catal. de ses livres, no 3304), et qui est maintenant à la Bibliothèque impériale, soixante-quatorze farces de la même époque, lesquelles ont été certainement imprimées dans leur nouveauté, et dont les anciennes éditions furent anéanties comme tant d’autres. Ces deux recueils, si précieux pour l’histoire du vieux théâtre, suffisent pour nous apprendre combien la morale et la pudeur publiques avaient à gémir de la représentation des farces, où le jeu des acteurs exagérait toujours l’indécence du sujet et du dialogue.
La guerre implacable qu’on faisait aux farces imprimées avait déjà réussi à les rendre assez rares, vers le commencement du dix-septième siècle, pour [376] qu’un bibliophile, amateur de ce genre de littérature badine, se soit efforcé d’en sauver quelques-unes du naufrage, en faisant réimprimer, dès l’année 1612, chez Nicolas Rousset, libraire de Paris, un Recueil de plusieurs farces tant anciennes que modernes, lesquelles ont esté mises en meilleur ordre et langage qu’auparavant. Les auteurs de la Bibliothèque du théâtre françois (le duc de la Vallière, Marin et Mercier de Saint-Léger) ont analysé les sept farces que contient ce curieux recueil, de manière à nous prouver que le théâtre de ce temps-là ne se souciait guère de respecter les spectateurs, qui pardonnaient la plus grosse ordure, pourvu qu’on leur donnât à rire. Une de ces farces, que la Fontaine a imitée dans le conte du Faiseur d’oreilles, met en scène une femme grosse qui demande au médecin si elle aura un garçon ou une fille. Le médecin regarde dans sa main, et lui dit que cet enfant n’aura point de nez. La femme se désespère, mais le médecin la console et promet de réparer ce malheur: pour cet effet, il se retire avec elle. La femme rejoint son mari, qui l’attendait à la porte, et accouche un moment après. «Comment, dit le mari, il y a treize mois que je ne me suis approché de vous, et vous faites un enfant, tandis que la première année de notre mariage vous accouchâtes au bout de six mois!—C’est, répondit-elle, que la première fois l’enfant avoit été placé trop près de l’issue, et la seconde, trop avant.» Ce n’était rien [377] que de faire accoucher une femme sur le théâtre; on voyait souvent les amants et les époux se coucher et continuer leur rôle entre les draps du lit! Souvent aussi, l’action se passait derrière la scène ou dans la niche fermée de rideaux; mais, pour éviter un malentendu, on avertissait le spectateur de tout ce qu’on ne lui permettait pas de voir. Dans la Farce joyeuse et recreative d’une femme qui demande les arrérages à son mary, les deux époux, qui ont failli avoir un procès sur ce chapitre matrimonial, finissent par s’accorder et par sortir ensemble. Un voisin, qui s’est employé à la réconciliation des parties, dit alors:
Dans la Farce nouvelle, contenant le debat d’un jeune moine et d’un vieil gendarme, par-devant le dieu Cupidon, pour une fille, cette fille vient exposer son cas devant le trône de Cupidon: elle se sent agitée de désirs et de besoins amoureux; Cupidon lui conseille de prendre un amant plutôt qu’un mari, et promet de la pourvoir pour le mieux. Un jeune moine et un vieux gendarme se disputent la possession de la fille, et Cupidon, pour les mettre tous trois d’accord, les invite à chanter ensemble une chanson; ils s’excusent l’un après l’autre de ne [378] faire honneur à ce défi musical, et les motifs de leur refus ne sont que de grossières équivoques. Les deux concurrents ne font donc pas entendre le timbre de leur voix, d’après lequel Cupidon se proposait d’apprécier la capacité de chacun; mais le dieu d’amour s’en rapporte à d’autres indices moins trompeurs, et il fait comprendre à la fille qu’un jeune moine vaut mieux qu’un vieil gendarme.
Il faudrait citer toutes les farces qui nous restent du seizième siècle, pour constater les innombrables ressources de leur immoralité, et pour faire comprendre la part qu’elles avaient dans l’enseignement de la Prostitution. Une femme de bien, après avoir assisté à ces représentations impures, en revenait l’âme souillée et l’esprit tourné à la luxure. Non-seulement les images les plus obscènes, les mots les plus crus, les maximes les plus honteuses émaillaient le dialogue des farceurs, mais encore leur pantomime et leurs jeux de scène étaient d’horribles provocations à la débauche. Il est impossible de se faire une idée de ce qu’étaient les farces populaires de ce temps-là, si l’on n’en a pas lu quelques-unes. La Bibliothèque du théâtre françois, par le duc de la Vallière, Marin et Mercier de Saint-Léger, l’Histoire du théâtre français, par les frères Parfaict, et l’Histoire universelle des théâtres, par une société de gens de lettres, donnent une analyse détaillée de plusieurs de ces pièces licencieuses; mais le lecteur qui voudra étudier encore plus exactement [379] les origines de notre littérature dramatique doit recourir au précieux recueil de farces, que M. P. Jannet vient de réimprimer dans sa Bibliothèque Elzevirienne sous le titre d’Ancien théâtre françois. Nous signalerons surtout, parmi les soixante-quatre farces, histoires, moralités, débats, monologues, dialogues et sermons joyeux, qui composent ce recueil, la farce de frère Guillebert, que l’ancien éditeur a qualifiée de très-bonne et fort joyeuse; elle est, en effet, vraiment comique, et l’on peut se rendre compte du succès de fou rire qu’elle obtenait à la représentation; c’est la plus libre de toutes celles qui nous sont parvenues. Elle commence par un de ces sermons joyeux, qui formaient souvent à eux seuls l’intermède, dans les entr’actes d’une tragédie ou d’une comédie sérieuse.
C’était là le théâtre populaire, jusqu’au commencement du seizième siècle: nous aurions voulu montrer, par l’analyse de cette farce célèbre, la triste influence qu’il devait exercer sur les mœurs. Les farces de cette espèce étaient innombrables, comme le dit Du Verdier; elles se jouaient, par toute la France, dans les plus petits villages; elles servaient de thème, pour ainsi dire, à la pantomime la plus indécente; elles souillaient à la fois les yeux et les oreilles des spectateurs, qui encourageaient, par des applaudissements et des éclats de rire insensés, le jeu impudique des acteurs. On comprend que le clergé catholique ait condamné avec indignation ce [380] déplorable abus de l’art scénique, et l’on ne s’étonne plus, en présence de pareilles ordures, que le théâtre tout entier se soit trouvé enveloppé dans l’anathème dont l’Église avait frappé les farceurs et les comédiens. Saint François de Sales, qui composait, vers cette époque, ses écrits de morale religieuse, comparait les représentations théâtrales aux champignons, dont les meilleurs ne sont pas salubres. Cependant l’autorité civile, qui avait mission de veiller à la police des mœurs, ne semble pas s’être émue de l’incroyable licence du théâtre français, avant le fin du règne de Louis XIII; jusque-là, le lieutenant civil, dans quelques arrêts relatifs aux comédiens, avait enjoint à ceux-ci de ne représenter que «des pièces licites et honnestes, qui n’offensassent personne;» mais les commissaires et les sergents ne paraissent pas avoir fait exécuter ces arrêts au profit de la décence publique. En revanche, la répression était très-prompte et très-sévère à l’égard de toutes les satires personnelles qui s’adressaient à des gens de qualité et à des particuliers notables. On emprisonnait alors, sans forme de procès, les comédiens qui s’étaient permis la moindre atteinte au respect des personnes et au secret de la vie privée. Quant aux farces qui n’étaient que graveleuses ou ignobles, on leur laissait la carrière libre, et on n’avait pas l’air d’en être scandalisé, d’autant plus que ces spectacles malhonnêtes faisaient le charme du peuple, qui y retrouvait [381] la peinture de ses mœurs grossières, l’expression fidèle de ses sentiments bas et la copie de son langage trivial.
Nous avons dit que le plus grand nombre des farces n’ont pas été imprimées, et que celles qui le furent ont disparu en majeure partie. Il y en a encore assez dans le recueil du British Museum de Londres, et dans celui de la Bibliothèque impériale de Paris, pour se faire une idée exacte de l’excès de dépravation, qui pouvait seul faire tolérer la représentation de ces pièces dégoûtantes. Voici les titres de quelques-unes, qui tiennent d’ailleurs tout ce que promet leur préambule: «Farce nouvelle très-bonne et fort joyeuse, des femmes qui demandent les arrérages de leurs maris, et les font obliger par nisi; à cinq personnages, c’est assavoir: le mary, la dame, la chambrière et le voysin.—Farce nouvelle et fort joyeuse des femmes qui font escurer leurs chaulderons et deffendent qu’on ne mette la pièce auprès du trou; à trois personnages, c’est assavoir: la première femme, la seconde et le maignen.—Farce très-bonne et fort joyeuse de Jeninot, qui fist un roy de son chat, par faulte d’autre compagnon, en criant: Le roy boit! et monta sur sa maistresse pour la mener à la messe; à trois personnages, etc.» Tels étaient les titres, qui donnaient un avant-goût des pièces, que l’affiche annonçait au public, et qui avaient une vogue extraordinaire. Ces farces, on les apprenait par cœur, et chacun, au besoin, [382] était en état d’y remplir un rôle, lorsque, à défaut de joueurs de profession, une confrérie de compagnons, une corporation de métier, une société joyeuse, se constituait en troupe dramatique. Les associations d’acteurs bourgeois ou artisans se multiplièrent sur tous les points du royaume, dans la première moitié du seizième siècle, et la Prostitution, qui était toujours le mobile de cette passion effrénée du théâtre, se multiplia également, en proportion du nombre des comédiens et des comédiennes, qui vivaient dans le désordre le plus crapuleux.
«Il y avoit deux troupes alors à Paris, raconte Tallemant des Réaux, qui avait recueilli la tradition de la bouche de ses contemporains (tome X de l’édit. in-12, p. 40); c’étoient presque tous des filous, et leurs femmes vivoient dans la plus grande licence du monde: c’étoient des femmes communes et même aux comédiens de l’autre troupe, dont elles n’étoient pas.» Tallemant des Réaux ajoute plus loin: «La comédie n’a été en honneur que depuis que le cardinal de Richelieu en a pris soin (vers 1625), et avant cela, les honnêtes femmes n’y alloient point.» Les trois plus habiles farceurs de ce temps-là, connus sous leurs noms de théâtre, Turlupin, Gaultier Garguille et Gros-Guillaume, jouaient la comédie sans femmes, et poussaient à l’envi le burlesque jusqu’au cynisme le plus éhonté; Tallemant des Réaux dit pourtant que Gaultier Garguille fut «le premier qui commença à vivre un peu [383] plus règlement que les autres,» et que Turlupin, «rencherissant sur la modestie de Gaultier Garguille, meubla une chambre proprement; car tous les autres étoient épars çà et là, et n’avoient ni feu ni lieu.» Sauval, qui écrivait son Histoire des Antiquités de Paris en même temps que Tallemant ses Historiettes, se garde bien de délivrer un certificat de bonnes mœurs à ces trois fameux bouffons; il dit même de Gaultier Garguille, qu’il «n’aima jamais qu’en lieu bas;» et l’épitaphe qu’on avait faite pour les trois amis, enterrés ensemble dans l’église de Saint-Sauveur, renferme un trait qui pourrait bien faire allusion à l’immoralité de leur association:
Gros-Guillaume jouait à visage découvert; mais ses deux amis étaient toujours masqués: chacun d’eux avait un costume caractéristique, qu’il ne changeait jamais dans la farce. Avant d’être incorporés dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, ils avaient établi leurs tréteaux dans un jeu de paume, [384] qui ne suffisait pas à contenir tous les curieux que ces représentations attiraient. Le cardinal de Richelieu voulut les voir et les entendre; il fut enchanté d’eux, et il les jugea dignes de devenir comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, où ils transportèrent leurs farces et leurs chansons. On peut supposer que ces farces étaient de la composition de Turlupin et de Gros-Guillaume, puisque le nom de turlupinades est resté aux canevas facétieux, qu’ils jouaient d’abondance, à l’impromptu, comme les farces italiennes. On sait, d’ailleurs, que les chansons, que nos trois amis chantaient d’une manière si plaisante, n’avaient pas d’autre auteur que Gaultier Garguille, qui les fit imprimer lui-même en 1632 (Paris, Targa, petit in-12), et qui obtint, à cet effet, sous son véritable nom, un privilége du roi, octroyé, était-il dit dans ce privilége, «à nostre cher et bien-aimé Hugues Gueru, dit Fléchelles, l’un de nos comediens ordinaires, de peur que des contrefacteurs ne viennent adjouster quelques autres chansons plus dissolues.» La Chanson de Gaultier Garguille, si dissolue qu’elle fût de son essence, avait passé en proverbe, et bien des gens, dit Sauval, n’allaient à l’Hôtel de Bourgogne que pour l’entendre. Quant aux farces dans lesquelles Turlupin (Henri Legrand était son nom de famille) se distinguait par des «rencontres pleines d’esprit, de feu et de jugement,» elles n’eurent pas probablement les honneurs de l’impression: on ne les connaît que par des scènes qui ont été reproduites [385] dans de vieilles estampes de Mariette et d’Abraham Bosse. Au reste, ces illustres farceurs s’étaient essayés aussi, avec succès, dans la comédie héroïque, qui descendait parfois aux trivialités de la farce.
L’Hôtel de Bourgogne, qui représenta des farces proprement dites jusqu’au milieu du dix-septième siècle, possédait, au commencement de ce siècle, un comédien auteur, non moins fameux que le furent plus tard Turlupin, Gaultier Garguille, Gros-Guillaume et Guillot-Gorju. C’était un Champenois, nommé Deslauriers, qui avait pris le sobriquet de Bruscambille, sous lequel il composait et publiait les plaisantes imaginations qu’il débitait sur la scène, pour tenir en haleine l’auditoire entre les deux pièces et pour le préparer à faire bon accueil aux folies de la farce. L’usage de ces intermèdes comiques et graveleux remontait certainement au spectacle des pois pilés, et le badin, qui venait réciter au public un monologue ou un sermon joyeux, n’épargnait ni grimaces ni gestes indécents pour faire rire le parterre, qui ne savait pas ce que c’était que de rougir d’un mot obscène ou d’une pantomime licencieuse. Aussi, on avait osé autrefois dire en plein théâtre le Sermon joyeux d’un despucelleur de nourrices, le Sermon des frappe-culs, et bien d’autres monologues en vers ou en prose non moins joyeux et non moins orduriers. Du temps de Henri IV, Bruscambille s’était fait connaître par les harangues facétieuses qu’il adressait aux spectateurs, avant ou après la comédie, et qui [386] roulaient sur toutes sortes de sujets bizarres, grivois ou ridicules; tantôt, dans le procès du pou et du morpion, il imitait les formes du palais et l’éloquence pédantesque du barreau; tantôt, dans un panégyrique en faveur des gros nez, il paraphrasait cette équivoque en latin macaronique: Ad formam nasi cognoscitur ad te levavi; tantôt, il s’efforçait de découvrir, sous la jupe des femmes, les mystères du saut des puces; tantôt, il prétendait avoir fait un voyage au ciel et aux enfers, pour interroger les mânes et les manans, sur cette grande question: Uter vir an mulier se magis delectet in copulatione. On savait assez de latin dans la salle pour comprendre celui de Bruscambille, et l’on riait aux larmes, lors même qu’on ne le comprenait pas, car son jeu muet en disait autant que ses paroles. Quelquefois, Deslauriers se mêlait de traiter plaisamment des matières sérieuses qui plaisaient beaucoup moins aux habitués de l’Hôtel de Bourgogne; il revenait souvent sur l’apologie du théâtre et sur la justification du comédien, qu’il s’efforçait de relever de l’infamie où sa profession l’avait fait tomber; mais il était bientôt obligé de reprendre le ton graveleux et de faire son métier, en accumulant, par exemple, toutes les turpitudes et toutes les saletés les plus excentriques. Le marquis du Roure a cité, dans son Analecta Biblion (t. II, p. 152 et suiv.), quelques-uns des proverbes obscènes, des fantaisies et des paradoxes impudents, que Deslauriers récitait et mimait sur le théâtre. [387] Nous renvoyons le lecteur, qui désire en savoir davantage, aux Nouvelles et plaisantes imaginations de Bruscambille, que l’auteur ne craignit pas de dédier à Monseigneur le Prince, c’est-à-dire à Henri de Bourbon, prince de Condé!
Et tout cela fut imprimé et réimprimé avec privilége du roi! et tout cela fut débité et mimé, non-seulement sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, mais encore sur tous les théâtres de campagne qui lui empruntaient son répertoire! Passe encore si le public, qui courait entendre ces vilenies, eût été composé d’ivrognes et de libertins, de gens sans aveu et de prostituées; mais le bourgeois menait à la comédie sa femme et sa fille; les jeunes gens étaient passionnés, plus encore que les hommes mûrs, pour ce divertissement qui les excitait à la débauche, et partout le théâtre faisait de folles amours et des adultères, des maris trompés, des femmes infidèles, des entremetteuses de Prostitution, des docteurs d’immoralité. C’était là que le peuple se perdait par les mauvais conseils et les mauvais exemples. Mais ne fût-il point allé voir les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, ceux de l’Hôtel d’Argent ou du théâtre du Marais, ceux de la Foire Saint-Germain et ceux qui dressaient leur théâtre de passage dans tous les jeux de paume, il aurait eu, pour se divertir, pour dégrader sa pensée et pour s’instruire à l’école de l’impudicité, les hideuses parades en plein vent de la place Dauphine et du Pont-Neuf; il pouvait [388] y entendre tous les jours, sans bourse délier, les rencontres, questions, demandes, fantaisies, etc., du grand Tabarin et du baron de Gratelard, qui vendaient leurs drogues, leurs onguents, leurs parfums et leurs secrets, à l’aide de ces «gaillardises admirables,» de ces «conceptions inouïes» et de ces «farces joviales,» réimprimées tant de fois pour répondre à l’empressement des acheteurs, que n’effarouchaient pas l’impertinence du sujet, la hardiesse des détails et l’incongruité du langage. Tabarin et ses émules avaient le droit de tout dire sur leurs tréteaux; les passants, le droit de tout écouter, et s’il y avait là d’aventure quelque commissaire-enquêteur de police au maintien grave et austère, il se gardait bien d’interrompre les plaisirs du petit peuple, en imposant silence aux acteurs effrontés des farces tabariniques, qui ne furent prohibées plus tard que par arrêt du parlement.
FIN DU TOME SIXIÈME ET DERNIER.
Nous sommes enfin arrivé au terme de notre travail. Nous regrettons de n’avoir pu faire usage, eu égard au petit nombre de volumes que nous avions à remplir, d’une foule de matériaux précieux qui eussent augmenté considérablement les proportions du livre. Ainsi, a-t-il fallu abréger toute la partie consacrée aux temps antiques et concernant l’histoire des mœurs de la Grèce, de Rome et du Bas-Empire; nous avons, par exemple, laissé de côté les deux fameux passages qui sont supprimés dans les anciennes éditions de Procope (voy. dans le Menagiana, édit. de 1715, t. I, p. 347 et suiv., ces deux passages rétablis d’après les manuscrits du Vatican); mais, en revanche, nous nous félicitons du développement que nous avons donné à nos recherches sur l’histoire des mœurs en France, depuis les temps barbares jusqu’au règne de Henri IV, où s’arrête notre ouvrage. On ne perdra pas de vue que cet ouvrage [390] est le premier qui ait été entrepris sur un sujet qui n’intéresse pas moins le moraliste et le philosophe, que le législateur et l’archéologue. La lenteur même avec laquelle cette importante publication a été conduite, témoigne assez que l’auteur ne voulait pas devoir le succès d’une œuvre aussi sérieuse à l’impatiente curiosité des lecteurs frivoles.
Nous croyons avoir prouvé, dans cette vaste composition historique, que les philosophies et les religions anciennes étaient les auxiliaires plus ou moins coupables de la Prostitution; que la véritable morale des honnêtes gens n’existait pas avant l’établissement du christianisme; que le rôle principal de cette religion régénératrice, au milieu du monde païen et idolâtre, a été surtout de fonder le culte des mœurs, et que les mœurs, en s’épurant au creuset de la famille chrétienne, ont créé la civilisation moderne. Nous avons étudié avec impartialité les désordres terribles et secrets de la Prostitution dans le sein des sociétés; nous avons montré que de tous temps cette hideuse expression du vice s’est produite audacieusement en face des lois divines et humaines, qui s’efforçaient de l’étouffer et qui ne pouvaient que l’affaiblir et l’enchaîner; enfin, nous avons soigneusement constaté les formes diverses et multiples, que la dépravation a prises à chaque époque, sous l’empire des événements généraux et des influences individuelles qui ont pesé sur la moralité publique.
Il résulte de nos convictions, appuyées sur une [391] longue série de faits, que la Prostitution légale, c’est-à-dire autorisée ou plutôt tolérée par la loi, n’a jamais eu de liens ni de rapports, même indirects, avec l’état permanent des mœurs du pays, et qu’elle reste toujours enfermée dans un cercle borné qui ne s’agrandit qu’en raison de l’accroissement de la population; mais, au contraire, les mauvaises mœurs, les plus dangereuses et les plus envahissantes, qui n’ont rien de commun avec cette vile espèce de Prostitution, peuvent se développer d’une manière affreuse dans les classes élevées et gangrener, pour ainsi dire, le cœur de la nation, si le gouvernement et les hommes qui le représentent ne travaillent pas à combattre l’émulation du vice parmi la jeunesse et ferment les yeux sur la pire des prostitutions, sur cet amour féroce et insatiable de l’argent, qui dévore la génération actuelle.
De notre ermitage de Saint-Claude, 1er janvier 1854.
Pierre Dufour.
FRANCE.
Sommaire.—La Prostitution dans les modes.—Histoire du costume, au point de vue des mœurs.—L’amour du luxe mène à la débauche.—Les ordonnances somptuaires des rois.—Simplicité du costume national des Français.—Commencements de la licence des habits.—Les moines de Saint-Remi de Reims.—Souliers à la poulaine.—La poulaine «maudite de Dieu.»—Anathèmes ecclésiastiques contre cette mode obscène.—Les becs de canne.—Les croisades apportent en France les modes orientales.—Le culte de la Mode, selon Robert Gaguin.—L’homme s’efforce de ressembler au démon.—Les cornes et les queues sous Charles VI.—Exagérations du moule de l’habit.—Définition du vêtement honnête, suivant Christine de Pisan.—Les modes d’Isabeau de Bavière.—Robes à la grand’gore.—Préjugés contre les femmes qui se lavent.—Les muguettes.—Les tirebrayes.—Les bains et les étuves.—Modes des hommes au quinzième siècle.—Mahoîtres.—Braguettes.—Les basquines et les vertugales.—Leur origine et [394] leur usage.—Les calçons des femmes.—Nudités de la gorge.—Lits de satin noir.—Raffinements de l’impudicité.—Progrès de la décence publique.
Sommaire.—Le Cabinet du roy de France.—Nicolas Barnaud n’est pas l’auteur de cet ouvrage.—La Monnoye réfuté.—Le Secret des finances de France.—Quel en est l’auteur.—Analyse du Cabinet et explication des trois perles précieuses qu’il contient.—Le Traité de la Polygamie sacrée.—Statistique singulière de la Prostitution en 1581.—Le personnel de l’archevêché de Lyon.—Curieuses citations extraites du livre de la Polygamie.—État détaillé des désordres d’un seul diocèse.—L’auteur prouve l’exactitude de ses calculs, par le catalogue de la Monarchie diabolique.—État détaillé des diocèses de France, au point de vue de la Prostitution, avec la recette et la dépense.—Singulières preuves fournies par l’auteur, à l’appui de sa statistique.—Le cardinal de Lorraine excusé par Brantôme.—Les valets des cardinaux.—Personnel d’une maison épiscopale.—Le bal de l’évêque.—Les valets des abbés, des prieurs, des moines, etc.—Cinq articles du Colloque de Poissy.—Polygamie des nobles.—Prostitution de la noblesse du Berry.—La collation de l’abbé.—Le maquignon.—Revenus du clergé.—Conclusion de ce pamphlet huguenot.—Les mœurs ecclésiastiques au seizième siècle.—Témoignages de Jean de Montluc et de Brantôme.—Enquête contre l’abbé d’Aurillac.—Le clergé subit l’influence morale de la Réformation.
Sommaire.—La Prostitution des mignons de Henri III.—Arrivée des Italiens à la cour de France.—Influence de leurs mœurs.—Rachat du péché de sodomie.—Le sorbonniste Nicolas Maillard.—Opinion des honnêtes gens exprimée par Brantôme.—Abominables maris.—Henri III revient de Pologne.—Son aventure de Venise.—Date précise de sa corruption.—Les écoliers et les Italiens.—Le capitaine La Vigerie.—Origine des mignons.—Leur portrait par P. de l’Estoile.—Les indignités de la cour.—Les variantes.—Catalogue des mignons.—Sonnet [395] vilain.—La part de la calomnie.—Poésies et libelles satiriques des huguenots et des ligueurs.—Lettre d’un Enfant de Paris.—Les sorcelleries de Henri de Valois.—Les mascarades et les processions.—La confrérie des Pénitents.—Le moine Poncet.—Noms des mignons.—Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné.—Les Hermaphrodites.—L’autel d’Antinoüs.—La déesse Salambona.—Aventure de la Sarbacane.—La Confession de Sancy.—Le Juvénal de la cour de Henri III.
Sommaire.—Le Divorce satyrique.—Les Mémoires de la reine Marguerite.—Les Amours du grand Alcandre.—Les premiers amants de Margot: La Mole, Bussy, Turenne, Mayenne, Clermont d’Amboise, etc.—Intrigue de la reine avec Champvalon.—Son départ de la cour et son arrestation.—Lettre de Henri III à son beau-frère.—Marguerite en pouvoir de mari.—Sa fuite de Nérac.—Son arrivée à Carlat.—Les cadets de Gascogne et les chaudronniers d’Auvergne.—Les occupations de Marguerite à Carlat.—Aubiac et le marquis de Canillac.—Le château d’Usson.—Ses mystères, selon divers témoignages contemporains.—Le chantre Pominy.—La boîte d’argent.—Le culte de Vénus Uranie.—Ses deux serviteurs, Dupleix et Brantôme, en présence.—Le divorce de Henri IV.—Retour de Marguerite à Paris.—L’hôtel de Sens.—Mort du mignon Date.—L’île de Cythère du faubourg Saint-Germain.—Bajaumont.—Derniers soupirs de la galanterie de la reine Margot.—Histoire des mille et une maîtresses du roi de Navarre.—Jugements sur l’inconduite de ce prince.—Catherine du Luc, la demoiselle de Montaigu, Tignonville, Maroquin, etc.—Madame de Sauve, Dayelle, la Fosseuse, etc.—La comtesse de Guiche.—Madame de Guercheville.—Les abbayes de Longchamp et de Montmartre.—Gabrielle d’Estrées.—Ses amours avec le roi et avec d’autres.—La duchesse de Verneuil.—La Haye, Fanuche, la comtesse de Moret, la Glandée, etc.—La princesse de Condé.—Les proxénètes du roi.
Sommaire.—Les annales de la cour sous Henri III et Henri IV.—La [396] belle Châteauneuf.—Le souper des trois rois chez Nantouillet.—Le mariage de la maîtresse du roi.—L’assassinat de madame de Villequier par son mari.—Indignes violences de Henri III et de ses mignons.—La comédie du Paradis d’amour.—Bibliothèque de madame de Montpensier.—Manifeste des dames de la cour.—Les filles d’honneur de la reine.—La Malherbe et le seigneur de la Loue.—La Sagonne et le baron de Termes.—Indulgence de Henri IV.—Commencements de la belle galanterie.—Conséquences du luxe.—Le mouchoir de 19,000 écus.—La tapisserie.—Les mystères des dieux.
Sommaire.—Corruption du peuple à la fin du seizième siècle.—Influence pernicieuse de la Ligue sur les mœurs.—Les gravures obscènes.—Prostitution du langage.—Les processions des nus.—Le curé Pigenat.—La Sainte-Beuve.—Portrait d’un bon ligueur.—Viols commis par les gens de guerre.—Viols d’enfants, à Paris.—Crime de bestialité.—Supplice de Gillet-Goulart.—Autres supplices d’hommes et d’animaux.—Crime de sodomie.—Le médecin de Sylva.—Progrès du vice.—Crimes de rapt et de séduction.—Pénalité.—Dénis de justice.—Punition de l’inceste.—Le président de Jambeville.—Indifférence des tribunaux pour certaines excitations à la débauche.—Les Amours des Dieux, de Tempeste.—Le traité de Sanchez, De Matrimonio, saisi et défendu.—La Somme des péchés, du P. Benedicti, autorisée.—Le Moyen de parvenir, de Beroalde de Verville.—Les Filles-repenties.—Désordres des couvents de femmes pendant la Ligue.—Les religieuses vagabondes.
Sommaire.—La tolérance des lieux de débauche.—Inconvénients de ce système de police.—Opinion de Montaigne.—Le ministre Cayet se fait l’avocat des bordeaux.—Son Discours contre les dissolutions publiques.—Ce discours saisi dans les mains de l’imprimeur Robert Estienne.—Cayet déposé par le consistoire.—Accusations des protestants au sujet du livre qu’on lui attribuait.—D’Aubigné prétend que Cayet avait fait [397] deux livres infâmes, au lieu d’un.—L’opinion de Cayet fondée sur l’autorité d’un pape.—Ordonnance royale de 1588 contre les bordeaux.—Ordonnances prévôtales de 1619 et de 1635 pour l’exécution de l’édit de 1560.—Les rufiens de Paris, à la fin du seizième siècle.—Le conseiller Jean Levoix et sa maîtresse.—Le capitaine Richelieu.—Désordre de la police des mœurs, en 1611.—La maison du président Harlay.
Sommaire.—Le grand poëte de la Prostitution, Mathurin Regnier.—Sa philosophie épicurienne.—Son caractère et ses mœurs.—La bonne Loi naturelle.—L’impuissance.—Une de ses aventures nocturnes.—Le Mauvais gîte.—Le Discours d’une vieille Maquerelle.—Madelon et Antoinette.—Macette.—Épître au sieur de Forquevaus.—Maladie et mort de Regnier.
Sommaire.—Les imitateurs de Regnier.—Le sieur d’Esternod et son Espadon.—Une bonne fortune de poëte satirique.—Le paranymphe de la vieille dévote.—La Belle Madeleine.—Le sieur de Courval-Sonnet.—La Censure des femmes.—Conseils à une courtisane.—Les Exercices de ce temps.—Le Bal.—La Promenade.—Le Débauché.—Le Procès de Théophile Viaud.—Les recueils de vers satiriques.—Le Parnasse satyrique.—La vengeance du P. Garasse et des jésuites.—Arrêts contre Théophile.—Nouvelle jurisprudence contre les mauvais livres et les discours obscènes.
Sommaire.—La Prostitution au théâtre.—Histoire du théâtre français au point de vue des mœurs.—Les histrions, infâmes sous Charlemagne.—Fondation de la Confrérie de la Passion.—Mise en scène des Mystères.—Leur indécence.—Un Miracle de sainte Geneviève.—La Vie de madame sainte Barbe.—Obscénité du costume et de la pantomime.—Les diables et les anges.—Éclairage de la salle.—Les Enfants-sans-souci et les Clercs de la Bazoche.—Le Jeu des pois pilés.—Censure [398] théâtrale.—Désordres des comédiens.—A quelle époque les femmes ont commencé à paraître sur la scène.—Les Gelosi et les acteurs espagnols.—Les plus anciennes actrices françaises.—Le parlement défend de jouer les mystères.—Les farces du seizième siècle.—Leur saleté.—La plupart ont été détruites.—Ce qui nous en reste.—Le Recueil de Londres et celui du duc de la Vallière.—Le Recueil de plusieurs farces, tant antiques que nouvelles.—Grand nombre des farces.—Tolérance de l’autorité civile à l’égard du théâtre.—Titres de plusieurs farces graveleuses.—Les premiers comédiens de l’Hôtel de Bourgogne.—Turlupin, Gros-Guillaume, Gaultier Garguille.—Les chansons.—Les Plaisantes imaginations de Bruscambille.—Les théâtres de campagne et des jeux de paume.—Théâtres du Pont-Neuf.—Tabarin et le baron de Gratelard.
FIN DE LA TABLE.
Note de transcription détaillée:
En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées: