The Project Gutenberg eBook of Madeleine, jeune femme

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Madeleine, jeune femme

Author: René Boylesve

Release date: February 15, 2016 [eBook #51225]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MADELEINE, JEUNE FEMME ***

[Pg 1]

MADELEINE JEUNE FEMME


[Pg 2]

DU MÊME AUTEUR

CONTES

LES BAINS DE BADE (épuisé) 1 vol.
LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC 1 —

ROMANS

LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS 1 vol.
SAINTE-MARIE-DES-FLEURS 1 —
LE PARFUM DES ILES BORROMÉES 1 —
MADEMOISELLE CLOQUE 1 —
LA BECQUÉE 1 —
L'ENFANT A LA BALUSTRADE 1 —
LE BEL AVENIR 1 —
MON AMOUR 1 —
LE MEILLEUR AMI 1 —
LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE 1 —

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Russie.

Copyright, 1912, by CALMANN-LÉVY.

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


[Pg 3]

RENÉ BOYLESVE

MADELEINE
JEUNE FEMME

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3

[Pg 4]

Il a été tiré de cet ouvrage
CINQUANTE-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
et
DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE CHINE,
tous numérotés.


[Pg 5]

VXORI DILECTISSIMÆ


[Pg 6]
[Pg 7]

AU LECTEUR

Dans mon précédent roman, La Jeune fille bien élevée, j'avais composé sans arrière-pensée le récit de la vie d'une jeune fille élevée comme on l'était assez communément en province au siècle dernier. Et c'est le problème de l'éducation de la jeune fille que l'on a voulu voir traité dans mon sujet. Ma prétention n'avait jamais été si grande! Les uns ont cru que j'attaquais les méthodes anciennes; les autres ont découvert chez moi d'incontestables complaisances pour les usages d'autrefois. C'est que je décrivais tout bonnement l'état d'esprit d'une jeune fille à une époque donnée, et rien de plus. Mon héroïne était née en un temps où l'esprit d'examen, le goût critique et l'appétit d'«affranchissement» étaient de mode: ce n'était pas moi, peintre, qui gémissais sous le poids des coutumes provinciales, c'était[Pg 8] mon modèle que je voyais ainsi endolori. Et si je manifestais d'autre part une considération pour les «préjugés» ou les gens du vieux temps, ce n'était pas moi qui conseillais à mes contemporains le retour à l'antique, c'était mon modèle qui, décelant malgré soi sa vérité profonde, affirmait, malgré soi, un attachement plus ferme et plus résistant que les entraînements du jour, à ses soutiens, à ses abris séculaires.

Si j'eusse été un moraliste ou un sociologue, j'eusse pris parti, j'eusse incliné le sens de mon livre vers le passé ou vers ce que l'on croit l'avenir; romancier, je ne suis que du parti de la vérité humaine, qui est complexe, obscure quelquefois, mais qui est légitime, et plus forte, plus riche en substance que nos clartés artificielles destinées à favoriser une manie de rangement étiqueté, de classement provisoire, ou bien à ménager notre paresse.

Ce n'est pas nous qui décidons dans notre cabinet: «Je veux que telle figure soit ainsi»; mais c'est la figure qui répond à notre évocation, à notre curiosité, à nos soins, et nous récompense finalement par son aveu: «Voilà toutes les diverses faces que j'ai.» Nous ne sommes tout à fait maîtres ni de nos personnages ni de notre roman.[Pg 9] S'il est vrai que notre cœur, nos sens et notre esprit les pénètrent, s'il est vrai qu'il n'y a point, à proprement parler, de littérature impersonnelle, il ne l'est pas moins que ce rudiment de notre personnalité échappé de nous et gagnant nos fictions n'est en somme que la qualité particulière de notre intuition d'une réalité étrangère à nous. Là, peut-être, se concilient et le caractère «objectif», comme on dit aujourd'hui, des œuvres qui ne sont pas pur lyrisme, et cette direction, sensible en toutes les belles œuvres, intérieure et voilée souvent plutôt qu'ostensible, et qui est moins le résultat d'une délibération que l'ordre secret du génie.

Ma conviction est que le romancier, en donnant son avis personnel sur le sens des tableaux de mœurs qu'il peint, rétrécit son art, et j'oserai même dire qu'il en peut fausser l'élan et diminuer la portée qui parfois dépasse l'intention et vaut mieux qu'elle.

Un roman est un miroir magique où la vie, trop vaste pour la plupart des yeux, vient se refléter en un raccourci saisissant. Que le romancier ait le pouvoir de faire apparaître cette image, c'est assez. A elle de parler. Je pense que, si l'on y tient, une morale plus forte que celle qui serait voulue par l'auteur se dégage du tableau condensé[Pg 10] de la vie qu'un écrivain doué nous présente; et les conclusions laissées libres et pour ainsi dire en suspens au bord de l'abîme sont d'un retentissement autrement prolongé dans toutes les régions de l'homme, que celles mêmes dont un penseur sait trouver la formule lapidaire.

Une invitation à réfléchir sur la vie, longuement, profondément s'il se peut, et fût-ce avec amertume et difficulté, voilà l'action morale propre au romancier, et la limite extrême qu'elle peut atteindre pour ne point entamer la force du genre. Un moyen, emprunté aux ressources mystérieuses de l'art, de mieux connaître l'Homme, c'est la part contributive du romancier à l'action sociale. Pour différer de l'action directe, elle n'en est pas moins importante, si l'on songe que c'est par ignorance de l'homme réel et au contraire par flatterie pour quelques séduisantes idées, que les plus graves erreurs publiques sont commises, et si l'on songe que c'est par défaut de psychologie que se produisent, chaque jour, la plupart des désordres privés.

R. B.


[Pg 11]

MADELEINE JEUNE FEMME

«Tout notre contentement ne consiste qu'au témoignage intérieur que nous avons d'avoir quelque perfection.»

(Descartes, à la princesse Élisabeth.)

I

L'heure la plus douloureuse de ma vie, le 9 septembre 1888, jour de mon mariage, les adieux à ma famille étant faits: le trajet de Chinon à Tours, par une chaleur torride, dans le train qui nous emmenait à Paris... Ah! que j'envie le sort de celles pour qui cette heure est l'aboutissement des rêves de la jeunesse! Moi, je partais, à la suite d'un mariage de convenance, comme on disait dans ce temps-là, avec un homme pour qui j'avais beaucoup d'estime et de gratitude, presque de l'amitié, mais point d'amour. Ce cas paraît peut-être aujourd'hui étrange, mais à cette époque nos familles s'inquiétaient peu de[Pg 12] nos volontés, et elles avaient dressé une jeune fille de telle sorte qu'elle acceptât ce suprême sacrifice de soi-même, après beaucoup d'autres, combinés, gradués, dès longtemps accomplis, et pour ainsi dire destinés à rendre possible celui-ci. Tant de choses importantes pour la famille plus que pour notre chétive personne dépendent d'un mariage! Qu'on y songe...

Moi, j'appartenais à une famille à peu près ruinée, depuis 1873, par le dévouement de mon père à la cause monarchique, et, depuis ces dernières années, par les folies de mon frère Paul. Ma pauvre maman, toute bonne, et même ma grand'mère Coëffeteau, si autoritaire, étaient d'une égale faiblesse lorsqu'il s'agissait de Paul; une partie de ce qui devait constituer ma dot,—bien modeste!—avait dû être employée à payer des dettes où l'honneur de notre nom était engagé. Plusieurs mariages avaient manqué pour moi à cause de la dot insuffisante; peu à peu les partis tenus pour «beaux» s'écartaient et, ce qui était pire, d'autres partis affluaient au contraire, de condition moyenne, trop peu flatteuse pour l'amour-propre d'une très ancienne famille bourgeoise. Ce n'était pas moi, certes, qui avais la fringale du mariage! Mon goût, très vif, avait été de me consacrer à la musique. Des amis de Paris, musiciens, les Vaufrenard, et un vieil artiste d'Angers, M. Topfer, m'avaient affirmé que j'entrerais haut la[Pg 13] main au Conservatoire, que je ferais une pianiste peu commune et que je pourrais gagner ma vie; mais les Vaufrenard étaient des Parisiens et M. Topfer un artiste, tandis que ma grand'mère était une bourgeoise de Chinon,—je parle du Chinon de ce temps-là;—et, à ses yeux, il n'y avait point de situation à quoi l'on pût songer, pour une jeune fille élevée comme moi, hormis le mariage, et ce qu'on appelait alors «le beau mariage». Or, comme j'allais atteindre mes vingt et un ans, ce qui est un âge, un architecte vint de Paris, réparer un petit château des environs; il me vit à l'église; il s'informa de moi et demanda ma main. Il avait trente-sept ans; il n'était ni bien ni mal; il prétendait posséder une belle situation; il jouissait du prestige d'avoir été choisi entre tous autres architectes par M. Segoing, un conseiller général de la bonne nuance; il citait les noms de ses principaux clients, des noms splendides, car il restaurait surtout les manoirs historiques; il parlait volontiers de cousins à lui, les Voulasne, qui étaient «une puissance financière», habitaient un magnifique hôtel rue Pergolèse, une villa à Dinard, et menaient ce qu'on est convenu d'appeler «la vie de Paris»; il parlait aussi d'un M. Grajat, son confrère, son «maître», un des grands concessionnaires de la future Exposition universelle; il aimait à répéter, à tout propos: «Avant cinq ans, ma femme aura sa voiture.» Tout cela ne valait pas pour moi[Pg 14] l'accent d'un homme qui m'eût plu; mais tout cela fascinait ma famille qui venait d'éconduire un prétendant à ma main, petit pharmacien sur la place de la Gare! En outre, l'architecte de Paris n'exigeait aucune dot et ne semblait tenir qu'à une chose: épouser une jeune fille bien élevée. C'était toucher ma famille en ses points les plus sensibles. Enfin ne déclarait-il pas en outre qu'il garantissait l'avenir de mon frère?

Malgré tout, je me souviens que je n'ai, à aucun moment, donné mon consentement d'une manière positive. J'ai pris le seul parti qui fût possible à une jeune fille façonnée, modelée comme je l'étais; j'ai temporisé, j'ai imploré des sursis, j'ai demandé à Dieu, de toute ma ferveur, la grâce de me faire aimer l'homme qui, en m'épousant, assurait le bien-être de toute ma famille; je suis tombée malade; et, pendant que j'étais à bas, cet homme me montra une telle patience, une telle bonté, une si extraordinaire volonté de me conquérir, que j'ai eu un beau jour plus de confusion de le faire souffrir que je n'en avais de désespérer ma famille, et je me suis trouvée liée à lui par un sentiment auquel je ne saurais donner de nom, un sentiment qui ne me permettait pas de lui dire «oui», mais qui m'interdisait de lui dire «non». Il n'y eut qu'une voix autour de moi pour me soutenir que ceci, précisément, c'était ce qui devient de l'amour, plus tard. Que de fois n'avais-je pas aussi entendu dire: «L'amour, l'amour! mais[Pg 15] c'est après qu'il se déclare...» Cela, n'est-ce pas? pouvait être... Est-ce que nous savons, nous autres?... Je ne raconte point cela, on le voit, pour me faire valoir, car, à mon avis, j'aurais eu plus de mérite à épouser un homme sans l'aimer, par pure générosité envers les miens, qu'à l'épouser, comme je l'ai fait en réalité, dans l'espoir de l'aimer un jour.

Je n'avais pas pour lui de répugnance; il était grand, bien bâti, vigoureux; il portait les cheveux plats très bruns et une moustache rejoignant des favoris taillés court; à Chinon, on le trouvait bel homme. Mais le timbre de sa voix, pour moi du moins, ne chantait pas; mais ses yeux, intelligents pourtant, étaient secs; mais il n'avait pas, je le sentais bien, ce fond d'éducation affinée qui avait fait le charme de mon père et que je discernais chez mon grand-père Coëffeteau; mais, quoiqu'il sût beaucoup de choses, son esprit sérieux n'avait pas une de ces libertés ou de ces fantaisies qu'ont souvent des esprits plus sérieux encore, plus cultivés surtout, et sans lesquelles un homme nous semble ennuyeux...

Dans notre compartiment de première classe,—jamais ni moi, ni aucune personne de ma famille, je crois bien, n'étions montés dans un compartiment de première classe,—toute l'histoire de la longue préparation aux fiançailles, puis celle des fiançailles, démesurément allongées, se déroulaient avec la rapidité du cauchemar, et leurs images dansantes[Pg 16] se mêlaient aux grains de poussière tumultueux d'un grand bâton de lumière qui tâtait en face de moi la banquette capitonnée, comme pour trouver le bon endroit où enfin mettre le feu. Et l'épisode le plus dur était encore le dernier, celui que j'avais eu à peine le temps de percevoir: dix minutes avant que nous ne quittions la maison, tandis que ma pauvre maman, émue à trembler, s'apprêtait à me donner ce qu'on nomme «les conseils d'usage,» des mots, d'une crudité à laquelle il ne nous avait point accoutumés, furent prononcés par mon mari, dans la pièce voisine, adressés à deux de ses amis de Paris, ses témoins,—desquels était l'illustre Grajat,—et entendus par ma grand'mère aussi bien que par maman et par moi; et le sens de ces mots, car je ne rapporte pas les termes, était que ce qui l'avait décidé, lui, tout vieux Parisien qu'il fût, à venir épouser en province une jeune fille de ma sorte, c'était la garantie d'être abrité de l'ordinaire infortune conjugale.

Mon Dieu! à la bien prendre, l'idée était plutôt pour moi flatteuse. Ma famille ne s'était pas exténuée à faire de moi une jeune fille bien élevée, dans un dessein autre que celui de faire de moi un jour une honnête femme. Mais l'expression dont usa mon mari, outre qu'elle froissait nos oreilles, donnait à l'union bénie le matin même un sens utilitaire qui nous bouleversa.

Une particularité du caractère de mes parents était[Pg 17] leur croyance un peu débonnaire aux actes désintéressés. J'ai été imprégnée de cette croyance très noble, et d'ailleurs très efficace à produire des actes désintéressés, la seule, peut-être, qui soit capable d'en produire; mais cette croyance était chez eux si fondamentale qu'elle les aveuglait souvent sur la qualité de certains faits accomplis tant par d'autres que par eux-mêmes, et qui n'avaient pas ce beau caractère. De sorte que la découverte de la moindre intrigue les scandalisait, et l'expression qui confessait sans vergogne un tel calcul leur paraissait pire que le calcul.

Il n'était pas vilain à un architecte de Paris, de venir épouser sans dot une jeune fille de Chinon, élevée selon les principes rigoureux des vieilles méthodes d'éducation, parce qu'il tenait avant toute chose à avoir un ménage non troublé! Quelques instants avant que ne fut prononcée la phrase malencontreuse, ma grand'mère elle-même ne me recommandait-elle pas: «Mon enfant, n'oublie jamais que, si ton mari t'a choisie entre tant d'autres, c'est parce que tu es une jeune fille bien élevée»? En termes plus civils, est-ce que ce n'était pas l'idée même formulée par mon mari devant ses témoins? Oui; mais la phrase de ma grand'mère, destinée à me frapper de l'excellence de sa méthode d'éducation, afin que je la transmisse un jour moi-même à ma fille future, me laissait entendre que c'était ma bonne[Pg 18] éducation qui avait inspiré à mon mari ses sentiments désintéressés à mon égard.

Les sentiments désintéressés de mon mari, c'était une convention acceptée, qui s'imposait, qu'on avait pour ainsi dire le droit d'exiger. Mais les sentiments en vertu desquels ma famille m'avait poussée et obligée à ce mariage, étaient-ils bien désintéressés?... Ah! si l'on eût soutenu à ma pauvre grand'mère qu'ils ne l'étaient pas tout à fait!... Elle croyait qu'ils l'étaient, tant le principe était bien établi qu'ils devaient l'être.

Je discerne tout ceci aujourd'hui, mais, dans mon compartiment de première classe, surchauffé, durant ce trajet de Chinon à Tours, tant de fois parcouru, si plein pour moi de souvenirs, et en face de l'homme un peu gêné, silencieux, qui m'emportait à l'inconnu, je ne me faisais point de raisonnements rassurants. Si j'eusse été accoutumée, comme beaucoup de jeunes filles que j'ai vues depuis, à penser sans cesse à mon plaisir, je crois que c'est à ce moment-là, sur cette banquette de drap gris capitonné, que j'eusse perdu connaissance et me fusse affaissée de désolation. Mais je savais refouler mes sentiments les plus vifs, et, au moment où l'on croit qu'ils vont éclater, détourner ma pensée de moi-même, la fixer sur quelque chose de très grand ou d'infime, songer, comme on nous l'enseignait au couvent, aux souffrances de Notre-Seigneur, près desquelles les nôtres[Pg 19] ne sont jamais rien, ou m'astreindre à revoir mentalement, et un à un, à leur place respective, les objets empilés dans mes malles. Je ne me rappelle plus comment je me tirai de ce mauvais pas; je crois avoir parlé tout à coup à mon mari du petit chien en écheveaux de soie pelure d'oignon que sa mère avait amené avec elle à Chinon... Et je me disais: «Est-ce bête, de parler de cela pendant la première heure du voyage de noces!» Mais cela m'empêcha de pleurer. Mon mari fut très complaisant pour moi. Après Tours, où nous dûmes changer notre train pour un autre où il y avait beaucoup de monde, il consentit à se lever, à se donner du mal pour apercevoir au loin les bâtiments de Marmoutier, mon cher couvent, où j'avais passé dix années, et il écouta tout ce que je voulus lui en dire! Dix ans de notre vie, sur vingt, c'est un compte, et c'est la période ineffaçable. Ce ne devait pas être très amusant pour lui de m'entendre lui raconter mes histoires, et d'autant moins qu'il avait l'air, pour les voyageurs qui nous écoutaient, d'enlever une jeune pensionnaire. Que je devais donc paraître sotte! Eh bien, il ne manifesta pas d'un signe qu'il pouvait avoir à s'en plaindre. Il était condescendant et sérieux, comme toujours, mais sans nul air chagrin. Ce ne doit pas être drôle non plus, je m'en rends compte à présent, d'épouser une jeune fille aussi innocente que je l'étais et qui ne vous a point caché qu'elle n'a aucun amour pour vous! Il[Pg 20] voyait en moi une femme serviable à son foyer, à sa maison, à son avenir surtout; mais je crois qu'il n'espérait pas tirer de moi d'autre avantage. Et les débuts d'un tel mariage ne sont pas tout agrément pour un homme... Cependant j'avoue, à ma honte, que je n'ai pas pensé qu'il pût, lui, n'être pas complètement à la fête, tant nous sommes convaincues, jeunes filles, que c'est nous seules les victimes.

Je parlais, je pérorais avec une prolixité de pie borgne, d'abord parce que j'avais conscience que la parole seule me réconfortait, que me taire c'était m'affaler comme une loque, ensuite parce que ma cervelle en branle ne pouvait plus admettre de relais. Jamais je n'avais parlé ainsi; j'éprouvais cette illusion d'être très intelligente et très docte, que donne parfois la fièvre; avec une pédanterie de lendemain d'examen, j'exposais les méthodes de mon éducation: celle de la maison, celle du couvent; je les examinais du haut d'un détachement souverain, puis j'en faisais la critique sur un ton dont le seul souvenir me fait hausser aujourd'hui les épaules.

Je vois encore la figure ahurie d'une malheureuse dame de compagnie au service de quelque vieille comtesse somnolente, et à qui mes paroles parvenaient par bribes, plus ridicules encore, je suppose, par le défaut de lien entre les unes et les autres. Elle semblait surtout avoir peur que la «comtesse» s'indignât, et elle protégeait le sommeil et la sérénité de la[Pg 21] vénérable douairière comme une maman couvre à sa fille le bruit des discours incongrus. Comment avais-je l'audace, moi si réservée, si timide, d'oser choquer quelqu'un?

En tout cas, j'esquissais à mon mari un lugubre tableau de notre condition, à nous, jeunes filles; je lui révélais que je n'avais jamais eu de feu dans ma chambre depuis l'époque de ma rougeole, à neuf ans! que l'hiver, nous ne nous lavions qu'à l'eau glacée, que nos mains rougissaient, gonflaient, n'étaient que crevasses d'engelures; que s'approcher de la cheminée où vacillait une misérable flambée de bois, eût décelé de notre part une fâcheuse disposition à la sensualité; que nous n'avions pas le droit de nous asseoir dans un fauteuil, ni de nous tenir sur un siège autrement que le buste parfaitement perpendiculaire; que nous devions, en toute saison, être levées, coiffées, habillées à sept heures du matin, et avoir fait nous-mêmes notre lit; que jamais avant mon mariage, personne au monde ne m'avait accordé la moindre attention lorsqu'il m'était arrivé de me lamenter pour un bobo, pour un mal de tête, pour un rhume; et qu'il fallait pour le moins une bronchite déclarée, une toux de vieux râleux, pour qu'on allât chercher le médecin, etc., etc. A m'entendre, mon mari, la dame de compagnie et peut-être la comtesse, devaient tenir pour un miracle authentique qu'après de telles épreuves je fusse là,[Pg 22] vivante, ayant passé vingt ans, et étant, à tout prendre, encore une assez belle fille! Mon mari certainement continuait, dans sa barbe, à rendre grâces au Sacré-Cœur et à ma grand'mère Coëffeteau, et il se disait: «Parbleu! je le sais bien, qu'elle n'a pas été gâtée! Mais voilà une petite femme qui ne s'en porte pas plus mal, et qui va, par contraste, trouver chez moi tout admirable...» La dame de compagnie ou la comtesse allaient raconter demain à tout venant que le type de la jeune fille émancipée leur était apparu sur la ligne de Paris-Bordeaux.

J'étais, certes, la moins émancipée des jeunes filles de ce temps-là, qui l'étaient infiniment moins que celles d'aujourd'hui; mais dans le milieu le plus sévère et le plus pur, j'étais née à une époque où il y avait de l'émancipation dans l'air. A mesure que j'ai vécu, je me suis persuadée de l'importance qu'il y a à constater «ce qui est dans l'air». Ceux qui l'absorbent et s'en nourrissent ne s'en aperçoivent pas, généralement. Moi, je n'avais jamais vu d'exemples remarquables d'insubordination ou de révolte; je m'étais assouplie à des exigences beaucoup plus dures que les contraintes énumérées dans ma brillante improvisation, et sans que j'eusse jamais songé à tourner la loi établie. Eh bien! des germes subtils avaient approché jusqu'à moi et m'avaient pénétrée. C'est qu'il y avait, de mon temps, de ces germes épars. Il n'y en avait point par exemple du temps[Pg 23] de la jeunesse de maman, ou bien ils demeuraient alors sans virulence, tandis que moi, ils m'avaient atteinte, à mon insu, et ces diablotins se manifestaient par ma bouche, comme chez les possédés du temps jadis, dès que cessait de planer sur moi l'aile puissante de ma grand'mère Coëffeteau, dès qu'avaient disparu comme pour toujours, de mon horizon, les bâtiments du Sacré-Cœur.

Ce dont je me plaignais dans mon délire du Paris-Bordeaux, ce n'était, en somme, que les obstacles opposés par mon éducation à ma tendance au bien-être; mais cette tendance contrariée par mon éducation et inclinée vers un autre sens, vers celui de l'idéalisme, m'avait révélé des joies d'une très haute saveur. Ma piété, jugée même excessive, avait été pour moi une cause de délectation sans égale et m'avait inspiré un grand dégoût de tous les sentiments qui n'étaient ni très hauts ni très purs. C'est ainsi que, lorsque je m'avisai d'éprouver une passion imaginaire pour un jeune homme à peine entrevu, je me fis aussitôt de cet amour une idée séraphique. C'est ainsi que, lorsque je me jetai à cœur perdu dans la musique, et crus comprendre et goûter les grands maîtres, mon ravissement fut tel que je ne voulais plus connaître d'autre plaisir et que pour la musique seulement j'admettais que l'on pût vivre. Mais quel orage, quel cyclone en tout moi-même, et quelles ruines! lorsqu'on m'avait démontré que tant de transports ne me conduisaient[Pg 24] qu'à ma perte, que ma piété de couvent devait être ramenée au niveau commun, que mes extases romanesques étaient ridicules, et que l'essentiel était pour moi de plaire à un monsieur ni bien ni mal, qui se proposait de fonder avec moi une famille!...

Je dus m'endormir, dans le train, je ne sais où, terrassée par la fatigue. Quand j'entr'ouvris les yeux, près de Paris, mon mari veillait sur mon sommeil, comme la dame de compagnie sur celui de la comtesse; et l'un comme l'autre devaient penser peut-être qu'ils étaient préposés à la garde d'un enfant.


[Pg 25]

II

Nous ne devions même pas passer la nuit à Paris, car il était de toute nécessité, pour se conformer à l'usage, d'accomplir «le voyage de noces». Moi, j'aurais autant aimé faire tout de suite connaissance avec l'appartement où je devais vivre; de son côté, mon mari était fort pressé par ses affaires; mais ma famille et tout Chinon eussent été déçus si un mariage comme le mien, qui passait pour «brillant», n'eut débuté par une semaine au moins en Italie. Et nos places étaient retenues dans un train de nuit qui devait nous emmener d'une traite à Venise.

Si l'on croit que j'ai vu Venise!... J'ouvrais les yeux, je regardais et je me disais: «Tâche d'emmagasiner tout cela, tu le retrouveras dans ta mémoire et tu le savoureras comme il le faut, quand tu[Pg 26] seras heureuse...» Mais je ne pouvais prendre aucun plaisir, à rien. Tout ce que je voyais me donnait envie de pleurer. Et je m'épuisais en efforts pour ne pas pleurer. Et le pire était que je voulais épargner à mon mari le désagrément de constater mon chagrin, parce que je n'avais à lui reprocher ni brutalité, ni indélicatesse, ni pour ainsi dire le plus léger défaut: je ne lui reprochais que de n'être pas aimé de moi. Ah! si je l'avais aimé, qu'il aurait donc pu, tout à son aise, être brutal, indélicat, et avoir tous les défauts!...

Il ne semblait pas s'apercevoir de mon chagrin; il était doué d'une patience angélique que j'aurais admirée, si je l'avais aimé, et qui m'irritait presque. Aujourd'hui, je sais qu'il avait confiance dans le temps, qui calme tout; il savait que je m'accoutumerais à lui comme je m'étais accoutumée par exemple à la vie de couvent, si différente de la vie de famille. Il ne doutait pas que chez lui, même avec lui, même sans amour, je ne dusse me trouver beaucoup mieux que partout où j'avais été précédemment. Il conservait à Venise, et durant ces premières semaines de vie conjugale, la parfaite égalité d'humeur qui m'avait tant déconcertée avant et même après nos fiançailles, alors que je me montrais si peu encourageante pour ses projets ou si peu obligée par sa constance. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour m'être agréable, et même, ce qui est mieux, je trouve, pour ne m'être[Pg 27] pas désagréable. Aussi, sans parvenir à aucune satisfaction en sa compagnie, j'avais conscience d'augmenter ma dette envers lui.

Nous étions à Venise pendant la deuxième quinzaine de septembre. Il s'élevait parfois des brumes pareilles à celles que je me souvenais d'avoir vues, à l'arrière-saison, sur la Vienne et sur la Loire; mais, au-dessus de la lagune, et enveloppant les monuments des îles ou de la ville, elles étaient plus colorées, plus chaudes et plus variées, et je les comparais à une perle que mon mari m'avait donnée et que je portais au doigt. Quand, au retour du Lido, et tournée vers Venise, je voyais ces belles nuées animées à l'intérieur par une sorte de foyer lumineux, rayonnant, superbe, j'étais reprise par ce sourd et lancinant appétit de bonheur qui m'avait tant fait rêver et tendre les bras à je ne sais quoi d'inconnu, certains soirs d'été, sur les terrasses de Chinon, et, encore aussi puérile que dans ce temps-là, je me disais: «Dans ce brouillard d'argent et de roses est enfermé le bonheur!...»

Ah! que j'aurais aimé confier à quelqu'un, en me moquant un peu de moi-même, ma vision! Mais mon mari était trop sérieux; il ne se fût même pas moqué d'une fantaisie de ce genre; il ne l'eût pas du tout comprise; cela m'eût fait de la peine; et j'aimais mieux la garder pour moi.

Le bonheur... le bonheur... Ce mot qu'il vaudrait mieux ignorer!... On l'avait pourtant peu prononcé[Pg 28] autour de moi; ce n'était pas pour le bonheur, du moins terrestre, que nous nous croyions créées, nous autres: comment se faisait-il que ce mot figurât pour moi un si attrayant mirage? et qu'il n'y eût pas une parcelle de moi qui ne se sentît flattée par cette chimère?... Et, en gondole, je faisais, de la main, le geste d'écarter à droite et à gauche ces belles vapeurs où baignaient le campanile de Saint-Georges Majeur, la Salute et le Palais des Doges... Je fendais leur joli corps impalpable en voulant de toutes mes forces que le bonheur se montrât... Mon mari me demanda ce que je chassais avec les mains: «Des moustiques?...» J'éclatai de rire, bêtement, non de la question, mais de moi-même. Il me dit, ce qu'il avait tant de fois entendu dire de moi dans ma famille: «Comme vous êtes jeune!»

Et nous pénétrions jusqu'au cœur de la région vaporeuse. Mais, le bonheur?...

Nous croisions, sur la lagune, des couples de nouveaux mariés, comme nous; ils avaient la main dans la main, avec l'air d'une béatitude un peu convenue, et qui semble si niaise, mais qui trouble même ceux qui ne l'éprouvent pas... D'autres, à la nuit tombante, étaient enlacés. Mais le soir, surtout, après le dîner dans les hôtels, cette musique et ces chansons sur le Grand Canal, qui n'étaient pas pour moi des rengaines, ces gondoles glissant en silence ou se pressant autour d'une belle voix d'homme qui répandait la féerie[Pg 29] nocturne dans les âmes... c'était plus que je n'en pouvais supporter. Je refusais d'aller me mêler à ces promeneurs enchantés. Je disais à mon mari: «Non, non, j'aime mieux rester là.» Il allait fumer avec des messieurs. Je restais, sur une petite terrasse de l'hôtel, donnant sur le Canal, les coudes appuyés sur une balustrade, les mains cachant mon mouchoir bien tamponné sur mes yeux...

C'est une grande erreur, c'est une inconsciente ou stupide cruauté que de conduire en de pareils endroits les femmes comme nous, qui ne sommes pas destinées à la vie voluptueuse, paresseuse ou facile...

Ah! mon Dieu! quelles contusions et quelles fatigues j'ai promenées dans cette ville qui fabrique le rêve comme d'autres les pâtes alimentaires!... L'énigme de la chair,—le mystère, pour moi, le plus insoupçonné de ma jeunesse,—expliqué, résolu tout à coup! l'objet d'effroi devenu familier; le péché le plus honteux transformé en le plus impérieux devoir!... Quel éclair! quelle aveuglante lumière sur le monde! et quel cataclysme pour qui reçoit l'ébranlement du phénomène sans avoir pu auparavant s'enivrer!...

Je retrouvais sur ma commode les divers accessoires de ma trousse de voyage: le joujou qui avait endormi ma pensée inquiète ou révoltée pendant les deux dernières semaines avant mon mariage. Il faut[Pg 30] bien croire que j'étais encore jeune autant que tout le monde le prétendait, puisqu'une pareille babiole entrait presque en balance avec les rebutants débuts d'un mariage sans amour. Qu'on me traite de gamine ou de folle; mais pourquoi n'ajouterait-on pas foi à la puissance des infiniment petits dans la vie morale, comme on le fait ailleurs?

«Avec ces fins ciseaux courbés, pensais-je, je vais pouvoir tailler mes ongles convenablement,—car jusque-là, je n'avais eu qu'une mauvaise paire de ciseaux qui datait de mon entrée au couvent,—je vais les tailler, comme dit mon mari, selon les lignes élégantes de l'ogive. Avec ceux-là, droits et pointus, je piquerai comme le bec de l'oiseau un petit ver, la languette de peau qui m'agace si souvent...» Et, déjà, dans mes moments de loisir,—inaction si étrange, si nouvelle pour moi,—je commençais à prendre plaisir à user du polissoir, à caresser du bout d'un doigt la crème des petits pots, à me poudrer le visage pour descendre à la table d'hôte. Presque pas de coquetterie dans mon cas, et même, si cela pouvait être croyable, je dirais: point du tout de coquetterie. Non, vraiment, je ne désirais pas plaire, même à mon mari; j'avais simplement envie de jouer avec les bibelots de femme que l'on mettait à ma disposition... et aussi d'exercer cette gourmandise nouvelle que j'avais toutes les peines du monde à ne pas croire coupable, et qui consiste à s'occuper[Pg 31] de soi, à flatter sa personne, à lui témoigner des attentions, à la favoriser d'un peu d'aise.

Et, par delà ma trousse et mon beau sac de voyage, m'apparaissait l'appartement que nous allions occuper à Paris, rue de Courcelles, dans une maison récemment construite par mon mari et dont il me parlait depuis longtemps. Il m'avait d'abord dessiné le plan de cet appartement sur des bouts de papier, puis il m'avait apporté de Paris ce que ces messieurs appellent «les bleus». Ce sont des épreuves photographiques du plan dressé par l'architecte, et où les traits viennent en blanc sur un fond d'un aveuglant outremer. Et tous ces petits carrés, ces rectangles, ces doubles lignes parallèles coupées çà et là pour donner jour à une fenêtre, ailleurs pour désigner une cheminée, ces spirales, ces petites lames d'éventail qui signifient l'escalier, ce fin quadrillé qui désigne la cuisine, l'office, et ce plan de la baignoire qui semble emplir le cabinet de toilette, tout cela dansait une espèce de ballet profane devant mon imagination, entièrement accaparée jusque-là par les idées morales. Je voyais dans cet appartement une jeune femme aller, venir, passer, repasser par les étroits corridors, s'adosser à la cheminée, s'accouder au balcon, s'asseoir dans telle encoignure pour juger de l'effet d'un panneau... Cette jeune femme, affirmait mon mari, était là dedans «chez elle», libre de ses mouvements et de l'emploi de son temps, vêtue à[Pg 32] sa guise... Et ma guise n'était-elle pas de passer une bonne partie de la journée en peignoir? en peignoir, oui, telle était ma guise, à moi qui avais toujours dû être corsetée et habillée dès sept heures du matin comme si j'allais sortir en ville ou recevoir une visite! L'idée de ce peignoir, d'ailleurs, ne déplaisait pas à mon mari, «pourvu, disait-il, que le peignoir fût élégant et décent». Oh! oh! je n'avais aucune velléité de porter un costume inconvenant! mais, passer des heures dans un vêtement souple qui n'eût pas l'air de m'attaquer avec hostilité de toutes parts, et prendre mon temps, enfin, pour me peigner!... sur la jeune femme toute nouvelle que j'étais encore, cela exerçait une influence occulte...

Mais il me semblait, je m'en souviens bien, que, tout de même, j'étais un peu déchue. Aux rares moments où je pouvais me recueillir, dans les églises, par exemple, où, sous prétexte de fatigue, je laissais mon mari visiter les curiosités, et demeurais agenouillée vingt bonnes minutes, le souvenir de ma grande exaltation religieuse au couvent, puis de ma grande exaltation musicale, me revenait tout à coup et m'humiliait profondément; je pensais que dans ce temps-là, ce n'eût été ni un sac, ni une trousse, ni la perspective d'un voyage ou de la vie à Paris qui eussent pesé le moins du monde sur mon esprit. Mais depuis que j'étais descendue des sommets, il ne fallait pas d'objets de haute valeur pour me secourir. A[Pg 33] une certaine altitude morale, de grands et puissants motifs sont nécessaires à nous tirer de nos alarmes, tandis que de très modestes raisons suffisent à ceux qui sont dans le terre à terre. Chacun de nous, en définitive, a peut-être le sauveur qu'il mérite... Mais, par une sorte de déférence envers ma situation nouvelle,—c'est-à-dire ma situation de femme mariée, et que l'on m'avait enseigné à respecter,—je m'interdisais de penser à ce qui n'était plus et ne pouvait plus être. Alors, je priais Dieu de venir à mon secours.

Dans une petite église de Venise, dont je ne me rappelle seulement pas le nom, car je ne faisais guère attention à l'archéologie, je commençai à retrouver un peu l'ordre de mes idées et à savoir ce que je voulais demander à Dieu, ou plus exactement, cet ordre s'établit presque à mon insu, au cours de mes prières, car c'est en demandant toutes sortes de grâces assez vagues, en balbutiant des oraisons, que finit par se préciser sur mes lèvres la formule qui parut soudain conforme à mes plus secrets désirs. Je dis: «Mon Dieu! faites-moi la grâce de voir autant de beauté dans ma situation nouvelle, que j'en ai vu lorsque je vous ai tant aimé au couvent!» Mon vœu était un peu naïf, mais il était selon mon cœur: j'avais besoin de sentir quelque chose d'exaltant en tout ce que j'entreprenais. C'était cela qu'il me fallait.

Il y a dans la vie bien des choses que l'on sent,[Pg 34] mais qui demeurent longtemps, parfois toujours, inexprimées. A l'époque où je subissais ces incertitudes, je ne suis jamais parvenue à trouver le mot, le mot essentiel en toute chose, le mot qui éclaire et illumine. Je n'avais pas été capable, moi, de dire à ma famille: «Grand'mère, grand-père et vous, ma chère maman, je suffoque parce que vous m'obligez à passer d'une conception de la vie tout idéale, à la vie elle-même dépouillée de toute espèce d'ornement... C'est une transition atroce, prenez-moi en pitié, comprenez!...» Et, quand j'eusse été capable de leur dire cela, ni maman, ni grand'mère ne m'eussent parfaitement saisie; mon grand-père peut-être, parce qu'il était un ancien magistrat, à l'esprit et au langage assez déliés, mais tous les trois fussent demeurés d'accord pour me répondre simplement, ce qui contient réponse à tout: «Mon enfant, c'est la vie...» Aujourd'hui, seulement, je commence à comprendre, moi, leurs raisons profondes de disposer de moi comme ils le faisaient; peut-être ne le faisaient-ils, eux, que parce que c'était l'usage, et dans ce cas, que toute parole entre nous eût donc été vaine!

Eh bien! cette exaltante beauté que quelque chose en moi, mon éducation, peut-être, ou une longue hérédité exigeaient, ce n'était pas la vue du plus beau lieu du monde qui me la devait fournir, car le plus magnifique assemblage de marbres, d'eaux et de couleurs ne réveille ou n'anime que les poètes et les[Pg 35] peintres; nous autres, il faut que notre cœur soit déjà bien chaud par ailleurs, pour que tout cela nous fasse flamber. Et ma défaite entraînait pour moi la chute définitive de ce songe féerique des jeunes filles de mon temps: le voyage de noces. Mon voyage de noces, à moi, il était donc accompli! Le voyage, mot magique, voilà comment sa réalisation se présenterait désormais pour moi! Et Venise, Venise, lieu de musique, de splendeur, d'amour, paradis terrestre!... j'en avais fait désormais tout le tour. Et je n'avais plus que le désir de prendre un train qui m'emmenât vers ma vie véritable, ma vie de femme mariée à l'architecte Achille Serpe.


[Pg 36]

III

Notre appartement était situé rue de Courcelles, presque au coin de l'avenue Hoche, et on l'eût pu croire riche comme la maison elle-même, comme le quartier; mais en réalité, il était fort exigu, très bas de plafond, et même mansardé, sauf le salon et la salle à manger. En fait, et de l'aveu de mon mari, ce logement extrêmement modeste avait été escamoté par l'architecte, sous les combles d'un immeuble opulent, un peu au détriment de la quantité d'air respirable dans les chambres de domestiques.

D'une fenêtre de mon salon «en rotonde», on surprenait, comme par une porte entre-bâillée, une mince parcelle du parc Monceau, entre deux hôtels. Cela rappelait une de ces images, aux proportions excentriques, qui montent le long du texte d'un roman[Pg 37] illustré, et où tous les objets représentés sont taillés, impitoyablement, à la façon des charmilles, mais s'épanouissent, en haut, sur toute la largeur de la page. Dans le haut de la page, je voyais la cime, à cette époque encore feuillue et dorée, des platanes et des ormes.

En m'installant dans mon appartement, je venais souvent à cette fenêtre, et, lorsque je refeuillette aujourd'hui ma vie de femme, qui commence là, cette vue m'apparaît bien en effet comme la vignette-frontispice d'un livre devenu très familier, mais dont on a longtemps regardé les images avant de se décider à le lire...

Dans ma fluette bande de parc Monceau, on voyait passer des coupés, des victorias, des fiacres: jamais tout entiers; du moins, on voyait une fraction de cheval, puis le cheval, et quand la voiture apparaissait, le cheval déjà était éclipsé. On voyait des passants, d'assez beau monde qu'il fallait regarder vite, vite, des nourrices, le marmot au poing, des petits jeunes gens en uniforme des Pères, qui me rappelaient mon frère Paul quand il était au collège, et des fillettes en quantité, fouettant à tour de bras leur «sabot», mais tout cela mouvant et éphémère, emporté et remplacé aussitôt que posé. C'était un peu agaçant, et pourtant attrayant pour moi, car, si étranglé que fût ce spectacle, c'était une réduction infinitésimale de la vie de Paris qui s'offrait là, de[Pg 38] cette vie de Paris si prestigieuse pour tous ceux qui lui sont étrangers.

Elle était pour moi si prestigieuse, cette vie de Paris, que j'en avais peur. Loin d'être attirée vers elle par la curiosité, j'éprouvais une appréhension à mettre le pied dans la rue. Pendant des jours, mon mari ne réussit pas à m'entraîner avec lui seulement jusqu'à l'Étoile. Mais il tenait ma claustration volontaire pour une des premières manifestations de mon goût pour la vie d'intérieur, et j'ai su qu'il s'en félicitait. Le dimanche, il fallut bien aller à la messe; mon mari m'y accompagna, et je traversai ainsi pour la première fois le parc Monceau.

Nos concierges, monsieur et madame Bailloche, l'un sur le pas de la porte et fumant sa pipe, l'autre ayant ouvert pour me mieux voir le carreau de sa loge, me firent à mon insu passer un examen détaillé et qui fut, paraît-il, favorable; tous les deux depuis lors se montrèrent pleins de prévenances.

Il s'agissait de ne plus hésiter à présenter nos civilités à la famille de mon mari. Nous avions un peu tardé. Pour un homme formaliste comme l'était mon mari, cela prenait des airs de négligence. Mais, quant à ses devoirs familiaux, précisément, l'homme correct était combattu en lui par l'homme correct lui-même: le père et la mère de mon mari vivaient séparés de corps et de biens depuis plus de vingt ans, ce qui plaçait leur fils, surtout vis-à-vis de moi, jeune[Pg 39] provinciale, dans une situation très incommodante; de plus, la sœur de mon mari, qui habitait avec la maman Serpe, était divorcée, et je sentais bien qu'il ne souhaitait pas que j'eusse des relations très assidues avec elle. Cependant, telle qu'elle était, la famille était la famille, et mon mari professait sur les devoirs de famille des principes intransigeants, fondés surtout, par réaction, je le crois, sur l'exemple de sa famille.

Le plus facile à voir, pour moi, était le vieux papa Serpe avec lequel je m'étais assez bien entendue lorsqu'il était venu à Chinon demander ma main pour son fils. Ne me plaisait-il pas même mieux que son fils, ce pauvre bonhomme que nous avions d'abord chargé de tous les torts en son ménage malheureux? Et ce n'était qu'après avoir passé trois jours entiers avec sa femme, au moment de mon mariage, que nos présomptions s'étaient retournées en sa faveur. Au fond, je ne savais rien de mes beaux-parents, tant la correction de mon mari le rendait discret. Mais ce que je redoutais, c'était la visite à ma nouvelle belle-sœur, la divorcée, qui n'avait point assisté à mon mariage. Je ne lui en voulais point, mais la discrétion, alors vraiment excessive de mon mari à l'égard de tout ce qui concernait cette sœur, plus jeune que lui, qu'il avouait «fort jolie», qui vivait avec sa mère et de qui il ne voulait point, c'était évident, que je me fisse une amie, me rendait un peu timorée à l'idée de l'approcher.

[Pg 40]

Les deux dames Serpe habitaient boulevard Pereire, presque dans notre voisinage, un petit rez-de-chaussée qui me rappela tout d'abord la province, parce qu'en passant devant ses fenêtres, nous vîmes, derrière le rideau de vitrage à demi relevé, la maman Serpe qui observait le va-et-vient du trottoir, de la chaussée, et peut-être aussi les panaches de vapeur produits par le chemin de fer de ceinture. Mais, aussitôt la porte ouverte, le fouillis d'objets hétéroclites, entassés ou pendants aux murs de l'antichambre, l'amas de tentures orientales, de tessons, de ferrailles, d'ombrelles japonaises, de masques grimaçants, de heaumes, de rondaches, de hallebardes, de fez, de gandourahs, et un parfum de vétiver, me transportèrent bien loin de nos maisons économes de Chinon. Et, une fois dans la pièce où se tenaient madame Serpe et sa fille, nous en fûmes à mille lieues de plus. Mais là, je n'eus d'yeux que pour ma nouvelle belle-sœur, bien qu'il fallût à tout instant prendre garde à mes chevilles que mordillait en aboyant à tue-tête une meute de petits chiens,—ces petits chiens dont l'un avait accompagné madame Serpe lors de mon mariage, ce qui avait produit un effet si désastreux sur ma famille...

Ces dames nous attendaient; mais elles ne se séparaient jamais de leurs petits chiens, et pendant un quart d'heure il n'y eut aucun moyen d'échanger deux paroles; nous poussions tous des hurlements[Pg 41] pour dominer le vacarme des chiens, et les mots que nous tâchions de faire entendre n'avaient trait, naturellement, qu'à ces intéressantes bêtes. Mon mari, non pas surpris, mais froissé dans son goût de la correction, fronçait les sourcils; sa sœur, au contraire, riait de voir la grimace qu'il faisait. Cette mystérieuse belle-sœur me parut moins jolie que je ne me l'étais imaginée, mais c'est que je n'étais point faite à ce genre de beauté-là. Le type de la beauté, pour moi, n'était-il pas encore celui de madame du Cange, mon ancienne maîtresse générale au couvent du Sacré-Cœur? Une régularité parfaite de tous les traits, la paix de l'âme sur le visage, et une sorte de transfiguration des yeux par le bonheur le plus élevé et le plus pur?... Non, non, ce n'était pas cela le genre de beauté propre à ma nouvelle belle-sœur!... Sa beauté, à elle, me parut indécente. J'avoue cette impression qui paraîtra ridicule, mais qui montre à la fois ce que j'étais, d'où je venais, et ce contre quoi je me trouvais heurtée tout à coup.

Elle était de taille un peu supérieure à la moyenne, et parfaitement proportionnée; elle portait une robe d'intérieur qui moulait la poitrine et découvrait largement le cou rond et frais, quoiqu'elle ne fût plus toute jeune; ses dents magnifiques, ses yeux sombres, cernés, avec une expression à la fois piquante et chagrine, inconnue de moi, et son lourd casque de cheveux formaient un type de femme pour[Pg 42] moi étranger et surprenant. Au cours de notre voyage en Italie, mon mari m'avait signalé, à table d'hôte, une femme de ce genre en me disant qu'elle lui rappelait sa sœur d'une façon tout à fait frappante, et il avait été bien ennuyé, ensuite, de m'avoir dit cela, parce que dans le hall de l'hôtel, aux sons d'une valse langoureuse, cette femme s'abandonna, au cou de son compagnon, à des transports qui choquèrent beaucoup les personnes présentes.

Elle me parla de Venise, bien entendu; c'était le sujet de conversation inévitable; elle connaissait Venise, et pour y avoir fait, elle aussi, son voyage de noces, de sorte qu'à tout propos elle disait: «Oui, je sais ce que c'est...» d'un air de deviner ce qui m'y avait frappée le plus; et toutes les fois qu'il y avait une défaillance dans mes souvenirs, elle ajoutait: «Je connais ça, vous étiez distraite!...» et elle avait un sourire malicieux et ambigu qui me gênait et dont je ne compris pas tout de suite le sens. Puis elle m'entraîna à part, sous prétexte de voir ma robe au jour. Elle m'inspectait de la tête aux pieds, me faisait force compliments que je ne sentais pas sincères, car la robe que je portais avait été faite en province et ne devait pas satisfaire une femme de Paris et coquette. Elle me dit: «Vous êtes belle fille! allons, allons, je ne plains pas mon gredin de frère...» Et elle riait, et elle semblait étonnée que je ne rie pas comme elle. Elle sauta tout à coup à une certaine eau qui faisait[Pg 43] merveille pour les soins de la peau, à l'hygiène qu'elle employait pour se faire maigrir, à un ténor qu'elle avait vu la veille à l'Opéra et qui était «si beau garçon, si beau garçon!...» au rouge qu'elle employait pour les lèvres, et elle me dit: «Oh! vous, vous n'en avez pas besoin, et, d'ailleurs, il ne tiendrait pas longtemps!...» et de rire, encore, à sa façon un peu vulgaire. J'étais assez incommodée, non pas tant de son genre de conversation, bien nouveau à mes oreilles, que de ne trouver rien du tout à lui dire; et mon amour-propre était molesté parce que j'avais sûrement l'air d'une petite sotte. Elle m'avait appelée d'emblée: «Madeleine... chère Madeleine»; moi, comme il m'échappait encore des «Madame», elle m'obligea à la nommer sans plus tarder «Emma». Puis elle me glissa à l'oreille:

—Comment appelez-vous votre mari dans l'intimité?

Je devins écarlate, parce qu'elle touchait brusquement un de mes soucis: je n'avais jamais pu encore appeler mon mari par son petit nom: «Achille», qui me déplaisait trop, et je n'avais point trouvé d'autre nom intime à lui donner parce que cela ne se trouve que quand on aime. J'eus peut-être l'air très malheureux, peut-être eut-elle pitié de moi, car elle n'était pas méchante; elle m'embrassa tendrement dans le cou en me disant:

—Dieu! que vous sentez bon!

[Pg 44]

La maman Serpe qui s'entretenait, à l'autre bout de la pièce avec son fils, nous lança:

—Ah! bien, je vois que la connaissance est faite!

Pour la maman, j'avais pu me convaincre, durant son court séjour à Chinon, que je n'aurais jamais à lui parler que de ses chiens, et spécialement de celui qui avait fait le voyage avec elle. J'eus la chance de le reconnaître parmi la «meute» et de l'appeler sans hésitation «Zuli». Ma belle-mère me trouva «décidément charmante». Elle le dit et le répéta, du moins, mais je sentais que pour elle comme pour sa fille, je n'étais qu'une jeune niaise, et qu'en dessous l'une et l'autre blâmaient mon mari d'avoir été chercher au fond de la province une jeune fille assez quelconque et sans fortune.

Ma belle-mère me parla de mon frère qu'elle avait trouvé, lors du mariage, «si joli garçon!» Elle répéta cette expression, voisine de celle que sa fille venait d'employer pour désigner le ténor, ce qui me donna à penser qu'elle était d'usage fréquent chez ces dames. Mon frère était-il encore à Tours, employé chez son carrossier? Avait-il commis quelque nouvelle fredaine? Et la mère et la fille d'éclater de rire à l'idée des premières folies de Paul, qui nous avaient fait tant pleurer nous autres, à la maison, qui avaient achevé de ruiner ma pauvre maman, et contribué pour beaucoup à mon mariage...

[Pg 45]

Pour terminer cette première visite, je commis, moi, une de ces sottises mémorables qui s'appellent «gaffes», si je ne me trompe, et qui acheva de poser la cloison entre la famille de mon mari et moi. En racontant l'emploi de ma matinée, je dis que mon mari avait eu la gentillesse de m'accompagner à la messe à Saint-François-de-Sales,—ce qui lui suscita des compliments hyperboliques,—je dis que c'était bien commode d'avoir une église aussi proche; et cette constatation ne trouvant pas d'écho, voilà que, prise de timidité, je lance la première question qui se présente à mon esprit:

—Et vous, de quelle paroisse êtes-vous?

La maman eut l'air aussi embarrassé que si on lui eût demandé la nature du terrain sur lequel reposait l'immeuble qu'elle habitait; Emma cita un nom de paroisse que sa mère s'empressa de nier énergiquement; elles se disputèrent, remontèrent à des souvenirs de mariage qui ne signifiaient rien parce qu'on avait, depuis lors, changé plusieurs fois d'appartement, de rue, de quartier. Par là, toutes deux prouvaient qu'elles n'allaient point à la messe; pourquoi ni l'une ni l'autre n'osa-t-elle dire: «Nous n'allons pas à la messe»? Je ne leur en eusse pas fait un crime: j'avais hérité, je crois, le vieux libéralisme de mon grand-père maternel et même de mon père, pourtant si ferme en ses idées; mais le curieux était que ces dames semblaient avoir honte de ne pas aller[Pg 46] à la messe, en même temps qu'elles se moquaient certainement de moi, parce que je n'avais pas pensé qu'elles pussent ne point avoir de religion.

Je les quittai après des embrassements nombreux, mais qui ne remédiaient à rien. Bien que je n'eusse pas fait grand fond sur nos futures relations, bien que mon mari semblât plutôt les redouter, j'étais au désespoir comme je le suis toujours lorsque je me trouve en présence de quelqu'un avec qui il est clair que je ne pourrai jamais m'entendre.

Je demeurais muette dans le fiacre qui nous emportait chez mon beau-père, loin de sa famille, au quartier Latin.

Mon mari était d'une circonspection extrême; non seulement il ne se lançait jamais qu'à contre-cœur dans une conversation sur des sujets d'ordre moral, où il était malhabile et craignait sans cesse de se compromettre, mais il avait décidé, dans son for intérieur, de me laisser moi-même me débrouiller dans le chaos d'exemples que la vie de Paris devait me fournir, se fiant beaucoup au bon sens naturel qu'il se plaisait à reconnaître en moi, un peu aussi à mon ingénuité. De cette façon, il évitait, selon son expression, de me «raser» avec des sermons.

Le papa Serpe, lui, habitait, rue Monge, un tout petit appartement composé de deux pièces et d'une cuisine, au quatrième. Une femme de journée montait faire son lit, ses repas; il vivait seul, sur sa maigre[Pg 47] retraite d'ancien chef de bureau; «ces messieurs de la Marine», comme il disait, venaient parfois lui faire une petite visite; quand il était ingambe, il descendait jusqu'au square, jusqu'aux quais, ou bien il allait, par la rue Clovis et le Panthéon, au jardin du Luxembourg. Ce pauvre bonhomme solitaire, et pas du tout déplaisant, m'émut d'une sincère pitié, et je témoignai à mon mari l'intention de venir souvent voir son père. Mais mon mari, à mon grand étonnement, et quoiqu'il fût fort respectueux de son père, ne le plaignait point, et il tenait le papa Serpe pour le plus heureux de la famille.

—Il vit en sage, me dit-il, et sans soucis d'aucune sorte.

A quelques paroles qui lui échappèrent par la suite, je devinai que le pauvre papa avait surtout été très malheureux en ménage, et que son état, par comparaison, lui semblait parfait depuis qu'il possédait la paix. Ce fut aussi à propos du papa Serpe qu'une particularité du caractère de mon mari se démêla: il était impitoyable pour les gens maladroits; il se moquait constamment de ceux qui n'avaient pas su arranger leur vie. A son avis, évidemment, son père, ou bien avait fait un mariage mal assorti, ou bien s'était montré incapable de gouverner son ménage.

Outre son père, sa mère et sa sœur, mon mari possédait à Paris ses cousins Voulasne. Cela avait été un vif dépit pour lui de ne point voir à Chinon, lors du[Pg 48] mariage, ses cousins Voulasne. Il nous avait tant parlé d'eux! Depuis longtemps il décrivait à ma grand'mère éblouie leur hôtel de la rue Pergolèse, leur villa à Dinard; il nous affolait tous en nous racontant leur existence agitée à Paris, énumérant leurs voyages aux quatre coins du monde, entrepris pour un oui, pour un non; c'étaient de très riches cousins. Madame Voulasne, qu'il appelait «ma cousine Henriette», était une excellente femme, presque jeune encore, quoique mère de deux grandes filles de quinze et dix-sept ans, Isabelle et Irène,—cette dernière surnommée Pipette, sans que personne sût pourquoi,—«assurément, deux futures amies pour moi.» Quant au cousin Gustave, c'était «un tout à fait bon homme, ah! qui, par exemple, n'engendrait pas la mélancolie». Et, à propos de voyages «entrepris pour un oui, pour un non,» au moment où nous allions annoncer aux Voulasne la date assez prochaine de la cérémonie, les Voulasne informaient mon fiancé qu'ils partaient, mieux: qu'ils étaient partis pour une croisière en Norvège! Il est vrai qu'ils nous avaient envoyé de là-bas, avec des vues de fjords, des lettres si gaies! et fait envoyer chez nous à Paris le plus cossu de mes cadeaux: tout mon service d'argenterie. Nous avions bien échangé, mes nouvelles cousines et moi, de ces lettres aussi insignifiantes qu'il est possible entre femmes qui ne se sont jamais vues, mais rien n'avait consolé mon mari de cette[Pg 49] croisière inopportune, soudainement entreprise quatre semaines avant son mariage.

La première fois que nous rencontrâmes les cousins Voulasne, rue Pergolèse, un bruit d'une nature extraordinaire et qui ne pouvait me rappeler que celui des fléaux battant le blé, nous frappa les oreilles dès l'entrée. Dans un large escalier où un domestique nous précédait, le vacarme s'accrut; nous levions des yeux effarés; le domestique faisait effort pour ne point sourire. Tout à coup mon mari s'écria: «Ah!... c'est Pipette!...» Et nous vîmes au-dessus de nous, sur le premier palier, la plus jeune des demoiselles Voulasne.

Elle était chaussée d'immenses patins de bois, dont j'ignorais le nom, rapportés de Norvège; en essayant de glisser, elle avait dû bousculer tous les meubles, ou bien elle marchait comme avec des bottes de sept lieues. Et elle allait bel et bien s'élancer sur les marches. Mon mari se précipita pour l'en empêcher; mais elle, assurée du sauvetage, raidit les jambes, étendit les bras, et s'abandonna... Mon mari reçut la jeune Pipette contre sa poitrine, tandis qu'un des patins démesurés s'implantait entre les rinceaux de la rampe, si malencontreusement, qu'il fallut s'employer à délier les courroies qui l'attachaient à la cheville.

Pendant cette opération, mon mari, soutenant Pipette comme une gamine, me présentait à elle. Ah! bien, c'était une présentation dénuée de cérémonie!

[Pg 50]

Elle était d'ailleurs charmante, cette jeune Irène ou Pipette. La figure animée par le singulier exercice dont nous n'avions connu que le finale, ses yeux bleus, allongés, retroussés aux tempes, étincelaient comme ses cheveux de mousse blonde; elle avait le teint d'une fleur de pêcher. Elle m'apprit sans plus tarder que les instruments qu'elle venait de quitter se nommaient des «skis» et elle m'en dit l'usage dans les pays de neige.

—Isabelle, ajouta-t-elle, n'est pas fichue de se tenir debout là-dessus... Quant à Gustave et à Henriette, n'en parlons pas!...

—Qui ça, Gustave?... Qui ça, Henriette?...

Mon mari me souffla que c'étaient le père et la mère de Pipette.

Je souris et songeai à la figure que ferait ma grand'mère si je lui apprenais que j'avais des cousines qui appelaient leur père Gustave et leur mère Henriette!

Enfin, on nous introduit dans un salon qui me paraît vaste et splendide, où j'avise tout de suite un très beau piano à queue, une partition ouverte sur le pupitre: quelle chance!... une maison où l'on fait de la musique!... Et mon mari qui ne m'avait pas dit cela!... Quelle musique joue-t-on ici?... Ah! voyons!... Chansonnette chantée au Concert-Parisien par mademoiselle Dédé:

Moi, j'cass' des noisettes } bis
En m'asseyant d'sus. }

[Pg 51]

Et il y a sur ce magnifique Érard des piles de cahiers; pas un ne porte le nom des maîtres avec qui j'ai passé de si belles années d'enthousiasme... Mon mari me vantait les grandes dimensions de la pièce, la hauteur des fenêtres; c'était lui qui avait édifié la belle cheminée à hotte d'après un modèle du château de Blois. On entendait des pas à l'étage supérieur, et un lustre énorme faisait tintinnabuler ses pendeloques de cristal. Nous marchions sur des tapis épais; des portes à double battant étaient ouvertes sur d'autres pièces; on apercevait au loin un billard. Tout à coup un monsieur se trouva près de moi, sans que je l'eusse entendu venir, un homme grisonnant, de mine un peu chafouine, des moustaches de chat, relevées au fer, et qui dit:

—Bonjour, mon cher Serpe; présentez-moi donc, je vous prie, à votre charmante femme...

Mon mari me présenta, sans commentaire aucun:

—Monsieur Chauffin.

M. Chauffin, dont je n'avais jamais entendu parler, m'adressa un compliment.

Là-dessus Henriette et Gustave entrèrent, épanouis, joyeux, me donnant tout de suite l'idée d'enfants qui viennent de jouer. Pipette leur ressemblait à l'un et à l'autre.

Henriette vint à moi les bras tendus et m'embrassa ferme sur les deux joues; son mari, le visage souriant[Pg 52] et rose, le crâne rond et brillant, me prit les deux mains et me dit sans façon que j'avais bien raison de venir habiter Paris. Ils étaient si francs, si jeunes et si gentils que ce n'étaient pas des gens à qui l'on pût songer à reprocher quelque chose: il ne fut aucunement question de leur absence au mariage. La fille aînée Isabelle était jolie, mais me parut, de toute la famille, la moins aimable. Elle s'avança, la lèvre un peu boudeuse, derrière son père, et me souhaita la bienvenue comme tout le monde, mais d'un air détaché et lointain. Pipette, qui avait décidément le diable au corps, souffla à l'oreille de mon mari:

—Les amours de mademoiselle ne vont pas!

Je l'entendis et ne pus m'empêcher de rire.

Sa mère, sans savoir de quoi il s'agissait, me dit:

—Elle vous scandalisera plus d'une fois, je vous en avertis...

—Mais, ma cousine, je vous prie de croire...

—Oh! oh! je sais, je sais! dit-elle, mon cousin a de la chance d'avoir su dénicher l'oiseau bleu dans le Jardin de la France... A Paris, vous verrez ce que c'est...

Moi, qui étais plutôt disposée à croire que tout était mieux à Paris qu'à Chinon, et qu'en particulier mon éducation offrait beaucoup de points critiquables, je commençai de protester en faveur des usages[Pg 53] de Paris. Mais je m'aperçus vite que ces sortes de questions étaient totalement étrangères à la famille Voulasne: ni Gustave ni Henriette ne s'étaient jamais préoccupés de savoir si la méthode des religieuses ou des grand'mères provinciales était ou non supérieure à leur méthode à eux qui consistait à laisser pousser leurs filles au petit bonheur. Madame Voulasne me demanda si j'avais déjà été au théâtre depuis notre arrivée à Paris, si j'avais joué la comédie dans mon pays, et si je chantais. Alors, et aussitôt, M. Chauffin, qui était demeuré là, prit part à la conversation. On préparait chez les Voulasne une soirée pour le mois de décembre, où il s'agissait de jouer une «Revue de fin d'année». La maman y devait tenir le rôle de commère; chacune des filles y figurerait; on me montra les dessins des costumes qu'elles devaient revêtir; on me fit juge dans la question de savoir si Pipette ne pouvait pas s'y montrer en travesti: «Elle est si enfant, disait Henriette, je vous demande un peu si cela tire à conséquence!... Il y a des gens, dit-elle, en se tournant vers Isabelle, l'aînée, la boudeuse, qui sont décidés à voir le mal partout...» Gustave, entre autres rôles qui lui étaient échus, se promettait grand plaisir de jouer le «kanguroo boxeur». Madame Voulasne m'entraîna à part pour me dire:

—Est-ce que vous ne seriez pas heureuse, ma chère cousine, d'entendre applaudir votre mari?...[Pg 54] Tâchez donc de le décider à faire assaut avec le kanguroo!...

Je dus promettre mon intervention, moyennant quoi je remarquai que je pénétrais dans les bonnes grâces des cousins Voulasne. Gustave lui-même, qui, au début, et malgré ses gentillesses, semblait un peu méfiant vis-à-vis d'une ex-jeune fille aussi bien élevée que moi, me fit mille grâces, me promit maints agréments dans sa maison, et, enfin, croyant m'être tout à fait agréable, me dit:

—Et puis, vous savez, ce n'est pas ici qu'on vous demandera jamais de jouer du Wagner!...

Et il riait, mon bon cousin Voulasne, et il était si satisfait de m'avoir dit cela, que c'en était touchant!

Les choses allaient si bien que l'on nous fit, séance tenante, les honneurs d'une répétition partielle.

D'un portefeuille de ministre, M. Chauffin, sans se départir de son flegme, tira des partitions corrigées à la main et des pages manuscrites, s'assit au beau piano et chantonna d'une voix grise et sale, où il mettait, disait-il, «toute la canaillerie voulue». Dans la revue, c'était lui qui composait les couplets.

Mon mari était radieux en quittant la rue Pergolèse; il me dit:

—Vous avez gagné les cousins, j'en suis bien aise!

—Qui est-ce donc, demandai-je, que ce monsieur Chauffin?

[Pg 55]

—Un ami qui leur a fait acheter l'hôtel où vous les avez vus, et qui les distrait.

—Mais à qui votre cousine faisait-elle allusion en disant: «Il y a des gens qui sont décidés à voir le mal partout?»

—C'est aux Du Toit. Les Du Toit ont un fils, nommé Albéric, qui aime Isabelle et qu'Isabelle aime davantage. Monsieur Du Toit est président du tribunal civil. Ce sont des gens d'une correction un peu rococo, qui ne se plaisent pas beaucoup chez les Voulasne, surtout depuis que les cousins sont lancés, mais qui y viennent cependant, parce que leur fidélité envers leurs anciennes relations est à toute épreuve. Ils blâment le travesti pour une jeune fille. Ma cousine ne peut pas les souffrir.

—Alors, la pauvre Isabelle qui aime son Albéric?

—Oh! le mariage se fera quand même, tôt ou tard; parce que les parents d'aujourd'hui ne s'opposent plus guère à un mariage qui plaît à leurs enfants...

Mais je dus exposer à mon mari la raison qui m'avait valu de «gagner» ses cousins. Lorsque je lui eus confessé la mission acceptée par moi, il fut tout chagrin. Il n'aimait pas à se costumer, à moins que ce ne fût, disait-il, «en personnage noble», à cause de sa situation. Déjà, à plusieurs reprises, il avait dû recourir à des stratagèmes pour échapper aux instances de ses cousins Voulasne qui refusaient[Pg 56] obstinément d'admettre qu'on ne s'amusât pas là où ils prenaient, eux, leur plaisir.

—Ils m'en gardent une dent, disait-il; je suis sûr que c'est à cause de cela qu'ils ne sont pas venus au mariage...

Pendant des jours, il ne sut à quel parti se résoudre. Il me demandait mon avis, et j'étais bien embarrassée de le lui donner. Pour moi, l'idée de se déguiser en kanguroo me paraissait puérile ou ridicule, mais je ne jugeais pas selon l'opinion de Paris; je jugeais avec le dédain que mes parents, qui, sur les spectacles, n'étaient pas loin de penser comme Bossuet, professaient pour tout ce qui était susceptible de ravaler «la dignité de l'homme». Mais je sentais que de si grands motifs ne seraient pas de mise. Depuis mon mariage, je remarquais que les raisons de juger les choses et les gens diminuaient progressivement de gravité, et, accoutumée que j'étais à mesurer tous les actes par rapport à une certaine altitude, j'avais de plus en plus de peine à savoir que penser et que dire. Dès que ce n'est plus Dieu qui est le point de départ et l'aboutissement de tout, comme tout change!...

Jusqu'à présent, aux heures où je me trouvais seule avec mon mari, surtout aux repas et dans la soirée, le sujet de la conversation entre nous avait été presque uniquement notre installation, ce qu'elle avait d'incomplet, ce par quoi nous pourrions l'améliorer;[Pg 57] le transport d'un meuble d'une place à une autre, le tamponnement d'une patère, le vide de telle encoignure où une console était indispensable, faisaient le principal objet des pensées d'un architecte ami du confortable; et j'avoue humblement que j'y prenais intérêt, en attendant mieux. L'affaire du kanguroo vint donner un peu d'ampleur à nos propos. Jamais les bons cousins Voulasne ne se doutèrent de l'angoisse où leur proposition nous plongea. Et cette angoisse était accrue chez mon mari par la crainte qu'il ne m'en demeurât une impression défavorable aux Voulasne. A tout prix, je le sentais bien, il tenait à ce que les Voulasne m'eussent conquise, comme j'avais conquis, affirmait-il, les Voulasne; aussi n'agitait-il la question du kanguroo qu'en y mêlant d'hyperboliques louanges de ses cousins, mais il ne pouvait se retenir d'agiter la question du kanguroo. J'en souriais, bien qu'elle m'ennuyât autant que lui, et par la difficulté présente et par ce qu'elle me faisait augurer de difficultés à venir. Nous devions revoir les Voulasne avant la fin de la semaine, et il fallait qu'à cette date une détermination fût prise.

J'osai pencher pour un refus bien net et fondé non sur une répugnance de mon mari ni de moi, mais sur l'esprit assez fâcheux des ateliers, que me dépeignait mon mari, où certaines mauvaises têtes se feraient un plaisir de tourner le «patron» en dérision pour peu qu'on le sût affublé d'une peau de[Pg 58] bête. C'était mon mari lui-même qui m'avait, entre autres, fourni ce prétexte de s'abstenir. Mais quand j'eus l'air de l'adopter, il me fit:

—Non, non, ce n'est pas possible!

—Pas possible? Mais enfin, quoi? Vos cousins ne veulent pas votre perte?

—Ils ne pensent guère à cela!...

—Eh bien, alors?

—Mais ils ne pensent et ne penseront jamais qu'à une chose: c'est qu'ils désirent m'avoir en kanguroo!...

Une idée lui vint:

—Peut-être, pourrais-je éviter ce que la chose a de plus désobligeant, en figurant seulement en habit, en tenue de soirée, en gentleman, enfin?... Quelques coups de poing échangés avec Voulasne, lui, costumé comme il lui plaira... cela serait inoffensif?...

Il avait eu d'abord plus peur de me déplaire à moi que de s'exposer à la risée de ses ateliers, mais plus encore qu'à ne pas me déplaire il tenait à ne pas manquer aux Voulasne.

Et dès la première entrevue, il leur proposa l'habit, la «tenue de gentleman». Henriette m'embrassa quatre fois; le cousin Gustave me pressa les mains comme des citrons. Il fut admis que c'était à mon intervention qu'on devait ce succès. L'habit? Mais c'était au contraire la solution la plus élégante. M. Chauffin, qui était là encore, le déclara; et voici[Pg 59] comment il voyait la scène: «le kanguroo appuie par mégarde sa queue, qui, comme on sait, lui sert de pivot pour s'asseoir, sur le pied d'un monsieur. Bon. Celui-ci se retourne vivement et se dispose à lui jeter son gant à la figure... hein?... lorsqu'il s'aperçoit qu'il a affaire à un animal ignorant les lois du duel et qui lui propose de boxer sur-le-champ... Quoi?... Qu'en dites-vous?...»

La joie des Voulasne était si bonne à contempler que j'en oubliai un instant l'inquiétante faiblesse de mon mari à leur égard et le servage qu'elle nous promettait. Ce n'étaient, en tout cas, pas de méchantes gens; c'étaient des gens pour qui la vie se réduisait à des jeux, à de continuelles parties de plaisir; et ils avaient peut-être toute l'inconscience et toute la bonhomie égoïste et cruelle des enfants dont ils pratiquaient les passe-temps.

Les Voulasne ne savaient plus, cette fois, comment me manifester leur gratitude. Ce n'était pas assez, aujourd'hui, de me promettre, comme la dernière fois, qu'on ne me demanderait jamais chez eux de jouer du Wagner; ils se concertèrent un moment avec leur ami Chauffin, puis ils parlèrent à mon mari avec des mines de confidence. Je vis mon mari froncer les sourcils, esquisser une grimace curieuse qui voulait ne pas être une grimace et qui, assurément, en était une; il dit à mi-voix:

—... C'est peut-être un peu tôt encore...

[Pg 60]

Mais Henriette, n'attendant pas la réponse, s'était déjà précipitée vers moi, disant:

—Cette chère petite, il faut bien lui faire connaître les agréments de Paris! N'est-ce pas, Madeleine, que vous voulez bien nous accompagner ce soir au Concert-Parisien... Ah! écoutez, mon cher cousin, dit-elle, comment voulez-vous que votre femme goûte notre revue, si elle n'a pas vu la grosse Dédé que j'imite dans «Moi, j'casse des noisettes?...»

L'argument n'admettait pas de réplique. Moi d'ailleurs, j'ignorais totalement ce que c'était que le Concert-Parisien. Pourquoi mon mari avait-il fait la grimace?... En tout cas, et à cause même de la réputation que j'avais, je voulais ne pas passer pour bégueule. Je me contentai de répondre:

—Mais cela dépend de mon mari; s'il y consent, moi je suis toute disposée...

—Cette petite femme est un ange! s'écria Henriette, tenant la chose pour convenue sans consulter de nouveau mon mari.

Mon mari n'était pas plus content de me mener au Concert-Parisien que de figurer au programme de la revue des Voulasne, fût-ce sous le nom de Trois Astérisques; il n'était pas content de lui-même; il avait ce genre de tristesse morne, que j'ai tant connu depuis lors, pour mon propre compte, et qui provient d'avoir cédé à des gens qui n'eussent jamais compris pourquoi on ne leur a pas cédé. Tous les quatre, et[Pg 61] M. Chauffin, les jeunes filles étant abandonnées, au grand désespoir de Pipette, nous occupâmes ce soir-là une loge au Concert-Parisien.

Je n'avais de ma vie pénétré dans une salle de spectacle. Malgré le préjugé de ma famille, et peut-être même à cause de leurs préventions austères, j'imaginais tout spectacle, et particulièrement de Paris, comme un miraculeux enchantement propre à ravir l'esprit, l'imagination et les sens. Le Concert-Parisien ne me donna absolument rien qui pût correspondre à mes illusions. Mon mari, d'une façon trop apparente, s'inquiétait de ce que je pusse être choquée outre mesure par les termes orduriers ou obscènes dont les chansons étaient, comme on dit, «émaillées». Ce n'était pas cela qui me faisait mal, mais c'était un mélange de doucereux et d'ignoble, de chuchotements sournois, d'airs de valses suaves, de dégoûtants hoquets; la lune, l'amour, la douleur, la mort,.... la crapule brochant sur le tout... Toutes les choses reconnues belles étaient, pour le ragoût du contraste, traînées dans le bourbier. Je crois sincèrement n'avoir jamais eu en moi rien de prude, malgré mon éducation qui le fut beaucoup; j'étais pleine de complaisance pour toutes les nouveautés, préparée aux plus déconcertantes; mais l'avilissement soutenu et de parti pris me paraissait la plus pénible entreprise qui se pût voir. L'abject était ce qui faisait infailliblement sourire; ce qui me semblait être le[Pg 62] plus platement niais était ce qui déchaînait les applaudissements.

Je ne disais rien; je me tenais très bien; je sentais malgré moi les coins de ma bouche descendre, mais personne ne s'apercevait de cela; mon mari était derrière moi; Henriette, Gustave et M. Chauffin n'étaient là que pour s'imprégner des gestes, du ton, de l'attitude, enfin de toutes les finesses de leurs modèles, car si madame Voulasne devait chanter comme la grosse Dédé, Voulasne qui affectionnait décidément les travestissements, devait paraître non seulement en kanguroo, mais en femme, et sous les apparences d'une grande bringue véritablement endiablée, alors en vogue et dont le nom est à présent perdu. M. Chauffin ne trouvait pas ici son type, lui, et l'on nous promettait une autre soirée destinée à l'étudier dans un établissement de Montmartre. M. Chauffin traitait de l'art de ces infortunés diseurs d'ordures avec un sérieux doctoral. Je n'ai, depuis cette soirée, entendu personne, chez les Voulasne, prendre une question à cœur comme le faisait M. Chauffin pour les couplets de music-hall. Et les Voulasne, l'un comme l'autre, buvaient ses paroles; et mon mari ne sourcillait pas. Enfin il n'y avait pas jusqu'à cette atmosphère luxueuse des fauteuils et des loges, jusqu'à certaines chansons à allure justicière ou vengeresse, et jusqu'à des sortes d'hymnes patriotiques vociférés sur un mode auguste, singeant la cantate officielle et touchant[Pg 63] les plus hauts gradins des sentiments sacrés, qui ne contribuassent à donner une apparence de cérémonial à tout ce qui s'accomplissait dans cette réunion, qui ne confirmât l'attitude de M. Chauffin, la foi des deux Voulasne, et qui ne signalât à mes yeux naïfs le caractère de divertissement national qu'accordait tout ce monde-là aux moindres pitreries exécutées dans un cadre à la mode.

C'était peut-être très bien, ce qu'on nous donnait à ce concert! C'était très probablement dit et chanté par des artistes excellents et dont le mérite n'échappait qu'à moi, nouvelle venue, imbue de préjugés; je ne voudrais pas insinuer le contraire; mais je déclare ce qui m'a frappée, moi qui tombais de la lune, et ce dont je ne pouvais absolument pas m'empêcher d'être incommodée, ou tout au moins étrangement stupéfaite, à savoir l'état d'esprit où devaient s'enliser tant de gens et de si divers, pour prendre plaisir à mêler, fût-ce avec tout l'art possible, quelques-uns des sentiments les plus élevés à une sélection de motifs pris exclusivement parmi ceux qui nous ravalent au plus bas degré de l'échelle des êtres. Tant pis si j'emploie de grands mots! mais vingt ans après cette singulière expérience, je me soulage de mon dégoût inexprimé sur l'heure.

Dans la bousculade de la sortie, j'entendis qu'Henriette disait à mon mari:

—Mes compliments! elle n'a pas bronché.

[Pg 64]

Et, en effet, je ne bronchai jamais. Et l'on me tint pour quelqu'un le jour où j'eus accompli, sans broncher, la «tournée» des cafés-concerts, cabarets, tavernes et «bouis-bouis», etc., dont la connaissance me mettait en état, selon l'expression de ma cousine Voulasne, «de pouvoir causer avec n'importe qui». J'acceptai cette épreuve un peu comme une brimade, mais autour de moi on la traitait comme une initiation, faute de quoi il semblait que je n'eusse pas été tout à fait femme.


[Pg 65]

IV

J'appris ainsi à connaître le milieu ou j'étais appelée à vivre, et à ne pas trouver trop mauvais que mon mari boxât sur la petite scène des Voulasne avec un kanguroo. Comparée à ce que j'avais vu durant six semaines, cette séance chez les Voulasne me parut innocente. Ma cousine Henriette s'y montra bien en élève docile et béatement admirative de la grosse Dédé; mon cousin Gustave et M. Chauffin y incarnèrent bien les types de quelques-uns des plus «pâles voyous» que nous eussions applaudis dans les «boîtes» les plus hardies de la Butte; mais M. Chauffin avait rimé des couplets totalement dépouillés de ce qui faisait ailleurs leur piquant, et édulcorés au goût d'un salon où il se trouvait des jeunes filles. C'était la transcription de l'ineptie[Pg 66] énorme et de la révoltante trivialité en petits bouts-rimés inoffensifs et de bon ton: sinistre farce dont il fallait être, comme moi, une étrangère encore, pour saisir le burlesque et la misère, car, à mon tour, je ne vis personne «broncher».

On surélevait, en ces occasions, chez les Voulasne, le sol du petit salon qui formait ainsi la scène. C'était une scène minuscule et d'accès peu commode, mais qui rappelait d'autant mieux la plupart des théâtres à côté qu'il s'agissait précisément de singer. On se pressait, se tassait dans le salon, dans la salle à manger, et jusque dans la salle de billard, d'où l'on ne voyait rien.

Je me trouvai assise à côté d'un monsieur d'un certain âge, fort distingué, à qui un voisin d'arrière souffla mon nom; le monsieur se présenta alors à moi, puis me présenta sa famille groupée devant nous. C'étaient tous les Du Toit. Trois visages se retournèrent en même temps, celui de madame Du Toit, celui de son fils, Albéric, récemment inscrit au barreau, aimé d'Isabelle, et celui d'un autre jeune homme, nommé M. Juillet, un neveu. Ces deux jeunes gens se levèrent, comme mus par un ressort, et me firent un salut, en laissant tomber leur tête en avant, avec un parfait ensemble. Madame Du Toit fut d'une amabilité très marquée. C'était une femme de cinquante-cinq ans environ, à cheveux blancs. Je fus charmée de voir une femme à cheveux blancs: ne[Pg 67] m'étais-je pas figuré qu'à Paris toutes les vieilles dames avaient, comme ma belle-mère, la prétention d'être éternellement jeunes! A ses façons, à ses paroles, à son empressement, je devinai que ce qu'on appelait «ma réputation» lui était connu et que son intime vœu eût été de voir son fils épouser quelqu'une de mes pareilles. Ses aménités ne laissaient pas d'être même un peu gênantes pour moi, car en faisant allusion à différents épisodes de ma biographie qu'elle connaissait par cœur, n'avait-elle pas l'air de reprocher au jeune Albéric de n'avoir pas su s'éprendre d'une jeune fille née dans le Jardin de la France, à Chinon, exactement, élevée au Sacré-Cœur de Marmoutier, nulle part ailleurs? Je pensais que ce garçon qui aimait Isabelle Voulasne, allait devenir pour moi un mortel ennemi. Mais non! Albéric était bien élevé lui aussi, il semblait acquiescer en tous points aux idées de sa maman; il me regardait, de confiance, avec une considération excessive.

Isabelle distribuait des programmes; et, chaque fois qu'elle passait devant notre rangée de chaises, ses beaux yeux ennuyés rencontraient ceux d'Albéric. Il était clair qu'elle s'acquittait de son rôle avec une nonchalance calculée, et que si tant de fois on lui signalait des personnes oubliées par elle, elle les avait oubliées pour se ménager l'occasion de repasser près d'Albéric. Il était non moins évident que, ni d'une part ni de l'autre, les parents n'étaient favorables au[Pg 68] mariage des deux amoureux. Moi, qui me souvenais d'amours contrariées, je suivais avec sympathie le manège compliqué, dissimulé, passionné des tendres regards, et je ne pouvais m'empêcher de faire des vœux pour que ce mariage se conclût en dépit des obstacles.

Isabelle avait obtenu que sa sœur ne s'exhibât pas, ce soir, sur le tréteau de music-hall, en travesti. Pipette ne cachait ni son dépit, ni sa fureur au jeune avocat et à sa famille, le zèle austère de son aînée n'étant pour tous qu'un hommage aux mœurs «antiques», disait-on, des Du Toit. Antiques ou non, ma conviction était que les mœurs des Du Toit épargnaient, cette fois du moins, à la jeune Voulasne un divertissement qui lui eût été très défavorable.

Je fus humiliée d'être au milieu des Du Toit lorsqu'on applaudit l'assaut entre le kanguroo et M. Trois Astérisques. Il me semblait que ces Du Toit participaient à ma répugnance pour de telles plaisanteries, et tout mon orgueil de famille se hérissait... Je me souvenais d'avoir entendu, quand j'étais petite, une grande salle comble applaudir mon père; c'était lorsqu'il venait de faire un discours sur les sombres devoirs qui incombaient à la jeunesse, après la guerre, et deux hommes le soulevaient pour le mettre debout, parce que sa jambe fracassée par une balle était encore dans un appareil... Mon Dieu! on ne peut pas exiger que l'on n'applaudisse que les[Pg 69] invalides glorieux ou les orateurs; mais ce rapprochement, entre les deux hommes qui me tenaient de plus près, mon mari et mon père, s'imposait par hasard à moi, malencontreusement...

On m'accabla de compliments sous le prétexte que mon mari avait eu «le plus joli succès». Personne n'était moins fier que moi du succès remporté par mon mari, et rien ne pouvait m'être plus désagréable, pour une première fois que je me trouvais à Paris dans une réunion assez nombreuse, que d'être remarquée à un pareil titre. J'aurais voulu me cacher sous terre, je me sentais pâlir et verdir de dépit. Pour comble de disgrâce, d'autres personnes m'entendant complimenter s'écrièrent alentour: «Comment! cette charmante jeune femme est madame Achille Serpe!...» et demandèrent à m'être présentées et me félicitèrent de plus belle. J'étais cousine des Voulasne, on ne me le laissait point oublier; de plus, mon mari avait un pied sur leur scène, et l'on me faisait sentir toute la responsabilité que j'endossais du présent spectacle.

—Et vous, madame, comment se fait-il que vous n'ayez pas accepté un rôle?... Ah! je parie que c'est la timidité qui vous retient!... Cela vous passera au bout de quelques mois de Paris... D'ailleurs, vous êtes excellente musicienne, m'a-t-on dit: par là, on peut toujours se rendre utile...

—Mais, objecta M. Juillet, le neveu des Du Toit,[Pg 70] qui n'avait point parlé jusqu'ici, on peut avoir le talent de Rubinstein et manquer de ce qu'il faut pour accompagner: «Moi j'cass' des noisettes!...»

Ah! ah! il avait la dent un peu dure, ce M. Juillet; mais si son observation était d'une malignité sournoise envers la maison, elle témoignait une fine intuition de mes sentiments, et j'en fus frappée.

J'aurais bien voulu répondre quelque chose qui montrât à ce jeune homme que j'avais compris, que je lui savais gré de me deviner un peu; mais ce que je cherchais, je le trouvai un quart d'heure après. En attendant, je me contentai de rougir comme une sotte.

Aussitôt, mécontente de moi, voilà que je me retourne tout entière contre moi-même, et que je me reproche de manquer de complaisance pour les plaisirs de la maison Voulasne, et de n'être, moi, qu'une orgueilleuse gonflée de prétention. Que je me sentais mal à l'aise! Le spectacle auquel je venais d'assister m'attristait malgré moi, et parce que toute l'âme que l'on m'avait faite se révoltait contre de si piètres distractions; mais dédaigner ces puérilités, mépriser ce qui faisait l'agrément de bonnes gens sans malice, n'était-ce pas manquer de charité, de goût même, et peut-être d'intelligence?

Mon mari, ayant ôté son faux nez et quitté les coulisses, vint me rejoindre au moment où je subissais cette crise au milieu d'un cercle d'adulateurs. Les[Pg 71] exclamations éclatèrent de nouveau et les félicitations recommencèrent.

Je croyais qu'il allait en rire et se moquer tout le premier du rôle qu'il avait joué, mais il recevait les compliments avec son sérieux ordinaire, et il se rengorgeait! Il ne douta pas un instant que, si j'avais eu,—et de concert avec lui,—des appréhensions touchant cette soirée, elles ne fussent évanouies, dissipées comme les siennes, par la magie d'un seul mot prononcé, mais du mot fatidique à Paris: le succès.

Je dus faire porter mes compliments, moi aussi, aux cousins Voulasne qui étouffaient sous une masse humaine claquant des mains, hurlant comme un peuple en délire. Ils partageaient le succès, mais le gros succès, eux, avec deux jeunes femmes, madame Kulm et madame de Lestaffet, que le coiffeur de l'Opéra,—s'il vous plaît!—avait grimées, mais à les égaler aux originaux, l'une en Grille-d'Égout et l'autre en La Goulue,—deux «chahuteuses» alors célèbres sur la Butte,—et qui avaient pris part, en face de M. Chauffin en «Valentin-le-Désossé», à un quadrille dit excentrique, digne, en vérité, de ceux que nous n'avions pas manqué d'aller voir, le mois précédent, à l'Élysée-Montmartre et même au Moulin de la Galette.

Il y avait peut-être une certaine rivalité entre madame de Lestaffet et madame Kulm, parce qu'on prétendait que La Goulue était plus jolie que Grille-d'Égout,[Pg 72] mais cette vétille mise à part, je n'ai jamais vu, non, de ma vie je n'ai vu des êtres humains aussi parfaitement heureux, des gens donnant mieux l'apparence d'avoir accompli ce pourquoi ils étaient créés et mis au monde, et plus satisfaits et plus fiers de leur acte, plus dépourvus d'arrière-pensées, plus incapables de soupçonner qu'il pût y avoir action supérieure à la leur, que mesdames Kulm et de Lestaffet pour avoir dansé le quadrille propre aux filles de Montmartre, et que mes cousins Voulasne et leur ami Chauffin, pour s'être crus un instant confondus avec la grosse Dédé, le kanguroo boxeur ou Valentin-le-Désossé...

Le monde, évidemment, était nouveau pour moi, et l'on jugera ma stupeur bien naïve, mais rien, jusqu'à présent, ne m'avait paru extraordinaire; or, cela me parut extraordinaire. Je n'avais jamais assisté, en province, qu'à des réunions ayant pour but, soit de faire entendre de la musique, soit de favoriser des mariages: je n'avais jamais vu de grandes personnes s'amuser.

Tout l'épanouissement de ma cousine Henriette, on le put mesurer en le voyant s'affaisser comme un ballon crevé, une fleur ébouillantée, lorsque la famille Du Toit vint faire ses politesses. Henriette n'aimait pas les Du Toit qui lui représentaient des empêcheurs de danser en rond, mais aujourd'hui elle ne leur pardonnait pas d'avoir empêché Pipette de figurer sur le[Pg 73] tréteau. Comment les Voulasne avaient-ils laissé se développer chez leur fille un amour qui menaçait de les river à jamais aux Du Toit? Mais, parce que les Voulasne, innocents comme des enfants, dans leurs plaisirs, «ne voyaient jamais de mal nulle part». Que de fois, depuis lors, ai-je entendu à propos des Voulasne répéter cette expression: «Ils ne voient jamais de mal nulle part!» Ils prenaient leurs ébats, toléraient que chacun prît les siens, sans en venir à croire que prendre ses ébats pût entraîner des conséquences sérieuses. Mais le sérieux naît sous les pas les plus légers, et la fille aînée des Voulasne était touchée par un amour avec lequel on ne badine point.

Isabelle aimait Albéric Du Toit; et depuis qu'elle avait pris en dédain les divertissements de la maison, elle manifestait une antipathie toute neuve pour M. Chauffin, l'organisateur des plaisirs, qui l'avait amusée jusqu'alors; elle affectait une tenue réservée, de graves pensers, un penchant pour «la grande musique», un vif mépris pour toute scène qui n'était point celle de la Comédie-Française. Elle s'assimilait par amour tout ce qu'elle connaissait des Du Toit, moins leur savoir-vivre, leur discrétion: et elle les compromettait et les rendait haïssables en agitant le drapeau de leurs opinions, qu'ils ne déployaient point eux-mêmes, et en dessinant la caricature de ce qu'ils auraient pu être s'ils n'avaient été, en réalité, de charmantes gens sans prétention, sans[Pg 74] exigences, mais d'une vie opposée bout pour bout à celle que menaient les Voulasne.

Vu mon mariage tout récent, je ne devais point être séparée de mon mari au souper; mais, comme on se plaçait librement, nous fûmes environnés par les Du Toit, qui décidément s'intéressaient à moi. Ah!... ma réputation!

M. Juillet avait offert le bras à Isabelle, mais le cher Albéric n'était pas loin. La jolie amoureuse, de qui je n'avais vu jusqu'ici que la moue, se montra pour moi pleine de prévenances. Je goûtai beaucoup la conversation de M. Du Toit, où il y avait de la solidité, de l'expérience, une disposition à s'élever au-dessus des menus faits qu'on raconte. De toutes les personnes que j'avais vues jusqu'ici à Paris, c'était lui qui me rappelait le plus mon grand-père, quand il avait à qui parler. M. Juillet, plus concentré, était un jeune agrégé qui sortait de l'École normale; il y avait de l'amertume en lui et je ne sais quel sombre feu; était-il rongé d'une inquiétude mortelle? relevait-il de quelque blessure? on se le fût demandé; avec cela une certaine finesse rieuse allant jusqu'à la folâtrerie tout à coup, pour s'enfoncer, l'instant d'après, et plus volontiers, dans les profondeurs. On lui prêtait de l'ironie, ce qui lui faisait beaucoup de tort. Il avait parfois des mots cinglants, c'est certain; mais il en avait aussi d'autres qui le rendaient agréable.

[Pg 75]

Le souper fut pour moi la meilleure partie de la soirée, et il eut été presque un plaisir, si je n'eusse senti que mon mari était sur les épines parce que nous étions là groupés avec les Du Toit qui, dans la maison, se trouvaient momentanément en disgrâce. Aussi s'efforçait-il, autant que possible, de lancer quelques mots par-dessus la tête des Du Toit, afin de prouver qu'il ne s'enfermait point dans leur compagnie, des mots que l'on pût même interpréter comme une demande de secours; et on lui en envoyait en retour qui produisaient un effet baroque par leur réalisme concret au milieu des propos déliés, érudits, moraux ou spirituels de M. Du Toit ou de M. Juillet. Je me souviens par exemple que la conversation, autour de nous, roulant sur ce sujet: «Quel est le plus précieux des biens?» et quelqu'un ayant dit: «L'espérance», M. Juillet nous citait le texte d'une bien belle inscription latine, recueillie par lui sur une dalle d'église: «Hic, in diem resurrectionis reservantur animae...» c'est-à-dire: «Ici sont réservées, pour le jour de la résurrection, les âmes d'un tel... etc.» et il nous faisait frissonner en nous soulignant la grandeur de cette expression qui tue l'horreur de la mort en nous imprégnant de la certitude d'un jour à venir, lorsqu'un mot, qui mettait en liesse la table voisine, dévasta comme une trombe la sereine image qui nous charmait. Il s'agissait d'un trou au maillot de madame de Lestaffet; il y avait eu,[Pg 76] paraît-il, un trou au maillot de madame de Lestaffet; quelques témoins le décelaient; madame de Lestaffet l'avouait; et M. Chauffin improvisait déjà un couplet pour la revue prochaine, sur le trou au maillot de madame de Lestaffet. Cela ne prouve ni qu'il fût mauvais de s'égayer du trou au maillot de madame de Lestaffet, ni qu'il n'y ait place légitime pour des plaisirs différents de celui qu'on éprouve à déchiffrer de belles épitaphes! Mais ce choc demeura pour moi inoubliable parce que, m'étant tournée vers mon mari pour lui dire: «Est-ce beau, ces âmes qui ne sont point considérées comme mortes, mais comme mises de côté, provisoirement, dans l'attente d'un grand jour!... Et quel langage!...» Je vis que si mon mari jugeait le «trou au maillot» d'un goût médiocre, il n'avait pourtant aucunement compris la sublimité du langage chrétien...

Toute troublée encore de ce petit incident, je me tenais tapie, silencieuse, un peu fatiguée, dans le coin du fiacre qui nous ramenait rue de Courcelles. Mon mari me dit:

—Eh bien! c'était, ma foi, très réussi...

—Certainement.

—Vous êtes-vous amusée, au moins?

—Les Du Toit ne m'ont pas déplu...

—Ah!... les Du Toit, dit-il.

Puis il réfléchit un moment pour ajouter:

—Ils sont un peu ternes...

[Pg 77]

—Je ne trouve pas. Ce sont des gens qui savent beaucoup de choses, qui pensent à quelque chose; ils ont des idées, des sentiments...

—Ce sont de belles âmes! dit mon mari.

Je fus bien choquée; mon cœur palpitait; une force vive en moi se révoltait. Je demandai avec un certain effarement:

—Il est donc ridicule d'avoir une belle âme?

Il me dit, avec hésitation, parce qu'il était toujours très embarrassé pour exprimer des sujets d'ordre moral:

—C'est une question de milieu... Chez les Voulasne...

—Eh bien! fis-je un peu vivement, chez les Voulasne, est-ce que vous croyez que moi-même j'aie l'âme de madame de Lestaffet, ou de madame Kulm, ou de monsieur Chauffin?... est-ce que vous seriez satisfait que l'on fît des couplets sur le maillot de votre femme?... sur son maillot crevé?...

—J'en mourrais de honte! dit-il, ah! pour cela non, cela n'est pas dans mon caractère!...

Je voyais qu'il était sincère et que cette idée le faisait bondir. C'était une de celles auxquelles il devait toujours être le plus sensible: il n'eût jamais supporté que la tenue de sa femme fût prise en défaut.

—Madame Kulm, repris-je, madame de Lestaffet, voilà donc le genre de femmes qui s'harmonise au milieu Voulasne?...

[Pg 78]

Il était très ennuyé de l'effort que je lui demandais pour raisonner là-dessus. Il n'était pas accoutumé à cela; il n'y avait jamais songé. Il me dit simplement:

—La plupart des hommes que vous avez vus là, ce sont des hommes qui ont travaillé tout le jour: ils demandent à se distraire...

A mon tour de ne savoir que dire. Mais je pensais à mon père, autrefois, qui avait aussi travaillé tout le jour, préparé ou prononcé de grandes plaidoiries, présidé des conseils d'administration, ou composé tout un journal, et qui, le soir, ne songeait à se distraire que par de si belles causeries avec son beau-père, grand travailleur lui-même, ou avec ces messieurs de la ville, dont la distraction, à eux, était de l'entendre parler ou lire, et lire uniquement les plus beaux livres. Ah! il ne s'agissait pas de gaudrioles avec lui, et pourtant il savait rire et savait faire rire!... Enfin, je pensais à ce M. Du Toit qui devait avoir de même beaucoup à travailler, et à ce M. Juillet, agrégé, et qui venait de passer sa thèse de doctorat... Je les citai à mon mari comme exemples de gens très occupés, et qui devaient certainement exiger un choix dans leurs distractions.

—Monsieur Du Toit, passe encore!... Quant au neveu, pédanterie à part, il est pareil à beaucoup, je suppose...

Cela me fit mal, d'entendre parler ainsi d'un[Pg 79] homme dont la qualité d'esprit m'avait tenue durant une heure en haleine. Je l'avais vu cultivé et grave, ce M. Juillet, sans le trouver pédant; et je l'avais entendu rire et presque gaminer avec Pipette, par exemple. J'eus le très grand tort de dire:

—Enfin, vos Voulasne, ils sont très gentils, oui, mais voilà presque deux mois que nous les fréquentons, et deux ou trois fois par semaine, n'est-ce pas? Eh bien! je n'ai pas entendu encore, ni d'eux ni de leur entourage, un seul mot qui les place au-dessus... mettons: de votre homme de peine, qui fréquente lui aussi, le dimanche, les cafés-concerts, les mêmes ou peu s'en faut, et chantonne pour ma femme de chambre, en frottant le parquet, les mêmes insanités dont vos cousins et leurs amis se délectent!...

Nous atteignions la maison; mon mari descendit de voiture, m'aida à mettre pied à terre et ne m'adressa pas la parole dans l'escalier. Une fois dans l'appartement, et le verrou tiré, il me dit:

—Madeleine, je serais désolé que vous vous abandonniez à un sentiment d'aigreur contre un genre de vie qui vous déconcerte, je n'en suis pas trop étonné; mais tout doit vous déconcerter un peu, parce que vous arrivez de Chinon, ne l'oublions pas. Patientez, que diable!...

Ma grand'mère m'avait fait jurer solennellement de ne jamais laisser la moindre difficulté entre mon[Pg 80] futur mari et moi se traduire par des paroles. Elle m'avait dit: «Des sujets de mécontentement, mon enfant, il en naît, c'est inévitable, et dans les ménages les plus unis; mais évite à tout prix qu'ils soient confirmés par des paroles: tant que rien n'a été dit, tout peut être oublié; mais les mots prononcés, ce sont des marques au fer rouge.»

Peut-être en avais-je trop dit déjà! car les paroles que mon mari répondait à ma plainte faisaient l'effet, sur mon épiderme, d'un fer déjà bien chaud!... C'était une leçon adressée à mon inexpérience, un avertissement pour l'avenir, et, sur un ton volontairement modéré, une sommation de ne franchir sous aucun prétexte certaine borne. La maison des Voulasne, c'était notre fonds.

Ah! si je n'avais pas été dressée, comme je l'ai été, par ma famille et mon couvent, ma vie conjugale était de ce jour-là flambée! On me dira, et il n'a pas manqué de gens pour me dire: «Mais si vous n'aviez pas subi l'éducation qui fut la vôtre, peut-être vous fussiez-vous beaucoup plu chez les Voulasne?...» Ah! bien, alors je ne regrette pas mon éducation et ses conséquences.


[Pg 81]

V

Le dimanche, mon mari, pour m'être agréable, m'accompagnait à la messe de la petite église Saint-François-de-Sales, à quatre pas de chez nous: on n'avait pour ainsi dire qu'à traverser le Parc Monceau. J'avais gardé du couvent un goût particulier pour la messe matinale: elle ne ressemble pas aux autres; elle est plus intime et plus simple; beaucoup de femmes y communient; enfin, j'ai toujours eu l'impression qu'on s'y retrouve plus sûrement entre vrais chrétiens. Mais mon mari avait eu, lui, de tout temps, l'habitude de faire la grasse matinée le dimanche. Je m'aperçus promptement qu'il lui en coûtait beaucoup de ne pouvoir demeurer au lit, à sa guise, au moins un jour par semaine, et je n'eus pas le courage de lui imposer ce sacrifice plus longtemps. Ce n'était[Pg 82] que prévenir un retour à ses vieilles coutumes, qui se serait effectué sans que j'y misse la main, mais en proposant moi-même à mon mari de nous contenter de la messe de midi, je m'épargnai la disgrâce d'être abandonnée, toute seule, un prochain dimanche, à celle du matin. Nous prîmes donc l'habitude de n'aller qu'à la messe de midi, c'est-à-dire à une réunion de gens distraits, pressés de déjeuner, ou de courir aux matinées, et qui semblent faire au bon Dieu une suprême concession: on sent que de tous leurs devoirs religieux, ce bout de messe-là est le dernier. Je me moquais de ces catholiques négligents, dans les débuts; peu à peu, comme les autres, je m'accommodai très bien de cette formalité réduite pendant laquelle ma pensée n'avait ni le loisir ni même le désir de descendre jusqu'à cet arrière-fonds de nous-mêmes où le sens religieux se retrouve. Ma piété, naturellement, diminua. Quelquefois, pendant cette messe de midi, mes souvenirs d'enfance, de pension, de jeune fille affluaient, et liés tout à coup au présent, me donnaient de la vie une image si incohérente que j'en étais étourdie: une si grande part faite à Dieu au commencement de la vie, une si misérable portion dès que la vie semble avoir adopté son sens définitif!...

Il m'arriva, avec ce régime de la messe de midi, où le prêtre ne nous dit pas un mot, d'oublier les Quatre-Temps, les Vigiles; de grandes fêtes se présentaient,[Pg 83] nous surprenaient, sans qu'on leur fît plus d'honneur qu'à un dimanche. Un jour, en m'apercevant d'un pareil oubli, je dis à mon mari:

—Eh bien! vous qui vous félicitiez d'avoir épousé une femme dévote!...

Ah! mais, c'est qu'il ne trouva pas du tout cela drôle! Oui, certes, il avait entendu épouser une femme dévote! Sans doute, il ne fallait pas que cette dévotion l'incommodât ni se fît remarquer; mais bien plus encore il redoutait qu'elle diminuât jusqu'à menacer de s'éteindre. Ce qu'il fallait, c'était que ma religion me permît de figurer au dehors comme les femmes qui n'ont point de religion, mais qu'au dedans elle conservât toute sa chaleur avec ses avantages. Pour Noël, il me fit cadeau de quatre jolis volumes admirablement reliés en maroquin; c'étaient les Sermons choisis de Bossuet, de Bourdaloue et de Massillon, et les petits traités de morale de Nicole.

Il fut le premier à m'engager à revoir une ancienne compagne de couvent que j'avais rencontrée dès mon arrivée à Paris, chez une couturière de la rue Tronchet. Elle s'appelait autrefois Charlotte Le Rouleau, et elle avait épousé un M. de Clamarion. Elle habitait rue Monsieur, sur la rive gauche, comme les Du Toit.

Lorsque, entre autres confidences de jeunes femmes, je racontai à madame de Clamarion la vie que j'avais menée depuis mon mariage, en compagnie de mes[Pg 84] cousins Voulasne, elle en fut épouvantée; elle me tint pour tombée vivante dans l'Enfer; elle ne connaissait, quant à elle, rien de pareil. Moi qui avais cru, naïvement, que l'on menait toutes les jeunes mariées dans les cabarets montmartrois!... Son mari, grâce à Dieu, disait-elle, lui avait épargné les mauvaises connaissances; elle fréquentait un monde «exquis», affirma-t-elle, confiné dans le vieux faubourg et qui entretenait peu de communication avec «la population interlope de l'autre rive». Je me sentais toute honteuse d'habiter près du Parc Monceau. La description que Charlotte me faisait de son monde, si calme, si hostile à l'esbrouffe américaine qui déjà nous envahissait, si conservateur des bonnes manières françaises, m'attendrissait. Je lui demandai ce que faisait son mari. Elle eut presque l'air froissé: «Oh! mais, rien!» dit-elle. Il chassait une partie de l'année; il tirait aux pigeons; il avait son cercle. La fortune, selon toute apparence, devait être des plus ordinaires, mais on espérait en l'héritage d'une certaine tante; et les parents Le Rouleau, je le savais, étaient riches.

Charlotte était désolée de ne point me faire embrasser son bébé, que l'on promenait aux Tuileries. Elle me montra des quantités de photographies d'un marmot joufflu, à six mois, à un an, à dix-huit mois; puis celle du papa, un blondin frisé, de figure [Pg 85]quelconque, en brigadier au 2e cuirassiers, puis épaulant à Monte-Carlo, puis à cheval dans une allée du Bois.

—Je suis bien contente, ma petite Charlotte, de vous trouver heureuse!

Tout à coup, Charlotte me passe un bras autour du cou, m'embrasse et se met à pleurer:

—Ma pauvre Madeleine! me dit-elle, mon mari ne m'aime pas!...

—Comment! est-ce possible?... après trois ans de mariage à peine!...

—Oh! oh! dit-elle, les années n'y font rien, allez... Il a une maîtresse... Oh!... il l'avait déjà avant la naissance de mon petit... Vous voyez!...

A mon tour d'être abasourdie et de m'indigner:

—Il y a à Paris de ces créatures!...

Je m'étais fait, depuis que je courais les petits théâtres, une idée à moi des femmes qui me semblaient destinées à détourner nos maris.

—Oh! m'interrompit Charlotte, ce n'est pas ce que vous croyez, c'est la comtesse de P..., une femme du meilleur monde, âgée quarante-cinq ans, maigre et laide, une amie intime de ma belle-mère, presque de son temps, d'ailleurs, et que je suis obligée de recevoir ici!...

—Est-il possible?

—Oui, dit-elle simplement, d'un certain ton d'aînée qui signifiait, je crois: «Vous verrez que c'est possible!»...

[Pg 86]

Mon instinct se révoltait; sans prononcer une parole, j'eus un mouvement que Charlotte devina, parce que nous avions longtemps vécu ensemble, et qui voulait dire: «Mais il n'y a donc pas moyen de se révolter contre cette situation?»

Elle me dit:

—Mes larmoiements, mes récriminations, si vous saviez comme ces hommes-là ont une façon de vous en faire comprendre le ridicule... et la vanité! Quand cela m'a soulevé le cœur par trop fort d'être contrainte à voir ici cette pimbêche, j'ai cru pouvoir m'en ouvrir à ma belle-mère; mais ma belle-mère m'a fait signe de ne pas continuer et elle m'a dit en propres termes: «Dans notre famille, ma chère enfant, l'usage est de fermer les yeux, de se taire et d'élever nos enfants de notre mieux...» L'usage... Ce mot-là vous rabat le caquet, je vous prie de le croire, quand on n'est, comme moi, qu'une petite bourgeoise...

Pauvre Charlotte!... Trois ans auparavant, nous étions sur le même banc, au Sacré-Cœur, ignorantes et prêtes à tout. Mais elle avait un demi-million de dot, et moi rien; et voilà les destins différents qui s'emparent de nous en s'appuyant sur ces chiffres! Elle a fait, elle, le mariage qui comblait certainement tous ses vœux: joli garçon, beau nom, noble faubourg! Et la voilà qui, pour les quinze ou vingt mille francs de rentes qu'elle apporte à une famille appauvrie,[Pg 87] a acquis tout juste le droit de servir chez une madame de Clamarion, rue Monsieur! Je ne me trouvai pas, par comparaison, si à plaindre.

Je fis à mon mari le récit de ma visite. Il montra beaucoup d'intérêt pour le cas de mon amie, et il dit:

—Voilà des femmes admirables!

J'espérais revoir Charlotte qui avait paru trouver un soulagement à se confier à moi. Elle vint, longtemps après ma visite, déposer une carte chez mon concierge, et quand j'essayai par deux fois de la revoir chez elle, il me fut répondu qu'elle était sortie. Nous n'étions pas du même monde. Ceci était si vrai que, de moi-même, sans songer à Charlotte, je quittai, peu après, sa couturière. J'ai rencontré madame de Clamarion, des années plus tard, à une vente de charité. Elle me parla très gentiment. Je la complimentai parce que je voyais souvent son nom, dans les journaux, à la tête d'une quantité d'œuvres où elle payait, c'était probable, plus de sa personne que de sa bourse. Elle me parut, en effet, complètement absorbée par cette besogne et par son fils unique; elle était mise sans aucune recherche, comme une femme qui a oublié son sexe. C'était une résignée et elle semblait avoir trouvé la paix, même un bonheur.

Je me doutais bien que mon mari souhaitait me voir fréquenter quelques-unes de ces femmes jugées par lui «admirables». Il le souhaitait parce qu'il[Pg 88] comprenait que je trouverais peut-être près d'elles l'agrément qui me manquait ailleurs, et il le souhaitait parce qu'il tenait avant toute chose à ce que je ne m'écarte point du type de femme qu'il avait voulu en moi. C'étaient des femmes qui ne l'amusaient pas, mais qu'il jugeait indispensables à la maison. Malheureusement, il en connaissait peu. Madame de Clamarion, c'en était une qui nous échappait. Je pensais, moi, toujours aux Du Toit, qui m'avaient fait les avances les plus caractérisées; mais il y avait interdit sur les Du Toit, au moins aussi longtemps que leur conflit avec les Voulasne n'aurait pas reçu de solution.


[Pg 89]

VI

—Mais, dis-je un jour, en souriant, à mon mari, je m'aperçois que vous n'avez que de mauvaises fréquentations!...

Je ne voulais pas dire qu'il ne voyait qu'un monde inavouable, mais que, étant célibataire, il n'avait pas songé à se ménager les gens qu'on aime, une fois marié, à réunir à sa table. Et c'est un choix qu'il n'est pas si aisé d'improviser.

Voyait-il l'entourage de sa mère et de sa sœur? Et quel était, d'ailleurs, cet entourage? Impossible de le faire parler là-dessus; ce voile tendu sur son passé ne me fut découvert que par lambeaux qui tombèrent d'année en année. Les amis des Voulasne, voilà quels étaient ses amis. Eh bien! les allait-il renier, ou se disposait-il à me les faire adopter? Le loisir nous[Pg 90] manquait déjà pour méditer ou discuter ensemble cette question, car, sans plus tarder, les amis des Voulasne nous priaient à dîner.

La plupart de ces messieurs étaient des industriels, des fabricants; il y avait un parfumeur, un chemisier, quelques gens de bourse, un commissaire-priseur, et parmi les intimes des Voulasne, des oisifs tout simplement. Leur éducation, en général, avait été rudimentaire; ils étaient à peu près illettrés, informés tout au plus des livres qui faisaient scandale, et n'ayant lu, d'un bout à l'autre, que les gauloiseries d'Armand Silvestre. Mais, comme tout Paris, ils connaissaient le théâtre. Ils me faisaient, à moi, l'effet d'êtres mal équarris, mais ils étaient pleins d'une grosse vie, d'un fort appétit, et leur audace était sans bornes. Leurs femmes étaient ou élégantes, et alors tout toilettes, ou franchement sacrifiées, réduites à néant, telle la pauvre madame Grajat, pour qui j'éprouvais une pitié profonde à cause de la vie désordonnée de son mari et de la misérable mine qu'elle faisait au milieu des papotages sur les couturiers, les courses, les coulisses, et toutes les sortes d'histoires amoureuses.

Grajat avait été un des témoins de mon mari lors du mariage; il était un de ses plus vieux amis, son «grand confrère». Grajat était un homme d'une cinquantaine d'années, mais d'aspect encore jeune, très robuste, grand, bel homme, avec des cheveux gris[Pg 91] épais et drus comme un poil de brosse, des yeux d'un bleu céleste, angéliques, inquiétants, l'encolure d'un taureau, des mains de terrassier. Officier de la Légion d'honneur, inspecteur des travaux de la Ville, une fortune faite, il avait de l'argent dans cinq ou six théâtres, et une liaison affichée avec une artiste du Palais-Royal. Il était un adjudicataire important des travaux de l'Exposition universelle qui se préparait, et il avait procuré à mon mari quelques reconstitutions historiques, qui devaient, affirmait Grajat, surtout en ma présence, lui rapporter sinon de gros bénéfices,—car je ne sais quelle combinaison lui barrait le Pactole,—du moins beaucoup d'honneur, et la croix.

Il venait dîner à la maison une fois par semaine. Mon mari invitait avec Grajat quelques-uns de ses anciens camarades. Nous ne pouvions guère être plus de quatre ou cinq à table, car notre salle à manger était celle d'un ménage de poupée, et je n'avais, pour servir, qu'une petite femme de chambre, à la grande humiliation du maître de maison qui, plus que la croix, peut-être, ambitionnait les moyens d'avoir un domestique en livrée.

Entre ces messieurs, il n'était question, dans ce temps-là, quand ce n'était pas du général Boulanger, que de l'Exposition universelle. Il était question de l'Exposition universelle, non pas à un point de vue général, au point de vue du pays, par exemple, ou des sciences, ou des arts, ni même de l'architecture,[Pg 92] mais au point de vue des affaires personnelles de tel et tel d'entre eux, en concurrence ou en conflit avec tel ou tel autre, et cela tout le temps du moins que la réunion était dominée par la personne considérable de Grajat. Il est vrai que si la personne considérable de Grajat n'était plus là, elle laissait une trace indélébile sur laquelle tous marchaient à la queue-leu-leu, suivant comme une piste la direction de l'aîné qui avait, en toutes ses entreprises, réussi.

Leur langage m'étonna longtemps par le contraste qu'il offrait avec celui des hommes que j'avais écoutés autour de ma famille. Ni mon grand-père ni mon père n'agissaient en vue de gagner de l'argent; ils avaient une profession dont ils s'acquittaient presque religieusement, en sachant se contenter de ce qu'elle rapportait; et leur esprit était tourné de telle sorte que l'intérêt national, général, ou l'intérêt moral, occupât en toutes circonstances le premier plan.

Grajat était «un entrepreneur»; son souci se bornait à exécuter des opérations fructueuses. Toute considération d'un ordre plus élevé eût entravé son élan. C'était un homme utile, indispensable peut-être, et tous ces messieurs, ses amis, qui se trouvaient autour de lui, à ma table, étaient aussi des hommes utiles, indispensables peut-être, à sa suite, et des hommes dont il serait un peu présomptueux à moi de dédaigner le rôle; mais aucun de ces messieurs, autour de Grajat, n'a jamais dit un mot qui[Pg 93] pût me laisser seulement soupçonner qu'il pensait à rien hormis à ses honoraires, à ses affaires, et, pour moi, fille et petite-fille d'hommes voués à la vie morale, étaient et devaient demeurer, en dépit de ces amis de mon mari, entachés d'infériorité.

Nous retrouvions le même état d'esprit chez les Kulm, chez les Lestaffet, chez les Baillé-Calixte, d'autres amis encore des Voulasne, mais avec cette différence que les femmes, dans ces maisons, tenant une grande place et prétendant à l'élégance, chacun s'y efforçait aux belles manières, s'y parait de son mieux, on pourrait dire: s'y endimanchait tous les jours; avec cette différence aussi que, ces maisons étant opulentes, attiraient une clientèle nombreuse où les débris d'une société ancienne et plus polie se mêlaient, quêtant des emplois lucratifs, chantant, dansant, faisant mille pitreries, allant jusqu'à aimer pour obtenir une bouchée de pain.

Madame de Lestaffet d'origine slave, avait conservé, de ce premier chapitre, incertain, de sa biographie, un accent léger qui charmait dans sa bouche. Elle avait une physionomie peu expressive, mais sa grâce de bel animal était encore très puissante sur les hommes. Madame Kulm appartenait à une honorable famille parisienne; elle avait eu, jeune fille, une aventure beaucoup trop retentissante. Elle montrait une figure chiffonnée, un nez de trottin, des dents de souris, des yeux de gavroche crevant de malice.[Pg 94] Ces messieurs se racontaient avec stupeur ses audaces. Elle avait le goût vulgaire et s'en flattait. «Avec elle, disaient ces messieurs, à la bonne heure, on est à l'aise!»

Quant à madame Baillé-Calixte, née Calixte, elle était fille d'un restaurateur connu. C'était une femme très instruite, la plus intelligente et de beaucoup, dans ces réunions. Elle avait pour son mari, et pour la situation de son mari, qu'elle confondait avec lui, un dévouement sans limites. Toutes ses inclinations, on le voyait,—on le voyait trop, dans ce monde-là,—étaient pour la vie bourgeoise la plus traditionnelle et conventionnelle, mais, une fois admis le principe qu'une femme peut servir son mari et la situation de son mari, elle ne concevait plus aucun discernement, aucun choix dans les moyens d'atteindre cette fin. Elle adoptait cette société non par penchant mais par vertu; elle l'adoptait de propos délibéré, et elle en adoptait tous les rites, ayant la terreur d'y être suspecte, d'y paraître déplacée. Son mari venait de donner toute l'ampleur d'une industrie à la fabrication des bicyclettes, il avait une foi d'apôtre dans le succès prochain des moyens mécaniques de locomotion. Madame Baillé-Calixte suivait son mari, et «travaillait» avec son mari, dans les milieux où celui-ci trouvait des hommes, des capitaux, et tout un public neuf, pour seconder ses entreprises. Madame Baillé-Calixte, excellente mère de famille, qui avait été la nourrice[Pg 95] de ses quatre enfants, qui élevait ses filles avec un soin et des scrupules inouïs, adoptait le ton de madame Kulm et de madame de Lestaffet, se laissait dire des choses «colossales», et parfaitement serrer de près par les jeunes gens, dans l'angoisse qu'on l'accusât d'avoir des mœurs rétrogrades, enfin professait avec une éloquence de brevet supérieur ces théories anarchistes et cette philosophie de courtisanes, qui commençaient à s'insinuer à cette époque parmi nous.

Les Voulasne, eux, eux seuls, en tout cela, s'amusaient franchement et s'amusaient en toute innocence. Pour eux, point de soucis d'affaires, nulle ambition, pas davantage de coquetterie, de flirts, ni de vice non plus à satisfaire. Cousins entre eux, ils avaient joué l'un avec l'autre depuis l'enfance. C'étaient des gens, lui comme elle, dont les parents avaient, de longue date, amassé une fortune par le vieux procédé français du bas de laine, sans laisser soupçonner autour d'eux qu'ils pussent être autres que de petits rentiers vivant convenablement, rue de Turenne, dans le vieux quartier du Marais, sur un budget annuel qui ne dépassait pas dix mille francs. Et ils fussent demeurés là, toute leur vie, c'est probable, sans relations que quelques vieux amis de famille, dont étaient les Du Toit, si M. Chauffin ne leur eût démontré un beau jour, de connivence avec Grajat, qu'ils pourraient être logés dans un hôtel, et dans le plus riche quartier futur de Paris, tout en faisant une magnifique[Pg 96] opération, le prix du terrain devant tripler en dix ans, et l'hôtel, tout construit, à demi meublé, étant laissé par-dessus compte. Aussitôt transplantés, installés et guidés par Chauffin ami des plaisirs, ces bonnes gens avaient ouvert les yeux à la vie comme des enfants à leur premier voyage. Changé le quartier, changée l'habitation, changés les témoins ordinaires de leur petite existence, et, surtout, décédés les derniers parents ascendants, il n'avait pas fallu plus de cinq ou six ans pour que le ménage adoptât le train de vie qui aujourd'hui était le sien. Tous deux, d'un naturel enjoué, heureux, un peu puéril, avaient lâché leurs anciens jeux, comme un gamin qu'on met dans une pension nouvelle, et ils appartenaient dorénavant à qui saurait leur indiquer de nouvelles façons de se divertir. Plus que personne, ils étaient disposés à se laisser éblouir par tout ce qui prenait un air de fête; et, sans profession, sans soucis, ils se croyaient, eux, perpétuellement à la fête, rien qu'à la fête, tout entiers à la fête. Ah! que leur façon d'y prendre part et de n'en voir, en bon public, que la face agréable et bonne, était touchante! Je commençais à leur rendre justice. C'étaient vraiment d'excellentes gens.

Lors d'un certain dîner chez les Kulm, on vit pour la première fois, je m'en souviens, une ombre ternir le front des excellents Voulasne. Et la chose était si insolite qu'elle ne put passer inaperçue de personne. Nous en savions la cause; d'autres la devinèrent.[Pg 97] Leur fille, Isabelle, contrariée dans son amour pour Albéric Du Toit, menaçait de faire une maladie, sinon pis. Elle refusait de boire et de manger; refusait réunions, parties de plaisir; refusait de s'habiller; refusait même de quitter le lit; elle faisait grève. Les parents, dénués totalement d'autorité, n'ayant jamais accompli un acte de répression, et gâtés par la facilité des relations de parents à enfants tant qu'il ne s'agit entre eux que de plaisirs et tant que les plaisirs sont des jeux, se montraient plus décontenancés que si leur fille se fût compromise. Les bons Voulasne, qui ne croyaient certainement appliquer aucun principe à la vie, étaient en proie à un courroux tout pareil à celui de ma grand'mère Coëffeteau, lorsque je m'étais avisée, moi, d'aimer un jeune homme sans son assentiment: ils obéissaient, comme tout le monde, à de vieilles idées, et entre autres à celle qui veut que l'autorité s'exerce de haut en bas. Cet ordre étant détruit, si près d'eux, ils ne comprenaient plus rien à rien, donnaient leur langue au chat. Henriette hochait la tête, à tout propos, comme si, des jours à venir, pas un ne fût plus fait pour elle; Gustave, morne et boudeur, en voulait à tous de son désagrément domestique, comme un grand gamin qu'il était; et ce qui l'affectait, je crois, davantage, c'était que sa femme avait décidé, pour éloigner Isabelle des Du Toit, de partir pour le Midi, précipitamment, devançant la saison et le groupe d'amis qui servaient à y[Pg 98] tuer le temps en leur compagnie. Il y avait, en outre, en perspective, un «dîner de têtes» chez les Baillé-Calixte, pour le Mardi Gras. Gustave eût consenti à tout mariage d'Isabelle qui lui eût permis, à lui, de ne pas quitter Paris demain et de préparer sa «tête» pour le prochain carnaval. Mais Henriette essayait de lui faire entendre que ce n'était pas un gai dîner qu'il manquerait, une fois uni aux Du Toit, mais dix, mais vingt dîners, car ils étaient gens à vous accommoder subrepticement à l'eau bénite, témoin Isabelle, en quelques mois rendue par eux, même à distance, méconnaissable...

J'étais, quant à moi, fort embarrassée, parce qu'Henriette non seulement m'autorisait à lui parler de son ennui, mais me comblait de ses confidences. Ce mariage n'était pas, évidemment, de ceux qu'on juge tout indiqués, étant donnée la dissemblance des mœurs dans l'une et dans l'autre famille; mais enfin, Isabelle était amoureuse... Je ne pouvais me défendre d'en souhaiter la réalisation, personnellement, puisque les Du Toit me plaisaient et puisque j'eusse donné beaucoup pour que leur influence balançât celle des Kulm, des Lestaffet, et des Grajat et Cie. Mon mari, lui, flattait sans vergogne les désirs de ses cousins. Madame Baillé-Calixte trouva moyen d'être initiée aux chuchoteries. On s'aperçut que les Kulm et les Lestaffet savaient tout. Puisqu'il en était ainsi, pourquoi ne pas tenir franchement conciliabule? Henriette[Pg 99] Voulasne espérait précisément que l'opinion de ces messieurs déciderait son mari à boucler ses malles au plus vite.

A notre grand étonnement, Grajat, le dernier informé, au seul nom des Du Toit, entama, d'emblée, avec la décision foudroyante qui lui était coutumière, la louange du président, de sa femme, de son fils, de toute sa famille. Il ne prenait l'avis de personne, lui; il se moquait de se jeter à la traverse des intentions de monsieur ou de madame Voulasne; il avait, en cela comme en toutes choses, son idée à lui; quelle était-elle? Nous devions le savoir un jour. En tout cas, chacun pouvait remarquer qu'il mettait, à parler des Du Toit, le feu qu'il employait à traiter une affaire. Mon mari le tira par la manche, le pinça, l'attira à part, lui dit en propres termes qu'il contristait gravement ses cousins. Tous les témoins étaient incommodés de cette indécente ingérence dans une discussion de caractère intime et provoquée par une confidence.

Il se produisit dans les esprits un phénomène que j'ai observé maintes fois depuis, chez ce monde qui faisait fi des délicatesses d'épiderme: c'est qu'une opinion violente les pénétrait comme un caillou lancé dans la glaise. La force la plus hostile, pourvu qu'elle fût un peu rude, et bien assénée, s'imposait à eux comme à des êtres stupides. Tous ces gens avaient de la santé, de la vigueur, un élan de vie merveilleux;[Pg 100] ils semblaient très forts; eh bien! leur organisme excellent était d'une insigne lâcheté. Ils capitulaient, faute d'arguments moraux. La balourdise de Grajat, qui avait paru incongrue, par le fait seul qu'elle se maintenait, et sur le ton péremptoire, se gagna des approbateurs. Ah! les grandes capacités de M. Du Toit, son crédit, son influence au Palais, nous furent révélés ce soir-là! Pour certains de ces messieurs, sans cesse à l'affût des puissances, les ressources que pouvait offrir la parenté du président Du Toit étaient d'un effet sûr; mais de cela les Voulasne, seuls, justement, auraient pu se moquer, insouciants, sans besoins, sans affaires, et qui, d'ailleurs, depuis toujours avaient eu à eux les Du Toit. Eh bien! les Voulasne subirent le mouvement que suscitait la volonté brutale de Grajat. Henriette, l'innocente Henriette en était abasourdie tout d'abord; puis, en très peu de temps, si pauvre était sa résistance, qu'on la vit rougissante, humiliée, presque honteuse... Alors, vraiment! tout le monde était d'avis qu'Isabelle fût unie aux Du Toit?... Elle semblait, et son mari comme elle, nous regarder d'en bas, comme font les enfants. Elle et son mari regardèrent de même leur ami Chauffin.

Tout le monde était d'avis qu'Isabelle fût unie aux Du Toit.

Il y avait une pointe de comique dans l'attitude de nos bons cousins. Je ne pus m'empêcher de le faire remarquer à mon mari, aussitôt dans la voiture qui[Pg 101] nous ramenait à la maison. Il fut très étonné. Rire des Voulasne, fût-ce sans malice, mon mari y était d'autant moins disposé qu'il obéissait comme eux à la direction de Grajat. Grajat lui avait beaucoup parlé, en particulier, vers la fin de la soirée. Que lui avait-il pu dire, pour que le mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit fût devenu chez nous comme un commandement de Dieu?

—Grajat?... dis-je à mon mari, Grajat a tout simplement voulu m'être agréable, à moi personnellement, car il savait ma sympathie pour les Du Toit...

Mon mari ne prisa pas non plus cette allusion aux galanteries dont Grajat, en effet, me comblait depuis le jour de mon mariage, mais me comblait avec une liberté, une outrance, qui les rendait bénignes, insignifiantes.

J'aurais voulu qu'on m'accordât que j'avais bien jugé, du premier coup, les Du Toit, puisque, après moi, un homme comme Grajat les déclarait si précieux à posséder parmi ses proches. Ah! bien, ouiche! les raisons qu'avait Grajat de prôner le président du tribunal civil étaient d'une autre qualité!...

En attendant, me voilà d'accord avec Grajat, obligée à tenir Grajat pour un sauveteur, à lui manifester ma reconnaissance, à me montrer son alliée dans une entreprise conforme à mes vœux! Grajat, malgré ses galanteries, se souciait assez peu, je crois, que je lui fisse bonne ou mauvaise figure; on eût même dit que[Pg 102] mon hostilité secrète le piquait favorablement; il me taquinait davantage ou me prodiguait plus de grâces, à sa façon, quand je lui opposais cette froideur glaciale qui me valut de lui le surnom de «Banquise». Lorsqu'il nous emmenait au théâtre, ou nous en ramenait, dans sa voiture, il ne manquait pas de dire: «La voiture de madame la Banquise est avancée», et c'était un mot qui déridait mon mari. Toutefois, comme je me défendais moins de ses loges ou de ses fauteuils depuis que nous menions même campagne, nous allions, grâce à lui, souvent avec lui, au moins deux fois la semaine au théâtre. Je serais mal venue à le regretter, car cela ne m'était ni désagréable, ni inutile, et s'il est vrai que sans son intervention nous serions allés tout de même au théâtre, je n'aurais cependant pas vu le quart des pièces que je connus à cette époque-là, car nous étions très économes.

Il va sans dire qu'un Grajat, même galant, n'allait pas me demander quels spectacles je préférais. Pour mon mari, d'ailleurs, tout coupon était le bienvenu, où qu'il vous donnât le droit d'aller, du moment qu'il était de faveur.

Va donc pour les théâtres auxquels Grajat s'intéresse! Va pour les pitreries qui font le bonheur des Voulasne!...

Et avec cela, mon mari tenait à ne point me laisser perdre le type qu'il aimait en moi, le type de la femme irréprochable, le type de ce qu'on nommait encore,[Pg 103] dans ce temps-là, «la femme comme il faut». Ce n'était pas, chez lui, une exigence de forme tyrannique et qui se traduisît par des paroles précises, mais c'était une exigence plus tenace que celles qui s'expriment; je la sentais fondamentale, instinctive, peut-être même inconsciente.

Avec sa complaisance pour le goût de bouis-bouis des Voulasne, pour les spectacles pimentés de son ami Grajat, se douterait-on de la préférence de mon mari? C'était de voir et de me faire voir, en quelque pièce qu'elle jouât, mademoiselle Bartet, de la Comédie-Française, qui incarnait à ses yeux l'idéale figure de la femme distinguée. Pour aller voir mademoiselle Bartet, il payait ses fauteuils; il l'allait voir sans hésitation, si par hasard Grajat, les Voulasne ou son monde ordinaire lui manquaient. «Que faisons-nous ce soir?... Si nous allions voir jouer Bartet?...» Alors par exemple, je partageais son plaisir. J'aimais autant que lui mademoiselle Bartet; j'aimais à le voir admirer cette femme exquise, et je me disais: «Pour qu'il l'admire, il faut qu'il comprenne ou sente et apprécie tout ce que cette artiste met de profond, de délicat et même de subtil dans le ton de sa voix, dans la réserve de ses attitudes et dans tout ce qu'elle laisse à deviner de son âme pudique et ardente. Celui qui est capable de s'enthousiasmer pour une si totale absence de mauvais goût, quel goût ne doit-il pas avoir? Et celui qui a ce goût-là,[Pg 104] comment ne serait-il pas écœuré de ce que nous voyons en fait de spectacles ou en fait de gens, tous les jours? Pendant longtemps j'ai voulu croire que mon mari avait, lui aussi, une pudeur de montrer quelque chose de délicieux en lui-même. Pendant longtemps j'ai imaginé que sous son enveloppe si mate et si impénétrable, peut-être cachait-il une sensibilité effarouchable et d'autant plus charmante.

Je me souviens de lui avoir fait remarquer, un jour:

—Mais des femmes comme les héroïnes qu'incarne mademoiselle Bartet, c'est une puissante vie intérieure qui les fait, c'est une vie morale très élevée qui leur donne tant d'attraits en leur permettant de si bien parler de ce qui se passe en elles; des femmes si intéressantes, ce sont des femmes chez qui il se passe beaucoup de choses; il leur faut de la retenue, mais aussi de la passion, des émotions, noblement refrénées, mais qui résultent de conflits terribles, et il faut, par-dessus tout cela, l'usage d'un monde où l'esprit soit délié et cultivé, soit honoré par tous et mis au premier plan!...

Il ne disait pas non, il ne disait pas oui; il avait trop de mal à analyser les caractères et jusqu'à ses propres sentiments.


[Pg 105]

VII

Pour mon mari comme pour tous ceux qui l'entouraient, il s'agissait avant toute chose, à ce moment-là, de l'Exposition universelle qui allait s'ouvrir et sur laquelle,—c'était vraiment curieux,—tous comptaient comme sur un événement destiné à bouleverser le monde, pour le moins à apporter à la situation de chacun une modification incalculable. Ce qu'ils attendaient de cette Exposition me semblait être un peu l'issue d'un conte de fées; mais enfin, moi, j'arrivais à Paris, je ne savais rien de ce qui y est possible ou non, et surtout à des hommes d'affaires. On venait d'élever la Tour Eiffel, on n'avait jamais rien construit de si haut, et la réalisation de cette entreprise échauffait les esprits et leur laissait croire qu'ils assistaient à l'aurore de temps nouveaux, favorables à[Pg 106] toutes les variétés du grandiose. Grajat avait «mis la main, disait-il, sur l'Alimentation». Il voyait, et il nous faisait voir, depuis des mois, les cinq parties du monde assemblées à Paris, agglomérées au Champ-de-Mars, assises à table, buvant et dévorant!... Pour moi, née à Chinon, et familiarisée dès mon enfance avec les mangeailles de Gargantua, cette vision anticipée d'une réfection de toutes les nations n'était pas pour me paraître insensée, et me frappait même, je l'avoue, comme quelque accomplissement de paroles prophétiques. En outre, n'était-il pas question d'un banquet des trente-six mille maires? Il fallait entendre le grand, gros, puissant Grajat citer des nombres de couverts de table, de bouteilles, de tonneaux de vin ou de bière, et énumérer des noms de communes de France qui affluaient à sa mémoire, trois ou quatre minutes durant, sans qu'il reprît haleine, ce qui produisait un effet énorme.

Mon mari, grâce aux concessions obtenues par son cher Grajat sur le terrain de l'Exposition, avait assumé un travail de galérien. Depuis six mois, quatre employés supplémentaires étaient à sa solde dans les bureaux; il courait Paris tout le jour, en fiacre, pour les «Pavillons Grajat»; il renvoyait ses propres affaires à l'année suivante. Il fut si occupé dans les deux mois qui précédèrent l'ouverture, que nous dûmes renoncer à accompagner Grajat au théâtre. Et je m'émerveillais: «Mais comment Grajat[Pg 107] peut-il trouver le temps, lui, de mener sa vie ordinaire?» C'est que Grajat se reposait sur quelques-uns de ces messieurs à lui dévoués, comme mon mari, et qui accomplissaient sa besogne.

N'en venions-nous pas à refuser des invitations jusque chez les Voulasne! Ce fut Grajat qui, à ce propos, vint nous rappeler nos devoirs. Nous ne savions seulement plus où en était le mariage d'Isabelle!... Grajat secoua mon mari, d'importance. Que de tendresses pour Isabelle!... Mais, au cours de l'algarade, je pus surprendre quelques mots qui rappelaient nettement à mon mari que le mariage d'Isabelle était plus important que ses travaux.

Ah! par exemple!... Tout doucement, en lui versant une tasse de thé, je dis à notre tyran:

—Monsieur Grajat, vous avez un tant pour cent sur cette affaire, c'est bien sûr! Mais il faut que ce soit avec le diable que vous ayez traité, puisque ni la famille du jeune homme, ni celle de la jeune fille ne tiennent au mariage?

Il me regarda d'un air singulier où il y avait beaucoup d'étonnement, et il dit:

—Mais, c'est qu'elle ne rit pas! Elle vous insulte avec tout son sang-froid, la coquine...

—Avec tout mon sang-froid, monsieur Grajat.

Je l'avais gêné. Il modifia brusquement sa tactique: sans renoncer à son plaidoyer, il lui donna un tour badin et ne quitta plus le ton de la blague. Mais il[Pg 108] était touché, il se sentait pénétré par quelqu'un qui échappait à sa domination, et que ce quelqu'un fût moi, il en demeurait hébété.

Mon mari nia, dès que nous fûmes en tête-à-tête, tout dessein suspect de la part de Grajat. Nous eûmes quelques petits différends à ce propos, mais ce qui contribua le mieux à les apaiser, en donnant à Grajat au moins une bonne raison d'être intervenu, c'est qu'il était grand temps pour nous de retourner chez nos cousins; c'est que les Voulasne ne comprenaient absolument pas que nous ayons pu avoir un motif de les négliger. Toutes les nécessités du monde n'y faisaient rien: nous avions manqué aux plaisirs ordinaires des Voulasne; et ils nous le passaient beaucoup moins que si nous les eussions abandonnés eux-mêmes dans le plus grand malheur. Nous n'avions point été du dîner de têtes! Comment? par quelles raisons humaines expliquer pareille abstention? Des travaux des travaux!... Ces mots-là sonnaient creux aux oreilles des Voulasne. Qu'on ne les imagine pas, cependant, nos cousins, fâchés, ni froissés même! ce n'étaient point des gens susceptibles, et la rancune était chose bien grave pour eux. Ils étaient seulement désolés, moins peut-être pour eux que pour nous, et c'était gentil de leur part. Ils étaient désolés pour nous que nous nous fussions privés d'une fête à eux si agréable. Ils étaient désolés comme de bons amis qui voient que vous vous perdez volontairement ou par sottise; ils[Pg 109] ne nous en voulaient pas, mais ils nous prenaient en pitié; ils nous estimaient moins.

De sorte que mon mari eut le droit de me dire:

—Sans l'intervention de Grajat!...

Sans l'intervention de Grajat en effet, nous risquions non seulement de nous déconsidérer aux yeux de nos cousins, mais de ne point nous aviser que nos cousins laissaient tout simplement dépérir Isabelle!... Ils ne le faisaient pas par cruauté, par obstination, mais par étourderie, mais faute de loisir, oui, vraiment, faute de loisir pour s'occuper de quoi que ce fût hors de leurs incessants plaisirs.

Du jour où notre cousin Gustave n'avait plus été menacé de quitter Paris et de manquer son dîner de têtes, le monde lui était réapparu sous des couleurs si pures et si riantes, qu'il ne concevait pas que sa fille pût le voir sombre ou troublé. L'optimisme, lorsqu'il s'implante dans une âme, est si vigoureux, si vivace, si envahissant! L'impétuosité pour les plaisirs, c'est comme une horde de barbares, un torrent débordé, une coulée de lave! Cette nature neuve et presque primitive des Voulasne était pour moi un sujet non seulement d'étonnement, mais d'effroi. Je la sentais capable de tout dévaster plutôt que de faire halte un instant sur son chemin de fleurs. Depuis combien de générations ces gens-là et leurs ancêtres n'avaient-ils pris aucun agrément dans leur vieille maison du Marais? Depuis combien de temps plutôt,[Pg 110] ce manque d'expansion heureuse, uniquement dû à la timidité puérile, à la terreur du «qu'en-dira-t-on», n'avait-il eu comme dérivatif aucune foi ardente, ou tout au moins comme régulateur, aucune règle tombée de haut?

C'étaient de très vieux Parisiens, et sédentaires, mais sans la moindre mémoire de leurs origines. Ils avaient conservé des mœurs publiques la soumission à certaines cérémonies extérieures du culte, comme le baptême, le mariage, les obsèques; mais, et sans qu'aucun principe adverse semblât introduit dans leur famille, ils étaient totalement dépourvus d'idées religieuses. Je remarquais fort ces particularités, parce que, malgré moi, je comparais toutes choses à ce que j'avais vu dans ma famille et dans ma province. Nous étions, nous aussi, des gens ignorants des plaisirs; mais nous les méprisions, sachant pourquoi; et c'était devenu pour nous une seconde nature de les tenir pour vils et pour vains; nous avions des compensations! eux, non.

A aborder le sujet du mariage nous étions autorisés par les confidences reçues six semaines auparavant, et par la discussion mémorable lors du dîner Lestaffet. Eh bien! aborder un sujet sérieux, fût-ce un sujet les intéressant de si près, avec Gustave et Henriette Voulasne, était la chose du monde qui, dès qu'on était en leur présence, dès qu'on les avait reconnus, paraissait la plus absurde, la plus chimérique,[Pg 111] la plus folle à entreprendre. C'était, au beau milieu de sa récréation, aller empoigner un petit garçon par le col et lui parler des vertus théologales.

D'abord, il fallut les prendre à part, écarter Chauffin, ne pas parler devant les jeunes filles. Déjà notre air soucieux faisait très mal. Ils causaient de l'Exposition, des premières ascensions à la Tour, de l'immense kermesse qui allait durer dix mois. C'était comme une gigantesque réjouissance organisée pour eux...

Mon mari, osa dire:

—Je trouve Isabelle bien pâlotte...

Et moi, aussitôt après:

—Eh bien! et ce mariage?...

Le premier mouvement de nos cousins fut de chercher à fuir; de l'œil, l'un comme l'autre, ils appelaient au secours: l'ami Chauffin, leurs deux filles elles-mêmes avec qui, tout à l'heure, on était là si tranquille! Mais plus de Chauffin, plus de jeunes filles! Nos pauvres cousins, nous les tenions. Mon mari m'étonnait par sa décision; il fallait qu'il obéît aux injonctions de Grajat pour forcer ainsi ses chers Voulasne.

Une fois prise, Henriette ne fit pas du tout la mauvaise tête. Elle me dit:

—Oui, oui... les Du Toit ont fait leur demande...

—Eh bien?... eh bien?...

—Eh bien! demandez à Gustave qui ne peut pas prendre une décision!

[Pg 112]

—Eh bien? eh bien? fîmes-nous, mon mari et moi, tournés du côté de Gustave.

Gustave se taisait, baissait l'oreille.

—Allons! voyons, mes chers cousins, nous étions tombés d'accord, l'autre soir, que ce mariage était excellent sous tous les rapports... Et les jeunes gens s'aiment. Isabelle en souffre, c'est évident...

Ici les deux parents protestèrent. Ni l'un ni l'autre ne consentaient à admettre que leur fille pût souffrir.

Gustave se trouva ragaillardi par cet accord inopiné avec sa femme et il formula la pensée qu'il ruminait, depuis que nous lui parlions du mariage de sa fille:

—Je voudrais bien, dit-il, que l'on m'indiquât sur le cadran les cinq minutes, oui, les cinq, où, depuis trois semaines, j'aurais pu réfléchir à une affaire de cette importance!

Sa candeur et sa sincérité étaient pures. Comme tous les gens qui n'ont absolument rien à faire, il n'avait pas une minute à lui.

—Eh bien! voyons, mon cousin, lui dis-je, ces cinq minutes, nous les avons devant nous, j'espère, car vous n'allez pas nous mettre à la porte!... Si nous les employions à réfléchir ensemble... Ah! vous allez nous trouver indiscrets?...

Du tout, du tout! il ne nous trouvait pas indiscrets, et ma proposition même lui rendait un réel service. Nous reprîmes la conversation que nous avions eue chez les Lestaffet. Nous aboutîmes aux[Pg 113] mêmes conclusions: contre ce mariage, aucune objection sérieuse. Mais Gustave disait:

—Isabelle est folle, folle à lier! Chez les Du Toit, mais c'est aller s'enterrer vive!

—Elle a déjà adopté l'esprit de la famille!

Gustave ouvrait de gros yeux hagards comme si je lui eusse parlé d'une chose de l'autre monde. Et il conclut:

—Il n'y a pas d'esprit qui consiste à s'embêter du matin au soir!

J'avais cru, tout d'abord, que l'instinctive défense contre les Du Toit était chez les Voulasne simplement égoïste, mais non! les Voulasne étaient convaincus que c'était sacrifier leur fille que la confier à une famille où l'on ne savait pas s'amuser. Il y avait une certaine bonté dans leur négligence à s'occuper de ce mariage, une bonté ingénue, puérile, leur genre de bonté à eux.

Impossible, lors de cette séance, de leur arracher le «oui» qui eût fait tant de bien à Isabelle.

Huit jours après, le mariage était décidé.

Comment! Que s'était-il passé?

Une simple entrevue entre le président et nos cousins, une entrevue au cours de laquelle ceux-ci, sans dire positivement non, sans dire positivement oui, opposaient des raisons dilatoires tellement peu fondées, que M. Du Toit, qui connaissait son monde, s'avisa de dire aux Voulasne: «Mais enfin, ce mariage ne[Pg 114] serait pas, bien entendu, pour demain!... Prenons notre temps!... Qui nous empêcherait d'en fixer la date... voyons... par exemple... à la clôture de l'Exposition?... Je dis: après la clôture...» Ces quelques mots produisaient l'effet d'un talisman. Le visage des Voulasne se rassérénait. Aussitôt, les Voulasne consentaient à tout. M. Du Toit avait deviné que ce qu'ils redoutaient, c'était, pour les pourparlers, pour les préparatifs, pour les emplettes, pour les formalités du mariage, d'être privés, ne fût-ce que vingt-quatre heures, des plaisirs de l'Exposition!


[Pg 115]

VIII

Je me vois encore entrant avec mon mari et les Voulasne, pour la première fois, à l'Exposition, avant l'ouverture officielle. C'était par la porte du quai d'Orsay; rien n'était terminé; il y avait des Aïssaouas, des Sénégalais, et toutes sortes de créatures, noirâtres, luisantes et grelottantes, qui pataugeaient dans la boue, empaquetées dans des châles démodés et des couvertures, et dont les yeux d'exilés faisaient peine à voir, comme ceux des pauvres bœufs qu'on aperçoit dans les fourgons sur les voies de garage. Et à partir du moment où nous eûmes franchi cette porte, il me semble que toute l'année ne fut plus qu'une foire, immense et partout répandue, qu'un mouvement de tous les objets posés sur le sol de Paris, qu'un bruit[Pg 116] étourdissant, qu'un tintamarre où la tête se perdait...

Au monde que nous fréquentions, rien ne pouvait plus parfaitement convenir que cette cohue, que cette trépidation, que ce bariolage de couleurs, destinés à ne recevoir, durant une moitié d'année, aucun apaisement, aucun répit. Une occasion extraordinaire de se mouvoir sur place sans se quitter de vue les uns les autres, et d'avoir à parler de choses nouvelles, concrètes, faciles à juger sans se casser le front; un moyen de voir l'Étranger sans voyage et de satisfaire, en masse, ce goût de l'exotisme et cette curiosité de «l'homme le plus près possible de la bête» qui m'avait frappée et étonnée dès mon arrivée à Paris. Je n'éprouve pas, moi, ce goût-là; mes parents, en vieux chrétiens, conservaient pour l'animal un certain dédain et suspectaient les peuplades primitives à cause de leurs mœurs, ignorées d'eux, il est vrai, mais qui ne sauraient être bonnes, n'étant pas policées. Les Parisiens que je voyais avaient l'esprit tout à rebours; un même coup de vent les inclinait presque sans exception vers ce qu'ils nomment les êtres «conformes à la nature»; ils adoraient les bêtes et tout ce qui leur ressemble, et leur disposition était de voir en «l'homme sauvage» un modèle, parce que,—et bien à tort, à ce qu'il me semble,—ils se le figuraient vivant sans lois, et abandonné aux seules impulsions de l'instinct. Et puis, chacun avait l'idée[Pg 117] qu'il allait contempler quelque chose de merveilleux; entre la Tour Eiffel et la Galerie des Machines, ces colosses tout à fait inédits, les fontaines lumineuses rejaillissaient sur les imaginations; on regardait, regardait tout le jour en piétinant des kilomètres de galeries, on regardait avec des yeux ahuris, dans l'attente de je ne sais quelle trouvaille, un peu plus fiévreux à mesure que venait la fatigue; et, parmi tant de produits et de si divers, des désirs insensés vous prenaient de posséder les objets les plus saugrenus, les plus inutilisables, ou d'obéir à l'appel de musiques inouïes, les plus barbares et même les plus désagréables, jusqu'à ce qu'on en vînt à tomber d'inanition dans quelque czarda à l'atmosphère poivrée, dans quelque kiosque de cacao hollandais, ou aux pieds d'un groupe de Lautars, dont l'orchestre vous tirait tous les nerfs du corps, un à un.

C'est là que j'ai vu, plus que jamais encore, hommes et femmes sembler tout attendre du secours matériel des choses, et en attendre principalement une certaine volupté qui ne saurait en être l'effet normal, mais que l'attraction multiple de la Grande Foire, exaltée, exaspérée par la foule humaine, aboutit presque à vous procurer, suivant la méthode qui vaut l'extase aux derviches tourneurs ou l'insensibilité au corps transpercé des sorciers d'Afrique.

Il semblait, autour de nous, que personne n'eût plus rien à faire qu'à passer ses jours à l'Exposition.[Pg 118] Chacun avait fourni un grand effort; parmi nos connaissances, presque aucune qui n'eût quelques gros intérêts dans ce qu'on nommait «l'affaire», et l'on n'avait plus désormais qu'à se rendre sur place, voir «l'affaire» en effervescence. Mon mari ne me parlant de ses travaux que dans la mesure exacte où il me croyait apte à les comprendre, ne m'avait point du tout éclairée sur la part qui pouvait être la sienne dans les entreprises de Grajat. Nous déjeunions ou nous dînions dans des établissements où notre privilège était de ne pas faire queue avec le commun des mortels, de pénétrer par une porte de derrière, de ne payer que le juste prix, et de jouir, par-dessus le marché, des plus accueillants sourires du gérant. Je reconnaissais bien dans ces salles la décoration familière aux ateliers Serpe, un goût prédominant pour la Renaissance française, et de ces motifs de Blois, de Chambord ou d'Azay qui illustraient si fréquemment chez nous tous les bouts de papier et les marges des journaux; mais les questions d'argent me hantaient si peu l'esprit, que jamais l'idée ne me fût venue d'un intérêt possible pour nous dans l'affluence de ces dîneurs. Cependant, mon mari s'échauffait beaucoup, et, à mesure que le «succès» de l'Exposition devenait plus certain, il s'abandonnait davantage à ses projets favoris d'avenir: il se voyait déjà servi par un valet de chambre, ce qui le poussait à molester ma malheureuse bonne, un peu rustaude;[Pg 119] et il se livrait à une certaine facétie, la seule d'ailleurs que je lui eusse jamais vu commettre, et à laquelle je me laissais prendre chaque fois. Penché au balcon de notre appartement, il me disait tout à coup:

—Je la vois venir... la voici!...

—Qui ça?... quoi donc?

—Votre voiture, Madeleine!

La voiture qu'il m'avait promise bien avant notre mariage! Ma foi, je n'y pensais jamais. Lui, il vivait dans l'attente du moment où un domestique mâle,—une femme de chambre ne l'eût point du tout satisfait dans cet office,—viendrait annoncer la voiture de madame. Oh! que c'est curieux, ce goût du confortable et des objets reconnus «de luxe»! Lorsqu'il s'est emparé de vous, il vous a capté tout entier. Mon mari ne doutait pas, ne douta jamais un instant que mes déboires intimes, mes ravalements silencieux,—du moins ceux qu'il pouvait soupçonner,—ne dussent être compensés et au delà par cette voiture qu'il voulait voir sortir du succès de l'Exposition.

Je me souviens qu'écrivant à cette époque-là à ma grand'mère et lui peignant les merveilles de l'Exposition, vues à travers les esprits de mon entourage, je ne pouvais m'empêcher de penser que, de Chinon, elle allait trouver tout cela bien exagéré. Les termes de ma lettre s'efforçaient d'atténuer, de mettre au point. Mais, en amoindrissant ainsi les choses,[Pg 120] j'avais le sentiment de manquer de confiance, d'abandon et d'élan, ainsi qu'on me le reprochait à mots couverts dans nos environs. C'était mon provincialisme, mon héritage d'esprit conservateur pessimiste, «étroit», disait-on, qui me bridait, me mettait des œillères, m'interdisait l'éblouissement. J'avais aussi tant de fois entendu dire à mon grand-père que le courrier de Paris est toujours de quelques degrés au-dessus ou au-dessous de la vraisemblance, et de cela quel exemple avions-nous eu pendant les deux années que mon frère était étudiant au quartier Latin! Les leçons de prudence ne me manquaient pas.

Nous suivions Grajat comme un triomphateur. Bien qu'il fût accaparé par ses comités, par la visite de quelque illustre étranger, par le Shah de Perse, par le banquet des maires, par mille et une réunions ou cérémonies dont il rapportait quelques rayons de plus à son auréole, il ne se passait presque pas de jour que nous ne le rencontrions pour nous laisser étourdir davantage. Et moi, la prudente honteuse, comme je me sentais plus à l'aise, abandonnée à la fascination qu'exerçait cet homme, que recroquevillée dans mon doute! Ne commençais-je pas à le juger moins antipathique, à trouver des excuses à son matérialisme, des compensations à ses manières de malappris? Il participait du prestige de l'Exposition que nous confondions un peu avec lui-même; il bénéficiait de l'entraînement général vers tout ce qui s'agite, bruit,[Pg 121] étonne ou simplement réussit. Nous le trouvions généralement aux environs des Javanaises qu'il aimait beaucoup, ou bien dans la rue du Caire où se rencontrait aussi tous les jours ma belle-sœur Emma.

Emma, que je n'avais jamais tant vue depuis les débuts de mon mariage, était dans un état d'exaltation touchant au délire. Son affairement avait de la drôlerie; pour cette femme qui ne voulait admettre aucune idée d'obligation, l'Exposition constituait une tâche sainte qu'il lui fallait accomplir sans merci; une implacable volonté la contraignait à épuiser les sections pièce à pièce. En trois semaines, elle avait complètement brisé sa bonne femme de mère qui désormais se refusait à sortir, de sorte qu'Emma vagabondait seule, s'instruisant, disait-elle, s'initiant à la mécanique, aux arts industriels, à la marine, à la guerre, traversant entre temps nombre de quasi-aventures qu'elle rassemblait et nous racontait lorsqu'elle descendait enfin, fourbue, d'une course de trois quarts d'heure sur les petits ânes égyptiens. Était-ce la promenade à âne qu'elle aimait? Elle perdait complètement la tête lorsqu'elle se mettait à parler des âniers.

C'étaient, pour la plupart, d'assez beaux adolescents à peau brune qui lançaient à toutes les femmes, à peu près indifféremment, des regards de complicité polissonne. Je crus d'abord qu'Emma les admirait, devant moi, pour taquiner ou son frère, correct, ou[Pg 122] moi-même, de qui la «bonne tenue» était proverbiale. Mais son enthousiasme devint bientôt de la frénésie; elle écornait «ses devoirs» d'Exposition pour arriver plus tôt rue du Caire; de ses âniers elle nous rebattait les oreilles, jusqu'à devenir pour nous franchement insupportable. Un jour, Grajat se fâcha tout cru, lui disant son fait.

Les Kulm, qui se trouvaient là, comme les Voulasne, comme M. Chauffin, connaissaient les vivacités coutumières de Grajat; mais, tout de même, celle-ci dépassait les bornes. Mon mari fut mal à l'aise, et d'autant plus qu'Emma l'accusait de permettre qu'on la «traînât dans la boue». Apaiser Grajat parut à tous évidemment chose impossible, le premier mouvement commun ayant été, d'ailleurs, de lui donner raison; mais atténuer la révoltante rudesse du traitement qu'il infligeait à Emma, personne n'y parut songer. En riant, chacun convenait qu'en effet Emma abusait du «leitmotiv» des âniers. Parti peu élégant, peu généreux; Emma était assommante, mais enfin c'était une femme et Grajat un étranger pour elle... J'étais indignée, contre mon mari surtout; je ne me contenais plus; j'allais prononcer le premier mot de la défense d'Emma, en regardant mon mari, lorsque je lus, oui, positivement, je lus dans ses yeux abattus soudain et si profondément en détresse, je lus qu'il me suppliait de me taire parce que je ne comprenais rien à la vie qui m'environnait et que j'étais seule,[Pg 123] ici, à ignorer une situation qui donnait à Grajat le droit de traiter Emma avec une certaine familiarité et le droit d'être irrité plus que quiconque de son engouement pour les âniers!

Grajat ne s'apaisa pas, ne s'excusa point. Il se leva sous le prétexte de parler à l'une des innombrables personnes qui en passant le gratifiaient d'un coup de chapeau, et il nous faussa compagnie.

La plus effondrée ne fut pas Emma, mais moi, à cause de la situation que je venais de découvrir.

D'un coup, se décelèrent, rétrospectivement, tous les efforts que l'on avait faits pour me la laisser ignorer. Mon mari! que de stratagèmes n'employait-il pas, afin de m'épargner une rencontre avec sa sœur! Elle avait eu, je crois, l'habitude, avant mon mariage, de venir chez son frère, au moins à des époques régulières et pour toucher une rente qu'il faisait à sa vieille mère. Tous les mois, dans les débuts, j'avais vu Emma se présenter ainsi après le déjeuner, échanger avec nous quelques paroles, puis solliciter de son frère cinq minutes d'entretien. Tout à coup, sans cause apparente, ces visites avaient cessé. Ma belle-mère, même par deux fois, contrairement à sa coutume, était venue, après le déjeuner, seule, et avait pareillement sollicité de son fils cinq minutes d'entretien... Mais plus d'Emma. Pourquoi? Je me souvins de certains dîners, d'un entre autres, chez les Voulasne, auquel mon mari, à ma grande surprise, m'avait proposé de nous dérober;[Pg 124] le lendemain, j'apprenais qu'Emma était du dîner. Emma dînait très rarement chez les Voulasne. Et j'apprenais que Grajat en était aussi. Même aventure, exactement, chez les Kulm, au mois de janvier, le soir du fameux vote boulangiste à Paris. Mon mari avait dit: «Je veux être dans la rue dès huit heures... Je veux voir afficher les résultats.» Nous avions esquivé le dîner. Emma en était, Grajat aussi.

J'avais cru, moi, que tant de soins pour m'écarter d'Emma n'étaient dus qu'à ce «mauvais genre» que mon mari lui reconnaissait, qu'il lui passait moins à elle qu'à toute autre, et dont il était froissé à un degré chez lui rarement atteint.

Mon Dieu, à la rigueur, soupçonnais-je Emma de ne pas attendre un second mariage avec toute la patience et la dignité d'une veuve austère; mais que ce fût avec Grajat que se trompât cette impatience! non, une telle idée ne me fût pas venue. Et cette idée me déplaisait si fort que, de tous mes dégoûts, je crus ressentir alors le plus grand. Moi auparavant si indulgente pour cette pauvre Emma, à cause de ses malheurs conjugaux, à cause même du dédain de son frère pour elle, à cause, peut-être, de sa sympathique beauté, voilà qu'Emma me produisait un effet de répulsion, et, en même temps qu'elle, voilà que je réprouvais tous les gens qui admettaient, abritaient, encourageaient d'aussi singulières amours... Je ne pus me contraindre; en rentrant à la maison je dis[Pg 125] à mon mari tout mon écœurement. Il fit l'étonné; il nia des lèvres ce qu'il m'avait involontairement confessé du regard; il m'affirma que mon idée était sans fondement aucun.

—Eh bien! alors, lui dis-je, vous deviez défendre votre sœur quand un homme la rudoyait!

—Vous connaissez Grajat, dit-il; interrompre Grajat, c'est déchaîner toutes ses foudres!...

—Il ne s'agissait pas d'aboutir à interrompre Grajat, mais de faire, vous, ce que vous deviez!

Mon mari me regarda, hébété: faire quelque chose qui ne doit pas aboutir, c'était pour lui un langage absolument incompréhensible. Je continuais quand même:

—Votre sœur devait être défendue, publiquement au moins... Vous avez tous assisté à cette scène, Dieu me pardonne! comme à une querelle conjugale... C'est une abomination.

—En admettant, me dit mon mari, que vos imaginations aient un objet, lorsqu'on se trouve désarmé devant des choses qu'on réprouve, mieux vaut faire le silence autour d'elles, ne pas les signaler...

—Oui, oui, je sais, c'est moyennant ces principes que vous en arrivez, dans votre monde, à innocenter puis à implanter les turpitudes. On ferme les yeux, on se bouche les oreilles, on est sourd, on est muet, on ignore; mais c'est «donnant, donnant», à la condition qu'on vous rende la pareille; et quand vous[Pg 126] êtes bien assurés de l'impunité, comme vous n'écoutez aucun commandement intérieur, il vous faudrait être des anges pour ne point vous conduire comme des brutes...

Mon mari avait une aversion instinctive de toute discussion morale, il me dit doucement:

—Madeleine, votre façon de parler me rappelle celle de votre grand'mère.

—Grand'mère! grand'mère!... mais, vous l'approuviez fort, il me semble, lorsque vous teniez tant à épouser une jeune fille bien élevée!... Pauvre grand'mère! si elle venait ici, et si elle voyait le monde au milieu duquel vous me faites vivre, elle en mourrait!...

Il hocha la tête:

—Enfin, lui dis-je, vous trouvez cela très bien, chez les personnes qui ne vous tiennent pas de près; n'empêche que vous rougissez de votre sœur et que vous m'avez tenue éloignée d'elle comme de la peste!

Il fronça les sourcils, sembla écarter de la main une vision désagréable et me dit:

—Les gens sont ce qu'ils sont, vous pouvez être mieux qu'eux, j'imagine!

Cette parole-là était assez pour me remettre.

Je remarquai une chose, en songeant à l'incident provoqué par Emma: un si violent soulèvement moral, qui, à toute autre époque, eût déterminé chez moi une longue crise, fut promptement apaisé. C'est[Pg 127] que nous étions en pleine Exposition universelle, en pleine foire!... Le tourbillon me roula, m'emporta de nouveau, malgré moi, dès le lendemain, et je fus presque aussitôt sans connaissance, sans mémoire...

Nous ne fîmes jamais rien pour éviter Emma, rue du Caire; mais nous n'y rencontrâmes plus Grajat. Depuis le jour de l'algarade fameuse, il ne reparut pas aux endroits où Emma se pouvait trouver. Son absence était remarquable et trop significative. Jusque par ses abstentions ce malotru manifestait son indécence. Mon ressentiment alla si fort contre lui, que je ne pensais presque plus à maudire ma belle-sœur. Elle était, elle, bien indifférente à l'absence de son amant; elle continuait à raffoler de ses âniers; elle continuait à nous ennuyer sans ménagement, par sa toquade amoureuse et sa manie obstinée de rechercher les «beaux garçons». Mais cela lui était si naturel, et on la savait là-dessous si incapable d'aucun souci qui ne fût pas celui d'aimer les hommes, que l'on songeait plutôt à la plaindre.

L'indulgence que j'avais pour elle était un peu celle que l'on a pour une bonne bête de chien dont certaines particularités vous répugnent, mais que l'on reconnaît si gentil, à part ça.

Et, depuis que Grajat l'évitait, nous avions une occasion nouvelle de voir Emma: c'était elle qui, comme par le passé, revenait chaque premier du[Pg 128] mois trouver son frère, après le déjeuner, et lui demander les quelques minutes d'entretien.

Un jour,—c'était le premier juillet: je l'ai noté, car ce fut pour moi un jour mémorable,—elle tomba ainsi sur Grajat qui était resté à déjeuner avec nous, à la suite de pourparlers sans fin avec mon mari. Il n'y eut de gêne que pour moi, car je m'imaginais qu'il y en avait pour eux. Je pensais: «Dieu de Dieu! si j'avais été la maîtresse d'un homme, me retrouver ainsi face à face avec lui!...» Mais que de choses représentait pour moi cette idée: avoir été la maîtresse d'un homme! Une passion éperdue, une fusion des esprits, des cœurs et des corps; mille souvenirs subtils, troublants; de la honte, de l'orgueil, des extases, ah! que sais-je!... Rien de tout cela. Pas une goutte de sang sous la joue, pas un clin d'œil supplémentaire, nulle émotion de part ni d'autre, apparemment. Ils avaient tout oublié; à moins qu'ils n'eussent rien qui fût digne de mémoire...

En vérité, Emma ne parut préoccupée que de la façon dont elle s'y prendrait pour arracher son frère à Grajat, accapareur redoutable. Et, comme son frère se souciait peu de l'aparté qu'elle sollicitait, elle ne l'eût pas obtenu, je crois, si Grajat n'eût prêté la main.

Grajat qui, pourtant, semblait avoir tant à dire à mon mari, l'abandonna tout à coup à Emma, en[Pg 129] venant à moi me raconter des balivernes. Emma empoigna son frère par la manche et l'entraîna. Nous entendîmes:

—Je voudrais deux minutes d'entretien...

Il y avait une petite pièce entre le salon et la chambre à coucher, qui était réservée à notre enfant futur, et, en attendant, servait de lingerie et se prêtait à ces colloques mensuels de famille.

C'était la première fois que je me trouvais seule à seul avec Grajat; ou bien le remarquai-je parce qu'il m'était redevenu depuis quelque temps plus odieux? Il me dit à brûle-pourpoint:

—Il est extraordinaire, votre mari, avec sa voiture!... Il s'imagine qu'il va avoir demain le moyen de s'offrir une voiture au mois... Comme ça, sans risquer un maravédis, sans coup férir, en traçant des épures... Allez donc!... La caille rôtie qui vous choit dans le bec, n'est-ce pas?... Mais c'est inouï! C'est d'un jobardisme à faire pouffer!... Ah çà! vous y tenez donc bien?

—Moi?... A quoi?

—A cette voiture. Parbleu! une femme n'est tout à fait jolie qu'environnée de luxe. Qu'est-ce qui vous manque à vous, pour...

—Mais, monsieur Grajat, il ne me manque rien; je ne demande rien; ce n'est jamais moi qui ai parlé de voiture; je n'ai pas été accoutumée au luxe, je m'en passe parfaitement!

[Pg 130]

—Taratata!... A d'autres! «J'ai été accoutumée... Je n'ai pas été accoutumée...» Il s'agit bien de ça! Personne n'est accoutumé à la médiocrité; on s'accoutume tout de suite au superflu. Moi, je vais plus loin: je dis que le luxe est dû à une jolie femme; moi, je ne m'accoutume pas à la voir s'en passer... Le désir de votre mari, tiens! si je le comprends! Quel est le bougre qui ne l'aurait pas à sa place?... Mais c'est quant aux moyens de le réaliser; c'est quant aux moyens de faire le bonheur de sa femme... de sa jolie femme...

—Monsieur Grajat, je vous en prie!...

—Mais!... Je disais donc: c'est quant aux moyens que je le trouve, votre mari,... comment dirais-je?... un peu... jeune... Votre mari, il est bon que vous le sachiez, ma petite, votre mari, en affaires, est un timoré, un couard...

—Vous pourriez ménager vos expressions en parlant à sa femme, d'autant plus que je me doute que «couard» appliqué à lui, dans votre bouche, veut dire qu'il est encore honnête...

—Ça y est! injuriez-moi!... Kss! kss!... Un peu de rage vous va diablement bien! Pardieu, je le sais de longtemps que vous êtes une femme de feu!... Quel brasier sous ces dehors candides!... fichtre! Mais, savez-vous que votre mari est un niais...—en affaires!... en affaires!... entendons-nous...—Vous êtes, vous, une femme adorable... Oui, quand vous[Pg 131] devriez m'écorcher la figure de vos ongles roses, a-do-rable!...

Il se recula un peu de moi, parce qu'il crut, sérieusement, que j'allais comme une chatte, l'éborgner de mes griffes. Mais je n'étais pas si prime-sautière que les femmes auxquelles il se frottait d'habitude. Je ne sais ce qu'exprimait mon visage, et il est fort possible que c'est son impassibilité complète qui était précisément insolite et inquiétante. Bien souvent j'ai bondi, mais dans des occasions qui n'en valaient pas la peine. Ici, le choc était tellement violent, la surprise, l'indignation, l'horreur telles, que ma dépense intérieure ruinait toute la partie mécanique de nous qui correspond avec le dehors. Je me sentais paralysée, pétrifiée, et, ce qu'il y avait d'assez curieux, étrangère à la scène présente, tant il me paraissait inconcevable que j'y eusse part. Je voyais, en témoin, avec une parfaite lucidité, le monstre qui me parlait, son gilet blanc tendu sur sa corpulence, sa grosse gourmette d'or barrant son gilet blanc, son teint d'aubergine, sa moustache poivre et sel, en poils de blaireau, et je sentais son souffle empesté par le cigare, alcoolisé par deux petits verres de chartreuse. Et je me voyais, aussi, très bien, moi, médusée. Il me parlait en me regardant la poitrine.

Je crois qu'il était un peu ému, lui aussi, car il n'avait tout de même pas coutume de parler de la sorte à des femmes comme moi. Je le voyais, je le[Pg 132] sentais, je l'entendais, mais il y eut un moment où le sens de ses paroles m'échappa, soit qu'elles fussent réellement incohérentes, soit que tous mes efforts fussent concentrés à ne pas perdre connaissance ou à me demander ce que j'allais faire. Mais il se pencha un moment vers moi, et, dans l'odeur de la chartreuse, j'entendis nettement:

—Eh bien! Mais, cette voiture, vous l'aurez quand vous voudrez! Il ne tient qu'à vous...

Je filai, droit devant moi, en me meurtrissant une jambe contre le coin de la table. Il était temps; sa grande main d'équarrisseur me toucha, par derrière... Je filai. Mon mari et Emma durent le retrouver seul dans la salle à manger. Moi, je tombai, dans ma chambre, honteuse, mais honteuse!...

Mon principal dépit venait de n'avoir pas su me défendre autrement que par la fuite, et les mots m'arrivaient maintenant en foule, avec lesquels j'eusse pu tourner en dérision chacune de ses paroles, réduire cette scène à la comédie, l'achever de la façon la plus tranquillement bouffonne, lui soustraire ainsi toute importance, tandis qu'avec mon sérieux, mes grands airs, et ma trop apparente blessure, ne laissais-je pas par hasard à cet homme un peu l'impression de m'avoir violentée?...

J'avais à peine dix mois de mariage... Moins d'un an auparavant, j'étais une jeune fille de Chinon, tout de frais sortie du Sacré-Cœur, la plus mal informée[Pg 133] des réalités de la vie, la plus profondément imprégnée d'idéalisme, la plus passionnément vouée aux idées de perfection et de pureté!... J'avais quitté ma petite ville pour Paris, ville incomparable, ville unique, ville de toutes les lumières; et moins de dix mois avaient suffi à m'y enliser assez avant, au milieu des seuls intérêts matériels, pour que le principal ami de mon mari me touchât de ses doigts obscènes et m'offrît de m'entretenir comme une fille!... Cet homme, quoique manquant de finesse, était remarquablement intelligent, adroit, prudent jusqu'en ses audaces; mon mari lui rendait d'importants services, enfin cet homme me connaissait!... Et il avait cru la chose possible!... A un homme d'une telle expérience, doué d'une telle connaissance des hommes, il n'avait pas paru extraordinaire que je pusse devenir, après dix mois de mariage, sa maîtresse, pour avoir une voiture!... O souvenir immaculé de mon père! O vertu antique de ma grand'mère Coëffeteau! O candeurs de mon cher couvent! Grandeur et dignité chrétiennes!... De si furieux contrastes me heurtaient, me frappaient à me laisser endolorie et toute rompue de courbatures.

Pareille secousse pour l'entreprise galante d'un goujat? dira-t-on, que d'embarras! que d'affaires! et que de prétention! Oui, mon émoi peut sembler ridicule, peut sembler excessif à plus d'une femme d'aujourd'hui, moins compliquée que nous n'étions. Mais[Pg 134] nous étions compliquées. Notre esprit, notre cœur et j'oserai dire notre chair même étaient imprégnés d'idées, et de cette idée entre autres, que nous étions respectables; respectables, non tant à cause de notre chétive personne et par une vanité sotte, mais à cause de la famille dont nous détenions l'honneur, à cause des mœurs dont nous représentions la fleur, et, par-dessus tout, à cause de la grâce divine qui nous avait touchées. En nous manquant, on offensait quelque chose ou quelqu'un de bien plus grand, de bien plus précieux que nous; et si notre sensibilité était tant émue, c'était par le ricochet d'une sorte de sacrilège. Que voulez-vous? Nous étions ainsi faites, ou l'on nous avait faites ainsi.

La blessure morale, comme toujours chez moi, fut la première et la plus vive. Après, en ramassant mes lambeaux, je me souvins que les quatre minutes d'entretien avec Grajat m'avaient appris en outre que les «affaires» de l'Exposition n'allaient point être pour mon mari aussi brillantes que le pauvre homme l'attendait; et, ce qui était pire, que Grajat, homme d'affaires par excellence, tenait mon mari pour peu capable, contrairement à tout ce qu'il avait jusqu'ici laissé croire. Dès que les affaires ne sont point aussi bonnes qu'on les croit, quelles chances ne court-on pas qu'elles soient beaucoup plus mauvaises! Cela m'inquiétait pour mon mari qu'une déconvenue de ce genre devait certainement abîmer, plus que pour[Pg 135] moi. Mon mari, je le savais, quoiqu'il ne m'en dît rien, faisait vivre son père, sa mère, et fournissait un peu débonnairement de l'argent à sa sœur, gaspilleuse; et son rêve à lui était la fortune!...

En pensant à tout cela, j'étais demeurée dans ma chambre et essayais de me remettre la figure en état. Mon mari entra, faisant la mine de quelqu'un qui vient d'essuyer une visite importune. Il me dit seulement:

—Je l'ai reconduite. Elle m'a chargé de vous faire ses amitiés...

—Eh bien! et votre ami? Je l'ai laissé tout seul, je vous avoue...

—Grajat? Il est parti.

—Le tête-à-tête avec le personnage, ma foi, n'est pas prudent, vous savez...

L'étrange chose: j'avais pris le parti de ne pas dire à mon mari ce qui s'était passé entre Grajat et moi dans la salle à manger, et ma première parole, éclairée par l'expression de tout mon visage que je voyais dans la glace, lui donnait à entendre ce qui s'était passé. Je voyais pareillement dans la glace le visage de mon mari. A n'en pas douter, il comprenait... Son visage s'immobilisa, un instant court, mais appréciable; il réfléchit le temps voulu, pour adopter une attitude, et il me dit:

—C'est un mufle.

Il n'ajouta à cela pas un mot. Il avait coutume,[Pg 136] lorsqu'il venait ainsi dans ma chambre avant de me quitter pour l'après-midi, de me donner un baiser, ordinairement dans le cou; il ne me le donna pas, ce qui me prouva qu'il était très préoccupé, soit par son entrevue avec sa sœur, soit par ce que je venais de lui révéler. Il dit seulement: «C'est un mufle.» Mais ce fut tout. Il n'était pas surpris outre mesure; il n'éprouvait pas d'indignation qui valût un mot de plus. Grajat était un «mufle». C'était une vérité désormais constatée: nous aurions désormais pour intime ami un «mufle» avéré. J'entendis mon mari choisir sa canne au milieu des cannes et des parapluies, ouvrir et refermer la porte sur le palier.

Cela me fut plus pénible que l'audace de Grajat.

Cette porte refermée entre mon mari et moi! Cette porte derrière laquelle il descendait, allant à ses affaires, sans avoir ajouté un mot, elle me fit l'effet, tout à coup, d'une cloison solide, bien établie, depuis longtemps en construction, achevée à l'instant même, et dont l'achèvement me consternait cependant. Oh! ce bruit de porte fermant hermétiquement! le cliquetis de la chaîne de sûreté remuée... J'ai voulu un moment la rouvrir, cette porte; j'ai eu la démangeaison de rappeler mon mari, de lui crier: «Non, non! ne vous en allez pas sans ajouter un mot! ne partez pas pour vos affaires sans m'avoir dit que cela vous bouleverse de savoir que votre ami, «mufle» tant qu'on voudra, se soit conduit en «mufle» avec votre femme...[Pg 137] avec votre femme, entendez-vous? avec votre femme que vous tenez tant à conserver impeccable!... Voyons! si vous tenez tant à cela, c'est qu'il y a en vous un être moral... A la différence de votre ami, de presque tous vos amis, hélas! il y a en vous un être moral... Oh! j'en suis sûre; je veux en être assurée; c'est parce que je vous crois un être moral, que je suis fermement attachée à vous... Ne me laissez pas supposer le contraire! Oh! revenez, revenez, mon mari, mon ami, afin de ne pas me laisser supposer le contraire!...» Mais il était parti. J'allai au balcon, dans l'espoir de le voir se retourner vers moi et me faire un petit signe encore... Oh! comme j'aurais interprété favorablement le moindre petit signe. Mais il était parti.

Je restai quelque temps accoudée à ce balcon où j'avais, à mon arrivée, pour la première fois, humé l'air de Paris, d'où j'avais interrogé,—avec quelles transes! avec quels frissons!—ce monde inconnu, fiévreux, attrayant et effrayant aussi pour une nouvelle venue. Il était, à présent, trois fois plus nombreux qu'à l'automne, ce monde, et ses allées et venues, ses arrêts, ses remous, étaient plus mystérieux que ceux d'une fourmilière. Mais, tel qu'il était, à l'automne dernier, il m'impressionnait par un certain air de supériorité, que je lui prêtais, sur tout ce que j'avais vu jusque-là. Aujourd'hui... mais aujourd'hui, n'étais-je pas portée à tout interpréter dans un[Pg 138] sens défavorable, parce que j'étais très ennuyée, très accablée, sinon malade, car à mon balcon, positivement, j'avais l'impression du vertige?... Et le cœur me tourna...

Je dus rentrer précipitamment, parce que le cœur me tournait. Non, ce n'était pas pour moi le moment de me mettre à juger le monde, et Paris! Je demeurai, je m'en souviens, une grande heure, prostrée, presque sans connaissance et rêvant que je faisais la traversée de Calais à Douvres dont ces messieurs parlaient souvent. Quoi d'étonnant, à la suite de la double secousse soufferte après le déjeuner?... Et l'odeur répugnante de la chartreuse et du cigare me poursuivait sur le paquebot roulant bord sur bord...

Tout à coup, je me sentis soulagée, comme si j'avais mis pied à terre, et, en même temps, je ne sais quel vieux courage à moi, depuis longtemps éteint, semblait-il, se ranima et prit possession de moi. En me redressant sur ma chaise longue, je décidai brusquement de secouer mes ennuis, de mépriser mes misères et de tirer de moi, avec l'aide de Dieu, de quoi dominer ma situation, quelle qu'elle fût. Je m'étonnais de moi-même; sans doute il avait fallu une épreuve tout à fait vive pour me remettre d'aplomb.

Je me trouvais très suffisamment en train, quoique bien fatiguée et la mine un peu meurtrie, pour aller vers cinq heures et demie à notre rendez-vous accoutumé,[Pg 139] rue du Caire. J'y retrouverais mon mari; il y avait chance que sa sœur n'y fût pas aujourd'hui,—l'entretien avec son frère n'ayant pas paru bien tourner;—et Grajat n'y venait plus.

Mon étonnement fut grand lorsque j'approchai du concert des Lautars, de reconnaître, avant tout autre, Grajat assis et causant, à une petite table, avec quelqu'un qu'il cachait de son buste géant. J'allais retourner sur mes pas quand j'aperçus qui? aux tables voisines: madame Du Toit, son fils Albéric et leur parent, M. Juillet, de qui j'avais gardé si excellent souvenir. Mon mari était avec eux ainsi que les Voulasne, Isabelle assise à côté de son fiancé, et c'était M. le président Du Toit qui causait, à une petite table, à part, avec l'entrepreneur Grajat!...

Nous n'avions jamais rencontré les Du Toit à l'Exposition. Ils ne l'ignoraient pas assurément, mais ce n'étaient pas des gens à modifier en rien leur vie réglée, sous prétexte qu'il y avait des baraques au Champ-de-Mars et aux Invalides. Ma surprise, que je n'avais aucune raison de contenir, parut elle-même surprendre les uns et les autres; il y eut pour moi tout de suite apparence que cette réunion était concertée, et la présence de Grajat, qui n'avait pas paru ici depuis des semaines, confirmait l'impression. Je pressentais depuis si longtemps que Grajat voulait conquérir le président Du Toit!... Grajat parlait à M. Du Toit sur un ton bien éloigné de sa façon[Pg 140] ordinaire; le président écoutait Grajat avec une bien sérieuse attention; mais, Dieu! qu'il fronçait les sourcils!...

D'instinct, je cherchai à m'asseoir près de madame Du Toit et de M. Juillet que j'étais franchement heureuse de retrouver. Tous les deux me plaisaient. Madame Du Toit, qui m'avait séduite dès notre première entrevue, était de plus, à mes yeux, aujourd'hui, auréolée de l'histoire de sa vie que mon mari m'avait contée. Madame Du Toit, dans sa jeunesse, s'était éprise éperdument d'un homme qui, sur le point de se fiancer à elle, avait obéi brusquement à une irrésistible vocation religieuse; à trente ans, il abandonnait une carrière brillamment commencée, une grande fortune et l'amour, pour aller, pendant trois années de noviciat à la Compagnie de Jésus, laver la vaisselle, balayer les ordures et briguer, comme d'autres les rubans et les places, la faveur des missions les plus redoutables. Il avait atteint assez promptement le comble de ses vœux et avait été martyrisé au Thibet. La fiancée, trahie pour une si grande cause, n'avait pas épousé M. Du Toit par amour; elle n'en avait pas moins eu la vie la plus droite, la plus pure et, semblait-il, la plus sereine, malgré la perte de trois enfants; et même elle dissimulait à peine, sous un visage naturellement grave, la flamme, discrète comme une veilleuse d'église, mais aussi perpétuellement entretenue, d'un culte[Pg 141] intime, fidèle, profond et fier, d'où elle tirait certainement des joies peu communes.

Je fus flattée que M. Juillet manifestât du plaisir à me voir. Cinq minutes de causerie avec lui me firent oublier la présence de Grajat. M. Juillet avait quelque chose de charmant dans l'imagination; c'était le premier homme spirituel que je voyais; mais son esprit, il semblait n'en user que pour faire agréer les choses sérieuses, si justes, si élevées, qu'il avait constamment à dire; son esprit était une excuse; il disait de lui-même: «Dieu! que je dois être ennuyeux!»... Et moi, naïve, je lui répondais: «Oh! non, oh! non», avec un accent de conviction qui le faisait sourire. Ennuyeux! Ah! certes, non, je ne le trouvais pas ennuyeux. Un homme qui ne parlait ni affaires, ni argent, ni mécanique, ni moyen de transports, ni goinfreries, ni buveries, ni bestialités, ou qui, à l'occasion même de ces sujets traités autour de lui, savait d'un tour preste vous ramener de ce qu'il y a en eux de trompeur et d'éphémère à ce qu'il y a en nous de fondamental et même d'éternel: non, non, il n'était pas pour moi ennuyeux! Il répondait à mes plus lointains, à mes plus secrets désirs: entendre un homme parler bien, me ravir l'âme en l'embellissant. Je soupçonnais en lui un philosophe, un moraliste, un poète peut-être, quoiqu'il parlât peu de lui et jamais de ce qu'il faisait. Et, en effet, sa famille se plaignait de ce qu'il ne fît rien. Il disait de lui:[Pg 142] «Moi? je ne serai jamais qu'un ancien élève de l'École.» Il avait renoncé à l'enseignement, sous le prétexte qu'il était incompatible avec l'indépendance de caractère. Cependant, dans sa conversation, il niait énergiquement l'indépendance et il blâmait avec sévérité sa recherche. Il y avait, en lui, comme on le voit, des contradictions. Mais il disait lui-même que ni le monde ni l'homme ne peuvent s'expliquer que si l'on admet des vérités contradictoires. Il piquait votre curiosité sans vous satisfaire, mais il vous avait menés par deux ou trois chemins si curieux ou si beaux, que l'on ne demandait qu'à prolonger le voyage. Il y avait en lui quelque chose d'énigmatique qui ne vous laissait plus en repos. C'était un homme singulier.

Enfin, je lui dus de bien terminer une journée si mal commencée et de ne même pas m'inquiéter de ce colloque confidentiel, interminable, entre Grajat et le président Du Toit, qui faisait, à distance, je le voyais bien, trépigner et blêmir mon mari. En toute autre occasion, Dieu sait si je me fusse mis martel en tête!

M. Juillet m'avait dit: «Vous devriez lire.»—«Quoi donc?»—«Quels livres avez-vous sous la main?» Je lui dis, en riant et croyant qu'il allait se moquer, que j'avais en tout et pour tout les trois livres de Sermons et les petits traités de morale que mon mari m'avait donnés. Il s'écria: «Mais il n'y a[Pg 143] presque rien de mieux! Les avez-vous lus?»—«Non.»

Que nous sommes drôles! Nous pouvons avoir entre les mains des trésors, si quelqu'un en qui nous ayons toute confiance ne nous avertit que ce sont des trésors, nous les regarderons à peine. Mon mari m'avait donné quelques petits livres, «comme ouvrages de dévotion»; je ne les avais pas ouverts. M. Juillet, qui venait de causer une demi-heure avec moi, me conseillait de les lire, et j'avais hâte d'être rentrée à la maison pour en entreprendre la lecture, et je me promettais de passer une bonne soirée...


[Pg 144]

IX

Tout arrive en même temps, dit-on. Mon grand-père, ma grand'mère et maman, venant à Paris visiter l'Exposition, pénétrèrent dans notre appartement le jour même et à l'heure précise où mon mari reçut une «assignation à comparaître devant le tribunal, etc., conjointement avec le sieur Grajat, etc.» Je revenais de les prendre à la gare d'Orléans, et je les poussais dans l'antichambre obscure, quand ma bonne, ahurie, me dit à l'oreille que la concierge venait de monter une «feuille de papier bleu», remise par un huissier. Mon grand-père, ancien magistrat, eut l'oreille fine pour entendre le mot «huissier» et me dit: «Ton mari a un procès?»... Je ne savais pas de quoi il s'agissait; je n'eus que le temps de courir cacher la feuille bleue. Mon mari rentra avant que je n'eusse[Pg 145] pu seulement la lire. Je la lui remis, à la dérobée, en lui demandant: «Qu'est-ce qu'il y a?... encore Grajat?...» Il me dit: «Rien du tout, absolument rien!» Mais il ne quittait pas sa face blême depuis le jour du colloque de Grajat avec le président Du Toit. Ma famille le trouva bilieux, surmené de travail. Elle me trouva, moi, étourdie, préoccupée. Mon mari se refusait obstinément à me dire en quoi consistait ce procès. Je lui disais: «Oh! moi, j'ai vu venir ça de longtemps: rappelez-vous la soirée où votre Grajat a maçonné le mariage d'Isabelle avec le jeune Du Toit; pourquoi tenait-il si fort à ce mariage? Allez-vous me dire qu'il agissait dans l'intérêt de la jeune fille? Allons donc! il voulait s'allier, lui, Grajat, votre ami, avec le président Du Toit, indissolublement, en prévision d'affaires qui devaient bientôt traîner devant les tribunaux...» Mon mari disait: «Vous êtes folle, Madeleine!» Le «vous êtes folle, Madeleine» fut désormais sa réponse à toutes mes fiévreuses hypothèses, et Dieu sait si j'en fis, des hypothèses! Je fis celle-ci aussi, qu'il ne voulait point me parler tant que mes parents étaient là, de peur que je les prisse pour confidents; et cela me gâtait le plaisir que j'avais à les recevoir. D'autre part, mieux valait peut-être qu'ils fussent à Paris durant cette crise, parce que leur présence m'absorbait au moins tout le jour. Je leur servais de guide à l'Exposition. Je la connaissais, l'Exposition! Ils étaient flattés tous[Pg 146] les trois, de me voir si documentée; mais rien, des progrès que j'avais pu faire, ne les surprenait, parce que, pour eux, la science de mon mari devait être sans bornes: c'était une opinion qui datait du jour où il leur avait été présenté et où il avait parlé, une heure durant, sur l'architecture. Ils s'étonnaient qu'il n'eût point été décoré au 14 juillet; mais il devait y avoir une «promotion de l'Exposition...» Qui donc leur avait fait espérer cela, grand Dieu? Ce ne pouvait être que moi-même, dans une de ces lettres de toute jeune mariée, où l'on annonce comme exécutés tous les rêves de son mari... Deux choses seulement les chiffonnaient: la première était que l'on n'eût point encore trouvé pour mon frère Paul la situation promise; la seconde était qu'on ne m'entendît jamais appeler mon mari par son petit nom «Achille», et que nous n'eussions, lui et moi, pas commencé à nous tutoyer. Ma grand'mère revint là-dessus principalement, tous les jours.

Maman couchait dans notre chambre de réserve; les grands parents dans l'appartement de leurs amis, les Vaufrenard, faubourg Saint-Honoré. Cela donnait lieu à des complications de rendez-vous, à de folles allées et venues. Ah! l'on s'en donnait de la peine! Pour comble de malheur, je n'allais pas bien; deux fois j'avais failli me trouver mal à l'Exposition, et j'avais de nouveau éprouvé ma traversée de Calais à Douvres. Maman, loin de s'alarmer, souriait, et elle[Pg 147] me dit: «C'est peut-être un excellent signe...» Moi, j'attribuais cela à la fatigue et à mon tourment secret touchant les damnées affaires de Grajat.

Il fallut bien aller présenter mes parents aux cousins Voulasne bien que j'eusse grande appréhension d'une rencontre de gens si dissemblables. Cette appréhension, je n'étais pas seule à la ressentir, évidemment, car lorsque nous nous présentâmes à l'hôtel de la rue Pergolèse, malgré rendez-vous pris, monsieur et madame étaient sortis avec Isabelle, convoqués par un petit bleu de madame Du Toit. Je ne crus guère au petit bleu, mais je reconnaissais bien là mes cousins, incapables de s'astreindre à la moindre formalité. A quoi bon, après tout, les confronter avec mes bons vieux, rompus, eux, au contraire, à toutes les sortes de formalités, et si étrangers aux plaisirs que le nom seul leur en était suspect? Grand-père et grand'mère pincèrent le nez, à la porte de ces fameux cousins Voulasne, dont ils avaient tant entendu parler, mais ils furent moins froissés qu'ils ne l'eussent été ailleurs, parce que l'hôtel, dès l'abord, les impressionna beaucoup, et ils connaissaient par ouï-dire la fortune des Voulasne. Mes parents étaient d'un monde extrêmement délicat sur la question argent, et qui se fût fait scrupule de réaliser un gros bénéfice même licite; mais ils étaient admiratifs et béats devant la richesse acquise.

Ce fut Pipette qui nous reçut, en présentant les[Pg 148] excuses de «Gustave et d'Henriette» d'une façon, ma foi, fort gentille. Je me souvins que la première fois que j'avais gravi ces mêmes marches de l'escalier Voulasne, j'avais pensé à l'effroi de ma grand'mère au cas où jamais elle entendrait cette jeune fille traiter ses parents comme des camarades. Eh bien! ma grand'mère était là; Pipette s'adressant à elle, disait: «Gustave et Henriette», et ma grand'mère faisait bonne mine, faisait même des frais pour cette petite! Pipette, devinant la curiosité des gens de province, leur fit faire «le tour du propriétaire», salons, galerie, billard, etc., et les mena jusqu'à sa chambre pour leur montrer ses accessoires de cotillon, ses ustensiles de sport. Et grand'mère s'extasiait! Quand nous sortîmes de l'hôtel, elle avait oublié la dérobade des cousins Voulasne; elle déclarait leur habitation magnifique et leur «cadette» une enfant gâtée, c'était évident, mais «qui devait avoir un cœur d'or...»

—Je ne m'y trompe pas, ajouta-t-elle.

La visite de l'hôtel Voulasne, pour ma grand'mère; l'union toute proche de cette famille avec celle du président Du Toit pour mon grand-père, inspirèrent à ma famille un optimisme curieux et une tranquillité parfaite touchant notre situation. Qu'ils étaient amusants à Paris, mes chers vieux! Enclins, dans leur province, par habitude d'économies outrancières, à croire à la détresse générale, et à tendre le[Pg 149] dos à la catastrophe sans cesse prédite par les journaux d'opposition, le frôlement soudain d'une opulence réelle et bien assise, joint à ce grand simulacre de prospérité universelle qu'était l'Exposition, leur causait une espèce d'ébriété innocente.

Mais ce qui contribua à leur laisser de leur voyage une impression tout à fait heureuse, ce fut la certitude que leur donna maman, à la suite d'une visite que nous fîmes ensemble chez le médecin, qu'ils auraient dans sept ou huit mois un arrière-petit enfant.

A cette nouvelle, le monde entier prit aussi pour moi une autre figure.


[Pg 150]

X

Ce qui m'est arrivé de commun avec toutes les femmes, pourquoi le raconter? Les douleurs et les joies maternelles, si nous nous mettons à parler de cela, il faut négliger complètement le reste. Pendant quatre ou cinq ans environ, c'est-à-dire pendant que cela m'a donné le plus de mal, je sens que cela a pris le pas sur tout, et qu'en dépit de tout, cela m'a rendue heureuse. Je pourrais dire: j'ai eu d'abord une petite fille, puis j'ai eu un petit garçon, et, là-dessus, en dire long, sans avoir à exprimer rien qui tienne à mon aventure personnelle. A peu près toutes, nous savons ce que sont ces événements-là; et si dans le cours de ma vie j'ai eu quelques émotions, quelques épreuves dont le sens m'a paru valoir que je les cite, j'affirme que, pendant le temps[Pg 151] que les soins de mes enfants m'ont absorbée, j'ai été la femme la plus ordinaire, la mieux disposée à trouver que le monde est bien fait, la moins désireuse de s'enquérir s'il pourrait l'être autrement. J'ai eu alors l'assurance que ma vie avait un but précis, clair, incritiquable, et qu'elle n'en avait même qu'un seul, que je touchais. Quelle curieuse, quelle magnifique, quelle reposante impression que de se sentir indubitablement dans sa voie, dans la seule voie, de se dire: «Je suis sûre que ce que je fais est ce que j'ai à faire, est ce que j'ai de mieux à faire.» Et quelle grâce d'état nous est accordée, pour que nous soyons maintenues, tout le temps voulu, dans cette disposition favorable!

Oh! ce n'est pas que nous soyons privilégiées au point de ne plus souffrir des misères de ce monde; mais, franchement, il nous semble qu'elles aillent leur chemin sur une autre ligne que la nôtre, qu'elles puissent passer tout près de nous, sans doute, nous frôler même, mais,—on a de ces illusions-là dans les rêves,—qu'elles ne sachent point nous atteindre, en vertu d'un privilège extraordinaire attaché à notre fonction.

Il y avait bien des choses contre moi, au moment où j'eus la certitude de ma première grossesse. Il fallut, comme de juste, que ces affaires suivissent leur cours, atteignissent comme une maladie leur période aigu, et enfin leur dénouement. Eh bien! je[Pg 152] contemplai ces péripéties, de ma chaise longue, avec un quasi-désintéressement qui m'étonne aujourd'hui encore, avec une sorte de recul, de confiance présomptueuse, et comme un passager muni d'amulettes pendant la tempête. «Tout peut arriver, me disais-je, mais il faut que je vive pour mon enfant!»

J'en étais venue à un détachement si grand, que je ne saurais me souvenir aujourd'hui avec précision de ce qu'il en fut du procès Grajat. Pourtant, mon pauvre mari était aux abois, et il se crut, pendant un certain temps, un homme perdu. «Un homme perdu»! lui, si réservé, si fier de son état, et si confiant? Ah! c'est que, justement, il avait été toute confiance en ses rapports avec son ami Grajat, et rien que cela; et le sentiment de la confiance étant ébranlé soudain, tout lui manquait; il était «un homme perdu». Ce que je sais, c'est que Grajat l'avait iniquement trompé, l'avait entraîné dans des entreprises hasardeuses et prétendait leurs sorts liés jusque dans certaines spéculations que mon mari avait répudiées. Or, il s'était produit, avant la fin de l'Exposition, un grave échec des entreprises, un effondrement des spéculations. L'entière bonne foi de mon mari fut établie de la façon la plus nette, mais il fallut l'établir. Quelles longueurs! quelles attentes! et quelles impatiences! Il n'y avait pas jusqu'au mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit, qui ne fût suspendu à la conclusion de ces[Pg 153] événements, M. Du Toit faisant mine de temporiser tant que le sort de mon mari n'était pas complètement disjoint du sort de Grajat. Il y employa d'ailleurs toute son influence, toute son autorité, et c'est à lui, assurément, plus qu'à la loyauté incontestée de mon mari, que nous dûmes de sortir indemnes de cette crise, car la loyauté, toute seule et même éclatante, m'a-t-on appris plus tard, n'eût peut-être pas suffi. Grajat s'était accolé de longtemps mon mari en escomptant la «puissance financière» de ses cousins Voulasne, en escomptant ensuite le crédit du président Du Toit.

Gros balourd, connaisseur d'affaires mais non de gens, faute de finesse d'esprit, le Grajat n'avait pas su prévoir deux choses: c'est que les Voulasne fussent partis en croisière autour du monde pour peu qu'on eût fait mine de les vouloir ennuyer avec une aventure de cette sorte, et c'est que le président Du Toit était homme à ne se dévouer qu'aux bonnes causes. Le président Du Toit ne fut pas pour Grajat, en l'occasion, le grand secours sur lequel notre ancien ami avait fait fond; mais mon mari me laissa entendre à plusieurs reprises que, sans la mémorable intervention de Grajat en faveur du mariage d'Isabelle, nous n'eussions pas eu, très probablement, pour nous servir, tout le zèle de M. Du Toit. C'est très possible.

Grajat avait une fortune assez bien assise pour ne point sombrer sous le coup, mais il subit une forte[Pg 154] saignée et jugea à propos d'entreprendre un voyage d'études qui dura deux ans et demi. Nous fûmes quittes, nous, pour faire notre deuil de tous les gains que mon mari avait espéré tirer de l'Exposition, joints à tous ceux qu'il avait sacrifiés, un an durant, à préparer l'Exposition. Mais de quel prix n'eussé-je pas payé l'avantage d'être débarrassée, deux ans et demi, de Grajat! Ah! oui, adieu la voiture! adieu le domestique en livrée!... adieu Grajat!... Mais mon mari, lui, souffrit beaucoup de ces privations.

Il était sans rancune contre Grajat. Grajat était pour lui un homme qui lui avait autrefois rendu des services. Il lui devait fidélité. Il me disait à moi: «Si les choses avaient bien tourné, j'aurais eu ma part dans les bénéfices...»—«Mais, non! puisqu'il a été prouvé qu'il n'était nullement engagé envers vous! Il vous aurait volé quand même...»—«On est tout autre, affirmait-il, quand la fortune vous sourit.» Il n'en voulait pas démordre. C'était à lui d'avoir des scrupules! Si j'attaquais Grajat, il me disait que ce n'était pas généreux, Grajat étant à terre. Il avait une longue habitude de confiance et d'amitié contre laquelle rien ne put prévaloir.

Lorsque Grajat revint, il revenait d'Amérique, et personne ne se souvenait plus exactement des motifs qui l'y avaient envoyé. Il était flambant, remis à neuf, et il écrasait jusqu'à vos ressentiments sous les images gigantesques qu'évoquaient ses propos. Il[Pg 155] avait vu des choses nouvelles, des ouvrages de Titans, des mœurs invraisemblables, des fortunes dont le chiffre fabuleux n'est presque plus perçu par nos sens. Les Voulasne, sur sa prière, et peut-être par l'entremise de mon mari, consentirent sans aucune difficulté à le recevoir. Les Voulasne, qui n'avaient point été atteints personnellement par les affaires de Grajat, n'en conservaient aucune mémoire; ils étaient enchantés de revoir un homme dont l'entrain et la bonne humeur étaient connus, et un voyageur. S'il est vrai que d'autres ne lui sautèrent pas immédiatement au cou, chez les Voulasne, il est non moins certain que, dès le potage, Grajat parlant de l'Amérique avait accaparé l'attention de tout le monde, et qu'il devint, de ce moment, un centre d'attraction sans rival, car il n'y avait ni homme ni femme qui n'eût quelque chose à lui demander. Et il se trouva relancé, comme cela, par l'intérêt qu'avait chacun à être informé ou par l'étrange plaisir qu'ont la plupart des gens à être ébahis par le «colossal». Sans qu'il racontât rien de lui-même, rien de ce qu'il avait fait là-bas, on le trouvait grand à cause des choses géantes qu'il avait vues. Qu'il eût vu grand ou petit, je ne pouvais, quant à moi, m'empêcher de penser: «C'est un homme malhonnête.» Je ne me privais pas, d'ailleurs, de le lui dire en face. Je n'ai jamais souffert qu'il embrassât mes enfants. Je le traitais comme il disait que les Américains traitent[Pg 156] les hommes de couleur. Je lui disais: «Vous avez l'âme noire, pour moi vous êtes nègre... pouah!...» Mon mari était beaucoup plus affecté que Grajat de ce qu'il nommait mes lubies. Chez mon mari, comme chez ceux qui accueillaient Grajat, ce n'était pas de l'indulgence envers un homme coupable d'une grande faute, c'était de l'indifférence pour la faute, c'était de l'apathie morale absolue. Le sens moral était atrophié à ce point chez la plupart, qu'il n'y avait point d'explication possible entre nous en cas de différend: qu'eussé-je pu dire à Grajat, par exemple, qui demeurait convaincu que ma mauvaise humeur à son endroit ne résultait que du dépit d'avoir manqué par lui «ma voiture»?

Toute manifestation de l'horreur qu'il m'inspirait me faisait passer à ses yeux pour plus bassement intéressée! J'en vins petit à petit à ravaler mon dégoût et à lui faire presque bon visage, uniquement pour lui prouver que je ne pensais pas à «ma voiture». Mais si je désarmais, il voyait en mon armistice le signe que je consentais, pour avoir «ma voiture», à l'autre moyen, celui qu'il m'avait proposé un jour... Et il redevenait galant. Si je dénonçais à mon mari ses entreprises et le cynisme avec lequel elles étaient tentées, mon mari, sans s'émouvoir, me répondait: «Quelle importance cela a-t-il, puisque vous n'êtes pas femme à lui céder jamais?»

Je crois que les galanteries de Grajat flattaient[Pg 157] plutôt mon mari, parce qu'il était sûr de ma résistance, et parce que chaque siège victorieusement repoussé augmentait ma valeur, ma valeur morale. Il était fier de ma valeur morale; il savait ou sentait que Grajat lui-même était impressionné par ma valeur morale et devait dire de lui: «Cet animal de Serpe a une petite femme qui tient comme un bastion!...» Curieux phénomène: ils se gaussaient de la valeur morale, et c'est d'elle qu'ils tiraient dans leur maison le plus de vanité; ils la réduisaient à n'être qu'objet de luxe, mais parmi les objets de luxe qu'ils prisaient, elle était encore le plus rare et le plus apprécié.

Ma belle-sœur Emma avait eu la chance de se remarier avec un jeune homme charmant, de cinq ou six ans moins âgé qu'elle, il est vrai, mais follement épris, et qui possédait une grosse fortune. Emma le conduisait par le bout du nez, roulait carrosse, se faisait habiller chez les couturiers renommés, donnait des dîners, rajeunissait elle-même, positivement, était, ma foi, fort jolie, et jurait à tout venant qu'elle se ferait couper en quatre plutôt que de manquer à son «joli petit mari». Malgré mille excentricités, elle lui était en effet fidèle. Elle s'était mariée à peu près à l'époque de la naissance de ma petite Suzanne, à la fin de mars 1890. C'est en juillet 93 que Grajat revint d'Amérique. Aux environs du jour de l'An, Emma trompait son «joli petit mari» avec cet homme presque sexagénaire, de qui elle se moquait outrageusement[Pg 158] au temps où elle était sa maîtresse. Le petit mari se fâcha tout rouge; il gifla Grajat, dans un cabaret à la mode, devant plus de cinquante personnes; on se battit; ce fut une histoire; et on se battit si sérieusement que Grajat promena sept à huit semaines son gros bras en écharpe, fier, à son âge, d'une aventure de cette sorte. Et l'on divorça bel et bien, au grand désespoir d'Emma qui retomba du haut de sa fortune d'un jour sur ses pieds nus, et revint, le premier de chaque mois, faire la gentille avec son frère, et lui demander cinq minutes d'entretien. Grajat l'avait quittée aussitôt après l'aventure. L'ex-jeune mari la reprit comme maîtresse, mais la traita en fille. Et la pauvre Emma, avec cela, allait sur la quarantaine! C'était une grande pitié.

Mon mari rompit net avec sa sœur; il lui interdit de jamais repasser le seuil de sa porte. Ce fut la maman Serpe qui revint, chaque mois, à la maison, après le déjeuner, avec des cheveux d'un blond de plus en plus flamboyant, son petit chien favori, Zuli, sous le bras, seul vieillissant, lui, asthmatique, toussicotant et râlant.

Autour de nous, les Kulm avaient divorcé, après vingt et un ans de mariage, lui pour épouser une femme de sport, championne de je ne sais plus quels matches; elle, abandonnée, à quarante-cinq ans, sans autre ressource qu'une pension alimentaire,[Pg 159] après la vie la plus insoucieuse et la plus aisée, et avec deux jeunes filles à marier!...

Un autre exemple attristant, près de nous, était celui du mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit. Isabelle, pendant près de deux ans, avait, par amour pour Albéric, adopté tous les goûts et dégoûts de la famille Du Toit. La conversion spontanée d'Isabelle avait eu les allures d'une vocation tout à coup révélée; elle avait frappé les Du Toit et n'avait pas contribué pour peu à leur faire agréer le mariage; gagner une âme, et par elle, qui sait? spiritualiser ces pauvres Voulasne embourbés dans les joies épaisses, c'était, n'est-il pas vrai, une œuvre? Or, dès que la période de lutte avait cessé, fort peu de temps après le mariage, on avait vu la noble ardeur d'Isabelle s'affaiblir, une naturelle nonchalance remplacer son beau zèle à s'instruire, un égoïsme paresseux transpercer cet accoutrement de sœur charitable qui avait fait l'émerveillement de la bonne madame Du Toit. Une fois mariée, et malgré un réel amour pour Albéric, Isabelle était redevenue elle-même en devenant heureuse, et était redevenue Voulasne en redevenant elle-même. Voulasne, elle ne songeait qu'à se distraire, à se laisser porter et agiter par la vie extérieure, et, faute d'un tel mouvement, tombait en une torpeur insipide, état inadmissible absolument chez les Du Toit. Chez les Du Toit, la vie était réglée une fois pour toutes et composée exclusivement de[Pg 160] devoirs qu'on ne discutait pas, et qu'il s'agissait de trouver agréables si l'on tenait absolument à avoir du plaisir. Albéric, rompu aux austères plaisirs de sa famille, mais amoureux de sa jeune femme, se trouva quelque temps perplexe. Il s'ingéniait à établir un compromis entre ses habitudes disciplinées et la mollesse propre à Isabelle. Installés dans un appartement à eux, chez eux, indépendants en somme, ils se partageaient également, à jours fixes, entre les deux familles. Isabelle était d'un naturel fort doux. Albéric aussi. Ce n'était pas qu'Isabelle récriminât, ou exigeât, mais elle avait besoin d'agréments qu'Albéric eût jugé inhumain de lui refuser. Il arriva une chose que de plus avertis que moi eussent pu prévoir, c'est qu'après quelques mois de concessions faites à Isabelle, Albéric se laissait gagner par le goût des distractions quelles qu'elles fussent, par cette espèce de lourdeur qui vous entraîne à descendre dans Paris chaque soir, par ce goût pour l'oubli de soi, par cet étourdissement quasi niais, quasi spirituel, quasi répugnant, quasi savoureux, que vous procurent, comme une drogue de fumerie, les plaisirs dits parisiens. A la compagnie de son père, de sa mère, cent fois supérieure en ressources profondes, il préféra bientôt celle de ses beaux-parents, stupides, mais si faciles, si dépourvus de sens critique, et à un tel point incapables de vous adresser une observation, de vous donner même un avis![Pg 161] de ses beaux-parents qui le jugeaient le gendre le plus accompli, pourvu qu'il fût de leur bande et de leur perpétuelle fête. Comme dans toute la nature, la paresse et le moindre effort l'emportaient jusque sur les habitudes d'activité les mieux contractées. Les Du Toit, à cent lieues d'avoir prévu pareil détournement, et qui s'étaient flattés au contraire de gagner à eux leur belle-fille, étaient stupéfaits, désolés, effondrés. Les Voulasne, eux et leur entourage, ne jugeaient pas la chose, ne la remarquaient même pas: Albéric était avec eux, tant mieux! car plus on est de fous plus on rit.

Nous avions, dans notre monde, bien d'autres transfuges venus de familles analogues à celle des Du Toit! Notre monde, et j'entends par là celui qui était résolu à mener la vie joyeuse et sans entraves, faisait la boule de neige, se grossissait chaque jour en s'entraînant mutuellement au confort, au bien-être, au luxe, à une élégance audacieuse et à une bravade du lendemain qui n'allait pas parfois sans un certain courage. Tout y était au rebours des anciennes mœurs de la bourgeoisie française, essentiellement composées de contrainte, d'abstention, de prudence craintive, d'économie de toutes les forces et de terreur de l'opinion. C'était une société qui semblait s'être retournée bout pour bout, la réserve ayant à sa place la dilapidation; le souci de l'avenir, du sort des enfants, de la maison, du nom, obstrué[Pg 162] par la frénésie de consommer pendant que notre propre jour luit encore; l'argent jadis volontiers secret: maintenant, la jactance d'une fortune souvent fictive; les femmes, les familles entières ne craignaient jadis rien tant que le bruit fait autour d'elles, le seul nom, imprimé dans une feuille publique, froissait une pudeur que j'ai bien connue: désormais les efforts et le but des femmes, voire des familles, était qu'il fût parlé d'elles, et il n'y aurait pas grand paradoxe à ajouter: de quelque façon que ce fût. La discrétion, le silence, le vase clos où tant de groupes ont préparé des valeurs réelles, semblaient des geôles ou des tombeaux; et qu'importait à présent la valeur réelle, si la parade et le boniment en donnaient l'illusion à un public jobard et dégradé?

L'évolution du ménage d'Albéric eut pour moi des conséquences fort inattendues et des plus graves. Comme tout s'enchaîne dans la vie, mon Dieu! et par les moyens les plus éloignés de tous ceux qu'on eût pu se plaire à prévoir!... Dès que j'avais connu les Du Toit, j'avais souhaité me réfugier quelquefois près d'eux. Les Du Toit de leur côté semblaient aussi m'avoir «reconnue»; et ils m'avaient fait des avances. Cependant nous en étions demeurés là.

Madame Du Toit me rencontra une après-midi aux Champs-Élysées où j'allais dans ce temps-là, régulièrement, promener ma petite fille, parce qu'il y avait de la coqueluche au parc Monceau. Suzanne commençait[Pg 163] à marcher seule; j'étais grosse de son futur petit frère; nous parlâmes naturellement des enfants; madame Du Toit me félicita d'en avoir, tout en me contant, les larmes aux yeux, les peines que les siens lui avaient causées.

—Et quand vous allez être grand'mère, lui dis-je, ce sera à recommencer!

Elle ne demandait pas mieux que de recommencer. Mais elle hocha la tête:

—Ils ne se pressent pas, dit-elle, de me rendre grand'mère: ce n'est plus la mode, aujourd'hui, dans un certain monde, d'avoir des enfants!...

Je m'écriai:

—«Dans un certain monde!...» mais heureusement que...

—Oh! me dit-elle, vous comprenez parfaitement ce que j'entends par là. Vous avez dû trop souffrir, ma chère enfant, avec votre nature délicate et votre parfaite éducation, des milieux auxquels je fais allusion, pour ne pas deviner mon chagrin...

Elle me prenait par l'amour-propre, par l'intuition sympathique, par la maternité. Elle me fit ses confidences; elle en provoqua de ma part, et sut, par là, m'être agréable. Mais tout ceci avec du tact, sans précipitation excessive, sans débordement. Elle ne parlait d'elle-même qu'en s'en excusant pour ainsi dire, et en essayant d'envelopper son propre cas, qu'elle ornait d'idées, de citations très appropriées.[Pg 164] Elle m'en imposait comme tous les esprits plus et mieux nourris que le mien; mais sans me paralyser, sans me gêner même. Nous bavardions bientôt comme de vieilles amies.

Je l'étonnai, moi, par mon indulgence. Elle crut s'être trompée en m'énumérant mes maux, attendu que je ne m'élevais pas contre un état de mœurs qui en était responsable; elle était entière et exclusive, elle était convaincue que le monde sans principes et sans culture morale était «corrompu jusqu'à la moelle». L'expression qu'elle employait me fit protester. Moi qui vivais, depuis plusieurs années, au milieu de ce monde, et qui avais été par lui blessée, je ne le jugeais point cependant d'une façon si définitive. L'animation de notre premier entretien vint de ce différend. Je lui citai maintes femmes qui, sous les dehors les plus évaporés, étaient, au demeurant, excellentes et très pures; je lui disais: «Les apparences de ce monde-là sont aussi trompeuses que l'est, par exemple, le théâtre qui prétend représenter la vie, et qui, en réalité, attire le public en l'épouvantant par des mœurs aussi inédites qu'inexistantes; ici, c'est une coquetterie de paraître sans conduite comme c'en est une, ailleurs, de paraître vertueuse; le bon naturel et le mauvais se retrouvent de part et d'autre.» Elle me répliquait que j'étais trop bonne et trop jeune, que le mal passait inaperçu à mes yeux, mais qu'une complaisance comme la[Pg 165] mienne était des plus pernicieuses, car c'est avec ce libéralisme qu'on encourage ou facilite toutes les décadences.

Je me laissai entraîner par madame Du Toit à mener ma petite fille, une ou deux fois par semaine, jusqu'au Luxembourg, qui était d'ailleurs, affirmait-elle, beaucoup plus sain que les Champs-Élysées saupoudrés de poussière. Je rencontrais au Luxembourg madame Du Toit qui, pour une ondée, pour un nuage menaçant, voulait à toute force m'abriter chez elle, rue de Vaugirard, dans le voisinage. La pauvre femme semblait ne plus pouvoir vivre sans me voir, parce qu'elle ne pouvait vivre sans parler de son fils et parce qu'elle ne parlait de lui, tout à fait à l'aise, m'affirmait-elle, qu'avec moi. Elle comptait aussi sur moi pour «le ramener». Elle disait «le ramener», comme si le cher Albéric eût embrassé quelque schisme.

A voir le jeune ménage de plus près, je ne tardai pas à m'apercevoir qu'Albéric, après avoir oscillé un moment entre les parents de sa femme et les siens, était allé vers ceux à qui il eût été le plus difficile de faire comprendre pourquoi il ne leur fût pas venu! Albéric, qui n'était pas un sot, mais qui avait le tort de ne vouloir blesser personne, avait jugé que ne point partager les divertissements de ses beaux-parents c'eût été rompre avec eux, car aucune bonne raison ne leur était accessible, tandis qu'il comptait sur l'esprit supérieur de son père et sur la bonté de[Pg 166] sa mère pour lui passer cette complaisance envers les parents de sa femme.

Ainsi, et par une malignité des choses qui souvent dans la vie m'a frappée, de deux familles, l'une intelligente et l'autre bornée, c'était la bornée qui l'emportait en influence, à cause et en raison même de son inaptitude à concevoir quoi que ce fût, hormis son étroit et égoïste plaisir.

Madame Du Toit me suppliait de ne pas manquer son jour, surtout lorsqu'elle attendait sa belle-fille. Mon Dieu, je sentais bien qu'elle m'employait à lui «ramener» son fils en agissant sur Isabelle; elle me plaisait par ailleurs, m'instruisait, me prêtait des revues et des livres, et je croyais faire une bonne action en contribuant à empêcher ce pauvre Albéric de s'engager davantage dans une société de fêtards. Je venais donc aux jours de madame Du Toit. Il y avait là toutes les femmes de la magistrature et du barreau, la plupart honnêtes mères de famille, sans coquetterie; on parlait surtout collèges et pensions, rougeole, scarlatine, projets ou souvenirs de vacances, Suisse ou «petits trous pas chers». Les plus entendues étaient préoccupées de l'avancement de leurs maris; les infortunes conjugales étaient matière à chuchoteries pudibondes. Il venait aussi des messieurs, beaucoup encore à favoris, dans ce temps-là, et en redingote de drap, boutonnée; quelques jeunes aussi, portant la barbe, et jusqu'à des stagiaires, qui[Pg 167] m'entouraient volontiers, bien que je fusse grosse de cinq mois, mais parce que j'étais mieux mise que la plupart des autres femmes.

Mon Dieu! que l'on était loin, là, des Kulm ou des Lestaffet! On m'y présentait beaucoup plutôt comme petite fille de magistrat et comme fille d'avocat renommé que comme femme d'architecte. Isabelle se montrait assez ponctuelle aux jours de sa belle-mère, amenée de force par son mari, car elle ne s'était jamais soumise à des obligations, et la mine aussi boudeuse qu'au temps où, chez ses parents, on ne mettait pas d'empressement à lui donner son Albéric... Elle venait à moi d'assez bonne grâce, parce que, chez les Du Toit, c'était encore moi la moins «rive gauche», disait-elle. Elle était jolie, très élégante, un peu trop parfumée, même pour la rive qu'elle habitait.

Moi, j'étais contente de rencontrer là M. Juillet dont la causerie me plaisait toujours. Il n'y venait pas régulièrement, mais lorsque j'avais la bonne fortune de l'y voir, le temps me paraissait court. Il causait assez souvent avec moi, ou plutôt se laissait entendre par moi en particulier, car, crainte de lui déplaire, je surveillais avec lui mes paroles. Il philosophait devant moi, sur le contraste des milieux si divers où il voyait que je passais tour à tour et qu'il connaissait, l'un et l'autre, mieux que moi. Il lançait, contre l'un et l'autre, des traits aigus, ce qui m'amusait sans provoquer chez moi la réaction, comme les[Pg 168] attaques de sa tante. Et il me prouvait que, dans quelque société que l'on soit, on ne peut manquer de trouver à redire. Ce qui l'étonnait en moi et me rapprochait de lui, c'était qu'avec ma nature respectueuse, je pusse rire de ses épigrammes sans me froisser. Je lui affirmais que des caractères de l'espèce du mien ne sont pas rares dans mon pays, et que l'on peut être profondément sérieux et admettre la raillerie, et aimer la raillerie, et la pratiquer sans laisser entamer par elle le sentiment de gravité que la vie nous inspire.

—Aujourd'hui, me disait-il, les gens qui se moquent, se moquent à fond, sans plus croire à rien, même pas à leur moquerie qui n'est qu'un procédé, et dont on sent tout l'artifice et l'effort; quand notre race était plus pure ou la vie moins usée, si vous aimez mieux, le rire, avec toute sa malice, «châtiait les mœurs» et ne les détruisait pas... Ainsi, par exemple, ce n'est pas parce que je plaisante le dessus de cheminée, les tableaux et les meubles de ma bonne tante Du Toit, que je manque le moins du monde, en mon cœur, à vénérer cette très digne et excellente femme... Ce n'est pas parce que je n'aborde plus mon cousin Albéric sans lui glisser à l'oreille, comme une nouvelle sensationnelle: «On ne peut contenter tout le monde et son père!»—ce qui le met en fureur,—que je manque à mon affection très réelle pour ce brave garçon.

[Pg 169]

On aurait eu, en effet, bien du mal à garder son sérieux devant l'attitude d'Albéric chez sa mère. On eût juré qu'il rentrait d'escapade; il tendait le dos, garait ses oreilles comme un petit garçon, comptait à tout moment que madame Du Toit allait lui donner la fessée, publiquement, pour avoir découché. Et M. Juillet disait:

—C'est qu'il a l'air, aussi, le coquin, d'avoir introduit ici sa maîtresse!...

Tel était un peu, ma foi, l'effet que produisait la trop parfumée, la trop élégante Isabelle.

Je demandai à M. Juillet sa franche opinion sur le mariage d'Albéric:

—Mais, ce n'est pas son mariage qui est bête, disait-il, c'est lui! Et il rendra son mariage absurde à cause de son urbanité trop exquise. La petite Voulasne, mal élevée, ou pas élevée du tout, mais je parie qu'elle vaut la plupart des pimbêches que lui eût choisies ma tante Du Toit! et d'abord elle l'aime... Mais, ce qu'il fallait, c'était avoir le courage,—si courage il y a,—de tenir à distance les parents Voulasne...

—Vous en parlez à votre aise! répliquais-je à M. Juillet. Mais Isabelle aime infiniment ses parents! Elle a joué toute sa vie avec ses parents comme avec des camarades. Ses parents ne l'ont jamais grondée, jamais contrainte, jamais ennuyée: il y a un attachement tout particulier des jeunes filles mal élevées[Pg 170] à leurs parents, c'est une espèce de complicité... Isabelle n'eût jamais consenti à s'éloigner de sa famille...

Je me souviens que nous fûmes interrompus par madame Du Toit, qui, nous voyant causer très attentivement, et à part, venait s'enquérir de ce qui nous absorbait à ce point. M. Juillet lui dit:

—Mais, ma tante, nous nous occupons de vos intérêts!...

Elle lui avait confié, à lui comme à moi, ses soucis. Elle comprit aussitôt ce dont il s'agissait. Elle joignit les mains et leva les yeux au ciel, appelant sa bénédiction sur notre entreprise commune. Elle parut fonder tout de suite un grand espoir sur cette entente entre M. Juillet et moi, qu'elle n'avait pas prévue. Je crus devoir lui confesser que notre premier échange de vues était assez pessimiste.

—Qu'il ne soit pas le dernier! dit-elle. C'est une bonne œuvre à accomplir, ne l'oubliez pas: une bonne œuvre!...

Elle n'avait pas une confiance parfaite en son neveu Juillet, à cause de ce qu'elle appelait «son esprit sarcastique», et parce que, tout intelligent qu'il fût reconnu, il n'avait pas de situation officielle et stable. Son intelligence même paraissait trop vive, et inquiétante, car elle faisait constamment le tour complet de chaque chose, en la considérant avec une égale complaisance, des points de vue les plus opposés. Cependant[Pg 171] tous les articles et notamment un certain ouvrage, qu'il avait publiés, jusqu'ici, étaient à conclusion très propre à rassurer la famille. Ses articles comme son ouvrage avaient été, je le voyais bien, fort remarqués; néanmoins, j'entendais qu'on lui reprochait je ne sais quelles contradictions. Il répondait: «La vie est un champ d'expériences, les paroles un moyen d'essayer les idées; la vie passe; les paroles volent; les écrits restent. Eux seuls comptent, ils sont le résultat.» Mais madame Du Toit devait trouver la vie et les paroles de son neveu aussi louables que ses écrits, du jour où son neveu partait pour la croisade en ma compagnie.

Le singulier départ! Prémédité? voulu? Aucunement. Par personne. Il dépendait d'un mot jeté au hasard. Que d'entreprises, que d'aventures n'ont pas d'autre fondement!...

En me parlant de son neveu, entre nous, madame Du Toit disait à présent: «votre allié», pour me rappeler la bonne œuvre à accomplir de concert. Point d'allié qui pût être pour moi compromettant, vu la situation où j'étais, situation qui dut même, bientôt, interrompre mes promenades au Luxembourg, ma croisade et mes visites chez madame Du Toit!...


[Pg 172]

XI

Madame Du Toit eut pour moi des soins vraiment maternels au moment de la naissance de mon petit garçon. Elle ne venait à peu près point chez moi auparavant; elle ne laissa presque pas un jour sans prendre de mes nouvelles, et elle me fut très utile. C'est un avantage que d'avoir près de soi, en ces moments-là, une femme d'autant d'ordre et d'expérience. Elle me procura un médecin plus sérieux, plus consciencieux et quatre fois moins coûteux que celui qui m'avait soignée lors de mes premières couches, et, comme il me fut interdit de nourrir, cette fois, elle sut me dénicher dans un certain village de Bretagne une nourrice magnifique. On connaissait l'élevage des enfants dans le monde de madame Du Toit! Enfin elle me tint compagnie, sans[Pg 173] me peser jamais et même sans m'ennuyer de ses chagrins personnels. Notre amitié se trouva consolidée à la suite de ces quelques semaines, et après une connaissance ainsi plus intime, madame Du Toit me fit dans son entourage une réputation qui me flatta, je l'avoue.

Je m'étais accoutumée jusque-là, dans le monde des Voulasne, Kulm, Lestaffet et Cie, à me contenter de l'état d'étrangère à peu près tolérable; et, mon Dieu, mes années de jeunesse m'avaient à ce point rompue à ne pas vivre pour mon agrément, que cela pouvait, à la rigueur, continuer. Mais j'éprouvai une grande douceur à me sentir estimée, et estimée pour ce qui, en moi, était vraiment moi-même, et non pour les complaisances, concessions ou petits tours de force destinés, ailleurs, à me faire seulement agréer. Mon amour-propre fut très sensible aux hommages dont je me vis entourée chez madame Du Toit.

J'y retournai dès que ma santé me le permit, entre mon énorme nounou et ma petite Suzanne, et y pris une part plus franche et plus active qu'auparavant aux questions de coupage de lait, de diarrhée infantile et au choix d'une plage pour les marmots à la prochaine saison. Pendant toute une année, mon dernier né, que nous avions nommé Jean, étant assez délicat, ces conversations m'intéressèrent même plus que celles de M. Juillet. Je ne m'en étonnais pas; je n'y prenais seulement pas garde; il y avait une chose[Pg 174] qui m'absorbait tout entière, c'était la santé de mes enfants; aucune préoccupation du même ordre, autour de moi, ne me paraissait excessive ni importune, et tout ce qui ne s'y rapportait pas directement me semblait un peu oiseux. M. Juillet me taquinait à ce propos, sans me piquer le moins du monde.

Il m'annonçait qu'il s'abstiendrait de revenir au jour de sa tante parce qu'il se trouvait dépaysé dans une «nursery», et il avait même confié à sa tante elle-même, qui me le répéta, qu'elle réussissait à faire de moi une «popote» comme toutes ses amies, que les femmes intelligentes étaient rares et que ce qu'elle pratiquait là était «un étouffement criminel». Je revois toujours la bonne madame Du Toit redisant l'expression: «un étouffement criminel»! Elle en riait, car elle était faite aux paradoxes de son inquiétant neveu; elle voyait bien que moi aussi j'en riais, et elle était flattée que M. Juillet, sous cette forme dépitée, reconnût lui-même en moi, outre les qualités qu'il prisait, lui, pour son agrément personnel, celles que sa tante plaçait au-dessus de tout. M. Juillet ne mit pas à exécution ses projets de ne plus reparaître au jour de madame Du Toit; et, bien qu'il me jurât qu'il ne contribuerait certes pas à rendre la femme d'Albéric aussi «bourgeoise» que moi, il y travaillait tout de même un peu avec moi, tout en causant vaccine et dents de lait. Et il me manifestait, malgré lui, une sorte de vénération.

[Pg 175]

Aucune parole n'avait prise sur Isabelle; il fallait jouer avec elle pour retenir son attention, et encore ne se prêtait-elle qu'au plaisir de la facétie, et puis, aussitôt, son esprit s'évaporait sans retenir la moindre conclusion. Elle ne jugeait rien, ni gens, ni choses, si ce n'est par rapport à leur caractère «rasoir» ou «rigolo». A la notion de la valeur morale son esprit était impénétrable. Cette lacune, pour moi si stupéfiante, produisait chez elle, et autour d'elle, une simplification extrême de la vie. Elle était sans antipathie et n'en inspirait aucune, car nul défaut ne l'indignait et sa bonhomie désarmait ceux qui s'indignent. Son mari, dont l'esprit avait peu d'exigence, trouvait près d'elle une paix, au moins provisoire, qu'il n'avait jamais goûtée dans le milieu assez rigoriste, un peu tatillon, de sa famille, et il s'abandonnait à la tiédeur d'une vie assez saugrenue, mais si aisée! Il n'était pas, il ne serait jamais, lui, un contempteur des mœurs traditionnelles; il ne se ferait pas davantage l'apologiste des mœurs opposées, mais il appréciait, au fond de soi, la séduisante mollesse et le laisser aller d'une vie dépourvue de tout commandement et de toute sanction.

M. Juillet ne pouvait absolument pas prendre son cousin au sérieux, et, dans notre entreprise commune, il ne voyait qu'une croisade un peu comique, qui le divertissait, en faisant grand plaisir à sa tante.

—Je vous affirme, madame, me confiait-il, qu'Albéric[Pg 176] a fait précisément le mariage qu'il mérite. Albéric n'a jamais compris ce qu'il y avait d'auguste dans l'éducation que ses parents se sont exténués à lui fournir. C'est une erreur de beaucoup d'hommes éminents, comme mon oncle Du Toit, de s'imaginer que leurs rejetons non seulement sont dignes d'eux, mais doivent s'élever plus encore: supposez qu'Albéric eût entretenu cette illusion par un mariage et une conduite conformes aux souhaits de son père, on l'eût poussé à des emplois dont il n'est certainement pas digne. Son amourette pour une petite Voulasne, c'est la revanche de sa nature médiocre; c'est l'explosion de ce qu'il y a d'essentiel en lui: elle détruit en un clin d'œil l'échafaudage savant, mais arbitraire, combiné par une famille hors ligne; elle le fait dégringoler à son niveau véritable où il se trouve, lui, comme vous voyez, tout à fait bien!...

Il n'était pas très encourageant, M. Juillet, dans la croisade entreprise en commun! Et l'on voyait si bien que le sort d'Albéric et d'Isabelle l'intéressait peu! Il en revenait toutefois de lui-même à cette question, lors de nos rencontres, parce que c'était le pacte convenu entre nous et devant l'autorité de madame Du Toit; mais il s'en évadait vite, en biaisant avec une rouerie qui ne m'échappait pas et qui me faisait l'avertir d'un sourire que nous quittions la grande route sinon la bonne. Il aimait avant toutes choses à agiter des idées, et il avait un insurmontable dédain[Pg 177] pour tout ce qui ne fournissait pas matière à ce jeu supérieur. Le cas d'Albéric et d'Isabelle était un prétexte excellent, il est vrai, à mille réflexions, à ma portée, sur les mœurs, les caractères, la vie; mais d'Albéric et d'Isabelle, mon Dieu! que son souci était loin!

Ce que j'apprenais en écoutant M. Juillet, et sans y prendre garde, ou, si l'on veut, l'invitation, sur un ton enjoué, à réfléchir et à méditer, que je recevais de lui, me causait une sorte de plaisir, naturel et profitable, dont je ne saurais comparer l'effet qu'à la belle coulée de lait qui passait du gros sein de ma nourrice bretonne dans la petite bouche heureuse de mon enfant. Je ne songeais pas à m'écrier: «Comme c'est bon! que cela me fait de bien!» parce que, grâce à mes préoccupations maternelles, j'étais garantie de toute exubérance et même garantie de croire que je pusse éprouver quelque chose d'étranger à mes deux petits; mais je me nourrissais avidement, sans le savoir, avec un bonheur serein, et je me nourrissais de ce qui était mon aliment. Cette nourriture spirituelle m'était offerte au moment même où, par la maternité, toute une portion de moi-même et, me semblait-il, tout mon cœur venaient de recevoir satisfaction et triomphaient. Je me croyais comblée; je me sentais heureuse.

Ah! la charmante époque de ma vie! Est-ce que tout ne me souriait pas à la fois? Il me semblait que[Pg 178] mon ménage était beaucoup plus heureux. Pourquoi? Je n'aurais pas su le dire. Qu'est-ce qu'il y avait donc de changé? Mon mari, incorrigible, avait toujours Grajat pour ami, et travaillait pour Grajat en pure perte. Il ne faisait pas de brillantes affaires, cela était évident, si je considérais le budget qui était le nôtre. Nous étions bien tassés dans notre petit appartement depuis que notre seule pièce de réserve était abandonnée à la nourrice et au petit Jean, et ma fille couchait dans notre chambre. Mon mari avait beaucoup d'ennuis par sa sœur qu'il ne voyait plus et m'interdisait absolument de fréquenter, et il avait été affecté, d'une façon qui m'étonna, par la mort de son vieux père. Du vivant du bonhomme, il le voyait peu, en effet, ne parlait presque pas de lui et semblait réserver toute son indulgence pour sa mère: il le pleura pendant des semaines avec un véritable chagrin. Est-ce qu'il avait un cœur caché?... Depuis que nous avions deux enfants, je le voyais beaucoup moins. Sous le prétexte, d'ailleurs vraisemblable, que l'appartement était encombré, il allait à ses ateliers aussitôt après le repas; il voyait d'un bon œil mon amitié avec madame Du Toit, mes relations nouvelles avec le monde de madame Du Toit, et la renommée dont on m'y gratifiait et qui me suivait et me faisait respecter jusque dans son monde à lui; car c'était ainsi!... En tout ce qui dépendait de moi, mon mari semblait être parvenu à ses fins; malgré[Pg 179] mon origine provinciale, je m'étais assouplie aux exigences de Paris; malgré l'éblouissement et les périls de Paris, j'avais gardé de mon éducation première ce sur quoi il avait fondé précisément le plus d'espoir; j'étais assez exactement la femme qu'il s'était proposé d'avoir; et maintenant que je lui avais donné, en outre, une petite famille, loin d'être pour lui un motif d'inquiétude, je lui représentais la paix du ménage assurée; il se reposait entièrement sur moi, et, à cause de cette sécurité même, je sentais que toute son activité s'écartait de moi, de son ménage ordonné, pour se reporter, selon les habitudes que l'on n'a pas menées en vain jusqu'à trente-sept ans, avant de se marier, vers ses amis, vers ses affaires, vers le dehors. Je crois qu'il eût été retenu davantage à l'intérieur s'il eût acquis le moyen d'avoir un domestique mâle, en livrée, et de me procurer une voiture!... Oui, il se reprochait de n'avoir pas su ajouter ce colifichet à son ménage, et il croyait aussi,—comme Grajat!...—que je lui reprochais secrètement le défaut d'un tel luxe. D'ailleurs, il voyageait assez fréquemment, à cause de ses constructions ou restaurations de vieux manoirs. Il restait deux ou trois jours absent, quelquefois une et même deux semaines.

Et c'est en le voyant partir ainsi, que je prenais conscience de ce qui manquait à mon bonheur: ce qui me manquait, c'était d'avoir un grand chagrin[Pg 180] lorsque je voyais partir mon mari. Le reste du temps, je ne pensais plus qu'il pût me manquer quelque chose. Mais, devant cette valise que je faisais pour lui, et dans cet air de départ, j'aurais dû pleurer, n'est-ce pas? si j'avais été tout à fait heureuse chez moi... Non, je ne pleurais pas. Même, depuis que j'avais des enfants, je ne m'inquiétais pas après le départ de mon mari. Je lui recommandais bien de ne pas oublier de m'envoyer une dépêche, mais il m'arrivait de ne pas attendre la dépêche, et un jour, je le confesse, la dépêche me surprit... J'en devins toute rouge devant ma femme de chambre qui me dit: «Mais, madame, c'est la dépêche de monsieur!» Ma petite fille aussi, à présent, pensait tellement à son père et parlait de lui si souvent que, c'était évident, je pensais à lui moins qu'elle... Je l'appelais «papa» comme les enfants; j'étais heureuse d'avoir enfin trouvé ce terme familier qui m'épargnait de le nommer par son prénom.

Cependant, quand je me reporte à l'époque dont je parle, il me semble que j'étais heureuse. J'étais contente de moi, je croyais fermement ne m'être pas trop mal tirée d'une situation qui avait failli être si difficile. Et un je ne sais quoi me remplissait d'aise. Pour la première fois de ma vie, je sentais une espèce de dilatation en tout moi-même. Et cela était visible aux yeux de tous, il faut le croire; je m'en apercevais bien dans la rue, à la[Pg 181] façon dont on me regardait; chez les Voulasne, chez leurs amis et ceux de mon mari, quand par hasard j'y allais, les femmes me disaient que j'étais jolie; les hommes, c'était plutôt chez madame Du Toit qu'ils m'eussent fait un peu la cour, mais de cette façon dont on la fait lorsqu'on sait que ce sera sans conséquence...


[Pg 182]

XII

Dès les premiers temps de ma vie à Paris, j'avais remarqué qu'une période de l'année soulevait un peu partout, dans les familles, des difficultés. C'est la période dite des vacances, pendant laquelle il faut s'éloigner de chez soi. Nous autres, en province, il y a vingt ou trente ans, nous voyions se succéder les quatre saisons dans le clos ou sur les plates-bandes du parterre, sans songer jamais à nous demander quelle figure elles eussent pu faire ailleurs. Il en devait être désormais tout autrement. L'année de l'Exposition, nous eûmes un prétexte pour demeurer chez nous; mais la suivante, déjà, la question des vacances s'était posée. Comme il était à prévoir, mes vieux parents avaient tout de suite offert de nous accueillir à Chinon; c'était, d'ailleurs, le séjour qui[Pg 183] me paraissait, à moi, le plus agréable, et j'étais fière de revenir dans mon pays avec une enfant gentille et que je nourrissais encore. Mais il se trouva que ces vacances ne nous donnèrent point les bons résultats espérés. Je ne croyais cependant pas avoir été gagnée par Paris, mais j'avais été touchée assez par Paris ou par ma vie nouvelle, pour ne plus me sentir à l'aise entre mes grands-parents et maman, à qui je devais taire la plupart des sujets qui me préoccupaient, mes malaises moraux, mes tristesses intimes, les moindres détails sur la famille de mon mari, sur ses amis et sur ses affaires; ils en auraient été bouleversés. La réserve à tenir vis-à-vis d'eux m'était à présent plus pénible que celle dont je souffrais au milieu du monde le plus hostile. Et de celui-ci même j'avais, peut-être, malgré tout, adopté quelque chose: le préjugé qui fait que la vie de province semble bien petite, bien étroite et systématiquement ignorante de la fameuse découverte que Paris croit faire chaque matin et chaque soir: fumée, vapeur, vains bruits dès le lendemain, mais qui nous enveloppent quotidiennement d'une vaniteuse illusion. Outre cela, mon mari, si patient à Chinon durant mes longues fiançailles, y était pris d'un mortel ennui, inventait mille prétextes pour le fuir, y produisait à mes parents et à nos connaissances le plus déplorable effet et y laissait finalement l'impression que notre ménage était défectueux.

[Pg 184]

Par-dessus le marché, nous fûmes favorisés, cette année-là, d'un été torride; la Touraine est chaude, on le sait, et Chinon exposé contre son rocher, en espalier, en plein midi; ma petite fille en souffrit; mon mari déclara que le climat de ce pays était mortel. Qu'on juge de l'état de ma famille, l'année suivante, lorsqu'il fallut leur signifier, de par messieurs les médecins, que leur vieille maison, que leur jardin planté par leur arrière-grand-père, que leur ville où j'étais née, moi, et où j'avais passé sans maladie mon enfance, ma jeunesse, étaient dangereux, au premier chef, pour la santé de ma fille! D'autre part, nous n'étions guère en fonds pour nous payer une saison à la mer; notre embarras était grand. Moi, je disais à mon mari: «Mais nous allons avoir le parc Monceau à nous tout seuls!...» Il accueillait cela comme une plaisanterie de mauvais goût, et il avait l'air plus malheureux qu'au temps critique de ses affaires. Ce que je redoutais, moi, arriva: les Voulasne nous invitèrent à Dinard. Une saison dans un des «petits trous» dont il était si souvent question chez madame Du Toit nous eût coûté moins cher que le séjour gracieux dans l'opulente villa des Voulasne, avec les abonnements au Casino, le jeu des petits chevaux, le poker, les voitures et la valetaille. Mais mon mari, de la meilleure foi du monde, donnait tête baissée dans ce faste. Il chérissait tendrement sa petite fille: on l'avait vu,[Pg 185] l'année précédente, tempêter à cause de la santé de Suzanne compromise à Chinon; eh bien! à Dinard, cette enfant eut à souffrir d'une indisposition qui lui fut beaucoup plus néfaste que la chaleur de Touraine: cela ne compta point. Le papa disait: «Au moins, ici, est-elle entre les mains d'un excellent médecin!» Il était parfaitement tranquillisé parce que sa fille, même gravement malade, était entre les mains d'un médecin excellent. Et je le sentais sincère. L'année suivante, où il fallut à tout prix me montrer à Chinon, sous peine de blesser irrémédiablement mes parents, il se contenta de ne point m'accompagner, et il oublia de m'objecter la chaleur. Un sort malin voulut qu'elle fût, cette fois-ci, précisément, accablante. Nous en fûmes incommodées, moi autant que mon enfant. J'avais perdu l'habitude du climat de mon pays; je me jurai de n'y plus revenir avant la fin de septembre. C'était rouvrir moi-même la question épineuse des deux mois qu'on ne doit pas passer à Paris.

Et voici que mon amitié nouvelle avec la famille Du Toit, ou, si l'on veut, la politique de madame Du Toit, faisait surgir à présent, sous un aspect nouveau, le spectre des vacances.

Madame Du Toit ne consentait pas à se séparer de moi pendant une période aussi longue. Madame Du Toit, à qui je n'avais pas caché les ennuis que me valait cet exil annuel, croyait fermement résoudre pour moi la question en m'invitant avec mes enfants[Pg 186] à passer sept ou huit semaines dans sa propriété de Fontaine-l'Abbé, en Normandie. Là, rien à redouter de la canicule, sous des ombrages séculaires et si abondamment arrosés par les pluies; là, en rase campagne, point d'épidémies: de l'espace, de l'air, et, ajoutait ma vieille amie, «presque rien de changé dans nos habitudes, quant aux figures»...

L'invitation de madame Du Toit fut l'objet d'une discussion qui dura deux jours, car il ne s'agissait pas de compter seulement avec nos convenances personnelles, mais avec la façon dont ma famille prendrait la chose. Qu'allait-elle dire, à Chinon, si je me laissais héberger, à la campagne, chez des étrangers, plutôt que chez eux?

Nous en étions là, et nous discourions à perdre haleine sur l'aimable proposition de madame Du Toit, sans pouvoir adopter un parti, lorsque la décision nous fut fournie par une visite inopinée du jeune ménage Albéric. Albéric et Isabelle, nous n'y songions pas, se trouvaient agités par la question des vacances tout autant que nous-mêmes; ils avaient deux familles à contenter: les Voulasne, jugeant que leur saison de Dinard était gâchée sans la présence d'Isabelle; les Du Toit brandissant la sentence de leurs médecins d'après laquelle le bord de la mer était néfaste à Albéric. Quant aux deux époux, ils étaient d'accord; ils voulaient aller à Dinard et point au manoir de Fontaine-l'Abbé.

[Pg 187]

—Mais, votre santé? dis-je à Albéric, l'opinion des médecins?...

Albéric se moquait des médecins. D'ailleurs, il répliquait galamment:

—Il y a aussi la santé de ma femme. Isabelle est accoutumée aux bains de mer.

—Mais enfin, leur disais-je, rien n'est plus simple que de mettre tout le monde d'accord: passez trois semaines à Dinard, le temps de la saison, et le mois de septembre à la campagne; c'est logique.

Isabelle me dit:

—Que nous quittions Dinard au bout de trois semaines, comme au bout de six, du moment que nous le quittons avant eux, papa et maman sont fâchés comme si nous n'y étions pas allés, ça c'est réglé. Mais il faut vous dire qu'au mois de septembre, ils ont l'intention de faire un voyage, peut-être en Italie, et de nous emmener. Alors, vous comprenez, pour le manoir, zut et zut!...

Albéric sourit. Il dit qu'il s'était «rasé» au manoir depuis sa tendre enfance.

Je ne soupçonnais pas ce qu'ils semblaient attendre de moi en cette affaire.

Eh bien! voilà. Ils venaient me dire, tout uniment, que si j'acceptais d'aller au manoir, pour être agréable à madame Du Toit,—car ils ne concevaient même pas que cela pût me plaire,—leurs projets de Dinard, leur voyage d'Italie, tout en un mot, était «fricassé».

[Pg 188]

—Comment cela?

—Mais, c'est bien simple. Supposez que vous soyez à Dinard avec nous, dit Albéric, maman se console parce qu'elle s'imagine que ce n'est pas du temps complètement perdu: vous allez nous y «travailler...» Oui... enfin, vous allez travailler au salut de notre âme... Ne vous défendez pas! c'est son idée... Je la connais, maman, peut-être!... A Dinard, avec vous, tout s'arrange, j'en réponds. A Dinard, sans vous, ce n'est pas l'émeute, c'est la révolution. Nous à Dinard, vous à Fontaine-l'Abbé... Oh! ça, alors!...

Albéric n'acheva pas sa phrase, il allait dire: «C'est la gaffe!...» et me faire entendre par là qu'il ne doutait pas que sa mère ne m'eût invitée que pour l'édification de ses enfants.

Pour achever de me convaincre, Albéric m'esquissa un petit tableau du séjour au manoir qui était de nature à m'en détourner, quand je m'en fusse déjà fait ouvrir la grille.

Ils n'y allaient pas par quatre chemins, les Albéric! Que leur démarche fût de la plus grave indiscrétion, ils n'en avaient cure; qu'elle me mît dans le plus grand embarras, voilà qui leur était bien égal! J'étais «bon type», comme ils disaient eux-mêmes, mais je n'aimais pas que l'on se jouât de moi. J'étais en train de me creuser la cervelle, afin de trouver la réponse qu'il fallait, lorsque mon mari, moins patient[Pg 189] que moi, et qui avait assisté à l'entretien sans y prendre part, y intervint pour le clore d'un mot:

—Mais, Madeleine, dit-il, il me semble que la question est jugée: n'avez-vous pas écrit ce matin à madame Du Toit que vous acceptiez son invitation?

La lettre n'était pas écrite, il est vrai, mais elle le fut un quart d'heure après.


C'était, ma foi, un fort joli château que le manoir de Fontaine-l'Abbé, et je poussai une exclamation lorsqu'il nous apparut, au débouché d'un bois épais où madame Du Toit nous avait invités à faire une petite prière près de la source, lieu de très ancien pèlerinage, qui donne son nom au pays. Après l'avoir deviné, entre les troncs bossus des ormes et sous le feuillage des châtaigniers, si bien égalisé par en bas, je le vis tout à coup, entier, ses trois corps de logis d'époques différentes juxtaposés simplement: un gros pavillon carré, sur la droite, coiffé d'un immense toit Louis XIII; le centre, moins élevé, allongé, simple, noble, pareil à un bon vieil hôtel cossu du Marais; une aile enfin ajoutée au XVIIIe siècle; tout cela sans façon, s'harmonisant si heureusement que je regrettai beaucoup que mon mari ne fût pas avec nous pour apprécier une si raisonnable architecture. Comme nous abordions le château par une pelouse spacieuse et doucement inclinée jusqu'au petit pont flanqué de[Pg 190] deux lions de pierre, qui traversait le fossé, nous discernions très nettement la lanterne au-dessus du pavillon central, et par delà, la campagne lointaine et feuillue qui semblait s'évanouir dans la brume.

Je dis à madame Du Toit:

—Comme vous êtes discrète!... Je ne vous ai jamais entendue parler de cette merveille que sur le ton dont vous auriez décrit une maison de campagne ordinaire.

—J'y ai toujours vécu, l'été, me dit-elle, depuis mon enfance, c'est un endroit qui n'a pour moi rien d'extraordinaire. Et vous voyez que mon fils, lui, ne le trouve guère séduisant...

«Mon fils...» Ah! je vis que ce serait là le point épineux de notre séjour, et que peut-être le château ne m'avait tourné que sa plus jolie face. L'absence d'Albéric nous promettait un sujet de conversation monotone... Pourvu que M. Juillet fût là pour me soutenir! Était-il là? Y devait-il seulement venir? On ne m'en avait rien dit, mon «allié» étant absent de Paris quand le sort de nos vacances s'était décidé.

M. Juillet n'était pas à Fontaine-l'Abbé, je m'en aperçus au dîner, et le lendemain seulement je sus qu'il viendrait peut-être, quelques jours, entre deux excursions; il était, comme beaucoup de ses contemporains, en mal de voyage,—encore une disposition chez lui que les Du Toit comprenaient peu.—Nous nous trouvions à table, en très petit nombre et[Pg 191] presque entre femmes, les vacances des cours et tribunaux n'étant pas ouvertes, et il y avait une demi-douzaine d'enfants que l'on ne devait mettre à part que lorsque seraient arrivés ces messieurs. Ma Suzanne était dans la joie, malgré l'absence de son père. Dès que je fus tranquillisée pour elle au sujet des fossés emplis d'une eau courante, mais que je vis partout garnis de balustrades, je ne voulus plus songer qu'au charme incontestable de cette belle demeure ancienne et des magnifiques soirées d'été que nous pourrions goûter là.

L'intérieur était très simple, garni presque partout de meubles de l'Empire et de la Restauration, dont madame Du Toit s'excusait comme de vieilleries qui eussent dû être au grenier; il y avait aux murs quantité de gravures et d'estampes coloriées. Le seul meuble moderne était un piano, un piano à queue tout récemment accordé, à propos duquel on me dit: «J'espère bien que vous allez vous y remettre!...»

La salle à manger et le salon, une grande bibliothèque aussi, prenaient l'air par la façade opposée à celle qui m'avait souri à mon arrivée. Les portes ouvertes, on se trouvait de plain-pied sur une terrasse dallée, ornée de grenadiers en caisse, et qui, par une douzaine de marches enjambant le fossé, donnait accès aux allées du parc.

—Le parc, disait modestement madame Du Toit, c'est de l'herbe. Il me faudrait dix jardiniers pour entretenir[Pg 192] ici ce qu'on appelle un parc... Quand l'herbe est trop haute et s'oppose à la promenade, on la fauche, voilà pour le parc; mais je vous montrerai mon potager...

Pour le premier soir, nous restâmes assis sur la terrasse entre les caisses de grenadiers. Il avait fait dans la journée un peu d'orage, de lourdes nuées couraient encore dans le ciel et on recueillait la fraîcheur comme une rareté précieuse.

Il me semblait n'avoir rien goûté d'aussi bon depuis des années. Parfois un mouvement de l'air remuait les branches des platanes penchées sur la douve, et le contact des feuilles et de l'eau imitait le bruit infinitésimal du poisson qui gobe une mouche à la surface; et il y avait un parfum indéterminé qui venait des feuillages ou de l'eau, de l'herbe fauchée ou de la nuit même.

A part un vieux célibataire, nommé M. Froulette, qui tenait à faire l'empressé et le boute-en-train, les quelques hôtes de madame Du Toit étaient paisibles et troublaient peu le beau silence. Moi, je n'ai jamais pu être témoin de ces moments du soir, à la campagne, sans que mon cœur se contracte; et il est curieux que cet effet soit en moi à peu près le même que celui d'un gros chagrin. Je jurerais que je suis comblée de bien-être, et j'en suis à me demander si cela ne me procure pas la vision de toutes les choses heureuses que j'ai rêvées, appelées éperdument, et[Pg 193] qui m'ont fuie... C'est à moitié le bonheur, à moitié la déception douloureuse, et c'est si bien l'un et l'autre parfois, que je n'y discerne plus rien, sinon ce qu'on appelle le «trouble» plus déchirant qu'une peine réelle, et plus attrayant que le bonheur défini.

Lorsque j'eus couché mes enfants, j'ouvris ma fenêtre, une vieille et haute fenêtre à crémone avec des volets intérieurs et donnant sur un balcon à appui de fer. On voyait la lueur de la lune baigner au loin la cime moutonneuse des bois, et elle rendait plus sombres, auprès de moi, les dessous obscurs des platanes qui flanquaient le château, à droite comme à gauche. De grandes prairies semblaient des lacs de lait. Un aboiement, un vulgaire aboiement de chien, qui avait l'air de venir d'une lieue, augmentait, je ne sais pourquoi, le charme de la nuit tranquille, et se balançait, d'une façon tantôt plaisante et tantôt pénible, et comme aux deux bouts de la nuit, avec la voix de M. Froulette qui, sur la terrasse, au pied des grenadiers, continuait à faire glousser les dames. Ici, pensais-je, la nuit des hommes, qui rapetissent tout avec leur manie de rire ou leur préoccupation pratique de mettre un peu d'ordre dans leur vie; là-bas, partout, la nuit de la majestueuse sérénité des choses, qui nous grandit, nous ennoblit et qui inspire le besoin de tomber à genoux... Mais je me souvins que M. Juillet avait discuté devant moi ce genre[Pg 194] d'impression, un jour, et m'avait beaucoup étonnée en soutenant que la noblesse de l'homme est d'un tout autre ordre que la grandeur apparente des spectacles de la nature, et que de la contemplation de la terre, de la mer et des cieux il ne résulte pour nous qu'un état d'exaltation assez vague, dont nous ne saurions rien tirer de bon pour notre perfectionnement humain, si ce n'est des images à rendre nos pensées plus sensibles, et qui mène infailliblement à l'ennui, à l'inaction, à la désespérance. «Oui, oui, me disais-je, on soutient cela dans un salon, mais s'il eût été là, ce soir, et s'il eût vu cette belle nuit!...»

Je pris la résolution de faire de mon séjour à la campagne une retraite, un peu analogue à celles qu'on nous imposait au couvent, chaque année. Cela consistait à éteindre pendant plusieurs jours tous les bruits de la vie, et, sous l'œil de Dieu, à se retrouver soi-même, à renouer ses anneaux si souvent rompus sans qu'on y ait pris garde, exercice excellent, mais bien plus avantageux aux femmes qu'à de toutes jeunes filles. Et je fis un effort pour commencer de suite, en me couchant, ces opportunes méditations sur moi-même. Mais les images de la belle nuit couvraient mes tentatives de réflexion, avec cette impertinente assurance que mettent toutes les choses qui flattent les sens, à se substituer aux travaux de l'esprit.

Oh! les réveils, le matin, à Fontaine-l'Abbé, lorsque,[Pg 195] par une de mes fenêtres, le soleil, entre les volets mal clos, m'appelait, comme un grand cri de joie! Malgré mon goût de sommeil prolongé, je sautais à bas du lit, j'ouvrais, et toute la jeunesse embaumée et heureuse qui est dans l'air matinal pénétrait en tumulte, emplissait ma chambre et m'environnait de caresses. Cet air incomparable et charmant qui vient des prairies et des bois, m'arrivait avec le soleil par une grande trouée entre les feuillages déchiquetés des platanes; et, par la même ouverture, un champ très éloigné, de seigle ou de blé, apparaissait, où une faucheuse, tirée par un cheval, avançait lentement, virant à angle droit, rognant insensiblement le beau carré d'épis drus et pressés qui, en tombant, perdaient le lustre de leur couleur blonde. Au-dessous de moi, le murmure de l'eau qui, de la douve, par un barrage, se déversait dans un canal souterrain allant rejoindre la rivière. Des abeilles entraient en bourdonnant et s'affolaient longtemps, à l'intérieur, en faisant contre les vitres de pénibles marches forcées, avec leurs pattes lourdes, comme des jambes de zouaves. Pourquoi ce détail me revient-il agréable, délicieux?... Mais aussi, qu'est-ce qu'il y avait dans l'air de ces matins d'août, à la campagne, pour que jusqu'au fait de marcher, pieds nus, sur les nattes de paille, me parût, à moi si sérieuse, un jeu irrésistible, auquel je m'abandonnais, quasi courant et dansant, à la[Pg 196] grande hilarité de ma petite Suzanne et de la nounou elle-même, qui disait, d'un si drôle d'air: «Oh! Madame a de la vie!...»

Pendant une quinzaine de jours, ces messieurs n'étant pas arrivés, le séjour de Fontaine-l'Abbé ne fut pour moi qu'une récréation. Je m'étais promis de faire retraite en moi-même: ah! bien ouiche!... Je réfléchissais beaucoup moins qu'à Paris; j'avais beaucoup moins de temps à moi qu'à Paris. Le soleil, les ombrages, l'eau, les routes poussiéreuses, les champs de pommiers clos de haies, les petits chemins entre les clôtures, et l'au delà de chacune de ces haies vives: la vue longue et toujours diverse sur une vallée, son ruisseau, son clocher, m'attiraient, m'enchantaient; j'étais une marcheuse infatigable. Une ou deux dames m'accompagnaient, et le boute-en-train M. Froulette qui, par coquetterie, ne se fût jamais plaint, mais rentrait fourbu. Par ces randonnées nous échappions à l'antienne de la bonne madame Du Toit, plus fatigante que la marche, et au désespoir qui suivait toute arrivée du facteur sans une lettre de Dinard. En compensation, une ou deux fois par jour, je donnais mon bras à la pauvre maman désolée, et elle m'entraînait avec elle au potager.

On parvenait au potager par une allée couverte, où les enfants jouaient l'après-midi à l'abri du soleil ardent; on y voyait une balançoire, entre deux fourches de tilleuls, des bancs de bois, un peu vermoulus,[Pg 197] et un rouleau de pierre destiné à égaliser le sol, qui n'avait jamais servi, disait madame Du Toit, qu'à encombrer le passage depuis plus de soixante ans. Un mur bas, noirci par la vieillesse et l'humidité, longeait l'allée, sur la droite, derrière les troncs d'arbres; sa crête écorchée en plusieurs endroits était toute velue de lichens, et, en passant, on entendait, de l'autre côté, les hoquets grognons et la toux de coqueluche des poules. Au bout, un escalier d'une douzaine de marches descendait au potager, assez semblable à tous les potagers du monde, mais dont madame Du Toit était fière parce que c'était la partie la plus cultivée de son jardin. Là, du moins, elle consentait parfois à cesser de parler d'Albéric, pour me donner à goûter des petits pois dans leur gousse, une grappe de groseilles ou de cassis, ou bien une belle fraise couleur de rubis, qu'elle me présentait entre ses deux doigts dégantés tout exprès.

Combien de fois, aussi, au bas de la dernière de ces marches, me tira-t-elle tout à coup de son corsage une lettre arrivée par le courrier de midi ou bien une carte datant de plusieurs jours et qu'elle m'avait lue déjà, mais où elle venait de découvrir quelques lignes ambiguës qu'il s'agissait d'interpréter à nous deux. La pauvre femme! tout en m'efforçant de lui prouver l'inanité de ses imaginations, je la comprenais et j'avais pitié d'elle. Les lettres[Pg 198] qu'elle recevait et qu'elle analysait avec une telle application étaient d'une incurable aridité; c'était le compte rendu obligatoire, officiel et impersonnel de la semaine de Dinard, texte bâclé ou élaboré avec efforts pour couvrir jusqu'au verso une carte de correspondance, amphigouri quasi comique, destiné à laisser entendre la possibilité d'un départ pour Fontaine-l'Abbé sans nul engagement toutefois de l'exécuter; misérable dissimulation, plaisanterie lugubre. Le plus maladroit était Albéric; Isabelle plus spontanée, inaccoutumée à feindre, racontait les farces de sa sœur Pipette, qui n'étaient pas toujours du meilleur goût, quoique innocentes, et racontait d'autres farces aussi, celles de la plage, celles du cercle et celles de la ville, qui valaient beaucoup moins. Albéric ne racontait point tout cela, mais on voyait trop qu'il le cachait et qu'il avait négligé de lire telle lettre de sa femme où, naïvement, s'étalait le témoignage du rôle tenu par lui en telle ou telle de ces aventures. Par un hasard heureux, mon mari ne se trouvait pas alors à Dinard, étant retenu par des travaux dans la Dordogne, sans quoi il eût fallu nous livrer, en confrontant ses lettres avec celles du jeune ménage, à un véritable travail de chartiste, afin de découvrir la vérité, la seule vérité importante: les Albéric avaient-ils ou n'avaient-ils pas l'intention de venir?

Et tout à coup, madame Du Toit posait le pied,[Pg 199] repliait la lettre, pour me désigner un poirier planté par elle, l'année où Albéric avait fait sa première communion, un bassin d'arrosage, à fleur de terre, où Albéric avait failli se noyer à l'âge de six ans et demi: aussi le potager était-il absolument interdit aux enfants.

Un jour, ce fut une autre affaire. Un paragraphe d'une lettre d'Isabelle se terminait ainsi: «Enfin, chère mère, il se passe ici quelque chose d'assez intéressant, de triste ou de gai, c'est comme on l'entend, et dont nous vous parlerons sans doute à mots couverts, quand nous aurons le plaisir de vous voir...»

Madame Du Toit me dit:

—Ou j'ai la berlue ou ceci signifie qu'elle a l'espoir d'être enceinte...

En effet, cela pouvait avoir cette signification.

—Comment! cela peut avoir cette signification! s'écriait madame Du Toit, mais il n'y a pas de doute possible; tout y est: mystère, pudeur, attente d'une certitude, et jusqu'à cette réserve qui est bien de nos jours, «triste ou gai, c'est comme on l'entend»! Cela, c'est toute la malheureuse qui n'ose pas se réjouir franchement d'être bientôt mère!...

Madame Du Toit écrivit une lettre débordante de joie, gonflée de félicitations, mais très explicite, et qui fit à Dinard l'effet le plus déplorable, parce qu'on n'y découvrait point du tout ce qui l'avait pu motiver.[Pg 200] Albéric y vit même une taquinerie, voire une satire de la part de sa mère, et lui répondit sur un ton fielleux, qui nous valut, à Fontaine-l'Abbé, de tristes heures de lamentation, de discussion dans les allées du potager, dans les corridors frais, sinon jusque sur la terrasse, le soir, et nonobstant les vieilles fusées de l'excellent M. Froulette.

C'est en voyant madame Du Toit à ce point possédée d'une seule idée et, pour parler franc, un peu ennuyeuse, que je remarquai l'extrême habileté qu'elle avait déployée, dans les premiers temps de nos relations, pour me conquérir, car, alors, elle m'avait charmée par une conversation variée, aisée, dont elle était, je le voyais bien encore, capable devant le monde, mais le fond d'elle-même, aussitôt qu'il se découvrait, n'était qu'une maternité passionnée.

Pour échapper un peu à ses redites et au sentiment que j'avais d'être impuissante à la consoler, je me remis un jour au piano. Lorsque je n'étais ni dans ma chambre à regarder au loin les travaux des champs ou à me laisser bercer par le murmure rafraîchissant du barrage, ni par les chemins et les routes, à user les jambes de M. Froulette, je demeurais au salon et essayais de dégourdir mes doigts de pianiste, inertes depuis mon mariage.

J'ai dit combien la musique m'avait passionnée lorsque j'étais jeune fille, et que j'avais failli avoir[Pg 201] quelque talent d'exécution, mais mon mari, insensible à la musique, s'était trouvé d'accord avec ma grand'mère pour réprouver qu'une jeune femme se donnât en spectacle et provoquât des applaudissements. Le renoncement à ce qui m'avait donné d'aussi grandes joies m'eût été bien dur, s'il ne se fût trouvé mêlé à tant d'autres dépits, à un si grand nombre de sentiments refoulés; il avait passé dans la cohue! D'autre part, lorsque j'avais entendu à Paris de vrais artistes, j'avais compris combien mes succès de province étaient dérisoires, et, quel que fût mon chagrin de dire adieu à la musique, j'avais fini par donner raison à mon mari de ne pas croire à cette «vocation» que mes amis Vaufrenard et mon cher vieux maître Topfer m'attribuaient à Chinon. Retournée près d'eux, à l'époque des vacances, je n'avais pas seulement ouvert un instrument, et il ne s'était pas trouvé une personne pour ne point me féliciter, aussi vivement qu'on le faisait jadis de mon prétendu talent, de n'avoir plus désormais qu'une vocation, celle d'être une mère de famille et rien d'autre.

Il y avait dans la bibliothèque de Fontaine-l'Abbé d'anciennes partitions de Beethoven et de Bach que je me mis à déchiffrer, une après-midi de grande chaleur, dans l'ombre du salon aux volets clos, le nez penché sur le papier vergé à tranches jaune serin, qui sentait la poussière, le rat et je ne sais quel parfum d'amandes séchées. Le bourdonnement[Pg 202] d'une mouche et toujours aussi de quelque abeille en détresse, accompagnait le bavardage de mes doigts; j'étais seule; il faisait bon dans cette pièce, et je m'y plaisais à renouveler mon émotion d'autrefois, avant même que j'eusse recouvré ma facilité. Le plaisir aidant, j'eus la surprise de me voir en possession de tous mes moyens, et me voilà de nouveau transportée, comme au temps où la vie, pour moi, n'était qu'illusion et qu'espérance. Ce n'était pas, je le crois bien, le seul agrément musical qui m'animait; c'était, en même temps que lui et par lui, la nostalgie de l'époque de ma vie où j'avais connu une immense allégresse... Ah! mon Dieu! pourquoi avez-vous mis en nous tant de dispositions au bonheur?... Plus que mes rêveries à ma fenêtre, plus que mes promenades dans la campagne, voilà que ce piano maintenant m'enivrait!

Pendant que je jouais ainsi, l'après-midi, dans une tranquillité bienheureuse que madame Du Toit tenait à faire respecter, j'avais remarqué plusieurs fois que la porte s'entr'ouvrait derrière moi, comme si le pène, mal introduit, eût fait ressort tout à coup. Je m'étais levée à plusieurs reprises pour refermer la porte. Un jour le bouton tourna, et la porte demeura entr'ouverte. Ah! à la fin, par exemple!... J'y courus et ouvris brusquement la porte toute grande, pour regarder dans la galerie. Qu'est-ce que je vis là! On avait disposé, dans la longue galerie qui donnait sur la cour du Nord, une dizaine de sièges, et presque[Pg 203] tous les hôtes du château y étaient installés, immobiles, et m'écoutant dans un religieux silence. Ce furent des exclamations, des excuses, des compliments, une confusion: on était pris, car on était là en fraude, en dépit des traités, et moi, j'étais bien attrapée, qui ne prétendais qu'à m'adonner, pour moi seule, à d'ingrats exercices. Mais l'incident tourna court parce qu'il y avait là, parmi les personnes qui m'avaient entendue, M. Juillet, arrivé depuis une demi-heure, inopinément, à bicyclette, et qui devait promptement repartir.

Je ne voulus pour rien au monde recommencer de jouer. Je savais M. Juillet musicien, et je ne voulais pas qu'il se moquât de moi; de plus, je me disais: «Pour un peu de temps qu'il est là, profitons de la causerie avec lui.»

M. Juillet, que rebutait parfois le rigorisme intransigeant de M. Du Toit, était beaucoup plus agréable en la seule présence de sa tante et d'un petit nombre de personnes. Il parla presque de la même façon qu'il le faisait avec moi lorsque j'avais la chance de le rencontrer dans un coin. Ce que son esprit avait de libre et d'un peu effarouchant était compensé par la sagesse de ses conclusions. Sa conversation, c'était un voyage, avec son imprévu, ses péripéties, le charme de son air vif et de ses grands espaces, mais aussi avec ses dangers, ses minutes d'angoisse, ses frissons, et enfin son retour calme et sûr au port[Pg 204] d'attache. On lui reprochait dans la famille le vagabondage de son esprit, ses audaces de pensée périlleuses. Moi, c'était cela que j'aimais dans ses discours; il retombait toujours sur ses deux pieds, et si juste! Quelques-uns, je le savais, à propos de lui, murmuraient: «Acrobate!» Enfin, comme nous étions enfermées presque entre femmes, à Fontaine-l'Abbé, depuis une quinzaine de jours, la présence de M. Juillet nous fit sentir à toutes quelles ressources commençaient à nous manquer, et on lui fit si bien fête qu'il ne partit pas le soir même, et qu'après le dîner je pus avoir avec lui une grande dispute à propos de l'influence morale de la campagne et des beautés de la nature. Mais là, ce fut moi qui, à la grande surprise, me trouvai tenir le rôle dangereux! Ce fut moi l'avocat de la nature! Mon éloquence ne valait pas celle de M. Juillet, assurément, et mes idées, jointes à ma conviction, ne purent lutter contre sa dialectique savante et ses conclusions si exactement orthodoxes, si bien que j'allais tout simplement faire la figure d'une hérétique, moi, tout en invoquant à hauts cris le grand saint François d'Assise à mon secours!... M. Juillet prédisait qu'avec notre penchant de plus en plus marqué pour la nature et pour les beautés physiques, nous aboutirions rapidement à un «paganisme d'Opéra», disait-il, séduisant au premier abord, accueilli avec faveur par les érudits, les sensibles, les artistes et le[Pg 205] troupeau qui suit, mais destiné à choir infailliblement dans la sensualité déréglée, dans le matérialisme bestial, dans la plus basse animalité. Cette opinion me paraissait un peu outrée, artificielle, «livresque», elle me mécontentait et me blessait même. Il me fâcha sérieusement, ce soir-là, M. Juillet! et d'autant plus qu'il eut pour lui une imposante majorité, mon parti à moi étant réduit à la voix de deux jeunes filles et à celle de M. Froulette: «le parti de la jeunesse!» dit celui-ci, mais il n'y avait pas de quoi être fière. Je lui déclarai tout net, à M. Juillet, que je ne voulais plus discuter avec lui. Et je lui dis en particulier qu'il avait des opinions de vieille dame et qu'il parlait comme un prédicateur de carême!...

Il ne comprit pas, personne d'ailleurs ne comprit que j'étais fâchée, bien que l'on s'étonnât de me voir si animée. Mais, ne voilà-t-il pas qu'une fois dans ma chambre, moi, je me mis à pleurer, mais à pleurer comme si j'avais d'un coup perdu toute ma famille! Moi qui, depuis quinze jours, ici, me sentais si dilatée, si heureuse, il me semblait que tout craquait sous mes pas, que le sol s'effondrait, que quelque chose, je ne savais quoi,—je n'ai jamais su ce que je rêvais quand j'ai rêvé d'un bonheur possible,—que quelque chose d'infiniment bon, appelé de tout mon désir, était détourné de moi, rejeté violemment et perdu à jamais. Cette impression, atroce, mais vague, se confondit graduellement avec le cauchemar[Pg 206] et je me réveillai plusieurs fois en sursaut, durant la nuit, le pied au bord d'une déchirure de l'écorce terrestre, un gouffre dont la seule pensée me tord encore aujourd'hui les entrailles.

Et le lendemain, dès le matin, apprenant que M. Juillet était parti sans que j'eusse pu lui exprimer le regret de mon désaccord avec lui, je fus désolée davantage, et je dus m'appliquer toute la journée à dissimuler ma nervosité, mon véritable chagrin, afin qu'on n'allât pas s'imaginer que je fusse attristée par le départ de M. Juillet!

L'idée qu'on allait me croire attristée par le départ de M. Juillet m'aborda tout à coup, ne me fut inspirée par aucun fait, par aucun mot prononcé, par aucune réticence, aucune allusion, aucun signe de qui que ce fût. Et cette crainte n'avait pas été précédée chez moi par une idée qui s'en pût rapprocher. Je n'en savais pas alors l'importance; mais cette crainte m'envahit et me gêna. Elle me gêna d'autant plus qu'elle me parut en complète disproportion avec le mince événement d'où provenait ma tristesse: mon regret de savoir M. Juillet parti sans que je me fusse réconciliée avec lui. En effet, je vis bien que l'on conservait à peine souvenance de la discussion, que le lourd sommeil d'une nuit à la campagne avait réduit la soirée de la veille à l'importance d'une soirée ordinaire, ou que, peut-être donc, cette soirée et cette discussion n'avaient eu de réalité qu'en moi-même...[Pg 207] Étais-je une visionnaire, une folle, moi que, de toutes parts, on tenait pour la plus raisonnable des femmes? L'inquiétude de ne plus voir les choses au point vint s'ajouter à ma tristesse. Elle était de nature à dissiper et à remplacer ma tristesse; en effet, si je me lamentais c'était pour n'avoir pas fait la paix avec M. Juillet, et tout concourait à me prouver que lui-même n'avait pas dû s'apercevoir que j'étais fâchée avec lui. Subtilités! écheveau embrouillé d'idées fiévreuses, très surprenantes à la suite d'une période si équilibrée, si saine, et où tout, en moi, paraissait si tranquille...

J'avais redouté la venue à Fontaine-l'Abbé d'une compagnie plus nombreuse; je n'étais pas pressée de voir M. Du Toit et ses amis, qui allaient évidemment secouer notre torpeur champêtre; eh bien! je me souviens que je fus heureuse de les voir arriver, car, sans m'expliquer pourquoi, j'avais peur de moi-même. Un ennui m'avait envahie, que j'attribuais à la mélancolie du soir trop beau, trop silencieux, au murmure incessant de l'eau filtrant à travers le barrage, à cette effrayante immobilité des champs sous la clarté de la lune... Il n'y avait qu'à fermer ma fenêtre et à ne point contempler cela, me dira-t-on! Mais j'étais attirée par cela comme on l'est si souvent par ce qui peut vous faire le plus de mal; j'aimais mieux ces belles nuits attristantes que les journées ensoleillées et épanouies; l'immensité du ciel me causait[Pg 208] une espèce de vertige; le nombre des étoiles, ces millions de milliards de mondes m'inspiraient une terreur sacrée et, quand je me mettais à genoux au pied de mon lit, troublaient ma prière...

Et je me sentais partagée entre un grand désir de m'abandonner à ces rêveries sans fin que les beautés naturelles nous inspirent, et un autre qui consistait à reconnaître que M. Juillet avait raison de juger cet attrait mauvais. «Il a raison, il a raison!» me disais-je. J'éprouvais bien un plaisir secret à trouver que M. Juillet avait raison...

Comme je l'avais prévu, la vie fut changée par l'arrivée de M. Du Toit et de ses amis. M. Du Toit n'était pas un homme à bayer aux corneilles, à rêver à la lune; son activité était extraordinaire, et il fallait que tout s'agitât bon gré mal gré autour de lui. Emprisonné dix mois de l'année au Palais, il tenait, durant les vacances, à prendre sa revanche, et il secouait ces pauvres messieurs, ses amis, conseillers, avocats, maîtres des requêtes, dont plusieurs étaient obèses ou apoplectiques, de la façon la plus désinvolte. Avec cela, il voulait que les dames fussent de la partie. Il professait sur les gens en vacances les théories de mes anciennes maîtresses de pension: empêcher à tout prix l'oisiveté, troubler par la distraction forcée les colloques particuliers entre femmes, généralement contraires à la charité, disait-il, et néfastes au bon ordre. Ce n'était rien que nos promenades[Pg 209] ordinaires; il les doubla d'excursions en voitures; deux grands breaks sortirent des remises, un troisième fut réquisitionné dans le pays; on loua deux chevaux supplémentaires et il n'y eut pas une curiosité des environs qui échappât à notre visite. Il faut rendre cette justice à M. Du Toit qu'il était un archéologue remarquable et qu'il savait être intéressant jusque dans les dissertations les plus savantes et les plus arides, mais il n'était tout de même pas compris par tout le monde, et il ennuyait maintes gens, y compris sa femme.

A peine de retour au château, il faisait l'impossible pour organiser les jeux: grâces, croquet, boules, si le temps ou l'heure le permettaient, et, si le ciel était pluvieux, échecs, jacquet, jeu de dames, etc. Pour le soir, il aimait beaucoup la lecture en commun; il lisait d'ailleurs lui-même fort bien, et comme personne ne sait plus lire, et je crois qu'il y mettait une certaine coquetterie; ou bien il passait le volume à maître Vaudois, un avocat très connu alors, qui avait aussi des prétentions à l'art de lire, mais non justifiées, et qui faisait valoir d'autant plus le talent du maître de la maison. La plupart des romans contemporains étant proscrits, on lisait des traductions de Dickens que tout le monde connaissait déjà, ou du Jules Verne, pour que les enfants apprissent à écouter; on lut même Robinson Crusoë.

Il va sans dire que l'on me réclama à cor et à cris[Pg 210] de la musique. M. Du Toit admettait et prisait la musique classique; il avait ignoré jusqu'alors que je fusse musicienne. Il commença de m'écouter avec un sourire narquois qui me fit trembler. Je savais qu'il fréquentait les concerts et je l'avais entendu juger avec goût les dieux de la musique; il avait seulement horreur de tout ce qui était nouveau. Il me dit presque aussitôt: «Tiens! tiens! mais c'est que vous avez de la méthode!...» Et, du moment qu'il eut constaté que j'avais de la méthode, il eut pour mon jeu beaucoup d'indulgence et parut m'entendre avec satisfaction. Il approuva la récréation que j'offrais à ses hôtes, fit venir des partitions, et je me sentis haussée dans son estime d'une façon tout à fait sensible. Il me connaissait jusque-là assez peu, parce que je ne dînais pas chez lui à Paris, et, bien qu'il eût foi complète en l'opinion de sa femme, il gardait une méfiance contre toute femme jeune et pas trop laide, en qui il voyait un élément possible de «grabuge». Mais dès qu'il eut découvert en moi une qualité éminente, et surtout éminemment utile à la vie commune, il m'accorda sans plus ample information toutes les autres. J'assistai avec surprise à cette évolution rapide de son jugement sur moi, qu'il manifesta avec la franchise et la décision qu'il apportait en tout. Il parlait beaucoup, il parlait net et haut. Et je me disais: «Est-ce curieux! un homme de cette gravité et de cette importance, un homme accoutumé à[Pg 211] juger, comme un seul point de vue a vite fait, pour lui, de déterminer tous les autres!... Mais, c'est presque de la légèreté!...» Et je m'épouvantais moi-même de ma hardiesse à juger un homme si haut placé.

Toujours est-il qu'il se trouva pleinement d'accord avec sa femme pour m'accorder toutes les vertus. Je ne disais, je ne faisais plus rien sans que l'un comme l'autre, à qui mieux mieux, s'entraînassent à m'applaudir, et si je soutenais encore l'excellence des charmes de la nature, tout en rappelant les objections de M. Juillet, M. Du Toit prononçait avec un sérieux qui impressionnait la compagnie: «Allez, allez! ma jeune amie, vous avez cent fois plus de bon sens que tous ces savantasses!...» Cette opinion me flattait personnellement, mais je l'estimais absurde: M. Du Toit ne me semblait jamais être tout à fait juste envers son neveu.

La secousse que nous avait imposée l'activité du maître de la maison dura peu de temps. Madame Du Toit m'en avait doucement prévenue; son mari ne mettait ainsi toute la maison en branle que lorsqu'il était lui-même inoccupé, mais du jour de l'ouverture, il rendait la liberté à chacun, ses seuls compagnons de chasse exceptés. Dès qu'il chassa, nous fûmes à nous-mêmes, la lecture du soir et même la musique étant toutefois abrégées par la somnolence plus rapidement venue de ces messieurs.

[Pg 212]

Un jour, en déjeunant, madame Du Toit annonça que son neveu Juillet avait abandonné le voyage projeté par lui, et qu'il venait passer une semaine ou deux à Fontaine-l'Abbé. Toutes les dames, qu'il avait charmées dernièrement, crièrent: «Bravo!» Moi, je rougis, stupidement, en me demandant pourquoi, en maudissant mon imbécillité; mais je rougis. Et pour mettre ma rougeur à l'abri de l'animation générale, je m'animai moi aussi, et je criai comme tout le monde: «Bravo! bravo!» Mais j'étais furieuse contre moi parce que je faisais l'hypocrite, ce qui n'était pas du tout ma coutume. On dit des choses flatteuses sur M. Juillet. Moi je dis: «Je ne suis guère d'accord avec lui, mais c'est un homme très charmant...» On ne pouvait être ni plus banal ni plus faux. Comment cette phrase, que j'entends encore, était-elle sortie de moi? Je ne prétends pas que je fusse préservée de jamais dire des banalités, mais du moins j'étais réfléchie, je me surveillais et j'étais assez maîtresse de mes paroles; enfin, surtout, je n'étais pas fausse. Pourquoi éprouvais-je le besoin de dire que je ne m'entendais pas avec M. Juillet? Avais-je peur d'être soupçonnée de m'entendre trop bien avec lui, comme j'avais eu peur, une dizaine de jours auparavant, que l'on me crût chagrinée de son départ? Mais jamais pareille idée ne fût venue dans mes environs, à personne! J'étais, dans l'entourage de madame Du Toit, et par la réputation que son autorité[Pg 213] m'avait faite, insoupçonnable. J'avais non seulement tous les mérites, toutes les vertus, mais j'étais «une sainte»! Elle le disait, je le savais, et d'une façon qui n'admettait et ne laissait aucun doute. Outre cela, M. Juillet, tout agréable qu'il fût, dans la conversation, n'avait certes rien du beau séducteur; il n'était pas du tout de ces hommes dont toute femme se dit, dès le premier abord: «Ah! à qui va-t-il faire la cour?» Il n'était ni bien ni mal, on pouvait presque dire que son physique ne comptait pas. Moi, je lui voyais dans les yeux des dessous profonds où l'intelligence flambait, et je trouvais que sa bouche, même sur des dents irrégulières, avait un mouvement et je ne sais quelle grâce qui pouvaient plaire: mais je ne voyais point que personne, hormis moi, s'avisât de cela. Alors, pourquoi avais-je peur qu'on me soupçonnât? Est-ce que j'avais peur de me soupçonner moi-même? Non, je le jure, non! je ne me soupçonnais pas. Oh! oh! j'étais joliment furieuse contre moi. Il me semblait que, pour la première fois de ma vie, je ne me gouvernais plus. C'était un peu fort!

Heureusement que je retrouvai mon assiette aussitôt que M. Juillet fut là. Quand il fut là, à demeure, pour quelque temps, je me trouvai avec lui comme j'avais été toujours, sauf à son brusque dernier passage, très à l'aise, et infiniment contente d'avoir à qui parler, plus exactement, d'avoir qui écouter parler.

[Pg 214]

C'est lui, plutôt, qui parut changé. Il y avait en lui du mystère, c'était visible, et une certaine nervosité qui le rendait à la fois plus passionné dans ses discours et plus détaché que de coutume. Et pourquoi avait-il abandonné soudain un voyage dont le plan était si méticuleusement préparé? Les motifs qu'il donna furent embarrassés. Madame Du Toit le taquina tendrement, moi de même, autant du moins qu'il était possible de le taquiner, car sans en être offensé, il s'attristait, ce qui est pire. Sa tante me dit: «Pourvu, mon Dieu, qu'il s'agisse d'une inclination sérieuse!... Un bon mariage lui ferait tant de bien; il a besoin d'être retenu, adouci, humanisé; il est trop cérébral. Et si c'est autre chose, tout est à redouter d'un pareil garçon!...»

Elle l'aimait beaucoup, un peu comme un orphelin qu'on imagine volontiers capable de désordres, faute de l'éducation familiale. Elle l'eût aimé davantage s'il eût été moins compliqué, moins énigmatique, moins tourmenté de contradictions et toujours garanti du tendre abandon par une raillerie elle-même incertaine; car maudissait-il ce sourire paralysant et fin, ou bien le tenait-il au contraire comme l'expression d'un dédain supérieur? On ne savait.

Je le trouvai un peu gêné et contraint avec moi, et cela m'ennuya parce que j'en revins à l'imaginer fâché de cette dispute d'un soir; mais, quand je lui fis part de mon scrupule, il parut tomber des nues.[Pg 215] La dispute? il était bien loin de me l'avoir reprochée, il ne se souvenait que «d'une soirée délicieuse».

—Oh! lui dis-je, vous employez des mots convenus.

Il n'y avait pas moyen de le faire parler d'un sujet qui nous fût tant soit peu personnel, à l'un ou à l'autre. Il semblait même le fuir systématiquement, et il ne se retrouvait lui-même qu'en abordant les idées générales. Tantôt il avait l'air satisfait de me rencontrer, au hasard des allées et venues dans le château, dans le parc, dans le potager ou sous l'allée couverte, tantôt j'aurais très bien pu croire que ma vue lui était pénible. Mais tant de personnes remarquaient en lui des lubies que je n'étais pas autorisée à me croire, de sa part, l'objet d'un traitement particulier. Tout cela était agaçant, irritant; je n'avais jamais séparé la pensée de M. Juillet de celle d'une causerie attrayante pour moi au delà de toute espèce d'agrément. Lorsqu'il n'était pas là, au moins, je me remémorais avec un plaisir inépuisable ces moments heureux; mais le savoir là, le voir, et sentir à toute heure qu'une haie s'interposait entre lui et moi, plutôt que cela, j'aurais aimé cent fois qu'il poursuivît sa tournée à bicyclette! A bien des signes, pourtant, je reconnus qu'il n'était pas mal avec moi, quoiqu'il me parlât rarement en particulier; en s'adressant à tous il s'oubliait ou bien il oubliait une attitude qu'il s'était sans doute imposée, et il avait[Pg 216] l'air de s'adresser à moi, de me dire: «Vous me comprenez bien, vous...» Est-ce que quelqu'un par hasard l'eût accusé de galanterie à mon endroit? Non, non, cela, encore une fois, n'était pas dans l'esprit de sa tante Du Toit ni d'aucune des personnes présentes à Fontaine-l'Abbé. Quelquefois aussi, en m'adressant la parole, ses yeux se baignaient d'une façon très sensible et nouvelle, et j'attribuais cela à la préoccupation amoureuse dont le soupçonnait sa tante, mais au lieu de me toucher le cœur de compassion, cela m'indisposait; je trouvais sans gêne ou déplacé qu'il ne se maîtrisât pas, au moins en mon honneur! Que diable, il avait bien le temps de songer à sa Dulcinée quand il filait tout seul au fond du jardin ou dans la campagne! Et je me souviens bien que je lui opposais un visage dur, et d'une austérité outrée, qui, en effet, le rappelait à lui-même. Souhaitait-il faire de moi sa confidente? Je le crus un moment. Cela eût remis de l'ordre entre lui et moi. Mais cela ne me parut pas une chose tolérable, cela me rendait furieuse, tout simplement...

Et puis, cet homme dont le cerveau semblait si admirablement organisé, si supérieur à celui de la plupart, le voir ainsi diminué ou tout au moins déséquilibré, et Dieu savait pour quelle cause! peut-être par une passion avilissante, c'était triste... Pourquoi lui supposais-je une «passion avilissante»?...

Ce n'était pas moi, d'abord, qui avais inventé cette[Pg 217] expression; elle était de madame Du Toit, et je l'avais adoptée de son expérience, mes connaissances en ces matières étant fort réduites. Lui-même, d'ailleurs, contribua à affermir cette supposition, en tenant un langage tout à fait insolite chez lui, et qui me scandalisa.

Nous nous promenions sous l'allée couverte, après une ondée qui avait trempé la terrasse et les pelouses, mais non pas traversé la voûte épaisse du feuillage; nous marchions de front, lui, moi et M. Froulette à l'âme légère, et nous nous entretenions d'un crime dit «passionnel» qui avait fait assez de bruit durant la dernière session du jury de la Seine. Je ne me rappelle plus bien l'affaire qui ne m'intéressait que médiocrement, étant donné mon peu de goût pour ces faits divers. M. Froulette, parlant de cela avec son âme de moineau, me faisait la chose plus détestable encore. Tout à coup, M. Juillet nous déclare que les furieux déportements de l'amour, où les sens seuls interviennent, sont moins désastreux pour un homme que les transports sentimentaux.

Une goutte d'eau tombant du feuillage fit devant nous un petit trou dans le sol poussiéreux; je ne sais pas pourquoi je fis attention à ce rien, ni pourquoi je me dis: «Si quelqu'un de nous marche sur la trace de cette goutte d'eau dans la poussière, quelque chose en moi va mourir...» Nous eûmes un moment de silence; on entendait derrière nous les cris pointus[Pg 218] des enfants. M. Froulette marcha sur la trace de la goutte d'eau, et, en homme du monde, crut devoir combattre la déclaration de M. Juillet; mais ce qu'il trouva à objecter était si bête que tout l'avantage appartenait à son adversaire. J'avais cru que j'allais bondir contre M. Juillet, mais la fade repartie qu'on venait de lui adresser m'en ôta l'envie. Je restai silencieuse, et blessée de ce qu'il avait dit.

Je connaissais bien peu les hommes et je n'avais guère de finesse! D'abord, M. Juillet pratiquait couramment le paradoxe; ensuite, celui qui lui avait échappé ne pouvait-il provenir de la rage ou du dépit? Qui m'affirmait que M. Juillet ne fût pas précisément affecté par ce qu'il devait juger «le plus désastreux pour un homme»? Peut-être encore son paradoxe n'était-il suscité que par un mouvement de répulsion contre les écœurantes sucreries que distillait M. Froulette? M. Juillet était nerveux, surtout depuis quelque temps, et l'on sait à quels excès contraires à nos sentiments les plus intimes peuvent nous porter les aphorismes d'un homme médiocre trop bien élevé! Mais pourquoi n'avoir pas corrigé, un peu après, la rudesse de sa pensée? pourquoi ne s'être pas excusé d'avoir tenu devant moi un propos si contraire à ses habituelles conclusions? M. Du Toit disait qu'en son neveu, le cerveau, seul, était chrétien... sans préciser davantage ce que le reste pouvait être. Et c'était à cause de cela qu'il ne donnait pas sa[Pg 219] confiance à M. Juillet, malgré l'estime qu'il avouait pour son intelligence. Était-ce un des bons jugements du président? Il ne m'avait pas frappée quand je l'avais entendu prononcer; il me revenait aujourd'hui à la mémoire parce que je me creusais la tête. Avec moi, M. Juillet, malgré son penchant à la satire et son esprit naturels, avait le langage d'un grand moraliste. Que de fois n'avait-il pas enflammé mon zèle trop négligent! Ses conversations, bien plus que les meilleurs sermons, m'avaient souvent ramenée jusque même à la pensée religieuse que ma vie attiédissait par trop. S'il n'est pas tout à fait chrétien, me disais-je, c'est qu'il a perdu dans les écoles l'habitude des pratiques religieuses, mais il ferait des conversions!... Et il vient me dire que l'instinct animal est moins mauvais pour un homme que les plus beaux sentiments!...

Que je me tourmentais! Et encore à ce moment-là, je ne me demandais pas pourquoi j'attachais une importance si considérable à l'opinion de M. Juillet!

Je ne me demandai cela que lorsque je fus sur le point de l'interroger lui-même. Alors, et à l'instant où j'allais lui poser ma question, je sentis une émotion extraordinaire m'envahir, et j'eus conscience, pour la première fois, que je commettais une inconvenance, une inconvenance inouïe...

Comme il arrive ordinairement en pareil cas, je tâchai de dissimuler ma confusion dans le rire, dans[Pg 220] un rire stupide, soudain, sans cause plausible, un rire de fillette, et M. Juillet crut que je me moquais de lui, et en souffrit.

Dès que je sentis, moi, que je lui avais fait de la peine, j'oubliai le motif même qui m'avait amenée jusqu'au bord d'une interrogation si sotte, je lui pardonnai de bon cœur les motifs, fussent-ils les plus odieux, qu'il avait pu avoir de lancer son paradoxe, et je n'avais plus qu'une envie, c'était de le consoler en lui disant: «Oh! non, oh! non, ne croyez pas surtout que je me sois moquée de vous!» Mais, comment lui dire cela? Il me boudait un peu, il m'évitait presque. Aux yeux du monde, nous n'avions pas l'air du tout d'être bien ensemble; je fournissais à tous la confirmation de ce que j'avais dit un jour si étourdiment: «Monsieur Juillet? je ne m'entends pas avec lui...»

Il eût très bien pu se produire, à ce moment-là, entre lui et moi, une rupture. Quand je songe à la raison qui fit que cette rupture ne se produisit pas, c'est alors que je suis tentée de croire à la malignité qui gouverne certaines destinées.

Le séjour que faisait M. Juillet à Fontaine-l'Abbé ne lui réussissait pas, c'était évident. Ce séjour avait été improvisé par lui, avait été le résultat d'un caprice inexpliqué, et tournait mal. M. Juillet ne se sentait pas en sympathie profonde avec son oncle, il ne recevait de sa tante qu'une grande indulgence affectueuse;[Pg 221] il avait une personnalité trop peu commune et trop peu sociable pour s'accommoder de l'esprit systématique, ou de l'absence totale d'esprit, ou même des idées très saines, très fermes, mais pour lui trop béatement assises, de la plupart des magistrats, avocats, et momentanément surtout... chasseurs, qui étaient là; les femmes présentes n'avaient ni jeunesse ni grand charme, et un démon voulait qu'entre lui et moi, il y eût cette année une espèce de persécution secrète. Je pressentais qu'il allait repartir.

Là-dessus, madame Du Toit reçut une lettre de Dinard auprès de laquelle toutes celles qui l'avaient tant alarmée précédemment n'étaient que plaisanterie; le voyage d'Italie était décidé; les Voulasne emmenaient Albéric et Isabelle, et cela non pas demain, mais tout de suite: ils partaient, ils étaient partis à l'heure où la nouvelle nous en parvenait. Ils étaient partis sans avoir paru à Fontaine-l'Abbé; cela dépassait les prévisions les plus sombres pour madame Du Toit; la pauvre femme, au désespoir, en demeura un jour entier alitée; le médecin fut appelé; on eut une sérieuse inquiétude, et, quoique debout par un effort de volonté, et rétablie grâce à beaucoup de courage, elle nous émut tous et nous inspira la plus sérieuse compassion.

J'osai dire à M. Juillet:

—Ne nous abandonnez pas!

Il me répondit assez gentiment:

[Pg 222]

—Ah! puisque c'est vous qui m'en priez!...

Et, peu après:

—Mais, comment saviez-vous que j'allais partir?

—Par vous-même!

—Vous en ai-je parlé?

—Il n'y a pas de danger!

Il sourit, il fronça les sourcils, il semblait partagé entre des sentiments divers. Mais j'étais contente que, sur mon mot, il eût consenti à rester. Et d'autant plus que le service que je lui demandais n'était pas drôle. Dieu de Dieu! qu'allions-nous lui dire, à la tante Du Toit?

Ce que j'eus à lui dire, moi, fut très simple, et je n'eus guère de peine à le chercher: c'est que je me trouvais, vis-à-vis de ma famille, dans la même situation, à bien peu près, que ses enfants vis-à-vis d'elle, c'est que je recevais des lettres de ma grand'mère, pleines de réticences, d'allusions, de paraboles, et d'autres de maman, explicites celles-ci et toutes franches, me faisant souvenir que mon entêtement à séjourner loin d'elles était inqualifiable. Et je dus dire à madame Du Toit:

—Vous voyez! vous voyez bien! Je ne suis pourtant pas méchante, je ne suis pas une fille irrespectueuse, j'aime mes parents de tout mon cœur, et cependant je les mécontente en prenant mes vacances chez vous et non chez eux!

Mais la mère d'Albéric ne voulait point admettre[Pg 223] l'analogie. A son avis, j'étais et je demeurais à Fontaine-l'Abbé pour la santé de mes enfants, ce qui prime tout; si mes parents ne voulaient pas l'admettre, c'est qu'ils étaient des parents aveugles. Tout autre était la situation d'Albéric et d'Isabelle chez qui le mépris des convenances les plus élémentaires était sans excuse, sans aucune circonstance atténuante. M. Du Toit, d'ailleurs, malgré la chasse qui lui épargnait de penser, était de l'avis de sa femme; et il dissimulait, affirmait-elle, une colère froide beaucoup plus dangereuse que son désespoir à elle, impossible à contenir.

Il était clair que nous ne pouvions rien, ni M. Juillet ni moi, par nos arguments, pour la consoler, et il l'était non moins, que l'alliance cimentée par elle entre nous dans l'intention d'agir par la persuasion et l'exemple sur le ménage Albéric était vaine; mais l'habitude se trouvait prise chez elle, de s'appuyer sur nous en poursuivant ce but toujours fuyant; et, si inutile que fût notre secours, il valait du moins à entretenir en elle une illusion très chère. Elle se reposa sur nous comme une convalescente; elle faisait tête à sa douleur quand elle était devant son monde, et réservait pour nous ses épanchements. M. Juillet s'en impatientait, je le voyais; mais je me plaisais à obtenir de lui une docilité d'écolier, en lui imposant la corvée d'écouter sa tante et de la réconforter par des paroles mensongères comme celles[Pg 224] qu'on adresse aux malades incurables. «Pour vos péchés...» lui disais-je, à part, en pensant à la malhonnête passion que nous soupçonnions en lui. Mais il semblait embarrassé de mon mot, il ne savait comment le prendre. Je lui trouvais aussi, depuis quelque temps, un certain air gauche. N'était-ce que de la nonchalance, de l'ennui? Mais non, c'était de la gêne allant jusqu'à la maladresse. Il m'étonnait. Depuis qu'il était avec moi ce qu'il appelait «de service» près de sa tante, il avait, tout en gagnant de la timidité, perdu son goût de sauvagerie, son humeur âpre, sa mystérieuse irritation; il était redevenu beaucoup plus simple et plus gentil; il était comme ces gens insupportables tant qu'ils ne savent pas ce qu'ils ont à faire, qui deviennent charmants dès qu'ils ont une occupation. Madame Du Toit me rapporta qu'il lui avait dit: «Je me faisais scrupule de rester à Fontaine-l'Abbé...»

—Quel étrange garçon! me disait-elle.

Et je ne pouvais m'empêcher de me demander: «Est-ce qu'il a si grand'peur d'être rendu à sa liberté?... que craint-il donc d'en faire?... Ou bien alors, est-ce qu'il se plairait ici?...»

Il m'intriguait de plus en plus. Je l'épiais à tous les moments du jour, car il ne chassait pas. Il nous accompagnait dans nos promenades où je dois reconnaître qu'il n'avait pas près des dames le succès de M. Froulette, complimenteur et vieux conducteur[Pg 225] de cotillon; mais avec quelques-unes d'entre elles, et avec moi, depuis qu'il m'avait entendue jouer, il causait musique; et le soir, au piano, il me tournait les pages.

Il me tournait les pages...

Pourquoi, la première fois que je m'aperçus que c'était sa main qui touchait la corne de la page et s'appliquait, vivement, les doigts écartés, sur le verso, pourquoi eus-je une surprise, une secousse qui me fit manquer ma mesure? Ce n'était pas qu'il me troublât, lui, personnellement: j'étais très calme en sa présence; ce n'était pas la surprise de voir que c'était lui qui me tournait la page: il n'y avait à cela rien que de naturel; avant qu'il fût là, c'était un de ces messieurs, plus âgé, ou une femme qui me rendait ce service. Il s'était trouvé là, musicien, et le plus jeune de la compagnie; il était venu tout simplement se placer près de moi au piano; et j'étais si préoccupée, si émue, moi, avant de commencer à jouer, que je n'avais même pas remarqué sa présence. Mais en reconnaissant sa main, je me souviens que je songeai tout à coup, qu'étant jeune fille, j'étais devenue bêtement amoureuse d'un jeune homme qui me tournait les pages. Ce souvenir fut sans durée; mais il se représenta à moi une heure plus tard, pendant que je montais à ma chambre; et, à mon balcon, devant la nuit toujours trop belle, je me plus à revivre, en songerie, des heures d'été sur les terrasses de Chinon,[Pg 226] pendant lesquelles, avec toute l'innocence et l'embrasement aussi d'un cœur de dix-huit ans, j'avais aimé ce jeune homme presque inconnu et avec qui je n'avais pas échangé trois paroles.

En vérité, je n'avais plus jamais pensé à lui depuis mon mariage; cette aventure purement imaginaire, malgré toute son intensité, m'avait paru bien pâle aussitôt qu'avait commencé mon corps à corps avec la réalité! Toute la grâce, toute la séduction étaient du côté de mon rêve, mais le goût du réel ne laisse guère subsister au palais le parfum des douces sucreries. Et ce souvenir me revenait. Il me revenait comme un peu nigaud, un peu charmant, sans grande importance en somme, tout juste assez gracieux et assez méprisable pour qu'une honnête femme l'accueillît sans scrupule et en usât comme d'une intrigue falote et suave à situer dans un décor nocturne. De ces petites comédies, n'est-ce pas? où l'on est tout près de pleurer, mais dont, aussitôt, on est tout près de rire... Ah! que cela est joli, au clair de lune...

J'entendais toujours, au-dessous de moi, ce murmure d'eau que produisait le barrage; en face de moi les beaux arbres touffus semblaient se refouler les uns les autres jusque dans les profondeurs du parc, arrêtés tout à coup par la chute de terrain du potager, et laissant à découvert la vallée large de l'Ouzonne, imprécise et sans fin. Par la trouée dans les feuillages,[Pg 227] mon joli cadre rustique, la paix lourde des champs, où un cri d'oiseau, aigu, solitaire, révélait la vie endormie. Il faisait trop bon, j'aimais la fraîcheur de la nuit, je m'y exposais en peignoir, les pieds nus, avec toute l'inconscience du corps jeune, ignorant de la maladie. La chauve-souris, seule, m'ennuyait, mais elle était cause que je demeurais là plus longtemps, parce que, de peur qu'elle n'entrât, j'éteignais ma bougie, et parce que la paresse de rallumer me maintenait à la fenêtre. Et la chauve-souris, je l'avais connue à Chinon, sur la pelouse du clos Vaufrenard, par les soirées torrides du mois d'août, petit bout de chiffon oscillant et tremblant suspendu à un fil invisible que tient, je l'ai toujours cru, quelque diable qui nous taquine.

Le temps où j'avais aimé!... Comme c'était triste, et comme c'était bon!... J'avais dix-sept ans environ; j'aimais avec les espérances les plus chimériques, et, tout à coup, avec des illuminations de raison qui me montraient le néant de mes espoirs; c'étaient des ascensions exaltantes et des chutes vertigineuses; quelle torture, mais quelle ivresse!... Il n'y avait pas beaucoup d'années de cela... Mais cela était si éloigné de moi, et d'un retour si impossible, que je pouvais bien à présent me permettre de songer à ce roman de ma vie de jeune fille...

J'y songeais presque tous les jours, et tous les soirs, invariablement. Pourtant, cet amour de pensionnaire[Pg 228] en vacances me semblait un peu puéril, et ce jeune homme aimé de moi autrefois ne m'apparaissait plus sous des traits séduisants... Je souriais de tout... sauf des battements de mon cœur.

Mais un jour, mon sourire m'effraya. Ce n'était pas à l'heure de ma songerie nocturne propice aux illusions, ce n'était pas en face de ce paysage d'ombres feuillues, de champs lointains, d'eaux murmurantes dont chaque détail est comme un personnage travesti qui nous intrigue et nous leurre; c'était dans le plein soleil de midi; nous revenions d'une promenade sous l'allée couverte; un domestique se tenait à la porte du vestibule donnant sur le parc; je revois son jabot blanc et ses yeux qui clignaient à cause de la lumière aveuglante; ce domestique signifiait: «Madame est servie»; l'on était même en retard; nous nous dépêchions de rentrer. Je posais le pied sur la première marche du perron; M. Juillet, qui m'avait précédée de deux pas, se retourna vers moi sans me parler; je n'avais rien dans l'esprit, sinon la pensée que nous étions en retard, lui, moi et deux autres personnes. J'eus tout à coup un sourire que M. Juillet, sensible et susceptible, interpréta contre lui, parce qu'il contenait une malice secrète. La malice n'était pas dirigée contre M. Juillet, et elle n'était même pas de moi; elle était de je ne sais qui ou quoi, en moi, qui se moquait de moi-même: dans le temps d'un éclair, je venais de m'apercevoir qu'en rêvant au[Pg 229] jeune homme qui m'avait tourné les pages, à Chinon, je ne faisais que commettre une hypocrisie envers moi, je me mentais, je me jouais indignement: je pensais au jeune homme de Chinon pour ne pas m'avouer que je pensais à M. Juillet.

Il faut donc, parfois, de tels détours, pour que nous voyions clair en nous-mêmes?

Eh bien! à cette révélation,—j'en demeure encore stupéfaite, après vingt ans écoulés,—je n'ai éprouvé ni épouvante, ni indignation. Tout ce que je croyais savoir de moi-même me donnait à penser que j'allais bondir ou me trouver mal. Ou bien je n'étais plus moi-même, ou bien je devais repousser avec horreur le sentiment que je venais de découvrir! C'est donc que je n'étais plus moi-même. Je n'éprouvai ni horreur, ni révolte. Comme on constate qu'un bassin s'emplit d'eau, je m'aperçus simplement que j'étais envahie. De toutes les choses qui m'ont frappée dans le cours de ma vie, l'étrange douceur de la pénétration en moi d'une puissance si redoutable demeure la plus étonnante.

Oh! il est bien certain que cela ne m'apparut pas sitôt sous son aspect «coupable». Je n'imaginais en aucune façon qu'il pût jamais s'établir entre M. Juillet et moi des relations dont pût être atteinte la dignité de ma vie conjugale. La vérité est que je n'imaginais rien, que je ne pensais pas à la dignité de ma vie conjugale, que l'idée d'une faute ne se présentait[Pg 230] pas à mon esprit, mais que je venais de découvrir qu'en songeant à mon ancien amour avec délices, c'était à M. Juillet que je songeais.

Il semble impossible que je ne me sois pas aperçue plus tôt que c'était à M. Juillet que je songeais? Sans doute! et son image s'approchait bien de celle du jeune homme d'autrefois, mais je me disais: «C'est qu'il me tourne aujourd'hui les pages, comme faisait l'autre»; et j'étais sûre d'avoir aimé l'autre, ce qui lui donnait le pas sur M. Juillet.

O mon Dieu! après un long temps écoulé, après une si grande révolution accomplie en tout moi-même, et malgré toute la confusion que j'éprouve aujourd'hui à revivre la période d'aveuglement que je traversais alors, pardonnez-moi d'avoir évoqué cette saison de Fontaine-l'Abbé!...

Lorsque je me la remémore, mon impression dominante est qu'une espèce de sorcellerie m'environna constamment. Je ne dis pas cela pour m'innocenter; je ne suis pas du tout de celles qui n'acceptent aucune responsabilité; je sais trop bien ce que nous pouvons sur nous-mêmes et quelle veulerie se cache sous l'opinion que nous sommes le simple jouet des choses. Non, mille fois non! nous ne sommes pas le seul jouet des choses! Mais nous sommes sollicités par elles d'une façon étrange et sournoise; et que leurs appels sont puissants, pour peu que nous ne soyons pas sur nos gardes! Ils sont[Pg 231] si forts, oh! je l'avoue, que c'est une bien sotte présomption de s'imaginer que nous puissions trouver en nous-mêmes la force de seulement lutter contre eux. Les charmes qui m'environnèrent à partir du moment où j'eus mis le pied dans ce domaine, ils dansèrent autour de moi, sans relâche, comme une ronde de génies aux formes attirantes, et qui ne me cachaient que leurs visages...

Si j'étais demeurée plus longtemps à Fontaine-l'Abbé, après le moment où la lumière se fit en moi, pendant que je mettais le pied sur la marche du perron, je crois pourtant que je me serais ressaisie, que la trop grande facilité de contact avec M. Juillet m'eût effrayée et eût suscité la résistance de toute ma volonté. Favorisée que j'étais par ma réputation de femme inattaquable, ma liberté était trop grande. Je crois que j'aurais eu honte d'en profiter outre mesure. Les femmes qui, comme moi, ont de tout temps été prévenues contre le bonheur, se réveillent devant une perspective trop séduisante, et l'approche même d'un plaisir un peu vif les fait cabrer. A présent que je me regarde de loin, sans complaisance et sans parti pris, je crois sincèrement que je me serais abandonnée à un sentiment pourvu à mes yeux de toutes les apparences les plus pures, et puis qu'à un moment donné, l'extrême intensité de ce sentiment ou son changement de nature m'aurait épouvantée et rendue tout à coup très malheureuse; je serais partie[Pg 232] alors, mais partie de moi-même, volontairement, avec la satisfaction, du moins, d'agir comme je le devais, et sans dépit contre personne. Je n'affirme pas que ma guérison était certaine, après, mais j'aurais fait le premier acte parmi ceux qu'il faut exécuter si l'on essaie de guérir de cela.

Mais voici ce qui arriva.

Depuis des semaines, comme je l'ai dit, je recevais de Chinon des lettres de ma grand'mère et de maman qui, en tout autre temps, m'eussent fait quitter madame Du Toit sans hésiter une seconde. Je reçus, coup sur coup, une lettre de maman qui me disait que j'étais décidément tout à fait inhumaine, pour laisser mes pauvres vieux dans l'état de mécontentement où les mettaient mon absence obstinée et mon séjour dans une maison étrangère. Mon grand-père n'était pas très bien d'ailleurs, et l'on me laissait entendre que ma conduite ne contribuait pas peu à l'aggravation de son état. Pour que maman se décidât à m'écrire sur ce ton, il fallait que le cas fût alarmant. Et d'autre part, elle avait averti mon mari de ce qui se passait à Chinon; et mon mari, de son côté, m'écrivait pour me supplier de contenter ma famille; il revenait, lui, de la Dordogne, où il avait tous les ans des travaux, et il arriverait en même temps que moi à Chinon, «ce qui ferait très bon effet», si je voulais bien quitter la Normandie aussitôt réception de sa lettre.

[Pg 233]

Je ne pouvais plus retarder mon départ; je montrai mes deux lettres à madame Du Toit qui, elle-même, dut s'incliner devant la nécessité. Je fis en hâte mes valises.

Quelle femme étais-je donc devenue? Je pleurais, en faisant mes valises, et ce n'était pas à la pensée de mon pauvre grand-père, vieux, et désolé de mon absence; ce n'était pas à la pensée des tourments que j'avais dû causer à ces bonnes gens, un peu solitaires, enfermés dans leur petite ville avec l'idée fixe, et bien légitime, de nous voir auprès d'eux, moi, mes enfants, mon mari. Non! non! je pleurais à l'idée de quitter Fontaine-l'Abbé.

Ces deux petites chambres, à demi mansardées, que nous occupions, depuis six ou sept semaines, l'une tendue de sombre andrinople, l'autre d'une perse à dessins bleus, elles m'étaient devenues le lieu du monde définitif, celui qu'on a cherché, rêvé, désiré, appelé toujours, celui qui fait que le reste de l'univers devient le lointain, l'étranger...

En empaquetant, entre la nounou, si gaie, et ma petite Suzanne, aussi heureuse de s'en aller qu'elle l'avait été de venir, il me semblait que j'accomplissais un rite funèbre et que j'ensevelissais dans ces boîtes, avec mes bibelots de toilette et mon linge, ma jeunesse, ma vie, et encore je ne sais quoi de mieux et de plus précieux que cela!... J'allais à mon balcon, de temps en temps, au-dessus du barrage au[Pg 234] bruit entêté et charmant; je disais adieu à ma jolie trouée sur les champs éloignés dont j'avais vu, en arrivant, tomber les épis de blé; puis, penchée à la grande lucarne de façade, adieu à la terrasse, à la douve, au perron dominant la pelouse, à l'allée couverte, et, là-bas, à l'amorce de l'escalier qui descend au potager...

Je pleurais. La nourrice avec ses phrases innocentes qui, parfois, me faisaient peur comme des intuitions mystérieuses, me disait:

—Oh! on le voyait dès le premier jour, que madame avait de l'affection ici!...

Et Suzanne, qui montrait déjà l'esprit positif de son père:

—As-tu pensé, au moins, à retenir des chambres pour l'année prochaine?

Je pleurais.

On entendait, sous l'allée couverte, les voix de ceux qui seraient encore ici ce soir, quand nous roulerions dans le train. Les arbres avaient jauni un peu. L'horizon ressemblait toujours à la mer. Sur la pelouse, un grand éventail d'eau jaillissait; les couleurs de l'arc-en-ciel jouaient au travers de ses fines perles retombantes, et son léger bruit frais, que j'aimais tant, ne parvenait pas jusqu'à moi. A cause de cela, peut-être, ce paysage me semblait déjà séparé de moi, réapparu déjà dans un songe à venir.

On frappa doucement à la porte; c'était madame[Pg 235] Du Toit. Elle me surprit m'épongeant les yeux, et fut touchée des larmes que je versais en quittant sa maison, à un point qui m'incommoda. Elle m'apportait un petit panier garni des plus belles poires de son potager, fourré de reines-Claude et de mirabelles, dans les intervalles, et qui embauma l'atmosphère autour de nous. Elle me lut une carte postale datée de Florence, portant quatre mots seulement, dont les deux signatures d'Albéric et d'Isabelle! Et elle se mit à pleurer avec moi. Elle me dit que, moi partie, c'était l'âme de la maison qui s'envolait; elle m'affirma qu'elle m'avait voué une tendresse que son fils aurait le droit de jalouser, s'il se souciait seulement des sentiments de sa vieille mère; enfin, l'heure s'avançant, elle m'annonça qu'elle avait fait servir une petite collation où tout le monde était réuni pour me dire adieu. «Comment! tout le monde?...» Oui, oui, tout le monde, et ces messieurs eux-mêmes étaient en bas, M. Du Toit ayant renoncé à la chasse, cet après-midi, pour me rendre ses devoirs, jusqu'au dernier moment. J'étais confuse! et de plus j'avais les yeux rougis...

C'était une véritable petite manifestation que l'on organisait en mon honneur. J'avais vu déjà plusieurs hôtes partir, et de plus gros personnages que moi, par le train que j'allais prendre, sans que M. Du Toit désorganisât sa journée et celle de ses amis; il se contentait ordinairement de faire toutes ses politesses[Pg 236] après le déjeuner. Mais il avait adopté complètement la très ancienne opinion de sa femme à mon égard, et il me juchait sur un piédestal; il y avait de l'affection, de l'admiration et jusqu'à de la vénération dans toute son attitude envers moi; et il fallait que j'acceptasse cela d'une façon vraiment bon enfant pour que toute la compagnie ne me prît pas en grippe.

Pendant les vingt minutes que dura cette collation, je fus ballottée de l'un à l'autre, j'appartins à tous ceux, ou qui avaient une sincère amitié pour moi, ou qui voulaient faire la cour aux maîtres de la maison, et il n'y eut guère que M. Juillet à qui je ne dis à peu près rien; je le quittai, en lui serrant la main comme à tout autre, et il fut certainement autorisé à croire que je ne lui laissais, à lui, rien de plus qu'à n'importe qui.

Il y avait une grande guimbarde attelée, dans la cour pavée, où personne ne put monter pour nous accompagner jusqu'à la gare, tant nous l'emplissions, la grosse nourrice, mes deux bébés et nos bagages. Nous nous retrouvions sur la façade nord du château, celle qui m'était apparue la première, du haut de l'allée en lacets, le jour de mon arrivée. En remontant cette allée sinueuse, je regardai du côté du château; je revis le dessin des douves, des toitures, la lanterne, la cloche où avaient sonné des heures que je n'oublierais plus, et, par delà, ces beaux lointains[Pg 237] vaporeux que j'avais tant caressés des yeux par ma lucarne; et, l'impression de mon arrivée ici se juxtaposant à celle de mon départ, je me sentis tout à coup étranglée et me remis à pleurer, bien contente que personne n'eût pu nous accompagner dans la voiture.


[Pg 238]

XIII

Ce que j'ai à dire de moi me confond. Mais j'écris l'histoire de ma vie: quelle raison d'être pourrait-elle avoir, si ce n'est la fidélité?

Je m'approchais de Chinon, avec mes deux enfants, j'allais revoir mon pauvre grand-père qu'on me disait mourant, j'allais retrouver ma chère maman et ma grand'mère, mon mari que je n'avais pas vu depuis plus de six semaines; et une idée dominait toutes celles qui se formaient le long de cette perspective: c'était qu'en quittant Fontaine-l'Abbé je n'avais rien dit à M. Juillet!

A Tours où nous changions de train, mon mari nous attendait sur le quai de la gare, afin d'arriver en même temps que nous à Chinon. Je fus plus contente de le retrouver que je ne l'avais imaginé. Il[Pg 239] faut dire que j'avais été tourmentée pendant le trajet à la pensée qu'il pouvait y avoir eu malentendu dans nos échanges de télégrammes: quel embarras s'il ne se fût pas trouvé là, à l'heure convenue! Il était là, et j'avais une véritable joie de le revoir... Et puis, ma joie était formée aussi du grand bonheur qu'il éprouvait à embrasser ses enfants. En nous installant tous ensemble dans le compartiment du train de Chinon, je goûtai l'impression heureuse d'être au complet, d'être en famille: papa, maman, les deux petits, la nounou dont le plus jeune ne saurait se passer, et les bagages comptés plutôt trois fois qu'une! Impression bourgeoise entre toutes, humaine aussi, je le crois volontiers, et bien plus profonde et plus stable que mainte autre d'un ordre évidemment plus relevé, mais qui ne demeure pas comme elle. Et sur ce modeste bonheur sain, passa, comme le vol d'un sombre oiseau, le souvenir de ma dernière entrevue avec M. Juillet. «Je ne lui ai rien dit!...» Mais qu'est-ce que j'aurais pu lui dire?

Faillir à mes devoirs était une éventualité qui ne m'effleurait pas; et cela, non par oubli, non par négligence, indifférence, mais par suite d'une inaccoutumance absolue à l'idée que commettre une faute,—surtout de cet ordre,—m'était chose possible, à moi.

Je me faisais si peu de scrupule que, de ma liaison encore inqualifiable avec M. Juillet, j'étais fière, et[Pg 240] tout en écoutant mon mari qui me parlait de la Dordogne d'où il arrivait, du château dont il allait chaque année surveiller une aile construite par lui, et des pâtés de foie gras qu'il avait mangés, je songeais que, depuis que j'avais fait ce même trajet de Tours à Chinon, avec lui,—car, n'est-ce pas? on compare toujours,—ce qu'il m'était arrivé d'essentiel, eh bien! c'était d'avoir gagné un ami, un ami infiniment cher, un ami avec qui il n'existait aucun sujet de l'ordre le plus haut qui ne pût être abordé, et un ami qui consentait à aborder ces sujets-là avec moi: et toute la partie orgueilleuse de moi se gonflait de cette acquisition et s'efforçait de la retenir, de l'accaparer pour la conserver pure à mes yeux en la faisant intellectuelle. Bien des fois, déjà, au couvent, on m'avait fait reproche sur un ton singulier qui semblait admettre une indulgence cachée: «Vous êtes une orgueilleuse!» Tous et toutes, chez nous, nous étions, au fond, des orgueilleux. Et mes maîtresses, qui croyaient devoir me blâmer de ce sentiment, savaient bien que le détruire en nous est impossible, et que c'est à nous en servir qu'il nous faut apprendre; et elles savaient probablement que, ce sentiment-là nous manquant, c'était l'armature même de nos vieilles mœurs qui s'ébranlait. En attendant, ce sentiment-là était en train de me jouer un singulier tour.

Je trouvai, à Chinon, mon grand-père, en effet,[Pg 241] très malade; il ne quittait plus son lit; la vie s'était presque subitement retirée de lui; l'année précédente il nous étonnait encore par sa verdeur, et maintenant c'était un moribond épuisé. L'émotion s'étalait à ce point dans toute la maison et jusque dans le voisinage, que j'eus quelque honte de le remarquer, ce qui prouvait que je n'étais peut-être pas à l'unisson. Étais-je devenue une étrangère? Est-ce que, par hasard, je n'aimais plus mon grand-père? Je ne pouvais m'empêcher d'observer que la mort de mon père, fauché en pleine maturité et à la suite de circonstances tragiques, n'avait pas donné lieu à un si grand appareil douloureux: on avait paru lui en vouloir de quitter la vie au milieu de sa course, tandis qu'on s'inclinait sans arrière-pensée devant le cycle achevé du vieillard, mais alors, en s'adonnant à tout le déploiement de deuil qui était de rite dans nos familles. Et les rites sont faits pour les événements normaux. Mon grand-père avait accompli toutes choses à leur heure et régulièrement, et il mourait au terme ordinaire de la vie. Mon père, lui, c'était un héros; il était mort à cinquante ans, des chagrins de sa cause perdue, et ayant déjà livré pour elle sa fortune; c'était aussi un téméraire. Et je m'imaginais que M. Juillet, s'il eût été là, m'eût dit: «Il est juste que les symboles de l'ordre soient particulièrement honorés et qu'un secret instinct leur rende les hommages qui seraient dus aux astres, par[Pg 242] exemple, dont le parcours n'est jamais troublé; et il est juste, en définitive, que l'insuccès ne soit pas récompensé, si belle qu'ait été la tentative... etc.» Et il était, lui, comme mon père et comme moi, en ma nature première, partisan des tentatives, dussent-elles être malheureuses!... Pourquoi est-ce que j'imaginais des paroles de M. Juillet jusqu'en présence de mon grand-père mourant? Est-ce que les circonstances m'imposaient pour ainsi dire sa pensée, son opinion? Ou bien était-ce la pensée de lui qui me faisait ainsi interpréter les circonstances?

Ma pauvre maman, dont on avait tant admiré le ferme courage lors de la mort de son mari,—qu'elle aimait et admirait pourtant au delà de tout,—perdait la tête en prévision de la fin prochaine de son vieux père. Quant à ma grand'mère, elle représentait, à elle seule, toutes les terreurs que pourrait inspirer la fin du monde. Il fut heureux que mon mari se trouvât là, pour que quelqu'un dans la maison eût son sang-froid, car au bout d'une seule journée, moi-même, la belle raisonneuse, j'étais gagnée par la contagion, mes nerfs étaient secoués par le frisson commun, et mes larmes se mêlaient, sans répit, à celles de ma grand'mère, de maman, des domestiques et de la touchante procession de bonnes gens qui pénétrait librement par la porte ouverte.

C'était un homme d'une intégrité absolue, qui disparaissait. Cette idée se présenta tout à coup à moi[Pg 243] parce qu'elle fut émise, dans le corridor, par un monsieur quelconque, qui venait prendre des nouvelles et qui ne semblait pas attacher d'autre importance à un jugement pour lui sans doute quasi habituel. Mais un jugement de cette sorte, je ne l'entendais plus jamais prononcer autour de moi, à Paris. Qu'il correspondît ou non à la réalité, il correspondait, dans la bouche du monsieur de Chinon, à un idéal communément admis par les mœurs du temps, et le prononcer était tenu par tous pour le suprême hommage. Dans un certain monde, que je connaissais, on n'osait plus, fût-ce par flatterie, balancer autour de la dépouille d'un homme un encens de cette sorte-là.

Est-ce que c'était un tel sujet, s'imposant à moi, qui me faisait désirer de m'en entretenir avec M. Juillet? ou bien était-ce parce que j'avais le trop vif désir de m'entretenir avec M. Juillet, que j'imaginais et souhaitais un sujet de causerie aussi peu féminin et qui n'était possible qu'avec lui?...

Pour épargner aux enfants la vue des sinistres préparatifs auxquels toute la maison était vouée, je les envoyais passer la journée chez mes vieux amis d'autrefois, les Vaufrenard, dans le parterre en terrasse et dans le clos du haut, où toute mon enfance et une partie de ma vie de jeune fille s'étaient écoulées; et lorsque j'avais un moment de répit, je courais les rejoindre. La vue de ma petite fille en train de jouer aux endroits mêmes où j'avais été, moi,[Pg 244] petite fille, m'attirait d'une façon toute particulière, Suzanne avait élu, d'instinct, comme moi autrefois, sur la terrasse, le balcon de fer d'où l'on apercevait entre les barreaux, à trois mètres en dessous, la vigne et la citerne;... la vigne du vieux père Sablonneau, maintenant courbé en deux, et la citerne au grand œil glauque, en face duquel j'avais tant rêvé... Une odeur de sureau, de tilleul, de cerfeuil et d'herbes arrachées, surchauffées et pourrissantes, s'exhalait alentour. Ah! mon cœur et ma tête!... C'était là que j'avais conçu tant d'espérances!... Peut-être, devant moi, ma fille commençait-elle déjà, les mains cramponnées au balcon, à imaginer des chimères?... Elle semblait captivée par les mouvements des araignées d'eau, comme je l'avais été moi-même; elle avait, comme j'en avais eu, des réflexions d'une puérilité rassurante, et cependant, quel monde d'idées n'était-il pas en formation dans cette petite tête?... N'était-ce pas moi qui, sous mes yeux mêmes, reprenais mon élan, et de mon point de départ?... Le spectacle de la vie qui recommence est aussi tragique que celui de la vie qui finit.

Derrière moi, de l'autre côté des persiennes toujours rabattues pour abriter le salon contre l'ardeur du jour, quelques notes isolées au clavier du grand piano, où M. Vaufrenard, encore aujourd'hui, essayait sa belle voix de baryton, maintenant bien fatiguée... Mon Dieu! quelle source d'émotions que la confrontation[Pg 245] des divers moments de notre vie! C'est à ce piano que j'avais éprouvé, après mes grandes joies religieuses, plus fortes que tout, l'enivrement de la musique, mêlé à celui de la dix-huitième année. Et une seule note: la... la... la..., et le timbre, hélas! un peu fêlé de mon vieil ami, me dilataient le cœur jusqu'à provoquer les larmes, comme jadis, un soir, à ce même endroit exactement, les grosses gouttes d'une pluie orageuse commençant à percer les feuillages...

C'est à ce piano qu'était né mon amour imaginaire pour le jeune homme qui me tournait les pages... celui dont le souvenir, à Fontaine-l'Abbé, s'était superposé à celui de M. Juillet.

Assise sur un de ces vieux fauteuils rustiques, en bois de châtaignier, où il y avait toujours quelques pointes de fer rouillé dont on redoutait à la fois la tache et l'écorchure pour sa robe, je regardais le grand paysage de mon enfance à travers les barreaux de fer du balcon et les jarrets nus de Suzanne: la vigne... la citerne... la cheminée de troglodytes plantée comme une borne dans le champ d'asperges..., puis les toits d'ardoise, la plupart à pignons, des maisons du quai..., la Vienne..., les grandes toues si paisibles..., l'île et ses peupliers..., et puis au delà, la plaine bleue, qui, autrefois, me semblait immense... Oh! si j'insiste, c'est que je ne peux me retenir de rappeler toutes ces choses...

[Pg 246]

Qu'est-ce qu'elles ont donc, toutes ces choses? Ce n'est pas qu'elles soient en elles-mêmes si remarquables; ce n'est pas seulement parce qu'elles sont mon pays, car d'autres endroits, où je n'avais jamais vécu, m'ont donné des émotions proches de celles-ci... Ce que ces choses-là me rappelaient, c'était un temps de ma vie où il y avait sans cesse devant moi une espèce de lumière, intense et magnifique, vers laquelle il me semblait que je courais en m'élevant toujours!... Toute mon enfance, période religieuse, période musicale, période amoureuse même, elle se résumait en une seule idée: il y a quelque chose de sublime vers quoi nous devons tendre. Il a pu se faire que j'aie confondu parfois ce sublime avec mes désirs et même avec mes appétits personnels, mais j'agrandissais ceux-ci, et peut-être que je les ennoblissais un peu en pensant à mon sublime. Ce qu'on m'avait appris ici, c'était la dignité de la personne humaine, c'était notre vocation commune à atteindre un but plus élevé.

Je me souvenais des paroles prononcées par M. Juillet, en ces dernières vacances, et dont chacun des termes m'était resté, à cause du dernier, qui avait résonné dans le salon de Fontaine-l'Abbé, au grand scandale de quelques-unes: «Notre temps a découvert une mine bien facile à exploiter; il va prendre, un à un, tous les actes réprouvés par la morale évangélique, et s'employer à les réhabiliter,[Pg 247] systématiquement. C'est un procédé puéril qui fera passer des esprits médiocres pour d'audacieux génies. Il y en a pour vingt-cinq ans à s'amuser à ce petit jeu. Après quoi, il y a chances pour que la société soit transformée en une étable à porcs.» Et, comme on s'exclamait à cette conclusion, M. Juillet renchérit: «... En quelque chose de pire que cela! dit-il, car le pourceau ignore qu'il est un animal et qu'il est vil, tandis que nous serons immondes et en tirerons vanité!»

Ah! jusqu'à quel point l'idée de M. Juillet me possédait! Je rappelle les petits événements de ma vie, je rappelle mes heures de songerie et jusqu'à celles où je me remémorais mes plus anciennes songeries, et je trouve sa pensée partout. Elle est là, comme une présence réelle, lorsque je suis témoin des derniers moments de mon grand-père, pour m'inviter à faire de ces réflexions qu'elle seule, me semble-t-il, sait inspirer; elle est là lorsque j'évoque un passé auquel elle fut cependant tout à fait étrangère, comme si elle l'eût empli d'avance et à mon insu; et toutes les fois que ma propre pensée tend à se hausser, c'est la pensée de M. Juillet qu'elle rencontre, ce sont les paroles prononcées par lui qui en fournissent la plus satisfaisante expression!

A mesure que les circonstances deviennent pour moi plus solennelles, à mesure que je m'efforce davantage à la vie morale, plus sûrement je me butte au seul homme qui ait mis une touchante complaisance[Pg 248] à me parler sérieusement des choses sérieuses, à ressusciter en moi l'idéalisme de mon enfance, molesté et refoulé par les exemples de la vie matérielle. A ce moment, ce n'est qu'en m'abaissant, que j'eusse pu courir la chance de ne pas rencontrer la pensée de M. Juillet.

Loin de me détourner de lui, de me le faire oublier ou, tout au moins, de m'inspirer quelque scrupule d'une si constante assiduité imaginaire près d'un homme, mon séjour à Chinon me rapprochait encore de M. Juillet. Même au côté de mon mari, même au milieu de tous mes vieux amis d'enfance, même sous les yeux de ma grand'mère et de maman, et jusqu'en face de la mort qui pénétrait dans notre maison, je portais avec une audace ou une innocence déconcertantes,—franchement, je ne sais pas encore aujourd'hui si c'était l'une ou l'autre,—je portais la pensée de M. Juillet.

Pourtant, je n'en étais plus à ignorer ou à me cacher à moi-même la nature d'une telle obsession. Je savais que j'aimais. Oui. Mais le mot n'avait pas été dit. Je n'en avais pas même, à part moi, prononcé les syllabes, petit acte qui imprime à la chose une sorte de sceau; enfin la beauté dont il se parait à mes yeux, son beau caractère, le rangeaient pour ainsi dire hors du champ de mon jugement.

L'amour, pour s'insinuer en nous, prend notre livrée, adopte nos couleurs. On ne sait pas jusqu'à[Pg 249] quel point ni pendant combien de temps il peut être inoffensif chez une femme. Et lorsqu'il se révèle en dévoilant ses attributs véritables, il peut impunément nous causer une terrifiante surprise ou nous arracher des lamentations: c'est trop tard, il est chez lui.

Quelques jours après la mort de mon grand-père, la maison ne pleurait pas plus qu'avant l'événement, les larmes étant taries; mais grand'mère ne tolérait que des pensées pieuses, entremêlées tout au plus de souvenirs de famille relatifs au cher défunt. Je l'étonnais et l'édifiais par le nombre des belles réflexions sur la mort que j'étais capable de citer.

—Tu n'en savais pas tant, quand tu étais jeune fille, dit ma grand'mère, qui donc t'a appris tout cela?

Mon mari croyait que j'avais lu les livres de piété dont il m'avait fait cadeau un jour. Me voilà très mal à l'aise. Mon premier mouvement fut de nier: «Non, non, je n'ai seulement pas lu les petits livres...» En effet, malgré l'envie de les lire que m'avait donnée un jour M. Juillet, je ne les avais pas lus, et d'autre part, mes sentences j'étais plus fière de les tenir de M. Juillet que d'aucun livre; mais quelque chose me gêna dans l'aveu que j'allais en faire. Et cette gêne persista et grandit. J'éprouvais un vif besoin de dire la vérité. Mon mari s'étant absenté peu après, je confessai à ma grand'mère:

—Tu sais, les belles choses en question: je n'en aurais jamais eu connaissance sans monsieur Juillet...

[Pg 250]

Et ma grand'mère me demanda de lui parler de M. Juillet.

Je lui parlai de M. Juillet le plus impartialement que je pus... Ma grand'mère m'écoutait avec attention; tout à coup elle me dit:

—Tu t'excites, Madeleine! Je reconnais bien là ta nature... Il faut de la modération, ma fille, ne l'oublie pas, même dans le goût du bien!

J'étais pourtant faite à comprendre, à demi-mots, les observations de ma grand'mère, et j'aurais pu être accablée par celle-ci. Mais pas du tout. J'avais eu un si extraordinaire plaisir à confesser que j'étais ornée par l'enseignement de M. Juillet, que cette joie ne se laissait pas traverser. Un instant, l'idée m'était venue, qu'il y avait de ma part quelque inconvenance à parler de M. Juillet à ma grand'mère et à maman; mais soudain, une autre idée avait pris la place, à savoir que je purifiais ce sujet, au contraire, en y touchant en présence de ma grand'mère et de maman!... Habitude d'enfance, rejet de responsabilité sur les personnes les plus dignes... Un peu plus tard, j'aurais pu me dire, le cas échéant, pour calmer ma conscience si elle s'alarmait: «Monsieur Juillet? mais je parle de lui à cœur ouvert avec ma grand'mère, avec maman!» Sophismes, petites lâchetés, subtilités d'un esprit qui ne va plus droit son chemin.

Il y eut pis encore. N'osant plus m'exposer aux observations de ma grand'mère dont la grande perspicacité[Pg 251] m'effrayait, je pensai éprouver du bien en m'épanchant devant maman toute seule, parce que son esprit était beaucoup plus simple et n'allait pas chercher sous les choses. Et, devant ma pauvre maman toute seule, je m'offris le plaisir d'étaler ce que j'avais retenu de plus magnifique de l'enseignement de M. Juillet. Maman, l'indulgence et la bonté mêmes, n'osait rien me dire, mais je m'aperçus qu'elle suffoquait, chaque fois que j'abordais ce sujet.

A la fin, elle me dit:

—Ma chère enfant, au lieu de parler si bien, tu ferais mieux de penser avec recueillement à l'âme de ton pauvre grand-père.

Cela, c'était une phrase qui n'était pas d'elle. Elle me la citait parce qu'elle ne trouvait rien à me dire elle-même, et parce qu'elle jugeait qu'il fallait absolument que quelque chose d'un peu sévère me fût dit pour me rappeler à l'ordre. J'en fus toute glacée.

Il m'en resta une sorte de honte. Je me sentais diminuée dans l'esprit des deux femmes que je respectais le plus; leur jugement me parut comme une divination. Peut-être voyaient-elles en moi mieux que moi-même? Et peut-être prévoyaient-elles mieux que moi les suites de mon état présent? Leur susceptibilité de femmes honnêtes me stupéfia: «Pour avoir à un tel degré le sens d'une déviation possible de la ligne, m'eût dit M. Juillet lui-même,—car il avait quelquefois abordé de pareils sujets devant[Pg 252] moi,—quel long exercice, quel séculaire entraînement de chasse au péché d'adultère fallait-il qu'elles eussent dans leurs chastes muscles!...» Oui, je me souvenais parfaitement des expressions employées par M. Juillet; moi, je n'aurais pas parlé si bien.

Et ce fut la première fois que ma fierté native se sentit atteinte. C'était une mortification pour moi excessivement douloureuse. Elle eût peut-être enrayé la marche du démon qui me possédait, si, pendant le reste de mon séjour à Chinon, on ne m'eût un peu trop étroitement persécutée.

Ma grand'mère avait cru remarquer que je ne faisais pas montre d'une grande piété à l'église, que je suivais mal les offices, regardais devant moi en ayant l'air de rêver; que Suzanne n'avait pas du tout l'attitude d'une enfant habituée à assister régulièrement à la messe;—la nourrice n'avait-elle pas commis l'imprudence de dire, à la cuisine, qu'il lui arrivait quelquefois à Paris de manquer la messe?

—Maman elle-même, qui n'avait, certes, aucun esprit d'inquisition, s'avisa de me prendre en flagrant délit de négligence, un jour de jeûne! Et pendant une courte absence de mon mari, elle frappa à la porte de ma chambre, un soir, et me trouva bien tôt couchée:

—Déjà! dit-elle, tu ne fais donc pas ta prière?

Je croyais, franchement, être restée très fidèle à tous mes devoirs religieux,—la prière du soir exceptée;—mais je pratiquais, c'est certain, une religion de[Pg 253] Paris, ou du moins de beaucoup de Parisiens, un peu relâchée, une religion qui m'avait moi-même scandalisée lors de mon arrivée à Paris, mais qui, peu à peu, s'était rachetée, par contraste avec l'absence complète de religion chez la plupart des gens qui m'entouraient. Ah! je savais par cœur cent textes moraux et édifiants, oui, constataient grand'mère et maman, mais la pratique de ma religion, non, je ne la connaissais plus.

—Et alors, qui donc, je te le demande un peu, l'enseignera à ta fille?...

Elles avaient raison. Mais, outre que je voyais dans leurs remontrances une petite guerre engagée à un autre propos, j'avais, dans ce temps-là, la conviction de comprendre, moi, la religion mieux qu'elles, parce que je la contemplais des hautes altitudes et du point de vue savant où un homme comme M. Juillet, ancien normalien, agrégé, docteur, etc., imbu de toutes les connaissances modernes, se plaçait pour proclamer hardiment et en plein Paris la grandeur du catholicisme. La manière humble et docile de mes bonnes femmes assurément était la meilleure. Mais je vivais à Paris, où elles m'avaient envoyée, et j'avais l'esprit disloqué par des mondes où bien d'autres ont perdu complètement leur foi; et je subissais, comme toute femme, des influences... Eh bien! qu'est-ce qu'elles auraient dit, si j'avais subi celle de mon mari et de sa famille?...

[Pg 254]

De telles escarmouches, dont j'apprécie très bien aujourd'hui l'intention généreuse et la fin excellente, mais qui n'étaient peut-être pas très adroites, m'irritèrent. Les procédés indirects ont toujours produit sur moi des résultats opposés à ceux qu'on en attend. Mais les procédés de maman et de ma grand'mère n'auraient rien été encore s'ils n'avaient paru se mêler à un concert formé de toutes nos voisines et amies, qui s'éleva tout à coup pour célébrer, au moyen de cent soupirs, réticences et expressions ambiguës, ce qu'on appelait «mon deuil élégant».

La vérité était que mon deuil ayant été commandé à Chinon, et bien que ce fût chez une couturière pour qui maman et grand'mère ne tarissaient pas d'éloges, je m'étais toutefois un peu méfiée de son talent, et, afin de m'épargner l'achat d'une nouvelle robe de deuil à Paris, j'avais manifesté par trois visites chez la couturière mon souci d'avoir une robe bien faite. Ces trois malheureux essayages, au lendemain de la mort de mon grand-père, et, si je me souviens bien, deux retouches postérieures à la cérémonie des obsèques, avaient été très commentés dans le quartier. Ma robe n'était ni plus ni moins qu'une robe de deuil, sans la moindre fantaisie, sans la plus mince atténuation à la rigueur classique. Je ne pense pas nuire aujourd'hui à la réputation de la couturière si estimée de ma famille, en disant que sa robe, malgré essayages et retouches, n'allait pas[Pg 255] très bien; mais c'est le deuil même qui, paraît-il, m'allait bien, comme il va généralement aux blondes et à celles dont les cheveux sont mal contenus sous le crêpe du chapeau. Mon mari, sans arrière-pensée, croyant plutôt être agréable à tous comme à moi-même, avait eu l'étourderie de dire: «Le deuil lui va à ravir...» On avait haussé les épaules, et il s'était attiré par là des remarques désobligeantes. Commérages, avis détournés, souci trop zélé de mon bien, tout cela n'aboutissait qu'à me piquer et à me détourner de la pensée de ma petite ville, des miens et de tout ce que mes souvenirs de jeunesse ou d'enfance eussent pu offrir pour moi de salutaire.

Le comble me fut servi par madame Vaufrenard.

Madame Vaufrenard, dont le mari avait jadis chanté à l'Opéra, qui avait habité cinquante ans Paris avant de venir à Chinon, et qui n'était pas exempte de péché, me glissa dans l'oreille, peu avant mon départ:

—Jolie comme vous êtes, ah! il faut profiter de la vie, mon enfant!...

C'était complet. Celle-ci, différente pourtant de toutes les autres, croyait, comme les autres, que j'étais appelée irrévocablement à manquer à mes devoirs, et elle m'engageait ouvertement à le faire.

Eh bien! si quelque avis eût dû contribuer à me retenir dans le droit chemin, c'eût été celui de madame Vaufrenard!

[Pg 256]

Les autres m'avaient exaspérée, mais sèchement, en me laissant un goût secret de réaction contre leur puritanisme grincheux; celui-là me fit pleurer pendant une demi-journée, pleurer de découragement, de désespoir et de rage.

Mes larmes furent à la fois bien et mal interprétées. Maman y vit, au moment de mon départ, une explosion un peu tardive, mais touchante, du regret de son pauvre père; grand'mère y reconnut l'effet des sages conseils à moi si fréquemment prodigués, durant mon séjour, et qui opéraient enfin, en produisant dans ma conscience une grande confusion. L'une et l'autre, en somme, furent satisfaites, d'elles-mêmes, tout au moins, plutôt que de moi, car, depuis que j'étais «parisienne», comme elles disaient, il y avait bon gré mal gré un voile entre nous; elles le sentaient; je le sentais aussi; ni elles ni moi ne voulions le voir, mais nos mains en se tendant s'empêtraient dans son tissu impalpable et pourtant réel.

Étais-je donc si changée? Mais, lors de mes précédentes visites à Chinon, malgré mille nuances disparates, aucune différence essentielle ne nous avait séparées... Étais-je donc si changée?...


[Pg 257]

XIV

Pendant le trajet du retour à Paris, mon mari me confia un ennui dont il n'avait pas voulu m'entretenir sous le toit de mes parents, «parce que les murs, dit-il, surtout en province, ont des oreilles.» Et sa confidence me fut une explication de la lettre alambiquée qu'Albéric Du Toit avait écrite à sa mère et que la bonne madame Du Toit m'avait lue et relue dans le potager de Fontaine-l'Abbé: la lettre annonçant, à mots couverts, qu'il se passait à Dinard quelque chose «de triste ou de gai, c'est comme on l'entend», et dont on reparlerait sans doute plus tard, la lettre qui avait fait croire à madame Du Toit qu'il s'agissait enfin d'une grossesse d'Isabelle. Ah! non, il ne s'agissait pas d'une grossesse d'Isabelle; il s'agissait hélas! de la malheureuse Emma, ma[Pg 258] belle-sœur, qui avait traîné la maman Serpe, avec ses chiens, jusqu'à Saint-Lunaire, tout proche de Dinard, et qui «s'exhibait,» m'apprit mon mari, chaque jour, sur la plage ou aux Petits Chevaux, en compagnie «d'une bande de gamins». Les gamins, c'étaient des petits jeunes gens de dix-sept à vingt ans, la plupart «d'excellente famille», selon l'expression consacrée, et de si bonne famille que le père de l'un d'eux, un monsieur fort connu, était venu en personne arracher son fils à la compagnie, lui tirer les oreilles en public et non sans avoir laissé entendre quelques paroles peu flatteuses pour la belle qui le retenait, parmi lesquelles le mot «quadragénaire» était le moindre. C'est cette aventure qui avait fait tapage à Dinard où la famille du jeune homme était en villégiature; et c'est ce potin de plage qu'Isabelle qualifiait de «triste ou gai, c'est comme on l'entend.» Les Voulasne, il est vrai,—mon mari l'avait exigé d'eux,—depuis beau temps ne voyaient plus Emma. Mais, incapables, à force de mollesse, de soutenir une attitude adoptée, si Emma se fût présentée chez eux, ils ne lui eussent opposé ni un mot, ni un geste pour l'inviter à rebrousser chemin. Emma, qui les connaissait bien, poussée d'ailleurs probablement par quelque ami imberbe, mais ravie de faire une bonne niche à son frère, aborda, sur la plage de Dinard, le feu du scandale fumant encore, les Voulasne qui s'y promenaient avec leurs deux filles et leur gendre. Et[Pg 259] les Voulasne, une heure durant, leurs deux filles et leur gendre se promenèrent avec Emma sous l'œil de la galerie, s'assirent à côté d'Emma, prirent le thé avec elle. Mon mari, qui trouvait bon tout ce qui venait des Voulasne, était outré, cette fois. Il reniait ses cousins; il traitait Albéric de tous les noms. Déshonoré par sa sœur quant à lui, il se disait achevé par sa famille et jusque par «cette poule mouillée de jeune Du Toit». Le plus remarquable de l'affaire se trouvait être que les amis des Voulasne à Dinard: Lestaffet, Baillé-Calixte, et jusqu'à Kulm, le divorcé récent qui venait de lâcher sa femme avec deux grandes jeunes filles, après vingt ans de mariage, enfin tous ceux que j'avais vus, chez les Voulasne et ailleurs, défendre la liberté des mœurs et proclamer la sainte loi de l'amour, se montraient les plus indignés de l'invraisemblable indulgence des Voulasne. Rétrospectivement, mon mari s'échauffait à la pensée qu'une semaine plus tôt il se fût trouvé à Dinard, lui, au milieu de ces événements.

—Mais, disais-je, vous les auriez prévenus ou atténués!...

—J'aurais tué Emma! faisait-il tout bas, en étranglant entre ses doigts ses deux genoux accolés.

Il était consterné par ce triste épisode de la vie désordonnée de sa sœur. Les Voulasne s'en trouvaient atteints; ils avaient encore une fille à marier.

—Ne l'oublions pas! disait-il.

[Pg 260]

J'essayais d'apaiser les idées de mon mari qui se soulevaient à ce propos, outre mesure, et je me rappelle que, ne sachant quel sujet de conversation opposer à celui-ci, je hasardai quelques réflexions sur les dames de Chinon qui formaient, en effet, assez violente antithèse avec celles que nous inspirait ma belle-sœur.

—Ces femmes-là ont leurs travers, leurs ridicules, dit-il, il en faut convenir; mais tout, voyez-vous, tout, plutôt qu'une femme sans pudeur!...

Quand nous sommes attristés, il vaut mieux échanger notre sujet de tristesse contre un autre, que prétendre nous égayer. Je lui parlai de mon frère. Depuis mon mariage, je n'avais jamais tant vu ce pauvre Paul que, tout récemment, à l'occasion des obsèques, pendant les quarante-huit heures de congé qu'il obtint; et, de ces deux journées, j'avais gardé un souvenir désolé. Faute de pouvoir se procurer une situation sérieuse, Paul continuait à être un sujet d'alarme pour sa famille; de plus, ou m'apprit qu'il avait à Tours une liaison et deux petits enfants sur les bras. Comment parvenait-il à soutenir une pareille charge? Depuis l'échec de ses études de droit à Paris, on l'avait placé, sur sa demande, dans une maison de commerce où il ne recevait que des appointements dérisoires, mais où du moins l'on n'exigeait de lui rien qui dépassât ses capacités, c'est-à-dire peu de chose. Ce qui m'avait le plus frappée et chagrinée, en[Pg 261] revoyant mon frère, c'était de l'avoir trouvé irrémédiablement déclassé. Ah, Dieu! si mon père eût vécu et vu cela! En sept ou huit années de ce régime, Paul avait perdu tout le fruit de son éducation; il était épais, ignorant, commun; c'était un grand gaillard, vigoureux, fort, avec des mains de manœuvre, des vêtements d'ouvrier endimanché; il était préoccupé uniquement de faire de l'entraînement à bicyclette, nullement malheureux d'ailleurs, en apparence, mais pour moi plus pitoyable que s'il eût souffert de son sort.

—Dans toutes les familles, dis-je à mon mari, vous voyez, il est bien rare qu'il ne se trouve au moins un membre à ne vous faire que peu d'honneur.

—Oh! oh! disait-il, c'est qu'il y a partout quelque chose de relâché.

Comme la plupart des hommes, il dénonçait le «relâchement» toutes les fois qu'il en était directement atteint. Hormis ces cas, il y voyait une sorte de progrès dans la douceur et la facilité des mœurs. Si Emma n'eût pas été sa sœur, ni les Voulasne ses cousins, il eût trouvé très «farce» l'épisode de Saint-Lunaire; si mon frère ne lui eût tenu d'assez près, il m'eût débité à propos de mon frère un petit discours que j'imaginais bien: Paul était des premiers touchés par l'air nouveau; Paul appartenait à une génération que ni ma famille ni moi ne saurions comprendre, à une génération appelée à[Pg 262] porter son activité non sur des idées creuses, mais sur les innombrables applications de la science, sur les grands mouvements modernes, enfin sur les sports qui créeront des industries insoupçonnées, à une génération pas du tout plus dépourvue d'intelligence ou de mérite que les précédentes, mais différente, tout simplement, et qui ferait preuve de valeur et de courage, comme ses aînées, on le verrait avant peu. Ne commençait-on pas à parler de voitures se mouvant automatiquement? Quel bouleversement prochain dans le monde! etc., etc... Mais Paul tenait de près à mon mari. Et mon mari voulait bien juger que Paul était un paresseux du cerveau, qui n'avait jamais rien fait au collège, rien fait comme étudiant, qui n'était apte en définitive qu'à mouvoir les pédales d'une bicyclette. Et, en conclusion, mon mari formulait que ce qui avait manqué à Paul, c'était l'autorité énergique d'un père trop tôt disparu, de même qu'à l'éducation d'Emma, disait-il en soupirant avec une tristesse et une conviction véritables, «il a manqué la volonté d'un homme».


J'avais envoyé, avant de quitter Chinon, un petit mot à Fontaine-l'Abbé, pour avertir madame Du Toit qu'elle eût à me donner désormais de ses nouvelles à Paris. Nous n'étions pas rentrés depuis deux jours, qu'à ma grande surprise on m'annonce, après déjeuner, la visite de madame Du Toit. Elle ne quittait[Pg 263] ordinairement la campagne qu'à la Toussaint; nous n'étions qu'à la fin d'octobre. Madame Du Toit m'embrassa, tout émue, en me parlant de mon grand-père. Mais elle ne connaissait point personnellement mon grand-père, et je crois qu'elle s'émouvait en songeant qu'elle venait me parler de l'aventure de Saint-Lunaire, de ses suites sur les trop faibles Voulasne, et sur Albéric, gagné par leur extraordinaire apathie.

Et en effet, aussitôt après les condoléances, cette triste affaire déborda de toutes parts. Elle la tenait d'un témoin, d'un ami sûr. M. Du Toit, par bonheur, ignorait tout encore. On espérait que, dans son entourage, le bruit serait étouffé.

Nous ne nous privions point, habituellement, madame Du Toit et moi, en échangeant nos tristesses de famille, de parler des chagrins qu'Emma causait à mon mari.

—Je n'ai plus de fils, s'écria madame Du Toit: il est digne de ses beaux-parents! Il a bien fait de ne pas venir à Fontaine-l'Abbé et de rester avec eux cacher sa honte!... Et que pense de cela votre mari, ma chère enfant?

—Mon mari, il m'a dit que s'il avait été là, il aurait tué sa sœur...

—Où est-il? où est-il? s'écria madame Du Toit, en se levant de son siège, je veux le voir, je veux le féliciter... Il y a donc encore des hommes capables de[Pg 264] faire respecter avec énergie les convenances!... Mais, dites-moi, et ses cousins Voulasne pour qui il a tant de complaisance?...

—C'est la première fois que je le vois d'une juste sévérité contre les Voulasne.

Madame Du Toit fut très satisfaite de l'entretien qu'elle eut avec mon mari. Ils échangèrent leurs vues sur la famille en général et sur le cas présent. Elle connaissait peu mon mari; elle ne lui croyait point des opinions aussi saines. Ses cousins, sa sœur, et le fameux Grajat, je m'en doutais depuis longtemps, avaient beaucoup nui à mon mari chez les Du Toit, et dans la proportion même où ils m'avaient servie, moi, en me faisant, par contraste, si intéressante et un peu victime.

—Il est très bien, tout à fait bien, votre mari! me dit-elle, quand il nous eut quittées.

Et elle ajouta:

—Mon enfant, les oreilles ont dû vous tinter...

—... Me tinter?... pourquoi?...

—Parce qu'on a joliment parlé de vous, à Fontaine-l'Abbé, après votre départ!... Oui. J'ai peut-être tort de vous dire cela; je ne vous le dirais pas si je ne vous savais la plus sérieuse et la plus honnête femme du monde... et si je ne vous savais la femme de monsieur Serpe... Eh bien! dit-elle en souriant innocemment, je crois que vous avez laissé à mon mystérieux neveu une impression qui l'a, pour un[Pg 265] temps, rehaussé dans mon estime... Admirer une femme comme vous, ma petite amie, cela prouve, chez un garçon, qu'il a encore quelque chose de sain dans le cœur...

Ma gorge se serra. Mon cœur semblait vouloir faire éclater ma poitrine. Je me mis à rire pour faire diversion.

—Ah! bien, dis-je, ce serait la première fois, je suppose, que je laisse une impression derrière moi!...

—Oh! oh! dit-elle, c'est que vous n'avez pas la coquetterie de vous retourner... Mais, abandonnons cela. D'ailleurs, j'ai une idée, ajouta-t-elle en me menaçant du doigt, comme une enfant: si vous devenez dangereuse, je vous ferai désormais surveiller par votre mari... Ah çà! dites-moi, monsieur Serpe viendra bien dîner à la maison, j'espère?...

—Il en sera très flatté, très heureux...

—Vous comprenez, ma chère petite amie, ne pas vous avoir à dîner cet hiver après l'enchantement que nous a causé votre présence à Fontaine-l'Abbé, non, c'est impossible.

Et, confidentiellement, en s'abritant de la main un coin de la bouche:

—Un qui est amoureux de vous, savez-vous qui?... C'est monsieur Du Toit!... Je vous en fais la confidence. Je ne suis pas jalouse.

Je dus rire de nouveau. Alors, croyant avoir assez[Pg 266] fait pour donner quelque attrait pour moi à sa visite, elle se remit à me parler de son fils, et me parla de lui pendant une heure. Elle m'avoua qu'elle avait quitté la campagne parce qu'elle ne pouvait y vivre sans le voir.

Cette visite me laissa étourdie, et comme enivrée.

Je me souviens qu'il faisait une splendide journée d'automne; les persiennes étaient à demi fermées, l'air était doux; je me laissai tomber dans un petit fauteuil bas; je couvris mes paupières avec mes doigts, et je regrettai Fontaine-l'Abbé... J'entendis le murmure de l'eau, je vis la trouée dans les arbres, les pelouses inclinées, et l'allée couverte où il y avait depuis soixante ans un rouleau de pierre... De tout ce que m'avait dit madame Du Toit, que demeurait-il en moi? La pauvre femme m'avait encore une fois prise à témoin de ses tristesses. Ordinairement, j'y compatissais... Allons! allons! il faut avoir le courage de dire qu'aujourd'hui je plaignais ma chère vieille amie, mais que de toutes ses paroles mêlées, une seule m'intéressait, celle qui m'avait produit l'effet d'une grande main vigoureuse pénétrant dans ma poitrine et me pressant le cœur: «Je crois que vous avez laissé à mon neveu une impression...»

J'écartai mes mains de mes yeux; je regardai la pièce où je me trouvais, les objets qu'elle contenait, et le beau jour doré qui entrait entre les lames des persiennes, et tout parut transformé pour moi.

[Pg 267]

Pourquoi madame Du Toit m'avait-elle dit une chose pareille?

Parce que, comme elle avait pris la précaution de l'exprimer elle-même, parce que j'étais «la plus sérieuse et la plus honnête des femmes», parce que j'étais, moi, tellement insoupçonnable, que l'on pouvait impunément, à moi, dire une chose pareille!...

Et elle m'avait dit aussi, sur un ton de badinage, il est vrai, que désormais elle me ferait surveiller par mon mari. Cela m'avait, dans l'instant, un peu remuée, parce que le nom de mon mari prononcé à propos de M. Juillet, pour la première fois, communiquait une sorte de consistance à une chose qui pouvait n'avoir été jusqu'ici que rêverie en moi-même, en moi seule... Et cette idée de «surveillance» évoquait en moi celle de culpabilité, jusqu'alors étrangère... Quant au fait lui-même: que désormais mon mari m'accompagnât ou non chez madame Du Toit, en quoi m'importait-il? Je n'avais pas l'intention de mal agir.

«Les oreilles ont dû vous tinter?—Pourquoi?—Parce que... etc.» Oh! musique des mots qui font naître en nous une pensée douce! Quelle rumeur en moi à présent! Je n'avais rien éprouvé, rien, jamais, jamais, de comparable à cela. J'avais eu un amour, étant jeune fille, pour un homme qui ne s'en était pas douté et qui, lui, ne songeait nullement à m'aimer. Et puis c'était tout. Et il se pouvait qu'un[Pg 268] homme eût reçu de moi une impression!... Oh!... Et quel homme!... lui!...

Dieu! qui avez créé les malheureuses femmes avec un cœur si enclin à aimer, pardonnez-moi!

Je ne me fais pas meilleure que je ne suis; je dis fidèlement par où j'ai passé... Mon Dieu, pardonnez-moi!

C'est une chose trop forte pour nous, que l'amour. Vous avez mis dans l'amour trop de douceur!... Douceur, douceur! ce mot me revient sans cesse... Nous en avons tant besoin!... Mon Dieu, pardonnez-moi!

Je n'essaie pas de me justifier ni de m'excuser même, mais je me rappelle que jamais mon cœur n'avait été ému à la caresse d'une idée comme celle-ci: «Il y a un homme qui pense à toi tendrement.» On ne peut rien imaginer de comparable à cette idée-là. Quand elle pénètre en nous, c'est comme un fer rouge qui nous brûle la poitrine, et qui cependant nous fait crier de bonheur. Ou bien c'est un fluide sans nom qui nous parcourt en modifiant la nature de chaque parcelle de notre chair. Notre chair est toute changée. Nous ne nous reconnaissons plus. Mais notre âme s'échauffe et s'exalte pour les mêmes causes qu'auparavant;... ce qui nous leurre. Il se fait en nous un mélange de tout le connu avec l'inconnu... C'est une bien merveilleuse folie, mon Dieu! mon Dieu!...

Ce ne fut qu'après une heure de véritable hébétude,[Pg 269] qu'une lueur de raison me revint. C'était en souriant que madame Du Toit m'avait parlé de son neveu! elle n'attachait pas la moindre importance aux quelques mots prononcés par elle; en les prononçant, il est très probable qu'elle pensait à autre chose; elle pensait à Albéric; elle pensait qu'elle venait chez moi, encore et comme toujours, agir pour Albéric ou simplement parler d'Albéric... Si son neveu eût témoigné un sentiment sérieux en ma faveur, madame Du Toit était une femme d'un trop grand sens pour me le rapporter... Cela n'eût pas été conforme à sa manière. Il ne fallait tenir aucun compte de ce qu'elle m'avait dit à ce propos. En me résignant à cette interprétation, je sentis se dissiper mes dernières fumées; j'éprouvai un soulagement, un allégement, la sensation de me vêtir de linge propre et frais. Mais je gardais le souvenir d'avoir passé par un état auquel je ne trouve point de nom. Je sortis avec mes enfants, comme à l'ordinaire.

Je me crus même guérie. J'allais mieux qu'avant la visite de madame Du Toit. J'avais reçu une violente secousse, oui, mais, me retrouvant après coup sur mes deux pieds, je me sentais plus d'aplomb que jamais.

La première fois que je revis madame Du Toit, elle ne me dit pas un mot concernant le sujet qui m'avait bouleversée. Mais, pendant tout l'entretien que j'eus avec elle, je ne cessai de remarquer qu'elle ne[Pg 270] me parlait pas de ce sujet... Il est vrai qu'elle venait de recevoir une longue lettre d'Albéric et une aussi de sa belle-fille, «très gentille», me dit-elle. Ils étaient à Rome, après avoir séjourné à Naples, visité Ischia, Capri, Sorrente, Amalfi et les ruines des temples de Pœstum; ils décrivaient le Vatican, le Colisée, la campagne unique au monde. Enfin, ils pensaient à lui écrire.

Après trois semaines de silence, après qu'elle avait pu croire son Albéric perdu pour elle à tout jamais, cette lettre longue, où Albéric ne marquait même pas qu'il avait négligé d'écrire, et où il était si apparent qu'il n'avait songé ni à écrire ni à s'excuser, la comblait de joie. Elle oubliait tout. Je crois qu'elle pardonnait aux Voulasne et d'avoir serré la main d'Emma et d'avoir enlevé Albéric, pour la seule raison qu'elle recevait aujourd'hui une longue lettre. Les choses sont ainsi faites; elles favorisent les vauriens, trop souvent, constatons-le. Une grosse faute commise, et puis réparée, de combien de petites ne couvre-t-elle pas la trace?

Les Voulasne n'étaient pas des gens à calculer les suites de leurs actions; ils agissaient d'instinct, sans motifs de qualité bien choisie, et ils avaient une chance que l'on prétend n'appartenir qu'aux ingénus. Bousculés, rudoyés même par leurs amis, menacés d'une rupture complète avec les Du Toit, ils entreprenaient assez lâchement ce voyage, puis le prolongeaient[Pg 271] au delà du terme habituel de leur rentrée, laissant à leurs amis le temps de regretter la commodité de leur maison; et il n'y avait pas jusqu'au naïf cynisme de leur conduite qui ne leur valût l'avantage d'être ménagés, et, par exemple, dans la maison Du Toit. Lorsqu'ils revinrent, on les désirait, les uns pour eux, les autres pour le jeune ménage qu'ils captaient; et puis, n'avaient-ils pas en somme procuré un beau voyage à Albéric!

M. Chauffin, qui revenait d'Italie avec eux, leur fit donner dès les premiers jours de décembre une soirée dans le genre de celle qui m'avait initiée à leurs goûts, aux débuts de mon mariage. Mais, cette fois-ci, mon mari ne monta pas sur le tréteau de ses cousins. Il n'y monta pas parce qu'il était invité à un prochain dîner chez les Du Toit. Non, je n'eusse jamais cru que l'invitation chez les Du Toit pût être d'un effet si prodigieux sur mon mari! Quelle que fût sa soumission à ses cousins Voulasne,—un peu moins aveugle toutefois depuis l'épisode de Dinard,—quelle que fût sa vieille crédulité en un monde neuf qui avait la prétention de se créer autour de lui, et qui par cent côtés le retenait, rien, rien ne lui pouvait procurer plus d'orgueil que le fait d'être introduit dans un monde d'esprit traditionnel, rigoriste, ennuyeux même et d'une insoupçonnable honorabilité. Il n'avait pas, aux premiers mois de son mariage, sacrifié à sa jeune femme la petite scène avec le[Pg 272] kanguroo boxeur, mais il en sacrifiait une analogue aujourd'hui à l'honneur de bientôt dîner chez le président Du Toit.

Madame Du Toit, invitée à cette soirée, y vint avec son mari. Cette soirée, composée de pantalonnades qui n'égaieraient pas les enfants de nos jours, consacra d'une manière officielle l'oubli de l'acte commis sur la plage de Dinard; elle nettoya le passé. M. Du Toit, demeuré ignorant de ces potins inscrits sur le sable, contribua par sa présence à ce lavage. Voulasne, gros, gras, pléthorique, doré comme un oignon par le ciel méridional, crevant sa peau de toutes parts, l'œil d'un bébé, la bouche ouverte et bavant d'allégresse, allait de l'un à l'autre, interrogeait:

—Avez-vous lu le programme?

—Mais certainement! Très curieux... plein de promesses...

—Ta, ta, ta!... avez-vous lu entre les lignes?

Et les femmes d'ajuster leur face-à-main, les hommes leur monocle. Le bon Gustave se tordait de rire:

—Cherchez bien! disait-il, entre les lignes il y a le clou... Le clou est entre les lignes!...

Henriette, boubille, étourdie, toujours jeune, souriante à tous, émerveillée que la vie fût si facile et les gens si bons, croyait à deux choses: elle croyait qu'il était impossible que l'on s'amusât nulle part[Pg 273] aussi bien que chez elle, et elle croyait que M. Chauffin possédait du génie.

—Il y a un clou? lui demandait-on.

—Chut! chut!... Mais ce que je puis vous dire, c'est que monsieur Chauffin a eu une idée!...

Le «clou» était planté dans le jardin d'hiver, cela semblait probable, car les portes en étaient tenues hermétiquement closes.

—Du clou, me dit M. Juillet, je crois avoir entrevu la tête!...

—Et comment est-elle?

—Ah! vous êtes prise! me dit-il, vous aussi, comme moi. Dire qu'il suffit de fermer une porte et de laisser soupçonner qu'elle s'ouvrira, pour intriguer les plus rebelles!...

—Mais, la tête, la tête?...

—Oh! dit-il, c'est simplement que l'on attend le départ de mon oncle et de ma tante Du Toit pour ouvrir ces portes...

—En ce cas, j'ai bonne envie de m'en aller en même temps qu'eux...

—Je vous verrai donc toujours partir?... me dit-il, d'un ton qui m'invitait à achever sa pensée en y ajoutant le souvenir de Fontaine-l'Abbé, le souvenir de la voiture dans la cour pavée, de la voiture s'éloignant par la route en lacets...

Et il me sembla à ce moment que tout en lui confirmait ce que m'avait rapporté sa tante. Je ne parlai[Pg 274] plus de partir, même quand monsieur et madame Du Toit se retirèrent.

Lorsqu'on ouvrit les portes du jardin d'hiver, une exclamation d'enthousiasme s'échappa de toutes les poitrines.

Au milieu de cette pièce, on avait creusé pendant les vacances une piscine, non pas très vaste, à la vérité, mais profonde. Le gargouillement de l'eau la signala à ceux qui, comme moi, ne virent tout d'abord que le dos et les épaules des plus pressés. Puis, tout à coup, un immense éclat de rire, suivi de «Oh!» de «Ah!», de chuchotements, d'appréciations, de commentaires à l'infini. Me faufilant, me haussant sur les pieds, je reconnus d'abord M. Chauffin, costumé en gardien du Jardin d'Acclimatation et qui récitait un boniment; il désignait, d'une sorte de harpon, deux gros paquets, noirs et gluants, mobiles, apparus, disparus, barbotant dans la piscine à grand bruit. Ces paquets simulaient évidemment des otaries; ces otaries, c'étaient Gustave Voulasne et sa fille Pipette!...

Voulasne et sa fille Pipette, jambes accolées, chacun, dans une gaine terminée en queue de poisson, les bras pliés, fixés aux flancs sous un maillot de caoutchouc, les mains gantées de même matière, seules libres, en guise de nageoires, la tête en un bonnet de bain, le visage étouffé sous un masque d'arlequin noir et moustachu, plongeaient à qui[Pg 275] mieux mieux, se redressaient d'un fougueux élan, s'agrippaient le plus malaisément possible à la margelle, où tous les deux venaient s'ébrouer à l'envi, soufflant, crachant, inondant les spectateurs dont on voyait les uns défendre avec rage leur plastron, et les autres, par galanterie, s'exposer à recevoir bénévolement l'haleine emperlée de l'intrépide et irresponsable Pipette, de Pipette qui livrait à tous curieux, sous le tissu plastique à l'excès, d'une part ses reins solides et souples, et de l'autre ses jeunes seins gracieux. Chauffin, finalement, cela va de soi, jouait à tomber par mégarde dans l'eau, tout vêtu qu'il était, et, avec les deux amphibies, c'était un tumultueux et inénarrable combat marin! Le succès fut sans précédent rue Pergolèse.

Albéric Du Toit regardait cela comme tout le monde. Je lui dis:

—Est-ce que vous devriez permettre que votre petite belle-sœur se montre comme cela, voyons, Albéric? Vous êtes le seul proche parent de Pipette, qui ayez conscience de ce que vous faites et de ce qui est permis ou non à une jeune fille qui doit trouver un mari... Croyez-vous que cela ne puisse lui être désavantageux?

Albéric me fit observer:

—Est-ce que vous croyez que ce qu'elle fait là est à la portée de tout le monde?

Et le voilà à m'expliquer la difficulté de se mouvoir,[Pg 276] en un si petit volume d'eau, sans le secours des bras ni des jambes:

—C'est une affaire de reins, me dit-il avec admiration, uniquement de reins; il faut être une fière nageuse!...

—Si l'on doit te mettre les points sur les i, lui dit un peu durement M. Juillet, madame te prie de remarquer que l'exercice qu'on fait accomplir à mademoiselle Voulasne est indécent.

Albéric se tourna vers M. Juillet et lui dit:

—A d'autres qu'à toi, mon vieux, de faire le Père la Pudeur!...

Pourquoi disait-il cela à M. Juillet?...

M. Juillet me parla aussitôt d'autre chose. Il sollicitait une mission du gouvernement en Afrique, afin, disait-il, de se faire prendre un peu au sérieux par sa famille. Il comptait bientôt partir; il me l'annonça ce soir-là.

A la pensée qu'il allait disparaître de ma vue, il me semblait que mon cœur cessait d'être suspendu dans ma poitrine et tombait; à la pensée qu'il eût pu ne plus être là dès aujourd'hui, il me semblait que j'allais être submergée, asphyxiée dans cette mer de platitude et d'imbécillité que ce monde représentait pour moi. Lui parti, c'était un désert, un néant, le vertige, la mort. Non que nous eussions ensemble des conversations de nature à faire pâmer, mon Dieu! non; il n'abordait avec moi aucun sujet qui pût me donner à entendre[Pg 277] que les paroles de sa tante fussent fondées, non; mais il avait avec moi un certain ton où il n'était pas possible que manquât un peu de tendresse, et il avait des mots, de ces mots que je n'ai entendu jamais que de lui, qui s'enchâssaient dans la mémoire et devenaient prétextes, comme un vers de poète, à des songeries illimitées.

Il allait bientôt partir...

Et entre temps, la brutale réplique d'Albéric me revenait à l'esprit.

Je retrouvai M. Juillet, à la fin de cette même soirée; il causait avec une femme assez jolie, madame Le Gouvillon, qui se plaignait à grands cris des absences trop fréquentes de son mari obligé de voyager en province et à l'étranger. Lorsqu'il en revenait, déplorait-elle, il était fourbu; et avec cela, deux maladies en l'espace de six ans... «Eh bien! et ma vie de femme, monsieur?... Non, je divorcerai ou je prendrai un amant.» Ma présence, d'ailleurs, ne la gêna en aucune manière; elle me dit: «Oh! vous, vous avez un mari qui est un gaillard; vous avez de la veine!...» M. Juillet prit un certain air, que je lui voyais quelquefois, celui que j'aimais le moins en lui, où le dédain se mêlait à je ne sais quel malicieux plaisir, et qui n'était pas perceptible à tous. Et il abonda dans le sens de cette femme, parut s'étonner qu'elle eût pu supporter six années pareil sort et un homme qui avait fait deux maladies, s'il vous plaît!.. Il[Pg 278] lui cita le cas de George Sand à Venise, au chevet du pauvre Musset fiévreux: «Elle le trompait, madame, de l'autre côté de la cloison avec un médecin râblé!...»

—Vous m'avez dégoûtée, lui dis-je, quand je fus un instant seule avec lui.

Il sourit:

—C'est le langage qu'il faut leur tenir, dit-il.

Cela me faisait mal de le trouver à l'aise avec des femmes de ce genre. Je le voyais si beau! J'aurais voulu qu'il trônât au-dessus de ces comédies.

Mais il avait cette maudite curiosité que je ne comprenais pas. Il fallait qu'il sût tout, qu'il comprît tout, qu'il s'assimilât tout.

—Tout! lui dis-je un jour en me plaignant de cela, tout! quelle saleté que tout! Tout, c'est le tas d'immondices... Il faut choisir.

—Mais, pour choisir en connaissance de cause, répliquait-il, il faut avoir touché à tout!

—Allons donc! le choix est toujours fait d'avance.

—Ah! dit-il, vous avez peut-être raison.

Mais peut-être ne donnait-il pas tort à madame Le Gouvillon!

La mobilité d'expression de sa physionomie me déconcertait souvent. Je faisais des efforts pour discerner parmi ces images successives celle que je nommais «la vraie». Car je croyais fermement qu'il n'y en avait qu'une qui fût vraie, et qu'il jouait quand il[Pg 279] laissait se dessiner les autres. La vraie, c'était celle qui m'avait plu toujours en lui; et quand je cherche ce qui la caractérisait, je trouve que c'était avant tout la joie qu'il manifestait en me voyant. Ç'avait été la même depuis le premier jour, mais, à moins que je ne m'abuse,—et je n'ai jamais été portée à m'abuser en ce sens-là,—le plaisir qu'il prenait à me voir augmentait depuis la saison à Fontaine-l'Abbé. Il ne le trahissait nullement par ses paroles. Il paraissait les mesurer plutôt. Cependant, à l'accent, une femme mise en éveil, comme je l'étais, ne se trompait pas. Dans une réunion où il pouvait être, je le cherchais, moi, je ne m'en cache pas, je le cherchais; eh bien! quand je l'avais trouvé, il me semblait qu'il venait au-devant de moi, mais plus lentement que moi, avec des hésitations, des arrêts, des retours sur ses pas, que moi je n'avais certes point.

Jamais il ne se permit avec moi le plus léger écart de langage. Il était hardi jusqu'au cynisme avec un grand nombre de femmes. Il s'offrait un régal malin et cruel de scandaliser quelquefois celles, chez sa tante, qu'il appelait des «mijaurées». Avec moi, son respect était absolu, sa conversation, à part quelques innocents badinages, toujours grave et remplie de ces imprévus que le plaisir seul inspire, et surtout le plaisir de posséder l'interlocuteur désiré entre tous. Et je me disais: «Si je suis, pour lui, momentanément, l'interlocuteur rêvé, ce n'est pas par ma qualité[Pg 280] d'interlocuteur, car je l'écoute plus que je ne lui tiens tête, et il ne peut me croire assez intelligente pour mériter de pareils frais de pensée; c'est qu'il se leurre à mon sujet, c'est qu'il est un peu aveuglé sur ma qualité réelle, c'est qu'il a le bandeau, c'est qu'il...» Je n'osais conclure, mais je pensais malgré tout: «c'est que, peut-être, il m'aime!...»

Du mois de décembre à Pâques nous dînâmes trois ou quatre fois chez madame Du Toit avec mon mari. La présence de mon mari légitimait, à mes yeux, les entretiens que je pouvais avoir seule à seul avec M. Juillet. Ces entretiens recherchés par moi, recherchés par M. Juillet, eussent, avec toute autre femme, été qualifiés de flirt. Jamais personne ne prononça ce mot à propos de mon amitié de prédilection. A Chinon, tout le monde concevait sur moi des soupçons; chez les Du Toit, ma réputation, établie une fois pour toutes, par une autorité constituée, était intangible. Ceux qui se permettaient quelque plaisanterie disaient que j'étais attachée à convertir M. Juillet, qui passait pour grand pécheur.

Parfois je pensais: «Est-ce que je regrette qu'il ne me parle pas d'amour?» Mais je chassais vite la réponse. Je ne voulais rien examiner de trop près, rien prévoir, presque rien savoir. Cette ignorance systématique était tout à fait contraire à mes habitudes. Et qu'une chose en moi se trouvât à ce point contraire à mes habitudes, je voulais encore l'ignorer. Cependant,[Pg 281] parfois, la question se présentait à moi: «Mais enfin, s'il me parlait d'amour, que ferais-je?» C'était lorsque, silencieux, un peu préoccupé, il se tournait soudainement vers moi et que son regard parlait avant ses lèvres... Les lèvres parlaient ensuite et ne continuaient pas le langage des yeux...

Le ton de sa voix s'accordait quelquefois avec le regard. Le sens seul des paroles demeurait étranger. Mais moi, dont le cœur, le corps et toute la volonté fondaient à proximité de quelque chose de si doux, voilà que je n'entendais plus alors le sens des paroles... Et il vit bien, je crois, que ce n'était pas chez moi inattention, mais au contraire attention trop vive portée au seul point qui, dans sa causerie avec moi, comptait, avait de la valeur. La vérité m'oblige à dire qu'il en fut surpris désagréablement. Avait-il résolu de ne point me laisser apercevoir le sentiment qu'il pouvait avoir pour moi? Il me bouda un peu. Et je ne savais comment interpréter sa bouderie. N'était-elle qu'une méditation sur lui-même et sur son cas vis-à-vis de moi, qui, bon gré mal gré,—allons! il devait bien le remarquer!—devenait brûlant?

Ce fut une station pendant laquelle j'aurais pu, et j'aurais dû méditer, moi aussi, sur mon cas, qui en valait la peine. Mais, je ne voulais pas méditer, je ne voulais pas penser. Il n'y a pas une période de ma vie ou je me sois fuie plus résolument. Je ne cherchais qu'à m'étourdir, à me donner le change. J'ai compris,[Pg 282] à cette époque-là, nombre de pauvres femmes que j'avais auparavant accusées sans pitié. C'était le moment pour moi de m'ouvrir à quelqu'un de confiance, à mon confesseur, en tout cas... Oui! mais outre que ma dévotion attiédie m'avait fait perdre l'habitude de m'ouvrir à un confesseur, je me suggestionnais avec acharnement afin de demeurer dans la quiétude la plus parfaite et dans la conviction qu'il n'y avait rien, qu'il ne saurait rien y avoir, enfin qu'une femme comme moi ne saurait courir aucun danger de cet ordre. Mon orgueil héréditaire, et tout le contentement de moi qui me venait d'une conscience jusqu'ici irréprochable, contribuaient à m'illusionner. Quand nous sommes vis-à-vis de l'amour, nous devons nous méfier jusque même de ce qu'il y a de meilleur en nous. Tout lui sert.

Est-ce que je n'allais pas jusqu'à me dire: «Il doit partir... Ne part-il pas bientôt? Ce départ arrangera tout...»

Peut-être pensait-il, lui aussi, à ce départ, pour tout arranger? peut-être même était-ce pour tout arranger qu'il avait prémédité son départ, voulu et organisé cette mission, conforme à ses goûts, je le veux bien, répondant assez bien au prétexte qu'il lui donnait, oui, encore! et qui pourtant m'étonnait... Toujours est-il que lorsqu'il me parla pour la première fois, après sa bouderie, en rompant sa bouderie, et en m'expliquant sa bouderie, il annonçait son[Pg 283] départ prochain, moi étant visiblement à bout de nerfs, et lui... lui, amené, par quels secrets détours? à faire ce qu'il fit...

J'étais dans un état de trop grande surexcitation pour que je puisse me souvenir avec exactitude de ce qui se passa, entre le moment où il m'annonça qu'il partait «dans dix jours» et le moment où il fit la chose. Il me faut essayer de rétablir aujourd'hui ce qui dut se passer le plus probablement. Je crois qu'il n'avait pas l'intention de faire plus que de m'annoncer son prochain départ, en ajoutant quelques mots gracieux de regret. Il avait résolu cela, du moins, à la suite des réflexions faites durant la bouderie. Mais je crois aussi que je maîtrisai mal, moi, l'émotion que la date précise de son départ me causait. Il la vit. Et soudain il crut s'apercevoir que notre marche l'un vers l'autre, dans la pénombre et dans le secret, depuis des mois, nous avait rapprochés à ce point qu'un choc valait mieux qu'un recul avec toutes les civilités, bref, que son départ sans une parole eût été un peu tenu par moi comme une désertion. Alors, un déclanchement inopiné se produisit dans ses plans: il joua son va-tout! Il me fit une déclaration!

Mais une déclaration en règles, ce qui s'appelle une déclaration: la plus bourgeoise, la plus empesée, la plus lourde, la plus commune, la plus cinglante déclaration; une déclaration conforme à la formule, soumise aux exigences du cliché, dépourvue du ton[Pg 284] émouvant et jusque même du regard qui donnaient tant de prix à la moindre de ses paroles ordinaires. Pourquoi faisait-il cela? Était-ce parce que précisément il était trop ému? était-ce parce qu'il n'avait jamais parlé d'amour à une femme comme moi? Était-ce parce qu'il s'imaginait qu'à une femme comme moi, il fallait, jusque pour le dérèglement, une proposition régulière?... Je ne me demandai rien de tout cela sur le moment. Juger quoi que ce fût, et fût-ce l'acte le plus extravagant, venant de lui, m'était chose impossible. J'eus simplement la sensation, presque physique, de recevoir une volée de coups; et je frissonnai dans toute ma moelle. Et, instantanément, simultanément, je me dis: «Voilà l'amour... Il est nouveau pour moi, déconcertant, terrible!» Et je ne fus pas du tout offensée du caractère banal et maladroit qu'avait revêtu une déclaration adressée à moi par M. Juillet. J'acceptais la formule, comme une jeune fille accepte celle par quoi un monsieur qui va la demander en mariage, se déclare...

Le regret qu'elle n'eût pas été autre ne me vint pas. Je fus, je le confesse, toute heureuse et toute fière de l'avoir reçue. C'était quelque chose d'extraordinaire et d'inouï, qui, enfin, venait!... C'était cela... Que béni fût cela!...

Mais, en même temps, et d'une source étrangère à ma conscience, mais non pas pourtant étrangère à moi,[Pg 285] monta tout le long de mon corps, m'environna, s'appliqua sur tous mes membres et sur mon visage, avec l'exactitude d'un linge mouillé, quelque chose comme une réplique de moi, quelque chose d'aussi moi que moi, et que, cependant, je repoussais comme mon propre fantôme aperçu, hostile, armé contre moi. Oh! cela n'avait rien de fantastique ni de surnaturel; c'était une attitude qu'adoptait mon corps tout entier, une attitude que je sentais saisie avidement par chacun de mes membres, par chacun de mes traits, et une attitude en contradiction flagrante avec mes sentiments véritables, une attitude de catastrophe, de malheur public, une attitude d'appel désespéré à toutes les énergies sociales et privées!... Je dus inspirer plus d'effroi que je n'éprouvais moi-même de stupeur. Je me sentais comparable à la chatte qui, de vivante caresse, se mue par un coup d'échine en le plus horrifique des monstres.

M. Juillet, qui me regardait, prit, lui, la figure d'un homme qui vient de commettre la plus irréparable bévue. L'impression fut courte et définitive. Je vis tous ses traits se déchirer, ses yeux, si expressifs et si beaux pour moi, se ternir, et la chair de ses joues, entre le nez et la lisière de la barbe, comme un sable humide, miné par la main d'un enfant, s'affaisser.

Mon attitude avait dû être pire que je ne me l'imagine,[Pg 286] et, sans aucun doute, elle était à la déclaration une réponse catégorique et sans appel.

Il me dit,—oh! je me souviendrai toujours de ses pauvres lèvres subitement desséchées, d'où tant de paroles enchanteresses étaient auparavant tombées pour moi!—il me dit:

—Pardon! pardon! Je suis un sot, une brute immonde, pardonnez-moi! Ma vie est à vos pieds pour implorer de vous l'oubli de ce que j'ai fait!...

Cela se passait dans le salon de sa tante. Deux mètres ne nous séparaient pas de personnes qui, si elles nous eussent entendus, fussent demeurées sur place, et pétrifiées.

Cette dernière idée,—l'étendue du scandale que la moindre de nos paroles causerait si elle était surprise, idée qui s'alliait si bien à l'entreprise de défense de ma «seconde nature»,—m'empêcha d'ajouter un mot à ceux que M. Juillet m'avait dits. Je l'avoue devant Dieu et devant les hommes: le mot que j'aurais ajouté eût crevé la digue à un torrent de tendresses refoulé, qui eût inondé le salon de madame Du Toit, et nous eût tous submergés, comme un déluge. Mon cœur débordait; peut-être n'aurais-je pas pu prononcer le mot; des larmes ou un geste amoureux de mes bras, voilà le langage qui eût répondu à M. Juillet. Peut-être fut-ce le caractère excessif de la démonstration, que je sentais le seul capable de traduire la vérité de mes sentiments, qui[Pg 287] m'empêcha de répondre un seul mot!... Je hasarde des hypothèses. Je ne sais pas. Je devrais constater uniquement le fait. Le fait est que j'éprouvais cette intensité d'émotion et de désir, et que quelque chose me paralysa; le fait est que je ne répondis rien. Nous fûmes mêlés, M. Juillet et moi, presque aussitôt, à des groupes différents.

Je crois bien, par exemple, que je n'aurais pas eu le courage de demander à mon mari de m'emmener, car, à la fois et presque avec égale force, je souhaitais et je redoutais que quelque chose de nouveau vînt s'ajouter à ma situation vis-à-vis de M. Juillet; mais mon mari me vit si pâle et si défaite qu'il me proposa lui-même de partir, et je n'opposai aucune résistance. Dans le fiacre, je fus parcourue de frissons, puis un grand tremblement m'agita tous les membres; mes dents claquaient; mon mari en entendit le bruit; il quitta sa pelisse pour me couvrir; il me passait un bras dans le dos, qui me faisait l'effet d'une armature de fer, glaciale; et il disait: «Nous voilà bien! Vous allez nous faire une maladie!...» Il me porta, en s'arrêtant pour souffler à chaque palier, jusqu'à notre cinquième, car il n'y avait pas d'ascenseur dans la maison que nous habitions; et il me mit au lit. Je ne pouvais ni me tenir debout, ni faire quoi que ce fût avec mes doigts. Il réveilla la nourrice pour me garder, au cas où il deviendrait nécessaire d'aller chercher un médecin.[Pg 288] Mais au bout de vingt minutes, mon tremblement s'apaisa. Je me sentais anéantie et je m'endormis. Le lendemain, je n'étais pas malade; mais alors ce furent des larmes, sans répit. En pleurant, je demandais pardon à mon mari de tout le mal que je lui avais donné; je le remerciais en pleurant d'avoir quitté sa pelisse, de m'avoir montée dans ses bras; il était touché de mes excuses et de mes remerciements, et moi, de le voir touché, je pleurais de plus belle.

L'impression qui domina en moi, ce jour-là, fut que j'avais eu de la chance d'avoir été empêchée de répondre à la déclaration de M. Juillet; car, pensais-je, quelle honte je souffrirais aujourd'hui en face de mon mari! Antérieurement à tout cela, j'avais bien essayé de m'imaginer ce qui se passerait, après, si un jour M. Juillet me parlait; mais je n'avais pas imaginé que mon mari me couvrirait, après, de sa pelisse et me porterait dans ses bras jusqu'au cinquième étage. Impression rudimentaire, un peu puérile, d'ailleurs, et qui en amena toute une série d'un meilleur ordre. C'était la première fois, depuis qu'un grand trouble m'était venu de M. Juillet, que je pensais aux qualités de mon mari, à ses réelles et grandes bontés pour moi, à ce que je lui devais, somme toute, à mes devoirs envers lui. Je n'y avais jamais pensé parce que j'avais toujours assez lâchement reculé la possibilité même de commettre[Pg 289] quelque acte positif contre lui. Des rêveries, des sentiments, des désirs, sous le prétexte que cela est vague, cela nous semble sans valeur; mais qu'un acte est donc vite accompli! Si j'avais répondu un mot, un seul mot, à M. Juillet, au lieu de le méduser avec ma figure de matrone offensée, ça y était! Oh! oui, car ce mot, chez une femme comme moi, inaccoutumée au langage galant, ignorante des demi-sentiments, ce mot eût été franc, entier, et tout mon cœur y eût passé.

Il fallut cette alerte pour me tirer de l'engourdissement moral où je gisais paresseusement depuis des mois, comme par l'effet d'un philtre. Ce n'était plus l'heure de faire la petite fille, l'innocente. Je voyais très bien désormais où cela pouvait me conduire. Il y a un moment, où, là comme à l'autel, il faut prononcer le «oui». Étais-je une femme, moi, à prononcer deux «oui» contradictoires? Je passai une matinée dans l'épouvante de ce que cette matinée aurait pu être si un souffle était sorti de ma bouche, la veille au soir...

Je pris les plus sincères résolutions. J'avais une telle peur de moi, que j'allai me jeter aux pieds d'un prêtre, dans un confessionnal de l'église Saint-François-de-Sales, le premier venu. Il m'exhorta, mais d'une façon trop anonyme,—c'était de ma faute: que ne recourais-je à lui plus souvent!—et surtout trop indulgente: il avait l'air de trouver que je[Pg 290] n'étais pas une grande pécheresse, puisque j'accourais à lui aussitôt après la première alerte. Il devait en entendre d'autres qui n'y mettaient pas tant de façons! J'aurais voulu, moi, qu'il me terrorisât. Son indulgence me laissa plus sévère pour moi-même. Je me jurai, durant tout le jour, de déraciner de moi l'idée de M. Juillet et d'arracher de la mémoire de mon cœur le regret où j'étais de ne lui avoir pas répondu lorsqu'il m'avait déclaré qu'il m'aimait.

Le lendemain, je vis madame Du Toit qui, entre autres choses, et sans attacher à celle-ci plus d'importance, me dit que son neveu était parti pour Marseille le matin même.

—Ah! dis-je, mais il reviendra avant son départ définitif?

—Non, non, il est parti.

Et elle me parla d'autre chose.

Je sentis toutes mes forces m'abandonner comme si mon sang se fût échappé sous mes pieds par deux rigoles; ma tête se vida, tout mon buste, et mes jambes. Comment ai-je pu continuer de parler à madame Du Toit? Je me souviens de lui avoir dit que je craignais continuellement des syncopes, que je n'allais pas bien depuis quelque temps, et qu'elle me demanda:

—Seriez-vous enceinte?...

—Je ne le crois pas, lui dis-je.

[Pg 291]

Madame Du Toit n'avait pas le plus léger soupçon de mon état.

M. Juillet parti, le danger éloigné, je ne pensai plus qu'à M. Juillet, à sa déclaration, à mon attitude extraordinaire envers lui, qui en eût découragé maint autre! Je ne pensai plus qu'à lui, je ne pensai plus qu'à la cruauté que je lui avais témoignée. Ce ne fut plus le remords de mon sentiment qui me tortura, ce fut le dépit de mon attitude en face de la déclaration; mon attitude m'apparut grotesque; je la maudis jusque dans ses plus lointaines origines. L'idée de la première chose que j'avais à faire fut, naturellement, extrême: je résolus d'écrire à M. Juillet. Et je commençai une lettre. Mais la rédaction m'en fut d'une insurmontable difficulté. Prononcer le «oui» en face de la bouche qui vous dit: «Je vous aime»,—ce qui me semblait, le matin même, comme la veille, infaisable,—je l'aurais fait, à présent, peut-être; mais l'écrire!... «Mais! me disais-je, si je me décide à ce «oui», c'est parce que mon ami est parti; s'il était resté là, je serais demeurée, moi, dans mes dispositions de ce matin ou dans ma paralysie d'hier soir. Ce «oui» n'est possible qu'écrit.» Je ne terminai pas ma lettre; à la vérité, je n'en écrivis que deux ou trois lignes; je l'enfermai à clef dans mon petit bureau. Et ces trois lignes enfermées là, ce corps que j'avais donné à mon secret et qui pouvait, à la[Pg 292] rigueur, le révéler, le trahir, c'était comme la faute accomplie, extériorisée, visible et tangible. Je sentais le feu dans ce tiroir. Mais pour m'affirmer que je n'étais pas tout à fait une sotte pusillanime, je le gardai là tout le jour, je le laissai là quand je sortis avec les enfants: si mon mari se méfiait de moi, par hasard, il pouvait forcer ce meuble, il lirait les trois lignes!... Une domestique indiscrète en pouvait faire autant. Je jugeais cela un commencement d'audace.

Quand je rentrai, personne, apparemment, n'avait forcé le petit meuble; mon mari nous avait rejoints dans l'escalier; je n'allais tout de même pas pousser l'audace jusqu'à écrire ma lettre sous ses yeux! Elle demeura réduite à ses trois lignes, dans mon tiroir.

Le lendemain ou le surlendemain tout au plus, mon mari eut la fantaisie d'aller au Théâtre-Français. Au vestiaire, nous nous trouvâmes côte à côte, dans la mêlée, avec un couple que j'avais vu chez les Voulasne et dont je ne me rappelais seulement pas le nom. Saluts, aménités conventionnelles; comme je ne savais que leur dire, c'est de la façon la plus désintéressée que je hasardai cette phrase quelconque:

—Mais où étiez-vous donc? nous ne vous avons pas aperçus...

—Dans la loge des Le Gouvillon qui viennent de partir pour l'Algérie.

Je ne savais ni si les Le Gouvillon avaient une loge, ni où était la loge des Le Gouvillon; je fis:[Pg 293] «Ah!... ah!...» à plusieurs reprises, en mettant mon manteau.

Alors, quelque chose comme une fléchette me pénétra entre les deux yeux et s'y ficha. J'appelai cela une coïncidence curieuse.

Curieuse la coïncidence, et rien de plus.

Peu après, un bon et un mauvais côté de la coïncidence se présentèrent à moi. Le mauvais: il voyageait peut-être avec les Le Gouvillon... Le bon: mais s'il avait avancé son voyage de huit jours, qu'est-ce qui l'avait poussé à cette résolution? La confusion de la maladresse qu'il croyait avoir commise en me faisant une déclaration. Partir si précipitamment, c'était me montrer son chagrin, son repentir, son émotion fébrile.

Une entente entre lui et une madame Le Gouvillon?... Chose impossible!... Lui! lui! et une femme qui traitait la question de l'amour comme une courtisane!... Du bon côté, je rangeais encore l'hypothèse qu'il eût voulu, mais bien grossièrement, il faut l'avouer, se venger de mon apparent dédain et me piquer au vif,—mais par quelle étrange aberration!—en ayant l'air de se consoler de ma perte par la compagnie d'une madame Le Gouvillon...

Dans l'instant même où j'admettais la pire hypothèse, mon sentiment pour M. Juillet ne subissait aucune atténuation. Le déchirement produit en moi par la seule annonce de son départ précipité, avec ou[Pg 294] sans compagnons, avait rouvert ma plaie dans toute sa profondeur. En outre, il s'était passé, désormais, entre lui et moi, quelque chose, quelque chose de positif qui avait à présent sa sanction dans un départ précipité, dans une autre intrigue même, si l'on veut! mais quelque chose s'était passé entre lui et moi, qui ne me permettait pas de ne plus penser à lui, qui rendait pour ainsi dire légitime la songerie constante à ce qui s'était passé, à ce qui eût pu se passer entre lui et moi, à ce qui se passait ou ne se passait pas, ailleurs, avec d'autres.

Et j'avais tellement besoin d'une interprétation favorable, que j'ai refoulé quelque temps le souvenir, qui s'imposait pourtant, de la toute récente réplique d'Albéric, si singulière, au bord de la vasque où Voulasne et sa fille faisaient les otaries, et le souvenir de certains mots de M. Juillet, qui m'avaient tant ahurie à Fontaine-l'Abbé, sous l'allée couverte... Je ne voulais pas, je ne voulais pas! Cela était en opposition trop violente avec le caractère que M. Juillet m'avait constamment découvert... Et puis, enfin, enfin! la déclaration était là, adressée à moi, à moi, à nulle autre!... Qui donc l'obligeait à me l'adresser?... Et je refoulais la réponse: «Moi! mais moi-même, et sans que je m'en fusse aperçue!... Moi! en ayant l'air de l'attendre, cette déclaration, et presque de l'implorer!...» Et je refoulais ce souvenir tendant à une interprétation si défavorable: «Aussi, quelle[Pg 295] singulière déclaration! quel ton! quel bégaiement! quel emploi d'expressions insolites en sa bouche! et combien peu il semblait avoir envie de me la faire, sa déclaration!...» Je refoulais cela. Mais cela s'amassa et fit obstacle devant moi peu de temps après... pour m'obliger à ne penser qu'à M. Juillet, pour justifier ma tournure d'esprit obstinée et exclusive: ah çà! voyons, ne fallait-il pas débrouiller tout cela?

Et à mesure que je débrouillais tout cela, à mesure que mon interprétation se tournait du «mauvais côté», mon sentiment pour M. Juillet, en se compliquant, devenait plus intense. Il se pouvait faire que le pauvre garçon eût des penchants opposés à sa belle intelligence et aux nobles sentiments qu'il voulait avoir!... A de tels contrastes chez un homme, n'avait-il pas fait allusion maintes fois? et précisément, sous l'allée couverte de Fontaine-l'Abbé, n'était-ce pas cela qu'il entendait exprimer, avec ce soupir rageur et désolé? Je le jugeais à plaindre d'être ainsi fait; «il est malheureux», me disais-je, et là, encore, je trouvais le moyen d'innocenter mon obsession en lui fournissant un motif charitable!... Son jugement était haut, serein et pur; il eût aimé sans doute être l'homme qu'il se montrait avec moi; il n'était pas tout entier cet homme-là; il l'était, et il était aussi un autre; l'un s'élevait au-dessus de l'autre; peut-être m'aimait-il réellement quand il[Pg 296] était l'homme d'en haut; lorsqu'il s'abaissait, d'autres attraits s'emparaient de lui, c'était possible! Que je le plaignais! Que j'eusse voulu lui dire: «Je sais... mon malheureux ami!...» Une pensée, présomptueuse peut-être, fondée sur le peu de connaissance que j'avais des hommes, me venait aussi: n'était-ce pas faute d'une femme comme moi qu'il était attiré par des femmes comme madame Le Gouvillon?... Est-ce qu'une tendresse délicate et sans bornes, jointe à ce commerce spirituel qu'il aimait, ne l'eût pas satisfait, comblé, retenu à jamais?... Madame Du Toit, sa tante, ne m'avait-elle pas dit en me parlant de lui, et en se frappant le front: «Il aurait tant besoin d'une femme digne de sa «caboche»! Elle pensait certainement, à ce moment-là,—sans penser à mal,—qu'il aurait eu besoin d'une femme comme moi. Et j'en venais à faire la chose pour moi la plus insolite: des comparaisons... et de physiques!... entre une madame Le Gouvillon et moi!... Et ceci, s'il vous plaît, avec une grande ignorance des choses de l'amour... L'amour, chez l'homme, me paraissait bien exiger de la femme une certaine beauté, qu'un tendre dévouement devait achever de rendre agréable; et c'était tout... Malheureuse! Il n'y avait qu'une idée, une seule, qui ne me vînt pas, c'était que je portais sur mon visage le masque de la femme honnête, de la femme dont on fait une épouse, une mère, non pas une maîtresse![Pg 297] Mais, dans mon ignorance, je ne songeais pas, non plus, qu'au moment même de mes plus vives ardeurs pour M. Juillet, ce n'était pas l'amant que j'appelais en lui: je tressaillais seulement, jusqu'au fond de moi, pour avoir trouvé en lui l'image du mari qui m'eût convenu!

Il est possible, il est probable même qu'il m'eût volontiers acceptée comme femme; il est certain, je le sais aujourd'hui, qu'il ne me souhaitait pas comme maîtresse. Pour le comprendre et pour m'en convaincre, il a fallu que j'en vinsse à l'humiliation de me l'entendre dire.


[Pg 298]

XV

J'avais conservé dans le tiroir de mon petit bureau le commencement de lettre à M. Juillet, les trois lignes, de ma main, qui eussent suffi à m'accuser et à me confondre à tout jamais aux yeux de qui les eût découvertes. L'ébauche de mon aveu, arrêtée en son premier élan, incomplète, mais déchiffrable et claire pour le premier venu, elle était là, sous une mince lame de citronnier, défendue par une serrure vulgaire que deux clefs étrangères au meuble, parmi celles de mon trousseau, ouvraient; qui eût cédé, par conséquent, à combien d'autres! J'éprouvais un amer plaisir à cet enfantillage. C'était mon feu qui était là! C'était aussi tout mon pauvre romanesque, à moi, qui était là!... Lorsque j'ouvrais mon tiroir, je constatais la présence de la feuille pliée en quatre et[Pg 299] maintenue, comme presse-papier, par l'argent du ménage: billets de banque, petite pile d'or ou grosse tour penchée de pièces de cinq francs par-dessus... Elle pouvait venir avec le papier-monnaie sous ma main, se déplier, se laisser lire... C'était insensé, odieux même, peut-être.

Cette ébauche de réponse, l'hésitation, la défaillance, l'interruption qu'elle représentait pour moi, c'était aussi tellement l'image de ma situation vis-à-vis de M. Juillet!...

Les mois passèrent. M. Juillet ne reparaissait pas.

Les Le Gouvillon revinrent et point M. Juillet. Les Le Gouvillon furent sur M. Juillet très sobres de paroles: ils s'étaient rencontrés, oui, ils s'étaient quittés aussi. Les intentions de M. Juillet? Ils les ignoraient. Qui donc connaissait jamais les intentions de M. Juillet!

Et la mission?... Une femme ne pense pas à la mission!

L'été vint. Madame Du Toit s'y était prise de fort bonne heure pour me faire jurer de retourner à Fontaine-l'Abbé; mon mari fut invité; il y viendrait du moins quelques jours, car il avait pendant les vacances des travaux ici ou là, en province; mais nous étions assurés d'avoir cette année Albéric et sa femme. M. Du Toit informé, finalement,—c'était inévitable,—des scandales de l'année précédente à Dinard, étant monté sur ses grands chevaux et ayant menacé de[Pg 300] cesser toute relation avec son fils si celui-ci ne demeurait, les prochaines vacances, ou chez soi, dans tel endroit où il lui plairait de louer, ou au Manoir. Des motifs d'économie et un autre, dont je vais avoir à parler, déterminèrent le jeune ménage à venir «échouer» à Fontaine-l'Abbé.

L'autre motif était que la jeune sœur, Pipette, allait aussi se réfugier à Fontaine-l'Abbé. Comment!... Pipette à Fontaine-l'Abbé! Oui. Rien de plus imprévu; rien de moins vraisemblable! Assurément. C'était ainsi. La vie des Voulasne créait sans cesse des circonstances extravagantes. L'absence complète, chez eux, de toute loi, le défaut de toute autorité, de tout commandement, l'appréhension de tout obstacle à leurs jeux de gamins, la mollesse vis-à-vis de toute entreprise étrangère, avaient favorisé, sinon provoqué la demande en mariage la plus burlesque. Celui que l'entourage des Voulasne nommait l'intendant des Plaisirs, M. Chauffin, vieil ami de la famille tant qu'on voudra, mais pique-assiette, en somme, vieux sot, oisif décavé et ridicule, et dont l'assiduité excessive près du ménage Voulasne passait, à tort d'ailleurs, mais enfin passait pour suspecte, avait demandé la main de Pipette, et les parents n'avaient à cela trouvé rien à redire. Ils avouaient, dans leur bonhomie, qu'ils eussent préféré que Chauffin fût plus jeune et plus fortuné, mais la chose, disaient-ils, si elle agréait à leur fille, aurait du moins cet avantage[Pg 301] de ne rien modifier aux habitudes de la maison et de n'introduire dans leur milieu aucune famille rabat-joie... C'était bien cela qu'avait escompté Chauffin. Toutefois, à quelque chose malheur est bon; les Voulasne n'étaient pas débonnaires à demi: si leur fille résistait, ce n'était certes pas eux qui la contraindraient à accepter Chauffin.

Or, Pipette regimba. Elle n'avait rien de la jeune fille docile que j'étais, moi, avant le mariage. Elle était une «enfant gâtée», accoutumée à suivre ses caprices; elle avait, comme ses parents, le goût des plaisirs; elle tira à son papa et à sa maman une langue longue comme la main, puis, l'ayant rentrée, leur parla son langage expressif, où un seul mot suffisait; elle leur dit: «Flûte!...»

Mais Chauffin ne se tint pas pour battu; Chauffin était amoureux, et résolu, disait-il, à se faire aimer, avec la permission des parents. Les parents étaient bien incapables de refuser à Chauffin la permission de se faire aimer: que fussent-ils devenus sans lui? Ce que voyant, Pipette ne fit ni une ni deux; elle se laissa conduire chez sa sœur Isabelle par sa gouvernante et dit à celle-ci: «Vous pouvez rentrer et dire à papa et à maman que je ne rentre pas.» Une affaire! croira-t-on. Point du tout. Chez les Voulasne, aucun événement ne pouvait tourner à l'affaire; le genre dramatique ne se jouait pas dans leur maison. Pipette refusait obstinément de rentrer; mais Pipette[Pg 302] était chez sa sœur, à l'abri, ne manquant de rien, tout au plus incommodant Isabelle.

Le bon Gustave, à l'annonce de la fugue, ne dit mot, paraît-il, et parut sur l'heure assez déconfit. Que pensait-il et qu'allait-il dire? Aussitôt qu'il parla, il dit:

—Eh bien! et la soirée chez Happy? Est-ce que Pipette va laisser perdre sa place?

Jamais les Voulasne et leurs enfants n'avaient fait défaut à la soirée annuelle chez Happy, un homme du monde, fort connu, chez qui des amateurs donnaient une véritable séance de cirque.

Les Voulasne aimaient beaucoup leur fille; elle allait manquer à leurs agréments, mais non pas autant que leur eût manqué Chauffin. Il n'y eut pas un mot prononcé qui fût amer; pas un geste menaçant, pas un symptôme de mauvaise humeur; Henriette Voulasne vint voir sa fille cadette chez sa fille aînée et parla devant elle de la soirée au cirque Happy où ils avaient assisté la veille et où Chauffin, dans un rôle de clown, avait eu du succès. Voulasne lui-même, entrant sur ces entrefaites, et embrassant sa fille comme si de rien n'était, lui demanda:

—Tu n'as pas voulu venir avec nous chez Happy, pourquoi?

Et il parla du succès de Chauffin comme l'avait fait Henriette, non par malice, non pas même par la sottise qui eût consisté à faire valoir devant elle les[Pg 303] talents de son prétendant détesté, mais par ignorance absolue des susceptibilités morales. Pipette d'ailleurs n'en était pas autrement choquée. Elle ne voulait plus être en butte aux assiduités de Chauffin, mais, habituée qu'elle était à le tenir pour excessivement drôle, elle prenait plaisir à entendre parler de ses succès chez Happy.

Albéric était enchanté d'avoir chez lui sa petite belle-sœur, qui mettait de la gaîté dans le ménage. Mais, qui fut heureux? qui crut voir en l'aventure une bénédiction de la Providence? qui saisit l'occasion aux cheveux pour parvenir à ses fins? Ce fut madame Du Toit. Ayant appris les dispositions, inouïes à la vérité, des parents Voulasne, mais conciliantes à l'extrême, on peut le dire, elle s'en était aussitôt emparée, afin de «sauver», disait-elle, la pauvre petite Irène,—qu'elle se refusait à appeler Pipette,—et pour ramener à soi, du même coup de filet, le ménage Albéric. Puisque les Voulasne comptaient sur le temps pour arranger les choses, que ce temps s'écoulât pour leur jeune fille comme pour Isabelle, ces prochaines vacances, à Fontaine-l'Abbé! Elle le leur proposa. Les Voulasne ne s'alarmèrent, à cette proposition, que d'une chose: madame Du Toit paraissait donc supposer que d'ici une quinzaine de jours, date de leur départ pour la mer, Pipette n'aurait pas consenti à reprendre sa place au foyer paternel?

[Pg 304]

—Elle la reprendrait dès ce soir, leur dit madame Du Toit, si vous consentiez à éloigner d'elle l'homme qui l'a fait s'éloigner de vous...

—Mais pourquoi? demandait naïvement Voulasne.

—Il ne l'épousera pas malgré elle!... ajoutait Henriette.

En conscience, madame Du Toit, quoique tremblant un peu qu'ils la comprissent, avait essayé de leur faire comprendre la raison. Elle échappait certainement à Voulasne; Henriette la soupçonnait peut-être; mais éloigner Chauffin était au-dessus de leurs forces.

Et la quinzaine écoulée, Pipette n'ayant pas cédé, les parents consentaient à ce qu'elle allât à Fontaine-l'Abbé: «A la maison de correction», disait Albéric.

Le départ pour la Normandie fut même un peu avancé, à cause de la jeune Voulasne, tant madame Du Toit avait peur qu'elle ne lui échappât. Et, à cause de la jeune Voulasne encore, la composition des hôtes de Fontaine-l'Abbé fut entièrement remaniée. Madame Du Toit avait son plan: il consistait à marier Pipette, à la marier vite, si cela se pouvait, à la marier très bien, toutefois. Cela pouvait présenter quelques difficultés à cause des parents Voulasne; mais quoi! est-ce que les Du Toit eux-mêmes n'avaient pas donné leur fils à une Voulasne? Et puis, la fortune était belle. En conséquence, nous eûmes de la jeunesse à Fontaine-l'Abbé, jeunes gens[Pg 305] et même jeunes filles, inutiles celles-ci, il est vrai, au projet de madame Du Toit; mais si l'on convoquait les frères, le moyen de laisser les sœurs de côté? Quiconque ne possédait pas un jeune homme à marier fut exclu, du moins ce premier mois. Il était à craindre que Pipette scandalisât ces familles, sinon ces jeunes gens, et qu'il résultât de cet assemblage beaucoup de mal pour la maîtresse de maison: tant pis! madame Du Toit triomphait; elle remportait, cette année, une grande victoire sur les Voulasne; elle possédait leurs deux filles, elle possédait son fils, et elle espérait fermement conserver le tout pour elle.

Quant à moi, que la compagnie fût jeune ou vieille, turbulente ou morose, Fontaine-l'Abbé demeurait le lieu de mes plus douces émotions; c'était le lieu de mon ensorcellement; sur ses pelouses, sous ses beaux arbres, au bord de ses fossés d'eau vive, j'avais bu le philtre qui faisait aujourd'hui mon tourment... Quand je repassai sous ses châtaigniers, quand le château me réapparut, quand j'entendis, en mettant le pied dans la cour pavée, le grand frisson qui secoue le soir le feuillage des platanes, je ne pus me priver de dire à madame Du Toit: «Ah! que j'aime votre maison!...» Cri travesti de mon cœur! duperie de moi-même par moi-même! Était-ce donc tant la maison que j'aimais?

Les deux mêmes chambres que l'année précédente[Pg 306] nous furent attribuées; je retrouvai ma vieille perse bleue, les nattes sur lesquelles j'avais sauté de joie, le balcon d'où la vue s'étendait par une trouée dans la campagne et qui surplombait le barrage au joli murmure d'eau. Mon mari devait venir passer un jour ou deux dans le courant du mois; Suzanne était au comble du bonheur; rien ne lui plaisait autant que Fontaine-l'Abbé, parce qu'il y avait de l'eau au pied des murs et parce que c'était un château! Son petit frère Jean n'exprimait pas encore très nettement ses impressions.

Tout compte fait, les jeunes gens mariables, et malgré l'activité déployée par madame Du Toit, se trouvaient réduits à trois, deux avocats du barreau de Paris, l'un blond, l'autre brun,—madame Du Toit avait pensé à tout!—l'un sans famille, l'autre accompagné de père, de mère et de sœurs qui, il est vrai, pouvaient entrer en concurrence avec mademoiselle Voulasne vis-à-vis des deux autres jeunes gens, mais aussi fallait-il sauvegarder les apparences et ne pas paraître vouloir à tout prix préparer le sort de l'unique Pipette; le troisième était un garçon ayant à peine passé la trentaine, déjà décoré, ayant un poste dans je ne sais quelle colonie.

Avant toute chose, il fut indispensable d'organiser un tennis. Il n'y avait pas de terrain préparé pour le tennis à Fontaine-l'Abbé; les jeunes gens et les jeunes filles s'emparèrent de la pelouse, devant la façade[Pg 307] principale, la seule dont l'inclinaison, très peu sensible, se prêtât, tant mal que bien, aux exigences de ce sport. Madame Du Toit fut très affectée de voir piétiner sa pelouse, mais donna l'ordre de tondre de près l'étendue nécessaire. Chacun de ces messieurs et de ces jeunes filles était muni de sa raquette. Manquaient le filet, les balles et les bandes de toile blanche. Albéric,—que je soupçonne de n'avoir pas averti sa mère qu'un tennis était nécessaire, afin de lui prouver qu'elle n'entendait rien aux amusements de la jeunesse et qu'on ne saurait que «se raser» chez elle,—se dévoua pour aller à Trouville chercher les accessoires. Il y resta deux jours, pendant lesquels tout notre monde, dans le plus complet désarroi, fut sauvé de l'ennui mortel par Pipette. Pipette avait le caractère extrêmement facile et une vitalité si heureuse, si libre, si jaillissante, qu'elle égayait les plus récalcitrants. Beaucoup de ses mots, d'une crudité de pomme verte, nous tiraient les dents, et il était touchant d'être témoin des prodiges d'indulgence et d'ingéniosité à l'excuser qu'inspirait à la sévère madame Du Toit la volonté arrêtée de trouver à la petite Voulasne un mari. En attendant, Pipette se montrait pour tous d'un grand secours. Elle n'avait ni la timidité, ni la retenue, ni la modeste conversation des jeunes filles bien élevées qui se trouvaient là; elle n'avait rien de cet air languide qu'adoptait souvent sa sœur Isabelle. La femme d'Albéric, bien[Pg 308] que formée de la même façon que Pipette, donnait un résultat absolument différent. Isabelle, prévenue de bonne heure, par les Du Toit et par son goût très tôt prononcé pour Albéric, que les manières de ses parents n'étaient pas les bonnes, s'était aussitôt entraînée à copier les manières des autres familles, des Du Toit d'abord, comme on l'a vu pendant ses fiançailles, puis, après son mariage, et depuis que son mari avait fléchi lui-même en subissant les Voulasne, de toutes les personnes successivement qui lui semblaient plus brillantes. Elle empruntait sans cesse, incertaine du modèle à suivre, fatiguée de son incertitude, et surtout fatigante. Pipette était une nature par hasard heureuse, sans un instinct fâcheux, et que rien, jamais, n'avait bridée. Tout, chez elle, était spontané, ce qui lui donnait un grand charme. C'était un bon petit diable, certes. Toutefois, pour des personnes soumises à la rigueur des convenances, c'était tout de même un peu le diable.

Elle eut du succès néanmoins, à Fontaine-l'Abbé, parce qu'on ne pouvait faire autrement que de la trouver bonne fille, et parce qu'on avait besoin d'elle. De quelle façon plaisait-elle aux jeunes gens? Je ne sais trop; en tout cas, elle semblait leur plaire beaucoup à tous les trois. Point mal de sa personne, avec cela, la chère Pipette. De figure moins régulière que sa sœur, moins jolie, si l'on veut, mais bien plus piquante, elle avait des cheveux blonds fort beaux,[Pg 309] une gorge, une taille savoureuses et des bras que l'on remarquait et jugeait ravissants, d'un commun accord. Que serions-nous devenus sans elle, et sans tennis, pendant l'absence d'Albéric, Seigneur Dieu. Tout ce monde-là n'aimait point la campagne pour elle-même, point la promenade, point la musique; et tous les bons vieux jeux qui nous avaient suffi, à nous, le croquet, le volant, colin-maillard, cache-cache, étaient surannés.

Nous parcourûmes, madame Du Toit et moi, les greniers du château fleurant la poussière et le rat; nous ouvrîmes toutes les vieilles armoires afin d'y découvrir quelque objet de divertissement oublié. A notre retour sur la terrasse, avec un antique jeu de loto, un cor de chasse et des romances de Loïsa Puget à demi rongées, nous vîmes toute la jeunesse employée à une besogne captivante: ces messieurs avaient réussi à déplacer le rouleau de pierre qui encombrait l'allée couverte, et ils le traînaient sur la pelouse afin d'aplanir le sol destiné au tennis. Pipette en avait eu, nous dit-on, l'idée la première, bien éloignée, la pauvre petite, de penser qu'elle remuait quelque chose qui, à Fontaine-l'Abbé, n'avait pas bougé depuis plus de soixante ans!

Je m'aperçus que madame Du Toit avait du chagrin à voir changer de place le rouleau de pierre qui la gênait depuis si longtemps. J'en eus bien, moi, qui ne le connaissais que de l'année dernière; il m'avait obligée[Pg 310] souvent, lorsque nous marchions dans l'allée trois ou quatre de front, à me détourner de mon chemin, mais déjà cette petite incommodité était unie pour moi au charme qui s'attache à presque tout souvenir.

Le tennis organisé, nous eûmes la paix durant le jour. Ils jouaient la matinée, l'après-midi jusqu'au coucher du soleil, sans se lasser jamais, sans réclamer jamais une autre occupation.

—C'est vraiment bien commode! disait madame Du Toit.

Mais elle trouvait que toute cette jeunesse, captivée par le sport, ne s'entretenait pas d'autre chose et n'apprenait pas à se connaître; elle allait presque lui reprocher de ne pas seulement engager quelque amourette! Ah! ce n'était pas pour le tennis qu'elle l'avait convoquée, mais pour marier la petite Voulasne. Aussi, le soir après le dîner,—adieu Beethoven et Chopin!—j'étais chargée de faire danser tout ce petit monde.

Et quelle était ma vie, à moi, au milieu de ces sauteries et de ces jeux? J'espérais.

J'espérais. J'aurais été bien en peine de dire quoi. Mon optimisme, aujourd'hui, me paraît insensé. Mais c'était ainsi. J'espérais. Je portais avec ivresse mon culte intérieur et secret. J'aimais un être, à mon gré, charmant, qui maintes fois m'avait ravie, qui, une fois, un peu forcé, il est vrai, m'avait dit qu'il m'aimait.

[Pg 311]

J'espérais. Je m'abandonnais avec une voluptueuse terreur à je ne savais quoi, qui pouvait arriver. Croirait-on que, pendant cinq mois, mon cœur a sauté, chaque jour, à l'idée qu'en somme il eût pu m'écrire d'une manière détournée, et même directe, à la rigueur, en ne me disant rien que d'insignifiant; mais quelle signification aurait eue pour moi un mot de lui! Un jour que sa tante me parlait de lui, je lui demandai:

—Ah çà! est-ce qu'il ne vous dit seulement jamais un mot pour moi?

—Il ne manque pas de me charger de ses bons souvenirs pour nos amis...

Cela me glaça tout le corps.

Le soir, après avoir exécuté tout ce que ma mémoire pouvait contenir d'airs de valses, lorsque j'étais remontée dans cette chambre de perse bleue où, l'année précédente, le démon qui me possédait m'avait si insidieusement imprégnée, je m'accoudais encore à mon balcon de fer... Oh! mon Dieu! je m'agenouille aujourd'hui à vos pieds pour vous supplier de me pardonner les douceurs que j'ai rêvées... Oh! que la femme qui a reçu de vous cette bénédiction de connaître dans le mariage le bonheur de l'amour ne me jette pas la pierre!... Oh! que tout être qui s'est senti presser et briser entre des bras vraiment aimés suspende son jugement avant de me condamner!... Jamais, jamais, je n'ai connu, moi, la[Pg 312] saveur du baiser d'amour!... Mon cœur battait comme celui des autres femmes; mon corps était jeune, sain; ma bouche absolument pure... J'ai tendu mes lèvres à l'air caressant de la nuit, en appelant le baiser de l'homme que j'aimais. J'ai aussi dit son nom, tout haut—insigne et damnable folie!—ce prénom que je n'écris pas dans ces souvenirs et que je n'écrirai jamais, soit par une sorte de honte, soit par respect pour l'intimité sacrée qu'il représentait à mes espérances, soit peut-être aussi par dépit de n'avoir pas été admise à le lui dire à lui-même... J'avais l'air d'être toute seule vivante au milieu de cette magnifique campagne endormie; tous avaient achevé leur journée; moi j'attendais...

Le murmure de l'eau, toujours pareil, infatigablement monotone, à la longue m'irritait. Je me disais: «Ma vie sera comme ce bruit d'eau, toujours également mesurée, immuablement modeste, quasi imperceptible, agaçante pour qui par hasard la verrait, et elle n'aura même pas, comme cette chute d'eau minuscule, l'avantage d'être seulement appréciée par quelqu'un...» Et je pleurais, et je sanglotais sur mon balcon, n'osant rentrer dans cette chambre près de laquelle dormaient mes enfants, et où il n'y avait personne, au château, qui ne crût que dormait, paisiblement aussi, la femme la plus irréprochable, la plus immaculée, la plus sûre.

J'avais apporté à Fontaine-l'Abbé les trois lignes[Pg 313] de ma lettre commencée... Je ne pouvais me résoudre ni à la détruire, ni à m'en séparer. Je la tenais enfermée dans un petit coffret de fer où étaient mes bijoux et mon argent. Étonnant besoin d'aveu, étrange nécessité de proclamer notre amour!... Si j'étais morte dans la nuit, la pureté de ma mémoire, si précieuse à mon mari et à mes enfants, en était stupidement ternie!... Je le savais, j'y songeais souvent. Je ne résistais pas au désir d'avoir là, près de mon chevet, ce feu ardent qui, selon moi, devait projeter des rayons comme un phare, comme un phare que tous les initiés reconnaissent du large. Qu'ils reconnussent donc tous, tous! ah! du plus loin qu'ils le pouvaient apercevoir, qu'ils reconnussent à mon phare celle qui dormait ici: ce n'était qu'une femme amoureuse!

Un jour, se promenant avec moi dans le potager, son sécateur à la main, madame Du Toit me dit qu'elle avait reçu une lettre de son neveu, qu'il lui demandait s'il pouvait venir la saluer à Fontaine-l'Abbé...

—Ah!

—Il ne manque pas de me prier de lui nommer mes invités; c'est un monsieur qui veut bien présenter ses hommages à sa tante, mais qui ne veut pas s'ennuyer. Faut-il, ajouta-t-elle en souriant, que je vous nomme?...

Trop vivement, mais j'avais tellement peur que ma présence l'empêchât de venir, je m'écriai:

[Pg 314]

—Non, non, ne me nommez pas!

—Oh! dit madame Du Toit, comme vous dites cela! Craindriez-vous de l'effaroucher?...

Madame Du Toit continua, plus sérieuse:

—Plût à Dieu que mon malheureux neveu s'enthousiasmât, je ne dis pas de vous, ma chère enfant, bien entendu, mais d'une femme comme vous,—s'il s'en fait encore!...—Hélas! il ne me ménage pas cette consolation: c'est un garçon très remarquable, chacun en convient; mais il donne raison, il faut aussi le reconnaître, à ceux qui, comme son oncle, le président, affirment que c'est en même temps un écervelé...

—Monsieur Juillet, un écervelé!...

—C'est un homme incapable de faire son choix dans la vie. Avec les plus beaux dons naturels, après les études les plus brillantes, voilà un garçon qui refuse toute espèce de situation, qui s'adonne à des travaux personnels, très séduisants, paraît-il, moi je le veux bien, mais bien incertains quant aux avantages à venir... Est-ce un philosophe? un sociologue, comme on dit aujourd'hui? un essayiste?... un moraliste?... Tout cela implique encore un choix dans les idées, et vous oblige à prendre parti entre les idées qu'on a. Tout cela demande de la logique, de l'esprit de suite et au moins une certaine conformité entre les principes qu'on émet et la vie qu'on mène... Un moraliste! je vous demande un peu...

[Pg 315]

—Pourquoi monsieur Juillet ne serait-il pas un moraliste?

—Pourquoi monsieur Juillet ne serait pas un moraliste?... Mais, ma chère enfant, parce que monsieur Juillet est un... libertin!

Elle fit, en lâchant ce mot, des yeux de grand'mère courroucée, et rabattit d'un coup sec le petit fermoir de son sécateur.

J'étouffais; l'allusion encore une fois réitérée à ce libertinage me suffoquait. Je dus avoir le sang à la figure. Heureusement, l'attention de madame Du Toit était à ce moment à son neveu, non à moi. J'étais partagée entre le souci de m'informer et la peur d'apprendre.

A tout hasard, je répétai:

—Un libertin!...

—N'en disons pas davantage, fit madame Du Toit, pour ne point faire de médisances.

Nous remontions les marches conduisant du potager à l'allée couverte. Aussitôt en haut, la vue du tennis, entre les troncs d'arbres, et les voix des joueurs: «play? out!... trente à...» s'introduisirent entre nos pensées; nous remontâmes toute l'allée sans parler. Je souffrais d'une de ces douleurs sourdes et rageuses qui font souhaiter de souffrir plus encore; je criai à madame Du Toit qui me quittait pour aller écrire à son neveu:

—Tiens! mais, dites-lui donc que vous n'admettez[Pg 316] ici cette année que les jeunes gens disposés au mariage!...

—C'est une idée, fit-elle.

Mais je ne sus pas si elle lui avait écrit cela, non plus que si elle lui avait cité mon nom parmi ceux des hôtes de Fontaine-l'Abbé. De sorte que son arrivée, s'il venait, ne devait rien signifier pour moi.

Allait-il venir? Il pouvait arriver demain!...

Viendrait-il, me sachant là?... S'il ignorait que je fusse là, quel effet ma vue lui produirait-elle?...

Madame Du Toit ne se doutait certes pas qu'elle me laissait sous son allée couverte avec une pareille angoisse. A cette angoisse s'en ajouta une autre, vers le soir, qui paraîtra tout à fait misérable, mais que je dois confesser: celle d'être laide, le lendemain, si je me laissais abîmer par le tourment!

Il arriva, non pas le lendemain, mais, sans se presser, quatre jours après. J'avais eu le temps de m'accoutumer soit à l'idée qu'il allait venir, soit à l'idée qu'il ne viendrait pas.

Je fus avertie de son arrivée, grâce à l'attention extrême que je portais à toutes les paroles, à tous les gestes, à tous les ordres de madame Du Toit, depuis quatre jours. Je l'entendis commander la voiture. J'étais enfermée dans ma chambre quand la voiture descendit les lacets; je ne pouvais la voir, je l'entendis bien et je suivis son bruit jusqu'à l'arrêt dans la cour pavée, sur la façade nord. Il[Pg 317] était environ six heures du soir; je ne voulais pas me montrer avant le dîner, mais je pensais qu'il connaîtrait ma présence, au cas où sa tante ne la lui eût pas annoncée, par mes enfants qui jouaient en bas.

Je ne me souviens pas d'avoir eu jamais, en aucune circonstance de ma vie, autant d'appréhensions et des palpitations si violentes qu'au moment de descendre, à l'heure du dîner, ce soir-là. Je ne me mettais pas ordinairement de rouge; mais j'avais appris, depuis un an, à en mettre, et je possédais tout ce qu'il faut pour cela. Je mis un peu de rouge, car j'aurais eu l'air d'une morte.

En entrant dans la pièce où l'on était réuni, mes yeux allèrent immédiatement à lui; je remarquai même: «Comment se peut-il faire que j'aie deviné l'endroit exact où il se trouve?» C'était moi qui, en entrant, recevais tout le reste de lumière des fenêtres ouvertes sur le couchant; c'était lui qui m'apparaissait en une sorte de silhouette auréolée. Mais je ne pus pas discerner son premier mouvement. Il s'avança pour me saluer; sa main était tout à fait inexpressive; il me dit aussitôt:

—Madame je n'espérais pas vous trouver ici.

—Vous n'avez donc pas rencontré mes enfants?...

—Vos enfants?... Comment!...

Et il se mit à chercher parmi les enfants qui étaient sur la terrasse. Il avait certainement rencontré mes enfants, mais il ne les avait pas reconnus.

[Pg 318]

Et j'aperçus, après ce premier contact, qu'en effet il avait eu la surprise de me voir entrer; il y avait en lui quelque chose de gauche et de gêné que je connaissais bien pour l'avoir observé autrefois dans les circonstances où il n'était pas à son affaire. Il était si peu habile à dissimuler! Cela venait-il de la petite vexation qu'il éprouvait de n'avoir pas reconnu mes enfants? Cela voulait-il dire qu'il retrouvait, en me voyant, la confusion ou la honte de notre dernière entrevue?... Il avait la peau hâlée, bronzée; je le trouvais beau.

Il ne fut placé, à table, ni à côté de moi, ni en face de moi. En me penchant sur mon assiette, j'apercevais son nez bruni, sa barbe allongée, ses mains fines, nerveuses et velues, sans bague aucune.

On ne l'entendit presque pas; c'était bien toujours le même homme; il ne parlait guère pour peu que le milieu ne lui fût pas tout à fait favorable; les jeunes gens qui étaient là ne le connaissaient pas, pour la plupart, ignoraient sa valeur, et l'ennuyèrent, à ce qu'il me sembla, en discutant leurs coups, critiquant leur jeu, et criant d'un bout de la table à l'autre, comme s'ils foulaient encore la pelouse. On s'en donnait! et la maîtresse de maison était toute indulgence, tant que le président n'était pas arrivé. Après le dîner, échange de mots banals; puis ma fonction de tapoteuse me retint au piano. Il n'avait pas besoin de[Pg 319] me tourner les pages, pour la musique que j'avais à jouer cette année! Et j'allai me coucher sans avoir, en somme, rien appris.

Eh bien! il était revenu... Eh bien! nous nous étions retrouvés! Et ce n'était que cela! Pas de vitres brisées, point d'éclat; mon cœur tout seul, dans ma poitrine, que mes proches voisins auraient pu entendre. «Mais, demain, pensais-je, il faudra bien que nous causions, un peu comme autrefois, quand ce ne serait que pour ne point nous faire remarquer...»

Il n'était pas pressé de me parler, c'était évident. Il eût pu me parler dans la matinée. Je ne le provoquais pas, mais j'étais loin de le fuir. Un aparté tranquille s'offrit à lui et à moi dans le jardin; il ne fit rien pour en profiter et se laissa entraîner par la petite Voulasne qui tenait à l'initier au tennis. Toute l'après-midi, je boudai dans ma chambre. Le soir se passa comme la veille, sauf qu'à table, il se mêla à la conversation des joueurs de tennis: il s'amusait à s'initier au jeu. Les saillies de Pipette, qui parfois étaient inouïes, le faisaient rire. A table, de côté, j'apercevais ses dents, quand il riait, et je voyais à sa physionomie une expression inconnue de moi. Cette expression n'était pas celle qui me plaisait mais, par contraste, elle avivait le souvenir de celle que j'aimais; je me torturais du regret de ce que je ne trouvais plus en lui, et j'étais jalouse de l'agrément[Pg 320] qu'il semblait prendre en disant des bêtises avec des jeunes filles, des enfants!...

Tout à coup, le lendemain, dans l'escalier, en descendant, c'est-à-dire dans l'endroit le moins propre à prolonger un entretien, où nous pouvions et devions être interrompus à chaque seconde, il me rencontra et me dit:

—J'aurais voulu vous épargner la vue d'un homme qui vous a offensée...

—Offensée?...

—Oh! dit-il, vous voulez avoir oublié...

Et il ajouta, sur un ton de résignation douloureuse, mais qui me parut singulier:

—On n'oublie pas!...

Ce qui voulait dire probablement: «Vous ne pouvez avoir oublié que je vous ai offensée, et moi, je ne puis vous oublier...»

C'était correct. Pourquoi cela me parut-il plus correct que convaincu?

Je lui dis:

—Il faudrait...

Je voulais dire: «Il faudrait que nous ayons un moment de causerie.» Il me coupa, pressé sans doute par un bruit de pas dans l'escalier, et il dit:

—Oui, il faudrait pouvoir oublier!... Oh! un accès de démence!... Je ne me pardonnerai...

Quelqu'un, qui s'engageait dans l'escalier, l'empêcha de poursuivre.

[Pg 321]

Il tenait donc tant à oublier? Ce n'était pas, à moi, mon souci. Il pensait à se disculper. Moi, je ne songeais qu'à me charger davantage.

Nous arrivâmes au bas de l'escalier en disant des choses banales.

Il pouvait être sincère en croyant m'avoir offensée. C'était mon attitude et ma figure involontaires, au moment de sa déclaration, qui le lui avaient fait croire.

Fallait-il que j'en vinsse à lui dire: «On n'est pas offensé quand on aime?...»

Ce fut à ce moment-là que l'idée me vint de lui donner à lire le cher papier qui me suivait partout et que je tenais enfermé dans mon petit coffret de fer. Je le tirai du coffret, je le pliai une fois de plus pour en diminuer le volume, et je le portai dans mon corsage, sur la peau même, afin de le sentir. C'était mettre le comble à ma folie. Lui, s'accusait d'un accès de démence; mon accès, à moi, n'était pas isolé, il durait. Je portai ce papier deux jours sans trouver l'occasion de le remettre. Il me brûlait la poitrine; j'avais peur de le perdre, une envie grandissante de le donner et en même temps une lâche terreur de ce que je désirais faire. Je ne parle pas de pudeur ni de remords anticipé d'une faute possible: on sent trop, hélas! qu'au point où j'en étais venue, cela ne comptait pas pour moi.

La pudeur, la honte, par un singulier renversement[Pg 322] des rôles, elles se trouvaient, elles étaient visibles chez celui pour qui je les avais abdiquées! Positivement, son front rougissait et ses épaules tombaient en face de moi! Il n'allait pas jusqu'à m'éviter, mais ma présence lui rappelait, comme il me l'avait dit, une chose qu'il voulait oublier. Ce qu'il voulait oublier, c'était surtout le souvenir d'avoir commis une action qu'il croyait une erreur, une maladresse irréparable... L'offense? mais elle était, à mon avis, dans la recherche de l'oubli plutôt que dans l'acte qu'il voulait oublier!... S'en doutait-il un peu, et sentait-il qu'à chaque heure il aggravait son cas à mes yeux? Il ne me fuyait pas, mais il ne me recherchait pas du tout. Il me parlait, et des mêmes sujets qu'autrefois, mais plus volontiers en compagnie et sans s'appliquer à terminer par un de ces tête-à-tête si faciles, ici, qui s'offraient pour ainsi dire, et qu'il me devait, à ce que je croyais... Traitait-il ces sujets comme autrefois? Il me semblait que non; mais c'était peut-être que les sujets, je les écoutais moins, que mon âme n'y était plus, que je pensais à autre chose?... J'enrageais, je trépignais. Je crois aussi que j'avais un peu l'air de l'attendre, de le poursuivre, et enfin de le provoquer. S'il ne m'aimait réellement pas, combien devait-il me trouver détestable! La seule pensée m'en fait frissonner aujourd'hui, et l'humiliation rétrospective m'en donne la nausée.

Une après-midi, comme je descendais au jardin, je[Pg 323] l'aperçus sur la pelouse, assis sur le rouleau de pierre que l'on avait laissé à quelque distance du tennis. Il regardait les joueurs. Je descendis l'allée couverte où, par hasard, il n'y avait personne. Entre les troncs des tilleuls il me vit; il pouvait venir me rejoindre; je parcourus deux fois l'allée. Il ne vint pas. Moi, j'allai à lui.

Je m'assis à côté de lui sur le vieux rouleau de pierre. Son premier mot fut:

—Oh! madame, vous ne craignez pas le soleil?

Je lui dis que non. Alors il me dit:

—Mais votre petite cousine Voulasne est charmante! regardez-la donc jouer...

Je dis:

—Elle a le diable au corps.

—Joli diable, dit-il, et quel corps!

Je fus choquée, peut-être à cause d'une certaine piqûre de jalousie, mais certainement aussi par l'impossibilité absolue où j'étais de m'accoutumer à entendre un homme parler sans périphrase du corps d'une femme et surtout d'une jeune fille. Dans vingt ans, peut-être aujourd'hui même, pareille susceptibilité paraîtra ou déjà paraît bien extraordinaire. Nous étions ainsi. Je fus choquée. Il le vit, d'un bref coup d'œil suivi d'un certain froncement des sourcils que j'avais surpris chez lui, je m'en souviens bien, le soir même de la déclaration. Avais-je donc fait, mon Dieu! encore le même visage?

[Pg 324]

Et, parce qu'il s'aperçut qu'il m'avait choquée, il fit tout de suite l'aimable; il me dit des phrases où s'enchâssait au moins par deux fois l'expression «une femme comme vous». C'était une expression qu'il avait employée autrefois en me parlant de moi, sans que j'en eusse fait la remarque. Autrefois, il me semblait que je savais ce que cela voulait dire et je n'étais pas fâchée que l'on voulût dire cela de moi. Aujourd'hui, cette expression me paraissait manquer de sens. Je lui demandai, avec un peu d'irritation dans le ton:

—«Une femme comme moi!... une femme comme moi!...»

Il me dit sans hésiter:

—Une femme née pour être un exemple à toutes...

—Merci.

Et il me tint, comme inédit, un discours que je lui avais déjà entendu prononcer sur les deux catégories de femmes, aussi tranchées que des espèces différentes. l'une honnête et qui, si elle manque à le demeurer, commet une erreur, l'autre qui se trompe aussi lourdement si elle prétend l'être sans en avoir la vocation.

Je n'accordais pas grande attention au discours, d'abord parce que je le connaissais et ensuite parce que je faisais cette remarque: «Jamais, autrefois, il ne se fût répété devant moi... parce que ma présence, en lui étant agréable, provoquait chez lui une attention[Pg 325] active et minutieuse qui l'eût fait se souvenir de paroles déjà dites, et qui suscitait sa pensée, l'inspirait.» Entre temps, je remarquais aussi que son discours était le développement rigoureux de la croyance qu'il avait de m'avoir offensée... Mais l'impression qu'il me donnait d'un si grand refroidissement à mon égard m'obligeait à me demander: «Croit-il vraiment m'avoir offensée? Ou tient-il à me le faire croire afin que je ne l'invite pas à m'offenser davantage!» Peut-être s'aperçut-il que je l'écoutais peu; il me dit tout à coup:

—Prenez garde! vous allez tacher votre petit soulier blanc...

J'appuyais, sans y prendre garde, un de mes souliers de drap blanc sur le timon en fer rouillé qui servait à tirer ou à pousser le vieux rouleau de pierre.

Et, en me disant cela, il avait, prestement, pour sauver mon soulier, touché du doigt ma cheville.

Étrange chose! contradictions, complexités insondables de notre nature: de cet homme à qui, s'il m'eût emportée dans ses bras, je me fusse abandonnée corps et âme,—du moins, à ce qu'il me semblait—je ne pus supporter ce contact léger. Je retirai ma jambe d'un mouvement brusque, inconscient, exagéré, d'un mouvement de patte de grenouille galvanisée; et, sans que ma volonté y fût le moins du monde intervenue, je m'écartai un peu de mon voisin[Pg 326] sur le siège de pierre. Et je dus, encore une fois, c'est probable, faire la figure de mes arrière-grand'mères!...

Il eut, lui, un œil lassé qui se reporta d'instinct sur un objet agréable et suivit les mouvements du «corps» de Pipette. Et ce qu'il eût aimé alors à dire, il ne me le dit pas.

Je suivais, à la dérobée, son regard. J'en souffrais si cruellement que je dis:

—«Elle» est destinée à faire une très honnête femme, savez-vous?

—Qui? me dit-il, en se retournant vers moi.

—La petite Voulasne.

Il éluda ma question:

—Avouez, dit-il, que les deux autres jeunes filles sont bien insignifiantes.

—Mon Dieu! ce sont tout simplement des jeunes filles bien élevées. Tout le monde dira d'elles ce que vous dites...

—Mais on les épousera...

—Et elles serviront d'exemple...

Ma riposte était un peu vive. Il dut la trouver hardie; il se tourna de mon côté, et ses deux sourcils demeurèrent suspendus; il était embarrassé pour répondre; il me dit:

—Je leur souhaite de n'être pas aimées par d'autres hommes que leurs maris: ceux qui les aimeraient souffriraient inutilement; elles aussi, peut-être.

[Pg 327]

—Ces femmes-là, quand elles aiment, aiment souvent plus que les autres!

—Des amoureuses repenties!... dit-il.

Il parut ennuyé. Ses yeux cherchaient à se dérober en fuyant vers les mouvements heureux du tennis. En quelques minutes, en quelques paroles, à propos d'un banal sujet, et sans toucher directement la grande question qui gisait entre lui et moi, le fond de son cœur s'était révélé. Nous avions l'air de causer bien amicalement, assis sur notre vieux rouleau de pierre et dans une atmosphère de jeunesse alerte et joyeuse, et moi je recevais le plus effroyable choc de ma vie; je m'entendais annoncer, par douces paraboles, la ruine totale, irrémédiable de mes espérances; sous ce clair soleil, devant ce beau château, lieu d'enchantement, abri de tant de rêves, je voyais se fermer à jamais, à tout jamais, pour moi, les portes infranchissables du domaine de l'amour.

Je tirai de mon corsage le papier quatre fois replié. Je n'avais plus, cela va sans dire, à le donner à lire.—Il est si clair, d'ailleurs, que je ne l'aurais jamais donné!...—Je le dépliai. C'était une feuille presque toute blanche. Deux lignes et demie, cela semblait être peu de chose. En déchirant le papier, je réservai la petite langue qui contenait les deux lignes et demie. Je chiffonnai le papier blanc en une boule que je jetai sur la pelouse; et de la petite langue je fis une boulette que j'avalai sous les yeux de M. Juillet.

[Pg 328]

Il me dit:

—Que diable faites-vous là?

—Vous le voyez: je mâche un morceau de papier...

Il eut un assez gentil sourire; il n'était pas du tout obligé de comprendre ce que j'avais fait.

Et il me dit, un peu taquin, comme en ses bons moments:

—Que vous êtes jeune! Il y aura toujours en vous de la pensionnaire!...

En effet, c'était un geste de pensionnaire que je venais d'accomplir.

Mais il restait en moi, comme en beaucoup de femmes, bien plus de ce que fut la pensionnaire qu'il ne le pouvait croire et que je ne le croyais moi-même.

Le soir de ce même jour, après le dîner, à l'extrémité de la terrasse aux grenadiers, j'allai m'accouder, un peu à l'écart, à la balustrade, et je regardai, au-dessous de moi, l'eau de la douve sombre et silencieuse, qui avançait comme un enterrement. C'était le soir d'un de mes plus tristes jours; j'étais tellement contusionnée que je ne pensais à rien. Une lueur, provenant des fenêtres éclairées, se diffusait à la surface de l'eau, tout juste pour permettre de discerner de menus objets qu'entraînait le courant lent et lourd: une feuille de platane, étalée comme une grande patte de canard, un brin d'herbe, une tige de roseau brisée. Soudain, je poussai un cri parce[Pg 329] que je croyais apercevoir un animal; tout le monde vint autour de moi s'accouder; c'était un pauvre petit chat de quelques jours, le ventre gonflé, les membres étendus comme la peau d'une descente de lit. On le regarda s'en aller, doucement, dans l'ombre de ce triste fossé. Madame Du Toit admonesta un domestique en lui rappelant qu'elle avait défendu qu'on jetât aucun objet dans la douve; et puis tous s'éloignèrent de moi, sauf M. Juillet, accoudé tout près. Il eût pu très bien donner une suite à la conversation de l'après-midi, à supposer qu'il n'eût ni compris ni voulu le sens définitif qu'elle avait pris pour moi. Il me parla simplement de son voyage.

Et désormais il ne craignit plus de s'approcher de moi, de causer avec moi, mais sans plus jamais faire allusion à «l'instant de démence». Notre affaire avait été réglée, une fois pour toutes, par notre échange de propos indirects, sur le rouleau de pierre.

Ma boule de papier roula pendant trois jours sur la pelouse. Du haut de la terrasse, je la voyais; quand je passais sous l'allée couverte, je la regardais, déplacée par le vent, déformée par la rosée de la nuit qui peu à peu en élargissait la tache blanche.

Lorsque M. Du Toit arriva, son premier coup d'œil, du haut du perron, fut pour cette tache blanche sur la pelouse et il s'écria:

[Pg 330]

—Ha! qui est-ce qui laisse traîner de la paperasse sur la pelouse?

Je dis:

—C'est moi!

—Cela m'étonne de votre part! dit-il.

Mais sa figure se radoucit aussitôt à cause de l'indulgence qu'il avait pour moi, femme irréprochable entre toutes!...


[Pg 331]

XVI

Les témoignages si particuliers d'estime qu'à tout instant M. Du Toit m'accordait ne me gênèrent pas, tant que l'amour en moi eut toute sa virulence. Un nuage épais, qui m'environnait, me cachait le monde et moi-même, et m'abusait sur la valeur des choses. Tout à coup, les témoignages de M. Du Toit me gênèrent.

A la suite de la conversation sur le rouleau de pierre, j'avais été plongée dans une hébétude telle que l'on ne saurait dire si l'on y souffre ou bien si l'on n'y éprouve pas une espèce de plaisir barbare qui vient de sentir qu'on ne pourrait souffrir davantage. C'est une stupeur qui trompe nos bourreaux et peut leur donner à croire que nous sommes insensibles. Le soir où je regardais le petit chat noyé dans[Pg 332] la douve, et où M. Juillet me parlait de son voyage, M. Juillet se disait probablement: «Comme elle est tranquille! c'est fini; on a toujours tort de s'imaginer que cela va faire des histoires...» Je pleurais, presque tous les soirs, à mon balcon, avant ce soir-là, mais ce soir-là je n'ai pas pleuré. Et, depuis ce soir-là, les jeunes gens, les jeunes filles étant partis pour faire place aux amis du président, et Pipette demeurant seule de ce petit monde, à Fontaine-l'Abbé, je jouais, après le dîner, quelques airs de valse pour faire danser Pipette, soit avec son beau-frère Albéric, soit aussi avec M. Juillet!... Et lorsque Pipette valsait avec M. Juillet, mes mains ne tremblaient pas, sous mes doigts si calmes naissaient et se répandaient ces ondes amoureuses, sensuelles et troublantes qui font pencher les têtes, clore à demi les yeux, frissonner la taille sous le bras qui la presse, et dont les effets semblent à tous salutaires du moment qu'ils sont produits sur des jeunes filles à marier.

Mais M. Du Toit commença à me proposer trop souvent comme exemple à la jeune Voulasne pour qui il n'avait pas toute l'indulgence de sa femme. Madame Du Toit elle-même, il est vrai, se montrait à présent plus serrée, à l'égard de Pipette, soit à cause de la présence du président et de ses nouveaux hôtes, soit qu'elle se fatiguât des incartades de la jeune fille, parfois vives, soit qu'une apparence de flirt avec M. Juillet lui parût inopportune, soit enfin[Pg 333] qu'elle fît involontairement expier à Pipette l'échec, hélas! probable, de toute la fameuse stratégie matrimoniale: les trois jeunes gens s'étaient montrés pourtant au mieux avec mademoiselle Voulasne; aucun n'avait fait mine, en partant, de la vouloir épouser. Bref, Pipette, telle qu'elle était, n'ayant pas enlevé un mari, on essayait de dompter la farouche Pipette. Et de même que j'avais été le modèle proposé à sa sœur Isabelle, j'allais servir désormais d'«exemple» à Pipette!

Tout le temps qu'une image nette et de relief un peu vigoureux ne s'était pas présentée à mon esprit pour figurer ma conduite d'amoureuse, celle-ci bénéficiait de toute ma complaisance; soudain, un beau jour, à table, M. Du Toit, d'un mot d'ailleurs très discret, très supportable, ayant fait allusion, en souriant, à je ne sais quelle de mes prétendues «vertus», l'idée me vint que quelqu'un pouvait se lever, là, devant tous ces juges assemblés, et déclarer que si M. Un Tel, ici présent, eût voulu de moi, je serais aujourd'hui sa maîtresse. L'image, le ton des paroles, leur sens, cela fut devant moi comme une hallucination. Ce n'était pas une épouvante si chimérique; quelqu'un était là qui eût pu, en somme, à la rigueur, se lever et parler ainsi, et moi, à supposer un «instant de démence»,—j'en avais bien eu d'autres,—je pouvais moi-même me lever, m'accuser publiquement, dire cela!... Et cela, ç'aurait été la vérité,[Pg 334] la vérité vraie, celle dont le visage vous éblouit!... J'eus peur.

Cela m'écrasa. Pas une seule fois, jusque-là, je n'avais éprouvé le sentiment de la honte. L'année précédente, quand sur les marches du perron, là, tout à côté, j'avais senti que l'amour me possédait, j'étais fière; lorsque j'étais parvenue, dans les toutes dernières semaines, pour ainsi dire au faîte de mon exaltation amoureuse, lorsque la réalisation même osait se présenter à mon imagination, je ne me sentais pas amoindrie; aujourd'hui, l'image de ce qui eût pu se faire et ne s'était pas fait s'offrant à mon esprit, je me sentais foulée aux pieds, réduite à l'état de boue.

De cet état de prostration, le chagrin me tira. Le chagrin me releva à mes propres yeux. C'était un chagrin immense, profond comme mon amour même; intermittent comme un sanglot. Quand mon chagrin éclatait, je ne me voyais plus qu'amoureuse et malheureuse; j'avais pitié de moi-même; je pleurais si fort, et si abondamment, que je n'aurais pu, alors, ni m'en vouloir ni m'en mépriser. Quand il faisait trêve, c'était pour céder à mon écœurement et à mes nausées. Alternatives de clarté et de nuit, comme dans un tunnel percé de jours fréquents. Au fond, j'étais d'une grande ignorance des procédés de la passion et des phénomènes que j'avais subis; ma solitude était complète; je ne pouvais m'ouvrir de[Pg 335] mon tourment à personne; et ce que j'avais fait, l'énormité de ce que j'avais fait durant l'étrange maladie de ma conscience, ne se révélait à moi que par bribes, à mesure que se multipliaient en moi les intervalles lumineux.

Quel réveil, le jour où il fut établi, à mes yeux, que moi, la scrupuleuse et la timorée, moi la correcte et la délicate, j'avais eu tout simplement plus d'audace que la plupart des femmes dont les mœurs me scandalisaient! Moi? mais je m'étais tout simplement jetée à la tête d'un homme! Moi? mais sans que cet homme m'eût jamais dit un mot d'amour, sans que cet homme m'eût déclaré qu'il me désirait, moi? par mes assiduités, par ma tendresse non retenue, par tout le feu qui rayonnait de moi, par cette imploration que tous mes gestes probablement traduisaient, j'avais dû contraindre un homme à prononcer cette formule dont la banalité et le caractère artificiel m'avaient tant stupéfaite, et tout de même satisfaite!... Moi, moi? j'avais mis un homme en demeure de me faire cette grâce, cette charité!... Sans qu'il tînt beaucoup aux minces avantages qu'il en pouvait retirer, oui, moi, j'avais acculé cet homme à endosser la responsabilité de détourner de ses devoirs «une femme comme moi»! Car enfin, soyons francs, il s'entendait à merveille avec moi; il prenait plaisir à bavarder avec moi, oui,—surtout chez sa tante où toutes les autres femmes l'ennuyaient;—il avait[Pg 336] même une complaisance particulière pour moi; il regrettait peut-être, je l'ai déjà dit, de ne m'avoir point connue en un temps où il eût pu m'épouser; oui, oui, oui! mais avec tout cela, il ne me parlait point d'amour!... Une femme plus expérimentée que moi ne s'y fût pas trompée! elle eût à temps brisé son élan, évité de s'écorcher à ce mur contre lequel je poussais un homme embarrassé, m'aimant bien, mais pressentant en moi ce qui, en effet, allait se produire, ce qui se produisit aussitôt dit le mot fatal, un homme pressentant qu'il y avait en moi, sous la femme amoureuse, si passionnée fût-elle, un mystérieux et insurmontable obstacle à ce que je fusse jamais la maîtresse de quelqu'un.

Cet obstacle s'était élevé de moi, à mon insu et contre moi-même; il m'avait environnée, encerclée comme la ceinture d'une forteresse; et de quel revêche système de défense avais-je dû être hérissée tout à coup pour qu'un homme qui venait de se déclarer comprît, dans l'instant, à mon seul aspect, que je n'étais pas de l'espèce des femmes dont on tire le plaisir!—Mais il le savait depuis longtemps! et c'était pour cela, probablement, qu'il ne me parlait pas d'amour!...—Oui, oui, il le savait; il s'en doutait du moins; mais moi, ne semblais-je pas lui affirmer le contraire?... Et lorsque enfin il avait pris la soudaine décision d'agir, un visage que je ne gouverne pas, un visage, il faut le croire, aussi mien que[Pg 337] le mien, l'avait fait reculer d'effroi... Ce visage, quand j'y songe, je crois que c'était ce qu'on appelle «l'air de famille», qui rapproche les plus fraîches fillettes du masque décrépit des aïeules, et le poupon naissant d'un arrière-grand-oncle, foudre de guerre et moustachu; c'était l'air de famille qui me liait sans doute à une longue lignée d'honnêtes grand'mères, autant et plus peut-être que mon éducation si idéaliste et si pure; c'était un ensemble, une accumulation de mœurs réservées et contraintes, force puissante, bien supérieure à nous-mêmes et à notre meilleure volonté.

Dans les instants de lucidité qui me cinglaient comme des éclairs durant ma grande perturbation, je commençais à entrevoir l'homme que l'amour avait transfiguré à mes yeux et que ma chasteté héréditaire avait fait reculer. Il était apte à tout comprendre, et il s'était plu à comprendre mes aspirations vers une vie moins matérielle et moins rudimentaire. Mais il se plaisait autant à comprendre celles de la jeune Voulasne qui consistaient à jouer, sauter, danser, tonitruer, cavalcader, dépenser une activité physique surabondante, et dont surtout la jeune chair exerçait un attrait sur les hommes. Il savait lui parler comme il avait su me parler à moi; comme il avait su parler, peut-être, à une madame Le Gouvillon... Il était le seul homme, à Fontaine-l'Abbé, qui sût amuser Pipette. Il aimait dans la[Pg 338] femme autant la légèreté que la gravité; il avait de l'admiration sincère pour les pures, et des arguments pour les encourager dans la bonne voie; mais il appréciait, d'un point de vue différent, les autres, et s'il les accompagnait dans leur chemin non classé, je ne pense pas que ce fût pour les remettre sur la grande route... Ses opinions demeuraient, en tous les sujets, cohérentes et conformes à celles qui régnaient dans la famille Du Toit, mais il ne conformait pas sa vie strictement à ses opinions. Il avait un démon intérieur, avouait-il lui-même, avec lequel tantôt il se colletait, tantôt, bras dessus bras dessous, il «tirait des bordées». Son oncle disait de lui: «C'est un impulsif, comme les génies et les propres à rien.»

Mais lorsque je retombais au creux de mon chagrin, seul, le souvenir me restait des choses si belles qu'il m'avait dites parfois et qu'il avait si bien l'air de ne dire que pour moi. N'était-il pas sincère, à ces moments-là comme aux autres? Les moments les plus doux de ma vie!...

Lorsqu'il partit, je fus précipitée au dernier degré de ma misère.

Il partit parce que madame Du Toit lui avait demandé pourquoi il n'épouserait pas la petite Voulasne.

Pipette, qui ne cachait pas ses impressions, en le voyant partir, dit:

[Pg 339]

—Ah! bien, ça va être gai, ici, sans vous!

Je la trouvai délicieuse de penser et de dire cela. Si je n'avais pas su pourquoi il partait, j'aurais peut-être été jalouse. Pauvre Pipette! elle ne savait pas, elle, la cause de ce départ; et je m'apprêtais à partager un peu avec elle ma tristesse, sans parler de lui trop directement, moi du moins, mais en échangeant entre nous de petites plaintes.

Il partit par le même train qui m'avait emportée l'année précédente; un train de fin d'après-midi qui permettait de se dire adieu au goûter. La voiture attendait dans la cour pavée; tout le monde vous reconduisait jusque-là; on se serrait la main, on disait les mots ordinaires, et puis la voiture s'en allait en grimpant l'allée en lacets, avant de disparaître sous les châtaigniers.

Un an auparavant, quand c'était moi qui partais, il était demeuré un des derniers dans la cour, à regarder s'éloigner la voiture. M. Du Toit ne faisait point à son neveu l'honneur d'interrompre sa chasse pour lui dire adieu, de sorte que nous n'étions plus là qu'entre femmes sur le pavé, et personne ne resta. En rentrant par la galerie dallée, aux murs blancs, où étaient des têtes de cerfs et des gravures représentant des prises de villes par le roi Louis XIV, et qui s'éclairait tout au long sur la façade Nord, par de nombreuses fenêtres, je me retournai du côté de l'allée sinueuse, et je vis la voiture déjà rapetissée et affectant de fantastiques[Pg 340] formes, à travers les vieilles vitres, les unes bleuâtres, les autres vert bouteille, certaines incolores, toutes inégalement aplanies. Cela faisait un peu mal au cœur...

Pipette avait décroché dans le corridor une ancienne corde à sauter suspendue au portemanteau, et, étant repassée dans la cour pavée, sautait à la corde. J'étais convaincue qu'elle avait pourtant du chagrin. Je lui dis, bêtement, sans trop penser à rien, ce qu'on m'avait dit tant de fois à moi-même, et dans les moments où cela convenait le moins:

—Comme vous êtes jeune!

Elle ne me répondit pas. Elle fermait aux trois quarts les paupières; la corde claquait à intervalles réguliers en touchant le sol et semblait couper autour du corps entier de la jeune fille tous les fils qui la pouvaient relier au monde extérieur.


[Pg 341]

XVII

On sait comment les jours mauvais se groupent d'ordinaire et se mettent volontiers bout à bout, de manière à former ce qu'on appelle une série noire. Ce ne fut pas le lendemain du départ de M. Juillet, ce ne fut pas le soir de ce départ, ce ne fut même pas trois heures après la disparition de la voiture sous les châtaigniers de Fontaine-l'Abbé, que mon petit Jean tomba malade. Rien ne le faisait redouter dans la première partie de la journée; il avait très peu mangé au déjeuner, il n'avait rien pris au goûter, mais c'était un enfant à l'estomac capricieux à qui cela arrivait maintes fois; il jouait sans turbulence, de coutume; personne n'avait remarqué qu'il était sans entrain. Tout à coup la fièvre le prit, une fièvre violente. Je me souvins qu'on avait parlé dernièrement, à mots[Pg 342] couverts, de peur que j'en fusse inquiète, d'un cas de croup dans le pays. Je fus épouvantée. J'ouvrais la bouche du pauvre petit qui criait comme si je l'étranglais; je lui trouvais la gorge rouge.

—Mais, me faisait observer madame Du Toit, pour le moindre bobo à la gorge ils ne l'ont pas moins rouge!... Il aura pris froid;... une petite angine, peut-être!... Le croup! ma bonne amie, mais un enfant qui a le croup, on ne l'entend plus!...

—Mais! disais-je, ce n'est peut-être que le commencement; il l'aura demain!... Et la scarlatine!... Me voyez-vous ici avec une scarlatine, à huit kilomètres du médecin!...

Mon idée première, immédiate, avait été d'emmener mon enfant à Paris. On me trouvait folle. Pourquoi tant d'alarme sous le prétexte qu'un enfant a la fièvre?

—Attendez le médecin, tout au moins! Le fils du jardinier est monté sur sa bicyclette; il va prévenir le docteur Houdart...

—Mon Dieu! mon Dieu!... une heure plus tôt! la voiture qui conduisait justement au train de Paris!...

J'étais affolée; je pensais à ce qui aurait pu être, à ce que j'aurais pu faire: si je n'avais pas perdu cet enfant de vue, si je n'étais pas restée au goûter, si je ne m'étais pas attardée dans la cour pavée, dans le corridor, on eût pu encore faire signe à la voiture, et j'emmenais mon enfant à Paris!...

Le fils du jardinier revint sur sa bicyclette, à peu[Pg 343] près en même temps que la voiture: il avait laissé un mot chez le docteur Houdart, mais le docteur Houdart était en visites, et dans une direction opposée à Fontaine-l'Abbé! Point d'autre médecin dans la petite ville... A quelle heure ce satané médecin viendrait-il? Viendrait-il aujourd'hui? Et qu'était-ce que ce médecin? Un jeune homme, nouvellement établi. Et si c'était le croup!... Dans ce temps-là on ne connaissait pas le sérum; il fallait pratiquer d'urgence une opération difficile... Envelopper mon enfant, le porter dans mes bras à Paris, voilà ce que je voulus à toutes forces. Il n'y avait pas de train avant onze heures du soir. Si le médecin n'était pas venu à dix heures, je partirais. Mais j'étais d'avance décidée à partir: quelque chose en moi voulait, voulait absolument que le salut de mon enfant ne fût qu'à Paris. Mais je risquais, dans le trajet, long, en pleine nuit, d'aggraver l'état du pauvre petit? On me le disait. Je n'en voulais rien croire. C'était un entêtement étrange, farouchement obstiné. Nous avons des raisons d'agir que, vraiment, nous ne connaissons pas. Le docteur Houdart vint à neuf heures; il avait l'air d'un homme méticuleux, très prudent; il ne me parut pas avoir le coup d'œil assuré du médecin qui devine; il ne pouvait rien affirmer; il fallait attendre; il reviendrait le lendemain. Il connut ma décision d'emmener l'enfant, il ne la combattit pas assez pour m'obliger à rester.

[Pg 344]

Grave affaire au château: supplications, partis divers, la plupart comprenant mon inquiétude, mais n'approuvant pas ma détermination; désespoir de Pipette qui se lamentait déjà parce que la voiture avait rapporté le courrier pris à la poste, et une lettre de ses parents partis pour l'Espagne!... Sans elle, sans sa sœur, sans avoir averti ni l'une ni l'autre!... «Un tour de Chauffin, disait-elle; il se venge!...» Albéric et Isabelle pestaient comme la jeune sœur; ils se rappelaient le voyage d'Italie, l'année précédente, à pareille époque. A n'être pas chez les Voulasne, cette année, ils perdaient l'Espagne!...

Je fis, moi, un voyage de nuit pénible; mais, aussitôt dans le train roulant vers Paris, je ne sais pourquoi, la confiance renaquit en moi. Fontaine-l'Abbé me semblait le tombeau; Paris, que j'atteindrais dans la matinée, me parut le port, le salut assuré. J'avais fait monter Suzanne avec la bonne, dans un autre compartiment, afin d'éviter les contacts avec le petit malade; aussitôt à Paris, j'expédierais Suzanne en Touraine...

Personne ne peut douter de la sincérité de mon tourment. Quand on va oser ce que je m'apprête à dire, on ne mesure pas l'étendue de la franchise... Ma conscience, je le jure, n'éclairait pas en moi une autre pensée que celle de mon enfant malade, de mon autre enfant qui pouvait le devenir... Eh bien!—et je le[Pg 345] dis pour peindre l'amour tout entier, avec ses conséquences,—je me demande aujourd'hui si j'eusse éprouvé pareille démangeaison de conduire mon enfant malade, à Paris, dans le cas où cette maladie se fût déclarée la veille, par exemple, ou trois jours auparavant, M. Juillet étant encore à Fontaine-l'Abbé!...


Vers sept heures et demie du matin, nous arrivions à la maison sans que le petit eût souffert du froid; c'était plutôt miracle qu'il n'eût pas été étouffé sous l'amoncellement de châles, de couvertures, de foulards, dont on nous avait surchargés au départ; d'ailleurs, à peu près tout ce que, dans notre fuite précipitée, nous avions pris comme bagages. Le fiacre aussitôt arrêté, je sors avec mon précieux fardeau entre les bras. A ma grande surprise, le concierge, qui balayait l'entrée, ne donne pas signe d'étonnement de nous voir ainsi revenir à l'improviste; il touche à peine de la main sa calotte.

—Ah! mon pauvre monsieur Bailloche, rendez-moi le service de sauter dans la voiture qui nous a amenés et de courir chez le docteur Clair, et dites-lui qu'il vienne en commençant sa tournée, que mon petit garçon est mourant... entendez-vous?... mourant!...

Je me précipite dans le corridor d'entrée au fond duquel est la loge.

[Pg 346]

La concierge, occupée à se coiffer, entr'ouvre le carreau, fait un petit signe de tête un peu familier, elle d'ordinaire si prévenante. Je dis en passant, avec mon lourd paquet vivant sur les bras: «Ah! ma pauvre madame Bailloche!» ce qui signifiait pour moi: «J'ai bien du malheur avec mon pauvre petit...» Entre femmes, on attend sur ces sujets un signe de commisération, un mot interrogatif. Madame Bailloche ne me dit rien. Des premières marches de l'escalier, je lui crie:

—Ah çà! est-ce que vous auriez été informée de mon retour?

L'idée m'était venue que madame Du Toit avait pu avertir le concierge par télégramme.

Madame Bailloche me répond:

—Monsieur ne nous a rien dit.

—Comment! Monsieur?...

Je savais mon mari dans la Dordogne. Madame Bailloche en quelques mots rapides, débités sur un ton étrange, m'apprend que monsieur est de retour depuis le commencement de la semaine. Je ne veux pas m'arrêter, pourtant; je monte, je monte l'escalier, tout en regardant au-dessous de moi la tête de la concierge aux cheveux épars et aux petits yeux vairons où semble contenue je ne sais quelle humeur perfide.... Mon mari est revenu depuis le commencement de la semaine; et il ne m'en a pas avertie! Il n'était pas convenu qu'il dût revenir à Paris; nous[Pg 347] devions, comme l'année précédente, nous retrouver à Chinon... Et cet air des concierges!... Que se passe-t-il?... Mon cœur bat si violemment que je suis obligée de faire une station à chaque palier... Ma femme de chambre m'a rejointe ainsi que Suzanne, et elles montent devant moi:

—Monsieur est là, à ce qu'il paraît!... Ton père est là, Suzanne!...

Suzanne qui faisait la sérieuse, à cause de son petit frère malade, ne contient plus sa joie à l'idée que son père est là. Au cinquième, elle carillonne et crie: «Papa!... papa!...»

Jusque de l'étage inférieur, j'entends le bruit bien connu de la chaîne de sûreté, du verrou, puis la voix du papa étouffée par les embrassements et les rires de Suzanne, qui s'est barbouillée de savon, son père ayant été surpris le blaireau à la main. J'arrive enfin:

—C'est Jean qui est malade... J'ai voulu le ramener dare-dare... Le concierge est chez le docteur Clair...

Une fois chez moi et ayant vu mon mari vivant, et debout, je ne songe même plus à m'informer du motif qui peut faire qu'il soit là, et non dans la Dordogne; je ne songe plus qu'à coucher mon petit dans son lit, à épier la sonnerie de l'entrée, la visite du docteur.

Après s'être informé de ce qui concerne le petit malade, la première question que mon mari me pose est celle-ci:

[Pg 348]

—Avez-vous eu là-bas des nouvelles des Voulasne?

—Des Voulasne? mais oui: ils sont partis pour l'Espagne.

Il sursaute:

—Quand ça?... Mais depuis quand?...

—La nouvelle en est parvenue hier; ils ont écrit à leurs filles, de Burgos...

—Leurs filles ne les savaient donc pas partis?

—Mais non! elles sont furieuses...

Je le voyais s'effondrer comme j'avais vu le faire Isabelle, Pipette, Albéric lui-même, à l'annonce de ce voyage impromptu:

—Eh bien! dis-je, qu'est-ce que cela peut vous faire? Comptiez-vous être du voyage?

Il m'écoutait à peine; il se livrait à un calcul de dates. Il aboutissait à une conclusion qui lui paraissait désastreuse:

—Ils ont pu ne quitter Dinard que dimanche!...

—Eh bien?

—Je cherche, dit-il, à me rendre compte, parce que je leur ai écrit. Je n'ai pas reçu de réponse...

—Comment! vous attendiez une réponse des Voulasne?...

La négligence des Voulasne était, entre nous, matière ordinaire à plaisanterie. Il ne dit rien, mais souleva tous les muscles de son visage, ce qui semblait signifier que le cas était de nature à modifier les us et coutumes des Voulasne eux-mêmes.

[Pg 349]

Et son attitude à lui, en effet, était telle que, penchée sur mon pauvre petit dont le front avait la chaleur d'un linge ébouillanté, je commençais à doubler mon inquiétude de celle qui bouleversait mon mari.

A ce moment, on sonna. Je bondis, je fus à la porte d'entrée sans attendre l'intervention de la bonne, et j'ouvris au docteur comme à un sauveur. Le bon docteur Clair, qui connaissait mes enfants, qui les avait un peu mis au monde, accourait, avant l'heure de la première visite, et dans la voiture même que j'avais envoyée le chercher. Bailloche était monté avec le docteur et me réclama à la porte le prix du fiacre.

—C'est bon! c'est bon! voulez-vous avoir la complaisance de payer le cocher, nous réglerons ça...

Bailloche tournait entre ses doigts sa calotte; il avait une mine singulière et me manifesta qu'il préférait être réglé sur l'heure. Je ne comprenais rien à une exigence aussi insolite; je dus regagner ma chambre où j'avais laissé mon porte-monnaie; mais, une fois-là, j'oubliai le concierge pour n'être plus qu'à la consultation. Il fallait une bougie, une cuiller à potage pour servir de réflecteur, une autre pour peser sur la langue. Et pendant que le docteur, armé de cet appareil, examinait la gorge, moi, haletante, je regardais la figure du docteur, comme si le destin allait s'y inscrire en caractères déchiffrables.

[Pg 350]

Je n'y lus rien du tout; et, comme le docteur Clair ne se pressait jamais ou voulait avoir l'air de ne jamais porter un diagnostic hâtif, il prit le temps de souffler la bougie et de reposer sur la table de nuit ses deux cuillers, avant de me dire:

—C'est une affaire de quarante-huit heures... une angine herpétique... trois boutons en pleine floraison... Il a dû faire cette nuit une fièvre de cheval?... Et vous êtes partie, comme ça, avec un enfant dans cet état?...

Je lui énumérai mes raisons: huit kilomètres de la ville, médecin inconnu, hésitant; ma crainte d'une maladie grave dans ce désert qu'est la campagne... Il ne m'approuvait ni ne me blâmait. Je crois que, si la maladie eût été grave, il eût été content de tenir l'enfant sous sa main; mais il se trouvait que la maladie n'était pas grave, et il me dit:

—Que vous êtes nerveuse!

Il eût pu m'attraper, à présent! cela m'eût été bien égal; j'étais soulagée, tranquillisée. Et je pensais que le médecin de campagne, là-bas, tel que je l'avais vu, n'eût pas été homme à se prononcer si catégoriquement, et nous eût fait languir d'inquiétude. Nous voulons tout de suite savoir. Au fond, nous pensons beaucoup à nous-mêmes jusque dans les tourments que nous causent les malades les plus chers.

En reconduisant le docteur, je trouvai la porte ouverte et le concierge qui était resté là.

[Pg 351]

—Comment! vous voilà encore! Vous n'avez pas payé le fiacre?...

—J'attends l'argent..., dit-il, d'un ton finaud qui me parut désobligeant en présence du docteur.

Je lui remis dix francs pour payer le fiacre. Il me demanda:

—Faudra-t-il prendre là-dessus les deux petites courses que ma femme a déjà avancées à monsieur?...

—Prenez donc! lui dis-je en refermant la porte et retournant à mon malade.

Le papa devait se charger de porter lui-même l'ordonnance chez le pharmacien. Je poussais des soupirs: «Ça ne sera rien! ça ne sera rien!... une angine...» Mais lui, qui n'avait pas traversé mes inquiétudes, ne participait pas à ma détente heureuse. Et il me fallut revoir son teint bilieux pour me rappeler où nous en étions lorsque le docteur avait sonné. L'affaire du voyage Voulasne!... Mon mari poursuivant ses calculs,—que je ne me charge pas de reconstituer,—aboutissait à conclure que les Voulasne avaient très bien pu ne quitter Dinard que deux jours après réception de sa lettre; et il voulait me faire juge du cas. Moi, à qui l'on eût fait adopter tous les calculs du monde, je lui disais: «Mais, qu'importe? quelle importance cela peut-il avoir?» Je voyais bien qu'il avait un très gros souci et qu'il hésitait à me le confier.

[Pg 352]

—Ce sont bien eux, s'écriait-il; ah! je les reconnais bien là... Ils sont capables de s'être dérobés!...

—Pourquoi?...

Il ne me le disait pas encore. Je lui rapportai les suppositions, les soupçons, si l'on voulait, que ce voyage inopiné nous avait inspirés, à Fontaine-l'Abbé: un coup de M. Chauffin pour se venger de Pipette et obliger en même temps le couple Albéric à se morfondre à la campagne tout l'automne...

—C'est plausible, me dit mon mari: mais voilà ce qui s'appelle une coïncidence!...

—Une coïncidence?...

—La réception de ma lettre qui, j'en suis certain, leur est arrivée tel jour; leur départ, très probablement le surlendemain, pour un voyage dont il ne fut auparavant jamais question...

—Eh! mon Dieu! que pouvait donc bien contenir cette lettre?

Il parut fauché tout à coup comme une gerbe d'épis, s'affala sur un fauteuil bas où j'avais jeté toutes les couvertures prêtées par madame Du Toit:

—L'aveu, dit-il, d'une grande, d'une très grande détresse.

Et je me souviens qu'avant d'être touchée par l'annonce de la catastrophe, je ne pus m'empêcher de manifester mon étonnement que l'aveu en eût dû être fait aux Voulasne. Pourquoi aux Voulasne?

Mon mari n'avait jamais cessé de croire que son[Pg 353] salut reposât dans la maison de ses cousins; il les tenait pour sa Providence; on eût dit qu'il se les fût de tout temps réservés pour le jour du malheur... Si je ne partageais point son sentiment, ce n'était pas que je les tinsse pour incapables de rendre quelque service; mais je savais, par mainte épreuve, que c'étaient des gens qui ne voulaient pas, qui ne voulaient absolument pas être ennuyés, et que les joindre pour leur demander quoi que ce fût qui n'eût point de rapport avec un divertissement, était l'entreprise la plus insensée.

Et donc, voilà qu'ils étaient encore une fois en voyage! Je me remémorais leur départ opportun au moment de la cérémonie du mariage à Chinon...

Enfin, mon mari me raconta, lui qui ne disait jamais mot de ses affaires, la triste affaire qui l'accablait. Une affaire que lui avait passée Grajat, il y avait plus de quinze ans: l'adjonction d'une aile à un corps de logis ancien, en Dordogne, sur un terrain sableux. Il y avait eu difficulté à construire, risques à courir; Grajat d'ailleurs avait averti, en se déchargeant d'un travail qui l'ennuyait sur un jeune architecte encore inconnu et dont il piquait l'amour-propre. Le jeune architecte s'en était tiré; sa réussite même avait fait un certain bruit, l'avait servi dans sa carrière, et il ne pouvait de ce chef adresser aucun reproche à Grajat.

Mais, au bout de dix-sept ans, l'aile tout entière se[Pg 354] lézardait, nécessitait de coûteux travaux d'étayage, de reprise des sous-sols, causait d'importants dommages, les locaux étant devenus inutilisables. C'était pour cette construction que mon mari avait été si fréquemment obligé d'aller en Dordogne; il ne s'en était pas vanté... Enfin, et malgré tous les travaux supplémentaires, un dernier glissement du sol emportait tout ce que l'ingéniosité, la hardiesse ou la ténacité des architectes modernes avaient ajouté à un vieux bâtiment demeuré depuis trois siècles manchot, laissé tel, probablement, par la prudence des bonnes gens du temps, que préoccupaient moins les prouesses ou le bénéfice pécuniaire que les œuvres durablement établies. Enfin, la responsabilité incombait à l'architecte constructeur. On plaiderait, oui, sans doute, me disait mon mari, mais pour que le tribunal fixât l'indemnité, non pour en esquiver le paiement. Le propriétaire du château était un vigneron du Bordelais, assez âpre, et à court d'argent dans le moment; il proposait une transaction. Le chiffre de la transaction, débattu, finalement accepté en principe, était de cent mille francs. Mon mari affirmait qu'éviter, à ce compte, le bruit du procès et l'indemnité prévue était avantageux. Ces cent mille francs, il me confessa qu'il ne les avait pas, qu'il n'avait rien. C'étaient ces cent mille francs qu'il demandait à ses cousins Voulasne.

—Pourquoi pas à d'autres?

[Pg 355]

—Ce n'est pas si facile que cela!...

—Comment!... un architecte... Vous... cent mille francs!...

Il leva sur moi des yeux misérables, des yeux que je ne lui connaissais pas, des yeux de ces bons animaux de chiens qu'on a tapés et qui vous regardent en levant vers vous une patte si tendre... Je sentis ma gorge se contracter. Je m'approchai de lui; je lui touchai la main. Alors je vis de chacun de ses yeux sourdre une grosse larme qui lui coula sur la joue et dans la moustache avec une rapidité étonnante, comme si c'eût été une petite bille de cristal.

Il n'avait pas de crédit! Il n'avait jamais dû exécuter de travaux considérables, ou bien il était, comme me l'avait dit Grajat, maladroit en affaires... Peut-être aussi, pensais-je, était-il simplement très honnête?... Il n'avait non plus jamais cessé d'être rongé par sa sœur à qui je le soupçonnais de fournir de l'argent, soit directement, soit par l'intermédiaire de la vieille mère, afin d'éviter qu'elle ne fût tentée de s'en procurer d'une manière indécente... De ses affaires, dont il ne m'informait point, par principe, je ne connaissais qu'une conséquence: la maigreur de notre budget; mais en me remettant, d'ailleurs très ponctuellement, l'argent du ménage, ne me disait-il pas souvent: «Je ne suis plus jeune, il faut faire des économies pour vous et vos enfants...» Eh bien! il n'avait pas fait d'économies.

[Pg 356]

J'étais surprise qu'il n'eût pas recouru, dans sa détresse, à Grajat qui en était la cause initiale, et avec qui il demeurait en relations; mais, à l'interroger là-dessus, j'aurais préféré la misère. Et d'ailleurs, s'il ne recourait pas à Grajat, n'était-ce pas qu'il l'avait déjà fait en vain? Il recourait à ses cousins Voulasne.

Il reçut de ses cousins Voulasne, huit jours plus tard, une carte postale expédiée de Séville, toute remplie par les exclamations ordinaires aux voyageurs: joie, admiration, ciel idéal, affolement produit par le légitime désir de s'instruire, oubli de tout dans une enivrante activité, courses de taureaux par-dessus le marché! Un coin de la carte, un petit triangle, séparé même du reste par un trait de plume, au-dessous des initiales de Gustave et d'Henriette, contenait cette simple allusion à la lettre qui rendait mon mari si anxieux: «Bien attristés par votre mot, mais, hélas! que nous sommes loin de tout!»

Rien de plus ne nous parvint d'eux. Quand la carte postale nous arriva, d'ailleurs, l'infortuné cousin des Voulasne ne comptait plus sur leur secours. Il ne fut presque pas plus abîmé par l'énumération des attractions sévillanes et par le tour d'escamotage exécuté dans le petit triangle. Une incertitude planait sur l'acte de nos cousins. Agissaient-ils par eux-mêmes? Agissaient-ils par leur ami Chauffin?[Pg 357] Avaient-ils reçu la lettre avant leur départ, ou, réellement, cette lettre aurait-elle été décachetée par eux dans le courant d'air d'un hall d'hôtel ou d'une gare de chemin de fer, ou bien en prenant des billets pour la course de taureaux? «A quoi bon approfondir? disait mon mari, le résultat n'en est pas moins négatif.» Là se trahissait encore la différence de nos caractères: pour moi, le résultat importait moins que le procédé; mon mari pensait à son besoin d'argent et moi à mon indignation.

Il avait, aussitôt son malheur constaté, donné congé de l'appartement que nous occupions rue de Courcelles et aussi de ses ateliers situés dans le voisinage. Qu'il eût pu se procurer les cent mille francs nécessaires à la transaction, les intérêts à payer, fût-ce à ses cousins, ne lui eussent pas permis d'habiter un quartier où les loyers augmentaient chaque année. Ç'avait déjà été très peu prudent de nous installer là au moment du mariage, mais que de sacrifices n'eût pas faits mon mari pour donner à un cocher une adresse qui sonne bien! Je vis que le désastre pour lui était dans la nécessité de s'amoindrir aux yeux des gens, de s'amoindrir quant à la façade. Ayant commis l'imprudence de lui rapporter l'insistance du concierge à se faire payer le prix du fiacre, j'appris à respecter en lui ce qui pouvait lui causer une telle douleur:

—Moi, me dit-il, qui avais fait exprès de demander[Pg 358] par deux fois à Bailloche de payer ma voiture, afin de voir sur sa figure s'il était informé ou non!...

C'était une torture pour lui de penser que son concierge était informé ou se doutait de son désastre. Le concierge était informé du congé des ateliers par les employés qui venaient quelquefois à l'appartement; les employés devaient être informés de l'affaire de Dordogne. Je croyais, moi, que ces concierges, qui avaient toujours été pour moi pleins de prévenances et à qui, en outre, mon mari avait rendu quelques services, seraient compatissants, qu'ils nous plaindraient en leur âme. On n'aime pas à être plaint, assurément; mais avoir perdu de l'argent n'était pas du tout pour moi une honte... Jamais personne ne me fera admettre qu'un homme soit diminué parce qu'il a moins d'argent aujourd'hui qu'hier. Oui, je savais bien qu'au temps de ma jeunesse, à Chinon, mes parents avaient beaucoup souffert de pareil accident; mais je pensais qu'à Paris on était plus avancé, et je m'efforçais, quant à moi, de prendre ce malheur-là à la légère.

—Mon cher ami, disais-je à mon mari, je vous jure bien que cela ne me fait ni chaud ni froid; si c'est à cause de moi que vous vous mettez martel en tête, mon Dieu! que vous avez donc tort!...

Il croyait que je faisais un effort surhumain pour ne point paraître lui reprocher notre disgrâce. Je n'en faisais aucun. Tout cela me semblait si peu de[Pg 359] chose au prix des transes que j'avais souffertes dernièrement: l'alarme à propos de la santé du petit, et, hélas! aussi, des douleurs d'autre sorte!... Pensant à ces dernières, l'idée d'une punition de Dieu me traversa l'esprit, et alors je me dis: «Dieu lui-même se trompe!...» Ce n'étaient pas là des châtiments pour moi. Déchoir aux yeux des concierges, rompre avec nos connaissances opulentes, renvoyer les domestiques, habiter un quartier sans lustre et faire mes courses en omnibus, quelle plaisanterie pour une femme élevée dans nos maisons économes de province!... Je conseillais à mon mari d'aller nous installer au fond d'Auteuil. Il s'indigna. Il ne voulait entendre parler d'Auteuil sous aucun prétexte. Passy, alors? Point davantage. C'était pour lui l'exil.

Il s'agissait avant tout de sous-louer notre présent appartement, car, par malchance, nous commencions un nouveau bail. Et c'était cette particularité encore qui sentait la catastrophe aux narines des Bailloche: si ce n'est pour cause d'«inconvénients locatifs» ou bien d'«agrandissements», on ne demande au propriétaire cette faveur que sous le coup d'une infortune.

Pendant les quatre ou cinq premières semaines, il ne se passa presque pas de jour que madame Bailloche ne sonnât à la porte, à partir d'une heure de l'après-midi, pour faire visiter. Et aussitôt la porte ouverte, elle entrait comme l'envahisseur en pays[Pg 360] conquis. Alors commençait pour nous la retraite précipitée, de pièce en pièce, qui amusait beaucoup les enfants, ne me plaisait guère, je l'avoue, et faisait verdir de rage mon pauvre mari, quand il était encore là. Dans notre inexpérience, au début, nous étions pris souvent par madame Bailloche, tassés au fond d'une chambre obscure, que la concierge se hâtait d'inonder de clarté en ouvrant les persiennes; et sa suite pénétrait derrière elle: des messieurs, des dames, gênés comme nous-mêmes, saluant, s'excusant, faisant mine de n'apercevoir que murs, cloisons et ouvertures, et non les traces de notre vie privée, tant que madame Bailloche, d'autorité, ne leur avait fait entendre qu'ils étaient «dans leur droit» et que selon son expression, «c'était bien la moindre des choses». Petit à petit, nous apprîmes la tactique de la fuite efficace, et madame Bailloche, à moins de capricieux retours des visiteurs, ne nous atteignait plus.

Quelquefois, en rentrant à la maison, l'après-midi, si, par exemple, la pluie nous avait chassés du dehors, nous trouvions une famille chez nous ou bien s'étant attardée à regarder, du balcon, la vue sur la grille dorée du parc Monceau. J'étais tellement interloquée qu'il m'est arrivé de demander pardon à madame Bailloche, comme si c'était moi qui pénétrais chez elle.

Mon mari s'exténuait; il quittait la maison, le[Pg 361] matin, beaucoup plus tôt qu'à l'ordinaire, parce qu'il exécutait à lui seul la besogne de plusieurs employés congédiés; et il travaillait encore dans la soirée, sur la table de la salle à manger. Il passait l'après-midi en courses. Il était d'une complaisance chaque jour grandissante pour moi parce qu'il s'émerveillait de me voir supporter si patiemment les revers. Moi, j'éclatais de rire toutes les fois que j'étais témoin de son étonnement; je lui affirmais que je n'avais aucun mérite:

—Mais, mon pauvre ami, moi, je ne suis bonne qu'à cela!

—Qu'à être malheureuse?...

—Qu'à m'accommoder au mieux des malheurs de ce genre-là. Je vous jure que ce n'est pas cela qui m'atteint.

Il ne pouvait pas comprendre. Cependant, pourquoi donc avait-il été me choisir dans une famille trempée par les épreuves? Oui, je sais bien, c'était surtout pour que je fusse «correcte» en toutes les circonstances; mais aussi pour que, ignorante que j'étais du bonheur matériel, j'y fusse initiée par lui et le lui dusse tout entier. Il ne croyait qu'à celui-là; et c'était sa bonté, à lui, de vouloir me le procurer.

J'étais tentée de lui faire remarquer que l'infortune présente était ce qui nous rapprochait le plus depuis notre entrée en ménage. C'était la première fois que nous avions, sincèrement, quelque chose à[Pg 362] nous dire. Lorsque, autrefois, pour me séduire, il me parlait de la «voiture» ou «du valet de chambre en livrée», je le trouvais un peu puéril, et lorsqu'il me contait aujourd'hui ses déboires, il m'inspirait une grande sympathie, je me sentais de cœur avec lui et j'éprouvais une réelle et toute nouvelle satisfaction de sentir cela. Mais non, je n'avais aucun mérite à faire bonne figure: j'étais véritablement plus heureuse.

Mes plaisirs à moi, je commençais à m'en rendre compte, sont d'ordre tout intime et secret, sans communication avec les amusements du monde; et je ne déteste pas qu'ils aient un certain goût amer.

Un soir, en rentrant, mon mari poussa un profond soupir et me dit:

—Enfin, ça y est! La transaction se fera.

Il était parvenu, à force de démarches, à se procurer la somme nécessaire, «par lambeaux», me dit-il, et dont le moindre lui coûterait fort cher. Mais le procès n'aurait pas lieu. D'ailleurs, il ne désespérait pas de pouvoir contracter, un jour ou l'autre, un «emprunt sérieux» et se débarrasser de ses petits prêteurs. Aussitôt libéré du plus gros danger, il eut même une crise d'optimisme; il entrevoyait déjà la possibilité, si quelque belle affaire survenait, de pouvoir conserver son appartement!...

N'empêche qu'il allait avoir à payer désormais en intérêts plus que le prix de son loyer. Mais il comptait toujours sur les Voulasne.

[Pg 363]

Nous étions tenus au courant des déplacements des Voulasne par Pipette, réfugiée chez sa sœur Isabelle, comme avant les vacances à Fontaine-l'Abbé, puisque les vacances à Fontaine-l'Abbé n'avaient point abouti à la marier. Les cartes postales des heureux voyageurs pleuvaient chez les Albéric: gentillesse paternelle? peut-être; ou taquinerie un peu cruelle, destinée à faire subir le supplice de Tantale aux trois «lâcheurs» qui, en effet, rongeaient leur frein non sans pester avec turbulence? Isabelle rejetait la responsabilité du voyage manqué sur Pipette. Si Pipette n'avait pas quitté le domicile de ses parents, ceux-ci n'auraient pas fait une pareille fugue sans les prévenir et sans les inviter!

—Non! répliquait Pipette, ils ne me reprochent point d'avoir quitté la maison, car depuis mon départ ils s'amusent davantage; c'est à vous qu'ils en veulent d'avoir été assez lâches pour aller à Fontaine-l'Abbé!...

—Nous, lâches d'avoir été à Fontaine-l'Abbé, s'écriait Isabelle, en fureur, quand on a consenti à s'y enterrer deux mois et demi pour essayer de marier mademoiselle!...

—Oh! pour ça, faisait Pipette, il aurait fallu d'abord m'avertir et me consulter. Je n'avais et je n'ai aucune envie de me marier.

—Eh bien! c'est gai.

[Pg 364]

—Ça ne serait pas gai pour moi d'épouser des cornichons!

—«Cornichons» depuis que tu sais qu'ils ne t'ont pas demandée! Auparavant, ils n'étaient pas si bêtes!... «Cornichons», même monsieur Juillet?...

—Oh! celui-là, dit Pipette, ce n'est pas un jeune homme, c'est un célibataire!

Heureusement qu'avec Pipette, on finissait toujours par rire, car la vie fût devenue intolérable chez les Albéric. La vérité sur la tentative de mariage était d'une particulière tristesse: sur les trois jeunes gens mariables invités à Fontaine-l'Abbé, deux avaient demandé la main d'une des jeunes filles si comme il faut qui étaient les sœurs du troisième; aucun celle de Pipette avec qui pourtant ils avaient tant paru se plaire. Madame Du Toit, de l'événement, était abasourdie: «Oui, certes! disait-elle, mademoiselle Voulasne a été élevée d'une façon déplorable, mais qu'il n'y ait pas un de ces messieurs pour deviner l'excellente nature qui se cache sous cette exubérance, c'est à désespérer du jugement des hommes!...»

C'était une personnelle défaite qu'elle venait de subir là et que rendait plus cuisante le succès non escompté de l'autre jeune fille «si quelconque», disait-elle; et, en outre, c'était un désastre pour la pauvre petite de qui le sort allait être inquiétant, la période des vacances écoulée. Qu'allait-elle en effet devenir, la gracieuse et endiablée Pipette? Demeurer[Pg 365] chez sa sœur était une solution qui semblait de plus en plus impossible. Retourner chez ses parents? Hélas! il était bien peu probable que les parents, tels qu'on les connaissait, eussent modifié la situation qui avait mis leur fille en fuite. Ils voyageaient avec M. Chauffin, comme ils l'avaient toujours fait, et ils ne s'étaient pas du tout cachés pour nommer à leurs filles, dans leur correspondance, les personnes qui, durant la saison dernière, égayaient la villa de Dinard: pour la plupart des connaissances particulières de M. Chauffin, et qu'ils n'osaient auparavant pas inviter lorsqu'une jeune fille se trouvait sous leur toit, ce qui était beaucoup dire! Le règne de M. Chauffin, loin qu'il eût été entamé par les événements, s'annonçait bien plutôt comme engagé dans une ère audacieuse et redoutable. Ah! oui, pauvre Pipette!...

«La pauvre Pipette» était le thème ordinaire, désormais, des nouvelles lamentations de madame Du Toit, qui croyait avoir reconquis son fils, pour l'avoir eu,—fût-ce grincheux et dépité,—toute la saison à la campagne.

Madame Du Toit venait chez moi plus souvent que je n'allais chez elle, car elle ne recevait pas encore. Ensemble, nous causions du sort des jeunes filles. Elle m'effarait parfois avec des idées que je jugeais, moi, délibérément «d'un autre âge». «D'un autre âge», pourquoi? Parce que, comme je le voyais, elles n'étaient plus conformes aux idées qui gouvernaient[Pg 366] le monde le plus actif ou le plus remuant, parce qu'elles se trouvaient même en opposition tout à fait nette avec le courant qui emportait une société nouvelle, ou, si l'on veut, avec ce qui, pour le moment, «était dans l'air». Il faut accorder une grande attention à ce qui «est dans l'air», non pour le happer et s'en nourrir stupidement, bien entendu, mais parce que, quoi que l'on fasse ou que l'on veuille, ce qui «est dans l'air» tend à nous pénétrer. N'était-ce pas pour avoir absorbé, moi, par exemple, ce qui était dans l'air à l'époque de ma jeunesse, c'est-à-dire la rébellion contre toute contrainte, que j'avais été si encline à critiquer mon éducation? Un peu moins de soumission héréditaire, quelques exemples concrets d'indépendance sous les yeux, et je pouvais déjà, moi, de mon temps, à Chinon, faire figure d'une jeune «affranchie»! Combien subtils ou combien rares encore étaient cependant les miasmes en ce temps-là à ma portée! Et aujourd'hui, ce n'était pas que j'eusse adopté les idées nouvelles, puisqu'on a vu combien le monde qu'elles formaient m'était instinctivement antipathique: la femme tendant à n'être plus qu'une courtisane, la société à ne plus obéir qu'aux caprices des sens, rien ne me paraissait plus répugnant et plus bête; cependant, lorsque madame Du Toit me disait: «Mon enfant, la meilleure recette pour obtenir un bon mariage, c'est de le fonder sur ce qui peut durer le plus longtemps,[Pg 367] et par conséquent sur des intérêts...» je bondissais. Elle ne se troublait pas: «... Sur des intérêts matériels, reprenait-elle, qui sont quelque chose de bien fort dans la vie, et qui obligent plus de couples aux mutuelles concessions, à la patience et finalement à contracter cette habitude sans laquelle aucune union n'est possible, que ne le ferait même aucun commandement moral... Et, en second lieu, sur des considérations de convenances, de situation publique, etc., qui agissent plus sûrement et plus longuement sur l'esprit de la femme, en particulier, que la considération même de l'amour!...» Je bondissais de nouveau; le sang me montait à la figure. Comment pouvait-elle me dire cela, elle qui m'avait confié avoir tant souffert en manquant un mariage d'amour!... Elle m'apaisait en me faisant «Tout beau! tout beau!» de la main: «Ma chère enfant, affirmait-elle, il y a beaucoup moins de femmes amoureuses, ou du moins destinées irrévocablement à l'amour, qu'on le croit ou que l'on se plaît à le dire... Les femmes ont l'instinct de la maternité, avant tout, et après cela ou à défaut de cela, le goût de la vanité et de la coquetterie qui souvent se confondent... Mais, celles qui ont l'instinct de l'amour? car il y en a, certes, je vous concède qu'il y en a, eh bien! il n'y en a pas probablement beaucoup plus qu'il n'y en a qui ont l'instinct de l'art, du commandement ou de la véritable charité; ce sont des exceptionnelles, et comme leur disposition,[Pg 368] pour mériter qu'on en tienne compte, a besoin d'être ardente, elle trouve, en toutes les situations, le moyen de se réaliser. Quand nous parlons du mariage, il ne peut s'agir que de la bonne moyenne des jeunes filles; or, la bonne moyenne, croyez-en mon expérience, ma chère enfant, la bonne moyenne est peut-être capable d'un amour, que l'on ne manque pas de prendre pour la grande passion, naturellement, mais qui n'existe que dans l'imagination, entendez-moi bien, qui n'a d'intensité que parce qu'il est un rêve, un rêve conduit à notre guise, et j'ajoute: parce qu'il est généralement malheureux, car il vit surtout de compassion pour soi-même; mais qui ne résisterait pas au prétendu bonheur réclamé par lui à grands cris, qui s'écorcherait et s'évanouirait comme une bulle de savon au contact de la première réalité... Pour aimer l'amour, et j'entends par amour ce qui s'appelle l'amour, oh! oh! il faut être d'une autre trempe que la plupart de nos femmelettes! Ce sont des gaillardes, ma petite, celles de nous qui sont réellement et par vocation spéciale appelées à l'amour; on les reconnaîtrait entre mille, parce qu'il n'y en a pas une sur mille qui ait les reins taillés pour cela!

—Mais, osais-je objecter, c'est peut-être faute de plus nombreux mariages d'amour!...

—Le mariage d'amour! s'écria-t-elle, qu'est-ce que ça dure?

[Pg 369]

—Oui, oui, soupirais-je; mais, pourtant!...

—La fleur bleue? la suavité? l'idéal attendrissement? notre poésie à nous qui ne sommes que l'innombrable «bonne moyenne» des femmes? Oui!... Eh bien! je vous le répète, c'est plus beau, c'est meilleur quand ça demeure une aspiration, un désir, un songe... Et de ce songe-là, mon enfant, l'histoire de la vie des jeunes filles et des femmes est abondamment illustrée!

Elle me choquait, comme on se choque presque toujours d'une génération à une autre. Elle exprimait, je le crois, des vérités comme l'historien qui se prononce sur une période passée, toutes pièces en mains, sauf la principale, et qui est le vif de la vie; je sens bien que je m'approche de son opinion aujourd'hui; mais alors que je n'en étais qu'à la moitié de son âge, ce qu'elle disait me faisait de la peine.

J'avais toujours gardé vis-à-vis d'elle, comme de tout le monde, une extrême discrétion touchant mon propre mariage; j'ai en horreur les confidences dites personnelles, où une autre personne est intéressée autant que nous et plus que nous parce qu'elle y est généralement maltraitée. Madame Du Toit croyait-elle ou ne croyait-elle pas que j'eusse fait un mariage heureux? Un jour, à propos toujours de la petite Voulasne, j'improvisai, tout à fait malgré moi et poussée par la force des choses, un[Pg 370] rapprochement entre le cas de Pipette et celui des jeunes provinciales de mon temps:

—Que c'est curieux! dis-je à madame Du Toit, nous reprochions, nous autres, à nos familles, cet usage abusif de l'autorité, qui présidait chez nous à toutes choses et nous contraignait à des mariages contraires à nos goûts; et voilà les Voulasne, aussi différents qu'il soit possible de nos familles, les Voulasne où nulle volonté n'existe, nulle autorité ne règne, où le régime du bon plaisir de chacun est le seul principe qui semble établi, eh bien! de leur défaut complet de volonté, leur fille va souffrir plus que nous n'avons jamais souffert peut-être de la volonté excessive de nos parents...

—Vous voyez bien! disait madame Du Toit, vous voyez bien!... Mais, ajoutait-elle, où vous faites erreur, ma chère enfant, c'est en croyant qu'il existe une famille, fût-ce celle des Voulasne, où une autorité ne soit pas établie, légitimement ou non. Il y a toujours une autorité! Si la légitime vient à s'oublier elle-même, une autre, venue du dehors, de n'importe où, se substitue à elle et s'impose plus tyranniquement. Voilà le danger du relâchement des mœurs.

Malgré ce danger madame Du Toit voulait que Pipette rentrât sous le toit paternel aussitôt que ses parents seraient de retour.

—Comment! lui disais-je, mais voyez-vous cette[Pg 371] jeune fille livrée sans défense aux entreprises d'un monsieur à qui les parents donnent carte blanche!

—La place d'une jeune fille est sous le toit de ses parents.

—Mais il y a parents et parents...

—Non! il y a les parents! Aux yeux du monde, la jeune Voulasne se fera plus de tort en n'habitant pas entre son père et sa mère qu'en y demeurant malgré une situation anormale.

—Aux yeux du monde!... mais quant à elle, personnellement?...

—Ma petite amie, «aux yeux du monde», c'est tout, principalement quand il s'agit d'une jeune fille à marier.

Voilà où se manifestaient nos divergences: madame Du Toit appartenait à une école où la figure que l'on fait est plus importante que la conscience que l'on a, avec ce correctif, bien entendu, que la conscience que l'on a contribue pour beaucoup à la figure que l'on fait. Je crois, aujourd'hui, que tout compte établi, et étant donné l'incurable imperfection des hommes et les antinomies de la vie sociale, c'est madame Du Toit qui, en définitive, avait raison; mais, parmi les miasmes qui «étaient dans l'air» de mon temps, j'avais absorbé, c'est certain, moi, le mépris de l'opinion, qui peut mener à ce qu'il y a de plus beau, mais qui laisse le champ libre aux plus néfastes extravagances qui a fait les saints, mais qui[Pg 372] fait le premier excentrique venu, car le mépris de l'opinion ne vaut que ce que vaut celui qui le professe. C'est une outrecuidante présomption, de s'imaginer que l'on peut mieux que ce que l'opinion commune exige; c'est peut-être mon «romantisme» à moi, ce désir ardent du bien extrême en toutes choses; mais on n'arrache pas aisément ce panache lorsqu'on en est né coiffé. On m'a versé dans ma jeunesse un trop grand enivrement moral pour que je puisse me contenter jamais, quant à moi, de faire la fade figure de la femme comme il faut. «Orgueil! orgueil!...» m'eût dit, et m'avait dit dans d'inoubliables entretiens celui dont le souvenir me faisait tant souffrir en secret. «L'orgueil est mon péché!» j'en convenais avec lui.

J'aurais voulu sauver la jeune Voulasne en la tirant d'un si misérable milieu. Bien que madame Du Toit jugeât que, les vacances terminées, il était de la dernière inconvenance qu'elle habitât chez des étrangers, je m'écriai, devant madame Du Toit, que je cacherais Pipette chez moi, si j'avais seulement un placard. La voyant tout à coup scandalisée et peinée, je lui dis:

—Tranquillisez-vous! Je n'aurai pas de placard à offrir... Je n'en aurai peut-être pas pour moi!...

Il fallait bien qu'un jour ou l'autre je lui fisse l'aveu des changements survenus dans ma vie. Je lui dis que nous allions quitter notre appartement. Elle[Pg 373] n'aimait déjà point que l'on changeât, de quoi que ce fût; mais elle pensa que c'était pour m'agrandir, et elle admettait cela avec un sourire. Je la détrompai:

—Non! pour me diminuer...

Alors, elle fit une mine que je n'attendais pas. C'était une femme avertie, pleine d'expérience, et qui savait ce que parler veut dire. Le chagrin domina d'abord toute sa physionomie; elle tendit sa main en avant, l'appliqua sur la mienne. Puis l'interrogation souleva les deux arcs de ses sourcils, et presque aussitôt, avant que je n'eusse rien dit de plus, un soupçon brouilla tout; après quoi je lui vis une lèvre hautaine, étrangère.

Avant de lui avoir fourni les motifs pour lesquels «je me diminuais», j'avais saisi sur son visage la pensée déjà en bien d'autres occasions menaçante, la pensée que mon mari était «dans les affaires», était d'une gent qu'elle méprisait à cause des fluctuations de situation auxquelles elle est soumise et des abus que toute instabilité engendre, et que le malheureux, étant dans les affaires, en avait «fait de mauvaises», ce qui s'entend de façon ambiguë. Je reconnus, plutôt que je ne découvris, sur son visage, les préjugés de ma propre famille, et ce dédain, dont je n'étais pas moi-même exempte, pour les professions où l'on court le risque d'exposer sa probité à des épreuves. Avant qu'elle eût, d'un mot, exprimé sa pensée, j'eus[Pg 374] l'impression de ce que la «situation» d'un homme était pour elle, et des ruines que pourrait amonceler autour de nous le petit changement dans notre façade.

L'effet premier de la nouvelle était produit; la pensée dominante avait traversé son cerveau, s'était trahie à mon attention exaspérée. Ceci fait, la femme, en elle, parfaitement excellente et compatissante, put s'adonner à un réel chagrin, à mille protestations d'amitié sincères et qui surent même me toucher. Je discernais si nettement en elle la femme, et puis la femme occupant un certain rang dans un certain monde!... Son chagrin, hélas! était plus grand que n'eût été celui d'une amie toute simple, car il était d'abord le chagrin d'une amie émue de ma déchéance, et il se doublait du chagrin d'une amie obligée de me perdre!...


[Pg 375]

XVIII

Madame Du Toit fut cependant charmante après la triste révélation de notre catastrophe. Oh! je voyais bien que la pauvre femme était loyale! Elle pensait comme mon mari que le malheur était pour nous de devoir modifier notre train de vie d'une manière apparente. Elle voulait que mon mari recourût à tous les expédients afin de «sauver la face»; obtenir une centaine de mille francs des Voulasne, elle s'en chargeait, personnellement, disait-elle, et «qu'est-ce que c'est, pour ces gens-là, de faire remise de l'intérêt à votre mari pendant une dizaine d'années, voyons?...» En dix ans, un homme encore jeune, se relèverait, que diable!... Et elle me disait:

—Mais il ne sait donc pas s'arranger?

—Comment cela?

[Pg 376]

Elle ne me regardait plus en face et elle ne donnait qu'un demi-jour à sa pensée:

—Dans la multitude des entreprises d'aujourd'hui, ces messieurs ont pourtant, dit-on, mille moyens de servir leur fortune!

Je répliquai, en souriant, pour ne point m'en fâcher:

—Mille moyens! sans doute, mais pas un seul peut-être qui soit... irréprochable...

—Oh! je tous entends, vous, ma belle! Je vous reconnais bien là!... Je parie que vous introduisez le nez dans les affaires de votre mari pour l'empêcher de réaliser les bénéfices consacrés par l'usage!...

—Jamais je n'ai connu une seule des affaires de mon mari. S'il se conduit en honnête homme, à lui en revient tout le mérite... Il va sans dire que, si je l'avais soupçonné de se conduire autrement, je ne l'aurais jamais mené chez vous...

—Allons! allons! ma chère amie,—ah! que vous êtes vive! et quel feu pétille au dedans de cette petite femme si placide!—il ne vient à personne de supposer que vous ayez jamais pu être l'épouse d'un homme autre que celui qui est le plus probe en son métier; mais encore, mon enfant, s'agit-il ici d'un métier; chacun d'eux, sachez-le, comporte des accommodements qui, avec le temps, deviennent des obligations... des usages si vous voulez, usages dont une conscience par trop scrupuleuse ne s'arrange pas toujours sans regimber...

[Pg 377]

—Je ne connais pas les affaires, je ne connais pas les «usages» auxquels vous faites allusion, et vous voyez, le mérite que mon mari aurait pu acquérir à mes yeux, reste vague... Mais je me souviens de lui avoir tant rabâché l'horreur que m'inspiraient les compromissions du monde où l'on s'enrichit!... Cela, surtout au moment de l'affaire Grajat, qu'il n'est pas d'usage de rappeler, je sais, mais dont le président Du Toit doit se souvenir... De voir mon mari à la suite de cet homme, madame, je serais morte de honte!

—Allons! Je suis sûre encore que vous vous exagérez les choses! Monsieur Grajat, de qui vous parlez, a aujourd'hui une situation considérable. En s'aliénant son influence, votre mari a dû subir une grande perte...

Madame Du Toit, comme tout le monde, avait oublié la phase mauvaise des affaires de Grajat, parce que Grajat, en somme, s'en était tiré, et parce qu'il avait su s'en tirer audacieusement, en élargissant plutôt qu'en restreignant son étalage.

Qu'objecter à cela? et qu'objecter à une femme comme madame Du Toit, âgée, expérimentée, et de la plus parfaite dignité, qui, tel un médecin au chevet du malade, devait savoir mieux que moi la nature de mon mal et avait pris à tâche de me sauver?

Elle n'avait pas moins de deux sauvetages, en ce moment, à mener à bien: celui de la petite Voulasne[Pg 378] et le mien. Tous les deux se réduisaient en définitive à empêcher ou à favoriser un changement de lieu, à obliger Pipette à réintégrer le domicile de son père, et moi à ne pas quitter le mien.

Comment madame Du Toit s'y prit-elle pour rencontrer les Voulasne au débotté et pour leur parler? ce fut son affaire et son secret. Elle arriva un jour chez moi, après le déjeuner, radieuse; elle m'annonça:

—Tout est arrangé! D'abord en ce qui vous concerne, ils n'ont eu qu'une voix l'un et l'autre: «Mais cela va de soi!...

—Et en ce qui concerne leur fille?

—Mais ils sont prêts à l'accueillir à bras ouverts!

—Et monsieur Chauffin aussi, sans doute?

—Ma petite amie, ne soyez pas sarcastique! J'ai abordé de front la question de monsieur Chauffin...

—Ah! Eh bien?

—Eh bien! mais, on se fait des monstres de ces chers Voulasne; et ce n'est pas exact du tout. Il n'y a pas d'êtres plus éloignés de vouloir contraindre qui que ce soit à quoi que ce soit. Un mariage avec monsieur Chauffin, d'eux à moi, ne m'a point paru leur plaire...

—Évidemment! Mais ils le laisseront accomplir!

—J'en reviens à mes moutons: sur les deux questions, difficiles, vous le reconnaissez, que j'avais à poser aux Voulasne, les Voulasne m'ont répondu[Pg 379] gentiment, spontanément, sans hésitation, sans condition: «oui» et «oui!»

—Mais parce qu'ils ne savent pas dire non! Ils vous ont dit «oui»; ils diront «oui» à leur fille; et ils diront «oui» à Chauffin...

—Et à votre mari aussi! ne vous en plaignez pas, pour le moment.

—Ils diront «oui» à mon mari, parce que «non» est bien plus difficile à dire; mais s'exécuter sera pour eux plus difficile que de dire «non».

—On n'a qu'une parole!

—Mais, si l'on n'a point d'action?...

Pauvre madame Du Toit! je la taquinais. Elle était si heureuse d'avoir accompli une mission, qu'elle seule d'ailleurs avait prise à tâche, mais qui était généreuse et qu'elle avait tenue pour ingrate parce qu'elle croyait les Voulasne pareils à elle! Les premières objections épuisées, en la poussant un peu dans le récit de sa visite, je vis qu'elle était tombée sur les Voulasne en un moment où ils brûlaient, comme de grands enfants qu'ils étaient, de raconter à tout venant leur voyage, et qu'ils lui avaient raconté leur voyage, et que madame Du Toit se présentant à eux comme négociatrice de la rentrée de Pipette, la rentrée de Pipette leur était apparue comme un surcroît de plaisir et avait exalté leur excellente humeur, et qu'ils eussent accordé à ce moment-là à madame Du Toit tout et n'importe quoi, fût-ce l'exil[Pg 380] de Chauffin, quittes à se trouver plus tard à bout d'arguments si Chauffin leur eût demandé: «Pourquoi me chassez-vous?» et qu'enfin, s'ils avaient tranquillisé madame Du Toit quant au danger émanant de Chauffin, c'était en traitant leur cher ami comme ils le faisaient toujours, en personnage inoffensif et propre uniquement à distraire, à amuser sans méchanceté, sans malice même, en un mot, tel qu'ils se voyaient eux-mêmes. Que Pipette eût pris au dramatique les intentions de leur ami, voilà qui les dépassait! Ils ne connaissaient pas le dramatique; se mettre martel en tête? ah! quelle folie! Si Pipette voulait rentrer le soir même, avaient-ils proposé, on irait tous ensemble au théâtre!... «Tous ensemble?... avait demandé madame Du Toit, serait-ce avec monsieur Chauffin?...»—«Pourquoi pas?...» avaient dit les Voulasne. Et ils avaient soudain paru chagrinés, mais franchement chagrinés, que leur fille ne consentît pas à aller ce soir même au théâtre en compagnie de M. Chauffin!...

—Vous voyez bien! dis-je à madame Du Toit, vous voyez bien qu'ils n'ont rien compris à ce qui est arrivé, rien!...

—Si, si, fit madame Du Toit, ils ont été extrêmement sensibles au fait que leur fille n'irait même pas dîner avec eux ce soir en de telles conditions; et cela leur servira de leçon.

«Cela leur servira de leçon», disait madame Du[Pg 381] Toit! Et à elle-même, douée de conscience et d'intelligence, quarante années de fréquentation des Voulasne ne servaient pas de leçon, puisqu'elle les croyait capables d'être demain autres que ce qu'ils avaient été toujours!

Mon mari écrivit à ses cousins, leur exposa de nouveau son bilan, comme s'ils n'avaient point lu la première lettre, et les remercia des bonnes promesses transmises par madame Du Toit; il sollicitait un rendez-vous pour causer. Les cousins répondirent par une invitation à dîner.

On ne saurait imaginer la bonhomie et la joie de nos cousins en nous recevant. Cela était franc, cela était dépourvu d'arrière-pensées. Ils ne songeaient même pas que nous venions leur demander cent mille francs; ils songeaient que, depuis longtemps, ils étaient privés du plaisir de nous avoir autour d'eux, et qu'ils avaient aujourd'hui ce plaisir. Toute pensée désagréable, ils étaient munis du pouvoir de l'écarter d'eux, de la dissoudre par enchantement.

C'était la rentrée de Pipette sous le toit paternel. Oh! cela ne rappelait en rien le retour de l'Enfant prodigue! Cela ne se faisait point avec cette solennité que comportait l'expression «rentrer sous le toit paternel» dans la bouche de madame Du Toit, par exemple, car un reste de solennité n'est possible que là où subsiste un reste de principes. Cela se faisait ce soir chez les Voulasne comme si cela n'était[Pg 382] rien, c'est-à-dire comme s'il n'y avait jamais eu ni départ ni retour.

Avec les Albéric, avec Pipette, il y avait là les Baillé-Calixte, et un autre couple que nous ignorions, les Blonda, amis nouveaux, connaissances de plage; et il y avait là, comme de juste, M. Chauffin; car si M. Chauffin n'eût pas été là, cela eût fait précisément du retour de Pipette un événement, événement qu'il fallait à tout prix éviter; telle était du moins l'explication que je me donnais de sa présence afin de la trouver supportable, mais la vérité, beaucoup plus simple, était que M. Chauffin était là parce qu'il lui plaisait d'y être.

Le sort de la jeune fille qui venait ici ce soir reprendre sa place m'empêchait de trop penser à la disgrâce du nôtre. Mais, d'ailleurs, qui eût pensé, dans cette maison, à quelque disgrâce?

Les Baillé-Calixte étaient triomphants; le mari venait d'adjoindre à sa fabrique de bicyclettes l'industrie de l'automobile à ses débuts, et qui fournissait les plus grandes espérances; la femme, toujours la même, identifiée par dévouement inné, non seulement à son mari mais à l'industrie, aux industries de son mari, avait, une des premières, exécuté des randonnées merveilleuses, sur le «véhicule de l'avenir».

Les Blonda possédaient une de ces voitures. Gustave Voulasne en avait depuis six mois commandé[Pg 383] une. Il ne fut pas question d'autre chose. Mon mari s'était de tout temps passionné pour la locomotion. Un tel sujet lui voilait momentanément ses malheurs.

De loin, et essayant de m'enflammer moi-même au contact de l'excellente madame Baillé-Calixte, je sentais, comme aux premiers jours de mon entrée dans cette maison, mon cœur se glacer et ma bouche se tordre en voyant la déférence servile où tous, devant Chauffin, s'abaissaient.

C'était Chauffin, non les Blonda, non les Voulasne, qui s'était épris de l'automobile, et il me fut très apparent, tant à certaines paroles prononcées qu'à l'attitude nouvelle de madame Baillé-Calixte envers lui, que Chauffin avait «fait», comme on dit, «l'affaire» de la vente aux Voulasne et de la vente aux Blonda.

Vers la fin de la soirée, qui me sembla longue, je demandai à mon mari s'il avait causé avec son cousin. Il n'en avait pas trouvé l'occasion. Je lui dis: «Il le faut, pourtant!...» Il alla tout droit saisir Gustave par le coude et l'entraîna. Mais ils reparurent presque instantanément l'un et l'autre et reparlant déjà d'automobile. Gustave lui avait dit: «Allons donc! c'est entendu... Mais comment causer de cela ce soir? Si vous étiez gentils, votre femme et vous, vous viendriez dîner en famille, après-demain?» Mon mari vint me rapporter la proposition. Gustave en avisait d'autre part Henriette. La cousine vint me prendre[Pg 384] les mains, me faire jurer de revenir dîner «entre nous».

Et nous retournâmes le surlendemain.

Chauffin n'était pas là!

Pendant tout le repas, les Voulasne furent pour nous comme des parents de bonne humeur, qui tiennent une surprise en réserve. La conversation ne manquait pas d'être un peu pauvre, chez eux; quand M. Chauffin ne la dirigeait point, nos cousins ressemblaient trop au malheureux acteur qui regarde avec angoisse le trou du souffleur resté vide; ils étaient paresseusement accoutumés non seulement à ce qu'on agît, mais à ce qu'on parlât pour eux. Ils n'en gardaient pas moins une sécurité manifestée par un échange de regards malins et joyeux, et qui me faisait à la fois espérer et craindre qu'ils ne nous donnassent au dessert le chèque de cent mille francs dans quelque pièce de pâtisserie. J'aurais préféré plus de discrétion, mais que ne transformaient-ils pas en farces et en joujoux!

Ce n'était pas ce genre de surprise qui nous était réservé. Pour nous être agréables, ils avaient imaginé deux choses. La première était d'emmener mon mari dans la voiture nouvelle que les ateliers Baillé-Calixte devaient livrer incessamment; et la seconde, destinée à me flatter personnellement, consistait à m'offrir une mantille espagnole, en dentelle d'ailleurs magnifique, et qui me permît de figurer dans la[Pg 385] corrida burlesque qu'ils comptaient donner chez eux pour la Noël: Chauffin en prima spada, Gustave avec Blonda, accolés sous une peau, devant à eux deux faire la bête...

Le plaisir, ineffable, de Gustave et d'Henriette Voulasne annonçant cette fête et me tendant la mantille avait je ne sais quoi de primitif, d'innocent, de céleste, oui, de cette pure puérilité des bons imagiers naïfs de jadis. Henriette me confessa tout de suite qu'elle se réservait le rôle de la reine-régente; on cherchait un Alphonse XIII enfant.

Nous ne pensions, mon mari et moi, qu'aux cent mille francs, dont le besoin était impérieux; mais nos cousins n'y pensaient pas, parce qu'ils ne parvenaient pas à se mettre à la place de quelqu'un qui a des besoins. Je vis et j'entendis mon mari rappeler cette question à Gustave. Je vis la plus entière bonne foi sur les traits de Gustave: «Ah! oui, oui, les cent mille francs!...» Et il semblait dire: «Quelle singulière préoccupation!...»

—Mais il avait été convenu que ce soir?... disait mon mari.

—C'est pardieu vrai! disait Gustave Voulasne. Mais, d'ailleurs, ajouta-t-il, une idée!...

Et il prit son cousin par le bras pour lui exposer une idée qu'il avait, prétendait-il, ou que, peut-être, avait-on eue pour lui.

Mon mari faisait, lorsqu'il fut en possession de[Pg 386] «l'idée», la figure que je lui avais connue trop souvent, lorsque le fatal Grajat venait de lui proposer une affaire «monstre». Il me souffla que tout allait bien. Rendez-vous fut pris, en effet, pour aller voir la voiture, dès le lendemain, aux ateliers, et pour le petit voyage d'essai en compagnie des Blonda, tout jours prêts à partir, et de M. Chauffin, cela allait de soi.

Alors, que faire? Il fallut applaudir d'avance la corrida, promettre d'y assister dans la loge de la «Reine régente» et remercier avec effusion du cadeau de la magnifique mantille! Ce ne furent qu'exclamations, que cris et qu'embrassements; Pipette revêtit devant nous un costume de gitane; elle se réjouissait de prendre incessamment des leçons de castagnettes; elle dansait déjà sans principes et sans connaissances précises, mais en se déhanchant à outrance, comme elle l'avait vu faire aux Espagnoles de l'Exposition.

Dans la voiture qui nous ramenait, mon mari me confia «l'idée». Construire pour Baillé-Calixte des ateliers nouveaux, bâtiments importants, sur un terrain que Gustave Voulasne venait d'acheter à Levallois. L'affaire serait grande, surtout si y était jointe la construction d'immeubles de rapport environnants; et les bénéfices qu'en tirerait l'architecte équivaudraient amplement à la somme que mon mari se proposait d'emprunter. «A bon entendeur salut!»[Pg 387] avait dit Gustave à son cousin: il ne tenait qu'à lui d'enlever l'affaire.

—La forte somme, à moi, bien à moi, gagnée par mes travaux, disait mon mari, serait évidemment une solution préférable à celle d'un secours dû aux Voulasne.

—Mais à qui serait dû l'avantage d'avoir «enlevé l'affaire»?

—En partie à Baillé-Calixte qui construit, évidemment; en partie à Gustave lui-même, sans doute, propriétaire du terrain et fortement engagé dans l'entreprise, à ce qu'il me semble...

—Alors, gare celui qui gouverne Gustave... et qui, peut-être, gouverne Baillé-Calixte!...

Mon mari souleva l'épaule. Il revint de cette soirée chez ses cousins, regagné par eux comme aux premiers temps de notre mariage; il avait recouvré cet appui, cette providence positive qui était un besoin pour lui, qui lui manquait tant depuis la perte de Grajat, et depuis notre quasi-éloignement des Voulasne.

Moi, je revins abîmée, ayant l'intuition de l'imminence, pour nous, du plus grand des maux.

Dès le lendemain, mon mari, ayant écourté son déjeuner, sauta dans un fiacre pour aller prendre son cousin et se transporter avec lui sur les terrains de Levallois; en même temps il verrait la voiture! Cette perspective d'une grosse affaire et ce goût de véhicule mécanique le ressuscitaient, le rajeunissaient.

[Pg 388]

Il revint le soir, à l'heure habituelle. Il ne s'était pas transporté sur les terrains; il n'avait pas vu la voiture.

—Mais, en revanche, lui dis-je, vous avez vu Chauffin?...

—Oui, dit-il, j'ai vu Chauffin.

—Et le cousin vous a-t-il reparlé de l'affaire?

—Le cousin, vous le connaissez! il n'a guère été question que de la corrida. Pour l'affaire, je dois voir Baillé lui-même; et je le préfère.

Une dame, venue déjà plusieurs fois visiter l'appartement, était décidée à le sous-louer aux conditions imposées par nous. Je pressais mon mari de conclure avec elle. Il me dit:

—Pas avant que je n'aie revu ces messieurs!...

Il escomptait à présent une affaire si belle, que peut-être pourrions-nous conserver l'appartement!...

Mon mari retourna chez son cousin qui ne lui dit rien de sérieux, mais, pendant que Chauffin avait le dos tourné, l'autorisa à aller chez Baillé-Calixte. Il alla chez Baillé-Calixte qui l'intéressa beaucoup en lui faisant visiter ses voitures en construction, et celle, particulièrement, qui était destinée à Gustave Voulasne, et en lui faisant jeter un coup d'œil sur les dix mille mètres de terrain à bâtir, mais ne lui parla point de l'architecte constructeur. Désespéré, mon mari s'enhardit à lui déclarer en confidence que son cousin Voulasne avait l'intention de lui confier[Pg 389] les travaux. «Mais! cela ne dépend que de lui, répondit Baillé-Calixte: les dix mille mètres sont sa propriété, et c'est lui qui fait construire; je ne suis, moi, que locataire désigné.»—«Ah!»

—Eh bien! dis-je à mon mari, mi-décontenancé, mi-satisfait pourtant d'avoir appris que l'affaire était toute aux mains de Gustave, est-ce assez clair? Discernez-vous qui, pour l'instant, vous met des bâtons dans les roues? Et ne savez-vous pas ce qu'il vous reste à faire?

Il dit:

—J'aurai une conversation définitive avec Voulasne, et pas plus tard que ce soir...

—Non! dis-je, avec Chauffin!...

Il savait, certes, que ce n'était pas à Voulasne qu'il fallait s'adresser; mais il était piqué au vif que j'eusse discerné, et à qui il fallait s'adresser, et ce qu'il y avait à faire.

Un mot des Voulasne nous priait d'aller le soir même les retrouver au Folies-Bergère.

J'avais réduit les dépenses de la maison à l'économie la plus étroite. Je ne prenais plus de voitures et je ne m'étais pas commandé une robe depuis la rentrée. Il s'agissait de la «première» d'une revue de fin d'année. Et mon humeur, comme ma toilette, était singulièrement défraîchie. Je ne voulus pourtant faire encore aucune objection à l'invitation des cousins. Nous allâmes au Folies-Bergère par l'omnibus[Pg 390] des Filles-du-Calvaire avec correspondance à la Madeleine. Mon pauvre mari était vert d'humiliation en payant au conducteur ses douze sous. Seul, il eût pris, je le crois, une voiture! Nous arrivâmes en retard et les pieds un peu crottés, dans une salle éblouissante.

Gustave et Henriette étaient seuls avec Chauffin dans la loge. Je me refusai obstinément à me placer en avant, à cause de mon chapeau de l'an passé, de sorte que je me trouvai côte à côte avec l'inévitable ami. Il fut d'une prévenance excessive; il se mit en frais absolument inusités à mon égard. Il m'avait de tout temps inspiré une instinctive répulsion; il s'en était aperçu; nous ne nous parlions ordinairement quasi point. Il me fit remarquer les Blonda aux fauteuils, les Baillé-Calixte dans une autre loge avec les Albéric. La plupart des amis étaient là. Attendait-il que je lui disse qu'il était regrettable que Pipette fût jeune fille encore et ne pût être là aussi?... Je reconnus le gros Grajat, gonflé et rubicond, en compagnie d'une actrice de la Comédie-Française, s'il vous plaît: il progressait en ses liaisons, notre ex-ami, mais non pas la Comédie-Française. Un air de luxe vibrait autour de cet hémicycle de loges élégantes; les femmes ne demandaient rien que d'exhiber les modes nouvelles; les hommes semblaient avoir accompli leur destinée en ayant paré ces femmes, chacun un peu au delà de ses moyens;[Pg 391] et l'on sentait que tous les travaux du jour avaient été accomplis pour aboutir là, le soir, rien que là, non au delà.

L'odeur grisante de ces chambrées de Paris où l'on vous demande d'avoir de l'argent à dépenser et pas du tout d'où il peut provenir, comme ils la respiraient tous! et comme je sentais bien que mon mari, venu en omnibus et à pied, s'en laissait étourdir! Il se voyait choyé par ses opulents cousins; il observait du coin de l'œil,—parce qu'il était surtout venu pour se rapprocher de Chauffin,—les obséquiosités dont Chauffin par extraordinaire me couvrait. Je tremblais. Ah! que j'avais été moins mal à l'aise le jour où j'appris crûment qu'il nous fallait renoncer à tout!... Je regardais de loin madame Baillé-Calixte, la femme-modèle de l'homme lancé dans les affaires: quels sourires! quels petits yeux complices et reconnaissants adressés à Chauffin, à combien d'autres! Je me la rappelais, aux premiers temps de mon mariage, brave et bonne femme de ménage, qui me confessait n'aimer que son mari, ses enfants, la table où fume le potage et puis la campagne avec une basse-cour; je me la rappelais écoutant des messieurs lui dire des horreurs, leur en disant, et se laissant baiser le creux des bras... Comme elle avait aidé à la prospérité de son mari! Comme ils étaient tous les deux larges, gras, débordants!... Je tremblais... J'écoutais bien mal la Revue,[Pg 392] dont les passages les plus désopilants ne me faisaient seulement pas rire, et quand le rideau baissait, mon Dieu! que je me sentais bête, à court de paroles, vide à donner tout autour de moi le vertige!... J'aurais trouvé sans difficulté des choses à dire à des pauvres dans la rue, à des malades inconnus de moi, dans un hôpital, mais à des gens hilarants et pleinement satisfaits de ce qu'ils faisaient là, pas un mot qui consentît à sortir de ma gorge sans me brûler, comme un mensonge ou un blasphème. Recevant, entre les Voulasne et Chauffin, les salamalecs des Baillé-Calixte, des Blonda et de ce grand dadais d'Albéric, environnée de leur fade haleine, et leur parlant comme un «sujet» en état d'hypnose, serrée, pressée, comprimée avec eux en un groupe, entre le grouillement du public de l'orchestre et le va-et-vient des filles, de l'arrière-fond le plus obscur de moi monta une nostalgie plus troublante que celle qu'inspirent les plus pures nuits de l'été; c'était quelque chose comme le souvenir d'une suavité sans mélange et d'un contentement sans regret... Ce fut une fumée qui passa, une vision qu'aucun objet précis n'altéra... Mais c'était le rappel qu'une région existait, au dedans de moi, où des ressources inouïes étaient accumulées, et d'où s'exerçait sur moi le plus puissant attrait: un exilé un peu oublieux ou ahuri par les mœurs étrangères, et qui voit passer le drapeau de sa patrie...

[Pg 393]

Lorsque nous quittâmes cet endroit, après avoir remercié nos cousins de l'excellente soirée due à leur gentillesse, mon mari héla un fiacre.

—A quoi pensez-vous donc!...

—Bast!... fit-il, en me prenant le bras pour me pousser dans la voiture.

Et il me confia, à peine assis, que sa cousine lui avait glissé à l'oreille: «Vos affaires semblent en bonne voie...»

—Sur quoi se fonde-t-elle? lui dis-je, sur les aménités de Chauffin?...

—Le fait est, dit-il, qu'il s'est prodigué ce soir... Vous voyez bien que vous exagériez en prétendant que nous aurions à le gagner; c'est lui, tout au contraire, qui...

—Qui va nous demander quelque chose, mon pauvre ami... et quelque chose de beaucoup plus cher!...

—Je ne comprends pas.

—Il vous fera comprendre!...

Les aménités de Chauffin retardèrent la solution.

Mon mari, à qui elles s'adressaient presque autant qu'à moi, se fondait sur elles pour estimer superflue la redoutable extrémité d'entamer avec lui des négociations.

—Je le vois venir, me disait-il. Il nous ménage; il tient à nous.

[Pg 394]

—Mais pourquoi?... C'est ce que je me demande et c'est ce qui me terrifie...

—Oh! vous, avec votre pessimisme!... disait mon mari, vous n'aurez de plaisir que lorsque tout sera perdu!...

Il m'accusait de me complaire à faire l'oiseau de mauvais augure; et il écartait mes noires prévisions.

En attendant, rue Pergolèse et dans tout Paris, nous roulions à la remorque des Voulasne. Nous dînions chez eux à tout propos, et ils nous convoquaient une ou deux fois par semaine dans quelque «théâtre à côté». Au plus bas de nos malheurs, nous vivions à l'instar des plus insouciants viveurs. Tout juste obtenions-nous la grâce, en quittant nos cousins, de ne pas achever la fête par le restaurant de nuit! Qu'ils nous eussent donc tenus pour de meilleurs amis s'il nous eût été agréable de les y accompagner! Enfin, à ce prix, nous achetions leur alliance, et mon mari affirmait qu'il sentait l'affaire se préciser à petits mots tombés ici ou là de la bouche des Voulasne ou de Chauffin, généralement aux moments mêmes où nous paraissions partager le plus volontiers leurs plaisirs. Tel était l'unique moyen de s'emparer de Gustave; Baillé-Calixte confessait n'avoir pas procédé autrement. Chauffin était avec nous, cela semblait évident. Mais pourquoi?... Il était si gratuitement avec nous, et d'une façon à ce point apparente, qu'il devenait superflu de lui parler[Pg 395] de l'affaire: elle s'engageait, elle était engagée. Mon mari alla cette fois sur les terrains de Levallois avec Gustave Voulasne, avec Baillé-Calixte, avec Chauffin, avec un employé autorisé à prendre des notes. Et il fit une excursion en automobile. Il revint enchanté, enivré quelque peu, ayant accompli un des rêves de sa vie, mais qui excitait en lui d'autres convoitises.

Chez les Voulasne, du moins voyais-je Pipette. Malgré tous mes sermons, elle aimait à rappeler cet été à la campagne, le tennis, le rouleau de pierre où elle m'avait vue assise un jour, et les valses du soir... Nous trouvions toujours à bavarder ensemble. Sa mère me confiait: «Elle vous en dit plus qu'à moi!...» Elle ne m'en disait pas long, parce qu'elle n'avait jamais appris à parler que de jeux ou à prononcer que des mots excessifs et destinés à faire rire. Mais elle avait une complaisance à me laisser entendre son langage, tel qu'il était, et moi j'avais à l'entendre une complaisance qui m'étonnait presque... Peut-être prêtais-je à ces mots légers ou cocasses, à cette jonglerie et jusqu'à ce cynisme d'expression je ne sais quel sens caché, car enfin, pourquoi voulais-je m'imaginer qu'il y avait chez la petite Voulasne autre chose que ce qu'elle manifestait, autre chose que ce que contenaient son père, sa mère, sa sœur aînée elle-même, attachée à son mari, fidèle amoureuse, mais si vide? Pipette, il est vrai, s'était montrée un jour capable d'un acte énergique en fuyant Chauffin avec[Pg 396] un éclat bien grand pour une jeune fille; était-ce à cause de cela que je lui prêtais de sérieux dessous? A la vérité, elle ne manifestait absolument rien qui contrastât avec les mœurs de sa famille, nulle modification à sa gaminerie bien connue, nulle tristesse à se retrouver chaque jour vis-à-vis d'un adorateur haïssable, nulle trace d'un autre sentiment.

Je lui disais:

—Mais voyons, Pipette, vous connaissez beaucoup de jeunes gens qui viennent aux fêtes de vos parents, est-ce qu'aucun ne vous plaît?

—A quoi ça servirait-il? et quand ils me plairaient? puisqu'ils ne tiennent pas à moi?...

—Comment! aucun, jamais, n'a demandé votre main?

—Rien que des vieux... dans ce genre-là... dit-elle en tirant la langue du côté de Chauffin qui jouait au billard.

—Oh!... cependant, j'ai entendu dire...

—Oui, oui; des gosses alors... Il y en a eu trois, toqués... Ils n'avaient seulement pas fait leur service militaire!...

—Mais ils pouvaient le faire et vous revenir après?...

Elle se tordit de rire:

—Ah! bien, ouiche!... la grande passion? le genre sérieux?... Nous ne tenons pas ça, madame!...

—En êtes-vous si sûre, Pipette?

[Pg 397]

Elle se secoua, s'agita, fit la folle. Je ne pus rien tirer d'elle.

Un soir, la partie de billard finie, Chauffin vint s'asseoir près de moi et me dit, lui, qu'il avait à me parler de la façon la plus sérieuse.

Tout mon corps fut saisi d'un tremblement, mes mains se glacèrent, ma bouche se sécha, mes dents claquaient quand, ayant pris haleine, il commença son discours.

Il fit allusion à la sympathie qu'il avait eue de tout temps pour mon mari, puis à «l'admiration respectueuse» que je lui avais inspirée dès le premier jour et que les années n'avaient fait qu'accroître...

Je me ressaisis, d'un effort violent, pour n'avoir point tout de même l'air d'une proie rendue:

—Même les années, dis-je en souriant, où vous ne m'avez pas vu le bout du nez?...

Il n'entendait pas plaisanter et il avait préparé son discours. Il me dit que, précisément, il avait beaucoup regretté ces temps de quasi-froideur avec les Voulasne, parce que l'avenir de mon mari était avec ses cousins. Sans vergogne aucune, il me dit qu'il prenait sur lui que tout allât au mieux si de francs rapports amicaux s'établissaient entre nous...

Il disait: «Nous.»

—«Nous», lui dis-je, est-ce vous ou les Voulasne!

Il bondit, comme un grand félin, à ma question qui[Pg 398] était impertinente; il se tourna vers moi et fut tout près de me poser les mains sur les genoux:

—Il ne tiendrait qu'à vous, dit-il, que les Voulasne et moi puissions être confondus!...

—Comment cela?

Il me confessa cyniquement l'attrait qu'il éprouvait pour la petite Voulasne, ce qu'il appelait «sa dernière flambée!» Il me dit qu'il comprenait, certes, qu'étant donné la différence d'âge, il ne pouvait espérer, «du moins avant la vie commune», être payé de retour; qu'il ne se dissimulait point l'obstacle à vaincre; mais, que, néanmoins, «les parents aidant», et s'il avait la chance d'être secondé en outre par une personne de grand sens et d'influence certaine, il triompherait et serait le meilleur des maris...

Je le vois encore tournant vers moi sa moustache grise, relevée au fer, deux dents de porcelaine à crochets d'or, et ses yeux vils et flétris.

Une vague de dégoût, qui venait de loin, qui grondait en moi depuis des années, qu'avait grossie la honte de me montrer à côté de cet homme, ces dernières semaines, dans tous les lieux de Paris où l'on peut être le plus sot, s'enfla tout à coup au fond de moi, comme un mascaret, m'étourdit de son bruit, jeta bas les idées de patience, de prudence, de résignation, de raison dont je me faisais une forteresse, m'obstrua l'entendement et me causa soudain un[Pg 399] soulagement indicible, une volupté profonde et jamais savourée jusqu'ici, en faisant irruption hors de moi comme un vomissement: oui, j'eus l'impression de couvrir d'une salissure vengeresse cette face de papier mâché, cette image blême et fripée de l'oisiveté, de l'imbécillité, de la sordide médiocrité en toutes choses; en lui se ramassa pour moi toute la hideur d'un monde qu'aucune idée morale ne gouverne; la vilenie qu'il s'apprêtait à commettre m'inspirait moins d'aversion encore que la bassesse organisée de sa vie;—mais l'audace de prétendre m'y associer, moi, souleva encore une fois ce qui, dans ma nature, est plus fort que la conscience même et que la volonté.

Oh! je n'ai nul esprit, nul pouvoir de faire justice par le moyen d'un mot mémorable! De quels termes ai-je usé pour lui demander s'il me prenait pour une procureuse? mon cerveau trop troublé alors en garde incomplètement la mémoire, mais tout ce que le fond et l'arrière-fond de nous dirige et fait mouvoir: les muscles du visage, le souffle qui passe par les narines ou ce spectacle miraculeux, objet d'étonnement pour les plus grands des hommes et accessible même aux plus sots, que jouent dans nos yeux nos prunelles, toute ma personne, en mainte autre occasion plus éloquente que moi-même, se prononça, parla, injuria, commit la chose définitive.

Je me levai. J'allai prendre le bras de mon mari. Je[Pg 400] prétextai que je ne me sentais pas bien et qu'il fallait rentrer à la maison au plus vite...

—A l'anglaise! dis-je à mon mari, filons!...

Je ne voulais pas embrasser Pipette parce que je pressentais que sa seule approche romprait mon élan de somnambule... Mais mon idée fixe était de donner quelque chose aux domestiques...

—Vous êtes folle! disait mon mari.

Je ne lui dis pas ce qui était arrivé, ni ce que j'avais fait. Il continuait à être joyeux et confiant. Et en moi naissait parallèlement une joie nouvelle, une confiance éperdue en un sort nouveau, en un avenir providentiel... Nos deux états, presque semblables, mais contradictoires, se côtoyèrent pendant plusieurs jours, comme deux bêtes, que l'on voit s'éloigner bondissant, folâtrant, de qui l'on saurait que l'une sera par l'autre fatalement étranglée;... et je n'en pus supporter le spectacle,—moi qui savais!...—qu'à cause de l'exaltation même qui m'animait. J'étais possédée d'une joie impérieuse, égoïste, même cruelle en son irrésistible élan. Sérénité, paix, enfin! Renaissance, résurrection!... Fête en tout moi-même!... Ah! moi aussi je savais donc ce que c'était que la fête!... La joie, moi aussi je la célébrais, sans oripeaux, sans castagnettes!... C'était ma conscience qui me valait toute cette joie. Ma joie n'était ni de chanter, ni de danser, ni de crier, mais d'aller droit. Rien, rien, non, plus jamais rien, j'en avais la certitude, ne m'empêcherait[Pg 401] désormais d'aller droit mon chemin en suivant mon commandement. Suivre son commandement sans se soucier de la route, des traverses, de la boue et des ornières, ah! celui qui n'a pas éprouvé le bonheur de faire cela, qu'il ne vienne pas me parler de ses plaisirs et de ses chétives voluptés!... Malheureux! je vous plains tous, et je ne plains au monde que vous, malheureux qui n'avez jamais entendu la voix qui commande, ou qui n'avez jamais eu l'incomparable fortune de lui obéir!...

Oh! la mystérieuse et toute-puissante voix!... L'étrange voix aussi qui, par exemple, s'était tue lorsque l'amour s'offrit sur mon chemin... et qui, aujourd'hui, me félicitait de n'être pas encombrée de l'amour pour m'élancer sur la seule route, celle qui est toute droite et absolument pure!...


[Pg 402]

XIX

Je n'étais soutenue que par l'enivrement qui me venait de renoncer à de grands avantages matériels; mon mari me suppliait de ne rien «solutionner», disait-il, d'une façon si radicale; il se jetait à mes pieds, afin de m'entraîner de nouveau chez ses cousins, quitte à dire non à Chauffin, mais du moins afin de ne point rompre d'une façon désobligeante pour les Voulasne «à qui nous n'avions rien à reprocher...»

—Mais j'ai à leur reprocher leur lâcheté, répliquais-je; ils sacrifient leur fille de la façon la plus indigne!

—Qu'en savez-vous? Qui sait comment tourneront les choses?

Ah!... «les choses!... les choses!...» J'entendais[Pg 403] fréquemment ce mot: on attendait toujours le secours des choses, non de soi-même.

—Non, non! je n'irai pas chez vos cousins. Que leur dois-je, en somme? ils se sont constamment moqués de vous; ils vous bernent sans cesse; ils ne sont pour vous qu'un incessant mirage, un espoir pernicieux; ils vous démoralisent...

Il alla sans moi chez les Voulasne; il y retourna; il y fut de service un peu plus qu'auparavant; on m'oubliait. Mais mon mari trop soumis, ils ne le craignaient pas; il ne pouvait pas non plus à lui seul être utile à Chauffin qui, d'ailleurs, pénétra le motif de mon absence. Un beau jour Chauffin se chargea d'apprendre lui-même à mon mari, en le chargeant de m'exprimer tous les regrets des bons cousins, qu'un architecte s'était présenté, amenant avec lui un puissant bailleur de fonds qui permettrait de donner plus d'ampleur à l'affaire, et soulagerait d'autant Voulasne pour qui l'entreprise était un peu lourde.

Mon mari avait voulu d'emblée en appeler à ses cousins en personne, mais on avait expédié pour trois jours les cousins en automobile, le temps qu'on estimait nécessaire pour que la grande colère de la victime fût tombée. Mon mari me confessa qu'il avait vu rouge, qu'il avait cru un moment étrangler Chauffin. Son ressentiment ne se reporta pas sur moi parce que Chauffin, à lui-même, lui avait, paraît-il, mis le[Pg 404] marché en main depuis plusieurs semaines, en le priant de me faire agir sur Pipette. Mon mari avait eu la faiblesse de paraître acquiescer, mais il n'avait pas eu l'audace de me faire part de l'ultimatum; de sorte qu'il assumait une part de responsabilité qui atténuait la mienne. Il ne m'accusa pas d'être cause de son malheur. Son malheur l'accablait sans recours.

Il retourna pourtant trouver ses cousins aussitôt qu'il les sut revenus; il leur rappela leur promesse. Voulasne semblait plus malheureux que lui, non de le savoir malheureux, car il ne croyait pas qu'on pût l'être, mais d'être obligé, lui, de subir des récriminations. Il dit, avec son ordinaire rondeur, que c'était bien malgré lui que l'affaire de Levallois avait pris des proportions imprévues, absorbait tous ses fonds et en nécessitait d'étrangers. Et il eut cette idée singulière: «Pourquoi, dit-il à mon mari, ne participeriez-vous pas à l'émission qui va se faire? La valeur des obligations va décupler en trois ans?..» «Mais, dit mon mari, parce que je n'ai pas d'argent!» Depuis le temps qu'on lui en demandait, Voulasne ne s'était pas encore représenté la situation de son cousin dénué d'argent. Voulasne, d'ailleurs, ne devait jamais atteindre la notion de ce que c'est que de manquer d'argent. Son innocence avait encore une fois désarmé mon mari qui était sorti de chez lui après avoir, une heure durant, consenti à parler de[Pg 405] voyages en automobile. Ils n'étaient point fâchés; ils devaient se revoir; et mon mari, malgré son accablement, n'était pas guéri d'espérer!...

Mais j'obligeai, séance tenante, mon mari a sous-louer l'appartement. J'avais pris mes précautions et avisé, tout au fond de Neuilly, une petite maison d'un loyer trois fois moins élevé que le nôtre, où nous aurions plus de logement et même un bout de jardin avec un pavillon pouvant servir d'atelier. La plupart des affaires de mon mari étant en province, qu'importait, après tout, qu'il logeât au cœur de Paris ou dans cette petite banlieue! Il s'y transporta, lui, comme au cimetière; mais hésiter n'était plus possible. Nous nous trouvions dans une situation très critique. Que quelques travaux vinssent nous relever, c'était le moins que nous pussions espérer afin seulement de vivre.

Comment n'étais-je pas atteinte par le désespoir trop apparent de mon mari? Je ne l'étais à aucun degré. Auparavant, dès qu'il avait le teint bilieux ou le front préoccupé, je tremblais; à présent que j'avais la certitude d'une diminution irrémédiable, j'étais insensible à ces nuages que la violence même de la tempête devait poursuivre et dissiper, et j'avais la certitude d'avoir atteint mon port à moi, d'avoir abordé à ma terre et atteint mon but. Nous fîmes notre déménagement parmi les cris de joie de ma petite Suzanne, ravie, elle, de se transporter n'importe[Pg 406] où, et mes chantonnements à moi, qui finirent par communiquer un peu de confiance à mon malheureux mari.

Il me disait:

—Mais on croirait, en vérité, que vous êtes contente!...

Je ne voulais pas non plus affecter une attitude de femme heureuse, pour qu'on me trouvât du courage ou quelque mérite spécial; j'avais la notion que ce qui faisait mon allégresse intérieure n'était et ne serait jamais compris. Je ne me reconnaissais en réalité aucun courage ni aucun mérite. Je ne luttais pas; je suivais ma pente; j'entrais dans ma voie qui consiste à être d'accord, complètement d'accord avec moi-même, à ne plus faire un geste de comédie, et aussi, peut-être, qui sait? à tourner en un certain plaisir ce que l'on nomme généralement la douleur...

Je répondais à mon mari:

—Je vous jure, mon ami, que je n'ai jamais encore été aussi bien.

Il ne pouvait pas le croire. Son esprit positif était, d'une part, assuré qu'aucun reproche de moi ne viendrait accroître ses maux, mais dans son cœur d'homme il était attendri douloureusement par ce qu'il appelait ma résignation. Il eût peut-être mieux aimé avoir à me donner quelque bon conseil, à se sentir plus fort que moi. J'avais beau l'assurer que[Pg 407] je n'étais point forte, mais que je satisfaisais en ce moment un goût à moi; une larme était logée au coin de son œil. Et le pauvre homme songeait, je l'aurais juré, à cet instant même, qu'il m'avait promis une «voiture» et un domestique en livrée!...

Il a pensé à cela constamment en s'installant dans la petite maison, au fond de Neuilly, là-bas, non loin des berges de la Seine, où une livrée eût été bien comique! où une voiture eût ameuté le voisinage!

Je n'avais gardé que ma petite bonne, complaisante, active, aimant mes enfants; elle, et moi, nous devions tout faire. Ah! si mon sort m'avait paru malheureux, je n'aurais eu guère de loisir pour me plaindre!

—La vie ne nous coûtera presque rien, disais-je à mon mari; et madame Du Toit s'est engagée à vous dénicher au fond des provinces une clientèle qui ne viendra pas voir si vous habitez un somptueux hôtel...

—Peut-être, soupira-t-il, pourrai-je bientôt avoir en ville un cabinet d'affaires...

Dès qu'il se reprenait à espérer, il espérait quelque chose de conforme à ses rêves de toujours. Son imagination n'avait revêtu jamais qu'une seule figure; il la revoyait dès qu'il imaginait: dans ses projets, un petit domestique, en livrée, ouvrait la porte du cabinet d'affaires!

[Pg 408]

Nous le conduisîmes par la main, Suzanne et moi, au bout du jardinet, dans le pavillon où ronflait un petit poêle d'école primaire et où j'avais fait disposer ses grandes tables. La seule vue de ce pauvre toit de zinc, isolé, derrière un if noir, et au bout de trois ou quatre plates-bandes incultes où pourrissaient sous la pluie, après les gelées de l'hiver, quelques choux de l'année passée, lui causait une mortelle tristesse. Tout cet espace autour de nous, ce silence, çà et là ces squelettes de peupliers, lui imposaient un effroi que je n'aurais pas redouté chez un homme aussi insensible aux choses de la nature. Il était accoutumé au coup de fouet que donnent le bruit de la rue, le coudoiement continuel des hommes, l'illusion ininterrompue d'un vaste affairement qui doit, semble-t-il, aboutir à un résultat proportionné. Le voisinage de l'homme nous fait attendre de son industrie un secours merveilleux; lorsque nous ne touchons plus que le sol terrestre, et que le contact direct avec le grand ciel indifférent nous est rappelé par le bavardage monotone de l'eau dans la gouttière, ou par le geste infatigable du bras endeuillé de l'if sous la pluie, il nous faut alors dans le cœur, pour ne pas faiblir, autre chose que la duperie de la ville trépidante, autre chose que la farce bouffonne que l'homme joue à l'homme pour l'étourdir et le leurrer jusqu'à la fin. Illusion pour illusion, je n'admire que celle qui nous permet de[Pg 409] vivre en la seule compagnie de la terre et du ciel nus.

Suzanne, elle, était ravie parce qu'elle n'avait jamais vu d'aussi grandes tables; elle se fit hisser par son père sur chacune d'elles, et, une fois là-dessus, cette enfant n'eut-elle pas, spontanément, l'unique idée de jouer la comédie? Elle n'avait jamais été à la comédie; nous ne parlions guère entre nous des représentations chez les Voulasne: et, aussitôt montée sur une planche un peu plus haute que le sol, l'envie lui venait de jouer la comédie!...

Nous revînmes, sous la pluie, par la petite allée entre les choux pourrissants, à notre pauvre maison si exiguë, si bourgeoise, «si laide», disait mon mari qui ne l'avait pas construite; et aussitôt il fallut se mettre, avant toute besogne plus pressée, à dessiner les plans d'un théâtre d'ombres que l'on placerait au fond du pavillon, sur la grande table. En une demi-journée, avec des bristols, quelques lattes, et un vieux foulard de l'Inde, la scène fut debout, le rideau glissa sur sa tringle, et l'on put imaginer, quand il s'ouvrait, tous les décors souhaitables.

Et moi je me demandais, en voyant mon mari ranimé par ce même jouet qui enchantait sa fille, si le problème de la destinée humaine n'était pas d'une simplicité puérile, si la formule romaine «du pain et des jeux» ne rassasiait pas la plupart[Pg 410] des hommes, si,—déception, ô chute lamentable de tout moi-même!—les Voulasne, ignorants, insouciants, pareils à des enfants joviaux et rêvant de travestissements, n'incarnaient pas le seul idéal de nos contemporains: avoir de la fortune et jouer la comédie..


[Pg 411]

XX

Mon penchant à rêvasser sur ces sujets fut promptement interrompu. Ma jeune et unique bonne ayant pris la grippe, aussitôt entrée dans la maison nouvelle, je dus mettre la main à tout le ménage et aller moi-même aux provisions. Dans la rue, un matin, discutant le prix des légumes avec une marchande ambulante, je me trouvai côte à côte avec mon ancienne compagne de couvent, Charlotte Le Rouleau, devenue madame de Clamarion, que je n'avais pas vue depuis la première année de mon mariage. Sans nous être regardées, nous nous reconnûmes à nos voix qui répétaient avec une âpreté identique les prix qu'on nous faisait. Et nous rougîmes, toutes les deux, non pas peut-être d'en être réduites à l'état de pauvres ménagères, mais de nous surprendre l'une[Pg 412] l'autre en cet état. Et ce furent aussitôt des exclamations, et un certain ton entre nous, où nous nous efforcions, à l'envi, de faire reconnaître notre qualité de «femmes du monde». La marchande que nous impatientions sans doute, avec nos manières, poussa sa charrette, et je discernai que, dans son grommellement éraillé, elle nous traitait de «détresses». Charlotte et moi demeurâmes là, au bord du trottoir, échangeant des phrases banales, l'indication de notre domicile, et reculant l'une comme l'autre l'aveu des événements qui nous avaient conduites de la rue Monsieur et de la porte du Parc Monceau, à ce carrefour boueux de Neuilly, où simultanément, à dix heures du matin, nous nous indignions de la cherté des vivres. Il se trouva que nous étions presque voisines. Elle avait perdu sa belle-mère, et son mari avait fui avec la comtesse de P..., toujours la même maîtresse, âgée maintenant de cinquante ans, la dot dissipée, la fortune même des parents Le Rouleau entamée aux trois quarts. Mais Charlotte me racontait ces détails lamentables de sa vie comme un enfant récite la biographie des grands hommes; elle ne pleurait plus comme lors de notre entrevue rue Monsieur; elle avait contracté l'habitude de la vie cruelle. Malheureuse en ménage, tout de suite, elle avait donné tout de suite sa fortune à manger; elle avait pris tout de suite le parti de se hausser hors de ces contingences, et elle les[Pg 413] tenait, à présent, pour des particularités ordinaires à cette obligation souveraine qu'est la vie. Ancienne jeune fille bien élevée, dressée à nouveau par sa belle-mère, elle n'avait pas cessé un instant de se conformer à la discipline des maisons où le sort l'appelait. Elle élevait son petit garçon; elle apprenait le latin et des éléments de grec et d'algèbre, me dit-elle, pour lui servir de répétiteur, et le nombre d'œuvres auxquelles cette femme sans fortune était employée de ses mains m'émut et m'humilia. Elle courait, en tramways, à pied, aux dispensaires, bandait les plaies hideuses, mouchait, lavait par douzaine de pauvres enfants sordides, mendiait pour les indigents honteux, grimpait dans les galetas, y avait reçu un jour le coup de couteau d'un homme ivre; son chagrin, disait-elle, était de ne laisser jamais qu'un soulagement provisoire; mais elle ne parlait pas du souvenir vivace et embaumé qui doit demeurer après le passage d'un être angélique. Elle me narrait, sur un ton simple, uni, sans un mot à effet et sans bouger le petit doigt, des drames à faire reculer jusqu'à l'effacement toutes les fictions littéraires, et des drames, à ses yeux, si communs, qu'elle en semblait à peine comprendre la grandeur et même l'intérêt. Je frissonnais, l'émotion me prenait à la gorge; elle me voyait tout à coup en larmes et me demandait: «Mais qu'est-ce que vous avez?»

[Pg 414]

—Je vous admire, Charlotte!

Ou bien je lui disais:

—«Je songe, en vous écoutant, Charlotte, à toutes les femmes que j'ai connues et dont la vie se consume à colporter des calomnies et des potins idiots.»

Mais en disant cela, je parlais un langage qui n'atteignait plus Charlotte. Elle ne pensait pas à être admirable; elle était possédée d'un zèle sublime; une passion magnifique et heureuse l'animait, mais elle la sentait encore bien éloignée de ce qu'elle eût dû être pour contenter le cœur de Jésus qu'elle adorait.

Du monde, du «siècle» plutôt, pourrait-on dire en parlant d'elle, elle semblait n'avoir conservé que le préjugé du rang et celui du nom. C'était assez étonnant, même, chez une femme arrivée au point culminant dans l'ordre moral où je la voyais. Elle était pauvre; elle s'exténuait pour les pauvres; mais toutes les catégories intermédiaires entre ce que l'Évangile nomme «les pauvres» et le monde auquel elle appartenait par le nom de son mari l'intéressaient très peu.

Elle faisait encore des visites dans son monde, et elle trouvait moyen de recevoir en son réduit une fois par mois. La vraie sympathie qu'elle me témoignait, c'était à l'ancienne élève du Sacré-Cœur qu'elle l'accordait, mais je sentis bien qu'elle ne tenait pas à «voir» la femme du petit architecte.[Pg 415] Que m'importait cela? elle m'enthousiasmait et elle était le seul être, depuis mon mariage, qui me redonnât le goût franc et pur de cette joie ineffable qui m'avait exaltée au couvent. Si elle ne venait point chez moi, ce dont elle eût d'ailleurs eu peu le temps, moi, j'allais la voir au moindre signe.


[Pg 416]

XXI

Madame Du Toit ne se montrait plus pour moi tout à fait la même. Ce n'était pas qu'elle me donnât tort en ce que j'avais fait, mais, oubliant les causes, elle me donnait tort en ce que les résultats de ce que j'avais fait étaient désastreux pour notre situation, pour mon mari, pour mes enfants. J'allais la voir comme autrefois, et certes elle m'accueillait fort bien, mais elle fut longtemps sans venir jusque chez moi: la distance, la «barrière» à franchir!... en réalité l'amicale appréhension de voir de ses yeux mon appauvrissement. Elle ne se décida, la chère vieille amie, à accomplir le voyage de Neuilly, que le jour où elle put m'apporter la nouvelle d'une assez grosse affaire qu'elle avait, dit-elle, «enlevée» pour mon mari. Munie de ce joli cadeau, elle osa[Pg 417] sonner à la porte de notre petite maison. Je fus témoin de son étonnement à trouver mes deux enfants poussant des cris joyeux dans le jardinet embelli et égayé par l'été. Je lui dis: «Vous voyez, les enfants ont de l'air; nous sommes beaucoup mieux, je vous assure!...» Il ne fallait pas lui dire cela; ce n'était pas du tout conforme à l'idée implantée en son cerveau: elle tenait notre installation modeste pour provisoire; nous n'étions là, selon elle, qu'au «garde-meuble».

La vérité est qu'elle nous rendit un immense service en procurant à mon mari la construction d'un immeuble à Passy qui commençait à se bâtir. Et cette construction en entraîna plusieurs autres. Mais madame Du Toit ne nous invita plus guère chez elle à dîner. Nous tombions. Vivoter nous était encore possible; mais nous n'étions pas de ces gens ou qui sont solidement assis, ou qui s'augmentent. Elle avait aussi de graves ennuis, je le savais, la pauvre femme: pourquoi ne m'en faisait-elle plus la confidente? Peut-être par une délicatesse excessive, après tout, et pour ne point me manifester que je ne lui avais servi à rien, moi, dans mon ancienne croisade destinée à «ramener» son fils?... Le ménage d'Albéric n'allait plus; Isabelle, ayant cessé d'aimer son mari, devenait insupportable. Albéric se réfugiait volontiers à la maison paternelle, oui; Albéric revenait à sa mère, il est vrai; mais il revenait sans sa femme; ce[Pg 418] n'était pas cela qu'on avait attendu de lui. Et sa femme, où allait-elle? Qu'allait-elle faire, l'impulsive Isabelle, du nom honoré des Du Toit?... Mon mari pourtant bien peu observateur, m'avait dit, un soir, en revenant de chez ses cousins: «Isabelle prend des libertés!...» Je ne l'avais pas poussé à m'en dire davantage, mais pour qu'il m'eût dit cela, quelles libertés Isabelle ne devait-elle pas prendre? Je voulais tout ignorer des Voulasne, et surtout de peur d'apprendre au sujet de la chère petite Pipette et de son mariage possible des choses qui m'indignaient outre mesure. Madame Du Toit ne parlait plus de Pipette, plus des Voulasne, plus du ménage d'Albéric...

Elle me parlait de son neveu Juillet. Il fallait bien qu'elle parlât de lui, parce que le nom de M. Juillet était sur toutes les bouches, à la suite du retentissement «injustifié,» disait sa tante, d'un ouvrage récemment publié par lui. C'était une sorte d'essai psychologique et moral, de fond très savant, mais de forme excessivement libre, et contenant des idées que la famille Du Toit tenait pour beaucoup plus mauvaises que les mauvaises. Toujours est-il que le succès du livre se trouvait organisé, à la grande surprise de l'auteur, par les milieux dont il prétendait combattre les tendances; et l'auteur se voyait renié, honni, par l'opinion à laquelle il s'était piqué d'apporter des renforts nouveaux. «Il est perdu! s'écriait madame Du Toit; il va passer à l'ennemi!»

[Pg 419]

—Ne le combattez pas, lui disais-je; ses intentions sont louables; toutes ses conclusions saines: c'est un soldat précieux!...

—Un soldat qui combat à sa guise!... et, vous le voyez bien, qui se fait applaudir par l'autre camp!

—Mais ce que l'autre camp applaudit, ce sont les points sur lesquels vos adversaires peuvent s'entendre avec vous?...

—On s'entend sur tout, ou l'on ne s'entend pas.

M. Du Toit avait flétri d'une façon tranchante et impitoyable l'œuvre de son neveu en qualifiant l'auteur de «catholique-dilettante».

Je n'avais point lu le livre de M. Juillet; je m'interdisais de le lire. Mais, si sévère que me parût le jugement de M. Du Toit, je le devinais assez fondé, parce que, à bien réfléchir, c'était sous cet aspect que m'apparaissait à présent M. Juillet. Il louait tout du catholicisme; il en aimait la beauté sensible et il en pénétrait l'âme, admirablement, je le crois; il prêchait, il eût fait, comme je l'avais dit, des conversions; mais il n'était pas catholique. Il se montrait le même homme vis-à-vis de la morale dont il reconnaissait et grandeur et nécessité, mais il ne vivait pas conformément à la morale. Et l'amour, le beau, le suave, le délicat et grave amour, l'amour que le christianisme inventa, celui dont tant de conversations de M. Juillet en ma présence ou avec moi s'étaient plu à évoquer la fascinante image, une image à ce point radieuse[Pg 420] que lui-même avait failli s'y brûler, de cet amour-là, en définitive, il avait craint les extases, l'intensité, la gravité, la naïveté, la durée peut-être, en termes plus bruts: la responsabilité, les obligations; ç'avait été chez lui romanesque de causerie, ornement de salon, objet d'art si l'on veut ou littérature! Mais le fond de lui-même?... C'était un grand égoïste, aimant les plus beaux des plaisirs, et aussi les autres, au vrai, n'aimant que son plaisir. Il donnait à son esprit, qui en était avide, des fêtes magnifiques et des divertissements du plus haut goût; à part cela, il vivait et se vautrait comme un homme ordinaire.

Ah! ah! je commençais à le juger!... avec une impartialité un peu fière d'elle-même.

Mais madame Du Toit, chaque fois que j'allais la voir, revenait avec une insistance curieuse à son neveu; ne fût-ce que pour l'anathématiser ou m'annoncer que M. Du Toit ne le voyait plus, elle trouvait un moyen de me parler du «succès de son neveu». Je crois que, dans quelque arrière-retraite quasi ignorée d'elle-même, le succès de son neveu, qu'elle qu'en fût la nature, la flattait.

Et je crois aussi qu'elle souhaitait que j'en fusse un peu flattée, à mon tour, à cause de l'amitié que M. Juillet m'avait fait l'honneur de me manifester et à cause peut-être d'une plus particulière complaisance à mon égard, dont un jour, en souriant, elle s'était elle-même faite l'interprète. Elle croyait sincèrement[Pg 421] m'être agréable en suscitant ces retours d'échos évanouis. Madame Du Toit était une femme qui avait de l'indulgence pour les affections sentimentales, comme toutes les femmes que l'amour, «ce qui s'appelle l'amour», ainsi qu'elle disait elle-même, n'a pas mordues au rouge. Et elle n'en imaginait le souvenir qu'agréable. Elle ne comprenait pas plus mon état d'esprit qu'elle n'avait compris le mouvement qui me tenait farouchement heureuse, terrée au fond de Neuilly.

Bonne et serviable amie, elle ne soupçonnait pas que c'était une certaine fièvre qui me soutenait, non le cours normal de mon sang! que ma résignation était une passion, et que ce n'était pas quelque chose d'agréable qui me pouvait plaire!

En m'entendant juger du haut d'une impartialité de glace son neveu tout couvert d'une jeune renommée, elle eut un regard surpris, elle se tut un instant, parut réfléchir, et me dit:

—Il ne faut pas vous dessécher le cœur, mon enfant!...

Mot terrible! Je ne sais pas si elle en percevait tout le sens. Inconsciemment prononcé ou bien résultat de l'expérience d'une femme comme madame Du Toit, il fit frémir toutes mes moelles. Intransigeante, à n'en pas douter, sur tous les grands principes directeurs de la vie, je suppose que madame Du Toit, comme elle me l'avait laissé entrevoir dans[Pg 422] un autre entretien, admettait avec le ciel des accommodements que le grand zèle de Pascal eût raillés: pour elle, le souvenir attendri d'une passionnette innocente était un dérivatif possible à la rigueur d'une vie honnête. Moi, qui eusse commis la faute au milieu de l'ouragan déchaîné, c'était la détestation furieuse de la moindre peccadille, qui, aujourd'hui, me donnait des forces!...


[Pg 423]

XXII

L'ascétisme de madame de Clamarion s'adaptait mieux à mon besoin. La voir, la voir agir, cette martyre à l'extatique supplice, me reversait dans les veines le sang de ma jeunesse. J'aimais trop à la voir, sans doute. Elle me dit un jour que si je voulais vivre bien, il ne fallait pas rechercher les satisfactions, fussent-elles de cet ordre. Nous nous mîmes à causer des plaisirs permis... Dans sa pauvre chambre, je m'imaginais au couvent, écoutant encore la voix séraphique de madame Du Cange; et, en effet, sur les traits beaucoup moins réguliers et moins purs de Charlotte, par un étrange effet de la transparence d'une même âme, une beauté analogue à celle de mon ancienne maîtresse générale se répandait et me subjuguait. La supériorité de Charlotte sur moi, sa[Pg 424] constante ascension morale, sa sainteté, l'incomparable bonheur qui rayonnait de toute sa personne, contribuaient à augmenter l'illusion de mes jeunes années aux pieds d'un être qui représentait plus que la sagesse humaine: l'inspiration directe d'en haut. Charlotte n'avait que du dédain pour la seule expression de «plaisirs permis». Elle m'ouvrit le livre de l'Imitation, et me lut cette imploration surhumaine mais dont le timbre est cependant à l'unisson de je ne sais quel cri profond de mon cœur: «Faites que toutes les choses de la terre me soient amères...» Elle m'indiquait du doigt ces lignes brûlantes, soulignées de sa main, tous les jours relues dans un petit volume aux marges grasses; et ses yeux brillaient d'un feu qui m'attirait. Elle dit, de mémoire, un second verset que je croyais connaître, comme tous les autres, mais que je n'avais lu que des yeux, non du dedans: «... Que je retire mon cœur de toutes les choses créées...» Et, comme elle me répétait cela, je me mis à pleurer, moi, aussi soudainement que je l'avais vue pleurer, elle, autrefois, lorsqu'en me parlant de son bonheur, elle m'avait avoué tout à coup que son mari ne l'aimait pas.

«Que je retire mon cœur de toutes les choses créées...» Sublimité!... épouvante!... Terre!... ciel!... arbres chéris!... lumière du jour! Pelouses arrosées, ombres de l'été, petite allée qui tourne, banc dans le jardin, souvenir d'une fleur, parfum de[Pg 425] la goutte d'eau qui tombe, ô goût des beaux fruits mûrs!... Soirs!... Soirs!... calme des champs!... ô nuits d'été divinisées!... Désirs, désirs!... incertitude de l'appel informulé de nos lèvres!... Petits enfants!... êtres humains!... figures aimées!... «toutes les choses créées!...»

Charlotte me dit: «Mais qu'avez-vous donc?» Elle avait franchi, elle, le cercle où l'on s'attendrit et où l'on pleure! Un paradis prématuré l'avait reçue, où je voulais m'élancer et la joindre; mais moi, je pleurais encore toutes mes larmes à la seule évocation des choses créées!...

Charlotte me fit honte de mes attachements. Elle était vraiment très grande et très pure; elle n'essayait pas de me capter en me parlant du bonheur qui m'attendait si j'accomplissais tout le sacrifice; elle ne faisait pas miroiter une récompense, une compensation à mes yeux comme on le fait aux mercenaires; elle me parlait seulement de la nécessité de «vivre bien» et de l'abnégation qui en est le moyen unique.

Alors, moi, dans mon désarroi, et dans cet état particulier où nous mettent les larmes et qu'on peut comparer à une mer agitée dont le fond obscur lui-même se soulève, voilà que je pousse un cri imprévu:

—Vous ne savez pas!... Charlotte, vous ne savez pas!...

[Pg 426]

Elle ouvrit des yeux étonnés. Elle tenait toujours entre deux doigts le petit livre aux accents surhumains. Je croyais que par un seul mot j'allais la rendre pitoyable à mon cas; ce que j'allais dire, je croyais que cela formait le faisceau de tous les liens qui ont noué mes membres avec la trop charmante création de Dieu. Je lui dis, sans rien omettre, de quelle façon et jusqu'à quel point j'avais aimé!...

Charlotte fut aussi stupéfaite, aussi indignée, aussi terrorisée que si elle eût eu la vision, dans l'encoignure de la pauvre chambre, de Satan avec ses braises et son odeur soufrée. Elle recula, elle fit une figure horrible, et puis, tout aussitôt, et sans prononcer un mot, elle commanda, oui, toute son attitude donna un ordre impérieux, orgueilleux, souverain;—et là, elle recouvra sa beauté d'ange,—tout, en elle, ordonna: «Va-t'en!»

Je pensai instantanément à la figure que j'avais faite lorsque l'homme que j'aimais m'avait parlé d'amour: j'avais dû être pareille, exactement, à ce qu'était Charlotte recevant la confidence de ce qu'il y avait de profane dans mon cœur. Ah! je comprenais qu'il eût fui!

—Mais, Charlotte, puisque je n'aime plus, je vous le jure!... puisque je vous confesse un péché d'intention presque ancien et expié, depuis, tous les jours!... puisque je vous dis la grande aile protectrice qui m'a sauvée de la faute et qui est quelque chose de bien[Pg 427] plus auguste que moi, que ma volonté, que notre vertu, quelque chose fait d'un amoncellement d'honnêteté dans nos familles, quelque chose fait de la parole de nos communes maîtresses, dix ans écoutée et poussée plus loin même que notre esprit: jusqu'à notre chair, jusqu'aux muscles de notre visage;... quelque chose d'un bien plus large et plus fécond enseignement que n'eut été ma résistance volontaire, isolée, chétive... ne vous scandalisez pas, Charlotte! ne me méprisez pas! j'ai peut-être été un instrument utile entre les mains de Dieu...

Charlotte n'avait rien de la mansuétude évangélique. Dure à elle-même et dure à tous,—par une étrange contradiction, vouant sa vie au soulagement des maux,—elle était haussée à l'héroïsme constant; et ma faiblesse de femme, qui conservait encore, malgré tout, malgré moi, un parfum pour mes narines, devait aux siennes exhaler l'odeur putride que je sentais, moi, à toutes les veuleries, à toutes les compromissions...

Elle ne m'infligea pas de paroles sévères; elle ne discuta même pas avec moi. Je devinai en elle un sentiment pire pour moi que les plus infamantes invectives: la désespérance de me sauver jamais; comme si un manquement du genre de celui que j'avais failli commettre était la marque d'une incurable dégénérescence.

Douloureux cahots du chemin de ma vie! je me heurtais[Pg 428] à droite et à gauche: à madame Du Toit qui me trouvait le cœur trop aride; à Charlotte de Clamarion qui me jugeait perdue par la trop grande tendresse de ce même cœur; à ma vieille amie dont la conception de la vie, trop raisonnable, ne satisfaisait pas mon idéalisme; à mon ancienne compagne de couvent de qui m'attirait la sainteté, mais que sa superbe attitude morale même rendait cruellement dédaigneuse de mon infime et trop imparfaite nature!...

Hélas! j'avais la passion de m'élever. La platitude des basses terres m'obligeait à tenter l'ascension des sommets; et la blancheur de leur neige, à peine entrevue, trop pure, pour mes yeux, me rejetait meurtrie, en me laissant accrochée par mes vêtements de femme, à ces régions de mi-côte, où, pour la plupart d'entre nous, sans doute, où seulement la vie est possible...

Je descendis l'escalier de madame de Clamarion comme un automate, les yeux hagards, effrayée de la perte de ma dernière amie, effrayée de ce qui me manquait pour me trouver de niveau avec ceux qui vivent et avec ceux qui dominent complètement la vie. Je me souviens qu'en bas je fus aveuglée par un soleil de juillet féroce qui cuisait l'interminable avenue aux arbres trop jeunes pour fournir de l'ombre. Il y avait un cantonnier assis sur sa brouette, qui se versait dans la gorge le contenu d'une bouteille; plus loin, sur un banc, deux malheureux, un homme et[Pg 429] une femme, en vêtements sordides, et qui n'avaient peut-être pas de quoi manger, s'embrassaient avec transport. Je pressai le pas. Des cloches sonnaient l'Angélus de midi. A la porte de notre jardinet, ouverte, Suzanne et son petit frère, les cheveux blonds plus lumineux que le soleil, épiaient mon retour.

O chers petits! mes enfants! ne plus penser qu'à vous, ne plus vivre que pour vous voir vivre mieux que moi! n'était-ce pas assez? Qu'est-ce que je demandais et qu'est-ce que je cherchais?... Suzanne et Jean m'entraînèrent au pavillon. Ce n'était pas à cause de mon retard à déjeuner qu'ils me guettaient, c'était parce que Suzanne avait réussi à démolir la toiture du petit théâtre édifié si soigneusement par son père, et, le couvercle enlevé, à s'introduire, «elle tout entière,» disait-elle,—ses deux pieds tout au moins et les jambes jusqu'aux genoux,—dans la boite ouverte que devenaient par son vandalisme le minuscule édifice, et, là dedans, s'agitant, gesticulant, à donner des représentations à son frère. On l'asseyait, lui, dans un panier haussé à la dignité de fauteuil d'orchestre, et sa sœur, tour à tour mime, danseuse, artiste tragique et comique, était indifféremment Peau-d'Ane, madame Mac' Miche, Footitt ou Sarah Bernhardt. Excessivement gênée par sa situation entre les quatre montants du cartonnage, elle était réduite à exécuter tous ses mouvements en piétinant sur place.

[Pg 430]

Mais qu'importait cet inconvénient, pourvu qu'elle se crût sur la scène d'un «théâtre?»

—Mais qu'est-ce que ton papa dira quand il verra sa toiture enlevée?

—Papa comprendra très bien, dit Suzanne, que ce théâtre ne pouvait pas toujours durer, et je lui confierai le soin de faire quelques agrandissements... Des dégagements, regarde un peu, nous n'en avons pas! En cas d'incendie, par exemple, je me demande ce qui se passerait...

Suzanne ne rêvait pas que théâtre: elle rêvait «agrandissements!» comme son père...

L'avant-veille de ce jour même, le papa étant absent pour ses travaux en province, un monsieur ne s'était-il pas présenté à la maison, pour tout peser et examiner, en me laissant entendre que mon mari cherchait à contracter un emprunt?... Or, d'après mes plus minutieux calculs, nos dépenses étant réduites à l'extrême et les travaux en cours d'exécution étant importants, nous pouvions vivre... Mon mari partageait certes l'avis de madame Du Toit: notre petite maison ne représentait pour lui qu'un garde-meuble. Pauvre petite maison de Neuilly, à laquelle je m'étais, quant à moi, si vite accoutumée, et qui plaisait aux enfants! Dans la modestie, et dans l'éloignement du tumulte humain, c'est la vie de notre âme qui s'augmente, s'enrichit et s'élève... Mais à quoi bon? diront tous les hommes d'aujourd'hui.[Pg 431] Monter tout seul, s'élever loin des yeux du monde? Admissible, ceci, jadis, pour escalader un ciel d'où Dieu nous voit!... Pourtant, quand l'œil de Dieu ne me verrait point, je sentirais à gravir cette échelle une volupté incomparable et secrète... Pourquoi est-ce que je sens cela? Pourquoi ne le sentez-vous pas?


[Pg 432]

XXIII

Vers le même temps, c'est-à-dire à la fin de juillet, je reçus à midi, au moment de nous mettre à table, une dépêche de mon mari, datée de Dinard. Que faisait-il à Dinard? Je le croyais dans le Midi... Il me demandait de lui envoyer d'urgence des vêtements de deuil et son chapeau haut de forme avec un crêpe «de hauteur moyenne». «Lettre suit», portait le maudit papier qui si souvent fait l'économie de quatre sous pour nous consumer par vingt-quatre heures d'angoisse. De quoi s'agissait-il? Et comment mon mari se trouvait-il à mon insu chez ses cousins partis pour Dinard la semaine précédente?

Madame Du Toit qui n'était venue qu'une fois à Neuilly, que je n'avais pas vue depuis un certain temps, qui ne m'avait pas invitée cette année à[Pg 433] Fontaine-l'Abbé, arriva dans un fiacre, à ma porte, avant que trois heures fussent sonnées. Elle était en possession d'une dépêche plus explicite; elle venait s'informer si j'en avais une plus explicite que la sienne. On lui annonçait, à elle, qu'un grave accident était arrivé à Pipette. Je lui appris qu'à moi mon mari réclamait des vêtements de deuil.

A elle comme à moi on avait voulu épargner la vérité tout entière. Nos deux tronçons d'information réunis formaient quelque chose de pire. Pipette!... notre charmante Pipette!... Ah! mon Dieu! Quoi? qu'avait-il pu lui arriver? A son âge, en si parfaite santé, disparaître? Mourir si soudainement!... Pipette! pauvre petite Pipette!... Nous demeurâmes là à nous morfondre, à nous épuiser en conjectures, madame Du Toit et moi, écrasées par l'événement qu'il fallait conclure de nos deux télégrammes réunis.

La lettre annoncée par mon mari me parvint le lendemain matin seulement. Elle ne contenait que quelques mots griffonnés à la hâte: «C'est moi qui suis chargé d'accompagner le corps. J'arriverai à la gare à dix heures. C'est un accident. La pauvre petite, étourdie comme elle était, vous savez, avait mangé, paraît-il, avant d'aller au bain. Le désespoir des parents dépasse toute imagination.» A la gare, à l'heure dite, bien avant l'arrivée du train qui eut du retard, je trouvai monsieur et madame Du Toit. Les Albéric étaient à Dinard; c'était par eux que ma vieille[Pg 434] amie avait des nouvelles. Albéric, en dernière heure, disait qu'il était obligé de tenir la tête à sa femme et à ses beaux-parents littéralement fous de douleur. «Par un hasard heureux, ajoutait-il, Serpe s'est trouvé là pour accompagner la pauvre enfant dans son dernier voyage.» Et nous nous regardions tous les trois sur le quai, embarrassés, mordillant sur nos lèvres l'expression cuisante de notre crainte commune et inavouable, de notre crainte plus grande que la stupéfaction et la douleur même de cette mort: la crainte que cette mort ne fût pas le résultat d'une étourderie, d'un accident fortuit...

Je ne tenais pas Pipette pour étourdie. Depuis le jour où je l'avais vue se jeter dans l'escalier avec ses grands patins, j'avais connu en elle une décision rapide et téméraire, et il y avait en son esprit quelque chose de sérieux qui s'ignorait parce que le sérieux n'avait pas droit de cité autour d'elle. Et côte à côte avec madame Du Toit, sur le quai de la gare, je pensais: «Madame Du Toit a eu grand tort de contribuer à faire rentrer cette enfant sous le toit paternel!...» Et madame Du Toit, j'en suis sûre, se disait que l'événement eût peut-être été évité, si, pour obéir à mes scrupules, je n'avais pas abandonné Pipette à elle-même. Hélas! hélas! que de choses inconciliables en ce monde! En effet, une amie eût été bonne à ce cher petit être, forcé comme la pauvre et jolie bête aux abois, par des chasseurs insensés!...[Pg 435] On la poussait à un mariage horrible non par méchanceté, mais par indolence criminelle, et pour ne point interrompre une partie de plaisir!...

Le train n'arrivant pas, monsieur Du Toit s'exténuant à lire dans tous les journaux le fait divers rapporté d'une façon identique, madame Du Toit qui rongeait son frein s'approcha de moi, me mit son doigt ganté sur le bras et me dit:

—Cette petite avait un amour au cœur!...

Je m'en doutais, mais je blêmis:

—En êtes-vous sûre... et comment?...

—Dans son embarras, me dit-elle, il s'en était ouvert à moi... Vous savez comme elle était mal élevée et ignorante des usages: n'avait-elle pas osé lui écrire! C'est peut-être par là qu'elle s'est perdue, la malheureuse. Quel homme eût donné sa main à une jeune fille aussi déterminée!

Les paroles de madame Du Toit me faisaient frémir, et à cause des faits qu'elle m'apprenait et à cause de l'opinion qu'elle en avait, qu'elle ne pouvait manquer d'en avoir, que tout le monde en eût eu comme elle!

Malheur aux infortunées petites filles trop naturelles et trop sincères! Oh! qu'elles ne soient, ni aujourd'hui ni demain, dupes d'une prétendue libération des mœurs! Monsieur Juillet, si libre, lui, averti si à fond de toutes choses, recevant une lettre amoureuse d'une jeune fille à la suite d'un flirt léger, riait[Pg 436] d'elle, et d'un acte si grave, et de portée si tragique pour elle, il n'était qu'embarrassé!

Nous vîmes mon mari, avec son vêtement de deuil et son demi-crêpe, descendre du fourgon. Il était très ému; il nous parla immédiatement de l'état indescriptible des parents. Il doutait si Albéric réussirait à les faire monter dans une voiture pour prendre le train suivant; c'étaient deux «loques», dit-il, des gens qui ne concevaient pas le malheur et qui se trouvaient tout à coup en présence de la pire chose qui leur pût advenir. Isabelle ne valait pas mieux que ses parents.

Quant à l'accident, eh bien! c'était un accident... Elle avait mangé peu de temps avant d'aller au bain... On répétait cela; on n'avait que cela à dire. Elle était excellente nageuse; elle avait fait ses preuves...

—Mais précisément à cause de sa grande expérience de l'eau, de la mer, de la natation, elle n'ignorait pas le danger?...

—Elle était retournée à l'office manger le quart d'un plum-pudding!... les domestiques ne savaient pas qu'elle allait au bain; ils se sont souvenus de ce détail après...

—C'est affreux! C'est affreux!...

A cause, précisément, de sa grande expérience de la natation, elle allait prendre son bain à marée basse et sans que personne l'accompagnât. On l'avait vue, de la villa, partir en courant sur le sable, son peignoir[Pg 437] gonflé par la brise et le petit nœud bleu de son bonnet lui voltigeant sur la tête, comme un papillon. Là-bas, là-bas, sur la nappe d'eau tranquille et qui semblait si mince, trois ou quatre boules noires flottantes: des têtes de nageurs, et puis le canot, pareil à une coque de noix où le maître-baigneur entre ses deux avirons flottants, cuisait au soleil... Des témoins avaient vu la jeune fille déposer son peignoir en un petit tas, sur le sable, et s'avancer avec cet air résolu qu'ont tous ceux qui l'aiment en allant vers la mer... Ah! Dieu!... j'imaginais, moi, à ce récit, ces deux jambes fines, ces chevilles et ces petits pieds blancs marquant leur dernière empreinte sur le sol humide qui la conserve comme une cire!... Tout le monde, après, avait retrouvé, paraît-il, ce chemin sinistre et gracieux, cette suite de sceaux mise par une enfant mourant d'amour, au dernier feuillet de son histoire... Et là-bas, entre les trois ou quatre boules noires, sa petite tête lourde d'une si grande résolution, s'était enfoncée... Le baigneur ne savait-il pas que mademoiselle Voulasne plongeait comme un poisson?... Il avait fallu plusieurs minutes pour que la coquille de noix s'agitât, pour que des cris s'échangeassent entre les nageurs lointains... On avait vu plusieurs d'entre eux plonger à diverses reprises, autour du canot aux rames battantes, puis l'un d'eux regagner la plage en poussant le lugubre appel: «Au secours! au secours!» Alors, tout Dinard,[Pg 438] comme une fourmilière dérangée, descendait sur la plage, un commissaire méticuleux ayant la précaution d'ailleurs bien vaine de faire respecter, dans un but d'identification, la trace des petits pieds nus...

Il me fut impossible de m'éloigner de la bière qui contenait le corps de cette enfant chérie. Le fourgon, le coffre de bois, le transfert dans une salle spéciale de la gare, les voyageurs qui se découvraient, se signaient, le prêtre qui priait au-dessus des restes d'une pauvre petite à qui le nom même de Dieu n'avait jamais rien dit!... Pour quelles misérables joies avait-elle vécu vingt ans, la fille des Voulasne, morte sans espérance? On l'avait élevée pour le rire, les jeux, la vie amusante, et elle venait de sacrifier dans sa fleur son jeune corps, seul instrument de plaisir connu d'elle, au dur et sévère amour!... Pipette! Pipette!... grâce, insouciance, allégresse, image accomplie du bonheur de vivre! vous étiez là, percée par le trait le plus noir que les plus sombres mœurs puissent décocher contre la créature humaine! Mensonge, duperie suprême que la vie de plaisir, puisque au cœur même de son ébriété vous atteint la même blessure que dans la vie spiritualisée qui veut connaître la douleur et qui, elle, du moins, en aperçoit l'au delà radieux!

Lorsque je me fus ressaisie et que je pus demander à mon mari: «Mais, enfin, comment vous trouviez-vous à Dinard?» il me dit:

[Pg 439]

—Les cousins avaient tant insisté!

Il ne pouvait pas résister à la prière de ses cousins; il en avait un peu honte; il avait préféré s'en cacher.

Les Voulasne arrivèrent enfin, méconnaissables. Albéric avait assez à faire de s'occuper d'Isabelle que la fin de sa petite sœur anéantissait comme la première révélation de notre sort mortel. Isabelle avait eu des crises de nerfs pendant le voyage; on l'emporta pareille à une malade; l'appréhension de voir le cercueil, d'entrevoir seulement le prêtre en surplis, la faisait hurler d'horreur. Les parents, c'étaient deux paquets inertes, des colis encombrants, dont Chauffin prenait soin. Jusqu'aux obsèques, ils demeurèrent en cet état, et même Gustave n'y put paraître, le médecin le maintenant au lit comme un enfant sensible à qui l'on cache les préparatifs mortuaires. Il échappa, ainsi, à la vue des tentures, des cires brûlantes, des candélabres d'argent et aussi du clergé, dont lui aussi avait une peur puérile; il esquiva, par une défaillance non feinte, l'église, les chants divins, trop grands pour lui, le piétinement derrière le char lugubre, et le spectacle,—auguste, celui-là,—de la restitution d'une partie de lui, pauvre Voulasne, à la majesté sereine de la terre qui ne rit pas.

Henriette, elle, s'évanouit devant la fosse béante. Pareil accablement fut d'un effet considérable. C'est la faiblesse des parents qui avait poussé leur enfant à[Pg 440] la mort; chacun le savait, le disait; personne qui se privât d'incriminer une inertie connue de tous et à ce point monstrueuse. C'est leur faiblesse qui les sauva. Ils avaient tous deux tant de chagrin, que l'on se tut, presque respectueusement. Ce fut de leur chagrin qu'on parla. Le chagrin des Voulasne avait dépassé la mesure commune. Leur responsabilité dans l'événement? mais ils l'ignoreraient toujours! Que leur fille eût voulu mourir, qui donc le leur eût fait comprendre! Inconscients ils avaient vécu, inconscients ils avaient écrasé leur chair la plus tendre; inconscients, l'image physique de leur douleur écartée, ils renaquirent peu à peu à leur vie facile de corps simples.


Pendant le temps que les restes de Pipette demeurèrent rue Pergolèse, j'étais retournée, naturellement, chez nos cousins. Mon mari leur fut utile, et il est juste d'ajouter que Chauffin se multiplia: c'était lui qui, dans la maison, était au fait de tout; il faisait tout, Gustave laissant tout faire. Une commune besogne, une tristesse partagée, et l'impression identique du désastre irréparable nous unissait. Nous oubliions momentanément tout ce qui nous avait si totalement disjoints. Le sacrifice de la victime immaculée avait, comme aux temps anciens, sa vertu apaisante.

Et le besoin de pleurer Pipette me ramena encore, après les obsèques, chez les Voulasne!

[Pg 441]

Ils ne disaient rien, ni le père, ni la mère; ils ne savaient absolument que faire, ayant l'impression qu'aucune de leurs occupations habituelles ne convenait à leur situation; ils pleuraient. Isabelle, Albéric pleuraient. Je pleurais avec eux. Chauffin, faisant comme nous, se purifiait à nos yeux!

Rentrée chez moi, je pleurais encore. Je pleurai ainsi jusqu'au jour où je m'aperçus que, dans un chagrin si grand, se mêlait l'idée de la douleur qu'avait dû subir la malheureuse enfant en songeant à celui qu'elle aimait, à qui elle avait écrit, elle, et envoyé l'expression de son amour...

Les Voulasne ne devaient plus jamais retourner à Dinard. Un jour, Chauffin leur proposa de partir à la recherche d'un autre endroit où passer l'été. Ils partaient en automobile. Ils n'emmenaient point les Albéric qui déjà recommençaient leurs chamailleries intolérables; moi, j'étais retenue par mes enfants; mais ils offrirent une place dans leur voiture à mon mari, à côté de Chauffin.

Nous causâmes, le soir, de la proposition, mon mari et moi. Il me dit:

—La pauvre Pipette disparue, la question Chauffin se trouve avoir bien changé de figure: elle ne vous épouvantera plus, j'imagine?...

Je fus cependant épouvantée. Je n'avais pas songé à cette conséquence en effet trop logique de la mort que nous pleurions: mon mari, qui, déjà, avant[Pg 442] l'événement, retournait chez ses cousins, allait m'y retenir et recommencer à se leurrer d'espoirs, à y prendre cette fièvre troublante que donne le contact de la fortune et de la fête. Et tout était à recommencer.

J'avais bien senti, hélas! que je ne convertirais pas mon mari à la vie modeste où toutes les joies ne peuvent provenir que de l'intérieur. Sinon pour moi, du moins pour lui et pour l'avenir de nos enfants, mieux valait peut-être prolonger la duperie à la lisière de la fortune des Voulasne: un espoir sans cesse reculé de puiser chez eux le moyen de relever sa situation ne vaudrait-il pas mieux que ces incorrigibles tentatives d'emprunt dont l'une, tout dernièrement, m'avait tant alarmée?... Hélas! qu'était mon influence et qu'eût été ma volonté la plus acharnée, mais solitaire, contre l'universel mouvement qui entraînait les hommes vers le dehors, vers les grands jouets propres à divertir un monde rajeuni? Par moments, le doute me prenait de la valeur de mon rôle en une pièce où j'apparaissais, me semblait-il, comme un fantôme du passé. «Qui suis-je, me disais-je, et qu'ai-je à faire ici?...» Et le doute que j'avais sur ma propre valeur était plus effroyable que le sentiment de mon caractère étranger... «Je viens du fond des temps; je suis une image affaiblie des femmes d'autrefois; je porte en moi le spectre de mes aïeules au point de faire reculer l'amant que mes bras entr'ouverts appellent, mais[Pg 443] je n'ai ni la simplicité, ni la rude foi de ma mère et de la mère de ma mère qui leur ont épargné, à elles, de se demander jamais ce qu'elles étaient... Je tiens trop encore de leur intégrité pour faire aux yeux du meilleur monde de mon temps la figure tout à fait convenable d'une madame Du Toit, et je n'ai pas hérité une assez haute vertu pour boire au calice enivrant de Charlotte de Clamarion... Mon Dieu! Mon Dieu! je crois en vous... Je ne me sens pas assez forte pour douter de tout ce qu'on m'a enseigné en votre nom: mais j'ai besoin de me dire, pour n'en point douter, que mes propres lumières sont insuffisantes!... Quel abîme entre le pâle fantôme que je fais et la figure de celles à qui je ressemble encore!... Je ne doute point; mais déjà je n'ai plus la foi qui agit. Et quand un instinct secret, une voix du plus profond de moi, m'affirme que ce que je sens de meilleur en moi provient des restes de cette foi candide et parfaite, je pâlis et je tremble à la pensée de ce que vaudra ma fille, élevée par l'ombre que je suis et dans une atmosphère cent fois plus hostile à la cohésion de nos vieux atomes chrétiens, si raréfiés, que ne le fut l'air que j'ai respiré!...»


[Pg 444]

XXIV

Mon mari ayant accompagné ses cousins, je restai avec les enfants à Neuilly, où nous devions attendre le commencement de septembre pour aller à Chinon.

Une après-midi, alors que nous nous tenions dans le pavillon, au fond du jardin, on sonna à la grille. Ma petite bonne, peu faite aux usages, inaccoutumée surtout aux visites, vint, sans se presser, me dire qu'une dame me demandait, une dame qui n'avait pas voulu donner son nom et qu'elle avait laissée à la porte.

—Mais comment est cette dame?

—Une fausse jeunesse, me dit la bonne, mais qui doit se faire reluquer encore... Il y a deux messieurs qui sont arrêtés plus loin...

[Pg 445]

A quelques détails complémentaires, je reconnus Emma. Mon premier mouvement fut de ne pas la recevoir, mon mari me l'ayant formellement interdit. Puis la pensée qu'elle n'insistait pour me voir pendant l'absence de son frère que parce qu'elle était malheureuse, m'apitoya. Elle venait jusqu'au fond de Neuilly, par la grande chaleur et sans voiture; je n'eus pas la dureté de la laisser repartir; je dis à la bonne de la faire entrer à la maison, et j'allai la rejoindre. Il me semblait que je faisais quelque chose d'à moitié mal, d'à moitié bien. Emma s'était conduite d'une façon qui méritait peu d'indulgence; mais, depuis que j'avais souffert par l'amour, j'éprouvais moins de répulsion que de pitié pour les infortunées qui furent par lui roulées comme les galets par la lame de la mer.

Elle était bien changée, la pauvre Emma. Le jugement sommaire de la bonne n'était pas sans justesse. Emma, frappée par le mal des années, concentrait toute sa farouche ardeur à en combattre le ravage; si ses yeux s'amollissaient, elle conservait sa taille, onduleuse, opulente sans excès, et cette bouche en grenade éclatée qui vous donnait frais, au cœur de l'été.

Elle s'excusa beaucoup. Je croyais sa visite vulgairement intéressée; je m'attendais à ce qu'elle me tendît une main de quêteuse. Mais non! Elle avait avec moi, comme dès notre première entrevue, une certaine[Pg 446] gentillesse perceptible malgré toute la distance qui nous séparait; je ne lui étais pas antipathique; elle me croyait seulement soumise à des mœurs antédiluviennes et hypocrites, et elle avait cru de la meilleure foi du monde que, de ce qu'elle tenait pour ma vieille défroque, il ne me resterait bientôt rien. Elle me plaignit surtout, à la suite d'un préambule embarrassé et difficile, destiné à aborder notre situation diminuée. Comme je lui disais que, loin de me trouver à plaindre de cette situation nouvelle, je m'en trouvais au contraire beaucoup plus à l'aise et menais une vie plus conforme à mes goûts, elle me dit: «Allons donc!...» en haussant les épaules, et je lus dans ses yeux qu'elle croyait encore à mon «jésuitisme» invétéré. Elle n'était pas accessible à une autre conception du bonheur qu'à celle du plaisir uni à la fortune. Elle soupira longuement. Il était évident qu'elle avait des motifs personnels de regretter que son frère n'eût pas réalisé ses brillantes espérances; mais elle semblait me porter un intérêt tout personnel et compatir à mon sort. A cela, elle avait une raison que je n'allais pas tarder à apprendre, malheureusement. Il existait aussi entre elle et moi cette cloison qui sépare les êtres soumis à des mœurs totalement différentes. Elle me jugeait avec autant de compassion que j'avais de compassion, moi, pour les Voulasne, pour leurs amis ou pour Emma elle-même. Emma me représentait l'image, poussée à l'extrême, de ces mœurs[Pg 447] dont l'amour est le pivot et la loi unique et que je voyais opposées sans cesse comme un progrès, comme une conquête, aux mœurs disciplinées et soumises à la contrainte morale. Je voyais en moi la génération arrachée à ce vieux sol, inacclimatée au nouveau, cherchant entre les deux un introuvable compromis. Notre rencontre improvisée, dans cette pièce de la petite maison de Neuilly, prenait pour mon esprit confus, solitaire et trop disposé à réfléchir, une importance insoupçonnée. Cette jolie femme un peu fripée et cette bouche, restes de désordre et de beauté, cela grandit tout à coup devant moi. Les volets étaient clos afin d'éviter la chaleur; nous causions dans l'ombre; je voulus voir et j'entr'ouvris l'un d'eux. Emma se leva, se déplaça, pour se poser à contre-jour. Dans ces mouvements, et comme mes allusions à quelques détails matériels de la maison introduisaient un peu de familiarité dans l'entretien, Emma qui brûlait d'arriver à ses fins, me dit qu'il fallait voir les choses comme elles sont, prendre les gens pour ce qu'ils valent, que vivre dans les nuages était «idiot», et qu'enfin c'était «être une gourde» que de prétendre faire d'un homme autre chose que ce qu'il est.

J'allais prendre la balle au bond et m'apprêter à mettre Emma hors de chez moi, pour me traiter avec son sans-façon et son langage de cabaret; mais c'était elle qui, par ses mots un peu vifs, venait d'ouvrir[Pg 448] une porte par où elle expulsait enfin toute la rancune amassée depuis des années contre son frère dédaigneux, et ce qu'elle me dit me cloua sur place. Je ne suis pas assez initiée au libre parler d'Emma pour reproduire ses termes; ils jaillirent soudain comme les scories d'un cratère en éruption; la lave bouillante se déversait à mes pieds; j'étais surprise, ahurie, captivée aussi par ce que m'apprenait ou m'invitait à connaître une telle effervescence d'expressions. Je faisais, à mesure qu'elle vociférait, la part de l'exagération, trop aisée à discerner; mais Emma me citait des faits précis et contrôlables qui, au-dessus du torrent fielleux, surnageaient comme les douloureuses épaves reconnues d'une maison écroulée. Mon mari, au dire d'Emma, n'avait jamais cessé de me tromper. La liaison qu'il avait, avant son mariage, il ne s'était pas donné la peine de la rompre; elle n'était ni sérieuse, ni unique; il était comme tous ces messieurs; ils s'entraînaient les uns les autres; les plus riches avaient des maîtresses, les moins fortunés se fussent crus déshonorés de ne point faire comme s'ils en entretenaient une, deux, parfois davantage. Depuis deux ans, mon mari s'était acoquiné, disait-elle, avec une femme dangereuse non par son esbrouffe, mais au contraire son attitude rangée et son goût de thésauriser. Emma me la nommait, me donnait son adresse, me citait le nom de l'enfant qu'elle avait eu récemment. «Achille a[Pg 449] des goûts bourgeois, me dit-elle, vous le savez; ce n'est pas tant un noceur, mais il lui faut pour le moins un faux ménage afin qu'on ne se f... pas de lui dans le métier.»

Les sentiments les plus divers bataillaient en moi pendant ce discours plein de fiel dont quelques gouttes évidemment étaient destinées à me faire souffrir. Ne vouloir pas en entendre davantage! mais la curiosité, l'utilité d'apprendre me retenaient attentive. Mépriser les médisances, jouer l'indifférence! mais la révélation me faisait un mal que je n'eusse pas soupçonné. Certes, je n'avais jamais pu aimer mon mari, d'amour; mais j'avais pour beaucoup de ses qualités une estime définitive; et j'aimais en lui le goût qu'il avait eu de me choisir d'abord, de me vouloir conserver ensuite conforme à un type de femme que je juge le meilleur, indispensable à la vie, à sa continuation, à sa prospérité, et le plus beau au jugement secret de notre conscience; aussi, à cause de l'amour qu'il avait pour ses enfants... Et il possédait un autre ménage! Il pouvait aimer un autre enfant!...

—Vous voyez bien, disait Emma, que ce n'est pas la peine de se fouler!...

Elle avait tout l'air de vouloir ajouter des conseils amicaux aux révélations dont elle venait de me frapper. Peut-être, après tout, était-elle sincère et ne pensait-elle qu'à me rendre service, une fois sa vindicte[Pg 450] exercée contre son frère. Son exemple m'obligeait tout à coup à faire un retour sur moi-même qui, depuis que j'avais aimé, concevais de l'indulgence pour les femmes amoureuses, et, à cause de cela, uniquement, sans doute, m'étais exposée, aujourd'hui, à recevoir la visite, les révélations et les avis de ma belle-sœur Emma. Et, pensant à la faute de ma vie, à la femme que j'aurais pu être, en ce moment précis, moi, si des circonstances supérieures à moi-même ne m'avaient sauvée, je n'eus pas plus de ressentiment contre mon mari que je n'en avais, première réflexion faite, contre Emma qui s'acquittait là, tout simplement, de son rôle de femme naturelle. Jugeant toutes gens et toutes choses du point de vue assez bas où notre propre faiblesse nous pose, nous ne pouvons qu'être indulgents et débonnaires; et je vois bien que c'est cette tiédeur débile que l'on nommera de plus en plus la bonté.

Emma, me jugeant édifiée comme elle l'avait voulu, se leva. Je vis qu'avant de se rejeter dans la rue, elle cherchait un miroir. Nous étions presque dans l'ombre; une glace, derrière la pendule, ne se prêtait que maladroitement aux soins de la coquetterie. Je déplaçai la pendule dont le balancier eut des palpitations désordonnées et je retournai au volet entrebâillé pour rouvrir tout grand. Puis je revins derrière l'épaule d'Emma afin de m'assurer qu'elle se voyait suffisamment pour donner le petit coup nécessaire[Pg 451] à ses cheveux et rajuster son chapeau. Je n'avais pas coutume de me mirer dans cette glace. Le jour se trouvait par hasard très bon. Nos deux visages paraissaient accolés comme en un portrait de deux sœurs. Les marques définitives de l'âge me frappèrent aux alentours des yeux d'Emma, trop tendres, plissés et poudreux comme l'aile de certains papillons gris du soir. Un bref regard d'elle me jugea, moi, pareillement: j'avais dix ans de moins qu'elle, mais mes cheveux blanchissaient, ce dont je m'efforçais depuis quelque temps de rire; à côté de cette femme cramponnée désespérément à sa jeunesse et à sa beauté fuyantes, pour la première fois ma figure me parut creusée en dessous par un travail de termite. Moi comme Emma, bon gré mal gré, nous avions reçu le coup d'aile insonore de l'oiseau qui passe au-dessus des têtes blondes et des brunes, tantôt avec trop de hâte et tantôt avec un retard bénévole, et en déplaçant un air funeste qui tue la fleur humaine.

Je me retirai presque aussitôt, mais j'avais vu. Et la double image offerte à moi par un hasard ne devait plus s'effacer de mon souvenir, et elle devait contribuer, plus que mes méditations, à m'éclairer sur moi-même. Mon visage, pour ainsi dire surpris, et joue à joue, avec le tragique masque d'Emma amplifiant un gémissement sourd et désespéré, me parut, dans sa flétrissure commencée, porter la trace d'un sourire peut-être ancien chez moi, mais dont je n'avais pas[Pg 452] saisi l'expression: le sourire d'un être attristé, mais le sourire de quelqu'un qui sait l'existence d'un trésor caché... Emma contemplait les restes de sa richesse dissipée; moi, créature aussi, femme comme elle, je souffrais de mes ruines prématurées; quelque chose en moi,—oh! j'en conviens!—pleurait la douce vie non savourée et trop éphémère; mais quelque chose en moi se riait des bonheurs communs et des choses éphémères... Emma avait goûté de folles années et ne concevait plus rien au delà, sinon un prolongement artificiel par le moyen de cabotinages sans relâche exercés sur sa peau. En vertu de quel merveilleux privilège est-ce que mes premiers cheveux blancs me causaient, par-dessous ma mélancolie, une impression d'allégement et suscitaient en moi un élan de vie renouvelée? A la minute, pour ainsi dire, où je venais de recevoir le choc de deux des plus puissantes désillusions, celle de la durée de ma jeunesse et celle de la loyauté conjugale de mon mari, loin de sentir un abattement, le voisinage d'une femme abattue mobilisait mes réserves secrètes, mettait en branle, au fond de moi, toute une armée d'énergies insoupçonnées, et je reconquérais en moi un royaume qui ne doit pas périr.

En regardant encore Emma au grand jour, alors qu'elle allait me quitter, je me souvins de l'étonnement que m'avait causé son genre de beauté, lors de notre première entrevue, et quand je ne songeais à le[Pg 453] comparer qu'à celui de madame Du Cange. Ce que nous étions convenues, jadis, au couvent, d'appeler la beauté de madame Du Cange, c'était une transfiguration de la chair par le miracle de la force morale. Oh! que cela n'avait donc aucun rapport avec le troublant assouvissement qui avivait et ombrait les yeux de ma belle-sœur! De même Charlotte de Clamarion, sans avoir été jamais jolie, embellissait en vieillissant, parce que sa vie s'enrichissait de jour en jour, tandis que chez Emma toutes les sources desséchées lui laissaient la face morne et dépitée à jamais d'un astre mort.

Emma ne comprit rien à la sérénité que son exemple même, par contre-coup, m'inspirait. Elle me regarda à plusieurs reprises, à travers sa voilette, pendant que je la reconduisais à la porte de l'avenue. Je crois qu'elle emportait de sa visite une grande déception: l'état dans lequel elle m'avait trouvée l'étonnait; celui où elle me laissait l'étonnait davantage. Elle n'était pas de sens très fin; et surtout elle ignorait absolument cette «seconde nature» qu'ajoutaient nos vieilles mœurs à la nature que nous partageons avec toutes les bêtes humaines.

Je la vis s'éloigner à pied, relevant sa robe sur ses petits souliers défraîchis. Une portion de moi lui en voulait de ce qu'elle était venue faire ici; une autre, meilleure, éprouvait pour elle une grande et sincère pitié.

[Pg 454]

Elle avait quarante ans, la malheureuse Emma, elle pouvait vivre encore un nombre égal d'années, et elle ne leur concevait pas d'autre emploi que le regret impuissant et l'appel désolé, désormais ridicule, de l'amour!...

Je vins rabattre le volet, remettre de l'ordre dans la pièce où j'avais reçu Emma, épousseter la poudre de riz semée sur le marbre de la cheminée, sur le bras d'un fauteuil et jusque sur le tapis de la table, replacer la pendule en son beau milieu. Un parfum demeurait dans l'atmosphère. Suzanne en entrant le happa de ses petites narines si jeunes encore, s'arrêta, et poussa une exclamation qui prouvait que, déjà, elle n'y était pas insensible.

—C'est de très mauvais goût, lui dis-je. Nous devons sentir bon par nos qualités, et cela suffit.

A sa mine indifférente et aussitôt distraite, je vis bien que Suzanne tenait mes paroles pour le langage convenu que les parents adressent aux enfants, auquel les enfants ne croient pas parce que les parents n'y croient pas eux-mêmes.

J'y croyais! J'eus même l'impression soudaine d'y croire plus ardemment que je n'avais jamais fait à aucun précepte adressé à mes enfants! Et, simultanément, s'imposa à moi de nouveau l'impérieuse nécessité de cette adhésion passionnée aux vérités morales, dont il faut que l'ardeur soit bien grande si nous voulons en communiquer la centième partie!...

[Pg 455]

Un élan irrésistible me poussa à ma chambre où je tombai à genoux au pied de mon lit, comme autrefois: «Mon Dieu! mon Dieu!...» Mais les mots qui s'adressent à Dieu, pour ne les avoir pas prononcés tous les jours, mes lèvres ne les retrouvaient plus. J'entendis dans l'escalier le pas de Suzanne; il se tut aux environs de ma porte; on essaya de tourner le bouton; mais j'avais fermé au verrou. Suzanne cria:

—Maman, qu'est-ce que tu fais?

—Je prie le bon Dieu, mon enfant.

—Ce n'est pas vrai... tu pleures...

O terribles enfants, en qui nous sentons quelque chose de plus fort que nous!... Dans le moment où nous essayons de nous gonfler pour nous envoler dans les airs, ils nous lancent des traits qui nous percent; ils me rappellent la voix implacablement humaine de Montaigne, si cinglante pour ceux qu'a touchés l'accent de l'auteur des Pensées, son fils sublime: «Nous aurons beau faire... nous n'en sommes pas moins assis sur notre derrière...» Et pourtant lui-même avait dit, inspiré par l'amoureuse amitié un jour: «O la vile chose et abjecte que l'Homme, s'il ne s'élève au-dessus de l'humanité!...» Choix angoissant! entre le ciel et la terre prendre parti! renoncer à l'enivrement du plus beau en faveur de la sagesse au visage de marbre! Vivre à mi-côte, la plus dure des résignations!...

[Pg 456]

Tout à coup, un beau jour, je reconnus que, précisément, cette résignation étant pour moi la plus dure, c'était à celle-là qu'il fallait me soumettre. Accepter la médiocrité du monde, oui, cela était pour moi une tâche plus ardue que de laver les pieds des pauvres ou de bander les ulcères, comme faisait Charlotte de Clamarion. Et quand j'eus résolu d'accomplir cette tâche qui s'impose aux femmes «de la bonne moyenne» dont j'étais, il me sembla que mon appétit de passion était comblé... Ma voie à mi-côte s'allongeait devant moi, droite et unie; tout orgueil abattu, j'y roulais, emboîtée en des rails d'acier que ma volonté avait étendus sur un plan; et je goûtais à cet effort plus de bonheur secret que je n'en avais éprouvé lorsque, dans mon emportement, j'avais fui avec indignation le milieu Voulasne. Par la plus âpre lutte que je pusse soutenir contre moi-même, je touchais le plus parfait contentement intime: je refaisais, de mon propre mouvement, et par la force des choses, ce que la plus vieille foi de ma famille enseignait comme le devoir élémentaire; l'expérience me ramenait à mon point de départ un peu dédaigneusement abandonné dans la bourrasque que déchaînent les courants d'air de mon temps; sur le chemin de retour où je marchais, ne discernais-je pas déjà ces grandes voix, organes mystérieux, échos d'instruments inconnus, dont le timbre n'a pas d'équivalent parmi ceux de ce monde, dont la[Pg 457] musique célébrait la dignité de mon origine, la sainteté de ma destinée, et entre ces deux relais, l'humble beauté de la vie que nous ne pouvons pas changer. «Faire les petites choses comme grandes à cause de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous...», m'avait dit un jour celui qui se plaisait à m'instruire si dangereusement!


[Pg 458]

XXV

Lorsque je retournai à Chinon, résolue à ne plus faire de moi qu'un instrument utile au bien des miens et savourant dans cet oubli de moi-même, dans cet adieu définitif à tous mes désirs personnels, dans ce renoncement même à la joie de mieux faire, une autre joie, d'essence plus subtile et plus haute, et qui ne devait plus jamais me manquer, je fis l'émerveillement de tous par la figure heureuse que l'on me voyait et que, au dire de chacun, personne ne m'avait encore vue. J'étais inquiète autrefois, disait-on, j'avais sans cesse l'air d'attendre quelqu'un, de désirer un objet chimérique, de rêver à la lune! A la bonne heure! On me trouvait, pour la première fois, satisfaite.

Et la vérité m'oblige à dire qu'en face de ce bonheur[Pg 459] rayonnant de moi, il ne se trouva personne, dans la maison et hors de là, personne parmi ceux qui pourtant m'avaient enseigné la source secrète de ma présente félicité, qui ne chuchotât:—les échos m'en vinrent de toutes parts:—«Elle aime!... elle est aimée!...»

1910, 1911, 1912.

FIN

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—2011-0-12.