Title: L'Illustration, No. 1588, 2 Août 1873
Author: Various
Release date: August 10, 2014 [eBook #46557]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'ILLUSTRATION
JOURNAL UNIVERSEL
31e Année.--VOL. LXII--N° 1588
DIRECTION, RÉDACTION, ADMINISTRATION 22, RUE DE VERNEUIL, PARIS. |
31e Année.VOL. LXII. N° 1588 SAMEDI 2 AOUT 1873 |
SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL 60, RUE DE RICHELIEU, PARIS. |
Prix du numéro: 75 centimes La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr. |
Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.; 6 mois, 18 fr.; un
an, 36 fr.; Étranger, le port en sus. |
TEXTE Histoire de la semaine. Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand. Nos gravures: Philarète Chasles; La fresque de la Magliana; Le barbier turc; Les dernières cartouches, défense d'une maison cernée par l'ennemi; Les fêtes d'Amiens; Les tremblements de terre de la vallée du Rhône; L'incendie de Toulon. La Cage d'or, nouvelle, par M. G. de Cherville (suite). Les Suédois au Spitzberg, par W. de Fonvielle. L'emprunt égyptien. Le peintre ab ovo, par M. Blanchard (fin). Les Théâtres. M. Couder. |
GRAVURES Philarète Chasles. La fresque de la Magliana, récemment acquise par l'État, d'après un marché ratifié par l'Assemblée nationale dans sa séance du 26 juillet. Le barbier turc, d'après le tableau de M. Bonnat. Les dernières cartouches, défense d'une maison cernée par l'ennemi, d'après le tableau de M. de Neuville (Salon de 1873). Amiens: fête de nuit donnée sur le bassin de la Hotoie par la Société du Sport nautique d'Amiens. Les tremblements de terre dans le Midi de la France. Châteauneuf-du-Rhône; la grande rue; Écroulement de la maison Métral. Toulon: l'incendie de la corderie. M. Couder Rébus. |
PHILARÈTE CHASLES. D'APRÈS LA
PHOTOGRAPHIE
DE M. REUTLINGER.
L'Assemblée nationale a tenu mardi dernier sa dernière séance, et la session a été close par un Message du maréchal président de la République, dont M. le duc de Broglie est venu donner lecture à la tribune. Voici le texte de ce Message:
«Messieurs, l'Assemblée nationale a décidé qu'elle suspendrait pendant quelques mois ses travaux. Elle peut s'éloigner sans inquiétude; j'ose lui donner l'assurance que rien en son absence ne viendra compromettre l'ordre public et que son autorité légitime sera partout respectée. J'y veillerai de concert avec le ministère que j'ai choisi dans vos rangs.
«Je me félicite de voir que ce ministère est honoré de votre confiance. L'accord si désirable du gouvernement et de l'Assemblée a déjà, même dans le court espace de temps qui s'est écoulé depuis que vous m'avez remis le pouvoir, fait sentir ses heureux effets. Grâce à cette union, des lois importantes ont pu être votées presque sans débat. Je place au premier rang celle qui assure la défense du pays, en donnant une organisation définitive à l'armée que vous saluiez, il y a peu de jours, de vos acclamations.
«Quand vous vous réunirez de nouveau, un grand événement impatiemment attendu sera consommé. L'occupation étrangère aura cessé; nos départements de l'Est, qui ont si noblement payé leur dette à la patrie, puisqu'ils ont été les premières victimes de la guerre et les derniers gages de la paix, seront enfin soulagés d'une épreuve héroïquement supportée, et nous ne verrons plus sur le territoire français d'autre armée que l'armée française. Ce bienfait inappréciable est l'œuvre commune du patriotisme de tous. Mon prédécesseur a puissamment contribué par d'heureuses négociations à la préparer. Vous l'avez aidé dans sa tâche en lui prêtant un concours qui ne lui a jamais fait défaut, et en maintenant une politique prudente et ferme qui a permis au développement de a richesse publique d'effacer rapidement les traces de nos désastres. Enfin, ce sont nos laborieuses populations surtout qui ont hâté elles-mêmes l'heure de leur libération par leur empressement à se résigner aux plus lourdes charges.
«La France, dans ce jour solennel, témoignera sa reconnaissance à tous ceux qui l'ont servie; mais, dans l'expression de sa joie patriotique, elle gardera la mesure qui convient à sa dignité, et elle réprouverait, j'en suis sur, des manifestations bruyantes peu conformes au souvenir qu'elle conserve des sacrifices douloureux que la paix a coûtés.
«Cette paix si chèrement acquise, c'est notre premier besoin et notre ferme résolution de la maintenir.
«Rendue à la complète possession d'elle-même, la France sera mieux en mesure encore qu'auparavant d'entretenir avec toutes les puissances étrangères des rapports de sincère amitié. Ces sentiments sont réciproques de leur part; j'en reçois chaque jour l'assurance formelle. C'est le fruit de la sage ligne de conduite que l'Assemblée elle-même, oubliant ses dissentiments intérieurs pour ne songer qu'aux intérêts généraux de la patrie, a consacrée plus d'une fois par l'unanimité de ses suffrages; vous m'approuverez d'y persévérer.»
C'est au samedi 20 juillet, on s'en souvient, que l'Assemblée avait d'abord fixé la date de sa séparation; mais il restait à se prononcer sur un certain nombre de lois urgentes, et, malgré son désir d'en finir au plus vite, la Chambre a du prolonger de trois jours son séjour à Versailles pour régler cet arriéré. Nous n'essayerons pas d'entreprendre la nomenclature, même abrégée, de ces actes législatifs de toutes sortes qui viennent toujours encombrer l'ordre du jour des dernières séances d'une assemblée; contentons-nous de rappeler les principaux, et, parmi ceux-ci, signalons tout d'abord la ratification des traités de commerce et de navigation signés le 23 juillet avec l'Angleterre et la Belgique.
Ces deux traités, basés sur les principes du libre échange, n'ont d'autre objet que de renouveler ceux qui avaient été conclus dans le même esprit en 1860 et qui avaient été dénoncés, on s'en souvient, au mois de mars de l'année dernière. On sait par quelles protestations le commerce et l'industrie avaient accueilli cette dénonciation, que l'Assemblée s'était vue en quelque sorte contrainte de sanctionner par des motifs purement politiques. L'expérience faite depuis cette époque n'avait fait que confirmer les funestes résultats produits par le retour à des doctrines protectionnistes depuis longtemps condamnées. C'est donc à la presque unanimité que l'Assemblée est revenue cette fois sur une détermination qu'elle n'avait prise qu'à contre-cœur.
Il en a été de même de la loi frappant d'impôts les matières premières, qui a été abrogée sans peine, car les quelques mois depuis lesquels elle fonctionnait avaient suffi non-seulement pour justifier les plaintes qu'elle avait suscitées à sa naissance, mais encore pour démontrer sa complète inefficacité au point de vue fiscal.
Mais cette œuvre réparatrice fût demeurée incomplète si l'Assemblée n'était revenue, du même coup, sur une autre mesure analogue et dont les résultats n'avaient pas été plus heureux: celle qui frappait d'une surtaxe, à leur entrée dans les ports français, les marchandises importées sous pavillon étranger. C'est M. Rouvier, député des Bouches-du-Rhône, qui a porté cette dernière question à la tribune; M. Rouher a insisté à son tour pour en demander la solution immédiate, et dès le surlendemain cette dernière application d'une politique économique surannée disparaissait à son tour sans que personne, suivant l'expression de M. Rouher, se fut présenté pour en faire l'oraison funèbre.
L'espace nous a manqué, dans notre précédent bulletin, pour enregistrer un acte législatif important et dont la discussion était, du reste, à peine achevée au moment où nous écrivions; nous voulons parler de la loi due à l'initiative de M. le ministre de la justice et ayant pour objet de déléguer à la Commission de permanence, pendant les vacances de l'Assemblée, le droit d'autoriser les poursuites contre ceux qui se seraient rendus coupables d'offenses envers la représentation nationale. Cette loi, très-vivement controversée dans la presse dès le moment où elle fut proposée, n'a pas fait l'objet d'un débat moins animé au sein de la Chambre. Elle ne tend à rien moins, en effet, qu'à donner à une fraction minime de l'Assemblée, délibérant à huis clos, une prérogative qui n'avait jusqu'à présent appartenu qu'à l'Assemblée tout entière, délibérant en séance publique et dans des conditions où, par conséquent, toutes les opinions pouvaient librement se produire; tels sont, résumés en quelques mots, les arguments présentés par les adversaires du projet; ils en ajoutaient un autre, motivé par l'ambiguïté de sa rédaction, c'est que l'autorisation de poursuites pourrait s'appliquer à un membre même de l'Assemblée et qu'alors l'inviolabilité parlementaire n'existerait plus. M. Lucien Brun, rapporteur du projet de loi, et M. Ernoul, après lui, se sont chargés de répondre à ces objections.
Nous n'entendons nullement, a dit M. Lucien Brun, porter atteinte à l'inviolabilité parlementaire; mais si des discours violents étaient prononcés dans une réunion et qu'un journal les reproduisit, ce journal serait poursuivi, et, a ajouté l'orateur, comme on ne se tire pas des feux d'artifice à soi-même, les ennemis de l'Assemblée ne s'amuseront pas à aller prononcer en province des discours qui n'auraient aucun retentissement.
M. Gambetta, trop directement mis en cause par cette boutade, a vainement essayé de protester, et M. Ernoul a terminé la discussion en affirmant de nouveau que le seul but de la loi était de garantir l'Assemblée des insultes des journaux démagogiques, à qui la législation en vigueur jusqu'à présent assurait chaque année trois ou quatre mois de licence absolue pendant les vacances parlementaires. Le projet a ensuite été adopté par 396 voix contre 263.
L'événement de la semaine, c'est la capture, par la frégate prussienne Frédéric-Charles, de la canonnière à vapeur espagnole la Vigilante, que les insurgés de Carthagène avaient fait sortir du port après s'en être emparés. Un décret du gouvernement de Madrid, publié la veille par la Gazette officielle, déclarait que les bâtiments portant le pavillon insurgé, considérés comme pirates, pouvaient être capturés par les puissances étrangères et invitait celles-ci à prêter main-forte aux autorités espagnoles. Ce décret, contraire aux règles du droit des gens, avait été accueilli presque partout avec surprise aussitôt que la nouvelle en avait été transmise par le télégraphe; l'étonnement fut bien plus grand encore lorsqu'on apprit l'acte du commandant prussien, qui paraissait contraire à tous les principes de non-intervention à peu près universellement admis, et un certain nombre de journaux n'hésitèrent pas à accuser l'Allemagne de vouloir ressusciter la candidature du prince Hohenzollern, et relever le trône d'Espagne à son profit. Aujourd'hui que la lumière commence à se faire sur cet incident, on peut l'apprécier avec plus de calme et reconnaître que la portée en est infiniment moins grave qu'on ne l'avait pensé d'abord. D'après des renseignements dignes de foi, il paraît avéré que le capitaine du Frédéric-Charles ne connaissait même pas le décret du gouvernement de Madrid lorsqu'il a capturé la Vigilante; il a rencontré un navire armé en guerre, portant un pavillon non reconnu, et l'a arrêté, croyant simplement se conformer en cela au devoir de tout commandant d'un navire de guerre.
On sait d'autre part que les insurgés, exaspérés par la capture de leur navire, menacèrent, s'il ne leur était pas rendu, de mettre à mort le consul allemand à Carthagène. Le commandant du Frédéric-Charles, à cette nouvelle, réunit en conseil le commandant d'un autre navire allemand et le commodore anglais, et conclut avec les insurgés un traité qui fut signé par ce dernier, et d'après lequel l'équipage de la Vigilante fut mis en liberté. La canonnière fut ensuite conduite à Gibraltar et remise aux autorités espagnoles. Ajoutons, comme dernier renseignement, que l'ambassadeur espagnol à Berlin s'étant présenté devant le ministre des affaires étrangères de Prusse pour le remercier de l'intervention du Frédéric-Charles, M. de Balan aurait décliné ses remercîments de la manière la plus énergique, et aurait déclaré que l'Allemagne entendait appliquer toujours le principe de la non-intervention.
L'Osservatore romano a publié le texte de l'allocution que le Pape vient de prononcer dans le consistoire tenu au Vatican le 25 juillet; elle est entièrement et exclusivement consacrée à la loi sur les corporations religieuses de la ville de Rome, votée le mois dernier par le Parlement italien et promulguée par le roi. Nous n'apprendrons rien à nos lecteurs en leur disant que le Saint-Père non-seulement désapprouve cette loi, mais qu'il la condamne dans les termes les plus vifs.
Non content de déclarer qu'elle est opposée au droit divin et réprouvée même par la science légale comme contraire à tout droit naturel et humain, il la qualifie d'entreprise scélérate, inspirée par la malice et par l'impiété. Aussi prononce-t-il l'excommunication majeure contre les «mandants, fauteurs, consulteurs, adhérents, exécuteurs et acheteurs de biens ecclésiastiques». Le gouvernement italien s'attendait à cet acte de censure. Aussi le ministre garde des sceaux vient-il d'adresser aux procureurs du roi une circulaire où sont indiquées les règles à suivre dans le cas où l'allocution pontificale contiendrait des offenses à la personne du roi ou aux lois de l'État. Il prescrit à ces magistrats de saisir les journaux qui la publieraient. Les autorités locales sont invitées à en interdire la lecture du haut de la chaire et à poursuivre les prêtres qui se rendraient coupables d'une transgression de la loi.
Tels et tels nous disaient: «Faites donc votre valise. A dater du 27 juillet, Paris ne sera plus qu'un désert. Les passants auront cessé de passer dans les rues. On y cherchera vainement des yeux un théâtre. La Chambre sera en vacances. Nul n'écrira plus un mot, puisque personne ne sera là pour lire. Vous pourrez vous échapper comme tout le monde. Vous pourrez aller voir la mer, courir les bois, vous asseoir sur l'herbe.» Promesses mensongères! La ville n'a jamais été plus affairée; l'Assemblée a toujours un ordre du jour des plus chargés. Vingt théâtres s'obstinent à jouer. Presque tous nous donnent même en guise de nouveautés de jolies choses arrangées de façon à faire dresser les cheveux sur la tête.
On commence, il est vrai, à réagir un peu contre ces horreurs. L'indignation des critiques est un mouvement imprévu et qui ne manque pas de comique. Pourquoi tant de fureur aujourd'hui, après avoir montré tant de tolérance? Ah! cela vient de ce qu'il n'y a plus moyen d'y tenir. Le drame moderne est devenu cru comme la Morgue et réel comme un musée en cire qui porte le nom d'un chirurgien célèbre. Le feuilleton s'est cabré justement le lendemain de la première représentation de Thérèse Faquin: une femme qui noie son mari de complicité avec son amant et qui épouse ce dernier en secondes noces. Au milieu de ce fait effroyable, quatre comparses qui jouent au domino! Cela est devenu un genre; Ange Bosani continue la série. Tous les ulcères du monde social sont maintenant étalés sur les planches, et sans le moindre ménagement. Les critiques s'écrient;
--Nous avons bu assez d'alcool; servez-nous du petit lait. Assez de crimes, ramenez-nous à l'idylle.
Ils en parlent bien à leur aise, nos excellents confrères. Les mœurs littéraires d'un temps ne sont pas une chose qu'on puisse changer d'un coup de baguette. Voilà quarante ans que l'horrible fleurit chez nous en pleine terre. Depuis quarante ans, la mode a marché crescendo. Dans l'origine on s'était mis à protester, «On nous donne à manger trop de charogne», s'écriait Stendhal. Jules Janin faisait l'Ane mort et la femme guillotinée, justement afin de combattre ce travers ou par l'exagération ou par le ridicule. L'excès revenant, on se reprend à pousser des cris. Ces clameurs n'y feront rien, soyez-en sûrs. Quand il a fait jouer la Femme de Claude, M. Alexandre Dumas fils, plaidant les circonstances atténuantes, nous a rappelé que la comédie est un miroir. «Si je ne vous fais voir que des monstres, c'est que je ne rencontre que des monstres», ajoutait-il. Au fait, que répondre à l'objection? Un photographe ne peut reproduire que ce qu'il a sous les yeux.
Toute la question, à la vérité, est là. Mais êtes-vous sûr de bien voir? Il est des peintres qui ont la jeunesse toute leur vie. Il en est pour lesquels le monde n'a jamais cessé d'être gris, comme M. Ingres. Pourquoi Eugène Delacroix ne faisait-il que des chevaux roses? Nos auteurs ne savent employer que la plume chirurgicale de Balzac ou que le crayon noir de Goya. N'est-ce pas parce qu'ils regardent mal ou de travers?
Tenez, comme preuve entre mille, voici une scène qui s'est passée, la semaine dernière, avenue de la Grande-Armée, à l'entrée de la fête patronale de Neuilly. Des saltimbanques avaient dressé par là une baraque en toile, ils y faisaient voir je ne sais quel phénomène, un veau à deux têtes, une femme à barbe, un phoque, tout ce qu'il vous plaira. Entrez, messieurs, disait le pitre; entrez, mesdames, ça ne coûte que deux sous!
Un homme en blouse sort de la baraque. Il a l'air vexé d'un renard qui aurait été plumé par une poule.
--Floué! dit-il.
Au même instant passe une pauvrette portant un enfant maigre sur les bras.
--Allons! il faut que je me refasse!
En disant cela, l'ouvrier prend deux sous dans sa poche et les donne à la mendiante.
Est-ce qu'il n'y a pas du beau moral là-dedans?
La contre-partie, j'en conviens, n'est ni difficile ni longue à trouver. Messieurs de la haute-gomme sont le plus souvent de fort vilains drôles. De l'un d'eux on me rapporte un mot terrible dont l'authenticité est malheureusement garantie.
Après avoir mangé un demi-million avec des grues, le gommeux, à bout d'expédients, s'arrête au parti d'aller trouver son père. Il a dix mille francs à lui demander.
--Dix mille francs! s'écrie le vieillard qui n'est pourtant pas un harpagon, mais c'est une somme, cela!
--Bast! en cherchant bien dans tes vieux tiroirs...
--Je vous assure, monsieur mon fils, que je n'ai pu prêter hier cinquante louis à l'un de mes vieux amis, un homme considéré et solvable.
--Solvable! solvable! Ne dirait-on pas, mon père, que tu t'exposes à perdre avec moi? Eh! mon Dieu, moi aussi je serai solvable et je te payerai,--ne fût-ce qu'après ta mort.
Le joli monde, et comment le peindre, si ce n'est en noir!
Un vote récent de l'Assemblée nationale, ratifiant le marché de M. Thiers, a déclaré que les fresques de la Magliana demeureraient à la France. A ce sujet, un député de la droite, qu'on dit fort compétent en matière d'art, avait demandé qu'on passât outre. L'honorable M. Buisson (de l'Aude) niait que les peintures fussent de Raphaël.
Il n'avait à invoquer d'autre raison que celle-ci, c'est qu'à première vue il n'avait pas éprouvé de saisissement. A la vérité, on lui objectait qu'un membre de l'Académie française, ancien inspecteur des beaux-arts, avait presque tremblé comme la feuille, agité d'un religieux respect, aussitôt qu'il avait été mis en regard des fresques. En effet, M. L. Vitet, mort si vite, s'était découvert pieusement.
--Je commence par saluer le grand maître, disait-il.
Quoi qu'il en soit, le mot de saisissement, prononcé par M. Buisson, a rapidement fait fortune. En ce moment même, il fait son tour de France, porté sur les ailes de cinq cents journaux de toutes couleurs. Il est tout à la fois l'opposé et l'analogue d'un autre mot fameux du maréchal Soult. C'était de même à propos d'un chef-d'œuvre.
Il s'agissait de cette Vierge de Murillo que le duc de Morny a payée plus tard un denier énorme, c'est-à-dire plus de sept cent mille francs. Sous Louis-Philippe, à l'époque où le vieux duc de Dalmatie était ministre de la guerre, toujours assidu au palais des Tuileries, une jeune princesse de la famille royale, un peu maligne, lui demandait de quelle façon il avait eu ce tableau du plus grand des peintres espagnols.
--Altesse, c'était pendant nos conquêtes de l'autre côté des Pyrénées, répondit le soldat avec l'accent un peu gascon qui donnait tant de relief à sa parole. Nous étions à Burgos. J'entrai avec la victoire dans l'église d'un couvent. Là, je vis la Vierge de Murillo, et tout aussitôt une idée de ravissement me monta à la tête.
Il n'y a rien de plus joli que la manière dont ce mot de ravissement est enchâssé dans la phrase du maréchal.
Pour que je ne m'écarte pas trop de ces thèmes de tableaux et de sujets sacrés, laissez-moi rappeler ici un épisode de la vie d'un de nos grands artistes contemporains. Je parle de celui qui a jeté sur la toile la Bataille des Cimbres et des Teutons.
La scène se passait dans les rues de Beauvais, pendant la Fête-Dieu. On disait: «Voilà la procession.» Deux cents jeunes filles en blanc jetaient à terre des bluets, des roses, des œillets. En présence de ce spectacle, Alexandre Decamps, qui avait trop d'esprit pour ne pas respecter toutes les croyances, s'était découvert à la hâte; seulement, fumeur intrépide et distrait, il avait oublié de retirer sa pipe.
L'évêque du diocèse, qui le connaissait, lui dit à demi-voix, en passant:
--Ah! monsieur Decamps, vous fumez!
--Pardon, monseigneur, lui répondit le peintre sans se déconcerter, mais l'encensoir fume bien!
--C'est juste, répondit le prélat en souriant de ce qu'il savait n'être qu'un oubli.
Sous quelques jours va commencer une scie patriotique qui revient invariablement chaque année, celle des distributions de prix. Il n'y aura alors d'un bout à l'autre de la ville que discours d'académie, fanfares, lauriers en papier peint et larmes de joie tombant de l'œil des mères. Le ministre de l'instruction publique a déjà désigné ceux des éminents personnages auxquels incombera le devoir de présider ces importantes cérémonies. C'est un festoiement qui se prolongera pendant tout le mois d'août. Étonnez-vous d'apprendre que tant de fils d'Alceste se hâtent de quitter Paris avant que ce jeu commence!
Chose à noter, il a été un moment question de faire présider toutes les distributions de prix par des généraux en grand uniforme. Les pensionnats de demoiselles ne devaient pas être exceptés. Pour légitimer cette manifestation, de bons esprits invoquaient une raison de haute politique. Dès à présent, la France entière redevient un soldat. Toute la nation est militaire. Il faut donc qu'on s'habitue à donner une physionomie guerrière à nos mœurs mêmes les plus pacifiques. La chose a été sur le point d'être adoptée. Elle l'aurait été sans doute sans la vive protestation des généraux qui ont réclamé un sursis.
--Remettons la chose à l'année prochaine, auraient dit plusieurs d'entre eux. Présider des distributions de prix, c'est un métier à apprendre, nous ne sommes pas encore prêts.
A l'appui de cette opinion, l'un d'eux, rude et excellent sabreur, ne craignait point de rappeler un souvenir qui lui est personnel.
Cela se passait sur la fin du second empire.
A la distribution des prix d'un des lycées de Paris, le proviseur aperçut dans la foule des spectateurs le susdit général, illustre épée qui venait là pour être témoin des triomphes classiques d'un cancre de petit-fils.
Aussitôt invitation fut faite au guerrier de prendre place sur l'estrade. Chacun de s'empresser, chacun de lui faire honneur.
--Général, vous allez nous aider à couronner cette jeunesse. Vos mains glorieuses rehausseront encore le prix de nos couronnes.
--Mais, objectait le général, je ne sais pas trop comment cela se manigance.
--Rien de plus simple. En remettant le livre à l'élève appelé, vulgo au lauréat, vous lui adressez quelques paroles bien senties.
Quelques instants après, on appelle le prix d'honneur, volumes et lauriers sont remis au général. L'élève s'approche en s'inclinant. Un moment le général hésite. On croit deviner qu'il aimerait mieux être au feu. A la fin il se recueille, il cherche; puis, tout à coup:
--S.... nom de D..., jeune homme, lui dit-il, voici le prix de votre récompense.
Il y a eu, la semaine passée encore, comme une atmosphère de duel au-dessus de Paris, Plusieurs rencontres à main armée étaient arrangées. Quelques-unes ont eu lieu, et, comme toujours, entre hommes politiques et journalistes.
«Un duel, disait Lamennais, cherchez toutes les excuses qu'il vous plaira, c'est la guerre civile en raccourci.» Ce n'est certainement pas le moment de continuer cette guerre. Mais que voulez-vous? Ni la parole des sages, ni les lois de fer, ni le fouet des poètes, n'ont pu guérir notre génération de cette triste et inutile manie. A toute secousse sociale, de vingt-cinq ans en vingt-cinq ans, on est sûr de le voir reparaître.
En 1833, après plus de cinquante duels entre royalistes et républicains, une scène curieuse se passait à l'ancien National. Armand Carre! déplorait que le duel persistât. Il se lamentait donc à ce sujet en présence d'un de ses collaborateurs, fort homme d'esprit. J'ai nommé Thibaudeau, le fils de l'ancien sénateur, si fécond en réparties vives et piquantes.
--Je ne vois qu'un moyen de contrecarrer le duel, lui disait ce dernier, c'est de le prendre par le ridicule.
--Faites comme vous l'entendrez, répondit Armand Carrel.
Et Thibaudeau improvisa l'entre-filet suivant, épigramme toute française, on en conviendra:
«On assure qu'une rencontre a eu lieu au bois de Boulogne entre M. Jules D*** et M. Théophile S***. Arrivés en voiture à la porte Maillot, les deux adversaires, accompagnés de quatre témoins, se sont enfoncés dans le bois. Les deux coups de pistolet ont été échangés sans résultat. Sur la déclaration des témoins que l'honneur était satisfait, ces messieurs sont allés déjeuner au restaurant voisin. Le sujet de la querelle entre M. Jules D*** et M. Théophile S*** était une rivalité de profession: ils sont tous deux décrotteurs.»
--Très-joli, s'écria Armand Carrel, mais cela ne corrigera personne.
Il a bien prouvé par lui-même qu'on ne réforme personne, puisqu'il s'est fait tuer, trois ans après, de cette même façon, à Saint-Mandé.
Philibert Audebrand.
LA FRESQUE DE LA MAGLIANA.
Récemment acquise par l'État,
d'après un marché ratifié par l'Assemblée nationale dans sa séance du 26
juillet.
LE BARBIER TURC.
D'après le tableau de M. Bonnat.
La littérature française vient de faire une perte réelle, et depuis Sainte-Beuve elle n'avait pas vu disparaître un écrivain du talent et de la valeur de Philarète Chasles. Critique érudit et profond, professeur éloquent, M. Philarète Chasles avait marqué d'une façon inoubliable dans l'histoire des lettres au XIXe siècle. C'était une figure toute particulière et bien personnelle, un homme autant qu'un littérateur, et dont le tempérament fougueux, l'esprit sans cesse en éveil, la vigueur militante, s'alliaient à la plus exquise distinction de style et savaient revêtir tour à tour la forme la plus aimable et la plus colorée.
M. Philarète Chasles avait bien près de soixante-quatorze ans lorsqu'il est mort à Venise, et certes ou n'eût jamais deviné que cette individualité si vivante, si pétulante encore, était si près de sa fin. Il portait, depuis quelques années, sa barbe entière, devenue toute blanche, et il ne ressemblait guère à ce qu'il était, il y a quelque dix ans, peigné, sanglé et la moustache cirée. Il avait plus de majesté et semblait avoir quelque chose de plus robuste avec cette barbe de vieillard. Philarète Chasles était né à la fin du siècle passé, le 8 octobre 1799, à Mainvilliers, près de Chartres. Son père, Louis Chasles, député d'Eure-et-Loire à la Convention nationale, ancien abbé et professeur de rhétorique, lui avait fait donner deux prénoms tirés du grec, à la mode du temps, Euphémon et Philarète. C'était une figure énergique, ce vieux conventionnel, dont M. Philarète Chasles a plus d'une fois évoqué la mémoire dans ses écrits. Envoyé comme commissaire de la Convention à l'armée du Nord, il fut blessé d'un éclat d'obus à la bataille d'Hondschoote et revint à la Convention avec une jambe de bois. A la suite des journées de germinal, il devait être enfermé à Ham, où il devait rester jusqu'à l'amnistie du 4 brumaire. On comprend que le jeune Philarète Chasles ait été élevé par lui dans les principes du XVIIIe siècle et dans les idées patriotiques de la Révolution. A onze ans, le futur écrivain entrait au prytanée militaire de Saint-Cyr, puis au lycée d'Angers, et enfin il apprenait un métier, celui d'imprimeur, le vieux conventionnel voulant qu'au besoin son fils put vivre de ses mains.
C'était en 1815. L'imprimeur était, paraît-il, mal noté de la police de Louis XVIII. Un beau jour on vînt l'arrêter, lui et son apprenti, Philarète Chasles, qui fut jeté à la Conciergerie. Ce fut Chateaubriand qui s'interposa pour l'en faire sortir. Philarète Chasles partit pour l'Angleterre, et jusqu'à l'année 1825, pendant dix ans, il voyagea. Il étudia la langue et la littérature anglaise, il alla en Allemagne juger sur place la science et les esprits d'outre-Rhin, il dut enfin à cette sorte d'exil l'originalité même de son talent. En effet, de retour en France, il devait s'attacher à faire connaître chez nous ce que nous ignorons volontiers, c'est-à-dire les littératures et les pays étrangers. Il fut le véritable initiateur de notre patrie à la connaissance de ses voisins. Loin de procéder par l'imitation ou le pastiche, comme le faisait alors volontiers l'école romantique, Philarète Chasles analysait les œuvres originales de nos voisins, les éclairait par l'étude des mœurs, des milieux où elles s'étaient produites, et, en somme, il donnait le premier l'exemple de l'application d'une théorie qu'on a développée plus tard: l'œuvre expliquée par le tempérament et la race de l'ouvrier. C'est M. Chasles qui, par exemple, divisa les littérateurs en deux grands camps, si je puis dire, le camp des latins et celui des germains. Depuis lui, que de variations n'a-t-on point faites sur ce thème et combien en fera-t-on encore!
Pendant quarante ans, Philarète Chasles continua cette œuvre commencée au lendemain de sa vingt-cinquième année. Il popularisa en France l'étranger; il ouvrit, en quelque sorte, de nouveaux débouchés à l'esprit gaulois, et, dans ce libre échange des trésors littéraires, son intervention fut décisive. La réputation dont jouissait ce maître de la critique ne fut jamais proportionnée à son mérite. Lorsqu'en 1825 il concourut par l'Éloge de de Thou, l'Académie française partagea son prix entre lui et M. Patin; en 1827, même partage entre Philarète Chasles et Saint-Marc Girardin pour le concours sur la marche et les progrès de la langue et de la littérature française au XVIe siècle. Mais quelles destinées diverses attendaient ces lauréats! Qui eût dit que, des trois, le plus remarquable, Philarète Chasles, recevrait le moins d'honneurs dans sa vie! Philarète Chasles, en effet, vécut simple littérateur et mourut professeur du Collège de France. Ce n'est pas assez, mais il aura eu du moins cette consolation de sentir, en son for intérieur, que, parmi les trente ou quarante volumes qu'il laisse après lui, dix au moins seront conservés par la postérité, et tous peut-être consultés par les érudits à venir. C'est, en effet, une véritable encyclopédie personnelle que l'œuvre de Philarète Chasles, et qui part de l'antiquité grecque et latine pour arriver jusqu'aux auteurs contemporains. Tandis que Sainte-Beuve se contente d'étudier plus spécialement les écrivains de souche française, de notre terroir, la curiosité de Philarète Chasles est plus grande, ses recherches sont plus étendues. Il est moins exquis, mais plus vaste.
Poète, philosophe, moraliste, Philarète Chasles fut en quelque sorte un critique humouriste, un essayiste, dans le genre anglais. Ce n'est point sans cause qu'il aima toujours ce pays de refuge où il avait connu Byron et ses amis. Et, entre toutes ses œuvres, qui sont fort nombreuses, on relira avec plaisir les études sur l'Angleterre, d'un intérêt si profond et d'un charme si grand. Au reste, il faut tout relire dans Philarète Chasles, et on connaîtra intimement cette attirante physionomie littéraire lorsqu'on aura médité un petit livre de Pensées qu'il publia, il y a six ou sept ans, sous ce titre: Questions du temps et problèmes d'autrefois. Là, le professeur entraînant a résumé tout ce qu'il pensait sur l'histoire, la vie sociale, la littérature. C'est un choix, c'est le dessus du panier de son talent. Mais qui nous rendra l'orateur imprévu, bouillant, curieux, impétueux, ironique, incisif, enthousiaste, du Collège de France? Encore une fois, c'est une perte profonde pour les lettres françaises que la mort d'un tel homme, et la mort n'a plus, hélas! à courber dix fronts encore pour avoir abattu toutes les têtes qui dépassent aujourd'hui la moyenne des hommes de ce temps.
Jules Claretie.
Les appréhensions qu'avait pu faire naître dans ces derniers temps la tournure des polémiques relatives à la fresque de Raphaël ont heureusement été vaines; le bon sens et le patriotisme français l'ont emporté; les intérêts de l'art n'ont pas été sacrifiés aux mesquines rancunes de la politique, et l'acquisition conditionnelle faite par le gouvernement de M. Thiers vient d'être ratifiée à une majorité considérable par un vote de l'Assemblée nationale.
L'intéressant travail publié par M. Gruyer, inspecteur des beaux-arts, dans la Gazette des beaux-arts du mois de mai dernier, nous permet de remonter en toute certitude à l'origine de l'œuvre de Raphaël et d'en fixer la date avec une sorte de précision. Ancien rendez-vous de chasse des papes du XVe et du XVIe siècle, c'est à Jules II que la résidence de la Magliana dut ses principaux embellissements; une chapelle y fut construite dans les appartements du rez-de-chaussée, et un des plus illustres élèves du Pérugin, Spagna peut-être, y exécuta les fresques de l'Annonciation et de la Visitation, qu'on y admire encore.
Léon X hérita de l'attachement de son prédécesseur pour la Magliana, et chargea Raphaël d'achever la décoration de la chapelle. Raphaël y peignit, dans un des arcs de la nef, un Martyre de sainte Cécile, dont il ne subsiste plus que quelques morceaux, mais dont la composition nous a été conservée par une gravure de Marc-Antoine, et représenta, dans la voûte qui surmontait l'autel, le Père éternel bénissant le monde au milieu d'un groupe d'anges et de chérubins. C'est cette dernière fresque,--que reproduit aujourd'hui l'Illustration,--qui appartient désormais à la France.
Délaissée par les papes à partir du XVIIe siècle, la Magliana devint plus tard la propriété des religieuses de Sainte-Cécile, qui firent transporter la fresque sur toile pour l'engager au mont-de-piété, d'où elle revint dans une des salles d'entrée de la basilique de Sainte-Cécile; c'est là que M. Oudry la vit en 1869, et l'acheta pour la rapporter en France, on devine au prix de combien de difficultés.
Ce qui est étonnant, c'est que cette peinture, ainsi arrachée à sa destination première, plus promenée de demeures en demeures et de pays en pays, livrée parfois, dans les intervalles de toutes ces pérégrinations, à la main sacrilège d'ignorants restaurateurs, ait pu conserver encore, après tant de vicissitudes, ce caractère de grâce et de juvénile fraîcheur, personnel aux œuvres du maître.
La gravure ne peut rendre tout l'effet de ce limbe de forme ovale, de cette maudorla, foyer de lumière divine, à fond d'azur autrefois parsemé d'étoiles d'or, d'où se détache l'imposante figure du Père éternel, dont la main droite s'élève pour bénir le monde, qu'embrasse son regard; les sept têtes de chérubins, disposées symétriquement autour de la maudorla, sont très-endommagées et ont été repeintes en grande partie; il reste néanmoins dans l'expression de certains regards, dans l'arrangement des figures, dans le sentiment divin qui s'y découvre, quelque chose où transparaît encore le charme de Raphaël; mais où il se retrouve tout entier, c'est dans les deux anges placés à droite et à gauche, dont les mains répandent des fleurs sur le monde avec les bénédictions célestes; dans la spontanéité des attitudes, dans l'agencement des draperies, dans la pureté des formes, l'inspiration, et, nous oserions presque dire, la main du Sanzio se révèle par des signes irrécusables; nous sommes en face d'une création qui s'impose à notre jugement et nous pénètre invinciblement.
La place nous manquerait pour discuter dans tous ses détails la fresque de la Magliana, et nous devons nous borner à renvoyer nos lecteurs au travail remarquable que nous citions tout à l'heure. L'opinion de M. Gruyer, qui a consacré sa vie à l'élude de Raphaël, a une autorité incontestable en pareille matière; aucun doute n'est plus possible pour quiconque a lu attentivement les quelques pages si consciencieuses et si pleines, dont il a fait une sorte d'état civil ému de la voûte de la Magliana; que Raphaël ait seulement présidé à l'exécution de la fresque ou qu'il l'ait peinte lui-même, telle est l'unique question sur laquelle l'hésitation soit permise. Mais qui donc oserait dire que les Loges ne sont pas son œuvre, bien qu'on sache péremptoirement qu'il n'en a peint lui-même que quelques morceaux tout au plus?
L'authenticité est donc incontestable et incontestée, comme avait raison de l'écrire M. Vitet dans la trop courte note, insérée en mai dernier dans la Revue des deux mondes. Reste la question de savoir si le prix de 200,000 francs est exagéré. Ici, la discussion reprend tous ses droits, et nous ne nous refusons pas absolument à admettre qu'on eût pu obtenir de meilleures conditions. Quoi qu'il en soit, la France possède désormais une fresque de Raphaël, inestimable joyau pour nos collections, et, quelques regrets qu'il soit légitime d'exprimer sur les altérations qu'elle a subies, nous ne pouvons nous empêcher, en nous plaçant en dehors de toute considération politique étrangère au sujet, de remercier M. Thiers et l'Assemblée de nous l'avoir conservée.
Francion.
Ce n'est pas l'Orient, avec ses splendeurs éblouissantes et ses couleurs aux mille reflets, que nous représente M. Donnai; mosquées, minarets, bazars, tout cela est connu, nous l'avons vu et revu cent fois. M. Bonnat, lui, semble se complaire davantage dans les scènes d'intérieur; il aime à étudier de près les mœurs de ces pays si différents des nôtres, il cherche à y prendre la vie sur le fait, et à nous la rendre, telle qu'elle lui est apparue, dans toute son étrange simplicité.
Voyez plutôt cette boutique de barbier, sans meubles, sans accessoires autres que quelques plats et quelques rasoirs appendus aux murs: comme l'opérateur se tient droit, bien campé sur ses pieds nus! quel naturel dans sa robe flottante, serrée seulement à la ceinture! quelle vérité dans la tête un peu inclinée de côté et dans le mouvement des mains, dont l'une appuie sur la peau, tandis que l'autre manie avec dextérité le redoutable instrument! Et le patient, accroupi avec un sérieux tout oriental, joue-t-il assez complètement son rôle passif! Jambes et mains croisées, œil fermé, corps immobile, quelle attitude résignée! et comme ou reconnaît bien le musulman qui obéit à la loi du Prophète en livrant son crâne au rasoir du barbier!
Conçue sans prétention, dessinée avec soin, cette jolie étude est peinte avec la chaleur de ton qui caractérise le talent de M. Bonnat, et nous sommes heureux, en la retrouvant gravée dans l'Illustration, de nous rappeler tout le succès qu'elle obtint au dernier Salon.
Si la peinture militaire était assez médiocrement représentée au dernier Salon, elle y comptait, du moins, deux œuvres tout à fait remarquables, la Retraite, de M. Detaille, que l'Illustration a récemment publiée, et les Dernières cartouches, de M. de Neuville, qu'elle reproduit aujourd'hui.
Jamais tableau ne fit plus de sensation, du premier au dernier jour de l'exposition. Nous sommes dans quelque pauvre maison de campagne, où se sont réfugiés pêle-mêle des soldats isolés de tout arme et de tout grade; l'ennemi les a découverts, il les a cernés, et tout un bataillon, tout un régiment est là peut-être autour d'eux, les criblant de balles et d'obus.
Mais il n'importe; ils ont juré de se défendre, ils iront jusqu'au bout; tant qu'ils auront un fusil en état et une cartouche à y mettre, il y aura toujours un brave parmi eux pour faire feu sur les assaillants.
Sans doute ils finiront par succomber, le nombre des ennemis et le manque de munitions triompheront tôt ou tard de leur héroïque obstination, du moins ils auront vendu chèrement leur vie, et l'honneur français sera sauvé.
Leur refuge est pourtant tout démantelé; la mitraille y éclate de toutes parts; le toit menace ruine, les planchers s'effondrent, les portes ne tiennent plus; le matelas dont on avait garni l'unique fenêtre est lui-même criblé de balles. Et au milieu de tout ce fracas de poussière et de fumée, que font nos malheureux soldats?--L'un, un turco aux traits accentués, charge le fusil qu'ajuste un officier, et dont chaque coup fait un mort au dehors; un autre officier, tout blessé qu'il est, se penche encore pour juger du résultat du coup, tandis que deux vieux troupiers, accroupis à terre, réunissent tout ce qu'ils peuvent trouver de cartouches dans les sacs de leurs camarades, tombés auprès d'eux.
La scène est complétée par la présence d'un malheureux blessé qui agonise dans un lit placé dans une alcôve, au fond de la pièce; devant lui se tient debout, les mains dans les poches, l'œil fixe, un chasseur dont le fusil brisé gît à terre. Réduit à l'impuissance, il attend la mort avec l'impassibilité du brave; son calme et sa résolution ont quelque chose d'effrayant.
L'ensemble du tableau tout entier est, d'ailleurs, d'une rare unité; tous ces soldats français réunis dans un même élan de patriotique désespoir et de suprême agonie, sont absolument vivants; leur expression est saisissante au plus haut degré; c'est bien la dernière convulsion de la France se débattant sous le pied de son vainqueur; en ne voulant peindre que le courage de quelques soldats, M. de Neuville a fait une œuvre historique, qu'on ne saurait jamais louer autant qu'on l'a admirée.
Dimanche dernier, pendant une nuit des plus splendides de l'été que nous traversons, la ville d'Amiens était en fête; une solennité nautique y avait attiré une grande partie des habitants du département de la Somme... et autres circonvoisins. La belle promenade que Mlle de la Hotoie a léguée à la ville, et qui porte son nom, était le théâtre où, dans une naumachie improvisée, ont défilé pendant deux heures, devant la foule charmée, des bateaux surmontés des créations les plus fantastiques, illuminées en transparent, brillantes de lumières qui se reflétaient dans l'eau qu'elles sillonnaient de longues traînées de feu.
Le lieu de la scène était, avons-nous dit, une naumachie improvisée. Effectivement, au centre de cette belle promenade se trouvent deux vastes prairies de 500 mètres de longueur, mises en communication avec la rivière de Somme; au moyen d'un batardeau on les inonde, et ce qui était dimanche un champ de courses nautiques sera, dans quelques jours, fauché comme un simple pré.
C'est un singulier spectacle de voir ces temples, ces moulins, ces pavillons, éblouissants de lumières, glissant majestueusement sur l'eau qui les reflète, sans que rien vienne indiquer quel est le moteur qui les met en mouvement. Il en est de cela comme des décorations de théâtre, il ne faut pas voir l'envers de la toile.
La simple énumération des bateaux qui se sont présentés serait trop longue pour trouver place ici; leur nombre était tel que nous n'avons pu en représenter que quelques-uns parmi ceux que représentent notre dessin, et, si nous avions fonctionné comme juré, nous aurions été bien embarrassé pour décerner des prix aux plus méritants.
Ce que nous pouvons dire ici, c'est que tout le monde a rivalisé de zèle, que nous avons entendu trois corps de musique excellents, une fanfare de chasse produisant un effet ravissant sous ces frais ombrages, et que le président de la Société du Sport nautique d'Amiens, M. Vagniez, ainsi que le secrétaire, M. Dufétel, ont déployé pour cette solennité un véritable talent d'organisation.
P. Blanchard.
A la fin du mois dernier, une série de tremblements de terre s'est fait sentir dans la partie de la vallée du Rhône située entre Valence et Pierrelatte, et que borde une double chaîne de montagnes volcaniques, qui heureusement gardent le silence depuis plus de cinquante siècles.
Les secousses ont commencé le 14, à 8 heures 40 minutes du soir, et se sont fait sentir à Donzère et dans les communes environnantes. Le lendemain et les jours suivants, oscillations sans importance. Le 19, à 4 heures du matin, nouvelle secousse, assez violente cette fois pour causer beaucoup de dégâts et jeter l'épouvante parmi les populations. Si à Montélimart on en fut quitte pour une douzaine de cheminées abattues, il n'en fut pas de même à Châteauneuf-du-Rhône, jolie commune de 1300 habitants, située à 8 kilomètres plus au sud. Ici les dommages ont été vraiment sérieux. Presque toutes les maisons ont été lézardées, surtout l'église, assez compromise pour qu'on ait jugé prudent de cesser d'y célébrer le service divin.
Notre premier dessin représente le triste aspect de la grande rue, après la secousse. Ou a dû étayer toutes les maisons, et c'est aux aires ou sous la tente que couchent les habitants. L'un d'eux, le menuisier Métral, n'a dû la vie qu'à un heureux hasard. Une commande pressée l'avait forcé de se mettre au travail un peu plus tôt que d'habitude. Il venait de se lever quand tout à coup les solives du plafond, brisées par la secousse, tombèrent sur son lit avec un pan de mur et l'écrasèrent. C'est le sujet de notre second dessin. La même nuit des blocs de pierre se sont détachés du haut de la montagne, au bas de laquelle court le chemin de fer, et ont roulé sur la voie, qui d'ailleurs a été bientôt débarrassée.
L'effet de la secousse n'a pas été sans importance non plus à Viviers, situé en face de Châteauneuf, de l'autre côté du Rhône. La voûte du chœur de la cathédrale s'est lézardée sur une longueur de 2 à 3 mètres; la charpente de la toiture donne des inquiétudes, et un des clochetons a été renversé. Ajoutons que les deux petits pavillons du pont suspendu sur le Rhône, qui servent de logement aux receveurs, ont été fortement ébranlés. Les dernières secousses ont eu lieu le 23 juillet, entre 2 et 3 heures du matin. Notons que le phénomène a été tout à fait local et s'est produit dans un rayon d'une dizaine de kilomètres.
Ce n'est pas la première fois d'ailleurs que la même région a été éprouvée par des tremblements de terre. Voici à quelles dates ils ont été ressentis: 7 décembre 1605; 23, 24, 30 et 31 janvier 1773; enfin 10 mai 1782.
L. C.
Jeudi de la semaine dernière un violent incendie s'est déclaré, à Toulon, à la corderie de l'arsenal maritime. Ce bâtiment était situé, comme on sait, avec le magasin général, les ateliers des grandes forges, le pavillon de l'horloge et la darse neuve, dans la cour de l'arsenal, à laquelle on arrive par un vaste vestibule, après avoir franchi la porte d'entrée que décorent quatre colonnes doriques et les statues de Mars et de Minerve.
L'incendie s'est déclaré à deux heures du matin, et il a pris rapidement les plus grandes proportions, ce qu'explique la nature des marchandises que renfermait le bâtiment. Ce n'est qu'après quatre heures d'efforts, c'est-à-dire à six heures du matin, que les équipages de la marine sont parvenus à circonscrire et à étouffer le feu. Mais les pertes sont considérables. On les évalue à un million environ. La cause de l'incendie est attribuée à une combustion spontanée. Dans les masses de chanvre, en effet, il n'est pas rare qu'une combustion ait lieu, comme il arrive au coton, au foin, à d'autres produits pressés, et que le feu, après avoir longtemps couvé, éclate soudain dès qu'il se trouve des espaces suffisamment aérés.
La corderie, dont il ne reste plus guère que les murs, présentait à l'intérieur une série de voûtes soutenues par un double rang de piliers formant trois nefs et cent quatre-vingt-dix-huit travées. Commencée en 1668 par le chevalier de Clairville, chef des ingénieurs militaires de France, elle fut terminée par Riquet, le créateur du canal du Languedoc, en 1678. Elle mesurait 320 mètres de longueur et 20 de largeur.
L. C.
(Suite)
--Ton bien! La liberté en est un autrement précieux qu'une misérable peau de vache; celui-là te vient de Dieu, mon frère, et il n'a donné à personne sur cette terre le droit de te le dérober.
Le marchand abasourdi regardait sa femme avec stupeur et en poussant de sourdes exclamations.
--Ce trésor, sans égal en ce monde, poursuivit sa femme, la lâcheté de tes pères l'a mis entre les mains d'un brigand qui la détient au mépris de la loi divine; ton devoir, toi-même l'as dit, ton devoir est de la lui arracher.
--Mais comment y parviendrai-je? s'écria Nicolas qui, ne comprenant pas encore, commençait à redouter que sa femme n'eût perdu la raison, le seigneur a pour lui la loi, le tsar, ses armées, que sais-je encore? Contre tout cela, que pourrait un vermisseau comme moi?
--La goutte d'eau est encore plus humble que le vermisseau; cependant, réunie à d'autres gouttes d'eau, elle devient le fleuve, et le fleuve brise comme une paille la digue de pierre dans laquelle on avait prétendu l'emprisonne! Dénombre les esclaves, frère, compte les maîtres; il suffira du souffle des premiers pour que les seconds disparaissent comme les feuilles devant le tourbillon qui les balaye.
Nicolas resta quelques instants plongé dans une sorte de stupeur; il entrevoyait maintenant la pensée secrète de sa femme. Rempli d'épouvante, il s'élança vers la porte, regarda si personne n'avait écouté au dehors; puis, revenant à Alexandra, lui prenant les mains:
--Sacha, chère Sacha, lui dit-il avec instance, parlez plus bas au nom du ciel! Ces paroles, si elles étaient entendues, suffiraient pour nous envoyer rejoindre en Sibérie les pauvres jeunes gens que la justice y expédiait il y a sept ou huit mois. Vous n'avez donc pas entendu parler de cette affaire?
La belle Moscovite rougit faiblement et ne répondit pas.
--Sacha, reprit son mari, vous devez comprendre si je suis heureux, si je suis orgueilleux de cette ardeur à briser l'obstacle que votre fierté a placé entre nous. Vous ne pouvez pas douter que la servitude ne me soit plus odieuse qu'à aucun des nôtres, puisqu'elle m'atteint, seul entre tous, non-seulement dans ma personne et dans mes biens, mais encore dans mon amour pour vous, ma bien-aimée. Mais il faut de la prudence, il faut réfléchir à la gravité de l'entreprise dont vous parlez; bien d'autres l'ont tentée déjà, tous ont échoué.
--Peut-être n'avaient-ils pas ce que Dieu vous a prodigué, frère, dit Alexandra rêveuse.
--Quoi donc? Le courage? répliqua le mari en se redressant.
--Non, les richesses! A l'époque où nous vivons, dans un projet comme celui-là, c'est sur elles surtout que nous devons compter. L'amour de la justice, le sentiment de la dignité, la passion de la liberté, la haine de l'oppression, se sont effacés du cœur des hommes, l'égoïsme et la cupidité tiennent leur place; avec de l'or vous réveillerez leur courage engourdi; avec de l'or vous trouverez des complices.
A ce mot de complices, Nicolas avait fait un soubresaut.
--Permettez, Sacha, permettez, dit-il; mais il me semble que vous allez un peu vite; avant de me donner des complices, attendez du moins que je sois décidé à quelque chose.
Cette réponse indique suffisamment que l'homme à obrosk du comte Laptioukine était passablement réfractaire à la contagion de l'esprit révolutionnaire que sa compagne essayait de lui transmettre. Si peu heureux qu'eût été le choix de son premier conjuré, celle-ci ne se découragea pas; elle lutta pied à pied contre les objections que lui opposait son mari; elle fit vibrer toutes les cordes de son âme en appuyant de préférence sur celle dont, par expérience, elle connaissait la sensibilité; le voyant ébranlé, elle fit luire à ses yeux un si séduisant mirage de leurs félicités futures, que Nicolas Makovlof, une fois de plus vaincu par sa tendresse pour sa femme, abjura d'un seul coup son respect pour les institutions de son pays en général et pour la personne vénérée du tsar en particulier, son horreur des moyens violents et jusqu'à un certain souci de sa conservation personnelle, qui n'était pas tout à fait étranger à la puissance des deux premiers arguments. Passant immédiatement de la réserve à l'enthousiasme, peu s'en fallut qu'il ne partît en guerre à l'heure même, et le charmant apôtre qui l'avait catéchisé se vit, à son tour, forcé de tempérer l'ardeur de ce bouillant néophyte.
LES DERNIÈRES CARTOUCHES, DÉFENSE D'UNE MAISON CERNÉE PAR
L'ENNEMI.
D'après le tableau de M. de Neuville (Salon de 1873).
Le feu sacré dont Alexandra était parvenue à embraser l'âme de son mari s'éteignit cependant plus vite encore qu'il ne s'était allumé.
Nicolas Makovlof était un homme de bon sens, il connaissait son pays. Il savait à quoi s'en tenir sur la valeur réelle des conspirations russes, variétés des pronunciamentos, plus militaires que civiles, qui ne mettent la question de l'affranchissement des serfs en avant que pour déguiser sous un vernis de popularité les ambitions serviles, les rivalités d'antichambre qui les font éclore. Il n'ignorait pas davantage la difficulté de trouver des prosélytes sincères et convaincus pour une œuvre semblable dans les classes inférieures. Jugeant un peu plus sainement qu'Alexandra du degré de confiance que méritaient ses compatriotes les marchands et les mougiks, il admettait parfaitement avec elle qu'aucun d'eux n'aurait la magnanimité de repousser l'or qu'il leur offrirait, mais il était également persuadé qu'ils ne l'empocheraient qu'avec la pensée secrète d'en mériter le double en dénonçant le complot. A la seule pensée du rôle qu'il aurait à jouer dans des marchés comme ceux-là, le marchand frissonnait de la tête aux pieds.
Nous devons encore ajouter qu'il n'avait décidément aucune espèce de vocation pour les aventures dramatiques. Sans doute ses chagrins, les cruelles épreuves dont son amour pour sa femme avait été l'occasion, l'avaient sincèrement et profondément dégoûté de la vie. Mais les diverses manières d'en sortir ne lui étaient nullement indifférentes, et la perspective de la potence avait le privilège de le raccommoder avec l'existence.
A peine Nicolas Makovlof fut-il soustrait à l'espèce de fascination que sa femme exerçait sur lui, que, son cerveau ayant exécuté une demi-douzaine de variations sur les thèmes ci-dessus, il se trouva guéri de ses velléités séditieuses. Son impérial homonyme, S. M. Nicolas Ier, retrouva en lui le plus soumis et le plus respectueux de ses sujets. Il n'était plus que le servage qu'il continuait de maudire avec toute l'énergie dont il était susceptible; mais il y avait deux années qu'il en était ainsi, et cette révolte passive, ne l'ayant jamais empêché d'acquitter très-régulièrement son obrosk, ne tirait pas à conséquence.
Ayant ainsi terminé leur campagne, les idées du marchand revinrent à l'objet ordinaire de ses préoccupations. Il chercha quelles pouvaient bien être les raisons qui avaient déterminé cette fièvre d'émancipation chez Alexandra. Avec cette présomption dont il nous a déjà donné tant de témoignages, il n'en découvrit qu'une, et celle-là lui fut singulièrement agréable. Il n'était plus douteux que sa femme ne partageât enfin l'amour auquel, si longtemps, elle était restée rebelle. Si elle souhaitait si ardemment la destruction de l'état social de leur pays, c'était uniquement parce que cette chute devait marquer l'heure où leur ménage deviendrait un ménage comme tous les autres. Cette heure, elle pouvait tarder encore, si un événement comme celui-là était nécessaire pour qu'elle sonnât; mais Nicolas, qui se piquait de connaître le cœur humain, mesurant la passion qu'il croyait avoir inspirée à sa compagne à la violence des manifestations politiques qu'il venait d'entendre, comptait beaucoup sur cette passion pour reléguer l'indispensable au second plan et pour suffire à triompher des scrupules qui l'avaient, lui, réduit au désespoir. Cette espérance ramena sur ses lèvres le sourire qui en était effacé depuis tant de mois.
Il semblait écrit qu'en ce qui concernait sa femme, la perspicacité du marchand de cuirs serait toujours en défaut: cette exaltation politique dans laquelle il n'avait vu qu'un caprice, dont il s'était peu inquiété, comptant sur le temps, sur un autre caprice féminin pour en délivrer Alexandra, semblait devoir, au contraire, passer à l'état d'idée fixe. Le lendemain, les jours suivants, elle revint à la charge, ne manifestant aucun doute sur la sincérité des résolutions de son mari, mais l'accusant de tiédeur et gourmandant le peu de zèle qu'il apportait dans la mise à exécution de leurs desseins. L'acharnement qu'elle mettait à le stimuler au nom de ce qu'elle nommait la cause sainte prit peu à peu un tel caractère de persécution, qu'après avoir été un instant rasséréné, Nicolas se trouva derechef plus tourmenté et plus perplexe que jamais il ne l'avait été.
Résister ouvertement à des volontés si péremptoirement exprimées par l'adorée Sacha, il n'y avait pas à y songer; d'un autre côté, depuis que la sagesse l'avait ramené à la clémence, il tenait essentiellement à ne point se brouiller avec son souverain. Il fallait donc trouver un moyen de concilier ces deux partis en apparence inconciliables. Heureusement Nicolas Makovlof avait fait auprès du comte Laptioukine un certain apprentissage de la diplomatie, et pour les diplomates de semblables tours de force ne sont que des jeux d'enfant.
Un beau jour, joyeux, se frottant les mains, il annonça à Alexandra qu'il avait confié ses projets à un de ses collègues de la première guilde, homme à obrosk comme lui, lequel trafiquait d'étoffes de l'Inde et de la Chine. Non-seulement Babovskine, c'était le nom du marchand de soieries, était disposé à s'associer à cette revendication de leurs droits, mais encore il lui avait avoué à son tour que, malgré les rigueurs du gouvernement, ces idées comptaient à Moskow beaucoup d'adeptes, entre lesquels une certaine organisation existait déjà. Avec le concours d'un homme aussi important que le riche marchand de la Tverskaia, l'association devait rapidement étendre des ramifications dans les provinces; elle serait bientôt assez forte pour extirper de la vieille terre jusqu'au dernier vestige de la tyrannie; enfin il lui avait proposé de le présenter à ces généreux citoyens.
Lorsqu'elle vit ses aspirations en si bon chemin et si près de passer à l'état de réalités, Alexandra, transportée, s'élança au col de son mari et l'embrassa.
Depuis le jour où le pope avait béni son union avec Nicolas Makovlof, c'était la première fois qu'elle s'abandonnait à une pareille expansion.
Hélas! ce baiser devait avoir de déplorables conséquences.
Il avait jeté celui qui l'avait reçu dans une ivresse pour laquelle nous aurions à chercher un point de comparaison dans les joies célestes des élus. Un succès si fort au-dessus de ses espérances devait lui faire perdre toute mesure. Du moment où ta diplomatie était susceptible de lui procurer de pareils bénéfices, l'ancien cordonnier, qui, après tout, était un homme, devait, nécessairement en abuser.
A dater de cette séance mémorable, Nicolas ne rentra plus au logis sans y rapporter quelque butin. Un jour il était décidément affilié à la grande société des Enfants des ténèbres; tel était, paraît-il, le titre de l'agrégation secrète qui devait faire luire sur toutes les Russies le soleil de la liberté. Il racontait à sa femme les moindres détails de son initiation mystérieuse; il lui peignait en traits de feu les brûlantes émotions dont son âme avait été pénétrée lorsque la fermeté qu'il avait déployée dans les terribles épreuves auxquelles les récipiendaires sont soumis, lui avait mérité les éloges de ses nouveaux frères, non moins avides qu'il ne l'était lui-même de sceller de leur sang le triomphe de l'indépendance. Un autre jour, il avait conquis l'adhésion de quelque grand personnage de l'armée ou de la magistrature, dont la présence dans les rangs des conjurés doublait les chances de leur succès. Tantôt c'étaient plusieurs régiments gagnés à la cause sainte; tantôt un gouvernement dont les mougiks frémissants n'attendaient que le signal pour courir aux armes.
Comme les bonnes nouvelles qu'il apportait à Alexandra n'étaient jamais sans quelques petits profits, il était naturellement amené le lendemain à surenchérir sur le tribut de la veille, si bien qu'au bout des six mois pendant lesquels se prolongèrent les menées préparatoires des Enfants des ténèbres, la conjuration avait fait des progrès effrayants. Le tsar excepté, il ne pouvait plus y avoir un seul des soixante-dix millions d'habitants de l'empire russe auquel Nicolas Makovlof n'eût ménagé un rôle dans le complot.
En même temps, il avait pris la physionomie grave, les allures mystérieuses qui convenaient à l'un des chefs d'une entreprise aussi gigantesque. Ce n'était jamais que le soir qu'il sortait pour retrouver ses complices,--un mot qui avait perdu le pouvoir de l'effrayer;--comme s'il ne se fût pas trouvé suffisamment couvert par les ombres de la nuit, il y ajoutait les plis renforcés d'un vaste manteau dont il s'enveloppait jusqu'aux yeux.
Quelquefois, il ne revenait que le lendemain, les yeux rougis, la figure défaite et fatiguée, mais il était bien rare alors qu'il n'eût pas quelque événement à sensation à communiquer à sa femme. Celle-ci voyait encore des messagers inconnus apporter des lettres que son mari brûlait soigneusement. Elle avait cédé à la tentation de l'interroger sur leur contenu. Le marchand lui avait répondu que, bien qu'il eût en elle plus de confiance qu'en lui-même, il était certaines particularités de la conjuration, comme aussi quelques noms de ceux qui y prenaient part, auxquels ses serments ne lui permettaient pas de l'initier.
Cette stoïque discrétion, Alexandra l'admirait plus encore que la mâle énergie avec laquelle son mari s'était décidé à risquer sa vie pour lui plaire; elle ne lui marchandait pas quelques démonstrations affectueuses qui grossissaient d'autant le bagage de tendres illusions du ci-devant désespéré.
Pour lui tout marchait à souhait. De son côté, Alexandra avait retrouvé un calme relatif. Elle n'avait pas réussi à affranchir son cœur du souvenir du gentilhomme exilé, mais maintenant du moins, quand elle songeait à lui, c'était avec un recueillement doux et triste et cette piété douloureuse avec lesquelles une âme tendre cherche à se rapprocher d'une autre âme envolée. Ce n'était plus le sentiment impérieux dont sa susceptibilité d'honnête femme s'était alarmée. Elle avait réussi à concentrer les forces vives de son cerveau dans les grands événements qui se préparaient, et cette tension perpétuelle de son esprit explique la foi absolue qu'elle ajoutait aux récits de Nicolas.
Si quelquefois, dans son impatience, la belle Moscovite s'étonnait que les Enfants des ténèbres fussent si lents à passer des préparatifs à l'action, Nicolas lui démontrait la nécessité de ne rien précipiter par des raisons tellement décisives, que le rapprochement de cette passivité des conspirateurs avec les progrès inouïs de la conjuration, ne parvenait pas à ébranler sa confiance.
Les choses en étaient là lorsque Nicolas annonça à sa femme son départ pour Odessa, où il allait, disait-il, stimuler l'organisation des conjurés de la Russie méridionale et leur procurer des armes en vue de l'explosion, qui devait être très-prochaine. Il va sans dire que les vœux d'Alexandra ne lui firent pas défaut quand il monta dans son drowski.
Son absence durait depuis un mois, lorsqu'un matin, quand la jeune femme descendit au magasin, elle trouva sur le bureau une lettre qu'un Mingrélien venait d'apporter, lui dit-on, et dont le seul aspect la fit tressaillir.
Elle avait reconnu l'écriture déjà remarquée sur les missives que Nicolas brûlait avec tant de précautions. Lorsque celui-ci était en voyage, c'était Alexandra qui ouvrait la correspondance de la maison; mais, se rappelant l'embarras de son mari, la réponse qu'elle en avait reçue à propos d'une lettre semblable, le serment qu'il avait allégué pour refuser de lui en communiquer le contenu, elle hésitait.
G. De Cherville.
(La suite prochainement.)
Jamais peut-être les tempêtes d'équinoxe n'ont été aussi promptes qu'en 1872 à se déchaîner; car elles ont éclaté avec fureur avant que le soleil ait traversé l'équateur céleste, et, comme elles venaient du nord, elles ont amené depuis la zone tempérée jusqu'au Spitzberg de précoces frimas.
Si ce coup de froid s'était produit un jour plus tard, il ne dérangeait rien aux plans admirablement conçus de la grande expédition suédoise. Nordenskiold, Vijkander, Parent, Palender, accomplissaient la conquête du pôle nord; mais au moment même où le brick à voiles le Gladan et le sloop à vapeur l'Onkel Adam levaient l'ancre, l'ouragan se déchaîne avec une rage telle que les deux vaillants navires doivent rester blottis à Mossel-Bay, espèce de crique découpée dans la roche vive du mont Hécla. Quand le vent tombe on s'aperçoit avec horreur que ces vagues si terribles ont été gelées, transformées en rocs immobiles, avec la rapidité fantastique de la plus splendide de toutes nos féeries.
Quarante marins prisonniers du froid, parasites involontaires, diminueront la ration des Suédois intrépides qui allaient couronner l'édifice de cinq expéditions accomplies, en treize ans, avec une persévérance digne de faire rougir les peuples les plus riches et les plus puissants.
Quelques jours après, on voit arriver à l'embouchure du havre une troupe de fantômes défaits, désespérés, plus affreux que les ours dont ils ont dérobé la pelure, ce sont des baleiniers norvégiens. Pendant la grande tempête, six navires avec soixante-dix hommes d'équipage se sont réfugiés derrière le cap Welcome et le cap Gray, de l'autre côté de ces baies qui s'étendent à l'ouest et dont la largeur égale celle du pas de Calais. Eliza, le Dragueur, le Cygne, Hélène, Pépita, Frederika, sont bloqués par la banquise. Les nouveaux venus viennent demander des vivres au nom des équipages, qui n'ont plus que pour trois semaines de ration. Déjà on commence à restreindre la part de chacun, la faim ne tardera pas à amener le scorbut, la mort horrible qui torture ceux que l'Océan n'a point voulu engloutir dans ses flots glacés.
Les officiers suédois renvoient ces malheureux avec des vivres, mais ils engagent les baleiniers à rester embusqués derrière les caps et à ne se replier sur Mossel-Bay que quand toutes leurs ressources seront épuisées. Si la tempête du sud n'a point brisé les glaces que la tempête du nord a scellées, alors ils viendront partager le pain de l'expédition; mais le devoir maritime exige qu'ils guettent l'occasion de regagner leur chère Norvège à travers les ténèbres et les débris de la banquise qui peut les écraser.
Ce sage conseil, hardiment donné et hardiment suivi, réussit d'une façon complète. Les navires arrivent à bon port en profitant d'ouragans qui font monter le thermomètre à 2, 3 et 4 degrés au-dessus de zéro, température inouïe. Malheureusement, quelques jours avant cette salutaire débâcle, une colonne de marins affamés conçoit la fatale idée d'aller chercher dans un fiord du sud les vivres qu'on y a déposés en prévision d'un hivernage qui n'a point eu lieu.
Quand, au milieu du mois de mai 1873, les premiers marins de Norvège arrivent pour voir ce que les baleiniers qui manquent sont devenus, ils reculent d'horreur. Une chambre de la cabane funèbre renferme un tas de cadavres. A peine si les derniers vivants qu'on trouve, tenant encore un morceau de pain à la main, ont eu le triste courage d'empiler les uns sur les autres ceux qui les ont précédés au tombeau.
Pendant que ces malheureux s'éteignent aux pieds du mont Thordsen l'expédition scientifique, quoique affaiblie par le renfort que la mauvaise fortune lui a donné, continue avec courage ses observations. Les instruments magnétiques, pareils à ceux de l'université d'Upsal, sont étudiés avec les mêmes procédés; les lectures des thermomètres ont lieu à toutes les mêmes heures qu'à l'Observatoire de Paris. Malheureusement un nouveau contre-temps terrible devait récompenser tant de persévérance. Les palefreniers lapons laissent échapper les rennes qui allaient être attelés aux traîneaux de la grande excursion vers le pôle. Faible consolation, on peut faire avec le lichen, fourrage désormais sans emploi, un pain de siège que l'appétit farouche des régions arctiques assaisonne admirablement et fait trouver délicieux.
Carte de l'hivernage 1872-1873 au
Spitzberg. Navires
cernés par les glaces: au cap
Gray: 1. Frederika, -- 2. Pépita;--au
cap Welcome:
3. Eliza, -- 4. Dragueur, -- 5. Cygne, -- 6. Hélène;
-- à
Mossel-Bay: 7. Polhem, vapeur suédois
de guerre; -- 8. Gladan,
transport à voiles; --
9. Onkel Adam, transport à vapeur.
Au milieu de juin 1827, Parry est parti de l'île qui porte son nom avec deux canots montés par trente hommes. Il a essayé de franchir la banquise alors démembrée, mais encore trop épaisse pour que des navires pussent la traverser. Il a fallu quarante jours de travaux incessants pour faire une cinquantaine de lieues vers le nord et s'approcher du 83° degré plus que le capitaine Hall, en 1871, avec son Polaris dans la baie de Baffin.
Comme on était alors en pleine débâcle, la banquise était entraînée vers le sud, en même temps que les marins anglais marchaient vers le nord. Ils perdaient donc juste tout le chemin fait par le plancher mobile qui se dérobait sous leurs pas. Pour éviter cet inconvénient majeur, Parry avait fait le projet de recommencer sa tentative au printemps, alors que la banquise serait adhérente au Spitzberg, et que l'on marcherait sur la mer gelée comme sur un nouveau continent. Privé de ses rennes et à court de vivres, Nordenskiold n'a pu mettre à exécution le plan de son immortel prédécesseur; mais il a parcouru, avec deux traîneaux et seize hommes, plus de 300 kilomètres. Cette route en zigzag, que nous avons retracée, lui a permis de visiter tous les détails de l'archipel des Sept îles et d'inspecter les glaciers de l'île du nord-ouest, qu'aucun pied humain n'avait encore foulés. Il a pu revoir à distance le profil de la terre de Gillis, cette île encore inexplorée qui est peut-être le promontoire sud du vrai continent arctique, d'un puissant archipel constamment glacé.
Malgré tant de dramatiques mésaventures, trois résultats capitaux ont été tirés de cette campagne.
La mer libre du pôle est une chimère, imaginée par les géographes en chambre de Gotha; car le vent ne peut venir au nord sans apporter un froid épouvantable, irrésistible, indice irrécusable du voisinage d'une terre, étant au Spitzberg ce que le Spitzberg lui-même est à l'Islande, et l'Islande aux îles Feroë.
La vie n'est point interrompue par ces froids terribles qui mènent le mercure rendu déjà pâteux jusqu'au seuil de sa congélation. Non-seulement les profondeurs de l'Océan sont habitées par des êtres qui ne peuvent pas même s'apercevoir que la surface de leur empire est gelée, mais la neige imprégnée d'eau de mer est la patrie d'élection de myriades d'animalcules qui grouillent dans une sorte de saumure naturelle. Ces infiniment petits se portent à merveille avec un froid qui suffit pour rendre le fer brûlant. Ils sécrètent parfois une vive lumière, qui égaye la grande nuit polaire, comme s'ils voulaient reprocher au soleil d'abandonner si longtemps à elles-mêmes ces régions déshéritées.
Enfin, la lueur boréale a été analysée à l'aide du spectroscope, qui a permis aisément à MM. Vijkander et Parent d'y reconnaître la présence des raies caractéristiques du fer, du soufre et du charbon. Cette analyse semble indiquer que des poussières météoriques tonifient sans cesse de la haute atmosphère. Elles se brûlent en entrant dans notre monde, et notre terre, grossissant sans relâche, s'enrichit depuis des milliers de siècles des cendres de combustions sans cesse renouvelées. Puisse-t-il nous arriver des profondeurs infinies du firmament une substance nouvelle qui, mélangée à notre chair et à notre substance cérébrale, nous donne un peu plus de sagesse et beaucoup plus de raison!
W. de Fonvielle.
Au point de vue du crédit, les gouvernements, comme les individus, se divisent en deux grandes classes: les gouvernements qui payent et ceux qui ne payent pas. Et le crédit, bien entendu, abandonne les derniers pour se tourner du côté des gouvernements bons payeurs, qui lui présentent sécurité et profit.
L'Égypte, il faut le reconnaître hautement, a toujours été mise au rang des États qui ont sur les marchés européens un crédit de premier ordre. Voyez les cours de ses emprunts; celui de 1802, émis à 84 francs, est aujourd'hui à 93 et demi; celui de 1804 est monté de 87 à 97; celui de 1808, émis à 75, se cote à 87 et demi.
Tous les emprunts égyptiens font prime, tant est grande et légitime la confiance qu'ils inspirent. L'emprunt de 1873, qui offre aux capitaux, en calculant toutes les bonifications qui s'y rattachent, un revenu total de 9 pour 100 environ, est appelé à bénéficier des mêmes dispositions et à profiter des mêmes avantages.
Pourquoi? C'est que, loin d'avoir abusé du crédit, l'Égypte jusqu'à présent n'a eu recours aux emprunts que pour développer les admirables ressources de cette terre féconde dont les anciens avaient fait le grenier de tous les peuples. À ce point de vue, on peut dire que le gouvernement actuel de l'Égypte a largement fait entrer dans l'Orient les conquêtes industrielles de notre civilisation occidentale.
Tout marche de front sous la main du khédive: les écoles et les travaux publics, le commerce et l'industrie, l'agriculture et les chemins de fer. Les écoles, qui ne comptaient que 3000 élèves sous Méhémet-Ali, en comptent 90 000 sous Ismaïl-Pacha; et les exportations par le port d'Alexandrie, qui ne montaient en 1800 qu'à 268 millions de piastres, donnent en 1872 le chiffre de 1,334,323,900 piastres! Ces deux chiffres montrent les progrès réalisés en deux lustres!
L'emprunt de 1873 va permettre à l'Égypte de réaliser de nouvelles améliorations et d'accroître encore ses revenus. Ces ressources seront consacrées à convertir la dette flottante de l'État en dette consolidée, à donner une impulsion plus rapide à toutes les entreprises de travaux publics, et à établir entre l'Égypte et le Soudan un chemin de fer de 900 kilomètres qui apportera à l'Égypte, et par elle à l'Europe, l'ivoire, l'or, le sucre, le coton et les autres produits de ces vastes régions ainsi reliées au mouvement du commerce européen.
Les millions de cet emprunt produiront donc deux résultats. Ils consolideront le crédit de l'Égypte en ouvrant dans de merveilleux pays de nouvelles sources d'opérations commerciales et de revenus importants pour l'État, et ils contribueront ainsi à resserrer les liens qui nous unissent si étroitement à l'Égypte. Par les industries qu'elle emprunte à l'Occident et par son canal de Suez, l'Égypte n'est-elle pas aujourd'hui le trait d'union qui relie l'Europe à l'extrême Orient?
Léon Creil.
AMIENS.--Fête de nuit donnée sur le bassin de la Hotoie
par la Société du Sport nautique d'Amiens.
Châteauneuf-du-Rhône. LA GRANDE RUE.
ÉCROULEMENT DE LA MAISON MÉTRAL.
TOULON.--L'incendie de la corderie.--D'après le croquis
du M. Letuaire.
(Fin)
C'est un beau jour pour l'élève que celui où le maître lui a permis de prendre rang parmi les peintres.--Depuis longtemps déjà il s'est familiarisé avec la palette, et c'est dans les galeries du Louvre ou du Luxembourg que commence généralement l'initiation. Il serait curieux de savoir l'effet que pourrait produire sur les grands maîtres la vue de ce que, sous prétexte d'études, on se permet de faire de leurs chefs-d'œuvre; probablement le même que celui que devait causer à Rossini d'entendre exécuter l'air--Di tanti palpiti--sur l'orgue de Barbarie. Quelle que soit pourtant l'insuffisance de ces premiers essais, ils permettent à l'élève de se présenter devant le modèle avec un commencement d'expérience; la première difficulté est vaincue, celle de s'être rendu maître des moyens d'exécution; le reste viendra plus tard, à l'aide des bons conseils du maître, à la vue de la nature et beaucoup aussi par la comparaison que l'on fait de sa manière de la voir, de la reproduire, avec celle des camarades plus avancés; ce sera une étude involontaire, dont on n'a pas conscience, et qui cependant aura une influence quelquefois décisive sur le talent futur du jeune commençant.
Comme dans presque toutes les réunions de jeunes gens, à l'atelier règne l'égalité la plus absolue. Ce n'est qu'à l'heure du déjeuner que se révèle l'aristocratie de la fortune. Des bottes de radis, des cervelas, de minces triangles de fromage de Brie, un gros morceau de pain issu de la maison paternelle, voilà le déjeuner des prolétaires; il est arrosé avec l'eau claire de la fontaine; dans la saison des fruits, groseilles, cerises, dans la feuille de chou traditionnelle, viennent varier le menu. Aux opulents, les œufs sur le plat, la saucisse crépitante dans la poêle, le beef-steak réfractaire, le carafon de vin dans quelque crémerie du voisinage.--Il est une chose égale pour tous,--l'appétit.
Si quelquefois l'amateur est un fléau dans l'atelier d'un peintre, il n'en est pas de même dans celui des élèves. D'ailleurs, il ne vient pas pour passer le temps, pour tuer des heures d'ennui; c'est en qualité d'étudiant que la porte lui en est ouverte. Dès le premier jour il a pris l'esprit de corps,--d'atelier,--voulions-nous dire; il comprend que sa position sociale ne lui donne aucun privilège; aussi n'essaye-t-il jamais de la faire sentir,--et peut-être l'amitié d'atelier est-elle plus persévérante que celle du collège, quel que soit le point où l'art soit parvenu par la suite.
L'académie du soir, à l'École des beaux-arts, est un complément nécessaire de l'éducation du jeune peintre. La salle d'étude se compose d'un vaste hémicycle disposé en gradins; au centre, la table du modèle. Un système ingénieux d'éclairage répand une lumière égale sur tous les élèves, tandis qu'un foyer lumineux se projeté sur le modèle. Le banc supérieur est adossé à une sorte de chevalet courant où les élèves sculpteurs posent leur--fond,--sur lequel ils copieront le modèle en bas-relief; ici, où ne fait que dessiner ou modeler, et la séance est de deux heures. C'est le professeur de semaine qui donne la pose le premier jour, et les élèves ne sont admis à entrer que quand elle est déterminée; mais il n'en est pas de même ici qu'à l'atelier, c'est le mérite qui donne le droit de choisir la place que l'on occupera pendant toute la semaine. A cet effet, deux fois par an a lieu ce que l'on nomme le concours des places. Trois semaines de suite le modèle garde la même pose; pendant chacune d'elles, une fraction des concurrents dessine ou modèle la figure du mieux qu'il peut, et à la fin du concours les œuvres sont jugées par les professeurs réunis, qui les classent par rang de mérite. On voit qu'il n'y a guère que le tiers des prétendants appelés à profiter de cet enseignement. Une salle semblable est destinée à l'étude des modèles de l'antiquité d'après les plâtres moulés sur les chefs-d'œuvre de nos musées; pour y être admis on passe par le même concours. C'est avec un grand battement de cœur que l'on va le lendemain du jugement visiter les listes affichées: heureux celui dont le nom figure sur les deux, il est assuré de six mois de fructueuses études!
Le professeur vient chaque jour, et pendant le temps qu'il reste chacun a le droit de lui porter son travail pour recevoir ses conseils.
Chaque semestre est coupé par un autre concours, celui des médailles. Celui qui a obtenu cette distinction est dès lors affranchi de concourir aux places; tout le temps que l'on passe à l'école on entre de droit à l'étude du modèle vivant et de la bosse, et, privilège précieux, l'appel commence par les médaillistes. Tant pis pour les derniers--appelés,--souvent ils ne trouvent pas à se placer. Il y a trois classes de médailles qui s'obtiennent successivement.
D'autres concours existent à l'École des beaux-arts: la tête d'expression, le torse, l'esquisse, ou première composition d'un tableau, la perspective. Les deux premiers sont récompensés par une somme d'argent, les autres par des médailles, mais qui ne donnent pas droit à l'étude du modèle vivant et de la bosse.
Vient enfin le grand jour, celui du concours qui doit conduire à Rome le favorisé du talent. Tout élève inscrit à l'École peut se présenter à la première épreuve. Un sujet est donné par le professeur de semaine, qui le lit le matin aux élèves assemblés, et avant la fin de la journée chacun doit avoir exécuté sur une toile de mesure pareille une esquisse d'après le programme donné. Si le silence est strictement observé pendant l'étude du soir, pendant les derniers concours il n'en est pas de même: aussi quel vacarme! et c'est pourtant au milieu de ce bruit qu'il faut chercher une idée! C'est dans une vaste salle que les élèves sont réunis; là se trouvent les représentants de tous les ateliers. Chacun cherche à s'isoler pour qu'un camarade ne vienne pas voler--son idée,--car la question d'exécution ne tient pas beaucoup de place dans ce concours; que de rideaux ingénieux, que de petites tentes inviolables!... Nous avons vu cette salle représenter assez bien un camp de bohémiens; beaucoup cependant ne prennent pas tant de précautions, ils se fient à la loyauté de leurs voisins.
Parmi tous ces prétendants, vingt concurrents sont choisis pour exécuter une figure peinte d'après nature un peu plus grande que celles que l'on fait à l'atelier. C'est parmi ces vingt que les professeurs réunis désigneront ceux qui--monteront en loge,--dernière étape du chemin qui doit conduire l'un d'eux à la Ville éternelle.
Les loges sont établies dans un bâtiment qui se trouve sur la gauche du palais des beaux-arts, lorsqu'on arrive par la rue Bonaparte, C'est une série de petits ateliers assez commodes, parfaitement éclairés, tous pareils, et donnant dans un long corridor. Les cellules d'un couvent en donneraient une idée assez exacte. Chaque concurrent doit s'isoler dans son atelier et n'en permettre l'entrée à aucun de ses compagnons. Un gardien vigilant surveille l'exécution de cette consigne; les modèles seuls ont le droit de pénétrer dans tous, mais tout étranger en est sévèrement exclus, et ne pourrait d'ailleurs franchir la première porte. Jadis on fouillait les concurrents venant du dehors, de crainte qu'ils n'apportassent quelque document, quelque étude du maître pouvant faciliter leur œuvre. Cette coutume blessante est abandonnée aujourd'hui.
Le sujet du tableau est donné par le professeur de semaine le premier jour de l'entrée en loges. Pour que les élèves sachent bien qu'aucun d'eux n'est favorisé aux dépens de ses camarades, plusieurs programmes sont mis dans une urne, et on tire au sort celui qui doit être le sujet du concours. Le professeur lit d'abord ce programme, chacun en prend copie, se retire dans sa loge, et ne peut franchir la porte extérieure avant d'avoir laissé un calque de son esquisse, qui sera déposé au secrétariat jusqu'au jour qui décidera de son sort. Il ne doit rien changer à l'ordonnance de son tableau, ce serait un cas à être mis hors de concours; mais généralement cette esquisse est faite de manière à laisser beaucoup de marge à l'interprétation.
Ici, nous abandonnons le jeune artiste à ses destinées futures, aux joies du triomphe de l'élu. Depuis le commencement du siècle soixante-douze lauréats auraient pu nous initier à la vie que l'on mène à la villa Médici; combien arriveront à la célébrité? C'est le secret des dieux, mais il est une remarque assez singulière, c'est que le dernier grand prix de Rome accordé à la fin du siècle dernier l'a été à Ingres, dont l'influence dans les arts devait être si grande dans le siècle suivant.
P. Blanchard.
P. S.--Depuis quelques années des changements importants ont été faits dans les études à l'académie; nous n'avons pas à les juger, et nous ne pouvons que désirer qu'ils nous donnent des artistes d'un talent plus complet que celui des Paul Delaroche, Eugène Delacroix et de quelques autres maîtres qui, depuis le commencement du siècle, ont élevé l'art de la peinture à un degré supérieur à celui des autres nations.
Théâtre-Français.--Chez l'avocat, comédie en un acte, par M. Paul Ferrier.
Ceux qui professent encore le culte de l'alexandrin carré ont manifesté quelque étonnement de voir une pièce si court-vêtue faire son entrée dans la maison des Muses sévères. Jugez donc! Un gommeux ou peu s'en faut qui est allé au Tréport pour y passer une saison de vingt jours, pour y prendre le frais sur le sable de la mer, pour s'y rajeunir, et qui s'en revient à Paris avec un ange qu'il a récemment épousé! L'ange est un diable, cela va sans dire. Mieux eût valu, dit-il, rester «à souper avec les cocottes». C'est bien ainsi qu'il parle. Bref, le mariage, à peine fait, est à défaire. On se rend chez l'avocat en vogue afin de le mettre en pièces.
Par le fait d'un hasard qui s'est renouvelé souvent, le mari rencontre madame chez l'avocat. Il venait chercher un maître homme en état de le débarrasser de sa femme; il s'y trouve face à face avec l'ange lui-même, qui vient demander à l'homme éloquent de la débarrasser de son mari. Vous voyez d'ici la situation. Le comique y abonde. Posture amusante de l'avocat qui devient juge, prêtant tour à tour l'oreille aux plaintes des deux parties. Un avocat qui écoute au lieu de parler! voilà un prodige! Le dénoûment, on l'a déjà prévu sans doute. Ils s'étaient séparés pour un rien; c'est pour un rien aussi qu'ils se raccommodent.
Chez l'avocat est une véritable comédie d'été, très-alerte, piquante, vraie, à cent lieues des pleurnicheries qu'on voudrait mettre à la mode chez nous. Ajoutons qu'elle est écrite en vers libres, c'est-à-dire d'un grand sans-gêne pour le fond et d'inégale grandeur pour la forme.--Tout ce charmant babillage, peut-être trop boulevardier, est, du reste, merveilleusement débité tant par Coquelin que par Mlle Sarah Bernhardt.--Le succès n'a pas été douteux un seul instant.
Savez-vous de quoi il faut féliciter le Théâtre-Français à propos de Chez l'avocat? C'est de remettre en honneur la pièce en un acte, qu'on avait trop laissée, tomber en désuétude, Dieu sait pour quelles grosses machines, si bien bourrées de prétentions et d'ennui. L'art dramatique est fortement malade; tout engage à le traiter en convalescent. Puisque les scènes de genre, mentant à leur tradition, s'obstinent dans le grand drame larmoyant et sombre sous prétexte de comédie sociale, il est pour le mieux que le premier théâtre du monde les ramène par l'exemple à ce qu'ils devraient faire. La pièce, en un acte, vous allez le voir, refleurira aux applaudissements des bons esprits; c'est absolument comme la nouvelle, qu'on se remet à préférer au gros roman vide et indigeste.
Théâtre du Vaudeville.--Ange Bosani, pièce en trois actes, par MM. Émile Bergerat et Armand Silvestre.
Voilà justement un des derniers produits du genre dont je vous parlais tout à l'heure. Comment se fait-il que deux écrivains de talent aient pu s'occuper d'un tel thème? Cet Ange Bosani, qu'ils mettent en scène, est le pire des drôles. Il paraît n'avoir pas d'autre profession que celle de vendre sa femme, la belle Mme Bosani, qui est la pire des drôlesses. Il y a aussi une manière de peintre dont la toquade est de se jeter du haut d'une fenêtre sur les rochers de Monaco. En réalité, les divers personnages dont ce drame est émaillé ne sont que d'abominables coquins, plus un franc imbécile. Le public cherche en vain une seule tête qui puisse exciter son intérêt.
Ange Bosani n'a pas réussi, on peut le dire, et c'est tant mieux. Il y a lieu d'espérer enfin qu'on va délaisser pour toujours cette poétique de croque-morts qui, depuis tantôt un quart de siècle, était devenue notre passe-temps de prédilection. C'est justement sur ces planches du Vaudeville qu'a été jouée pour la première fois la Dame aux camélias, œuvre remarquable sans contredit, mais qui favorisait aussi par trop l'art de pleurer en public. Vingt-cinq ans de comédies lugubres, c'est bien assez. Si votre conscience est agitée par le génie du mélodrame, il existe des scènes spéciales: l'Ambigu, la Porte-Saint-Martin, la Gaîté et quelques autres. Occupez-les et laissez le Vaudeville à son origine.
Il en est sans doute qui hausseront les épaules. «--Est-ce qu'on va se remettre à chanter le couplets de facture?»--Eh bien, pourquoi pas? Dans le temps où l'on chantait sur les théâtres de genre, Paris n'était pas plus bête que de nos jours, croyez-le bien. Au fait, c'est depuis qu'on a abandonné la clef du Caveau qu'il s'est jeté à corps perdu dans l'opérette. Vous savez où cela nous a menés, vous savez à quel point du niveau intellectuel nous sommes pour le quart d'heure.
Philibert Audebrand.
Le doyen des peintres d'histoire, Couder, est mort le 24 juillet dernier, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans.
Né à Paris en 1787, il avait fait ses premières études à Marseille, pays natal de sa mère, et était venu les achever à Paris. Il n'était pas encore fixé sur la carrière qu'il voulait suivre, et avant de tenter celle des arts, dans laquelle il devait se faire une place honorable, il avait un instant frappé à la porte de la science. Mais ce n'avait été qu'un caprice de jeunesse, presque aussitôt abandonné.
Il entra d'abord dans l'atelier de Regnault, d'où il passa dans celui de David, alors à l'apogée de sa gloire et de sa fortune.
Mais les heures de l'adversité approchaient pour lui avec la fin de l'empire, dont il était l'un des favoris.
On sait qu'à la suite de la seconde restauration il fut contraint de s'exiler. C'est pendant cet exil qui ne devait même pas finir avec sa vie, car le gouvernement ne voulut pas laisser ramener en France sa dépouille mortelle, c'est pendant cet exil que ses anciens élèves, dont était Couder, lui donnèrent la preuve à la fois la plus éclatante et a plus courageuse de reconnaissance.
Après diverses tentatives infructueuses faites auprès du ministère pour mettre un terme à l'exil de ce grand maître, ils firent frapper en son honneur une médaille qui, gravée par Galle, lui fut portée à Bruxelles par Gros.
M. COUDER. D'après la photographie de M. Reutlinger.
Couder a toujours gardé un vif souvenir de David, qui lui avait montré la route du beau et enseigné le secret de ne s'y point égarer.
À l'exposition de 1817, son Lévite d'Ephraïm partagea le grand prix avec le Saint Etienne d'Abel de Pujol. À la suite de ce succès, Couder fut appelé à exécuter les peintures de la galerie d'Apollon au Louvre.
Une question d'amour-propre devait momentanément l'éloigner de la France. Quelques-uns des tableaux qu'il exposa de 1820 à 1827 n'eurent pas auprès du public le succès qu'il espérait, et il se montra très-sensible à cette froideur, qu'il jugeait imméritée.
C'est alors qu'il passa en Allemagne.
Il se retira en Bavière et s'établit à Munich, ou il séjourna longtemps et peignit des fresques.
Après les journées de juillet et la chute de Charles X, il revint en France, où cette fois le succès l'attendait. Plusieurs de ses ouvrages eurent même de la popularité, entre autres, l'Adoration des Mages (1831), les portraits du général Rampon et du maréchal de Saxe, et surtout la Bataille de Laufeld, qui date de 1836.
De 1838 à 1844, il donna la Prise de York-Town, la Prise de Lérida en 1807, la Fédération, l'Assemblée des États-Généraux. Au Salon de 1848, il exposa le Serment du Jeu de paume.
Couder était membre de l'Académie des beaux-arts depuis 1839, et officier de la Légion d'honneur.
L. C.
Les troubles d'Espagne devraient nous
porter profit, et la France est
assez malade.