The Project Gutenberg eBook of Haine d'amour This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Haine d'amour Author: Daniel Lesueur Release date: November 21, 2015 [eBook #50521] Most recently updated: October 22, 2024 Language: French Credits: Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HAINE D'AMOUR *** NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: —Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. —On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. —La table des matièrs a été rajoutée dans ce livre électronique. —Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. Haine d’Amour DU MÊME AUTEUR _POÉSIE_ FLEURS D’AVRIL, ouvrage couronné par l’Académie française, 1 vol. 3 » SURSUM CORDA, pièce de vers ayant remporté le grand prix de poésie à l’Académie française, 1 vol. » 75 UN MYSTÉRIEUX AMOUR. 1 vol. 3 50 RÊVES ET VISIONS, ouvrage couronné par l’Académie française. 1 vol. 3 » POUR LES PAUVRES. 1 vol. in-4º papier vergé 3 » _ROMAN_ LE MARIAGE DE GABRIELLE, ouvrage couronné par l’Académie française. 1 vol. 3 50 L’AMANT DE GENEVIÈVE. 1 vol. 3 50 MARCELLE. 1 vol. 3 50 AMOUR D’AUJOURD’HUI. 1 vol. 3 50 NÉVROSÉE. 1 vol. 3 50 UNE VIE TRAGIQUE. 1 vol. 3 50 PASSION SLAVE. 1 vol. 3 50 JUSTICE DE FEMME. 1 vol. 3 50 L’AUBERGE DES SAULES, illustré par Jeanne Lemerre et Henri Pille. 1 vol. 9 » _TRADUCTION_ LORD BYRON, Œuvres complètes. Tome I (_Heures d’Oisiveté_, _Childe Harold_) précédé d’un _Essai sur Lord Byron_. 1 vol. in-12, papier vélin, orné d’un portrait de Lord Byron. 6 » Tome II (_Le Giaour_, _La Fiancée d’Abydos_, _Le Corsaire_, _Lara_, etc.). Traduction couronnée par l’Académie française. 6 » _SOUS PRESSE_ LORD BYRON, tome III 1 vol. STERNE, _Voyage sentimental_ (traduction nouvelle) 1 vol. _Tous droits réservés._ _DANIEL LESUEUR_ Haine d’Amour [Illustration] _PARIS_ ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31 M DCCC XCIV [Illustration] TABLE DES MATIÈRES Page CHAPITRE I. 1 CHAPITRE II. 44 CHAPITRE III. 77 CHAPITRE IV. 98 CHAPITRE V. 141 CHAPITRE VI. 175 CHAPITRE VII. 198 CHAPITRE VIII. 223 CHAPITRE IX. 274 CHAPITRE X. 288 CHAPITRE XI. 314 CHAPITRE XII. 322 CHAPITRE XIII. 350 CHAPITRE XIV. 367 CHAPITRE XV. 404 CHAPITRE XVI. 411 Haine d’Amour I SOUS un soleil tendre, mouillé de brumes légères, par un matin charmant d’avril, un landau de grande remise descendait les Champs-Élysées. Au premier coup d’œil, on reconnaissait la classique voiture de noce,—non pas la berline doublée de satin blanc et aux lanternes argentées des mariées de boutique, mais l’équipage plus sobre que préfère la bourgeoisie à prétentions mondaines, et qui généralement s’accompagne d’un petit coupé pour les époux. La destination de ce landau se trahissait d’ailleurs moins par l’astiquage des harnais un peu fatigués, par la toilette soignée des chevaux et par on ne sait quel air de gala, que par l’éclair d’une cravate et d’un plastron blancs, que l’on voyait étinceler à l’intérieur, entre les revers d’un habit noir. Un jeune homme, dans un angle du large véhicule, s’enfonçait et s’effaçait, comme gêné, à cette heure matinale et parmi l’activité ambiante, par son costume de soirée, que dissimulait à peine un élégant par-dessus clair. Certainement ce jeune homme avait devant lui quelque journée de bombance et de paresse; aussi put-il voir s’allumer d’envie, sur son passage, le regard des employés qui s’arrêtaient une seconde, avant d’entrer, avec un soupir d’ennui, sous le porche du Ministère de la Marine. Pourtant c’était à une véritable corvée—telle du moins il la désignait en lui-même—que se rendait Vincent de Villenoise. Garçon d’honneur!... Quelle fonction dépourvue de sens et d’intérêt, décorée de quel titre absurde!—«Je suis garçon d’honneur!» Pouvait-on, sans les faire suivre d’une exclamation énervée, formuler ces trois mots d’un jargon ridicule,—ces trois mots qui représentaient pour lui quinze heures de piétinement, de parade et de fadaises?... Et c’était pour cela, pour ce supplice bête, que Vincent renonçait au programme ordinaire d’une de ses journées: à sa promenade à cheval dans les allées du Bois; à quelque intéressant assaut chez Ruzé ou à deux ou trois bons cartons chez Gastinne; et surtout à ses chers moments de rêverie et d’étude, dans la pénombre recueillie de son immense et sévère cabinet de travail, au premier étage de son hôtel, rue Jean Goujon! Il le voyait, son hôtel, qu’il venait à peine de quitter. Il se tenait devant la porte... Il y rentrait par la pensée... Il montait le large escalier, où, sur la moquette, ses pas s’assourdissaient... Il pénétrait dans sa pièce préférée, dans son sanctuaire d’âme... Et tout de suite, de la multitude des volumes alignés le long des murs, comme des œuvres artistiques çà et là dispersées, émanait, vers son esprit impersonnel et attentif, tout ce que l’humanité, à travers les âges, élabora de réflexions, de chimères et d’hypothèses. Sur son bureau, il apercevait un livre ouvert, un livre latin: les _Astronomiques_ de Manilius. Puis, à côté, des feuillets couverts d’écriture: la traduction commencée,—cette traduction qui devait, en faisant mieux connaître le poète romain, mettre à sa véritable place, à côté de Lucrèce, ce philosophe de fatalisme et d’impassibilité que fut Manilius. Vincent regretta de n’être point devant ce bureau, la plume suspendue sur ces feuillets, prête à tracer, puis à raturer souvent, les mots laborieux. Mais le caractère même de ses travaux de prédilection, à ce moment, le frappa d’une tristesse. «Traduire... Jamais produire...» soupira-t-il. Car—il en avait conscience, trop clairement—sa ferveur, sa docilité d’érudit, venaient de son manque d’originalité intellectuelle, de sa radicale impuissance à créer. Vincent de Villenoise avait la curiosité de la pensée des autres. Il n’était pas possédé par cette curiosité différente, celle de l’inconnu, qui précipite un esprit en avant, dans les abîmes et malgré les vertiges, en lui inspirant, au contraire, le dédain de ce que déjà les autres ont exploré, découvert. Mais, comme—dans ce landau qui le menait chercher une invitée de la noce—il énonçait avec mélancolie cette espèce de jeu de mots, devise forcée de son intelligence: «Traduire... Jamais produire...» ses yeux rencontrèrent une affiche. Et la coïncidence lui parut tellement saisissante d’ironie, que Vincent rit à demi-voix, comme avec une personne vivante, de la moquerie que lui lançaient les choses. Elle était, cette affiche, d’une vulgarité criante. Étalée sur la palissade en planches où s’enfermaient les travaux d’une maison en construction, elle représentait une gigantesque et rutilante bouteille, se détachant comme en relief sur un fond du jaune le plus vif. Une étiquette enroulée aux flancs de cette bouteille portait deux mots, écrits en lettres d’un pied: APÉRITIF BERTET. Et, tout au bas, sur le fond jaune, on lisait encore cette recommandation, d’un style tellement concis qu’elle en devenait inoubliable: _Le meilleur des apéritifs_. C’était tout. Mais cette affiche-là, Vincent savait qu’à la première palissade en planches de la prochaine maison en construction il allait la retrouver; que, s’il prenait un train quelconque, pour n’importe quelle direction, l’affiche flamboierait devant ses yeux à toutes les stations de la ligne; que, s’il descendait en n’importe quelle ville d’Europe, il verrait surgir l’affiche le long des murs; qu’il apercevrait des réductions de l’affiche aux vitres de tous les cafés; que, dans les théâtres, il verrait descendre l’affiche, pendant l’entr’acte, avec le rideau-annonce. Il savait encore que, s’il s’embarquait sur un paquebot, dans un port quelconque, l’affiche, reproduite sur toile vernie, et circonscrite en un cadre de bois, voyagerait avec lui, suspendue dans un coin de la salle à manger; que, s’il abordait au Caire, dans les Indes, au Japon, ou jusque dans quelque île à peine explorée des archipels océaniens, la première chose qui frapperait ses regards dès qu’il aurait mis pied à terre, ce serait la bouteille de pourpre sur fond d’or, avec son cachet de cire en guise de cimier, l’écartèlement de son étiquette blanche, et sa devise en exergue: _Le meilleur des apéritifs_. Car cette affiche paraissait être le blason du monde civilisé, de ce monde moderne qui pourrait cependant plus que tout autre se passer d’apéritif, tant est dévorante la faim de jouissances qui le rend esclave de ses entrailles. «Traduire... Jamais produire...» répéta Vincent de Villenoise. «Mon père, lui, a produit quelque chose... l’APÉRITIF BERTET.» C’est avec une ironie à l’égard de cette facile invention, un mouvement de rage contre sa propre impuissance et d’humeur contre l’insolence de cette énorme affiche suggestionnant l’humanité avec deux mots et la silhouette d’une bouteille, que le jeune homme émit pour lui-même cette réflexion. Cependant il était injuste, puisque son immense fortune, son hôtel de la rue Jean Goujon, son château de Villenoise—dont, après les formalités légales, son père, Armand Bertet, avait pris et lui avait légué le nom,—tout, jusqu’à son instruction raffinée, jusqu’à ses studieux loisirs, était sorti de la panse arrondie de cette purpurine bouteille. Pourquoi donc la haïssait-il, souffrait-il tant de la voir?... Au point que s’il eût connu quelque région habitable où ne se fussent point glissées les réclames de l’APÉRITIF BERTET, Vincent s’y serait réfugié; non pas pour toujours—il aimait trop Paris—mais de temps à autre, en guise de cure morale, pour éliminer de son organisme le jaune et le rouge de cette affiche, dont la sensation l’exaspérait. Peut-être... (bien que l’accoutumance au bien-être et l’ingratitude envers ses causes soient tellement naturelles qu’il semble inutile de les expliquer), peut-être Vincent de Villenoise sentait-il confusément que, malgré son rôle de corne d’abondance, la bouteille de l’affiche avait eu des torts envers lui. Sans cet incroyable flot d’or que, de ses gros flancs de verre glauque, de son goulot commun, elle avait déversé dans la misérable arrière-boutique d’Armand Bertet, le petit Vincent aurait reçu une éducation bien différente. Au lieu d’être, pendant dix-huit ans, comprimé dans le moule où se réalise le type du «monsieur» et du «savant», tel que le concevait son père,—l’ancien garçon épicier Armand, devenu Bertet le marchand de produits chimiques, puis M. Bertet l’inventeur de l’apéritif, puis M. Bertet de Villenoise, directeur d’usine, et enfin M. de Villenoise, châtelain et maire de sa commune;—au lieu d’avoir plié sa souple intelligence et son trop docile caractère à la discipline du lycée, des précepteurs particuliers, de l’École Normale et de l’École de Droit; au lieu de n’avoir vu rien de plus glorieux au monde que le maximum des points dans les examens, que les soutenances de thèse, que les titres de docteur et d’agrégé, Vincent eût de bonne heure engagé la lutte pour la vie. Et quelque chose lui disait que, dans cette lutte, il n’eût pas été vaincu. Doué comme il l’était, comme il l’avait montré dès sa petite enfance, peut-être ne lui avait-il manqué qu’un peu de volonté, un certain esprit d’initiative pour devenir vraiment «quelqu’un». Mais cette volonté, cet esprit d’initiative, doivent, avec le genre d’éducation moderne, être poussés jusqu’à l’indépendance outrée, l’instinct de contradiction, la révolte, pour ne pas s’éteindre sous l’effroyable amas des idées toutes pensées et des opinions toutes faites, sous l’amoncellement des connaissances tout élaborées, et dans le laminoir des examens identiques écrasant à la même mesure les esprits les plus dissemblables. C’est même sans doute parce que de telles qualités d’énergie triomphent seulement lorsqu’elles ont l’exagération d’un défaut, que tous les hommes illustres sont contraints d’avouer aux enfants, dans les distributions de prix, qu’ils ont été des «cancres» au collège. Vérité presque à coup sûr, mais vérité bien dangereuse à dire devant des auditeurs de douze ans. Vincent de Villenoise, loin d’être un cancre, avait porté sur son front d’adolescent tous les lauriers universitaires. Bien légères, ces couronnes de papier doré! Toutefois de quel poids fabuleux, de quel cercle de plomb elles écrasent et enserrent de plus en plus l’intelligence humaine, la volonté humaine! Heureusement on ne les propose pas partout comme but suprême aux efforts des générations qui grandissent. De pareilles réflexions s’ébauchaient à peine, en ce matin d’avril, dans l’esprit de M. de Villenoise, tandis que le landau de noce le transportait vers une personne inconnue de lui, M^{me} Pirard, qu’il devait ramener chez le général Méricourt, où le cortège s’assemblait. Pourtant, il avait déjà craint de découvrir en lui-même une certaine impuissance à vouloir; et cette crainte lui redevenait sensible précisément parce qu’il allait assister, ce jour-là même, au mariage de son meilleur ami, Robert Dalgrand, avec M^{lle} Lucienne Méricourt, la fille du général. Oui, Robert se mariait. Robert avait pu prendre cette détermination énorme de changer radicalement sa vie, de risquer son bonheur, pour une seule chance de bonheur plus grand, contre vingt chances de malheur possible. Robert avait accepté de jouer sa sécurité morale, son indépendance, tout son avenir, à pile ou face, avec l’inconnu pour enjeu. Et cela tranquillement, presque brusquement, sans les hésitations, les retards, les tourments d’incertitude qui, pour Vincent, eussent accompagné un acte d’une telle importance. Se marier!... Depuis deux ans que sa trentaine avait sonné, Vincent, parfois, avait entrevu ce que pourrait devenir son existence s’il parvenait à hausser sa volonté jusqu’à une décision pareille. Mais, outre que des circonstances très spéciales semblaient—à son point de vue du moins—lui interdire de songer au mariage, son antipathie pour les résolutions irréparables et l’insuffisance des données d’après lesquelles se serait déterminé son choix, suffisaient pour couper court aux fantaisies nuptiales de son imagination. Il admirait donc Robert—comme un homme qui a peur de l’eau admire le nageur qui pique une tête: sans l’envier précisément. Cependant M. de Villenoise n’eut pas le loisir d’analyser pourquoi son état d’esprit tournait à un vague mécontentement de lui-même. Il arrivait chez cette M^{me} Pirard, qu’on l’envoyait quérir,—une tante veuve d’un certain âge, qui le fit attendre assez longtemps au salon parce que sa toilette n’était pas terminée. Tandis que, dans le secret de la chambre à coucher, la couturière élargissait à la hâte un corsage de satin grenat dans lequel, au dernier moment, la dame ne pouvait pas entrer, Vincent, qui, machinalement, feuilletait des albums de photographies, profita de sa solitude pour bâiller jusqu’aux larmes; puis il murmura entre ses dents: «Sacristi! voilà des corvées qui convertiraient à l’union libre!» Mais la veuve parut, montrant, sous les frisures grisonnantes de ses cheveux, un visage presque aussi grenat que sa cuirasse de satin. La couturière venait de lui dire: «Madame ne porte pas trente ans.» Et la grosse personne, qui savourait cette phrase, fut saisie d’un attendrissement à se trouver tout à coup face à face avec un jeune homme. Vincent, à sa vue, se leva, reprit sur une table son claque, dont le ressort serrait un de ses gants, et s’inclina, sans se douter que, sous ce corsage sanglé à outrance, un cœur encore sensible venait de précipiter ses battements, au grand risque d’une congestion pour la dame. Pourtant, si, lorsqu’elle eut soupiré très fort pour reprendre sa respiration et qu’il la suivit à travers l’antichambre et l’escalier, Vincent se fût avisé du danger de suffocation qu’elle venait de courir, il eût peut-être volontiers convenu tout bas que sa jolie barbe en était cause. C’était sa coquetterie, en effet, et le principal charme de sa physionomie, cette fine mousse blonde, qui, savamment taillée, allongeait en pointe son visage, foisonnait et frisait au-dessus de sa lèvre, et s’en allait, presque rasée vers le haut des joues, se perdre en léger coup d’estompe sous les cheveux à peine plus foncés. C’était elle qui donnait de la douceur à ses yeux bruns, de l’affinement à ses traits, un air d’élégance et d’énergie à toute sa personne. Grâce à cette barbe si bien plantée, coupée avec art, Vincent avait la tête amoureuse et martiale d’un gentilhomme du XVI^e siècle, et pouvait porter crânement son nom de Villenoise. D’ailleurs, à part une secrète prédilection pour ce mâle ornement de son visage, le jeune homme n’avait aucune fatuité. Remonté en voiture, cette fois à côté de la grosse M^{me} Pirard, il faisait des efforts pour écouter poliment. Car elle jugeait à propos de causer. Vincent ne s’intéressait guère aux détails qu’elle lui donnait sur la famille de son cousin le général. Et il s’exaspérait intérieurement à l’idée que ce bavardage n’était que le commencement d’un supplice destiné à se prolonger jusqu’à minuit. Mais, s’apercevant qu’il ne lui donnait pas la réplique, la dame le questionna directement. Elle voulut savoir quelle était la demoiselle d’honneur de M. de Villenoise. —M^{lle} Gilberte Méricourt, madame. —Ah! ma petite Gilberte... La sœur de Lucienne. Car vous savez sans doute que la fiancée de votre ami s’appelle Lucienne? —Je l’avais oublié, madame. —Tiens! Et vous avez retenu le nom de Gilberte? —C’est que je l’avais écrit... pour le faire broder sur un mouchoir que je lui offre, comme c’est l’usage, avec le bouquet. —Vous connaissez déjà mes deux petites cousines? —Je les ai vues une fois, avec leur père, à l’Opéra. Mon ami Robert Dalgrand m’a conduit dans leur loge. —Une fois?... C’est tout?... Vous n’étiez donc pas à la soirée de contrat? —Non, madame. Je vais dans le monde aussi peu que possible. Aujourd’hui, si ce n’était pas pour le meilleur de mes camarades d’enfance... —Oh! votre amitié pour M. Dalgrand remonte aux années de collège? —D’école communale, madame. J’ai suivi l’école avant d’entrer au lycée. —Et M. Dalgrand a continué d’être votre compagnon d’études? —Robert Dalgrand n’a jamais suivi les cours du lycée, madame. —Où donc a-t-il passé ses examens? —Il n’a jamais passé d’examens, madame. La stupéfaction et le désappointement se peignirent sur les traits de M^{me} Pirard. Elle demanda, en baissant la voix, comme s’il se fût agi pour M. Dalgrand d’une circonstance déshonorante: —Est-ce que mon cousin, M. Méricourt, le sait? —Le général, madame, connaît toute la vie du fiancé de sa fille. —Pauvre Lucienne! murmura M^{me} Pirard. Pourvu que cet homme la rende heureuse! —Cela dépendra beaucoup de M^{lle} Lucienne, remarqua Vincent. —Oh! reprit M^{me} Pirard en pinçant les lèvres, ma cousine est une jeune personne si supérieure! Elle a tous ses brevets. Le plus grand malheur pour elle serait de tomber sur un mari d’esprit peu cultivé, qui ne la comprendrait pas, qui la ferait végéter dans un milieu vulgaire... M. de Villenoise, en ce moment, s’amusait. Aussi laissait-il M^{me} Pirard exhaler son hostilité subite et sa méfiance contre ce Robert Dalgrand qui ne rentrait plus à ses yeux dans aucun compartiment du casier social. Pas de diplômes!... Et on lui donnait le titre d’ingénieur! Mais c’était donc un imposteur, un aventurier, cet homme-là, quelque chevalier d’industrie! Et il osait épouser la fille d’un général! D’où sortait-il? Avait-on seulement pris des renseignements? La grosse dame ne pouvait se retenir de montrer toutes ses craintes même devant l’ami intime de cet inquiétant personnage. Elle les résuma dans un soupir: —Moi qui le trouvais si bien! Et l’on m’assurait que c’est un garçon très distingué! —Plus que distingué, madame, dit Vincent d’une voix douce. Il a du génie. M^{me} Pirard le regarda et, du coup, suspendit l’averse de ses paroles. Ce jeune homme à la barbe blonde se moquait d’elle, évidemment. Mais pourquoi? N’avait-elle pas parlé en femme sensée, en parente soucieuse du bonheur de sa jeune cousine et plus au fait des choses de ce monde qu’un général manœuvrant dans la vie civile comme un hanneton dans une carafe? Elle fut si visiblement déconcertée que M. de Villenoise eut pitié d’elle. En quelques mots—quitte à n’être pas compris—il lui fit le portrait de Robert Dalgrand. Non, c’était vrai, son ami n’avait même point passé le baccalauréat, et se trouverait fort en peine pour décliner _rosa_, la rose. Mais cela ne l’empêchait pas d’être l’un des grands constructeurs de son temps, et d’avoir établi des voies ferrées, élevé des viaducs, jeté des ponts sur des rivières, plus rapidement et à moins de frais qu’on ne l’avait fait avant lui. Ses succès venaient surtout de son habileté merveilleuse à manier les hommes, de la faculté qu’il possédait de faire accomplir à vingt ouvriers, sans excès de travail, la besogne de cinquante. Mais la science ne lui manquait pas. Oh! non point la science superficielle et encyclopédique des écoles dites «spéciales»... Mais les connaissances acquises par l’observation, par les expériences progressives, par les voyages techniques. Tout petit garçon, dans l’atelier où son père, l’ouvrier Dalgrand, réparait des machines pour une Compagnie de chemin de fer; plus tard, quand lui-même, après l’obtention d’un simple certificat d’études, fut devenu l’un des employés inférieurs de cette Compagnie, Robert trouvait des aliments à sa passion pour la mécanique. Ce qu’il admirait surtout, ce qui remplissait ses rêves, c’étaient les colossales œuvres de fer, et aussi l’activité formidable et précise des machines. Dès qu’il avait quelque loisir, il profitait des facilités de circulation que lui donnait son emploi pour aller suivre sur place des travaux qui l’intéressaient. Parfois il risquait des conseils, élaborait des projets, dressait des plans. On finit par le retirer des bureaux, par lui confier une équipe de terrassiers; et, quand il eut achevé en deux semaines un nivellement pour lequel un ingénieur sorti de l’École des Mines demandait un mois avec le double d’hommes, ce fut un étonnement. Mais aussitôt des jalousies l’entravèrent. Des chefs et sous-chefs, plus ou moins brevetés, se scandalisèrent devant la supériorité de cet indépendant sur des professionnels; la hiérarchie menacée entra en lutte avec lui. Robert céda, quitta l’Europe. Aussi bien, une occasion s’offrait; un ingénieur qui partait pour établir une voie ferrée en Asie Mineure l’emmena comme contremaître. Cet homme pensait exploiter le jeune Dalgrand; mais celui-ci ne fut pas dupe. Connaissant les devis de son patron, il en combina d’autres, où les dépenses se trouvaient réduites des deux tiers. Il se faisait fort de gagner plusieurs kilomètres sur la longueur de la ligne, sans avoir à creuser des terrains plus résistants, et de se servir exclusivement d’ouvriers indigènes, qui coûtaient fort peu, sans prolonger d’un seul jour le temps calculé pour des Européens, que l’on eût engagés à grands frais. L’ingénieur craignit qu’il ne portât son projet aux ministres du Sultan avant que le sien, à lui, fût agréé de façon officielle. Il lui proposa une association. Robert y consentit. Malgré toutes les finesses de son collaborateur, il réalisa des bénéfices considérables. Ce fut pour lui le commencement de la fortune. Depuis lors—c’est-à-dire au cours de dix années—le nom de Robert Dalgrand s’était attaché à des travaux dont quelques-uns comptaient parmi les plus hardis de ce dernier quart de siècle. Mais la plupart avaient été exécutés à l’étranger. Aussi la célébrité du jeune homme, d’ailleurs assez spéciale, n’était-elle pas établie à Paris, où l’on n’admet guère, à quelques éclatantes exceptions près, que les gloires du boulevard. Aujourd’hui Robert avait trente-trois ans, il était riche, et il nourrissait une ambition: c’était de se consacrer à quelque œuvre française, de vaincre au profit de sa renommée les préjugés d’une patrie où fleurissaient à son encontre la hiérarchie, le fonctionnarisme et les diplômes. Vincent de Villenoise achevait à peine d’ébaucher ce récit, quand le landau s’arrêta devant la maison du boulevard Malesherbes où demeurait le général Méricourt. D’autres voitures, du même style banal, mêlées de quelques victorias ou coupés de maître, stationnaient en longue file au bord du trottoir. Près de la porte cochère, des badauds s’attroupaient. Un petit patronnet, sa manne sur la tête, ricana lorsqu’il eut vu passer M^{me} Pirard: —Ah! là, là... Mince de tourte!... J’vas recommander le moule au patron. En bas, le vestibule était transformé en un buisson de plantes vertes, entre lesquelles un passage donnait accès à l’escalier. C’était une grande maison de rapport, dont le général n’occupait que le troisième étage. Aux deux premiers paliers, parmi d’autres plantes vertes, les locataires entr’ouvraient leurs portes pour voir descendre le cortège. M^{me} Pirard s’arrêta; la respiration lui manquait. Vincent saisit cet instant pour lui dire: —Pardon... Mais je ne suis pas au courant de la famille... Je ne voudrais pas commettre d’impair. La générale Méricourt est morte, n’est-ce pas? La dame inclina la tête, désespérant de dire: «Oui». Et elle n’avait pas encore repris haleine assez pour parler quand, avec elle, Vincent de Villenoise entra dans le grand salon. Une foule de toilettes claires mêlées à des habits noirs papillotèrent devant les yeux du jeune homme. Il hésitait. Mais tout de suite quelqu’un s’avança, lui prit la main, et la lui serra d’une telle étreinte qu’il en fut remué. C’était Robert Dalgrand. —Toi, enfin!... mon cher Vincent... Quel bonheur! —Mon vieux Robert... Tous mes vœux, tu sais... De toute mon âme!... A dire cela, de Villenoise s’émut lui-même, en découvrant avec quelle vivacité de désir, quelle chaleur d’affection, il souhaitait le bonheur de son ami. L’ennui qu’il éprouvait tout à l’heure de la «corvée» de cette noce s’effaçait dans la commotion profonde de cette poignée de main. Troublé de se sentir brusquement tout autre, il s’inclinait maintenant devant le général. Celui-ci était en costume civil, n’ayant pas remis son uniforme depuis plus de deux ans qu’il avait pris sa retraite. C’était un homme âgé, marié fort tard, et connu pour le culte qu’il gardait à la mémoire de sa femme, comme pour la passion de tendresse dont il enveloppait ses deux filles. Vincent remarqua sa haute taille, sa grosse moustache blanche, ses petits yeux expressifs et bons, puis, à son cou, la cravate rouge de la Légion d’honneur. Mais aussitôt Robert l’entraînait à l’écart. —Je suis heureux, Vincent... Oh! si tu savais comme je suis heureux! A cette affirmation, une sorte de frisson interne refroidit M. de Villenoise. L’ardeur qu’il avait mise à souhaiter la félicité de son ami venait-elle donc de ce que, tout à l’heure encore, il doutait de cette félicité? D’où procède cette vague mais indéniable souffrance que cause l’affirmation trop éclatante du bonheur des autres? Est-ce la jalousie simple et basse, ou le sentiment que notre existence et notre affection sont alors réduites au minimum d’importance pour eux? Comme son ami s’éloignait pour souhaiter la bienvenue à d’autres personnes, Vincent le suivit du regard. Le héros de la fête dépassait plus ou moins par la taille tous les hommes qui se trouvaient là. Le général seul était presque aussi grand que lui. Mais le général, auprès de son futur gendre, semblait un peuplier dans le voisinage d’un chêne. Robert avait des épaules proportionnées à sa haute stature, des membres d’athlète, dont on voyait, sous le drap fin de l’habit noir, jouer les muscles avec une aisance robuste qui n’était pas sans grâce; hors de son col blanc s’érigeait un cou solide, et, surmontant ce cou, une tête brune et douce, aux traits réguliers, aux yeux d’enfant. Il portait la barbe, ainsi que son ami de Villenoise, mais une barbe plus drue, moins élégante, et foncée comme la coque d’une châtaigne mûre. C’était un superbe garçon, chez qui peut-être on eût découvert plus vite que chez l’autre les traces de l’hérédité plébéienne. La simplicité de ses manières, l’intelligence de sa physionomie, le charme persuasif de sa voix, lui donnaient, il est vrai, une toute particulière distinction. Mais il n’avait pas l’affinement que de Villenoise devait à de plus lointaines habitudes de luxe ainsi qu’à tous les sports les plus choisis de l’esprit et du corps. Cependant, parmi les nombreux invités réunis dans ce salon, les conversations languissaient; les yeux se tournaient vers une porte intérieure; des messieurs regardaient leur montre; la mariée se faisait attendre. Et sa sœur Gilberte, la demoiselle d’honneur de Vincent, l’aidait sans doute à terminer sa toilette, car le jeune homme l’avait en vain demandée à Robert. Lui seul, de Villenoise, ne sentait pas cet énervement de l’heure qui passe, car, ne connaissant personne parmi tout ce monde, il s’enfonçait en lui-même, se perdait dans ses souvenirs d’enfance, où se mêlait l’image de Dalgrand. Dans ce recul, cette image lui paraissait presque plus familière. En effet, durant les dernières années, Robert, ayant vécu presque constamment hors de France, s’enveloppait d’un peu d’inconnu pour l’affection dépaysée de son ancien camarade. Maintenant Vincent le revoyait gamin de six ans, dans la cour de l’école communale, qui lui tendait la moitié de sa tartine de quatre heures. Oh! cette moitié de tartine... Parfois elle avait apaisé les affres d’une faim véritable chez le chétif garçonnet qu’il était alors lui-même. Car la misère, chez les Bertet, avait été épouvantable, alors que, pour lancer l’apéritif, l’inventeur en arrivait aux expédients désespérés. La réclame, après avoir dévoré le fonds de commerce, les économies, le crédit du négociant, absorbait les meubles, les vêtements, la nourriture du ménage: elle épuisa le sang et la vie de M^{me} Bertet, qui en mourut. Et nulle clientèle ne venait à l’apéritif. Alors, comme il ne pouvait pas en vendre, son inventeur en donna. Il distribua sa liqueur aux cafetiers, aux débitants de boissons; il en fit charger à bord des navires, qui l’emportèrent dans le monde entier. Les marchands, désormais ayant tout à gagner, forcèrent la vente. Et la hantise du mot finalement opéra... C’était bien sur cela qu’il avait compté, le petit droguiste que ses voisins traitaient de fou. Il jouait une martingale avec la destinée. L’important était—comme pour toute martingale—qu’il pût renouveler ses enjeux jusqu’à ce que la chance eût tourné. Il ne possédait plus un centime, et il cherchait autour de son taudis un clou pour se pendre, quand la première commande lui arriva. Le lendemain il en vint dix, le surlendemain trente... Et ce fut une marée sans reflux: le flot des millions monta, creva sa porte, envahit tout. A peine avait-il agrandi son établissement, qu’il lui fallait agrandir encore, jusqu’à ce qu’il acquît le château et fonda l’usine de Villenoise, cette usine où travaillait, à l’heure même, pour son fils et son héritier unique, une population d’ouvriers. Plus d’une fois Vincent avait repassé dans son esprit les péripéties de cette étrange fortune, mais jamais avec des évocations de détails plus précises qu’en cette matinée de noce, où il regardait aller et venir, parmi le chatoyant fouillis des robes de soie et de velours, la grande silhouette aux gestes tranquilles de son ancien camarade. Enfin une porte, au fond, s’ouvrit toute grande; un remous creusa la foule des invités, sur les lèvres desquels courut un murmure de sympathie et d’admiration. Et, tout à coup, M. de Villenoise vit s’avancer, d’une démarche muette et glissante, la plus charmante incarnation de la grâce virginale, de l’innocence et du ravissement. C’était la mariée, celle qui se nommait encore M^{lle} Lucienne Méricourt, et qui, dans une heure, s’appellerait M^{me} Robert Dalgrand. Sous son voile de tulle, aussi léger qu’une vapeur, on voyait, sur ses joues délicatement roses, l’ombre de ses cils abaissés. Sa bouche, dans un indéfinissable sourire, trahissait la joie qui lui remplissait l’âme. Quelque chose d’adorable et de suave émanait de ce sourire, à cause de la pudeur qui s’efforçait de fermer les fines lèvres et de l’extase qui les entr’ouvrait. Quand on avait vu ce sourire, qui prenait le cœur tout d’abord, les regards, irrésistiblement, se portaient vers la petite touffe d’oranger presque perdue dans les fortes ondes des cheveux châtain clair. Et la signification de cette fleurette, couronnant toute cette vivante et mouvante blancheur, effaçait les autres pensées. Une curiosité aiguë s’emparait des spectateurs... Curiosité qui, par son objet et sa nature, par les images qu’elle évoquait, eût, sous le masque d’élégance, intérieurement ramené tous ces êtres à des instincts d’animalité brutale, si pour chacun ne s’y fussent mêlés des souvenirs, des espérances, des déceptions, et cette fumée de mélancolie qui, dans le cœur, invinciblement s’élève devant tous les mystères humains. Lucienne, saluant de la tête sans lever les yeux sur personne, marcha droit vers son père. Elle lui prit le bras, à deux mains, d’une façon câline. Et le général, pour donner le signal du départ, eut un geste brusque de commandement militaire, sans doute parce qu’il redoutait quelque assaut de son émotion. Un jeune homme, debout à la porte, se mit à faire l’appel des noms, deux par deux, suivant l’ordre où les couples devaient descendre et prendre place dans les voitures. M. Méricourt sortit en tête avec Lucienne. La longue traîne de satin blanc mit un intervalle. Puis l’on vit s’avancer, donnant le bras à une dame, le premier témoin de la mariée,—un chef d’armée célèbre, également en costume civil, mais avec le cordon de grand-croix en sautoir sous son gilet. Robert Dalgrand venait ensuite, accompagné de sa mère,—grande vieille femme, aux traits rustiques, un peu durs, mais empreints d’une singulière dignité. Cette ancienne paysanne, veuve d’un ouvrier mécanicien, ne montrait ni gaucherie ni étonnement dans ce milieu supérieur où son fils l’avait élevée par son génie et où il allait lui donner pour bru la fille d’un général. C’est que M^{me} Dalgrand était trop la mère de Robert par la lucidité de l’intelligence et l’énergie de la volonté pour n’avoir pas pressenti devant son enfant quelque merveilleux avenir, et pour ne pas s’être inconsciemment préparée de longue date à tenir partout et toujours sa place à côté de lui. A la voir passer, toute droite et fière, avec son air de matrone biblique, Vincent recommençait à se souvenir, à rêvasser, l’esprit perdu au fil de sa songerie. Mais tout à coup il entendit son nom et tressaillit; on l’appelait avec sa demoiselle d’honneur. «M. Vincent de Villenoise... M^{lle} Gilberte Méricourt.» Où était-elle? Comment allait-il savoir? Il se retourna, effaré. Tout près de lui, une jeune fille lui souriait, tendant la main pour lui prendre le bras. Mais, dans sa surprise, il ne songeait pas à l’offrir. Elle lui dit: —Vous ne me reconnaissez pas?... Venez, dépêchons-nous! D’elle-même, elle posa la main sur sa manche, l’entraîna presque vers l’escalier. Alors il crut devoir lui exprimer quelque plaisir d’être son cavalier pour la journée entière. La phrase lui vint plus spontanée, plus sincère qu’il ne l’aurait attendue un instant auparavant. Son appréhension d’une corvée disparaissait devant le désir de produire une impression favorable. M^{lle} Gilberte répondit: —Moi aussi, je suis contente de vous avoir pour garçon d’honneur. Tous, nous vous aimons déjà. M. Dalgrand nous a tant parlé de vous! Ils descendirent. Comme elle lui donnait le bras, leurs deux têtes se trouvaient si proches qu’il n’osait la regarder. Il ne voyait que le bouquet et l’aumônière qu’elle tenait à la main:—un bouquet tout blanc, garni comme une collerette par le point à l’aiguille du mouchoir que M. de Villenoise avait choisi très beau pour nouer autour de ces fleurs, et une aumônière faite de la même étoffe que sa robe et attachée par les mêmes rubans. Ils étaient, ces rubans et cette robe, de deux nuances délicieuses: l’étoffe, du ton jaune pâle, presque blanc, de l’avoine mûre; et les étroites bandes de velours, du vert tendre et argenté de cette avoine avant que le soleil l’ait rendue bonne pour la moisson. Le chapeau de paille portait des nœuds de ce velours et des touffes de primevères de la même couleur que la robe. Tout de suite, dès qu’il avait aperçu la jeune fille debout à son côté, M. de Villenoise avait eu les yeux comme caressés par l’harmonie et la fraîcheur de cette toilette. Mais ce fut seulement une fois installé en face d’elle, dans le landau, qu’il eut la vision distincte de M^{lle} Gilberte Méricourt. Encore... fut-ce bien la vision distincte?... Voit-on jamais d’une façon précise les êtres ou les objets dont le premier abord provoque l’éveil d’un sentiment? Ce qui attire ou ce qui éloigne fortement le cœur a-t-il jamais pour le regard cette netteté de couleurs et de contours qui supporte la description? Ce que Gilberte avait de plus séduisant, c’était le coloris plein de délicatesse et d’éclat de son teint, de ses yeux, de ses cheveux, de ses lèvres, de ses dents. Le brun profond, le rose vif, le blanc nacré, contrastaient et s’avivaient sur sa physionomie, dans une splendeur indicible de jeunesse. La pourpre de sa bouche un peu grande fleurissait sur des dents éblouissantes; ses sourcils foncés soulignaient son front blanc; les narines de son petit nez irrégulier mais joli prenaient, comme l’ourlet de ses fines oreilles, des transparences rosées de coquillage; et la masse de sa chevelure d’un brun franc se relevait sur sa nuque pâle et soyeuse, où s’estompaient quelques courtes mèches frisottantes. Ses prunelles mêmes n’offraient pas une de ces nuances indécises, changeantes ou troublées, qu’ont si souvent les yeux humains; elles étaient d’une couleur sombre et pure, comme les yeux des gazelles. * * * * * Durant le court trajet du boulevard Malesherbes à la mairie de la rue d’Anjou, M^{lle} Gilberte ne parla pas à Vincent. Quand on fut descendu de voiture et que le cortège, au bas de l’escalier, se forma pour monter à la salle des mariages, le jeune homme sentit comme un souffle de plaisir lui caresser le cœur au moment où, de nouveau, elle glissa un bras sous le sien. Ce qu’il éprouvait l’étonna. Mais il trouva la sensation douce et, pour ne pas la faire évanouir, se refusa tout de suite à l’analyser. Et aussitôt, dans ses manières avec Gilberte, se montra cette grâce émue, qui, même silencieuse, devient pour une femme le plus vif et le plus éloquent hommage. Pendant la cérémonie du mariage civil, comme le maire lisait les articles du code, Vincent, dont le regard porté droit devant lui, en apparence, épiait de côté sa demoiselle d’honneur, crut voir pâlir ce visage au teint si fin. Il se tourna vers elle avec une expression de sollicitude. La jeune fille ne remarqua même pas son mouvement. Mais Lucienne et son fiancé se levèrent pour prononcer le «oui» qui devait les unir. Alors le sang reparut au visage de Gilberte, et, en même temps, deux gouttes brillantes vinrent lui mouiller les cils. Vincent ne put s’empêcher de s’avancer en s’inclinant vers elle, pour rencontrer son regard et se faire, par les yeux au moins, le confident de ce chagrin naïf. Et il fut charmé de la voir lui sourire, en secouant la tête d’un geste imperceptible, le doigt levé jusqu’à ses lèvres comme pour lui recommander le silence. C’était entre eux un petit secret d’émotion, et c’était aussi une promesse de délicate et confiante causerie, car il lui demanderait, et elle lui dirait sans doute, de quelle intime source avaient jailli ces deux larmes. Déjà le cortège se reformait pour se rendre à l’église de la Madeleine. Assis de nouveau l’un en face de l’autre dans le landau, Gilberte et Vincent ne se parlaient guère plus que dans le premier trajet; mais à plusieurs reprises leurs yeux se cherchèrent; et il lui sembla remarquer qu’elle se reposait, par la confidence plaintive que lui envoyait son regard, de la gaieté dont elle faisait montre avec tout le monde, et surtout lorsqu’elle se trouvait à proximité de son père ou de sa sœur. Décidément, M. de Villenoise ne jugeait plus ennuyeux son rôle de garçon d’honneur. Un intérêt très vif captivait son imagination. La jolie fille dont il devait s’occuper matériellement à toute minute n’absorbait pas moins désormais sa pensée intime que son attention superficielle. Et ce n’était pas seulement par le petit mystère d’une tristesse qu’elle dissimulait à tous hors à lui-même, c’était par le simple mouvement de sa personne gracieuse, par des tours de tête, par des finesses d’expression, par des sourires divers suivant les interlocuteurs, par des agenouillements à l’église, avec un joli geste des épaules et l’inclinaison de sa nuque si blanche sous ses vivants et lourds cheveux bruns. «Est-ce qu’elle est pieuse?» se demandait Vincent, debout près de la jeune fille prosternée. «Que dit-elle à Dieu dans ce moment? Que se passe-t-il dans cette petite tête? Comment envisage-t-elle le mariage de sa sœur? Elle rêve du sien peut-être?... Qu’en attend-elle?» Dans toute autre circonstance, cette sorte de curiosité eût éloigné mentalement le jeune homme de M^{lle} Méricourt. Sous l’artificielle candeur des jeunes filles, Vincent devinait avec une sorte d’effroi l’extravagance de leurs rêves, dont c’est le triste rôle du mari de les désillusionner; et il se sentait parfaitement résolu à ne jamais jouer ce rôle. Pour rien au monde il n’eût voulu associer à son existence un de ces pauvres êtres, qui en sont réduits à la ruse pour deviner la vie, où, brusquement ensuite, on les jette, sans transition entre la brutalité de cette vie et le vague univers providentiel et maniéré, dans lequel on les tenait en cage. Il les plaignait et les dédaignait, comme des créatures factices, dont la femme, plus tard, se dégagera sous l’influence de la passion et de la vie, mais qui, dans leur uniforme insignifiance, ne peuvent donner à prévoir ce que sera cette femme un jour. Et voilà, parce que Gilberte Méricourt avait un certain visage, un certain regard, et, sur sa peau fraîche, certaines nuances exquises, que Vincent commençait à lui prêter une valeur intime, déniée de parti pris à toutes ses pareilles. Peut-être aussi subissait-il la suggestion de la cérémonie religieuse, dont la beauté, la solennité, donnaient tant d’importance au mariage qui s’accomplissait là, et tant de prix, par suite, à la virginité, qui se symbolisait toute blanche, devant les somptuosités de l’autel, éblouissant d’orfèvreries, de lumières et de fleurs. Lorsque Robert Dalgrand glissa l’alliance au doigt de Lucienne, dont la petite main dégantée mit une rose lueur de chair sous le nuage mystique du voile, M. de Villenoise éprouva comme une vague nostalgie, comme un mécontentement de sa propre existence, et un désir indistinct de quelque chose qui lui aurait manqué. Un instant après, le suisse étant venu s’incliner devant lui, en murmurant deux ou trois mots, il vit Gilberte se lever. Elle lui tendit son bouquet, et il comprit qu’il s’agissait de faire la quête. Alors il prit une main de la jeune fille, qui, de l’autre, présentait son aumônière. Elle allait de rang en rang, se penchait en allongeant le bras d’un geste souple, et se redressait avec un sourire de remerciement, tandis que les pièces de métal tintaient en tombant les unes sur les autres. Et cela recommençait toujours, car la vaste église était remplie de monde; quand ils eurent fini d’un côté il leur fallut changer de main et remonter dans l’autre sens. Or c’était justement les minutes que Vincent considérait d’avance avec le plus d’appréhension dans cette journée de noce, celles de cette quête, où le garçon d’honneur ne peut tenir que la plus gauche des attitudes, tandis que la demoiselle exhibe sa toilette et se soucie de recueillir plus d’œillades admiratives pour elle-même que de pièces blanches pour la paroisse. Maintenant, s’il leur reprochait quelque chose, à ces minutes charmantes, c’était de fuir trop vite. Il marchait dans un rêve très doux, pas à pas sur ce tapis rouge d’église, avec la main de cette jolie fille appuyée sur sa main. Quand Gilberte s’inclinait pour tendre l’aumônière aux personnes les plus éloignées, Vincent serrait un peu les doigts pour la retenir et sentait au bras le poids de son jeune corps; puis il pliait le coude et la redressait en l’attirant vers lui. Et il éprouvait la sensation d’être très loin, seul avec elle, et de lui prêter, d’une façon efficace, nécessaire, la protection de sa force. Lorsque la quête fut finie, tous deux revenus à leur place, et que M^{lle} Méricourt s’isola pour s’agenouiller sur le prie-Dieu, Vincent eut comme un tressaillement de réveil, comme un serrement de cœur désappointé. * * * * * Pourtant, au cours de cette journée qu’il avait prévue si longue et qui passa comme un éclair,—au lunch, et durant la réception de l’après-midi chez le général, et au dîner de l’Hôtel Continental où elle fut sa voisine, et dans le bal où la valse les enlaça,—il ne lui fit pas la cour. Aussi fut-il étonné de surprendre par instants, dans les yeux bruns de Gilberte, comme un rayonnement attendri qui répondait à quelque chose au fond de son âme à lui, quelque chose qu’il ne s’expliquait pas et qu’il ne croyait pas avoir trahi le moins du monde. Toutefois, c’était bien une réponse et non point une offensive de coquetterie, ce joli regard un peu moqueur, un peu troublé, mais d’une si spontanée confiance, dont parfois elle accueillit celles de ses phrases qu’il aurait jugées les plus banales. M. de Villenoise commença donc—mais bien tard—à se surveiller avec rigueur; car, s’étant interdit, pour des raisons qu’il s’imaginait indestructibles, de songer au mariage, il s’interdisait également de laisser deviner à cette jeune fille l’immense sympathie qu’elle lui inspirait. Ils parlèrent ensemble fort peu d’ailleurs, la parole ne servant à rien lorsque entrent en jeu les mystérieuses affinités d’où va naître l’amour. Cette façon de se consulter sur ses goûts réciproques, de découvrir que l’on aime l’un et l’autre la musique ou les voyages, que l’on éprouve un égal ennui dans les réunions mondaines et qu’on leur préfère la solitude des bois et autres beautés de la nature; tous ces préliminaires d’une attraction simultanée ne sont que des symptômes, sous couleur d’être des moyens. On ne se plaît pas parce que l’on s’est exprimé des penchants identiques; mais on s’exprime des penchants identiques, et même on croit les posséder, parce que l’on se plaît ou que l’on veut se plaire. M. de Villenoise apprit donc, sans que son cœur, déjà secrètement touché, en battît plus ou moins vite, que Gilberte ne prenait aucun plaisir aux quadrilles, mais trouvait la valse une chose très amusante; qu’elle avait encore des professeurs de littérature anglaise, de piano et d’italien; qu’elle adorait l’Opéra-Comique, mais qu’elle préférait l’équitation. Il était beaucoup plus curieux de savoir pourquoi elle avait pleuré à la mairie et pourquoi son visage, à plusieurs reprises, s’était voilé d’une tristesse contre laquelle elle semblait se défendre. Comme elle ne pouvait guère lui parler confidentiellement que pendant qu’ils dansaient, ce fut en valsant qu’elle le lui expliqua. —Ma sœur Lucienne et moi, dit-elle, nous ne nous quittions jamais. Nos leçons, nos promenades, nos emplettes, nous les faisions ensemble. Qu’est-ce que je vais devenir sans ma petite Luce? Voyez-vous, monsieur, quand j’y pense, la vie me semble tellement triste que je voudrais mourir. Il sourit à ce mot, que prononcent si vite les désespoirs de la vingtième année. Elle reprit: —Vous ne me croyez pas? C’est parce que vous n’avez pas de sœur. Mais l’idée de retrouver sa chambre vide!... (La voix de Gilberte s’étrangla.) Ah! si ce n’était pas pour mon père... je voudrais vraiment mourir ce soir. —Mais vous vous marierez à votre tour. Elle rougit, haussa légèrement les épaules. —Bah! qui sait? —Comment, qui sait? dit-il en riant. Auriez-vous prononcé des vœux devant l’autel de sainte Catherine? —Oh! non. —Alors? Elle se tut d’un petit air mystérieux. M. de Villenoise insista. —Vous voulez savoir?... dit-elle avec un regard sincère de ses beaux yeux bruns. Eh bien, moi, je ne consentirai à me marier que comme Lucienne, seulement avec quelqu’un qui me plaira tout à fait. —Et... vous ne prévoyez donc pas qu’on puisse vous plaire... tout à fait? Elle répondit—peut-être un peu trop vivement: —Oh! si... Puis elle resta interdite une seconde, rougit plus fort, et ajouta: —Mais je connais bien la vie, allez. Celui qui me plaira, je ne lui plairai pas. C’est toujours ainsi. —Toujours?... Non. Voyez votre sœur et mon ami Robert. —Oh! Lucienne est plus jolie et meilleure que moi. D’ailleurs, il y a des exceptions. Et cette chance-là ne se rencontrera pas deux fois dans une même famille. —Vous êtes donc modeste, mademoiselle Gilberte? Voilà une qualité presque invraisemblable chez une jeune fille. —Ces pauvres jeunes filles! Vous avez l’air de leur en vouloir. Qu’est-ce qu’elles vous ont fait? —Elles me font peur. Gilberte eut un rire d’enfant. —Quelle plaisanterie! Ainsi, moi, est-ce que je vous fais peur? —Plus que vous ne croyez. Gilberte baissa les yeux et un silence suivit. Comme ils étaient l’un devant l’autre dans un angle du salon et que la musique faisait encore tourner les autres couples, elle leva les mains et lui dit: —Valsons. Il l’entraîna d’un élan presque rageur, fâché contre lui-même et aussi contre elle, sans savoir au juste pourquoi. Mais tout à coup, après avoir ramené la jeune fille à sa place, M. de Villenoise s’aperçut que les mariés étaient partis. Alors il eut la vision du coupé qui emportait Robert et Lucienne. Il se les imagina, dans l’ombre de cette voiture close, savourant les premières minutes de solitude. Il se représenta la lenteur et l’hésitation des premières tendresses... Et cette virginale robe blanche enserrée par ce robuste bras vêtu de drap noir... D’un grand effort, il tâcha de réveiller son scepticisme à l’égard du mariage, son culte pour l’indépendance et sa haine de tout lien, en même temps que sa méfiance des virginités de corps obtenues par l’atrophie ou la déviation des âmes. Il ne put pas. Tout cela faisait place à un malaise de désir indistinct, à un sourd désenchantement de ce qui, jusque-là, suffisait à occuper sa fantaisie, sinon à lui remplir le cœur. Cependant, le général, désireux de se retirer, cherchait sa fille cadette. Il s’arrêta devant le garçon d’honneur de Gilberte, qui se leva aussitôt. —Je n’ai pas eu le loisir de causer avec vous, monsieur, dit le vieillard. Je le regrette. Mon gendre nous a dit de vous tant de bien! Mais nous nous retrouverons. Vous êtes des nôtres désormais. —Mon général, c’est beaucoup d’honneur... —Vous êtes un lettré, un travailleur, reprit M. Méricourt. Mon cousin, le membre de l’Institut,—vous l’avez vu? le second témoin de ma fille Lucienne,—estime beaucoup vos œuvres. J’admire cela infiniment chez un jeune homme dans votre grande situation de fortune. Tant d’autres ne songeraient qu’à s’amuser... —Mais cela m’amuse, mon général. M. Méricourt chercha une autre phrase d’éloge. Toutefois, sur ce terrain, il était mal à l’aise, ne sachant pas au juste la nature des travaux aux-quels se livrait Vincent, et se rappelant avoir passé, dans la _Revue des Deux Mondes_, des articles signés de lui sur «l’Alexandrinisme dans la littérature romaine». Le titre l’avait effrayé; il ne les avait pas lus. Brusquement donc, il aborda un autre sujet. —Vous montiez, ces jours-ci, un beau cheval, monsieur. Il a des lignes superbes, beaucoup de branche, des jambes de cerf; et il se rassemble, m’a-t-il paru, à galoper sur le bord d’un chapeau. —Ah! ma jument alezane... Gipsy. Oui, une bonne bête. Où donc l’avez-vous vue, mon général? —Au Bois. Je vous ai aperçu à plusieurs reprises. Mais... de loin. Car vous ne fréquentez pas l’avenue des Poteaux, ni celle des Acacias. —Non, j’avoue que la foule... —Ne vous attire pas. Moi non plus. Du moins la foule des bipèdes. Mais celle des quadrupèdes m’intéresse. Je connais tous les beaux chevaux de Paris. J’aime à les rencontrer là. Puis ma fillette est contente de se voir saluer par tous les officiers. —Alors M^{me} Dalgrand va se trouver privée. Car mon ami Robert... —Oh! interrompit le général—tombant au piège de Vincent, qui voulait le faire parler de Gilberte,—ce n’est pas de ma fille aînée qu’il s’agit. Lucienne est une écuyère médiocre; elle manque du feu sacré. Mais c’est la petite!... On dirait qu’elle est née à cheval, cette gamine-là. Vous la verrez... Elle est étonnante. —Est-ce que M^{lle} Gilberte aimerait chasser à courre? Nous avons ce qu’il faut, dans mes modestes bois de Villenoise. —Merci, monsieur. Je vous suis bien reconnaissant. Mais ce sont là des goûts de haut luxe que je ne voudrais pas lui donner. M. Méricourt expliqua même qu’il désirait plutôt modérer cette passion chez Gilberte. Car pourrait-elle monter plus tard, quand elle serait mariée? C’était douteux. Avec les jeunes filles et les difficultés de leur établissement, on ne peut jamais savoir. Sans sa position spéciale dans l’armée,—car il restait un maître et un arbitre en matière d’équitation, et pouvait encore, par exceptionnelle faveur, choisir ses montures dans les écuries de l’École Militaire,—sa fortune personnelle ne lui permettrait guère, à lui comme à sa fille, que les rosses de manège. Le général dit tout cela fort simplement, sauf l’allusion un peu emphatique à sa renommée d’écuyer hors ligne, rival des comte d’Aure et des Baucher. —Ah! jeune homme, je ne connais pas vos moyens, mais je ferais le pari de rester encore, à mon âge, plus longtemps que vous en selle aux allures vives, et de vous faire demander grâce. Aux dernières manœuvres que j’ai dirigées,—il y a de cela quatre ans au plus,—je semais derrière moi mes aides de camp... Lorsque le général abordait un sujet, il ne l’abandonnait pas de sitôt. De sorte qu’au lieu d’emmener Gilberte, il laissa s’organiser un cotillon: quelques figures improvisées seulement, car on manquait d’accessoires. Les jeunes gens prirent des fleurs dans les corbeilles pour les échanger avec les jeunes filles. Vincent reçut un brin de réséda et la mission de danser avec la demoiselle qui portait un brin semblable. Il la trouva tout de suite. C’était Gilberte. —Mais, dit-elle, avant de valser, nous devons échanger nos fleurs. Elle accepta celle du jeune homme, et, à son tour, lui fixa la sienne au revers de l’habit. Puis ils valsèrent sans mot dire. Ensuite, comme c’était la dernière danse et qu’une débandade s’opérait parmi les invités, ils se dirent au revoir. Un instant après, comme un groupe de gens empêchait M. de Villenoise d’approcher du vestiaire, il aperçut encore M^{lle} Méricourt à qui l’on passait sa sortie de bal. Avant de la fermer, elle ôta les fleurs du cotillon, épinglées sur son corsage, et qui, s’écrasant sous le manteau, auraient taché sa robe délicate. Elle les enlevait vivement, les laissait tomber à terre sans regarder autour d’elle, ne se sachant pas observée par lui, qui s’effaçait derrière d’autres personnes. Machinalement, il attendait qu’elle touchât le brin de réséda. Elle le prit et parut le jeter comme les autres. Mais, lorsqu’une seconde après elle éleva la main vers son cou pour remonter son col garni de plumes frisées, Vincent aperçut distinctement la fleurette qu’elle dissimulait dans sa paume. Un désir ardent le prit de s’assurer qu’elle la gardait pour de bon, qu’elle l’emportait en souvenir. Il rejoignit la jeune fille et le général, s’inquiéta s’ils avaient une voiture. Il avait commandé son coupé, et il le mettait à leur disposition. M. Méricourt refusa, disant qu’il avait fait attendre un des landaus de la noce. Déjà le chasseur de l’hôtel partait pour faire entrer la voiture sous la voûte. Tandis que tous trois se tenaient sur le trottoir du péristyle, Vincent remarqua que Gilberte gardait obstinément sa main droite cachée sous sa sortie de bal, où elle l’avait glissée d’un geste vif en le voyant s’approcher. Un fracas ébranla les murs; les pas des chevaux sonnèrent sur les dalles, et, dans la cour, le landau tourna, s’arrêta devant eux. Alors le jeune homme se découvrit pour accepter la main que lui offrait le général. Comme il restait le bras à demi étendu, Gilberte comprit qu’il attendait de sa part une semblable faveur. Gauchement, pour lui présenter sa main libre, elle appuya du coude contre sa poitrine un éventail qu’elle tenait. L’éventail glissa. Gilberte eut un mouvement involontaire; et, sous la sortie de bal, une seconde écartée, M. de Villenoise vit distinctement qu’elle n’avait pas lâché sa fleur. Ce fut sans doute à cause de cela que, dans son coupé, en revenant chez lui, il ôta le brin de réséda piqué dans sa boutonnière, s’y caressa la moustache avec un geste lent et rêveur de la tête, puis, l’étalant de façon à le froisser aussi peu que possible, il le glissa dans son porte-cartes. II LA rue Jean Goujon s’étendait, déserte et sèche, entre les façades de ses maisons bleuies de nuit claire et écrasées de silence, lorsque le coupé de M. de Villenoise y réveilla des sonorités inattendues. Il était une heure du matin. Tout dormait ou semblait dormir, dans ce quartier riche, où l’épaisseur des murs doublés de tentures somptueuses défend et appesantit le repos des habitants. Aussi la voix du cocher sonna-t-elle avec une étrangeté presque lugubre quand il cria, tout à travers cet engourdissement de sommeil: —La porte, s’il vous plaît! Après le déchirement de ce cri, tout sembla plus muet et plus mort. Mais, presque aussitôt, deux battants s’écartèrent, ouvrant dans la nuit une baie de clarté. La voiture s’y engouffra. Vincent mit pied à terre dans un grand vestibule, où une seule lampe électrique, enfermée dans un calice de verre jaune, éclairait le pied d’un escalier et quelques palmes d’un camœrops gigantesque, en laissant au delà tout un enfoncement d’obscurité. —Monsieur, dit un valet qui tendait un plateau sur lequel apparaissait, parmi plusieurs lettres, le rectangle bleu d’un télégramme, cette dépêche est arrivée voilà deux heures à peine. Autrement, je l’aurais portée à Monsieur, soit chez M. Méricourt, soit à l’Hôtel Continental. Vincent prit les papiers sans répondre, jeta un coup d’œil sur les écritures des enveloppes; puis, sans se presser, il ouvrit la dépêche. Comme il n’attendait rien de pénible ou d’heureux, ce télégramme, qui cependant ne venait pas de Paris,—car ce n’était pas la carte fermée des communications pneumatiques,—ne lui causait nul sursaut d’émotion ou de curiosité. Il le lut d’un regard froid et continua de le regarder ensuite, sans qu’à cette contemplation aucun éclair s’allumât dans ses prunelles. Pourtant, il ne composait sa physionomie pour personne, pas même pour Prosper, son valet de chambre, qui, aussitôt les lettres remises, était monté dans le cabinet de toilette, afin de toucher le commutateur des lumières électriques et de préparer l’eau chaude. La dépêche était datée de Cannes et contenait ces mots: _Portrait terminé. Serai à Paris dans trois ou quatre jours. Ne puis plus attendre joie de vous revoir._ SABINE. Ces deux lignes, que composaient les caractères détachés et sans expression du télégraphe, retenaient, comme par une fascination morne, les regards et les pensées de Vincent. Le jeune homme restait d’une immobilité de statue, sans un tressaillement de plaisir ou d’impatience, sans un sourire, ou une nervosité, ou un dédain. A la fin, une grande pitié triste monta dans ses yeux. Il murmura: —Pauvre femme! Puis il monta l’escalier, lentement, avec une hésitation de tout le corps où se trahissait bien l’indécision, l’anémie de la volonté, qui était comme la diathèse de son âme. Pourtant, il ne songeait point à s’imposer une ligne de conduite nouvelle. Nul effort nécessaire ne sollicitait son énergie. Sa vie était organisée suivant les exigences de certains devoirs aux-quels Vincent ne rêvait point, même un instant, de se soustraire. Mais la seule résolution d’examiner si, tout au fond de lui-même, un sentiment ne venait pas de s’éveiller qui lui rendrait peut-être pénible désormais l’accomplissement de tels devoirs, lui semblait difficile à prendre. S’interroger virilement lui apparaissait comme essentiel et cependant lui coûtait trop. Que deviendrait-il s’il découvrait qu’il aimait, ou tout au moins qu’il était capable d’aimer?... Alors qu’il avait cru si bien engourdir son cœur pour le livrer jusqu’à la mort, sans flamme ardente mais toutefois sans regret, et comme l’acquit d’une dette d’honneur, à cette Sabine, dont il avait involontairement brisé la vie. Certes, il le lui devait, ce cœur. Et ce n’était pas trop, croyait-il, payer la fantaisie passionnée que Sabine expiait de son côté par la perte d’une fortune, d’un beau nom, et par l’ironique mépris dont l’avait accablée le monde. Elle qui, durant huit années, fut la comtesse de Rovencourt, était, depuis son divorce, redevenue tout simplement Sabine Marsan. Au lieu de son ancien hôtel au parc Monceau, elle habitait un rez-de-chaussée rue de la Pompe. Et tous les millions de M. de Villenoise, dont sa fierté n’acceptait pas un centime, étaient impuissants à l’empêcher de travailler pour vivre, de peindre des fleurs et des portraits à l’aquarelle afin d’entretenir le modeste luxe qui, pour cette créature dédaigneuse et fine, représentait le strict nécessaire. Il est vrai—et Vincent se l’était dit déjà, dans l’état de froide clairvoyance où met la moindre parole maladroite d’une femme dont on n’est plus épris,—il est vrai que cet étalage de labeur et de rigoureuse dignité pouvait être un calcul pour contraindre Vincent à la seule démarche qui lui eût permis de partager sa fortune avec Sabine, c’est-à-dire au mariage. Mais certaines circonstances, fort atténuantes pour lui, l’empêchaient de se croire tenu à une si complète réparation. Et il restait réfractaire à toute suggestion tendant à le mener vers un tel acte d’héroïsme, que sa très rigide et délicate conscience elle-même jugeait exagéré. En effet, il avait eu jadis des raisons sérieuses de croire qu’il n’était pas le premier homme pour qui la comtesse de Rovencourt eût trompé son mari. Certains propos qui la lui firent croire presque facile, et les coquetteries qu’elle se permit à son égard, plus encore peut-être que la force d’un entraînement irrésistible, l’avaient décidé à lui faire la cour. Et si le prestige du titre, si le reflet de noblesse émané d’un très spécial milieu avait, pour l’héritier de l’APÉRITIF, ajouté une forte séduction à la grâce très captivante de Sabine, toutefois, même alors, il s’était rendu compte du rien de cabotinage et de bohème dont cette femme sans race, épousée pour sa beauté par le comte de Rovencourt, imprégnait l’atmosphère d’une aristocratique résidence. Épouser Sabine... Chaque fois qu’un réveil de passion ou qu’une crise de pitié tendre pour les souffrances d’orgueil devinées chez sa maîtresse amenait M. de Villenoise à envisager cette résolution, un souvenir, tout à coup, le faisait bondir en arrière. C’était l’image d’une scène abominable: l’évocation du petit appartement que, six années auparavant, il avait mis tant d’amoureuse coquetterie à parer pour y recevoir la comtesse de Rovencourt, et dans lequel, un inoubliable soir, il avait eu la rage et l’humiliation de la voir s’écraser, dans la brutalisation de toutes ses pudeurs de femme, sous le mépris de son mari et la curiosité froidement outrageante des hommes de police. Ah! la dégradation dans son propre cœur de cette malheureuse—dont pourtant il causait la honte—et le sentiment de son impuissance à lui!... Jamais cela ne s’effacerait. Ce n’était pas l’obstacle légal du flagrant délit qui empêchait M. de Villenoise de donner son nom à Sabine. Car le comte de Rovencourt, satisfait par le honteux châtiment de la constatation, n’avait pas été jusqu’à réclamer la flétrissure d’un jugement correctionnel. Il avait retiré sa plainte, et réclamé le divorce pour simple incompatibilité d’humeur, sans alléguer l’adultère. Par pitié ou par dédain, il laissait à sa femme coupable la possibilité d’épouser celui pour qui elle l’avait trompé. Mais le scandale n’en avait pas moins amusé tout Paris. Et l’écœurant souvenir n’en restait pas moins fixé dans le cœur de Vincent. Cette nuit, dans sa chambre, dans son grand lit drapé où vivement il s’était réfugié pour mieux réfléchir, cette lassitude d’une liaison rendue indissoluble par les circonstances lui courbatura l’âme tout à coup, l’écrasa sous une pesanteur de fatalité. Ainsi donc Sabine allait revenir... Dans trois jours, quatre au plus, Vincent recevrait un autre télégramme—daté de Paris celui-là—ou bien quelque billet apporté au galop par un commissionnaire. Alors il mettrait son chapeau, il retournerait rue de la Pompe, il reprendrait les habitudes interrompues pendant deux mois... Une minutieuse vision lui montrait tous les détails de cette visite, semblable à tant d’autres qui suivraient... Il se voyait quittant à pied son hôtel pour parcourir d’un pas hygiénique le joli trajet de la rue Jean Goujon jusqu’à la mairie de Passy, toute voisine de la maison où habitait M^{me} Marsan. Ce trajet, il en connaissait les moindres accidents; sa mémoire faisait défiler devant lui des physionomies familières de maisons, et des coins de verdures pimpantes, des ovales éclatants de corbeilles fleuries, dans les petits jardinets de l’avenue Henri Martin. Même en pensée, il s’attardait, flânait dans ce décor parisien, observait les nuances changeantes de l’heure ou de la saison, sans hâte bien vive d’arriver au but. Pourtant, au coin de la rue de la Pompe, sa démarche se précipitait, il parcourait allègrement les derniers mètres. C’est que, soudain, il songeait à la bonne minute de l’accueil, à l’exclamation de joie dont Sabine le saluerait, et à cette charmante silhouette de femme, immobilisée d’émotion, debout dans ce cadre d’art et de fantaisie qu’était l’atelier où elle passait presque toute son existence. Hélas! le court frisson d’attendrissement dont le secouait par avance la spontanéité de l’étreinte, l’oubli de toutes les misères communes dans la chaude joie du revoir, s’atténuait, s’évanouissait bien vite sous l’anxiété de ce qui allait suivre. Il prévoyait trop le recommencement de la sourde lutte où, depuis le divorce de Sabine, tous deux, avec un acharnement absurde, piétinaient, écrasaient leur pauvre amour. Car, si la maîtresse ne se consolait pas de sa déchéance, l’amant ne lui pardonnait pas les droits que, de par cette déchéance, elle croyait avoir sur lui. Et chacun faisait d’autant plus souffrir l’autre, qu’ils avaient à leur disposition les armes par lesquelles ils pouvaient réciproquement se blesser au plus profond du cœur. En effet, la froide inertie de Vincent exaspérait l’âme impatiente et passionnée de Sabine autant que l’âpre impétuosité de cette âme glaçait et irritait M. de Villenoise. * * * * * C’était après des scènes pénibles, après des bouderies sans fin à peine tempérées par de mornes politesses, que Sabine Marsan s’était décidée à partir pour le Midi. La commande d’un portrait d’enfant pour une famille qui passait l’hiver à Cannes lui fournissait le prétexte et la possibilité de ce voyage. Elle s’y décida comme à une mesure de haute politique: car elle se figurait punir Vincent par son absence, le forcer à s’apercevoir qu’elle lui était indispensable et à trembler de la perdre un jour tout à fait. Ainsi peut-être lui ferait-elle accomplir un pas vers le mariage, auquel il se refusait, et qui pour elle, soit amour, soit ambition, soit désir de revanche contre la destinée, était devenu l’idée fixe, le but suprême,—un but vers lequel elle se lançait d’une volonté aveugle, violemment et maladroitement. Mais Sabine était trop soumise aux impulsions de ses réflexes nerveux et à la fougue de son caractère pour mettre en œuvre la diplomatie qui, généralement, se trouve à la portée des femmes. Son départ, qui lui coûta d’ailleurs beaucoup,—car elle souffrait loin de Vincent d’une façon différente mais bien plus amère qu’auprès de lui,—son départ devait produire un effet contraire à celui qu’elle en attendait. Elle l’effectuait trop tard, après avoir laissé trop se tendre leurs quotidiennes relations, si bien que son éloignement, au lieu de se faire sentir comme une intolérable privation, agit comme une délivrance. Les deux mois qui venaient de s’écouler avaient été pour M. de Villenoise une période d’apaisement, durant laquelle il s’était absorbé tout à loisir dans ses chères études, le cœur mort ou du moins engourdi, l’imagination calme, l’esprit triomphant et lucide. Sa correspondance avec Sabine s’était poursuivie régulièrement sans troubler ce délicieux état d’âme,—délicieux au moins pour lui, pour son dandysme intellectuel et sentimental, pour sa curiosité d’érudit, pour son scepticisme à l’égard des grandes passions, qu’il considérait volontiers comme des crises physiologiques propres aux tempéraments mal équilibrés. Les lettres de M^{me} Marsan et ses propres réponses ne révélaient nulle hostilité amoureuse, pas même une sorte de paix armée entre ces singuliers amants. On y eût découvert plutôt cette confiance que l’extinction des sentiments passionnés laisse éclore entre deux époux vers les dernières années d’une union sans reproche. C’était le bavardage à peine tendre mais très intime de deux êtres enchaînés par l’indestructible réseau de longues habitudes communes, et qui ont acquis le besoin de se parler de tout, même des moindres puérilités extérieures. Si M. de Villenoise eût joui moins profondément de l’accalmie que cette séparation mettait dans son orageuse liaison avec la violente Sabine, il se fût inquiété peut-être de reconnaître, aux mille indices de cette minutieuse correspondance, avec quelle force le liait une chaîne que pour le moment il ne sentait plus. Mais il était si reconnaissant de ne pas recevoir à chaque courrier des pages de protestations, de reproches ou de plaintes, qu’il s’abandonnait au plaisir d’écrire tout naturellement, sans apprêt comme sans réticences, des lettres dont il n’était pas tenu de faire des lettres d’amour. Peut-être commençait-il à croire que, de son côté, Sabine enfin se convertissait à cette camaraderie charmante, et que la tyrannique affection de ce cœur féminin s’apaisait en une amitié plus compréhensive, plus capable de désintéressement, lorsqu’il reçut—au retour de l’inoubliable journée de noce—le télégramme de M^{me} Marsan. La soudaine impatience qu’elle y témoignait de le revoir—cette impatience dont elle ne parlait même pas dans sa lettre de la veille et qu’elle manifestait ainsi tout à coup—lui prouva qu’il allait la retrouver toute pareille à elle-même. Car, à ce petit fait, il reconnaissait trop Sabine. Comme c’était bien d’elle cette brusque frénésie d’un sentiment qui paraissait dormir et qui, d’une minute à l’autre, la dominait, devenait irrésistible! Vincent pressentait, même à une telle distance, la fièvre dont était brûlée la pauvre femme,—cette fièvre qui s’emparait d’elle chaque fois qu’elle avait pris la résolution de parler ou d’agir, et qui la rendait incapable de toute temporisation, de toute mesure. Une fatalité de sa nature impulsive empêchait Sabine de traverser sans se dévorer intérieurement l’intervalle de temps, si court fût-il, que demandait sa pensée pour se transformer en acte. Sans doute elle avait pu supporter avec la fermeté tranquille affichée dans sa correspondance l’exil de deux mois; mais, du moment qu’elle avait décidé son retour, elle ne patienterait pas sans torture durant les deux journées qui l’en séparaient encore. Était-ce donc parce qu’il pensait aux ardeurs douloureuses de ce cœur tourmenté, ou dans un sentiment de compassion pour cette existence à jamais assombrie, ou par la prévision d’un plus cruel avenir, qu’il murmura en lisant la dépêche datée de Cannes, et plus d’une fois encore, durant une longue nuit sans sommeil: «Pauvre Sabine!... Pauvre femme!...» * * * * * Quoi qu’il en fût, dès le lendemain matin, la première action de Vincent tendit au bonheur de celle qu’il plaignait d’une si étrange pitié. Sans attendre que son valet de chambre entrât chez lui, à sept heures, suivant la consigne, dès six heures et demie M. de Villenoise sonna. Prosper parut, et, sur l’ordre de son maître, ouvrit les volets. Une fraîcheur d’avril, une clarté bleue et rose, pénétrèrent dans la grande pièce tendue de velours sombre, obscurcie de boiseries anciennes, et, çà et là seulement, égayée par des bibelots en ivoire ou en porcelaine de Saxe, par un panneau de glace au-dessus de la cheminée en chêne sculpté, par quelques bergeries galantes du XVIII^e siècle, dues à des pinceaux de maîtres et espacées le long des murs. —Donnez-moi mon buvard, de l’encre, une plume, dit M. de Villenoise. Assis dans son lit, le genou soulevé pour soutenir son buvard, il griffonna: «_Madame Sabine Marsan, hôtel Beau-Rivage, Cannes._ «_Suis bien heureux. Vous souhaite bon voyage et vous attends avec impatience. A bientôt._ «VINCENT.» —Tenez, dit-il au domestique, faites porter cela et revenez préparer mon tub. Ah!... s’exclama-t-il comme Prosper allait quitter la chambre. Le valet se retourna. M. de Villenoise eut une courte hésitation. A la fin il demanda, mais avec une ombre de gêne: —La jument n’est pas sellée, n’est-ce pas? —Je ne pense pas. Est-ce que monsieur l’a commandée plus tôt ce matin? —Non... Au contraire, je ne sortirai pas à sept heures et demie comme d’habitude. Passez à l’écurie et dites à Andrew de seller seulement pour... mettons pour... neuf heures. Prosper sortit, étonné de l’espèce d’embarras qu’avait manifesté son maître en donnant un ordre si simple. Mais ce n’était pas à l’égard de ses gens que M. de Villenoise éprouvait ce vague sentiment de confusion: c’était vis-à-vis de lui-même. Car, s’étant demandé depuis la veille comment il était possible que, dans ses quotidiennes promenades à cheval, il n’eût jamais rencontré le général et M^{lle} Méricourt, qui, de même, allaient au Bois chaque matin, il avait réfléchi que, sans doute, une jeune fille et un vieillard choisissaient des heures plus tardives que les siennes. Il possédait d’ailleurs ce renseignement qu’on avait chance de les voir plutôt dans les allées fréquentées, tandis que lui-même préférait les grands espaces déserts du côté de Longchamps et de Bagatelle; il sentait donc, sans se le dire encore, qu’il allait changer son itinéraire comme il changeait le moment de sa promenade. Cette petite stratégie absorbait maintenant toute sa pensée, tandis que, de bonne foi, il se croyait occupé d’autre chose. Jusqu’à neuf heures il se tint dans son cabinet de travail. Ce n’était pas par l’image de Sabine qu’il cherchait à combattre ses souvenirs d’hier et son absurde espoir de ce matin. Non... Sabine... Il était quitte envers elle depuis cette réponse télégraphiée qu’il avait voulue sincère et qu’il justifierait dans deux jours—comme si elle l’avait été—par toutes les attitudes d’une tendresse devenue, hélas! un devoir. D’ailleurs, il eût été impossible à Vincent de mettre en face l’une de l’autre, même dans la plus inconsciente évocation, Sabine Marsan et Gilberte Méricourt... L’une, cette maîtresse, jetée définitivement dans ses bras et dans sa vie par une scandaleuse catastrophe... L’autre, cette enfant que, malgré tous ses partis pris et toutes ses préventions contre les jeunes filles, il jugeait d’une ingénuité, d’une fraîcheur d’âme semblable à sa merveilleuse fraîcheur de chair, à sa beauté de fleur candide. Il était lié à la première, soit! et par d’indissolubles liens. Mais en quoi cela pouvait-il l’empêcher d’admirer secrètement la seconde? Pourquoi ne pas goûter le charme du rêve qu’elle éveillait en lui? Après tout, la vie que nous vivons ne tient pas tout entière dans la réalité. Si notre volonté le plus souvent reste impuissante contre les fatalités extérieures, nous sommes du moins les maîtres de nos songes. Telles étaient les pensées flottantes en l’esprit distrait de M. de Villenoise, tandis qu’il se croyait adonné tout entier à l’éclaircissement d’un vers douteux de Manilius. Machinalement son intelligence suscitait des mots et presque des idées équivalant au texte latin, tant le fonctionnement de son cerveau approchait, à force de savante discipline, de la perfection mécanique. Cependant son regard, parfois, se levait de la page commencée, errait autour de cette bibliothèque où il avait concentré toutes ses joies intellectuelles depuis qu’il avait renoncé à remplir son existence par les joies du cœur. Elle tenait, cette bibliothèque, en sa plus longue dimension, toute la largeur de l’hôtel, et peu s’en fallait qu’elle ne fût carrée. Les hautes fenêtres à petites vitres nombreuses s’obscurcissaient de stores du côté de la rue, tandis qu’en arrière elles s’ouvraient sur la verdure d’un jardin où fleurissaient des marronniers énormes. Et rien ne pouvait charmer une âme disposée à la rêverie et à l’étude comme les couleurs et les parfums de ces arbres puissants épanouis dans un ciel pur, venant imprégner le recueillement de cette pièce immense, aux murailles tapissées de livres, aux consoles et aux vitrines toutes chargées d’objets d’art. Dans la cour, sous les fenêtres, tout à coup un cheval s’ébroua. On entendit des fers heurter impatiemment le pavé, et la voix, aux inflexions britanniques, d’un palefrenier qui calmait l’animal. M. de Villenoise leva les yeux vers un cartel, et vit que neuf heures allaient sonner. Il descendit. Sous la voûte il se mit en selle,—vivement, parce que Gipsy se montrait nerveuse au montoir. Et il la retint quelques secondes, comme elle prenait son élan, pour lui apprendre à ne pas partir sans ordre, avec une fougue brutale, ainsi qu’une bête mal élevée. —N’ai-je pas l’étrier gauche plus court que l’autre, Andrew? Voyez donc si c’est au dixième point. —Au dixième point, oui, monsieur, dit le groom en examinant l’étrivière. —Allons maintenant, ma belle, fit le jeune homme en flattant de la main le cou de son cheval. Gipsy, s’efforçant d’être sage, partit d’un pas raisonnable. Mais, dans la rue, à la première bouffée d’air, à la première vision d’espace ensoleillé, ce fut plus fort qu’elle: ses jambes fines se détendirent, puis se replièrent bien haut comme pour mieux battre le sol; et elle dansait, l’encolure arrondie, les oreilles droites, une grande mèche dorée voltigeant sous le frontal, entre ses beaux yeux noirs, où s’affolait le plaisir de la course attendue. Vincent rendit complètement la main; les rênes tombèrent de toute leur longueur. Il habituait ses chevaux à ne lui donner un départ que dans le rassemblé. Gipsy comprit que, pour le moment, elle risquerait un châtiment si elle insistait. Elle allongea le cou et se mit au pas. Cependant, une fois dehors, M. de Villenoise ne songea plus qu’à la façon dont il rencontrerait M^{lle} Méricourt. Cela se passerait peut-être dans l’allée des Poteaux, ou encore tout de suite, dans l’avenue du Bois. Car Vincent, au lieu de gagner le Trocadéro et d’entrer dans le Bois, comme il le faisait habituellement, par la porte de la Muette, remontait vers l’Étoile. Et déjà il se figurait la silhouette de l’amazone, le geste dont elle lui rendrait son salut, l’exclamation bienveillante du général, qui lui proposerait de chevaucher un instant avec eux pour bavarder d’équitation. Cette perspective qui, d’abord, amusa M. de Villenoise et lui fit prendre patience, l’obséda, puis finit par l’énerver à mesure que les quarts d’heure passèrent sans qu’elle se réalisât. Chaque fois que, de loin, il croyait voir une jeune femme à cheval à côté d’un vieux monsieur, il se figurait que c’était Gilberte. Aussitôt il mettait Gipsy au petit galop. Puis, lorsqu’il arrivait près des cavaliers, il reconnaissait qu’il s’était trompé. Parfois même le monsieur n’était pas vieux et la femme n’était plus jeune. Mais quoi! c’était agaçant aussi... Jamais il n’avait vu M. Méricourt ni M^{lle} Gilberte à cheval. Il ne connaissait ni leur physionomie sous cet aspect, ni la robe de leurs bêtes, ni la nuance de leur costume. Et, de loin, il pouvait les confondre avec les premiers cavaliers venus. Vincent, vers onze heures et demie, rentra chez lui de mauvaise humeur. Heureusement pour Gipsy, il n’était pas de ces gens qui soulagent leurs nerfs en tourmentant leur monture, et elle avait plutôt pris plaisir aux nombreux petits temps de galop à la poursuite d’un vieux monsieur et d’une jeune demoiselle. Aussi rentra-t-elle plus satisfaite que son maître, de son beau pas cadencé, humant de loin la bonne odeur de sa litière fraîche, dans son box élégant, et le bouquet de son avoine. * * * * * Le soir, M. de Villenoise reçut une lettre de Sabine. Il y reconnut l’état d’esprit que le télégramme lui avait fait pressentir: une fébrilité, dont l’approche, au simple contact de ce papier, déjà crispait ses propres nerfs; une impatience de le revoir sous laquelle il croyait deviner moins une vraie tendresse que le despotique vouloir de le monter au même diapason. Sabine avait une façon de lui dire: «N’est-ce pas que nous allons être heureux? N’est-ce pas que c’est trop affreux, deux mois passés l’un sans l’autre, et que nous ne pourrons plus nous quitter... jamais?» à travers laquelle il lisait, à tort ou à raison, comme une leçon dictée, comme un programme de sentiments qu’on lui imposait, bien plus que l’expression d’un simple et sincère élan d’amour. «Elle veut donc toujours me suggestionner!» pensa-t-il. «Mais elle n’a pas en elle-même la force calme qu’exige un pareil rôle.» Puis, après quelques minutes de réflexion, il se dit encore: «Je serai ce que je dois être et ce que je puis être. Voilà tout.» Sabine lui annonçait son retour pour le surlendemain. Elle arrivait à neuf heures du matin. Mais elle le suppliait instamment de ne pas venir à la gare. «Si elle m’aimait avec sa tendresse plus qu’avec sa vanité,» rumina-t-il, «elle voudrait me voir dès son arrivée. Mais elle est trop coquette pour se montrer après dix-huit heures de voyage. Eh bien, tant mieux! Je ne manquerai pas ma promenade au Bois.» Le raisonnement de Vincent n’était pas juste. Car, chez une femme de trente-cinq ans telle que Sabine, que torture déjà le souci de sa décroissante beauté, c’est souvent un héroïsme d’amour qui fait sacrifier à des considérations de coquetterie la joie de voir l’aimé quelques instants plus tôt. Mieux vaut le sevrer d’un bonheur, ce trop fragile amour, que l’aventurer sans ses armes ordinaires, c’est-à-dire sans cette grâce du visage qui lui est indispensable pour vaincre et pour durer. Toutefois cette mesure de prudence adoptée par M^{me} Marsan se tourna contre elle, car ce fut précisément ce matin-là qu’enfin M. de Villenoise, au Bois, rencontra M^{lle} Méricourt. C’était dans une allée cavalière presque tout à fait déserte. Vincent aperçut la jeune fille de loin, et de dos, car elle allait dans le même sens que lui. Pourtant, cette fois, il fut tellement certain que c’était bien elle, qu’il éprouva une stupéfaction d’avoir jamais pu s’y tromper. A quelques foulées en avant de son père—qui suivait au pas le bord de l’allée, dans l’ombre des jeunes feuillages—M^{lle} Méricourt faisait faire, au trot, des contre-changements de main de deux pistes à son cheval. Elle exécutait cet exercice—un des plus difficiles de l’équitation, et assurément le plus difficile pour une femme, à cause de l’inégalité des aides—avec une précision qui étonna Vincent. Tout de suite il se rendit compte que le général n’avait rien exagéré en parlant de sa fille comme d’une écuyère remarquable. En même temps le jeune homme apprécia la modestie de l’amazone qui, dans cette allée solitaire, ne travaillait pas pour la galerie. Avec ses mouvantes et parfaites attitudes, sous la fine pluie d’or verdi qui tombait des grêles verdures d’avril ensoleillées, Gilberte formait la silhouette la plus délicieuse. Elle avait juste la taille qui est jolie à cheval, sans trop de sveltesse ni d’embonpoint. Les épaules étaient relativement larges, d’une ligne à peine tombante; les bras descendaient d’un mouvement aisé, sans raideur; le buste long s’amincissait à la ceinture, et les hanches se dégageaient, d’une courbe très fine, reposant d’aplomb sur la selle. Contre le flanc gauche du cheval, la courte jupe noire se collait, grâce à la fixité du genou et du pied passé dans l’étrier, qui ne la soulevaient d’aucun pli. Au-dessus du corsage sombre paraissait la ligne claire d’un col droit; et un petit chapeau en gros paillaisson blanc, étroitement bordé de noir, surmontait la masse brune des cheveux tordus, dans laquelle, parfois, quelque rayon de soleil allumait une flambée rousse. Du côté droit au côté gauche de l’allée, puis du côté gauche au côté droit, cette charmante amazone semblait voltiger lentement, d’un trot rythmé qui appuyait à peine sur le sol. Le cheval, placé parallèlement au bord de la route, ne procédait pas par petits bonds de côté, mais croisait les pieds comme un maître de danse, ainsi qu’il convenait pour la perfection de ce difficile travail. En venant comme il faisait, par derrière, Vincent ne voyait pas bouger le bras gauche de M^{lle} Méricourt, ce qui prouvait la justesse avec laquelle ses doigts devaient donner les indications de rênes. Et la cravache s’écartait à peine du flanc de la bête, pour aller à droite, comme la jambe s’en écartait invisiblement pour aller à gauche, tant était légère autant que précise l’action des aides inférieures. M. de Villenoise, au petit pas, se gardait de rejoindre trop vite M. Méricourt. Il préférait laisser à ses yeux le loisir de savourer le gracieux spectacle, et à son cœur le temps de goûter le quelque chose d’attendri et d’immatériel que ce spectacle éveillait en lui. Une tentation même lui venait de tourner bride et de s’en aller, en sentant croître jusqu’à une intensité presque aiguë le charme qui l’envahissait. Oui, décidément, il y avait un danger dans des sensations pareilles. Mais, après tout, qu’éprouvait-il? Ce n’était pas un commencement d’amour, certes, puisqu’il ne courait pas vers cette jeune fille, puisqu’il ne ressentait pas même le désir de lui parler. Non... Seulement il eût voulu la suivre ainsi, sans être aperçu, et la voir toujours devant lui. Eh bien, ce n’était qu’une admiration d’artiste, une émotion tout intellectuelle. N’importe, il ferait mieux de s’en aller... C’était plus sage. Il s’en irait dans une minute... Il s’en irait quand M^{lle} Méricourt aurait atteint ce gros arbre là-bas... Oh! elle y arriverait bientôt... Encore deux lacets de droite à gauche, et de gauche à droite, elle y serait. Alors Vincent détournerait Gipsy dans une allée de traverse... Le jeune homme aurait-il vraiment tenu cette résolution? Qui pourrait le dire? Il n’en sut jamais rien lui-même. Car, avant que Gilberte eût achevé le dernier contre-changement de main à la hauteur du gros arbre, son père, averti par le pressentiment qu’éveille en nous une présence voisine qui nous intéresse, se retourna sur sa selle et vit M. de Villenoise. Les deux hommes se saluèrent. Le général retint son cheval et Vincent pressa le sien. Ils se trouvèrent côte à côte. Puis M. Méricourt s’écria: —Gilberte!... Une bonne rencontre!... Viens dire bonjour à ton garçon d’honneur. M^{lle} Méricourt, à la voix de son père, arrêta sa monture et la retourna par une demi-pirouette souple et correcte. Mais elle ne devait pas avoir compris, car son visage, calme et rosé lorsqu’il apparut, changea d’expression dès qu’elle aperçut Vincent. Elle pâlit, puis rougit; et la gêne visible qu’elle éprouva de cette rougeur colora ses traits plus vivement encore. Quand il la vit rougir ainsi, Vincent se troubla. C’est à peine s’il eut la présence d’esprit d’ôter son chapeau, puis de le passer dans la main gauche pour toucher de la droite celle que la jeune fille lui tendait. Afin de donner cette poignée de main, Gilberte avait rapproché son cheval par un appuyé qui témoignait de l’obéissance de sa bête autant que de sa propre habileté. Mais Vincent ne le remarqua même pas. Vainement il cherchait quelque chose à dire, alors que des compliments à l’écuyère étaient un sujet tout indiqué. Ce fut M. Méricourt qui parla le premier, et—tout naturellement—d’équitation; il vanta de nouveau les belles formes et le rassemblé parfait de Gipsy. —Mais ne lui ôtez-vous pas un peu de son perçant, monsieur, dit-il, à la maintenir ainsi toujours en main? —Cette jument est tellement équilibrée, mon général, répondit M. de Villenoise, que la mise en main est presque sa position la plus naturelle. J’ai de la peine, au contraire, à la faire s’étendre lorsque je veux allonger son pas. —Elle a une robe ravissante, s’écria Gilberte. Elle est dorée comme on avait doré artificiellement le cheval de l’empereur Galba, dans la pantomime de _Néron_, à l’Hippodrome. —Si cela vous amusait de la monter, mademoiselle, vous lui feriez beaucoup d’honneur. Vous me laisserez seulement le temps de l’essayer en dame dans un manège, pour m’assurer qu’elle supporte bien la jupe. —Vous mettriez une jupe? demanda Gilberte égayée. —Bien entendu. Elle éclata de rire. —Ah! je voudrais bien vous voir. —Pour cela, non, dit Vincent, qui se tourna pour lui sourire. Leurs yeux se rencontrèrent. Ce sont toujours les yeux qui trahissent l’affinité inconsciente de deux êtres l’un pour l’autre. Ce mystère, que le cœur peut ignorer longtemps, les prunelles aussitôt le reflètent. Elles n’en savent point garder le secret. Les regards de Vincent et de Gilberte s’effleurèrent en un de ces contacts imprévus, involontaires, et si poignants, que l’âme, ensuite, ne peut plus, sans hypocrisie vis-à-vis d’elle-même, conserver sa sécurité. Ils se détournèrent aussitôt l’un de l’autre. Mais cet «aussitôt» était encore trop tard. Et tel fut l’oubli des choses extérieures où cette révélation de leurs prunelles plongea les deux jeunes gens, qu’ils crurent sortir d’un songe quand ils entendirent M. Méricourt prononcer d’un ton placide: —Je ne suis pas du tout certain, moi, monsieur, que cette jument, telle qu’elle est mise, conviendrait à une dame, car vous me paraissez la monter avec beaucoup de jambe. Vincent dut faire un effort pour percevoir le sens net des mots, et il ouvrait enfin la bouche pour répondre, lorsque le général reprit: —Vous avez parfaitement raison d’ailleurs. S’il y a une chose détestable, c’est l’équitation sans jambe. Mais à notre époque et dans notre pays, où l’on ne trouve plus guère de gens ayant assez d’empire sur eux-mêmes pour en avoir sur leurs bêtes, on ne dresse plus les chevaux à comprendre la jambe. Que dis-je?... On ne les dresse même plus à la supporter. Oui, monsieur, le croiriez-vous? Un lieutenant, l’autre jour, à l’École de Guerre, a eu le toupet de me dire: «Mais, mon général, si je me servais de mes jambes, je ferais emballer ma jument. D’ailleurs, avec elle, je n’en ai pas besoin, elle a déjà trop d’impulsion sans cela.» Il croyait que les jambes servent seulement à augmenter l’impulsion!... Ah! l’animal!... Mais moi, monsieur, je donne toutes les indications à mon cheval avec les jambes!... Oui, toutes... depuis l’arrêt jusqu’au galop de charge, et jusqu’au changement de pied. Voyons, je vous le demande, comment conçoit-on que, sans jambe, on puisse équilibrer un cheval? Ce «je vous le demande» n’était heureusement qu’une figure de rhétorique dans la bouche du général, qui, une fois empoigné par son sujet favori, ne s’arrêtait plus, même pour laisser la place aux répliques de son interlocuteur. L’autorité qu’on ne lui discutait pas en pareille matière, et l’habitude de s’adresser à des officiers hiérarchiquement inférieurs que le respect retenait de l’interrompre, déterminaient chez lui cette tendance au monologue. M. de Villenoise eut à l’en bénir, ce matin-là. Car le jeune homme se sentait aussi incapable que possible de soutenir une conversation. Tandis qu’il pouvait à loisir, sous l’attention extérieure prêtée à ce bruit de paroles, bercer le plus délicieux des rêves. L’allée cavalière dans laquelle ils marchaient donnait exactement passage à leurs trois chevaux de front. Même quelques branches les frôlaient; et c’est pourquoi il avait pris à M^{lle} Méricourt la place en dehors, laissant ainsi la jeune fille entre son père et lui-même. Il se trouvait à gauche et parfois le pied de Gilberte effleurait sa botte. Ni lui ni elle ne tournaient la tête, mais tous deux tendaient leurs regards en avant, comme n’osant plus croiser leurs prunelles. Toutefois ils avaient si fortement la sensation de leur présence réciproque qu’ils ne pouvaient penser à autre chose. Et les délicates verdures d’avril, dans lesquelles leurs yeux s’enfonçaient, ne leur devenaient visibles que parce qu’elles prenaient aussitôt des significations correspondant à leurs sentiments intimes, à l’espèce de gêne oppressante et douce qui leur étreignait le cœur. Ils ne devaient plus revoir cette nuance de feuilles jeunes, cette perspective d’allée sous bois mollement sablée d’un épais sable roux et colorée de cette couleur de soleil, sans se rappeler cette promenade. Cependant ils débouchèrent dans l’avenue des Acacias. Les feuillages, brusquement, s’espacèrent, dévoilant une large nappe de ciel bleu. La lumière s’étala, violente, entre les hautes cimes plus tardivement verdoyantes que les taillis. Des voitures filaient sur la chaussée; des cavaliers galopaient; deux officiers saluèrent. La jolie sauvagerie et l’intimité du décor disparurent. En même temps disparut aussi l’espèce de charme qui scellait les lèvres et détournait les yeux de Gilberte et de Vincent. Ils se sentirent plus éloignés l’un de l’autre. Alors ils se regardèrent, ils se parlèrent. Mais avec un regret de leur étrange et délicieuse angoisse... —C’est comme leur façon de comprendre la théorie de la main fixe, continuait le général. C’est très bien, la main fixe... Mais encore faut-il s’entendre!... Ça ne veut pas dire la main de bois, car alors, plantez-moi un crochet dans l’arçon de la selle et attachez-y les rênes, ça sera la même chose. La main parle à la bouche du cheval. Et comment une main de bois pourrait-elle parler?... —Mademoiselle, demanda Vincent à Gilberte, faites-vous aussi des contre-changements de main de deux pistes au galop? —Pas correctement, non, monsieur. Je n’y suis jamais arrivée. —Et tu n’y arriveras jamais, reprit le général. Une femme ne peut pas. C’est là qu’il en faut des jambes, pour le soutien de l’allure et pour les changements de pied!... Il s’interrompit. —Ah! dit-il, voici le maréchal. Vincent leva les yeux. Un cavalier, qu’il connaissait de vue, comme le connaissaient tous les habitués du Bois, venait à eux d’un pas tranquille. Tout de suite le jeune homme fut saisi par le respect un peu ému que lui inspirait cette maigre figure, d’une crânerie si élégante à cheval malgré ses quatre-vingts ans, et qui semblait résister à l’âge avec toute la puissante inertie de sa légendaire obstination. Cependant M. Méricourt eut, de côté, vers sa fille et M. de Villenoise, un coup d’œil rapide. Il hésita; puis, brusquement, dit à Vincent—mais d’une voix qui manquait de chaleur: —Désirez-vous que je vous présente? Le jeune homme comprit. Sa présence prolongée auprès de M^{lle} Méricourt allait devenir un sujet de remarques, non seulement pour les amis du général, mais pour tout ce monde assoiffé de cancans qui n’a pas en vain baptisé son point de ralliement dans le Bois matinal du nom de _La Potinière_. Aussitôt il prit congé, s’excusant même: —C’était si intéressant de vous écouter, mon général! Je ne voulais pas vous interrompre. —Ah! j’en ai bien d’autres à vous dire, cria gaiement M. Méricourt. Mais je vous repincerai. Venez donc un de ces matins, vers huit heures, me demander au Champ de Mars, au grand manège de l’École. Je vous montrerai ce que j’obtiens par le dressage à pied. Vous verrez... C’est très curieux. Après avoir, en la saluant, rencontré de nouveau le regard de Gilberte,—un long regard brun et doux qu’il emporta dans son cœur, comme l’autre soir il avait emporté dans sa poche, contre sa poitrine, le brin de réséda,—Vincent retourna en arrière et reprit la petite allée verte que tout à l’heure ils avaient suivie côte à côte. Oh! la charmante petite allée, si bien enclose de feuillage, et si peu à la mode, si dédaignée des promeneurs que les pas de leurs chevaux n’y seraient peut-être pas effacés jusqu’au soir! A y attarder ainsi sa rêverie, Vincent oubliait le mouvement de la vie mondaine qui s’agitait à peu de distance. Il se croyait au fond de son parc immense à Villenoise. Et il n’y était pas seul. De nouveau Gilberte y chevauchait à côté de lui. Le général aussi était là qui développait sa théorie de la main fixe. Oui, le général en personne. Car il ne gênait en rien l’espèce de mirage en train de se fixer dans l’esprit de Vincent. Ce brave cœur de vieux militaire, que l’on sentait si paternel, si dévoué à l’adoration de ses deux fillettes, donnait au contraire comme une consistance, une solidité, à l’espèce de tableau de famille qui s’esquissait dans l’imagination de M. de Villenoise. Une famille... Une femme, un père, un foyer... Étaient-ce donc ces choses dont le confus désir tourmentait, depuis le matin de la noce, celui qui avait été—tellement contre son gré—le garçon d’honneur de Robert Dalgrand? Étaient-ce donc ces choses qui prêtaient une signification plus profonde au charme de Gilberte, à ce charme fait de grâce et de fraîcheur morales autant que de grâce et de fraîcheur physiques? «Une famille!...» se dit Vincent, «Est-ce que j’en ai eu? Est-ce que j’en aurai jamais?» Sa mère?... Il se la rappelait à peine. Le seul souvenir qu’il conservât d’elle était celui des pleurs qu’elle versait en cachette, disant à son petit garçon: «Ne le raconte pas à ton père, que j’ai pleuré. Mais, vois-tu, mon pauvre enfant, avec ses idées d’inventeur, il nous mettra sur la paille.» Son père?... Eh bien, non, c’était plus fort que lui!... Quand il voulait penser au père Bertet, ce qui s’évoquait devant ses yeux c’était l’affiche énorme avec la bouteille de l’APÉRITIF. Voilà pour la famille dans le passé. Puis, lorsqu’il regardait l’avenir, il y apercevait... Sabine. Jusqu’à présent, il avait étouffé ses vagues regrets sous une ironie voulue à l’égard du mariage, de la fidélité des femmes et de la candeur des jeunes filles. En cherchant les mauvais côtés de la famille, il avait fini par ne plus voir que ceux-là. Et il triomphait de les découvrir plus nombreux que les bons, oubliant qu’il en est ainsi pour toutes les choses humaines. D’ailleurs, à force de dénigrer en face de lui-même aussi bien que devant les autres ce qu’il ne pouvait posséder, Vincent avait fini par croire, de bonne foi, qu’il conformait sa vie à ses théories, alors que c’étaient ses théories, au contraire, qu’il conformait aux nécessités et aux fatalités de son existence. De là vint son étonnement de tout ce qui s’éveilla en lui dès qu’il eut rencontré Gilberte. Il ne pouvait croire à ce qu’il éprouvait. Il ne se reconnaissait pas. III COMME M. de Villenoise s’y attendait, il trouva chez lui, à son retour du Bois, un mot de Sabine. Elle l’avait écrit dès son arrivée rue de la Pompe, pour appeler Vincent près d’elle le plus vite possible. Et elle comptait sur lui pour déjeuner. Le jeune homme changea de vêtements et partit à pied pour se rendre chez son amie. Il se mit en marche sans entrain, comme il l’avait prévu deux jours auparavant. Et tout de suite se déroula le décor de cette promenade tant de fois accomplie depuis six années. C’étaient les mêmes perspectives d’avenues élégantes, les mêmes carrefours qu’il coupait machinalement suivant une ligne identique, les mêmes jardinets où toutes les fleurs se tenaient droites comme dans les bouquets montés; et, là-haut, dans le ciel, c’étaient toujours les deux minarets du Trocadéro, qui semblaient à Vincent deux bornes immuables limitant et rétrécissant son rêve. Il reconnut encore, au bout de toutes les rues dans lesquelles son œil s’enfonçait, des pans découpés dans l’énorme charpente rougeâtre de la Tour Eiffel; tantôt l’assise d’un des piliers; tantôt une courbe de l’arête; et là-bas, à ce tournant qu’il reconnaissait, une brusque apparition d’ensemble: un grand spectre de fer, grêle et déchiqueté, tel que l’ossature d’un monument antédiluvien, construit par une race de géants disparue. Et, comme toutes les fois, le regard de Vincent monta de la base au faîte, s’obstinant à vouloir se donner une sensation de hauteur qui échappait à sa vue, bien que son cerveau l’attestât. Même, ainsi que jadis, un mot de Robert Dalgrand se formula dans sa pensée, un mot qui surgissait toujours pour lui à ce même angle de trottoir, car c’est là qu’il l’avait entendu il y avait déjà longtemps: —Je ferai mieux que cela, avait dit son ami en désignant la Tour Eiffel. Je le dégotterai, ce grand échafaudage, bâti pour aller réchampir la lune. «Il ne le dégottera plus,» se dit Vincent, «car maintenant le voilà marié. Et un homme marié, c’est un homme fini pour les hardis travaux et les grandes entreprises.» Ainsi le fait seul de parcourir le trajet entre la rue Jean Goujon et la rue de la Pompe ramenait Vincent sur la voie des paradoxes coutumiers. Ce n’était pas seulement son corps qui reprenait une routine; son esprit et même son cœur s’étaient engagés sur l’ancien chemin. A mesure qu’il avançait, l’image de Sabine se précisait, plus attirante... Des souvenirs s’insinuaient en lui, le reprenaient, lui faisaient monter aux lèvres un sourire, ou dans les yeux une brume d’attendrissement! Il était maintenant bien près de s’en vouloir, de s’accuser d’ingratitude et d’injustice, en songeant à cette pauvre femme charmante, qu’une seule de ses dures pensées, à lui, si elle la connaissait, tuerait plus sûrement et par de plus atroces souffrances que le plus cruel poison. Mais il arrivait devant sa porte... Et, vaguement remué, prêt à l’indulgence pour elle à cause des torts dont il se trouvait coupable, il franchissait la voûte d’une énorme maison de rapport, passait devant une loge de concierge, dans laquelle, entre des colonnes de stuc et à travers une baie vitrée, on voyait resplendir le palissandre et le velours rouge, franchissait une cour, et se dirigeait vers un second corps de logis donnant sur des jardins. Sabine Marsan, qui en occupait le rez-dechaussée, avait obtenu l’adjonction à son appartement d’une petite serre; elle avait fait ouvrir largement le mur qui joignait cette serre au salon, et, du tout, elle avait composé le plus charmant atelier qui se pût voir. Quand Vincent y pénétra, dans cet atelier, il se sentit tout de suite ressaisi par le décor. La gamme chantante des verdures, des étoffes, des toiles posées sur des chevalets, l’emplit de cette poignante douceur que suscite une familière mélodie inentendue depuis longtemps. Les verrières, malgré de grands stores abaissés, laissaient passer des rais de soleil. Des palmiers y trempaient les pointes de leurs feuilles, d’où la lumière semblait rejaillir, toute verte; ou bien elle pétillait à la cassure d’une soie drapée. Il y avait des nattes claires sur le parquet, des sièges d’osier écrasés de coussins, un magnifique tapis d’Orient, cadeau de M. de Villenoise, un mannequin japonais dans un angle, et partout des moulages, des croquis, des ébauches, une profusion de paravents. Puis, ce qui ajoutait à cette fantaisie, à cette gaieté, c’étaient de toutes parts, dans des vases de toutes formes et de toutes dimensions, des gerbes de lilas et de roses, que M. de Villenoise y avait fait porter le matin même, avant le retour de Sabine. Lorsque la femme de chambre introduisit Vincent, un dogue danois, d’une taille énorme, se leva et s’approcha du visiteur, en remuant la queue d’un air content. —Bonjour, Hirsow, dit le jeune homme qui flatta sa tête massive. Eh bien, où donc est ta maîtresse? Une portière se souleva. Elle parut. Et, mieux que l’intimité du décor, l’aspect de cette femme troubla le cœur de Vincent. Ce n’était pas qu’elle fût très belle... Certes elle l’avait été; elle l’était encore presque, malgré la vive clarté de ce midi d’avril qui imprégnait, qui baignait l’ombre même, en dépit des stores, et qui montrait le déclin de la jeunesse sur cette peau légèrement jaunie de brune, et aux angles un peu froissés de ces longs yeux noirs. Cette beauté, encore si désirable—et qui devait resplendir le soir aux lumières,—n’était pas ce qui fit s’ouvrir avec une effusion si spontanée les bras de Vincent. Non... Mais la femme qu’il enveloppa d’une étreinte émue était celle que, pendant six années, il avait entendue lui dire: «Je t’aime!» Et à chaque fois qu’elle lui disait ce mot elle lui avait pris une parcelle d’âme, de jeunesse, en même temps qu’elle fixait en lui une parcelle de souvenir. Si bien que beaucoup de lui-même était maintenant en elle, et qu’il ne pouvait descendre dans son propre cœur sans y rencontrer des fragments de cette autre existence avec laquelle la sienne, si étroitement, s’était confondue. Cela pouvait s’appeler peut-être tout simplement la force de l’habitude, mais qu’est-ce que l’habitude, sinon ce que nous avons mis de nous-mêmes dans des êtres et dans des choses, et ce qui fait qu’ils nous tiennent ensuite, lorsque nous disons, nous, que «nous y tenons». —Mon Vincent!... murmurait Sabine. Puis elle l’écartait à la longueur des bras, le regardait au fond des yeux, et répétait encore: —Mon Vincent!... Ils s’étonnèrent tous deux, et de bonne foi, d’avoir pu rester si longtemps éloignés l’un de l’autre. Et ils passèrent quelques minutes à se dire les plus tendres choses, des enfantillages et des folies; ou bien à se taire, perdus en de lents baisers. Mais ils se refusaient à préciser leurs sentiments et à s’interroger sur les deux derniers mois: comme s’ils avaient eu peur que la réalité ne fît s’évanouir l’ivresse factice où les jetait cette heure exceptionnelle. Cependant la femme de chambre vint leur annoncer que le déjeuner était servi. —Bien... dit Sabine. Pourtant ni elle ni Vincent ne se levèrent de l’étroit divan qui les rapprochait. Un mouvement hors de ce siège où leurs corps se frôlaient, et peut-être le charme allait-il se rompre. Quelque chose de douteux et d’amer glissait déjà sur leurs lèvres, où se refroidissaient leurs baisers. —Ah! pourquoi n’es-tu pas venu passer vingt-quatre heures à Cannes? soupira Sabine. Tu le pouvais, toi. N’es-tu pas absolument libre, indépendant de tout? Cette phrase malheureuse rendit sensible à Vincent ce qu’il oubliait en ce moment même, c’est-à-dire le bien-être qu’il avait éprouvé de sa solitude, et le manque absolu d’entraînement vers ce Midi où il aurait retrouvé Sabine. Il répondit, en abandonnant le tutoiement de leur intimité: —Mais, ma chère amie, vous étiez partie... un peu pour me fuir, n’est-il pas vrai?... Vous ne pouviez plus me voir sans vous irriter contre moi. —Ah! tais-toi... C’est parce que je t’aime. (Il éleva les sourcils, avec un sourire assez dur.) Oui... et parce que je souffre de ton indifférence! —Voulez-vous, ma chérie, dit-il froidement, que nous prenions ensemble au moins notre premier repas sans reproches? Les lèvres de Sabine pâlirent; ses yeux eurent une courte flamme noire. Elle se dressa; puis avec un léger ricanement: —C’est vrai, vous m’y faites penser. Le déjeuner nous attend. Venez-vous? Vincent la suivit, déjà fâché contre lui-même et contre elle. Mais, avant de monter les trois marches qui menaient à la salle à manger, Sabine se retourna, lui jeta les bras au cou. —Des reproches?... Non, non, je ne veux pas vous en faire... Jamais!... O mon ami! vous m’aimerez comme vous voudrez, comme vous pourrez... J’ai trop souffert loin de vous! Si vous saviez!... Ah! j’ai tort de vous le dire... Mais je ne puis pas vivre sans vous... Je n’ai que toi, vois-tu!... Un peu attendri, un peu gêné aussi par cette exaltation, il la calmait de quelques paroles câlines; puis, désignant la porte près d’eux, au delà de laquelle la femme de chambre attendait devant leur couvert mis: —Chut!... Estelle peut nous entendre. —Qu’importe! fit Sabine. Pourtant elle baissa la voix: —M’aimes-tu? —Tu le sais bien. —Dis-le-moi alors. —Je t’aime beaucoup. —Oh! ne dis pas «beaucoup». —Préfères-tu donc que je dise «un peu»? —Méchant!... Dis-moi: «Ma Sabine, je t’aime». Il répéta: «Ma Sabine, je t’aime». Mais avec un effort presque visible. Et, tout de suite, il lui en voulut un peu de l’avoir contraint à prononcer un mot dont, en son cœur, quelque chose d’obscur démentait la signification absolue. Elle-même ne s’y trompa pas. Dès cette seconde, elle sentit s’éveiller à nouveau la rageuse douleur dont la torturait son attachement désespéré pour cet homme. Elle s’était promis tant de bonheur à le revoir pourtant!... Et voici qu’à table, en face de lui, à le constater si calme, si tranquillement gai, à l’entendre parler de Cannes, et du portrait qu’elle avait réussi, et des petits potins du monde artistique, elle s’irritait sans savoir pourquoi, elle se tendait intérieurement. La tentation lui venait de dire quelque chose de violent et de cruel. Un désir de plus en plus aigu la poussait à faire souffrir Vincent, parce qu’elle souffrait de lui. Et ce n’était pas la tendresse qui l’arrêtait, la forçait à sourire d’un air doux: c’était la peur de le glacer, de l’éloigner davantage, et le sentiment de sa propre impuissance. Oh! qu’elle aurait donc été soulagée de son bizarre tourment, si elle avait pu, en même temps, crier à M. de Villenoise: «Je vous déteste!...» et l’attacher à sa vie par des liens indestructibles. Car des mouvements de haine la soulevaient, à sentir que jamais il ne serait possédé d’elle comme elle était possédée de lui. Cependant le déjeuner s’avançait. Sur la table, au service coquet, semée de petits bouquets de fleurs, Estelle avait successivement posé les plats préférés de Vincent. Une vraie dînette d’amoureux, que Sabine avait combinée avec toute sa science raffinée de mondaine et de voluptueuse, et dont elle s’était réjouie à l’avance comme d’un recommencement de bonheur. —Je ne sais pas comment vous faites, ma chère amie, dit Vincent avec gaieté. Je ne mange bien que chez vous. J’ai envie d’envoyer mon chef en apprentissage auprès de votre cuisinière. —Ma cuisinière?... Vous savez bien que je n’en ai pas. —Cependant, ce n’est pas Estelle?... Sabine échangea un sourire avec la bonne, qui, en ce moment, apportait les fruits. —Si... c’est un peu Estelle... mais sous ma direction. Il se récria. —Vous vous occupez de cuisine!... —Bien entendu. Ou, du moins, quand vous venez vous asseoir à ma modeste table. Car pour moi-même, je ne m’en donnerais jamais le tracas. Contrarié, M. de Villenoise déclara: —En ce cas, je n’accepterai plus un repas ici. —Vous ne me ferez pas cette peine, dit Sabine. Mais qu’est-ce qui vous étonne?... Et, après un silence durant lequel la bonne quitta la pièce, elle ajouta: —Puis-je avoir votre train de maison? —Il ne tiendrait qu’à vous, ma chère amie. —Comment cela? —Est-ce que tout ce que je possède ne vous appartient pas? Vous n’avez qu’un mot à dire pour en disposer. —Merci, répliqua-t-elle. Il ne me sied pas, et je vous l’ai répété cent fois, d’être une femme entretenue. Il la regarda tristement. Elle était plus pâle encore que d’habitude, ses grands sourcils noirs froncés, le regard dédaigneux, la bouche souffrante. Alors, baissant la voix, il prononça, avec un grand effort de tendresse et de conciliation: —Voyons, ma chérie, vous savez bien qu’en acceptant de moi une faible partie de ce que vous avez perdu par ma faute, vous ne pourriez pas vous croire une femme entretenue. —Soit, mais le monde le croirait. —Le monde?... Il vous oublierait. Vous ne tenez pas à lui. Vous n’avez pas besoin de le fréquenter. —C’est ce qui vous trompe, dit-elle violemment. Le fréquenter... non, je n’y tiens pas. Car je le méprise, il me dégoûte, ce monde qui me jette la pierre, à moi!... et qui lèche la trace de vos pas, à vous!... parce que vous êtes un homme et que vous avez de l’argent. Nous avons pourtant commis la même faute... Et si l’affaire avait suivi son cours, le tribunal qui nous aurait condamnés pour adultère vous eût appelé «mon complice»!... M. de Villenoise fit un mouvement. —Je sais... reprit Sabine sans lui permettre d’ouvrir la bouche. Vous allez me dire que vous n’étiez pas marié, vous... que vous étiez libre... Il secoua la tête. Elle attendit, déconcertée. Puis, comme il ne parlait pas, elle demanda: —Eh bien?... —J’allais seulement vous proposer de passer dans votre atelier, où le café doit être servi. —Ah! ricana-t-elle, ce sujet de conversation vous gêne? —Il m’est horriblement pénible, ma chère amie. Elle répondit, exaspérée: —Je comprends ça. —D’ailleurs, fit-il avec résignation, rien ne nous empêchera, n’est-ce pas? de continuer cet entretien dans la pièce à côté. Tout en parlant, il se leva, et, comme diversion, se mit à jouer avec Hirsow, le chien danois, qui, après avoir déjeuné à la cuisine, venait de se faire rouvrir par Estelle la porte de la salle à manger. —Allons, Hirsow, saute là, mon vieux camarade! ordonna-t-il en désignant ses épaules. Hirsow se dressa, et lui posa vers le haut de la poitrine deux pattes puissantes. Vincent, bien qu’arc-bouté pour le recevoir, fit un pas de recul. Et le chien, qui maintenant dépassait en hauteur le jeune homme, inclinait vers lui sa tête formidable, la gueule entr’ouverte par un halètement de joie. —Assez, Hirsow, tu es trop lourd. Mais, voyez, Sabine, comme ce chien est content de me revoir... Oui, mon vieux... assez... oui, c’est bien, reprit-il, tandis que l’animal se frôlait contre lui avec des petits cris extasiés. Cela me fait vraiment plaisir. —Vincent, reprit Sabine en allumant une cigarette russe, vous avez beau ne pas vouloir m’entendre, il y a cependant une chose que je veux absolument vous dire. —Dites, mon amie, fit-il avec un soupir. Et il s’enfonça dans une bergère, auprès de la petite table portant le plateau du café, dans un angle de cette serre, qui élargissait l’atelier, et qu’au dehors un jardinet muré de lierre isolait de tout voisinage.—Ah! le joli coin! murmura-t-il encore. Quel goût vous avez, Sabine! C’était une suprême tentative. Elle demeura inutile. Et l’inévitable scène commença. Pour la millième fois, Sabine peignit les amertumes de sa situation. Elle souffrait atrocement de se voir déclassée, mais n’admettait point qu’elle le fût, déclarant s’estimer au-dessus de ses anciennes relations mondaines qui détournaient la tête pour ne pas la saluer. Oui... à Cannes, par exemple, où elle en avait rencontré plusieurs. A cause de cela, le séjour de cette ville lui était devenu un supplice. Cependant la plupart de ces femmes ne se gênaient pas pour tromper leurs maris, et, le jour où il leur arriverait aussi quelque catastrophe, elles ne seraient pas capables, comme elle-même, de demander à l’art la dignité de leur existence et la réhabilitation. Quant à elle, son talent lui rendrait ce qu’elle avait perdu... Des titres plus beaux que sa couronne de comtesse, et des titres qu’au moins elle ne devrait qu’à elle seule... Puis, qui sait?... la fortune peut-être... Sabine s’exaltait, enragée d’orgueil, aiguillonnée par un besoin de revanche contre le sort, contre la société, contre son amant lui-même, qui lui offrait de l’argent et lui refusait son nom. Comme Vincent se taisait, ne paraissait pas croire à ses succès de peintre,—car les portraits de M^{me} Marsan l’eussent à peine fait vivre si elle n’eût possédé quelques rentes, produit de ses diamants admirables, jadis conservés grâce à la générosité du comte de Rovencourt, puis échangés contre des valeurs;—comme Vincent se taisait, Sabine lui lança même cette phrase, avec un cinglement d’ironie: —D’ailleurs, qu’importe?... J’aime mieux dix louis gagnés par mon pinceau que dix millions rapportés par l’APÉRITIF BERTET. A ce moment, Vincent regarda sa montre. —Quoi!... s’écria-t-elle. Le jour de mon retour!... Ne m’avez-vous pas réservé toute votre après-midi? —Pour ce que nous en faisons... dit le jeune homme. —Voilà, reprit Sabine, comme vous traitez une femme qui a tant souffert pour vous!... Ne devriez-vous pas être touché de ce que je ne veuille rien recevoir de vous que votre amour? Si je le possédais, je serais la femme la plus heureuse du monde, et je ne regretterais rien. Mais, ajouta-t-elle d’une voix amère, je vous demande la seule chose que vous ne puissiez pas me donner. —Ah! s’écria-t-il, perdant la maîtrise de lui-même, je vous donne plus que vous ne le saurez jamais!... Et la misérable fortune que je mettais à vos pieds tout à l’heure n’est rien auprès de ce que je vous sacrifie... —Vincent!... Vincent!... Qu’est-ce que tu veux dire?... Elle était domptée, transformée... Mais d’une si effrayante façon que M. de Villenoise eut peur de sa victoire. Cette créature violente, belle malgré tout dans sa colère, changea de visage: son teint mat prit une nuance terreuse, ses traits se tirèrent, ses lèvres blêmirent. —Que peux-tu me sacrifier?... balbutia-t-elle. Parle... Je le devine, va... C’est un mariage. O Vincent!... mon Vincent! Tu en aimes une autre... Je te suis à charge. Eh bien, je me tuerai!... Oh! oui, ce sera bon de mourir... Tu ne m’aimes plus!... Oh! c’est trop affreux!... c’est trop affreux!... Elle porta les deux mains à sa gorge. Elle étouffait. Une contraction nerveuse lui coupa la parole. Sa voix s’étrangla; les mots se perdirent en un rauque gémissement. Puis, tout à coup, un cri jaillit, et elle s’abattit en avant, le front sur le tapis. «Allons!...» se dit M. de Villenoise avec un soupir d’irritation. Mais la pitié le saisit, effaça tout. Déjà il s’agenouillait près d’elle, soulevait sa tête, prenait ses mains raidies, et baisait, avec des paroles de consolation, ses yeux, qui, sous les longues paupières, avaient perdu leur flamme et se convulsaient légèrement: —Sabine... Ma chérie... A quoi penses-tu?... Moi, me marier!... Mais il n’en est pas question... Mais je n’y songe pas!... Écoute... voyons... Tu sais bien que je t’ai donné toute ma vie... —Ah! gémit-elle avec un flot de larmes qui termina la crise nerveuse, tu le regrettes!... Il protesta; il lui fit des serments. Et comme elle demandait l’explication de ce mot de «sacrifice» prononcé par lui tout à l’heure, il déclara que c’était une plaisanterie. —Une plaisanterie!... avec l’expression que tu y as mise! —Eh bien, non, c’est vrai... Je ne plaisantais pas... Mais je voulais te taquiner, me venger un peu... Car tu m’avais poussé à bout. —Moi?... Comment?... fit-elle avec la plus sincère surprise. En te disant que je t’aimais pour toi-même, que je ne voulais pas de ta fortune?... Il n’insista pas. D’abord parce que c’était inutile; puis parce qu’il pensait à autre chose. En ce moment, Sabine, appuyée contre sa poitrine, semblait revenir à la vie, à la jeunesse, à la douceur et au sourire, dans son étreinte. Ses propres nerfs d’homme secoués par le bouleversement de cette nature féminine, par les pleurs de ces beaux yeux, par les caresses, commençaient à pressentir la saveur aiguë de volupté qui, souvent, s’était, pour eux, dégagée de pareilles scènes. Il pressa donc silencieusement et plus étroitement la jeune femme sur son cœur. Elle frissonna tout entière, poussa un soupir; puis, se dégageant: —Les yeux me brûlent, dit-elle. Je voudrais les baigner d’eau fraîche. Et, traversant l’atelier, elle alla soulever la portière qui voilait l’entrée de son boudoir. Vincent la suivit. * * * * * IV A partir de ce moment, la vie ancienne reprit pour Vincent de Villenoise,—cette vie régulière et aux horizons fermés, dans laquelle le mariage de son ami Robert Dalgrand et l’apparition de Gilberte avaient jeté un trouble délicieux, qui ressemblait à une espérance. Dès qu’il eut revu Sabine, dès qu’il se fut à nouveau fait le serment de remplir son devoir envers cette femme si malheureuse et si passionnée, dont le cœur tenait au sien par des fibres si aisément saignantes, il s’interdit de rencontrer volontairement M^{lle} Méricourt. Car, s’il croyait ne pas encore aimer Gilberte, du moins convenait-il avec lui-même qu’il était bien près de l’aimer. Il en était même à cette phase redoutable d’un sentiment nouveau, où tout s’efface, dans le souvenir, des passions qui l’ont précédé, et où l’on s’affirme de bonne foi n’avoir jamais connu l’amour. Seulement M. de Villenoise ajoutait: «Et je ne le connaîtrai jamais, du moins dans ce qu’il a de complet, d’absolu. Cette charmante fille est la seule créature qui pouvait me l’inspirer.» * * * * * Maintenant il montait à cheval de très bonne heure. Les plus matineux des habitués du Bois, en arrivant aux environs des lacs, le rencontraient retournant déjà vers la Muette, car il prenait, pour rentrer, le chemin où il n’avait nulle chance de croiser Gilberte et le général. Aussitôt arrivé chez lui, il s’enfermait dans sa bibliothèque et s’enfonçait dans sa traduction de Manilius. L’après-midi il faisait des armes, écrivait des lettres, rendait des visites, ou bien explorait des boutiques d’antiquaires. Quant à ses soirées, elles appartenaient à Sabine. Jamais M^{me} Marsan ne venait rue Jean Goujon. Elle n’y avait mis les pieds que deux ou trois fois, et seulement parce que son amant se trouvait malade. C’était, chez elle, un scrupule de fierté. Le luxe écrasant de l’hôtel de Villenoise la gênait. Il ne lui convenait ni de le partager, ni d’en être le témoin modeste et ébahi. D’ailleurs, elle ne tenait pas à se donner en spectacle à des laquais. Pas davantage ne voulait-elle paraître accepter sa situation clandestine. Quelle répugnance n’eût-elle pas éprouvée, en quittant le somptueux appartement du maître de la maison, à se voir reconduite par lui jusqu’à la portière d’un fiacre, comme une grisette qui, dans le creux de son gant, emporte «son petit cadeau»! S’éloigner furtivement de cette demeure où elle ne désespérait pas de s’installer un jour en épouse légitime... Jamais! Si elle y entrait, ce serait la tête haute, appuyée au bras de son mari. Et quelle joie sauvage elle éprouverait alors, à voir s’aplatir devant ses millions ceux qui jadis s’étaient aplatis devant son titre de comtesse, et qui, aujourd’hui, se détournaient scandalisés sur son passage!... Mais ne serait-ce pas abdiquer à jamais un tel espoir que d’habituer M. de Villenoise à la recevoir chez lui autrement que sous le nom et avec tous les droits qu’elle y voulait étaler? En attendant, c’était chez elle qu’elle accueillait son ami. Dans l’atelier à demi obscur, où des abat-jour immenses atténuaient la clarté des lampes, ils avaient d’interminables causeries. Et, malgré l’âpreté d’orgueil et de passion toujours pressentie sous les paroles de Sabine, bien souvent pour eux s’égrenaient des heures pleines d’un charme profond. La jeune femme déployait un esprit original, donc la disposition naturellement ironique et dédaigneuse s’était encore accentuée par les déboires de sa vie. Elle jugeait toutes choses avec un scepticisme impitoyable, mais dont le fond pénible se voilait sous des mots ingénieux et plaisants. Quand elle parvenait à s’oublier elle-même, à désarmer un peu en face de cet adversaire adoré qu’était pour elle son amant, elle se lançait parfois dans le plus divertissant des bavardages. Et la façon dont elle envoyait au plafond ses paradoxes avec la fumée de sa cigarette russe réveillait chez Vincent des velléités amoureuses. Elle était d’ailleurs bien belle à voir quand elle s’animait sans trop d’aigreur, et qu’elle avançait, en débitant des bravades, sa brune tête hardie de guerrière. Les fins reflets des abat-jour jaunâtres ou rosés mettaient sur son visage fatigué un fard délicat. Elle ne paraissait plus ses trente-cinq ans, dont son âme brûlante avait trop fidèlement enregistré le passage sur son front, aux coins de sa bouche et à l’entour de ses yeux. Et elle savait si bien de quelle quantité de séduction la rehaussait le cadre accoutumé qu’elle se refusait à mille petits projets, qui, autrement, l’eussent tentée. Ainsi c’était une chose rarement obtenue par M. de Villenoise qu’ils allassent ensemble dîner hors de Paris, dans quelque coin de verdure, à Meudon ou à Ville-d’Avray. Pourtant, le printemps, cette année-là, s’épanouissait en journées merveilleuses, en soirées de tiédeur et de parfums. Vincent rappelait à Sabine combien autrefois elle aimait les promenades à travers bois, terminées par quelque repas fort mauvais mais si amusant, sous une tonnelle de vigne vierge. Maintenant ce que Sabine craignait—en se gardant bien de l’avouer—c’était la barbare franchise des longs jours, cette cruauté de la Nature qui, dans la hardiesse de sa jeunesse recouvrée, prodigue les rayons, multiplie la clarté, fait ruisseler le soleil sur la fraîcheur de ses verdures et de ses floraisons, et prolonge les heures éclatantes, sans se soucier des pauvres visages féminins dont la beauté agonise, d’une douloureuse agonie que tant de lumière outrage. Parfois cependant, ne sachant plus à quelle excuse recourir, M^{me} Marsan acceptait une partie de ce genre. Mais alors elle s’arrangeait pour qu’on se mît en route très tard. Et, comme tous deux détestaient les restaurants connus, les prétentieuses _Têtes Noires_ où l’on retrouve, sous les étoiles, l’odeur des couloirs que jalonnent les portes numérotées des cabinets particuliers et la muette effronterie des garçons en veste courte, ils échouaient, vers neuf heures, dans une guinguette, où ils ne trouvaient plus à manger que des sardines et des œufs avec le veau en ragoût des bûcherons et des rouliers. Peu leur importait d’ailleurs. Car ils avaient devant eux l’heure unique, l’heure d’attendrissement et de chimère, durant laquelle ils marcheraient au bras l’un de l’autre sous les bois devenus obscurs. Durant cette heure-là, Vincent oubliait sa lassitude et Sabine l’inquiète angoisse de sa passion. Lui, trouvait des paroles sans réticences, des réflexions où ne perçait pas de regret, et de lentes pressions de main plus enlaçantes que les étreintes complètes de la possession. Elle, se sentait apaisée, rajeunie, sous cette ombre complice. Une confiance plus assurée en elle-même dissipait les idées qui la torturaient habituellement, faisait s’évanouir les craintes, les doutes, les jalousies, les terreurs de l’avenir, les écœurements du passé, et jusqu’au tourment suprême, né de la différence d’âge entre elle et celui qu’elle aimait. Presque insignifiante, cette différence d’âge: trois ans à peine... Mais combien leurs situations et leurs caractères l’accentuaient! Car la femme divorcée, finie, mise à l’écart de la société, voyait se fermer l’avenir, au moment où il offrait tous ses triomphes et toutes ses joies à ce garçon libre, beau, intelligent et riche. En outre, Vincent, avec sa calme tête blonde de rêveur, ne paraissait pas même trente ans; alors que la brune Sabine, toujours brûlée de quelque fièvre d’âme ou de chair, en accusait près de quarante. Qu’ils étaient bienfaisants les soirs de solitude et de nocturne enchantement où s’atténuaient de telles distances!... Sur la route grise, entre les hautes futaies criblées d’étoiles, ou le long des coupes de bois qui dévalaient en plis de terrain pâles, hérissés çà et là par les arbres épargnés, Sabine et Vincent marchaient, serrés l’un contre l’autre, plus silencieux à mesure que s’avançait l’heure. L’infini les enveloppait, les rapprochait. Ils ne s’en voulaient plus de rien. Ils étaient deux êtres qui s’aimaient dans l’espace et dans la nuit, deux êtres destinés à mourir et que réunissait le sentiment de leur fragilité en face de la beauté et de la mélancolie des choses. Un ciel immense, piqué d’astres, s’étendait au-dessus des blêmes clairières. Sabine s’arrêtait pour le contempler, et disait les noms des étoiles. Cela amusait Vincent de l’entendre prononcer des syllabes étranges, pour désigner les beaux joyaux mystérieux scintillant si haut, si loin, et que cette connaissance de leurs symboliques appellations rapprochait, semblait mettre à portée de la pensée et de la main. —Voici, disait-elle, Arcturus, du Bouvier... Ici, au zénith, c’est Wéga, de la constellation de la Lyre. A droite, c’est Déneb... Un peu au-dessus, Altaïr... Et là-bas, plus près de l’horizon, cette magnifique étoile... Vous ne vous rappelez plus?... C’est Aldebaran. Vincent répétait après elle: «Ah! oui, c’est vrai... Aldebaran...» Mais, au lieu d’élever ses regards, il les abaissait vers elle, et il souriait à ce profil pâle et fin, que la nuit rendait suave, à ces grands yeux noirs tournés là-haut, à cette bouche gracieusement pédante. Sabine sentait sur son visage les prunelles caressantes du jeune homme. Elle les y laissait posées sans trahir tout d’abord l’intime volupté dont leur effleurement la pénétrait. Puis, n’y tenant plus, brusquement elle lui faisait face: «Ah! tu m’aimes!...» s’écriait-elle avec une certitude de plaire qui la transfigurait, la rendait adorable. Alors il mettait les bras autour d’elle, amenait lentement les lèvres jusqu’à sa bouche, et murmurait dans la joie de sa propre sincérité: «Oui, Sabine... ma chère Sabine... je t’aime.» Une série de soirées semblables détendit un peu le caractère de M^{me} Marsan. Elle eut de la gaieté, de l’abandon, de la grâce. Comme Vincent lui consacrait plus de temps qu’autrefois, et lui rendait un compte minutieux des heures qu’il ne passait point auprès d’elle, Sabine crut tenir une place plus grande que jamais dans le cœur et dans la vie de son amant. La délicatesse de M. de Villenoise, le soin qu’il prenait d’agir en amoureux pour se suggestionner à lui-même cet amour et pour éloigner des rêves pleins de péril; puis les fugitifs éclairs de bonheur jaillis encore parfois d’une réminiscence, d’un attendrissement ou d’une admiration commune, rendirent à leur liaison comme une apparence de douceur et de stabilité. Cela dura quelques semaines, à peu près tout le temps que Robert Dalgrand et sa jeune femme consacrèrent à leur voyage de noce. M. de Villenoise redoutait le retour de son ami. Car, alors, les rencontres avec Gilberte deviendraient inévitables. Comment se refuser à voir les Dalgrand, qui, naturellement, recevraient souvent leur sœur? Toutefois, le jeune homme repoussait d’avance, et résolument, la complicité des circonstances. «Ce sont les lâches,» pensait-il, «qui s’exposent à la tentation; ils escomptent leur propre faiblesse, et, pour ne pas s’avouer la tyrannie de leurs désirs, ils paraissent n’obéir qu’à la fatalité.» Il combinait donc différents prétextes pour se soustraire à des relations dangereuses. «Et si tous ces moyens ne réussissent pas,» concluait-il, «ce sera bien simple... Je dirai tout à Robert.» Un jour, il eut une surprise. Sabine lui demanda sans préambule: —Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé du mariage de votre ami Dalgrand? —Je ne pensais pas, répondit-il, que cela vous intéressât. Elle reprit: —Sans doute à cause de mon peu de sympathie pour M. Dalgrand. Mais je tiens beaucoup plus à savoir ce que font mes ennemis qu’à connaître les démarches de mes amis. C’est d’une bien autre importance pour moi. —Où prenez-vous que Robert soit votre ennemi? —N’a-t-il pas souvent cherché à vous séparer de moi? —Souvent?... Comment l’aurait-il pu? Nous nous connaissons à peine depuis sept ans, vous et moi, n’est-ce pas, Sabine? Or, en voilà dix que Robert dirige des travaux à l’étranger et ne met guère les pieds en France. Il n’a su notre liaison que par votre divorce, et il ignore qu’elle dure toujours. Je ne sais pas si seulement il m’a parlé de vous trois fois. Sabine eut un petit rire sardonique. —Je crois bien... Car il en a parlé si agréablement les deux premières, que vous avez dû lui interdire ce sujet de conversation. —Oh! voyons, ma chère amie, ce que vous dites là n’est pas exact. M. de Villenoise essaya de rétablir les faits. Ou plutôt il essaya de retrouver la nuance sous laquelle, voici déjà longtemps, il les avait rapportés à Sabine. Mais, comme la vérité gisait entre ses atténuations et les exagérations de la jeune femme, ils ne purent s’entendre, et, chacun accusant l’autre de mauvaise foi, ce fut l’occasion d’une querelle. —Dalgrand n’avait rien contre vous, soutenait Vincent. C’était la situation qu’il trouvait fâcheuse. —Et pourquoi, je vous prie? —Ah! vous le savez bien... Il possède au plus haut degré l’esprit de famille et la passion de la régularité... Il n’a jamais rêvé le bonheur que dans le mariage. —Vous allez me persuader, reprit Sabine, qu’il vous conseillait de m’épouser! Vincent ne put s’empêcher de répondre: —Non... Car il ne comprend le mariage qu’avec une jeune fille. Des mots de ce genre remettaient à vif toutes les blessures de Sabine. —Une jeune fille!... s’écria-t-elle violemment. Oui, quand on a encore le droit d’en épouser une, quand on n’a pas brisé la vie d’une autre... Puis, changeant de ton: —Ah! ricana-t-elle, une jeune fille!... Il tenait à la vertu, votre ami Robert... C’est pour cela qu’il a épousé une des petites Méricourt... M. de Villenoise tressaillit. D’où Sabine connaissait-elle ce nom? Et que voulait-elle dire? Devant son regard inquiet, elle reprit avec une gaieté volontairement insolente: —Oui, des gamines qui n’ont plus de mère, et que leur vieux général de père laisse vivre à l’américaine. Un peu culotte de peau, le papa... Et quant aux fillettes, ça court les chemins à pied ou à cheval, et ça ne doit pas ignorer grand’-chose... —Ma chère, dit sèchement M. de Villenoise, nommez-moi donc la femme dont vous pourriez parler sans essayer de la salir. —Moi!... se récria-t-elle. Personne n’a plus d’indulgence que moi pour les femmes... Ce que je déteste, c’est l’hypocrisie sociale. Elle se lança dans une tirade. Comment! C’était elle qu’on accusait d’être injuste envers les femmes!... Mais pas du tout!... Elles avaient bien raison, les femmes, de ne pas s’astreindre aux fausses vertus que le despotisme masculin leur impose! Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, à elle, Sabine, que les femmes fussent honnêtes, au sens que les hommes prêtent à ce mot? Elle préférait, chez une femme, l’intelligence, la bonté, le talent, l’énergie, la délicatesse du cœur, à la chasteté... Seulement elle riait de la bêtise des hommes, pour qui la seule grande affaire est de n’être pas trompés. Et leur vanité aussi lui était un spectacle vraiment drôle... Ainsi ce grand benêt de Dalgrand, qui prêchait en faveur des rosières, se figurait que sa femme n’avait jamais regardé un homme avant lui. Mais depuis l’âge de dix ans, elle cherchait un mari, cette petite fille délurée d’officier sans fortune! Et, maintenant qu’elle l’avait trouvé, sa principale occupation allait être de chercher un amant. —Et ce sera bien fait! conclut Sabine. Ça lui apprendra, à votre vertueux ami... Ah! il trouve qu’il y a des femmes qu’on n’épouse pas! Eh bien, la sienne lui prouvera que celles qu’on épouse sont aussi celles qui vous font... arriver de certains accidents. Ce n’était pas la première fois que les amertumes secrètes amassées au cœur de Sabine s’échappaient en de tels excès de paroles. Mais rarement elle allait jusqu’à de si précises personnalités. Ce qui l’avait entraînée ce jour-là, c’est qu’elle venait d’apprendre, tout à fait par hasard, que M. de Villenoise avait été garçon d’honneur, à la noce de Robert Dalgrand, avec une des demoiselles Méricourt. Elle s’étonna, puis s’irrita du mystère qu’il lui en avait fait. Mais elle se garda bien de lui dire qu’un vieux numéro de journal, enveloppant des romans qu’on lui rendait, lui avait fourni, dans un écho de quelques lignes, les principaux détails de la cérémonie. Elle préféra garder pour elle ce mince renseignement, afin de le débiter ensuite sous forme d’allusions qui la feraient paraître beaucoup mieux informée qu’elle ne l’était en réalité. Puis, dès les premières paroles, et comme cela ne lui arrivait que trop souvent, son caractère susceptible et emporté lui avait fait perdre toute mesure. Elle se fit grand tort dans l’esprit de M. de Villenoise, et elle le sentit à la façon presque brutale dont il lui enjoignit de ne jamais reparler de M. ni de M^{me} Dalgrand, pas plus que de M^{lle} Méricourt. Il se départit de sa courtoisie habituelle, prit un ton de commandement et de menace. Pendant une seconde l’orgueilleuse Sabine eut la tentation de le braver. Mais elle le vit faire un mouvement comme pour partir... Elle trembla qu’il ne revînt pas. Alors elle voulut tourner la chose en plaisanterie. Et elle eut la mortification de le voir conserver un air de tristesse et de dédain. Il ne la jugeait point avec trop de sévérité cependant. Au contraire, une plus grande indulgence lui venait tandis qu’au cours de semblables scènes il sentait son cœur s’éloigner d’elle. «Quel poison,» pensait-il, «est une seule faute passée dans la vie et dans l’âme d’une femme!... Et ce poison agit d’autant plus sûrement que cette femme est plus affinée, plus fière!... Celle-ci ne manque pourtant ni de tact, ni de jugement, ni de cœur... Mais elle a fait fausse route, elle a gâché sa vie... Maintenant elle ne voit plus rien que par l’intermédiaire de son orgueil malade. Et il n’y a pas de remède. Son mariage avec moi, qu’elle souhaite avec une si pénible ardeur, ne la guérirait pas. Elle croirait découvrir chez les autres de l’ironie, chez moi du regret... Elle m’en voudrait toujours d’être plus jeune qu’elle... Sa jalousie ne serait plus contenue par la crainte de me rebuter et de me perdre... Ce serait des scènes continuelles... Un enfer... où périrait certainement l’affection que je lui garde encore.» «L’affection...» M. de Villenoise ne disait plus en lui-même «l’amour». Et, par suite des maladresses qu’accumulait Sabine, cette tendresse défaillante s’approchait toujours plus de la résignation. A la rancune qu’il lui gardait d’avoir dénigré les deux personnes qu’il admirait le plus, Robert et Gilberte, elle ajoutait d’autres griefs. Ainsi elle eut une fantaisie qui déplut fort à Vincent, celle d’adopter un costume d’homme pour peindre dans son atelier. Une après-midi, comme il arrivait plus tôt que de coutume, il aperçut une silhouette masculine, dans une vareuse et un pantalon de flanelle blanche, debout devant un chevalet. Il eut un sursaut d’étonnement. Mais la silhouette se retourna: c’était Sabine. La tête brune de la jeune femme émergeait d’un col droit, et sur son buste fin s’étalait un plastron empesé, où flottait une longue cravate. Elle se mit à rire en voyant que M. de Villenoise demeurait sur le seuil, comme pétrifié. —Je vous fais peur? demanda-t-elle. —Non, dit-il. Mais je voudrais savoir si Estelle aurait aussi bien introduit dans votre atelier un autre visiteur que moi. —Et pourquoi pas? Elle rougissait, vexée. Car elle s’attendait à un compliment, et elle ne voyait pas, dans les yeux de Vincent, l’éclair d’admiration qui aurait corrigé le mécontentement de son attitude. Pourtant elle avait constaté que ce travestissement lui allait à ravir; on y distinguait l’élégance de son corps souple, et surtout il la rajeunissait. Depuis le matin elle se réjouissait de l’effet qu’elle allait produire. Et peu lui eût importé le reproche d’inconvenance, si le regard de son amant lui eût avoué qu’elle plaisait. Mais ce regard n’était que dur et gênant. Elle prit un air détaché. —Mon Dieu! vous ne m’avez donc jamais vue ainsi?... C’est mon costume de travail. Avec tout ce gâchis de couleurs, nous sommes presque forcées, nous autres femmes... Vincent remarqua: —C’est pour cela que vous l’avez pris blanc? —Et puis, ajouta-t-elle, c’est plus original. Rosa Bonheur s’habille en homme... même pour sortir dans la rue... Oui, elle se promène en blouse. —Prenez cette tenue-là pour travailler, tant que vous voudrez, dit M. de Villenoise. Mais, je vous en prie, pas devant moi. Cela me déplaît prodigieusement. C’est tout simplement horrible. Elle sentit qu’il était sincère, malgré l’inexactitude et la forme désobligeante du jugement. Aussi, comme elle craignait par-dessus tout de lui déplaire, elle eût probablement relégué au plus vite et pour jamais ses vêtements d’homme dans une armoire, s’il n’eût cru devoir poursuivre: —D’ailleurs, je vous le répète, je ne comprends pas que vous songiez à vous laisser voir par des étrangers sous une mascarade pareille. C’est tout ce qu’il y a de plus inconvenant, et, pour une femme seule, comme vous êtes... —A qui la faute si je suis seule? repartit Sabine. —Peu importe... Vous l’êtes. Et si vous ne voulez pas qu’on vous manque de respect... —Dites donc, mon cher! cria Sabine en croisant les bras sur son plastron empesé. C’est vous qui osez parler du respect qu’on me doit? Et qui donc m’a fait perdre celui de tout le monde?... Ah! cela vous rend jaloux qu’on me voie dans ce costume! Dites-le donc franchement, au lieu de me faire une morale déplacée. Vincent aurait dû rire, marcher vers elle et la faire taire avec un baiser. Car elle était vraiment d’une séduction irrésistible et comique, avec son costume hardi et son attitude batailleuse, la jambe droite avancée dans le pantalon de flanelle, les bras crispés contre sa chemise de garçon, et la colère de son joli visage rendue puérile par l’air d’enfant que lui prêtait son attirail masculin. Mais un glacier même serait plus facile à dégeler qu’un amant qui sent venir une scène. Aussi Vincent, qui s’exaspérait sous son masque froid, répondit avec un haussement d’épaules: —Jaloux?... Je voudrais bien savoir lequel de nous deux est jaloux de l’autre. Sur quoi Sabine répliqua: —Tant mieux pour vous si vous ne l’êtes pas! Car je mettrai constamment ce costume dans mon atelier. Vous n’êtes pas mon mari pour vous permettre d’y trouver à redire. Si M. de Villenoise murmura: «Heureusement pour moi!...» ou quelque chose de ce genre, la jeune femme ne l’entendit pas ou feignit de ne pas l’entendre. Car, ainsi qu’il lui arrivait toujours, elle commençait à souffrir de sa propre violence, et de la punition dont elle se frappait en voulant blesser son ami. Des larmes rageuses montaient dans ses yeux en songeant qu’elle se condamnait à lui déplaire. Cependant son orgueil restait si fort qu’elle s’obstina, plusieurs jours de suite, à rester vêtue en homme jusqu’à l’heure où elle attendait Vincent. Même, pour mieux lui faire sentir qu’elle était libre, et que, tant qu’il ne l’épousait pas, il ne pouvait se prévaloir d’aucun droit sur elle, Sabine accentua les façons masculines dont s’offusquait tant M. de Villenoise. Elle installa un tir au fond de son petit jardin et s’exerça au pistolet. Vincent trouva des boîtes de cartouches et des cartons mouchetés de balles traînant sur les guéridons, dans l’atelier. Elle ne se contenta plus d’une cigarette d’Orient prise dans l’étui du jeune homme lorsqu’ils buvaient le café ensemble; elle en eut constamment aux lèvres; et des bouts d’ambre, des allumettes-bougies, jusqu’à des paquets de _caporal_, se mêlèrent à ses étuis de couleurs. Elle parla même de se faire couper les cheveux; mais, comme elle les avait très longs et fort beaux, elle se garda de donner suite à cette velléité. La crainte exprimée par Vincent qu’elle ne fût aperçue par d’autres hommes dans son costume de garçon suggéra en outre à Sabine l’idée de le rendre jaloux. Son obstiné désir du mariage lui inspirait ces tactiques. Si Vincent voulait l’avoir toute à lui, la soustraire aux obsessions et aux tentations, eh bien, il n’avait qu’à l’épouser! A plusieurs reprises, en arrivant chez elle, M. de Villenoise rencontra dans l’atelier des messieurs qui, le lorgnon à l’œil, examinaient les études et les ébauches de l’artiste, ou qui, renversés dans des fauteuils et les jambes croisées, causaient avec un évident sans-gêne. Les premières fois, il constata que M^{me} Marsan, pour les recevoir, avait passé une robe d’intérieur. Mais, comme il ne fit aucune remarque, lorsqu’elle lui expliqua: «Ce sont des journalistes qui viennent examiner mes envois pour le Salon,» Sabine, outrée de son affectation de confiance ou d’indifférence, poussa les choses plus loin. Et un beau soir, vers six heures, comme précisément il venait chercher son amie pour dîner à la campagne, il la trouva, dans la vareuse et le pantalon de flanelle blanche, qui causait avec un personnage aux cheveux grisonnants, à l’air hautain, et de fort élégante tournure. Sabine les présenta: —M. Vincent de Villenoise... Le comte de Bréville. Ce dernier prit congé, en disant: —Ainsi, c’est entendu. Je vous amènerai cette dame. Et vous déciderez vous-même pour le costume... La toilette de ville ou le décolleté... Ce que vous jugerez le plus seyant à sa physionomie. Quand Sabine revint du seuil de l’atelier, où elle avait reconduit le comte de Bréville, elle posa sur M. de Villenoise un regard triomphant et s’écria: —Vous le voyez, c’est une commande. Il se taisait. La jeune femme reprit: —Je ne l’aurais jamais eue, si j’avais continué à vivre en recluse, suivant vos conseils. C’est un journaliste influent qui m’a fait connaître M. de Bréville... Un de ces journalistes à qui j’ai eu le bon esprit d’envoyer ma carte avec l’invitation à visiter mes envois pour le Champ de Mars. Vincent dit, avec une voix qui voulait garder un accent naturel: —C’est la femme ou la sœur de M. de Bréville dont vous allez faire le portrait? —Non, répliqua Sabine avec un air de bravade. C’est sa maîtresse. —Ah! je comprends, reprit M. de Villenoise. Cela m’eût étonné... Il prononçait lentement, et lentement aussi ses yeux toisèrent la fine silhouette, d’une masculinité équivoque. Rien ne pouvait être plus blessant que son intonation, sa réticence voulue, son regard... Mais il était exaspéré. Tous ses efforts intérieurs ne tendaient qu’à garder son sang-froid. Sous le mépris calculé de sa voix et de ses prunelles, Sabine bondit littéralement de fureur. Elle eut un élan de fauve. Et lui, par un instinctif mouvement de défense, mit les bras en avant, saisit les frêles poings crispés. Elle bégaya: —Le lâche!... Le lâche!... Puis, quand il eut ouvert les doigts, ce fut elle qui le prit à l’épaule, enfonçant ses ongles dans l’étoffe et dans la chair. Et, tout en l’immobilisant par cette étreinte, elle avait un geste comme pour le pousser vers la porte, avec ce cri: —Va-t’en!... Mais va-t’en donc!... Je ne peux plus te voir!... —Lâchez-moi, dit-il. Je m’en irai. Je ne demande pas mieux. Cette vie n’est plus tenable. Elle ricana—mais d’un ricanement qui ressemblait à un sanglot. Et elle souhaitait la force de le chasser, tout en s’épouvantant de ce qu’elle éprouverait quand il aurait passé la porte. Jamais elle n’avait eu tant envie de l’insulter, de le meurtrir, ni tant de frayeur de le perdre. Une impulsion lui vint de se laisser glisser à ses pieds, d’y fondre en larmes et en paroles de repentir. Mais, d’avance, elle sentait les angoisses qui en résulteraient pour son orgueil, l’horreur que lui inspirerait Vincent s’il ne la relevait pas avec le mot précis qu’elle attendrait de lui. D’ailleurs ce serait abandonner la lutte, accepter le rôle de maîtresse soumise, renoncer aux revendications de ce qu’elle croyait ses droits. Elle se serait rendue odieuse en pure perte. Toutes ces pensées traversaient comme des éclairs son état trouble et violent. Et la cruelle tension de ses nerfs lui faisait mal à crier. —Il faut en finir, prononça froidement M. de Villenoise. J’avoue que je ne suis point fait pour endurer de pareilles scènes. Nous nous sommes séparés deux mois pour les interrompre. Elles recommencent. C’est ma faute, évidemment. Je me reconnais incapable de vous rendre heureuse... Mais enfin, si nous ne pouvons nous supporter qu’à distance, prenons-en notre parti. Tandis qu’il parlait, Sabine avait détaché ses mains de l’épaule du jeune homme. A présent elle le regardait, très droite, toute blanche, ses beaux yeux noirs brillant d’un éclat pénible et fixe. Ce regard oppressait et irritait Vincent, figeait en lui la tendresse et la pitié. Il y voyait s’annoncer l’attaque de nerfs. —D’ailleurs, ma chère amie, reprit-il—en mettant à ce mensonge nécessaire une certaine douceur d’intonation,—je venais précisément vous dire que les affaires m’appellent à Villenoise. Le directeur de mon usine m’écrit qu’il a besoin de moi... —Épargnez-vous donc les frais d’imagination, dit-elle. Pourquoi cette fausse excuse?... Qui vous retient?... Partez. Maintenant elle avait presque l’air calme. Pourtant elle sentait croître en elle-même une souffrance aiguë, intolérable. —Ah! c’est ainsi? dit Vincent. Je ne voulais pas vous quitter brusquement, Sabine. Mais puisque vous le prenez de la sorte... Adieu. Elle répondit sans faire un mouvement: —Adieu. Il se rapprocha d’elle, souleva une de ses mains, qu’il baisa. Puis, comme cette main retombait inerte, il s’attarda quelques secondes, un sourire gêné sur les lèvres, n’ayant plus la force de saisir cette liberté qu’on lui donnait, qu’il désirait tant... Car il connaissait trop la pauvre nature brûlante et douloureuse qui se raidissait devant lui—sous l’ironie de ce costume d’homme... Cependant, que faire?... De quelque façon qu’il agît, ne verrait-il pas, à chacun de ses gestes, saigner et s’enflammer ce cœur de femme? A cette minute même, une sensation de cauchemar lui coupait la respiration, creusait dans sa poitrine comme un vide où nul organe ne fonctionnait plus. La tentation de fuir l’emporta. Il balbutia: —Je vous écrirai. Et il se dirigea vers la porte. Dans l’atelier, derrière lui, un grand silence inquiétant. Puis, tout à coup, comme il touchait la portière, un cri aigu, un nom clamé comme par la détresse d’un être en danger de mort: —Vincent!... Il se retourna. Follement Sabine s’élançait vers une table, saisissait un objet, l’approchait de sa tempe. Vincent vit un éclair de métal, puis il entendit un bruit sec. Du pouce elle venait d’armer son petit revolver, un de ces bibelots garçonniers dont elle s’entourait depuis quelque temps. —Si tu sors... je me tue! Elle l’aurait fait. La surexcitation de ses nerfs eût crispé son doigt sur la détente. M. de Villenoise revint d’un seul bond, lui tourna la main pour diriger le canon en l’air, puis, détachant de force les doigts serrés, lui enleva l’arme. Tout de suite après, une émotion rétrospective amollit les membres du jeune homme. Il pâlit. Et Sabine, dont il maintenait encore le poignet, sentit sa paume devenir humide et froide. —Ah! gémit-elle, tu m’aimes donc encore un peu! Elle se jeta sur sa poitrine, l’étreignit à pleins bras, baisa son visage, ses mains, le drap de son habit. —Vincent, pardonne-moi!... Je suis une misérable, je te rends malheureux. Mais je t’aime... Ah! je t’aime... Et je souffre!... Comme il fit un geste, elle se cramponnait à lui: —Ne me quitte pas!... Par pitié ne me quitte pas! Je ne sais pas ce que je ferais... J’ai peur... Il protesta—mais d’une voix blanche, résignée—qu’il ne songeait plus à partir. —Oh! s’écria-t-elle, ne me parle pas sur ce ton. Je sens bien que tu me détestes... Et cela me rend folle! —Mais non, ma chérie... Te détester!... Cela me serait impossible, quoi que tu fasses... Mais pourquoi t’infliges-tu de pareils tourments?... Nous pourrions être si tranquillement, si doucement amis! Avec un sourire d’ironie navrée, elle répéta ce mot: —«Amis...» Puis les larmes vinrent. Elle pleurait dans un humble abattement,—toute sa violence tombée. C’étaient de lourdes larmes, des sanglots profonds, comme d’une petite fille au désespoir. Et son costume d’homme la rendait plus pitoyable, par le contraste de cette virilité apparente avec sa puérile détresse. Vincent lui en fit la remarque, essayant de rire, afin de la ramener par une plaisanterie au ton de leur familiarité ordinaire. Elle écarta son mouchoir de ses yeux, et jeta sur elle-même un regard surpris. Dans le tumulte de son orgueil soulevé, de son impérieuse passion, de ses pleurs d’impuissance, elle avait oublié les circonstances extérieures, elle avait perdu conscience de son travestissement. M. de Villenoise, avec un sursaut d’inquiétude, la vit se dresser tout à coup. L’avait-il offensée de nouveau par cette anodine moquerie prononcée pour la distraire? Qu’allait-elle imaginer encore? Tout était à craindre de cette nature follement irritable, impulsive à l’excès. Sabine marchait vers le mannequin revêtu d’une robe japonaise, dans un angle de l’atelier. Tout en marchant, elle ôtait son veston, le jetait avec dédain. Bientôt elle revint sur ses pas, la silhouette changée, son corps souple ondulant dans une houppelande nippone, où de fantastiques oiseaux, sur un fond de soie violette, éployaient des ailes d’or. —Là! dit-elle. M’aimes-tu mieux ainsi? Je ne le remettrai plus jamais, ce costume d’homme qui t’a fait fâcher contre moi. Un sourire triste et fin souligna cette promesse, à laquelle Sabine avait mis une intonation d’espiègle repentir. Avec les vêtements, la femme aussi venait de se transformer. Déjà cette créature d’imagination s’abandonnait toute à une sensation nouvelle. Les yeux tragiques ruisselaient encore de larmes, et pourtant leur regard s’aiguisait de coquetterie; au coin de la bouche, la gaieté, la tendresse, frémissaient, allaient s’épanouir. Sabine, en drapant autour d’elle la robe orientale, venait de s’apercevoir dans un paravent de glaces. Elle se trouva—comme elle était en effet—d’une beauté étrange; et la certitude d’un immédiat triomphe sensuel effaça l’impression de sa récente défaite morale. Une réaction se fit en elle. Par quelle cruelle folie s’était-elle tout à l’heure tant fait souffrir?... Après tout Vincent n’était-il pas là, comme il y était hier, comme il y serait demain... toujours?... Et, s’il lui en voulait un peu, il ne lui en voudrait plus du tout dans une minute, quand elle se serait approchée de lui, quand elle l’aurait frôlé de cette soie souple aux rudes oiseaux en fils d’or... La volonté de cette victoire sécha sous les paupières de Sabine les dernières brumes de son passionné chagrin. Avec un éclat de rire provocant et bizarre, elle vint s’abattre sur le tapis, aux pieds de Vincent. —Tiens... dit-elle. Je suis ton esclave, ta chose. Je n’essaierai plus de lutter contre toi. Cela me fait trop de mal. Elle le regardait de bas en haut. Ses prunelles sombres se noyaient sous l’épais velours de ses cils. Ses cheveux glissaient, dénoués, comme des serpents noirs, sur l’éclatante soie violette. Et l’étroite robe japonaise se tendait suivant les inflexions de son corps prosterné. Cette posture si humble s’embellissait de tout l’orgueil qu’elle abaissait là, devant lui. Mais était-ce bien la même femme que tout à l’heure?... Si follement variable de visage et de pensée, on la sentait toujours palpitante de sentiments trop excessifs. Une vapeur de volupté montait de cette ardeur inapaisable de la chair et du cœur. Certes, on eût pu l’aimer jusqu’à la même démence qui l’emportait elle-même. Toutefois, pour cela, il eût été nécessaire qu’elle manquât de franchise. Elle se laissait trop voir. Son âme sans mystère semblait une mer tourmentée dont le flot resterait transparent et clair. Sur sa frénésie intérieure, elle aurait dû mettre le masque impassible de la Chimère antique. Pour être tout à fait femme et perpétuellement victorieuse, ce qui lui faisait défaut, c’était l’artifice. A cause de cette lacune, M. de Villenoise, quoique souvent reconquis,—ainsi ce soir par le manège délicieux de cette amoureuse Japonaise,—ne laissait pas de se détacher de plus en plus. Ces scènes et leurs alternatives de fureurs et de caresses exténuaient son sentiment. Et, quoiqu’il eût prudemment effacé, sous l’éloignement et l’oubli, l’impression causée par Gilberte Méricourt, cependant l’image de cette jeune fille, qui continuait à rayonner vaguement dans les régions inconscientes de son cœur, lui rendait plus pesante encore une liaison si différente de son rêve. Le matin, lorsque, enfermé dans sa bibliothèque, il travaillait à sa traduction de Manilius, un songe à présent le hantait. Il se figurait la douceur auprès de lui d’une présence féminine si calme qu’elle n’eût point troublé l’atmosphère de rêverie et de silence. C’était l’idée du mariage—cette idée jadis hostile—qui maintenant lui apparaissait avec toutes les séductions de l’irréalisable. Dans son vaste hôtel, il voyait glisser, pour disparaître derrière chaque porte, une silhouette légère, qu’il s’interdisait de préciser. Cette compagne de rêve, il l’imaginait douce, invraisemblablement douce, avec des gestes lents et de suaves lèvres presque toujours closes. Il ne souhaitait pas d’entendre le son de sa voix, mais ce qu’évoquait son oreille, c’était l’insensible bruissement des fines étoffes—surahs ou batistes—dont elle aurait été vêtue. Parfois il pensait à ses yeux, qui se seraient posés sur lui tandis qu’il écrivait... Mais ce qui surgissait alors, c’étaient des yeux bruns, trop connus, et si vivants, au regard si chaudement expressif, que Vincent tressaillait, puis s’enfonçait avec plus d’application dans les obscurités de ses textes latins. N’importe... Les heures studieuses du matin devenaient pour lui d’une suggestion pleine de péril. Dans la journée, parmi les allées et venues de la vie extérieure, il combattait mieux son malaise. Mais, dans la solitude de sa bibliothèque, il n’osait plus lever les yeux de sa page blanche, ni les promener sur les sièges vides et sur les bibelots immobiles. Un jour, comme il sentait s’accentuer jusqu’à la noire tristesse la mélancolie de sa vie manquée, il reçut une lettre de Robert Dalgrand. Elle était timbrée de Belgique. M. de Villenoise, après un peu d’étonnement, se rappela que le voyage de noce des jeunes époux devait se conformer à l’itinéraire suivant: la Suisse, puis les bords du Rhin, et, en détail, les Pays-Bas. Mais voilà deux mois qu’ils étaient partis. On était maintenant en juin. Comment Robert pouvait-il abandonner si longtemps son usine, les ateliers de construction qu’il avait récemment établis à Billancourt? Sa lettre donnait de ce retard une explication à laquelle Vincent ne s’attendait guère. Robert y parlait plus encore de travaux et d’inventions que d’amour. Les délices de la lune de miel n’avaient point ralenti l’étonnante activité de son cerveau. S’il restait en Belgique, c’est qu’il y organisait une entreprise tout à fait nouvelle, qui devait révolutionner l’industrie. Mais, maintenant, il avait obtenu l’autorisation nécessaire du gouvernement royal. Son idée ne semblait pas à d’autres absolument chimérique. Il n’avait donc plus qu’à la mettre à exécution. Ce n’était pas ce qui pouvait l’embarrasser. D’ailleurs il ne précisait pas son projet. «Je veux,» disait-il à Vincent, «t’en ménager la surprise. Je vais rentrer à Paris dans quelques jours, et je te dirai, en deux mots, de quoi il s’agit. Mais c’est ici, en Belgique, que tu viendras juger mon œuvre. Elle doit être terminée cet automne. Je ne puis encore te fixer la date exacte... Une date qui comptera, je t’en réponds, dans l’histoire de l’industrie humaine.» Un peu plus loin, après avoir parlé de sa jeune femme avec le même enthousiasme que de sa mystérieuse découverte,—si bien que M. de Villenoise ne se reconnaissait plus entre les phrases qui concernaient l’une ou l’autre,—Robert ajoutait: «Je t’ai dit un jour, n’est-ce pas? que je dégotterai la Tour Eiffel. Eh bien, mon cher, je ne croyais pas alors y arriver de si radicale façon. Quand j’aurai sorti ce que j’ai dans mon sac, toute cette ferraille paraîtra tellement encombrante et ridicule qu’il ne restera plus qu’à la déboulonner.» De la part d’un homme dont les actes avaient toujours été supérieurs à ses paroles, une telle assurance promettait des choses extraordinaires. M. de Villenoise, dont les prévisions quant aux conséquences du mariage pour Robert se trouvaient si promptement contredites par la réalité, resta confondu devant l’ampleur et la force tranquille d’une pareille nature. Quoi! l’amour, cette passion tellement exclusive, au lieu d’absorber Dalgrand, semblait presque doubler sa puissance de travail. Ce garçon-là préparait ce qui serait peut-être une des grandes inventions du siècle parmi le dépaysement délicieux d’un voyage de noce! Vincent fit sur lui-même un retour qui, bien que dépourvu de jalousie, ne laissa pas de l’humilier. Car, depuis deux mois, les simples inquiétudes de cœur dont il souffrait suffisaient à troubler ses travaux d’érudit. Chaque jour, son esprit, sollicité par son rêve, s’insurgeait davantage contre l’application à une tâche pourtant modeste et toute tracée. Évidemment (le jeune homme devait bien en convenir avec lui-même) le beau calme de sa vie s’était envolé... peut-être à jamais. Et maintenant même, en achevant cette lettre de Robert, comment se fit-il qu’il tressaillit à une phrase plus insignifiante pourtant que toutes les autres? Son ami mettait en post-scriptum: «Qu’as-tu donc fait à ma petite belle-sœur Gilberte? Gare à toi si tu as flirté avec elle, don Juan! Il y avait, dans une lettre à sa sœur, certain récit d’une promenade à cheval... Puis, maintenant, ce sont des sous-entendus mélancoliques... _On ne te voit plus..._ Elle ne dit pas grand’-chose, mais, tu sais, les petites filles... ça n’est pas difficile de lire entre leurs lignes.» Cette taquinerie sans importance prit, aux yeux de Vincent, des proportions considérables. Il y pensa beaucoup, comme à la plus sérieuse chose du monde. Même il se mit à se suggérer des remords, pour se persuader qu’en effet il avait produit sur Gilberte une trop vive impression. Il se rappela le brin de réséda qu’elle avait emporté du bal, son trouble en le rencontrant au Bois, le regard qu’elle avait échangé avec lui tandis qu’ils étaient à cheval. Et tout son passé de joli garçon, les avances des femmes, l’habitude de plaire, l’aidèrent à supposer que Gilberte était préoccupée de lui comme il était préoccupé d’elle. Rien ne pouvait moins le guérir des prodromes d’une passion qu’une aussi troublante hypothèse. A l’improviste, sans l’avoir voulu, il revit M^{lle} Méricourt. C’était un soir, au théâtre. Et ce qui lui rendit plus émouvante la présence de la jeune fille, c’est qu’il se trouvait en compagnie de Sabine. M^{me} Marsan, qui évitait de se montrer avec M. de Villenoise dans les réunions mondaines, lui avait demandé cependant de prendre une baignoire au Théâtre-Français et de l’y conduire, pour la représentation d’adieu d’un sociétaire. Les principaux artistes de Paris, dans les genres les plus divers, devaient jouer des fragments de leurs meilleures créations. C’était, pour elle qui sortait si peu, une occasion d’entendre à la fois plusieurs célébrités dont elle ne connaissait encore que les noms. Vincent se tenait donc assis à côté d’elle, dans l’ombre de leur étroite loge, presque entièrement isolé de la salle, lorsque, levant les yeux vers le très petit nombre de spectatrices qu’il pouvait apercevoir, tout à coup, avec une soudaineté d’apparition, il vit surgir la gracieuse silhouette de Gilberte Méricourt. Immobile, les yeux vers la scène, elle se renversait légèrement contre le dossier de son fauteuil. Sans doute, elle se trouvait là depuis un moment; mais lui la reconnut si brusquement et dans le sursaut d’un tel choc, qu’il n’eût pas éprouvé de sensation plus violente si cette apparition s’était produite par un enchantement. Ce qu’il ressentit tout d’abord ne fut pas de la joie, mais de la gêne et presque de la frayeur. Il eut un mouvement comme pour se lever et s’enfuir. Sabine crut qu’il manquait d’espace et recula sa chaise. Mais c’était elle, la pauvre femme, qui, sans le savoir, entravait si péniblement son ami. Qu’elle fût là, près de lui, seule avec lui, tandis que la chère innocente figure planait là-haut, hors de portée, interdite même à ses regards dont M^{me} Marsan pourrait observer la direction, révélait à Vincent un état d’âme qu’il ne s’était point avoué, et lui montrait, avec un symbolisme clair et cruel, ce que désormais sa vie deviendrait entre ces deux femmes. Mais il eut à peine le temps de pressentir l’avenir comme dans un éclair. Son immédiat souci l’absorba trop. Il trembla que Gilberte ne le reconnût dans la pénombre de cette baignoire, en tête-à-tête avec une femme. Que penserait-elle?... Quelles suppositions, quels jugements lui suggérerait son ingénuité de vierge, qui, après tout, ne pouvait être l’absolue ignorance? Vincent avait beau se dire: «Qu’importe? Puisque je ne serai jamais rien pour elle, puisque je ne puis prétendre à sa main.» Malgré ce raisonnement, il sentait comme un confus espoir qui, tout au fond de son cœur, demandait à vivre, et qu’un coup d’œil trop clairvoyant de la jeune fille anéantirait pour toujours. Il s’enfonça davantage dans l’ombre de la baignoire. Pas assez, toutefois, pour perdre la vision de Gilberte. Et il s’avançait, puis se reculait, partagé entre son désir de la contempler et sa crainte d’être aperçu par elle. En même temps, l’autre crainte, celle que Sabine ne le devinât, rendait ses mouvements furtifs et gauches. —Qu’avez-vous, mon ami? demanda M^{me} Marsan. —Rien. —Est-ce que quelque chose vous gêne? —Pas du tout. —Vous ne devez pas voir la moitié de la scène, comme vous êtes placé là? Il prétexta qu’il avait mal aux yeux, que les lumières le fatiguaient. Intérieurement, elle s’étonna. Non pas des imperceptibles incidents, mais du soudain changement d’humeur de M. de Villenoise. Car il était venu fort gaiement à cette représentation, et, tout à l’heure, le fou rire l’avait pris devant l’impayable façon dont Coquelin, dans _Les Précieuses_, criait: «Au voleur!...» Maintenant, quoiqu’une divette à la mode débitât drôlement, sur ces planches solennelles, des couplets éclos au «Chat Noir», Vincent ne souriait même pas. Son visage, tourné vers la chanteuse, ne reflétait rien des effets inattendus de la mimique ni de la suggestive perversité des intonations. Mais l’expression de ses traits restait rigide et tendue comme sous l’intensité d’une idée fixe. Et, par instants, ses prunelles, invinciblement attirées, glissaient dans une direction que Sabine ne déterminait pas encore, pour revenir, avec une espèce de sursaut conscient, poser leur regard vide sur la femme qui minaudait toute seule au milieu de la scène. —Eh bien, dit tout à coup M^{me} Marsan, je suis bien aise de l’avoir entendue, cette fameuse étoile. Mais je ne comprends pas l’engouement du public. Moi, elle m’agace. Et vous? M. de Villenoise eut un haussement d’épaules. —Je croyais, insista Sabine, que vous l’admiriez. Vous m’en avez parlé avec tant d’enthousiasme après votre soirée chez la marquise de Vernage! Vincent répondit par un monosyllabe d’indifférence. —Peut-être,—reprit Sabine avec lenteur et sans quitter des yeux la figure de son ami,—peut-être a-t-elle moins bien chanté, ce soir, cette complainte de _La Cruche cassée_, qui vous avait produit une telle impression chez la marquise. —Cela se peut... Oui, en effet, j’ai remarqué une différence, prononça Vincent, qui sentit une intention dans l’interrogatoire auquel on le soumettait, et qui voulut prouver à quel point il était resté attentif. Un frisson parcourut la chair de Sabine. La divette, ce soir, n’avait pas chanté la complainte de _La Cruche cassée_!... Vincent n’avait rien entendu! Il se laissait absorber tout entier par une préoccupation, et, cette préoccupation, il la dissimulait! Qu’était-ce?... A quoi pensait le jeune homme? A quoi pouvait-il penser, si ce n’est à une femme? Toutes les griffes des jalousies, des colères, des inquiétudes habituelles à Sabine, lui entrèrent d’un seul coup dans le cœur. Car, pour sa sensibilité exaspérée, il n’en fallait pas plus que cette misérable circonstance. Elle eut, sous le calme qu’elle s’efforçait de garder, comme un cri intérieur de rage souffrante. Eh quoi!... Justement ce soir!... Au moment où, par hasard, elle s’amusait sans arrière-pensée, où elle jouissait franchement d’un plaisir partagé avec celui sans qui, pour elle, aucun plaisir n’existait! Elle s’en était réjouie tout le jour. Et, dans l’apaisement qui la faisait fredonner cette après-midi devant son chevalet, elle avait cru goûter le fruit de ses soumissions récentes. Car voici bien près d’une semaine qu’elle n’avait rien fait qui pût lui déplaire et que, tout en souffrant de la singulière souffrance que lui causaient tous les gestes et tous les mots du jeune homme qui ne se rapportaient point à leur amour, elle l’avait laissé agir et parler sans essayer de le contraindre. Elle avait pu s’applaudir de ses efforts. Un peu de repos berçait son âme troublée. Tout à l’heure, dans la voiture qui les amenait au théâtre, en se serrant contre Vincent, elle croyait le sentir plus à elle que jamais. Elle éprouvait des réveils de gaieté, de jeunesse. Puis cette atmosphère de théâtre, rarement respirée désormais, ajoutait une griserie légère à sa joie profonde. Et, dès les premières scènes du spectacle, elle avait ri comme une enfant. Maintenant, c’était fini. Une piqûre d’aiguille suffisait à crever la bulle éblouissante de sa félicité. L’exaltation de bonheur, sans cause bien précise, qui soulevait son âme, venait de s’affaisser tout à coup, et peut-être avec moins de raison encore que pour s’envoler jusqu’aux nuages. Mais tel était le pauvre cœur excessif de Sabine: des hauteurs de la joie, il tombait brusquement aux affres du désespoir. La jeune femme refréna pourtant l’impulsion qui la poussait à convaincre Vincent de distraction et de fourberie, et à réclamer de lui une explication immédiate. Généralement, elle cédait à cette fougue intérieure, qui la sortait d’un état presque intolérable, et détendait par du bruit et de l’action la fixité de sa pensée sur une image trop pénible. Mais les dernières discussions avaient si mal tourné pour elle—aboutissant à d’humiliantes concessions de sa part et au refroidissement visible de Vincent—qu’elle rassembla toutes ses forces pour tâcher de recourir à des expédients moins dangereux. Elle se laissa donc dévorer silencieusement par son angoisse et elle se contenta d’observer M. de Villenoise. En face de cette baignoire où se passait ce double drame dans ces deux cœurs humains, sous ces deux physionomies muettes, la représentation continuait. On jouait maintenant une scène d’_Hernani_. L’acteur qui faisait ce soir-là ses adieux commençait le long monologue de don Carlos devant le tombeau de Charlemagne. Après les calembredaines chat-noiresques de la divette à la mode, on entendait une voix caverneuse s’écrier: _Charlemagne, pardon! ces voûtes solitaires Ne devraient répéter que paroles austères._ Sabine s’éventait avec un grand éventail en plumes noires. Vincent ne bougeait plus, ayant trouvé une position qui lui permettait de lever son regard vers Gilberte sans détourner son visage de la scène. Cependant, il n’osait profiter de cette facilité, car il sentait, dans l’ombre, les prunelles ardentes de Sabine qui, fréquemment, effleuraient son front et ses paupières. A la fin, n’y tenant plus, il posa la main devant ses yeux. Et Sabine vit très bien qu’il regardait quelque chose par l’imperceptible écartement des doigts. Mais l’obstacle, sans arrêter les regards du jeune homme, en dissimulait la direction. Toutefois—comme la femme la moins maîtresse d’elle-même garde encore une supériorité de finesse sur le plus circonspect des hommes—la représentation ne s’acheva pas sans que Sabine eût découvert le sujet des préoccupations de Vincent. Pour y parvenir, elle affecta de s’intéresser tellement à ce qui se passait sur la scène que le jeune homme prit le change. Il s’oublia quelques secondes de trop dans une contemplation passionnée et soucieuse. L’expression de ses yeux trahissait quelque chose de plus grave même que de l’admiration. Sabine en fut consternée. Son cœur se crispa. Ce fut avec une sensation de chute et d’effondrement qu’elle éleva ses regards vers le balcon. Au premier rang, elle vit une jeune fille, assise à côté d’un vieux monsieur de tournure militaire. Chose étrange, ce fut celui-ci qu’elle examina le plus consciemment tout de suite. Et les moustaches blanches, la rosette à la boutonnière, l’air un peu rigide et figé, amenèrent immédiatement dans la pensée de Sabine les trois syllabes du mot: «général». Puis, comme par le jeu d’un mécanisme, ces trois syllabes, à leur tour, évoquèrent le nom dont elle les avait le plus souvent accompagnées au cours de certaines inquiétudes récentes, et, mentalement, elle prononça: «Méricourt». Avant d’avoir bien regardé Gilberte, elle avait établi son identité, et elle pressentait une rivale. La vie est pleine de ces presciences et de ces fatalités. Quelle femme pourra blâmer le sentiment de douloureuse haine avec lequel Sabine considéra Gilberte?... Dès le premier coup d’œil, elle eut, cette artiste, la notion du charme indescriptible émanant de ce jeune visage. Elle put constater chez M^{lle} Méricourt un attrait plus captivant que la beauté. C’était cette merveilleuse fraîcheur du teint et cette adorable douceur flottant sur toute la personne, qui avaient séduit M. de Villenoise avant même qu’il les analysât. Dans la façon dont cette jeune fille écoutait, dont elle maniait son éventail, dont elle se tournait en souriant vers son père, il y avait une grâce inconcevable. Et cette grâce paraissait morale autant que matérielle: c’était une expression plutôt qu’une ligne ou qu’un geste. On éprouvait à la voir ce qu’on éprouve devant certaines fleurs et devant certains oiseaux, dont la beauté est si suave que l’attendrissement dont elle pénètre le cœur surpasse le ravissement des yeux. Ah! que Sabine sentit bien quelle puissance ignorante d’elle-même se jouait aux moindres mouvements de cette enfant simple et délicieuse! Et la pensée que cette petite n’avait pas vingt ans, et qu’elle-même, à côté, semblerait une vieille femme, lui fit jaillir sous les paupières deux larmes de feu. Cependant son orgueil n’abdiquait pas. Ne valait-elle pas mieux, avec toutes les richesses de sa passion, de son intelligence, de son art, que cette fillette infatuée de jeunesse?... Mais les hommes préféreraient toujours une peau plus fraîche, des yeux plus naïfs, une plus souple nature, prompte à subir leur égoïsme de despotes. On ne les prenait, on ne les dominait qu’en satisfaisant leurs instincts les plus bas. Ce Vincent, qui dévorait des yeux cette petite niaise, oubliait peut-être en ce moment leurs six années d’amour et tous les sacrifices qu’elle avait faits pour lui, simplement parce qu’il constatait des airs de tourterelle sur un visage de poupée. Il pensait devenir facilement un grand homme dans cette imagination d’écolière qui le prendrait pour ce qu’il se donnerait... Sabine le méprisa. Mais, en même temps, son âme s’attachait à lui d’une si furieuse ardeur qu’elle s’affolait à l’idée de perdre cet homme dont elle dénigrait les sentiments... Sa jalousie, à peine éclose, sans preuves encore, la suppliciait. Avec une frénésie qui semblait devoir déchaîner quelque force de la nature, elle souhaita la mort de Gilberte Méricourt. Tranquille cependant en apparence, elle agitait son éventail en plumes noires. M. de Villenoise regardait maintenant la scène, avec des yeux absents et fixes. Là-haut, sous la clarté du lustre, Gilberte s’absorbait dans sa joie d’enfant, le visage tendu, la joue rose, la bouche entr’ouverte par un sourire. Même, à un instant, elle battit des mains. Et, comme son père lui dit sans doute que cela n’était pas très correct pour une jeune fille, elle eut un petit sursaut effaré, puis tout de suite un air bien sage, avec un peu de confusion dans ses prunelles. —J’ai la migraine, dit brusquement Sabine. Je souffre à mourir... Sortons. Vincent lui fit remarquer que le spectacle finissait, qu’ils n’auraient pas le temps de quitter le théâtre avant la bousculade générale et qu’ils seraient pris dans la foule. On entendait, en effet, un remue-ménage de petits bancs; des loges s’ouvrirent avec bruit. —Voyez... fit Vincent. Vous qui craignez tant les rencontres... —Non, non... Ne bougeons pas, dit-elle. Jamais elle ne quittait sa baignoire avant le départ des derniers spectateurs. Car, par-dessus tout, elle craignait de se trouver face à face avec quelque ancienne relation de ce monde dont elle avait été l’une des reines. Elle resta donc, comme d’habitude, à épier par la fente de la porte, et à nommer à voix basse les personnes qu’elle reconnaissait. Tout en souffrant atrocement à cette espèce de revue, elle manquait rarement de la faire, surtout dans des soirées comme celle-ci, où elle pouvait voir défiler dans le corridor ce qu’on appelle le «Tout-Paris», c’est-à-dire les gens qui, jadis, tenaient à honneur d’être reçus chez elle. Ce qu’elle éprouvait en ce moment, debout derrière cette porte entr’ouverte, avec la fureur de jalousie qui lui dévorait le cœur, serait impossible à décrire. Avec un mépris exaspéré, Sabine murmurait entre ses dents les noms de tant de femmes qui ne la valaient pas peut-être, dont elle aurait pu nommer les amants, et qui passaient, levant leurs petites têtes arrogantes, au bras de leurs maris. —Voilà M^{me} de Blairac... Comme elle se maquille maintenant!... Et _votre_ marquise de Vernage... Dieu! qu’elle a enlaidi!... Étiennette Dulaure. Et, naturellement, à deux pas derrière, son cousin Norbert d’Épeuilles... Philippine de Berval... Cette litanie continuait. M. de Villenoise n’écoutait pas. Mais, sans prêter l’oreille aux syllabes, il avait le dégoût et la honte de ce qui se passait là. Cette pauvre Sabine, avec l’aigreur de ses rancunes, lui faisait mieux sentir quelle exception elle formait dans la société, à quelle distance elle se trouvait de tout ce qui marche à ciel ouvert, de tout ce qui est normal et régulier. Lui-même, debout derrière elle dans cette loge obscure où tous deux se cachaient, ne se trouvait-il pas lié à la faute et au malheur de cette femme? N’était-il pas à jamais privé de la joie que procurent la fierté et la dignité dans l’amour? Il ne devait pas songer à se montrer parmi cette foule à côté d’une compagne de son choix, entourée, comme il la rêvait, de tous les respects et de toutes les admirations. Non, ce bonheur-là ne serait jamais le sien. De quoi se plaignait Sabine alors que lui-même ne se plaignait pas? Après la soirée qu’il venait de passer, de telles réflexions semblaient plus amères à M. de Villenoise. Si M^{me} Marsan s’était retournée pour observer, dans la presque obscurité, sa silhouette immobile, elle eût frémi de voir cette face d’ombre, où la mâle beauté bien connue se raidissait dans une expression morne et hostile. Mais—saisie par le désir de le blesser, de l’intriguer—sans un mouvement vers lui, elle dit d’une voix plus haute: —Tiens, voilà la petite Méricourt et le vieux général! —Taisez-vous!... murmura-t-il avec une sourde violence, en lui étreignant le poignet. —Eh bien, qu’est-ce qui vous prend? ricana-t-elle. —Ils auraient pu vous entendre, reprit-il un peu confus. On a l’oreille si fine pour son propre nom. Elle eut un aigre rire. Sa malice avait réussi. Elle avait vu l’effet de son exclamation sur Vincent. Mais elle avait pu élever la voix sans crainte. Car ni le général ni Gilberte n’avaient passé devant sa loge. «C’était donc bien eux!» pensa-t-elle. «Et il ne me les a pas montrés! Il a fait semblant de ne pas les voir. Il ne m’avait pas non plus parlé de cette noce, où elle a été sa demoiselle d’honneur. Oh! il se passe quelque chose... Peut-être est-il déjà épris de cette petite poseuse. Et elle aura fait la coquette avec lui. Ce n’est pas étonnant, il a des millions... Ah! l’affreuse fille, que je la hais! Dieu! s’il songeait à l’épouser!... Mais non... cela ne se fera pas... car je les tuerais tous les deux!...» Tels étaient les sentiments qui rabaissaient et déchiraient l’âme de Sabine, tandis que Vincent la ramenait, dans sa voiture, rue de la Pompe. Mais elle ne disait rien. Elle ne l’attaquait pas ouvertement, comme elle l’aurait fait dans une circonstance de moindre gravité. L’effroi de ce qu’elle soupçonnait la rendait cette fois prudente et muette. Vincent, non plus, ne parlait pas de leur soirée. Une tristesse profonde, une vague inquiétude, lui serraient le cœur et lui fermaient la bouche. Quand le coupé s’arrêta, il mit un baiser sur la joue de son amie. Mais les lèvres comme la joue restèrent froides. Puis la porte cochère battit, la voiture tourna... Et chacun des deux amants se trouva seul en face de la nuit. V MAINTENANT Vincent de Villenoise était un homme très malheureux. Depuis la soirée au Théâtre-Français, il ne pouvait plus nier à lui-même qu’il aimât Gilberte. Et non seulement il souffrait de ne pouvoir épouser cette jeune fille, mais il était torturé par la pensée que bientôt, inévitablement, elle en épouserait un autre. Plus sa raison et la force de sa volonté le maintenaient éloigné d’elle, plus croissait en lui le désir d’être mêlé à sa vie, de l’approcher, de savoir ce qu’elle faisait, ce qu’elle pensait, quelles étaient les personnes dont elle s’entourait le plus volontiers. Parfois il lui semblait que de telles satisfactions pourraient lui suffire, et il prenait la résolution de fréquenter sa famille dès que Dalgrand serait de retour. Puis il comprenait que ce serait commettre la pire imprudence. Alors il se rudoyait intérieurement, comme l’on rudoie pour son bien le malade qui veut guérir et qui pourtant cherche à éluder les prescriptions du médecin. Cependant la vie lui devenait terne et pesante. Le présent se traînait dans l’ennui. L’avenir s’enfonçait en des perspectives monotones. Son immense fortune, loin de le consoler, ajoutait un point de vue pénible à ses réflexions. Car, s’il avait été libre, cette fortune eût facilité son mariage avec Gilberte, lui eût permis d’entourer de luxe cette créature charmante. Comme il aurait été heureux de lui donner tout ce qui s’achète, et, en particulier, les beaux chevaux que devait souhaiter cette amazone accomplie! Malgré lui, il se représentait, avec des détails irritants, tout ce qui aurait pu être. Il voyait les doux yeux bruns s’illuminer de surprise et de plaisir devant les cadeaux princiers dont il embellissait leurs imaginaires fiançailles. Et le désir de la chose impossible s’exaspérait en lui à ces rêves d’une dangereuse précision. Puis tout cet argent qu’il dispersait à sa guise le troublait encore par l’orgueilleuse répugnance qu’à cet égard montrait Sabine. Il n’avait même pas la satisfaction de s’acquitter un peu envers celle-ci à mesure qu’il lui reprenait son cœur. Il la dépouillait sans rien lui rendre. Si elle avait été sensible aux somptuosités matérielles, et si sa fierté ne lui avait pas interdit de les accepter d’un amant, avec quelle prodigalité Vincent n’eût-il pas racheté chacune des pensées par lesquelles il offensait l’amour de cette malheureuse femme! Pauvre Sabine!... Depuis quelque temps, elle ne l’accablait plus de ses reproches, elle ne l’offusquait plus de ses fantaisies... Elle avait cessé toutes ses violences... Elle ne lui faisait plus de scènes... Une terreur secrète semblait l’avoir domptée. Elle devenait soumise et timide. Était-ce le pressentiment d’une fatalité installée en dominatrice dans ce cœur d’homme sans lequel elle ne pouvait pas vivre?... Peut-être tremblait-elle devant quelque chose qu’elle n’osait se dire à elle-même... Vincent la trouvait d’autant plus touchante qu’il sentait s’accomplir, en lui et malgré lui, l’irrévocable malheur de cette amie encore si chère. Il s’en voulait et il la plaignait. Mais, en la voyant si triste, il ne pouvait pas lui dire les mots qui l’eussent réconfortée, avec l’accent qu’il l’eût convaincue. Il se taisait. Elle ne lui dictait plus de phrases passionnées, craignant trop sans doute l’intonation dont elles résonneraient sur ses lèvres. Leurs conversations demeuraient indifférentes. Leurs silences ressemblaient à celui qu’on garde près d’un mort. Un matin, comme Vincent travaillait dans sa bibliothèque, on lui apporta la carte d’un visiteur. Il allait rappeler la consigne à son domestique et condamner sa porte, lorsque, machinalement, il jeta les yeux sur le bristol. Aussitôt il eut une légère exclamation, quitta sa place et descendit. En bas, il n’eut pas plus tôt ouvert la porte du petit salon, que Robert Dalgrand fut dans ses bras. Ils s’étreignirent comme deux femmes. Et, de fait, Vincent mit un peu de nervosité féminine dans son effusion. Cette large et solide poitrine d’ami lui fit l’effet d’un appui et d’un refuge. Tout de suite il crut retrouver à ce contact un peu de l’énergie qui lui faisait défaut depuis quelques semaines. Son cœur se remplit à nouveau de l’admiration confiante qui, lorsqu’il était gamin, lui inspirait tant de sécurité près de son camarade. Jamais d’ailleurs plus qu’aujourd’hui Robert n’avait paru taillé pour ce rôle fortifiant. Toute sa personne respirait l’activité, le triomphe et l’allégresse. Cependant sa joyeuse physionomie prit un air de gravité dès qu’il eut examiné Vincent. —Qu’as-tu donc, mon pauvre vieux? Je ne te trouve pas bonne mine. —J’ai été un peu préoccupé, dit M. de Villenoise. Mais c’est à peu près fini. Je te conterai cela plus tard. —Quelque chose à ta fabrique?... demanda Robert avec inquiétude. Est-ce que l’APÉRITIF ne va plus? —Je me moque bien de l’APÉRITIF, ricana Vincent. La fabrique marche toute seule. Tu sais que j’ai là un directeur... l’intelligence et la probité mêmes. —Alors?... sourit Robert en posant l’index sur le côté gauche du veston de son ami. Vincent secoua la tête avec vivacité. Ensuite il éclata de rire, comme si l’hypothèse qu’il souffrît de peines de cœur lui parût la meilleure plaisanterie du monde. Robert ne fut qu’à moitié dupe de cette gaieté, mais il n’insista pas. Malgré leur intime et profonde entente, les deux amis ne s’étaient jamais trouvés d’accord sur la question «femme», et ils avaient cessé de la discuter entre eux. La longue absence de Dalgrand et le regret un peu désapprobateur avec lequel il avait autrefois vu s’engager la liaison de Vincent avec Sabine rendaient le sujet plus inabordable encore. Aussi, tout en accueillant comme une espèce de sauvegarde pour sa volonté chancelante la présence de son ami, les inspirations indirectes d’un jugement si droit, le spectacle d’une si belle santé d’âme, M. de Villenoise était encore fort éloigné d’une confidence précise. Cette confidence serait d’autant plus difficile à faire qu’il s’agissait de M^{lle} Méricourt, et qu’il faudrait reparler de Sabine, dont le nom, depuis des années, n’avait plus été prononcé entre les deux camarades. Avec quelle déplorable évidence les soucis actuels de Vincent confirmeraient, d’ailleurs, les raisonnements et les prédictions que jadis lui avait adressés Robert?... Pour celui-ci, dès son adolescence, il n’avait jamais conçu l’amour autrement qu’avec le cortège des sentiments les plus loyaux et les plus fiers. A ceux qui, devant lui, vantaient la passion et dénigraient le mariage, il ne cachait pas l’écœurement que lui inspirait l’adultère, ni l’impossibilité où il se trouvait d’aimer une femme qu’il partagerait avec un autre, ni encore son incapacité morale de jamais séduire une jeune fille. Les belles prouesses dont les jeunes gens tirent volontiers vanité lui faisaient hausser les épaules. Sans prétendre à une impossible chasteté, il reléguait au rang des innommables besoins tout ce qui n’était pas l’amour... Et il ne concevait l’amour qu’avec la fidélité de l’époux, la dignité de l’épouse, les joies—aujourd’hui si démodées—de la famille, et l’orgueil d’une nombreuse et forte descendance. Tout le reste, tout le romanesque malsain qui donne pour but à l’amour des plaisirs stériles et d’un ordre, en somme, passablement honteux, lui semblait le triomphe d’un inqualifiable égoïsme, d’un égoïsme de la chair et de l’animalité, bien inférieur à l’ambition, ce noble égoïsme de l’esprit. Pour lui, la question était grave. Elle dépassait la portée d’une simple discussion entre hommes, au moment des cigares et du café. Il y avait là plus qu’un prétexte à fanfaronnades et à paradoxes. Robert croyait y voir la pierre de touche où se manifeste l’affaissement du caractère moderne, et aussi l’écueil contre lequel se briseront et s’effondreront certaines races. Le dégoût de la vie, qui, de nos jours, prend des allures philosophiques sous le nom de pessimisme, semblait à cet homme d’action tout bonnement l’impuissance à vivre la vie comme elle doit être vécue, c’est-à-dire non pour soi-même, pour sa personnalité restreinte et temporaire, mais pour sa personnalité générale épandue dans l’humanité et pour sa personnalité future prolongée dans les enfants. On ne veut plus d’enfants, parce qu’ils coûtent beaucoup d’argent à élever, donnent beaucoup de peine, puis vous paient d’ingratitude quand ils sont grands. Sans expliquer que l’ingratitude des enfants est en raison directe de l’argent dépensé pour eux, et qu’en supprimant l’une des difficultés on élude l’autre; sans ajouter que les enfants ne coûtent cher qu’aux parents vaniteux et aveugles, ignorant les principes d’une virile éducation, Robert se plaisait à donner aux viveurs l’argument suivant: «Vos sens aussi vous coûtent cher, vous donnent beaucoup de peine à contenter, et vous paient d’une fameuse ingratitude lorsque vous êtes devenus vieux!» En somme, ce vaillant, qui ne reculait devant aucune tâche, se croyait le droit de mépriser une société dont l’idéal consiste à éluder le plus de devoirs possible. Cette société, d’ailleurs, il la voyait clairement s’acheminer vers sa ruine. S’il s’était marié, ce n’était donc pas, comme ses contemporains, pour augmenter ses plaisirs au moyen d’une dot, sans augmenter ses obligations;—non, c’était pour remplir joyeusement et fièrement son rôle d’homme et de citoyen, et pour recueillir les seules satisfactions que la nature ait voulues complètes: celles qui naissent du don de soi-même, de l’effort et du dévouement. Cette façon de comprendre l’existence lui faisait juger avec un peu de sévérité les travaux et les amours de Vincent. L’érudition lui semblait un sillon facile et peu fécond dans le champ de l’activité humaine. Quant à la liaison avec une femme mariée, Sabine de Rovencourt,—liaison devenue si scandaleusement notoire par un flagrant délit, une condamnation du tribunal correctionnel et le divorce de la comtesse,—la plus indulgente attitude qu’avait pu prendre Robert à cet égard était de n’en jamais parler. Il s’y était si complètement astreint qu’il ignorait les phases dernières et la durée de cette liaison. Ses longues absences lui avaient ôté d’ailleurs toute occasion de s’éclairer sur ce point. Certains détails étaient sortis de sa mémoire. Il n’avait donc aucune donnée sur ce que pouvait être, à la période actuelle, la vie amoureuse de Vincent. L’idée avait-elle déjà surgi dans sa tête que cet ami, toujours si cher, pourrait devenir un frère pour lui en épousant Gilberte Méricourt? M. de Villenoise se le demanda, non sans une sorte d’angoisse, lorsque Robert, après lui avoir longuement parlé de sa précieuse Lucienne et de sa nouvelle famille, renouvela cette taquinerie qu’il lui avait écrite à propos de Gilberte. —Que s’est-il donc passé entre vous?... Depuis notre retour, elle prend un air tout drôle dès qu’on prononce ton nom. —Mais... je n’ai guère revu M^{lle} Gilberte qu’une fois depuis ton mariage. —Allons donc!... Vous vous êtes rencontrés au Bois. —Au Bois... Oui, c’est cela... Une seule fois. —Comment!... Tu n’as pas fait de visite?... Ayant été garçon d’honneur?... —Non. —Ah! mais je ne m’étonne plus... Mon beau-père aussi m’a paru très frais à ton égard. Ne t’avait-il pas proposé de venir voir ses séances de dressage à l’École de Guerre? —Je n’ai pas eu le temps. —Mais tu as dû le blesser! Cela me contrarie fort. Tu sais qu’il n’invite pas tout le monde. Il est très mystérieux pour ses expériences, le général. Certainement il a cru t’accorder une faveur... Et tu n’y réponds pas! Robert prenait si vivement à cœur ce qu’il jugeait un manque d’égards envers son beau-père et Gilberte, que M. de Villenoise, très soucieux d’agir en homme du monde et préoccupé de ne pas froisser son ami, s’engagea tout de suite à quelques démarches de politesse. Il déposerait sa carte le jour même boulevard Malesherbes. Il irait, le lendemain matin, demander le général Méricourt à l’École de Guerre. —Mais non, dit le constructeur. Ces visites coup sur coup... après ta réserve exagérée... cela paraîtrait drôle. Fais mieux; viens déjeuner jeudi à la maison. Ils seront là. J’arrangerai les choses. Et l’on est si bien disposé pour toi!... On ne te gardera pas rancune. Vincent n’eut qu’un instant très court d’hésitation. Presque tout de suite il dit: «Oui.» Pourquoi?... Lui-même ne s’en rendit pas bien compte, tant cette acceptation s’éloignait des résolutions très fermes qu’il avait prises. Il lui sembla qu’il obéissait à la crainte instinctive que Dalgrand ne devinât quelque chose. Ce sentiment nouveau s’était éveillé, en effet, comme une espèce de fausse honte, dès le premier abord de son ami, et grandissait au cours de cette conversation tranquille, devant cette physionomie pleine d’une force si raisonnable, d’une si éclatante franchise. —C’est entendu, disait Dalgrand, tu viendras déjeuner jeudi. Tu connais la maison, à Billancourt? Du reste, tout le monde pourra te l’indiquer. Et tu verras de loin la cheminée de l’usine. —Jeudi?... fit M. de Villenoise. Nous sommes aujourd’hui lundi. J’ai le temps d’aller avant tout présenter mes hommages à M^{me} Dalgrand. —Si tu veux. Seulement ne viens que mercredi, vers cinq heures. J’annoncerai ta visite à Lucienne, qui te renouvellera mon invitation, croyant te la faire pour la première fois, au dernier moment. Sans cela Gilberte nous en voudrait de ne pas l’avoir prévenue. Elle doit arriver à cheval, après sa promenade au Bois, pour déjeuner en famille, telle qu’elle sera, en amazone... Puis elle veut ensuite visiter les ateliers. —Mais alors ne paraîtrai-je pas indiscret?... —Du tout, mon cher. Quelle plaisanterie! Ma famille n’est-elle pas la tienne? Si tu savais comme on t’y connaît, comme on t’y aime déjà! Il a fallu ton caprice de sauvagerie pour refroidir un peu le général et Gilberte. Encore, ajouta Robert avec un imperceptible sourire, j’ai dans l’idée qu’on en a conçu plus de tristesse que de dépit. Ce mot de «famille», que Dalgrand répétait avec une intonation si profondément heureuse; ces images d’intimité, de cordialité, qu’il évoquait; cette tristesse indulgente qu’il attribuait à certain «on» sous lequel Vincent ne voyait que Gilberte, toutes ces caressantes et légères influences enveloppaient et engourdissaient le cœur troublé de M. de Villenoise. C’était son rêve récent qui prenait forme, et contre lequel il allait peut-être ne plus pouvoir se défendre... Déjà, dans sa pensée, il se transportait à ce jeudi matin, où il serait assis près de Gilberte, non plus à la table cérémonieuse du dîner de noce, mais chez sa propre sœur, à elle,—cette sœur dont il tutoyait le mari, ce qui créait entre eux comme une espèce de parenté. Il se figurait déjà cette étroite réunion, où les couverts et les cœurs seraient si proches... Et tel était le charme des puériles images, des prévisions insignifiantes dont la perspective de ce repas emplissait son cerveau, qu’il ne pensait même pas à questionner Dalgrand sur la nouvelle invention dont le constructeur espérait tant de profit et de gloire. Cependant, comme Robert se levait, avec une allusion à l’urgence de ses travaux, de Villenoise s’écria: —Eh bien, et cette grosse affaire en Belgique?... Peut-on savoir ce que c’est?... —Oh! je n’ai pas le temps ce matin. Je te dirai cela jeudi. —Tu es content? —Plus que content. J’inaugure, dans l’industrie, une ère nouvelle. —Tu as donc enfin découvert la pierre philosophale? Dalgrand eut un beau rire d’orgueil. —Bien mieux que cela, mon cher. Mais il reprit: —Découvert, non... Je ne fais que rendre pratique une découverte qui sera certainement la plus grande de ce demi-siècle quand je l’aurai sortie des laboratoires et du domaine de la théorie... J’ai eu la chance de trouver hier ce qu’un autre aurait trouvé demain, ce que des savants et des industriels cherchent depuis quarante ans avec des progrès presque journaliers, sans que le public d’ailleurs y ait prêté la moindre attention... —Est-ce possible?... Ah! Robert, mon cher ami... que je suis heureux!... Mais un mot, voyons!... Sur quoi dois-je te féliciter? L’inventeur lui serra la main avec un bon rire et secoua la tête. Puis il mit son chapeau, ouvrit la porte, traversa le hall à grandes enjambées. —Jeudi... répéta-t-il sur le seuil. Je ferai ma révélation en famille. Jusqu’à présent, il n’y a que Lucienne qui sache. Il partit, laissant derrière lui un autre homme que le Vincent démoralisé des derniers jours. En effet, dans l’esprit de M. de Villenoise, le tourment des espoirs combattus et des résolutions difficiles s’effaçait devant la simplicité des choses. Loin de se reprocher une défaillance, il se félicitait de sa force, car il ne ressentait pas du tout, à l’idée de revoir Gilberte, la lâcheté de cœur qui l’attendrissait et l’effrayait naguère. A peine, en ce moment, percevait-il les élancements de cette attraction redoutable qui, à la seule pensée de cette jeune fille, emportait tout son être éperdument vers elle. Ce qui dominait en lui, c’était le sentiment d’énergie joyeuse éclos au seul contact de Robert et le bonheur de posséder une famille qui déjà le comptait comme sien. Une fierté lui venait à l’idée que le grand secret de l’inventeur lui serait dévoilé en même temps qu’à M^{lle} Méricourt. Cette preuve d’intimité, de confiance donnée par son ami—et devant elle!—lui semblait précieuse au delà de toute expression. Puis, enfin, il n’avait pas à choisir. Robert lui montrait qu’il avait affligé le général et sa fille... Du moment qu’on avait été froissé par son abstention, son plus immédiat devoir était de réparer l’effet produit. C’est donc avec une légèreté d’âme et d’humeur tout à fait inaccoutumée depuis quelque temps qu’il se présenta ce soir-là chez Sabine. La jeune femme en fut tout d’abord ravie, puis, bientôt, inquiète. Car la finesse extraordinaire de ses perceptions amoureuses lui fit sentir que ce bienfaisant résultat ne venait pas d’elle. Ce n’était l’effet ni de sa présence, ni de la gaieté qu’elle affectait, ni de sa résignation. Quels efforts ne lui fallait-il pas faire pour rire lorsque Vincent riait, alors qu’elle eût voulu lui poser la main sur la bouche, étouffer l’essor de cette joie qu’elle sentait jaillir d’une source profonde, si obscure et si effrayante pour elle! Mais à quel moyen recourir pour se débarrasser des appréhensions qui la torturaient? Épier Vincent ou le faire suivre?... Elle avait trop de fierté pour cela. Le questionner?... Elle n’osait plus. Elle avait peur d’elle-même, et de sa propre violence. Elle avait peur de lui, et de sa franchise. Certes, il ne la blesserait pas directement. Mais elle le connaissait trop pour qu’il pût tout à fait dissimuler avec elle. S’il avait une fantaisie pour cette petite Méricourt, et s’il se trahissait, la rage orgueilleuse de Sabine briserait tout, le jetterait à cette rivale, rendrait tout retour impossible. Tandis que, dans le silence, cette crise s’éteindrait peut-être. Après tout, il était loyal. Il se devait à elle, de par les circonstances et de par les plus sérieuses promesses. Il n’était pas homme à oublier pour un caprice ni le passé ni ses serments. Elle patienterait donc, elle se tairait et attendrait...—pauvre nature follement frémissante et douloureuse—au prix de quel effroyable héroïsme! Le matin du jeudi, elle se trouvait dans son atelier, essayant de peindre, mais mal en train, péniblement consciente de son insuffisance artistique, tandis que lui—qu’elle rêvait au travail, dans la grande bibliothèque—conduisait son phaéton le long du quai, se dirigeant vers Billancourt. Comme elle aurait souffert de l’apercevoir, si rayonnant de masculine beauté, de vague espérance, et de ce reflet d’élégance et de richesse dont la séduction est irrésistible même pour les yeux les plus austères! Oui, elle aurait souffert... Car elle eût voulu être la seule jouissance, la seule splendeur, le seul but et le seul orgueil de sa vie. Parfois elle le souhaitait pauvre, infirme, défiguré, dénué de tout. Alors peut-être il l’aimerait uniquement, furieusement, avec exigence, avec jalousie, avec désespoir, comme elle l’aimait elle-même. Là, dans cet atelier, ses pinceaux à la main, elle ne pensait qu’à lui. Et c’était sans tendresse, avec une passion âpre et comme desséchée, qui l’épouvantait presque. Dieu!... Elle se souvenait du temps où elle quittait l’hôtel de Rovencourt pour aller le retrouver à quelque rendez-vous. Elle ne l’aimait pas ainsi alors, il n’était pas tout pour elle. A travers sa jeunesse de mondaine coquette et comblée, il passait comme l’incarnation d’un rêve dangereux et ardent, duquel on se réveillerait sans effort, et dont le souvenir serait délicieux plus tard. Elle lui aurait ri au nez s’il avait eu la prétention d’occuper tout son cœur et d’absorber toute sa vie!... Maintenant, de quels liens d’esclave elle était attachée à cet homme!... Des liens si serrés et si durs qu’il ne pouvait plus, lui, faire un mouvement sans qu’elle-même en fût meurtrie. Elle se révoltait. «Pourquoi ne puis-je pas vivre sans lui? Et pourquoi est-ce que je souffre à ses côtés?... Quelqu’un a-t-il jamais aimé d’un si étrange amour?... Est-ce une fatalité?... Un mal mystérieux?... Est-ce à cause de ma ruine et de mon isolement que je tiens à lui si fort?... Ai-je donc une âme basse, dirigée par les plus vils intérêts?... Car je songe aussi à sa fortune et à ma réhabilitation, lorsque je souhaite de l’épouser.» Ce doute sur elle-même ne faisait qu’effleurer l’orgueilleuse Sabine. Sentant malgré tout, dans le fond de sa nature, une supériorité bizarre, elle trouvait son sort trop injuste et se considérait le plus souvent avec une intense pitié. Cette pitié—qu’elle eût repoussée de la part des autres avec indignation—était le vrai sentiment que dût inspirer cette organisation de souffrance, cette splendide et lamentable machine nerveuse, produite par un travail héréditaire de raffinement, à travers plusieurs générations humaines. Fleur altière et saignante d’une civilisation trop excessive... Mécanisme sensible jusqu’à l’affolement... Organisme dans lequel la faculté de réaction s’exalte jusqu’à une disproportion singulière avec la cause agissante, et qui se détend et vibre sous l’effleurement d’une haleine comme il le ferait normalement sous le choc d’un marteau d’acier. * * * * * Au sortir de l’atmosphère orageuse, oppressante, qui, parfois, accablait Vincent près de cette créature de passion, il lui semblait, à coté de Gilberte, aspirer des bouffées fraîches de printemps. Assis près d’elle dans la salle à manger de Billancourt, il se laissait gagner par une griserie d’âme semblable à celle que procure aux sens l’odeur des bois en mai, après une fine ondée. C’était la même dilatation de tout l’être, la même sensation de force épanouie et de rajeunissement, le même attendrissement sans cause, la même intensité d’espoir. Ce déjeuner chez les Dalgrand fut gai, d’ailleurs, d’une gaieté qui n’était pas l’animation plus ou moins factice d’une réunion mondaine. Les cinq personnes assemblées là sentaient circuler entre elles, sans exception et sans obstacle, ce courant mystérieux qu’on appelle la sympathie. Après un reproche amical de M. Méricourt et un premier regard un peu timide et triste de Gilberte, les torts apparents de M. de Villenoise furent parfaitement oubliés. On le traita comme un ami d’ancienne date, comme un membre inséparable de ce petit cercle intime. Lucienne eut pour lui des attentions ingénieuses. A propos d’un plat, puis en lui choisissant un cigare, elle montra qu’elle connaissait déjà quelques-uns de ses goûts. C’était prouver que Robert avait souvent parlé de lui. Cette gracieuse jeune femme disait, d’une voix douce, et sans avoir l’air d’y toucher, des choses fort spirituelles. Vincent avait les plus séduisantes qualités de causeur. Elle sut le faire briller. Tout en s’adressant à elle, il goûta la joie de fixer l’attention admirative de Gilberte. Et quelle valeur prend le plus infime succès quand on le rapporte à un seul être! —Tu t’entendras bien avec ma petite femme, dit Dalgrand avec son air de bon géant heureux. Et il pinça gentiment l’oreille de Lucienne.—Moi, je ne cause guère. Je suis un barbare... —Toi?... s’écria-t-elle. Cette exclamation fut accompagnée d’un regard vers son mari, qui fit entrevoir à M. de Villenoise toute une profondeur d’ingénue adoration. —Mais oui! reprit l’inventeur. En dehors de mon affaire... Tiens, Vincent, dans les musées des Pays-Bas, que nous avons visités, j’étais honteux de ne pas éprouver grand’chose devant les chefs-d’œuvre qui la remuaient si fort. —Ah! dit-elle, suis-je bien sûre de n’avoir pas admiré par tradition?... Je savais les catalogues par cœur. Tandis que toi, à Anvers, devant cette sublime _Descente de Croix_ de Quentin Metsys... Elle s’arrêta, la parole coupée par l’impression qu’ils avaient partagée là-bas, un matin, dans cette grande salle déserte de musée, devant ce poème merveilleux et déchirant de l’angoisse humaine. —Eh bien, quoi donc, mon vieux Robert? demanda Vincent. Est-ce que tu y aurais été de ta petite larme? —Non, mais j’ai été empoigné, c’est vrai... Et Lucienne l’a senti. C’est peut-être la seule fois où j’aie compris ce que l’inspiration d’un peintre peut faire tenir sur quelques mètres carrés de toile. Toute une religion se condense là dedans... Tout un état d’âme séculaire de l’humanité... —Tiens! dit malicieusement Lucienne. Je croyais que tu étais un barbare, que tu ne parlais pas peinture... Dalgrand lui sourit. Puis, comme on se levait de table, et comme leurs invités passaient sur la terrasse, où le café était servi, le constructeur retint sa femme en arrière, la prit à la taille, l’embrassa, d’un baiser lent et muet. Le général avec Gilberte se tenaient déjà sous le grand store en toile, et regardaient la Seine, dont ils n’étaient séparés que par une balustrade de pierre et par le chemin de halage. Mais Vincent, qui s’attardait, allumant son cigare, eut dans le dos comme le frisson de cette caresse d’amoureux. Il en frémit tout entier. Pour la première fois, en relevant ses regards vers M^{lle} Méricourt, il sentit son cœur battre à grands coups passionnés. Jusque-là, il n’avait vu en elle que la compagne idéale, pleine de grâce pour les yeux, de tendresse pour l’âme, de suavité pour l’esprit... Cette chaste image se troubla... ou plutôt le miroir humain qui la reflétait s’obscurcit d’une brume de volupté... L’aiguillon qui rend l’amour irrésistible pénétra dans sa chair... M. de Villenoise n’essaya plus de se donner le change. Il comprit pourquoi il était venu, pourquoi le déjeuner lui avait semblé si amusant, la société si cordiale, le jour si rayonnant, et Lucienne si spirituelle. Un instant de plus il resta debout à la même place, laissant éteindre successivement plusieurs allumettes contre le bout de son londrès, pour contempler encore. Gilberte s’appuyait à la balustrade. Sa tête inclinée dépassait l’ombre de la tente de toile, et le soleil dorait ses cheveux bruns. Sa silhouette fine s’enlevait sur l’air bleu et sur le fond argenté que déroulait plus bas la rivière. En face d’elle, au bord d’une île, des saules gris trempaient dans l’eau leurs chevelures, et de longs peupliers montaient tout droit, sans un balancement, sur le ciel pâle et chaud. Tout à coup la jeune fille tressaillit au hurlement strident que jeta la sirène d’un remorqueur. Puis elle se retourna en riant. Vincent pensa que rien n’était comparable à la grâce de cette attitude et de ce rire. Comme cela ferait un joli tableau de genre, cette jeune fille vêtue d’une jupe d’amazone avec un corsage bouffant de batiste à fleurettes roses, la taille serrée dans une ceinture de lawn-tennis, à demi renversée sur cette blanche balustrade de pierre, avec tant d’espace autour d’elle, et, dans le fond, ce grand fleuve calme et ces perspectives verdoyantes. —Que tu as bien fait, Luce, cria Gilberte à sa sœur, de me prêter ce corsage pour déjeuner! J’aurais étouffé sous mon plastron empesé et dans ma veste de drap. Ceci, c’était une petite manœuvre de coquetterie. Car elle avait rencontré le regard de M. de Villenoise, et elle craignait qu’il ne critiquât la façon dont s’ajustait cette jolie blouse de batiste, un peu étroite peut-être pour ses épaules. Mais, aussitôt, la jeune fille ajouta: —Est-ce le moment, «monsieur mon frère», comme disent les souverains,—et elle esquissa une révérence devant Robert,—est-ce le moment de nous révéler votre grande découverte? M. de Villenoise eut un mouvement. Il ne pensait plus du tout à cette chose, si importante pour Dalgrand, dont celui-ci devait leur parler. Mais il dissimula sa distraction sous un amical mensonge. —J’allais te le demander, dit-il en se tournant vers son ami. Robert hésita. Il jeta un coup d’œil au dehors, dans l’atmosphère qui vibrait de chaleur au-dessus de la rivière aveuglante. Ensuite il fit deux pas sur la terrasse, pour regarder dans une autre direction. Ce qu’il aperçut de ce côté, ce fut une vaste cour, blanche de soleil, au fond de laquelle s’élevaient ses ateliers de construction. Derrière les murs pétillant de lumière, on devinait le travail ardent des machines. La haute cheminée fumait. Un homme sortit, les bras nus hors de sa chemise noirâtre, et qui, du revers de sa main, essuyait la sueur sur son front. —Non, dit Robert... Décidément... Il se retourna. —C’est là-bas que j’aurais voulu vous faire voir... vous expliquer... Mais il fait trop chaud pour visiter l’usine... Ces dames en seraient malades. Gilberte protesta, avec la vivacité, le courage et la curiosité de ses vingt ans. —Oh! j’aurais tant voulu!... Et elle ajouta cette gentille phrase, que Vincent surprit au vol et laissa glisser jusqu’à son cœur: —Il y a des gens qui travaillent là dedans!... Comment trouverions-nous qu’il fait trop chaud pour nous y promener? —En tout cas, tu m’en dispenseras, fillette, dit le général. Moi, j’ai fait ma tâche, ce matin. Deux heures au manège, sur un cheval que des lieutenants n’osaient pas monter... Pour un vieux bonhomme comme moi, cela suffit. —Vous avez raison, père, dit Dalgrand—qui crut voir poindre une théorie sur l’équitation, et qui se hâta d’approuver le vieillard pour l’interrompre plus poliment.—Eh bien, voulez-vous m’entendre ici? Ou préférez-vous le jardin? Du côté opposé à l’usine, un petit parc offrait des verdures hautes et touffues sous lesquelles d’étroites allées s’enfonçaient dans l’ombre. C’est là que, après délibération, Robert conduisit ses auditeurs. Ils s’assirent dans des fauteuils d’osier, sous une voûte de tilleuls. Pas une goutte de soleil ne filtrait à travers l’épaisseur des feuillages. Et la Seine, qui, de la terrasse, paraissait une nappe d’argent fondu, se laissait apercevoir d’ici teintée d’un bleu presque froid. On croyait en sentir le souffle sur la peau. Il faisait si bon que chacun s’en montra surpris. —Tant mieux! s’écria Robert. Vous ne vous endormirez pas en m’écoutant. C’est un peu technique et ennuyeux, ce que j’ai à vous dire. En quelques mots d’abord et très simplement, puis en détail, à mesure que leurs exclamations et leurs questions l’entraînaient, l’inventeur présenta sa découverte. Il venait de rendre réalisable dans la pratique le grand rêve métallurgique de cette fin de siècle: la substitution de l’aluminium au fer. Au métal oxydable et pesant, il faisait succéder un métal trois fois plus léger et absolument inaltérable. Pour cela, il s’était servi d’un alliage très résistant: celui de l’aluminium avec le silicium; successivement il avait essayé de le combiner, à diverses proportions, avec de l’antimoine, du tungstène, et différents autres corps dont il évita de prononcer les noms. Enfin il avait trouvé la formule de ce qu’il appelait «le métal de l’avenir». Et pour prouver la supériorité de ce composé d’aluminium sur le fer, au triple point de vue de la facilité de main-d’œuvre, de la durée et de l’économie, il était en train de construire un viaduc qu’il avait l’autorisation de jeter sur la Meuse, près de Dinant. —L’inauguration de ce viaduc aura lieu en septembre, ajouta-t-il, devant les autorités belges et les délégations savantes du monde entier. Père, Gilberte, et toi, mon cher Vincent, je compte sur votre présence à cette solennité industrielle. Les trois personnes auxquelles Dalgrand venait de s’adresser se taisaient—peut-être avec un peu de désappointement. L’immense portée de ce qu’on leur annonçait ne les frappait pas encore. Pour en embrasser les conséquences, il leur aurait fallu quelques connaissances scientifiques, et certaines habitudes intellectuelles tout à fait différentes des leurs. Lucienne, mise au courant par les conversations de son mari, et d’ailleurs haussée jusqu’à ce niveau par l’enthousiasme de son amour, s’énerva devant le silence de l’auditoire. —Vous ne comprenez donc pas?... dit-elle. Un métal nouveau!... Ce sont toutes les conditions de la vie qui changent... C’est la civilisation qui se transforme. On dit «l’âge du bronze», «l’âge du fer». Le vingtième siècle sera l’âge de l’aluminium!... Elle se tourna vers Robert, et d’un geste charmant lui saisit la main. —Songez donc à la gloire de l’homme qui ouvre une ère nouvelle à l’humanité! Vincent réfléchissait. Peu à peu, devant sa pensée, s’élargissaient les horizons. —Serait-ce possible?... interrogea-t-il, les yeux fixés sur son ami. —A la gloire près... oui... j’en suis sûr, prononça Dalgrand.—Et dans sa voix grave, sur son visage énergique, rayonnait effectivement une admirable certitude.—Mais je n’ai point tout accompli seul... Si vous saviez que d’efforts, depuis des années, se sont tendus dans cette direction! —Bah!... dit Lucienne avec un mouvement de la main qui rejetait dans l’ombre toute la foule anonyme des travailleurs, qui balayait tout, ne laissant la lumière et l’espace que pour le génie de Robert. Gilberte regardait sa sœur. Une intense émotion gonflait son cœur de jeune fille,—une émotion faite à la fois de sympathie et d’envie pour tant de fierté dans l’amour. Oh! que cela devait être bon de pouvoir penser ainsi, parler ainsi de l’homme à qui l’on s’était donnée corps et âme!... Oui, c’est comme cela qu’elle pouvait concevoir la passion. Aujourd’hui seulement elle commençait à comprendre. Car, avec sa curiosité de vierge, elle s’était posé bien des questions, elle avait fait bien des remarques, depuis le premier jour des fiançailles de sa sœur. Et cette observation attentive, cette intuition toujours en éveil, s’étaient aiguisées davantage au retour du voyage de noce. Époux... Ils étaient époux, ce jeune homme presque étranger il y avait si peu de temps, et cette Lucienne, qui semblait à Gilberte une autre elle-même. Elle les entendait se tutoyer, elle les voyait s’embrasser; elle pénétrait dans leur chambre—leur unique chambre—où s’étalait un grand lit bas, plein de mystère. Et l’étonnement de cette chose subsistait pour la jeune fille,—étonnement mêlé d’un peu de jalousie, de répugnance et d’irritation. Elle observait les regards inexplicables que Robert, à la dérobée, posait sur le visage ou la taille de Lucienne, et laissait traîner sur les lèvres de la jeune femme, lorsque celle-ci parlait ou souriait. Elle examinait son beau-frère: il avait la barbe drue, les épaules larges, les gestes contenus et forts. Toute cette mâle apparence choquait légèrement Gilberte, lui paraissait voisine de la brutalité. Elle en voulait un peu à Lucienne, chaque fois qu’elle l’entendait dire, en parlant de ce garçon aux bras d’athlète: «mon mari». Et lorsque, lui, disait: «ma femme», elle éprouvait une véritable gêne. Mais ce dont Gilberte souffrait confusément sans pouvoir se l’expliquer, c’était de la sensation qu’entre elle et sa sœur un abîme s’était creusé, où sombrait leur confiance, leur intimité d’enfants. Toutes deux, si semblables jusque-là et si unies, semblaient à présent deux créatures de nature différente. Plus d’intérêts communs, de projets partagés, de lectures à deux. Maintenant, lorsque Gilberte ouvrait un livre sur la table de sa sœur, Lucienne se précipitait: «Attends, montre un peu. Oh! donne, ce n’est pas pour toi.» La plus jeune, agacée, ripostait: «Tu le lis bien!... Tu lis donc de mauvaises choses?» M^{me} Dalgrand souriait sans répondre, et ce sourire, ce silence, ce petit air de supériorité, blessaient la cadette. Malgré son adoration pour sa sœur et la bonté qui, chez les Méricourt, était une vertu de famille, Gilberte laissait alors échapper quelque mouvement d’impatience: «Ah! si toutes les jeunes filles deviennent comme ça dès qu’elles sont «madame», j’aime mieux ne jamais me marier! C’est donc une bien vilaine chose, le mariage, qu’on en fasse tant de mystère, et qu’il vous apprenne un tas d’horreurs dont on n’ose même pas parler?...» Ce mécontentement irraisonné, ce malaise confus que Gilberte n’avait pas pu surmonter depuis le mariage de Lucienne, s’évanouissait au cours de la journée que M. de Villenoise vint passer à Billancourt. Peu à peu, sans qu’elle se demandât pour quelle cause, son cœur s’emplissait d’une joie si grande, qu’elle en vint à ressentir une indulgence, une sympathie pour ce bonheur à deux, dont l’égoïsme, la veille encore, l’irritait. Et quand Lucienne, avec un si touchant enthousiasme, proclama sa foi au génie de son mari, Gilberte crut sentir un bandeau se soulever de dessus ses yeux. Tout l’univers mystérieux de l’amour s’éclaira d’un jour inattendu. Cette admiration lui sembla plus enviable à éprouver que les transports ou les mièvreries de sentiment qu’elle essayait de se peindre, et dont se moquait son scepticisme de fillette. Mais, pour elle, son enthousiasme n’irait jamais, comme celui de sa sœur, vers un mécanicien,—ce mécanicien fût-il un inventeur de génie. Elle ne comprenait que la gloire de l’artiste ou celle de l’écrivain. Construire un viaduc en aluminium au lieu de le construire en fer, voilà une chose qui ne l’emballait pas! D’autant plus qu’elle ne voyait pas très clairement la différence entre le cerveau du constructeur et celui de ses ouvriers. Ne travaillaient-ils pas à une œuvre commune? Quand on félicitait Robert d’avoir fait un pont, après tout c’étaient ses hommes qui l’avaient fait. Et son beau-frère ne cachait pas l’importance de l’exécution matérielle. Il y mettait la main, descendant aux moindres détails, prenant les outils des derniers manœuvres pour leur montrer à mieux s’en servir. Gilberte l’avait vu revenir des ateliers avec les doigts noircis. Dès lors, à son estime pour ce grand travailleur s’était mêlée une ombre à peine sensible de dédain. Et il y avait un peu de hauteur indulgente au fond de l’attendrissement où la jeta l’admiration de Lucienne pour son mari. L’homme qu’elle aimerait, elle, Gilberte, aurait plus de raffinement et d’élégance dans la supériorité. Involontairement, tandis que Robert esquissait l’histoire de l’aluminium, depuis sa découverte par Wœhler en 1827, la jeune fille leva les yeux vers M. de Villenoise. Elle savait que, tout jeune, il avait écrit des vers. Dalgrand le lui avait dit, et même lui en avait montré. Un griffonnage de lycéen, sur une feuille de cahier réglée de bleu, et que l’amitié du constructeur conservait comme une relique. Gilberte avait lu quelques-uns de ces vers, où Vincent traçait le portrait de la créature idéale qu’il aimerait un jour. _Elle aura les yeux clairs et purs comme une source, Et de très douces mains où mon front s’appuiera, Quand mon esprit, lassé d’une éternelle course, Du haut de l’infini lentement descendra..._ Gilberte regardait ce front, plein de pensées et de rêves, qui, fatigué par des envolées dans l’infini, voudrait trouver des mains de femme, patientes et câlines, pour s’y reposer. Le visage de Vincent, avec sa finesse blonde et ses yeux profonds, exprimait bien les aspirations et les mélancolies d’un poète. Elle se le représentait à sa table de travail, traduisant les philosophes anciens, reconstituant sous la poussière des textes l’idéal d’un autre âge. Elle le savait passionnément épris de l’antiquité. Des réminiscences de son propre cours de littérature flottaient dans sa petite tête chimérique de pensionnaire. Elle pensait à Sophocle, à Euripide, à l’exorde _ex abrupto_ de Cicéron, et se disait que lire ces auteurs dans leur propre langue était certes plus difficile et plus distingué que de construire des viaducs en aluminium. D’ailleurs, pour achever la comparaison, Robert possédait une faculté d’être heureux qui trahissait une nature un peu simple et épaisse; tandis que M. de Villenoise, avec son air noblement soucieux, devait se sentir au cœur quelqu’une de ces vagues et incurables blessures dont souffrent seuls les êtres supérieurs. Encore une fois, Gilberte leva les yeux sur le front du jeune homme,—ce beau front d’un modelé large et ferme sous la courte frisure des cheveux bien plantés,—puis, tout de suite, elle abaissa son regard sur ses propres mains. Et elle fut contrariée de se voir des petites pattes grassouillettes et rosées par la chaleur, au lieu des doigts blancs et fuselés que Vincent se représentait sans doute lorsqu’il avait écrit ses vers. On eût relu à M. de Villenoise le quatrain sur lequel M^{lle} Méricourt élevait le léger château de ses rêves, qu’il eût été bien surpris. Il ne l’aurait pas reconnu. Et justement, par une rencontre bizarre de pensées, il regardait les mains de Gilberte. N’osant arrêter ses yeux sur le visage de la jeune fille, tout en écoutant les explications de Robert, il se permettait du moins, à la dérobée, la contemplation de ses mains. Et leur peau légèrement colorée par un sang vif et jeune, leurs ongles fins, leurs petits mouvements divers, toute leur vivante fraîcheur épanouie sur le drap sombre de la jupe d’amazone, lui suggérait des idées d’agenouillements sur le sable, de dévots baisers à l’extrême bout de leurs doigts... ou de baisers plus ardents au fond de leurs paumes tièdes... —Vous m’avez bien suivi? continuait Robert. Le kilogramme d’aluminium, qui coûtait, en 1854, trois mille francs, coûtait il y a quelques mois neuf francs, après avoir traversé toute la série des valeurs intermédiaires. Ce prix de revient continue à s’abaisser, surtout en France, où abonde la bauxite, le principal minerai,—une terre formée d’aluminium, et de sesquioxyde de fer,—une terre, vous m’entendez bien?... Une argile, quoi!... c’est-à-dire un des corps les plus répandus de la nature. Il y en a partout de l’aluminium... Tenez, il y en a là! (Il frappa le sol de son pied.) L’extraction coûte encore un peu cher, mais, en utilisant les sources naturelles de force, les chutes d’eau, par exemple, avec le transport de la force à distance par l’électricité... L’inventeur, n’étant plus interrompu, se lançait dans des définitions techniques, parlait de méthode électrolytique, de turbines, de dynamo, de chevaux-heures... Lucienne continuait à boire ses paroles et à le dévorer des yeux. M. Méricourt, très droit sur son siège, dissimulait une demi-somnolence sous la raideur de son attitude militaire. Quant à Gilberte et à Vincent, comment fussent-ils jusqu’au bout restés des auditeurs attentifs?... Chacun voyait, sous les traits de l’autre, se fixer de plus en plus son rêve,—ce rêve de bonheur et d’amour, plus grand que l’âme qui le contient, plus beau que l’être qui l’incarne, dont la Nature, par ironie ou par pitié, a doublé la misère humaine. D’ailleurs, ils n’en savaient presque rien eux-mêmes. Ils ne s’analysaient pas. Ils goûtaient ce mystérieux effet réciproque de présence qui, au début de l’amour, est d’une si écrasante joie qu’il anéantit toute réflexion, tout étonnement et tout désir. Ils se taisaient, ils ne se regardaient même pas. Ils étaient suprêmement heureux. VI CE fut au lendemain de cette visite à Billancourt que M. de Villenoise envisagea pour la première fois la possibilité d’une rupture avec Sabine. «Pourquoi lui sacrifierais-je tout le bonheur de ma vie,» pensa-t-il, «puisque, aussi bien, je ne la rends pas heureuse?» Et il se fit cette autre réflexion, qui, parmi les délicatesses et les héroïsmes de son cœur, germa comme une herbe finement vénéneuse, sortie de l’inévitable grain de lâcheté masculine: «D’ailleurs, ce ne sera pas moi qui la quitterai. A chaque nouvelle scène, dans l’exaspération de ses crises d’orgueil, elle ne manque jamais de me donner mon congé. Je la prendrai simplement au mot. Et, cette fois, je ne me laisserai attendrir ni par ses menaces de suicide, ni par ses attaques de nerfs...» Maintenant, quand il pensait à sa situation vis-à-vis de Sabine, ce qui s’affirmait chez Vincent, c’était le sentiment de ses droits: droit à la liberté, droit à l’amour, droit au bonheur... Bientôt vint s’y adjoindre le sentiment de ses devoirs envers la jeune fille qu’il lui préférait. Sans s’être jamais permis de faire à Gilberte aucun aveu, même indirect, il ne tarda pas à se sentir deviné par M^{lle} Méricourt. Et il lui sembla que quelque chose d’infiniment tendre, profond et confiant, lui répondait dans le secret de cette nature de candeur et de loyauté. A quels accents, pour d’autres imperceptibles, avait-il reconnu cet écho si mystérieusement enseveli? Il n’aurait pu le dire, fût-ce à lui-même. Il ne voyait pas souvent M^{lle} Méricourt. Quelques rencontres au Bois, ou chez les Dalgrand; une invitation à dîner du général... Ce fut tout pendant plusieurs semaines. Cependant c’était pour ces hasards insignifiants que Vincent restait à Paris, bien que le mois de juillet fût commencé,—une série de longues et lourdes journées de soleil, avec des flamboiements de façades blanches et de trottoirs poussiéreux, sur lesquels les ombres géométriques des édifices se dessinaient sans évoquer une idée de fraîcheur. Mais le jeune homme connaissait les raisons qui retenaient M. Méricourt et sa fille dans la capitale. Le général n’avait pas le moyen d’emmener des chevaux à la campagne. Et il lui était d’autant plus impossible de renoncer, même temporairement, à l’équitation, qu’à son âge il ne pouvait conserver sa virtuosité qu’au prix d’une continuelle pratique. Il parlait donc seulement d’emmener Gilberte une quinzaine au bord de la mer. Quant aux Dalgrand, revenus à peine d’un long voyage de noce, et retenus à Billancourt par la fabrication du pont en aluminium, ils ne projetaient aucun déplacement. Pour une Parisienne comme la jeune femme du constructeur-mécanicien, cette rive de la Seine, où fumaient des cheminées d’usine, constituait d’ailleurs la campagne. Elle n’était pas la seule à y trouver du charme. Son petit parc, dont les charmilles et les allées tournantes donnaient l’illusion de l’espace, et dont les verdures s’entr’ouvraient sur la nappe bleue de la rivière, semblait à M. de Villenoise l’endroit le plus agréable du monde. Il y recueillait de légers souvenirs. C’était une attitude de Gilberte, un regard, la façon dont elle lui avait dit adieu ou bonjour, ou quelque phrase dans laquelle il retrouvait la simplicité de cœur, la puissance de tendresse et la bonté de cette charmante fille. Puis aussi, c’étaient certains petits traits capables de flatter sa vanité en même temps que son amour: de naïves réflexions par lesquelles, sans le vouloir, M^{lle} Méricourt trahissait son admiration pour les travaux du fin latiniste, de l’érudit, du philosophe et du poète qu’il était ou qu’il aurait voulu être. Il se sentait installé dans cette gracieuse imagination précisément au rang qu’il rêvait d’occuper parmi l’élite intellectuelle de ses contemporains. En s’inclinant sur ce séduisant miroir, il croyait se voir tel qu’il était; il goûtait l’oubli délicieux des lacunes qu’il était bien forcé de se découvrir, à d’autres moments, dans le caractère et dans l’esprit. La plus puissante espèce de fascination l’attirait vers Gilberte: il s’aimait mieux en elle, et voilà pourquoi surtout il l’aimait. Le petit parc de Billancourt était le cadre matériel qui fixait le contour de ces impressions. Un jour, pour la première fois, Vincent y fit quelques pas en tête-à-tête avec Gilberte. La jeune fille cherchait une ombrelle oubliée près de quelque banc. M. de Villenoise explorait, de son côté, les charmilles. Ils se rencontrèrent. —Je ne l’ai pas, fit-il d’un air désolé. Et vous? —Elle est donc introuvable! dit-elle. Mais une expression d’espièglerie animait son visage d’enfant. Vincent la contemplait, perdant un peu la tête, et ayant à un degré pénible la conscience de son propre trouble. Tout à coup elle éclata de rire. —Mais regardez-moi donc, M. de Villenoise! —Je ne fais que cela, sourit-il. Elle rit plus fort. —L’ombrelle... Mais la voilà, l’ombrelle!... Et elle l’agitait, toute grande ouverte, au-dessus de sa tête. Elle la tenait ainsi depuis un moment. Vincent ne s’en était pas aperçu. Comme ils revenaient, côte à côte et lentement, vers le groupe des autres personnes, Gilberte continua de le taquiner. —A quoi pensiez-vous donc?... Voyons... Dites?... Comment, vrai, vous ne voyiez pas mon ombrelle?... Vous aviez peut-être oublié que nous étions partis pour la chercher. Vous savez, il ne faut pas devenir savant jusqu’à la distraction. Bon pour un vieil académicien!... Mais vous êtes trop jeune, allez, pour les palmes vertes et pour les lunettes bleues!... —Vous abusez, dit Vincent, de ce que je n’ose pas recourir à mon seul système possible de défense. Ce n’est pas la science qui me rend distrait. —Quoi donc alors? Elle gardait le ton plaisant et étourdi qui lui permettait de mettre ainsi le jeune homme en demeure de répondre. Pourtant elle sentit la coquette provocation de son interrogatoire. Elle rougit, toute troublée par le silence grave de Vincent. Et la subite tristesse répandue sur ce mâle et beau visage étonna douloureusement Gilberte, lui gonfla le cœur d’un vague effroi et d’une sympathie passionnée. A ce moment, M. de Villenoise s’arrêta, regardant vers le sol. La jeune fille suivit la direction de ses yeux, et vit, à l’angle d’une pelouse, une corbeille de pensées, autour de laquelle embaumait une bordure de réséda. Tout de suite elle tressaillit en se rappelant le brin fleuri qu’ils avaient partagé durant le cotillon, le soir du mariage. Elle devina bien que, lui aussi, c’était à cela qu’il songeait. Une émotion la suffoqua. N’allait-il pas évoquer ce souvenir, lui dire quelque chose... une de ces paroles inouïes qui transforment l’aspect de l’univers?... Elle souhaitait d’entendre sa voix, et en même temps de s’enfuir. Jamais rien de pareil ne l’avait bouleversée. Pourtant elle se tenait toute droite, figée dans son calme de jeune personne bien élevée, comme un soldat sous les armes, et gardant même la maîtrise de ses jolies prunelles brunes, pleines d’insouciance voulue. Vincent se baissa, cueillit une fleur, et la lui offrit sans rien dire. La fleur était double, comme celle du bal, et Gilberte crut comprendre qu’il souhaitait encore un partage. Elle n’osa pas. Elle dit seulement: «Merci, monsieur.» Puis elle tourna le massif et vint s’asseoir près de Lucienne. Mais avec un mécontentement d’elle-même, un désappointement vague, et comme quelque chose de lourd qui lui serait tombé sur le cœur. M. de Villenoise s’en voulait davantage. En effet, comment ne pas pressentir qu’il était en train de troubler cette enfant?... Toutefois, devant la corbeille de réséda, il avait été héroïque. Car une tentation terrible l’avait assailli: celle de tirer son porte-cartes de la poche de sa jaquette, et de montrer à M^{lle} Méricourt la fleur desséchée qui, depuis le soir du bal, n’avait guère quitté sa poitrine. De quelle gravité n’eût pas été un geste pareil!... Il était parvenu à se raidir contre l’impulsion qui lui avait traversé le cerveau. Mais, quand il s’était ensuite relevé pour offrir à Gilberte le double brin de réséda, Vincent demeurait tout pâle de ce qu’il avait failli faire. * * * * * Peu de jours après, Robert, en déjeunant rue Jean Goujon, lui fit une bizarre confidence. —Ma femme est un peu contrariée en ce moment, dit-il tout à coup. Et moi aussi, comme de juste. —Pourquoi? questionna de Villenoise. —A cause de Gilberte... Nous l’aimons tant! —Est-ce qu’elle est malade? Il avait jeté cette interrogation avec une angoisse brusque, aussitôt mêlée d’une espèce de remords. —Non, dit Dalgrand. Non... elle n’est pas malade. Il hésitait... Peut-être pour mieux observer son ami; peut-être devant la nature délicate de ce qu’il avait entrepris de dire. —Mais qu’a-t-elle? demanda Vincent, d’une voix singulière. —Mon Dieu, voilà... C’est un mariage... —Un mariage!... —C’est-à-dire... —Comment, un mariage!... cria de Villenoise en se levant pour marcher dans la chambre, bien qu’ils ne fussent pas même au dessert. Mais elle est trop jeune! Elle n’a pas... Deux domestiques rentraient en même temps. Il dut se rasseoir. Et, comme le maître d’hôtel ne quitta plus la pièce, il fallut changer la conversation. Robert parla de ses affaires. Mais, là encore, le sujet fut coupé lorsque M. de Villenoise demanda pour quelle raison son ami ne réservait pas à la France la première application de sa découverte. Pourquoi construire en Belgique le premier viaduc en aluminium? —Je t’expliquerai cela plus tard, dit l’inventeur. Il ne se souciait pas de révéler à des oreilles de valets la force d’inertie et de routine que lui avait opposée l’administration française, ni les pots-de-vin qu’on lui avait demandés pour soutenir sa proposition, ou qu’on lui avait offerts pour l’empêcher d’y donner suite. Certaines sociétés industrielles puissantes lui avaient carrément offert la lutte, la lutte à coups de millions. Le vainqueur serait celui qui pourrait acheter le plus de bonnes volontés dans le monde politique et dans la presse. «S’il en est ainsi partout,» s’était dit Robert, «du moins je ne constaterai pas cette plaie dans mon propre pays. J’aime mieux voir cela chez les autres que chez moi. Je retournerai donc à l’étranger.» Et, une fois de plus, s’était évanoui son rêve tant caressé de transformer un de ses succès personnels en un succès patriotique, et de doter la France d’une industrie nouvelle, avant toutes les autres nations. Le souvenir de ses déboires et de ses écœurements lui avait presque fait oublier Gilberte. Aussi, lorsqu’il se trouva dans le fumoir de son ami, devant le café et les liqueurs, et qu’enfin les domestiques les eurent laissés seuls, il eut une exclamation bien faite pour étonner M. de Villenoise: —Ah! les malheureux! cria-t-il. C’est de l’argent qu’ils veulent! Ils la feront mourir!... Vincent, dont les idées étaient ailleurs, eut un sursaut de stupéfaction: —Grands dieux!... Robert!... De qui parles-tu? Qui fera-t-on mourir?... Robert, tout animé, s’écria: —Eh! notre pauvre République, parbleu! Mais Vincent laissa échapper un: «Ah!...» tellement indifférent, que l’indignation de Dalgrand tomba. —De qui croyais-tu donc que je parlais? —De personne... Je me fiche bien de ta politique!... Pourtant il n’osait tout de suite reparler de Gilberte. Sa nervosité remit Dalgrand sur la voie. —Moi aussi, je m’en fiche, pour le moment. Ce qui me préoccupe, comme je te le disais, c’est ma belle-sœur. —Puisque vous la mariez, dit l’autre avec une exaspération visible, tu n’en auras bientôt plus le souci. —Mais nous ne la marions pas, mon ami! Justement j’allais te dire qu’elle refuse un parti auquel tenait beaucoup le général. —Ah?... Elle refuse?... La détente, chez Vincent, fut si soudaine qu’il ne trouva rien d’autre à dire. Et, comme Dalgrand n’ajouta pas autre chose tout de suite, il y eut un moment de silence presque gauche. —Tu n’aimes pas le sucre, n’est-ce pas? dit enfin M. de Villenoise, après en avoir mis machinalement six morceaux dans la tasse de son ami. Déjà il en saisissait un septième avec la pince. —Mais non, je ne l’aime pas, nom d’un petit bonhomme! Tu es là qui me fabriques un sirop!... Et Robert, satisfait de ce qu’il observait, mis en joie et bon enfant, tapa en riant sur le genou de son ancien camarade: —Si ton père s’y était pris comme ça pour fabriquer l’APÉRITIF BERTET... Ah! mon pauvre garçon, tu ne serais pas vingt fois millionnaire! Vincent rit du bout des lèvres. En lui-même, il se disait: «Elle a refusé un parti qui plaisait à son père... Elle m’aime!...» La joie et l’effroi de cette certitude paralysaient tout en lui, même le désir d’entendre parler d’elle, d’en savoir davantage sur ce prétendant qu’elle avait éconduit. Il ne trouvait plus la force de s’arracher à sa pensée intime, de composer sa physionomie, de prononcer des paroles. Il souhaitait ardemment de rester seul. Il eût voulu que Dalgrand s’en allât. Cependant, celui-ci entrait dans des détails. Personnellement, il n’était pas fâché que ce mariage ne se fît pas. Gilberte avait bien raison de choisir suivant son cœur... Et il appuyait sur ce thème, avec la franchise de sa nature ouverte et droite, avec l’exaltation joyeuse de ce qu’il croyait maintenant comprendre, et le désir difficilement réprimé de sauter au cou de son ami, de lui crier: «C’est toi qu’elle préfère... Elle a joliment raison!...» Mais ce qui l’ennuyait, c’était que M. Méricourt et Lucienne déploraient la décision négative de Gilberte, et même allaient jusqu’à persécuter un peu la jeune fille à ce sujet. —Qu’est-ce donc que le jeune homme? demanda enfin M. de Villenoise. —Oh! un très gentil garçon et un bon parti. Le vicomte Pierre de Bréville, un tout jeune capitaine qui vient de sortir breveté de l’École de Guerre. C’est un ancien officier d’ordonnance du général... Excellente famille, vieux nom, fortune très passable... Bel homme avec cela... Et surtout grand favori de mon beau-père... C’était depuis longtemps dans l’idée de M. Méricourt, ce mariage. Il aimait déjà le jeune de Bréville comme un fils. Cette fois, M. de Villenoise écoutait avec intérêt. La préférence du général pour ce jeune homme lui causait du dépit. Il avait beau ne pas s’être mis sur les rangs, on aurait dû songer à lui, Vincent, comme à un parti possible pour Gilberte. L’idée que, sans même lui donner le temps de se déclarer, on en eût accepté un autre, et que maintenant on regrettait cet autre, l’irritait contre M. Méricourt et contre la jeune M^{me} Dalgrand. La pensée d’un rival appuyé par la famille piquait son amour-propre en même temps qu’elle inquiétait ses sentiments plus tendres. Si l’excellent Robert eût été capable de rouerie en une affaire si délicate, il n’eût pas employé d’autre tactique pour décider Vincent à conquérir sa belle-sœur. Mais il ne songeait pas à jouer au plus fin. Et s’il avait même deviné plus que le général et Lucienne, c’était uniquement par l’intuition de son amitié, par la clairvoyance de son cœur large et tendre. —Et... M^{lle} Gilberte le connaît beaucoup ce... vicomte de Bréville? Déjà, il y avait de la haine dans l’accent avec lequel M. de Villenoise prononçait le nom de cet inconnu. —Beaucoup, répondit Robert. Il ne lui déplaît pas comme homme, mais elle prétend qu’elle ne pourrait le souffrir comme mari. —De Bréville... répéta Vincent d’une voix changée. Mais je connais ce nom-là! —Tu l’auras lu dans les journaux, reprit Dalgrand. Ou tu auras rencontré ces messieurs dans le monde. —Ces messieurs?... Ils sont plusieurs frères?... —Non, le vicomte est fils unique. Mais il y a son père, le comte de Bréville. —Ah!... cria Vincent, qui porta la main à son front, comme sous l’éclair d’un souvenir ou sous le choc d’une douleur. —Eh bien, qu’est-ce qui te prend? dit son ami. —Rien... Rien... Je croyais me rappeler... Mais je me trompe... oui, je me trompe. Je ne les connais pas du tout, ces de Bréville. Robert le considéra avec inquiétude. Décidément, M. de Villenoise était plus compliqué qu’il ne l’avait cru. Quelque chose se passait en lui qui échappait à la perspicacité élémentaire de Dalgrand. Mais ce quelque chose allait-il compromettre la paix ou le bonheur de Gilberte? Non, par exemple! Il y mettrait bon ordre, lui, Robert. Il ne laisserait pas son meilleur ami même faire le moindre chagrin à la chère petite sœur! Tandis que Vincent fumait en silence, et tout préoccupé, une espèce de remords vint à Dalgrand. Il se remémorait les anciennes théories de son ami sur l’amour, le dédain que M. de Villenoise professait jadis pour les jeunes filles... Sur quoi donc avait-il fondé l’espoir que ce sceptique aurait changé? N’avait-il pas eu tort de l’attirer à Billancourt? A présent, le mal était fait: Gilberte aimait Vincent. De cela, Robert ne doutait plus. Mais n’avait-il pas trop à la légère imaginé que cet amour, inévitablement, deviendrait réciproque? Les deux jeunes gens restaient maintenant l’un en face de l’autre, silencieux, contraints. Chacun craignait d’avoir trop montré sa pensée ou d’avoir trop paru comprendre celle qu’on voulait lui cacher. Brusquement, sans transition, ils se dirent adieu. Lorsque Vincent fut seul, sa joie et son irritation éclatèrent. Il marchait à travers les salons, il parlait tout haut. Ainsi, elle refusait de se marier! Pourtant, elle ne pouvait compter sur lui, puisqu’il n’avait fait aucune déclaration, aucune promesse. Non, elle rejetait un beau parti, sans savoir même s’il songeait à elle, simplement pour ne pas appartenir à un autre, dût-elle ne jamais être à lui. Ah! la chère, l’adorable enfant! Un attendrissement infini gonflait le cœur du jeune homme. Puis, tout à coup, le nom de Bréville surgissait à travers l’ivresse de sa rêverie. Alors il s’emportait... la rougeur lui montait au visage... ses yeux étincelaient comme s’il eût aperçu en chair et en os ce rival inconnu... Ah! quel soulagement s’il eût pu le rencontrer, le provoquer!... Sa colère enveloppait aussi le général Méricourt et Lucienne Dalgrand. Comment ces gens-là osaient-ils pousser Gilberte à épouser un homme qu’elle n’aimait pas?... Bréville... C’était de la bouche de Sabine qu’il avait entendu ce nom pour la première fois. Mais à quelle occasion? L’agitation de ses idées l’empêchait d’interroger sa mémoire. Chaque fois qu’il tentait de remonter l’enchaînement de certains souvenirs, il se trouvait détourné par quelque battement fou de son cœur, et par une voix de triomphe criant au fond de lui: «Gilberte m’aime!... Elle m’attend!... C’est moi qu’elle épousera!...» Énervé à la fin, il se jeta dans un fauteuil, mit les deux mains sur ses yeux, tâcha de réfléchir posément. Il répéta plusieurs fois à demi-voix: «Bréville... comte de Bréville...», malgré le grincement de dents involontaire qui lui faisait hacher ces trois syllabes. Le son évoquerait une image. Et, en effet, soudainement, il aperçut l’atelier de Sabine, puis la jeune femme dans son costume d’homme, puis une silhouette masculine, un peu vague; et il entendit M^{me} Marsan lui présenter cet étranger: «Le comte de Bréville...» Ah! oui, il se rappelait maintenant. Ce monsieur qui commandait à l’artiste le portrait de sa maîtresse... C’est cela... C’était le père. Alors, le mécontentement que jadis, à cette occasion, lui avait inspiré Sabine, vint se confondre avec les sentiments d’hostilité qu’évoquait le nom de ce prétendant à la main de Gilberte. Une espèce de solidarité s’établit dans sa pensée entre M^{me} Marsan et ces inconnus qui se mettaient en travers de son chemin. Ce vieux beau qui avait vu Sabine habillée en garçon et qui se permettait de faire poser chez elle on ne savait quelle créature, était le père du jeune homme qui demandait la main de M^{lle} Méricourt. Une telle association d’idées exaspérait Vincent. Et, ses dispositions agressives ne pouvant se porter sur personne que sur sa maîtresse, ce fut contre elle que, finalement, se tourna l’indignation du jeune homme. «Puisqu’elle tient tant à sa liberté,» murmura-t-il, «je serais bien bête de ne pas reprendre la mienne! Je lui ai reparlé de ce portrait de femme... Oui, je m’en souviens. Et elle n’a pas daigné me répondre. C’était une commande... Sabine est pauvre, et je ne pouvais lui interdire d’accepter ce travail. Ah! son travail... sa pauvreté!... Les fait-elle sonner assez haut!... Ils lui donnent toutes les audaces, tous les droits... Combien de fois a-t-elle revu ce comte de Bréville? Je n’en sais rien... Ils ont dû causer ensemble... souvent peut-être... Ce projet de mariage pour son fils... Il lui en a sans doute parlé... Qui sait?... N’y serait-elle pas pour quelque chose?... Elle a tant de finesse!... Et elle a pris ombrage de M^{lle} Méricourt... Ah! si elle s’en est mêlée!...» Un geste de menace acheva le monologue de Vincent. Jamais un tel fonds d’aigreur ne s’était soulevé en lui contre la maîtresse ancienne et découronnée de l’auréole d’amour. Jamais si pesante ne lui avait paru la chaîne qui le liait à cette femme. Quand il entra chez elle, le soir de ce jour, il avait sur le cœur la cuirasse de cruel dégoût qu’ont les amants lassés et qui fait d’eux les êtres les plus inconsciemment inhumains qui soient au monde. Il avait couru le long des rues pour venir—comme il courait autrefois dans l’impatience de revoir et de baiser cette brune tête. Aujourd’hui, il ne se hâtait plus que vers la délivrance. Il se sentait la force de rompre. Et il ne doutait pas qu’elle ne lui en fournît le prétexte. Lorsqu’il pénétra dans l’atelier, Sabine eut un cri de joie à le voir si tôt. Elle l’attendait à peine. Depuis quelque temps, il ne venait plus tous les soirs. Après son dîner solitaire, elle s’était assise entre les plantes vertes, dans la galerie vitrée. Elle se balançait dans un _rocking-chair_ en regardant s’évanouir lentement le jour entre les paravents, les chevalets et les arbustes qui encombraient la vaste pièce. Son grand chien danois, Hirsow, se tenait immobile à côté d’elle, allongé sur une natte. De temps à autre, il soulevait sa tête formidable et câline à la hauteur de la main que laissait pendre la jeune femme. Doucement, il soulevait de son front les doigts inertes, qui alors s’animaient un peu pour une distraite caresse. Ils étaient là tous deux depuis près d’une heure, perdus dans leur rêverie: elle, avec toute la douloureuse clairvoyance d’une pauvre créature humaine, qui voit s’émietter à chaque minute un peu de sa jeunesse et de sa joie; et lui, inconscient de l’imperceptible et incessante destruction, mais les yeux pleins de toute l’inexplicable mélancolie dont la nature ennoblit les prunelles de ses créatures muettes. Et, sans que Sabine eût fait un mouvement, elle se sentait maintenant rouler sur les joues tout un ruissellement de larmes. Ce fut à ce moment que la porte s’ouvrit et que M. de Villenoise parut. Elle eut un élan si ravi que le jeune homme en fut remué. Puis, tout de suite, il remarqua ses pleurs. —Qu’est-ce que vous avez donc, Sabine? Pour mieux lire sur son visage, il l’attirait vers le vitrage encore clair. Elle lui montra des paupières lourdes et lasses, des joues un peu creusées, avec un double pli de tristesse qui mettait comme une ride de chaque côté de la bouche. Pauvre amie! Comme elle vieillissait! Vincent se sentait envahir par une pitié qui l’éloignait d’elle plus encore que la colère de tout à l’heure. Il demanda: —Pourquoi pleuriez-vous? —Oh! c’est fini, tout à fait fini, puisque vous voilà. Mais, comme il ne l’embrassait pas, et qu’elle lui trouvait des yeux froids et singuliers, elle eut aux lèvres un nouveau tremblement d’angoisse. Cependant, M. de Villenoise se tendait de plus en plus contre elle, à cause du supplice qu’elle infligeait à sa propre sensibilité. Pour échapper à un conflit de sentiments qui devenait intolérable, il chercha tout de suite le prétexte d’une explication. Dans l’espoir de découvrir et de deviner le portrait de femme commandé par le comte de Bréville, il se mit à parcourir l’atelier, soulevant les draperies qui recouvraient certaines toiles, feuilletant les cartons remplis d’ébauches. D’abord, il affecta des gestes indifférents, tout en causant de choses et d’autres, mais bientôt il s’activa si sérieusement que Sabine en fit la remarque. —Vous cherchez quelque chose, mon ami? Attendez qu’on apporte de la lumière. Je suis sûre que vous ne distinguez plus une académie d’une nature morte. Il ne répondait pas. Elle insista: —Dites-moi ce que vous voulez, Vincent? Je vous le donnerai. Brusquement, il déclara: —Je cherche la maîtresse du comte de Bréville. Auriez-vous déjà livré le portrait? —Le portrait?... Mais je ne l’ai pas fait! —Tiens! Pourquoi? —D’abord, dit Sabine, je ne sais pas si c’était sa maîtresse. M. de Bréville est venu me demander de faire le portrait d’une dame, sans me la nommer ni me dire qui elle était. J’ai supposé quelque intrigue. Et je l’ai affirmé devant vous parce que... Ma foi, je ne sais plus... Par bravade. —Comment était-elle, cette dame? —Je ne l’ai pas vue. —Le monsieur a renoncé à son projet? —Non, Vincent, reprit Sabine avec une douceur grave. C’est moi qui ai refusé. Nous nous étions, vous et moi, querellés au sujet de cette commande. Il ne vous paraissait pas convenable que je l’acceptasse. J’ai écrit, dès le lendemain, à M. de Bréville pour le prier de ne plus compter sur moi. —Est-ce possible? s’écria de Villenoise. —Je ne vous ai jamais menti, dit avec fierté M^{me} Marsan. —Mais, reprit-il, vous avez revu le comte? Il est revenu? Il a insisté? —Les termes de ma lettre étaient tels qu’il a jugé toute démarche inutile. —Ainsi, dit maladroitement Vincent, vous ne connaissez pas son fils? —Son fils?... Je ne savais pas qu’il en eût un. Comme aucune parole de M. de Villenoise ne passait inaperçue pour Sabine, elle reprit avec intérêt: —Qu’est-ce que ce fils? Pourquoi m’en parlez-vous? Il détourna son attention—d’une façon qu’elle remarqua encore—et il ajouta: —Mais c’est un gros sacrifice que vous avez fait à ma susceptibilité en refusant ce portrait! Vous me mettez dans un grand embarras, ma chère Sabine. Comment puis-je reconnaître?... Elle s’écria: «Oh!...» avec une intonation de reproche. Puis elle courut à lui, l’entoura de ses bras, mit son visage sous les lèvres du jeune homme, et murmura: —Dis-moi seulement que tu es content! Pouvait-il ne pas incliner la tête et ne pas donner ce baiser qu’elle attendait en récompense?... * * * * * Ainsi se terminait la scène qu’il avait provoquée, l’explication qui devait amener quelque violence, lui fournir un prétexte de rupture!... Mais aussi, c’était une fatalité! Cette femme, dont les fureurs le lassaient autrefois, avait toutes les humilités, toutes les délicatesses, lorsque, précisément, il souhaitait que cette nature emportée surexcitât son propre courage jusqu’au déchirement de la séparation. Pourquoi donc était-elle si complexe? Physiquement aussi, elle se transformait suivant les heures. Dans cette soirée, où il l’avait d’abord trouvée vieillie, fanée, lorsqu’il l’examinait de son regard dur, il la vit si bien se transfigurer dans la joie, sous son désir réveillé, sous sa caresse, qu’il en fut repris jusqu’à l’enivrement. Et lui-même, d’ailleurs? Ne se surprenait-il pas en de telles diversités d’intentions, de sensations, de jugements, qu’il éprouvait à la fin la soif de ne plus penser, de ne plus vouloir, et de se laisser emporter par le torrent de sa nature mystérieuse comme la feuille sur le ruisseau, au hasard, sans réfléchir. Malheureusement, ce n’était pas possible. Cette liberté de l’être instinctif, il ne pouvait la suivre sans marcher vers quelque mauvaise action. N’avait-il pas déjà dévié de ce que commande l’honneur? En songeant à cet amour pour Gilberte qu’il apportait dans son cœur chez Sabine, et en se rappelant les paroles de passion qui lui étaient ensuite échappées entre les bras de sa maîtresse, il se frappa le front comme un coupable lorsqu’il se retrouva dans le silence et dans la solitude de la nuit, au fond de son hôtel muet. «Que faire?» murmura-t-il. «Quel parti prendre? Un homme s’est-il jamais trouvé dans une si cruelle situation?» VII DANS une royale avenue de châtaigniers séculaires, parmi les ombres verdoyantes et les clartés joyeuses d’une matinée d’août, un jeune homme conduisait un break à deux chevaux. C’était Vincent. Il quittait son parc de Villenoise pour aller chercher les Méricourt et les Dalgrand à la gare voisine. Derrière lui, dans le fond de lumière qui éclatait au bout de la profonde avenue, on pouvait apercevoir la façade de brique et de pierre, les hautes toitures d’ardoises, les tourelles à poivrières, de son joli château moderne, si ingénieusement copié sur des estampes du XVII^e siècle représentant l’ancienne demeure des seigneurs de Villenoise. Plus loin, bien plus loin, dans un creux de terrain, dont le séparait un bois, se dressaient des corps de bâtiment rectangulaires, à murs blancs, à toits rouges, à multiples fenêtres coupées carrément, sans linteaux ouvragés ni balcons de fer artistiques. Là, se fabriquait l’APÉRITIF. Autour de l’usine se tassaient les maisons ouvrières. On était satisfait de la vie dans ces alvéoles de ruche. Le nom de M. Vincent y était populaire. La veille encore, le jeune maître, en les parcourant, avait vu les visages rayonner là où il passait. Un mot de lui avait éloigné quelques menaces de misères matérielles et morales. Il avait, par le don d’une petite dot, rendu possible un mariage; appelé de Paris, par téléphone, un célèbre docteur au chevet d’un enfant blessé; réconcilié deux frères qui allaient en venir au procès. Les sourires, les regards heureux l’avaient entouré, suivi. Et, dans une de ces réflexions paradoxales que les gens trop comblés par la fortune se plaisent à formuler, il s’était dit: «Je donne le bonheur que je ne possède pas moi-même, car j’en suis réduit à envier le plus humble de ces manœuvres.» Ce matin, en effet, c’était sans joie qu’il allait au devant de Gilberte. Pour la fuir, pour rompre définitivement avec le rêve de la conquérir et de la posséder, Vincent s’était réfugié à Villenoise. Tous les ans, d’ailleurs, vers cette époque, il venait passer plusieurs semaines dans son château. Ce séjour ne le séparait pas de Sabine, au contraire. Sur les confins de sa vaste propriété, dans une direction opposée à l’usine, près d’un village dont aucun habitant ne comptait parmi ses ouvriers, M. de Villenoise avait acheté une villa, où, tous les étés, Sabine s’installait avec sa fidèle femme de chambre, Estelle. Là, Vincent lui rendait régulièrement visite, comme à Paris; et, comme à Paris, leurs rendez-vous n’avaient jamais lieu ailleurs que chez M^{me} Marsan. Cette femme absolue et fière ne fréquentait pas plus le château de Villenoise que l’hôtel de la rue Jean Goujon. Tout au plus elle consentait à se promener au bras de son ami dans les parties sauvages du domaine, qui contenait des sites célèbres par leur caractère pittoresque. Vincent, qui se rendait toujours chez elle à cheval et sans domestique, laissait sa monture dans l’écurie inoccupée de la villa. Il ôtait lui-même le harnachement de sa bête, lui passait un licol, lui donnait son avoine. Puis, il pénétrait à pied dans les bois, avec Sabine, et, au retour de leur promenade, il avait vite fait de seller et de brider son cheval. C’était ce genre de vie que le jeune homme avait repris depuis le commencement du mois d’août. Après bien des luttes, il en était arrivé à se dire qu’il n’était pas libre, qu’il n’avait pas le droit d’assassiner moralement la pauvre créature qui ne possédait que lui au monde et qui avait tout perdu à cause de lui. Elle n’était pas parfaite; il ne l’aimait plus d’amour. Ces deux raisons ne l’affranchissaient pas. Une autre femme, il est vrai, souffrirait de sa résolution. Mais le mal serait moins profond dans le cœur de cette belle jeune fille, devant qui s’ouvraient, pour la consoler, toutes les perspectives du bonheur humain. D’ailleurs, il n’avait rien dit de ses sentiments à Gilberte; et, d’autre part, que de serments il avait faits à Sabine! C’était donc à celle-ci qu’il se devait, puisque à celle-ci il s’était donné, il s’était promis pour toujours. Vincent, une fois de plus, se répétait de tels raisonnements, en conduisant son break vers la gare où il allait retrouver ses amis. Il éprouvait le besoin d’affermir sa volonté, car, à l’idée qu’il allait revoir M^{lle} Méricourt, qu’il passerait toute la journée près d’elle, une émotion l’étreignait, amollissait ses muscles, précipitait les battements de son cœur. C’est qu’il s’était imposé un devoir pour cette entrevue,—qu’il avait acceptée exprès, s’il ne l’avait pas provoquée lui-même. L’initiative de cette partie de campagne revenait, en effet, à Dalgrand. Mais M. de Villenoise y avait vu l’occasion de détruire volontairement dans le cœur de Gilberte un espoir que la loyauté lui défendait d’y laisser grandir. Aujourd’hui même il voulait, à tout prix, d’une façon quelconque, briser l’entente inexprimée, si délicieusement douce, qui, presque inconsciemment des deux côtés, s’était établie entre la jeune fille et lui-même. A quel moment précis était née cette chose insaisissable et si troublante? Quelle en était maintenant la puissance?... Il n’en savait rien, sa conscience ne lui reprochait nulle tentative de séduction volontaire. Toutefois, si elle l’avertissait un peu tard, cette conscience, elle parlait enfin clairement: il ne pouvait continuer avec Gilberte son flirt dangereux sans devenir un malhonnête homme. Mais comment, à quelle minute, par quelle attitude ou quelles paroles, trouverait-il l’énergie de faire croire à cette adorée enfant qu’il ne l’avait jamais aimée?... Le break s’arrêta devant la station du chemin de fer,—une station peu fréquentée du département de l’Eure. De petits bâtiments neufs, deux rangs de marronniers aux troncs gros comme le doigt, portant un maigre bouquet de feuilles, un quai recouvert d’une forte couche de cailloux, une lampisterie et une pompe, se dessinaient crûment sous le soleil. De part et d’autre, la voie double allongeait ses quatre lignes de fer. Vincent donna les rênes au domestique immobile sur le siège à côté de lui, sauta à terre, traversa la salle d’attente. Des employés s’empressèrent de lui ouvrir les portes. Et il piétina pendant un quart d’heure; il était arrivé trop tôt. Un roulement lointain qui grandit de seconde en seconde. Un coup de sifflet qui fit tressaillir Vincent comme un cheval trop nerveux. Puis le train qui s’arrête, des portières qui s’ouvrent, des exclamations qui partent, des mains qui se tendent. Et la peur qu’elle ne fût pas venue avec les autres, en ne la voyant pas descendre tout de suite!.... Elle sauta sur le quai la dernière, visiblement émue elle-même, et jolie, ah! si jolie!... d’un tel éclat de jeunesse, avec sa peau laiteuse et nacrée, ses joues de fleur, ses yeux d’enfant!... Elle portait une robe de batiste claire, un grand col de guipure retombant sur les manches bouffantes autour du cou découvert. Et son chapeau de paille très large, orné d’un gros nœud de taffetas glacé, était garni sur le bord d’une dentelle qui retombait, mettant le frisson d’une ombre fine sur ce visage délicieux. Lucienne Dalgrand était bien jolie aussi, dans une légère toilette, un peu plus sérieuse que celle de sa sœur, mais aussi frêle d’étoffe et fraîche de coloris,—une de ces toilettes qui font que les femmes, chaque été, ont l’air de s’épanouir à nouveau comme les corolles des parterres. Le général et son gendre, à côté de toute cette jeunesse et de toute cette grâce, personnifiaient l’élégance et la force masculines, le vieillard par sa belle tenue militaire, le jeune homme par sa robuste apparence et sa mâle physionomie. Derrière eux venait une femme de chambre, qui portait les manteaux contre la fraîcheur du soir et la valise contenant le matériel de nuit, car, le voyage étant de deux longues heures, on ne repartirait sans doute que le lendemain matin. M. de Villenoise fit monter cette femme sur le siège, à côté du domestique, qui devait conduire. Lui-même s’assit dans le break avec ses invités. A partir de ce moment, il n’eut plus conscience que de l’affreux effort nécessité par le rôle qu’il s’était tracé. Ne rencontrer les beaux regards de Gilberte qu’avec une prunelle inerte, impénétrable; s’occuper de ses hôtes avec des prévenances égales, sans aucune nuance de galanterie envers la jeune fille; mettre dans sa voix la même indifférence que dans ses yeux quand il s’adressait à elle; alourdir même et souligner cette indifférence, pour qu’elle en sentît l’intention. Il en était réduit à souhaiter qu’elle comprît trop, qu’elle s’offensât,—car il redoutait moins sa colère que sa douleur, et il savait que le ressentiment est le brûlant remède qui cautérise les plaies du cœur. Hélas! la voiture avait à peine franchi la royale avenue de châtaigniers séculaires, elle tournait seulement devant le perron du château, que Vincent avait pu voir passer, au fond des transparentes prunelles brunes de Gilberte, comme l’ombre d’une naïve angoisse. Cette angoisse grandit, resserra son étau, devint presque visible, à mesure que s’accentuait la froideur étudiée de M. de Villenoise. Les nuances d’attitude auxquelles il s’appliqua devaient passer inaperçues pour trois de ses invités. Mais celle pour qui se jouait son pénible rôle ne pouvait guère s’y méprendre, et ne s’y méprit pas. On déjeuna longuement dans la salle à manger immense et haute, où le déroulement des tapisseries anciennes couvrait les murs d’une obscurité verdoyante d’où semblait émaner de la fraîcheur. On alla prendre le café dans une grotte artificielle, au bord d’une nappe d’eau tout encadrée par des feuillages. Puis, quand la chaleur du jour fut un peu tombée, M. de Villenoise proposa de monter en voiture pour visiter le domaine. —Je vous promènerai aujourd’hui dans les bois, dit-il. Et demain, quand vous serez bien reposés, je vous montrerai l’usine. —Demain! s’écria Dalgrand. Demain, moi, je serai loin, mon cher. Vincent protesta, mais avec modération. Il souhaitait les voir partir tous, ne se sentant pas sûr de lui si son supplice se prolongeait. Pourtant il déclara que, si les affaires rappelaient son ami, du moins il garderait à Villenoise le général et ces dames. Gilberte rougit et regarda son père: —Oh! papa, tu sais bien... murmura-t-elle. M. Méricourt, surpris, tâcha de deviner le désir de sa fille. Comprenant à un imperceptible mouvement de tête qu’elle lui dictait un refus, il se mit à parler au hasard d’une visite d’un chef de corps d’armée, qu’il attendait d’un jour à l’autre au manège de l’École de Guerre. Vincent les observait. Il eut froid au cœur en constatant le prompt succès de sa tactique. C’en était fait. La pauvre enfant ne songeait plus qu’à fuir. Déjà!... Comme il suffisait de peu de chose pour effarer cet ombrageux et délicat sentiment qu’elle portait en elle et quelle croyait si bien caché! Il oublia de tenter même une insistance polie. Et Lucienne, qui déclarait ne pas vouloir quitter son Robert, fut toute gênée du silence de glace dans lequel tomba sa petite phrase d’épouse amoureuse. —Eh bien, reprit enfin M. de Villenoise—avec une tristesse que l’on put attribuer au désappointement de ne pas retenir ses hôtes,—il faut alors opter entre les bois et l’usine, car nous ne pouvons tout parcourir en une après-midi, surtout qu’il est déjà trois heures, ajouta-t-il en consultant sa montre. —Ah! l’usine, s’écria Dalgrand. Je tiens à y conduire le général. Il y a là une cité ouvrière modèle qui vaut le voyage de Paris à Villenoise. Quant à tes bois, mon petit... Nous avons celui de Boulogne, où je mènerai ces dames par compensation. —Nous le connaissons, dit Lucienne. —Quelle erreur! protesta Robert. Il n’y a pas une Parisienne qui connaisse le bois de Boulogne. Pour vous, c’est l’avenue des Acacias, celle des Poteaux et la pelouse de Longchamps. Je vous y montrerai des petits coins!... Vous pourrez vous y croire à cent lieues de la capitale, sous les bocages de l’ami Vincent. —Oui, mais chez moi, riposta de Villenoise, vous pourriez, mesdames, vous croire à trois cents lieues, dans quelque pays de montagnes. J’ai un éboulement de rochers, une cascade... —Bah! reprit Robert en riant, c’est une charretée de pierres qu’il a fait porter dans un petit ravin... Et quant à sa cascade... figurez-vous une gouttière crevée en temps d’orage... Et encore la gouttière est plus grandiose. —Tu es méchant, dit Lucienne à son mari. Moi, je veux voir le chaos de rochers, la cataracte! Elle amplifiait les mots en riant de sa malice. Et elle ajouta, avec une petite moue: —D’ailleurs, les usines, tu sais... j’ai assez de la nôtre. Les taquineries et les pourparlers durèrent encore un moment. A la fin, il fut décidé qu’on se diviserait en deux groupes. Dalgrand, qui connaissait la cité ouvrière, y accompagnerait le général. Le directeur de l’usine montrerait à ces messieurs les dernières innovations. Quant à ces dames, elles iraient avec Vincent visiter les beautés naturelles de la forêt, ce qu’on appelait dans le pays: le Puits du Diable, la Fontaine aux Pins et le Salon des Fées,—noms fantastiques, dont, malgré les railleries de Dalgrand, s’excitaient les imaginations de Lucienne et de Gilberte. Deux voitures furent attelées: une charrette anglaise que Dalgrand conduisit, ayant à ses côtés le général; et une victoria, dans laquelle Vincent s’assit à reculons, faisant face aux deux jeunes femmes. —Vous ne craignez pas, j’espère, de marcher, ni même de grimper un peu? leur demanda-t-il. Nous ne pourrons aller aux endroits les plus curieux par les allées carrossables. Robert, qui entendit cette observation, se retourna. —Luce, ne te fatigue pas! cria-t-il à sa femme. Je ne veux pas qu’elle grimpe dans de mauvais chemins! poursuivit-il d’un air significatif en cherchant les yeux de Vincent. Celui-ci fit: «Ah! très bien!» tandis que Lucienne devenait très rouge et murmurait d’un ton de reproche: «Oh! Robert...» Dalgrand reprit impitoyablement: —S’il faut escalader des sentiers de chèvres, emmène Gilberte. Ce sera son affaire. Mais tu me feras plaisir de laisser Luce dans la voiture. Là-dessus, le constructeur, riant de son propre machiavélisme, de sa précaution à deux fins, fit légèrement claquer son fouet et partit. «Comme cela,» pensa-t-il, «la petite maman future ne compromettra pas notre grand espoir, et si, comme je le crois, Vincent et Gilberte ont quelque chose à se dire, ils saisiront le prétexte que je leur fournis de s’offrir un tête-à-tête.» —Allez d’abord au Salon des Fées, dit à son cocher M. de Villenoise. Vous passerez par le Chêne au Pendu, ajouta-t-il. —Le Chêne au Pendu! s’écrièrent ensemble Gilberte et Lucienne. —Oh! vous ne verrez pas de squelette aux branches, dit Vincent. Il raconta la légende. Un des anciens seigneurs de Villenoise était venu se pendre là par désespoir d’amour. —Ce n’est pas une mort de gentilhomme, remarqua Lucienne. —Tu peux supprimer «gentil», ajouta vivement Gilberte. —Que voulez-vous dire, mademoiselle? demanda Vincent. —Que les hommes ne se tuent pas par amour, prononça gravement la jeune fille. Ils ne savent pas aimer jusqu’à la mort. Quand ils se tuent, c’est qu’un venin d’orgueil ou d’intérêt rend mortelle leur blessure d’amour. —Bah! dit Lucienne stupéfaite. Où es-tu devenue si savante, petite fille? M. de Villenoise dit seulement: —Vous êtes sévère pour nous, mademoiselle. Il était devenu tout pâle. Pourquoi avait-elle prononcé les mots d’orgueil et d’intérêt? Se croyait-elle dédaignée par lui à cause de l’inégalité de leurs fortunes? Elle, qui n’avait aucun avantage social à partager avec celui qu’elle épouserait, ne se sentait-elle pas froissée par l’étalage de son luxe, à lui, Vincent, au moment où il se détournait d’elle? Ah! brute qu’il était d’avoir choisi pour sa muette rupture le décor de ce château fastueux, de ces bois dont il avait, par comble de maladresse, vanté lui-même les beautés! La voiture s’arrêtait. On était devant le Chêne au Pendu. Au milieu du carrefour se dressait un de ces chênes séculaires, dont l’aspect rapetisse et humilie l’existence humaine. C’était un arbre parfaitement beau, un chef-d’œuvre de la patiente Nature. Son tronc, qui mesurait quatre mètres de tour à la base, s’élevait d’un jet puissant, tout droit, jusqu’à la naissance des grosses branches. Là, il se divisait; il étendait des bras d’une incroyable force, portant avec une fermeté sans lassitude, sur une circonférence prodigieuse, des monceaux de ramures et de feuillages. Au centre, le fût robuste continuait de monter comme une colonne, soutenant l’édifice de verdure, le dôme d’ombre et de mystérieuse vie, où l’on devinait des palpitations de sève et des bruissements d’ailes, les frissons de joie du colosse mêlés aux tressaillements voluptueux des insectes et des oiseaux qu’il abritait par milliers. Il avait une physionomie, cet arbre, presque un reflet d’âme, une expression d’orgueil et d’énergie vitale, avec un peu du calme et de la bonté des forts, et, dans son immobilité de rêve, comme le flottant souvenir du passé millénaire. Puis, ce qu’on admirait encore, c’était, sur tout cet âge et sur toute cette force, la grâce puérile des bouquets de feuilles, ces feuilles menues et découpées du chêne, qui semblaient, sur ce front formidable, friser comme une folle et verte chevelure. —Oh! il est splendide, cet arbre! s’écria Gilberte. Lucienne ne disait rien, souriait vaguement—moins au spectacle extérieur peut-être qu’à quelque pensée intime. M. de Villenoise eut un petit mouvement d’épaules dédaigneux. —Bah! c’est un chêne comme tous les autres, du bois à brûler, dit-il... Vous pouvez marcher, Armand, cria-t-il à son cocher. Gilberte vit une nouvelle petite agression sourde dans ce mépris voulu d’une belle chose qu’elle admirait. Entre deux êtres qui ne peuvent s’expliquer, tout aggrave un malentendu qui commence. Mais, en parlant de «brûler», Vincent était sincère. Il aurait mieux aimé maintenant mettre le feu à sa forêt que d’y faire ce qu’il appelait en lui-même avec rage «le tour du propriétaire». Pour atteindre le Salon des Fées, il fallut, malgré la défense de Robert à Lucienne, descendre de voiture. —C’est à deux pas, disait Vincent, et par une allée très douce. En effet, au bout de quelques minutes, on se trouva dans un petit cirque de verdure, très curieusement entouré d’un côté par une muraille circulaire de rocher à pic. Les deux sœurs s’étonnèrent. —Tiens! du granit! Elles ne s’y attendaient pas. —C’est en effet de la roche dure, expliqua M. de Villenoise. Et voilà pourquoi on fait l’honneur à ce petit accident de terrain de le considérer comme une curiosité naturelle. Ce pauvre bloc de pierre a aussi le mérite d’être un peu historique. On prétend que l’ancien manoir féodal de Villenoise devait se dresser au sommet, et non pas dans le vallon plus riant mais trop accessible où se trouve l’habitation actuelle. —Il y a donc de l’espace là-haut? demanda Lucienne avec un mouvement de tête vers le faîte du rocher. —Pas beaucoup, mais il pouvait y en avoir davantage autrefois. Car il s’est produit un éboulement, de date relativement récente. Des blocs se sont détachés du côté opposé à celui-ci. Ils ont laissé entre eux et la colline une espèce de fissure assez bizarre, qu’on appelle le Puits du Diable. Mais, pour voir cela, il faudrait grimper là-haut. —Nous irons! s’écria Lucienne. —Et la défense de Robert? M^{me} Dalgrand prit l’air piteux d’un enfant partagé entre la tentation d’une espièglerie et la peur d’une pénitence. —Moi, dit Vincent qui devinait la cause des précautions imposées par Dalgrand, je n’en prends pas la responsabilité. Réellement, chère madame, ce serait pour vous une grande fatigue, et, peut-être, un petit danger. Lucienne réfléchit un instant, puis, très vite, comme frappée d’une idée, elle déclara: —Très bien! je vous attends ici. Vous allez monter avec Gilberte. Il fut inutile à la jeune fille de se défendre. Un peu tard, mais très clairement, Lucienne venait de s’aviser qu’il y avait opportunité sans doute à ménager un tête-à-tête entre M. de Villenoise et sa sœur, et que peut-être cela entrait dans les intentions secrètes de Robert. Du moment qu’elle croyait suivre une volonté de son mari, elle devenait intraitable. Elle s’arrangea si bien, que, sans une affectation ridicule, les deux jeunes gens ne pouvaient plus refuser de partir ensemble. —Mais, dit Vincent, il faudra bien nous donner un grand quart d’heure, parce que nous monterons par ce sentier et nous reviendrons par là.—Il désignait une petite allée qui s’enfonçait dans la verdure.—M^{lle} Gilberte verra en même temps ce que nous appelons la Fontaine aux Pins. —Allez, dit Lucienne, qui s’assit sur un des sièges en apparence naturels disposés çà et là dans le salon de verdure. Le sentier, en s’élevant autour du rocher, devenait tout de suite abrupt. A plusieurs reprises, malgré l’agilité de Gilberte, M. de Villenoise dut lui donner la main. Ni l’un ni l’autre ne prononcèrent un mot, si ce n’est le: «Permettez, mademoiselle», avec lequel le jeune homme offrit son appui momentané. Lorsqu’ils arrivèrent en haut, M^{lle} Méricourt eut une surprise. Elle ne s’était pas rendu compte de l’élévation atteinte, et elle fut stupéfaite de voir à ses pieds moutonner les cimes d’arbres. C’était comme une mer aux flots immobiles et sombres. Cela s’étendait de toutes parts autour de l’îlot rocheux. Puis, par delà cette ceinture de forêts, des terres de culture dorées par les épis, des prairies vertes et, plus loin encore, des lointains bleuâtres se déployaient. La coupole d’un ciel pur enfermait ce panorama, comme une tente gigantesque de toile azur, mangée de soleil. D’abord Gilberte vit tout cela confusément. Mais, peu à peu, elle distingua le château, avec ses toitures incendiées de lumière; puis, comme un grand tapis presque noir déroulé sur la claire verdure du parc anglais, les châtaigniers de l’avenue. Vers l’horizon, un amas de briques rouges coupé de lignes régulières et le panache gris d’une haute cheminée indiquaient les bâtiments de l’usine et de la cité ouvrière. Du côté opposé, juste à la lisière des bois, on apercevait une maison isolée entre les massifs d’un jardin, et, à quelque distance, un village. La jeune fille en demanda le nom. Vincent dit: «Je ne sais plus.» Puis il se détourna. La présence de Sabine, là-bas, lui semblait remplir l’espace. —Tenez, reprit-il aussitôt, venez de ce côté, mademoiselle. Voici ce qu’on appelle le Puits du Diable. Gilberte se pencha sur une anfractuosité d’aspect sinistre. Entre les végétations qui en voilaient les bords, l’œil plongeait dans un trou obscur dont il était impossible d’évaluer la profondeur. —Les paysans, dit encore M. de Villenoise, prétendent que ce sont les oubliettes du château-fort qu’on croit avoir autrefois existé sur cet observatoire naturel. Mais l’excavation n’a pu être creusée de main d’homme à même le roc. D’ailleurs, je doute qu’on ait jamais rien construit ici. Mes recherches ne m’ont pas fait découvrir la moindre trace d’une fondation quelconque. —Oui, c’est curieux, observa Gilberte, surtout dans un pays presque plat, peu accidenté comme celui-ci... Son regard ne quittait pas ce trou noir, sur lequel des légendes couraient. Soudain elle se tourna, cherchant quelque chose à terre. —Un caillou... Je voudrais y jeter un caillou, dit-elle. Vincent ramassa une assez forte pierre. —Vous allez voir, annonça-t-il. Ça ne fera pas grand effet. La chute s’assourdit sur un fond vaseux ou sur des mousses. Il lâcha la pierre. Gilberte compta tout bas jusqu’à cinq, puis on entendit un choc sourd, un son mou, qui monta comme un soupir étouffé. —Cela fait froid dans le dos, dit Gilberte. Allons, retournons vers Lucienne. Ils suivirent un autre petit chemin, d’une pente plus douce que le premier. Bientôt des pins apparurent. De ce côté, on avait l’illusion d’un coin de montagne. Une source filtrant parmi des pierres, et tombant d’une hauteur de deux mètres, prenait des airs de cascade. C’était la Fontaine aux Pins. Gilberte ôta ses gants pour sentir sur ses mains la caresse froide de l’eau. M. de Villenoise, immobile, la regardait faire. Elle se tenait dans une pose charmante, le buste légèrement incliné, la taille et le corps en arrière pour ne pas mouiller sa toilette. Son cou et son visage étaient tout roses de chaleur, tandis que, sous le ruissellement, ses mains prenaient une blancheur de marbre. Une émotion passa dans les yeux de Vincent. A ce moment, elle se tourna, souriante, par une intuition de femme se sentant contemplée, admirée... Et un grand frisson d’amour fit tressaillir à l’unisson ces deux êtres, dans ce lieu plein de mystère, de fraîcheur, de silence. Un rayon de bonheur illumina les prunelles brunes de la jeune fille... Mais ce ne fut qu’un éclair. Déjà M. de Villenoise s’était ressaisi. Comprenant que sa courte faiblesse détruisait sa laborieuse froideur de la matinée, que se laisser surprendre ainsi c’était jouer avec cette enfant le jeu le plus cruel, il prit tout à coup une résolution extraordinaire. —Mademoiselle, dit-il, pardonnez-moi si je suis indiscret, mais j’aime tant mon ami Dalgrand, je porte un si vif intérêt à sa famille, à la vôtre... Il cherchait ses mots. Gilberte ne pouvait prévoir ce qu’il allait lui dire, mais, au seul ton qu’il avait pris, elle pâlissait. Ses joues si animées devenaient blanches, comme ses mains de marbre sous le ruissellement de la source. Elle les avait retirées, d’ailleurs, ses mains, en faisant un mouvement vers le jeune homme, et elle ne les tenait plus sous la froide caresse de l’eau. Malgré cela, elle les tendait toujours, ne sachant plus, dans son trouble, ce qu’elle faisait. Et des gouttes roulaient sur les doigts blancs, puis tombaient à terre, comme des larmes. —Que voulez-vous dire, monsieur? —Mon Dieu, mademoiselle, j’aborde un sujet bien délicat... un sujet qui ne me concerne en rien. Mais j’ai vu Robert si préoccupé, si affligé... Je sais que votre père et votre sœur y tiennent tant!... —Tiennent tant à quoi?... Mais parlez donc, monsieur?... Maintenant les mains blanches avaient un léger tremblement; les gouttes d’eau tombaient plus vite à terre, comme des pleurs qui se précipitent. Vincent prononça d’une voix qui s’étranglait: —A... A votre mariage... avec... avec M. de Bréville. Violemment la couleur revint au visage de Gilberte. Les deux petites mains mouillées se haussèrent vers sa poitrine. —On vous a chargé... balbutia-t-elle, de me parler?... —On ne m’a chargé de rien, mademoiselle. J’ai seulement imaginé qu’un conseil... d’ami... —Un conseil en faveur de ce mariage? —Mon Dieu, oui, mademoiselle... Vos parents le désirent. Elle resta muette un moment, le regardant bien en face. Une expression un peu égarée élargissait ses grands yeux. Elle ne comprenait pas. Elle attendait sans doute qu’il dît quelque chose d’autre. Un espoir la soutenait encore. Peut-être M. de Villenoise voulait-il l’éprouver? Ou bien il parlait par dépit... Mais non!... A mesure que les idées se classaient dans sa tête, il devenait plus impossible à la jeune fille de prendre cette bizarre sortie pour une déclaration. D’ailleurs Vincent n’ajoutait plus rien. Ce qu’il avait à dire était dit. Il comptait donc sur sa perspicacité, ou plutôt il croyait avoir été suffisamment clair. Tout à coup, elle pénétra son intention, comme par une lueur affreuse. Elle pensa: «Ah! quelle honte!» Puis elle voulut composer son visage, prendre un air indifférent, ou bien étaler de la dignité, ou encore essayer de l’ironie. Le désir de se montrer à lui comme elle devait être l’emporta un instant sur l’élan de désespoir qui lui arrachait le cœur. Un rôle à jouer s’ébaucha dans sa tête. Elle crut s’entendre qui disait: «Mais certainement, monsieur, j’épouserai M. de Bréville. Voulez-vous me faire le plaisir d’être mon témoin?» Toutefois, du fond de sa nature, un grand soulèvement de sincérité monta comme un flot, emporta les frêles réminiscences de quelques lectures romanesques ou les leçons de mondaine hypocrisie. Elle dit avec une parfaite simplicité: —Non, monsieur, je n’épouserai pas M. de Bréville. Mais je ne compte épouser personne d’autre. Je ne me marierai jamais. Puis elle se détourna et se remit à descendre le chemin. Et ce fut tout. Vincent n’eut qu’à la suivre. Derrière elle, il marchait d’un pas lourd, les yeux vers le sol, comme un coupable. Il n’osait même plus la regarder. Il ne se sentait plus le droit de se réjouir la vue, comme tout à l’heure, par les lignes et la démarche de cette jolie fille, par la fraîcheur de cette nuque et le reflet de ces cheveux, par la souplesse de cette taille, par toute cette radieuse jeunesse, qu’il venait de ravager d’une telle blessure. Il avait peur, à quelque signe, de reconnaître le désastre dont il était la cause. Et, tout en restant confondu par la fermeté, par la franchise de cette enfant, il écoutait aussi en lui-même le cri de son propre amour qui la rappelait d’une clameur éperdue. Mais, soudain, il crut à quelque miracle. Gilberte, avec une exclamation affolée, sautait en arrière, se jetait presque entre ses bras. Vincent la saisit. Et, une fois de plus, la volonté du jeune homme chancela. Il allait s’écrier: «Non, non, c’est impossible!... Je ne puis renoncer à vous, je vous aime!...» lorsque M^{lle} Méricourt murmura: —Un homme... là... Ah! que j’ai eu peur! M. de Villenoise, étonné, courut à la touffe de broussailles que la jeune fille désignait. —Qui va là? cria-t-il. Et il sortit un revolver qui ne le quittait jamais dans ces bois pleins de cachettes et de surprises. Un froissement de feuilles se fit entendre. —Qui va là? Répondez, ou je tire! cria encore M. de Villenoise en armant son revolver avec bruit. Rien ne répondit dans la profondeur du fourré. Vincent alors s’engagea dans le taillis. Mais il eut beau chercher de côté et d’autre, nul être vivant ne parut. —Vous vous serez trompée, dit-il en revenant vers M^{lle} Méricourt. —J’ai vu un homme, certifia-t-elle. Un jeune homme très brun, sans barbe. J’ai parfaitement distingué son visage. —Que faisait-il? —Il semblait nous épier. Car il a remué seulement quand j’ai jeté un cri. Et il n’aurait peut-être pas bougé, si je n’avais distingué la blancheur de sa figure dans l’épaisseur sombre des feuilles. Vincent doutait encore, lorsque Gilberte, débouchant la première dans le Salon des Fées, lui dit en tressaillant: —Tenez... Là-haut. M. de Villenoise leva la tête juste à temps pour voir se courber et disparaître une silhouette d’homme au sommet du rocher. —Tant pis! dit-il. Je ne vais pas remonter là-haut pour le pincer. Mais soyez tranquille: il tombera sur un de mes gardes... —Qu’est-ce que vous avez? demanda Lucienne en s’avançant. Tu es blanche comme un linge, ma pauvre Gilberte! Vincent répondit: —M^{lle} Méricourt a été effrayée par un vagabond... Quelque rôdeur ou braconnier... Nous ne vous avons pas trop fait attendre, chère madame? Voulez-vous maintenant me permettre de vous offrir mon bras pour regagner la voiture? VIII TROIS semaines plus tard, M. de Villenoise, sachant que le général et sa fille se trouvaient au bord de la mer, alla voir Dalgrand à Billancourt. Son ami le mena dans les ateliers, lui montra les principales pièces du viaduc en aluminium. C’étaient des poutres, des traverses, des X, jolis à l’œil comme des morceaux d’orfèvrerie dans l’élégance de leurs proportions et la douceur de leur ton métallique. On eût dit une charpente en vieil argent, avec toutefois une nuance plus mate, d’un gris plus bleuâtre. Mais ce qui stupéfia Vincent, ce fut l’incroyable légèreté de ces grosses masses de métal. Deux hommes soulevaient les plus pesantes, et lui-même en mania quelques-unes dont les dimensions semblaient défier le bras d’un hercule. —Tu veux faire rouler des trains sur ces frêles choses-là?... demanda-t-il à Robert, les bras tombés d’étonnement, l’œil incrédule. —C’est plus résistant que du fer qui en aurait plusieurs fois le diamètre, répondit le constructeur. Dalgrand se lança dans des explications techniques. Puis il dit où en était le pont. Là-bas, les piles étaient construites, les culées aussi. Il y aurait trois travées de trente mètres. Maintenant il commençait à expédier les diverses parties de la charpente. Le prix du transport était insignifiant, à cause de leur extrême légèreté. Bientôt il partirait, pour diriger l’ajustage. Ce ne serait rien de boulonner tout cela. Ces grandes pièces de métal s’adaptaient les unes aux autres avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. —Robert, dit tout à coup Vincent, qui l’avait attentivement écouté, indique-moi donc une besogne un peu hasardeuse, où un galant homme pourrait laisser sa vie proprement, sans que ce soit le suicide bête. L’accent dont il prononça cette phrase frappa Dalgrand plus que le sens des mots. —Mon pauvre vieux! dit l’inventeur. C’est donc si grave que cela, décidément? —Ah! j’en ai assez!... cria de Villenoise avec une soudaine violence. —Elle te tient donc bien? Et elle te rend donc bien malheureux? demanda Robert. —Qu’est-ce que tu sais? interrogea Vincent, à qui répugnait une confidence. —Pas grand’chose... Mais je devine. —Non, tu ne peux pas... Tu ne peux pas deviner... C’est à devenir fou! —Veux-tu que je t’en débarrasse? proposa tranquillement son ami. —De qui? —Eh! de cette femme... Car il y en a au moins une, je suppose. —Ah! ce n’est pas d’elle que je voudrais me débarrasser, reprit Vincent. C’est de moi-même, de mon cœur torturé, de ma volonté malade, de ma conscience qui m’accuse... Dalgrand dit avec lenteur et gravité: —Ah!... Tu sais donc combien tu as fait de mal?... —Robert!... murmura Vincent, qui pâlit. —Mon cher, reprit son ami du même ton pénétré, tu n’es pas absolument coupable. Il y a eu de notre faute à tous. Si ta conduite n’avait pas été correcte, sois tranquille... j’aurais agi en frère avant d’agir en ami... Et il se serait passé entre nous quelque chose de terrible! Mais je ne te trouve qu’un tort,—il est sérieux,—c’est de ne pas m’avoir mis au courant de ta situation avant de me laisser t’introduire dans l’intimité de ma famille... près de cette pauvre enfant... Vincent gémit: —Ah!... si tu savais comme je l’aime! —Je te défends de me dire cela! prononça fortement Robert. Je te défends de le penser! L’autre s’écria vivement: —Je n’ai pas si longtemps à le dire ni à le penser, puisque je suis résolu à mourir. —En voilà un moyen! ricana Dalgrand, qui haussa les épaules. Voyons... as-tu confiance en moi? Dis-moi tout, tout exactement. On est souvent très mauvais juge en ses propres affaires, et je puis découvrir une issue que tu ne verrais pas. M. de Villenoise lui peignit, de la façon la plus fidèle, l’état de sa liaison avec Sabine, les raisons qu’il avait pour ne pas abandonner cette femme si follement sensible, qui ne vivait que par lui et que pourtant il était devenu incapable de rendre heureuse. Il parla du caractère violent et jaloux de son amie. «Depuis quelques jours,» dit-il, «elle est devenue plus ombrageuse que jamais. Une circonstance que j’ignore lui a fait croire que j’ai résolu de me séparer d’elle. Nous passons de la tristesse la plus morne aux emportements les plus insensés. C’est un supplice dont elle souffre, je t’assure, tout autant que moi-même. Et cependant...» Robert répéta, avec une nuance d’ironie: —Et cependant?... —Il y a quelque chose d’incompréhensible, d’inouï, de pire que tout... —Parle donc, mon Dieu! A quoi servent les superlatifs et les réticences? —Eh bien! avoua Vincent, si je devais la quitter de moi-même, par un acte de ma seule volonté, je sais que je ne pourrais le faire sans un déchirement affreux. —Allons donc! s’exclama Dalgrand, comme s’il venait enfin d’arracher la racine douloureuse de cet abcès moral. Il y eut, entre les deux amis, un instant de silence. —As-tu un conseil à me donner? demanda enfin M. de Villenoise. —Certes, et catégorique. —Lequel? —Épouse M^{me} Marsan. —Voyons, mon cher, ne te moque pas de moi! Après m’être livré comme je viens de le faire, je ne suis pas d’humeur à supporter la raillerie. —Je ne raille pas. Je ne prêche même pas. Je ne parle ni honneur, ni devoir, parce que tu t’es mis dans un cas où le devoir et l’honneur eux-mêmes hésitent et se partagent. Non, je te traite en malade qui cherche un remède. Tu souffres surtout de la dualité de ton cœur et de ta vie. Il te faut revenir à la simplicité de la ligne droite, et mettre des deux côtés de ton chemin des murs si hauts que tu ne puisses plus songer à faire l’école buissonnière. Puis tu dois cela, non pas à la femme que tu épouses, mais à celle que tu n’épouses pas. Elle ne guérira, comme tu ne guériras toi-même, que par la brutale contrainte d’une situation nette. —Mais alors, hasarda Vincent, puisqu’il suffit d’un mariage, pourquoi celui-là... et pas l’autre? —Parce que tu n’es pas libre, mon bon. Et la preuve, c’est que tu ne te _sens_ pas libre. —Jamais... cria M. de Villenoise, jamais je ne ferai l’injure à Gilberte d’épouser... —Ne prononce pas le nom de Gilberte, dit Robert d’un ton qui jeta du froid entre les deux amis. Il y eut un silence. Enfin Dalgrand reprit, presque bourru: —Change d’air... Voyage... Remue-toi. Puis avec un petit ricanement de détente: —Viens avec moi en Belgique. Tu veux risquer ta vie... Je t’en fournirai l’occasion. —Ah! dit Vincent, qui se leva, la main tendue, si ça pouvait être pour toi!... —Non, cher vieux, pas tout à fait. Et il répondit à cet élan cordial. Puis il exposa son idée. Il s’attendait à un moment de grosse émotion, là-bas, quand on essaierait le viaduc. Il avait confiance dans la solidité de l’œuvre... Parbleu!... n’avait-il pas multiplié les calculs et les expériences? Mais enfin ces expériences ne portaient que sur chaque pièce de charpente isolément. Comment résisterait le pont sous un train en marche, à toute petite vitesse, et avec la charge excessive que l’administration des travaux publics exigeait avant d’autoriser la circulation des voitures de voyageurs?... —Grands dieux! s’écria Vincent. Tu crains?... —Je ne crains pas. Mais je n’ai pas l’absolue certitude... Parce qu’il y a un élément que je ne puis évaluer à l’avance. —Quel élément? —Les vibrations que donnera l’aluminium. Tu ignores naturellement que l’amplitude des vibrations est d’autant plus considérable, et par conséquent d’autant plus dangereuse, que l’ouvrage métallique est plus léger, et soumis à des chocs plus régulièrement rythmiques. Un train en marche donne le choc de chaque paire de roues aux joints des rails, et produit en outre, avec les contre-poids des roues motrices des locomotives, des impulsions périodiques. Ce qu’il y a de redoutable, c’est que ces chocs affectent un certain rythme, en relation déterminée avec le rythme propre des vibrations du pont. Eh bien, cette relation, qu’il importe au plus haut point de connaître, je ne puis la calculer d’avance pour un métal nouveau. —Mais alors, dit Vincent, le mécanicien qui se risquera là-dessus?... —Le mécanicien... Mais ce sera moi-même. —Toi!... —Crois-tu que je laisserais un brave homme exposer sa vie?... Et pour une œuvre qui est la mienne! Pas un mécanicien ne dirait non. Ces gens-là ne connaissent que la consigne... Comme les soldats. —Ah! s’écria Vincent, je comprends ce que tu veux me proposer... Je ne demande qu’à me débarrasser de l’existence... Donc c’est moi qui essaierai le pont... Eh bien, mon cher, ça me va... Je te remercie... Je suis ton homme. Et, en effet, il paraissait ravi de l’idée. Il ajouta: —Ça n’est pas difficile, je suppose, de conduire une machine sur une longueur de cent mètres? Tu me montreras. Dalgrand, secoué de fou rire, s’écroulait sur un divan. —Eh bien, tu me prends pour un joli garçon!... Je t’enverrais comme ça?... Non, c’est impayable! Et puis alors, moi, je te regarderais faire? Il riait comme un grand enfant, et repartait dans de nouveaux éclats de joie chaque fois qu’il regardait le visage de son ami, figé dans une gravité un peu mélodramatique. —Mais non... Voyons... C’est moi qui en ferai l’essai de mon viaduc. Et il me portera, je t’en réponds, le brave camarade! Personne ne mourra, va!... Seulement, si tu veux t’offrir une petite émotion, bien ravigotante, je te permettrai de monter à côté de moi dans le train de plaisir. Ça te secouera... Ça te changera de tes histoires de femmes... Crédié! Ça n’est pas des gars comme nous qui abandonneront le beau travail de la vie parce que nous ne savons plus à quel jupon nous vouer!!... Maintenant Robert avait repris son sérieux. Et il discourait sur ce qu’il appelait «la sottise» de son ami,—tenté peut-être de dire un mot plus sévère. Allant et venant par la chambre, envoyant de grands gestes, il exhalait enfin ce qu’il avait eu tant de peine à contenir tout à l’heure. Sa prudence de froid conseiller craquait sous la poussée de sa forte raison et de sa virilité puissante, un peu brutale, un peu dédaigneuse de tous les raffinements du sentimentalisme féminin. Que diable! il y avait autre chose dans l’existence que des accidents amoureux. On n’était pas au monde pour devenir l’esclave d’une fonction! Certes, c’était vexant d’avoir une femme quand on en désirait une autre! Mais enfin, lorsqu’on s’était embarqué dans une maladroite aventure, on en supportait bravement les conséquences. Puis, pour oublier les déboires du cœur et des sens, on avait toutes les satisfactions de la pensée: l’art, la science, les voyages, le travail, et surtout tant d’immenses régions inexplorées de l’activité, où les découvertes surgissaient à chaque pas. S’il ne s’agissait pas de deux êtres profondément aimés par lui, il serait tenté de se faire des gorges chaudes devant cette situation tragi-comique, à laquelle un homme en apparence raisonnable ne trouvait de dénouement que le suicide. —Mais voilà, c’est toi, mon petit Vincent... Et quand nous étions gamins, je t’appelais «la jeune fille». Tu n’es qu’un sensitif et un impulsif. On t’a bourré le cerveau de littérature au lieu de fortifier ta volonté et de développer tes muscles. Je te sais habile à te torturer.... Ça m’ennuie de te voir dans la peine. Et puis surtout, il y a la petite... Vincent eut une exclamation sourde. —Ah! dame, reprit Robert avec un peu d’émotion dans la voix, celle-là, je la plains. Les femmes n’ont que ça pour les occuper. C’est tout naturel qu’elles en fassent la grosse affaire de leur existence. —Ne parle pas d’elle, dit Vincent. Tu m’ôterais le courage que tu viens de me donner. Tu as raison. Je dois agir en homme. Et je n’ai pas le droit de me plaindre, puisqu’en faisant souffrir des innocents, je ne supporte moi-même que les conséquences de ma conduite antérieure. C’est toi qui as bien pris la vie. Moi, j’ai raté la mienne. Dalgrand voulut protester. Mais son ami lui posa une main sur le bras. —Quand partons-nous pour la Belgique? * * * * * Huit jours plus tard, ils étaient tous deux attablés l’un en face de l’autre, dans un hôtel de Dinant, auprès d’une porte-fenêtre donnant sur la Meuse. On venait de placer entre eux, dans une vasque d’argent, deux douzaines des énormes écrevisses que l’on pêche dans cette rivière. Et ce n’était qu’un infime détail dans le menu de la table d’hôte,—menu qui tout de suite révélait l’abondance, le bien-être copieux de ces plantureux Pays-Bas. —Ces messieurs les veulent-ils à la bordelaise ou à la dinandaise? avait demandé le garçon, en proposant les écrevisses. Ce Parisien de Vincent ouvrait la bouche pour dire: «à la bordelaise», lorsque Dalgrand, avec son expérience et son autorité de voyageur, lui avait coupé la parole: —A la dinandaise, garçon. Et maintenant de Villenoise approuvait par ses exclamations de gourmandise satisfaite, et plus encore par l’entrain de son appétit, le choix de son compagnon. Les carapaces rouges s’entassaient sur son assiette. Mais aussi le jeune homme déclarait n’avoir jamais rien mangé d’aussi savoureux que ces bêtes, simplement cuites dans un court-bouillon, et dont la chair gardait une fraîcheur exquise, un parfum de grasse fleur fluviale, éclose dans la profondeur pure et bleue de cette rivière aux limpidités cristallines. —A Paris, on ne se figure pas ce que c’est, prononça-t-il. Elles ont voyagé quand nous les mangeons... C’est pour cela qu’il faut les relever si fort. On n’oserait pas les y assaisonner aussi simplement. Dalgrand souriait: —Je t’avais bien dit. Allons, encore une! Pas de fausse honte. Puis se renversant contre le dossier de sa chaise: —Ah! nous y voilà donc, dans cette Belgique!... Enfin, je touche au but. Je vais contempler mon œuvre debout... Tu verras comme elle sera belle... toute brillante et argentée dans la lumière! Un métal nouveau, qui déroutera les yeux mêmes... Au lieu de ce sombre fer, avec sa couche sanglante de minium et ses salissantes peintures, on verra étinceler l’alliage tout nu, sans préservatif, sans fard. —Décidément, demanda Vincent, comment l’appelles-tu, cet alliage? —De l’aluminium, jusqu’à nouvel ordre. Un mot composé trahirait le corps que j’y ajoute principalement. Je ne veux révéler ma formule que plus tard, après la réussite, si elle a lieu. Alors toi, l’étymologiste, tu me baptiseras mon enfant. —L’aîné... corrigea de Villenoise en souriant. Car tu en attends un autre. —Est-ce le générai qui t’a dit?... —Mais non... c’est toi-même, avec tes recommandations de ne pas fatiguer M^{me} Lucienne, de ne pas la faire monter par de mauvais chemins... —C’est vrai, s’écria joyeusement Robert. J’ai tous les bonheurs!... Mais, remarquant la physionomie mélancolique de Vincent, il ajouta bien vite, la voix changée: —Excepté le tien, mon pauvre ami! Et je l’avais rêvé si complet. Enfin!... Il se tourna vers le spectacle du dehors. Sur la rive opposée, l’énorme rocher que surmonte la citadelle leur fermait la vue. Au bas de cette gigantesque muraille grise, des maisons se tassaient, dont les pieds semblaient plonger dans la rivière. La cathédrale élevait sa flèche bizarre, tout contre la face verticale du granit. Et la ville presque entière était là, s’écrasant ainsi entre le rempart d’eau et le rempart de pierre,—étroite cité comme en prison, dont l’aspect cependant n’éveillait que des idées de contentement et de paix. D’ailleurs, qu’importait l’horizon borné? L’eau qui coulait là, c’était la liberté, l’espace... C’était la Meuse, volant à la mer à travers la fertilité de la campagne et la richesse des villes. En quelques heures, ce courant arrivait dans des centres qui comptent parmi les plus actifs et les plus fortunés du monde. Ce petit vapeur, qui chauffait là, le long du quai, allait partir pour Liège,—Liège, la vieille cité savante, héroïque et industrieuse, jalouse autrefois de ses libertés comme une république grecque, et qui ne craignait pas de recevoir par des arquebusades un roi de France allié à un duc de Bourgogne. Et ces lourdes péniches, enfoncées jusqu’à fleur d’eau par le poids de leur cargaison, elles apportaient lentement jusqu’ici toutes les marchandises débarquées sur les quais d’Anvers par les navires du monde entier. —Drôle de petite ville! murmura M. de Villenoise. Le soir tombait, très doux, sur ce tableau dont la nouveauté le transportait hors de sa vie, hors de ses sensations habituelles. Et il regardait curieusement, sans pensée bien distincte, mais avec une impression d’éloignement, de dépaysement, cet endroit qui avait si longtemps existé en dehors de lui, et auquel, maintenant et pour toujours, le lierait un souvenir. Une à une, des lumières surgissaient aux fenêtres, piquant les ténèbres grandissantes. Pourtant une dernière clarté flottait encore sur la Meuse, qui étincelait d’un éclat métallique et mystérieux entre toutes ces formes d’ombre. —Viens, dit Dalgrand. Traversons le pont et faisons un tour dans la ville. Je te montrerai le rocher Bayard. Ils y allèrent. C’était une course de dix minutes. Et il faisait juste encore assez jour pour que Vincent pût voir la configuration de ce rocher. A cette extrémité de la ville, la ceinture de granit qui l’embrasse avance en promontoire jusque dans la Meuse, et toute communication s’interromprait là, si le rocher ne se creusait d’une arche sous laquelle passe la route. —C’est plus loin, en amont, que se trouve ton viaduc? demanda Vincent. —Non, c’est de l’autre côté, en aval. Tu y viendras demain, si tu veux. Mais tu ne verras encore qu’une charpente informe. Je te conseille d’attendre plutôt que tout soit terminé. C’est l’affaire de quelques jours. Jusque-là, promène-toi dans le pays, explore les environs. Un instant après, Dalgrand ajouta: —Maintenant, mon bon, je te quitte. Il faut que je rentre pour écrire à Lucienne. —Il est bien entendu, n’est-ce pas? demanda M. de Villenoise, que ta famille n’arrivera pas ici avant le jour de l’inauguration officielle? —Comment! Mais je crois bien! Voudrais-tu que ces pauvres petites femmes nous vissent essayer le viaduc? Si peu de danger qu’il y ait, j’espère, elles éprouveraient de cruelles émotions. Non, non... Je n’ai pas même parlé à Lucienne de cette cérémonie préliminaire... D’ailleurs, il y a une autre raison, tu comprends, pour que je ne hâte pas leur arrivée ici... —Oui, dit Vincent avec amertume, cette raison, c’est ma présence. Mais ne crains rien. Je ne suis venu que pour la grosse épreuve. Le jour du triomphe ne me verra plus ici. —Hélas! il le faut bien, mon cher garçon. Et je vais même prendre soin de marquer cela dans mes lettres, en disant que tu te trouves rappelé avant cette date par une affaire importante. Sans cela Gilberte refuserait certainement d’accompagner sa sœur. Tandis que l’inventeur prenait de son côté cette précaution épistolaire, Vincent s’efforçait, par une lettre énergique, d’empêcher que Sabine ne le poursuivît jusqu’à Dinant. M^{me} Marsan craignait tout de ce voyage, n’y voyant qu’un prétexte à rencontre entre son amant et M^{lle} Méricourt. La pauvre femme s’était-il ne savait comment—si bien persuadée qu’il comptait épouser Gilberte qu’elle avait commis l’imprudence de lui en parler ouvertement. «Prenez garde,» lui avait-il dit, «n’abordez pas ce sujet. Il pourrait en résulter des explications que vous regretteriez vous-même. Contentez-vous de ma parole une fois donnée.» Elle avait tenu bon jusqu’au départ. Mais alors, tout à coup, elle s’était mis en tête de l’accompagner, ou, tout au moins, de le rejoindre. «Et si je te vois auprès de cette jeune fille,» lui avait-elle annoncé, «je ferai un esclandre. Je lui dirai que tu m’appartiens et qu’elle n’a pas le droit de te voler à moi!» Puis elle avait ajouté: «Mais si tu ne dois pas la retrouver là-bas, s’il est vrai qu’elle n’y soit pas avec sa famille, pourquoi crains-tu que je ne t’y suive? Pourquoi n’oses-tu pas me montrer à ton ami Dalgrand?» Pouvait-il lui dire qu’il allait chercher loin d’elle un peu de repos, qu’il allait faire une cure d’énergie morale, trouver la force de lui conserver son cœur, qui, malgré lui, s’arrachait d’elle? Pouvait-il encore expliquer qu’après l’aveu fait à Robert, il lui semblait gênant de mettre sa maîtresse en présence de son ami? Donc, à Dinant, M. de Villenoise vivait dans la crainte. Chaque fois qu’il rentrait à l’hôtel, il tremblait que le chasseur ne lui dît: «Une dame est venue.» Même au cours de ses excursions, et parfois dans les endroits les moins fréquentés, il tressaillait au roulement inattendu d’une voiture, à la brusque apparition d’une silhouette féminine. Un jour, au château de Walzin, il crut la voir. Il avait passé sous le porche d’un moulin, et, tout de suite, sous ses pieds, il avait aperçu la nappe claire de la Lesse, coupée brusquement par une dépression de son lit de roc, par une sorte de gradin qu’elle franchissait avec des blancheurs d’écume et le mugissement continu de ses eaux. Au-dessus de cette chute, la rivière formait un calme bassin, dont le miroir noirci s’approfondissait de toute l’ombre d’un immense rocher à pic. Un bateau se trouvait là,—un vieux bateau tout vermoulu, dans lequel se tenait un passeur, vieux aussi, dont les bras nus et le visage avaient la couleur du bois poudreux de son esquif. Le bonhomme grommela quelque chose en patois, et M. de Villenoise crut comprendre qu’il attendrait d’autres touristes, qu’il ne se dérangerait pas pour un seul voyageur. Un juron français nettement articulé et surtout la vue d’une pièce de quarante sous décidèrent l’antique batelier. A la grande surprise de Vincent, il ne saisit aucune rame, mais, empoignant un fil de fer qui courait le long du rocher, il fit avancer le bateau en plaçant l’une après l’autre sur ce fil ses mains noueuses comme des sarments. Dix à douze mètres plus loin, le fil se détachait du roc, et se tendait sur des piquets jusqu’à la rive opposée. Lorsque Vincent vit reculer la muraille, ses yeux en quittèrent la base visqueuse, d’une perpétuelle humidité, pour se porter vers le sommet. A cinquante ou soixante mètres au-dessus de sa tête, il commença de voir se détacher les rondeurs saillantes de quelques tourelles, la dentelle en fer forgé des balcons, et des têtes grimaçantes de gargouilles. Et il demeura saisi par la hardiesse de cette construction, par la situation unique de ce château posé presque en surplomb au-dessus d’un abîme. A mesure qu’il s’éloignait du rocher, l’architecture pittoresque se dessinait plus distincte. Il reconnaissait les parties très anciennes, datant peut-être du moyen âge, puis les additions successives élevées par les différents propriétaires de Walzin. Aujourd’hui cette demeure historique est la maison de campagne d’un banquier bruxellois. Mais Vincent ne voulut pas songer à ce détail prosaïque, afin de savourer sans mélange la poésie de ce lieu. Quand la barque aborda l’autre bord, il en embrassa l’ensemble: le château, qui paraissait presque petit sur son socle formidable, mais dont les découpures élégantes s’enlevaient si fines sur le ciel; la surface vertigineuse du rocher; en bas le miroir sombre de l’eau, puis la chute brusque de la rivière, le chaos d’écume, et la rumeur qui montait, la perpétuelle rumeur qui, depuis des siècles et des siècles, est la voix de cette solitude. Cependant le batelier marmotta de nouveau quelque chose. M. de Villenoise regarda dans une direction qu’indiquait le bonhomme. Sous le porche du moulin, d’autres visiteurs arrivaient. Il fallait attendre pour repartir que le passeur les eût fait traverser ou bien retourner tout de suite avec lui. Vincent le renvoya, et se mit à marcher lentement dans l’herbe épaisse. Puis, d’un regard machinal, il suivit cette embarcation si drôlement manœuvrée le long de ce fil. Ses yeux allèrent plus loin. Il eut un sursaut... Là-bas, sur le seuil du moulin, parmi le groupe des touristes, il avait cru reconnaître Sabine. Dès lors, le paysage disparut. Il attacha des yeux pleins d’anxiété sur cette silhouette féminine, d’une élégance, d’une sveltesse à la distinguer entre mille autres. Encore quelques minutes, et elle serait près de lui. Grands dieux! de quelles accusations ou de quelles plaintes allait-elle l’accabler! Vincent jeta autour de lui un coup d’œil découragé. Pas un sentier ne se dessinait sur la verdure de ce coin sauvage fermé par une colline. Si une route s’était offerte, il s’y serait lancé d’une fuite instinctive, abandonnant la voiture qui l’attendait de l’autre côté du moulin. Maintenant le passeur avait embarqué son monde. Il se pendait de nouveau sur son fil. Et il approchait. Bien que le vieux bateau vermoulu parût près de s’enfoncer sous son chargement, la traversée s’effectua sans autre incident que les petits cris perçants jetés de temps à autre par les dames. Une à une elles sautèrent sur l’herbe... A la stupéfaction de Vincent, Sabine n’était pas parmi les passagères. Non seulement elle n’y était pas, mais il n’en vit aucune qui lui rappelât la silhouette aperçue sous l’ombre du porche. Avait-il mal vu? Il put à peine le croire. Un instant il pensa que M^{me} Marsan, l’ayant elle-même reconnu, s’était cachée dans l’intérieur du moulin. Mais ce n’était pas vraisemblable. Pourquoi serait-elle venue là, sinon pour le suivre? Et elle n’était pas femme à hésiter, à reculer au moment de toucher le but. Cette minute d’émotion et de doute ne fut rien toutefois auprès de l’impression extraordinaire, presque fantastique, apportée à Vincent par la journée du lendemain. Certains frissons éprouvés alors lui restèrent inoubliables, toujours prêts à s’éveiller au fond de son être à la moindre évocation du souvenir. Ce matin-là, M. de Villenoise partit de son hôtel en voiture dès cinq heures du matin. Il allait visiter les grottes de Han, ces immenses cavités souterraines dans lesquelles la Lesse se précipite, et où elle circule par des détours invisibles, ne laissant surprendre que près de sa sortie le mystère de sa course. Il faut environ cinq heures pour se rendre en voiture de Dinant à Han-sur-Lesse. Vincent avait préféré ce moyen de transport à cause de la beauté de la promenade. La route surplombe des vallées remplies jusqu’au bord d’une verdure touffue et toutes chantantes du murmure des cascatelles; ou bien elle traverse des forêts de sapins; puis tout à coup elle s’élève au flanc d’une montagne, découvrant au voyageur la splendeur des horizons. Après avoir déjeuné au village de Han, M. de Villenoise alla d’abord contempler ce qu’on appelle la Perte de la Lesse. Arrivant d’un cours paresseux à travers les prairies, la rivière, tout à coup, bute contre une chaîne de collines, dont la configuration interne ressemble à une immense éponge pétrifiée, toute creusée qu’elle est par des centaines de grottes. Au lieu de tourner cet obstacle, la Lesse, qu’aucune ondulation de terrain n’a préparée à changer sa direction, se précipite contre lui de toute la vitesse de ses eaux. Son effort sans doute a percé la mince écorce de pierre; un gouffre s’ouvre... Elle s’y jette d’un effroyable élan. Que devient-elle? Nul œil humain ne peut plus la suivre jusqu’au moment où elle réapparaît sous la lueur des torches, entre le scintillement des stalactites dans les profondeurs d’un paysage de nuit, de rochers, de silence. M. de Villenoise s’attardait devant cet engloutissement de la rivière. Il demeurait là, comme fasciné, à suivre du regard, dans l’obscurité de l’abîme, le glissement éperdu des eaux. Chaque flot accourait du fond de l’espace, bondissait dans la lumière, illuminé d’étincelles, emperlé de bulles dansantes. C’était un mouvement de vie et de joie, une course confiante et ravie. Soudain le sol manquait... Alors c’était un changement de couleur, une lividité glauque, la chanson des eaux tournée au gémissement d’épouvante, et l’effondrement si brusque dans le vide que le cœur du spectateur sombrait aussi, chaviré d’un seul coup, emporté par le vertige. A la fin le jeune homme, avec les oreilles bruissantes, et la tête qui lui tournait un peu, s’arracha à cette contemplation. Un sentier conduisait à l’ouverture des grottes. Il le prit, et il arriva au «Trou de Han», juste à la minute où les guides commençaient la descente. Une bande nombreuse de touristes et de gamins du pays portant des lumières s’engouffrait sous une voûte obscure. M. de Villenoise détestait la foule. Cependant il lui fallait ici renoncer à la solitude. Pour descendre seul avec un guide, il aurait dû retenir un de ces hommes longtemps à l’avance, et la grosse somme à débourser n’était que le moindre obstacle qui pût l’arrêter dans l’exécution de cette fantaisie. Il prit donc son parti de se mettre en route avec les autres. Une fillette déguenillée s’offrait à marcher devant lui avec une bougie fichée dans un support de bois. —Soit, lui dit-il, je te prends... Va! En tête et en queue de la troupe, les guides élevaient des torches de pétrole enfermées dans des cages de verre et soigneusement coiffées de fumivores. Car les torches de résine, jadis usitées, ont tellement noirci les stalactites qu’on a renoncé à s’en servir. Alors, dans un étroit couloir, un piétinement de troupeau commença. Devant soi, c’était la nuit profonde. On ne savait où l’on allait. On suivait aveuglément la lumière de front, qui luisait là-bas comme une grosse étoile. Entre chaque voyageur, une bougie tremblotait, dont la lueur ne pouvait qu’à peine percer tout ce noir. On distinguait tout juste, à droite ou à gauche, un morceau de rocher luisant et humide. Et les ténèbres compactes s’épaississaient, d’une densité telle que la clarté n’atteignait pas toujours la voûte, et qu’il fallait élever la main pour ne pas se briser le front. Les cris des gamins vous avertissaient d’un abaissement du plafond, d’un rétrécissement du chemin. Parfois même le guide s’arrêtait au bord de quelque gouffre, le long d’un passage glissant, et il prenait la main des dames, en éclairant de sa torche un trou sinistre, qui plongeait on ne savait dans quelle éternelle nuit, et dont la gueule d’épouvante s’interceptait mal de deux poutres jetées en travers. Tout à coup la route s’élargissait brusquement. Le guide annonçait une des salles. On se groupait alors autour de lui. Les retardataires se hâtaient, se bousculaient à tâtons, pour entendre la désignation de cette cavité, le nom de celui qui l’avait découverte, et les appellations qu’avaient suggérées les formes bizarres des stalactites. —Mesdames et messieurs, vous voyez ici le Trône de Pluton, en haut duquel on distingue fort bien, le sceptre dans sa main droite, ce monarque des enfers. Ici, à gauche, c’est la Chapelle de la Vierge. Remarquez, messieurs, la finesse des colonnettes. Ce que vous voyez devant vous, c’est le Nid de la Colombe. Vous distinguerez les ailes et la tête de cet oiseau, qui est dans la position de couver ses œufs... Les cous se tendaient. Les exclamations admiratives partaient. Dans le papillotement des lumières, on croyait de bonne foi apercevoir tout ce qu’annonçait le guide. Le fait est que, sous la couche de fumée que les torches de résine y ont déposée durant un siècle, la blancheur des stalactites et des stalagmites a disparu. On ne les distingue plus du roc sombre où elles se sont épanouies, comme une lente floraison de pierre, remontant à des âges insondables, à une vertigineuse antiquité. —Les savants ont calculé, cria le guide, que, pour faire le Trône de Pluton, les eaux ont dû suinter pendant plus de cent cinquante mille ans. Et il ajouta d’un ton qui voulait rester modeste: —Ces messieurs et dames verront des stalagmites plus considérables et absolument immaculées, dans les trois salles appelées les «Merveilleuses», que mon père a découvertes au péril de sa vie, il y a quinze ans. On n’y est jamais entré qu’avec des lampes à pétrole et du magnésium. Puis plus bas, d’un ton confidentiel et pour ses voisins immédiats, il expliqua que son père avait découvert ces belles salles en se glissant par des fentes de rocher où il avait failli s’étouffer, où, de plus, il risquait de rouler dans quelque précipice, d’être emporté par un tourbillon d’eau, par cette rivière invisible, qui circulait on ne savait où. Maintenant on avait élargi le passage à coups de mine, et les visiteurs le parcouraient sans difficulté. Mais le coup de mine, ajoutait-il, c’était bien hasardeux. Quels formidables éboulements ne pouvait pas produire, dans ces régions inconnues, une explosion de dynamite! Quand on pense que le plafond de la Salle du Dôme, qui a cent cinquante mètres de long, est suspendu sur le vide, et supporte le poids de la montagne! Une demi-heure s’était écoulée. Vincent commençait à trouver longue cette promenade, lorsqu’un incident donna pour lui, à chaque phase de ce piétinement dans le noir, un intérêt presque tragique. De nouveau, comme la veille, il avait cru reconnaître Sabine. Mais de quelle troublante obsession s’accompagna cette incertaine reconnaissance! Parmi les lumières falotes, la silhouette entrevue surgissait, puis s’effaçait, disparaissait, replongeait dans la nuit. Il la voyait comme s’il allait la toucher, s’élançait, voulait enfin posséder la certitude... Et tout à coup un vacillement des bougies, un détour brusque du chemin, la lui faisaient perdre. Alors c’était, parmi cette foule qui semblait un troupeau d’ombres, toute une recherche follement anxieuse, coupée de sursauts, d’hésitations, et, par moments, de poltronnes défaillances. L’oppression de ce décor lugubre pesait sur l’imagination de Vincent; un étau lui serrait le cœur. Parfois il se demandait si son cerveau ne se détraquait pas, si l’idée fixe chez lui ne se transformait pas en hallucination. Et il poursuivait la femme inconnue pour s’assurer avant tout que sa vision n’était pas subjective, mais reposait sur une ressemblance, si vague qu’elle fût. De temps à autre, des effets inattendus se produisaient dont ses nerfs étaient secoués jusqu’à une vraie souffrance physique. Dans la Salle du Dôme, pour ménager une surprise aux visiteurs, les guides firent éteindre toutes les lumières. Et soudain ce fut une insondable obscurité, la nuit dans toute sa profonde horreur,—l’éternelle nuit qui régnait là, si loin des vivants, quand la troupe des curieux s’en allait, quand les voix et les pas humains regagnaient la surface. Une angoisse arrêta le battement des cœurs. Si la voûte allait s’effondrer!... Si les lumières ne se rallumaient plus!... L’avertissement des guides, qui recommandaient la plus complète immobilité, éveilla l’idée des précipices où un seul pas pouvait vous faire rouler dans une épaisseur de nuit plus horrible encore et plus noire. Soudain, un éblouissement de clarté jaillit, un fulgurant éclair. Tout apparut. Cette cavité monstrueuse, dont l’ombre, tout à l’heure, absorbait le reflet des lampes et des bougies, s’illumina jusque dans ses anfractuosités les plus lointaines. On vit la voûte colossale, le hérissement des rochers, les fissures effrayantes, toute cette enceinte dont les gradins semblaient attendre une assemblée de démons, et dans laquelle une cathédrale aurait tenu à l’aise. Mais ce ne fut qu’une rapide vision, le temps que dura l’incandescence du magnésium. La nuit retomba, d’une lourdeur plus grande, dans un silence de saisissement. Vincent mit les deux mains sur sa poitrine. Cette fois le choc avait été trop violent. Dans l’aveuglante lumière, à deux pas de lui, Sabine lui était apparue, un sourire douloureux aux lèvres, la figure toute blanche sous ses bandeaux noirs, ses yeux d’ombre fixés sur lui. Brisé d’émotion, dans l’étouffement de l’obscurité muette, il se dit: «Ce n’est pas le moment de lui faire des reproches. Je vais simplement lui tendre la main.» Mais on rallumait les bougies. Ses paupières battirent. Puis ses prunelles encore éblouies la cherchèrent... Elle n’était plus là. Y avait-elle été seulement? C’était à devenir fou! Vincent n’eut plus qu’un désir: sortir de cette ombre ensorcelante, retrouver le grand jour, avec l’usage précis de ses sens et la lucidité de sa raison. Toutefois il ne pouvait choisir son chemin, se hâter, s’écarter du piétinant troupeau. Et il dut tout subir pendant plus de deux heures: le détour pour visiter les «Merveilleuses», l’arrêt devant la «Tête de Socrate», les feux de Bengale allumés le long des bords souterrains de la Lesse, après le passage de cette rivière sur un pont de bois. Là encore, parmi les reflets rouges qui faisaient ressembler ce cours d’eau fantastique à un fleuve des enfers, M. de Villenoise fut ressaisi par son illusion... Cette fine silhouette qui se détachait en noire découpure sur un fond de vapeurs sanglantes, c’était bien le corps souple de sa maîtresse. Puis, de nouveau, tout s’éteignit. Mais l’exploration touchait à sa fin. Quelques corridors, quelques salles, furent encore traversés, et, pour la seconde fois, les lumières palpitèrent à la surface d’une nappe d’eau. Le long d’une plage douce et unie comme une sablonneuse grève normande, plusieurs barques attendaient. On allait descendre la Lesse jusqu’à l’endroit où elle-même reparaît au grand jour et sort de ce labyrinthe souterrain. Les voyageurs se placèrent sur les bancs. Les guides prirent les avirons. Doucement les barques se mirent à glisser. Celle où s’était assis M. de Villenoise se trouvait en tête. A sa grande surprise, on éteignit encore toutes les lumières. Et c’était plus saisissant que tout à l’heure, ces insondables ténèbres, avec cette sensation de voguer à l’aveugle sur une eau noire et profonde comme était noire et profonde la nuit. Pas une parole ne troublait le silence. On entendait le clapotement des rames dans l’onde invisible. C’était une impression unique dans son étrangeté. Vincent lui-même en oublia Sabine. Tout à coup, comme il fixait les yeux vers l’avant de la barque, il vit une bande très mince de clarté verte entr’ouvrir le noir intense des ténèbres. Cette bande s’élargit peu à peu sans que Vincent pût se rendre compte de ce qui la constituait. Était-ce de l’eau ou du cristal traversé par un rayon coloré? En tout cas ce n’était pas le jour, car jamais le soleil des vivants n’avait produit cette coloration bizarre. Encadrée par le velours noir de la nuit, c’était comme une flaque d’un ciel invraisemblable, vert comme un crépuscule et lumineux comme une aurore. Cependant, de part et d’autre de cette divine lueur, les murailles de la grotte pâlirent, puis s’éclairèrent. Les saillies du rocher surgirent d’abord de l’ombre, et dessinèrent des formes étranges de blanches statues contre l’obscurité de la muraille. Mais toujours cette clarté grandissante gardait au sortir de la nuit des reflets inattendus, des délicatesses surnaturelles. On eût dit une lumière de songe, quelque chose de jamais vu, d’à peine rêvé, d’absolument indescriptible. Cette stupéfaction des yeux dura quelques minutes. Puis enfin M. de Villenoise découvrit qu’il avait tout simplement devant lui l’ouverture de la grotte, encadrant des prairies qu’illuminait le soleil. Jamais il n’eût pu croire, avant de l’avoir constaté, qu’un si simple effet pût donner par le contraste et par l’imprévu des sensations si extraordinaires. Il en était encore tout impressionné, tout ébloui, lorsque, machinalement, il se tourna vers ses compagnons, pour retrouver sur leurs physionomies quelque chose de son propre enchantement. Ce fut alors qu’une émotion, déterminée cette fois par une cause précise, le secoua tout entier... Sabine se tenait assise presque immédiatement derrière lui. Aucune hallucination, aucun jeu de lumière, ne le troublait à présent. C’était bien elle qui se trouvait là. Et, par conséquent, c’était bien elle aussi qu’il avait aperçue dans la grotte. Elle lui adressait un regard un peu suppliant et embarrassé. Vincent détourna la tête d’un air dur. Lorsqu’on débarqua, il fit deux pas, comme dans l’intention de ne pas la reconnaître. Elle le rejoignit, lui toucha le bras, et d’un accent d’humilité: —Mon ami, ne m’en veuillez pas!... Si vous l’exigez, je repartirai ce soir même. —Alors pourquoi êtes-vous venue? —Pour vous voir, Vincent... fût-ce à la dérobée. Si le rapprochement dans la barque ne vous eût pas révélé ma présence, peut-être aurais-je eu la force de m’éloigner sans me faire reconnaître de vous. Il répondit brutalement: —Oh! sans doute... Cela eût été plus commode pour m’épier. Elle devint très pâle, mais elle ne dit rien. Car elle avait trop d’orgueil pour se lancer dans des protestations mensongères. —Eh bien, reprit M. de Villenoise avec une ironie méprisante, êtes-vous certaine à présent que je ne vous ai rien dit qui ne fût vrai? Vous m’avez rencontré seul dans cette excursion, seul dans celle d’hier? —Celle d’hier? —Ah! vous croyiez que je ne vous avais pas aperçue... que vous étiez rentrée assez tôt dans l’intérieur du moulin?... Vous faites un joli métier, ma chère amie! —Vincent, ne me parlez ainsi!... Je vous aime d’une façon trop douloureuse!... L’idée de ce voyage et de son but possible me rendait folle!... —Avez-vous aussi pris vos renseignements à l’hôtel? Vous êtes-vous assurée que je n’ai retrouvé dans ce pays aucune femme?... —Taisez-vous!... cria Sabine. Ne continuez pas sur ce ton... ou je vais me jeter dans cette rivière. Vous me tuez!... Elle avait élevé la voix. Quelques personnes tournèrent la tête. Car le groupe des touristes ne s’était pas encore dispersé. On entourait le vestiaire, les dames reprenaient leurs chapeaux qu’elles avaient quittés pour descendre dans les grottes. Les hommes se débarrassaient des longues blouses de toile enfilées pour préserver leurs habits. Des marchands offraient des photographies, des fragments de stalactites... Parmi cette foule, le visage tragique de Sabine, son air agité, sa voix frémissante, commençaient à attirer l’attention. M. de Villenoise, saisi d’une froide fureur, lui empoigna le bras, l’entraîna. Et, pour se soulager par une marche à outrance, en même temps que pour éviter une explication où il n’eût pas gardé son calme, il la fit aller tout d’une traite jusqu’au village de Han-sur-Lesse. Là, il se rendit à l’auberge où il avait laissé sa voiture. Elle n’était pas encore attelée. Le cocher ne se retrouvait pas. Vincent n’avait donné des ordres que pour trois heures; il en était à peine deux et demie. Mais il ne s’arrêta pas à cette considération. Et lorsque enfin il tomba sur son conducteur, qui jouait aux cartes sous une tonnelle, il s’emporta contre cet homme comme jamais de sa vie cela ne lui était arrivé pour une si futile circonstance. Le flegmatique Flamand n’en alla pas plus vite. Il termina son coup de cartes, compta ses points, puis se dirigea vers l’écurie. Et un moment fort long se passa avant qu’on le vît revenir avec ses deux chevaux tout harnachés. Il les laissa au bord de la route, et dut se faire donner un coup de main pour dégager sa victoria prise entre les autres véhicules. Pendant ce temps, M. de Villenoise tempêtait, jurait entre ses dents, arpentait la route, si bien que Sabine n’essaya même pas de lui adresser un mot. Brisée d’émotion et de fatigue, elle s’était assise devant une petite table, à la porte de l’auberge. Le patron vint aussitôt lui offrir ses services: —Madame va prendre quelque chose avant de repartir?... C’est loin, Dinant!... Madame ne pourra pas se mettre à table avant huit heures. Nous avons du poulet froid... —Mais non, mais non! cria M. de Villenoise. Et comme l’homme insistait: —Fichez-nous la paix! Nous avons ce qu’il nous faut dans la voiture. Au fond il se disait: «Tant pis si elle jeûne un peu!... Ça la matera. Car, si elle garde la force de me quereller, je ne réponds plus de ce que je lui dirai.» Mais déjà Sabine avait perdu toute velléité agressive. Désarmée par l’absence de la famille Méricourt, par l’impossibilité de justifier ses soupçons, elle sentait l’embarras et le côté honteux de son rôle. A la tension nerveuse qui l’avait soutenue jusque-là, succédait un anéantissement physique et moral. Elle souffrait de la fatigue, de la faim, car elle avait tout oublié dans sa poursuite, ne s’arrêtant pas, ne dormant pas, ne mangeant pas. Et maintenant, dans son cerveau abasourdi, la colère de Vincent éclatait d’une façon qui l’étonnait, l’énervait, la terrifiait à la fois. Cette colère avait beau ne pas se tourner contre elle, comment douter qu’elle en fût le premier objet? Jamais elle n’avait vu M. de Villenoise perdre ainsi sa maîtrise de lui-même et sa correction de gentleman. Le seul mot qu’il lui avait dit, sans radoucir d’ailleurs sa voix, fut: —Avez-vous une voiture, vous? —Non, dit-elle, je suis venue par le chemin de fer et par l’omnibus. —Bon. Je vous ramènerai si ça vous convient. Quand la voiture fut enfin attelée, il s’approcha de Sabine: —On n’attend que vous, ma chère amie. Ils s’assirent. Le cocher jeta sur leurs jambes une couverture. Puis un long retour silencieux commença. Sauf pour échanger quelques banalités indispensables, ou pour se demander les noms des sites qu’ils traversaient, ni l’un ni l’autre n’essaya de rompre ce mutisme qui leur pesait pourtant à tous les deux. Autrefois, Sabine eût glissé sa main dans celle de Vincent, et, de ce simple geste, d’une parole câline, elle eût terminé la bouderie, elle eût rompu le morne enchantement. Ils se seraient disputés peut-être encore, mais d’une de ces disputes à peine sincères des amants, qui prévoient trop d’avance le dénouement toujours identique, la passionnée réconciliation. Aujourd’hui, ce n’était plus cela. L’abîme entre eux était devenu si profond qu’ils redoutaient l’écho de leur voix dans un tel gouffre moral. Le moindre mot sonnerait la séparation et la mort. Sabine, tout en s’attachant désespérément à Vincent, ne savait plus prononcer les paroles qui enlacent, ni contenir celles qui éloignent et qui blessent. Conflit horrible! Malgré la douloureuse intensité de sa passion, elle ne retrouvait plus en elle la tendresse qui pardonne tout et qui retient quand même. Elle ne savait plus que se rendre odieuse et souffrir. Cependant le soir tombait. Et toujours, dans l’oppression de ce silence, la voiture s’en allait par les routes, sous les sapins noirs, à travers les plaines, le long des vallées assombries où chantaient les cascades. Parfois elle dévalait rapidement sur une pente. On voyait le ruban blanc du chemin s’enfoncer très loin, puis remonter plus loin encore, jusqu’au faîte de la colline opposée, dans un déroulement sans fin. Et quand on remontait la côte, tout à coup la tristesse des choses s’augmentait par le ralentissement de l’allure. Une voix cependant s’élevait alors. C’était le cocher qui faisant claquer son fouet, excitait ses bêtes: «Allez!... Hioup!... Allez, mes petits!...» Et les relais paraissaient plus navrants, dans les petits cabarets isolés. Au dernier, l’hôtesse alluma une lampe. Les voyageurs, grelottants, demandèrent une boisson chaude. Sabine regardait la légère vapeur du grog s’élever de son verre. Puis elle leva les yeux vers le plafond. Les solives vernies brillaient, comme d’ailleurs les murs, comme tous les objets dans ces Flandres engouées de propreté. On ne tarda pas à repartir. Il y avait trois marches devant la porte, et une enseigne indistincte suspendue à une potence en fer. Tous ces détails frappèrent Sabine. Reviendrait-elle jamais là?... Peut-être s’y retrouverait-elle un jour, très vieille, le cœur éteint, et elle y tressaillirait en se rappelant la douleur qu’elle y conduisait aujourd’hui. Il faisait nuit noire lorsqu’ils atteignirent Dinant. Comme leur voiture s’arrêtait dans la cour de l’hôtel où demeurait M. de Villenoise, une grande silhouette sortit sous le porche, s’avança vers eux. —C’est toi, Vincent? Dalgrand était là. Depuis vingt minutes il attendait son ami. Et la présence d’une dame ne le gêna pas pour l’aborder. Car il prenait Sabine pour une voyageuse ramenée par complaisance. Il ajouta: —Je suis venu dîner avec toi. J’ai quelque chose à te dire. M. de Villenoise fut consterné de ce hasard. Mais il eut le courage du désespoir. Sa physionomie ne bougea pas. Avec une rage concentrée qui glaçait sa voix et figeait son expression, il brava la gaucherie de la situation par une présentation brusque. —Monsieur Robert Dalgrand, notre grand constructeur. Madame Sabine Marsan, le peintre des jolies fleurs et des jolis visages. Il gardait si bien son air «homme du monde», que Robert s’y trompa. Après le premier haut-le-corps dont il ne fut pas maître, l’inventeur s’inclina, persuadé que Vincent avait préparé ce coup de théâtre, que c’était le signe d’une résolution prise, et qu’il saluait la future M^{me} de Villenoise. Partagé entre la satisfaction de voir son conseil suivi et le dépit qu’il éprouvait pour Gilberte, Dalgrand eut tout d’abord envie de s’excuser, de partir. Mais Sabine, avec un aplomb bien féminin, heureuse d’affirmer immédiatement ses droits en face de cet homme dont elle craignait l’influence, lui dit: —J’espère, monsieur, que ma présence ne change pas vos intentions et que vous allez nous faire le plaisir de dîner avec nous. Vincent se tourna vers elle, stupéfait. Ce n’était plus la maîtresse torturée de jalousie, la pauvre voyageuse accablée de lassitude, la femme qui, tout à l’heure, courbait la tête à côté de lui comme une coupable, sous son dur silence. Non... C’était la Parisienne habituée aux hommages, invitant d’un ton qui commandait avec grâce, et formulant cette invitation en leur nom à tous deux, comme si elle eût été sa femme. Il n’en revenait pas, lui, l’homme qui n’avait pas à sa disposition une pareille souplesse d’âme, une telle promptitude à juger les situations, à y modeler son attitude, à en tirer parti. Il ne sut que penser lorsqu’il vit Robert offrir son bras à Sabine et la conduire dans la salle à manger. En les suivant, il se sentait fort petit garçon. Mais tout à coup, dans le chaos de ses pensées, une dominante s’accentua. Pourvu que cette journée de fatigue et d’émotion n’eût pas trop abîmé, vieilli Sabine! Parfois elle paraissait de dix ans plus âgée que lui. Il eut peur de la pitié de Robert, du ridicule qui s’attache à un malheureux garçon cramponné par une vieille maîtresse. Dès qu’il se fut assis à table, un nouvel étonnement chassa cette crainte. La certitude de remporter une victoire, la joie de l’occasion qui s’offrait, l’idée qu’elle ressaisirait son amant par l’admiration d’un autre homme, armèrent sur-le-champ Sabine de toutes les séductions du bonheur, de toutes les ressources de la coquetterie. Elle n’eût pas été plus radieuse si Vincent lui avait annoncé qu’il l’épouserait le lendemain. Elle montra la sécurité d’une femme sûre de celui qu’elle aime, et elle eut le tact d’affirmer sans aucune démonstration précise une situation si délicate. Son mobile visage se para de toute la vivacité triomphante de son animation intérieure. D’ailleurs, elle sentait sur sa peau le fard des lumières; elle savait de quel éclat brillaient alors ses yeux, son teint mat, ses admirables cheveux noirs. La confiance dans sa beauté la rendait plus belle encore. Son esprit fut à la hauteur de sa grâce. Et la perfection de sa physionomie, de sa tenue, de sa conversation, fut telle, que Vincent lui-même en oublia un instant sa rancune et sa contrainte. Il s’anima, il rit. Il goûta même une satisfaction de vanité lorsque les regards de Dalgrand lui déclarèrent: «Cristi! mon gaillard, elle est rudement bien! Et je ne comprends guère la peine que tu éprouves à te résigner à ton sort.» Quant à Sabine, elle se disait: «Si ce Robert Dalgrand veut encore après cela lui faire épouser sa belle-sœur, il n’est pas l’honnête homme que l’on m’a dépeint... Et il ne serait même pas un honnête homme du tout.» Elle ne fit d’ailleurs qu’une seule allusion directe à son amour. Cette allusion eut pour but d’ôter à Robert—s’il l’avait—toute idée qu’elle pût profiter de la fortune immense de M. de Villenoise. Comme elle étendait souvent sa main gauche sur la table, Dalgrand y remarqua une bague, la seule que M^{me} Marsan portât. C’était un bijou ancien, formé d’une petite miniature délicieuse qu’encadrait, par un dessin très orignal, une fine guirlande en marcassites. L’inventeur admira tout haut cette bague. —C’est le seul bijou, dit Sabine, que j’aie accepté de M. de Villenoise. Et encore, remarquez-vous que, malgré sa valeur d’art, il ne contient pas de pierres précieuses? Voyez-vous, monsieur Dalgrand, l’amour n’est pas inaltérable comme votre aluminium: le contact de l’or le corrompt. Aussi j’en ai préservé le mien. Mais combien j’aime ma petite bague!... Vous me faites plaisir en la trouvant jolie. Elle est à mon doigt depuis sept ans. Et elle ne le quittera jamais. Lorsque Dalgrand voulut prendre congé, M^{me} Marsan lui rappela qu’il était venu pour causer avec M. de Villenoise. Elle offrit de se retirer dans le salon voisin. —Je ne le souffrirai pas, madame, dit Robert. Ce que j’ai à dire peut être entendu de vous. Il se retourna vers Vincent, et d’une voix changée, assourdie: —On essaie le viaduc après-demain. En es-tu toujours? —Plus que jamais! s’écria M. de Villenoise, avec un accent et un élan qui donnaient une gravité singulière à sa phrase. Et il souligna encore son exclamation en allant prendre la main de son ami, en la serrant avec une effusion qui répondait sans doute à quelque chose de sous-entendu entre eux. A peine Robert fut-il parti que Sabine dit à Vincent: —C’est donc après-demain l’inauguration? Et il était entendu que vous y seriez! La famille Méricourt aussi, naturellement. Pourquoi me disiez-vous que cette cérémonie n’aurait pas lieu avant la semaine prochaine, et que vous ne resteriez pas ici pour y assister? Les soupçons qu’avaient éveillés chez Sabine les derniers mots mystérieux des deux amis anéantissaient pour elle les triomphantes sensations de cette soirée, la rejetaient à ses doutes, à ses angoisses, et, du même coup, à ses maladresses. —Il ne s’agit pas de l’inauguration, répondit Vincent, qui haussa les épaules. (De nouveau il se sentait irrité, découragé. Chez lui aussi, les impressions apaisantes n’avaient été que passagères.) —De quoi s’agit-il donc? demanda Sabine. —De l’essai du pont sous diverses charges et à des vitesses différentes. —L’essai du pont? Vous ne m’en aviez jamais parlé! C’était l’intention de s’exposer au danger à côté de Dalgrand qui avait rendu discret M. de Villenoise. Maintenant encore il ne lui convenait pas de rien expliquer. Outre qu’il voulait épargner une inquiétude à M^{me} Marsan, et à lui-même des scènes ennuyeuses, le ton de juge d’instruction que prenait celle-ci n’était pas pour lui desserrer les lèvres. —Je savais bien, s’écria-t-elle, que vous me cachiez quelque chose! —Dans quel hôtel êtes-vous descendue, ma chère amie? Permettez-moi de vous reconduire. Vous devez être fatiguée. —Vous n’aurez qu’un étage à monter, répliqua-t-elle railleusement. Je demeure ici même. —Excellent poste d’observation! —Oh! non, dit-elle, car il n’y pas d’observation possible. Un menteur comme vous échappe toujours par quelque subterfuge. —Sabine!... Je n’accepterai pas plus ce mot de vous que d’aucun être au monde!... Vous allez le retirer, ou je vous quitte pour ne jamais vous revoir! —Le retirer?... Ou le prouver?... Je vous donne le choix. —Prouvez-le!... Je vous en défie!... cria Vincent qui perdait son sang-froid. —Quittons d’abord ce salon, dit-elle. Voulez-vous me mener dans votre chambre? Il l’y conduisit. C’était une vaste pièce au rez-de-chaussée, donnant sur la terrasse. Par les deux croisées ouvertes, on apercevait la Meuse, qui scintillait sous les lumières. Vincent, pour ne pas sonner un valet qui eût vu M^{me} Marsan dans sa chambre, alluma lui-même les candélabres de la cheminée, puis ferma les volets, les fenêtres, les rideaux. Ensuite il marcha sur elle les bras croisés. —Prouvez-moi, dit-il, que je suis un menteur. Sabine tomba défaillante sur une chaise, mit ses deux mains devant son visage et murmura: —Pardonnez-moi!... Je n’ai plus le courage de l’épreuve... Il lui écarta rudement les mains. —Sabine, dit-il, vous jouez avec la fierté d’un homme, avec sa loyauté, avec tous ses meilleurs sentiments. Vous ne savez pas à quelle force il me faut recourir... Mais ma patience est à bout! Quelle est cette épreuve dont vous n’avez pas le courage, et qui doit montrer si je sais dire la vérité? —Ah! je ne peux pas!... gémit-elle. Ayez pitié! Je suis une misérable!... Je ne vous parlerai plus comme je l’ai fait. —Que vouliez-vous dire? —N’insistez pas. Dans deux jours cette malheureuse inauguration sera passée... Nous retournerons à Paris ensemble, et nous oublierons ces vilains moments. M. de Villenoise frappa du pied. —Je vous ai dit que ce n’est pas l’inauguration. —Alors vous me laisserez y assister! —Ah! c’est un piège! cria le jeune homme hors de lui. Vous ne me croyez pas encore! Eh bien, non, vous n’y assisterez pas! Vous ne pouvez pas y assister. Et vous repartirez pour Paris demain... ou tout est fini entre nous. Sabine s’écria: —Il se passe après-demain quelque chose que vous voulez me cacher! Pourquoi ne verrais-je pas essayer un viaduc? Vous m’éloignez pour être libre. Vincent répondit: —Eh bien, soit! Alors elle se leva toute droite, le visage d’une blancheur de cendre, et elle dit d’une voix sans timbre: —Cette épreuve dont je vous parlais tout à l’heure, voulez-vous encore vous y soumettre? Il répliqua brutalement: —Allez-y!... —Vincent, reprit-elle, je vais vous poser une question, et je verrai si vous savez mentir. Le jeune homme se troubla légèrement. —Quelle question?... Si c’est encore une de vos folies, aurai-je au moins le droit de n’y pas répondre? —Que vous répondiez ou non, je devinerai bien la vérité, à moins que vous ne soyez un parjure et un menteur. Il bondit de nouveau sous ces deux mots, prononcés avec la plus méprisante intonation. A ce moment, son exaspération lui tourna la tête comme une ivresse. Il vit trouble. Il ressemblait au taureau piqué de banderilles. Il avait trop souffert secrètement à cause de cette femme pour être ainsi harcelé par elle. D’ailleurs il ne lisait dans ses yeux que méfiance et que haineuse fureur. Elle risquait beaucoup à le défier. Mais elle-même ne se possédait plus. La malheureuse s’approcha de son amant et lui dit: —Jurez-moi donc que vous n’aimez pas Gilberte Méricourt! Ce fut comme un coup qu’elle lui aurait porté en pleine poitrine. Il recula. —Puisque vous ne savez pas mentir, ajouta-t-elle, ne réfléchissez pas... Répondez. Il lui dit: —Qu’est-ce que vous voulez donc? Vous êtes une imprudente et une folle!... Elle répétait, les lèvres raidies et blêmes, les yeux fixes: —Jurez... Jurez... —Je ne puis pas jurer cela. —Vous l’aimez donc? —Oui. Elle ne s’évanouit pas. Elle ne pleura pas. Une colère furieuse la soutenait, et peut-être aussi l’atroce triomphe d’avoir convaincu Vincent de sa duplicité. S’il aimait Gilberte, il cherchait à épouser la jeune fille. Les deux idées se confondaient. Elle avait donc eu raison d’incriminer ce voyage en Belgique. Sans doute il ne lui aurait avoué la chose qu’une fois accomplie... Toutes ces pensées, qu’elle embrassa en quelques secondes, la soulevèrent d’une indignation qui supprima presque la douleur. Ses yeux n’avaient pas changé d’expression, n’avaient pas quitté ceux de Vincent. Il attendait avec anxiété ce que ce calme tout nouveau lui préparait. L’inévitable crise de nerfs allait éclater. Il s’étonnait de ne pas voir couler des torrents de pleurs. Il se rétracterait alors, il trouverait des arguments—puisque ce n’était pas une rupture qu’il voulait. Mais tout à coup, comme il allait prendre les devants, ne voyant arriver ni les convulsions ni les sanglots, Sabine tourna sur ses talons, courut à la porte, l’ouvrit, s’enfuit, s’élança dans l’escalier. Vincent la suivit—mais d’un pas moins prompt, pour ne pas donner aux gens de l’hôtel le grotesque spectacle d’une poursuite. Quand il arriva devant la porte qu’elle refermait à clef, il se mit à frapper, mais inutilement. Il l’appela même à mi-voix. Point de réponse. Nul bruit à l’intérieur. Un garçon passa, qui ramassait les chaussures. Cet homme tourna plusieurs fois la tête avec curiosité le long du corridor. M. de Villenoise, gêné, se retira. Une demi-heure après, comme il n’était pas minuit, le jeune homme sonna et fit demander si M^{me} Marsan n’était pas encore couchée et pouvait lui accorder deux minutes d’entretien. La femme de chambre vint répondre que cette dame était au lit. —Vous a-t-elle répondu elle-même? demanda Vincent, dont une terrible inquiétude crispait le cœur. —Oui, monsieur, répondit la servante. Cette dame m’a parlé à travers la porte, sans ouvrir. Il se calma un peu en pensant qu’elle n’avait accompli aucune folie sur le premier moment, qu’elle savait qu’il avait insisté pour la revoir, qu’elle attendrait donc certainement jusqu’au lendemain, pour connaître ce qu’il avait à lui dire, avant de prendre une résolution. Mais il restait encore haletant d’effroi au moindre bruit. Dès qu’une espagnolette ou une serrure grinçait dans le silence de la maison, il écoutait avec anxiété s’il n’entendrait pas tout de suite après la chute d’un corps dans la Meuse... Il ne reposa pas de la nuit. Toutefois, vers le matin, le jour étant déjà levé, il s’endormit lourdement. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il éprouva d’abord ce malaise confus et abominable qu’apporte le réveil après un malheur. Tout de suite, il se souvint, il sauta du lit. Comment lui, qui sacrifiait son existence pour ne pas briser le cœur de Sabine, avait-il pu percer ce cœur de la plus cruelle, de la plus inguérissable des blessures?... Il avait commis l’action dont il se croyait le moins capable. Quelle éclipse avait donc subie sa volonté? Il regarda sa montre. Elle marquait huit heures et demie. Avant même de procéder à sa toilette, il écrivit un mot pour Sabine, puis sonna, tendit l’enveloppe au domestique. —Mais, monsieur, dit l’homme, cette dame est partie dès la première heure ce matin. Alors commença pour Vincent la crise d’attendrissement et de remords que subissent les natures impressionnables après toute séparation violence. Il oublia les torts de Sabine pour ne se rappeler que les siens, à lui. Dans son imagination, les défauts de la pauvre femme s’atténuèrent, et les qualités grandirent. Quel tort avait-elle, après tout? Celui de trop l’aimer. La jalousie qu’elle avouait était une souffrance et non un crime. Et il la revit telle qu’hier soir, au dîner avec Robert: si séduisante, si jolie, d’un éclat si rayonnant! Que lui manquait-il pour être toujours ainsi?... Se sentir aimée de lui, Vincent... Pauvre passionnée Sabine! Il courut au télégraphe, et lui envoya cette dépêche à sa villa près de Villenoise: _Ayez confiance en moi. Je serai chez vous après-demain dans la matinée. Rien ne changera._ VINCENT. Mais, tout en combinant des mots qui, sous une indifférence extérieure, portassent une signification consolante, le jeune homme n’alla pas jusqu’à se contredire. En effet, la première émotion passée, déjà naissait en lui l’espoir que Sabine, par fierté ou par désintéressement, lui rendrait sa liberté, maintenant qu’elle le savait épris d’une rivale. Car il ne l’abuserait plus: son cri avait été trop sincère, Sabine était trop clairvoyante. Jamais, au prix des plus habiles mensonges, il ne pourrait lui ôter la conviction qu’il aimait Gilberte. Certes, il regrettait encore de le lui avoir dit, et si brutalement!... Mais puisqu’elle le savait... De quoi cette femme n’était-elle pas capable par orgueil? En ce moment il avait tout à craindre ou à espérer d’elle. Pourquoi n’espérerait-il pas? Une espèce de fatalisme engourdit les pensées de Vincent. Après tout, ne risquait-il pas sa vie demain, à côté de son ami Robert? A ses yeux, le danger paraissait plus réel qu’à ceux de l’inventeur. Il n’avait jamais cru d’une foi bien enthousiaste à toutes les vertus de ce nouveau métal. Il attendrait donc de voir s’il vivait encore pour recommencer à se tourmenter. IX LE lendemain, en apercevant le viaduc, une appréhension étreignit le cœur de M. de Villenoise. Il n’avait pas voulu le visiter auparavant, et il ne prévoyait pas ce qui lui apparut. C’était une construction d’une légèreté extraordinaire. Au-dessus des piles très hautes, le tablier courait, se dessinant de profil comme une ligne presque dépourvue d’épaisseur, que soutenait une charpente fine, découpée sur le ciel en guipure métallique. Des grilles à volutes, d’un modèle tout à fait artistique, servaient de garde-fous. Le viaduc se divisait en trois travées: celle du centre appuyée sur les deux piles émergeant des flots bleus de la Meuse; les deux autres rejoignant les culées accotées au remblai de la voie. Sur le ciel matinal, d’une pâleur laiteuse, toutes ces lignes déliées et hardies se dessinaient en noir. Mais, lorsqu’on approchait, l’œil restait saisi par la nuance d’argent mat qui reluisait doucement dans la fraîche lumière. Alors on pensait à quelque caprice de Sardanapale moderne, on croyait contempler un gigantesque objet d’art, sculpté dans un métal précieux. Sur les berges, à une assez grande distance, et là-haut, dans la campagne, des groupes de gens étaient massés. Comme on venait d’interrompre, par ordre de police, la navigation sur la Meuse, et qu’à cent mètres, en amont et en aval, des barques étaient postées, montées par des agents qui faisaient respecter la consigne, le bruit s’était répandu qu’on allait essayer le pont. La foule aussitôt arrivait pour voir, avec l’espoir inavoué d’une catastrophe. Mais des piquets de soldats, disposés en cordons, arrêtaient les badauds. Le long de la voie ferrée, et sur le viaduc même, des messieurs allaient et venaient. On regardait de loin respectueusement leurs silhouettes. C’étaient des personnages importants, les directeurs de plusieurs Compagnies, des fonctionnaires de haut grade, des ingénieurs étrangers. Même on affirmait que le ministre des travaux publics venait d’arriver de Bruxelles. Près d’un hangar, sur la rive gauche, des machines chauffaient. On entendait leur souffle rythmé. Puis, tout à coup, elles vomissaient à grand bruit des flots de vapeur, ou lâchaient un coup de sifflet strident. L’une d’elles s’avança jusqu’à la culée du viaduc, et l’on s’amusa de voir courir quelques-uns des gros personnages qui discutaient sur le tablier d’un air entendu. Ils avaient cru, eux aussi, que la machine allait passer, et ils ne se souciaient pas de faire peut-être avec elle un plongeon dans la rivière. Mais la locomotive évoluait seulement pour aller se placer à la tête d’un train de marchandises. Cependant un monsieur très grand, que l’on disait être le constructeur, vint crier quelque chose à l’entrée du pont. Et, de ses longs bras levés, il faisait des gestes de rappel. Ce fut alors une retraite générale, mais digne, avec les arrêts de quelques retardataires, qui flânaient un peu comme pour montrer leur indifférence au péril. Tous ces messieurs, enfin, se massèrent sur la rive gauche, en arrière de la culée. A ce moment, malgré le désir de quelque effrayant spectacle, les cœurs se serrèrent un peu dans la foule. Une machine siffla, si loin du pont qu’on ne l’apercevait pas de la berge. Puis brusquement on la vit accourir, accélérant sa marche, filant à toute vapeur. Quand elle toucha le tablier du viaduc, elle s’emballa comme une bête affolée. Dans un grand fracas de métal, elle passa comme un éclair. Puis le tapage s’éteignit soudain sur l’autre rive, et elle disparut là-bas, avant qu’on se fût rendu compte. C’était l’essai d’un minimum de poids avec un maximum de vitesse. Il avait réussi. Quelques applaudissements éclatèrent dans la foule. Maintenant, ceux de la berge comptaient sur le passage immédiat d’un train. Aussi furent-ils surpris de voir quelques-uns des messieurs de là-haut descendre au bord de la rivière, s’embarquer dans un petit bateau de promenade, et gagner le milieu du courant. Là, le cou tordu, la tête levée, ils examinaient le viaduc. En même temps, des ouvriers s’accrochèrent aux charpentes et voltigèrent entre les poutres de métal, comme des oiseaux dans une volière. Alors, parmi les badauds, les plus perspicaces instruisirent l’ébahissement de leurs voisines et donnèrent l’explication de la manœuvre. On s’assurait si rien n’avait fléchi. Robert Dalgrand et Vincent de Villenoise étaient dans la barque avec deux ingénieurs. Leur examen paraissait satisfaisant. Et les ouvriers, qu’ils interpellèrent, ne remarquaient pas un craquement, pas une défaillance dans ce faisceau de forces organisé pour une formidable résistance. Quand Dalgrand remonta, il voulut prendre la conduite du train de fourgons vides qui devait tenter l’épreuve après la locomotive isolée. Des officieux déclarèrent qu’on l’en empêcherait, fût-ce par la force. Il sourit et céda. Nulle inquiétude n’existait en lui au sujet de cette seconde expérience. Il préférait se réserver pour la troisième. Quelques messieurs remuants se portèrent alors vers la machine du train en partance, afin de donner des poignées de main au mécanicien et de lui promettre des récompenses. —Messieurs, je vous en supplie, s’écria Dalgrand, n’allez pas troubler ce brave homme! Il prit seulement avec lui le directeur de la Compagnie, devant qui le mécanicien se redressa, comme un sergent devant son général. —Tu sais ce que tu vas faire, Vanier? demanda son chef. —Oui, monsieur le directeur. —Tu as confiance en nous? Tu ne crains rien? —Oh! rien du tout, monsieur le directeur. —Eh bien, conduis-moi ça avec sang-froid, dit Dalgrand d’un air gai. Pas de grande vitesse! Ne te crois pas sur la malle des Indes. —Soyez tranquille, monsieur... Trente kilomètres à l’heure, pas plus. Le convoi de ma belle-mère, quoi! —Parfait! approuvèrent les deux messieurs, avec un sourire. Pourtant l’homme hésitait. —Pardon... excuse... mais je n’ai nul besoin d’être deux, pas vrai? Si c’était un effet de votre bonté de me débarrasser de ce gaillard-là, qui a quatre gosses au logis. Il se dérangea un peu et démasqua le visage noirci du chauffeur, qui se dissimulait de son mieux. —Comment t’appelles-tu, toi? Qu’est-ce que tu fais là? dit le directeur. —Oh! messieurs, supplia le pauvre diable, je ne veux pas déserter mon poste. Ne me déshonorez pas! Laissez-moi sur ma machine!... Et il ajouta, d’une voix désolée: —Elle n’a jamais fait dix mètres sans moi. Et maintenant, si elle court un danger, faut-il que ça soit juste à c’t’heure que je l’abandonne?... On se taisait toujours. Il dit: —D’abord, on n’y gagnera rien. Si elle tombe à l’eau, je m’y jette après. —Grosse bête! fit le mécanicien. Tomber à l’eau! Y a pas de danger! Pourquoi donc alors voulait-il que son compagnon descendît? L’illogisme généreux de ce brave toucha le directeur et Dalgrand. Mais ils n’en firent rien voir. —Allons, assez causé! dit le premier. En route! Et il donna de la main le signal du départ. La machine siffla,—un long sifflement modulé que le mécanicien lança comme une fanfare. Puis le train s’ébranla, lentement d’abord... un peu plus vite... Le directeur avait tiré sa montre. Il suivit des yeux le tuyau de la machine, et quand ce tuyau fut normal à la première culée, il regarda l’aiguille des secondes. Puis il compta: «Un... deux... trois...» jusqu’à huit. Entre huit et neuf, le fracas métallique cessa. Le train avait passé le pont. —Huit secondes deux cinquièmes... Trente kilomètres à l’heure. Ce garçon-là n’a pas accéléré d’un mètre. Qu’en dites-vous, Dalgrand? Dalgrand ne dit rien. Mais le directeur, en se tournant vers lui, crut lui voir les yeux humides. —Vous n’oublierez pas ce Vanier, n’est-ce pas, cher monsieur? fit alors l’inventeur. —Vous serez là pour me le rappeler, mon cher Dalgrand. Robert eut un geste vers l’autre train chargé qui l’attendait, vers l’effrayante masse qu’il allait conduire au pas sur son fin viaduc. Mais il sourit et il dit bien vite: —Certes, je l’espère. Déjà, des mains saisissaient les siennes. On le félicitait. Des ingénieurs remontaient de la berge. Le pont d’aluminium n’avait pas bronché. Mais Robert écarta tout le monde, supplia qu’on ne lui fît aucun compliment avant l’épreuve définitive. Ses yeux cherchaient Vincent. Tout de suite son ami fut à côté de lui. Quand on sut que ces deux jeunes gens voulaient monter sur la locomotive du train chargé, où l’inventeur lui-même tiendrait le rôle du mécanicien, les protestations les plus véhémentes éclatèrent. Le ministre, les hauts fonctionnaires, interposèrent leur autorité; tous les autres, et ceux même qui voyaient Robert et Vincent pour la première fois, les conjuraient, en termes dramatiques, prodiguaient une sentimentalité phraseuse. Les deux amis demeurèrent inébranlables. M. de Villenoise, debout sur la plate-forme de la locomotive, les bras croisés, le dos appuyé contre un côté de l’abri, ne répondait même pas. Dalgrand disait seulement de temps à autre: «C’est inutile, messieurs... c’est inutile...» Enfin, comme on insistait vraiment d’une façon gênante, il cria: «Prenez garde!...» Et, lâchant la vapeur, il lança un formidable coup de sifflet. Naturellement il ne toucha pas au robinet de marche, car il y avait des gens jusque sur la plate-forme de sa machine. Malgré cela, l’effet fut magique. Les hauts personnages bondirent comme des lapins, reculèrent pêle-mêle de chaque côté de la voie en se cognant les uns contre les autres. Dalgrand les vit qui élargissaient encore la distance à droite et à gauche. Alors il envoya un second coup de sifflet et, tout de suite cette fois, mit le train en mouvement. On devinait, au souffle court et profond de la machine, le prodigieux effort accompli par la bête de fer pour mettre en branle la masse accrochée derrière elle. Le tender regorgeait de houille. A sa suite, une seconde locomotive et un second tender représentaient un poids semblable de quarante mille kilos. Puis venaient des wagons remplis d’obus vides empruntés à une fabrique voisine, des trucs chargés de pierres de taille, d’autres où s’empilaient des meules de fonte. Et tout cela commençait à rouler lourdement avec des à-coups réguliers dont la terre tremblait. Dalgrand avait exagéré la charge imposée par le préfet de police et par la Compagnie. Il voulait une épreuve éclatante, irréfutable, d’où la supériorité de l’aluminium sur le fer ressortît tellement immense, que le vieux métal en fût du coup détrôné, relégué dans les musées parmi les antiquailles, montré dans l’avenir comme le symbole de la force brutale dont le maniement pénible avait écrasé les peuples. Tandis que le véritable instrument de l’humanité affinée, savante, de cette humanité de demain, au cerveau puissant, aux muscles grêles, c’était ce métal brillant et léger, souple et fort, le plus abondant de la nature, et dont un simple fil remplacerait les lourdes barres sous lesquelles l’ouvrier actuel, l’esclave du fer, se courbe, suant et meurtri. C’était une bataille qu’il livrait, cet inventeur debout sur sa locomotive,—une bataille dans laquelle, ainsi que tous les vrais conquérants, il voulait vaincre ou périr. Et voilà pourquoi il avait tout risqué. Le visage très pâle mais très ferme, l’œil fixe et tendu à travers la vitre de l’abri, il regardait cette route argentée qu’étalait devant lui le viaduc. Il l’atteignait d’une marche très lente. Et ce minimum de vitesse, condition expresse de l’expérience, lui laissait le temps de réfléchir. C’était son œuvre bien-aimée contre laquelle il menait peut-être la destruction. Il pensait à elle plus qu’à sa propre vie. Son beau viaduc, d’une légèreté si audacieuse, d’un scintillement si doux sous le soleil! Quel effort il allait réclamer de lui!... N’était-ce pas de la barbarie de lui demander cette prodigieuse et inutile résistance? Maintenant, il se repentait presque d’avoir amoncelé contre lui ce poids insensé... Non pas par défaillance devant la mort ni par crainte de la défaite, mais par tendresse pour sa création, qu’il risquait d’anéantir, et pour son idée, dont il reculerait indéfiniment le triomphe. Le doute, maintenant, lui poignait le cœur. Et la pensée aussi de son ami augmenta sa faiblesse. Robert se tourna vers Vincent. —Tu peux quitter la locomotive sans quitter le train, dit-il d’une voix altérée. Descends et remonte dans un fourgon. Nous allons assez lentement pour cela. Au premier craquement, tu fileras en arrière. Vincent sourit et secoua la tête. —On croirait que tu doutes de ton œuvre... Moi, je n’en doute pas, mon ami. Robert ne lui répondit pas. La locomotive s’engageait sur le tablier d’aluminium. Une vibration métallique s’éleva... Puis, bientôt, sous le poids des wagons, cela devint un gémissement... ensuite une clameur. Tout le pont criait sous l’écrasement de cette masse. Les oreilles de Dalgrand bourdonnèrent. Et il ne savait plus ce qu’il entendait, si c’était seulement la trépidation du métal, ou si c’était le craquement des charpentes, l’éclatement des joints, le hurlement désespéré de son œuvre qui se disloquait, s’effondrait... D’en bas, la foule des curieux regardait, immobile d’attente, avec des faces blanches, des bouches ouvertes et sans souffle. Allait-on voir ce frêle plancher s’ouvrir, et cette effrayante charge culbuter, tomber à pic, crever le miroir paisible de la Meuse?... La machine maintenant, avec sa sinistre lenteur, atteignait le milieu du pont. Sur le ciel, le dessin des wagons se profilait, difforme par l’énormité et la bizarrerie des chargements. Un roulement assourdi remplissait l’espace. Et chaque fois qu’un nouveau chariot suivait les autres sur le viaduc, ce tonnerre s’enflait, devenait plus menaçant. Cependant, sous la progression de la masse noire et mouvante, la ligne étroite du pont gardait sa rigidité. Et les sveltes X qui lui servaient de soutiens s’alignaient toujours avec une netteté d’épure sur le fond laiteux de l’atmosphère, sans la moindre déformation dans leur élégante géométrie. Et lentement, lentement, la locomotive continua d’avancer. A présent, elle soufflait plus fort... Elle semblait se lasser de traîner cette effroyable charge, que le léger viaduc soutenait, sans un effort apparent, dans la merveilleuse sécurité de ses lignes infléchies. Quelques mètres seulement et la machine atteindrait la seconde culée... Cette distance se rétrécit encore... Mais, avant d’arriver à l’extrémité du pont, tout à coup la locomotive s’arrêta, comme pour reprendre haleine, à bout de force, exhalant sa vapeur par petits halètements successifs. Le train, maintenant, s’allongeait tout entier sur le viaduc. Dalgrand l’immobilisait là, pour qu’il prolongeât sa pression, et aussi pour infliger encore aux charpentes la secousse de l’arrêt et du départ. Alors, dans le silence brusquement tombé, devant ce triomphe de la science et de la volonté humaines, en face de ce drame que l’ignorant même pressentait si grand sous sa simplicité apparente, l’enthousiasme de la foule éclata. Du fond des berges, du haut des talus, de la lointaine campagne, des applaudissements partirent, et des acclamations, des hourrahs. Ces bruits, toutefois, sonnèrent grêles et comme perdus dans l’amplitude de l’espace, qui les absorba, les dispersa. Quand la machine repartit, de nouveau la foule se tut; mais sans anxiété désormais, les nerfs détendus dans l’assurance du succès final. On ne craignait, on n’attendait plus rien. Ce n’était qu’un train qui passait. On le regarda machinalement s’éloigner jusqu’au dernier fourgon, son disque rouge accroché en queue, ses fanaux allumés comme pour un voyage véritable. Et lorsque, l’expérience achevée, il eut filé se garer sur la droite, on ne vit plus, entre la rivière bleue et le ciel gris-perle, que le dessin délicat du viaduc, d’une inflexible rigidité dans sa hardiesse légère, tout en lignes et en espaces de clarté, devenu désormais imposant, sous sa finesse aérienne, par tout le prestige de sa force. Là-haut, à l’écart, sur la plate-forme de la locomotive au repos, Dalgrand et de Villenoise s’étreignaient à pleins bras. Mais, seul peut-être, l’inventeur entrevoyait l’importance de son triomphe: l’aurore d’une ère nouvelle, l’avènement du métal de l’avenir, et la défaite du fer,—de ce fer pesant et dur, d’un travail si coûteux, si lent, dont le règne brutal a cessé de correspondre aux conceptions ambitieuses et à l’impatiente activité de la pensée humaine. X L’ÉMOTION éprouvée par M. de Villenoise au passage du viaduc le laissait dans un état d’âme tout spécial. C’était un contentement de lui-même qui le disposait à l’indulgence, et aussi une aspiration vers le dévouement et le travail, très favorable à Sabine, et à sa traduction de Manilius, plutôt négligée durant les derniers mois. D’ailleurs ses recherches d’érudition n’allaient plus lui suffire. Il voulait s’adonner à une tâche plus utile, d’un esprit plus moderne et d’une application plus immédiate. Depuis vingt-quatre heures, Vincent roulait dans sa tête de vagues et grandioses projets. L’exemple de Robert, l’ivresse d’héroïsme et d’ambition partagée avec ce vaillant, lui communiquaient une exaltation extraordinaire. Comme il ne pouvait accomplir nulle découverte scientifique ou industrielle, Vincent se proposait d’en poursuivre quelqu’une sur le domaine philanthropique et social. Désormais il ne se contenterait plus de rendre heureux ses ouvriers. Le bien-être de ces braves gens ne devait pas dépendre du bon ou du mauvais vouloir d’un patron. Il allait étudier la question ouvrière avec eux, parmi eux. Il écrirait des livres sur ses observations, sur ses essais. Il tâcherait d’apporter, lui aussi, sa pierre à l’édifice de demain, d’être l’actif manœuvre qui gâche le plâtre et soulève les fardeaux, au lieu du rêveur aristocratique enfermé dans les songes élégants d’autrefois. Et, lorsqu’il se serait passionné pour son œuvre, sans doute il oublierait sa plaie d’amour, son mal égoïste. Comme avait dit Robert, qu’étaient-ce que ces infimes tourments auprès des préoccupations dignes d’absorber les forces et les pensées d’un homme? Puisqu’il se croyait attaché à Sabine par un devoir, il allait se réconcilier avec elle. Mais ensuite, il espacerait leurs entrevues, il rendrait leurs relations plus distantes. Car il ne devait pas laisser les exigences et les nervosités d’une femme entraver ses entreprises futures. Il n’avait plus d’amour pour elle, et il en avait pour une autre... soit! Mais qu’importait au héros moral qu’il voulait être! Sa conduite à venir était bien simple: il éliminerait l’amour de sa vie. En proie à cette espèce de fièvre sublime, M. de Villenoise fit presque sans en avoir conscience le trajet de Dinant à Paris, puis celui de Paris à Villenoise. Le lendemain,—le jour même pour lequel il avait annoncé par dépêche sa visite à Sabine,—il arriva dans son château à neuf heures du matin. Il fit aussitôt seller sa jument Gipsy, tandis que lui-même se mettait entre les mains de son valet de chambre. Après une toilette rapide, il monta à cheval et se dirigea vers la villa de M^{me} Marsan. La route était longue, car il lui fallait traverser la forêt, et il en avait bien pour trois quarts d’heure en se hâtant. Tout de suite, il mit sa jument au galop, lui laissant développer la fougue que de simples promenades au pas, entre les mains des piqueux, avait amassée chez cette ardente bête, pendant l’absence de son maître. Gipsy, fort étonnée qu’on ne lui demandât pas quelque acte préliminaire d’obéissance par une sévère mise en main, s’en donnait à cœur joie, secouant avec espièglerie les rênes abandonnées sur son cou. Elle allait, à grandes foulées vigoureuses, tout enivrée de vitesse. Et M. de Villenoise eut même ensuite quelque difficulté lorsqu’il voulut la ralentir. Enfin il la remit au petit galop rassemblé, puis au pas. Un soudain besoin de flânerie et de rêve l’avait pris comme il passait près du «Salon des Fées». Il se rappelait sa dernière promenade en cet endroit. La vision précise de Gilberte lui apparut, avec l’air dont elle avait dit certains mots, la façon dont elle tendait ses mains sous le filet d’eau de la cascade, et la tristesse avec laquelle ensuite elle s’était détournée de lui. Il songea aussi à la singulière frayeur qui l’avait tout à coup rejetée entre ses bras. Depuis, M. de Villenoise n’avait plus pensé à cet incident. Ses gardes ne lui avaient révélé aucune présence suspecte à l’intérieur du domaine. Ce domaine était clos d’ailleurs, mais d’un mur assez bas, facile à escalader, et qui, par places, tombait en ruines. Quelque rôdeur avait pénétré jusque-là, puis, craignant d’être surpris, s’était caché parmi les broussailles. Et le pauvre diable n’avait pu retenir un mouvement d’admiration qui avait écarté les branches lorsque avait passé, si près de lui, l’adorable jeune fille... Malgré cette réflexion rassurante, les yeux de Vincent fouillaient l’épaisseur du fourré, et sa main droite s’enfonçait, d’un geste un peu nerveux, dans celle de ses poches qui contenait un revolver. Il suivait alors une allée tout à fait assombrie par la proximité de la colline rocheuse. A un moment, cette allée, qu’un cheval pouvait parcourir, mais qui n’était pas carrossable, longeait le chaos de pierres, d’arbustes et de plantes grimpantes où s’indiquait la place de l’ancien éboulement. Les blocs écroulés disparaissaient sous l’envahissement des verdures. Un sentiment de solitude profonde et la sauvagerie du site procuraient à Vincent un plaisir légèrement anxieux, grâce auquel il oublia, durant quelques minutes, et ses souvenirs et le but de sa course. Mais un détour du chemin le ramena dans une large avenue qui ondulait presque jusqu’à l’horizon, par des alternatives de montées et de descentes, entre le rideau sombre des futaies. Alors il mit Gipsy au trot. Et il ne l’arrêta plus que devant la grille de la villa. Du bout de son stick, et sans descendre de cheval, il agita la sonnette. De l’autre côté d’une pelouse, sur les marches du perron, Estelle, la femme de chambre, apparut. Elle s’exclama: «Ah! monsieur!...» Puis, au lieu d’ouvrir, elle rentra dans la maison, comme pour appeler quelqu’un ou prendre quelque chose. Un instant après, elle revint, tenant entre ses doigts une lettre. M. de Villenoise, pris d’impatience et d’inquiétude, avait sauté à terre, et secouait de nouveau la sonnette, cette fois à tour de bras. Pourquoi Sabine ne paraissait-elle pas à une fenêtre?... Elle devait l’attendre cependant. Quand il revit Estelle, il cria: —Mais, sapristi! Arrivez donc! Et avant qu’elle eût ouvert la bouche: —En voilà une idée de me faire poser à la porte!... Où est madame?... Est-ce qu’elle n’a pas reçu ma dépêche? —Je demande pardon à monsieur, dit la femme de chambre. Je cherchais cette lettre que madame m’a dit de remettre à monsieur dès qu’il... —Elle n’est donc pas là!... Vincent jeta ce cri avec un frémissement d’émotion où il y avait de la joie et de l’angoisse. —Non, monsieur... Mais madame sera ici sans faute demain matin... —Ah! dit-il,—et ce fut la joie qui se dissipa pour ne plus laisser que l’angoisse,—qu’est-ce qu’il y a donc? La femme de chambre, qui maintenant ouvrait la grille, expliqua que madame s’était trouvée forcée de partir pour Paris... Une retouche à un tableau qu’on emportait en Amérique,—ce qui ne souffrait pas de retard. Madame avait été désolée, car, ayant reçu la dépêche de monsieur, elle se réjouissait de le revoir. Mais elle l’attendrait demain, et si monsieur voulait indiquer le moment de la journée... Vincent regardait Estelle, cherchant à lire sur le visage de cette fille quelque chose qu’elle ne disait pas. Il trouvait tout cela singulier. Et, par une contradiction bien humaine, il se vexait de ce que Sabine eût fait passer une affaire quelconque avant la grande affaire de le revoir et de terminer leur querelle. Il demanda: —Madame ne pouvait donc pas me faire prévenir à Villenoise? J’ai voyagé toute la nuit... —C’était difficile, monsieur. Le château est loin, à pied... Madame n’a que moi... Ou alors il aurait fallu rencontrer un garde... —Bon... Assez... interrompit M. de Villenoise. Tenez-moi mon cheval. Inutile de le faire entrer à l’écurie. Je repars tout de suite. Il traversa la pelouse, monta les marches, entra dans le salon, pour lire la lettre de Sabine loin des regards curieux d’Estelle. M^{me} Marsan lui disait ce qu’avait dit la domestique, mais en y ajoutant des paroles tendres et désolées. Aucun reproche quant au brutal aveu dont il l’avait foudroyée à Dinant. Point d’allusion, même détournée, à Gilberte. Mais un pardon bien humblement demandé pour sa propre démence, pour l’indiscrétion de son voyage et les excès de sa jalousie. Voici comment elle terminait: «Ah! mon Vincent, j’ai trop souffert!... Je n’interrogerai plus ton cœur! Je le bercerai s’il dort, je le consolerai s’il souffre, je le panserai s’il saigne!... Que m’importera son secret, tant que je le tiendrai doucement dans mes deux mains, ce cœur chéri, tant que tu ne me l’arracheras pas. Et vois-tu, je t’aime trop, moi, je te défie de me l’ôter!...» M. de Villenoise mit froidement dans sa poche le feuillet satiné sur lequel s’étalait cette phraséologie. «Je crois à son amour,» pensa-t-il. «Hélas! je n’y crois que trop... Mais jamais je ne croirai à cette angélique tendresse... Ce baume délicieux qu’elle me promet, où le trouverait-elle? Son orgueil et sa passion ne lui versent dans l’âme que des torrents de lave. C’est de bonne foi qu’elle veut m’ouvrir le paradis... Mais elle n’en a pas les clefs. Nous ne sortirons jamais de cet enfer.» Il alla retrouver son cheval, sauta en selle, et dit à la femme de chambre: —Saluez votre maîtresse de ma part. Elle peut compter sur ma visite demain, vers la même heure. Puis il rendit la main à Gipsy et partit au petit trot. Il se sentait plus nerveux qu’en venant. L’absence de Sabine lui causait une irritation. Mais tout de cette femme l’agaçait à présent. Si elle se fût trouvée là, il n’aurait pas manqué d’être agressif. Ah! misère!... Il résolut de ne plus penser à elle, au moins pour aujourd’hui. Non... pas à elle... mais pas à une autre non plus... Il poussa un grand soupir. «Allons,» se dit-il, «je vais rentrer bien vite. Je déjeunerai aussitôt. Puis j’irai faire un tour à l’usine. Et, dès cette après-midi, je causerai avec quelques-uns de mes ouvriers. Je verrai quelles sont leurs idées, leurs aspirations... Je prendrai les premières notes pour mon futur travail.» Il arrivait dans l’allée sombre, voisine de ce qu’il appelait «le Chaos». Comme tout à l’heure à cet endroit même, il se mit au pas. L’ombre était exquisement fraîche dans ce coin sauvage. De légers pépiements d’oiseaux, avec le ruissellement distant, cristallin, de l’invisible petite cascade, rendaient plus profond le silence des grands bois déserts. Tout à coup, Gipsy parut inquiète. Elle coucha les oreilles, dressa la tête, avec un regard de côté vers les roches noyées de verdure. Puis, brusquement, elle fit un écart. M. de Villenoise, par principe, l’obligea à une volte-face, et voulut la ramener vers le massif dont elle avait semblé prendre ombrage. Alors la bête se défendit, pointa. Étonné,—car une telle résistance était rare,—le cavalier attendit que la jument eût posé les sabots de devant par terre, et il allait la corriger avec ses éperons, lorsqu’un fait dont il ne se rendit pas tout de suite compte se produisit. Ce fut à la fois le bruit d’une détonation et un tel choc dans le côté droit de Vincent qu’il en vacilla sur sa selle. Aussitôt Gipsy s’emballa. Comme M. de Villenoise venait de lui rendre toutes les rênes parce qu’elle pointait, il ne put prévenir son élan affolé. Mais déjà il comprenait qu’on venait de tirer sur lui. Par un effort désespéré, il tâcha d’arrêter sa jument. N’y parvenant pas, il retourna la tête pour surprendre quelque indice. Et, distinctement, d’un rocher sur un autre, il vit le bond dangereux, presque invraisemblable d’audace, d’un homme qui s’enfuyait. A quoi bon retourner, même s’il avait réussi à calmer Gipsy folle de peur?... Un cheval ne pouvait suivre un homme dans ce chaos de pierres. Et lui, Vincent, ne s’y engagerait point à pied. Il était blessé... Il le sentait. A chaque foulée de sa jument, il croyait maintenant qu’un poignard entrait plus avant dans son flanc droit. Sur sa culotte gris clair, du sang coulait, que le vent de la course parfois éclaboussait en pluie sur la robe dorée de l’alezane. M. de Villenoise voulut tirer son mouchoir pour boucher sa blessure. Mais une faiblesse lui cassa les bras. Une sueur froide mouilla ses tempes. Son cœur se crispa dans une mortelle angoisse. Puis l’étourdissement s’accentua. Un bien-être survint. Le galop furieux de Gipsy l’emportait comme dans un rêve... Qu’est-ce qui fuyait si vite de chaque côté de son chemin?... Toute une foule éperdue qui se précipitait... Où donc couraient ces géants dont les fronts touchaient le ciel?... C’étaient les châtaigniers de la royale avenue dont Vincent, de ses yeux troubles, distinguait la déroute vertigineuse. Par quel prodige d’équilibre inconscient le malheureux restait-il à cheval?... Gipsy galopait toujours, mais, la vue du château l’ayant rassurée, elle ralentit un peu son allure. Dans le parc anglais, des jardiniers aperçurent M. de Villenoise, couché sur l’arçon, la tête glissant contre la crinière. L’un d’eux remarqua du sang. Ils coururent et crièrent. Des gens les virent du château. On s’élança. Devant le premier homme d’écurie qui se présenta, Gipsy s’arrêta net. Et ce fut le piqueur, aidé d’un garçon jardinier, qui reçut dans ses bras M. de Villenoise évanoui. * * * * * Lorsque Vincent rouvrit les yeux, il vit à côté de son lit le médecin attaché à la cité ouvrière dépendant de son usine. —Ne vous inquiétez pas, monsieur, dit modestement ce brave homme. J’ai téléphoné à votre docteur de Paris. Il est déjà en route et il amène un de nos premiers chirurgiens. —Un chirurgien!... s’écria le blessé. —Oh! simplement pour extraire la balle que vous avez dans le côté. J’ai déjà fait un sondage, et je crois pouvoir vous répondre qu’aucun organe essentiel n’est atteint. —On a voulu m’assassiner! dit Vincent. Mais comment?... Pourquoi?... Quel est cet homme? Je n’ai pourtant pas d’ennemis. Mes ouvriers m’aiment... N’est-ce pas, monsieur? —S’ils vous aiment!... L’usine est sens dessus dessous... Il ne faudrait pas que le gredin s’y montrât!... M. le directeur était ici à l’instant. Mais il est parti pour empêcher les hommes et les femmes d’accourir au château. —Ils voulaient venir, ces braves gens?... —Oui, et les femmes se disputent à qui vous servira de garde... Mais, monsieur, il ne faudrait pas vous agiter. Vous serez bien raisonnable de ne pas parler du tout. La recommandation se trouva inutile. Avant la fin de la phrase, Vincent était tombé dans un nouvel évanouissement. Il n’en sortit que dans le délire et la fièvre. L’impossibilité de l’interroger rendait absolu le mystère dont s’enveloppait l’attentat. Le Parquet, prévenu sur-le-champ, ouvrit une instruction. Mais, comme les données étaient à peu près nulles, force fut d’attendre que le blessé lui-même—si toutefois il ne mourait pas—pût fournir les renseignements indispensables. A cause de la personnalité de M. de Villenoise, de sa situation, du bien qu’il faisait, des sympathies venues à lui de toutes parts, cette tentative d’assassinat mit en rumeur toute la province et occupa l’attention de Paris. La blessure de Vincent était très grave. Plusieurs sondages n’amenèrent pas la découverte de la balle. Pour ces douloureuses opérations, il fallait endormir le blessé. Chaque fois, les médecins tremblaient qu’il ne se réveillât pas. Lorsque Sabine revint chez elle le soir du crime, elle savait déjà l’horrible chose. L’émotion des gens à la gare, une conversation entendue en route, lui avaient appris ce qui se passait. Elle parvint dans sa villa tellement défaite, que sa femme de chambre qui, par hasard, ne savait rien encore, en fut épouvantée. —Préparez-moi vite un sac de nuit, dit la malheureuse femme, qui haletait. Je vais à Villenoise, et je n’en sortirai que lorsqu’il sera hors de danger. Elle ajouta plus bas: —Ou morte, s’il... Une convulsion d’angoisse lui coupa la parole. —Mais, dit Estelle, madame sait-elle qu’il est déjà dix heures? La nuit est particulièrement sombre. Comment madame ira-t-elle par le bois? —Le bois!... murmura Sabine. (Elle trembla, secouée d’un frisson.)—Oh! non... La voiture qui m’a ramenée de la gare m’attend. Je tournerai la propriété et je remonterai par la grande avenue. Deux heures après elle entrait dans la chambre du blessé. Toute sa volonté se tendait pour donner l’illusion d’un calme factice. Car elle trouvait là des médecins qui ne la connaissaient pas, et, si elle leur paraissait devoir être, par sa présence, un danger pour le malade plutôt qu’un secours, ces messieurs lui fermeraient la porte sans cérémonie. Quand ils la virent, toute pâle, mais très ferme, d’une distinction qui s’imposait, et d’une beauté si douloureuse, tout de suite et presque sans paroles ils lui donnèrent la place qu’elle réclamait au chevet du blessé. Dans cette chambre muette, où planait une si sombre angoisse, elle aperçut une robe de femme qui se mêlait aux redingotes noires des illustres praticiens et à celle, un peu râpée, du modeste médecin de campagne. C’était une humble jupe grisâtre d’ouvrière. Une des femmes de l’usine avait été bien heureuse et bien fière qu’on voulût accepter ses services. —Allez, ma bonne, lui dit Sabine de cet air à la fois doux et altier auquel les gens du peuple ne résistent pas. Vous pouvez vous retirer maintenant. C’est moi seule qui soignerai M. de Villenoise. L’ouvrière s’éloigna, refermant la porte sur elle si doucement qu’on ne l’entendit pas. Alors Sabine s’avança vers le groupe des trois hommes, qui la regardaient avec une curiosité grave, non exempte d’une bienveillance attendrie. —Le sauverez-vous? leur demanda-t-elle. Naturellement ils lui donnèrent de l’espoir. —Mais où donc l’a frappé cette balle? Je croyais qu’il avait seulement la jambe cassée. —La jambe cassée, madame! Mais cela ne serait rien... Qui a pu vous dire?... —Oh! personne... fit-elle précipitamment. Pour ce soir, il n’y avait plus rien à faire. Les docteurs se retirèrent dans leurs chambres. Celui de Villenoise voulait veiller, mais, devant l’attitude de Sabine, il comprit que son dévouement deviendrait de l’indiscrétion. Ces messieurs, d’ailleurs, se tiendraient prêts à répondre au premier appel. —Soyez tranquille, dit M^{me} Marsan. Je vous réveillerai plutôt sans nécessité. Et l’ironie légère de sa bouche avait l’air de dire: «Ce n’est pas votre sommeil qui me préoccupe.» Le valet de chambre de M. de Villenoise, Prosper, s’installa sur un fauteuil dans la pièce voisine, après avoir fermé, sur l’ordre de «madame», la porte de communication. La consigne des médecins était simple. Il fallait, autant que possible, empêcher le blessé de se mouvoir. Une potion calmante, versée par demi-cuillerées, à intervalles égaux, entre ses lèvres entr’ouvertes, devait le maintenir dans une espèce d’engourdissement et mettre obstacle aux frénésies de la fièvre. Dès la première heure du jour, on ferait une nouvelle tentative pour extraire la balle, qui avait contourné l’os iliaque et se trouvait sans doute vers la hauteur de l’aine. Près de Vincent, Sabine resta seule. Elle vint à son lit et le regarda. En présence des autres, à peine avait-elle osé fixer les yeux sur ce visage. Si elle l’avait vu vraiment, qu’aurait-elle trahi de sa douleur ou de sa passion? Maintenant elle le contemplait. Toute droite, dans une immobilité de statue, elle tâcha de prolonger cet examen. Ce qu’elle voulait, c’était enchaîner son propre cœur, en dominer le tumulte, se rendre compte de la situation, et penser avant de sentir. Elle ne put pas. Le spectacle était trop poignant. Sabine glissa sur ses genoux, baisa la main du blessé qui pendait contre les couvertures, se cacha les yeux avec cette pauvre main brûlante et inerte. Alors des sanglots lui montèrent à la gorge. Longtemps elle pleura, étouffant dans les draperies soyeuses sa convulsive douleur. Parfois sa tête oscillait comme secouée d’un vertige d’angoisse voisin de la démence. Puis elle s’immobilisa, le front enseveli,—apaisée peut-être par un évanouissement... peut-être clouée là par quelque méditation terrible. —Les arbres se sauvent... Ils se sauvent!... Arrêtez-les!... Ils m’ont tué!... Oh! les assassins!... Ces cris de délire, en éclatant au-dessus de Sabine, la rappelèrent à elle-même. Elle bondit sur ses pieds, juste à temps pour que le valet de chambre, attiré par la voix de son maître, ne la surprît pas dans son étrange prostration. M. de Villenoise était sur son séant, la figure enflammée, le bras tendu, les yeux dilatés d’effroi. Sabine le trouva plus navrant à voir que tout à l’heure sous son masque blême de mourant. Elle perdait la tête. —Courez, dit-elle à Prosper, courez... Réveillez les docteurs! Mais Prosper commença par saisir à bras-le-corps le buste de son maître, tant il craignait un élan hors du lit. Le brusque appui des pieds sur le sol pouvait tuer le blessé. —La potion... dit le domestique. Est-ce l’heure? Sabine courut au flacon, saisit la cuiller. Elle n’avait pas donné la potion à temps!... Voilà pourquoi l’accès avait eu lieu. L’heure?... Qu’en savait-elle?... Il y avait très longtemps peut-être... Grands dieux! Qu’avait-elle fait?... Elle n’osait avouer sa négligence à ce valet, plus attentif qu’elle-même. Si les médecins se doutaient de sa faute, on l’empêcherait de soigner Vincent!... Toute tremblante, elle approcha la cuiller des lèvres du blessé. Celui-ci continuait à divaguer, à se débattre, parlant toujours de cette fuite des arbres, son pauvre cerveau ravagé par cette galopade fantastique, par cette effrénée déroute glissant éperdument à sa droite et à sa gauche. —Mais non... Il n’y a pas d’arbres... Que monsieur ne s’inquiète pas comme ça... Monsieur est tranquillement dans son lit, disait Prosper avec douceur. Le contact frais de la cuiller apaisa un instant le blessé, qui aspira les quelques gouttes avec délices. —Encore... A boire!... murmura-t-il. Sabine lui donna un peu d’orangeade. Alors Vincent retomba sur ses oreillers. Il s’agita encore un instant, murmura des mots entrecoupés, mais sans violence. Et, un quart d’heure plus tard, après une seconde cuillerée du calmant, il s’immobilisa de nouveau, tout épuisé, avec cette rigidité du visage, ces prunelles noyées sous les cils entr’ouverts, cet amincissement des narines, cette détente et cette pâleur des lèvres, qui, tout d’abord, avaient tant impressionné Sabine. Le valet de chambre se retira. Et, durant le reste de la nuit, M^{me} Marsan ne manqua plus de donner la potion avec régularité. Elle ne pleura plus. A partir de cet instant, elle remplit sans émotion apparente, sans interruption, sans lassitude, son rôle de garde-malade. Elle conquit cet absolu sang-froid que montrent dans certaines occasions, et parfois avec continuité, les gens extrêmement nerveux, sang-froid produit moins par la domination que par la tension excessive de leurs nerfs. Le lendemain, toutefois, elle n’osa pas insister quand les docteurs lui interdirent absolument d’assister à la tentative qu’ils allaient faire pour l’extraction de la balle. Ce fut une heure de suprême angoisse. Les minutes en furent si lentes, que la malheureuse femme, à la fin, ne put tenir en place. Fuyant les chambres où elle suffoquait, elle descendit des escaliers, traversa des salons qu’elle ne connaissait pas, où jamais elle n’avait mis les pieds, et, tout à coup, se trouva sur une terrasse. Des degrés de pierre descendaient à droite et à gauche, avec des rampes qui s’arrondissaient. En face, l’immense avenue de châtaigniers s’étendait, dans la somptuosité royale de sa largeur sablée, de ses hautaines verdures. Et, tout de suite, ce qui surprit Sabine, ce fut de voir, au milieu de cette avenue, la tache noire et mouvante d’une voiture qui accourait à toute vitesse. Son cœur se serra. Elle eut peur que quelque parente de M. de Villenoise, inconnue d’elle-même, ne vînt lui prendre sa place au chevet de cet être qu’elle seule saurait arracher à la mort... O Dieu! si c’était Gilberte!... Si vraiment il s’était fiancé à la jeune fille!... Si celle-ci avait le droit de venir le soigner!... Eh bien, quoi?... Elle la chasserait!... Elle lui crierait qu’elle est la maîtresse de cet homme... Elle lui dirait... Ah! les paroles lui viendraient assez vite... Des paroles telles que cette enfant comprendrait qu’on ne lui volait pas, à elle, Sabine, l’amant qu’elle adorait!... La voiture atteignit le perron, s’arrêta... Un homme sauta à terre. Sabine, saisie, mit quelques secondes à le reconnaître... C’était Robert Dalgrand. Il s’élança sur les degrés. Alors elle eut comme un mouvement de terreur, de recul... Mais lui, resté sous l’impression de la soirée de Dinant, lui qui voyait en elle la femme de son ami, et qui constatait sur ce visage toute l’agonie de douleur qu’elle traversait, n’eut qu’un geste d’ardente sympathie. Il tendit les deux mains, il s’écria: —Ah! chère madame... Elle s’avança, presque en chancelant. Et ce fut les bras que maintenant Robert lui ouvrit, car elle défaillait. Il dut la soutenir, tandis qu’elle gémissait: —Ah! c’est trop affreux!... C’est trop affreux!... Robert jeta un grand cri: —Vincent est mort!... —Non, non!... fit-elle en se redressant tout à coup. Oh! non!... oh! ne dites pas cela... Puis, quand elle se fut un peu remise, elle ajouta: —On est en train d’extraire la balle... C’est une opération cruelle... Les docteurs ont dû l’endormir...—Elle gémit de nouveau:—Oh!... Et ils ont si peu d’espoir!... —Alors, dit Robert, je ne peux pas le voir... Il faut attendre... Pauvre, pauvre ami!... Tous deux rentrèrent, montèrent au premier étage, s’avancèrent à pas étouffés jusqu’à la porte de la chambre. Là, Prosper se tenait en faction. Personne encore n’avait reparu. Aucun son ne sortait de la pièce. Robert entraîna M^{me} Marsan dans le cabinet de travail. —Quelle est votre idée sur ce crime? lui dit-il à brûle-pourpoint. Moi, j’ai une conviction que rien ne m’ôtera de la tête. Il la regardait avec cette expression intense et dure qu’ont les gens en proie à des pensées tragiques. Les paupières de Sabine palpitèrent et se baissèrent sous ce regard. Le peu de sang qui colorait ses lèvres disparut. —Vous avez une conviction?... murmura-t-elle. —Oui. Elle prononça d’une voix éteinte: —Eh bien... dites... Il hésita. —Cela m’est difficile... à vous... madame. J’espérais que, vous-même, d’abord, vous me mettriez sur la voie. —Moi?... cria-t-elle... Moi?... Mais qu’est-ce que je puis savoir?... Elle s’animait, parlait plus haut. —Moi qui l’adore!... Moi qui me tuerai s’il meurt!... Que voulez-vous dire?... Comment connaîtrais-je son assassin?... —Chère madame, dit Robert très doucement en lui prenant la main, ne vous faites pas tant de mal... Calmez-vous... J’ai tort de vous parler de cela maintenant... Il la berçait de ses paroles comme un enfant malade. Sous la caresse de son accent, Sabine parut sortir d’un cauchemar. Elle passa la main sur son front, tourna vers le jeune homme des yeux surpris et craintifs. Puis elle eut un rire nerveux. —Ah! ah!... c’est vrai... Je suis là qui m’excite... Je suis folle... Je ne sais pas ce que je dis... Mais parlez, vous. Qu’est-ce que vous croyez donc?... Maintenant, tandis qu’il voulait détourner la conversation, éviter ce terrible sujet, c’était Sabine qui le pressait de lui découvrir ses soupçons. —En qui auriez-vous confiance, si ce n’est en moi? lui disait-elle. Que supposez-vous?... Une vengeance, n’est-ce pas?... Un ouvrier renvoyé de l’usine?... Robert secoua la tête, avec un air de dire: «C’est plus grave encore que cela.» Alors Sabine lui serra le bras d’une étreinte qui, même sur ses muscles puissants, creusa une trace douloureuse. —Ah! s’écria-t-elle, parlez donc! Vous voyez bien que vous me torturez!... Dalgrand ne devait réfléchir sur cette conversation que plus tard. —Vous le voulez? dit-il. Je regrette d’avoir commencé. Je pensais que mon idée serait peut-être la vôtre et que vous me comprendriez à demi-mot. Puisque vous ne la soupçonnez même pas, je crains les réflexions qu’elle va vous suggérer. Ma conviction est que notre malheureux Vincent... (il s’arrêta encore) a eu la folie... de vouloir... de... enfin d’attenter lui-même à ses jours. Le saisissement de Sabine fut tel qu’elle en demeura muette, les yeux effarés, ne comprenant pas. —Un suicide... murmura-t-elle enfin. Lui, se suicider... mais pourquoi? Dalgrand rougit comme une femme. «Elle ne soupçonnait pas l’état de son cœur!» pensa-t-il. En effet, Sabine en ignorait les combats, tout en se dévorant de jalousie à cause de Gilberte. Elle croyait que Vincent amoureux suivrait simplement sa passion, comme elle-même l’aurait fait s’il eût été possible qu’elle en aimât un autre. —Il avait des idées noires, expliquait vaguement Robert. Là-bas, en Belgique, il n’est venu essayer le viaduc avec moi que dans l’intention de risquer sa vie... —En Belgique... Risquer sa vie!... Il n’y allait donc pas pour?... —Madame!... dit Robert qui se leva, effrayé par l’expression d’égarement que prit le visage de Sabine. —Mais... disait-elle, alors... C’est horrible!... C’est horrible!... Elle s’évanouit. Les médecins entraient. Robert, dans l’émotion et l’embarras de sa position singulière, avec cette femme entre les bras et ces messieurs qui le considéraient avec étonnement, n’eut pas la notion juste des choses. Il ne savait plus après quelles paroles Sabine avait perdu connaissance, et ne garda aucune appréciation exacte de cette scène. —Messieurs, je suis Robert Dalgrand, le meilleur ami de M. de Villenoise. Madame s’est trouvée mal parce que j’ai risqué l’hypothèse d’une tentative de suicide... Le malheureux avait des chagrins... Mais quel est au juste son état?... Je vous en supplie, dites-moi toute la vérité! —Un suicide?... répéta le grand médecin de Paris avec un air de surprise et de doute. Et il regarda le chirurgien. Celui-ci hocha la tête, eut un grave sourire. —On ne se suicide pas en se braquant un revolver sur la hanche. Ou alors ce n’était pas sérieux. —Messieurs, interposa le médecin du pays, notre blessé, dans un court instant de connaissance, m’a parlé d’un homme qu’il avait vu s’enfuir. —Mais comment va-t-il?... Puis-je le voir?... Parlez... supplia Dalgrand. Aussitôt ces messieurs lui donnèrent de l’espoir. Ils avaient enfin extrait la balle. On l’avait retrouvée moins profondément qu’on ne craignait, mais dans une direction imprévue. Le choc contre l’os iliaque avait amorti la vitesse du projectile, qui n’avait pas pénétré dans l’intestin, mais avait effleuré le péritoine. Une péritonite localisée en résultait, dont le blessé pouvait certainement guérir, mais que la moindre aggravation rendrait générale et sans doute mortelle. —Ah! dit Sabine qui reprenait ses sens, il vivra!... C’est moi qui le soigne... Aucune complication n’est à craindre. —Si vous n’êtes pas surprise par des faiblesses comme celle-ci, madame, dit un des médecins avec douceur. —Non, non... Pas de danger!... fit-elle. Et, avant qu’on essayât de l’arrêter, elle glissa hors de la chambre. —Il faut la laisser faire, prononça le chirurgien. Des sentiments comme ceux-là accomplissent plus de miracles que nos bistouris. —Et moi? demanda Robert. Puis-je aller le voir? —Pas encore, monsieur. M. de Villenoise est affaibli par l’opération et étourdi par les anesthésiques. La moindre agitation serait dangereuse. Ayez un peu de patience. Avant la fin de la journée, nous lèverons sans doute la consigne. XI UNE des premières données, en même temps qu’une des premières surprises du magistrat chargé d’instruire l’«affaire de Villenoise», fut le faible calibre de la balle. Elle sortait évidemment, non d’un fusil, ni même d’un pistolet de combat, mais d’un petit revolver de poche. L’instrument du crime n’était donc pas l’arme d’un assassin vulgaire. On pouvait à peine admettre que ce fût celle d’un homme décidé à tuer. L’examen de cette balle tendait à détruire l’hypothèse d’une vengeance d’ouvrier éconduit. D’ailleurs aucune expulsion ne s’était produite à l’usine depuis une longue période de temps. La popularité dont y jouissait M. de Villenoise rendait la supposition plus improbable encore. L’agression n’était pas non plus le fait d’un voleur. Moins encore celui d’un braconnier—qui aurait tiré un coup de fusil. Ayant éliminé ces diverses catégories de criminels possibles, le juge d’instruction se sourit finement à lui-même: sans nul doute il se trouvait en face d’un drame passionnel. Comme le blessé ne pouvait encore subir un interrogatoire, le magistrat fit venir Dalgrand et le questionna sur la femme, ou _les_ femmes qui jouaient un rôle dans la vie de M. de Villenoise. —Je suis à même de vous renseigner très exactement sur ce point, répondit l’inventeur. Mon intimité avec M. de Villenoise est telle que je connais non seulement sa situation amoureuse, mais ses projets et ses moindres pensées à ce sujet. Depuis six à sept ans, il est lié avec M^{me} Sabine Marsan, que vous voyez à son chevet, et qui ne vous a fait nul mystère de cette liaison. La douleur de cette pauvre femme, le dévouement de ses soins envers mon ami, témoignent d’une tendresse dont je connaissais déjà toute l’étendue. Il n’y a pas huit jours, nous avons passé ensemble, à Dinant, une soirée des plus cordiales. Leur affection réciproque semblait plus étroite que jamais. Pour tout dire, j’ai des raisons de croire que M. de Villenoise était décidé à régulariser la situation et que le mariage était prochain. Eh bien, cette femme qui l’adore, qui allait porter son nom, est la seule femme qui existe dans la vie de M. de Villenoise... Robert allait continuer. Il s’arrêta. —Vous semblez faire une restriction, monsieur, insinua le juge. —J’ai dit: dans sa vie, reprit Robert. Je n’ai pas dit: dans son cœur. Mais il s’agit d’un mystère si délicat... —Cependant, monsieur... Dans l’intérêt de l’instruction... —Oh! cela n’importe en rien à l’instruction, monsieur. La pure jeune fille à qui je pense ignore le rêve passager qu’elle a fait naître. Et d’ailleurs (il sourit avec attendrissement) elle n’est pas de celles qui tuent. Jamais elle n’a touché un revolver. Il y eut un instant de silence pendant lequel le juge se demanda s’il insisterait. La physionomie de Dalgrand l’en découragea. Il reprit: —Connaissez-vous, monsieur, toutes les particularités de l’existence que mène M^{me} Sabine Marsan? M. de Villenoise n’a-t-il aucun rival? —J’en donnerais volontiers ma parole d’honneur. Mais ceci est une certitude exclusivement morale. Vous avez toutes les ressources de l’enquête... Lorsque l’entretien fut terminé, Robert sortit avec un soupir de soulagement. Ces secrets d’amour étalés, cette nécessaire mais brutale analyse, le froissaient. Il songeait à Gilberte. Il s’émerveillait d’avoir tout récemment découvert le prodige d’héroïque pudeur qu’est parfois le cœur d’une jeune fille. La veille, il avait vu sa belle-sœur. Après avoir serré la main de son ami sans que celui-ci l’eût reconnu, Robert était aussitôt retourné à Paris pour donner des nouvelles à sa famille. Oh! dans quelle tragique mais tout intérieure et invisible angoisse elle l’attendait, la pauvre enfant amoureuse!... Comme eux tous, elle avait appris le malheur par les journaux; elle s’était déchiré le cœur à toutes les phrases contradictoires et incohérentes du fait-divers. Vincent était-il vivant ou mort? De quelle gravité était sa blessure?... Impossible de le savoir au juste. Aussi c’est à cause d’elle surtout que Robert s’était jeté dans le dernier train du soir, pour lui sauver l’horreur de l’incertitude pendant toute une autre nuit. Elle n’avait pas de confidente, personne sur l’épaule de qui sangloter sa peine. Trop fière ou trop chaste, elle n’avait murmuré dans nulle oreille son gracieux rêve d’amour. Sa sœur elle-même ne s’en doutait pas. Et Robert, qui l’avait deviné,—plus par Vincent que par elle-même,—voyant ce rêve impossible, n’en avait rien dit à Lucienne. La tendre complicité d’une sœur entretiendrait le mal au lieu de le guérir. Le silence et l’ignorance valaient mieux autour de Gilberte. Mais comme il la plaignait maintenant!... Quelle compassion l’emportait, lui pourtant l’homme raisonnable et fort, l’inventeur audacieux, le grand garçon rudement musclé, vers ce pauvre petit cœur muet! Quand il la vit, si maîtresse d’elle-même, si simplement héroïque, avec son visage d’enfant, assise à côté de son père, penchée sur sa tapisserie, l’aiguille seulement un peu flottante entre ses doigts tremblants, il perdit tout à coup le bel orgueil qui le grisait depuis le passage du viaduc. «Elle!...» se dit-il, «mais elle aurait ri, à côté de moi, sur la locomotive! Risquer sa vie! Qu’est-ce à côté de ce qu’elle éprouve! Et de quelle mystérieuse pureté d’âme procède la fermeté qu’elle déploie!» Il décrivit l’état de M. de Villenoise, atténuant ce que la situation présentait encore de dangereux. Mais à quel point ne fut-il pas déconcerté, lorsque Gilberte, levant ses beaux yeux bruns de sa tapisserie, prononça, d’une voix un peu chevrotante: —Pauvre jeune homme!... Qui est-ce qui le soigne?... Il n’a pas de mère, pas de sœur à son chevet!... Et les soins des étrangers, des mercenaires... Elle n’acheva pas. Décidément les mots se brisaient d’une façon embarrassante. —Mais, dit Lucienne, il a Robert. —Oh! s’écria Gilberte avec vivacité, Robert est ici. Demain seulement il retournera... Et pendant toute cette longue nuit, dans le moment le plus dangereux... Dalgrand prit alors un parti. Ne devait-il pas à cette enfant la vérité, si dure qu’elle fût? —Ne vous tourmentez pas trop, mes petites, prononça-t-il,—s’adressant à sa femme autant qu’à sa belle-sœur,—Vincent possède, au contraire, la meilleure, la plus dévouée des garde-malades. Même pour vous, je ne l’aurais pas quitté, si je ne l’avais laissé en bonnes mains. Lucienne devina tout de suite. D’un sourire malicieux elle riposta au regard expressif de Robert, puis elle cligna des yeux en lui montrant Gilberte. Il ne fallait pas en dire trop long devant la jeune fille. Celle-ci cependant questionnait, curieuse et instinctivement troublée: —Quelle est cette femme qui le soigne? —Une dame que vous ne connaissez pas, petite sœur. —Une de ses parentes, alors? Robert eut un: «Oui...» prolongé, assez équivoque. Il avait été sur le point de trancher net, de dire: «C’est, je crois, sa fiancée.» Mais, d’abord, il n’en avait pas le droit. Puis il craignit que le remède ne fût pire que le mal. Comment la pauvre fillette, déjà toute secouée d’inquiétude, supporterait-elle un semblable coup? Ses ménagements masculins n’atténuaient rien du tout. Il en avait trop dit, comptant sur l’ignorance de la jeune fille. Mais cette ignorance n’est que relative. Que de notions flottantes, émanées des causeries même les moins risquées, des lectures même les plus avouables, et de l’éducation littéraire même la plus restreinte, sans compter les indiscrétions, les hasards, viennent se condenser dans ces petits cerveaux! La curiosité les aiguise, la nature les éclaire. Et tout cela les emplit d’une vérité à demi fausse, grossie ou diminuée, mais déformée toujours, pire pour certaines natures que la réelle connaissance des choses. Gilberte pressentit tout de suite que la femme qui avait ce bonheur inouï de soigner Vincent, c’était sa rivale à elle-même. Toutefois, malgré les craintes de Robert, elle en éprouva presque du soulagement. Car elle s’était crue simplement dédaignée du jeune homme, et elle avait eu la douleur de penser qu’il s’était joué d’elle comme d’une fillette sans importance. Mais s’il était lié ou engagé ailleurs, peut-être avait-il une excuse. Peut-être même... Une divination d’une justesse extraordinaire éclaira ce cœur d’innocente. Elle comprit certaines expressions de tristesse, certaines paroles inexplicables, remarquées chez M. de Villenoise... Un roman plus flatteur et plus doux se substituait peu à peu à son amère aventure. Pourtant ce qui ne renaissait pas, ce qui ne renaîtrait jamais, c’était l’espoir. Quels qu’eussent été les combats de Vincent, ils se termineraient maintenant en faveur de cette femme assise à son chevet. Quel indestructible lien que de mortelles souffrances atténuées par des mains légères! Comment détourner son amour et ses regards d’un visage qu’on a vu infatigablement auprès de soi durant les longues nuits fiévreuses? Pauvre Gilberte, qui n’avait à donner que le sentiment intraduisible et muet, enchaîné sous les triples barrières de la fierté, de la pudeur et de la bonne éducation! Elle qui n’avait pas même le droit d’entrer dans la chambre du blessé, de lui offrir une cuillerée de potion, de relever ses oreillers sous sa tête douloureuse!... Comment aurait-elle pu se faire aimer?... C’est à tout cela qu’elle songeait en tirant ses aiguillées de laine. Robert et Lucienne s’étaient retirés. En relevant la tête, Gilberte s’aperçut que le général s’était endormi dans son fauteuil, un livre de stratégie glissé sur ses genoux. Alors la jeune fille laissa monter du fond de sa poitrine le long sanglot silencieux qui l’étouffait depuis longtemps. Puis, une à une, sur sa tapisserie, des larmes lourdes et désespérées tombèrent... XII VINCENT avait repris toute sa connaissance. Le danger semblait conjuré. Il ne restait plus au malade qu’une extrême faiblesse. Un matin, Robert lui dit, en montrant Sabine qui, la tête renversée sur le dossier d’une bergère, laissait ses yeux se fermer de lassitude: —Sais-tu bien ce que tu dois à cette adorable femme? Le regard encore lourd et indécis de Vincent suivit le geste de son ami. Il considéra un instant Sabine. Et, comme ses nerfs n’avaient pas repris leur solidité, tout de suite ses cils se mouillèrent. —Voyons, dit l’inventeur, ce n’est pas la peine de t’émotionner non plus. —Si... murmura M. de Villenoise. Car j’ai été injuste envers elle... J’ai été cruel... Je l’ai fait souffrir... —Ah! bien, si tu te mets à dire des bêtises, fit Robert, je vais t’interdire de parler. —Tu ne sais pas... reprit le malade. —Je ne veux rien savoir, interrompit l’autre gaiement. Mais de Villenoise, avec un léger effort que lui coûtaient encore les phrases un peu longues, insista: —Elle a été si bonne!... si patiente!... toute changée... Jamais je ne l’avais vue ainsi... D’une telle douceur... Et pas la moindre allusion pénible, pas un reproche... —Allons, dit Robert, préoccupé de la fatigue visible de Vincent, tais-toi... Moi, d’abord, j’ai apporté du travail. Je vais prendre des notes. Il se carra dans son fauteuil, ouvrit un livre, fit sortir la mine de son porte-crayon, et se mit à lire. De temps en temps, il s’arrêtait pour inscrire des signes dans les marges. La tête tournée sur ses oreillers, blancs comme son propre visage, M. de Villenoise regardait toujours Sabine. La pauvre femme, brisée de fatigue, s’était endormie pour de bon. Et, dans le ravage de sa beauté défaillante, se lisait la véritable étendue de son dévouement. Car elle était à l’âge où le moindre excès, la moindre imprudence, le plus léger surmenage précipite le déclin d’une jeunesse qui va disparaître. Elle surtout, si effrayée par la crise fatale, si hantée par cette idée qu’avec chaque parcelle évanouie de ses charmes s’évanouissait une parcelle d’amour dans le cœur de Vincent, elle ne pouvait ignorer le travail destructeur des nuits sans sommeil. Trop clairvoyante sous ce rapport, et prenant d’ordinaire tant de soin de son teint, l’abritant si volontiers de la grande lumière, l’entretenant par d’ingénieux artifices de toilette qu’elle ne pouvait pratiquer à Villenoise, comment avait-elle trouvé le courage d’un irréparable sacrifice? Et maintenant que Vincent allait mieux, maintenant qu’il discernait et jugeait tout, elle osait s’approcher de lui dans la dure clarté de l’aube, après les heures mortifiantes d’une longue veille. Parce que, dans cette délicate convalescence, les plus grandes précautions étaient indispensables, et qu’elle ne voulait pas confier son cher malade, fût-ce pour un instant, à d’autres mains. M. de Villenoise avait, dans sa nature nerveuse et fine, assez de côtés féminins pour apprécier ce qui, aux yeux d’autres hommes, fût resté inaperçu, ou même eût fait tort à Sabine. Un amant moins sentimental aurait éprouvé peut-être un regret voisin du détachement à contempler ce pauvre visage dont il eût été l’involontaire bourreau. Tandis que jamais, dans tout son éclat, la beauté de Sabine n’avait remué Vincent comme en ce moment le remuaient les meurtrissures du teint et des traits, le bistre des yeux, l’amaigrissement des joues, et les menues griffures des rides sur cette figure endormie. «Pauvre chère créature!» pensa-t-il. «Elle m’a sauvé la vie... Moi, j’avais brisé la sienne!... Et à quel prix m’arrache-t-elle à la mort?... Au prix de ce qu’une femme a de plus précieux,—surtout à son âge,—sa beauté. Et cela lorsque je venais de lui avouer brutalement mon amour pour une autre!...» Robert, qui leva les yeux de son livre, devina en partie les pensées de Vincent. —Eh bien, lui dit-il, que comptes-tu faire? —L’épouser, répondit M. de Villenoise. A ce moment le médecin entra. Le mouvement de cette entrée réveilla Sabine, qui vint écouter anxieusement les observations faites par l’homme de science. —Je trouve un peu d’excitation, prononça celui-ci. Le pouls était meilleur hier. Et, se tournant vers M^{me} Marsan: —Le juge d’instruction est en bas. Il désire interroger M. de Villenoise le plus tôt possible. Mais je ne suis pas assez content de mon malade aujourd’hui. Je vais demander qu’on remette cela à demain. —Docteur, je vous en prie!... s’écria Vincent d’une voix presque forte. Faites-le entrer. J’ai si peu de chose à lui dire que cela ne me fatiguera pas. Le médecin hocha la tête. —Mais, reprit nerveusement le blessé, vous ne savez donc pas que c’est ce mystère qui me fait mal!... On a voulu ma mort... On la veut encore peut-être... —Votre mort!... s’écria Sabine. Elle haussa les épaules. —Mais, quelques centimètres plus bas, cette petite balle vous eût fait à la jambe une blessure insignifiante! Est-ce bien sûr qu’on ait voulu vous tuer? Un silence étonné accueillit cette exclamation. M^{me} Marsan se força de rire et ajouta très vite: —C’est vrai!... Il se met martel en tête. Ne faut-il pas le remonter un peu? —Docteur, laissez venir le juge, insista Vincent. Le médecin se pencha de nouveau vers son malade. Mais Robert continua de regarder Sabine, qui, elle-même, regardait M. de Villenoise. Et tout à coup—il ne sut pas pourquoi—l’inventeur eut dans l’oreille comme l’écho des paroles échangées entre lui et M^{me} Marsan, le lendemain du crime, dans le cabinet de travail. Pourquoi repensait-il à cette conversation? Peut-être parce que Sabine venait de s’exprimer avec une intonation semblable. Que lui avait-elle dit alors? Il se sentait près de s’en souvenir, comme dans un réveil bizarre d’impressions... Une similitude d’accent évoquait des lambeaux de phrases, et aussi des particularités de physionomie. Elle lui apparaissait de nouveau la même femme que ce matin-là... Un peu différente d’elle-même, différente de la garde-malade sublime qu’il admirait tout à l’heure... Pourquoi?... L’autre jour, c’était l’émotion—ou du moins il l’avait cru. Mais maintenant?... Quelle note inquiétante avait donc sonné dans sa voix?... Robert, pris d’un vague malaise, tenait toujours ses yeux fixés sur M^{me} Marsan. Elle sentit ce regard qu’elle évitait de rencontrer. Et, soudain, sans attendre le dernier avis du docteur, elle se détourna et sortit de la chambre. Cependant le médecin se laissait fléchir par les instances de M. de Villenoise. Craignant que son refus ne provoquât plus de fièvre que l’entretien avec le juge, il partit en promettant de faire monter celui-ci. Des minutes se passèrent. Personne ne paraissait. Le blessé s’impatienta. —Va donc voir, dit-il à Robert. Bientôt celui-ci revint, suivi seulement de Sabine. —Mon ami, dit-elle en s’approchant du lit, c’est moi qui ai prié le juge de partir. J’ai vu que le docteur faiblissait, je suis descendue avant lui... Elle ajouta, en passant légèrement ses doigts sur le front du malade: —Oh! ne froncez pas méchamment vos sourcils. Pardonnez-moi... J’avais si grand’peur que vous ne vous fissiez du mal!... —Est-ce sûr, demanda Vincent, qu’il reviendra demain? —Oui, oui... demain matin. Il est aussi pressé que vous. Le quelque chose de soupçonneux et d’inquiet qui s’était éveillé chez Dalgrand se dressa de nouveau en lui, moins inconscient, plus aigu. Et, dans la journée, cela prit forme. L’inventeur crut remarquer que M^{me} Marsan souhaitait qu’il ne fût pas là quand le juge d’instruction interrogerait Vincent. Depuis l’accident, Robert circulait sans cesse entre Paris et Villenoise. Parfois il passait la nuit au château. C’était quand il y arrivait dans la soirée. Ce jour-là, étant venu de Paris par le premier train, il comptait s’en retourner avant le dîner, pour ne pas condamner Lucienne à une solitude trop longue. Mais il trouva que M^{me} Marsan s’occupait, par extraordinaire, un peu trop de son départ. Elle avait donné bien vite l’ordre de faire atteler à trois heures pour conduire M. Dalgrand à la gare. Puis, s’informant de l’heure où il faudrait le faire chercher demain, elle avait dit: —Pas trop tôt le matin, n’est-ce pas? Nous aurons le juge d’instruction... On pourrait oublier d’envoyer la voiture... Et déjà on devra le chercher lui-même, au train d’Évreux. De telles objections, dans une maison où les nombreux attelages n’avaient plus rien à faire, et de la part de Sabine, qui laissait d’ordinaire tous ces soins au premier piqueur,—affectant même de ne pas se poser en maîtresse vis-à-vis de la valetaille,—ne pouvaient manquer de frapper Dalgrand, surtout dans l’état d’esprit où il se trouvait. «Elle veut certainement,» se dit-il, «que je n’assiste pas à l’interrogatoire de Vincent. Mais pourquoi?... Il faut que je sache. Je resterai, et je l’observerai. Ces diables de petites cervelles féminines... On ne sait jamais quelles bizarres combinaisons peuvent s’y établir.» Robert, qui ne manquait pas de finesse, malgré la franchise large de sa nature, ne déclara pas brusquement qu’il voulait rester à Villenoise. Il sut se faire retenir par Vincent. D’après une idée qu’il lui suggéra, le malade se mit en tête de le garder jusqu’au lendemain. —Vois-tu, dit celui-ci, je serais bien aise que tu fusses là en même temps que le juge. Tu connais tout de ma vie... Tu auras peut-être une idée qui ne nous viendrait ni à lui, ni à moi. Puis cela m’évitera la fatigue de faire deux fois le même récit, les mêmes réflexions. Ce que je dirai sera nouveau pour toi, puisqu’on ne m’a pas encore permis de parler de... Robert l’interrompit en riant. —Et tu en dis bien long, cependant. Allons, tais-toi, sacré bavard! C’est entendu, je reste. Je vais aller dans ton cabinet téléphoner à Lucienne. Le malade secoua la tête. Puis, comme il se sentait vraiment las, il fit signe à Sabine d’expliquer quelque chose. Celle-ci n’eut pas la présence d’esprit de cacher sa contrariété. Elle prit un air glacial. —Le téléphone du château ne communique pas avec Paris, dit-elle. Il n’y a que celui de l’usine. Téléphonez à l’usine, qui téléphonera à Paris. Ou bien allez à l’usine, à votre choix. —Je vais à l’usine, dit Robert. Cela me promènera. Et je rapporterai à Vincent des nouvelles de tout son monde. Quand il revint, deux heures après, il trouva M. de Villenoise assoupi. Dès le seuil, il vit le doigt levé de Sabine. Il s’assit donc à distance, et se mit à déployer un journal, avec toute la lenteur nécessaire pour que le papier ne criât pas. M^{me} Marsan se leva et, souriant d’un air gracieux, vint se placer sur un siège plus proche de l’inventeur. Elle avait donc réfléchi sur sa propre maladresse? Comme il était sous l’influence d’une prévention, Robert trouva maintenant quelque chose d’exagéré dans la politesse qu’elle lui témoignait. —Nous pouvons parler, dit-elle à voix basse. Ce n’est pas encore, malheureusement, le sommeil de la santé. C’est un accablement plus profond. Pauvre ami!... —Il a dormi tout le temps de mon absence? demanda Robert. —Tout le temps. Et ça va bien, là-bas, à l’usine? —Comme sur des roulettes. On travaille ferme. Et tout ce monde-là ne pense qu’à lui. Ah! il est sincèrement aimé. —Il le mérite bien. Mais lisez votre journal, monsieur Dalgrand. Tenez, moi aussi, j’ai ma lecture. Elle lui montra un roman commencé. Ils échangèrent encore quelques réflexions sur le sujet et sur l’auteur, puis Sabine se renversa contre le dossier de son fauteuil et éleva le livre, derrière lequel son visage disparut. Robert ne voyait plus que ses deux mains allongées et pâles, qui soutenaient le volume. Lui-même s’absorba dans la politique. Mais, de temps à autre, la blancheur de ces mains sur la reliure foncée l’attirait, et il relevait les yeux. Tout à coup il se pencha vers elle, frappé par une remarque: —Tiens! mais votre bague... vous ne l’avez plus? Sabine eut un grand sursaut. Elle retira les mains si vivement que le livre tomba sur ses genoux. —Oh! comme vous m’avez fait peur! En effet, elle restait blême, et tout son corps tremblait. —Mon Dieu! dit-il, que je suis fâché! C’est vrai... J’ai parlé trop brusquement... Mais le souvenir de cette bague m’est revenu tout à coup... Et vous m’aviez dit, à Dinant, que jamais elle ne quitterait votre doigt. —J’ai eu le malheur de la casser, répondit Sabine, qui se remettait avec peine. —De la casser!... —C’est-à-dire... la miniature. —Comment cela? Vous l’avez heurtée? —Probablement. —Et la miniature s’est fendue? —Fendue... brisée en morceaux... Enfin elle est tombée. —Vous avez les débris? —Non. —Tiens, pourquoi? On aurait pu recoller, raccommoder la chose, peut-être. Mais vous devez être désolée, vous y teniez tant! —Que voulez-vous!... Cette exclamation d’une banalité résignée étonna Robert. Il crut remarquer de la gêne dans l’attitude de M^{me} Marsan. Aussitôt il insista beaucoup sur ce léger malheur. Où cela s’était-il produit? Elle avait dû se faire mal? car il fallait un choc assez violent pour briser cette petite plaque d’ivoire doublée d’or, surtout en plusieurs morceaux. Elle ne se rappelait pas. Avait-elle eu le loisir d’y prêter attention quand Vincent était à la mort? La miniature s’était détachée. Et s’il y avait plusieurs morceaux, c’est qu’ensuite, probablement, on avait marché dessus. Le fait est que la miniature n’existait plus, et que, par conséquent, on ne pouvait la replacer dans le chaton de la bague. —Pourquoi ne portez-vous pas au moins l’anneau? demanda Robert, qui s’amusait à prolonger l’embarras visible de Sabine. —Parce que Vincent aurait pu remarquer... Bien vite elle expliqua: —Cela lui aurait fait de la peine... l’aurait impressionné comme un présage. Quand il sera guéri, je lui dirai. Un doute ironique pointait dans les yeux de Robert. —Pourquoi me regardez-vous comme cela? interrogea Sabine avec un air de hauteur. Si vous ne me croyez pas, allez regarder dans cette bonbonnière, là, vers le milieu de cette vitrine. Vous y trouverez la bague. Il le fit comme elle le lui disait, poussé par un sentiment irrésistible, qui supprimait toute galanterie, et presque toute politesse,—car il semblait douter de sa parole. Dans la bonbonnière, il trouva l’anneau d’or, avec la doublure du chaton, toujours entourée par la guirlande en marcassites. Mais, de la miniature, il ne restait qu’un fragment encore solidement encastré dans la monture. En examinant l’objet avec attention, il remarqua que l’anneau, pourtant ancien et massif, était déformé, faussé, et le chaton bossué. —Diable! murmura-t-il, avec un ton plein d’une méfiance voulue, il a fallu un fameux choc!... Instinctivement il se sentait sur la piste de quelque petit mystère féminin. Aussi, quoiqu’il n’y attachât guère d’importance, il s’amusait, par malice, à prendre des airs soupçonneux et à poser sur Sabine des regards capables de troubler la conscience la plus pure. A son grand étonnement, il la vit se lever, et marcher vers lui avec une telle expression de fureur mêlée d’effroi qu’il en fit un pas en arrière. —Rendez-moi cette bague! dit-elle. Il la lui tendit tout de suite. Et aussitôt il en eut du regret, en constatant la surprise et la joie mal dissimulées de M^{me} Marsan. Une détente se produisit en elle. Sa main, crispée sur le bijou, s’enfonça dans sa poche. Mais, en même temps, elle essaya de rire. —Allons! reprit-elle, vous feriez un mauvais juge d’instruction. Ne vous essayez plus à jouer ce rôle-là. «Un juge d’instruction!...» Le mot eut un retentissement tragique dans l’esprit de Robert. Cette bague avait donc un rapport quelconque avec le crime?... Ce n’est pas le hasard qui fait monter aux lèvres certaines syllabes à certains moments décisifs. En ce jour, et à Villenoise, on ne parlait pas de juge d’instruction sans songer au drame qui occupait toutes les pensées. Une femme comme Sabine n’aurait pas fait une plaisanterie pareille, si quelque impulsion venue des profondeurs mêmes de son âme ne l’eût poussée à prononcer cette phrase. «J’en aurais su davantage,» se dit Robert, «si j’avais feint de garder cette bague. La crainte que je m’en emparasse a fait perdre la tête à cette impérieuse créature, quand elle a vu que j’examinais le bijou de trop près. Elle a peur que je ne soupçonne quelque chose... Et, de fait, je soupçonne beaucoup... Mais quoi?... dans quel sens?... dans quel ordre d’idées?... Je serais bien embarrassé de le dire. J’ai pourtant un jalon maintenant. L’accident arrivé à cette bague coïncide certainement avec le coup de revolver tiré sur mon pauvre ami. Partons toujours de là. Nous arriverons peut-être à un résultat que M^{me} Sabine elle-même ne saurait pas découvrir.» Justement ce soir-là, comme Vincent se trouvait mieux, après son long sommeil, il supplia sa chère garde-malade de consentir à prendre enfin un repas régulier, à descendre dîner avec Robert. Elle fit moins de façons qu’il ne s’y attendait. Et, comme elle montrait même de la gaieté, presque une nuance de coquetterie, le malade se mit à les taquiner tous les deux, s’accusant d’imprudence, prenant plaisamment ombrage du tête-à-tête qu’il provoquait lui-même. —Ah! enfin... s’écria-t-elle. J’entends votre bon rire. O Dieu!... J’ai eu tellement peur de ne plus jamais... Un sanglot lui coupa la parole. Elle se pencha vers son amant... Et—tandis que, par discrétion, Robert s’éloignait—les bras amaigris du blessé enveloppèrent le buste fin qui touchait sa poitrine. —Chère Sabine!... Ma chère femme! —O mon Vincent!... Ils se donnèrent un long baiser. Puis, la première, pour ne point le fatiguer par trop d’émotion, elle détacha leur étreinte. —Va, ma chérie, dit-il, avec un ton d’attendrissement profond. Elle se dirigea vers la porte. Mais, sur le seuil encore, elle lui envoya, des lèvres et des doigts, une caresse avec un sourire. Robert, qui avait compté sur ce repas en tête-à-tête pour surprendre quelque indice du secret de Sabine, se leva de table plus désorienté qu’auparavant. Il s’était retrouvé en face de la charmeuse admirée en Belgique. Une source mystérieuse de joie—ouverte, sans qu’il le sût, par un mot de Vincent—transfigurait de nouveau la changeante créature. Et, devant l’épanouissement de sa gaieté, dans le vol fantasque de son esprit, sous le rayon de ses yeux fiers, Dalgrand perdit sa pénétration d’analyste et d’observateur. Pourtant il garda l’impression de méfiance éprouvée dans l’après-midi,—impression trop vive et trop nette pour s’effacer de sitôt. Durant les heures silencieuses de la nuit, d’étranges idées le hantèrent. Quand il se les rappela, au matin, en entrant dans la chambre de son ami, Robert crut avoir été le jouet d’un cauchemar. Tout semblait harmonie et joie dans cette chambre, même sur la physionomie du malade. M. de Villenoise allait beaucoup mieux, et sur son visage pâle se peignait cette ivresse que cause à ceux qui ont vu de tout près la mort la sensation du retour à la vie. Sabine avait changé de toilette. Sa femme de chambre était venue avec une malle. On avait mis de côté la robe sombre et simple, portée pendant des jours et des nuits. La jeune femme—car elle paraissait jeune ce matin-là—semblait vraiment la châtelaine de Villenoise, dans l’élégance et l’intimité de son chez-elle, vêtue qu’elle était d’un souple costume d’intérieur, d’un blanc crémeux et doux, rendu vaporeux par la profusion des dentelles. Ses magnifiques cheveux noirs, partagés comme toujours en deux bandeaux sur le front, n’étaient pas tordus en chignon, mais pendaient en une seule grosse natte, dont le bout, négligemment attaché, s’éparpillait en lourds anneaux et en mèches folles bien au-dessous de la ceinture. Robert fut surpris de la grâce que cette coiffure négligée donnait à cette beauté plutôt sévère; dix années lui semblaient ôtées depuis la veille. Il est vrai que la fraîcheur inattendue des joues et des lèvres, que l’éclat des yeux, si l’on pouvait y voir le résultat d’une première nuit de complet repos et l’effet d’une absence toute nouvelle d’inquiétude, devaient être attribués peut-être plus exactement à un imperceptible et savant maquillage. Quoi qu’il en fût, cette radieuse silhouette féminine, et on ne sait quel air de fête répandu dans la pièce,—l’attirail des médicaments disparu, des gerbes de chrysanthèmes disposées avec goût,—puis surtout peut-être l’allégresse de vivre étincelant dans les yeux de cet homme jeune, couché dans ce lit qui avait failli devenir son lit de mort, tout ce spectacle, embrassé d’un coup d’œil, fit s’ouvrir le cœur un peu serré de Robert Dalgrand. —Tu nous admires, hein? s’écria gaiement M. de Villenoise. Nous nous sommes faits beaux. Regarde-moi donc! Et il carrait en riant ses épaules amincies dans un joli veston de flanelle à ganses de soie. —Oh! le fat, riposta son ami du même ton. Toi, beau?... Par exemple!... J’aime mieux regarder M^{me} Sabine. —Tiens!... dit Vincent. Et l’embrasser peut-être... Allons, vas-y, je te le permets. Robert effleura galamment de sa moustache la poudre de riz si habilement étendue sur la joue de M^{me} Marsan. Puis tous trois se mirent à échanger des taquineries sans prétention, des drôleries niaises, tous les enfantillages par où le cœur et l’esprit se détendent, après les grands travaux et les grandes anxiétés. Un domestique vint demander si M. le juge d’instruction, avec son greffier, pouvait être reçu par M. de Villenoise. On les fit entrer. Le magistrat prit un siège tout près du malade. Le greffier s’assit à une petite table, que l’on débarrassa de plusieurs bibelots pour qu’il pût écrire. Aussitôt M. de Villenoise demanda la permission pour M^{me} Marsan et pour son ami Robert d’assister à l’entretien. Le juge connaissait déjà ces deux personnes. Il acquiesça avec un empressement poli. Dès le début de la séance, les facultés observatrices de Dalgrand s’aiguisèrent en face d’un tout petit fait. Il observa que Sabine s’asseyait derrière le juge et à contre-jour. «Décidément,» se dit-il, «elle a quelque chose à cacher,—quelque chose que je dois et que je veux surprendre. Mais, mon Dieu! quel rapport peut-il y avoir entre un secret de cette femme, qui tient à Vincent plus qu’à sa propre vie, et le crime qui a failli le lui enlever?» Il se plaça lui-même de façon à l’observer le mieux possible. Mais à peine était-il assis, qu’elle vira d’un mouvement imperceptible, et, posant son coude sur le bras de son fauteuil, du côté de Robert, elle y appuya sa tête de sorte qu’il ne vît plus son visage. «Oh! oh! ma belle,» pensa-t-il. «C’est donc sérieux?... Nous avons donc vraiment peur?» M. de Villenoise raconta au juge tout ce qu’il savait de l’attentat dirigé contre sa personne. C’était peu de chose. Et cependant il avait aperçu l’assassin. —Vous dites, monsieur, que cet homme sautait d’un rocher sur l’autre, et que le bond indiquait beaucoup de hardiesse, de légèreté? demanda le magistrat. —Une hardiesse étonnante, monsieur. J’en ai été saisi, même dans ma situation critique. —Donc l’homme est jeune, murmura le juge. Vincent releva le mot. —Jeune!... Oh! je le crois. Dans ma pensée, ce serait plutôt un jeune garçon qu’un homme fait. —Sur quoi basez-vous cette supposition? —Mon Dieu!... C’est difficile à dire... Sur la silhouette, l’allure du corps, et—je puis presque affirmer—l’absence de barbe. Mais, monsieur, autant je distingue nettement cette rapide vision quand je ferme les yeux, autant je suis incapable de la fixer par des mots, d’en détailler le moindre trait. C’est une impression plutôt qu’une image... Et cependant, je la vois.... Il me semble que je la vois!... M. de Villenoise, en prononçant ces derniers mots avec force, projeta le buste en avant. Dalgrand crut remarquer—mais il n’en fut pas sûr—que Sabine avait eu comme un léger haut-le-corps en arrière. —Nous avons fait une première perquisition, monsieur, reprit le juge, vers l’endroit d’où nous supposions qu’était parti le coup de revolver. Mais cet endroit, nous ne le connaissons pas avec certitude. Et si vous voulez bien le déterminer exactement... aussi exactement, du moins, que votre mémoire... —Monsieur, je puis vous l’indiquer à un mètre près. Et s’il m’était possible de m’y rendre, je crois que je vous désignerais la broussaille d’où l’on a tiré. Si vous partez du château... Il commença une description minutieuse de l’itinéraire à suivre, puis de l’allée sombre, et enfin du point précis où Gipsy s’était cabrée. —D’ailleurs, ajouta-t-il, voici mon ami Dalgrand qui doit reconnaître, à peu de chose près, l’endroit dont je parle, et qui vous y conduira. Tu vois cela d’ici, n’est-ce pas, Robert?... La pointe du Chaos, là où les derniers blocs de l’éboulement ont roulé, se sont arrêtés... Le juge se tourna légèrement vers l’inventeur qui faisait: «Oui,» de la tête. —Et, tiens! reprit Vincent, frappé d’une idée. Le joli saut de mon bonhomme, eh bien, il l’a exécuté un peu plus haut, en remontant, de l’une à l’autre de ces deux roches... tu sais bien... entre lesquelles je t’ai proposé un jour en riant de construire ton premier pont en aluminium. —Ah! très bien, j’y suis, dit Dalgrand. —Alors, dit le juge, l’homme remontait dans les rochers... Pourquoi?... Quel chemin rejoignait-il au sommet? —Aucun. Il ne pouvait que redescendre de l’autre côté par un sentier en pente douce. Mais il se mettait momentanément hors de portée. Car, pour le rattraper, il eût fallu bondir aussi lestement que lui, ou faire un très grand détour. —N’y a-t-il pas, demanda le magistrat, une excavation vers la partie supérieure de la colline? —Oui, un trou étroit et profond, que nous appelons le Puits du Diable. A ce nom, Robert vit distinctement trembler la main sur laquelle reposait la tête de Sabine. —J’ai déjà pensé à faire fouiller ce trou, remarqua le juge. M^{me} Marsan changea de position, prit une de ses mains dans l’autre. Mais, comme malgré son effort visible pour se raidir le frémissement nerveux continuait, elle se leva, fit deux pas dans la chambre. Et bientôt elle parut très occupée à disposer différemment les chrysanthèmes d’une des gerbes. Robert n’osa la suivre des yeux. Il se sentait devenir tellement pâle et craignait tant une trahison de son regard, qu’à son tour il enfouit sa tête dans ses mains. Mais tout de suite il repoussa le soupçon inouï qui venait de le traverser comme un éclair. «Elle a peur qu’on ne fouille ce trou, parce qu’elle y a jadis jeté quelque lettre peut-être, un de ces riens compromettants que toutes les femmes gardent parmi les chiffons de leur armoire à glace, et dont elles ne se débarrassent qu’à la dernière extrémité. Voyons, est-ce que j’ai eu un instant de folie? Qu’est-ce que j’allais imaginer là?...» Enfin maître de son propre trouble, il revint à la conscience de ce qui se passait pour entendre Vincent expliquer que des fouilles dans le Puits du Diable n’amèneraient guère de résultat. —Les roches se resserrent vers cinq à six mètres au-dessous de l’ouverture, de façon à ne pas laisser passer le corps d’un homme. C’est le revolver que vous penseriez peut-être retrouver là dedans, monsieur? Eh bien, si l’assassin l’y a jeté, il connaissait l’endroit, sans doute, et ce rétrécissement du trou. Il aurait eu là une idée excellente. —Avez-vous vu, monsieur, dit le juge, la balle qui a failli vous tuer? —Non, répondit Vincent. Le docteur m’a dit qu’elle est d’un calibre infime. —La voici, prononça le juge. M. de Villenoise la prit entre ses doigts d’un air un peu ému. Puis il la fit rouler dans sa paume. Et finalement il éclata de rire. —Mais ce n’est pas sérieux! s’écria-t-il. C’est sorti d’un joujou d’enfant. Dire que ce méchant petit grain de plomb!... C’est humiliant, ma parole d’honneur! Comme le magistrat se taisait, Vincent, à son tour, l’interrogea: —Qu’en pensez-vous? —Je pense, dit-il, que cette balle est sortie d’une arme élégante, d’un de ces petits revolvers à crosse ouvragée, que certains hommes du monde aiment à avoir dans leurs poches, mais surtout que les femmes adorent, comme des bijoux qui seraient dangereux. Robert, involontairement cette fois, leva les yeux vers Sabine. S’il avait prévu son propre mouvement, il n’eût jamais osé l’accomplir. Son regard en disait trop. Il rencontra celui de M^{me} Marsan. Elle posait sur lui, ardemment, ses prunelles noires. Quand elle se vit surprise, elle ne les détourna pas. Au contraire elle s’adressa directement à l’inventeur. —Oui, c’est vrai, dit-elle en relevant la dernière phrase du juge. Je les connais, ces petits revolvers. J’en ai eu un moi-même... un charmant, dont la crosse était de nacre avec mon chiffre en or. Le juge d’instruction se retourna vivement. Lui aussi, il examina cette femme. Elle était calme, souriant presque de l’allusion faite à la puérile crânerie de son sexe. Elle avança vers le lit, et passant la main devant le juge: —Vous permettez?... dit-elle. Vincent lui tendit la balle: —Tenez, ma chère amie... C’est bien avec de petits projectiles de ce genre que vous faisiez de si jolis cartons. —Madame est forte au pistolet? demanda le juge d’instruction. —Mais oui, assez... répondit-elle avec un léger rire de fierté. —Vous seriez bien bonne, madame, reprit le magistrat, de m’autoriser à prendre chez vous votre revolver. Nous pourrions voir si c’est bien ce genre d’arme... —Oh! dit-elle, je ne l’ai plus. Ces exercices masculins déplaisaient à M. de Villenoise... Je m’en suis ôté jusqu’à la tentation. —C’est vrai, sourit Vincent. Je lui ai assez fait la guerre!... A cette exclamation du malade, le juge prit un air véritablement perplexe. Puis, très vite, il s’empressa de faire dévier l’interrogatoire, craignant qu’on n’eût entrevu le soupçon qui venait de l’effleurer. Il avait fait une enquête minutieuse. Et maintenant il était absolument certain que, dans la vie de M^{me} Marsan, toute dévouée à son unique amour, nulle intrigue, nulle coquetterie même, ne se dissimulait à M. de Villenoise. Celui-ci, d’autre part, offrait l’exemple d’une fidélité rare chez un homme si jeune, dont la fortune devait attirer les femmes comme la lumière attire les papillons, beau garçon en outre, fait pour plaire et pour aimer à plaire. Bien que soupçonneux par devoir et par vocation, le magistrat eut un mouvement de gêne, en songeant à la pensée monstrueuse dont il venait d’obscurcir ce délicat roman. D’ailleurs la monstruosité de la conjecture l’humiliait moins que l’invraisemblance. Sur quelle piste absurde avait-il failli s’égarer? Il rattrapa bien vite à ses propres yeux sa courte sottise en affectant des airs d’homme du monde auprès de M^{me} Marsan. Dès qu’il lui eut débité trois ou quatre phrases aimables, Sabine se retira de nouveau derrière lui. Mais elle se retira par un brusque renversement du corps, comme quelqu’un à bout de forces, qui n’en peut plus, qui va, s’il ne quitte pas à temps la scène, défaillir sous le poids de son rôle. Quand elle se rassit dans le même fauteuil qu’elle avait quitté trois minutes auparavant pour arranger les fleurs, ce fut un affaissement, un abandon écrasé de toute sa personne et un laisser-aller de sa tête sur le dossier, tels que Dalgrand crut qu’elle allait se trouver mal. Il se leva alors lui-même, changea de place. Car il ne voulait pas qu’elle revînt à elle sous son regard, qu’elle lût dans ses yeux le trouble effroyable de sa pensée. Il n’osait plus regarder cette femme. Il se sentait vis-à-vis d’elle l’âme éperdue, le geste égaré, les prunelles fuyantes d’un coupable. Trop de certitude en même temps que trop de doutes le bouleversaient, lui ôtaient la disposition de son jugement, la maîtrise de son attitude. Comment l’interrogatoire se termina, comment Robert se trouva dans une voiture à côté du juge d’instruction, se dirigeant vers le lieu de l’attentat, il s’en rendit à peine compte. Le désir de fuir avant tout, de quitter momentanément son ami et Sabine, avait, pendant quelques minutes, dominé son tumulte intérieur. Et il avait eu la force de leur donner une main paisible, de sortir avec un air naturel, pour obtenir cette délivrance immédiate. Une fois hors de la chambre, il reconquit en partie son sang-froid. Le juge réfléchissait. Lui-même garda le silence. Du château à l’allée mystérieuse, il eut le temps de se tracer une ligne de conduite. Dalgrand résolut de cacher à tous, aux magistrats aussi bien qu’à Vincent, et surtout à Sabine, l’abominable soupçon qui, d’un seul coup, lui avait étreint l’âme comme par des grilles acérées, ainsi qu’une bête monstrueuse. Cette étreinte, il ne s’en débarrasserait qu’au moyen d’une évidence établie par lui-même, dans un sens ou dans un autre. A côté du juge d’instruction, il allait, lui, faire son enquête. Il y apporterait toute la prudence, toute la dissimulation nécessaires. Car de son habileté dépendaient son propre repos, le bonheur de Vincent et—peut-être—celui de Gilberte. Il se répétait ces résolutions. Il tendait sa volonté. Mais comment conquérir, dans de si extraordinaires circonstances, l’impartialité, la froideur, la clairvoyance, dont il voulait s’armer?... Il ne distinguait rien nettement. Son exploration avec le juge fut sans fruit. D’ailleurs ce magistrat, n’étant plus assez jeune pour grimper dans des rochers, se promettait de recommencer, avec des limiers lestes et habiles, un examen plus minutieux. Ce fut le soir seulement que Robert reprit possession de lui-même. La vue de sa petite belle-sœur, un peu pâlie et souffrante, mais d’une si souriante douceur en son héroïque silence de vierge, retrempa ses forces, lui rendit l’énergie, le calme dont le dénuait depuis quelques heures cet immense bouleversement moral. XIII SI elle est coupable, elle l’est tout à fait,» se disait Robert, «et elle a tiré elle-même. Cette femme-là ne se donnerait pas de complice. D’ailleurs, dans sa vie retirée, où donc en aurait-elle pris un? Alors elle se serait déguisée en homme?... La difficulté n’est pas là. Que Vincent ne l’ait pas reconnue, dans une vision rapide, et grimée comme elle devait l’être, cela n’a rien d’étonnant non plus. Elle est violente et jalouse. Je la crois capable d’une action désespérée. Mais le but?... le but d’un pareil crime?... C’est là ce qui m’échappe, ce qui renverse mon hypothèse. Et une autre chose la réduit à néant: ce n’est pas une comédie de sollicitude que Sabine a jouée près de ce lit; elle a positivement arraché Vincent à la mort... Comment croire après cela qu’elle ait jamais voulu le tuer?» Un premier mode d’investigation s’indiquait. Il fallait faire causer Vincent sur les dernières conversations tenues entre lui et sa maîtresse, avant le crime. Leur bonne intelligence écartait la supposition d’un différend grave. Pourtant quelque chose avait pu se passer entre eux, d’où Robert tirerait un indice. Mais, pendant plusieurs jours, il ne put rester seul avec M. de Villenoise. Toujours Sabine était présente. Cette obstination lui parut suspecte. Toutefois, pour ne pas trahir ses préoccupations, il s’interdit de solliciter ouvertement le tête-à-tête. Cependant l’enquête avait minutieusement examiné les roches et les buissons témoins du crime. Rien de particulier ne fut découvert. Les gardes et les portiers du parc, interrogés, ne fournirent aucun renseignement. Robert en était réduit à épier les moindres gestes, les moindres paroles de Sabine. Il reprit en sa présence, pour les commenter, tous les détails de l’entretien avec le juge. Il ne surprit plus en elle la moindre trace de trouble. Même il crut remarquer qu’à certaines allusions trop nettes, elle lui lançait un regard de triomphe narquois, comme pour lui dire: «Je te comprends, mon bonhomme... Va toujours... Tu perds tes peines.» Était-ce là l’ironie audacieuse d’une criminelle qui sait ses précautions bien prises, ou la moquerie supérieure d’une innocente qui méprise le soupçon? * * * * * Un matin, à Billancourt, comme Dalgrand dépouillait son courrier dans son cabinet de travail, il vit entrer sa belle-sœur. Elle était en amazone, et son joli visage rougissait de chaleur sous ses frisettes ébouriffées. Son air d’animation et d’enfance amena une taquinerie sur les lèvres de l’inventeur. —Tiens, Gilberte!... De si bon matin!... On lève donc les petites filles si tôt, mademoiselle? —Oh! dit-elle, si vous saviez, Robert, comme j’ai fait trotter et galoper ce pauvre papa! J’ai vraiment un peu peur qu’il ne prenne du mal, car le fond de l’air est frais. Robert se leva. —Je vais lui prêter des vêtements. Il pourra se changer. —Mais non, reprit la jeune fille. Il doit être maintenant presque à l’École de Guerre. Il a consenti à me laisser venir toute seule à cheval du Point-du-Jour jusqu’ici. Ah! ça n’a pas été long! —Il se passe donc quelque chose de grave? demanda Robert, qui devint sérieux. —Jugez-en, dit-elle. Je suis sûre que je peux vous donner une indication sur l’assassin de M. de Villenoise. —J’en doute, petite sœur, fit-il, avec un sourire de mystère et d’incrédulité. En même temps il la forçait à s’asseoir. «Comme vous avez chaud!» disait-il. «Tenez, mettez ceci sur vos épaules.» Et n’ayant rien d’autre sous la main, il l’enveloppait d’un voile de divan en étoffe algérienne,—ce qui fit sourire la jeune fille malgré la gravité de ses préoccupations. —Robert, dit-elle, écoutez-moi. Vous pensez que s’il s’agissait d’une absurdité, père ne m’eût pas permis d’accourir ici ventre à terre. Mais je l’ai mis au courant, et c’est lui qui m’a conseillé de vous prévenir tout de suite. —Eh bien, voyons... Qu’est-ce que c’est? demanda l’inventeur. —Oh! ce n’est pas une découverte. Seulement un souvenir. Cela m’est revenu cette nuit, et je n’ai pu refermer l’œil. Mais d’abord, dites-moi? N’est-ce pas dans ses propres bois qu’on a tiré sur M. de Villenoise? —Oui, dans ses bois. Vous le savez bien. —Je sais?... Mais non, je ne sais pas!... On l’a blessé pendant une promenade à cheval... Mais où?... Jamais on ne me l’a dit au juste. D’ou venait-il? Où allait-il? —D’où il venait?... répondit Dalgrand, non sans quelque embarras. Peu importe! Il rentrait chez lui, au château. Et l’assassin le guettait au bord d’une allée sombre, dans une espèce d’éboulis de rocs, encombré de végétation folle... —C’est cela, interrompit Gilberte, le Chaos. —Ah! vous voyez bien, dit Robert, que vous savez. Sans relever cette interruption, la jeune fille reprit: —C’est au pied d’une colline rocheuse, couverte de l’autre côté par des sapins. Au sommet, il y a un drôle de trou profond que l’on appelle le Puits du Diable. —Tiens! s’écria son beau-frère. Comment connaissez-vous si bien la géographie de Villenoise? —Vous ne vous rappelez donc pas la promenade que j’ai faite avec Lucienne et M. Vincent... le jour où nous sommes tous allés là-bas, et où vous avez montré l’usine à papa? —Ah! oui. Tout de suite Robert se souvint. Mais il n’avait jamais su au juste de quel côté Vincent avait conduit ces dames, parce qu’on avait pris le train précipitamment. Puis, en chemin de fer, le général et lui s’étaient entretenus de la fabrique. —Eh bien, dit Gilberte (et ses grands yeux bruns s’ouvrirent plus grands encore), lorsque M. de Villenoise et moi nous sommes redescendus de la Fontaine aux Pins, j’ai vu un homme... Oui, un homme caché, qui nous épiait. J’ai eu peur... Il s’est sauvé. Mais deux minutes plus tard, M. de Villenoise l’a distinctement aperçu qui se penchait au sommet du rocher. —Un homme!... dit Robert. —Oui, un jeune homme. —Qu’est-ce qu’il faisait? —Il guettait. Peut-être que si M. de Villenoise eût été seul, il aurait tiré sur lui ce jour-là. De rose qu’elle était en évoquant la Fontaine aux Pins, Gilberte maintenant devenait toute pâle. Et, malgré cette pâleur, l’animation non encore apaisée de sa course au grand trot lui marbrait les joues de plaques brûlantes. —Petite sœur... dit doucement Robert (et toute sa sympathie tendre amollit sa voix), petite sœur, ne vous émotionnez pas ainsi!... Elle se sentit devinée... La complicité affectueuse de son beau-frère faillit faire éclater son cœur. Deux larmes noyèrent ses yeux... Les sanglots allaient suivre... Mais l’effort désespéré de sa pudeur l’emporta. Elle trouva le courage de sourire. —C’est bête, n’est-ce pas?... Je suis encore saisie comme lorsque j’ai vu cette mauvaise figure entre les branches. Et quand je pense que c’était sans doute l’assassin!... Devant ce parti pris de silence, Robert n’insista pas. Il détourna ses propres yeux, qu’il sentait devenir humides aussi, pour ne pas blesser par une affectation de clairvoyance l’adorable fierté de cette enfant. Quand il ne la regarda plus, le sens de ce qu’elle racontait lui revint. —Vous êtes bien sûre de tout ce que vous me dites là, ma petite Gilberte? Elle répondit simplement: —Demandez à votre ami. Puis, comme il se taisait pour réfléchir, doutant un peu de l’importance qu’il devait attacher à ce récit, n’y voyant guère qu’un de ces fréquents effets de l’imagination féminine, une coïncidence trouvée après coup et de bonne foi, Gilberte reprit avec un accent d’horreur: —Ah! le misérable... Mais si je le rencontrais seulement, je suis sûre que je le reconnaîtrais! —Vous avez vu son visage!... cria Dalgrand avec une impétuosité dont tressaillit Gilberte. Décrivez-le-moi. Il se penchait vers elle, empoigné cette fois, la respiration coupée. —C’était un tout jeune homme, pâle, très brun, très maigre, sans barbe. Une figure plutôt efféminée, si ce n’était l’énergie des yeux. Oh! ces yeux méchants! quel regard ils m’ont jeté!... Toute ma vie je le verrai!... A mesure que Gilberte parlait, Dalgrand se redressait peu à peu, reculait son buste jusqu’au dossier de son fauteuil. Et ses yeux, devenus fixes, exprimaient presque de la terreur. C’est que la vérité de ses soupçons éclatait trop foudroyante, dans une fulgurance trop tragique! —Elle vous épiait!... murmura-t-il. Elle vous a vue à côté de lui!... seule avec lui!... Gilberte eut un cri de saisissement. —Robert!... Qu’est-ce que vous dites?... —Rien, mon enfant, rien! Laissez-moi réfléchir. Il mit sa tête entre ses mains et, durant quelques minutes, resta d’une immobilité de pierre, fasciné par l’idée intérieure. Gilberte le regardait, tremblante d’anxiété, dévorée du désir de savoir, et soulevée tout à coup par elle ne savait quelle indéfinissable espérance. A la fin, elle prononça presque tout bas: —Robert... Puis, plus haut: —Robert, j’ai bien fait, n’est-ce pas? de vous dire... Il releva le front, tout étonné. Il avait oublié qu’elle était là. Puis sa physionomie s’adoucit, et il prononça d’un ton presque léger: —Oui, très bien, petite sœur. Mais ne vous mettez pas martel en tête... Et surtout ne parlez de ceci à personne. Elle fut désappointée par son accent. —Papa le sait déjà, dit-elle. —Oh! père peut le savoir... Lucienne aussi... Je leur dirai de garder le secret. Comme Gilberte ne bougeait pas, Robert ajouta: —Vous serez bien gentille d’aller maintenant la retrouver, Lucienne. Moi, j’ai beaucoup à faire, je vous prierai de m’excuser. Alors elle rassembla son courage et lui dit d’un air brave, malgré l’indécision de sa voix: —Vous savez, Robert, s’il faut aller raconter cela au juge d’instruction, je n’aurai pas peur. Je ferai tout ce qu’il faudra pour qu’on retrouve... Il l’interrompit d’un sourire. —Bravo, petite fille! Mais je vous le répète: ne vous mettez pas martel en tête... C’est moi qui vous dirai quand il faudra parler au juge d’instruction. * * * * * Lorsque, vers la fin de ce même jour, Dalgrand revit Sabine à Villenoise, son imagination s’efforça de la revêtir d’habits d’homme. Dans sa pensée, il relevait les lourds cheveux noirs sous un feutre à bords étroits; il remplaçait, sur les épaules et autour du cou, le nuage des dentelles par les lignes nettes du veston et du col droit; puis il se répétait le signalement donné par Gilberte: «Un garçon brun, maigre, pâle, au visage efféminé, si ce n’était l’énergie des yeux...» La ressemblance de ce portrait lui donnait une absolue certitude. Puis, tout à coup, il tressaillait. Un mot de douceur adressé par Sabine à M. de Villenoise, une attention délicatement féminine, un geste gracieux, le réveillait de sa méditation comme d’un cauchemar. «Non, décidément, c’est impossible!...» Alors, tout ce qu’il prenait auparavant pour d’irréfutables preuves s’affaiblissait. Y avait-il rien de plus vague que des termes tels que: «brun, pâle, maigre?»... des mots qui désigneraient huit jeunes hommes sur dix. D’ailleurs, comment Gilberte eût-elle distingué des traits entrevus dans le saisissement d’un instant de frayeur? Et, d’autre part, si Robert se reportait à l’interrogatoire de Vincent par le juge d’instruction, comment s’étonner d’un peu d’émotion chez une femme durant un pareil entretien, ou même d’une défaillance physique, surtout après les extraordinaires fatigues supportées par M^{me} Marsan? Et c’était de ces riens que lui-même déduisait le plus abominable drame!... Jamais si tragique problème ne s’était posé devant son esprit. Il ne se rappelait pas avoir moralement souffert à ce point, même dans les plus rudes phases de son entreprenante jeunesse. Parfois, il tâchait de n’y plus songer durant quelques minutes de suite, afin de suspendre par un répit, si court qu’il fût, l’obsession de son cerveau. Enfin, cependant, il eut la bonne fortune de se trouver seul avec son ami. Pour cette occasion tant cherchée, Robert avait préparé un plan de conversation. Il n’eut pas de mal à faire intervenir le nom de Sabine. Ce fut même Vincent qui le prononça le premier. —Mais, dit Robert d’un ton de plaisanterie, je ne vois pas trace en elle de ce caractère difficile dont tu me parlais. Jusqu’à présent, je n’ai recueilli des indices que sur ta propre tyrannie. —Moi, un tyran! s’exclama de Villenoise, qui se mit à rire. —Certes... Ne lui as-tu pas interdit toutes sortes de choses?... Attends que je me rappelle... Ah! oui... par exemple, de tirer au pistolet. —Oh! entendons-nous, répliqua Vincent. Ce n’est pas contre le pistolet précisément que j’objectais. Figure-toi qu’à un moment Sabine s’amusait à me contrarier en se donnant des allures masculines,—ce que je déteste le plus chez une femme! Elle s’habillait en homme dans son atelier, recevait ses modèles, et même des journalistes, dans ce costume... Elle fumait comme un petit volcan... Et, par-dessus le marché, en effet, elle avait installé un tir dans son jardin. Puis, brusquement, un beau jour, elle a fait disparaître tout cela, dans un de ses accès de soumission passionnée qui parfois suivaient ses révoltes les plus violentes. Mais, ajouta Vincent, qui s’interrompit en remarquant une expression singulière sur le visage de l’inventeur, qu’est-ce que tu as donc? Tu trouves, n’est-ce pas, qu’il fait trop chaud ici? Ouvre donc une fenêtre. Tu sais, je ne crains pas l’air. —C’est vrai, j’étouffe! dit Robert en se dirigeant vers la croisée. —Va donc faire un tour, mon pauvre vieux. Ce n’est pas une atmosphère pour toi, cet intérieur de malade. Dalgrand protesta contre le dernier mot. Il affirma que Vincent n’était plus malade. M. de Villenoise, en effet, avait quitté le lit. Assis dans son fauteuil, les jambes soulevées sur un pouf et couvertes par une courte-pointe en satin, les cheveux et la barbe sortant pour la première fois des mains du coiffeur, il était bien près de redevenir le beau garçon de naguère. Mais ses yeux encore un peu rentrés dans leurs orbites, son teint trop blanc, la maigreur de ses joues et de ses doigts, témoignaient encore de la rude épreuve qu’il venait de traverser. —Toi, malade! répétait Robert. Allons donc! Tu as plutôt l’air... eh! parbleu... d’un fiancé. Voyons, sois franc! A quand la noce? Un nuage passa sur le front pâle de M. de Villenoise. Il ne répondit pas tout de suite. —Je te demande pardon, murmura son ami. Je croyais que c’était décidé. —Oui, soupira Vincent. Après ce qu’elle a fait pour moi, c’est mon strict devoir. —Mais c’est un devoir qui, j’ai lieu de le supposer, ne te pèsera guère. Vincent lui lança un regard de reproche. —Crois-tu, lui dit-il, que j’aie deux cœurs, ou que le mien puisse oublier si vite? —Cependant... —Ne revenons pas là-dessus, dit avec fermeté M. de Villenoise. Je n’en ai pas le droit. Nous ne pourrions dire que des paroles dangereuses et inutiles. J’ai pour Sabine la plus infinie reconnaissance. Je l’aime tendrement. Pourtant... (il hésita), pourtant, lorsque je l’épouserai, je ne ferai pas un mariage d’amour. Là-dessus, il détourna la tête et ferma les yeux. Car il n’avait pas encore la vigueur suffisante pour dominer son émotion. Dalgrand, que poussait le sentiment d’une effrayante responsabilité, eut le courage de ne pas respecter cette faiblesse qui se dissimulait. Un point très important devait être éclairci. —Voyons, dit-il, je ne t’accuse pas d’avoir deux cœurs,—comme tu le disais à l’instant,—mais je présume que cet organe, unique chez toi, ne s’est jamais guéri tout à fait de l’ancienne affection. La reconnaissance décide le triomphe de cette affection-là. Mais est-ce bien la reconnaissance toute seule? Avant ton accident, ne te souviens-tu pas de certaine soirée en Belgique, où j’ai pu me figurer que je dînais avec le couple le plus uni et le plus légitime de la terre?... La reconnaissance, pourtant, n’était pas encore née. —Ah! cette soirée... cria Vincent. Et il se redressa sur ses coussins avec des yeux de feu dans son visage tout blanc. Robert eut le remords du mal qu’il faisait à ce convalescent. Mais il touchait peut-être au fond de la vérité. Il fallait qu’il sût. —Eh bien, quoi, cette soirée?... Elle était charmante. J’en ai gardé le meilleur souvenir. Il parlait d’un air presque léger. Toutefois, en ce moment, il n’était pas moins pâle que son ami. —Mais tu ne sais rien, mon pauvre garçon! dit Vincent. Tu es là qui juges au hasard... Je te dis que tu ne sais rien!... ni de mes sentiments, ni de ce qui se passait alors entre nous. Parbleu!... Elle t’a joué la plus merveilleuse comédie!... Il s’interrompit. Puis, se reprenant avec une espèce de violence: —C’est trop fort! Est-ce que je vais dire du mal de cette pauvre femme à présent?... Il ferma les lèvres avec une expression si résolue que Dalgrand n’espéra plus lui en faire avouer davantage. —Voyons, reprit l’inventeur d’un ton bon enfant, quelle idée te mets-tu dans la tête? Mais non, tu n’en dis pas du mal. Le silence de Vincent se prolongeait. Dalgrand reprit: —Bah! Elle t’avait fait quelque scène?... Ce n’est pas dire du mal d’une femme que de raconter cela... surtout à un vieux frérot comme moi. M. de Villenoise avança la main. —Non, mon ami, j’aime mieux n’en plus reparler jamais... Pas même à toi. Tu es pour moi autant et plus qu’un frère... Mais Sabine sera ma femme... Si elle a eu quelques torts, je les oublie. Quant aux miens, je les réparerai. Ce ne sont pas les moindres. J’ai agi brutalement, cruellement... C’était la seconde fois que Vincent s’accusait de cet acte cruel, qui devait rester un mystère pour Dalgrand. Mais celui-ci se trouvait suffisamment éclairé, surtout par le dernier mot. Car la seule cruauté que peut montrer un amant envers une femme aussi passionnément éprise que Sabine, c’est de lui laisser entrevoir qu’il en peut aimer une autre. M. de Villenoise n’était pas un homme à injurier sa maîtresse, encore moins à la frapper. Et il aurait battu Sabine qu’il n’eût pas gardé plus de remords que Robert n’en avait entrevu dans ses yeux à deux reprises. Avec les données que possédait l’inventeur, on pouvait reconstituer la scène de Dinant. S’il admettait que le personnage dont l’apparition avait effrayé Gilberte était Sabine, travestie et cachée pour épier M. de Villenoise, quelle n’avait pas dû être la rage de cette créature violente en apercevant l’homme qu’elle aimait, seul dans les bois, avec une jeune fille aussi jolie que M^{lle} Méricourt! Elle avait dû en arriver, tôt ou tard, à quelque terrible explosion de jalousie. Et alors le pauvre Vincent, doublement torturé, poussé à bout, avait laissé échapper quelque parole irréparable—l’aveu peut-être de son amour sacrifié—ou, pire encore, la phrase de rupture, l’intention exprimée d’épouser la rivale. Alors s’expliquait l’affolement de la maîtresse jalouse, menacée d’abandon. Et pourtant... quelque chose échappait à Robert... Non, ses déductions n’étaient pas exactes. Car, au lendemain du crime, quand Vincent avait repris connaissance, le blessé et Sabine ne s’étaient pas regardés comme des adversaires de la veille. Ils s’étaient tout de suite témoigné trop de tendresse, de confiance. Puis, encore un coup, de quelle manière interpréter les soins ardemment dévoués de Sabine? Comment admettre que cette amante exaspérée jusqu’au meurtre voulût ensuite sauver pour une autre celui dont elle préférait la mort à l’infidélité? Ainsi, la situation restait la même. Des indices, oui... Des indices de plus en plus clairs et significatifs. Mais pas une preuve!... même pas une preuve morale!... aucune certitude absolue! Impossible, dans un pareil doute, de se risquer à agir! Et pourtant les jours passaient. Vincent était presque guéri. Bientôt il allait annoncer officiellement son mariage avec Sabine... Puis le conclure. Et Dalgrand, avec le tragique soupçon qui lui dévorait le cœur, assisterait à la cérémonie!... C’était à perdre le sang-froid et la raison. Et, durant tout ce temps, l’enquête officielle n’avait point avancé d’un pas. Déjà les magistrats énervés souhaitaient de ne plus entendre parler de ce malheureux attentat de Villenoise, qui les mettait en défaut. L’affaire allait être classée. XIV UNE après-midi, Robert Dalgrand arrivait à l’improviste chez son beau-père, boulevard Malesherbes. C’était presque tout de suite après le déjeuner. Le général et sa fille se trouvaient à la maison. —Père, dit Dalgrand, voulez-vous me confier Gilberte? —Tant que vous voudrez, mon ami. Qu’est-ce que vous voulez en faire, de cette petite personne? —J’ai besoin d’elle. Il dit cela d’un ton qui fit pâlir la jeune fille. Elle pensa qu’il l’emmenait chez le juge d’instruction. M. Méricourt lui-même fut impressionné par la gravité de son gendre. —Si c’est à propos de cette triste affaire de Villenoise, observa le vieillard, ne serait-ce pas à moi plutôt de l’accompagner?... —Ayez confiance en moi. Je ne mènerai pas cette fillette où il ne serait pas convenable qu’elle allât sans vous. Elle ne se trouvera avec personne d’autre que moi-même. Mais c’est une course que je ne puis faire sans elle. Et il m’est impossible de vous dire maintenant de quoi il s’agit. —Va t’habiller, mignonne, dit le général. Et ne fais pas attendre Robert. La recommandation était inutile. Malgré certains battements de cœur provoqués par une inexplicable appréhension, la jeune fille eut bientôt mis son chapeau, sa jaquette, ses gants. —Me voici, dit-elle. En bas, sur le boulevard, un fiacre fermé attendait. —Je vois que Lucienne a pris le coupé, remarqua Gilberte. —Non, mademoiselle, dit Robert plaisamment. Votre sœur n’est pas sortie. Seulement j’ai mes raisons pour ne pas me montrer aujourd’hui avec vous dans ma propre voiture. Cette précaution acheva de communiquer à Gilberte le sentiment qu’elle voyageait dans le romanesque et le mystère. —Remontez par le parc Monceau, dit Dalgrand au cocher. Vous irez jusqu’à l’Étoile, puis vous reviendrez par les Champs-Élysées à la gare Saint-Lazare. —C’est donc une promenade hygiénique? sourit Gilberte. —Vous l’avez dit, petite sœur. Une fois dans la voiture, il expliqua: —Notre but est la gare. Seulement nous arriverions trop tôt. Je m’y suis pris d’avance, craignant ne pas vous rencontrer après deux heures. Le cocher ne poussait pas son cheval. Malgré cela, Robert lui fit encore faire un détour. —Et nous aurons tout de même à attendre, dit-il à sa belle-sœur. —Est-ce que nous prendrons le train? demanda celle-ci. —Non, avant cinq heures je vous aurai ramenée à papa. Ils arrivaient à la gare Saint-Lazare. Dalgrand fit entrer la voiture dans la cour du Havre. Et il voulut la garder sur place en face de l’escalier des grandes lignes. —Il nous est défendu de stationner ici, dit le cocher. —Où se mettent les voitures qui viennent attendre les voyageurs? —Là, fit le cocher, lui montrant une victoria postée perpendiculairement au trottoir du café. —Eh bien, mettez-vous là, mais aussi près que possible de la gare, ordonna Dalgrand. Le cocher prit l’air désobligeant qu’adoptent ses pareils pour se conformer à une indication dont ils ne comprennent pas le but. Mais il obéit. Dalgrand remonta dans la voiture à côté de Gilberte. —Ne bougez pas, dit-il. Restez bien enfoncée dans votre coin. Là!... Vous n’avancerez la tête que lorsque je vous le dirai. Puis, soulevant le petit volet de drap sur le carreau derrière lui, Robert se mit à guetter avec une attention profonde. L’inventeur avait eu beaucoup de peine à combiner la rencontre qu’il espérait obtenir aujourd’hui. Plusieurs fois ses plans avaient manqué. Puis, enfin, il avait décidé Sabine non seulement à faire le voyage de Paris, mais à convenir d’avance avec lui du train qu’elle reprendrait. Depuis quelque temps il avait reconquis la confiance de M^{me} Marsan. Elle voyait en lui presque un allié. En tout cas, elle le ménageait et le flattait, à cause de l’influence qu’il avait sur Vincent. Aussi lorsque, la veille, il lui avait proposé un rendez-vous à la gare pour retourner ensemble à Villenoise, elle avait tout de suite accepté. —Seulement, avait-il dit, si vous ne me voyez pas dans la salle d’attente quand on ouvrira les portes, ne m’attendez pas. C’est que je me trouverai retenu par quelque affaire. —Parfaitement, avait-elle dit. Tâchez d’être exact. Moi je n’y manquerai pas. C’était la première fois qu’elle quittait Vincent pour une aussi longue absence. Le jeune homme était maintenant guéri. Cependant Dalgrand connaissait trop Sabine pour penser qu’elle laisserait désormais M. de Villenoise s’habituer à ne plus la voir autour de lui, et qu’elle l’abandonnerait à lui-même plus de quelques heures à la fois. Il était donc bien sûr qu’elle ne manquerait pas son train. Cependant l’instant du départ approchait. Robert, en proie à cet énervement spécial que cause l’attente, regardait tantôt l’aiguille du gros cadran, là-haut en l’air, tantôt les fiacres entrant dans la cour. Il guettait surtout ceux qui venaient par la rue de Rome, car c’était le chemin de Sabine en arrivant de Passy. Le plus grand nombre étaient découverts, ce qui favorisait son examen. En effet, on n’était pas encore à la mi-octobre, le temps restait beau, et très peu de voitures fermées circulaient. Quand les fiacres dépassaient la grille de la gare, ils se mettaient au pas, suivant le règlement. Et Dalgrand dévisageait à loisir les voyageurs qui s’approchaient. Toutefois nul visage ne ressemblait à ce beau visage impérieux dont il attendait l’apparition. Contrarié, il levait encore une fois les yeux vers l’horloge quand, tout à coup, il sentit les mains de Gilberte se crisper sur son bras. Malgré l’anxiété de son attente, il se retourna vivement. Ce fut pour constater la pâleur et l’effroi répandus sur la figure de sa belle-sœur. Les traits de la jeune fille étaient décomposés. —Oh! murmura-t-elle, l’homme!... Puis tout de suite: —C’est une dame!... Oh!... Mon Dieu!... Dalgrand comprit en un éclair. Il suivit le regard de Gilberte, et, dans un fiacre s’arrêtant au ras du trottoir, il reconnut Sabine. M^{me} Marsan portait un petit feutre de voyage orné d’une simple aigrette,—presque un chapeau d’homme. Une voilette au tissu imperceptible ne cachait en rien ses traits. Et sa jaquette à revers contribuait encore à lui donner une apparence légèrement masculine. —Regardez... Regardez, Gilberte! murmura Dalgrand. Il ne put pas dire autre chose. Il tremblait autant que la jeune fille. Pourtant il eut le sang-froid de se dire: «Mon expérience réussit mieux encore que si je lui avais moi-même désigné cette femme.» Sabine attendait que son cocher eût fini de compter sa monnaie. Elle se tenait debout, le visage un peu relevé, directement en face de Robert et de Gilberte. Les gens ralentissaient le pas en approchant d’elle. Quelques-uns se retournèrent. On voulait voir plus longtemps cette taille élégante, cette physionomie originale, ce beau profil. Enfin elle remit quelques pièces dans sa bourse en or, prit son en-cas et un petit paquet sur les coussins du fiacre, se détourna et disparut sous la voûte—lentement, la tête droite, sans aucune attention apparente à l’admiration des passants. Dalgrand regarda Gilberte. Il rencontra deux yeux chargés de stupeur, qui ne l’interrogèrent même pas, car ils percevaient sa propre certitude. Et ces deux grands yeux épouvantés, dans ce pâle et muet visage d’enfant, lui firent peur. N’avait-il pas imposé à cette pauvre petite un excessif saisissement? —Eh bien, petite sœur, dit-il gravement, vous êtes donc tout à fait sûre? Elle répondit d’une voix de somnambule: —Tout à fait... tout à fait sûre. —Rentrons, fit-il. Et se penchant à la portière, il donna au cocher l’adresse du boulevard Malesherbes. Quand il se renfonça dans son coin, Gilberte n’avait pas bougé. La fixité, l’effarement de ses yeux, restaient les mêmes. Rien n’était plus sinistre que son silence et son immobilité. —Mignonne... dit câlinement son beau-frère, prenant ses mains, qu’il sentit froides à travers le gant. Voyez... C’est vous qui nous sauverez tous... Vous vouliez la justice... Eh bien, elle sera faite. —Ah! murmura la jeune fille, c’est épouvantable! C’est trop épouvantable!... Elle fondit en larmes violentes. Ce fut une diversion salutaire. Ses nerfs se détendirent. Robert, en la voyant pleurer, éprouva un soulagement infini. Car il se reprochait déjà de ne pas l’avoir préparée, si peu que ce fût, à une émotion pareille. Lui qui connaissait l’état d’âme de cette enfant, son amour, ses angoisses, ses jalousies peut-être, n’aurait-il pas dû s’effrayer pour elle d’une épreuve si tragique, où les plus secrètes profondeurs de son être seraient à la fois bouleversées? Mais ses gros sanglots d’enfant le rassuraient. Il lui dit doucement à l’oreille, comme on approchait de la maison: —Pleure plus, petite sœur. Père croirait que j’ai fait du chagrin à sa Gilberte. Elle sécha bravement ses yeux. Puis se tournant vers le jeune homme: —Oh! Robert, dit-elle. Qu’est-ce que nous allons faire? —Vous? Rien du tout, ma chérie. Vous allez vous calmer, vous tranquilliser, vous reposer entièrement sur moi. Et surtout garder le silence. En aurez-vous la force? Un cri jaillit de ces douces lèvres discrètes, emporta le secret de ce cœur si chastement fermé: —Oh! mais elle est en route!... C’est vers lui qu’elle va!... Si elle allait le tuer!... Il n’avait pas songé à cette affreuse inquiétude qu’elle devait forcément concevoir. Il la rassura. Il lui jura sur la tête de Lucienne que ce danger-là n’existait plus. Mais il ne pouvait lui peindre l’intimité, la sécurité régnant à Villenoise, ni le triomphe de cette même femme, que Vincent songeait à faire sienne aux yeux de tous pour toujours. Donc il manquait d’arguments devant la réflexion entêtée de la jeune fille: —Mais puisqu’elle a déjà voulu sa mort!... —Ne dites pas cela, Gilberte, prononça-t-il enfin. C’est une présomption de notre part... une forte présomption. Mais nous n’avons pas le droit, même vis-à-vis de nous-mêmes, de la changer en certitude. Cette femme est peut-être le personnage que vous avez aperçu... —Comment! peut-être? —Oui. Car on a vu des ressemblances aussi extraordinaires. Mais cela même ne prouverait pas qu’elle eût tiré sur M. de Villenoise. Ils arrivaient au boulevard Malesherbes. Robert prit le général à part et le mit au courant. Mais, tout d’abord, il lui avait demandé sa parole d’honneur de le laisser agir. Le vieillard lui conseilla d’aller trouver le juge d’instruction et de tout dire à ce magistrat. Puis il ajouta: —D’ailleurs, faites ce que vous jugerez le mieux. Après tout, M. de Villenoise, s’il aime cette femme, lui pardonnera peut-être le coup de pistolet. Il vous saurait mauvais gré de la faire arrêter pour si peu de chose. Entre amoureux, ces peccadilles ne font souvent que pimenter la passion. Et M. Méricourt, avec un sourire sceptique, se désintéressa du drame. Il ne pensait guère que le bonheur et peut-être la vie de sa chère petite Gilberte étaient noués à cette trame sanglante. Il ne s’en douta pas davantage ce soir-là, quand il la vit prendre sa tapisserie et s’asseoir comme d’habitude auprès de son fauteuil. Il remarqua seulement qu’elle était un peu pâle. —C’est cette sacrée rencontre de cette après-midi, se dit-il. Ça l’a remuée, cette fillette. Robert aurait bien dû laisser M. de l’APÉRITIF se débrouiller avec sa Dulcinée, sans mêler cette mignonne à une pareille histoire. Enfin, elle oubliera ça. Parlons-lui d’autre chose. —Tu ne sais pas? dit-il tout haut. Si ma petite Gilberte est bien sage, je lui ferai monter un cheval... Oh! mais un cheval!... Seulement, dame! ce n’est pas une bête de femme. Il ne faudra pas l’agacer. Tu me promettras de ne rien faire avec lui que ce que je te permettrai. —Bien sûr, petit père. Et qu’est-ce que c’est que cette merveille de cheval? demanda la jeune fille avec un gentil sourire. Elle était soulagée que son père n’abordât pas le sujet qui lui subjuguait l’âme. Pourtant elle aurait encore préféré le silence. * * * * * Le lendemain, Robert Dalgrand se rendit à Villenoise sans téléphoner comme d’habitude par quel train il arrivait. Il ne voulait pas trouver à la gare une voiture du château. Une fois débarqué, il monta dans un omnibus du pays qui passait devant une des grilles du parc. Puis, à pied, il pénétra dans le bois. Pour la dixième fois peut-être, il allait examiner l’endroit d’où l’on avait tiré sur Vincent. Une force l’attirait là. Il ne pouvait pas s’abstenir d’y retourner encore. Quand il se trouva dans l’allée, il s’arrêta en face du massif que Vincent même lui avait désigné la semaine précédente, lors de sa première sortie en voiture. Il y pénétra. L’accès en devenait plus facile, car les feuillages s’éclaircissaient sous les coups de vent d’octobre et les piqûres de la gelée blanche. Il examina les moindres rameaux, se pencha vers le sol, souleva les feuilles et les mousses. Chacun de ses mouvements était presque machinal. Il n’espérait plus rien trouver. Quand il eut quitté le taillis, Robert escalada les pierres, remontant, comme avait fait le meurtrier, vers la cime de l’escarpement. Bientôt il atteignit une roche assez élevée, séparée d’une autre un peu plus basse, au delà de laquelle seulement il pouvait continuer l’ascension. C’était là que l’homme, en fuyant, avait exécuté ce bond dont l’esprit de Vincent était resté frappé. La distance entre les deux roches était suffisante pour qu’on ne fut pas tenté de la franchir de sang-froid. Mais, pour continuer à grimper de ce côté, il fallait absolument faire le saut. Dalgrand, malgré sa force, ou peut-être à cause de cette force, qui ne lui laissait guère de légèreté ni de souplesse, ne s’y était jamais risqué. Quand il voulait reprendre, au delà du ravin, la trace du meurtrier, il tournait la colline et redescendait du sommet jusque-là. Aujourd’hui, son intention n’était pas de prendre cette peine. Que verrait-il là-haut de plus que les autres jours?... En bas, dans les broussailles, il avait conservé l’espoir de découvrir un fragment d’étoffe arraché, un objet tombé, une empreinte restée par hasard ineffacée et inaperçue... Mais, sur les rochers découverts et dans les allées battues, la course du meurtrier n’avait dû laisser aucune trace. Robert s’arrêta donc au bord de l’excavation, à mesurer de l’œil ce bond audacieux, qu’il n’eût vraiment pas osé faire. Il en restait plus impressionné, maintenant que les verdures, en se dispersant, dénudaient le roc. «Une femme...» pensait-il. «Quelle hardiesse! Mais, au fait, il n’y a que les femmes pour avoir de ces résolutions insensées...» Il distinguait sur l’autre bord l’endroit où elle avait dû reprendre pied... Ce maigre arbuste, poussé dans une fente de la pierre, elle avait dû s’y accrocher pour ne pas chanceler au-dessus du vide... A ce moment, une brise fit frémir cet arbuste que Robert examinait. Des feuilles s’envolèrent. Un nouveau morceau du rocher se découvrit. Et là, sur cette surface aride... Le jeune homme se pencha davantage. Ce n’était pas une cassure de pierre qui brillait de cet éclat blanchâtre... On aurait dit une petite médaille d’argent, ou un fragment de porcelaine. Mais il eut beau regarder, à la distance où il était, il ne put saisir la nature de ce minuscule objet qui venait d’attirer son attention. «Bah!» se dit-il, «c’est un petit caillou plat, ou quelque débris sans conséquence. Cela ne ressemble guère à une pièce de conviction. Voyons, vais-je remonter la colline pour aller l’examiner de près?» Il revint sur ses pas, presque décidé à se diriger tout droit vers le château. Mais, comme déjà il en prenait la direction, une espèce de remords le saisit. «Je n’ai pas le droit de rien négliger,» pensa-t-il. Il tourna donc dans le Salon des Fées, prit le sentier qui montait le plus directement. Puis, une fois au sommet, il s’orienta et se dirigea du côté par où le meurtrier, dans sa fuite, avait abordé le plateau. Il dut alors redescendre un peu, et, finalement, il se trouva sur la roche faisant face à celle où il se tenait tout à l’heure. Mais d’ici, le point de vue étant tout à fait différent, il eut du mal à identifier l’arbuste qui devait lui servir de repère. Quand il l’eut reconnu, il lui fallut encore chercher longuement, parmi les irrégularités du rocher, l’infime objet qui, de l’autre côté, avait attiré son attention. Le rayon de soleil frappant cet objet quelques minutes auparavant, s’était éloigné. Rien ne brillait plus sur la surface grisâtre de la pierre. Dalgrand allait y renoncer, quand tout à coup son œil se fixa sur ce qui lui parut être un très petit caillou tacheté. Il le ramassa, le posa dans sa paume, le retourna sur ses deux faces... Et tout à coup, avec la soudaineté de la foudre, la vraie figure de cet objet éclata dans son cerveau. C’était la miniature qu’il avait vue enchâssée dans la bague de Sabine... cette miniature cassée à l’angle, arrachée du chaton par un choc violent... cette miniature dont elle parlait avec tant de trouble, et dont elle expliquait la complète disparition par une histoire si évidemment fausse. C’était donc ici, en heurtant une aspérité de ces roches, qu’elle l’avait brisée, perdue!... Et cela s’était passé entre la soirée à Dinant, où l’inventeur avait admiré le bijou, et le troisième jour suivant, où il était accouru au chevet de son ami. Bien plus... L’endroit où Dalgrand retrouvait cette miniature, c’était la place même sur laquelle le meurtrier avait dû retomber en bondissant, et sous l’arbuste où sa main avait dû prendre un point d’appui. Le jeune homme se répétait toutes ces choses. Non plus qu’il eût besoin d’une preuve, mais parce qu’il voulait savoir s’il tenait vraiment en main de quoi confondre une criminelle. Car il s’était réservé d’agir lorsqu’il pourrait l’écraser d’une certitude et, du même coup, éclairer Vincent par une évidence foudroyante. Jusque-là, tant qu’il resterait à cette femme habile une issue pour s’échapper, il devait craindre son audace et l’aveugle générosité de M. de Villenoise. Maintenant enfin, il la tenait, la malheureuse!... Il pouvait à peine croire à son sinistre succès. Assis sur une pierre, il contemplait au fond de sa main ce fragment de bijou, cette peinture microscopique, d’une délicatesse délicieuse, et qui allait devenir une arme effroyable. Comme il arrive dans certaines émotions puissantes et imprévues, il s’écoutait sentir, avec l’étonnement de ce qui se passait en lui. C’était une sombre joie mêlée d’orgueil, en même temps qu’une indignation et un dégoût indicibles. Il savourait à la fois l’ivresse et l’horreur de son rôle. Robert Dalgrand fut surpris dans sa méditation par les premières ombres du soir. Il se leva. Pendant une minute alors il chercha où il allait placer sur lui la miniature, pour ne courir aucun risque de la briser, de la perdre ni de la montrer involontairement. Il tira son porte-monnaie, puis il se ravisa. Et, de son gousset, il sortit sa montre. Cette fine lamette d’ivoire tiendrait certainement dans le boîtier. Il l’essaya sous le boîtier, puis sous le verre du cadran. Elle s’y logeait également bien. Mais ici elle arrêtait les aiguilles. Toutefois, après un instant de réflexion, ce fut sous le verre qu’il la laissa. Au château, on l’attendait avec une impatience voisine de l’inquiétude. La veille, il avait téléphoné ses regrets d’avoir manqué le train, et le matin même il avait annoncé qu’il n’était pas sûr de pouvoir venir. M. de Villenoise, habitué maintenant à ses visites presque journalières, craignait qu’il ne fût survenu quelque accident à l’usine de Billancourt. Quand il vit son ami, Vincent l’accueillit par un aimable reproche, puis tout de suite, s’accusa d’égoïsme. —Au fait, dit-il, depuis plus d’un mois tu me consacres à peu près toutes tes journées. Sans compter la fatigue des allées et venues. Pour un homme occupé comme toi, c’est le plus grand sacrifice d’affection, c’est du dévouement «extra-supérieur»! Cher vieux Robert!... Et moi qui le gronde!... Hélas! me voilà guéri maintenant. Il faut renoncer à guetter l’heure des trains, en me réjouissant de voir apparaître ton grand corps de géant et ta bonne figure grave. Ma parole, c’est à se faire flanquer une balle de l’autre côté, pour être soigné de nouveau comme je l’ai été par vous deux! En achevant cette boutade demi-plaisante, demi-émue, M. de Villenoise baisa la main de Sabine. —Il est vrai, dit Dalgrand, que je vais être plus pris que jamais. Moi aussi je regretterai de ne plus venir... D’ici quelque temps cela me sera bien difficile. —Tu restes cependant jusqu’à demain matin? demanda Vincent. —Bien entendu. Et Robert ajouta: —Mais toi-même, et M^{me} Marsan, ne comptez-vous pas rentrer bientôt à Paris? —Non... Pas avant Noël peut-être. —Cependant tu n’es pas assez solide encore pour chasser? —Oh! ce n’est pas la chasse à courre qui me retient. C’est une petite formalité que nous t’annoncerons bientôt, car nous aurons besoin de toi. Il souriait. Sabine se détourna d’un air qui voulait être embarrassé. Alors Dalgrand comprit que le mariage devait se célébrer à Villenoise. «Comment,» se disait-il, «vais-je obtenir de me trouver seul avec cette femme, sans éveiller de surprise chez Vincent?» Avant la fin du dîner, il avait trouvé un prétexte. Durant leurs récentes causeries, on avait parlé peinture. Robert avait poliment exprimé le désir de voir les œuvres de M^{me} Marsan. Celle-ci l’avait invité à visiter son atelier de la rue de la Pompe. Mais Vincent s’était écrié: —Sans attendre que vous soyez de retour, vous devriez bien, ma chère amie, montrer à Robert le tableau que vous venez de faire ici, à la campagne. Vous n’avez jamais été mieux inspirée. Oui... vraiment, cela me ferait plaisir qu’il le vît. —C’est bien facile, avait dit Sabine. Si monsieur Robert veut venir jusqu’à ma maisonnette, un jour, avant d’aller prendre son train... La voiture le mettrait ensuite à la gare. Il en aurait pour une heure et demie en tout. C’est ce projet que Dalgrand proposa de réaliser le lendemain. Il était sûr que Vincent ne viendrait pas avec eux: une heure et demie de voiture, sans même compter le retour de la gare à Villenoise, étant encore trop pour lui. Sabine—bien qu’elle-même en eût naguère donné l’idée—montra peu d’empressement. Elle sembla précisément redouter ce que Dalgrand désirait: un tête-à-tête. Peut-être y avait-il ce soir, dans les façons de l’inventeur, et malgré tous les efforts de celui-ci, quelque chose qui inquiétait M^{me} Marsan. —Voyons, dit M. de Villenoise, il faut décider cela pourtant, puisque Robert ne reviendra pas de sitôt. Mise au pied du mur, Sabine déclara qu’elle pouvait s’arranger. On partirait à huit heures et demie du matin, et M. Robert pourrait prendre le train de dix heures quinze. Puis, dans l’après-midi, Vincent viendrait la chercher, tout doucement, dans la victoria, qui ne le secouait pas trop. Dès que cette décision fut prise, on se retira dans les chambres à coucher. Robert ne dormit pas de la nuit. Sa principale crainte était que la mauvaise volonté évidente de Sabine ne fît manquer un plan si bien combiné. Elle avait trop deviné son désir. D’instinct elle s’en méfiait et elle voulait le déjouer. Que pourrait-il lui dire en présence de Vincent pour la décider à l’écouter seule à seul? Si elle ne sortait pas avec lui demain matin, il faudrait partir sans lui parler. Il avait trop dit, pour mieux hâter les choses, qu’il était absolument forcé de prendre ce train de dix heures. Toute l’habileté de Robert se heurtait maintenant à cette difficulté médiocre. Le lendemain, dès sept heures, il était dans la chambre de son ami. Tous deux causèrent. On leur apporta le café au lait. La pendule sonna huit heures et demie. M^{me} Marsan ne paraissait pas. —Le phaéton est attelé, vint annoncer le valet de chambre. Vincent fit demander si Madame était prête. —Madame fait dire qu’elle s’est éveillée trop tard, qu’elle n’est pas habillée, fut la réponse. Une rage froide saisit Dalgrand. «Ah! tu te crois plus forte que moi!...» dit-il en lui-même. «Eh bien, nous allons voir, ma belle!» A neuf heures moins cinq, Sabine parut. Elle se répandit en excuses. —Oh! ne vous désolez pas, madame, dit Robert. Nous avons encore pleinement le temps de passer chez vous, puis d’aller à la gare. —Pour le train de dix heures quinze?... —Mais oui! —Cela me paraît difficile, observa M. de Villenoise en regardant la pendule. Sabine éclata de rire. —Mais, monsieur Robert, vous ne connaissez pas le pays!... Et comme on entendait le déclanchement de la sonnerie: —Tenez, dit-elle, voilà neuf heures! —Cette pendule ne va pas, dit Robert. Il tourna le dos à Vincent, et, fixant sur Sabine un regard d’une saisissante intensité: —C’est ma montre qui va bien, ajouta-t-il. Regardez-la!... Elle frémit à son accent. Et elle le contemplait, toute blanche, comme fascinée. Sur un geste qu’il fit, elle abaissa les yeux vers le cadran de la montre... La miniature était là, sous le verre, avec son petit sujet microscopique et pimpant, sa forme spéciale, son angle brisé... Ce fut un coup de foudre. Sabine glissa d’abord sur les genoux. Elle leva les mains comme pour une supplication... Puis elle s’abattit en arrière, les membres raidis, les yeux révulsés, la gorge secouée par un hoquet nerveux. M. de Villenoise, encore couché, sauta du lit, se précipita. —Qu’est-ce qu’il y a? Qu’a-t-elle? cria-t-il. —Ce n’est rien, dit Dalgrand... Une attaque de nerfs. —Mais comment ça l’a-t-il prise? —Eh! je n’en sais pas plus que toi... Soignons-la d’abord. Laisse-moi la porter sur ton lit. Dalgrand prit cette femme entre ses bras comme il eût fait d’un enfant, et l’étendit avec douceur. Puis il arrêta son ami, qui courait vers le timbre électrique. —N’appelle pas! dit-il. Voyons, tu n’es pas vêtu. Veux-tu que ton valet de chambre la voie ainsi entre nous deux? Vincent dit: —Tu as raison. Et il commença de s’habiller. Son premier saisissement se dissipait. La pitié s’en allait en même temps. Il grommela: —Allons, voilà que ça la reprend! Je croyais que c’était fini, ces crises-là. —Elle y est sujette? demanda hypocritement Robert, qui passait un flacon sous le nez de Sabine. —Mais oui... Je te l’ai dit... Qu’est-ce que tu lui fais respirer là? —Je ne sais pas. Et Dalgrand regarda l’étiquette collée sur la petite bouteille. Il lut avec gravité: «Potion selon la formule», et un nombre de sept chiffres. —Mais c’est une de mes drogues! s’écria Vincent. Qu’est-ce que tu veux que ça lui fasse? Attends, j’ai des sels anglais dans mon cabinet de toilette. Sabine gémissait d’une façon continue. Ses prunelles, remontées à demi sous la paupière supérieure, semblaient baignées d’une vapeur blanche. Ses doigts se refermaient avec tant de force que les ongles paraissaient s’incruster dans les paumes, et que toute la vigueur de Robert ne parvenait pas à lui ouvrir les mains. Quand Vincent approcha les sels de son visage, elle fit un léger mouvement comme pour s’en détourner, mais la crise parut plutôt redoubler de violence: —C’est de l’éther qu’il faudrait, opina Dalgrand. —J’en ai, dit Vincent, je vais en chercher. Il y a une pharmacie dans le château. Un moment après, il revint. Les deux amis firent respirer de l’éther à la malade, puis ils en mirent un peu dans de l’eau sucrée et lui en coulèrent une petite cuillerée entre les lèvres. Peu à peu, les phénomènes nerveux s’atténuèrent. Les gémissements saccadés s’espacèrent et se turent. Les doigts se détendirent. Les prunelles reprirent leur éclat. —C’est fini, murmura Vincent. Malheureusement, ce qui frappa les yeux de Sabine, lorsqu’elle reprit connaissance, ce fut le visage de Robert. Aussitôt elle retomba en arrière avec un véritable hurlement de terreur. Et la crise hystérique reprit avec une nouvelle intensité. —On dirait vraiment que c’est de t’avoir vu là... hasarda Vincent. —Évidemment... Dans son état, ma présence la gêne, dit Robert. Je vais me retirer. Tu viendras me dire quand elle sera remise. —Mais ton train? —Je ne le prendrai pas. Robert se retira dans sa chambre. «La crise n’était pas jouée,» pensa-t-il. «Mais si elle m’en sert d’autres de ce genre... Si elle ne veut pas disparaître sans bruit de l’existence de Vincent, comme je le lui demanderai... Ma foi, tant pis! je la livre au juge d’instruction.» * * * * * Une heure après, il admirait l’énergie de cette volontaire créature. L’effrayante convulsion passée, elle était redevenue elle-même, elle souriait, elle s’excusait de ce qu’elle appelait «ses stupides nerfs», et elle déclarait ne pas comprendre comment cela avait pu arriver. —Et M. Dalgrand a eu la bonté de manquer son train à cause de moi! disait-elle. Alors, monsieur, j’espère que vous serez aimable tout à fait. Vous viendrez jusqu’à mon _cottage_ comme vous me l’aviez promis, avant de vous rendre à la gare? —Certainement, madame, avec le plus grand plaisir, dit Robert en s’inclinant. —Pas avant de déjeuner, j’espère, s’écria M. de Villenoise. A table, Dalgrand observa Sabine. Elle parut d’une gaieté charmante et d’un calme parfait. Il ne surprit dans ses yeux qu’une seule lueur d’angoisse. Ce fut à un moment où, par un geste machinal, il faillit tirer sa montre. Sauf cet éclair tragique, elle ne laissa rien soupçonner de ce qui se passait en elle. «Quelle organisation merveilleuse et redoutable que celle des femmes!» pensa Dalgrand. «Ou du moins d’une femme comme celle-ci.» Peu après le déjeuner, M^{me} Marsan et Robert montaient sur le phaéton. Le jeune homme conduisait. Un domestique se plaça derrière eux. La première partie de la course fut silencieuse. L’homme en livrée empêchait les paroles graves. Quant aux banalités, comment fussent-elles venues à ces lèvres serrées par la résolution ou par l’angoisse? Robert, à un moment, fit tourner les chevaux dans une allée de traverse. —Pas par là! s’écria Sabine avec une expression de terreur. —Mais si! dit Robert avec calme. Je sais bien qu’on ne peut pas continuer en voiture. Mais nous ferons le tour de la colline à pied. Le phaéton ira nous attendre de l’autre côté du Chaos. —Ah! murmura-t-elle, c’est là que vous voulez me conduire? —C’est là, répliqua-t-il. Et il ajouta d’un ton dégagé: —Je voudrais, chère madame, vous montrer l’endroit où j’ai trouvé ce petit objet... Elle l’interrompit, d’une voix très basse, mais avec une fermeté extraordinaire: —N’essayez pas de coup de théâtre. C’est inutile. Je m’expliquerai aussi franchement chez moi. Mais, pour Dieu! marchons sans nous arrêter. Il la regarda. Elle n’avait pas tourné la tête, mais parlait avec les yeux fixés droit devant elle, pour échapper autant que possible à la curiosité du domestique. Elle prononça encore: —Je vous jure de vous répondre sincèrement. Mais pas là!... Non!... Jamais là!... Marchons! Dalgrand songea à la crise nerveuse du matin. Il renonça à son idée première de traîner cette malheureuse femme sur le lieu de son crime pour l’y foudroyer plus sûrement. D’ailleurs sa promesse de franchise équivalait à un aveu. Avait-elle donc résolu de dire la vérité? Il regagna l’allée principale, effleura du fouet les épaules de son attelage, et le grand trot cadencé des chevaux rythma de nouveau le silence. Lorsqu’on eut franchi la grille de la propriété, Sabine indiqua le chemin à Robert. Et bientôt on se trouva chez elle. A peine descendue de voiture, M^{me} Marsan dit à sa femme de chambre: —Ma fille, je vais à Paris. Préparez-vous, et partez par l’omnibus. Vous avez le temps pour le prochain train. Et vous gagnerez ensuite la rue de la Pompe par le chemin de fer de ceinture. Quand Estelle eut disparu, Dalgrand s’écria: —Comment! vous partez?... —Mon cher monsieur, nous avons à causer, n’est-ce pas? Il inclina la tête. —Notre conversation sera peut-être longue, reprit-elle. Si nous la tenions ici, vous manqueriez votre train. Vincent arriverait, vous trouverait encore chez moi... Nous ne serions sans doute pas maîtres de lui cacher... Or, ajouta-t-elle avec force, je ne veux pas qu’il sache! —Pardon, dit Dalgrand, il saura. Sabine blêmit. —Oui, fit-elle les dents serrées d’impuissante fureur, il saura... Mais non pas vos calomnies, monsieur! Il saura la vérité, que je lui dirai moi-même... Et il l’apprendra quand je voudrai la lui dire... Ce ne sera pas par accident, ni par surprise... Et je ne veux pas que ce soit aujourd’hui! —Madame, dit l’inventeur, la vérité, je la connais tout entière, appuyée sur les preuves les plus irréfutables. Ce sont ces preuves que je voulais vous soumettre. Si vous refusez de les voir, je les porterai à qui de droit. —Mais je ne refuse pas de vous entendre... limier de police! dit-elle avec un superbe mépris. Et ses yeux, chargés d’une indicible haine, eurent la satisfaction de voir Dalgrand rougir. —Seulement, ajouta-t-elle, on donne au moins à une femme le droit de fixer l’heure et le lieu d’un rendez-vous. —Fixez, madame, répondit Robert. —A Paris, chez moi, dès l’arrivée du train. —Je suis à vos ordres. Mais M. de Villenoise ne devait-il pas vous rejoindre ici tout à l’heure? —Cela me regarde. L’inventeur s’inclina. —Eh bien, dit-elle, nous pouvons repartir. Puis, lui lançant, comme elle passait devant lui, un coup d’œil par-dessus l’épaule, elle ajouta en ricanant: —A moins que vous ne teniez toujours à monter voir mon tableau?... —Mais... ce serait avec plaisir, sourit Dalgrand, non sans une égale ironie. Sabine haussa les épaules, traversa le jardin et monta sur le phaéton. —Quand vous nous aurez mis à la gare, dit-elle au domestique, vous retournerez au château le plus vite possible, et vous ferez dire à monsieur que j’ai été forcée de partir pour Paris. —Bien, madame. —N’est-ce pas? vous le ferez dire tout de suite, pour que monsieur ne se dérange pas. Vous ajouterez que c’est une lettre trouvée chez moi qui m’a obligée à partir immédiatement, mais que je reviendrai demain de bonne heure. Vous avez bien compris? —Oui, madame. Un quart d’heure après, Robert et Sabine étaient sur le quai de la gare. Le train arrivait. Quand il eut stoppé, Dalgrand ouvrit un compartiment de premières, et s’effaça pour laisser monter la jeune femme. —Je n’ai pas besoin de garde du corps, dit-elle. Vous trouverez de la place ailleurs. Et elle escalada le marchepied. Il n’insista pas pour lui imposer sa présence, mais monta dans le compartiment contigu. Seulement, de temps à autre, il regarda par le petit carreau mitoyen, et, à chaque station, il guetta la portière voisine, prêt à s’élancer s’il voyait descendre M^{me} Marsan. A Paris cependant elle accepta une place dans son fiacre. Leur arrivée rue de la Pompe eut quelque chose de lugubre. Ni l’un ni l’autre ne parlaient, et, quand ils pénétrèrent dans l’appartement inhabité, le demi-jour, la fraîcheur et le silence semblaient le cadre morne préparé pour recevoir l’horrible secret qu’ils apportaient. La femme de chambre n’arriva qu’après eux. Ce fut M^{me} Marsan qui déverrouilla les serrures, ouvrit les volets, souleva les stores de la petite serre. Alors le jardinet apparut,—un jardinet triste, déjà dévasté par le précoce automne parisien, et au fond duquel, sur un mur grisâtre, les dernières feuilles de la vigne vierge plaquaient des taches de sang. Sabine choisit deux sièges enveloppés de leurs housses à rayures. —Je vous écoute, dit-elle. Sa physionomie, crispée d’inquiétude, avait perdu de son audace. —Madame, dit Robert, c’est vous qui avez tiré sur M. de Villenoise. Elle eut un rire étrange. —Ah! dit-elle, c’est bien à cela que je m’attendais. Si la conviction de Robert eût pu être ébranlée, elle l’aurait été par le son de ce rire et le ton de cette exclamation. Il eut même un instant de stupeur. Elle ajouta d’une voix très calme: —Prouvez-le. —Vous vous êtes habillée en homme et vous vous êtes cachée pour assassiner mon ami, reprit l’inventeur, comme vous vous étiez déguisée et cachée pour l’épier un jour qu’il se promenait avec deux dames... Ce rapprochement, auquel Sabine était loin de s’attendre, la troubla d’une façon visible. Pourtant elle s’écria: —Quelle jolie invention! —Ne niez pas, dit-il, j’ai des témoins. Il reprit alors toute l’histoire du crime, telle qu’il l’avait reconstituée, faisant des allusions à la scène de Belgique entre les deux amants, comme s’il en eût connu les moindres détails, peignant la fuite furieuse de Sabine, le guet-apens, la tentative de meurtre, et, finalement, ce bond hardi sur les rochers, terminé par une demi-chute et le bris de la bague. —Vous auriez mieux fait de laisser la miniature où vous prétendez l’avoir trouvée, dit M^{me} Marsan. Quelle valeur cette découverte a-t-elle maintenant pour un magistrat, ou même pour M. de Villenoise? On verra trop les fils blancs dont est cousue votre anecdote. Croyez-vous qu’on ne devinera pas vos motifs?... qu’on ne comprendra pas que vous voulez détacher de moi mon amant pour lui faire épouser votre belle-sœur?... Un mari vingt fois millionnaire!... Cela n’irait pas mal à cette petite fille d’officier pauvre!... Robert pâlit, avec une flamme aux yeux si effrayante que Sabine se leva, prête à fuir... Mais à cette minute, un souvenir revint à Dalgrand... celui d’un incident remarqué durant l’entrevue avec le juge. Et, à tout hasard, il lança cette phrase, dont il ne pouvait lui-même deviner la portée: —Vous oubliez, madame, que je suis mécanicien, et que j’ai des moyens très faciles d’élargir le Puits du Diable, pour permettre aux magistrats d’aller voir ce qui se trouve au fond. Sabine retomba sur son siège, écrasée, muette, les mains et les lèvres tremblantes. Dalgrand profita de ce moment de faiblesse, et, d’une voix subitement adoucie: —Vous voyez, madame, qu’il vaut mieux tout me dire. Ce misérable secret restera entre nous. —Entre vous et moi?... dit-elle, se trahissant par ce cri involontaire. —Non, dit Robert, Vincent le saura. —Il me pardonnera! s’écria victorieusement Sabine. Car j’ai agi par amour... Et le ciel m’est témoin que je ne voulais pas le tuer! —Que vouliez-vous donc? demanda Dalgrand. Elle reprit son air le plus froidement hautain. —De quel droit me le demandez-vous? Je ne le dirai qu’à lui-même. Et je vous le répète: il me pardonnera. Robert secoua lentement la tête. —Il vous pardonnerait s’il vous aimait, dit-il. Cette phrase fit l’effet d’un coup de massue. Les yeux altiers de Sabine se noyèrent, s’effarèrent comme ceux d’une bête blessée à mort. —Oh! gémit-elle, si vous me percez faussement d’un tel doute, vous êtes plus criminel que moi!... Non, quoi que j’aie fait, on n’a pas le droit de frapper ainsi une pauvre femme! A cet accent de douleur, une pitié traversa le cœur de Robert. Cependant il devait aller jusqu’au bout. Se rappelant cette «cruauté» ignorée dont s’était accusé Vincent, il reprit: —Ne vous a-t-il donc jamais avoué le véritable état de son cœur? Sabine murmura: —Il est revenu à moi depuis. —Depuis?... répéta Robert. Puis sur une autre intonation, il ajouta:—Depuis... l’accident?... Une lumière éclatait dans sa tête. Il comprenait maintenant le plan désespéré conçu par Sabine pour reconquérir M. de Villenoise. Non, elle n’avait pas voulu le tuer, pas même le blesser aussi grièvement, sans doute... La malheureuse femme lui fit moins horreur. Ce fut avec un imperceptible attendrissement dans la voix qu’il reprit: —Voyons, réfléchissez... Maintenant que Vincent croit vous devoir la vie, quel est le sentiment qu’il vous exprime? Prononce-t-il le mot d’amour, ou celui de reconnaissance? —Il veut m’épouser, déclara Sabine. Mais cette réponse indirecte montrait la défaillance de son orgueil et de sa sécurité. Robert insista: —Vous dit-il qu’il vous aime? Elle se tut. Son silence était bien la chose la plus abattue, la plus navrée, la plus humble, dont Robert eût jamais été témoin. Pour ne point avoir l’air d’en savourer la tristesse, il détourna les yeux. Tout à coup il entendit la voix de Sabine, mais si changée, si timide, qu’il en tressaillit de surprise. Elle disait: —Monsieur, répondez-moi sur votre honneur. Vincent vous a-t-il dit qu’il ne m’aime plus? Comme il se taisait, désarmé par cette douceur, hésitant à porter un pareil coup, même à cette grande coupable, elle ajouta: —Vous m’avez fait bien du mal, monsieur, et je vous hais. Cependant j’estime que vous êtes un honnête homme, et je croirai votre parole d’honneur. Parlez. Il répondit: —Madame, je vous jure de dire la vérité. Vincent m’a confié qu’il vous épousait par devoir. Sabine porta les deux mains vers son cœur et ferma les yeux, avec un long frémissement de tout le corps. Quand cet éclair de souffrance affreuse eut cessé de lui tordre les nerfs, elle regarda son bourreau, et reprit très bas: —En aime-t-il une autre? —Là-dessus, madame, dit Dalgrand, permettez-moi de ne pas vous répondre. Elle eut un rire déchirant, atroce. —En effet, reprit-elle, vous aviez raison: il ne me pardonnera pas!... Un silence tragique tomba dans le grand atelier à demi vide, sans tentures, sans tapis, où de larges toiles grises, jetées sur des amas de choses, semblaient des linceuls ensevelissant les heures mortes, les heures de joie vécues là, et qui ne reviendraient jamais. A la fin, Sabine parla: —Je sais quelle promesse vous me demanderez, monsieur, pour ne pas me livrer à la justice. Il l’interrogea du regard. —C’est, n’est-ce pas? reprit-elle, de m’exiler, de partir, peut-être même de ne pas revoir une dernière fois Vincent. Étonné de son calme, il répondit simplement, comme pour un projet ordinaire: —Je crois que cela vaudrait mieux. —Je le crois aussi, dit-elle du même ton. Je vous en fais volontiers le serment. Mais, en retour, je vous demande une grâce. —Laquelle? —Ne retournez pas à Villenoise avant demain dans l’après-midi. D’ici là, Vincent aura reçu une lettre de moi où je lui aurai tout avoué. Je veux qu’il apprenne par moi-même... Elle s’interrompit devant le regard soupçonneux de Robert. —Quel serment faut-il faire? demanda-t-elle. Puis, avec un sourire de surhumaine tristesse: —Les sentiments de votre ami ne vous sont-ils pas garants que je ne pourrai ni le circonvenir, ni fléchir son cœur, ni lui arracher mon pardon? Comme Dalgrand réfléchissait encore, elle ajouta: —Voulez-vous que j’écrive l’aveu de mon crime, adressé au juge d’instruction? Si je vous ai trompé, si j’ai revu Vincent lorsque vous arriverez demain à Villenoise, vous ferez parvenir cette lettre. Elle se levait déjà pour chercher du papier, une plume. Mais la sincérité, la dignité de son accent avaient persuadé l’inventeur. Il fit un geste de la main. —Inutile, madame. Il s’était levé à son tour, et restait debout, embarrassé de quelque chose qu’il avait encore à dire. —N’avons-nous pas fini, monsieur? —Madame, dit-il, s’il vous convenait de voyager en Amérique, vous seriez peut-être assez bonne pour accepter la commande de certains travaux de peinture pour lesquels votre talent me serait bien utile. Je voudrais connaître, au point de vue pittoresque, les grandes constructions métalliques... Elle comprit son intention généreuse, et, l’interrompant avec ironie: —Vous pourriez aussi peut-être m’obtenir la clientèle de M. de Villenoise? —Je vous assure, madame... Elle eut un tel mouvement de tête et un si vif regard qu’il n’osa pas insister. —Adieu donc, madame, dit-il. Dans la lenteur de son salut, l’inclinaison profonde de sa tête, il mit toute la respectueuse politesse de l’homme du monde. Elle ne lui répondit pas, mais le regarda partir, toute droite, les prunelles fixes, les bras tombés, dans une immobilité de statue. Et, du seuil, il la vit encore, silhouette fatale et fière, qu’il ne devait plus oublier. XV LORSQUE, le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, Robert Dalgrand, dans une voiture de louage, franchit la grande grille de Villenoise, une appréhension lui crispa le cœur. Que se serait-il passé? Comment allait-il trouver Vincent? Devant lui, la royale avenue de châtaigniers s’étendait, d’aspect plus grandiose encore, dans la sauvage tristesse de l’automne. Au fond, la façade du château, blanche et rigide au milieu de son cadre élargi, ressemblait à un visage dont l’impassibilité garde un secret mélancolique. Pour la première fois peut-être, l’imagination, chez Robert, domina l’énergie de la pensée, et il se sentit impressionné par la physionomie des choses. Son malaise intérieur se changea en une terrible anxiété lorsqu’un domestique lui dit que monsieur n’était pas au château, mais qu’il avait laissé une lettre pour M. Dalgrand. —Une lettre pour moi!... —Oui, au cas où M. Dalgrand viendrait. —Où est-il?... A l’usine? —Non. Monsieur est parti brusquement pour Paris. «Parti brusquement pour Paris!...» Qu’avait-elle donc inventé, cette femme, pour le faire accourir vers elle, lui qui ne pouvait encore sans imprudence entreprendre ce voyage?... Que lui disait-elle en ce moment, dans cet atelier où, hier, lui-même, Dalgrand, l’avait confondue, réduite au désespoir et à la soumission?... Par quelles sorcelleries le reprenait-elle? Ainsi elle avait manqué à sa parole! Elle avait trouvé moyen de revoir Vincent! Elle l’avait joué, lui, Robert!... Mais ne s’était-il pas conduit comme le dernier des insensés en refusant cette lettre qu’elle voulait écrire pour le juge d’instruction? Dire qu’il avait cru cette sirène, cette créature de sang et de perfidie! Maintenant tout était bien perdu, car l’intervention même de la justice arriverait sans doute trop tard pour éclairer Vincent, pour le délivrer du piège où elle l’aurait enfermé. Ces réflexions ôtaient à Robert son habituel sang-froid, tandis qu’il suivait le valet de chambre jusque dans le cabinet de travail où M. de Villenoise avait laissé sa lettre. L’épaisseur du pli l’étonna. Robert déchira l’enveloppe, et tout de suite il en remarqua une seconde sur laquelle ces mots en grosses lettres lui sautèrent aux yeux: «Attends d’être seul pour lire.» Alors il remarqua que le domestique, un peu étonné de ce qui se passait, demeurait planté devant lui, le regard luisant de curiosité. —Allez, dit Robert, laissez-moi. —Monsieur n’a besoin de rien? demanda le valet. —De rien. S’il me faut quelque chose, je sonnerai. —Monsieur dînera-t-il au château? Dois-je donner des ordres? —Eh! je n’en sais rien. Allez-vous-en! Une fois que l’homme eut quitté la pièce, Dalgrand, avant même de s’asseoir, ouvrit la seconde enveloppe. Elle contenait une lettre assez longue, d’une écriture qu’il ne reconnut pas, et un mot très court de Vincent. Ce mot, Robert le saisit tout entier d’un coup d’œil. Et il continuait à le contempler d’un regard fixe, tous les traits de son visage pétrifiés et blêmes, dans une stupeur qui paralysait même l’émotion. Puis, tout à coup, un cri sourd monta de sa poitrine. Son grand corps chancela... Il s’abattit sur un siège, en essuyant, par un geste machinal de la main, la sueur froide qui lui perlait au front. Voici ce qu’il avait lu: «Mon cher ami, «Sabine est morte. La malheureuse s’est empoisonnée cette nuit avec du laudanum. Sa femme de chambre affolée est accourue m’apporter cette terrible nouvelle, avec une lettre qu’elle devait me remettre dès ce matin, suivant les dernières volontés de sa maîtresse. «Je cours auprès de l’infortunée qui n’est plus. Viens m’y rejoindre. Mais lis d’abord sa lettre. Elle t’apprendra, paraît-il, peu de choses que tu ne saches. «VINCENT.» Il se passa un moment avant que Robert eût le courage de lire cette confession de Sabine. Mais l’idée que son ami l’attendait, plongé dans les plus pénibles rêveries, auprès de cette morte, le rappela à lui-même. Il déplia le papier et parcourut ce qui suit: «Mon Vincent bien-aimé, «Quand tu liras cette lettre, tu sauras déjà que je suis morte. Ne me pleure pas, car je suis coupable. Pardonne-moi seulement! «C’est pour obtenir ce pardon que je quitte la vie. O mon Vincent! ne me le refuse pas, puisque j’aurai tout racheté. J’ai conjuré la mort que j’ai failli te donner. Maintenant je me fais justice. Par pitié, n’enveloppe jamais mon souvenir dans une pensée de malédiction. «C’est moi qui ai tiré sur toi, Vincent. On te l’aurait dit si je ne te l’avais pas révélé la première. Je n’ai donc pas le mérite de mon aveu. «Ton ami Robert Dalgrand avait découvert la vérité. Sans lui, j’aurais eu le bonheur suprême et monstrueux de te posséder à toujours par mon crime. Faut-il le dire?... Je n’aurais pas eu de remords!... «Non, Vincent. La joie et l’orgueil d’être ton épouse m’auraient fait m’applaudir de mon horrible action. Ce n’était pas possible, n’est-ce pas?... Une femme ne peut pas être à la fois aussi diaboliquement coupable et aussi divinement heureuse! Il ne fallait pas que cela fût. «Le but radieux auquel j’aurais touché t’explique ma conduite. Je n’ai pas voulu te tuer, toi sans qui je ne puis pas vivre. Je pensais te blesser à la jambe, pour te tenir enfermé près de moi pendant de longs jours, pour t’entourer de mes soins, pour m’afficher auprès de toi, et pour t’empêcher de revoir l’autre... l’autre!... celle que tu croyais aimer. «Malgré ma sûreté de main, ma précaution de viser très bas, je t’ai porté un coup qui a failli devenir mortel. O pauvre, pauvre adoré!... Si tu savais ce que j’ai ressenti en approchant de ton lit de souffrance!... «Si tu étais mort, je me serais tuée. «Tu n’en doutes pas, maintenant... «Oui, l’homme, le misérable criminel que tu as vu bondir sur les rochers, c’était moi! Je me suis montrée exprès,—sûre, par mon costume, d’égarer tes soupçons. En haut, dans un fourré, j’avais laissé une jupe, un chapeau de femme et une mante de soie, avec lesquels j’étais venue. J’ai rapidement passé tout cela sur mes vêtements masculins. Mais j’ai jeté dans le Puits du Diable mon petit revolver—celui à crosse de nacre avec mon chiffre en or—et mon feutre d’homme roulé autour d’une pierre. Je savais que ces deux objets tomberaient tout au fond, par l’étroite ouverture, là où se resserre le puits, et qu’ils seraient hors de portée, à moins qu’on ne minât le roc. «Maintenant, tu sais tout, Vincent. Tu es guéri, ma mort te rend libre... Tu vas être heureux... Oh! ne me chasse pas entièrement de ton cœur. Donne-moi ce pardon que je te demande! «Si un élan de miséricorde, si peut-être même un dernier frémissement de tendresse pour la pauvre créature qui s’en va, te dicte ce pardon, accorde-moi une suprême grâce, écris-le sur ma tombe. Fais inscrire sur une petite plaque de marbre: «_Elle repose pardonnée._» Il me semble qu’éternellement, à travers la pierre, je l’entendrai. Et je pourrai y croire. On ne ment pas aux morts. «Tu feras cela. J’en suis sûre. Tu es si bon, Vincent!... Et cette pensée adoucit en moi l’atroce douleur de savoir que désormais tu seras heureux par une autre. «Adieu, et pardon! Je t’aime. «SABINE. «Je te prie de me faire enterrer dans le petit cimetière du village près duquel j’ai vécu cet été.» XVI DIX mois s’étaient écoulés. Vincent de Villenoise avait épousé Gilberte. Le soir des noces, la jeune fille, en ôtant de son corsage le petit bouquet d’oranger, montrait à son mari, sous les fleurs artificielles et cousu dans un sachet de satin, le brin de réséda gardé depuis le bal où elle était sa demoiselle d’honneur. Alors lui-même, en souriant, tirait de son porte-cartes un brin tout pareil. Chacun avait eu la même idée: le premier souvenir de leur amour devait les accompagner à la fête nuptiale. Cette gracieuse coïncidence avait jeté Gilberte aux bras de son mari, et commencé la défaite de sa virginale timidité. Ce fut la première fleur échangée jadis qui, cette nuit-là, les fit amants. L’été commençait. Ils s’installèrent à Villenoise. Bien des changements avaient été faits dans la propriété. On avait comblé le Puits du Diable, démoli l’allée qui longeait le Chaos, et qui maintenant disparaissait sous une plantation de jeunes sapins. Des tombereaux de terre jetés entre les rocs avaient transformé l’aspect du ravin lui-même, et se couvraient de fleurs sauvages. A la lisière de la forêt, la villa qu’avait habitée Sabine n’existait plus; le terrain, vendu à un paysan, étalait au soleil le manteau or pâle d’un champ d’avoine mûre. A la fabrique et dans la cité ouvrière, on connaissait bien déjà le ravissant visage de la nouvelle châtelaine. M^{me} de Villenoise allait là-bas presque journellement, dans son panier attelé de deux poneys. Et c’était pour elle un amusement si doux d’exercer sur ce petit peuple une royauté de providence généreuse, que son mari dut intervenir. —Prends garde, mignonne, il ne faut pas trop me les gâter. Ou bien: —Méfie-toi d’un premier enthousiasme. Tu ne dois rien commencer que tu ne sois résolue à poursuivre. Un jour, Gilberte, après beaucoup d’hésitations, pria Vincent de la conduire visiter la tombe de Sabine. La jeune femme avait depuis longtemps appris par son beau-frère les moindres détails de la triste histoire, et même elle avait lu la lettre de la morte. M. de Villenoise accueillit sa requête avec étonnement. Cependant, réflexion faite, il consentit. Par une matinée splendide, tous deux partirent à cheval, à travers bois, se rendant au petit cimetière. Le groom tint leurs montures à la grille. Ils entrèrent. C’était un de ces endroits adorables et mélancoliques, où, dans les très humbles campagnes, la mort se montre d’une bonhomie si douce et d’une si naïve coquetterie. Un fouillis de fleurs. Des rosiers, jadis plantés par des mains pieuses, mais qu’on a cessé d’émonder, et qui maintenant envahissent tout. Des herbes hautes, cachant la forme étroite et allongée des monticules funèbres. De larges marguerites, de petits œillets sauvages, des scabieuses aux tons fins, et, de place en place, les nobles hampes de roses trémières. On ne distinguait pas les sentiers. Grâce aux croix seulement, on évitait de marcher sur les tombes. Mais, au milieu de toute cette verdure et de ces couleurs, un espace d’une crudité blanche attira et choqua l’œil de Gilberte. Elle s’approcha, éblouie par cet éclat de marbre sous le ciel d’un bleu dur, dans la pluie aveuglante de lumière. Une grille dorée l’arrêta. Et elle resta en contemplation devant la tombe de Sabine. A deux pas derrière elle, M. de Villenoise, gêné, restait les yeux à terre, tête nue sous la brûlure du soleil. Le monument était un chef-d’œuvre artistique. Vincent l’avait commandé à un très grand sculpteur. Appuyée contre le bloc de marbre qui portait le nom de la morte, une figure féminine d’une grâce délicieuse étendait à demi la main droite, dans un geste d’apaisement, de pardon, de pitié. Elle semblait vouloir faire descendre quelque chose d’infiniment doux dans l’invisible profondeur de la tombe. Un peu au-dessous de cette main, et déroulé à l’angle du bloc, un feuillet de marbre portait ces mots, qui commentaient le geste de la statue: ELLE REPOSE PARDONNÉE. Ainsi était accompli le vœu suprême de Sabine. Pour les rares visiteurs du cimetière, cette inscription devait sembler une simple formule religieuse. Cependant Gilberte s’était retournée vers son mari. Elle lui toucha le bras. Il leva les yeux. Jamais elle ne lui avait paru si belle. Une gravité attendrie rendait plus séduisant ce visage où flottait un charme d’enfance. Elle dit: —Je la trouve superbe, cette tombe. Mais regarde!... Rien que du marbre et du métal doré! Elle n’a donc personne au monde, cette pauvre femme, qui lui apporte parfois une gerbe de roses, ou même un simple bouquet des champs?... Et, comme Vincent, très ému, se taisait, Gilberte ajouta d’une voix insinuante et câline, ainsi qu’une petite fille qui demanderait une grosse faveur: —Nous viendrons mettre ici des fleurs, n’est-ce pas? Vois-tu... sa folie et son crime ont fait notre bonheur. Et elle a tant souffert!... Puis, plus bas encore, la jeune femme murmura: —Pauvre, pauvre créature de douleur et de passion!... Vincent, elle t’aimait et elle t’a perdu... N’est-elle pas assez punie? [Illustration] _Achevé d’imprimer_ le cinq mai mil huit cent quatre-vingt-quatorze PAR ALPHONSE LEMERRE 25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25 _A PARIS_ *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HAINE D'AMOUR *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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