Title: La maison des hommes vivants
Author: Claude Farrère
Release date: June 27, 2015 [eBook #49293]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier. Images from the Internet Archive.
LIBRAIRIE DES ANNALES
Politiques et Littéraires
9, RUE BONAPARTE, 9
PARIS
A mes amis, Gérard d'Houville et Henri de Regnier, j'offre ce petit livre, témoignage très humble de mon admiration, de mon respect et de ma reconnaissance affectueuse.
C.F.
Aujourd'hui, 20 janvier 1909, je me résous, non sans trouble et non sans terreur, à écrire le récit exact de l'Aventure. Je m'y résous, parce que, après-demain, je serai mort. Après-demain, oui. Après-demain, sûrement.—Mort.—Mort de vieillesse. Je le sens. Je le sais. Je ne risque donc plus grand'chose à rompre le silence. Et je crois en vérité qu'il faut le rompre, pour le repos, la paix et la sécurité de tous les hommes et de toutes les femmes, ignorants et menacés. Moi, je ne compte plus. Après-demain je serai mort. Ceci est donc proprement mon testament,—mon testament olographe.
Je lègue à tous les hommes et à toutes les femmes, qui furent mes frères et mes sœurs, la divulgation du Secret. Que ma vieillesse et que ma mort servent d'avertissement. Telle est ma dernière volonté.
Il faut d'abord qu'on le sache: je ne suis pas fou. Je suis irréprochablement sain d'esprit, et même de corps, puisque je ne suis malade d'aucune maladie;—vieux seulement, vieux au delà de toutes les vieillesses humaines. J'ai—combien?—quatre-vingts? cent? cent vingt ans? Je ne sais au juste. Il n'existe rien qui puisse fixer mon sentiment là-dessus: ni preuves écrites,—actes d'état civil ou autres,—ni souvenirs, ni témoignages d'aucune sorte. Même, je ne puis pas apprécier mon âge d'après mes sensations de vieillard. Car je ne suis vieux que depuis trop peu de jours. Je n'ai pas eu le temps de m'habituer à ce changement soudain. Et toute comparaison m'est impossible entre ma vieillesse séculaire et d'autres vieillesses moins caduques,—que je n'ai point connues antérieurement.—C'est tout d'un coup que je suis devenu ce que je suis...
J'ai très froid, surtout à l'intérieur du corps, dans ma chair et dans mon sang, dans la moelle de mes os aussi. Je suis fatigué, fatigué horriblement, et d'une fatigue qu'aucun repos, jamais ne soulage. Tous mes membres sont gourds, et toutes mes articulations douloureuses. Mes dents claquent sans cesse et branlent au point de n'être plus bonnes pour mâcher. Mon corps, irrésistiblement, se courbe et penche vers la terre. Je vois trouble et j'entends confus. Et chacune de ces souffrances m'est aiguë, parce que neuve. En sorte qu'aucun être n'est probablement aussi misérable que moi...
Mais ce n'est plus que pour deux jours, deux jours à peine! quarante-huit heures,—deux mille huit cent quatre-vingts minutes,—rien.—Je viens de calculer cette toute petite durée, et mon cœur bat d'espoir ... oui, d'espoir, quoique la mort soit une terrible chose,—plus terrible certes que les vivants ne l'imaginent! Je le sais, moi,—moi seul.—Mais qu'importe! ma vie, en vérité, n'est plus une vie...
Non, je ne suis pas fou. J'ai toute ma libre raison, et, de plus, je vais mourir. Deux motifs pour que je ne mente pas, deux motifs pour qu'on ne doute pas de ma véracité. Oh! pour l'amour de votre Dieu, si vous en avez un, ne doutez pas de ma véracité, vous qui trouverez ce cahier où j'écris, vous qui lirez le récit de l'Aventure! Il ne s'agit pas de contes bleus ni de fariboles. Il s'agit du plus terrible danger qui jamais ait été suspendu sur vous, sur votre fils ou sur votre fille, sur votre femme ou sur votre maîtresse! Ne le dédaignez pas, ne haussez pas les épaules! Je ne suis pas fou, et la mort est sur votre tête. Ne riez pas. Lisez, comprenez, croyez,—et faites ensuite ce que vous jugerez qu'il faut faire.
Pardonnez à ma vieille main qui tremble. Ne vous rebutez pas de mon écriture presque illisible. J'ai trouvé ce crayon dans la poussière de la route; il est usé, et trop court pour que mes doigts raides puissent facilement le tenir. Ce registre non plus n'est pas très commode. Les pages en sont encadrées d'une large bordure noire qui m'oblige à serrer mes lignes. Mais je n'ai pas d'autre papier. Et peut-être d'ailleurs vaut-il mieux, malgré l'incommodité, que j'écrive sur ce registre-là, plutôt que sur tout autre...
J'écris. Pour l'amour de votre Dieu, ne doutez pas. Lisez, comprenez, croyez...
L'origine, ce fut une lettre du colonel Terrisse, directeur de l'artillerie de terre, au vice-amiral de Fierce, commandant en chef, préfet maritime, commandant d'armes et gouverneur de Toulon. Cette lettre arriva dans les bureaux de l'état-major avec le courrier du soir. C'était le lundi 21 décembre 1908... Oui, le 21 décembre dernier. Il n'y a pas encore un mois de cela ... il y aura un mois demain, un mois jour pour jour... Un mois, rien qu'un mois! Ah! dieux du Ciel et de l'Enfer!...
La lettre du colonel directeur arriva donc avec le courrier du soir dans les bureaux de l'état-major—l'état-major du gouvernement militaire, bien entendu; pas celui de la préfecture maritime. A Toulon, comme dans les quatre autres ports, le vice amiral commandant en chef est à la fois préfet maritime et gouverneur. Et il réside dans l'hôtel de la préfecture, laissant à son général adjoint l'hôtel du gouvernement. En sorte que les communications d'un état-major à l'autre se font par téléphone. Naturellement, il y a un fil spécial, à cause du secret, nécessaire parfois.
J'étais dans le bureau des officiers quand arriva la lettre. C'est moi qui l'ouvris, en dépouillant le courrier... Parce qu'en ce temps-là, c'était à moi de dépouiller le courrier du gouvernement militaire: j'étais officier de cavalerie, capitaine breveté d'état-major ... et j'étais jeune: j'avais trente-trois ans, tout juste... Il n'y a pas encore un mois de cela, pas encore un mois...
J'ouvris la lettre et je la lus. Elle ne me parut présenter aucun intérêt. La voici d'un bout à l'autre. En cet instant même, j'en ai le texte sous les yeux,—exactement sous les yeux:
xve corps d'armée
PLACE-FORTE PORT MILITAIRE
DE TOULON
N° 287
Toulon, le 21 décembre 1908
LE COLONEL TERRISSE, DIRECTEUR DE L'ARTILLERIE DE TERRE, A MONSIEUR LE VICE-AMIRAL COMMANDANT EN CHEF, PRÉFET MARITIME, COMMANDANT D'ARMES ET GOUVERNEUR DE TOULON. OBJET:
Poteaux télégraphiques brisés«J'ai l'honneur de vous rendre compte que, le 19 décembre courant, les poteaux télégraphiques n° 171, 172, 173, 174 et 175 ont été brisés par un éboulement et que la ligne de Tourris au Grand Cap se trouve par conséquent coupée.
J'ai donné les ordres nécessaires pour le rétablissement de cette ligne. En raison du mauvais état des chemins, et de la distance assez grande que les corvées auront à parcourir, il y a lieu de prévoir toutefois que la répartition ne sera pas effectuée avant quarante-huit heures. D'ici là, toutes les communications électriques entre le Grand Cap et Toulon sont nécessairement interrompues.»
Le colonel directeur:
TERRISSE
Tout le monde sait qu'en temps de paix, Toulon ni le Grand Cap n'ont jamais rien à se dire l'un à l'autre, sauf les jours de branle-bas de combat... Le Grand Cap est l'une des montagnes qui environnent Toulon. C'est un sommet chauve et farouche, coiffé d'un fort moderne assez puissamment organisé. Seul un gardien de batterie réside ordinairement dans ce fort, que les troupes n'occupent qu'à la mobilisation... Alentour s'étend une lande très accidentée et à peu près déserte. De rares bûcherons y campent çà et là sans jamais s'y établir à demeure. Et la ligne télégraphique qui dessert cette thébaïde peut vraiment être coupée durant plus de quarante-huit heures sans que la terre cesse pour cela de tourner... J'allais purement et simplement classer dans mes instances la lettre du colonel directeur, quand le caporal télégraphiste frappa a la porte du bureau:
—Mon capitaine, la préfecture maritime vous demande au téléphone...
—J'y vais.
En me levant de ma chaise, je regardais l'heure à la pendule de la cheminée. Il était exactement trois heures. Je sortis, et je traversai le couloir. Le poste téléphonique est adjacent au bureau des officiers.
Je décrochai les récepteurs. Immédiatement, une voix m'appela par mon nom,—une voix que je reconnus, non sans étonnement,—la voix du vice-amiral lui-même.
—Allô! c'est vous, Narcy?
—C'est moi, amiral.
—Barras me dit que vous avez un cheval à Solliès-Pont. Est-ce que Barras se trompe?
—Barras ne se trompe pas, amiral. Un de mes chevaux d'armes est à Solliès-Pont depuis hier soir.
—Il est en bon état? pas fatigué?
—En très bon état. Pas fatigué du tout. Je comptais m'en servir demain pour une reconnaissance du Fenouillet...
—Bon... Vous n'irez probablement pas au Fenouillet demain... Il nous arrive ce soir une corvée très désagréable, et je ne vois que vous à qui l'infliger.
—Je suis à vos ordres, amiral.
—Oui... Vous savez que la communication est coupée entre Toulon et le Grand Gap?
—Je viens d'en être informé par la direction d'artillerie...
—Cela tombe très mal. Le gardien de batterie du Grand Cap doit être prévenu ce soir même, coûte que coûte, des tirs que les 75 effectueront demain à la Roca-Troca.
—Demain, amiral?
—Demain, à midi. Impossible de les retarder, à cause de la présence du général Felte, qui est forcé de quitter Toulon demain soir. Il faut pourtant que les bûcherons de la montagne soient avertis: des accidents seraient à craindre.—Quelle heure est-il?
—Trois heures cinq, amiral.
—D'ici à Solliès, il faut compter?...
—Dix-sept ou dix-huit kilomètres.
—Bon. Faites téléphoner à votre ordonnance... Votre ordonnance est là-bas, je suppose?
—Oui, amiral.
—Faites-lui téléphoner de seller votre cheval et de vous attendre n'importe où sur la route... Êtes-vous en tenue?
—Non, amiral. Le chef d'état-major nous autorise à porter des vêtements civils l'après-midi. Mais je puis monter comme je suis: j'ai des leggins et des éperons. Je comptais essayer tout à l'heure le nouveau pur-sang du colonel Lescaut.
—Parfait. Je vais vous envoyer immédiatement mon auto. Prenez-la. Allez à Solliès. Vous y serez à trois heures et demie. L'auto ne peut pas aller plus loin, je crois?
—Dans la direction du Grand Gap? Non, à coup sûr! De Solliès à Valaury, le chemin est à peine carrossable aux petites charrettes...
—Vous le connaissez bien, ce chemin?
—Assez bien. J'en ai fait la reconnaissance pendant les manœuvres de cadres, l'année dernière. Au-delà de Valaury, ce n'est plus qu'un sentier, un très mauvais sentier de montagne.
—Pourrez-vous y passer à cheval?
—C'est à cheval que j'y ai passé l'an dernier, amiral.
—Partez, alors. De Solliès-Pont au Grand Cap, vous mettrez au moins une heure et demie, et vous savez qu'il fait nuit noire à cinq heures...
—Je coucherai au Grand Cap, naturellement?
—Naturellement. Il y a des chambres d'officiers dans le fort. Le gardien vous installera tant bien que mal, et vous reviendrez demain matin. C'est une corvée de premier brin, mon pauvre Narcy. Mais comment faire? Il faut que ce gardien soit prévenu. Et quant à envoyer un break par la route militaire du Revest, impossible! Barras vient de mesurer sur la carte: le break aurait plus de trente kilomètres à faire, rien que pour l'aller... L'auto n'arriverait pas non plus: le chemin vient d'être empierré de neuf, entre le Ragas et Morière. L'unique solution, c'est un cavalier qui puisse partir de Solliès et qui connaisse les sentiers de la montagne: vous.
—Moi, amiral.—L'auto arrive, je l'entends dans la rue.
—Téléphonez à votre ordonnance et partez.
—Le caporal va téléphoner pour moi, amiral. Je pars.
—Bon voyage, mon cher! à demain!...
Je raccrochai les récepteurs. Le télégraphiste empressé me tendait ma pèlerine imperméable et mon feutre. Il bruinait.
Je rentrai au bureau pour fermer les armoires secrètes. Je mis les barres de fer et les cadenas à lettres. Le troisième cadenas me retarda d'une bonne demi-minute: la combinaison fonctionnait mal. Je jurai deux fois avant d'en venir à bout...
Par les fenêtres fermées, à travers les rideaux de guipure, le jour entrait largement, clair, quoique gris. Le petit poêle ronflant y mêlait sa chaude lueur rouge. Le bureau m'apparut confortable au moment de le quitter pour l'humidité froide du dehors...
Sur ma table à écrire, la lettre du colonel directeur d'artillerie était restée. Ne sachant où la mettre,—les armoires étaient fermées déjà, et je ne me souciais pas de perdre mon temps à les rouvrir,—je pris cette lettre et la glissai dans la poche intérieure de mon veston.
Dans la cour, les chevaux du général adjoint piaffaient. Un brosseur achevait leur pansage. Pour me saluer, il cracha son bout de cigarette. Le sol était brun, avec, ça et là, des flaques. L'eucalyptus luisant égouttait de la pluie. En ouvrant la porte, je fis tinter la clochette du corps de garde. Le chien de garde, endormi sous l'auvent, leva la tête au bruit...
Je passai le seuil. L'auto rangée, contre le trottoir, et grondante de tout le fracas de son moteur débrayé, me happa.
Je me souviens qu'à l'angle de la rue Revel et de la place de la Liberté, nous faillîmes écraser un enfant qui jouait, assis sur le bord du trottoir...
Boulevard de Strasbourg, il fallut marcher lentement, à cause d'un encombrement de voitures. Sous la voûte de la porte Notre-Dame, une charrette nous força de serrer les freins...
Après ce fut le faubourg de Saint Jean du Var, interminable entre ses deux rangées de maisons étroites serrées les unes contre les autres. De kilomètre en kilomètre, un tramway nous croisait. Sous le pont du chemin de fer, des ouvriers pris à l'improviste injurièrent le chauffeur. Un train passait, dont le sifflet couvrit leurs voix...
La pluie avait cessé. Mais le pavé continuait d'être mouillé. Le ciel gris pesait sur les toits de tuiles brunes. Pas un rayon de soleil ne dorait le payage, médiocre d'ailleurs par tous les temps, et lugubre sous ce jour terne...
Les dernières maisons du faubourg s'espacèrent. La route s'allongea, droite et boueuse, en pleine campagne. À gauche, les contreforts du Faron formaient talus. Je me penchai à la portière pour apercevoir le sommet de la montagne: un capuchon de nuages le coiffait; et je songeai alors que, fort probablement, un capuchon pareil coiffait le sommet, plus élevé encore, du Grand Cap ... et que j'aurais peut-être quelque peine à me bien reconnaître dans le dédale assez confus des sentiers et des pistes... Oui, je songeai à cela ... mais rien qu'un instant...
L'auto entrait dans le village de la Valette, le premier qu'on traverse en allant de Toulon vers Nice. Et des enfants couraient à droite et à gauche, en jetant des cris de chien écrasé. Je consultai ma montre. La demie de trois heures n'avait pas encore sonné. Néanmoins, je baissai une glace de devant, et, du doigt, je touchai le chauffeur:
—Rondement, n'est-ce pas, dès qu'on aura sauté les caniveaux?
—Oui, mon capitaine.
L'auto prit son élan et se précipita sur la route rectiligne et plane. A main droite, le hameau de La Garde se montra, perché sur sa butte et couronné de son château-fort en ruines. Par un enchaînement involontaire, je revis alors, avec ce château, le visage d'une femme qui tenait une large place dans ma vie ... d'une femme que j'avais rencontrée pour la première fois, un an plus tôt, dans ces ruines ... et je ne pensai plus qu'à cette rencontre et qu'à ce visage... Les vieilles murailles crénelées se découpaient nettes sur le ciel couleur de brume. A leur pied, la plaine s'écrasait, nue, lépreuse d'oliviers gris et ras... Je me souvins de l'esplanade que j'avais traversée, allant à l'aventure, et du donjon derrière lequel une forme svelte m'était apparue,—la forme d'une promeneuse inconnue qui se reposait, assise sur la dernière marche du perron qui monte vers la poterne... Au bruit de mes pas, on s'était retourné, et j'avais été ébloui par une éclatante chevelure d'or vert, et par deux yeux pareils à deux émeraudes...
Madeleine ... Madeleine de...
J'ai failli écrire son nom... Toutes ces choses me sont aujourd'hui si lointaines, si effroyablement lointaines!... Elles ne sont cependant lointaines que pour moi, pour moi seul. Et je ne puis écrire ici le nom d'une femme qui fut ma maîtresse, et qui n'est pas morte, et qui n'est pas vieille... Ce serait déjà trop que d'avoir écrit ces quatre syllabes,—Madeleine,—si le prénom qu'elles forment n'était pas à ce point répandu, que l'incognito d'aucune femme ne sera jamais percé, même pour ceux qui sauront qu'elle s'appelle Madeleine, et qu'elle est blonde, et que ses yeux sont verts...
L'auto, continuant sa course, était entrée dans le village de la Farlède, puis en était ressortie, sans que j'y eusse pris garde. Maintenant, les premières maisons de Solliès apparaissaient, droit devant nous, à moins d'une lieue...
Quand nous les atteignîmes, il était, tout juste, quatre heures moins vingt. Sur la route, au premier carrefour,—précisément au carrefour du chemin qui va de Solliès aux Aiguières, et des Aiguières vers le Grand Cap,—mon ordonnance attendait, tenant mon cheval par la figure. Le chauffeur arrêta si court, que je faillis glisser à bas du baquet.
Je fus en selle la minute d'après. Des commères, sur le pas de leurs portes, commentaient l'événement de mon arrivée et de mon départ, trop soudains à leur gré. L'une affirma, d'une voix provençale qui claironnait:
—Pas moins, le monsieur, il n'aura pas soleil pour faire le bel homme sur son cheval!...
Je crois que cette phrase fut la dernière que j'entendis ce jour là ... ce jour là,—mon dernier jour en somme...
J'avais pris le chemin des Aiguiers. Le terrain était bon, pas trop glissant, pas trop dur. Mon cheval trottait bien, d'un joli trot allongé.
C'était un bon cheval que j'aimais,—une bête alezane, haute du garrot, courte du rein, longue de l'encolure, un pur-sang très courageux et assez sage, que j'avais pu choisir vraiment à mon goût, pendant le stage que j'avais fait, deux ans plus tôt, au cabinet du ministre. On a là des facilités que les officiers de troupes ignorent... Mon cheval s'appelait Siegfried. Nous avions eu le temps de nous habituer l'un à l'autre; et je ne lui connaissais ni un vice, ni même un défaut qui valût la peine d'en parler.
D'une traite Siegfried me porta jusqu'aux Aiguiers, qui sont un simple hameau adossé aux derniers contreforts de la chaîne des Mouras. Au delà, le chemin commença d'être moins aisé. Il courait à flanc de colline, dominant le ravin qui sert de vallée au Gapeau. Des zigzags brusques suivaient les méandres du petit torrent, dont l'eau claire reflétait les nuages couleur de plomb. Comme je la regardais, des gouttes de pluie tombèrent de nouveau, et dessinèrent des ronds sur cette eau luisante. J'essayais d'un temps de galop. A main droite le clocher de Solliès-Toucas pointa au-dessus d'un petit bois de cerisiers. Puis le chemin, devenu sentier, tourna à gauche, et je ne vis plus que la campagne déserte, sur laquelle le ciel bas pleurait à larmes menues...
Une côte assez raide me força d'éteindre l'allure. Au pas je franchis une sorte de seuil et je redescendis une pente oblique, qui était le versant intérieur du gigantesque cirque de Valaury, pareil à un cratère à demi comblé large d'une bonne demi-lieue. Le Grand Cap se découvrit alors à moi. La chaîne des Mouras me l'avait caché jusque-là. Il s'en détacha tout d'un coup et domina de haut tous les massifs alentour. On ne voyait aucune de ses cimes, toutes perdues dans la voûte des nuages. Et, tronqué de la sorte, il ressemblait à quelque prodigieux pilier qui eût soutenu toute cette architecture floconneuse qui pesait sur lui. Des lambeaux de brouillard glissaient sur ses flancs, et s'abaissaient jusqu'à la limite qui sépare les premières landes des dernières cultures... Pour la seconde fois j'eus le pressentiment qu'il serait pénible, dangereux peut-être, d'avancer à tâtons dans cette brume opaque et visqueuse, sur un sentier à peine tracé... Mais, pour l'instant, il faisait clair, et le fond du cirque formait une piste large et aplanie. Je poussai mon cheval qui galopa joyeusement... Madeleine, plusieurs fois, m'avait accompagné dans de petites chevauchées matinales. Nous partions avant le lever du soleil, afin d'éviter la curiosité malveillante de tous ceux qui épiaient notre tendresse. Et, sous les bois de pins qui parent si magnifiquement les deux presqu'îles toujours discrètes de Cépet et de Sicié, nous galopions ensemble, avec du vent tiède et parfumé plein nos poitrines... Ma pensée se cassa sur ce souvenir, parce qu'à cet instant j'aspirai, d'instinct, la brise crépusculaire et qu'elle entra dans mes poumons froide et mouillée, avec je ne sais quelle odeur de feuilles pourries et de terre moisie. Je me soulevai sur ma selle pour aspirer plus fort et mieux discerner l'étrange senteur. Le même souffle me pénétra, et j'eus l'impression baroque que ce souffle était la propre haleine de la montagne, une haleine fade et nauséabonde,—cadavérique... Un frisson désagréable secoua mes épaules. Siegfried continuait de galoper. Je le remis au trot. Le cirque était maintenant traversé, et le sentier recommençait d'être montant. Quatre masures, groupées en tas confus, occupaient une sorte de monticule. Je les dépassai sans apercevoir âme vivante. Un chien sortit seul d'une porte entr'ouverte, et vint flairer les pas de mon cheval, sans aboyer...
Au delà, le sentier bifurquait. Je fis halte pour déployer ma carte d'état-major. Je m'orientai. Droit devant moi, le Grand Cap barrait l'horizon d'un chaos formidable de rocs abrupts. Les premiers contreforts n'étaient pas distants d'une demi-lieue. Là était l'ouest, et j'avais le nord à ma droite. J'examinai la carte. Elle était embrouillée et confuse. J'y démêlai pourtant mon carrefour, et les deux chemins entre lesquels j'hésitais, ils me parurent mener au fort l'un et l'autre, celui de droite par l'ancien couvent de Saint-Hubert et par le hameau de Morière-la-Tourne, celui de gauche par le hameau de Morière-les-Vignes et par le village de Morière. Je choisis le chemin de gauche. L'Aventure m'eût sans doute épargné, si j'avais choisi le chemin de droite....
Comme je repartais, je crus voir, dans l'amas des nuages accumulés sur la montagne, une sorte de reflet rose à peine perceptible. J'ai dit que je marchais vers l'ouest. Ce reflet ne pouvait donc être qu'un rayon du soleil couchant, perçant tant bien que mal la brume et la bruine. Le soir allait donc tout à coup tomber. D'instinct, je me retournai sur ma selle, vers l'est, pour juger de l'approche de la nuit. Et une inquiétude me vint, en songeant à l'étape encore longue qui me séparait du but... Car la nuit était là, beaucoup plus voisine que je ne croyais. Elle s'était élancée du fond de la plaine orientale, elle avait enjambé les hauteurs de Solliès, elle s'était ruée d'un bout à l'autre du cirque de Valaury, galopant silencieusement à ma poursuite. Et voilà qu'elle me rattrapait, qu'elle me dépassait, qu'elle me devançait sur les flancs dangereux de la montagne. Et déjà le sentier n'était plus qu'une piste, où mon cheval parfois glissait du sabot.
Je me rendis compte, alors, que ma mission risquait de m'attirer des ennuis pires qu'une randonnée trop longue, par une soirée trop fraîche et trop pluvieuse.
Ce fut à la pointe la plus nord de la chaîne des Mouras que, très probablement, je me trompai de chemin.
Il ne faisait pas encore nuit; mais il ne faisait déjà plus jour. La piste disparaissait absolument sous une brousse épaisse, tout à fait pareille à la brousse qui tapissait la lande alentour. Mon cheval avançait là-dedans tant bien que mal, tâtant parfois le sol avant d'y appuyer son sabot. Je me fiais à son instinct, incapable moi-même de distinguer ce qui était le sentier et ce qui était la lande. J'avais oublié que, précisément à cette pointe la plus nord de la chaîne des Mouras, la piste de Tourris se détache de la piste du Grand Gap,—s'en détache sur la gauche, vers un col assez célèbre dans les annales toulonnaises, et assez singulièrement nommé: le col de la Mort de Gauthier.
C'est dans cette piste de Tourris que mon cheval s'engagea. Et je ne m'en aperçus pas, n'ayant pas même soupçonné que nous venions de dépasser un carrefour.
Le sentier, médiocre jusque-là, devint alors mauvais. L'ombre commençait d'épaissir. Aux derniers gradins du cirque succédaient les premiers escarpements rocheux. Le sol était inégal, raviné, jonché de pierres et criblé de trous. La brousse cachait les unes et couvrait les autres. Siegfried butta plusieurs fois. Cependant les longues floches des nuages formaient au-dessus de ma tête un plafond opaque, et ce plafond s'abaissait au fur et à mesure que la montagne était plus proche. Bientôt une brume diaphane m'enveloppa, avant-garde du brouillard plus dense que je devinais, suspendu à quelques dizaines de mètres plus haut.
Je me souviens que je jurai, et dis:
—C'est du propre, comme Provence!...
Juste à cet instant, la piste, qui montait assez raide, se prit à redescendre de manière à m'étonner: la carte ne m'avait rien indiqué de semblable. J'eus envie de la consulter de nouveau. Mais, le crépuscule était déjà trop brun pour me permettre de vérifier exactement les cotes et les hachures. J'y renonçai. D'ailleurs la descente fut courte. Je parvins dans une sorte de creux, très touffu; et la piste recommença de monter. Je dis «la piste»; mais, proprement, de piste il n'y avait plus: les ronces et les lentisques faisaient fourré, et leurs épines atteignaient le poitrail de mon cheval; je dus garer mes mains pour éviter des griffades. Je n'apercevais littéralement plus le sol, à travers ces buissons pressés; et Siegfried, nerveux et inquiet, marquait sa répugnance à marcher en aveugle sur ce terrain qu'il flairait dangereux...
Après cent mètres environ de cette côte touffue, il y eut une nouvelle descente; puis, une nouvelle montée. Je me rendis compte alors que j'étais hors de la bonne route. Car, à n'en pas douter, je franchissais un col,—un col à trois seuils successifs;—et nul col d'aucune espèce ne me séparait du Grand Cap. De cela, j'étais sûr. Je continuai cependant afin d'atteindre le troisième seuil, d'où sans doute j'aurais quelque vue.
Je l'atteignis.
Et, en effet, j'eus la vue que j'espérais. Devant moi s'abaissait une plaine large et longue, bornée de tous côtés par des montagnes lointaines, dont la forme quoique brouillée par la brume pluvieuse me fut un repère certain. La barrière massive qui se dressait au sud ne pouvait être que le Faron, dont la silhouette est caractéristique, pareille à celle d'un gigantesque chien couché; et je reconnaissais aussi sûrement le Coudon, dont l'arête orientale, coupée nette comme l'éperon d'un cuirassé, semblait fendre la plaine à la manière d'un proue qui fend l'Océan. Oui: j'étais au col même de la Mort de Gauthier, et je n'avais rien de mieux à faire qu'à rétrograder, le plus vite possible, jusqu'au fâcheux carrefour, cause de mon erreur;—le plus vite possible, car il importait d'y arriver avant que la nuit fût trop noire...
Siegfred hésita, près de s'enfoncer encore dans le fourré dont les hautes épines avaient chatouillé ses naseaux au passage. Je serrai la jambe, pour qu'il comprît bien qu'il ne s'agissait pas de piétiner sur place. Courageux, il allongea l'allure, et, sitôt la première descente achevée, il trotta.
Il trotta, mais pas longtemps.
A l'instant que la piste se relevait vers le deuxième seuil, je sentis tout à coup la selle manquer sous moi. Je tombai, et Siegfred tomba. Les lentisques me reçurent assez rudement, moins toutefois que n'eussent fait les pierres. Je fus debout en moins de dix secondes, froissé et égratigné, mais, somme toute, intact. Mon cheval ne se relevait pas. Je me penchai vers lui: le membre antérieur gauche s'était pris dans une fente du roc, et si malheureusement que la jambe était cassée comme verre. Plus jamais le pauvre Siegfried ne trotterait ni ne galoperait, ni ne quitterait cette lande au bord de laquelle son instinct l'avait fait hésiter. Nous autres cavaliers aimons nos chevaux autant et plus que des amis ou des maîtresses. A voir mon Siegfried abattu de la sorte, je crus que j'allais larmoyer comme une fillette de douze ans. Et tout de suite, brutalement, pour réagir, je tirai mon pistolet, et, fourrant le canon dans l'oreille de la malheureuse bête, je fermai les yeux et je pressai la détente. Le grand corps blessé tressaillit à peine avant de s'affaisser définitivement sous le suaire des hautes herbes. Machinalement je remis mon pistolet en poche. Et, marchant sans songer où j'allais, je gravis la pente du second seuil, et je m'arrêtai au plus haut, et je m'assis au hasard, sur la première pierre qui s'offrit.
Ce ne fut qu'au bout d'un bon quart d'heure que je m'avisai de réfléchir à ma situation.
Elle n'était point enviable. J'étais à pied, hors de tout chemin frayé, et quasi perdu au milieu d'une lande qui compte parmi les plus désertes de toute la Provence montagneuse. La chaumière la moins distante l'était encore d'une grande lieue; et le fort du Cap, d'au moins deux. Et mon devoir était pourtant d'y parvenir, malgré la quasi impossibilité où j'étais de me dépêtrer de cette brousse inextricable, dans la nuit qui m'enveloppait, sombre déjà, et bientôt noire.
J'étais assis sur une pierre, au bord de ce qui devait être le sentier. Je regardais vers le vallon touffu qui me séparait du premier seuil,—vers la place où gisait le cadavre de mon cheval. J'allais me relever et reprendre ma route,—puisqu'il fallait tout de même, coûte que coûte, aller jusqu'au bout, atteindre ce fort inaccessible, et remplir ma mission...
Tout à coup, au delà du vallon, sur le premier seuil du col, à quelques cent pas de moi, j'aperçus, profilée nette sur le ciel encore laiteux, une silhouette brune.
Une silhouette humaine, la silhouette d'une femme qui venait vers moi, marchant vite...
Surpris et joyeux, je m'étais levé de ma pierre. Certes, je m'attendais à tout, plutôt qu'à rencontrer n'importe qui, en ce lieu et à cette heure. Ni paysan, ni bûcheron, ni chasseur ne fréquente la Mort de Gauthier, même en plein jour: car on n'y trouve ni culture, ni bois, ni gibier. Et ma chance était aussi singulière qu'inespérée, de tomber ainsi, si bien à point,—et par cette nuit sombre, et par cette pluie froide!—sur la seule femme qui eût peut-être franchi le col de toute la semaine.
Évidemment c'était une quelconque paysanne, de Valaury ou de Morière, qui s'en revenait chez elle en se hâtant. Nul doute qu'elle ne connût bien tous les sentiers de la montagne et qu'elle ne consentit volontiers à me remettre dans le mien...
Je fis trois pas au devant d'elle. Elle allait d'ailleurs passer tout près de moi. Elle marchait très vite, glissant à travers la brousse avec une étonnante aisance.
Elle n'était plus qu'à vingt pas. Je m'arrêtai, stupéfait tout à coup...
Ce n'était pas une paysanne. Maintenant que je la voyais mieux, je distinguais sa robe, la plus étrange robe qu'on pût imaginer en pareil lieu: une toilette de ville, élégante! fourreau de drap clair, à la dernière mode; jaquette de loutre à revers d'hermine. Les mains disparaissaient dans un manchon très ample, d'hermine aussi. Les plumes du chapeau s'aplatissaient défrisées par la bruine. Point de parapluie. Point de manteau. De la tête aux pieds, rien qui fût vraisemblable. D'un coup d'œil je vérifiai qu'alentour la lande ne s'était pas métamorphosée en jardin d'hiver ou en terrasse; qu'elle était toujours le même désert sinistre, et que la même pluie perçante tombait...
Je ne soufflais plus; j'avais presque peur...
L'apparition avançait toujours. Elle n'était point une ombre impalpable et surnaturelle: j'entendis le craquement léger des bottines et le froissement de la jupe frôlée par les buissons bas...
L'apparition passa à côté de moi, m'effleurant, sans s'arrêter, sans tourner la tête... Et je vis de près son visage, de face d'abord, puis de profil. Je le vis, et je le reconnus. Et un cri effaré m'échappa:
—Madeleine!...
C'était elle: Madeleine, ma maîtresse.
Elle sembla ne pas entendre, comme elle avait semblé ne pas voir. Et elle s'éloigna, rapide, sur la lande...
Madeleine...
Non, je ne puis pas écrire son nom...
C'est l'avant-dernière année que je l'avais rencontrée... Oui, l'avant-dernière ... 1907... Au mois de mai, je crois... Je ne suis plus très sûr... C'est si lointain, si effroyablement lointain!... Ma mémoire vacille comme un flambeau qui a brûlé sa dernière larme de cire, et dont la mèche abattue jette par saccades ses dernières lueurs...
Au mois de mai 1907... Voilà que je revois tout d'un coup, dans l'une des lueurs... C'était sur l'esplanade du vieux château-fort, au sommet du rocher de la Garde. J'étais monté par le sentier en zigzag, lentement. Et, derrière la ruine sans forme qui fut le donjon, j'avais aperçu Madeleine, assise. Elle s'était retournée, elle avait rougi, et, à cette rougeur, j'avais deviné que je troublais une rêverie très intime. A nos pieds, la plaine lépreuse s'étendait, et, par delà la plaine, vers l'horizon du sud, la mer. Dans le ciel éblouissant, le soleil brûlait à nu, sans une vapeur, même invisible, qui voilât son feu. Toute la plaine, incendiée, se transfigurait, et de laide devenait belle. C'était un de ces jours d'or pur, où les poitrines ont peine à contenir le battement des cœurs ivres. Quand j'avais aperçu les cheveux blonds de Madeleine, mon cœur ivre avait battu. Et quand j'avais été atteint par le regard de ses yeux verts, ma poitrine avait eu peine à contenir ce battement. Plus tard, je sus que notre amour était vraiment né dans la minute de cette première rencontre, car Madeleine m'avoua l'émoi mystérieux et profond qui l'avait agitée elle-même, dès qu'elle avait vu ma propre émotion... O l'impossible chose! Il n'y a pas tout à fait deux ans de cela!... et ce fut moi, qui ne suis plus qu'un peu d'ossements creux sous un peu de peau morte ... ce fut moi, qui aimai, et qui fus aimé...
Après, il y eut une fête de nuit, dans le parc d'une villa très somptueuse. La villa dominait de haut la mer, et le parc s'abaissait jusqu'au rivage par des pentes abruptes où les pins maritimes enfonçaient obliquement leurs racines, si bien que la verdure noire s'étendait horizontale au-dessus de l'eau écumante. Des sentiers serpentaient entre ces pins. Et, partout, on avait accroché des lanternes de papier, dont la lumière était douce. Ce fut là que pour la seconde fois, je vis Madeleine. Sa robe, couleur de lune, découvrait des épaules rondes. La chair en était fleurie et voluptueuse. Et moi, regardant ces épaules nues, un désir impérieux me traversa. Nous étions face à face sur une terrasse qui surplombait les vagues, et leur bruit sourd montait jusqu'à nous, et nous enveloppait. Au loin, des violons mêlaient à ce bruit leur murmure. D'autres hommes et d'autres femmes se promenaient non loin de nous. Un couple vint jusque sur la terrasse et rompit notre silence, puis s'en alla...
Maintenant, Madeleine et moi, accoudés sur la balustrade, au-dessus de la mer, nous causions à voix basse, échangeant des paroles indifférentes et retenant d'autres paroles. Et cette causerie dura longtemps. Une à une, les lanternes s'éteignaient parmi les arbres. La lune, rouge et ovale, émergea de la mer, et y allongea son reflet, pareil à un cyprès scintillant. Les violons, alors, se turent. Pour remonter vers la villa, Madeleine osa poser sur mon bras sa main froide. L'ombre, autour de nous, devenait épaisse. Une exaltation soudaine me posséda. Cette femme que j'avais passionnément admirée au plein soleil du premier jour, et passionnément désirée, tout à l'heure, dans la nuit propice aux baisers, je la tenais presque dans mes bras, et je respirais l'odeur de ses cheveux, l'odeur de sa chair... Soudain je me penchai, j'enlaçai les épaules qui tressaillirent, et je posai ma bouche sur la bouche qui ne se déroba pas...
Et me souvenir, ici, de cela, est épouvantable...
Elle était une femme très vivante. Sa beauté gracieuse et fine n'était pas déparée par l'éclat vif de son teint, par l'ardeur du sang chaud qu'on voyait courir dans le réseau bleu de ses veines, par le ferme modelé de ses jambes longues et de ses bras purs, par la vigueur svelte de tout son corps musclé.
Je me souviens comme d'une lutte de notre première étreinte...
Et je me souviens du poids de ce corps, vaincu et voluptueux, que je balançais dans mes bras, comme on balance le corps d'un petit enfant, pour jouer. Elle riait de se sentir lourde, même pour ma force...
Je songe que tout cela n'est guère intéressant, sinon pour moi. Or, ce n'est point un journal de ma vie que j'écris, non plus que mes mémoires. Et je veux qu'on lise ce testament, parce qu'il enferme un Secret que tous les hommes et que toutes les femmes doivent apprendre. Peut-être conviendrait-il donc d'abréger mon récit, et de passer outre, en négligeant ce qui n'est pas le Secret. Mais il importe d'abord qu'on sente bien la vérité dans tout ce que je rapporte. Que je sois réellement l'homme que je prétends être:—André Narcy, capitaine de cavalerie, breveté, hors cadre, né à Lyon, le 27 avril 1876, mort à Toulon le 21 décembre 1908 ... ou le 22 janvier 1909...—que je sois cet homme, je n'en puis fournir aucune preuve. Je meurs de ne pouvoir le prouver! Il faut donc au moins qu'à force de détails et de précisions, je persuade celui qui me lira!—Et puis, lorsque j'y songe un moment ... tout, tout, tout tient au Secret...
C'est le jour de notre première étreinte que, soulevant Madeleine dans mes bras et jouant avec son corps, je trouvai que ce corps pesait lourd. Plus tard, recommençant le même jeu, j'eus la sensation d'un poids plus léger...
Madeleine... Je ne puis écrire son nom, et je ne puis non plus la désigner avec une clarté qui serait dangereuse pour son honneur de femme. A dessein, je vais donc ici,—ici seulement,—fausser quelques indications, mentir sur quelques faits, sur quelques dates, sur quelques lieux. Il faut que je sois exactement compris. Mais il n'importe en rien qu'on lise, par exemple, juin au lieu d'octobre, voiture au lieu de bateau, et Tamaris au lieu d'Hyères. J'ai besoin d'être prudent, et d'autant plus qu'à chaque instant, la flamme de ma mémoire baisse, tremble et s'éteint, pour ne se rallumer qu'après des minutes d'angoisse; la flamme de ma mémoire, et la flamme de mon intelligence aussi. Si je n'y prenais bien garde, je dirais sans nul doute tout ce que je dois ne pas dire...
Elle était fille et femme d'hommes riches. Son père, vieillard dur et froid, habitait, hiver comme été, une sorte de château presque en ruines, dans un site perdu des montagnes de craie qui séparent Toulon d'Aubagne. Il vivait seul dans cette tanière, ne recevant personne et ne sortant jamais. Une de ces tragédies domestiques dont on ne sait pas si elles sont plus ridicules aux yeux du monde ou plus douloureuses aux cœurs qu'elles ont déchirés, avait séparé cet homme de sa femme douze ou quinze années plus tôt. Les vieilles gens, à Toulon, à Nice et à Marseille, racontaient encore l'histoire, très scandaleuse à leur dire, de cette séparation. On en bavardait parfois, aux five o'clock mornes, quand on n'avait nul potin moins rassis à se mettre sous la dent. Je n'ai jamais eu, quant à moi, d'appétit pour ces régals répugnants. Si bien que je ne sais pas au juste, faute d'avoir une seule fois écouté, pourquoi cette femme et ce mari avaient, en fin de compte, divorcé. Lui, je n'ai d'ailleurs fait que l'apercevoir, dans je ne sais quelle affaire officielle. Elle, je la rencontrais souvent, et partout, d'un bout à l'autre de la Rivièra. Mais jamais je ne fus son ami. C'était une femme très frivole, jolie encore pour tous les regards, et jeune pour ses regards à elle. Elle avait une villa luxueuse à Beaulieu, et, sur la Corniche d'en haut, au-dessus de la Turbie, un domaine assez vaste. Elle passait trois mois par an dans le domaine ou dans la villa, et trois autres mois à Toulon, chez sa fille; le reste du temps, je ne sais où ... à Paris, je crois?... Madeleine, elle, habitait Toulon l'année entière, son mari ne pouvant s'absenter de l'arsenal. Durant les fortes chaleurs, elle se réfugiait seulement à l'extrémité de la presqu'île qui borne la rade, presqu'île toujours rafraîchie par le vent du large. Là sont bâties quelques maisons très isolées. Le mari de Madeleine en possédait une, et n'y venait d'ailleurs jamais lui-même, les communications n'étant pas assez rapides entre ce lieu et la ville. Mon service, au contraire, m'appelait, moi, dans toutes les batteries voisines, aussi fréquemment qu'il me plaisait. Et c'est ainsi que Madeleine et moi pouvions nous promener à notre aise dans les bois de Cépet ou de Sicié. J'arrivais à cheval, suivi seulement d'un ordonnance, homme très fidèle, qui montait la jument choisie par mon amie. Nous changions les selles devant une cabane de douaniers qui nous servait de remise. Le soldat nous y attendait en fumant mes cigares. Nous, très libres parmi ces pinèdes absolument désertes, galopions alors sans souci. Il ne me souvient pas d'avoir jamais fait une rencontre dangereuse.
Et nous étions assez audacieux pour mettre pied à terre, au cours de chaque promenade, chaque fois qu'entre deux bosquets une clairière de sable sec nous offrait son divan moelleux, tout chaud de soleil. Madeleine dégrafait son corsage, pour le plaisir d'enfoncer son bras nu dans ce divan, et de comparer les deux touchers tièdes et lisses du sable fin et de la peau fine...
Oui, j'ai bien compté: c'est au mois de mai 1907 que j'avais rencontré Madeleine, sur l'esplanade du vieux château-fort; c'est au mois de juin de la même année que je l'avais retrouvée, dans le parc illuminé, la nuit de la fête champêtre; et c'est un peu plus tard, quinze ou vingt jours après, que, pour la première fois, j'avais pu prendre dans mes bras le corps de ma maîtresse, et jouer à le porter de la chaise-longue au lit.
Et ce corps était le corps d'une femme grande et bien prise, robuste quoique svelte. Il pesait lourd.
Or, quelques semaines passèrent, six ou huit, dix au plus. Et quand vint septembre, nous étions un matin assis tous deux dans l'une de ces clairières de sable où nous conduisaient nos chevauchées sous bois. Ce matin-là, j'eus la fantaisie de recommencer le même jeu. Ma maîtresse se reposait auprès de moi, essoufflée et rieuse. Je me penchai sur elle, et je nouai mes mains à sa taille. Riant toujours, elle me défia, las comme je devais être, de la soulever.
Je me raidis, rassemblant toute ma vigueur, et doutant du succès. Mais je fus très surpris: presque sans effort, j'arrachai du lit de sable le corps gisant; et ce corps me parut léger,—bizarrement léger...
La mèche du flambeau mourant jette tout d'un coup une lueur vive...
Je me souviens très, très nettement, en cette minute...
Autour de la clairière, les troncs rouges, tachetés décorce brune, étaient comme des colonnes de temple, peintes d'ocre pourprée. Un pin parasol, plus haut que les maritimes, gonflait au-dessus de nous sa coupole d'ombre. Le sable qui nous servait de lit n'était pas blanc, mais jaune, et doré par places. Çà et là, des aiguilles résineuses le jonchaient. Quand Madeleine se releva, je l'arrêtai un temps, pour détacher de sa jupe et du dos de son corsage celles de ces aiguilles qui s'y étaient collées...
Le taillis nous cernait d'une circonférence verdoyante. Le silence était seulement troublé par le cliquetis des gourmettes de nos chevaux, qui mangeaient des feuillages, et par la chanson proche de la mer invisible...
Pour se remettre en selle, Madeleine posa son pied dans mes mains. J'étais attentif: cette fois encore, j'eus la sensation très nette qu'elle pesait moins lourd qu'autrefois.
Et, tandis que nos chevaux se frayaient passage parmi la brousse, je questionnai, presque malgré moi:
—Chérie? vous n'avez pas été souffrante, ces jours-ci?
Elle s'étonna:
—Moi?
—Vous, oui... Je vous trouve une mine fatiguée...
Elle ouvrit d'instinct sa boîte à poudre, et se regarda dans le miroir du couvercle. Puis elle éclata de rire:
—Mon chéri, voyons! à quoi pensez-vous? J'ai des joues de paysanne!...
La promenade et la halte avaient fouetté tout son jeune sang voluptueux. Et c'est vrai que ses joues roses brillaient comme un corail poli.
Elle se hâta d'éteindre cet éclat, du bout de ses doigts frottés de poudre. Elle continuait de rire très gaîment:
—Heureusement encore que vous m'y avez fait penser! C'était écrit sous mes yeux, vos ... exagérations ... de tout à l'heure, monsieur!... sous mes yeux, et aussi sur mes joues ... mais pas de la façon que vous disiez ... bien au contraire!
Je songeai alors que l'explication était peut-être là. Une jeune femme, très aimée d'un amant trop ardent, peut s'affaiblir, et même s'anémier, sans qu'il paraisse à son teint ni à ses lèvres: une fièvre sourde colore plutôt qu'elle ne pâlit...
Mais je comptai en moi-même: de toute la semaine, je n'avais reçu ma maîtresse chez moi qu'une seule après-midi. Six journées de repos, c'est de quoi réparer la plus épuisante journée de travail ... six journées, oui: cette matinée-ci était la septième, depuis notre dernier rendez-vous à Toulon...
—Mon amour qu'avez-vous fait, depuis mardi...
—Depuis mardi?
—Hou! l'oublieuse!... depuis mardi oui!...
—Ah! bon!... voilà-t-il pas un grand sujet de ne pas oublier!... Fat!... Je n'ai rien fait du tout, d'ailleurs... Si: je suis retournée en ville, jeudi...
—Sans me prévenir, vilaine?...
Elle se tourna sur sa selle, et me considéra, de l'air surpris qu'on a lorsque, à l'improviste, on découvre au fond de soi-même une pensée endormie dont on ne soupçonnait pas l'existence. Elle répéta, sur le ton d'une interrogation:
—Sans vous prévenir?...
Puis, les yeux vers l'encolure de la jument, elle murmura, comme pour elle seule:
—Au fait, c'est vrai!... Je ne vous ai pas prévenu...
Elle semblait confuse,—d'une étrange confusion.—Je m'en amusai d'abord. Je dis:
—Sans doute aviez-vous, ce jour-là, quelque rendez-vous plus séduisant que les nôtres?...
Elle passa deux fois sa main sur son front. Je vis quatre lueurs roses au bout de ses doigts touchés par le soleil.
—Un rendez-vous?... quel rendez-vous?...
Elle parlait comme on parle en rêve. Je haussai un peu la voix, comme on fait pour rappeler l'attention d'un enfant distrait:
—Mais c'est moi qui vous le demande!...
Elle tressaillit, et, changeant soudain de timbre:
—Oh! pardon!... je n'y étais plus... Jeudi? oui, je suis retournée en ville... J'ai pris le train ... pour Beaulieu...
—Vous alliez voir votre mère? Elle est là-bas, maintenant?...
—Ma mère? mais non!... Ma mère est à Aix!... en septembre, voyons!...
—Pourquoi aller à Beaulieu, alors?
—Pourquoi?...
Elle sembla brusquement retombée dans son rêve. Sa bouche hésita. Chaque mot sembla résulter d'un effort...
—Parce que ... j'avais ... des choses à faire... Je suis allée à Beaulieu... Même ... tenez...
Elle lâcha les rênes pour fouiller dans le petit sac qu'elle portait au bras:
—Tenez ... voici mon billet...
Étonné, j'avais pris le petit carton, perforé d'un seul trou.
—Votre billet? vous ne l'avez donc pas donné à la sortie de la gare? comment?...
Elle me regarda de ses yeux grands ouverts:
—Je ... je ne sais pas... Non, évidemment, je ne l'ai pas donné ... on ne me l'a pas réclamé...
Ses deux sourcils, rapprochés par une petite ride pensive, marquaient une réflexion intense. Tout à coup, comme à bout de mémoire, elle avoua:
—Écoutez! j'aime mieux vous dire... C'est vraiment absurde ... et j'en ai presque honte... Mais je préfère que vous sachiez... Eh bien! voici: je ne sais littéralement pas pourquoi j'ai été à Beaulieu, mardi! Rien ne m'y appelait ... ou du moins je ne me souviens de rien qui m'y appelât... Et je ne me souviens pas non plus d'y avoir rien fait... Je suis partie mardi matin, je suis revenue mercredi soir ... éreintée d'ailleurs... Et c'est tout!...
Ahuri, je tirai sur la bouche de mon cheval qui s'arrêta net.
—Comment, c'est tout? Mais voyons?... Votre mari?... Vous lui avez bien expliqué pourquoi vous vous absentiez ainsi quarante-huit heures? Vingt fois vous m'avez répété qu'il ne vous permettrait pas d'aller même à Marseille sans un motif très précis?...
J'en savais quelque chose: ç'avait été des arias sans fin pour conquérir les deux pauvres petites nuits que nous avions dormies ensemble, en six ou sept semaines.
Mais, nerveuse, elle frappa de son stick nos deux animaux, qui repartirent avec un écart:
—Eh oui! c'est le plus drôle! j'ai expliqué à mon mari, avant de le quitter!... Mais je ne me rappelle pas un traître mot de ce que je lui ai expliqué!...
—Mais quand vous êtes revenue? il vous a demandé des nouvelles de votre voyage, je suppose?
—Oui! il m'a dit textuellement,—ça, je m'en souviens à merveille:—«Es-tu contente? tout est arrangé comme tu voulais?» J'ai répondu, d'instinct; «Tout. Je suis très contente.» Et il n'a pas insisté.
—Mais le voyage lui-même? l'arrivée? Beaulieu?... En descendant du train où avez-vous été?
—Où?... heu ... à la villa, bien entendu...
—«Bien entendu»... Vous n'avez pas l'air d'en être seulement sûre...
—Si ... tout de même!... Mais j'y vois tellement trouble, dans cette affaire ... c'est comme un grand trou sombre au milieu de ma mémoire... Et, bien pis!... dès que je tâche de regarder dans ce trou, j'ai mal ... mal là ... et là...
Du doigt elle appuya au-dessus de sa tempe, puis au bas de son front, entre ses deux sourcils. Et, comme je continuais de l'examiner toute et de scruter son visage et ses yeux, elle pleura soudain, à grosses larmes lourdes.
Alors je ne songeai plus qu'à essuyer ces larmes de mes lèvres.
Car je l'aimais...
Que j'écrive ici ce mot: aimer, quelle dérision, et quelle épouvante!
Il le faut cependant, pour que tous les hommes et toutes les femmes comprennent ... pour qu'ils croient...
Oui, je l'aimais.
Cela peut paraître très étrange et invraisemblable, qu'un homme aime une femme pour l'avoir rencontrée une fois en plein jour et une fois au clair de lune, pour l'avoir trouvée belle et le lui avoir dit, pour l'avoir désirée, sollicitée, obtenue...
Mais, vous tous et vous toutes, interrogez votre mémoire, souvenez-vous! Vous vous êtes pareillement rencontrés les uns les autres, désirés, sollicités, obtenus. Et d'abord en effet vous ne vous aimiez pas. Votre ardeur n'était qu'une curiosité. En mêlant vos bras pour la première étreinte, vous songiez: «Certes, c'est aussi la dernière étreinte.» Et c'était la dernière étreinte souvent.
Parfois cependant,—souvenez-vous!—le goût des baisers échangés vous restait aux lèvres. La passade devenait caprice. Parfois encore le caprice devenait liaison. Vous aviez songé d'abord: «Une seule nuit.» Puis: «Quelques nuits.» Puis: «Autant de nuits que je voudrai, autant de nuits qu'elle voudra.» Puis enfin,—souvenez—vous, tous!—«Autant de nuits que nous vivrons...»
Je sais, je sais! ce rêve-là, on ne le rêve pas longtemps. Très vite, la chair se lasse, et l'esprit plus vite que la chair. On s'était voulu pour toute la vie; et, six mois plus tard, on se trahit, on se hait, on s'oublie. Je sais. Qu'importe? C'était de bonne foi qu'on s'était voulu pour toute la vie. De bonne foi on avait cru n'être désormais plus qu'un. Et de bon cœur on fût mort, plutôt que de laisser mourir l'autre moitié de soi-même...
Souvenez-vous, tous et toutes, pour comprendre...
Or, c'était le crépuscule—le crépuscule de ce 21 décembre 1908, mon dernier jour.—Et, autour de moi, c'était ce col au nom bizarre, la Mort de Gauthier.—Un cri effaré m'avait échappé:
—Madeleine!...
C'était elle:—Madeleine, ma maîtresse;—seule, à pied, dans ce désert et dans cette nuit déjà noire;—Madeleine, courant la brousse, sous la pluie d'hiver, en robe de ville, à cinq lieues de sa maison...
Et elle avait semblé ne pas entendre, comme elle avait semblé ne pas voir. Et elle s'éloignait, rapide, sur la lande...
Vingt secondes durant, ma stupeur me paralysa. Mon cœur s'était arrêté. Puis il battit avec une violence folle. Et, d'un même élan, je fus debout, et à la poursuite de celle qui fuyait.
Elle descendait la pente touffue du vallon qui est entre le deuxième et le troisième seuil. Elle marchait très vite, malgré l'obstacle multiple des buissons épineux. Elle allait droit devant elle, franchissant le col du sud au nord, et tournant par conséquent le dos à Toulon. Vers le nord, c'était l'obscurité très sombre. La tache claire de la jupe disparut parmi les herbes. Je ne vis plus au-dessus de la jaquette de loutre que l'éclat blanc du collet d'hermine.
Je courus.
Mais le sol manquait sous mes pieds. Le roc, presque à nu sous le tapis de broussaille, était profondément creusé et raviné, avec d'innombrables fentes semblables à celle où, tout à l'heure, mon cheval était tombé. Je tombai à mon tour,—deux fois.—Et, me relevant, je vis la lueur blanche du collet d'hermine déjà plus lointaine.
Je criai de nouveau, à pleine gorge:
—Madeleine!...
Mais on ne m'entendit encore pas. Maintenant, j'apercevais, profilée sur le sommet du troisième seuil, la silhouette mystérieuse que, cinq minutes plus tôt, j'avais aperçue profilée sur le sommet du premier. Elle apparaissait seulement moins nette sur le ciel moins laiteux...
Je courais toujours. Et cependant je perdais du terrain. La silhouette s'enfonça lentement derrière le troisième seuil. Quand j'y parvins, moi, je ne vis plus à mes pieds que la pente déserte, avec, à ma droite, les contreforts des Mouras, et, à ma gauche, les contreforts du Grand Cap...
... Et nulle trace humaine...
Or, je continuai de courir, désespérément, dans la brousse nocturne. Désespérément je voulais rejoindre celle que je poursuivais. Désespérément je voulais éclaircir ce prodigieux mystère. Tout mon cœur s'était jeté sur les traces de la fugitive. Tout mon cœur, et toute ma raison effarée...
Je me ruai du haut en bas des rochers. Puis, ayant cru saisir une lueur à ma gauche, sur d'autres rochers inconnus, je les gravis. Je bondissais de pierre en pierre, glissant parfois, butant, cognant au sol mes genoux ou mes mains, déchirant aux ronces mes vêtements et mon visage.
Et je courus longtemps, longtemps, longtemps...
Et je ne m'arrêtai qu'à bout de force et de souffle. Alors je m'écroulai, épuisé, anéanti. Et je demeurai je ne sais où, sur la terre nue, gisant comme un cadavre. Tout d'un coup, comme il arrive lorsqu'on a dépassé de loin les bornes de son énergie physique et morale, le sommeil s'abattit sur moi, foudroyant, absolu, sans rêves.
Combien de temps je dormis, je ne sais. Une sensation singulière, mais connue, me tira brusquement de mon sommeil: la sensation d'une présence étrangère et d'un regard appuyé sur moi. Je gisais sur le flanc, le visage dans le creux du bras. Je ne voyais donc pas. Mais l'effluve de cette présence et le poids de ce regard me frappèrent à la fois, et j'en reçus un coup véritable,—à la nuque.—Souvent j'avais ainsi deviné, étant endormi, l'approche d'un être vivant. Mais jamais avec une égale intensité.
Il me parut que l'être dont je subissais un choc si puissant ne pouvait ressembler à aucun autre être.
Et moi, qui, en ce temps—impossiblement lointain,—étais un homme jeune, hardi et brave, au lieu de me dresser soudain, et de faire face à la présence sentie, je ne bougeai d'abord pas, et je demeurai à terre, le visage dans le creux du bras, feignant de dormir encore, et guettant les bruits...
Entre mes paupières, à peine entrouvertes, j'apercevais seulement, par-dessus mon bras, un pied carré de terre et de broussaille. Peu à peu, cette terre et cette broussaille s'éclairèrent d'une lueur jaune et tremblante. Je compris qu'une lanterne était balancée au-dessus de ma tête.
Et je fis alors un sursaut, comme si je me réveillais seulement à cet instant. Puis je me levai en rompant d'un pas.
Un homme était debout devant moi,—un homme très vieux.
Très vieux: car, malgré la lueur aveuglante de sa lanterne sourde, qu'il braquait sur mes yeux, je vis, de mon premier regard, étalée sur la poitrine de cet homme, une barbe large et longue, éclatante de blancheur.
La voix dont il me parla n'était pourtant pas la voix d'un vieillard. Non qu'elle ne fût parfaitement grave, et même profonde; mais elle ne chevrotait pas le moindrement, et résonnait au contraire avec une force très virile, sans fêlure ni usure d'aucune sorte. Et j'en fus étonné, non moins que du ton bref dont il m'interrogea,—en ces termes:
—Monsieur, que faites-vous ici?
Je n'attendais pas cette question, qui me sembla discourtoise, étant donnés la posture et l'état où l'on me trouvait. Je songeai toutefois que le questionneur avait à coup sûr pour le moins le double de mon âge. Et je répondis, aussi poliment que je pus:
—Vous le voyez, monsieur, je suis égaré; pis: perdu.
La lanterne sourde continuait de m'éblouir. Je distinguais cependant fort bien les deux yeux qui me scrutaient: deux yeux singulièrement lumineux, et plus aigus que des vrilles.—La voix grave et brève insista:
—Perdu? en ce lieu? D'où veniez-vous donc, monsieur? et où alliez-vous?
Je fus assez agacé par cet interrogatoire pour ne pas prendre garde à la bizarrerie de ce langage, correct et châtié, dans la bouche d'un coureur de brousse. Et j'expliquai sèchement:
—Je viens de Toulon, par Solliès. Je vais au fort du Grand Cap. Je me suis d'abord égaré près du col de la Mort de Gauthier, où mon cheval s'est cassé une jambe. Et je me suis perdu ensuite en essayant de couper au plus court pour gagner le Grand Cap par les sentiers de la montagne...
L'explication parut tant bien que mal contenter l'homme à barbe blanche. Sa lanterne, détournée de mon visage, éclaira tout autour de nous la lande montueuse et farouche. Je vis alors qu'en vérité ma course folle m'avait conduit dans un tel chaos de rocs et d'éboulis que ma présence y pouvait à bon droit stupéfier n'importe qui.
Et, stupéfait à mon tour de la présence, en ce même chaos, d'un autre être, je renvoyais la question:
—Mais vous-même, monsieur, comment êtes-vous ici?
D'un geste vague il désigna la pente abrupte qui s'élevait à ma gauche:
—Je vous ai aperçu de là-haut...
Il se tut, et moi comme lui.
Maintenant que la lanterne laissait mes yeux en paix, j'examinais mon interlocuteur.
C'était bien un vieillard, et, sans conteste, un vieillard extrêmement vieux: à la barbe de neige s'ajoutaient le parchemin de la peau, la maigreur des mains, les rides de la face. Mais c'était un vieillard merveilleusement robuste et vert. Sa taille était droite, sa tête haute, ses coudes et ses genoux souples. Il était grand, avec des jambes longues et de larges épaules. Tout en lui respirait la force, et le bâton sur lequel il s'appuyait prenait dans son poing la valeur d'une arme. Devant cet homme, peut-être octogénaire, moi, soldat de trente-deux ans, je me sentis débile. Et d'instinct, je touchai du doigt dans ma poche la bosse longue et plate de mon pistolet, auquel ne manquait qu'une seule cartouche sur huit,—la cartouche qui avait abattu, tantôt, mon cheval Siegfried...
Honteux, la seconde d'après, de cette peur confuse et stupide qui avait poussé ma main vers mon arme, je repris l'entretien:
—Monsieur,—dis-je, très poli cette fois,—je ne vous ai pas encore remercié; excusez-m'en. Je n'avais pas compris votre généreuse intervention: c'est pour me secourir que vous avez risqué peut-être votre vie en descendant cette pente périlleuse. Veuillez accepter l'expression de ma gratitude. Je suis le capitaine André Narcy, de l'état-major du vice-amiral gouverneur...
Je m'interrompis, supposant qu'en échange de mon nom, j'allais en entendre un autre. Mais le vieillard ne se nomma pas.
Il m'écoutait en tout cas avec une attention extrême. J'achevai:
—J'étais, je suis porteur d'un pli pour le gardien de batterie qui réside au fort du Grand Cap. Si je me suis égaré et perdu, si j'ai fini par m'abattre ici, à bout de force, et si je m'y suis endormi, épuisé, c'est en essayant de remplir cette mission qu'on m'avait donnée, et dont je n'ai pu m'acquitter encore. Maintenant, monsieur, oserai-je mettre encore à contribution votre courtoisie? Indiquez-moi, je vous en prie, le bon chemin que je n'ai su trouver moi-même: le chemin qui mène au Grand Cap...
Tout en parlant, je continuai d'examiner l'homme à qui je parlais. Et je m'avisai soudain de son costume. Ce n'était rien d'extraordinaire; c'était même, assez exactement, le costume qu'on peut s'attendre à trouver, la nuit, en montagne, sur le dos d'un berger, d'un chasseur ou d'un bûcheron: gros souliers et grosses molletières, blouse et pantalon de velours à côtes, nul linge apparent. Mais, à l'instant que je finissais ma phrase, le contraste de ce costume et du dialogue académique que nous échangions me frappa tout d'un coup. Et j'en demeurai ahuri, et, derechef, peureux. J'entendis à peine la réponse qui m'était faite:
—Le bon chemin, monsieur? vous êtes dans le mauvais;—dans le plus mauvais.
Je fis un effort sur moi-même:
—Où suis-je donc, enfin? loin du fort?
—Très loin.
—Mais encore?... comment s'appelle cet endroit?
—Je ne crois point qu'il ait de nom. Il ne figure pas sur votre carte.
—Voyons, monsieur, je ne puis pourtant m'être à ce point écarté de ma route! Forcément, je suis entre le Grand Cap et la Mort de Gauthier!... donc, à moins de deux lieues de mon but!...
Le poing qui serrait le bâton se leva lentement et retomba, pour un geste d'ironique lassitude:
—Deux lieues, dans cette nuit, monsieur?... Ne seraient-elles que deux, qui les franchirait?
La lanterne, balancée de nouveau, éclairait le chaos de pierrailles. Involontairement je hochai la tête. Puis, me raidissant:
—Il faudra bien que je les franchisse,—dis-je:—le pli que je porte est urgent tout de bon. Monsieur, voulez-vous simplement m'indiquer la direction du fort, et je serai votre obligé!...
Le bâton désigna la pente la plus abrupte,—un entassement de rocs qui semblaient près de crouler:
—C'est par là.
Je ne voulus pas hésiter. Je saluai l'homme à barbe blanche:
—Monsieur, merci.
Et bravement, je mis le pied sur le premier degré de la pente. Mais, devant la quasi impossibilité de l'ascension, une colère me prit, et, entre mes dents, pour moi seul, je grommelai:
—Dans cette nuit-ci, et sur ces rocs-là, des gens que je sais courent tout de même assez vite!...
J'avais grommelé entre mes dents, et pour moi seul. Matériellement il était impossible que le vieil homme, déjà distant d'une dizaine de pas, m'eût entendu. Néanmoins, je sentis encore, très nettement, sur mon dos et sur ma nuque, un choc pareil à celui qui m'avait éveillé tantôt: le choc si étrange et si lourd du regard de cet homme aux yeux aigus. Et je me retournai d'un coup, m'attendant presque à une attaque.
Le vieillard n'avait pas bougé. Ses yeux étaient fixés sur moi. Mais leur expression n'était nullement hostile. Je crus même distinguer un sourire sur ses traits rudes. Il parla. Et sa voix fut on ne peut plus calme, voire bienveillante. Le ton bref des questions de tantôt s'était fort adouci:
—Monsieur,—me dit-il,—j'hésitais à vous offrir un conseil que vous ne m'avez point demandé, et que vous n'accepterez peut-être pas. Mais il n'importe. Je me reprocherais de vous laisser courir à votre perte. Car je ne vous donne pas une heure pour vous rompre bras ou jambe en tombant à bas d'un de ces cailloux. Et quand vous serez gisant au fond d'un précipice, votre mission n'en sera pas davantage remplie. Croyez m'en donc, et attendez, pour reprendre votre route, qu'il fasse jour. Partant alors, vous arriverez sûrement à votre fort, et peut-être même à temps. Partant tout de suite, vous n'arriveriez, je vous l'affirme, ni tôt, ni tard.
Il conclut, persuasif:
—Il faut être, monsieur, le montagnard que je suis pour se pouvoir risquer, de nuit, sur ces pierres branlantes.
D'instinct, et sans que je pusse la retenir ou la guider, ma pensée se reporta vers l'autre rencontre que j'avais faite quelques heures plus tôt. Et je fermai les yeux pour revoir, gravée nette au fond de ma rétine, l'image de Madeleine, de Madeleine muette, insensible et sourde, courant la lande...
Dans le même instant, je reçus, pour la troisième fois, et en plein visage, le choc mystérieux de ce fluide qui jaillissait des prunelles attentives dont j'étais regardé! Je rouvris brusquement les yeux, avec la même peur invincible. Les prunelles étaient toujours fixées sur moi. Mais rien davantage. Un doute extravagant s'insinua dans mon cerveau: cet homme ... cet homme, pour le moins singulier ... lisait-il par miracle en moi-même, et entendait-il le son de mes pensées, comme j'entendais, moi, le son de ses paroles?...
Il sembla tout d'un coup prendre un parti:
—Monsieur,—reprit-il,—ma maison est ici près. S'il vous plaît d'y accepter l'hospitalité jusqu'à l'aube? La pluie est froide, et bientôt il sera minuit.
J'écarquillai les yeux. Une maison, ici près?
Mais lui, conscient de mon étonnement, inclinait la tête:
—Ici près,—affirma-t-il.—Venez, monsieur.
Il parlait maintenant avec une extrême douceur. J'eus pourtant la sensation d'un ordre auquel je ne pouvais pas ne pas obéir.
J'obéis.
Parmi les rocs éboulés, parmi les broussailles enchevêtrées, l'homme à barbe blanche avançait à grands pas. Et son bâton ne lui servait qu'à écarter les buissons de lentisques pour frayer notre route. Je marchais, moi, dans ses empreintes; et j'avais peine à le suivre, et je m'essoufflais.
Un long quart d'heure nous allâmes ainsi, l'un derrière l'autre. Puis mon guide, tout à coup, se retourna vers moi:
—Monsieur, prenez garde! Du bout de son bâton il me désignait, à main droite, un obstacle ou un danger invisible.
Prudemment, j'approchai. Et je m'arrêtai net, avec un frisson singulier.
Un précipice était là, dont les bords étaient si bien couverts de hautes herbes hérissées qu'on eût pu s'y jeter avant d'en avoir seulement soupçonné l'existence. Tâtant du pied le sol, je constatai la chute soudaine du terrain, et j'aperçus entre les herbes, très bas, le fond de l'abîme, un lit de torrent pavé de cailloux, blancs, autour desquels bouillonnait une eau verdâtre. La paroi, presque à pic, n'offrait aucune saillie où s'accrocher. Et, sans nul doute, quiconque eût fait en ce lieu un pas de trop aurait infailliblement roulé jusque dans l'eau glauque et jusque sur les écueils blêmes...
—A gauche, monsieur,—indiqua le vieil homme.
Il repartait, allongeant ses enjambées robustes. Je le suivis.
La lande revêtait maintenant un aspect bizarre et inconnu. Ce n'étaient plus les pentes touffues, crevassées, où gisait maintenant mon cheval, là-bas, au col de la Mort de Gauthier. Ce n'étaient plus les escarpements rocheux où j'avais poursuivi et perdu Madeleine. C'était un plateau à peine incliné, mais coupé en tous sens par d'énormes blocs à faces abruptes, dont la masse quasi géométrique émergeait, pierreuse et nue, du sol tapissé de ronces, de genêts et de mille autres plantes toutes épineuses. Ces blocs étranges, taillés comme à la hache, s'éparpillaient sans nul ordre apparent. Il en était de carrés, de polygonaux et de triangulaires. Aucun n'était suffisamment net et poli pour qu'il évoquât l'idée d'une construction humaine. Mais aucun n'était non plus suffisamment irrégulier dans sa structure et dans sa forme pour qu'on ne s'étonnât pas un peu d'une pareille fantaisie de la nature. Et l'ensemble constituait un labyrinthe véritable, où retrouver son chemin n'eût pas été facile même en plein jour. Le vieillard cependant n'hésitait jamais, et poursuivait sa route avec certitude dans le dédale des blocs épars.
Encore une fois, l'aspect du lieu changea. Les derniers blocs de pierre s'espacèrent. La déclivité du terrain augmenta. Les buissons de genêts, de lentisques et de myrtes s'amaigrirent. Le plateau fut une plaine presque rase...
Si je décris avec minutie tout cet itinéraire, c'est que, peut-être, vous qui lirez ceci, jugerez-vous utile de rechercher, par la lande, par la plaine et par la montagne, cette maison dont j'ignore le gisement, dont j'ignore le chemin,—cette maison que je ne saurais pas, aujourd'hui, retrouver, que je ne saurais pas non plus discerner d'entre beaucoup d'autres maisons, apparemment semblables,—cette maison qui est, pourtant, la maison du Secret...
Et nous y arrivâmes, très simplement.
Devant nous, dans la nuit opaque, une masse haute et noire, plus noire que la nuit, se profila: une haie de grands cyprès, borne d'un bois privé, pareil à tous les bois dont s'entourent, dans la Provence trop grillée de soleil, mille et mille villas campagnardes toutes identiques entre elles.
Une grille de fer précédait la haie de cyprès. L'homme à barbe blanche glissa une main entre deux barreaux de cette grille et fit jouer quelque secrète serrure. Une porte grinça. Mes pieds las foulèrent un gazon épais, inculte. Au-dessus de mon front, j'entrevis des ramures entremêlées,—cèdres, pins, chênes-lièges.
Puis, entre les troncs pressés, la façade de briques et de pierres apparut. Sous l'ombre des branches liées entre elles et entrelacées comme la trame et la chaîne d'un tissu, l'obscurité s'était accrue de telle sorte que je ne distinguai pas un détail de cette façade, sauf le perron de grès dont je gravis les marches,—huit marches, je me souviens d'avoir compté,—et sauf, à l'angle gauche du toit, une chose confuse, très haute, que je supposai être une tourelle ou un clocheton...
Vous reconnaîtrez, peut-être?...
La porte est de bois clouté de fer. Le heurtoir figure un marteau de forgeron, qui frappe sur une enclume à deux pointes encastrée dans le vantail.
Près de soulever ce marteau, mon hôte me fit face. Ses yeux durs luisaient d'un éclat qui m'inquiéta. Mais la voix, toujours calme et brève, et la phrase, toujours choisie, atténuèrent une fois de plus ma frayeur, et, une fois de plus, m'obligèrent de résister à mon instinct d'animal défiant, prêta la fuite...
—Monsieur,—me disait-on,—je vous serai maintenant obligé de vouloir bien faire peu de bruit; mon père, qui va nous ouvrir, est un vieillard dont le repos doit être respecté.
Le son métallique du heurtoir frappant son enclume se mêla bizarrement, dans mes oreilles, au son des paroles que je venais d'entendre. Il me sembla ouïr l'écho de ma stupeur, pareille à un choc, à un coup dont j'étais frappé, violemment.
Le père de cet homme qui était là, le père de cet homme, vieux de quatre-vingts ans, ou plus?...
De nouveau le heurtoir frappa l'enclume, cette fois d'un battement double, rapide comme les deux appels dont le pied d'un escrimeur bat le sol avant de se fendre. Puis, à ce double battement, succéda encore un coup simple, comme le premier coup.
Et la porte s'ouvrit.
L'antichambre était vaste. Deux torchères allumées ne l'éclairaient qu'à peine. J'entrevis très vaguement quatre murs peints à fresque au-dessus d'une boiserie de chêne ou de noyer, presque noire. Des portes basses, à l'ancienne mode, se confondaient avec la boiserie. Deux grands trophées de chasse étaient l'unique ornement.
Mais ce que je vis avec netteté, sitôt le seuil franchi, ce fut, debout en face de moi, et la main gauche encore posée sur la serrure que cette main venait d'ouvrir, un vieillard, tellement identique au vieillard qui m'avait guidé qu'involontairement je me retournai, pour vérifier qu'ils étaient bien deux hommes différents, et non pas un seul avec son image reflétée dans quelque miroir:—même barbe, longue et large, plus blanche que neige; mêmes yeux graves et immobiles... Oui, je me retournai, doutant d'une identité si exacte. Mais les deux hommes étaient réellement deux:—le père et le fils.—Le fils s'inclina devant le père, avec respect. Et ce respect seul me permit désormais de discerner le fils du père, tous deux m'apparaissant également vieux,—également centenaires!—quoique également robustes et droits,—verts,—jeunes!
D'instinct je m'étais arrêté, et je saluais bas mon hôte. Il me rendit poliment mon salut, mais sans dire mot. Ses yeux me dévisageaient avec la plus précise fixité. A la fin, ils s'écartèrent de moi, le temps d'un clin d'œil, et je sentis qu'ils interrogeaient mon guide, impérieusement.
Et le fils dit au père:
—Monsieur, j'ai cru bien faire en amenant ici monsieur, que j'ai trouvé sous la pluie, et dans l'état où vous le voyez, égaré ou perdu, à l'entrée du labyrinthe de pierres.
Il parlait à mi-voix, comme s'il eût craint de troubler le repos de gens endormis.
Un silence succéda, que je trouvai long. Puis le père répondit au fils:
—Vous avez, je pense, bien fait, monsieur.
Lui aussi parlait à mi-voix.
La politesse surannée du dialogue m'étonna. Je m'avisai de détailler alors l'habit de ce vieil homme qui employait pour parler à son fils les formules cérémonieuses de l'avant-dernier siècle. Ce n'était qu'un gros vêtement de velours à côtes, pareil de tous points au vêtement que portait le fils. Les molletières seules en étaient remplacées par des bas de laine, et le pantalon, par une culotte bouclée au genou.
Le fils, cependant, exposait au père mon cas. Et je remarquai qu'il n'en omettait pas un détail:
—Monsieur est officier,—disait-il,—et s'appelle monsieur le capitaine André Narcy. Il porte au fort du Grand Cap un pli scellé, et ce pli, très urgent, paraît-il, doit atteindre au plus tôt sa destination. C'est pourquoi j'ai cru pouvoir offrir à monsieur notre hospitalité pour cette nuit, afin qu'il se repose, et soit mieux à même de se hâter, demain matin, dès que l'aurore lui permettra de ne plus errer vainement, comme il a fait ce soir, faute d'un fil conducteur. Car monsieur n'a bien entendu rencontré sur sa route âme vivante qui eût au moins pu lui indiquer la direction à suivre. Et c'est, à n'en point douter, la raison pour laquelle monsieur s'est écarté si loin de ce Grand Cap où il allait.
L'insistance qu'on mettait à certifier la solitude des lieux où nous étions me frappa. Je scrutai l'un après l'autre les deux visages qui m'observaient. Mais pas une ligne d'aucun des deux ne bougea. Et la voix du père répondant au fils fut tout à fait normale. Elle répéta, mot pour mot sa première approbation.
—Vous avez, je pense, bien fait, monsieur.
Je cherchai une formule de remerciement. Mais, avant que j'eusse trouvé, mon hôte, allongeant un doigt, désigna l'une des portes dissimulées dans la boiserie.
—Il convient donc,—dit-il, s'adressant toujours à son fils,—que monsieur l'officier puisse dormir sans retard. Veuillez le conduire, monsieur, et l'éclairer.
Je m'inclinai derechef en silence. Mon premier guide me précédait déjà, haussant sa lanterne sourde à la façon d'un flambeau.
Sur le carrelage du sol, nos pas éveillèrent un écho confus. Les quatre murs, nus, se renvoyaient le son, et prolongeaient chaque bruit d'un bref tremblement. La lanterne, dirigée sur l'une des fresques, y promena un rond lumineux. Je distinguai le dessin flou et la couleur pâlie d'une scène mythologique,—Aphrodite naissant de la mer, autant qu'il me fut possible de reconnaître...
Mon guide tirait, l'un après l'autre, trois verrous de fer, plus épais et plus longs que tous ceux dont je me souvenais. Les verrous fermaient la porte qu'avait désignée l'autre vieillard. Regardant de près, je vis qu'à côté de cette porte il y en avait une autre pareillement dissimulée et pareillement verrouillée. L'ensemble figurait assez bien les deux battants d'une seule porte,—deux battants qui d'ailleurs joignaient fort mal, en dépit de leurs lourdes ferrailles: un jeu large d'un bon pouce existait sous l'un et l'autre vantail, et les vents coulis s'y pouvaient glisser à l'aise...
Dans l'instant que je m'en avisais, l'autre vieillard,—le père, toujours debout au milieu de la vaste antichambre, et ses yeux toujours dardés sur moi,—marcha soudain vers nous. Et ses pas, quoique légers, résonnèrent comme avaient résonné nos pas. Je m'arrêtai et le regardai. Il fit un geste de la main, et parlant cette fois à moi-même:
—Monsieur,—dit-il,—j'oubliais de vous avertir: nous avons, sous notre toit, et précisément non loin de votre appartement, un malade. Oserai-je en conséquence vous prier de vouloir bien faire peu de bruit?
C'était la seconde fois qu'on me demandait d'être, dans cette maison, silencieux; et ç'avait été, l'une et l'autre fois, sous deux prétextes différents...
Au même moment, une très petite sensation me fit tressaillir. Et, pour être exact, ce ne fut pas moi-même qui tressaillis, mais plutôt cet être subconscient qui habite en nous, et qui veille quand nous dormons, et qui a sa mémoire propre, distincte de la nôtre:—Par dessous l'autre porte,—la porte qui demeurait fermée,—une bouffée d'air tiède passa. Il faisait assez froid dans l'antichambre. Sans doute derrière cette porte close, y avait-il un appartement mieux chauffé...
Or, cette bouffée d'air tiède, je la sentis odorante;—parfumée;—parfumée d'un parfum, qui, tout d'abord, étonna mes narines, mais que je ne reconnus pas; que mon subconscient, seul, reconnut...
Et moi, je franchis la porte ouverte, avant d'avoir compris,—avant d'avoir compris ce qu'il y avait derrière la porte fermée...
Derrière la porte ouverte, il y avait un corridor. Et, au bout du corridor, une autre porte. Cette porte-ci passée, mon guide éclaira six marches. Je vis qu'elles étaient du même carreau rouge que le dallage de l'antichambre. Le bord seul en était de bois, et très usé.
Au haut de ces marches, mon guide poussa une dernière porte. J'entrai dans une pièce très obscure, et je m'arrêtai presque sur le seuil, craignant de heurter quelque meuble. Mon guide ôtait cependant le verre de sa lanterne, et commençait d'allumer les trois bougies d'un énorme candélabre de fer, dont le pied triangulaire reposait sur le sol même, et figurait un faisceau de lances. La chambre, éclairée, m'apparut ancienne et rustique, meublée seulement de ce candélabre, d'une chaise et d'un lit, les deux derniers objets très simples,—paysans.—Mon guide alors me salua:
—Monsieur,—dit-il,—je vous donne le bonsoir. Dormez sans souci: j'aurai l'honneur de vous réveiller moi-même...
Je dis:
—A l'aube?
Il affirma:
—A l'aube, et même ... peut-être un peu plus tôt...
La phrase était fort naturelle. Je rendis le bonsoir qu'on m'avait donné:
—Bonne nuit, monsieur.
Il s'en alla. J'entendis ses pas sur les marches bordées de bois, puis sur le moellon du corridor. J'entendis la porte de l'antichambre refermée. Et j'entendis,—avec moins de surprise que de trouble,—les grands verrous de fer repoussés dans leurs logements: ils grincèrent avec douceur parmi le silence absolu de la maison.
Alors je m'assis sur la chaise de paille, au pied du lit de sapin.
Je m'étais assis pour songer,—pour mettre un peu d'ordre dans le chaos des pensées qui tournoyaient en moi.—Mais, sitôt assis, une sensation imprévue coupa court à ma songerie.
J'avais promené mon regard sur les quatre murs de la chambre où j'étais,—quatre murs grossièrement tapissés d'un papier criard.—J'avais constaté la pauvreté du mobilier. Le seul candélabre y faisait contraste. La chambre, ainsi garnie, semblait une pièce inhabitée, refuge de quelques objets disparates. Et j'aurais trouvé naturel d'y respirer cette odeur de moisissure séchée qu'on respire toujours aux lieux trop longtemps vides et clos.
Or, ce ne fut pas cette odeur-là qui frappa mes narines. Bien au contraire! ce fut un parfum tiède et vivant, dont toute la chambre était imprégnée; un parfum qui me rappela l'autre, celui qui tantôt s'était glissé sous la porte fermée de l'antichambre. Non que ce fût le même parfum. Mais c'était un parfum de la même sorte, un de ces parfums qui flottent dans tout logis féminin, un de ces mélanges délicats où des essences diverses se combinent à l'arome propre d'une chair voluptueuse. Je humai l'air,—j'analysai:—dans le parfum actuel, je discernai de l'héliotrope et de la rose;—et cela me fit souvenir que le parfum précédent comportait une base de muguet... Alors, une violente secousse de tout mon être me mit debout, effaré, affolé, farouche. Car les deux sons de ce mot, «muguet», avaient fait en moi comme une illumination soudaine. Le parfum précédent, à base de muguet, c'était le parfum,—tellement familier pour moi!—de ma maîtresse,—de Madeleine...
Détail bizarre: dans cette atroce angoisse qui me serrait la gorge, une pensée insignifiante se fit jour, et me rendit d'un coup mon sang-froid: la pensée que j'étais, en vérité, bien aveugle, bien fou, bien niais, de n'avoir pas, depuis longtemps, deviné cette vérité qui venait enfin de m'apparaître!—depuis longtemps; depuis des heures: dès la première des paroles ambiguës que j'avais entendues dans la bouche de mes hôtes inquiétants.—Et ce parfum, ce muguet, qui pourtant tenait à toutes mes fibres par tant de souvenirs ardents, par tant de frissons éprouvés, comment, comment ne l'avais-je point reconnu dès le premier effluve? avant que ces trois verrous, tirés derrière moi, ne m'eussent enfermé dans cette chambre, dans cette gêole, prisonnier, impuissant!...
Impuissant? peut-être...
D'un geste presque calme je portai la main à mon pistolet.—Sept balles à tirer.—Impuissant? non!—sept balles... J'avais saisi l'arme. Lentement, les yeux vers la porte, j'ouvris la crosse, je sortis le chargeur.—Oui, les sept balles y étaient bien.—Je remis le chargeur en place, et, des deux mains, sans bruit, j'armai. Le levier de feu était au cran de sûreté. Je le fis jouer du pouce, vérifiant qu'il fût bien facile à déplacer. Alors, le pistolet en poche et la main droite bien prête, je me rassis.—A l'aube, n'est-ce pas? on viendrait m'éveiller. Il serait temps, alors.—Je regardai ma montre. Elle marquait deux heures. L'aube serait longue à venir.—Je me relevai, je vins au lit. Les draps en étaient singulièrement fins, les couvertures épaisses et soyeuses. Et ce parfum féminin qui flottait... J'enfonçai mon poing fermé dans ma joue.—Ce lit qu'on m'avait offert, ce lit, d'avance préparé ... et non pour moi, à coup sûr!... qui donc, habituellement, s'y couchait?... Par la pensée, je vis, à travers cloisons et murailles, une autre chambre, un autre lit ... et, dans cet autre lit, une femme endormie; Madeleine.—Madeleine!—Une jalousie sauvage me traversa, douloureuse comme une épée chaude:—Madeleine, dans ce lit inconnu!... Puis un étonnement, un étonnement intense passa sur ma jalousie, l'écrasa:—Madeleine, en ce lieu, à cette heure?... Pourquoi, comment? par quelle sorcellerie obscure? Pour quelle fin mystérieuse, incompréhensible, inconnaissable?—Jaloux,—jaloux de ces vieillards blancs comme neige,—non! Je ne l'étais pas, je ne pouvais pas l'être. Il ne s'agissait pas d'amour dans cette maison.—Mais de quoi?
Aux pointes des trois lances en faisceau, les trois flammes des bougies dansaient. Cette porte-ci, encore, joignait mal. La fenêtre de même, sans doute...
Au fait, il y avait une fenêtre, à cette chambre-prison... Je m'en approchai, je collai mon front à la vitre, je plongeai mon regard dans l'obscurité extérieure... Rien. Du noir. Du noir opaque, proche de mes yeux... Un lierre épais formait écran, un lierre touffu, reliant entre eux, d'un tissu véritable, des barreaux de fer entre-croisés. Prison, oui.
Derrière l'une des cloisons, des pas troublèrent un instant le silence. Et le silence, de nouveau, fut absolu.
Maintenant, j'étais couché sur Je lit, et j'attendais, prêt à tout: habillé, botté, la main au pistolet. J'attendais, et je retenais mon souffle, guettant chaque murmure qui naîtrait...
Peu à peu, le calme était rentré dans ma tête et dans ma poitrine. Maintenant, toujours couché sur le lit, je continuais d'attendre, habillé, botté, la main au pistolet. Et cette main, résolument prête à tuer, ne tremblait plus. La certitude d'une issue prochaine à l'Aventure, la probabilité d'une bataille à livrer, la nécessité d'être vainqueur,—autant de cordiaux puissants qui agissaient avec énergie sur mes muscles et sur mes nerfs. J'en étais à ne plus m'étonner; je veux dire, à réprimer mon étonnement, à l'ajourner.—Madeleine en ce lieu, à cette heure, non, cela ne s'expliquait point, d'aucune explication vraisemblable. Mais, pour le moment, cela n'avait pas besoin d'être expliqué. Et je remettais à plus tard,—à l'instant qui suivrait le combat et la victoire,—toutes conjectures superflues.
Les trois bougies du candélabre brûlaient toujours. Déjà je les voyais moins longues. Une fois de plus, je consultai ma montre. Il était deux heures et demie. Les bougies risquaient fort de durer moins longtemps que la nuit. Je songeai qu'il faut voir clair pour user profitablement d'un pistolet. Je me levai, je fus au candélabre et je soufflai deux lumières sur trois. Après quoi je me recouchai. Sur les carreaux du dallage mes éperons avaient grincé, et faute d'un tapis, le talon de mes bottes sonna assez bruyamment sur le sol. Enfin, comme j'appuyais le genou sur le bord du lit, le sommier cria: un cri mince et long, métallique, et qui avait force chances, pour peu qu'on me surveillât, d'être entendu à travers deux ou trois cloisons, dans le silence absolu du lieu. Or, j'eus tout juste le temps de former cette pensée dans ma cervelle: comme en écho au cri du sommier, la serrure cria à son tour.
D'un sursaut violent, je fus à bas du lit. Je dus faire un effort pour ne pas empoigner tout de suite mon arme et pour ne pas la braquer au hasard sur cette porte qui allait s'ouvrir.
Je me contins. On frappa d'ailleurs, correctement. Puis le vantail tourna, et, dans le chambranle, je vis l'un de mes hôtes,—je ne discernai pas lequel,—l'un des deux vieillards identiques, à longue et large barbe neigeuse, épanouie.—Il se tenait debout, immobile. Il n'avança pas. Ses yeux, du premier regard, m'avaient parcouru de la tête aux pieds, tel que j'étais: debout, habillé, botté, et dans l'évidente posture d'un homme qui ne s'est point couché, qui n'a pas voulu s'assoupir, qui a veillé, inquiet, défiant, prêt à toute occurrence. Et je vis, dans ces yeux qui me scrutaient, un éclat rapide, éteint dans le même instant. Une dernière fois, l'idée qui déjà m'était venue me traversa encore: ces yeux si perçants qui me regardaient ne pouvaient-ils pas voir plus profond que mon visage, voir dans mon cerveau même, et y surprendre ma pensée secrète, nue?...
Et, alors, le vieil homme parla:
—Monsieur,—dit-il,—vous ne dormez point. Nous nous en doutions en vérité. Puisqu'il en est ainsi, voulez-vous cesser de vous morfondre dans la solitude de cette chambre, et venir nous joindre dans la salle basse? Assurez-vous que ce parti est le meilleur, pour vous comme pour nous.
Je m'étais ressaisi. Je répondis, sans hésiter:
—Oui, monsieur.
Et je marchai vers lui.
Il s'effaçait, comme pour me céder le pas. Je refusai. Il pénétra peut-être mon intention prudente, car il n'insista pas, et, me précédant, murmura:
—Soit!... pour vous montrer le chemin...
A l'antichambre, je fis halte devant la porte où j'avais tout à l'heure flairé le parfum de ma maîtresse. Mais ce n'était pas là,—pas encore là,—qu'on me conduisait.
Le vieil homme traversa en effet l'antichambre, et, me voyant arrêté, m'appela:
—Ici, monsieur, si vous voulez bien...
Ici, il n'y avait point de couloir. La porte,—toujours pareille, et toujours dissimulée dans la boiserie,—donnait directement dans une vaste pièce, plus vaste que l'antichambre, et seulement séparée de l'antichambre par l'épaisseur de la cloison.
Une vive clarté emplit mes yeux. Cinquante ou soixante bougies brûlaient aux murs, avec deux grosses lampes à colonne, plantées de part et d'autre de la cheminée,—une cheminée à l'ancienne mode, dont l'énorme manteau sculpté et armorié aurait pu servir de rôtissoire à plusieurs bœufs.—Je vis, assis dans un fauteuil, en face de moi, l'autre vieillard; et assis à côté de lui, un personnage inconnu, qui me sembla moins âgé sans être jeune. Tous deux s'inclinèrent quand j'entrai.
Je demeurai sur le seuil, soucieux que la porte ne fût pas refermée. L'homme inconnu, d'un geste courtois, me montra un siège. Je refusai de la tête. Lui-même, alors se leva:
—Comme il vous plaira,—dit-il;—je vous comprends.
Sa voix était une voix de fausset, très bizarre.
Je le vis repousser son fauteuil et faire un pas vers moi. Les deux vieillards s'étaient rangés derrière lui à droite et à gauche, comme s'il eût été leur chef. Il l'était en effet...
—Monsieur l'officier,—reprit-il après un silence,—souffrez d'abord que je m'excuse auprès de vous. Je vous ai fait une incivilité, en vous dérangeant, ainsi, dans votre sommeil. Mais peut-être dormiez-vous très mal? Auquel cas je compte sur votre pardon...
Il s'interrompit, et, de la main, me désigna ses deux compagnons l'un après l'autre.
—Excusez-les comme moi,—continua-t-il.—Ils sont de fort honnêtes gens, mais un peu sauvages, et, certes, pardonnables de l'être, vus le lieu, l'époque, et notre solitude. Leurs façons se ressentent de tout cela. Et j'aurais fort à faire, s'il me fallait rendre raison de toutes leurs bévues à quelqu'un de pointilleux ou de susceptible. Vous n'êtes rien de pareil, et je m'en félicite. Souffrez toutefois que je répare au moins, monsieur, la première et plus grosse impertinence dont vous fûtes victime. Monsieur que voici, quand vous avez eu la bonté de vous nommer à lui, à négligé de se nommer à vous. Je l'en ai tancé. Et j'implore pour le surplus votre indulgence. Il s'appelle le vicomte Antoine, et il est bien votre serviteur. Monsieur que voilà est son père, et il s'appelle le comte François. Je suis, moi, le marquis Gaspard, leur père et grand-père. Voilà qui est dit, et j'espère qu'à présent vous ne me tiendrez pas davantage rigueur, et vous asseoirez.
La porte, derrière moi, demeurait grande ouverte. Je jetai vers elle un coup d'œil, et, subjugué par l'étrange discours qui venait de m être débité, je m'assis comme on m'en priait. Tous m'imitèrent.
—Oh! Oh!—fit alors le marquis Gaspard,—il vient par là un vent bien froid!
Le vicomte Antoine se releva, empressé. Mais je le devançai. Et je m'assurai, en fermant moi-même, qu'un simple loquet servait de fermeture.
—Mille grâces!—s'écria le marquis Gaspard.—Mais, monsieur l'officier, c'est trop de courtoisie: pourquoi n'avoir pas laissé faire mon petit-fils?
Déjà je m'étais rassis, et le vicomte Antoine comme moi. Dans le silence qui régna de nouveau, je regardai toute la salle,—la cheminée ancienne, où rougeoyait un feu de bûches,—les bougies du mur,—le plafond à solives, noirci,—la vieille soie brochée des fauteuils, très beaux... Un étonnement me possédait, un étonnement auprès duquel tous mes étonnements antérieurs ne comptaient plus, n'étaient rien... Je regardai mes trois hôtes, les deux centenaires aux grandes barbes de neige, et cet homme qui s'affirmait leur père et leur grand-père. Certes, il semblait le moins vieux des trois. Sa face rasée n'avait presque pas de rides. Ses yeux vifs n'étaient guère creux. Sa voix, cette voix fluette, sortie tout du haut de la tête, ne tremblotait ni n'hésitait... Et, pourtant, c'était lui, l'ancêtre, le patriarche,—patriarche à rendre peut-être des points aux plus vénérables des aïeux d'Abraham... Que savais-je?
Le silence dura. Maintenant, nous étions assis, eux et moi, face à face. Et ils figuraient assez exactement un tribunal, dont le marquis Gaspard eût été le président, et ses fils et petit-fils les assesseurs. Qu'étais-je, moi?... prévenu?... accusé?... condamné?...
Le silence dura longtemps. Gêné peu à peu par le triple regard appesanti sur moi, je détournai la tête, et parcourus des yeux toute la salle, une fois de plus. C'était bien une salle,—une salle basse,—et non un salon, ni un fumoir. Les chaises étaient de bois doré et de brocart. Mais les murs étaient peints à fresque, sans tapisserie d'aucune sorte, ni tableaux, ni glaces. Le mobilier comprenait seulement, outre les fauteuils où nous étions, deux canapés du même style,—un Louis XV très pur,—et deux sièges bizarres, sortes de dormeuses compliquées d'accoudoirs et d'appui-tête, et si profonds qu'on devait s'y encastrer plutôt que s'y asseoir. Je remarquai encore un cartel et un bahut qui se faisaient vis-à-vis, ainsi qu'une sorte de chevalet, analogue à ceux dont se servent les peintres pour supporter une toile dont ils veulent varier l'inclinaison selon l'éclairage...
A l'instant même que je m'avisai de ce chevalet, le marquis Gaspard toussa, puis éternua bruyamment. Je vis qu'il tenait une tabatière où il avait prisé, et qu'il replaça dans la poche de son habit. Après quoi:
—Monsieur l'officier,—commença-t-il en manière de préambule,—je désire, avant toute chose, vous bien persuader de notre bonne volonté à votre endroit, laquelle bonne volonté est extrême, et s'efforcera d'être efficace. La rigueur des temps nous a nui, à la vérité; et nous voilà, tous trois, plus proches, par l'apparence, de brigands calabrais que de chrétiens d'ici. Nous valons néanmoins mieux que notre mine, et nous vous le prouverons.
Il se tut, prisa derechef, et sembla réfléchir encore un peu.
—Monsieur,—reprit-il enfin,—il me déplairait de jouer au plus fin avec vous. Je compte bonnement sur votre loyauté de soldat. Dites-moi donc, tout net: est-ce le hasard seul qui vous a conduit, ce tantôt, si près de notre maison?
Je n'eus pas le temps de répondre. Prompt, il m'arrêta de la main:
—Je m'entends: vous n'êtes certes pas venu dans pareille thébaïde à seule fin de nous y rendre visite! Non, non, monsieur, ce n'est point un aveu si fort extravagant que je souhaite obtenir de vous. J'imagine même volontiers qu'avant cette nuit-ci notre triple existence ne tenait guère de place en vos préoccupations et soucis... N'est-il pas vrai? Fort bien, nous voilà d'accord. Tout de même il n'est pas impossible que votre présente invasion dedans nos frontières soit autre chose, en vérité, qu'un simple accident fortuit... Dois-je dire tout? Monsieur, le vicomte mon petit-fils vous a découvert, ce tantôt, en un lieu bien extraordinaire... Vous alliez de la Mort de Gauthier au Grand Cap?... Soit! le ciel me garde de mettre en doute votre parole! Mais le fait est qu'il vous a fallu, pour aboutir où vous avez abouti, tourner constamment le dos à votre but. La brousse, ce nonobstant, ne laisse pas d'être assez drue. S'y promener en rêveur n'est point bagatelle. J'ai donc raison de m'étonner grandement qu'un gentilhomme, sain d'esprit, comme je vois bien que vous êtes, et quelque peu géographe, comme sont les gens de votre noble profession, ait pu se fourvoyer si loin et si péniblement... D'honneur! monsieur, c'est à croire que les feux follets courent la lande, à dessein de mener les pauvres voyageurs à leur perte!... Et, j'y songe ... pourquoi non? Monsieur l'officier, serait-ce là votre cas, et quelque flamme errante, des plus pernicieuses, vous aurait-elle entraîné jusqu'à notre seuil?
Il se tut et me considéra.
Dès le premier mot de son discours, j'en avais prévu la conclusion. Elle ne me surprit donc aucunement. La harangue, par surcroît, avait été longue, et le temps ne m'avait pas manqué pour une suprême délibération. Quand les feux follets intervinrent, mon parti était pris.
Doucement, ma main droite s'en fut, dans ma poche à revolver, toucher la crosse quadrillée. Sous mon fauteuil je ramenai ma jambe gauche, et d'avance, j'en raidis le jarret. Prêt de la sorte à bondir et à combattre, je relevai la tête, et sans hésiter:
—Monsieur,—dis-je,—c'est comme il vous plaira. Accident fortuit, flamme errante, feu follet, choisissez vous-même. Je n'ai rien à vous répondre. Et, tout au contraire, j'ai à vous interroger.
Il ne sourcilla, ni ses deux acolytes. Il souriait et le sourire ne s'effaça pas de sa bouche mince. Je pris la crosse du pistolet à pleine main:
—Moi non plus, je ne vais pas jouer au plus fin avec vous, et je compte sur votre immédiate franchise, car vous avez, monsieur, je vous le jure! le plus grand intérêt à ne pas mentir d'un mot. Sur ce, procédons par ordre, et sans préambule: monsieur, connaîtriez-vous par hasard une jeune femme qui se nomme madame Madeleine de...?
J'articulai le nom clairement. Et le marquis Gaspard, plus souriant que jamais, inclina la tête et la main en signe d'assentiment.
—Bon!—dis-je.—Je continue: monsieur, est-il exact, oui ou non, que cette dame soit, en cet instant même, prisonnière dans cette maison?
La tête inclinée se releva lentement. La main large ouverte esquissa un geste dubitatif. Le sourire se compliqua d'une moue d'incertitude:
—Prisonnière? En vérité, non... Il est exact que la dame dont vous parlez nous honore, «en ce moment même», pour dire comme vous dites, de sa galante compagnie. Mais, si, comme je n'en puis guère douter à présent, vous l'avez ce tantôt, rencontrée sur notre chemin, vous avez pu, monsieur, vous assurer vous-même qu'elle y marchait seule et librement, sans que rien ni personne la contraignît de venir vers ce toit sous lequel vous l'imaginez, bien à tort, prisonnière. Monsieur, elle ne l'est point, je m'en porte garant.
Il se renversa dans son fauteuil, et sa face glabre, ironique et joyeuse se détacha plus nette sur le dossier de brocart.
Trois secondes je me tus, déconcerté. Puis, reprenant pied:
—Soit!—dis-je.—Je me trompais, et je le confesse. Madame de... est libre ici. En ce cas, rien ne s'oppose, évidemment, à ce que je sois admis à l'honneur de lui offrir mes respectueux hommages. Puis-je la voir? je suis de ses amis, et même des plus intimes.
Sur la bouche rasée de près, le sourire fit place à trois petits éclats d'une gaîté en fausset:
—Oh! monsieur l'officier! nous n'en ignorons rien, croyez-le! et veuillez m'excuser si je prends la liberté grande de rire d'une affaire de cœur qui est la vôtre: je suis très vieux, et, de mon temps, le secret n'était pas de rigueur en semblable bagatelle... Passons, passons ... je vois bien que je vous ai blessé, mais c'est en toute innocence ... oublions cela... Voir madame de..., demandez-vous? Ce serait en effet la chose la plus aisée, si madame de..., très lasse, n'avait dû se coucher tout a l'heure. Elle est dans son premier sommeil, et je vous sais trop galant homme pour ajouter aucune autre raison à celle-là.
Il raillait. Je sentis une chaleur à mes tempes.
—J'insiste,—dis-je, en tâchant de rester calme encore.—Je m'engage à ne pas réveiller madame de..., si son sommeil est vraiment profond à ce point. Mais je désire tout de même la voir. J'en ai, ce me semble, le droit, et j'espère que ce droit ne me sera pas contesté.
Cette fois, le marquis Gaspard cessa de sourire, et me regarda très fixement. Puis d'un ton sérieux:
—Monsieur l'officier,—dit-il,—vous êtes, sachez-le, en situation de tout exiger ici, sans qu'on vous y refuse rien. Donc, venez!
Il se leva, s'en fut à la porte, l'ouvrit, traversa l'antichambre...
Je le suivais, étonné, inquiet. Les deux vieillards s'étaient levés aussi, et marchaient derrière moi........
—Monsieur,—dit le marquis Gaspard, à mi-voix,—il vous est maintenant loisible de comprendre la raison pour laquelle on vous a maintes fois prié de ne pas faire de bruit dans votre appartement, voisin de celui-ci...
Ç'avait bien été l'huis aux trois verrous de fer sous le vantail duquel j'avais, l'heure d'avant, respiré le parfum de muguet si familier à mes narines. Et c'était bien la chambre que j'avais devinée, toute nue, pareille à ma propre chambre; et c'était bien le même lit, aux draps fins, aux couvertures soyeuses.
Sur ce lit, Madeleine gisait, les yeux clos, la bouche blanche, les joues grises... On ne m'avait point menti. Elle dormait. Elle dormait très profondément,—trop profondément,—d'un étrange sommeil, blême, glacé, et plus proche, peut-être, de la mort que de la vie...
—Ayez soin de tenir votre promesse, monsieur,—dit encore le marquis Gaspard;—vous voyez que madame de... dort tout de bon. Et j'ajoute qu'elle est assez lasse pour ne pouvoir guère supporter la secousse d'un réveil trop brutal...
Il parlait toujours bas, et d'une voix grave qui contrastait avec le ton badin qu'il avait d'abord choisi.
Alors, du plus profond de mon être, une colère froide et terrible se leva, comme se lève sur une plaine dévastée la plus farouche des rafales d'hiver.
Pistolet au poing, je marchai droit à cet homme,—mon ennemi,—et j'appuyai au creux de sa poitrine le canon prêt à faire feu. Puis je commandai:
—Silence! Silence tous trois, et pas un geste, ou je vous tue! A présent, répondez-moi, vous, vous seul! Et, je vous le répète, pas de mensonge, sous peine de mort! Cette femme, d'abord, qu'en faites-vous ici?
Je tenais sous mon regard l'homme que je menaçai. Mais son regard, à lui, tout d'un coup, fut plus fort. J'en fus comme ébloui,—percé,—vaincu. Une épouvante subite remplaça ma colère. Je sentis ma proie m'échapper. Un dernier sursaut de volonté me fit presser sur la détente du pistolet. Mais le coup n'eut pas le temps de partir. Les yeux de mon prisonnier s'étaient abaissés, lentement, paisiblement, irrésistiblement, de mes yeux sur ma main. Et ce fut comme une toute-puissante étreinte qui paralysa mes doigts, qui les meurtrit, qui les brisa.—Le pistolet coula de mon poing,—tomba par terre...
Alors, de sa même voix basse et grave, exactement de sa même voix, et comme si rien ne s'était passé,—rien du tout,—le marquis Gaspard me répondit:
—Ce que je fais, ici, de cette femme? Monsieur, rien n'est plus légitime que votre curiosité, et je vais avoir l'honneur de la satisfaire. Vous plaît-il toutefois de retourner d'où nous venons, afin de laisser madame de... à son sommeil?
Mes deux bras étaient libres le long de mon corps, et libres mes deux jambes. Il me sembla pourtant que j'étais lié, garrotté. Pas un mouvement ne m'était plus possible, hormis ceux que m'ordonnait le marquis Gaspard, mon maître.
Prisonnier d'âme et de corps, j'obéis en silence. Et je retournai d'où nous étions venus.
Sur le point de quitter la chambre où dormait ma maîtresse aimée, j'eus une âpre envie de jeter un regard en arrière, un regard vers elle, un seul regard.
Mais ce regard ne me fut pas permis.
—Monsieur l'officier,—prononça le marquis Gaspard,—vous êtes en situation de tout exiger ici, sans qu'on vous y refuse rien. Rien! sauf une chose unique, dont nous parlerons tout à l'heure. Pour l'instant, vous avez bien voulu m'interroger au sujet de madame de..., et je m'en voudrais en vérité de ne vous pas répondre. Peut-être cette réponse sera-t-elle toutefois plus longue que vous ne l'imaginez. N'importe! je vous le répète, il n'est rien que je ne sois prêt à accomplir pour vous plaire. Sur ce, pardon d'un tel préambule, et, d'avance, excusez-moi si je vous fatigue les oreilles d'une explication ennuyeuse certes, mais nécessaire. Il prit un temps, ouvrit sa tabatière, l'offrit aux doigts de ses fils et petit-fils, y puisa lui-même. Puis:
—Monsieur,—commença-t-il,—je suis né fort loin d'ici, dans une petite ville d'Allemagne, en l'an de grâce...
Il s'interrompit encore: le comte François, brusquement soulevé de son fauteuil, avait étendu vers son père une main large ouverte, comme pour le supplier de n'en pas dire davantage. Et le marquis Gaspard se tut en effet, trois secondes durant. Il regardait son fils, et il allongeait les lèvres pour une moue d'indulgente ironie:
—Ça!—fit-il enfin, du plus haut de son fausset.—Çà! François! à votre âge? quelle enfance!... Imaginez-vous donc que monsieur l'officier n'en sache pas déjà très long sur le Secret? trop long?... Il n'importe maintenant peu ni prou qu'il apprenne ou continue d'ignorer le surplus.
Il se retourna vers moi, et recommença:
—Monsieur, je suis né, comme je viens d'avoir eu l'honneur de vous le dire, dans une petite ville d'Allemagne, à Eckernfœrde, non loin de Schleswig, en l'an de grâce 1733,—oui, monsieur: mil-sept-cent-trente-trois. Il s'en suit par conséquent que je compte, aujourd'hui, 22 décembre 1908, cent soixante-quinze ans d'âge. Ne vous en étonnez pas trop; rien n'est plus authentique, et rien ne vous sera plus facilement expliqué. Si même nous étions, monsieur, de loisir, je comblerais votre curiosité en vous contant par le menu, non pas ma vie entière, laquelle vous serait indigeste et fastidieuse, mais, au moins, quelques-unes de mes cinquante premières années. Il n'en faudrait pas plus. Cela toutefois nous entraînerait bien loin, et la nuit, quoique hivernale, serait trop courte pour un tel récit. Permettez donc, monsieur, que je le réduise à ce qu'il contiendrait d'essentiel. Mon père, bon gentilhomme au service de Sa Majesté le roi Christian VI de Danemark, était un soldat courageux, qui n'avait pas manqué de s'illustrer dans les guerres du précédent règne, mais qui faisait petite figure à la cour d'un prince tout pacifique, et dont les arts, les lettres et les sciences faisaient l'unique souci. L'Europe, à vrai dire, jouissait alors d'une paix générale, et mon père s'en devait bien accommoder, bon gré, mal gré. Mais cette paix fut courte, et je n'avais pas encore sept ans qu'une guerre nouvelle éclata, dont se mêlèrent l'Autriche, la Prusse, la France et force petits états, pêcheurs en eau trouble. Le Danemark fut quasi seul à garder l'épée au fourreau. Mon père ne le souffrit pas, et préféra l'émigration. Nous vînmes à Paris, puis à Versailles, et le roi Louis XV nous accueillit bien. Il y avait place dans l'armée française pour tous les gens de cœur. Mon père s'y fit remarquer, et sa carrière promettait d'être brillante, quand un boulet anglais la vint trancher, le 10 mai 1745, à l'instant même que se décidait la victoire fameuse de Fontenoy. Mon père y avait grandement contribué, sous les yeux mêmes du roi, qui sut ne pas oublier les services d'un mort, et m'appela, en récompense, à prendre rang parmi ses pages. Ainsi commença, monsieur, ma vie d'homme. Elle fut longtemps insouciante et joyeuse. Et je me souviens encore avec douceur des charmantes années que vécut toute la France après la paix de 1747. La cour, en particulier, n'était que fêtes, amours et folies. Je pris ma part de tout cela. Et, sans mentir, si vous me voyez aujourd'hui tel que me voici,—solitaire, voire ermite,—la faute en est principalement à cette grande et délicate félicité au sein de laquelle s'écoula mon jeune âge, et dont la perfection sans égale me dégoûta pour tout jamais des piètres bonheurs que vous autres, gens du xixe et gens du xxe siècle, pourriez m'offrir, si je m'en souciais. Mais à quoi bon vous donner d'inutiles regrets? je passe donc, en m'excusant d'avoir déjà trop insisté. Et je viens, un peu tard, à mon fait.
«Je vous ai dit, monsieur, que je fus page du roi Louis XV, à partir de cet an 1745, date du trépas paternel. Je l'étais encore cinq années plus tard. Et ce fut en cette qualité que j'eus alors l'honneur de précéder un jour chez Sa Majesté monsieur le maréchal de Belle-Isle, lequel, ce jour-là, menait par la main un seigneur de bonne mine, qui m'était inconnu.
—«Sire, dit le maréchal (et il me semble encore voir dans sa révérence, l'éclat poudré de sa perruque et le retroussis de son habit amarante que relevait l'épée en verrouil)—Sire, j'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté, comme Elle a daigné m'en donner l'ordre, monsieur le comte de Saint-Germain, qui ne manque pas d'être sans conteste le plus vieux gentilhomme du royaume.»
«Je regardai le susdit comte. Il me parut, au rebours de cette parole, un gentilhomme dans toute la force de l'âge. Ce qu'il avait en plus de trente ans ne s'apercevait d'aucune façon.
«Monsieur l'officier, je ne vais pas vous traiter de pédagogue à écolier. Vous n'ignorez assurément rien de ce que savent tous nos historiographes sur le compte de cet homme extraordinaire, voire surhumain, qui eut noms, en des temps successifs, comte de Saint-Germain, marquis de Montferrat, comte de Bellamye, signor Rotondo, comte Tzarogy, révérend père Aymar... C'est par simple piété,—piété, j'ose dire, filiale,—que je me suis oublié jusqu'à vous conter en détail comment j'eus le bonheur de rencontrer celui qui devait plus tard me servir de père, de mère, de maître et d'ami tout ensemble. Cela certes ne se fit pas d'un coup. Mais, de 1750 à 1760, le comte de Saint-Germain fut un des plus familiers parmi les hôtes de Versailles. Et je continuais moi-même d'appartenir au roi. Par la suite, des intrigues jouèrent, et le comte dut s'éloigner. Je ne pus alors me résoudre à demeurer dans un lieu où il n'était plus, et je le voulus rejoindre. Ce fut d'abord en vain. La Franc-Maçonnerie, dont il était secrètement le général et le grand-maître, s'était donné à tâche de le bien cacher, cependant qu'il fomentait en Moscovie une manière de révolution. Après mainte recherche infructueuse, je me résignai, en désespoir de cause, à cesser ma poursuite. Mais la pensée d'un retour en France m'était devenue insupportable, et je résolus de regagner ma lointaine patrie, pour y vivre dans la retraite, et me souvenir de l'homme prodigieux que je croyais avoir perdu. Je revins donc d'où j'étais parti, et je retrouvai, à Eckernfœrde, ma maison, déserte depuis vingt-quatre années. C'était en 1764. Le Danemark jouissait toujours de la paix, ou peu s'en fallait: une seule armée guerroyait en Mecklembourg, sous le commandement d'un jeune homme de vingt ans, qui promettait de devenir un grand capitaine,—je veux dire le landgrave Charles de Hesse-Cassel, que le roi Frédéric V allait sous peu nommer son lieutenant-général. Un hasard m'obligea d'aller faire ma cour à Son Altesse, durant un séjour qu'elle fit, entre deux campagnes, à Eckernfœrde, où était son palais. Et jugez, monsieur, de ma joie, quand j'aperçus, assis à la droite du prince, et dans son intimité, l'homme dont j'avais partout cherché les traces, et que je désespérais de revoir jamais. Le prince pleura d'attendrissement en voyant mes transports. Saint-Germain s'appelait alors Tzarogy. Il partageait sa vie entre le landgrave, dont il était le conseiller privé, et diverses autres seigneuries, auxquelles il prêtait aussi le secours de ses mystérieux secrets: le prince Orlof était de celles-là, et aussi le margrave Charles-Alexandre d'Anspach. Mes peines n'étaient point finies, et trop souvent je fus encore privé de l'être qui d'heure en heure me devenait plus précieux et plus cher. A la fin cependant mon maître cessa de vagabonder. Charles de Hesse avait reçu le bâton des mains du nouveau roi, Christian VII. Et, quoique la guerre eût recommencé entre la Norvège, notre vassale, et la Suède, les loisirs du landgrave-maréchal ne manquaient pas d'être fréquents. Il les employait à des besognes hermétiques, où mon maître et moi l'assistions souvent. Quinze années coulèrent ainsi de la sorte, aussi gravement heureuses pour moi qu'avaient été follement gaies et plaisantes mes quinze années de France. Une catastrophe horrible devait pourtant terminer ce long et parfait bonheur. Je vous ai tout à l'heure dit un mot de l'extrême jeunesse que mon maître avait su garder sur chacun de ses traits, nonobstant son âge incommensurable. Cette jeunesse, tout d'un coup, s'altéra. Je m'en affligeai fort, sans d'abord oser rien en dire. Mais bientôt les choses vinrent à un point que je ne pus souffrir, et je pris le dernier parti de me jeter aux pieds du comte en le conjurant de veiller mieux à sa santé, et d'y employer sa science. Il ne s'offensa pas de ma liberté, et me releva doucement.—«Gaspard,» me dit-il alors d'une voix solennelle qui glaça mon sang, «Gaspard, sache qu'il est des maux contre lesquels cette science même que tu invoques est impuissante. Elle ne peut rien contre la blessure secrète dont mon cœur est ensanglanté, et rien contre ma volonté de n'y pas survivre.» Ce disant, il ouvrit sous mes yeux un médaillon de pierreries qu'il portait au cou, et je vis, nouée dans ce médaillon, une boucle de cheveux blonds.—«Gaspard», me dit-il encore, «je meurs d'avoir voulu éterniser, non pas mon âge mûr, mais ma jeunesse. Plus sage, j'eusse mis à l'abri de l'amour, par quelques rides et quelques cheveux blancs, cette enveloppe mortelle que j'aurais ainsi faite, tout de bon, immortelle. Quand mon Secret sera devenu le tien, profite de cette leçon, et sois mon héritier, digne de l'être.» Sept jours plus tard, il s'éteignait, léguant au landgrave tous ses grimoires, manuscrits, talismans, auxquels le bonhomme n'entendit goutte, et, à moi, ce qu'il avait nommé son Secret.
«Monsieur l'officier, c'est à ce Secret, mon héritage légitime, que je voulais arriver. M'y voilà. Une dernière fois, pardon d'un pareil verbiage. Je ne pouvais m'en abstenir sans risquer de n'être qu'imparfaitement compris. Mais, à présent, rien plus ne s'oppose à ce que je contente tout de suite votre désir, et vous apprenne, sans obscurité ni mensonge, ce que mes fils, petit-fils et moi-même faisons ici de madame de..., votre amie.
Une fois de plus, le marquis Gaspard avait ouvert sa tabatière. Mais il ne la referma plus, et la garda béante dans le creux de sa main, sans y puiser.
—Monsieur,—reprit-il,—je n'ai garde d'être savant, non plus que vous, j'espère. Ce néanmoins nous en savons assurément, vous et moi, autant qu'homme de France sur la propre nature de cette indéfinissable chose que l'on nomme la vie. Je dis autant, et ce n'est guère, car, en vérité, personne ne sait, n'a su, ni ne saura jamais rien de la vie. Tout au plus nous est-il loisible de soupçonner quelques-uns des phénomènes dont s'accompagne l'existence des êtres vivants, et qui disparaissent quand apparaît la mort. Mon maître, le comte de Saint-Germain, n'a jamais ignoré cette vérité. Assuré du seul chemin dans lequel nous pouvons marcher utilement, il ne s'en est pas écarté d'une semelle, tout en y marchant par enjambées de sept lieues. Dans son cas, il n'y a point eu, comme l'imaginait sottement le vulgaire, magie ou sorcellerie, mais expérience bien acquise, philosophie, raison et génie. Rien davantage. Le Secret qu'il avait découvert, et qu'il me légua, n'en voulant plus user lui-même,—le Secret de Longue-Vie,—n'a rien en soi que d'exactement naturel et de scientifique. Et vous-même allez en juger...
«Non que je prétende, monsieur, vous exposer et vous démontrer ce Secret avec la rigueur dont usent les mathématiciens pour exposer et démontrer leurs théorèmes! Mon maître l'eût peut-être su faire. Mais je suis, quant à moi, trop ignorant pour m'y risquer. Au demeurant, que vous importe? Ce que vous souhaitez apprendre, n'est-ce pas? c'est le rôle que joue, en tout ceci, votre amie, madame de...?
«J'y viens donc! Monsieur, nous sommes, en tant que créatures vivantes, formés d'éléments, atomes ou cellules, qui naissent en nous, y vivent, y meurent, et y sont remplacés par d'autres éléments semblables, engendrés par les précédents. Si bien que d'ingénieux esprits ont pu professer que notre corps d'aujourd'hui ne contient plus aucune parcelle de la substance qui composait notre corps d'il y a dix ans. Cette incessante transformation, ce renouvellement de nous-mêmes, constitue l'un de ces phénomènes, caractéristiques de la vie, dont je vous entretenais tantôt.
«Toutefois, ce dit renouvellement ne s'accomplit pas à toute époque et en toute créature d'identique façon. Chez un enfant qui croît, chaque atome vieilli cède sa place à deux atomes neufs. Chez un vieillard, au contraire, beaucoup d'éléments disparaissent, et peu leur succèdent. Enfin, chez un mourant, tout proche de la tombe, les cellules mortes cessent d'être remplacées.
«Monsieur, c'est en méditant sur cette vérité singulière que mon maître découvrit le Secret grâce auquel, j'ai, ce matin, l'honneur de vous entretenir, au lieu de dormir, comme je le devrais, dans quelque cercueil déjà fort vermoulu.
«Et ce Secret, le voici enfin!—Je n'hésite point à vous le révéler, encore qu'il soit redoutable: vous êtes, faut-il vous le redire? vous êtes, monsieur, en situation de tout obtenir ici, sauf une chose unique, qui n'est point celle-là.—Voici donc:—Si nous vieillissons, si nous mourons, c'est que nos atomes ou cellules ont perdu le pouvoir d'engendrer d'autres cellules ou atomes qui prolongeraient notre vie;—c'est que notre corps est devenu inapte à cette besogne de reconstitution qu'un jeune corps accomplit en se jouant, et sans nul effort. Eh bien! monsieur, ce qui est devenu trop malaisé pour notre vieille chair, que n'en chargeons-nous une autre chair, neuve et vigoureuse, qui volontiers travaillera pour deux, et ne s'apercevra même pas de ce surcroît de labeur?
«Je ne sache pas qu'il se puisse rien objecter, raisonnablement, à cela. Mon maître pensait ainsi. Je pense comme lui. Mes fils et petit-fils de même. Or, m'est avis, sans nul orgueil malséant, qu'on doit faire cas d'un jugement unanime, quand les quatre juges en sont vieux, partant, sages, non pas comme quatre, mais comme quarante. J'imagine, monsieur, que vous en tomberez vous-même d'accord.
«Madame de..., votre amie, est donc ici, de son plein gré, ou peu s'en faut, pour travailler aimablement à notre profit et rajeunir nos vieilles substances qui ne se pourraient plus rajeunir d'elles-mêmes.
Dans la main du marquis Gaspard, la tabatière béante se ferma tout d'un coup avec un léger bruit sec, sans que le marquis Gaspard eût, cette fois, songé à humer une prise.
J'étais toujours assis en face de mes trois hôtes. Et rien ne semblait changé entre nous. J'étais libre: aucun lien, aucune entrave. En apparence, je pouvais me lever, marcher, frapper,—en apparence!... en réalité, une force irrésistible, un poids écrasant s'était abattu sur chacun de mes membres; et j'étais paralysé, au sens le plus complet, le plus atroce du mot. Pour sauver ma vie,—pour sauver mon âme,—pour sauver la femme que j'aimais!—je n'aurais pas, sur l'ordre même de Dieu, soulevé un seul doigt, cligné une paupière...
Et le marquis Gaspard put achever en paix son épouvantable réponse. J'écoutais en silence. Et sur ma face figée ne se refléta pas l'indicible horreur de toutes mes fibres.
Maintenant, l'homme de proie se taisait. Et, par instants, dans l'air accoisé, j'avais l'illusion obsédante d'entendre passer des ailes,—des ailes de vampires...
Tout à coup le marquis Gaspard parla de nouveau:
—Monsieur l'officier,—dit-il,—j'imagine volontiers qu'à présent votre curiosité est satisfaite. A supposer toutefois qu'il vous reste au fond de l'âme un doute, ou dans l'esprit quelque obscurité, je suis prêt à les dissiper. Il vaut d'ailleurs beaucoup mieux, à mon humble avis, faire pleine lumière sur tout, et ne rien laisser dans l'ombre. Souffrez par conséquent que je complète ma précédente explication par divers éclaircissements de détail, et daignez pardonner une fois encore à mon bavardage. Vous avez au surplus, monsieur, toute licence de vous y soustraire, s'il vous importune: dormez. Rien ne s'oppose à votre sommeil. Au rebours de ce que je vous ai dit tantôt, ce que je vous vais dire n'est pas indispensable à la juste compréhension des faits. Et vous pouvez sans nul inconvénient ne le point écouter.
«Je le dirai pourtant, vaille que vaille. Madame de..., votre amie, est ici, vous le savez maintenant, pour besogner, du meilleur de son cœur et de son corps, à notre profit, et, proprement, pour nous renouveler et nous rajeunir. Peut-être, étant donné l'amour très cher que vous portez à cette dame, souhaitez-vous en apprendre davantage sur ce labeur tant miraculeux qui est le sien, et duquel nous tirons si grand bénéfice? Je m'en voudrais de rien vous taire là-dessus.
«Monsieur l'officier, je n'ai pas la prétention de vous enseigner, en manière de préface, à quel point, de tous temps, s'ingénièrent tous les hommes, et particulièrement les médecins, pour transfuser jeune vie dans vieux corps. Je dis «transfuser», en pensant à cette grossière expérience qu'on réitéra tant de fois sans succès, et qui consiste à injecter le sang d'un homme robuste dans les artères d'un homme affaibli. Bagatelle et barbarie que tout cela. Qu'inventerait d'ailleurs un médecin, sauf une barbarie doublée d'une bagatelle? Ces pauvres gens ne sont qu'ânes bâtés, et je vois avec grand dédain le cas ridicule que votre siècle fait de leur race ignare. Mon siècle à moi était plus sage.
«N'importe. Il va de soi que mon maître, et vous l'avez déjà deviné, n'usa, pour parvenir à ses fins, d'aucun procédé ni d'aucun artifice médical. Il se piquait d'être chimiste, voir alchimiste, et non vétérinaire, ni barbier. Il chercha au fond de ses cornues plutôt qu'au bout d'un brutal scalpel. Et il trouva...
«L'époque de sa découverte m'est inconnue. Mais il est hors de doute que le comte de Saint-Germain vécut plusieurs siècles, ce qui ne s'expliquerait guère, si le Secret de Longue-Vie n'était d'origine ancienne. J'insiste sur ce point, car la gloire de mon maître s'en trouve accrue. Le Secret ne manque pas en effet de présenter quelque analogie avec les plus modernes applications de la science électrique ou magnétique. Vous voyez par là, monsieur, de combien ce grand homme devançait son époque. Si je parle d'électricité, n'allez toutefois pas croire que mon maître occupa jamais ses loisirs à battre des peaux de chat ou à faire danser des grenouilles. Mais il maniait galamment la pierre philosophale, et n'avait nul besoin de mercure pour dorer ni pour argenter quoi que ce fût. Souvent il se faisait jeu de transporter ainsi, comme par magie, la matière d'un objet de métal dessus un autre objet d'un métal différent. Et il employait, pour ce faire, soit telles piles électriques dont il était, comme juste, l'inventeur, soit tels procédés divers, non moins merveilleux que naturels. Parfois il ne se contentait pas de si peu. Je le vis, un jour, de mes yeux, transporter mystérieusement d'une chambre dans une autre, à travers murs épais et portes closes, une branchette de rosier, fraîche coupée, laquelle comptait deux fleurs ouvertes et un bouton, avec nombre de feuilles. Le tout disparut d'ici pour se retrouver là-bas, intact; et je pensai demeurer stupide. Mais le comte me voulut bien expliquer qu'il n'y avait rien là de surprenant, attendu que toute substance se pouvait décomposer pour un temps en atomes subtils, lesquels se jouaient de passer au travers de ces obstacles grossiers, tels que portes de bois et murs de pierres. «Viendra le temps» affirmait-il «que matière et mouvement, qui d'ailleurs ne sont qu'un, s'extérioriseront aussi bien comme font déjà parfums, sons et lumières.»
«Monsieur, je vous ferai dès à présent injure si je doutais que vous eussiez d'ores et déjà compris comment fut mis en œuvre le Secret de Longue-Vie:
«De même qu'une masse d'or pur, baignée convenablement dans un liquide choisi, et traversée par le courant d'une pile électrique de juste force, se désagrège peu à peu, et projette une part de son métal vers une masse de simple fonte disposée où il convient pour qu'elle accueille cet apport, de même une créature vivante, pareillement placée dans un milieu favorable et soumise à l'action d'un courant magnétique efficace, abandonne bientôt une part de ses cellules, et les peut transmettre à toute autre créature vivante qui se trouve à point voulu pour les recevoir, et se les assimiler.—Voilà, monsieur, tout le «procédé», pour employer leur jargon à vos modernes alchimistes.
«Je n'ai pas souci, vous le voyez, de vous cacher la moindre chose. Et je descends même aux derniers détails. Le milieu favorable à l'opération se peut aisément trouver dans une salle quelconque, à seule condition qu'elle soit bien close, muette, mi-obscure, et surtout, orientée de nord à sud: cela, dans le dessein d'aider par l'aimantation de la planète au courant magnétique nécessaire, qui n'est autre que le courant jailli au naturel de tout homme fort et volontaire, quand il plaît à cet homme.
«Monsieur l'officier, vous savez à présent, ce me semble, tout ce que vous souhaitiez savoir.
L'étreinte invincible et toute-puissante, qui me ligottait au creux de mon fauteuil, paralysait jusqu'à ma langue et presque jusqu'à mon cerveau. Ma conscience n'était pas abolie, ni ma pensée,—ni mon désespoir.—Mais ma volonté n'existait plus, et ma colère même, ma colère contre ces êtres de maléfice et de sang, assassins de ma maîtresse, vacillait et s'éteignait, incertaine, imprécise, vaporeuse. Cependant le marquis Gaspard, ayant fait une pause, reprenait, toujours avec la même excessive et sinistre courtoisie:
—Monsieur l'officier, au risque d'être fastidieux, je reviendrai encore un coup sur ce que je vous ai déjà dit mainte fois: à savoir que tout vous était soumis sous ce toit, et qu'on ne vous y refuserait rien, sauf une chose unique. Je vous prie donc, avant que nous soyons contraints d'aborder le chapitre de cette chose unique, laquelle il nous faudra, à notre extrême regret, vous refuser, je vous prie donc de vouloir bien regarder de çà et de là en vous-même, et nous exposer tous vos désirs en détail. Foi de gentilhomme, ils seront satisfaits, s'il ne tient qu'à nous.
Il se tut, comme pour me céder la parole. Et, tandis qu'il achevait son dernier mot, une sensation bizarre et complexe me fit tressaillir. Cela débuta par un fourmillement léger de toutes mes veines. Mon sang circula plus vite et mon cœur battit plus fort. Et je compris que, doucement, l'étreinte invisible se relâchait autour de moi, et que le poids si lourd, appesanti sur tous mes membres, commençait d'être soulevé par une force inconnue. Ce n'était pas la liberté. Mais ce n'était plus l'esclavage total, ni l'absolue paralysie. Et lorsque le marquis Gaspard répéta, en la précisant, sa question:
—Monsieur, que souhaitez-vous?
Il me fut loisible de répondre sincèrement.
Et je répondis donc; et je répondis du plus profond, du plus ardent de mon cœur:
—Je ne souhaite rien. Tuez-moi, comme vous avez tué la femme que j'aime. Et tuez-moi vite. Je suis prêt.
Or, en réplique à mes paroles, le marquis Gaspard éclata de son rire en fausset, comme il avait fait déjà. Et dans le même instant, le poids mystérieux retomba soudain sur mes épaules, et l'étreinte se resserra sur mes muscles et sur mes nerfs. Derechef je fus lié,—garrotté;—et ma langue, inerte, s'affaissa sur mes dents.
Puis j'entendis, inerte moi-même, inerte de corps et d'âme, j'entendis la voix ironique de l'ennemi vainqueur.
—Çà! monsieur l'officier! qu'est-ce à dire? Par la corbleu! me suis-je donc si mal expliqué, et pensez-vous avoir affaire à feu Cartouche, ou peut-être à monsieur de Paris?
Il haussa les épaules, rit encore, et rouvrant sa tabatière d'un geste tant soit peu excédé:
—Là!—dit—il,—je crois bien que je n'en suis pas quitte, et qu'un surplus de glose ne sera décidément rien de trop. Monsieur l'officier, qu'il vous plaise ou non, vous avez en face de vous les trois plus honnêtes gens du royaume. Et la main que voici ne fut jamais tachée d'une seule goutte de sang. Mon fils François, qui naquit en 1770, fit ses débuts dans le monde au temps de votre révolution, et, philosophe à la mode de Jean-Jacques, comme chacun l'était alors, la vision grotesque et bestiale de cette France en délire, s'efforçant à devenir, de nation, charnier, le dégoûta pour tout jamais des bourreaux et des guillotines. Quant à mon petit-fils, il vint au monde à point pour être l'un de ces «enfants du siècle» qui empruntèrent la plume de Musset pour confesser au monde leur tendre lassitude et leur molle désespérance. J'imagine que vous n'apercevez pas un tel homme mué en cannibale? Monsieur, la littérature est un des péchés de ce temps, et elle ne manque pas de faire grand mal aux esprits imaginatifs. Il n'est ici question de tuer qui que ce soit, et pas plus madame de... que vous-même. Le comte François, qui donne un peu dans le moraliste, voire dans le prédicateur, vous enseignerait, si vous l'en priiez, qu'il ne sied point aux Hommes possesseurs du Secret de Longue-Vie, aux Hommes véritablement Vivants, d'abréger la courte carrière des simples Hommes Mortels. Grâce à Dieu, le Secret, sauf accidents négligeables à force d'être rares, n'exige rien de pareil. Si j'ai, pour mon seul compte, prolongé mon destin d'un bon siècle, tenez pour certain que ce siècle-là ne fut pas retranché d'autres destins. Non, monsieur, nous ne tuons pas, et vous-même, qui êtes soldat, vous en pourriez remontrer là-dessus, croyez-le. Que toutes les jeunesses de l'un et l'autre sexe qui se sont succédé dans notre laboratoire n'y aient jamais laissé quelques plumes, je n'oserais l'affirmer. Considérez d'ailleurs qu'un seul jour d'une vieille et sage existence telle que la mienne vaut certes beaucoup, et mériterait qu'on lui sacrifiât quelque chose. Or, ce sacrifice, je vous le répète, est tout exceptionnel, et nos «ouvriers de vie», ayant accompli leur tâche bienfaisante, s'en retournent chez eux sains, saufs et gaillards. Madame de..., votre amie, pour ne parler que d'elle, n'est pas si fort malade que vous l'imaginez; et, demain soir, quand elle aura regagné ses pénates, nul parmi ses proches ne s'avisera de remarquer qu'elle revient une une fois encore de ... de Baulieu ... moins lourde de quelques livres,—des quelques livres de sang, d'os et de chair prélevées par nous sur sa jeune substance. Vous voyez, monsieur, de combien vos indignations sont exagérées. Et voilà qui est dit. Je retiens toutefois ceci de vos paroles, que vous ne souhaitez plus rien, sauf, j'imagine, la prompte solution de votre Aventure. Eh bien! monsieur, cette solution, vous plaît-il que sur-le-champ nous la cherchions ensemble?
Pour la seconde fois, l'étreinte qui m'emprisonnait se relâcha le temps d'un clin d'œil: le temps du signe de tête par lequel j'acquiesçai à la proposition du marquis Gaspard.
Le marquis Gaspard s'était renversé dans son fauteuil, et, sur chacun des bras de bois doré, j'apercevais une main petite et sèche, dont le parchemin, d'ailleurs fort soigné, luisait comme un ivoire ancien. Imitant leur père et grand-père, le comte François et le vicomte Antoine, pareillement, se renversèrent. Leurs mains, plus larges et plus charnues, s'appuyèrent de même sur la feuille d'acanthe sculptée, et l'enveloppèrent des doigts et de la paume. J'eus alors la sensation précise d'être mystérieusement saisi et serré par ces griffes, d'apparence humaine et bénigne, mais dont les pointes inexorables s'enfonçaient déjà dans toute ma chair suppliciée.
Le marquis, de nouveau, parlait:
—Monsieur l'officier, je vous tiens pour un homme d'esprit, et je ne vous ferai donc pas l'injure de croire une minute que vous en ayez mis plus de deux à pénétrer le sens de la restriction que j'ai toujours expressément introduite dans mes offres d'obéir à chacun de vos commandements. L'heure est à présent venue, et j'en suis plus marri que vous-même, d'aborder le chapitre de cette restriction. Monsieur, notre maison, je vous l'ai dit, est à vous tout entière, mais vous devinez bien que, sachant ce que vous savez, vous n'en pouvez désormais sortir. Rien ne vous y sera refusé,—rien!—sauf cette chose unique: la liberté.
«A vous retenir ici contre votre gré, croyez, monsieur, que notre déplaisir est extrême. Je parle au nom de nous trois, et le comte ni le vicomte ne me démentiront. Mais que faire? en notre âme et conscience, nous ne sommes d'ailleurs point du tout responsables de l'inconvénient qui résulte pour vous de votre entrée sous notre toit. Le hasard et votre curiosité—certes, excusable!—ont tout fait. Il a fallu que, contre mille chances raisonnables, vous vissiez, hier au soir, ce que nul Homme Mortel ne devait voir: madame de... au col de la Mort de Gauthier. Il a fallu que, poursuivant cette dame, vous vinssiez dangereusement près de notre retraite. Dès lors, tout était consommé. Sachant que nous vivons, sachant où nous vivons, et sachant la sorte de visites qu'il nous advient parfois de recevoir, vous en savez, monsieur, trop long. Monsieur, le Secret n'est efficace qu'à la condition de demeurer Secret. Il doit être l'apanage exclusif de quelques Hommes Vivants, et la tourbe des Hommes Mortels ne saurait en soupçonner même l'existence. Son essence est aristocratique. Sa mise en œuvre nécessite l'asservissement d'un grand nombre de créatures inférieures, qui endurent fatigues, souffrances et dangers pour le profit de quelques maîtres. Les préjugés du siècle présent s'accommoderaient mal d'un tel dédain de toute sensiblerie humanitaire. Vos politiciens, flatteurs de plèbe, et plus vils courtisans du bonhomme Démos que jamais mes anciens compagnons les pages ne furent courtisans du Roi Bien-Aimé, se récrieraient d'indignation, s'ils savaient que, depuis cent soixante-quinze ans un homme se permet de ne mourir point, au mépris de tous les principes égalitaires. A telle enseigne que vous nous voyez, monsieur, quoique les plus honnêtes gens du royaume, ainsi que tout à l'heure je m'en vantais à très bon droit, forcés de nous cacher, comme font les brigands, au milieu d'une lande farouche, et derrière un dédale de rocs, précipices et autres obstacles rebutants.
«Cela étant, vous concevez notre embarras. Vous êtes venu vous abattre chez nous, monsieur, comme une guêpe dans une toile d'aragne. Vous brisez tout. Et s'il vous était loisible de retourner d'où vous êtes venu, emportant à vos basques les lambeaux effilochés de notre mystère, c'en serait tout bonnement fait de nous! Je parle sans hyperbole.
«Songez-y, et veuillez seulement considérer au prix de quelles prudences et de quelles ruses défiantes, au prix de quels sacrifices aussi, nous avons pu, jusqu'à ce jour, assurer en tous pays notre vie et notre indépendance! Que d'émigrations, que de randonnées! Vous n'imaginez guère le métier de Juif-Errant qui fut le nôtre... Et s'il ne s'était agi que d'errer!... Monsieur l'officier, quand mon maître mourut, je n'étais pas encore un vieillard, et François que voici n'était qu'un garçonnet. Sa mère, que j'avais épousée vingt ans plus tôt, en France, ne laissait pas d'être toujours jeune et belle, et sage comme il faut pour le bonheur d'un mari: ni trop, ni trop peu. Je l'aimais chèrement, et ma joie fut d'abord grande à la pensée d'associer ma chère compagne au nouveau destin qui m'était fait. Mais je réfléchis: pouvais-je raisonnablement confier à une femme un Secret d'où dépendait que je devinsse un autre Saint-Germain, plus vieux même, peut-être, et plus sage? Pouvais-je jouer ainsi, sur une prudence et sur une discrétion féminines, cette partie, indéfiniment longue, dont le gain nous faisait, tout de bon, immortels, mais dont un seul mot lâché à tort consommait l'infaillible perte? Las! je ne le pouvais point, nul doute là-dessus. Je m'imposai donc, monsieur, la cruelle infortune de laisser mourir sous mes yeux la mère de mon unique enfant, quand il m'était loisible d'éterniser le sourire de sa bouche et la saveur de ses caresses. Mais notre vie d'Hommes Vivants était à ce prix. Et vingt années plus tard, mon fils sacrifia pareillement sa propre épouse, le Secret de Longue-Vie ne devant point tomber en quenouille.—Voilà, monsieur, qui vous peut mettre à même de mesurer la valeur de ce formidable Secret, auquel furent vouées en holocauste deux existences non moins précieuses, vous l'avouerez, que la vôtre même! Je dis deux existences, pour ne pas enfler sottement le chiffre. Mais peut-être est-ce davantage... Vous avez vu tout à l'heure madame de... fort pâle et défaite: ce n'est pas simple jeu d'abandonner à autrui huit ou dix livres de matière vivante ... et des accidents nous ont attristés quelquefois ... oh! rarement ... très rarement... N'importe: vous voyez que la rançon de notre vie est lourde, encore que le Sort capricieux ait voulu la faire acquitter par d'autres que nous... Hélas! monsieur, ne soyez donc pas surpris d'être à votre tour débiteur d'une part de cette rançon!...
«Il vous faut donc, monsieur, payer. Et je ne doute pas de votre libéralité d'honnête homme. Encore que je ne sache pas trop bien la monnaie dont nous pourrons, de vous à nous, user...
Il s'interrompit, et, l'un après l'autre, regarda ses deux fils, qui, l'un après l'autre, hochèrent la tête. Une ou deux minutes passèrent.
—Monsieur,—reprit tout à coup le marquis,—si nous étions en 1808, au lieu d'être en 1908, la chose serait aisée. Car, sachez-le, ce n'est pas la première fois qu'il nous advient d'être fâcheusement embarrassés d'un intrus, mort ou vivant.—Pardonnez si je vous nomme d'un tel nom, exact quoique discourtois.—Oui: pour ne citer qu'un fait, je me souviens d'un pauvre diable de Napolitain qui, fort mal à propos, mourut en notre maison, voilà quelque quatre-vingts ans. Nous habitions Naples en ce temps-là. Si mal faite que fût la police du Roi, j'appréhendais maint ennui, pour peu que messieurs les sbires prissent fantaisie d'examiner comment et pourquoi le défunt avait défuncté si loin de sa propre demeure. Et je résolus de me dérober à toute indiscrète curiosité. Une felouque maltaise était justement en rade. Nous y fûmes, bien avant que personne en ville n'eût même commencé de s'émouvoir au sujet de l'homme disparu. Et la felouque fit voile, sans qu'on trouvât non plus rien à redire à l'émigration de trois bons seigneurs notoirement dépourvus de créanciers. De Malte, nous repartîmes pour Cadix, et de Cadix pour Séville, où jamais homme des Deux-Siciles ne soupçonna notre présence. Hélas! la terre est devenue bien exiguë, durant ce dernier siècle. Et le télégraphe, a surtout compliqué d'excessive façon notre existence. Monsieur, je ne doute pas que, dès la prime aurore, force dépêches officielles courent de poteau en poteau, révélant à force gens inopportuns votre mésaventure équestre et l'insuccès mystérieux de votre mission. Par ailleurs, l'incommodité des lois françaises a voulu que je fisse, lors de notre arrivée en ce pays, et pour y pouvoir acquérir légalement cette bicoque, une déclaration à vos magistrats. Ces gens savent donc qui je suis, ou du moins s'imaginent le savoir. Nul doute, si vous disparaissiez tout bonnement de ce monde, que des nuées d'argousins vous vinssent chercher jusque dans mes armoires. Oh! c'est comme je vous le dis. Et, sur ma foi, nous voilà dans un guêpier sans issue visible: nous ne pouvons vous renvoyer d'ici, vivant et libre; et nous ne pouvons guère davantage vous y garder captif ou mort...
Il s'interrompit encore, pencha la tête de côté, allongea les lèvres en moue, et rit, toujours de son rire grêle et cliquetant:
—Je vous vois, ce me semble, monsieur, tout surpris? Songeriez-vous par hasard à madame de..., votre amie, et voudriez-vous objecter qu'elle vient en ce lieu, qu'elle en repart, qu'elle y revient, et que nombre d'autres «ouvriers de vie» font comme elle, le tout sans nul obstacle et sans nul inconvénient? Oui-dà! Mais vous imaginez bien qu'aucun de ces gens n'a jamais su le plus petit mot de notre affaire, et que chacun d'eux accomplit même sa besogne philanthropique sans s'en apercevoir le moindrement? Monsieur, notre goût de la solitude nous a contraints de choisir en tous pays des habitations fort écartées. La route qui conduit à notre porte ne manque pas d'être longue et nos visiteurs auraient droit de s'en plaindre, si nous n'avions dès l'origine fait en sorte de les tous endormir du sommeil hypnotique, pour que nul ne nous pût reprocher sa fatigue. Vous concevez d'ailleurs sans peine que notre sécurité était à ce prix. Et c'est de la sorte qu'il nous est possible, chaque fois que nous plantons pour quinze ou vingt ans notre tente sur quelque terre hospitalière, de repérer tout d'abord les plus robustes et les plus sains parmi les habitants, pour choisir ensuite, de ceux-là, les plus indépendants par leurs vie, us et coutumes. Et ceux-là seuls deviennent nos ouvriers. A ce propos, je suis aise de rassurer votre possible jalousie: madame de... ne fut pas élue par nous pour ses beaux yeux, croyez-le bien, encore qu'ils soient les plus lumineux du monde, mais beaucoup plutôt pour la commodité d'un mari toujours enfermé dans son arsenal, et d'une villa lointaine qu'il est indispensable de visiter fréquentes fois, sans que personne dans Toulon se puisse inquiéter d'absences aussi légitimes. Vous voilà, monsieur, j'aime à croire, rasséréné.
«Je voudrais l'être moi-même sur l'issue de votre aventure. Il est, à cette heure, clairement entendu que vous ne pouvez sortir d'ici vivant et libre, et que vous n'y pouvez non plus rester, prisonnier, voire mort. Sans doute pourrions-nous abuser de notre avantage, et vous tuer, puis vous porter en tel lieu qu'aucun soupçon ne risquât de nous atteindre. Mais, quoique vous ayez dit et quoique vous pensiez, nous ne sommes point, monsieur, des meurtriers, ni rien qui y ressemble. Ce pourquoi nous ne vous tuerons point, dût-il nous en coûter très cher...
«Reste à savoir, cela étant, comment nous ne vous tuerons point. Et le problème me semble assez ardu pour solliciter d'abord l'avis d'un chacun, y compris le vôtre.
Et le marquis, ayant une fois de plus offert une prise au comte et au vicomte, prisa lui-même, puis, voluptueusement éternua dans son mouchoir.
Tour à tour, sur un signe courtois de leur père et grand-père, le comte, puis le vicomte, discoururent. Et j'avais si longtemps entendu le mince fausset du marquis que le timbre grave et bref des deux autres voix faillit me faire sursauter, tout paralysé, tout pétrifié que je fusse...
—Monsieur,—commença le comte François, s'adressant au marquis Gaspard,—vous avez d'abord raison sur tous les points et notamment en ce qui concerne le danger que nous fait courir la présence de monsieur le capitaine en ce lieu. Ce danger s'augmente du fait que madame de... est également, aujourd'hui, notre hôtesse. La renvoyer d'ici avant la nuit prochaine et l'exposer trop tôt à la fatigue du retour, soit à Toulon, soit à Solliès, ne se peut envisager: sa faiblesse est encore extrême, et ni vous, ni moi, n'accepterions de risquer, même en de pires circonstances, une innocente vie. Dès demain, toutefois, le gouverneur, à qui monsieur touche de fort près, ne manquera pas d'envoyer de nombreux soldats alentour. Des perquisitions sont à craindre. Et, si pareille malencontre advient, nous voilà donc contraints de dissimuler deux personnes au lieu d'une. Double péril, si vous pensez comme moi.
—Certes!—approuva le marquis.
Le comte s'inclina. Puis, poursuivant:
—La vertu est ici d'un usage difficile; car les moyens criminels ou perfides sont nombreux qui nous sortiraient d'embarras. A Toulon, peu de gens, par exemple, ignorent la sorte d'intimité qui unit ensemble madame de... et monsieur le capitaine. Il nous serait donc fort aisé de détourner sur l'amante les soupçons qui vont naître de la disparition de l'amant. Nul doute là-dessus. Que demain les sbires, cherchant celui-ci, trouvent celle-là, et la trouvent à la Mort de Gauthier, non loin du cheval abattu, trace irrécusable ... il n'en faut pas plus!... La légende serait vite accréditée d'un guet-apens amoureux, d'un «crime passionnel», pour parler le jargon des gazettes; crime passionnel qui nous innocenterait sans débat. D'autant que madame de... ne saurait évidemment se défendre d'une telle accusation, dont elle-même serait confondue la première ... jamais cette infortunée n'expliquerait aux juges, ni ne s'expliquerait à soi-même, sa présence incompréhensible en de tels invraisemblables parages!
Le vicomte Antoine avait levé la tête;
—Une si barbare iniquité, et si contraire à l'honneur, mettrait sur nos mains pis que du sang, monsieur: de la honte!
Il avait parlé assez vivement. Le comte se tourna vers lui et l'approuva d'un geste.
—Cela va de soi,—dit-il.—Nul honnête homme, et qui s'efforce de vivre d'accord avec la Nature, n'acceptera jamais qu'une tête innocente soit accablée sous l'injustice et les châtiments immérités. Il sied toutefois d'observer qu'ici les juges ne sauraient condamner madame de... sur de simples présomptions, en l'absence de toute preuve d'un crime seulement supposé...
Le vicomte l'interrompit;
—Les juges acquitteraient, je le crois, monsieur. Mais le peuple n'acquitterait pas. Et une femme, coupable seulement d'avoir vécu selon son cœur, subirait, par notre faute, l'opprobre d'une hostilité générale et injurieuse. Son bonheur familial serait en tout cas brisé, et son foyer détruit.
—Il est vrai,—fit le comte.
Le rire en crécelle du marquis les railla:
—Paix! messieurs!... Trêve à vos lamentations, de grâce! Que voilà bien déchaînées vos habituelles frénésies en faveur de l'orphelin et de la veuve!... Hélas! ne vous lasserez-vous donc jamais d'emplir votre bouche des grands mots d'humanité, de fraternité, d'amour et de nature? Et ne concevez-vous pas clairement à quel point notre sécurité, voire notre vie se doit préférer au conjugal château de cartes d'une bonne et fidèle épouse dont les galanteries sont toutefois déjà la fable d'un chacun? La solution que vous avez indiquée n'est donc point du tout inacceptable. Je ne la crois pas cependant des meilleures. Et j'estime qu'avant de choisir, le plus sage est de vider d'abord notre sac. Antoine à votre tour. Avez-vous une pensée utile?
Le vicomte hésita:
—Monsieur,—dit-il enfin,—la bonne solution n'est-elle pas enclose dans notre énergie magnétique propre, et surtout dans la vôtre, si prodigieusement puissante? M'est avis qu'il est en somme faisable de renvoyer tout à l'heure monsieur le capitaine, libre en apparence, et de conserver toutefois sur lui une emprise telle que chacun des mots de sa bouche sera désormais dicté par nous. Quelques jours s'écouleront de la sorte. Puis...
Le marquis souriait avec ironie:
—Puis?—questionna-t-il.
Mais le vicomte n'achevait pas. Et ce fut le marquis qui acheva:
—Puis, rien! Car je ne vois point de dénouement à cette comédie. Or, imaginez-vous que nous puissions nous infliger longtemps cette fatigue,—surhumaine, encore que répartie entre nous trois,—de terrasser ainsi, sans trêve ni repos, et usque ad vitam aeternam, la volonté de monsieur que voilà, sain d'esprit et de corps, robuste, et jeune tout de bon? Passe encore s'il s'agissait d'un vieillard caduc!... Mais monsieur? Folie!... Folie pure!... Cherchez mieux, Antoine. Allons, messieurs, qu'on s'évertue!
Mais le comte ni le vicomte n'ajoutèrent plus un mot. Et le rire chevrotant du marquis grinça tout seul dans le silence.
Soudain mes artères, engourdies, recommencèrent de battre sous les pulsations plus fortes de mon sang. J'éprouvai, comme naguère, un fourmillement nombreux dans tous mes membres, et l'étreinte qui me paralysait se délia de nouveau. Mais, tandis qu'auparavant la liberté ne m'avait été rendue qu'à demi, et pour quelques secondes, je me sentis cette fois libre des pieds à la tête, libre absolument, et cette sensation de liberté dura. Stupéfait, je relevai la tête. Sur mes yeux, les yeux du marquis étaient fixés; mais aucun commandement n'en jaillissait plus. Une tentation brusque me traversa: m'élancer, bondir, et, quoique désarmé, combattre ... ou mieux: fuir... Mais, dans la même seconde, et comme malgré moi, je haussai les épaules. A quoi bon, en effet? Plus prompt que toute fuite ou que toute attaque, l'infaillible regard de cet homme m'eût arrêté,—m'eût foudroyé,—je le savais bien. Et s'il dénouait mes liens occultes, comme on détache les menottes d'un prisonnier quand les portes de la prison sont closes, c'est évidemment que je n'en étais ni plus ni moins captif, et que ma force, quoique affranchie, ne semblait guère redoutable à mes adversaires.
Et je ne bougeai donc pas.
Alors le marquis reprit la parole, s'adressant à moi, sur un ton très doux.
—Monsieur l'officier,—me dit-il,—je gage que vous voilà beaucoup plus raisonnable, et que vous comprenez enfin clairement la sorte de gens que nous sommes; d'honnêtes gens, tout pareils à vous; plus vieux seulement, et dont la vie plus longue n'a pu manquer d'acquérir un prix plus précieux. Oui; et la question n'est point ailleurs: sauvegarder d'abord cette vie merveilleuse et presque immortelle qui est la nôtre; et sauvegarder ensuite autant qu'il se pourra votre vie à vous, comme nous sauvegardons de notre mieux la vie des hommes et des femmes qui nous servent de la façon que je vous ai dite. Voilà tout. Monsieur, vous nous rendrez, j'imagine, cette justice de convenir que nous en avons bien usé avec vous: point de violence, point de dureté,—même alors que vous nous aviez injuriés assez rudement.—Notre dessein est de vous traiter non en ennemi, mais en allié. Vous et nous poursuivons en somme le même but. C'est pourquoi, sans plus attendre, permettez que je vous prie de prendre part à notre conseil. Vous avez entendu tout ce qui vient d'être dit. Il n'en a malheureusement résulté nul plan praticable. Vous-même, apercevriez-vous quelque moyen de nous tirer d'embarras?
O vous qui lirez ces lignes que j'écris, vous qui, patiemment, déchiffrerez l'informe gribouillage de ce crayon, maintenant usé jusqu'au bois, soyez-moi témoin que l'Aventure fut terrible, et d'une horreur qui sortait de l'humanité, qui sortait de la vie. Durant toute cette nuit,—ma dernière nuit,—je m'agitai dans une ténèbre de cauchemar. Et s'il m'est arrivé, au plus profond de cet abîme noir, d'oublier un instant que j'étais Homme, si j'ai pu songer une minute à trahir la cause des Hommes,—la cause des Hommes Mortels, au profit des Hommes de proie, au profit des Hommes Vivants,—ô vous qui lirez cet aveu, mesurez ma faiblesse à l'aune de la vôtre, et ne me condamnez pas!
Oui. J'ai fait cela. Et je l'ai fait en vain...
Quand le marquis Gaspard eût, à deux reprises, répété sa question;
—Vous-même, monsieur, apercevriez-vous quelque moyen de nous tirer tous quatre d'embarras?
Je répondis,—oui, moi, André Narcy,—front bas, joues chaudes,—je répondis:
—Monsieur, ouvrez-moi votre porte et laissez-moi partir librement, laissez partir madame de..., mon amie. Donnez-moi votre parole de gentilhomme que plus jamais cette dame ne sera rappelée dans cette maison... Et je vous donne, moi, ma parole de soldat que je ne soufflerai mot à qui que ce soit, homme, femme, franc-maçon ou prêtre, de ce que j'ai vu et entendu ici, ni de votre existence même.
Sur-le-champ le marquis Gaspard fut debout.
—Monsieur,—dit-il en me saluant de la main,—à la bonne heure! voilà qui est parler comme il faut. Votre proposition me plaît fort, et j'y veux voir au moins le commencement de notre entente, et du succès qui en découlera.
Il se rassit, chercha sa tabatière, réfléchit, puis, hochant la tête:
—Las!—reprit-il,—il m'en coûte de n'accepter pas, tout de go, une proposition si généreuse!... Non certes, monsieur l'officier, que je ne fasse pas de votre parole de soldat un cas infini. Je l'estime, comme vous faites, à l'égal de ma parole de gentilhomme, et l'une et l'autre sont d'un franc métal plus solide et plus pur qu'or et qu'acier! J'ai foi en vous, je vous en fais serment!... Mais, de grâce, monsieur, avez-vous réfléchi? Le Secret dont vous assumeriez si bravement la charge pèse lourd. Que faut-il pour qu'il tombe? un seul mot imprudent! Ce mot, quel autre qu'un muet se pourrait vanter de le retenir éternellement? Eh oui! de quoi sert s'en défendre? Monsieur, dites-moi, tout de bon: ne rêvez-vous jamais à voix haute? dormez-vous toujours seul? avez-vous quelquefois la fièvre, et le délire? Il suffit, il suffit... La bonne foi toute nue n'a guère d'utilité pratique en si grave occurrence. Et ce n'est pas vous faire insulte que de repousser, à regret, l'offre d'une promesse dangereuse même pour l'honneur de qui l'aurait osé donner.
Il me salua très gravement. Après quoi, changeant de ton:
—Mais,—fit-il,—quel que soit le parti qu'en fin de compte nous adopterons, il serait bon de savoir d'abord au juste si nous ne nous trompons pas sur l'imminence probable du péril. Monsieur l'officier, nul mieux que vous n'est à même de nous bien renseigner sur ce point. Dites-nous donc: avons-nous tort ou raison d'imaginer que, dès ce matin même, des gens de police vont commencer d'errer alentour, à votre recherche?
J'inclinai la tête en silence.
—Ah!—fit-il, soucieux.
Il songea.
—Votre cheval—reprit-il.—est demeuré gisant, m'a-t-on dit, au col de la Mort de Gauthier...
J'inclinai la tête encore.
Il poursuivit à mi-voix, comme parlant à soi-même:
—Les recherches partiront donc de là. Il faudrait qu'elles fussent brèves. La plus proche issue serait la meilleure... Il avait ouvert sa tabatière, et d'un doigt machinal remuait en tous sens la poudre brune:
—Nul doute, le péril sera d'autant moindre qu'il aura moins duré. Or, ces gens, qui chercheront, chercheront longtemps, sauf...
Il me considéra, puis hocha par deux fois la tête:
—Sauf si, tout de suite, ils trouvent. Mais que pourraient-ils trouver? Évidemment vous-même, et nul autre;—vous,—vivant ou mort ... mort, de préférence...
Je crus qu'il aboutissait à l'idée d'un assassinat. J'y étais déjà tout préparé.
—Quand il vous plaira,—dis-je froidement.
Mais il fronça les sourcils.
—Monsieur,—répliqua-t-il d'un ton fort sec,—il me semblait vous avoir dit que nous ne vous tuerions point, dût-il nous en coûter très cher?
Il haussa les épaules; puis, s'adressant au comte et au vicomte:
—Telle est, j'imagine, l'unique porte de sortie: une mise en scène ingénieuse, propre à bien abuser des argousins d'ailleurs sans défiance, et d'esprit naturellement grossier. Cela n'est pas impossible à machiner de la bonne façon. Il n'y faut qu'un cadavre au fond d'un précipice, le tout fort loin d'ici, comme juste, et fort près de la Mort de Gauthier...
Il demeura pensif, les yeux vers la terre. Le vicomte Antoine fit une objection:
—Ce cadavre, toutefois, nous ne l'avons point, monsieur? Où donc le trouver? Songeriez-vous par hasard à fracturer quelque grille de cimetière?
Le marquis releva la tête, et rit:
—Antoine!... vous avez l'imagination romancière!... Oui da! vous nous voyez, tous trois, par une nuit sans lune, dérobant aux vieux tombeaux leur contenu? Par surcroît, l'idée ne vaut rien. Supposez-vous que les argousins, si sots qu'ils soient, prennent pour bon argent le premier squelette venu, et qu'on dresse si vite un acte de décès? Car c'est là qu'en fin de compte nous voulons arriver, ce me semble? Aux yeux du monde entier, monsieur doit être mort, et mort de la mort la plus simple et la moins mystérieuse qui soit. Notre sécurité, notre repos sont à ce prix.
Il était redevenu sérieux, voire grave. Il me regarda fixement:
—Monsieur,—me dit-il,—j'en suis fâché pour vous, car je conçois qu'il soit dur de perdre son nom, sa qualité, sa personnalité, et c'est là le sort auquel vous voilà réduit. Vous vivrez, je l'ai dit et je le répète. Mais vous n'en aurez pas moins dans quelque cimetière, votre mausolée avec, dessus, votre épitaphe, et, dessous, votre dépouille mortelle. Rien à faire à cela, qu'à vous y résigner.
Un frisson courut tout le long de mon dos. A mourir, j'étais prêt. Mais je commençais de comprendre qu'il ne s'agissait pas de mourir,—qu'il s'agissait d'autre chose, et peut-être de pis...
Le vicomte Antoine objectait encore:
—Mais cette dépouille? où?...
Le marquis, du tranchant de sa main, abattue obliquement, coupa la phrase:—Ici,—dit-il.
Dans le silence qui suivit, j'entendis le battement accéléré de mon cœur, et je sentis poindre à mes tempes des gouttelettes d'une sueur glacée. J'avais peur,—confusément, comme on a peur de l'obscurité, des fantômes et des larves nocturnes. La voix de fausset du marquis Gaspard augmenta mon malaise:
—Monsieur,—disait-il maintenant, parlant à moi,—j'ai longuement pesé dans mon esprit le pour et le contre. Mais désormais mon parti est pris. Vous-même n'y sauriez raisonnablement rien opposer, puisque vous n'avez su rien imaginer qui nous pût tirer d'embarras. Veuillez donc tenir le présent arrêt comme inattaquable et sans appel.
Il leva la main droite, comme s'il eût prêté serment:
—Monsieur,—prononça-t-il,—vous étiez, jusqu'à ce jour, monsieur André Narcy, capitaine de cavalerie, attaché à l'état-major de la place forte de Toulon. Vous ne l'êtes plus. Monsieur André Narcy, capitaine de cavalerie, attaché au susdit état-major, va mourir tout à l'heure, et rien ne le peut sauver, puisque sa vie est devenue pour les Hommes Vivants un danger mortel. Vous, monsieur,—que dès cet instant je ne puis plus nommer monsieur l'officier,—continuerez de vivre, sous tel autre nom qu'il vous plaira de choisir, mais continuerez de vivre ici,—prisonnier dans cette maison,—du moins pour un temps, car ce n'est point une captivité perpétuelle que nous sommes contraints de vous imposer. Notre séjour dans ce pays se peut abréger. Par égard pour vous, nous ferons en sorte qu'il n'excède pas deux ou trois années, comptées à partir de ce jour. Nous partirons le plus tôt qu'il nous sera possible de partir sans éveiller des soupçons toujours hasardeux. Nous vous emmènerons. Puis, sur n'importe quelle terre à votre gré, pourvu seulement qu'elle soit lointaine, nous vous élargirons de grand cœur, et sans même vous demander alors aucune promesse de silence: car vos récits, récits d'un aventurier inconnu,—récits d'un imposteur, si vous aviez l'extravagante audace de vouloir ressusciter, après trente ou quarante mois, le capitaine André Narcy, indiscutablement mort ce 22 décembre 1908,—vos récits, vous n'en doutez non plus que moi, vous enverraient incontinent aux Petites Maisons, et pour plus longtemps que deux ou trois années.—Vous vous tairez donc, et, silencieusement, recommencerez une autre vie, que je vous souhaite, monsieur, tout à fait prospère et douce, et exempte d'accidents, fussent-ils même considérablement moins tragiques que celui par lequel votre présente vie s'achève en cet instant.
J'avais écouté, avec un grand froid dans le cœur. Le marquis se pencha en avant:
—Acceptez-vous,—me demanda-t-il,—acceptez-vous de bonne volonté, monsieur, cet arrêt?
D'une secousse des deux épaules, je rappelai à moi tout ce qui me restait d'énergie. Puis, tête haute, je dis:
—Je suis entre vos mains. Je n'ai rien à accepter, ni rien à refuser. Je subis.
A mon grand étonnement, ma réponse, quoique facile à prévoir, déconcerta mystérieusement mon juge. Je le vis mordre ses lèvres et promener de droite à gauche un regard indécis. A la fin;
—Monsieur,—reprit-il tout à coup, sur un ton de reproche assez étrange,—j'attendais mieux de vous, et, je vous le dis sans fard, cette résignation que vous affectez ne fait pas mon compte. Souvenez-vous, s'il vous plaît, des gens que nous sommes. Je ne sache pas qu'il y ait ici ni bourreau ni victime. Et c'est librement que vous accepterez ou refuserez de vous soumettre à ce que nous attendons de vous.
Ahuri, je considérais l'homme qui me parlait en ces termes extravagants, et je me taisais. Il insista:
—Encore un coup, monsieur, je vous le demande; consentez-vous de bon cœur à la mort du capitaine André Narcy, et consentez-vous de bon cœur à lui survivre, au seul prix de quelques années d'une captivité qui sera douce?
Je n'essayais plus de comprendre. Je haussai les épaules, et je répondis:
—Non.
Le marquis Gaspard hocha deux fois la tête:
—Monsieur,—dit-il,—vous avez tort.
Ses yeux vifs et mobiles parcouraient mon visage d'un regard désapprobateur.
—Vous avez tort, monsieur! Souffrez que j'use du privilège de mon âge, et vous parle en quelque sorte de grand-père à petit-enfant: vous cédez tout bonnement à votre mauvaise humeur et regimbez contre le destin, qui ne se soucie pourtant guère des criailleries et bouderies humaines. Et voilà qui est fort puéril, et vraiment indigne de vous. Ne croyez pas nous embarrasser grièvement par ce «non» que vous nous jetez de la sorte comme un défi. Vous n'imaginez certes pas nous réduire au suicide en refusant la véritable grâce que nous vous offrons. Il est entendu que nous ne vous tuerons point, quoiqu'il advienne. Mais ne spéculez pas sur cette horreur du sang versé, qui est nôtre: vous n'en seriez pas le bon marchand; car vous avez pu voir le peu de cas que nous faisons des femmes; et il nous en coûterait moins que rien de sacrifier le soi-disant honneur de celle que vous aimez à notre paix à tous. Or, cela serait aisé, on vous a dit tout à l'heure comment.
A son tour il haussait les épaules. Au bout d'un moment il reprit:
—Monsieur, vous plaît-il d'en finir, et que nous jouions cartes sur table? Or çà, voici: mon intention, je vous l'ai dit, est d'abuser sur votre sort les autorités toulonnaises, tant civiles que militaires, et aussi l'opinion publique. On vous tiendra pour défunt, on signera votre acte mortuaire, on creusera votre fosse, on vous y enterrera. A ce prix, nul ne s'avisera plus de vous venir rechercher au fond de cette maison, où vous continuerez de vivre, provisoirement, la vie que nous-mêmes vivons,—en attendant, comme je vous le promettais il n'y a qu'un instant, de retrouver, sous d'autres cieux, votre liberté pleine et entière. Rien de cela n'est déplaisant pour un homme tel que vous: sans épouse, sans enfant, sans foyer.—Mais, pour le premier acte de cette simple comédie, votre concours m'est indispensable. Ce faux cadavre qu'on ensevelira, croyant vous ensevelir, je ne le puis, par un coup de baguette, tirer d'une citrouille, à la façon des fées nos bonnes marraines. Je le créerai toutefois d'une manière qui vaut bien la leur. Mais j'ai besoin que vous m'aidiez, et que vous m'aidiez, je le répète encore, librement et de bon cœur.
J'avais écouté, non sans plus de surprise et plus de malaise encore. Comme il achevait, je vis le comte François et le vicomte Antoine, d'un même mouvement, tourner la tête vers leur père et grand-père, et leurs yeux jetèrent une brusque flamme, comme si la révélation de ce mystère que, moi, je ne concevais pas, les illuminait, eux, tout d'un coup.
Une dernière fois, je fis appel à toute ma volonté chancelante. Et je dis:
—A quoi bon tant de paroles? Vous êtes le maître. Peu importe l'espèce de chantage que vous mettrez finalement en œuvre. Je vous ai déjà offert ma vie pour racheter celle de madame de... Désirez-vous que je répète mon offre? Je la répète, soit!
Le marquis Gaspard agita de droite à gauche une main large ouverte et protesta:
—Tck! tck! tck! quel entêtement est le vôtre! Monsieur, il ne s'agit de vie ni de mort, et vous le savez à merveille! Il s'agit de ce que vous nommez assez plaisamment la «réputation» d'une femme, laquelle réputation peut être, à votre choix, sacrifiée, ou sauvée; et vous n'ignorez pas à quel prix. Un mot encore; à cette «réputation» sauvée, j'ajouterai de bon cœur, si vous y tenez tant soit peu, la supplémentaire faveur, pour l'objet de vos soucis, de ne jamais plus revenir en ce lieu, et d'être pour toujours exempte de ce métier d'ouvrière de vie qui excita tout à l'heure votre juste compassion. Bon! tout est dit. Eh bien! monsieur, paierez-vous maintenant pour madame de..., ou madame de... paiera-t-elle pour vous?...
Avant qu'il eût terminé son dilemme, j'avais incliné la tête. Sur le champ il se leva.
—Fort bien!—fit-il, tout à coup solennel.—J'ai votre parole. Il ne m'en faut pas plus.
Le comte et le vicomte s'étaient levés aussi.
—Messieurs,—ordonna le marquis,—j'ai vu que vous m'aviez compris. Veuillez tout préparer pour ce qu'il nous reste à faire, et ne perdez point de temps, car le jour ne tardera plus guère. Je vais, quant à moi, me reposer d'abord, et me recueillir.
Il avait marché jusqu'à l'un des deux sièges bizarres, compliqués d'accoudoirs et d'appui-tête, dont l'aspect étrange m'avait intrigué naguère, lorsque j'étais entré dans la salle basse. Il s'assit, ou plutôt s'encastra dans cette façon de dormeuse. Et je le vis fermer les yeux, après qu'il eût bien abandonné tout son corps aux courbes exactement calculées du dossier, du fond et des bras...
Moi, j'étais resté assis dans mon fauteuil, et j'attendais, et je regardais...
Silencieux, le comte François et le vicomte Antoine procédaient à une mystérieuse besogne.
Ils avaient d'abord écarté chaque meuble, rangeant les trois fauteuils tout contre la muraille, et dégageant le parquet entier, comme s'il se fût agi de préparer un bal. Après quoi, sans échanger un seul mot, et répétant évidemment des gestes appris d'avance, et répétés déjà maintes fois, ils s'en furent chercher dans son coin le chevalet dont j'ai parlé, et le placèrent exactement dans l'axe longitudinal de la salle, au tiers à peu près de la longueur de cet axe. Alors, ouvrant le bahut que j'ai dit, ils en tirèrent un objet singulier, qu'ils soulevèrent avec précaution, et non sans effort, pour le porter jusqu'au chevalet, où ils le disposèrent, vertical. Je vis que cet objet, grand au moins comme une grande roue de voiture, et pareillement rond et plat, n'était autre qu'une véritable lentille, pareille aux lentilles des phares ou des projecteurs électriques, sauf toutefois qu'elle n'était pas de cristal, mais d'une substance que je ne pus déterminer: c'était diaphane plutôt que transparent, et incolore, mais avec des reflets irréguliers, très brillants, métalliques, et nuancés de toutes les couleurs de l'or, depuis le rouge rubis jusqu'au vert émeraude. Et ces reflets étaient nettement distincts de la masse incolore et diaphane, quoique incorporés en elle. Si bien que l'ensemble rappelait ces eaux-de-vie de Dantzig, où flottent des parcelles d'or,—rappelait aussi ces bouteilles de Leyde, où du clinquant froissé luit à l'intérieur du verre...
Maintenant les deux vieillards s'étaient approchés de leur père et grand-père, toujours rigoureusement immobile dans sa dormeuse bizarre, et, sans bruit aucun, ils commençaient de rouler cette dormeuse, très doucement, vers un point du plancher où je venais d'apercevoir quatre repères marquant avec précision la place des quatre pieds. L'un après l'autre, en effet, le comte et le vicomte, à genoux sur le sol, vérifièrent que tout fût où il fallait. Sans doute s'agissait-il d'une opération étrangement méticuleuse. Quand le premier siège fut en place, vint le tour du second. Et, quoique vide, il ne fut pas roulé moins doucement, ni moins silencieusement; et sa position fut aussi vérifiée avec la plus extrême attention. Puis, toutes choses accomplies, les deux vieillards s'en retournèrent à leurs fauteuils, et s'y rassirent, le dos au mur, et face à moi. Moi seul, en tout cela, n'avais pas été remué ni dérangé.
Je regardais toujours. Les choses étaient maintenant disposées comme suit: les deux dormeuses et le chevalet portant la lentille occupaient trois points en ligne droite; les deux dormeuses se faisaient vis-à-vis: et il me parut que l'une devait être à la place où se formait l'image de l'autre réfractée par la lentille... Cependant le marquis Gaspard, inerte et les yeux clos, continuait de ne pas donner signe de vie. Et un long silence suivit.
... Un très long silence...
De toute ma volonté je luttai d'abord pour demeurer impassible, et garder sur mon visage le masque de dédain que j'y avais attaché. Mais, bientôt je sentis mon sang-froid m'échapper. L'Aventure commençait de revêtir un aspect à demi-surnaturel, dont la menace imprécise paralysait peu à peu mon courage autant qu'avait été paralysée tout à l'heure ma force musculaire et nerveuse. Si bien qu'à la fin j'eus peur de montrer à mes ennemis cette anxiété irrésistible qui m'envahissait, et je me levai tout à coup, et je marchai quelques pas, afin de dérober à leurs yeux mes traits...
Toujours immobile, endormi peut-être, le marquis Gaspard ne sembla pas s'apercevoir de mon geste. Mais le comte François et le vicomte Antoine, courtois à l'excès, s'informèrent sans ironie de ma fatigue ou de mon ennui.
—Monsieur.—dit le comte,—veuillez excuser la lenteur de tout ceci. Mais si j'ai bien deviné l'intention très audacieuse de notre père, j'ose vous affirmer que cette lenteur, en l'occurrence, s'impose. Il s'agit en effet, ou je me trompe beaucoup, d'une opération magnétique difficile entre les plus ardues. Et notre père recueille d'abord,—et bien logiquement,—toute sa force et toute son énergie, dont chaque parcelle lui sera tantôt indispensable.
Je m'étais arrêté, et je regardais mon interlocuteur. Puis mes yeux, instinctivement, se tournèrent vers l'appareil singulier que son fils et lui-même avaient disposé tout à l'heure de leurs mains.
—Cette lentille,—m'expliqua sur-le-champ le vicomte Antoine,—cette lentille que vous considérez a pour utilité de concentrer où il faut les effluves magnétiques du courant de transmission. Sa substance est une composition spéciale, de l'invention du comte de Saint-Germain, laquelle composition réfracte les rayons électriques comme le verre réfracte les rayons lumineux. C'est au moyen d'artifices analogues que le dit comte, et notre grand-père après lui, purent d'abord perfectionner, par maint exercice de pratique, leur puissance magnétique naturelle, puis obtenir des résultats tels que jamais rien de comparable ne fut réalisé, ni par vos médecins aliénistes, ni par vos psychiâtres,—est-ce bien ainsi que vous les nommez?—ni même par vos spirites les plus thaumaturges. Et, sans chercher plus loin, l'opération qui va probablement être tentée sur vous vous en fournira la prodigieuse preuve.
Malgré moi j'arquai les sourcils. Le vicomte eut un geste discret:
—Le marquis, monsieur, n'ayant pas encore jugé à propos de vous révéler son projet, ni même de le révéler expressément à nous, je ne me crois point autorisé à vous faire part de ma supposition. Mais, sans anticiper sur ce point, vous savez, monsieur, ce qu'on entend, en langage d'occultisme, par le mot extériorisation? Vous a-t-il jamais été donné d'assister, chez quelque soi-disant sorcier, à l'évocation prétendue d'un fantôme?
La question me fit l'effet d'un coq-à-l'âne, et je n'y répondis pas.
—Il me souvient,—continuait le vicomte, sans prendre garde à ce silence,—il me souvient d'avoir vu de mes yeux quelque chose de pareil. Deux charlatans fort habiles, dont l'un s'intitulait médium, firent apparaître assez nettement, dans une chambre mi-obscure où j'étais avec diverses gens, une ombre lumineuse qui avait à peu près forme humaine, et qu'ils prétendirent être l'âme d'un personnage défunt. Le mensonge était plaisant, mais l'ombre lumineuse n'en existait pas moins, visible et matérielle. A n'en pas douter, l'un des deux charlatans l'avait tirée de la substance de l'autre par extériorisation. Toute grossière que soit une expérience de ce goût, elle se rapproche de celles que nous pratiquons couramment, quand nous forçons un de nos ouvriers de vie à nous abandonner une part de ses atomes ou cellules. Et elle se rapproche aussi, et davantage, de celle qui, tout à l'heure... Mais voilà que j'en dis bien long...
Il se tut, avec une sorte de confusion. Et le comte François prit aussitôt la parole, comme s'il eût voulu détourner mon attention des dernières paroles de son fils:
—Monsieur,—dit-il,—laissons cela, dont vous serez d'ailleurs bientôt informé. Et soutirez que je vous félicite, quoique vous puissiez penser, de cette chance singulière qui vous advient, à vous, Homme Mortel, tombé par hasard dans la compagnie des Hommes Vivants, et contraint, par ce même hasard bienheureux, à vivre quelque temps de leur vie. Ne croyez à nulle raillerie de ma part. Vous dont la vie est bornée à moins d'un siècle, et qui devez en conséquence précipiter vos pensées, vos paroles et vos actes, mettre, si j'ose dire, les bouchées doubles, et vivre d'autant plus vite que vous vivez moins longtemps, vous ignorez en vérité ce que c'est que vivre, et l'infinie douceur enclose dans ce seul mot. Monsieur, la pensée obsédante d'une mort d'instant en instant rapprochée vous interdit le loisir et la contemplation, seules joies véritables, et qui laissent bien loin derrière elles les vains plaisirs et la fausse et flatteuse volupté des sens. Quand il nous imposa d'éterniser non pas notre jeunesse, mais notre âge mûr, le comte de Saint-Germain croyait nous imposer un sacrifice, fécond, mais pénible; lui qui, tant et tant d'années durant, ne s'était pas lassé de la plus orageuse navigation sur l'océan des passions humaines, et qui avait fini par y faire naufrage, sur l'écueil déplorable d'une boucle de cheveux blonds, jamais certes ne se douta qu'il passait par sa faute à côté du bonheur. Vous-même, monsieur, si j'en juge sur l'amour excessif que vous montrez pour une femme d'ailleurs pleine d'attraits, mais d'attraits tout voluptueux, ignorez encore de combien sont préférables aux blandices du corps les pures jouissances de l'esprit, telles que sont, pour des yeux qui ont appris à voir, les simples et sublimes visions d'un soleil qui se couche ou d'une lune qui se lève.
Le vicomte Antoine étendait un bras enthousiaste:
—On ne se blase point, monsieur, sur de pareilles beautés, et, tandis que vous serez notre hôte, j'espère bien vous révéler ces deux merveilles, que les Hommes Mortels ne savent plus goûter: la Nuit et le Jour. Votre siècle, entêté de vaines sciences et de grotesques mécaniques, s'est tant acharné dans la poursuite d'un superflu de bien-être, inutile et méprisable, qu'il a, ce faisant, perdu de vue les naturels agréments de l'existence, et que, cessant de les voir, il a cessé d'en jouir. Vous-même, tout à l'heure, marchant avec moi sur la lande pluvieuse et sous le ciel orageux, je gage que vous avez seulement maudit le sentier glissant, les buissons humides, sans lever une fois les yeux vers les splendeurs romantiques dont notre course était environnée, vers les monts sourcilleux, vers leurs pointes déchirant la robe nacrée des nuées, vers l'écharpe d'argent diaphane dont s'enveloppait frileusement la Nature...
J'écoutais, et ma stupeur, cette fois encore, eut raison de mon anxiété. J'écoutais ces hommes atroces,—vampires véritables, cannibales, puisque, en somme, nourris de chair et de sang humains,—j'écoutais leurs paroles délicates et poétiques, et je songeais, avec moins d'horreur que d'ahurissement, à toutes les pitoyables victimes qui entraient, saines et robustes, dans cette maison, pour en sortir pâles et défaillantes, à seule fin que trois bêtes féroces pussent savourer à leur aise «les pures jouissances de l'esprit»...
Le comte François s'était interrompu, et regardait son père, toujours immobile comme un cadavre au fond de cette dormeuse singulière, moitié fauteuil et moitié chaise-longue. Y avait-il, sur le visage absolument figé, quelque indice que je n'aperçus pas? Toujours est-il que le comte se retourna vers moi, et me dit:
—Monsieur, l'heure de l'opération approche. Réfléchissez encore, je vous prie, et voyez en vous-même s'il n'est rien que vous souhaitiez obtenir préalablement, et qui vous puisse être accordé? Vous savez que notre dessein ferme est de faire tout ici pour vous plaire. Et nous voudrions que vous nous missiez à même de n'y rien épargner.
Je secouais déjà la tête de droite à gauche, pour refuser, quand une idée, tout d'un coup, me sillonna, jetant dans tout mon être une soudaine fulguration. Et je restai sur place, les yeux fixes, une main levée.
—Monsieur, parlez?—insistait le comte.
Je ne répondis pas sur-le-champ. Je songeais, et je calculais en moi-même. Mais, à la fin, résolûment:
—Messieurs,—dis-je, prenant mon parti, et les regardant tous trois,—messieurs, je souhaite en effet qu'il me soit accordé une faveur; et j'espère que vous ne verrez pas d'inconvénient à me contenter, car j'attache, moi, un prix immense à l'être; un prix tel, que je suis prêt, si j'obtiens ce que je veux, à vous donner en échange non pas seulement mon consentement passif, mais bien mon assistance la plus active à tout ce qu'il vous plaira d'entreprendre ensuite, fût-ce contre moi-même!—Voici: vous m'avez tantôt permis d'entrevoir, endormie ou hypnotisée, madame de..., mon amie? Eh bien! je souhaite revoir une fois encore,—une dernière fois!—cette dame; mais je souhaite la revoir éveillée, consciente, vivante, je souhaite lui parler, et qu'elle me réponde; je souhaite lui dire adieu, et demeurer avec elle, seul à seule, une heure de temps.—Une heure, oui!—rien qu'une heure. Et, sitôt après, je serai à vous.—A vous: votre homme; votre chose;—comme vous voudrez, tant que vous voudrez.
Je me tus, et je croisai mes bras sur ma poitrine.
Ni le comte, ni le vicomte, ne répliquèrent d'abord. Ils hésitaient, et je les vis se consulter l'un l'autre d'un coup d'œil. Puis, comme ils avaient déjà fait, tous les deux se tournèrent à la fois vers leur père et grand-père, et l'interrogèrent en silence. Cette fois encore, je n'aperçus rien sur la face inerte dont les paupières jointes éteignaient le regard. Mais sans doute le comte François, lui, aperçut-il quelque chose: car, immédiatement, et sans la moindre incertitude, il me dit:
—Monsieur, d'accord. Nous allons faire selon votre désir.
Une indicible émotion me fit chanceler. Le comte continuait de scruter attentivement le visage paternel, et d'y lire l'arrêt qu'il me transmettait:
—Monsieur—me répéta-t-il,—d'accord. Nous allons avoir l'honneur de vous conduire auprès de madame de...; nous vous y laisserons, tête-à-tête avec elle; et, le moment d'après, cette dame, comme vous le demandez, s'éveillera. Vous aurez alors tout loisir de causer librement avec elle, et lui pourrez même tenir n'importe quel propos, sans nulle restriction; car sachez-le, et n'en soyez pas surpris: madame de..., en votre compagnie, sera bien consciente et vivante, et vous reconnaîtra, et se réjouira de votre présence,—mais, néanmoins, conservera sur ses yeux l'invisible bandeau que nous y avons mis, et ne saura donc point où elle est, et ne s'étonnera en rien de vous rencontrer dans une chambre inconnue, qu'elle prendra de bonne foi pour la sienne ou la vôtre,—bref, ignorera constamment tout ce que l'intérêt des Hommes Vivants exige qu'elle ignore. A supposer même, monsieur, que vous usiez tout à l'heure votre peine et votre temps à tâcher de dissiper cette favorable ignorance, vous n'y parviendrez pas, je vous en avertis: car, la soixantième minute écoulée, madame de... se rendormira, comme juste, et soudain perdra tout souvenir de votre entrevue, laquelle sera dans sa mémoire effacée absolument, nulle et inexistante.—Monsieur, s'il vous convient à présent de nous suivre?
Il ouvrait déjà la porte, et, précédé de son fils, traversait comme naguère l'antichambre. Je marchai derrière lui. Il me sembla que je titubais.
Sous la porte mal jointe, le parfum aimé se glissait encore, par minces effluves tièdes. A l'aspirer, je crus défaillir.
—Monsieur,—dit enfin le comte François, parlant à voix basse,—monsieur, vous êtes ici, pour une heure, chez vous.
Elle dormait toujours, du même sommeil terrible, plus proche, certes, de la mort que de la vie. Et sur ses paupières noires, et sur ses lèvres blêmes, et sur ses joues couleur de cendre, et jusque dans le tissu de sa chair très froide, je cherchai d'abord en vain la rougeur, même lointaine et profonde, d'un peu de sang mobile encore dans quelques artères...
Une minute passa, interminable. Je m'étais penché au-dessus du lit, sans oser seulement effleurer de mes mains draps ni couvertures. Enfin j'entendis, dans la poitrine presque affaissée, le murmure d'une respiration moins imperceptible; puis, sur les deux pommettes à la fois, j'aperçus, très pâle, mais déjà rassurante, la teinte rosée tant attendue.....
Et ce fut comme une résurrection, rapide et merveilleuse. Tout le visage, par degrés se recolora. Le cœur se reprit à battre fort, et les beaux seins qui étaient ma plus tendre et ma chère volupté soulevèrent d'un rythme harmonieux la toile qui les couvrait. Sous ma bouche, prête à baiser le premier éveil des paupières encore closes, je sentis la chaleur vitale reconquérir les joues, le front, la bouche. Un doux soupir entr'ouvrit les lèvres déjà mi-souriantes. Et je ne retins plus mon baiser...
Ce fut sous ma caresse qu'elle revint à la vie...
Dieux! dieux!... combien de siècles révolus, engloutis, depuis ce baiser?...
Elle me dit:
—Oh! j'ai dormi?... Et tu t'es rhabillé, méchant?
Elle nouait ses mains soyeuses à ma nuque, et je sentais tout son corps léger,—trop léger,—se détendre, s'étirer, mollement, entre les draps...
Elle dit encore:
—Chéri, chéri, chéri!... Oh! je suis trop lasse!... Vois-tu, c'est fini: jamais je ne pourrai plus me lever, m'en aller, rentrer ... jamais, jamais, jamais plus!... C'est fini!... Je suis une pauvre petite... Vous l'avez toute cassée, votre poupée, monsieur!...
Elle se tut, parce que le dernier mot avait été dit trop près de ma bouche.
Maintenant, nichée parmi les oreillers, ses cheveux d'or vert coulant en ruisseau scintillant le long d'elle, et ses bras purs suspendus à mon cou, elle riait, fantasque et tendre comme elle avait été tant de fois, comme tant de fois je l'avais adorée, chez nous, dans notre chambre, sur notre lit... Elle riait, et moi, accoudé tout contre elle, un genou touchant le creux de sa taille et ma main pressant son épaule ronde et nue, je plongeais mon regard dans l'eau claire de ses yeux,—et j'oubliais,—oui, j'oubliais tout...
C'était bien la fin d'un rendez-vous, d'un rendez-vous si voluptueux,—«si déraisonnable,» disait Madeleine, «qu'on n'était plus bien, bien sûre d'avoir encore deux bras, deux jambes et une tête, chaque chose vraiment à soi, et attachée à sa bonne place... Et c'était absolument fou d'avoir perdu comme cela, sans exception, tous ses peignes et toutes ses épingles!...»
Moi, j'écoutais, de toute mon âme...
D'abord elle s'était soulevée, avec un effort dont elle avait pâli, et elle avait jeté un coup d'œil inquiet autour d'elle. Et j'avais tremblé qu'elle ne vît les murs nus, la fenêtre grillée, l'unique chaise de paille,—tremblé qu'elle ne s'étonnât, qu'elle ne s'effrayât—tremblé que le cher rire confiant n'expirât soudain sur la chère bouche... Mais non. L'invisible bandeau restait bien appuyé, bien serré sur les yeux de la victime. Et la chambre-prison n'avait rien de surprenant pour ces yeux aveuglés.
Madeleine demanda seulement:
—Chéri? Il n'est pas sept heures, au moins?
Et je répondis,—riant, moi aussi:
—Mais non, ma folle...
Contente, elle secoua ses boucles, qui brillèrent comme ensoleillées, et, se laissant retomber avec délices sur le lit, qui fléchit à peine:
—Oh! alors!... je paresse encore un peu!... Tant pis si j'arrive en retard pour dîner... Si tu savais, mon amour, comme ta petite fille est fatiguée, fatiguée, fatiguée!...
Et elle ne bougea plus s'offrant, heureuse, à mes baisers qui osaient à peine effleurer sa chair meurtrie.
Non, je ne lui dirais rien. Je n'aurais garde de rien lui dire. Elle ne savait pas, elle avait cet immense bonheur de ne pas savoir. Je ne le lui arracherais pas. A quoi bon, en effet?—non! mon désespoir, mon épouvante, ma ruine mortelle, tout serait pour moi seul. Elle ne saurait jamais. Et puisque j'étais seul condamné, seul je porterais mon destin. Elle, libre, épargnée, insouciante, s'en retournerait vers la vie. Moi, je resterais. Et j'entrerais, muet, dans mon néant...
Mais j'aurais eu, pour récompense ultime de mon silence, j'aurais au moins eu, intacte, pure, sans tache, sans ombre, la joie déchirante de ce suprême rendez-vous d'amour...
Mieux éveillée, maintenant, elle babillait. Et c'était comme de petites lueurs de liberté qui entraient avec ce babil dans la nuit du cachot noir...
Elle disait:
—Figure-toi! chez ma couturière, mardi passé...
Puis:
—Tu sais bien, voyons! Marie-Thérèse!... cette peste qui t'a fait la cour sous mon nez, au bal de l'escadre...
Et encore:
—La prochaine fois que nous monterons à cheval nous deux...
Moi, je caressais des deux mains ses cheveux souples, sa peau chaude; je touchais avidement toute cette réalité vivante qui était en elle, qui était elle-même...
Et je songeais qu'en vérité j'étais, moi, comme un mort qui, du fond de sa fosse, eût entendu les vivants parler et rire au-dessus de lui...
Oui, comme un mort...
Et je regardais les doux yeux couleur de mer, et je regardais la belle bouche bavarde, et, tout bas, je criais, désespérément:
—C'est toi qui me tues,—toi!... Tu as passé sur mon chemin, et je t'ai suivie, et tu m'as conduit, comme par la main, jusqu'à la porte ouverte du tombeau. Et c'est bien vrai que tu as été pour moi le feu follet dangereux, qui abuse le voyageur, l'aveugle, et le pousse dans le précipice. Je suis tombé. Et c'est fait.—Mais, maintenant, comment ne vois-tu pas, comment ne sens-tu pas ma détresse et mon agonie? pourquoi ris-tu? Cela n'est donc pas écrit dans mon cœur, que je vais disparaître, que je ne te verrai plus, jamais plus?... Si! c'est écrit. Tout est écrit: mon amour, ma condamnation, ma mort... Si tu ne lis pas, c'est que tu ne sais pas lire, et si tu ne sais pas lire, c'est que tu ne m'aimes pas... O ma Tendresse chère, ô mon Idole fragile! Tu ne m'aimes pas, je le vois bien... Mais qu'importe! puisque tu ne m'aimes pas, tu auras moins de chagrin en me perdant, tu te consoleras plus vite, ta jeunesse aura plutôt fait d'oublier, et de recommencer, et de rebâtir... C'est mieux. C'est bien. Très, très, très bien. Moi, je t'aime,—et je te sauve. Je t'aime...
Et je dis alors, tout haut, comme si je répondais de ce seul mot à toutes les paroles qu'elle avait dites:
—Je t'aime...
Elle s'interrompit, me regarda bouche bée, puis, joyeuse, éclata de rire:
—Tu m'aimes? tu m'aimes!... Par exemple!... mais, j'espère bien, monsieur!...
Et, toute câline et malicieuse, elle attira mes lèvres contre ses lèvres, pour un baiser qui dura ... qui dura jusqu'à fondre mes moelles...
Comme je chancelais, elle se laissa doucement retomber en arrière parmi les oreillers. Et ses paupières, soudain, battirent:
—Oh!—dit-elle,—voilà que je suis encore lasse, lasse!... Chéri? il n'est pas encore sept heures, au moins?... dis? il n'est pas ... sept...
Elle retomba tout à fait, paupières closes.
La porte se rouvrit.
—Monsieur,—me dit le marquis Gaspard,—je suis aise d'avoir pu vous accorder cette heure que vous désiriez, et j'espère qu'elle ne vous aura point déçu.
Il était debout au milieu de la salle basse où je venais de rentrer. Il me parut grandi, la taille plus droite, les yeux plus impérieux.
Aux murs, toutes les bougies étaient éteintes. Seules brûlaient encore les deux lampes à colonne, plantées de part et d'autre de la cheminée. Et le comte François s'occupait d'en baisser les flammes.
—Monsieur,—reprit le marquis,—voulez-vous maintenant prendre place, pour ce qu'il nous reste à faire?
Il me désignait le siège profond dans lequel il avait tout à l'heure dormi.
Je voulus ne marquer aucune hésitation. Je traversai la salle d'un pas ferme. Je m'assis.
—Antoine!—appela le comte.
J'étais dans celle des deux dormeuses qui se trouvait la plus proche de la grande lentille. En face de moi je voyais l'autre dormeuse, distante de dix ou douze pas, et qui me faisait vis-à-vis. Elle était vide. Mon corps, abandonné aux courbes très creuses du dossier, du fond, des accoudoirs et de l'appui-tête, reposait totalement, sans effort ni fatigue d'aucune sorte. Mais je me soulevai néanmoins, inquiet d'un geste du vicomte Antoine, lequel, à l'appel de son père, s'approchait de moi, tenant en main une sorte de lanterne sourde, sensiblement plus grosse que celle dont il avait usé naguère, pour éclairer notre chemin dans la montagne.
—Prenez garde d'être ébloui, monsieur,—dit-il, voyant que j'avais tourné la tête vers lui.
Il démasqua le faisceau lumineux. Je fus inondé, des pieds à la tête, d'une clarté crue, et d'autant plus brutale que la chambre était maintenant presque obscure. Je fermai d'abord les yeux. Puis, les rouvrant, j'évitai le faisceau braqué sur moi, et je regardai au delà, dans l'ombre de la salle, vers la lentille diaphane et vers la dormeuse qui me faisait vis-à-vis.
Or, malgré moi, et assez sottement, je tressaillis: dans la dormeuse, vide l'instant d'avant, il y avait quelqu'un,—ou, plutôt, quelque chose: l'ombre lumineuse d'un homme assis;—mon ombre à moi-même.—Je le vérifiai sur-le-champ, en levant un bras, geste que l'ombre répéta fidèlement. Et je compris: mon hypothèse de tantôt était exacte: l'une des deux dormeuses occupait la place où se formait l'image optique de l'autre réfractée par la lentille. Sitôt qu'on m'éclairait vivement dans la salle demeurée sombre, cette image réelle devenait visible. Il n'y avait rien là que de fort naturel et de scientifique. Et je m'en voulus de ma première émotion, assez grotesque. La seconde d'après, le vicomte masqua sa lanterne, et l'image lumineuse disparut. Alors seulement, je songeai à m'étonner d'un fait assez inexplicable, et qui d'abord ne m'avait pas frappé: réfractée par une lentille ordinaire, mon image, telle que je venais de la voir, aurait dû m'apparaître renversée,—sens dessus dessous, tête en bas et pieds en l'air;—or, je l'avais vue droite. Phénomène dont je ne pus me rendre compte, ni dans le moment ni par la suite.
Cependant la voix aigre du marquis avait questionné:
—L'image est nette?
Et la voix profonde du vicomte répondit:
—Monsieur, très nette.
J'avais replacé ma tête dans l'appui qui l'enveloppait à moitié, la portant et la soutenant si bien que j'aurais pu m'évanouir sans plier le cou. Et le champ de ma vision s'en trouvait diminué d'autant. Je ne voyais plus que le comte François, toujours occupé de ses lampes, dont il amenait les flammes à n'être plus que deux veilleuses bleues.
Le marquis questionna encore, et, cette fois, la question fut pour moi:
—Monsieur, êtes-vous bien assis, sans gêne ni raideur? Car cela est important, je vous le dis.
J'éprouvai l'élasticité des ressorts et du capitonnage. Je répondis, brièvement:
—Je suis bien.
En répondant, je touchais l'étoffe de la dormeuse. Ce n'était ni du satin, ni du velours, mais une sorte de drap de soie, d'un tissu très serré, et qui devait être un isolant. Je remarquais alors que la partie inférieure des quatre pieds était de verre épais.
Comme je relevais les yeux, je vis le marquis Gaspard, debout maintenant en face de moi:
—Monsieur,—me dit-il, avec la plus singulière douceur dans l'attitude et dans la voix,—monsieur, le jour naîtra dans fort peu de minutes. Et nous ne pouvons plus guère tarder davantage. N'avez-vous point d'objection à ce que l'opération commence?
Une dernière émotion serra ma gorge. D'un signe de tête brusque, j'indiquai tout de même que je n'objectais rien.
—Voilà qui va des mieux,—fit le marquis.—et je vous suis, monsieur, obligé plus que je ne saurais dire.
Il me considérait avec une sorte d'émotion assez surprenante:
—Monsieur,—reprit-il après avoir hésité,—monsieur, je ne voudrais pas que jamais cette pensée pût naître en vous: que vous avez eu affaire en ce jour à des êtres inhumains.
J'ouvris des yeux plus larges. Il poursuivait:
—L'opération que je vais tenter sur vous,—pour la première fois,—ne laisse pas d'être, je vous en avertis en toute loyauté, périlleuse. Il ne dépend pas de moi qu'elle puisse être évitée. Tout au moins n'aurez-vous pas à subir, monsieur, la moindre souffrance. Pour accroître d'ailleurs les chances favorables, je ne vous endormirai point préalablement, encore que ce soit pour moi un surplus considérable de fatigue, et même de douleur physique. Mais votre force musculaire et nerveuse demeurant intacte en l'état de veille, vous en supporterez mieux la perte de substance qu'il faut que vous supportiez.
Il pencha la tête de côté, et appuya sa joue sur trois de ses doigts allongés:
—J'y songe...—dit-il d'une voix différente.
Il semblait calculer en lui-même:
—J'y songe,—répéta-t-il: monsieur, vous avez évidemment sur vous quelques papiers à votre nom?... je veux dire à votre ancien nom ... oui, et peut-être même un portefeuille?... Auriez-vous l'obligeance extrême de me remettre le tout, qui ferait obstacle à notre dessein?
Silencieusement, je défis deux boutons de mon veston, et je fouillai dans la poche intérieure. J'en tirai le petit maroquin qui enfermait ma carte d'identité, quelques cartons, deux ou trois enveloppes; puis la lettre,—qui s'était froissée, à même la poche,—la lettre du colonel directeur d'artillerie. Et je donnai le tout.
—Merci, monsieur,—fit le marquis Gaspard.
Le pli de sa bouche mince se creusa. Sa voix redevint solennelle;
—Monsieur,—reprit-il—, tout est ainsi réglé, et je n'ai plus qu'à vous prier, puisque je ne vous endors point, de daigner faire, si je puis dire, «le mort», et de relâcher absolument tous les ressorts de votre corps et de vos membres, en même temps que tous ceux de votre volonté et de votre intelligence même. Soyez comme un homme endormi. Vous voyez que, si je vous en prie, c'est dans notre intérêt à tous deux.
J'acquiesçai des paupières.
Il me fit un grave salut:
—Or ça, tout est dit,—prononça-t-il.—Adieu, monsieur...
Il avait disparu.
Mais l'instant d'après, je sentis derrière moi sa présence. Et je sus avec certitude qu'il se tenait debout, et qu'il me regardait. Son regard frappait droit ma nuque et mes épaules, et j'en ressentais un choc et un poids pareils à ceux que j'avais déjà subis du vicomte Antoine et du comte François, quand l'un m'avait trouvé sur la lande, et quand l'autre m'avait accueilli dans la Maison des Hommes Vivants...
... Pareils, mais incommensurablement plus lourds et plus forts. C'étaient des coups véritables qui s'abattaient sur moi avec une violence dont j'étais à la fois étourdi et meurtri. Tout de suite, ma tête ébranlée tournoya. Je vis la lentille pailletée d'or, et la dormeuse qui me faisait vis-à-vis, et le bahut, et le cartel, et les fresques des murs, emportés pêle-mêle dans une ronde affolée, dont j'étais le centre vacillant, près de choir. Malgré l'appui-tête qui m'enveloppait et me contenait, un vertige irrésistible effondra le sol autour de moi, et mes mains se crispèrent aux accoudoirs, car mon siège, alternativement précipité dans des abîmes sans fond ou emporté comme un ballon à d'impossibles hauteurs, penchait par intervalles épouvantablement, penchait au point de se retourner comme un panier. Et j'apercevais sous moi des creux insondables, où j'étais stupéfait de ne pas tomber.
Ce fut atroce, mais court. Bientôt un engourdissement progressif atténua mon vertige, puis le supprima. Et je n'éprouvai plus qu'une fatigue extrême, la plus accablante que j'eusse jamais éprouvée. Ma tête surtout, viciée en quelque sorte de toute substance cérébrale par les horribles secousses d'abord subies, gisait inerte au creux de son appui, et mes yeux purent à grand'peine remuer dans leurs orbites quand je voulus les diriger vers le cartel, afin d'y lire l'heure qu'il pouvait bien être. Je n'y réussis d'ailleurs pas, tellement mes prunelles elles-mêmes étaient engourdies et troubles.
Alors un fourmillement léger naquit dans mes doigts d'où il gagna mes mains et mes pieds, puis mes bras et mes jambes. Cela ressemblait au début d'une crampe. Mais la crampe ne vint pas. Maintenant, j'avais très froid, et je commençais de ne plus démêler au juste mes sensations, d'instant en instant plus confuses. Il me paraissait seulement que mon corps se déliait peu à peu, et s'emplissait d'un liquide inconnu, plus léger que n'est le sang, et dans quoi tous mes organes, libérés des attaches musculaires, flottaient et erraient.
Et je crus que j'allais mourir...
Il vaudrait mieux ne pas écrire plus avant.
Voilà déjà longtemps que j'ai posé mon crayon. Le registre bordé de noir gît sur la table de pierre. J'hésite encore, et je regarde autour de moi...
Le soleil de midi dore la cime des cyprès noirs. Le vent d'hiver agite à peine leurs ramures raides. Dans tout le ciel très bleu, je n'aperçois pas un seul nuage. Et malgré le froid cruel qui glace et tord la moelle sèche de mes vieux os, je goûte presque une joie dernière à contempler la splendeur de ce jour.
Il vaudrait mieux ne pas écrire plus avant.
A quoi bon? je sais bien qu'on ne me croira pas. Moi-même j'hésite devant le fabuleux, l'impossible souvenir. Si je n'étais pas ici, si je ne lisais pas les mots irrévocables, gravés sur cette dalle où je m'accoude, et si je ne touchais pas de mes doigts raides ma barbe blanche,—moi-même, je ne croirais pas. Et je penserais avoir rêvé, ou être fou. Mais l'évidence est là.
L'évidence est là. Je n'ai donc pas le droit de me taire. Il faut que j'écrive plus avant. Il faut que j'achève,—pour le repos, la paix, la sécurité de tous les hommes et de toutes les femmes, qui furent mes frères et mes sœurs...
O vous qui lirez ce testament, mon testament,—oh! pour l'amour de votre Dieu, ne doutez pas!... Comprenez. Croyez...
Oui, je crus que j'allais mourir.
L'étrange fourmillement qui demeurait la seule de mes sensations dont je me rendis encore à peu près compte, parcourait maintenant tout mon corps, des cheveux aux talons. Mais cela ne ressemblait plus, comme tout d'abord, au prélude d'une crampe. Non: c'était à la fois plus régulier et plus despotique. Et je me rappelais Madeleine et nos chevauchées matinales, et nos haltes, en forêt, au milieu des clairières, et le jeu qu'elle aimait, d'enfoncer son bras nu dans le sable, pour comparer les deux touchers tièdes et lisses du sable fin et de la peau fine... Entre les doigts entr'ouverts, les grains impalpables glissaient avec un bruissement continu. C'était un bruissement pareil que j'entendais, non plus entre mes doigts, mais sous ma peau, dans ma chair; le bruissement d'un invisible sable que charriaient mes veines et mes nerfs, et qui glissait d'un flot égal, ininterrompu, de mon cœur et de mes entrailles, vers mes mains et vers mes pieds. Aux poignets et aux chevilles, passages resserrés, le singulier courant précipitait sa course. De même aux doigts. Et plus loin... Plus loin... Je ne savais pas!... Ils étaient moites et glacés, mes doigts, comme sont ces vases de terre poreuse qui laissent fuir leur eau goutte à goutte et se refroidissent par évaporation...
Et toujours, sur ma nuque et dans le creux de mes épaules, je recevais les coups furieux que m'assénait sans trêve le regard tout-puissant, acharné à frapper...
Je m'affaiblis davantage. Un peu plus plus tôt, j'avais essayé de lever les yeux vers le cartel de la muraille, en vain. Maintenant, mes paupières mêmes étaient paralysées. Et, sans plus pouvoir ni voiler, ni détourner mes prunelles, j'apercevais uniquement, droit devant moi,—la lentille diaphane, dont les paillettes rutilaient mystérieusement,—la dormeuse, où j'avais vu tantôt ma propre image assise,—et un pan de mur peint à fresque,—le tout confus et flottant.
Et, de seconde en seconde, je croyais sentir la vie couler silencieusement hors de ce corps trop atténué...
Soudain, quelque chose d'extraordinaire advint. Et j'en fus galvanisé à tel point que je pus, par je ne sais quelle secousse d'énergie, ouvrir mes yeux plus larges, et battre des cils.
Dans la dormeuse où j'avais vu tantôt ma propre image assise, maintenant je voyais ... je voyais clairement, nettement, sans doute possible, sans hallucination, avec une indicible et terrifiante certitude ... je voyais une autre image, assise de même,—une autre image lumineuse aussi, mais d'une autre lumière ... une ombre flottante et phosphorescente ... qui naissait du néant...
... Qui naissait du néant...
Cela existait à peine, d'abord... En vérité, moins qu'une ombre... C'était transparent comme cristal: je continuais d'apercevoir tous les détails de la dormeuse, appui-tête, accoudoirs, dossier... Et c'était absolument informe et sans couleur... Simple lueur laiteuse, imprécise et changeante, pareille aux fluorescences vagues des tubes de Gessler...
Cela existait, pourtant. Cela existait beaucoup plus réellement que n'avait existé, tantôt, ma propre image réfractée par la lentille: cela existait d'une existence matérielle, pondérable.—je le devinais, je le sentais, je le savais!—Cela vivait peut-être...
Cela vivait, oui! car, dans le tissu, dans la substance de la chose lumineuse, je commençais de voir,—je voyais,—je voyais distinctement!... un réseau véritable de veines et de nerfs lumineux, plus lumineux que la chose même ... et, dans ces nerfs et dans ces veines, je voyais courir et s'élancer, par pulsations régulières, un fluide phosphorescent qui jaillissait d'un centre.—qui jaillissait d'un cœur...
Je voyais;—mais voir n'était rien: je devinais; je sentais; je savais,—d'une science sûre, infaillible. Je savais que cette Ombre vivait, comme je savais que je vivais, moi. Et je sentais battre ce cœur, et couler ce fluide, dans ces artères phosphorescentes, comme je sentais battre mon cœur et couler mon sang dans mes artères à moi. Et je devinais que ce n'était pas du néant que naissait en vérité cet Être, mais de moi,—de moi;—et qu'il était en vérité moi...
Et, du fond de ma faiblesse et de mon agonie, du fond de cette mortelle torpeur où s'engloutissaient ma conscience et ma raison, cette unique certitude émergeait; et cette claire, claire compréhension de tout ce qu'on m'avait expliqué, de tout ce qu'on m'avait dit en paroles naguère obscures...
Oui, c'était moi, cette Ombre assise en face de moi, cette Ombre lumineuse, et déjà moins diaphane...
Alors je m'affaiblis davantage encore. Et je cessai de voir, puis d'entendre. Un voile noir, opaque, m'ensevelit. Et ce fut comme si j'étais mort.
Plus tard, je revins à moi. Beaucoup plus tard, je pense. Je ne sais d'ailleurs pas. Mais, quand je revins à moi, toute ma vie, antérieure à mon évanouissement, m'apparut distante d'une éternité,—reculée au delà de tous les âges...
Des mains froides pressaient mes tempes. Sur mon front, des gouttes d'eau tombaient d'un mouchoir tordu. Le comte François était devant moi, et travaillait à me ranimer.
Je poussai un soupir, j'ouvris les yeux, je détendis mes doigts agrippés aux accoudoirs de la dormeuse... Le comte lâcha mes tempes, essuya mon front, et s'écarta.
Alors je vis...
Je vis, dans l'autre dormeuse assis, un Homme.
Un homme comme moi. Pareil. Pareil exactement.
Moi-même. Je regardai, et je ne sus pas si c était lui, ou moi, qui était moi. Je ne sus pas non plus si nous étions deux hommes, ou un seul en deux personnes. Péniblement, je soulevai un bras,—et j'en vins à bout parce que ce bras ne pesait guère plus, maintenant qu'un bras de baudruche;—je le soulevai donc, pour voir si l'autre Homme,—l'autre moi,—serait, par mon geste, forcé à ce geste identique,—contraint de soulever le même bras, identiquement. Mais non: j'avais bougé, moi; et lui ne bougea pas. Nous étions donc deux. Deux hommes différents. Deux êtres...
Deux êtres.—Et pourtant, à n'en pas douter, les deux moitiés d'un seul. D'un seul, oui! Et toute ma chair, raréfiée, criait de désir vers cette autre chair, arrachée, extériorisée de moi...
Un autre Homme.—Homme, et non pas apparence vaine, ni fantôme. Nul appareil spectral. Point de linceul, point de robe flottante. Des vêtements. Les mêmes vêtements que moi. Je regardai les miens, neufs tout à l'heure: maintenant ils étaient vieux, usés,—usés jusqu'à la corde.
Usés comme moi.
Hélas ... à quoi bon? à quoi bon? je sais bien, ô vous qui lirez, je sais bien que vous ne croirez pas...
Songez cependant que je ne suis pas fou. Est-ce qu'un fou parlerait ainsi, se souviendrait, analyserait, préciserait? non, n'est-ce pas! Et songez que je vais mourir. Deux motifs pour que je ne mente pas, deux motifs pour qu'on ne doute pas de ma véracité...
Hélas ... à quoi bon, néanmoins?... je sais, je sais bien...
L'Homme se leva de la dormeuse et marcha vers la porte.
Je vis qu'il marchait de mon pas. Quand il s'était levé, j'avais éprouvé, dans les muscles du jarret et du rein, une soudaine raideur, comme si c'eût été moi qui faisais effort pour me lever moi-même. Puis chacune de ses enjambées éveilla des contractions rapides dans mes cuisses, dans mes mollets et dans mes chevilles.
A la porte de l'antichambre, il s'arrêta et demeura immobile, la main droite sur le loquet.
Et j'entendis alors la voix du marquis Gaspard,—voix que je reconnus à peine, tellement elle était atténuée, diminuée brisée;—souffle plutôt que voix;
—Les papiers,—murmurait-elle.
La haute stature du vicomte Antoine s'interposa entre l'homme et moi. Je vis pourtant,—je ne sais comment,—que le vicomte glissait, dans la poche de l'Homme, mon porte-cartes et la lettre du colonel directeur...
—C'est fait,—dit le vicomte.
L'Homme ouvrit la porte et s'en alla.
Or, quand il fut dans l'antichambre, séparé de moi par la cloison, je continuai de le voir.—Non pas proprement à travers la cloison, non pas avec mes yeux ... mais en quelque sorte avec d'autres yeux qui l'accompagnaient, qui ne le quittaient pas plus que mes yeux à moi ne me quittaient moi-même... Et je voyais par ces yeux-là plus clairement, plus nettement que par mes yeux à moi...
Et, quand il sortit de l'antichambre, dans le jardin, sous les arbres aux ramures pressées, je continuai de le voir. Et quand il sortit du jardin, sur la lande, parmi les genêts et les lentisques maigres, je continuai de le voir....
Une fois encore, une dernière fois, la voix de fausset du marquis Gaspard résonna. Et je sentis qu'elle rassemblait toute sa sonorité presque morte pour une irrévocable déclaration.
J'entendis:
—Monsieur!... cet Homme que vous avez vu, cet Homme qui s'en va,—soyez-en témoin: je l'ai créé,—comme Dieu me créa, moi.—Et, l'ayant créé, j'ai le droit de le détruire,—comme Dieu a le droit de me détruire, moi,—s'il peut!
La voix expira.
Moi, je continuais de le voir...
Il s'en allait marchant vite, glissant à travers la brousse avec une étonnante aisance. Et je me souvenais de Madeleine que j'avais vue, six heures plus tôt ... six heures, ou six siècles?... glisser pareillement...
L'aube blêmissait l'orient. Néanmoins, derrière l'écran des montagnes, la terre masquée demeurait obscure. Je voyais clair, pourtant. J'aurais vu clair dans une nuit plus noire encore. Je voyais comme si j'eus touché. Ces yeux surnaturels et mobiles, par lesquels je suivais l'homme pas à pas, ces yeux prodigieusement attachés à sa chair, sans doute parce que sa chair était ma chair aussi ... ces yeux infaillibles étaient comme des mains. Ils palpaient plutôt qu'ils ne regardaient...
L'Homme s'en allait, marchant très vite. Autour de lui, déjà, j'entrevoyais les énormes blocs à faces abruptes dont la masse quasi géométrique, émergeant, pierreuse et nue, des broussailles du sol, m'avait étonné naguère. Dans ce labyrinthe, l'Homme n'hésitait jamais, et précipitait sa course avec une absolue certitude...
A mes jambes je sentis bientôt la griffade des lentisques et des genêts ... comme si c'eût été moi, et non lui, que les épines griffaient au passage... Et ma fatigue, au fur et à mesure qu'il marchait davantage, augmenta jusqu'à devenir une douleur aiguë des cuisses et des genoux...
Maintenant, il était sorti du labyrinthe de pierres. Il avançait parmi des escarpements crevassés, parmi des éboulements rocheux que je reconnaissais aussi. Là encore, j'avais passé six heures plus tôt... Non loin de là, la lanterne sourde de mon guide avait éclairé le douteux sentier, et son bâton avait écarté devant moi les ronces,—ces mêmes ronces qui, maintenant égratignaient les jambes de l'Homme, et mes jambes à moi...
J'étais las, las à crier grâce...
Tout à coup, l'Homme s'arrêta:
L'aube, peu à peu, était montée jusqu'au zénith. La terre blanchissait vaguement. De hautes herbes hérissées m'apparurent, masquant une brusque déclivité du sol.
L'Homme debout, bras croisés, se penchait en avant. Je me penchai avec lui.
Un précipice était là,—le précipice au bord duquel j'avais frissonné naguère.—Je le reconnaissais, comme j'avais reconnu le labyrinthe des rocs abrupts, et le chaos des escarpements branlants, et le fourré des genêts et des lentisques. Je reconnaissais la chute verticale du terrain, les cailloux blancs du fond, l'eau verdâtre et bouillonnante. Et je reconnaissais aussi mon frisson, tenace...
A l'horizon de l'est, dans le ciel pâle de l'aube, une première tache rouge, rouge comme une tache de sang frais, marqua l'aurore...
Soudain, à l'instant même que je luttais pour refréner mon vertige, une détente atroce de tous mes muscles me jeta hors de ma dormeuse,—me jeta en l'air, comme le corps d'un gymnaste est jeté en l'air par la détente d'un tremplin. Et tout faible, tout épuisé, tout annihilé que j'étais, mes muscles, ainsi détendus, désespérément, me lancèrent si haut que je retombai par terre à plus de trois pas de la dormeuse repoussée.
Je retombai, la tête et les mains en avant et je m'évanouis...
Après avoir vu toutefois l'Homme, lancé lui-même la tête en avant, dans le précipice, s'abîmer, s'écraser,—se tuer raide,—parmi l'eau glauque, sur les cailloux blêmes.
Ensuite je ne sais plus...
Je ne sais plus rien...
C'est le matin ... un matin pluvieux encore... Par la fenêtre grillée, le jour pénètre, visqueux, dans la chambre-prison... Je gis sur le lit. Et quand je reprends connaissance, j'essaie en vain de me soulever sur un coude, pour regarder autour de moi. Je ne peux pas. Je suis trop faible...
Mais, tout de suite, je vois ... je vois ailleurs...
De l'eau courante ... des herbes vertes ... des mousses ... une paroi de rochers, verticale, haute ... des cailloux blancs, lavés par l'eau rapide ... et, sur leurs pointes aiguës, un cadavre ... mon cadavre;—moi...
L'eau détrempe mes vêtements, couvre ma poitrine et mes épaules, noie ma face renversée, emplit mes yeux larges ouverts... Mais je ne sens pas le contact liquide et froid... Je ne sens pas non plus la bise mêlée de pluie qui cingle mes jambes et mes hanches, demeurées hors de l'eau, sur la berge étroite du torrent... Je ne sens plus rien. Je suis mort. Je veux dire: l'Homme,—cet Homme qui était, qui est moi,—est mort. Je vois un grand trou rose dans sa nuque, un grand trou par où l'aiguille d'un rocher est entrée, et la vie sortie....
Ma nuque à moi,—à moi qui suis ici, sur ce lit, dans cette chambre,—ma nuque me fait mal, très mal...
Je gis, inerte. Plusieurs fois j'ai essayé de remuer. Je ne peux pas. Je ne peux rien. Par la fenêtre entre-bâillée, l'odeur fraîche des arbres résineux, trempés de pluie, se glisse. Je suis seul. D'abord, ils étaient là,—le comte François et le vicomte Antoine.—Ils me regardaient, ils tâtaient mon pouls, mes membres, ma nuque.—Mais, bientôt, ils se sont retirés. Je suis resté seul.
Tout ce que j'ai raconté plus haut, c'est maintenant du passé,—du passé fabuleusement lointain.—Je regarde le cadavre à demi submergé. J'essaie de me souvenir... Je suis tombé, oui ... je me penchais, pour voir au fond ... je me penchais ... et un grand coup, soudain, s'est abattu sur moi ... un coup pareil à ceux que frappait, sur ma nuque et sur mes épaules, l'écrasant regard dont je suis encore tout meurtri...
Je regarde le cadavre,—mon cadavre.—C'est un vieux cadavre, déjà... Au-dessus de lui, des mouches bourdonnent ... autour, l'eau courante glisse ... l'eau courante use, dissout, décompose ... En vérité, oui: un très vieux cadavre... Il faudra que le menuisier se hâte...
Et moi aussi, et moi aussi, je suis vieux...
Étais-je tellement vieux, tout à l'heure?... ou le soleil s'est-il arrêté dans le ciel?... longtemps?... plusieurs années?... Je ne sais plus...
Évanoui ... j'étais évanoui... Cela, je me rappelle... C'est lorsque je suis tombé de la falaise ... ma tête et mes mains ont heurté le parquet... Et sans doute les Hommes Vivants m'ont-ils emporté dans cette chambre ... sur ce lit... Peut-être est-ce l'eau courante, et la pluie, et la bise d'hiver, qui m'ont vieilli...
Vieilli, vieilli, vieilli... Et davantage d'instant en instant, de seconde en seconde...
Je touche mon menton. Voici qu'une barbe commence d'y pousser, une barbe grise... Elle pousse vite, vite... Et, quand je passe ma main sur mes tempes, je sens des rides...
Trois fois déjà, la porte s'est entr'ouverte, et, dans le chambranle, j'ai vu paraître le visage attentif des Hommes. Chaque fois, j'ai fermé les yeux, mais pas tout à fait, afin de pouvoir guetter, entre mes paupières presque closes. Et j'ai bien vu, j'ai bien vu que les Hommes étaient étonnés,—étonnés, évidemment, de ma vieillesse, de ma soudaine vieillesse...
Quelle heure, à présent? quel jour? quelle année? Ma barbe grise a blanchi. Je la vois. Elle est déjà large et longue. Pareillement croissent la barbe et les cheveux aux chairs décomposées des morts... Mes mains ont maigri. A travers le parchemin de leur peau, je palpe des os noueux...
Il me semble que le soleil baisse. Dans la chambre-prison, il fait moins clair. La fenêtre grillée ne laisse plus filtrer qu'un jour incertain... Et l'eau courante, là-bas, l'eau verte, devient brune, autour du cadavre déjà très confus ... amolli, ce me semble ... effiloché...
Oui, voici venir la nuit. De nouveau, les Hommes Vivants sont entrés;—le père et le fils, seuls; pas le grand-père, disparu, invisible.—Ils se sont encore approchés du lit. Ils m'ont considéré longuement, la mine soucieuse.—Puis ils sont repartis, toujours sans mot dire. Au candélabre triangulaire, les trois bougies brûlent maintenant, et cela fait aux trois lances trois pointes flamboyantes... Là-bas, le crépuscule s'épaissit, et l'eau brune se fait noire...
... Ho! ho! qu'est-ce?... des torches dans la chambre?... des cris?... Ah! non ... c'est là-bas. A quoi pensais-je? C'est là-bas, au-dessus du précipice. Les torches s'inclinent, les regards fouillent le vide... Je vois des uniformes rouge et bleu... Je vois une civière... Bon! bon!... j'ai compris: c'est pour moi.
Des cris. Des jurons. Une voix, ensuite, qui impose aux autres le silence. J'entends, j'entends très bien:
—Je le vois, je vous dis! il est dans le trou. Faut descendre!
—Méfiance! c'est creux!...
—As pas peur! ça me connaît!... Oh! là! là!... Il est rien frais, le macchabée! Nom de Dieu de nom de Dieu!...
—Gueulez donc pas tant, foutre!
—Mais c'est qu'on n'y reconnaît seulement rien, sergent!... c'est tout pourri...
—Quoi? quoi? tout pourri? cette blague! qu'est-ce que vous chantez là? il n'est seulement pas mort depuis vingt-quatre heures!
—Ah bien!... Pour ce qui est des vingt-quatre heures, je ne peux pas vous dire ... mais pour ce qui est d'être de la viande avancée, il n'y a pas d'erreur! C'est d'avoir trempé dans l'eau, probable... Envoyez toujours le drap, et de la ficelle... On va nouer les quatre coins ... c'est plus un homme, c'est une bouillie! Faudrait des cuillers à soupe pour ramasser ça...
—Mais ... alors? si c'était quelqu'un d'autre, qui sait? S'agit de ne pas gaffer, hein! Fouillez-y les poches, et on verra voir!...
—Ça colle, on y va... Si, tout de même! c'est le client! sa carte d'identité, que je trouve ... et puis des bristols ... et tout un fourbi personnel... Sûr et certain que c'est lui... Vous y êtes, pour le drap?
—Tu parles! on t'espère!...
—Alors, une, deusse, troisse!... Enlevez le bœuf!... Eh bien!... eh bien!...
—Quoi encore? «Eh bien! eh bien!»
—C'est le macchabée! Il pèse autant dire rien du tout!
—Ah?... Mais ... dites donc! s'il est si purée que ça, regardez voir par terre ... des fois que vous aureriez oublié une jambe ou un bras?
—Non, sergent! pas même la tête!... Vous avez le retour du filin, en haut?
—Oui. Paré!
—Oh! hisse! oh! hisse!...
—Et pour lors, en retraite...
—Gy! Pour défiler!... arche!...
—Tâchez moyen de pas tant la secouer, cette civière!...
—Ah! ouat!... Il s'en fout un peu, le type, qu'on y chahute sa voiture, à présent...
Le linceul resserré presse ma tête, lie mes membres... La civière s'en va, cahotée... Je vois toujours, je vois très bien...
La flamme des torches et la flamme des trois bougies du candélabre mêlent leurs distantes clartés...
C'est la nuit noire.
Par la fenêtre grillée, nulle clarté crépusculaire n'entre plus.—Et nulle clarté crépusculaire ne descend plus du ciel éteint, sur le sentier...
Le linceul resserré ferme mes yeux.—Le linceul là-bas, et ici, le sommeil. Le sommeil, autre mort...
Encore l'aube...
Je ne la vois pas, je la devine... Le rectangle de la fenêtre grillée est toujours noir. Mais la nuit s'achève pourtant. Je sens, à travers les vitres épaisses, je sens la froidure qui précède le matin...
Les trois bougies ont brûlé jusqu'au fer des trois lances. Leurs mèches, abattues dans la petite flaque des dernières gouttes de cire, ne jettent plus qu'une lueur incertaine et dansante, et qui s'éteint par intervalles...
Le sommeil m'a rendu un peu de force,—très peu.—Peut-être pourrais-je me soulever de ce lit...
J'essaie de calculer... Combien de temps depuis le début, depuis l'origine de l'Aventure? Voyons... Aujourd'hui ... aujourd'hui, voici l'aube... Hier ... hier j'étais ici ... oui: c'est hier que je suis devenu vieux,—hier, entre l'aurore et le crépuscule.—Et c'est avant-hier, avant-hier soir, que je suis entré dans la Maison des Hommes Vivants... Donc, en tout, deux nuits et un seul jour...
Un seul jour... Comme elles sont creuses et desséchées, pourtant, les rides de mon vieux, vieux visage!... Et cette broussaille couleur de givre, qui pend à mes joues, à mon menton... Un seul jour, oui ... mais plus lourd sur moi qu'un siècle... Qui me croira, jamais? Personne, personne, personne...
Peut-être pourrais-je me soulever de ce lit... Mais, d'abord, il faudrait qu'on m'aidât à dérouler ce drap, qui me serre et m'entrave... Quel drap? il n'y a point de drap, sauf ceux-ci, qui ne m'entravent point... Quoi donc?... Ah! oui ... c'est le drap de l'autre, le drap de l'Homme... Je vois toujours ... je vois ... et alors, n'est-ce pas?... je confonds...
L'aube... La voilà, cette fois: le rectangle de la fenêtre grillée n'est plus tout à fait noir...
Je n'ai pas entendu la porte s'ouvrir. J'ai été surpris. Je n'ai pas eu le temps de fermer les yeux.
Ils sont là tous les deux, le comte François et le vicomte Antoine. Ils me regardent. Et je vois bien, comme hier, je vois bien qu'ils sont étonnés...
C'est le comte François qui m'a dit:
—Monsieur, levez-vous, je vous prie...
Je me suis levé, sans aucun effort. Je suis faible, très faible, mais léger, léger,—si léger!...
Alors le comte François m'a dit:
—Monsieur, mon père est aujourd'hui fort las, et ne peut du tout quitter sa chambre. C'est pourquoi mon fils et moi-même sommes venus vous chercher pour vous y conduire...
Je les ai suivis. Que m'importe d'être là ou ici?...
Lui,—le marquis Gaspard,—je ne l'ai pas vu. Dans sa chambre, un paravent de vieille soie cache le lit, dont je n'ai fait qu'apercevoir les quatre colonnes torses très hautes, et leur baldaquin, carré, sans rideaux...
Mais j'ai reconnu la voix de fausset, et j'ai reconnu les accents singulièrement doux qu'elle sait prendre, quand elle veut n'être ni impérieuse, ni ironique... Maintenant, l'Homme Vivant parle, et j'écoute, debout sur le seuil. J'écoute, et dans ma mémoire usée, effritée, d'où s'effacent et tombent en poussière toutes les empreintes du temps jadis, les paroles de l'Homme Vivant s'enfoncent et se gravent, si fortement qu'elles subsisteront, je crois, jusqu'à la fin.
Il parle. Il dit;
—Monsieur, j'avais mieux espéré de ma puissance magnétique et de votre énergie vitale. Je ne saurais dire que je regrette d'avoir fait ce que j'ai fait,—ce que je devais faire. Notre sécurité, notre paix, notre immortalité probable étaient à ce prix. Voilà qu'elles sont maintenant assurées, sans qu'il en ait rien coûté de plus qu'un grand effort. Mais j'aurais voulu que cet effort vous fatiguât comme il m'a fatigué et ne vous épuisât point. Certes, l'expérience que nous tentions ne laissait pas d'être périlleuse, et je vous en avais averti. J'appréhendais surtout pour votre vie l'inévitable rupture du lien vibratoire qui vous avait d'abord uni à l'être tiré par moi de votre substance. J'appréhendais aussi la mort de cet être que j'avais créé, et qu'il fallait que je tuasse, sachant pourtant que vous ressentiriez cruellement sa destruction. Or, vous avez, monsieur, supporté l'une et l'autre secousse à merveille, mais pour tomber, l'instant d'après, en cette particulière langueur où je vous vois. Monsieur, j'en éprouve un chagrin véritable, et vous supplie de croire qu'il n'a pas dépendu de moi que vous ne fussiez, ce matin, mieux portant et plus robuste que vous n'êtes.
Une pause. Je fais un pas en arrière, pour me retirer. Mais la voix a repris, plus lente et plus solennelle. J'écoute encore, attentif:
—Monsieur, puisqu'il en est ainsi, le plus court est d'accepter l'irréparable. Mais telle quelle, la situation ne laisse pas de présenter pour vous quelque avantage. Les objections que nous avions dû faire, en effet, à votre immédiate liberté, tombent maintenant d'elles-mêmes. Ce qu'il nous était impossible de consentir à l'homme que vous étiez hier, à pareille heure,—sain de corps et d'esprit, robuste, et jeune tout de bon,—nous pouvons sans inconvénient l'accorder à l'homme que vous êtes aujourd'hui,—vieux, et faible de plus d'une sorte de faiblesse.—Monsieur, vous êtes donc, dès à présent, libre, et libre sans restriction. Sitôt qu'il vous plaira, mon petit-fils aura l'honneur de vous ouvrir notre porte. Et vous pourrez mener vos pas où bon vous semblera. Il nous suffit que jamais vous ne parliez, à âme qui vive, de ce que vous avez vu dans notre maison. Et vous n'en parlerez pas.
J'écoute toujours. Et je ne m'étonne nullement, quelque imprévue que soit cette liberté qu'on m'offre tout à coup. J'écoute, et de plus en plus, je sens chacun des mots entendus pénétrer en moi, et s'y fixer, inoubliable, définitif. Je comprends, je comprends très bien: de l'épreuve terrible, ma volonté, mon intelligence, ma raison même sortent diminuées, raréfiées; ma tête, en quelque sorte, est à moitié vide, et ces paroles qu'on m'adresse, et ces ordres qu'on me donne, et cette consigne de silence qui s'inscrit indestructiblement au fond de ma mémoire, tout cela, dicté par une autre volonté, par une autre intelligence, par une autre raison, va se substituer dans ma cervelle à tout ce qui n'y est plus, à tout ce qui s'en est enfui, et, tant bien que mal, remplir ce creux intolérable de ma tête...
La voix de fausset conclut:
—Vous avez, pour le surplus, notre parole: madame de..., votre amie, a quitté cette demeure hier au soir, et plus jamais n'y reviendra.
Madame de..., mon amie?... Ah! oui!... je n'y songeais plus... En vérité, je suis très vieux... Et mon cœur commence à s'effriter, lui aussi... Je suis très vieux, et bien des choses sont déjà métamorphosées en moi...
Madame de... Oui ... Madeleine... Elle ne reviendra plus jamais.—Soit!...
La voix de fausset vient d'achever:
—Adieu, monsieur.
Tout est consommé.
A la porte,—à la porte extérieure, de bois clouté de fer, qu'on vient de m'ouvrir, et sur la première des huit marches du perron de grès,—le comte François, puis le vicomte Antoine m'ont dit, pareillement:
—Adieu, monsieur.
J'ai traversé le jardin, mes pieds foulant le gazon inculte, ma tête frôlant les ramures emmêlées des pins et des cèdres. La grille était ouverte. Je l'ai passée.
Et je m'en vais, sur la lande, au hasard, vers l'aube qui naît...
J'ai marché toute la journée, de l'aube bleue au crépuscule rouge. Le chemin que j'ai suivi, je ne saurais pas le retrouver. J'ai marché droit devant moi. Et je n'ai pas senti la fatigue, sauf après être arrivé.
C'est tard, très tard, que je suis arrivé. Je marchais droit devant moi, sans savoir où j'allais. Et je n'imaginais même pas aller quelque part. Et puis, tout à coup, j'ai vu que je marchais sur une route. Et j'ai vu, à droite et à gauche, des maisons.
C'est en passant un pont, un pont-levis, que j'ai reconnu Toulon, Toulon et ses remparts. Dans l'arc de la porte, j'ai vu le ciel déjà sanglant. Et j'ai compris que le soir tombait. Mes pieds tramaient dans la poussière du sol. Mais je continuais d'aller,—sans savoir où, comme le fer va vers l'aimant...
Un peu plus loin, j'ai passé devant une boutique. Et j'ai vu, à côté de moi, un vieillard extraordinairement misérable, usé, courbé, loqueteux, l'œil éteint, les cheveux blancs, la barbe longue. Je me suis arrêté, et lui s'est arrêté aussi. Alors, j'ai compris que c'était moi que je voyais, reflété, dans une glace de la boutique.
Plus loin encore, j'ai tourné l'angle de deux rues. Et j'ai aperçu ma maison. Or, c'est là qu'inconscient j'allais. Mes jambes, soudain paralysées, s'immobilisent.
Et je m'adosse au mur d'en face, et je regarde,—de tous mes yeux...
De tous mes yeux, je regarde...
La rue entière, trottoirs, chaussée, est encombrée d'une foule nombreuse, qui piétine de ci, de là, et parle bas. Force gens sont vêtus de noir. Des officiers en grand uniforme se tiennent à part, groupés autour de quelques chefs dont j'aperçois les plumes blanches. Un large cordon barre une poitrine. Je reconnais la haute stature et le noble visage, grave et régulier, du vice-amiral gouverneur....
Des prêtres se rangent derrière une croix. La calotte rouge des enfants de chœur tache les surplis et les aubes. Un camail de chanoine s'agite...
Plus loin, une compagnie d'infanterie coloniale, l'arme au pied, semble attendre...
Aux fenêtres des maisons, beaucoup de visages apparaissent. Des enfants grimpent aux balustrades des balcons, et se penchent, mais sans rires ni cris. La foule est recueillie, ou s'efforce de l'être. Tous les regards convergent vers mon logis. La porte en est habillée d'une ample draperie noire. Deux initiales d'argent se détachent au milieu d'un écusson de velours. Je lis: A. N.—André Narcy.—C'est bien cela.
C'est bien cela: mon enterrement. J'ai compris.
Voici le char funéraire, qui arrive au pas, fendant la cohue. Les chevaux sont très caparaçonnés. Les quatre colonnettes d'ébène portent de gros panaches qui oscillent. Et voici des couronnes, dix, vingt, trente couronnes, toutes enguirlandées de rubans tricolores. Sur chacune, une inscription en lettres d'or. Je ne peux pas déchiffrer, je suis trop loin. Peut-être tout à l'heure, quand le cortège défilera...
Ah!... un remous dans toute la rue... La levée du corps, probablement.—Oui.—Voici les croque-morts, qui sortent de l'allée. Ils marchent lestement, sans peiner à la tâche. Mon cercueil n'est guère lourd. Je me hausse pour le mieux examiner. Il est plat, à la mode du pays. Le bois disparaît sous les plis du drapeau jeté par-dessus. Et maintenant, d'autres hommes noirs s'approchent, et disposent sur le char une défroque bleu de ciel avec un sabre de cavalerie dont la lame et le fourreau croisés tintent:—mon uniforme et mes armes;—en effet, c'est l'usage;—mes croix aussi, sans doute: je n'ai pas vu, je n'ai pas eu le temps de voir...
D'ailleurs, je vois autre chose ... je vois ... oui ... je vois avec ces autres yeux mobiles et infaillibles, qui savent percer les murs, les rochers, les broussailles,—qui savent percer les planches d'un cercueil aussi.—Je vois, oui! je vois très bien...
Horreur! horreur!...
Les clairons sonnent le glas. Le cortège s'ébranle.
Les prêtres s'avancent en tête, psalmodiant. Puis huit officiers, tenant en main deux poëles. Puis les soldats. Puis le char...
Le gros pavé brutalise les ressorts. Le cercueil secoué danse. Trop de secousses, trop de secousses, trop de secousses... Oh! prenez garde!... c'est un pauvre, pauvre cadavre, qui est là-dedans... Prenez-garde!... Trop de secousses... Regardez: sous le char, par les fentes des ais, des gouttes sinistres suintent et tombent sur le pavé, une après une...
La foule s'éloigne, derrière le char.
Ils ont tourné le coin de la rue. Ils vont à l'église, et, de là, au cimetière. Ils se hâtent pour en finir avant qu'il fasse nuit...
La rue, maintenant, est toute vide. Les fenêtres se sont refermées.
Moi, je suis resté où j'étais, adossé contre mon mur. La fatigue, d'un coup, est entrée dans mes membres. Je plie et m'affaisse à demi.
Je veux marcher encore, pourtant. Je traverse la rue. Je vais vers mon logis. Où irais-je ailleurs?
La porte d'allée est encore ouverte. Les draperies de deuil pendent autour. Je passe le seuil. Je m'arrête.
Une petite table est là, avec un tapis de crêpe, un encrier, une plume, et un gros registre funéraire. Le vent qui s'engouffre dans l'allée feuillette les pages encadrées de noir, couvertes de signatures pressées. C'est là que mes amis, mes camarades, et force indifférents, ont écrit leurs noms, selon la coutume.
Oui. Et sur le premier feuillet, c'est mon nom, mon ancien nom, qui est écrit,—imprimé:
Monsieur Charles-André NARCY
Capitaine breveté d'État-Major.
Décédé le 21 décembre 1908 dans sa 33e année.
J'ai pris le registre funéraire. Je l'ai caché sous mes haillons.
Et je m'en vais.
Je m'en vais: ce logis, c'était le logis du capitaine Charles-André Narcy, qui est mort. Mon logis à moi est ailleurs,—évidemment.
Je m'en vais.
Dans la rue, je me hâte, à mon tour. Et je clopine, à force d'être las...
Tiens? elle n'est plus tout à fait déserte, la rue... Sur le trottoir d'en face, quelqu'un, debout et immobile, regarde la porte drapée de deuil,—regarde fixement... Quelqu'un. Une femme. J'ai fait halte. Et je la regarde aussi, fixement.
Une femme. Une femme élégante. Sa robe est un fourreau de drap clair. Ses mains disparaissent dans un manchon d'hermine, très ample...
Je l'ai reconnue. C'est elle,—Madeleine.—Je l'ai bien reconnue.—Mais, n'est-ce pas? je suis mort. Et puis, et surtout, je suis vieux,—si vieux...
Non, je ne suis pas ému. Pas du tout ému. Étonné seulement. Très étonné.
N'importe! Je veux passer près d'elle. Par curiosité.
Oui, la voilà. Ses yeux ne se détournent pas de la porte endeuillée. Et je vois ... tiens?... je vois qu'elle pleure, qu'elle pleure à grosses larmes silencieuses et lourdes...
Elle pleure... Tiens?... je n'avais pas prévu cela. Oh! évidemment, des larmes de femme...
Tout de même ... que faire?
J'hésite un moment. Je m'approche:
—Mad...
Elle tressaille soudain, m'aperçoit, essuie d'un geste brusque du manchon ses joues mouillées, puis, fouillant dans ce manchon, me jette quelques sous, et s'enfuit.
Moi, aussi, je m'enfuis...
C'est prouvé maintenant. Je suis mort. Très mort. Plus mort peut-être que l'autre, dont je vois, obstinément, dans le cercueil, le cadavre,—le cadavre épouvantablement décomposé.—Plus mort que lui, puisque lui ne sait pas qu'il est mort; tandis que moi...
Lui, d'ailleurs, on ne le pleure pas. C'est moi qu'on pleure. C'était pour moi, les fleurs, les uniformes, et le silence de la foule: pour moi, les regards attachés au cercueil où brillaient mes aiguillettes, mes croix, mes armes. C'est pour moi que tant de gens inconnus piétinent maintenant la boue du cimetière...
Et moi aussi, il faut que je sois là-bas,—avec eux...
Le ciel rouge se change en un ciel violet, couleur de deuil. Les platanes du boulevard, sans feuilles, tendent sur cette flamboyante étoffe la guipure noire de leurs branches hérissées de brindilles. Au zénith, une grande profondeur semble se creuser, vert d'émeraude...
Peut-être y a-t-il quelque chose, n'importe quoi, de l'autre côté de la mort?...
Mais je ne crois pas. Non. Impossible. Je vois trop bien ce cadavre, dans ce cercueil...
Beaucoup de monde autour de ma fosse. Beaucoup, presque autant que, tout à l'heure, devant ma maison. Le cimetière est si proche de la ville...
C'est fini, quand j'arrive. J'entends le bruit mat des pelletées de terre qui tombent sur la bière, déjà mi-ensevelie.—J'ai marché trop lentement.—C'est que je suis si fatigué!... Et cette terre qu'on jette dans le trou, je la sens s'abattre de tout son poids sur ma poitrine... Six pieds de terre, je ne savais pas que ce fût tellement, tellement lourd.
C'est tout à fait fini. Ils s'en vont, tous. La fosse est comblée.
Moi, je ne m'en vais pas. Pourquoi m'en irais-je? Ce logis-ci, maintenant, c'est le mien...
Maintenant, tout est écrit.
J'ai posé mon crayon sur la table de pierre,—sur la dalle, sur ma dalle mortuaire, où j'épelle mon épitaphe gravée. J'ai posé mon crayon, usé jusqu'au bois. Et j' ai fermé le registre bordé de noir dont toutes les pages sont jusqu'à la dernière couvertes de mon griffonnage serré.
Tout est écrit. Il fallait tout écrire, pour que les hommes et les femmes, ignorants et menacés, sachent, et puissent se défendre. Il fallait écrire, puisque ma langue est liée, paralysée, pétrifiée dans ma bouche...
Tout est écrit. Vous qui avez lu, vous savez. Pour l'amour de votre Dieu, ne doutez pas! Comprenez. Croyez...
Le soleil est déjà bas dans le ciel. Le soir vient,—mon suprême soir. Oui: c'est tout à l'heure que je vais mourir. Ma vie est usée jusqu'au bout. La lampe s'éteint, faute d'huile.
J'épelle mon épitaphe, gravée sur cette longue pierre polie qui m'a servi de table, et sur laquelle je m'accoude encore:
CI-GIT CHARLES-ANDRÉ NARCY
né le 27 avril 1876
mort le 21 décembre 1908
21 décembre 1908;—ou 22 janvier 1909... 22 janvier 1909, aujourd'hui. Car voilà juste un mois,—non, pas même un mois: un mois moins un jour,—que je suis ici, sur cette tombe, sur ma tombe, et que j'attends la mort,—ma seconde mort.
Un mois. Je regarde sous la pierre,—je regarde avec ces autres yeux, qui continuent de voir, implacablement.—Je regarde... Dans le cercueil intact, il n'y a déjà plus qu'un squelette. Un squelette nu,—sans vêtements: les vêtements, mes vêtements, trop minces, sont tout de suite tombés en poussière. Seule subsiste encore, sur les os, eux-mêmes poussiéreux, la lettre du colonel directeur d'artillerie,—la lettre encore lisible, et qu'on a, par mégarde, enterrée avec moi.
Oui, un squelette; un squelette déjà poudreux. Rien davantage. Comment pourrais-je vivre plus longtemps, moi qui ne suis plus, en somme, que ce squelette-là, et que cette ruine-ci, écroulée sur cette tombe? Impossible, à coup sûr. Impossible, heureusement...
Un mois. J'ai vu la terre se tasser peu à peu. Puis des ouvriers sont venus, qui ont achevé de l'écraser sous cette dalle très lourde.—Très lourde, oui, et très lourde aussi la terre tassée sous la dalle. Mon corps anéanti s'épuise à supporter de pareils fardeaux...
Et demain, quand on m'enterrera encore, ce sera dans une autre fosse. Et ce seront d'autre terre et d'autre pierre à supporter encore. Aucun homme, jamais, n'a souffert cela.
Le soleil est déjà très bas. A l'ouest, le ciel devient rouge, rouge comme il était, au jour de mes funérailles.
Il fait très beau. Dans tout le firmament, pas un seul nuage. Le vent d'hiver s'est apaisé. Les grands cyprès ne frissonnent plus. Et le soleil couchant commence d'ensanglanter leur cime noire. Une grande splendeur sereine est éparse dans tout le ciel et sur toute la terre. Et voilà qu'elle entre jusqu'en moi...
Adieu...
France, ans 1326–1328 de l'hégire.