Title: Les nuits mexicaines
Author: Gustave Aimard
Release date: August 5, 2015 [eBook #49619]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Camille Bernard and Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Biblioteca Nacional de Espagna)
Ma fille bien aimée, l'ange de mon foyer, je dédie
ce livre comme témoignage de ma profonde tendresse
pour elle.
GUSTAVE AIMARD.
Viry-Châtillon, 30 octobre 1863.
Nulle contrée au monde n'offre, aux regards éblouis des voyageurs, de plus charmants paysages que le Mexique; entre tous, celui de las Cumbres ou des cimes est sans contredit un des plus saisissants et des plus gracieusement accidentés.
Las Cumbres forment une suite de défilés au débouché des montagnes, à travers lesquelles serpente par des méandres infinis le chemin qui conduit à Puebla de los Ángeles (la ville des Anges), ainsi nommée, parce que les anges, selon la tradition, en construisirent la cathédrale. La route dont nous parlons, construite par les Espagnols, descend sur le flanc des montagnes par des angles d'une hardiesse vertigineuse, flanquée à droite et à gauche par une suite non interrompue d'arêtes abruptes, noyées dans une vapeur bleuâtre; à chaque tournant de cette route suspendue pour ainsi dire au-dessus de précipices garnis d'une luxuriante végétation, le spectacle change et devient de plus en plus pittoresque, les cimes des montagnes ne s'élèvent pas l'une derrière l'autre, mais s'abaissent graduellement, tandis que celles qu'on a franchies se dressent au contraire à pic en arrière.
Le 2 juillet 18.., vers quatre heures de l'après-midi, au moment où le soleil, déjà bas sur l'horizon, ne déversait plus que des rayons obliques sur la terre calcinée par la chaleur du mediodía et que la brise, en se levant, commençait à rafraîchir l'atmosphère embrasée, deux voyageurs, bien montés, émergèrent d'un bois touffu de yucas, de bananiers et de bambous aux aigrettes de pourpre, et s'engagèrent sur une route poudreuse aboutissant par une suite de degrés immenses à un vallon où un ruisseau limpide courait à travers la verdure et entretenait une douce fraîcheur.
Les voyageurs, séduits probablement par l'aspect imprévu du paysage grandiose qui se déroulait si soudainement à leurs yeux, arrêtèrent leurs montures, et, après avoir pendant quelques minutes considéré avec admiration les pittoresques accidents des échappées de montagnes, ils mirent pied à terre, ôtèrent la bride à leurs chevaux et s'assirent sur le bord du ruisseau dans le but évident de jouir, pendant quelques instants de plus, des effets de cet admirable kaléidoscope, unique dans le monde.
D'après la direction qu'ils suivaient, ces cavaliers semblaient venir d'Orizaba et se diriger vers Puebla de los Ángeles dont, au reste, ils n'étaient pas fort éloignés en ce moment.
Ces deux cavaliers portaient le costume des riches propriétaires d'haciendas, costume que nous avons trop souvent décrit pour que nous recommencions à le faire ici; nous noterons seulement une particularité caractéristique que rendait nécessaire le peu de sûreté des routes à l'époque où se passe cette histoire: tous deux étaient armés d'une façon formidable et portaient avec eux un arsenal complet; en sus des revolvers à six coups placés dans leurs fontes, d'autres revolvers à six coups aussi étaient passés dans leur ceinture. Ils portaient à la main un excellent fusil double sortant des ateliers de Devisme, le célèbre armurier parisien, ce qui ne leur faisait rien moins que chacun vingt-six coups de feu à tirer, sans compter la machette ou sabre droit, suspendu à leur flanc gauche, le couteau à lame triangulaire enfoncé dans leur botte droite et le lazo ou réata de cuir, lové à la selle où il était solidement attaché par un anneau de fer rivé avec soin.
Certes, ainsi armés, si ces hommes étaient doués d'un certain courage, il leur était facile de faire face sans désavantage à un nombre d'ennemis même considérable.
Du reste, ils ne semblaient nullement s'inquiéter de l'aspect sauvage et solitaire du lieu où ils se trouvaient et causaient gaiement entre eux à demi-étendus sur l'herbe verte et fumant négligemment leurs cigares, vrais puros de la Havane.
Le plus âgé des deux cavaliers était un homme de quarante à quarante-cinq ans, qui n'en paraissait au plus que trente-six; sa taille, un peu au-dessus de la moyenne, était, bien qu'élégante, fortement charpentée, ses membres trapus dénotaient chez lui une grande vigueur corporelle, il avait les traits accentués, la physionomie énergique et intelligente; ses yeux noirs et vifs, toujours en mouvements, étaient doux mais lançaient parfois des éclairs fulgurants lorsqu'ils s'animaient, et alors ils donnaient à son visage une expression dure et sauvage impossible à exprimer; il avait le front haut et large, la bouche sensuelle; une barbe noire et touffue comme celle d'un Éthiopien, mêlée de fils argentés, tombait sur sa poitrine; une luxuriante chevelure, rejetée en arrière, inondait ses épaules, son teint hâlé était couleur de brique; bref, à le juger sur l'apparence, c'était un de ces hommes déterminés, précieux dans certaines circonstances critiques parce qu'on ne craint pas d'être abandonné par eux. Bien qu'il fût impossible de reconnaître sa nationalité, ses gestes brusques et saccadés, sa parole vive, brève et imagée semblaient lui assigner une origine méridionale.
Son compagnon, de beaucoup plus jeune, car il ne paraissait avoir que vingt-cinq à vingt-huit ans, était grand, un peu maigre, et d'apparence non pas maladive, mais délicate; sa taille élégante, élancée et bien prise, ses pieds et ses mains d'une petitesse extrême dénotaient la race; ses traits étaient beaux, sa physionomie sympathique et intelligente, empreinte d'une grande expression de douceur, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, et surtout la blancheur de son teint, le faisaient tout de suite reconnaître pour un Européen des climats tempérés nouvellement débarqué en Amérique.
Nous avons dit que les deux voyageurs causaient entre eux, ils parlaient français; leurs tournures de phrases et le manque d'accent laissaient supposer qu'ils s'exprimaient dans leur langue maternelle.
—Eh bien, monsieur le comte, dit le plus âgé, regrettez-vous d'avoir suivi mon conseil, et, au lieu d'être cahoté par des chemins détestables, d'avoir entrepris ce voyage à cheval, en compagnie de votre serviteur?
—Pardieu, je serais fort difficile, répondit celui auquel on avait ainsi donné le titre de comte; j'ai parcouru la Suisse, l'Italie, les bords du Rhin comme tout le monde, et je vous avoue que jamais plus délicieux paysages n'ont frappé mes yeux que ceux que, grâce à vous, j'ai le plaisir de voir depuis quelques jours.
—Vous êtes mille fois bon; le paysage est assez beau en effet, il est surtout fort accidenté, ajouta-t-il avec une expression sardonique qui échappa à son compagnon: et pourtant, fit-il avec un soupir étouffé, j'en ai vu de plus beaux encore.
—De plus beaux que celui-ci? se récria le comte, en étendant le bras et traçant un demi-cercle dans l'air; oh! Ce n'est pas possible, monsieur.
—Vous êtes jeune, monsieur le comte, reprit le premier interlocuteur avec un sourire triste, vos voyages de touriste n'ont été que des voyages d'enfants. Celui-ci vous séduit par le contraste qu'il forme avec les autres, voilà tout; n'ayant jamais étudié la nature que dans une stalle de l'Opéra, vous ne supposiez pas qu'elle pût vous réserver de telles surprises; votre enthousiasme s'est subitement élevé à un diapason qui vous enivre, par la bizarrerie des contrastes qui s'offrent incessamment à vos regards, mais si, comme moi, vous aviez parcouru les hautes savanes de l'intérieur, les prairies immenses où errent en liberté les sauvages enfants de cette terre, que la civilisation a dépossédés, comme moi vous n'auriez plus qu'un sourire de dédain pour les sites qui nous entourent et qu'en ce moment vous admirez si consciencieusement.
—Ce que vous dites peut être vrai, monsieur Olivier; malheureusement ces savanes et ces prairies dont vous parlez je ne les connais pas et jamais sans doute je ne les connaîtrai.
—Pourquoi donc? répliqua vivement le premier interlocuteur; vous êtes jeune, riche, vigoureux, libre autant que je puis le supposer. Qui peut s'opposer à ce que vous tentiez une excursion dans le grand désert américain? Vous êtes tout porté en ce moment pour mettre ce projet à exécution; c'est un de ces voyages, réputés impossibles, dont vous pourrez plus tard parler avec orgueil lorsque vous serez de retour dans votre patrie.
—Je le voudrais, répondit le comte avec une nuance de tristesse; malheureusement cela m'est impossible, mon voyage doit se terminer à México.
—A México! fit avec étonnement Olivier.
—Hélas oui, monsieur! Cela est ainsi; je ne m'appartiens pas, je subis en ce moment l'influence d'une volonté étrangère. Je viens tout simplement dans ce pays pour me marier.
—Vous marier? Au Mexique? Vous, monsieur le comte, s'écria Olivier avec étonnement.
—Mon Dieu oui, tout prosaïquement, avec une femme que je ne connais pas, qui ne me connaît pas davantage et qui sans doute n'a pas plus d'amour pour moi que je n'en ai pour elle; nous sommes parents, nous avons été fiancés au berceau et maintenant le moment est arrivé de tenir la promesse faite en notre nom par nos pères; voilà tout.
—Mais alors cette jeune personne est donc Française?
—Pas le moins du monde, elle est Espagnole au contraire, je la crois même un peu Mexicaine.
—Mais vous êtes Français, vous, monsieur le comte?
—Certes, et Français de la Touraine encore, répondit-il en souriant.
—Mais alors, permettez-moi cette question, monsieur le comte, comment se fait-il...
—Oh! Bien naturellement, allez; l'histoire ne sera pas longue, et puisque vous paraissez disposé à l'écouter je vous la dirai en deux mots. Mon nom vous le connaissez, je suis le comte Ludovic Mahiet de la Saulay; ma famille, originaire de Touraine, est une des plus anciennes de cette province, elle remonte aux premiers Francs: un de mes ancêtres fut, dit-on, un des leudes du roi Clovis qui lui fit don pour ses bons et vaillants services de vastes prairies bordées de saules d'où plus tard ma famille tira son nom. Je ne vous cite pas cette origine par un sentiment déplacé d'orgueil. Bien que noble de fait et d'armes, j'ai été, grâce à Dieu, élevé dans des idées de progrès assez larges pour savoir ce que vaut un titre à l'époque où nous vivons et reconnaître que la véritable noblesse réside tout entière dans les sentiments élevés; seulement j'ai dû vous apprendre ces particularités, touchant ma famille, afin que vous compreniez bien comment mes ancêtres, qui toujours ont occupé de hauts emplois sous les diverses dynasties qui se sont succédé en France, sont arrivés à avoir une branche cadette de la famille espagnole tandis que la branche aînée restait française. A l'époque de la Ligue, les Espagnols appelés par les partisans des Guises avec lesquels ils avaient fait alliance contre le roi Henri IV, qu'on ne nommait encore que le roi de Navarre, tinrent pendant un laps de temps assez long garnison à Paris. Je vous demande pardon, cher monsieur Olivier, d'entrer ainsi dans des détails qui doivent vous sembler bien oiseux.
—Pardonnez-moi, monsieur le comte, ils m'intéressent beaucoup au contraire; continuez de grâce.
Le jeune homme s'inclina et reprit:
—Or, le comte de la Saulay, qui vivait alors, était un fougueux partisan des Guises et un ami très intime du duc de Mayenne; le comte avait trois enfants, deux fils qui combattaient dans les rangs de l'armée de la Ligue et une fille attachée en qualité de dame d'honneur à la duchesse de Montpensier, sœur du duc de Mayenne. Le siège de Paris dura longtemps, il fut même abandonné, puis repris, par Henri IV qui finit par acheter à beaux deniers comptants la ville dont il désespérait de s'emparer et que le duc de Brissac gouverneur de la Bastille pour la Ligue lui vendit. Beaucoup des officiers du duc de Mendoza commandant des troupes espagnoles, et ce général lui-même, avaient leur famille avec eux. Bref, le fils cadet de mon aïeul devint amoureux d'une des nièces du général espagnol, la demanda en mariage et obtint sa main, tandis que sa sœur consentait, sur les instances de la duchesse de Montpensier, à accorder la sienne à un des aides de camp du général; l'artificieuse et politique duchesse pensait par ces alliances éloigner la noblesse française de celui qu'elle nommait le Béarnais et le huguenot, et retarder, sinon rendre impossible, son triomphe. Ainsi que cela arrive toujours en pareil cas, ces calculs se trouvèrent faux, le roi reconquit son royaume et les gentilshommes les plus compromis dans les troubles de la Ligue se virent contraints de suivre les Espagnols dans leur retraite et d'abandonner avec eux la France. Mon aïeul obtint facilement son pardon du roi qui même daigna plus tard lui donner un commandement important et qui attacha son fils aîné à son service; mais le cadet, malgré les prières et les injonctions de son père, ne consentit jamais à rentrer en France et se fixa définitivement en Espagne. Cependant, bien que séparées, les deux branches de la famille continuèrent à entretenir des relations entre elles et à s'allier l'une à l'autre. Mon grand-père épousa pendant l'émigration une fille de la branche espagnole; aujourd'hui c'est à moi à en contracter une semblable. Vous voyez, cher monsieur, que tout cela est fort prosaïque et fort peu intéressant.
—Ainsi vous consentiriez à épouser les yeux fermés pour ainsi dire une personne que vous n'avez jamais vue, que vous ne connaissez même pas?
—Que voulez-vous, cela est ainsi; mon consentement est inutile dans cette affaire, l'engagement a été solennellement pris par mon père, je dois faire honneur à sa parole. D'ailleurs, ajouta-t-il en souriant, ma présence ici vous prouve que je n'ai pas hésité à obéir. Peut-être si ma volonté eût été libre, n'eussé-je pas contracté cette union; malheureusement cela ne dépendait pas de moi, j'ai dû me conformer à la volonté de mon père. Du reste, je vous avoue qu'ayant été élevé dans la perspective continuelle de ce mariage, le sachant inévitable, je me suis peu à peu habitué à la pensée de le contracter et ce sacrifice n'est pas pour moi aussi grand que vous le pourriez supposer.
—N'importe, répondit Olivier avec une certaine rudesse, au diable la noblesse et la fortune si elles imposent de telles obligations; mieux vaut la vie d'aventure au désert et l'indépendance pauvre; au moins on est maître de soi.
—Je suis complètement de votre avis; malgré cela, il me faut courber la tête. Maintenant me permettez-vous de vous adressez une question?
—Pardieu, de grand cœur, deux si cela vous convient.
—Comment se fait-il que nous étant rencontrés par hasard dans l'hôtel français à la Veracruz, au moment où je débarquais, nous nous soyons liés aussi vite et aussi intimement?
—Quant à cela, il me serait impossible de vous le dire, vous m'avez plu au premier coup d'œil, vos manières m'ont attiré; je vous ai offert mes services, vous les avez acceptés, et nous sommes partis ensemble pour México: voilà toute l'histoire, une fois là nous nous séparerons pour ne plus nous revoir sans doute, et tout sera dit.
—Oh, oh! Monsieur Olivier, laissez moi croire que vous vous trompez, que nous nous verrons souvent au contraire, et que notre connaissance deviendra bientôt une solide amitié.
L'autre hocha la tête à plusieurs reprises.
—Monsieur le comte, dit-il enfin, vous êtes gentilhomme, riche et bien posé dans le monde, moi je ne suis qu'un aventurier, dont vous ignorez la vie passée et dont à peine vous savez le nom, en supposant que celui que je porte en ce moment soit le véritable; nos positions sont trop différentes, il y a entre nous une ligne de démarcation trop nettement tranchée, pour que nous puissions être vis-à-vis l'un de l'autre sur un pied d'égalité convenable. Aussitôt que nous serons rentrés dans les exigences de la vie civilisée; je suis plus âgé que vous, j'ai une plus grande expérience du monde, je ne tarderai pas à vous être à charge; n'insistez donc pas sur ce sujet et restons chacun à notre place. Cela, soyez-en convaincu, vaudra mieux et pour vous et pour moi; je suis en ce moment plutôt votre guide que votre ami, cette position est la seule qui me convienne; laissez-la moi.
Le comte se préparait à répondre, mais Olivier lui saisit vivement le bras.
—Silence, lui dit-il, écoutez...
—Je n'entends rien, fit le jeune homme au bout d'un instant.
—C'est juste, reprit l'autre avec un sourire, vos oreilles ne sont pas comme les miennes ouvertes à tous les bruits qui troublent le silence du désert: une voiture s'approche rapidement du côté d'Orizaba, elle suit la même route que nous; bientôt vous la verrez paraître, je distingue parfaitement le tintement des grelots des mules.
—C'est sans doute la diligence de la Veracruz, dans laquelle sont mes domestiques et mes bagages et que nous ne précédons que de quelques heures.
—Peut-être oui, peut-être non, je serais étonné qu'elle nous eût rejoint aussi vite.
—Que nous importe, dit le comte.
—Rien, en effet, si c'est elle, reprit l'autre après un instant de réflexion; dans tous les cas, il est bon de nous précautionner.
—Nous précautionner, pourquoi? fit le jeune homme avec étonnement.
Olivier lui lança un regard d'une expression singulière.
—Vous ne savez encore rien de la vie américaine, répondit-il enfin: au Mexique, la première loi de l'existence est de toujours se prémunir contre les éventualités probables d'un guet-apens. Suivez-moi et faites ce que vous me verrez faire.
—Allons-nous donc nous cacher?
—Parbleu! fit-il en haussant les épaules.
Sans répondre autrement, il se rapprocha de son cheval auquel il remit la bride et sauta en selle avec une légèreté et une dextérité dénotant une grande habitude, puis il s'élança au galop, vers un fourré de liquidambars éloigné d'une centaine de mètres au plus.
Le comte, dominé malgré lui par l'ascendant que cet homme avait su prendre sur lui, par ses étranges façons d'agir depuis qu'ils voyageaient ensemble, se mit en selle et s'élança sur ses traces.
—Bien, fit l'aventurier, dès qu'ils se trouvèrent complètement abrités derrière les arbres, maintenant attendons.
Quelques minutes s'écoulèrent.
—Regardez, dit laconiquement Olivier, en étendant le bras dans la direction du petit bois dont eux-mêmes étaient sortis deux heures auparavant.
Le comte tourna machinalement la tête de ce côté; au même instant une dizaine de cavaliers irréguliers, armés de sabres et de longues lances débouchèrent au galop dans le vallon et s'élancèrent sur la route vers le premier défilé des Cumbres.
—Des soldats du président de la Veracruz, murmura le jeune homme; qu'est-ce que cela veut dire?
—Attendez, reprit l'aventurier:
Un roulement de voiture devint bientôt distinct et une berline apparut emportée comme dans un tourbillon par un attelage de six mules.
—Malédiction, s'écria l'aventurier, avec un geste de colère en apercevant la voiture.
Le jeune homme regarda son compagnon; celui-ci était pâle comme un cadavre, un tremblement convulsif agitait tous ses membres.
—Qu'avez-vous donc? lui demanda le comte avec intérêt.
—Rien, répondit-il sèchement, regardez... Derrière la voiture, un second peloton de soldats arrivait au galop, la suivant à une légère distance et soulevant des flots de poussière sur son passage.
Puis, cavaliers et berline s'engouffrèrent dans le défilé où ils ne tardèrent pas à disparaître.
—Diable, fit en riant le jeune homme, voilà des voyageurs prudents, au moins; ils ne risquent pas d'être dévalisés par les salteadores.
—Vous croyez? fit Olivier avec un accent de mordante ironie. Eh bien! Vous vous trompez, ils seront attaqués au contraire, et cela avant une heure, et probablement par les soldats payés pour les défendre.
—Allons donc, ce n'est pas possible.
—Voulez-vous le voir?
—Oui, pour la rareté du fait.
—Seulement, prenez-y garde; peut-être y aura-t-il de la poudre à brûler.
—Je l'espère bien ainsi.
—Alors vous êtes résolu à défendre ces voyageurs.
—Certes, si on les attaque.
—Je vous répète qu'on les attaquera.
—Alors, bataille!
—C'est bien, vous êtes bon cavalier?
—Ne vous inquiétez pas de moi: où vous passerez je passerai.
—Alors, à la grâce de Dieu. Nous n'avons que juste le temps nécessaire pour arriver, surveillez bien votre cheval, car sur mon âme, nous allons faire une course comme jamais vous n'en aurez vu.
Les deux cavaliers se penchèrent sur le cou de leurs montures et rendant la bride en même temps qu'ils enfonçaient les éperons, ils s'élancèrent sur les traces des voyageurs.
A l'époque où se passe notre histoire, le Mexique subissait une de ces crises terribles, dont les retours périodiques ont peu à peu conduit ce malheureux pays à l'extrémité où il est réduit aujourd'hui et dont il est impuissant à sortir seul. Voici en deux mots les faits tels qu'ils s'étaient passés.
Le général Zuloaga, nommé président de la république, avait un jour, on ne sait trop pourquoi, trouvé le pouvoir trop pesant pour ses épaules et l'avait abdiqué en faveur du général don Miguel Miramón, nommé en conséquence président intérimaire; celui-ci, homme énergique et surtout fort ambitieux, avait commencé à gouverner à México, où il avait tout d'abord eu le soin de faire approuver sa nomination à la première magistrature du pays par le congrès qui l'avait élu à l'unanimité et par l'ayuntamiento.
Miramón se trouvait donc de fait et de droit président légitime intérimaire, c'est-à-dire pour le temps qui devait s'écouler encore avant les élections générales.
Les choses marchèrent ainsi tant bien que mal pendant un laps de temps assez long, mais Zuloaga, ennuyé sans doute de l'obscurité dans laquelle il vivait, se ravisa un beau jour et, tout à coup, au moment où on y pensait le moins, il lança une proclamation au peuple, s'entendit avec les partisans de Juárez qui, en sa qualité de vice-président à l'abdication de Zuloaga, n'avait pas reconnu le président substitué et s'était fait élire, par une junte soi-disant nationale, président constitutionnel à la Veracruz, et fît paraître un décret dans lequel il retirait son abdication et déclarait enlever à Miramón les pouvoirs qu'il lui avait remis pour les exercer de nouveau lui-même.
Miramón ne s'émut que médiocrement de cette déclaration insolite, fort du droit qu'il croyait avoir et que le congrès avait sanctionné; il se rendit seul à la maison habitée par le général Zuloaga, s'empara de sa personne et le contraignit à le suivre en lui disant avec un sourire railleur:
«Puisque vous désirez reprendre le pouvoir, je vais vous apprendre comment on devient président de la République.»
Et, le gardant en otage, tout en le traitant avec une certaine considération et ayant pour lui les plus grands égards, il l'obligea à l'accompagner dans une campagne qu'il entreprenait dans les provinces de l'intérieur du côté de Guadalajara contre les généraux du parti opposé qui avaient, ainsi que nous l'avons dit, pris le nom de constitutionnels.
Zuloaga n'opposa aucune résistance; il se résigna en apparence à son sort, et accepta les conséquences de sa position jusqu'à se plaindre à Miramón de ce qu'il ne lui donnait pas un commandement dans son armée; celui-ci se laissa tromper à cette feinte résignation et lui promit qu'à la première bataille son désir serait satisfait. Mais, un beau matin, Zuloaga et les aides de camps qu'on lui avait donnés, plutôt pour le garder que pour lui faire honneur, disparurent subitement et on apprit quelques jours plus tard qu'ils s'étaient réfugiés auprès de Juárez, d'où Zuloaga recommença de plus belle à protester contre la violence dont il avait été victime et à fulminer des décrets contre Miramón.
Juárez est un Indien cauteleux, rusé et profondément dissimulé; politique habile, c'est le seul président de la république qui depuis la déclaration de l'indépendance n'appartienne pas à l'armée. Sorti des rangs infimes de la société mexicaine, il s'éleva peu à peu à force de ténacité au poste éminent qu'il occupe aujourd'hui; connaissant mieux que personne le caractère de la nation qu'il prétendait gouverner, nul ne savait aussi bien que lui flatter les passions populaires et exciter l'enthousiasme des masses. Doué d'une ambition démesurée qu'il cachait avec soin sous les dehors d'un amour profond pour sa patrie, il avait réussi à se créer peu à peu un parti qui à l'époque dont nous parlons était devenu formidable. Le président constitutionnel avait organisé son gouvernement à la Veracruz et guerroyait du fond de son cabinet par ses généraux contre Miramón. Bien qu'il ne fût reconnu par aucune puissance, excepté par les États-Unis, il agissait comme s'il eût été le véritable et légitime dépositaire du pouvoir de la nation; l'adhésion de Zuloaga qu'il méprisait au fond du cœur à cause de sa couardise et de sa nullité lui fournit l'arme dont il avait besoin pour mener ses projets à bonne fin; il en fit en quelque sorte l'enseigne de son parti, prétendant que Zuloaga devait d'abord être réintégré au pouvoir dont il avait été violemment arraché par Miramón, puis qu'on procéderait à de nouvelles élections. Du reste, Zuloaga n'hésita pas à le reconnaître solennellement comme seul président, légitimement nommé par l'élection libre des citoyens.
La question était nettement tranchée: Miramón représentait le parti conservateur, c'est-à-dire celui du clergé, des grands propriétaires et du haut commerce; Juárez représentait, lui, le parti démocratique absolu.
La guerre prit alors des proportions formidables. Malheureusement pour faire la guerre il faut de l'argent, et l'argent était ce dont Juárez manquait totalement; voici pour quelle raison.
Au Mexique, la fortune publique n'est pas concentrée entre les mains du gouvernement; chaque état, chaque province conserve la libre disposition et le maniement des fonds particuliers des villes qui font partie de son territoire, de sorte que, au lieu que ce soient les provinces qui dépendent du gouvernement, c'est au contraire le gouvernement et la métropole qui subissent le joug des provinces qui, lorsqu'elles se révoltent, arrêtent ainsi les subsides et placent le pouvoir dans une situation critique; de plus, les deux tiers de la fortune publique se trouvent entre les mains du clergé qui se garde bien de s'en dessaisir et qui, ne payant pas d'impôts ni d'obligations d'aucunes sortes, se borne à prêter son argent à un taux assez élevé et à faire ostensiblement une usure qui l'enrichit encore sans qu'il risque jamais de perdre son capital.
Juárez, bien que maître de la Veracruz, se trouvait donc dans une situation fort difficile, mais il est homme de ressource avant tout, et l'argent qui lui manquait il ne fut nullement embarrassé pour le trouver. Il commença d'abord par mettre la main sur la douane de la Veracruz, puis il organisa des cuadrillas ou guérillas, qui ne se firent aucun scrupule d'assaillir les haciendas des partisans de Miramón, des Espagnols fixés dans le pays et qui pour la plupart sont riches, et des étrangers de toutes les nations chez lesquels il y avait quelque chose de bon à prendre. Ces guérillas ne bornèrent pas là leurs exploits: elles entreprirent d'écumer les routes, de dévaliser les voyageurs et d'assaillir les convois; et qu'on ne suppose pas que nous exagérons les faits, nous les amoindrissons au contraire. Nous devons ajouter, pour être justes, que, de son côté, Miramón ne se faisait pas faute d'employer les mêmes moyens lorsque les occasions s'en présentaient, mais elles étaient rares, sa position n'était pas aussi avantageuse que celle de Juárez pour pêcher, avec de véritables bénéfices, en eau trouble.
Il est vrai que les guérilleros agissaient en apparence de leur propre mouvement, qu'ils étaient hautement désapprouvés par les deux gouvernements qui feignaient dans certaines occasions de sévir contre eux, mais le voile était tellement transparent que cette comédie ne trompait personne.
Le Mexique se trouvait ainsi transformé de fait en une immense caverne de brigands, où la moitié de la population pillait et assassinait l'autre, telle était la situation politique de ce malheureux pays à l'époque dont nous parlons; il est douteux qu'elle ait beaucoup changé depuis, à moins que ce ne soit pour empirer encore.
Le jour même où commence notre histoire, au moment où le soleil encore au-dessous de l'horizon commençait à rayer le bleu sombre du ciel d'étincelantes gerbes de pourpre et d'or, un rancho, construit en roseaux juxtaposés et ressemblant, bien qu'il fût assez vaste, à une cage à poulets, offrait un aspect animé fort singulier à une heure aussi matinale.
Ce rancho construit au milieu d'un fouillis de verdure dans une délicieuse situation, à quelques pas à peine du Rincón Grande, avait depuis peu été changé en venta ou auberge pour les voyageurs surpris par la nuit ou qui, pour une raison quelconque, préféraient s'y arrêter au lieu de pousser jusqu'à la ville.
Sur un espace de terrain assez grand laissé libre devant la venta, les ballots de plusieurs convois de mules étaient rangés en demi-cercle et empilés les uns sur les autres avec une certaine symétrie; au milieu du cercle, les arrieros accroupis près du feu boucanaient du tasajo pour leur déjeuner ou réparaient les bâts de leurs animaux qui, séparés par troupes, mangeaient leur provende de maïs placée sur des frazadas étendues sur le sol. Une berline, chargée de malles et de cartons, était remisée à l'écart auprès d'une diligence qu'un accident arrivé à une de ses roues avait contraint de s'arrêter en cet endroit. Plusieurs voyageurs, qui avaient passé la nuit en plein air roulés dans leurs zarapés, commençaient à s'éveiller, d'autres allaient et venaient en fumant leur papelitos; quelques-uns, plus alertes, avaient déjà sellé leurs chevaux et s'éloignaient au galop dans différentes directions.
Bientôt le mayoral de la diligence sortit de dessous sa voiture où il avait dormi enfoui dans l'herbe, donna à manger à ses bêtes, pansa les blessures faites par les harnais, les attela, puis il se mit à appeler ses voyageurs; ceux-ci réveillés par ses cris sortirent à demi éveillés de la venta et allèrent prendre leurs places dans la voiture. Ils étaient au nombre de neuf, à l'exception de deux individus vêtus à l'européenne et faciles à reconnaître pour Français. Tous les autres portaient le costume mexicain et paraissaient être de véritables hijos del país, c'est-à-dire des enfants du pays.
Au moment où le cocher ou mayoral, américain du nord pur sang, après être parvenu, à force de jurons yankées entremêlés de mauvais espagnol, à caser tant bien que mal ses voyageurs dans son véhicule à demi-disloqué par les cahots de la route, prenait les rênes pour partir, un galop de chevaux accompagné d'un cliquetis de sabres se fit entendre et une troupe de cavaliers revêtus de costumes à peu près militaires, mais en fort mauvais état, fit halte devant le rancho.
Cette troupe, composée d'une vingtaine d'hommes à faces patibulaires, était commandée par un alférez ou sous-lieutenant aussi pauvrement habillé que ses soldats, mais dont par contre les armes étaient en fort bon état.
Cet officier était un homme long, sec, maigre et nerveux, à la physionomie sournoise, au regard louche, et au teint de bistre.
—¡Hola! Compadre, cria-t-il au mayoral, vous partez de bien bonne heure il me semble.
Le yankée si insolent un instant auparavant changea subitement de manières; il s'inclina humblement avec un sourire faux et répondit d'une voix traînante et câline en affectant une grande joie que probablement il n'éprouvait point:
—¡Eh! ¡Válgame Dios! C'est le señor don Jesús Domínguez! Quelle heureuse rencontre! J'étais loin de m'attendre à un si grand bonheur ce matin; est-ce que votre seigneurie vient pour escorter la diligence.
—Non pas aujourd'hui, un autre devoir m'amène.
—Oh! Votre seigneurie a bien raison, mes voyageurs ne méritent guère une escorte aussi honorable; costeños qui ne me semblent pas être bien riches, d'ailleurs je serai obligé de m'arrêter au moins pendant trois heures à Orizaba pour réparer ma voiture.
—Alors adieu et vas au diable! répondit l'officier.
Le mayoral hésita un instant, puis au lieu de partir ainsi qu'on le lui commandait, il descendit rapidement de son siège et s'approcha de l'officier.
—Vous avez quelque nouvelle à me donner, n'est-ce pas, compadre, dit celui-ci?
—J'en ai une, señor, répondit le mayoral en riant faux.
—Ah! Ah! fit l'autre, et qu'est-elle? Bonne ou mauvaise?
—Le Rayo est en avant sur la route de México.
L'officier tressaillit imperceptiblement à cette révélation, mais se remettant aussitôt:
—Vous vous trompez, dit-il.
—Ah! Que non pas, je l'ai vu comme je vous vois.
L'officier sembla réfléchir une minute ou deux.
—C'est bon, je vous remercie, compadre; je prendrai mes précautions. Et vos voyageurs?
—Ce sont de pauvres hères, à part deux domestiques d'un comte français, dont les malles et les caisses remplissent à elles seules toute la voiture, les autres ne méritent pas la peine qu'on s'occupe d'eux. Est-ce que vous avez l'intention de les visiter?
—Je n'y suis pas encore décidé, je verrai, je réfléchirai.
—Enfin, vous agirez comme vous le trouverez convenable. Pardonnez-moi de vous quitter, señor don Jesús; mes voyageurs s'impatientent, il me faut partir.
—Allons, au revoir.
Le mayoral monta sur son siège, fouetta les mules, et la voiture partit avec une rapidité peu rassurante pour ceux qu'elle contenait et qui risquaient à chaque angle du chemin de se briser les os.
Aussitôt que l'officier se trouva seul, il s'approcha du ventero occupé à mesurer du maïs, à quelques arrieros et l'interpellant avec hauteur:
—Eh! lui demanda-t-il, n'avez-vous pas ici un caballero espagnol et une dame?
—Oui, répondit le ventero, en se découvrant avec un respect mêlé de crainte, oui, seigneur officier, un caballero assez âgé, accompagné d'une dame toute jeune, est arrivé ici hier un peu après le coucher du soleil, dans la berline que vous voyez là remisée devant la porte du rancho; ils avaient avec eux une escorte. D'après ce qu'ont dit les soldats, ils viennent de la Veracruz et se rendent à México.
—C'est cela même, je suis envoyé pour leur servir d'escorte jusqu'à Puebla de Los Ángeles; mais ils ne semblent pas être pressés de partir; cependant la journée doit être longue et ils ne feraient pas mal de se hâter.
En ce moment une porte intérieure s'ouvrit, un homme richement vêtu entra dans la salle commune, et après avoir légèrement soulevé son chapeau en prononçant le sacramentel Ave Maria purísima, il s'avança vers l'officier qui en l'apercevant avait fait quelques pas à sa rencontre.
Ce nouveau personnage était un homme d'environ cinquante-cinq ans encore vert; sa taille était haute et élégante, ses traits beaux et nobles, une expression de franchise et de bonté était répandue sur sa physionomie.
—Je suis don Antonio de Carrera, dit il, en s'adressant à l'officier; j'ai entendu les quelques mots que vous avez dits à notre hôte; je crois, seigneur, être la personne que vous avez mission d'escorter.
—En effet, señor caballero, répondit poliment le sous-lieutenant, le nom que vous avez prononcé est bien celui écrit par l'ordre dont je suis porteur; j'attends votre bon plaisir, prêt à faire ce que vous désirerez.
—Je vous remercie, señor; ma fille est un peu malade, je craindrais, en me mettant en route d'aussi bonne heure, de porter atteinte à sa santé délicate, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous demeurerons encore quelques heures ici et nous ne partirons qu'après notre déjeuner auquel je serais honoré que vous daigniez prendre part.
—Je vous rends mille grâces, caballero, répondit l'officier, en s'inclinant avec courtoisie, mais je ne suis qu'un soldat grossier, dont la société ne saurait être agréable à une dame; veuillez donc m'excuser si je refuse votre toute gracieuse invitation, dont cependant je vous suis aussi reconnaissant que si je l'acceptais.
—Je n'insiste pas, seigneur, bien que j'aurais été flatté de vous avoir pour convive; ainsi il est convenu, n'est-ce pas, que nous resterons ici encore?
—Tant que vous le voudrez, señor, je vous répète que je suis à vos ordres.
Après cet échange mutuel de bons procédés les deux interlocuteurs se séparèrent, le vieillard rentra dans l'intérieur du rancho et l'officier sortit pour installer le bivouac de sa troupe.
Les soldats mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux au piquet et commencèrent à vaguer de côté et d'autre en fumant leur cigarette, regardant tout avec cette inquiète curiosité particulière aux Mexicains.
Cependant l'officier avait dit quelques mots à voix basse à un soldat; celui-ci, au lieu d'imiter l'exemple de ses compagnons, était au contraire remonté à cheval et s'était éloigné au galop.
Vers dix heures du matin, les domestiques de don Antonio de Carrera attelèrent les chevaux à la berline, puis quelques instants plus tard le vieillard sortit.
Il donnait le bras à une dame, tellement enveloppée dans son voile et sa mante qu'il était littéralement impossible de rien voir de son visage ou de rien deviner de l'élégance de sa taille.
Aussitôt que la jeune dame eût été confortablement installée dans la berline, don Antonio se retourna vers l'officier qui s'était rapidement rapproché de lui.
—Nous partirons quand vous voudrez, seigneur lieutenant, lui dit-il.
Don Jesús s'inclina.
L'escorte se mit en selle; le vieillard monta alors dans la berline dont la portière fut fermée par un domestique qui prit place sur le siège à côté du cocher; quatre autres domestiques bien armés se rangèrent derrière la voiture.
—En route, cria l'officier.
La moitié de l'escorte prit les devants, l'autre moitié forma l'arrière-garde, le cocher fouetta ses chevaux, et voiture et cavaliers emportés par un galop rapide disparurent dans un nuage de poussière.
—Que Dieu le protège! murmura le ventero en se signant et en faisant sauter dans sa main deux onces d'or que lui avait données don Antonio; ce vieillard est un digne gentilhomme, malheureusement don Jesús Domínguez est avec lui, et je crains bien que son escorte ne lui soit fatale.
Cependant la berline roulait entourée par son escorte sur la route d'Orizaba. Mais à peu de distance de cette ville elle fit un crochet et par une traverse elle rejoignit le chemin de Puebla et s'avança vers les défilés de las Cumbres; tout en courant à fond de train sur la route poudreuse, les deux voyageurs causaient entre eux.
La dame qui accompagnait le vieillard était une jeune fille de seize à dix-sept ans au plus; ses traits fins délicats, ses yeux bleus bordés de longs cils qui en s'abaissant traçaient un demi-cercle brun sur ses joues veloutées, son nez droit aux ailes roses et mobiles, sa bouche mignonne dont les lèvres de corail laissaient en s'entr'ouvrant apercevoir le double chapelet de perles de ses dents, son menton séparé par une légère fossette, son teint pâle dont la blancheur était rendue plus mate par les boucles soyeuses d'une chevelure de jais dont son visage était encadré et qui retombait sur ses épaules, lui formaient une de ces physionomies étranges et sympathiques, comme seuls en produisent les pays équinoxiaux, et qui, sans avoir la morbidesse de nos frêles beautés des froids climats du nord, ont cet irrésistible attrait qui fait rêver l'ange dans la femme et impose non seulement l'amour, mais encore l'adoration.
Gracieusement pelotonnée dans un angle de la voiture, à demi-enfoncée dans des flots de gaze, elle laissait d'un air rêveur ses regards errer sur la campagne, ne répondant que d'un air distrait et par monosyllabes aux paroles que lui adressait son père.
Le vieillard, bien qu'il affectât une certaine assurance, paraissait cependant assez inquiet.
—Voyez-vous, Dolores, disait-il, tout cela n'est pas clair; malgré les affirmations répétées des chefs du gouvernement de la Veracruz, et la protection dont ils feignent de m'entourer, je n'ai aucune confiance en eux.
—Pourquoi donc, mon père? répondit nonchalamment la jeune fille.
—Pour mille raisons; la principale est que je suis Espagnol, et vous savez que malheureusement à l'époque où nous sommes, ce nom est un titre de plus à la haine des Mexicains contre tous les Européens en général.
—Cela n'est que trop vrai, mon père, mais permettez-moi une question.
—Dites, Dolores, je vous écoute.
—Eh bien, je voudrais que vous me fissiez part du motif si pressant qui vous a engagé à quitter subitement la Veracruz, et à faire ce voyage avec moi surtout, que d'ordinaire vous n'emmenez jamais dans vos excursions.
—Le motif est bien simple, mon enfant, de graves intérêts réclament ma présence à México, où je dois me rendre le plus tôt possible; d'un autre côté, l'horizon politique se rembrunit de jour en jour, j'ai réfléchi que le séjour de notre hacienda del Arenal pourrait, d'ici à quelque temps, devenir dangereux pour notre famille. J'ai donc résolu, après vous avoir laissé à Puebla chez notre parent don Luis de Pezal, dont vous êtes la filleule et qui vous aime beaucoup, de pousser jusqu'à l'Arenal où je prendrai votre frère Melchior, et de vous emmener dans la capitale où il nous sera facile de trouver une protection efficace, au cas malheureusement trop facile à prévoir, où éclaterait non pas une nouvelle révolution, car nous en subissons une depuis longtemps déjà, mais un cataclysme qui renverserait tout d'un coup le pouvoir constitué, pour y substituer celui de la Veracruz.
—Et vous n'avez pas eu d'autre motif que celui-là mon père? demanda la jeune fille en se penchant à demi avec un léger sourire.
—Quel autre motif pourrai-je avoir que celui que je viens de vous dire, ma chère Dolores?
—Je ne sais pas moi, mon père, puisque je vous le demande.
—Vous êtes une curieuse niña, reprit-il en la menaçant en riant du doigt, vous voudriez bien me faire vous avouer mon secret.
—Il y a donc un secret, mon père?
—C'est possible, mais quant à présent il vous faut en prendre votre parti, car je ne vous le dirai pas.
—Bien vrai, mon père?
—Je vous en donne ma parole.
—Oh! Alors je n'insiste pas, je sais trop bien que lorsque vous prenez ainsi votre grosse voix, et que vous froncez les sourcils, il est inutile d'insister.
—Vous êtes folle, Dolores.
—C'est égal, j'aurais bien voulu savoir pourquoi vous avez pris un faux nom pour ce voyage.
—Oh! Pour cela, je ne demande pas mieux que de vous le dire: mon nom est trop connu comme étant celui d'un homme riche, pour que je me hasarde à le porter par les chemins, lorsque tant de bandits fourmillent sur les routes.
—Vous n'avez pas eu d'autre motif que celui-là?
—Pas d'autre, chère enfant; je crois qu'il est suffisant, et que la prudence devait m'engager à agir ainsi que je l'ai fait.
—Soit, mon père, répondit-elle en hochant la tête d'un air boudeur; mais, s'écria-t-elle tout d'un coup, regardez donc, mon père, il me semble que la voiture se ralentit.
—En effet, répondit le vieillard; que signifie cela? Il baissa la glace et pencha la tête au dehors, mais il ne vit rien, la berline s'engageait en ce moment dans le défilé des Cumbres, et la route faisait des coudes si nombreux, que la vue ne pouvait s'étendre à plus de vingt-cinq ou trente pas en avant ou en arrière. Le vieillard appela alors un des domestiques qui suivaient immédiatement la voiture.
—Qu'y a-t-il donc, Sánchez? demanda le voyageur; il me semble que nous ne marchons plus aussi vite.
—C'est la vérité, señor amo, répondit Sánchez; depuis que nous avons quitté la plaine nous n'avançons plus aussi rapidement, sans que j'en connaisse la cause; les soldats de notre escorte paraissent inquiets, ils causent entre eux à voix basse en regardant incessamment autour d'eux; il est évident qu'ils redoutent quelque danger.
—Les salteadores ou les guérilleros qui infestent les routes songeraient-ils à nous attaquer? dit le vieillard avec une inquiétude mal déguisée; informez-vous donc, Sánchez. Hum! L'endroit serait bien choisi pour une surprise, cependant notre escorte est nombreuse et, à moins qu'elle ne soit de connivence avec les bandits, je doute que ceux-ci se hasardent à nous barrer le passage. Voyez, Sánchez, interrogez adroitement les soldats et venez me rapporter ce que vous aurez appris.
Le domestique salua, retint la bride et laissa la voiture le dépasser, puis il se mit en devoir de s'acquitter de la commission dont son maître l'avait chargé.
Mais Sánchez rejoignit presqu'aussitôt la berline; ses traits étaient bouleversés, sa voix haletante sifflait entre ses dents serrées par la terreur, une pâleur cadavéreuse couvrait son visage.
—Nous sommes perdus, señor amo, murmura-t-il en se penchant à la portière.
—Perdus! s'écria le vieillard avec un tressaillement nerveux et en lançant à sa fille muette d'épouvante un regard chargé de tout ce que l'amour paternel a de plus passionné, perdus! Vous êtes fou, Sánchez; expliquez-vous, au nom du ciel.
—C'est inutile, mi amo, répondit le pauvre diable en balbutiant. Voici le señor don Jesús Domínguez, le chef de l'escorte, qui vient de ce côté; sans doute il veut vous faire part de ce qui se passe.
—Qu'il arrive donc! Mieux vaut, sur mon âme, une certitude, si terrible qu'elle soit, qu'une anxiété pareille.
La voiture s'était arrêtée sur une espèce de plateforme d'une centaine de mètres carrés de largeur; le vieillard jeta un coup d'œil au dehors; l'escorte entourait toujours la berline, seulement elle paraissait être doublée: au lieu de vingt cavaliers il y en avait quarante.
Le voyageur comprit qu'il était tombé dans un guet-apens, que toute résistance serait folle et qu'il ne lui restait plus d'autre chance de salut que la soumission; cependant comme, malgré son âge, il était vert encore, doué d'un caractère ferme et d'une âme énergique il ne s'avoua pas vaincu ainsi au premier choc, et résolut d'essayer de tirer le meilleur parti possible de sa fâcheuse position.
Après avoir tendrement embrassé sa fille; lui avoir recommandé de demeurer immobile et de n'intervenir en rien dans ce qui allait se passer, au lieu de demeurer dans la berline, il ouvrit la portière et sauta assez lestement sur la route, un revolver de chaque main.
Les soldats, bien qu'ils fussent surpris de cette action, ne firent pas un geste pour s'y opposer et conservèrent impassiblement leurs rangs.
Les quatre domestiques du voyageur vinrent sans hésiter se ranger derrière lui, la carabine armée, prêts à faire feu sur l'ordre de leur maître.
Sánchez avait dit vrai: don Jesús Domínguez arrivait au galop; mais il n'était pas seul, un autre cavalier l'accompagnait.
Celui-ci était un homme court et trapu, aux traits sombres et aux regards louches, la nuance rougeâtre de son teint le faisait reconnaître pour un Indien de pure race; il portait un somptueux costume de colonel de l'armée régulière.
Le voyageur reconnut aussitôt ce sinistre personnage pour don Felipe Neri Irzabal, un des chefs guérilleros du parti de Juárez; deux ou trois fois il l'avait entrevu à la Veracruz.
Ce fut avec un tressaillement nerveux et un frisson de terreur que le vieillard attendit l'arrivée des deux hommes; cependant lorsqu'ils ne se trouvèrent plus qu'à quelques pas de lui, au lieu de leur permettre de l'interroger ce fut lui qui le premier prit la parole.
—Hola, caballeros, leur cria-t-il d'une voix hautaine, que signifie ceci, et pourquoi me contraignez-vous ainsi à interrompre mon voyage?
—Vous allez l'apprendre, cher seigneur, répondit en ricanant le guérillero; et d'abord pour que vous sachiez bien tout de suite à quoi vous en tenir, au nom de la patrie je vous arrête.
—Vous m'arrêtez? Vous? se récria le vieillard, et de quel droit?
—De quel droit? reprit l'autre avec son ricanement de mauvais augure, ¡vive Cristo! Je pourrais si cela me convenait vous répondre que c'est du droit du plus fort et la raison serait péremptoire, j'imagine.
—En effet, répondit le voyageur d'une voix railleuse, et c'est, je le suppose, le seul que vous puissiez invoquer.
—Eh bien, vous vous trompez, mon gentilhomme; je ne l'invoquerai pas, je vous arrête comme espion et convaincu de haute trahison.
—Allons, vous êtes fou, señor coronel, espion et traître, moi!
—Señor, depuis longtemps déjà le gouvernement du très excellent seigneur, le président Juárez, a les yeux sur vous; vos démarches ont été surveillées, on sait pour quel motif vous avez si précipitamment quitté la Veracruz et dans quel but vous vous rendez à México.
—Je me rends à México pour affaires commerciales et le président le sait bien, puisque lui-même a signé mon sauf-conduit et que l'escorte qui m'accompagne m'a gracieusement été donnée par lui, sans qu'il m'ait été nécessaire de la lui demander.
—Tout cela est vrai, señor; notre magnanime président, qui toujours répugne aux mesures rigoureuses, ne voulait pas vous faire arrêter, il préférait, par considération pour vos cheveux blancs, vous laisser les moyens de vous échapper, mais votre dernière trahison a comblé la mesure, et tout en se faisant violence, le président a reconnu la nécessité de sévir sans retard contre vous; j'ai été expédié à votre poursuite avec l'ordre de vous arrêter; cet ordre, je l'exécute.
—Et pourrai-je savoir de quelle trahison je suis accusé?
—Mieux que personne, seigneur don Andrés de la Cruz, vous devez connaître les motifs qui vous ont engagé à quitter votre nom pour prendre celui de don Antonio de Carrera.
Don Andrés, car tel était en réalité son nom, fut terrorisé à cette révélation, non qu'il se sentît coupable, car ce changement de nom n'avait été opéré qu'avec l'agrément du président, mais il fut confondu par la duplicité des gens qui l'arrêtaient et qui, faute de meilleures raisons, se servaient de celle-là pour le faire tomber dans un piège infâme, afin de s'emparer d'une fortune que depuis longtemps ils convoitaient.
Cependant don Andrés maîtrisa son émotion et s'adressant de nouveau au guérillero:
—Prenez garde à ce que vous faites, señor coronel, dit-il, je ne suis pas le premier venu, moi, je ne me laisserai pas ainsi spolier sans me plaindre, il y a à México un ambassadeur espagnol qui saura me faire rendre justice.
—Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit imperturbablement don Felipe; si c'est du señor Pacheco dont vous parlez, sa protection ne vous sera je crois guère profitable; ce caballero qui se qualifie ambassadeur extraordinaire de S. M. la reine d'Espagne a jugé convenable de reconnaître le gouvernement du traître Miramón. Nous n'avons donc, nous autres, rien à démêler avec lui et son influence auprès du président national est complètement nulle, d'ailleurs je n'ai pas à discuter avec vous; quoiqu'il arrive, je vous arrête. Voulez-vous vous rendre ou prétendez-vous m'opposer une résistance inutile! Répondez.
Don Andrés jeta un regard circulaire sur les gens qui l'entouraient, il comprit que, à part ses domestiques, il n'avait à espérer de secours ou d'appui de personne, alors il laissa tomber ses revolvers à ses pieds, et croisant ses bras sur sa poitrine.
—Je me rends devant la force, dit-il d'une voix ferme, mais je proteste devant tous ceux qui m'entourent contre la violence qui m'est faite.
—Soit, protestez, cher seigneur, vous en êtes le maître, peu m'importe à moi; don Jesús Domínguez, ajouta-t-il en s'adressant à l'officier qui, calme, impassible et indifférent, avait assisté à cette scène, nous allons sans retard procéder à la visite minutieuse des bagages, et surtout des papiers du prisonnier.
Le vieillard haussa les épaules avec mépris.
—C'est bien joué, dit-il; malheureusement, vous vous y prenez un peu tard, caballero.
—Que voulez-vous dire?
—Rien autre chose, sinon que l'argent et les valeurs que vous vous flattez de trouver dans mes bagages n'y sont pas; je vous connais trop bien, señor, pour ne pas avoir pris mes précautions dans la prévision de ce qui arrive en ce moment.
—Malédiction! s'écria le guérillero en frappant du poing le pommeau de sa selle; gachupine du démon, ne crois pas nous échapper ainsi, quand je devrais te faire écorcher vif je saurai, je te le jure, où tu as caché tes trésors.
—Essayez, répondit avec ironie don Andrés, en lui tournant le dos.
Le bandit venait de se révéler; le guérillero, après l'éclat auquel l'avait emporté son avarice, n'avait plus de mesures à garder vis-à-vis de celui qu'il prétendait dépouiller d'une façon si audacieusement cynique.
—C'est bien, dit-il, nous allons voir, et se penchant à l'oreille de don Jesús, il lui parla bas pendant quelques minutes.
Les deux bandits concertaient sans doute entre eux les mesures les plus efficaces qu'ils comptaient employer afin de contraindre l'Espagnol à révéler son secret et à se mettre à leur merci.
—Don Andrés, dit au bout d'un instant avec un ricanement nerveux le guérillero, puisqu'il en est ainsi, je me ferai un scrupule d'interrompre votre voyage; avant de retourner à la Veracruz nous nous rendrons de compagnie à votre hacienda del Arenal, où nous serons beaucoup plus commodément que sur cette route pour parler d'affaires, veuillez, je vous prie, remonter dans votre voiture, nous partons; d'ailleurs votre fille, la charmante Dolores, a besoin sans doute d'être rassurée.
Le vieillard pâlit, car il comprit toute l'horrible portée de la menace que lui faisait le bandit, il leva les yeux au ciel et fit un mouvement pour se rapprocher de la voiture.
Mais au même instant un galop furieux se fit entendre, les soldats s'écartèrent avec épouvante et un cavalier, arrivant à fond de train, pénétra comme un ouragan au centre du cercle qui s'était formé autour de la berline.
Ce cavalier était masqué, un voile noir couvrait entièrement son visage, il arrêta brusquement son cheval sur les pieds de derrière et fixant sur le guérillero ses yeux qui brillaient comme des charbons ardents à travers les trous du voile qui le cachait:
—Que se passe-t-il donc ici? demanda-t-il d'un ton bref et menaçant.
Par un geste instinctif, le guérillero pesa sur la bride et fit reculer son cheval sans répondre.
Les soldats et l'officier lui-même se signèrent avec terreur en murmurant à demi-voix:
—El Rayo! El Rayo!
—Je vous ai interrogé, reprit l'inconnu après quelques secondes d'attente.
Les quarante et quelques hommes qui l'entouraient, courbèrent piteusement la tête et se reculant peu à peu élargirent considérablement le cercle, semblant peu désireux d'entrer en pourparlers avec ce mystérieux personnage.
Don Andrés sentit l'espoir rentrer dans son cœur; un pressentiment secret l'avertissait que l'arrivée subite de cet homme allait sinon complètement changer sa position, au moins la faire entrer dans une phase plus avantageuse pour lui; de plus, il lui semblait, sans qu'il lui fût possible de se rappeler où il l'avait entendu, reconnaître confusément la voix de l'inconnu, aussi, lorsque chacun s'éloignait avec crainte, lui, au contraire, s'en approcha avec un empressement instinctif dont il ne se rendit pas compte.
Don Jesús Domínguez, le commandant de l'escorte, avait disparu; il avait honteusement pris la fuite.
A l'époque où se passe notre histoire, un homme avait, au Mexique, le privilège de concentrer sur sa personne toutes les curiosités, toutes les terreurs, et qui plus est toutes les sympathies.
Cet homme était el Rayo, c'est-à-dire le Tonnerre.
Qui était el Rayo? D'où venait-il? Que faisait-il?
A ces trois questions, bien courtes cependant, nul n'aurait su répondre avec certitude.
Et pourtant Dieu sait quelle prodigieuse quantité de légendes couraient sur lui.
Voici en quelques mots ce qu'on savait de plus certain sur son compte.
Vers la fin de 1857, il avait tout à coup paru sur la route qui conduit de México à la Veracruz, dont il s'était alors chargé de faire la police à sa manière. Arrêtant les convois et les diligences, protégeant ou rançonnant les voyageurs, c'est-à-dire dans le second cas, obligeant les riches à faire à leur bourse une légère saignée en faveur de leurs compagnons moins favorisés qu'eux de la fortune et contraignant les chefs d'escorte à défendre contre les attaques des salteadores les personnes qu'ils s'étaient chargés d'accompagner.
Personne n'aurait pu dire s'il était jeune ou vieux, beau ou laid, brun ou blond, car jamais nul n'avait vu son visage à découvert. Quant à sa nationalité, elle était toute aussi impossible à reconnaître; il parlait avec la même facilité et la même élégance le castillan, le français, l'allemand, l'anglais et l'italien.
Ce personnage mystérieux était parfaitement renseigné sur tout ce qui se passait sur le territoire de la République, il savait non seulement les noms et la position sociale des voyageurs auxquels il lui plaisait d'avoir affaire, mais encore il connaissait sur eux certaines particularités secrètes qui fort souvent les mettaient très mal à leur aise.
Chose plus étrange encore que tout ce que nous avons rapporté, c'est que el Rayo était toujours seul et qu'il n'hésitait jamais, quel que fût le nombre de ses adversaires, à leur barrer le passage. Nous devons ajouter que l'influence que sa présence exerçait sur ceux-ci était tellement grande, que sa vue suffisait pour arrêter toute velléité de résistance et qu'une menace de lui faisait courir un frisson de terreur dans les veines de ceux à qui il l'adressait.
Les deux présidents de la République, tout en se faisant une guerre à outrance pour se supplanter l'un l'autre, avaient, chacun en particulier, essayé à plusieurs reprises de délivrer la grande route d'un caballero si incommode et qui leur semblait être un dangereux compétiteur, mais toutes leurs tentatives pour obtenir ce résultat avaient échoué d'une façon déplorable: el Rayo, on ne sait comment, mis en garde et parfaitement renseigné sur les mouvements des soldats envoyés à sa recherche, apparaissait toujours à l'improviste devant eux, déjouait leurs ruses et les contraignait à se retirer honteusement.
Une fois cependant, le gouvernement de Juárez espéra que c'en était fait d'el Rayo et qu'il n'échapperait pas aux mesures prises pour s'emparer de sa personne.
On avait appris que, depuis quelques jours, il passait toutes les nuits couché dans un rancho situé à peu de distance de Paso del Macho: un détachement de vingt dragons, commandé par Carvajal, un des guérilleros les plus cruels et les plus déterminés, fut immédiatement et dans le plus grand secret expédié à Paso del Macho.
Le commandant avait l'ordre de fusiller son prisonnier aussitôt qu'il serait parvenu à s'emparer de lui, afin, sans doute, de ne pas lui laisser le loisir de tenter une évasion pendant le trajet de Paso del Macho à la Veracruz.
Le détachement partit donc en toute hâte; les dragons, auxquels on avait promis une forte récompense s'ils réussissaient dans leur scabreuse expédition, étaient parfaitement disposés à faire leur devoir, honteux d'être depuis si longtemps tenus en échec par un seul homme, et brûlant de prendre enfin leur revanche.
Les soldats arrivèrent en vue du rancho; à deux lieues environ de Paso del Macho, ils avaient fait rencontre d'un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage et monté sur une mauvaise mule, trottinait en marmottant son chapelet.
Le commandant avait invité le moine à se joindre à sa troupe, ce que celui-ci avait accepté avec une certaine hésitation. Au moment où le détachement, qui marchait un peu à la débandade, allait atteindre le rancho, le moine mit pied à terre.
—Que faites-vous donc, padre? lui demanda le commandant.
—Vous le voyez, mon fils, je descends de ma mule; mes affaires m'appellent dans un rancho peu éloigné, et tout en vous laissant continuer votre route, je vous demande la permission de vous quitter, en vous remerciant de la bonne société que vous avez bien voulu me faire depuis notre rencontre.
—Oh, oh! fit le commandant en riant d'un gros rire, il n'en sera pas ainsi, señor padre, nous ne pouvons nous séparer de cette façon.
—Pourquoi donc, mon fils? demanda le moine en s'approchant de l'officier, tout en conduisant sa mule par la bride.
—Pour une raison bien simple, mon digne fray...
—Pancracio, pour vous servir, señor caballero dit le moine en s'inclinant.
—Pancracio soit, reprit l'officier. J'ai besoin de vous, ou, pour être plus vrai, de votre ministère; en un mot, il s'agit de confesser un homme qui va mourir.
—Et qui donc?
—Connaissez-vous el Rayo, señor Frayle?
—¡Santa Virgen! Si je le connais, illustre commandant!
—Eh bien, c'est lui qui va mourir.
—Vous l'avez arrêté?
—Pas encore, mais dans quelques minutes ce sera fait, je le cherche.
—Ah bah! Où est-il donc?
—Tenez, là, dans ce rancho que vous apercevez d'ici, répondit l'officier en se penchant complaisamment vers le moine et en étendant le bras dans la direction qu'il lui indiquait.
—Vous en êtes sûr, illustre commandant?
—¡Caray! Si j'en suis sûr!
—Eh bien, je crois que vous vous trompez.
—Hein? Que voulez-vous dire, sauriez-vous quelque chose?
—Certes, je sais quelque chose, puisque el Rayo c'est moi! ¡Ladrón maldito!
Et avant que l'officier, atterré de cette révélation subite à laquelle il était si loin de s'attendre, eût repris son sang-froid, el Rayo l'avait saisi par la jambe, l'avait jeté à terre, s'était mis en selle à sa place, et, s'armant de deux revolvers à six coups cachés sous sa robe, il se précipitait à fond de train sur le détachement, en faisant feu des deux mains à la fois et poussant son terrible cri de guerre: El Rayo! El Rayo!
Les soldats, aussi et même plus surpris que leur officier de cette attaque si rude et si imprévue, se débandèrent et s'enfuirent dans toutes les directions.
El Rayo, après avoir traversé tout le détachement, dont il tua sept hommes et renversa un huitième du poitrail de son cheval, ralentit tout à coup l'allure rapide de sa monture, et, après s'être arrêté pendant quelques minutes d'un air de défi à une centaine de pas, voyant que les dragons ne le poursuivaient point; ce que les pauvres diables, épouvantés, n'avaient garde de faire, car ils ne songeaient qu'à s'enfuir, en abandonnant leur officier, il tourna bride et revint vers celui-ci, toujours étendu sur le sol, comme s'il eût été mort.
—Eh! Commandant, lui dit-il en mettant pied à terre, voilà votre cheval, reprenez-le, il vous servira à rejoindre vos soldats; quant à moi, je n'en ai plus besoin, je vais vous attendre au rancho où, si vous conservez le désir de m'arrêter et de me faire fusiller, vous me trouverez prêt à vous recevoir jusqu'à demain huit heures du matin; au revoir.
Il le salua alors de la main, enfourcha sa mule et se dirigea vers le rancho, où effectivement il entra.
Nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'il dormit paisiblement jusqu'au matin, sans que l'officier et les soldats, si acharnés à sa poursuite, osassent venir troubler son repos ils étaient repartis pour la Veracruz, sans retourner la tête.
Voilà quel était l'homme dont l'apparition inattendue au milieu de l'escorte de la berline avait causé une si grande frayeur aux soldats et entièrement glacé leur courage.
El Rayo demeura un instant calme, froid et sombre en face des soldats groupés devant lui, puis d'une voix brève et nettement accentuée:
—Señores, dit-il, vous avez, il me semble, oublié que nul, si ce n'est moi, n'a le droit de commander en maître sur les grands chemins de la République. Señor don Felipe Neri, ajouta-t-il en se tournant vers l'officier immobile à quelques pas de lui, vous pouvez rebrousser chemin avec vos hommes, la route est parfaitement libre jusqu'à Puebla; vous me comprenez n'est-ce pas?
—Je vous comprends, caballero; cependant il me semble, répondit en hésitant le colonel, que mon devoir m'ordonne d'escorter...
—Pas un mot de plus, interrompit violemment el Rayo, pesez bien mes paroles et surtout faites-en votre profit, ceux que vous espériez rencontrer à quelques pas d'ici, n'y sont plus; les cadavres de plusieurs d'entre eux servent en ce moment de pâture aux vautours. C'est partie perdue pour vous aujourd'hui, croyez-moi, tournez bride.
L'officier eut une seconde d'hésitation, puis faisant faire à son cheval quelques pas en avant:
—Señor, dit-il d'une voix que l'émotion faisait trembler, je ne sais si vous êtes un homme ou un démon, pour imposer ainsi seul contre tous votre volonté à des hommes braves: mourir n'est rien pour un soldat, lorsqu'il est frappé en pleine poitrine en face de l'ennemi; une fois déjà j'ai reculé devant vous, je ne veux plus qu'il en soit ainsi, aujourd'hui tuez-moi, mais ne me déshonorez pas.
—J'aime vous entendre parler ainsi, don Felipe, répondit froidement el Rayo, la bravoure sied bien à un militaire; malgré vos instincts pillards, et vos habitudes de bandit, je vois avec plaisir que le courage ne vous manque point, je ne désespère pas de vous amener plus tard à résipiscence, si une balle en coupant brutalement le fil de vos jours n'arrête subitement le cours de vos bonnes intentions, ordonnez à vos soldats qui tremblent, comme des poltrons qu'ils sont, de reculer d'une douzaine de pas, je vais vous donner la satisfaction que vous désirez.
—Ah! Caballero, s'écria l'officier, il serait possible, vous consentiriez.
—A jouer ma vie contre la vôtre, interrompit railleusement el Rayo; pourquoi non? Vous désirez une leçon; cette leçon, vous allez la recevoir.
Sans perdre un instant, l'officier tourna bride et se mit en devoir de faire reculer ses soldats, manœuvre que ceux-ci exécutèrent avec le plus louable empressement.
Don Andrés de la Cruz, car maintenant nous lui rendrons son véritable nom, avait assisté en spectateur fort intéressé à toute cette scène à laquelle jusque-là il n'avait osé se mêler.
Cependant lorsqu'il vit la tournure que prenaient les choses il crut devoir hasarder quelques observations.
—Pardon, caballero, dit-il en s'adressant au mystérieux inconnu, tout en vous remerciant sincèrement de votre intervention en ma faveur, permettez-moi de vous faire observer que, depuis trop longtemps déjà, je suis arrêté dans ce défilé et que je désirerais continuer ma route afin de mettre le plus tôt possible ma fille à l'abri de tout danger.
—Aucun danger ne menace doña Dolores, señor, répondit froidement el Rayo; ce retard de quelques minutes seulement ne peut en aucune façon avoir pour elle de fâcheuses conséquences, d'ailleurs, je désire que vous assistiez à ce combat qui; en quelque sorte, se livre pour soutenir votre cause; ayez donc patience, je vous prie. Mais tenez, voici don Felipe qui revient; l'affaire ne sera pas longue. Figurez-vous que vous pariez à un combat de coqs; je suis convaincu que vous prendrez plaisir à ce qui va se passer.
—Mais cependant, reprit don Andrés.
—Vous me désobligeriez en insistant davantage, caballero, interrompit sèchement el Rayo, vous avez je le sais, d'excellents revolvers que Devisme vous a envoyés de Paris; veuillez être assez bon pour en prêter un au señor don Felipe, ils sont chargés, je suppose?
—Ils sont chargés, oui señor, répondit don Andrés en présentant à l'officier un de ses pistolets.
Celui-ci le prit, le tourna et le retourna entre ses mains, puis levant la tête d'un air désappointé:
—Je ne sais pas me servir de ces armes, dit-il.
—Oh! C'est bien facile, allez, répondit courtoisement el Rayo et, dans un instant, vous connaîtrez parfaitement leur mécanisme; señor don Andrés, veuillez, je vous prie, être assez bon pour expliquer à ce caballero le maniement, si simple, de ces armes.
L'Espagnol obéit; en effet, l'officier comprit au premier mot l'explication qui lui était donnée.
—Maintenant, señor don Felipe, reprit el Rayo toujours froid et impassible, écoutez-moi bien: je consens à vous donner cette satisfaction à la condition que quelle que soit l'issue de ce combat, vous vous engagiez, n'est-ce pas, à tourner bride aussitôt en laissant le señor don Andrés et sa fille libres de continuer leur voyage comme cela leur conviendra: est-ce convenu?
—C'est convenu, señor.
—Fort bien; maintenant, voici ce que vous et moi, nous allons faire: dès que nous aurons mis pied à terre, nous nous placerons à vingt pas l'un de l'autre; cette distance vous convient-elle?
—Parfaitement, seigneurie.
—Bon; alors, à un signal donné par moi, vous tirerez les six coups de votre revolver: moi, je tirerai ensuite, après vous, mais une fois seulement, car nous sommes pressés.
—Pardon, seigneurie, mais si je vous tue de ces six coups?
—Vous ne me tuerez pas, señor, répondit froidement el Rayo.
—Vous croyez?
—J'en suis sûr; pour tuer un homme de ma trempe, señor don Felipe, dit el Rayo, avec un accent de mordante ironie, il faut un cœur ferme et une main de fer: vous ne possédez ni l'un ni l'autre.
Don Felipe ne répliqua pas, mais, en proie à une rage sourde, le front pâle et les sourcils froncés à se joindre, il alla résolument se placer à vingt pas de son adversaire.
El Rayo avait mis pied à terre, puis le corps fièrement cambré, la tête rejetée en arrière, la jambe droite avancée et les bras croisés au dos, il s'était placé en face de l'officier.
—Maintenant, dit-il, faites bien attention à viser juste; les revolvers, si bons qu'ils soient, ont en général le défaut d'aller toujours un peu haut; ne vous pressez pas, vous y êtes? Bien, allez!
Don Felipe ne se fit pas répéter l'invitation, il déchargea trois fois coup sur coup son revolver.
—Trop vite, beaucoup trop vite, lui cria el Rayo, je n'ai même pas entendu siffler vos balles. Voyons, plus de calme, tâchez de profiter des trois coups qui vous restent.
Tous les regards étaient fixes, toutes les poitrines haletantes. L'officier, démoralisé par le sang-froid de son adversaire et le mauvais succès de son tir, se sentait malgré lui fasciné par la noire statue impassible devant lui et dont il voyait seulement, à travers les trous du masque, briller les yeux comme des charbons ardents; des gouttelettes d'une sueur froide perlaient à chacun de ses cheveux qui se dressaient d'épouvante, son assurance première l'avait abandonné.
Cependant la colère et l'orgueil lui rendirent la force nécessaire pour cacher aux yeux des assistants l'agonie affreuse qu'il souffrait; par un suprême effort de volonté, il reprit un calme apparent, et il tira de nouveau.
—Ceci est mieux, dit railleusement el Rayo, seulement un peu trop haut, voyons l'autre.
Exaspéré par cette dernière raillerie, don Felipe lâcha la détente.
La balle alla frapper le roc à un pouce au plus au-dessus de la tête de l'inconnu.
Il ne restait plus qu'une balle dans le revolver.
—Faites cinq pas en avant, dit el Rayo; peut-être ne perdrez-vous pas votre dernier coup.
Sans répondre à ce mordant sarcasme, l'officier bondit comme une bête fauve, se plaça à quinze pas et tira.
—A moi, dit froidement l'inconnu en se reculant pour rétablir la première distance; vous avez oublié de vous découvrir, caballero, ceci est un manque de politesse que je ne saurais tolérer.
Saisissant alors un des pistolets passés à sa ceinture, il l'arma, étendit le bras et tira sans se donner la peine de viser. La coiffure de l'officier enlevée de sa tête alla rouler sur la poussière.
Don Felipe poussa un rugissement de bête fauve.
—Oh! s'écria-t-il, vous êtes un démon!
—Non, répondit el Rayo, je suis un homme de cœur. Maintenant, partez, je vous laisse la vie.
—Oui, je pars, mais, homme ou démon, je vous tuerai; je le jure. Dussé-je vous poursuivre jusqu'au fond des enfers.
El Rayo s'approcha de lui, le prit violemment par le bras, l'entraîna à l'écart et, soulevant le voile qui cachait ses traits, il lui fit voir son visage.
—Vous me reconnaîtrez à présent, n'est-ce pas? lui dit-il, d'une voix sourde; seulement souvenez-vous que maintenant que vous m'avez vu face-à-face, notre première rencontre sera mortelle; partez.
Don Felipe ne répliqua pas, il remonta à cheval, se mit à la tête de ses soldats effarés, et reprit au galop la route d'Orizaba.
—Cinq minutes plus tard, il ne restait sur le plateau que les voyageurs et leurs domestiques. El Rayo, profitant sans doute du moment de désordre et de surprise causé par la fin de cette scène, avait disparu.
Quatre jours s'étaient écoulés depuis les événements rapportés dans notre dernier chapitre; le comte Ludovic de la Saulay et Olivier cheminaient encore côte à côte; mais le lieu de la scène avait complètement changé.
Tout autour d'eux, s'étendait une immense plaine couverte d'une luxuriante végétation coupée par quelques cours d'eau, sur les bords desquels s'accroupissaient les humbles huttes, de plusieurs pueblos peu importants; des troupeaux nombreux paissaient çà et là, surveillés par des vaqueros à cheval portant la reata à la selle, la machette au côté et la longue lance au crochet. Sur une route, dont les détours tranchaient en jaune sur la teinte verte de la plaine, apparaissaient, comme des points noirs, des recuas de mulas qui se pressaient vers des montagnes neigeuses qui fermaient au loin l'horizon; des bouquets d'arbres, gigantesques, accidentaient le paysage, et un peu sur la droite, au sommet d'une colline assez élevée, se dressaient orgueilleusement les murailles massives d'une importante hacienda.
Les deux voyageurs suivaient, au petit pas, les derniers détours d'un sentier étroit qui descendait en pente douce dans la plaine; à un moment donné le rideau d'arbres qui masquait leur vue s'étant écarté à droite et à gauche, le paysage sembla tout à coup surgir devant eux, comme s'il avait été subitement créé par la baguette magique d'un puissant enchanteur.
Le comte s'arrêta et poussa un cri d'admiration à la vue du magnifique kaléidoscope qui se déroulait devant ses yeux.
—Ah, ah! fit Olivier, je sais que vous êtes amateur, c'est une surprise que je vous ménageais; comment la trouvez-vous?
—C'est admirable, je n'ai jamais rien vu d'aussi beau, s'écria le jeune homme avec enthousiasme.
—Oui, reprit l'aventurier avec un soupir étouffé, c'est assez bien, pour un paysage gâté par la main des hommes; je vous l'ai dit plusieurs fois déjà: c'est seulement dans les hautes savanes du grand désert mexicain qu'il est possible de voir la nature telle que Dieu l'a faite; ceci n'est qu'un décor d'opéra en comparaison, une nature de convention qui n'a pas de raison d'être et qui ne signifie rien.
Le comte sourit à cette boutade.
—De convention ou non, moi je trouve cette vue admirable.
—Oui, oui, je vous le répète, c'est assez bien réussi. Songez combien ce paysage devait être beau, aux premiers jours du monde, puisque malgré tous leurs efforts maladroits, les hommes ne sont pas encore parvenus à le gâter entièrement.
Les rires du jeune homme redoublèrent à ces paroles.
—Sur ma foi! dit-il, vous êtes un charmant compagnon, monsieur Olivier, et lorsque je me serai séparé de vous, bien souvent je regretterai votre agréable compagnie.
—Alors préparez-vous à me regretter, monsieur le comte, répondit-il en souriant, car nous n'avons plus que quelques instants à passer ensemble.
—Comment cela?
—Une heure tout au plus, pas davantage, mais continuons notre route: le soleil commence à devenir chaud et l'ombrage des arbres qui sont là-bas nous sera fort agréable.
Ils lâchèrent la bride à leurs chevaux et reprirent au petit pas la descente presqu'insensible qui les devait conduire dans la plaine.
—Est-ce que vous ne commencez pas à éprouver le besoin de vous reposer de vos fatigues, monsieur le comte? demanda l'aventurier en tordant nonchalamment une cigarette.
—Ma foi non; grâce à vous ce voyage m'a paru charmant, bien qu'un peu monotone.
—Comment, monotone?
—Dame, en France on nous fait des récits effrayants des pays d'outremer, où dit-on on trouve à chaque pas des bandits embusqués, où l'on ne saurait faire dix lieues sans risquer vingt fois sa vie; aussi n'est-ce qu'avec une certaine appréhension que nous débarquons sur ces rivages. J'avais la tête farcie d'histoires à faire dresser les cheveux; je me préparais à des surprises, des guets-apens, des combats acharnés, que sais-je encore! Eh bien, pas du tout, j'ai fait le voyage le plus prosaïque du monde, sans le plus petit accident que je puisse raconter plus tard.
—Vous n'êtes pas encore hors du Mexique.
—C'est vrai, mais mes illusions sont détruites, je ne crois plus aux bandits mexicains, ni aux féroces Indiens; ce n'est pas la peine de venir si loin, pour ne rien voir de plus que ce qu'on verrait dans son pays. Au diable les voyages! Il y a quatre jours, je croyais que nous allions avoir une aventure; pendant que vous m'aviez laissé seul, je formais des projets de bataille à perte de vue, et puis, au bout de deux longues heures d'absence, vous revenez tout souriant m'annoncer que vous vous étiez trompé et que vous n'aviez rien vu; il m'a fallu renfoncer toutes mes intentions belliqueuses. Définitivement, c'est ne pas avoir de chance.
—Que voulez-vous? répondit l'aventurier avec un accent d'imperceptible ironie, la civilisation nous gagne tellement que nous ressemblons aujourd'hui, à part quelques légères nuances, aux peuples du vieux monde.
—Riez, riez, moquez-vous bien de moi, je vous en laisse parfaitement le droit; mais revenons s'il vous plaît à notre sujet.
—Revenons-y, je ne demande pas mieux, monsieur le comte. Ne m'avez-vous pas, en causant avec moi, dit, entre autres choses, que vous aviez l'intention de vous rendre à l'hacienda del Arenal, et que si vous ne vous détourniez pas de votre route, au lieu de pousser tout droit à México, c'était par la raison, que vous craigniez de vous égarer dans un pays que vous ne connaissez pas, et de ne point rencontrer des personnes capables de vous remettre dans le bon chemin?
—Je vous ai dit cela, en effet, monsieur.
—Oh! Puisqu'il en est ainsi, la question se simplifie extraordinairement.
—Comment cela?
—Tenez, monsieur le comte, regardez devant vous. Que voyez-vous?
—Un magnifique bâtiment qui ressemble à une forteresse.
—Eh bien, ce bâtiment est l'hacienda del Arenal.
Le comte jeta un cri d'étonnement.
—Il serait possible! Vous ne me trompez pas, dit-il?
—Dans quel but? répondit doucement l'aventurier.
—Oh! Mais de cette façon la surprise est bien plus charmante que je ne le supposais d'abord.
—Ah! A propos, j'oubliais un détail qui ne manque pas, cependant, que d'avoir pour vous une certaine importance: vos domestiques et tous vos bagages sont rendus depuis deux jours déjà à l'hacienda.
—Mais comment mes domestiques ont ils été informés?
—C'est moi qui les ai avertis.
—Vous ne m'avez presque pas quitté.
—C'est vrai, quelques instants seulement, mais cela a suffi.
—Vous êtes un aimable compagnon, monsieur Olivier; je vous remercie sincèrement de toutes vos attentions pour moi.
—Allons donc, vous plaisantez.
—Connaissez-vous le propriétaire de cette hacienda.
—Don Andrés de la Cruz? Très bien.
—Quel homme est-ce?
—Au moral ou au physique?
—Au moral.
—Un homme de cœur et d'intelligence; il fait beaucoup de bien, et est accessible aux pauvres comme aux riches.
—Hum! C'est un magnifique portrait que vous faites-là.
—Je reste au-dessous de la vérité; il a beaucoup d'ennemis.
—Des ennemis?
—Oui, tous les coquins du pays, et grâce à Dieu, ils foisonnent sur cette terre bénie.
—Et sa fille doña Dolores?
—C'est une délicieuse enfant de seize ans, bonne plus encore que belle; innocente et pure, ses yeux reflètent le ciel; c'est un ange que Dieu s'est plu à égarer sur la terre, pour faire honte aux hommes sans doute.
—Vous m'accompagnerez à l'hacienda, n'est-ce pas, monsieur? dit le comte.
—Non, je ne vois pas le señor don Andrés de la Cruz; dans quelques minutes j'aurai l'honneur de prendre congé de vous.
—Pour nous revoir bientôt, je l'espère.
—Je n'ose vous le promettre, monsieur le comte. Ils marchèrent encore pendant quelques instants silencieux aux côtés l'un de l'autre.
Ils avaient hâté le pas de leurs chevaux et approchaient rapidement de l'hacienda, dont les bâtiments apparaissaient maintenant dans tout leur développement.
C'était une de ces magnifiques résidences construites dans les premiers temps de la conquête, demi-palais, demi-forteresse, comme les Espagnols en élevaient alors sur leurs terres, afin de tenir les Indiens en échec et de résister à leurs attaques, pendant les nombreuses révoltes qui ensanglantèrent les premières années de l'invasion des Européens.
Les almenas ou créneaux qui couronnaient les murs, témoignaient de la noblesse du propriétaire de l'hacienda, les gentilshommes seuls possédant le droit de créneler leurs habitations, droit dont ils se montraient fort jaloux.
On voyait briller aux rayons ardents du soleil le dôme de la chapelle de l'hacienda qui s'élevait au-dessus des murailles.
Plus les voyageurs approchaient, plus le paysage semblait vivant; à chaque instant ils croisaient des cavaliers, des arrieros avec leurs mules, des Indiens courant avec des fardeaux suspendus sur leur dos par une courroie passée autour de leur front, puis c'était des troupeaux chassés par les vaqueros et changeant de pâturages, des moines trottant sur des mules, des femmes, des enfants, enfin des gens affairés de tous états et de tous sexes qui allaient, venaient et se croisaient dans tous les sens.
Lorsqu'ils atteignirent le pied de la colline que dominait l'hacienda, l'aventurier arrêta son cheval au moment où celui-ci s'engageait dans le sentier conduisant à la porte principale de l'habitation.
—Monsieur le comte, dit-il, en se tournant vers le jeune homme; nous voici arrivés au terme de notre voyage, permettez-moi de prendre congé de vous.
—Pas avant que vous m'ayez promis de me revoir.
—Je ne puis vous promettre cela, comte, nos routes sont diamétralement opposées, d'ailleurs peut-être vaudrait-il mieux que nous ne nous revissions jamais.
—Que voulez-vous dire?
—Rien d'offensant pour vous, ou qui vous soit personnel; permettez-moi de serrer votre main avant de nous quitter.
—Oh! De grand cœur, s'écria le jeune homme en lui tendant la main avec effusion.
—Et maintenant, adieu! Adieu encore une fois; le temps s'envole rapidement et je devrais être déjà loin.
L'aventurier se pencha sur le cou de son cheval et s'élança avec la rapidité d'une flèche dans un sentier où il ne tarda pas à disparaître.
Le comte le suivit des yeux aussi longtemps qu'il lui fut possible de l'apercevoir; lorsqu'enfin il se fut dérobé derrière un pli de terrain, le comte poussa un soupir.
—Quel caractère étrange! murmura-t-il à voix basse. Oh! Je le reverrai, il le faut.
Le jeune homme fit doucement sentir l'éperon à son cheval, et s'engagea dans le sentier qui devait, en quelques minutes, le conduire au sommet de la colline et à la porte principale de l'hacienda.
L'aventurier avait dit vrai, le comte était attendu à l'hacienda; il en eut la preuve en apercevant ses deux domestiques à la porte, semblant guetter son arrivée.
Le jeune homme mit pied à terre dans une première cour et abandonna son cheval aux mains d'un palefrenier qui l'emmena.
Au moment où le comte se dirigeait vers une large porte surmontée d'une marquise et qui donnait accès dans les appartements, don Andrés en sortit, accourut vers lui avec empressement, le pressa sur son cœur avec effusion et l'embrassa à plusieurs reprises en lui disant:
—Dieu soit loué! Vous voici enfin! Nous commencions à être dans une inquiétude mortelle à votre sujet.
Le comte, pris ainsi à l'improviste, s'était laissé presser et embrasser sans trop comprendre ce qui lui arrivait ni à qui il avait affaire; mais le vieillard, s'apercevant de l'étonnement qu'il éprouvait et que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler complètement, ne le laissa pas plus longtemps dans l'embarras et se nomma en ajoutant:
—Je suis votre proche parent, mon cher comte, votre cousin; ainsi ne vous gênez pas, agissez ici comme chez vous; cette maison et tout ce qu'elle contient est à votre disposition et vous appartient.
Le jeune homme se confondit en protestation, mais don Andrés l'interrompit encore.
—Je suis un vieux fou, dit-il, je vous tiens là en vous racontant mes radotages, j'oublie que vous venez de fournir une longue course à cheval, et que vous devez avoir besoin de repos. Venez, je veux avoir le plaisir de vous conduire moi-même à votre appartement, il est prêt depuis plusieurs jours déjà.
—Mon cher cousin, répondit le comte, je vous remercie mille fois de vos gracieuses prévenances; mais je crois qu'il serait convenable que vous daigniez me présenter à ma cousine avant que je me retire.
—Cela ne presse pas, mon cher comte; ma fille est en ce moment enfermée dans son boudoir avec ses femmes; laissez-moi vous annoncer d'abord, je sais mieux que vous ce qu'il convient de faire en cette circonstance, reposez-vous.
—Soit, mon cousin, je vous suis; d'ailleurs, je vous avoue, puisque vous êtes assez bon pour me mettre si bien à mon aise, que je ne serai nullement fâché de prendre quelques heures de repos.
—Ne le savais-je pas bien? répondit gaîment don Andrés, mais tous les jeunes gens sont les mêmes, ils ne doutent de rien.
L'hacendero conduisit alors son hôte à un appartement qui avait été installé et meublé avec goût, sous la surveillance immédiate de don Andrés, et qui était destiné à servir d'habitation au comte, pendant tout le temps qu'il lui plairait de résider à l'hacienda; ses malles y avaient déjà été transportées, et son valet de chambre l'attendait.
Cet appartement, sans être grand, était cependant disposé d'une façon fort bien entendue et très confortable, vu les ressources du pays.
Il se composait de quatre pièces, la chambre à coucher du comte avec cabinet de toilette et salle de bains à côté, un cabinet de travail faisant salon, une antichambre et une pièce pour les domestiques du comte, afin que de jour et de nuit il pût les avoir à sa disposition.
Au moyen de quelques cloisons, on l'avait séparé et rendu entièrement indépendant des autres appartements de l'hacienda; on y pénétrait par trois portes, une donnant sous le vestibule, la seconde sur la cour commune, et la troisième donnant par quelques marches accès dans la magnifique huerta de l'hacienda qui, par son étendue, pouvait passer pour un parc.
Le comte nouvellement débarqué au Mexique, et de même que tous les étrangers se faisaient une fausse idée d'un pays qu'il ne connaissait pas, était loin de s'attendre à trouver, à l'hacienda del Arenal, une installation aussi commode et aussi conforme à ses goûts et à ses habitudes un peu sérieuses, aussi fût-il réellement dans le ravissement de ce qu'il voyait; il remercia chaleureusement don Andrés de la peine qu'il avait bien voulu prendre pour lui rendre agréable le séjour de sa maison, et l'assura qu'il était loin de s'attendre à une aussi aimable réception.
Don Andrés de la Cruz, fort satisfait de ce compliment, se frotta les mains avec joie et se retira enfin, laissant son parent libre de se livrer au repos si cela lui plaisait.
Demeuré seul avec son valet de chambre, le comte après avoir changé de toilette et avoir pris un costume plus convenable pour la campagne que celui qu'il portait, interrogea son domestique sur la manière dont s'était accompli son voyage depuis la Veracruz et de la réception qui lui avait été faite à son arrivée à l'hacienda.
Ce valet de chambre était un homme du même âge à peu près que le comte, fort attaché à son maître dont il était le frère de lait, garçon fort bien bâti, solidement charpenté, assez bien de figure, très brave, et possédant une qualité précieuse chez un domestique, celle de ne rien voir, de ne rien entendre, et de ne parler que lorsqu'il en recevait l'ordre exprès, et encore ne le faisait-il que de la façon la plus brève.
Le comte l'aimait beaucoup et avait en lui une confiance illimitée; il se nommait Raimbaut, et était Basque; continuellement à cheval sur l'étiquette, et professant un respect profond pour son maître, il ne lui parlait jamais qu'à la troisième personne, et à quelque heure du jour ou de la nuit que le comte l'appelât, il ne se présentait jamais devant lui sans être revêtu du costume sévère qu'il avait adopté et qui se composait d'un habit noir à la française à collet droit et boutons d'or, veste noire, culotte courte noire, bas de soie blancs, souliers à boucle et cravate blanche. Ainsi costumé, sauf la poudre qu'il ne portait pas, Raimbaut ressemblait à s'y méprendre à un intendant de grand seigneur du siècle dernier.
Le second domestique du comte était un grand garçon d'une vingtaine d'années, robuste et trapu. Filleul de Raimbaut qui s'était chargé de l'instruire et de le former au service, il faisait les gros ouvrages et portait la livrée du comte, bleu et argent; il se nommait Lanca Ibarru, était dévoué à son maître et craignait comme le feu son parrain Raimbaut pour lequel il professait une profonde vénération; actif, courageux, rusé et intelligent, telles étaient ses qualités, un peu ternies cependant par sa gourmandise et son goût prononcé pour le dolce-farniente.
Le récit de Raimbaut fut court: il ne lui était rien arrivé du tout, à l'exception de l'ordre qu'un inconnu lui avait transmis de la part de son maître, de ne pas continuer son voyage jusqu'à México, mais de se faire conduire à l'Arenal, ordre auquel il avait obéi.
Le comte reconnut la vérité de ce que lui avait dit l'aventurier; il congédia son valet de chambre, s'étendit sur une butaca, ouvrit un livre, mais bientôt le sommeil s'empara de lui et il s'endormit.
Vers quatre heures du soir environ, au moment où il s'éveillait, Raimbaut entra dans sa chambre à coucher et lui annonça que don Andrés de la Cruz l'attendait pour se mettre à table: l'heure du repas du soir était venue.
Le comte jeta un regard sur sa toilette et précédé par Raimbaut qui lui servait de guide, il se dirigea vers la salle à manger.
La salle à manger de l'hacienda del Arenal était une vaste pièce longue, éclairée par des fenêtres en ogives à vitraux coloriés et dont les murs, recouverts de boiseries en chêne rendu noir par le temps, lui donnaient l'apparence d'un de ces réfectoires de Chartreux du quinzième siècle; une immense table en fer à cheval, entourée de bancs sauf à la partie supérieure, tenait tout le milieu de la pièce.
Lorsque le comte de la Saulay pénétra dans la salle à manger, la plupart des convives, au nombre de vingt à vingt-cinq, s'y trouvaient réunis.
Don Andrés, de même que beaucoup de grands propriétaires mexicains, avait conservé, sur ses domaines, la coutume de faire manger ses gens à la même table que lui.
Cette coutume patriarcale, tombée depuis longtemps déjà en désuétude en France, était cependant, à notre avis, une des meilleures que nous aient léguées nos pères; cette vie en commun resserrait les liens qui attachent les maîtres aux domestiques et les inféodait pour ainsi dire à la famille, dont ils partageaient jusqu'à un certain point, la vie intime.
Don Andrés de la Cruz se tenait debout au fond de la salle, entre doña Dolores sa fille, et don Melchior, son fils.
Nous ne dirons rien de doña Dolores que le lecteur connaît déjà; don Melchior était un jeune homme du même âge à peu près que le comte: sa taille élevée, ses membres robustes, en faisaient un beau cavalier, dans la vulgaire expression du mot; ses traits étaient mâles, caractérisés, sa barbe noire et bien fournie. Il avait l'œil grand, bien ouvert, le regard fixe et perçant, son teint fort brun était légèrement olivâtre, le son de sa voix un peu rude, son accent bref et cassant, sa physionomie sombre, dont l'expression, à la plus légère émotion, devenait menaçante et hautaine. Du reste, son geste était noble et ses manières extrêmement distinguées, il portait le costume mexicain dans toute sa pureté.
Aussitôt que les présentations eurent été faites par don Andrés, les convives prirent place; l'hacendero, après avoir fait asseoir Ludovic à sa droite, auprès de sa fille, fit un signe à celle-ci; elle dit le bénédicité; les convives répétèrent amen et le repas commença.
Les Mexicains, de même que leurs ancêtres Espagnols, sont fort sobres, ils ne boivent pas pendant les repas; ce n'est que lorsque les dulces ou confitures sont apportées, c'est-à-dire au dessert, que des vases contenant de l'eau sont placés sur la table.
Par une attention délicate, don Andrés avait fait servir du vin à son hôte Français, qui était servi par son valet de chambre, debout derrière lui, à l'ébahissement général des assistants.
Le repas fut silencieux, malgré les efforts répétés de don Andrés pour tâcher d'animer la conversation; le comte et don Melchior se bornaient à échanger entre eux quelques phrases de politesse banale et se taisaient. Doña Dolores était pâle, elle paraissait souffrante, mangeait à peine et ne soufflait mot.
Enfin, le dîner se termina, on se leva de table, les serviteurs de l'hacienda se dispersèrent pour retourner à leurs travaux.
Le comte, préoccupé malgré lui de l'accueil froid et compassé que lui avait fait don Melchior, prétexta la fatigue du voyage pour témoigner le désir de se retirer dans son appartement.
Don Andrés y consentit avec une vive répugnance. Don Melchior et le comte échangèrent un salut cérémonieux et se tournèrent le dos; doña Dolores fit un salut gracieux au jeune homme et le comte se retira enfin après avoir serré avec effusion la main que lui tendait son hôte.
Il fallut quelques jours au comte de la Saulay, habitué aux élégances confortables et aux relations si pleines de bon goût et d'atticisme de la vie parisienne, pour s'accoutumer à l'existence triste, monotone, étriquée et sauvage de l'hacienda del Arenal.
Malgré la cordiale réception qui lui avait été faite par don Andrés de la Cruz et les attentions dont il ne cessait de l'entourer, le jeune homme ne tarda pas à s'apercevoir que son hôte était la seule personne de la famille qui le vît d'un bon œil.
Doña Dolores, fort polie avec lui, gracieuse même dans leurs rapports journaliers et lorsque le hasard les mettait en présence, semblait cependant être gênée devant lui, et fuir toute occasion où il aurait pu l'entretenir en particulier; dès qu'elle s'apercevait que son frère ou son père quittaient la pièce où elle se trouvait en compagnie du comte, elle interrompait aussitôt la conversation commencée, balbutiait en rougissant une excuse, et s'éloignait ou plutôt s'envolait, légère et rapide comme un oiseau, et sans plus de cérémonie, laissait là Ludovic.
Cette conduite de la part d'une jeune fille à laquelle depuis son enfance il était fiancé, à cause de laquelle il avait traversé l'Atlantique presque contre sa volonté, et seulement pour faire honneur à l'engagement pris en son nom par sa famille avait droit de surprendre et de mortifier un homme comme le comte de la Saulay que sa beauté physique, son esprit et même sa fortune n'avaient jusqu'alors nullement habitué à être traité avec un aussi étrange sans-façon et un si complet dédain par les dames.
Naturellement peu disposé au mariage que sa famille lui voulait imposer, nullement amoureux de sa cousine, qu'il s'était à peine donné le temps de regarder, et, à cause de son peu de laisser-aller vis-à-vis de lui, assez porté à la croire sotte, le comte aurait facilement pris son parti de la répugnance qu'elle semblait éprouver pour lui, et se serait non seulement consolé, mais encore félicité de la rupture de son mariage avec elle, si dans cette affaire son amour-propre ne se fût pas trouvé mis en jeu d'une façon fort blessante pour lui.
Quelque grande que fût l'indifférence qu'il éprouvait pour la jeune fille, il était froissé du peu d'effet que, par sa mise, ses manières, son luxe même, il avait produit sur elle et de la façon froidement dédaigneuse dont elle avait écouté ses compliments et reçu ses avances.
Bien que désirant sincèrement au fond de son cœur ne pas voir se conclure ce mariage qui lui déplaisait pour mille raisons, il aurait cependant voulu que, sans venir positivement de lui, la rupture ne vînt pas aussi nettement de la jeune fille, et que les circonstances lui eussent permis tout en se retirant avec les honneurs de la guerre de se voir regretté de celle qui devait être son épouse.
Mécontent de lui et des personnes dont il était entouré, se sentant dans une position fausse et qui ne tarderait probablement pas à devenir ridicule, le comte songea à en sortir le plus tôt possible; mais avant que de provoquer une explication franche et décisive de la part de don Andrés de la Cruz qui semblait nullement se douter de l'état des choses, le comte résolut à part lui, de savoir positivement à quoi s'en tenir sur le compte de sa fiancée; car avec cette fatuité native de tous les hommes gâtés par les succès faciles, il avait la conviction intérieure qu'il était impossible que doña Dolores ne l'eût pas aimé si son cœur n'avait pas déjà été pris d'un autre côté.
Cette résolution une fois prise et bien arrêtée dans son esprit, le comte, qui d'ailleurs se trouvait fort désœuvré dans l'hacienda, se mit en devoir de surveiller les démarches de la jeune fille; déterminé, une fois une certitude acquise, à se retirer et à regagner au plus vite la France, qu'il regrettait tous les jours davantage, et qu'il se repentait d'avoir ainsi brusquement abandonnée pour venir chercher à deux mille lieues de sa patrie une si humiliante aventure.
Malgré son indifférence pour le comte, nous avons fait observer que cependant doña Dolores se croyait obligée à être sinon aussi aimable qu'il l'eût désiré, du moins toujours convenable, polie et même prévenante; exemple que son frère se dispensait complètement de suivre envers l'hôte de son père, qu'il traitait avec une froideur tellement affectée qu'il aurait été impossible au comte de ne pas s'en apercevoir, bien qu'il dédaignât de le laisser paraître; feignant de prendre les manières brusques, tranchantes et même brutales du jeune homme comme étant naturelles et parfaitement en rapport avec les mœurs du pays.
Les Mexicains, hâtons-nous de le dire, sont d'une politesse exquise, leur langage est toujours choisi, leurs expressions fleuries, et à part la différence du costume, il est littéralement impossible de reconnaître, un homme du peuple, d'une personne d'un rang élevé. Don Melchior de la Cruz, par une singulière anomalie provenant de son naturel farouche sans doute, se distinguait complètement de ses compatriotes; toujours sombre, compassé, renfermé en lui-même, il n'ouvrait en général la bouche que pour prononcer quelques brèves paroles, d'un ton brusque et d'une voix rude.
Dès les premiers instants qu'ils se rencontrèrent, le comte et don Melchior semblèrent également peu satisfaits l'un de l'autre: le Français paraissait trop maniéré et trop efféminé au Mexicain, et, par contre, celui-ci repoussait l'autre par sa brutalité, la grossièreté de sa nature et la trivialité de ses gestes et de ses expressions.
Mais s'il n'y avait eu réellement que cette instinctive antipathie entre les deux jeunes gens, peut-être aurait-elle peu à peu disparue, et des rapports amicaux se seraient sans doute établis en se connaissant mieux et par conséquent s'appréciant davantage; mais il n'en était pas ainsi, ce n'était ni de l'indifférence, ni de la jalousie que don Melchior avait pour le comte, c'était une belle et bonne haine mexicaine.
D'où provenait cette haine? Quelle particularité inconnue du comte l'avait fait naître? Ceci était le secret de don Melchior.
Du reste, le jeune hacendero était tout confit en mystères; ses actions étaient aussi ténébreuses que sa physionomie; jouissant d'une liberté illimitée, il en usait et abusait à sa guise de la façon la plus large pour aller, venir, entrer et sortir sans rendre de comptes à personne; il est vrai que son père et sa sœur, faits sans doute à sa façon d'être, ne lui adressaient jamais de questions, et ne lui demandaient point où il avait été, ni ce qu'il avait fait, lorsqu'il reparaissait après une absence qui souvent s'était prolongée pendant plus d'une semaine.
Dans ces circonstances fort fréquentes, c'était ordinairement à l'heure du déjeuner qu'on le voyait arriver.
Il saluait silencieusement les assistants, se mettait a table sans prononcer un mot, mangeait, puis il tordait une cigarette, l'allumait, se levait et se retirait dans ses appartements sans autrement s'occuper des assistants.
Une ou deux fois don Andrés, qui comprenait fort bien ce que cette conduite avait d'inconvenant et surtout de peu poli pour son hôte, avait essayé d'excuser son fils, en rejetant sur des occupations fort sérieuses et qui l'absorbaient complètement cette apparente impolitesse; mais le comte lui avait répondu que don Melchior lui paraissait un charmant cavalier, qu'il ne voyait rien que de très naturel dans sa manière d'agir à son égard, que le sans-façon même qu'il montrait était pour lui une preuve de l'amitié qu'il lui témoignait en le traitant non comme un étranger, mais comme un ami et comme un parent, et qu'il serait désespéré que, à cause de lui, le señor don Melchior fît la moindre violence à ses habitudes.
Don Andrés, sans être dupe de l'apparente mansuétude de son hôte, avait jugé prudent de ne pas insister sur ce sujet et tout avait été dit.
Don Melchior était craint et redouté de tous les peones de l'hacienda et, selon toute apparence, de son père lui-même.
Il était évident que ce sombre jeune homme exerçait sur tout ce qui l'entourait une puissance qui pour être occulte n'en était peut-être que plus redoutable, mais personne n'osait se plaindre, et le comte, qui seul aurait pu risquer quelques observations, ne se souciait nullement d'en faire, par la raison toute simple que se considérant comme étranger, de passage pour quelques jours seulement au Mexique, il n'éprouvait aucun goût à se mêler à des affaires ou à des intrigues qui ne le regardaient pas et qui ne devaient en aucune façon le toucher.
Près de deux mois s'étaient écoulés depuis l'arrivée du jeune homme à l'hacienda; le temps s'était passé en lectures, ou en promenades faites aux environs, en compagnie presque toujours du mayordomo de l'hacienda, homme d'une quarantaine d'années, à la figure franche et ouverte, à la taille courte et trapue, aux membres vigoureux, qui paraissait jouir d'une grande privauté auprès de ses maîtres.
Ce mayordomo nommé Léo Carral s'était épris d'une grande affection pour ce jeune Français dont la gaieté inépuisable et la libéralité lui avaient touché le cœur.
Il prenait plaisir pendant leurs longues courses dans la plaine à perfectionner le comte dans l'art de l'équitation, lui faisait comprendre les défectuosités des principes de l'école française et s'appliquait à en faire, comme il avait la prétention justifiée du reste de l'être lui-même, un véritable hombre de a caballo et un jinete de première force.
Nous devons ajouter que son élève profitait parfaitement de ses leçons, et non seulement était en peu de temps devenu un parfait cavalier, mais encore, grâce toujours au digne mayordomo, un tireur émérite.
Le comte avait, d'après les conseils de son professeur, adopté depuis peu le costume mexicain, costume élégant, commode et qu'il portait avec une grâce sans pareille.
Don Andrés de la Cruz s'était joyeusement frotté les mains en voyant celui qu'il considérait déjà presque comme son gendre, prendre le costume du pays, preuve à ses yeux certaine de l'intention du comte de se fixer au Mexique; il avait même à cette occasion essayé d'amener adroitement la conversation sur le sujet qui lui tenait le plus au cœur, c'est-à-dire le mariage du jeune homme avec doña Dolores. Mais le comte toujours sur ses gardes avait, ainsi que plusieurs fois déjà il l'avait fait, évité ce sujet scabreux, et don Andrés s'était retiré en hochant la tête et eu murmurant:
—Il faut cependant que nous nous expliquions?
C'était au moins la dixième fois depuis l'arrivée du comte à l'hacienda que don Andrés de la Cruz se promettait ainsi d'avoir avec lui une explication, mais jusque-là, le jeune homme s'était toujours arrangé de façon à l'éluder.
Un jour que le comte, retiré dans son appartement, s'était laissé aller à lire plus tard que d'habitude, au moment de fermer son livre et de se mettre au lit, en levant les yeux par hasard, il lui sembla voir passer une ombre devant la porte-fenêtre qui donnait dans la huerta.
La nuit était avancée, depuis plus de deux heures déjà tous les habitants de l'hacienda étaient ou devaient être livrés au sommeil: quel était donc ce rôdeur, que sa fantaisie poussait à se promener si tard?
Sans se rendre bien compte du motif qui l'engageait à agir ainsi, Ludovic résolut de s'en assurer.
Il quitta la butaca sur laquelle il était assis, prit sur une table deux revolvers Devisme à six coups, afin d'être préparé à tout événement, et ouvrant aussi doucement que possible la porte-fenêtre, il s'élança dans la huerta en tournant du côté où il avait vu disparaître l'ombre suspecte.
La nuit était magnifique, la lune éclairait comme en plein jour, l'atmosphère était d'une transparence telle, qu'à une fort longue distance on distinguait parfaitement les objets.
Ce n'était que fort rarement que le comte était entré dans la huerta dont il ignorait par conséquent les détours, aussi hésitait-il à s'engager dans les allées qu'il voyait s'allonger devant lui dans tous les sens, se croisant et s'enchevêtrant les unes dans les autres, ne se souciant nullement, si belle que fût la nuit, de la passer à la belle étoile.
Il s'arrêta donc pour réfléchir; peut-être s'était-il trompé, ou avait-il été le jouet d'une illusion, et ce qu'il avait pris pour l'ombre d'un homme, n'était peut-être que celle d'une branche d'arbre agitée par la brise nocturne, qui l'avait fait aux rayons de la lune miroiter devant ses yeux?
Cette observation était non seulement juste, mais encore logique; aussi le jeune homme se garda-t-il bien d'en tenir compte; au bout d'un instant un sourire ironique plissa ses lèvres, et au lieu de s'engager dans le jardin il se glissa avec précaution le long de la muraille touffue qui formait de ce côté une muraille de verdure à l'hacienda.
Après avoir ainsi plutôt glissé que marché pendant une dizaine de minutes, le comte s'arrêta, pour reprendre haleine d'abord, puis ensuite pour s'orienter.
—Bon, murmura-t-il après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, je ne me suis pas trompé, c'est bien là.
Alors il se pencha en avant, écarta avec précaution, les feuilles et les branches, et il regarda.
Presqu'aussitôt il se rejeta en arrière, en étouffant un cri de surprise.
L'endroit où il se trouvait faisait face à l'appartement de doña Dolores de la Cruz.
Une fenêtre de cet appartement était ouverte, et doña Dolores, penchée sur l'appui de la fenêtre, causait avec un homme qui, lui, se tenait dans le jardin, mais juste en face d'elle; une distance de deux pieds à peine séparait les causeurs qui paraissaient engagés dans une conversation des plus intéressantes.
Il fut impossible au comte de reconnaître quel était l'homme dont il n'était éloigné cependant que de quelques pas; d'abord, il lui tournait le dos, puis il était enveloppé dans un manteau qui le déguisait complètement.
—Ah! murmura le comte, je ne m'étais pas trompé!
Malgré ce que cette découverte avait de blessant pour son amour-propre, cependant ce fut avec la satisfaction intérieure d'avoir deviné juste que le comte prononça ces paroles: cet homme quel qu'il fût ne pouvait être qu'un amant.
Cependant, bien que les deux causeurs parlassent doucement, ils ne baissaient pas assez la voix pour qu'à une courte distance on ne pût les entendre, et tout en se reprochant l'action peu délicate qu'il commettait, le comte, excité par le dépit et peut-être à son insu par la jalousie, entr'ouvrit les branches et se pencha de nouveau en avant pour écouter.
C'était la jeune fille qui parlait:
—Mon Dieu! disait-elle avec émotion, je tremble, mon ami, lorsque je suis plusieurs jours sans vous voir, mon inquiétude est extrême; je redoute toujours un malheur.
—Diantre! murmura le comte, voilà un gaillard qui est bien aimé.
Cet aparté lui fit perdre la réponse de l'homme. La jeune fille reprit:
—Suis-je donc condamnée à demeurer encore longtemps ici?
—Un peu de patience, j'espère que bientôt tout sera fini, répondit l'inconnu d'une voix sourde; et lui que fait-il?
—Toujours il est le même, aussi sombre et aussi mystérieux, répondit-elle.
—Est-il ici ce soir?
—Oui.
—Toujours aussi hargneux?
—Plus qu'il ne l'a jamais été.
—Et le Français?
—Ah, ah! fit le comte, voyons ce qu'on pense de moi.
—C'est un charmant cavalier, murmura la jeune fille d'une voix tremblante, depuis quelques jours il semble triste.
—Il s'ennuie?
—Je le crains.
—Pauvre enfant, dit le comte, elle s'est aperçu que je m'ennuie; il est vrai que je prends peu le soin de le cacher. Ah ça mais, est-ce que je me serais trompé? Cet homme serait-il autre chose qu'un amoureux? C'est bien improbable? Cependant qui sait? ajouta-t-il avec fatuité.
Pendant ce long aparté, les deux causeurs avaient continué leur conversation qui avait été totalement perdue pour le jeune homme; lorsqu'il se reprit à écouter elle finissait.
—Je le ferai, puisque vous l'exigez, disait la jeune fille; mais est-ce donc bien nécessaire, mon ami?
—Indispensable, Dolores.
—Diable! Il est familier, dit le comte.
—J'obéirais donc, reprit la jeune fille.
—Maintenant séparons-nous; je ne suis demeuré que trop longtemps ici.
L'inconnu rabattit son chapeau sur ses yeux, murmura une dernière fois le mot adieu et s'éloigna à grands pas.
Le comte était demeuré immobile à la même place en proie à une stupéfaction profonde; l'inconnu passa presque à le toucher sans le voir, en ce moment une branche fit tomber son chapeau, un rayon de lune tomba d'aplomb sur son visage, le comte le reconnut alors.
—Olivier! murmura-t-il, c'est donc lui qu'elle aime!
Il rentra chez lui en chancelant comme un homme ivre; cette dernière découverte l'avait bouleversé.
Le jeune homme se mit au lit, mais il ne put dormir, il passa la nuit entière à former les projets les plus extravagants. Cependant, vers le matin, son agitation parut céder à la lassitude.
—Avant de prendre un parti quelconque, dit-il, je veux avoir une explication avec elle; bien certainement je ne l'aime pas, mais pour mon honneur il est nécessaire qu'elle soit bien convaincue que je ne suis pas un niais et que je sais tout. C'est arrêté: aujourd'hui même je lui demanderai un entretien.
Plus tranquille, après avoir définitivement pris un parti, le comte ferma les yeux et s'endormit.
En s'éveillant, il vit Raimbaut, devant son lit, un papier à la main.
—Qu'est-ce? Que me veux-tu? lui dit-il.
—C'est une lettre pour monsieur le comte, répondit le valet de chambre.
—Eh, s'écria-t-il, serait-ce des nouvelles de France?
—Je ne crois pas; cette lettre a été donnée à Lanca par une des caméristes de doña Dolores de la Cruz avec prière de la remettre à monsieur le comte aussitôt son réveil.
—Voilà qui est étrange, murmura le jeune homme en prenant la lettre et l'examinant avec attention; elle est bien à mon adresse, murmura-t-il en se décidant enfin à l'ouvrir.
Cette lettre était de doña Dolores de la Cruz et ne contenait que ces quelques mots écrits d'une écriture fine et un peu tremblée:
«Doña Dolores de la Cruz prie instamment le señor don Ludovic de la Saulay de lui accorder un entretien particulier pour une affaire fort importante, aujourd'hui à trois heures de la tarde; doña Dolores attendra le señor comte dans son appartement. »
—Pour cette fois, je n'y comprends plus rien du tout, s'écria le comte; bah! reprit-il après un moment de réflexion, peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi et que cette proposition vienne d'elle.
L'État de Puebla est formé par un plateau de plus de vingt-cinq lieues de circonférence, traversé par les hautes Cordillères de l'Anahuac.
Les plaines, dont la ville est environnée, sont fort accidentées, coupées de ravines, semées de monticules et fermées à l'horizon par des montagnes couvertes de neiges éternelles.
D'immenses champs d'aloès, véritables vignobles de ces contrées, puisque c'est avec cette plante que se fait le pulque, la boisson si chère aux Mexicains, s'étendent à perte de vue.
Rien n'est imposant à voir comme ces aloès énormes dont les feuilles, armées de pointes redoutables sont épaisses, dures, lustrées et ont jusqu'à six et même huit pieds de long.
En partant de Puebla sur la route de México, à deux lieues en avant à peu près, se trouve la ville de Cholula, autrefois fort importante, mais qui, aujourd'hui déchue de sa splendeur passée, ne compte plus que douze à quinze mille âmes.
Du temps des Aztèques, le territoire, qui aujourd'hui forme l'État de Puebla, était considéré par les habitants comme une Terre Sainte privilégiée, et le sanctuaire de la religion. Des ruines considérables, et surtout fort remarquables au point de vue archéologique, attestent encore aujourd'hui la vérité de ce que nous avançons; trois pyramides principales existent dans un espace fort restreint, sans parler des ruines qui se rencontrent à chaque pas sous les pieds des voyageurs.
De ces trois pyramides, une surtout est célèbre à juste titre, c'est celle à laquelle les habitants du pays donnent le nom de Monte hecho a mano, montagne construite à main d'homme, ou grand teocali de Cholula.
Cette pyramide, couronnée de cyprès et sur le sommet de laquelle s'élève aujourd'hui une chapelle dédiée à Nuestra Señora de los Remedios, est entièrement construite en briques; sa hauteur est de cent soixante-dix pieds, et sa base d'après les calculs de Humbolt offre une longueur de treize cent cinquante-cinq, un peu plus du double que la base de la pyramide de Chéops.
Monsieur Ampère fait observer, avec beaucoup de tact et de finesse, que l'imagination des Arabes a entouré de prodiges le berceau pour eux inconnu des pyramides égyptiennes, dont elle a rattaché la construction au déluge, et qu'il en a été de même au Mexique; et à ce propos il raconte une tradition recueillie en 1566 par Pedro del Río, sur les pyramides de Cholula et conservée dans ses manuscrits transportés aujourd'hui au Vatican.
Nous ferons à notre tour un emprunt au célèbre savant et nous rapporterons ici cette tradition telle qu'il la donne dans ses Promenades en Amérique.
«Lors de la dernière grande inondation, le pays d'Anahuac (le plateau du Mexique) était habité par des géants. Tous ceux qui ne périrent pas dans ce désastre furent changés en poissons, excepté sept géants, qui se réfugièrent dans des cavernes quand les eaux commencèrent à baisser. Un de ces géants nommé Xelhua [1], qui était architecte, éleva près de Cholula, en mémoire de la montagne de Tlaloc, qui avait servi d'asile à lui et à ses frères, une colonne artificielle de forme pyramidale. Les Dieux, voyant avec jalousie cet édifice dont la cime devait toucher les nuages, irrités de l'audace de Xelhua, lancèrent des feux célestes contre la pyramide, d'où il arriva que beaucoup de constructeurs périrent et que l'œuvre ne put être achevée. Elle fut consacrée au Dieu de l'air, Qualzalcoatl. »
Ne croirait-on pas lire le récit biblique de la construction de la Tour de Babel?
Il y a dans ce récit une erreur qui ne saurait être amputée au célèbre professeur, mais que, malgré notre humble qualité de romancier, nous croyons utile de rectifier.
Quetzalcoatl, le serpent couvert de plumes, dont la racine est Quetzalli plume et Coatl serpent et non pas Qualzalcoatl qui ne signifie rien et n'est même pas mexicain ou pour mieux dire aztèque, est le Dieu de l'air, le Dieu législateur par excellence: il était blanc et barbu, son manteau noir était semé de croix rouges, il apparut à Tula, dont il fut grand prêtre; les hommes qui l'accompagnaient portaient des vêtements noirs en forme de soutane, et comme lui étaient blancs.
Il traversait Cholula pour se rendre au pays mystérieux d'où étaient sortis ses ancêtres, lorsque les Cholulans le supplièrent de les gouverner et de leur donner des lois, il y consentit et demeura vingt ans parmi eux, puis, lorsqu'il considéra sa mission comme terminée provisoirement, il alla jusqu'à l'embouchure de la rivière Huasacoalco, et là il disparut subitement, après toutefois avoir promis aux Cholulans qu'il reviendrait un jour les gouverner.
Il y a à peine un siècle, les Indiens, en portant leurs offrandes à la chapelle de la Vierge élevée sur la pyramide, priaient encore Quetzalcoatl dont ils attendaient pieusement le retour parmi eux; nous n'oserions pas assurer aujourd'hui que cette croyance soit complètement éteinte.
La pyramide de Cholula ne ressemble en rien à celles qui se rencontrent en Égypte: recouverte de terre dans toutes les parties, c'est une colline parfaitement boisée, au sommet de laquelle il est facile de monter non seulement à cheval, mais encore en voiture.
En certains endroits, la terre, en s'écroulant, a laissé à découvert, les briques cuites au soleil qui ont servi à la construction.
Une chapelle chrétienne s'élève sur le sommet de la pyramide à la place même où était bâti le temple dédié à Quetzalcoatl.
Nous en sommes fâchés pour certains auteurs qui ont avancé qu'une religion d'amour a remplacé un culte barbare et cruel; il eût été plus logique de dire qu'une religion vraie s'est substituée à une fausse.
Jamais le sommet de la pyramide de Cholula n'a été souillé de sang humain, jamais aucun homme n'y a été immolé au Dieu qu'on adorait dans le temple aujourd'hui détruit, par la raison toute simple que ce temple était dédié à Quetzalcoatl et que les seules offrandes présentées sur l'autel de ce Dieu, consistaient en produit de la terre, tels que des fleurs et les prémices des moissons, et cela par ordre exprès du Dieu législateur, ordre que ses prêtres se seraient bien gardé d'enfreindre.
C'était vers quatre heures du matin, les étoiles commençaient à disparaître dans les profondeurs du ciel, l'horizon se nuançait de larges bandes grisâtres qui changeaient incessamment et s'irisaient peu à peu de toutes les couleurs du prisme pour se fondre enfin dans une nuance d'un rouge sanglant; le jour se levait, le soleil allait paraître. En ce moment deux cavaliers sortirent de Puebla et s'engagèrent au grand trot sur la route de Cholula.
Tous deux étaient enveloppés avec soin dans leurs zarapés et paraissaient bien armés.
A une demi-lieue de la ville environ, ils tournèrent brusquement par la droite et s'engagèrent dans un étroit sentier tracé dans un champ d'agave.
Ce sentier, fort mal entretenu, de même que toutes les voies de communication au Mexique, formait des détours sans nombre et était coupé par tant de ravins et de fondrières, que ce n'était qu'avec les plus grandes difficultés qu'il était possible de s'y diriger sans risquer de se rompre vingt fois le cou en dix minutes. Çà et là, passaient des arroyos, qu'il fallait traverser dans l'eau jusqu'au ventre du cheval; puis, c'était des monticules à monter et à descendre; enfin, après vingt-cinq minutes au moins de cette course difficile, les deux voyageurs atteignirent le pied d'une espèce de pyramide grossièrement travaillée à main d'homme, entièrement boisée et haute d'une quarantaine de pieds environ au-dessus du sol de la plaine.
Cette colline artificielle portait à son sommet un rancho de vaquero, auquel on parvenait au moyen de degrés taillés de distance en distance sur les flancs du monticule.
Arrivé là, l'inconnu s'arrêta et mit pied à terre, son compagnon l'imita aussitôt.
Alors les deux hommes abandonnèrent les chevaux à eux-mêmes, enfoncèrent le canon de leurs fusils dans une anfractuosité de la base de la montagne et donnèrent une pesée, en faisant levier avec la crosse de l'arme.
Bien que la pesée ne fût pas faite avec une grande force, cependant une énorme pierre, qui paraissait complètement adhérer au sol, se détacha lentement, tourna sur des gonds invisibles et démasqua l'entrée d'un souterrain qui s'enfonçait en pente douce sous le sol.
Ce souterrain recevait sans doute de l'air et du jour par une grande quantité d'imperceptibles fissures, car il était sec et parfaitement clair.
—Vas López, dit l'inconnu.
—Allez-vous là-haut? répondit l'autre.
—Oui, tu m'y rejoindras dans une heure, à moins que tu ne m'aies vu avant.
—Bon, c'est entendu.
Il siffla alors les chevaux, ceux-ci accoururent, et, sur un signe de López, entrèrent dans le souterrain sans faire la moindre difficulté.
—A bientôt, dit López.
L'inconnu lui fit un geste affirmatif, le domestique entra à son tour, fit retomber la pierre derrière lui, et elle se rajusta si complètement sur le roc, qu'il n'exista plus la moindre solution de continuité et qu'il aurait été impossible de retrouver l'entrée qu'elle cachait, même en sachant son existence, si l'on n'en eût pas d'abord connu la position exacte.
L'inconnu était demeuré immobile, les yeux fixés sur la plaine environnante, cherchant sans doute à s'assurer s'il était bien seul et s'il n'avait rien à redouter des regards indiscrets.
Lorsque la pierre eut retombé en place, il jeta son fusil sur l'épaule et se mit à gravir à pas lents les degrés, plongé, en apparence, dans une sombre méditation.
Du sommet du monticule, la vue embrassait un vaste horizon: d'un côté, Zapotèques, Cholula, des haciendas et des villages; de l'autre, Puebla, avec ses nombreuses coupoles peintes et arrondies, qui la faisaient ressembler à une ville orientale; puis, les regards s'égaraient sur les champs d'aloès, de blé indien et d'agaves, au milieu desquels serpentait, en traçant une ligne jaune, la grande route de México.
L'inconnu demeura un instant pensif, les regards dirigés vers la plaine, complètement déserte à cette heure matinale et que les premiers rayons du soleil commençaient à dorer de chatoyants reflets; puis, après avoir exhalé un soupir étouffé, il poussa la claie recouverte d'une peau de bœuf qui servait de porte au rancho et disparut dans l'intérieur.
Le rancho n'avait, au dehors, que l'apparence misérable d'une cabane tombant à peu près en ruines; cependant l'intérieur était plus confortablement installé qu'on aurait eu le droit de s'y attendre dans un pays où les exigences de la vie, pour la basse classe du peuple surtout, sont réduites au plus strict nécessaire.
La première pièce, car le rancho en avait plusieurs, servait de parloir et de salle à manger et communiquait à un appentis placé au dehors et qui tenait lieu de cuisine. Les murs de cette salle, blanchis à la chaux, étaient ornés, non pas de tableaux, mais de six ou huit de ces gravures enluminées, fabriquées à Épinal et dont cette ville inonde l'univers; elles représentaient différents épisodes des guerres de l'Empire, et étaient proprement encadrées et mises sous verre. Dans un angle, à six pieds de hauteur environ, une statuette représentant Nuestra Señora de Guadalupe, patronne du Mexique, était placée sur une console en palissandre bordée de piquants, sur lesquels étaient fichés des cierges de cire jaune, dont trois étaient allumés. Six equipales, quatre butacas, un buffet chargé de différents ustensiles de ménage et une table assez grande, placée au milieu de la salle, complétaient l'ameublement de cette pièce, égayée par deux fenêtres à rideaux rouges.
Le sol était recouvert d'un petate d'un travail assez délicat.
Nous avons oublié de mentionner un meuble assez important pour sa rareté et que certes on aurait été loin de s'attendre à rencontrer en pareil lieu; ce meuble était un coucou de la Forêt Noire, surmonté d'un oiseau quelconque qui prévenait, en chantant, la sonnerie des heures et des demies.
Ce coucou faisait face à la porte d'entrée et était placé juste entre les deux fenêtres.
Une porte s'ouvrait à droite sur les pièces intérieures.
Au moment où l'inconnu entra dans le rancho, la salle était déserte.
Il appuya son fusil dans un angle de la pièce, se débarrassa de son chapeau qu'il posa sur la table, ouvrit une fenêtre devant laquelle il traîna une butaca sur laquelle il s'assit, puis il tordit une cigarette de paille de maïs, l'alluma et se mit à fumer aussi tranquillement et avec autant de laisser-aller que s'il se fût trouvé chez lui, non pas toutefois sans avoir d'abord jeté un regard sur le coucou en murmurant:
—Cinq heures et demie! Bon, j'ai le temps, il n'arrivera pas encore.
Tout en se parlant ainsi à lui-même, l'inconnu s'était laissé aller en arrière sur le dossier de sa butaca; ses yeux s'étaient fermés, sa main avait lâché le cigarillo et quelques minutes plus tard il dormait profondément.
Son sommeil durait depuis environ une demi-heure lorsqu'une porte, placée derrière lui, fut ouverte avec précaution et une charmante jeune femme, de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, entra à pas de loups dans la salle, avançant curieusement la tête en avant et fixant un regard bienveillant, presqu'attendri, sur le dormeur.
Le visage de cette jeune femme respirait la gaîté et la malice jointes à une extrême, bonté; ses traits sans être réguliers formaient un tout coquet et gracieux qui plaisait au premier coup d'œil; son teint, excessivement blanc, la distinguait des autres femmes de rancheros, indiennes cuivrées pour la plupart; son costume était celui qui appartient à sa classe, mais d'une propreté remarquable et porté avec une coquetterie mutine qui lui seyait à ravir.
Elle arriva ainsi tout doucement jusqu'auprès du dormeur, la tête retournée en arrière et le doigt posé sur la bouche, afin sans doute de recommander à deux personnes qui la suivaient, un homme et une femme d'un certain âge, de faire le moins de bruit possible.
Ces deux personnes accusaient, la femme cinquante et l'homme soixante ans à peu près; leurs traits, assez vulgaires, n'avaient rien de saillant, excepté une certaine expression d'énergique volonté répandue sur leur physionomie.
La femme portait le costume des rancheras mexicaines; quant à l'homme, c'était un vaquero.
Tous trois, arrivés près de l'inconnu, se placèrent devant lui et demeurèrent immobiles, le regardant dormir.
En ce moment, un rayon de soleil entra par la fenêtre ouverte et vint frapper le visage de l'inconnu.
—Vive Dieu! s'écria celui-ci, en français, en se relevant brusquement tout en ouvrant les yeux, je crois, le diable m'emporte, que je me suis endormi.
—Parbleu! Monsieur Olivier, répondit le ranchero dans la même langue, quel mal y a-t-il à cela?
—Ah! Vous voilà, mes bons amis, dit-il avec un gai sourire en leur tendant la main; joyeux réveil pour moi, puisque je vous trouve à mes côtés. Bonjour Louise, mon enfant, bonjour mère Thérèse, et toi, mon vieux Loïck, bonjour aussi! Vous avez des figures de prospérité qui font plaisir à voir.
—Que je suis fâchée que vous vous soyez ainsi éveillé, monsieur Olivier! dit la charmante Louise.
—D'autant plus que vous êtes fatigué sans doute, appuya Loïck.
—Bah, bah! Je n'y pense plus, vous ne vous attendiez pas à me trouver ici, hein?
—Faites excuse, monsieur Olivier, répondit Thérèse, López nous avait appris votre arrivée.
—Ce diable de López ne peut pas retenir sa langue, dit gaîment Olivier, il faut toujours qu'il bavarde.
—Vous allez déjeuner avec nous, n'est-ce pas? demanda la jeune femme.
—Est-ce que cela se demande, fillette, dit le vaquero; il ferait beau voir, que monsieur Olivier nous refusât, par exemple.
—Allons bourru, dit en riant Olivier, ne grondez pas, je déjeunerai.
—Ah! C'est bien cela, s'écria la jeune femme.
Et aidée par Thérèse, qui était sa mère, comme Loïck était son père, elle se mit aussitôt à tout préparer pour le repas du matin.
—Mais vous savez, dit Olivier, rien de mexicain; je ne veux pas entendre parler ici de l'affreuse cuisine du pays.
—Soyez tranquille, répondit en souriant Louise; nous déjeunerons à la française.
—Bravo, voilà qui double mon appétit.
Pendant que les deux femmes allaient et venaient de la cuisine à la salle à manger pour préparer le déjeuner et mettre le couvert, les deux hommes étaient demeurés isolés auprès de la fenêtre et causaient entre eux.
—Êtes-vous toujours content? demanda Olivier à son hôte.
—Toujours, répondit celui-ci; don Andrés de la Cruz est un bon maître, d'ailleurs, comme vous le savez, j'ai peu de rapport avec lui.
—C'est vrai, vous n'avez affaire qu'à Ño Leo Carral.
—Je ne me plains pas de lui, c'est un digne homme tout mayordomo qu'il est; nous nous entendons parfaitement.
—Tant mieux! J'aurais été désolé qu'il en fût autrement, d'ailleurs c'est à ma recommandation que vous avez consenti à prendre ce rancho et s'il y avait quelque chose...
—Je n'hésiterais pas à vous en faire part, monsieur Olivier; mais de ce côté là tout va bien.
L'aventurier le regarda fixement.
—Il y a donc quelque chose qui va mal d'un autre côté? fit-il.
—Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia le vaquero avec embarras.
Olivier hocha la tête.
—Souvenez-vous, Loïck, lui dit-il sévèrement, des conditions que je vous ai imposées, lorsque je vous accordai votre pardon.
—Oh! Je ne les oublie pas, monsieur.
—Vous n'avez pas parlé?
—Non.
—Ainsi Dominique se croit toujours...
—Oui, toujours, répondit il en baissant la tête, mais il ne m'aime pas.
—Qui vous fait supposer cela?
—Je n'en suis que trop certain, monsieur, depuis que vous l'avez emmené dans les prairies, son caractère est complètement changé, les dix ans qu'il a passés loin de moi, l'ont rendu complètement indifférent.
—Peut-être est-ce un pressentiment, murmura sourdement l'aventurier.
—Oh! Ne dites pas cela, monsieur! s'écria-t-il avec épouvante, la misère est mauvaise conseillère; j'ai été bien coupable, mais si vous saviez combien je me suis repenti de mon crime.
—Je le sais, et voilà pourquoi je vous ai pardonné. Justice sera faite, un jour, du véritable coupable.
—Oui, monsieur, et je tremble, moi, misérable, d'être mêlé à cette sinistre histoire dont le dénouement sera terrible.
—Oui, fit avec une énergie concentrée l'aventurier, bien terrible en effet! Et vous y assisterez, Loïck.
Le vaquero poussa un soupir qui n'échappa pas à son interlocuteur.
—Je n'ai pas vu Dominique, dit-il, en changeant subitement de ton; est-ce qu'il dort encore?
—Oh! Non, vous l'avez trop bien instruit, monsieur; il est toujours le premier levé de nous autres.
—Comment se fait-il qu'il ne soit pas ici, alors?
—Ah! dit avec hésitation le vaquero, il est sorti; dam, il est libre de ses actions, maintenant qu'il a vingt-deux ans!
—Déjà! murmura l'aventurier d'une voix sombre. Puis, secouant brusquement la tête:
—Déjeunons! dit-il.
Le repas commença sous d'assez tristes auspices, mais grâce aux efforts de l'aventurier, bientôt la gaîté première reparut, et la fin du déjeuner fut aussi joyeuse qu'on pouvait le souhaiter.
Tout à coup López entra brusquement dans le rancho.
—Señor Loïck, dit-il, voici votre fils; je ne sais ce qu'il amène, mais il vient à pied et conduit son cheval par la bride.
Chacun se leva de table et sortit du rancho. A une portée de fusil dans la plaine, on apercevait en effet un homme conduisant un cheval par la bride; un fardeau assez volumineux était attaché sur le dos de l'animal.
La distance empêchait de distinguer de quelle sorte était ce fardeau.
—C'est étrange, murmura Olivier à voix basse, après avoir pendant quelques minutes attentivement examiné l'arrivant, serait-ce lui? Oh! Je veux m'en assurer sans retard.
Et après avoir fait signe à López de le suivre, l'aventurier se précipita par les degrés, laissant abasourdis le vaquero et les deux femmes qui l'aperçurent bientôt courant, suivi de López, à travers la plaine, à la rencontre de Dominique.
Celui-ci avait aperçu les deux hommes et s'était arrêté pour les attendre.
[1] Prononcez Chelhoua.
Un calme profond régnait dans la campagne; la brise nocturne s'était éteinte. Nul autre bruit que le susurrement continu des infiniment petits, qui travaillent sans cesse au labeur inconnu pour lequel ils ont été créés par la providence, ne troublait le silence de la nuit; le ciel d'un bleu sombre n'avait pas un nuage; une douce et pénétrante clarté tombait des étoiles, et les rayons lunaires inondaient le paysage de lueurs crépusculaires qui donnaient aux arbres et aux monticules dont ils allongeaient démesurément les ombres tranchées, des apparences fantastiques; des reflets bleuâtres semblaient filtrer dans l'atmosphère dont la pureté était telle, qu'on distinguait facilement le vol lourd et saccadé des coléoptères qui tournaient en bourdonnant autour des branches; çà et là des lucioles fuyaient comme des farfadets dans les hautes herbes qu'elles illuminaient au passage de lueurs phosphorescentes.
C'était, en un mot, une de ces tièdes et pures nuits américaines, ignorées dans nos froids climats moins favorisés du ciel, et qui plongent l'âme dans de douces et mélancoliques rêveries.
Tout à coup une ombre surgit à l'horizon, grandit rapidement et dessina bientôt la silhouette noire et indécise encore d'un cavalier; le bruit des sabots d'un cheval, frappant à coups hâtifs la terre durcie, ne laissa bientôt plus de doute à cet égard.
Un cavalier s'approchait effectivement; il suivait la direction de Puebla; à demi assoupi sur sa monture, il lui tenait la bride assez lâche, et la laissait à peu près se diriger à sa guise, lorsque celle-ci arrivée à une espèce de carrefour, au milieu duquel s'élevait une croix, fit subitement un écart et sauta de côté en dressant les oreilles et en reculant avec force.
Le cavalier, brusquement tiré de son sommeil ou ce qui est plus probable de ses réflexions, bondit sur la selle et aurait été désarçonné, si, par un mouvement instinctif, il n'avait pas ramené son cheval en pesant fortement sur la bride.
—¡Hola! s'écria-t-il en relevant vivement la tête et en portant la main à sa machette, tout en regardant avec inquiétude autour de lui; que se passe-t-il donc ici? Allons, Moreno, mon bon cheval, que signifie cette frayeur? Là, là calme-toi, mon ami, personne ne songe à nous.
Mais bien que son maître le flattât en lui parlant, et que tous deux parussent vivre en fort bonne intelligence, cependant l'animal continuait à renâcler et à donner des marques de frayeur de plus en plus vives.
—Voilà qui n'est pas naturel, ¡vive Dios! Tu n'as pas coutume de t'effrayer ainsi pour rien; mon bon Moreno, voyons, qu'y a-t-il?
Et le voyageur regarda de nouveau autour de lui, mais cette fois plus attentivement et en abaissant son regard vers le sol.
—Eh! fit-il tout à coup en apercevant un corps étendu sur le chemin, Moreno a raison; il y a quelque chose là, le cadavre de quelque hacendero sans doute, que les salteadores auront tué pour le dépouiller plus à leur aise, et qu'ils auront abandonné ensuite, sans s'en soucier davantage; voyons donc cela.
Tout en se parlant ainsi à demi-voix, le cavalier avait mis pied à terre.
Mais comme notre homme était prudent et, selon toutes probabilités, accoutumé de longue date à parcourir les routes de la confédération mexicaine, il arma son fusil et se tint prêt à l'attaque comme à la défense, au cas où l'individu qu'il voulait secourir, s'aviserait de se lever à l'improviste, pour lui demander la bourse ou la vie, éventualité fort dans les mœurs du pays et contre laquelle il fallait avant tout se mettre en garde.
Il s'approcha donc du cadavre, et il le considéra un instant avec la plus sérieuse attention.
Il ne lui fallut qu'un coup d'œil pour acquérir la certitude qu'il n'avait rien à redouter du malheureux qui gisait à ses pieds.
—Hum! reprit-il en hochant la tête à plusieurs reprises, voilà un pauvre diable qui me semble être bien malade; s'il n'est pas mort, il n'en vaut guère mieux. Enfin! Essayons toujours de le secourir, bien que je craigne que ce soit peine perdue.
Après ce nouvel aparté, le voyageur, qui n'était autre que Dominique le fils du ranchero dont nous avons parlé plus haut, désarma son fusil qu'il appuya contre le rebord du chemin afin de l'avoir à sa portée en cas de besoin, attacha son cheval à un arbre et se débarrassa de son zarapé afin d'être plus libre de ses mouvements.
Après avoir pris toutes ces précautions doucement et méthodiquement, car c'était un homme fort soigneux en toutes choses, Dominique enleva les alforjas, ou doubles poches placées à l'arrière de sa selle, se les mit sur l'épaule et s'agenouillant alors auprès du corps étendu, il ouvrit son vêtement et lui appuya l'oreille contre la poitrine ouverte par une blessure béante.
Dominique était un homme de haute taille, robuste et parfaitement proportionné; ses membres bien attachés étaient garnis de muscles gros comme des cordes et durs comme du marbre; il devait être doué d'une vigueur remarquable jointe à une grande adresse dans tous ses mouvements qui ne manquaient pas d'une certaine grâce virile: c'était, en un mot, une de ces organisations puissantes peu communes dans tous les pays, mais comme on en rencontre plus souvent dans les contrées où les exigences d'une vie de lutte développent dans des proportions souvent extrêmes les facultés corporelles de l'individu.
Bien qu'il eût environ vingt-deux ans, Dominique en paraissait au moins vingt-huit. Ses traits étaient beaux, mâles et intelligents, ses yeux noirs bien ouverts regardaient en face, son front développé, ses cheveux châtains bouclés naturellement, sa bouche grande, aux lèvres un peu épaisses, sa moustache fièrement relevée, son menton bien dessiné et taillé carrément donnaient à son visage une expression de franchise, d'audace et de bonté, réellement sympathique, tout en lui imprimant un cachet d'indicible distinction. Chose singulière chez cet homme qui appartenait à l'humble classe des vaqueros, ses mains et ses pieds étaient d'une petitesse rare, ses mains surtout étaient d'un dessein aristocratique irréprochable.
Tel était au physique le nouveau personnage que nous présentons au lecteur et qui est appelé à jouer un rôle important dans la suite de ce récit.
—Allons, il aura de la peine à en revenir, s'il en revient, reprit Dominique en se redressant après avoir vainement essayé de sentir les battements du cœur.
Cependant il ne se découragea pas.
Il ouvrit ses alforjas et en sortit du linge, une trousse et une petite boîte fermant à clé.
—Heureusement que j'ai conservé mes habitudes indiennes, fit-il en souriant, et que je porte toujours avec moi mon sac à la médecine.
Sans perdre de temps il sonda la plaie, la lava avec soin. Le sang suintait goutte à goutte aux lèvres violacées de la blessure; il déboucha un flacon, versa sur la plaie quelques gouttes d'une liqueur rougeâtre contenue dans ce flacon; le sang s'arrêta aussitôt comme par enchantement.
Alors avec une adresse qui témoignait d'une grande habitude, il banda la blessure, sur laquelle il posa délicatement quelques herbes pilées et humectées avec la liqueur rouge que déjà il avait employée.
Le malheureux ne donnait aucun signe de vie, son corps continuait à conserver cette inerte rigidité des cadavres; cependant une certaine moiteur persistait aux extrémités, diagnostic qui faisait supposer à Dominique que la vie n'était pas complètement éteinte dans ce pauvre corps.
Après l'avoir pansé avec soin, il releva un peu le blessé et l'adossa à un arbre; puis il se mit à le frictionner avec du rhum mêlé d'eau, à la poitrine, aux tempes et aux poignets; ne s'arrêtant de temps en temps que pour examiner d'un œil inquiet son visage pâle et contracté.
Tout paraissait devoir être inutile: aucune contraction, aucun tressaillement nerveux n'indiquait le retour de la vie.
Mais il n'y a rien de persistant comme la volonté de l'homme qui veut sauver son semblable; bien qu'il commençât sérieusement à douter du succès de ses efforts, cependant loin de se décourager, Dominique sentit redoubler son ardeur, résolu à n'abandonner la partie que lorsque bien définitivement il lui serait prouvé que tout secours était en pure perte.
C'était un tableau d'un effet saisissant que ce groupe formé sur cette route déserte pendant cette nuit calme et lumineuse, au pied de cette croix, signe de rédemption, par ces deux hommes dont l'un poussé par le saint amour de l'humanité s'acharnait, s'il est permis de parler ainsi, à prodiguer à l'autre les soins les plus fraternels.
Dominique cessa un instant ses frictions et il se frappa le front comme si une pensée subite venait tout à coup de surgir dans son cerveau.
—Où diable ai-je donc la tête? murmura-t-il, et fouillant dans ses alforjas qui semblaient inépuisables, tant elles contenaient de choses, il en retira une gourde bouchée avec soin.
Il entr'ouvrit avec la lame de son couteau les dents serrées du blessé, lui introduisit, après l'avoir débouchée, la gourde entre les lèvres, et lui versa dans la bouche une partie de ce qu'elle contenait, tout en examinant son visage avec anxiété.
Au bout de deux ou trois minutes, le blessé frissonna faiblement, et ses paupières remuèrent comme s'il eût essayé de les ouvrir.
—Ah! fit Dominique avec joie, cette fois, je crois que j'en aurai raison.
Et déposant la gourde près de lui, il recommença les frictions avec une nouvelle ardeur.
Un soupir faible comme un souffle s'exhala des lèvres du blessé, ses membres commencèrent bientôt à perdre un peu de leur raideur; la vie revenait doucement.
Le jeune homme redoubla d'efforts; peu à peu la respiration bien que faible et entrecoupée se fit plus distincte, les traits se détendirent et les pommettes des joues se plaquèrent de deux taches rouges; bien que les yeux demeurassent fermés, les lèvres du blessé s'agitaient comme s'il eût essayé de prononcer quelques paroles.
—Bah! fit Dominique avec un accent joyeux, tout n'est pas fini encore, il sera revenu de loin, s'il en réchappe, bravo! Je n'ai pas perdu mon temps! Mais qui diable lui a donné un si furieux coup d'épée? On ne se bat pas en duel au Mexique. Sur mon âme! Si je ne craignais pas de lui faire injure, j'assurerais presque que je connais l'homme qui a si joliment décousu ce pauvre malheureux; mais patience, il faudra bien qu'il parle, et alors il sera bien fin si je ne sais pas à qui il a eu affaire.
Cependant, la vie, après avoir longtemps hésité à rentrer dans ce corps qu'elle avait presqu'abandonné, avait commencé une lutte sérieuse contre la mort qu'elle obligeait de plus en plus à se retirer; les mouvements du blessé devenaient plus accentués et surtout plus intelligents: deux fois déjà ses yeux s'étaient ouverts pour se refermer presqu'aussitôt il est vrai, mais le mieux devenait sensible; il ne tarderait pas à reprendre connaissance, ce n'était plus qu'une question de temps.
Dominique versa un peu d'eau dans un gobelet, y mêla quelques gouttes de la liqueur contenue dans la gourde, et approcha le gobelet de la bouche du blessé; celui-ci ouvrit les lèvres et but, puis il poussa un soupir de soulagement.
—Comment vous sentez-vous? lui demanda le jeune homme avec intérêt.
Au son de cette voix inconnue, un frémissement convulsif agita tout le corps du blessé; il fit un geste comme pour repousser une image effrayante et murmura d'une voix sourde:
—Tuez-moi!
—Ma foi non! s'écria joyeusement Dominique, j'ai eu trop de peine à vous ressusciter pour cela.
Le blessé entr'ouvrit les yeux, jeta un regard égaré autour de lui et le fixant enfin sur le jeune homme, avec une expression d'indicible épouvante:
—Le masque! s'écria-t-il, le masque! Oh! Arrière! Arrière!
—La commotion cérébrale a été forte, murmura le jeune homme; il est en proie à une hallucination fiévreuse qui, si elle persistait, pourrait amener la folie. Hum! Le cas est grave! Comment faire pour remédier à cela?
—Bourreau! reprit faiblement le blessé, tue-moi.
—Il y tient à ce qu'il paraît; cet homme est tombé dans quelque guet-apens affreux, son esprit troublé ne lui rappelle que la dernière scène de meurtre dans laquelle il a joué un rôle si malheureux; il faut couper court à cela, et lui rendre le calme nécessaire à sa guérison, sinon il est perdu.
—Ne le sais-je pas bien que je suis perdu? dit le blessé qui avait entendu cette dernière parole, tue-moi donc sans me faire souffrir davantage.
—Vous m'entendez, señor, répondit le jeune homme; fort bien, alors écoutez-moi sans m'interrompre: je ne suis pas un des hommes qui vous ont mis dans l'état où vous vous trouvez; je suis un voyageur, que le hasard ou plutôt la providence a conduit sur cette route, pour vous venir en aide, et je l'espère pour vous sauver; vous me comprenez bien n'est-ce pas? Cessez donc de vous forger des chimères, oubliez s'il est possible, quant à présent du moins, ce qui s'est passé entre vous et vos assassins, je n'ai d'autre désir que celui de vous être utile; sans moi vous seriez mort; ne rendez pas plus difficile la tâche déjà si dure que je me suis imposée; votre salut désormais dépend de vous seul.
Le blessé fit un brusque mouvement pour se relever, mais ses forces le trahirent, il retomba avec un soupir de découragement.
—Je ne puis, murmura-t-il.
—Je le crois bien, blessé comme vous l'êtes; c'est un miracle que l'affreux coup d'épée que vous avez reçu ne vous aie pas tué raide; ne vous opposez donc pas davantage à ce que l'humanité m'ordonne de faire pour vous.
—Mais si vous n'êtes pas assassin, qui donc êtes vous? lui demanda le blessé avec inquiétude.
—Qui je suis, moi? Un pauvre diable de vaquero qui vous a trouvé ici agonisant et qui a été assez heureux pour vous rendre à la vie.
—Et vous me jurez que vos intentions sont bonnes?
—Je vous le jure, sur mon honneur.
—Merci, murmura le blessé.
Il y eut un silence assez long.
—Oh! Je veux vivre, reprit le blessé avec une énergie concentrée.
—Je comprends ce désir, il me semble tout naturel de votre part.
—Oui, je veux vivre, car il faut que je me venge.
—Ce sentiment est juste, la vengeance est permise.
—Vous me sauverez, vous me le promettez, n'est-ce pas?
—Du moins ferai-je tout ce qu'il me sera possible pour cela.
—Oh! Je suis riche, je vous récompenserai.
Le ranchero hocha la tête.
—Pourquoi parler de récompense? dit-il; croyez-vous donc que le dévouement puisse s'acheter; gardez votre or, caballero; il me serait inutile, je n'en ai pas besoin.
—Cependant il est de mon devoir...
—Pas un mot de plus sur ce sujet, je vous en prie, señor, toute insistance de votre part serait pour moi une mortelle injure; je fais mon devoir en vous sauvant la vie, je n'ai droit à aucune récompense.
—Agissez donc à votre guise.
—Promettez-moi d'abord de ne pas soulever d'objection à ce que je jugerai convenable de faire dans l'intérêt de votre salut.
—Je vous le promets.
—Bien; de cette façon nous nous entendrons toujours. Le jour ne tardera pas à paraître; nous ne devons pas demeurer ici plus longtemps.
—Mais, où irai-je? Je me sens si faible qu'il m'est impossible de faire le plus léger mouvement.
—Que cela ne vous inquiète pas; je vous mettrai sur mon cheval et en le faisant marcher au pas, il vous portera sans trop de secousses en lieu sûr.
—Je m'abandonne à vous.
—C'est ce que vous pouvez faire de mieux; voulez-vous que je vous conduise à votre demeure?
—Ma demeure? s'écria le blessé avec un effroi mal dissimulé et en faisant un mouvement comme s'il eût essayé de fuir; vous me connaissez donc, vous savez où j'habite?
—Je ne vous connais pas, j'ignore où votre maison est située. Comment saurais-je ces détails, moi qui avant cette nuit ne vous avais jamais vu?
—C'est vrai, murmura le blessé en se parlant à lui-même, je suis fou! Cet homme est de bonne foi. Puis s'adressant à Dominique: Je suis un voyageur, lui dit-il d'une voix entrecoupée et à peine distincte; je viens de la Veracruz, je me rendais à México, lorsque j'ai été assailli à l'improviste, dépouillé de ce que je possédais et laissé pour mort au pied de cette croix où vous m'avez si providentiellement rencontré; de domicile, je n'en ai pas d'autre en ce moment que celui qu'il vous plaira de m'offrir! Voilà toute mon histoire, elle est simple comme la vérité.
—Qu'elle soit vraie ou non, cela ne me regarde pas, señor; je n'ai pas le droit de m'immiscer malgré vous dans vos affaires; dispensez-vous donc, je vous prie, de me donner des renseignements que je ne vous demande pas, dont je n'ai que faire et qui, dans l'état où vous êtes, ne peuvent que vous être nuisibles, d'abord en vous obligeant à une trop grande tension d'esprit, et ensuite en vous forçant à parler.
En effet, ce n'avait été que grâce à une puissance de volonté extrême que le blessé était parvenu à soutenir une si longue conversation; la secousse qu'il avait reçue était trop forte, sa blessure trop grave pour que, malgré tout le désir qu'il en avait, il lui fût possible de discuter plus longtemps, sans risquer de tomber dans une syncope plus dangereuse que celle dont il avait été si miraculeusement tiré par son généreux sauveur; déjà il sentait battre ses artères, un nuage s'étendait sur sa vue, des bourdonnements sinistres se faisaient dans ses oreilles, une sueur glacée perlait à ses tempes; ses pensées, dans lesquelles il avait éprouvé tant de difficultés à remettre un peu d'ordre et de suite, commençaient à lui échapper de nouveau, il comprit qu'une résistance plus prolongée de sa part serait une folie, il se laissa aller en arrière avec découragement et poussant un soupir de résignation:
—Ami, murmura-t-il d'une voix faible, faites de moi ce que vous voudrez; je me sens mourir.
Dominique suivait ses mouvements d'un œil inquiet, il se hâta de lui faire boire quelques gouttes de cordial dans lequel il avait versé une liqueur soporifique; ce secours fut efficace, le blessé se sentit renaître à la vie.
Il voulut remercier le jeune homme.
—Taisez-vous, lui dit vivement celui-ci, vous n'avez que trop parlé déjà.
Il l'enveloppa avec soin dans son manteau et l'étendit sur le sol.
—Là, reprit-il, vous voici bien ainsi, ne bougez plus et essayez de dormir, tandis que j'aviserai aux moyens de vous enlever d'ici au plus vite.
Le blessé n'essaya aucune résistance; déjà le somnifère qu'il avait bu agissait sur lui, il sourit doucement, ferma les yeux, et bientôt il fut plongé dans un sommeil calme et réparateur.
Dominique le regarda un instant dormir avec la plus entière satisfaction.
—J'aime mieux le voir ainsi que comme il était à mon arrivée, dit-il joyeusement; ah tout n'est pas fini encore: maintenant il s'agit de partir et cela au plus vite, si je ne veux en être empêché par les importuns qui ne tarderont pas à affluer sur cette route.
Il détacha son cheval, lui remit la bride et l'amena tout auprès du blessé; après avoir fait une espèce de siège sur le dos de l'animal avec quelques couvertures auxquelles il ajouta son zarapé, dont il se dépouilla sans hésiter, il souleva le blessé dans ses bras nerveux avec autant de facilité, que si, au lieu d'être un homme de haute taille et d'une corpulence assez forte, il n'eût été qu'un enfant, et il le posa doucement sur le siège où il l'accommoda de son mieux, tout en ayant soin de le soutenir pour éviter une chute qui aurait été mortelle.
Lorsque le jeune homme se fut assuré que le blessé se trouvait dans une position aussi commode que le permettaient les circonstances, et surtout les moyens insuffisants de transports dont il disposait, il fit partir son cheval dont il tint la bride à la main, sans quitter toutefois la place qu'il avait prise auprès du blessé qu'il continua à soutenir d'aplomb sur la selle, et il s'éloigna définitivement se dirigeant vers le rancho où nous l'avons précédé d'une heure environ pour y introduire l'aventurier.
Dominique marchait tout doucement, maintenant d'une main ferme le blessé couché sur la selle de son cheval, veillant sur lui comme une mère veille sur son enfant; n'ayant qu'un désir, celui d'atteindre le rancho le plus tôt possible, afin de donner à cet inconnu, qui sans lui serait mort si misérablement, tous les soins que nécessitait l'état précaire dans lequel il se trouvait encore.
Malgré l'impatience, qu'il éprouvait, malheureusement il lui était impossible de hâter le pas de son cheval de crainte d'accident à travers les chemins ravinés et presque impraticables qu'il était contraint de traverser; aussi fût-ce avec un sentiment indicible de plaisir que, arrivé à deux ou trois portées de fusil du rancho, il aperçut plusieurs personnes accourant vers lui.
Bien qu'il ne les reconnût pas tout d'abord, cependant sa joie fut grande, car pour lui c'était un secours qui lui venait, et bien qu'il n'eût certes pas voulu en convenir, il en reconnaissait pour lui et surtout pour le blessé l'extrême nécessité, car depuis plusieurs heures déjà, il cheminait cahin-caha, à travers des sentiers la plupart du temps presque impraticables, contraint de surveiller constamment cet homme qu'il avait par un miracle incompréhensible sauvé d'une mort certaine et que le moindre oubli pouvait tuer raide.
Lorsque les hommes qui accouraient vers lui ne se trouvèrent plus qu'à quelques pas, il s'arrêta et leur cria d'un air joyeux comme un homme charmé d'être débarrassé d'une responsabilité qui lui pèse:
—Eh! Venez donc! ¡Caray! Il y a longtemps déjà que vous auriez dû être ici.
—Qu'est-ce à dire, Dominique, répondit en français l'aventurier, quel besoin si pressant avez-vous donc de nous?
—Eh! Cela vous crève les yeux, il me semble; ne voyez-vous pas que j'amène un blessé?
—Un blessé! s'écria Olivier en faisant un bond de tigre et se trouvant presque immédiatement auprès du jeune homme; de quel blessé parlez-vous donc?
—Pardieu! De celui que j'ai assis, tant bien que mal, sur mon cheval et que je ne serais pas fâché de voir dans un bon lit, dont, soit dit entre nous, il a le plus grand besoin; car s'il vit encore, c'est, sur mon âme, grâce à un miracle incompréhensible de la Providence.
L'aventurier, sans lui répondre, enleva brusquement le zarapé jeté sur le visage du blessé et l'examina pendant quelques minutes, avec une expression d'angoisse, de douleur, de colère et de regret impossible à décrire.
Son visage, subitement pâli, avait pris des teintes cadavéreuses, un tremblement convulsif agitait tous ses membres, ses regards fixés sur le blessé semblaient lancer des éclairs et avaient une expression étrange.
—Oh! murmurait-il d'une voix basse et saccadée par l'orage qui grondait au fond de son cœur, cet homme! C'est lui! C'est bien lui, il n'est pas mort!
Dominique ne comprenait rien à ce qu'il entendait; il regardait Olivier avec étonnement, ne sachant ce qu'il devait penser des paroles qu'il prononçait.
—Ah, ça! dit-il enfin avec une explosion de colère, qu'est-ce que cela signifie? Je sauve un homme, Dieu sait comment, à force de soins, à travers mille difficultés, je parviens à amener ici ce pauvre malheureux qui, sans moi, caray, je puis le dire, serait mort comme un chien et voilà comment vous me recevez?
—Oui, oui, réjouis-toi, lui dit l'aventurier avec un accent amer, tu as commis une bonne action; je t'en félicite, Dominique, mon ami; elle te profitera, sois-en sûr, et cela avant longtemps.
—Vous savez que je ne vous comprends pas, s'écria le jeune homme.
—Eh! Qu'est-il besoin que tu me comprennes, pauvre garçon! répondit-il en haussant avec dédain les épaules; tu as agi selon ta nature, sans réflexion, et sans arrière-pensée, je n'ai pas plus de reproches à t'adresser que d'explications à te donner.
—Mais enfin, quoi? Que voulez-vous dire?
—Connais-tu cet homme?
—Ma foi, non; pourquoi le connaîtrai-je?
—Je ne te demande pas cela; puisque tu ne le connais pas, comment se fait-il que tu nous l'amènes ainsi au rancho, sans dire gare?
—Mon Dieu, par une raison bien simple: je revenais de Cholula, lorsque je l'ai trouvé couché en travers du chemin, râlant comme un taureau agonisant. Que pouvais-je faire? L'humanité ne me commandait-elle pas de lui porter secours? Est-il permis de laisser ainsi mourir un chrétien sans essayer de lui venir en aide?
—Oui, oui, répondit ironiquement Olivier, tu as bien agi; certes, je suis loin de te blâmer. Comment donc! Un homme de cœur ne saurait rencontrer un de ses semblables navré aussi cruellement, sans lui porter secours. Puis, changeant de ton subitement et haussant les épaules avec pitié: est-ce donc au milieu des peaux-rouges parmi lesquels tu as si longtemps vécu que tu as reçu de telles leçons d'humanité? ajouta-t-il.
Le jeune homme voulut répondre, il l'arrêta brusquement.
—Il suffit; maintenant le mal est fait, lui dit-il, il n'y a plus à y revenir. López le conduira dans le souterrain du rancho, là il le soignera; va, López, ne perds pas de temps, emmène cet homme pendant que moi je causerai avec Dominique.
López obéit, le jeune homme le laissa faire; il commençait à comprendre que peut-être son cœur l'avait trompé et qu'il s'était trop facilement laissé entraîner à un sentiment d'humanité envers un homme qui lui était parfaitement inconnu.
Il y eut un assez long silence: López s'était éloigné avec le blessé et déjà il avait disparu dans le souterrain.
Olivier et Dominique, arrêtés en face l'un de l'autre, demeuraient immobiles et pensifs. Enfin l'aventurier releva la tête.
—As-tu causé avec cet homme?
—Un peu, oui, à bâtons rompus.
—Que t'a-t-il dit?
—Pas grand chose de sensé, il m'a parlé d'une attaque dont il avait été victime.
—Voilà tout?
—Oui, à peu près.
—T'a-t-il dit son nom?
—Je ne lui ai pas demandé.
—Mais, enfin il a dû te dire qui il est.
—Oui, je crois; il m'a dit qu'il était arrivé depuis peu à la Veracruz et qu'il se rendait à México, lorsqu'il avait été attaqué à l'improviste et dépouillé par des hommes qu'il n'a pu reconnaître.
—Il ne t'a rien dit autre chose, sur son nom ou sa position?
—Non, pas un mot.
L'aventurier demeura un instant pensif.
—Écoute, reprit-il, et ne prends pas en mauvaise part ce que je vais te dire.
—De vous, maître Olivier, j'entendrai tout, car vous avez le droit de tout me dire.
—Bien, te rappelles-tu comment nous nous sommes connus?
—Certes, j'étais un enfant alors, misérable et chétif, mourant de faim et de misère dans les rues de México, vous avez eu pitié de moi, vous m'avez habillé et nourri; non content de cela, vous m'avez vous-même enseigné à lire, à écrire, à calculer; que sais-je encore!
—Passe, passe.
—Puis, vous m'avez fait retrouver mes parents, ou du moins les personnes qui m'ont élevé, et que, à défaut d'autres, j'ai toujours considérés comme étant ma famille.
—Bien, après.
—Dam, vous savez cela aussi bien que moi, maître Olivier.
—C'est possible, mais je veux que tu me le répètes.
—Comme il vous plaira: un jour vous êtes venu au rancho, vous m'avez emmené avec vous et vous m'avez conduit en Sonora et au Texas, où nous avons chassé le bison; au bout de deux ou trois ans, vous m'avez fait adopter par une tribu Comanche, et vous m'avez quitté en m'ordonnant de demeurer dans les prairies et de mener l'existence de coureur des bois, jusqu'à ce que vous me fassiez transmettre l'ordre de revenir près de vous.
—Fort bien, je vois que tu as bonne mémoire; continue.
—Je vous ai obéi et je suis demeuré parmi les Indiens, chassant et vivant avec eux; il y a six mois, vous-même êtes arrivé au bord du Río Gila où je me trouvais alors, et vous m'avez dit que vous veniez me chercher et que je devais vous suivre. Je vous suivis donc sans vous demander une explication dont je n'avais pas besoin; est-ce que je ne vous appartiens pas corps et âme?
—Bon, et tu es toujours dans les mêmes sentiments?
—Pourquoi en aurai-je changé? Vous êtes mon seul ami.
—Merci, tu es donc résolu à m'obéir en tout?
—Sans hésiter, je vous le jure.
—Voilà ce dont je voulais être certain, maintenant, écoute-moi à ton tour; cet homme que tu as si bêtement, passe-moi le mot, si bêtement dis-je, secouru, t'a menti du premier au dernier mot qu'il t'a dit. L'histoire qu'il t'a faite n'est qu'un tissu d'impostures: il n'est pas vrai qu'il soit arrivé depuis quelques jours seulement à la Veracruz, il n'est pas vrai qu'il se rende à México, il n'est pas vrai enfin qu'il ait été attaqué et dépouillé par des inconnus. Cet homme, je le connais, il est au Mexique depuis près de huit mois, il habite Puebla, il a été condamné à mort par des hommes qui avaient le droit de le juger et qu'il connaît parfaitement; il n'a pas été attaqué à l'improviste, on lui a mis une épée dans la main, et on lui a laissé la faculté de se défendre, faculté dont il a profité, il est tombé dans un combat loyal; enfin, il n'a pas été dépouillé parce qu'il n'avait pas affaire à des voleurs de grand chemin, mais à d'honnêtes gens.
—Oh! Oh! fit le jeune homme, ceci change la question.
—Maintenant, réponds à ceci: t'es-tu engagé vis-à-vis de lui?
—Qu'entendez-vous par là?
—Cet homme, lorsqu'il a repris connaissance et que la parole lui est revenue, a imploré ta protection, n'est-ce pas?
—C'est vrai, maître Olivier.
—Bon, et que lui as-tu répondu, toi?
—Dam, vous comprenez, qu'il m'était assez difficile d'abandonner ce pauvre diable dans l'état où il était, après surtout ce que j'avais fait pour lui.
—Bien, bien, alors?
—Alors, dam, je lui ai promis de le sauver.
—C'est-à-dire de le guérir?
—C'est ainsi que je l'entends.
—Pas autre chose?
—Pour cela, non.
—Et lui as-tu promis seulement?
—Non je lui ai donné ma parole.
L'aventurier fit un geste d'impatience.
—Mais en supposant qu'il guérisse, reprit-il, ce qui entre nous me semble douteux, dès qu'il sera en bonne santé te considéreras-tu comme complètement dégagé envers lui?
—Oh! Pour cela oui, maître Olivier, complètement.
—Allons, il n'y a que demi-mal alors.
—Vous savez que je ne vous comprends pas du tout?
—Sois donc satisfait, Dominique; apprends que tu n'as pas eu la main heureuse pour ta bonne action.
—Parce que?
—Parce que l'homme que tu as secouru et auquel tu as prodigué des soins si dévoués, est ton ennemi mortel.
—Mon ennemi mortel, cet homme? s'écria-t-il avec un étonnement mêlé de doute; mais je ne le connais pas plus qu'il ne me connaît.
—Tu le supposes, mon pauvre ami, mais sois convaincu que je ne me trompe pas et que je te dis la vérité.
—C'est étrange.
—Oui, fort étrange, en effet, mais cela est ainsi, cet homme est même ton ennemi le plus dangereux.
—Que faire?
—Me laisser agir; je m'étais rendu ce matin au rancho dans l'intention de t'annoncer qu'un de tes ennemis, le plus redoutable de tous, était mort; tu as pris soin de me faire mentir. Après tout, peut-être cela vaut-il mieux ainsi: ce que Dieu fait est bien, ses voies nous sont inconnues, nous devons nous courber devant la manifestation de sa volonté.
—Ainsi votre intention est...?
—Mon intention est de charger López de veiller sur ton malade; il restera dans le souterrain où on le soignera avec le plus grand soin, seulement tu ne le reverras plus, il est inutile que, quand à présent, vous vous connaissiez davantage; à mon tour, je te donne ma parole que tous les soins que son état exige lui seront donnés.
—Oh! Je m'en rapporte complètement à vous, maître Olivier; mais lorsqu'il sera guéri que ferons-nous?
—Nous le laisserons partir paisiblement, il n'est pas notre prisonnier; sois tranquille, nous le trouverons sans peine quand besoin sera; il est bien entendu que personne du rancho ne doit descendre dans le souterrain et avoir le moindre rapport avec lui.
—Bon, vous le leur direz alors, moi je ne m'en charge pas.
—Je le leur dirai; du reste moi-même je ne le verrai pas. López seul demeurera chargé de lui.
—Et moi, vous n'avez rien de plus à me dire?
—Si, j'ai à t'annoncer que je t'emmène avec moi pour quelques jours.
—Ah! Et allons-nous loin comme cela?
—Tu le verras, en attendant rends-toi au rancho, prépare tout ce qu'il te faut pour ton voyage.
—Oh! Je suis prêt, interrompit-il.
—C'est possible, mais moi je ne le suis pas; n'ai-je pas à donner des ordres à López au sujet de ton blessé.
—C'est juste, et puis il faut que je prenne congé de la famille.
—Ce sera fort bien fait, car tu resteras probablement quelque temps absent.
—Bon, je comprends, nous allons faire une bonne chasse.
—Nous allons chasser, oui, dit l'aventurier avec un équivoque sourire, mais pas du tout de la façon dont tu le supposes.
—Bon, cela m'est égal, je chasserai comme vous voudrez, moi.
—J'y compte bien, allons viens, nous n'avons déjà que trop perdu de temps.
Ils se dirigèrent alors vers le monticule. L'aventurier entra dans le souterrain et le jeune homme monta au rancho.
Loïck et les deux femmes l'attendaient sur la plate-forme, assez intrigués de la longue conversation qu'il avait eue avec Olivier; mais Dominique fut impénétrable, il avait trop longtemps vécu au désert pour se laisser sortir la vérité du cœur lorsqu'il lui plaisait de la cacher. En cette circonstance, ce fut en pure perte qu'on l'accabla de questions; il ne répondit que par des fins de non recevoir; désespérant de le faire parler, son père et les deux femmes prirent enfin le bon parti de le laisser tranquille.
Son déjeuner était tout préparé sur la table.
Comme il avait faim, il saisit ce prétexte pour changer la conversation, et tout en mangeant, il annonça son départ.
Loïck ne lui fit aucune observation, il était accoutumé à ses brusques absences.
Au bout d'une demi-heure environ, Olivier reparut.
Dominique se leva, et prit congé de sa famille.
—Vous l'emmenez, dit Loïck.
—Oui, répondit Olivier, pour quelques jours, nous allons dans la Terre-Chaude.
—Prenez garde, dit Louise avec inquiétude, vous savez que les guérillas de Juárez battent la campagne.
—Ne crains rien, petite sœur, dit le jeune homme en l'embrassant, nous serons prudents; je te rapporterai un foulard, tu sais que voilà longtemps déjà que je t'en ai promis un.
—Je préférerais que tu ne nous quittes pas, Dominique, répondit-elle avec tristesse.
—Allons, allons, dit gaiement l'aventurier, soyez sans inquiétude, je vous le ramènerai sain et sauf.
Il paraît que les habitants du rancho avaient une grande confiance en la parole d'Olivier, car, sur cette assurance, leur inquiétude se calma, et ils prirent assez facilement congé des deux hommes.
Ceux-ci quittèrent alors le rancho, descendirent le monticule, et trouvèrent leurs chevaux tout prêts à être montés, qui les attendaient attachés à un liquidambar.
Après avoir fait un dernier signe d'adieu aux habitants du rancho groupés sur la plate-forme, ils se mirent en selle et s'éloignèrent au galop à travers terre pour aller rejoindre la route de la Veracruz.
—Allons-nous donc dans les Terres-Chaudes? demanda Dominique tout en galopant auprès de son compagnon.
—Oh! Oh! Nous n'allons pas aussi loin, tant s'en faut; je te conduis seulement à quelques lieues d'ici, dans une hacienda où je compte te faire faire une nouvelle connaissance.
—Bah! Pourquoi donc? Je me soucie peu des nouvelles connaissances.
—Celle-ci te sera fort utile.
—Ah! Alors c'est différent. Je vous avoue que je n'aime pas beaucoup les Mexicains.
—La personne à laquelle on te présentera n'est pas mexicaine, elle est française.
—Ce n'est plus du tout la même chose, mais pourquoi donc me dites-vous qu'on me présentera? Est-ce que ce n'est pas vous qui vous chargerez de cela?
—Non, c'est une autre personne que tu connais, et pour laquelle tu as même une certaine affection.
—De qui donc parlez-vous?
—De Léo Carral.
—Le mayordomo de l'hacienda del Arenal?
—Lui-même.
—C'est donc à l'hacienda que nous allons, alors?
—Pas précisément, mais dans les environs. J'ai donné au mayordomo un rendez-vous où il doit m'attendre, c'est à ce rendez-vous que nous allons en ce moment.
—Alors tout est pour le mieux, je serai charmé de revoir Léo Carral. C'est un bon compagnon.
—Et un homme de cœur et d'honneur, ajouta Olivier.
Depuis son arrivée à l'hacienda del Arenal, doña Dolores avait toujours tenu envers le comte de la Saulay une conduite réservée que les projets de mariage faits par leurs deux familles étaient loin de justifier. Jamais la jeune fille n'avait eu, nous ne dirons pas d'entretiens particuliers avec celui qu'elle devait en quelque sorte considérer comme son fiancé, mais seulement la plus légère privauté et la plus innocente familiarité; tout en demeurant polie et même gracieuse, elle avait su, dès le premier jour qu'ils s'étaient vus, élever une barrière entre elle et le comte, barrière que celui-ci ne s'était jamais hasardé à franchir et qui l'avait condamné à demeurer, peut-être contre ses désirs secrets, dans les bornes de la plus sévère réserve.
Dans ces conditions, et surtout après la scène à laquelle il avait assisté la nuit précédente, on comprendra facilement quelle dût être la stupéfaction du jeune homme en apprenant que doña Dolores lui demandait une entrevue.
Que pouvait-elle avoir à lui dire? Pour quel motif lui assignait-elle ce rendez-vous? Quelle raison la poussait à agir de la sorte?
Telles étaient les questions que le comte ne cessait de s'adresser, questions qui demeuraient forcément sans réponse.
Aussi l'inquiétude, la curiosité et l'impatience du jeune homme étaient-elles poussées au plus haut degré, et ce fut avec un sentiment de joie, dont lui-même ne se rendit pas bien compte, qu'il entendit enfin sonner l'heure du rendez-vous.
S'il se fût trouvé en France, à Paris, au lieu d'être au Mexique dans une hacienda, certes, il aurait su d'avance à quoi s'en tenir sur le message qu'il avait reçu, et sa conduite eût été toute tracée.
Mais ici, la froideur de doña Dolores à son égard, froideur qui ne s'était pas un instant démentie, la préférence que d'après la scène de la nuit elle semblait donner à une autre personne, tout se réunissait pour éloigner de ce rendez-vous la plus légère supposition d'amour. Était-ce la renonciation du jeune homme à sa main, son éloignement immédiat que doña Dolores allait exiger de lui?
Singulière contradiction de l'esprit humain! Le comte qui éprouvait pour ce mariage une répulsion de plus en plus marquée, dont l'intention formelle était d'avoir le plus tôt possible une explication à ce sujet avec don Andrés de la Cruz, et dont la résolution bien arrêtée était de se retirer et de renoncer à l'alliance depuis si longtemps préparée et qui lui déplaisait d'autant plus qu'elle lui était imposée, se révolta à cette supposition de la renonciation que sans doute doña Dolores allait lui demander; son amour-propre froissé lui fit envisager cette question sous un jour tout nouveau, et le mépris que la jeune fille semblait faire de sa main, le remplit de honte et de colère.
Lui, le comte Ludovic de la Saulay, jeune, beau, riche, renommé pour son esprit et son élégance, un des membres les plus distingués du jockey-club, un des dieux de la mode, dont les conquêtes occupaient à Paris toutes les bouches de la renommée, n'avoir produit sur une jeune fille à demi-sauvage, d'autre impression que celle de la répulsion, n'avoir inspiré d'autre sentiment qu'une froide indifférence; il y avait certes là de quoi se désespérer; un instant même il en vint à se figurer, tant le dépit l'aveuglait, qu'il était réellement amoureux de sa cousine, et il fut sur le point de faire le serment de rester sourd aux prières et aux larmes de doña Dolores et d'exiger, dans le plus bref délai, la conclusion de son mariage.
Mais heureusement l'amour-propre, qui l'avait poussé à cette détermination extrême, lui souffla tout à coup un moyen plus simple, et surtout plus agréable pour lui, de sortir d'embarras.
Après avoir jeté un regard de complaisance sur sa personne, un sourire de hautaine satisfaction illumina son visage; il se trouva physiquement et moralement si fort au-dessus de tout ce qui l'entourait, qu'il n'éprouva plus qu'un sentiment de miséricordieuse pitié pour la pauvre enfant, que la mauvaise éducation qu'elle avait reçue empêchait d'apprécier les innombrables avantages qui lui faisaient l'emporter sur ses rivaux, et de comprendre le bonheur qu'elle trouverait dans son alliance.
Ce fut en roulant toutes ces pensées et bien d'autres dans sa tête, que le comte sortit de chez lui, traversa la cour, et se rendit à l'appartement de doña Dolores.
Il remarqua, sans y attacher grande importance, que plusieurs chevaux sellés et bridés attendaient dans la cour, maintenus par des peones.
A la porte de l'appartement se tenait une jeune Indienne, au minois chiffonné et aux yeux brillants, qui le reçut avec un sourire et une grande révérence en lui faisant signe d'entrer.
Le comte la suivit; la camériste traversa plusieurs salles de plein-pied élégamment meublées, et finalement, elle releva une portière de crêpe de Chine blanc brodé de grandes fleurs de toutes couleurs, et introduisit, sans prononcer un mot, le comte dans un délicieux boudoir, meublé tout en laque de Chine.
Doña Dolores, à demi couchée sur un hamac en fil d'aloès, s'amusait à agacer une jolie perruche grosse comme la moitié du poing en riant comme une folle des cris de colère du petit animal.
La jeune fille était charmante ainsi; jamais le comte ne l'avait vue si belle. Après l'avoir saluée profondément, il s'arrêta sur le seuil de la porte en proie à une admiration mêlée d'une stupéfaction si grande, que doña Dolores, après l'avoir un instant regardé, ne put retenir son sérieux et partit d'un franc éclat de rire.
—Pardonnez-moi, mon cousin, lui dit-elle, mais vous faites une si singulière figure en ce moment, que je n'ai pu m'empêcher...
—Riez, riez ma cousine, répondit le jeune homme, en prenant aussitôt son parti de cette gaîté à laquelle il était si loin de s'attendre, je suis heureux de vous voir d'aussi bonne humeur.
—Ne restez-donc pas là, mon cousin, reprit-elle; tenez, venez vous asseoir ici, près de moi, sur cette butaca, et de son doigt rosé elle lui indiqua un fauteuil.
Le jeune homme obéit.
—Ma cousine, dit-il, j'ai l'honneur de me rendre à l'invitation que vous avez daigné me faire.
—Ah! C'est vrai, répondit-elle, je vous remercie de votre obligeance et surtout de votre exactitude, mon cousin.
—Je ne pouvais témoigner trop d'empressement à vous obéir, ma cousine; j'ai si rarement le bonheur de vous voir!
—Est-ce un reproche que vous m'adressez mon cousin?
—Oh! Nullement, madame, je ne me reconnais en aucune façon le droit de vous faire ce qu'il vous plaît de nommer des reproches; vous êtes libre d'agir à votre guise, et surtout de disposer de moi à votre gré.
—Oh, oh! Mon cher cousin, quant à ceci je n'en jurerais pas, et s'il me prenait fantaisie de mettre ce beau dévouement à l'épreuve, je crois que j'en serais pour ma courte honte et que vous me refuseriez net.
—Nous y voilà, pensa le jeune homme, et il ajouta tout haut: Mon désir le plus sincère est de vous complaire en tout, ma cousine, je vous en donne ma foi de gentilhomme, et quoique vous exigiez de moi, je vous obéirai.
—J'ai bien envie, don Ludovic, de vous prendre au mot, répondit-elle en se penchant vers lui avec un délicieux sourire.
—Faites, ma cousine, et vous reconnaîtrez à la promptitude avec laquelle je vous obéirai, que je suis le plus dévoué de vos esclaves.
La jeune fille demeura pensive un instant, puis elle replaça sur le perchoir de bois de palissandre, la perruche avec laquelle elle avait joué jusqu'à ce moment, et sautant à bas de son hamac, elle vint s'asseoir sur un siège à peu de distance du comte.
—Mon cousin, lui dit-elle, j'ai un service à vous demander.
—A moi, ma cousine? Enfin je vous serai bon à quelque chose!
—Ce service, continua-t-elle, n'est pas d'une grande importance en lui-même.
—Tant pis.
—Mais je crains qu'il ne vous cause un grand ennui.
—Qu'importe, ma cousine, l'ennui que je puis éprouver, si je vous suis agréable.
—Mon cousin, je vous remercie; voici ce dont il s'agit: il me faut aujourd'hui, dans quelques minutes, faire une course assez longue; pour des raisons que vous apprécierez bientôt, je ne puis et ne veux me faire accompagner par aucun des habitants, maîtres ou valets de l'hacienda. Cependant, comme les routes ne jouissent pas, en ce moment, d'une sécurité parfaite et que je n'ose me risquer seule à les parcourir, il me faut avec moi, pour me protéger et me défendre si le besoin était, un homme dont la présence à mes côtés ne puisse donner lieu à aucune supposition malveillante; j'ai jeté les yeux sur vous pour m'accompagner dans mon excursion. Y consentez-vous, mon cousin?
—Avec bonheur, ma cousine; je dois seulement vous faire observer que je suis étranger en ce pays et que je crains de m'égarer dans des chemins que je ne connais pas.
—Ne vous inquiétez pas de cela, mon cousin, je suis hija del país, moi, et à cinquante lieues à la ronde, je suis certaine d'aller sans courir le risque, non pas de me perdre mais seulement de m'égarer.
—S'il en est ainsi, ma cousine, tout est pour le mieux; je vous remercie de l'honneur que vous daignez me faire et je me mets complètement à votre disposition.
—C'est à moi de vous remercier, mon cousin, pour votre extrême obligeance; les chevaux sont sellés, vous portez à ravir le costume mexicain, allez chausser vos éperons, prévenez votre valet de chambre qu'il doit vous accompagner, armez-vous surtout, cela est important, car on ne sait jamais ce qui peut arriver, et revenez dans dix minutes, je serai prête à partir.
Le comte se leva, salua la jeune fille, qui lui répondit par un gracieux sourire et sortit.
—Pardieu, murmura-t-il dès qu'il se trouva seul, voilà qui est charmant, et la mission qu'elle me destine est réjouissante; je me fais l'effet d'accompagner tout simplement ma délicieuse cousine à quelque rendez-vous d'amour! Mais le moyen de lui rien refuser, je ne l'avais pas encore aussi bien vue qu'aujourd'hui. Sur mon âme, c'est un ravissant lutin, et si je n'y prends garde, je pourrais bien finir par en devenir amoureux, si ce n'est fait déjà, ajouta-t-il avec un soupir étouffé!
Il rentra chez lui, ordonna à Raimbaut de se préparer à le suivre, ce que le digne serviteur fit avec cette ponctualité et ce mutisme qui le distinguaient, et après avoir bouclé à ses talons de lourds éperons en argent, jeté un zarapé sur ses épaules, il choisit un double fusil, un sabre droit, une paire de revolvers à six coups et, ainsi armé, il se rendit dans le patio. Raimbaut, à son exemple, s'était muni d'un arsenal complet.
Les deux hommes étaient ainsi sans exagération en mesure de faire face, le cas échéant, à une quinzaine de bandits.
Doña Dolores attendait, déjà en selle, l'arrivée du comte; elle causait avec son père.
Don Andrés de la Cruz se frottait joyeusement les mains; la bonne entente des jeunes gens le ravissait.
—Ainsi vous allez faire une promenade? dit-il au comte, je vous souhaite beaucoup de plaisir.
—La señorita a daigné m'offrir de l'accompagner, répondit Ludovic.
—Elle a parfaitement fait, son choix ne pouvait être meilleur.
Tout en échangeant ces quelques paroles avec son futur beau-père, le comte avait salué doña Dolores et était monté à cheval.
—Bon voyage! continua don Andrés, et surtout prenez garde aux mauvaises rencontres; les cuadrillas de Juárez commencent à rôder aux environs, d'après ce que j'ai entendu dire.
—Soyez sans inquiétude, mon père, répondit doña Dolores; d'ailleurs, ajouta-t-elle avec un charmant sourire à l'adresse du comte, avec l'escorte de mon cousin, je ne crains rien.
—Partez donc alors, et revenez de bonne heure.
—Nous serons de retour avant l'oración, mon père. Don Andrés leur fit un dernier signe d'adieu et ils quittèrent l'hacienda.
Le comte et la jeune fille galopaient côte à côte; Raimbaut, en serviteur bien stylé, suivait à quelques pas en arrière.
—Vous saurez que c'est moi qui vous conduit, mon cousin, dit la jeune fille, lorsqu'ils se trouvèrent à une certaine distance dans la plaine, perdus au milieu des massifs de liquidambars.
—Je ne pourrais désirer un meilleur guide, répondit galamment Ludovic.
—Tenez, mon cousin, reprit-elle en lui jetant un regard de côté, j'ai une confidence à vous faire.
—Une confidence, ma cousine?
—Oui, je vous vois de si bonne composition, que je suis toute honteuse de vous avoir trompé.
—Vous m'avez trompé, vous, ma cousine?
—Indignement, fit-elle en riant, vous allez en juger. Je vous mène dans un endroit où on nous attend.
—Où on vous attend, vous voulez dire.
—Non pas, car c'est vous surtout qu'on veut voir.
—Je vous avoue, ma cousine, que je ne vous comprends plus du tout; je ne connais personne en ce pays.
—En êtes-vous bien sûr, mon cher cousin? demanda-t-elle d'un air railleur.
—Dam, je le crois du moins.
—Bon, voilà que vous doutez.
—Vous paraissez si sûre de votre fait!
—C'est que je le suis en effet; la personne qui vous attend, non seulement vous connaît, mais encore est de vos amis.
—Allons bon, très bien, cela s'embrouille de plus en plus; continuez je vous en prie.
—Je n'ai que peu de mots à ajouter, d'ailleurs dans quelques minutes nous serons arrivés et je ne veux pas vous laisser plus longtemps dans le doute.
—C'est bien aimable à vous, ma cousine, je vous jure. J'attends humblement que vous daigniez vous expliquer.
—Il le faut bien, puisque votre cœur a si peu de mémoire; comment monsieur, vous êtes étranger, jeté depuis quelques jours à peine dans un pays inconnu; dans ce pays, depuis que vous y êtes débarqué, vous n'avez rencontré encore qu'un seul homme qui vous a témoigné quelque sympathie, et cet homme vous l'avez déjà si complètement oublié; cela, permettez-moi de vous le faire observer, mon cher cousin, prouve médiocrement en faveur de votre constance.
—Accablez-moi, ma cousine, je mérite tous vos reproches; vous avez raison, il y a en effet au Mexique un homme pour lequel j'éprouve une sincère amitié.
—Ah, ah! Je ne me trompais donc pas?
—Non, mais j'étais si loin de supposer que ce fût de cet homme dont vous me parliez que je vous avoue...
—Que vous ne vous le rappeliez plus, n'est-ce pas?
—Au contraire, ma cousine, et mon plus vif désir serait de le revoir.
—Et comment nommez-vous ce personnage?
—Il m'a dit que son nom est Olivier, cependant je n'oserais affirmer que ce nom fût bien réellement le sien.
La jeune fille sourit avec finesse.
—Y aurait-il indiscrétion à vous demander pourquoi cette supposition peu favorable?
—Aucunement, ma cousine, mais le señor Olivier m'a paru un personnage assez mystérieux; ses allures ne sont pas celles de tout le monde. Il n'y aurait, il me semble, rien d'extraordinaire à ce que suivant les circonstances...
—Il se parât d'un nom de fantaisie, interrompit-elle; peut-être avez-vous raison, peut-être avez-vous tort, je ne saurais vous répondre là-dessus; tout ce que je puis vous dire, c'est que c'est lui qui vous attend.
—Voilà qui est singulier, murmura le jeune homme.
—Pourquoi donc? Il a sans doute une communication d'importance à vous faire; du moins c'est ce que j'ai cru comprendre.
—Il vous l'a dit?
—Pas précisément, mais en causant cette nuit avec moi, il m'a témoigné le désir de vous voir le plus tôt possible; voilà pour quelle raison, mon cousin, je vous ai prié de m'accompagner dans ma promenade.
Cet aveu fut fait par la jeune fille avec un laisser-aller si naïf que le comte en fut complètement déferré et la regarda un instant comme s'il ne comprenait pas.
Doña Dolores ne remarqua pas son étonnement. La main placée en abat-jour au-dessus de ses yeux, elle interrogeait la plaine.
—Tenez, dit-elle au bout d'un instant en indiquant du doigt une certaine direction, voyez ces deux hommes assis côte à côte à l'ombre de ce massif d'arbres, l'un des deux est don Olivero, la personne qui vous attend; pressons le pas.
—Soit, répondit Ludovic en éperonnant son cheval.
Et ils s'élancèrent au galop vers les deux hommes qui les ayant aperçus s'étaient levés pour les recevoir.
Olivier et Dominique après avoir quitté le rancho marchèrent assez longtemps côte à côte sans échanger une parole; l'aventurier semblait réfléchir, de son côté le vaquero malgré son apparente insouciance ne laissait pas que d'être assez préoccupé.
Dominique ou Domingo selon qu'on le nommait en français ou en espagnol, dont nous avons à peu près esquissé le portrait physique dans un précédent chapitre, était, au moral, un singulier mélange de bons et de mauvais instincts, nous devons cependant ajouter que les bons dominaient presque toujours; la vie errante que pendant plusieurs années il avait menée parmi les Indiens indomptés des prairies, avait développé chez lui en sus d'une grande vigueur corporelle, une incroyable puissance de volonté et une énergie de caractère à toute épreuve, mêlé à un courage de lion et une finesse qui parfois pouvait passer pour de la duplicité. Rusé et méfiant comme un Comanche, il avait transporté dans la vie civilisée toutes les pratiques des coureurs de bois; ne se laissant jamais prendre en défaut par les événements les plus imprévus, et opposant un visage impassible aux regards les plus scrutateurs, il feignait une bonhomie naïve à laquelle les gens les plus fins étaient souvent trompés; avec cela, il était la plupart du temps d'une franchise rare, d'une générosité sans bornes, d'une sensibilité de cœur exquise, et poussait pour ceux qu'il aimait le dévouement à ses limites les plus extrêmes, sans réflexion comme sans arrière-pensée, mais par contre il était implacable dans ses haines et d'une véritable férocité indienne.
En un mot, c'était une de ces natures étranges aussi complètes pour le bien comme pour le mal et dont l'occasion peut aussi bien faire des hommes remarquables que de grands scélérats.
Olivier avait profondément étudié le caractère extraordinaire de son protégé; aussi, mieux que lui-même peut-être, il savait de quoi il était capable, et souvent il avait frémi en sondant les replis cachés de cette organisation étrange qui s'ignorait soi-même, et tout en imposant sa volonté à cette indomptable nature et la faisant se courber à sa guise, comme le belluaire imprudent qui joue avec un tigre, il prévoyait le moment où cette lave qui bouillait sourdement au fond du cœur du jeune homme ferait tout à coup irruption au dehors sous le souffle impétueux des passions; aussi, malgré la confiance entière qu'il semblait avoir en son ami, n'était-ce qu'avec une extrême prudence qu'il faisait vibrer en lui certaines cordes, et se gardait-il bien de lui donner la conscience de sa force et de lui révéler l'étendue de sa puissance morale.
Après une course de plusieurs heures, les voyageurs arrivèrent à trois lieues environ de l'hacienda del Arenal, sur la lisière d'un bois assez épais que bordaient les dernières plantations de l'hacienda.
—Arrêtons-nous ici et mangeons, dit Olivier en mettant pied à terre; voici, quant à présent, le but de notre course.
—Je ne demande pas mieux, répondit Dominique; ce diable de soleil qui me tombe d'aplomb sur la tête depuis ce matin, commence, je vous l'avoue, à me gêner, je ne serai pas fâché de m'étendre un peu sur l'herbe.
—Alors ne vous gênez pas, compagnon; la place est belle pour se reposer.
Les deux hommes s'installèrent, entravèrent leurs chevaux auxquels ils enlevèrent la bride afin de les laisser paître à leur guise, et après s'être assis en face l'un de l'autre sous la protection de l'épais feuillage des arbres, ils fouillèrent dans leurs alforjas bien garnies de provisions et se mirent à manger de bon appétit.
Ni l'un ni l'autre des deux hommes n'était grand parleur; aussi expédièrent-ils leur repas silencieusement et ce ne fut que lorsque Olivier eût allumé son puro et Dominique son calumet indien que le premier se décida enfin à adresser la parole au second.
—Eh bien, Dominique, lui dit-il, que pensez-vous de l'existence que depuis quelques mois je vous fais mener dans cette province?
—A dire le vrai, répondit le vaquero en lâchant une épaisse bouffée de fumée, je la trouve absurde et ennuyeuse au possible; il y a longtemps déjà que je vous aurais prié de me renvoyer dans les prairies de l'ouest, si je n'étais pas convaincu que vous avez besoin de moi ici.
Olivier se mit à rire.
—Vous êtes un véritable ami, dit-il en lui tendant la main, toujours prêt à agir sans observations comme sans commentaires.
—Je m'en flatte: l'amitié ne constitue-t-elle pas l'abnégation et le dévouement.
—Oui, et voilà pourquoi il est si rare de la rencontrer parmi les hommes.
—Je plains ceux qui sont incapables d'éprouver ce sentiment, ils se privent d'une grande jouissance; l'amitié est le seul lien réel qui attache les hommes les uns aux autres.
—Beaucoup croient que c'est l'égoïsme.
—L'égoïsme n'est qu'une variété de l'espèce, c'est l'amitié mal comprise et ravalée à des proportions basses et infinies.
—Diable, je ne vous croyais pas d'une force si grande sur les paradoxes. Est-ce parmi les Indiens que vous avez appris ces arguties de langage?
—Les Indiens sont des hommes sages, mon maître, répondit le vaquero hochant la tête; pour eux le vrai est vrai et le faux est faux, au lieu que dans vos villes du centre vous avez si bien réussi à tout embrouiller que le plus fin ne saurait plus s'y reconnaître et que l'homme simple ne tarde pas à perdre le sentiment du juste et de l'injuste. Laissez-moi retourner dans les prairies, mon ami, ma place n'est pas au milieu des luttes mesquines qui ensanglantent ce pays et soulèvent mon cœur de dégoût et de pitié.
—Je voudrais vous rendre votre liberté, mon ami, mais je vous le répète, j'ai besoin de vous, peut-être pour trois mois encore.
—Trois mois, c'est bien long.
—Peut-être trouverez-vous ce laps de temps bien court, dit-il avec une expression indéfinissable.
—Je ne le crois pas.
—Nous verrons bien, mais, je ne vous ai pas encore dit ce que j'attends de vous.
—C'est vrai, encore est-il bon que je le sache afin de bien remplir vos intentions.
—Ecoutez-moi donc, je serai d'autant plus bref que lorsque les personnes que j'attends arriveront je vous donnerai des instructions plus détaillées.
—Bien; parlez, je vous écoute.
—Deux personnes doivent nous joindre ici, un jeune homme et une jeune dame; la dame se nomme doña Dolores de la Cruz, elle est fille du propriétaire de l'hacienda del Arenal, elle a seize ans, et est fort belle, c'est une enfant douce, pure et naïve.
—Fort bien, cela m'importe fort peu, vous savez que je me soucie médiocrement des femmes.
—C'est vrai, je n'insiste donc pas; doña Dolores est fiancée avec don Ludovic qu'elle doit incessamment épouser.
—Grand bien lui fasse, et quel est ce don Ludovic? Un Mexicain quelconque je suppose, bellâtre, sot et orgueilleux, qui piaffe comme la mule d'un chanoine.
—En cela, vous vous trompez; don Ludovic est son cousin, le comte Ludovic de la Saulay, appartenant à la plus haute noblesse de France.
—Ah! Ah! C'est le Français en question?
—Oui; il est arrivé tout exprès d'Europe pour contracter avec sa cousine cette union convenue depuis longtemps entre les deux familles; le comte Ludovic de la Saulay est un charmant cavalier, riche, bon, aimable, instruit, serviable; bref, excellent compagnon, je lui porte le plus sincère intérêt, je désire que vous vous liiez avec lui.
—S'il est tel que vous le dites, mon ami, soyez tranquille, avant deux jours nous serons les meilleurs amis du monde.
—Merci, Dominique, je n'attendais pas moins de vous.
—Eh! fit le vaquero, regardez donc, Olivier, il nous arrive quelqu'un, je crois; diable, ils vont bon train, dans dix minutes ils seront sur nous.
—C'est doña Dolores et le comte Ludovic.
Ils se levèrent alors pour recevoir les deux jeunes gens qui, en effet, arrivaient à toute bride.
—Nous voilà enfin! dit la jeune fille en arrêtant son cheval court, avec l'habileté d'une écuyère émérite. D'un bond, les nouveaux-venus furent à terre. Après avoir salué le vaquero, Ludovic tendit les deux mains à l'aventurier.
—Je vous revois donc, mon ami, lui dit-il; merci de vous être souvenu de moi.
—Supposiez-vous donc que je vous eusse oublié?
—Ma foi, dit gaiement le jeune homme, j'en aurais eu presque le droit.
—Monsieur le comte, dit alors l'aventurier, avant tout, permettez-moi de vous présenter monsieur Dominique, c'est plus qu'un frère, c'est un autre moi-même, je serais heureux qu'il vous plût de reporter sur lui un peu de l'amitié que vous daignez me témoigner.
—Monsieur, répondit le comte en s'inclinant gracieusement devant le vaquero, je regrette sincèrement de m'exprimer si mal en espagnol, ce qui m'empêche de vous montrer le vif désir que j'éprouve de vous voir partager la sympathie que, dès à présent, vous m'inspirez.
—Qu'à cela ne tienne, monsieur, répondit en français le vaquero, je parle assez couramment votre langue pour vous remercier de vos cordiales paroles, dont je vous suis très reconnaissant.
—Ah! Pardieu, monsieur, vous me ravissez, voilà une charmante surprise; veuillez, je vous prie, accepter ma main et me considérer comme entièrement à votre disposition.
—De grand cœur, monsieur, et merci, bientôt nous nous connaîtrons davantage, et alors vous me compterez, je l'espère, au nombre de vos amis.
Sur ces mots, les deux jeunes gens se serrèrent chaleureusement la main.
—Êtes-vous content, mon ami? demanda doña Dolores.
—Vous êtes une fée, chère enfant, répondit Olivier avec émotion, vous ne sauriez vous imaginer combien vous me rendez heureux.
Et il posa un respectueux baiser sur le front pur que la jeune fille inclina devant lui.
—Maintenant, reprit-il en changeant de ton, occupons-nous de notre affaire, le temps presse; mais il nous manque quelqu'un encore.
—Qui donc? demanda la jeune fille.
—Leo Carral, laissez-moi l'appeler; et, portant à ses lèvres un sifflet d'argent, il en tira un son aigu et prolongé.
Presque aussitôt le galop d'un cheval se fit entendre dans le lointain, se rapprocha rapidement et le mayordomo ne tarda pas à paraître.
—Arrivez, arrivez, Léo, lui cria l'aventurier.
—Me voici, señor, répondit le mayordomo, tout à vos ordres.
—Ecoutez-moi bien, reprit Olivier, en s'adressant à doña Dolores, l'affaire est grave, je suis contraint de m'éloigner aujourd'hui même; mon absence peut durer longtemps, il m'est donc impossible de veiller sur vous; malheureusement j'ai le pressentiment qu'un danger imminent vous menace. De quelle sorte est ce danger? Quand fondra-t-il sur vous? Voilà ce que je ne saurais préciser? Seulement il est certain; or, ma chère Dolores, ce que je ne puis faire, d'autres le feront; ces autres ce sont le comte, Dominique et notre ami Léo Carral, tous trois vous sont dévoués et veilleront sur vous comme des frères.
—Mais mon ami, interrompit la jeune fille, vous oubliez, il me semble, mon père et mon frère.
—Non, mon enfant, je ne les oublie pas, je m'en souviens au contraire; votre père est un vieillard, qui non seulement ne peut protéger personne, mais encore a besoin d'être protégé lui-même; c'est le cas échéant ce que vous ne manquerez pas de faire; quant à votre frère don Melchior, vous connaissez, chère petite, mon opinion sur lui, il est donc inutile d'insister sur ce point; il ne pourra ou ne voudra pas vous défendre. Vous savez que je suis ordinairement bien informé et que je me trompe rarement; or, souvenez-vous bien de ceci tous: gardez-vous surtout, soit en paroles soit en actions de laisser supposer à don Melchior ou à quelque autre habitant que ce soit de l'hacienda que vous prévoyez un malheur; seulement veillez avec soin, afin de ne pas vous laisser surprendre et prenez vos précautions en conséquence.
—Nous veillerons, rapportez-vous-en à moi, répondit le vaquero; mais j'ai à vous faire, mon ami, une objection, qui, je le crois, ne manque pas de justesse.
—Laquelle?
—Comment ferai-je pour m'introduire dans l'hacienda et y demeurer sans éveiller les soupçons? Cela me paraît assez difficile.
—Non, vous vous trompez; personne excepté Léo Carral ne vous connaît à l'Arenal, n'est-ce pas?
—En effet.
—Eh bien! Vous y arriverez comme Français, ami du comte de la Saulay, et pour plus de sûreté vous feindrez de ne pas savoir un mot d'espagnol.
—Permettez, fit observer Ludovic; j'ai parlé quelques fois à don Andrés d'un ami intime attaché à la légation de France à México, et qui d'un moment à l'autre doit me venir voir à l'hacienda.
—Parfait, Dominique passera pour lui, et s'il veut, il baragouinera l'espagnol; comment se nomme cet ami que vous attendez?
—Charles de Meriadec.
—Fort bien, Dominique se nommera Charles de Meriadec; pendant qu'il sera à l'hacienda je mettrai ordre à ce que celui dont il prend provisoirement le nom ne vienne pas le déranger.
—Hum! Ceci est important.
—Ne craignez rien, j'arrangerai cela; ainsi voilà qui est convenu, demain matin monsieur Charles de Meriadec arrivera à l'hacienda.
—Il y sera le bien reçu, répondit en souriant Ludovic.
—Quant à vous, Léo Carral, je n'ai rien à vous recommander.
—Non, non, mes mesures sont prises depuis longtemps déjà, répondit le mayordomo, je n'ai plus qu'à m'entendre avec ces messieurs.
—Voilà qui va bien, maintenant séparons-nous; je devrais être loin.
—Vous nous quittez déjà, mon ami? dit doña Dolores avec émotion.
—Il le faut, mon enfant, bon courage, ayez confiance en Dieu! Pendant mon absence il veillera sur vous, allons, adieu!
L'aventurier serra une dernière fois la main du comte, baisa au front la jeune fille et se mit en selle.
—A bientôt, lui cria doña Dolores.
—Demain vous verrez, votre ami Meriadec dit en riant Dominique, et il partit au galop à la suite de l'aventurier.
—Revenez-vous avec nous à l'hacienda? demanda le comte au mayordomo.
—Pourquoi non? répondit-il; je suis censé vous avoir rencontré pendant votre promenade.
—C'est juste.
Ils remontèrent à cheval et reprirent au grand trot le chemin de l'hacienda où ils arrivèrent un peu avant le coucher du soleil.
On avait atteint les derniers mois de 18... Les événements politiques commençaient à se presser avec une rapidité telle que les esprits les moins éclairés comprenaient déjà qu'ils se précipitaient vers une catastrophe imminente.
Dans le sud, les troupes du général Gutiérrez avaient remporté une grande victoire sur l'armée constitutionnelle commandée par le général don Diego Álvarez (le même qui à une autre époque avait présidé à Guaymas le conseil de guerre qui avait condamné à mort notre infortuné compatriote et ami le comte Gaston de Raousset-Boulbon).
Le carnage des Indiens Pintos avait été immense; douze cents étaient restés sur le champ de bataille, l'artillerie, un nombreux armement étaient devenu la proie du vainqueur.
Mais à la même époque, avait commencé dans l'intérieur une série d'événements opposés; le premier avait été la fuite de Zuloaga, ce président qui, après avoir abdiqué en faveur de Miramón, l'avait révoqué un jour sans trop savoir pourquoi, sans consulter personne et au moment où on s'y attendait le moins.
Le général Miramón avait alors offert loyalement au président de la Cour suprême de justice de prendre le pouvoir exécutif et de convoquer l'assemblée des notables pour lui faire élire le premier magistrat de la république.
Sur ces entrefaites, une nouvelle catastrophe était venue ajouter de nouveaux dangers à la situation.
Miramón, à qui ses continuels triomphes avaient peut-être donné une imprudente confiance, poussé plus probablement par le désir d'en finir enfin d'une manière ou d'une autre, avait présenté, à Silao, la bataille à des forces quadruples des siennes. Il subit une déroute complète, perdit son artillerie et lui-même fut sur le point de périr; ce n'avait été que par des prodiges de valeur en tuant de sa main plusieurs de ceux qui l'enveloppaient, qu'il était parvenu à se faire jour, à sortir de la mêlée et à s'échapper du côté de Querétaro où il était arrivé presque seul.
De là, sans se laisser abattre par la mauvaise fortune, le général Miramón était revenu à México dont les habitants avaient ainsi appris tout à la fois sa défaite, son arrivée et son intention de se soumettre à une nouvelle élection.
Le résultat ne trompa pas l'attente secrète du général, il fut élu président par la Chambre des Notables presqu'à l'unanimité[1]. Le général, en homme qui comprend que le temps presse, prêta serment et entra immédiatement en fonctions.
Bien que matériellement le désastre de Silao fut presque nul, cependant au point de vue moral l'effet produit avait été immense.
Miramón le comprit, il s'occupa activement de remettre un peu d'ordre dans les finances, de se créer des ressources précaires, mais suffisantes pour les besoins urgents de la situation, de lever de nouvelles troupes, enfin de prendre toutes les précautions que commandait la prudence.
Malheureusement, le président était contraint d'abandonner plusieurs points importants pour concentrer ses forces autour de México, et ces divers mouvements, mal compris par la population, l'inquiétaient et lui faisaient redouter des malheurs prochains.
Dans ces circonstances, le président voulant sans doute donner satisfaction à l'opinion publique, et rendre un peu de tranquillité à la capitale, consentit ou feignit de consentir à entamer avec Juárez, son compétiteur, dont le gouvernement siégeait à la Veracruz, des pourparlers pour arriver à la conclusion, sinon de la paix, du moins d'un armistice destiné à arrêter provisoirement l'effusion du sang.
Malheureusement, une nouvelle complication vint rendre impossible tout espoir d'arrangement.
Le général Márquez avait été envoyé au secours de Guadalajara, qui, d'après ce qu'on supposait, continuait à résister avec succès aux troupes fédérales, mais tout à coup, sans que rien ne fît prévoir ce résultat, à la suite de l'enlèvement par les fédéraux d'une conducta de plata, appartenant à des négociants anglais, un armistice fut conclu entre les deux corps belligérants, armistice auquel l'argent de la conducta ne fut sans doute pas étranger, et le général Castillo, commandant de Guadalajara, abandonné par la plupart de ses troupes, se vit forcé de partir de la ville et de se réfugier sur le Pacifique; de sorte que les fédéraux libres de cet embarras, se réunirent contre Márquez, le battirent et détruisirent son corps le seul qui tenait la campagne.
La situation se faisait donc de plus en plus critique, les fédéraux ne rencontrant plus ni obstacle, ni résistance dans leur marche victorieuse, débordaient de tous côtés; tout espoir de traiter était perdu. Il fallait combattre quand même.
La chute de Miramón, ne devenait plus pour ainsi dire qu'une question de temps; le général le comprenait sans doute parfaitement dans son for intérieur, mais il n'en laissait rien paraître et redoublait au contraire d'ardeur et d'activité pour parer aux embarras sans cesse renaissants de la situation.
Après avoir fait appel à toutes les classes de la société, le président se résolut enfin à s'adresser au clergé que toujours il avait soutenu et protégé; celui-ci répondit à son appel, leva d'urgence une dîme sur ses biens et résolut de faire porter à la monnaie ses joyaux d'or et d'argent pour être fondus et mis à la disposition du pouvoir exécutif. Malheureusement tous ces efforts furent en pure pertes, les dépenses augmentaient en proportion des dangers toujours croissants de la situation, et bientôt Miramón, après avoir vainement employé tous les expédients que lui suggérait sa position critique, se retrouva devant un trésor vide, avec cette douloureuse certitude qu'il était inutile de songer davantage à le remplir.
Nous avons déjà eu l'occasion d'expliquer comment chaque État de la Confédération mexicaine, demeurant possesseur des deniers publics en temps de révolution, le gouvernement, siégeant à México, se trouve presque continuellement dans une pénurie complète, parce qu'il ne peut disposer que des fonds même de l'État de México, tandis que ses compétiteurs, au contraire, battant sans cesse la campagne dans tous les sens, non seulement y arrêtent les conductas de plata et s'en approprient les valeurs souvent fort considérables sans nuls remords, mais encore pillent les caisses de tous les États où ils pénètrent, enlèvent l'argent sans le moindre scrupule et se trouvent ainsi en mesure de soutenir la guerre sans désavantage.
Maintenant que, par un résumé rapide, nous avons établi la situation politique dans laquelle se trouvait le Mexique, nous reprendrons notre récit aux premiers jours de novembre 186..., c'est-à-dire six semaines environ après l'époque où nous l'avons interrompu.
La soirée avançait, l'ombre gagnait déjà la plaine, les rayons obliques du soleil couchant, chassés peu à peu des bas-fonds des vallées, s'accrochaient encore aux cimes neigeuses des montagnes de l'Anahuac qu'ils teintaient de nuances vermeilles, la brise frémissait à travers le feuillage des arbres; des vaqueros, montés sur des chevaux aussi sauvages qu'eux-mêmes, chassaient à travers la plaine de grands troupeaux qui tout le jour avaient erré en liberté, mais qui le soir retournaient au corral. On entendait résonner au loin les grelots des mules de quelques arrieros attardés qui se hâtaient d'atteindre la magnifique chaussée bordée de ces énormes aloès contemporains de Moctecuzoma et qui conduit à México.
Un voyageur de haute mine, monté sur un fort cheval et soigneusement enveloppé dans les plis d'un manteau relevé jusqu'à ses yeux, suivait au petit pas les capricieux méandres d'un étroit sentier qui, coupant à travers terre, allait à deux lieues environ de la ville rejoindre la grande route de México à Puebla, route en ce moment complètement déserte, non seulement à cause de l'approche de la nuit, mais encore parce que l'état d'anarchie dans lequel le pays était depuis si longtemps plongé, avait jeté dans les campagnes de nombreuses bandes de bandits qui, profitant de la circonstance et faisant la guerre à leur façon, détroussaient sans distinction d'opinion politique les constitutionnels et les libéraux, et, enhardis par l'impunité, souvent ne se contentaient pas des grandes routes et venaient jusques dans la ville même exercer leurs déprédations.
Cependant le voyageur dont nous parlons semblait fort peu se préoccuper des risques auxquels il s'exposait et continuait insoucieusement sa hasardeuse promenade, de son même pas tranquille et reposé.
Il marchait ainsi depuis trois quarts d'heure environ, et, vu son allure paisible, il ne s'était pas éloigné de plus d'une lieue de la ville, lorsqu'en relevant la tête il s'aperçut qu'il avait atteint un endroit où le sentier se bifurquait à droite et à gauche; il s'arrêta avec une hésitation bien marquée, puis, au bout d'un instant, il prit le sentier de droite.
Après avoir suivi pendant dix minutes environ cette direction, le cavalier parut se reconnaître, alors il fit légèrement sentir l'éperon à son cheval et l'obligea à prendre un trot assez allongé.
Bientôt il atteignit un monceau de ruines noirâtres, éparses sans ordre sur la terre, et près desquelles croissait un bouquet d'arbres dont les larges ramures ombrageaient autour d'eux le terrain dans une assez grande circonférence. Arrivé là, le cavalier s'arrêta, puis après avoir jeté un regard investigateur, sans doute pour s'assurer qu'il était bien seul, il mit pied à terre, s'assit commodément sur un tertre de gazon, s'appuya contre une souche d'arbre, laissa tomber son manteau, découvrit son visage et montra les traits pâles et hâves du blessé que nous avons vu conduire au rancho par le vaquero Dominique.
Don Antonio de Caserbar, il s'appelait ainsi, ne paraissait plus être que l'ombre de lui-même; espèce de spectre lugubre, toute sa vie semblait s'être concentrée dans ses yeux qui brillaient d'une lueur sinistre comme ceux des faunes; mais dans ce corps en apparence si débile, on sentait qu'une âme ardente, une volonté énergique étaient renfermées, et que cet homme, sorti vainqueur d'une lutte acharnée contre la mort, poursuivait avec un entêtement inébranlable l'exécution de sombres résolutions prises antérieurement par lui. A peine guéri de son affreuse blessure, bien faible encore et ne supportant qu'avec une extrême difficulté la fatigue d'une longue course à cheval, il avait cependant imposé silence à ses souffrances pour venir ainsi, à la nuit tombante, à près de trois lieues de México, à un rendez-vous que lui-même avait demandé; les motifs d'une telle conduite, surtout dans son état de faiblesse, devaient être pour lui d'une bien haute importance.
Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles don Antonio, les bras croisés sur la poitrine et les yeux fermés, se recueillit en lui-même et se prépara, selon toute probabilité, à l'entrevue qu'il allait avoir avec la personne qu'il était venu chercher si loin.
Tout à coup un bruit de chevaux, mêlé à un cliquetis de sabres, annonça qu'une troupe assez nombreuse de cavaliers s'approchait de l'endroit où se tenait don Antonio.
Il se redressa, regarda avec curiosité dans la direction où le bruit se faisait entendre et il se leva pour recevoir sans doute les arrivants.
Ceux-ci étaient au nombre d'une cinquantaine; ils firent halte à une quinzaine de pas des ruines, mais ils demeurèrent en selle.
Un seul d'entre eux mit pied à terre, jeta la bride aux mains d'un cavalier et s'approcha à grands pas de don Antonio, qui, de son côté, s'était avancé au-devant de lui.
—Qui êtes-vous? demanda don Antonio à voix basse lorsqu'il ne fut plus qu'à cinq ou six pas de l'étranger.
—Celui que vous attendez, señor don Antonio, répondit aussitôt l'autre, le colonel don Felipe Neri Irzabal, pour vous servir.
—Oui, c'est vous, je vous reconnais, approchez.
—C'est bien heureux; eh bien, señor don Antonio, répondit le colonel en lui tendant la main, et cette santé?
—Mauvaise, dit don Antonio, en se reculant sans toucher la main que lui tendait le guérillero.
Celui-ci ne remarqua pas ce mouvement, ou s'il le remarqua, il n'y attacha aucune importance.
—Vous venez avec une grande suite, reprit don Antonio.
—¡Caray! Croyez-vous, cher seigneur, que je me soucie de tomber aux mains des batteurs d'estrade de Miramón? Diable! Mon compte serait bientôt réglé s'ils s'emparaient de moi; mais je crois que, malgré tout le plaisir que nous éprouvons à nous trouver ensemble, nous ne ferons pas mal de nous occuper sans délai de nos affaires, hein? Qu'en pensez-vous?
—Je ne demande pas mieux.
—Le général vous remercie des derniers renseignements que vous lui avez fait parvenir, ils étaient d'une exactitude scrupuleuse; aussi a-t-il juré de vous récompenser comme vous le méritez, dès que l'occasion s'en présentera.
Don Antonio fit un geste de dégoût.
—Avez-vous le papier? lui demanda-t-il avec une certaine vivacité.
—Certes, répondit le colonel.
—Rédigé ainsi que je l'ai demandé.
—Tout y est señor, soyez tranquille, reprit le colonel avec un gros rire, où trouverait-on aujourd'hui l'honnêteté si elle ne se rencontrait pas entre gens de notre sorte, ce que vous avez stipulé est accepté, le tout est signé Ortega, général en chef de l'armée fédérale et contresigné Juárez, président de la république; êtes-vous content?
—Je vous répondrai, señor, lorsque j'aurai vu ce papier.
—Rien de plus facile, le voilà, fit le guérillero en retirant un large pli de son dolman et le présentant à don Antonio.
Celui-ci s'en saisit avec un mouvement de joie et le décacheta d'une main fébrile.
—Vous aurez de la peine à lire en ce moment, dit le colonel d'un air narquois.
—Vous croyez? fit don Antonio avec ironie.
—Dam! Il fait assez sombre, il me semble.
—Qu'à cela ne tienne, j'aurai bientôt de la lumière, et frottant une allumette chimique contre une pierre, il alluma une de ces petites bougies roulées, vulgairement nommées rats-de-caves, qu'il sortit de sa poche.
Au fur et à mesure qu'il lisait, une vive satisfaction éclatait sur son visage, enfin il éteignit sa bougie, plia le papier, le serra avec soin dans son portefeuille et s'adressant au colonel.
—Señor, vous remercierez le général Ortega de ma part, dit-il, il s'est conduit envers moi en véritable caballero.
Le guérillero salua.
—Je n'y manquerai pas, señor, répondit-il, surtout si vous avez quelques renseignements à ajouter à ceux que déjà vous nous avez donnés.
—J'en ai certes, et de fort importants.
—Ah! Ah! fit l'autre en se frottant joyeusement les mains, voyons un peu cela, cher señor.
—Écoutez-donc; Miramón est aux abois, l'argent lui manque sans qu'il lui soit possible d'en trouver désormais; les troupes, presque toutes recrues, mal armées et plus mal habillées, ne sont pas payées depuis deux mois, elles murmurent.
—Fort bien, pauvre cher Miramón, il est bien bas alors.
—D'autant plus bas, que le clergé qui avait promis dans le principe de venir à son aide, lui a définitivement refusé son concours.
—Mais, observa ironiquement le guérillero, comment êtes-vous si bien informé, cher seigneur?
—Ne savez-vous pas que je suis attaché à l'ambassade espagnole?
—C'est juste, au fait; je l'avais oublié, excusez-moi. Que savez-vous encore?
—Les rangs des partisans du président s'éclaircissent de plus en plus, ses plus anciens amis l'abandonnent; aussi pour se relever un peu dans l'opinion publique a-t-il résolu de tenter une sortie et d'aller attaquer la division du général Berriozábal.
—Tiens, tiens, tiens, c'est bon à savoir, cela.
—Vous voilà averti.
—Merci, nous veillerons, est-ce tout?
—Pas encore. Réduit, ainsi que je vous l'ai dit, à la dernière extrémité et voulant se procurer de l'argent, n'importe par quel moyen, Miramón s'autorise de l'enlèvement de la conducta de Laguna seca, opéré par votre parti.
—Je sais, interrompit le colonel, en se frottant les mains, ce fut moi qui opérai cette négociation; malheureusement, ajouta-t-il avec un soupir de regret, de tels coups de filets sont rares.
—Miramón est donc résolu, continua don Antonio, d'enlever l'argent de la convention qui se trouve en ce moment à la légation britannique.
—C'est une superbe idée, ces diables d'hérétiques seront furieux; quel est l'homme de génie qui lui a soufflé cette pensée qui le brouille irrémissiblement avec l'Angleterre; c'est que les gringos ne plaisantent pas sur la question d'argent.
—Je le sais, aussi est-ce par mes soins que cette idée lui a été suggérée.
—Señor, dit majestueusement le guérillero, vous avez en cela bien mérité de la patrie! Mais cet argent ne doit pas être considérable.
—La somme est assez ronde.
—Ah! Ah! Combien à peu près?
—Six cent soixante mille piastres [2].
Le guérillero eut un éblouissement.
—¡Caray! s'écria-t-il avec conviction, je lui rends les armes, il est plus fort que moi, l'affaire de Laguna Seca n'était rien en comparaison, mais avec cette somme ¡Dios me libre! Il va être en mesure de recommencer la guerre.
—Il est trop tard maintenant, nous y avons mis bon ordre, cette somme sera dépensée en quelques jours, reprit don Antonio avec un mauvais sourire; rapportez-vous en à nous pour cela.
—Dieu le veuille!
—Voici, quant à présent, tous les renseignements qu'il m'est possible de vous donner; je les crois assez importants.
—¡Caray! s'écria le guérillero, ils ne sauraient l'être davantage.
—J'espère, dans quelques jours, vous en donner de plus sérieux encore.
—Toujours ici.
—Toujours, à la même heure, et au moyen du même signal.
—C'est convenu; ah! Le général va être fort satisfait d'apprendre tout cela.
—Venons maintenant à notre seconde affaire, celle qui nous regarde nous deux seuls: qu'avez-vous fait depuis que je vous ai vu?
—Pas grand chose; les moyens me font défaut, en ce moment, pour me livrer aux difficiles recherches dont vous m'avez chargé.
—Cependant la récompense est belle.
—Je ne dis pas, répondit distraitement le guérillero.
Don Antonio lui lança un regard perçant.
—Doutez-vous de ma parole? dit-il avec hauteur.
—J'ai pour principe de ne douter jamais de rien, señor, répondit le colonel.
—La somme est forte.
—C'est justement cela qui m'effraie.
—Que voulez-vous dire? Expliquez-vous don Felipe.
—Ma foi, s'écria-t-il en prenant tout à coup son parti, je crois que c'est le mieux que j'aie à faire; écoutez-moi donc.
—Je vous écoute, parlez.
—Surtout, ne vous fâchez pas cher seigneur, les affaires sont les affaires, que diable, et doivent être traitées carrément.
—C'est aussi mon avis, continuez.
—Donc, vous m'avez proposé cinquante mille piastres pour...
—Je sais pourquoi, passons.
—Je le veux bien; or, cinquante mille piastres forment une somme considérable; je n'ai que votre parole pour garantie, moi.
—N'est-ce point assez?
—Pas tout à fait; je sais bien qu'entre gentilshommes la parole vaut le jeu; mais quand il s'agit d'affaires, ce n'est plus cela; je vous crois riche, très riche même, puisque vous le dites et que vous m'offrez cinquante mille piastres; mais qui me prouve que le moment arrivé de vous acquitter envers moi, vous serez, malgré le vif désir que vous en aurez, en état de le faire?
Don Antonio, tandis que le guérillero lui posait ainsi nettement la question, était en proie à une colère sourde, qui vingt fois fut sur le point d'éclater, mais heureusement il se retînt et parvint à conserver son sang-froid.
—Alors, que désirez-vous? lui demanda-t-il d'une voix étouffée.
—Rien quant à présent, señor; laissez-nous terminer notre révolution. Dès que nous serons entrés à México, ce qui, je l'espère pour vous et pour moi, ne sera pas long, vous me conduirez chez un banquier que je connais; il répondra de la somme et tout sera dit. Cela vous convient ainsi?
—Il le faut bien; mais d'ici là?
—Nous avons à nous occuper de choses plus pressées, quelques jours de plus ou de moins ne signifient rien, et maintenant que, quant à présent, nous n'avons plus rien à nous dire, permettez-moi de prendre congé de vous, cher seigneur.
—Vous êtes libre de vous retirer, señor, répondit sèchement don Antonio.
—Je vous baise les mains, cher seigneur; à l'avantage de bientôt vous revoir.
—Adieu.
Don Felipe salua cavalièrement l'Espagnol, tourna sur les talons, rejoignit sa troupe, monta à cheval et repartit à toute bride suivi de ses partisans.
Quant à don Antonio, il reprit tout pensif et au petit pas le chemin de México, où il arriva deux heures plus tard.
—Oh! murmura-t-il en s'arrêtant devant la maison qu'il habitait, Calle de Tacuba, malgré le ciel et l'enfer je réussirai!
Que signifiaient ces paroles sinistres qui semblaient résumer sa longue méditation?
Footnote 1: La Chambre des Notables se compose de 28 membres; 23 étaient présents, la majorité en faveur de Miramón fut de 19 voix contre 1 et trois billets blancs. G. A.]
[2] 3,300,000 de francs.
Des reflets rougeâtres zébraient les cimes neigeuses du Popocatepelt, les dernières étoiles s'éteignaient dans le ciel, des lueurs d'opale teintaient le sommet des édifices; le jour commençait à peine à poindre. México dormait encore; ses rues silencieuses n'étaient, à longs intervalles, sillonnées que par le pas hâtif de quelques Indiens, arrivant des pueblos des environs pour vendre leurs fruits et leurs légumes. Seules, quelques boutiques de pulqueros entrouvraient timidement leurs portes, et se préparaient à verser aux consommateurs du matin la dose de liqueur forte, prologue obligé du travail de chaque jour.
La demie après quatre heures sonna au Sagrario.
En ce moment un cavalier sortit de la rue de Tacuba, traversa au grand trot la Plaza Mayor, et vint tout droit s'arrêter à la porte du palais de la Présidence, gardée par deux sentinelles.
—Qui vive? cria un des factionnaires.
—Ami, répondit le cavalier.
—Passez au large.
—Non pas, reprit le cavalier, c'est ici que j'ai affaire.
—Vous voulez entrer au palais?
—Oui!
—Il est trop matin, revenez dans deux heures.
—Dans deux heures il sera trop tard, c'est tout de suite que j'entrerai.
—Bah! fit en goguenardant le factionnaire, et s'adressant à son compagnon: Que penses-tu de cela, Pedrito? lui dit-il.
—Eh! Eh! fit l'autre en ricanant, je pense que ce cavalier est étranger sans doute, qu'il se trompe et qu'il s'imagine être à la porte d'un mesón.
—Assez de grossièretés, drôles, dit sévèrement le cavalier, je n'ai perdu que trop de temps déjà; prévenez l'officier de garde, hâtez-vous.
Le ton employé par l'inconnu parut faire une forte impression sur les soldats. Après s'être un instant concerté entre eux à voix basse, comme après tout l'inconnu était dans son droit et que ce qu'il demandait était prévu par leur consigne, ils se décidèrent enfin à le satisfaire, en frappant de la crosse de leur fusil contre la porte.
Au bout de deux ou trois minutes, cette porte s'ouvrit et livra passage à un sergent facile à reconnaître au cep de vigne, insigne de son grade, qu'il tenait à la main gauche.
Après s'être informé auprès des factionnaires des motifs de leur appel, il salua poliment l'étranger, le pria d'attendre un instant et rentra laissant la porte ouverte derrière lui, mais presque aussitôt il reparut précédant un capitaine en grande tenue de service.
Le cavalier salua le capitaine et réitéra la demande qu'il avait précédemment adressée aux factionnaires.
—Je suis désespéré de vous refuser, señor, répondit l'officier, mais la consigne nous défend d'introduire qui que ce soit dans le palais avant huit heures du matin; veuillez donc, si la cause qui vous amène est sérieuse, revenir à l'heure que je vous indique, rien ne s'opposera à votre introduction. Et il s'inclina comme pour prendre congé.
—Pardon, capitaine, reprit le cavalier, encore un mot, s'il vous plaît.
—Dites, señor.
—C'est que ce mot, il est inutile qu'un autre que vous l'entende.
—Rien de plus aisé, señor, répondit l'officier en s'approchant jusqu'à toucher l'inconnu; maintenant parlez, je vous écoute.
Le cavalier se pencha de côté et murmura à voix basse quelques paroles que l'officier écouta avec les marques de la plus profonde surprise.
—Êtes-vous satisfait maintenant, capitaine?
—Parfaitement, señor; et se tournant vers le sergent immobile à quelques pas: Ouvrez la porte, dit-il.
—Inutile, répondit le cavalier, si vous le permettez, je descendrai ici, un soldat gardera mon cheval.
—Comme il vous plaira, señor.
Le cavalier mit pied à terre et jeta la bride au sergent, qui s'en empara en attendant qu'un soldat le vînt remplacer.
—Maintenant, capitaine, reprit l'étranger, si vous voulez mettre le comble à votre complaisance en me servant de guide et me conduisant vous-même auprès de la personne qui m'attend, je suis à vos ordres.
—C'est moi qui suis aux vôtres, señor, répondit l'officier et puisque vous le désirez j'aurai l'honneur de vous conduire.
Ils entrèrent alors dans le palais, laissant derrière eux le sergent et les deux factionnaires en proie à la plus grande surprise.
Précédé par le capitaine, le cavalier traversa plusieurs pièces qui malgré l'heure matinale de la journée étaient déjà encombrées, non de visiteurs, mais d'officiers de tous grades, de sénateurs et de conseillers de la cour suprême qui semblaient avoir passé la nuit au palais.
Une grande agitation régnait dans les groupes où se trouvaient confondus des militaires, des membres du clergé et des représentants du haut commerce; on parlait avec une certaine vivacité, bien qu'à voix basse; l'expression générale des physionomies était sombre et soucieuse.
Les deux hommes atteignirent enfin la porte d'un cabinet gardé par deux sentinelles; un huissier, la chaîne d'argent au cou, marchait lentement de long en large; à la vue des deux hommes, il s'approcha vivement d'eux.
—Vous êtes arrivé, señor, dit le capitaine.
—Il ne me reste plus qu'à prendre congé de vous, señor, et à vous adresser mes remercîments pour votre obligeance, répondit le cavalier.
Ils se saluèrent et le capitaine retourna à son poste.
—Son Excellence ne peut recevoir en ce moment. Il y a eu cette nuit conseil extraordinaire; son Excellence a donné l'ordre qu'on le laisse seul, dit l'huissier, en saluant sèchement l'inconnu.
—Son Excellence fera une exception en ma faveur, répondit doucement le cavalier.
—J'en doute, señor; l'ordre est général, je n'oserais pas me hasarder à y manquer.
L'étranger parut réfléchir un instant.
L'huissier attendait, étonné sans doute que l'inconnu persévérât à demeurer là.
Celui releva enfin la tête:
—Je comprends, señor, dit-il, tout ce que l'ordre que vous avez reçu a de sacré pour vous, je n'ai donc pas l'intention de vous engager à y désobéir, cependant, comme le sujet qui m'amène est de la plus haute gravité, laissez-moi vous prier de me rendre un service.
—Je ferai, señor, pour vous obliger tout ce qui sera compatible avec les devoirs de ma charge.
—Je vous remercie, señor; d'ailleurs, je vous certifie, et bientôt vous aurez la preuve de ce que j'avance, que, loin de vous réprimander, son excellence le président vous saura bon gré de m'avoir laissé pénétrer jusqu'à lui.
—J'ai eu l'honneur de vous faire observer, señor...
—Laissez-moi vous expliquer ce que je désire de vous, interrompit vivement l'étranger, puis vous me direz si vous pouvez ou non me rendre le service que je vous demande.
—C'est juste, parlez, señor.
—Je vais écrire un mot sur une feuille de papier, ce papier, sans prononcer un mot, vous le placerez sous les yeux du président; si son Excellence ne vous dit rien, je me retirerai, vous voyez que ce n'est pas difficile et que vous ne transgressez en aucune façon les ordres que vous avez reçus.
—C'est vrai, répondit l'huissier avec un lin sourire, mais je les tourne.
—Y voyez-vous quelque difficulté?
—Il est donc bien nécessaire que vous voyiez son Excellence le président ce matin? reprit l'huissier, sans répondre à la question qui lui était adressée.
—Señor don Livio, répondit l'étranger d'une voix grave, car bien que vous ne me connaissiez pas je vous connais moi, je sais quel est votre dévouement au général Miramón, eh bien, sur mon honneur et ma foi de chrétien, je vous jure qu'il y a pour lui la plus grande urgence à ce que je le voie sans délai.
—Cela suffit, señor, répondit sérieusement l'huissier, si cela ne dépend que de moi dans un instant vous serez près de lui; voici sur cette table, papier, plumes et encre, écrivez.
Le cavalier le remercia, prit une plume et en grosses lettres, sur une feuille blanche, à peu près au milieu il écrivit ce seul mot: ADOLFO .°.
suivi de trois points placés en triangle, puis il remit la feuille tout ouverte à l'huissier.
—Tenez, lui dit-il.
L'huissier le regarda avec étonnement.
—Comment, s'écria-t-il, vous êtes...
—Silence! fit l'étranger en posant son doigt sur sa bouche.
—Oh! vous entrerez, reprit l'huissier, et soulevant la portière il ouvrit la porte et disparut.
Mais presqu'aussitôt la porte se rouvrit et une voix fortement timbrée, voix qui n'était pas celle de l'huissier, cria à deux reprises de l'intérieur du cabinet:
—Entrez, entrez!
L'étranger entra.
—Venez donc, reprit le président, venez donc, cher don Adolfo; c'est le ciel qui vous envoie, et il s'avança vers lui en lui tendant la main.
Don Adolfo serra respectueusement la main du président et s'assit sur un fauteuil auprès de lui.
Au moment où nous le mettons en scène, le président Miramón, ce général dont le nom était dans toutes les bouches et qui passait à juste titre pour le premier homme de guerre du Mexique comme il en était le meilleur administrateur, était un tout jeune homme; il avait vingt-six ans à peine, et pourtant que de grandes et nobles actions il avait accomplies depuis trois ans qu'il était au pouvoir!
Au physique, sa taille était élégante et bien prise, ses manières pleines de laisser-aller, sa démarche noble, ses traits fins, distingués remplis de finesse, respiraient l'audace et la loyauté, son front large était déjà plissé sous l'effort de la pensée, ses yeux noirs bien ouverts, avaient un regard droit et clair dont la profondeur inquiétait parfois ceux sur lesquels il se fixait; son visage un peu pâle et ses yeux bordés d'un large cercle bistré témoignaient d'une longue insomnie.
—Ah! fit-il joyeusement en se laissant tomber dans un fauteuil, voilà mon bon génie de retour, il va me rapporter mon bonheur envolé.
Don Adolfo hocha tristement la tète.
—Que veut dire ce mouvement, mon ami? reprit le président.
—Cela veut dire, général, que je crains qu'il ne soit trop tard.
—Trop tard? Comment cela, ne me croyez-vous donc pas capable de prendre une éclatante revanche de mes ennemis?
—Je vous crois capable de toutes les grandes et nobles actions, général, répondit-il; malheureusement la trahison vous entoure de toutes parts, vos amis vous abandonnent.
—Ce n'est que trop vrai, dit le général avec amertume; le clergé et le haut commerce, dont je me suis fait le protecteur, que j'ai toujours et partout défendus, me laissent égoïstement user mes dernières ressources à les protéger, sans daigner me venir en aide; ils me regretteront bientôt, si, ce qui n'est que trop probable, je succombe par leur faute.
—Oui, c'est vrai, général, et dans le conseil que cette nuit vous avez tenu, vous vous êtes sans doute assuré d'une manière définitive des intentions de ces hommes auxquels vous avez tout sacrifié.
—Oui, répondit-il, en fronçant le sourcil et en scandant amèrement ses paroles, à toutes mes demandes, à toutes mes observations, ils n'ont fait qu'une seule et même réponse: Nous ne pouvons pas; c'était un mot d'ordre convenu entre eux!
—Votre position doit alors, pardonnez-moi cette franchise, général, votre position doit être extrêmement critique.
—Dites précaire et vous approcherez de la vérité, mon ami; le trésor est vide complètement sans qu'il me soit possible de le remplir de nouveau; l'armée, qui depuis deux mois n'a pas reçu de solde, murmure et menace de se débander; mes officiers passent les uns après les autres à l'ennemi; celui-ci s'avance à marche forcée sur México: voilà la situation vraie, comment la trouvez-vous?
—Triste, horriblement triste, général, et, pardon de cette question, que comptez-vous faire pour parer au danger?
Le général, au lieu de lui répondre, lui jeta à la dérobée un regard perçant.
—Mais avant, d'aller plus loin, reprit don Adolfo, permettez-moi, général, de vous rendre compte de mes opérations à moi.
—Oh! Elles ont été heureuses, j'en suis convaincu, répondit en souriant le général.
—J'ai l'espoir que vous les trouverez telles, Excellence; m'autorisez-vous à vous faire mon rapport?
—Faites, faites, mon ami, j'ai hâte d'apprendre ce que vous avez accompli pour la défense de notre noble cause.
—Oh! Permettez, général, dit vivement don Adolfo, je ne suis qu'un aventurier moi, mon dévouement vous est tout personnel.
—Bon, je m'entends, voyons un peu ce rapport.
—D'abord, j'ai réussi à enlever au général Degollado les débris de la conducta volée par lui à la Laguna Seca.
—Bon, ceci est de bonne guerre, c'est avec l'argent de cette conducta qu'il m'a pris Guadalajara. Oh! Castillo! Enfin, combien à peu près?
—Deux cents soixante mille piastres.
—Hum! Un assez beau chiffre.
—N'est-ce pas? J'ai ensuite surpris ce bandit de Cuellar, puis son digne associé Carvajal, enfin leur ami Felipe Irzabal a aussi eu maille à partir avec moi, sans compter quelques partisans de Juárez que leur mauvaise étoile a placés sur ma route.
—Bref, le total de ces diverses rencontres, mon ennemi...
—Neuf cents et quelques mille piastres; les guérilleros de l'intègre Juárez sont bons à tondre, ils ont les coudées franches et en profitent pour s'engraisser en pêchant largement en eau trouble; pour nous résumer, je vous apporte environ douze cents mille piastres qui vous seront amenées sur des mules avant une heure, et que vous serez libre de verser à votre trésor.
—Mais ceci est magnifique!
—On fait ce qu'on peut, général.
—Diable, mais si tous mes amis battaient la campagne avec d'aussi beaux résultats, je serais bientôt riche et en état de soutenir vigoureusement la guerre; malheureusement, il n'en est point ainsi; mais cette somme, ajoutée à ce que je suis parvenu à me procurer d'un autre côté, me forme un assez joli denier.
—Comment, de quelle autre somme parlez-vous, général? Vous avez donc trouvé de l'argent?
—Oui, dit-il avec une certaine hésitation; un de mes amis, attaché à l'ambassade espagnole, m'a suggéré un moyen.
Don Adolfo bondit comme s'il avait été piqué par un serpent.
—Calmez-vous, mon ami, dit vivement le général, je sais que vous êtes l'ennemi du duc; cependant, depuis son arrivée au Mexique, il m'a rendu de grands services, vous ne sauriez le nier.
L'aventurier était pâle et sombre, il ne répondit pas; le général continua; comme toutes les âmes loyales, il éprouvait le besoin de se disculper d'une mauvaise action, bien que la nécessité seule la lui eût fait commettre.
—Le duc, dit-il, après la défaite de Silao, lorsque tout me manquait à la fois, est parvenu à faire reconnaître mon gouvernement par l'Espagne; ce qui m'a été fort utile, vous en conviendrez, n'est-ce pas?
—Oui, oui, j'en conviens, général. Oh, mon Dieu! Ce qu'on m'a dit est donc vrai.
—Et que vous a-t-on dit?
—Que, devant le refus obstiné du clergé et du haut commerce de vous venir en aide, réduit à la dernière extrémité, vous avez pris une résolution terrible.
—C'est vrai, fit le général en baissant la tête.
—Mais peut-être n'est-il pas trop tard encore; je vous apporte de l'argent, votre situation est changée, et, si vous me le permettez, je vais...
—Écoutez, dit le général en le retenant d'un geste.
La porte venait de s'ouvrir.
—N'ai-je pas défendu qu'on me dérange? dit le président à l'huissier qui se tenait incliné devant lui.
—Le général Márquez, Excellence, répondit impassiblement l'huissier.
Le président tressaillit, une légère rougeur envahit son visage.
—Qu'il entre, dit-il d'une voix brève.
Le général Márquez parut.
—Eh bien? lui demanda le président.
—C'est fait, répondit laconiquement le général, l'argent est versé au Trésor.
—Comment cela s'est-il passé? reprit le président avec un imperceptible tremblement dans la voix.
—J'avais reçu de Votre Excellence l'ordre de me rendre, avec une force respectable, à la légation de Sa Majesté britannique et de demander au représentant anglais la remise immédiate des fonds destinés à servir au paiement des détenteurs de bons de la dette anglaise, faisant observer au représentant que cette somme était, en ce moment, indispensable à Votre Excellence, afin de mettre la ville en état de défense; de plus, je lui engageai la parole de Votre Excellence pour la restitution de cette somme, qui ne devait être considérée que comme un prêt de quelques jours seulement, lui offrant, du reste, de concerter avec Votre Excellence le mode de paiement qui lui serait le plus agréable; à toutes mes observations, le représentant anglais se borna à répondre que cet argent ne lui appartenait pas, qu'il n'en était que le dépositaire responsable, et qu'il lui était impossible de s'en dessaisir. Reconnaissant que toutes mes objections devaient échouer devant une résolution inébranlable, après plus d'une heure de pourparlers inutiles, je résolus enfin d'exécuter la dernière partie des ordres que j'avais reçus: je fis briser par mes soldats le sceau officiel et les coffres de la Légation, et j'enlevai tout l'argent qui s'y trouvait, en ayant soin toutefois de faire compter devant témoins la somme à deux reprises, pour bien constater le montant de l'argent que je m'appropriais, afin de le rendre intégralement plus tard; j'ai donc fait enlever un million quatre cent mille piastres [1], qui ont été immédiatement transportées au palais par mes ordres.
Après ce narré succinct, le général Márquez s'inclina, comme un homme convaincu qu'il a parfaitement fait son devoir et qui attend des compliments.
—Et le représentant anglais, demanda le président, qu'a-t-il fait alors?
—Après avoir protesté, il a amené son pavillon, et, suivi de tout le personnel de la Légation, il est sorti de la ville, en déclarant qu'il rompait toute relation avec le gouvernement de Votre Excellence, et que, devant l'acte inique de spoliation dont il était victime, ce sont ses propres expressions, il se retirait à Jalapa, en attendant les nouvelles instructions du gouvernement britannique.
—C'est bien, général, je vous remercie; j'aurai l'honneur de causer plus amplement avec vous dans un instant.
Le général salua et se retira.
—Vous le voyez, mon ami, dit le président, maintenant il est trop tard pour rendre cet argent.
—Oui, le mal est sans remède, malheureusement.
—Que me conseillez-vous?
—Général, vous êtes au fond d'un gouffre; votre rupture avec l'Angleterre est le plus grand malheur qui pouvait vous arriver dans les circonstances présentes; il vous faut vaincre ou mourir!
—Je vaincrai! s'écria le général avec feu.
—Dieu le veuille! répondit tristement l'aventurier, car la victoire seule peut vous absoudre.
Il se leva.
—Vous me quittez déjà? lui demanda le président.
—Il le faut, Excellence; ne dois-je pas faire transporter ici, l'argent que moi du moins j'ai pris à vos ennemis?
Miramón baissa tristement la tête.
—Pardon, général, j'ai tort, je n'aurais pas dû parler ainsi; ne sais-je pas par moi-même que l'infortune est une mauvaise conseillère?
—N'avez-vous rien à me demander?
—Si, un blanc-seing.
Le général le lui donna aussitôt.
—Tenez, lui dit-il; vous reverrai-je avant votre départ de México?
—Oui, général; un mot encore.
—Dites.
—Méfiez-vous de ce duc espagnol: cet homme vous trahit!
Il prit alors congé du président et se retira.
[1] 6,000,000 de notre monnaie.
A la porte du palais, don Adolfo retrouva son cheval tenu en bride par un soldat, il se mit aussitôt en selle, et, après avoir jeté une piécette à l'assistant, il traversa de nouveau la place Mayor et s'engagea dans la calle de Tacuba.
Il était environ neuf heures du matin; les rues étaient encombrées de piétons, de cavaliers, de voitures et mêmes de charrettes, allant et se croisant dans tous les sens, la ville vivait enfin de cette existence fébrile des capitales, dans les moments de crise, où tous les visages sont inquiets, tous les regards soupçonneux, où les conversations ne se tiennent qu'à voix basse et où l'on est toujours prêt à supposer un ennemi dans l'étranger inoffensif que le hasard fait subitement rencontrer.
Don Adolfo, tout en s'avançant rapidement à travers les rues, ne manquait pas d'observer ce qui se passait autour de lui, cette inquiétude mal déguisée, cette anxiété croissante de la population, ne lui échappaient pas; sérieusement attaché au général Miramón dont le beau caractère, les grandes idées et surtout son réel désir du bien de son pays l'avaient séduit, il éprouvait un chagrin intérieur, profond, à la vue de l'abattement général des masses, et de la désaffection du peuple pour le seul homme qui en ce moment l'aurait pu, s'il avait été loyalement soutenu, sauver du gouvernement de Juárez, c'est-à-dire de l'anarchie organisée par le terrorisme du sabre. Il continua d'avancer sans paraître s'occuper de ce qui se faisait, ni de ce qui se disait dans les rassemblements groupés sur le pas des portes, au seuil des boutiques et au coin des rues, rassemblements dans lesquels, l'enlèvement des bons de la convention anglaise par le général Márquez sur l'ordre péremptoire du président de la république était dans toutes les bouches et apprécié de mille façons différentes.
Cependant, en entrant dans les faubourgs, don Adolfo trouva la population plus calme; la nouvelle n'y était encore que peu répandue, et ceux qui la connaissaient paraissaient fort peu s'en soucier, ou peut-être trouvaient-ils tout simple cet acte d'autorité arbitraire du pouvoir.
Don Adolfo comprit parfaitement cette nuance: les habitants de faubourgs, pauvres pour la plupart, appartenant à la classe infime de la population, demeuraient indifférents à un acte qui ne les pouvait atteindre, et dont seuls, les riches négociants de la cité, devaient se trouver lésés.
Arrivé enfin proche la Garita ou porte de Belén, il s'arrêta devant une maison isolée, d'apparence modeste sans être pauvre, et dont la porte était fermée avec soin.
Au bruit des pas du cheval, une croisée s'était entr'ouverte, un cri de joie était parti de l'intérieur de la maison, et un moment après la porte s'ouvrit toute grande et lui livra passage.
Don Adolfo entra, traversa le zaguán, pénétra jusqu'au patio, où il mit pied à terre, et attacha la bride de son cheval à un anneau scellé dans le mur.
—Pourquoi prendre ce soin, don Jaime? dit d'une voix douce et mélodieuse, une dame, en paraissant dans le patio; avez-vous donc l'intention de nous quitter aussi promptement?
—Peut-être, ma sœur, répondit don Adolfo ou don Jaime, ne pourrai-je demeurer que fort peu de temps près de vous, malgré mon vif désir de vous donner plusieurs heures.
—Bien, bien, mon frère, dans le doute laissez José conduire votre cheval au corral où il sera mieux que dans le patio.
—Faites comme il vous plaira, ma sœur.
—Vous entendez, José, dit la dame à un vieux serviteur, conduisez Moreno au corral, bouchonnez-le avec soin, et donnez lui double ration d'Alfalfa; venez, mon frère, ajouta-t-elle en passant son bras sous celui de don Jaime.
Celui-ci ne fit pas d'objection, et tous deux entrèrent dans la maison.
La chambre dans laquelle ils pénétrèrent était une salle à manger, modestement meublée, mais avec ce goût et cette propreté qui dénotent des soins assidus, le couvert était mis pour trois personnes.
—Vous déjeunez avec nous, n'est-ce pas, mon frère?
—Avec plaisir; mais avant tout, ma sœur, embrassons-nous, et donnez-moi des nouvelles de ma nièce.
—Votre nièce sera ici dans un instant; quant à son cousin, il est absent, ne le savez-vous pas?
—Je le croyais de retour.
—Pas encore, nous sommes même fort inquiets sur son compte, ainsi que vous, il mène une vie assez mystérieuse; partant sans dire où il va, demeurant souvent fort longtemps dehors, puis revenant sans dire d'où il vient.
—Patience, Maria, patience! Ne savez-vous pas, répondit-il avec une nuance de tristesse dans la voix, que c'est pour vous, pour votre fille que nous travaillons? Un jour, prochain, je l'espère, tout s'éclaircira.
—Dieu le veuille, don Jaime, mais nous sommes bien seules et bien inquiètes dans cette petite maison; le pays est dans un état de bouleversement déplorable, les routes sont infestées de brigands, nous tremblons à chaque instant que vous ou don Estevan ne soyez tombé entre les mains de Cuellar de Carvajal ou del Rayo, ces bandits sans foi ni loi, dont on nous fait chaque jour des récits effrayants.
—Rassurez-vous ma sœur, Cuellar, Carvajal et même... el Rayo, répondit-il en souriant, ne sont pas aussi terribles qu'on se plaît à vous les représenter; du reste, je ne vous demande plus qu'un peu de patience: avant un mois, je vous le répète, ma sœur, tout mystère cessera, justice sera faite.
—Justice! murmura doña Maria avec un soupir, cette justice me rendra-t-elle mon bonheur perdu, mon fils...?
—Ma sœur, répondit-il avec une certaine solennité, pourquoi douter de la puissance de Dieu? Espérez, vous dis-je.
—Hélas, don Jaime, comprenez-vous bien la portée de ce mot? Savez-vous ce que c'est que de dire: espérez, à une mère?
—Maria, ai-je besoin de vous répéter que vous êtes, vous et votre fille, les deux seuls liens qui me rattachent à la vie, que je vous ai voué mon existence tout entière, sacrifiant pour vous voir un jour heureuses, vengées et replacées dans le haut rang dont vous n'auriez pas dû descendre, toutes les joies de la famille et toutes les excitations de l'ambition! Le but que depuis si longues années je poursuis avec tant de persévérance, avec une obstination si grande, ce but, supposez-vous donc que vous me verriez si calme et si résolu, si je n'avais pas la certitude d'être sur le point de l'atteindre? Ne me connaissez-vous donc plus? N'avez-vous plus foi en moi?
—Si, si, mon frère, j'ai foi en vous! s'écria-t-elle en se laissant aller dans ses bras; et voilà pourquoi je tremble sans cesse, même lorsque vous me dites d'espérer, parce que, je sais que rien ne saurait vous arrêter, que tout obstacle qui se dressera devant vous sera renversé, tout péril affronté en face, et je redoute que vous ne succombiez dans cette lutte insensée soutenue pour moi seul.
—Et pour l'honneur de notre nom, ma sœur, ne l'oubliez pas, afin de rendre à un blason illustre sa splendeur ternie; mais brisons là; voici ma nièce; de toute cette conversation, ne vous souvenez, que d'un seul mot celui-ci que je vous répète: espérez!
—Oh! Merci, merci, mon frère, dit-elle en l'embrassant une dernière fois.
En ce moment, une porte s'ouvrit et une jeune fille parut.
—Ah! Mon oncle, mon bon oncle, s'écria-t-elle en s'approchant de lui avec empressement et lui tendant les joues qu'il baisa à plusieurs reprises, enfin vous voilà, soyez le bienvenu.
—Qu'avez-vous? Carmen, mon enfant, lui dit-il avec affection, vos yeux sont rouges, vous êtes pâle, vous avez encore pleuré.
—Ce n'est rien, mon oncle, folie de femme nerveuse et inquiète, voilà tout; vous ne nous ramenez donc pas don Estevan?
—Non, répondit-il légèrement, il ne reviendra pas avant quelques jours; mais du reste il se porte fort bien, ajouta-t-il, en échangeant un regard d'intelligence, avec doña Maria.
—Vous l'avez-vu?
—Pardieu! Il y a deux jours à peine, je suis même un peu cause de ce retard, c'est moi qui ai insisté pour qu'il ne revienne pas encore, j'ai besoin de lui là-bas; mais est-ce que nous ne déjeunons pas? Je meurs littéralement de faim, moi, dit-il, pour détourner la conversation.
—Mais si, à l'instant nous n'attendions que Carmen; puisque la voilà, mettons-nous à table; et elle frappa sur un timbre.
Le même vieux serviteur qui avait mis au corral le cheval de don Jaime entra.
—Tu peux servir, José, lui dit doña Carmen.
On prit place autour de la table et le repas commença.
Nous tracerons en quelques lignes le portrait des deux dames, que les exigences de notre récit nous ont obligé de mettre en scène.
La première, doña Maria, sœur de don Jaime, était une femme belle encore, bien que ses traits flétris et fatigués, portassent les traces de grandes douleurs: son port était noble, ses manières gracieuses, son sourire doux et triste. Bien quelle n'eût que quarante-deux ans tout au plus, ses cheveux avaient complètement blanchi, ils encadraient son pâle et beau visage et formaient un contraste étrange avec ses sourcils noirs et ses yeux vifs et brillants qui respiraient la force et la jeunesse.
Doña Maria était entièrement vêtue de longs habits de deuil qui lui donnaient une apparence religieuse et ascétique.
Doña Carmen, sa fille, avait vingt-deux ans au plus; elle était belle comme sa mère, dont elle était le vivant portrait, l'avait été à son âge. Tout en elle était gracieux et mignon; sa voix avait des modulations d'une douceur extraordinaire, son front pur respirait la candeur et de ses grands yeux noirs couronnés par des sourcils tracés comme avec un pinceau et bordés de longs cils de velours, s'échappait un regard doux et humide, rempli d'un charme étrange.
Son costume était simple: il se composait d'une robe de mousseline blanche, serrée à la taille par un large ruban bleu et d'une mantille de dentelle brodée.
Telles étaient les deux dames.
Malgré l'indifférence qu'il affectait, don Jaime l'aventurier était visiblement inquiet et soucieux; parfois il demeurait la fourchette en l'air oubliant de la porter à sa bouche et semblait écouter des bruits perceptibles pour lui seul; d'autres fois, il tombait dans une rêverie si profonde que sa sœur ou sa nièce étaient forcées de le rappeler à lui-même en le touchant légèrement.
—Décidément, vous avez quelque chose, mon frère, ne put s'empêcher de lui dire doña Maria.
—Oui, ajouta la jeune fille, cette préoccupation n'est pas naturelle, mon oncle, elle nous inquiète; qu'avez-vous?
—Moi, rien, je vous assure, répondit-il.
—Mon oncle, vous nous cachez quelque chose.
—Vous vous trompez, Carmen, je ne vous cache rien, qui me soit personnel du moins; mais en ce moment, il règne une telle agitation dans la ville, que je vous avoue franchement que je redoute une catastrophe.
—Serait-elle donc si prochaine?
—Oh! Je ne le pense pas; seulement, peut-être y aura-t-il du bruit, des rassemblements, que sais-je? Je vous conseille sérieusement, si vous n'y êtes pas absolument obligées, de ne pas sortir de chez vous aujourd'hui.
—Oh! Ni aujourd'hui, ni demain, mon frère, répondit vivement doña Maria; il y a longtemps déjà que nous ne sortons plus, excepté pour aller à la messe.
—Même pour aller à la messe, d'ici à quelque temps, ma sœur, je crois qu'il serait imprudent de vous risquer dans les rues.
—Le danger est-il donc si grand? fit-elle avec inquiétude.
—Oui et non, ma sœur; nous sommes dans un moment de crise où un gouvernement est sur le point de tomber et d'être remplacé par un autre; vous comprenez, n'est-ce pas, que le gouvernement qui tombe est aujourd'hui impuissant à protéger les citoyens; par contre, celui qui le remplacera n'a encore ni le pouvoir, ni la volonté sans doute, de veiller à la sûreté publique; or, dans une circonstance comme celle-ci, le plus sage est de se protéger soi-même.
—Vous m'effrayez réellement, mon frère.
—Mon Dieu, mon oncle, qu'allons-nous devenir? s'écria doña Carmen en joignant les mains avec épouvante; ces Mexicains me font peur, ce sont de véritables barbares.
—Rassurez-vous, ils ne sont pas aussi méchants que vous le supposez; ce sont des enfants taquins, mal élevés, querelleurs, et voilà tout; mais, au fond, leur cœur est bon; je les connais de longue date, et je me porte garant de leurs bons sentiments.
—Mais vous savez, mon oncle, la haine qu'ils nous portent, à nous autres Espagnols.
—Malheureusement, je dois convenir qu'ils nous rendent avec usure le mal qu'ils accusent nos pères de leur avoir fait, et qu'ils nous détestent cordialement; mais on ignore que vous et moi sommes Espagnols, on vous croit hijas del país, ce qui pour vous est une garantie; quant à don Estevan, il passe pour Péruvien, et moi, tout le monde est convaincu que je suis Français; vous voyez donc bien que le danger n'est pas aussi grand que vous le supposez, et qu'en ne commettant pas d'imprudence vous n'avez, quant à présent, rien à redouter; d'ailleurs, vous ne demeurerez pas sans protecteurs, je ne vous laisserai pas seules dans cette maison avec un vieux domestique, lorsqu'une catastrophe est aussi prochaine; ainsi, rassurez-vous.
—Est-ce que vous resterez avec nous, mon oncle?
—Ce serait avec le plus vif plaisir, ma chère enfant; malheureusement, je n'ose vous le promettre, je crains que cela me soit impossible.
—Mais, mon oncle, quelles sont donc ces affaires si importantes?
—Chut, curieuse; donnez-moi un peu de feu pour allumer ma cigarette, je ne sais ce que j'ai fait de mon mechero.
—Oui, répondit-elle en lui présentant une allumette, toujours votre vieille tactique pour changer la conversation; tenez, mon oncle, vous êtes un homme affreux.
Don Jaime se mit à rire sans répondre et alluma sa cigarette.
—A propos, dit-il au bout d'un instant, avez-vous vu quelqu'un du rancho?
—Oui, il y a une quinzaine de jours, Loïck est venu avec sa femme Thérèse, il nous a apporté quelques fromages et deux outres de pulque.
—Il n'a rien dit de l'Arenal?
—Non, tout y allait comme à l'ordinaire.
—Tant mieux.
—Il a seulement parlé d'un blessé.
—Ah! Ah! Eh bien?
—Mon Dieu, je ne me rappelle plus trop ce qu'il a dit.
—Attendez, mon oncle, je m'en souviens, moi; le voici textuellement: Señorita, lorsque vous verrez votre oncle, veuillez l'avertir que le blessé qu'il avait placé dans le souterrain, sous la garde de López, a profité de l'absence de celui-ci pour s'échapper, et que, malgré toutes nos recherches, il nous a été impossible de le retrouver.
—Malédiction! s'écria don Jaime, avec fureur, pourquoi cet imbécile de Dominique ne l'a-t-il pas laissé mourir comme une bête féroce; je me doutais que cela finirait ainsi!
Mais, remarquant la surprise qui se peignait sur le visage des deux dames, à ces étranges paroles il se tut et feignant la plus complète indifférence:
—Voilà tout? reprit-il.
—Oui, mon oncle, seulement il m'a bien recommandé de ne pas oublier de vous en prévenir.
—Oh! La chose n'en valait pas la peine, mais c'est égal, chère enfant, je vous remercie; maintenant, ajouta-t-il, en se levant de table, je suis forcé de vous quitter.
—Déjà! s'écrièrent les deux dames en abandonnant vivement leurs sièges.
—Il le faut! A moins d'événements imprévus, je dois être cette nuit à un rendez-vous fort éloigné d'ici; mais, j'aurai soin si je ne puis revenir aussitôt que je l'espère, de me faire remplacer par don Estevan, afin que vous ne demeuriez pas sans protecteurs.
—Ce ne sera pas la même chose.
—Je vous remercie; ah ça! Avant de nous séparer, causons un peu d'affaires; l'argent que je vous ai remis la dernière fois que je vous ai vues, doit être à peu près épuisé, n'est-ce pas?
—Oh! Nous ne dépensons pas beaucoup mon frère, nous vivons avec une grande économie, il nous reste encore une certaine somme.
—Tant mieux, ma sœur, il est toujours préférable d'avoir, trop que pas assez; donc, comme je suis assez riche en ce moment, j'ai mis de côté, pour vous, une soixantaine d'onces, veuillez m'en débarrasser, je vous prie.
Et fouillant dans son dolman, il en retira une longue bourse en soie rouge, à travers les mailles de laquelle, on voyait étinceler l'or.
—Mais, c'est trop, mon frère; que voulez-vous que nous fassions d'une si grosse somme?
—Ce que vous voudrez, ma sœur; cela ne me regarde pas, prenez toujours.
—Puisque vous l'exigez.
—Pardieu, à propos, vous trouverez peut-être une quarantaine d'onces en sus de la somme que je vous ai annoncée; elles serviront à votre toilette, ma sœur, et à celle de Carmen, je veux qu'elle puisse se faire élégante quand cela lui plaira.
—Mon bon oncle! s'écria la jeune fille, je suis sûre que vous vous privez pour nous.
—Cela ne vous regarde pas, señorita, je veux vous voir belle, moi, c'est mon caprice; votre devoir de nièce soumise, est de m'obéir, sans vous permettre d'observations, allons, embrassez-moi toutes deux, et laissez-moi partir, je n'ai que trop tardé déjà.
Les deux dames le suivirent dans le patio, où elles l'aidèrent à seller Moreno, que doña Carmen bourrait de sucre en le flattant, ce dont le noble animal, semblait être fort reconnaissant.
Au moment où don Jaime donnait l'ordre au vieux domestique d'ouvrir la porte, le galop précipité d'un cheval se fit entendre au dehors; puis, des coups redoublés furent frappés à la porte.
—Oh! Oh! fit don Jaime, qui donc nous arrive ici? Et il s'avança résolument sous le zaguán.
—Mon oncle, mon frère! s'écrièrent les deux dames en essayant de l'arrêter.
—Laissez-moi faire, dit-il, en les immobilisant d'un geste, sachons qui nous arrive ainsi. Qui vive? cria-t-il.
—Ami, répondit-on.
—C'est la voix de Loïck, dit l'aventurier, et il ouvrit la porte.
Le ranchero entra.
—Dieu soit loué! s'écriât-il, en reconnaissant don Jaime, c'est le ciel qui me fait vous rencontrer.
—Que se passe-t-il? demanda vivement l'aventurier.
—Un grand malheur, répondit-il, l'hacienda del Arenal a été prise par la bande de Cuellar.
—¡Demonios! s'écria l'aventurier, en pâlissant de colère.
—Quand cela a-t-il eu lieu?
—Il y a trois jours.
L'aventurier l'entraîna vivement dans l'intérieur de la maison.
—As-tu faim? As-tu soif? lui dit-il.
—Depuis trois jours je n'ai ni bu ni mangé, tant j'avais hâte d'arriver.
—Repose-toi, et mange, puis tu me raconteras ce qui s'est passé.
Les deux dames s'empressèrent de placer devant le ranchero, du pain, de la viande et du pulque. Pendant que Loïck prenait la nourriture, dont il avait un si pressant besoin, don Jaime marchait avec agitation dans la salle. Sur un signe de lui, les dames s'étaient discrètement retirées, le laissant seul avec le ranchero.
—As-tu fini? lui demanda-t-il, en voyant qu'il ne mangeait plus.
—Oui, répondit-il.
—Maintenant, te sens-tu en état de me raconter comment est arrivée la catastrophe.
—Je suis à vos ordres, señor.
—Parle donc alors, je t'écoute.
Le ranchero, après avoir vidé un dernier verre de pulque pour s'éclaircir la voix, commença son récit.
Nous substituerons notre récit à celui du ranchero, qui d'ailleurs ignorait beaucoup de particularités, ne connaissant que les faits, tels qu'on les lui avait rapportés à lui-même, et faisant quelques pas en arrière; nous reviendrons au moment précis où Olivier, car le le lecteur l'a sans doute reconnu dans don Jaime, s'était séparé de doña Dolores, et du comte, à deux lieues environ de l'hacienda del Arenal.
Doña Dolores, et les personnes qui l'accompagnaient, n'atteignirent l'hacienda que quelques moments avant le coucher du soleil.
Don Andrés, inquiet de cette longue promenade, les reçut avec les marques de la joie la plus vive.
Mais il les avait aperçus de loin, et en voyant Leo Carral avec eux, il avait été rassuré.
—Ne demeurez plus aussi longtemps dehors, monsieur le comte, dit-il à Ludovic, avec une sollicitude toute paternelle, je comprends tout le plaisir que, sans doute, vous trouvez à galoper en compagnie de cette petite folle de Dolores, mais vous ne connaissez pas ce pays, vous pouvez vous égarer; de plus, les routes sont en ce moment infestées par des maraudeurs, appartenant à tous les partis qui divisent cette malheureuse république, et ces pícaros ne se font pas plus de scrupule de tirer un coup de fusil à un galant-homme que d'abattre un coyote.
—Je crois vos craintes exagérées; monsieur, nous avons fait une charmante promenade sans que rien de suspect ne soit venu la troubler.
Tout en causant, ils se rendirent à la salle à manger, où le dîner était servi.
Le repas fut silencieux comme d'habitude, seulement la glace semblait être rompue entre la jeune fille et le jeune homme, et ce qu'ils n'avaient jamais fait jusqu'alors, ils causèrent réellement entre eux.
Don Melchior fut sombre et compassé comme toujours, et mangea sans desserrer les dents, cependant, deux ou trois fois, étonné sans doute de la bonne harmonie qui semblait régner entre sa sœur et le gentilhomme français, il tourna la tête de leur côté; en leur lançant des regards d'une expression singulière, mais les jeunes gens feignirent de ne pas les remarquer, et continuèrent leur causerie à demi voix.
Don Andrés était radieux; dans sa joie, il parlait haut, interpellait tout le monde, buvait et mangeait comme quatre.
Quand on se leva de table, au moment de prendre congé, Ludovic arrêta le vieillard.
—Pardon, fit-il, je désirerais vous dire un mot.
—Je suis à vos ordres, répondit don Andrés.
—Mon Dieu, je ne sais comment vous expliquer cela, monsieur, je crains d'avoir agi un peu à la légère et d'avoir commis une faute contre les convenances.
—Vous, monsieur le comte, répondit don Andrés, en souriant, vous me permettrez de ne pas y croire.
—Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi; cependant, je dois vous rendre juge de ce que j'ai fait.
—Alors, veuillez vous expliquer.
—Voici le fait, en deux mots, monsieur: pensant me rendre directement à México, car vous savez que j'ignorais votre présence ici...
—En effet, interrompit le vieillard, continuez.
—Eh bien, j'avais écrit à un de mes amis intimes, attaché à la légation française, pour lui annoncer mon arrivée d'abord, et ensuite le prier de s'occuper à me trouver un appartement. Or, cet ami qui se nomme le baron Charles de Meriadec et qui appartient à une très bonne noblesse de France, accueillit favorablement ma demande, et se mit en devoir de me procurer ce que je désirais. Sur ces entrefaites, j'appris que vous habitiez cette hacienda, vous fûtes assez bon pour m'offrir l'hospitalité; j'écrivis immédiatement au baron de laisser cette affaire, parce que je resterais, sans doute, un laps considérable de temps auprès de vous.
—En acceptant mon hospitalité, vous m'avez donné, monsieur le comte, une preuve d'amitié et de confiance, dont je vous suis fort reconnaissant.
—Je croyais tout terminer avec mon ami, monsieur, lorsque ce matin j'ai reçu de lui un billet, dans lequel il m'annonce qu'il a obtenu un congé et qu'il compte le passer près de moi.
—Ah! ¡Caramba! s'écria joyeusement don Andrés, l'idée est charmante, et j'en remercierai monsieur votre ami.
—Vous ne le trouvez donc pas monsieur un peu sans gêne...?
—Qu'appelez-vous sans gêne, monsieur le comte? interrompit vivement don Andrés; n'êtes-vous pas à peu près mon gendre?
—Mais, je ne le suis pas encore, monsieur.
—Cela ne tardera pas, grâce à Dieu; donc, vous êtes ici chez vous, et libre d'y recevoir vos amis.
—Quand même ils seraient au nombre de mille, dit avec un sourire sardonique, don Melchior, qui écoutait cette conversation.
Le comte feignit de croire à la bonne intention du jeune homme, et lui répondit en s'inclinant:
—Je vous remercie, monsieur, de vous joindre à votre père en cette circonstance, ce m'est une preuve du bon vouloir que vous me voulez bien témoigner, chaque fois que l'occasion vous en est offerte.
Don Melchior comprit le sarcasme caché, sous ces paroles il s'inclina avec roideur, et se retira en grommelant.
—Et quand arrive le baron de Meriadec? reprit don Andrés.
—Mon Dieu, monsieur, vous me voyez confus, mais puisqu'il faut tout vous avouer, je crois qu'il arrivera demain au matin.
—Tant mieux, c'est un jeune homme?
—De mon âge à peu près, seulement, je dois vous prévenir, qu'il parle fort mal l'espagnol, et qu'il le comprend à peine.
—Il trouvera ici avec qui parler français, vous avez eu raison de me prévenir; sans cela; nous aurions été peu près pris à l'improviste, je vais donner, ce soir même, l'ordre de lui préparer un appartement.
—Pardon, monsieur, mais je serais désespéré de vous occasionner le plus léger dérangement.
—Oh! Ne vous inquiétez pas de cela, la place ne nous manque pas, grâce à Dieu, et nous trouverons facilement à l'installer commodément.
—Ce n'est pas cela que je veux dire, monsieur, je connais votre splendide hospitalité, seulement je crois que mieux vaudrait placer le baron près de moi, mes domestiques le serviraient, mon appartement est grand.
—Mais cela va horriblement vous gêner.
—Pas du tout, au contraire, j'ai plus de pièces qu'il ne m'en faut, il en prendra une; de cette façon, nous pourrons causer tout à notre aise, lorsque cela nous plaira; depuis deux ans que nous nous sommes vus, nous avons bien des confidences à nous faire.
—Vous l'exigez, monsieur le comte?
—Je suis chez vous, monsieur, je n'ai donc rien à exiger, ce n'est qu'une faveur que je vous demande, une prière que je vous adresse, pas autre chose.
—Puisqu'il en est ainsi, monsieur le comte, il sera fait selon votre désir; ce soir même, si vous le permettez, tout sera mis en état.
Ludovic prit alors congé de don Andrés et se retira dans son appartement; mais presque derrière lui arrivèrent des peones chargés de meubles qui, en quelques instants, eurent changé son salon en une chambre à coucher confortablement installée.
Le comte, dès qu'il fut seul avec son valet de chambre, le mit au courant de tout ce qu'il devait savoir, pour jouer son rôle de façon à ne pas commettre de bévues, puisqu'il s'était trouvé au rendez-vous et avait vu Ludovic.
Le lendemain, vers neuf heures du matin, le comte fut averti qu'un cavalier vêtu à l'européenne, et suivi d'un arriero, conduisant deux mules chargées de malles et de coffres s'approchait de l'hacienda.
Ludovic ne douta pas que ce fût Dominique, il se leva et se hâta de se rendre à la porte de l'hacienda; don Andrés s'y trouvait déjà afin de faire à l'étranger les honneurs de sa propriété.
Le comte ne laissait pas d'être intérieurement assez inquiet de la façon dont le vaquero porterait ce costume européen si mesquin et si étriqué, et par cela même, si difficile à porter avec aisance; mais il fut presque aussitôt rassuré à la vue du fier et beau jeune homme qui s'avançait maîtrisant son cheval avec grâce, et ayant sur toute sa personne un incontestable cachet de distinction. Un instant, il douta que cet élégant cavalier fût le même homme qu'il avait vu la veille et dont les manières franches mais légèrement triviales lui avaient fait craindre pour le rôle qu'il entreprenait de jouer, mais il ne tarda pas à être convaincu que c'était bien réellement Dominique qui se trouvait devant lui.
Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l'un de l'autre avec les témoignages de la plus vive amitié, puis le comte présenta son ami à don Andrés.
L'hacendero, charmé par la bonne tournure et la haute mine du jeune homme, lui fit l'accueil le plus cordial, puis le comte et le baron, se retirèrent, suivis par l'arriero qui n'était autre que Loïck le ranchero.
Dès que les mules furent déchargées, les caisses et les malles placées dans l'appartement, le baron, car nous lui donnerons provisoirement ce titre, gratifia d'un généreux pourboire l'arriero qui se confondit en bénédictions, et se hâta de s'en aller avec ses mules, ne se souciant pas de demeurer trop longtemps dans l'hacienda de crainte de rencontrer quelque visage de connaissance.
Lorsque les deux jeunes gens furent seuls, ils placèrent Raimbaut en faction dans l'antichambre, afin de ne pas être surpris, et, s'étant retirés dans la chambre à coucher du comte, ils commencèrent une longue et sérieuse conversation, pendant laquelle Ludovic mit le baron au fait, en lui faisant une espèce de biographie, des personnes avec lesquelles il était pour quelque temps appelé à vivre; il s'étendit surtout sur le compte de don Melchior, dont il l'engagea à se méfier, et il lui recommanda de ne pas oublier qu'il ne savait que quelques mots d'espagnol, et qu'il ne le comprenait pas: ce point était essentiel.
—J'ai vécu longtemps avec les Peaux-Rouges, répondit le jeune homme, j'ai profité des leçons que j'ai reçues d'eux; Vous serez surpris vous-même de la perfection avec laquelle je jouerai mon rôle.
—Je vous avoue que j'en suis surpris déjà, vous avez complètement trompé mon attente; j'étais loin de croire à un tel résultat.
—Vous me flattez; je tâcherai de toujours mériter votre approbation.
—Mais j'y songe, mon cher Charles, reprit en souriant le comte, nous sommes de vieux amis, des camarades de collège.
—Pardieu, nous nous sommes connus tout enfants, répondit l'autre de même.
—Ne vous semble-t-il pas que, dans cette situation, nous devons nous tutoyer?
—Cela me semble évident, la perfection du rôle l'exige.
—Eh bien, c'est convenu, je te tutoie et tu me tutoies.
—Je le crois bien, deux camarades comme nous.
Là-dessus, les deux jeunes gens se serrèrent cordialement la main, en riant comme des écoliers en vacances.
Une partie de la journée s'écoula ainsi sans autre incident que la présentation du baron Charles de Meriadec, par son ami le comte de la Saulay, à doña Dolores et à son frère, don Melchior de la Cruz, double présentation dont le prétendu baron se tira en comédien achevé.
Doña Dolores répondit par un gracieux et encourageant sourire au compliment que le jeune homme crut devoir lui adresser.
Don Melchior se contenta de s'incliner sans lui répondre, en lui lançant un regard louche sous ses prunelles.
—Hum! dit le baron lorsqu'il se retrouva avec le comte, ce don Melchior me fait l'effet d'être une vilaine chenille.
—Je partage entièrement cette opinion, répondit nettement le comte.
Vers trois heures de l'après-dîner, doña Dolores fît demander aux jeunes gens s'ils voulaient lui faire l'honneur de venir lui tenir compagnie quelques instants, ils acceptèrent avec empressement et se hâtèrent de se rendre près d'elle.
Ils croisèrent don Melchior dans la cour; le jeune homme ne leur parla pas, mais il les suivit du regard jusqu'à ce qu'ils fussent entrés dans l'appartement de sa sœur.
Un mois s'écoula, sans que rien ne vînt troubler la monotone existence des habitants de l'hacienda.
Le comte et son ami sortaient souvent en compagnie du mayordomo, soit pour aller à la chasse, soit simplement pour se promener; quelquefois, mais rarement, doña Dolores les accompagnait.
Maintenant que le comte n'était plus seul avec elle, elle paraissait moins redouter de se trouver avec lui, parfois même elle semblait y prendre un certain plaisir; elle accueillait favorablement ses galanteries, souriait des saillies qui lui échappaient, et, en toutes circonstances, lui témoignait une entière confiance.
Mais c'était surtout au soi-disant baron qu'elle montrait une préférence marquée, soit que, le connaissant pour ce qu'il était réellement, elle le jugeât sans importance, soit que, par pur caprice de coquetterie féminine, elle se plût à jouer avec cette nature dont elle ne soupçonnait pas l'indomptable énergie, et voulût essayer sur le naïf jeune homme la puissance de ses charmes.
Dominique ne s'apercevait pas, ou feignait de ne pas s'apercevoir de ce manège de la jeune fille; d'une politesse exquise avec elle, d'une prévenance sans bornes, il demeurait cependant dans les strictes limites qu'il s'était posées à lui-même, ne se souciant pas de donner de la jalousie à un homme pour lequel il professait une sincère amitié et qu'il savait être sur le point d'épouser doña Dolores.
Quant à don Melchior, son caractère s'était de plus en plus assombri, ses absences étaient devenues plus longues et plus fréquentes, et, dans les rares occasions où le hasard le mettait en présence des deux jeunes gens, il répondait silencieusement à leur salut, sans daigner leur adresser la parole; définitivement, la répugnance qu'il avait tout d'abord éprouvée pour eux s'était, avec le temps, changée en une bonne et forte haine mexicaine.
Cependant les événements politiques marchaient avec une rapidité toujours croissante; les troupes de Juárez occupaient sérieusement la campagne; déjà des éclaireurs de son parti avaient paru aux environs de l'hacienda; on parlait vaguement de propriétés espagnoles prises d'assaut, pillées, livrées aux flammes, et dont les maîtres avaient été lâchement assassinés après avoir été mis à rançon par les guérilleros.
L'inquiétude était grande à l'Arenal: don Andrés de la Cruz, que sa qualité d'Espagnol ne rassurait que médiocrement sur l'avenir, prenait les précautions les plus exagérées pour ne pas être surpris par l'ennemi; la question de l'abandon de l'hacienda pour se retirer à Puebla avait même été plusieurs fois agitée, mais toujours elle avait été repoussée par don Melchior avec obstination.
Cependant, la conduite étrange que, depuis que le comte se trouvait dans l'hacienda, menait le jeune homme, son affectation à se tenir à l'écart, ses absences fréquentes et prolongées, et, plus que tout, les recommandations de don Olivier, dont la méfiance éveillée depuis longtemps sans doute, et reposant sur des faits connus de lui seul, avaient amené à l'hacienda la présence de Dominique sous le nom de baron de Meriadec, éveillaient les soupçons du comte, soupçons auxquels l'antipathie secrète qu'il éprouvait depuis le premier jour pour Melchior, donnaient presque la force d'une certitude.
Le comte, après de mûres réflexions, s'était résolu de faire part à Dominique et à Léo Carral de ses inquiétudes, lorsqu'un soir, en entrant dans le patio, il rencontra don Melchior à cheval, se dirigeant vers la porte de l'hacienda.
Le comte se demanda alors, comment à une heure aussi avancée (il était environ neuf heures du soir), don Melchior osait, par une nuit sans lune, se hasarder seul, dans la campagne, au risque de tomber dans une embuscade des guérilleros de Juárez, dont les éclaireurs, ce qu'il savait fort bien, rôdaient depuis quelques jours déjà aux environs de l'hacienda.
Cette nouvelle sortie du jeune homme, que rien ne motivait en apparence, dissipa les derniers doutes du comte, et l'affermit dans sa résolution, de prendre immédiatement conseil de ses deux confidents.
En ce moment, Léo Carral traversait le patio; Ludovic l'appela.
Le mayordomo accourut aussitôt.
—Où allez vous donc ainsi? lui demanda le comte.
—Je ne saurais trop vous dire, seigneurie, répondit le mayordomo, je suis ce soir, je ne sais pourquoi, plus inquiet qu'à l'ordinaire, et je vais faire une visite autour de l'hacienda.
—C'est peut-être un pressentiment, dit le comte pensif, voulez-vous que je vous accompagne?
—Je compte sortir et battre un peu l'estrade aux environs, reprit Ño Leo Carral.
—Bien, faites seller mon cheval et celui de don Carlos, nous vous rejoignons dans un instant.
—Surtout, seigneurie, n'emmenez pas de domestiques, faisons nos affaires nous-mêmes, j'ai un projet; évitons toute chance de trahison.
—Convenu, dans dix minutes nous vous rejoindrons.
—Vous trouverez vos chevaux à la porte de la première cour. Je n'ai pas besoin de vous recommander d'être armés.
—Soyez tranquille.
—Le comte rentra chez lui.
Dominique fut bientôt mis au courant des choses; tous deux quittèrent aussitôt après l'appartement, et rejoignirent le mayordomo qui, déjà en selle, les attendait devant la porte ouverte, de l'hacienda.
—Nous voici, dit le comte.
—Partons, répondit laconiquement Leo Carral.
Ils sautèrent sur leurs chevaux, et sortirent sans ajouter une parole.
Derrière eux, la porte de l'hacienda fut doucement refermée.
La rampe qui conduisait à la plaine fut descendue au grand trot.
—Eh! fit le comte au bout d'un instant, que signifie cela, sommes-nous donc montés sur des chevaux spectres, qu'ils ne produisent aucun bruit en marchant?
—Parlez plus bas, seigneurie, répondit le mayordomo, nous sommes probablement entourés d'espions; quant à ce qui vous intrigue si fort, ce n'est qu'une précaution toute simple, les sabots de vos chevaux sont enveloppés dans des sacs de peau de mouton, remplis de sable.
—Diable! reprit Ludovic, il paraît alors que nous allons en expédition secrète.
—Oui, seigneurie, secrète, et surtout fort importante.
—Qu'y a-t-il donc?
—Je me méfie de don Melchior.
—Mais songez donc, mon ami, que don Melchior est le fils de don Andrés, son héritier.
—Oui, mais ainsi que nous disons ici du mauvais côté de la couverture, sa mère était une Indienne, Zapotèque, dont je ne sais pourquoi mon maître se coiffa, car elle n'était ni belle, ni bonne, ni spirituelle; bref, de leur liaison, il résulta un enfant, cet enfant est don Melchior. La mère mourut en couche, en suppliant don Andrés de ne pas abandonner la pauvre créature, mon maître le promit, il reconnut l'enfant et l'éleva, comme s'il eût été légitime lorsque quelques années plus tard, il fit consentir sa femme à conserver l'enfant près d'elle. Il fut donc élevé comme s'il eût été réellement fils légitime, d'autant plus que doña Lucia de la Cruz mourut en ne donnant qu'une fille à son mari.
—Ah! Ah! fit le comte, je commence à entrevoir la vérité.
—Tout alla bien pendant plusieurs années, don Melchior, fort bien traité par son père, en arriva peu à peu à se persuader qu'à la mort de don Andrés la fortune paternelle lui reviendrait en effet; mais il y a un an environ, mon maître reçut une lettre à la suite de laquelle il eut, avec son fils, une longue et sérieuse explication.
—Oui, oui, cette lettre lui rappelait les projets de mariage convenus entre ma famille et la sienne et mon arrivée prochaine.
—Probablement, seigneurie; mais rien ne transpira de ce qui s'était passé entre le père et le fils, seulement on remarqua que don Melchior, qui n'a pas positivement un caractère gai, devint, à partir de cette époque, sombre et acariâtre, recherchant la solitude et ne parlant même à son père que lorsqu'il y était absolument contraint; lui, qui ne faisait que de courtes et rares excursions au dehors, commença à prendre un goût effréné pour la chasse, et se livra à des courses qui souvent duraient plusieurs jours; votre arrivée subite à l'hacienda, lorsque sans doute il espérait encore ne jamais vous voir, augmenta dans des proportions effrayantes ses mauvaises dispositions, et je suis convaincu que désespéré de voir lui échapper sans retour l'héritage que, depuis si longtemps il convoite, il n'hésitera devant rien, serait-ce un crime, pour s'en emparer. Voilà seigneurie, ce qu'il était, je le crois, de mon devoir de vous apprendre; Dieu sait que, si j'ai parlé, ce n'a été que dans une intention pure.
—Tout m'est expliqué maintenant, Ño Léo Carral, je suis, comme vous, persuadé que Melchior médite une odieuse trahison contre l'homme auquel il doit tout et qui est son père.
—Eh bien, dit Dominique, voulez-vous savoir mon opinion? Si l'occasion s'en présente, ce sera œuvre pie de lui loger une balle dans sa méchante cervelle; le monde sera de cette façon débarrassé d'un affreux scélérat.
—Amen! dit le comte en riant.
En ce moment ils atteignirent la plaine.
—Seigneurie, voici où commencent pour nous les difficultés de l'entreprise que nous tentons, dit alors le mayordomo, il nous faut agir avec la plus extrême prudence, et surtout éviter de révéler notre présence aux espions invisibles dont nous sommes sans doute entourés.
—Ne craignez rien, nous serons muets comme des poissons; passez donc devant, sans crainte, nous marcherons dans vos pas à la mode des Indiens sur le sentier de la guerre.
Le mayordomo prit la tête de la file et ils commencèrent à s'avancer assez rapidement dans des sentiers qui s'enchevêtraient les uns dans les autres et qui auraient formé un réseau inextricable pour tout autre que Léo Carral.
Ainsi que nous l'avons dit plus haut, la nuit était sans lune, le ciel noir comme de l'encre. Un silence profond, interrompu à longs intervalles par les cris stridents des oiseaux de nuit, planait sur la campagne.
Ils continuèrent à s'avancer ainsi sans échanger une parole pendant environ une demi-heure, enfin le mayordomo s'arrêta.
—Nous sommes arrivés, dit-il à voix basse, descendez de cheval, ici nous sommes en sûreté.
—Croyez-vous? dit Dominique; il m'a semblé pendant la marche entendre des cris d'oiseaux de nuit trop bien imités pour être vrais.
—Vous avez raison, reprit Léo Carral; ce sont les sentinelles ennemies qui s'avertissent, nous avons été éventés, mais grâce à la nuit et à ma connaissance des chemins, nous avons, provisoirement du moins, dépisté ceux qui se sont mis à notre poursuite, ils nous cherchent dans une direction opposée à celle où nous sommes.
—C'est aussi ce que j'ai cru comprendre, répondit Dominique.
Le comte écoutait avidement cette conversation, mais vainement, ce que disaient les deux hommes était de l'hébreu pour lui; pour la première fois depuis qu'il était au monde le hasard le plaçait dans une situation aussi singulière; aussi l'expérience lui manquait-elle complètement; il était loin de se douter qu'il avait traversé tous les avant-postes d'un campement ennemi, avait passé à portée de pistolets des sentinelles embusquées à droite et à gauche et échappé par miracle peut-être vingt fois à la mort.
—Señores, débarrassez les chevaux des sacs dont ils n'ont plus besoin, tandis que j'allumerai une torche d'ocote, dit alors Léo Carral.
Les jeunes gens obéirent, ils reconnaissaient tacitement le mayordomo pour chef de l'expédition.
—Eh bien, est-ce fait? demanda au bout d'un instant le mayordomo.
—Oui, répondit le comte, mais nous n'y voyons goutte, vous n'allumez donc pas votre torche?
—Elle est allumée, mais il serait par trop imprudent d'en montrer ici la lumière; suivez-moi entraînant vos chevaux par la bride.
Il reprit la tête, pour les guider, et ils avancèrent de nouveau, mais à pied, cette fois.
Bientôt une lueur brilla devant eux, et les éclaira assez pour leur laisser distinguer les objets qui les entouraient.
Ils étaient dans une grotte naturelle; cette grotte s'ouvrait au fond d'un couloir assez tortueux pour que la lueur de la torche ne fût pas aperçue du dehors.
—Où diable sommes-nous ici? demanda le comte avec surprise.
—Vous le voyez, seigneurie, dans une grotte.
—Très bien, mais vous aviez une raison pour nous amener ici.
—Certes, j'en avais une, seigneurie, et cette raison la voici: cette grotte, par un souterrain assez long, communique avec l'hacienda; ce souterrain a plusieurs issues dans la campagne et deux dans l'hacienda même. Des deux issues qui aboutissent à l'hacienda, il en est une que moi seul connais, aujourd'hui même j'ai bouché l'autre; mais, redoutant que don Melchior aie pendant ses promenades au dehors découvert la grotte où nous sommes, j'ai voulu la visiter cette nuit, afin de la murer solidement en dedans, et empêcher ainsi que nous soyons surpris.
—Parfaitement raisonné, Ño Leo Carral; les pierres ne manquent pas, nous nous mettrons à l'œuvre lorsque vous voudrez.
—Un instant, seigneurie, assurons-nous d'abord que d'autres ne nous ont pas précédés ici.
—Hum! Cela me semble assez difficile.
—Vous croyez, dit-il avec une légère ironie dans la voix.
Il prit la torche qu'il avait plantée dans un coin et se pencha sur le sol, mais presqu'aussitôt il se redressa en poussant un cri de colère et de rage.
—Qu'avez-vous? s'écrièrent les deux jeunes gens avec anxiété.
—Voyez, dit-il en leur indiquant le sol.
Le comte regarda.
—Nous sommes joués, dit-il au bout d'un instant, il est trop tard.
—Mais expliquez-vous, au nom du ciel! Je ne comprends rien à ce que vous dites, moi, s'écria le comte.
—Tiens mon ami, reprit Dominique, vois-tu comme le sable est foulé? Remarques-tu ces empreintes de pas qui courent dans tous les sens?
—Eh bien?
—Eh bien, mon pauvre ami, ces empreintes sont celles laissées par les hommes conduits probablement par don Melchior, et qui ont pris ce chemin pour s'introduire dans l'hacienda, où peut-être ils sont déjà.
—Non, reprit le mayordomo, les empreintes sont toutes fraîches; ils ne sont entrés que quelques minutes avant nous. L'avance qu'ils ont n'est rien, car arrivés au bout du souterrain il leur faudra démolir le mur que j'ai construit, et il est solide, ne nous décourageons donc pas encore, peut-être Dieu permettra-t-il que nous atteignions l'hacienda à temps; venez, suivez-moi, hâtez-vous, abandonnez les chevaux; ah! C'est le ciel qui m'a inspiré de ne pas boucher la seconde issue.
Agitant alors la torche pour en raviver la flamme, le mayordomo s'élança en courant dans une galerie latérale, suivi par les deux jeunes gens.
Le souterrain montait en pente douce; la route qu'ils avaient suivie pour venir à la grotte, tournait autour de la colline sur laquelle l'hacienda était bâtie; de plus, il leur avait fallu faire de nombreux détours et marcher avec circonspection, c'est-à-dire assez lentement, de peur d'être surpris, ce qui leur avait demandé un laps de temps assez considérable; mais cette fois il n'en était plus ainsi, ils couraient en ligne droite devant eux, ils accomplirent ainsi en moins d'un quart d'heure ce qui, a cheval, avait exigé près d'une heure à travers la campagne, et ils arrivèrent dans le jardin.
L'hacienda était silencieuse.
—Éveillez vos domestiques pendant que je sonnerai la cloche d'alarme, dit le mayordomo; peut-être sauverons-nous l'hacienda!
Il se précipita vers la cloche dont les vibrations redoublées eurent bientôt réveillé les habitants de l'hacienda qui accoururent à demi vêtus, ne comprenant rien à ce qui se passait.
—Aux armes! Aux armes! criaient le comte et ses deux compagnons.
En deux mots, don Andrés fut mis au fait de la situation, et pendant qu'il faisait placer sa fille dans son appartement sous la garde de serviteurs dévoués, et organisait la défense autant du moins que le permettaient les circonstances, le mayordomo suivi des deux jeunes gens et de leurs domestiques, s'était élancé dans le jardin.
Ludovic et doña Dolores n'avaient échangé qu'une parole.
—Je vais là, chez mon père, avait-elle dit.
—J'irai vous y retrouver.
—Je vous attends, nul autre que vous ne m'approchera?
—Je vous le jure.
—Merci.
Ils s'étaient séparés.
Arrivés dans le jardin, les cinq hommes entendirent distinctement les coups pressés que les assaillants frappaient contre la muraille.
Ils s'embusquèrent à portée de pistolet de l'issue, derrière des massifs d'arbres et de fleurs.
—Mais ces gens sont donc des bandits, s'écria le comte, pour venir de cette façon piller les honnêtes gens?
—Pardieu! Si ce sont des bandits, répondit en ricanant Dominique, bientôt vous les verrez à l'œuvre et vous n'en douterez plus.
—Alors, attention! dit le comte, et recevons-les comme ils le méritent.
Cependant les coups redoublaient dans le souterrain; bientôt une pierre se détacha, puis une autre, puis une troisième, et une brèche assez grande s'ouvrit béante dans le mur.
Les guérilleros s'élancèrent avec un hurlement de joie qui se changea aussitôt en rugissement de rage.
Cinq coups de feu confondus en un seul, avaient éclaté comme un formidable roulement de tonnerre.
La bataille commençait.
A l'effroyable décharge qui les avait accueillis en semant la mort parmi eux, les guérilleros s'étaient rejetés en arrière avec épouvante, surpris par ceux qu'ils comptaient surprendre, préparés à piller mais non à combattre, leur première pensée fut de prendre la fuite, et un désordre indescriptible se mit dans leurs rangs.
Les défenseurs de l'hacienda, dont le nombre s'était considérablement accru, profitèrent de cette hésitation pour faire pleuvoir sur eux une grêle de balles.
Cependant il fallait prendre un parti: ou avancer sous les balles, ou renoncer à l'expédition.
Le propriétaire de l'hacienda était riche, les guérilleros le savaient; depuis longtemps déjà ils désiraient s'emparer de ces richesses qu'ils convoitaient et qu'à tort ou à raison, ils supposaient cachées dans l'hacienda; il leur en coûtait de renoncer à cette expédition préparée de longue main et dont ils se promettaient de si magnifiques résultats.
Cependant les balles pleuvaient toujours sur eux sans qu'ils osassent se hasarder à franchir la brèche. Leurs chefs, plus intéressés qu'eux encore à la réussite de leurs projets firent cesser toute hésitation en s'armant résolument de pics et de marteaux non seulement pour agrandir la brèche, mais encore pour éventrer complètement le mur, car ils comprenaient que ce n'était que par une irruption soudaine et irrésistible qu'ils parviendraient à renverser l'obstacle que leur opposaient les défenseurs de l'hacienda.
Ceux-ci continuaient bravement à tirailler, mais leurs coups étaient perdus pour la plupart, les guérilleros travaillant à l'abri et se gardant bien de se montrer devant la brèche.
—Ils ont changé de tactique, dit le comte à Dominique; ils s'occupent maintenant à renverser le mur, bientôt ils reviendront à l'assaut, et, ajouta-t-il en jetant un triste regard autour de lui, nous serons forcés, les hommes qui nous accompagnent ne sont pas capables de résister à une attaque vigoureuse.
—Tu as raison, ami, la situation est grave, répondit le jeune homme.
—Que faire? répondit le mayordomo.
—Ah! Une idée! s'écria tout à coup Dominique en se frappant le front; vous avez de la poudre ici?
—Oui, grâce à Dieu, elle ne nous manque pas, mais à quoi bon?
—Faites-en apporter un baril le plus tôt possible, je réponds du reste.
—C'est facile.
—Allez alors.
Le mayordomo s'éloigna en courant.
—Que veux-tu faire? demanda le comte.
—Tu verras, répondit le jeune homme dont le regard étincelait; pardieu, c'est une triomphante idée qui m'est venue-là. Ces bandits s'empareront probablement de l'hacienda, nous sommes trop faibles pour leur résister et ce n'est pour eux qu'une affaire de temps, mais vive Dieu il leur en cuira!
—Je ne te comprends pas!
—Ah! continua le jeune homme en proie à une exaltation fébrile, ah, ils veulent s'ouvrir un large passage, je me charge de leur en faire un, moi, sois tranquille.
En ce moment, le mayordomo revenait portant non pas un, mais trois barillets de poudre sur une brouette; chacun de ces barils contenait cent vingt livres de poudre environ.
—Trois barils! reprit joyeusement Dominique. Tant mieux, nous aurons chacun le nôtre ainsi.
—Mais que veux-tu faire?
—Je veux les faire sauter. Vive Dieu! s'écria-t-il. Allons! A l'œuvre, imitez-moi.
Il prit un baril et le défonça; le comte et Léo Carral firent de même.
—Maintenant, dit-il en s'adressant aux peones effrayés de ces préparatifs sinistres, en arrière vous autres, mais continuez toujours à tirer pour les inquiéter.
Les trois hommes demeurèrent seuls avec les deux domestiques du comte, qui n'avaient pas voulu abandonner leur maître.
En quelques mots Dominique expliqua son projet à ses compagnons.
Ils se chargèrent des barils, et se glissant silencieusement derrière les arbres, ils s'approchèrent de la grotte.
Les assiégeants, occupés à démolir intérieurement le mur, et n'osant se risquer devant la brèche à cause du feu continuel des peones, ne voyaient pas ce qui se passait au dehors, il fut donc assez facile aux cinq hommes d'arriver jusqu'au pied même du mur que démolissaient les guérilleros, sans être découvert.
Dominique plaça les trois barils de poudre à toucher le bas du mur, et sur ces barils il entassa, aidé par ses compagnons, toutes les pierres qu'il put trouver, puis il prit son mechero, en retira la mèche dont il coupa un bout long de dix centimètres au plus, il alluma cette mèche et la planta dans un des barils.
—En retraite! En retraite! dit-il à demi-voix, le mur ne tient plus. Voyez il penche, dans un instant il tombera.
Et, donnant l'exemple à ses compagnons, il s'éloigna en courant.
Presque tous les défenseurs de l'hacienda, au nombre d'une quarantaine environ et ayant don Andrés à leur tête, étaient réunis à l'entrée de la huerta.
—Pourquoi courez-vous si fort? demanda-t-il aux jeunes gens; est-ce que les bandits arrivent.
—Non, non, répondit Dominique, pas encore, mais vous aurez bientôt de leurs nouvelles.
—Où est doña Dolores, demanda le comte.
—Dans mon appartement avec ses femmes, parfaitement en sûreté.
—Tirez donc, vous autres, cria Dominique aux peones.
Ceux-ci recommencèrent un feu d'enfer.
—Raimbaut, dit le comte à voix basse, il faut tout prévoir, allez avec Lanca Ibarru, sellez cinq chevaux; qu'un des chevaux ait une selle de femme, vous me comprenez, n'est-ce pas?
—Oui, monsieur le comte.
—Vous mènerez ces chevaux à la porte qui est au fond de la huerta. Vous m'attendrez là avec Ibarru, bien armés tous deux; allez.
Raimbaut s'éloigna aussitôt, aussi tranquille et aussi calme que si rien d'extraordinaire ne se passait en ce moment.
—Ah! fit avec un soupir de regret don Andrés, si Melchior était ici, il nous serait bien utile.
—Il y sera bientôt, soyez tranquille, señor, répondit avec ironie le comte.
—Mais où peut-il être?
—Hum! Qui sait?
—Ah! Ah! fit Dominique, il se passe quelque chose là-bas.
En effet, les pierres vigoureusement ébranlées sous les coups répétés des guérilleros commençaient à tomber au dehors. La brèche s'élargissait rapidement, enfin un pan de mur se détacha d'un seul bloc et se renversa du côté du jardin.
Les guérilleros poussèrent un grand cri, jetèrent leurs pics et saisissant leurs armes, ils se préparèrent à s'élancer au dehors. Mais tout à coup, une explosion terrible se fit entendre, la terre trembla comme agitée par une convulsion volcanique, un nuage de fumée monta vers le ciel et des masses de débris lancés par l'explosion, retombèrent projetés dans toutes les directions.
Un horrible cri d'agonie traversa l'espace, puis ce fut tout: un silence de mort plana sur cette scène.
—En avant! En avant! s'écria Dominique.
Les dégâts causés par la mine étaient terribles; l'entrée du souterrain complètement bouleversée et entièrement bouchée par des masses de terre et de pierres amoncelées n'avait livré passage à aucun des assiégeants. Çà et là seulement du milieu des débris sortaient les restes défigurés de ce qui un instant auparavant était des hommes. La catastrophe avait du être épouvantable, mais le souterrain en avait gardé le secret.
—Oh! Dieu soit béni! Nous sommes sauvés, s'écria don Andrés.
—Oui, oui, s'écria le mayordomo, si d'autres assaillants ne se présentent point d'un autre côté.
Soudain, comme si le hasard eût voulu lui donner raison, de grands cris se firent entendre, mêlés à des coups de feu, et une flamme subite, qui s'éleva des communs de l'hacienda, éclaira le paysage d'une lueur sinistre.
—Aux armes! Aux armes! s'écrièrent des peones en accourant effarés; les guérilleros! Les guérilleros!
Et en effet, on vit bientôt apparaître, aux reflets rougeâtres de l'incendie qui dévorait les bâtiments, les noires silhouettes d'une centaine d'hommes qui accouraient en brandissant leurs armes et en poussant des hurlements de fureur.
A quelques pas, devant ces bandits, s'avançait un homme tenant un sabre d'une main et une torche de l'autre.
—Don Melchior! s'écria le vieillard avec désespoir.
—Pardieu, je vais l'arrêter, moi, dit Dominique en le couchant en joue.
Don Andrés se jeta sur l'arme qu'il releva.
—C'est mon fils! dit-il.
Le coup alla se perdre dans l'espace.
—Hum! Je crois que vous vous repentirez de lui avoir sauvé la vie, señor, répondit froidement Dominique.
Don Andrés, entraîné par le comte et par Dominique, était entré dans son appartement dont les peones avaient barricadé à la hâte toutes les issues et faisaient par les fenêtres un feu nourri sur les assiégeants.
Don Melchior avait des intelligences avec les partisans de Juárez. Réduit, ainsi que le mayordomo l'avait fort bien dit au comte, au désespoir par le prochain mariage de sa sœur et la perte inévitable de la fortune dont il avait conservé si longtemps l'espoir d'être le seul héritier, le jeune homme n'avait plus gardé de mesure et sous certaines conditions acceptées par Cuellar, quitte à ne pas les tenir plus tard, il avait proposé à celui-ci de lui livrer l'hacienda; et toutes les mesures avaient en conséquence été prises.
Il avait alors été convenu qu'une partie de la cuadrilla sous les ordres d'officiers résolus, tenterait une surprise par le souterrain dont le jeune homme avait précédemment livré le secret.
Puis en même temps que cette troupe opérerait, l'autre moitié de la cuadrilla sous les ordres de Cuellar lui-même et guidée par don Melchior, escaladerait silencieusement les murs de l'hacienda du côté des corales, que, sans doute, on négligerait de garder pour demeurer à la défense des bâtiments dont ils étaient assez éloignés.
Nous avons rapporté quel avait été le succès de cette double attaque.
Cuellar, il l'ignorait encore, avait perdu à cette affaire, sa première moitié de la cuadrilla engloutie tout entière sous les débris du souterrain effondré; avec ce qui lui restait d'hommes, il soutenait en ce moment un combat acharné contre les peones de l'hacienda qui sachant qu'ils avaient affaire à la bande de Cuellar, le plus féroce et le plus sanguinaire de tous les guérilleros de Juárez, et que cette bande n'accordait pas de quartier, se battaient avec cette énergie du désespoir qui décuple les forces.
Cependant le combat se prolongeait; les peones embusqués dans les appartements avaient garni les fenêtres avec tout ce qui leur était tombé sous les mains et tiraient à couvert sur les assaillants disséminés dans les cours et auxquels ils causaient des pertes sensibles.
Cuellar était furieux non seulement de cette résistance imprévue, mais encore du retard incompréhensible des soldats de sa cuadrilla qui étaient entrés par la grotte et qui depuis longtemps déjà auraient dû l'avoir rejoint.
Il avait à la vérité entendu le bruit de l'explosion de la mine, mais comme alors il se trouvait assez loin encore de l'hacienda, dans une direction diamétralement opposée à celle où cette explosion avait eu lieu, le bruit n'était parvenu à ses oreilles que sourd et indistinct et il ne s'en était pas autrement préoccupé, mais le retard inexplicable de ses compagnons dans ce moment où leur secours aurait été si nécessaire commençait à lui causer de vives inquiétudes, et il se préparait à envoyer quelques-uns de ses hommes à la découverte, avec mission de hâter l'arrivée des retardataires, lorsque tout à coup des cris de victoire partirent de l'intérieur même des bâtiments qu'il attaquait et plusieurs guérilleros apparurent aux fenêtres en agitant joyeusement leurs armes.
C'était grâce à don Melchior que ce succès décisif avait été obtenu. Tandis que le gros des assiégeants attaquait les bâtiments de face il s'était, accompagné de quelques hommes résolus, glissé dans l'ombre et par une fenêtre basse, que dans le premier moment de confusion on avait oublié de barricader comme les autres, il s'était introduit dans l'intérieur et avait apparu à l'improviste devant les assiégés que sa présence avait terrifiés et sur lesquels ceux qui l'accompagnaient s'étaient précipité le sabre haut et le pistolet au poing.
Ce ne fut plus alors un combat mais une horrible boucherie; les peones, malgré leurs prières, étaient saisis par leurs vainqueurs, poignardés et précipités par les fenêtres dans les cours.
Les guérilleros inondèrent bientôt tous les bâtiments de l'hacienda, poursuivant de chambre en chambre et massacrant sans pitié les malheureux peones.
Ils atteignirent ainsi un grand salon dont les larges portes à deux battants étaient ouvertes, mais arrivés là, non seulement ils s'arrêtèrent, mais encore ils reculèrent avec un instinctif mouvement de frayeur devant le spectacle terrible qui s'offrit à leurs regards.
Ce salon était splendidement éclairé par une quantité de bougies placées dans tous les candélabres et sur tous les meubles.
Dans un angle du salon, une barricade avait été élevée au moyen de meubles entassés les uns sur les autres; derrière cette barricade, doña Dolores s'était réfugiée ainsi que toutes les femmes et les enfants des peones de l'hacienda; à deux pas en avant de la barricade, quatre hommes se tenaient droits et immobiles ayant un fusil d'une main et un pistolet de l'autre: ces quatre hommes étaient: don Andrés, le comte, Dominique et Leo Carral; deux barils de poudre défoncés étaient placés près d'eux.
—Halte, dit le comte d'une voix railleuse, halte, je vous prie, caballeros, un pas de plus et nous sautons tous. Ne dépassez donc pas le seuil de cette porte, s'il vous plaît.
Les guérilleros s'étaient bien gardés de désobéir à cette courtoise recommandation, ils avaient du premier coup d'œil reconnu à qui ils avaient affaire.
Don Melchior frappait du pied avec rage de se voir ainsi réduit à l'impuissance.
—Que voulez-vous? dit-il d'une voix étranglée.
—Rien, de vous, nous sommes des hommes d'honneur, nous ne traiterons pas avec un misérable de votre sorte.
—Vous serez fusillés comme des chiens, Français maudits.
—Je vous défie de mettre votre menace à exécution, répondit le comte en armant froidement le revolver qu'il tenait à la main et en dirigeant la gueule sur le baril de poudre placé près de lui.
Les guérilleros se reculèrent en poussant des hurlements de frayeur.
—Ne tirez pas, ne tirez pas, s'écrièrent ils, voici le colonel.
En effet, Cuellar arrivait. Cuellar est un affreux bandit, cette affirmation ne surprendra personne; mais il faut lui rendre cette justice qu'il est d'une bravoure sans égale.
Il se fraya un passage à travers ses soldats et bientôt il se trouva seul en avant.
Il s'inclina gracieusement devant les quatre hommes, les examina d'un air sournois et tout en tordant nonchalamment une cigarette:
—Eh! mais, dit-il gaiement, c'est fort ingénieux cette affaire que vous avez imaginée-là, je vous en fais mon sincère compliment, caballeros. Ces diables de Français ont des idées incroyables, ma parole d'honneur, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, ils ne se laissent jamais prendre en défaut, il y a là de quoi nous envoyer tous en paradis.
—Et le cas échéant nous n'hésiterons pas plus que nous avons hésité à faire sauter les soldats que vous aviez expédiés en éclaireurs par la grotte.
—Hein? fit Cuellar en pâlissant, que dites-vous donc de mes soldats?
—Je dis, reprit froidement le comte, que vous pouvez faire rechercher leurs cadavres dans le souterrain, tous s'y trouveront, car tous y sont restés.
Un frémissement de terreur parcourut les rangs des guérilleros à ces paroles.
Il y eut un silence.
Cuellar réfléchissait.
Il releva la tête, toute trace d'émotion avait disparu de son visage, il jeta les yeux autour de lui comme s'il cherchait quelque chose.
—Est-ce du feu que vous cherchez? lui demanda Dominique en s'avançant vers lui une bougie à la main, allumez-donc votre cigarette, señor.
Et il lui tendit poliment la bougie.
Cuellar alluma sa cigarette et rendit la bougie.
—Merci, señor, dit-il.
Dominique rejoignit ses compagnons.
—Ainsi, dit Cuellar, vous demandez une capitulation?
—Vous vous trompez, señor, répondit froidement le comte, nous vous l'offrons au contraire.
—Vous nous l'offrez? fit avec étonnement le guérillero.
—Oui, parce que nous sommes maîtres de votre vie.
—Permettez, fit Cuellar, ceci est spécieux, car en nous faisant sauter, vous sautez avec nous.
—Pardieu! C'est bien ainsi que nous l'entendons.
Cuellar réfléchit encore.
—Voyons, dit-il au bout d'un instant, ne faisons pas une guerre de mots, venons au fait comme des hommes: que voulez-vous?
—Je vais vous le dire répondit le comte.
Cuellar fumait nonchalamment sa cigarette; sa main gauche était posée sur son long sabre dont l'extrémité du trainoir du fourreau reposait sur le plancher; il y avait un laisser-aller charmant dans la façon dont il se tenait debout, à la porte du salon, laissant ses yeux errer au hasard avec une douceur féline et envoyant par la bouche et les narines, avec la béate sensualité d'un véritable dégustateur, d'épaisses bouffées de fumée bleuâtre.
—Pardon, señores, dit-il, avant que d'aller plus loin, il est nécessaire de bien nous entendre, je crois, permettez-moi de vous adresser une légère observation.
—Parlez, señor, répondit le comte.
—Traitons, je le veux bien, je ne demande pas mieux même; je suis un homme fort arrangeant comme vous le voyez, seulement n'exigez pas de moi de ces choses par dessus les maisons que je serais contraint de vous refuser, car, je n'ai pas besoin de vous dire que si vous êtes décidés, je ne le suis pas moins, et que tout en désirant une transaction avantageuse pour vous comme pour moi, ma foi, si vous étiez trop dur, je préférerais sauter avec vous, d'autant plus que j'ai le pressentiment que je finirai comme cela un jour ou l'autre et que je ne serais pas fâché d'aller au diable en aussi bonne compagnie.
Bien que ces paroles fussent prononcées d'un air souriant, le comte ne se trompa pas à l'expression résolue de l'homme auquel il avait affaire.
—Oh! Señor dit-il, vous nous connaissez bien mal si vous nous supposez capables de vous demander des impossibilités, seulement comme notre position est bonne, nous en voulons profiter.
—Et je vous approuve grandement, caballero, mais comme vous êtes Français et que vos compatriotes ne doutent de rien, j'ai cru de mon devoir de vous faire cette observation.
—Soyez convaincu, señor, répondit le comte en affectant la même tranquillité que son interlocuteur, que nous n'exigerons que des conditions raisonnables.
—Vous exigerez! reprit Cuellar en appuyant avec affectation sur ces deux mots.
—Ma foi oui; ainsi nous ne vous obligerons pas à nous rendre l'hacienda, car nous savons que si vous en sortiez aujourd'hui, demain vous recommenceriez l'attaque.
—Vous êtes plein de pénétration, señor; venez donc au fait, je vous prie.
—M'y voici, d'abord, vous nous rendrez les pauvres peones qui ont échappé au massacre.
—Je n'y vois pas de difficulté.
—Avec leurs armes, leurs chevaux et le peu qu'ils possèdent.
—Passe pour cela, ensuite.
—Don Andrés de la Cruz, sa fille, le mayordomo, Léo Carral, mon ami, moi et toutes les femmes et les enfants réfugiés dans ce salon, nous serons libres de nous retirer où cela nous plaira sans craindre d'être inquiétés.
Cuellar fit la grimace.
—Après, dit-il?
—Pardon, est-ce convenu?
—Oui, c'est convenu, après?
—Mon ami et moi nous sommes étrangers, Français, le Mexique n'est point en guerre, que je sache, avec notre pays.
—Cela pourra venir, dit Cuellar en raillant.
—Peut-être, mais en attendant, nous sommes en paix et nous avons droit à votre protection.
—N'avez-vous pas combattu contre nous?
—C'est vrai, mais nous étions dans le cas de légitime défense; on nous attaquait, nous devions nous défendre.
—Bon, bon, passez.
—Nous voulons donc avoir le droit d'emporter avec nous, sur des mules, tout ce qui nous appartient.
—Est-ce tout?
—A peu près, acceptez-vous ces conditions?
—Je les accepte.
—Bon, seulement il nous reste une petite formalité à remplir.
—Une formalité! Laquelle donc?
—Celle des otages.
—Comment des otages, n'avez-vous pas ma parole?
—Parfaitement.
—Eh bien! Que demandez-vous de plus?
—Je vous l'ai dit, des otages; vous comprenez bien, señor, que je n'irai pas ainsi confier la vie de mes compagnons et la mienne, je ne dirai pas à vous, j'ai votre parole, et je la crois bonne, mais à vos soldats, qui en braves guérilleros qu'ils sont ne se feraient aucun scrupule, si nous avions la folie de nous livrer entre leurs mains, pour nous rançonner et peut-être nous faire pis; vous ne commandez pas des troupes régulières, señor, et si sévère que soit la discipline que vous maintenez dans votre cuadrilla, je doute qu'elle aille jusqu'à faire respecter vos prisonniers, lorsque vous n'êtes pas là pour les protéger de votre présence.
Cuellar, intérieurement flatté des paroles du comte, lui sourit gracieusement.
—Hum! dit-il, ce que vous dites là peut être vrai jusqu'à un certain point. Bref, quels sont ces otages que vous désirez, et combien en voulez-vous?
—Un seul, señor, vous voyez que c'est bien peu.
—Bien peu, en effet, mais quel est cet otage?
—Vous-même, répondit nettement le comte.
—¡Canarios! fit Cuellar en ricanant, vous n'êtes pas dégoûté! Celui-là vous suffirait en effet.
—Aussi n'en voulons-nous pas d'autres.
—C'est fort malheureux.
—Pourquoi donc?
—Parce que je refuse, ¡caray! Et qui me servirait de caution, à moi s'il vous plaît?
—La parole d'un gentilhomme français, caballero, répondit fièrement le comte, parole qui jamais n'a été engagée en vain.
—Ma foi, reprit Cuellar avec la bonhommie qu'il possède si bien, et qui, lorsque cela lui convient, le fait prendre pour le meilleur homme du monde, j'accepte, caballero, il en arrivera ce qui pourra, je suis curieux de mettre un peu à l'épreuve cette parole dont les Européens sont si fiers; c'est donc convenu, je vous sers d'otage; maintenant combien de temps demeurerais-je près de vous? Il est fort important pour moi de régler cette question.
—Nous ne vous demanderons pas autre chose que de nous suivre jusqu'en vue de Puebla; une fois là, vous serez libre, vous pouvez même, si cela vous plaît, prendre avec vous une escorte d'une dizaine d'hommes pour assurer votre retour.
—Allons, voilà qui est dit, je suis des vôtres, caballero; don Melchior vous demeurerez ici pendant mon absence et vous veillerez à ce que tout marche bien.
—Oui, répondit sourdement don Melchior.
Le comte, après avoir dit quelques mots à voix basse au mayordomo, s'adressa de nouveau à Cuellar:
—Señor, lui dit-il, veuillez, je vous prie, donner l'ordre que les peones soient amenés; puis, pendant que vous demeurerez près de nous, Ño Léo Carral ira tout préparer pour notre départ.
—Bien, fit Cuellar; le mayordomo peut aller à ses affaires. Vous entendez, vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers les guérilleros toujours immobiles, cet homme est libre, qu'on amène ici les peones.
Une quinzaine de pauvres diables, les habits en lambeaux, couverts de sang, mais armés ainsi que cela avait été convenu, entrèrent alors dans le salon; ces quinze hommes étaient tout ce qui restait des défenseurs de l'hacienda.
Cuellar pénétra alors dans la pièce sur le seuil de laquelle il s'était tenu jusque-là et, sans en être prié, il alla se poster derrière la barricade.
Don Melchior, sentant la fausseté de la position dans laquelle il se trouvait placé, maintenant qu'il restait seul en face des assiégés, se détourna pour se retirer; mais alors don Andrés se leva, et l'interpellant d'une voix forte et impérieuse:
—Arrêtez, Melchior, lui dit-il, nous ne pouvons nous séparer ainsi, à présent que nous ne devons plus nous revoir en ce monde, une explication suprême est nécessaire, indispensable même entre nous.
Don Melchior tressaillit aux accents de cette voix, son front pâlit, il fit un mouvement comme s'il voulait fuir, mais s'arrêtant tout à coup et relevant fièrement la tête:
—Que me voulez-vous? dit-il, parlez je vous écoute.
Pendant un laps de temps assez long, le vieillard demeura les yeux fixés sur son fils avec une expression étrangement mélangée d'amour, de colère, de douleur et de mépris, et faisant enfin un effort sur lui-même, il prit la parole:
—Pourquoi vouloir vous retirer? lui dit-il; est-ce parce que le crime que vous avez commis vous fait horreur, ou bien fuyez-vous la rage au cœur de voir votre parricide avorté et votre père sauvé, malgré tous vos efforts pour lui arracher la vie; Dieu n'a pas permis la réussite complète de vos sinistres projets; il me châtie de ma faiblesse pour vous et de la place que vous aviez usurpé dans mon cœur; je paie bien cher un moment d'erreur, mais enfin, le voile qui couvrait mes yeux est tombé. Allez misérable, marqué au front d'un stigmate indélébile, soyez maudit! Et que cette malédiction que je prononce sur vous, pèse éternellement sur votre cœur! Allez, parricide, je ne vous connais plus!
Don Melchior, malgré toute son audace, ne put soutenir le regard fulgurant que son père fixait implacablement sur lui; une pâleur, livide envahit son visage, un tremblement convulsif agita ses membres, sa tête se courba sous le poids de l'anathème et il recula à pas lents sans se retourner, comme s'il eût été entraîné par une force supérieure à sa volonté et disparut enfin au milieu des guérilleros qui lui livrèrent passage avec un mouvement d'horreur.
Un silence funèbre régnait dans le salon; tous ces hommes, si peu impressionnables pourtant, subissaient l'influence de cette terrible malédiction prononcée par un père sur un fils coupable.
Cuellar fut le premier qui recouvra son sang-froid.
—Vous avez eu tort, dit-il à don Andrés en hochant la tète, de faire à votre fils cet affront sanglant devant tous.
—Oui, oui, répondit tristement le vieillard je vous comprends, il se vengera; que m'importe? Ma vie n'est-elle pas brisée désormais?
Et penchant la tête sur sa poitrine, le vieillard tomba dans une sombre et profonde méditation.
—Veillez sur lui, dit Cuellar au comte, je connais don Melchior, c'est un véritable Indien.
Cependant doña Dolores, qui jusqu'à ce moment était demeurée craintivement cachée au milieu de ses femmes, derrière la barricade, se leva, déplaça quelques meubles, glissa doucement à travers l'ouverture qu'elle avait pratiquée et alla s'asseoir auprès de don Andrés.
Celui-ci ne bougea pas, il ne l'avait ni vu venir, ni entendu se placer à son côté.
Elle se pencha vers lui, saisit ses mains qu'elle pressa dans les siennes, le baisa doucement au front et lui dit de sa voix mélodieuse avec un accent de tendresse impossible à rendre:
—Mon père, mon bon père, ne vous reste-t-il donc pas un enfant qui vous chérit et vous respecte? Ne vous laissez pas ainsi abattre par la douleur; regardez-moi mon père, au nom du ciel, je suis votre fille, ne m'aimez-vous donc pas, moi qui ai un si grand amour pour vous?
Don Andrés releva son visage baigné de larmes et ouvrant ses bras à la jeune fille qui s'y précipita avec un cri de joie:
—Oh! J'étais ingrat, s'écria-t-il avec une tendresse ineffable, je doutais de la bonté infinie de Dieu, ma fille me reste! Je ne suis plus seul sur la terre, je puis être heureux encore!
—Oui, mon père, Dieu a voulu vous éprouver, mais il ne nous abandonnera pas dans notre douleur, soyez fort contre l'infortune, oubliez votre fils ingrat à son repentir, relevez-le de la malédiction terrible que vous avez prononcée sur lui, laissez-le revenir repentant à vos genoux, il n'est qu'égaré, j'en suis sûre, comment ne vous aimerait-il pas, vous, mon noble père, vous si grand et si bon toujours.
—Ne me parles jamais de ton frère, enfant, répondit le vieillard avec une énergie farouche, cet homme n'existe plus pour moi; tu n'as pas de frère, tu n'en as jamais eu! Pardonnes-moi de t'avoir trompé en te laissant croire que ce misérable faisait partie de notre famille; non ce monstre n'est pas mon fils, j'ai été abusé moi-même, en supposant que le même sang coulait dans ses veines et dans les miennes.
—Mon père, calmez-vous au nom du ciel, je vous en supplie!
—Viens, pauvre enfant, reprit-il en la serrant dans ses bras, ne me quittes pas, j'ai besoin de te sentir là, près de moi, pour ne pas me croire seul au monde, et pour avoir la force de surmonter mon désespoir; oh! Redis-moi encore que tu m'aimes, tu ne saurais comprendre combien ces paroles font du bien à mon cœur et apportent de soulagement à ma douleur.
Les guérilleros s'étaient dispersé dans toutes les parties de l'hacienda, pillant et dévastant, brisant les meubles et faisant sauter les serrures avec une dextérité qui témoignait d'une longue habitude, seulement, d'après les conventions faites, l'appartement du comte avait été respecté; Raimbaut et Ibarru relevés de leur longue faction par Léo Carral, s'occupaient activement à charger sur des mules les coffres et les valises du comte et de Dominique; les guérilleros les avaient pendant quelques instants regardés d'un air narquois, riant entre eux de la façon maladroite dont les deux domestiques s'y prenaient pour charger les mules, puis ils avaient offert leurs bons offices à Raimbaut, bons offices que celui-ci avait bravement acceptés; alors ces mêmes hommes, qui sans le plus léger scrupule se seraient livrés au pillage de tous ces objets pour eux d'un grand prix, s'étaient activement occupés à les transporter et à les emballer avec le plus grand soin, sans que la pensée leur vînt un seul instant de soustraire la moindre chose.
Grâce à leur concours intelligent, les bagages des deux jeunes gens furent en fort peu de temps chargés sur trois mules, et Léo Carral n'eut plus qu'à veiller à ce que les chevaux nécessaires au voyage fussent sellés, ce qui en un tour de main fut accompli, tant los guérilleros mirent de hâte et de bonne volonté à aller chercher les chevaux au corral et à les amener dans la cour.
Léo Carral rentra alors dans le salon et annonça que tout était prêt pour le départ.
—Messieurs, nous partirons quand il vous plaira, dit le comte.
—Allons donc alors.
Ils sortirent du salon, entourés par les guérilleros qui marchaient auprès d'eux en poussant de grands cris, mais cependant sans oser les approcher de trop près, contenus, selon toute apparence, par le respect qu'ils portaient à leur chef.
Lorsque tous ceux qui devaient quitter l'hacienda furent à cheval, ainsi qu'une dizaine de guérilleros commandés par un bas officier et dont la mission était de servir d'escorte au retour à leur colonel, le guérillero s'adressa à ses soldats, en leur recommandant d'obéir en tout à don Melchior de la Cruz pendant son absence, puis il donna le signal du départ. En comptant les femmes et les enfants, la petite caravane se composait à peu près d'une soixantaine de personnes; c'était tout ce qui restait des deux cents serviteurs de l'hacienda.
Cuellar marchait en avant, à droite du comte; derrière, se trouvait doña Dolores entre son père et Dominique; puis venaient les peones, conduisant les mules de charges sous la direction de Leo Carral et des deux domestiques du comte; les guérilleros formaient l'arrière-garde.
Ils descendirent la colline au petit pas, et bientôt ils se trouvèrent dans la plaine; la nuit était sombre, il était environ deux heures du matin, le froid était glacial, et les tristes voyageurs grelottaient sous leurs zarapés.
Ils prirent la grande route de Puebla, qu'ils atteignirent au bout de vingt minutes environ, et adoptèrent alors une allure plus rapide; la ville n'était éloignée que de cinq ou six lieues, ils avaient l'espoir d'y arriver au lever du soleil, ou du moins aux premières heures du jour.
Soudain, une grande lueur teignit le ciel de reflets rougeâtres et éclaira au loin la campagne.
C'était l'hacienda qui brûlait.
A cette vue, don Andrés jeta un regard triste en arrière en poussant un profond soupir, mais il ne prononça pas une parole.
Seul, Cuellar parlait; il essayait de prouver au comte que la guerre avait des nécessités fâcheuses, que, depuis longtemps déjà, don Andrés avait été dénoncé comme un partisan avoué de Miramón, et que la prise et la destruction de l'hacienda n'étaient que les conséquences de son mauvais vouloir pour le président Juárez, toutes choses auxquelles le comte, comprenant l'inutilité d'une discussion sur un semblable sujet avec un pareil homme, ne se donnait même pas la peine de répondre.
Ils marchèrent ainsi pendant trois heures environ, sans que nul incident ne vînt troubler la monotonie de leur voyage.
Le soleil se levait, et, aux premières lueurs de l'aurore, les dômes et les hauts clochers de Puebla apparurent au loin découpant leur silhouette noire et encore indistincte sur l'azur foncé du ciel.
Le comte fit faire halte à la caravane.
—Señor, dit-il à Cuellar, vous avez loyalement accompli les conditions stipulées entre nous, recevez-en ici mes remerciements et ceux de mes malheureux amis; nous ne sommes plus qu'à deux lieues au plus de Puebla, voici le jour, il est inutile que vous nous accompagniez davantage.
—En effet, señor, je crois que vous pouvez maintenant vous passer de moi, et puisque vous me le permettez, je vais vous quitter, en vous réitérant mes regrets pour ce qui s'est passé, malheureusement je ne suis pas le maître, et...
—Brisons là, je vous prie, interrompit le comte, ce qui est fait est irréparable, quant à présent du moins, il est donc inutile de nous appesantir davantage sur ce sujet.
Cuellar s'inclina.
—Un mot, señor conde, dit-il à voix basse. Le jeune homme s'avança vers lui.
—Laissez-moi, reprit le guérillero, avant de nous séparer vous donner un avis.
—J'écoute, señor.
—Vous êtes encore loin de Puebla, où vous n'arriverez pas avant deux heures: soyez sur vos gardes, surveillez avec soin la campagne autour de vous.
—Que voulez-vous dire, señor?
—On ne sait pas ce qui peut survenir; je vous le répète, veillez.
—Adieu, señor, répondit machinalement le jeune homme en lui rendant son salut.
Après avoir ainsi pris courtoisement congé de ses compagnons de route, le guérillero se mit à la tête de ses soldats et s'éloigna au galop, non toutefois sans avoir, par un geste significatif, recommandé la prudence au jeune homme.
Le comte le regarda s'éloigner d'un air pensif.
—Qu'as-tu donc, ami? lui demanda Dominique. Ludovic lui rapporta ce que Cuellar lui avait dit en le quittant.
Le vaquero fronça le sourcil.
—Il y a quelque anguille sous roche, dit-il; dans tous les cas, l'avis est bon, et nous aurions tort de le négliger.
Pendant quelques minutes encore, après le départ du guérillero, la triste caravane continua silencieusement sa route.
Cependant les dernières paroles prononcées par Cuellar avaient porté; le comte et le vaquero se sentaient inquiets, malgré eux et sans oser se communiquer leurs sombres pressentiments, ils n'avançaient qu'avec une excessive prudence, humant l'air pour ainsi dire et tressaillant au moindre bruissement suspect dans les halliers.
Il était un peu plus de cinq heures du matin, on était à cette minute extrême, où la nature semble pour un instant se recueillir, et où le jour et la nuit luttant à force presqu'égale se fondent l'un dans l'autre et produisent cette lueur d'opale, dont les teintes vaporeuses prêtent aux objets une apparence vague et indéterminée qui leur donne quelque chose de fantastique, une vapeur grisâtre montait de la terre vers le ciel et produisait un brouillard transparent que les rayons de plus en plus forts du soleil déchiraient par place, illuminant une partie du paysage et laissant l'autre dans l'ombre; en un mot, ce n'était plus la nuit sans être encore le jour.
Au loin, les dômes nombreux des édifices de Puebla apparaissaient, se détachant en masses confuses sur le bleu sombre du ciel; les arbres lavés par l'abondante rosée de la nuit étaient plus verts; à chacune de leurs feuilles tremblotait une gouttelette d'eau cristalline et leurs branches agitées par la brise matinale s'entrechoquaient doucement avec de mystérieux murmures; déjà les oiseaux blottis sous la feuillée préludaient par de petits cris d'appel à leurs joyeux concerts, et les bœufs sauvages élevaient çà et là leurs têtes effarées au-dessus des hautes herbes en poussant de sourds mugissements.
Les fugitifs suivaient un sentier tortueux assez profondément encaissé à droite et à gauche par des soulèvements factices du terrain occasionnés par la culture des agaves qui limitaient l'horizon à un cercle excessivement restreint et empêchaient de surveiller les environs aussi sérieusement que peut-être il eût été nécessaire de le faire pour la sûreté générale de la caravane.
Le comte se rapprocha de Dominique et se penchant légèrement sur sa selle:
—Mon ami, lui dit-il d'une voix basse et étouffée, je ne sais pourquoi, mais je sens une inquiétude extrême; les adieux de ce bandit m'ont douloureusement frappé; ils me semblent nous présager un malheur prochain, terrible et inévitable, cependant nous ne sommes plus qu'à une faible distance de la ville et la tranquillité qui règne autour de nous devrait me rassurer.
—C'est cette tranquillité, répondit sur le même ton le jeune homme, qui comme toi me remplit d'une angoisse inexprimable; moi aussi j'ai le pressentiment d'un malheur, nous sommes ici dans un guêpier, l'endroit est des mieux choisis pour une embuscade.
—Que faire? murmura le comte.
—Je ne sais trop, le cas est difficile, cependant je suis convaincu qu'il nous faut redoubler de prudence. Place don Andrés et sa fille à l'avant-garde, avertis les peones de marcher la barbe sur l'épaule, le doigt sur la gâchette des fusils, sois prêt à la moindre alerte; pendant ce temps, j'irai, moi, à la découverte, et si l'ennemi est à notre poursuite, je saurai le dépister mais ne perdons pas un seul instant.
Tout en parlant ainsi, le vaquero avait mis pied à terre, et après avoir jeté à un péon la bride de son cheval, il avait mis son fusil sous son bras gauche, avait gravi la pente de droite, et presqu'aussitôt il avait disparu au milieu des buissons qui bordaient le sentier.
Demeuré seul, le comte se mit immédiatement en devoir de suivre les conseils de son ami; en conséquence, il forma des peones, les plus résolus et les mieux armés, une arrière-garde, en leur intimant l'ordre de surveiller attentivement les abords de la route, tout en leur dissimulant, de crainte de les effrayer, la gravité des événements qu'il prévoyait.
Le mayordomo, comme s'il eût deviné les inquiétudes du comte et eût partagé ses soupçons d'une attaque prochaine, avait placé don Andrés et sa fille au milieu d'un petit groupe de serviteurs dévoués dont il avait pris le commandement et pressant les chevaux il avait laissé entre lui et le gros de la caravane un intervalle d'une centaine de pas.
Doña Dolores, accablée par les émotions terribles de la nuit, n'avait prêté que fort peu d'attention aux dispositions prises par ses amis et avait suivi machinalement l'impulsion nouvelle qui lui avait été donnée, n'ayant pas selon toute probabilité conscience du nouveau danger qui la menaçait, et ne songeant qu'à une chose, veiller sur son père dont l'état de prostration devenait de plus en plus alarmant.
En effet, depuis son départ de l'hacienda, malgré les prières de sa fille, don Andrés n'avait pas prononcé une parole, le front pâle, les yeux fixes et sans regard, la tête inclinée sur la poitrine, le corps agité par un tremblement nerveux continu, plongé dans un sombre désespoir, il laissait à son cheval le soin de le conduire sans paraître savoir où il allait, tant la douleur avait brisé en lui toute énergie et toute volonté.
Leo Carral dévoué à son maître et à sa jeune maîtresse et comprenant combien au cas probable d'une attaque le vieillard serait incapable d'opposer la moindre résistance, avait surtout recommandé aux serviteurs qu'il avait choisis, pour servir d'escorte à don Andrés, de ne pas le perdre de vue et au moment du combat d'essayer par tous les moyens de le sortir de la mêlée et de le mettre autant que possible à l'abri du péril, puis, sur un signe que le comte lui avait fait, il avait tourné bride et avait été le rejoindre.
—Vous avez, je le vois, dit le comte, eu comme moi le pressentiment d'un danger.
Le mayordomo hocha la tête.
—Don Melchior n'abandonnera pas la partie, répondit-il, avant qu'elle soit définitivement gagnée ou perdue pour lui.
—Le soupçonnez-vous donc capable d'un aussi horrible guet-apens?
—Cet homme est capable de tout.
—Mais alors c'est un monstre?
—Non, répondit doucement le mayordomo, c'est un sang mêlé, un envieux, et un orgueilleux, qui sait que la fortune seule peut lui faire obtenir l'apparente considération qu'il convoite; tous les moyens lui seront bons pour obtenir cette considération.
—Même un parricide?
—Même un parricide.
—Ce que vous me dites-là est épouvantable.
—Que voulez-vous, señor? Cela est ainsi.
—Grâce à Dieu, nous approchons de Puebla, une fois dans la ville nous n'aurons plus rien à redouter.
—Oui, mais nous n'y sommes pas encore; vous connaissez aussi bien que moi le proverbe, seigneurie.
—Quel proverbe?
—Celui-ci: entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur.
—J'espère que cette fois vous vous tromperez.
—Je le souhaite, mais vous m'aviez appelé, seigneurie.
—En effet, j'avais une recommandation à vous faire.
—Je vous écoute.
—Au cas où nous serions attaqués, j'exige que vous nous abandonniez à nos propres forces, et que vous vous sauviez à toute bride vers Puebla, en emmenant avec vous don Andrés et sa fille, pendant que nous combattrons. Peut être aurez-vous le temps de les mettre en sûreté derrière les murailles de la ville.
—Je vous obéirai, seigneurie; on n'arrivera à mon maître qu'en passant sur mon cadavre. N'avez-vous rien de plus à me dire?
—Non, retournez donc à votre poste, et à la grâce de Dieu!
Le mayordomo salua et rejoignit au galop la petite troupe au centre de laquelle marchaient don Andrés et sa fille.
Presqu'au même instant Dominique reparut sur le bord du sentier; il reprit son cheval et vint se placer à la droite du comte.
—Eh bien? lui demanda celui-ci, as-tu découvert quelque chose?
—Oui et non, répondit-il à demi voix.
Son visage était sombre, ses sourcils froncés à se joindre; le comte l'examina attentivement pendant un instant, et sentit redoubler son inquiétude.
—Explique-toi, lui dit-il enfin.
—A quoi bon, tu ne me comprendrais pas.
—Peut-être! Parles toujours.
—Voici le fait, à droite, à gauche et en arrière la plaine est complètement déserte; j'en ai acquis la certitude. Le danger, si véritablement il existe, n'est donc pas à redouter de ce côté, si un piège nous est tendu, si des ennemis embusqués se préparent à fondre sur nous, ce piège est en avant, ces ennemis sont cachés entre la ville et nous.
—Qui te fait supposer cela?
—Des indices pour moi certains, et que ma longue habitude du désert m'a fait reconnaître du premier coup; dans les régions où nous sommes les hommes négligent généralement toutes ces précautions usitées dans les prairies, et dont l'oubli d'une seule entraînerait la mort immédiate de l'imprudent chasseur ou guerrier qui aurait dénoncé ainsi sa présence à ses ennemis; ici, les pistes sont faciles à reconnaître et plus faciles à suivre, car elles sont parfaitement visibles pour l'œil même le plus inexpérimenté; écoute bien ceci: depuis l'Arenal, nous avons été je ne dirai pas suivi, le terme n'est pas juste en cette circonstance, mais flanqué à notre droite par une nombreuse troupe de cavaliers qui à une distance d'une portée de fusil tout au plus galopait dans la même direction que nous; cette troupe, quelle qu'elle soit, a fait un crochet à une demi lieue d'ici, s'appuyant un peu sur la gauche, comme si elle voulait se rapprocher de nous, puis elle a redoublé de vitesse, nous a dépassés, et s'est engagé devant nous dans le sentier sur lequel nous sommes, de sorte que nous la suivons en ce moment.
—Tu conclus de cela?
—Je conclus que la situation est grave, critique même et que, quelles que précautions que nous prenions, je crains bien que nous ayons affaire à trop forte partie; remarques comme le sentier se rétrécit peu à peu, comme les bords de la route s'escarpent, nous nous trouvons maintenant dans un cañon, dans un quart d'heure, vingt minutes au plus, nous atteindrons l'endroit où ce cañon débouche dans la plaine: c'est là, sois-en sûr, que nous attendent ceux qui nous guettent.
—Mon ami, cela n'est que trop clair; malheureusement nous n'avons aucun moyen de nous soustraire au sort qui nous menace, il nous faut pousser en avant quand même.
—Je le sais bien, et c'est ce qui me chagrine, dit le vaquero, avec un soupir étouffé, en jetant à la dérobée un regard vers doña Dolores; s'il ne s'agissait que de nous la question serait bientôt tranchée, nous sommes des hommes et nous saurons bravement nous faire tuer, mais ce vieillard et cette pauvre innocente enfant, notre mort les sauvera-t-elle?
—Du moins nous tenterons l'impossible pour qu'ils ne tombent pas aux mains de leurs persécuteurs.
—Voici que nous approchons du point suspect, pressons le pas afin d'être prêts à toute éventualité.
Ils mirent leurs chevaux au galop.
Quelques minutes s'écoulèrent, ils atteignirent enfin un endroit où le sentier, avant que de déboucher dans la plaine, faisait un coude assez brusque.
—Attention, dit le comte à voix basse.
Chacun appuya le doigt sur la gâchette.
Le coude fut passé, mais soudain toute la cavalcade s'arrêta avec un frissonnement de surprise et de crainte.
L'entrée du cañon était barrée par une forte barricade faite avec des branches, des arbres et des pierres jetées en travers du sentier, derrière cette barricade une vingtaine d'hommes se tenaient immobiles et menaçants; aux rayons du soleil levant on voyait étinceler les armes d'autres individus qui à droite et à gauche couronnaient les hauteurs.
Un cavalier fièrement campé au milieu du sentier se tenait un peu en avant de la barricade.
Ce cavalier était don Melchior.
—Ah! Ah! dit-il avec un ricanement ironique, chacun son tour, caballeros, je crois que c'est moi en ce moment qui suis maître de la situation et en mesure d'imposer des conditions.
Le comte sans se déconcerter se rapprocha de quelques pas.
—Prenez garde à ce que vous voulez faire, señor, répondit-il; un traité a été loyalement conclu entre votre chef et nous, toute infraction à ce traité serait une trahison et le déshonneur en retomberait sur votre chef.
—Bon, reprit don Melchior, nous sommes des partisans nous autres, nous faisons la guerre à notre mode sans nous inquiéter de ce qu'on en pourra penser, au lieu d'entamer une discussion oiseuse et qui ne saurait avoir de résultat favorable pour vous, il serait il me semble plus sensé de vous informer à quelles conditions je consentirai à vous ouvrir passage.
—De conditions? Nous n'en accepterons aucune, caballero, et si vous ne consentez pas à nous laisser passer nous pourrons vous contraindre à le faire, si graves que doivent être pour vous et pour nous les conséquences d'une lutte.
—Essayez, répondit-il avec un sourire ironique.
—C'est ce que nous allons faire.
Don Melchior haussa les épaules et se tournant vers ses partisans:
—Feu, dit-il.
Une effroyable détonation se fit entendre et un ouragan de fer s'abattit sur la petite troupe.
—En avant! En avant! cria le comte.
Les peones s'élancèrent avec des hurlements de colère contre la barricade.
La lutte était engagée, lutte terrible, épouvantable, car les peones savaient qu'il ne leur serait pas fait quartier par leurs féroces adversaires et ils combattirent en conséquence, faisant des prodiges de valeur, non pas pour vaincre, ils ne le croyaient pas possible, mais pour ne pas tomber sans vengeance.
Don Andrés s'était arraché des bras de sa fille qui vainement avait essayé de le retenir, et armé seulement d'une machette il s'était résolument jeté au plus fort de la mêlée.
L'élan des peones avait été si impétueux que la barricade avait été franchie du premier bond et les deux partis s'étaient attaqués à l'arme blanche, trop rapproché, l'un de l'autre pour se servir de leur fusils ou de leurs pistolets.
Les partisans, placés sur les hauteurs, étaient forcément réduits à l'inaction par la crainte de blesser leurs amis, tant les deux troupes s'étaient confondues.
Don Melchior était loin de s'attendre à une si vigoureuse résistance de la part des peones; grâce à la position avantageuse qu'il avait choisie, il avait cru la victoire facile et il avait compté sur une soumission immédiate. L'événement dérangeait singulièrement ses calculs, les conséquences de son action commençaient à lui apparaître: Cuellar, qui aurait sans doute pardonné une trahison accomplie sans coup férir, ne lui pardonnerait pas d'avoir ainsi fait tuer sottement ses soldats les plus braves.
Ces pensées redoublaient la rage de don Melchior.
Cependant la petite troupe horriblement décimée ne comptait plus que quelques hommes en état de combattre, les autres étaient morts ou blessés.
Le cheval de don Andrés avait été tué, et le vieillard, bien qu'il perdît son sang par deux blessures, n'en continuait pas moins à combattre.
Tout à coup il poussa un cri terrible de désespoir: don Melchior s'était élancé, d'un bond de tigre, sur le groupe au milieu duquel doña Dolores était réfugiée. Renversant et abattant tous les peones qui se trouvaient sur son passage, don Melchior avait saisi la jeune fille; malgré sa résistance, il l'avait jetée en travers sur le cou de son cheval, et franchissant tous les obstacles, il s'était mis à fuir sans s'occuper d'avantage du combat soutenu par ses compagnons.
Ceux-ci, en se voyant ainsi abandonnés renoncèrent à continuer un combat désormais sans but pour eux et, sans doute par suite d'un ordre précédemment donné, ils se dispersèrent dans toutes les directions, laissant les peones libres de continuer leur chemin vers Puebla si tel était leur désir.
L'enlèvement de doña Dolores avait été si rapidement exécuté par don Melchior que nul ne s'en était aperçu dans le premier moment et que le cri de désespoir poussé pardon Andrés avait seul donné l'alarme.
Sans calculer le danger auquel ils s'exposaient, le comte et le mayordomo s'étaient lancés à la poursuite de don Melchior.
Mais le jeune homme, monté sur un cheval de prix, avait sur leurs chevaux fatigués une avance considérable qui s'accroissait d'instant en instant.
Dominique jeta un regard sur don Andrés gisant renversé sur le sol et le relevant doucement:
—Ayez bon espoir, señor, lui dit-il, je sauverai votre fille.
Le vieillard joignit les mains en le regardant avec une expression d'indicible reconnaissance, et il s'évanouit.
Le vaquero remonta sur son cheval et lui enfonçant les éperons aux flancs, il laissa don Andrés entre les mains de ses serviteurs et à son tour il se mit à la poursuite du ravisseur.
Cependant la poursuite continuait: il ne fallait qu'un instant au vaquero pour acquérir la certitude que don Melchior, mieux monté que lui et ses amis, ne tarderait pas à se trouver hors de portée.
Le jeune homme, qui jusque-là avait galopé en ligne droite à travers terre, fit soudain un brusque crochet comme si un obstacle imprévu s'était brusquement dressé devant lui et revenant sur la droite il changea de direction, pendant quelques minutes, il parut vouloir se rapprocher de ceux qui le poursuivaient. Ceux-ci essayèrent alors de lui barrer le passage; Dominique, lui, arrêta son cheval, mit pied à terre, puis il arma son fusil.
Don Melchior devait, d'après la direction qu'il suivait en ce moment, passer à environ cent mètres de lui.
Le vaquero fit le signe de la croix, épaula son arme et lâcha la détente.
Le cheval de don Melchior frappé à la tête, roula foudroyé sur le sol, entraînant son cavalier dans sa chute.
Au même instant, une trentaine de partisans apparurent au loin, se dirigeant à toute bride vers le lieu de l'embuscade.
Cuellar galopait à leur tête.
Quelque grande que fût la hâte, mise par le comte et le mayordomo pour se rendre à l'endroit où don Melchior était tombé, Cuellar arriva avant eux.
Don Melchior se releva tout froissé de sa chute, et se pencha vers sa sœur pour l'aider à se redresser; doña Dolores était évanouie.
—¡Vive Dios! Señor, dit Cuellar d'un ton bourru, vous êtes un rude compagnon; vous pratiquez la trahison et le guet-apens avec un rare talent, mais je veux bien que le diable me torde le cou plus tôt qu'il ne doit le faire, si nous chevauchons plus longtemps de compagnie.
—Vous prenez mal votre temps pour plaisanter, señor, répondit don Melchior; cette jeune dame, qui est ma sœur, est évanouie.
—A qui la faute, s'écria brutalement le partisan, si ce n'est à vous qui, dans le seul but de l'enlever je ne sais dans quelle intention, m'avez fait tuer vingt des hommes les plus résolus de ma cuadrilla? Mais cela ne continuera pas ainsi, j'y mettrai bon ordre, je vous jure.
—Que voulez-vous dire? fit don Melchior avec hauteur.
—Je veux dire que vous me ferez désormais le sensible plaisir d'aller où vous voudrez pourvu que ce ne soit pas avec moi, et que je prétends, à compter de cet instant, ne plus rien avoir de commun avec vous. C'est clair, n'est-ce pas?
—Parfaitement clair, señor, aussi je n'abuserai plus longtemps de votre patience, fournissez-moi les chevaux nécessaires pour ma sœur et pour moi, et aussitôt je vous laisserai.
—Du diable si je vous fournirai rien; quant à cette jeune dame, voici venir plusieurs cavaliers qui, j'en ai peur, vous laisseront difficilement l'emmener avec vous.
Don Melchior blêmit de rage, mais il comprit que toute résistance de sa part était impossible; il croisa les bras sur la poitrine releva fièrement la tête et attendit.
Le comte, le mayordomo et Dominique accouraient en effet.
Cuellar fit quelques pas au devant d'eux, les jeunes gens étaient assez inquiets, ils ne connaissaient pas les intentions du partisan et appréhendaient qu'il ne se déclarât contre eux.
Mais Cuellar se hâta de les désabuser.
—Vous arrivez à propos, señores, leur dit-il amicalement; j'espère que vous ne m'avez pas fait l'injure de supposer que j'étais pour quelque chose dans le guet-apens dont vous avez failli être victime.
—Nous ne l'avons pas cru un instant, señor, répondit poliment le comte.
—Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi, señores; sans doute vous venez réclamer que cette jeune dame vous soit remise.
—C'est en effet notre intention, señor.
—Et si je refuse de vous la laisser enlever, dit fièrement don Melchior.
—Je vous brûlerai la cervelle, señor, interrompit froidement le partisan: croyez-moi, n'essayez pas de lutter contre moi, profitez plutôt de la bonne disposition dans laquelle je me trouve en ce moment pour gagner au pied; car je pourrais me repentir bientôt de cette dernière preuve de bonté que je vous donne et vous abandonner à vos ennemis.
—Soit, dit don Melchior avec amertume, je me retire puisque j'y suis contraint; et toisant le comte avec mépris: Nous nous reverrons, señor, ajouta-t-il, et alors, je l'espère, si la force n'est pas entièrement de mon côté, au moins les chances seront-elles égales.
—Déjà vous vous êtes trompé à ce sujet, señor; j'ai trop confiance en Dieu pour croire qu'il n'en sera pas toujours ainsi.
—Nous verrons! répondit-il sourdement en faisant quelques pas en arrière comme pour s'éloigner.
—Et votre père, ne désirez-vous pas savoir quel a été pour lui le résultat de votre guet-apens? lui dit alors Dominique d'un ton de sourde menace.
—Je n'ai pas de père, répondit haineusement don Melchior.
—Non! s'écria le comte avec dégoût, car vous l'avez tué.
Le jeune homme frissonna, une pâleur livide couvrit son visage, un sourire amer contracta ses lèvres minces, et jetant un regard venimeux sur ceux qui l'entouraient:
—Place! cria-t-il d'une voix étranglée; soit, j'accepte cette nouvelle injure, faites place au parricide.
Chacun se recula avec horreur, suivant, d'un œil épouvanté, ce monstre qui s'éloignait calme et paisible en apparence à travers la plaine. Cuellar lui-même le regarda se retirer eu hochant la tête.
—Cet homme est un démon, murmura-t-il, et il fit le signe de la croix.
Geste qui fut pieusement imité par ses soldats. Doña Dolores fut doucement soulevée dans les bras de Dominique, placée sur le cheval du comte et les jeunes gens escortés par Cuellar retournèrent auprès de don Andrés.
Les peones avaient pansé tant bien que mal les blessures de leur maître.
Sur l'ordre du comte, les peones confectionnèrent un brancard avec des branches d'arbres, ils le couvrirent de leurs zarapés, et le vieillard y fut placé côte à côte avec sa fille.
Cependant don Andrés était toujours sans connaissance.
Cuellar prit alors congé du comte.
—Je regrette plus que je ne saurais l'exprimer ce malheureux événement, dit-il, avec une certaine tristesse; bien que cet homme soit un Espagnol et, par conséquent, un ennemi du Mexique, cependant le fâcheux état dans lequel je le vois réduit me remplit de compassion.
Les jeunes gens remercièrent le rude partisan de cette preuve de sympathie et après avoir relevé leurs blessés, ils se séparèrent définitivement de lui et reprirent tristement la route de Puebla, où ils arrivèrent, deux heures plus tard, accompagnés de plusieurs des parents de don Andrés qui, avertis par un péon détaché en avant, étaient sortis à leur rencontre.
Loïck se tut.
Le récit du ranchero avait été long; don Jaime l'avait écouté d'un bout à l'autre sans l'interrompre, le visage froid et impassible, mais les yeux pleins d'éclairs.
—Est-ce tout, enfin? demanda-il à Loïck en se tournant vers lui.
—Tout, oui, seigneurie.
—De quelle façon avez-vous été si bien instruit des moindres particularités de cette épouvantable catastrophe?
—C'est Domingo lui-même qui m'a raconté l'événement; il était à demi fou de douleur et de rage, sachant que je me rendrais près de vous, il m'a chargé de vous redire...
Don Jaime l'interrompit brusquement:
—C'est bien, Domingo ne vous a pas chargé d'un autre message pour moi? dit-il en fixant sur lui un regard flamboyant.
Le ranchero se troubla.
—Seigneurie, balbutia-il.
—Au diable le Breton, s'écria l'aventurier qu'as-tu donc à te troubler ainsi? Voyons, parle ou étrangle.
—Seigneurie, dit-il résolument, je crains d'avoir fait une sottise.
—Pardieu, je m'en doute, rien qu'à ton air contrit? Cette sottise quelle est-elle enfin?
—C'est que, reprit-il, Domingo paraissait si désespéré de ne pas savoir où vous trouver, il semblait avoir si grand besoin de vous entretenir, que...
—De sorte que tu n'as pas su retenir ta langue et que tu lui as révélé...
—Où vous demeurez, oui, seigneurie.
Après cet aveu, le ranchero courba humblement la tête comme s'il avait la conviction intérieure d'avoir commis un grand crime.
Il y eut un silence.
—Naturellement, tu lui as appris sous quel nom je me cachais dans cette maison, reprit don Jaime au bout d'un instant.
—Dam, fit naïvement Loïck, si je ne l'avais pas fait, il aurait été assez embarrassé pour vous rencontrer, seigneurie.
—C'est juste; ainsi il va venir?
—Je le crains.
—C'est bon.
Don Jaime fit quelques pas dans la chambre en réfléchissant, puis se rapprochant de Loïck toujours immobile à sa place:
—Êtes-vous venu seul à México? lui demanda-t-il.
—López m'accompagne, seigneurie, mais je l'ai laissé dans une pulquería de la barrière de Belén où il m'attend.
—Bien, vous allez le rejoindre, vous ne lui direz rien; dans une heure, pas avant, vous reviendrez ici avec lui, peut-être aurais-je besoin de vous deux.
—Bon, fit-il en se frottant les mains, vous pouvez être tranquille, seigneurie, nous y serons.
—Maintenant, adieu.
—Pardon, seigneurie, j'ai un billet à vous remettre.
—Un billet! De quelle part?
Loïck fouilla dans son dolman, en retira un papier soigneusement cacheté et le présenta à don Jaime.
—Le voici, dit-il.
L'aventurier jeta les yeux sur la suscription.
—Don Estevan! s'écria-t-il avec un cri de joie, et il rompit vivement le cachet.
Le billet, bien que fort court, était écrit en chiffres; voici son contenu:
«Tout marche à souhait; notre homme arrive de «lui-même vers l'appât qui lui est présenté. Samedi, «minuit; peral.
«Espoir!» «CORDOUE »
Don Jaime déchira le billet en parcelles impalpables.
—Quel jour sommes-nous? demanda-t-il tout à coup à Loïck.
—Aujourd'hui? fit celui-ci ahuri de cette question à laquelle il ne s'attendait pas du tout.
—Imbécile! Il ne s'agit ni d'hier ni de demain probablement.
—C'est vrai, seigneurie, nous sommes au mardi.
—Ne pouvais-tu le dire tout de suite?
Lorsque don Jaime était agité soit par la joie soit par la colère, il tutoyait Loïck: celui-ci le savait, et la façon dont l'aventurier lui parlait était pour lui un baromètre infaillible auquel il ne se trompait pas.
Don Jaime fit encore quelques pas d'un air préoccupé dans la chambre.
—Puis-je partir? hasarda Loïck.
—Il y a dix minutes que tu devrais être parti, répondit-il brusquement.
Le ranchero ne se fit pas répéter cette injonction. Il salua et se retira. Don Jaime demeura seul, mais au bout d'un instant la porte s'ouvrit et les deux dames rentrèrent.
Leur visage était inquiet, elles s'approchèrent timidement de l'aventurier.
—Vous avez reçu de mauvaises nouvelles, don Jaime? demanda doña Maria.
—Hélas oui! Ma sœur, répondit-il, de fort mauvaises même.
—Pouvez-vous nous les faire connaître?
—Je n'ai aucune raison pour vous en faire un secret, d'ailleurs elles regardent des personnes que vous aimez.
—Ciel! fit doña Carmen en joignant les mains, Dolores peut-être?
—Dolores, oui mon enfant, répondit don Jaime, Dolores votre amie; l'hacienda del Arenal a été surprise et incendiée par les Juaristes.
—Oh! Mon Dieu! s'écrièrent les deux dames avec douleur, pauvre Dolores! Et don Andrés?
—Don Andrés est grièvement blessé.
—Dieu soit loué qu'il ne soit pas mort.
—Il n'en vaut guère mieux.
—Où sont-ils en ce moment?
—Réfugiés à Puebla où ils sont arrivés sous l'escorte de quelques-uns de leurs peones commandés par Leo Carral.
—Oh! C'est un serviteur dévoué.
—Oui, mais je doute que s'il avait été seul, il fût parvenu à sauver ses maîtres, heureusement don Andrés avait à l'hacienda deux gentilshommes français, le comte de la Saulay...
—Celui qui doit épouser Dolores? dit vivement doña Carmen.
—En effet, et le baron Charles de Meriadec, attaché à l'ambassade française; il paraît que ces deux braves jeunes gens ont fait des prodiges de valeur; que c'est grâce à leur bravoure que nos amis ont échappé au sort horrible qui les menaçait.
—Dieu les bénisse! s'écria doña Maria, je ne les connais pas, mais déjà je m'intéresse à eux comme à de vieux amis.
—Vous ne tarderez pas à connaître au moins l'un d'eux.
—Ah! fit curieusement la jeune fille.
—Oui, j'attends ici d'un moment à l'autre le baron de Meriadec.
—Nous le recevrons du mieux qu'il nous sera possible.
—Je vous en prie.
—Mais Dolores ne peut demeurer à Puebla.
—C'est mon avis; je compte me rendre auprès d'elle.
—Pourquoi ne viendrait-elle pas près de nous? fit doña Carmen; elle serait en sûreté ici; les soins ne manqueraient pas à son père.
—Ce que vous dites, Carmen, est fort judicieux; peut-être vaudrait-il mieux qu'elle demeurât quelque temps avec vous, j'y songerai; avant tout, il faut que je voie don Andrés, que je m'assure de l'état dans lequel il se trouve, et s'il peut être transporté.
—Mon frère, dit doña Maria, je remarque que vous nous avez parlé de Dolores et de son père, mais que vous ne nous avez pas dit un mot de don Melchior.
Le visage de don Jaime se rembrunit subitement à cette parole, ses traits se contractèrent.
—Lui serait-il arrivé malheur? s'écria doña Maria.
—Plût au ciel qu'il en fût ainsi! répondit-il avec une tristesse mêlée de colère, ne parlez jamais de cet homme, c'est un monstre.
—Mon Dieu! Vous m'effrayez, don Jaime.
—Je vous ai dit, n'est-ce pas, que l'hacienda del Arenal avait été surprise parles guérilleros.
—Oui, fit-elle, palpitante d'effroi.
—Savez-vous qui commandait les Juaristes et leur servait de guide? Don Melchior de la Cruz.
—Oh! s'écrièrent les deux femmes avec horreur.
—Plus tard, lorsqu'à la suite d'un traité don Andrés et sa fille parvinrent à obtenir l'autorisation de se retirer sains et sauf à Puebla, un homme leur tendit un guet-apens à quelque distance de la ville et les attaqua traîtreusement; cet homme, c'était encore don Melchior.
—Oh! C'est horrible! firent-elles en se cachant le visage dans les mains et en éclatant en sanglots.
—N'est-ce pas? reprit-il, d'autant plus horrible que don Melchior avait froidement calculé la mort de son père, qu'il voulait par un parricide s'emparer de la fortune de sa sœur, fortune à laquelle il n'a aucun droit, et que le mariage prochain de doña Dolores lui enlève tout entière, ou du moins il le croyait ainsi.
—Cet homme est un monstre, dit doña Maria.
Les deux dames avaient été altérées par cette révélation. Leur intimité était grande avec la famille de la Cruz, les deux jeunes filles avaient été presque élevées ensembles; elles s'aimaient comme deux sœurs, bien que doña Carmen fût un peu plus âgée que doña Dolores; aussi la nouvelle du malheur qui était si à l'improviste venu fondre sur don Andrés, les remplissait-elles de douleur; doña Maria insista chaleureusement près de don Jaime pour que don Andrés et sa fille fussent amenés à México et logés dans sa maison, où doña Dolores trouverait ces soins et ces consolations dont après un tel désastre elle devait avoir si grand besoin.
—Je verrai, je tâcherai de vous satisfaire, répondit don Jaime, cependant je n'ose rien vous promettre encore; je compte partir aujourd'hui même pour Puebla, et si je n'attendais pas la visite du baron de Meriadec, je partirais tout de suite.
—Cette fois sera la première, dit doucement doña Maria, que je vous verrai nous quitter presque sans regret.
Don Jaime sourit.
En ce moment on entendit ouvrir la porte de la rue et résonner les pas d'un cheval dans le zaguán.
—Voici le baron, dit l'aventurier, et il alla au-devant de son visiteur.
C'était effectivement Dominique qui arrivait.
Don Jaime lui tendit la main, et lui lançant un regard significatif:
—Soyez le bienvenu, mon cher baron, lui dit-il en français, langue que les deux dames parlaient fort bien, je vous attendais avec impatience.
Le jeune homme comprit que jusqu'à nouvel ordre il devait garder son incognito.
—Je suis véritablement désolé de vous avoir fait attendre, mon cher don Jaime, répondit-il, mais j'arrive de Puebla à franc-étrier et je ne vous apprendrai rien de nouveau en vous disant que la route est longue.
—Je la connais, reprit en souriant don Jaime, mais venez donc que je vous présente à deux dames qui désirent vous connaître, ne demeurons pas davantage ici.
—Mesdames, dit entrant don Jaime, permettez-moi de vous présenter le baron Charles de Meriadec attaché à l'ambassade française, un de mes meilleurs amis dont j'ai eu occasion de vous entretenir. Mon cher baron, j'ai l'honneur de vous présenter doña Maria ma sœur et doña Carmen ma nièce.
Bien que, avec intention sans doute, l'aventurier eût supprimé la moitié du nom des dames, le jeune homme ne parut pas s'en apercevoir et les salua respectueusement.
—Maintenant, reprit gaîment don Jaime, vous voici de la famille, vous connaissez notre hospitalité espagnole, si vous avez besoin de quelque chose parlez, nous sommes tous à vos ordres.
On s'assit et tout en se rafraîchissant on causa.
—Vous pouvez parler en toute franchise, baron, dit don Jaime, ces dames sont au courant de l'affreux événement de l'Arenal.
—Plus affreux que vous ne le supposez sans doute, fit le jeune homme, et puisque vous vous intéressez à cette malheureuse famille, je crains d'ajouter encore à votre douleur et d'être un messager de mauvaises nouvelles.
—Nous sommes intimement liés avec don Andrés de la Cruz et sa charmante fille, répondit doña Maria.
—Alors, madame, pardonnez-moi de n'avoir que des choses tristes à vous apprendre.
Le jeune homme hésita.
—Oh! Parlez, parlez.
—Je n'ai que quelques mots à dire: les Juaristes se sont emparés de Puebla, la ville s'est rendue à la première sommation.
—Les lâches! fit l'aventurier en frappant la table du poing.
—Vous l'ignoriez?
—Oui, je la croyais encore au pouvoir de Miramón.
—Le premier soin des Juaristes a été, selon leur coutume invariable, de rançonner et d'emprisonner les étrangers et surtout les Espagnols résidants dans la ville; quelques-uns mêmes ont été fusillés sans autre forme de procès; les prisons regorgent, on a été obligé de se servir de plusieurs couvents pour renfermer les prisonniers; la terreur règne à Puebla.
—Continuez, mon ami... et don Andrés?
—Don Andrés, vous le savez sans doute, est gravement blessé.
—Oui, je le sais.
—Son état laisse peu d'espoir; le gouverneur de la ville, malgré les représentations de personnes notables et les prières de tous les honnêtes gens, a fait enlever don Andrés comme atteint et convaincu de haute trahison; ce sont les termes mêmes du mandat d'amener; malgré les larmes de sa fille et de tous ses amis il l'a fait transférer dans les cachots de l'ancienne inquisition; la maison habitée par don Andrés a été pillée et démolie.
—Mais c'est affreux, c'est de la barbarie.
—Oh! Ceci n'est rien encore.
—Comment, rien?
—Don Andrés a été mis en jugement et comme il protestait de son innocence, malgré tous les efforts des juges pour l'obliger à s'accuser soi-même, il a été appliqué à la torture.
—A la torture! s'écrièrent les auditeurs, avec un geste d'horreur.
—Oui, ce vieillard blessé, mourant, a été suspendu par les pouces et a reçu l'estrapade, et cela à deux reprises différentes; malgré ce martyre, ses bourreaux n'ont pu réussir à le contraindre à avouer les crimes qu'ils lui imputent et dont il est innocent.
—Oh! Ceci passe toute croyance, s'écria don Jaime, et sans doute le malheureux est mort?
—Pas encore, ou du moins il ne l'était pas à mon départ de Puebla, il n'est même pas condamné, rien ne presse les bourreaux, le temps leur appartient, ils jouent avec leur victime.
—Et Dolores, s'écria doña Carmen, pauvre Dolores! Comme elle doit souffrir!
—Doña Dolores a disparu, elle a été enlevée.
—Disparue! s'écria don Jaime d'une voix éclatante, et vous vivez pour me l'apprendre!
—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour être tué, répondit-il simplement, je n'ai pas réussi.
—Ah! Je la retrouverai, moi! reprit l'aventurier; et le comte que fait-il?
—Le comte est au désespoir, il cherche aidé par Leo Carral; moi, je suis venu vers vous.
—Vous avez bien fait; je ne vous manquerai pas. Le comte et Leo Carral sont donc demeurés à Puebla?
—Leo Carral seul, le comte a été contraint de fuir pour échapper aux poursuites des Juaristes, il s'est réfugié avec ses domestiques au rancho; chaque jour son plus jeune valet Ibarru, je crois qu'il le nomme ainsi, va à la ville s'entendre avec le mayordomo.
—Est-ce de votre propre mouvement que vous êtes venu vers moi?
—Oui, mais j'ai pris d'abord conseil du comte, je n'ai pas voulu agir sans avoir son avis.
—Vous avez eu raison; ma sœur préparez un appartement convenable pour doña Dolores.
—Vous la ramènerez donc? s'écrièrent les deux dames.
—Oui, ou je périrai.
—Partons-nous? demanda le jeune homme avec impatience.
—Dans un instant, j'attends Loïck et López.
—Loïck est ici?
—C'est lui qui m'a apporté la nouvelle de la surprise de l'hacienda.
—C'est moi qui vous l'avais envoyé.
—Je le sais. Votre cheval est fatigué, vous le laisserez ici, on en aura soin, je vous en donnerai un autre.
—Soit.
—Vous avez sans doute entendu prononcer les noms des principaux persécuteurs de don Andrés?
—Ils sont trois; le premier est le premier secrétaire, l'âme damnée du nouveau gouverneur, son nom est don Antonio de Cacerbar.
—Vous avez eu la main heureuse, dit l'aventurier avec ironie: cet homme est le même auquel vous avez si philantropiquement sauvé la vie.
Le jeune homme eut un rugissement de tigre.
—Je le tuerai, dit-il sourdement.
Don Jaime lui jeta un regard étonné.
—Vous le haïssez donc bien? lui demanda-t-il.
—Sa mort même, ne me satisfera pas; la conduite de cet homme est étrange, il est arrivé à l'improviste dans la ville, deux jours après l'armée; il n'a fait qu'apparaître, puis il est dit-on reparti, laissant derrière lui une longue traînée de sang.
—Nous le retrouverons; nous; quel est le second?
—Ne l'avez vous pas deviné déjà?
—Don Melchior, n'est-ce pas?
—Oui.
—Bien, je sais alors où chercher doña Dolores; c'est lui qui l'a enlevée.
—C'est probable.
—Et le troisième.
—Le troisième est un jeune homme d'une belle et gracieuse figure, d'une voix douce, de manières distinguées, plus terrible à lui seul à ce qu'on dit que les deux autres ensemble, bien que n'ayant pas de titre officiel; il paraît disposer d'un grand pouvoir, il passe pour un agent secret de Juárez.
—Son nom?
—Don Diego Izaguirre.
Le visage de l'aventurier s'éclaircit.
—Bon, fit-il avec un sourire, l'affaire n'est pas aussi désespérée que je le craignais, nous réussirons.
—Le croyez-vous?
—J'en suis sûr.
—Le ciel vous entende! s'écrièrent les deux dames en joignant les mains.
Cependant doña Maria, depuis l'arrivée du soi-disant baron, était en proie à une préoccupation extraordinaire; tandis que le jeune homme causait avec don Jaime, elle le regardait avec une fixité étrange; elle se sentait les yeux pleins de larmes, la poitrine oppressée; elle ne comprenait rien à l'émotion que lui causait la vue et le son de la voix de cet élégant jeune homme qu'elle voyait cependant pour la première fois; vainement elle cherchait dans ses souvenirs, où déjà elle avait entendu cette voix dont l'accent avait pour elle quelque chose de doucement sympathique qui lui allait au cœur; elle étudiait le beau et loyal visage du vaquero comme si elle eût voulu retrouver dans ses traits une ressemblance fugitive, avec une personne que jadis elle avait connue; mais tout était chaos dans sa mémoire; une barrière infranchissable semblait s'élever entre le présent et le passé, comme pour lui prouver quelle se laissait dominer par une espérance folle, et que l'homme qui se trouvait devant elle, lui était bien réellement étranger.
Don Jaime suivait attentivement sur le visage de doña Maria les divers sentiments qui venaient tour à tour s'y refléter, mais quelle que fût son opinion à ce sujet, il demeurait froid, impassible et indifférent en apparence, aux péripéties de ce drame intime qui cependant devait l'intéresser au plus haut point.
Loïck arriva, suivi de López; un cheval frais fut sellé pour Dominique.
—Partons, dit l'aventurier en se levant; le temps presse.
Le jeune homme prit congé des dames.
—Vous reviendrez, n'est ce pas, monsieur? lui demanda gracieusement doña Maria.
—Vous êtes mille fois trop bonne, madame, répondit-il; ce sera pour moi un bonheur de profiter de votre charmante invitation.
Ils sortirent. Doña Maria arrêta son frère par le bras.
—Un mot, don Jaime, lui dit-elle d'une voix tremblante.
—Parlez, ma sœur.
—Vous connaissez ce jeune homme?
—Parfaitement.
—Est-ce bien réellement un gentilhomme français?
—Il passe pour tel, répondit-il, en la regardant fixement.
—J'étais folle, murmura-t-elle en lâchant le bras qu'elle avait retenu jusque-là et en poussant un soupir.
Don Jaime sourit sans répondre.
Bientôt on entendit résonner au dehors les fers des quatre chevaux lancés à fond de train.
Ils galopèrent ainsi jusqu'au soir, sans échanger une parole.
Au coucher du soleil, ils atteignirent un rancho ruiné placé comme une vedette, sur le bord de la route; l'aventurier fit un geste, les cavaliers retinrent la bride.
Un homme sortit du rancho, les regarda sans prononcer une parole, puis il rentra.
Quelques minutes s'écoulèrent; l'homme reparut de nouveau, cette fois il venait de derrière le rancho et conduisait deux chevaux par la bride.
Ces chevaux étaient sellés.
L'aventurier et Dominique sautèrent à terre, enlevèrent les alforjas et les pistolets, les replacèrent sur les chevaux frais et se mirent en selle.
L'homme revint une seconde fois, il amenait deux autres chevaux, Loïck et López descendirent à leur tour. L'homme, toujours muet, rassembla les brides des quatre chevaux et s'éloigna les conduisant derrière lui.
—En route! cria don Jaime.
Ils repartirent.
La course recommença silencieuse et rapide; la nuit était sombre, les cavaliers glissaient dans l'ombre comme des fantômes.
Toute la nuit, ils galopèrent ainsi; vers cinq heures du matin, ils changèrent encore de chevaux dans un rancho à demi ruiné; ces hommes semblaient de fer: depuis quinze heures ils étaient en selle, la fatigue n'avait pas de prise sur eux.
Pas un mot n'avait été échangé entre eux pendant cette longue traite.
Vers dix heures du matin, ils virent briller aux rayons éclatants du soleil les dômes de Puebla; ils avaient franchi cent-vingt-six kilomètres qui séparent cette ville de México en moins de vingt heures, par des chemins presqu'impraticables.
A une-demi lieue environ de la ville, au lieu de continuer à s'avancer en ligne droite, sur un signe de l'aventurier, ils firent un crochet et s'enfoncèrent dans un sentier à peine frayé, tracé à travers un bois taillis.
Pendant une heure, ils galopèrent à la suite de don Jaime qui avait pris la tête de la cavalcade. Ils atteignirent ainsi un brûlis qui formait une clairière assez étendue. Au centre de cette clairière s'élevait une enramada.
—Nous sommes arrivés, dit l'aventurier en arrêtant son cheval et mettant pied à terre; c'est ici provisoirement que nous établirons notre quartier général.
Ses compagnons sautèrent sur le sol et se mirent en devoir de desseller les chevaux.
—Attendez, reprit-il. Loïck, tu vas aller à ton rancho où se trouve en ce moment le comte de la Saulay et ses domestiques, tu les ramèneras ici; toi López, tu iras aux provisions.
—Nous attendrons donc tous les deux sous cette enramada? demanda Dominique.
—Non, car je vais me rendre à Puebla.
—Ne craignez-vous pas d'être reconnu?
L'aventurier sourit.
Don Jaime et le vaquero demeurèrent seuls. Ils entraînèrent leurs chevaux et leur retirèrent la bride pour qu'ils pussent brouter l'herbe tendre de la clairière.
—Suivez-moi, dit don Jaime.
Dominique obéit.
Ils entrèrent sous l'enramada.
On nomme enramada au Mexique une espèce de chaumière informe construite tant bien que mal avec des branches d'arbres entrelacées et recouverte avec d'autres branches et des feuilles; ces masures, d'une fort piètre apparence, offrent cependant un abri très suffisant contre la pluie et le soleil.
Cette enramada, mieux construite que les autres, était divisée en deux compartiments, par une claie de branches entrelacées qui montait jusqu'au toit et séparait la hutte en deux parties égales dans sa largeur. Don Jaime ne s'arrêta pas au premier compartiment et passa immédiatement dans le second, toujours suivi par Dominique qui depuis quelques instants semblait être plongé dans des sérieuses réflexions.
L'aventurier dérangea un amas d'herbes et de feuilles sèches et prenant sa machette il se mit en devoir de creuser la terre.
Dominique le regardait avec étonnement.
—Que faites-vous donc? lui demanda-t-il.
—Vous le voyez, je dégage l'entrée d'un souterrain; aidez-moi, répondit-il.
Tous deux se mirent à l'œuvre. Bientôt apparut une large pierre plate au centre de laquelle un anneau était scellé.
Lorsque la pierre eut été enlevée, apparurent des marches grossièrement taillées dans le roc.
—Descendons, dit l'aventurier.
Au moyen d'une allumette chimique l'aventurier avait allumé une lampe.
Dominique jeta un regard curieux autour de lui: l'endroit où il se trouvait, situé à sept ou huit mètres au-dessous du sol, formait une espèce de salle octogone d'assez grande dimension; quatre galeries qui semblaient se prolonger sous terre y venaient aboutir de plusieurs points différents.
Cette salle était amplement fournie d'armes de toutes sortes; on y voyait des harnais, des hardes, un lit fait avec des feuilles et des fourrures, jusqu'à des livres rangés sur une tablette suspendue aux parois.
—Vous voyez un de mes repaires, dit en souriant l'aventurier, j'en possède plusieurs comme celui-ci éparpillés sur tout le territoire mexicain. Ce souterrain date du temps des Aztèques, son existence n'a été révélée il y a plusieurs années déjà par un vieil Indien; vous savez que la province où nous sommes était anciennement le territoire sacré de la religion mexicaine, les temples y pullulaient; les souterrains en grand nombre servaient aux prêtres pour se rendre d'un lieu à un autre sans être découverte et donner ainsi plus de force aux miracles d'ubiquité qu'ils prétendaient accomplir; plus tard, ils servirent de refuge aux Indiens persécutés par les conquérants espagnols; celui où nous sommes qui aboutit d'un côté à la pyramide de Gholula et de l'autre au centre même de Puebla sans compter d'autres issues a été à plusieurs reprises fort utile aux insurgés mexicains pendant la guerre de l'indépendance; aujourd'hui, son existence est ignorée, ce secret n'est connu que de moi et de vous maintenant.
Le vaquero avait écouté avec le plus vif intérêt cette relation.
—Pardon, répondit-il, mais il est une chose que je ne comprends pas bien.
—Laquelle?
—Vous m'avez dit tout à l'heure que si quelqu'un survenait par hasard nous serions avertis aussitôt.
—Oui, je vous ai dit cela, en effet.
—Je ne comprends pas du tout comment cela peut se faire.
—Bien simplement: vous voyez cette galerie, n'est-ce pas?
—Oui.
—Elle aboutit par une espèce de regard d'un mètre carré environ, recouvert de broussailles et impossible à reconnaître, juste à l'entrée du sentier par lequel il est seul possible de pénétrer dans le bois; or, par un effet singulier d'acoustique dont je ne me charge nullement de vous donner l'explication, tous les bruits de quelque nature qu'ils soient, même les plus légers, qui se produisent proche de ce regard sont instantanément répercutés ici, avec une netteté telle qu'il est de la plus grande facilité de reconnaître leur nature.
—Oh! Alors je ne suis plus inquiet.
—D'ailleurs, lorsque les personnes que nous attendons seront arrivées, nous boucherons ce trou qui nous sera inutile et nous entrerons et sortirons par cette galerie qui, s'ouvre là derrière vous.
Tout en donnant ces explications à son ami, l'aventurier avait quitté une partie de ses vêtements.
—Que faites-vous donc? reprit Dominique.
—Je me déguise pour aller prendre langue, et savoir à quel point en sont nos affaires à Puebla, les habitants de cette ville sont fort religieux; les couvents y fourmillent, je vais prendre un costume de camaldule à la faveur duquel je pourrai vaquer à mes occupations sans craindre d'attirer l'attention sur moi.
Le vaquero s'était assis sur les fourrures, et le dos appuyé au mur il réfléchissait.
—Qu'avez-vous donc? Dominique, vous sembler préoccupé, triste, lui demanda don Jaime au bout d'un instant.
Le jeune homme tressaillit comme si un serpent l'avait subitement piqué.
—Je suis triste en effet, maître, murmura-t-il.
—Ne vous ai-je pas dit que nous retrouverons doña Dolores, reprit-il.
Dominique frissonna, son visage devint livide.
—Maître, dit-il en se levant et en courbant la tête, méprisez-moi, je suis un lâche!
—Un lâche, vous Domingo, vrai Dieu! Vous en avez menti!
—Non, maître, je dis vrai, j'ai méconnu mon devoir, trahi mon ami, oublié vos recommandations; il soupira profondément: J'aime la fiancée de mon ami, ajouta-t-il faiblement.
L'aventurier fixa sur lui son regard clair avec une expression indéfinissable.
—Je le savais, dit-il.
Domingo tressaillit et se redressant brusquement:
—Vous le saviez! s'écria-t-il atterré.
—Je le savais, reprit don Jaime.
—Et vous ne me méprisez pas?
—Pourquoi? Est-on maître de son cœur?
—Mais c'est la fiancée du comte, mon ami!
L'aventurier ne répondit pas à cette exclamation.
—Et elle vous aime, reprit-il.
—Oh! s'écria-t-il, comment le saurai-je? C'est à peine si j'ai osé me l'avouer à moi-même.
Il y eut un long silence. Tout en revêtant son costume de moine, l'aventurier examinait à la dérobée le jeune homme.
—Le comte n'aime pas doña Dolores, dit-il enfin.
—Comment? Cela est-il possible s'écria-t-il avec feu.
Don Jaime se mit à rire.
—Voilà bien les amoureux! reprit-il, ils ne comprennent pas que les autres n'aient pas les mêmes yeux qu'eux.
—Mais il doit l'épouser.
—Il doit, dit-il en appuyant avec intention sur le mot.
—N'est-il pas venu au Mexique, expressément dans ce but?
—C'est vrai.
—Vous voyez bien qu'il l'épousera, alors.
L'aventurier haussa les épaules.
—Votre conclusion est absurde, dit-il; l'homme sait-il jamais ce qu'il fera? Demain lui appartient-il?
—Mais depuis les malheurs qui ont accablé la famille de doña Dolores et doña Dolores elle-même, le comte tente l'impossible pour sauver la jeune fille.
—Cela prouve que le comte est un parfait gentilhomme et un homme d'honneur, voilà tout; d'ailleurs il est son parent et il fait son devoir en tentant de la sauver, même au risque de sa vie et de sa fortune.
Dominique haussa les épaules à plusieurs reprises.
—Il l'aime, dit-il.
—Alors je retourne la phrase, doña Dolores ne l'aime pas.
—Vous croyez.
—J'en suis sûr.
—Oh! Si je pouvais me le persuader, j'espérerais.
—Vous êtes un enfant; maintenant je pars, attendez-moi ici; surtout jurez moi de ne pas vous éloigner avant mon retour.
—Je vous le jure.
—Bien, je vais travailler pour vous, espérez; à bientôt.
Et lui faisant un dernier signe de la main, l'aventurier s'éloigna par une galerie latérale.
Le jeune homme demeura immobile et songeur tant que le bruit des pas de son ami qui s'éloignait, parvint à son oreille, puis il se laissa retomber sur le lit de fourrures, en murmurant à voix basse:
—Il m'a dit d'espérer.
Nous laisserons Dominique plongé dans des réflexions qui, d'après l'expression de son visage, devaient être agréables, et nous suivrons don Jaime dans son aventureuse expédition.
Le souterrain était situé à environ une demi-lieue de la ville, c'était donc un peu plus d'une demi-lieue que don Jaime avait à faire sous terre avant de se trouver dans Puebla.
Mais ce trajet assez long ne paraissait nullement l'inquiéter, il marchait bon pas à travers la galerie où par des interstices invisibles pénétrait une clarté suffisante pour qu'il pût se guider facilement au milieu des détours sans nombre qu'il était contraint de faire.
Il marcha ainsi pendant près de trois quarts d'heure, enfin il arriva au pied d'un escalier composé d'une quinzaine de marches.
L'aventurier s'arrêta un instant pour reprendre haleine puis il monta.
Lorsqu'il atteignit le sommet de l'escalier, il chercha un ressort qu'il trouva bientôt, appuya le doigt dessus, aussitôt une pierre énorme se détacha du mur, roula sans bruit sur des gonds invisibles et ouvrit un large passage, don Jaime sortit et repoussa la pierre qui reprit immédiatement sa première position, d'une façon tellement parfaite qu'il était impossible, même en y mettant la plus sérieuse attention, d'apercevoir dans le mur la moindre fissure, la plus légère solution de continuité.
Don Jaime jeta un regard interrogateur autour de lui; il était seul.
L'endroit où il se trouvait était une chapelle de la cathédrale même de Puebla; la porte secrète qui avait livré passage à l'aventurier s'ouvrait dans un angle de cette chapelle, masquée par un confessionnal.
Les précautions étaient bien prises, il n'y avait pas de risque d'être découvert.
Don Jaime sortit de l'Église et se trouva sur la Plaza Mayor.
Il était environ midi, heure de la siesta, la place était à peu près déserte.
L'aventurier rabattit son capuchon sur ses yeux, cacha ses mains dans ses manches, et la tête inclinée sur la poitrine, d'un pas tranquille et recueilli, il traversa la place en diagonale et s'engagea dans une des rues aboutissantes.
Olivier arriva ainsi à la porte d'une coquette maison bâtie entre cour et jardin, et qui semblait surgir du milieu d'un bouquet d'orangers et de grenadiers en fleurs.
Cette porte n'était fermée qu'au pêne, l'aventurier la poussa, entra et la referma derrière lui.
Il se trouva alors dans une allée sablée qui formait berceau et aboutissait à la porte même de la maison exhaussée de quelques marches et surmontée d'une large véranda à la mode mexicaine.
Olivier jeta un regard soupçonneux autour de lui, le jardin était désert.
Il avança, mais au lieu de se diriger vers la maison. Il s'enfonça dans une allée latérale et après quelques détours il se trouva devant une porte de dégagement semblant appartenir aux communs.
Arrivé là, Olivier prit un sifflet d'argent suspendu à son cou par une mince chaîne d'or, le porta à sa bouche et en tira un son doux et modulé d'une certaine façon.
Presqu'aussitôt un sifflet semblable se fit entendre dans l'intérieur des bâtiments, la porte s'ouvrit et un homme parut.
L'aventurier fit un signe maçonnique à cet homme qui lui répondit de la même manière et il entra à sa suite dans la maison.
Sans parler, cet homme le guida à travers plusieurs appartements et arrivé à une porte l'ouvrit, s'effaça pour laisser passer l'aventurier devant lui, puis, lorsque celui-ci fût entré, il la referma en demeurant au dehors.
La pièce dans laquelle l'aventurier avait été ainsi introduit, était élégamment meublée, de larges stores étendus devant les fenêtres interceptaient les rayons du soleil, le sol était antérieurement recouvert d'un de ces moelleux petates que seuls les Indiens savent confectionner; un hamac en fils d'aloès suspendu par des anneaux d'argent à des crampons de même métal coupait la pièce en deux.
Un homme étendu dans ce hamac dormait profondément.
Cet homme était don Melchior de la Cruz; un couteau à manche de vermeil curieusement fouillé, à lame large, longue et affilée comme une langue de vipère, était placé sur une table basse en bois de santal à portée de sa main auprès de deux magnifiques pistolets revolvers à six coups de fabrique française et portant le nom de Devisme gravé sur les canons.
Même au milieu de Puebla, dans sa propre maison, don Melchior jugeait convenable de se tenir en garde contre une surprise ou une trahison.
Du reste, ses craintes n'avaient rien d'exagéré, car l'homme qui se trouvait en ce moment devant lui pouvait à bon droit être réputé comme un de ses ennemis les plus redoutables.
L'aventurier le considéra pendant quelques secondes, enfin il s'avança doucement vers le hamac sans que ses pas produisissent le moindre bruit, tant il semblait, glisser sur le petate.
Il prit les revolvers, les fit disparaître sous sa robe, s'empara du couteau, puis il toucha légèrement le dormeur.
Si léger qu'eût été cet attouchement, il suffit cependant pour éveiller don Melchior.
Il ouvrit aussitôt les yeux et étendit le bras vers la table par un mouvement machinal.
—C'est inutile, lui dit froidement Olivier, les armes n'y sont plus.
Au son de cette voix bien connue, don Melchior se redressa comme poussé par un ressort, et fixant un œil hagard sur l'homme immobile devant lui:
—Qui êtes-vous? lui demanda-t-il d'une voix étranglée par l'épouvante.
—Ne m'avez-vous donc pas reconnu déjà? répondit railleusement l'aventurier.
—Qui êtes-vous? reprit-il.
—Ah! Vous voulez une certitude, soit regardez! Et il rejeta son capuchon sur ses épaules.
—Don Adolfo! murmura le jeune homme d'une voix sourde.
—Pourquoi cet étonnement? répondit l'aventurier toujours railleur; ne m'attendiez-vous pas? Vous deviez cependant supposer que je viendrais vous trouver.
Don Melchior demeura un instant comme perdu dans ses pensées.
—Soit, dit-il enfin; après tout, mieux vaut en finir une fois pour toutes; et il retourna s'asseoir tranquille et insouciant en apparence sur le bord du hamac.
Olivier sourit.
—A la bonne heure, dit-il, je préfère vous voir ainsi; causons, nous avons le temps.
—Vous ne venez donc pas dans le but de m'assassiner? dit-il avec ironie.
—Oh! Quelle mauvaise pensée avez-vous là, cher seigneur! Moi porter la main sur vous! Oh, non! Dieu m'en préserve, ceci est l'affaire du bourreau, je me garderai bien d'aller sur les brisées de cet estimable fonctionnaire.
—Le fait, s'écria-t-il impétueusement, c'est que vous vous êtes introduit chez moi comme un malfaiteur, sous un déguisement, pour m'assassiner sans doute.
—Vous vous répétez, ceci est maladroit; si je suis venu déguisé chez vous, c'est que les circonstances exigeaient que je prisse cette précaution, voilà tout; d'ailleurs je n'ai fait que suivre votre exemple; et changeant subitement de ton, à propos, ajouta-t-il, êtes-vous satisfait de Juárez? Vous a-t-il bien payé votre trahison? J'ai entendu dire que c'était un Indien assez avare et assez mesquin; il se sera contenté de vous faire des promesses, n'est-ce pas?
Don Melchior sourit avec dédain.
—Est-ce pour me débiter ces pauvretés que vous vous êtes introduit si secrètement près de moi? répondit-il.
L'aventurier se leva, saisit un revolver de chaque main, fit un pas en avant et le toisant avec un indicible mépris:
—Non, misérable, s'écria-t-il d'une voix tonnante, je suis venu pour vous brûler la cervelle si vous refusez de me révéler ce que vous avez fait de doña Dolores, votre sœur.
Il y eut pendant quelques secondes un silence plein de menace.
Les deux hommes étaient debout en face l'un de l'autre, se toisant du regard.
Ce silence, ce fut don Melchior de la Cruz qui le premier le rompit.
—Ah, ah, ah! fit-il en éclatant d'un rire strident et en se laissant retomber sur le bord du hamac. Avais-je donc si grand tort de vous dire, cher seigneur, que vous vous étiez introduit chez moi pour m'assassiner.
L'aventurier se mordit les lèvres avec dépit et fit disparaître les malencontreux revolvers.
—Eh bien, non, s'écria-t-il d'une voix vibrante, non, je vous le répète, je ne vous tuerai pas, vous n'êtes pas digne de mourir de la main d'un honnête homme; mais je saurai vous contraindre à m'avouer la vérité.
Le jeune homme le regarda avec une expression singulière.
—Essayez, dit-il en haussant les épaules avec dédain.
Puis il se mit à tordre négligemment entre ses doigts une délicate cigarette de paille de maïs, l'alluma, et lançant vers le plafond une bouffée de fumée bleuâtre et odorante:
—Allez, dit-il, je vous attends.
—Bon; voici ce que je vous propose: vous êtes mon prisonnier, eh bien, je vous rendrai voire liberté, si vous remettez doña Dolores entre, je ne dirai pas mes mains, mais celles du comte de la Saulay, son cousin, qu'elle doit incessamment épouser.
—Hum! Ceci est grave, cher seigneur; remarquez que je suis le tuteur légal de ma sœur.
—Comment, son tuteur?
—Oui, puisque notre père est mort.
—Don Andrés de la Cruz est mort? s'écria l'aventurier en se levant d'un bond.
—Hélas, oui! répondit hypocritement le jeune homme en levant les yeux au ciel, nous avons eu la douleur de le perdre avant-hier au soir, hier matin il a été enterré; le pauvre vieillard n'a pu résister aux affreux malheurs qui ont accablé notre famille, la douleur l'a brisé; sa fin a été fort touchante.
Il y eut un silence; Olivier marchait de long en large dans la chambre. Tout à coup, l'aventurier s'arrêta en face du jeune homme.
—Sans ambages ni circonlocutions, lui dit-il, voulez-vous, oui ou non, rendre la liberté à votre sœur?
—Non, répondit résolument Melchior.
—Bien, reprit froidement l'aventurier; alors tant pis pour vous.
A ce moment, la porte s'ouvrit, un jeune homme de haute mine et élégamment vêtu entra dans la chambre.
A la vue de ce jeune homme, un sourire narquois éclaira le visage de don Melchior.
—Eh! dit-il à part lui, les choses pourraient tourner autrement que ce cher don Adolfo ne le suppose.
Le jeune homme salua poliment et s'approcha du maître de la maison avec lequel il échangea une poignée, de main.
—Je vous dérange, demanda-t-il, en jetant sur le moine supposé un regard indifférent.
—Au contraire, cher don Diego, vous ne pouviez arriver plus à propos mais par quel hasard vous vois-je à une heure si insolite?
—Je viens vous annoncer une bonne nouvelle. Le comte de la Saulay, votre ennemi particulier, est en notre pouvoir, mais comme il est Français et qu'il y a certaines considérations à garder, le général a décidé de l'envoyer, sous bonne escorte, à notre illustrissime président. Une autre bonne nouvelle, vous êtes chargé du commandement de cette escorte.
—¡Demonios! s'écria triomphalement Melchior, vous êtes un brave ami. Mais maintenant, à mon tour: regardez bien ce religieux, le reconnaissez-vous, non? Eh bien, cet homme n'est autre que cet aventurier nommé don Adolfo, don Olivero, don Jaime, que sais-je encore? Et que depuis si longtemps on poursuit vainement.
—Serait-il possible? s'écria don Diego.
—C'est vrai, dit alors don Adolfo.
—Avant une heure vous serez mort, fusillé comme traître et bandit, s'écria Melchior.
Don Adolfo haussa les épaules avec dédain.
—Il est évident, observa don Diego, que cet homme sera fusillé, mais c'est au président seul qu'il appartient de statuer sur son sort, il se prétend Français.
—Ah, ça! Mais tous ces démons appartiennent donc à cette nation maudite? s'écria don Melchior tout déconcerté.
—Ma foi, je ne saurais trop vous dire; pour ce qui est de cet homme, comme c'est un rude compagnon et que peut-être vous seriez assez embarrassé de lui, je l'expédierai au président avec une escorte particulière.
—Non pas, non pas, si vous voulez m'être agréable je tiens à l'emmener au contraire; soyez tranquille, je prendrai des précautions telles que tout fin qu'il soit il ne m'échappera pas, seulement il est bon de le désarmer.
L'aventurier remit silencieusement ses armes à don Diego.
En ce moment, un valet parut et annonça que l'escorte attendait dans la rue.
—C'est bien, dit Melchior, en route.
Le domestique donna une machette, une paire de pistolets et un zarapé à son maître et lui boucla les éperons.
—Maintenant nous pouvons partir, dit don Melchior.
—Allons, fit don Diego, señor don Adolfo ou quelque soit votre nom, veuillez, passer le premier.
L'aventurier obéit sans répondre.
Vingt-cinq ou trente soldats vêtus un peu de costumes de fantaisie, la plupart en lambeaux et ressemblant bien plutôt à des bandits qu'à d'honnêtes militaires, attendaient dans la rue.
Ces soldats étaient tous bien montés et bien armés.
Au milieu d'eux le comte de la Saulay et ses deux domestiques étaient étroitement surveillés; un sourire de joie éclaira le visage de don Melchior à la vue du gentilhomme; celui-ci ne daigna pas paraître s'apercevoir de sa présence.
Un cheval était préparé pour don Adolfo; sur un signe de don Diego, il se mit en selle et alla de lui-même se placer à la droite du comte avec lequel il échangea un serrement demain.
Don Melchior se mit en selle.
—Maintenant, mon ami, fit don Diego, bon voyage. Je m'en retourne au gouvernement.
—Adieu donc! fit Melchior, et l'escorte se mit en marche.
Il était environ deux heures de l'après-midi, la plus grande chaleur du jour était passée, les boutiques commençaient à se rouvrir, et les marchands placés sur le seuil de leurs portes regardaient en bâillant passer les soldats.
Don Melchior s'avançait à quelques pas en avant de sa troupe; son maintien était froid et compassé, il faisait de vains efforts pour contenir la joie qu'il éprouvait de sentir enfin entre ses mains ses implacables ennemis.
On était sorti de la ville depuis longtemps déjà; le lieutenant qui commandait l'escorte s'approcha de don Melchior.
—Nos gens sont fatigués, lui dit-il, il serait temps de songer à camper pour la nuit.
—Campons, je le veux bien, répondit celui-ci, pourvu que ce soit dans un endroit sûr.
—Je connais à quelques pas d'ici, reprit le lieutenant, un rancho abandonné, où nous serons fort bien.
—Allons y donc alors.
Le lieutenant prit la direction de la troupe et les soldats ne tardèrent pas à s'engager dans un sentier à peine tracé à travers un bois fort touffu. Au bout de trois quarts d'heure environ, ils atteignirent une vaste clairière au centre de laquelle s'élevait le rancho annoncé.
L'officier donna l'ordre à ses soldats de mettre pied à terre.
Ceux-ci obéirent avec empressement; ils paraissaient avoir hâte de se reposer de leurs fatigues.
Sautant à bas de son cheval, don Melchior entra dans le rancho afin de s'assurer de l'état dans lequel il se trouvait.
Mais à peine avait-il fait un pas dans l'intérieur qu'il fut saisi à l'improviste, roulé dans un zarapé, garrotté et bâillonné, avant même qu'il eût eu le temps d'essayer une défense inutile.
Au bout de quelques minutes, il entendit un cliquetis de sabres et un bruit cadencé de pas au dehors du rancho, les soldats ou du moins une partie d'entre eux s'éloignaient sans autrement s'occuper de lui.
Presqu'aussitôt il fut pris à la fois par les pieds et les épaules, soulevé de terre et emporté. Après quelques pas faits assez rapidement, il lui sembla que ceux qui le portaient lui faisaient descendre un escalier qui paraissait s'enfoncer en terre; puis, après environ dix minutes de marche, il fut doucement déposé sur un lit assez moelleux, composé de fourrures ainsi qu'il le supposa, et on le laissa seul.
Un silence absolu régnait autour du prisonnier; il était bien réellement seul.
Enfin un bruit léger se fit entendre; ce bruit s'accrut peu à peu et devint bientôt assez fort; il ressemblait à la marche de plusieurs personnes, dont les pas craquaient sur le sable.
Ce bruit cessa tout à coup.
Le jeune homme se sentit saisir et enlever de nouveau. On recommença à le porter pendant un laps de temps assez long; les porteurs se relayaient de distance en distance.
Enfin on s'arrêta de nouveau; à l'air plus frais et plus vif qui frappait son visage, le prisonnier conjectura qu'il avait quitté le souterrain et se trouvait en rase campagne.
On le déposa à terre.
—Laissez le prisonnier libre, dit une voix dont le timbre sec et métallique frappa le jeune homme.
Aussitôt ses liens furent détachés, son bâillon et le bandeau qui couvrait ses yeux enlevés.
Don Melchior bondit sur ses pieds et regarda autour de lui.
L'endroit où il se trouvait était le sommet d'une colline assez élevée au milieu d'une immense plaine. La nuit était sombre, dans le lointain un peu sur la droite brillaient comme autant d'étoiles les lumières des maisons de Puebla.
Le jeune homme formait le centre d'un groupe considérable d'hommes rangés en cercle autour de lui.
Ces hommes étaient masqués; chacun d'eux tenait à la main droite une torche en bois d'ocote dont la flamme agitée par le vent nuançait de teintes sanglantes les accidents du paysage, et leur imprimait une apparence fantastique.
Don Melchior sentit un frisson de terreur courir par tout son corps, il comprit qu'il était au pouvoir des membres de cette mystérieuse association maçonnique à laquelle il était lui-même affilié, et qui étendait sur tout le territoire mexicain les ténébreuses ramifications de ses ventes redoutables.
Le silence était si profond sur la colline, tous ces hommes ressemblaient si bien à des statues, dans leur froide immobilité, que le jeune homme entendait sourdement les battements précipités de son cœur dans sa poitrine.
Un homme fit un pas en avant.
—Don Melchior de la Cruz, dit-il, savez-vous où vous êtes, et en présence de qui vous vous trouvez?
—Je le sais, répondit-il les lèvres serrées.
—Vous reconnaissez-vous justiciable des hommes dont vous êtes entouré?
—Oui, parce qu'ils ont la force en main, et que toute velléité de résistance ou de protestation serait de ma part un acte de folie.
—Non, ce n'est point pour cette raison que vous êtes justiciable de ces hommes, et vous le savez bien, reprit froidement l'homme masqué, c'est parce que vous vous êtes volontairement lié à eux par un pacte, qu'en faisant ce pacte, vous avez accepté leur juridiction et leur avez donné le droit d'être vos juges si vous manquiez aux serments que vous avez prêtés, de votre plein gré, entre leurs mains.
Don Melchior haussa dédaigneusement les épaules.
—A quoi bon tenter une défense inutile, dit-il, ne suis-je pas condamné d'avance? Exécutez donc sans plus de retard la sentence que vous avez prononcée déjà tacitement.
L'homme masqué lui lança un regard flamboyant à travers les ouvertures de son masque.
—Don Melchior, reprit-il d'une voix dure et profondément accentuée, ce n'est ni comme parricide, ni comme fratricide, ni comme voleur, que vous comparaissez devant ce tribunal suprême, je vous le répète, c'est comme traître à la patrie; je vous somme de vous défendre.
—Et moi je ne le veux pas; répondit-il d'une voix haute et ferme.
—Soit, continua froidement l'homme masqué; alors plantant sa torche dans le sol, il se tourna vers les assistants.
—Frères, dit-il, quel châtiment a mérité cet homme?
—La mort, répondirent les hommes masqués, d'une voix sourde.
Don Melchior demeura impassible.
—Vous êtes condamné à mourir, reprit celui qui jusque-là avait porté la parole, la sentence sera exécutée ici même, vous avez une demi-heure pour vous préparer à comparaître devant Dieu.
—De quelle façon mourrai-je? demanda négligemment le jeune homme.
—Par la corde.
—Autant cette mort qu'une autre, fît-il avec un sourire ironique.
—Nous ne nous reconnaissons pas le droit de tuer l'âme avec le corps, reprit l'homme masqué: un prêtre entendra la confession de vos fautes.
—Merci, dit laconiquement le jeune homme.
L'homme masqué demeura un instant immobile comme s'il eût attendu que don Melchior lui adressât une autre demande, mais voyant qu'il continuait à garder le silence, il reprit sa torche, fit deux pas en arrière, l'agita à trois reprises différentes, et l'éteignit sous son pied.
Toutes les autres torches s'éteignirent au même instant; un léger froissement de feuilles sèches et de branches cassées se fit entendre, et don Melchior se trouva seul.
Cependant le jeune homme ne se trompa pas à cette apparente solitude, il comprit que, bien qu'invisibles ses ennemis continuaient à le surveiller.
L'homme, si fortement trempée que soit son âme, si grande que soit son énergie, bien que cent fois il ait bravé la mort en face, lorsqu'il a vingt ans, c'est-à-dire quand il se trouve à peine sur le seuil de l'existence, que l'avenir lui sourit à travers le prisme enivrant de la jeunesse, ne peut faire ainsi abstraction complète et réelle de lui-même et sans transition aucune passer de la vie à la mort, sans éprouver un énervement complet et subit de toutes ses facultés intellectuelles et souffrir une angoisse horrible et un tressaillement affreux de tous les muscles, surtout lorsque cette mort qui vient le prendre plein de force, de sève et de jeunesse, lui est donnée froidement, de nuit, à la dérobée pour ainsi dire et qu'elle a un cachet indicible d'infamie.
Aussi malgré tout son courage et, toute sa volonté, don Melchior souffrait une épouvantable agonie; à la racine de chacun de ses cheveux, dressés sur sa tête par la terreur, perlait une gouttelette de sueur froide, ses traits étaient affreusement contractés et une pâleur livide et terreuse couvrait son visage.
En ce moment une main se posa doucement sur son épaule, il tressaillit comme s'il eût reçu une commotion électrique et releva brusquement la tête.
Un moine se tenait devant lui, le capuchon rabaissé sur le visage.
—Ah! fit-il, en se levant, voilà le prêtre.
—Oui, dit le religieux, d'une voix basse mais parfaitement distincte, agenouillez-vous, mon fils, je viens recevoir votre confession.
Le jeune homme tressaillit au son de cette voix qu'il lui sembla reconnaître, son regard se fixa ardent et interrogateur sur le moine immobile devant lui.
Celui-ci s'agenouilla en lui faisant signe de l'imiter. Don Melchior obéit machinalement.
Ces deux hommes ainsi à genoux sur le sommet désert de cette colline, faiblement éclairés par la lueur faible et tremblante des lanternes qui rendait plus profonde l'obscurité qui les enveloppait de toutes parts, offraient un spectacle étrange et saisissant.
—On nous surveille, dit le moine; commandez l'impassibilité aux traits de votre visage, l'immobilité à vos nerfs et écoutez-moi, nous n'avons pas un instant à perdre; me reconnaissez-vous?
—Oui, murmura faiblement don Melchior, qui sentant ami à son côté se rattachait malgré lui à l'espérance, le sentiment qui le dernier survit dans le cœur de l'homme, oui, vous êtes don Antonio de Cacerbar.
—Revêtu du costume que je porte en ce moment, reprit don Antonio, j'étais sur le point d'entrer à Puebla, lorsque je fus soudain entouré par des hommes masqués qui me demandèrent si j'étais dans les ordres, sur ma réponse affirmative, réponse faite a tout hasard afin de ne pas rompre un incognito qui est ma seule sauvegarde contre mes ennemis, ces hommes, m'emmenèrent avec eux et me conduisirent ici, j'ai assisté à votre jugement en frémissant de terreur pour moi-même si j'étais reconnu par ces hommes, à qui je n'ai échappé une première fois que par miracle; mais quoi qu'il arrive je suis résolu à partager votre sort; avez-vous des armes?
—Non, mais à quoi bon des armes contre un nombre d'ennemis aussi considérable?
—A se faire tuer bravement au lieu d'être ignominieusement pendu.
—C'est vrai, s'écria le jeune homme.
—Silence malheureux fit vivement don Antonio, prenez ce revolver à six coups et ce poignard, j'en garde autant pour moi.
—Soyez tranquille, dit-il en serrant les armes contre sa poitrine, maintenant je ne les crains plus.
—Bien, voilà comment je voulais vous voir; souvenez-vous de ceci: les chevaux attendent tout sellés là, à droite au bas de la colline; si nous parvenons à les atteindre nous sommes sauvés.
—Quoi qu'il arrive, merci don Antonio, si Dieu veut que nous échappions...
—Ne me promettez rien, interrompit vivement don Antonio; il sera temps plus tard de régler nos comptes.
Le moine donna l'absolution à son pénitent.
Quelques minutes s'écoulèrent; enfin don Melchior se leva, sa contenance était fière et assurée, il était certain de ne pas mourir sans vengeance.
Les hommes masqués reparurent tout à coup et couronnèrent de nouveau le sommet de la colline.
Celui qui jusque-là avait seul parlé, s'approcha du condamné auprès duquel don Antonio était venu se placer comme pour l'exhorter à ses derniers moments.
—Êtes-vous prêt? demanda l'inconnu.
—Je le suis, répondit froidement don Melchior.
—Dressez la potence et allumez les torches, commanda l'homme masqué.
Il se fit alors un grand mouvement dans la foule, il y eut un instant de désordre; les initiés étaient si convaincus que toute fuite était impossible au condamné, d'ailleurs il était si peu probable qu'il tentât de se soustraire à son sort que pendant deux ou trois minutes ils se relâchèrent de leur surveillance.
Don Melchior et son ami profitèrent de ce moment d'oubli.
—Allons, s'écria don Antonio, en renversant l'homme placé le plus près de lui, suivez-moi.
—Allons, répéta hardiment don Melchior en armant son revolver et saisissant son poignard.
Ils se précipitèrent tête baissée au milieu des initiés frappant furieusement à droite et à gauche, et s'ouvrant passage, le poignard d'une main et le revolver de l'autre.
De même que toutes les actions désespérées, celle-ci réussit par sa folie même; il y eût une mêlée effroyable, une lutte gigantesque de quelques minutes entre les initiés surpris à l'improviste, et les deux hommes résolus à s'échapper ou à périr les armes à la main; puis, on entendit un galop furieux de chevaux, et une voix railleuse qui criait au loin:
—Au revoir!
Don Melchior et don Antonio couraient ventre à terre sur la route de Puebla.
Tout espoir de les rejoindre était perdu; du reste, ils avaient laissé un sanglant sillon derrière eux: dix cadavres étaient étendus sur la terre.
—Arrêtez! s'écria don Adolfo à ceux qui s'élançaient vers les chevaux, laissez les fuir, don Melchior est condamné, sa mort est certaine; mais, ajouta-t-il par réflexion, quel est donc ce moine maudit?
Leo Carral, le mayordomo, se pencha à son oreille.
—Ce moine, je l'ai reconnu moi, dit-il, c'est don Antonio de Cacerbar.
—Ah! fit-il avec colère, encore cet homme!
Quelques minutes plus tard, une cavalcade, composée d'une dizaine de cavaliers environ, prenait au grand trot la route de la capitale du Mexique.
Cette cavalcade était conduite par don Jaime ou Olivier, ou Adolfo, comme il plaira au lecteur de le nommer.
Don Melchior de la Cruz, résolu de s'emparer à tout prix de la fortune de son père, fortune que le mariage de sa sœur menaçait de lui faire perdre sans retour, s'était jeté à corps perdu dans la politique, espérant trouver au milieu des factions qui depuis si longtemps déchiraient son pays l'occasion de satisfaire son ambition et son insatiable avarice en pêchant à pleine main dans l'eau trouble des révolutions. Doué d'un caractère énergique, d'une grande intelligence, véritable condottière politique, passant sans hésitation comme sans remords d'un parti dans l'autre, selon les avantages qui lui étaient offerts, toujours prêt à servir celui qui le payait le plus cher, il était arrivé à se rendre maître de secrets importants qui le faisaient redouter de tous et lui avaient acquis un certain crédit auprès des chefs des partis qu'il avait servis tour à tour; espion du grand monde, il avait su entrer partout, s'affilier à toutes les confréries et les sociétés secrètes, possédant au plus haut degré le talent si envié des plus renommés diplomates, de feindre au naturel les sentiments et les opinions les plus opposés. C'est ainsi qu'il s'était fait recevoir membre de la mystérieuse société d'Union et Force, par laquelle il devait plus tard être condamné à mort, avec la résolution bien arrêtée d'avance de vendre les secrets de cette redoutable association, lorsqu'une occasion favorable se présenterait. Don Antonio de Cacerbar se fit peu de temps après recevoir membre de cette même association.
Ces deux hommes devaient se comprendre au premier mot, ce fut ce qui arriva. L'amitié la plus étroite les unit bientôt.
Lorsque dans le commencement de leur liaison par suite de révélations anonymes don Antonio de Cacerbar, convaincu de trahison, condamné par l'association mystérieuse, et obligé de défendre sa vie contre un des affiliés, tomba sous l'épée de son adversaire, et fut laissé pour mort sur la route, où le trouva Dominique ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, don Melchior, qui de loin assistait masqué à cette sanglante exécution, résolut, si cela était possible, de sauver cet homme qui lui inspirait de si vives sympathies. Après le départ de ses compagnons, aussitôt que cela lui avait été possible, il était accouru dans l'intention de porter secours au blessé, mais il ne l'avait plus trouvé; le hasard, en amenant en ce lieu Dominique lui ravit, à son grand regret, cette occasion qu'il désirait de rendre don Antonio son débiteur.
Plus tard, lorsque don Antonio, à demi guéri, s'était échappé de la grotte où on le soignait, les deux hommes s'étaient rencontrés de nouveau; plus heureux cette fois, don Melchior avait rendu à don Antonio des services importants.
Celui-ci, à son tour, s'était, en plusieurs circonstances, trouvé à même de faire profiter le jeune homme du crédit occulte dont il disposait.
Seulement, si don Antonio connaissait à fond les affaires de son associé, le but qu'il se proposait et les moyens qu'il comptait employer pour l'atteindre, il n'en était pas de même de don Melchior à l'égard de don Antonio de Cacerbar; celui-ci demeurait pour lui à l'état d'énigme indéchiffrable. Cependant le jeune homme, bien que plusieurs fois déjà il eût essayé de faire parler son ami et de l'amener à des confidences qui lui auraient donné certaines prérogatives, sans jamais y parvenir, ne renonçait pas à réussir à découvrir un jour ce que l'autre paraissait avoir tant d'intérêt à cacher.
Le dernier service que don Antonio lui avait rendu en le faisant si à l'improviste échapper à l'implacable justice des affiliés de l'Union et Force avait placé, provisoirement du moins, don Melchior sous sa dépendance.
Don Antonio sembla mettre un certain point d'honneur à ne pas rappeler à don Melchior l'immense danger dont il l'avait sauvé; il continua à le servir ainsi qu'il l'avait fait jusque-là.
Le premier soin du jeune homme, en rentrant dans Puebla, avait été de se rendre en toute hâte au couvent où, après l'avoir enlevée, il avait relégué sa sœur; mais, ainsi qu'il en avait le pressentiment secret, il trouva la jeune fille disparue et le couvent vide.
Don Antonio ne lui avait dit à ce sujet qu'une phrase de dix mots, mais cette phrase avait une éloquence terrible.
—Il n'y a que les morts qui ne s'échappent pas, avait-il dit.
Don Melchior avait courbé la tête en reconnaissant la justesse de ces paroles.
Toutes les recherches du jeune homme dans Puebla furent vaines, nul ne put ou ne voulut lui rien dire; la supérieure du couvent fut muette.
—Allons à México, c'est là que nous la trouverons, si toutefois elle n'est pas morte, lui dit don Antonio.
Ils partirent.
Quels moyens employa don Antonio pour découvrir la retraite de doña Dolores, nous ne saurions le dire, mais ce qui est certain, c'est que, deux jours après son arrivée dans la ville, il connaissait la demeure de la jeune fille.
Laissons pour quelques instants ces deux hommes que trop tôt nous retrouverons, et disons comment doña Dolores avait été délivrée.
La jeune fille avait été placée, par l'ordre de don Melchior, dans un couvent de religieuses Carmélites.
La supérieure, que don Melchior avait réussi à mettre dans ses intérêts, grâce à une somme considérable qu'il avait versée entre ses mains et à la promesse d'autres plus fortes encore, si elle exécutait avec zèle et intelligence ses recommandations, ne laissait recevoir aucune autre visite à la jeune fille que celle de son frère, il lui était défendu d'écrire des lettres, et celles qui lui arrivaient étaient impitoyablement interceptées.
Dolores passait ainsi des jours tristes et décolorés, au fond d'une étroite cellule, privée de tous rapports avec le monde, et ne conservant plus même l'espoir d'être un jour rendue à la liberté; son frère, du reste, lui avait fait connaître sa volonté à cet égard: il exigeait qu'elle prît le voile.
Ce moyen était le seul que don Melchior avait trouvé pour contraindre sa sœur à lui faire l'abandon de sa fortune, en renonçant au monde.
Cependant don Melchior, bien qu'il se fût fait nommer tuteur de sa sœur, n'aurait pu la conduire dans un couvent sans une autorisation écrite du gouverneur, autorisation facilement obtenue qui avait été présentée par le secrétaire particulier de son excellence le gouverneur, don Diego Izaguirre, à la mère supérieure, lorsque la jeune fille avait été amenée au couvent.
Le soir du jour où don Melchior avait été si adroitement enlevé par don Adolfo qu'il croyait son prisonnier, vers neuf heures du soir, trois hommes enveloppés d'épais manteaux et montés sur de beaux et vigoureux genets d'Espagne, s'arrêtèrent à la porte du couvent, à laquelle ils frappèrent.
La tourière ouvrit un judas pratiqué dans cette porte, échangea quelques mots à voix basse avec un de ces cavaliers qui avait mis pied à terre, et satisfaite sans doute des réponses qu'elle avait reçues, elle avait entrebâillé la porte, de façon à livrer passage au visiteur attardé.
Celui-ci jeta alors la bride de son cheval à un de ses compagnons; pendant que ceux-ci l'attendaient au dehors, il entra, et la porte se referma derrière lui.
Après avoir traversé plusieurs corridors, la tourière ouvrit la cellule de l'abbesse et annonça don Diego Izaguirre, secrétaire particulier de son excellence le gouverneur.
Don Diego après avoir échangé quelques compliments, retira un pli cacheté de son dolman et le présenta à la supérieure qui l'ouvrit et le lut rapidement.
—Très bien, dit-elle, señor; je suis prête à vous obéir.
—Souvenez-vous bien, madame, de la teneur de l'ordre que je vous ai communiqué et que je suis forcé de vous reprendre. Tout le monde, vous entendez, madame, fit-il en soulignant ces mots avec intention, doit ignorer comment doña Dolores a quitté le couvent; cette recommandation est de la plus haute importance.
—Je ne l'oublierai pas, señor.
—Libre à vous de dire qu'elle s'est échappée, maintenant veuillez, je vous prie, faire prévenir doña Dolores.
La supérieure laissa don Diego dans sa cellule et alla elle-même chercher doña Dolores.
Dès qu'il fut seul, le jeune homme déchira en parcelles impalpables l'ordre qu'il avait montré à la supérieure et jeta ces parcelles dans le brasero où le feu les consuma en un instant.
—Je ne me soucie pas, dit don Diego en les regardant brûler, que le gouverneur s'aperçoive un jour ou l'autre de la perfection avec laquelle j'imite sa signature, cela pourrait lui causer de la jalousie; et il sourit d'un air moqueur.
La supérieure fut à peine absente un quart d'heure.
—Voici doña Dolores de la Cruz, dit l'abbesse; j'ai l'honneur de la remettre entre vos mains.
—Fort bien, madame, j'espère vous prouver bientôt que son Excellence sait, lorsque l'occasion s'en présente, récompenser dignement les personnes qui lui obéissent sans hésitation comme sans intérêt.
La supérieure salua humblement en levant les yeux au ciel.
—Êtes-vous prête, señorita, demanda don Diego à la jeune fille.
—Oui, répondit-elle laconiquement.
—Alors veuillez me suivre, je vous prie.
—Marchons, dit-elle en s'enveloppant dans sa mante sans prendre autrement congé de l'abbesse.
Ils quittèrent alors la cellule et conduits par la supérieure ils arrivèrent à la porte du couvent; sous un léger prétexte, l'abbesse avait eu la précaution d'éloigner la tourière, elle ouvrit donc elle-même la porte, puis, lorsque don Diego et la jeune fille furent sortis, elle fit un dernier salut au secrétaire du gouverneur et referma la porte comme si elle avait hâte d'être délivrée du souci que sa présence lui causait.
—Señorita, dit respectueusement don Diego à la jeune fille, veuillez être assez bonne pour monter sur ce cheval.
—Señor, dit-elle d'une voix triste mais ferme, je ne suis qu'une pauvre orpheline sans défense; je vous obéis, car toute résistance de ma part serait une folie, mais...
—Doña Dolores, dit un des cavaliers, nous sommes envoyés par don Jaime.
—Oh! s'écria-elle avec joie, c'est la voix de don Carlos.
—Oui señorita; rassurez-vous donc, et veuillez sans plus tarder vous mettre en selle; le temps nous presse.
La jeune fille monta légèrement sur le cheval de don Diego.
—Maintenant, señores, dit le jeune homme, vous n'avez plus besoin de moi, adieu, à franc étrier et bon voyage!
Ils s'élancèrent comme un tourbillon et bientôt ils disparurent dans la nuit.
—Comme ils courent, fit en riant le jeune homme; je crois que don Melchior aurait quelque peine à les rejoindre.
Et s'enveloppant dans son manteau il regagna pédestrement le palais du gouvernement où il habitait.
Les deux hommes qui accompagnaient la jeune fille étaient Dominique et Leo Carral. Ils galopèrent toute la nuit.
Au lever du soleil, ils atteignirent un rancho abandonné où plusieurs personnes les attendaient.
Doña Dolores reconnut avec joie parmi elles don Adolfo et le comte.
Maintenant entourée de ces amis dévoués elle n'avait plus rien à craindre, elle était sauvée.
Le voyage fut un enivrement continuel, mais sa joie fut immense lorsqu'elle arriva à México et que sous l'escorte de ses braves amis elle entra dans la petite maison où tout avait été préparé à l'avance pour la recevoir; elle tomba en pleurant dans les bras de doña Maria et de Carmen.
Don Adolfo et ses amis se retirèrent discrètement, laissant les dames se faire leurs confidences.
Le comte, afin de veiller de plus près sur la jeune fille, fit louer par son valet de chambre une maison, située dans la même rue que celle qu'elle habitait et offrit à Dominique, qui accepta avec empressement, de partager sa demeure.
Il fut convenu, afin de ne pas éveiller les soupçons et de ne pas attirer l'attention sur la maison des trois dames, que les jeunes gens n'y feraient que de courtes visites à des intervalles assez éloignés. Quant à don Adolfo, à peine la jeune fille avait-elle été installée chez lui qu'il avait recommencé sa vie errante et était devenu de nouveau invisible; quelquefois, lorsque la nuit était close, on le voyait tout à coup apparaître dans la maison des jeunes gens dont Leo Carral avait pris la direction, prétendant que, puisque le comte devait épouser sa jeune maîtresse, il était son maître et se considérait comme son majordome; le comte pour ne pas chagriner le brave serviteur lui avait laissé carte blanche; dans ses rares apparitions, l'aventurier causait pendant quelque temps de choses indifférentes avec les deux amis, puis il les quittait en leurs recommandant la vigilance.
Les choses allèrent bien pendant plusieurs jours. Doña Dolores, sous l'impression bienfaisante du bonheur, avais repris toute sa gaité et son insouciance de jeune fille; elle et Carmen gazouillaient comme des colibris du matin au soir dans tous les coins de la maison; doña Maria elle-même, subissant l'influence de cette joie si franchement naïve, semblait toute rajeunie et parfois éclaircissant ses traits sévères, on la surprenait à se laisser aller à sourire.
Le comte et son ami, par leurs visites qui malgré les recommandations de don Jaime se faisaient de plus en plus fréquentes et surtout plus longues, jetaient de la variété dans la monotonie calme de l'existence des trois dames recluses volontaires, qui jamais ne mettaient le pied dans la rue et vivaient dans l'ignorance la plus complète de ce qui se passait autour d'elles.
Un soir que le comte faisait pour tuer le temps une partie d'échecs avec Dominique, et que les deux jeunes gens qui se souciaient aussi peu de leur jeu l'un que l'autre demeuraient silencieusement accoudés face-à-face sous prétexte de combiner des coups savants mais en réalité pour penser à autre chose, on frappa fortement à la porte de la rue.
—Qui diable peut venir à cette heure? s'écrièrent-ils à la fois en tressaillant.
—Il est plus de minuit, dit Dominique.
—A moins que ce soit Olivier, dit le comte, je ne vois pas trop qui ce pourrait être.
—C'est lui sans aucun doute, reprit Dominique.
En ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit et don Jaime entra.
—Bonsoir, messieurs, dit-il; vous ne m'attendiez pas à cette heure, hein!
—Nous vous attendons toujours, mon ami.
—Merci! Vous permettez, ajouta-t-il et se tournant vers le valet de chambre qui l'éclairait: Dressez-moi à souper, s'il vous plaît, monsieur Raimbaut.
Celui-ci s'inclina et sortit.
Don Jaime jeta son chapeau sur un meuble et se laissa aller sur une chaise en s'éventant avec son mouchoir.
—Ouf! dit il, je meurs de faim, mes amis!
Les jeunes gens examinaient l'aventurier avec une surprise qu'ils essayaient vainement de dissimuler et qui malgré eux se reflétait sur leur visage.
Raimbaut apporta, aidé par Lanca Ibarru, une table toute garnie qu'il plaça devant don Adolfo.
—Pardieu, messieurs, dit gaiment l'aventurier, monsieur Raimbaut a eu la charmante attention de mettre trois couverts, prévoyant sans doute que vous ne refuseriez pas de me tenir compagnie; faites donc, je vous prie, trêve pour un instant à vos pensées, et venez vous mettre à table.
—De grand cœur, répondirent-ils en prenant place à ses côtés.
Le repas commença; don Adolfo mangeait de bon appétit tout en causant avec une verve et un entrain que jamais jusqu'alors ses amis ne lui avaient vue, il ne tarissait pas, c'était un feu roulant de saillies, de mots spirituels, d'anecdotes finement racontées qui jaillissaient de ses lèvres en gerbes flamboyantes.
Les jeunes gens se regardaient, ils ne comprenaient rien à cette humeur singulière; car, malgré la gaîté de ses propos et le laisser-aller de ses manières, le front de l'aventurier demeurait soucieux et son visage gardait le masque froidement railleur qui lui était habituel.
Cependant, excités malgré eux par cette gaîté communicative au suprême degré, ils n'avaient pas tardé à oublier toutes leurs préoccupations et à se laisser gagner par cette joie si franche en apparence; bientôt ce fut une lutte de rires et de mots joyeux qui se mêlaient au choc des verres et aux cliquetis des couteaux et des fourchettes.
Les domestiques avaient été renvoyés et les trois amis laissés seuls.
—Ma foi, messieurs, dit don Adolfo en débouchant une bouteille de champagne, de tous les repas, à mon avis, le meilleur est le souper; nos pères le chérissaient et ils avaient raison; entre autres bonnes coutumes qui s'en vont, celle-ci se perd et bientôt elle sera complètement oubliée, je la regretterai sincèrement.
Il remplit les verres de ses compagnons.
—Laissez-moi, reprit-il, boire à votre santé avec ce vin, l'un des plus charmants produits de votre pays.
Et après avoir trinqué, il vida son verre d'un trait.
Les bouteilles se succédaient rapidement les unes aux autres, les verres étaient aussitôt vidés que remplis.
Les têtes ne tardèrent pas à s'échauffer. Alors on alluma les cigares et on attaqua les liqueurs, le rhum de la Jamaïque, le refino de Cataluña, l'eau de vie de France.
Puis, les coudes sur la table, enveloppés d'un épais nuage de fumée odorante, les convives causèrent avec un peu plus de suite et insensiblement, sans qu'ils s'en aperçussent eux-mêmes, leur entretien prit tout doucement un tour plus sérieux et plus confidentiel.
—Bah! fit tout à coup Dominique en se renversant avec béatitude sur le dossier de sa chaise, la vie est une bonne chose et surtout une belle chose!
A cette boutade qui tombait ex-abrupto comme un aérolithe au milieu de la conversation, l'aventurier éclata d'un rire nerveux et saccadé.
—Bravo! dit-il, voilà de la philosophie au premier chef. Cet homme qui est né, il ne sait de qui, il ne sait où, qui a poussé comme un vigoureux champignon, sans s'être jamais connu d'autre ami que moi, qui ne possède pas un réal vaillant au soleil, trouve la vie une belle chose et se félicite d'en jouir, pardieu je serais curieux de le voir développer un peu cette belle théorie.
—Rien de plus facile, répondit le jeune homme sans s'émouvoir, je suis né je ne sais où, cela est vrai, mais c'est un bonheur pour moi cela: la terre entière est ma patrie! A quelque nation qu'ils appartiennent, les hommes sont mes compatriotes; je ne connais pas mes parents. Qui sait? Peut-être est-ce un bonheur pour moi encore? Ils m'ont, par leur abandon, dispensé du respect et de la reconnaissance pour les soins qu'ils m'auraient donnés, et m'ont laissé libre d'agir à ma guise, sans avoir à redouter leur contrôle; je n'ai jamais eu qu'un ami; combien d'hommes peuvent se flatter d'en avoir autant? Le mien est bon, sincère et dévoué, toujours je l'ai senti près de moi, quand j'en ai en besoin pour se réjouir de ma joie, s'attrister de ma douleur, me soutenir et me rattacher par son amitié à la grande famille humaine dont sans lui je serais exilé; je ne possède pas un réal au soleil, ceci est encore vrai; mais que me fait la richesse? Je suis fort, brave et intelligent; l'homme ne doit-il pas travailler? J'accomplis ma tâche comme les autres, peut-être mieux, car je n'envie personne et je suis heureux de mon sort. Vous voyez bien, mon cher Adolfo, que la vie est pour moi du moins, ainsi que je le disais tout à l'heure, une belle et bonne chose; je vous défie, vous le sceptique et le désabusé, de me prouver le contraire.
—Parfaitement répondu sur ma foi, dit l'aventurier; toutes ces raisons, bien que spécieuses et faciles à réfuter, n'en paraissent pas moins fort logiques, je ne me donnerai pas la peine de les discuter; seulement je vous ferai observer, mon ami, que, lorsque vous me traitez de sceptique, vous vous trompez: désabusé, peut-être le suis-je; sceptique, je ne le serai jamais.
—Oh, oh! s'écrièrent à la fois les deux jeunes gens; ceci demande une explication, don Adolfo.
—Cette explication, je vous la donnerai si vous l'exigez absolument; mais à quoi bon? Tenez, j'ai une proposition à vous faire, proposition qui, je le crois, vous sourira.
—Voyons, parlez.
—Nous voici presqu'au matin, dans quelques heures à peine il fera jour, nul de nous n'a sommeil, restons là comme nous sommes et continuons à causer.
—Certes, je ne demande pas mieux pour ma part, dit le comte.
—Et moi de même, mais de quoi causerons-nous? fit observer Dominique.
—Tenez, si vous le voulez je vous conterai une aventure, ou une histoire: donnez-lui le nom que vous voudrez, que j'ai entendu aujourd'hui même et dont je vous garantis l'exactitude, car celui qui me l'a rapportée, homme que je connais depuis fort longtemps y a joué un rôle.
—Pourquoi ne pas nous conter votre propre histoire, don Adolfo? Elle doit être remplie de péripéties émouvantes et d'incidents fort curieux, dit le comte avec intention.
—Eh bien, voilà ce qui vous trompe, mon cher comte, répondit Olivier avec bonhomie, rien de plus terre à terre et de moins émouvant au contraire que ce qu'il vous plaît de nommer mon histoire; c'est à peu près celle de tous les contrebandiers; car vous savez, n'est-ce pas, dit-il d'un ton de confidence, que je ne suis pas autre chose? Notre existence est à tous la même: nous rusons pour passer les marchandises qu'on nous confie et la douane ruse pour nous en empêcher et les saisir, de la des conflits qui parfois mais rarement, grâce à Dieu, deviennent sanglants; voici en substance l'histoire que vous me demandiez, mon cher comte; vous voyez qu'elle n'a rien en soi d'essentiellement intéressant.
—Je n'insiste pas, cher don Adolfo, répondit le comte avec un sourire; passons outre, s'il vous plaît.
—Alors, dit Dominique à l'aventurier, vous êtes libre de commencer votre histoire lorsque cela vous plaira.
Olivier remplit un verre à champagne de refino de Cataluña, le vida d'un trait et frappant sur la table avec le manche d'un couteau.
—Attention, messieurs, dit-il; je commence: Je dois avant tout, reprit-il, réclamer votre indulgence, pour certaines lacunes et surtout pour quelques points obscurs qui se trouveront dans ce récit; je vous répète que je ne fais que redire ce qui m'a été conté à moi-même, que par conséquent il y a beaucoup de choses que j'ignore et que je ne puis être rendu responsable des réticences faites probablement avec intention par le premier narrateur qui avait sans doute des motifs connus de lui seul pour laisser dans l'ombre certains incidents de cette histoire, fort curieuse, du reste, je vous l'affirme.
—Commencez, commencez, lui dirent-ils.
—Une autre difficulté se rencontre encore dans ce récit, continua-t-il imperturbablement; c'est que j'ignore complètement dans quel pays il s'est passé; mais ceci n'est que d'une importance relative, les hommes étant à peu près les mêmes partout, c'est-à dire, agités et gouvernés par des vices et des passions identiques; tout ce dont je crois être certain, c'est que le fait appartient au vieux monde, du reste vous en jugerez. Donc, il y avait en Allemagne, supposons si vous voulez que c'est en Allemagne que se passa cette véridique histoire, il y avait, disais-je, une famille riche et puissante dont la noblesse remontait aux temps les plus reculés; vous savez sans doute que la noblesse allemande est une des plus vieilles de l'Europe et que les traditions d'honneur se sont conservées chez elle presqu'intactes jusqu'à ce jour. Or, le prince de Oppenheim-Schlewig, nous le nommerons ainsi, le chef de cette famille était prince, avait deux fils, à peu près du même âge, il n'y avait que deux ou trois ans de différence entre eux; tous deux étaient beaux et doués d'une vive intelligence; ces deux jeunes gentilshommes avaient été élevés avec le plus grand soin, sous les yeux de leur père qui surveillait attentivement leur éducation. En Allemagne, ce n'est point comme en Amérique, le pouvoir du chef de la famille est fort étendu et surtout fort respecté; il y a quelque chose de réellement patriarcal dans la façon dont la discipline intérieure de la maison est maintenue; les jeunes gens profitaient des leçons qu'ils recevaient, mais avec l'âge, leurs caractères se dessinaient peu à peu plus nettement et bientôt il fut facile de reconnaître une différence bien tranchée entre eux, bien que tous deux fussent des gentilshommes accomplis dans la vulgaire acception du mot. Cependant leurs qualités morales, s'il m'est permis de me servir de cette expression différaient complètement: le premier était doux, affable, serviable, sérieux, attaché à ses devoirs et surtout pénétré à un point extrême de l'honneur de son nom; le second montrait des goûts tout différents, bien que fort orgueilleux et fort entiché de sa noblesse; cependant il ne craignait pas de compromettre le respect qu'il devait à son nom dans les tripots du plus bas étage et dans les sociétés les moins honorables, menant enfin la vie la plus dissipée et la plus orageuse. Le prince gémissait en secret des débordements de son fils cadet; plusieurs fois il l'avait appelé en sa présence et lui avait adressé de sévères remontrances; le jeune homme avait respectueusement écouté son père, lui avait promis de s'amender et avait continué de plus belle.
La France déclara la guerre à l'Allemagne. Le prince de Oppenheim-Schlewig fut un des premiers à obéir aux ordres de l'empereur et à se ranger sous ses drapeaux; ses fils l'accompagnaient en qualité d'aides de camp, ils faisaient leurs premières armes à ses côtés; quelques jours après son arrivée au camp le prince fut chargé d'une reconnaissance par le général en chef; il y eût une chaude escarmouche avec les fourrageurs ennemis, au plus fort de la mêlée, le prince tomba de cheval, on s'empressa autour de lui, il était mort; mais particularité étrange et qui ne fut jamais expliquée, la balle qui avait causé sa mort lui était entrée entre les deux épaules, il avait été frappé par derrière.
Don Adolfo s'arrêta.
—A boire, dit-il à Dominique.
Celui-ci lui versa un verre de punch; l'aventurier l'avala presque brûlant, et après avoir passé sa main sur son front pâle et moite de sueur, il reprit avec une feinte négligence:
—Les deux fils du prince étaient assez loin de lui lorsque cette catastrophe arriva, ils accoururent en toute hâte, mais ils ne trouvèrent plus que le cadavre sanglant et défiguré de leur père. La douleur des jeunes gens fut immense; celle de l'aîné sombre et renfermée pour ainsi dire, celle du cadet, au contraire, bruyante; malgré les plus minutieuses recherches, il fut impossible de découvrir comment le prince, se trouvant à la tète de ses troupes, dont il était adoré, avait pu être frappé par derrière, ceci demeura toujours un mystère. Les jeunes gens quittèrent l'armée et rentrèrent dans leurs foyers; l'aîné avait pris le titre de prince et était devenu le chef de la famille; en Allemagne, le droit d'aînesse existe dans toute sa rigueur, le cadet dépendait donc complètement de son frère; mais celui-ci ne voulut pas laisser son cadet dans cette situation inférieure et honteuse, il lui abandonna la fortune de sa mère, fortune assez considérable, elle montait je crois à près de deux millions, le laissa complètement libre de ses actions et l'autorisa à prendre le titre de marquis.
—De duc, vous voulez dire, interrompit le comte.
—C'est juste, reprit don Adolfo, en se mordant les lèvres, puisque lui était prince, mais vous le savez, nous autres républicains, ajouta-t-il avec un sourire amer, nous sommes peu au fait de ces titres pompeux pour lesquels nous professons le plus profond mépris.
—Passons, dit nonchalamment Dominique.
Don Adolfo continua:
—Le duc réalisa sa fortune, fit ses adieux à son frère et partit pour Vienne; le prince, demeuré dans ses terres au milieu de ses vassaux, n'entendit plus qu'à de longs intervalles parler de son frère; les nouvelles qu'il en recevait alors n'étaient aucunement de nature à le réjouir. Le duc ne mettait plus de bornes à ses débordements, les choses en arrivèrent à un tel point que le prince fut enfin contraint de prendre un parti sévère et d'intimer à son cadet l'ordre de quitter immédiatement le royaume, je veux dire l'empire; celui-ci obéit sans murmurer; plusieurs années s'écoulèrent pendant lesquelles le duc parcourut toute l'Europe. N'écrivant que rarement à son aîné, mais protestant chaque fois des changements qui s'étaient opérés en lui et de la réforme radicale de sa conduite. Qu'il crût ou non à ces protestations, le prince ne jugea pas devoir se dispenser d'annoncer à son frère qu'il était sur le point de se marier avec une noble héritière, jeune, belle et riche, que le mariage devait incessamment se conclure; et peut-être dans la persuasion que, à cause de la distance, le duc ne pourrait venir, il l'invita à assister à la bénédiction nuptiale. Si telle fut sa pensée, il se trompa; le duc arriva la veille même du mariage. Son frère l'accueillit fort bien, lui assigna un appartement dans son palais; le lendemain l'union projetée s'accomplit.
La conduite du duc fut irréprochable; demeuré près de son frère, il semblait s'appliquer à lui complaire en tout et à prouver à chaque occasion que sa conversion était sincère. Bref, il joua si bien son rôle que tout le monde y fut trompé, le prince le premier qui non seulement lui rendit son amitié, mais encore ne tarda pas à lui accorder sa confiance entière.
Depuis plusieurs mois déjà le duc était revenu de ses voyages, il semblait avoir pris la vie au sérieux et n'avoir qu'un désir: celui de réparer les fautes de sa jeunesse. Accueilli dans toutes les familles, avec un peu de froideur d'abord, mais bientôt avec distinction, il était presque parvenu à faire oublier les erreurs de sa vie passée, lorsque je ne sais à propos de quelle fête ou de quel anniversaire, eurent lieu dans le pays des réjouissances extraordinaires; naturellement le prince, comme c'était son devoir, prit l'initiative des divertissements et même à l'instigation de son frère il résolut pour leur donner plus d'éclat d'y jouer lui-même un rôle important. Il s'agissait de représenter une espèce de tournois: la première noblesse des pays environnants avait avec empressement offert son concours à l'exemple du prince; enfin le jour des joutes arriva. La jeune épouse du prince assez avancée dans une grossesse laborieuse, poussée par un de ces pressentiments qui viennent du cœur et qui ne trompent jamais, essaya vainement d'empêcher son mari de descendre dans la lice, lui avouant au milieu des larmes qu'elle redoutait un malheur; le duc se joignit à sa belle-sœur pour engager son frère à s'abstenir de paraître dans le tournoi autrement que comme spectateur, mais le prince qui croyait son honneur engagé, fut inébranlable dans sa résolution, plaisanta, traita leurs craintes de chimériques, et monta à cheval pour se rendre au lieu du tournoi.
Une heure plus tard, on le rapportait mourant.
Par un hasard extraordinaire, une fatalité inouïe, le malheureux prince avait trouvé la mort, là ou il ne devait rencontrer que le plaisir.
Le duc témoigna une douleur extrême de la mort si affreuse de son frère.
Le testament du prince fut immédiatement ouvert, il nommait son frère légataire universel de tous ses biens, à moins que la princesse dont, ainsi que nous l'avons dit, la grossesse était avancée, ne donnât le jour à un fils; auquel cas, ce fils hériterait de la fortune et des titres de son père, et demeurerait jusqu'à sa majorité sous la tutelle de son oncle.
En apprenant la mort de son mari, la princesse fut saisie à l'improviste des douleurs de l'enfantement; elle accoucha d'une fille.
La seconde clause du testament se trouva ainsi annulée, le duc prit le titre de prince et s'empara de la fortune de son frère.
La princesse, malgré les offres les plus séduisantes que lui fit son beau-frère, ne voulut pas consentir à continuer à habiter, en étrangère, un palais où elle avait été dame et maîtresse, et elle se retira dans sa famille.
L'aventurier fit une pose.
—Comment trouvez-vous cette histoire? demanda-t-il à ses auditeurs avec un sourire ironique.
—J'attends répondit le comte, pour donner mon avis sur ce récit, que vous nous en donniez la contrepartie.
L'aventurier lui jeta un regard clair et perçant.
—Ainsi, dit-il, vous croyez que ce n'est pas tout.
—Toute histoire, répartit le comte, se compose de deux parties distinctes.
—C'est-à-dire?
—La partie fausse et la partie vraie.
—Expliquez-vous?
—Volontiers; la partie fausse est celle qui est publique, que tout le monde connaît et peut commenter et colporter à sa guise.
—Bien, fit-il avec un léger mouvement de tête, et la partie vraie?
—Celle-ci est la secrète, la mystérieuse, connue seulement de deux ou trois personnes au plus, la peau de l'agneau enlevée de dessus les épaules du loup.
—Ou le masque de vertu arraché de la face du scélérat; s'écria-t-il avec un éclat terrible, n'est-ce pas cela?
—Oui, c'est cela, en effet.
—Et vous attendez cette contrepartie de l'histoire?
—Je l'attends, répondit sévèrement le comte.
L'aventurier demeura deux ou trois minutes le front dans la main, puis il releva fièrement la tête, vida d'un trait le verre placé devant lui, et d'une voix nerveuse et saccadée:
—Eh bien, alors écoutez, dit-il, car, vrai Dieu, je vous jure que ce que vous allez entendre en vaut la peine, cette fois.
Il y eut un silence assez long, pendant lequel les trois convives demeurèrent plongés dans de profondes méditations.
Enfin don Adolfo rompit le charme qui semblait les enchaîner, en reprenant tout à coup la parole.
—La princesse avait un frère, alors jeune homme de vingt-deux ans tout au plus, charmant cavalier, adroit à tous les exercices du corps, brave comme son épée, fort aimé des dames auxquelles du reste il le rendait bien, cachant, sous des dehors frivoles, un caractère sérieux, une grande intelligence et une indomptable énergie. Ce frère que nous nommerons Octave, si vous voulez, avait pour sa sœur un sincère attachement; il l'aimait de tout ce qu'elle avait souffert, et le premier il l'avait engagée à quitter le palais de son mari défunt, à rentrer dans sa famille en réclamant son douaire et rejetant les offres de service du prince, son beau-frère. Octave, sans que rien ne vînt aux yeux du monde justifier la conduite qu'il adoptait vis-à vis du prince, éprouvait pour celui-ci une vive répulsion.
Pourtant il n'avait pas rompu toutes relations avec lui; il le visitait quelquefois, mais rarement, à la vérité.
Ces entrevues, toujours froides et gênées de la part du jeune homme, étaient, au contraire, cordiales et empressées de celle du prince, qui essayait, par ses manières gracieuses, ses offres de service sans cesse renouvelées, de ramener à lui cet homme, dont il avait deviné la répulsion.
La princesse, retirée dans sa famille, élevait sa fille loin du monde, avec une tendresse et un dévouement absolu; à la mort de son mari, elle avait pris le deuil quelle n'a pas quitté depuis; mais ce deuil, elle le portait plus encore dans son cœur que sur ses habits, car la catastrophe qui l'avait privée de son époux était toujours présente à son souvenir, et, avec cette ténacité des cœurs aimants pour lesquels le temps ne marche pas, sa douleur était aussi vive qu'au premier jour; si parfois, dans la retraite où elle s'était volontairement confinée, le nom de son beau-frère venait par hasard à être prononcé, un tremblement convulsif agitait soudain tout son corps, son visage pâle devenait livide, et ses grands yeux, brûlés de fièvre et inondés de larmes, se fixaient alors sur son frère Octave avec une expression étrange de reproche et de désespoir, semblant lui dire que cette vengeance qu'il lui avait promise se faisait bien attendre.
Le prince, homme fait maintenant, avait réfléchi qu'il était le dernier de sa race et qu'il était urgent, s'il ne voulait pas que les biens et les titres de sa famille passassent à des collatéraux éloignés, d'avoir un héritier de son nom; en conséquence, il avait entamé des négociations avec plusieurs familles princières du pays, et à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire huit ans environ après la mort de son frère, il était fortement question du mariage prochain du prince avec la fille d'une des plus nobles maisons de la confédération germanique.
Toutes les convenances se trouvaient réunies dans cette alliance, destinée à accroître encore l'importance et la richesse déjà proverbiale de la maison d'Oppenheim-Schlewig: la fiancée était jeune, belle et appartenait par alliance à la maison régnante de Hapsbourg; le prince attachait donc à cette union la plus haute importance et en hâtait par tous ses efforts la prompte conclusion.
Sur ces entrefaites, le comte Octave fut obligé, pour le règlement de certaines affaires d'intérêt, de quitter sa résidence et de se rendre pour quelques jours dans une ville éloignée d'une vingtaine de lieues au plus.
Le jeune homme fit ses adieux à sa sœur, monta en chaise de poste et partit.
Le surlendemain, vers huit heures du soir, il arriva à la ville de Bruneck et descendit dans une maison à lui appartenant, qui se trouvait sur la place principale de la ville, à quelques pas à peine du palais du gouverneur.
Bruneck est une fort jolie petite ville du Tyrol bâtie sur la rive droite de la Rienz dont la population, qui se monte à quinze ou seize cents habitants au plus, a conservé et conserve encore aujourd'hui les mœurs patriarcales, simples et sévères d'il y a soixante ans.
Le comte Octave remarqua avec surprise, à son entrée dans la ville, que la plus grande agitation y régnait; malgré l'heure avancée, les rues que sa chaise traversa étaient remplies d'une foule inquiète qui allait, venait, courait dans tous les sens, avec des vociférations singulières; la plupart des maisons étaient illuminées; sur la place, de grands feux étaient allumés.
Dès que le comte fut entré chez lui, il s'informa, tout en se mettant à table pour souper, de la cause de cette effervescence extraordinaire.
Voici ce qu'il apprit:
Le Tyrol est un pays excessivement montagneux, c'est la Suisse de l'Autriche; or, la plupart de ces montagnes servent de repaires à de nombreuses bandes de malfaiteurs, dont l'unique occupation est de rançonner les voyageurs que leur mauvaise étoile conduit à leur portée, piller les villages, et parfois même, d'assez gros bourgs.
Depuis nombre d'années, un chef de bandits plus adroit et plus entreprenant que les autres, à la tête d'une troupe considérable d'hommes résolus et bien disciplinés, désolait la contrée, attaquant les voyageurs, brûlant et pillant les villages, et n'hésitant pas, le cas échéant, à tenir tête aux détachements de soldats expédiés à sa poursuite et qui, bien souvent, étaient revenus fort maltraités de leurs rencontres avec lui. Cet homme avait fini par inspirer une telle terreur à la population de cette contrée, que les habitants en étaient arrivés à reconnaître tacitement sa domination et à lui obéir en tremblant, dans la persuasion où ils étaient qu'il était impossible de le vaincre. Le gouvernement autrichien n'avait naturellement pas voulu admettre ce pacte conclu avec des brigands, et, résolu à en finir à tout prix, il avait employé les moyens les plus énergiques pour s'emparer du bandit.
Pendant un laps de temps assez long, tous ses efforts furent infructueux: cet homme, merveilleusement servi par ses espions, était tenu parfaitement au courant de tout ce qu'on tentait contre lui; il dressait ses plans en conséquence, et parvenait facilement à se soustraire aux recherches et à déjouer tous les pièges qui lui étaient tendus.
Mais ce que n'avait pu faire la force, la trahison le fit enfin: un des affiliés du Bras-Rouge (tel était le nom de guerre du bandit), mécontent de la part qui lui avait été donnée dans un riche butin fait quelques jours auparavant et se croyant lésé par son chef, résolut de se venger de lui en le trahissant.
Une semaine plus tard, le Bras-Rouge avait été surpris par les troupes et fait prisonnier ainsi que les principaux de sa bande.
Les quelques hommes qui avaient échappé, démoralisés par la capture de leur chef, n'avaient pas tardé à tomber à leur tour entre les mains des soldats, de sorte que la bande toute entière avait été détruite.
Le procès des bandits n'avait pas été long, ils avaient été condamnés à mort et exécutés immédiatement.
Le chef et deux de ses principaux lieutenants avaient seuls été réservés pour rendre leur supplice plus exemplaire.
Ils devaient être exécutés le lendemain. Voilà pour quel motif la ville de Bruneck était en liesse. Les populations voisines étaient accourues pour assister au supplice de l'homme devant lequel elles avaient si longtemps tremblé, et afin de ne pas manquer ce spectacle si attrayant pour elles, elles campaient dans les rues et sur les places, attendant avec impatience l'heure de l'exécution.
Le comte n'attacha que fort peu d'importance à ces nouvelles, et comme il se sentait fatigué d'avoir pendant deux jours voyagé à travers des routes exécrables, il se prépara, son souper terminé, à se livrer au repos.
Au moment où il entrait dans sa chambre à coucher, un domestique parut et échangea quelques mots à voix basse avec le valet de chambre.
—Qu'y a-t-il, demanda le comte Octave, en se retournant.
—Pardon, monsieur le comte, répondit respectueusement le domestique, un homme est là qui désire parler à votre Excellence.
—Me parler à cette heure? fit-il avec étonnement; c'est impossible, à peine suis-je ici que l'on sait déjà mon arrivée; dites à cet homme qu'il revienne demain, ce soir il est trop tard.
—Je le lui ai dit, monsieur le comte, et il a répondu que demain il ne serait plus temps.
—Voilà qui est extraordinaire! Quel est cet homme?
—Un prêtre, monsieur le comte, et il a ajouté que ce qu'il avait à dire à votre excellence, était fort grave et qu'il le priait instamment de le recevoir.
Le jeune homme, fort intrigué d'une semblable visite à une pareille heure, répara le désordre de sa toilette et se rendit au salon, curieux d'avoir le mot de cette énigme.
Un prêtre se tenait debout au milieu de la pièce.
C'était un homme déjà fort âgé, ses cheveux blancs comme la neige tombaient en longues mèches sur ses épaules et lui donnaient une apparence vénérable, complétée par l'expression de bonté et de calme grandeur répandue sur son visage.
Le comte le salua respectueusement en l'invitant du geste à s'asseoir.
—Excusez-moi, monsieur le comte, répondit-il en s'inclinant et en demeurant debout. Je suis aumônier de la prison, monsieur; vous avez sans doute entendu parler de l'arrestation de certains malfaiteurs?
—En effet, monsieur, on m'a donné de vague renseignements à ce sujet.
—Plusieurs de ces malheureux, reprit-il, ont déjà subi le châtiment terrible auquel les avait condamnés la justice humaine; le plus coupable de tous, leur chef doit à son tour, subir le sien demain au lever du soleil.
—Je le sais, monsieur.
—Cet homme, continua l'aumônier, sur le point de comparaître devant Dieu, son juge suprême, auquel il a à rendre un compte terrible, a senti, grâce à mes efforts pour le ramener au repentir, le remords entrer dans son cœur. Votre arrivée en cette ville, qu'il a apprise je ne sais comment, lui a paru être un avertissement de la Providence; il m'a fait mander aussitôt, et m'a prié de me rendre auprès de vous, monsieur le comte.
—Auprès de moi! s'écria le jeune homme avec étonnement; que peut-il exister de commun entre moi et ce misérable?
—Je l'ignore, monsieur le comte, il ne m'a rien dit à ce sujet, seulement il vous supplie de vous transporter à son cachot, désirant vous révéler un secret de la plus haute importance.
—Ce que vous me dites me confond, monsieur; cet homme m'est complètement étranger, je ne comprends pas de quelle façon ma vie peut se trouver mêlée à la sienne.
—Il vous l'expliquera sans doute, monsieur le comte; mais je vous le conseille, consentez à l'entrevue que vous demande cet homme, monsieur le comte, répondit le prêtre sans hésiter. Depuis bien des années déjà, je suis aumônier des prisons, j'ai vu hélas mourir bien des criminels. On ne ment pas devant la mort, l'homme le plus fort et le plus brave devient bien petit et bien faible en face de cet inconnu qui se nomme l'Éternité; il se prend à trembler, et n'osant plus espérer en la bonté des hommes, il espère en celle de Dieu. Bras-Rouge, le malheureux, qui doit mourir demain, sait que rien ne peut le soustraire au sort terrible qui l'attend, dans quel but vous demanderait-il cette entrevue sur le seuil de la mort, si ce n'est dans celui de racheter par la révélation qu'il désire vous faire, peut être un de ses crimes les plus horribles, bien qu'il soit peut-être le plus ignoré de tous. Croyez-moi, monsieur le comte, le doigt de la Providence est dans tout ceci; ce n'est pas le hasard qui vous a amené dans cette ville juste au moment de cette expiation terrible; consentez à me suivre et à descendre avec moi dans le cachot où ce malheureux attend sans doute avec la plus vive anxiété et en comptant les minutes, que vous vous présentiez à lui. En supposant même que cette révélation n'ait pas pour vous l'importance que suppose ce malheureux, refuserez-vous de donner cette dernière consolation à un homme qui va si fatalement être rayé du nombre des vivants; je vous en supplie, monsieur le comte, consentez à me suivre.
La détermination du jeune homme fut bientôt prise.
Le comte s'enveloppa dans un manteau et partit de l'hôtel en compagnie du prêtre.
Malgré l'heure avancée, car il était près de minuit, la place était pleine de monde, la foule loin de diminuer augmentait au contraire à chaque instant, par l'arrivée de nouveaux individus qui accouraient des villages voisins; des bivouacs étaient établis partout.
Le comte et son guide se frayèrent assez difficilement un passage à travers la foule, jusqu'à la prison, devant laquelle veillaient de nombreux factionnaires.
Sur un mot de l'aumônier, la porte de la prison fut ouverte aussitôt; le comte entra, précédé par le digne prêtre, et suivi par un geôlier, ils se dirigèrent vers le cachot du condamné à mort.
Le geôlier, un falot à la main, guida silencieusement les deux visiteurs à travers une longue suite de corridors, puis, arrivé devant une porte doublée de fer du haut en bas, il s'arrêta en disant ce seul mot:
—Entrez.
Ils pénétrèrent dans le cachot.
Nous employons cette locution consacrée, cependant rien ne ressemblait moins à un cachot que la chambre dans laquelle ils entrèrent.
C'était une cellule assez grande, éclairée par deux fenêtres en ogives garnies de forts barreaux en dehors; l'ameublement se composait d'un lit, c'est-à-dire d'un cadre sur lequel était tendu un cuir de vache, d'une table et de plusieurs chaises, un miroir était pendu au mur. Dans le fond de la pièce un autel était dressé et tout tendu de noir, le condamné était en chapelle; chaque jour, depuis le prononcé du verdict, un prêtre, l'aumônier de la prison, disait deux messes basses; une le matin, l'autre le soir pour le condamné.
A ce détail singulier de la chapelle, coutume qui n'existe qu'en Espagne et dans les colonies qui en dépendent, les deux auditeurs échangèrent à la dérobée un regard d'intelligence que ne remarqua pas l'aventurier.
Celui-ci continua sans se douter de la faute que, sans y songer, il avait commise.
—Le condamné était assis sur un equipal, la tête dans la main; le coude appuyé sur la table, il lisait à la lueur d'une lampe fumeuse.
A l'entrée des visiteurs il se leva aussitôt et les salua avec la plus exquise politesse.
—Messieurs, veuillez prendre des sièges et me faire l'honneur d'attendre quelques instants l'arrivée des personnes que j'ai fait demander, dit-il en approchant des butacas, leur présence est indispensable, il faut que plus tard nul ne puisse révoquer en doute la véracité de la révélation que je désire vous faire.
L'aumônier et le comte firent un geste d'assentiment et s'assirent.
Il y eut un silence de quelques minutes, silence troublé seulement par les pas cadencés de la sentinelle placée dans le corridor pour veiller sur le condamné et qui passait et repassait devant son cachot.
Le Bras-Rouge s'était remis sur son equipal, et semblait réfléchir.
Le comte profita de cette circonstance pour l'examiner avec soin.
C'était un homme de trente-cinq à quarante ans au plus.
Sa taille élevée était bien prise et fortement charpentée, ses gestes avaient de l'ampleur et de l'élégance. Sa tête un peu forte était par l'habitude du commandement sans doute rejetée en arrière, ses traits étaient beaux, fortement accentués, son regard tombait de haut et avait une fixité extraordinaire; une expression singulière de douceur et d'énergie répandue sur son visage, lui imprimait un cachet d'étrangeté impossible à rendre; ses cheveux d'un noir bleu, plantés drus et frisant naturellement, tombaient en grosses boucles sur ses larges épaules.
Son costume tout de velours noir, d'une coupe exceptionnelle, tranchait avec la pâleur mate de son teint, et ajoutait encore s'il est possible à l'aspect saisissant de tout son individu.
Un bruit de pas se fit entendre au dehors, une clé grinça dans la serrure et la porte s'ouvrit: deux hommes parurent.
Le geôlier, après les avoir introduits dans le cachot sans prononcer une parole, sortit en refermant la porte derrière lui.
Le premier de ces deux hommes était le directeur de la prison, vieillard encore vert malgré ses soixante-dix ans, aux traits calmes, à l'aspect vénérable, dont les cheveux blancs coupés assez courts et rares sur les tempes retombaient par derrière sur le collet de son habit.
Le second était un officier, un major ainsi que le prouvaient ses épaulettes d'or, il était jeune et paraissait à peine trente ans, ses traits n'avaient rien de fort remarquable; c'était un de ces hommes nés pour porter l'uniforme, et qui revêtus d'un costume bourgeois sembleraient ridicules, tant ils sont créés pour le harnais du soldat.
Tous deux saluèrent poliment et attendirent, sans prononcer un mot, qu'on leur adressât la parole pour expliquer la prière qui leur avait été faite de se rendre dans ce cachot.
Le condamné le comprit ainsi; les premières salutations échangées, il se hâta de leur faire connaître le motif qui l'avait engagé à les prier de se rendre auprès de lui, à ce moment suprême où il n'avait plus rien à espérer des hommes.
—Messieurs, leur dit-il d'une voix ferme, dans quelques heures à peine j'aurai satisfait à la justice humaine, et je comparaîtrai devant celle bien plus terrible de Dieu. Depuis le jour où a commencé pour moi cette lutte implacable que j'ai soutenue contre la société, j'ai commis bien des crimes, servi bien des haines, et me suis rendu complice d'un nombre incalculable d'attentats odieux. L'arrêt qui me frappe est juste, et bien que résolu à subir, en homme que la mort n'a jamais effrayé, le supplice auquel je suis condamné, je crois devoir vous avouer avec la sincérité la plus grande et la plus profonde humilité que je me repens de mes crimes, et que, loin de mourir impénitent, j'expirerai en suppliant Dieu non pas de me pardonner, mais de prendre en pitié mon repentir.
—Bien, mon fils, dit doucement l'aumônier, réfugiez-vous en Dieu, sa bonté est infinie.
Il y eut un silence de quelques minutes. Bras-Rouge le rompit enfin.
—J'aurais voulu à ce moment suprême, dit-il, réparer le mal que j'ai fait! Hélas cela est impossible, mes victimes sont bien mortes, aucune puissance humaine ne saurait leur rendre cette vie que je leur ai si lâchement ravie, mais parmi ces crimes il en est un, le plus affreux de tous peut-être, que je ne puis entièrement réparer il est vrai, mais dont j'espère neutraliser les effets, en vous en révélant les sinistres péripéties et en vous divulguant le nom de l'homme qui fut mon complice. Dieu, en conduisant à l'improviste dans cette ville, le comte Octave a voulu sans doute m'obliger à cette expiation, je me soumets sans murmures à sa volonté, peut-être daignera-t-il en faveur de mon obéissance me prendre en pitié! En vous priant, messieurs, de vous rendre près de moi, j'ai voulu procurer à la personne la plus intéressée à mon récit, les témoins indispensables, pour que plus tard la justice humaine pût, sans craindre de se tromper, sévir contre le coupable. Donc, Messieurs, prenez note de mes paroles, car je vous le jure, sur le bord de ma tombe, elles seront de la plus exacte vérité.
Le condamné s'arrêta et parut recueillir ses souvenirs.
Les assistants attendaient en proie à la curiosité la plus vive; le comte surtout essayait vainement de dissimuler sous des dehors froids et sévères l'anxiété qui lui serrait le cœur. Un secret pressentiment l'avertissait que la lumière allait luire enfin et que ce secret impénétrable jusque-là, qui enveloppait sa famille et dont il poursuivait vainement la connaissance depuis si longtemps, allait lui être divulgué.
Bras-Rouge reprit en choisissant parmi les divers papiers qui encombraient sa table un cahier assez volumineux qu'il ouvrit et plaça devant lui.
—Bien que huit ans se soient écoulés, dit-il, depuis l'époque où se sont passés ces événements, ils sont cependant demeurés si présents à ma pensée, que dès que j'ai appris l'arrivée de monsieur le comte Octave en cette ville, quelques heures m'ont suffi pour en écrire le récit détaillé; c'est de cette affreuse histoire que vous allez, Messieurs, entendre la lecture; puis chacun de vous apposera au-dessous de la mienne sa signature à la fin de ce manuscrit, afin de lui donner la notoriété et l'authenticité nécessaire pour l'usage que monsieur le comte jugera devoir en faire plus tard dans l'intérêt de sa famille et la punition du coupable; moi je n'ai été dans tout cela que le complice payé et l'instrument dont on s'est servi pour frapper la victime.
—Cette précaution est fort bonne, dit alors le directeur de la prison; nous signerons sans hésiter cette révélation quelle qu'elle soit.
—Merci, Messieurs, répondit le comte, bien que je sois aussi ignorant que vous des faits qui vont être révélés, cependant, pour certaines raisons particulières, j'ai la quasi-certitude que ce que je vais apprendre est d'une haute importance pour le bonheur de certaines personnes de ma famille.
—Vous allez en juger, monsieur le comte, dit le condamné, et il commença aussitôt la lecture de son manuscrit.
Cette lecture dura près de deux heures.
De l'ensemble des faits il résultait ceci: d'abord que lorsque le prince d'Oppenheim-Schlewig avait été tué, la balle était sortie du fusil de Bras-Rouge embusqué dans un buisson, et payé par le fils cadet du prince pour commettre ce parricide. Une fois engagé sur cette voie glissante du crime, le jeune homme s'y était jeté à corps perdu sans hésitation comme sans remords pour atteindre le but qu'il s'était tracé, celui de s'emparer de la fortune paternelle; après un parricide, un fratricide n'était rien pour lui, il l'exécuta avec un machiavélisme de précautions atroces; d'autres crimes plus affreux encore s'il est possible étaient racontés avec une vérité de détails tellement saisissante et appuyés de preuves si irrécusables que les témoins, appelés par le condamné, se demandaient avec épouvante, s'il était possible qu'il existât un monstre si atroce et quel horrible châtiment lui réservait cette justice divine dont il se jouait avec un si affreux cynisme depuis tant d'années. La princesse, en apprenant la mort de son mari, avait été prise des douleurs de l'enfantement, et avait accouché non pas d'une fille, ainsi que tout le monde le croyait, mais de deux jumeaux dont l'un le garçon avait été enlevé, et que le prince avait fait disparaître afin d'annuler la clause du testament de son père qui donnait au fils à naître les titres et la fortune totale de la famille.
Le comte, le visage dans ses mains, se croyait en proie à un cauchemar horrible; malgré les préventions que toujours il avait eues contre son beau-frère, jamais il n'aurait osé le soupçonner capable de commettre ainsi de sang froid et à de longs intervalles une suite de crimes odieux patiemment ourdis, et médités sous l'impulsion de la plus vile et de la plus méprisable de toutes les passions, celle qui ne saurait admettre d'excuse! La soif de l'or. Il se demandait si, malgré les preuves irrécusables qu'il possédait ainsi à l'improviste, il se trouverait dans tout l'empire un tribunal qui oserait assumer sur soi la responsabilité de poursuivre de si honteux forfaits et si en dehors de la nature humaine. D'un autre côté, cette révélation rendue publique déshonorait irrésistiblement une famille à laquelle la sienne était alliée de fort près; ce déshonneur ne rejaillirait-il pas sur sa famille?
Toutes ces pensées tourbillonnaient dans le cerveau du comte, en lui causant d'horribles douleurs et accroissant encore sa perplexité, car il ne savait à quelle résolution s'arrêter; dans un cas aussi grave, il n'osait demander conseil à personne ni chercher d'appui en dehors de lui-même.
Bras-Rouge se leva, et s'approchant du comte:
—Monsieur, lui dit-il, prenez ce manuscrit; maintenant il est à vous.
Le comte prit machinalement le manuscrit qui lui était présenté.
—Je comprends votre étonnement et votre épouvante, monsieur, continua le condamné, ces choses sont tellement horribles que, malgré leur cachet de vérité, les circonstances exceptionnelles où elles ont été écrites, et l'autorité des personnes qui ont signé après lecture, elles courent le risque d'être révoquées en doute; aussi je veux vous mettre à l'abri de tout soupçon d'imposture, monsieur le comte, en ajoutant à ce manuscrit ce qu'on est convenu de nommer des pièces à l'appui, et que moi j'appellerai des preuves irrécusables.
—Vous avez des preuves? dit le comte en tressaillant.
—J'en ai. Donnez-vous la peine d'ouvrir ce portefeuille; il contient vingt et quelques lettres de votre beau-frère, adressées à moi et toutes se rapportant aux faits racontés dans ce manuscrit.
—Oh! Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria le comte en joignant les mains; mais se tournant tout à coup vers Bras-Rouge: Ceci est bien étrange, dit-il.
Le condamné sourit.
—Je vous comprends, répondit-il, vous vous demandez, n'est-ce pas, comment il se fait que, détenteur de lettres aussi compromettantes pour le prince d'Oppenheim, celui-ci ne se soit pas servi de la puissance qu'il possède pour me faire disparaître et rentrer en possession de ces preuves de sa culpabilité.
—En effet, répondit le comte étonné de se voir si bien deviné, le prince, mon beau-frère, est un homme d'une prudence extrême, il avait un trop grand intérêt à anéantir ces preuves accablantes pour lui.
—Certes, et il n'eût pas manqué, j'en suis convaincu, à employer les moyens les plus expéditifs pour réussir à cela; mais d'abord le prince ignorait que ces preuves fussent restées entre mes mains. Voici comment; chaque fois que, dans une lettre, il m'assignait un rendez-vous, dès qu'il arrivait je brûlais en sa présence une lettre en tout semblable à celle que j'avais reçue de lui, pour lui prouver avec quelle bonne foi j'agissais et quelle confiance j'avais en lui, de sorte que jamais il n'a supposé que je les eusse conservées; ensuite, aussitôt après l'accouchement de votre belle-sœur, supposant avec raison que le prince étant parvenu à son but, désirerait se défaire de moi, je le prévins en quittant le pays à l'improviste; je demeurai pendant trois ans à l'étranger. Au bout de ce temps, je fis courir le bruit de ma mort; je m'arrangeai de façon à ce que cette nouvelle parvint au prince, tout naturellement, et comme une chose certaine; puis je revins ici. Le prince n'avait jamais su mon nom; nous autres gentilshommes d'aventure, nous avons la coutume non seulement de changer souvent de pseudonyme, car l'incognito est pour nous une sauvegarde, mais encore d'en porter toujours trois ou quatre à la fois afin d'établir à notre égard une confusion, grâce à laquelle nous nous trouvons parfaitement en sûreté; en sorte que malgré ses démarches, si, ce que j'ignore, le prince en a tenté jamais, il n'a pas réussi, je ne dirai pas à me découvrir, mais seulement à constater mon existence.
—Mais dans quel but aviez-vous conservé ces lettres?
—Dans le but fort simple de m'en servir auprès de lui, afin de l'obliger par la crainte d'une révélation à me fournir les sommes dont j'aurais besoin, lorsque la fantaisie me prendrait de renoncer à ma périlleuse carrière. Surpris à l'improviste, je n'ai pu en faire l'usage que je désirais, mais maintenant je ne le regrette pas.
—Je vous remercie, répondit le comte avec effusion, mais afin de reconnaître un si grand service, n'est-il donc rien que je puisse faire pour vous, en l'extrémité où vous êtes?
Bras-Rouge jeta à la dérobée un regard autour de lui; afin de laisser au comte entière liberté de s'entretenir avec le condamné, l'aumônier et les deux militaires s'étaient retirés dans l'angle le plus éloigné du cachot, où ils paraissaient causer avec beaucoup d'animation.
—Hélas! Monsieur le comte, dit-il en baissant la voix, il est trop tard maintenant; j'aurais voulu...
—Parlez, et peut-être, ce dernier désir, le pourrai-je satisfaire.
—Eh bien! Soit. Ce n'est pas la mort qui m'effraie, c'est de monter sur un échafaud ignoble, d'être livré vivant à la risée et aux avanies de cette populace que, si longtemps, j'ai vu trembler devant moi; voilà ce qui trouble mes derniers moments, et me rend triste. Je voudrais tromper l'attente de cette foule féroce qui se délecte dans l'espoir de mon supplice, et que le moment arrivé, on ne trouve plus que mon cadavre; vous voyez bien que vous ne pouvez rien pour moi, monsieur le comte.
—Vous vous trompez, répondit-il vivement, je puis tout au contraire; non seulement je vous soustrairai au supplice, mais encore, s'ils le veulent, vos deux compagnons y échapperont aussi par une mort volontaire.
Un éclair de joie brilla dans l'œil fauve du condamné.
—Vous dites vrai? s'écria-t-il.
—Silence, fit le comte; quel intérêt aurai-je à vous tromper, lorsqu'au contraire mon plus vif désir est de vous prouver ma gratitude.
—C'est vrai, mais par quel moyen?
—Écoutez-moi: cette bague que je porte au doigt renferme un poison d'une force extrême, il ne faut qu'ouvrir le chaton et respirer son contenu pour tomber mort; ce poison tue sans souffrance avec la rapidité de la foudre. Un de mes ancêtres rapporta cette bague de la Nouvelle-Espagne, où il avait été vice-roi. Vous connaissez la science profonde des Indiens pour composer les poisons; voici la bague, je vous l'offre, la voulez-vous?
—Certes, s'écria-t-il en s'en emparant et la cachant vivement dans sa poitrine; merci, monsieur le comte, vous ne me devez plus rien, nous sommes quittes; vous faites plus pour moi par le don de cette bague que je n'ai fait pour vous; grâces vous soit rendues! Je vous devrai d'échapper, ainsi que mes pauvres amis, au sort ignominieux qui nous attend.
Ils se rapprochèrent alors des autres personnes qui, voyant leur entretien terminé, avaient aussitôt cessé le leur.
—Messieurs, dit Bras-Rouge, je vous remercie sincèrement d'avoir daigné assister à la révélation que ma conscience m'ordonnait de faire, maintenant je me sens plus tranquille; quelques instants bien courts me séparent de la mort. Serait-ce trop vous demander que de vous prier de me laisser passer ces quelques instants auprès de mes deux compagnons qui, condamnés comme moi, doivent eux aussi mourir aujourd'hui.
—C'est une suprême consolation, dit l'aumônier. Le directeur de la prison réfléchit une minute.
—Je ne vois aucun inconvénient à vous accorder cette demande, dit-il enfin; je vais donner les ordres nécessaires pour que vos compagnons soient amenés ici, vous demeurerez ensemble jusqu'au moment de l'exécution.
—Merci, monsieur, s'écria Bras-Rouge avec effusion, cette grâce, la seule que vous me puissiez accorder, est pour moi d'un grand prix; soyez béni pour tant de bonté!
Sur l'ordre du directeur de la prison, la sentinelle appela le geôlier qui accourut et ouvrit le cachot.
—Adieu, messieurs, dit le condamné, Dieu soit avec vous!
Ils sortirent.
Le comte, après avoir pris congé de l'aumônier et des deux autres personnes, quitta la prison, traversa la place encombrée d'une foule immense et se hâta de rentrer chez lui.
En ce moment, six heures sonnèrent: c'était l'heure désignée pour l'exécution.
Tout à coup, comme par enchantement, un silence de mort régna dans cette foule, un instant auparavant si bruyante et si agitée.
Sa vengeance allait enfin être satisfaite.
Aussitôt arrivé chez lui, le comte donna ses ordres pour le départ; il avait complètement oublié l'affaire pour laquelle il était venu à Bruneck; d'ailleurs, quand bien même il en eût été autrement cette affaire si importante qu'elle eût été pour lui ne l'eût pas retenu; tant était grande la hâte qu'il avait de s'éloigner.
Cependant force lui fut de demeurer pendant quelques heures encore dans la ville; il était impossible d'avoir des chevaux avant trois heures de l'après-dîner.
Il profita de ce contre-temps pour prendre un peu de repos. En effet, il était accablé de fatigues.
Il tomba bientôt dans un sommeil si profond, qu'il n'entendit même pas les cris et les vociférations furieuses de la foule rassemblée sur la place, en voyant que, au lieu de trois criminels, que depuis si longtemps elle attendait pour se repaître de leur supplice et savourer avec délice une vengeance si désirée, on ne lui livrait que trois cadavres.
Au moment où ils étaient entrés dans le cachot des condamnés pour les conduire au supplice, le geôlier et les hommes de justice n'avaient plus trouvé que des cadavres: les condamnés étaient morts.
Lorsque le comte se réveilla, tout était fini, les boutiques s'étaient rouvertes, la ville avait repris son aspect accoutumé.
Le comte s'informa de sa voiture; elle était attelée et attendait à la porte de la maison.
Les derniers apprêts furent bien vite terminés; le comte descendit.
—Où allons-nous, Excellence? demanda le postillon, la main au chapeau.
—Route de Vienne, répondit le comte en s'accommodant de son mieux dans le fond de la voiture.
Le postillon fit claquer son fouet; on partit à fond de train.
Le comte avait réfléchi; voici quel avait été le résultat de ses réflexions.
Une seule personne était assez puissante pour lui faire rendre bonne et prompte justice; cette personne était l'Empereur.
C'était donc à l'Empereur qu'il devait s'adresser; voilà pourquoi, il se rendait à Vienne.
Il y a loin de Bruneck à Vienne; à cette époque surtout où les chemins de fer n'étaient encore qu'à leur commencement et n'existaient que sur certaines lignes forts restreintes, les voyages étaient longs, fatigants et dispendieux.
Celui-ci dura vingt-sept jours.
Le premier soin du comte en arrivant fut de s'informer de Sa Majesté Impériale.
La cour se trouvait à Schönbrunn.
Or, Schönbrunn, le Saint-Cloud des empereurs d'Autriche, n'est qu'à une lieue et demie de Vienne.
Seulement, afin de ne pas perdre un temps précieux en fausses démarches, il fallait obtenir le plus tôt possible une audience de l'empereur.
Le comte Octave était de trop grande race pour attendre longtemps: deux jours après son arrivée à Vienne, une audience lui était accordée.
Le palais de Schönbrunn s'élève, ainsi que nous l'avons dit, à une lieue ou une lieue et demie au plus de Vienne, au-delà du faubourg de Mariahilf et un peu sur la gauche.
Ce palais impérial, commencé par Joseph Ier et terminé par Marie-Thérèse, est d'une construction simple, élégante, gracieuse, qui cependant ne manque pas d'une certaine majesté.
Il se compose d'un grand corps de logis avec deux ailes en retour, un double escalier formant perron couronne le péristyle et donne sur le premier étage. Des constructions basses, parallèles au bâtiment principal, servent de communs et d'écuries, et se relient à l'extrémité de chacune des ailes, en laissant seulement dans l'axe du perron une ouverture d'une dizaine de mètres, de chaque côté de laquelle se dresse un obélisque, achevant ainsi d'enceindre et de dessiner la cour.
Un pont jeté sur la Vienne, mince filet d'eau qui va se perdre dans le Danube, donne accès au château, derrière lequel s'étend, disposé en amphithéâtre, un magnifique jardin surmonté d'un belvédère placé au sommet d'une immense pelouse flanquée, à droite et à gauche, de magnifiques taillis pleins d'ombre, de fraîcheur et de gazouillement d'oiseaux.
Schönbrunn, rendu célèbre par le double séjour qu'y fit Napoléon Ier et la douloureuse agonie de son fils, porte en soi un cachet d'indicible tristesse et d'indéfinissable langueur, tout y est sombre, morne et désolé; la cour, avec sa formaliste étiquette et ses brillantes parades, ne réussit qu'imparfaitement, de loin en loin, à galvaniser ce cadavre, Schönbrunn, comme le palais de Versailles, n'est plus qu'un corps sans âme, rien ne saurait le rendre à la vie.
Le comte arriva à Schönbrunn dix minutes avant l'heure de son audience, fixée à midi.
Un chambellan de service l'attendait; il l'introduisit aussitôt près de Sa Majesté.
L'empereur était dans un salon particulier, il se tenait debout, appuyé à une cheminée.
La réception qu'il fit au comte fut des plus affables.
L'audience fut longue, elle dura près de quatre heures; nul n'a jamais su ce qui se passa entre le souverain et le sujet.
La dernière phrase de cet entretien confidentiel fut seule entendue.
Au moment où le comte prit enfin congé de l'empereur, Sa Majesté lui dit, en lui donnant sa main à baiser:
—Je crois que mieux vaut agir ainsi; il faut surtout, dans l'intérêt de toute la noblesse, éviter, à quelque prix que ce soit, le scandale affreux que soulèverait la publicité d'une aussi horrible affaire; mon appui ne vous manquera jamais; allez, monsieur le comte, Dieu veuille qu'avec les moyens que je mets à votre disposition vous réussissiez.
Le comte s'inclina avec respect et se retira.
Le soir même, il quitta Vienne et reprit le chemin qui devait le conduire chez lui.
En même temps que lui, un courrier de cabinet, expédié par l'empereur, partait sur la même route.
Arrivé à ce point de son récit, l'aventurier fit une pause, et, s'adressant au comte de la Saulay:
—Soupçonnez-vous, lui demanda-t-il, ce qui s'était passé entre l'empereur et le comte?
—A peu près, répondit celui-ci.
—Ah! fit-il avec étonnement, je serais curieux de connaître le résultat de vos observations.
—Vous m'autorisez donc à vous le dire?
—Certes.
—Mon cher don Adolfo, reprit le comte, ainsi que vous le savez, je suis de noblesse; en France, le roi n'est que le premier gentilhomme de son royaume, le primus inter pares, je suppose qu'il en doit être ainsi à peu près partout; or, une attaque quelconque contre un des membres de la noblesse touche aussi sérieusement le Souverain que tous les autres nobles de l'empire; lorsque le Régent de France condamna le comte de Horn à être rompu vif en place de Grève, pour avoir volé et assassiné un juif, rue Quincampoix, il répondit à un seigneur de la cour qui intercédait près de lui en faveur du coupable et lui représentait que le comte de Horn, allié à des familles souveraines, était son parent: lorsque j'ai du mauvais sang, je me le fais tirer, et il tourna le dos au solliciteur; ce qui n'empêcha pas la noblesse d'envoyer ses carrosses à l'exécution du comte de Horn. Or, le fait dont vous parlez est à peu près semblable; seulement, l'empereur d'Autriche, moins brave que le Régent de France, tout eu reconnaissant que justice devait être faite du coupable, a reculé devant une publicité qui, selon lui, devait frapper d'un stigmate d'infamie la noblesse tout entière de son pays; alors, comme tous les hommes faibles, il s'est arrêté à une demi-mesure, c'est-à-dire qu'il a probablement donné au comte un blanc-seing au moyen duquel celui-ci, sous le premier prétexte venu, pouvait courir sus à son noble parent, le tuer ou le faire assassiner même, sans autre forme de procès, et, de cette façon, obtenir, en supprimant son ennemi, la justice qu'il réclamait, puisque le prince mort, il serait facile de rendre à sa belle-sœur ou à son fils, si on parvenait à le retrouver, les titres et la fortune que son oncle lui avait si criminellement ravis. Voilà ce qui, à mon avis, a dû être convenu entre l'empereur et le comte dans cette longue audience donnée à Schönbrunn.
—Les choses se passèrent ainsi, en effet, monsieur le comte; seulement, l'empereur exigea que les hostilités ne commenceraient entre le comte et le prince que lorsque celui-ci serait hors des frontières de l'empire, et le comte demanda à l'empereur de mettre à sa disposition tous les moyens d'action dont il disposait, afin d'essayer de retrouver son neveu, si par hasard il existait encore, ce à quoi l'empereur avait consenti.
Le comte retournait donc à son château muni d'un blanc-seing de Sa Majesté, lequel blanc-seing lui donnait les pouvoirs les plus étendus pour poursuivre sa vengeance, et, en outre, d'un ordre écrit tout entier de la main de Sa Majesté, pour se faire prêter à volonté le concours de tous les agents impériaux, en Autriche comme à l'étranger, et cela à sa première réquisition.
Le comte, ainsi que vous le comprenez sans doute, n'était que médiocrement satisfait des conditions que lui avait imposées l'empereur; mais reconnaissant l'impossibilité d'obtenir davantage, force lui fut de se résigner.
Pour lui, il eût certes préféré, quelles qu'en dussent être les conséquences, un procès au grand jour à la vengeance honteuse et mesquine qu'on lui permettait; mais mieux valait encore, dans l'intérêt de sa sœur et de son neveu, avoir obtenu ces demi concessions que de s'être inutilement brisé contre un parti pris et un refus formel.
Il se mit donc immédiatement en mesure de chercher son neveu; pour cette recherche, les papiers que lui avait remis Bras-Rouge contenaient des renseignements précieux; sans rien dire à sa sœur, de crainte de lui donner de fausses espérances, il se mit immédiatement en campagne. Que vous dirai-je de plus, mes amis? Ses recherches furent longues, elles durent encore; cependant la situation commence à s'éclaircir, le comte a été assez heureux pour retrouver son neveu; depuis cette découverte, il n'a jamais perdu ce jeune homme de vue, bien que celui-ci ignore encore aujourd'hui les liens sacrés qui l'attachent à l'homme qui l'a élevé et qu'il aime comme un père; le comte a gardé ce secret même vis-à-vis de sa sœur, ne voulant le lui révéler qu'en lui annonçant en même temps que justice est faite enfin et que le mari qu'elle pleure depuis tant d'années est vengé.
Bien souvent, depuis cette époque, les deux ennemis se sont trouvés en présence; bien des occasions se sont offertes au comte de tuer son ennemi, jamais il ne s'est laissé emporter par sa haine, ou, pour être plus vrai, sa haine lui a donné la force d'attendre; le comte veut tuer son ennemi, mais il veut auparavant que celui-ci se soit déshonoré et qu'il tombe, non pas vaincu dans une lutte honorable, mais frappé justement, comme un criminel qui reçoit enfin le châtiment de ses forfaits.
Après avoir prononcé ces dernières paroles, l'aventurier se tut.
Il y eut un long silence entre les trois interlocuteurs.
La nuit finissait; des lueurs blanchâtres commençaient à filtrer à travers les fenêtres entr'ouvertes; la lueur des bougies pâlissait; de sourdes rumeurs annonçaient que la ville s'éveillait et les cloches éloignées des couvents et des églises appelaient les fidèles à la première messe.
L'aventurier quitta sa chaise et marcha de long en large dans la salle, jetant parfois à la dérobée un regard perçant sur ses deux compagnons.
Dominique renversé en arrière sur le dos de sa butaca, les yeux à demi fermés, fumait machinalement dans sa pipe indienne. Le comte de la Saulay tambourinait du doigt une fanfare sur la table, tout en suivant du coin de l'œil les évolutions de l'aventurier.
—Don Adolfo, lui dit-il enfin brusquement en relevant la tête et le regardant bien en face, votre récit est-il donc terminé?
—Oui, répondit laconiquement l'aventurier.
—Vous n'avez rien à ajouter?
—Non.
—Eh bien, excusez-moi, mon ami, mais je crois que vous vous trompez.
—Je ne vous comprends pas, mon cher comte.
—Je m'explique, mais à une condition.
—Laquelle?
—Que vous ne m'interromprez point.
—Soit, si vous l'exigez, maintenant je vous écoute.
Et il recommença sa promenade.
—Mon ami, dit le comte, le premier visage sympathique que j'ai rencontré en débarquant en Amérique a été le vôtre; bien que placés tous deux dans des situations fort différentes, le hasard s'est plu à nous réunir avec tant de persistance, que ce qui n'était d'abord entre nous qu'une liaison passagère est devenu, sans que ni vous ni moi ne sachions comment, une affection sincère et profonde; on ne se lie pas avec un homme comme je l'ai fait avec vous, sans étudier un peu le caractère de cet homme, c'est ce que j'ai fait et ce que de votre côté vous avez fait sans doute à mon égard; or, je crois vous connaître assez particulièrement, mon ami, pour être convaincu que vous n'êtes pas arrivé ainsi cette nuit à l'improviste dans notre maison, dans le seul but de souper, tranchons le mot, de faire une débauche qui n'est ni dans votre caractère ni dans vos mœurs, vous l'homme le plus sincèrement sobre que jamais j'ai fréquenté; en sus, je me demande pourquoi vous, si avare de vos paroles et surtout de vos secrets, vous nous avez fait ce récit fort intéressant, j'en conviens, mais qui en apparence ne nous touche en aucune façon et ne doit avoir pour nous qu'un intérêt fort secondaire; à ceci je réponds, que si vous êtes ainsi venu ce soir nous demander un souper dont vous vous seriez très bien passé, à part le plaisir que nous a causé votre visite, vous êtes venu expressément pour nous faire ce récit; que ce récit vous intéresse plus que nous peut-être, et je conclus que vous avez encore quelque chose à nous dire, ou pour être plus clair, à nous demander.
—Ma foi, c'est évident, dit Dominique.
—Eh bien, oui, tout ce que vous avez supposé est vrai; le souper n'était qu'un prétexte, et je ne suis en réalité venu cette nuit ici que dans l'intention de vous raconter l'histoire que vous avez entendue.
—A la bonne heure, au moins, dit joyeusement Dominique, voilà de la franchise.
—Seulement je vous l'avoue, reprit l'aventurier avec tristesse, maintenant j'hésite parce que j'ai peur.
—Vous avez peur, vous, et de quoi? s'écrièrent les deux jeunes gens avec surprise.
—J'ai peur, parce que cette histoire si longue doit prochainement avoir un dénouement, que ce dénouement sera terrible, qu'en venant ici j'avais l'intention de vous demander votre concours, que depuis j'ai réfléchi, et que je recule devant la pensée, vous si jeunes, si heureux et si insouciants, de vous mêler indirectement à cette horrible histoire, à laquelle vous devez demeurer étrangers; je vous en prie, mes amis, oubliez tout ce que vous avez entendu; ce n'est qu'un récit fait après boire.
—Non, sur mon honneur, don Adolfo, s'écria le comte avec énergie, il n'en sera pas ainsi, je vous le jure, je parle pour moi et pour Dominique; vous avez besoin de nous, nous voici; je ne sais quel intérêt mystérieux vous avez dans cette affaire, je ne veux même pas essayer d'approfondir les motifs qui vous font agir, mais je vous le répète, nous éloigner de vous lorsque vous allez courir un grand danger, qu'en le partageant nous pouvons peut-être vous faire éviter, serait nous prouver que vous n'avez pour nous ni estime ni amitié et que vous nous considérez plutôt comme des jeunes gens sans consistance que comme des hommes de cœur.
—Vous allez trop loin, mon cher comte, s'écria vivement l'aventurier, jamais je n'ai eu de telles idées; loin de là, seulement, je vous le répète, je tremble à la pensée de vous mêler à cette affaire qui ne vous regarde pas.
—Pardonnez-moi, mon ami, de l'instant où elle vous intéresse, elle nous regarde, et nous avons le droit de nous y mêler.
L'aventurier baissa la tête et recommença à marcher avec agitation dans la salle.
—Eh bien, soit, dit-il au bout d'un instant, puisque vous l'exigez, mes amis, nous agirons de concert, vous m'aiderez dans ce que j'ai entrepris, j'ai l'espoir que nous réussirons.
—Moi, j'en ai la conviction, dit le comte.
—Partons alors, dit Dominique en se levant de table.
—Pas encore, mais le moment est proche; je vous jure que vous n'aurez pas longtemps à attendre; maintenant une dernière santé et adieu.—Ah! J'oubliais: au cas où je ne pourrais pas venir moi-même voici le mot de ralliement; un et deux font trois. C'est bien simple, vous vous en souviendrez, n'est-ce pas?
—Parfaitement.
—Alors, adieu!
Cinq minutes plus tard, il avait quitté la maison.
La petite maison du faubourg dans laquelle doña Dolores avait trouvé un si sûr abri, entre doña Maria et doña Carmen, bien que simple et comparativement très peu importante, était une délicieuse habitation, meublée fort simplement; mais avec un goût parfait. Par derrière, chose rare à México, s'étendait une huerta mignonne, mais bien dessinée, garnie de taillis touffus, pleins d'ombrages et de fraîcheur, qui offraient de charmantes retraites contre les ardeurs du soleil à l'heure torride de midi.
C'était au fond de ces bosquets odorants que les deux jeunes filles se venaient cacher pour caqueter et gazouiller en liberté, répondant par les doux éclats de leurs rires cristallins aux chants joyeux des oiseaux.
Trois personnes avaient seules entrée dans cette maison; ces trois personnes étaient l'aventurier, le comte et Dominique.
L'aventurier, sans cesse absorbé par ses mystérieuses occupations, n'y faisait que de rares et courtes apparitions.
Il n'en était pas de même des jeunes gens.
Pendant les premiers jours, ils s'étaient strictement conformés aux recommandations de leur ami, et n'avaient fait que des visites courtes, et pour ainsi dire furtives; mais peu à peu entraînés par le charme invisible gui les attirait à leur insu, les visites s'étaient multipliées, étaient devenues plus longues et, inventant toutes sortes de prétextes, ils en étaient arrivés à passer leurs journées presque tout entières auprès des dames.
Un jour, tandis que les habitants de la petite maison, retirés au fond de leur jardin, causaient gaiement entre eux, un tumulte affreux se fit entendre au dehors.
Le vieux domestique accourut tout effarés prévenir sa maîtresse qu'une bande de bandits, rassemblés devant la maison, exigeaient qu'on leur en ouvrît la porte, menaçant de la briser si on ne voulait pas y consentir.
Le comte rassura doña Maria, lui dit de ne rien craindre, et après l'avoir engagée à ne pas sortir du jardin, ainsi que les jeunes filles, lui et Dominique s'avancèrent vers la porte de la maison.
Raimbaut était par hasard venu quelques instants auparavant apporter une lettre à son maître, sa présence, en cette circonstance, était fort précieuse.
Les trois hommes prirent leurs fusils doubles et leurs revolvers, et après s'être concertés entre eux en quelques mots, le comte s'approcha de la porte contre laquelle on frappait du dehors à coups redoublés et ordonna au vieux domestique de l'ouvrir.
A peine la porte fût-elle entr'ouverte, qu'il y eut une poussée épouvantable, et une dizaine d'individus se précipitèrent dans le zaguán, avec des cris et des hurlements furieux.
Mais tout à coup ils s'arrêtèrent.
Devant eux, à dix pas au plus, trois hommes se tenaient immobiles, le fusil à l'épaule, prêts à lâcher la détente.
Sans armes, pour la plupart, tant ils étaient convaincus de ne pas rencontrer de résistance, et ne possédant que les couteaux passés à leurs ceintures, les bandits demeurèrent frappés d'épouvante à la vue des fusils dirigés contre eux.
La fière contenance de ces trois hommes leur imposa, ils hésitèrent, et finalement s'arrêtèrent en se jetant l'un à l'autre des regards effarés.
Ce n'était pas ce qu'on leur avait annoncé: cette maison, si calme en apparence, renfermait une garnison formidable.
Le comte donna son fusil à tenir au vieux domestique et s'armant d'un revolver à six coups, il s'avança résolument vers les bandits.
Ceux-ci, par un mouvement contraire, commencèrent à reculer pas à pas, si bien que bientôt ils touchèrent la porte, alors se retournant d'un bond, ils s'élancèrent au dehors.
Le comte ferma tranquillement la porte derrière eux.
Les jeunes gens rirent aux éclats de leur facile victoire, et rejoignirent les dames blotties toutes tremblantes, au fond d'un bosquet.
Cette leçon avait suffi; depuis, le calme des habitants de la petite maison n'avait plus été troublé.
Néanmoins, doña Maria, reconnaissante du service que lui avaient rendu les jeunes gens, non seulement ne trouvait plus qu'ils lui faisaient de trop longues visites, mais encore, lorsqu'ils voulaient, par convenance, prendre congé, elle les engageait à demeurer davantage.
Il est vrai que les jeunes filles joignaient leurs prières aux siennes, de sorte que le comte et son ami, se laissaient facilement convaincre de demeurer, et passaient ainsi la plus grande partie de leurs journées auprès d'elles.
C'était le lendemain même de la nuit passée par don Adolfo chez ses amis à souper si copieusement; midi avait depuis longtemps déjà sonné à toutes les églises de la ville, et les jeunes gens, qui d'ordinaire se présentaient vers onze heures du matin chez doña Maria, n'avaient point encore paru.
Les deux jeunes filles réunies dans la salle à manger, feignaient de ranger et d'épousseter les meubles pour ne pas aller rejoindre doña Maria, qui depuis longtemps déjà les attendait au jardin.
Bien qu'elles ne se parlassent pas, les jeunes filles tout en rangeant ou plutôt dérangeant les meubles, avaient sans cesse les yeux fixés sur la pendule.
—Comprenez-vous, Carmencita, dit enfin doña Dolores en faisant une moue charmante, que mon cousin ne soit pas encore venu.
—C'est inconcevable, querida, répondit aussitôt doña Carmen, je vous avoue que je suis fort inquiète, la ville est, dit-on, bouleversée en ce moment; pourvu qu'il ne soit rien arrivé de fâcheux à ces pauvres jeunes gens.
—Oh! Ce serait affreux qu'il leur fût arrivé malheur.
—Que deviendrions-nous seules et sans protection dans cette maison? Où sans leurs secours déjà nous aurions été assassinées.
—D'autant plus que nous ne pouvons compter sur don Jaime, qui toujours est absent.
Les deux jeunes filles poussèrent un soupir, se regardèrent un instant en silence, puis tombèrent dans les bras l'une de l'autre en fondant en larmes.
Elles s'étaient comprises.
Ce n'étaient pas pour elles qu'elles craignaient.
—Tu l'aimes donc? demanda enfin doña Dolores d'une voix base et entrecoupée à l'oreille de son amie.
—Oh! Oui, répondit-elle doucement, et toi?
—Moi, aussi.
L'aveu était fait, elles s'entendaient maintenant et n'avaient plus rien à se cacher.
—Depuis quand l'aimes-tu? reprit doña Carmen.
—Je ne sais pas, il me semble que je l'ai aimé toujours.
—C'est comme moi.
Rien n'est aussi doux et aussi pur qu'un naïf amour de jeune fille. C'est l'âme à peine éveillée aux sensations humaines, qui cherche ses belles ailes d'ange pour s'envoler vers les régions inconnues de l'idéal.
—Et lui, t'aime-t-il? demanda doucement Carmen.
—Puisque je l'aime.
—C'est vrai, fit-elle convaincue.
L'amour a cela d'adorable en soi, qu'il est essentiellement illogique, sans cela ce ne serait pas l'amour. Soudain les deux jeunes filles se redressèrent en portant la main à leur cœur.
—Le voilà, dit Dolores.
—Il vient, fit Carmen.
Comment le savaient-elles? Le plus profond silence régnait au dehors.
Abandonnant alors la salle à manger, elles s'envolèrent au jardin comme deux colombes effarouchées.
Presqu'aussitôt on heurta à la porte.
Le vieux domestique reconnut sans doute qui frappait ainsi, car il se hâta d'ouvrir.
Le comte et son ami entrèrent.
—Ces dames? demanda le comte.
—A la huerta, Excellence, répondit le domestique eu refermant la porte derrière eux.
Les dames étaient assises dans un bosquet, doña Maria brodait, les jeunes filles lisaient fort attentivement en apparence, si attentivement, même, que bien qu'elles fussent subitement devenues rouges, elles n'entendirent pas crier les pas des visiteurs sur le sable des allées, et furent fort surprises en les apercevant.
Ceux-ci se découvrirent en entrant sous le bosquet et saluèrent respectueusement les dames.
—Vous voici donc enfin, messieurs, dit en souriant doña Maria; savez-vous que vous nous avez fort inquiétées?
—Oh! fit doña Carmen en avançant les lèvres.
—Pas beaucoup, murmura doña Dolores, ces messieurs ont sans doute trouvé autre part une occasion de se divertir, et ils en ont profité.
Le comte et Dominique regardèrent les jeunes filles avec surprise, ils ne comprenaient pas.
—Voyons, voyons, petites folles, dit doucement doña Maria, ne tourmentez pas ainsi ces pauvres jeunes gens, vous les rendez tout confus, il est probable que s'ils ne sont pas venus plus tôt c'est que cela leur a été impossible.
—Oh! Ces messieurs sont parfaitement libres de venir lorsque cela leur plaît, dit dédaigneusement doña Dolores.
—Nous nous garderons bien de les chicaner pour si peu, ajouta Carmen sur le même ton.
Ce fut le coup de grâce pour les jeunes gens, ils perdirent complètement contenance.
Les moqueuses enfants les regardèrent un instant à la dérobée, puis elles éclatèrent d'un rire si franc, si soudain, que le comte et Dominique en pâlirent de dépit.
—Vive Dieu! s'écria le vaquero, en frappant du pied avec colère, c'est aussi être trop méchant de nous punir ainsi d'une faute que nous n'avons pas commise.
—Don Adolfo nous a retenu malgré nous, dit le comte.
—Vous avez vu don Jaime? demanda doña Maria.
—Oui, madame, cette nuit vers onze heures il est venu nous visiter.
Les jeunes gens prirent alors des sièges et la conversation continua sur un ton enjoué.
Doña Carmen et Dolores continuèrent à les lutiner; elles étaient heureuses de leur avoir fait perdre aussi complètement contenance, bien qu'elles leur gardassent intérieurement rancune de ne pas avoir été comprises, sur le sentiment qui dictait leurs reproches.
Quant au comte et à Dominique, ils se sentaient heureux de se trouver près de ces belles et naïves jeunes filles; ils s'enivraient au feu de leurs regards, écoutaient avec ravissement la douce musique de leur voix, sans penser à autre chose qu'à jouir le plus longtemps possible du facile bonheur qui leur était ainsi procuré.
Toute l'après-dîner s'écoula ainsi pour eux avec la rapidité d'un songe.
A neuf heures du soir ils se retirèrent.
Ils regagnèrent leur maison sans échanger une parole.
—As-tu envie de dormir? demanda le comte à son ami dès qu'ils furent dans leur appartement.
—Ma foi non, répondit celui-ci; pourquoi?
—C'est que je désirerais causer avec toi.
—Ma foi, mon ami, cela se trouve parfaitement; moi aussi j'ai à te parler.
—Ah! fit le comte; eh bien, si tu le veux nous causerons tout en fumant un cigare et en buvant un grog.
—Je ne demande pas mieux.
Les deux jeunes gens s'installèrent en face l'un de l'autre et allumèrent leurs cigares.
—Quelle charmante journée nous avons passée! dit le comte.
—Comment en pourrait-il être autrement, répondit Dominique, auprès de personnes aussi aimables?
Et comme d'un commun accord les jeunes gens soupirèrent.
Le comte sembla tout à coup prendre une résolution.
—Voyons, dit-il à son ami, veux-tu être franc?
—Avec toi surtout je le serai toujours; tu le sais bien, répondit Dominique.
—Eh bien! Écoute, tu sais que je suis depuis quelques mois à peine au Mexique, mais ce que tu ne sais que vaguement c'est le motif qui m'a conduit dans ce pays.
—Je crois t'avoir entendu dire que tu étais arrivé ici dans l'intention d'épouser ta cousine, doña Dolores de la Cruz.
—C'est la vérité, mais ce que tu ignores, c'est la façon dont ce mariage a été convenu, et les raisons qui m'empêchent de le rompre.
—Ah! fit Dominique.
—Je serai bref; sache donc que tout enfant encore, d'après les conditions d'un pacte de famille, je fus fiancé à ma cousine doña Dolores dont j'ignorais même l'existence; devenu homme, mes parents me sommèrent de remplir l'engagement que sans me consulter ils avaient pris en mon nom. Malgré la répugnance toute naturelle que j'éprouvais pour cette union étrange avec une femme que je ne connaissais pas, il me fallut obéir. Je quittai avec regret la vie heureuse, calme et insouciante que je menais à Paris au milieu de mes amis, et je m'embarquai pour le Mexique. Don Andrés de la Cruz me reçut à mon arrivée avec la joie la plus vive, me combla des attentions les plus délicates, et me présenta à sa fille, à ma fiancée. Doña Dolores me reçut froidement, plus que froidement même; pas plus que moi sans doute, elle n'était satisfaite de l'union qu'on la contraignait de contracter avec un inconnu, et se sentait froissée du droit que son père s'était ainsi arrogé de disposer de sa main sans la consulter, ou seulement sans l'avertir, car doña Dolores, je l'appris plus tard, ignorait complètement le pacte conclu entre les deux branches de notre famille... Quant à moi, charmé du froid accueil que j'avais reçu de celle que je devais épouser, j'espérai que peut-être cette union ne se conclurait pas. Doña Dolores est fort belle, tu le sais.
—Oh! Oui, murmura Dominique.
—Son caractère est charmant, son esprit cultivé; enfin, elle réunit toutes les grâces et tous les séduisants attraits qui font une femme accomplie.
—Oh! Oui, reprit encore Dominique, tout ce que tu dis là est bien l'exacte vérité.
—Eh bien, je ne puis l'aimer, c'est plus fort que moi et cependant le devoir, le devoir m'obligea l'épouser, car doña Dolores est devenue tout à coup orpheline, elle est presque ruinée, et livrée sans défense à la haine de son frère; fiancé avec elle contre mon gré il est vrai, mais bien réellement fiancé, l'honneur m'ordonne d'accomplir cette union, dernier vœu de son père mourant; et cependant j'aime...
—Que veux-tu dire? s'écria Dominique d'une voix haletante.
—Pardonnes-moi, Dominique; j'aime doña Carmen.
—Oh! Merci, mon Dieu.
—Quoi? Que veux-tu dire?
—J'aime aussi, dit Dominique, tu me rends bien heureux, celle que j'aime, c'est doña Dolores!
Le comte tendit la main à Dominique; celui-ci se jeta dans ses bras.
Ils demeurèrent longtemps pressés dans une chaleureuse étreinte; enfin le comte se dégagea doucement.
—Espérons! dit-il, résumant par ce seul mot les sentiments qui bouillonnaient dans leur cœur.
Il était deux heures de l'après-dîner. Il n'y avait pas un souffle dans l'air, la campagne semblait endormie sous le poids d'un soleil de plomb, dont les rayons incandescents tombaient du ciel d'une couleur de cuivre fourbi sur la terre pâmée de chaleur, et faisaient étinceler, comme autant de diamants, les cailloux micacés d'une route large et tortueuse qui serpentait en méandres infinis à travers une campagne aride, semée de roches d'un blanc grisâtre sur les parois desquels ruisselait en cascade de feu une aveuglante lumière.
L'atmosphère d'une parfaite transparence, ainsi que cela existe toujours dans les climats privés d'humidité, laissait distinguer nets et précis, jusqu'au dernier plan de l'horizon, les divers accidents du paysage; avec une crudité de tons et de détails qui à cause du manque de perspective aérienne leur donnait quelque chose de dur qui attristait l'œil.
A un endroit où cette route se séparait en plusieurs branches et formait une espèce de carrefour, s'élevait une maisonnette aux murs blancs, au toit à l'italienne, et dont la porte était garnie d'un portillo formé par des troncs d'arbres mal équarris et soutenant un balcon garni d'une grille au treillage serré qui le fermait comme une cage.
Cette maisonnette était une venta.
Plusieurs chevaux attachés par la bride au portillo, la tête tristement baissée, les flancs haletant et ruisselant de sueur, semblaient être aussi accablés par la chaleur que par la fatigue.
Çà et là, plusieurs hommes roulés dans leurs zarapés, la tête à l'ombre et les pieds au soleil, dormaient, suivant l'expression espagnole, à pierna suelta.
Ces hommes étaient des guérilleros; une sentinelle à demi endormie, appuyée sur sa lance et adossée au mur, était censée veiller sur les armes de la cuadrilla, rangées en faisceau.
Sous le portillo même, un officier assis sur un hamac qu'il balançait avec les pieds, raclait désespérément un jarabe, en roucoulant d'une voix éraillée les paroles langoureusement amoureuses d'un triste.
Un gros petit homme, ventru et bouffi, aux yeux gris pleins de malice et à la physionomie railleuse, sortit de la venta et s'approcha du hamac.
—Señor don Felipe, dit-il en saluant respectueusement le musicien improvisé, ne voulez-vous donc pas dîner?
—Señor ventero, répondit l'officier d'un ton rogue, lorsque vous me parlez, vous pourriez, il me semble, être plus respectueux à mon égard et me donner le titre auquel j'ai droit, c'est-à-dire me nommer colonel.
—Excusez-moi, seigneurie, répondit l'hôte avec une nouvelle salutation plus profonde que la première, je suis ventero, moi, c'est-à-dire fort peu au courant des grades militaires.
—C'est bien, vous êtes excusé! Je ne dînerai pas encore, j'attends une personne, qui n'est pas arrivée mais qui ne saurait tarder à paraître.
—Voilà qui est certes bien malheureux! Señor colonel don Felipe, reprit le ventero; un repas que j'avais confectionné avec tant de soin: tout sera gâté, perdu.
—Ce serait un malheur, mais qu'y faire? Ma foi! Dressez le couvert, il y a assez longtemps que j'attends, j'ai un trop formidable appétit pour différer mon repas davantage.
L'hôte salua et se retira aussitôt.
Cependant le guérillero s'était décidé à quitter son hamac et à abandonner provisoirement son jarabe; après avoir tordu et allumé une cigarette de paille de maïs, il fit nonchalamment quelques pas vers l'extrémité du portillo et les bras croisés derrière le dos, la cigarette à la bouche, il interrogea l'horizon. Un cavalier, enveloppé d'un nuage épais de poussière soulevé par sa course rapide, se dirigeait de son côté.
Don Felipe poussa un cri de joie, il reconnut que ce cavalier était bien le personnage que depuis si longtemps il attendait.
—Ouf! s'écria le voyageur en arrêtant court son cheval devant le portillo et en sautant à terre, je n'en puis plus, ¡válgame Dios! Quelle horrible chaleur!
Sur un geste du colonel, un soldat s'était emparé du cheval et l'avait conduit au corral.
—Eh! Señor don Diego, soyez le bien arrivé, dit le colonel en lui tendant la main à l'anglaise; je désespérais presque de vous voir. Le dîner nous attend; après une course pareille, vous devez être presque mort de faim.
Le ventero les introduisit alors dans un cuarto retiré. Les deux convives se mirent à table et attaquèrent vigoureusement les plats posés devant eux.
Pendant la première partie du repas, tout occupés à satisfaire les exigences d'un appétit aiguisé par une longue abstinence, ils n'échangèrent que de rares paroles entre eux; mais bientôt leur ardeur se calma, ils se renversèrent sur le dossier de leurs butacas avec un ah! de satisfaction, tordirent des cigarettes, les allumèrent et se mirent à fumer, tout en buvant, à petits coups d'excellent refino de Cataluña que l'hôte avait apporté comme complément obligé du dîner.
—Çà, fit don Diego, maintenant que nous voici parfaitement repus, grâces à Dieu et à saint Julien, patron des voyageurs, causons un peu, mon cher colonel.
—Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci avec un fin sourire.
—Eh bien, reprit don Diego, je vous dirai que j'ai entretenu hier le général d'une affaire que je comptais vous proposer; savez-vous ce qu'il m'a répondu? Ne faites pas cela, mon cher don Diego, malgré ses hautes capacités, le colonel don Felipe est un niais imbu des préjugés les plus ridicules, il ne comprendrait pas la grande portée patriotique de l'affaire que vous lui proposeriez, il ne verrait que l'argent et vous refuserait en vous riant au nez, bien que cependant vingt-cinq mille piastres forment une fort belle somme; et il termina en ajoutant: soit, puisque vous lui avez donné rendez-vous, allez le trouver; ne serait-ce que pour la singularité du fait, vous verrez, si par hasard vous vous avisez de parler de cette affaire, comment il vous fermera la bouche et vous renverra, vous et vos vingt-cinq mille piastres, avec votre courte honte.
—Hum! fit le colonel auquel l'énonciation du chiffre avait donné fort à réfléchir.
Don Diego l'examinait du coin de l'œil.
—Aussi, reprit-il en jetant sa cigarette, toutes réflexions faites, je me range à l'avis du général et je ne vous parlerai de rien.
—Ah! fit encore le colonel.
—Cela me chagrine, je l'avoue, mais il faut que j'en prenne mon parti: j'irai trouver Cuellar, peut-être lui ne sera-t-il pas aussi méticuleux.
—Cuellar est un drôle, s'écria don Felipe avec violence.
—Je le sais bien, répondit don Diego doucement, mais que m'importe, en lui donnant une dizaine de mille piastres d'avance, je suis certain qu'il acceptera ma proposition, qui du reste a cela de fort avantageux qu'elle est excessivement honorable.
Le colonel remplit les verres, il semblait préoccupé.
—Diable, dit-il, c'est un beau denier que vous donnez là, dix mille piastres.
—Tout autant, cher seigneur; vous comprenez bien, n'est-ce pas? Que je ne suis pas homme à mettre ainsi gratuitement une affaire sur les bras d'un de mes amis.
—Mais Cuellar n'est pas de vos amis.
—C'est vrai; voilà pourquoi je regrette de m'adresser à lui.
—Mais de quoi s'agit-il donc, en fait?
—C'est un secret.
—Ne suis-je pas votre ami? Soyez assuré que je serai muet comme une tombe.
Don Diego parut réfléchir.
—Vous me promettez le silence?
—Je vous le jure sur l'honneur.
—Oh! Bien, rien ne m'empêche de parler alors. Voici tout simplement ce dont il s'agit: je ne vous apprendrai rien, colonel, en vous disant que de nombreux espions, servant à la fois les deux causes, vendent sans scrupule aucun, à Miramón, les secrets de nos opérations militaires, de même qu'ils se font payer à beaux deniers comptants les renseignements qu'ils nous fournissent sur celles de l'ennemi. Or, le gouvernement de Son Excellence don Benito Juárez a, en ce moment, les yeux ouverts sur les machinations de deux hommes qui sont fortement soupçonnés de jouer ce double rôle; mais les individus dont il s'agit sont doués d'une si merveilleuse finesse, leurs mesures sont si bien prises, que, malgré la quasi certitude morale qui existe contre eux, il a été jusqu'à présent impossible d'obtenir la preuve la plus légère de la vérité: ce sont ces deux hommes qu'il faudrait démasquer en s'emparant de leurs papiers, sur la remise desquels quinze mille piastres seraient immédiatement comptés en sus des dix mille donnés d'avance. Une fois ces preuves entre les mains, le général gouverneur n'hésiterait pas à les traduire devant une cour martiale. Vous voyez que cette affaire n'a rien que d'honorable pour celui qui s'en chargera.
—En effet, c'est même un acte de patriotisme méritoire que d'acquérir cette certitude; et quels sont ces deux hommes?
—Je ne vous ai pas dit leurs noms?
—C'est la seule chose que vous ayez oubliée.
—Oh! Ce ne sont pas les premiers venus, loin de là: le premier vient d'être nommé secrétaire particulier du général Ortega, et le second a, je crois, tout récemment levé une cuadrilla à ses frais.
—Mais leurs noms, leurs noms?
—Vous les connaissez bien, ou du moins je le suppose; le premier se nomme don Antonio Cacerbar et le second...
—Don Melchior de la Cruz, interrompit vivement don Felipe...
—Vous le saviez! s'écria don Diego avec une surprise parfaitement jouée.
—L'élévation subite de ces deux individus, le crédit presque illimité dont ils jouissent auprès du président, m'avait déjà donné à réfléchir, nul ne comprend rien à cette faveur si soudaine.
—Aussi, certaines personnes jugent-elles nécessaire d'élucider la question en s'assurant d'une manière positive de ce que sont ces deux hommes.
—Eh bien, s'écria don Felipe, je le saurai, moi, je vous le promets, et les preuves que vous exigez, je vous les donnerai.
—Vous feriez cela?
—Oui, je vous le jure, d'autant plus que je considère comme le devoir d'un honnête homme de prendre ces coquins la main dans le sac; et, ajouta-t-il avec un singulier sourire, nul mieux que moi ne possède les moyens d'obtenir ce résultat.
—Puissiez-vous ne pas vous tromper, colonel! Car si cela arrivait ainsi, je crois pouvoir vous assurer que la gratitude du gouvernement envers vous ne se bornerait pas à la somme dont je vais vous remettre une partie.
Don Felipe sourit avec orgueil à cette transparente allusion au nouveau grade qu'il ambitionnait.
Don Diego, sans paraître remarquer ce sourire, tira d'un grand portefeuille une feuille de papier pliée en quatre et la remit entre les mains du guérillero qui s'en empara avec un geste de joie et une expression de rapacité satisfaite qui donnait à ses traits, cependant assez beaux et assez réguliers, quelque chose de vil et de méprisable.
Ce papier était une traite de dix mille piastres payables à vue sur une grande maison de banque anglaise de la Veracruz.
Don Diego se leva.
—Vous partez? lui dit le colonel.
—Oui, j'ai le regret d'être forcé de vous quitter.
—A bientôt, seigneur don Diego.
Le jeune homme remonta à cheval et s'éloigna rapidement.
—Eh! murmurait-il tout en galopant, je crois que cette fois la souricière est bien tendue et que les misérables y seront pris.
Le colonel s'était de nouveau assis sur le hamac et avait recommencé à racler le jarabe avec plus de force que de justesse.
Dolores et Carmen étaient seules au jardin.
Blotties comme deux craintives fauvettes au fond d'un bosquet d'orangers, de citronniers, et de grenadiers en fleurs, elles caquetaient à qui mieux mieux.
Doña Maria, légèrement indisposée, gardait la chambre; ou, du moins tel était le prétexte qu'elle avait donné aux jeunes filles pour ne pas leur tenir compagnie au jardin; en réalité, elle s'était enfermée afin de lire une lettre importante que don Jaime lui avait fait passer par un homme sûr.
Les jeunes filles, libres de toute surveillance, s'en donnaient à cœur joie, à se confier leurs naïfs et doux secrets; quelques mots avaient suffi pour rendre entre elles toute explication inutile; aussi pas d'arrière-pensées, de faux fuyants; confiance entière et illimitée, union tacitement conclue pour se venir en aide et forcer les cavaliers aimés à rompre enfin un trop long silence et à laisser lire, dans leur cœur, le nom de celle que chacun d'eux préférait.
C'était justement sur ce grave et intéressant sujet que roulait en ce moment l'entretien des jeunes filles.
Bien qu'elles n'en fussent plus à s'avouer leur mutuel amour, cependant par un sentiment de dignité inséparable de toute passion véritable, elles hésitaient et reculaient en rougissant devant la pensée de pousser les jeunes gens à se déclarer.
Doña Carmen et doña Dolores étaient bien réellement de naïves et innocentes enfants, ignorantes de toutes les coquetteries et de toutes les roueries dont chez nous, peuple soi-disant civilisé, les femmes se font un jeu si cruel et parfois si implacable.
Par un de ces hasards étranges comme la vie réelle en crée si souvent, la conversation des jeunes filles était, à quelques légères différences près, la même que celle qui avait précédemment eu lieu entre le comte et son ami sur le même sujet.
—Dolores, disait doña Carmen d'une voix caressante, vous êtes plus brave que moi; mieux que moi vous connaissez don Ludovic, il est votre parent d'ailleurs: pourquoi cette réserve avec lui?
—Hélas, ma chère belle, répondit doña Dolores, cette réserve qui vous étonne m'est commandée par ma position même. Le comte Ludovic est, aujourd'hui que je suis délaissée de tous, mon seul parent; depuis longues années, nous avons été fiancés l'un à l'autre.
—Comment est il possible, s'écria vivement la jeune fille, que des parents osent ainsi enchaîner leurs enfants sans les consulter, et les condamner par avance à un avenir de douleur?
—Ces arrangements sont, dit-on, fréquents en Europe, ma chérie; d'ailleurs, nous autres femmes, notre faiblesse naturelle ne nous rend-elle pas esclaves des hommes qui pour eux ont gardé la suprême puissance; bien que cette intolérable tyrannie nous fasse gémir, il nous faut courber humblement la tête et obéir.
—Oui, cela n'est que trop vrai, cependant il me semble que si nous résistions...
—Nous serions honnies, montrées au doigt et perdues de réputation.
—Enfin, vous comptez donc, malgré votre cœur, conclure ce mariage odieux?
—Que vous dirai-je, chérie, la pensée seule que ce mariage se puisse accomplir, me rend folle de douleur, et pourtant je n'entrevois aucun moyen de m'y soustraire; le comte a quitté la France, il est venu ici, dans le but unique de m'épouser; mon père en mourant lui a fait promettre de ne pas me laisser sans protecteur et de conclure cette union. Vous voyez que voici bien des raisons et des plus graves pour qu'il me semble impossible de me soustraire au sort qui me menace.
—Mais vous, ma chérie, reprit avec feu doña Carmen, pourquoi ne vous expliquez-vous pas clairement avec le comte? Peut être cette explication aplanirait-elle toutes les difficultés.
—C'est possible, mais cette explication ne peut venir de moi, le comte m'a rendu d'immenses services depuis la mort de mon malheureux père, ce serait fort mal le récompenser que de répondre par un refus à une recherche qui, sous tous les rapports, doit m'honorer.
—Oh! Vous l'aimez, Dolores! s'écria-t-elle avec ressentiment.
—Non, je ne l'aime pas, répondit-elle avec dignité, mais peut-être m'aime-t-il, lui; rien ne me prouve le contraire.
—Je suis certaine que c'est moi qu'il aime! s'écria Carmen.
—Ma chérie, dit-elle en souriant, on n'est jamais certain de ces choses-là, même quand on a devers soi les serments les plus solennels, à plus forte raison, quand ni un mot, ni un geste, ni un regard, ne sont là pour certifier qu'on ne se trompe pas. Je reprends donc: de deux choses l'une, ou le comte m'aime, ou il ne m'aime pas et suppose que moi j'ai de l'amour pour lui; dans un cas comme dans l'autre ma conduite est toute tracée, je dois attendre sans la provoquer une explication, qui ne saurait manquer d'avoir lieu entre nous, et qui, j'en suis convaincue, ne tardera pas; alors je vous le jure Carmen, je serai ce que je dois être avec le comte, c'est-à-dire franche et loyale, et si après cette explication il reste quelques doutes dans le cœur du comte, c'est qu'il aura absolument voulu les conserver, et il ne me restera plus qu'à courber tristement la tête, et à me résigner à mon sort. Voilà tout ce qu'il m'est possible de vous promettre, ma chérie; autre chose, je n'oserais le faire, ma dignité de femme, le respect que je me dois à moi-même, m'ont tracé une ligne de conduite dont je crois de mon honneur de ne pas m'écarter.
—Ma chère Dolores, bien que fort affligée de votre résolution, cependant je suis contrainte d'avouer que c'est la seule que dans la circonstance présente il vous convienne d'adopter, ne me gardez donc pas rancune de ma mauvaise tête, je souffre tant.
—Et moi? Croyez-vous donc, chérie, que je sois heureuse? Oh! Détrompez-vous si vous avez cette pensée; peut-être suis-je plus malheureuse que vous encore.
En ce moment on entendit craquer légèrement le sable des allées.
—Voici quelqu'un; dit doña Dolores.
—C'est le comte, dit aussitôt Carmen.
—Comment le sais-tu, mignonne?
La jeune fille rougit.
—Je le devine aux battements de mon cœur, murmura-t-elle doucement.
—Il est seul, je crois.
—Oui, il est seul.
—Mon Dieu, se passerait-il quelque chose de nouveau?
—Oh! Dieu veuille que non.
Le comte parut à l'entrée du bosquet; il était seul en effet, il salua les jeunes filles et attendit qu'elles daignassent l'autoriser à pénétrer plus avant. Doña Dolores lui tendit la main en souriant, tandis que sa compagne s'inclinait pour dissimuler sa rougeur.
—Soyez le bienvenu, mon cousin, dit doña Dolores, vous arrivez tard aujourd'hui.
—Je suis heureux, ma cousine, répondit-il que vous vous soyez aperçue de ce retard involontaire; mon ami don Domingo, forcé d'aller matin de bonne heure à deux lieues de la ville, m'avait chargé d'une commission qu'il m'a fallu remplir avant que d'avoir le bonheur de vous rendre mes devoirs.
—Voici une excuse parfaitement motivée, mon cousin, et nous vous absolvons, Carmen et moi; maintenant asseyez-vous, là, entre nous deux, et causons.
—Avec le plus grand plaisir, ma cousine.
Il entra alors dans le bosquet, et s'assit entre les deux jeunes filles.
—Permettez-moi, doña Carmen, reprit-il, en se penchant avec courtoisie vers la jeune fille, de vous présenter mes respectueux hommages et de m'informer de votre chère santé.
—Je vous suis reconnaissante de cette attention, caballero, répondit-elle; grâce à Dieu, ma santé est fort bonne, je désirerais que celle de ma mère fut dans d'aussi excellentes conditions.
—Doña Maria serait-elle malade? s'écria-t-il vivement.
—J'espère que non, cependant elle est assez gravement indisposée pour garder la chambre.
Le comte fit un mouvement pour se lever.
—Peut-être ma présence ici paraîtrait-elle déplacée dans de telles circonstances, dit-il, et je vais...
—Nullement, demeurez, caballero, vous n'êtes pas un étranger pour nous: votre titre de cousin et de fiancé de ma chère Dolores, ajouta-t-elle avec intention, autorise suffisamment votre présence.
—Autorisée bien plus encore, mon cousin, par les services nombreux que vous nous avez rendus et qui vous donnent droit à notre reconnaissance.
—Aussi quoi qu'il arrive, vous et don Domingo votre ami, serez toujours les bienvenus auprès de nous, caballero, dit en souriant doña Carmen.
—Vous me comblez, señoritas.
—N'aurons-nous pas le plaisir de voir aujourd'hui votre ami?
—Pardonnez-moi, señorita, avant une heure il sera ici; mais vous vous levez, avez-vous donc l'intention de nous quitter, doña Carmen?
—Pour quelques instants seulement, caballero, je vous demande l'autorisation de vous laisser; Dolores vous tiendra compagnie pendant que j'irai voir si ma mère se trouve mieux.
—Faites, señorita, et soyez assez bonne pour informer madame votre mère du vif intérêt que je lui porte, et du chagrin que j'éprouve de la savoir indisposée.
La jeune fille salua en souriant, et s'éloigna légère comme un oiseau.
Le comte et doña Dolores demeurèrent seuls. Leur situation était singulière et surtout fort embarrassante, ils se trouvaient ainsi à l'improviste mis en demeure d'entamer cette explication, devant laquelle tout en en reconnaissant l'urgente nécessité, ils reculaient cependant tous les deux.
S'il est difficile à une femme d'avouer à l'homme qui la courtise, qu'elle ne l'aime pas, cet aveu est bien plus difficile et bien plus pénible encore, lorsqu'il doit sortir de la bouche d'un homme.
Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles les deux jeunes gens ne prononcèrent pas un mot, et se contentèrent de se jeter des regards à la dérobée.
Enfin, comme le temps se passait, et que le comte craignait, s'il laissait échapper cette occasion favorable, de ne pas la voir se représenter avant longtemps, il se décida à prendre la parole.
—Eh bien, ma cousine, dit-il du ton le plus dégagé qu'il put affecter, commencez-vous à vous habituer un peu à cette vie de recluse que les circonstances malheureuses où vous vous êtes trouvée, vous ont faite?
—Je suis parfaitement habituée à cette existence calme et reposée, mon cousin, répondit-elle, si ce n'étaient les tristes souvenirs qui, à chaque instant, me viennent assaillir, je vous avoue que je me trouverais fort heureuse.
—Je vous en félicite, ma cousine.
—En effet, que me manque-t-il ici? Doña Maria et sa fille me chérissent, elles m'entourent de soins et d'attentions, j'ai un petit cercle d'amis dévoués; puis-je désirer autre chose en ce monde, où la véritable félicité ne saurait exister?
—J'envie votre philosophie, ma cousine, cependant mon devoir de parent... et d'ami, ajouta-t-il avec hésitation, m'obligent à vous faire observer que cette situation, si heureuse qu'elle soit, ne saurait être que précaire, vous ne pouvez espérer passer vos jours au sein de cette charmante famille; mille événements imprévus peuvent surgir tout à coup, qui vous en sépareront violemment.
—C'est vrai, mon cousin, murmura-t-elle d'une voix basse et tremblante.
—Vous savez, reprit-il, combien peu, en ce malheureux pays, il est permis de compter sur l'avenir, une jeune fille de votre âge, surtout de votre beauté, ma cousine, est fatalement exposée à mille dangers auxquels il lui est presqu'impossible de se soustraire; je suis, moi, votre parent, sinon le plus proche, du moins le plus réellement dévoué, vous n'en doutez point n'est-ce pas?
—Oh! Dieu m'en garde, mon cousin, croyez bien au contraire que mon cœur vous conserve une profonde reconnaissance pour les services sans nombre que vous m'avez rendus.
—De la reconnaissance seulement, dit-il avec intention, le mot est bien vague, ma cousine.
Elle leva sur lui son charmant et limpide regard.
—Quel autre mot pourrai-je employer? dit-elle.
—J'ai tort, pardonnez-moi, reprit-il; c'est que la situation dans laquelle nous sommes placés, l'un vis-à-vis de l'autre, est si singulière, ma cousine, que je ne sais véritablement comment m'exprimer, en vous parlant toujours; je crains de vous déplaire.
—Non, mon cousin, vous n'avez rien à redouter de pareil, répondit-elle en souriant, vous êtes mon ami, et à ce titre, vous avez le droit de tout me dire, comme moi je puis tout entendre.
—Ce titre d'ami que vous me donnez, dit-il doucement, votre père avait désiré...
—Oui, interrompit-elle avec une certaine vivacité, je sais à quoi vous faites allusion, mon cousin: mon père avait fait pour moi des projets d'avenir, que la mort l'a empêché de réaliser.
—Ces projets, ma cousine, il dépend de vous seule qu'ils se réalisent.
Elle sembla hésiter pendant une minute ou deux, puis elle reprit d'une voix tremblante en pâlissant légèrement:
—Les désirs de mon père sont des ordres pour moi, mon cousin; le jour où il vous plaira d'exiger ma main, je vous la donnerai.
—Ma cousine, ma cousine, s'écria-t-il avec feu, je ne l'entends pas ainsi, j'ai juré à votre père, non seulement de veiller sur vous, mais encore, d'assurer voire bonheur par tous les moyens en mon pouvoir. Cette main que vous êtes prête à me donner, pour obéir à votre père, cette main, je ne l'accepterai que si en même temps elle est accompagnée du don de votre cœur; quels que soient les sentiments que j'éprouve pour vous, jamais je ne vous contraindrai à contracter une union qui vous rendrait malheureuse.
—Merci, mon cousin, murmura-t-elle en baissant les yeux, vous êtes noble et bon.
Le jeune homme lui prit doucement la main.
—Dolores, lui dit-il, permettez-moi de vous donner ce nom, ma cousine, je suis votre ami, n'est-ce pas?
—Oh! Oui, fit-elle faiblement.
—Mais, ajouta-t-il avec hésitation, votre ami seulement?
—Hélas! soupira-t-elle.
—Il suffit, dit-il, il est inutile d'insister davantage, ma cousine vous êtes libre.
—Que voulez-vous dire? s'écria-t-elle avec anxiété.
—Je veux dire, Dolores que je vous rends votre parole, je renonce à l'honneur de vous épouser, tout en me réservant le droit, si vous y consentez, de continuer de veiller à votre bonheur.
—Mon cousin!
—Dolores, vous ne m'aimez pas, votre cœur s'est donné à un autre, un mariage entre nous ferait le malheur de tous deux; pauvre enfant, déjà vous avez assez été éprouvée par l'adversité, à un âge où la vie ne doit être semée que de fleurs; soyez heureuse avec celui que vous aimez! Il ne tiendra pas à moi, que bientôt votre sort soit uni au sien. Ce titre précieux d'ami que vous m'avez donné je le justifierai, en renversant les obstacles, qui peut être s'opposent à l'accomplissement de vos plus chers désirs.
—Ah! s'écria-t-elle, les yeux baignés de larmes en pressant la main qui tenait la sienne, pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime, vous si digne d'inspirer de tendres sentiments?
—Le cœur a de ces anomalies, ma cousine; qui sait, peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi; maintenant; séchez vos larmes, ma querida Dolores! Ne voyez plus en moi qu'un ami dévoué, un confident sûr auquel si je ne les connaissais déjà, vous pourriez sans crainte confier tous vos charmants secrets d'amour.
—Eh quoi! fit-elle en le regardant avec surprise, vous sauriez...?
—Je sais tout, ma cousine, rassurez-vous donc; d'ailleurs, lui n'a pas été aussi discret que vous: il m'a tout avoué.
—Il m'aime! s'écria-t-elle, en se levant toute droite; il serait possible?
En ce moment un bruit de pas précipités se fit entendre au dehors.
—Lui-même va vous le dire, reprit le comte.
Au même instant, Dominique entra dans le bosquet.
—Ah! fit-elle en retombant tremblante sur le banc qu'elle avait quitté.
—Mon Dieu! s'écria Dominique en pâlissant, que se passe-t-il donc?
—Rien qui doive vous effrayer, mon ami, répondit en souriant le comte; doña Dolores vous permet de lui adresser ses hommages.
—Il serait vrai! s'écria-t-il en s'élançant vers elle et tombant à ses genoux.
—Oh! Mon cousin, fit la jeune fille d'un ton de doux reproche, pourquoi avoir ainsi abusé d'un secret?
—Que vous ne m'aviez pas confié, mais que j'ai deviné, répondit-il.
—Traître! dit la jeune fille en se levant subitement et en menaçant son cousin du doigt, si vous avez deviné mon secret, j'ai surpris le vôtre.
Et elle disparut, s'envolant légère comme un oiseau, et laissant les deux hommes face-à-face. Dominique, étonné de cette fuite imprévue qu'il ne savait à quel motif attribuer, fit un mouvement pour s'élancer à sa poursuite, mais le comte l'arrêta.
—Demeure, lui dit-il; le cœur des jeunes filles a des mystères qui ne doivent pas être dévoilés. Que veux-tu de plus, maintenant que tu es sûr de son amour?
—Oh! Mon ami, s'écria-t-il en se jetant dans ses bras, je suis le plus heureux des hommes.
—Egoïste, lui dit doucement le comte, qui ne songe qu'à lui lorsque mon âme souffre peut-être sans espoir!
Doña Dolores n'avait fui aussi vite le bosquet que pour rétablir un peu d'ordre dans ses pensées, et se remettre de la trop forte émotion qu'elle venait d'éprouver.
Comme elle allait entrer dans la maison, Carmen en sortit.
Dolores se jeta dans ses bras en fondant en larmes. La jeune fille, effrayée de l'état dans lequel elle voyait son amie, la conduisît doucement jusqu'à sa chambre, où celle-ci se laissa mener machinalement sans opposer la plus légère résistance.
Doña Dolores demeura longtemps avant de pouvoir raconter à son amie ce qui s'était passé dans le bosquet, et comment l'arrivée imprévue de Dominique l'avait pour ainsi dire obligée à laisser échapper l'aveu de son amour.
Doña Carmen, qui était loin de s'attendre à un dénouement si prompt et surtout si heureux, fut au comble de la joie.
Plus de contrainte désormais, plus de malentendus, elles pourraient sans arrière-pensée se livrer à leurs doux rêves d'avenir. Qu'avaient-elles à redouter, maintenant qu'elles étaient sûres de l'amour des deux jeunes gens? Quel obstacle pourrait empêcher leur prompte union?
Ainsi raisonnait doña Carmen, pour rassurer la pudeur un peu effarouchée de son amie par l'aveu qui malgré elle lui avait échappé et la remplissait de honte.
Les jeunes filles sont ainsi, qu'elles consentent à ce que celui qu'elles aiment devine leur amour, mais qu'elles considèrent comme une impardonnable faiblesse d'en convenir devant lui.
Carmen, plus âgée de quelques années que Dolores et par conséquent plus forte contre ses propres émotions, railla doucement son amie de sa faiblesse, et l'amena peu à peu à convenir avec elle que, puisque l'aveu de son amour était fait, elle ne le regrettait pas.
Elles quittèrent alors leur chambrette, et, composant leur visage pour en effacer toute trace d'émotion, elles se rendirent au jardin.
Il était désert.
En retournant de quelques pas en arrière, nous raconterons ce qui s'était passé depuis le jour où Miramón avait si librement disposé de l'argent des bons de la Convention déposé au consulat anglais jusqu'à celui où notre histoire est arrivée; car les événements politiques, non seulement ne furent pas étrangers, mais encore précipitèrent le dénouement de l'histoire que nous avons entrepris d'écrire.
Ainsi que don Jaime le lui avait prédit, la façon tant soit peu brutale dont le général Márquez avait exécuté ses ordres, et l'acte même foncièrement illégal de s'emparer des fonds de la Convention, avait fatalement entaché le caractère jusque-là si pur de tout arbitraire et de toute spoliation du jeune président.
En apprenant cette nouvelle, les membres du corps diplomatique, entre autres l'ambassadeur d'Espagne et le chargé d'affaires de France, qui penchaient plutôt pour Miramón que pour Juárez, à cause de la noblesse de son caractère et de l'élévation de ses vues, avaient, dès ce moment, considéré la cause du parti modéré représenté par Miramón comme irrémissiblement perdue, à moins d'un de ces miracles si fréquents en révolution, mais dont rien ne faisait soupçonner la possibilité. D'ailleurs, la somme comparativement fort importante des bons de la Convention, jointe à celle que don Jaime avait fait remettre au président, n'avait pas suffi, non pas à combler le déficit, il était énorme, mais seulement à le diminuer sensiblement.
La plus grande partie de l'argent avait été employée à payer les soldats qui, n'ayant pas touché de solde depuis trois mois, commençaient à faire entendre des cris séditieux et menaçaient de déserter en masse.
L'armée payée ou à peu près, Miramón ouvrit des enrôlements dans le but de l'augmenter, afin de tenter une dernière fois la fortune des combats, résolu à défendre pied à pied le pouvoir qui lui était librement confié par les représentants de la nation.
Cependant, malgré la confiance qu'il affectait, le jeune et aventureux général ne se faisait pas illusion sur ce que sa position avait de déplorable, vis-à-vis des forces de plus en plus considérables et réellement imposantes des puros, ainsi que se nommaient eux-mêmes les partisans de Juárez; aussi, avant de jouer sa dernière partie, voulût-il essayer du dernier moyen en son pouvoir c'est-à-dire une médiation diplomatique.
L'ambassadeur d'Espagne, à son arrivée au Mexique, avait reconnu le gouvernement de Miramón; ce fut donc à ce diplomate, qu'en désespoir de cause, s'adressa le président aux abois, dans le but d'obtenir une médiation des ministres résidents afin de tenter par la conciliation d'arriver au rétablissement de la paix, proposant de se soumettre à certaines conditions dont voici les plus importantes:
Premièrement, les délégués choisis par les deux partis belligérants, conférant avec les ministres européens et celui des États-Unis, conviendraient de la façon de rétablir la paix.
Secondement: Ces délégués nommeraient la personne qui devrait conserver le gouvernement de toute la république pendant qu'une assemblée générale résoudrait les questions qui divisaient les Mexicains.
Troisièmement enfin: on déterminerait également la manière de convoquer le Congrès.
Cette dépêche, adressée le 3 octobre 1860 au ministre d'Espagne, se terminait par ces paroles significatives qui montraient bien la lassitude de Miramón et le désir réel qu'il avait d'en finir:
«Dieu veuille que cette convention, tentée confidentiellement, obtienne un meilleur résultat que celles qui jusqu'à ce jour ont été proposées.»
Ainsi que tout le faisait supposer, cette tentative suprême de réconciliation échoua.
Le motif en était simple et facile à comprendre pour les gens même les plus en dehors de la politique.
Juárez, maître de la plus grande partie du territoire de la république, se sentait dans son gouvernement de Veracruz trop fort par l'épuisement de son adversaire, pour ne pas se montrer intraitable sur le fond même de la question; il voulait non pas partager la position par des concessions réciproques, mais bien triompher intégralement.
Pourtant, comme un brave lion acculé par les chasseurs, Miramón avait toujours foi dans sa valeureuse épée si souvent victorieuse, il ne désespérait pas encore ou plutôt il ne voulait pas désespérer; afin de retenir les lambeaux épars de ses derniers défenseurs, le l7 novembre, il leur adressa un suprême appel, dans lequel il s'efforça de ranimer les étincelles mourantes de sa cause perdue déjà, essayant de donner à ceux qui l'entouraient encore l'énergie qu'il conservait intacte en lui-même.
Malheureusement, la foi avait fui, ces paroles tombaient dans des oreilles fermées par l'intérêt personnel et la peur; nul ne voulut comprendre ce cri suprême de l'agonie d'un grand et sincère patriote.
Cependant, il fallait prendre une résolution quelconque, renoncer à continuer la lutte et déposer le pouvoir, ou tenter de nouveau le sort des armes et résister jusqu'à la dernière extrémité.
Ce fut cette dernière résolution qui après mûres réflexions fut adoptée par le général.
La nuit touchait à son terme; des lueurs bleuâtres filtraient à travers les rideaux et faisaient pâlir les bougies allumées dans le cabinet où une fois déjà nous avons conduit le lecteur pour le faire assister à l'entretien du général président et de l'aventurier.
Cette fois encore les deux mêmes interlocuteurs se trouvaient face-à-face dans le cabinet.
Les bougies presque entièrement brûlées montraient que la veillée avait été longue, les deux hommes courbés sur une immense carte semblaient l'étudier avec la plus sérieuse attention, tout en causant entre eux avec une certaine animation.
Tout à coup le général se redressa avec un mouvement d'humeur et se laissa tomber dans un fauteuil.
—Bah! murmura-t-il entre ses dents, à quoi bon s'obstiner contre la mauvaise fortune?
—Pour la vaincre, général, répondit l'aventurier.
—C'est impossible.
—Vous désespérez? Vous? dit-il avec intention.
—Je ne désespère pas; loin de là, je suis au contraire résolu à me faire tuer s'il le faut, plutôt que de subir la loi que prétend m'imposer ce misérable Juárez, cet Indien haineux et vindicatif ramassé par pitié sur le bord d'une route par un Espagnol, et qui ne se sert des connaissances qu'il a acquises, et de l'éducation de hasard qu'il a reçue, que pour déchirer sa patrie et la plonger dans un gouffre de malheurs.
—Que voulez-vous faire à cela, général? répondit railleusement l'aventurier. Qui sait? Peut-être l'Espagnol dont vous pariez n'a-t-il élevé cet Indien que dans le but d'accomplir une vengeance et dans la prévision de ce qui se passe aujourd'hui?
—Tout porterait à te croire, sur mon âme. Jamais homme n'a suivi avec une patience plus féline les plus ténébreux projets et n'a accompli plus d'odieuses actions avec un cynisme plus effronté.
—N'est-ce pas le chef des Puros? dit en riant l'aventurier.
—Maudit soit cet homme! s'écria le général dans un mouvement de généreuse indignation dont il ne fut pas maître; il veut la ruine de notre malheureux pays.
—Pourquoi ne pas vouloir suivre mon conseil?
Le général haussa les épaules avec impatience.
—Eh! Mon Dieu, dit-il, parce que le plan que vous m'avez soumis, est impraticable.
—Ce motif est-il bien réellement le seul qui vous empêche de l'adopter? demanda-t-il finement.
—Et puis, reprit le général avec un léger embarras, puisque vous m'y contraignez, parce que je le trouve indigne de moi.
—Oh! Général, permettez-moi de vous faire observer que vous ne m'avez pas compris.
—Allons donc, vous plaisantez, mon ami, je vous ai si bien compris au contraire que si vous y tenez je vous répéterai mot pour mot le plan que vous avez conçu, et, ajouta-t-il en riant, que par amour-propre d'auteur, vous tenez tant à me voir mettre à exécution.
—Ah! fit l'aventurier d'un air de doute.
—Eh bien, ce plan, le voici; sortir, de la ville à l'improviste, ne pas prendre d'artillerie avec moi, afin de marcher plus vite; à travers des chemins perdus, surprendre l'ennemi, l'attaquer.
—Et le battre, ajouta l'aventurier avec intention.
—Oh! Le battre... fit-il avec doute.
—C'est immanquable; remarquez donc, général, que vos ennemis vous supposent avec raison enfermé dans la ville, occupé à vous y fortifier dans la prévision du siège dont ils vous menacent; que, depuis la défaite du général Márquez, ils savent qu'aucun de vos partisans ne tient la campagne, que, par conséquent, ils n'ont pas d'attaque à redouter et qu'ils marchent avec la sécurité la plus entière.
—C'est vrai, murmura le général.
—Aussi, rien ne sera-t-il plus facile que de les mettre en déroute; la guerre de partisan est la seule non seulement que vous puissiez faire aujourd'hui, mais qui vous offre des chances de succès à peu près certaines; en harcelant sans cesse vos ennemis, en les battant en détail, vous avez l'espoir de ressaisir la fortune qui vous abandonne et de vous délivrer de votre odieux compétiteur. Ayez seulement le dessus dans trois ou quatre rencontres avec ses troupes, et vos partisans qui vous abandonnent parce qu'ils vous croient perdu vous reviendront en foule, et cette formidable armée de Juárez fondra comme la neige au soleil.
—Oui, oui, je comprends ce qu'il y a de hardi dans ce plan.
—D'ailleurs, il vous offre une chance suprême.
—Laquelle?
—Celle, si vous êtes vaincu, d'anoblir votre chute en tombant les armes à la main sur un champ de bataille au lieu de vous laisser enfumer comme un renard dans un terrier par un ennemi que vous méprisez, et de vous voir dans quelques jours contraint d'accepter une capitulation honteuse, afin d'éviter à la capitale de la république, les horreurs d'un siège.
Le général se leva et commença à marcher à grands pas dans le cabinet; au bout d'un instant il s'arrêta devant l'aventurier.
—Merci, don Jaime, lui dit-il d'une voix affectueuse, merci! Votre rude franchise m'a fait du bien, elle m'a prouvé qu'il me reste au moins un ami fidèle dans la mauvaise fortune; eh bien, soit j'adopte votre plan, aujourd'hui même je le mettrai à exécution; quelle heure est-il?
—Pas tout-à-fait quatre heures du matin, général.
—A cinq heures, j'aurai quitté México.
L'aventurier se leva.
—Vous me quittez, mon ami, lui dit le président.
—Ma présence n'est plus nécessaire ici, général; permettez-moi de me retirer.
—Nous nous reverrons.
—Au moment de la bataille, oui, général. Où comptez-vous attaquer l'ennemi?
—Là, dit le général, en posant le doigt sur un point de la carte, à Toluca, où son avant-garde n'arrivera pas avant deux heures de l'après-dîner; en faisant diligence, je puis l'atteindre vers midi et avoir ainsi le temps nécessaire à tout préparer pour le combat.
—L'endroit est bien choisi, je vous prédis une victoire, général.
—Dieu vous entende! Moi je n'y crois pas.
—Encore votre découragement.
—Non, mon ami, vous vous trompez; ce n'est pas découragement de ma part, c'est conviction.
Et il tendit affectueusement la main à l'aventurier qui prit congé et se retira.
Quelques instants plus tard, don Jaime avait quitté México et penché sur le cou de son cheval il courait à fond de train en rase campagne.
Ainsi que Miramón l'avait dit à l'aventurier, à cinq heures précises il sortait de México à la tête de ses troupes.
Ses forces n'étaient pas nombreuses; elles ne se composaient que de trois mille cinq cents hommes, infanterie et cavalerie, sans artillerie, à cause des chemins perdus à travers lesquels il devait marcher.
Chaque cavalier portait un fantassin en croupe, afin de rendre la marche plus rapide.
C'était réellement un coup de main que le président allait tenter, coup de main des plus hasardeux, mais qui, pour cette raison même, avait de nombreuses chances de succès.
Le général Miramón chevauchait en tête de l'armée, au milieu de son état major avec lequel il causait gaiment; on aurait dit, à le voir allant ainsi calme et souriant, que nulle préoccupation n'attristait son esprit, il semblait en quittant México avoir repris cette heureuse insouciance de la jeunesse que les soucis du pouvoir lui avaient si vite fait oublier.
La matinée bien qu'un peu fraîche présageait un beau jour: un transparent brouillard s'élevait de la terre pompé par les rayons de plus en plus ardents du soleil. Quelques rares troupeaux apparaissaient çà et là dans les plaines; des recuas de mules, conduites par des arrieros et se dirigeant vers México, croisaient incessamment la marche des troupes; la terre bien cultivée ne présentait aucune trace de la guerre, la campagne semblait au contraire jouir d'un calme profond.
Quelques Indiens couraient le long des chemins conduisant des bœufs à la ville, d'autres amenaient des fruits et des légumes, tous se hâtaient, et chantaient insouciamment, pour charmer les ennuis et la longueur de la route.
En croisant le président qu'ils connaissaient bien, ils s'arrêtaient étonnés, se découvraient, et le saluaient avec un affectueux respect.
Cependant, sur l'ordre de Miramón, les troupes s'étaient engagées dans des sentiers perdus, presqu'infranchissables, où les chevaux n'avançaient qu'avec une difficulté extrême.
Le paysage se fit alors plus abrupte et plus accidenté; la marche devint plus rapide, le silence se rétablit dans les rangs des soldats: on approchait de l'ennemi.
Vers dix heures du matin, le président ordonna une halte pour faire reposer les chevaux, et donner aux soldats le temps de déjeuner. Ordinairement rien de curieux comme une armée mexicaine; chaque soldat est accompagné de sa femme, chargée de porter les provisions de bouche, et de préparer les repas. Ces malheureuses, dévouées à toutes les affreuses conséquences de la guerre, campent à quelques distances des troupes lorsqu'elles s'arrêtent; ce qui donne aux armées mexicaines l'apparence d'une émigration de barbares. Lorsqu'on livre bataille, elles demeurent spectatrices impassibles de la lutte, sachant d'avance qu'elles deviendront la proie du vainqueur, mais acceptant, ou plutôt se soumettant avec une philosophique indifférence à cette dure nécessité.
Cette fois, il n'en avait pas été ainsi; le président avait expressément défendu qu'aucune femme suivît l'armée; les soldats avaient donc emporté leurs provisions de bouche toutes préparées dans les alforjas, ou doubles poches de toile attachées à l'arrière de leur selle; précaution qui, en évitant une perte de temps considérable sur celui marqué pour le repas, avait en outre cet avantage qu'elle évitait qu'on allumât du feu.
A onze heures on sonna le boute-selle et chacun se mit en devoir de reprendre son rang.
On approchait de Toluca, lieu où le président avait résolu d'attendre l'ennemi.
Le chemin coupé de ravins profonds, à travers lesquels on ne pouvait passer qu'avec des difficultés extrêmes, devenait presqu'impraticables; cependant les soldats ne se décourageaient pas, c'était l'élite des troupes de Miramón, ses plus fidèles partisans, ceux qui l'avaient accompagné depuis le commencement de la guerre; ils redoublaient d'ardeur devant les obstacles qu'ils surmontaient en riant, encouragés par l'exemple de leur jeune général qui marchait bravement en avant, et leur donnait ainsi l'exemple de la patience et de l'abnégation.
Le général Cobos avait été détaché en éclaireur avec une vingtaine d'hommes résolus afin de surveiller la marche de l'ennemi, et d'avertir le président dès qu'il l'apercevrait, en se repliant aussitôt sans se laisser voir sur le gros de l'armée.
Soudain Miramón aperçut trois cavaliers qui accouraient à toute bride vers lui; supposant avec raison que ces cavaliers étaient porteurs d'une nouvelle importante, il éperonna son cheval et s'élança au devant d'eux.
Bientôt il les eut rejoints.
De ces trois hommes deux étaient des soldats, le troisième bien monté et armé jusqu'aux dents, paraissait être un paysan.
—Quel est cet homme? demanda le président en s'adressant à un des soldats.
—Excellence, répondit l'un d'eux, cet individu s'est présenté au général en demandant à être conduit vers vous, il est porteur, dit-il, d'un pli qui doit vous être remis personnellement.
—Qui t'envoie vers moi? demanda le président à l'inconnu, immobile devant lui.
—Que votre Excellence lise d'abord cette lettre, répondit-il, en retirant un pli cacheté de son dolman et le présentant respectueusement au général.
Miramón le décacheta et le parcourut rapidement des yeux.
—Ah, ah! fit-il en l'examinant avec attention, comment te nommes-tu, mon brave?
—López, mon général.
—Bien! Ainsi il est près d'ici?
—Oui, général, embusqué avec trois cents cavaliers.
—Alors, il te met à ma disposition?
—Oui, général, pour tout le temps que vous aurez besoin de moi.
—Dis-moi, López, tu connais ce pays?
—J'y suis né, Excellence.
—Ainsi, tu es capable de nous guider?
—Où il vous plaira.
—Connais-tu la position de l'ennemi?
—Parfaitement, Excellence; les têtes de colonnes des généraux Berriozábal et Degollado, ne sont qu'à une lieue environ de Toluca, où elles doivent faire une grande halte.
—A quelle distance sommes-nous de Toluca, nous autres?
—En suivant cette route, à trois lieues environ, Excellence.
—C'est bien long; il y a un autre chemin plus court?
—Il y en a un qui raccourcit la distance de plus des deux tiers.
—¡Caray! s'écria le général, il faut le prendre.
—Oui, mais il est étroit, dangereux et impraticable à l'artillerie, la cavalerie même n'y passera qu'à grand peine.
—Je n'ai pas d'artillerie.
—Alors, la chose est possible, général.
—Je n'en demande pas davantage.
—Seulement, si votre Excellence me le permet, je lui soumettrai un avis que je crois bon.
—Parle.
—Le chemin est rude; il serait préférable de démonter la cavalerie, de laisser marcher l'infanterie en avant, et de la faire suivre par les cavaliers, conduisant leurs chevaux en bride.
—Cela va bien nous retarder.
—Au contraire, général, nous irons plus vite à pied.
—Soit; dans combien de temps serons-nous à Toluca?
—Dans trois quarts d'heure... est-ce trop, général?
—Non; si tu tiens ta promesse, je te donnerai dix onces.
—Bien que ce ne soit pas l'intérêt qui me dirige, répondit López, en riant, je suis tellement certain de ne pas me tromper, que je regarde l'argent comme gagné.
—Eh bien, puisqu'il en est ainsi, prend-le tout de suite, dit le général en lui donnant sa bourse.
—Merci, Excellence; maintenant nous partirons quand vous voudrez; seulement, recommandez le plus grand silence aux soldats, afin que nous arrivions à l'improviste sur l'ennemi, et que nous l'attaquions avant qu'il ait le temps de se reconnaître.
Miramón expédia un soldat au général Cobos, pour lui donner l'ordre de se replier au plus vite, puis il fit mettre pied à terre aux soldats, plaça les fantassins en avant, sur quatre de front, ce qui était la plus grande largeur dont on pouvait disposer; la cavalerie démontée forma l'arrière-garde.
Le général Cobos ne tarda pas à rejoindre; en quelques mots, Miramón le mit au fait.
Le président, faisant tenir en bride derrière lui son cheval et celui du guide, se plaça en tête de la troupe, malgré les prières de ses amis.
—Non, répondit-il à leurs sollicitations, je suis votre chef: en cette qualité, la plus grande part de péril me revient, ma place est ici et j'y reste.
Ils furent contraints de le laisser agir à sa guise.
—Partons-nous? dit Miramón à López.
—Allons, général.
Ils se mirent en marche; tous ces mouvements avaient été exécutés dans le plus grand silence, avec une rapidité et un ensemble admirable.
López ne s'était pas trompé: le sentier qu'il avait fait prendre aux troupes était si rocailleux et si difficile, que les troupes avançaient beaucoup plus rapidement à pieds.
—Ce sentier se prolonge-t-il ainsi longtemps? demanda le président au guide.
—Jusqu'à demi-portée de fusil à peu près de Toluca, général, répondit celui-ci; arrivé là, il monte par une pente assez rapide, en s'élargissant beaucoup, jusqu'à dominer Toluca, où il est facile de descendre même avec la cavalerie au galop.
—Hum! Il y a du bon et du mauvais dans ce que tu m'apprends-là.
—Je ne comprends pas, Excellence.
—Dam, c'est assez clair cependant, il me semble: suppose que les Puros aient placé un cordon de sentinelles sur la hauteur, notre projet sera éventé et notre expédition inutile, tu n'as pas réfléchi à ce que tu faisais en nous conduisant par ici.
—Pardon, Excellence, les Puros savent qu'aucun corps d'armée ne bat la campagne, ils se croient certains de n'avoir pas d'attaque à redouter; ils ne prennent donc pas des précautions, qu'ils considèrent comme inutiles; de plus, les hauteurs dont vous parlez, sont trop éloignées de l'endroit où ils camperont, et surtout trop élevées pour qu'ils songent à les couronner.
—Enfin, murmura le général, à la grâce de Dieu! Maintenant que je suis ici, je ne reculerai pas.
Ils continuèrent à s'avancer en redoublant de précautions.
Depuis vingt-cinq minutes environ ils étaient engagés dans le sentier, lorsque López, après avoir jeté autour de lui un regard scrutateur, s'arrêta subitement.
—Que fais-tu? lui demanda le général.
—Vous le voyez, Excellence, je m'arrête; de l'autre côté de ce coude, qui est là devant nous, le sentier commence à monter, nous ne sommes plus qu'à une portée de fusil au plus de Toluca; si vous me le permettez, je vais me lancer en avant, en enfant perdu, afin de m'assurer que les hauteurs ne sont pas surveillées et que vous avez le passage libre.
Le général le regarda attentivement.
—Vas, lui dit-il enfin, nous attendrons ton retour pour pousser en avant, je me fie à toi.
López se débarrassa de ses armes et de son chapeau, qui non seulement lui étaient inutiles, mais encore auraient pu le trahir, et s'étendant sur le sol, il commença à ramper à la mode indienne et ne tarda pas à disparaître au milieu des halliers qui bordaient le sentier.
Cependant, sur un signe du président, le mot de halte avait rapidement circulé dans les rangs et l'armée s'était arrêté presqu'instantanément.
Quelques minutes s'écoulèrent.
Les généraux s'étaient rapprochés, ils entouraient le président.
Le guide ne revenait pas. L'anxiété était au comble.
—Cet homme nous trahit, dit le général Cobos.
—Je ne le crois pas, répondit aussitôt Miramón, je suis sûr de celui qui me l'a adressé.
En ce moment, les buissons s'écartèrent et un homme parut.
Cet homme était López, le guide.
Son visage était calme, son œil clair, sa démarche assurée; il s'approcha du président, s'arrêta à deux pas de lui, le salua et attendit qu'il lui adressât la parole.
—Eh bien? demanda Miramón.
—Je me suis avancé jusqu'à la crête même de la hauteur, Excellence, répondit-il, j'ai vu distinctement le bivouac des Puros; ils ne soupçonnent pas votre présence: je crois que vous pouvez agir.
—Ainsi, ils n'ont pas établi de cordon de sentinelles sur la hauteur?
—Non, général.
—Bien, conduis-moi jusqu'à l'entrée du sentier, il me faut voir les lieux afin de dresser mon plan d'attaque en conséquence.
López ramassa son fusil et son chapeau.
—Je suis prêt, dit-il.
Ils s'avancèrent; derrière eux, à une courte distance venait l'armée.
Tout était désert, ainsi que le guide l'avait annoncé.
Miramón examina le terrain avec la plus sérieuse attention.
—Bon, murmura-t-il, je sais maintenant ce qui me reste à faire, et s'adressant au guide:
—Ainsi, ton maître est embusqué de façon à prendre l'ennemi à revers, dit-il.
—Oui, Excellence.
—Mais comment le prévenir, afin que son attaque coïncide avec la nôtre?
—Rien de plus facile, Excellence; vous voyez cet arbre, qui s'élance solitaire et dont le faîte, seul, domine la hauteur?
—Oui, je le vois, eh bien?
—J'ai l'ordre de couper la tête de cet arbre au moment précis ou vous commencerez l'attaque, la disparition de l'arbre, sera pour lui le signal de charger l'ennemi.
—Vive Dieu! s'écria-t-il, cet homme est né général, rien ne lui échappe; vas à cet arbre, monte dessus, et tiens-toi prêt, lorsque tu me verras lever mon épée en l'air, d'un coup de ta machette tu trancheras la cime de l'arbre: tu m'as compris?
—Parfaitement, Excellence, mais après que ferai-je?
—Ce que tu voudras.
—Bon, alors je rejoindrai mon maître.
Il prit son cheval des mains de l'assistant qui le tenait en bride, et se dirigea tranquillement vers l'arbre.
Miramón divisa son infanterie en trois corps, et plaça sa cavalerie en réserve.
Toutes les dispositions prises, les troupes commencèrent l'ascension de la hauteur.
Lorsqu'elles atteignirent le sommet.
—En avant! En avant! s'écria Miramón en brandissant son épée et s'élançant sur la descente.
Toute l'armée roula derrière lui comme une avalanche.
En voyant le président lever son épée, d'un seul coup López avait tranché la cime de l'arbre au sommet duquel il se tenait, puis, cet exploit accompli, il s'était laissé glisser en bas, avait sauté sur son cheval et s'était élancé au galop à la suite de l'armée.
L'apparition subite des troupes de Miramón avait causé un désordre affreux dans le bivouac des Puros, qui étaient loin de s'attendre à une attaque aussi brusque et aussi vigoureuse, leurs espions leur ayant assuré qu'aucun corps d'armée ne tenait la campagne.
Les soldats sautèrent sur leurs armes, et les officiers essayèrent d'organiser la résistance, mais avant même que les rangs fussent formés, déjà les troupes du président étaient sur eux, et les chargeaient avec furie, aux cris de...
—Vive México! Miramón! Miramón!
Cependant les généraux qui commandaient les Puros, officiers braves et intelligents, se multipliaient pour résister; à la tête des soldats qui déjà s'étaient armés et avaient, tant bien que mal, formé leurs rangs; ils engagèrent une fusillade meurtrière, les canons avaient été mis en batterie et ouvrirent un feu terrible contre l'infanterie du président.
L'affaire devenait sérieuse. Les Juaristas avaient l'avantage du nombre; remis de la panique qu'ils avaient d'abord éprouvée, il était à craindre si le combat se prolongeait, qu'ils prissent l'offensive.
En ce moment, de grands cris se firent entendre sur leurs derrières, et une troupe nombreuse de cavaliers se rua sur eux la lance en avant.
Pris entre deux ennemis, les Juaristas se crurent trahis; ils perdirent la tête et commencèrent à se débander.
La cavalerie de Miramón apparut en ce moment et chargea vigoureusement l'ennemi.
Le combat dégénéra dès lors en massacre, ce ne fut plus une lutte, mais une boucherie; les Juaristas pris en avant, en flanc et en arrière, ne songèrent plus qu'à s'ouvrir passage.
La retraite commença, et bientôt se changea en déroute complète.
Le général Berriozábal, le général Degollado, ses fils, deux colonels, tous les officiers composant leur état major, quatorze pièces de canon, une grande quantité de munitions et d'armes, et plus de deux mille prisonniers tombèrent entre les mains de Miramón. Le président avait eu sept hommes tués et onze légèrement blessés.
La bataille n'avait duré que vingt-cinq minutes. La victoire était complète.
La fortune capricieuse accordait un dernier sourire à celui dont elle avait résolu la perte.
Cette victoire imprévue si éclatante et si complète, remportée par Miramón sur des troupes aguerries commandées par des officiers renommés, rendit subitement le courage et l'espoir aux partisans effrayés du président de la République.
L'esprit des soldats changea à un tel point qu'ils ne doutèrent plus du triomphe de leur cause et en arrivèrent en quelques instants à la considérer presque comme définitivement gagnée.
Seul, au milieu de la joie générale, Miramón ne se faisait pas illusion sur la portée de la victoire qu'il avait remportée: pour lui ce lustre nouveau jeté sur ses armes si longtemps victorieuses n'était que le dernier et brillant éclat jeté par la torche sur le point de s'éteindre.
Il connaissait trop à fond la position précaire à laquelle il était réduit pour se bercer un seul instant d'espérances trompeuses; seulement, il remerciait intérieurement la fortune du dernier sourire qu'elle daignait lui accorder et qui l'empêcherait de tomber du pouvoir comme un homme vulgaire.
Lorsque la cavalerie, lancée à la poursuite des fuyards pour les empêcher de se rallier, eut enfin rejoint le gros de l'armée demeuré sur le champ de bataille, Miramón après avoir accordé un repos de deux heures à ses troupes, donna l'ordre de rentrer à México.
Le retour du corps expéditionnaire fut loin d'être aussi rapide, que sa marche précédente: les chevaux fatigués n'avançaient qu'avec peine, l'infanterie avait mis pied à terre pour escorter les prisonniers, puis les canons et les nombreuses voitures de bagages dont on s'était emparés et qui venaient à la suite de l'armée, ne pouvaient passer que par une route large et frayée, ce qui obligea le général Miramón à prendre le grand chemin et lui occasionna un retard de plusieurs heures.
Il était dix heures du soir environ lorsque l'avant-garde du corps expéditionnaire atteignit les garitas de México.
Il faisait nuit noire, et pourtant la ville apparaissait dans l'ombre diamantée d'une innombrable quantité de lumières.
Les bonnes comme les mauvaises nouvelles se propagent avec une rapidité extraordinaire; résolve qui pourra ce problème presqu'insoluble, mais ce qui est certain c'est que la bataille était à peine terminée à Toluca que déjà on en connaissait l'issue à México; le bruit du succès éclatant remporté par le président avait immédiatement couru de bouche en bouche sans que qui que ce fût sût de qui il le tenait.
A la nouvelle de cette victoire inespérée, la joie avait été universelle, l'enthousiasme porté à son comble et, la nuit venue, la ville s'était spontanément trouvé illuminée.
L'ayuntamiento, en corps, attendait le président à l'entrée de la ville pour lui adresser ses félicitations; les troupes défilèrent entre deux haies compactes de peuple poussant de frénétiques vivats, agitant les mouchoirs et les chapeaux et tirant force pétards en signe de réjouissance; les cloches malgré l'heure avancées sonnaient à toute volée et les nombreux chapeaux à la basile des membres du clergé mêlés à la foule prouvaient que les prêtres et les moines, si froids la veille même pour l'homme qui toujours les avait soutenus, avaient, à la nouvelle de sa victoire, senti subitement se réveiller leur enthousiasme endormi.
Miramón traversa toute cette foule, calme, impassible, rendant, avec une imperceptible expression d'ironie, les saluts qui lui étaient incessamment adressés à droite et à gauche.
Il mit pied à terre devant le palais; un peu en avant de la porte, un homme se tenait immobile et souriant.
Cet homme était l'aventurier.
En l'apercevant, Miramón ne put réprimer un mouvement de joie.
—Ah! Venez, venez, mon ami, s'écria-t-il, en allant à lui.
Et à la stupéfaction générale, il passa son bras sous le sien et l'entraîna dans l'intérieur du palais.
Lorsque le président eut atteint le cabinet particulier, dans lequel il travaillait habituellement, il se jeta dans un fauteuil, et essuyant, avec un mouchoir, son visage baigné de sueur.
—Ouf! s'écria-t-il, d'un ton de mauvaise humeur, je suis rompu! Cette stupide palinodie, à laquelle j'ai été malgré moi contraint d'assister, m'a sur l'honneur plus brisé de fatigue que tous les autres événements de cette journée, cependant si féconde en péripéties extraordinaires.
—Bien, répondit affectueusement l'aventurier, je suis heureux de vous entendre parler ainsi, général; je craignais que vous vous ne fussiez laissé griser par votre succès.
Le général haussa les épaules avec dédain.
—Pour qui me prenez-vous, mon ami? répondit-il; quelle triste idée vous faites-vous de moi, si vous supposez que je sois homme à me laisser ainsi aveugler par un succès qui, tout éclatant qu'il paraisse, n'est en réalité qu'une victoire de plus à enregistrer, mais dont les résultats seront nuls pour le bien de la cause que je soutiens?
—Ce que vous dites n'est que trop vrai, général.
—Croyez-vous que je l'ignore? Ma chute est inévitable: cette bataille la retardera de quelques jours à peine; je dois tomber, parce que malgré les cris enthousiastes de la foule, toujours changeante et facile à tromper, ce qui jusqu'à présent a fait ma force et m'a soutenu dans la lutte que j'ai entreprise, m'a abandonné sans retour, je sens que l'esprit de la nation n'est plus avec moi.
—Peut-être allez-vous trop loin, général! Encore deux batailles comme celle-ci, et qui sait si vous n'aurez pas reconquis tout ce que vous avez perdu.
—Mon ami, le succès de celle d'aujourd'hui vous appartient: c'est grâce à votre brillante charge sur les derrières de l'ennemi qu'il a été démoralisé et par conséquent vaincu.
—Vous vous obstinez à tout voir en noir; je vous le répète encore: deux batailles comme celle-ci, et vous êtes sauvé.
—Ces batailles, je les livrerai, mon ami, si on m'en laisse le temps, croyez-le bien. Ah! Si au lieu d'être seul, cerné dans México, j'avais encore des lieutenants dévoués, tenant la campagne, après la victoire d'aujourd'hui, tout aurait pu se réparer.
En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit et le général Cobos parut.
—Ah! C'est vous, mon cher général, lui dit le président, en lui tendant la main, et reprenant subitement un air riant, soyez le bienvenu. Quel motif me procure le plaisir de vous voir?
—Je supplie votre seigneurie de m'excuser si j'ose me présenter ainsi, sans être annoncé, mais j'ai à l'entretenir de choses graves, qui n'admettent pas de retard.
L'aventurier fit un mouvement pour se retirer.
—Restez, je vous en prie, dit le président en l'arrêtant du geste; parlez, mon cher général.
—Monsieur le président, le désordre le plus grand règne sur la place parmi le peuple et les soldats: la plupart demandent à grands cris, que les officiers, faits prisonniers aujourd'hui, soient immédiatement fusillés comme traîtres à la patrie.
—Hein? fit le président, en se redressant subitement, et en devenant légèrement pâle, que me dites-vous donc là, mon cher général?
—Si votre seigneurie consent à ouvrir les fenêtres de ce cabinet, elle entendra les cris de mort, que l'armée et le peuple poussent de concert.
—Ah! murmura Miramón, des assassinats politiques, commis de sang-froid après la victoire; jamais je ne consentirai à autoriser des crimes aussi odieux! Non, mille fois non; pour moi, du moins, il n'en sera pas ainsi. Où se trouvent les officiers prisonniers?
—Dans l'intérieur du palais, gardés à vue dans la cour.
—Donnez l'ordre qu'ils soient immédiatement conduits en ma présence; allez, général.
—Ah! Mon ami, s'écria le président avec découragement, dès qu'il se trouva seul avec l'aventurier, que peut-on espérer d'un peuple aussi dénué du sens moral que le nôtre? Hélas! Que doivent penser les gouvernements européens de cette apparente barbarie! Quel mépris ne doivent-ils pas avoir pour notre malheureuse nation! Et pourtant, ajouta-t-il, ce peuple n'est pas méchant, c'est son long esclavage qui l'a ainsi rendu cruel et les interminables révolutions dont depuis quarante ans, il est constamment victime; venez, suivez-moi, il faut en finir.
Il sortit alors du cabinet, accompagné par l'aventurier, et entra dans un immense salon, où ses partisans les plus dévoués se trouvaient réunis.
Le président alla s'asseoir sur un siège élevé de deux marches, préparé pour lui au haut-bout du salon et les officiers demeurés fidèles à sa cause se groupèrent aussitôt à sa droite et à sa gauche.
Sur un signe affectueux de Miramón, l'aventurier était resté à son côté, indifférent en apparence.
Un bruit de pas et un froissement d'armes se firent entendre au dehors, et les officiers prisonniers, précédés par le général Cobos entrèrent dans la salle.
Bien qu'ils affectassent d'être calmes, ces prisonniers ne laissaient pas que d'être assez inquiets sur le sort qui leur était réservé; ils avaient entendu les cris de mort poussés contre eux, et connaissaient les mauvaises dispositions des partisans de Miramón à leur égard.
Celui qui marchait le premier était le général Berriozábal, jeune homme de trente ans au plus, à la tête expressive, aux traits fins et intelligents, et à la démarche noble et dégagée; auprès de lui venait le général Degollado entre ses deux fils, puis deux colonels et les officiers composant l'état-major du général Berriozábal.
Les prisonniers s'avancèrent d'un pas ferme vers le président qui, à leur approche, quitta vivement son siège et fit, le sourire sur les lèvres, quelques pas au devant d'eux.
—Caballeros, leur dit-il en les saluant gracieusement, je regrette que les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons malheureusement placés, ne me permettent pas de vous rendre immédiatement la liberté; du moins, j'essaierai, par tous les moyens en mon pouvoir, de vous rendre douce une captivité qui, je l'espère, ne sera pas de longue durée. Veuillez d'abord reprendre les épées que vous portez si vaillamment et dont je regrette de vous avoir privés.
Il fit un signe au général Cobos qui s'empressa de restituer aux prisonniers les armes qu'on leur avait enlevées, et que ceux-ci reçurent avec un mouvement de joie.
—Maintenant, caballeros, reprit le président, daignez accepter l'hospitalité que je vous offre dans ce palais, où vous serez traités avec tous les égards que mérite votre infortune; je ne demande que votre parole de soldats et de caballeros de ne pas en sortir sans mon autorisation, non point que je doute de votre honneur, mais seulement afin de vous soustraire aux tentatives de gens mal disposés à votre égard et aigris par les souffrances d'une longue guerre; vous êtes donc prisonniers sur parole, caballeros, et libres d'agir à votre guise.
—Monsieur le général, répondit le général Berriozábal, au nom de tous, nous vous remercions sincèrement de votre courtoisie, nous ne pouvions moins attendre de votre générosité bien connue; cette parole que vous nous demandez, nous vous la donnons et nous n'userons de la liberté dont vous nous laissez jouir que dans les limites que vous jugerez convenable d'y apporter, vous promettant de n'essayer en aucune façon de reconquérir notre liberté sans que vous nous ayez dégagés: de notre parole.
Après quelques autres compliments échangés entre le président et les deux généraux, les prisonniers se retirèrent dans les appartements qui leur furent assignés.
Au moment où le général Miramón se préparait à rentrer dans son cabinet, l'aventurier l'arrêta vivement et lui désignant un officier supérieur qui paraissait chercher à se dissimuler au milieu des groupes.
—Connaissez-vous cet homme? lui dit-il d'une voix basse et tremblante.
—Certes je le connais, répondit le président; depuis quelques jours seulement il est à moi, et déjà il m'a rendu d'éminents services, il est Espagnol et se nomme don Antonio Cacerbar.
—Oh! Je sais son nom, dit l'aventurier, car moi aussi je le connais depuis bien longtemps malheureusement; général, cet homme est un traître!
—Allons, vous plaisantez.
—Je vous répète, général, que cet homme est un traître; j'en suis sûr! fit-il avec force.
—Je vous en prie, n'insistez pas davantage, mon ami, interrompit vivement le général, cela me serait pénible; bonne nuit, venez demain: je désire causer avec vous de choses importantes.
Et après lui avoir fait un geste affectueux, le président rentra dans son cabinet dont la porte se referma sur lui.
L'aventurier demeura un instant immobile, douloureusement affecté de l'incrédulité du président.
—Oh! murmura-t-il tristement, ceux que Dieu veut perdre, il les aveugle! Hélas! Maintenant tout est fini, cet homme est irrémissiblement condamné, sa cause est perdue!
Il sortit du palais en proie aux plus sinistres prévisions.
L'aventurier avait, ainsi que nous l'avons dit, quitté le palais; la place Mayor était déserte, l'effervescence populaire s'était calmée aussi vite qu'elle s'était soulevée; grâce aux prières de certaines personnes influentes, les soldats étaient rentrés dans leurs quartiers; les léperos et autres citoyens tout aussi recommandables qui formaient la majorité de la populace ameutée, voyant que décidément il n'y avait rien à faire et que les victimes qu'ils convoitaient leur échappaient définitivement, avaient fini après quelques cris et quelques huées poussés en manière de consolation par se dissiper à leur tour et à regagner les bouges plus ou moins mal famés toujours ouverts dans les bas quartiers de la ville et où ils étaient sûrs de trouver asile.
Seul, López était demeuré ferme à son poste. L'aventurier lui avait ordonné de l'attendre à la porte du palais et il l'attendait, seulement comme la nuit était noire et que la plus profonde obscurité avait succédé à l'illumination radieuse de la soirée, il l'attendait la main sur ses armes, les yeux et les oreilles au guet, afin de ne pas être, malgré le voisinage du palais, surpris et dévalisé par quelque rôdeur de nuit désœuvré, qui n'aurait pas été fâché de profiter de cette bonne aubaine, si le peon n'avait pas fait aussi bonne garde.
Lorsque López vit s'ouvrir la porte du palais, il comprit que son maître, seul, pouvait en sortir aussi tard et il s'approcha de lui.
—Quoi de nouveau? demanda l'aventurier en mettant le pied à l'étrier.
—Pas grand chose, répondit-il.
—Tu en es sûr?
—A peu près; cependant maintenant que j'y réfléchis, il me semble avoir tout à l'heure aperçu quelqu'un de ma connaissance sortant du palais.
—Ah! Il y a longtemps?
—Ma foi non, un quart d'heure, vingt minutes au plus, mais je crains de m'être trompé, parce qu'il portait un costume si différent de celui sous lequel je l'ai connu, et puis j'ai eu si peu le loisir de le voir.
—Eh bien! Qui as-tu cru reconnaître?
—Vous ne me croirez pas, si je vous dis que c'était don Antonio Cacerbar, mon ancien blessé.
—Au contraire, car moi, je l'ai vu au palais.
—Ah, demonio, alors! Je regrette bien de n'avoir pas écouté sa conversation.
—Comment, sa conversation? Où? Avec qui, parle ou étrangle; voyons, t'expliqueras-tu à la fin?
—M'y voici, m'y voici, mi amo; à sa sortie du palais, il y avait encore quelques groupes sur la place, un homme s'est dégagé d'un de ces groupes et s'est approché de don Antonio.
—Et cet homme, l'as-tu reconnu?
—Pour cela non, vu qu'il avait un chapeau de vigogne à large bord, abattu sur les yeux et qu'il était embossé jusqu'au nez dans un grand manteau, et puis il ne faisait pas beaucoup plus clair qu'en ce moment.
—Au fait! Au fait! s'écria l'aventurier avec impatience.
—Ces deux hommes se sont donc mis à causer à voix basse.
—Et tu n'as rien entendu?
—Mon Dieu non, quelques mots à peine, sans suite et voilà tout.
—Répète-les moi toujours.
—Volontiers: «Ainsi, il était là,»a dit l'un; je n'ai pas entendu la réponse de l'autre; «Bah! Il n'oserait pas,»a repris le premier; puis ils ont causé si bas que je n'ai rien pu entendre; le premier a dit encore: «Il faut y aller.» «Il est bien tard,»a fait l'autre; je n'ai plus entendu que ces deux mots: Palo Quemado; puis, après avoir encore échangé quelques mots à voix basse, ils se sont séparés; le premier n'a pas tardé à disparaître sous les portales; quant à don Antonio, il a tourné à droite comme s'il voulait se rendre au paseo de Bucareli; mais il se sera arrêté dans quelque maison, car il n'est pas probable qu'à une pareille heure la pensée lui soit venue de s'aller promener seul dans un tel endroit.
—C'est ce que nous ne tarderons pas à savoir, répondit l'aventurier en se mettant en selle, donne-moi mes armes et suis-moi; les chevaux ne sont pas fatigués?
—Non, ils sont tous frais au contraire, dit López en donnant à l'aventurier un fusil double, une paire de revolvers et une machette; d'après vos ordres, je suis allé au corral où j'ai laissé nos chevaux fatigués, j'ai sellé Mono et Zopilote qui sont ceux-ci, et je suis revenu vous attendre.
—Tu as bien fait; en route!
Ils s'éloignèrent alors, traversèrent la place déserté et, après quelques détours, faits sans doute dans le but de dépister les espions qui auraient pu les surveiller dans les ténèbres, ils prirent enfin la direction de Bucareli.
A México, dès que la nuit est tombée, il est défendu, à moins d'une permission spéciale qui ne s'obtient que fort difficilement, de circuler à cheval dans les rues; cependant l'aventurier semblait fort peu se préoccuper de cette défense, du reste son audace était parfaitement justifiée par l'apparente indifférence des celadores dont ils rencontraient bon nombre sur leur passage et qui les laissaient galoper à leur guise sans risquer la moindre protestation à cet égard.
Lorsque les deux cavaliers se trouvèrent assez éloignés du palais pour ne plus redouter d'être suivis, chacun d'eux sortit un demi-masque noir de sa poche et l'appliqua sur son visage; cette précaution prise contre les curieux qui malgré l'obscurité auraient pu les reconnaître, ils reprirent leur course.
Ils ne tardèrent pas à atteindre l'entrée du paseo de Bucareli; l'aventurier s'arrêta, et après avoir d'un regard perçant essayé de sonder les ténèbres il fit entendre un sifflement aigu et prolongé.
Aussitôt une ombre se détacha de l'enfoncement d'une porte où elle se trouvait parfaitement cachée et s'avança jusqu'au milieu de la rue; arrivée là, cette ombre ou plutôt cet homme s'arrêta et attendit sans prononcer une parole.
—Est-il passé quelqu'un par ici depuis trois quarts d'heure? dit l'aventurier.
—Oui et non, répondit laconiquement l'inconnu.
—Explique-toi.
—Un homme est venu, s'est arrêté devant la maison qui est là à votre droite, a frappé dans ses mains à deux reprises; au bout d'un instant, une porte s'est ouverte, un peon est sorti conduisant en bride un cheval pie, et tenant un manteau doublé de rouge sous le bras.
—Comment as-tu vu cela, par cette nuit noire?
—Le peon portait une lanterne; l'homme dont je vous parle lui a reproché son imprudence, a brisé la lanterne sous son talon, puis il a jeté le manteau sur ses épaules.
—Quel costume portait cet homme?
—Celui d'officier supérieur de cavalerie.
—C'est bien, après?
—Il a remis son chapeau à plumes au peon, celui-ci est rentré dans la maison dont il est sorti un instant après, portant un chapeau de vigogne à golilla d'or, des pistolets et un fusil, il a chaussé des éperons en argent à l'officier, celui-ci a pris les armes s'est coiffé du chapeau, est monté sur le cheval et est parti.
—Dans quelle direction?
—Dans celle de la Plaza Mayor.
—Et le peon?
—Il est rentré dans la maison.
—Tu es sûr de ne pas avoir été vu par l'un on l'autre?
—J'en suis sûr.
—C'est bien; veille! Adieu!
—Adieu! et il se renfonça dans les ténèbres.
L'aventurier et son peon tournèrent bride; bientôt ils se retrouvèrent sur la Plaza Mayor, mais ils la traversèrent sans s'arrêter.
Don Jaime paraissait savoir quelle direction il lui fallait suivre, car il galopait sans hésiter à travers les rues; bientôt il arriva à la garita de San Antonio, qu'il passa sans s'arrêter; quelques maraîchers commençaient déjà à entrer en ville.
Arrivé à six cents pas de la garita environ, à un endroit où la route forme un carrefour dont le milieu est occupé par une croix de pierre et où viennent rayonner en étoiles six routes assez larges mais fort mal entretenues, l'aventurier s'arrêta de nouveau et comme la première fois, il poussa un sifflement aigu.
Au même instant, un homme, couché au pied de la croix, se leva tout droit et se tint immobile devant lui.
—Un homme est passé ici, dit don Jaime, monté sur un cheval pie, coiffé d'un chapeau à golilla d'or.
—Cet homme est passé, répondit l'inconnu.
—Combien y a-t-il de temps?
—Une heure.
—Était-il seul?
—Il était seul.
—Quelle direction a-t-il prise?
—Celle-ci, répondit l'inconnu en étendant le bras vers le deuxième sentier de gauche.
—C'est bien.
—Suivrai-je?
—Où est ton cheval?
—Dans un corral près de la garita.
—C'est trop loin, je n'ai pas le temps d'attendre adieu, veille.
—Je veillerai.
Il se recoucha au pied de la croix.
Les deux cavaliers reprirent leur course.
—C'est bien au Palo Quemado qu'il se rend, murmura l'aventurier, nous l'y trouverons.
—C'est probable, fit López, avec le plus grand sang-froid; c'est drôle que je n'aie pas deviné cela plus tôt, c'était cependant bien facile.
Ils galopèrent pendant une heure environ, sans échanger une parole; enfin, ils aperçurent à une courte distance une masse sombre dont la noire silhouette se détachait sur l'obscurité moins épaisse de la campagne qui les cerclait.
—Voici le Palo Quemado, dit don Jaime.
—Oui, répondit seulement López.
Ils firent encore quelques pas en avant et s'arrêtèrent.
Tout à coup un chien se mit à aboyer avec fureur.
—¡Demonio! s'écria don Jaime, il faut passer, le maudit animal nous trahirait.
Ils éperonnèrent leurs chevaux et partirent à fond de train.
Au bout de quelques instants le chien dont les abois s'étaient changés en grognements sourds se tut complètement.
Les cavaliers firent halte, don Jaime mit pied à terre.
—Cache les chevaux quelque part aux environs, dit-il, et attends-moi.
López ne répondit pas, le digne homme n'était pas causeur, il n'aimait pas prodiguer inutilement ses paroles.
L'aventurier, après avoir visité ses armes avec le plus grand soin afin d'être sûr que, au cas probable où il serait forcé de s'en servir, elles ne lui manqueraient pas, se rasa sur le sol comme un Indien des hautes savanes et par un mouvement onduleux, lent et presque insensible, il s'avança vers le rancho del Palo Quemado.
Lorsqu'il ne fut plus qu'à une courte distance du rancho il vit ce qu'il n'avait pas remarqué d'abord, c'est-à-dire que des chevaux au nombre de dix ou douze étaient attachés devant le rancho et que plusieurs hommes couchés sur le sol dormaient près d'eux.
Un individu armé d'une longue lance se tenait immobile devant la porte, sentinelle placée là sans doute pour veiller à la sûreté générale.
L'aventurier s'arrêta: la situation était difficile; les individus quels qu'ils fussent, réunis dans le rancho, n'avaient négligé aucune précaution au cas où on aurait essayé de les surprendre.
Cependant, plus les difficultés paraissaient grandes, plus l'aventurier comprenait l'importance du secret qu'il voulait surprendre; aussi son hésitation fût-elle courte, et résolût-il, si grands que fussent les risques qu'il lui faudrait courir, de savoir quels étaient les membres de cette réunion clandestine et pour quel motif ils étaient réunis.
Le lecteur connaît assez l'aventurier que nous lui avons présenté sous tant de noms, pour deviner que, une fois sa résolution prise de pousser en avant, il n'hésiterait pas à le faire.
Ce fut en effet ce qui arriva; seulement il redoubla de prudence et surtout de précautions, n'avançant pour ainsi dire que pas à pas et rampant sur la terre avec la silencieuse élasticité d'un reptile.
Au lieu de se diriger directement vers le rancho, il le contourna afin de s'assurer que, à part la sentinelle placée devant la porte, il n'avait pas à redouter d'être découvert par quelque surveillant embusqué sur le derrière du bâtiment.
Ainsi que l'aventurier l'avait prévu, le rancho n'était gardé que par devant.
Il se redressa, et autant que les ténèbres lui permettaient de le faire il examina les environs.
Un corral assez grand, clos par une haie vive, attenait à l'habitation; ce corral paraissait désert.
Don Jaime chercha une ouverture par laquelle il pût se glisser dans l'intérieur; après quelques minutes de tâtonnement, il en découvrit enfin une assez large pour lui livrer passage.
Il entra.
Maintenant les difficultés étaient moindres pour s'approcher de la maison; en suivant la haie il parvint en quelques instants presqu'au mur.
Ce qui l'étonnait, c'était de ne pas avoir été senti et dépisté par le chien qui précédemment avait si brusquement annoncé son approche.
Voici ce qui était arrivé: inquiets des aboiements du chien et craignant qu'il ne révélât par ses cris leur présence suspecte aux Indiens qui à cette heure se rendaient à la ville pour vendre leurs marchandises, les étrangers réunis dans le rancho, confiants dans leur sentinelle pour veiller sur leur sûreté, avaient ordonné au ranchero de faire rentrer l'animal dans l'intérieur de sa maison et de l'enchaîner assez loin pour que ses cris ne fussent pas entendus du dehors dans le cas où la fantaisie d'aboyer lui reprendrait.
Cet excès de prudence, de la part des hôtes provisoires du rancho, permit à l'aventurier de s'approcher non seulement sans être découvert mais encore sans éveiller les soupçons.
Bien qu'il ignorât cette particularité, don Jaime en profita, remerciant tout bas la Providence qui l'avait débarrassé d'un surveillant si incommode.
En examinant attentivement le mur contre lequel il marchait, et en le sondant, il arriva devant une porte qui, par une négligence inconcevable, n'était que poussée, et qui céda à la légère pression qu'il lui imprima.
Cette porte ouvrait sur un corridor fort sombre en ce moment, mais un léger filet de lumière qui filtrait à travers les ais mal joints d'une porte, révéla à don Jaime l'endroit où, selon toutes probabilités, les étrangers étaient réunis.
L'aventurier s'approcha à pas de loups, plaça son œil à la fissure, et regarda.
Trois hommes couverts d'épais manteaux étaient assis autour d'une table encombrée de bouteilles et de gobelets, dans une salle assez grande, autant qu'on en pouvait juger, et éclairée seulement par un candil fumeux placé sur un coin de la table.
La conversation était animée entre les trois convives qui buvaient, fumaient et parlaient, comme des hommes qui se croient sûrs de ne pas être écoutés et par conséquent de n'avoir rien à redouter.
Ces trois hommes, l'aventurier les reconnut aussitôt: le premier était don Felipe Neri Irzabal, le colonel guérillero, le second don Melchior de la Cruz et le troisième don Antonio de Cacerbar.
—Enfin! murmura l'aventurier avec un frisson de joie, je vais donc tout savoir.
Et il prêta attentivement l'oreille.
Don Felipe parlait, il semblait être dans un état d'ivresse assez prononcé; cependant, bien que sa langue fût pâteuse, il ne divaguait pas encore, seulement comme tous les gens à demi-ivres, il commençait à s'embrouiller dans des raisonnements entortillés, et paraissait soutenir avec un indomptable entêtement une condition qu'il voulait imposer à ses deux interlocuteurs et à laquelle ceux-ci ne voulaient pas consentir.
—Non, répétait-il incessamment, il est inutile d'insister, señores, je ne vous livrerai pas la lettre que vous me demandez, je suis un honnête homme, moi, je n'ai qu'une parole, ¡voto a brios! et à chaque mot il frappait du poing sur la table.
—Mais, répondit don Melchior, si vous vous obstinez à garder cette lettre que vous avez cependant ordre de nous remettre, il nous sera impossible de remplir la mission dont nous sommes chargés.
—Quel crédit, ajouta don Antonio, nous accorderont les personnes avec lesquelles nous devons nous entendre si rien ne vient leur prouver que nous sommes bien et dûment autorisés à le faire?
—Cela ne me regarde pas, chacun pour soi en ce monde, je suis un honnête homme, je dois veiller à mes intérêts comme vous veillez aux vôtres.
—Mais ce que vous dites-là est absurde, s'écria don Antonio avec impatience; c'est notre tête que nous risquons dans cette affaire.
—Possible, cher seigneur, chacun fait ce qu'il veut. Moi, je suis un honnête homme, je marche droit devant moi, vous n'aurez point la lettre, à moins de me donner ce que je vous demande, donnant donnant, je ne connais que cela, moi. Pourquoi, selon vos conventions avec le général, ne l'avez-vous pas prévenu de l'affaire d'aujourd'hui?
—Nous vous avons prouvé que cela était impossible, puisque cette sortie a été résolue à l'improviste.
—Bon, à l'improviste! Vous vous arrangerez comme vous pourrez avec Son Excellence le général en chef, je m'en lave les mains.
—Trêve de niaiseries, dit sèchement don Antonio, voulez-vous oui ou non remettre à moi ou à ce caballero la lettre dont vous avez été chargé par le Président pour nous?
—Non, répondit nettement don Felipe, à moins que vous me fassiez un bon de dix mille piastres. C'est réellement pour rien, je suis un honnête homme, moi.
—Hum! murmura à part lui l'aventurier; un autographe du señor Benito Juárez, c'est précieux en effet, je ne le marchanderais pas moi, si on me l'offrait.
—Mais, s'écria don Melchior, c'est un vol indigne que vous commettez en agissant ainsi.
—Eh bien, après? fit cyniquement don Felipe d'un ton d'ironie amer, je vole, vous trahissez, nous sommes partie à partie, voilà tout.
A cette insulte qui leur tombait si brutalement en plein visage, les deux hommes se levèrent.
—Partons, dit don Melchior, cet homme est une brute qui ne veut rien entendre.
—Le plus simple est d'aller trouver le général en chef, ajouta don Antonio, il saura nous rendre justice, et nous venger de ce misérable ivrogne.
—Allez, allez, mes chers seigneurs, dit le guérillero en ricanant, allez et bon voyage; je garde la lettre, peut-être trouverai-je acquéreur; je suis honnête homme, moi!
A cette menace, les deux hommes échangèrent un regard en portant la main à leurs armes, mais après une hésitation qui eut la rapidité d'un éclair, ils haussèrent dédaigneusement les épaules et sortirent de la salle.
Au bout de quelques instants, on entendit au dehors le galop rapide de plusieurs chevaux qui s'éloignaient.
—Les voilà partis, murmura le guérillero en se versant un plein gobelet de mezcal qu'il avala d'un trait; ils décampent, ma foi, comme si le diable les emportait! Ils sont furieux! Bah! Cela m'est bien égal, j'ai gardé la lettre.
Tout en se parlant ainsi à lui-même, le guérillero replaça son gobelet sur la table; soudain, il tressaillit: un homme enveloppé jusqu'aux yeux dans les plis redoublés d'un épais manteau se tenait immobile devant lui.
Cet homme tenait de chaque main un revolver à six coups, dont les canons étaient dirigés sur la poitrine du guérillero.
Celui-ci fit un brusque mouvement d'effroi à cette vue à laquelle il était si loin de s'attendre.
—Hein? s'écria-t-il d'une voix que l'émotion et l'épouvante faisaient trembler; quel est ce démon et à qui en veut-il? Ah! Ça, mais je suis donc tombé dans un guêpier, moi!
La terreur l'avait dégrisé; il essaya de se lever pour s'enfuir.
—Un mot, un geste, dit l'inconnu d'une voix sourde et menaçante, et je vous brûle la cervelle.
Le guérillero se laissa lourdement retomber sur l'escabeau qui lui servait de siège.
Caché derrière la porte du corridor, l'aventurier n'avait pas perdu un mot de ce qui s'était dit.
Lorsque don Melchior et don Antonio s'étaient levés, ignorant par quelle porte ils sortiraient, don Jaime avait en toute hâte quitté le corridor, s'était glissé dans le corral et blotti contre la haie il avait attendu.
Mais, après quelques minutes, comme rien n'avait bougé, qu'aucun bruit ne s'était fait entendre, il s'était hasardé à sortir de sa cachette, et à s'engager de nouveau dans le corridor.
Puis, il s'était approché de la porte et avait appliqué son œil à la fente par laquelle il avait pu précédemment voir tout ce qui s'était passé dans la salle.
Les deux hommes venaient de sortir, don Felipe était seul, toujours assis devant la table et buvant.
Le parti de l'aventurier fut pris aussitôt: plaçant la lame de son couteau entre le pêne de la serrure et la gâche, il avait ouvert la porte sans bruit, s'était silencieusement approché du guérillero et lui avait révélé sa présence de la façon tant soit peu brutale que nous avons rapportée à la fin du chapitre précédent.
Le guérillero était brave, cependant l'apparition soudaine de l'aventurier et la vue des revolvers dirigés vers lui l'avaient atterré.
Don Jaime profita de cet instant de prostration; sans désarmer ses pistolets, il marcha droit à la porte par laquelle don Melchior et don Antonio s'étaient retirés, la ferma solidement en dedans afin d'éviter toute surprise, puis il revint à pas lents vers la table, s'assit sur un escabeau, posa ses pistolets tout armés devant lui, et laissant tomber son manteau.
—Causons, dit-il.
Bien que ce mot eût été prononcé d'une voix assez douce, cependant l'effet qu'il produisit sur le guérillero fut immense.
—El Rayo! s'écria-t-il avec un frisson de terreur en apercevant le masque noir qui couvrait le visage de son singulier interlocuteur.
—Ah! Ah! fit celui-ci avec un ricanement ironique, vous me reconnaissez, cher seigneur don Felipe.
—Que me voulez-vous? balbutia-t-il.
—Plusieurs choses, répondit l'aventurier, mais procédons par ordre, rien ne nous presse.
Le guérillero se versa un plein gobelet de refino de Cataluña, le porta à ses lèvres et le vida d'un seul coup.
—Prenez garde, lui fit observer l'aventurier, l'eau-de-vie d'Espagne est forte, elle monte facilement à la tête; mieux vaut, je crois, pour ce qui va se passer entre nous que vous conserviez votre sang-froid.
—C'est juste, murmura le guérillero et, saisissant la bouteille par le col, il la lança contre la muraille où elle se brisa en éclat.
L'aventurier sourit, puis il reprit en tordant nonchalamment une cigarette entre ses doigts:
—Je vois que vous avez la mémoire bonne, cela me fait plaisir, je craignais que vous ne m'ayez oublié.
—Non, non, je me rappelle notre dernière rencontre à Las Cumbres.
—C'est cela; vous souvenez-vous comment s'est terminée notre entrevue?
Le guérillero devint pâle, mais il ne répondit pas.
—Bon, je vois que la mémoire vous fait défaut, je vais vous venir en aide.
—C'est inutile, répondit don Felipe, en relevant la tête et semblant prendre définitivement une résolution, comme le hasard m'avait permis d'apercevoir vos traits, vous m'avez dit...
—Je sais, je sais, interrompit l'aventurier, eh bien, la promesse que je vous ai faite, je vais la tenir.
—Tant mieux, dit-il résolument; après tout on ne meurt qu'une fois, autant aujourd'hui qu'un autre jour et à présent que plus tard, je suis prêt à vous faire face.
—Je suis charmé de vous voir dans ces dispositions belliqueuses, répondit froidement l'aventurier; refrénez un peu votre ardeur batailleuse, je vous prie, chaque chose aura son temps, soyez tranquille, mais il ne s'agit pas de cela pour le mouvement.
—De quoi s'agit-il donc alors? demanda le guérillero avec étonnement.
—Je vais vous le dire.
L'aventurier sourit de nouveau, appuya les coudes sur la table et se penchant légèrement vers son interlocuteur:
—Combien, dit-il, vouliez-vous vendre à vos nobles amis, la lettre que le señor don Benito Juárez vous avait chargé de leur remettre.
Don Felipe fixa sur lui un regard effaré et faisant machinalement le signe de croix:
—Cet homme est le démon! murmura-t-il avec épouvante.
—Non, rassurez-vous, je ne suis pas le démon, mais je sais beaucoup de choses, sur vous surtout, cher seigneur, et sur les nombreux trafics, auxquels vous vous livrez; je connais le marché que vous avez fait avec un certain don Diego; de plus, si vous le désirez, je vous répéterai mot pour mot la conversation que vous avez eue il y a une heure à peine, dans cette salle même où nous sommes en ce moment, avec les señores don Melchior de la Cruz et don Antonio Cacerbar. Maintenant, venons au fait; je veux que vous me donniez, vous me comprenez bien n'est-ce pas? Que vous me donniez et non pas que vous me vendiez la lettre du señor Juárez que vous avez là dans votre dolman, que vous avez refusée aux honorables caballeros dont je vous ai cité les noms, et que vous me livriez en même temps les autres papiers dont vous êtes porteur et qui, je le suppose, doivent être fort intéressants.
Le guérillero avait eu le temps de reprendre une partie de son sang-froid; aussi, fût-ce d'une voix assez ferme qu'il répondit:
—Que prétendez-vous faire de ces papiers?
—Ceci doit vous importer fort peu, du moment où ils ne seront plus dans vos mains.
—Et si je refuse de vous les livrer?
—Je serai quitte pour vous les prendre de force; voilà tout, répondit-il paisiblement.
—Caballero, dit don Felipe avec un accent de dignité dont l'aventurier fut surpris, ce n'est pas le fait d'un homme brave comme vous l'êtes de menacer ainsi qui ne saurait se défendre; je n'ai pour toute arme que mon sabre, tandis que vous au contraire vous disposez de la vie de douze hommes.
—Pour cette fois, il y dans ce que vous dites une apparence de raison, reprit l'aventurier, et votre observation serait juste, si je devais me servir de mes revolvers pour vous contraindre à faire ce que j'exige de vous; mais rassurez-vous, vous aurez un combat loyal, mes pistolets demeureront sur cette table; je croiserai seulement ma machette contre votre sabre, ce qui non seulement, rétablira l'équilibre entre nous mais encore vous donnera sur moi un avantage signalé.
—Agirez-vous réellement ainsi, caballero?
—Je vous en donne ma parole d'honneur; j'ai pour habitude de toujours régler loyalement mes comptes avec mes ennemis comme avec mes amis.
—Ah! Vous appelez cela régler vos comptes? dit-il avec ironie.
—Certes; quel autre nom puis-je employer?
—Mais d'où provient cette haine que vous me portez?
—Je n'ai pas de haine pour vous plus que pour tout autre misérable de votre trempe, dit-il brusquement; vous avez, dans un moment de forfanterie, voulu voir mon visage, afin de me reconnaître plus tard, je vous ai averti que cette vue vous coûterait la vie; peut-être vous aurai-je oublié, mais aujourd'hui vous vous trouvez de nouveau sur ma route, vous possédez des papiers qui me sont indispensables, ces papiers, je suis résolu à m'en emparer à tout prix; vous me les refusez, je ne puis m'en rendre maître qu'en vous tuant, je vous tuerai; maintenant, je vous accorde cinq minutes pour réfléchir et me dire si décidément vous vous obstinez dans votre refus.
—Ces cinq minutes que vous m'octroyez si généreusement sont inutiles, ma résolution est immuable, vous n'aurez ces papiers qu'avec ma vie.
—Soit, vous mourrez, dit-il en se levant.
Il prit ses revolver, les désarma et les alla poser sur une table placée à l'extrémité de la pièce; puis, revenant vers le guérillero et saisissant sa machette:
—Êtes-vous prêt? lui dit-il.
—Un instant, répondit don Felipe en se levant à son tour, j'ai, avant de croiser le fer avec vous, deux demandes à vous adresser.
—Je vous écoute, parlez.
—Le combat que nous allons nous livrer est un combat à mort?
—En voici la preuve, répondit l'aventurier en détachant son masque et le jetant loin de lui.
—Bien, dit-il, cette preuve que vous me donnez est suffisante en effet, l'un de nous succombera donc; supposons que ce soit moi.
—Toute supposition est inutile, le fait est certain.
—Je l'admets, répondit froidement le guérillero; au cas où cela se réaliserait, me promettez-vous de faire ce que je vous demanderai?
—Oui, sur l'honneur, si cela m'est possible.
—Merci, c'est possible: il s'agit simplement d'être mon exécuteur testamentaire.
—Je le serai, parlez.
—J'ai ma mère et une sœur encore jeune qui vivent assez pauvrement dans une petite maison située non loin du canal de las Vigas, à México, vous trouverez dans mes papiers leur adresse exacte:
—Bien.
—Je désire qu'elles soient, après ma mort, mises en possession de ma fortune.
—Cela sera fait; mais cette fortune, où se trouve-t-elle?
—A México; tous mes fonds sont déposés chez *** et Cie, banquiers anglais, auxquels je les faisais passer au fur et à mesure; sur la simple présentation de mes titres, les sommes vous seront intégralement remises.
—Est-ce tout?
-Pas encore; j'ai sur moi plusieurs traites montant à la somme totale de cinquante mille piastres sur différentes maisons de banque étrangères de México; ces traites, vous les toucherez, vous enjoindrez la valeur aux sommes que vous aurez précédemment reçues, et le tout sera, par vos soins, remis à ma mère et à ma sœur; me jurez-vous de faire cela?
—Je vous en donne ma parole d'honneur.
—Bien, j'ai confiance en vous; je n'ai plus qu'une demande à vous adresser.
—Laquelle?
—La voici: nous autres Mexicains, nous ne nous servons que fort maladroitement des sabres et des épées, dont nous ignorons le maniement, le duel étant prohibé par nos lois, la seule arme dont nous sachions véritablement nous servir est le couteau: consentez-vous à ce que nous nous battions au couteau? Il est bien entendu que nous combattrons avec toute la lame.
—Le duel étrange que vous me proposez est plutôt une lutte de léperos et de bandits que de caballeros; j'accepte cependant.
—Je vous suis reconnaissant de tant de condescendance, caballero, et maintenant que Dieu me protège, je ferai de mon mieux.
—Amen, dit en souriant l'aventurier.
Cette conversation si calme entre deux hommes sur le point de s'entre égorger, ce testament de mort fait si froidement et dont l'exécution est confiée en cas de mort de l'un des adversaires, à celui qui doit survivre, montre une des faces les plus étranges du caractère mexicain, car ces détails sont de la plus rigoureuse exactitude; bien que fort brave naturellement, le Mexicain redoute la mort, ce sentiment est inné chez lui; mais le moment venu de risquer définitivement sa vie et même de la perdre, nul n'accepte avec plus de philosophie, disons mieux, avec plus d'indifférence, cette dure alternative et n'accomplit plus insouciamment ce sacrifice qui, chez les autres peuples, n'est jamais envisagé sans un certain effroi et un instinctif tressaillement nerveux.
Quant au duel, les lois mexicaines le prohibent même dans l'armée entre officiers; de là tant d'assassinats et de guet-apens qui se commettent pour laver des affronts reçus et impossibles à venger autrement; seuls, les léperos et les gens du peuple se battent au couteau.
Ce combat parfaitement réglé a ses lois dont il n'est pas permis de s'écarter; les adversaires font leurs conditions sur la longueur de la lame afin de convenir à l'avance de la profondeur des blessures qui seront faites; on se bat à un pouce, à deux pouces, à la moitié ou à la totalité de la lame selon la gravité de l'insulte; les combattants placent leur pouce sur la lame du couteau à la longueur convenue, et tout est dit.
Don Felipe et don Jaime avaient dégrafé leurs sabres devenus inutiles et s'étaient armés du long couteau que tout Mexicain porte à la botte droite; après s'être débarrassés de leurs manteaux, ils les avaient roulés autour de leur bras gauche en ayant soin d'en laisser pendre une petite partie en forme de rideau; c'est avec ce bras ainsi garanti qu'on pare les coups qui sont portés. Puis, les deux hommes tombèrent en garde, les jambes écartées et légèrement pliées, le corps penché en avant, le bras gauche étendu à demi et la lame du couteau cachée derrière le manteau.
Le combat commença aussitôt avec un acharnement égal des deux parts.
Les deux hommes tournaient et bondissaient autour l'un de l'autre, avançant et reculant comme deux bêtes fauves.
L'œil dans l'œil, les lèvres serrées, la poitrine haletante.
C'était bien un combat à mort qu'ils se livraient.
Don Felipe possédait, à un degré extrême, la science de cette arme dangereuse; plusieurs fois son adversaire vit l'éclair bleuâtre de l'acier éblouir ses regards et sentit la pointe aiguë du couteau s'enfoncer légèrement dans ses chairs; mais, plus calme que le guérillero, il laissait celui-ci s'épuiser en vains efforts attendant avec la patience d'un tigre aux aguets, le moment favorable d'en finir d'un seul coup.
Plusieurs fois, harassés de fatigue, ils s'arrêtèrent d'un commun accord pour se précipiter ensuite l'un contre l'autre avec une nouvelle furie.
Le sang s'échappait de plusieurs blessures assez légères qu'ils s'étaient faites et ruisselait sur le plancher de la salle.
Tout à coup don Felipe se ramassa sur lui-même et bondit en avant avec la rapidité d'un jaguar, mais son pied glissa dans le sang, il chancela, et pendant qu'il essayait de reprendre son équilibre, le couteau de don Jaime disparut tout entier dans sa poitrine.
Le malheureux poussa un soupir étouffé. Un flot de sang sortit de sa bouche, et il tomba comme une masse sur le sol.
L'aventurier se pencha vers lui, il était mort: la lame lui avait traversé le cœur.
—Pauvre diable, murmura don Jaime, c'est lui qui l'a voulu!
Après cette laconique oraison funèbre, il fouilla son dolman et ses calçonneras, s'empara de tous ses papiers, puis il reprit ses revolvers, remit son masque et, s'enveloppant tant bien que mal dans son manteau haché de coups de couteau, il sortit de la salle, gagna le corridor, repassa à travers la haie sans être aperçu de la sentinelle qui se tenait toujours devant la porte du rancho et arrivé à une certaine distance du Palo Quemado, il imita le hou houlement du hibou.
Presque aussitôt López parut conduisant les deux chevaux.
—A México! s'écria don Jaime en bondissant en selle, cette fois je crois que je tiens ma vengeance.
Les deux cavaliers partirent à fond de train. La joie que l'aventurier éprouvait du succès inespéré de son expédition, l'empêchait de sentir la douleur des estafilades, légères à la vérité, qu'il avait reçues dans son duel.
Les premières lueurs du jour commençaient à nuancer le ciel de teintes d'opale au moment où les deux cavaliers atteignirent la garita de San Antonio.
Depuis quelque temps déjà ils avaient ralenti l'allure rapide de leurs chevaux, avaient quitté leurs masques et rétabli autant que possible de l'ordre dans leurs vêtements fripés, salis, et endommagés par les péripéties nombreuses de leur course nocturne.
A quelques pas de la garita, ils s'étaient mêlés aux groupes d'Indiens qui se rendaient au marché, de sorte qu'il leur fut facile de rentrer dans la ville sans être remarqués.
Don Jaime se dirigea aussitôt vers la maison qu'il habitait, calle de San Francisco, près la place Mayor.
Arrivé chez lui, il congédia López qui tombait littéralement de sommeil, malgré le copieux à-compte qu'il avait pris pendant que son maître était au Palo Quemado, lui donna congé pour toute la journée en lui assignant seulement un rendez-vous pour le soir même, puis il se retira dans son appartement, ou plutôt dans sa chambre. Cette chambre était une véritable habitation de Spartiate; le mobilier, réduit à sa plus simple expression, se composait seulement d'un cadre en bois garni d'un cuir de bœuf qui lui servait de lit, une vieille selle formait oreiller, et une peau d'ours noir tenait lieu de couverture; une table chargée de papiers et de quelques livres, un escabeau, un coffre renfermant ses hardes, et un râtelier garni d'armes de toutes sortes, couteaux, pistolets, sabres, épées, poignards, machettes, fusils, carabines, rifles et revolvers, complétaient avec des harnais pendus au mur ce singulier ameublement que relevait un lavabo fourni d'ustensiles de toilette placé derrière un zarapé formant portière dans un angle de la chambre.
Don Jaime pansa ses blessures qu'il lava avec soin avec de l'eau et du sel, suivant la coutume indienne, puis il s'assit devant sa table, et commença l'inspection des papiers dont il avait eu tant de peine à s'emparer, et dont la possession avait failli lui coûter la vie.
Il fut bientôt complètement absorbé par ce travail qui paraissait fortement l'intéresser.
Enfin, vers dix heures du matin, il quitta son siège, plia les papiers, les renferma dans un portefeuille qu'il plaça dans une poche de son dolman, jeta un zarapé sur son épaule, se coiffa d'un chapeau de vigogne à large golilla d'or, et dans cette tenue aussi élégante que pittoresque, il sortit de chez lui.
Don Jaime avait, on s'en souvient, donné à don Felipe sa parole d'honneur d'être son exécuteur testamentaire, c'était pour accomplir cette promesse sacrée qu'il sortait.
Vers six heures du soir il rentra chez lui; sa parole était dégagée, il avait remis à la mère et à la sœur de don Felipe la fortune dont un coup de couteau les avait rendues si à l'improviste héritières.
A la porte de sa maison l'aventurier trouva López, parfaitement reposé, qui l'attendait.
Le peon avait servi un modeste dîner à son maître.
—Quoi de nouveau? lui demanda don Jaime, en s'asseyant à table et en commençant à manger de bon appétit.
—Pas grand chose, mi amo, répondit-il, il n'est venu qu'un capitaine aide-de-camp de Son Excellence le Président.
—Ah! fit don Jaime.
—Le Président vous prie de vous rendre au palais, à huit heures, il désire vous voir.
—J'irai; après, tu n'as rien appris? Tu n'es donc pas sorti?
—Pardonnez-moi, mi amo, je suis allé comme de coutume chez le barbier.
—Et tu n'as rien entendu, là?
—Deux choses seulement.
—Voyons la première.
—Les Juaristes, dit-on, s'avancent à marche forcée sur la ciudad; ils ne sont plus qu'à trois journées d'ici, toujours d'après ce qu'on rapporte.
—Cette nouvelle est assez probable, l'ennemi doit en ce moment opérer une concentration des ses troupes; après?
López se mit à rire.
—Pourquoi ris-tu, animal? lui demanda don Jaime.
—C'est la seconde nouvelle que j'ai entendu raconter qui me fait rire, mi amo.
—Elle est donc bien drôle?
—Dam, vous allez en juger: on dit que l'un des chefs les plus redoutables des guérilleros de don Benito Juárez, a été ce matin trouvé tué d'un coup de couteau, dans une salle du rancho del Palo Quemado.
—Oh! Oh! fit don Jaime en souriant à son tour; et raconte-t-on comment est arrivé ce malheureux événement?
—Personne n'y comprend rien, mi amo, il paraîtrait que ce colonel, car il était colonel, avait été battre l'estrade jusqu'au Palo Quemado, ou il s'était arrêté pour passer la nuit; des sentinelles avaient été placées autour de l'habitation, pour veiller au salut de leur chef, personne, excepté deux cavaliers inconnus, ne s'étaient introduits dans le rancho; c'est après le départ de ces deux cavaliers qui avaient eu une longue conversation avec le colonel, que celui-ci a été trouvé mort, dans la salle, d'un coup de couteau qui lui avait traversé le cœur; aussi, on suppose qu'une querelle s'étant élevée entre le colonel et les deux inconnus, ceux-ci l'auront tué, mais cet événement s'est accompli avec tant de silence, que les soldats couchés à quelques pas seulement, n'ont rien entendu.
—Voilà qui est singulier, en effet.
—Il paraît, mi amo, que ce colonel don Felipe Irzabal, tel était son nom, était un affreux brigand, sans foi ni loi, sur le compte duquel on raconte nombre d'atrocités.
—Puisqu'il en est ainsi, mon cher López, tout est pour le mieux, et nous n'avons plus à nous occuper de ce drôle, dit don Jaime en se levant.
—Oh! Il ira bien au diable sans nous.
—C'est probable, à moins qu'il n'y soit déjà; dis-moi, je vais faire un tour de promenade par la ville en attendant huit heures; à dix heures du soir tu te trouveras à la porte du palais avec deux chevaux et des armes, au cas où nous serions contraints de faire, comme la nuit passée, une promenade au clair de la lune.
—Oui, mi amo, et je vous attendrai quelle que soit l'heure à laquelle vous sortirez.
—Tu m'attendras, à moins que je ne te fasse prévenir que je n'ai pas besoin de toi.
—Bien, mi amo, soyez tranquille.
Don Jaime sortit alors, et ainsi qu'il l'avait annoncé, il alla faire une courte promenade, mais seulement sous les portales de la place Mayor, afin de se trouver au palais juste à l'heure qui lui avait été assignée.
Ce fut en effet ce qui arriva: à huit heures précises l'aventurier se présenta à la porte du palais.
Un huissier l'attendait pour le conduire auprès du Président.
Le général Miramón se promenait, triste et pensif, dans un petit salon attenant à ses appartements particuliers; en apercevant don Jaime, son visage se dérida.
—Soyez le bienvenu, mon ami, lui dit-il en lui tendant affectueusement la main, j'étais impatient de vous voir, car vous êtes le seul homme qui me compreniez et avec lequel je puisse parler franchement, tenez, asseyez-vous là près de moi et causons; voulez-vous?
—Je vous trouve triste, général; vous serait-il arrivé quelque chose de fâcheux?
—Non, mon ami, rien; mais vous le savez depuis longtemps déjà, je n'ai pas beaucoup de motifs d'être gai; je quitte madame Miramón: la pauvre femme tremble, non pas pour elle, la bonne et douce créature, mais pour ses enfants, elle voit tout en noir et prévoit des malheurs terribles, elle a pleuré: voilà pourquoi vous me voyez triste.
—Mais pourquoi, général, ne pas éloigner madame Miramón de cette ville qui d'un jour à l'autre peut-être assiégée?
—Je le lui ai proposé plusieurs fois déjà, j'ai insisté même en essayant de lui faire comprendre que l'intérêt de ses enfants, leur sûreté, exigeaient impérieusement cette séparation; elle a refusé, vous savez combien elle m'aime, elle est partagée entre l'amour qu'elle a pour moi et son affection pour ses enfants, et elle ne peut se résoudre à prendre un parti; quant à moi, je n'ose la contraindre à partir; aussi ma perplexité est-elle extrême.
Le général détourna la tête en étouffant un soupir.
Il y eut un silence.
Don Jaime comprit que c'était à lui à détourner la conversation et à lui faire prendre un tour moins pénible pour le général.
—Et vos prisonniers? lui demanda-t-il.
—De ce côté-là, tout est arrangé; grâce à Dieu, ils n'ont plus rien à redouter pour leur sûreté; aussi les ai-je autorisés à sortir par la ville afin de visiter leurs amis et leurs parents.
—Tant mieux, général, je vous avoue que j'ai craint un instant pour eux.
—Ma foi, mon ami, je puis maintenant vous dire franchement que j'ai eu plus peur que vous encore, car dans cette affaire c'était mon honneur qui était en jeu.
—C'est vrai, mais voyons maintenant: avez-vous quelque nouveau projet?
Avant de répondre, le général fit le tour du salon et sans affectation il souleva les portières afin de s'assurer que personne n'était aux écoutes.
—Oui, dit-il enfin, en revenant vers don Jaime; oui, mon ami, j'ai un projet, car je veux finir une fois pour toutes: ou je succomberai, ou mes ennemis seront abattus pour jamais.
—Dieu veuille que vous réussissiez, général.
—Ma victoire d'hier m'a rendu sinon l'espoir, du moins le courage; je veux tenter un coup décisif. Je n'ai plus rien à ménager à présent, je veux risquer le tout pour le tout, la fortune peut encore me sourire.
Ils s'approchèrent alors d'une table sur laquelle était étendue une immense carte de la Confédération mexicaine, piquée en différents endroit d'une infinité d'épingles.
Le président continua.
—Don Benito Juárez, de sa capitale de la Veracruz a ordonné la concentration de ses troupes et leur marche spontanée sur México où nous sommes renfermés, seul point du territoire que nous occupions encore, hélas! Voyez: voici le corps du général Ortega fort de onze mille hommes de vieilles troupes, il vient de l'intérieur, c'est-à-dire de Guadalajara, en ralliant sur son passage tous les petits détachements disséminés dans les campagnes. Amondia et Gazza qui ont longé la côte viennent par Jalapa, amenant avec eux près de six mille hommes de troupes régulières et flanqués en avant, à droite et à gauche, par les guérillas de Cuellar, de Carvajal et de don Felipe Neri Irzabal.
—Quant à ce dernier chef, général, vous n'avez plus à vous en occuper, il est mort.
—D'accord, mais sa bande existe toujours.
—C'est vrai.
—Or, ces corps qui arrivent de différents côtés à la fois, ne tarderont pas, si nous les laissons faire, à se réunir et à nous enserrer dans un cercle de fer, composent un effectif de près de vingt mille hommes; de quelles forces disposons-nous pour leur résister?
—Mais...
—Je vais vous le dire: en épuisant toutes nos ressources je ne saurais disposer que de sept mille hommes, de huit mille au plus en armant les léperos, etc; armée bien faible, vous en conviendrez.
—En rase campagne, oui, c'est possible, général; mais ici, à México, avec la formidable artillerie dont vous disposez, plus de cent vingt pièces de canons, il vous est facile d'organiser une sérieuse résistance; et si l'ennemi se résout à mettre le siège devant la capitale, des flots de sang seront versés avant qu'il réussisse à s'en rendre maître.
—Oui, mon ami, ce que vous dites est vrai, mais, vous le savez, je suis un homme humain et modéré; la ville n'est pas disposée à se défendre, nous n'avons ni vivres, ni provisions, ni moyens de nous en procurer, puisque maintenant les campagnes ne nous appartiennent plus et que, en dehors d'un réseau de trois ou quatre lieues à peine autour de la ville, tout nous est hostile. Comprenez-vous, mon ami, quelles seraient les horreurs d'un siège subi dans ces conditions désavantageuses, les ravages dont la capitale du Mexique, la plus belle et la plus noble cité du Nouveau Monde, serait victime? Non, la pensée seule des extrémités auxquelles serait réduite cette malheureuse population, me navre le cœur, jamais je ne consentirai à la pousser à une telle extrémité.
—Bien, général, vous parlez en homme de cœur aimant véritablement son pays; je voudrais que vos ennemis vous entendissent vous exprimer ainsi.
—Eh! Mon Dieu, mon ami, ceux que vous nommez mes ennemis, n'existent pas en réalité, je le sais parfaitement: des ouvertures m'ont été faites à moi personnellement à plusieurs reprises, m'offrant des conditions fort avantageuses et fort honorables; lorsque je serai tombé, j'offrirai cette singulière particularité, rare au Mexique, d'un président de la République renversé par des gens qui l'estiment et emportant dans sa chute toutes les sympathies de ses ennemis.
—Oui, oui, général, et il n'y a pas longtemps encore, si vous aviez consenti à éloigner certaines personnes que je ne nommerai pas, tout se serait arrangé à l'amiable.
—Je le sais comme vous, mon ami, mais c'eût été une lâcheté, je n'ai pas voulu la commettre: les personnes auxquelles vous faites allusion me sont dévouées, elles m'aiment; nous tomberons ou nous triompherons ensemble.
—Les sentiments que vous exprimez, général, sont trop nobles pour que j'essaie de les discuter.
—Merci, laissons ce sujet et revenons à ce que nous disions; je ne veux pas par ma faute amener la destruction de la capitale et la livrer à ces sanglantes heures de pillages, qui toujours suivent la prise des villes assiégées; les guérillas de Juárez me sont connues, les bandits qui les composent causeraient des malheurs irréparables si on leur abandonnait la ville dont, croyez-moi, mon ami, il ne laisserait pas pierre sur pierre.
—Cela n'est malheureusement que trop probable général; mais alors que comptez-vous faire? Quel est votre projet? Vous n'avez pas sans doute l'intention de vous livrer entre les mains de vos ennemis?
—J'en ai eu la pensée un instant, mais j'y ai renoncé; voici le plan que j'ai formé, il est simple: sortir de la ville avec six mille hommes environ, l'élite de mes troupes, marcher droit à l'ennemi, le surprendre et le battre en détail avant que ses différents corps aient eu le temps d'opérer leur jonction et de se souder définitivement les uns aux autres.
—Ce plan est fort simple en effet, général, à mon avis il offre de grandes chances de réussite.
—Tout dépendra de la première bataille: gagnée, je suis sauvé, perdue, tout est fini sans remède.
—Dieu est grand, général! La victoire n'est pas toujours pour les gros bataillons.
—Enfin qui vivra verra!
—Quand comptez-vous mettre votre plan à exécution.
—Dans quelques jours, il me faut le temps de le préparer; avant dix jours je serai en mesure d'agir et je quitterai immédiatement la ville; je compte sur vous, n'est-ce pas?
—Pardieu, général, ne suis-je pas à vous, corps et âme?
—Je le sais, mon ami, mais assez de politique: Quant au présent, accompagnez-moi, je vous prie, dans les appartements de madame Miramón; elle désire vivement vous voir.
—Cette gracieuse invitation me comble de joie, général, j'aurais cependant désiré vous parler d'une chose fort importante.
—Plus tard, plus tard, trêve je vous prie, aux affaires, peut-être s'agit-il d'une nouvelle défection ou d'un traître à punir? J'apprends depuis quelques jours assez de ces mauvaises nouvelles pour désirer jouir de quelques heures de répit: ainsi que disait cet ancien, à demain les affaires sérieuses.
—Oui, répondit don Jaime avec intention, et le lendemain il n'était plus temps.
—Soit, à la grâce de Dieu! Jouissons du présent. C'est le seul bien qui nous reste, puisque l'avenir ne nous appartient plus.
Et prenant don Jaime par dessous le bras, il l'entraîna doucement sans que celui-ci, osât résister davantage, dans les appartements de madame Miramón, charmante femme, aimante et timide, véritable ange gardien du général, que les grandeurs de son mari effrayait et qui ne se trouvait heureuse que dans la vie intime du foyer domestique, entre ses deux enfants.
Au bout d'une heure, don Jaime sortit du palais et suivi de López il se rendit à la maison du faubourg, où il trouva le comte et son ami qui, tout entiers à leur amour et indifférents aux événements qui se passaient autour d'eux, passaient des journées entières avec celles qu'ils aimaient, jouissant avec cette heureuse insouciance de la jeunesse, du présent qui leur semblait si doux, sans vouloir songer à l'avenir.
—Ah! Vous voilà, mon frère, s'écria doña Maria avec joie, que vous devenez rare!
—Les affaires! répondit en souriant l'aventurier. La table était dressée au milieu de la salle, les deux domestiques du comte immobiles devant les dressoirs se disposaient à servir et Leo Carral, une serviette sur le bras, attendait qu'on se mît à table.
—Ma foi, puisque vous êtes servies, dit gaiement don Jaime, je ne vous laisserai pas souper seules avec ces caballeros, si toutefois vous daignez me permettre de vous tenir compagnie.
—Quel bonheur! s'écria doña Carmen.
Les cavaliers offrirent alors la main aux dames et les conduisirent aux sièges préparés pour elles, puis ils prirent place à leur côté.
Le souper commença.
Il fut ce qu'il devait être entre gens qui s'aimaient et se connaissaient de longue date, c'est-à-dire joyeux et plein d'entrain et de douce intimité.
Jamais les jeunes filles n'avaient été aussi heureuses, cet imprévu les charmait. Les heures s'écoulaient rapidement sans que personne songeât à en faire la remarque; tout à coup minuit sonna à une pendule placée sur une console dans la salle à manger même.
Les douze coups tombèrent les uns après les autres avec une majestueuse lenteur au milieu de la conversation qu'ils glacèrent subitement et arrêtèrent net.
—Mon Dieu! s'écria doña Dolores avec un léger mouvement de frayeur, déjà si tard!
—Comme le temps passe! dit nonchalamment don Jaime; il nous faut maintenant songer au départ.
On quitta la table et les trois amis, après avoir promis de revenir le plus tôt et le plus souvent possible faire visite aux trois recluses, se retirèrent enfin, laissant les dames libres de se livrer au repos.
López attendait son maître sous le zaguán.
—Que me veux-tu? lui demanda celui-ci.
—Nous sommes espionnés, répondit le peon. Il le conduisit à la porte et fit silencieusement glisser un guichet dans une rainure.
Don Jaime regarda; juste en face de la porte, presque confondu avec l'obscurité qui régnait dans un enfoncement produit par les déblais et les échafauds d'une maison en réparation, un homme, qui aurait échappé à un regard moins perçant que celui de l'aventurier, se tenait immobile.
—Je crois que tu as raison, dit don Jaime au peon; dans tous les cas, il est urgent de s'en assurer, et je m'en charge, ajouta-t-il entre ses dents avec une expression terrible. Change avec moi de manteau et de chapeau; tu accompagneras ces caballeros; cet homme a vu entrer trois hommes, il faut qu'il en voie sortir trois; maintenant à cheval et partez.
—Mais, dit Dominique, il serait plus simple, il me semble, de tuer cet homme.
—Cela pourra venir, répondit don Jaime, mais je tiens avant tout à m'assurer que c'est bien un espion; je ne me soucie pas de commettre une méprise. Ne vous inquiétez pas de moi, avant une demi heure je vous rejoindrai et je vous rendrai compte de ce qui se sera passé entre cet homme et moi.
—A bientôt, dit le comte en lui serrant la main.
—A bientôt.
Ils sortirent alors suivis de Leo Carral et des deux domestiques du comte.
Le vieux serviteur de doña Maria referma bruyamment la porte derrière eux, mais il eut le soin de la rouvrir aussitôt sans bruit.
Don Jaime s'était replacé au guichet d'où il lui était facile de suivre tous les mouvements de l'espion supposé.
Au bruit causé par le départ des jeunes gens, celui-ci s'était vivement penché en avant afin, sans doute, de remarquer la direction qu'ils prenaient, puis il s'était renfoncé dans l'obscurité, et il avait repris son immobilité de statue. Près d'un quart d'heure s'écoula sans que cet homme fît le moindre mouvement; don Jaime ne le perdait pas de vue, enfin il s'avança avec précaution hors de sa cachette, regarda avec soin autour de lui, et rassuré par la solitude de la rue, il se hasarda à faire quelques pas en avant, puis après un moment d'hésitation, il s'avança résolument vers la maison en traversant la rue en ligne droite; tout à coup la porte s'ouvrit et il se trouva face-à-face avec don Jaime.
Il fit un brusque mouvement de retraite et voulut fuir, mais l'aventurier le saisit par le bras qu'il lui serra comme dans un étau, et l'entraînant à sa suite malgré la résistance opiniâtre qu'il opposait, il le conduisit auprès d'une statuette de la vierge placée dans une niche au-dessus d'une boutique, et devant laquelle brûlaient quelques cierges, puis, d'un revers de main, il fit tomber le chapeau de son prisonnier et examina curieusement ses traits.
—Eh, señor Jesús Domínguez, dit-il au bout d'un instant d'une voix ironique, est-ce donc vous? Vive Dios, je ne comptais guère vous rencontrer ici.
Le pauvre diable regarda piteusement celui entre les mains duquel il se trouvait, mais il ne répondit pas.
L'aventurier attendit un instant, puis voyant que décidément son prisonnier s'obstinait à ne pas lui parler:
—Ah çà, drôle, lui dit-il en le secouant rudement, répondras-tu à la fin?
Celui-ci fit entendre un gémissement sourd.
—C'est el Rayo ou c'est le diable! murmura-t-il avec effroi, en levant un regard atone sur le visage masqué de l'homme qui le tenait si solidement.
—C'est l'un ou l'autre en effet, reprit l'aventurier en ricanant, ainsi tu es en bonnes mains, sois tranquille; maintenant veux-tu me dire comment il se fait que de guérillero et voleur de grands chemins, tu es devenu espion et sans doute assassin, au besoin, dans cette capitale.
—Des malheurs, Excellence, on m'a calomnié, j'étais trop honnête, répondit Domínguez.
—Toi? Du diable si j'en crois un mot, je te connais trop bien, drôle, pour que tu puisses essayer de me tromper; décides-toi donc à me dire la vérité, et cela tout de suite et sans plus tergiverser, ou sinon je te tue comme un lâche zopilote que tu es.
—Vous serait-il égal, Excellence, de me serrer le bras un peu moins fort, vous me le tordez si cruellement qu'il doit être démis.
—Soit, dit-il en le lâchant, mais n'essaie pas de fuir, car il t'en cuirait; maintenant parle, je t'écoute.
Jesús Domínguez en se sentant délivré de la rude étreinte de l'aventurier poussa un soupir de soulagement, remua son bras à plusieurs reprises afin de rétablir la circulation, puis il se décida à parler.
—Je vous annoncerai d'abord, Excellence, dit-il, que je suis toujours guérillero, et de plus je suis monté en grade puisque j'ai le grade de lieutenant.
—Tant mieux pour toi. Mais que fais-tu ici?
—Je suis en expédition, Excellence.
—En expédition, ainsi tout seul, à México? Ah ça, tu te moques de moi, bribón?
—Je vous jure, sur la part que j'espère en paradis, Excellence, que je vous dis la stricte vérité; d'ailleurs je ne suis pas seul ici, mon capitaine m'accompagne, c'est même sur son ordre exprès que je suis venu.
—Ah! Ah! Et quel est ce capitaine?
—Oh! Vous le connaissez, Excellence.
—C'est probable, mais il a un nom je suppose?
—Certainement, Excellence: il se nomme don Melchior de la Cruz.
—Je m'en doutais; maintenant je devine tout: tu es chargé d'espionner doña Dolores de la Cruz, n'est-ce pas?
—Oui, Excellence.
—Bon, après?
—Après, mais voilà tout, Excellence.
—Oh! Que non pas, mon drôle, il y a encore quelque chose.
—Mais je vous assure.
—Bien, je vois qu'il faut que j'emploie les grands moyens, dit-il en armant froidement un pistolet.
—Mais que faites-vous donc, Excellence? s'écria-t-il avec effroi.
—Tu le vois, il me semble, je me prépare tout simplement à te brûler la cervelle; ainsi, si tu veux essayer de jeter ton âme à la tête du bon Dieu, dépèche-toi de le faire, tu n'as plus que deux minutes à vivre.
—Mais ce n'est pas le moyen de me faire parler, cela! s'écria-t-il naïvement.
—Non, répondit froidement l'aventurier, mais c'est celui de te faire taire.
—Hum! fit-il, vous disposez de si bons arguments, Excellence, qu'il n'y a pas moyen de vous résister, je préfère tout vous dire.
—Tu auras raison.
—Donc, voici en deux mots: j'étais non seulement chargé d'espionner doña Dolores, mais encore de surveiller la vieille dame et la jeune fille chez lesquelles elle demeure et de plus toutes les personnes qui leur font visite.
—Diable! C'était là bien de la besogne pour un homme seul.
—Pas trop, Excellence; elles ne reçoivent presque personne.
—Et depuis quand fais-tu cet honorable métier, drôle?
—Depuis dix ou douze jours, Excellence.
—Ainsi tu faisais partie des bandits qui ont essayé de s'introduire de vive force dans cette maison?
—Oui, Excellence, mais cela ne nous a pas réussi.
—Je le sais; es-tu au moins bien payé par celui qui t'emploie?
—Il ne m'a encore rien donné, je dois en convenir, mais il m'a promis cinquante onces.
—Oh! Les promesses ne coûtent rien à don Melchior; il lui est plus facile de promettre cinquante onces que de donner dix piastres.
—Vous croyez, Excellence? Il n'est donc pas riche?
—Lui? il est plus gueux que toi.
—Hum! Alors c'est triste, car je n'ai encore réussi à économiser que des dettes.
—Je dois convenir que tu es un rude imbécile et que tu mérites bien ce qui t'arrive.
—Moi, Excellence?
—Pardieu! Qui donc? Comment, drôle, tu t'attèles à la suite d'un misérable qui n'a ni sou ni maille, qui est ruiné sans ressources, au lieu de prendre parti pour ceux qui te pourraient payer.
—Qui sont donc ceux-là, s'il vous plaît, Excellence? je vous avoue que j'ai les dents très longues et que je servirais ces personnes avec enthousiasme.
—Je n'en doute pas; te figures-tu par hasard que je vais m'amuser à te donner des conseils?
—Ah! Si vous vouliez, Excellence, je vous servirais avec bonheur.
—Toi, allons donc.
—Pourquoi pas, Excellence?
—Dam, puisque tu es l'ennemi de ceux que j'aime, tu dois être le mien.
—Oh! Si je l'avais su.
—Qu'aurais-tu fait?
—Je ne sais pas, mais pour sûr je ne les aurais pas espionné; employez-moi, Excellence, je vous en supplie.
—Tu n'es bon à rien.
—Mettez-moi à l'épreuve, vous verrez, Excellence, je ne vous dis que cela.
L'aventurier feignit de réfléchir; Jesús Domínguez attendait avec anxiété.
—Non, dit-il enfin; tu es un homme sur lequel on ne saurait compter.
—Oh! Que vous me connaissez mal, Excellence, moi qui vous suis si dévoué.
L'aventurier éclata de rire.
—Voilà un dévouement à ma personne qui t'es venu bien vite, dit-il. Eh bien, voyons je consens à faire un essai; mais si tu me trompes?
—Il suffit, Excellence, je vous connais; soyez tranquille, vous serez content de moi; de quoi s'agit-il?
—De retourner ton dolman tout simplement.
—Bon, je comprends, c'est facile; mon maître ne fera pas un pas sans que vous en soyez averti.
—Bon! N'a-t-il pas un ami intime, ce cher don Melchior!
—Oui, Excellence, un certain don Antonio Cacerbar; ils sont unis comme les doigts de la main.
—Tu ne feras pas mal de le surveiller aussi par la même occasion.
—Je ne demande pas mieux.
—Et comme toute peine mérite salaire, je te donne une demi-once d'avance.
—Une demi-once! s'écria-t-il d'un air radieux.
—Et comme tu as besoin d'argent, je t'avancerai vingt jours.
—Dix onces! Vous me donnerez dix onces d'avance, Excellence, à moi! Oh! C'est impossible.
—C'est si possible que les voilà, reprit-il en les retirant de sa poche et les lui mettant dans la main.
Le bandit s'en empara avec un mouvement de joie fébrile.
—Oh! s'écria-t-il, don Melchior et son ami n'ont qu'à bien se tenir.
—Sois adroit surtout, don Melchior et don Antonio sont fins.
—Je les connais, mais ils ont affaire à plus fin qu'eux; rapportez-vous-en à moi.
—Cela te regarde: à la moindre bévue je t'abandonne.
—Je ne crains pas que cela arrive.
—Ne m'as-tu pas parlé de la dextérité de tes doigts.
—Je vous en ai parlé en effet, Excellence.
—Eh bien, si par hasard ces messieurs laissent traîner quelques papiers importants, tu feras bien de les serrer et de me les apporter ensuite; je suis très curieux.
—Il suffit! Au cas où je n'en trouverais pas d'égarés j'en chercherai.
—Ce moyen est bon, je l'approuve; ah! Souviens-toi de ceci: les papiers sont à part; chacun, d'eux s'il en vaut la peine, te sera payé trois onces; si tu te trompes ce sera tant pis pour toi, tu ne toucheras rien.
—Je prendrai mes précautions, Excellence; maintenant voulez-vous me dire où je pourrai vous rencontrer lorsque j'aurai des communications à vous faire ou des papiers à vous remettre?
—C'est très facile: je fais tous les jours, de trois à cinq heures, une promenade du côté du canal de Las Vigas.
—J'y serai.
—Surtout, sois prudent.
—Comme un opossum, Excellence.
—Adieu; veille attentivement.
—Excellence, j'ai l'honneur de vous saluer.
Ils se séparèrent.
Don Jaime, après avoir ordonné au vieux domestique de sa sœur qui pendant tout le temps de cette conversation avait tenu la porte ouverte, de rentrer et de la barricader solidement au dedans, se dirigea vers la demeure des deux jeunes gens en se frottant les mains.
Le comte et son ami, inquiets de la longue absence de don Jaime, l'attendaient en proie aune vive anxiété; déjà ils se préparaient à se mettre à sa recherche, lorsqu'il entra; ils le reçurent avec de chaleureux témoignages de joie, puis ils lui demandèrent des nouvelles de son expédition.
Don Jaime ne vit aucune raison de leur laisser ignorer ce qui s'était passé et il leur raconta en détail sa conversation avec Jesús Domínguez, et comment il avait fini par l'amener à trahir son maître pour lui servir d'espion.
Ce récit amusa beaucoup les jeunes gens.
Les trois hommes demeurèrent ensemble jusqu'au jour; un peu après le lever du soleil ils se séparèrent; la dernière phrase de don Jaime en les quittant fut celle-ci:
—Mes amis, si bizarre que vous paraisse ma conduite, ne la jugez pas encore; dans quelques jours au plus, je frapperai le grand coup que depuis tant d'années je prépare; quoiqu'il arrive, tout vous sera alors expliqué; ayez donc patience, vous êtes plus que vous ne le supposez intéressés au succès de cette affaire; souvenez-vous de ce que vous m'avez juré et tenez-vous prêts à agir lorsque je réclamerai votre aide, adieu.
Il leur serra affectueusement la main et se retira.
Une semaine tout entière s'écoula sans qu'il se passât d'événements dignes d'être rapportés.
Cependant une inquiétude sourde régnait dans la ville; des rassemblements nombreux, où toutes les nouvelles politiques étaient commentées, se formaient dans les rues et sur les places.
Dans les quartiers marchands les boutiques ne s'ouvraient plus que pendant quelques heures à peine, les vivres devenaient de plus en plus rares et par conséquent plus chers, les Indiens ne venant plus qu'en petit nombre à la ville et n'apportaient que fort peu de choses avec eux.
Une vague agitation, sans cause bien connue et bien définie régnait dans la population, on sentait que le moment de la crise approchait rapidement et que l'orage depuis si longtemps suspendu sur México ne tarderait pas à éclater avec une fureur terrible.
Don Jaime, en apparence du moins, menait la vie désœuvrée d'un homme que sa position met au-dessus de toutes les éventualités et pour lequel les événements politiques n'ont plus d'importance; il allait et venait, de ci, de là, sur les places, dans les rues, flânant et fumant son cigare, écoutant tout ce qui se disait avec la physionomie béate d'un gobe-mouche, acceptant comme vraies les plus monstrueuses inepties inventées par les nouvellistes de carrefours et pour sa part ne disant mot.
Chaque jour il allait faire une promenade vers le canal de Las Vigas; le hasard lui faisait rencontrer Jesús Domínguez, ils causaient assez longtemps en marchant côte à côte, puis ils se séparaient en apparence toujours fort satisfaits l'un de l'autre.
Cependant, depuis deux ou trois jours don Jaime ne paraissait plus être aussi content de son espion; des mots piquants, des menaces détournées avaient été échangés entre eux.
—Mon ami Jesús Domínguez, avait dit don Jaime à son espion, à la sixième ou septième entrevue qu'il avait eue avec lui, prenez garde, je crois m'apercevoir que vous essayez de jouer un double jeu, j'ai l'odorat fin, vous le savez, je flaire une trahison.
—Oh! Seigneurie, s'était écrié le señor Domínguez, vous faites erreur, je vous suis au contraire très fidèle, croyez-le bien, ce n'est pas un généreux caballero comme vous qu'on trahit.
—C'est possible; dans tous les cas, vous voilà prévenu, agissez en conséquence, et surtout ne manquez pas de m'apporter demain les papiers que depuis trois jours déjà vous me promettez.
Là-dessus, don Jaime avait quitté l'espion le laissant tout penaud de cette verte mercuriale et surtout fort inquiet de la façon dont les choses, s'il n'agissait avec prudence, pourraient tourner pour lui. Car, il faut bien l'avouer, la conscience du señor Jesús Domínguez n'était pas très tranquille: les soupçons de don Jaime n'étaient pas totalement dénués de fondement; si l'espion n'avait pas encore trahi son généreux protecteur, la pensée lui était venue de le faire, et pour un homme comme le guérillero de la pensée à l'exécution il n'y avait qu'un pas.
Aussi résolut-il de se réhabiliter par un coup d'éclat dans l'esprit de don Jaime afin de regagner sa confiance, quitte à en abuser complètement plus tard; à cet effet, il se décida à s'emparer des papiers que lui réclamait don Jaime et à les lui apporter le lendemain, résolu, s'il y trouvait un bénéfice convenable, à les lui voler après.
Le lendemain, à l'heure convenue, don Jaime était au rendez-vous; Jesús Domínguez ne tarda pas à arriver, et avec un grand étalage de dévouement selon sa coutume, il remit une liasse de papiers assez volumineuse à l'aventurier; celui-ci y jeta un coup d'œil rapide, les fit disparaître sous son manteau, et après avoir laissé tomber une lourde bourse dans la main du guérillero, il lui tourna brusquement le dos, sans écouter ses protestations.
—¡Diablos! murmura Jesús Domínguez, cela brûle; il n'a pas l'air tendre aujourd'hui, ne lui laissons pas le temps de prendre ses précautions; j'ai heureusement découvert son adresse, il faut agir et aller tout conter à don Melchior, je saurai arranger les choses de façon à ce qu'il croie que je n'ai manœuvré que pour donner confiance à son ennemi et le lui livrer plus facilement, et comme en effet je le lui livrerai, il sera enchanté et me félicitera de mon adresse. Vive Dios! C'est une belle chose que l'esprit! Décidément je suis un homme rempli d'intelligence.
Tout en s'adressant ces compliments en aparté, Jesús Domínguez qui marchait la tête baissée comme les gens qui réfléchissent, alla donner du nez dans le dos de deux individus qui allaient devant lui bras dessus bras dessous en causant de leurs affaires.
Ces deux individus étaient probablement d'un caractère peu endurant, car ils se retournèrent vivement et adressèrent des reproches assez durs au guérillero.
Celui-ci qui se sentait dans son tort, et qui, porteur d'une somme considérable, ne se souciait pas de se faire une mauvaise affaire, essaya de s'excuser du mieux qu'il pût.
Mais les inconnus ne voulurent rien entendre, et continuèrent de lui adresser les épithètes de brute, d'imbécile et autres gracieusetés de ce genre.
Si patient que fût le guérillero, cependant la patience finit par lui échapper et se laissant dominer par la colère, il porta la main à son couteau.
Ce geste imprudent causa sa perte; les deux inconnus se ruèrent sur lui, le renversèrent, et le frappèrent tous les deux à la fois à coups redoublés; puis, comme la rue où cette rixe avait eu lieu était entièrement déserte et que, par conséquent, nul ne les avait vus, ils s'assurèrent que le pauvre diable était bien mort; puis ils s'éloignèrent tranquillement, non point toutefois sans l'avoir auparavant débarrassé de l'argent qu'il portait sur lui et de tout ce qui aurait pu faire constater son identité.
Ainsi mourut le señor Jesús Domínguez.
Les celadores relevèrent son corps deux heures plus tard, et comme personne ne le connaissait il fut jeté sans cérémonie dans un trou creusé dans un cimetière, sans que nul s'en inquiétât davantage. Don Melchior peut-être fut étonné de ne plus le revoir, mais comme il n'avait qu'une confiance médiocre en son honnêteté; il supposa qu'après s'être rendu coupable de quelque soustraction, il avait jugé convenable de tirer au large, et il n'y pensa plus.
Les quelques jours qui s'étaient écoulé depuis son entrevue avec don Jaime n'avaient pas été perdus par le général don Miguel Miramón.
Décidé à jouer une dernière partie, il n'avait pas voulu la risquer avant que d'avoir mis autant que possible du moins sinon toutes les chances de son côté, mais égalisé les avantages, de façon à rendre la lutte qui, quel qu'en fût le résultat, devait être décisive, plus favorables à ses projets.
Non seulement le Président s'occupait activement à recruter et organiser son armée et à la mettre sur un pied respectable, mais encore, ne se dissimulant point combien l'enlèvement des six cent soixante mille piastres de la convention anglaise, dans la maison même du consul de cette nation, lui était préjudiciable, il faisait d'énergiques efforts, pour remédier au mal que lui avait causé ce coup de main et préparait une négociation par laquelle il s'engageait à rendre à Londres même l'argent dont il s'était si malencontreusement emparé; faisant valoir, comme excuse de cette action audacieuse, qu'elle n'avait été en fait qu'un acte de représailles contre M. Mathew chargé d'affaires du gouvernement britannique dont les incessantes machinations et les démonstrations hostiles au gouvernement reconnu du Mexique avait placé le Président dans la situation critique dans laquelle il se trouvait, et donnant pour preuve de ce dire que, ce qui était vrai, on avait trouvé après la bataille de Toluca, dans les bagages du général Degollado fait prisonnier à cette affaire, un plan d'attaque de México, écrit de la main même de M. Mathew, fait qui constituait un acte de félonie de la part du représentant d'un gouvernement ami.
Le Président, pour donner plus de force à cette déclaration, avait montré l'original de ce plan aux ministres étrangers résidant à México, puis il l'avait fait traduire et publier dans le journal officiel.
Cette publication avait produit tout l'effet que le Président en espérait, et en augmentant la haine instinctive de la population pour la nation anglaise, lui avait ramené quelques sympathies.
Miramón avait alors redoublé d'efforts et était enfin parvenu à armer huit mille hommes, chiffre bien faible contre les vingt-quatre mille qui le menaçaient; car le général Huerta, dont la conduite avait pendant quelque temps été assez empreinte d'hésitation, s'était enfin décidé à quitter Morelia à la tête de quatre mille hommes, ce qui joint aux onze mille de González Ortega, aux cinq mille de Gazza Amondia et aux quatre mille de Auréliano Carvajal et de Cuellar, formait un effectif de vingt-quatre mille hommes en effet, qui s'avançaient à marche forcée sur México et ne tarderaient pas à paraître devant la place.
La situation devenait à chaque instant plus critique. La population ignorant les projets du Président était en proie à la terreur la plus vive, s'attendant à chaque instant, à voir déboucher les têtes de colonnes juaristes, et à subir toutes les horreurs d'un siège.
Cependant Miramón qui tenait avant tout à ne pas perdre l'estime de ses compatriotes, et à calmer les craintes exagérées de la population, se résolut à convoquer l'ayuntamiento.
Alors il s'appliqua à faire comprendre, dans un discours rempli de cœur, à ces représentants de la population de la capitale, que son intention n'avait jamais été d'attendre l'armée ennemie derrière les murs de la ville, qu'il était au contraire décidé à l'aller attaquer en rase campagne et que, quelque fût le résultat de la bataille qu'il se proposait de livrer, la ville n'aurait pas à redouter un siège.
Cette assurance calma un peu les craintes de la population et arrêta comme par enchantement les tentatives de désordre et les cris séditieux que les partisans cachés de Juárez excitaient sourdement dans les groupes rassemblés sur les places et qui, depuis deux ou trois jours, y stationnaient continuellement, y bivouaquant même la nuit.
Lorsque le Président crut avoir pris toutes les mesures de prudence que les circonstances exigeaient, pour attaquer l'ennemi sans trop de désavantage, tout en laissant dans la ville des forces nécessaires pour la maintenir dans le devoir; il réunit un dernier conseil de guerre, afin de discuter le plan le plus convenable pour surprendre et battre l'ennemi.
Ce conseil de guerre dura plusieurs heures. Nombre de projets furent émis, dont quelques-uns ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance étaient impraticables et dont d'autres s'ils avaient été adoptés auraient peut-être sauvé le gouvernement.
Malheureusement dans cette circonstance le général Miramón, ordinairement si sensé et si prudent, se laissa emporter par son ressentiment personnel, au lieu de considérer le véritable intérêt national.
Don Benito Juárez est avocat: nous constaterons en passant, que depuis la proclamation de l'indépendance mexicaine, ce personnage est le seul président de la République qui ne soit pas sorti des rangs de l'armée et appartienne à la magistrature. Or, Juárez n'étant pas militaire ne pouvait se mettre à la tête de son armée; aussi avait-il fixé sa résidence à la Veracruz, dont provisoirement il avait fait sa capitale, et avait nommé don González Ortega général en chef avec les pouvoirs les plus étendus quant à la question de stratégie militaire; s'en rapportant entièrement à ses connaissances spéciales et à son expérience pour la conduite de la guerre; mais il s'était réservé complètement la question diplomatique; ne voulant pas que le général Ortega, brave soldat, mais fort mauvais négociateur, compromît, par une générosité mal entendue, les succès qu'il attendait de sa politique cauteleuse et sournoise.
Le général Ortega était celui par lequel Miramón avait été vaincu à Silao; le ressentiment de cette défaite était resté toujours présent dans le cœur du président et il éprouvait le plus vif désir de laver l'affront qu'il avait reçu en cette circonstance; aussi, oubliant sa prudence habituelle, contre l'avis de ses plus sages conseillers, il insista dans le conseil, pour que la première attaque fût dirigée contre le corps à la tête duquel se trouvait Ortega.
Du reste, les motifs qu'il alléguait pour faire adopter cette résolution, bien qu'assez spécieux, ne manquaient pas cependant d'une certaine logique.
Il prétendait que Ortega, commandant en chef et se trouvant à la tête du corps le plus nombreux, onze mille hommes, s'il réussissait à le battre, la démoralisation se mettrait dans l'armée ennemie, dont on aurait alors bon marché.
Le Président soutint son opinion avec tant d'éloquence et d'opiniâtreté, qu'il finit par vaincre l'opposition des membres du conseil et faire définitivement adopter le plan qu'il avait conçu; une fois cette décision prise, le général, ne voulant pas perdre un instant pour la mettre à exécution, indiqua pour le lendemain une revue de toutes les troupes et fixa le départ pour le jour même afin de ne pas laisser refroidir l'enthousiasme des soldats.
Lorsque le conseil fut enfin levé, le Président se retira dans ses appartements, afin de prendre ses dernières dispositions, mettre ordre à ses affaires personnelles, et brûler certains papiers compromettants qu'il ne voulait pas laisser derrière lui.
Depuis plusieurs heures déjà, le président était renfermé dans son cabinet, la soirée était avancée, lorsque l'huissier de service lui annonça la visite de don Jaime; il donna aussitôt l'ordre de l'introduire.
L'aventurier entra.
—Vous me permettez de continuer, n'est-ce pas? lui dit-il en souriant, je n'ai plus que quelques papiers à mettre en ordre et ce sera fini.
—Faites, faites, général, répondit don Jaime en s'installant dans une butaca.
Le Président reprit son travail un instant interrompu.
Don Jaime le considéra un instant avec une expression d'indicible mélancolie.
—Ainsi, dit-il, votre résolution est définitivement prise, général?
—Oui, le sort en est jeté! J'ai franchi le Rubicon, dirai-je, s'il n'était pas ridicule à moi de me comparer à César: je vais offrir la bataille à mes ennemis.
—Je ne blâme pas cette résolution, elle est digne de vous, général; me permettez-vous de vous demander quand vous comptez vous mettre en marche?
—Demain, aussitôt après la revue que j'ai ordonnée.
—Bon, j'ai le temps alors d'expédier deux ou trois batteurs d'estrade intelligents qui vous informeront de la position exacte de l'ennemi.
—Bien que plusieurs soient déjà partis, j'accepte votre offre avec reconnaissance, don Jaime.
—Maintenant, veuillez me dire quelle direction vous comptez suivre, et le corps que vous avez résolu d'attaquer.
—Je veux prendre le taureau par les cornes, c'est à González Ortega lui-même que j'ai l'intention d'avoir affaire.
L'aventurier hocha la tête, mais il ne hasarda pas la plus légère observation.
—C'est bien, dit-il.
Miramón quitta son bureau et vint s'asseoir près de lui.
—Là! Voilà qui est fini, dit-il; maintenant me voici tout à vous, voyons, je devine que vous désirez me faire quelque communication importante: parlez, don Jaime, je vous écoute.
—Vous ne vous trompez pas, général; j'ai en effet à vous communiquer une affaire de la plus grande importance, veuillez être assez bon pour prendre connaissance de ce papier.
Et il présenta au Président un papier plié en quatre. Le Président le prit, le lut sans que sur son visage éclatât la moindre marque de surprise, puis il le rendit à l'aventurier.
—Vous avez lu la signature? dit celui-ci.
—Oui, répondit-il froidement, cet écrit est une lettre de créance donnée par don Benito Juárez à don Antonio Cacerbar, pour lui servir auprès de ses adhérents.
—C'est bien cela, en effet, général; il ne vous reste plus aucun doute, maintenant, sur la trahison de cet homme?
—Aucun.
—Pardonnez-moi de vous interroger, général: que comptez-vous faire?
—Rien.
—Comment, rien? s'écria-t-il avec une surprise nullement jouée.
—Non, je ne ferai rien, reprit-il.
L'aventurier fit un geste de stupeur.
—Je ne vous comprends pas, Excellence, murmura-t-il.
—Écoutez-moi, don Jaime, et vous me comprendrez, répondit le Président d'une voix douce et pénétrante. Don Francisco Pacheco, l'ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté la reine d'Espagne, m'a rendu, depuis son arrivée au Mexique, d'immenses services; après la défaite de Silao, lorsque ma situation était des plus précaires, il n'a pas hésité à reconnaître mon gouvernement; depuis, il m'a prodigué les meilleurs conseils et donné les preuves les plus grandes de sympathie; sa conduite a été si bienveillante envers moi, qu'il a compromis sa position diplomatique et que dès que Juárez arrivera au pouvoir, il lui donnera ses passeports: le señor Pacheco sait tout cela et cependant, en ce moment où je suis presque perdu, sa conduite demeure la même; c'est sur lui seul, je vous l'avoue, que je compte, pour obtenir de l'ennemi, au cas probable d'une défaite, de bonnes conditions, non pour moi, mais pour la malheureuse population de cette ville, et les personnes qui, par amitié pour moi, se font le plus compromises pendant ces derniers temps. Or, l'homme dont vous me dénoncez la trahison, trahison, je me hâte d'en convenir avec vous, tellement flagrante, qu'il ne peut exister le plus léger doute à cet égard; cet homme non seulement est Espagnol et porteur d'un grand nom, mais encore il m'a été personnellement recommandé par l'ambassadeur lui-même, dont, j'en suis convaincu, la religion a été surprise et qui a été le premier trompé en cette circonstance. Le but principal de la mission du señor Pacheco, vous ne l'ignorez pas, est de demander satisfaction de nombreuses injures faites à ses nationaux, et réparation de vexations dont, depuis plusieurs années, ils ont été victimes.
—Oui, général, je sais cela.
—Bien; maintenant que penserait l'ambassadeur, si je mettais en jugement pour crime de haute trahison, non seulement un Espagnol de la plus grande noblesse du royaume, mais encore un homme dont il m'a répondu; croyez-vous qu'il serait flatté, après les les services qu'il n'a cessé de me rendre et ceux que, peut-être bientôt, il sera appelé à me rendre encore, d'un tel procédé de ma part? Je pourrais, me direz-vous peut-être, prendre cette lettre et traiter confidentiellement cette affaire avec l'ambassadeur; mon ami, l'insulte serait plus grave encore de cette façon, vous allez en juger: don Francisco Pacheco est le représentant d'un gouvernement européen, il appartient à la vieille école des diplomates du commencement du siècle; pour ces deux raisons et d'autres encore que je passe sous silence, il nous a, nous autres pauvres diplomates et gouvernants américains, dans une estime assez mince, tant il est infatué de son mérite et de sa supériorité sur nous, si j'étais assez niais pour lui prouver qu'il s'est laissé berner par un coquin, qui s'est joué de lui avec la plus audacieuse effronterie, don Francisco Pacheco serait furieux, non pas d'avoir été trompé, mais de ce que j'aurais démasqué le trompeur; son amour-propre blessé ne me pardonnerait pas, cet avantage que le hasard me donnerait gratuitement sur lui, et d'un ami utile, je me ferais un ennemi irréconciliable.
—Ces raisons que vous daignez me donner, général, sont fort bonnes, je le reconnais; malgré tout cet homme est un traître.
—C'est vrai, mais ce n'est pas un sot, tant s'en faut; que demain je livre bataille et que je sois vainqueur, soyez persuadé qu'il demeurera attaché à ma fortune, ainsi qu'il l'a déjà fait à Toluca.
—Fidèle, oui, jusqu'à ce qu'il trouve une occasion favorable de vous trahir définitivement.
—Je ne dis pas non, mais qui sait? Peut-être trouverons-nous, d'ici là, le moyen de nous en défaire, sans bruit et sans scandale.
L'aventurier réfléchit un instant.
—Tenez, général, dit-il tout à coup, ce moyen je crois l'avoir trouvé.
—Avant tout, laissez-moi vous adresser une question, et promettez-moi de me répondre.
—Je vous le promets.
—Vous connaissez cet homme, il est votre ennemi personnel.
—Oui, général, répondit-il franchement.
—Je m'en doutais, l'acharnement que vous mettez à le perdre ne me semblait pas naturel; maintenant voyons votre moyen.
—Le seul motif qui vous retient, vous me l'avez dit vous-même, est la crainte d'indisposer l'ambassadeur de Sa Majesté catholique.
—C'est le seul en effet, don Jaime.
—Eh bien, général, si le señor Pacheco consentait à abandonner cet homme?
—Vous parviendriez à obtenir cela?
—J'obtiendrai plus s'il le faut, je me ferai donner par lui une lettre dans laquelle non seulement il abandonnera don Antonio Cacerbar, ainsi qu'il se fait nommer, mais encore où il vous autorisera à le mettre en jugement.
—Oh! Oh! Vous vous avancez beaucoup il me semble, don Jaime, dit le Président avec doute.
—Ceci me regarde, général, le principal est que vous ne soyez compromis en rien, et que vous demeuriez neutre.
—C'est mon seul désir, vous en comprenez les raisons graves.
—Je les comprends, oui général, et je vous donne ma parole que votre nom ne sera même pas prononcé.
—A mon tour, je vous donne ma parole de soldat, que si vous réussissez à obtenir cette lettre, ce misérable sera fusillé par derrière, au milieu de la place Mayor, quand même je n'aurais plus qu'une heure de pouvoir.
—Je retiens votre parole, général; d'ailleurs j'ai le blanc-seing que vous avez daigné m'accorder; j'arrêterai moi-même ce misérable, lorsque le moment sera veau.
—N'avez-vous rien de plus à me dire?
—Pardonnez-moi général, j'ai encore une demande à vous adresser.
—Laquelle?
—Général, je désire vous accompagner dans votre expédition.
—Je vous remercie, mon ami, j'accepte avec joie.
—J'aurai l'honneur de me joindre à vous au moment du départ de l'armée.
—Je vous attache à mon état-major.
—C'est une grande faveur sans doute, répondit-il en souriant, malheureusement il m'est impossible de l'accepter.
—Pourquoi donc?
—Parce que je ne serai pas seul, général: les trois cents cavaliers qui déjà m'ont suivi à Toluca, viendront encore avec moi, mais pendant la bataille ma cuadrilla et moi nous serons à vos côtés.
—Je renonce à vous comprendre, mon ami, vous avez le privilège d'accomplir des miracles.
—Vous en aurez bientôt la preuve. Maintenant, général, permettez-moi de prendre congé de vous.
—Allez donc, mon ami, je ne vous retiens plus. Après avoir serré affectueusement la main que lui tendait le général, don Jaime se retira.
López l'attendait à la porte du palais, il monta à cheval, et rentra aussitôt chez lui.
Après avoir écrit quelques lettres, qu'il chargea son peon de porter tout de suite, don Jaime changea de vêtements, prit certains papiers renfermés dans une boîte de bronze fermant à clef, s'assura que l'heure n'était pas indue (il était à peine dix heures du soir), puis il sortit, et se dirigea à grands pas vers l'ambassade d'Espagne, dont il n'était pas fort éloigné.
La porte de l'ambassadeur était encore ouverte; des valets en grande livrée allaient et venaient dans les cours et sous le péristyle; un suisse se tenait, à l'entrée du zaguán, une hallebarde à la main.
Don Jaime s'adressa à lui.
Le suisse appela un valet de pied, et fit signe à l'aventurier de suivre cet homme.
Arrivé dans une antichambre, un huissier, portant une chaîne d'argent au cou, s'approcha.
Don Jaime lui remit une carte renfermée dans une enveloppe sous cachet volant.
—Remettez cette carte à Son Excellence, dit-il. Au bout de quelques minutes l'huissier rentra, et soulevant une portière:
—Son Excellence attend votre seigneurie, dit-il. Don Jaime le suivit, traversa plusieurs salons, et pénétra enfin dans un cabinet dans lequel se tenait l'ambassadeur.
Don Francisco Pacheco fit quelques pas au-devant de lui, et le saluant gracieusement.
—A quel heureux motif dois-je votre visite, caballero? lui dit-il.
—Je supplie votre Excellence de m'excuser, répondit don Jaime en s'inclinant, mais il n'a pas dépendu de moi de choisir une heure plus convenable.
—A quelque heure qu'il vous plaise de venir, monsieur, je serai toujours charmé de vous recevoir, répondit l'ambassadeur.
Sur un signe de lui, l'huissier approcha un siège et se retira.
Les deux personnages se saluèrent de nouveau et s'assirent.
—Maintenant je suis prêt à vous entendre, dit l'ambassadeur; veuillez parler, je vous prie, monsieur le C...
—Je supplie votre Excellence, interrompit vivement don Jaime, de me permettre de garder l'incognito, même vis-à-vis d'elle.
—Soit, monsieur, je respecterai votre désir, reprit l'ambassadeur en s'inclinant.
Don Jaime ouvrit son portefeuille, en retira un papier, et le présenta tout ouvert à l'ambassadeur.
—Que votre Excellence, dit-il, daigne jeter les yeux sur cet ordre royal.
L'ambassadeur prit le papier, et après s'être incliné devant son visiteur, il commença à le lire avec la plus sérieuse attention; lorsque cette lecture fut terminée, il tendit le papier à don Jaime, qui le plia et le replaça dans son portefeuille.
—C'est l'exécution de cet ordre royal que vous exigez, caballero? dit l'ambassadeur.
Don Jaime s'inclina.
—Soit, reprit don Francisco Pacheco.
Il se leva, alla à son bureau, écrivit quelques mots sur une feuille de papier portant les armes d'Espagne et le timbre de l'ambassade, signa, apposa son cachet, et présentant le papier tout ouvert à don Jaime:
—Voici, dit-il, une lettre pour Son Excellence le général Miramón; désirez-vous vous en charger, ou préférez-vous qu'elle soit envoyée par l'ambassade?
—Je m'en chargerai, si votre Excellence y consent, répondit-il.
L'ambassadeur plia la lettre, la plaça sous enveloppe et la remit ensuite à don Jaime.
—Je regrette, caballero, lui dit-il, de ne pouvoir vous donner d'autres preuves de mon désir de vous être agréable.
—J'ai l'honneur de prier votre Excellence d'agréer l'expression de ma vive reconnaissance, répondit don Jaime en s'inclinant respectueusement.
—N'aurai-je donc pas le plaisir de vous revoir, caballero?
—J'aurai l'honneur de venir présenter mes devoirs à votre Excellence.
L'ambassadeur toucha un timbre, l'huissier parut. Les deux personnages se saluèrent cérémonieusement, et don Jaime se retira.
Le lendemain, le soleil se leva radieux dans des flots d'or et de pourpre.
México était en joie.
La ville avait pris ses airs de fête, elle semblait revenue à ses beaux jours de calme et de tranquillité: toute la population était dans les rues; cette foule bigarrée se hâtait avec des cris, des chants et des rires, vers le paseo de Bucareli.
On entendait résonner les musiques militaires, les tambours et les clairons, dans des directions différentes.
Des officiers d'état-major, revêtus d'uniformes ruisselants de broderies d'or et coiffés de chapeaux à plumes, galopaient çà et là pour porter des ordres.
Les troupes quittaient les casernes et se dirigeaient vers le Paseo, où elles se massaient de chaque côté de la grande avenue.
L'artillerie prenait position devant la statue équestre du roi Charles IV, que les léperos s'obstinent à confondre avec Fernando Cortez, et la cavalerie forte de onze cents hommes seulement, se rangeait sur l'Alameda.
Les léperos et les gamins profitaient de l'occasion pour se réjouir en tirant des cohetes (pétards) dans les jambes des promeneurs.
Vers dix heures du matin, de grands cris se firent entendre, ces cris se rapprochèrent rapidement du Paseo.
C'était le peuple qui acclamait le président de la République.
Le général Miramón arrivait au milieu d'un brillant état-major.
L'expression du visage du président était joyeuse, il semblait heureux de ces cris de vive Miramón, poussés sur son passage, et qui lui prouvaient que le peuple l'aimait toujours, et lui témoignait, à sa façon, sa reconnaissance pour l'héroïque résolution qu'il avait prise, de risquer une dernière bataille en rase campagne, au lieu d'attendre l'ennemi dans la ville.
Le général saluait en souriant à droite et à gauche.
Lorsqu'il atteignit l'entrée du Paseo, vingt pièces de canon tonnèrent à la fois et annoncèrent ainsi sa présence aux troupes massées sur la promenade.
Alors, des ordres rapides coururent de rangs en rangs, les soldats s'alignèrent, les musiques des régiments se mirent à jouer, les clairons sonnèrent, les tambours battirent aux champs, le président passa lentement sur le front de bandière et la revue commença.
Les soldats semblaient pleins d'ardeur; la foule leur avait communiqué son enthousiasme, ils criaient à qui mieux mieux: vive Miramón! sur le passage du président.
L'inspection que passait le général était sévère et consciencieuse; ce n'était pas une de ces revues de parade, dont de temps en temps les gouvernants donnent le spectacle au peuple pour le divertir; en quittant la ville ces troupes allaient marcher tout droit à la bataille, il s'agissait de savoir si elles étaient bien réellement en état d'affronter l'ennemi devant lequel, quelques heures plus tard, elles se trouveraient.
Les ordres du général avaient été scrupuleusement exécutés, les soldats étaient bien armés; ils avaient un air martial qui faisait plaisir à voir.
Lorsque le président eût passé dans les rangs en adressant çà et là la parole à des soldats qu'il reconnaissait ou feignait de reconnaître, vieux moyen qui réussit toujours parce qu'il flatte l'amour-propre du soldat, il se plaça au milieu d'un des ronds-points du Paseo et commanda plusieurs manœuvres afin de s'assurer du degré d'instruction des troupes.
Ces manœuvres, dont quelques-unes étaient assez difficiles, furent exécutées avec un ensemble fort satisfaisant. Le président félicita chaleureusement les chefs de corps, puis le défilé commença; seulement, après avoir passé devant le président, les troupes allaient reprendre leurs premières positions et établissaient un campement provisoire.
Miramón, ne voulant pas fatiguer inutilement les soldats en les obligeant à marcher par la grande chaleur, avait résolu de ne partir qu'à la nuit tombante; jusque-là les troupes devaient bivouaquer sur le Paseo.
Parmi les officiers qui composaient l'état-major du président et qui retournèrent avec lui au palais, se trouvaient don Melchior de la Cruz, don Antonio Cacerbar et don Jaime.
Don Melchior, bien qu'il fût assez étonné de rencontrer revêtu du costume militaire celui qu'il ne connaissait que sous le nom de don Adolfo et que, jusqu'alors, il avait supposé s'occuper de contrebande, le salua en souriant avec ironie; don Jaime lui rendit sèchement son salut et se hâta de s'éloigner peu soucieux d'entrer en conversation avec lui.
Quant à don Antonio, comme jamais il n'avait vu don Jaime à visage découvert, il ne le remarqua pas.
Pendant que le président rentrait au palais, don Jaime qui s'était arrêté sur la place Mayor avait mis pied à terre et avait été rejoint par le comte et Dominique, auxquels il avait donné rendez-vous, mais qui ne l'auraient pas reconnu s'il n'avait pas eu la précaution de marcher droit à eux.
—Vous partez avec l'armée? lui demandèrent-ils.
—Oui, mes amis, je pars, répondit-il, mais bientôt je serai de retour ici; malheureusement la campagne ne sera pas longue. Pendant mon absence, redoublez de vigilance, je vous prie; ne perdez pas de vue la maison de ma sœur: un de nos ennemis restera dans la ville.
—Un seul? fit Dominique.
—Oui, mais c'est le plus redoutable des deux. Celui auquel tu as si maladroitement sauvé la vie, Dominique.
—Bon, je le connais, celui-là, répondit le jeune homme, il n'a qu'à bien se tenir.
—Et don Melchior? dit le comte.
—Celui-là, il ne nous inquiétera plus, répondit don Jaime avec une expression singulière; donc, chers amis, veillez attentivement, et ne vous laissez pas surprendre.
—Bon, s'il le faut, nous nous ferons aider par Leo Carral et par nos domestiques.
—Ce sera plus prudent, et même peut-être ferez-vous bien de les loger dans la maison.
—C'est à quoi nous allons songer.
—Maintenant séparons-nous, j'ai affaire au palais; au revoir, mes amis, à bientôt.
Ils se séparèrent.
Don Jaime entra dans le palais; il se dirigea vers le cabinet du président.
L'huissier le connaissait, il ne fit aucune difficulté pour le laisser passer.
Miramón écoutait les rapports que lui faisaient plusieurs batteurs d'estrade, touchant les mouvements de l'ennemi.
Don Jaime s'assit et attendit patiemment que le président eût fini son interrogatoire.
Enfin le dernier batteur d'estrade termina son rapport et se retira.
—Eh bien, dit en riant le président, avez-vous vu l'ambassadeur?
—Certes, hier en vous quittant, général.
—Et la fameuse lettre?
—La voilà, dit-il en la lui tendant.
Le général fit un geste de surprise, prit le papier et le lut rapidement.
—Eh bien? lui demanda don Jaime.
—Nous avons non seulement carte blanche, répondit-il, mais encore je suis prié de sévir contre cet homme, c'est merveilleux; vous avez, sur mon honneur, tenu plus que vous ne promettiez. Comment avez-vous fait?
—J'ai simplement demandé la lettre.
—Vous êtes l'homme le plus mystérieux que je connaisse; à moi de tenir ma promesse, maintenant.
—Rien ne presse.
—Vous ne voulez plus le faire arrêter?
—Au contraire, mais à notre retour seulement.
—Comme il vous plaira; mais, d'ici là, qu'en ferons-nous?
—Nous le laisserons ici, sous les ordres du commandant de place.
—Pardieu, vous avez raison!
Le président écrivit un ordre, le cacheta et appella l'huissier.
—Le colonel Cacerbar est-il là? demanda-t-il.
—Oui, Excellence.
—Qu'il porte cet ordre au commandant de place.
L'huissier prit l'ordre et partit.
—Voilà qui est fait, dit le président.
Don Jaime demeura auprès du général, jusqu'à l'heure du départ.
A la tombée de la, nuit, les troupes commencèrent à défiler sur la place, entourées du peuple qui poussait des vivats.
Lorsque toutes les troupes furent passées, le général quitta le palais à son tour, avec son état-major.
Un nombreux escadron de cavalerie stationnait sur la place.
—Quels sont ces cavaliers? demanda le général.
—Ma cuadrilla, répondit don Jaime en s'inclinant. Ces cavaliers revêtus d'épais manteaux, la tête couverte de chapeaux à larges bords, ne laissaient voir que le bas de leurs visages couvert de barbe.
Ce fut vainement que le président les examina en essayant de voir leurs traits.
—Vous ne les reconnaîtrez pas, lui dit don Jaime à voix basse: ces barbes sont fausses, leur costume lui-même est un déguisement; mais, croyez en ma parole, ils n'en frapperont pas moins de bons coups dans la bataille.
—J'en suis persuadé, et je vous remercie. On se mit en marche.
Don Jaime leva son épée, les cavaliers évoluèrent et se placèrent en arrière-garde; ils étaient trois cents.
Au rebours de la cavalerie mexicaine dont la lance est l'arme de prédilection, ils portaient la carabine, la latte droite des chasseurs d'Afrique français et les pistolets dans les fontes.
A minuit on campa.
Ordre fut donné de ne pas allumer les feux de bivouac.
Vers trois heures du matin un batteur d'estrade arriva.
Il fut aussitôt conduit au président.
—Ah! Ah! C'est toi López; dit le général en le reconnaissant.
—Oui, mon général, répondit López en souriant à don Jaime assis auprès du président et fumant nonchalamment une cigarette.
—Quoi de nouveau? As-tu des nouvelles de l'ennemi? dit Miramón.
—Oui, mon général, et de toutes fraîches.
—Tant mieux; où est-il?
—A quatre lieues d'ici.
—Bon, nous y serons bientôt alors. Quel corps est-ce?
—Celui du général don Jesús González Ortega.
—Bravo, fit joyeusement le président, tu es un garçon précieux; tiens, voilà pour toi.
Il lui mit quelques pièces d'or dans la main.
—Donne-moi des détails, reprit-il.
—Le général Ortega amène avec lui onze mille hommes, dont trois mille cavaliers et trente-cinq pièces de canon.
—Les as-tu vus?
—J'ai marché pendant plus d'une heure avec eux.
—Dans quelle disposition sont-ils?
—Dam, général, ils sont enragés après vous.
—Bien, repose-toi, tu as une heure à dormir.
López salua et s'éloigna.
—Enfin, dit Miramón, nous allons donc être en présence.
—Combien avez-vous de troupes, général? demanda don Jaime.
Six mille hommes, dont onze cents cavaliers et vingt pièces de canon.
—Hum, fit don Jaime, contre onze mille!
—Ce n'est pas tout à fait le double, mon ami: le courage suppléera au nombre.
—Dieu le veuille.
A quatre heures le camp fut levé; López servait de guide.
Les troupes, transies de froid étaient dans de mauvaises dispositions.
Vers sept heures du matin, on fit halte; l'armée fut rangée en bataille dans une position assez avantageuse, les pièces mises en batterie.
Don Jaime rangea ses cavaliers derrière la cavalerie régulière.
Puis, toutes les dispositions prises, on déjeuna.
A neuf heures du matin, on commença à entendre ce que les Espagnols appellent un tiroteo: c'étaient les grands-gardes qui se repliaient devant les têtes de colonnes d'Ortega qui débouchaient sur le champ de bataille choisi par Miramón, et qui engageaient la fusillade avec elles.
Rien n'aurait été plus facile au président que d'éviter la bataille; il ne le voulut pas, il avait hâte d'en finir.
Miramón était entouré de ses plus sûrs lieutenants: Vélez, Cobos, Negrete Ayestarán et Márquez.
En apercevant l'ennemi, il monta à cheval, parcourut les rangs de sa petite armée, donna ses instructions d'une voix ferme et brève, essaya de communiquer à tous la vaillante ardeur qui l'enflammait et levant son épée en l'air:
—En avant! cria-t-il d'une voix retentissante.
La bataille commença aussitôt.
L'armée juariste, forcée de se masser sous le feu de l'ennemi, avait un désavantage marqué.
Les soldats de Miramón, excités par l'exemple de leur jeune chef, il n'avait alors que vingt-six ans, combattaient comme des lions et faisaient des prodiges de valeur.
C'est en vain que les Juaristes essayaient de s'établir solidement dans les positions qu'ils avaient choisies; ils furent culbutés à plusieurs reprises par les charges vigoureuses de leurs ennemis.
Malgré la supériorité de leur nombre, les soldats n'avançaient que pas à pas, incessamment refoulés et rompus par l'ennemi.
Les lieutenants de Miramón, dans lesquels son âme semblait être passée, se multipliaient, se mettaient à la tête des troupes, les entraînaient à leur suite et s'enfonçaient avec elles au plus fort de la mêlée: encore un effort, la bataille était gagnée et Ortega contraint à la retraite.
Miramón accourut: il jugea la position d'un coup d'œil infaillible.
Le moment était venu de lancer la cavalerie sur le centre des Juaristes, afin de l'enfoncer par une charge décisive.
Le président cria: En avant!
La cavalerie hésita.
Miramón réitéra l'ordre.
Les cavaliers partirent; mais, au lieu de charger, la moitié passa à l'ennemi et revient la lance haute sur l'autre moitié fidèle encore.
Démoralisés par cette subite désertion, cinquante cavaliers qui restaient encore tournèrent bride et se dispersèrent dans toutes les directions.
L'infanterie, se voyant ainsi lâchement abandonnée, ne combattit plus que mollement.
Les cris de trahison! Trahison! Sauve qui peut! coururent de rangs en rangs.
En vain les officiers essayèrent de ramener les soldats à l'ennemi, ils étaient démoralisés.
Bientôt la fuite devint générale.
L'armée de Miramón n'existait plus. Ortega était vainqueur encore une fois, mais grâce à une trahison indigne, au moment même, où la bataille était perdue pour lui.
Nous avons dit que don Jaime avait pris avec sa cuadrilla position en arrière de la cavalerie de Miramón.
Certes, si trois cents hommes avaient pu changer l'issue de la bataille, ces braves cavaliers auraient accompli ce prodige; même lorsque la déroute était générale, ils combattaient encore avec un acharnement sans égal contre la cavalerie juariste lancée à la poursuite des fuyards.
Don Jaime avait un but en prolongeant ce combat inégal.
Témoin de l'indigne trahison qui avait causé la perte de la bataille, il avait vu l'officier qui, le premier, était passé à l'ennemi avec ses soldats: cet officier était don Melchior, don Jaime l'avait reconnu et il avait juré de s'emparer de lui.
La cuadrilla de l'aventurier n'était pas composée de cavaliers vulgaires, ils en avaient déjà donné la preuve et devaient la donner encore; en quelques mots brefs et rapides, don Jaime fit comprendre son intention.
Les cavaliers poussèrent des cris de rage et chargèrent résolument l'ennemi.
Il y eut une lutte gigantesque de trois cents hommes contre trois mille: la cuadrilla disparut tout entière comme si elle eût été subitement engloutie sous la masse formidable de ses adversaires.
Puis les Juaristes commencèrent à osciller, leurs rangs se disjoignirent, il se fit une trouée et par cette trouée passa la cuadrilla entraînant au milieu d'elle don Melchior prisonnier.
—Au président! Au président! s'écria don Jaime en s'élançant suivi de toute sa troupe vers Miramón qui essayait vainement de rallier quelques détachements.
Les lieutenants de Miramón, qui tous étaient ses amis, ne l'avaient pas abandonné: ils avaient juré de mourir avec lui.
La cuadrilla fournit une dernière charge afin de dégager le général.
Puis, après avoir jeté un regard désolé sur le champ de bataille, Miramón se décida enfin à écouter ses fidèles et à se mettre en retraite; à peine lui restait-t-il de toute son armée un millier d'hommes, les autres étaient morts, dispersés ou passés à l'ennemi.
Les premiers instants de la retraite furent terribles; Miramón était en proie à une immense douleur causée non pas par sa défaite qu'il avait prévue, mais par la lâche trahison dont il avait été victime.
Lorsqu'on ne craignit plus d'être atteint par l'ennemi, le président ordonna une halte pour laisser souffler les chevaux.
Miramón appuyé contre un arbre, les bras croisés sur la poitrine, la tête basse, gardait un silence farouche que ses généraux immobiles près de lui n'osaient se hasarder à rompre.
Don Jaime s'avança et s'arrêtant à deux pas du président.
—Général! dit-il.
Aux accents de cette voix amie, Miramón releva la tête et tendant la main à l'aventurier:
—C'est vous, lui dit-il, mon ami? Oh pourquoi me suis-je obstiné à ne pas vous croire?
—Ce qui est fait est fait, général, répondit rudement l'aventurier, il n'y a plus à y revenir; mais avant de quitter le lieu où nous sommes, vous avez un devoir à remplir, une justice exemplaire à faire.
—Que voulez-vous dire? demanda-t-il avec étonnement.
Les autres généraux s'étaient rapprochés non moins surpris que lui.
—Vous savez pourquoi nous avons été vaincus? reprit l'aventurier.
—Parce que nous avons été trahis.
—Mais le traître, le connaissez-vous, général?
—Non, je ne le connais pas, fit-il avec ressentiment.
—Eh bien, moi, je le connais, j'étais là, lorsqu'il a accompli son lâche projet, je le surveillais car je le soupçonnais depuis longtemps déjà.
—Qu'importe! Ce misérable ne saurait être atteint maintenant.
—Vous vous trompez, général, car je vous l'amène; je suis allé le chercher au milieu de ses nouveaux compagnons, je serais allé jusqu'en enfer pour m'emparer de lui.
A ces paroles, un frémissement de joie courut parmi les chefs et les soldats.
—Vive Dieu! s'écria Cobos, ce misérable mérite d'être écartelé.
—Amenez cet homme, dit tristement Miramón, car son cœur était péniblement affecté d'être contraint de sévir: il va être jugé.
—Ce ne sera pas long, dit le général Negrete, il subira la mort des traîtres, fusillé par derrière.
—Il n'y a qu'à constater son identité, puis le faire exécuter, ajouta Cobos.
Don Jaime fit un geste, don Melchior parut amené par deux soldats.
Il était pâle, défait, ses habits déchirés étaient souillés de sang et de boue; on lui avait attaché les bras derrière le dos.
Les officiers s'étaient formés en cour martiale, sous la présidence du général Cobos.
—Votre nom? demanda celui-ci.
—Don Melchior de la Cruz, répondit-il d'une voix sourde.
—Reconnaissez-vous avoir passé à l'ennemi en entraînant à votre suite les soldats sous vos ordres?
Il ne répondit pas, mais tout son corps fut agité d'un tremblement convulsif.
—La certitude de la trahison de cet homme est acquise au tribunal, reprit Cobos; quel châtiment a-t-il mérité?
—Celui des traîtres, répondirent d'une seule voix les officiers.
—Qu'on l'exécute, dit Cobos.
Le condamné fut amené devant le front de bandière et mis à genoux.
Dix caporaux formèrent un peloton et se placèrent à six pas derrière lui.
Le général Cobos s'approcha alors du condamné.
—Lâche et traître, lui dit-il, tu es indigne du rang auquel tu avais été élevé; au nom de tous nos compagnons je te déclare dégradé et rejeté de parmi les gens d'honneur.
Un soldat enleva alors à don Melchior les insignes de son grade et l'en souffleta.
Le jeune homme poussa un rugissement de tigre à cette insulte, jeta un regard effaré autour de lui et fit un mouvement pour se lever.
—Feu! cria le général Cobos.
Une détonation retentit; le condamné jeta un horrible cri d'agonie et tomba la face contre terre, se débattant dans des convulsions horribles.
—Achevez-le! dit Miramón avec pitié.
—Non, répondit Cobos d'une voix rude; qu'il meure comme un chien: plus il souffrira, plus notre vengeance sera complète.
Miramón fit un geste de dégoût et ordonna de sonner le boute-selle.
On partit.
Deux hommes seuls étaient demeurés près du misérable, le regardant se tordre à leurs pieds dans d'atroces souffrances.
Ces deux hommes étaient le général Cobos et don Jaime.
Don Jaime se pencha vers le mourant, lui releva la tête et le contraignant à fixer sur lui son regard glauque:
—Parricide, traître envers ta patrie et tes frères, lui dit-il d'une voix sourde, ce sont tes frères qui se vengent aujourd'hui; meurs comme un chien que tu es, ton âme ira au démon qui l'attend, et ton corps privé de sépulture, sera la proie des bêtes fauves!
—Grâce! s'écria le misérable en se renversant en arrière, grâce!
Une dernière convulsion agita son corps, ses traits crispés devinrent hideux, il jeta un cri horrible et ne bougea plus. Don Jaime le poussa du pied.
Il était mort.
—Un! dit sourdement l'aventurier en remontant à cheval.
—Hein! fit le général Cobos.
—Rien, c'est un compte que j'établis, répondit-il avec un éclat de rire railleur.
Lorsque le général Miramón arriva à México, la nouvelle de sa défaite était déjà publique.
Il se passa alors un fait singulier: le clergé et l'aristocratie, que toujours le président Miramón avait soutenus et défendus, et dont cependant l'indifférence et l'égoïsme avaient causé la ruine et amené la perte totale, déploraient maintenant la conduite qu'ils avaient tenue envers l'homme qui seul était capable de les sauver.
Si Miramón avait voulu à cette heure suprême faire un appel à la population, elle se serait immédiatement groupée autour de lui et il lui aurait été facile d'organiser une vigoureuse défense.
La pensée ne lui en vint même pas: il était dégoûté du pouvoir, n'aspirait qu'à en descendre et à rentrer dans la vie privée.
Son premier soin, à peine arrivé à México, avait été de réunir le corps diplomatique étranger et de prier ses membres de s'interposer afin de sauver la ville, en faisant cesser un état de guerre qui n'avait plus de raison d'être du moment où México était disposée à ouvrir sans combat ses portes aux troupes fédérales.
Une députation, composée du ministre de France, de celui d'Espagne, du général Berriozábal le prisonnier de Toluca et du général Ayestarán, ami particulier de Miramón, se rendit aussitôt auprès du général Ortega afin d'obtenir une honorable capitulation.
Don Antonio Cacerbar avait essayé de se joindre à la députation; il avait appris la fin déplorable de son ami don Melchior; un sombre pressentiment l'avertissait qu'un sort semblable le menaçait; mais les portes de la ville étaient gardées avec soin, nul ne pouvait sortir sans un laissez-passer visé par le commandant de place: force fut à don Antonio de demeurer à México. Une lettre qu'il reçut lui rendit un peu d'espoir, en lui laissant entrevoir une conclusion, plus prochaine qu'il ne le croyait, des projets dont depuis longtemps il poursuivait l'exécution.
Cependant, comme don Antonio Cacerbar était un homme fort prudent, que les sombres machinations auxquelles il avait voué sa ténébreuse existence, l'avaient habitué à se mettre constamment sur ses gardes tout en restant chez lui, ainsi qu'on l'y invitait dans la lettre qu'il avait reçue, il avait convoqué une douzaine de coupe-jarrets émérites, et les avait cachés derrière des tapisseries afin d'être prêt à tout événement.
C'était le jour même du retour de Miramón à México. Il était environ neuf heures du soir. Don Antonio retiré dans sa chambre à coucher lisait, ou plutôt essayait de lire, car sa conscience bourrelée ne lui laissait pas la tranquillité d'esprit nécessaire pour prendre cette innocente distraction, lorsqu'il entendit parler assez haut dans son antichambre; il se leva aussitôt, et se préparait à ouvrir la porte, afin de s'informer de la cause du bruit qu'il avait entendu, lorsque cette porte s'ouvrit et son domestique de confiance parut, servant d'introducteur à plusieurs personnes. Ces personnes étaient au nombre de neuf: six hommes masqués et enveloppés dans des zarapés, et trois dames.
En les apercevant, don Antonio éprouva un tressaillement nerveux, mais se remettant aussitôt, il se tint debout devant sa table, attendant selon toute probabilité qu'un des inconnus se décidât à parler.
Ce fut en effet ce qui arriva.
—Señor don Antonio, dit l'un d'eux en faisant un pas en avant, je vous livre doña Maria duchesse de Tobar, votre belle-sœur, doña Carmen de Tobar, votre nièce, et doña Dolores de la Cruz!
A ces paroles prononcées avec un accent de sanglante ironie, don Antonio fit un pas en arrière, et son visage se couvrit d'une pâleur cadavéreuse.
—Je ne vous comprends pas, dit-il, d'une voix qu'il essayait vainement de rendre ferme mais qui tremblait.
—Ne me reconnaissez-vous donc pas, don Horacio? dit alors doña Maria d'une voix douce; la douleur a-t-elle si complètement changé mes traits qu'il vous soit possible de nier que je suis la malheureuse épouse du frère que vous avez assassiné?
—Que signifie cette comédie? s'écria don Antonio avec violence; cette femme est folle! Et vous, misérable, qui osez vous jouer de moi, prenez garde!
Celui auquel s'adressaient ces paroles ne répondit que par un ricanement de mépris, et élevant la voix:
—Vous voulez des témoins de ce qui va se passer ici, caballero? Vous trouvez sans doute que nous ne sommes pas en nombre suffisant pour entendre ce qui va se dire, soit, j'y consens: sortez de vos cachettes, señores, et vous caballeros, venez.
Au même instant, les tapisseries furent soulevées, lus portes ouvertes, et une vingtaine de personnes entrèrent dans la chambre.
—Ah! Vous avez appelé des témoins, fit don Antonio d'une voix railleuse, que votre sang retombe sur votre tête alors! Et se tournant vers les hommes qui se tenaient immobiles derrière lui: Sus à ces misérables! leur cria-t-il, tuez-les comme des chiens! Et il sauta sur une paire de revolvers à six coups, placés sur une table à sa portée.
Mais personne ne bougea.
—Bas les masques! dit le personnage qui seul jusqu'alors avait parlé, ils sont inutiles maintenant; c'est à visage découvert qu'il nous faut parler à cet homme.
D'un geste il enleva le loup qui lui couvrait le visage; ses compagnons l'imitèrent.
Le lecteur les a reconnus déjà; c'étaient don Jaime, Domingo, le comte Ludovic, Léo Carral, don Diego, et Loïck le ranchero.
—Maintenant, señor, reprit don Jaime, quittez votre nom d'emprunt comme nous avons jeté nos masques; me reconnaissez-vous? Je suis don Jaime de Bivar, le frère de votre belle-sœur; depuis vingt-deux ans je vous suis pas à pas, seigneur don Horacio de Tobar, épiant toutes vos démarches et cherchant la vengeance que Dieu m'accorde enfin, grande et complète ainsi que je l'avais rêvée.
Don Horacio releva fièrement la tête, et toisant du haut en bas don Jaime avec une expression de souverain mépris:
—Eh bien après, mon noble beau-frère, lui dit-il, car ainsi que vous le désirez je renonce à feindre et je consens à vous reconnaître; quelle si belle vengeance et si complète avez-vous donc conquise après vingt-deux ans, noble descendant du cid Campeador? Celle de me contraindre à me tuer? La belle avance! Est-ce qu'un homme de ma trempe n'est pas toujours prêt à mourir? Que pouvez-vous de plus? Rien, en supposant que je roule là sanglant à vos pieds, j'emporterai avec moi dans ma tombe le secret de cette vengeance que vous ne soupçonnez même pas, et dont tous les bénéfices me restent, car je vous léguerai, en mourant, un plus profond désespoir que celui qui dans une nuit a blanchi les cheveux de votre sœur.
—Détrompez-vous, don Horacio, répondit don Jaime; vos secrets je les connais tous, et quant à vous tuer, cette considération n'entre pour moi qu'en seconde ligne dans mon plan de vengeance; je vous tuerai oui, mais par la main du bourreau, vous mourrez, déshonoré; de la mort des infâmes, du garote enfin!
—Tu mens, misérable! s'écria don Horacio avec un rugissement de bête fauve, moi, moi, le duc de Tobar! Noble comme le roi! Moi appartenant à l'une des plus puissantes et des plus anciennes familles d'Espagne! Mourir du garote! La haine t'égare, tu es fou te dis-je! Il y a un ambassadeur de Sa Majesté au Mexique.
—Oui, répondit don Jaime, mais cet ambassadeur t'abandonne à toutes les rigueurs des lois mexicaines.
—Lui, mon ami, mon protecteur, celui qui m'a présenté au Président Miramón? Cela n'est pas, cela ne peut pas être; d'ailleurs qu'ai-je à craindre des lois de ce pays, moi, étranger?
—Oui, un étranger qui a pris du service au Mexique avec un gouvernement pour le trahir au bénéfice d'un autre, cette lettre que tu demandais avec tant d'insistance au colonel don Felipe, et qu'il n'a pas voulu te vendre il me l'a donnée pour rien à moi, et ces lettres si compromettantes pour toi qui t'ont été enlevées à Puebla, grâce à don Estevan que tu ne connais pas et qui est ton cousin, se trouvent en ce moment entre les mains de Juárez; ainsi de ce côté-là tu es perdu sans ressources, car tu te lésais, la clémence n'est pas une des vertus saillantes du señor don Benito Juárez; enfin, ton secret le plus précieux, celui que tu crois si bien gardé, je le possède aussi: je connais l'existence du frère jumeau de doña Carmen, de plus je sais où il est et le puis, si je le veux, faire paraître à l'improviste devant toi: regarde, voici l'homme auquel tu avais vendu ton neveu, ajouta-t-il en désignant Loïck immobile près de lui.
—Oh! murmura-t-il en se laissant tomber sur un fauteuil et se tordant les bras avec désespoir, oh! Je suis perdu.
—Oui, et bien complètement perdu, don Horacio, fit-il avec mépris, car la mort même ne saurait te sauver du déshonneur.
—Parlez, au nom du ciel! s'écria doña Maria en s'approchant de son beau-frère; n'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Que don Jaime a bien dit la vérité, que j'ai un fils enfin! Et que ce fils est le frère jumeau de ma bien-aimée Carmen.
—Oui, murmura-t-il d'une voix sourde.
—Oh! Soyez béni, mon Dieu! s'écria-t-elle avec une expression de joie ineffable; et ce fils vous savez où il est, vous me le rendrez, n'est-ce pas? Je vous en supplie, songez que je ne l'ai jamais vu, que j'ai besoin de ses caresses, où est-il? Dites-le moi.
—Où il est?
—Oui.
—Je ne sais pas, répondit-il froidement.
La malheureuse mère se laissa tomber sur un siège en se cachant la tête dans les mains.
Don Jaime s'approcha d'elle.
—Courage, pauvre femme! lui dit-il doucement.
Il y eut un instant de silence funèbre; dans cette chambre où tant de personnes se trouvaient réunies, seul on entendait le bruit des respirations sifflantes et celui des sanglots étouffés de doña Maria et des deux jeunes filles.
Don Horacio fit un pas en avant.
—Mon noble beau-frère, dit-il d'un ton ferme empreint d'une certaine grandeur, priez, je vous prie, ces caballeros de se retirer dans une pièce attenante; je désire pour quelques instants demeurer seul avec vous et ma belle-sœur.
Don Jaime s'inclina et s'adressant au comte:
—Mon ami, lui dit-il, soyez assez bon pour conduire ces dames dans le salon qui précède cette pièce.
Le comte présenta la main aux jeunes filles et sortit sans répondre, suivi de tous les assistants qui sur un signe de don Jaime se retirèrent silencieusement.
Seul, Dominique était demeuré fixant un œil ardent sur don Horacio.
—Quant à moi, dit-il d'une voix sombre, comme j'ignore ce qui va se passer ici et que je redoute un piège ou un guet-apens, je ne sortirai que sur l'ordre exprès de don Jaime, c'est lui qui m'a élevé, je suis son fils d'adoption, mon devoir est de le défendre.
—Demeurez donc, señor, répondit don Horacio avec un sourire triste, puisque vous êtes presque de notre famille.
Don Jaime s'avança alors.
—Mon beau-frère, lui dit-il, ce fils que vous aviez enlevé à ma sœur, l'héritier des ducs de Tobar que vous croyiez perdu, je l'ai sauvé, moi! Dominique, embrassez votre mère! Maria, voilà votre fils!
—Ma mère! s'écria le jeune homme en s'élançant vers elle avec un bond de tigre, ma mère!
—Mon fils! murmura doña Maria d'une voix mourante et elle tomba évanouie dans les bras de l'enfant qu'elle venait enfin de retrouver.
Forte contre la douleur comme toutes les natures d'élite, la joie l'avait vaincue.
Dominique enleva sa mère dans ses bras vigoureux, la déposa sur une chaise longue; puis, les sourcils froncés, le regard plein d'éclairs, les lèvres serrées, il s'avança à pas lents vers don Horacio.
Celui-ci le regardait approcher avec un frissonnement de terreur, l'œil fixe et le front pâle, reculant pas à pas devant lui jusqu'à ce qu'enfin, sentant la tapisserie à son épaule, il fût malgré lui contraint de s'arrêter.
—Assassin de mon père, bourreau de ma mère, dit le jeune homme d'une voix terrible, lâche et misérable; sois maudit!
Don Horacio courba la tête sous cet anathème; mais se redressant aussitôt:
—Dieu est juste! dit-il, mon châtiment commence, je savais que ce jeune homme vivait; j'avais à force de recherches fini par retrouver, sous le nom de Loïck, le misérable auquel à l'heure de sa naissance je l'avais vendu.
—Oui, dit don Jaime, et ce Loïck que la misère avait conduit au crime, repentant de sa faute, me l'a rendu à moi.
—Oui tout cela est vrai, fit don Horacio d'une voix saccadée; ce jeune homme est bien mon neveu, il a les traits et la voix de mon malheureux frère!
Il cacha son visage dans ses mains.
Mais se redressant aussitôt:
—Mon frère, dit-il avec fermeté, vous possédez presque toutes les preuves des crimes horribles que j'ai commis; et s'approchant d'un meuble qu'il brisa: voici celles qui vous manquent, ajouta-t-il en lui remettant une liasse de papiers. A mon insu peut-être déjà le remord était entré dans mon cœur: voici mon testament, prenez-le, il nomme mon neveu mon légataire universel en établissant ses droits d'une manière indiscutable; mais le nom de Tobar ne doit pas être flétri. Pour vous, pour votre neveu dont le nom est le mien, n'exécutez pas la cruelle vengeance que vous avez préparée contre moi: je vous jure sur ma foi de de gentilhomme, sur l'honneur sans tache de mes ancêtres, que vous aurez pleine satisfaction des crimes que j'ai commis et de l'existence de douleur à laquelle j'ai condamné ma belle-sœur.
Don Jaime et Dominique demeurèrent sombres et silencieux.
—Me refuserez-vous? Serez-vous donc impitoyables? s'écria-t-il avec anxiété.
En ce moment, doña Maria quitta la chaise sur laquelle son fils l'avait étendue; elle se leva toute droite et marchant d'un pas lent et automatique vers don Horacio elle se plaça entre lui, son frère et son fils; alors étendant le bras avec une majesté suprême:
—Frère de mon mari, dit-elle d'une voix empreinte d'une douceur ineffable, la vengeance n'appartient qu'à Dieu! Au nom de l'homme que j'ai tant aimé et que votre main cruelle m'a ravi, je vous pardonne les affreuses tortures que vous m'avez infligées, les douleurs sans nom auxquelles, depuis vingt-deux ans, vous m'avez condamnée, moi pauvre femme innocente, je vous pardonne! Puisse Dieu vous être miséricordieux!
Don Horacio tomba prosterné à ses genoux.
—Vous êtes une sainte, dit-il, je suis indigne de pardon, je le sais, mais j'essaierai de racheter autant qu'il dépendra de moi, par ma mort, les crimes de ma vie.
Il se releva alors et voulut lui baiser la main, mais elle se recula avec un geste d'horreur.
—C'est juste, dit-il tristement, je suis indigne de vous toucher.
—Non, reprit-elle, puisque le repentir est entré dans votre cœur.
Et elle lui tendit la main en détournant la tête.
Don Horacio y imprima ses lèvres avec respect et se tournant vers son beau-frère et son neveu toujours immobiles:
—Vous seuls, dit-il tristement, serez-vous donc impitoyables?
—Nous n'avons plus le droit de punir, répondit sourdement don Jaime.
Dominique baissa la tête en gardant un silence farouche; sa mère s'approcha de lui et le prit doucement par le bras; à cet attouchement, le jeune homme tressaillit.
—Que voulez-vous, ma mère? dit-il.
—J'ai pardonné à cet homme, lui dit-elle d'une voix douce avec prière.
—Ma mère, répondit-il avec un accent de haine implacable, quand j'ai maudit cet homme, c'est mon père qui parlait par ma bouche et, du fond de la tombe sanglante où l'a couché ce misérable, me dictait cette malédiction; elle restera sur lui, stigmate indélébile, et Dieu lui demandera, comme au premier fratricide: Caïn! Qu'as-tu fait de ton frère?
A ces paroles, prononcées d'une voix terrible, don Horacio s'affaissa foudroyé sur le sol.
Don Jaime et doña Maria s'étaient éloignés de lui avec horreur.
Il demeura ainsi plusieurs minutes étendu sur le plancher de la salle, sans que les assistants fissent un mouvement pour le secourir; enfin, doña Maria se pencha vers lui.
—Arrêtez, ma mère! s'écria le jeune homme, ne touchez pas ce misérable, ce contact vous souillerait.
—Je lui ai pardonné! dit-elle faiblement. Cependant, peu à peu, don Horacio avait repris ses sens; il se releva lentement; ses traits, affreusement contractés, avaient une expression de résolution étrange.
Il se tourna vers Dominique:
—Vous l'exigez, dit-il, soit, la réparation sera éclatante.
Il fouilla dans le tiroir d'un meuble soigneusement fermé et dont il ouvrit la serrure au moyen d'une clé pendue à son cou par une chaînette d'or, prit quelque chose qu'on ne put voir, repoussa le tiroir, puis, marchant d'un pas ferme vers la porte, il l'ouvrit à deux battants.
—Entrez, caballeros, entrez tous, cria-t-il d'une voix stridente.
En un instant la chambre fut remplie de monde.
Seuls, le comte de la Saulay et don Estevan, sur un geste significatif de don Jaime, étaient restés dans le salon avec les jeunes filles.
Don Jaime s'avança alors vers sa sœur, et lui offrant le bras:
—Venez, lui dit-il, venez, Maria, cette scène vous tue; votre place n'est plus ici, maintenant que vous avez pardonné à cet homme.
Doña Maria n'opposa qu'une faible résistance et suivit son frère, qui la conduisit dans le salon dont il referma la porte sur elle.
On entendit le roulement d'une voiture, c'étaient les trois dames qui, emmenées par le comte, retournaient dans leur maison.
Au même instant, un bruit d'armes résonna au dehors.
—Qu'est-ce cela? dit don Horacio avec un geste d'effroi.
Des pas nombreux s'approchèrent, les portes s'ouvrirent avec fracas, et des soldats parurent.
A leur tête venaient le préfet de la ville, l'alcade mayor et plusieurs corchetes.
—Au nom de la loi, dit le préfet d'une voix brève, don Antonio Cacerbar, vous êtes mon prisonnier; corchetes, emparez-vous de cet homme.
—Don Antonio Cacerbar n'existe plus, dit don Jaime en se jetant vivement entre les agents de police et son beau-frère.
—Merci, répondit celui-ci, merci d'avoir sauvé l'honneur de mon nom; señores, dit-il d'une voix haute, en montrant Dominique immobile à ses côtés, voici le duc de Tobar; je suis un grand coupable, priez Dieu qu'il me pardonne.
—Allons, corchetes, s'écria le préfet, emparez-vous de cet homme, vous dis-je.
—Venez donc, répondit froidement don Horacio en portant vivement la main à sa bouche.
Soudain, il pâlit, chancela comme un homme ivre, et roula sur le sol sans pousser même un soupir.
Il était mort. Don Horacio s'était empoisonné.
—Señores, dit alors don Jaime au préfet et à l'alcalde mayor, votre mission s'arrête devant la mort du coupable, son cadavre appartient désormais à sa famille; veuillez vous retirer.
—Que Dieu pardonne à ce malheureux ce dernier crime! dit le préfet; nous n'avons plus rien à faire ici.
Et, après s'être incliné cérémonieusement, il se retira avec toute sa suite.
—Messieurs, dit alors don Jaime d'une voix triste, en s'adressant aux assistants terrifiés du dénouement étrange et rapide de cette scène, prions pour l'âme de ce grand coupable.
Tous s'agenouillèrent, Dominique seul demeura debout, sombre et les yeux ardemment fixés sur le cadavre.
—Dominique, lui dit doucement son oncle, ta haine pour lui vit-elle donc au-delà du tombeau?
—Oui! s'écria-t-il d'une voix terrible, oui, maudit soit-il dans l'éternité!
Les assistants se relevèrent avec épouvante, ce foudroyant anathème avait glacé la prière sur leurs lèvres.
Cependant les événements politiques marchaient avec une rapidité fatale.
La députation envoyée au général Ortega, était de retour à México, elle n'avait obtenu aucune capitulation.
La situation devenait excessivement critique; dans cette circonstance le général Miramón fit preuve d'une abnégation extrême: ne voulant pas compromettre davantage la ville de México, il résolut de l'abandonner la nuit même.
Il se rendit alors à l'ayuntamiento, auquel il proposa de nommer un Président ou alcade provisoire, qui, par ses relations antérieures avec le parti triomphant, fût en état de sauver la ville et d'y maintenir le bon ordre.
L'ayuntamiento s'adressa en corps, au général Berriozábal, qui accepta généreusement cette difficile mission.
Son premier soin fut de prier les ministres étrangers, d'armer leurs nationaux, afin de remplacer la police désorganisée et de veiller au salut général.
Pendant ce temps, Miramón préparait tout pour son départ.
Ne pouvant emmener sa femme et ses enfants avec lui, dans une fuite dont les péripéties pouvaient être sanglantes, il se résolut à les confier à l'ambassade d'Espagne, où on les reçut avec tous les égards auxquels leur situation malheureuse leur donnait droit.
S'il l'avait voulu, Miramón aurait pu s'éloigner sans avoir de violence à redouter de la part des partisans de Juárez. Naturellement sympathique, si on le regardait comme un adversaire politique, personne ne le haïssait comme ennemi personnel.
Des propositions de se sauver seul lui avaient même été faites à plusieurs reprises, mais avec cette délicatesse chevaleresque qui est un des beaux côtés de son caractère, il avait refusé, car il ne voulait pas au dernier moment abandonner à la haine implacable de leurs ennemis certaines personnes qui avaient combattu pour lui et s'étaient compromises pour sa cause.
Certes, ce sentiment était honorable, et ses adversaires eux-mêmes, furent contraints d'admirer cette conduite généreuse.
Don Jaime de Bivar avait passé une partie de la journée auprès du général, le consolant de son mieux et l'aidant à rallier autour de lui, les tronçons épars, nous ne dirons pas de son armée, elle n'existait plus de fait, mais des divers corps qui flottaient encore indécis sur le parti qu'il leur convenait de servir.
Le comte de la Saulay et le duc de Tobar, car nous rendrons à Dominique le nom qui lui appartient, après avoir tenu compagnie aux dames pendant toute la soirée, et avoir causé avec elles des événements étranges du jour précédent, avaient enfin pris congé, assez inquiets de la longue absence de don Jaime, à cause de la confusion qui régnait en ce moment dans la ville; ils venaient de rentrer dans leur demeure et se préparaient à se livrer au repos, lorsque Raimbaut, le domestique du comte, leur annonça López.
Le peon était armé comme pour une expédition dangereuse.
—Oh! Oh! lui dit le duc, quel arsenal vous portez avec vous, ami López!
—Avez-vous une communication à nous faire? demanda le comte.
—Je n'ai que ceci à vous dire seigneurie: Deux et un font trois.
—Vive Dieu! s'écrièrent les deux jeunes gens en se levant spontanément. Que faut-il faire? Nous sommes prêts.
—Vous armer ainsi que vos domestiques, tenir vos chevaux sellés et attendre.
—Il se passe donc quelque chose?
—Je l'ignore, seigneurie, mon maître vous le dira.
—Doit-il donc venir?
—Avant une heure, il sera ici, il m'a donné l'ordre de rester avec vous.
—Bien, profitez de cette heure pour vous reposer. López, nous allons nous préparer.
Lorsque vers onze heures du soir, don Jaime arriva, ses amis avaient revêtu des costumes de voyage, chaussé des éperons, passé des revolvers à leur ceinture, et fumaient en l'attendant, leurs sabres et leurs fusils placés devant eux sur une table.
—Bravo, dit-il, nous allons partir.
—Quand vous voudrez.
—Allons-nous loin? demanda le duc.
—Je ne le crois pas, mais peut-être il y aura bataille.
—Tant mieux, firent-ils.
—Nous avons près d'une demi-heure devant nous, c'est plus qu'il ne me faut pour vous apprendre ce que je veux faire.
—Bien, nous vous écoutons.
—Vous savez que je suis fort lié avec le général Miramón, reprit-il.
Les jeunes gens firent un geste affirmatif.
—Voici donc ce qui se passe: le général a réuni quinze cents hommes à peu près, il espère avec cette escorte pouvoir gagner en sûreté la Veracruz où il s'embarquera; il part cette nuit à une heure du matin.
—Les choses en sont-elles donc déjà à ce point? fit le comte.
—Tout est fini: México est rendu aux Juaristas.
—Tant pis, enfin qu'ils s'arrangent entre eux, dit le comte; cela ne nous regarde pas.
—Je ne vois pas dans tout cela, dit le duc, le rôle que nous avons à jouer.
—Le voici, continua don Jaime. Miramón croit pouvoir compter sur les quinze cents hommes qui composent son escorte, moi je suis persuadé du contraire: les soldats l'aiment, il est vrai, mais ils détestent certaines personnes qui partent avec lui: ces personnes, je sais qu'on a offert aux troupes de les livrer; je crains qu'elles se laissent convaincre et que, par la même occasion, Miramón soit fait prisonnier.
—C'est ce qui probablement arrivera, dit le comte en hochant la tête.
—Eh bien, voilà justement ce que je veux éviter moi, dit-il avec énergie, et pour cela j'ai compté sur vous.
—Pardieu vous avez eu raison.
—Vous ne pouviez mieux choisir.
—Ainsi, vous et moi, López, Léo Carral et vos deux domestiques, nous formons un effectif de sept hommes résolus, avec lesquels il faudra compter au cas où les choses tourneraient mal; de plus, votre qualité d'étrangers, le soin que vous avez mis à vivre retirés, et à ne pas attirer les regards sur vous, nous permettront de compléter notre œuvre en cachant le général chez vous.
—Où il sera parfaitement en sûreté.
—D'ailleurs tout ce que je vous dis là n'est que fort incertain encore; ce sont les circonstances qui nous guideront. Peut-être l'escorte demeura-t-elle fidèle au général et alors, notre concours lui devenant inutile, nous n'aurons plus qu'à nous retirer après l'avoir accompagné assez loin de la ville, pour le mettre en sûreté.
—Enfin, à la grâce de Dieu, dit le comte: il y a dans ce jeune homme quelque chose de grand et de chevaleresque qui m'a séduit, je ne serais pas fâché que l'occasion me fût offerte de lui être utile.
—Maintenant que nous sommes convenus de nos faits, si nous partions? ajouta le duc; j'ai hâte de me trouver aux côtés de ce brave général; mais, avant tout, vous avez, je suppose, veillé à la sûreté de ma mère?
—Sois tranquille, mon neveu; l'ambassadeur d'Espagne, à ma prière, a placé une garde de négociants de notre nation dans sa maison même; ni elle ni Carmen ni Dolores n'ont rien à redouter; d'ailleurs Estevan est près d'elle, et grâce au crédit dont il jouit auprès de Juárez, il suffirait seul pour les protéger efficacement.
—Alors, bataille! s'écrièrent les jeunes gens en se levant joyeusement.
Ils s'enveloppèrent de leurs manteaux et prirent leurs armes.
—Partons, dit don Jaime.
Les domestiques étaient déjà en place.
Les sept cavaliers quittèrent la maison et se dirigèrent vers la place Mayor, où les troupes se réunissaient.
Les maisons étaient illuminées, une foule immense circulait à travers les rues; mais la tranquillité la plus parfaite régnait dans la ville, incessamment parcourue dans tous les sens par de fortes patrouilles, de Français d'Anglais et d'Espagnols, qui veillaient avec la plus généreuse abnégation au maintien de l'ordre et de la sûreté générale, pendant cet intervalle d'anarchie qui sépare toujours la chute d'un gouvernement de l'installation de celui qui le remplace.
La place Mayor était fort animée, les soldats fraternisaient avec le peuple, causant et riant comme si ce qui se passait en ce moment était la chose la plus ordinaire du monde.
Le général Miramón, entouré d'un groupe assez nombreux composé des officiers demeurés fidèles à sa cause, ou qui trop compromis pour espérer d'obtenir de bonnes conditions des vainqueurs préféraient l'accompagner dans sa fuite à demeurer dans la ville, feignait un calme et un enjouement fort loin sans doute de son cœur; du reste, il causait avec une remarquable liberté d'esprit, défendant sans aigreur les actes de son gouvernement, et prenant congé sans reproches et sans récriminations de ceux qui par égoïsme l'avaient abandonné et dont sa chute était l'ouvrage.
—Ah! fit-il en apercevant don Jaime et en faisant un mouvement vers lui, vous venez donc bien décidément avec moi? J'avais espéré que vous changeriez d'avis.
—Eh! Général, répondit-il gaiement, le mot est tout au plus aimable.
—Vous savez bien que vous ne devez pas le prendre en mauvaise part.
—La preuve, c'est que je vous amène deux de mes amis qui veulent absolument vous suivre, général.
—Je les prie de recevoir tout mes remercîments: un homme est heureux en tombant de si haut d'avoir des amis pour lui rendre la chute moins lourde.
—C'est ce dont vous ne devez pas vous plaindre, général, car vous ne manquez pas d'amis, lui répondit le comte en s'inclinant.
—En effet, murmura-t-il en promenant un regard triste autour de lui, je ne suis pas seul encore.
La conversation continua sur ce ton pendant quelque temps.
Une heure après, minuit sonna au Sagrario.
Miramón se redressa.
—Partons, messieurs, dit-il d'une voix ferme, l'heure est venue d'abandonner la ville.
—Sonnez le boute-selle, cria un officier.
Les clairons sonnèrent.
Un brusque mouvement s'opéra dans la foule qui fut refoulée sous les portales.
Les soldats montèrent à cheval et formèrent leurs rangs.
Puis le calme se rétablit comme par enchantement et un silence de mort plana sur cette place immense couverte de peuple et littéralement pavée de têtes. Miramón se tenait droit et ferme sur son cheval, au milieu de ses troupes; don Jaime et ses compagnons s'étaient mêlés à l'état-major qui entourait le général.
Après un moment d'hésitation, le président jeta un dernier et triste regard sur le palais sombre et morne où ne brillait aucune lumière.
—En avant! cria-t-il.
Les troupes s'ébranlèrent et la marche commença.
Au même instant les cris de vive Miramón éclatèrent de toutes parts.
Le général se pencha vers don Jaime.
—Ils me regrettent déjà, lui dit-il à voix basse et je ne suis pas encore parti.
Les troupes traversèrent lentement la ville, suivies par la foule qui semblait vouloir, en rendant ce dernier hommage au président déchu, lui prouver l'estime dont sa personne était l'objet.
Enfin, vers deux heures du matin, on franchit les barrières et on se trouva en rase campagne; bientôt la ville n'apparut plus que comme un point lumineux à l'horizon.
Les troupes étaient tristes et silencieuses.
Cependant la marche continuait toujours.
Tout à coup une certaine hésitation sembla se faire sentir, une sourde agitation régnait dans les rangs.
—Attention! Il se prépare quelque chose, murmura don Jaime en s'adressant à ses amis.
Bientôt cette agitation augmenta: quelques cris se firent entendre à l'avant-garde.
—Que se passe-t-il donc? demanda Miramón.
—Vos soldats se révoltent, lui dit nettement don Jaime.
—Ah ce n'est pas possible! s'écria-t-il.
Au même instant, il y eut une explosion terrible de cris, de huées et de sifflets dans lesquels dominaient le cri de:
—Vive Juárez! La hache! La hache!
La hache est au Mexique le symbole de la fédération.
Acclamer la hache, c'est se révolter, ou plutôt, selon expression classique, faire un pronunciamiento.
Ce cri de la hache, courut aussitôt de rangs en rangs, devint général et bientôt la confusion et le désordre furent au comble.
Les partisans de Juárez, mêlés aux soldats, poussaient, des cris de mort contre les ennemis qu'ils ne voulaient pas laisser échapper; les sabres furent dégainés, les lances mises en arrêt, un conflit devint imminent.
—Général, il faut fuir! dit rapidement don Jaime.
—Jamais, répondit le président, je mourrai avec mes amis!
—Vous serez massacré sans réussir à les sauver; d'ailleurs, voyez: ils vous abandonnent eux-mêmes.
C'était vrai: les amis du président s'étaient débandés, essayant de fuir dans toutes les directions.
—Que faire? s'écria le général.
—Une trouée, reprit don Jaime, et sans donner au président le temps de la réflexion, en avant! cria-t-il d'une voix tonnante.
Au même instant, les révoltés se ruaient, les lances baissées, sur le petit groupe au milieu duquel se tenait Miramón.
Il y eut une mêlée affreuse de quelques minutes: don Jaime et ses amis, bien montés et surtout bien armés, réussirent enfin à s'ouvrir un passage en entraînant le général au milieu d'eux.
Alors commença une course furieuse.
—Où allons-nous? demanda le président.
—A México! C'est le seul endroit où on ne songera pas à vous chercher.
Une heure plus tard, ils repassaient la barrière et rentraient dans la ville, mêlés aux soldats débandés qui poussaient des cris assourdissants de vive Juárez! Et criant eux-mêmes plus fort que tous ceux qui les entouraient.
Une fois dans la ville, ils se séparèrent; Miramón et don Jaime demeurèrent seuls: la prudence exigeait que les fugitifs ne regagnassent leur maison que un à un.
Vers quatre heures du matin, ils étaient tous réunis et en sûreté.
Les troupes de Juárez entraient dans la ville précédant, de quelques heures seulement, le général Ortega.
Grâce aux mesures prises de concert entre le général Berriozábal et les résidents étrangers, le changement de gouvernement s'était opéré presque sans commotion; le lendemain la ville paraissait aussi tranquille que si rien d'extraordinaire ne s'était passé!
Cependant don Jaime n'était pas tranquille; il redoutait que si Miramón demeurait longtemps dans la ville sa présence ne finît par être connue, aussi cherchait-t-il une occasion de le faire évader et commençait-il à désespérer d'en trouver, lorsque le hasard lui en offrit une, sur laquelle il était certes loin de compter.
Plusieurs jours s'étaient écoulés, la révolution était faite et les choses avaient, repris leurs cours ordinaire, lorsqu'enfin Juárez arriva de la Veracruz et fit son entrée dans la ville.
Le premier soin du nouveau président fut, ainsi que Miramón l'avait précédemment prévu, de faire signifier à l'ambassadeur d'Espagne son expulsion du territoire de la république mexicaine.
Semblables significations furent, le même jour, faite, au légat du Saint-Siège, et aux représentants de Guatemala et de l'Ecuador.
Cette brutale expulsion faite dans les termes les plus offensants et si en dehors des principes admis entre nations civilisées causa une stupeur générale.
La consternation régna dans la ville: que pouvait-on attendre d'un gouvernement qui débutait par des actes aussi inqualifiables?
L'occasion que don Jaime cherchait depuis si longtemps lui était enfin offerte.
Miramón partirait non pas avec l'ambassadeur d'Espagne, mais avec le représentant de Guatemala.
Ce fut en effet ce qui arriva.
Le départ des ministres expulsés eut lieu le même jour.
C'étaient l'ambassadeur d'Espagne, le légat du Saint-Siège, le ministre de Guatemala, celui de l'Ecuador; de plus, l'archevêque de México et cinq évêques mexicains composant tout l'épiscopat de la confédération avaient été exilés du territoire de la république et profitaient de l'escorte de l'ambassadeur pour quitter la capitale.
Miramón, dont la femme et les enfants étaient depuis quelques jours déjà partis en avant, suivait, sous un déguisement qui le rendait méconnaissable, le ministre de Guatemala.
Le comte de la Saulay et le duc de Tobar s'étaient de leur côté dirigés vers la Veracruz escortant doña Maria et les deux jeunes filles.
Don Jaime n'avait pas voulu abandonner son ami, il voyageait avec l'ambassadeur suivi de López. Don Estevan seul était demeuré à México.
Nous ne rapporterons pas les insultes et les avanies que les ministres expulsés et les évêques eurent à subir pendant le cours de leur voyage, depuis Puebla où on les retint prisonniers jusqu'à la Veracruz où on les menaça, on leur jeta des pierres, et la populace voulut se porter aux dernières extrémités contre le légat et les malheureux évêques exilés.
Les choses en vinrent à un tel point que le consul français se vit contraint de réclamer l'assistance d'un brick de guerre français et d'un navire espagnol mouillés à Sacrificios et qui débarquèrent aussitôt des marins armés.
Miramón avait été reconnu, mais grâce à l'énergie du consul français et du commandant du brick, il parvint à échapper à ses ennemis.
Deux jours plus tard, le Velasco, bâtiment de la marine militaire espagnole, mettait le cap sur la Havane emportant tous nos personnages à son bord.
Le 15 janvier 1863, un double mariage fut célébré à la Havane.
Celui du comte de la Saulay avec doña Carmen de Tobar, et celui du duc de Tobar avec doña Dolores de la Cruz.
Les témoins étaient l'ambassadeur de Sa Majesté catholique au Mexique, le général Miramón, le commandant du Velasco, et l'ex-ministre de Guatemala.
Ce fut le légat du Saint-Siège qui donna la bénédiction nuptiale aux nouveaux époux.
Le comte de la Saulay vient, dit-on, de repartir pour le Mexique, pour revendiquer, grâce à l'intervention française, les biens immenses que sa femme possède dans ce pays et dont le gouvernement de Juárez a jugé convenable de s'emparer.
Don Jaime de Bivar accompagne son ami.
Leo Carral est avec eux.
FIN DES NUITS MEXICAINES
I. | LAS CUMBRES | |
II. | LES VOYAGEURS | |
III. | LES SALTEADORES | |
IV. | EL RAYO | |
V. | L'HACIENDA DEL ARENAL | |
VI. | PAR LA FENÊTRE | |
VII. | LE RANCHO | |
VIII. | LE BLESSÉ | |
IX. | DÉCOUVERTE | |
X. | LE RENDEZ-VOUS | |
XI. | DANS LA PLAINE | |
XII. | UN PEU DE POLITIQUE | |
XIII. | LES BONS DE LA CONVENTION | |
XIV. | LA MAISON DU FAUBOURG | |
XV. | DON MELCHOIR | |
XVI. | L'ASSAUT | |
XVII. | APRÈS LA BATAILLE | |
XVIII. | LE GUET-APENS | |
XIX. | COMPLICATIONS | |
XX. | LA SURPRISE | |
XXI. | LES PRISONNIERS | |
XXII. | DON DIEGO | |
XXIII. | LE SOUPER | |
XXIV. | LA RÉVÉLATION | |
XXV. | LE VENGEUR | |
XXVI. | HEURES DE SOLEIL | |
XXVII. | UN HOMME DE BIEN | |
XXVIII. | AMOUR | |
XXIX. | LE COUP DE MAIN | |
XXX. | LA SORTIE | |
XXXI. | TRIOMPHE | |
XXXII. | EL PALO QUEMADO | |
XXXIII. | RÈGLEMENT DE COMPTE | |
XXXIV. | UNE RÉSOLUTION SUPRÊME | |
XXXV. | JESÚS DOMÍNGUEZ | |
XXXVI. | COMMENCEMENT DE LA FIN | |
XXXVII. | LE DERNIER COUP DE BOUTOIR | |
XXXVIII. | FACE À FACE | |
XXXIX. | EPILOGUE—LA HACHE |