Title: La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps
Author: Charles Victor Langlois
Release date: June 2, 2014 [eBook #45864]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
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CH.-V. LANGLOIS
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PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1908
Droits de traduction et de reproduction réservés.
Le présent ouvrage fait pendant à celui que j’ai publié en 1904: La Société française au moyen âge d’après dix romans d’aventure.
J’ai été amené à le composer au cours de mes études sur la littérature latine du moyen âge. Il est impossible d’étudier les moralistes du moyen âge qui ont écrit en latin sans s’occuper de ceux qui ont écrit en langue vulgaire. Ayant donc lu ou relu, à cette occasion, les écrits, en langue vulgaire de France, du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècle, qui ont trait à des questions de morale, il m’a semblé naturel d’y puiser les éléments d’un livre du même genre que celui que, en des circonstances analogues, j’avais tiré des romans d’aventure.
Plusieurs raisons m’ont décidé à prendre ce parti. D’abord, des raisons personnelles, accidentelles: parce que j’avais eu un vif plaisir à écrire le volume paru en 1904; parce que ce volume avait reçu l’accueil que j’aurais pu souhaiter, tant des hommes compétents que du public en général. Mais j’ai eu aussi des motifs plus sérieux.
Je suis de plus en plus frappé des inconvénients de la quasi séparation qui se perpétue entre la philologie et l’histoire. La plupart des philologues, romanistes de profession, ne sont pas assez au courant des documents dont se servent les érudits qui s’occupent de l’«histoire» du moyen âge; et, réciproquement, la plupart des «historiens» du moyen âge négligent trop les documents littéraires, qu’ils considèrent comme le domaine réservé des philologues. Les inconvénients de cet état de choses sont graves surtout pour les «historiens», dont la prétention dernière est de donner la connaissance et l’impression de ce qu’était autrefois la vie; car, en se privant des documents littéraires, ils se condamnent à ne pas voir quelques-uns des principaux aspects de la vie. Se figure-t-on ce que serait la description des sociétés actuelles, faite, dans quelques centaines d’années, par des gens qui les auraient étudiées exclusivement dans ce qui aurait subsisté alors de nos paperasses administratives, de notre Journal officiel et de nos Livres jaunes sans tenir compte de notre littérature? Or, c’est ainsi que l’on étudie et que l’on décrit encore trop souvent, de nos jours, les sociétés du passé. Quant aux romanistes, ils ont évidemment intérêt à utiliser les archives qui contiennent des renseignements précis, de nature à simplifier leurs hypothèses lorsqu’ils s’appliquent à déterminer la date des documents littéraires: pour préciser la date de quelques-uns des écrits dont il est question dans le présent ouvrage, il m’a suffi d’avoir lu beaucoup de pièces administratives du temps des derniers Capétiens directs; les noms de Jofroi de la Chapelle, de Jehan de Vassogne, de Gervais du Bus, de Chaillou, qui se rencontrent dans ces textes, n’avaient pas dit grand’chose à d’éminents spécialistes de l’histoire littéraire; c’étaient pour moi d’anciennes connaissances.
D’autre part, je suis de plus en plus persuadé que la meilleure méthode, pour communiquer au public les résultats vraiment assimilables de nos travaux, n’est pas d’écrire des livres d’histoire générale; c’est de présenter les documents eux-mêmes, purifiés des fautes matérielles qui s’y étaient glissées, allégés des superfluités qui les encombrent, en indiquant avec précision ce que l’on sait des circonstances où ils ont été rédigés et en les éclairant au besoin par des rapprochements appropriés. L’homme d’aujourd’hui, qui écrit sur le passé, ajoute nécessairement quelque chose aux documents qu’il emploie; mais quoi? ses réflexions personnelles, qu’il impose au lecteur. Or ces réflexions sont inutiles ou dangereuses; inutiles, si elles sont nettement distinguées des textes qui les ont suggérées; dangereuses, si, comme c’est ordinairement le cas, elles y sont incorporées de façon que l’on ne puisse pas reconnaître, sans un travail d’analyse et de vérification, le témoignage ancien de la réaction qu’il a produite sur l’esprit de l’«historien» moderne. Le vrai rôle de l’historien, c’est de mettre en contact, dans les meilleures conditions possibles, les gens de maintenant avec les documents originaux qui sont les traces laissées par les gens d’autrefois, sans y rien mêler de lui-même. Il n’est pas toujours possible de s’en tenir là; mais il faut s’en tenir là toutes les fois que c’est possible. On en viendra certainement, je crois, à concevoir les livres d’histoire pour le public éclairé comme des recueils de textes précédés de dissertations critiques, encadrés de commentaires sobres, assemblés avec discernement, groupés avec art.
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Les moralistes du moyen âge (du XIIe au XIVe siècle) dont les écrits ont été conservés sont extrêmement nombreux. Mais cette énorme littérature n’a pas bonne réputation; elle passe pour ennuyeuse: «Il y aurait, disait autrefois M. Victor Le Clerc, plus d’ennui que d’instruction dans une étude approfondie sur les œuvres de ce genre[1].»
Dès 1869, G. Paris a très bien protesté contre une condamnation si générale, en ces termes: «La poésie morale et didactique, qui a formé une des branches les plus importantes et les plus fécondes de l’ancienne littérature française, a jusqu’ici moins attiré l’attention que la poésie épique et même que la poésie lyrique. Elle offre en effet moins d’intérêt... Elle n’en est pas moins très digne d’étude, non seulement à cause des lumières qu’elle jette sur l’état social, moral et intellectuel de l’ancienne France, mais encore à cause du talent très réel... qu’ont montré plusieurs de ceux qui l’ont cultivée[2].»—Depuis 1869 on a beaucoup travaillé, tant en Allemagne qu’en France, pour exhumer, restaurer et mettre en lumière favorable ces monuments jadis si dédaignés. A quoi personne n’a contribué autant que les deux maîtres qui laisseront dans nos études de si profonds sillons conjugués, G. Paris lui-même et P. Meyer. Néanmoins, l’ancienne opinion persiste[3], et il reste beaucoup à faire[4].
Il reste beaucoup à faire: plusieurs ouvrages de premier ordre ou simplement intéressants, comme le Roman des romans[5], la Petite Philosophie[6], le Contenz du monde[7], l’Exemple de riche homme et du ladre[8], le Livre de Mandevie[9], sont encore inédits. C’est à peine si les premiers travaux d’approche pour l’étude des sources de la célèbre compilation intitulée la Somme le roi[10]—l’«Imitation» du XIIIe siècle,—dont quelques morceaux sont sans contredit les chefs-d’œuvres de la littérature édifiante du moyen âge, ont été exécutés. Pour ne parler que des écrits en langue d’oil, il n’existe encore que des éditions insuffisantes de ceux, pourtant bien connus, et qui méritent de l’être, d’Étienne de Fougères, de Guiot de Provins, d’Hugues de Berzé, de Robert de Blois, de l’auteur du Chastie Musart, de Gervais du Bus, etc. La plupart de ces monuments ont été datés par à peu près; au point que, sur les dix, choisis parmi les plus importants, qui sont étudiés ici, il s’en est trouvé jusqu’à cinq dont les dates ont dû être rectifiées. Enfin les plus étranges erreurs d’interprétation et d’appréciation ont été commises par les modernes qui ont pris une connaissance sommaire de cette littérature ou qui ont essayé de s’en servir pour illustrer l’histoire des mœurs[11].—Pour tous ces motifs, il est certain que les moralistes français du moyen âge ne se présentent pas encore à leur avantage, ni même sous leur véritable physionomie, devant le public d’aujourd’hui.
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Il faut avouer, du reste, que le préjugé traditionnel n’est pas sans quelque fondement. Tous les moralistes du moyen âge ne sont pas dignes d’attention: il en est de parfaitement insipides; il importe de les classer.
Les derniers historiens-nomenclateurs de la littérature moralisante du moyen âge[12] se sont évertués, comme de juste, à en répartir tous les monuments connus sous un certain nombre de rubriques, telles que: traités de morale ex professo, exhortations (sous forme de sermons, de débats, d’allégories), «chastoiemens» ou «enseignemens», revues plus ou moins descriptives ou satiriques des «états du monde», etc.[13]. Il sera toujours malaisé, soit dit en passant, de dessiner de pareils cadres d’un trait très ferme parce que beaucoup d’œuvres ont un caractère mixte, et participent simultanément de l’exhortation religieuse, de l’avertissement pédagogique et de la satire proprement dite, à divers degrés. En fait, les nomenclateurs ont été souvent fort embarrassés: G. Paris a été conduit à mentionner le Petit Plet, de l’anglo-normand Chardri, qui, dans la littérature du moyen âge, est ce qui ressemble le plus au Candide de Voltaire, parmi les exhortations religieuses; A. Piaget, qui fait une catégorie à part des «Bibles» (entre le Poème moral et le Besant de Dieu), et qui situe le Reclus de Molliens entre Fauvel et Rutebeuf, ne suit aucun ordre apparent. Une controverse s’est élevée récemment pour éclaircir la notion de l’Ensenhamen dans la littérature provençale du XIIe et du XIIIe siècles; il en ressort clairement que la définition de l’«ensenhamen» est arbitraire[14].
Le point de vue de l’histoire littéraire n’étant pas celui où j’ai l’intention de me placer, il suffit d’avoir signalé ces classifications méthodiques, qui seraient à reviser. Pour celui qui, comme c’est mon cas, ne s’intéresse aux moralistes du moyen âge qu’en historien, c’est-à-dire en tant que leurs œuvres peuvent servir à faire connaître les manières d’être, de penser et de sentir des hommes de leur temps, il n’est guère qu’une seule distinction importante: d’une part, ce qui est original, sincère, directement observé, ou ce qui traduit d’une manière typique des idées jadis courantes; d’autre part, ce qui est d’emprunt ou complètement banal.
Si l’on élimine d’office tous les écrits parénétiques, didactiques et moralisants du moyen âge qui n’ont aucune valeur historique parce qu’ils sont purement et simplement traduits, ou composés de centons d’ouvrages antérieurs, le déchet est déjà très notable. Or, on le doit. En effet, que faire, par exemple, des poèmes français[15] et provençaux[16] qui sont traduits ou imités du De quatuor virtutibus attribué à Martin, évêque de Braga au VIe siècle? L’opuscule même du pseudo-Martin, qui fut si longtemps populaire, se compose tout entier de phrases, juxtaposées ou ressoudées, qui furent extraites de Sénèque à une date indéterminée[17].—Cette première opération, préalable, fait sortir du cercle à considérer la plupart des œuvres en latin, qui jouiront jadis de la plus grande réputation, comme les Distiques du pseudo-Caton et le Moralium Dogma philosophorum, et les nombreuses traductions ou adaptations qui en furent faites à l’usage des laïques[18].
On peut jeter en second lieu par-dessus bord les moralistes qui, faisant de la littérature sur des sujets de morale, ont parlé, ou prêché, pour ne rien dire que de banal, de fade et d’impersonnel.—Les écoles de la France au nord de la Loire ont produit, particulièrement au XIIe siècle, une foule de clercs habiles à développer en style noble et fleuri les lieux communs classiques: ils ont eu du talent, autant, et du même ordre, que les rhétoriciens de l’Empire romain finissant et les humanistes des temps modernes. Mais que faire d’écrits si artificiels qu’ils n’ont la couleur d’aucun temps? Le Libellus de quatuor virtutibus honestæ vitæ d’Hildebert de Lavardin († 1133) est une pièce d’anthologie qui pourrait être d’un familier de Boëce[19]. Dans le Petri Abelardi Carmen ad Astralabam filium[20], un chef-d’œuvre en son genre, dont les distiques sont si bien frappés et dont les sentences sont restées proverbiales pendant des siècles parmi les écoliers, les compilateurs et les scoliastes, il n’y a presque rien qui n’eût pu couler de la plume d’un familier de Léon X.—D’autres, écrivant en langue vulgaire, ont ressassé plus ou moins grossièrement les articles élémentaires de l’enseignement chrétien: misère de la condition humaine, vanité du monde, mépris de la chair, nécessité de la pénitence, imminence du jugement dernier, etc. C’est le cas de presque tous les auteurs de «sermons» en vers, depuis Guichard de Beaujeu († 1137). Ces sermons, et les pièces analogues (comme Li Ver del Juïse et La diete du corps et de l’ame par Pierre), ont peut-être édifié jadis les gens qui les entendaient lire[21]; mais, aujourd’hui, il est inutile de les presser: si ce n’est au point de vue de l’histoire de la langue, ils ne contiennent pas un atome de substance historique.
Il est encore toute une série d’écrits qui ne sauraient être retenus et qui ont fort contribué au fâcheux renom de la littérature moralisante du moyen âge; ceux qui traitent des Vertus et des Vices par allégories. De tous les ornements littéraires, en général pitoyables, dont les écrivains du moyen âge se sont plu à parer leur pensée, ou à masquer le néant de leur pensée, l’allégorie est celui qui est, depuis longtemps, le plus complètement passé de mode; aucun qui répugne davantage à nos goûts de simplicité. Il est très difficile aujourd’hui de supporter la lecture des moralistes allégorisants du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècles; aussi bien de l’Anticlaudianus d’un Alain de Lille, qui n’était pas sans mérite, que du De Contemptu mundi d’un Bernard de Morlas, qui était un sot, ou du De claustro animæ de cet inepte bavard, le chanoine Hugues de Fouilloi. Les émules de ces auteurs qui ont écrit en langue vulgaire de France ont recouvert de prétentions qui ne sont pas moindres un vide aussi profond. Raoul de Houdan, l’auteur du Roman des eles de prouesse et du Songe d’enfer est, chez nous, le plus brillant représentant de cette veine: dans le Roman des eles, il disserte à loisir sur les deux ailes de Prouesse, Largesse et Courtoisie, et sur les sept plumes de chacune de ces ailes, ce qui fait quatorze plumes; dans le Songe d’enfer, il entreprend, transformé en pèlerin, un voyage vers la «cité d’Enfer», en passant par les villes de Convoitise et de Foi-Mentie, et il se laisse mener, par Ivresse, à Château-Bordel. Au Songe d’Enfer de Raoul de Houdan, plusieurs rimeurs français, contemporains ou postérieurs, ont donné des pendants, sous le titre: Voie de Paradis, qui sont dans le même genre.—Ces thèmes bizarres ont eu par la suite, comme on sait, la plus extraordinaire fortune. Ils se sont magnifiquement épanouis à l’étranger. Dante s’en est inspiré dans la Divine Comédie. Le livre qui, après la Bible, a été, est peut-être encore le plus répandu dans le monde anglo-saxon, le Pilgrim’s Progress du prédicant John Bunyan, dérive du Pèlerinage de la Vie humaine de notre bon moine bas-normand Guillaume de Digulleville († après 1358), qui fut traduit en partie par Chaucer. Mais la flamme intérieure de Dante et de Bunyan, qui, vivante dans la Divine Comédie et le Pilgrim’s Progress, en a fait, pour plusieurs générations, des foyers rayonnants de beauté et de consolation spirituelle, a manqué aux précurseurs français.
Toutes ces éliminations opérées, il reste beaucoup d’écrits intéressants à divers titres, entre lesquels l’historien, curieux de connaître et de faire connaître la tournure d’esprit et les préoccupations habituelles des hommes d’autrefois, est obligé de choisir.
Comment choisir?—La liberté des choix se trouve naturellement limitée, en vue d’un ouvrage comme celui-ci, par des nécessités matérielles. Il est clair que les écrits en latin, quel qu’en soit le mérite, sont exclus d’avance, car les citer sans les traduire condamnerait les lecteurs que l’on désire atteindre à un effort dont ils ne sont pas tous capables, et les traduire risquerait d’en atténuer la saveur. D’un autre côté, les œuvres qui, comme le Livre du chevalier de La Tour Landry pour l’enseignement de ses filles se composent essentiellement d’une enfilade d’historiettes, sont disqualifiées aussi, car elles échappent à l’analyse: tout ce qui n’y est pas emprunté doit être lu in extenso; il n’y a qu’à y renvoyer[22].
Entre les vingt-cinq ou trente œuvres en langue d’oil, de dimensions diverses, qui s’offraient finalement[23], j’en ai choisi une dizaine en me laissant guider par des considérations simples.—Les auteurs de ces écrits n’avaient pas tous autant de talent les uns que les autres; quelques-uns, comme Jehan de Journi, le bon chevalier chypriote qui fit la Dime de penitance[24], en manquaient à un haut degré.—Parmi les autres, qui n’en manquaient pas, j’ai dû laisser de côté ceux dont l’œuvre n’a pas encore été l’objet d’investigations critiques, même imparfaites: il n’était pas possible d’entreprendre incidemment, par exemple, la classification des manuscrits et la recherche des sources de la Somme le roi ou du Livre de Mandevie, qui ont rebuté jusqu’à présent les philologues les plus zélés[25].—Rutebeuf et Jehan de Meun ont été laissés de côté pour une raison inverse, comme aisément accessibles et trop connus.—Le Petit Plet de Chardri, ce très hardi et très agréable plaidoyer pour l’Optimisme[26], je n’ai pas cru pouvoir, à mon vif regret, le faire figurer dans cette galerie de miroirs de «la Vie en France», parce que Chardri était un anglo-normand d’Angleterre, et très anglais.
Les dix personnages qui ont été finalement retenus[27] et que l’on va entendre ont tous une physionomie nette et distincte, avec un air de famille qui est précisément celui de leur temps. Ils sont de régions, de conditions et de tempéraments très variés: un breton (Étienne de Fougères), un normand (le clerc Guillaume), un champenois (Guiot de Provins), un bourguignon (le seigneur de Berzé), des picards (le Reclus, Mahieu), un homme du val de Loire (Robert de Blois), un franc d’Outremer (Philippe de Novare), un parisien d’adoption (Gervais du Bus), un wallon (Gilles li Muisis);—un évêque (Étienne de Fougères), deux moines (le Reclus, Gilles li Muisis), trois clercs (Guillaume, Mahieu, Gervais), deux seigneurs (Hugues de Berzé, Philippe de Novare), deux jongleurs (Guiot [qui fut aussi moine], Robert de Blois);—des hommes graves et fervents (Étienne de Fougères, Guillaume), et des farceurs (Guiot de Provins, Mahieu);—des hommes simples et spontanés (Philippe de Novare) et des faiseurs de tours de force littéraires (le Reclus, Gervais); enfin la désinvolture mondaine du seigneur de Berzé fait contraste avec la bonhomie bourgeoise de l’abbé Gilles.—Ils ont d’ailleurs obtenu, en leur siècle, des succès fort inégaux: les écrits d’Étienne de Fougères, de Mahieu, de Gilles li Muisis n’ont été conservés que par un seul manuscrit; les deux «romans» du Reclus sont au nombre des livres qui furent les plus populaires au moyen âge.
On va les entendre, ces dix hommes, dont les écrits représentent toute la gamme de la littérature moralisante de leur temps: homélies, «enseignemens», «états du monde» et fantaisies satiriques. Car, conformément au système d’exposition qui me paraît le meilleur, la parole leur sera laissée. Ils diront eux-mêmes, en leur langage[28], tout ce qu’ils ont dit d’instructif, dans l’ordre même où ils ont cru bon de le dire. Mais presque tous les écrits du moyen âge, même les meilleurs, sont des nébuleuses, où des passages intéressants quant au fond ou bien venus quant à la forme sont noyés dans un brouillard de mots et de développements insignifiants; c’est par là qu’ils dégoûtent bien des gens qui, sans cela, en apprécieraient le charme délicat. Or, le philologue est tenu, naturellement, de traiter avec le même respect toutes les parties de ces nébuleuses, noyaux solides et vapeurs qui, à l’analyse, se résolvent en néant. Mais l’historien a le droit de les condenser. Le travail auquel il a non seulement le droit, mais le devoir de se livrer consiste à séparer, dans les œuvres qu’il considère, la substance de ce qui n’est rien. Si j’avais réussi à faire convenablement ce travail pour les dix moralistes que j’ai choisis, la substance toute entière des discours qu’ils ont tenus serait dans ce volume-ci.
Est-il besoin d’ajouter que, dans les œuvres les plus vagues et les plus banales, qui sont presque tout en brouillards, il se rencontre pourtant çà et là, par hasard, des détails précis? Or, on éprouve instinctivement le désir de les recueillir, ces détails, pour les confronter avec les passages des œuvres plus substantielles qu’ils illustrent, confirment ou contredisent. L’analyse des écrits de premier ordre tend ainsi à s’entourer d’une glose formée de textes complémentaires, puisés dans les écrits secondaires. Mais il n’est que trop facile d’abuser des rapprochements de ce genre, qui sont toujours arbitraires. J’aurais pu les multiplier indéfiniment; c’est à dessein que j’en ai usé avec la plus grande sobriété[29].
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Les PP. Quétif et Échard estimaient, au XVIIe siècle, que la Somme le roi de frère Lorens (ou plutôt le Miroir du Monde anonyme qui en a fourni la meilleure part), «si on en accommodait un peu le style au langage de notre temps», pourrait encore servir de bréviaire aux cœurs en peine. En fait, le Doctrinal de Sapience de Gui de Roie (1345-1409), plus ou moins rajeuni, abrégé, arrangé, a été lu jusqu’au XVIIIe siècle. Mais, personne ne pense plus maintenant à chercher le remède de l’âme dans ces vieux livres, faits pour des hommes dont la sensibilité n’était pas affinée. On n’y rencontre guère que des choses simples et communes, vulgaires, trop souvent conventionnelles. Jamais un cri. Celui du rustre misérable, dans l’épisode fameux d’Aucassin et Nicolete, retentit au milieu du silence de la littérature contemporaine. Il y eut sans doute alors, comme depuis, des hommes qui souffrirent moralement d’une manière aiguë et intéressante; mais ils se sont tus.
Les moralistes du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècles n’ont exprimé que des sentiments élémentaires; mais ceux d’entre eux qui avaient du talent les ont colorés, sans le vouloir, aux nuances du milieu où ils vivaient: c’est par là qu’ils gardent un titre à notre attention.—On est curieux de consulter des étrangers sur les usages de leur pays; comment ne le serait-on pas d’écouter des gens de chez nous, morts depuis six ou sept cents ans, sur les mœurs de leur temps?
Et voici le service qu’ils peuvent rendre. Qui les aura écoutés comme il faut cessera de se figurer nos ancêtres de l’absurde façon que l’ignorance et les partis pris audacieux des romantiques ont si profondément popularisée depuis près d’un siècle. Le moyen âge, âge de foi profonde, âge d’or de l’Église, âge de paix sociale et de vertus privées! De telles généralisations, qui flottent vaguement dans l’esprit de la plupart de nos contemporains, même les plus cultivés, sont trop sommaires. Cet âge connut en vérité des libertés et des misères très analogues aux nôtres. Les hommes de ce temps-là étaient des hommes comme nous. On se plaignait déjà, en ce temps-là, de l’extrême relâchement des mœurs, de l’impudence des arrivistes, de l’impiété grandissante, du mauvais vouloir des ouvriers et de l’insolence des domestiques.
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J’avais d’abord choisi comme titre, pour ce volume: Moralistes du moyen âge. Mais on m’a fait observer que cela donnerait peut-être à croire, au premier coup d’œil, que le livre est plus ennuyeux qu’il ne l’est en réalité. J’ai cédé: le titre actuel, quoiqu’un peu voyant pour mon goût, n’est pas inexact; et il a l’avantage d’être symétrique à celui du volume précédent.
J’ai tenu, en revanche à conserver la méthode de citations textuelles que j’avais employée en 1904. Elle oblige le lecteur au petit travail qui consiste à pénétrer lui-même, en s’aidant des explications fournies en note sur les mots et les tournures difficiles, dans l’intelligence des textes originaux. Mais la traduction pure et simple n’était pas possible, et les «rajeunissements» ont quelque chose d’odieux. Il n’y a pas de plaisir sans peine.
Je ne me dissimule pas qu’un livre comme celui-ci peut provoquer au premier abord des malentendus contradictoires: de la part des érudits qui n’aiment pas la «vulgarisation» (ils peuvent croire, a priori, que c’est un de ces livres de vulgarisation que l’expérience leur a appris à dédaigner); de la part du public intelligent et lettré que l’érudition effraie (il peut penser, en feuilletant un livre où il y a tant de «vieux français» et de références précises, que cela n’est pas pour lui). Je ne m’inquiète pas outre mesure, pourtant, de ces éventualités. Les gens du métier verront tout de suite ce qu’il peut y avoir de neuf dans quelques-unes des dissertations qui suivent, et il suffira qu’il y en ait un peu pour que s’effacent leurs très légitimes préventions. Le public intelligent et lettré verra bien, de son côté, que les arcanes de l’érudition qu’il craint, respecte et méprise à la fois, ne sont pas si mystérieux ni si redoutables lorsque les questions sur lesquelles s’exercent les érudits sont mises au point et discutées avec simplicité. D’une manière générale, il me semble que, si l’on sait s’y prendre, rien ne s’oppose à ce que les mêmes livres puissent le plus souvent s’adresser, à la fois, à ceux qui savent et au public.
Décembre 1907.
On lit dans la Chronique de Robert de Torigni-sur-Vire, abbé du Mont-Saint-Michel, sous l’année 1168: «Étienne de Fougères, chapelain du roi Henri [II d’Angleterre], fut fait évêque de Rennes»[30]. Et sous l’année 1178 [23 décembre]: «Mort d’Étienne, évêque de Rennes, homme distingué et lettré. Il advint à ce personnage une merveilleuse vision, qu’il raconta lui-même à un moine, notre familier. Il vit un jour une apparition, qui lui sifflota doucement ces vers:
Il avait écrit, en effet, beaucoup de choses gaies en vers rythmiques et en prose, pour s’attirer l’applaudissement des hommes. Sachant sa mort prochaine, le bon Dieu l’avertit ainsi de s’en abstenir désormais et de faire pénitence. Il écrivit [depuis] la vie de saint Firmat, évêque, et celle du bienheureux Vital, premier abbé de Savigni. Il m’adressa à moi-même une pièce «sur la Vieillesse» en cinquante vers, dont le dernier est orné d’une clausule (in quorum ultimo predictorum versuum unam clausulam[31] posuit). Il avait toujours été dévot à la Mère de miséricorde, et elle lui apparut à son lit de mort[32].»
Étienne de Fougères fit donc partie de cette très brillante cour de clercs lettrés dont s’entoura Henri II Plantagenet. Des chartes du roi Henri portent la mention: Data per manum magistri Stephani[33] ou per manum Stephani capellani[34]. Après son élévation à l’épiscopat, Étienne tint à honneur de garder, dans le protocole de ses propres chartes, le titre de «chapelain du roi d’Angleterre»: Stephanus, Dei gratia Redonensis ecclesie presbiter et regis Anglie capellanus....[35]
Il faut regretter vivement la perte de ces «choses gaies, en vers rythmiques et en prose» qu’Étienne de Fougères avait composées «pour s’attirer l’applaudissement des hommes». Nous n’en avons pas trace. On ne connaît de lui, jusqu’à présent, que des écrits postérieurs à sa conversion, ou, quelle qu’en soit la date, d’un caractère édifiant: les Vies de saint Guillaume Firmat et du bienheureux Vital, et une Relation de ce qu’il fit pour l’embellissement de sa cathédrale[36].
Ces écrits sont en latin. Ils n’ont pas d’importance. La réputation littéraire d’Étienne se fonde aujourd’hui toute entière sur un petit poème en langue vulgaire.
Le ms. 295 de la Bibliothèque d’Angers contient (fol. 141) un poème en quatrains monorimes, intitulé Le Livre des Manières. C’est une copie peu soignée, avec des fautes et des lacunes certaines, et, en outre, très difficile à déchiffrer. Il n’est pas surprenant que la première édition qui en a été donnée (autographiée, par F. Talbert, à Angers, 1877) soit imparfaite. Elle l’est, toutefois, à un degré qui n’est pas ordinaire, comme l’ont démontré notamment MM. A. Boucherie et W. Förster dans la Revue des langues romanes (1877 et 1878)[37], et G. Paris dans la Romania (VII, 343).
Ce petit poème a toujours été considéré, jusqu’à présent, comme d’Étienne de Fougères. En effet, ce personnage y est nommé à la fin (v. 1338), d’une manière qui peut laisser croire, puisqu’elle a, en fait, laissé croire, qu’il est l’auteur. L’auteur donne d’ailleurs à entendre, d’un bout à l’autre de son «livre», sans le dire expressément, qu’il exerçait des fonctions épiscopales: il parle (str. CCCXXXIV) de «cels qu’avon a enseignier, a confermer, a prinseignier»; sévère pour les évêques, il paraît hésiter d’abord à critiquer les archevêques (quoiqu’il ne se gêne pas pour leur adresser ensuite des remontrances énergiques, ainsi qu’aux cardinaux):
Notons enfin que l’auteur était âgé, ou tout au moins d’âge mûr, quand il composa le Livre des Manières, car sa jeunesse était passée, et il attendait la mort:
L’opuscule est dédié incidemment à la comtesse de Hereford. Cette grande dame avait perdu, paraît-il, tous ses enfants et n’avait plus d’autre consolation ni d’autre souci que de Dieu et de ses ministres, quoiqu’elle eût encore son mari:
Le Livre des Manières, dont le ms. unique est si incorrect, a été étudié, après M. Talbert, par MM. J. Kehr (Ueber die Sprache des L. d. M. von Estienne de Fougères. Köln, 1884); J. Kremer (Estienne de Fougieres) Livre des Manières. Rimarium, Grammatik, Wörterbuch und neuer Textabdruck. Marburg, 1887. T. XXXIX des Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der romanischen Philologie de Stengel[39]; enfin par K. Haard af Segerstad (Quelques commentaires sur la plus ancienne chanson d’états française... Upsal, 1906. Extr. de Uppsala Universitets Aarsskrift, 1907)[40].
Ces travaux ont un peu éclairci le texte du Livre. Mais si Étienne de Fougères peut lire dans l’autre monde le texte de son ouvrage, établi par J. Kremer, il doit être scandalisé des obscurités qui y subsistent. Quantité de passages sont encore inintelligibles: lacunes, mots corrompus qu’il a été impossible de restituer, interversions probables[41].
Je me demande même si l’évêque de Rennes reconnaîtrait l’œuvre de ses mains dans l’opuscule conservé par le manuscrit d’Angers. Car voici le passage où il est nommé:
Ces vers, si le texte en est correct, donnent évidemment à penser, vu le contexte, que leur auteur n’est pas maître Étienne lui-même. Maître Étienne aurait écrit:
Faut-il donc corriger noz et nos en voz et en vos? Peut-être; mais cette correction (que personne, du reste, n’a proposée jusqu’ici, semble-t-il) serait arbitraire; et comment s’appuyer sur un texte ainsi corrigé pour tirer des conclusions?
Si le texte du ms. d’Angers est correct, il conduit à supposer que le Livre des Manières est une traduction, due à un anonyme, d’un écrit en latin de maître Étienne. Or, cette hypothèse est confirmée, jusqu’à un certain point, par la présence, dans le Livre tel que nous l’avons, de traits ou de morceaux entiers qui paraissent être des additions à un texte primitif dont ils n’ont pas la couleur[42]; ces additions-là sont, très vraisemblablement, le fait d’un traducteur-adaptateur.
En tous cas, veut-on maintenir l’attribution à maître Étienne lui-même du poème en langue vulgaire, sans corriger arbitrairement les v. 1337 et 1339? il faut supposer que les dernières strophes du poème (v. 1337-1344), qui en forment l’explicit, ont été écrites par un autre que l’auteur de tout ce qui précède. Mais cette supposition serait gratuite. Encore ne rendrait-elle pas compte des intrusions qui se laissent soupçonner dans le corps même de l’ouvrage.
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M. Kremer qui, comme tout le monde, attribue le poème en langue vulgaire à maître Étienne lui-même, a entrepris d’en rechercher les sources (O. c., p. 143). La source de maître Étienne (qui ne cite pas expressément d’autres auteurs que l’Ecclésiaste et Ovide), c’est, dit-il, à n’en pas douter, un poème moral en latin. Et il a relevé entre le Livre des Manières et le Besant de Dieu (d’un certain Guillaume, dont il sera question plus loin) des similitudes qui lui ont paru assez marquées pour l’autoriser à avancer que le Livre et le Besant dériveraient d’une source commune: le poème latin, perdu, dont l’existence est postulée. Mais, vérification faite, les similitudes constatées sont de l’espèce la plus superficielle, comme le lecteur du présent ouvrage peut s’en convaincre aisément.—K. Haard af Segerstad a présenté, plus récemment, d’autres considérations: selon lui, Étienne de Fougères aurait utilisé des poèmes français sur Alexandre (Pierre de Saint-Cloud, la version de Lambert li Tort) et le Polycraticus de Jean de Salisbury; il aurait été, en outre, influencé par une ancienne branche du Renard. Ces derniers rapprochements ne sont pas tous convaincants, tant s’en faut; mais il en est quelques-uns de plausibles.
M. Haard af Segerstad a essayé aussi de déterminer avec précision la date à laquelle le Livre des Manières a été composé. Il me paraît avoir établi à peu près que cette date, fixée par G. Paris «vers 1170», est postérieure à 1174 (voir plus loin, p. 14, note 2). Je ne pense pas qu’il soit possible de préciser davantage. Les raisonnements par le moyen desquels le critique suédois s’efforce de situer l’opuscule «en février ou en mars 1176» (O. c., p. 91) sont de pure fantaisie.
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Il y a encore une chose que les érudits qui se sont occupés du Livre des Manières n’ont pas assez remarquée, sentie, ni fait sentir: c’est l’exceptionnelle qualité du style de maître Étienne ou de son adaptateur. La forme de versification choisie par l’un ou l’autre, le quatrain monorime en vers octosyllabiques avec ictus, est lourde et peu plaisante en principe. Mais l’énergie brutale de la pensée et de l’expression en font souvent oublier, dans le Livre, les inconvénients. Maître Étienne ou son adaptateur était un écrivain gauche sans doute, mais concis, rude et fort[43].—De plus, l’opuscule est instructif: peu de moralistes du moyen âge ont consigné, dans leurs invectives générales, autant de détails précis.
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Tout est vanité, dit Salomon dans un petit livre, l’Ecclésiaste, qui enseigne comment on doit vivre. «Veine est la joie de cest monde», répète Étienne de Fougères. Le sort des rois eux-mêmes n’est pas digne d’envie, car ils sont environnés de traîtres et d’ingrats:
Les puissants de la terre, rois, comtes et même empereurs ne reboivent, d’ailleurs, que ce qu’ils ont brassé, car ils se conduisent mal: ils dépouillent les pauvres gens pour faire des cadeaux aux «lecheors»[49] qui les entourent. S’ils guerroient, les Brabançons, mercenaires à leur service, en ont tout le profit[50]. La paix, ou une trêve, est-elle faite? ils n’honorent pas suffisamment Dieu ni l’Église. Nul ne tient «ferme justice». Les grands devraient être l’appui des bons et la terreur des méchants, et ils ne font que chasser le cerf. Beau spectacle que celui des rois, oints de l’huile sainte, protecteurs nés de tant de gens, qui passent leur temps à huer et à corner au derrière des bêtes! La chasse, sans doute, est une récréation permise; mais, pourtant, il ne faudrait pas tant «boscheier», c’est-à-dire courir les bois. Il faudrait que les rois fussent en tout temps à la disposition des justiciables et des prud’hommes que des menteurs calomnient pour se venger. Il faudrait qu’ils fussent pacifiques et pendissent haut et court ceux «qui porchacent guerre ou discorde».
Plus on a, plus on a des peines, dit Salomon; qui possède n’est pas libre. On se figure volontiers que l’auteur pensait au roi Henri II, son patron, dont la vie fut si terriblement agitée, coupée de prospérités et de désastres extraordinaires, quand il écrit de l’homme puissant qui gouverne «trop grant demaine»:
A quoi bon regretter de n’avoir pas de terres? A son heure, chacun de nous en aura toujours sa toise:
La responsabilité des rois est lourde, dit encore l’Ecclésiaste, car le peuple prend modèle sur eux, tant chevaliers que bourgeois. Il ne leur est que trop facile de mettre leurs vices à la mode. Quand on reproche à un vilain d’avoir offensé Dieu, il répond impudemment: «Dex aïe! je ne faz que li reis ne face».—Le devoir des rois est de vivre, non pour soi, mais pour le commun, et d’«être à tous»; et surtout de protéger Sainte Église, les clercs, les moines, les nonnains de toute couleur, noires et grises.
Ce n’est pas, cependant, que les clercs ne se déshonorent souvent par ce qu’ils font, en contradiction avec ce qu’ils prêchent. Mais il faut les honorer tout de même, pour leur Seigneur, sinon pour eux.
Hélas! à quoi leur sert de savoir l’Écriture et la science du bien et du mal? Boire et manger à l’excès, commettre des adultères, ce n’est pas là ce qu’ils prêchent, mais ce qu’ils font. Ils nourrissent leurs «soignanz»[56], leurs «mestriz»[57], du «patrimoine au Crucefiz», et leurs petits enfants des «trentels»[58] qu’ils se font payer, mais qu’ils ne célèbrent pas. L’auteur a trop souvent entendu les pauvres gens se plaindre d’être grugés par eux. Habiles à vider les bourses, usuriers, menteurs, tricheurs, les voilà:
Les archidiacres et les doyens, pires que les païens, tolèrent, pour de l’argent, le concubinage des prêtres. Pourvu qu’elle paye, la «fole fame» devient à leur avis, meilleure que sainte Gemme. Le doyen ordonne au prêtre de la chasser, en déclarant que «ce ne peut mais estre enduré»; mais on lui offre de bons repas, on lui glisse cinq sous dans la main, et il s’apaise:
L’évêque, qui souffre de tels abus et «prent loier» pour les ignorer, est encore plus coupable.—C’est aussi un crime de vendre les églises, au lieu de les donner aux plus dignes, car cela décourage les clercs séculiers d’apprendre. Pas d’espoir d’avoir une église, si tu ne oins la paume à qui la donne; la science ne te servira de rien. Le népotisme et la simonie sévissent simultanément:
L’auteur ne parle pas ainsi «par ire»; mais qui veut «chastier» autrui doit dire la vérité. Il a, du reste, la plus haute idée de la dignité épiscopale: le bon évêque doit être toujours prêt au martyre, anxieux du salut des âmes qui lui sont confiées, indépendant. Que sa justice soit gratuite; qu’il choisisse bien ses clercs:
Qu’il prêche lui-même le peuple partout où il va, et qu’il agisse comme il conseille d’agir. Qu’il soit chaste de corps et de parole. Qu’il s’abstienne de ces «chufles» (plaisanteries) qui font rire la «fole gent.» Qu’il n’amasse que pour les pauvres. En cas de disette, «par mal tens ou par grant guerre», qu’il donne à ceux qui mendient leur pain:
Qu’il ne soit pas généreux à l’excès pour sa famille, encore qu’il n’y ait pas de mal à ce qu’il s’entoure des siens, s’ils sont «de bone afeire»; car on n’es jamais bien sûr de la fidélité des étrangers. Les siens du moins, ne lui failliront pas si l’on le veut assaillir ou maltraiter.
Qu’il respecte ses mains, sa dextre sacrée; qu’il ne batte, par conséquent, personne.
Quand il sera «en consistoire», avec la mitre et la crosse, et quand on l’appellera «mestre et sire», qu’il ne se glorifie pas en son cœur; car «veine gloire est transitoire». Qu’il pense au Jour du Jugement.
Il n’appartient pas à l’auteur de reprendre les archevêques[66], qui ont autorité sur les évêques. Il ne leur en conseille pas moins, aussitôt, de ne pas emprunter à «jable»[67] ni à «monte»[68] pour mieux peupler leurs écuries. Pauvreté n’est pas vice: saint Gatien, saint Martin et saint Julien étaient très pauvres. Il faut régler sa dépense sur ses revenus, afin de ne pas être obligé de vendre des terres ou d’extorquer de l’argent à qui n’en peut mais, au moment fixé pour le rachat des gages[69].
Le pape est au-dessus de tous, fontaine de doctrine, verge et bâton de discipline, vin et huile de médecine, lait de piété, notre chef, notre salut. Il a le sceptre et la pourpre. Toute l’Église supplie que Dieu le mette dans la bonne voie.
Au-dessous de lui, les cardinaux, qui jugent en dernier ressort[70]. Ils sont fort exposés à cette vilainie qui consiste à «loier prendre», et n’en s’en font pas faute; que Dieu les en préserve!
Mais c’est assez parler des clercs.—Les chevaliers, eux, tiennent l’épée, en théorie, pour «justicier» et pour défendre les opprimés. Mais, en pratique, ils s’en servent pour exploiter les malheureux. Quand les malheureux «baillent de faim», ils les pressurent encore, mangent et boivent ce qu’ils leur ont dérobé, les trompent de toutes manières et ne leur gardent pas la foi qu’ils leur doivent. La foi qu’ils leur doivent! car on a des devoirs envers ses inférieurs, et même plus impérieux encore qu’envers ses supérieurs:
Dieu, quelle honte! pour une peccadille, le seigneur frappe son homme du poing ou du tison; il le met aux fers; il le dépouille, gâte son bien; il le laisserait mourir sans un coup d’œil. Est-ce là «garder» ses hommes? Étrange manière de garder. Ce n’est pas ainsi qu’il faut agir:
La chevalerie a sûrement dégénéré de nos jours. Danser, «baler et demener bachelerie, bobancier, behourder, tournoyer», les chevaliers ne pensent qu’à cela. Et cependant le franc homme, «né de franche mere», qui a reçu l’«ordre» de la chevalerie, s’est engagé par là à être preux, hardi, honnête, loyal, dévoué à l’Église; à ne pas envier aux clercs les dîmes et les prémices qui leur ont été donnés pour vaquer au service de Dieu (rendez les dîmes inféodées!). On devrait bien enlever l’épée et «escoleter» les éperons des chevaliers indignes et les chasser de l’Ordre chevaleresque, en pleine église, devant l’autel, comme ils y ont été admis.
Il y a deux glaives: le spirituel et le temporel. Le premier a été remis aux clercs pour excommunier les méchants; le second aux chevaliers pour tailler le poing des «maubailliez» qui tourmentent les gens à tort. Qu’ils frappent d’accord, et tout va bien.
Si les clercs sont faits pour «prier» et les chevaliers pour «défendre», les paysans le sont, suivant l’ordre éternel des choses, pour «laborer».
Leur condition n’est pas gaie:
«Au meilleur jour de la semaine», il peine: il sème, herse, fauche, «touse» la laine, fait palissades et «meiseires» (clôtures):
Il ne tâte jamais d’un bon morceau. Il ne boit pas le vin de sa vigne. Trop heureux s’il a du pain noir, du lait, du beurre. D’autant plus de mérite a-t-il lorsqu’il rend à chacun ses devoirs. Malheureusement il perd le mérite de ses souffrances par les sentiments de révolte que sa condition lui inspire. Il ne prend rien en patience. Il querelle Dieu de son sort:
Le comble, c’est qu’il essaie de tricher Dieu en trompant sur ce qu’il doit pour la dîme. Mauvais calcul, de secouer sa gerbe en l’aire avant de «faire sa dîme», calcul de Caïn!
Si vous aviez ferme créance en Celui qui est le dispensateur de tous biens, vous recouvreriez au centuple vos dépenses pour cet objet.
Le premier devoir des marchands est d’avoir bons poids, bonnes mesures, conformément aux ordonnances des comtes et des rois. Ils ont le droit de prélever un bénéfice sur les denrées qu’on apporte «devers Garmaise» (Worms) ou «devers Pise», de France ou d’Espagne; mais la tromperie n’est pas licite. Ne pas vendre de l’eau pour du vin, peau de lièvre pour du lapin, fourrure de fouine comme si c’était de la zibeline, bois commun pour «mazelin» (bois précieux à faire des coupes), «mustabet»[79] pour «dras de hoquet»[80]. Ne pas jurer pour écouler son stock ni vendre à prix surfaits avec payement différé; car cette dernière opération est usuraire, et l’usure est un triste métier[81]. Et ce métier n’est même pas toujours avantageux; on prête pour dix ce qui vaut quatre: on espère de grands profits; mais c’est compter sans la malice des gens. L’emprunteur séduit souvent, par-dessus le marché, la femme ou la fille du prêteur. Il en est, à la vérité, à qui c’est égal «si l’en joue o[82] sa borzeise»:
Ils pensent, du reste, que cette circonstance ne peut que contribuer à les faire rentrer dans leurs fonds. Mais le dommage s’en accroît. L’emprunteur, pour faire proroger sa dette, donne [en gage] ses vieilles affaires, ses vieux draps, un vieux manteau. On les accepte. «Li fous de creire s’abandone».—C’est, en vérité, trop de patience de voir ces choses sans se fâcher. Il faut agir, en pareil cas, sur la femme, en privé et congrûment:
Si jeûnes, privations, coups, dons et promesses sont inefficaces pour mettre la femme à la raison, l’auteur conseille au mari ou au père de ne plus s’en mêler et de confier l’affaire à l’Église.
Bourgeois doit aller à l’Église, fréquenter les offices, verser offrandes et aumônes, principalement s’il a quelque chose à se reprocher, pour l’amender. Qu’il se confesse en carême; qu’il paie chaque année, honnêtement, l’impôt sur le revenu auquel son curé a droit, suivant le montant de ses gains:
Acheter et vendre à la même aune. Ne pas «tirer» ni «étendre» le drap. Rendre le profit des usures, si l’on en a perçu.
L’auteur revient ici, semble-t-il, aux ventes à prix majoré et à payement différé, dont il a fait voir précédemment les inconvénients possibles pour les prêteurs. Cette opération est aussi, inversement, un moyen de duper les prud’hommes. On la masque souvent sous des prétextes philanthropiques. Charité! Cette «charité»-là mériterait d’être appelée, plutôt, «chanité», comme qui dirait: coup de chien. Mieux vaudrait, à coup sûr, stipuler franchement un intérêt:
Tel vous vendra, par exemple, pour dix livres «de ci qu’a la feste saint Mars» (saint Médard) ce qui vaudrait sept livres à peine[91]; «mé» (boisseau) d’ivraie pour mé d’avoine; draps de bourre pour draps de laine, truie pour porc, vache pour bœuf. «C’est vençon raisnable»[92], dit-il. Le diable le lui fait accroire. Mais il n’en jouira pas. Il s’en fera excommunier, et la malédiction du bien mal acquis pèsera sur sa descendance. Fils d’usurier, «noriz de male viande», cherchent plus tard à s’en procurer de pareille, comme les petits de la cigogne, repus, dès le nid, de charognes, qui s’en montrent friands plus tard[93].
Trop fol est qui s’expose à l’excommunication pour de l’argent. Car l’excommunié qui meurt en cet état, avant d’avoir été réconcilié par le prêtre (et il y a toujours danger de mort subite), ses biens, forfaits, reviennent au doyen. Il est tenu pour un païen et enterré comme un chien:
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Maintenant, c’est au tour des femmes. On m’a «assez conté novelles», dit l’auteur, de dames et de demoiselles, de chambrières et de «meschines»[95].—Les comtesses et les reines en font, d’ailleurs, tout autant. Les amours des «riches fames» ont souvent allumé la guerre, comme nous l’enseignent notre loi et les livres des païens: Hélène, Dalila et tant d’autres. Portrait de la jolie femme du grand monde, coquette impitoyable:
Pour plaire à son complice, elle n’épargne pas les cosmétiques: fiel de mouton, graisse de chien, et la pâte épilatoire de chaux vive et d’orpiment. La «faisselle» (la boîte à fard) embellit les laides «froncies». Quelle folie de s’arranger ainsi!—Mais pire encore que la coquette est la femme qui est sorcière et qui fabrique des «emplâtres» pour faire mourir les prud’hommes. Envoûteuses, qui font des «voûts» de cire et d’argile et disent dessus des charmes. Empoisonneuses, qui «enveniment» leur seigneur «de males herbes» et qui font avorter leurs filles, au risque de les tuer.—Riche dame qui n’aime pas la quenouille, ne tisse, ne file ni ne dévide, s’exempte de tout autre soin que de se faire «belle et gente» et de se peindre blanche ou rose. Elle ne s’occupe que d’aimer. Pas son mari. Si celui-ci veut prendre des mesures pour l’empêcher de rencontrer son ami, elle déclare qu’elle est malade; elle baille, elle a des frissons:
Richeut[105] vient, là-dessus, qui lui recommande de se faire «porter a la veille» (c’est-à-dire à l’office de vigile). Elle se fait, en effet, «voer a la veille», non pour prier, mais pour s’amuser et retrouver celui qui la fait renoncer à Dieu. Si elle ne le rencontre pas, elle ne sait que devenir et se livre au premier venu. Il ne faut pas chercher ailleurs le motif de la décadence évidente de la noblesse:
De tels péchés n’ont rien d’étonnant, au surplus, puisque «nature les conseille». Mais les femmes qui se livrent, entre elles, au péché contre nature, on devrait les huer, leur jeter pierres, bâtons, torchons, comme aux chiens[111]...
Pourtant, il y a de bonnes femmes. Pour des folles comme Orhan et Organite, déjà nommées, on trouve des sages comme furent les saintes Tècle et Marguerite, et comme beaucoup d’autres, moins connues, qui vivent encore de nos jours. Or, «bone fame est moult haute chose». D’abord une femme a été l’instrument de la rédemption. Une bonne femme est l’ornement de son seigneur, qu’elle aime, sert et conseille; elle a en lui un protecteur et un confident:
La dame mariée, qui aime son mari, prend du bon temps, ou bien elle a des enfants, dont les époux attendent «bon fruit», quand ils seront élevés. «Bon sunt li effant a aveir». Cependant, la chose présente aussi des inconvénients, auxquels l’auteur est très sensible. Il avait déjà dit, incidemment (v. 793), à propos des paysans, que c’est la nécessité de nourrir leurs enfants qui rend les gens de la campagne «faux» (et inexacts dans le payement des dîmes). Il ajoute ici, en général, que c’est pour leurs enfants, dont les caresses les affolent, que les gens volent, empruntent, oublient de payer, usent leur corps de travail, «gages prennent et baillent gages», jusqu’à la mort.
La comtesse de Hereford le sait bien, qui a perdu tous ses enfants. Elle emploie son temps, depuis lors, à faire des chapelles, orner les autels, héberger et soigner les pauvres, honorer et servir les hautes personnes telles que évêques, abbés, prieurs, Hospitaliers, chanoines blancs. Elle leur présente des amicts et des aubes, des chasubles en drap de Trente, dont elle achète l’étoffe et qu’elle taille et coud de ses mains. Elle aime loyalement son seigneur, et tout le monde la vénère. Quel exemple pour les dames qui veulent bien faire!
Et celles qui veulent bien faire ont raison, car leur tendre chair sera bientôt vers, et puis cendre. Nous mourrons, vous mourrez. La plus charmante pourrira dans sa bière,
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* *
L’auteur conclut en disant qu’après avoir parlé des autres, il veut aussi parler de lui. Le souvenir de sa jeunesse l’épouvante. Il considère ses actions passées:
Il pense à la «voiz espoentable» qui prononcera, au Jour du Jugement: «Alez, maudiz...». Il voit la vermine immortelle qui dévore les damnés:
Il entame une litanie de tous les saints du paradis:
Prions pour maître Etienne de Fougères, qui nous a montré les manières du monde, et aussi ce qu’il faut faire et éviter, louer et blâmer, pour rendre nos âmes à Dieu:
Le poème qui nous est parvenu sous ce titre contient des renseignements assez précis sur celui qui l’a écrit et sur la date où il a été rédigé.
L’auteur avait fréquenté, pendant la première partie de sa vie, les cours des princes. Il se souvenait d’avoir assisté, notamment, à la cour magnifique que l’Empereur Frédéric Ier Barberousse tint à Mayence en 1184. Il nomme près de cent grands seigneurs qu’il avait «vus» et qui lui avaient «fait des dons» en sa qualité de jongleur. Faut-il croire qu’il les avait tous, en effet, connus personnellement? Ou bien quand il dit:
et
Quand il déclare que la mort, en enlevant ces princes et ces barons, l’a privé de ses «amis» (v. 418), est-ce une manière de parler? Si ce n’est pas une manière de parler, on est obligé d’en conclure qu’il avait été en relations avec les plus grands seigneurs de la seconde moitié du XIIe siècle, en France, dans l’Empire et jusqu’en Orient: avec le roi de Syrie Amauri († 1173), avec le roi de France Louis VII († 1180), avec le roi d’Angleterre Henri II († 1189), avec le roi d’Aragon Alfonse II († 1196), avec Richard Cœur de Lion († 1199), et avec les principaux barons des diverses régions de France, même du Midi, mais particulièrement de Bourgogne et de Champagne. S’il faut prendre ce qu’il dit au pied de la lettre, il aurait été de sa personne non seulement à Mayence, mais à Arles (v. 70), à Montpellier (v. 425), à Jérusalem (v. 1794).
A la suite de circonstances inconnues, il quitta le siècle et passa quatre mois dans l’abbaye cistercienne de Clairvaux. Quatre mois, pas davantage. Il dit d’une manière ambiguë qu’on le «ramposnait» à l’occasion de ce séjour. Mais il affirme qu’il «s’en partit molt franchement» de Clairvaux (qui lui laissa cependant le plus mauvais souvenir) sans dire, du reste, pourquoi ni comment. Il entra par la suite chez les moines noirs, dont il portait «les draps», c’est-à-dire la robe, depuis plus de douze ans passés lorsqu’il écrivit son livre (v. 1090). Il résida certainement, comme moine, au monastère de Cluni (v. 1658 et suiv.).
C’était, d’ailleurs, un singulier moine. Bon vivant, fort ennemi des austérités, dégoûté et de langage très libre.—Les Chartreux lui font horreur, car ils vivent solitaires (lui, il aime «la compagnie»); et ils privent de viande leurs malades (ce qu’il qualifie d’homicide). Les reclus, qui se font emmurer, sont fous:
L’Ordre des chanoines réguliers de saint Augustin lui plaît, parce que ces chanoines sont bien vêtus, bien chaussés, bien nourris. Chez les moines noirs, dit-il, la vie est pire que la mort; mais, chez les Augustins, on peut vivre:
Les malades et les infirmes, hospitalisés par les Convers de Saint-Antoine, lui répugnent profondément; il se moque d’eux, d’un ton brutal, en homme qui se porte bien:
Enfin, il est lâche. Il avait peur, non seulement des austérités, mais des coups. Il n’avoue pas que, s’il était Templier, il s’enfuirait à la première alerte; il s’en vante avec une insistance un peu vile. Certes, il ne serait pas assez bête pour attendre les coups (v. 1719); «la bataille n’est pas saine» (v. 1729); «il se combatront sanz moi» (v. 1791); etc. Les grandes barbes des frères convers de l’Ordre de Grandmont lui inspirent aussi de la crainte (v. 1569).—L’auteur de la Bible Guiot apparaît ainsi non seulement comme un épicurien, mais comme une espèce de pitre, qui étale sa couardise pour en tirer des effets comiques[127].
Encore qu’il fût devenu moine noir, les cours princières ne laissaient pas de se préoccuper de lui:
Et lui, il s’occupait aussi d’elles. C’est évidemment à l’intention de son ancienne clientèle chevaleresque de «barons» et de «vavasseurs» qu’il a composé sa Bible, et même, on peut le croire, plutôt pour la faire rire qu’en vue de l’édifier.
L’ancien jongleur des cours seigneuriales se trahit, du reste, à bien des détails dans le poème de Guiot. D’abord, à la manière dont il s’exprime au sujet des femmes, avec une courtoisie et des précautions extraordinaires de la part d’un homme de son caractère. Ensuite, à sa haine de tous les mouvements populaires: Chaperons blancs du Forez (Durand Chapuis, en 1182), petits frères des pauvres, quêteurs, etc.
A quelle époque a-t-il composé son ouvrage?[128]—Après la disparition de tous les personnages qu’il énumère comme ses défunts protecteurs. Or, l’un d’eux, le comte Guillaume II de Chalon, est mort en 1203[129].—L’auteur de la Bible fait, par ailleurs, allusion à des événements de son temps dont la date n’est pas douteuse. Il écrivait sans nul doute après la quatrième croisade (1203-1204) qui ruina l’Empire grec puisqu’il en parle (v. 778), et même un peu plus tard, puisque le nom de Salonique, dont il ne fut guère question en Occident qu’après les premiers temps de l’Empire latin de Constantinople, était parvenu jusqu’à lui (v. 2688).—Autres traits. L’Ordre de Prémontré venait de traverser une crise; des scandales y avaient éclaté (v. 1581 et suiv.). Une «guerre» s’était récemment déclarée, dans l’Ordre de Grandmont, entre les convers et les clercs (v. 1468 et suiv.). Les Convers de Saint-Antoine sont blâmés de ce qu’ils ne «mettent pas une maille» en l’œuvre de l’église à bâtir en l’honneur de leur saint (v. 1962; cf. v. 2081).
L’allusion relative aux Grandmontains n’apprend pas grand’chose, car la grande querelle entre les convers et les clercs de cet Ordre remonte au commencement du règne de Philippe-Auguste (un accord entre les deux partis, ménagé par ce prince, est de 1187[130]); et elle a duré pendant toute la première moitié du XIIIe siècle[131]. La décadence de Prémontré date des premières années du XIIIe siècle et l’histoire de cet Ordre ne nous est pas assez connue pour qu’il soit aisé d’identifier les incidents que l’auteur de la Bible mentionne à mots couverts («Il batent molt bien lor abbez», etc.). Mais ce qui touche les Convers de Saint-Antoine [de Viennois] fournit au moins un point de repère, comme terminus ad quem. C’est en 1209, en effet, que le pape Innocent III permit pour la première fois à ces Convers de se bâtir une église particulière, distincte de celle du prieuré bénédictin de Saint-Antoine, dont ils dépendaient jusque-là[132], et c’est en 1218, dit-on[133], que le pape Honorius III, leur permettant de s’assujettir aux trois vœux monastiques, les transforma en Ordre religieux; en tout cas, la transformation était faite en 1230-1231[134]. Or, il est clair que la Bible a été écrite avant l’époque où les Convers, soumis à la règle de saint Augustin, sont devenus des espèces de chanoines réguliers (c’est-à-dire avant 1218, probablement). Elle l’a même été, semble-t-il, avant l’époque (1209) où les Convers ont été autorisés à se bâtir une chapelle particulière, car l’«uevre» en construction, dont Guiot dit qu’ils n’y «mettent pas une maille», est l’église du prieuré, et non pas ladite chapelle (cf. v. 2038: «il n’ont eglise ne chapele[135]»). Cette seconde conséquence ne s’impose pas, du reste, avec autant d’évidence que la première[136].
D’autre part, on peut tirer argument des v. 1316 et suiv. (plus loin, p. 55) pour conjecturer que la Bible est antérieure à la mort du cardinal Gui de Parai, c’est-à-dire au 30 juillet 1206. En ce cas, l’intérêt des considérations qui précèdent, relatives à Saint-Antoine de Viennois, serait réduit à rien.
Quoiqu’il en soit, la Bible est de la seconde moitié du règne de Philippe-Auguste.
Reste à savoir si c’est la seule œuvre de l’auteur qui ait été conservée.
Les anciens chansonniers attribuent à Guiot de Provins plusieurs chansons profanes, évidemment antérieures à la Bible[137]. Il est à noter que l’une d’elles est envoyée à «monseigneur le comte de Mâcon»:
Un certain Jofroi de Mâcon est, d’ailleurs, nommé dans la Bible parmi les protecteurs défunts du poète[138].
Il n’est pas hors de propos de rappeler ici, pour mémoire, que le trouvère allemand Wolfram von Eschenbach cite, comme l’auteur d’un roman de Parceval, un certain «Kyot» qui, dit-il, quoiqu’il fût provençal, composa cette œuvre en français. Si l’on considère que Wolfram désigne ailleurs la ville de Provins par les mots «Provîs», «Pruvîs», on est amené à se demander s’il n’a pas confondu Provins et Provence. «Kyot le schantiure, der Provenzâl», serait donc «le chanteur Guiot, de Provins»; lequel, nous l’avons vu, fit au moins un voyage en Allemagne. Cette explication, et d’autres, qui avaient déjà été proposées pour rendre compte des paroles de Wolfram, ont été exposées et discutées, dès 1861, par San Marte (A. Schulz), au fascicule 1er de ses Parcival Studien. On a maintes fois disserté, depuis, sur ce problème, sans aboutir à rien de certain; voir P. Hagen, Wolfram und Kiot, dans la Zeitschrift für deutsche Philologie, XXXVIII (1906), p. 198-199.
La Bible de Guiot a été publiée deux fois: au t. II (Paris, 1808) des Fabliaux et Contes de Barbazan-Méon, d’après deux manuscrits du fonds français de la Bibliothèque nationale; et par San Marte (loc. cit., d’après l’édition de Méon), avec une traduction en vers allemands et des notes. Analyses (insuffisantes) dans l’Histoire littéraire, XVIII, p. 806-816, et par J. Demogeot, dans la Revue du Lyonnais, 1842, pp. 237-252.
La liste complète des exemplaires manuscrits de l’ouvrage, qui ne sont pas nombreux[139], a été dressée depuis (P. Meyer, dans la Romania, XVI, 1887, p. 58). Deux d’entre eux offrent cette particularité que la Bible y est suivie d’un poème (inédit), qui commence par
Dans l’un de ces manuscrits (Bibl. nat., fr. 25437, fol. 18 vº) la Bible est suivie immédiatement, et sans qu’aucun titre annonce un nouvel ouvrage, du poème en question. Le même opuscule se rencontre, isolé, dans deux autres manuscrits[140]; et on lit à la fin de l’un de ces derniers (ms. Noblet de la Clayette; Bibl. nat., Coll. Moreau, 1715): Explicit Bibliotheca Guiot de Provins.
Le poème Mout ai alé..., qui se présente donc comme une continuation de la Bible de Guiot, est-il l’œuvre de Guiot? «C’est ce que je ne me propose point d’examiner ici», disait M. P. Meyer, en 1890, dans les Notices et Extraits des Manuscrits. Depuis, l’opinion a été soutenue que la Bible Guiot (qui prend fin si brusquement) et sa «Suite» sont sorties de la même plume[141]. C’est bien possible. Mais la «Suite» est loin d’avoir le même intérêt que l’ouvrage principal. Elle n’a pas, du reste, le même caractère: c’est le développement des lieux communs ordinaires de la littérature religieuse du moyen âge au sujet des armes qui conviennent au chrétien pour lutter contre les ennemis du salut[142].
Une dernière remarque.
La Bible de Guiot de Provins est certainement apparentée à l’autre poème moral, contemporain, qui porte aussi le titre exceptionnel de Bible: la Bible au seigneur de Berzé, dont il sera question plus loin.
On a émis depuis longtemps, en passant, l’opinion que le seigneur de Berzé avait dû emprunter son titre à Guiot de Provins[143]. Que la Bible de Guiot ait été connue par le seigneur de Berzé, personne, d’ailleurs, n’hésitera à l’affirmer qui aura lu les deux opuscules l’un après l’autre: les ressemblances de détail sont trop visibles.
Il est même probable que la Bible au seigneur de Berzé est, en même temps qu’une imitation, une sorte de réplique à la Bible de Guiot.
Les deux poètes se connaissaient sans doute. Le champenois Guiot de Provins, qui dédia au moins une de ses chansons au comte de Mâcon, qui résida au monastère de Cluni, et qui s’intéressait fort à la Bourgogne (vv. 113, 1525), était particulièrement connu dans ce pays; Hugues de Berzé était un seigneur du Mâconnais.—Guiot de Provins écrit, pendant la seconde moitié du règne de Philippe-Auguste; le seigneur de Berzé aussi, un peu plus tard.
Mais il y a plus. La Bible au seigneur de Berzé se termine par un post-scriptum qui, jusqu’à présent, n’a pas, semble-t-il, suffisamment attiré l’attention. C’est un «envoi» de l’opuscule à un personnage que le seigneur de Berzé appelle «biaus frere, biaus amis»; et c’est une exhortation à ce personnage de ne pas regretter le siècle, qu’il a quitté:
Ces paroles s’appliquent trop bien au moine noir mal repenti (cf. plus loin, p. 52), auteur de la Bible Guiot, pour que l’on ne soit pas tenté de penser qu’elles s’adressent à lui. Il n’y a qu’une difficulté[144]: c’est que, dans les manuscrits utilisés par les éditeurs de la Bible au seigneur de Berzé, le nom du personnage est indiqué, et c’est non pas Guiot, mais Jacques:
Il n’existe pas encore d’édition critique de la Bible au seigneur de Berzé; mais je me suis assuré que la leçon «Jaques», ou «Jakes», n’est pas celle de tous les manuscrits. C’est celle des deux mss. qui ont servi pour l’édition de 1808 (Bibl. nat., fr. 837; Bibl. de Bruxelles, ms. 9411. 26). Dans le ms. fr. 378 de la Bibliothèque nationale, on lit (fol. 6 vº) «Seignor» au v. 809 et «Dames» au v. 821: mots évidemment substitués à un nom propre incompris. Le ms. L. v. 32 de la Bibliothèque de Turin, qui contenait à la fois la Bible Guiot et celle du seigneur de Berzé, a péri récemment par le feu[145]. Quant au ms. du Musée Britannique (Add. MSS., nº 15606, fol. 106), il se termine tout autrement que les mss. de Paris et de Bruxelles, et l’envoi final n’y est pas[146].
Il est fort possible, du reste, que le seigneur de Berzé ait eu un ami nommé Jakes qui se soit trouvé précisément dans le même cas que Guiot.
La «Bible», miroir à toutes gens, que l’auteur a entreprise de ce «siecle puant et orrible» est sincère, écrite en toute indépendance, «sanz felonie et sans ire». Que les prud’hommes s’y amendent! Personne ne sera nommé; ceux-là donc qui se reconnaîtraient s’accuseront eux-mêmes par là:
L’auteur fleurira cette bible des philosophes anciens, qui furent avant Jésus-Christ. Car ces sages vivaient «selonc reson». Philosophe, c’est un beau nom: il signifie, en langue grecque, «amans de bien et de droiture». Guiot en a entendu parler à Arles:
Il en cite une vingtaine: Platon, Sénèque, Aristote, Virgile, Socrate, Lucain, Diogène, Priscien, Aristippe, Cléobule, Ovide, «Estaces» (Stace), Pythagore, etc. Tous, incorruptibles censeurs des mœurs des mauvais princes. Mais, aujourd’hui, le siècle est retombé en enfance, anéanti.
Et d’abord, les princes. Ils ne sauraient être pires qu’ils sont. Or c’est là chose nouvelle. Guiot a connu un temps où il en était tout autrement:
La cause de cette dégénérescence, ce sont les «fausses et mauvaises engenreüres», sans doute les adultères «obscurs» qui introduisent les produits de mauvais étalons dans les meilleures familles. Comment prudhomme pourrait-il, en effet, semer de mauvaise graine?
Les princes de nos jours sont félons, vilains, eschars (pingres), ne croient pas en Dieu...
Les chevaliers perdent leur temps avec eux; arbalétriers, mineurs, ingénieurs prendront désormais le dessus.—Les bons vavasseurs du temps jadis, sages conseillers qui savaient ce que «resons estoit», qui faisaient donner largement et assembler les cours, et que les princes honoraient, ils sont «morts». On leur fait tort, maintenant; on les écorche. La condition des chevaliers est devenue pire que celle des hommes taillables. Des barons et des châtelains il y en aurait assez de vaillants, sans doute, si les princes n’étaient pas si serrés, si tristes et si durs. Mais plus de fêtes, plus de joie. Les palais d’autrefois sont abandonnés; rois, ducs et comtes leur préfèrent de misérables baraques, et les bois:
Ainsi n’agissaient pas le roi Artur, ni Alexandre, ni Assuérus, ni l’empereur Frédéric qui tint naguère, à Mayence, une cour «sans pareille» dont l’auteur, qui y était, n’a pas perdu le souvenir.
Le monde finira par l’amoindrissement de toutes choses, dont les premiers symptômes s’accusent aujourd’hui. Un temps viendra certainement où les hommes seront si petits qu’ils pourront se battre en duel, à deux ou à quatre, dans un pot.—On voudrait être mort quand on pense aux princes qui étaient autrefois et qu’on les compare à ceux qui les ont remplacés. Guiot enfile ici les noms des héros qu’il a connus:
Et tant d’autres: le roi Richard, Jofroi de Bretagne, Henri de Champagne, le comte de Clermont, le comte Thibaut [de Blois et de Chartres], le comte Renaut de Mousson, le comte Philippe [d’Alsace], le comte Girard de Vienne [et Mâcon], le roi d’Aragon, le comte Raimond-Bérenger de Provence, le comte Raimond de Toulouse...
L’énumération continue. Le comte de Genève, le comte de Chalon, le duc de Lorraine, Étienne de Bourgogne, le marquis Conrad [de Montferrat], Robert de Sablé, Bernard de Saint-Valeri, Gaucher de Salins, Bernard d’Armagnac, Raoul de Fougères, Jofroi de Condé, Guillaume de Mandeville, Hues du Chastel, Raoul de Mauléon, Jofroi de Mâcon, le vieux comte de Turenne; Bérard (Barral) et Guillaume le Gros, les deux frères de Marseille; le châtelain de Saint-Omer, Maurice de Craon, Renaut de Nevers; ceux de Flavigni, de Beaujeu, d’Oisi, de Noyers, de Bourbon, de Broyes, de Traînel, de Clermont-en-Bassigni; Raoul de Couci, Guillaume de Mello, Raimond d’Anjou[156], Guillaume de Montpellier, Étienne du Mont-Saint-Jean, Aimes de Marigni, Pierre de Courtenai, Gobert d’Aspremont, le comte Rotrou du Perche, Baudouin de Hainaut, Hervé de Donzi, Jofroi de Pons, le comte [Hugues IV] de Saint-Pol, Gui de Thil-Châtel, Anseri de Montréal, Clerembaut de Chappes, Eudes le Champenois, Jofroi de Joinville, Miles de Châlons, le comte Henri de Bar, etc.—Tous ces vaillants hommes, l’auteur les a «vus»; il a, jadis, reçu d’eux des dons:
Mais les successeurs de ces bons seigneurs n’ont, hélas! d’autre souci que d’amasser. Il en est même qui se font les protecteurs des juifs et des usuriers. Par là, ils pratiquent l’usure eux-mêmes:
Or l’usure est un métier condamné dans l’Évangile, et aussi par l’expérience. N’est-il pas constant que les hoirs des usuriers déchoient régulièrement dès la seconde ou la troisième génération? Cela ne manque jamais d’arriver.
On va parler maintenant des «Romains», en commençant par le sommet de la hiérarchie: des archevêques, des légats, des évêques, des chanoines, des abbés, des moines noirs, des moines blancs, des moines de la Chartreuse et de Grandmont, de Prémontré, des chanoines réguliers qui s’habillent de noir, du Temple, de l’Hôpital, des Convers de Saint-Antoine, des nonnains et des converses, des «devins» ou théologiens, des «legistres» ou hommes de loi, des «fisiciens» ou médecins. Nul mensonge, droite vérité dans tous les cas. Écoutez bien. L’auteur n’aime pas à jeter ses rubis aux pourceaux. L’indifférence du public le décourage; l’attention du public double ses forces.
*
* *
Notre père le pape devrait être comme l’étoile immobile, la tramontane, qui guide les mariniers. Vous avez ouï parler de l’art «qui ne peut mentir», inventé par les marins:
Tel devrait être notre père qui est à Rome. Mais le père qui occit ses enfants commet un grand crime. Ah! Rome, tu nous occis tous les jours. Les cardinaux vont dans toute la chrétienté, embrasés de convoitise, pleins de simonie, comblés de mauvaise vie, sans foi et sans religion. Ils viennent, et vendent Dieu et sa mère, trahissent leur maître, dévorent tout. Certes les signes qui doivent annoncer la fin du monde se font trop attendre: «Trop voi desesperer la gent». L’orgueil et l’or qu’ils emportent outre-monts, qu’en font-ils? Ils n’en font certes ni chaussées, ni ponts, ni hôpitaux. Le pape, dit-on, en a sa part. Tant pis. Il devrait être tout yeux, comme la couronne en plumes de paon ocellées qu’on lui fait porter. Mais on lui a crevé les yeux. Les légats ont tout aveuglé; nul n’y voit goutte. C’est grand dommage que notre père ait de pareils conseillers. Au reste, ce n’est pas étonnant, puisqu’il s’entoure de Romains; c’est le terroir qui veut ça:
C’est à Rome que Romulus a tué son frère, Néron sa mère; que Jules César a été massacré, saint Paul et saint Pierre suppliciés, et saint Laurent rôti. Certes, Rome a fort «abaissé notre foi»; les rois et les princes «s’en devroient bien conseillier». Rome nous exploite et nous suce:
Pourquoi ne court-on pas sus à Rome plutôt qu’aux Grecs [de Constantinople]?
Néanmoins il convient de prier tous pour le pape, notre père.
Quant à nos pasteurs directs, les archevêques et les évêques, «il font molt pou de ce qu’il doivent»; ils ne vivent pas «selon droiture»; ils «sormanjuent», ils «sorboivent»... Nombre de clercs s’évertuent avant d’être appelés aux honneurs qui «se repentent de bien fere» dès qu’ils ont atteint le but; «lors gabent et jurent et mentent» (v. 854). Alors l’orgueil et la simonie les envahissent. Ils vendent le Juge suprême. Mais Celui-ci les châtie souvent de leurs forfaits; seulement, il est peu de gens assez clairvoyants pour apercevoir les «jostises» que Dieu prend d’eux, même en ce monde:
Je ne dis pas que tous les légats, tous les archevêques et tous les évêques soient comme il vient d’être dit, mais «molt petit i a de boens»; c’est de notoriété publique. Et les meilleurs sont sans influence: «Or ne vaut rien voiz de prodomme».
Le commun du clergé, clercs, prêtres, chanoines séculiers, «fait mescroire et desesperer le siecle» par sa conduite et ses exemples.
Les prébendes des Églises «citeienes» (urbaines) devraient être conférées honnêtement, à des gentilshommes, car «haute Eglise requiert hautesce». Nul chanoine «citoien» ne devrait être vilain. Or des vilains sont introduits dans les chapitres, «dont une bone compeingnie est blasmée sovent a tort». Au reste, que les prud’hommes de bas lignage ne se croient pas visés par ces paroles:
Les clercs, qui récitent si souvent la parole de Dieu, devraient être nets, et sains, et purs entre tous. Pourquoi ne vivent-ils pas bien? Il en est de si enfoncés dans le péché qu’ils ont semé la désespérance «entre les genz qui pas ne croient». Et eux-mêmes, pense l’auteur, ils ne croient pas.—Tout cela, c’est la faute des Romains qui, de par le monde, ont jeté leur mauvaise graine.
Les moines noirs et les abbés[166].—Guiot a contre eux des griefs particuliers. Car il était lui-même moine noir, pour ses péchés. Et sa qualité de moine le mettait en difficulté avec tout le monde. Le siècle lui «en tenait forment court».
Il en enrageait: pour un peu, on l’en aurait fait «desrendre» (jeter le froc aux orties). D’autre part, les autres «rendus», ses frères, ne le ménageaient pas.
Il entendait dire que «noz abaïes sont destruites par nos abbez». On lui rebattait les oreilles de ces continuels changements de prieurs dont «les mesons sont destruites». Sur ce dernier point, du moins, il avait une réponse toute prête:
Il y avait plus de douze ans passés qu’il portait les «noirs draps» lorsqu’il écrivait son livre. En ces douze ans, s’il n’avait pas fait de bien, il n’avait pas non plus fait de tort à la communauté; c’est une justice qu’il se rend:
Les bons cloistriers (simples moines) n’étaient pas d’avis qu’il eût «mefait», comme d’autres l’en accusaient:
Les bons abbés d’autrefois avaient épousé, en Sainte Église, trois pucelles: Charité, Vérité, Droiture. Les abbés de maintenant les ont remplacées par trois vieilles et dégoûtantes sorcières: Trahison, Hypocrisie, Simonie. «Ces trois vieilles nous destruiront.»
On l’entreprenait aussi au sujet de l’«Ordre blanche» (les Bénédictins de Citeaux), quoiqu’il n’en fît pas partie, parce qu’il avait été, pendant quatre mois, à Clairvaux.
Les moines blancs sont riches et impitoyables, même entre eux.
Ils n’ont pas le temps de s’apitoyer, étant de vrais marchands en foire:
On pourrait citer mille églises où ils ont installé leurs granges, établi des porcheries dans les cimetières et des écuries là où la messe était chantée. Les forêts sont sillonnées de leurs charrois. Ils font tailles et prises sur leurs hommes, au grand effroi des pauvres qu’ils expulsent en les renvoyant «a pain querre». Et ce sont ces gens-là qui disent que tout le monde sera damné, excepté eux!
Au reste, ce sont surtout les abbés, les céleriers et les grangiers des moines blancs qui profitent de toutes ces richesses; ils ont des infirmeries doubles; les bons vins clairs sont pour eux: les vins troubles, ils les envoyent au réfectoire des simples cloistriers qui «soutiennent tout le faix» de l’Ordre, ne s’entremettent de rien, n’en peuvent mais. L’auteur aimerait mieux être en Perse qu’en ces «cloîtres vilains sans pitié», où l’on se couche souvent, le soir, le cœur percé d’avoir choisi un si mauvais parti. Il n’en est pas ainsi, du moins, dans notre Ordre:
Le genre de vie qu’on mène à la Chartreuse, où chacun accommode sa nourriture dans sa propre maison, mange seul et couche à part, ne fait guère envie à Guiot, qui le connaît bien. Quand ils soufflent et attisent leur feu, les Chartreux n’ont pas trop bon air. Et la solitude n’a rien d’agréable:
Il ne faut pas se fier aux reclus qui se font emmurer. C’est folie. Qui s’emmure, s’aime peu. Les Chartreux, il est vrai, n’en sont pas là. Et leur réputation, en général, n’est pas mauvaise. Ils n’ont pas de céleriers qui fassent, chez eux, leur pelote. Mais ils ont un tort très grave: ils tuent ceux de leurs frères qui sont malades, faute de soins; et cela contrairement à la Règle de saint Benoit. Laisser mourir un homme devant soi, lorsqu’il serait possible de le sauver, c’est ce que l’auteur ne fera jamais. Or c’est ce qu’ils font, en imposant aux malades, comme aux bien portants, l’abstinence de la viande. Pourtant, au sentiment de ceux qui s’y connaissent, le lait, le beurre et les fromages incitent encore plus à la luxure que la chair des animaux. Tant de cruauté fait horreur:
L’Ordre du Grandmont, Guiot est aussi fort au courant de ses mœurs. Les Grandmontains font ensemble leur cuisine, boivent et mangent en commun et n’observent pas le silence entre eux. Mais ils sont riches et orgueilleux, maîtres des seigneurs et des princes. La guerre qui les a récemment divisés a jeté beaucoup de jour sur leurs affaires qu’ils tenaient fort secrètes, et révélé leur hypocrisie. Ils ont assurément des mérites: ils entretiennent bien les églises. Mais leur charité est tout extérieure:
Ils s’arrangent pour que leurs maisons de France et de Bourgogne soient peuplées de frères gascons et espagnols; et ils envoient les français et les bourguignons ailleurs. Ils vivent ainsi en étrangers dans tous les pays, où ils n’ont pas de relations et dont ils ignorent la langue, ce qui contribue à leur «noble contenance». Ils sont connus, d’ailleurs, pour aimer «fors sausses et chaudes pevrées», et pour le soin qu’ils ont de leurs belles barbes:
Mais, dans cet Ordre, la charrue est mise devant les bœufs et tout va de travers, car les convers y commandent aux prêtres et aux prieurs:
Tout cela avec l’approbation de Rome qui a consenti pour de l’argent à cette suprématie absurde des convers sur les clercs.—Encore un Ordre où l’auteur ne se soucie pas d’entrer: il a peur de ces gens barbus!
Les chanoines blancs de Prémontré sont maintenant en décadence. Ils s’étaient élevés très haut, en France, et sont tombés en peu de temps. Ceux-ci ne vivent pas discrètement, comme les Grandmontains. Ils font au contraire, parler d’eux, «de lor faiz et de lor folies». Ils «batent molt bien lor abbez». A la fin, ils ont tout perdu:
Les chanoines «aux noires chapes d’isanbrun» avec des surplis blancs—c’est-à-dire les chanoines de Saint-Augustin—plaisent assez à Guiot, car ils sont bien habillés, bien chaussés et bien nourris; ils sont «du siècle»; ils vont partout comme ils veulent. Ils n’observent pas, à leurs repas, la règle du silence. Grandes différences avec Cluni! Ceux de Cluni n’ont qu’un mérite, c’est de tenir leurs promesses; mais Guiot aimerait mieux qu’ils ne les tinssent pas si bien. On ne lui avait que trop exactement annoncé les misères qu’il subirait parmi eux:
A l’«Ordre noire» Guiot préférerait encore le Temple, si honoré en Syrie et si redouté des «Turs», mais à condition de ne pas avoir à combattre, car «ne me sied pas la bataille». Suit cette singulière profession de foi d’un qui n’aime pas les coups:
Les Templiers sont populaires: «tuit voelent oïr lor servise»; ils tiennent leurs maisons nettes. Convoiteux et orgueilleux, c’est tout le mal qu’on peut dire d’eux; mais cela, tout le monde le dit[187].
Fiers et orgueilleux, les Hospitaliers le sont aussi: «Molt les vi en Jherusalem». Et ils ne pratiquent guère l’hospitalité, qui est la raison de leur Ordre, tant par deçà que par delà. C’est parce qu’ils sont trop riches.
Passons au bon truand Durand Chapuis, qui inventa les Chaperons blancs et donna les «seignaux au piz[189]». C’était un malin. Ses «seignauz», il ne les donnait pas; il les vendait. Il était passé maître à tromper les gens; il en trompa bien deux cent mille et fit une grosse fortune.
Les truands qui se font «Convers de Saint Antoine» ont trouvé d’autres fourberies. Maîtres fourbes, en vérité:
Moines «retraiz», nonnes «retraites», infirmes, blessés, mal bâtis et malades (des deux sexes, et les enfants de tous ces gens dont le pays est peuplé), ils les recueillent pour attirer les aumônes. Ils sont à l’affût pour s’en procurer.
Avec le produit des aumônes, ils prêtent ensuite à usure. Les évêques et le clergé sont parfaitement au courant de tout cela, mais ils ne disent rien parce qu’ils participent à la «truandise».—L’audace de ces Convers est extraordinaire. On les voit partout prêchant, promenant châsses et croix et sonnant leurs campanelles, pour que les naïfs se mettent de leurs confréries. Pas d’ouvroir où leur bourse ne soit pendue. Pas de four ou de moulin où ils n’aient leur sac. De même pour le vin et le poivre. Les femmes surtout se laissent prendre:
Marchands et cossons (revendeurs) consommés, ils marient très bien leurs filles et se moquent de saint Antoine. L’avis de Guiot est qu’ils feraient mieux de mettre tout cet argent «en l’uevre du mostier», c’est-à-dire pour contribuer à l’achèvement de l’église qui s’élève présentement en l’honneur de saint Antoine[196].
Les converses et les nonnes... Ce sujet est délicat, car
Les coulons (pigeons) sont comme les nonnes; ils font leurs nids dans les églises. Les nonnes sont comme les coulons; elles ne tiennent par leurs maisons nettes. Leurs maisons, c’est-à-dire leurs cœurs[197]:
Aussi bien, n’insistons pas... Il y a, du reste, des femmes excellentes dont on ne saurait assez chanter les louanges.
Conformément à son plan, l’auteur fait comparaître ensuite à sa barre les professions libérales et savantes[198].
En premier lieu, les «devins» (au sens de l’anglais moderne divines, théologiens), adonnés à l’art suprême:
Les bons clers et les bons maîtres d’autrefois, qui enseignaient cet art, «lisoient por Dieu» et «tenoient escoles loiax». Leurs successeurs s’appliquent principalement, de nos jours, à se faire des rentes.
Autre comparaison: ces docteurs hypocrites, et aussi ces hypocrites abbés, dont il y a tant dans l’«Ordre noire» et dans la blanche, et ces évêques, et ces légats, qui parlent profondément du Décret et des Testaments, sont semblables aux gouttières qui déversent dans les rues les eaux du ciel; les eaux lavent et nettoient les rues et fertilisent les vergers; mais la gouttière n’en retient rien. Ou bien encore ils sont comme la chandelle qui se gâte dès qu’on l’allume; elle éclaire, mais se consume et pue en se consumant.
Les «legitres», maintenant. La science des lois et des décrets est une très belle science qui conviendrait même aux rois. Là sont les dits «dont on doit governer le peuple». Mais cette précieuse liqueur est versée de nos jours dans des vaisseaux si malpropres qu’ils la corrompent. Les étudiants en droit sont les moins sérieux de tous:
Ce «chapitre» dira nettement leur fait aux «fausses langues desliées»:
Ils plaident ensuite le faux et le vrai pour plus ou moins d’argent. Quémandeurs impudents! Envieux les uns des autres! Il n’y en a pas d’honnête.
Ils aiment beaucoup les rentes d’Église; mais ils ne se soucient pas du service qui en est la raison d’être et la contre-partie. Chose étonnante qu’ils tirent si mauvaise doctrine d’une si pure fontaine de sapience. C’est le contraire de l’opération dont Guiot a entendu parler, qui consiste à extraire des serpents un «triacle» (thériaque), ou remède, contre leurs propres morsures.
Restent les «fisiciens», ou médecins, les plus redoutables, sans contredit, de tous les praticiens. Ne tombez pas sous leurs pattes!
Pour eux, tout le monde est malade:
C’est à bon droit que le nom dont on les désigne («fisiciens») commence par Fi! Combien d’ignares parmi eux? Mais ils se soutiennent tous, dans l’intérêt de la profession.
Guiot ne leur pardonne pas d’interdire les meilleurs morceaux, ni leurs sales pilules qui coûtent si cher, surtout s’ils reviennent de Montpellier: leur gingembre, leur pliris, leur diadragum, leur rosat et leur violat, leur diarrhodon Julii, leur diamargariton, leur «syphoine» (ellébore), etc. Il préfère, lui, les chapons gras, les fortes sauces, les vins clairs.
Il en est pourtant qui donnent de bons conseils à l’occasion. Ils sont, ceux-là, comme des rosiers parmi les orties. Honorons-les, en cas de besoin; après quoi, qu’ils aillent «à Salonique», c’est-à-dire au diable.
Li bon loial ai je molt chier 2680 Certes, qant j’en ai grant mestier... Grant confort et grant bien me feit. Et qant m’enfermetez me leit[210] Et je ne sent ma maladie Lors voldroie c’une galie[211] L’emportast droit a Salenique Et lui et toute sa fisique. Lors vueil que il tiengne sa voie Si loing que jamais ne le voie.
Étienne Pasquier écrivait en 1530 dans ses Recherches de la France (I, p. 419, 689): «Nous eumes un Hugues de Bercy, religieux de Clugny, qui fit la Bible Guyot... et quelques autres. Lesquels quelques-uns des nôtres ont voulu comparer à Dante, poète italien, et moy je les opposerais volontiers à tous les poètes d’Italie.»
L’erreur d’Étienne Pasquier, qui confond ici les deux «Bibles» de Guiot de Provins et d’Hugues de Berzé fut relevée et rectifiée dès le XVIIIe siècle. Et c’est sous le nom du véritable auteur que la «Bible» d’Hugues figure dans les Fabliaux et Contes de Barbazan-Méon (t. II, Paris, 1808), d’après le ms. 837 (fol. 261) du fonds français de la Bibliothèque nationale[212].
La «Bible» d’Hugues a été, en outre, l’objet d’une notice d’Amaury Duval dans l’Histoire littéraire (XVIII, p. 816).—M. Duval ne savait pas grand chose de l’auteur. «C’était, dit-il, un homme du monde, qui vivait dans la haute-société de son siècle.» C’était aussi un croisé; nul doute, d’après ce qu’il nous apprend de lui-même, qu’il ait «fait partie de l’armée des Croisés français et vénitiens qui prirent Constantinople le 18 juillet 1203». C’était enfin «un esprit mélancolique et tendre qui déplorait, à la fin de sa carrière, les erreurs de sa jeunesse».—Le rédacteur de l’Histoire littéraire conjecturait que la Bible d’Hugues (du «châtelain» Hugues, comme dit un manuscrit), où il croyait «reconnaître plus de goût et de délicatesse que dans la plupart des productions du même temps», avait paru «dans les dix premières années du XIIIe siècle, peu de temps après une autre Bible, celle de Guiot de Provins». Hugues aurait emprunté à Guiot le titre inusité de son ouvrage. L’Histoire littéraire n’ignore pas, du reste, que Hugues (qu’elle appelle tantôt Hugues de Bersie, tantôt Hugues de Bersil)[213] avait composé d’autres ouvrages: des chansons, en français et «en mauvais provençal»[214].
En 1866, un M. A. de Vertus soumit à la «Société historique et archéologique de Château-Thierry» un Rapport sur les Erreurs modernes touchant l’origine de la versification française, démontrées par l’étude des trouvères de notre localité[215]. Parmi ces «trouvères» figure, sous le nom d’Hugues de Brécy, l’auteur de la «Bible». (Brécy est un village de l’Aisne, dont, en 1866, M. de Vertus était maire).
M. de Vertus s’exprime ainsi: «Hugues de Brécy, né vers 1160 [?], se croisa en 1192 [?]; il assista à tous les désastres de CP. de 1200 à 1205... Il fut le poète le plus sérieux de son époque. A part quelques chansons de jeunesse, tout est marqué dans ses productions au coin de l’homme qui pense.»—Si M. de Vertus a pu «restituer d’une manière certaine ce poète à la localité de Brécy», c’est, dit-il, parce que des Brécy sont mentionnés dans la Chronique de Morée (éd. Buchon, p. 31), en ces termes: «[Greek: O nte Berithie]» au nombre des Champenois qui demeurèrent avec Villehardouin dans l’ancien Peloponèse, après le départ de l’Empereur Baudouin pour l’Europe. «Le savant Buchon, écrit M. de Vertus, a traduit [Greek: Berithie] par Brassy; mais la recherche du pays des petits-fils de notre poète n’avait pas pour Buchon l’intérêt qu’elle a pour nous [!][216].»
D’autre part, dès le commencement du XIXe siècle, la Biographie universelle de Michaud avait proposé de voir, en l’auteur de la «Bible», «un seigneur de Berzé-le-Châtel, au bailliage de Mâcon». M. P. Meyer, au t. VI de la Romania, désigna Berzy-le-Sec (Aisne) comme le pays d’où le moraliste aurait tiré son surnom. Il va sans dire qu’on l’a appelé aussi Hugues de Bèze (de Bèze près de Dijon).
On sait aujourd’hui à quoi s’en tenir au sujet de toutes ces hypothèses[217].
Jofroi de Villehardouin, racontant les origines de la quatrième croisade, rapporte (au § 45 de sa Chronique) que le marquis Boniface de Montferrat alla au chapitre de Citeaux qui se tint à la Sainte-Croix en septembre (14 septembre) 1201. Là, il trouva un très grand nombre d’abbés, de barons et d’autres gens de Bourgogne: «Après se croisa li evesques d’Ostun, Guigues li cuens de Forois, Hues de Bregi li peres et li fils...»
Le Cartualaire de Saint-Vincent de Mâcon (Collection de Documents Inédits, 1864) mentionne de son côté, à plusieurs reprises, des personnages nommés Hugues de Berzé (de Berriaco). Le plus ancien, contemporain de Louis VII, eut deux fils: Hugues II, né vers 1145, et Gautier, qui fut archidiacre puis doyen du chapitre de Mâcon. Hugues II eut un fils, nommé Hugues, comme lui-même. Cet Hugues II et son fils Hugues III, né vers 1170, s’identifient certainement avec «Hues de Bregi li peres et li fils», ces chevaliers de Bourgogne dont parle Villehardouin. Leurs domaines patrimoniaux étaient à Berzé-le-Châtel (Saône-et-Loire). Il existe encore aujourd’hui un magnifique château féodal en cet endroit[218].
On a enfin un certain nombre de chansons de la fin du XIIe ou des premières années du XIIIe siècle, dues à un chevalier bourguignon, que les rubriques des manuscrits désignent comme Hugues de Bregi. Ce poète—le seul poète, ou peu s’en faut[219], de la région bourguignonne qui soit connu à cette date—est assurément un des deux croisés de 1201, le père ou le fils.
Quelques-unes de ces chansons présentent, du reste, des particularités intéressantes. La première (Ensi que cil qui cuevre sa pesance) est «envoyée» à un certain Hugues de Saint-Denis, peut-être le «Hugues de Saint Denise» que Villehardouin mentionne (§ 50), avec son frère Gautier, parmi les croisés de l’Ile-de-France[220]. La quatrième, qui a été souvent attribuée au Châtelain de Couci, est célèbre: elle a été composée à l’occasion du départ de l’auteur pour la croisade—pour la quatrième croisade, comme il résulte de l’envoi—et, «parmi les nombreuses pièces de ce genre, aucune ne peint mieux», selon G. Paris, «les sentiments à la fois vrais et conventionnels qui se partageaient le cœur» des nouveaux croisés:
Ainsi l’auteur de la chanson était encore amoureux, jeune par conséquent, lorsqu’il se croisa en 1201; c’était donc, selon toute vraisemblance, non le père, mais le fils.
Cela posé, l’auteur de la «Bible» est assurément le même que celui de la quatrième chanson. Il se vante, en effet, d’avoir beaucoup voyagé. Il a été à Constantinople:
Le seigneur ou «chastelain» d’un certain âge qui écrivit la «Bible» est donc Hugues III, seigneur de Berzé-le-Châtel, près Mâcon. En ce cas, la Bible ayant été composée pendant l’âge mûr, sinon sur les vieux jours d’un homme qui avait environ trente ans en 1201, doit être sensiblement postérieure à cette date.
Où fut-elle composée? Cela reste douteux. Il est probable que, comme beaucoup de croisés de 1201-1202, Hugues de Berzé le jeune passa de Constantinople en Orient: c’est ce que semblent indiquer ses récriminations contre les «franchises» des maisons de l’Hôpital et du Temple dans les pays d’outremer (ci-dessous, p. 81). Mais on ne sait rien de son itinéraire. Le dernier renseignement que la «Bible» fournisse sur son compte, c’est qu’il était encore en Romanie à l’époque de la bataille (15 avril 1205) où l’Empereur Baudouin fut vaincu et capturé[221].—Demeura-t-il, par la suite, en Orient? Revint-il en Mâconnais comme ses compatriotes et compagnons d’armes, Dalmase de Sercey et Pons de Bussières, qui, ayant enlevé dans le monastère de Marie Périblepte, près de Constantinople, l’insigne relique du chef de saint Clément, la rapportèrent à Cluni en 1206[222]? On l’ignore.
Il reste pourtant à tenir compte d’une dernière pièce d’Hugues de Berzé qui, ne nous étant parvenue que par deux copies dues l’une et l’autre à des copistes provençalisants d’Italie et provençalisée par eux, a fait compter jadis notre homme au nombre des troubadours, sous le nom d’Uc de Bersie.
Cette pièce se présente sous deux formes assez différentes dans un manuscrit du Vatican (texte publié dans l’Archiv de Herrig, XXXIV, 403) et dans un manuscrit de Modène (texte publié pour la première fois, en regard du précédent, dans la Romania, XVIII, 556).
Dans le manuscrit du Vatican, elle est précédée d’une note ainsi conçue: N’Ugo de Bersie mandet aquestas coblas a Folqet de Rotmans per un joglar q’avia nom Bernart d’Argentau per predicar lui que vengues com lui outra mar. Hugues de Berzé s’adresse ici, en effet, au troubadour Folquet de Romans, son «beau doux ami», pour le prier de lui «faire compagnie outre mer». Il parle de Folquet comme ayant mené avec lui joyeuse vie pendant longtemps; ils savent bien, l’un et l’autre, que «chascun jour vaut pis»; il est temps de s’amender et de bien faire:
Le poète s’adresse ensuite au marquis de Montferrat, le protecteur de Folquet, et lui adresse aussi des exhortations appropriées:
Et voici l’envoi:
Dans le manuscrit de Modène seul, cet envoi est précédé d’une strophe dont voici le texte:
La pièce est facile à dater approximativement si l’on considère comme authentique la strophe du ms. de Modène. Le marquis Guillaume de Montferrat avait préparé en septembre 1220 un très bel accueil à l’empereur Frédéric II, son cousin, lorsque celui-ci traversa la Lombardie pour aller se faire couronner à Rome. Il s’embarqua en janvier 1224 pour reprendre Salonique de Romanie, que les croisés avaient perdue, grâce à un subside de neuf mille marcs que Frédéric lui fournit. Nous sommes donc entre septembre 1220 et janvier 1224.—Dans cette hypothèse, toute la pièce est fort claire. Hugues de Berzé commence à prendre de l’âge; or, la pièce (voir le premier couplet) n’a certainement pas été écrite par un jeune homme. L’auteur est dans l’état d’esprit pessimiste et orienté vers le repentir et la mort qui l’a déjà conduit depuis longtemps ou le conduira bientôt à composer sa Bible: «Bien savons que chascun jour vaut pis...»
Ainsi Hugues de Berzé, revenu dans ses foyers, se serait croisé de nouveau après septembre 1220. Et tel serait le dernier événement connu de sa carrière.
G. Paris a soutenu une autre opinion qui interdirait ces conclusions, si elle était fondée; mais elle n’est pas, en vérité, soutenable. J’indique en note ses arguments, et quelques-unes des réponses qu’on y peut faire[224].
Quoiqu’il en soit, Hugues de Berzé se montre, dans ses chansons et dans sa «Bible», écrivain facile, assez agréable, encore que sans expérience et parfois négligé. Ses souvenirs de Romanie et d’Orient et sa désinvolture d’homme du monde qui a beaucoup aimé le siècle, qui l’aime encore[225], le sauvent de la banalité.—La Bible n’est, au demeurant, qu’une esquisse rapide.
Il est très fâcheux qu’il n’existe point encore d’édition critique de cet opuscule.
Les motifs qui donnent à penser que la Bible du seigneur de Berzé a été peut-être envoyée, non pas à un nommé Jacques, mais à Guiot de Provins, ont été exposées plus haut (p. 38).
L’auteur a beaucoup voyagé; il sait donc mieux que ceux qui n’ont jamais bougé de chez eux ce que vaut le siècle. Il sait que la vie ne vaut rien.
Mais l’épée de la mort est suspendue sur notre nuque. Elle est, la mort, aux aguets comme celui qui vise par une archère, dissimulé derrière le mur. L’homme est comme un malheureux attaché à un pilier et tenu en joue par une arbalète qui ne manque jamais son coup. Vivre longtemps? A cause des inconvénients de la vieillesse, on en vient, d’ailleurs, à haïr la vie quand on vit trop longtemps. Et, tant qu’on vit, que de douleurs: maladie, pauvreté, préjudices subis, blâmes et offenses; et ceux qui ont le plus de biens, dévorés par l’envie d’en avoir davantage! Il n’en était pas ainsi au temps jadis.
En ce temps-là, les gens cherchaient à se faire plaisir; trahir, tromper, désarçonner ses compagnons, voilà maintenant, ce qui leur plaît. Et chacun se tient à l’écart. Ceux d’autrefois jouissaient ainsi de la vie et ne se privaient point nécessairement pour cela du paradis; ceux d’aujourd’hui sont tristes et n’échapperont point, sans doute, à l’enfer pour autant; car mésaise n’est pas vertu:
La faute d’Adam, commise «pour une pomme malostrue», a eu pour conséquence la rédemption par les souffrances de Dieu sur la croix. Après quoi, Dieu institua les trois «Ordres» dont se compose la société: «les prêtres», pour le servir; les chevaliers «pour justicier»; et les laboureurs. Il commanda ensuite la chasteté, la charité, la foi, la pénitence et la confession. Il mit saint Pierre «en pré Noiron» (à Rome) pour nous pardonner nos péchés...—Or, qu’est-il arrivé? De nos jours, l’institution du mariage, destinée à garantir la chasteté des laïques, est corrompue et faussée; les chevaliers, qui devaient protéger les «menues gens» contre les voleurs, ne pensent qu’à les piller; les paysans «boutent adès la bone avant» (déplacent clandestinement les bornes pour s’agrandir aux dépens de leurs voisins). Le clergé même n’est pas exempt de ce «désir de pécher» dont tout le siècle est «bestourné».
Quand les bons clercs d’autrefois virent ainsi «briser la loi de Rome», ils inventèrent des remèdes: l’un, l’Ordre des moines noirs; l’autre, celui de Citeaux; d’autres les Templiers, les Hospitaliers, les nonnains de diverses robes. Mais les Ordres eux-mêmes en sont venus à ne plus guère respecter les commandements de leurs Règles.
Voilà, par exemple, ceux du Temple et de l’Hôpital. S’ils étaient sans convoitise et sans envie, on ne pourrait dire d’eux que du bien, car ils exposent leurs corps au martyre pour défendre «le douz païs» où vécut et mourut Notre-Seigneur. Ils ont toutefois une franchise qu’en tout état de cause l’auteur tient pour diabolique: c’est à savoir que les meurtriers et les larrons trouvent dans leurs maisons un refuge. C’est au point que, en la terre d’outremer:
De là, quantité de meurtres.—Les moines blancs aussi ont leurs mérites; ils sont charitables; mais quelle avidité pour s’agrandir!
Les nonnains, de leur côté, se prépareraient des couronnes si elles gardaient la chasteté qui leur fut commandée; mais
Toutefois, il faut passer condamnation là-dessus, car il y en a qui font bien:
Ceux de la Chartreuse, contents de ce qu’ils ont, sont un des Ordres du monde où l’auteur trouve le moins de mal à noter, si on les juge, du moins, «aus oevres et aus semblanz». Les moines noirs, au contraire, sont les pires de tous; c’est le plus «failli» des Ordres. Il y a peut-être un moine noir qui se conduit proprement sur quarante, ou sur cent; et dans le grand monastère de Cluni, ils savent, à la vérité, garder les apparences. Mais ceux qui sont dispersés dans les prieurés, à la campagne, se conduisent comme Dieu sait:
Tout cela n’est pas, du reste, une raison pour «renier» les Ordres. On y peut bien sauver son âme si Dieu vous donne le courage d’y entrer. Mais il ne faut s’y réfugier qu’avec la ferme intention de bien faire.
L’auteur n’est ni clerc ni lettré; il ne s’en mêle pas moins de «sermoner» le siècle, parce qu’il le connaît à fond. Même, on doit l’en croire mieux que les prêtres et les ermites, qui n’ont pas son expérience:
S’il croyait que «la joie du monde» pût durer toujours, il la préférerait à tout, car il l’a «plus amée que nus», en son temps; mais il sait maintenant qu’elle se dissipe comme un souffle. Qui aurait vu ce qu’il a vu se fierait peu aux prospérités mondaines. N’a-t-il pas vu, à Constantinople, quatre Empereurs mourir «de vile mort» en un an et demi: l’un étranglé, l’autre précipité, le troisième déshérité et mené en captivité (ce qui est pire que la mort), le quatrième vaincu et tué en bataille rangée[230]? Et tant d’autres braves qui ne se doutaient guère qu’ils seraient bientôt tués par les Grecs et les Comains[231], leurs cadavres mangés des chiens, des corbeaux et des corneilles. D’autres encore sont morts, qui disaient que s’ils avaient été là (aux combats où les précédents avaient péri), ils n’auraient pas «perdu la journée»; ceux-là sont morts aussi, par la suite, et moins honorablement, sans se défendre; et ils l’avaient bien mérité, ces orgueilleux, pleins de convoitise et de bobant au point qu’ils croyaient faire toute leur volonté sans l’aide de Dieu[232].—Lors de notre expédition, tout alla bien d’abord, tant que nous fûmes «humbles vers Dieu».
Mais, les ennemis vaincus, quand nous fûmes plongés dans les richesses, les émeraudes, les rubis, la pourpre, maîtres des terres, des jardins, des palais, aussi des dames «dont il i en a ot molt de belles», nous mîmes Dieu en oubli et Notre-Seigneur de même. Alors, Dieu nous punit:
Seigneurs, vous qui aimez ce siècle et qui en désirez la joie, pensez, pensez à la mort. A Mathusalem, dont vous n’atteindrez pas les années. A Jonas, qui, par crainte de la mort, s’enfuit pour ne pas aller à Ninive, où Dieu l’appelait; après l’incident de la baleine, il eut conscience de sa folie: on n’évite pas son destin; rien ne défend contre l’horrible fin à laquelle tous les vivants sont promis.
Et savez-vous ce que les héritiers font de l’héritage, quand ils l’ont?
Il y a bien d’autres péchés que l’auteur n’a pas nommés: luxure, usure, desmesure, etc. Ce sera grande merveille si Dieu a miséricorde d’un seul sur mille des pécheurs que nous sommes. Prenons donc garde de nous préparer pour le Jugement, avant qu’il soit trop tard.
Le péché le plus inquiétant, pour celui qui a écrit ces vers, c’est l’Amour. Car c’est pécher non seulement que de le faire, mais de penser rétrospectivement, avec plaisir, aux amours passées et rompues.
On peut aimer une belle dame ou une laide. Le péché est plus laid et plus noir avec la laide; mais il est plus «delicieux» avec la belle, et plus «plaisant a remembrer» par conséquent. Il est donc plus facile de se repentir du premier que du second. Mais qui se repent du second a cent fois plus de mérite. Au reste, tous deux sont détestables:
Hugues de Berzé, qui a tant «cerchié le siecle ça et la» et en proclame maintenant la vanité, sait parfaitement le cas que la plupart feront de ses sermons:
Il a fait certes «mainte oiseuse, mainte folie», dans sa vie; mais il ne laissera pas pour cela de s’essayer «a bien dire et a bien trouver»:
La Bible au seigneur de Berzé se termine, comme on le sait déjà (p. 38), par une apostrophe à un certain Jacques, que le rimeur appelle: «biaus frere, biaus amis» et qui s’était retiré du monde. Il l’exhorte à persévérer: Jacques a promis de s’amender; qu’il ne s’en repente point; rien n’est plus dangereux que de répudier ses bonnes résolutions.
Guillaume, l’auteur du Besant de Dieu, a passé longtemps pour un des auteurs les plus féconds du moyen âge. Son œuvre est, disait-on, très variée: il a cultivé notamment le roman, le poème allégorique, le poème moral, et fait des fabliaux. Mais cela tient à ce que, comme il se désigne dans le Besant par ces mots: «Guillaume, uns clers qui fu Normanz...», on lui a attribué d’office tous les écrits contemporains qui sont d’un clerc ou d’un normand nommé Guillaume. Or il a eu, semble-t-il, beaucoup d’homonymes.
«Guillaume li Normanz», qui rima le fabliau Du prestre et d’Alison[243], et ce «Guillaume», évidemment au courant des choses d’Angleterre, qui a mis son nom au fabliau De la male Honte[244], sont peut-être à distinguer l’un de l’autre. Mais le clerc Guillaume, probablement picard, qui a dédié à un chef de clan écossais le roman de Fergus et Galienne (un des bons romans de la Table ronde), n’avait rien de commun avec ce faiseur ou ces faiseurs de fabliaux, car sa langue diffère de la leur. Et celui-ci, à son tour, ne doit pas être confondu avec Guillaume, le clerc normand, dont l’œuvre certaine se compose du Besant de Dieu, d’un Bestiaire, et de quelques autres pièces à tendances moralisantes (Les Treis Moz, Les Joies Nostre Dame, La Vie de Tobie, etc.)[245].
La biographie de notre Guillaume n’est jalonnée que de deux dates. Il a composé son Bestiaire en 1211 (peut-être 1210)[246] et son Besant en décembre 1226 au plus tôt ou dans les premiers mois de 1227[3], comme il résulte d’allusions très claires contenues dans ces ouvrages.
Aussi bien ne connaît-on des circonstances de sa vie que ce qu’il nous en apprend lui-même.—Il était clerc, clerc marié, avec femme et enfants[247].—Il était versé dans la connaissance du latin: ses écrits sont pleins de citations et de paraphrases, tacites ou déclarées. Il cite, en particulier, dans le Besant, avec l’Écriture sainte, le De miseria humanae condicionis du pape Innocent III[248], et l’évêque de Paris, Maurice de Sully († 1196), dont il avait entendu, ou lu, les sermons bien connus[249].
Il vivait de ses «diz», qu’il composait, comme ses pareils, pour des amateurs, ses patrons. C’est ainsi qu’il fit le Bestiaire pour «sire Raol, son seignor»:
C’est ainsi qu’il écrivit le poème Les Treis Moz pour Alexandre de Stavenby, évêque de Lichfield et Coventry (1224-1238). Le thème de cet opuscule, où il est question du Besant, est emprunté, comme plusieurs passages du Besant lui-même, au De miseria humanae condicionis d’Innocent III: il y a trois choses, trois «moz», qui chassent l’homme de sa maison: fumée, «degot» (stillicidium), «male moillier» (mala uxor)...
C’est ainsi qu’il écrivit enfin sa «Vie de Tobie» à la requête d’un prieur de Notre-Dame de Kenilworth:
Guillaume était Normand: il le déclare à plusieurs reprises:
Et sa langue est le dialecte de la Normandie continentale.—Il est, du reste, plus que probable qu’il passa une grande partie de sa vie en Angleterre. Bien d’autres rimeurs normands, français ou picards l’avaient fait avant lui, qui n’ont pas non plus, pour autant, abandonné la manière de parler en usage dans leur pays.
Avant 1227, notre Guillaume avait «versefié en romanz» des «contes» et des «fablels», matière vaine et profane[254]. C’est sur ce témoignage que les anciens érudits s’appuyaient pour lui attribuer Fergus et les fabliaux dont n’importe quel Guillaume s’est dit l’auteur; ils concluaient même que l’auteur du Besant devait être au déclin de sa carrière quand il l’écrivit, puisqu’il n’avait pas toujours été si édifiant. On ne peut aujourd’hui que regretter la disparition de ces «contes» (le Bestiaire excepté) et de ces «fablels»[255].
A fréquenter la société anglaise, Guillaume, l’auteur du Bestiaire et du Besant, avait pris des allures plus indépendantes que la plupart des clercs du continent. Il se permettait d’exprimer très librement sa façon de penser sur les événements du jour. Dans le Bestiaire, il s’étonne hautement de l’interdit naguère jeté par le pape sur le royaume de Jean Sans Terre, et se permet de blâmer, à cette occasion, «l’une et l’autre cour»:
L’Interdit avait fait déserter les églises par la noblesse anglaise; celle-ci trouvait, d’ailleurs, son profit, comme le constate Guillaume, à ces déplorables incidents:
La page du Besant de Dieu où Guillaume s’élève, non sans éloquence, contre la Croisade albigeoise est depuis longtemps célèbre, et à bon droit. Voir plus loin, p. 108.
Le Besant de Dieu n’a été conservé que par un seul manuscrit, le ms. fr. 19525 de la Bibliothèque nationale de Paris, qui contient aussi les «Treis Moz», la «Vie de Tobie», avec d’autres opuscules de l’auteur, et qui paraît avoir été exécuté en Angleterre au commencement du XIVe siècle. Il a été assez correctement publié par E. Martin (Le Besant de Dieu von Guillaume le Clerc de Normandie. Halle, 1869, in-8). Cf., sur cette édition, G. Paris, dans la Revue critique, 1869, II, nº 143, et K. Bartsch, dans le Jahrbuch für romanische und englische Litteratur, 1870, p. 210.
M. A. Schmidt a très soigneusement étudié les procédés de style et les lieux-communs familiers à Guillaume (qui sont les mêmes dans toutes ses œuvres authentiques). Voir les Romanische Studien, IV (1879-80), p. 510-521; cf. H. Seeger, Ueber die Sprache des Guillaume le Clerc de Normandie (Halle, 1881).—On va voir que l’auteur du Besant est un écrivain assez adroit, quoiqu’il ignore absolument l’art d’ordonner ses pensées, et qui a de l’énergie. Mais il est assurément excessif de qualifier, comme on l’a fait, cette énergie d’«admirable» et le poème de «beau»[260].
Guillaume, un clerc de Normandie, qui a versifié en roman contes et «fablels» profanes, fole et vaine matière, était un samedi soir dans son lit. Il pensait à la vanité du «siècle», à sa condition précaire:
Il pensait aussi à la parabole évangélique des Noces: était-il prêt pour les noces de l’Époux, s’il y était convié? Il pensait enfin à la parabole du Talent: qu’avait-il fait du «besant» (c’est-à-dire du talent) que Dieu lui avait confié? Il eut honte de lui-même et résolut d’écrire un poème pour exhorter au mépris du monde et à l’amour de Dieu.
Cela se passait peu de temps après la mort du roi Louis (VIII)[262], qui était allé hors de son pays pour chasser les Provençaux et conquérir le Toulousain. Il est mort, maintenant, ce puissant roi:
C’est merveille que l’homme ne se soucie pas davantage de savoir d’où il vient, où il va.
L’homme naît de la saleté, dans la douleur, plus faible que les «faons» des bêtes. Il grandit, et abuse aussitôt des dons de Dieu:
Et puis il meurt, en général impénitent. Voilà le cadavre hideux:
Quant à l’âme, elle aura à répondre au jour de la résurrection. Car le corps ressuscitera; ne croyez pas que ce soit pour rire:
Il est étonnant que les hommes se laissent aller, comme ils font, à céder aux ennemis de leur salut: l’Ennemi proprement dit (le diable); celui que chacun a «soz sa chemise»; et la vaine gloire du monde[273].
Le corps, ce misérable corps, dit:
Le monde insiste:
Il faudrait lutter contre les tentations. Et d’abord par la diète:
Autre recette: se jeter dans l’eau froide quand on ressent «fole chalor». Mais hélas, ce n’est pas ainsi que l’on agit d’ordinaire.
Si j’étais à la cour du roi, en beaux atours, admis à manger près de lui et à coucher «en sa chambre», s’il me disait tous ses secrets, et que j’abandonnasse ce bon maître pour aller servir un vilain, lequel me fît garder ses bœufs, charrier son fumier et me battît en récompense, serais-je fondé à me plaindre? C’est comme les femmes: il en est qui ont deux amoureux: l’un les honore, l’autre les honnit, et elles préfèrent le ribaud, qui les bat, au beau bachelier courtois[283]. De même, l’homme entre Dieu et le Diable. Que d’étranges aberrations!
Le cas des clercs est le plus surprenant de tous. Car ils entendent «la glose et tout le texte de la lettre», et ils ne sont pas plus empressés que les autres aux Noces du Seigneur. L’auteur s’abstient toutefois de généraliser:
Il ne doute pas qu’il y ait de bons reclus et de bons chanoines. Mais il voit aussi des clercs bien rentés qui emploient l’argent à tort et à travers.—Lorsque quelqu’un s’est haussé «par symonie ou par peché» jusqu’à avoir un évêché en garde, il ne songe plus qu’à thésauriser; il abuse du droit qu’il a de se faire héberger gratis:
Alors que, s’il voyageait à ses frais, il se serait contenté de deux «somiers» (bêtes de charge) et de quelques serviteurs[290].
Les subordonnés des évêques ne valent pas mieux qu’eux, d’habitude: juges concussionnaires; collectionneurs de bénéfices, qui font servir le patrimoine du Crucifix à l’entretien de leurs familles; prêtres avides, pour qui la cure des âmes n’est qu’une métairie à exploiter:
Les rois, ducs, comtes et autres grands seigneurs sont à peine moins aveugles. Leur grand défaut est d’aimer trop la guerre, sans avoir égard aux misères qu’elle entraîne pour les petits. Il n’est, du reste, de guerres légitimes que les défensives où l’on combat «pour son pays» (v. 815), et celles contre les Sarrasins.—Ce qui manque aux princes, c’est la pitié. La plupart sont des tyrans pour les peuples, qu’ils font écorcher vifs par leurs baillis.—Aussi bien, ils sont riches, et la convoitise est le vice naturel des riches:
Inconvénients des richesses. Historiettes et paraboles évangéliques qui l’attestent: «Il est plus difficile à un chameau...»; le ladre qui attend à la porte les miettes du banquet; etc.
Mais les pauvres ont aussi leurs défauts[299], et particulièrement déplaisants:
Entendez-les se lamenter:
Et que dire de l’ouvrier, habile de ses mains, mais sans conscience, qui travaille moitié moins qu’il ne devrait pour le salaire convenu?
Revenons maintenant à la misère de la condition humaine, dont il a déjà été question. Car on ne saurait trop «recorder» d’exemples pour montrer combien ce bas monde est vil.
Il y a, cependant, des individus qui sont «beaux et bien alignés, grands et fournis». Se comportent-ils comme les arbres, qui produisent de bons fruits? Qu’est-ce qu’ils produisent? Des myrrhes, des aromates, des encens, des baumes, des gommes, des onguents: girofle, garingal, gingembre, zédoaire, cannelle, cumin, poivre? Pas du tout.
Il n’y a pas là de quoi se vanter. Encore moins de ce que deviennent les meilleurs mets quand ils ont passé par le canal digestif. Guillaume s’appesantit ici sur l’ignominie des diverses sécrétions de la machine humaine pour aboutir à cette conclusion: tant de puanteur est-elle donc compatible avec tant d’orgueil?
Le temps passe, et c’est la vieillesse avec son cortège abominable d’infirmités:
En résumé, tout est vanité, et cela seul mérite qu’on y travaille de s’assurer la grâce de Dieu.
Ses invectives contre l’orgueil conduisent ensuite l’auteur à rappeler la parabole du Semeur. C’est Dieu qui a semé le froment et le Maufez (le diable) l’ivraie dans le vaste champ de ce monde. Quand Dieu sema l’humilité, l’autre sema l’orgueil et la félonie. Quand Dieu sema la chasteté, l’autre sema la «lecherie» (la débauche) et la luxure. Quand Dieu sema l’amour, l’autre sema l’ire, la rancœur, la haine, l’envie durable. Et ainsi de suite.
Les semences du diable ont crû et multiplié au point que le froment de Dieu est étouffé et «versé» sous cette moisson parasitaire.
Le mal aurait déjà conquis la terre entière, n’était «le Chastel as puceles» (Patience, Humilité), qui, depuis le commencement du monde, tient en échec la forteresse d’Orgueil.—Aumône est la portière du «Chastel as puceles»; Largesse y fait fonction de sénéchal; Honneur, Joie, Courtoisie et Sobriété servent aux tables. Paix et Foi, qui gardent le château, font corner et guetter aux créneaux. C’est Chasteté qui fait les lits...—Dans la cité d’Orgueil, au contraire, la portière est Félonie. Escharseté[304] est cuisinière. Gloutonnerie a la cave en charge. C’est Fausseté qui tient les plaids... Etc.—L’Orgueil est répandu partout. Mais il prétend notamment à la seigneurie de France. Guillaume ne manque pas de rappeler, à ce propos, le lieu commun célèbre que ce père de tous les vices a marié trois de ses filles en Angleterre: Envie, Luxure et Ivresse[305].
Après ce développement symbolique, nouveau départ:
Mais l’auteur est un peu essouflé. Il s’arrête, cette fois, à considérer les cérémonies du baptême: «les enseignes» que le prêtre «baille» à l’enfant «relevé des fonts».
Il invoque ensuite le secours du Ciel en faveur de la nef de saint Pierre, c’est-à-dire de l’Église, insubmersible sans doute, mais présentement ballottée par la tempête. Seigneurs, obéissons au pape, qui nous conduit vers le salut:
Malheureusement l’équipage de ladite nef n’est pas composé d’une manière irréprochable:
De la personne du pape personne ne doit médire, pas plus que du ciel lui-même. Mais les cardinaux qu’il envoie dans tous les royaumes de la terre comme pacificateurs s’acquittent mal de leur office. Que font-ils, en effet?
Lorsque deux princes sont en discorde, Rome devrait enquérir pour connaître et redresser les torts. Elle ne doit pas, au sens de Guillaume, si un de ses enfants a erré et se déclare repentant, envoyer brusquement contre lui son fils aîné pour le confondre comme on l’a vu faire en ces derniers temps.
Voilà plus de quarante ans que le tombeau du Christ est retombé entre les mains des Infidèles, et les chrétiens se déchirent entre eux, au lieu d’aller le délivrer. Comment s’en justifieront-ils, quand Dieu tiendra son grand Conseil? Que leur dira Notre Seigneur?
Il est étrange que Rome s’occupe de pareilles besognes et ne prenne pas garde à sa honte. Et quelle honte? Une poignée de Chrétiens s’étaient naguère emparés d’une belle cité—Damiette—par où nous avions l’entrée «en Babiloine et en Egypte». Nous l’avons perdue, cette cité, par la faute du légat qui dirigeait notre ost. Quelle pitié de voir un clerc à la tête des chevaliers!
Guillaume, s’il était pape, ne se consolerait pas d’un tel échec jusqu’à ce qu’il eût pacifié et réuni tous les chrétiens autour de lui pour les mener à l’assaut de Jérusalem. Et il profite de l’occasion pour lancer une véhémente exhortation à la croisade. Aller à la croisade, la vraie—celle de Terre Sainte—c’est la meilleure manière, pour les gens d’armes, de faire fructifier leur «besant».
Mais quelqu’un demandera peut-être: «Qu’est-ce que signifie ce besant?». C’est le talent de la Parabole. Malheur à qui n’a pas fait rapporter d’intérêts au capital que son maître lui a confié, même s’il ne l’a point dissipé.
Chacun de nous a reçu un don de la bonté divine: prouesse, ou puissance, ou vertu, ou avoir, ou sens, ou éloquence; et qui néglige de s’en servir commet le crime de stériliser le besant de son seigneur.
L’auteur, qui a reçu «grâce de faconde», de «langue delivre et aperte», ne veut pas s’exposer, quant à lui, au sort du serviteur maladroit ou infidèle. Il ne se lassera point de parler pour prêcher le mépris du monde.
Considérez, je vous prie, la moisson spirituelle que vous vous êtes préparée jusqu’à présent. Elle est nulle, n’est-ce pas? Or, quelle souffrance de comparer sa misère à la prospérité d’autrui! Ce sentiment si pénible, Guillaume l’a éprouvé:
La misère est due le plus souvent à la paresse. Mais, cependant, pas toujours. Car le revenu du travail dépend de la qualité du fonds qu’on cultive et du genre de travail qu’on fait:
Sachez donc que la vigne qui récompense le mieux la peine qu’on prend autour d’elle, c’est la Vigne du Seigneur.
Parabole des ouvriers de la onzième heure. Mais sommes-nous à la onzième heure? Le monde est-il près de sa fin? Le bon évêque de Paris, Maurice [de Sully], avait «signifié» à Guillaume la réponse à cette question; et Guillaume la rapporte en ces termes:
Il ne faut pas spéculer, d’ailleurs, sur l’indulgence céleste, figurée par la parabole. Ne dites pas: «Je me repentirai plus tard». Songez au danger de mort subite. Il est déjà tard. Soyons prêts.
Parabole de l’Enfant prodigue. Le sens en est clair. Le père de la parabole, qui a deux fils, c’est Dieu omnipotent. Son fils aîné, qui l’a longtemps honoré et servi, ce sont les Juifs. Nous sommes le fils cadet, d’abord irrespectueux et prodigue. Jésus-Christ est le veau gras, sacrifié pour notre retour. Depuis notre retour, notre frère aîné se tient à l’écart...
On peut entendre encore qu’il y a parmi nous une foule d’enfants prodigues qui, depuis l’âge de quinze ans, ont quitté «le ventre de Sainte Eglise» pour choir «en la profonde mer des vices». La maison paternelle leur est ouverte, à ceux-là; le Père leur tend les bras:
Le poème de Guillaume finit par un acte de foi et par l’assurance que l’auteur n’a rien dit dont il ne soit persuadé:
Il n’existe pas moins de trente manuscrits qui renferment les deux poèmes moraux, ou «romans», intitulés Carité et Miserere (sans compter cinq autres copies du Miserere seul). C’est la preuve que ces ouvrages ont joui jadis d’une popularité exceptionnelle. Cette popularité est, du reste, attestée par d’autres témoignages. Deux poètes néerlandais du XIIIe siècle ont entrepris successivement la traduction du Miserere. Plusieurs rimeurs français du XIVe siècle, l’auteur de l’Exemple du riche homme et du ladre, chanoine de La Fère-sur-Oise, et Gilles li Muisis, abbé de Saint-Martin de Tournai, ont cité ces poèmes avec éloges. Le chanoine de La Fère les déclare incomparables:
L’abbé Gilles aurait voulu les lire tous les jours de sa vie:
D’autres, comme Baudouin et Jehan de Condé, se sont certainement inspirés de Carité et de Miserere, sans les citer.—En 1360, la ville d’Amiens ne crut pas pouvoir mieux faire, comme cadeau, que d’offrir au roi Charles V un exemplaire des deux romans.
L’auteur était connu au moyen-âge sous le nom que lui donnent le chanoine de La Fère et l’abbé Gilles: le Renclus (ou Reclus). C’est le titre qu’il se donne à lui-même dans l’explicit du Roman de Carité:
C’était donc un de ces solitaires qui, comme, de nos jours, les moines bouddhistes de la secte Nying-Ma, au Thibet, «se laissaient enfermer dans une cellule maçonnée, garnie d’une seule fenêtre, pour y mener, en général jusqu’à leur mort, une vie de pénitence et de prière...». «Les vignettes de plusieurs manuscrits des deux romans, ajoute M. van Hamel, représentent [l’auteur sous la figure d’]un moine blanc assis dans une recluserie construite en briques rouges et entourée d’un jardinet.»
«Moilliens», où vivait le Reclus, est sans doute Molliens-Vidame, aujourd’hui chef-lieu de canton de l’arrondissement d’Amiens, dont le prieuré était jadis un des bénéfices de l’abbaye de Saint-Fuscien-au-Bois.
Un des manuscrits des deux romans, du XIIIe siècle, conservé naguère à la Bibliothèque de Turin, offrait un renseignement de plus. Au-dessous du dernier vers de Carité (qui ne comportait dans ce ms. que 241 strophes au lieu de 242), on lisait: «Cy fenist li romans de Carité, lequel fist dans Bertremiels, li renclus de Morliens, qui jadis fu moines de Saint-Fuscien el bos...» Cette note autorise à penser que le Reclus s’appelait Barthélemi[329] et qu’il avait été moine à Saint-Fuscien avant de se faire emmurer.
Ses propres ouvrages fournissent, sur le compte de l’auteur, quelques données complémentaires.—Il n’était plus jeune lorsqu’il composa Carité; il ne s’attendait même plus à vivre longtemps (LXXXVII, I; XLIII, II).—Il était lettré, en latin et en roman. Il connaissait la Bible, les Vitæ patrum. Il cite le quo semel est imbula recens d’Horace. Il cite des fables, des historiettes et des proverbes populaires, des thèmes de fabliaux.—Il n’était certainement pas exempt d’amour-propre littéraire. Il sait que ses invectives lui ont attiré et lui attirent l’animadversion des fous (Carité, CXLIX, CL); mais peu lui en chaut; il est fier de son indépendance. Il se connaît des «envieux» qui éplucheront son livre pour y trouver «aucun mot dont il puissent mesdire»; mais il s’estime au-dessus de la contradiction (Carité, CCXLI):
A quelle époque écrivait le Reclus? Après la canonisation de Thomas de Cantorbéry et de Bernard de Clairvaux, puisqu’il considère ces personnages comme des «saints», c’est-à-dire après 1173-1174. Il a entendu parler de l’hérésie des Albigeois (Carité, XXIII, 6-12); mais il ne fait aucune allusion aux croisades dirigées, soit contre ces hérétiques (1207-1208), soit contre les Infidèles. Le roi de France qui régnait de son temps avait un royaume sensiblement plus grand que celui de son aïeul (Carité, XXXVI, 4-6)[330].—Dans Miserere, qui est très probablement postérieur à Carité (puisqu’on y relève une allusion assez claire à ce poème), il est question de «la terre ki enkiet en baillie de roi enfant» (CCXII, 8-9); mais c’est, peut-être, une allusion sans portée à la malédiction de l’Ecclésiaste.—Un éminent érudit a conclu de ces données (on n’en a pas d’autres), que la composition du premier roman du Reclus pouvait être fixée «au commencement du règne de Philippe-Auguste, entre 1180 et 1190». Mais il paraît évident que c’est par erreur. La mention brève, mais très significative, des Albigeois (dont il n’était guère question dans le Nord de la France au commencement du règne de Philippe-Auguste), celle des agrandissements récents du royaume (si considérables sous Philippe-Auguste), et subsidiairement l’allusion aux rois-enfants, tout concourt à faire penser aux premières années de Louis IX[331]. Et rien, par ailleurs, ne s’oppose à l’adoption de cette hypothèse. La langue des deux romans est le picard qu’on parlait pendant le premier tiers du XIIIe siècle.
Le Reclus de Molliens a eu la chance de trouver, de nos jours, un éditeur excellemment préparé à sa tâche et très consciencieux en A.-G. van Hamel. Il n’y a guère de poème moral du moyen âge qui ait été aussi bien traité, à ce point de vue, que Carité et Miserere. L’édition, définitive, de M. van Hamel (Li romans de Carité et Miserere, du Renclus de Moiliens. Paris, 1885, 2 vol. in-8) a paru dans la «Bibliothèque de l’École des Hautes Études» (Fascicules LXI et LXII).
On ne peut que s’associer, en général, aux appréciations de l’éditeur sur le style et la valeur historique et littéraire des œuvres de Barthélemi.—Ce qui distingue surtout le Reclus parmi les moralistes du moyen âge, c’est, en premier lieu, sa strophe de douze vers octosyllabiques sur deux rimes (disposées suivant le schéma aab aab bba bba), qui est aussi celle des célèbres Vers de la mort d’Hélinant, moine de Froidmont, composés entre 1194 et 1197; il est vraisemblable qu’Hélinand et le Reclus ont été des premiers à s’en servir: elle a été, depuis, fort à la mode (vraisemblablement grâce à eux)[332]. C’est, en second lieu, son goût décidé pour les jeux de mots assonancés et les allitérations[333]. C’est enfin une certaine dextérité à «manier les images et à les mêler, sans trop nuire à la clarté»[334]. Le Reclus est un homme de lettres fort expert, qui le sait, s’y complaît et s’admire. De là, ce que «sa verve a parfois d’un peu factice». Mais il avait de la verve: il avait une incroyable provision de synonymes et une merveilleuse facilité à ressasser sa pensée; c’est, du reste, la raison de son succès. Mais il était passionné et vivant, ce qui est rare chez les faiseurs de tours littéraires.
M. van Hamel ajoute: «Ce qui diminue pour nous l’intérêt de ses ouvrages, c’est qu’il moralise plus qu’il ne critique, et que, dans ses diatribes contre les mœurs du temps, il reste trop dans les généralités; on voudrait retrouver dans ses poèmes la société de son époque; on n’y trouve, sauf dans un paragraphe sur la toilette des dames, que des travers qui sont de tous les temps et de tous les pays...» Il y a quelque exagération dans ce dernier trait. S’il est vrai que le Reclus est souvent plus intéressant par la manière dont il dit les choses que par les choses qu’il dit, nul n’est en droit d’affirmer que, sur «la société de son époque», il ne nous apprend rien.
Il plaît à l’auteur de dire «bons dis» pour les «bons cuers» que l’exemple des bienfaisants excite à bien faire. Qui se ressemble s’assemble.—Tous les hommes ne sont pas pareils. «Li cuer sont de divers metal».
Mais les méchants sont plus nombreux que les bons; et les plus grands de ce monde sont les pires. Nous ne vivons plus maintenant comme vivaient nos anciens. Sainte Église elle-même est dégénérée: on y met «le fol en caiere»[336] et les plus sensés aux derniers rangs. Foi manque, Charité faiblit.
O Charité, où es-tu? L’auteur a, «par maintes jornées», cherché à découvrir son séjour. Il l’a cherchée chez «la gent laie» et chez «la gent lettrée»; il a pensé qu’elle s’était peut-être réfugiée chez les moines, «encartrée» chez les «renclus» qui ont choisi les plus dures voies du salut. Il a été la chercher à Rome; car on lui avait dit que le pape romain n’agissait, jadis, que d’après ses conseils. Mais, Charité, tu n’es plus là:
Certes, le pape en personne est au-dessus de tout reproche[339]. Mais ceux qui sont autour de lui «font souvent blâmer sa personne». Nul pauvre ne se présente à sa porte sans s’attirer des coups. Les portiers de sa cour ne font bonne mine qu’à ceux dont ils espèrent «argent ou ventrée»:
Il est allé chez les cardinaux et les a trouvés mercenaires, eux aussi; c’est même à leur exemple que les petits fonctionnaires de la Curie ont pris l’habitude de se faire graisser la patte.
Graisser la patte! Cette expression remet en mémoire l’historiette de la bonne vieille naïve à qui l’on avait conseillé d’oindre la paume de son avocat et qui prit l’avis à la lettre. L’auteur raconte cette historiette qui a été souvent, au moyen âge, mieux racontée que par lui[343].
A Rome donc tout est sec: les gonds des portes, les langues des gens de justice. Tout demande à être graissé. Et il y fait chaud; la graisse fond vite; il faut la renouveler souvent.
Le poète est allé ensuite en Toscane, en Pouille, en Hongrie, en Grèce, à Constantinople. Il a vu les Allemands, les Saxons, les Lombards et la grasse Bologne qui enseigne à esquiver les lois. A propos de Bologne, il déploie toutes les ressources de sa virtuosité à accumuler les jeux de mots en assonances:
Il a vu les médecins de Salerne. On lui a conté ensuite des Albigeois, qui ont renié Dieu et leur baptême. Il les laissa là et poussa sa pointe jusqu’à Fineposterne (cap Finistère). Charité n’est pas non plus en Angleterre, depuis la mort de saint Thomas [de Cantorbéry]. La loi des «estrelins» (sterlings) prévaut désormais dans ce pays et aussi en Irlande, en Écosse, en Danemark, en Frise, en Hollande, en Flandre, etc.
Il n’a trouvé Charité ni à Venise, ni en Terre-Sainte, ni en Bourgogne, ni en Champagne. En France, peut-être? car les Français sont «gent de mout grant pris», et leur beau nom vient de «frankise». A Paris?
C’est en France qu’il faut s’arrêter pour examiner à fond l’état de la société.
Et d’abord, le roi. Suit l’énumération des devoirs des rois en laborieux jeux de mots assonancés:
Dans ce tableau, rien qui ne soit très général et, par conséquent, banal. Il est observé, cependant, que le roi de France qui règne maintenant doit être d’autant plus soucieux de ses devoirs que son royaume est «plus larges et empenés» qu’au temps de son aïeul (XXXVI, 4). Sa dignité est la plus honorable du monde après celle du pape; que le titulaire n’en conçoive pas d’orgueil. Le vilain qui vit de lait aigre et de pain d’orge plein de paille est plus en sûreté que le roi, car il a moins de responsabilités: Plus seürs est vuis cars ke plains[356].
L’auteur ne peut pas s’occuper de toutes les conditions en détail. Après avoir parlé du roi, il s’adresse donc, en bloc, à tous les seigneurs, qui portent l’épée chevaleresque, pour leur adresser des conseils. Qu’ils ne perdent pas de vue le symbolisme de cette épée:
Il y a là des appels à la pitié dont l’accent paraît sincère:
Chevalier, défends les pauvres; «venge Boiliaue [le pauvre] de Boivin [le riche]»:
Passons maintenant aux clercs, en commençant par les «prestres parrochiaus». Ici, quarante-sept strophes commençant chacune par le mot Prestre.
Ces quarante-sept strophes ne contiennent guère que des exhortations vagues à donner le bon exemple, sur le thème:
Voici le portrait du bon prêtre:
Les diverses parties du costume ecclésiastique sont ensuite passées en revue; chacune a une signification symbolique, que le clerc ne doit pas perdre de vue: l’amict, l’aube «o le manke estrainte, estroite as mains», la ceinture, le «fanon» (ou manipule), l’étole, la chasuble[377]. L’amict enseigne à garder sa bouche de médire et de mentir et de «glouter»; l’aube à garder ses mains pures (or, il y a plus d’une manière de se salir les mains):
La ceinture met en garde contre la luxure; le «fanon» qui pend au bras est le souvenir historique du «tersour» (c’est-à-dire de la serviette) que les moissonneurs portaient jadis pour essuyer leur sueur:
Mais il y a sueur et sueur. Toute sueur n’est pas la sueur du sang que saint Thomas de Cantorbéry a versée pour la justice:
Le prêtre est le moissonneur des âmes. C’est grand péril pour le peuple des laïcs lorsqu’il se permet de choisir le champ de ses travaux, de l’essayer et de l’abandonner s’il ne lui rapporte pas assez. Le prêtre qui agit de la sorte rappelle le joueur de «briche»[386], qui essaye sa briche avant de s’en servir, en disant:
Prêtre, fous sont ces chevaliers qui haïssent tant la pauvreté qu’ils vont aux tournois «a la descouverte», c’est-à-dire sans équipements convenables, [pour essayer de gagner leur vie][389]. C’est le même genre de folie, pour un prêtre, de se perdre soi-même, crainte de perdre des rentes: «Mius est perdre rente ke soi».
L’auteur s’en prend, après cela, aux abbés et aux évêques, en suivant toujours sa méthode, qui consiste à «extraire le sens» (XCV, 11) des «noms» latins ou vulgaires.—Abbé, qui jadis as «rompu le festu au monde» (CIII, 2), et que les honneurs ont changé, Satan t’entraîne dans la «male maison», où l’on n’entend, pour toute musique, que des cris de «Wai, wai!» poussés sur le ton aigu. Qui jette le poisson hors du vivier, et le moine du cloître, le tue. Tu es sorti du cloître pour recevoir cette crosse recourbée par où Satan t’entraîne à sa suite. Pourquoi te nommes-tu «abbé» si tu n’es pas toujours «en abé» (aux aguets)? On te doit appeler «gabé». D’ailleurs, «abbé» signifie «père»:
Il appartient à l’abbé, comme à un bon père, de «rapeler les cuers fuitius[393]» de ses fils qui sont en même temps ses frères. Mais il ne doit pas, pour autant, consentir à tout ce qu’ils font, car il est préposé à l’ordre.
La crosse de l’évêque est, comme celle de l’abbé, droite en la hampe, courbe au sommet, pointue en bas pour être fichée en terre. Elle dit donc: «Atrai, adreche, argue» (attire, redresse, pousse).
L’évêque a aussi une espèce de heaume, sa mitre. Elle a deux cornes qui signifient l’un et l’autre Testament[394]. Il doit donc être bien lettré et savoir comment l’ancienne loi préfigure la nouvelle.
Prélats, aboyez à plein gosier contre le loup qui menace vos troupeaux. Mais «en tout mon tans», observe l’auteur, «peu trouvai kien qui aboiast a voie vraie». Chiens muets, vous êtes, en vérité, des loups:
L’auteur commence à désespérer de découvrir l’asile de la Charité puisqu’elle n’est pas chez les pasteurs, moins pasteurs que marchands. Toutefois, il y a encore quelque chance de la rencontrer. Chez les moines. Le monde, c’est l’aire; les gens du monde, c’est la paille; le cloître, c’est le grenier; et les cloîtriers (les moines), c’est la graine. Voilà du moins ce que l’on se plaît à penser.
Large chaussure, large «corone», larges manches, tel est le costume du «cloistrier», d’après la Règle. Mais beaucoup de moines préfèrent des pointures étroites, dont on les blâme à juste titre. A juste titre, car «dont vient mauvais contenanche, se cuers folie ne pensoit»? Ces pieds, chaussés trop étroit, sont l’indice d’un cœur coupable. La «cointise» (l’élégance) des cloistriers de nos jours fait mal à l’auteur, «com de boivre vins enaigris». Petites semelles, courtes manches, courtes coteles témoignent assez de la confusion des pensers de ceux qui les portent. Et cette cuisine qui sent la graisse! Et ces lits aussi bien parés que celui de «Bele Aelis»! O vieux Benoit, antique Augustin! on lit vos règles latines; mais les enfreindre ne fait pas peur. De nos jours, les cloistriers écourtent leurs robes; ils ont l’air d’écuyers et de turpins[396]. On dirait qu’ils sont de l’Ordre du chien Courtin, à la queue coupée. Les anciens fondateurs, ces vieux «loukepois» (avale-pois) mangeaient des œufs les jours de fête; ceux d’aujourd’hui ne dédaignent ni poissons, ni oiseaux, ni porc, ni bœuf[397].
Si Charité n’habite pas chez les gens constitués en dignité où l’on s’attend à la trouver, elle est peut-être chez les «petites gens». Il faut voir. Mais que le «peuple menu» ne se figure pas rencontrer, dans le poète, un flatteur. Les fous, à qui il a déclaré la guerre, prétendent qu’il les «laidoie». Sa manière est de dire la vérité à tout le monde. Il n’a jamais pu s’empêcher de dire la vérité:
Ouvriers de la terre qui peinez nuit et jour, inscrivez donc dans votre cœur les paroles du Reclus.
Si vous vous préoccupez autant de l’âme que de nourrir le corps, c’est bon; sinon, vous êtes coupables: vous préférez les biens transitoires aux biens durables. Charité ne conclut pas de pareils marchés. Elle est plus habile que tous les marchands, «cochons» (cossons, revendeurs) et «cochonnesses» du monde...
En quel genre Charité fait-elle des affaires? Eh bien, voici: il y a une grande cité, sur une haute montagne; un malheureux (Satan), s’y étant révolté contre son seigneur, entraîna avec lui une partie de la population; il fut chassé, alors le seigneur mit en vente son héritage. Pour repeupler l’endroit dévasté, il appela les pauvres à l’exclusion des riches. Charité se dépouilla de ce qu’elle avait pour être admise, en tant que pauvre, à l’acquérir...
Les riches s’étonneront peut-être d’entendre dire qu’ils sont ainsi frappés d’ostracisme. Mais c’est le Seigneur qui l’a voulu. Néanmoins, expliquons-nous. Pas d’intransigeance en cette matière[405]:
Pour être riche, un homme n’est pas nécessairement «pire» s’il est compatissant, généreux, exempt d’avarice. Pas de fausse interprétation, s’il vous plaît, de ma pensée:
Le Reclus n’a pas inventé de nouvelles lois; ce qu’il conseille a été fait par les vierges saintes, les martyrs, étoiles de la terre, dont les images sont peintes et les reliques conservées dans les églises.—La plus brillante de ces étoiles est la Vierge Marie, qui a chassé du nid, plumé et pelé le geai (Satan), dont Adam et Ève avaient été victimes. A son école maints et maintes ont appris à tirer au geai, comme Marie-Madeleine...
Le souvenir de Marie-Madeleine est associé à celui de la Passion. C’est pourquoi le poète se laisse aller à enfiler l’histoire de Judas et des douze apôtres, qu’il énumère et compare successivement à des nuées, à des vents, à des tonnerres, à des médecins, à des bœufs, à des sénateurs, à des pierres à aiguiser, à des «buisines» (trompettes), etc.—Pensons au jour du Jugement, où chacun sera jugé par quelqu’un de son ordre: les chevaliers par les saints Maurice, Sébastien et Hippolyte; les moines par Benoit, Bernard et Antoine; les évêques par Martin, Nicolas et Remi.
Ces développements entés les uns sur les autres forment une longue parenthèse au bout de laquelle on a un peu perdu de vue les enseignements que l’auteur a promis aux pauvres. Pour renouer l’ordre des idées, il suppose, brusquement, que les pauvres l’interpellent:
L’auteur répond que Dieu ne hait personne, mais qu’il tondra deux fois la brebis qui ne lui a pas d’abord abandonné sa toison de bon gré. Imitez plutôt Lazare:
Riches et pauvres, imitons Job, qui sut aussi bien user de la fortune que de la misère, et qui nous jugera tous. Patience et abstinence, suivant le cas: Povres souffrans, rikes donere.
Autre objection à prévoir:
Réponse: Asnes bien batus s’esvertue. Tu n’as pas assez battu ton âne, c’est-à-dire ta chair, toi qui parles ainsi. Sainte Agnès était de chair, comme toi. Éloge de sainte Agnès, patronne des petites filles.
Mais nos fleurs à nous, hélas, gèlent, car nos courtils sont sans clôture, et balayés par la bise. Les vices pratiquent dans nos murs des brèches qui livrent passage à des courants d’air mortels pour les fleurs. Et notamment l’ivrognerie: ivresse, semblable à la mort! La solitude (Væ soli!) et le tête-à-tête de l’homme et de la femme (car les bois sans forestier ne sont pas sûrs) sont à peine moins dangereux.
Suivant l’opinion du siècle, il y a moins de honte pour l’homme que pour la femme à pécher. Tel n’est pas le sentiment de Reclus.
Ceux-là sont sages, par conséquent, qui s’abritent contre les trop grandes chaleurs, sous l’ombre du mariage.
En fin de compte, Charité n’est nulle part. Elle a dû se retirer, probablement, dans cette magnifique cité sur la montagne dont il a été question plus haut, où elle s’est assurée une place, et où chacun de nous doit tendre.
Le poète estime qu’il est temps de «finer sa rime»; non parce que la matière lui manque: s’il avait le «sens» et le «pooir» nécessaires, il parlerait indéfiniment sur ce thème.—Il termine par des exhortations. Courage! il est encore temps:
Lecteur, qui liras ces vers, contiens-toi selon Charité; la loi de Dieu ne demande rien de plus.
Miserere mei, Deus! L’auteur s’est trop longtemps tu et abstenu de blâmer les maux qu’il a vus. Il va rompre le pain de sa parole à ceux qui en ont besoin. Il sait fort bien que, comme les malades préfèrent au pain les pommes sures, les fous n’aiment rien moins que l’on les «castoie». Lorsqu’ils voient qu’on s’apprête à les prêcher, ils filent, pour aller avec leurs pareils. Mieux vaut, pourtant, convertir un pécheur sur mille que de laisser aller les choses, sans agir. Se taire, c’est consentir.
D’où vient l’homme, où est-il, où va-t-il?—Il vient d’Adam, qui nous a tous perdus pour une pomme: chose étonnante, du reste, de la part d’un homme si fort et si subtil.
L’homme vient du paradis. Il est dans une vallée de larmes. Où va-t-il? cela dépend; libre à lui d’opter entre le ciel et l’enfer.
Ou bien encore il vient...; ne disons pas d’où: jetons un voile. Il est un «sac plains de fiens», qui se vide et se remplit tout le temps. Et il sera «viande de vers». Tout cela n’est pas brillant.
Heureusement il est permis de recouvrer la condition dont Adam et Ève nous ont fait déchoir, en se mettant au service de Dieu. Service aimable, malgré les tribulations qu’il comporte, comme l’histoire des martyrs Laurent, Vincent, Étienne, André, etc., le fait bien voir. Ceux-là, soit dit en passant, n’ont pas prêché seulement par parole. «Dis sans fait» n’était pas leur cas. Or, dit sans fait, c’est moulin à une meule, soulier sans semelle, faulx sans tranchant; c’est la chanson de «burelure».
Cependant l’indignité du prédicateur ne devrait pas détourner de suivre ses conseils: «Creons au dit, et au fait non».
Il faut choisir entre le service de Dieu et celui du monde. Le monde ressemble au saule, cet arbre stérile, «ki verdoie en fuelle sans fruit»; au saule, emblème de deuil, dont on fait des chapeaux aux veuves:
Autre «sanlanche» (similitude). Ta fille est demandée en mariage par un homme qui a une grosse fortune mobilière et par un autre qui possède «grand hiretage». Lequel choisiras-tu?
Or le monde «fors mueble n’a rien»; l’«hiretage» de Dieu est solide.
La Parabole évangélique du mauvais riche fournit un exemple des suites qu’entraîne le service du monde, lequel ressemble beaucoup au service du ventre. Exemple épouvantable pour les riches, réconfortant pour les pauvres:
Il ne convient pas d’«aproprier a soi» les biens que Dieu a créés pour tout le peuple communément. Mauvais riche!
Cela remet en mémoire à l’auteur une anecdote. Il y avait une fois un homme dur, qui n’avait pitié de personne. Il rêva un jour qu’il était près d’un verger plein de beaux fruits mûrs, dont la porte était verrouillée; il avait faim. Il appela tant que quelqu’un vint. Il demanda à entrer, pour manger des fruits. Impossible, dit le jardinier:
Ces entes appartiennent à des gens prévoyants qui les ont plantées, chacun la sienne, pour le temps de disette probable, où ils seront seuls à avoir des fruits.—Là-dessus, le rêveur s’éveilla, et, appliquant sa «cogitation» à ce rêve, il comprit les inconvénients de l’avarice. Il se convertit pleinement:
L’aumône, toutefois, n’est valable que faite avec des mains nettes et de l’argent bien acquis. On n’a pas le droit de dépouiller l’un pour vêtir l’autre. Et ceux-là seuls ont les mains nettes qui ne sont pas «hommes de sang», suivant la définition de l’Écriture, c’est-à-dire en état de péché mortel.
Ici, l’auteur ne sachant plus bien où il en est après tant de développements à tiroirs, expose, d’après le prophète Malachie (I, 6), comment Dieu veut être honoré.—Il aborde ensuite l’énumération des péchés les plus honteux.
L’orgueil, d’abord. Orgueil de science ou de force, ou de beauté, ou de naissance, ou de dignité, ou de fortune. Il n’y a pas là de quoi, au sentiment du Reclus, tant «mouvoir le grenon» (remuer les moustaches).
Tous ces couplets contre l’orgueil sont traversés d’une forte inspiration démocratique, évidemment sincère.
Et vous, qui vous enorgueillissez de votre beauté... La beauté est un don de Dieu. Vous y aidez, pourtant, parfois. Il en est qui en achètent les ingrédients chez le «merchier» (le general storekeeper) et qui se peignent la mâchoire comme l’on peint une planche ou une statue de marbre:
Il en est qui vont dans l’enfer à cause de l’orgueil que leur chevelure leur inspire. Mieux vaudrait pour eux que la teigne leur rongeât le cuir et l’os jusqu’à la cervelle. L’usage s’est répandu, de nos jours, même chez les clercs, d’une certaine coupe de cheveux «en queue de malard» (canard sauvage). Clercs, vous abandonnez Dieu lorsque vous étalez ce «viaurre» (cette toison) que l’on vous rogna jadis en chantant Dominus pars [hereditatis mee].
Et les étoffes de couleur! La toilette; les «gironées» ou traînes des robes, qui balaient l’ordure. C’est grand dommage que ces dames, qui donnent tant de soins à leur queue, n’en aient pas une naturelle. Saint Martin, qui coupa son manteau, n’en usait pas de la sorte[440].
Après l’Orgueil, l’Envie, sa fille. De l’union incestueuse d’Orgueil avec Envie est née la Médisance, que sa mère mena de bonne heure à la cour, où elle a singulièrement prospéré. C’est elle qui, quand quelqu’un jouit d’une réputation intacte, dit tout bas:
Médisance s’est acclimatée même dans les cloîtres, sous l’habit de saint Benoit et sous celui de Prémontré.—Convoitise accompagne toujours l’horrible fille et ses horribles parents.
Passons maintenant (sans transition, str. CXXIX) aux cinq sens de l’homme, qui devraient être ses serviteurs et dont il fait, trop souvent, ses maîtres.
Par ses cinq sens l’homme «gouste, touche, flaire, ot et voit» (CXXXI, 2).
L’œil éveille les tentations, comme le prouve l’histoire de ce cordonnier romain qui, convoitant une jolie dame qu’il avait vue passer, se creva l’œil de son alène[442].
L’oreille accueille trop volontiers les mauvaises nouvelles, ce qui incite à les répandre.
Le nez, surnommé ici Espiehaste (Guette-rôti), jouit légitimement de l’odeur des lys, des roses et des épices, «por santé et por medechine»; mais c’est un abus de parfumer les robes à l’ambre. Ne pas se laisser mener par son nez, comme Merlin qui se fit prendre, attiré par l’odeur de la cuisine[443].
Le goût, surnommé Gastebien, fait beaucoup du mal aux gens, en particulier aux moines, qui mordent aux meilleurs morceaux et qui «boivent bien et souvent».
Il est essentiel de savoir se servir du goût. Combien faut-il manger? «Moins ke plus ou k’assés», car Cars bien norrie se revele.—Que faut-il manger? Ce qui se présente; «Nature soit ta consilliere».—Quand faut-il manger? «A la droite houre».—Pourquoi? Pour te permettre de servir Dieu; il est, par conséquent, contre la foi de jeûner à l’excès[446].—Il faut, enfin, manger du fruit de son travail, comme saint Paul l’a prescrit quand il a dit: «Ne goust qui ne laboure». Ne pas croire, d’ailleurs, que les clercs et les chevaliers ne travaillent pas. Ils travaillent comme les autres s’ils s’acquittent en vérité des devoirs de leur vocation:
Les marchands aussi travaillent; ils souffrent le chaud et le froid; manger leur est donc permis. Mais non pas aux jongleurs[447].
Mais, hélas, le monde est ainsi fait que ceux qui travaillent ont souvent bien de la peine à se procurer le pain quotidien, tandis que ceux qui ne font rien s’empuantissent de mangeaille.
Le cinquième sens est le toucher. «Toukiers li lere» (le voleur). C’est l’instrument de tous les méfaits.
L’homme a, Dieu merci, de quoi se défendre contre ces cinq serviteurs toujours prêts à la révolte. Car il en a quatre autres à cet effet: «Paours [de Dieu], Dolours, Joie, Esperanche». Peur est son portier; Douleur, son panetier; Joie, son boutillier; Espérance, son chambrier (str. CLXX). Éloge de ces quatre «sergents», qui sont continuellement en lutte contre les cinq autres.—Suit l’histoire de la vierge sainte Agathe et de ses compagnes, qui défièrent les tourmenteurs et dont le courage fait honte aux hommes «mous» et «entomis» (engourdis) d’aujourd’hui.
L’admiration du Reclus pour sainte Agathe et ses compagnes ne l’entraîne pas jusqu’à dire que tous doivent aller à Dieu par une voie si étroite. Dieu n’exige pas de tous la virginité et le martyre. Mais il est bon de ne pas perdre de vue l’idéal. Au reste, le mariage est «droite voie» en son genre:
Quant aux veuves, l’auteur leur adresse une question:
Vous qui êtes adonnés à la luxure, vous avez perdu la glorieuse ceinture de la virginité. Il vous reste le mariage; c’est une façon de se receindre. Par malheur, il n’est guère employé à cette fin. Ceux qui devraient se ceindre le plus étroitement sont ceux qui dénouent le plus volontiers leur ceinture.
Le service du monde peut être comparé encore au sureau: les fleurs en sont blanches et le fruit noir.
Ce n’est pas ici le lieu de s’occuper de nos seigneurs que Dieu «a ordenés docteurs ou monde sur la gent petite», car l’auteur «en a assez parlé aillours[452]». Il n’est pas, du reste, de ceux à qui les folies de leurs maîtres font plaisir, en autorisant, pour ainsi dire, les leurs. Il donne, lui, de bons conseils aux hommes. Il a «confit» le présent «laituaire» (électuaire) pour son propre profit et celui des autres. Si les hommes n’en tiennent compte, Dieu ne l’en récompensera pas moins (CCXIV).
Nouvelle série d’exhortations.—Aux jeunes gens, qui comptent sur vingt ou trente ans de vie. Qu’ils n’y comptent pas:
Aux vieillards:
Il n’est pas prudent de remettre au lendemain la pénitence. C’est jouer avec la Mort. Or, elle sait trop bien crier «Hasart!» à l’improviste, en emportant les enjeux.
Exhortation à la pénitence. Liste d’illustres pécheurs qui ont été pardonnés: Ninive, contre qui Dieu avait déjà bandé son arc; Marie-Madeleine; saint Pierre après le reniement; Théophile... Ce dernier rentra en grâce par l’intercession toute-puissante de la Vierge Marie. Et cette toute-puissance de la Vierge, voici une histoire qui la montre bien... Il y avait à Citeaux un moine, qui conseillait à ses compagnons de ne pas chanter, les jours de fête, plus haut que d’habitude. «Vous le faites par vanité», disait-il. Un jour, le 15 août, tandis que les bons moines et les bons seigneurs s’appliquaient de leur mieux à bien lire et à bien chanter, il chantait bas, lui, suivant sa coutume, lorsque le ciel s’ouvrit et une vision resplendissante descendit devant l’autel. Il reconnut la mère de Dieu, accompagnée d’un ange et de saint Jean. L’ange portait une fiole de piment «mout delitable, cler et sain»; et saint Jean un hanap. La Vierge prend le hanap plein et l’offre à l’abbé en disant:
Tous les moines boivent de même, après l’abbé, excepté le visionnaire.—Le lendemain, à matines, celui-ci resta muet; et, comme l’abbé lui demandait pourquoi: «Je suis le seul, répondit-il, qui ne but pas hier au hanap». Et il raconta sa vision. Tout le couvent fut émerveillé et le héros de l’aventure apprit à «chanter haut» désormais[457].
Le poème de Miserere s’achève par une prière du pécheur repentant à la Vierge, dont l’auteur enseigne les termes:
Cette prière, qui ne s’étend pas sur moins de quinze douzains, est surtout une litanie. Telle est la dernière strophe, par laquelle on peut juger des autres:
Le magnifique recueil des œuvres de Robert de Blois, exécuté dans l’Est de la France pendant le dernier tiers du XIIIe siècle pour quelque riche amateur et qui, après avoir appartenu à Guichart Dauphin, seigneur de Jaligny (tué en 1415 à Azincourt), porte aujourd’hui le nº 5201 des manuscrits de l’Arsenal, contient (p. 3) une sorte de dédicace, en ces termes:
Suit un copieux éloge de ces deux personnages, qui sont connus par ailleurs. Hue Tyrel fut seigneur de Poix de 1230 à 1260; son fils Guillaume, qui lui succéda, mourut en 1302.—Robert de Blois fait du «bon Huon» le portrait le plus flatteur; il sait très bien servir, «honorer et conjoïr» les prud’hommes; il est courtois de cœur; il déteste les «boiseors» (traîtres) et les «mausparliers», les orgueilleux, les filous, les méchants; il aime, il craint Dieu; il hante volontiers l’église; il est impassible:
Nul ne tire si bon parti de sa terre; il sait dépenser comme il faut:
Large, franc, bien fait de corps, grand, vigoureux, débonnaire dans les relations mondaines, avisé quand il doit juger. «Et que dirai je de ma dame?» Ses vertus sont dignes de sa haute naissance:
Quant à Guillaume, c’est un modèle de chevalerie:
Le «bon Jofroi de la Chapele», dont il est dit ici qu’il exerçait une si puissante action sur le gouvernement de la France, est le pannetier de France qui fut en effet un des conseillers les plus affidés du roi Louis IX; il paraît dès 1224[466]; il figure comme arbitre pour le roi Louis dans un accord avec Thibaut, roi de Navarre et comte de Champagne en 1243[467]; il est cité à plusieurs reprises, au cours des années suivantes, comme membre de la Cour judiciaire du roi[468]; dans un acte de «paix» conclu vers 1251 entre Hue Tyrel et les bourgeois de Poix (qui ne paraît pas avoir été remarqué jusqu’à présent), «mesire Huon, sire de Poiz», retient formellement «le consel monseigneur Gefroi de la Chapele, panetier de France»[469]; le 24 février 1253, il exerça la haute fonction de «celui qui rend les arrêts», c’est-à-dire de président au parlement[470].
De ces détails, il ressort que Robert de Blois écrivit la dédicace insérée dans le ms. de l’Arsenal avant la mort de Hue Tyrel et de Jofroi de la Chapelle; or Jofroi est mort avant 1260 et Hue cette année-là.
Il est à remarquer, du reste, que cette même pièce se trouve, sous d’autres formes, dans d’autres recueils des œuvres de Robert.
Elle figure, par exemple, dans le ms. fr. 2236 de la Bibliothèque nationale (XVe siècle), qui dérive d’un manuscrit plus ancien où les noms du seigneur de Poix et de sa famille avaient été remplacés par ceux d’un certain «Jehans de Bruges»; de «Tierri», le franc comte de Forbach; et des «dames du parage d’Aspremont»[471].—Elle figure aussi, mais fort abrégée, dans le m. fr. 24301 de la Bibliothèque nationale; là, le poète ne s’adresse plus qu’à «un de ses meilleurs amis» et il s’abstient de le nommer; il annonce qu’il le nommera plus loin:
Mais, comme le ms. fr. 24301 est incomplet à la fin, on n’en sait pas davantage.
Faut-il croire que Robert de Blois avait composé une dédicace passe-partout, où il se contentait de changer ou de supprimer, suivant les circonstances, les noms propres? Peut-être[473]. Il n’en reste pas moins que l’auteur de la dédicace aux Tyrel était un contemporain de saint Louis. C’est tout ce que l’on peut dire sur son compte.
La nomenclature de ses écrits est un des problèmes compliqués de l’histoire littéraire du XIIIe siècle, parce que les recueils que l’on en a diffèrent beaucoup entre eux, et parce que Robert avait l’habitude d’encastrer industrieusement, en les modifiant plus ou moins, ses petits dans ses grands poèmes. Il semble qu’il ait donné, lui-même, plusieurs éditions (deux au moins) de ses poèmes divers, ajoutant ici, retranchant là, bouleversant l’ordre adopté d’abord; mais la chronologie de ces remaniements n’est pas établie, et il est peut-être impossible de l’établir. D’autre part, Robert a farci son roman de Beaudous de plusieurs de ses pièces didactiques ou édifiantes qui avaient été faites pour être et qui ont été, effectivement, plusieurs fois publiées à part.
Les rédacteurs de l’Histoire littéraire n’ont pas résolu, ni même soupçonné—ils ne connaissaient pas l’édition représentée par le ms. de l’Arsenal, qui contient la dédicace aux Tyrel—la plupart des difficultés que soulève l’historique des œuvres de Robert.—Un essai de nomenclature des poèmes divers, avec un «tableau de concordance dont l’objet est d’indiquer à quelle place se trouvent dans les [autres] manuscrits chacune des pièces de Robert de Blois que contient le ms. de l’Arsenal» a été dressé par M. P. Meyer (Romania, 1887, pp. 25-43). M. P. Meyer a posé là les questions que le futur éditeur des poèmes devrait élucider, si c’est possible[474]. Depuis, il n’a rien été fait qui vaille dans cette direction. La soi-disant édition «diplomatique» de M. Jacob Ulrich (Robert von Blois sämmtliche Werke. Berlin, 1889-1895, 3 vol. in-8), outre qu’elle est incorrecte, n’est qu’un recueil de matériaux bruts.
Peu de poèmes sont aussi «curieux», au sentiment de M. P. Meyer, que ceux de Robert de Blois, «pour l’histoire des mœurs et de la courtoisie au XIIIe siècle»[475]. Et «il est parmi nos anciens auteurs un de ceux qui ont le mieux réussi à rédiger les règles du savoir-vivre et des bonnes manières». Plusieurs de ses petits poèmes, «l’Onor es dames, le Chastoiement des dames, l’Enseignement des princes forment un véritable code de la courtoisie telle qu’on l’entendait au moyen âge».
Le Chastoiement des dames, ou traité de civilité à l’usage des dames, qui était encore populaire à la fin du XVe siècle[476], est depuis longtemps connu des érudits, parce qu’il a été publié de bonne heure dans le recueil de Barbazan-Méon (Fabliaux et Contes, II, 184-219; d’après le ms. fr. 837). Il a été analysé, d’après l’édition de Méon, dans l’Histoire littéraire (XIX, 833). Nouvelle édition, par J. Ulrich, dans les Sämmtliche Werke, III, 57. Nouvelles analyses dans l’Histoire de la langue et de la littérature françaises publiée sous la direction de L. Petit de Julleville, II, p. 185[477], et par Alice A. Hentsch, De la littérature didactique du moyen âge s’adressant... aux femmes (Halle a. S., 1903), pp. 75-80.
De l’Enseignement des princes, on a plusieurs manuscrits: mss. 3516 et 5201 de l’Arsenal, mss. fr. 2236 et 24301 de la Bibliothèque nationale (ce dernier avec une entrée en matière un peu différente). Imprimé par J. Ulrich, l. c., III, p. 2-54, avec l’Onor es Dames, qui en forme, dans l’édition, le premier paragraphe. Analyse très sommaire par P. Paris dans l’Histoire littéraire, XXIII, p. 735 (où l’Enseignement est considéré comme un épisode du roman de Beaudous).
Les petits poèmes édifiants (notamment sur la Trinité et la Confession) qui se trouvent dispersés dans la collection des œuvres de Robert de Blois (Romania, XVI, p. 40, nº 16), et qui sont réunis pour la plupart au t. III (pp. 81-129) des Sämmtliche Werke d’Ulrich, sous le titre général de «Poésies religieuses» ont, pour nous, beaucoup moins de valeur, à cause de leur banalité. Les deux romans de Robert de Blois, Beaudous, Floris et Liriopé (ce dernier manifestement imité du Cligès de Chrétien de Troyes) sont prolixes et sans relief. C’est pourquoi nous ne présenterons au lecteur que les deux principales des pièces didactiques précitées, Chastoiement et Enseignement[478].
Nous les présentons sous le bénéfice des observations suivantes.
1º Il n’existe pas de texte critique du Chastoiement ni de l’Enseignement, purgé des formes dialectales (de l’Est) qu’offrent les meilleurs manuscrits, et ramené à la graphie probable de l’auteur[479]. On a donc dû se résigner à se servir des textes très imparfaits d’Ulrich, en collationnant les mss. chaque fois que le sens était intéressé.
2º Les écrits didactiques de Robert de Blois doivent être, à notre avis, interprétés avec précaution. Les anciens érudits ont pris au sérieux, et pour argent comptant, tous les conseil donnés aux dames de son temps par Robert dans le Chastoiement. D’où leur surprise en les lisant, qu’ils n’ont pas dissimulée: «Comment était-il nécessaire au XIIIe siècle, dit M. Amaury Duval, d’avertir les femmes de ne pas permettre une liberté du genre de celle qui est indiquée dans ces vers: Gardez que par nus hom sa main Ne laissiez mettre en votre sein?» A. Duval s’étonne encore de trouver dans le Chastoiement certains préceptes de propreté et de convenance élémentaires qu’il peut sembler fort inutile de donner à des dames que l’on ne doit pas supposer dépourvues d’éducation[480]. «N’essuyez pas, dit, par exemple, le poète, vos yeux à la nappe, ni votre nez; ne buvez pas trop.» De pareils conseils font sourire aujourd’hui. Mais la question se pose de savoir si ce sont là des indices de la grossièreté foncière de l’ancienne société courtoise, ou si l’auteur ne les a pas formulés, justement, pour provoquer le sourire, et si les hommes du XIIIe siècle n’en souriaient pas comme nous[481]. En ce cas, qui n’a rien d’improbable, supposé que certains préceptes de Robert de Blois doivent être entendus cum grano salis, une foule de conclusions tirées, pour l’histoire des mœurs, des œuvres de notre auteur (et de bien d’autres) tomberaient, tout d’un coup, à plat[482].
Ce n’est pas sans raison que Robert de Blois, qui avait «laissé le rimer», l’a recommencé[483]. Ce siècle est corrompu. Il craint fort de perdre sa peine en dénonçant les abus. De plus sages que lui n’ont pas été écoutés. Il essaiera, pourtant.
Les anciens seigneurs avaient coutume de tenir cour richement; ils distribuaient pailes et cendaux[484], or et argent, vair et gris, destriers[485]. Les lieux où ils séjournaient en valaient mieux longtemps après. Ceux d’aujourd’hui sont autrement endoctrinés: au lieu de donner, ils prennent; les pauvres gens fuient sur leur passage; ils dépouillent les saints eux-mêmes et se font excommunier; mais cela leur est égal.
Qui le croirait sans l’avoir vu? Les princes de nos jours font fermer les portes des salles où ils mangent [au lieu de les laisser ouvertes à tout venant, comme c’était jadis l’usage]. Robert de Blois ne s’en peut taire, quand il entend le cri des huissiers:
Les prélats, de même, bestournent et déshonorent leur ordre. Ceux d’autrefois étaient des saints; ceux d’aujourd’hui «saintiront» quand les poissons haïront l’eau. Ils sont riches; ce sont des commerçants experts: personne ne s’entend mieux qu’eux à vendre, à acheter, à prêter...
C’est ainsi que parlent les fous. Robert en a le cœur dolent. Il a souvent défendu les grands seigneurs «par paroles» et il le fera encore. Car il ne faut pas médire d’eux:
Puisse le présent ouvrage, grâce à sa modération, convenir à tous les prud’hommes![490]
I.—Premièrement je vous enseigne de ne pas être si vilain ni si «estout» (téméraire) que de dire du mal des dames, à tort ou à droit. Car, d’abord, c’est le sexe auquel vous devez votre mère:
Et puis, la plus grande joie de l’homme, c’est que les femmes lui fassent «beau semblant». Certes, il est des déloyaux qui n’ont pas souci des dames; mais ceux-là sont justement suspects de vices contre nature.
Dieu, d’ailleurs, nous a fait voir qu’il aime plus la femme que l’homme. Car il l’a créée dans le paradis (et l’homme avant le paradis). Car il a voulu naître d’une femme. Car c’est à des femmes qu’il s’est montré en premier lieu après la résurrection.—Robert de Blois est persuadé que le présent petit poème, qu’il baptise l’Onor es dames, aura près d’elles du succès. Elles diront en l’entendant:
II[496].—Aimez Sainte Église; c’est le moyen d’être invincible, comme le bon roi Charlemagne.
Quand Dieu institua Sainte Église, il lui donna deux bonnes gardes: les clercs et les chevaliers; les clercs pour enseigner la loi; les chevaliers pour la défendre.—Suit la description allégorique de l’armement du chevalier, un des lieux communs préférés de la littérature du moyen âge. L’épée est claire, à double tranchant et pointue: cela signifie que le chevalier doit être pur, tenant de l’une et l’autre loi, prêt à crever les ennemis de l’Église. La garde en croix, c’est «l’enseigne Jésus-Christ»; le nom qui est gravé dedans veut dire que le chevalier doit toujours avoir Jésus-Christ en mémoire. Le pommeau, gros et rond, signifie que le monde entier honore l’état chevaleresque, car «chevalier» est synonyme de «sire». Ainsi de suite pour l’écu, peint et doré; la lance; le heaume, lié de fortes courroies et peint à fleurs; le cimier; la coiffe; le haubert de mailles; la couleur rouge de la cotte armée; le hoqueton; les chausses; les éperons; la selle, etc. Les quatre pieds du cheval d’armes symbolisent «les quatre principales vertus»: justice, sagesse, force (surtout la force morale), modération.
III[499].—Gardez-vous de vilain «gas». Plus d’un a perdu la vie pour avoir médit. Quand on a pris l’habitude de blâmer, on blâme tout le monde, bons et méchants. Mais l’auteur ne veut pas plus longtemps salir sa bouche en parlant d’un si triste défaut, particulièrement déplaisant chez les grands seigneurs[500].
IV[501].—L’envie est une maladie qui fait souffrir sans relâche. Tous les envieux sont maigres et pâles; la prospérité d’autrui les torture. Un couteau fiché dans la chair, ils n’ont de pensée que pour leur douleur.
V.—L’orgueil est le premier en date des péchés, et celui que Dieu hait le plus. C’est par orgueil qu’ont désobéi Adam et Ève, et c’est en punition de cette faute que les femmes se couvrent la tête, jusqu’à nos jours:
Histoire de Jonas. Après sa délivrance hors de la baleine, un ange conduit le prophète à la cité de Ninive. Ils pénètrent dans la ville par le quartier où l’on tuait les bêtes et où s’amassaient les ordures. Jonas se bouche le nez et s’étonne que l’ange n’en fasse pas autant:
Ils arrivent dans la grand’rue, richement parée, encourtinée de draps magnifiques, où l’on vendait les épices: poivre, cumin, cannelle, encens alexandrin, anis, grenades, figues, dattes, etc. Le prophète crut être passé de l’enfer en paradis. Mais ce fut au tour de l’ange à se boucher le nez des deux mains: il venait d’apercevoir un beau damoiseau de quinze ans, monté sur un superbe cheval, qui valait bien vingt marcs, avec des éperons dorés, «haligoté» (couvert d’ornements tailladés) jusqu’aux genoux, un chapel de roses sur la tête. L’ange s’écrie: «Etoupe-toi!» «Et por quoi?», demande Jonas. «Le grand orgueil que ce chétif a dans son cœur dégage plus de puanteur que je n’en saurais supporter», répond l’ange. Le prophète fut très étonné:
VI[505].—Sur toutes choses gardez-vous d’avoir confiance en un serf[506]. Maints prud’hommes en ont été confondus. C’est aller contre la nature que d’exalter ceux qu’elle a voulu abaisser.
Ces gens-là ne savent pas aider les francs hommes; ne leur demandez jamais conseil. D’une buse, vous ne verrez jamais faire un bon faucon. Ils n’ont pas le sens de la fidélité:
Vous connaissez le proverbe: Tuit li parent dame Amenjart adès se traient d’une part. Savez-vous ce que ça veut dire? Cela veut dire que les fous aiment la compagnie des fous et que les mauvais s’assemblent.
De plus bas s’élève le serf, d’autant plus orgueilleux est-il, et «desmesuré». Un tigre n’est pas plus cruel que lui pour les francs hommes qui lui sont subordonnés. Souvenez-vous du bon roi Darius et de son satrape Bessus. Et Alexandre? ce sont ses serfs qui lui firent «boire la mort»:
Mais si vous trouvez un prud’homme de bas parage, faites-lui du bien tout de même, honorez-le suivant son prix. Le «bas parage» ne doit faire aucun tort à l’homme sage:
VII[509].—Méfiez-vous des «losenjors», des flatteurs et des traîtres. C’est le pire venin du monde[510].—Il faut sarcler son entourage, comme le brave homme qui arrache de son jardin les chardons et les orties pour y planter des choux et des poireaux. Portrait du bon serviteur, dont la fidélité est inestimable, car elle peut valoir en un jour ce que l’entretien de ce prud’homme a coûté pendant vingt ans:
VIII[513].—Dieu hait le riche avare, autant que le pauvre orgueilleux et le vieillard luxurieux. Il n’est de richesse que d’amis. Vous savez comment la ronce accroche la brebis: la laine y reste; ainsi l’avare prend, sans rendre. L’avoir dont on ne s’aide pas, c’est simplement du bien perdu. Il en a coûté cher au roi Porus d’avoir entassé tant de richesses. Souvenez-vous, d’autre part, du roi Artur, que les fils de rois et d’empereurs se faisaient gloire de servir, comme les clercs se font gloire, de nos jours, d’avoir étudié à l’Université de Paris:
C’est que le bon roi Artur savait bien «conjoïr» les «gentils» et les combler de ses dons. Rien n’est au-dessus de «donner»:
Le clerc le plus lettré et le mieux apparenté, s’il est avare, tombe au dernier rang dans l’estime publique. De même, le chevalier le plus robuste et le plus preux, s’il est «eschars». Au contraire il n’est pas de contrefait ou de bossu que tout le monde ne prisât, s’il était généreux. Et le «donner» fait pardonner bien des faiblesses. D’où vient l’autorité des princes et des seigneurs? Ils ne sont pas plus grands que nous, ni plus forts. Il y a des vilains dont la taille est supérieure à celle d’un châtelain. Mais les seigneurs ont de quoi donner et donnent; voilà le secret de leur puissance.—Largesse, reine des vertus! Elle dissipe tous les vices, comme le soleil les ténèbres. Les saints mêmes ne le seraient pas sans cet accomplissement:
IX[516].—Sachez «souffrir». Un proverbe des vilains est: Ja n’iert mananz cil qui ne set estre soffranz. La patience est en effet une vertu capitale, une des trois que Dieu aime le plus (jeune homme chaste, riche généreux, pauvre «soufrant»). Exemple de César qui gagna une bataille, sans coup férir, en sachant attendre.
L’auteur du Chastoiement des dames se propose d’enseigner aux dames comment elles doivent se conduire. Se bien conduire dans le monde est, pour une dame, chose difficile. Car parle-t-elle? on dit: «Aprise est de mauvaise escole; trop parle». Et si elle se tait, on lui reproche de ne pas savoir «araisnier les genz». Est-elle avenante et courtoise? on prétend que c’est «par amour»:
D’autre part, si elle ne fait pas bon visage, elle passe pour «trop fière». Il faut savoir parler et se taire avec mesure. Robert de Blois est convaincu que les dames qui l’en croiront ne seront jamais blâmées.
I. Si vous allez à l’église, ou ailleurs, marchez avec dignité, «toute droite»: ne trottez pas, ne courez pas; et ne musez pas non plus[519]. Saluez même les pauvres gens:
II. Ne vous laissez mettre la main aux seins par personne, si ce n’est par votre mari, qui en a le droit. C’est pour qu’on ne se la laisse pas mettre que les «affiches», broches ou agrafes, ont été jadis inventées.
III. De même ne vous laissez pas baiser sur la bouche, si ce n’est par celui «à qui vous êtes toute». Loyauté, foi ni parage n’empêcheraient pas les conséquences.
IV. Beaucoup de dames se font blâmer à cause de la façon qu’elles ont de regarder les gens, à peu près comme l’épervier qui fond sur une alouette. Prenez-y garde: les regards sont «messagers d’amour»; les hommes sont prompts à s’y tromper:
V. Si quelqu’un vous prie d’amour, ne vous en vantez pas. C’est vilainie de se vanter. Et d’ailleurs s’il vous prenait fantaisie, plus tard, d’aimer ce quelqu’un, le secret en serait plus difficile à garder. Taisez-vous donc, ne fût-ce que par prudence; on ne sait pas ce qui peut arriver.
VI. Pas de ces décolletages à la mode:
Non seulement les prud’hommes sont choqués de ces manières d’agir, mais les gens ne se gênent pas pour en exprimer leur avis: «C’est signe de putaige», disent-ils.
VII. N’acceptez pas de joyaux, si ce n’est à bon escient. Car les joyaux qu’on vous donne privément coûtent cher; c’est l’honneur qu’on achète avec. Il y a pourtant d’honnêtes cadeaux, dont il convient de remercier:
VIII. Surtout, ne «tancez» pas. La colère, le verbe haut suffisent à faire déchoir une dame à la condition de ribaude. Rien n’est plus contraire à la courtoisie. Si l’on vous dit des choses désagréables, ne ripostez pas sur le même ton; tout le monde vous en saura gré. L’homme qui vous injurie s’honnit lui-même, et non pas vous; si c’est une femme qui vous «tance», vous lui crevez le cœur au ventre en refusant de lui répondre[523].
IX. Ici, Robert de Blois croit devoir mettre les dames en garde contre l’habitude de jurer, de trop boire et de trop manger:
X. La dame qui, quand un grand seigneur la salue, se tient immobile et «estoupée», on dit qu’elle n’est pas bien élevée[524]. On se permet des réflexions plus désobligeantes encore:
Il n’est licite de «s’estouper» beaucoup que lorsqu’on a quelque chose à cacher, si l’on est «jaune, grounaise, remusée». N’estoupez pas, ou peu, un beau visage.—Si vous chevauchez en public, soyez estoupée. «Destoupez»-vous en entrant dans l’église.
XI. Dame qui a pâles couleurs
déjeunera dès le matin. Bon vin colore la face. Anis, fenouil et cumin corrigent l’autre inconvénient. Vous, du reste, dont l’haleine est mauvaise, mettez-vous en peine de la retenir, à l’église, quand vous prenez la «paix»[529]; et ne soufflez pas à la figure des gens, principalement «quant vos estes plus eschaufée».
XII. C’est surtout au moûtier (à l’église) qu’il importe de surveiller sa contenance; car on est là sous les yeux du public, qui «note le mal et le bien».
XIII. Levez-vous au moment de l’Évangile. Signez-vous au commencement et à la fin. A l’offrande, tenez-vous bien. Dressez-vous aussi, les mains jointes, lors de l’élévation; priez ensuite, à genoux, pour tous les chrétiens jusqu’à ce qu’on dise Per omnia:
Chose qui n’est pas permise aux hommes, sans encourir de blâme.
XIV. La bénédiction donnée, laissez la foule s’écouler; inclinez-vous successivement devant chaque autel; et si vous avez compagnie de dames, attendez-les, et partez la dernière. Ainsi en usent les dames qui ont de bonnes manières.
XV. Si vous avez un bel instrument vocal, chantez hardiement:
En compagnie de gens du monde, qui vous en prient, et dans votre particulier, pour votre plaisir, chantez; mais n’abusez pas, pour que les gens ne disent pas, comme il arrive: Beaux chanters ennuie sovant[531].
XVI. Recoupez souvent vos ongles, au ras de la chair, par souci de propreté. «Avenandise» vaut encore mieux que beauté[532].—Toutes les fois que vous passez devant la maison d’autrui, gardez de vous arrêter pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.
Entrer sans frapper est indiscret; il semble que ce soit «agais».
XVII. Il importe de savoir manger. Ne pas trop rire, ne pas trop parler à table. Ne pas s’adjuger les meilleurs morceaux. Ne pas trop manger chez un hôte. Ne pas blâmer les mets qu’il offre. S’essuyer la bouche, ne pas s’essuyer le nez à la nappe:
XVIII. Mentir est un grand vice. Tout prud’homme aimerait mieux recevoir une blessure corporelle que de mentir: une blessure peut guérir; le tort que cause le mensonge à la réputation est sans remède.
XIX, XX, XXI[534]. Il y a des dames qui, quand on les prie d’amour, ont la gaucherie de se taire, faute de se savoir excuser. Tant de simplicité encourage les poursuivants et leur fait croire qu’ils chassent un gibier facile, trop facile. Il faut toujours refuser, même si l’on n’en a pas l’intention. Et voici comme on doit s’y prendre.
Supposé que celui qui vous adresse une déclaration vous dise:
Et autres choses semblables[535]. Vous répondrez:
Ne dites pas cela en riant, mais comme si vous étiez bien fâchée. N’allez pas, toutefois, jusqu’à l’outrage. Et ne craignez rien; vous aurez beau lui défendre de revenir sur ce sujet, il n’aura garde d’obéir:
A la fin de l’opuscule Des. IIII. tenz d’aage d’ome, on lit (dans un seul ms., celui de Metz), une notice sur l’auteur, rédigée par lui-même, selon toute apparence. En voici la substance. Philippe de Novare, qui fit ce livre, en a composé deux autres: 1º un recueil de mémoires historiques et de poésies sur divers sujets[540]; 2º Le Traité de forme de plait, ou Livre des us et coutumes des «Assises d’Outremer et de Jherusalem et de Cypre».
Le Traité de forme de plait est connu et publié depuis longtemps. L’autre recueil a passé pour perdu tout entier depuis le XVIe siècle, mais on a retrouvé récemment la plus importante des parties dont il se composait: «l’Estoire et le dreit conte de la guerre qui fu entre l’empereor Federic et monseigneur Jehan d’Ibelin, seignor de Baruth»; voir Les Gestes des Chiprois, éd. G. Raynaud (Genève, 1887). Le texte, «qui pourrait encore être amélioré», de ces précieux mémoires, «mériterait d’être publié une fois de plus, séparé de la compilation dans laquelle il est inséré et purgé des interpolations qu’il a subies: il fournirait alors à l’historien, au philologue et au littérateur un des monuments à tous les égards les plus intéressants que nous ait laissés l’historiographie française du moyen âge». Tel était le sentiment de G. Paris, qui annonçait l’intention, peu de temps avant sa mort, de procurer cette édition[541].
La biographie de Philippe est maintenant assurée dans ses grandes lignes.—Il était originaire de Novare en Lombardie[542], et de famille noble. Pourquoi et comment il était venu de son pays en Orient, c’est ce qu’il racontait dans la partie de ses Mémoires que l’on n’a plus. On sait pourtant qu’il figurait au siège de Damiette, en 1218, dans la suite d’un baron de Chypre qui s’appelait Pierre Chappe; ce seigneur appréciait fort son talent de lire à haute voix des romans. C’est par là que le jeune «lombart» gagna aussi, devant Damiette, l’amitié de Raoul de Tabarie, «qui passait pour l’homme de son temps le plus versé dans le droit féodal et qui lui inculqua les premiers principes de cette science.» Ces souvenirs de jeunesse sont rapportés par Philippe dans le «Livre de forme de plait» (Assises de Jérusalem, I, 525).—A une date inconnue, il entra au service des Ibelin, une des plus grandes familles de l’Orient latin, dont il demeura, toute sa vie, le client et l’ami dévoué.
Il se maria en 1221 avec une femme du pays, dont il eut un fils, Balian, filleul de Balian d’Ibelin. Elle le laissa veuf de bonne heure.
De ces deux faits que, de son propre aveu, il avait composé des chansons «des granz folies dou siecle que l’on apele amors», et qu’il eut longtemps d’assez grosses dettes, les modernes ont conclu qu’il paraît avoir mené, en son âge mûr, «une vie peu austère». Mais, par ailleurs, on n’en sait rien.
Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il établit de bonne heure sa réputation de jurisconsulte, très éminente par la suite. «Sire Phelipe de Nevaire, disait Hugues de Brienne en 1263-64, que l’on tent[543] au meillor pledeour deça la mer». A partir de 1229 il joua aussi un grand rôle comme combattant et diplomate dans la guerre de Chypre, qu’il a racontée, et à la cour des Ibelin, en Chypre et en Syrie. Son «compère» Balian d’Ibelin, le «vieux seigneur de Baruth», le modèle des chevaliers, mourut en 1246; mais il resta en relations intimes avec le frère de Balian, Jean.—Après la mention précitée qu’Hugues de Brienne a faite de lui en 1263-64, sa trace se perd.
On a conjecturé pourtant qu’il dut composer son dernier ouvrage: Des. IIII. tenz d’aage d’ome après 1265. Nous savons, en effet, par lui-même, qu’il avait «soixante-dix ans passés» quand il écrivit ce livre, résumé de son expérience mondaine. Or, puisqu’il était encore au siège de Damiette, en 1218, dans une position subalterne, et puisqu’il se maria en 1221, c’est, dit-on, qu’il était né probablement vers 1195. Il aurait donc eu soixante-dix ans juste en 1265.—Au lecteur d’apprécier jusqu’à quel point ce raisonnement est solide.
Philippe de Novare entreprit le Des. IIII. tenz d’aage d’ome pour «ansaignier as siens et as estranges» ce qu’il avait appris sur la vie, au cours de sa longue carrière, en regardant autour de lui, sans avoir, d’ailleurs, la prétention de faire concurrence à «cels qui plus sevent et valent, et especiaument as ministres et as sarmoneurs de Sainte Eglise». C’est un des rares ouvrages du moyen âge dont il n’y ait pas lieu de rechercher les sources: il est presque entièrement original, soit que l’auteur exprime ses opinions personnelles, soit qu’il se fasse l’écho des idées courantes dans la haute société, profondément francisée, toute française, de son pays et de son temps; d’où l’intérêt exceptionnel du livre[544]. Original, vivant, sincère: à combien d’œuvres du moyen âge est-on en droit d’appliquer ces épithètes?—Le seul écrivain du XIIIe siècle dont il soit légitime et indiqué de rapprocher Philippe de Novare, c’est Joinville[545]; tout autre éloge est superflu.
L’auteur—homme du monde, et non pas écrivain de profession—n’a pu tirer de son propre fonds un opuscule relativement si long sans révéler au lecteur attentif certains traits de son propre caractère. Il était à coup sûr prudent, très prudent, extraordinairement respectueux dans ses rapports avec l’Église, quoiqu’il risque en terminant, contre le «métier» ecclésiastique, une plaisanterie qui, d’ailleurs, avorte tout de suite sous sa plume (§ 213, 216). Familier des cours princières, il était très préoccupé des devoirs que les grands seigneurs ont envers leurs serviteurs; c’est une matière qu’il remâche à plusieurs reprises, à propos et hors de propos, et l’on peut soupçonner, çà et là, à l’entendre (notamment aux § 207, 208), l’amertume de ressentiments personnels: «Tel riche home chacent le cheval de l’estable et i mettent le buef et les asnes as hautes manjoures[546]...». Enfin, il avait une médiocre opinion de la vertu et du «sens» des femmes, et il semble qu’il ait vécu dans une société où les mœurs étaient assez libres.
«Telz i a qui dient que li viel sont rassoté et hors de memoire, et sont changié et remué de ce qu’il soloient savoir» (§ 36). Dans le Des. IIII. tenz d’aage d’ome, le style du bon vieillard est encore agréable, vif et savoureux par endroits: mais il est aussi, parfois, embarrassé, très pénible. Les idées sont enfilées à la débandade, surtout à partir du chapitre III (§ 95, «En moien aage...»). Il y a des redites fâcheuses, des oublis singuliers. Et que penser des trois post-scriptum accumulés à dessein pour «carrer» l’ouvrage, de façon, comme l’auteur ne craint pas de s’en vanter dans son explicit, à ce que les «quatre temps d’aage» y soient «devisez et affigurez de quatre en quatre par quatre foiz»? Lorsqu’il écrivit les dernières pages de son dernier livre, le spirituel mémorialiste de La guerre qui fu entre l’empereor Federic et monseigneur Jehan d’Ibelin, seignor de Baruth, avait sûrement beaucoup baissé.
Le traité moral de Philippe de Novare, dont on connaît cinq manuscrits (tous du XIIIe siècle), a été publié, médiocrement, par M. Marcel de Fréville, pour la Société des Anciens Textes français (Paris, 1888). Cf. P. Meyer, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, L (1889), p. 669.
Celui qui fit ce livre avait soixante-dix ans passés quand il l’entreprit. En ce long espace de temps il a acquis de l’expérience, souvent à ses dépens. C’est ce qui l’autorise à enseigner les autres.
Dieu a fait de sa grâce aux petits enfants trois dons: l’enfant aime et reconnaît la personne qui le nourrit de son lait; il «fait samblant de joie et d’amor» à ceux qui jouent avec lui; enfin ceux qui élèvent les enfants les aiment et en ont naturellement pitié. Ce dernier point est très nécessaire, car, «se ce ne fust, il [les enfants] sont si ort[547] et si annieus[548] en petitesce, et si mal et si divers[549] quand il sont .I. po grandet, que a painnes en norriroit on nul.»
Les méchants enfants, «qui font les abominacions», ont perdu la grâce de Notre-Seigneur, à cause de leurs péchés et de ceux de leurs aïeux. Tous les enfants devraient prendre exemple sur Jésus-Christ, qui fut si humble et si obéissant envers sa glorieuse mère et le mari de celle-ci, Joseph. Et il ne faut pas dire que les enfants sont bons ou méchants suivant qu’il a plu à Dieu de les rendre tels; ils ne sont pas pareils aux «faons» des bêtes et aux «pijons» des oiseaux, qui sont sans raison: ils ont, eux, le «franc arbitre» du bien et du mal, au moins depuis l’âge de dix ans.
L’amour de ceux qui élèvent les enfants croît à mesure que ceux-ci grandissent. Mais qu’ils prennent garde. Il faut, non pas faire, sans examen, la volonté des enfants, mais les corriger quand ils sont petits. «N’avient pas sovent que anfant facent bien se ce n’est par doute ou par ansaignement» (§ 227). L’an doit ploier la verge tandis que ele est graille et tendre; car, plus tard, on la casserait. Et si l’enfant pleure, peu importe: mieux vaut qu’il pleure pour son bien que si le père pleurait, plus tard, pour son mal. Châtier par paroles, d’abord, puis, de verges; enfin, de prison. Surveiller particulièrement les tendances au vol, à la violence, au blasphème, qui mènent à mal finir. «Assez en i a qui jurent et mesdisent de Nostre Seigneur et de Nostre Dame et des sainz; ce ne lor doit on soffrir en nule guise, car mescreant en puent devenir et a male fin venir.» Paroles vilaines, vilains jeux, tout cela est fort dangereux, car on s’y habitue; or, dans la vie, Par douce parole passe l’an bien un mal pas, et par felon dit ont esté maint home honi et mort.
La première chose que l’on doit apprendre aux enfants, c’est la croyance en Dieu: Credo in Deum, Pater noster, Ave Maria; puis, les deux premiers commandements de la loi, qui sont les plus importants. C’est à savoir: Aimme ton Seignor ton Dieu de tout ton cuer et de toute ta pensée et de toute ta langue et de touz tes manbres et de toute t’ame; et Aimme ton proïme si comme toi meïsmes. A peu près toute la Loi découle de ces deux articles.
Ensuite, apprendre un métier; l’essentiel, dans la vie, est de bien faire son métier, quel qu’il soit. Les métiers dont il faut commencer l’apprentissage le plus tôt sont les deux plus honorables, «clergie et chevalerie»[550]. «A poines puet estre bon clers qui ne commance dès anfance, ne ja bien ne chevauchera qui ne l’aprent jones».
Il est d’ailleurs facile de prouver que les deux «métiers» susdits sont, non seulement les plus honorables, mais les plus profitables. Il est arrivé souvent que, par clergie, le fils d’un pauvre homme est devenu un grand prélat, voire pape, père et sire de toute la chrétienté. De bons chevaliers ont fait fortune par leur valeur; il en est qui sont devenus rois. On peut aussi être canonisé et avoir sa fête chaque année (ce qui n’est pas donné aux plus grands seigneurs), ou être de ceux dont «on fait memoire et biaus diz en rime et en chançons».
Les hauts hommes ont trop à faire pour enseigner eux-mêmes leurs enfants. Qu’ils les fassent élever largement, pour qu’ils ne s’accoutument pas à la parcimonie, dont la tache est indélébile. La largesse n’a jamais ruiné personne; l’avarice a ruiné bien des gens. Largesse dispense de mainte vertu, même de courage: «Largesce cuevre mout d’autres mauvaises tesches en riche home, car s’il avient que riches home ne soit hardiz de son cors, s’il ose largement doner et despendre, il aura tant d’autres hardiz que ja por ce ne perdra terre.»
Les maîtres, choisis avec soin, apprendront aux enfants des hauts hommes la courtoisie, le beau parler, la manière d’honorer et d’accueillir les gens[551]; ils leur feront apprendre les histoires et les livres des auteurs où il y a de beaux dits et de bons conseils qui pourront leur être fort utiles, s’ils les retiennent. Ils les laisseront aussi jouer, car nature le requiert, mais pas trop[552].
Voilà pour les mâles; voici maintenant pour les femelles.—On leur enseigne premièrement l’obéissance (car Notre-Seigneur a voulu que les femmes fussent toujours en commandement et sujétion); et à n’être ni hardies, ni abandonnées en paroles ni en actions, ni vilotières[553], ni convoiteuses, ni quémandeuses, ni dépensières. En effet, si une femme parle vilainement, on lui répondra sur le même ton, au grand dommage de sa réputation. Si une femme fait vilaine œuvre de son corps, de semblant ou de fait, si petit que soit le péché, c’est plus grande honte pour elle et pour les siens que s’il s’agissait d’un homme. Si une femme est vilotière, elle peut plus aisément parler aux gens; les gens lui parlent; et ces conversations entre personnes de sexe différent ne sont pas bonnes, car le feu et l’étoupe s’allument vite dès qu’on les met en contact... Une femme qui demande et convoite le bien d’autrui, on convoitera et demandera son corps. Enfin la largesse n’est pas une qualité qui convienne aux femmes: pucelle, elle n’a pas besoin de faire des cadeaux (et c’est pourquoi l’on dit de quelqu’un qui n’a rien: Il est plus povres que pucelle); mariée, si son mari est généreux et elle aussi, c’est la ruine de la maison; si son mari ne l’est pas autant qu’elle, elle fait honte à son seigneur. Une seule largesse est recommandable chez une femme: c’est lorsqu’il s’agit d’aumônes, avec la permission du mari, si le ménage a de quoi. Quand on voit une femme trop dépensière, on se demande toujours si elle n’est pas aussi libérale de son corps que de son avoir.
Toutes les femmes doivent savoir filer et coudre, car la pauvre en aura besoin et la riche appréciera mieux le travail des autres.
On ne doit pas apprendre aux filles à lire ni à écrire, si ce n’est pour être nonne; car maints maux sont advenus du fait que des femmes avaient appris ces choses[554]. Il y a des gens qui oseront leur écrire folies ou prières, en chansons ou en rime ou en conte, qu’ils n’auraient pas osé dire. Et le diable est si subtil qu’il inspirera aux plus sages le désir de répondre. Une correspondance s’ensuivra, et, comme dit le proverbe: Au serpent ne puet on doner venin, «car trop en i a».
Se méfier, pour les jeunes filles, des mauvaises femmes et des garçons. Les mauvaises femmes leur conseillent de mal agir et font les entremetteuses. La compagnie des garçons est fort à craindre; «car mainte foiz est avenu qu’il [les garçons et les garces] s’entr’aimment dès petitesce, et si tost comme il le pueent faire il s’assemblent, ainz que les autres genz cuident que nature lor requiere».
Leur enseigner, au plus tôt, «la bele contenance et simple»; c’est-à-dire à regarder droit devant elles, ni trop haut, ni trop bas, d’un air tranquille et mesuré, modestement, sans affectation, «sanz bouter sa teste avant ne traire arriers en fenestre ne aillors»[555].
Les jours de fête, qu’elles ne soient ni trop «acointables» (familières), ni «vilainement gourdes» (empruntées). Encore vaudrait-il mieux qu’elles fussent un peu dédaigneuses que trop faciles à l’égard de ceux et de celles qui les entourent pour les servir. Privez sires fait fole mainie. «Moult afiert a fame qu’ele parole po,[556] car en trop parler dit on sovent folie».
La «bele contenance», c’est-à-dire la bonne éducation, est très nécessaire aux femmes. Mainte pauvre pucelle a été appelée à être riche dame et hautement mariée à cause de sa bonne renommée; mainte haute dame a été déshonorée par sa «folle contenance» et en a manqué mariage. Bien plus, il arrive souvent qu’un sage maintien, sans vertu, soit plus avantageux que la vertu, sans bonnes manières: «Aucune foiz a mout valu bele contenance et sage deportement a cele qui a mesfet; et par le contraire ont esté avilenies et blasmées plusors, sans mesfere».
On dit communément que les femmes de mauvaises mœurs élèvent bien leurs filles, car elles connaissent les inconvénients «de fol samblant et de fol fet». Mais cela n’est pas vrai, car les filles de telles femmes savent fort bien répondre aux reproches qui leur sont adressés par elles: «Ja fetes vos ce et ce, et je le sai mout bien et oï dire». Ainsi, elles «estoupent la bouche» à leurs mères. Mais les bonnes mères osent tout dire.
Les femmes ont un grand avantage sur les hommes. On n’est tenu pour honnête homme qu’à plusieurs conditions, si l’on est à la fois courtois, large, hardi et sage. La femme, si elle est honnête de son corps, tous ses autres défauts sont couverts, et elle peut aller partout tête levée. C’est pourquoi les filles n’ont pas besoin de tant d’enseignements que les fils; ceux qui précèdent suffisent, si l’on s’y prend à temps.
La jeunesse est le plus périlleux des quatre âges de l’homme et de la femme. Car l’homme et la femme sont comme la bûche de bois vert qui, mise au feu, fume sans plus, jusqu’à ce qu’elle soit allumée. Nature fume en enfance et s’allume en jeunesse, et la flamme en saute parfois si haut que la puanteur du feu de luxure et de plusieurs autres grands péchés des jeunes gens monte jusqu’au trône de Notre-Seigneur Jésus-Christ. «Perilleusement vivent jones genz et plus perilleusement muerent», s’ils trépassent de ce siècle avant d’avoir atteint l’âge mûr.
Il arrive souvent que les jeunes gens ne voient, n’entendent et ne redoutent rien; ne voient pas ce qu’ils font, n’entendent pas ce qu’on en dit, n’en redoutent pas les conséquences. Il y en a qui sont si outrecuidants qu’ils croient tout pouvoir et savoir; il y en a d’intelligents qui savent assez de choses, mais ils se courroucent vite, et courroux de jeunesse est déréglé et brusque.
Il y en a qui méprisent les hommes d’âge moyen et les vieux, disant qu’ils sont rassotés, tombés en enfance. Il en est qui disent ce qu’ils pensent, hardiment, dans les conseils les plus solennels, avant leurs anciens et les sages. Tel, dans le livre de Lancelot, le neveu de Farien, nommé Lanbague, qui s’attira, pour ce fait, une semonce de son oncle. On peut bien dire que la conscience des jeunes gens est comme une grande vessie gonflée de volonté; qui la frappe comme il faut, la crève.
Il y a des jeunes gens qui ne renoncent jamais à faire ce qui leur plaît par crainte de ce qu’on en dira. Bien à tort. De vaillants hommes se sont laissé écharper pour ne pas prêter à la médisance.
Les jeunes gens font volontiers outrages et torts à leurs voisins. S’ils sont forts, ils battent, blessent, tuent. Ce sont là des péchés mortels et non sans péril pour les riches hommes, car «assez i a de povres hardis, et por ce qu’il ont moins a perdre, se vangent plus tost; et ausis mole est la pance dou riche home comme dou povre: bien i puet entrer li glaives...» Les offenseurs sont haïs de Dieu et du siècle; et, s’il leur arrive malheur, personne ne les plaint.
Les jeunes «hauts homes», grands seigneurs qui ont beaucoup de terres, de chevaliers et de peuple, ont des rapports difficiles avec leurs gens, et leurs gens avec eux. Ils aiment naturellement à s’entourer d’hommes de leur âge; leur propre jeunesse, les conseils de leur entourage et leur pouvoir les entraînent à des méfaits contre leur honneur, au péril de leur âme; plusieurs en ont été presque déshérités, ou tout à fait.
Les jeunes hommes de condition moyenne, chevaliers, bourgeois ou autres, sont exposés à se révolter contre leurs seigneurs. Or, c’est chose honteuse et vilaine d’être contre son seigneur; que l’on ait tort ou raison, on est souvent tenu pour traître, et cela finit mal.—Mal seignor ne doit on mie foïr, dit le proverbe, car il ne durra mie toz jors; tel n’est pas l’avis de l’auteur. Il n’est si bon pays au monde qu’il ne soit sage de fuir[557] s’il est gouverné par un jeune seigneur méchant et fort, acharné à honnir et à détruire son homme, car il lui pourrait faire tels maux qui ne sauraient être amendés[558]. Ainsi la conclusion paraît être que s’il n’est jamais justifiable de se révolter contre son seigneur, il l’est parfois de le fuir; «mais as bons païs puet on bien recovrer, se li seingneur s’atempre, ou s’amande, ou muert.»
Les jeunes gens sont querelleurs; or il est particulièrement dangereux de l’être avec son seigneur, et aussi avec son prélat et avec «sa fame espousée».
Quant au prélat, quelle que soit la querelle, ou à droit ou à tort, il faut toujours venir à sa merci si l’on ne veut pas mourir excommunié et déshonoré. Les clercs sont toujours juges en leur propre querelle, car si l’on appelle de l’un d’eux, c’est encore, nécessairement, devant l’un d’eux, et ils sont presque tous «feru en un coing»; ils se soutiennent tous: ils savent que ce qui est arrivé à l’un peut arriver à l’autre.
Qui se querelle avec sa femme a tort ou raison. S’il a tort, il offense Dieu; il excite «la foible complexion» de sa femme à mal faire [pour se venger]; il donne à penser aux gens que le mal est plus grand qu’il n’est et les enhardit par là à profiter de la désunion entre les époux pour faire la cour à l’épouse. S’il a raison, c’est pis encore, car par la faute de la femme, si elle est publiée, le mari est déshonoré, en tout cas, «a tort ou a droit».
C’est grand’honte et grand dommage que le mari et la femme soient mal ensemble longtemps. Quel que soit le coupable, le cas du mari est toujours mauvais, car l’homme craint plus la honte que la femme ne fait. A quoi bon combattre quand on est sûr d’avoir le dessous? Les sages disent qu’un mari ne peut parler de sa femme devant les étrangers que d’une seule manière sensée; dès qu’il voit qu’on la regarde, qu’il déclare: «Ce est ma fame», et se taise. De la sorte, si les autres sont courtois, ils le laisseront en paix.
Les jeunes gens louent dans leurs discours ceux qui séduisent les femmes et les filles des prud’hommes; ils les déclarent très vaillants, amoureux et aimés de leurs amies; et ils médisent des maris et des pères. Cependant les maris et les pères sont les derniers à être informés des intrigues et ceux qui en souffrent le plus. Si chacun, en ces affaires-là, haïssait et blâmait les vrais coupables, il y aurait moins de méfaits.
Certaines gens, jeunes et autres, savent très bien que leurs proches parentes font ouvertement folie de leur corps, le souffrent et s’en moquent; et elles en prennent cœur et hardiesse pour s’abandonner plus librement aux uns et aux autres. De grands malheurs en ont résulté; mieux aurait valu les châtier âprement, car le bon justicier, quand il pend un homme, en sauve cent.
Les vieillards qui aiment les jeunes gens les voient avec angoisse affronter tous les périls, de corps et d’âme. La jeunesse ne croit pas à la maladie, ni aux médecins, ni à la mort. Et pourtant «as fors viennent les fors maladies». Ausis tost muert le veel come la vache, et aucune foiz plus tost.—Ah! jeunesse, si bien nommée. «Mout est a droit nomez jovanz, car trop i a de joie et de vent; assez est plus jolis[559] et plains dou vent d’outrecuidance.i. povres jones, pour ce qu’il soit sains, que ne sont li plus riche de touz les autres tens d’aage.» Il ne faudrait pourtant pas «vivre comme beste naturelment» et oublier Dieu qui fait et défait la vie à son gré.
Des sots prétendent qu’il n’est pas bon d’être vertueux de trop bonne heure: De jone saint viel diable. Mais c’est faux, à moins qu’il ne s’agisse d’hypocrites, qui jettent le masque sur le tard. Encore est-il moins mal d’être hypocrite que publiquement «desesperez»[560]. L’hypocrite ne fait de mal qu’à lui-même; il donne le bon exemple; ses aumônes ne sont pas moins profitables que celles des vrais dévots; enfin il est possible, l’habitude étant une seconde nature, qu’il fasse à la longue de bon cœur ce qu’il fit d’abord par semblant. Le cynique, «desesperé en dit et en fait», est, au contraire, corrupteur; car si Notre-Seigneur ne le punit pas tout de suite, les fous pensent, en voyant sa prospérité: «Je puis mal faire et dire, et eschaperai ausis comme cil.»
«Ne puet estre que li jone ne mesfacent, car nature le requiert». Et les péchés de jeunesse sont plus excusables que d’autres. Mais il ne faut pas que les jeunes gens «se désespèrent», c’est-à-dire s’endurcissent: il faut garder Dieu devant ses yeux, efforcer son cœur de bien faire, et conserver l’espoir du mieux.
Mais c’est assez parlé des maux de la jeunesse; parlons maintenant des biens qu’elle comporte, et de l’art d’en jouir.
Jeune homme doit mener joyeuse vie, être courtois et large, accueillant pour les siens et les étrangers. «N’afiert mie a jone home qu’il soit mornes et pensis». Pour ce qui est de la largesse, elle sert à s’assurer les cœurs de ses serviteurs. Souvenez-vous du roi de Jérusalem qui força un de ses riches hommes à accepter un don: «Sire, disait le riche homme, vos me donez trop; donez as autres». «Prenez mon don», répondit le roi, «car a moi samble que de noviau don novele amor ou remembrance d’amor».
Le jeune homme doit user de la force de son corps, au profit de soi et des siens; «car grant honte et grant domage puet avoir qui passe son jovent sanz esploit». C’est pendant la jeunesse qu’il faut se travailler de conquérir les biens temporels pour le reste de la vie. Jeunesse, été de la vie. En été on coupe les blés, on les bat, on les vanne, on les engrange pour le reste de l’année. Alors il fait chaud; les jours sont longs; on n’a pas besoin de beaucoup d’habits et on peut travailler longtemps...
L’âme trouve son profit au travail, comme le corps. Quand les chevaliers et autres gens d’armes sont en campagne, ils craignent plus Notre-Seigneur que quand ils festoient dans leurs hôtels; et quand ils sont bien fatigués, ils ont moins le désir et le pouvoir de pécher. Ainsi en est-il des gens de métier et de tous ceux qui travaillent...
Comme le feu de la luxure est surtout allumé en jeunesse, il est sage de se marier tôt pour éviter fornications et adultères. C’est une belle chose que «loial mariage», encore que ce soit «morteus bataille, ou covient morir l’un des .II. ainz que departent dou champ». De la joie en vient, et de l’ennui aussi. Mais les biens passent les maux. Et d’abord on a des enfants, qui héritent des «surnoms» du père et continuent sa race. On en a de bons, et aussi des mauvais; «mais por les maux ne doit demorer que l’an ait fame espousée por avoir hoirs».
Les fils des riches bourgeois sont trop à leur aise et, par conséquent, exposés à commettre des actes de violente et outrageuse luxure aux dépens de leurs pauvres voisins, surtout dans les villes où il n’y a pas de chevaliers. Et souvent il est arrivé que les seigneurs des lieux les en «raimbent»[561]; plusieurs ont été honnis et justiciés de leur corps pour de pareils outrages. Qu’on les marie le plus tôt possible, plus tôt encore que les gens d’armes et les laboureurs qui travaillent. «Li fais des fames espousées lor acorse[562] mout les sens.»
Les jeunes clercs sont fort exposés aussi à pécher et à mal dépenser les biens temporels qu’ils ont reçus pour servir Notre-Seigneur. Mais n’insistons pas. «Cil qui fist ce livre ne vost deviser nule meniere de pechié de clerc, porce qu’il estoit hons lais et a lui n’apartenoit pas, mais aus prelaz... Et Dieus par sa misericorde lor doint sa grace et a çaus qui les ont a gouverner».
Les jeunes femmes sont encore en plus grand péril que les jeunes hommes, car elles n’ont pas le sens aussi solide. Aussi les doit-on bien garder: Chastiaus qui n’est assailliz ne sera ja pris par raison. Ne leur donner, d’ailleurs, aucun prétexte de mal faire: que ceux qui en ont la responsabilité, parents ou maris, les entretiennent donc suivant leur rang; qu’ils ne leur assignent pas ce qui leur est nécessaire par les soins de mauvais baillis qui les tourmentent; que leurs maris les aiment, mais pas trop, de peur qu’elles n’en conçoivent de l’orgueil.
Le grand point est qu’elles ne fassent pas folie de leur corps. Ce genre de péché n’est pas considéré comme grave pour les hommes; même, «il ont une grant vainne gloire quant l’on dit ou seit que il ont beles amies, ou jones, ou riches», et leur lignage n’y a point de honte. Pour les femmes et leur parenté, c’est le déshonneur proprement dit: «Grant honte doivent avoir quant on les monstre au doi; et quant eles viennent en assamblée a feste ou a noces ou aillors, et les gens rient et consoillent, adès doivent cuidier que ce soit por eles; et si est il sovant».
La sagesse est l’apanage de l’âge «moien» (ou mûr). Se connaître soi-même, amender les méfaits que l’on a commis en sa jeunesse, n’en plus commettre. C’est le temps de «mander avant son tresor en l’isle». Il y avait une fois un pays où l’on élisait chaque année un nouveau roi; à la fin de chaque exercice, l’ancien était rélégué dans une île sauvage; il y mourait de besoin; mais un de ces rois temporaires prit la précaution, avant d’être déposé, d’envoyer «son tresor en l’isle», et ensuite il y vécut à son aise[563]. Or, l’île sauvage, c’est la vie future. Il est prudent d’y envoyer d’avance un trésor de jeûnes, d’oraisons, d’aumônes, de repentir, etc. Autant d’économies dont on jouit pendant la vie pardurable.
C’est aussi le temps d’avoir des biens temporels, héritages et richesses, en tout bien tout honneur, et de faire fructifier ce qu’on a.
Le sage «doit estre courtois et humbles as povres et as riches, et doit soffrir les fous;... ne faire mie grant samblant de sage antre les fous, et por riens ne haster fol de parole ne de fait...»[564]—Il doit administrer avec ordre son hostel et sa terre; choisir, pour le suppléer, les meilleurs «sergents» qu’il peut avoir; et exercer une surveillance personnelle, car li oil dou seigneur vaut fumier a la terre.—Il doit faire profiter les jeunes gens en sa garde de son expérience acquise.
Similitude de l’arbre qui jamais ne sèche ni ne manque, toujours vert et fleuri, chargé de fruits: l’arbre du «très granz sens parfez». Il y a des gens qui ne connaissent pas cet arbre, d’autres qui vivent à son ombre en jouissant de son parfum, d’autres qui en cueillent les fruits, dont les meilleurs sont au sommet. Cet arbre, c’est Notre-Seigneur Jésus-Christ; ses branches, ce sont les saints, les saintes et les docteurs de Sainte Église. Ceux qui ne le connaissent pas, ce sont les infidèles et «li fauz crestien desesperé dou tout». Ceux qui vivent à son ombre sont «li simple crestien, qui vivent benignement en lor simple creance». Ceux qui mangent des fruits de cet arbre sont «cil qui aprannent volontiers et oient la Sainte Escripture». A cet arbre ne se peut comparer aucun autre, ni, à cette sagesse céleste, aucune sagesse de la terre. Le «sens naturel» est une des choses du monde les mieux partagées; mais il y en a bien des sortes: «li un ont grace d’une chose et li autre d’autre». Il serait trop long d’en décrire les variétés. L’auteur préfère rapporter ce qu’il avait «mandé jadis en rime a .I. home que l’on tenoit a soutil... et malicieus»[565]:
Outre la justice de Dieu, qui punit et récompense à coup sûr, on peut dire d’ailleurs que, en ce bas monde même, les bonnes œuvres honorent et les mauvaises honnissent. «Et cil qui ne sevent les Escriptures ou qui n’ont grace de soutil quenoissance se poent doner garde as oevres terriennes, qui sont devant lor iaus chascun jor».
L’auteur, dont l’embarras à suivre sa pensée est ici très manifeste, a recours, pour s’en tirer, à une autre similitude.—Age «moien», âge de discrétion, âge mûr. Lorsqu’une plante a dépassé sa maturité, la cime commence à ploier, et à «revenir vers la terre ou la racine est». Le fruit, quand il demeure aux arbres «outre saison», tombe et pourrit. Avis à ceux qui disent qu’ils se corrigeront plus tard, quand ils seront vieux. «Assez i a de ces qui ne vuelent rendre a Dieu ne a bone nature ne as gens ce qu’il lor doivent;... et quant il sentent la mort, si demandent l’abit d’aucune religion, et font geter le mantel d’aucun frere sus aus, et dient qu’il sont randu[566]. Cil ne paient pas de leur gré au droit terme de la paie; mais Nostre Sires s’an paie a force...»
Voici maintenant les vertus recommandables entre toutes[567].—Débonnaireté, vertu particulièrement apparente et profitable chez les grands seigneurs; s’il s’agit de guerre ou de plaid, il fait bon de s’arranger, composer, faire paix.—Largesse. Mais «ne sont mie tuit cil large que li fol tiennent a larges; car gas n’est pas largesse».—Hardiesse. Mais Folie n’est pas vasselages, et «en hardement a grant mestier li sens». Quand l’on veut aller en fait d’armes, on doit regarder et savoir s’il y a grand honneur ou grand profit à y aller, et si l’on a des chances pour soi. Le cas se présente souvent au pays «devers les Turs», où l’on a affaire à fortes parties: danger d’être pris, tué, et, si l’on en réchappe, de déchaîner «le grant flot des Turs d’Egite et des autres lieus de paiennime».—Être pacifique, loyal, mesuré. La «mesure» est une vertu chez les puissants, une nécessité chez les pauvres. «Par mesure les povres genz pueent eschaper de domage et de honte, et par soffrir et par servir doit l’an granz biens avoir»[569].—Ne pas être «escalufré» (échauffé).—Être «bon»: être bon, c’est «panre example a çaux qui sont tenu et conneü a bons, et aus choses que li commun des gens tiennent a bones et qui sont devisées por bones».—Ne pas être «desespéré»:
«Plusors fous i a desesperez, qui en bourdant font .I. trop grant pechié, que li nice tiennent a petit et s’an rient quant il l’oient: ce sont cil qui blasment et reprannent les oevres celestiaus et terrienes que li Peres Createurs fist, et dient d’aucunes choses: «Ce n’ost mie bien fait, et tele chose fust bone,» et ainsic et ainsic. Entre les autres choses, dient: «Pourquoi fist «Dieus home por avoir poine et travail ou siecle et tribulacions «dès qu’il nest jusqu’a la mort? Et a la fin, se il le trueve en «aucun meffait, si va en anfer; portant ne le deüst ja Dieus «avoir fait.» Ce dient, et autres mescreanz i a qui dient que touz jors a esté et est et sera cestui siecle, ne autres ne fu onques, ne est, ne ne sera[570].»
L’auteur est laïc; c’est pourquoi il n’ose pas insister sur ce dernier point, car il craint de «faillir et estre repris». Toutefois il ne se peut tenir de polémiquer un peu, «por avertir la simple gent laie», contre ces esprits forts, qu’il dénonce. Il donne donc les raisons «por quoi Dieus fist home, et quieus est l’oneur et li profiz et l’avantage que home i a». Et il se flatte que ce qu’il dit à ce sujet «casse bien et efface la mescreandise et la desesperance de çaus qui dient qu’il n’est autre siecle que cestuy en quoy nous somes»[571].
Après avoir ainsi réfuté les impies, il s’en prend, sans transition, à ces «nices crestiens, qui nicement vont a la messe et nicement s’an partent». Ce sont ceux qui sortent de l’Église aussitôt que l’Évangile est dit. Conduite absurde, car il convient d’assister à l’élévation et de rester «tant que la pais soit donée» et que le prêtre ait communié. C’est alors seulement que les assistants ont part au sacrement[572]. «Et qui i demeure tant que l’on dit Ite missa est, adonc s’an vont par congié».
Il passe ensuite à l’emploi du temps de chaque jour. En s’éveillant, trois signes de croix au nom de la Trinité et une prière: «Biaus sire Dieus omnipotens, loez et graciez soiez vos, et benoiez de vos meïsmes et de toutes voz creatures celestiaus et terriennes», etc. Avant de se lever, penser à ce que l’on fera pendant le jour qui vient pour soi, pour autrui ou pour «un commun profit de païs», et se le répéter trois fois, afin de ne pas oublier. Puis, entendre la messe et faire oraisons, «teles come l’an seit», à titre de pénitence; faire l’aumône, fût-ce d’un denier; mettre de l’ordre dans sa toilette, «n’eüst il ores plus a faire que de roignier ses ongles»; se pourvoir de quelque «chevance» pour les besoins courants; s’appliquer enfin à ce que l’on s’est proposé de faire. S’y appliquer diligemment. Ne pas dire, comme certains: «Laissiez ce; autre foiz j’entendrai»; ou bien: «Je commanderai que cil face tel chose». Au milieu de la journée, le travail du jour doit être accompli, car, après que l’on a bu et mangé, il faut se reposer une heure; et ensuite il faut se distraire, «por avoir remede et repos en son cuer», sans péché. Il faut enfin «estre la vesprée ancontre la gent por veoir et oïr et aprendre». La nuit, on doit dormir, au moins jusqu’à minuit; cette dernière recommandation ne s’adresse pas, cependant, aux pauvres gens de métier qui sont obligés de faire autrement pour gagner leur vie, ni à ceux «qui par destresce de seigneur sont en commandement ou en servage», ni aux pénitents, ni aux moines soumis à des règles contraires.
Quant aux femmes d’âge mûr, celles qui ont été légères en leur jeunesse et qui ne s’amendent pas alors, on dit qu’elles rendent les canivets. Et voici pourquoi. Il y avait une fois une belle pécheresse; un homme qui la convoitait fit faire pour elle un beau petit couteau (canivet), dont le manche et la gaine étaient ornés d’or, de perles et de pierres précieuses; il le lui donna, et elle fit son gré. Elle désira par la suite s’en procurer d’autres pareils, et, à tous ceux qui la voulaient avoir, elle demanda désormais un petit couteau. De sorte que, bientôt, elle en eut une huche pleine. Mais l’âge vint; la dame ne s’amenda pas; seulement, les donneurs de petits couteaux s’adressèrent ailleurs. Un jour vint où ce fut elle qui envoya chercher un de ceux qui lui plaisaient, et lui fit présent, à son tour, d’un canivet, pour payer ses faveurs. Après celui-là, un autre. Elle finit par remettre tous ses canivets dans la circulation, pour persister dans son péché[573].
Le vieillard doit remercier Dieu, qui lui a laissé tant de temps pour se repentir. C’est le moment de donner pour sauver son âme. Songez que, au jour de la mort, tout ce que vous n’aurez pas dépensé pour le salut de votre âme ne vous vaudra rien. Peut-être même que ceux qui en hériteront en feront mauvais usage. Votre jeune femme en fera jouir un jeune mari, ou d’«autres jones qui l’acointeront» si elle n’est pas honnête. Vos enfants, vos parents? Souvenez-vous des enfants et des parents de ceux que vous avez vu trépasser autrefois. Qu’ont-ils fait pour les âmes des défunts? peu ou rien. Donc, «mout est fous cil qui ne done par sa main de ses biens grant partie, por s’ame sauver»[574].
Les vieux doivent mépriser la vie; ils sont payés pour savoir que «assez i a de quoi»:
La vie des vieux n’est que travail et douleur. C’est pourquoi l’on dit qu’il ne faut jamais leur demander: «Vous dolez[576]?».
C’est une grande honte aux vieux de contrefaire les jeunes, et spécialement de se marier; «car, s’il prant fame jone, toz jors doit cuidier que li jone home l’emportent; et se il la prant vieille, .II. porretures en .I. lit ne sont mie afferables[577]». On dit aussi, avec raison, que Notre-Seigneur a surtout horreur de trois espèces de pécheurs: vieux luxurieux, pauvres orgueilleux, riche convoiteux. «Trop i a vilain péchié et outrageus de volonté sans besoing».
A la mort ne faut nus. Que chacun prenne exemple sur ceux qui vont quitter une ville ou un pays pour aller dans un autre. Avant le départ, ils paient leurs dettes. Crainte de rien oublier, ils font crier le ban «que tuit cil a cui il doivent riens, veignent avant, si seront paié». Il y a des malades qui agissent ainsi, même en des cas où le péril de mort n’est pas grand. A plus forte raison, est-ce indiqué pour les vieux qui sont certains de «partir» prochainement.
Les femmes qui vivent assez pour être vieilles doivent être très aumônières, «et plus volontiers as besogneus et as besogneuses que as truanz ne as truandes».—Les bonnes vieilles sont très utiles, en ce qu’elles gouvernent et gardent leurs maisons et leurs biens, élèvent les enfants, arrangent des mariages, etc[578]. Mais il en est de mauvaises qui se parent, emplâtrent leurs visages, teignent leurs cheveux, n’avouent pas qu’elles soient «remeses»[579]; et, si quelqu’un le leur dit, elles se fâchent. Celles-là, après avoir rendu tous les canivets, dépensent leur patrimoine, jusqu’à ce que cela même ne suffise plus et que tout le monde les refuse. «Et ainsi sont parhonies, car li pechié ne demorent mie par eles, mès pour defaute d’ome». Elles ne perdent pas, hélas, avec l’âge, le «pooir» de cohabiter, comme les hommes.
Tels sont les quatre temps d’âge. Chacun d’eux dure vingt ans, en deux périodes de dix ans. Soit, en tout, quatre-vingts ans. L’auteur a oublié quelques détails; il les ajoute, pour ainsi dire en post-scriptum.
D’un à dix ans, les enfants sont fort en péril de mort et de blessures, parce que les femmes risquent de les écraser en les couchant la nuit près d’elles, etc. De là le proverbe: On doit garder son enfant de feu et d’iaue tant que il ait passé .VII. anz.
Il n’est pas bon de marier les enfants mâles avant vingt ans, si ce n’est «por haste d’avoir hoirs» dans les familles princières; pour saisir l’occasion d’un beau mariage; ou crainte du péché, si le sujet est précoce. Mais les filles, on peut les marier sans scrupule dès qu’elles ont passé quatorze ans.
L’homme est vieux à soixante ans, et, comme on dit, «quites des servises». A cet âge, en effet, il a assez à se servir lui-même, ou à se faire servir. Si quelqu’un dure plus de quatre-vingts ans, «il doit desirer la mort».
Ce n’est pas tout. L’auteur a laissé de côté quatre «choses», parce que ces choses sont bonnes, profitables et convenables aux quatre âges indistinctement[580]. Il estime que le moment est venu de s’en occuper. C’est à savoir: Souffrance, Service, Valeur, Honneur. Chacune de ces vertus peut-être considérée sous deux aspects, activement et passivement: ceux qui souffrent et ceux que l’on souffre, ceux que l’on sert et ceux qui servent, ceux qui valent et ceux à qui l’on vaut, ceux qui honorent et ceux que l’on honore. Ces distinctions laborieusement établies, l’auteur les oublie, d’ailleurs, aussitôt; et il n’en est plus question. Il est visiblement fatigué; il écrit à bâtons rompus, avec de fâcheuses redites.
Li bon souffreor vainquent tout. Jésus-Christ a donné l’exemple. Folie de se désespérer pour les choses temporelles, qui sont transitoires. Les pauvres souffrent par nécessité, les riches se créent des raisons de souffrir. Nul n’est en si bon point qu’il n’ait besoin de patience.
Les hommes qui ont un seigneur, qu’ils le servent loyalement et longuement; Dieu les récompensera, si ce n’est le seigneur lui-même. Mais «cil qui reçoivent servise et jamais ne le guerredonent, il boivent la suor de leur serveors, qui lor est venins morteus as cors et as ames».
A bien servir covient eür avoir, dit le proverbe[581]. Ce n’est pas sûr. Au moins est-il certain que le bonheur apparent n’est pas toujours le vrai bonheur. On voit, en effet, se pousser, s’enrichir et se faire honorer près des riches hommes tels gens «qui sont droit asne et plus nice que bestes», tandis que des sages et des vaillants n’obtiennent rien qui soit digne d’eux. Le succès des uns tient soit à la «niceté», soit à l’aveuglement, soit à la répugnance pour la vertu des grands seigneurs qui les accueillent, soit à la malice du Diable qui échafaude, pour s’amuser, ces prospérités trompeuses. Ce sont les autres, les dépourvus, s’ils savent souffrir leur pauvreté en patience, qui ont reçu en partage le vrai bonheur «de par Dieu».
Au point de vue des services réciproques que les hommes se rendent, on peut distinguer dans l’humanité trois types généraux: 1º les «franches gens, amiables et debonaires»; 2º les gens de métier; 3º les vilains.
«Franches genz amiables sont tuit cil qui ont franc cuer... Et cil qui a franc cuer, de quelque part il soit venuz, il doit estre apelez frans et gentis; car se il est de mauvais leu et il est bons, de tant doit il estre plus honorez[582]».
Parmi les gens de métier, se placent au premier rang les prêtres et les clercs qui ont la cure des âmes, les avocats, les juges, etc.
Vilains sont ceux qui se conduisent vilainement et ne rendent service à personne que contraints par la force. «Tuit cil qui le font sont droit vilain, aussi bien comme s’il fussent serf ou gaeigneur... Gentillesce ne valour d’ancestre ne fet que nuire as mauveis hoirs honir».
Trois espèces de gens, donc trois espèces de loyers ou payements. On a les services des franches gens par des prières courtoises ou en échange de bienfaits. On a ceux des gens de métier en payant («par doner»). Et les vilains «au baston»[583].
Il y aurait trop à dire, selon Philippe, sur les loyers de la seconde espèce, qui conviennent aux gens de métier. «Cil de Sainte Eglise le veulent [le loier de don] a la vie et a la mort; après la mort ont aumosnes por chanter messes de requiem...» Les avocats et les juges ne font rien «sans loier de don»; «et sovant vuelent comparagier les dons, ce est que l’on doigne les petiz après les granz, et si ameroient miaus tous jours les granz que les petiz».
Ce qui précède, au sujet de Souffrance et de Service, est, comme on voit, très décousu. Ce qui suit, relativement à Valeur et à Honneur, est un verbiage à peu près inintelligible, à force d’être confus. Relevons seulement ce trait: «Cil qui pueent valoir et ne valent sont mauvais et honni en cest siecle...; et quant plus i durent, pis lor vaut. Et se la mort nes vuet occirre, il meïsmes devroient voloir la mort. Car quant plus tost faudroient dou siecle, plus tost seroit estainte et remese[584] la honteuse meniere d’aus».
Lorsqu’un riche homme reçoit un compte de denrées et d’issues, il en entend d’abord «tout le menu mot à mot»; puis il demande à l’entendre «en gros et en grant some»; ces rubriques générales («gros») et ces totaux lui permettent de se remémorer le détail qui lui a été précédemment exposé. Il en est tout de même du présent compte: d’abord, le compte lui-même, divisé en quatre parties (avec le post-scriptum disposé sur le même plan quadripartite); puis les gros ou rubriques générales: l’auteur désigne ainsi ses développements à bâtons rompus sur Souffrance, Service, Valeur et Honneur; enfin la somme (simple résumé de l’ouvrage principal), qui dispensera de relire le reste:
«Tuit cil qui l’avront oï ententivement une foiz [le compte des Quatre âges] porront savoir par ces .IIII. moz qui sont li gros, et par les somes, le moien de tout ce qui est escrit ou livre; et ce porra l’an faire plus legierement et sovent que oïr le tout; et tuit cil qui volontiers l’orront en amanderont, se Dieu plest».
Il existe à la Bibliothèque de l’Université d’Utrecht un ms., qui paraît remonter au commencement du XIVe siècle, d’un poème en latin dont l’auteur, dès le v. 9. donne le titre: Lamenta. Ce ms., découvert il y a quelque vingt ans par feu M. A.-G. van Hamel, professeur à l’Université de Groningue, a permis à cet érudit, qui l’a publié, de composer sur ce poème, jadis célèbre, qu’on croyait perdu, et sur son auteur, une notice presque irréprochable[585].
L’auteur des Lamenta, originaire de Boulogne-sur-Mer, s’appelait, en latin, Matheus, «Mahieu» dans le dialecte de son pays. Il avait des parents et des amis parmi les personnages qui, de son temps, étaient les plus considérables de l’Église de Thérouanne. Il fut lui-même clerc, au début de sa carrière, ayant étudié la logique et le droit pendant six ans, à Orléans, sous Jacques de Boulogne, qui devint évêque de Thérouanne, et sous Nicaise de Fauquembergue, plus tard chanoine de cette église. Il avait le titre de «maître» et il exerçait la profession d’avocat (causidicus). A vingt indices, dans son œuvre, se reconnaît, d’ailleurs, le juriste, nourri de droit civil et canonique, hostile à la «coutume».
Il connaissait Paris, où il avait probablement mené joyeuse vie, tout aux tavernes et aux filles, comme dit l’autre. Ses mœurs étaient alors faciles, très faciles, comme il l’avoue, sans honte, à plusieurs reprises[586].
Un concile œcuménique se tint, à Lyon, du 1er mai au 17 juillet 1274. Maître Mahieu y assista, il le déclare lui-même, vraisemblablement dans la suite de l’évêque de Thérouanne, prédécesseur de Jacques de Boulogne.
Le Concile eut à délibérer sur la réformation des mœurs du clergé, et particulièrement sur la condition des clercs (usque ad subdiaconatum) mariés. Un certain nombre de ceux-ci étaient, non seulement mariés, mais «bigames»; non point, comme on pourrait le croire, qu’ils eussent épousé deux femmes, mais parce qu’ils avaient épousé une femme qui n’était pas vierge, une veuve ou une fille publique. La jurisprudence épiscopale variait au sujet de ces «bigamies»; les uns les toléraient, d’autres les condamnaient. Le 14 juillet 1273, le Concile condamna formellement toutes ces unions suspectes: Bigamos omni privilegio clericali declaramus esse nudatos, consuetudine contraria non obstante. Cette constitution fut sanctionnée en novembre par le pape Grégoire X; elle a pris place dans les Décrétales.
Maître Mahieu savait donc à quoi s’en tenir sur ce qui l’attendait s’il se mariait, en dépit de la Sanctio Gregoriana, avec une veuve. C’est pourtant ce qu’il fit, pris dans les lacs d’une certaine Perrette, ou Perrenelle, dont il ne réussit à triompher qu’en consentant au sacrement.—Le voilà «bigame» et sous le coup de la dégradation canonique.
Cette mesure rigoureuse lui fut appliquée, comme à beaucoup d’autres. Sans doute par l’officialité de Thérouanne. Mais à quelle époque? on l’ignore. La date de son mariage n’est pas connue non plus. Nul moyen de savoir, par conséquent, s’il s’écoula un long temps entre l’infraction et le châtiment.—Le voilà dépouillé de tous ses droits de clergie (tonsure, habit, admission au chœur, aptitude à recevoir des prébendes, privilège de judicature, exercice de son métier d’avocat à l’officialité, etc.).
Durement frappé de ce côté, Mahieu ne trouvait point de consolation à son foyer. Car Perrette, avec le temps, était devenue laide, acariâtre, querelleuse. Incompatibilité d’humeur. Il était très malheureux en ménage.
C’est pour soulager sa douleur, et aussi pour mettre en garde ses jeunes ex-confrères contre une destinée pareille à la sienne qu’il conçut, au seuil de la vieillesse (v. 656), l’idée d’exhaler ses «lamentations» dans un poème anti-féministe.—Ce poème écrit, il ne le publia pas, par crainte de sa femme, mais il l’envoya à ses amis, dignitaires ou familiers de l’église de Thérouanne. Les «envois», ou épîtres, qu’il a rédigés pour chacun d’eux, et qui forment la meilleure partie du livre IV des Lamenta[587], permettent de fixer à peu près la date de la composition du poème[588].
L’évêque Jacques de Boulogne, un des destinataires de l’œuvre, nommé en 1287, est mort, dit M. van Hamel (p. CXXIV), en septembre 1301. Les Lamenta ont donc été terminés avant septembre 1301. D’autre part, en 1295, le frère de cet évêque, Robert le Moiste, était encore prévôt de l’église de Saint-Martin, à Ypres; à une date incertaine, il a échangé ces fonctions contre celles d’abbé de Sainte-Marie-au-Bois de Ruisseauville, et c’est en cette qualité qu’il est salué par Mahieu. M. van Hamel en conclut que le poème est postérieur à 1295. Il ajoute que les autres données chronologiques fournies par les «envois» concordent avec celles-là: on a la preuve que tous les destinataires des Lamenta, que Mahieu nomme, étaient vivants de 1295 à 1301[589].
Quelques-unes de ces considérations laissent fort à désirer; mais il en est une, n ouvelle, qui me dispensera de les critiquer à fond; elle se tire de la présence, au nombre des destinataires du poème, d’un personnage sur lequel M. van Hamel (de même que M. Vaillant, le précédent biographe de notre auteur) n’était pas suffisamment informé.
Ce personnage, Jehan de Vassogne, «archidiacre de Flandres en l’Église de Thérouanne», qui «n’a pu être identifié» ni par M. Vaillant[590], ni par M. van Hamel (p. CXXVI), est pourtant bien connu. Clerc du roi de France, jurisconsulte que l’on voit souvent de service aux parlements judiciaires de la Couronne, chargé de faveurs par le pape comme homme de confiance du roi,[591] il exerça les hautes fonctions de garde royal des sceaux, ou, comme on disait alors, par courtoisie, de chancelier, depuis 1290 jusqu’à son élection comme évêque de Tournai, laquelle doit être fixée aux derniers jours de 1291 ou aux premiers de 1292[592]. La dédicace de Mahieu à Jehan de Vassogne, où celui-ci n’est pas qualifié d’évêque, est donc antérieure au printemps de 1292; elle l’est même, sans doute, à la date incertaine de 1290 où Jehan de Vassogne succéda, comme garde des sceaux ou chancelier de France, à Pierre Chalon, doyen de Saint-Martin de Tours, puisque Mahieu a l’air d’ignorer qu’il s’adresse au chef suprême de la chancellerie royale. Et le poème tout entier est, par suite, dans le même cas. J’indique plus loin (p. 249, en note) un autre motif de croire que le poème a été rédigé en effet, au moins en partie, vers la fin de 1290.
Les sources du versificateur boulonnais ont été étudiées avec le plus grand soin par l’éditeur. Mahieu était certainement assez versé dans la littérature sacrée et profane. Il a connu et plus ou moins utilisé le fragment, classique au moyen âge, du De nuptiis de Théophraste, le De planctu naturæ d’Alain de Lille, des recueils d’Exempla, et, sinon le Roman de la Rose lui-même, les œuvres plaisantes et satiriques en langue vulgaire dont le Roman de Jehan de Meun est le plus notable spécimen[593]. Enfin, on trouve au livre III des Lamenta comme un écho des discussions théologiques de son temps. Homme d’Université, il avait été un des émules de ces savants personnages, ses anciens confrères, comme Jacques d’Étaples, dont il énumère complaisamment les connaissances variées.—Toutefois, et Dieu merci, «le premier fond de son poème a été fourni à Mahieu, on n’en saurait douter, par sa propre expérience». Ce poème, quoi qu’il soit embarrassé par la plus détestable rhétorique (vers léonins, etc.), n’est pas sans sincérité.
Il est, d’ailleurs, très brutal. Instructif par là même, et non pas tant, peut-être, comme tableau des mœurs cléricales que comme exemple des écrits que ses jongleurs ordinaires pouvaient offrir au haut clergé, sans crainte de l’offenser.
Quel fut le succès des Lamenta de Mahieu? On n’en sait rien. Il y en avait jadis un exemplaire à la Bibliothèque du Chapitre de Saint-Bertin; l’exemplaire d’Utrecht est en Hollande depuis le XVIIe siècle. Pas d’autres renseignements.
Le livre, destiné à l’étroit public de Thérouanne et de Boulogne-sur-Mer, aurait peut-être sombré dans l’obscurité, comme tant d’autres, si, vers 1370, une copie n’en était tombée entre les mains d’un nommé Jehan le Fèvre, natif de Ressons-sur-le-Matz (Oise), procureur au Parlement de Paris.
Ce Jehan le Fèvre avait beaucoup lu, tant en vers qu’en prose, et il avait le goût de composer des traductions en vers (il avait déjà traduit, entre autres, la Vetula de Richard de Fournival). De plus, il était marié depuis une vingtaine d’années, et regrettait de l’être. Il fut donc surpris et charmé de rencontrer un poème qu’il ignorait, que tout le monde ignorait autour de lui et qui concordait si bien avec ses préoccupations personnelles. Un si beau poème, dont l’auteur, en l’art de se lamenter, dépassait, à son avis, l’Apocalypse, Ezéchiel et Jérémie! Un poème dont l’auteur avait été comme lui, homme de loi![594]. Il en entreprit aussitôt la traduction sous ce titre: Livre des Lamentations, pour son plaisir, non pour de l’argent:
C’est la traduction des Lamenta par le procureur Jehan le Fèvre qui a conféré la célébrité au bigame de Boulogne-sur-Mer. Christine de Pisan la lut en 1404, par hasard, car ce livre n’avait encore, dit-elle, «aucune reputacion». Mais, vers 1440, Martin le Franc, le prévôt du chapitre de Lausanne, la cite comme un ouvrage fameux, à côté du Roman de la Rose. Au milieu du XVe siècle, «Matheolus»[595] devint, dans l’esprit des lettrés, synonyme de misogyne et d’ennemi du mariage: on ne lisait plus l’original depuis longtemps; la traduction même n’avait peut-être plus beaucoup d’amateurs; mais le nom de l’auteur primitif, comme il arrive, surnageait. Beaucoup d’écrivains du XVe et du XVIe siècle l’ont cité sans l’avoir lu; on connaissait l’œuvre surtout par des abrégés, des morceaux choisis, des imitations.
Le travail de Jehan le Fèvre est parvenu jusqu’à nous dans dix manuscrits. Il a été publié dès 1864; mais l’édition qu’en a donnée M. van Hamel, en regard de l’original latin, est la première qui soit critique; on peut la considérer comme définitive.
Les rapports du texte primitif et de la traduction ont été parfaitement définis par l’éditeur.—La traduction est, en somme, fidèle (malgré des contre-sens, des suppressions, des amplifications[596]). Et elle est beaucoup plus claire que son modèle. Il faut avouer que les Lamentations de Mahieu ne sont plus, aujourd’hui, lisibles; et elles n’ont jamais dû l’être sans effort, quoique l’auteur eût un vrai talent. Sous l’habit français dont le médiocre Jehan le Fèvre les a revêtues, elles sont encore, au contraire, çà et là, fort agréables. Les conversations, surtout, insipides ou prétentieuses dans Mahieu, sont, dans la traduction, excellemment vivantes et naturelles.—C’est donc la traduction qui sera citée ci-dessous, toutes les fois qu’elle ne trahit pas l’original.
Au cours de son adaptation, Jehan le Fèvre a eu, plus d’une fois[597], le sentiment que Mahieu était allé trop loin et, une fois au moins, il a mis formellement à couvert sa responsabilité:
Mais il ne s’en tint pas là. Très peu de temps après avoir publié le Livre des Lamentations, il composa (vers 1373), sous le titre galant de Livre de Leesce, une réfutation méthodique des invectives du Bigame. Ayant plaidé le contre d’après Mahieu, il plaida le pour en son nom.
Va, petit livre; expose à mes très nobles compagnons l’état déplorable où m’ont mis le mariage et la bigamie.
L’auteur est humilié, car il a été dépouillé de ses droits et de sa noblesse: de sa «clergie». Il était «maître»; il a perdu la face, l’habit; il a dû prendre «forme laie». Pourquoi? Parce qu’il a épousé une veuve, une veuve qui «froncist et grouce» à toute heure contre lui, et l’appelle: «Chétif!». Mauvaise bête, en vérité; et elles sont toutes comme cela.
Seigneurs, compagnons et amis, excusez les incorrections de l’écrivain. Il n’est pas maître de lui: Ira impedit animum.
Instruisez-vous, jeunes gens, tandis qu’il en est temps. Le décret du pape Grégoire, de mauvaise mémoire, a condamné irrévocablement les clercs bigames. Après avoir été en situation de maltraiter les laïques, quelle honte de retomber à leur niveau!
Un serf peut devenir franc, en se rachetant, mais un clerc dégradé ne peut jamais ravoir «signe de clerc». Il est comme la chouette qui n’ose s’associer aux autres oiseaux. Il est «serf des serfs en toute manière» (v. 1077). Maudit soit le jour où Mahieu a rencontré Perrette!
C’est tout de même dur que, pour un clerc, le fait d’épouser une veuve, même non diffamée, entraîne la dégradation. Celui de s’amuser «follement» avec cent filles n’est pas puni et «couple illicite ne nuist point a devenir prestre». Certes, celui qui fit le décret en question n’avait pas assez réfléchi.
La bigamie, même proprement dite, n’a pas toujours été défendue: à preuve, les patriarches, «qui doublerent leurs mariages» et n’en furent pas moins heureux. Il semble bien que le premier bigame qui ait été châtié, dans la Bible, soit Lamech. Nous sommes frappés pour sa faute. Pourquoi donc ne s’avisa-t-il pas qu’une seule femme suffit à dix hommes?
Et pas de défense possible. Mahieu ne peut pas plaider, dans l’espèce, la violence ni la force; il a su et consenti; il est cause de sa ruine.
Comment un homme peut-il se lier «par veu de second mariage?» Les veufs qui se remarient devraient être écorchés, brûlés; leurs noces, du reste, sont, avec raison, mal vues:
Si Perrette mourait, son mari ne la remplacerait pas, pour sûr.
Voici comment l’auteur fut pris. Il fut séduit et «afolé» par doux regards et beau langage. Perrette était alors très jolie, avec sa chevelure blonde, son front ample, net et poli, ses yeux noirs, doux et riants, son nez bien fait, sa bouche vermeille et parfumée, ses dents blanches et bien assises, sa gorge pleine, ses bras «soupples pour accoler», sa poitrine parée comme il faut et la «compasseüre» des reins ni trop large ni trop étroite; etc., etc. Hélas! qu’est-elle devenue, cette déesse à l’angélique visage? «Courbée, boçue et tripeuse, défigurée et contre-faite, toute grise, toute chenue, rude, sourde...»:
Au moral, triste, «pleine d’inimitié», querelleuse, batailleuse. C’était une douce laitue; c’est une ronce, une ortie.
Il n’est qu’une consolation: c’est que tous les gens mariés sont logés à la même enseigne.
Toute femme mariée est comme une horloge qui ne s’arrête jamais. A tort et à travers, elle «abomine contre les fais» de son mari, et celui-ci n’a qu’à se taire. Quand il y a famine à la maison, elle dit que c’est la faute de l’homme; l’abondance, elle s’en attribue le mérite, sous prétexte qu’elle «file et bue[608]». A l’en croire,
Les «perverses jangleresses» ne s’en tiennent pas là. Elles s’entendent merveilleusement à décevoir leurs maris et à faire en sorte que ceux-ci n’en croient pas l’évidence. C’est ce qui advint, par exemple, à ces trois hommes débonnaires, Gui, Guerri et Frameri, qui prirent leurs femmes en flagrant délit: on leur prouva qu’ils avaient rêvé[611].
Tant d’exemples illustres à l’appui! Mieux vaut n’en pas citer, «car j’ay ailleurs assés a faire». Il en cite néanmoins: Salomon, Aristote...
Il n’en fut pas moins chevauché, le philosophe à barbe grise, par une femme qui «lui fist la loupe, par maniere de moquerie»[615]. Ce grand maître fut déçu par «figure d’amphibolie». D’où cette «confusion perpétuele» qui est advenue jusqu’à nos jours aux étudiants ès arts, les «artiens», ses disciples:
Confusion pareille à celle du présent livre, que l’auteur, en proie à sa femme, est hors d’état d’écrire correctement.
Une femme a mille manières de torturer son mari. Elle lui fait répéter dix fois la même chose, pour le taquiner; elle l’assourdit de paroles; elle le contredit; elle le gifle. S’il veut du vin, il a de la cervoise; s’il veut du pain blanc, du gruau «plein de levain».—Elle réclame avec énergie ses droits conjugaux,
parce que je n’ai pas conservé mon ancienne vigueur, elle m’arrache les cheveux[616]. Mon valet regarde de loin la bataille, et, n’osant me secourir, file m’attendre dehors. Alors survient la nourrice: le domestique est parti; tout l’ouvrage retombe sur elle!
Une nourrice, déclare-t-elle avec autorité, doit dormir, se reposer, boire et manger à volonté afin d’avoir du lait, et recevoir des cadeaux. C’est ainsi qu’on en use partout, mais pas dans cette baraque:
Et elle ne s’en va pas, elle, «l’orde nourrice pareceuse», quand Perrette commence à «tencer»: au contraire, elle accourt à son aide. Si Perrette m’appelle: «Chievre puant!», elle dit que c’est bien ça.—Si je veux la faire lever matin, c’est toute une affaire:
Perrette choisit, du reste, ces moments-là pour s’écrier que la chambrière a raison:
En pareil cas, il ne me reste qu’à me taire, crainte d’un revers de main.—Je voudrais être très loin, très loin, au delà des monts de Mongeu (les Alpes).—Hélas! pourquoi suis-je né?
*
* *
S’il y a des gens assez «papelars» pour ne pas savoir à quoi s’en tenir au sujet des femmes, de leurs mœurs et de leurs conditions, qu’ils profitent de ce qui suit.
La femme est essentiellement «rioteuse» (querelleuse); nul moyen d’en venir à bout. Répliquer? c’est s’exposer, pour un mot, à en ravoir un millier. Mieux vaut quitter la place, conformément au proverbe: Fumée, pluye et femme tançant chacent l’homme de sa maison[622]. Cela se voit dans l’Écriture et dans «les histoires du Peintre[623]». En voici un autre exemple: l’auteur a connu à Montreuil un jeune homme hardi, batailleur, qui avait toujours la main sur la garde de son épée; il se maria et, dès lors, n’osa plus «lever le sourcil»; quand sa femme le molestait trop, il s’en allait «en tapinage» pleurer près de ses compagnons, maudissant son sort. L’époux de Perrette en fait autant: il fuit devant son bavardage invincible.
Avant qu’un homme soit marié, il est gai, «joli» et gaillard; il chante, il saute et il chevauche; il se fait laver, «recroquiller», peigner, «graver» les cheveux; il porte «chauces semelées», se préoccupe de sa toilette et croit être roi de France. Mais voyez comme il est après: cheveux mêlés sur les épaules, oreilles basses, souliers et habits décousus, nez roupieux, barbe enfumée.—Époux se dit en français mari, et c’est très bien dit, car un mari, c’est un homme à la mer.
Le mariage est d’ailleurs malsain en soi: les noces «amenuysent les vertus d’omme», par le simple contact du lit conjugal, sans plus. Couchez, au contraire, tous les jours avec Bietrix, Mahaut et Guillemette, et vous n’en éprouverez aucun inconvénient[624]. Une femme légitime est une teigne, qui ronge la chair et les os.
Principiis obsta. Au marché, le client examine et soupèse ce qu’on a la prétention de lui vendre. Il faudrait donc essayer les femmes avant de s’en affubler, d’autant que, quand on en a pris une, c’est pour toujours.
Les veuves sont une engeance particulièrement détestable. Une version de l’histoire si connue de la Matrone d’Éphèse trouve place à ce propos, comme de juste. Puis, suivent l’histoire de Bethsabée, celle de Dalila et d’autres.—Les veuves sont enragées pour trouver un second mari. Elles restaient jadis en deuil pendant un an et portaient des robes noires; elles se mettent maintenant en chasse dès le troisième jour, avec des robes de soie.
Les femmes hantent les églises; mais ce n’est pas pas amour pour les «fiertres»[625], les «saintuaires»[626] ou le crucifix: «Plus aiment les clers et les prestres». Les ribauds s’y montrent aussi, mais pour chercher «leur proie»:
Elles font, de la maison de Dieu, une maison de rendez-vous, principalement à Paris[627]:
Elles préfèrent les pèlerinages qui sont prétexte à promenades:
C’est encore à l’église que les femmes ont coutume de tenir leurs assises de potins et de commenter la chronique scandaleuse du pays: «d’espouser, de concubinage, et de Martin, et de Sebille»; elles s’y donnent des conseils sur la façon de faire «paistre» leurs maris; elles s’y perfectionnent dans l’art de «jangler» et de «tancer».—L’auteur désire que sa femme reste à la maison; car si elle allait à l’église, elle n’y forniquerait sans doute pas: elle est trop laide; mais elle lui ferait des scènes en rentrant; et Dieu sait si cela vaut mieux.
Les femmes sont curieuses des faits et gestes de leur mari et ne le croient jamais sur parole. Telle est, du moins, la Perrette de l’auteur. Le traducteur[629] a connu, lui, des femmes d’un autre type, qui emploient les séductions dont elles disposent pour arracher leurs secrets aux hommes. Comme elles sont caressantes, celles-là:
Cependant, l’homme résiste:
Elle lui tourne le dos, et pleure:
Alors l’homme «s’esbaïst» et cède, pour son malheur:
Un homme marié ne peut guère servir Dieu comme il faut; c’est pour cela qu’en Occident le mariage est défendu aux prêtres.
La femme est désobéissante. Exemples d’Orphée et d’Eurydice, d’Assuérus et de Vasti, d’Ève et de la femme de Loth. En France, rares sont les hommes qui ont la «maistrie» de leurs femmes; ce sont les femmes qui «seignourissent». Hélas! malheur au royaume qui «euvre par conseil de femme»; tout y va de mal en pis.
La femme est envieuse. Louez-en une, pour voir, devant ses voisines; vous en apprendrez de belles. Il faut être bien grande dame pour se permettre impunément de s’asseoir au premier rang à l’église ou d’«aler devant a l’offrande». Dans la rue, n’en saluez pas une: saluez-les toutes, pour ne pas faire de jalouses. Toutes se plaignent à leur mari que leurs voisines sont bien vêtues, mais qu’elles n’ont rien à se mettre:
La femme est avide; on sait assez qu’elle va jusqu’à vendre, pour de l’argent, l’apparence de l’amour.
La femme est luxurieuse. Exemples de Pasiphaé, de Silla, de Mirra, de Biblis, de Phèdre, de Philis, de Didon. C’est pourquoi le pape permet aux veuves de se remarier sans délai.—Perrette, elle, est sage; l’excès de sa méchanceté en est peut-être la cause.
Les femmes s’obtiennent de diverses manières: au village, quand on les en prie; à la ville, pour des cadeaux; la grande dame se laisse prendre «mais que soit en lieux convenables[637]». Les nonnains, les religieuses se donnent des airs de spiritualité, mais elles sont presque toutes en proie aux appétits charnels, et c’est facile à comprendre par «la raison naturelle». Aussi les nonnains inventent-elles continuellement des histoires pour avoir congé de quitter le cloître un moment: leur sœur, leur frère, leur cousin est malade; autant de prétextes pour s’aller «esbatre par le païs». Méfiez-vous d’elles; car elles s’entendent mieux à plumer et à tondre ceux qui ont affaire à elles que les voleurs ou les Bretons:
Les Béguines couvrent aussi leur débauche du large manteau de l’hypocrisie; chacune a son cordelier ou son jacobin.
Mahieu s’engage ici dans une longue digression contre les Ordres Mendiants et leurs prétentions à entendre les confessions comme les prêtres séculiers. Concurrence injuste et très redoutable, car les gens préfèrent, naturellement, avouer leurs fautes à un nomade qu’ils ne connaissent pas, qui ne les connaît pas et qu’on ne reverra plus, qu’au pasteur de leur paroisse. Guillaume de Mâcon, ce grand homme, le vénérable évêque d’Amiens, a défendu excellemment, de nos jours, le droit des prélats sur ce point... Mahieu aime bien les Frères, pour autant; mais il ne sait pas flatter; qu’ils ne lui en tiennent point rigueur!
Le traducteur s’est refusé à paraphraser ce passage pour deux raisons: d’abord, parce que les Frères sont «des hommes comme nous»; ensuite parce que maître Jehan de Meun a déjà traité le sujet, au chapitre de «Faulx Semblant». Surtout, peut-être, parce que la querelle dont Guillaume de Mâcon avait été le protagoniste du côté des séculiers, très enflammée à la fin du XIIIe siècle, s’était apaisée de son temps[639].
Les vieilles sont les plus ardentes; et, comme les vieux chevaliers pansus qui enseignent aux enfants à se servir de leurs armes, elles s’appliquent à instruire les fillettes. Histoires de l’entremetteuse qui sut persuader à Galathée que, si Dieu a créé l’homme et la femme, c’est pour l’amour:
Ce sont ces vieilles-là qui procurent tant de faux pas et d’avortements; on devrait les brûler. Il arrive aussi qu’elles se substituent elles-mêmes aux jeunesses que le client leur demande à la faveur de la nuit. Ovide en fit l’expérience; Mahieu aussi, et plus d’une fois.
Les femmes sont superstitieuses; elles ne cessent de consulter le «sort» ou «le chant des oiseaux». Plusieurs habillent des crapauds, font des images de cire et les jettent au feu pour allumer l’amour des hommes, lient des chats et leur cautérisent les pieds au fer rouge, adorent Néron, Belgibus (Belzebuth) et Pilate et brûlent des cornes de chèvre en l’honneur des démons, volent des cadavres dans les cimetières et des hosties à l’église, des cheveux et de la corde de pendu aux gibets... L’auteur sait à quoi s’en tenir, personnellement, là-dessus: certaine vieille lui fit prendre, jadis, des poudres et le massa, au lit, tout nu, avec des peaux de chat et de taupe... Nombreuses sont les sorcières qui se vantent de deviner l’avenir, de guérir les maladies, de retrouver les objets perdus, de voir des choses mystérieuses sur l’ongle ou dans les miroirs. Elles «abetisent» ainsi les gens.
L’auteur s’arrête un instant pour récapituler ce qu’il a écrit jusqu’alors; puis il repart de plus belle.
Ne fais pas part de tes secrets aux femmes; tout le monde les saurait. Le prophète Michée l’a très bien dit. Historiettes à l’appui. On se demande parfois pourquoi le Christ, après sa résurrection, se montra d’abord à des femmes: c’est parce qu’il voulait que la nouvelle se répandît très vite.—Retour sur ce qui a été déjà dit de la propension des femmes au mensonge et à l’orgueil.
Satan a marié, comme on sait, ses filles[641]: Orgueil aux femmes, Simonie au clergé, Hypocrisie aux moines et aux béguines, Pillerie aux chevaliers, Fraude aux marchands, Usure aux bourgeois, Luxure à tout le monde.—Mais ne parlons que de l’Orgueil. Les artifices de toilette en sont, chez la femme, des symptômes très certains:
La femme est cruelle: exemples tirés de l’Écriture. Elle est gloutonne: fi de celles qui s’enivrent!—Perrette n’a pas ces défauts; elle serait même très bien si elle n’était point si laide et ne grognait pas tant.
Il y a des fous qui se marient pour perpétuer leur nom. Gloire du nom, vaine gloire! Et puis, on n’a pas toujours d’enfants; on peut perdre ceux qu’on a; on peut avoir des enfants qui vous déshonorent. Pas un instant de tranquillité pour celui qui a de la progéniture, à cause des accidents possibles. Tous les fils souhaitent, du reste, la mort de leurs parents: s’ils sont riches, pour en hériter; s’ils sont pauvres, pour en être débarrassés.
D’autres pensent qu’il est bon de se marier pour avoir une servante à la maison. Mieux vaut un domestique, qu’il est facile de renvoyer du jour au lendemain.
Se marier par amour? Folie. L’auteur en a fait l’épreuve. «Beauté de femme passe tost»:
Aussi bien, on est souvent séduit avant la noce par des atours qui font illusion:
Les atours tombés, il faut souvent déchanter. De plus, le goût de la toilette, chez la femme, est la ruine du mari et l’indice de son cocuage probable:
C’est l’habitude de roussir le poil des chats afin que les voleurs de chats ne s’en emparent pas pour leur peau. Il faudrait brûler de même «peliçons, queue, dras et cornes» des femmes; les hommes n’en voudraient pas tant.—Dans un passage que Jehan le Fèvre n’a pas traduit, Mahieu déclare qu’il a lui-même été pris très souvent aux agréments de cette espèce.
Épouser une femme «pour ses deniers»? Écoutez ce qu’elle dira:
Épouser une fille pauvre, si vous êtes riche? C’est encore pis. Elle dira:
N’épouse pas une jeune femme, ni une vieille (elle serait jalouse et probablement pas sans raison), ni une laide (crainte des enfants qu’elle aurait). La jeune t’épuisera, si tu es d’âge mûr; elle te donnera des suppléants:
Deux jeunes époux ne tardent pas à se ruiner, et les querelles s’ensuivent. Deux vieux époux? «De marier ne sont pas dignes»; on leur fera charivari.—Vilain, tu prends une femme noble? Tu seras «moqué»; il te faudra lui laver les pieds, frotter et porter la queue de son surcot. Noble, tu te mésallies? ta lignée en sera diffamée, et toi aussi.—Tu prends une veuve qui a des enfants. Elle
Tu donnes une marâtre à tes enfants: elle criera qu’ils ont volé tout ce qui se perdra chez toi.—Vous avez tous deux des enfants d’un premier lit: querelles et luttes sans fin.—Vous êtes tous deux sans enfants et stériles: les collatéraux de ta femme vont s’abattre sur ta maison.
Tu es malade et ta femme se porte bien? Elle te dira en «huant»:
Tu te portes bien, ta femme est malade? Assieds-toi à son chevet pour éviter, si c’est possible, qu’elle maudisse ton mauvais cœur. Quand sa Perrette est malade, l’auteur, pour avoir la paix, lui fait dire oraisons et chanter messes, récite pour elle la patenôtre et les sept psaumes, et la «soutient en son giron». Et pourtant, au fond du cœur, il voudrait bien qu’elle fût morte.
Tu dors; ta femme te réveille. Ta femme dort; tu n’oses bouger, crainte de la réveiller.—Tu te tais, elle parlera
Tu parles; elle te coupera la parole, plus haut que la Babelée, la poissarde de Paris[652].—Tu es gai; elle y trouve à dire:
Tu es triste; elle ira conter que tu es né «de male heure»:
Tu ne peux plus faire l’amour: Perrette est femme à t’arracher les cheveux. Tu veux le faire; elle s’excuse:
Ou encore:
Bref, femme n’est jamais satisfaite, et point de femme sans bataille.
Conclusion: n’aie pas une femme, mais cent; tel est le conseil des sages (Salomon, les saints pères, Ovide) et la voix même de la nature:
Arrêtons-nous un peu ici, pour souffler. La femme est un monstre. S’il en est de bonnes, c’est «d’especial grace», et, pour ainsi dire, «contre droit». Nouvelles plaintes au sujet du caractère de Perrette, que les gens nomment, en français, Perrenelle, mais qui mérite très bien son nom latin de Petra (pierre), car elle est dure comme un caillou.
*
* *
Un jour que Mahieu reposait sur son lit, un homme d’âge lui est apparu, tout resplendissant de beauté, qui lui dit: Pax huic domui; je te montrerai la voie du salut.—Qui donc es-tu, demanda Mahieu—«Je suy ton Dieu», répondit l’apparition.
Or Mahieu avait justement des représentations à faire à Dieu. Il les lui adressa donc en ces termes.
Toi qui sais tout, pourquoi as-tu créé la femme? La femme, c’est-à-dire la Mort. C’est là une conduite qu’il paraît difficile de justifier. Comment as-tu osé decréter que l’homme devait abandonner, pour sa femme, son père et sa mère; et que l’homme ne doit jamais quitter sa femme, sous aucun prétexte? Ce sont là, permets-moi de te le dire, des préoccupations de célibataire:
Et il n’est pas juste d’imposer ainsi aux autres ce dont on n’a pas voulu pour soi-même.
Qui achète un cheval a le droit de l’examiner avant, et, s’il se repent du marché, de le revendre après. Une femme, c’est chose plus importante qu’un cheval, n’est-ce pas? Et, en ce qui la concerne, on n’a pas les mêmes droits.
L’état de mariage est plus dur que la profession religieuse. Cependant, ceux qui entrent en religion ont un an avant de se décider définitivement; rien de pareil pour les conjoints.
Qui achète une vache malsaine a six mois pour la rendre au vendeur; pourquoi pas, s’il s’agit d’une femme?
Tu répondras sans doute, que, marié, j’ai le droit de renvoyer ma femme pour adultère. Mauvaise réponse: l’adultère est un grand crime, et qui les résume tous; mais il y a peut-être plus d’amertume encore, pour l’homme, dans la femme désagréable et méchante que dans celle qui fornique.—«Si l’homme est possédé, la femme l’est aussi; donc, la convention de mariage ne saurait être comparée aux contrats de vente, d’emprunt ou de louage, sujets à rescision. Elle est tellement plus stricte!»—Mais tous les contrats sont bilatéraux! Le silence vaudrait mieux que de si pitoyables défaites.
Les épouses spirituelles, prébendes, cures et églises, on les peut résigner, délaisser, changer: il suffit de s’adresser, pour cela, aux prélats. Lorsqu’il s’agit d’épouses charnelles, c’est défendu. Et pourtant, quel est le plus fort, du lien spirituel ou du charnel? Deux poids et deux mesures, c’est clair.
Il est fait vraiment trop d’avantages à la «secte» cléricale:
L’auteur se laisse entraîner à faire ici, entre parenthèses, une très virulente critique du clergé, dont la «joie» contraste avec la «douleur» du peuple des «mariés»:
Le clergé «boit la sueur du peuple». Que ferait-il, pourtant, si nous cessions de travailler?
On prétend que le clergé méprisait autrefois les richesses et les jouissances mondaines, pour acquérir la vraie science. Les temps sont bien changés. La seule science estimée est maintenant celle de philopécune[659].—Tous les ordres de la société sont confondus, car les clercs s’atournent et «se deportent de tout travail» comme chevaliers, achètent et vendent comme laïcs.—Quant aux prélats, si le peuple se gouvernait à leur exemple... Ils gâtent et détruisent tout; les plus mitrés sont les pires.—Et voilà ceux que Dieu s’obstine à combler de ses dons, au détriment des misérables!
D’après l’Écriture, la femme a été faite pour le service de l’homme, et elle le domine. Dieu a dit ailleurs que nul ne peut être de ses disciples s’il n’abandonne sa femme et ses biens pour le suivre; et d’un autre côté c’est lui qui a institué le mariage! Contradictions de toutes parts.
De par les décrets de Dieu, il y a trois bonnes choses dans le mariage: fides, la fidélité; genitura, les enfants; sacramentum, le sacrement.—Mais où est la fidélité? Il n’en est plus, surtout de la part des femmes. A preuve, ces deux mégères que Mahieu a vu brûler de ses propres yeux: l’une avait coupé la gorge de son mari en lui lavant la tête; l’autre, qui était de Dampierre, avait fait assassiner le sien, la nuit.—Les enfants. Mais, sans mariage il en naîtrait tout autant, et plus. Les animaux et les plantes se multiplient très bien sans cette formalité. Au reste, Dieu aurait pu créer chaque nouvel être sans accouplement, par un acte de sa volonté; pourquoi ne l’a-t-il pas voulu? L’institution du mariage va contre la nature et le droit. Contre la nature:
Contre le droit, le droit des pères, à cause des fils ingrats. Le père qui amasse pour ses hoirs les rend paresseux; on ferait mieux d’agir comme Aimeri de Narbonne, qui ne voulut pas laisser son patrimoine à ses enfants, pour les obliger à se faire une place dans le monde. Et pourquoi Dieu permet-il, soit dit en passant, que l’«usage», invention du peuple ignorant, l’emporte sur le droit écrit? Par exemple, en matière de succession, le prétendu droit d’«aînesse», établi par la coutume, est un injustifiable abus[660]. Mais, quoiqu’il en soit, il est certain que l’espérance de la progéniture n’est pas la justification du mariage: quand saint Joseph épousa la Vierge, il n’en attendait pas d’enfants.—Quant au sacrement, l’auteur n’en veut pas médire. Mais, comment se fait-il que, d’après le passage précité de l’Écriture elle-même, il soit officiellement un obstacle au salut? Tout cela est stupéfiant.
Et, en somme, quand on y pense, il y a bien d’autres choses stupéfiantes dans l’œuvre divine. Mahieu profite de l’occasion pour s’en «desgorgier» à son aise. Les pécheurs sont frappés de châtiments éternels pour des fautes d’un moment; ce n’est pas juste: «la punicion excede». La rédemption du Christ ne nous a pas suffisamment rachetés si nous sommes encore exposés à de mortels périls. Mais nous devons croire qu’elle nous a suffisamment rachetés; nous sommes donc tous sauvés. Dieu est le bon pasteur: il ne peut pas ne pas désirer le salut de ses brebis.—Cette digression théologique finit par une pirouette. Sauver tous les hommes, très bien; mais les femmes, impossible:
Le discours de Mahieu à Dieu se clôt par des protestations d’humilité. Peut-être s’est-il trompé; que sa douleur soit son excuse.
Dieu répond. Il répond en exposant fort au long le mystère de la Rédemption. Il déclare ensuite que, pour éprouver la patience des pécheurs, il a institué plusieurs purgatoires: le plus pénible est le mariage; quand on a passé par celui-là, on est dispensé des autres; le mariage, qui est un martyre, est, par lui-même, le plus sûr moyen d’obtenir la couronne céleste. Il va, d’ailleurs, reprendre les arguments de son critique un à un, simplement, «com l’en seult faire entre amis»...
Ce n’est pas la peine, dit Mahieu; car mes raisons sont «trop mal armées contre vous». Une petite explication seulement, s’il vous plaît: quelle est l’épreuve la plus méritoire, du cloître ou du mariage?—Il n’y a pas de doute, mon fils. Les «mariés» auront dans le ciel des sièges plus «precieux» que les moines, parce qu’ils auront plus souffert:
D’ailleurs le mariage est l’état le plus ancien et le plus saint; car je l’ai institué moi-même, à l’origine des choses et j’ai permis à ma mère de se marier:
Après cela, Dieu reprend le cours de son argumentation. Il ne faut pas dire tant de mal des prélats, en bloc, car il y en a de bons, et les mauvais, pour leurs démérites, seront châtiés plus sévèrement qu’«un bas homme du peuple uni».—Dissertation sur l’amour divin, lequel dépasse toute mesure. Il convient cependant que le juste soit plus aimé que le méchant. Et c’est une erreur de croire, par conséquent, que le sacrifice de la rédemption a sauvé, d’avance, tout le monde. Il y a le libre arbitre; nul ne sera sauvé sans avoir voulu l’être.
Mais il reste, dit Mahieu, que toute la descendance d’Adam est punie pour le péché de son ancêtre; or, «chascun doit soutenir sa charge»; le contraire n’est pas juste.—Crime de lèse-majesté; toute la famille doit payer. Toutefois les pécheurs ont le choix libre entre le salut et l’enfer.
Mais pourquoi des peines éternelles en punition des fautes d’un moment?—Ceux-là seuls subissent ces peines qui ne se sont pas repentis, et dont, par conséquent, la volonté de pécher dure toujours.
Là-dessus, Mahieu est convaincu: «Je me ren, pere pardurable». Mais il n’a pas achevé sa syndérèse que le Seigneur l’a transporté dans le paradis pour lui faire voir les sièges réservés aux martyrs du mariage. Dénombrement de la hiérarchie céleste: après la Vierge et les anges, les patriarches et les prophètes, les apôtres, les martyrs, les «mariés», les confesseurs (moines et prêtres). Et quoi de mieux?—Une légion de mariés et de bigames se lèvent, saluent Mahieu, lui souhaitent la bienvenue: «Vecy, vecy le vray martir; venés ça a nostre carole». Des danses commencent aussitôt, qui dans le texte latin, sont décrites avec une précision singulière (le traducteur abrège et banalise):
D’autre part, d’autres danseurs esquissent d’autres figures (tresche ou farandole):
Un merveilleux concert d’instruments se fait entendre en même temps:
Mahieu reçoit un vêtement blanc, une couronne, un trône et s’asseoit triomphalement parmi les élus. Puis la vision s’évanouit.—L’auteur reprend conscience dans son lit, près de sa femme, qui le blâme d’avoir tant dormi. Espérons, quoi qu’en dise Caton (l’auteur des Distiques), que les songes ne trompent pas!
*
* *
L’auteur redoute que sa femme ait connaissance de ce qu’il vient d’écrire; il ne le publiera donc point. Du reste, il est temps d’en finir, cum sit scriptura brevis optima. Avant de jeter l’ancre, il adressera simplement son poème à ses «seigneurs», en leur décrivant, à chacun, une fois de plus, son naufrage.
Premier envoi à Jacques de Boulogne, évêque de Thérouanne, conseiller du roi (consul regis). Éloge de ce prélat et de sa famille, que Mahieu connaissait fort bien. Juriste renommé à Orléans, Jacques avait enseigné à Mahieu ce que celui-ci, sa «créature», savait en logique et en droit. Mahieu, plongé par sa bigamie dans un abîme de maux, n’en est pas moins enchanté des prospérités de son maître. Il est bien triste, pourtant: confession de sa faute; réflexions d’une grande banalité sur la vanité des choses du monde, les dangers de la richesse, la fatalité de la mort.
Épitre à Jehan [de Vassogne], archidiacre de Flandre. Ce personnage est jeune, très versé dans la connaissance des lois civiles et canoniques et des coutumes, et conseiller du roi. L’auteur n’a pas à lui raconter son cas en détail, lui qui ne sait même pas, peut-être, que le nommé Mahieu existe. Mais il réclame ses prières.
Éloge de l’archidiacre de Thérouanne, Jacques, un vieil ami, que Mahieu appelait jadis Jaket. Les honneurs ne l’ont pas gâté. Il ne tourne pas le dos, comme tant d’autres, à l’infortuné bigame, dont le sort pitoyable est ici décrit derechef.
[Eustache d’Aix], écolâtre de l’église de Thérouanne, ancien official, savant juriste, savant canoniste, juge sans reproche. Son mérite personnel (ore minor sed mente profundus) a fait oublier l’extrême simplicité de son origine. Réflexions sur ce lieu commun: Est vas merdosum rex sicut inops[666]. L’écolâtre est généreux, mais à bon escient; il n’est pas de ceux qui jettent leur lard aux chiens. Mahieu n’a pas, hélas, de part aux libéralités de ce compatriote; mais c’est par sa propre faute.
[Jehan de Corbie], doyen de l’église de Thérouanne, a été pauvre; maintenant il est riche, Dieu aidant; mais il est le maître, non l’esclave de ses richesses. Il est très économe, pourtant; et chaste, depuis qu’il est vieux.—Hélas, cher doyen, la vie de Mahieu, telle qu’elle est maintenant, en est-elle une? Toute la subtilité des «artiens» (étudiants ès arts) ne résoudrait pas ce problème. Priez pour lui, à cause de sa misère. Dieu n’a pas eu pitié de l’auteur, comme de ce Mahieu de Beaurémi, son confrère et votre familier, qui put se tirer d’affaire à temps en abandonnant son amie.
G[autier de Renenghe], archidiacre de Brabant dans l’église de Thérouanne, et son frère B[audouin] chanoine dans ladite église, nobles de race et de mœurs, généreux, les plus habiles gens du pays. Gautier sait tout: trivium, quadrivium, mécanique, logique, grammaire, rhétorique, musique, astronomie, architecture, etc.; le tout, plus encore par nature que par étude. Il est éloquent. Il sait toutes les langues. Il sait se taire au besoin... Il est connu à Cambrai, à Paris; il est conseiller du roi; néanmoins, il n’est pas fier.—Ah! il compatirait aux malheurs de Mahieu, s’il en était informé! Exposé de ces malheurs, d’autant plus mérités que l’infortuné bigame assistait de sa personne au Concile de Lyon où fut rendu le décret sur la bigamie.
Le prévôt d’Aire, [Guillaume de Licques], m’a connu jeune; il l’a oublié; comment espérer qu’il m’aide, maintenant que je suis cloué sur la croix du mariage?
[Ici s’intercale, assez singulièrement, un long morceau, plaqué, qui fait hors d’œuvre (v. 4447-4700), en forme de diatribe sur les divers «états du monde»[667].
D’abord, le haut clergé. Malédictions contre les évêques repus, «aux pances pleines», qui négligent le soin de leur troupeau pour le service des rois:
On aimait jadis à vivre sous la juridiction des moines; maintenant, nul ne s’en soucie, tant ils sont durs. Ils ne résident plus, d’ailleurs, dans les monastères: on les voit aux plaids, aux marchés, par les rues, à la cour du roi, à celle [archiépiscopale] de Reims, à celle de Rome. Ils intriguent là et ailleurs; leur grand souci, c’est de trouver jour à se débarrasser de leurs abbés. Et le fait est que le plus chétif moine, dès qu’il est abbé, devient intolérable.
Rien d’intéressant dans les invectives qui suivent contre les chevaliers et les juges.—Les avocats sont comme les filles publiques: ce qu’ils louent, eux, c’est leur langue; et, comme elles, ils s’habillent de manière à attirer les clients:
Fi des docteurs en médecine! Très différents des avocats en ceci qu’ils cherchent toujours à travailler seuls, chacun pour soi, tandis que les avocats, s’ils sont retenus deux dans une cause, ne demandent qu’à y être quatre. Les avocats dépensent beaucoup et se traitent largement entre eux; les médecins, tristes, solitaires et pensifs, «pleurent» la moindre dépense[669]. Aussi bien, comment croire à leur médecine? ils sont malades comme nous, ils ne vivent point plus que d’autres. Leur médecine est à genoux devant les excréments et les urines, dans les latrines, pour les clystères...
Les bourgeois acquièrent cens, rentes et châteaux par usure; mais biens acquis de cette sorte ne durent point, comme on sait, jusqu’à la troisième génération[670]. Tous, pourtant, ne fraudent pas. L’auteur connaît beaucoup de bourgeois vaillants, sages, bons et honorables, qu’il prie de bien vouloir l’excuser, s’il a été indiscret.
Les laboureurs, sympathiques parce qu’ils travaillent, payent mal leurs dîmes; ils sont médisants et jaloux. «Las aux vilains maugracieus», qui toujours envient la vigne et le blé de leurs voisins, et qui vivent, pour la plupart, «comme bestes».]
L’abbé du Bois (de Sainte-Marie-au-Bois de Ruisseauville) est le frère de l’évêque de Thérouanne; l’auteur l’avait vu en nourrice. Il est loué de son énergie à défendre les droits de son église contre la population belliqueuse et avide du Ternois. Deux cents vers en son honneur ou de lamentations à son adresse.
L’official de Thérouanne, Jehan de Ligny, homme jeune, sage et très sûr, noble et très savant. Mahieu célèbre sa science, qui est universelle, avant de lui faire part, comme aux autres, des suites de sa bigamie. Enfilade de lieux communs contradictoires, qui donnent au rimeur l’occasion de déployer ses talents. Il a été chassé de l’ordre clérical: tant mieux; à bas les clercs, qui oppriment les laïques. Mais que dis-je? l’ordre des clercs est un des trois dont la sagesse divine a composé la société; le monde périrait sans lui.
Maître Nicaise de Fauquembergue, ancien collègue de Jacques de Boulogne aux écoles d’Orléans et dont Jacques, promu à l’épiscopat, a fait son familier et un chanoine de son église; Gilles, abbé de Mont-Saint-Jean lès Thérouanne, que Mahieu a connu dès l’enfance; et enfin maître Jacques d’Étaples, écrivain incomparable, parent de l’auteur, critique sûr, reçoivent aussi chacun leur tirade, farcie de compliments hyperboliques et de jérémiades.
Après quoi, le bigame «jette l’ancre», comme il s’y est engagé. Encore un conseil: ne vous mariez point. Une dernière prière: que Dieu accueille l’auteur au paradis; et il pourra tout de même placer Perrette à ses côtés, pourvu qu’elle ait changé d’humeur.[671]
Comme le Roman de la Rose, le Roman de Fauvel, ou plutôt de Fauvel et Fortune[672], se compose de deux parties indépendantes.
La première est l’œuvre d’un clerc qui s’est proposé, comme tant d’autres, de dire le mal qu’il pensait de l’état du monde en son temps.
La seconde est un essai philosophique sur l’allégorie de la Fortune.
Au premier abord, il n’y a guère de commun à ces deux écrits que le nom même de Fauvel, qui les domine.
Qu’est-ce que Fauvel?
Dès le XIIe siècle, on parlait couramment, en France, de l’«ânesse fauve», comme on parle, maintenant, de l’«âne rouge»: trompeur comme l’ânesse fauve, méchant comme un âne rouge. La première origine de ces locutions n’est pas connue.
Cependant, on n’a trouvé, jusqu’ici, Fauve (Fauvain, au cas régime), comme personnification de la tromperie, dans aucune œuvre antérieure au «Nouveau Renard», du rimeur lillois Jacquemard Gelée, qui écrivait en 1288. Gelée fait de l’ânesse (ou plutôt de la mule) Fauvain la monture de Dame Guile[673].
Un certain Raoul le Petit, qui était aussi du Nord, probablement d’Arras, rima, vers la fin du XIIIe siècle, des vers pour servir de légendes à un recueil de peintures, pour la plupart consacrées à Fauvain. On voit, dans ce recueil, des scènes qui illustrent directement l’expression: «chevaucher Fauvain», employée dès cette époque, et très souvent depuis, pour «tromper, faire des perfidies»; de grands personnages ecclésiastiques et laïques, un évêque, des seigneurs, sont à cheval sur Fauvain[674].
Raoul le Petit parle une fois de Fauvain au masculin. Anesse, mule ou jument, la bête symbolique de la tromperie passait aussi, en effet, pour un cheval. En ce cas on l’appelait, d’ordinaire, Fauvel. On distinguait même formellement le mâle de la femelle, comme l’atteste ce vers de Gilles li Muisis:
L’expression «chevaucher Fauvain» ou «Fauvel» n’était pas, au temps de Philippe le Bel, la seule où figurât cet animal; on disait encore: «etriller», «grater», «torcher», c’est-à-dire bouchonner Fauvel. Le sens de ces locutions est aussi: mal agir, tromper, plus spécialement tromper en flattant. L’«Estrillefauveau» des écrivains français du XIVe, du XVe et du XVIe siècles, c’est ce que nous appelons un arriviste[676].
Fauvain et Fauvel étaient des types favoris de l’imagerie populaire à la fin du XIIIe siècle. Non seulement on leur consacrait des albums analogues à l’œuvre précitée dont Raoul le Petit rédigea le texte, mais on les représentait sur les murailles en peinture. L’auteur de la première partie du Roman le déclare en commençant; et il laisse entendre que le sens de ces représentations symboliques était obscur pour beaucoup de ses contemporains comme pour nous.
La première partie du Roman de Fauvel est exactement datée. Ce petit livre, d’après l’explicit,
De l’auteur, qui ne s’est pas nommé, on ne sait, semble-t-il, rien si ce n’est, comme il résulte de son opuscule même, qu’il était clerc et très clérical. C’était un de ces clercs, plus nombreux sans doute qu’on ne pense, qui avaient désapprouvé Philippe le Bel dans sa lutte contre Boniface, qui blâmaient les complaisances de Clément V et la servilité des évêques français envers le roi.—C’était un clerc séculier: il n’aimait pas les moines en général ni les Mendiants en particulier.—Il parle quelque part des bons clercs qui n’ont pas reçu la récompense de leurs services comme quelqu’un qui serait précisément dans ce cas.
Est-il impossible de désigner ce clerc par son nom?—Pour répondre à cette question, il faut résoudre préalablement celle-ci: la seconde partie du Roman de Fauvel est-elle du même auteur que la première?
Il existe huit manuscrits complets de cette seconde partie. Dans quatre de ces manuscrits, elle est, comme la première, anonyme, quoique datée (du 16 décembre 1314)[677]. Mais les quatre autres (Bibl. nat., mss. fr. 2 195, 12 460, 24 436, et nº 947 de Tours) «confessent», en une énigme finale, «le nom et le surnom» de «celui qui a fait cest livre». Voici l’énigme:
Ge rues doi.V. boi.V. esse[678].
Comme doi et boi sont les anciens noms des lettres d et b, et comme esse est celui de la lettre s, M. Gaston Paris a déchiffré: Gerues (ou Gervais) du Bus[679].
Si l’on admet que ce déchiffrement est exact et que l’énigme est bien de l’auteur—et on ne saurait s’y refuser—reste à savoir si Gervais a composé les deux livres de Fauvel ou le second seulement.
Il est assez naturel de penser qu’il les a composés tous les deux, car l’auteur du second livre dit au début de son ouvrage:
Et il dit en terminant:
De plus, le premier et le second Fauvel sont réunis dans tous les mss. qu’on en a, sauf deux, où la séparation est accidentelle[680]. Même dans le seul ms. que G. Paris (Hist. litt., XXXII, p. 118) considère comme contenant «la rédaction originale» de la première partie, les deux poèmes se suivent sans autre séparation que celle des paragraphes ordinaires[681].—Tous deux sont datés avec précision, circonstance qui n’est pas commune.—Ajoutons que, si vague et si abstrait que soit le second Fauvel, il semble bien qu’il émane, comme le premier, d’un mécontent, peu favorable au régime qui prévalut sous Philippe le Bel; il s’y trouve à la fin des allusions très claires aux conseillers de ce prince qui, en 1314, étaient sur le point d’expérimenter l’inconstance de la Fortune.
G. Paris s’est inscrit, pourtant, en faux contre une opinion si vraisemblable. Et telles sont ses raisons: «L’expression mon segont livre ne prouve rien; le poète a composé à Fauvel une suite; il l’appelle naturellement son second livre. Mais les idées, le style, la culture, nous paraissent autres dans le second livre que dans le premier. Le personnage de Fauvel y est conçu d’une manière différente; l’imitation du Roman de la Rose y est beaucoup plus marquée[682]... Gervais du Bus nous paraît avoir voulu profiter de la vogue qu’un premier auteur avait donné au type de Fauvel[683]...; et il a réussi, puisque, sauf dans deux mss., son œuvre a toujours été jointe à celle de son prédécesseur» (Hist. litt., XXXII, p. 136).
Tout se ramène donc à décider si «les idées, le style, la culture» diffèrent sérieusement dans l’un et l’autre Fauvel. C’était l’impression de M. Paris. Mais les idées, quoique différentes, ne sont nullement contradictoires; le style—très lourd, des plus médiocres[684],—est fort analogue et il serait même aisé de relever, dans les deux livres, de frappantes similitudes de mots. Quant à la culture, comment affirmer? L’auteur du second Fauvel avait «une culture philosophique»; celui du premier cite Aristote...
Quoi qu’il en soit, le premier Fauvel présente une particularité singulière. Il est écrit, comme le second, en vers plats de huit syllabes; mais un long passage y est rimé autrement (en strophes de six vers dont les rimes sont groupées comme aab ccb). Nul doute, du reste, que le passage en strophes soit de l’écrivain qui a composé ce qui précède et ce qui suit; car on y reconnaît ses expressions familières; et la pièce n’est pas, à proprement parler, rapportée, car elle est inséparable de l’ensemble. On peut faire plusieurs hypothèses pour rendre compte de cette particularité: le plus simple est que l’auteur a fondu ensemble des morceaux qu’il avait écrits d’abord, l’un en strophes, l’autre en vers plats.
On a plusieurs manuscrits du premier Fauvel ainsi disposé, qui représentent certainement la rédaction de l’auteur lui-même. Les copistes de quelques autres, surpris de voir le rythme changer brusquement, ont essayé d’uniformiser en réduisant les strophes en vers plats (rimant deux à deux). Mais ils se sont plus ou moins vite fatigués de cette tentative: le passage en strophes s’est trouvé trop long pour leur patience. Dans un seul ms. (Bibl. nat., fr. 2140), l’uniformisation a été menée jusqu’au bout.—Il est extraordinaire et inexplicable, soit dit en passant, que ce ms., le plus remanié de tous (d’ailleurs médiocre et incomplet)[685], ait été choisi par A. Pey pour servir à l’édition princeps du roman (Jahrbuch für romanische und englische Litteratur, t. VII, 1866), la seule qui existe jusqu’à présent[686].
Encore une remarque.—Tous les manuscrits du premier Fauvel, sauf un (Bibl. nat., fr. 2139), ont quatorze strophes sur les Templiers (ou l’équivalent en vers plats). Le ms. qui fait exception n’en a que quatre. Or, cette circonstance ne peut s’expliquer que de deux façons: ou bien il y a eu omission dans le ms. unique, ou bien il y a eu addition (interpolation?) dans la source commune de tous les autres.—G. Paris s’est rallié à la seconde alternative: le ms. fr. 2139 est donc, à ses yeux, le seul exemplaire connu de la rédaction originale; de plus, les dix strophes additionnelles ont, à ses yeux, le caractère d’une interpolation: «Il est probable qu’elles ne sont pas de l’auteur» (L. c., p. 125; cf. p. 128, où ce qui avait été présenté d’abord comme «probable» est affirmé comme certain).
Ces conclusions ne paraissent pas de nature à emporter l’adhésion.—D’abord, il n’est nullement assuré qu’il n’y ait pas simplement lacune dans le ms. fr. 2139[687]. A supposer que les dix strophes qui manquent dans le ms. fr. 2139 soient en effet une addition, il n’est nullement probable, et encore moins certain, que cette addition soit d’un autre que de l’auteur du contexte. G. Paris se fondait, pour le croire, sur cet argument que, l’auteur étant en général peu sympathique au pape Clément et au roi Philippe, on ne comprendrait guère qu’il ait fait l’éloge de leur conduite dans l’affaire des Templiers; c’est ce qui l’a conduit à écrire en fin de compte: «Notre roman, composé en 1310 par un clerc fort attaché aux privilèges de l’Église, peu ami du roi et du pape régnants, fut interpolé entre 1310 et 1314 par un auteur dévoué aux intérêts de Philippe le Bel». Mais il n’y a rien, dans l’addition, qui soit d’un homme «dévoué aux intérêts» du prince; l’addition, si c’en est une, est d’un homme borné, qui a cru, comme bien d’autres, aux accusations portées contre les Templiers, voilà tout; or, l’auteur du premier Fauvel, qui avait été très frappé de ces accusations, et qui en parle à plusieurs reprises (en se servant de termes qui se retrouvent dans l’addition prétendue) y croyait certainement.
G. Paris, qui a si bien déchiffré le nom de Gervais du Bus, ne savait rien sur le compte de ce personnage. C’est qu’il n’était pas spécialement versé dans l’histoire de la Chancellerie de France. Le nom de Gervais du Bus est, en effet, bien connu des érudits qui ont fréquenté les registres et les layettes du Trésor des Chartes, comme celui d’un clerc notaire de la Chancellerie au commencement du XIVe siècle. C’est ce notaire qui signait Gervasius sur le repli des actes.[688] Il était déjà en fonctions à la fin du règne de Philippe le Bel[689]; il y était encore après l’avènement des Valois[690].—Gervais du Bus était normand, comme son nom suffirait d’ailleurs a l’indiquer, puisqu’il fonda une chapellenie pour faire desservir la chapelle de Saint-Jean au Vieil-Andely (Eure)[691]. Il n’était pas noble, puisqu’il dut se faire autoriser à acquérir des rentes en fief, «sans ce qu’il puisse estre contraint a mettre les hors de sa main ou a faire en finances pour cause de noublece[692]». Il semble qu’il n’ait jamais obtenu, des cinq rois qu’il servit, que des grâces extrêmement modestes en récompense de ses longs services. Il était encore vivant en décembre 1338[693].
Il peut paraître surprenant que le roman, non pas certes antiroyaliste, mais ultraclérical, de Fauvel soit l’œuvre d’un notaire de la Cour du roi. Mais les faits sont là. Observons du reste que Gervais n’a pas signé le roman de 1310; il n’a signé (encore quatre mss. seulement sur huit offrent-ils cette signature, sous forme d’énigme), que celui de 1314, achevé à une époque où l’on pouvait croire à une réaction, qui se produisit en effet, contre le gouvernement des Nogaret et des Marigni.
J’ai cru quelque temps que ce que G. Paris avait le mieux débrouillé dans sa notice de l’Histoire littéraire sur Fauvel, c’était la formation de l’énigmatique compilation que contient le ms. fr. 146 de la Bibliothèque nationale; mais il est certain que, au contraire, c’est là la partie de son étude qui soutient le moins l’examen.
Le ms. fr. 146, qui est au nombre des manuscrits les plus somptueusement décorés de la première moitié du XIVe siècle[694], contient le texte des deux livres de Fauvel, avec des interpolations[695].—En ce qui concerne le premier livre, rien qu’une addition de vingt vers (à la fin), qui revient à dire: «Cet ouvrage fut composé sous le règne de Philippe le Bel, ce prince trop débonnaire, trop honnête, fils de cet autre Philippe [le Hardi] qui alla en Aragon et qui fut si zélé pour la croisade»[696].—Quant au second livre, il a été remanié et fort allongé par l’insertion de morceaux divers, empruntés ou imités d’autres ouvrages, connus ou inconnus.—De plus le texte des deux Fauvel y est entouré et comme glosé de chansons en français et en latin, avec la musique.
Quel est le compilateur de ces additions et de ces gloses? Cela est très clairement indiqué dans une note intercalée, au fol. 23 vº, après les vers 1651-1652 du second Fauvel. Mais cette note, si claire qu’elle soit, n’a pas été, jusqu’à présent, comprise; et des erreurs singulières y ont, au contraire, pris leur source.
La voici, telle qu’elle est imprimée dans l’Histoire littéraire (XXXII, p. 139):
Les anciens bibliographes avaient conclu de ce passage, ainsi déchiffré, que «François de Rues», clerc du roi, était l’auteur de Fauvel; et cette opinion est celle que M. A. Piaget énonçait encore, par inadvertance, en 1896[697]. G. Paris (qui savait, pour l’avoir découvert, le nom véritable de l’auteur, Gervais du Bus), en a conclu, lui, que «François de Rues» était l’auteur des additions et le compilateur des gloses transcrites dans le ms. fr. 146 jusqu’au fol. 23 vº.
Or les anciens bibliographes et G. Paris ont également passé à côté de la vérité, en la frôlant.—«François de Rues» est un fantôme; car il faut lire[698]:
Et Derues est ici, sans aucun doute, pour Gerues. La note désignait l’auteur de Fauvel (comme c’est évident, et comme les anciens bibliographes l’ont très bien vu), mais elle le désignait sous son véritable nom: Gerues, tel qu’il est dans les manuscrits du roman qui contiennent l’énigme finale. Le copiste qui a exécuté le ms. fr. 146 a transcrit cette note sans la comprendre et altéré le premier vers par la substitution d’une lettre à une autre. Chose qui, de sa part, n’a rien d’étonnant; le ms. fr. 146 n’est pas aussi bon qu’il est beau[699].
La note originale portait donc:
Gerues (Gervais) y rimait, par conséquent, avec conceues. Cela, qui paraît au premier abord très extraordinaire, peut s’expliquer de diverses façons. Ou bien l’annotateur avait déchiffré l’énigme qui donne Gerues, sans identifier «Gerues» avec «Gervais»; cette hypothèse est très peu probable, car il connaissait la qualité de Gerues, laquelle n’est pas indiquée dans l’énigme; d’autres raisons de penser que l’annotateur fut en relations personnelles avec Gervais du Bus seront, du reste, indiquées tout à l’heure. Ou bien l’annotateur a écrit et prononcé Gerues pour respecter le demi-incognito de notre notaire. Il n’est pas hors de propos de constater enfin que, en Normandie, de nos jours, existent, à ma connaissance, des familles qui portent le nom de «Gérus» (ainsi prononcé); ce nom se présente, dans les anciens actes qui concernent ces familles, sous les formes «Gerues, Gervasii»; c’est là, semble-t-il, un de ces cas bizarres où, comme dans «Lefébure» (pour «Lefebvre»), la prononciation a été contaminée par la graphie.
En tous cas «François de Rues» disparaît et se confond avec Gervais dont il est l’ombre incongrue. Mais, alors, quel est le nom du compilateur des additions et des gloses, lequel, de toute évidence, est aussi le rédacteur de l’annotation précitée?
Nous le connaissons par la rubrique suivante, qui se lit au fol. 23 vº du ms. fr. 146, après les vers relatifs à Gervais:
Ci s’ensuient les addicions que mesire Chaillou de Pesstain a mises en ce livre, oultre les choses dessusdites qui sont en chant.
Le sens de cette rubrique, qui a donné lieu aux conjectures les plus compliquées, saute aux yeux de quiconque la lit sans prévention. Elle signifie: «Ce qui suit [les additions au second Fauvel, faites de morceaux empruntés à droite et à gauche], et les gloses musicales [«en chant»] qui précèdent, tout cela est le fait de messire Chaillou de Pesstain».
L’auteur des additions de tout genre à Fauvel qui se trouvent dans le ms. fr. 146, tant de celles qui précèdent que de celles qui suivent le fol. 23 vº de ce manuscrit, s’appelait donc Chaillou de Pesstain.
Ce Chaillou, sur le compte de qui tous les bibliographes se sont tus jusqu’à présent, était certainement un laïque, puisqu’il s’intitulait «mesire». Il appartenait sans doute à la famille des Chaillou, dont plusieurs membres ont exercé au XIVe siècle de hautes fonctions administratives au service du roi[700]. Il doit être très probablement identifié avec «mesire Raoul Chaillou», chevalier, qui fut bailli d’Auvergne (1313-1316), de Caux (1317-1319)[701] et de Touraine (1322)[702], puis membre de la Cour du roi[703], délégué à l’Échiquier de Normandie (1323)[704], enquêteur-réformateur en Languedoc (1324)[705], etc. Au printemps de 1336-1337, il était mort[706].—Il y a apparence que Raoul (si c’est bien lui) et Gervais, qui vécurent pendant plusieurs années côte à côte à la cour, se sont personnellement connus. Gervais, dont Raoul avait tant goûté les œuvres, survécut, du reste, à son patron, puisqu’il vivait encore, nous l’avons vu (p. 284), en 1338.
Il y a lieu de remarquer, pour finir, que, parmi les additions de Chaillou au second roman de Fauvel, se trouvent de longues tirades empruntées au roman de la Comtesse d’Anjou par Jehan Maillart, écrit en 1316[707]. Or, j’ai montré naguère que Jehan Maillart, l’auteur de la Comtesse d’Anjou, n’est autre que Jehan Maillart, un des clercs principaux de la Chancellerie de France au commencement du XIVe siècle[708]. Le ms. fr. 146, si curieux à tant d’égards, apparaît ainsi comme un monument caractéristique qui résume l’activité d’un cercle lettré, jusqu’à présent insoupçonné[709]. Il est établi désormais que, parmi les clercs de la Chancellerie royale, sous les derniers Capétiens directs, il y eut au moins deux hommes de lettres, Jehan Maillart et Gervais du Bus; et qu’un autre serviteur des fils de Philippe le Bel, un Chaillou, grand amateur de romans, de vers et de musique, fit à Gervais et à Jehan l’honneur de leur emprunter la meilleure part du grand recueil de morceaux choisis qu’il fabriqua de ses propres mains[710].
L’auteur a composé son poème pour expliquer à ses contemporains le sens de peintures qu’ils voyaient souvent sur les murailles.
Fauvel est un cheval que tout le monde torche, c’est-à-dire panse, étrille à l’envi: princes et seigneurs temporels, chevaliers grands et petits, vicomtes, prévôts, baillis, bourgeois, et vilains «de ville champestre».
Et de même les cardinaux, vice-chancelier, notaires, audienciers, etc. Et les prélats, les Jacobins, les Cordeliers, les Augustins, les nonnes, les clercs pourvus d’église. Les «povres clers qui sont sans rente» voudraient bien le torcher aussi; mais ils ne sont pas assez près.
Les pauvres gens se tiennent modestement près de la queue et la tressent.
On va commencer cette revue des torcheurs de Fauvel par le pape; mais, sauf son respect et sous toutes réserves, car l’auteur est fidèle à Rome:
Il ne peut s’empêcher, pourtant, de dire la vérité.
Le pape admet Fauvel en sa présence;
Des rois, il sera aussi question; mais, ici, point de «protestacions», et le roi Philippe le Bel est directement visé:
Telle est l’introduction.—Il s’agit maintenant de décrire Fauvel et de «dire par diffinition ce que Fauvel nos senefie». Parlons d’abord de sa couleur, car Aristote a bien raison de déclarer que les accidents aident fort à connaître la substance. Fauvel n’est ni noir (le noir est la couleur de la tristesse, et il est gai); ni rouge (le rouge est la couleur de la charité); ni blanc (le blanc symbolise la pureté); ni vert (le vert, couleur de l’espérance); ni azuré (le bleu, couleur du ciel); il est fauve, couleur de la vanité: A vaine beste vaine cote.
Voici la signification et l’étymologie de son nom:
Les six lettres de son nom sont, en outre, les initiales de Flatterie, Avarice, Vilenie, Envie, Lâcheté.
Dieu a, jadis, fait de l’homme le roi de la création et le maître des animaux. Mais les hommes qui maintenant
se sont ravalés au rang des bêtes en reconnaissant Fauvel pour seigneur. Ils en ont fait leur idole, comme ces hérétiques de Templiers:
Ainsi, l’ordre divin des choses est complètement «bestourné», c’est-à-dire bouleversé. Cela se voit particulièrement, de nos jours, dans les rapports de l’Église et de l’État. Ici, profession de foi qui ne laisse aucun doute sur les sympathies du poète:
L’Église, dame des rois et des princes, gît aujourd’hui «sous le treu[721]», plus que cela ne s’était jamais vu depuis les premiers temps du christianisme. C’est Fauvel qui lui a «brassé ce brouet».
Il y a, d’ordre divin, deux luminaires, le soleil (le pouvoir spirituel) et la lune (le pouvoir temporel), dont le second dépend du premier et lui emprunte sa lumière. Mais Fauvel a, de nos jours, fait passer la lune au-dessus du soleil. Quelle éclipse! Car
Tout est «bestourné», vous dis-je, et jusque dans l’Église même, qui ne ressemble guère à ce qu’elle était lorsque Dieu l’institua:
Ce n’est pas tout. Le pape [Clément V] sacrifie l’Église au bon plaisir du roi et lui prodigue ses biens, son argent et ses privilèges:
Les prélats composent de même avec les puissants du jour au détriment de leur ordre, de leurs églises et de leurs troupeaux:
Leur orgueil, aussi, est choquant:
Ils ne savent pas récompenser les bons serviteurs; ils font parvenir de préférence ceux qui les aident à «gratter» Fauvel:
Les chanoines ne font pas mieux leur devoir que les prélats. Leur devoir serait d’honorer Dieu «es lieus ou doivent demoureir». Or, ils voyagent. Beaucoup même, comme ceux, si bien nommés, de Saint-Benoît-le-Bestourné[728], ne vivent point cléricalement.
Les prêtres paroissiaux sont bien connus, car le peuple les voit de très près. On confie aujourd’hui les paroisses à des ignorants. «Li aveugles l’aveugle meine»:
L’auteur change de rythme pour parler des «gens de religion», et, d’abord des Ordres mendiants.—Les fils de saint Dominique et de saint François chantent aussi Placebo[731]:
Les religieux qui ne mendient pas, mais qui ont rentes et seigneuries, noirs et blancs, devraient être morts au siècle;
Il est récemment arrivé malheur, par la faute de Fauvel, à un Ordre, naguère honoré entre tous, celui des Templiers. Lamentations de l’Église à ce sujet.
Dans la plupart des manuscrits[734], ces lamentations comportent quatorze strophes. L’auteur, par l’organe de l’Église, regrette que les Templiers soient devenus hérétiques et pécheurs contre nature. Il n’exprime aucun doute sur le bien fondé des accusations portées contre eux, telles que le reniement de Jésus-Christ, de la croix, etc.:
Il félicite le roi de France d’avoir été assez heureux pour avoir découvert ces crimes dont saint Louis et le roi de Sicile [Charles d’Anjou] avaient jadis eu vent sans être en mesure de les établir: «Trés bien en a fait son devoir». Les coupables ont reconnu leurs erreurs devant le pape. Plusieurs ont été exécutés...
C’est sans abandonner la forme strophique que le rimeur aborde, ensuite, l’étude du monde laïque:
Le seul moyen de parvenir, c’est, maintenant, d’approuver tout ce que les puissants veulent. Quand ils veulent grever leurs sujets, lever exactions et maletôtes, il faut leur dire: «Bien dit, misire». Or tous les princes de nos jours, jusqu’aux chevaliers et aux écuyers, ne pensent qu’à ruiner l’Église: «L’Eglise et tout le clergié heent».
D’autre part, les nobles sont entichés de leur noblesse, oubliant que Miex vaut sens que fole noblece. L’auteur ne saurait trop protester contre ce préjugé ridicule:
Concluons (et, pour conclure, le rimeur recommence à rimer en vers plats). Tout va mal: les chevaliers haïssent l’Église, l’Église n’est pas honorée, France «est tournée en servitude»; les juges sont sans pitié, les seigneurs «pleins de tricherie», les ribauds gouvernent les communes et les femmes leurs maris...
Puisse ce «petit livret» plaire à Dieu et à Sainte Église!
*
* *
La seconde partie de Fauvel n’est pas de nature à être analysée en détail.
Elle commence par une longue description du palais de Fauvel personnifié et par la nomenclature de sa cour: Charnalité, Convoitise, Avarice, Envie, «Détraction», etc. Dans cette assemblée de tous les vices figure Angoisseuse[735], l’adversaire du repos hebdomadaire:
Fauvel fait part à ses fidèles de ses projets: il voudrait fixer la Fortune en l’épousant. On l’approuve.
Description de la Fortune. Fauvel demande sa main. Fortune refuse avec indignation. Elle n’est pas ce que l’on croit communément:
Que Fauvel se contente d’épouser Vaine Gloire de la main gauche. Ce qui a lieu. Et de cette union naissent d’innombrables «fauveaus».
Ces «fauveaus» ont envahi et déshonoré les plus beaux pays du monde; mais il en est un que l’auteur regrette par-dessus tout de voir contaminé:
Là sont venus s’ébattre, pour tout gâter, Fauvel et sa famille:
Que la Vierge sauve la fleur de lys de France
Le poème, achevé quelques jours après la mort de Philippe le Bel, au moment où les conseillers de ce prince, comme Enguerran de Marigni, étaient déjà visiblement en danger, prend fin par des paroles formidables d’espérance et de menace:
Gilles li Muisis, 17e abbé du monastère bénédictin de Saint-Martin de Tournai, a laissé, entre autres ouvrages, un «registre» de ses pensers sur les mœurs de son temps.
Ce fils d’une excellente famille tournaisienne avait dix-huit ans lorsqu’il fit profession dans le monastère où devait s’écouler sa vie, le jour de la Toussaint 1289. Avant ou après cette date, peut-être avant et après, il compléta ses études à l’Université de Paris[739]. En 1300, il accompagna à Rome l’abbé Gilles de Warnave, à l’occasion du grand pardon institué par Boniface VIII. Une trentaine d’années plus tard, il était élu abbé de Saint-Martin (30 avril 1331); mais Jean XXII ne ratifia son élection, contestée par un concurrent et par l’évêque de Tournai, qu’après de longues procédures en cour de Rome. Il s’employa, par la suite, avec beaucoup d’activité et de soin, à restaurer les finances très compromises de sa maison.—Tels sont les principaux incidents d’une carrière tout unie.
Il approchait de sa quatre-vingtième année lorsqu’il devint aveugle. C’est alors, pour occuper ses loisirs forcés, qu’il écrivit ou plutôt dicta sa «Chronique», ses «Annales» et finalement son «registre». L’auteur déclare lui-même qu’il commença ce registre vers Pâques 1350.
Le manuscrit de la «Chronique» de Gilles li Muisis qui est à la Bibliothèque de Courtrai le représente assis dans une stalle surmontée d’un dais, les mains sur les bras du siège, en train de dicter à un moine.
Vers la Saint-Rémi de l’année 1351, il fut opéré avec succès de la cataracte. Il mourut l’année suivante (15 octobre 1352)[740].
Son «registre», qui faisait naguère partie de la Collection de lord Ashburnham et qui a passé de là, en 1901, dans une autre collection privée de Londres[741], a été publié par M. Kervyn de Lettenhove: Poésies de Gilles li Muisis (Louvain, 1882, 2 vol. in-8)[742].
Les pensées de l’abbé Gilles y sont disposées, à ce qu’il semble, suivant l’ordre chronologique de la rédaction. Après deux espèces de préfaces (Lamentations, Méditations) en vers octosyllabiques, sont transcrites des pièces en alexandrins groupés par quatrains monorimes. Ces pièces, de longueur très inégale, forment plusieurs séries. La première concerne la science et les étudiants, les moines de saint Benoit, les nonnains, les béguines et les Ordres mendiants. La seconde, après une courte introduction qui semble annoncer une revue générale des conditions sociales, comprend des morceaux détachés sur les princes, les prélats et le reste du clergé, avec, en appendice, quelques fragments sur les mêmes sujets. La troisième série se compose d’un essai sur les «gens seculers», c’est-à-dire sur le monde laïque, qui s’achève par des considérations sur les vices de «tous en général»; en appendice, fragments sur les mêmes sujets. Une quatrième série remet en scène, en une suite de courtes pièces, les diverses catégories de gens d’Église et les séculiers. La collection s’achève par trois complaintes dialoguées entre l’auteur, les femmes et les hommes qu’il a blâmés, et ses amis personnels[743].—On serait assez disposé à croire que les pièces du même mètre sur le même sujet (il y en a jusqu’à trois ou quatre sur certains sujets, qui font triple ou quadruple emploi), étaient destinées à être ultérieurement revisées et fondues, si le bon abbé avait trahi quelque part le moindre souci de la composition littéraire. Mais il n’était pas écrivain, quoiqu’il ait beaucoup écrit. Il admirait infiniment le Roman de la Rose, le Reclus de Molliens, un certain Jacques Bochet, Frère Mineur, son contemporain, qui avait rimé sur des questions de morale en langue vulgaire[744], et d’autres bons trouvères et «faiseurs» de son temps; mais lui-même se rendait justice:
La composition n’était pour lui, homme «de petit sens», qu’un passe-temps:
Il craignait sincèrement ce que l’on pourrait penser de ses informes productions:
Le fait est que peu de clercs du moyen âge ont écrit d’une manière aussi lourde et rabâché au même degré. Le lecteur n’en pourra guère juger par ce qui suit, où l’on a rassemblé en gerbe tout ce que le bon abbé a dit d’intéressant; mais il est positivement écœurant de le lire d’un bout à l’autre.—Rappelons à sa décharge qu’il était octogénaire et atteint de cécité[746].
Écrivain détestable, qui perd continuellement le fil de ses idées, intarissable en lieux communs, plat et radoteur[747], l’abbé apparaît, personnellement, dans son œuvre, comme un homme assez remarquable: d’abord un bon vivant, grand amateur, à la flamande, de vins et de mangeaille; et aussi, sous l’habit ecclésiastique, un bon bourgeois prudent, très soucieux des apparences, plein des préjugés qui ont été, en tout temps, ceux des classes moyennes, rentées. Laudator temporis acti jusqu’au comble du ridicule, mais autant à cause de sa prudence naturelle que par l’effet naturel de l’âge. C’est systématiquement qu’il a préféré tracer le tableau idéal de ce qui devrait être, sous couleur de ce qui fut, plutôt que de s’attirer des animadversions en vitupérant le présent avec trop de précision. Il cite bien le proverbe: A tous put qui veut a chascun plaire (II, 251), et il annonce çà et là qu’il est prêt à user d’une sainte audace; mais, d’autre part, il appuie cent fois sur l’inutilité de la prédication morale et sur les dangers qu’elle présente pour qui s’y livre:
Malgré tout, l’abbé Gilles a des titres certains à figurer dans la galerie des moralistes du moyen âge. Le bonhomme n’était pas bête; et, quel qu’ait été son parti pris de parler pour ne pas dire grand’chose, il n’a pas pu, en parlant si longtemps, ne pas ouvrir quelques échappées sur les êtres et les choses du milieu où il vécut.
C’est en 1350, au temps de Pâques, que l’abbé Gilles, empêché de sa vue «si que vir les gens ne pooit, ne lire, ne escrire, et ne veoit fors clartés et lumieres, et grossement», résolut de considérer sa vie: «quels je suis et quels j’ai esté». Il était vieux:
Quel âge avait-il, d’abord? Il «s’avisa» comment il pourrait le savoir. Or, il avait huit ans ou environ quand il fut mis à l’école. Il y resta dix ans «aprendans, contans et lisans», non sans travail et sans «paour». Puis son père, sa mère et ses amis pensèrent à la «mettre en religion». Il y consentit volontiers, car c’était son goût. Il fut donc reçu dans ce noble monastère de Saint-Martin, avec deux autres jeunes gens. Voilà un peu plus de soixante ans qu’il y sert Dieu à son pouvoir. A l’époque de sa profession, il y avait à Saint-Martin soixante-et-un moines et cinq convers; tous sont morts maintenant, à la date où il entreprend le présent «registre»... Les jeunes gens ne croient pas à la vieillesse et à la mort; cependant, tous y passent.
Saint Paul dit en ses Épîtres: Habentes victum et vestitum, hiis contenti sumus. Le vivre et le vêtement ne suffisent point à tout le monde; d’aucuns désirent les richesses, les honneurs. «On le voit bien, comment il est». L’auteur s’en taira pour le moment, «car a plusieurs poroit desplaire»; mais il y reviendra plus tard.
Il remercie Dieu des épreuves qu’il lui envoie; car il a fort à expier. Comblé de biens, il en a peu profité. Comment a-t-il osé si longtemps être prélat, et reprendre autrui en cette qualité, lui sur qui l’on pouvait tant dire? Lui qui a si souvent «quis grans delisces en mangier et en boire»?[750] Maintenant, il n’y voit plus; il ne peut plus voir les oiseaux voler, courir les bêtes. Mais il faut faire de nécessité vertu...
Pendant les dix-huit ans qu’il est resté dans sa famille, il peut se rendre cette justice qu’il hantait volontiers l’église et les bonnes gens; il n’avait pas beaucoup d’argent, mais on ne le laissait manquer de rien. Lorsqu’il entra à Saint-Martin, le bon abbé de ce temps-là entendit sa confession générale, et le sous-prieur, «dans Gilles de Braffe», lui enseigna les devoirs des moines.
Après avoir laissé le siècle, il fut près de sept ans «en custode». Hélas! si les cloistriers y pensaient bien: comme leur vie est agréable! ils ont du vin aux repas et toutes leurs nécessités; la plupart du temps ils regrettent, cependant, la liberté; ils dédaignent les études et la provende du couvent[752]. Mais l’auteur ne veut s’occuper ici que de son propre cas; il reparlera des autres en temps et lieu.
La jeunesse est un âge très dangereux: chacun doit être bien aise de l’avoir dépassé. Durant l’âge mûr, on amasse, avoirs ou savoirs; et l’on dit communément: «Vivre convient». Quand on est vieux, il fait bon avoir fait ses provisions d’hiver, car personne ne jette son lard aux chiens; ne pas compter sur la charité d’autrui, en ce siècle perverti. Et, d’ailleurs, il est assez raisonnable que charité bien ordonnée commence par soi-même.
Gilles a péché en tous les temps de sa vie; il a longtemps «entendu» aux choses mondaines, à ses aises, aux besognes séculières. Mais il a toute confiance en la valeur de la contrition.—Il juge bon d’insérer ici, à ce propos, un petit manuel du confesseur: «Comment priestres doit pekeurs absorre». Questions qu’il doit adresser. Conduite à tenir dans le cas où les pénitents lui disent, comme font plusieurs:
Liste des sept péchés mortels et des dix commandements de Dieu. Il croit rendre service en enregistrant ainsi «de quoy on puet administrer salut d’ame» à ses bons amis. Trop de gens, parmi les lettrés, tiennent closes leurs mains pleines d’utiles enseignements.
L’auteur est couché dans son lit; la vieillesse l’empêche de vaquer aux devoirs des moines, comme il en avait l’habitude, quand sonne la cloche commune. Alors, il pense à ses fautes. Tant de mauvais exemples donnés! Tant de sottises commises, «en pensers, en dis et en fais»!—Longue prière à la Vierge[754].
Il pense sans cesse aux péchés qu’il a faits et à ceux qu’on peut faire. Gourmandise: chacun veut nourrir bien ce corps, qui pourrira dans la terre. Luxure; il y a des gens qui, sur ce chapitre, refusent d’en croire les prêtres, et qui disent:
Mais comment qualifier ceux qui, prêchant le bien, sont les plus ardents au mal, dont la vie se passe à «prechier, dormir, querre leur aises, faire tout chou k’est deffendut»?—Orgueil, envie («qui a esté forte en mi»), Gilles espère qu’il en est guéri.—Convoitise, avarice, paresse, vices ordinaires des vieilles gens, colère...; défendez m’en, Seigneur!
*
* *
Après la Lamentation qui précède, faite par dévotion pour exhorter les pécheurs à la pénitence, l’abbé Gilles se demande, dans une pièce intitulée: Meditations, à quoi il pourrait bien «employer son temps». Il traitera, pour l’instruction des gens, du siècle qui court maintenant et du siècle qui fut jadis (un paradis, en comparaison)[759].
De nos jours, les hommes et les femmes de bien sont en proie à la malveillance et à la médisance publiques.
Si un prud’homme va à l’église:
Si sa femme l’accompagne:
Voici ce qu’on dit des prêtres:
Le service divin est souvent empêché par les assistants qui ne font qu’y «bourder», et les curés ne les en reprennent pas assez[764]. Les femmes agissent de même; c’est à l’église qu’elles tiennent leurs parlements: de leurs voisins, de leurs voisines, de leurs valets, de leurs servantes. Quand l’une d’elles va à l’offrande, écoutez-les:
Il n’y a, du reste, qu’à dédaigner ces rumeurs. «On a parlé et parlera», nul ne peut faire qu’on ne bavarde sur son compte; il n’en est pas davantage.
*
* *
Par tous pays, on sert de beaux dits les seigneurs, et les gens de toutes manières, pour égayer les assemblées, dîners et soupers. Mieux vaut, effectivement, en écouter que de boire, de se quereller et de se battre. L’abbé Gilles voudrait bien occuper ses loisirs à en composer, à l’exemple des bons diseurs du temps passé, comme l’auteur du Roman de la Rose, le Renclus [de Molliens], et Jakes Bochet, le Frère Mineur, excellent prédicateur, trouvère habile, qui, au moment de mourir, remit à un de ses amis un bel ouvrage intitulé «Tiaudelait».
On peut encore citer, parmi les vivants, le bon Guillaume de Machaut, Philippe de Vitri et son frère, et deux «faiseurs» du Hainaut: Jehans de le Mote, Colart Aubert. Ceux-là savent faire pleurer et rire.
L’abbé Gilles fait un retour sur lui-même: il va mourir; il est vieux; lui qui aimait les joyaux, les chevaux et toutes les belles choses qui se voient, il est à peu près aveugle; mais il a encore sens et mémoire. Il est trop tard, cependant, pour qu’il se mette à l’école des «bons faiseurs». Il s’en tiendra à ce qu’il sait et apprendra par la pratique.
Il parlera aussi du temps présent, que la grande épimédie récente n’a pas du tout corrigé. On n’ose pas, généralement, dire leur fait aux contemporains: il se permettra des remarques.—Il revient brusquement, en terminant, à l’habitude de médire qu’il a déjà blâmée plus haut. Nul n’en est quitte. Ni les riches ni les pauvres. Du riche
*
* *
Il convient de commencer par la science et les étudiants[765].
Jadis, les écoles regorgeaient d’écoliers pleins de zèle, que leurs parents, «gens de plusieurs estats», y mettaient pour venir à honneur; les prélats en avaient la liste «en leur rôles». Aujourd’hui, comme les bénéfices sont conférés, non pas aux bons clercs, mais à des gentilshommes chasseurs, à des quémandeurs, à des intrigants, les écoliers se découragent et se font rares. De là, la prospérité des écoles qui appartiennent aux Ordres mendiants, où la science, soutien de la foi catholique, trouve asile; les autres «religions»[766] devraient bien en faire autant, conformément aux constitutions du pape Benoit [XII], cet ami éclairé des études[767]. Tout dépend donc de ceux qui ont à distribuer les bénéfices; qu’ils les donnent, non pas à la recommandation de leurs amis ou de leurs amies, mais aux plus méritants. Le clergé serait plus respecté, s’il était plus respectable. On ne verrait plus de ces bénéficiers qui savent surtout vider les pots et dont les additions s’enflent chez les taverniers.
De nos jours, les clercs sont attirés surtout par les sciences lucratives, comme le droit, la médecine. Avocats, physiciens (médecins); ils sont sûrs, en exerçant ces professions, d’avoir de l’argent; et, avec de l’argent, d’être bientôt curés, doyens. On sait assez ce que l’on gagne à soigner les intérêts et la santé des gens. Le physicien, en particulier, qui se fait appeler «mestre»,
Les moines noirs ou de saint Benoit.
Jadis on enrichissait à l’envi les fils de saint Benoit. Pourquoi? Parce que l’on s’émerveillait à bon droit de leur vie âpre et dévote. Maintenant, tout est changé. Les hoirs des donateurs ne songent plus qu’à nous dépouiller; c’est que les mœurs ne sont plus les mêmes:
Les principales préoccupations des moines sont maintenant: bons vins, bonnes viandes, beaux habits, et, surtout, des congés.
Leur refuser des congés, c’est, à leur sens, leur faire tort[769].
Autres soucis des moines de nos jours: dormir; briguer les dignités conventuelles; se vanter de son lignage; se quereller avec ses frères. Et quelle insolence! Si vous voulez leur imposer les robes noires, à larges manches, en étamine, de la Règle, ils vous répondront:
Tout cela, c’est la faute des abbés, absorbés par les soins temporels, trop souvent absents, qui ne donnent pas l’exemple et qui négligent leurs ouailles[773]. D’autre part leur luxe scandalise les laïques, qui ne se privent point d’en gloser:
Les élections abbatiales sont devenues une source de scandales. Jadis, on élisait le meilleur, avec le ferme propos de lui obéir. Aujourd’hui, il y a des élections contestées; d’où appels à Reims et à Rome, discordes, procès et ruines. Notre Saint Père Clément [VI], qui fut moine et sait à quoi s’en tenir, a très bien fait de se réserver la nomination des abbés qu’autrefois on avait coutume d’élire.
L’abbé nomme les officiers du monastère: prieur, sous-prieur, prévôt pour le temporel, aumônier, cellérier, trésorier (chargé de la garde des reliques et des archives), infirmier, pitancier, camérier (préposé à la garde-robe), hôtelier (pour les étrangers), rentier, receveurs, etc. On les envie; mais bien à tort; car ces officiers ont la part de Marthe dans l’histoire évangélique; celle de Marie, la plus belle, est réservée aux simples «cloistriers». Office n’est pas heritages. Encore est-il trop vrai que les offices sont souvent, de nos jours, prétextes à dispenses et à adoucissements de toutes sortes.
La dignité des cérémonies célébrées dans les couvents de l’Ordre de Saint Benoit a beaucoup diminué. Jadis, on y chantait fort bien:
De nos jours, on psalmodie paresseusement et en empiétant sur les répons:
Considérez les Ordres qu’on appelle Mendiants; leurs couvents sont pleins d’étudiants; ils sont seigneurs du monde par leur clergie; ils n’ont pas de rentes comme nous. Ils commencent, cependant, à s’enrichir de nos dépouilles, parce qu’on leur donne sans jamais leur imposer, comme à nous, d’exactions. Mais, des Mendiants, il sera question plus loin.
Malgré tout, l’abbé Gilles a confiance. Benoit XII, prédécesseur de Clément VI, a publié une excellente constitution pour les monastères de moines noirs. On reverra un jour l’âge d’or. «Chou qu’iestre doit, sera.»
Les nonnains.
Dieu, et tout le monde, estime la nonnain «coie», qui ne quitte guère son cloître. D’autant plus fâché l’abbé Gilles est-il d’en savoir tant par les chemins, qui se comportent «comme dames». De nos jours, on entre trop aisément dans leurs maisons, et plus les jeunes que les vieux. Amour en naît. Des messages sont échangés: lettres, tablettes. Et les «trés doulces nonnains» ne songent plus qu’à se parer et à sortir. Elles tourmentent leurs abbesses pour obtenir des congés, des permissions; elles en obtiennent, trop aisément. Mais, prenez garde; les gens causent:
Elles devraient filer ou recoudre leurs guimpes à la maison; elles envahissent les boutiques:
Les nonnes de haut parage ont seules, en cela, quelque excuse. Et voici pourquoi:
On dit, de nos jours, beaucoup de mal des religieuses, comme de toutes les autres personnes d’Église. La cause, Dieu la connaît; mais certes, il n’en serait pas ainsi si les anciennes mœurs étaient duement observées. Sans doute, tout ce que l’on dit n’est pas vrai; les méchants médisent des meilleurs. Néanmoins, faites attention; soyez prudentes. Ne parlez pas aux hommes en particulier. Méfiez-vous des brebis galeuses qui sont parmi vous, qu’on pourrait prêcher tous les jours, à user une langue d’acier, sans les détourner du monde. Prenez plutôt exemple aux grandes dames qui sont venues chercher la paix dans vos rangs: madame de Valois, sœur du roi de France; la comtesse de Hainaut, mère de deux reines... On les en a, il est vrai, tenues pour «sottes»; mais bienheureux ceux qui renoncent!
Les béguines.
L’abbé Gilles les a peu hantées; il en parle donc par ouï-dire, ce sont des demoiselles «senées», religieuses et sages, de toutes conditions, qui portent habits et manteaux simples, se consacrent à l’éducation des enfants, ou bien ouvrent et filent pour gagner leur vie et qui sont gouvernées, à la manière des nonnains, par des supérieures, d’après une règle jadis sévère.
On dit que les béguinages seraient maintenant en décadence. La sévérité s’est relâchée. Mais il n’y a peut-être pas de mal; l’arc ne peut être toujours tendu:
Faut-il croire, cependant, que les jeunes gens vont visiter ces demoiselles, et qu’il se passe alors des scènes comme celle-ci?
N’en disons pas davantage:
Puissent les béguinages recouvrer leurs bonnes coutumes anciennes!
Les Ordres non rentés, qu’on appelle «Mendiants»: Augustins, Jacobins, Frères Mineurs, etc.
Des fous se plaignent du nombre extraordinaire des Ordres qui ont été successivement fondés:
Méchantes gens! qui donc vous ferait connaître les vertus et les vices? qui vous administrerait les sacrements? qui vous ramènerait à Dieu?
Les Mendiants sont les derniers venus. Ils ont embrassé d’abord la pauvreté et la science: Thesaurisate vobis thesauros in celo... Mais, maintenant, ils ont des maisons et des églises partout, tandis que les anciens Ordres rentés succombent sous le poids de leurs charges. D’où le mot des séculiers:
Leur humilité les a exaltés. Ils sont maintenant les mieux en cour près des puissants de la terre (qu’ils gouvernent en qualité de confesseurs) et les plus lettrés des gens d’Église. Mais la fortune est changeante: Qui stat, videat ne cadat.
Enflure de science, c’est chose très redoutable; on en devient tout fier, peu aimable. Et rien de si âpre que les parvenus, comme on dit. L’ambition, l’orgueil et l’avidité se sont développés avec le succès chez les Mendiants. Il n’en était pas encore ainsi au temps de la jeunesse de l’auteur.
En ce temps-là, temps béni—au retour de l’expédition d’Aragon (1285),—les églises jouissaient de la tranquillité et de la paix. On mettait les enfants aux écoles pour apprendre:
Il y en avait alors à Paris jusqu’à soixante-seize de Tournai. Les études étaient donc fréquentées, et surtout les plus nobles: philosophie, théologie. Les écoles de Paris étaient noblement parées, l’hiver, de docteurs et de bons clercs de tous les pays:
De ceux qui profitaient le mieux, les uns attendaient des bénéfices, qui ne leur étaient pas refusés, les autres entraient en religion. Les «religions» rentées servaient Dieu dévotement et abondaient en biens temporels.
Que dire des Mendiants?—On ne sait pas qui écoute; soyons prudents, crainte de fâcher; «c’est presumptions de parler sur les sages».—L’abbé Gilles a vu qu’on les envie. N’est-ce pas parce qu’ils ont changé d’allures? Au temps jadis, tout le monde les aimait. Ils passent encore pour très savants; mais on prétend qu’ils ont perdu l’humilité de cœur. Ils n’admettent plus la contradiction, paraît-il:
L’abbé Gilles plaint fort, d’ailleurs, les Mendiants de n’être pas rentés, comme les anciens Ordres. Car «tous leur fondemens est sour volloirs des personnes»; quand ils demandent, ils essuient parfois des refus brutaux. Or, les gens, de nos jours, sont singulièrement «refroidis» et durs à la détente: ils commandent à leurs femmes de ne rien donner. Assurément, les docteurs et les grands maîtres des Mendiants, qui vivent près des seigneurs, leurs prieurs et leurs gardiens ont des «gratuités» et se tirent d’affaire; mais ceux des frères qui mendient vraiment souffrent souvent de disette. On était jadis enchanté de leurs visites; maintenant on les redoute. «Ensi vont anullant partout devotions.»
Tout mis en balance, les Mendiants restent une des lumières et des forces de l’Église, «la fleur de Sainte Église». Qu’ils persévèrent à bien faire[796].
Sans avoir l’intention de faire concurrence aux prélats et aux prêcheurs, dont c’est l’office de dénoncer les vices et de reprendre les gens, l’auteur va considérer maintenant les divers états du monde, en suivant toujours sa méthode, qui consiste à comparer le bon vieux temps au présent, sans trop insister sur le présent pour ne pas être «assailli» de tous côtés. Il proteste toutefois qu’il ne parlera pas de la cour de Rome, ni en bien ni en mal; il ne s’en croit point le droit: «Court de Rome mis hors, car elle m’a rentet[797]».
Les rois, les princes et les nobles.
Saint Louis, Charles d’Anjou et le bon roi Philippe, fils de saint Louis, qui fit son devoir en Aragon, agirent toujours du commandement et au gré de la cour de Rome. C’étaient des princes modèles. Si tous les rois chrétiens agissaient comme eux, les choses iraient autrement.
Deux grands malheurs sont arrivés depuis. Le conflit qui s’est élevé entre le roi de France Philippe, «le roy cras», et le comte Gui de Flandre; d’où guerres, trêves, répits, depuis plus de cinquante ans; et ce n’est pas encore fini. La mort de quatre rois de France sans hoirs et la candidature, qui en a été la suite, du roi Édouard d’Angleterre à la couronne de France; ç’a été aussi une cause de guerres, d’exactions et de pillages infinis.
Devoirs des princes: aimer Sainte Église, être affable, maintenir lois et coutumes, assurer la justice, ne rien convoiter sur ses voisins, soutenir marchands et marchandises, fabriquer de la bonne monnaie «si que toute gent rentet et d’eglise puiscent avoir leurs vivres», bien choisir ses délégués, se garder de paroles «volages».—Ce qui suit, qui concerne les ducs, princes, barons et la chevalerie en général, n’est pas moins insignifiant.
L’abbé Gilles regrette en passant le temps où l’«on souloit tournyer, juster et faire fiestes». Occupés par ces amusements, les nobles n’avaient pas tant de loisirs pour tourmenter leurs sujets.
Il est revenu plus tard, dans d’autres pièces séparées de son «registre», sur les rois (II, 126), les princes (II, 128), les chevaliers et les écuyers (II, 130), mais pour ne rien dire de plus.
Le clergé.
Parlons un peu des prélats, pour apaiser les laïcs qui ne seraient pas contents de ce qui est dit d’eux ici.
Jadis, c’étaient des saints. En est-il ainsi aujourd’hui? Au lecteur d’en juger.
On dit, entre autres choses, en parlant des évêques:
Plût à Dieu que les mœurs de notre temps trouvassent, pour les décrire, un autre Reclus de Molliens!
Les doyens et les chanoines prébendés.—Au temps jadis, quand ils portaient des capes, des «tabars[800] lons fourés», et non des habits de couleur, les prébendés vivaient de leurs prébendes, en répandant de larges aumônes aux pauvres gens et aux mendiants qui faisaient queue à leurs portes. Aujourd’hui l’argent ne suffit plus à leurs dépenses: ils se chargent des «besongnes des gens». Et le peuple est fondé à dire:
Les curés et les chapelains.—On en a fait, on en fait beaucoup trop. Beaucoup de jeunes, jeunes «de sens et d’âge», pleins d’eux-mêmes, qui tourmentent souvent les autres. Plusieurs «abusent laidement». Les bons curés d’autrefois, clercs «bien doctrinés», se confessaient souvent les uns aux autres, évitaient les femmes, ne disaient jamais qu’une messe par jour, étaient bien vus et faisaient du bien; en ce temps-là, qui n’aurait pas fréquenté l’église de sa paroisse n’aurait pas eu à s’en louer:
Aujourd’hui, il y a un prolétariat ecclésiastique; on fait souvent desservir les cures par des prêtres «mercenaires», ignorants des Saintes Écritures, désordonnés en maintien, en habits, que l’on renouvelle constamment. Ces continuelles «permutations» ont bien des inconvénients.—On voit des prêtres, après avoir dit, pour faire de l’argent, jusqu’à trois ou quatre messes dans leur journée, aller boire à la taverne.—La foule de ceux qui ne sont pas rentés ne pense qu’à gagner sa vie et se plaint de sa misère:
L’abbé Gilles reconnaît que ces prêtres non pourvus sont en droit, pour vivre, de «prendre un anuel»; mais pas plus d’un, sans permission; et il déplore que bien des prélats se désintéressent de toute surveillance à cet égard, sous prétexte qu’ils sont impuissants à persuader leurs clercs d’«en laisser». Jadis les «pactions pour messes» étaient totalement inconnues.
Il est fort à craindre que la foi vacille, à la fin, si les mauvaises coutumes nouvelles ne sont pas ôtées. «Li maintiens des fols priestres ceste cose fera», à moins que Dieu n’y pourvoie.
Il y a, de plus, la question des mœurs. La luxure est évidemment le péché le plus répandu. Or, les laïques ont l’œil ouvert là-dessus. Il importe, d’autant plus, de prendre garde. Si non caste, tamen caute.
C’est une fâcheuse habitude des curés et des chapelains d’avoir, pour valets, des filles. On en murmure; c’est un usage à supprimer:
Le siècle.
Au temps jadis—l’abbé Gilles aime à s’en souvenir durant ses insomnies—les princes et les seigneurs étaient contents de leurs possessions; les marchands prospéraient; l’Église était honorée; les rois faisaient des croisades outre-mer; tout le monde était à son aise. Encore au temps de l’expédition d’Aragon (dont l’abbé vit le retour) la monnaie d’argent était bonne; on voyait courir peu de florins; on portait des habits honnêtes; c’étaient des fêtes continuelles; pas de guerres, point de tempêtes. «Des doleurs k’on voit ore petit adont estoient».
Aujourd’hui les princes sont «bobanciers» et appauvrissent leurs sujets en les visitant trop souvent; quand ils lèvent des «prêts», on n’en peut rien ravoir; ils acceptent que les braconniers, convaincus d’avoir pêché dans leurs viviers, se rachètent, s’ils sont à leur aise, et font pendre les pauvres; ils s’entourent de conseillers dont la vénalité est proverbiale. Ces hommes de rien, élevés tout d’un coup si haut par la faveur des princes, étaient un perpétuel sujet de réflexions pour l’auteur[808]:
Quant aux femmes, elles s’habillaient jadis chacune suivant sa condition, honoraient leurs maris, élevaient bien leurs enfants, allaient le dimanche à l’église (leurs enfants devant elles), écoutaient les sermons. C’était le bon temps des «moulekins», des cols blancs, des surcots à manches pendantes, des chaperons de drap ou de soie. Elles refusaient la compagnie des hommes. Ceux-ci n’osaient pas faire d’avances aux filles bien nées; et s’ils l’osaient, elles répondaient aussitôt:
On ne pensait pas, alors, pour ses filles, à de grands mariages. Les mariages se faisaient tout simplement «par boin los, par argent», entra familles du même monde. Une femme n’avait pas plus de trois costumes: un pour les noces et les «haus jours»; le second pour les dimanches et fêtes; le troisième pour la vie courante. Les filles n’avaient point d’autre pensée que de ressembler à leur mère ou à leur aïeule. Souliers étroits à lacets et manches boutonnées[809] étaient l’apanage des femmes légères; les femmes honnêtes avaient des «dorelos» (rubans) et non pas des boutons, et des manches cousues. Elles se ceignaient haut sous les seins, portaient des joyaux pendants à leurs ceintures et ornaient leurs cottes de pièces rapportées. Les unes avaient leurs tresses enroulées autour de la tête; les autres se faisaient couper ou raser la chevelure. Point de «hauchaites» ni de faux cheveux. Il y a toujours eu, du reste, des belles et des laides, des sages et des folles.—Mais aujourd’hui! Il paraît que le maintien des femmes et les «adinventions» nouvelles qui se multiplient sans cesse sont quelque chose d’effrayant. L’abbé est aveugle; on l’en a informé.
Aujourd’hui les femmes ont des cornes, comme des vaches, pour aller aux fêtes et aux caroles[811]. Elles ont des petits chiens et des lapins privés. Elles se fardent. On disait naguère: Tost est belle leviée; elles passent toute la matinée à s’épingler. Elles étalent leur gorge[812]... On dirait des reines...
Les femmes de nos jours ne sont pas habituées à s’entendre ainsi réprouver. Les Frères Prêcheurs, par exemple, ne peuvent pas se permettre impunément d’être si sévères dans leurs sermons: les femmes les prendraient à partie: «Parlez des hommes, s’il vous plaît; n’oubliez pas que vous vivez de nos aumônes.» Les autres prédicateurs sont exposés à d’autres coups droits; on murmure: «Ils prêchent pour avoir des bénéfices; ils ne font pas ce qu’ils disent.»
Les hommes ne sont pas plus sages. Ils se plaisent aussi aux sots habits, courts, étroits, découpés[817]:
Ils disent: «L’amour a dames et la mort a chevaus!».—Hélas, tout va mal; les monnaies sont mauvaises; tout est cher; comment en serait-il autrement? Les guerres et les mortalités récentes n’ont rien changé aux habitudes.
Des princes.—Les impôts n’ont jamais été si lourds. Les princes de ce temps font tant de «levées» que le service de Dieu faut en plusieurs pays. Chacun se plaint et dit qu’on lui prend ce qu’il a.
Des marchands.—Le bon abbé n’a que des éloges à faire d’eux, s’ils sont loyaux. Leur métier est pénible: s’aventurer par terre et par mer, aller aux fêtes et aux foires, se tenir au courant de la valeur des denrées, des bons vents et des bonnes ventes. Mais ils rendent de grands services: pas de pays qui se suffise; les marchands sont les intermédiaires indispensables. «Quand marchandise faut», tout le monde s’en ressent. Il est vrai que, «quand on wagne bien», les ouvriers deviennent insolents; ils veulent alors travailler peu, vivre largement; ils font des «assanlées»[820], d’où des dissensions...
De tous en général.—L’auteur s’excuse ici de ne point poursuivre l’énumération des «états» de la société.
Un désordre inexprimable règne dans cette partie de son œuvre[821].
Le diable est un apothicaire qui a, dans sa boutique, quantité de boîtes d’épices, de confitures et de venins: ce sont les «plaisanches» des péchés et les péchés eux-mêmes. Il a répandu surtout, dans le monde tel qu’il est, le contenu de trois de ses boîtes, celles qui sont étiquetées Orgueil, Envie, Convoitise. Voyez les collèges «qui font elections», depuis celui des cardinaux jusqu’aux plus modestes; ils sont singulièrement saupoudrés de ces trois produits.
Convoitise. L’abbé en voit des symptômes certains dans les continuels changements de la valeur des monnaies et dans la prospérité des changeurs, usuriers, marchands du pape, qui s’enrichissent, achètent des «heritages»[822].
Ire. Elle règne dans les tavernes, où l’on se bat pour ne pas payer les écots; dans les fêtes et les assemblées. Il y a aussi les femmes qui font combattre leurs maris et leurs amis pour avoir la préséance à l’église.
Paresse. Vice de gens d’église qui, plus que le moutier, aiment leurs aises, faire la grasse matinée, se faire saigner et ventouser. Les laïques n’en sont pas exempts[823]; jeunes gens vigoureux, qui attendent avec impatience le signal de la fin des travaux: «Quite, quite!»; ouvriers agricoles qui désespèrent leurs maîtres par leur mollesse et leur insolence:
Les valets, bergers et charruyers ont maintenant la prétention de prendre des congés avant le terme et de ne rien faire les dimanches et fêtes:
C’est comme les «meschines» ou servantes: paresseuses, «vanteresses», répondeuses; on n’a plus l’habitude de les commander, il les faut prier; elles gagnent leur salaire en allant bavarder chez les voisines. On a bien du mal, de nos jours, avec les «maisnies» (la domesticité): plusieurs sont «dangereux» de boire, de manger; cependant, bien des gens préfèrent tout supporter plutôt que de changer leur personnel:
Cultivateurs, vignerons, disent: «Meisnies tout emportent»; et leurs amis leur conseillent d’abandonner les terres qu’ils ont prises à cens: plus de profit à la culture[830].
Les autres ouvriers, ceux des villes, c’est la même chose. Ce sujet tient fort au cœur de l’abbé Gilles, qui a, «par lonc temps, assanlé ses pensées» sur ce point. Abstenez-vous, autant que possible, de «faire faire ouvrages» nouveaux; contentez-vous de ce qui existe, si vieux que ce soit; car les ouvriers de nos jours sont trop exigeants, trop peu consciencieux:
Il faut être continuellement sur leur dos:
L’abbé avait, sans doute, fait bâtir; et il avait gardé de cette expérience un très mauvais souvenir:
Gloutenie et luxure. On ne voit partout, de nos jours, que compagnies d’hommes et de femmes qui s’assemblent pour chanter, festoyer, caroler et «treskier» à grands frais. L’abbé l’«accorderait» bien, si c’était sans péché, car, «par nature», jeunes gens font chiere lie. Jadis, pour huit personnes, deux chapons suffisaient, avec trois ou quatre «los» de vin qu’on faisait venir de la taverne; et le principal plaisir de ces réunions, c’était la conversation. Maintenant, on s’engouffre à la taverne, sans aller à la messe, pour s’emplir démesurément la panse.—Il est bon de faire des assemblées de parents et d’amis, et des «mangiers sollempneus» en certaines circonstances, quand on est à son aise; car, c’est le moyen de donner une idée de sa fortune. Mais ces pauvres diables, qui n’ont que ce qu’ils gagnent et qui n’épargnent rien lorsqu’ils sont ensemble, font pitié.
L’ivrognerie est un sale vice. L’ivrogne se bat au cabaret et bat sa femme à la maison, engage tout ce qu’il a au tavernier, n’a plus de cœur à l’ouvrage. Il invite tout le monde:
Luxure, qui naît de Gloutenie. Cette matière est traitée fort au long, mais presque exclusivement d’après la Bible. L’abbé a entendu dire, toutefois, que ce vice prévaut plus que jamais. Il en blâme surtout les hommes:
Il répète, à ce propos, qu’il faudrait au moins se cacher: Caute, si non caste.
L’abbé entend dire que, maintenant, on aime mieux avoir femmes «en songnetages»[836] que de les épouser; si c’est vrai, c’est bien fâcheux. Et quel péril d’avoir des enfants du sexe féminin! Jadis les filles se mariaient déjà grandes, «toutes faites»; aujourd’hui les hommes les veulent très jeunes. On donnait «par raison» du sien aux mariages; aujourd’hui on se ruine pour avoir des femmes de haut lignage.—La mortalité de 1349 n’a fait réfléchir personne[837]; cet avertissement terrible est resté, jusqu’à présent, inutile.
La revue des «états du monde» prend fin par des exhortations et des prières.
*
* *
Dans la dernière partie de son «registre», l’abbé Gilles suppose que les dames et les hommes de Tournai, qui ont eu connaissance de ce qu’il a écrit sur leur compte, s’en plaignent et réclament des explications:
«Dans abbes»[839] disent les dames, vous avez très bien parlé du clergé, des vertus et des vices, mais vous nous avez trop maltraitées. Si nous nous habillons bien, c’est, filles, pour trouver des maris; femmes, pour plaire à nos hommes...
L’abbé en doute.—Vous, nous trouvez trop élégantes, trop «cornues», trop hardies, trop ajustées; c’est que vous avez vieilli:
L’abbé répliquera, si on l’attaque.—«Dans abbes», vous voulez opérer des miracles: vous voulez nous faire taire; nous vous donnerons chacune, si vous y réussissez, une paire de gants blancs.
L’abbé n’y a jamais pensé.—«Dans abbes», vous voulez que nous nous tenions tranquilles. Et qui ferait partout, beau sire, fêtes et joie? On dit que compagnies ne valent rien sans femmes. Si nous n’avions pas de parures, on nous huerait.
L’abbé n’espère guère qu’elles se corrigeront; il se tait: il aurait trop à répondre.—«Dans abbes», prenez garde de radoter. Si vous êtes prud’homme, nous sommes «preudes femmes». Parlez de vos nonnains: «Vous savés par oïr s’elles sont amoureuses»...
L’abbé demande si les dames ont encore quelque chose dans leur sac.—«Dans abbes, ch’est voirs; nous aimons homme, che nos donne nature». Mais en tout bien tout honneur. Honte aux hommes et aux femmes qui font métier de débauche!
L’abbé n’aurait pas osé aller si loin; s’il a tant parlé, c’est qu’il a souci du salut des âmes.—«Dans abbés», nous ne pouvons rien changer à nos habitudes:
L’abbé reconnaît qu’il y a des sages et des folles; mais, ce qui l’indigne, c’est que les femmes du commun aient adopté les façons des grandes dames. Entre nous, bonnes dames et bonnes demoiselles, ce que j’en ai dit, c’est pour ces «soterielles», ces «garcettes», ces servantes, qui veulent avoir, comme les riches, «sorleriaus[843] sans caucettes», et caroler par les rues au son du tambour.
«Dans abbes», que faire? Nous sommes trop tentées; nul ne se souciera de nous si nous n’avons ni avoir ni parure.
L’abbé invoque Notre-Dame.—«Dans abbes», persuadez d’abord les hommes; car il nous faut leur obéir.
L’abbé a le dernier mot; il en profite pour proposer l’exemple de la Sainte Vierge et répéter une fois de plus ce qu’il a déjà dit cent fois.
C’est le tour des hommes.
«Dans abbes», nous venons apprendre à votre école. Nos femmes nous assourdissent de leur «haut parler», à table et au lit. Un conseil, s’il vous plaît.—Dieu seul, dit l’abbé, peut empêcher les femmes de parler. Vous venez vous plaindre d’elles; mais elles, elles ont aussi des griefs contre vous.
«Dans abbes», nos femmes veulent tout faire à leur volonté; on ne peut les apaiser; si on les bat, elles font leurs paquets pour s’en aller. Les bonnes femmes «se vouent» ou font des vœux quand leur mari est malade ou va «en ost banie»[845]; mais les autres profitent de ces circonstances-là pour cancaner avec les voisines.—Messieurs, dit l’abbé, il me semble que ceux d’entre vous qui vont à l’étranger tiennent peu de compte de leurs femmes; ils les laissent chargées d’enfants et de dettes, et en proie aux maquerelles. Au retour, quand on les informe de ce qui est arrivé en leur absence, ils ne sont pas contents et battent les malheureuses. D’autres, parmi vous, sont piliers de tavernes. «Se femmes se meffont, ch’est tout par leur maris».
«Dans abbes», elles vous en ont conté. «Moult tost seriés dechiut de femmes, biaus preudom»!—On parle, répond l’abbé, de la cointise (coquetterie) des femmes. C’est votre faute. Elles ont trop à se défendre, étant si souvent «requises» par vous. C’est votre devoir d’enseigner les femmes et de leur donner l’exemple; or, vous êtes les premiers à tourner le dos au bon vieux temps.
Paraissent enfin les «compagnons»[846] qui avaient coutume de visiter l’abbé Gilles pour le réconforter, comme Job, dans son malheur, quand il était aveugle. Ils buvaient ensemble du meilleur. Ils entendaient volontiers «sonner canchons et instrumens». Maintenant que l’abbé est guéri[847], Boins usages, comme on dit, doit iestre maintenus.
Campion[848] parle pour ses compagnons. «Dans abbes», lorsque vous ne voyiez, vous aimiez notre compagnie et vous nous faisiez chiere lie, largement. Nous louons Dieu de la grâce qu’il vous a faite, mais il nous déplaît de ne plus avoir de vos nouvelles. Les compagnons ne souffriront pas que vous viviez ainsi tout seul; vous tomberiez en mélancolie. Vous fûtes chancelier du prince de la Gale, ne l’oubliez point.
Campion, beau doux sire, dit l’abbé, ma chambre vous est ouverte. Les compagnons seront encore les bienvenus à partager ce «fort vin sans temprer» que j’aimais à boire quand je n’y voyais plus. Si ce n’est que je dois suivre un régime (m’abstenir d’ail, d’oignons, d’airuns et de vin pur), je n’ai pas changé. Vous me trouverez toujours fidèle au prince de la Gale.
Campion. «Dans abbes», nous avons étudié vos écrits. Quand vous étiez aveugle, vous n’avez pas perdu votre temps. Mais, croyez-nous, en voilà assez. Les femmes ne sont pas contentes de vous. «Dire voir fait souvent moult petit d’avantages.»
Merci du conseil, dit l’abbé. Il est vrai que je me suis beaucoup peiné, pendant ma maladie, de «faire des registres»; je pensais sans cesse, nuit et jour, aux états du monde... Certes, y voir clair est noble chose: quand on a ses yeux, on voit ce que Dieu a fait. Mais quand je fus «illuminé» de nouveau, j’ai vu des choses fort attristantes: la disparition des anciens usages, la décadence des Ordres, la servitude de l’Église, les costumes collants et courts des pauvres comme des puissants, plus de différences entre les maîtresses et les servantes, des enfants qui jurent par le sang et les boyaux, de mauvaises monnaies, la cherté de tout, des habits à boutons, des bourses et des courroies argentées, etc., etc.
A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, R, S, T, U, V, W.
Abélard, X.
Adam d’Hereford, 4.
Aelis (Bele), 130.
Aiguillon, 171.
Aimeri de Narbonne, 264.
Aimes de Marigni, 45.
Alain de Lille, XI, 228.
Alexis Comnène, 83.
Alfonse, roi d’Aragon, 30, 44.
Albigeois, 108, 115, 121.
Alexandre de Stavenby, évêque de Lichfield, 91.
Allemagne, 43, 254, 269.
Allemands, 43, 120.
Amanieu de Sescas, 180, 338.
Amauri, roi de Syrie, 30, 44.
Amenjart (Dame), 170.
Amiens, 114.
Amis, 20.
Andely (Le Vieil), 284.
André le Chapelain, 182.
Angers, 98.
Angleterre, 105, 106.
Angoulême, 171.
Anseri de Montréal, 46.
Antioche, 61.
Aragon (L’expédition d’), 328.
Aristote, 65, 237, 293.
Arles, 31, 41.
Artur, 172.
Aspremont (Les dames d’), 156.
Astralabe, X.
Augustin (Saint), 130.
Autun (L’évêque d’), 71.
Babelée (La), 258.
Balian, fils de Philippe de Novare, 186.
—— d’Ibelin, 186.
Barral de Marseille, 44.
Barthélemi de Vendôme, 14.
Baudas (Le savetier de), 145.
Baudouin (L’Empereur), 74, 84.
—— de Condé, 114.
—— de Hainaut, 46.
—— de Renenghe, 271.
Beaujeu (Ceux de), 45.
Behaingne [Bohême], 269.
Belissant, 20.
Benoit (Saint), 130, 320.
—— XII, 319, 321, 323.
—— Caëtani, 250.
Bernard (Saint), 115.
—— d’Argentau, 75.
—— d’Armagnac, 45.
—— de Morlas, XI.
—— de Saint-Valery, 45.
Bertremiels (Dans), le Reclus de Molliens, 114.
Berzé-le-Châtel, 72.
Blanc-Essay, 4.
Bologne, 65, 120.
Boniface VIII, 304.
—— de Montferrat, 74, 84.
Boulogne-sur-Mer, 227 et s.
Boulongnete, 243.
Boulonnais (La coutume du), 265.
Bourbon (Ceux de), 145.
Bourgogne, 41, 57, 71, 121.
Brabançons, 9.
Bretons, 248.
Broyes (Ceux de), 45.
Cambrai, 272, 327.
Campion, de Tournai, 352, 353.
Caton, IX, 269.
Césaire (Saint), 213.
César, 173.
Chaillou (R.), 288 et s.
—— de Pesstain, 288 et s.
Champagne, 121.
Chaperons blancs du Forez, 33, 60.
Chardri, VII, XIV, 106, 199.
Charles V, 114, 290.
—— d’Anjou, 300, 331.
Chartreux, 31, 55, 82.
Chrétien de Troyes, 159.
Christine de Pisan, 230.
Chypre, 186.
Citeaux, 53, 71, 150.
Clairvaux, 31, 53.
Clément V, 278, 294.
—— VI, 322, 323.
Clerembaut de Chappes, 46.
Clermont (Le comte de), 44.
—— en-Bassigni (Ceux de), 45.
Cluni, 31, 38, 58, 74, 82.
Colart Aubert, 318.
Comains, 81.
Conrad de Montferrat, 45.
Constantinople, 73, 83, 120.
Convers de Saint-Antoine, 32 et s., 61 et suiv.
Courtin (Le chien), 131.
Dalmase de Sercey, 74.
Damalioc, 9.
Damette d’Hereford, 4, 27.
Damiette, 108, 186.
Dampierre, 264.
Danemark, 121.
Daude de Pradas, IX.
Durant Chapuis, 33, 60.
Écosse, 61, 121.
Édouard, roi d’Angleterre, 331.
Égypte, 108, 210.
Enguerran de Marigni, 304, 337.
Ernoul de Beaurain, 275.
Espagne, 18.
Estienne de Bourgogne, 45.
—— de Fougères, 1 et s.
—— du Mont-Saint-Jean, 45.
Eudes le Champenois, 46.
Eustache d’Aix, 270.
Farien, 198.
Fineposterne, 121.
Flandre, 121.
Flavigni (Ceux de), 45.
Folquet de Romans, 39, 75, 77.
Français, 108, 121.
France, 18, 41, 57, 107, 154, 247, 301, 303, 304.
Francesco da Barberino, XIII, 45, 188.
«François de Rues», 286.
Frédéric Barberousse, 30, 43.
—— II, 76, 135.
Frise, 121.
Gale (Les compagnons de la), 351, 352.
Gari lo Bru, 161, 174.
Garmaise (Worms), 18.
Gaucher de Salins, 45.
er de Berzé, 72.
h;— de Château-Thierry, 224.
h;— de Coinci, 211.
—— de Renenghe, 271.
—— de Saint-Denis, 73.
Gemme (Sainte), 12.
Genève (Le comte de), 45.
Geoffroi, V. Jofroi.
Gervais de Pont-Arcy, 284.
—— du Bus, 279 et s.
Gilles, abbé du Mont-Saint-Jean lès-Thérouanne, 275.
—— Braffe, 312.
—— de Rome, 195.
—— de Warnave, 304.
Gilles li Muisis, 113, 277, 305 et s.
Girard, abbé de Pontigni, 55.
—— de Vienne [et Mâcon], 36, 44.
Gobert d’Aspremont, 46.
Grandmont (Ordre de), 32, 56 et s.
Grèce, 120.
Grecs, 47, 84.
Grégoire X, 225, 232.
Gui de Flandre, 331.
Gui de Livri, 284.
—— de Mori, 248, 256.
—— de Parai, 34, 55.
—— de Thil-Châtel, 46.
Guiard de Laon, 327.
Guichard Dauphin, seigneur de Jaligny, 153.
—— de Beaujeu, X.
Guigues de Forez, 71.
Guillaume de Chalon, 33, 45.
—— de Licques, prévôt d’Aire, 272.
—— de Machaut, 318.
—— de Mâcon, évêque d’Amiens, 226, 249.
—— de Mandeville, 44.
—— de Mello, 45.
—— de Montferrat, 76.
—— de Roie, XVII.
—— de Vienne, 36.
—— Durand, 125.
—— le Clerc de Normandie, 89 et s.
—— le Gros de Marseille, 45.
—— Péraut, VI.
—— Tyrel de Poix, 153 et s.
Guiot de Provins, 30 et s.
Hainaut (La comtesse de), 325.
Hélinant de Froidmont, 117, 122, 129, 212.
Henri II, roi d’Angleterre, 1 et suiv., 10, 30, 43.
Henri (Li jones cuens), 44.
—— de Bar, 46.
—— de Champagne, 44.
Hervé de Donzi, 46.
Hildebert de Lavardin, IX.
Hollande, 121.
Honorius III, 35.
Hospitaliers, 60, 74, 81.
Hues du Chastel, 45.
—— Tyrel de Poix, 153 et s.
Hugues de Berzé, 38, 69 et s.
—— de Brienne, 186.
Hugues de Fouilloi, XI.
—— de Saint-Denis, 73.
—— de Saint-Pol, 46.
Innocent III, 34, 90, 91.
Inquisition, 212.
Isaac l’Ange, 83.
Jacquemard Gelée, 273.
«Jacques», 39, 88.
——, archidiacre de Thérouanne, 270.
Jacques Bochet, 307, 317.
—— d’Amiens, 176, 327.
—— de Boulogne, évêque de Thérouanne, 222, 226, 250, 270.
—— d’Étaples, 275.
Jakes Cent Mars, 317.
Jehan ou Jean XXII, 305.
—— Chaillou, 290.
—— de Bruges, 156.
—— de Condé, 114, 170, 187, 330.
—— de Corbie, 271.
—— d’Ibelin, seigneur de Baruth, 185.
—— de Meence, 352.
—— de le Mote, 318.
—— de Ligny, 274.
—— de Meun, 228, 231, 280.
—— de Salisbury, 7.
—— de Vassogne, 227, 270.
—— Dupin, V.
—— du Temple, 284.
—— le Fèvre, 229.
—— Maillart, 290.
Jérusalem, 31, 60, 109;
(le roi de), 203.
Jofroi de Bretagne, 44.
—— de Condé, 45.
—— de Joinville, 46, 188.
—— de la Chapele, 154, 155.
—— de Mâcon, 36, 44.
—— de Pons, 46.
—— de Villehardouin, 71.
Jonas, 85.
Juifs, 112.
Juvénal, 22.
Kenilworth en Warwickshire, 92.
«Kyot», 36.
La Fère-sur-Oise (Le chanoine de), 113.
Lanbague, 198.
Lancelot, 198.
Lambert li Tors, 7.
La Tour-Landry (Le chevalier de), XII, 195, 209, 339, 340.
Lendit (Le), 243.
Lombardie, 76.
Lombards, 120, 122.
Londres, 153.
Lorraine (Le duc de), 45.
Louis VII, 30, 43.
—— VIII, 95.
—— IX, 116, 155, 300, 331.
Lyon (Concile œcuménique de), 224, 272.
Mâcon (Le comte de), 35.
Mahieu (Matheolus), 223 et s.
—— de Beaurémi, 271.
Map (Walter), XII, 169.
Marbode, 22.
Marco Polo, 145.
Marie Périblepte (Le monastère de), 74.
Martin, évêque de Braga, IX.
Martin le Franc, prévôt de Lausanne, 230.
Matfre Ermengau, 64.
Maurice de Craon, 45.
—— de Sully, 90, 111.
Mayence, 30, 43.
Merlin, 145.
Miles de Châlons, 46.
Moïse, 131.
Molliens-Vidame, 114.
Mongeu (Les monts de), 240.
Montferrat (Le marquis de), 75. V. Boniface, Conrad, Guillaume.
Montmartre, 324.
Montpellier, 31, 68.
Montreuil, 240, 275.
Mont Saint-Michel, 4.
Murzuphle, 83.
Nicaise de Fauquembergue, 222, 275.
Nicolas IV, 227.
Normandie, 106; (le duc de), 171.
Noyers (Ceux de), 45.
Oisi (Ceux d’), 45.
Olive de Belleville, dame de la Galonnière, 217.
Orguen, 12, 26.
Orhan, 12, 26.
Orléans, 270, 275.
Otton IV, 43.
Paris, 121, 172, 213, 224, 243, 249, 252, 254, 305, 324, 329.
Perrette, femme de Mahieu, 225 et s.
Perse, 54.
Philippe II Auguste, 93, 116.
—— III le Hardi, 285, 331.
—— IV le Bel, 285, 292, 304, 331.
—— d’Alsace, 44.
—— de Novare, 184 et s.
—— de Souabe, 43.
—— de Vitri, 318.
Pierre, X.
—— doyen de Saint-Martin de Tours, 228.
—— Chappe, 186.
—— de Courtenai, 46.
—— de Saint-Cloud, 7.
—— le Chantre, XII.
—— le Peintre, chanoine de Saint-Omer, 240.
Pise, 18.
Poix (Les bourgeois de), 155.
Pons de Bussières, 74.
Porus, 172.
Pouille, 120.
Prémontré, 34, 58.
Raimond, évêque de Toulouse, 322.
—— d’Anjou en Dauphiné, XIII, 45.
—— de Toulouse, 44.
—— Bérenger de Provence, 44.
Rainier Cappocci, 55.
Raol (Sire), 90, 91.
Raoul de Couci, 45.
—— de Fougères, 9, 45.
—— de Houdan, XI.
—— de Mauléon, 45.
Raoul de Tabarie, 186.
—— le Petit, 277.
Reims, 273, 322.
Renaut de Mousson, 44.
—— de Nevers, 45.
Ressons-sur-le-Matz, 229.
Richard Cœur de Lion, 31, 44.
—— de Fournival, 229.
Richeut, 24.
Robert d’Arbrissel, 12.
—— de Blois, 153 et s.
—— de Ho, 180, 187, 209, 326.
—— de Sablé, 45.
—— de Sorbon, 212.
—— de Torigni, I
Robert Goyon, 4.
—— le Bougre, 212.
—— le Moiste, 226.
Rome, 47 et s., 58, 81, 107, 120, 292, 322, 331.
Rostang de Cluni, 74.
Rotrou du Perche, 46.
Rutebeuf, 51, 324, 327, 330.
Saint-Antoine de Viennois. V. Convers.
—— Augustin (Les chanoines de), 31, 58.
—— Benoit le Bestourné, à Paris, 298.
——Fuscien au Bois, 114.
—— Jacques de Compostelle, 121.
—— Jean au Vieil-Andely, 284.
—— Martin de Tournai, 305.
—— —— d’Ypres, 226.
—— Maur près Paris, 243.
—— Omer (Le châtelain de), 45.
Sainte Chapelle (La) à Paris, 243.
Sainte Marie au Bois de Ruisseauville, 226, 274.
Salerne, 121.
Salonique, 34, 68, 76.
Sarrasins, 101, 163.
Saxons, 120.
Simon, 97.
Sordello, 161.
Syrie, 59, 76, 186.
Templiers, 32, 59, 60, 74, 81, 294, 299.
Ternois, 274.
Théodore-Ange Comnène, 77.
Thérouanne, 223 et s.
Thibaut, roi de Navarre, 155.
—— de Blois et de Chartres, 44.
Thomas de Cantorbéry (Saint), 115, 121, 126.
Tierri de Forbach, 156.
Tiois, 43.
Tommasino di Cerclaria, XIII.
Toscane, 120.
Toulousains, 108.
Tournai, 351, 352;
(l’évêque de), 227, 319.
Traynel (Ceux de), 45.
Trente, 27.
Turcs, 59, 210.
Turenne (Le comte de), 45.
Urbain le Courtois, 177, 192, 194.
Valois (Mme de), 325.
Venise, 121.
Wilham de Wadington, 241.
Wolfram von Eschenbach, 36.
CHARTRES.—IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, A PARIS
LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
ÉTUDES SUR LA VIE
LES ŒUVRES ET L’INFLUENCE DES PRINCIPAUX AUTEURS
DE
NOTRE LITTÉRATURE
Notre siècle a eu, dès son début, et léguera au siècle prochain un goût profond pour les recherches historiques. Il s’y est livré avec une ardeur, une méthode et un succès que les âges antérieurs n’avaient pas connus. L’histoire du globe et de ses habitants a été refaite en entier; la pioche de l’archéologue a rendu à la lumière les os des guerriers de Mycènes et le propre visage de Sésostris. Les ruines expliquées, les hiéroglyphes traduits ont permis de reconstituer l’existence des illustres morts, parfois de pénétrer jusque dans leur âme.
Avec une passion plus intense encore, parce qu’elle était mêlée de tendresse, notre siècle s’est appliqué à faire revivre les grands écrivains de toutes les littératures, dépositaires du génie des nations, interprètes de la pensée des peuples. Il n’a pas manqué en France d’érudits pour s’occuper de cette tâche; on a publié les œuvres et débrouillé la biographie de ces hommes fameux que nous chérissons comme des ancêtres et qui ont contribué, plus même que les princes et les capitaines, à la formation de la France moderne, pour ne pas dire du monde moderne.
Car c’est là une de nos gloires, l’œuvre de la France a été accomplie moins par les armes que par la pensée, et l’action de notre pays sur le monde a toujours été indépendante de ses triomphes militaires: on l’a vue prépondérante aux heures les plus douloureuses de l’histoire nationale. C’est pourquoi les maîtres esprits de notre littérature intéressent non seulement leurs descendants directs, mais encore une nombreuse postérité européenne éparse au delà des frontières.
Depuis que ces lignes ont été écrites, en avril 1887, la collection a reçu la plus précieuse consécration. L’Académie française a bien voulu lui décerner une médaille d’or sur la fondation Botta. «Parmi les ouvrages présentés à ce concours, a dit M. Camille Doucet dans son rapport, l’Académie avait distingué en première ligne la Collection des Grands Ecrivains français.... Cette importante publication ne rentrait pas entièrement dans les conditions du programme, mais elle méritait un témoignage particulier d’estime et de sympathie. L’Académie le lui donne.» (Rapport sur le concours de 1894.)
J.-J. Jusserand.
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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
ÉTUDES SUR LA VIE
LES ŒUVRES ET L’INFLUENCE DES PRINCIPAUX AUTEURS
DE
NOTRE LITTÉRATURE
Chaque volume in-16, orné d’un portrait en héliogravure, broché. 2 fr.
LISTE DANS L’ORDRE DE LA PUBLICATION
DES 52 VOLUMES PARUS
(Janvier 1908.)
VICTOR COUSIN, par M. Jules Simon, de l’Académie française.
MADAME DE SÉVIGNÉ, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l’Académie française.
MONTESQUIEU, par M. Albert Sorel, de l’Académie française.
GEORGE SAND, par M. E. Caro, de l’Académie française.
TURGOT, par M. Léon Say, de l’Académie française.
THIERS, par M. P. de Remusat, sénateur, de l’Institut.
D’ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de l’Académie française, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.
VAUVENARGUES, par M. Maurice Paléologue.
MADAME DE STAEL, par M. Albert Sorel, de l’Académie française.
THEOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l’Académie française.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M. Arvède Barine.
MADAME DE LAFAYETTE, par M. le comte d’Haussonville, de l’Académie française.
MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l’Académie française.
RUTEBEUF, par M. Cledat, professeur de Faculté.
STENDHAL, par M. Edouard Rod.
ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice Paléologue.
BOILEAU, par M. G. Lanson.
CHATEAUBRIAND par M. de Lescure.
FÉNELON, par M. Paul Janet, de l’Institut.
SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l’Académie française.
RABELAIS, par M. René Millet.
J.-J. ROUSSEAU, par M. Arthur Chuquet, professeur au Collège de France.
LESAGE, par M. Eugène Lintilhac.
DESCARTES, par M. Alfred Fouillée, de l’Institut.
VICTOR HUGO, par M. Léopold Mabilleau, professeur de Faculté.
ALFRED DE MUSSET, par M. Arvède Barine.
JOSEPH DE MAISTRE, par M. George Cogordan.
FROISSART, par Mme Mary Darmesteter.
DIDEROT, par M. Joseph Reinach.
GUIZOT, par M. A. Bardoux, de l’Institut.
MONTAIGNE, par M. Paul Stapfer, professeur de Faculté.
LA ROCHEFOUCAULD, par M. J. Bourdeau.
LACORDAIRE, par M. le comte d’Haussonville, de l’Académie française.
ROYER-COLLARD, par M. E. Spuller.
LA FONTAINE, par M. G. Lafenestre, de l’Institut.
MALHERBE, par M. le duc de Broglie, de l’Académie française.
BEAUMARCHAIS, par M. André Hallays.
MARIVAUX, par M. Gaston Deschamps.
RACINE, par M. G. Larroumet, de L’Institut.
MÉRIMÉE, par M. Augustin Filon.
CORNEILLE, par M. G. Lanson.
FLAUBERT, par M. Émile Faguet, de l’Académie française.
BOSSUET, par M. Alfred Rébelliau.
PASCAL, par M. E. Boutroux, membre de l’Institut.
FRANÇOIS VILLON, par M. G. Paris, de l’Académie française.
ALEXANDRE DUMAS PÈRE, par M. Hippolyte Parigot.
ANDRÉ CHÉNIER, par M. Émile Faguet, de l’Académie française.
LA BRUYÈRE, par M. Morillot, professeur de Faculté.
FONTENELLE, par M. Laborde-Milaâ.
CALVIN, par M. A. Bossert, inspecteur général de l’Instruction publique.
VOLTAIRE, par M. G. Lanson.
LAMARTINE, par M. René Doumic.
Chaque volume, format in-16, broché, avec un portrait en héliogravure, 2 fr.
[1] Histoire littéraire de la France, XXIII, p. 245.
[2] Revue critique d’histoire et de littérature, 1869, II, p. 54.
[3] «La letteratura didattico morale del Medioevo è assai poco studiata, fors’ anche perchè, invero, non molto allegra e amena, e molte opere sono ancora inedite nelle biblioteche...» (R. Ortiz, dans la Zeitschrift für romanische Philologie, XXVIII, 1904, p. 555).
[4] L’état actuel des connaissances acquises et des travaux exécutés sur les moralistes qui ont écrit en langue d’oil du XIIe au XIVe siècle a été exposé tant bien que mal par M. A. Piaget, au t. II (pp. 165-218) de l’Histoire de la Langue et de la Littérature françaises des origines à 1900 (Paris, 1896); cf. G. Paris, la Littérature française au moyen âge (Paris, 1905, 3e éd.), p. 165 et suiv...—Sur les moralistes du même temps qui ont écrit en latin, voir G. Gröber, Uebersicht über die lateinische Litteratur, au t. II (1902) du Grundriss der romanischen Philologie.—Il n’y a même pas de nomenclature satisfaisante des écrits de même genre en langue d’oc. Voir pourtant J. Bathe, Die moralischen Ensenhamens im Altprovenzalischen (Warburg, 1906).
Il existe un inventaire spécial de la Littérature didactique du moyen âge s’adressant spécialement aux femmes (Halle a. S., 1903), par Alice A. Hentsch. L’auteur s’est proposé d’y énumérer tous les écrits de ce genre en quelque langue, savante ou vulgaire, qu’ils aient été composés.
[5] «Ce beau poème...», dit M. P. Meyer (Romania, XXXII, p. 104). Jugement qui paraît, d’ailleurs, un peu trop indulgent.
[6] Romania, XXIX, p. 72.
[7] Bibl. nat., ms. fr. 1593, fol. 141.
[8] Notices et Extraits des Manuscrits, XXXIV, 1re partie, p. 176.
[9] On ne sait encore rien de plus sur le très intéressant Livre de Mandevie ou Melancolies de Jehan Dupin—dont G. Paris (Esquisse historique de la Littérature française au moyen âge, 1907, p. 220) appelle l’auteur «Durpain»—que ce qu’en ont dit l’abbé Goujet (Bibliothèque françoise, IX, 1745, p. 96) et P. Paris (Les manuscrits françois de la Bibliothèque du roi, IV, 179). Il n’en existe pourtant pas moins de dix mss. à Paris seulement, sans compter les éditions incunables.
[10] Bulletin de la Société des Anciens Textes français, XVIII (1892), pp. 69-85; cf. Romania, XXIII (1894), pp. 449-455.—L’opuscule récent de L. Lusner (La Somme des Vices et des Vertus. Wien, 1905, in-8) est très peu instructif.
[11] Voir ci-dessous, p. 32, 78, 161-162, 309.—On se fera une idée des divergences qui se sont produites sur la valeur des écrits les plus célèbres par l’exemple suivant. Très peu de gens, au XIXe siècle, ont lu la Somme des Vices et des Vertus du frère dominicain Guillaume Péraut, dont, pourtant, tous les érudits au courant de l’histoire littéraire du XIIIe siècle connaissent le nom. Or, voici le jugement de l’un de ces lecteurs (Histoire littéraire, XIX, p. 309): «La Somme de Guillaume Péraut n’offre guère que des séries de textes tirés des livres saints, des docteurs de l’Église, quelquefois des auteurs profanes; l’auteur n’y ajoute que ce qui est indispensable pour lier et coordonner ces extraits; ce qu’il y a mis du sien n’en est que la moindre portion.» Et voici l’opinion d’un autre (B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale, II, p. 68): «Guillaume Péraut n’était pas seulement un scrupuleux moraliste; c’était aussi un écrivain... Souvent, sans doute, on trouve ses dissertations un peu longues, mais on peut rarement leur reprocher d’être banales.»
[12] MM. G. Paris, G. Gröber, A. Piaget, J. Bathe, Mlle Alice A. Hentsch, précités.
[13] Quelques-uns ont cru devoir instituer d’abord une première distinction fondamentale entre ce qui est en prose et ce qui est en vers (G. Gröber), entre la littérature «religieuse» et la littérature «profane» (G. Paris), ce qui les a obligés à faire deux énumérations parallèles et à parler séparément d’œuvres qu’il aurait été évidemment avantageux de rapprocher.
[14] Controverse entre W. Bohs (Romanische Forschungen, XV, p. 204-316) et J. Bathe (Archiv für das Studium der neueren Sprachen, CXIII, p. 394-399).
[15] G. Paris, Saint Alexis, p. 213.
[16] A. Stickney, The Romance of Daude de Pradas on the four cardinal virtues (Florence, 1879).
[17] B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques manuscrits latins... II, p. 202 et suiv.
[18] Liste des traductions et des adaptations du pseudo-Caton dans les Romanische Forschungen, XV (1903), pp. 41-149.—Sur les traductions du Moralium Dogma philosophorum, voir Notices et Extraits des Manuscrits, XXXIII, 1re p., p. 23.
[19] Migne, t. CLXXI.
[20] Voir la dernière édition de ce Carmen dans les Notices et Extraits des Manuscrits, XXXIV, 2e p., p. 153. Il n’est nullement certain, quoi qu’en dise l’éditeur, que ce poème soit tout entier d’Abélard.
[21] Li Ver del Juïse (éd. H. von Feilitzen. Upsala, 1883) et l’opuscule de Pierre (Notices et Extraits des Manuscrits, XXXIII, 1re p., p. 37) sont typiques de ces productions parfaitement vides, dont on a un assez grand nombre (G. Paris, la Littérature française au moyen âge, § 153).
[22] Il est à remarquer que les œuvres en latin qui offrent le plus d’intérêt sont précisément des enfilades d’historiettes, comme le De Nugis curialium de Walter Map et le Verbum abbreviatum de Pierre le Chantre.—On n’a toujours pas d’autre édition du charmant De Nugis curialium que celle de Th. Wright (1850).—Sur le Verbum abbreviatum, voir les Positions des Mémoires présentés à la Faculté des lettres [de Paris] pour l’obtention du Diplôme d’études supérieures (Paris, 1905), p. 109.
[23] Les ouvrages du même genre qui ont été composés au moyen âge hors de France (abstraction faite des traductions) sont beaucoup moins nombreux. Voir L. Torretta, Il «Wälscher Gast» di Tommasino di Cerclaria e la poesia didattica del secolo XIII, dans les Studi medievali, I (1904), pp. 24-76; et R. Ortiz, Il «Reggimento» del Barberino ne’ suoi rapporti colla letteratura didattico-morale degli Ensenhamens dans la Zeitschrift für romanische Philologie, XXVIII (1904), pp. 550, 649.
La littérature provençale sur ces sujets est assez abondante, mais médiocre. L’œuvre, qui paraît avoir été importante, de Raimond, seigneur d’Anjou en Dauphiné, est perdue (V. plus loin, p. 45).
[24] Bibliothek des literarischen Vereins in Stuttgart, CXX (1874).
[26] Chardry’s... Petit Plet (éd. John Koch). Heilbronn, 1879 (Altfranzösische Bibliothek, t. I).
[27] Il va sans dire que ces dix personnages ne sont pas les seuls qui auraient mérité d’être entendus. On a regretté notamment de ne pouvoir, faute d’espace, présenter l’auteur du Poème moral (publié par W. Cloetta, à Erlangen, 1886) et les trois jongleurs typiques des cours seigneuriales wallonnes de la fin du XIIIe et du commencement du XIVe siècle, Baudouin et Jehan de Condé, Watriquet de Couvin.
J’aurais souhaité aussi d’être en mesure de placer à la fin de ce volume, en appendice, deux études que j’avais préparées sur deux compositions très intéressantes, la Riote du Monde et li Proverbe au vilain, avec l’analyse de ces compositions. J’ai dû y renoncer, pour le même motif.—Sur la Riote du Monde, voir la Zeitschrift für romanische Philologie, t. VIII (1884) et XXIV (1900); sur li Proverbe au vilain, voir la Revue universitaire, 1902, II, pp. 161-172.
[28] Il va de soi que les citations originales sont faites ici d’après les meilleures éditions: on n’a pas pu entreprendre de procurer, à l’occasion du présent ouvrage, toutes les éditions critiques qui manquent, ni de traduire, comme il serait très désirable qu’on le fît, le texte des œuvres de Robert de Blois, qui nous a été transmis en dialecte de l’Est, dans le dialecte du val de Loire dont Robert de Blois se servit sans doute. Mais tous les textes cités ont été vérifiés dans les manuscrits, chaque fois que le sens en paraissait douteux. Des leçons fautives, adoptées par les éditeurs, ont pu être, de la sorte, rectifiées en plusieurs endroits.
[29] C’est ici le lieu de rappeler que les œuvres des moralistes du moyen âge, comme les romans du même temps, ont été souvent dépouillées par des érudits qui se sont proposé d’y relever, pour les rapprocher les uns des autres, tous les renseignements relatifs à tel ou tel sujet (par exemple à la manière de se tenir à table ou à l’éducation des femmes), ou encore toutes les données d’un certain genre (par exemple les proverbes). J’ai donné la liste de ces monographies dans mon volume de 1904 (La Société française au XIIIe siècle, p. VII, note 2 et Appendice). Cette liste n’est plus à jour; il a paru depuis trois ans une trentaine de nouvelles dissertations de cette espèce.
[30] L. Delisle, Chronique de Robert de Torigni, II (1873), p. 2.
[31] «Clausula est compositio verborum plausibilis structuræ exitu terminata» (Cité par du Cange).
[32] L. c., p. 73.
[33] Ib., p. 285, 286.
[34] L. Delisle, Notes sur les chartes originales de Henri II, roi d’Angleterre, au British Museum et au Record Office, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, LXVIII (1907), p. 292, nº 61.
[35] Chronique de Robert de Torigni, II, p. 292; cf. p. 2, note 4.
[36] Ib., p. 74, note 2, et p. 2, note 4.
[37] Dès 1874, A. Boucherie avait annoncé l’intention de publier une édition du Livre des Manières, qu’il n’a jamais donnée.
[38] Cette «contesse d’Heirefort» doit être très probablement identifiée avec Damette, fille de Robert Goyon, femme du comte Adam d’Hereford, dont il est question dans le Pouillé historique de l’archevêché de Rennes (p. p. G. de Courson). Il y a trace de donations d’Adam et de Damette en faveur de l’abbaye du Mont-Saint-Michel et du monastère de Blanc-Essay dès avant 1160.
[39] Voir, sur l’édition Kremer, A. Mussafia, dans le Literaturblatt für germanische und romanische Philologie, VIII (1887), col. 353.
[40] Voir aussi A. Le Moyne de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. III (1899).
[41] Ajoutons que la langue de ce poème, écrit dans un dialecte dont on a très peu d’autres monuments, est souvent, par elle-même, embarrassante pour les philologues les plus expérimentés. Un certain nombre de mots de l’ancien vocabulaire français ne sont connus que par le Livre des Manières.
[42] Cf. plus loin, p. 25, note 2.
[43] G. Paris en a eu, je crois, le sentiment. M. Haard af Segerstad écrit au contraire, par un véritable contresens (O. c., p. 97): «Il [Étienne] est peu maître de la langue; il condense en trois cents strophes environ des matériaux dont un autre eût tiré dix fois plus...»
[44] éviter.
[45] attirer.
[46] changeante, trompeuse.
[47] aux honneurs.
[48] mangent avec eux.
[49] débauchés.
[50] On lit dans la Chronique précitée de Robert de Torigni sous l’année 1173 (II, p. 42): «Cum rex Anglorum Henricus misisset Brebenzones suos ad devastandam terram Radulfi de Fulgeriis...»
[51] va.
[52] allègre.
[53] va.
[54] pas même. Cf. Romania, VII, p. 343.
[55] Il faut lire, semble-t-il, les cent premiers vers du Livre des Manières sur la condition des rois à la lumière de ce que l’auteur de la Vie de Guillaume le Maréchal (éd. P. Meyer, I, 1891) a fait connaître de la vie errante et torturée d’Henri II vieillissant:
[56] concubines, maîtresses.
[57] concubines, maîtresses.
[58] «trentel», série de trente messes.
[59] affligé du vice bestial.
[60] Ces noms bizarres sont des noms bretons. «Organite» est un diminutif d’Orguen; comme l’a remarqué M. Haard af Segerstad (O. c., p. 62), la femme du prêtre Damalioc, mère de Robert d’Arbrissel, s’appelait ainsi. Quant à «Horhan», ou «Orhan» (ci-dessous, p. 26), ce nom se trouve, sous la forme «Orhant», dans des chartes du XIIe siècle (Cartulaire de Redon, éd. de Courson, nos 349 et 379).
[61] qui font encore dans leurs lits.
[62] prébendes, et font la fête.
[63] encaissent(?).
[64] prêtre.
[65] église.
[66] Cf. plus haut, p. 3.
[67] intérêt.
[68] intérêt.
[69] K. Haard af Segerstad conjecture, non sans vraisemblance, que l’archevêque de Tours, métropolitain d’Étienne, est spécialement visé ici (les saints Gatien, Martin et Julien sont des saints tourangeaux). Et quel archevêque de Tours? Barthélemi de Vendôme, intronisé en 1174, jeune et prodigue, dont la Gallia Christiana dit: «Usque adeo fœnus excrevit ut totius archiepiscopatus annui redditus vix ad solvendas usuras sufficerent.» Il semble que le prédécesseur de Barthélemi sur le siège de Tours ait été un tout autre homme.
[70] «O reisson final» (v. 515). Éd.: «oreisson».
[71] plus grande.
[72] dame.
[73] fardeaux.
[74] cultiver avec la charrue.
[75] bétail.
[76] ivraie.
[77] paysans.
[78] que vous payiez bien vos dimes.
[79] espèce d’étoffe orientale.
[80] «hoquet», manteau à capuchon.
[81] Ici commence la partie du Livre dont l’intelligence est, pour nous, la plus difficile, à cause de l’état du texte.—On doit remarquer que le développement sur les ventes à prix surfait avec payment différé, auquel l’auteur attachait évidemment beaucoup de prix et qui comportait, semble-t-il, deux parties symétriques (cas où le prêteur est victime, cas où c’est l’emprunteur), est coupé en deux, dans le texte du ms. unique, par une suite de cinq quatrains (CCXIX-CCXXIII) qui n’ont aucun rapport avec le sujet. De plus l’une et l’autre partie de ce développement se présente mal, abruptement. Quelle que soit l’insuffisance des écrivains du moyen âge en général dans l’art de composer, et de celui-ci en particulier (J. Kremer, o. c., p. 144), tant d’incohérence paraît l’indice d’une altération du texte, sans doute d’interversions.
Je dois ajouter que je ne suis pas certain d’entendre correctement toutes les parties de ce passage. M. Haard af Segerstad (O. c., p. 87) ne l’a certainement pas bien compris.
[82] avec.
[83] s’amuse.
[84] récipient qui sert à puiser et à porter l’eau.
[85] Ms.: acorust.
[86] Vers obscur. Il s’agit d’un mauvais traitement, mais lequel?—«Estalle» signifie «latte» ou «barre de bois» (cf. le fr. moderne «astelle»).
[87] Sans doute la Belissant d’Amis et Amiles, fille de Charlemagne, femme d’Amis, qui dit: «Ne m’en chaut... se mes peres m’en fait chascun jor batre» (Haard af Segerstad, o. c., p. 38).
[88] l’eau à la cruche.
[89] guenilles.
[90] convînt de l’intérêt.
[91] Passage difficile, qui a été diversement interprété. Voir Haard af Segerstad, o. c., p. 85.
[92] marché raisonnable.
[93] Sur les fils d’usurier, cf. Guiot de Provins, ci-dessous, p. 46.
[94] meurent.
[95] Ce qu’Étienne de Fougères dit des femmes serait encore plus intéressant si l’on n’y pouvait pas noter des réminiscences classiques, de Marbode (De meretrice, De matrona) et surtout de Juvénal (Sat. VI).
[96] querelle.
[97] froide et distante.
[98] envers un pire que lui ardente.
[99] satisfaite.
[100] outrager.
[101] ami de cœur.
[102] vient de muer.
[103] Vers intervertis dans le ms. et les éditions.
[104] Ms. et éd.: que la.
[105] Richeut, type de l’entremetteuse.
[106] telle lignée.
[107] mise à fin.
[108] au fils adultérin échoit l’honneur (le bien).
[109] Lieu commun, très répandu dans la littérature du moyen âge. Le roman de Blancandin attribue, de même, aux déportements des femmes nobles la décadence de la noblesse; cette décadence est venue
Voir l’Histoire littéraire, XXII, p. 765.—Cf. Guiot de Provins, plus bas, p. 42.
[110] mauvais visages.
[111] Il me semble que les cinq quatrains qui suivent (CCLXXVII à CCLXXXI), consacrés à la description détaillée des actes contre nature, depuis:
très inutiles, d’une obscénité choquante, d’un ton goguenard et amusé qui jure singulièrement avec le contexte—et qui, quelle que fût la liberté du temps, auraient été plus que singuliers sous la plume d’un évêque,—ont tous les caractères d’une addition au texte primitif.
[112] tranquille, garantie.
[113] maudite soit.
[114] hoirs, enfants.
[115] amasse.
[116] pis.
[117] et qui n’en a le sien distribue.
[118] sera close et enfermée.
[119] passagère.
[120] excepté la peau.
[121] trésor.
[122] trouve.
[123] maîtresses.
[124] de la suite de Notre Seigneur.
[125] éviter.
[126] Qu’à Dieu puissions nos âmes.
[127] On n’apprend pas sans surprise, après cela, qu’il a été dit de lui: «Cet homme de génie, né trois siècles trop tôt...» (C. Lenient, La Satire en France au moyen âge. Paris, 1893, p. 109).
[128] Chose singulière, dans le «Tableau chronologique» qui se trouve en appendice de la dernière édition (posthume, 1905) de la Littérature française au moyen âge par G. Paris, la Bible Guiot est indiquée deux fois, comme ayant été composée en 1204 (p. 276) et «vers 1224» (p. 277).
[129] Voir les consciencieuses recherches de M. A. Baudler sur les quatre-vingt-six personnages cités dans la Bible comme protecteurs du poète: Guiot de Provins, seine Gönner... (Halle a. S., 1902), pp. 10-55.
[130] San Marte, Parcival Studien (Halle, 1861), p. 142.
[131] L. Guibert, Destruction de l’Ordre et de l’abbaye de Grandmont (Paris, 1877), p. 53 et suivantes.—Les principaux incidents sont de 1185, 1219, 1223. Mais il est aussi difficile de dater les chansons latines qui s’y rapportent (B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale, VI (1893), p. 303) que l’allusion de Guiot.
[132] En 1208, d’après le P. Helyot, Histoire des Ordres religieux et militaires, II p. 112. Mais cf. dom G. Maillet-Guy, Les origines de Saint-Antoine, dans le Bulletin de la Société... d’archéologie de la Drôme (Oct. 1907), p. 384.
[133] Dom G. Maillet-Guy n’a pas trouvé trace de la bulle d’Honorius III, citée par les anciens historiographes de l’Ordre; mais ce n’est pas une preuve qu’elle n’ait pas existé.
[134] Dom G. Maillet-Guy, l. c., p. 389.
[135] Telle est l’opinion de San Marte (O. c., p. 4), acceptée sans discussion par A. Baudler.
[136] En effet, le v. 2038, qui fait partie d’un passage où il est question des Convers comme quêteurs ambulants, ne prouve rien; il a fort bien pu être écrit après l’autorisation, donnée aux Convers en 1209, de fonder, à Saint-Antoine même, un «très modeste oratoire» (Bulletin cité, p. 384).—Il paraît certain, d’un autre côté, que l’«uevre du mostier» (v. 2081) doit s’entendre de l’église du «mostier» (c’est-à-dire du prieuré). Mais il resterait à prouver que, après l’autorisation de 1209, les Convers furent dégagés, en fait et pour l’opinion publique, même aux yeux des amis du «mostier» (tels que Guiot), de toute obligation envers l’«uevre».
[137] Histoire littéraire, XXIII, p. 612. Cf. A. Baudler, Guiot von Provins, pp. 70-91.
[138] Ce Jofroi, que je n’ai pas réussi mieux que A. Baudler (o. c., p. 34) à identifier, n’était sûrement pas comte, car il n’y a pas place pour lui dans la suite bien établie des comtes de Mâcon. Le destinataire de la chanson n’est donc pas ce Jofroi. On peut hésiter entre Girard de Vienne (1155-1184) et Guillaume II de Vienne (1184-1226).
[139] On en comptait quatre en 1887, dont un égaré. Celui de Turin (L. v. 32) a été détruit depuis.
[140] P. Meyer, l. c., et dans les Notices et Extraits des Manuscrits, XXXIII, 1, p. 34. Cf. Romania, XX, p. 579.
[141] A. Baudler, Guiot von Provins... pp. 55-69.
[142] Analyse par A. Baudler, l. c.—Les premiers vers contiennent une allusion assez claire à la tyrannie des moines noirs, dont Guiot s’est tant plaint dans la Bible.
[143] G. Gröber (Grundriss der romanischen Philologie, II, p. 703) est, je crois, le seul qui semble placer la composition de la Bible d’Hugues de Berzé avant celle de la Bible Guiot (puisqu’il parle des deux «Bibles» dans cet ordre). Cette innovation n’est pas heureuse.
[144] Ce n’est pas une difficulté que le destinataire de la Bible au seigneur de Berzé soit appelé «biaus frere, biaus amis» par ledit seigneur. Nous avons une pièce du même seigneur de Berzé où il s’adresse au troubadour Folquet en ces termes: «Ne le penseiz, Fouquet, biaus dous amis» (Romania, XVIII, p. 557). D’autre part, au moyen âge (comme aujourd’hui en Russie), on s’appelait couramment «frère» sans être du même sang.
[145] A. Scheler, qui l’a décrit (Notice et Extraits de deux manuscrits français de la Bibliothèque de Turin. Bruxelles, 1867, p. 89), ne dit rien de l’envoi final, mais il a noté que la Bible au seigneur de Berzé comptait dans ce ms. 845 vers (au lieu de 838 dans l’édition).
[146] C’est ce que l’on pouvait déjà inférer des derniers vers de ce ms., cités par M. P. Meyer dans la Romania, VI, p. 19. Mais M. P. Meyer a eu l’obligeance de transcrire à mon intention, en novembre 1907, les 50 vers qui précèdent ceux qu’il avait imprimés jadis dans la Romania: ils diffèrent tout à fait de ceux qui se lisent, à la même place, dans les mss. qui ont servi pour l’édition. Ils ne contiennent, d’ailleurs, qu’une amplification sans intérêt; voir plus loin, p. 88.
[147] cours.
[148] connaisseurs.
[149] sots.
[150] trompeurs.
[151] je crois.
[152] sale.
[153] «Cince» signifie chiffon, guenille. Allusion aux querelles entre Philippe de Souabe et Otton IV.
[154] Passage malade dans les deux mss. de Paris: «Des estapes et des crenices» (fr. 25405); «Des estoupes et descrecine» (fr. 25437). Éd.: «Des estoupes et des crevices». La restitution proposée ici l’est sous toutes réserves. Mais le mot à la rime et le sens général ne sont pas douteux.
[155] Syrie.
[156] Ce personnage mérite de retenir l’attention entre tous. C’est sans doute ce Raimond d’Anjou en Dauphiné (Anjou, commune de Roussillon, Isère), qui est si souvent cité dans les œuvres de Francesco da Barberino (Ant. Thomas, Francesco da Barberino et la littérature provençale en Italie au moyen âge. Paris, 1883, pp. 130-142). Il avait composé en provençal plusieurs ouvrages didactiques, qui paraissent perdus, sur des questions de courtoisie et de morale. «C’est, dit A. Thomas, une physionomie qui rappelle celle de Joinville...»; elle rappelle aussi celle de Philippe de Novare.
[157] eau.
[158] Ce passage, un des premiers textes où il soit question de l’aiguille aimantée, est depuis longtemps célèbre. Cf. les textes contemporains sur le même sujet, réunis par R. Berger, Canchons und Partures des... Adan de le Hale (Halle a. S., 1900), p. 173.
[159] faux.
[160] source.
[161] ne va sur eux plutôt que sur les Grecs.
[162] tapes.
[163] souvenir.
[164] Allusion obscure à des incidents dont des évêques avaient été récemment victimes.
[165] fraudent, friponnent.
[166] Ici commence la revue des Ordres monastiques. C’est sans doute la plus ancienne, comme c’est la plus intéressante, des énumérations plaisantes de cette espèce dont on a un assez grand nombre. Voir notamment les Œuvres de Rutebeuf (éd. elzévirienne, I, p. 187; III, p. 147 et suiv.) et le Livre de Mandevie.
[167] quelles fautes y ai-je?
[168] mal à mon aise, malheureux.
[169] peur.
[170] ma faute.
[171] feutre, grabat.
[172] triste, inquiet.
[173] maquignons, revendeurs.
[174] laisse.
[175] Le cardinal cistercien auquel il est fait allusion en ces termes n’est-il pas Gui de Parai [peut-être de Paray-le-Monial en Bourgogne], ancien abbé de Citeaux, dont la carrière en cour de Rome fut si brillante sous Innocent III: légat en France et en Allemagne, évêque de Palestrina, archevêque de Reims? [Voir sa notice dans l’Histoire littéraire, XVI, p. 499]. Gui de Parai est mort le 30 juillet 1206.—Un autre cistercien, Girard, abbé de Pontigni, fut fait cardinal du titre de Saint-Nicolas in carcere Tulliano en 1198; les nomenclatures cardinalices fixent sa mort «vers 1210».—Je ne vois pas d’autre cardinal de l’«Ordre blanche» avant Rainier Cappocci, de Viterbe, promu en 1212 (mort en 1252), dont il ne saurait être question ici.
[176] seul.
[177] Ordre religieux.
[178] autre chose.
[179] agitent.
[180] caressent.
[181] m’interdisent.
[182] tout debout.
[183] réfectoire.
[184] œufs pourris.
[185] et des fèves avec les cosses.
[186] boisson à bœufs (de l’eau).
[187] C’est, en effet, l’accusation de style contre les Templiers, hommes d’argent, financiers, spéculateurs. Voir, par exemple, l’intéressant fragment de la première moitié du XIIIe siècle, publié par M. P. Meyer dans la Romania, IV (1875), p. 391:
[188] lui vaut peu.
[189] signes de reconnaissance sur la poitrine.
[190] tromper.
[191] éclopés.
[192] prêtre.
[193] rougir et faire suppurer.
[194] brûle.
[195] touailles et anneaux et guimpes.
[196] Cette violente philippique contre les hospitaliers de Saint-Antoine de Viennois, qui n’a été signalée par aucun des historiens de cet Ordre (pas même par le dernier, dom G. Maillet-Guy, précité), est un nouvel indice des relations de Guiot avec les comtes de Mâcon et de Vienne. Seul, un familier de la maison de Vienne pouvait être à ce point au courant de la querelle locale entre l’«hôpital» et le «mostier» ou prieuré bénédictin de Saint-Antoine de Viennois, et intéressé dans cette querelle.
[197] C’est, semble-t-il, par erreur que l’Histoire littéraire (l. c., p. 815) interprète ce passage à la lettre et dit: «Guiot se borne à reprocher aux nonnes de ne pas maintenir la propreté dans leurs couvents.»
[198] Les moralistes du moyen âge qui ont écrit des «États du monde» se sont rarement occupés d’une manière spéciale des professions libérales. Comparer pourtant à ce qu’en dit ici Guiot ce qu’en ont dit Matfre Ermengau (Le Breviari d’Amor, éd. G. Azaïs, II, p. 65 et suiv.), l’auteur du Dit des Mais (A. Jubinal, Nouveau Recueil... I, p. 191 et suiv.), l’auteur de l’Exemple du riche homme et du ladre (dans les Notices et Extraits des Manuscrits, XXXIV, 1re p., p. 180).
[199] blutoir.
[200] son.
[201] Bologne.
[202] bavards.
[203] étourneau en cage.
[204] profit.
[205] examinent les urines.
[206] phtisique.
[207] atteint du «fi» (espèce de ladrerie des bestiaux).
[208] paralytique.
[209] Le meilleur est de mèche avec le pire.
[210] mon infirmité me laisse.
[211] vaisseau.
[212] On connaît maintenant d’autres manuscrits anciens de cette pièce (P. Meyer, dans la Romania, VI, p. 19); voir plus haut, p. 39.
[213] Les manuscrits de la Bible et des chansons d’Hugues offrent les formes: Bresi, Bersil, Bresil, Bergi, Bregi, Bargi, Berze, Berri, etc.
[214] Histoire littéraire, XVIII, p. 640, 816.
[215] Rapport publié dans les Annales de ladite Société, 1866, premier semestre.
[216] On lit dans la dernière édition de la Chronique de Morée (J. Schmitt, The Chronicle of Morea. London, 1904): «[Greek: hoi nte Berêthoi]». L’éditeur ne se prononce pour aucune identification (p. 624, col. 1).
[217] G. Paris, Hugues de Berzé, dans la Romania, XVIII (1889), p. 553; O. Schultz, Urkundliches zu Hugues de Berzé, dans la Zeitschrift für romanische Philologie, XVI (1892), p. 504; cf. Romania, XXII, 318.
[218] Décrit par H. Furgeot dans le Cabinet historique, XXV (1879), p. 145. Cf. la Collection des Châteaux de Bourgogne en cartes postales (Phototypie Bourgeois frères, Chalon-sur-Saône), nº 44.
La famille de Berzé s’est éteinte vers la fin du XIVe siècle. Voir Arcelin, dans l’Indicateur héraldique et généalogique du Mâconnais, 1866, p. 46.
[219] On lit dans l’Histoire littéraire (XXIII, p. 573): «Nous avons vu deux copies d’une chanson assez élégante de Gautier de Bregi, lequel pourrait être de la même famille que Hugues de Bregi, ou Barsi, ou Brezil, auteur de la Bible au seignor de Berze et dont Fauchet connaissait des chansons.» Il y a un Brégy dans le département de l’Oise; est-ce là tout ce qui a décidé M. G. Gröber à parler (Grundriss der romanischen Philologie, II, p. 963) du chansonnier «Gautier de Bregy (Oise)»?
[220] Ces deux «de Saint Denis» se mêlaient aussi d’écrire. Cf. Chansons de Gace Brûlé (éd. Huet, 1902), p. 50: «Renaut, chantez, qui amez sans feintise, Gar lessié l’ont li dui de Saint Denise»....
[221] Si les vers 431 et suiv. (ci-dessous, p. 84) avaient trait, comme on l’a cru, à Boniface de Montferrat, Hugues serait resté en Romanie jusqu’en 1207 au moins.
[222] Voir l’Exceptio capitis sancti Clementis, par Rostang de Cluny, dans les Exuviæ sacræ Constantinopolitanae, t. II.
[223] Je cite, pour plus de clarté, l’excellente restitution en dialecte bourguignon que G. Paris a composée d’après les deux versions provençalisées.
[224] G. Paris a cru que la chanson provençalisée était de 1201; elle aurait été interpolée plus de vingt ans après, par l’addition de la strophe du ms. de Modène.
«Si, dit G. Paris (Romania, XVIII, 558), le poète s’adressait non pas a Boniface de Montferrat [le héros de la 4e croisade], mais à Guillaume son fils, il lui parlerait sûrement de son père et de la prise récente de Salonique par Théodore Ange Comnène, au lieu que, pour exciter le marquis à secourir non la Romanie mais la Terre Sainte, et lui rappeler que c’est une obligation de famille pour les Montferrat, il ne lui cite que l’illustre exemple de Conrad de Montferrat, frère de Boniface, au courage duquel on avait dû en effet, en 1189, le salut de Tyr et de la Syrie».—Cet argument, qui repose sur le silence du poète, ne vaut rien: Hugues, rappelant le souvenir de Conrad de Montferrat, n’était pas obligé d’évoquer aussi celui de Boniface.
«L’envoi du ms. de Modène a été ajouté, sans doute, en marge de l’original de ce ms. par quelqu’un qui a voulu rajeunir la pièce de 1201 et l’approprier tant bien que mal aux circonstances de 1223.»—Non; c’est aux circonstances de 1201 que la pièce n’est pas appropriée. Au reste, G. Paris ne conteste pas que la pièce soit d’Hugues de Berzé le jeune. Or, elle a été écrite par un homme d’âge; si elle était de 1201, il faudrait l’attribuer à Hugues de Berzé l’ancien.
Il faut remarquer enfin que, si la pièce était de 1201, on ne comprendrait point que Hugues de Berzé, le jeune ou l’ancien, exhortât à se croiser un prince, Boniface de Montferrat, qui s’était croisé avant lui (au témoignage de Villehardouin, §§ 43-45) et qui fut, dès le premier jour, le chef désigné de la croisade. Cette difficulté n’a pas échappé à G. Paris; mais il n’a pas pu, naturellement, s’en tirer, malgré ses efforts (L. c., p. 562).
O. Schultz, dans sa note sur la biographie de Folquet de Romans (Zeitschrift für romanische Philologie, IX, 133) avait déjà remarqué que, en 1201, Folquet de Romans était trop jeune pour qu’un seigneur comme Hugues de Berzé pût s’adresser à lui en de tels termes. O. Schultz datait, pour ce motif, la chanson de 1213, année où l’on prépara une croisade qui n’aboutit pas. Mais il ne connaissait pas l’envoi du manuscrit de Modène.
{Ce qui précède était écrit lorsqu’a paru dans la Romania, XXXV (1906), p. 387 et s., un article de M. J. Bédier sur la chanson provençalisée d’Hugues de Berzé. M. Bédier conclut comme moi, et à peu près pour les mêmes raisons, à l’irrecevabilité de l’hypothèse présentée par G. Paris.—Il en suggère à son tour une qui précise la date que j’assigne à la chanson (entre septembre 1220 et janvier 1224). La chanson vise, dit-il, un projet d’expédition à laquelle l’Empereur devait prendre part en personne (Ne ja d’aver porter ne seit pensis, etc.), et non l’expédition de Salonique, que Frédéric n’a jamais dû aider que par des subsides. Or il fut fortement question, en 1221, du départ de Frédéric pour la Terre Sainte. L’exhortation d’Hugues de Berzé serait donc de 1221.}
[225] C’est par un véritable contresens que l’on a écrit en parlant de lui: «L’austère gentilhomme...» (C. Lenient, La Satire en France, p. 110).
[226] cours.
[227] gai.
[228] pourvu que l’on.
[229] doyennés.
[230] Il s’agit ici d’Isaac l’Ange, que les croisés tirèrent de prison (étranglé); d’Alexis, son fils (deshérité); de Murzuphle, l’usurpateur; et enfin de Baudouin, comte de Flandre, que les Latins élurent à la place de Murzuphle, et qui fit précipiter l’usurpateur du haut de la colonne de Théodose.—C’est sans raisons sérieuses que O. Schultz (Zeitschrift für romanische Philologie, XVI, p. 507) a contesté ces identifications.
[231] «Romains», dans l’édition. Il s’agit évidemment des «Comains» de Villehardouin, le peuple barbare du Danube.
[232] Allusion obscure. L’hypothèse a été émise que c’est Boniface de Montferrat qui est ici visé; elle est gratuite.
[233] poursuivait l’épée dans les reins.
[234] Les v. 450-454 sont altérés et inintelligibles dans le ms. 837 et dans l’édition qui reproduit ce ms. (avec une faute d’impression). J’adopte ici la leçon du ms. fr. 378, fol. 5, qui est claire.
[235] rien.
[236] Le défunt.
[237] débat.
[238] Ms. 837 et Édition: «Chauces et chaudes et pevrées.» Restitué d’après le ms. fr. 378, fol. 6.
[239] Fors(?).
[240] ragoût au poivre.
[241] C’est cette supplication qui se trouve fort amplifiée à la fin du ms. de Londres (ci-dessus, p. 40, note 2):
[242] Éd.: aime. Celui qui l’a le plus aimé [l’auteur].
[243] Recueil général des fabliaux, II, p. 8.
[244] Ib., IV, p. 41.
[245] Sur l’historique des recherches, fondées sur l’étude des rimes, qui ont abouti à distinguer trois ou quatre Guillaume, clercs normands ou ayant cherché fortune en Angleterre, voir A. Schmidt, dans Romanische Studien, IV (1879-80), p. 493 et suiv. Cf. Histoire littéraire, XXX, p. 160 (qui adopte les conclusions de A. Schmidt).
[246] Guillaume dit qu’il a composé le Bestiaire «trois ans» après l’interdit jeté sur l’Angleterre par le pape Innocent III. Cet interdit est du 23 mars 1208. Par conséquent le Bestiaire serait de 1211. Mais plusieurs manuscrits présentent la leçon «deux» (au lieu de «trois»). Voir Le Bestiaire, éd. Reinsch, p. 44 et 341.
[247] Ci-dessous, p. 95.
[248] Publié dans la Patrologie latine de Migne, CCXVII, col. 701-746. Il existe une traduction française du XIIIe siècle, sous ce titre: Le livre de la misere de l’homme (dont les manuscrits sont énumérés dans la Romania, XVI, p. 68).
[249] «Rien n’indique, dit M. G. Paris (Revue critique, 1869, II, p. 55), qu’il ait entendu Maurice lui-même en chaire». Rapprocher pourtant l’expression dont il se sert en parlant de l’évêque de Paris (Issi le me senefia Li bon evesques de Paris) de celle qu’il emploie en parlant de l’évêque de Lichfield, au début de sa pièce «Les Treis Moz» (Mustré m’a l’evesque Alisandre...) Rien ne s’oppose à ce que l’on croie, dans les deux cas, à des relations personnelles.
[250] Le Bestiaire (éd. R. Reinsch, Leipzig, 1892).—Quel est ce «sire Raol»? Les anciens érudits se sont perdus, là-dessus, en conjectures gratuites. Les modernes se sont sagement résignés, pour la plupart, à n’en rien savoir. Voir, sur ce point, C. Hippeau, dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, IX (1851-52), p. 354.
[251] Zeitschrift für romanische Philologie, III (1879), p. 225.
[252] La Vie de Tobie, éd. R. Reinsch, dans l’Archiv de Herrig, LXII (1879), p. 380.—On pense généralement qu’il s’agit ici de Kenilworth en Warwickshire.
[253] Le Bestiaire, p. 221.
[254] Voir plus loin, p. 95.
[255] G. Paris dit, dans sa Littérature française au moyen âge (Paris, 1905, p. 249), à propos du Roman des Romans, que ce poème moral «pourrait bien être de Guillaume le Clerc». J’ai lu ce poème inédit, dans les deux mss. qu’en possède la Bibliothèque nationale de Paris (fr. 19525, fol. 145; fr. 25407, fol. 139): l’hypothèse, évidemment suggérée par des ressemblances de pensée et d’expression, ne paraît pas nécessaire.
[256] Le Bestiaire, p. 220.
[257] mosquée.
[258] dans les édifices ecclésiastiques.
[259] Ib., p. 341.
[260] Dans l’Histoire de la langue et de la littérature françaises, p. p. L. Petit de Julleville, II, p. 198.
[261] femme.
[262] 8 novembre 1226.
[263] charogne.
[264] des reins.
[265] les vers.
[266] plaisir.
[267] volupté.
[268] Notre Seigneur.
[269] de son prochain.
[270] yeux.
[271] ne le haïsse.
[272] avec lui seul.
[273] Le thème des «trois ennemis de l’homme» (Spiritus immundus, Caro, Mundus), était classique au moyen âge; voir P. Meyer, dans la Romania, XVI, p. 2 et suiv. Il a fourni la matière de tout un poème moral: Des trois ennemis de l’homme, par Simon, lequel est, du reste, sans intérêt.
[274] soif.
[275] amasser.
[276] Éd.: nus, sans interrogation.
[277] fillette.
[278] Éd.: nus, sans interrogation.
[279] coucher.
[280] maîtrise.
[281] et lui refuse son plaisir (impose des privations).
[282] le dresseur d’autours.
[283] Lieu commun d’observation, souvent développé, mais avec une force singulière dans le Dit de Chastie Musart (p. p. A. Jubinal parmi ses notes aux Œuvres de Rutebeuf, éd. elzévirienne, III, p. 384; cf. Romania, XV, p. 603).
[284] je ne parle pas de tous les clercs.
[285] avec ceux qui lui devaient des devoirs d’hospitalité.
[286] cavalcade.
[287] firent du tort aux maisons.
[288] même.
[289] anneau au doigt.
[290] L’auteur du Roman des Romans (Bibl. nat., fr. 25407, fol. 147) s’étend encore plus au long sur les pratiques simoniaques des évêques; c’est son thème préféré: «Cume d’avers bargaigne l’en d’iglise...»
[291] doyens.
[292] V. Revue critique, 1869, II, p. 57.
[293] prêtent la main aux adultères.
[294] pots de vin.
[295] Invectives analogues, mais plus circonstanciées et plus roides, contre les archidiacres et les doyens [ruraux] dans le Roman des Romans et d’autres pièces sur les «États du Monde» qui ont été groupées par M. P. Meyer, Romania, IV (1875), pp. 389, 393.
[296] Que feront-ils au Jour du Jugement?
[297] nourries.
[298] Cf. ci-dessus, p. 11, note.
[299] Les mêmes que ceux des riches, observe l’auteur d’un «État du monde» en vers latins rythmiques (E. du Méril, Poésies populaires latines du moyen âge. Paris, 1847, p. 132); le cadre seul diffère:
[300] On s’est toujours plaint de la veulerie et de la mauvaise volonté des ouvriers. Cf. De l’Estat du monde, dans les Œuvres... de Rutebeuf (éd. elzévirienne), II, p. 22:
Et ci-dessous, p. 345.
[301] Je vous le dirai par ma foi.
[302] poux.
[303] qu’il porte d’habitude.
[304] pingrerie.
[305] L’ivrognerie passait alors pour le vice national des Anglais, et de leur propre aveu; voir le Petit Plet (éd. J. Koch. Heilbronn, 1878) de Chardri, v. 1271. C’était aussi, déjà, le vice normand: l’auteur provençal d’un «Art de se tenir à table» conseille de ne pas boire à la normande (Revue des langues romanes, XLVIII, 1905, p. 293):
[306] l’enfant.
[307] tout son gréement.
[308] qu’il ne nous faille boire.
[309] Pierre.
[310] qui rougeoie [l’or].
[311] publicains, hérétiques.
[312] prisés.
[313] Albigeois.
[314] qui sont tout autant.
[315] aille.
[316] chanter, réciter.
[317] laisse aller.
[318] fidèle.
[319] biens, capitaux.
[320] aucunement.
[321] tas, meule.
[322] épines, orties et joncs.
[323] Ces deux chétifs.
[324] ici-bas.
[325] jusque.
[326] aussi.
[327] Notices et Extraits des Manuscrits, XXXIV, 1re p., p. 179.
[328] Gilles li Muisis, Œuvres, I, 87. Cf. plus loin, p. 307.
[329] «Bertremiu», dans Carité (CLXXXVII, 8).
[330] «Au tans ton aiol». L’aïeul de Louis IX, Philippe-Auguste. M. van Hamel suppose, très gratuitement, que «le mot aiol est peut-être ici pour la rime» (O. c., I, p. CLXXXIII).
[331] M. van Hamel a pensé (I, p. CLXXXIV, note 2) à cette hypothèse, sans l’adopter.—G. Gröber (Grundriss der romanischen Philologie, II, p. 697) partage, semble-t-il, l’opinion que j’émets ici.
[332] A.-G. van Hamel, o. c. (I, p. XCIII). Cf. G. Nætebus, Die nicht lyrischen Strophenformen des Altfranzösischen (Leipzig, 1891), p. 106, n. XXXVI. C’est la strophe de Gower.
[333] Ib., I, p. 303. Cf. A. Tobler, Verblümter Ausdruck und Wortspiel in altfranzösischer Rede, dans les Sitzungberichte de l’Académie de Berlin, XXVI (1882), p. 531.
[334] Ib., I, p. CLXXVII.
[335] se réjouit.
[336] haut siège.
[337] coquine.
[338] l’amasseuse.
[339] Telle n’est pas l’opinion d’Hélinant de Froidmont, en ses Vers de la Mort (XIII, 7-8).
[340] Battre. Voir le Glossaire de Du Cange au mot Feltrum.
[341] chambrière.
[342] Sa coutume imprime.
[343] Voir, entre autres, le fabliau publié dans le Recueil général des fabliaux de MM. de Montaiglon et Raynaud, V, p. 157.
[344] fils de marchande de graisse.
[345] la grasse Bologne.
[346] tromper.
[347] et plie les plaids en tant de plis.
[348] rase.
[349] bavardage.
[350] même.
[351] chef, capitale.
[352] arrange.
[353] ligne.
[354] met en ordre.
[355] désordres.
[356] Le Reclus se montre ici, en somme, très respectueux du pouvoir royal. Très différent en cela est Hélinant de Froidmont (Vers de la Mort, XIX), qui exhorte nettement les prélats à la révolte:
{*} Variante: laie.
[357] et ceux par qui la nourriture [de tous] est procurée.
[358] grave.
[359] la ressemblance de Dieu.
[360] en telle affaire.
[361] chétif.
[362] parce qu’il est voleur.
[363] n’incline.
[364] vêtement de toile grossière.
[365] Cela me pèse qu’il ne rougisse tant que le feu s’en échappe. Un tel miracle vaudrait beaucoup.
[366] dans ta cour [de justice].
[367] Les moralistes du moyen âge ont assez souvent apostrophé les juges (impitoyables, prévaricateurs) et les gens de justice (d’avidité proverbiale). Nul ne l’a fait plus énergiquement que l’auteur du Poème moral (éd. Cloëtta, Erlangen, 1886), qui s’attaque surtout aux justices municipales de sa région, le Nord (str. CCCXLVI-CCCLVI).—Voir aussi le Contenz du Monde (Bibl. nat., fr. 1593, pl. 141) et le Dit des Mais (A. Jubinal. Nouveau recueil... I, p. 189).
[368] toujours.
[369] A tous ceux qui en ont besoin.
[370] si tu es méchant, qui sera.
[371] silence.
[372] mesuré.
[373] jusqu’aux souliers.
[374] assis, debout.
[375] si tu ne parais pas.
[376] si un laïc est ton égal.
[377] M. van Hamel a soigneusement comparé (I, p. 310) à ces développements sur le symbolisme des vêtements ecclésiastiques les passages correspondants du Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand. Il n’y a pas parallélisme.
[378] salir en frappant un homme.
[379] danser.
[380] jouer au tremerel.
[381] boire en compagnie.
[382] aller à la chasse.
[383] chiens.
[384] travaille donc jusqu’à suer.
[385] C’est à moissonner de l’argent qu’ils suent.
[386] Jeu d’adresse et de hasard; il s’agissait de faire sauter un bâton en le frappant avec un autre. On disait: «chacer la briche» (Livre des manières, v. 128).
[387] essaie.
[388] Et sinon je la laisserai.
[389] Ces chevaliers-là n’étant pas tenus pour fous par tous les moralistes. L’un d’eux est le héros d’un des plus jolis morceaux de l’un des meilleurs recueils d’anecdotes du XIIIe siècle (Bibl. de Tours, ms. 468, fol. 124 vº): «Un chevalier, très fort aux armes, semait ses blés en veste de bure et grands souliers; des chevaliers qui allaient en tournoi le virent, en passant sur la route, et se moquèrent de lui. Le lendemain, il alla au tournoi et gagna tous les chevaux des railleurs. De retour sur sa terre, il les harnacha pour le labour et se remit au travail. Les chevaliers vaincus, repassant sur la route, les reconnurent, lui et les chevaux, et lui demandèrent son nom. Il leur avoua qu’il n’avait que de petits revenus, de sorte qu’il était hors d’état de fréquenter les tournois au loin, mais que, pour ceux qui avaient lieu dans le voisinage, il y allait volontiers. Il les conduisit à sa maison, les reçut de son mieux et leur conseilla de ne plus rire des pauvres chevaliers.»
[390] insulte.
[391] ressemble à un chat qui crache.
[392] tend la patte.
[393] volages.
[394] Telle n’est pas, d’après Hélinant de Froidmont, la «senefiance» (Vers de la Mort, XIX) des deux cornes de la mitre:
[395] mauvais chiens.
[396] archers.
[397] Comparer le Poème moral (éd. Cloëtta), str. XLV. Lorsque Moïse eut embrassé une vie quasi monastique:
[398] dans les bois.
[399] étoffe de laine bourrue.
[400] vêtir de laine.
[401] mettre du linge.
[402] peuple.
[403] Même quand je claquemurai ma vie.
[404] Pour ce je ne mis pas une écluse à ma bouche.
[405] Les riches peuvent se sauver aussi. Cela paraissait difficile à croire. Nul n’a plus creusé ce problème que le Reclus et l’auteur anonyme du Poème moral (éd. Cloëtta, 1886). Voir les quatrains CCCCLXXVIII et suiv. de ce dernier, sous la rubrique: Ke li riche home se puet salver et si ne semble mie voir.—La conclusion de l’auteur du Poème moral est aussi, bien entendu, qu’on peut se sauver dans toutes les conditions de la vie:
[406] à qui mes dits semblent obscurs.
[407] soit permis.
[408] richesse.
[409] vinaigre.
[410] peignez.
[411] épouvantes.
[412] tous les jours.
[413] droits de vente.
[414] Qui s’est chargé de richesses.
[415] ta première toison.
[416] Lazare.
[417] soulagement.
[418] chairs.
[419] car tu nous rabotes de trop près.
[420] flétrir.
[421] femme seule.
[422] seul à seule.
[423] quelle.
[424] insipide.
[425] tu mérites d’être vomi.
[426] ici-bas.
[427] aime mieux.
[428] dans l’autre monde deux.
[429] Variante: «mari».
[430] un chapeau de [feuilles de] saule.
[431] que l’on méprise.
[432] et le grenier de ton prochain est vide.
[433] dont il a six ou sept à son foyer.
[434] ta panse flasque.
[435] la mienne.
[436] toutes deux.
[437] pour toi.
[438] Qui, pour augmenter sa beauté.
[439] de marbre.
[440] L’auteur de la Clef d’amors (éd. Doutrepont, Halle, 1890) estimait au contraire que, parmi les modes récentes, celle des robes à traîne était une des plus louables (v. 2385-90):
[441] Quel homme est cet individu?
[442] C’est l’histoire orientale du savetier de Baudas, qui est dans Marco Polo et ailleurs (A.-G. van Hamel, o. c., II, p. 352).
[443] Allusion à une historiette dont on n’a pas retrouvé jusqu’ici le prototype dans les écrits connus sur Merlin.
[444] lait.
[445] n’enfournera sous sa moustache.
[446] Cf. le Poème moral (éd. Cloëtta), str. DLXV.
[447] Encore un trait de ressemblance entre le Reclus et l’auteur du Poème moral. Celui-ci n’admet pas non plus que les jongleurs aient droit à la vie. Ne leur donnez rien, conseille-t-il: mieux vaut donner aux pauvres. Mais c’est ce que l’on ne fait pas. On ouvre volontiers la porte, qu’on ferme aux pauvres, à celui qui sait «drecier les jambes contremont» ou «faire le perier* sor la halte table», qui fait rire, qui «sait bien rechinier**».
{*} faire le poirier, l’arbre fourchu, la tête en bas.
{**} grimacer.
L’auteur du Poème moral poussait, semble-t-il, la haine des jongleurs plus loin qu’aucun autre moraliste de son temps; il ne se lasse pas de les anathématiser:
{***} allouer.
Tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font tourne à péché.
{****} de son gré on chassé.
{*****} leur part de la fange dont elle est souillée.
Ceux qui s’amusent de ces gens-là ne sont pas, eux-mêmes, sans faute; ils répondront devant Dieu des cadeaux qu’ils leur auront faits.
[448] défendu.
[449] C’est un porc: qu’il mange faines et glands.
[450] Noces.
[451] chétive.
[452] Allusion, qui paraît certaine, au roman de Carité. Cf. plus haut, p. 119 et suiv.
[453] veau.
[454] et il y a plus de peaux d’agneaux que de peaux de brebis en vente.
[455] il me semble.
[456] fait la fête.
[457] A.-G. van Hamel n’a pas trouvé la source de cette historiette. «Il est probable, dit-il (II, p. 366), qu’elle n’existait encore qu’à l’état d’anecdote orale en circulation dans quelques communautés de Citeaux lorsque le Reclus la mit, le premier, par écrit.»
[458] aveuglé.
[459] de ton œil la taie.
[460] guérisseuse.
[461] la mienne.
[462] marécageux.
[463] dépense le sien.
[464] Ponthieu.
[465] Beauvaisis.
[466] Le P. Anselme, Histoire généalogique de la Maison royale de France, VIII, p. 604.
[467] Layettes du Trésor des chartes, IV (1902), p. 481.
[468] En 1250 (E. Boutaric, Actes du Parlement, p. CCCX, nº 24).
[469] Actes du Parlement, I, p. CCCXVIII, col. I (avec une faute de ponctuation).
[470] «Dominus Gaufredus de Capella, miles, consiliarius domini regis, qui supradicta pronunciavit» (L. Delisle, Fragments inédits du registre de Nicolas de Chartres (Paris, 1872. Extr. du t. XXIII, 2e p., des Notices et Extraits des Manuscrits, p. 82).
[471] Romania. XVI, 1887, p. 27. Le ms. porte «Tierri, li quens frans de Sortphat». M. P. Meyer a imprimé cette leçon, évidemment fautive, avec un point d’interrogation. Lisez «Forpach». Voir des pièces originales du XIVe siècle, à la Bibl. nat., fr. 26595, Aspremont, nº 6: «Je, Jehans d’Aspremont, chevaliers, sires de Forpah»; nº 7: «sires de Fourpach». Forbach n’a été érigé en comté qu’au XVIIIe siècle, mais, en 1241, on donnait déjà, par courtoisie, le titre de comte au sire de Forbach, qui se le donnait à lui-même: «Ego Thiricus, comes de Forpars...» (Archives de Meurthe-et-Moselle, B 566, nº 203).
[472] Ib., p. 31, note 5.
[473] Je ne saurais dire si la dédicace à Jean de Bruges, à Tierri, comte de Forbach, et aux dames d’Aspremont a été substituée à celle aux Tyrel par Robert de Blois lui-même ou par un autre, au XIIIe ou au XIVe siècle. C’est en 1330 seulement que la seigneurerie de Forbach a passé par mariage dans la maison d’Aspremont (M. Besler, Geschichte des Schlosses, der Herrschaft und der Stadt Forbach. Forbach, 1895). D’autre part, il y a eu, comme nous l’avons vu, un Tierri de Forbach au XIIIe siècle. Quant à Jean de Bruges, plusieurs personnages de ce nom ont vécu tant au XIIIe qu’au XIVe siècle (van Praët, Recherches sur Louis de Bruges, seigneur de la Gruthuyse. Paris, 1831, p. 47 et suiv.).
[474] Cf. le même, dans la Romania, XXI, p. 109: «Une édition des poésies de Robert de Blois est une des œuvres les plus attrayantes que puisse se proposer la critique».
[475] Romania, XVI, p. 42. Cf. XXI, p. 109: «Robert de Blois est un auteur intéressant. C’est un lettré. Il connaît assez bien les écrivains latins que, de son temps, on étudiait dans les écoles, Ovide surtout. C’est le poète courtois par excellence...»
[476] Il a été inséré dans le Jardin de Plaisance par l’Infortuné (1501). Voir A. Piaget, Martin le Franc (Lausanne, 1888), p. 134.
[477] La liste des manuscrits est dans la Romania, XVI, p. 33, nº 5.
[478] Notons seulement le morceau intitulé «De floibles natures» (Romania, l. c., p. 41; Ulrich, III, 126). «Il y a, dit Robert de Blois, des gens si faibles et de telle nature qu’ils ne se peuvent pas bien tenir de luxure ni supporter de graves pénitences. Ces péchés là, les «pechiés par non pooir», qu’on appelle «pechés au Père», Dieu les pardonne volontiers.—D’autres pèchent par ignorance; s’ils savaient que ce fût pécher, ils n’agiraient pas de la sorte. Ce sont là les «péchés par non savoir» ou «pechés au Fils»; on en peut bien avoir merci.—Les seuls péchés impardonnables sont ceux de «desesperance», qu’on commet contre le Saint-Esprit:
Même définition du péché de «desesperance», cent ans plus tard, dans le Ménagier de Paris (éd. de 1846), I, p. 41.
[479] Sur la langue de l’auteur, voir W. Förster, dans l’Archiv de Herrig, LXXXVII (1891), p. 233 et suiv.
[480] Histoire littéraire, XIX, p. 833. Cf. ib., XVI, p. 219.
[481] Il n’y a rien d’analogue dans les Ensenhamens provençaux antérieurs à Robert de Blois, qui sont constamment graves: celui de Gari lo Bru (Revue des langues romanes, 4e série, III, 1889, p. 404) et celui de Sordello (C. Appel, Provenzalische Chrestomathie, 3e édit., Leipzig, 1907, p. 165).
[482] Il est curieux, du reste, de constater comment les textes littéraires relatifs à l’histoire des mœurs ont été utilisés parfois dans les ouvrages les plus estimés. Voir, par exemple, les réflexions de l’Histoire littéraire à propos du § XVII du Chastoiement (sur l’art de manger à table). Le poète dit:
«Ces vers ne prouvent-ils pas, se demande le rédacteur de l’Histoire littéraire (XIX, 834), que l’on conservait encore l’usage de manger à deux dans la même assiette, comme les chevaliers de la Table Ronde?»
Le poète dit:
Le rédacteur de l’Histoire littéraire (XXIII, 757) voit là une preuve que, dans les repas publics du XIIIe siècle, «les illustres convives jetaient souvent quelque chose à ceux qui passaient derrière leurs sièges».
[483] Ce premier préambule de deux vers est remplacé, dans l’édition de l’Enseignement qui forme le début du roman de Beaudous, par 45 vers de précautions oratoires: «De trop parler est vilenie»; soyons prudents; pas de noms propres, afin de plaire à tout le monde et de ne fâcher personne; parlons en termes généraux (cf. plus haut, p. 41):
[484] draps d’or et de soie.
[485] Dans l’édition de Beaudous, on lit en outre: «Ceux d’aujourd’hui utilisent leurs vieux habits; ils les offrent en payement aux maçons et aux charpentiers qui travaillent pour leur compte. Un vêtement fait deux saisons, car on retourne l’étoffe, quand elle est défraîchie:
Passage incorrectement interprété dans l’Histoire littéraire, XXIII, p. 736.—Cf. le Mirouer du Monde, p. p. F. Chavannes dans les Mémoires et Documents de la Société d’histoire de la Suisse romande, IV, 1845, p. 79): «Il [les seigneurs] sont fin frepier [de leurs vieux habits], car il les vendent plus chier que il ne feroient en un marchié. Car il les donnent a leurs serjans ou a leurs ouvriers...»
[486] enlever.
[487] ne les pouvait.
[488] Ici s’arrête le second préambule, d’après P. Meyer (Romania, XVI, p. 25).
[489] dehors.
[490] Troisième préambule, qui est rubriqué dans le ms. 5201 de l’Arsenal: Du blasme des princes et des prelaz. Vient ensuite la dédicace aux Tyrel (à un anonyme dans l’édition de Beaudous) dont il a été question plus haut (p. 153).
[491] ont l’habitude de.
[492] on compose.
[493] pingre.
[494] âme.
[495] Ce petit poème, qui suit le troisième préambule et la dédicace dans l’édition d’Ulrich, se trouve, ailleurs, transcrit à part (Romania, XVI, p. 31, nº 3). Il y en a une édition séparée dans la Romania, VI, p. 501.
[496] C’est ici que commence, dans l’édition du ms. 5201 de l’Arsenal, l’Enseignement des princes proprement dit; il est précédé de la rubrique: «Enseignement des princes et d’autres genz conmunemant».
[497] malheur.
[498] modéré.
[499] Ce paragraphe est transcrit à part dans quelques manuscrits, sous la rubrique De derision (Romania, XVI, p. 35, nº 7).
[500] Cet article est très amplement développé dans le poème moral du XIIIe siècle qui est intitulé Vilainnengouste (Bibl. nat., fr. 12471, fol. 11). Vilainnengouste n’est, presque d’un bout à l’autre, qu’une invective «contre les mesdisans et gens mal parliere». L’auteur n’était pas sans talent.
[501] Romania, XVI, p. 36, nº 8.
[502] Bouchez-vous le nez pour la puanteur.
[503] pire.
[504] pue.
[505] Romania, XVI, p. 36, nº 9.
[506] Lieu commun fort ancien, ici traditionnel et atténué. W. Map, par exemple (De Nugis curialium, éd. Wright, p. 203), le présente avec une tout autre verdeur: «Cum naturaliter odit anima mea servos, hoc mihi placet in eis quod circa finem et opportunitates edocent quantum amandi sint. Proverbium anglicum de servis est: Canem suscipe compatrem et altera manu baculum...»
[507] pour ton malheur.
[508] Lieu commun complémentaire du précédent; l’auteur n’a voulu se priver d’aucun.—Celui-ci est également fort ancien, et il a été pareillement développé, quelquefois, avec force. Voir notamment le célèbre sermon en vers anglo-normands Grant mal fist Adam (dans la Bibliotheca Normannica de H. Suchier, Halle, 1879, p. 16), et le Dit de Gentillece (au t. II du Nouveau Recueil... d’A. Jubinal, p. 50). Au commencement du XIVe siècle, Jehan de Condé (Œuvres..., éd. A. Scheler, II, p. 189) le ressassait plus que jamais.
[509] Romania, l. c., p. 37, nº 10.
[510] On a quantité de dénonciations du XIIIe et du XIVe siècle contre les «losangiers» qui captent la faveur des princes par de basses complaisances.—«Pleut il?» fait li sire a son serjant. «Oil, sire», fait il, «se vos voulez» (Le Mirouer du Monde, éd. F. Chavannes, p. 81).—Cf. le Le Livre du chevalier de la Tour Landry (éd. A. de Montaiglon, 1854, p. 150): «Je vouldroye que vous sceussiez un exemple que je vi en Angoulesme quant le duc de Normandie vint devant Aguillon. Sy avoit chevaliers qui trayoient par esbat encontre leurs chapperons. Si comme le duc vint en cellui parc, par esbat si demanda a un des chevaliers un arc pour traire, et, quant il ot trait, il y en eut .II. ou .III. qui distrent: «Monseigneur a bien trait!»—«Sainte Marie, fist un, comme il a trait royde!»—«Ha! fist l’autre, je ne voulsisse pas estre armé et il m’eust feru!» Si commencerent a le louer moult de son trait, mais, a dire verité, ce n’estoit que flatterie, car il tray le pire de tous...»
[511] combats, mêlées.
[512] en cas de nécessité.
[513] Romania, l. c., nº 11.
[514] plusieurs se sont sanctifiés.
[515] pingres.
[516] Ib., nº 12.
[517] Éd.: pas.
[518] effronterie.
[519] Ce conseil est le premier que tous les moralistes du moyen âge ont donné aux dames, depuis Gari lo Bru (loc. cit.):
Cf. ci-dessous, p. 195, note 1.
[520] broche ou anneau.
[521] L’Art d’amors de Jacques d’Amiens (éd. G. Kœrting, Leipzig, 1868) a (p. 61) un chapitre sur les présents qu’il convient de faire aux dames. On s’est étonné naguère que ces présents soient, parfois, «tout simplement de l’argent». Mais les dames que Jacques d’Amiens avait en vue n’étaient pas toutes des dames du monde, et il s’agit en cet endroit de «cadeaux» proprement dits.
[522] sinon de bien.
[523] Cf. Urbain le Courtois, dans la Romania, XXXII (1903), v. 83 et suiv.
[524] Au XIIIe et au XIVe siècles, les dames ôtaient leurs chaperons devant ceux qu’elles croyaient devoir honorer: «Dont il avint que je estoye en une bien grande compaignie de chevaliers et de grans dames, si osta une grant dame son chapperon et se humilia encontre un taillandier. Si y avoit un chevalier qui dist: «Madame, vous avez osté vostre chapperon contre un «taillandier»; et la dame respondit que amoit mieux a l’avoir osté contre luy que a l’avoir laissié contre un gentil homme» (Le Livre du chevalier de la Tour Landry [1372], éd. A. de Montaiglon, 1854, p. 23).
[525] Littéralement: «avec le frein»; comme qui dirait: toute bridée.
[526] malsaine.
[527] de son haleine.
[528] On jugeait les gens à leur manière de rire: «Li fous se fait oïr en son ris» (Altfranzösische Lebensregeln, dans Romanische Studien, I, p. 373).—L’auteur de la Clef d’amors (éd. Doutrepont. Halle, 1890) enseigne expressément (v. 2525 et suiv.) l’art de rire: «Fame doit aprendre a rire...»
[529] Voir Flamenca (dans La Société française au XIIIe siècle, p. 156).
[530] psautier.
[531] Robert de Ho (Les Enseignements de Robert de Ho, éd. M. V. Young, Paris, 1901, in-8) donne le même conseil avec une addition, tirée de son expérience personnelle: «Si tu sais contes conter ou chansons de geste chanter, ne te fais pas trop prier en compagnie; tu en serais blâmé. Mais que cela ne dure pas trop longtemps, jusqu’à fatiguer l’auditoire. Et voici une «cointise» par le moyen de quoi tu verras bien si l’on en a assez:
{*} politesse.
{**} laisse-les blaguer.
{***} arrête-toi là.
[532] Cf. l’Art d’amors (éd. G. Kœrting, v. 2280 et suiv.): «Ne n’aiés pas roigneus le col...» L’auteur de La Clef d’amors (éd. Doutrepont, v. 2305) et Amanieu de Sescas (Ensenhamen de la donzela, dans K. Bartsch, Provenzalisches Lesebuch. Elberfeld, 1855, p. 141, v. 54), ajoutent: «se laver les dents».
[533] Comparer La Clef d’amors (éd. Doutrepont), v. 3213 et suiv.—Il existe toute une littérature du moyen âge, en langue d’oil et en langue d’oc, en prose et en vers, sur les «Contenances de table». Voir, sur ce point, les indications bibliographiques de V. Chichmarev dans la Revue des langues romanes, XLVIII (1905), p. 289 (il ne connaît pas l’appendice à l’opuscule de Mme de Saint-Surin, L’Hôtel de Cluny au moyen âge, Paris, 1835). Cf. Ant. Thomas, Francesco da Barberino (Paris, 1883), p. 137, n. VI. Le livre de A. Franklin, La Civilité... du XIIIe au XIXe siècle (Paris, I, 1908) est nul pour le moyen âge.
[534] Ce qui suit est le formulaire de déclarations et de réponses à des déclarations dont les rimeurs du moyen âge avaient coutume d’enrichir leurs Enseignements et leurs «Arts d’amour», à l’instar du De Amore libri tres d’André le Chapelain. Il y a un formulaire du même genre, plus ample, dans l’Art d’amors de Jacques d’Amiens, précité.
[535] Entre autres choses, Robert de Blois a inséré ici (v. 649 et suiv.) une chanson de son cru: Dame, por cui sovant sopir... Autres chansons d’amour de Robert dans les Sämmtliche Werke d’Ulrich, II, p. 147-150.
[536] refus, excuse.
[537] Ms.: et.
[538] longues difficultés.
[539] Dans l’édition de Méon le Chastoiement des Dames ne s’arrête pas là, non plus que dans le ms. fr. 24301 de la Bibliothèque nationale. Il se termine par une pièce sur l’Amour, qui, dans d’autres manuscrits, est isolée (Romania, XVI, p. 38, nº 13; cf. ib., XVII, p. 283).
Édition synoptique des quatre mss. dans les Sämmtliche Werke de J. Ulrich (II, 103-143).
Ce morceau, de pure description psychologique, se termine par des conseils qu’il n’est pas hors de propos de rapprocher des précédents:
Les deux courtoisies les plus grandes qu’on puisse avoir, c’est aimer et donner.—Mais il faut donner sagement, ou l’on se moque de vous. De même si l’amoureux ne garde pas son secret, s’il se vante, on perd confiance en lui. Les confidences sont permises, mais seulement à un ami sûr.
[540] «Le premier fist de lui meesmes une partie, car la est dit dont il fu, et comment et por quoi il vint deça la mer, et commant il se contint et maintint longuement par la grace Nostre Seignor. Après i a rimes et chançons plusors, que il meïsmes fist, les unes des granz folies dou siecle que l’an apele amors; et assez en i a qu’il fist d’une grant guerre qu’il vit a son tens antre l’ampereor Fredri et le seignor de Barut, mon seignor Jehan de Belin le viel. Et .I. mout biau compe i a il de cele guerre meïsmes dès le commancement jusques a la fin, ou que il sont devisé li dit et li fait et li grant consoil des batailles et des sieges atiriez ordenéement; car Phelipes fu a touz. Après i a chançons et rimes qu’il fist plusors en sa viellesce de Nostre Seignor et de Nostre Dame et des sains et des saintes. Celui livre fist il por ce que ces troveüres et li fait qui furent ou païs a son tens et les granz valors des bons seignors fussent et demorassent plus longuement en remembrance... a tous ces qui les vorront oïr.»
«Il résulte de ce passage, dit très bien G. Paris (Les Mémoires de Philippe de Novare, dans la Revue de l’Orient latin, IX, 1902, p. 165), que le premier des trois livres dont Philippe de Novare se déclare l’auteur devait s’appeler Li livres Phelipe de Novaire et se composait de quatre parties: 1º récit de la jeunesse de Philippe, de son arrivée en Orient et des premiers temps de sa vie dans sa nouvelle patrie; 2º chansons d’amour, composées par lui à cette époque; 3º récit en prose de la guerre des Ibelin contre l’Empereur Frédéric, dans lequel étaient intercalées des chansons de circonstance; 4º chansons pieuses, composées par Philippe dans sa vieillesse.»
[541] Revue de l’Orient latin, l. c., p. 205.
[542] On l’a appelé longtemps, par erreur, «Philippe de Navarre». L’erreur commune sur ce point a été rectifiée par G. Paris dans la Romania, XIX, 99.
[543] C’est-à-dire tient, et non pas tint. On a conclu, bien à tort, de ce texte, que, en 1263-64, Philippe de Novare était mort.
[544] Comparer les Enseignements de Robert de Ho, qui ne sont, presque d’un bout à l’autre, qu’un commentaire de maximes empruntées à la Bible et au pseudo-Caton; et Li Castois dou jouene gentilhomme, par Jehan de Condé (Œuvres..., éd. A. Scheler, I, p. 251), d’où il n’y a rien à tirer.
[545] Joinville vieillissant se mêlait aussi, comme on sait, de donner des consultations sur les bonnes manières. Francesco da Barberino en a conservé quelques-unes (Ant. Thomas, Francesco da Barberino. Paris, 1883, p. 26).
[546] mangeoires.
[547] sales.
[548] ennuyeux.
[549] méchants et capricieux.
[550] Cf. ci-dessous, p. 220, 221.
[551] Cet article est développé par l’auteur d’ «Urbain le courtois» (Romania, XXXII, 1903, p. 68):
{*} se tenir debout.
{**} appuyer.
{***} si on vous donne
[552] A rapprocher d’un sermon anonyme du XIIIe siècle (B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale, IV, p. 95). Au dire de ce prédicateur, l’éducation des jeunes nobles était moins douce que celle des enfants des vilains, plus gâtés par la tendresse et la vanité des parents: «Rustici filios suos, quando parvuli sunt, sublimant et faciunt eis tunicas rudicatas, et, quando sunt adulti, mittunt eos ad aratrum. Econtra nobiles viri primo ponunt filios suos sub pedibus et faciunt eos comedere cum garcionibus; quando sunt magni, tunc sublimant eos.»
[553] coureuses.
[554] Tel est aussi l’avis qu’exprime l’auteur d’ «Urbain le courtois» (Romania, XXXII, 1903, p. 68):
Le Ménagier de Paris (éd. de 1846, I, p. 75), qui écrivait à la fin du XIVe siècle, admet que les femmes sachent lire, mais il se fait l’écho, à ce sujet, d’un bruit singulier qui courait: «Est a noter sur ce, si comme j’ay oy dire, que, puisque les roynes de France sont mariées, elles ne lisent jamais seules lettres closes, si elles ne sont escriptes de la propre main de leur mary..., et aux autres elles appellent compaignie et les font lire par autres devant elles.... Et leur vient de bonne doctrine...»
[555] Cf. le De regimine principum de Gilles de Rome, où il est dit qu’il faut empêcher les jeunes filles de courir à droite et à gauche (cohibendæ a discursu), de peur de les exposer au mal et à la tentation (Histoire littéraire, XXX, p. 521).
Comparer les préceptes du chevalier de La Tour Landry à ses filles [1372]: «En disanz vos heures a la messe ou ailleurs, ne samblés pas a tortue ne a grue; celles semblent a la grue et a la tortue qui tournent le visaige et la teste par dessus et qui vertillent de la teste comme une belette... Soiez ferme comme de regarder devant vous tout droit plainement, et, si vous voulés regarder de costé, virez visaige et corps ensemble; si en tendra l’en vostre estat plus seur et plus ferme, car l’on se bourde de celles qui se ligierement brandellent et virent le visaige ça et la» (Le Livre du chevalier de La Tour, éd. A. de Montaiglon, 1854, p. 24).
[556] peu.
[557] Il semble que la douleur de l’exil hors du pays natal ne soit pas chose à considérer en cette affaire. Même sentiment dans le Petit Plet de Chardri (éd. J. Koch, v. 495-540):
[558] Il a été dit plus haut qu’on ne sait pourquoi ni comment Philippe de Novare, en sa jeunesse, avait quitté son pays natal. Mais il me paraît clair que l’auteur pense ici à son cas personnel.
[559] joyeux.
[560] Cf. le Mireour du monde (éd. F. Chavannes, p. 91), d’un anonyme contemporain: «Tous ceux qui font leurs pechiés coiement ne sont mie ypocrites... quar, qui son pechié choile et cuevre, pour ce que il ne corrumpe ses prochains par mauvais essample, en ce fait il bien.»
[561] mettent à rançon.
[562] affaiblit.
[563] C’est l’histoire du roi annuel de Barlaam et Josaphat; cf. Romania, I, p. 425, et les Gesta Romanorum, éd. Œsterley, nos 74 et 224. Thème développé aussi par Robert de Blois, Sämmtliche Werke, éd. Ulrich, III, p. 112.
[564] sous aucun prétexte.
[565] Les «Mémoires» de Philippe de Novare étaient, comme ses «Quatre âges», entrecoupés de chansons. Sur ces chansons, très distinguées pour un homme du monde qui n’était pas rimeur de profession, voir G. Paris, dans la Revue de l’Orient latin, IX, p. 196.
[566] Philippe ne déconseille pas, pourtant, de se «rendre»; mais il faut le faire à temps et avoir la vocation. Cf. § 152; et ci-dessus, p. 83.
[567] L’idéal de la correction mondaine, pour un homme bien né, a été souvent esquissé au XIIe et au XIIIe siècle. Il l’a été par Robert de Ho (Enseignements, éd. M. V. Young, v. 1105 et suiv.): bien monter à cheval, s’entendre au fait des chiens et des oiseaux, parler avec mesure, être «estable», et versifier comme il faut. Il l’est dans le Doctrinal Sauvage (au t. II du Nouveau Recueil... d’A. Jubinal, p. 150 et suiv.)[568]: «Bien garder sa parole et son sens»; ne blâmer ni reprendre personne «car vous ne savez mie quanqu’il vous avendra»; ne donner de conseils qu’à qui en demande et, «s’il ne vous veut croire, tout qoi si le lessier»; se tenir soigneusement à l’écart des «fous melancoliques» qui pourraient vous dire ou vous faire vilainie; ne jamais quereller en public ni sa femme ni sa maisnie (ses domestiques). La vaillance ne suffit pas: «Honiz soit hardemens ou il n’a gentillece». Ne point faire des économies de bouts de chandelle:
Telles étaient encore exactement, à la fin du XIVe siècle, les recommandations du chevalier de La Tour Landry.
[568] Liste des manuscrits du Doctrinal Sauvage dans les Notices et Extraits des Manuscrits, XXXIII, 1, p. 45.
[569] Cf. plus bas, p. 219.
[570] Ces blasphèmes des «desesperés» que Philippe de Novare connaissait font penser naturellement à ce passage célèbre des Vers de la Mort d’Hélinant, composés entre 1194 et 1197 (éd. Fr. Wulff et E. Walberg. Paris, 1905, p. 32; cf. ib., p. XXXIII):
Voir aussi le Mireour du Monde (éd. F. Chavannes, p. 51): «N’est-ce mie grant orguel quant un vilain ou une vieille... cuide plus savoir de divinitei que tous les clers de Paris... et ne veut croire que Dieu sache faire chose que il ne puist entendre?» Cf. ibidem, p. 48; et le Livre de Mandevie (Bibl. nat., fr. 1002, fol. 31): «Telz y a qui ne croient point que soient paradis ne enffer ne qu’ilz aient ame en corps...»
Les témoignages surabondent, d’ailleurs, qui font voir que, à toutes les époques du moyen âge, en France, les libres-penseurs de tout genre n’ont pas manqué. On se fait aujourd’hui une idée si conventionnelle de ces temps-là que cela surprend toujours, au premier abord, quiconque rencontre, pour la première fois, des témoignages sur ce point. L. Petit de Julleville, par exemple, fut très étonné de voir dans Gautier de Coinci que, parmi les contemporains dudit Gautier, beaucoup ne respectaient guère le clergé et ne croyaient pas aux miracles; et il a jugé à propos de manifester sa surprise (Histoire de la langue et de la littérature françaises au moyen âge, I, 1896, p. 35, note; cf. p. 37).
[571] L’auteur du Dit moral intitulé Chatepleure ou Pleurechante (p. p. A. Jubinal, dans les notes aux Œuvres de Rutebeuf, éd. elzévirienne, III, p. 91; cf. Romania, XIII, 510) a entrepris aussi de refuter les «bougres», qui «riens ne croient». Mais sa réfutation est très faible, et c’est sur l’Inquisition qu’il compte surtout:
Ce frère Robert est, bien entendu, l’inquisiteur Robert le Bougre, et non pas Robert de Sorbon, comme le croit l’éditeur.
[572] Le singulier usage, que blâme ici Philippe de Novare, de sortir de l’église après l’Évangile en laissant le prêtre achever seul sa messe, était jadis très répandu. Lecoy de la Marche (La chaire française du moyen âge, 1886) a recueilli à cet égard des textes curieux et probants: «J’ai vu, dit le prédicateur Jacques de Vitri, un chevalier qui n’avait jamais assisté au sermon; il ne savait pas ce qu’est le saint sacrifice; il se figurait qu’on le célèbre uniquement pour recevoir l’offrande» (p. 209). Un chancelier de l’église de Paris reproche en 1273 aux bourgeois de Paris de tourner le dos et de sortir sitôt qu’ils voient le prédicateur monter en chaire: «Ainsi font les boteriaus (crapauds) quand la vigne fleurit; le parfum de la fleur les chasse ou les tue, comme la douceur de la parole de Dieu met en fuite ces bourgeois» (p. 215). Cet usage était déjà en vigueur au temps de saint Césaire d’Arles et a persisté, paraît-il, jusqu’à nos jours en certains lieux (ib.). Le désir de ne pas être sollicité à l’offrande y était sans doute pour quelque chose.
[573] Sur l’historiette de la Dame aux petits couteaux, voir P. Meyer dans la Romania, XIII, p. 595.
[574] Comparer une pièce anonyme sur ce thème: Cument les foles genz se affient trop de testamenz, dans la Romania, XIII, p. 525.
[575] le Diable.
[576] Avez-vous mal?
[577] convenables, ragoûtantes.
[578] décaties.
[579] Voir le portrait idéal de la bonne vieille grande dame, d’après nature—d’après madame Olive de Belleville, dame de la Galonnière—dans le Livre du chevalier de La Tour Landry (éd. A. de Montaiglon), p. 274. Cf. la comtesse de Hereford, ci-dessus, p. 27.
[580] L’auteur s’exprime ainsi au § 195. Il établit, au contraire, plus loin (§ 222), une concordance entre chacune de ces «choses» et chacun des quatre âges (Soffrance-Enfance, Servise-Jovent, Valour-Moien aage, Honors-Viellesce).
[581] Cf. l’Enseignement des princes de Robert de Blois (éd. Ulrich), v. 156.
[582] Cf. plus haut, p. 170.
[583] Ib., p. 169, note 2.
[584] effacée.
[585] A.-G. van Hamel, Les Lamentations de Matheolus... (Paris, 1892-1905, 2 vol. in-8). Fasc. 95 et 96 de la «Bibliothèque de l’École des Hautes Études».
[586] M. Ch. Haskins a dépouillé naguère, sur mon conseil, les sermons des Chanceliers de l’Université de Paris au XIIIe siècle; il en a tiré les éléments d’un intéressant tableau de la vie des écoliers à cette époque (The University of Paris in the sermons of the XIIIth century, dans l’American Historical Review, oct. 1904).
Un sermon de Gautier de Château-Thierry jette, par ailleurs, le jour le plus cru sur la vie à la Villon qui était alors celle d’un grand nombre de clercs étudiants à l’Université de Paris. Ces Gastebien, dit Gautier, viennent dépenser joyeusement à Paris l’argent de leurs pères usuriers ou des églises qui leur ont octroyé des bourses. «Sunt etiam qui accipiunt bursas suas a mulieribus quas tenent...; conveniunt de denario nocturno ad litteram, id est de nocte turpiter per luxuriam acquisito» (B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques manuscrits latins, VI, p. 210).
[587] M. van Hamel a très bien démontré (p. CXXIX) que Mahieu a dû envoyer à tous ses correspondants le poème entier, tel qu’il est dans le ms. d’Utrecht, avec le livre IV, c’est-à-dire avec la collection de toutes ses épitres dédicatoires. Ces épitres, dont quelques-unes ressemblent à des satires déguisées, sont, du reste, bourrées d’allusions et d’intentions qui restent, pour nous, inintelligibles.
[588] Les personnages nommés au livre IV des Lamenta ont été identifiés avec soin, pour la plupart, par M. V.-J. Vaillant dans son mémoire sur Maistre Mahieu, satirique boulonnais du XIIIe siècle. Boulogne-sur-Mer, 1894.
[589] M. van Hamel se demande s’il est possible de préciser davantage, et répond par l’affirmative.—Mahieu fait allusion à une querelle célèbre entre l’épiscopat et les Ordres Mendiants, et au protagoniste de la campagne du côté épiscopal, Guillaume de Mâcon, évêque d’Amiens. Or, c’est une bulle de Martin IV, du 10 janvier 1282, qui ouvrit cette querelle. Comme Mahieu dit que, présentement (diebus istis), l’évêque Guillaume «brille partout comme le soleil», et comme c’est vers 1298 que Guillaume paraît avoir été au comble de sa faveur en cour de France[?], M. van Hamel estime que «c’est en 1298 ou dans les années environnantes que maître Mahieu a écrit les Lamentations» (p. CXXVII).—Cf. plus loin, p. 249.
[590] M. Vaillant s’exprime ainsi (o. c., p. 13): «L’absence de dates dans les nécrologes tant de Thérouanne que de Boulogne a rendues futiles les recherches entreprises pour identifier le Johannes de Vassonia du rubricateur.»
[591] En 1289, on trouve, parmi les clercs de l’hôtel du roi qui reçoivent des «manteaux» (pallia): «Archidiaconus Brugiarum, Johannes de Vassonia» (Ludewig, Relliquiæ manuscriptorum, XII, p. 20, c. 2).
Le 30 juin 1289, Nicolas IV réserve un canonicat dans l’église de Boulogne à Jehan de Vassogne, déjà chapelain du pape, archidiacre de Bruges, prébendé dans les églises de Laon, de Beauvais, de Soissons, de Troyes, de Montfaucon (Journal des Savants, 1890, p. 499). C’est évidemment à cause de sa qualité de chanoine de Boulogne que Mahieu s’est adressé à lui.
[592] Voir A. d’Herbomez, Philippe le Bel et les Tournaisiens (Bruxelles, 1893-97), p. 11-12.
[593] La littérature antiféministe du moyen âge, en latine et en langue vulgaire, est immense, comme on sait. Elle a été de nos jours, l’objet de plusieurs travaux, pour la plupart médiocres. Voir notamment Th. Lee Neff, La satire des femmes dans la poésie lyrique française du moyen âge (Paris, 1900; cf. Romania, XXX (1901), p. 158); et C. Pascal, Misoginia medievale, dans les Studi medievali, II (1906), p. 242.
[594] Il est à noter que plusieurs des dignitaires de l’église de Thérouanne à qui Mahieu adressa son ouvrage avaient été ou étaient membres ordinaires de la cour judiciaire du roi, c’est-à-dire des «parlements» ou du Parlement, à Paris (Jacques de Boulogne, Jehan de Vassogne, etc.). Il paraît probable que c’est pour ce motif qu’un exemplaire en circulait encore, soixante-dix ans plus tard, dans le cercle de parlementaires lettrés dont Jehan le Fèvre faisait partie.
[595] L’ouvrage du Bigame a été désigné, depuis le XVe siècle, sous le nom de «Matheolus», abréviation du diminutif «Matheolulus», adopté par l’auteur lui-même (Liber lamentationum Matheoluli). Voir, sur ce point, van Hamel, o. c., p. CLVII, note.
[596] Amplifications dues, pour la plupart, à des réminiscences du Roman de la Rose (Jehan de Meun), dont Jehan le Fèvre était un lecteur assidu.
[597] II, 1673; II, 1702; etc.
[598] je n’avais l’habitude de.
[599] La première description comme d’un «chalivali» (charivari), «et même», d’après G. Paris, «la plus ancienne mention de ce mot» se trouve dans les additions de Chaillou au second roman de Fauvel (v. plus loin, p. 288). Ce passage, curieux pour l’histoire des mœurs au XIVe siècle, est reproduit dans l’Histoire littéraire, XXXII, p. 146:
Dans le ms. fr. 146, des miniatures illustrent ces scènes grotesques. Elles ont été reproduites en fac-simile par P. Aubry, La musique et les musiciens d’Église en Normandie au XIIIe siècle d’après le Journal des Visites pastorales d’O. Rigaud (Paris, 1906, gr. in-8), qui a négligé d’en indiquer la provenance et la destination.
[600] Ed.: le devant d’arrière.
[601] frocs.
[602] croc.
[603] pilon.
[604] clochettes.
[605] fesses.
[606] instrument de musique mal défini.
[607] Cf. v. 1269. «S’il veult pois, elle fait porée—De raves ou de cicorée.»
[608] fait la lessive.
[609] quenouille.
[610] hanche.
[611] Historiettes bien connues. Les contes analogues de la littérature du moyen âge sont indiqués par van Hamel, «Notes», p. 150.
[612] farce.
[613] veau.
[614] il convient.
[615] Légende célèbre. Voir A. Héron, Œuvres de Henri d’Andeli (Paris, 1881), p. XXVIII.
[616] Mahieu revient souvent sur ce chapitre: l’âge a annulé sa vigueur. D’autre part, on a vu que Perrette est représentée comme âgée. Comment donc a-t-elle un jeune enfant? «La présence de la nourrice qui allaite le bébé de l’auteur, dit sagement M. van Hamel (p. 156), s’accorde assez mal avec la vieillesse de Perrette et l’impuissance du mari». La scène de la nourrice est-elle «une expérience ancienne» de Mahieu ou un simple morceau de littérature (cf. Perse, Sat., V, 132)?—Rappelons que l’auteur se maria nécessairement à la fin de 1274 au plus tôt et qu’il écrit vers la fin de 1290.
[617] labourer.
[618] entendras.
[619] j’y vais.
[620] désormais.
[621] qu’il aille.
[622] Plus haut, p. 91.
[623] Cette référence, qui n’est pas dans l’original, appartient au traducteur (à moins que le traducteur ait travaillé sur un ms. plus complet que celui d’Utrecht). «Les histoires du peintre, dit M. van Hamel, sont sans doute des peintures murales, des vitraux, ou bien des miniatures dans le genre de celles que contient notre ms. M.» (O. c., II, p. 157). Mais il me paraît certain qu’il s’agit de Pierre le Peintre, chanoine de Saint-Omer au XIIe siècle, auteur de vives et plaisantes satires; on a de lui, entre autres écrits antiféministes, un poème De muliere mala (B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques mss. latins de la Bibliothèque nationale, V, p. 219).
[624] La contre-partie de cette thèse se trouve dans d’innombrables invectives contre les femmes libres ou vénales. La plus énergique, vraiment belle, est le Dit de Chastie Musart (publié parmi les Notes aux Œuvres... de Rutebeuf, éd. elzévirienne, III, p. 382; cf. Zeitschrift für romanische Philologie, IX, 330 et Romania, XV, 604), dont il existe au moins deux rédactions, mais pas d’édition convenable.
Voir aussi Wilham de Wadington (Histoire littéraire, XXVIII, p. 191), parce qu’il donne une note qui n’a pas souvent été donnée au moyen âge:
[625] châsses.
[626] reliques.
[627] «Sainte Geneviève, Notre-Dame des Champs, Saint-Maur corrompent ainsi nos dames de Paris (nostras dominas parisienses)», dit Mahieu. Le traducteur ajoute de son chef une longue liste d’autres églises parisiennes (p. 72).
[628] Le témoignage du Bigame sur l’importance du rôle joué dans la vie galante des femmes du moyen âge par les églises et les pèlerinages est confirmé par cent autres. Voir, plus haut, celui d’Etienne de Fougères (p. 24). Cf. les notes de l’édition Van Hamel, II, p. 166.
[629] Est-ce une addition du traducteur, ou bien le passage correspondant à cet endroit de la traduction manque-t-il dans le seul ms. connu du poème original? Voir sur ce point van Hamel, o. c., II, p. LV. Le traducteur, en tout cas, connaissait certainement la scène analogue qui se trouve dans le Roman de la Rose (v. 17326 et suiv.).
[630] tout ce que.
[631] souviennes.
[632] tout ce que.
[633] tienne.
[634] affligez.
[635] avec les plus grandes.
[636] rester.
[637] Cf. v. 3397 et suiv. Les mœurs des femmes nobles sont particulièrement libres: «Il ne convient que lieu trouver».—L’auteur de La Clef d’amors (éd. Doutrepont, v. 249 et suiv.) est du même avis:
[638] Ce passage est à rapprocher de celui où Gui de Mori, remanieur du Roman de la Rose (fin du XIIIe siècle), parle des nonnains en amour. La nonne vivant rarement seule, dit Gui de Mori, son ami est toujours obligé de donner au moins à deux: à elle et à sa compagne; et comme elles ont du temps de reste, elles aiment beaucoup à nourrir leurs amours par des messages. Voir Bibliothèque de l’École des Chartes, LXVIII (1907), p. 269.
[639] Historique de la querelle par B. Hauréau dans l’Histoire littéraire, XXV, 380.—C’est au synode national de Paris, présidé par le légat Benoit Caëtani en 1290, qu’eut lieu la passe d’armes décisive entre les partisans et les adversaires des Mendiants sur la question des confessions. Un très intéressant compte rendu contemporain de ce synode (dont l’histoire est encore à faire) a été récemment exhumé et publié par H. Finke, Aus den Tagen Bonifaz VIII (Münster i. W., 1902), p. III-VII. On y voit que le principal orateur, après l’évêque d’Amiens, fut Jacques de Boulogne, évêque de Thérouanne, le propre patron de notre Bigame (p. IV). Je pense en conséquence que les Lamenta, certainement écrits avant 1292, l’ont été probablement en 1290 ou très peu après, sous le coup de l’émotion produite par le synode.
[640] femme.
[641] Sur le mariage des filles du Diable, voir P. Meyer, dans la Romania. XXIX (1900), p. 54.
[642] Il y avait, au temps de l’auteur de La Clef d’amors (éd. Doutrepont, v. 2417 et suiv.) des marchands de perruques pour dames. D’où la grossière apostrophe des écoliers de Paris aux dames à faux cheveux, que les prédicateurs aimaient à citer: «Isabel, ceste queue n’est pas de ce veel!» (B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques manuscrits latins, IV, p. 177).
[643] le masque.
[644] fourrures blanches.
[645] Les «souliers à la poulaine» sont du traducteur; c’est une mode du XIVe siècle. L’original parle simplement de souliers laqueatos et decollatos.—Par contre, le texte du XIIIe siècle mentionne l’usage où étaient les femmes de se botter comme les hommes (more virorum Extensas caligas fert, quod non credo decorum); il s’ensuivait entre les sexes une confusion que Mahieu estime fâcheuse. Le traducteur a laissé de côté ce passage, qui ne correspondait plus aux usages de son temps.
[646] M. van Hamel résume ainsi ce passage (II, p. XC): «Le poète lui-même a été souvent dupe des séductions des Parisiennes et de leur toilette». Mais non; il dit seulement, ici, qu’il l’avait été des «cols de Paris» et des «voiles d’Allemagne», à Paris ou ailleurs.
[647] en couches.
[648] Qu’est-il licite à un amant d’accepter de celle qui l’aime sans s’exposer à une qualification malséante? Voici l’avis de Gui de Mori, déjà nommé (Bibliothèque de l’École des Chartes, LXVIII, 1907, p. 270):
[649] temps de rester couché.
[650] cet individu.
[651] ruse
[652] La mention de la Babelée est une addition du traducteur. La Babelée est citée aussi dans le Songe du Vergier et par Eustache Deschamps.
[653] bavarder.
[654] Ce passage n’est que dans la traduction; mais il est à croire qu’ici, comme ailleurs, Jehan le Fèvre avait sous les yeux un texte latin plus complet que celui du ms. d’Utrecht.
[655] chaînes.
[656] endommager.
[657] La même profession de foi est mise dans la bouche d’une femme par l’auteur de Gilote et Johane (au t. II, p. 28 et suiv., du Nouveau Recueil de contes, dits, fabliaux, p. p. A. Jubinal). Cette pièce est en anglo-normand très incorrect, et c’est dommage, car, sans cela, elle serait agréable. Être battue, avoir des enfants! Gilote n’a jamais connu de femme qui ne se soit repentie de s’être mariée:
[658] prébendes.
[659] aime l’argent.
[660] D’après la coutume du Boulonnais, le droit d’aînesse s’appliquait, non seulement en ligne directe, mais dans les successions collatérales.
[661] cruelle.
[662] Ordre religieux.
[663] Cf. v. 2822 et suiv.
[664] Cette description de danses du XIIIe siècle est une des plus circonstanciées que l’on connaisse. Voir les références à d’autres textes et le commentaire de celui-ci dans les «Notes» de M. van Hamel, p. 212.
[665] Cette énumération du traducteur diffère de celle de l’original (Tibia, psalterium, symphonia somniferaque Cum citharis vidule, tuba, fistula, timpana...). Cf. les textes cités par Fr. Novati dans les Studi medievali, 1907, p. 309.
[666] L’auteur insiste d’une manière un peu désobligeante sur l’humilité des origines d’Eustache, et toute la tirade à l’adresse de ce personnage paraît (comme celle à l’adresse du suivant), plutôt ironique. Eustache d’Aix avait-il été mêlé, en sa qualité d’official, à la dégradation de Mahieu?
[667] Le traducteur, qui s’est contenté de résumer très brièvement les envois qui précèdent, a traduit cette diatribe.
Ce hors-d’œuvre, si bizarrement inséré en appendice à la tirade qui concerne Guillaume de Licques, n’est à coup sûr qu’une adaptation d’un des nombreux «États du monde» qui circulaient alors comme pièces indépendantes. Il est conforme, en ses grandes lignes, aux pièces latines du même genre qui ont été conservées à part (E. du Méril, Poésies populaires latines du moyen âge. Paris, 1847, p. 128, et Poésies inédites du moyen âge. Paris, 1854, p. 313; Th. Wright, The latin poëms commonly attributed to Walter Mapes, p. 229).
[668] troupeau.
[669] Cf. Guiot de Provins, ci-dessus, p. 66.
[670] Lieu commun; cf. ci-dessus, p. 46.
[671] Le traducteur, analysant, sans la traduire, cette partie de l’œuvre de Mahieu, atteste qu’il avait sous les yeux un ms. plus complet (en cet endroit) que celui d’Utrecht. Il y avait, dans ce ms. perdu, une tirade à l’adresse de maître Ernoul de Beaurain, doyen du chapitre de Saint-Firmin-le-Martyr de Montreuil, qui n’est pas dans le ms. d’Utrecht (entre la tirade à Jehan de Ligny et celle à Nicaise de Fauquembergue).
[672] On lit dans le ms. 947 de la Bibliothèque de Tours, qui contient les deux parties: Ci commence le Livre de Fauvel et de Fortune; et: Explicit Fauvel et Fortoune.
[673] Guile = Tromperie.
[674] Bibl. nat., fr. 571. Publié à Saint-Pétersbourg, en 1888, par A. Bobrinsky et Th. Batiouchkof. Voir l’Histoire littéraire, XXXII, p. 111.
[675] Poésies de Gilles li Muisis, éd. Kervyn de Lettenhove, II (Louvain, 1882), p. 85.
[676] «Cette façon de parler était si répandue, dit G. Paris, qu’elle a passé en anglais. To curry Favel, «étriller Fauvel», s’employait pour «tromper, faire le flatteur». Plus tard, on ne comprit plus le mot Favel, et, par une de ces fausses interprétations si fréquentes dans toutes les langues, on dit to curry favour, manière de parler encore usitée aujourd’hui» (Histoire littéraire, l. c., p. 115).
[677] Un seul ms. (fr. 24436) donne «septembre» au lieu de «decembre». Deux donnent le VI au lieu du XVI.
[678] Le texte de l’énigme se présente ainsi, correct, dans deux manuscrits seulement (fr. 2195 et 947 de Tours). On lit dans fr. 12460: Ge mes...; et dans fr. 24436: Ge rues dor...
[679] Histoire littéraire, XXXII, p. 136.
[680] Le ms. fr. 580 de la Bibl. nat. de Paris ne contient que la première partie, mais c’est un accident; ce ms. est de basse époque.—Le ms. 4579 des nouv. acq. fr. de la même Bibliothèque ne contient pas la seconde partie; mais c’est un accident: la première partie elle-même y est incomplète.
[681] Bibl. nat., fr. 2139. Il n’y a qu’une différence d’encre.
[682] Il n’est pas douteux que l’auteur du premier Fauvel connaissait aussi l’œuvre de Jehan de Meun. Il parle de Faux-Semblant (Bibl. nat., fr. 2139, fol. 10).
[683] G. Paris avait pourtant dit plus haut, et très bien (Hist. litt., XXXII, p. 116): «La popularité de Fauvel ne provient pas de ce poème [le premier]; au contraire, c’est cette popularité qui l’a inspiré».
[684] G. Gröber ne fait pas preuve de goût en émettant cette appréciation (Grundriss der romanischen Philologie, II, 902): «Der Ausdruck ist... klar und voll Kraft.»
[685] Le remanieur du ms. fr. 2140 a pratiqué des suppressions considérables. Il a fait aussi quelques additions, mais sans intérêt.
[686] Le premier Fauvel est cité ici, non d’après l’édition, mais d’après le ms. fr. 2139.
[687] La main d’un ancien reviseur a noté au fol. 9 vº de ce ms. la lacune par le mot «Defectus». Cf. une autre lacune (certainement accidentelle, celle-là), au fol. 9 rº; elle est signalée de même par les mots: «Hic deficit».
[688] Ne pas confondre, d’ailleurs, Gervasius, clerc de la Chancellerie royale, avec magister Gervasius, son contemporain, qui siégeait aux parlements judiciaires. Le surnom de ce dernier était: «de Ponte Arci» (Pont-Arcy, arr. de Soissons, Aisne).
[689] La plus ancienne mention que je connaisse de Gervais du Bus se trouve dans une copie partielle d’un compte de l’Hôtel du roi pour le terme de la Pentecôte 1313 (Ludewig, Relliquiæ manuscriptorum, XII, p. 29). Ce compte offre trois noms de notaires qui ne se rencontrent dans aucun document antérieur: Jean du Temple, Gui de Livri et «Gervasius». Mais, tandis que l’on a, au Trésor de Chartes, quantité de lettres royales des années 1313 et 1314 qui ont été contresignées par les nouveaux venus Jean et Gui, je ne me souviens pas d’en avoir rencontré qui porte la signature de Gervais avant le temps des fils de Philippe le Bel.
[690] Liste publiée par J. Viard dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, LI (1890), p. 266. On lit dans cette édition «Guez du Buc» (au lieu de «Gervez du Bus»).
[691] Arch. nat., JJ 66, fol. 434 vº (mai 1332).
[692] Arch. nat., JJ 71, fol. 97 vº; cf. JJ 66, fol. 374: «Pour consideration des bons et loyaus services que nostre amé et feal clerc Gervais du Bus a fait longuement et continuelment a noz devanciers.... non contrestant qu’il ne soit nobles...» (Février 1332, n. st.).
[693] Arch. nat., JJ 71, fol. 97 vº.
[694] M. P. Aubry a fait exécuter une reproduction photographique des premiers feuillets de ce ms. célèbre, qui a été mise en vente, en octobre 1907, chez P. Geuthner, à Paris. Cf., du même, Un «explicit» en musique du Roman de Fauvel. Paris, Champion, 1906, gr. in-8.
[695] La composition en a été sérieusement étudiée pour la première fois par P. Paris (Les manuscrits françois de la Bibliothèque du roi, I (1836), p. 304 et suiv.).—Cette notice de P. Paris a exercé beaucoup d’influence (beaucoup trop) sur celle que G. Paris a insérée dans l’Histoire littéraire.
[696] Cette addition est imprimée dans l’Histoire littéraire, XXXII, p. 138, où elle n’est pas très exactement interprétée.
[697] Dans l’Histoire générale de la langue et de la littérature françaises, II, p. 199. G. Gröber (Grundriss, l. c.) dit la même chose, mais rapporte en outre, sans l’adopter ni la rejeter, l’opinion de G. Paris.
[698] Il le faut paléographiquement.—«François» est, d’ailleurs, un prénom tout à fait inusité au commencement du XIVe siècle. Il est surprenant que cette circonstance n’ait pas éveillé la méfiance de G. Paris.
[699] Chose qui, de plus, n’a rien d’étonnant en soi: on a vu plus haut (p. 279, note 2) que, sur 4 mss. où l’énigme qui contient le nom de Gervais du Bus figure, deux l’offrent sous une forme indéchiffrable, par suite de méprises analogues.
Il y a du reste, dans le ms. fr. 146, en marge du vers altéré (à gauche), un G: indice que la faute commise fut constatée et corrigée par quelqu’un dès le XIVe siècle.
[700] Le nom de cette famille se présente dans les documents sous les formes Challo, Chaillo, Chaillou; en latin Challoti, Charloti.—Elle a son dossier au Cabinet des Titres (Bibl. nat., fr. 27130, fol. 1).
[701] Voir la «Chronologie des baillis et des sénéchaux», par M. L. Delisle, au t. XXIV des Historiens de la France.
[702] Arch. nat., K 1151, nº 26. (Ce document a échappé à M. L. Delisle, qui n’a pas signalé R. Chaillou comme bailli de Touraine).
[703] E. Boutaric, Actes du Parlement de Paris, t. II (à l’index des noms propres).
[704] Arch. nat., KK 1, p. 308.
[705] Histoire générale de Languedoc (éd. Privat), t. IX et X (à l’index des noms propres).
[706] On lit dans le Livre des Changeurs du Trésor, parmi les recettes faites en avril 1336-1337: «Des hoirs feu mons. Raoul Chaillou» (Arch. nat., KK 5, fol. 17).
[707] Histoire littéraire, l. c., p. 145.
[708] Ch.-V. Langlois, La Société française au moyen âge, p. 234 et suiv.
[709] Il a déjà été remarqué (ci-dessus, p. 227) que Jehan de Vassogne, un des destinataires des Lamenta de Mahieu, fut Chancelier de France, et Jehan le Fèvre, le traducteur dudit Mahieu, procureur au Parlement de Paris.
[710] Encore un mot.—Il est certain, pour bien des raisons, que le ms. fr. 146 n’est pas l’exemplaire original des «Morceaux choisis» de Chaillou; c’en est une copie au net, exécutée par un scribe plus calligraphe que lettré. Fut-il transcrit et enluminé pour Raoul Chaillou lui-même, ou pour Jehan Chaillou, le clerc secrétaire de Charles V, ou pour un autre membre de la famille? C’est ce que je ne saurais décider. L’écriture est de la première moitié du XIVe siècle.
[711] Ms.: sa.
[712] voile.
[713] le plus grand.
[714] tond la crinière.
[715] peigne.
[716] signifier.
[717] fourberie.
[718] plaisir.
[719] hérétique équivaut.
[720] Pierre.
[721] tributaire.
[722] filet.
[723] prébendes.
[724] loup.
[725] intronisés.
[726] mérite.
[727] s’attachent.
[728] L’église de Saint-Benoît le Bestourné, à Paris, ainsi nommé à cause de son orientation inverse de celle des autres églises.
[729] avec un harnachement qui comporte les courroies appelées «lorains».
[730] «Dorenlot», grosse boucle de cheveux relevée sur le front d’un homme.
[731] Cf. la Somme le roi (Bibl. nat., fr. 938, fol. 31 vº): «I
[732] attirer.
[733] robe chantent touz jourz Placebo, c’est a dire: «Messire dit voir, Messire fait bien...»
[734] Voir ci-dessus, p. 282.
[735] «Angoisseuse» symbolise le vice, trop peu répandu pour que la plupart des moralistes aient pensé à le stigmatiser, qui s’oppose à «Accide» ou «Fole parece». Voir le Mirouer du Monde (éd. F. Chavannes, p. 203); cf. Étienne de Fougères, plus haut, p. 26.
[736] prier.
[737] agir ainsi.
[738] Voilà une de ces ressemblances d’expression entre la première (cf. ici même, pp. 294, 296) et la seconde partie de Fauvel dont l’existence a été signalée plus haut.
[739] Le séjour de Gilles à l’Université de Paris a été contesté dans la Biographie nationale belge, t. XI, mais sans motif, comme l’a bien vu Ph. Wagner (Gillon le Muisi, dans les Studien und Mittheilungen aus dem Benedictiner- und dem Cistercienser Orden, t. XVII (1896), p. 554) et démontré H. Lemaître (Chroniques et Annales de Gilles le Muisit. Paris, 1905, p. VI). M. Kervyn avait fixé le séjour de Gilles à Paris avant sa prise d’habit; M. Lemaître le place «depuis la fin de 1297 jusque vers le milieu de 1301; mais voyez plus loin, p. 326: «Je vis en mon enfanche...»
[740] Les trois principales biographies de Gilles li Muisis sont citées à la note précédente. Voir aussi U. Berlière, Notes sur Gilles li Muisis, dans la Revue bénédictine de Maredsous, X (1893), p. 256.
[741] Il a été vendu, le 10 juin 1901, chez Sotheby, pour la somme de 16 500 francs.
[742] Cette édition laisse à désirer. Voir Revue critique d’histoire et de littérature, 1883, II, p. 174. Cf. A. Scheler, Étude lexicologique sur les poésies de Gillon le Muisit, dans les Mémoires couronnés par l’Académie de Belgique, XXXVII (1886).
L’étude de Ph. Wagner sur le registre poétique de l’abbé (Studien und Mittheilungen, XVIII, 1897, p. 396-411) n’est pas instructive.
[743] Le manuscrit contient en outre des prières, un historique des derniers abbés du monastère de Saint-Martin, des souvenirs sur les papes de Célestin V à Clément VI, la biographie de deux évêques de Tournai et des remerciements de l’auteur pour sa guérison.
[744] Ph. Wagner, le dernier biographe de l’abbé Gilles, n’en sait pas plus long que nous sur ce Jacques Bochet, gloire locale (Studien und Mittheilungen..., XVIII, 1897, p. 53).
[745] Les vers n’étant pas numérotés dans l’édition Kervyn de Lettenhove, les références numériques (chiffres entre parenthèses) seront faites ici, par exception, non pas au vers, mais à la page de l’édition.
[746] Il faut dire aussi que l’impression de pesanteur est encore accentuée, pour nous, par le «walesc» de l’auteur, c’est-à-dire par le dialecte wallon, ou tournaisien, dont il se sert, et par le rythme si lassant des quatrains monorimes.
[747] Que l’on soit bien averti, toutefois, que tel n’est pas l’avis de tous les lecteurs modernes de l’abbé Gilles.—M. Kervyn de Lettenhove, qui a édité l’œuvre poétique du bon abbé, le compare à Dante (I, p. II), parle de son éloquence, de la fécondité de son imagination, de sa vivacité, de son élégance (p. XVIII, XXVIII). M. A. Delboulle (Revue critique, 1883, II, p. 174) s’exprime ainsi: «Les poésies de Gillon le Muisit ne sont ni ternes ni plates ou chargées de chevilles, comme celles de la plupart de ses contemporains; elles ont de la précision, de l’énergie, de la grâce même...». Cf. Ph. Wagner, l. c., p. 407; et H. Lemaître, o. c., p. XXIV.
[748] quantité.
[749] péchés.
[750] On constate que l’abbé Gilles a noté, en effet, avec la plus grande diligence, dans ses écrits historiques et ses cartulaires administratifs, la qualité et la valeur des crus.
[751] oublié.
[752] Cf. un éloge très analogue de la paix de cloître, dans le Poème moral (éd. Cloëtta):
[753] Cf. II, 2. «On se doit mieuls amer k’autruy, c’est carités...»
[754] Cf. I, p. 68-70.
[755] jeunesse.
[756] laissera.
[757] péchés véniels.
[758] je bats ma coulpe, la main sur la poitrine, de cœur, de bouche.
[759] Cf. I, p. 104: «Ay penset, pour le siecle qui est cangiés et cange tous les jours, que li biens et le tranquilitet que je vie en men enfanche et en me jovenche de tous estas, selonc chou qu’en memore m’en venra, et au mieuls que je porrai, je le ferai registrer et escrire, par quoy les gens presens et li futur sachent le bien qui solloit iestre pour yauls corrigier...»
[760] choux.
[761] collerettes.
[762] gagnent.
[763] dispensés de travailler.
[764] Ce n’était pourtant pas faute de s’y appliquer. Les sermons du XIIIe et du XIVe siècle sont pleins de récriminations au sujet de l’attitude inconvenante des fidèles à l’église. Cf. le Mirouer du Monde (éd. F. Chavannes, p. 35): «Cil sunt fol et pechent durement qui rient et trufent devant le cors Jesus Crist et sa douce mere...». Ib., p. 71: «Il n’oent mie matines trois fois l’an, et quant il vont oïr messe, il font plus leur damage et celi d’autrui que leur preu. Car il ne se puevent coi tenir ne que singe, rient, gabent, boutent, sachent l’un l’autre, accolent les damoiselles, et, parmi tout ce, leur est la messe trop longue..... Et, quant on leur blasme leur folie, si mettent tout sus chevalerie, et disent: «Voulez-vous que nous nous fachons huer? et «que nos fachons le papelart?...»
[765] C’est la pièce très singulièrement intitulée dans le ms. et dans l’édition (I, p. 104): Li estas dou monastere Saint Martin.
[766] Ordres religieux.
[767] Cf. p. 205-206.
[768] Nous avons besoin.
[769] Aussi bien, ils s’en passent (cf. p. 191): «On s’espart sans congiés».
[770] le cœur est au marché.
[771] passés à la lessive.
[772] Cf. p. 204. Ces moines-là voudraient porter «brunettes» et «sauvagines»; ils voudraient avoir «habits estroits et courts». Ils prétendent aussi, chose nouvelle, avoir chacun son vestiaire personnel, écrins, coffres et armoire (p. 170). Ils n’acceptent plus les distributions d’habits du camérier, comme autrefois; il faut qu’on leur donne de l’argent, pour qu’ils s’équipent eux-mêmes: la constitution du pape Benoit n’a pas mis fin à cet abus.
Ces détails s’harmonisent très bien avec ceux dont les sermons de la fin du XIIIe siècle sont remplis sur le relâchement des mœurs monastiques. «On n’accepte plus les ordres des supérieurs que s’ils sont agréables; sinon, murmures. Si le supérieur dit: «Mon frère, allez à l’infirmerie», on y va; mais s’il dit: «Allez aider à la boulangerie», on répond: «Ah! monseigneur, je ne suis pas un homme à ça; non decet meam personam; mittite illum fratrem qui est de humili plebe...» (B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques manuscrits latins, IV, p. 141).
[773] On lit dans un recueil d’anecdotes de la fin du XIIIe siècle (Bibliothèque de Tours, ms. 468, fol. 74 vº): «Raimond, évêque de Toulouse, disait que les religieux faisaient aux novices comme la vieille à la poule qu’elle achète; elle lui tond la tête et la laisse ensuite aller où elle veut. De même, il y a des religieux qui se travaillent beaucoup pour avoir des novices et qui, après les avoir tondus et vêtus, les laissent vaguer à leur gré...»
[774] verset.
[775] Ce semble, qui les entend, qu’ils vont se quereller.
[776] à l’autre côté leur verset.
[777] bandes, troupes.
[778] Comparer Rutebeuf, en son Dit de la Vie dou Monde (Œuvres, éd. elzévirienne, II, 42):
[779] parer.
[780] collerettes.
[781] Bien savent où il fait bon aller pour s’amuser.
[782] pourvu que.
[783] excès.
[784] citoles, espèce de sistre.
[785] danses.
[786] badinage.
[787] vieilles.
[788] supérieure.
[789] visiteur.
[790] Mêmes sous-entendus injurieux à l’endroit des béguines dans L’Art d’amors de Jacques d’Amiens (v. 2299 et suiv.) et dans Rutebeuf (Œuvres, éd. elzévirienne, I, pp. 190, 221).
[791] gagner (notre vie.)
[792] Il n’y avait point que des laïcs à se fâcher de l’extraordinaire multiplication des Ordres religieux. Dans les anciens Ordres plusieurs n’y voyaient rien moins que le commencement de la fin, au témoignage de Guiard de Laon, le célèbre chancelier de l’église de Paris, qui fut plus tard évêque de Cambrai: «Claustrales... novis Ordinibus invident... Unde dicere non crebescunt, imo dicunt, quod tot sunt Ordines quod totum in fine adnihilabitur» (B. Hauréau, Notices et Extraits de quelques manuscrits latins... VI, p. 227).
[793] s’enrichissent.
[794] assemblées.
[795] piocher.
[796] Est-il besoin de rappeler que la prudente modération de l’abbé Gilles à l’endroit des Mendiants contraste avec les fulminantes diatribes d’une foule de ses contemporains: Rutebeuf (Œuvres, éd. elzévirienne, I, 208), Gervais du Bus (ici-même, p. 299), Jehan de Condé (Œuvres, éd. A. Scheler, II, p. 181, 249), etc?
[797] Une longue pièce du «registre» est intitulée pourtant: «Ch’ est des papes» (I, pp. 299-342). Mais c’est une sorte de chronique «des papes qui ont esté de mon temps», de Célestin V à Clément VI. Elle se termine par des considérations très générales sur les devoirs du pape et des cardinaux, expurgées de toute critique.
[798] Je ne vois pas, mais j’entends.
[799] émeuve.
[800] manteaux.
[801] s’embarquent.
[802] tourments, souffrances.
[803] annuels.
[804] nous gagnerons de l’argent.
[805] [services] annuels.
[806] Ce singulier conseil fait penser à la maxime, non moins surprenante, des Enseignements de Robert de Ho (éd. M. V. Young):
[807] ensemble.
[808] Et pour bien d’autres. Voir la pièce de Jehan de Condé, Des mahommés aus grans seigneurs (Œuvres..., éd. A. Scheler, II, p. 161). Cf., du même, Li dis du seigneur de Maregni, ib., II, p. 267; et Li dis de la Torche, ib., II, p. 289.
[809] Chacun sait qu’il était d’usage, au XIIe et au XIIIe siècle, de se faire coudre les manches, et non pas de les boutonner, chaque fois que l’on s’habillait; on les décousait le soir ou, dans la journée, pour se laver. Voir les textes analysés dans La Société française au XIIIe siècle, p. 63; cf. Amanieu de Sescas qui, dans son Ensenhamen de la donzela (K. Bartsch, Provenzalisches Lesebuch, p. 141, v. 80) recommande aux femmes de chambre d’avoir toujours sur elles du fil et des aiguilles pour recoudre les manches de leurs maîtresses.—Le port des boutons fut longtemps considéré pour les hommes, et surtout pour les femmes, comme «un signe de putaige». Cf. le Mirouer du Monde (éd. F. Chavannes, p. 79), qui est probablement antérieur de trois quarts de siècle aux plaintes de l’abbé Gilles: «Tant font de curiosités et de desguisemens que c’est merveille: boutons, orfrois, cotes ridées, estroites manches, chauces detrenchiées, decolées, a bouclettes d’argent...»
[810] pelisses.
[811] La mode des cornettes, pour les femmes, qui fut durable, a été pour les moralistes de la fin du XIIIe et du XIVe siècle une source inépuisable d’invectives et de plaisanteries. Voir l’Histoire littéraire, XXIII, p. 248.
Très jolie description de la coiffure féminine par Gui de Mori, l. c., p. 269; cf. La Clef d’amors (éd. Doutrepont), v. 2273 et suivants.
[812] L’auteur du Poème moral (éd. Cloëtta) ne s’étend pas moins abondamment sur le thème de la coquetterie féminine, mais avec d’autres détails:
Le chevalier de la Tour Landry, dans son livre à ses filles [1372], blâme de même avec énergie les modes nouvelles, mais surtout chez les servantes et les femmes de condition modeste:
[813] s’arranger la bouche, se plomber les sourcils.
[814] lave et frotte.
[815] lie.
[816] plie. «Je ne parle point sur les dames ne sur les damoiselles atournées qui bien le pevent faire a leur plaisir; car sur leur estat je ne pense mie a parler chose qui leur doye desplaire...». Il reproche, lui, aux «femmes servantes et femmes de chambre, clavieres et aultres de mendre estat» de «fourrer leurs doz et leurs talons, autant penne que drap, dont vous verrez leurs pennes derriere que ilz ont crottées de boue a leurs talons, tout aussy comme le treu d’une brebis soilliée derriere... Et en esté les puces s’y mucent...» (Le Livre du chevalier de La Tour Landry, éd. A. de Montaiglon, 1854, p. 49).
[817] A l’époque où écrivait le chevalier de la Tour-Landry, la mode des coiffes cornues pour les femmes et des habits courts et collants pour les hommes persistait. Le chevalier rapporte (éd. A. de Montaiglon, p. 98) le sermon d’un «saint homme evesque» sur ce sujet: «Il dist que les femmes qui estoient ainsi cornues faisoient les cornes aux hommes cours vestus, qui monstroient leurs c... et leurs brayes.»
[818] Éd.: faut.
[819] qu’ils ont raison.
[820] assemblées, réunions, syndicats.
[821] Il l’a traitée à trois reprises, dans trois pièces destinées, peut-être, à être ultérieurement fondues, sous le titre: «Li estas des seculiers»: II, 70-125; II, 152-169; II, 244-246. Voir aussi la pièce intitulée: «Dou siecle qui court a present» (II, 247-255), rédigée après que l’auteur eût recouvré la vue.
[822] Il est revenu sur ce sujet (II, 156). Tous ceux qui ont des rentes sont perdus, si ça dure; les changeurs et les monnayeurs vont se substituer à eux. Cette question des monnaies est très obscure:
Tant qu’on gagnera bien, le «commun» se taira; mais gare, au cas contraire! Car il dépense à mesure (II, 278).
[823] Ce qui suit, sur le malheur d’avoir des domestiques à gages, est à rapprocher de la rubrique «Sur l’estat des mercenaires (valets et servantes)» dans le Livre de Mandevie, daté de 1340 (Bibl. nat., fr. 1002, fol. 95); et du chapitre: «De choisir varlets, aides et chamberieres» dans le Ménagier de Paris, écrit entre 1392 et 1394 (Éd. de 1846, II, p. 53 et suiv.). Se méfier, dit le Ménagier, des serviteurs «repliquans, arrogans, haultains, raffardeurs ou de laides responses...»
Aucune allusion à un pareil état de choses dans les Ensenhamens provençaux du XIIe et du XIIIe siècle à l’usage des serviteurs, mais des serviteurs nobles. Voir J. Bathe, Die moralischen Ensenhamens im Altprovenzalischen (Warburg, Pâques 1906).
[824] L’abbé revient plus loin (II, 154) sur les valets, bergers, charruyers, etc. Ils n’acceptent plus de porter, comme c’était l’usage autrefois, les vieux habits de leurs maîtres; il leur faut des «dras nouviaus»; et ils se moquent, par dessus le marché, des patrons:
[825] changer de domestiques.
[826] il faut leur.
[827] flatter, caresser.
[828] Cf. II, 155. C’est, hélas, qu’il est toujours de plus en plus difficile, de nos jours, de trouver à se faire servir:
[829] servantes.
[830] Cf. II, 154. Les valets demandent maintenant des «loyers» exagérés; jadis, ils ne recevaient pas de quoi mettre tant d’argent «en depos» (de côté).
[831] faire le paresseux.
[832] enfer.
[833] folie.
[834] paresseux.
[835] Cf. p. 114, str. 1.—Dans sa seconde pièce «Des seculers» (II, 168), il ajoute que l’on se vante maintenant de ce dont on était blâmé jadis. «Luxurieux» est devenu un compliment: «On dist que ch’est pour chou k’on est li mieuls amet.»
[836] concubinage.
[837] Ni, non plus, la famine de 1316 (II, p. 249), plus cruelle encore (pour les pauvres), car «espée nulle n’est si trençans que famine».
[838] Monsieur l’abbé.
[839] Monsieur l’abbé.
[840] bruyamment joyeux.
[841] parleront.
[842] aillent.
[843] souliers.
[844] Malheureuses, il vous faudra nourrir vos bâtards.
[845] au service militaire.
[846] Les compagnons «de la Gale». «Il y avait à Tournay, dit M. Kervyn, de bons et joyeux compagnons qui, aussi bien que les plus braves chevaliers de Froissart, s’honoraient d’être surnommés les Galois, car ils aimaient à rire et à plaisanter.» Cf. le chapitre VIXXIIe du Livre du chevalier de la Tour Landry (éd. A. de Montaiglon, 1854), p. 241: «Cy parle des Galois et des Galoises».
[847] «Loenge a Dieu... de chou que li veue li est recouvrée, qui avoit estet aveules trois ans et plus... Se fu aidiés par un maistre nommet Jehan de Meence, qui ouvra en ses yeuls d’un instrument d’argent a maniere d’aguille... Et fu faite cheste cure, et vey des deus yeuls selonc son eage souffisçaument, l’an de grace MCCCLI, environ le fieste saint Remi...» (II, 230).
[848] On a retrouvé trace aux archives de Tournai d’un «maistre Campion», connétable des paroisses de St Piat et de Ste Catherine en cette ville, membre du collège des prévôts et jurés au milieu du XIVe siècle.
[849] peuple.