Title: Albert Durer a Venise et dans les Pays-Bas
Author: Albrecht Dürer
Translator: Charles Narrey
Release date: September 26, 2016 [eBook #53147]
Language: French
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ALBERT DURER
A VENISE
ET
DANS LES PAYS-BAS
AUTOBIOGRAPHIE
LETTRES, JOURNAL DE VOYAGES
PAPIERS DIVERS
TRADUITS DE L'ALLEMAND
AVEC DES NOTES ET UNE INTRODUCTION
PAR
CHARLES NARREY
Ouvrage orné de 27 gravures sur papier de Chine
PARIS
LIBRAIRIE Ve JULES RENOUARD, ÉDITEUR
G. ÉTHIOU-PÉROU, DIRECTEUR-GÉRANT
6, RUE DE TOURNON, 6
MDCCCLXVI
INTRODUCTION.
La vie des grands hommes est le flambeau qui éclaire leur œuvre.
Les souffrances et les faiblesses, les luttes et les triomphes de ces génies prédestinés expliquent et commentent leurs ouvrages, et chaque étape de leur existence correspond à une évolution de leur talent. Leur biographie est donc en quelque sorte le lien logique de leurs ouvrages; elle donne la clef de la succession de leurs pensées et démontre comment elles s'enchaînent.
Écrire l'histoire d'un grand artiste, si l'on se place à ce point de vue élevé, c'est faire en même temps l'histoire de ses idées, c'est pénétrer avec lui dans les mystères de son inspiration.
Prenez l'homme le plus profondément original, et le plus X rebelle aux influences extérieures; ses relations avec ses contemporains, son commerce avec d'autres artistes, grands comme lui, mais comprenant leur art de façons différentes, ne pourront manquer d'imprimer une modification, si minime qu'elle soit, à ses propres idées.
S'il y a entre les hommes ainsi rassemblés par le caprice du hasard ou par une loi mystérieuse de la création de larges points de contact et des horizons communs, cette influence deviendra décisive et modifiera parfois d'une manière profonde le faire de l'artiste qui la subit. Y a-t-il au contraire une opposition fondamentale entre leur esprit, leur principe réciproque s'accentuera avec plus de vigueur, et leur contact servira à caractériser davantage leur tendance primitive. Grande ou petite, profonde ou superficielle, cette influence doit subsister, et la saisir jusque dans ses manifestations les moins apparentes est l'objet de la critique.
Or, c'est l'histoire de l'artiste, et son histoire de chaque jour, qui peut en fournir les éléments d'appréciation.
Quoi d'étonnant alors que les moindres particularités de la vie privée d'un grand homme acquièrent la plus haute valeur aux yeux de la postérité?
Aussi, dans ces derniers temps, ce genre d'études historiques a-t-il fait l'objet de nombreux et de consciencieux travaux. On a cherché à y introduire la précision et la sévérité de la critique moderne, et l'on a bravement fermé la porte à toutes les fables et à toutes les anecdotes de contrebande, pour y substituer définitivement la vérité dans sa froide et chaste nudité. Mais on ne croit guère que de pareils travaux présentent énormément de difficultés, et beaucoup plus même que ceux qui concernent la grande histoire.
Les faits que recherche le biographe sont presque toujours d'une apparente insignifiance, et par cela même les contemporains des grands hommes, sans prévoir la valeur que ces détails pourront acquérir un jour, ont négligé de les consigner. Aussi quelle bonne fortune extraordinaire, lorsque l'artiste lui-même, soit par une sage prévision, soit dans un XI but désintéressé, a pris soin de rassembler minutieusement tous les matériaux d'une autobiographie.
C'est précisément ce qui nous arrive pour l'illustre père de l'école allemande.
Albert Dürer a laissé sur sa vie privée un grand nombre de notes et de correspondances qui éclairent d'un jour nouveau sa vie et ses œuvres, et mettent hors de discussion un grand nombre de points qui, pour des artistes beaucoup plus récents même, ne sont ordinairement qu'un stérile sujet de querelles entre les historiens.
Mais avant de donner la parole au maître lui-même et de laisser découler de ses écrits les commentaires qui en dérivent, on nous permettra d'en tirer quelques conclusions générales et quelques conclusions personnelles.
Ce qui résulte d'abord de la vie de cet éminent artiste, telle qu'il l'a simplement racontée lui-même, ce qui ressort de la lecture de sa correspondance intime avec son ami Bilibald Pirkeimer, c'est une profonde estime pour le caractère de l'homme, comme une grande admiration pour l'artiste ressort de la contemplation de ses œuvres.
Albert Dürer est un aussi grand et noble caractère qu'il est un génie original et transcendant. Cette double perfection est une chose trop rare dans le cercle des grands esprits pour ne pas y insister.
On dirait, en vérité, que l'intelligence ne peut se développer qu'au détriment du caractère, et trop souvent l'épanouissement de la pensée a pour corollaire fatal l'atrophie morale du cœur. Si quelque chose, par exemple, pouvait amoindrir notre admiration pour le panthéiste Gœthe, ne serait-ce pas la sécheresse de son âme et l'égoïsme de son caractère. L'esprit humain, qui tend sans cesse à l'idéal et qui prodigue d'instinct aux élus de l'intelligence tous les dons et toutes les qualités, est péniblement déçu en voyant tant de grandeur intellectuelle à côté de tant de petitesse de sentiment. Nous n'aimons pas à apprendre que Virgile était le flatteur d'Auguste et que Horace eut peur à la bataille d'Actium.
XII Je ne connais que bien peu de génies qui aient été en même temps des héros du cœur. Michel Cervantes dans les lettres et Michel-Ange dans les arts sont pour moi les types de cette double grandeur; notre Albert Dürer peut aussi revendiquer ces deux auréoles. Sa vie a été une lutte continuelle, soyons plus vrai,—un long martyre causé par celle qui aurait dû précisément arracher les ronces et les épines de sa route.
Marié de bonne heure, sans qu'on eût consulté son inclination, à une femme froide et avare, il n'a pas eu la consolation de se reposer dans la douce vie du foyer des tracasseries envieuses auxquelles un homme de sa valeur devait nécessairement se trouver exposé.
Dès l'âge de 23 ans il devenait le seul soutien de sa famille. «Deux ans après la mort de mon père, je pris aussi ma mère avec moi (il s'était déjà chargé de son frère Hans), car elle n'avait plus rien. En 1513 elle tomba subitement malade. Ses souffrances durèrent une année entière, et elle fut mourante du premier au dernier jour.»
Dans ces conditions il fut obligé de se livrer à un travail assidu et pénible; en outre sa femme l'excitait sans cesse au labeur et le stimulait avec ses avaricieuses exigences. Et pourtant c'est à peine si, dans ses écrits, on entend l'écho d'une plainte contre celle qui le faisait tant souffrir; tout au plus dans sa correspondance avec Bilibald Pirkeimer, correspondance si franche et si naïve, hasarde-t-il de temps en temps quelque allusion prudente à ses affaires de ménage. Encore en parle-t-il avec tant de mansuétude et de bonne humeur, qu'on ne soupçonnerait pas la profondeur de sa blessure si ses amis n'avaient pas pris la peine de la sonder.
«Il était fort contre l'adversité, dit Schrober, mais il est vrai qu'il n'avait que trop le moyen de s'exercer à la patience, sa femme se chargeait tous les jours de lui en fournir l'occasion.»
C'est assez clair, et cependant les lettres de G. Hartmann et de Pirkeimer sont encore plus explicites.
En voici des extraits:
G. HARTMANN A M. BUCHLER.
«. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Elle était d'une piété et d'une honnêteté si intolérantes, qu'il aurait mieux valu pour Albert Dürer être le mari d'une coquine avec un caractère aimable, que d'avoir à ses trousses une de ces dévotes qui sont d'une humeur si féroce, qu'elles vous laissent à peine des moments suffisants pour respirer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .»
AUTRE LETTRE DE GEORGES HARTMANN.
«Il ne faut imputer le décès de Dürer à personne qu'à sa femme. Elle lui avait si bien rongé le cœur, elle lui avait fait endurer de telles souffrances, qu'il semblait en avoir perdu la raison. Elle ne lui permettait jamais d'interrompre son travail, l'éloignait de toutes les sociétés, et par des plaintes continuelles, répétées le jour et la nuit, le tenait rigoureusement enchaîné à l'œuvre, afin qu'il amassât de l'argent pour le lui laisser après sa mort. Elle avait sans cesse la crainte de périr dans la misère, et cette crainte la torture encore maintenant, quoique Dürer lui ait légué près de 6,000 florins. Elle est insatiable: elle a donc été vraiment la cause de sa mort, etc.»
LETTRE DE PIRKEIMER A TZERTE,
Architecte de l'Empereur, à Vienne.
«J'ai positivement perdu, dans la personne d'Albert Dürer, un des meilleurs amis que j'aie eus de ma vie. Sa mort m'a fait d'autant plus de peine qu'elle s'est produite sous l'influence de causes bien pénibles. En effet, je ne puis l'attribuer, après Dieu, qu'à sa femme qui lui a causé de si vifs chagrins et l'a tourmenté d'une façon si cruelle, qu'elle l'a poussé vers la tombe, et l'a rendu sec comme de la paille. Le XIV pauvre homme n'avait plus de courage et ne recherchait plus aucune société. Cette mégère prenait soin de ses intérêts, et poussait son mari au travail nuit et jour afin qu'il lui laissât le plus d'écus possible. . . . . . . . . . . Je lui ai souvent reproché ses procédés, et je lui ai même prédit ce qui est arrivé; mais cela ne m'a valu que de l'ingratitude. Du reste, tous ceux qui aimaient le pauvre Albert détestent sa femme, qui le leur rend bien. En somme, c'est elle qui a mis le cher homme en terre.»
Dans les premiers temps de son mariage, Albert Dürer avait fait des efforts héroïques pour se soustraire à la domination de sa femme, mais la lutte ne convenait pas à son caractère; peu à peu il avait fini par courber le front, et, aux derniers jours de sa vie, il obéissait comme un enfant à cette nouvelle Xantippe.
Poussait-il la douceur jusqu'à la pusillanimité?—Nous ne le croyons pas,—car plusieurs fois, pendant sa trop courte existence, il a prouvé qu'avec les hommes il savait parler en homme.—Ou puisait-il cette patience angélique dans la religion? En voyant le portrait d'Agnès Frey qu'il a dessiné lui-même, et que l'on trouve encore aujourd'hui à Vienne, nous croyons plutôt qu'il fut toujours amoureux de sa femme,—car elle était fort belle.—Son front était froid, mais l'intelligence s'y jouait comme un rayon de soleil sur une plaque d'acier poli; ses yeux étaient durs, mais grands, veloutés et noirs; sa bouche était hautaine, mais correcte; ses traits étaient sévères, mais remarquablement beaux; ils ne commandaient pas la sympathie cependant: on sentait que celui qui avait aimé cette femme l'aimerait toute sa vie, dût-il mourir de son amour.
Quelle personnalité attachante que celle d'Albert Dürer!
Il était beau, et la noblesse de ses traits reflétait la pureté de son âme et la lumière de son intelligence.
Qui a vu une fois un de ses portraits ne peut plus l'oublier. De beaux cheveux blonds cendrés qui flottent sur ses épaules, un front élevé et pur où le génie a imprimé sa sévère majesté, XV XVI XVII de grands yeux bleus, bien enchâssés dans leur arcade et ombragés de longs cils plus foncés que ses cheveux, une bouche rêveuse, un cou flexible qui porte une tête digne du ciseau de Phidias, comme la tige du lis porte la fleur des rois, tels sont les traits principaux de cette figure ravissante.
Toute sa personne était sympathique et séduisante.
«Il avait de la noblesse et de l'aisance dans les mouvements, et sa haute raison et son rare bon sens perçaient naturellement dans ses discours.» «Sermonis tanta in eo suavitas et lepor erat, dit Joachim Camerarius, ut nihil esset audientibus magis contrarium quam finis.»
Et Schrober dit aussi:
«Il y avait quelque chose de si doux et de si harmonieux dans sa manière de parler, qu'on l'écoutait avec ravissement.» Du reste son instruction était fort étendue.
Peintre, dessinateur, graveur, orfévre, architecte, statuaire, ingénieur et géométrien, comme l'écrit Loys Meygret, le traducteur de son livre des Proportions humaines, il fut tout ce qu'il voulut être [1].
XVIII On l'a souvent comparé à Raphaël, mais du côté de l'universalité des connaissances, il a bien plus de points de contact avec Michel-Ange.
J'ai vu quelque part qu'on lui reconnaît aussi le talent de l'écrivain. On prétend même qu'il a contribué à fixer la langue allemande,—mais c'est là une assertion que je ne peux admettre. Pour ses traités didactiques, il est certain que Pirkeimer XIX y mettait la main, car ils diffèrent notablement, comme style et comme orthographe, de sa correspondance intime. Dans ses lettres à Pirkeimer, le même mot est écrit parfois de quatre ou cinq façons différentes, et l'on ne peut s'empêcher de rire à la vue de ses essais de versification.
Comme artiste, Albert Dürer est un des esprits les plus XX originaux que je connaisse. C'est un peintre qui est avant tout de son pays et de son époque, grande qualité, si l'on y réfléchit, et à ce titre il mérite pleinement la qualification de père de l'école allemande.
Vasari, Lambert-Lombart, Mariette, et quelques autres auteurs XXI anciens et modernes ont regretté qu'Albert Dürer ne fût pas né en Italie, et ils lui ont reproché sérieusement de n'avoir pas été à Rome étudier l'antique. Ce sont là des idées étroites et puériles que l'on est étonné de trouver chez des écrivains d'une valeur réelle. S'il fallait en croire certains critiques trop exclusifs, XXII l'art ne serait bientôt plus qu'une formule, car pour eux le beau n'a qu'un type unique en qui réside une perfection absolue. Ce serait un moule où les esprits les plus divers viendraient prendre une empreinte fastidieusement uniforme. C'est une folie que ce nouveau lit de Procruste, car le beau est XXIII dans tout, dans l'harmonie des proportions, comme dans la profondeur du sentiment, dans l'éclat de la couleur, comme dans la correction du dessin.
Ces dernières idées étaient aussi celles d'Albert Dürer.
«L'homme qui cherche le beau, dit-il, rencontre le multiple XXIV et le divers, et il y a plusieurs voies pour atteindre à la beauté.»
Il a entrevu l'accord et l'agrément de la nature, jusque dans ses difformités, et il a deviné la beauté des diverses races. «Il y a des corps d'Éthiopiens, ajoute-t-il, où la nature a mis XXV une telle convenance et une telle harmonie, qu'on ne peut rien concevoir de plus parfait.» On le voit, il n'a pas inventé, comme on l'a prétendu, la fameuse phrase: Le beau, c'est le laid. Quand son modèle est beau, il le fait beau, témoin le Jeune homme de la galerie de Vienne, témoin le Saint Jean, de Munich.
XXVI Du reste, mille circonstances viendraient empêcher cette fusion, si quelqu'un était assez fou pour la tenter, et pour n'en citer qu'une seule, la variété des climats maintiendra toujours une différence fondamentale entre le peintre allemand et le peintre italien. Du temps de Dürer, une autre cause encore venait accentuer cette différence entre les deux écoles. Les anciens peintres allemands procédaient des Byzantins comme les Italiens; cependant, le développement de l'art se faisait de part et d'autre dans des conditions toutes différentes.
Les Italiens, ayant sous les yeux les trésors de la statuaire antique, ont pu acquérir rapidement la pureté et la correction du dessin. Ils ont appris à donner à leurs figures cette souplesse et cette élégance de pose, et à les revêtir de draperies artistement disposées. Les Allemands, au contraire, n'avaient qu'un modèle: la nature. Aussi, si leurs poses ont quelque roideur, si leurs têtes sont presque toutes des portraits, ils ont XXVII un grand charme et une délicieuse naïveté dans l'expression. Ils sont, en quelque sorte, restés plus près de la vérité.
Albert Dürer a conservé quelques-uns des défauts de ses prédécesseurs, mais il a recueilli le riche héritage de leurs qualités; c'est non pas un réaliste, dans le sens moderne du mot, mais un naturaliste.
Du reste, en laissant de côté ces préoccupations d'école, Albert Dürer est encore un génie de premier ordre. Ce qui le prouve, c'est que les plus grands peintres, Andrea del Sarto, le Pontorme, le Guide, n'ont pas dédaigné de lui faire de larges emprunts.—Le Guide a copié plusieurs figures du char de Maximilien dans la fresque de l'Aurore qu'il a faite au palais Rospigliosi.
Raphaël l'estimait fort, il lui envoya son portrait et quelques dessins précieux; il disait aussi avec franchise et naïveté:
«En voilà un qui nous dépasserait tous, s'il avait pu contempler, comme nous, les chefs-d'œuvre de l'art.»
XXVIII Et pour que cet éloge parût plus sincère, tout partisan qu'il était de l'antique, il exposa plusieurs estampes du graveur allemand dans son atelier.
Bernard Palissy connaissait et estimait les gravures d'Albert Dürer; voici ce qu'il en dit dans son livre intitulé: de l'Art de terre.
«As-tu pas veu aussi combien les imprimeurs ont endommagé les peintres pourtrayeurs sçavans? J'ay souvenance d'avoir veu les histoires de Notre-Dame imprimées de gros traits, après l'invention d'un Alemand nommé Albert, lesquelles histoires vindrent une fois à tel mepris, à cause de l'abondance qui en fut faite, qu'on donnait pour deux liards chascune desdites histoires, combien que la pourtraiture fust d'une belle invention [2].»
Albert Dürer est né à Nuremberg, le 20 mai 1471, au moment où cette ville était dans toute sa splendeur; mais cédons la parole au chef de l'école allemande et laissons-le se présenter lui-même tenant toute sa famille par la main.
Nous traduisons mot à mot les notes de famille, recueillies par Albert Dürer et laissées dans ses papiers. Elles diront mieux qu'on ne l'a fait jusqu'à ce jour l'origine et les commencements du célèbre artiste.
Nous sommes tellement sûrs que rien de ce qui a été écrit par un homme comme Albert Dürer ne peut être indifférent au public, que nous donnons ces notes sans en élaguer les passages qui pourraient peut-être paraître un peu longs, s'ils venaient d'un personnage moins sympathique.
Moi, Albert Durer le jeune, j'ai appris par les papiers que j'ai trouvés chez mon père, où il est né, comment il est venu à Nuremberg et comment il est mort saintement.
Que Dieu lui soit miséricordieux! Amen!
ANNÉE 1524.
Albert Dürer le vieux est né dans le royaume de Hongrie, près de Jula, à 8 milles au-dessous de Wardein, dans un petit village appelé Eytas, où sa famille élevait des bœufs et des chevaux.
Mon grand-père se nommait Antony Durer; jeune encore, il vint habiter Jula et se mit en apprentissage chez un orfévre. Il épousa une jeune personne appelée Élisabeth dont il eut une fille, Catharina, et trois garçons. L'aîné, mon père, est aussi devenu un très-honnête et très-habile orfévre. Ladislas, le second, se fit sellier; il est le père de mon cousin Nicolas Durer qui demeure à Cologne et qu'on appelle Nicolas le Hongrois; il a appris le métier d'orfévre à Nuremberg chez mon père. Le troisième fils, Jean, eut la permission d'étudier; il fut ordonné prêtre et desservit pendant plus de trente ans la cure de Wardein.
Mon père, Albert Durer, est d'abord venu en Allemagne, puis il a séjourné assez longtemps dans les Pays-Bas, où il a vécu dans l'intimité des grands artistes, et définitivement il s'est fixé à Nuremberg, l'an 1454, à la Saint-Louis, le jour même que Philippe Pirkeimer avait choisi pour faire ses noces sur les remparts; on dansa longuement et allégrement sous les grands tilleuls.
Mon cher père entra chez Jérôme Haller qui est devenu depuis mon grand-père; il est resté à son service jusqu'en 1467. Alors il lui demanda la main de sa fille Barbara, une jeune personne jolie et éveillée, à peine âgée de quinze ans. Haller la lui accorda et les noces furent faites huit jours avant viti.
Il est bon de savoir que ma grand'mère maternelle était fille d'Oellinger de Weissenburg, et qu'elle s'appelait Cunégonde.
XXX Du mariage de mon cher père et de ma chère mère sont nés les enfants dont les noms suivent:
Tout ce qu'on va lire maintenant, je l'ai copié mot à mot dans le livre de mon père.
I.—L'année 1468 après la naissance de Jésus-Christ, le jour de Sainte-Marguerite, ma femme Barbara accoucha de ma fille aînée. La vieille Marguerite de Weissenburg fut sa marraine; elle donna à l'enfant le nom de sa mère.
II.—Item. En 1470, à la Sainte-Marie du carême, vers deux heures du matin, ma femme accoucha d'un fils. Il fut tenu sur les fonts par Frédéric Roth de Bayreuth, qui l'appela Hans [3].
III.—Item. L'année 1471, à six heures du soir, un vendredi de la croix (la semaine avant la Pentecôte), le jour de Sainte-Prudence, un autre fils nous arriva. Son parrain Antoine Koberger [4] le nomma Albert, pour m'être agréable.
IV.—Item. En 1472, vers trois heures du matin, à la Saint-Félix, ma femme me donna un quatrième enfant. Il se nomma Sebald, comme son parrain, Sebald Hotzle.
V.—Item. En 1473, le jour de Saint-Ruppert, à six heures, Barbara accoucha d'un cinquième enfant que son parrain, Hans Schreiner de Laufer Thor, appela Jérôme, comme mon beau-père.
VI.—Item. L'année 1474, à la Saint-Domitien, vers sept heures, ma femme me donna mon sixième enfant. Son parrain Ulric Mank, l'orfévre, le nomma Antoine.
VII.—Item. En 1476, à la Saint-Sébastien, vers une heure, Barbara me fit cadeau d'une fille. Sa marraine, demoiselle Agnès Bayrin, lui donna son nom.
VIII.—Item. A une heure de là ma femme accoucha, au milieu de douleurs intolérables, d'une seconde fille que l'on crut devoir baptiser immédiatement. On lui donna le nom de Marguerite.
IX.—Item. En 1477, le premier mercredi après la Saint-Louis, ma XXXI ménagère me donna encore une fille, qui s'appela Ursule comme sa marraine.
X.—Item. L'année 1478, à trois heures de la nuit, le lendemain de Saint-Pierre et Saint-Paul, Barbara accoucha d'un fils que son parrain, Hans Sterger, un ami de Sohmbachs, nomma Hans.
XI.—Item. En 1479, à trois heures du matin, à la Saint-Arnold, un dimanche, ma femme me fit présent d'une fille à qui Agnès Fritz-Fischer, sa marraine, donna son nom.
XII.—Item. L'année 1481, à une heure, le jour de Saint-Pierre, Barbara mit au monde notre douzième enfant,—un garçon.—Nicolas, le commis de Josse Haller, fut son parrain et l'appela Pierre.
XIII.—Item. En 1482, à quatre heures du matin, le mardi avant la Saint-Bartholomé, ma femme accoucha d'un enfant du sexe féminin.—Sa marraine, Catherine, la fille de Brintwar, lui donna son nom.
XIV.—Item. En 1484, le jour de la Saint-Marc, à une heure après minuit, Barbara me donna mon quatorzième enfant; il s'appelle André, parce que son parrain André Stromayer a voulu lui donner son nom.
XV.—Item. L'année 1486, la veille de la Saint-Georges, à midi, ma femme accoucha d'un fils; Sebald de Lochheim fut son parrain et l'appela Sebald.
C'est le second de mes enfants qui porte ce nom.
XVI.—Item. En 1488, le vendredi avant l'Ascension, à midi, Barbara mit au monde une fille, à qui sa marraine, la femme de Bernard Walter, donna le nom de Christine, qu'elle portait elle-même.
XVII.—Item. L'année 1490, le dimanche du Carnaval, à deux heures après minuit, ma femme donna le jour à un enfant du sexe masculin; M. George, le digne vicaire de Saint-Sebald, fut son parrain et l'appela Hans.
C'est le troisième de mes enfants qui porte ce nom.
XVIII.—Item. En 1492, le jour de la Saint-Cyriac, à deux heures avant le soir, Barbara me donna mon dix-huitième et dernier enfant. M. Charles d'Oehsenfurt, son parrain, l'appela Charles.
A l'heure qu'il est, presque tous ces frères et sœurs, enfants de mon XXXII cher père, sont morts, les uns tout jeunes, les autres un peu plus tard. Trois d'entre nous ont survécu et vivront tant qu'il plaira à Dieu.—C'est mon frère André [5], mon frère Jean [6], et moi, Albert.
Albert Durer le vieux a passé sa vie au milieu des plus grandes privations et des plus rudes labeurs. Pour nourrir sa femme et élever ses enfants, il n'avait pas d'autres ressources que le travail de ses mains. Aussi n'a-t-il jamais été bien riche.—Mais comme il eut le courage de supporter honorablement et chrétiennement l'adversité, il fut loué et estimé de tous ceux qui l'ont connu. Il fut un homme patient, pieux et doux; plein de bienveillance pour tout le monde et très-reconnaissant envers Dieu, malgré sa misère. Il fuyait les plaisirs, n'aimait pas la société et parlait fort peu.
Mon cher père avait grand soin de ses enfants, qu'il élevait d'une façon très-convenable, afin qu'ils fussent agréables à Dieu et aux hommes; il nous recommandait sans cesse d'honorer le souverain créateur de toutes choses et de vivre honnêtement avec notre prochain.
Il nous aimait tous, mais il avait principalement de l'affection pour moi. Voyant que j'étais studieux, il me laissa aller à l'école; quand je sus lire et écrire, il me fit rester à la maison et m'apprit l'état d'orfévre. Je travaillai bientôt très-convenablement. Cependant, mon inclination me portait vers la peinture; je m'en expliquai avec mon père, qui me reçut d'abord fort mal; il regrettait le temps que j'avais perdu à apprendre l'état d'orfévre; il céda néanmoins à mes instances, et l'année 1486, le jour de la Saint-André, il me plaça pour trois ans comme apprenti chez un grand peintre, nommé Michel Wohlgemuth [7].
Pendant ces trois ans, Dieu me donna un grand courage; aussi mes progrès furent rapides,—mais j'eus beaucoup à souffrir de mes condisciples, qui auraient voulu en savoir plus que moi en travaillant moins.
Quand mon apprentissage fut terminé, mon père me fit voyager; je restai absent jusqu'au jour où il lui plut de me rappeler. En 1490, après Pâques, je partis de nouveau, et je revins en 1494. Quand je fus à la maison depuis quelques jours, Hans Frey proposa à mon père de me XXXIII XXXIV XXXV donner sa fille Agnès, avec une dot de 200 florins;—il accepta, et les noces furent faites le lundi avant la Sainte Marguerite de la même année.
Peu de temps après mon mariage, mon père tomba malade d'une dyssenterie, contre laquelle personne ne put rien.—Voyant approcher son heure dernière, il se résigna, me recommanda ma mère, et nous supplia de continuer à vivre en honnêtes gens; il reçut les saints sacrements et mourut en vrai chrétien, en 1502, la veille de la Saint-Matthieu, vers minuit, comme je l'ai déjà écrit longuement dans un autre livre. Dieu veuille avoir son âme! Je pris mon frère Hans chez moi, et nous mîmes André en pension.
Deux ans après la mort de mon père, je pris aussi ma mère avec moi, car elle n'avait plus rien. En 1513, elle tomba subitement malade.
Sa maladie dura une année entière, et elle fut mourante du premier au dernier jour, le 17 mai 1514, deux heures avant la nuit; après avoir été administrée, elle succomba.
J'ai prié Dieu de l'avoir en sa sainte garde.
En 1521, le dimanche avant la Saint-Barthélemy, dix-huitième jour du mois d'août, ma chère belle-mère se mit au lit, et le 29 septembre, à neuf heures de la nuit, elle mourut pieusement.
En 1523, à la fête de la Présentation, de grand matin, est mort, après avoir reçu les saints sacrements, mon honoré beau-père Hans Frey, qui a été malade près de six longues années, et qui a aussi eu à essuyer de grandes adversités dans cette vie.
Dieu tout-puissant, sois-lui miséricordieux!
Rien dans les papiers de Dürer ne dit positivement où il a voyagé de 1490 à 1494; mais Roth (J.-F.), diacre de l'église Saint-Jacques à Nuremberg, dans un livre intitulé Leben Albrecht Dürer, publié en 1791, nous dit: «En 1490, Albert Dürer voyagea à travers l'Allemagne, les Pays-Bas et poussa jusque dans la Vénétie.»
Une phrase de la deuxième lettre à Pirkeimer nous fait penser que Roth a raison; du reste un voyage de Nuremberg à Venise était chose très-peu extraordinaire à la fin du XVe siècle. Les relations des deux villes étaient très-suivies; une grande quantité de marchands de Nuremberg avaient une XXXVI succursale de leur maison à Venise, et un messager partait chaque semaine de Nuremberg et un autre de Venise.
Beaucoup de jeunes gens visitaient l'Italie pour compléter leurs études; ajoutons que l'on voit dans une des gravures du maître, faite avant 1506, une gondole comme celles que l'on ne rencontre que sur l'Adriatique, et le marinier la conduit trop bien à la façon des Vénitiens, pour n'avoir pas été dessiné d'après nature.
Sandrart assure qu'il séjourna dans les Pays-Bas; mais dans ses notes de voyage, Albert Dürer ne fait pas une seule fois allusion à une visite antérieure.
En 1492, il traversa Colmar, nous dit Scheurl, qui prétend le tenir d'Albert Dürer lui-même; il fut fort bien reçu par les trois frères de Martin Schongauer (Martin le Beau), mais il eut le regret de ne pas voir le célèbre artiste qui, le premier, osa s'affranchir de l'imitation des peintres hollandais et remplacer la roideur et la sécheresse par la distinction et la grâce. Il était mort depuis quatre ans.
De 1494 à 1505, Albert Dürer ne quitta pas Nuremberg, sa ville natale; il y vécut à l'ombre, dans l'étude, sans autre distractions que ses longs entretiens avec son ami Pirkeimer, qu'il appelait son second père et qui était un peu son professeur, à leur insu à tous les deux.
J'ai visité sa triste maison [8]; j'y ai rencontré à chaque pas l'ombre exécrée de sa femme, cette abominable Agnès Frey, si belle, si honnête, si pieuse, si acariâtre, si intolérante et si XXXVII avare. J'avais le cœur gros en pensant à ce qu'avait dû souffrir ce pauvre homme de génie pendant les longues années qu'il a passées avec ce monstre charmant qui le tuait à petit feu.
Vers la fin de 1505, il partit pour Venise où il séjourna un an environ; c'est de là qu'il adressa à Bilibald Pirkeimer les huit lettres intimes que l'on trouvera plus loin.
De 1506 à 1520, il ne sortit guère de son atelier.
En 1520, il fit dans les Pays-Bas le célèbre voyage dont nous publions ici in extenso la relation.
A son retour en Allemagne, Albert Dürer reprit sa vie de travail presque en tête-à-tête avec son acariâtre épouse, car la mégère avait réussi à faire le vide autour de lui; mais une telle existence ne pouvait être longue. Le 6 avril 1528, le pauvre grand homme mourut d'épuisement et de chagrin, dans toute la force de son talent, à l'âge de 57 ans, sans enfants, laissant ses objets d'art à son frère André et sa fortune à sa femme, que ses compatriotes auraient tant voulu voir déshériter.
La mort d'Albert Dürer affligea sérieusement ses nombreux amis.
Nous avons cité des fragments de lettres, citons aussi quelques mots d'Érasme, qui était lié avec lui, mais qui était avant tout philosophe:
Quid attinet Dureri mortem deplorare, quum simus mortales omnes? Epitaphium illi paratum est in libello meo.
XXXVIII Traduction:
A quoi bon pleurer la mort d'Albert Dürer, puisque nous sommes tous mortels? Je lui ai fait une épitaphe dans mon petit livre.
Avons-nous besoin de dire à ceux qui connaissent le cœur humain qu'Albert Dürer était admiré plus par les princes [9] que par ses égaux,—par les étrangers que par ses compatriotes, prouvant ainsi une fois encore l'éternelle vérité du proverbe: Nul n'est prophète en son pays.
Voici deux lettres qui attestent suffisamment ce que j'avance:
LETTRE DE L'EMPEREUR MAXIMILIEN
AUX MAGISTRATS DE LA VILLE DE NUREMRERG.
«Honorables et chers fidèles,
«Le soin qu'a toujours montré notre fidèle Albert Dürer dans l'exécution des dessins et des gravures que nous lui avons demandés; l'offre qu'il a faite de continuer de nous XXXIX servir avec le même zèle, et dont nous avons ressenti un plaisir tout particulier; sa célébrité bien connue entre tous les peintres, nous ont fait résoudre de lui venir en aide et de le récompenser par une faveur toute spéciale.
»Nous vous demandons donc avec instances sérieuses de vouloir bien l'exempter de tout impôt communal de ville et de toute autre contribution, en témoignage de notre amitié pour lui et en faveur de son art merveilleux auquel il est juste qu'il puisse s'adonner librement.
«Nous espérons que dans aucun cas vous ne refuserez la demande que nous vous adressons, comme du reste il est convenable que vous le fassiez, tant pour nous être agréables, qu'en considération de l'art dont il importe de favoriser le développement parmi vous.
«Vous reconnaîtrez ainsi la bienveillance particulière que nous vous avons toujours témoignée à vous et à votre ville.
«Donné dans notre ville impériale de Landau, le douzième du mois de décembre 1512, de notre règne le vingt-septième.»
Ad mandatum Dmi imperatoris Mppria.
LETTRE D'ALBERT DURER
AUX MAGISTRATS DE LA VILLE DE NUREMBERG.
«Honorables, sages et gracieux seigneurs,
«Par mes travaux et avec l'aide de Dieu, pendant une longue suite d'années, j'ai acquis la somme de mille florins du Rhin, que je voudrais placer pour mon entretien.
XL «Comme je sais que vous n'avez pas l'habitude de donner un intérêt très-élevé, et que vous avez souvent refusé un florin sur vingt, j'ai hésité longtemps à vous demander ce service; je m'y suis cependant résolu, par besoin d'abord, et aussi en songeant à la faveur toute particulière avec laquelle vos seigneuries m'ont traité en toute circonstance.
«Vos seigneuries savent combien j'ai été dévoué et prêt à rendre service au conseil, dans les affaires publiques et particulières, partout où il a eu besoin de moi.
«Dans notre ville, pour ce qui est de mon art, j'ai travaillé plus souvent gratis que pour de l'argent, et, depuis trente ans que j'habite ce pays, je puis le dire avec vérité, les travaux dont j'ai été chargé ne se sont pas élevés à 500 écus; somme peu considérable et sur laquelle je n'ai pas eu un cinquième de bénéfice.
«J'ai gagné ma fortune, je veux dire ma pauvreté, qui, Dieu le sait, m'a été amère et m'a coûté bien des labeurs, avec les princes, les seigneurs, et d'autres personnes du dehors. Je suis le seul de cette ville qui vive de l'étranger.
«Vos seigneuries n'ont pas oublié que feu l'empereur Maximilien, de glorieuse mémoire, m'avait exempté des charges de cette ville,—de son propre mouvement, et pour reconnaître les loyaux services que je lui avais rendus; depuis, j'ai renoncé à ce privilége, suivant les avis de quelques-uns des membres les plus anciens du conseil; je l'ai fait en l'honneur de mes maîtres et pour me conserver leurs bonnes grâces.
«Il y a dix-neuf ans, le doge de Venise m'écrivit de venir demeurer dans cette ville, en m'offrant 200 ducats par an de provision.
«Plus tard, la commune d'Anvers, pendant le peu de temps que je suis resté dans les Pays-Bas, m'a aussi offert 300 florins de Philippe par an, et elle y ajoutait le don d'une belle maison.
«Dans l'une comme dans l'autre ville, tous mes travaux m'eussent été payés à part.
«J'ai refusé tout cela par l'inclination et l'amour particulier XLI XLII XLIII que j'ai pour vos seigneuries, pour notre ville et pour ma patrie. J'ai préféré vivre simplement ici, que d'être riche et puissant ailleurs.
«Je vous prie donc respectueusement de prendre en considération toutes ces choses, d'accepter les mille florins, que j'aime mieux savoir entre vos mains que partout ailleurs, et de m'en donner, comme une grâce particulière, cinquante florins d'intérêt par an, pour moi et ma femme qui, tous deux, devenons de jour en jour vieux, faibles et infirmes.
«Je reconnaîtrai en cela l'intérêt que votre sagesse m'a témoigné jusqu'à ce jour et que je m'efforcerai sans cesse de mériter.
«De vos seigneuries, le très-dévoué concitoyen,
«ALBERT DURER.»
Nous l'avons dit, nous le répétons, lorsqu'en 1528 la mort vint frapper Albert Dürer, il était arrivé à l'apogée de son génie.—Sa manière s'éloignait de plus en plus des peintures flamandes et allemandes, pour se rapprocher de celles des grands maîtres de l'Italie, qu'il allait peut-être égaler bientôt. Les lettres de Mélanchthon nous apprennent qu'Albert Dürer disait lui-même n'avoir connu la vraie beauté de la nature que fort tard; il comprit alors que la simplicité est le plus bel ornement de l'art. Il soupira en songeant à ses premières œuvres si compliquées, et il se plaignit de ne pouvoir plus atteindre son admirable modèle [10].
XLIV Albert Dürer est un grand peintre, mais c'est surtout à son œuvre gravé qu'il doit le premier rang qu'il occupe dans l'art.
Comme graveur, personne ne peut lui être comparé, ni Marc-Antoine, ni Lucas de Leyde, ni Martin Schongauer, qui a été son premier maître, en dépit de l'éloignement, en dépit de la mort même qui l'enlevait le jour où Dürer père se décidait à envoyer son fils à Colmar pour suivre ses leçons.—C'est donc à la fin prématurée de cet homme, justement célèbre, que Wolhgemuth doit l'honneur d'avoir conservé un élève qui l'a fait connaître plus que ses ouvrages.
Comme Martin Schongauer, le maître de Colmar, Albert Dürer réunit autour de lui de nombreux élèves: Hans Springinklie et Hans Schauflein, qui ont fourni d'admirables dessins aux graveurs sur bois; Barthélemy Beham, son cousin, Hans-Sebald Beham, Georges Penz, Henri Aldegraever, Jacob Binck, Albert Altdorfer, Hans Wagner de Kulmback, Mathias Gruenewald et Melchior Feselen, qui se servirent avec un égal talent du burin et du pinceau. Mais à la mort du maître, tous, excepté Henri Aldegraever, abandonnèrent la manière purement allemande; trois d'entre eux se firent même admettre dans l'atelier de Marc-Antoine et contribuèrent, après leur retour en Allemagne, à y répandre le style italien.
Albert Dürer fut enterré à Nuremberg, dans le cimetière Saint-Jean, à quelques pas du Calvaire sculpté par Adam Kraft pour le compte du praticien Martin Kœtzel [11].
XLV Pirkeimer fit inscrire ces mots sur la tombe de son ami:
Me. al. du.
Quidquid Alberti Dureri mortale
fuit, sub hoc conditur tumulo.
Emigravit VIII. idus aprilis.
M. D. XXVIII.
Lorsque Sandrart visita le cimetière Saint-Jean à Nuremberg, il fut fort ému en trouvant la tombe d'Albert Dürer délaissée et dans un état complet de délabrement. Il s'en plaignit avec amertume, et ne s'en tint pas aux plaintes comme cela arrive trop souvent; il eut la pieuse pensée de faire réparer les dégâts et de graver sur une plaque de bronze cet éloge que l'on peut lire encore aujourd'hui sur la pierre, qui n'a pas été changée depuis 1681:
Vixit Germaniæ suæ decus
Albertus Durerus,
Artium lumen, sol artificum,
Urbis patriæ nor. Ornamentum,
Pictor, chalcographus, sculptor
Sine exemplo, qui omniscius
Dignus inventus exteris,
Quem imitandum censerent,
Magnes magnatum, eos ingeniorum
Post sesquiseculi requiem,
Quia parem non habuit,
Solus hic cubare jubetur,
Tu flores sparge viator.
A. R. S. MDCLXXXI.
Opt. mer. F. cur.
J. DE. S.
A côté de cette légende latine s'en trouve une seconde en vers allemands:
Die ruhe Künsler Fürst du mehr als grosser Mann
In Vielkunst hat es dir noch keiner gleich gethan
Die Erd ward ausgemalt der Himmel dich jetzt hat
Du maltest (malest) Heilig pum dort an der Gottes stadt
Die Bau-Bild-Malerkunst die neppen Dich Patron
Und setzen dir nun auf im Tod die Lorbeerkron
Traduction:
Repose ici, prince des artistes, toi qui fus le plus grand des hommes.
Dans plus d'un art, personne ne t'a encore égalé;
Tu as peint la terre, et maintenant le ciel te possède;
Devenu saint, tu peins là-haut dans la cité de Dieu.
Les maîtres de l'architecture, de la sculpture et de la peinture te
nomment leur maître
Et maintenant, dans la mort, te couronnent de lauriers.
En 1840, la Bavière reconnaissante a élevé un monument à la mémoire d'Albert Dürer, dont le génie multiple fut l'étincelle qui illumina l'Allemagne entière et la fit, à la fin du XVe siècle, la rivale sérieuse de l'Italie.
Au bas de la rue de la Montagne (Berg-Strasse), entre la maison de Pilate et la maison d'Albert Dürer, on voit une statue de onze pieds de haut, modelée, à Berlin, par Rauch, et fondue, en 1839, à Nuremberg.
Albert Dürer est vêtu d'une longue robe fourrée de belles pelleteries; il porte les cheveux pendants sur ses épaules, en boucles soyeuses. Quant au caractère de la figure, le sculpteur s'est inspiré des nombreux portraits peints par le maître lui-même.
XLVII Les personnes qui ne connaîtraient que le portrait de face, que l'on voit aujourd'hui à la pinacothèque de Munich, admettraient peut-être difficilement d'abord les profils de la statue de Rauch.—On en pourrait dire autant de celles qui n'auraient vu que celui du musée de Lyon, où Albert Dürer s'est peint de trois quarts.—Dans l'un, le premier, il a vingt-cinq ans à peine; il est pourtant déjà rêveur; sur son visage amaigri et mystique, on n'aperçoit aucune saillie qui annonce la force; tout est douceur et mélancolie. On le prendrait volontiers pour un des disciples de Jésus-Christ, ou pour Jésus-Christ lui-même.
Dans l'autre, au contraire, on trouve une figure mâle, à laquelle les arêtes vives du nez et les lignes nettes des lèvres et du front donnent une incontestable expression de vigueur.
Rauch a pris un moyen terme entre ces deux types si dissemblables. Sa statue est plus idéalisée que la peinture réaliste de Lyon, et moins extatique que celle de Munich; c'est un chef-d'œuvre parmi les chefs-d'œuvre du maître prussien.
Un mot encore avant de terminer cette étude, qui est déjà un peu bien longue.
La gloire d'Albert Dürer est un tout éblouissant, mais dont les rayons sont distincts: son imagination est inépuisable, sa naïveté est pleine de grâce, sa touche est savante, son dessin est humain et vigoureux. Son exécution est large et puissante; sous sa couleur délicate et vive on discerne la science anatomique aussi facilement qu'on distingue la couche calcaire d'un coquillage sous la nacre irisée qui la recouvre. Son bonheur est extrême dans le choix de ses sujets; il y groupe savamment les personnages; mieux que personne de son temps et du nôtre, il sait allier dans les plis de ses draperies l'élégance et le goût à je ne sais quelle grandeur sauvage; ses ciels sont lumineux comme son génie. Ses paysages sont pittoresques et accidentés; on comprend, en les regardant, que l'artiste est allé au delà de la réalité chercher, grâce à son imagination, le doux rêve qu'il ne trouve pas sous son toit.
Les critiques n'ont pas manqué à sa gloire; on lui a reproché XLVIII ses femmes nues, qui sont plutôt une tristesse qu'une défaillance. Puis, comme si l'honnête homme ne devait pas avoir souci d'achever son œuvre, on lui a reproché encore le fini précieux de ses peintures: à notre époque, on lui reprocherait d'être grand.
Ses portraits respirent la vie: nouveau Pygmalion, il les anime de par sa volonté. La volonté d'un grand artiste n'est-elle pas une étincelle du feu divin? Hélas! aussi puissant qu'il soit, ce souffle de Dieu s'amoindrit et se dissipe en arrivant vers la terre; heureux les élus qui savent, comme Albert Dürer, en garder les reflets pour étonner le monde et faire rêver l'humanité!
CHARLES NARREY.
LETTRES CONFIDENTIELLES
D'ALBERT DÜRER
A BILIBALD PIRKEIMER
LETTRE I.
Mon cher monsieur Pirkeimer, je vous offre mes services et j'espère que votre santé est meilleure que la mienne.—Je vous souhaite une bonne et heureuse année à vous et aux vôtres. Pour ce qui est des perles et des pierreries que vous m'avez chargé d'acheter, je vous annonce que je n'ai rien pu trouver, même pour bon argent. Les Allemands ont tout accaparé, et pour leur en racheter il faudrait les payer plus qu'elles ne valent, car ils sont très-peu accommodants. Ce sont du reste les plus vilaines gens que la terre ait portés [13]. Il ne LII faut pas compter sur eux pour le moindre service, et des amis sérieux m'ont assuré qu'il est prudent de se garer d'eux,—ils se moquent de tout, attendu qu'ils sont maîtres de la place.—Tout le monde est d'accord pour déclarer que l'on trouve à Francfort de plus beaux objets à meilleur prix qu'à Venise.
Les livres que vous m'avez demandés sont expédiés, vous les recevrez bientôt, et si vous avez besoin d'autres choses, faites-le moi savoir, je me ferai un plaisir de vous les envoyer. Fasse le ciel que je puisse vous rendre un jour un vrai service, car je reconnais que je vous dois beaucoup. Je vous en prie, ne vous impatientez pas trop, cette dette me préoccupe plus que vous, j'en suis certain. Si Dieu me vient en aide, je vous payerai prochainement en vous conservant une éternelle reconnaissance. Car les Allemands [14] m'ont commandé un tableau [15] qu'ils me payeront cent dix florins rhénans, et je n'aurai que cinq florins de frais.
Je me mettrai à l'ouvrage tout de suite, j'esquisserai mon tableau en huit jours, et dans un mois il pourra figurer sur l'autel. En épargnant tout cet argent, je serai en mesure de vous payer, car je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'envoyer rien en ce moment à ma mère et à ma femme. J'ai laissé à ma mère dix florins, elle en a reçu neuf ou dix pour des objets d'art, le marchand de fil d'archal lui en a payé douze. Je lui en ai encore envoyé neuf par l'entremise de Bastien Imhoff, et elle n'a dû payer que sept florins à Gartner pour ses gages. Quant à ma femme, je lui ai donné douze florins, elle en a reçu treize autres, ce qui fait vingt-cinq. Je pense donc également qu'elle n'a besoin de rien; et s'il lui manque quelque chose, le beau-frère n'a qu'à l'aider jusqu'à mon retour; alors je le rembourserais intégralement.
Sur ce, je me recommande instamment à votre bon souvenir.
Datée de Venise, le saint jour des Rois 1506.
Saluez de ma part Étienne Baumgartner et les autres personnes qui s'informeront de moi.
ALBERT DURER
LETTRE II.
Je vous présente mes respects, mon cher monsieur Pirkeimer, j'espère que vous jouissez d'une bonne santé, et je le souhaite aussi sincèrement que s'il s'agissait de la mienne propre.
Je vous ai écrit dernièrement, faites-moi savoir si ma lettre vous est parvenue. Ma mère m'a grondé parce que je ne vous envoyais pas de mes nouvelles, et elle m'a donné à entendre que vous étiez furieux contre moi.
Voici mon excuse: je suis paresseux quand il s'agit d'écrire, je croyais que ma lettre ne vous trouverait pas chez vous, et enfin j'avais recommandé à Castel, le messager, de vous présenter particulièrement mes hommages. Je vous prie donc humblement de me pardonner, car je n'ai pas d'autre ami que vous en ce monde.
Je ne crois pourtant pas que vous soyez sérieusement irrité contre moi, car je vous considère comme un second père.
Je voudrais que vous fussiez à Venise auprès de moi, vous trouveriez une quantité de joyeux compagnons parmi les Italiens qui s'attachent de plus en plus à moi. Ce sont des gens de cœur, d'un commerce agréable, instruits, honorables, et bons musiciens. Ils m'ont en grande estime et me témoignent beaucoup d'amitié. Par contre, il y en a parmi eux qui sont les plus fieffés coquins du monde, mais des coquins bien séduisants, et celui qui ne verrait que superficiellement les choses serait tenté d'avoir d'eux la meilleure opinion. Je ris souvent dans ma barbe quand ils me parlent; ils n'ignorent pas qu'on sait de belles méchancetés d'eux, mais ils s'en moquent.
J'ai beaucoup d'excellents amis parmi les Italiens, qui m'engagent à ne pas vivre trop familièrement avec leurs peintres.—Il est vrai que j'ai aussi beaucoup d'ennemis qui critiquent mes ouvrages dans les églises et partout où ils les trouvent. Ils disent qu'ils ne valent rien parce que je ne peins pas à la manière antique, ce qui ne les empêche pas de LIV les copier. Giovani Bellini [16] a fait les plus grands éloges de mon talent devant beaucoup de gentilshommes; il désire avoir une de mes œuvres, il est venu me voir et il a insisté pour que je lui fisse une composition, promettant de la bien payer. Plusieurs personnes considérables m'ont assuré que c'est un homme excellent, et qu'il m'est très-favorable. Il est vieux, excessivement vieux même; cependant aucun des peintres de Venise ne peut se vanter d'être aussi vert que lui. Ce qui me plaisait il y a onze ans ne me plaît plus aujourd'hui, je l'avoue franchement, bien que cela paraisse extraordinaire.
Il y a ici des artistes qui ont beaucoup plus de talent que maître Jacob [17]; Antoine Kolb seul jure ses grands dieux qu'il n'y a pas de meilleur peintre au monde que Jacob. Ici on se moque de lui, et cependant il reste de son opinion.
J'ai commencé à travailler à mon tableau, c'est-à-dire que je l'ai esquissé, mais mes mains ont été si malades qu'il m'a été impossible de travailler sérieusement. J'ai laissé passer cette mauvaise disposition; ne m'en veuillez pas et devenez rangé comme moi, mais vous ne voulez jamais suivre mes conseils.
Mon cher, il me serait agréable de savoir si aucune des personnes LV que vous aimez n'est morte, celle qui habite près de l'eau, ou celle qui ressemble à ceci ou celle qui ressemble à cela ou la fille .
Écrite à Venise, à 9 heures [18] du soir, le samedi après la Chandeleur, 1506.
Présentez mes services à Étienne Baumgartner, à Harstorfer et à Falkamer.
ALBERT DURER.
LETTRE III.
Mes salutations empressées à mon cher monsieur Pirkeimer.
Je vous expédie en même temps que cette lettre la bague ornée d'un saphir que vous m'avez demandée; il m'a été impossible de vous l'envoyer plus tôt. Pendant deux jours j'ai couru chez tous les orfévres allemands et italiens de Venise dans la compagnie d'un habile homme que j'ai défrayé; nous avons longtemps cherché avant de trouver ce qu'il nous fallait, et à la fin, en marchandant beaucoup, j'en ai acheté une pour dix-huit ducats et quatre martzels à un particulier qui ne fait pas le commerce de bijoux et qui la portait lui-même; il me l'a vendue pour me rendre service. Je lui ai dit que c'était une acquisition que je faisais pour mon usage. Je l'avais à peine payée qu'un orfévre allemand m'en a offert trois ducats de bénéfice; j'espère donc que vous la trouverez à votre gré, car tous ceux à qui je la montre prétendent que c'est une pierre trouvée, et qu'en Allemagne on la payerait cinquante florins. Mais vous verrez bien s'ils disent vrai ou s'ils mentent; quant à moi, je n'y connais rien.
J'ai acheté une améthyste à un ami intime pour douze ducats; il m'a volé comme dans un bois, car elle n'en vaut pas sept. Mes camarades et moi nous avons tant fait qu'il a consenti à rompre le marché, et je lui ai payé un dîner au poisson. J'ai repris mon argent et je suis fort satisfait de cet arrangement. De bons amis ont estimé la bague, et s'ils ne se sont pas trompés, la pierre ne revient pas à plus de dix-neuf florins rhénans, car elle pèse environ cinq florins d'or. Je n'ai donc pas dépassé vos ordres, puisque vous m'avez écrit de ne pas dépenser plus de quinze ou vingt florins.
Quant à l'autre pierre que vous m'avez demandée, je n'ai pas encore pu me la procurer, mais je déploierai tout mon zèle à ce travail.
On me dit qu'en Allemagne on ne pourrait pas avoir ces pierres, même à la foire de Francfort, car les Italiens les accaparent toutes aussitôt qu'il y en a quelque part. Les marchands se sont moqués de moi lorsque je LVII LVIII LIX leur ai offert deux ducats pour des jacinthes; écrivez-moi donc le plus tôt possible, et dites-moi ce que j'ai à faire. J'ai vu un beau diamant, je ne sais pas encore ce que l'on en demande; je vous l'achèterai, si votre lettre m'en donne l'ordre.
Les émeraudes sont excessivement chères, mais on peut avoir une améthyste de moyenne grandeur pour vingt ou vingt-cinq ducats.
D'après toutes les commissions que vous m'avez données, je présume que vous avez pris une maîtresse. Prenez garde que ce ne soit un maître! Du reste vous êtes assez grand et assez sage pour vous conduire.
Endres Künhoffer vous présente ses respects; il vous écrira sous peu de jours; en attendant, il vous prie de l'excuser auprès de son maître s'il ne reste pas à Padoue; il n'y a rien à apprendre là pour lui. Ne m'en veuillez pas, je vous en prie, si je ne vous expédie pas toutes vos commandes à la fois; malgré mon zèle il m'a été impossible de les rassembler pour le départ du messager.
Mes amis vous conseillent de faire remonter la pierre: ils prétendent qu'elle est belle et que la bague est vieille et démodée. Je vous prie d'engager ma mère à m'écrire et à continuer ses bons rapports avec vous. Sur ce, je me recommande à votre bonne amitié.
Venise, le deuxième dimanche du Carême 1506.
Rappelez-moi au souvenir de votre servante.
LETTRE IV.
Avant tout j'offre mes services à mon cher ami Pirkeimer. J'ai reçu le jeudi avant la semaine des Rameaux une lettre de vous, et la bague avec l'émeraude. Je me suis rendu à l'instant chez l'homme de qui je la tenais: il consent à me rendre mon argent, bien qu'il ne le fasse pas volontiers; il prétend qu'il a été trompé lui-même par le bijoutier.
Mes amis m'ont assuré qu'une des deux autres bagues vaut bien six ducats et qu'elles sont bien conditionnées et d'un or pur; ils ajoutent que vous ne vous repentirez pas de l'affaire. Je ne me suis donc trompé que de deux ducats sur les trois bagues. Du reste Bernard Holdtzbock voulait me les prendre pour le prix d'achat.
Depuis je vous ai envoyé un saphir par Hans Imhoff. J'espère que vous l'avez reçu. Je crois que j'ai fait une bonne affaire. On m'a offert un bénéfice; c'est bien un hasard, car vous savez que personnellement je ne connais pas la valeur de ces objets et que je suis obligé de me fier à ceux qui me conseillent.
Décidément les peintres ne me veulent pas de bien; ils m'ont déjà fait venir trois fois devant le magistrat, et cependant j'ai donné trois beaux florins pour leur caisse.
J'aurais pu gagner beaucoup d'argent, si je n'avais pas entrepris le tableau pour les Allemands. Cet ouvrage demande beaucoup de soin, et je ne pourrai pas l'achever avant la Pentecôte; on ne m'en donnera pourtant pas plus de quatre-vingt-cinq ducats, et cela se dépense vite.
J'ai acheté une foule d'objets et j'ai envoyé beaucoup d'argent chez moi, de sorte qu'il ne m'en reste guère. Je vois bien que je ne pourrai pas encore m'acquitter envers vous. Sans cette commande, j'aurais pu facilement gagner cent florins, car, excepté les peintres, tout le monde ici est excellent pour moi.
Quant à ce qui concerne mon frère, dites à ma mère qu'elle parle à mon vieux maître Wohlgemuth; s'il a besoin de lui, qu'il soit assez bon LXI pour lui donner de l'ouvrage jusqu'à mon retour, ou qu'il aille en chercher chez les autres. J'aurais bien voulu le prendre avec moi à Venise; voyager lui aurait été très-utile, il aurait pu y apprendre la langue du pays. Mais ma mère eût craint que le ciel ne tombât sur nous deux. Je vous en prie, veillez à ce qu'il ne se perde pas avec les femmes. Causez avec le gaillard et tâchez qu'il reste sage et raisonnable au moins jusqu'à ma rentrée. Qu'il ne tombe pas à la charge de ma mère. Je ne peux pas tout faire pour les miens, mais je suis prêt à faire ce qui dépend de moi.
Pour ce qui est de moi personnellement, je ne suis pas inquiet; cependant il n'est pas absolument facile de gagner sa vie ici, car personne n'aime à jeter son argent par les fenêtres.
Dites, je vous prie, à ma mère, qu'elle veille à la vente des œufs de Pâques [19]. Je pense du reste que ma femme aura eu soin de lui transmettre toutes mes instructions, car je lui ai écrit à ce sujet.
Je n'achèterai pas le diamant avant que vous ne m'ayez répondu à son sujet. Je ne compte pas retourner à Nuremberg avant l'automne, même si mon tableau était fini à la Pentecôte.
J'espère conserver une grande partie de ce que je gagnerai.
Comme je suis indécis sur le jour de mon départ, n'en dites rien à ma femme, je lui écrirai de temps en temps: je reviens...
Ayez la bonté de répondre quelques mots à cette lettre.
Venise, le jeudi avant la semaine des Rameaux 1506.
LETTRE V.
Mes services à mon cher ami Pirkeimer.
Si votre santé est bonne, j'en suis fort aise; moi je me porte bien aussi, et je travaille ferme; cependant je n'espère pas être prêt avant la Pentecôte.
J'ai vendu toutes mes esquisses, sauf une seule. J'en ai donné deux pour vingt-quatre ducats, et les trois autres pour trois bagues qui ont été évaluées à vingt-quatre ducats, mais je les ai fait voir à mes amis qui disent qu'elles n'en valent que vingt-deux. Comme vous m'avez écrit de vous acheter des pierreries, j'ai cru vous être agréable en vous les expédiant par Frantz. Faites-les estimer chez vous par des gens qui s'y entendent, et conservez-les pour leur prix d'estimation. Si cependant elles ne vous conviennent pas, retournez-les-moi par le prochain messager. Car à Venise on m'offre douze ducats pour l'émeraude et dix pour le diamant. Seulement, comme je ne désire pas perdre deux ducats, je ne veux pas les donner. Je voudrais bien que vous pussiez venir en Italie, mais je sais tout le prix de vos instants.
Le temps s'envole rapidement ici; il y a beaucoup de gens fort aimables qui viennent me distraire dans mon atelier. Je puis consacrer si peu d'heures à la peinture, que je suis parfois obligé de me cacher. Les gentilshommes me veulent tous du bien; je n'en dirai pas autant des peintres depuis qu'ils savent que je sais peindre.
Endres Künhoffer vous présente ses civilités; il vous écrira par le prochain courrier.
Je me recommande à votre bon souvenir et je vous prie de dire à ma mère que je suis très-étonné de rester si longtemps sans recevoir de ses nouvelles; ma femme non plus ne m'écrit pas, je crois l'avoir perdue.... Je suis aussi très-chagrin de ne pas recevoir de lettres de vous, cher monsieur. J'ai lu le billet que vous avez écrit à Bastien Imhoff, où vous lui parlez de moi.
LXIII Soyez assez bon pour donner les deux lettres ci-incluses à ma mère. Oubliez un peu ma dette, et soyez sûr que j'y penserai, moi, pour vous payer honorablement.
Saluez de ma part Étienne Baumgartner et d'autres bons amis. Faites-moi savoir si vos amours sont toujours de ce monde, et tâchez de pouvoir lire mon écriture, car j'ai affreusement griffonné.
Faite à Venise le samedi avant le dimanche blanc [20]. Demain il est bon de se confesser.
LETTRE VI.
Magnifique seigneur Pirkeimer, très-grand et premier homme du monde, votre serviteur et esclave Albert Dürer vous donne le salut [21]. Il est enchanté et honoré d'apprendre que votre santé est excellente, mais il s'étonne qu'un homme de votre sorte ne trouve que la grâce de Dieu pour combattre le savant Trasibul [22] d'après ce que me dit votre lettre de ce monstre étrange. J'ai eu peur, car cela me paraît en effet une grande affaire.
Vous n'êtes donc pas devenu plus raisonnable. Vous faites toujours l'aimable, mais y songez-vous donc, mon cher, l'amabilité vous sied comme la civette aux lansquenets. Vous vous habillez de satin et vous vous pavoisez de rubans pour courir les ruelles comme un étourdi; décidément vous voulez devenir irrésistible, et vous croyez que tout est dit lorsque vous êtes parvenu à plaire à quelques femmes de mœurs faciles. Si encore vous étiez un homme comme moi, mais vous avez beaucoup de maîtresses, et lorsque vous leur avez embrassé le bout des doigts, vous êtes sur les dents pour un mois et plus. C'est vraiment bien la peine d'en changer si souvent.
Je vous remercie de la façon dont vous avez traité mes affaires avec ma femme, et j'avoue que vous êtes plein de sagesse. Si seulement vous LXV LXVI LXVII étiez aussi calme que moi, vous auriez toutes les vertus. Vous méritez aussi des remercîments pour la loyauté que vous avez montrée à propos des bagues. Après tout, si elles ne vous conviennent pas, cassez-leur la tête et les jetez sur le fumier, comme dit Peter Weisbeker.
Petit à petit je deviens un véritable gentilhomme de Venise, et j'ai appris avec plaisir que vous composez de beaux vers. Vous seriez bien ici, avec nos violons qui jouent si tendrement qu'ils en pleurent eux-mêmes. Plût à Dieu que notre maîtresse de calcul [23] pût les entendre, elle s'attendrirait peut-être un peu.
Du reste je suivrai votre conseil, j'apaiserai ma colère et resterai indifférent aux ennuis qu'elle me cause, comme je l'ai toujours fait jusqu'à présent.
Comme je ne pourrai pas songer au retour avant deux mois, car rien n'est encore prêt, je vous prie de prêter à ma mère une dizaine de florins, jusqu'au moment où Dieu me tirera de la gêne. Je vous payerai honnêtement le tout ensemble. Je vous envoie la glace de Venise par le courrier. Quant aux deux tapis, Antony Kolb me prêtera son expérience pour les acheter, et aussitôt que je les aurai je les remettrai au commis du messager qui vous les fera parvenir. Je n'ai pas encore pu trouver les plumes de grue que vous m'avez demandées; mais il y a ici beaucoup de plumes de cygne avec lesquelles on écrit et que vous pouvez mettre à votre chapeau en attendant. J'ai causé avec un imprimeur qui m'a assuré qu'aucun nouvel ouvrage grec n'avait paru récemment; si par hasard on édite quelque chose d'intéressant dans ce genre, il me le dira, et je vous le ferai savoir.
Dites-moi combien de papier vous voulez. Vous avez bien fait de me donner cette commission, car jamais je n'en ai vu de plus beau que celui que l'on vend ici.
Pour ce qui est des travaux historiques, les Italiens n'ont rien fait de bien remarquable et qui soit digne d'être lu par un homme comme vous. Il y a toujours quelque chose à critiquer dans leurs ouvrages sur l'histoire, vous le savez vous-même mieux que moi.
Je vous ai écrit brièvement par le messager Kantengysserle. Je voudrais savoir si vous êtes toujours d'accord avec le messager Kuntz.
Je me recommande à votre bon souvenir; présentez aussi mes amitiés à notre bon prieur [24], et dites-lui de m'accorder quelques prières; LXVIII qu'il fasse que le bon Dieu me préserve de toute maladie et surtout du mal français; il n'y a rien sur la terre que je craigne davantage, presque tout le monde ici en est infecté et beaucoup de gens en meurent.
Saluez aussi de ma part Étienne Baumgartner, Lorentz et tous ceux qui demandent amicalement de mes nouvelles.
Écrit à Venise 1506, le 18 août.
ALBERTUS DURER.
Noricorius Sivus (textuel).
Post-scriptum.—Andreas est ici et il me prie de vous offrir ses amitiés, il n'est pas encore bien fort; il a eu et il a des embarras d'argent à cause de la longue maladie qu'il a faite. Je vous dirai même, entre nous, que je lui ai prêté huit ducats; mais n'en parlez à personne, il pourrait croire que je n'ai pas confiance en lui; du reste, il saura se procurer de quoi me rembourser, car il se conduit très-honorablement, et tout le monde lui veut du bien.
Si le roi vient en Italie, j'ai le projet d'aller avec lui à Rome.
LETTRE VII.
Savant, sage, instruit en beaucoup de langues, homme habile à discerner la vérité du mensonge, honorable et honoré Bilibald Pirkeimer, votre humble serviteur Albert Dürer vous souhaite toutes sortes de prospérités. Cependant, avec cette belle diable de chance qui le tient, il semble qu'il veuille renoncer à votre cœur [25], vous allez croire que lui aussi est un orateur à cent finesses comme vous. La chambre qu'il habite devrait avoir plus de quatre coins où il pourrait placer les dieux de la mémoire....; mais je ne veux pas me casser la tête à m'excuser plus longtemps, je me contenterai de me recommander à votre indulgence. Pour me souvenir de toutes vos commandes, il faudrait que mon cerveau eût autant de cases différentes que vous avez de pois chiches dans votre jardin; mais en voilà assez sur ce sujet. Le margrave [26] lui-même ne donnerait pas une si longue audience. J'ai calculé que cent articles, en ne mettant que cent mots par article, demandent un travail de neuf jours, sept heures, cinquante-deux minutes, et notez que je n'ai pas encore compté les soupirs. Voilà pourquoi on ne s'improvise pas orateur, comme dit Tettels.
Je déploie tout mon zèle, et cependant je ne peux pas mettre la main sur des tapis larges; ils sont tous étroits et longs. Je continue mes explorations avec l'aide d'Antony Kolb. Bernard Hirsffogel vous salue et vous offre de nouveau ses services; il est très-triste, car il a perdu son fils, l'enfant le plus amusant que j'aie vu de la vie. Je ne peux pas trouver les LXX plumes de fou que vous demandez. Oh! si vous étiez ici, vous verriez de crânes lansquenets italiens. Je pense souvent à vous et à l'intérêt que vous prendriez à examiner leurs armes. Ils ont des roncani avec deux cent dix-huit pointes; lorsqu'ils touchent un homme avec cette arme, il est mort, car toutes les pointes sont empoisonnées. Les Vénitiens mettent beaucoup de soldats sous les armes, le pape et le roi de France aussi; je ne sais pas ce qui en résultera.
On se moque beaucoup ici de notre roi.
Bonne chance à Étienne Baumgartner (je ne suis pas étonné qu'il ait pris femme). Rappelez-moi au souvenir de Borcht, de M. Lorentz, et même de notre maîtresse de comptes. Remerciez votre fille de chambre de m'avoir souhaité le bonjour, mais dites-lui qu'elle est un monstre.
J'ai expédié du bois de palmier de Venise à Augsbourg, où je le laisse en dépôt; il pèse dix quintaux.
Mon tableau est enfin terminé; je gage un ducat que si vous le voyiez vous le trouveriez bien composé et d'un bon coloris. Cet ouvrage m'a valu beaucoup d'honneur, mais peu de profit. Pendant le temps que j'ai mis à le peindre j'aurais bien pu gagner deux cents ducats, car j'ai refusé beaucoup de commandes pour pouvoir m'en occuper exclusivement. Ma seule consolation est d'avoir fermé la bouche aux peintres qui disaient: C'est un habile graveur, mais il n'entend rien au maniement des couleurs. Maintenant tout le monde s'accorde à dire que l'on n'a jamais vu plus beau coloris.
Mon manteau français vous présente ses respects, et mon habit italien vous tire sa révérence.
Vous passez toujours votre vie chez les femmes légères. Vous êtes en si mauvaise odeur à Nuremberg, que je vous sens d'ici. On me dit que lorsque vous courez à vos amours, on ne vous donnerait pas plus de LXXI vingt-cinq ans. Oui-da! multipliez-les par un chiffre quelconque, et alors je vous croirai. Il y a ici beaucoup d'italiens qui vous ressemblent sous ce rapport; je ne sais pas comment cela se fait.
Le doge [27] et le patriarche de Venise [28] sont venus voir mon tableau.
Maintenant je suis votre serviteur, il faut que j'aille me coucher, il sonne sept heures de la nuit. Je vous ai écrit, j'ai écrit au prieur des Augustins, à ma belle-sœur la marchande de couleur et à ma femme; donc j'ai déjà barbouillé une belle quantité de papier, et je pense qu'il est plus amusant pour vous de causer avec des princes qu'avec moi.
Venise, le jour de la sainte Vierge en septembre.
A propos, ne prêtez pas un sou à ma mère et à ma femme; elles ont assez d'argent.
ALBERT DURER.
LETTRE VIII.
Comme je sais que vous êtes convaincu de mon attachement pour vous, je me dispense de vous en parler. Cependant je ne puis vous dissimuler combien je suis heureux de la grande réputation dont vous jouissez et que vous avez su acquérir par votre sagesse et votre instruction. C'est chose vraiment surprenante et rare de voir tant d'esprit dans un corps si chétif. C'est une grâce particulière que Dieu vous a faite comme à moi.
Nous sommes donc deux personnages remarquables, vous par votre esprit et moi par mon talent. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé pourtant, lorsque nous y réfléchissons bien, de nous être retournés et d'avoir vu des gens qui se moquaient de nous pendant que d'autres nous comblaient d'éloges! Ne croyez donc pas aveuglément tous ceux qui vous complimentent; mais peut-être êtes-vous trop peu modeste pour ne pas les croire. Il me semble que je vous vois en présence du margrave, et que vous mettez autant d'élégance dans vos discours que dans votre manière de toucher vos thalers.
J'ai bien vu dans votre neuvième lettre que vous êtes encore une fois très-occupé de femmes; vous devriez avoir honte de n'être pas plus raisonnable à votre âge. Sachez que vous avez autant de grâce à faire toutes ces fredaines qu'un gros bouledogue à jouer avec un petit chat. Je voudrais apprendre que vous êtes devenu aussi rangé que moi. Si j'étais bourgmestre, je vous ferais mettre en prison et j'enfermerais avec vous la Rech..., la Ros..., la Gart..., la Ech..., et d'autres encore que je ne veux pas nommer: elles sauraient bien vous mettre à la raison. Vous me dites finement que beaucoup de femmes honnêtes ou légères demandent de mes nouvelles: cet intérêt ne prouve rien contre ma vertu.
Si Dieu me ramène à Nuremberg, je ne sais vraiment pas comment je ferai pour vivre avec vous qui êtes illustre maintenant. Je me réjouis cependant de votre gloire et de votre nouvelle dignité. Vous ne battrez LXXIII LXXIV LXXV plus vos chiens jusqu'à ce qu'ils en soient perclus; mais peut-être ne voudrez-vous plus vous montrer dans les rues avec un pauvre barbouilleur comme Albert Dürer; vous trouverez peut-être que c'est une honte pour un seigneur de votre importance.
Notre cher ami Baumgartner est aussi enchanté que moi de votre bonne réputation.
Pendant que je suis en train de vous écrire allégrement, un incendie dévore six maisons chez Petre Pender; j'y perds une pièce de laine que j'avais achetée hier pour huit ducats: de cette façon j'éprouve du dommage par suite de ce désastre.
Il est beaucoup question d'incendies ici. J'attends que vous m'écriviez pour rentrer à Nuremberg; je partirai le plus tôt possible, car je dépense beaucoup d'argent pour ma nourriture. J'ai donné environ cent ducats pour des couleurs et d'autres objets. J'ai commandé pour vous deux tapis que je payerai demain, mais je n'ai pas pu les avoir à bon marché. Je les emballerai avec mes hardes, et aussitôt que vous m'écrirez je reviendrai.
Vous tourmentez vraiment trop ma femme. Je vous fais savoir aussi que je m'étais mis dans la tête d'apprendre à danser; j'ai été deux fois à l'école, et il m'a fallu payer un ducat au maître; après cela vous me connaissez assez pour savoir qu'il n'y a de force humaine qui pourrait m'y faire retourner. Je dépenserais lestement tout l'argent que j'ai gagné et je ne saurais rien par-dessus le marché.
Le messager Ferbre vous apportera la glace de Venise. Je n'ai pu découvrir aucun ouvrage grec nouvellement paru, mais je vous rapporterai une rame de votre papier; pour les plumes, je n'ai pas pu me procurer celles que vous m'avez demandées, j'en ai acheté de blanches, et si j'en trouve de vertes je les rapporterai également. Étienne Baumgartner m'a écrit de lui envoyer cinquante grains de cornaline pour un rosaire; je les ai achetés, mais cher, et je n'ai pas pu les avoir gros: je les lui expédierai par le plus prochain messager.
Je vous ferai savoir au juste, d'après votre désir, le jour de mon départ, pour que mes maîtres puissent prendre des dispositions en conséquence.
J'irai avant à Bologne pour une raison d'art: quelqu'un m'a promis de m'apprendre le secret d'une perspective; je resterai huit ou dix jours dans cette ville, je retournerai à Venise et je reviendrai à Nuremberg par le prochain messager.
LXXVI Hélas! j'ai mangé mon pain blanc avant mon pain noir. Que je regretterai le soleil de Venise! Ici je suis un grand seigneur, chez moi je ne serais plus qu'un pauvre diable!
J'aurais encore beaucoup de choses à vous écrire, mais je vous verrai prochainement.
Écrite à Venise, je ne sais pas la date du mois, mais environ quinze jours après la Saint-Michel, 1506.
ALBERT DURER.
Post-scriptum.—Faites-moi savoir si aucun de vos enfants n'est mort. Vous m'avez écrit une fois que Joseph Rumell a épousé votre fille, et vous ne dites rien de plus; comment voulez-vous que je sache à laquelle vous faites allusion.
Ah! si j'avais seulement ma pièce de laine! Mais je crains maintenant que mon manteau ne soit aussi brûlé; si cela est, j'en deviendrai fou. J'ai vraiment du malheur, car il y a trois semaines un de mes débiteurs s'est sauvé emportant huit ducats qu'il me devait.
Ces lettres portent l'empreinte du cachet d'Albert Dürer et la suscription suivante:
A l'honorable et savant Bilibald Pirkeimer, bourgeois de Nuremberg, mon gracieux seigneur.
Voici le cachet d'Albert Dürer:
Ses principaux monogrammes,
Son écriture
et sa signature,
Traduction:
Écrite à Venise, à 9 heures du soir, le samedi après la Chandeleur.
ALBERT DURER.
C'est la fin de la deuxième lettre à Pirkeimer. LXXVIII
JOURNAL DU VOYAGE
D'ALBERT DÜRER
DANS LES PAYS-BAS
ÉCRIT PAR LUI-MÊME PENDANT LES ANNÉES 1520 ET 1521.
Nuremberg, 1520.
A mes frais et dépens, le jeudi après la Saint-Kilian, moi, Albert Dürer, je quitte Nuremberg avec ma femme [29] pour me rendre dans les Pays-Bas. Après avoir passé le même jour par Erlangen, nous logeons à Baiersdorf, et j'y dépense trois sous moins six deniers. De là, nous partons par la route la plus courte pour Forchheim, où nous arrivons le vendredi; là, pour un sauf-conduit, je paye vingt-deux deniers. Je pars pour Bamberg où j'offre à l'évêque [30] LXXXII une peinture de la Vierge, la Vie de Notre-Dame [31], une Apocalypse [32] et des gravures pour la valeur d'un florin.
Il me fait quitter mon auberge où j'avais dépensé environ un florin, m'invite à venir chez lui, et me donne un laisser passer pour la douane et trois lettres de recommandation. Je paye six florins d'or [33] au voiturier qui va me mener de Bamberg à Francfort.
Maître Nicolas Laux, Benedict et Hans le peintre [34] me versent le coup de l'étrier; je bois et je pars.
Je donne quatre sous pour du pain et treize sous pour des pourboires. Je vais rapidement de Bamberg à Eltman; de là, je me rends à Zeil, je dépense vingt et un sous, et j'arrive à Hasfurth où je montre ma lettre de douane, après quoi on me laisse partir.
Je dépense un florin dans la chancellerie de l'évêque de Bamberg. A Theres, au couvent, j'exhibe mes papiers et continue ma route.
Nous arrivons au bord du Rhin, où nous passons la nuit pour un denier; de là, nous allons à Maynberg. A Schweinfurth, je suis invité par le docteur Georges Rebart qui me donne du vin que nous mettons dans notre bateau. On m'exempte des droits de douane.
J'avais dépensé dix deniers pour un poulet rôti et dix-huit deniers pour le cuisinier et son fils. De là, nous nous rendons à Volkach, et ensuite à Zwartzach où nous passons la nuit et dépensons vingt-deux deniers.
Le lundi, nous nous levons de grand matin pour nous rendre à Fettelbach. A Ritzing, nous dépensons trente-sept deniers.
Par Seilzfeldt, nous arrivons à Markbreit, d'où on me laisse partir après avoir vu mes papiers.
En passant par Frickenhaussen et Ochsenfurth nous gagnons Eivelstadt, puis Murzburg. De là, nous arrivons à Erla-Brunn où on nous donne un lit pour vingt-deux deniers.
LXXXIII En passant par Relzbach et Zelling nous gagnons Karlstadt et puis Gemûnd; nous y dînons assez bien pour vingt-deux deniers.
Nous voyons successivement Hofstetten, Lohr et Nevenstadt où j'ai dû montrer ma lettre de transit; je dépense dix deniers pour du vin et des écrevisses. Le mercredi matin, après avoir laissé derrière nous Rotenfels, nous arrivons à Saint-Écarig, d'où nous nous rendons à Heudenfeldt, Triffelstein, Homburg, Wertheim, et puis à Brodselten, Freudenberg, Miltenberg, Klingenberg, Worth, Obernburg, Asschaffenburg, Selgenstadt et Steinheim, où je montre mes papiers.
Nous passons la nuit près de Johansen. Le matin, on nous ouvre les portes de la ville et l'on nous fait beaucoup d'amitiés; j'y dépense six weispfenning.
Le vendredi, nous nous rendons à Kesselstadt pour gagner Francfort où je montre ma lettre de douane. Je dépense six sous pour un lit, et je donne deux sous au garçon. Jacob Heller me régale de vin à l'auberge, et je fais accord avec un homme qui consent à me conduire de Francfort à Mayence pour un florin, deux sous. La nuit, nous dépensons huit sous.
Le dimanche, je prends le bateau du matin qui va de Francfort à Mayence. Arrivé à mi-chemin, c'est-à-dire à Hochst, je montre ma lettre de transit et on me laisse passer. Je dépense huit deniers francfortois. De là, nous allons à Mayence; je dépense un albus [35] pour faire décharger mes effets, plus dix-huit deniers pour les courroies.
Je fais accord avec le capitaine du bateau de Cologne qui s'engage à me transporter, avec mon bagage, pour trois florins. J'avais dépensé dix-sept albus à Mayence.
Peeter, l'essayeur de la corporation des orfévres, me fait cadeau de deux bouteilles de vin. Veith Farnpuhler m'invite, mais l'aubergiste refuse de recevoir son argent et veut lui-même être mon hôte. On me rend beaucoup d'honneurs. Je pars de Mayence, où le Mein se jette dans le Rhin, le jour de sainte Marguerite, et je dépense dix-neuf hellers pour de la viande, du pain et des œufs que je prends avec moi sur le bateau. Léonhard, l'orfévre, me fait présent de vin et de gibier; il me donne aussi du charbon, qui me servira à faire la cuisine sur le bateau. Le frère de LXXXIV Joostes m'offre une bouteille de vin, et la corporation des peintres deux. Après avoir passé devant Erfeld et Rudisheim, nous arrivons à Erenfels. Là je montre mon passavant, mais on exige deux florins d'or qu'on promet de me rendre si dans les deux mois je rapporte une lettre d'exemption. Nous arrivons à Bacharach où je dois également m'engager à acquitter les droits dans les deux mois ou à présenter une exemption.
A Caub, on ne me laisse passer que sous les mêmes conditions.
A Saint-Goar, le percepteur me demande où j'ai acquitté les droits; je me contente de lui répondre que je n'ai pas d'argent à lui donner.
A Bopart, la douane de Trèves ne me laisse passer sur la vue de ma lettre de transit que lorsque j'ai déclaré, écrit et signé que je n'ai avec moi aucune espèce de marchandise. De là, nous nous rendons à Lahnstein où je montre mon passavant; non-seulement le percepteur me laisse passer, mais il me prie de le recommander au seigneur de Mayence et il me fait cadeau d'une bouteille de vin; il connaît beaucoup ma femme, et il désirait me voir depuis longtemps.
A Engers, ma lettre de transit suffit pour me donner passage. Cette place appartient au duché de Trèves.
A Andernach, je dépense onze hellers, et je quitte cette ville le jour de la Saint-Jacques pour me rendre à Bonn. De là, je vais à Cologne; nous avons dépensé neuf sous dans le bateau, un sou quatre deniers pour des fruits et du charbon, sept sous pour le déchargement, et quatorze hellers pour les domestiques des bateliers. Je fais cadeau à mon cousin Nicolas [36] de ma redingote doublée et bordée de velours; je donne un florin à sa femme. Jérôme Fugger, Jean Ghrosserpeck et mon cousin me régalent de vin. Je dîne au couvent des Chartreux, où un frère m'offre un coupon de drap. M. Jean Ghrosserpeck me fait cadeau de douze mesures de vin fin. Je dépense cependant à Cologne deux florins quatorze sous, plus trois sous pour des fruits, un sou de pourboire, et un sou pour le messager.
Le jour de la Saint-Pantaléon, nous partons pour Postorff où nous passons la nuit pour trois sous. Le dimanche, nous dînons à Rodingen. Le lendemain, de bonne heure, nous quittons Freendorf pour nous rendre à la petite ville de Sangelt, nous dînons dans un village nommé Systerkylen pour deux sous et deux hellers. Nous passons par Sittard, jolie petite ville, pour nous rendre à Starkem, un endroit charmant où nous descendons dans une excellente auberge. Nous mangeons fort bien, nous LXXXV LXXXVI LXXXVII nous couchons dans un bon lit, et la dépense ne s'élève pas à plus de quatre sous.
Le vendredi matin, nous passons la Meuse et faisons notre entrée à Marten Lewbehrn; je donne un sou pour un jeune poulet. De là, nous partons pour Stoffer, et, le mercredi, nous sommes à Merpeck où, pour trois sous, j'achète du pain et du vin. En passant par Brantenmuhl et Culenberg, nous arrivons le mardi matin à La Croix où, pour trois sous deux deniers, on nous sert un assez bon repas.
Nous prenons le chemin d'Anvers [37]. Aussitôt arrivé, je me rends à l'auberge de Joost Plankfeld. Le même soir, le factor Bernard Stecher me donne un souper splendide; ma femme reste à l'auberge, et je donne trois florins au voiturier.
Le samedi après la Saint-Pierre-aux-Liens, mon hôte me mène chez le bourgmestre d'Anvers [38]; sa maison [39] est grande et bien distribuée, avec des chambres très-vastes et très-belles. Elle est flanquée d'une tour précieusement travaillée et entourée d'immenses jardins; en somme, c'est une demeure princière. Je n'ai pas vu sa pareille dans toute l'Allemagne. Une grande rue toute neuve donne accès de deux côtés à cette maison, qu'il a fait bâtir ainsi à sa fantaisie.
Le dimanche, jour de la Saint-Oswald, les peintres m'invitent dans leur cercle avec ma femme et ma servante. Nous mangeons un excellent dîner, dans un service complet d'argent. Toutes les femmes des peintres sont là; et, lorsque l'on me mène à ma place, l'assemblée entière, debout, fait la haie comme si j'étais un grand seigneur. Il y a à ce banquet des personnages très-considérables qui se courbent devant moi et me font mille politesses, me disant qu'ils veulent tout faire pour m'être agréable. Lorsque je suis assis, le pensionnaire du Conseil d'Anvers vient à moi avec deux valets et me fait présent, de la part de ces messieurs de la ville, de quatre pots de vin, en me disant qu'ils veulent m'honorer par là et me témoigner leur estime. Je le prie de leur transmettre mes remercîments, et lui offre mes très-humbles services.
LXXXVIII Après lui vient maître Pierre [40], qui me présente, avec ses hommages, deux autres pots de vin. Après avoir passé gaiement à table une grande partie de la nuit, on me reconduit aux flambeaux, en me faisant mille et mille démonstrations amicales. Je remercie chaudement, et vais me mettre au lit.
Je suis allé voir Quentin Metsys [41] dans sa maison [42].
J'ai aussi visité les trois grandes places de tir [43]. Je fais un excellent dîner chez Haber et un autre chez le consul de Portugal, dont je dessine le portrait. Je fais aussi le portrait de mon hôte Joost Planckfeld, qui m'offre une branche de corail. Je donne deux sous pour du beurre, et la même somme aux charpentiers des peintres. Mon hôte me mène dans l'atelier où les peintres pensionnés par la ville d'Anvers travaillent aux arcs de triomphe qui seront élevés sur le passage du roi Charles V [44]. Il n'y en aura pas moins de quatre cents, de quarante pieds de long chacun; ils régneront des deux côtés des rues, seront bien peints et LXXXIX XC XCI auront deux étages, sur lesquels on donnera des représentations allégoriques. La menuiserie et la peinture coûteront ensemble quatre cents florins. Cette décoration sera d'un bel effet.
Je dîne de nouveau chez le consul de Portugal et chez Alexandre [45].
Sebald Fischer m'achète seize petits dessins de la Passion [46] pour quatre florins; trente-deux grands livres pour huit florins; six gravures de la Passion [47] pour trois florins; vingt demi-feuilles, différents sujets, l'un parmi l'autre, un florin; il m'en prend pour trois florins. Je vends aussi des quarts de feuille pour cinq florins et demi, plus huit grandes feuilles pour un florin.
J'avais remis à mon hôte une figure de la Vierge peinte sur toile; il l'a vendue pour mon compte deux florins du Rhin.
Je fais le portrait de Félix, le joueur de luth [48]. Je dépense deux sous pour de la bière et du pain, deux sous pour un bain, et quatorze sous pour trois petits panneaux.
Je dîne chez l'orfévre Alexandre, et aussi chez Félix.
Maître Joachim [49] a dîné chez moi hier, ainsi que son élève. Pour les peintres, je fais en demi-teinte un écusson; j'accepte un florin pour les débours. Je donne mes quatre nouvelles pièces à Pierre Wolfgang, et à Joachim des dessins pour la valeur d'un florin, parce qu'il m'a prêté son domestique et ses couleurs; du reste, j'avais retenu son domestique à dîner, et je lui avais donné pour trois sous de dessins. XCII J'envoie à l'orfévre Alexandre quatre nouvelles pièces. Je fais au fusain les portraits du Génois Tommaso Florianus, de Romanus, qui est de Lucques, et des deux frères de Tommaso, Vincent et Gérard, tous trois de la famille des Pombelli. Je dîne douze fois chez Tommaso.
Le trésorier me donne une tête d'enfant peinte sur toile, et une arme en bois de Calcutta. Tommaso me fait cadeau d'un chapeau de paille. Je dîne chez le consul de Portugal, et l'un des frères de Tommaso me fait accepter des gravures pour la valeur de trois florins.
Érasme [50] m'offre un manteau espagnol, et trois dessins représentant des portraits d'hommes. Je reçois du frère de Tommaso une paire de gants, et je fais un deuxième portrait de Vincent. Je donne à maître Augustin Lumbarth [51] les deux parties des imagines cœli [52]. Je dessine le portrait d'Opiius au nez tordu. Ma femme et ma servante Susanne ont dîné chez Tommaso.
Notre-Dame d'Anvers est très-grande. On y dit plusieurs messes à la fois sans produire de confusion; ses autels ont de riches fondations. Les meilleurs musiciens y sont attachés; l'église possède plusieurs ornements et sculptures remarquables, ainsi qu'une jolie tour.
J'ai visité la riche abbaye de Saint-Michel, dont le chœur est garni de beaux fauteuils taillés dans la pierre.
A Anvers, quand il s'agit d'art, on ne se laisse pas arrêter par les frais, car l'argent n'y est pas rare.
Je fais le portrait de Nicolas [53], astronome du roi d'Angleterre; c'est un Allemand né à Munich, qui m'a été fort utile dans diverses circonstances.
Hans Pfaffroth me donne un florin de Philippe pour son portrait que j'ai dessiné. Je dîne de nouveau chez Tommaso; le beau-frère de mon hôte m'a invité avec ma femme. Je change deux mauvais florins contre vingt-quatre sous. Je donne un sou à quelqu'un qui me montre un tableau. Le dimanche après l'Assomption, j'ai vu la grande procession de Notre-Dame d'Anvers; c'est un spectacle féerique; toutes les corporations XCIII XCIV XCV et tous les métiers habillés somptueusement étaient présents. Chaque profession et chaque gilde avaient ses attributs particuliers, quelques personnes portaient d'énormes cierges et de longues trompettes antiques en argent massif. Il y avait un grand nombre de joueurs de flûte et de tambour vêtus à l'allemande qui, avec leurs instruments, faisaient un terrible vacarme, je les ai aperçus qui circulaient dans les rues par bandes séparées. Voici dans quel ordre on marchait: les orfévres, les peintres, les sculpteurs, les brodeurs sur soie, les statuaires, les menuisiers, les charpentiers, les bateliers, les pêcheurs, les maçons, les tanneurs, les teinturiers, les boulangers, les tailleurs, les cordonniers et divers autres métiers. Il y avait aussi un grand nombre d'hommes de peine et de négociants, des boutiquiers et des marchands de toute espèce avec leurs commis. Après ceux-là venaient les tireurs avec leur carabine, leur arc ou leur arbalète, des cavaliers et des fantassins, la garde des fonctionnaires, et enfin une troupe très-belle qui était précédée de tous les ordres représentés par des gens costumés d'une façon spéciale. J'ai remarqué aussi dans cette procession une troupe de veuves qui vivent de leur travail et suivent une règle claustrale; elles sont couvertes des pieds à la tête de longs vêtements de toile blanche, c'est très-curieux à voir;—parmi ces femmes il y a des personnes fort distinguées. On y remarquait aussi le chapitre de Notre-Dame, une masse de prêtres, d'écoliers et de boursiers qui fermaient la marche. Vingt personnes portaient les images de la Vierge et de l'enfant Jésus splendidement ornées. Pour cette procession on avait construit à grands frais des objets très-remarquables, c'est-à-dire un grand nombre de chars et quantité de bateaux mobiles sur lesquels on représente des scènes de tout genre. J'ai remarqué les allégories suivantes: l'ordre des Prophètes, le Nouveau Testament, la salutation de l'Ange, les trois rois Mages sur des chameaux et d'autres animaux rares fort curieusement costumés, la fuite en Égypte et beaucoup d'autres choses que je passe pour abréger. Enfin venait un grand dragon conduit en laisse par sainte Marguerite et ses vierges qui étaient extrêmement jolies, puis saint Georges, un fort beau garçon et ses pages; un grand nombre de jeunes gens et de jeunes filles costumés de différentes façons représentaient des saints et des saintes.
Cette procession mit deux heures pour défiler devant notre maison, et elle présentait trop de particularités pour pouvoir être relatées toutes ici [54].
XCVI J'ai été dans la maison que Focker s'est fait construire [55] récemment, elle est fort belle, flanquée d'une jolie tour et entourée de jardins immenses. J'ai surtout admiré ses magnifiques écuries.
Tommaso a donné à ma femme quatorze aunes de gros damas d'Arras pour s'en faire une robe, et de plus, deux aunes et demie de demi-satin pour la doublure. J'ai fait, à la demande des orfévres, une esquisse d'une couronne pour la tête de Notre-Dame. Le consul de Portugal m'a offert dans son hôtel [56] des vins de France et de Portugal. Roderigo [57] m'a donné un petit tonneau de sucreries de toute sorte, où se trouvent une boîte de sucre candi, deux plats de sucrerie fine, des massepains et même quelques cannes à sucre, telles qu'elles croissent naturellement. J'ai gratifié son domestique d'un florin et changé un mauvais florin contre douze sous.
Les colonnes de l'église paroissiale du couvent de Saint-Michel sont toutes faites d'un seul morceau de belle pierre noire.
Je donne à M. Gilgen, chambellan du roi Charles, et à maître Conrad [58], excellent sculpteur qui est au service de Mme Marguerite, fille de l'empereur Maximilien, les objets suivants:
Saint Jérôme en prière [59], la Mélancolie [60], trois nouvelles Marie, saint XCVII Antoine [61] et sainte Véronique [62]; de plus, à maître Gilgen un saint Eustache [63] et une Némésis [64].
Le dimanche qui précède la Saint-Barthélemy je devais déjà à mon hôte sept florins vingt sous et un heller.
Mon salon, ma chambre à coucher et la literie me reviennent à onze florins par mois.
XCVIII Le 27 du mois d'août, qui est le lundi qui suit la Saint-Barthélemy, je fais un nouveau contrat par lequel je dois payer deux sous par repas, y compris la boisson; ma femme et ma servante feront la cuisine et mangeront dans leur chambre. J'offre au facteur de Portugal un petit bois représentant un enfant, Adam et Ève [65], saint Jérôme en prière, Hercule, saint Eustache, la Mélancolie et une Némésis, puis sur demi-feuilles trois nouvelles figures de la Vierge, Véronique, saint Antoine, la Nativité [66] et le Crucifix [67]; mes meilleurs dessins sur quart de feuilles (huit pièces), les trois livres de la vie de Notre-Dame, l'Apocalypse, la grande Passion, la petite Passion et la Passion sur cuivre.
Tout cela vaut bien cinq florins.
Je fais le même cadeau au Portugais Rodrigo qui a donné à ma femme un petit perroquet vert. Le dimanche après la Saint-Barthélemy je pars d'Anvers avec M. Tommassin pour aller à Malines, où nous passons la nuit.
J'invite à dîner un peintre et maître Conrad, l'excellent sculpteur de Mme Marguerite. De Malines, en passant par Vilvorde, nous nous rendons à Bruxelles où nous arrivons le lundi 3 septembre. Je donne trois sous au messager. Je dîne avec ces messieurs de Bruxelles, et une autre fois avec M. Bonisius [68], à qui j'offre une Passion en cuivre. Je remets au margrave Hans la lettre de recommandation de l'évêque de Bamberg, plus une Passion en cuivre. Je dîne une seule fois avec ces messieurs de Nuremberg.
Dans la chambre d'or du conseil de Bruxelles j'ai pu admirer quatre tableaux du grand peintre Rudier [69]. Derrière le palais du roi, j'ai vu les XCIX fontaines, le labyrinthe et le jardin zoologique, toutes choses si belles que je n'en avais jamais contemplé de pareilles; je me croyais en paradis.
La maison du conseil à Bruxelles est magnifique et fort grande, bâtie en belles pierres, avec une superbe tour découpée à jour. A Bruxelles, j'ai fait à la lueur de la chandelle trois portraits, celui de maître Conrad qui était mon hôte, celui du fils du docteur Lampaters et celui de mon hôtesse.
J'ai vu parmi les curiosités qu'on a apportées au roi du nouveau pays de l'or [70], un soleil d'or de la grandeur d'une brasse et une lune d'argent de la même dimension. J'ai admiré deux chambres pleines de toutes espèces de curiosités venant du même endroit, des armes, des harnais, des engins de guerre, des habillements fort bizarres, des literies et bien d'autres choses encore à l'usage des gens de ce pays-là. Il est à remarquer que tous ces objets sont infiniment plus beaux et plus riches que ce que nous trouvons chez nous. Ils sont tellement précieux qu'on les évalue à cent mille florins. J'avoue que jamais rien n'a excité autant ma curiosité que ces produits extraordinaires qui prouvent combien les habitants de ces contrées lointaines ont l'esprit ingénieux et inventif.
A Bruxelles, j'ai vu bien d'autres belles choses, et spécialement une gigantesque arête de poisson, qui paraît construite en pierres de taille. Cette arête a une brasse de largeur et pèse environ quinze quintaux. Sa forme est à peu près celle-ci:
(Le dessin n'est pas dans le manuscrit.)
Cette arête se trouve derrière la tête du poisson.
J'ai visité l'hôtel de Nassau; c'est un splendide bâtiment, luxueusement décoré.
J'ai dîné encore deux fois avec ces messieurs de Bruxelles. Mme Marguerite de Flandre m'a envoyé chercher et m'a promis de me recommander C au roi Charles. Elle a été avec moi d'une grâce charmante. Je lui ai offert ma Passion sur cuivre. J'ai fait le même cadeau à son trésorier Jean Marini, et, de plus, j'ai dessiné son portrait. J'ai donné deux sous pour un anneau de buffle, et deux sous pour faire ouvrir le tableau de l'autel de Saint-Luc.
Lors de ma visite à l'hôtel de Nassau, j'ai vu dans la chapelle la belle peinture de maître Hugo [71]. J'ai remarqué aussi deux belles salles et tous les objets précieux qui sont dispersés dans l'hôtel; enfin l'immense lit qui peut contenir cinquante personnes. J'ai examiné avec attention le quartier de roc que l'orage a jeté aux pieds du seigneur de Nassau. Cet hôtel est situé sur une hauteur et jouit d'une vue admirable qui, je crois, n'a pas sa pareille dans l'Allemagne entière. Maître Bernard [72], le peintre, m'a invité à sa table et m'a fait servir un dîner si recherché, qu'à mon avis il ne doit pas en avoir été quitte pour dix florins. Pour me tenir compagnie, le trésorier de dame Marguerite, l'intendant de la cour Meteni, et le trésorier de la ville Pufladis, s'étaient fait inviter à ce dîner. J'ai donné à Pufladis une Passion sur cuivre, et il m'a remis en échange une bourse espagnole noire de la valeur de trois florins. J'ai envoyé une Passion sur cuivre à Érasme de Rotterdam. J'ai fait le même cadeau à Érasme, le secrétaire de Bonisius. L'Anversois qui m'a donné une tête d'enfant s'appelle Laurent Sterk [73]. J'ai dessiné le portrait de maître Bernard, le peintre de dame Marguerite, et j'ai recommencé celui d'Érasme de Rotterdam [74]. J'ai offert à Laurent Sterk un saint Jérôme assis et la Mélancolie.
CI CII CIII Six personnes de Bruxelles, dont j'ai fait le portrait, ne m'ont rien donné.
J'ai acheté deux cornes de bœuf pour trois sous, et deux uilenspiegels [75] pour un sou.
Le dimanche après la Saint-Gilgen, je prends congé de Hans Ebner [76]. Il ne veut rien recevoir de Hans Gender pour les sept jours que j'ai passés chez lui. Je donne un sou à son domestique, et nous partons, M. Tommaso et moi, pour Malines. Le soir, je dîne avec Mme de Nieuwkerk, et le lundi de bonne heure je retourne à Anvers.
Je déjeune le matin avec le facteur de Portugal, qui me donne trois Porzolana [77], et Roderigo me prie d'accepter quelques objets en plumes venant de Calcutta. J'achète pour Susanne une cape de deux florins dix sous. Pendant mon absence, ma femme a dépensé quatre florins rhénans pour un lessivage, un soufflet, une terrine, des pantoufles, du bois, des bas, une cage de perroquet, deux gobelets et des pourboires; ses repas, sa boisson, et d'autres choses de première nécessité, ont en outre coûté vingt et un sous.
CIV Le lundi après la Saint-Égide, je rentre chez mon hôte Joost Plankfeld et j'y dîne seize fois. Je donne au domestique de Nicolas Tommaso un sou pour lui et six sous pour un cadre. Mon hôte me fait cadeau d'une poule indienne et d'un fouet turc. Je dîne treize fois chez Tommaso. Les seigneurs de Rogendorf m'invitent à dîner. J'accepte leur invitation et je peins en grand leur écusson sur bois, pour qu'on pût le graver. Je dépense un sou, et ma femme change un florin contre vingt-quatre sous. Je dîne un jour avec Jacob Rechlinger dans la maison de Ficker, et, une autre fois, avec toute la famille.
Je donne à Guillaume Havenhüth, le valet de pied du duc comte palatin Frédéric, un saint Jérôme sur cuivre et les deux demi-feuilles représentant Marie et saint Antoine; à Jacques Bonisius, une bonne figure de sainte Véronique, un saint Eustache, la Mélancolie, saint Jérôme assis, saint Antoine, les deux nouvelles Vierges et le Nouveau paysan; à son secrétaire Érasme, qui a remis ma pétition, un saint Jérôme assis, la Mélancolie, saint Antoine et les deux nouvelles Vierges, le tout d'une valeur de sept florins. J'offre à l'orfévre Merx une Passion sur cuivre, et je lui vends des gravures pour trois florins; je vends, d'un autre côté, pour trois florins vingt sous d'objets d'art. Je donne au peintre sur verre Honig quatre petites pièces sur cuivre. Je dîne trois fois chez Bonisius. J'achète du fusain et du crayon noir pour quatre sous, du bois pour un florin huit sous, et trois sous disparaissent sans que je puisse dire où ils sont passés. Je dîne dix fois chez ces messieurs de Nuremberg.
Maître Diderik, peintre sur verre, m'envoie de la couleur rouge que l'on trouve à Anvers dans les briques nouvellement cuites. Je dessine le portrait de maître Jacques de Lubeck. Il donne un florin de Philippe à ma femme. Je le change pour avoir de la monnaie. J'offre à dame Marguerite un saint Jérôme assis sur cuivre, je vends une Passion sur bois pour douze sous, et un Adam et Ève pour quatre sous. Félix, le joueur de luth, achète tout mon œuvre sur cuivre, ma Passion sur bois, ma Passion sur cuivre, deux demi-feuilles, deux quarts de feuilles, pour huit florins d'or. Je fais le portrait de Bonisius. Rodrigo m'envoie de nouveau un perroquet; je donne deux sous de pourboire à son domestique. Je fais présent au joueur de trompette Jean Van den Winkel d'une petite Passion sur bois, d'un saint Jérôme en prière et d'une Mélancolie.
J'achète une paire de souliers pour six sous et une verge de mer pour cinq sous; Georges Schlautersbach m'en avait donné une qui valait CV CVI CVII six sous. Je dîne une fois avec l'agent des Focker, Wolf-Haller [78], à l'occasion d'une invitation qu'il avait faite à messeigneurs de Nuremberg. Je dîne avec ma femme, et je donne un sou au garçon de Hans Deners. Je vends pour cent sous d'objets d'art. Je fais le portrait de maître Jacques [79], le peintre des Van Rogendorf. Comme j'ai dessiné sur bois l'écusson des Van Rogendorf [80], on me donne pour ma peine sept aunes de velours. Je dessine au fusain le portrait de Jararott Pruk pour un florin. Je dîne chez le facteur de Portugal. A Hans Schwarz [81], je paye deux florins d'or pour mon portrait; je les lui envoie à Augsbourg par l'entremise des Focker dans une lettre. J'achète une chemise de laine rouge pour trente et un sous, de la couleur rouge que l'on trouve dans les briques nouvellement cuites pour deux sous, et une corne de bœuf pour neuf sous. Je dessine le portrait d'un Espagnol; je dîne avec ma femme; je donne deux sous pour mille pierres à feu, et trois sous pour deux tasses pareilles à celles que Félix et maître Jacques de Lubeck ont données à ma femme. Je dîne chez Rogendorf et donne un sou pour une brochure relatant l'entrée triomphale du roi à Anvers [82].
CVIII Les portes étaient garnies de représentations allégoriques et de jeunes filles presque nues; j'en ai vu rarement d'aussi belles [83]. J'ai changé un florin pour avoir de la monnaie. A Anvers, on m'a montré plusieurs ossements du géant [84]. L'os de la cuisse a quatre pieds et demi de long, et est extrêmement lourd. Son omoplate est plus grande que le dos entier d'une grande personne. Ce géant a eu dix-huit pieds de hauteur; il a gouverné Anvers, et y a fait plusieurs choses surprenantes. Ces messieurs de la ville ont beaucoup écrit sur lui dans un gros livre [85].
L'école de Raphaël d'Urbin s'est considérablement amoindrie après la mort de ce grand homme. Un de ses élèves, Thomas Polonius [86], bon peintre, a désiré me voir; il est venu chez moi et m'a fait cadeau d'une bague en or antique, ornée d'un beau camée d'une valeur de cinq florins, et dont on m'a déjà offert le double. En retour, je lui ai donné pour six florins de mes meilleures gravures. Je dépense trois sous pour un calacut, un sou pour un messager, et trois sous avec des camarades.
J'ai offert à dame Marguerite, sœur du roi Charles, un exemplaire de mon œuvre gravé; j'ai fait aussi pour elle, avec un grand soin, deux dessins sur parchemin, que j'évalue à trente florins; et, pour son médecin, le plan d'une maison qu'il veut bâtir. Je ne voudrais pas CIX CX CXI refaire ce dessin à moins de dix florins. Je donne à Nicolas Ziegler un Christ mort qui vaut trois florins, et au facteur de Portugal une tête d'enfant peinte, que je vendrais bien un florin.
J'achète une corne de buffle pour dix sous, une patte d'élan pour un florin d'or.
J'ai fait le portrait de maître Adrien au crayon, et celui de Wolf Rogendorf au poinçon. J'ai dépensé deux sous pour des condamnations et des dialogues, et j'ai donné à maître Adrien des œuvres d'art pour une valeur de deux florins. On m'a vendu un seul crayon rouge un sou. J'ai peint le portrait d'une dame noble dans la maison de Tommaso. J'ai offert à Nicolas un saint Jérôme en prière et les deux nouvelles Vierges.
Le lundi après la Saint-Michel, je donne à Thomas Polonius tout mon œuvre gravé. Par l'entremise d'un peintre, il doit être envoyé à Rome, et l'on me promet en échange des dessins de Raphaël.
Je dîne avec ma femme, et je dépense trois sous pour la régaler.
Polonius a fait mon portrait [87] pour l'emporter à Rome. Je change une couronne et garde onze florins pour mes besoins. Je donne neuf sous pour du bois, et vingt sous pour porter ma malle à la barque de Bruges.
A Bruges, je dessine le portrait d'une femme qui me le paye un florin. Je fais de grandes dépenses: un sou pour du vernis, un sou pour de la couleur, treize sous pour des fourrures, un sou pour du cuir, et deux sous pour deux écailles de moule. Dans la maison de Jean Gabriel, je peins le portrait d'un Italien pour deux florins d'or. J'achète un sac de voyage deux florins et quatre sous.
Le jeudi après la Saint-Michel, je pars pour Aix-la-Chapelle. Je prends avec moi un florin et un noble, et j'arrive le dimanche à Aix-la-Chapelle après avoir passé par Maëstricht et par Gulpen. Jusqu'à présent mon voyage, tout compris, m'a coûté trois florins.
A Aix-la-Chapelle, je vois les colonnes que Charles a fait venir de Rome, et qui sont ornées de chapiteaux de porphyre rouge et vert. Elles sont faites très-artistement d'après Vitruve. Je peins deux fois le portrait de Hans Ebner [88], et je dessine au fusain ceux de Georges Schlaudersbach, CXII du jeune Christophe Groland et de mon hôte Pierre Van Enden. Je donne deux sous pour une pierre à aiguiser, cinq sous pour un bain et deux deniers au domestique de la ville qui m'a conduit à la salle du Conseil; je paye pour cinq deniers de boisson à des camarades, et je perds sept sous au jeu avec Hans Ebner. Je dessine dans mon album les portraits de Paulus Topler et de Martin Pfinzing.
Je vois à Aix-la-Chapelle le bras de l'empereur Henri, la chemise de la vierge Marie et d'autres reliques. Je dessine l'église de Notre-Dame, et je fais le portrait de Sturm [89]. Je dessine le portrait des sœurs de Kopffinger, une fois au charbon et une fois au crayon noir. Je donne dix sous pour une grande corne de bœuf, et je perds trois sous au jeu. J'offre à la fille de Tomasius une peinture de la Trinité d'une valeur de quatre florins, et je dépense un sou pour du cirage, trois sous pour un bain, huit sous pour une corne de buffle, et deux sous pour une ceinture.
Le 23 octobre, j'assiste au couronnement du roi Charles à Aix-la-Chapelle; c'est si beau et si riche, que de la vie je n'ai vu pareil spectacle, et que je renonce à le décrire. Je donne à Mathias pour onze florins de mes gravures et trois pièces à Stéphan, chambellan de dame Marguerite. J'achète un chapelet de bois de cèdre pour dix sous, et je perds trois demi-sous au jeu. Je donne deux sous au barbier et quatre sous pour deux verres de lunettes; je perds encore une pièce blanche au jeu.
Le vendredi qui précède la fête de Simon et Judas, je me rends à Louvain, laissant sept sous de pourboire dans la maison de mon hôte; je visite l'église où est la tête de sainte Anne.
Le dimanche, nous arrivons à Cologne.
A Bruxelles, j'ai été hébergé complétement par ces messieurs de Nuremberg, qui n'ont rien voulu accepter. A Aix-la-Chapelle, ils m'avaient déjà rendu le même service pendant trois semaines; ils me conduisent à Cologne, où ils me renouvellent le refus d'accepter la plus légère rétribution.
Je dépense cinq sous pour un traité de Luther, un sou pour la condamnation de cet homme courageux, un sou pour un chapelet et deux CXIII CXIV CXV sous pour une ceinture. J'offre à Léonard Groland ma grande corne de bœuf, et mon chapelet en bois de cèdre à Hans Ebner. J'achète une paire de souliers pour six sous et une petite tête de mort pour deux sous. Je donne un sou pour de la bière et du pain, deux sous au barbier, à Ziegler Linhart des gravures pour deux florins, et deux sous à celui qui m'a laissé voir le tableau de maître Stephanus [90]. Je dépense deux sous avec des camarades et un sou pour un petit traité. Je fais le portrait de la sœur de Gott-Schalken. Le dimanche soir après la Toussaint, je suis encore à Cologne et j'assiste au bal [91] et au festin donnés par l'empereur Charles; c'est fort beau. Je dessine l'écusson de Staber, et j'offre à un jeune comte de Cologne une Mélancolie et au duc Frédéric ma nouvelle Vierge. Je fais au charbon le portrait de Nicolas Haller et je donne deux sous au portier, trois sous pour deux petits traités et dix sous pour une corne de vache.
A Cologne, je visite l'église de Sainte-Ursule ainsi que son tombeau; je vois les statues des vierges et aussi celles des saints. Je dessine au fusain le portrait de Forherwerger, et je donne à la femme de Nicolas huit sous parce qu'elle m'a offert l'hospitalité.
J'ai séjourné huit jours à Bruxelles, trois semaines à Aix, quatorze jours à Cologne, et ces trois messieurs de l'ambassade de Nuremberg, Léonard Groland, Hans Ebner et Nicolas Haller, m'ont constamment hébergé. J'ai fait des portraits chez les nonnes pour sept sous et leur ai offert trois demi-feuilles de gravures sur cuivre.
Le lundi après la Saint-Martin, ces messieurs de l'ambassade de Nuremberg m'apprennent qu'ils viennent d'obtenir pour moi le titre de peintre de la cour de l'empereur Charles [92].
CXVI Dorfer m'invite une fois chez Staber et une autre fois chez le vieux Wolfgang. Je dîne aussi chez mon cousin Nicolas; j'offre un florin à sa femme, deux liards à sa petite fille, sept sous à la servante et un saint Eustache à son domestique, car je leur ai donné beaucoup de mal à tous.
Le mercredi de la Saint-Martin, après avoir acheté une petite tête de mort en ivoire pour un florin, et une paire de souliers pour sept sous, je remonte de bonne heure le Rhin avec le bateau de Cologne; nous arrivons à Zons, de là à Neus et puis à Stain, où nous passons la nuit pour deux sous. Le lendemain, nous voyons Keizerswerth, Duisburg, Orson et nous couchons à Rheinberg pour six sous. De là nous allons à Wezel, à Rees, à Entmerich, à Thomas et enfin à Nimègue, où on nous donne un mauvais lit pour quatre sous. Le lendemain, nous partons pour Thiel, Pust et Entmerich, où je m'arrête un moment. J'y fais un bon dîner pour trois sous. Je profite d'un grand coup de vent qui nous empêche de continuer notre route pour dessiner le portrait d'un compagnon orfévre d'Anvers, nommé Pierre Federmacher, une tête de femme et un croquis d'après l'aubergiste.
C'est seulement le dimanche que nous arrivons à Nimègue. Je donne vingt sous au batelier.
Nimègue est une jolie ville qui possède une belle église et un château fort bien situé.
A Thiel, sur le Waal, nous quittons le Rhin pour remonter la Meuse; nous arrivons à Terveer, où il y a deux tours, nous y passons la nuit et je dépense sept sous.
Le vendredi matin, nous partons pour Bommel; là survient une furieuse tempête qui nous oblige à louer pour un florin des chevaux de paysan qui nous portent tant bien que mal à Bois-le-Duc. Bois-le-Duc est une jolie ville qui renferme de belles et riches églises et qui est solidement fortifiée. J'y dépense dix sous que maître Arnold [93] veut absolument payer. Les orfévres de l'endroit viennent me voir et me font beaucoup de politesses.
Le jour de Notre-Dame, nous arrivons de bonne heure au magnifique village d'Osterwyck, de là à Tilborg, où nous faisons un repas assez convenable, CXVII et nous restons coucher à Baerle; mais comme mes compagnons tombent en désaccord avec l'aubergiste, nous partons pour Hoogstraeten après deux heures de repos. Arrivés à Harfth, nous déjeunons en face de l'église Saint-Léonard pour quatre sous.
Le jeudi après l'Assomption, je revois Anvers; je donne quinze sous au voiturier et je vais me loger de nouveau chez Joost Planckfeld. Je dîne trois fois avec lui et deux fois avec ma femme. Le premier portrait que je fais est celui de Nicolas Sombalis.
Pendant sept semaines qu'a duré mon voyage, ma femme et ma servante ont dépensé sept couronnes pour le ménage et quatre florins pour les menus objets. Je dépense quatre sous avec des camarades. Je dîne six fois chez Tommaso.
Le jour de la Saint-Martin, dans l'église de Notre-Dame, on coupe la bourse de ma femme; elle valait un florin et contenait deux florins et quelques clefs.
Le soir de la Sainte-Catherine, je paye à Joost Planckfeld dix couronnes d'or en à-compte de ce que je lui dois.
Je dîne deux fois chez les Portugais. Rodrigue me fait cadeau de six noix indiennes; je donne deux sous à son domestique, et dix-neuf sous pour du parchemin. Je prends la monnaie de deux couronnes.
Je vends les gravures suivantes: deux Adam et Ève, très-belles épreuves, un saint Jérôme, un cavalier, une Némésis, un saint Eustache, dix-sept pièces gravées à l'eau-forte, huit quarts de feuilles, dix-neuf pièces sur bois, sept mauvaises gravures sur bois et dix livres de la petite Passion, le tout pour huit florins; pour une once de couleur de plomb je donne trois gros livres. Je prends la monnaie d'un florin de Philippe et ma femme celle d'un florin simple.
A Ziericzée (en Zélande), une forte marée chassée par l'ouragan fait échouer une baleine; elle a plus de cent toises de long et personne ne se souvient d'en avoir vu une pareille en Zélande.
Ce poisson ne peut être mis à flot; les habitants voudraient s'en débarrasser parce qu'il infecte la contrée. Il est si monstrueux qu'ils n'espèrent pas avant six mois d'ici pouvoir le mettre en pièces et le réduire en huile.
Stéphan Capello me donne un chapelet en cèdre, à condition que je ferai son portrait. J'achète pour quatre sous de tripoli et du papier pour trois sous.
Je fais le portrait de Félix à genoux, à la plume, dans son album; il me donne cent huîtres. Je fais présent au seigneur Lazare, surnommé CXVIII le Grand Homme, d'un saint Jérôme sur cuivre et de trois grands livres. Rodrigue m'envoie du vin fort et des huîtres. J'invite à dîner Tomasin Gerhard, sa fille et son mari, Honing, le peintre sur verre, Félix, Joost et sa femme; cela me coûte deux florins. Thomassin me fait cadeau de trois aunes de gros damas.
Le soir de la Sainte-Barbe, je me rends à Bergen [94], je dépense un florin six sous et douze sous pour le cheval. J'achète dans cette ville une faille pour ma femme; je la paye un florin sept sous; je donne six sous pour trois paires de souliers, un sou pour un microscope et six sous pour une pomme d'ivoire.
Je dessine les portraits de Jean de Haes [95], de sa femme et de ses deux filles au charbon noir, et je fais des croquis de sa servante et d'une vieille femme au poinçon sur son album. Je visite la maison de ville de Bergen, elle est très-belle. Bergen est une ville fort agréable en été: elle a deux foires considérables par an.
La veille de la fête de la Vierge, je pars avec mes compagnons pour la Zélande. Sébastien Imhoff me prête cinq florins.—Nous passons la première nuit sur le navire à l'ancre; il fait très-froid et nous n'avons rien à boire ni à manger. Le samedi, nous arrivons à Ter-Goes, où je dessine une jeune fille avec son costume national. Nous partons pour Erma et arrivons devant l'île de Walcheren; nous passons la nuit à Ernig; de là nous allons à Middelbourg. Dans l'église de l'abbaye [96], je remarque le grand tableau de Jean de Mabuse [97], qui est mieux peint que dessiné [98]. De là je pars pour la jolie ville de Terveer, où relâchent des vaisseaux de tous les pays.
A Aremuidem, il nous arrive un grand malheur. Au moment où nous voulons prendre terre, après avoir lancé notre câble sur le rivage et qu'une grande partie de l'équipage est déjà descendue, un vaisseau vient se heurter avec force contre le nôtre. Comme à cause de la presse j'avais laissé passer devant moi la foule, j'étais encore dans le navire avec Georges Kotzler, deux vieilles femmes, le capitaine du navire et un CXIX mousse. Le vaisseau qui nous avait abordés nous entraîne, et malgré nos efforts nous ne parvenons pas à nous dégager. Alors le câble se rompt et un violent coup de vent nous rejette en pleine mer.—C'est en vain que nous crions au secours, personne n'ose se hasarder, le capitaine se lamente parce que ses matelots sont descendus et que son navire n'est plus assez chargé. La position est désespérée, le vent souffle avec violence et nous ne sommes pas plus de six personnes à bord. Je dis au capitaine de prendre courage et de mettre son espoir en Dieu.
—Et après? me répondit-il.
—Et après, lui dis-je, carguez la petite voile.
Nous exécutons tant bien que mal cette manœuvre en réunissant tous nos efforts.
Ceux qui sont sur la côte, nous voyant lutter énergiquement contre la mort, se décident à venir à notre aide et nous réussissons à reprendre terre.
Middelbourg est une bonne cité qui a une jolie maison de ville et une superbe tour; tout cela est fait avec art. Dans l'abbaye, il y a un jubé remarquable et un imposant portique en pierre. L'église paroissiale est très-belle; si j'y retourne jamais, je prendrai un croquis de cette charmante ville.
La Zélande est du reste un pays bien curieux, le niveau de la mer y dépasse la plaine.
A Ernig, je fais le portrait d'un aubergiste.
Maître Hugo, Alexandre Imhoff et Frédéric, le serviteur des Hierchvogel, me donnent chacune une poule indienne qu'ils ont gagnée au jeu, et l'aubergiste me fait cadeau d'un bel oignon.
Le matin, nous repartons avec le bateau, nous arrivons bientôt à Terveer et ensuite à Ziericzée, où j'aurais voulu admirer la baleine, mais la marée l'avait emportée. Je donne deux florins pour des plumes, deux florins pour un manteau, quatre sous pour une cage et trois sous à celui qui me l'a apportée; je perds six sous au jeu et je repars pour Bergen. Je peins l'aubergiste Arden et Schnabhann. Je donne dix sous pour un peigne en ivoire, deux florins moins cinq sous pour une plaque d'étain ordinaire. Je fais les portraits du jeune Bernhard de Bresles, de Georges Kotzler et de François de Cambrai. Chacun me paye un florin. J'oubliais Jean de Has-Eiden, à qui je rends le même service et qui me donne aussi un florin. J'achète encore deux plaques d'étain pour quatre florins moins dix sous et peins Nicolas Soilir.
Voilà neuf fois depuis mon départ de Zélande que je dîne à Bergen, CXX chaque fois à raison de quatre sous. Je donne trois sous au voiturier, et le vendredi après la Sainte-Lucie j'arrive à Anvers, chez Joost Planckfeld. Je dîne avec ma femme chez mon hôte et je paye la dépense.
Le seigneur Lazare de Ravensberg me donne en retour des trois livres dont je lui ai fait présent autrefois quelques curiosités d'histoire naturelle. Je change une couronne. Le facteur de Portugal m'envoie un sac de velours brun et une boîte treillagée.
J'achète plusieurs petites guenons (Mehrkätzlein) pour quatre florins d'or, cinq poissons pour quatorze sous et un petit traité de deux sous. Je donne à Lazare de Ravensberg un portrait peint sur panneau qui m'a coûté six sous, huit pièces de grandes gravures sur cuivre et une Passion sur bois, le tout valant plus de quatre florins. Je fais changer un florin de Philippe; j'achète pour six sous un panneau, j'esquisse le portrait du domestique de l'agent de Portugal et je le lui donne comme cadeau de nouvel an avec deux sous de pourboire. J'offre à Bernard Stecher tout mon œuvre gravé sur cuivre. J'achète pour trente et un sous de bois. Je fais le portrait de Gerhard Pombelli et celui de la fille du procureur Sébastien. Je donne à Wolff de Rogendorff une Passion sur cuivre et une autre sur bois. Gerhard Pombelli m'envoie un mouchoir turc à dessins, et Wolff de Rogendorff, sept aunes brabançonnes de velours. Je donne un florin de Philippe à son domestique. Je dîne huit fois chez les Portugais, une fois chez le Trésorier, dix fois chez Tommaso, une fois chez Lazare de Ravensberg, une fois chez Wolff de Rogendorff, une fois chez Bernard Stecher, une fois chez Arnold Meyting, une fois chez Gaspard Lewenter, et chaque dîner me coûte un pourboire de quatre sous.
Je donne trois sous à un homme d'après qui j'ai fait une étude et deux sous à son domestique. J'achète pour quatre sous de lin et je vends pour quatre florins de mes gravures. Je change une couronne et je donne six sous au pelletier. Je perds six sous au jeu et je dépense six sous. Je change un noble à la rose; pour dix-huit sous j'achète des raisins et trois paires de couteaux. En divers payements, je donne deux florins à Joost; j'offre à maître Jacques deux saint Jérôme sur cuivre, et à chacune des trois filles de Tommaso une paire de couteaux de cinq sous. J'ai joué plusieurs fois et fini par perdre sept sous. Rodrigues me fait présent d'une pomme de senteur que l'on cueille sur l'arbre du musc, de quelques autres raretés encore et d'une boîte de sucre. Je donne cinq sous à son domestique. Je dessine au charbon le portrait de la femme de Joost. J'achète trois coupons de drap pour quatre florins cinq sous. Ma femme a été marraine d'un enfant, et ce plaisir lui a coûté un florin, sans CXXI CXXII CXXIII compter quatre sous pour la garde. Je change une couronne, je perds deux sous au jeu et je dépense deux sous.
Je donne à maître Thiéry, peintre sur verre, une Apocalypse, au jeune facteur de Portugal, le seigneur Francisco, ma pièce avec le petit enfant qui vaut lix florins, et au docteur Loffen, d'Anvers, les quatre livres et un saint Jérôme sur cuivre. J'exécute pour Joost Planckfeld l'écusson de Staber et un autre encore. Je fais les portraits du fils et de la fille de Tommaso au poinçon et une figure d'archiduc à l'huile sur panneau.
Rodrigues Scrivan, de Portugal, me fait présent de deux filets de Calcutta en soie, d'un bonnet rempli d'ornements, d'un petit vase avec du mirabolon et d'une branche de cèdre. Tout cela vaut au moins dix florins. Je donne cinq sous à son domestique. J'achète un pinceau pour deux sous. J'ai fait sur la commande de Focker un dessin pour masque; je reçois pour ce travail un angelot [99]. Je change un florin et donne huit sous pour deux petites cornes à herbes. Je perds trois sous au jeu et change mon angelot. Pour Tommaso, j'exécute deux feuilles de jolis masques.
J'ai peint à l'huile une bonne figure de Véronique, ce tableau vaut douze florins. Je l'ai donné à Francisco, facteur de Portugal. J'ai fait de sa femme un portrait à l'huile qui vaut mieux que le précédent, et je l'ai donné au facteur Brandon, de Portugal. Pour le premier objet, ma servante a reçu en pourboire un florin de Philippe, un florin pour la Véronique et un florin de Brandon.
La veille du carême, les orfévres m'invitent à dîner avec ma femme. Je vois là beaucoup de gens distingués. Le banquet est superbe et l'on me rend beaucoup d'honneurs. Vers le soir, le vieux fonctionnaire de la ville [100] m'invite et me reçoit très-bien, je vois chez lui de très-drôles de masques. Je fais le portrait de Florez, organiste de dame Marguerite. Le lundi soir, j'ai été invité à un grand dîner chez H. Lupez [101]. La fête a été fort belle et a duré jusqu'à deux heures; Laurent Stark m'a donné une pelisse espagnole; à ce festin, il y avait des masques très-richement mis, on remarquait surtout Tomasso et Branbell. J'ai gagné deux florins au jeu et donné quatorze sous pour un petit panier de raisins. J'ai fait au CXXIV crayon noir le portrait de Bernard de Castell que j'avais battu au jeu.
Le frère de Gérard Tommaso m'envoie quatre aunes brabançonnes du meilleur satin et trois grandes boîtes incrustées, je donne trois sous à sa servante. J'achète pour treize sous de bois et pour deux sous de vernis. J'ai fait au poinçon un joli portrait de la fille du procureur. Je change un angelot. Maître Jean [102], bon statuaire, né à Metz, qui a étudié en Italie et ressemble beaucoup à Christophe Holer, m'a prié de dessiner son portrait au crayon. Je l'ai fait avec plaisir. Je donne à Jean Turcken trois florins pour des objets d'art italien et pour une once de bon outremer.
Pour la petite Passion en bois, je reçois trois florins; et, pour quatre livres de gravures de Schaufelein [103], aussi trois florins. J'achète deux salières en ivoire de Calcutta, je les paye deux florins. Rudinger de Gelern me donne une petite corne pleine de monnaie d'or et d'argent, un quart de florin environ, pour trois grands livres, et un cavalier sur cuivre. Je dépense onze sous pour des objets d'art, deux florins de Philippe pour un saint Pierre et saint Paul, que je veux donner à Mme Koler, et six sous pour du bois. Je dîne chez le Français, deux fois chez Hirschvogel, et une fois chez maître Pierre [104] l'écrivain, avec Érasme, de Rotterdam. Je donne un sou à l'homme qui me montre la tour d'Anvers; cette tour [105] sera plus haute que celle de Strasbourg. De là, je vois la CXXV ville dans tous les sens; cette vue est très-belle. Je change un angelot. Le facteur Brandon me fait cadeau de deux grandes cannes à sucre blanc, d'un bol, de deux pots verts remplis de sucreries, et de quatre aunes de fort satin. Je donne dix sous à son domestique. Je fais au poinçon le portrait de la jolie fille de Gerhard. Je change un angelot. J'ai dîné chez le receveur Laurent Serk, qui m'a donné une petite flûte en ivoire et de la jolie porcelaine; je lui ai remis, en échange de sa politesse, un exemplaire de mon œuvre, ainsi qu'à Adrien [106], l'orateur de la ville d'Anvers. J'ai offert à la chambre des riches commerçants d'Anvers (les merciers) un saint Nicolas assis; on m'a prié d'accepter trois florins de Philippe de gratification. J'ai donné à Pierre (le menuisier de la ville) les vieux cadres de saint Jérôme, et quatre florins pour le cadre du portrait du receveur. J'ai acheté pour onze sous de bois, et payé quatre sous à un paysan.
J'ai confié ma malle à Jacques et André Heszler, qui doivent la transporter à Nuremberg pour deux florins par quintal; ils la remettront au vieil Hans Imhoff. Je leur ai déjà donné deux florins.
Le dimanche Judica, 1521, Rodrigues m'envoie six noix de coco, une jolie branche de corail, et deux florins d'or de Portugal pesant chacun onze ducats. Je donne quinze sous à son domestique.
Je paye six sous pour un aimant. J'envoie à maître Hugo, à Bruxelles, un petit morceau de porphyre, une Passion sur cuivre, et quelques autres pièces. Je fais pour Tomasso un dessin d'après lequel on va peindre sa maison. J'ai fait avec empressement un saint Jérôme à l'huile pour Rodrigues, qui a donné à ma servante Suzanne un ducat de pourboire. J'ai donné dix sous à mon confesseur, et quatre sous pour une petite tortue.
J'ai dîné chez Gilbert, qui m'a offert un petit bouclier de Calcutta, fait avec une écaille de poisson, et de petits gantelets. J'ai fait au crayon CXXVI rouge le portrait de Cornelis [107], secrétaire de la ville d'Anvers; il est parfaitement réussi. J'ai acheté six brosses pour vingt sous, et six ceintures de soie pour trois florins seize sous. Je les ai offertes aux femmes de Gaspard Nutzel, Hans Imhoff, Spingler et Loffelhotz, et je leur ai donné par-dessus le marché une bonne paire de gants. Gaspar Nutzel, Hans Imhoff, Spengler et Jérôme Holzschuher ont reçu de moi de très-jolies choses. J'ai fait cadeau à Pirkeimer d'un beau bonnet et d'un riche encrier.
Je dîne chez maître Adrien, qui me fait présent d'un petit tableau représentant Loth et ses deux filles, peint par Joachim Patenier. Je vends à Hans Grun pour un florin d'objets d'art. Rudiger de Gelern m'envoie un morceau de bois de santal. Je donne un sou à son domestique. Je fais le portrait à l'huile de Bernard de Reszen; il me le paye huit florins, et donne de plus une couronne à ma femme et un florin de vingt-quatre sous à Suzanne, ma servante.
Je donne quatre sous à mon confesseur. Je vends pour quatre florins dix sous de gravures; j'achète du baume pour cinq sous, du bois pour douze demi-sous, et quatorze pièces de bois français pour un florin. Je donne à Ambroise Hochstetter [108] une Vie de la Vierge, en échange de quoi je reçois un dessin de son navire. Rodrigues offre une petite bague, qui vaut plus de cinq florins, à ma femme.
J'ai fait au fusain le portrait du secrétaire du facteur Brandon, et celui de sa négresse au poinçon. J'ai peint le portrait de Rodrigues sur une grande feuille de papier, avec de la couleur noire et blanche.
J'ai acheté une pièce de camelot de vingt-quatre aunes qui me coûte seize florins et un sou pour l'emporter avec moi; j'ai aussi acheté CXXVII des gants pour deux sous. Lucas de Dantzig, dont j'ai dessiné le portrait au charbon, m'a donné un florin et un morceau de bois de santal.
Le samedi après Pâques, je pars d'Anvers pour Bruges avec Hans Luber et maître Jean Plos, bon peintre, né à Bruges. Nous passons par Beveren, un gros village; de là, nous allons à Vracène, un autre gros village. De bourg en bourg, de village en village, nous arrivons enfin à Saint-Paul, qui est célèbre par la richesse de ses habitants et de son abbaye. Après avoir passé par Kalve, nous allons loger à Erdvelde.
Le dimanche matin, nous nous rendons à Eecloo, très-gros bourg qui a une chaussée et un marché. Nous y déjeunons; nous traversons Maldeghem et quelques autres villages d'un fort joli aspect, et nous arrivons à Bruges, qui est une belle ville.
Jusqu'ici mon voyage me coûte vingt et un sous.
Arrivé à Bruges, Jean Plos me donne l'hospitalité chez lui et fait préparer le soir même un banquet; il invite beaucoup de monde. Le lendemain, l'orfévre Marx en fait autant.
On me mène au palais de l'empereur, riche et beau bâtiment.
Dans la chapelle de ce palais, il m'est permis d'admirer le tableau de Rudiger [109] et d'autres productions remarquables d'un ancien grand maître. Je donne un sou à l'homme qui me les fait voir. J'achète trois peignes d'ivoire peur trente sous. On me conduit ensuite à Saint-Jacques devant les belles peintures de Rudiger et d'Hugo [110], deux grands artistes. Je vois aussi la statue de la Vierge en albâtre faite par Michel-Ange [111] de Rome; elle est dans l'église Notre-Dame. Je visite successivement plusieurs églises où se trouvent tous les tableaux de Jean [112] et d'autres artistes remarquables.
La chapelle des peintres renferme aussi des choses très-curieuses.
Après m'avoir offert un riche banquet, les peintres me mènent à leur chambre de gilde, où se trouvent plusieurs personnes distinguées telles qu'orfévres, peintres et marchands. Ils me forcent courtoisement à souper avec eux; on me régale, on me choie, bref, on me fait beaucoup d'honneurs. Les conseillers Jacques et Pierre Mostaert m'offrent douze CXXVIII mesures de vin, après quoi toute la société, composée de soixante personnes, me ramène chez moi avec des lanternes.
J'ai également visité la société du tir. J'y ai admiré le grand plat à poisson qu'on sert sur la table des tireurs et qui a dix-neuf pieds de long, sept de haut et trois de large.
Avant mon départ, je fais au poinçon les portraits de Jean Plos et de sa femme, et je donne dix sous à ses gens pour mes adieux.
Nous partons pour Orchhel où nous faisons un repas. Après avoir passé par six villages, nous arrivons à Gand. J'avais dépensé en tout quatre sous pour mon transport, et quatre sous pour des objets divers.
A mon débarquement à Gand, je suis reçu par le doyen des peintres et les autres dignitaires; ils me rendent de grands honneurs en m'offrant leurs services.
Le soir, nous dînons ensemble.
Le mercredi matin, on me fait monter à la haute tour de Saint-Jean; de là, j'admire cette grande ville qui, elle aussi, m'appelle grand.
Je vois le tableau de Jean [113]; il est superbe et admirablement conçu. CXXIX CXXX CXXXI J'admire surtout les figures d'Ève, de Marie et de Dieu le père.
Je vais visiter les lions vivants, et je dessinerai l'un d'eux au poinçon [114]. Sur le pont où se font les exécutions, je vois deux statues qui rappellent l'histoire d'un fils qui décapita son père [115].
Gand est une ville très-remarquable, qui a quatre grands cours d'eau, et qui renferme en outre beaucoup de choses curieuses; les peintres et leur doyen ne me quittent pas, ils dînent avec moi, soupent avec moi, et veulent absolument tout payer. Ils me témoignent beaucoup d'amitié; je donne trois sous au sacristain et au gardien des lions, et cinq sous pour mes adieux dans la maison de l'épicier.
Le mardi matin, après avoir déjeuné à l'auberge du Cygne, nous partons pour Anvers. Je paye huit sous pour le transport. Je fais au charbon CXXXII le portrait d'Hans Luber, d'Ulm; il veut me le payer un florin, mais je refuse toute récompense.
La troisième semaine après Pâques, je suis pris d'une fièvre froide qui m'affaiblit et me tourmente beaucoup. J'ai de violents maux de tête. Déjà, lors de mon séjour en Zélande, j'avais gagné une infirmité telle que personne n'en a jamais vu, et je l'ai toujours.
Je paye en plusieurs fois au médecin trois florins et vingt sous à l'apothicaire. Pendant ma maladie, Rodrigues m'envoie beaucoup de sucreries. Je donne quatre sous à son domestique. Je fais le portrait de maître Joachim [116] au poinçon et une autre figure. J'envoie à Nuremberg un sac rempli d'effets à l'adresse de Hans Imhoff. Je paye treize sous pour l'emballage à Hans Rabner, et un florin au voiturier. Je fais accord pour le transport d'Anvers à Nuremberg de ce paquet qui pesait un quintal, à raison d'un florin et un liard. Je donne quatorze sous au docteur, à l'apothicaire et au barbier; de plus, à maître Jacques le médecin, quatre florins de gravure. Je dessine au fusain le portrait de Thomas Polonius de Rome.
Mon tabart de camelot a absorbé vingt et une aunes brabançonnes: ces aunes ont trois grands doigts de plus que celles de Nuremberg. J'ai acheté à cet effet trente-quatre aunes d'étoffe espagnole noire pour faille à trois sous. Total dix florins deux sous.
Je paye un florin au pelletier pour la confection.
Pour deux aunes de garniture de velours, je donne cinq florins; pour de la soie, du cordonnet et du fil trente-quatre sous, pour le coupeur trente sous, pour le camelot quatorze florins un sou, et cinq sous au domestique.
Je vends des gravures pour cinquante-trois sous, que je prends sur moi pour mes dépenses.
Le dimanche qui précède les Rogations, maître Joachim Patenier, bon paysagiste, m'invite à son mariage. J'y vois deux pièces de théâtre, CXXXIII dont la première surtout est fort drôle. Je donne six sous au docteur.
Le dimanche après l'Ascension, le peintre sur verre Thiéry (d'Anvers) m'invite fort amicalement à dîner avec plusieurs autres personnes parmi lesquelles se trouve Alexandre, un orfévre très-riche.
Le dîner est fort bon, et l'on me fait de grands honneurs. Je dessine deux portraits au charbon, celui de maître Marx, orfévre à Bruges, et d'Ambroise Hochstetter, chez qui j'ai dîné. Je prends six repas chez Mme Tommaso. Je donne au médecin étranger une Vie de la Vierge, une autre au valet de chambre de Marx, huit sous au docteur, et quatre sous à celui qui m'a lavé à neuf un vieux bonnet. Je perds quatre sous au jeu.
J'achète un nouveau bonnet de deux florins, et je change mon vieux bonnet qui est en étoffe trop grossière. Je remets six sous pour cet échange.
Je fais à l'huile le portrait d'un duc, celui de Joost mon hôte, et celui du receveur Sterk, très-bien soigné et d'une valeur de vingt-cinq florins. Il me donne vingt florins et un florin à Suzanne.
Je dessine de nouveau le portrait de la femme de Joost.
Le vendredi avant la Pentecôte de l'année 1521, le bruit court à Anvers que Martin Luther [117] a été fait traîtreusement prisonnier.
On lui avait donné un sauf-conduit, et il était accompagné d'un héraut d'armes de l'empereur Charles, qui devait le protéger; mais lorsqu'ils furent arrivés près d'Eisenach, dans un endroit isolé, le héraut lui déclara qu'il cessait d'être son guide et le quitta. Alors survinrent dix cavaliers qui emmenèrent, trahi et vendu, l'homme pieux, éclairé par le Saint-Esprit, qui était parmi nous le représentant de la véritable foi chrétienne. Vit-il encore, ou l'ont-ils assassiné? Je ne le sais pas.
Mais ce que je sais, c'est qu'il aura souffert pour la vérité, parce CXXXIV qu'il a essayé de punir le papisme autrichien qui conspire de tout son pouvoir contre l'affranchissement promis par le Christ, nous ravit notre sueur et notre sang, dont il se nourrit honteusement, peuple fainéant et infâme qu'il est, tandis que les hommes malades et altérés meurent de faim. Mais ce qui m'attriste surtout, c'est de voir que notre Dieu veut peut-être nous laisser longtemps encore dans cette doctrine fausse et aveugle inventée par des hommes qu'ils appellent les pères, qui sont cause que la parole divine nous a été faussement interprétée en beaucoup d'endroits, ou qu'on n'en a pas tenu compte. O Dieu, qui es dans le ciel, prends-nous en pitié! O Seigneur Jésus, X P E, prie pour ton peuple, délivre-nous au temps prédit, conserve en nous la véritable foi chrétienne; rassemble par ta parole, appelée dans la Bible la parole de Dieu, tes troupeaux dispersés! Aide-nous à reconnaître la vraie voie, afin que nous ne suivions pas les erreurs nées du délire des hommes, et que nous ne te quittions pas, Seigneur Jésus, X P E!
Appelle, réunis dans tes pâturages tes brebis dispersées, dont une partie se trouve encore égarée dans l'Église romaine, et l'autre parmi les Indiens, les Moscovites et les Grecs, qui ont été séparés de nous par l'avarice des papes et leur faux semblant de sainteté. O Dieu, délivre ton peuple infortuné, qui est contraint, sous des peines rigoureuses, d'observer des commandements qui répugnent à sa nature et l'obligent à pécher sans cesse contre sa conscience! O Dieu, jamais hommes n'ont été aussi cruellement opprimés sous des lois humaines que nous sous le siége de Rome, nous qui, chaque jour, sommes rachetés par le sacrifice de ton précieux sang, et qui devons vivre chrétiens et libres! O père suprême et céleste, que ton fils verse dans nos cœurs une lumière telle que nous puissions reconnaître quel est ton envoyé véritable; qu'il nous soit permis de nous dégager en pleine sûreté de conscience des entraves étrangères, et de te servir dans toute la joie de notre cœur!
Puisque nous avons perdu cet homme à qui tu avais donné un esprit si évangélique, et dont la parole était plus claire que celle de tout autre qu'on ait entendue depuis 140 ans, nous te prions, ô père céleste, de donner de nouveau ton Saint-Esprit à un apôtre qui rassemble encore une fois ton Église!
Fais que nous puissions vivre unis et chrétiens, et que, grâce à nos salutaires efforts, tous les infidèles, tels que les Turcs, les païens et les Calcuttes, viennent d'eux-mêmes à nous pour embrasser la vraie foi!
Mais, Seigneur, toi dont le fils I H C X P E a été mis à mort par les prêtres, puisque tu as voulu qu'avant le jugement il en arrivât autant à son CXXXV successeur Martin Luther, que le pape a fait tuer traîtreusement et par des meurtriers à gages; de même que tes décrets avaient ordonné la ruine de Jérusalem, détruis également cette puissance usurpée du siége romain. O Seigneur, donne-nous alors la Jérusalem nouvellement parée, qui doit descendre du ciel, ainsi qu'il est écrit dans l'Apocalypse! Donne-nous l'Évangile saint et clair qui n'ait pas été altéré par les fausses doctrines! Quiconque lira les livres de Martin Luther verra combien sa doctrine est claire et transparente, et combien elle est conforme au saint Évangile. Il faut donc les conserver en grand honneur et non les brûler, à moins qu'on ne jette au feu tout le parti qui lui est opposé, avec ses contrevérités et ses prétentions de changer des hommes en dieux. O Seigneur, si Luther est mort, qui nous expliquera le saint Évangile avec la même clarté? O Dieu, que de choses il aurait pu écrire encore dans l'espace de dix ou vingt années! O vous tous, chrétiens pieux, déplorez avec moi la perte de cet homme doué de l'esprit divin, et priez le Seigneur qu'il nous envoie un autre guide aussi éclairé! O Érasme de Rotterdam, où veux tu aller?—Vois ce que fait l'injuste et aveugle tyrannie des puissants du monde! Écoute, chevalier du Christ, montre-toi à cheval à côté du Seigneur X P E; malgré ta vieillesse et la faiblesse de ton corps, va conquérir la couronne du martyre. Je t'ai entendu dire que tu t'étais donné encore deux ans pour faire quelque chose. Emploie-les bien pour l'amour de l'Évangile et de la véritable foi chrétienne. Fais entendre ta voix: le siége romain, les portes de l'enfer, comme l'a dit Jésus, ne prévaudront pas contre toi: et s'il arrivait que ton sort fût le même que celui de ton maître le Christ, que les menteurs t'accablassent, comme lui, d'ignominies, et que tu mourusses un peu avant le temps, tu ressusciterais et tu serais glorifié en Jésus-Christ; car en buvant dans la coupe où il a trempé ses lèvres, tu régnerais avec lui et tu jugerais ceux dont les actions n'ont pas été justes.—O Érasme, fais que Dieu, ton juge, se glorifie en toi! Comme il est écrit dans David, tu peux, comme lui, abattre Goliath, car le Seigneur est debout près de la sainte Église. Que sa volonté divine nous conduise à la béatitude éternelle. Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, un Dieu éternel. Amen.
O vous, chrétiens, priez Dieu et demandez-lui grâce, car son jugement approche et sa justice va se manifester! C'est alors que le pape, les prêtres, les moines, et tous ceux qui ont versé le sang innocent, seront jugés et condamnés. Voilà les victimes innocentes abattues sous l'autel de Dieu, et qui crient vengeance. A quoi la voix céleste répond: Travaillez jusqu'à ce que le nombre des martyrs soit complet; alors je jugerai!
CXXXVI Je change un florin, et donne encore huit sous au docteur.
CXXXVII CXXXVIII CXXXIX Pour une bague et six petites pierres, je lui donne tout mon œuvre sur cuivre, qui vaut sept florins.
Je dîne deux fois chez Rodrigues, et une fois chez le riche chanoine.
Pendant les fêtes de la Pentecôte, je reçois à ma table maître Conrad, statuaire de Malines. Je fais pour maître Joachim, sur papier gris, quatre Christophe.
Je donne dix-huit sous pour des objets d'art italien, et six sous au docteur.
Le dernier jour de la Pentecôte vient la grande foire aux chevaux d'Anvers. J'y vais essayer plusieurs beaux étalons; on en achète deux devant moi pour sept cents florins.
Je vends pour un florin trois liards de gravures, et je mets cet argent dans ma poche pour mes dépenses; je donne encore quatre sous au docteur.
Je dîne trois fois chez Tommaso. Comme je lui ai dessiné trois fourreaux d'épée, il me donne un petit vase en albâtre.
Je fais au charbon le portrait d'un lord anglais; je reçois un florin, que je prends sur moi pour mes menus plaisirs.
Maître Gerhard [118] l'enlumineur a une petite fille de huit ans qui se nomme Suzanne [119]; elle a enluminé un Sauveur que j'ai payé un florin. Il est vraiment remarquable qu'une enfant de cet âge puisse faire pareille chose. Je perds six sous au jeu.
Le jour de la Sainte-Trinité, il y a à Anvers une grande et belle procession.
Maître Conrad m'envoie de jolis rasoirs; je donne à son vieux serviteur une Vie de Notre-Dame.
Je fais au charbon le portrait de Jean l'orfévre, de Bruxelles, et celui de sa femme. Je reçois pour ces deux portraits, et pour le dessin de son sceau, trois philippes.
Je lui fais présent de la Véronique que j'ai peinte à l'huile, et d'un Adam et Ève fait par Frans; il me donne à son tour une hyacinthe et une agate, sur laquelle est gravée une Lucrèce, que tout le monde évaluera à quatorze florins.
J'achète deux paires de souliers pour quatorze sous, et deux petites boîtes à un sou pièce. Je donne sur du papier gris, avec du blanc et du noir, trois figures et deux costumes flamands, et je mets en couleur pour un florin l'écusson d'un Anglais.
Je fais çà et là beaucoup de dessins, et d'autres choses à la convenance des personnes que je vois, mais la plupart du temps mon travail ne m'est pas payé.
Entrès (de Curaçao) me donne un philippe pour un écusson et une tête d'enfant.
Je paye deux sous pour des brosses. Je dîne cinq fois chez Tommaso, et donne six sous au docteur. Ma femme tombe malade. Le médecin reçoit dix-huit sous en divers payements. Je paye deux florins onze sous pour recettes et médecines à l'apothicaire, et huit sous au moine qui est venu voir ma femme, de nouveau vingt-quatre sous à l'apothicaire pour un clystère. J'achète toute une pièce de satin pour huit florins, et je donne encore autant pour quatorze aunes de satin fin. Je paye quatre sous au tailleur et dix sous pour des bandes.
En 1521, le mercredi après la fête Corpus-Christi, je fais transporter d'Anvers à Nuremberg, par le voiturier Antoine Mez de Schlaudendorff, mes grands ballots. Je le paye un peu moins d'un demi-florin par quintal, c'est-à-dire en tout un florin.
Je dessine au fusain le portrait du jeune Rehlinger d'Anvers.
Le huitième jour après Corpus-Christi, je vais à Malines avec ma famille pour voir Mme Marguerite; je descends à l'auberge de la Tête-d'Or, chez maître Henri [120], le peintre. Les peintres et les statuaires m'invitent à dîner dans mon propre logement, et me rendent beaucoup d'honneurs.
Je visite la maison de Popenruter, le fondeur d'artillerie, et j'y trouve des choses vraiment dignes d'admiration. Je vais rendre visite à Mme Marguerite, qui refuse d'accepter le portrait de l'empereur que je lui offre.
Le vendredi, elle me montre ses superbes collections; j'admire principalement CXL quarante miniatures à l'huile, les plus belles qui soient. Je vois aussi de beaux tableaux de Jean [121] et de Jacob Walch [122]. Je prie Mme Marguerite de me donner le livre de dessins de maître Jacob; mais elle me répond qu'elle l'a promis à son peintre [123]. Je remarque une belle bibliothèque.
Maître Hans Popenruter m'invite à dîner, j'accepte; et, de mon côté, j'invite deux fois maître Conrad et une fois sa femme. Je dépense pour cela vingt-neuf sous.
Je fais le portrait d'Étienne Kimmerling et celui de maître Conrad le sculpteur.
Le samedi, je quitte Malines pour retourner à Anvers.
Je dessine au charbon le portrait de maître Jacob. Je fais faire un cadre qui me coûte six sous, et je lui offre le tout sans lui rien faire payer.
Je dîne deux fois chez les Augustins [124]. Je redessine une fois le portrait de Bernard Stecher, et deux fois celui de sa femme; je lui donne tout mon œuvre gravé, il me le paye dix florins.
J'ai été invité par maître Lucas [125] qui grave sur cuivre. C'est un petit homme de Leyde, en Hollande, qui est venu voir Anvers.
Je dîne chez maître Bernard Stecher, et donne à son domestique un demi-sou. Je vends pour quatre florins et un liard de gravures.
J'ai fait le portrait de maître Lucas de Leyde au poinçon, et perdu un florin au jeu. J'ai donné de nouveau douze sous au médecin.
L'abbé du cloître des Augustins d'Anvers veut bien accepter une Vie de la Vierge que je lui offre. Je donne deux philippes pour quatorze peaux de poissons. J'ai dessiné le portrait du grand Antoine Haunolt et celui de maître Aest Braun [126] avec sa femme sur deux feuilles royales. Je l'ai fait autrefois au poinçon. J'ai reçu un angelot pour ces différents travaux. J'ai donné à l'orfévre qui a estimé mes bagues des gravures pour la valeur d'un florin. Ces trois bagues, que j'ai échangées contre des gravures, sont évaluées ainsi qu'il suit:
Les deux moins belles quinze couronnes, et le saphir vingt-cinq couronnes; total cinquante-quatre florins huit sous, et parmi les choses CXLI échangées, le Français a reçu trente-six grands livres à neuf florins. L'homme aux trois bagues m'a payé trop peu de moitié.
Décidément, je n'ai pas d'esprit.
J'achète un couteau pour deux sous, et je donne dix-huit sous à mon filleul pour un bonnet rouge. Je perds douze sous au jeu, et je dépense deux sous à boire. J'achète trois jolis rubis pour onze florins d'or et douze sous.
Je dîne une fois chez les Augustins et deux fois chez Tommaso.
Je donne six sous pour des brosses de soies de sanglier, trois sous pour six autres brosses, un florin pour une paire de burins, six sous pour un encrier, vingt et un sous pour une douzaine de gants de femmes et six sous pour un sac.
Antoine Haunolt me donne trois philippes pour son portrait, et Bernard Stecher un petit livre en écaille de tortue. Je fais le portrait de la fille de sa belle-sœur et je dîne une fois avec son mari. Il me paye deux philippes, et je donne un sou de pourboire à son valet. Antoine Haunolt accepte deux livres que je lui offre.
J'ai donné quelque chose de maître Grun Hansen [127] à maître Joachim. Je donne à la femme de Joost quatre gravures sur bois et deux livres des plus grands à son domestique Frédéric, deux aussi au fils d'Honing, le peintre sur verre. Je dîne deux fois chez Bernard et deux fois chez Mme Tommaso.
Rodrigues me fait cadeau d'un perroquet venu de Malaga. Je donne cinq sous à son domestique; pour trois sous, j'achète une paire de souliers et des bas.
Je donne à Pierre deux grandes feuilles de gravures sur cuivre et beaucoup de gravures sur bois. Je dîne deux fois chez Mme Tommaso.
J'offre à maître Aert, le peintre sur verre, une Vie de la Vierge et tout mon œuvre gravé à maître Jean, le sculpteur français; ce dernier avait donné à ma femme six fioles précieusement travaillées remplies d'eau de rose.
Cornelis, le secrétaire, me fait présent de la Captivité de Babylone par Luther; je lui envoie en revanche mes trois grands livres. Je donne à Honing le peintre sur verre deux grands livres, et au moine Pierre Puz des gravures pour la valeur d'un florin environ.
Lucas de Leyde me fait cadeau de son œuvre entier; il reçoit en échange une collection de mes gravures que j'évalue à huit florins. CXLII J'achète un sac pour neuf sous, je paye sept sous pour une demi-douzaine de cartes des Pays-Bas, trois sous pour un petit cornet de poste jaune, vingt-quatre sous pour de la viande, et dix-sept sous pour du gros drap.
Rodrigues m'envoie six aunes de drap noir pour me faire un manteau; l'aune vaut une couronne; je donne deux sous au domestique du tailleur.
Le jour de saint Pierre et Paul, j'ai fait mon compte avec Joost. Je lui devais trente et un florins que je lui ai payés. Déduction faite des deux peintures à l'huile, il m'a donné en supplément cinq livres de borax, poids des Pays-Bas.
En Flandre, dans toutes mes transactions, dans toutes mes ventes et autres affaires, dans tous mes rapports avec les personnes de haute ou de basse condition, j'ai été lésé, spécialement par Mme Marguerite, qui ne m'a rien donné pour les présents que je lui ai faits et pour les travaux que j'ai exécutés pour elle.
Je donne sept sous de pourboire au domestique de Rodrigues; à maître Henri, qui m'a envoyé de savoureuses cerises, ma Passion sur cuivre; et au tailleur, pour la confection de mon manteau, quarante-cinq sous.
Je fais accord avec un voiturier qui s'engage à me transporter d'Anvers à Cologne pour treize mauvais florins, dont un vaut vingt-quatre mauvais sous.
Jacob Relinger me paye son portrait au charbon un ducat, et maître Gerhard me fait présent de deux tonneaux de câpres et d'olives; je donne quatre sous de pourboire à son domestique et un sou à celui de Rodrigues. Je fais un échange avec le beau-fils de Jacob Tomasso; il m'envoie une pièce d'étoffe blanche pour mon portrait de l'empereur.
Alexandre Imhoff me prête cent florins d'or la veille de la fête de la Vierge. Je lui donne mon sceau et ma signature avec promesse de les lui rendre lorsqu'il me présentera cette pièce à Nuremberg. J'achète une paire de souliers pour six sous, je paye onze sous au pharmacien et trois sous pour des cordes. Je fais cadeau au cuisinier de Tomasso d'un philippe; à la jeune demoiselle, sa fille, d'un florin d'or. Je donne à la femme de Joost un florin, un florin à ses cuisiniers, et, en dernier lieu, encore deux sous.
Tomasso m'offre une boîte du meilleur thériaque. Je donne dix sous à son valet de chambre, un sou à Pierre, trois sous au domestique de maître Jacob, et trois sous au messager.
Le jour de la Visitation, comme je suis sur le point de quitter Anvers, CXLIII le roi de Danemark [128] m'envoie chercher en toute hâte. Je fais son portrait au charbon, ainsi qu'il le désirait, et aussi celui de son chambellan Antoni. Le roi me retient à dîner. Il se montre fort affable.
Je recommande mon bagage à Léonard Sucher, et lui donne ma pièce d'étoffe blanche. Ce n'est pas ce voiturier qui m'a transporté; au moment du départ, je suis tombé en désaccord avec lui.
Gerhard me donne des objets d'art italiens très-remarquables. J'ai chargé le Vicarius du transport de mes curiosités.
Le lendemain de la Visitation, je pars pour Bruxelles par la même voie que le roi de Danemark, à qui j'offre les meilleures pièces de mon œuvre gravé. Je me suis amusé de la mine étonnée des Anversois devant la mâle beauté du roi de Danemark qui ne craint pas de traverser le pays de ses ennemis. J'ai vu l'empereur de Bruxelles venir à sa rencontre et le recevoir cordialement et en grande pompe. J'ai vu aussi le splendide banquet que l'empereur et Mme Marguerite lui ont offert le lendemain.
Je paye deux sous pour une paire de gants.
Monsieur Antoni me donne douze florins de Horn. J'en remets deux au peintre qui a acheté le panneau pour le portrait et qui a fait broyer mes couleurs. Je prends les huit autres florins pour ma dépense.
Le dimanche qui précède la Sainte-Marguerite, le roi de Danemark offre un grand banquet à l'empereur, à dame Marguerite et à la reine d'Espagne. Il m'invite, je dîne au palais et je donne douze sous au cuisinier du roi.
Je fais le portrait du roi à l'huile, il me le paye trente florins. Je donne deux sous au jeune Bartholomé qui a broyé mes couleurs, quatre demi-feuilles au domestique de maître Jean, et une Apocalypse à son rapin.
Polonius me fait cadeau d'une belle œuvre d'art italienne.
Le tailleur de maître Joost m'ayant invité, je mange avec lui le soir.
Je passe huit jours à Bruxelles et je dépense vingt-deux sous pour mon logement. Je donne une Passion à la femme de l'orfévre Jean. J'avais dîné trois fois chez lui. Je fais cadeau à Bartholomé, le domestique du peintre, d'une Vie de la Vierge.
Je dîne avec Nicolas Zigler et je donne quinze sous à Jean le domestique.
Je me suis retenu deux jours à Bruxelles par la faute de ma voiture.
CXLIV Enfin, le vendredi matin, je quitte Bruxelles, je dois donner dix florins au voiturier. Je paye à mon hôtesse, pour cette seule nuit, cinq sous.
Nous traversons deux villages et arrivons à Louvain, où nous dépensons treize sous pour notre repas. De là nous allons à Tirlemont, petite ville où nous passons la nuit; ma dépense s'élève à huit sous.
Le jour de sainte Marguerite, de bon matin, nous partons et après avoir traversé deux villages nous nous arrêtons dans la ville de Saint-Trond, où l'on bâtit une très-belle tour; nous traversons ensuite des endroits assez misérables et nous nous trouvons à Tongres, où nous déjeunons pour six sous. De là, en passant par des villages plus pauvres encore, nous arrivons à Maëstricht, où nous couchons. Nous dépensons douze sous et deux blancs pour droits de garde.
Le dimanche matin, nous nous rendons à Aix, où nous mangeons assez bien pour quatorze sous. De là nous mettons six heures pour arriver à Altenburg, où nous sommes obligés de passer la nuit, car le voiturier s'est perdu plusieurs fois.
Le lundi, nous traversons Juliers, nous dînons à Berchem pour trois sous, et nous partons pour Cologne.
Ici s'arrête le journal d'Albert Dürer. Il n'a pas pris de notes en route depuis Cologne, peut-être parce qu'il a précipité son retour, peut-être aussi parce que son voyage n'a été marqué par aucun incident digne d'être raconté.
Pages. | |
INTRODUCTION | IX |
Lettres d'Albert Dürer à Bilibald Pirkeimer | LI |
Journal du voyage d'Albert Dürer dans les Pays-Bas | LXXXI |
Pages. | |
Portrait d'Albert Dürer | I |
Fac-simile d'une médaille attribuée à Albert Dürer, de la collection de M. Niel | IX |
Le grand Cheval | XV |
Pfenning gravé par Albert Dürer pour Martin Luther | XXVI |
Les Armoiries de la tête de mort | XXXII |
La Sainte Trinité, dessin d'Albert Dürer, collection de M. Reiset. (Gravure hors texte.) | XXXIX |
Les Cavaliers hongrois, | XLI |
Tombeau d'Albert Dürer à Nuremberg | XLV |
Les trois Génies | XLVIII |
Portrait de Bilibald Pirkeimer. (Gravure hors texte.) | LI |
Le petit Crucifix | LI |
Rébus | LV |
Fac-simile d'un dessin d'ornement par Albert Dürer, de la collection de M. Gatteaux | LVI |
La Vierge au singe | LXIV |
Caricature par Albert Dürer | LXX |
La Dame à cheval | LXXII |
Cachet, principaux monogrammes, écriture et signature d'Albert Dürer | LXXVII |
Lettre. A | LXXXI |
Système pour pourtraire trouvé par Albert Dürer | LXXXVIII |
La Sépulture | LXXXIII |
La Mélancolie | XCIII |
Sainte Véronique | XCVII |
La Nativité | CI CXLVIII |
Le Christ faisant ses adieux à sa Mère | CVII |
Samson tuant le lion | CIX |
Portrait de Gaspard Sturm; dessin de la collection de M. F. Reiset | CXIII |
Un Bourgeois d'Anvers, collection de M. Ambroise-Firmin Didot. (Gravure hors texte) | CXIX |
Le Mariage de la Vierge | CXXI |
Décollation de saint Jean-Baptiste | CXXIX |
Le Seigneur et la Dame | CXXXVI |
[1] Albert Dürer fit une grande quantité de dessins fort remarquables, mais ses tableaux se comptent, on sait où les rencontrer tous; ils sont dans les musées publics ou chez des particuliers qui se font une fête de les montrer aux étrangers.
Voici un petit catalogue rédigé, par ordre chronologique, d'après nos notes de voyage; il n'a pas d'autre prétention que d'être d'une scrupuleuse exactitude et de donner au lecteur le moyen de trouver, sans les chercher, les chefs-d'œuvre du maître.
Nous ne parlerons ici que pour mémoire du portrait d'Albert Dürer qui est conservé précieusement à Vienne dans la collection Albertine;—ce portrait, d'une grâce et d'une naïveté délicieuses, est exécuté à la pointe d'argent sur papier teinté.—Il porte cette inscription, écrite par l'artiste lui-même: «J'ai dessiné ceci d'après moi, dans un miroir, en 1484, quand j'étais encore enfant.
«Albert Durer.»
Il avait donc 13 ans à peine, et il était encore apprenti orfévre; c'est en 1486 seulement qu'il fit son entrée dans l'atelier de maître Wohlgemuth.
La première peinture d'Albert Dürer qui soit parvenue jusqu'à nous, est le portrait de son père. On la voit dans la pinacothèque de Munich, cabinet VII, sous le numéro 128, avec cette légende: «J'ai peint ce tableau d'après la personne de mon père, lorsqu'il avait 70 ans. Albert Durer l'aîné.»
Puis viennent le célèbre monogramme et la date 1497.
Il fit deux fois son propre portrait en 1498: l'un est à Florence, il a été gravé par Hollar et par Édelinck; l'autre est à Madrid, au museo del Rey. Dans ce dernier portrait, son visage est un peu maigre et un peu long, mais fort beau et fort distingué. Ses grands yeux bleus, sa barbe naissante, ses cheveux blonds qui s'échappent en grosses boucles d'un bonnet pointu, son costume blanc et noir théâtralement drapé lui donnent un aspect à la fois étrange et charmant. (Voir à la 1re page de ce livre.)
En 1499, il a peint le portrait d'Oswald Krel, qui est à Munich, cabinet VII, sous le numéro 120.
En 1500, il a fait le portrait d'un jeune homme, peut-être Joannes Dürer, son frère (Munich, cabinet VII, no 147), et aussi son propre portrait. Ce n'est plus le même homme que l'on a vu à Madrid; sa barbe est plus touffue, son visage est plus mâle, son front est déjà un peu soucieux, son costume surtout est changé de fond en comble; le bariolage blanc et noir est remplacé par une fourrure de prix. On reconnaît en lui le chef d'une illustre école de peinture, et on voit jusqu'à quel point Camerarius a raison lorsqu'il dit: «Non-seulement Albert Dürer était beau, mais il était très-fier de sa beauté, et il ne négligeait rien pour la faire ressortir.» Ce portrait est fort remarquable, il ne peut être comparé qu'à celui qu'il a fait plus tard de son vénérable maître Wohlgemuth, et qui est dans le même musée.
Nous trouvons dans la galerie du Belvédère, à Vienne, avec la date de 1503, une Sainte Vierge et l'Enfant Jésus, deux têtes, deux chefs-d'œuvre.
En 1504, Albert Dürer grava sans doute plus qu'il ne peignit, car nous ne connaissons qu'un seul tableau qui porte cette date, c'est un Marius sur les ruines de Carthage. Le grand homme est assis près d'une colonne brisée; il jette un long regard triste sur cette ville autrefois si superbe, et il se dit sans doute que les destinées des hommes et des empires sont souvent les mêmes: plus ils sont puissants, plus leur chute est imminente. Ce tableau est surtout remarquable par la couleur.
C'est en 1506 qu'il fit son voyage à Venise, où il peignit, outre le Saint Bartholomé, dont il parle dans sa première lettre à Pirkeimer, un Christ avec les Pharisiens, qu'il termina en cinq jours, et une Sainte Vierge couronnée par les anges. Albert Dürer ébauchait ce dernier tableau, lorsque Giovanni Bellini vint le voir dans son atelier: «Mon cher Albert, lui dit-il, voudriez-vous me rendre un grand service?—Certainement, dit le peintre nurembergeois, si ce que vous me demandez est en mon pouvoir.—Parfaitement, répondit Bellini, faites-moi présent d'un de vos pinceaux, de celui qui vous sert à peindre les cheveux de vos personnages.» Dürer prit une poignée de pinceaux absolument semblables à ceux dont se servait Bellini, et les lui offrant: «Choisissez, dit-il, celui qui vous plaît, ou les prenez tous.» Le peintre italien, croyant à une méprise, insista pour avoir un des pinceaux avec lesquels il exécutait les cheveux. Pour toute réponse, Albert Dürer s'assit et peignit avec l'un d'eux, le premier qui lui tomba sous la main, la chevelure longue et bouclée de la Vierge aux anges avec une telle sûreté de main, que son ami resta stupéfait de sa facilité.
Nous trouvons dans la galerie du Belvédère, à Vienne, une toile datée de 1507. C'est le portrait d'un jeune homme inconnu, dont les traits sont d'une très-grande beauté.
1508 nous donne un des tableaux les plus célèbres du maître, la Légende des dix mille saints martyrisés sous le roi de Perse Sapor II. Malgré la multiplicité des personnages et le beau fini des détails, Albert Dürer le peignit en un an pour le duc Frédéric de Saxe; plus tard il devint la propriété du prince Albert, qui l'offrit au cardinal de Granvelle. Je n'ai trouvé nulle part comment il devint la propriété de l'empereur d'Autriche. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est depuis longtemps déjà à Vienne, au Belvédère (salle 1re, no 18), où il excite une juste admiration.—Au milieu de la toile, on aperçoit Albert Dürer et son Pylade Bilibald Pirkeimer; tous deux sont vêtus d'habits noirs et suivent avec intérêt les péripéties du drame terrible qui se déroule devant eux: leur attitude est calme et digne; l'artiste tient à la main un petit drapeau sur lequel on lit l'inscription suivante: Ista faciebat anno Domini, 1508, Albertus Dürer Alemanus.
Il y a, dans la galerie de Schleissheim, une répétition de cette toile. Un an avant d'exécuter la Légende des dix mille martyrs, l'artiste en avait fait un croquis à la plume. C'est le prince royal de Suède qui est l'heureux possesseur de ce petit chef-d'œuvre.
Albert Dürer peignit l'Ascension de la Vierge pour Jacques Heller, de Francfort; il se représenta au second plan, appuyé sur une table qui portait son nom et la date 1509. Je dis qui portait, car cette belle toile a été détruite dans le terrible incendie du château de Munich. Le fameux tableau l'Adoration des rois mages, que l'on voit à Florence, porte aussi la date de 1509. C'est une œuvre du plus haut style, malgré son aspect un peu étrange. En effet, on a peine à garder son sérieux devant ses rois d'Orient, vêtus comme des gentilshommes allemands du commencement du XVIe siècle.
Suivant les errements de tous les peintres, ses prédécesseurs, Albert Dürer ne se souciait pas du costume, il habillait ses personnages à la mode de son époque et de son pays.
Revenons au Belvédère, nous ne perdrons pas nos pas, car nous nous trouverons en face d'une des plus belles pages du maître, la Trinité. Il fit ce chef-d'œuvre pour une église de Nuremberg, d'où on la porta à Prague; ensuite elle passa à Vienne, où on la voit encore. En haut, au milieu de la toile, Dieu le père presse entre ses bras le Christ attaché à la croix; le Saint-Esprit plane sur sa tête; deux séraphins tiennent le manteau de Jéhovah, tandis que plusieurs anges voltigent autour d'eux, portant les instruments de la Passion. A gauche, on aperçoit des saintes conduites par la Vierge; à droite, des saints conduits par saint Jean-Baptiste; au-dessous, une troupe d'élus de tous les états et de toutes les races se tiennent debout sur des nuages et rendent des actions de grâces au Créateur. A la droite du spectateur, on aperçoit Albert Dürer lui-même, vêtu d'un riche manteau fourré; il tient dans la main gauche un écusson sur lequel on lit: Albertus Durer Noricus faciebat anno Virginis partu 1511.
Un beau paysage, baigné par un lac transparent, occupe le bas de la toile.
1511 nous donne un autre tableau qui ne vaut pas le précédent, il s'en faut; c'est une Vierge allaitant l'enfant Jésus, que l'on trouve au musée royal de Madrid. On peut reprocher à la mère du Sauveur de n'être qu'une bonne bourgeoise de Nuremberg, mais on doit reconnaître que la toile est d'un bel effet et d'un bon coloris.
1512 ne nous apporte qu'un tableau que l'on voit à Vienne, au Belvédère, c'est une Madone qui se ressent du séjour du maître en Italie. La robe bleue de la Vierge est d'une couleur très-intense, trop intense peut-être; elle écrase un peu les chairs qui sont un peu pâles; l'enfant nu que la Madone tient sur ses genoux est remarquablement beau.
Le musée du roi, à Madrid, renferme un Calvaire daté de 1513, qui peut rivaliser avec les meilleurs morceaux d'Albert Dürer. Ce n'est guère qu'un tableau de chevalet. Mais les œuvres de génie ne se mesurent pas au mètre.
En 1515, il fit à la plume les dessins du célèbre livre de prières destiné à l'empereur Maximilien. Aucun de ces nombreux petits chefs-d'œuvre ne ressemble à son voisin: les uns sont sérieux, les autres spirituels, tous sont admirables, et c'est toujours celui que l'on a sous les yeux qui paraît le meilleur. Ce livre unique est à Munich, dans la bibliothèque de la Cour.
De tous les portraits d'Albert Dürer, le plus beau sans contredit est celui qu'il a fait en 1516, d'après la ressemblance de son vieux maître, Michel Wohlgemuth. Cette œuvre pieuse est conservée à la pinacothèque de Munich, cabinet VII, sous le numéro 139; elle est peinte sur un fond vert uni et porte cette singulière légende: «Albert Dürer a fait ce portrait en 1516, d'après la ressemblance de son maître, Michel Wohlgemuth, qui était âgé de 82 ans et qui a vécu jusqu'en 1519. Il est mort le jour de la Saint-André, avant le lever du soleil.»
A l'âge de quatre-vingt-deux ans maître Wohlgemuth avait encore l'air intelligent, mais il ressemblait plutôt à un moine qu'à un grand artiste.
La Lucrèce que nous trouvons à la pinacothèque de Munich, dans la deuxième salle, sous le numéro 93, passe pour être le portrait de sa femme. On se trompe évidemment; Agnès Frey était belle et distinguée, et cette Lucrèce est laide et sans distinction. La même année, Albert Dürer a peint une Vierge tenant son fils sur ses genoux. L'Enfant divin porte au cou un collier d'ambre jaune, et sur une table verte on aperçoit un citron coupé qui fait pâmer d'aise tous les réalistes. La Mère du Sauveur est aussi belle que les plus belles Vierges de Raphaël.—Ce tableau est à Vienne, au Belvédère à côté d'un superbe portrait de l'empereur Maximilien Ier, daté de 1519.
En 1520, Albert Dürer entreprend son voyage dans les Pays-Bas. Chemin faisant, il dessine sur un album qu'il emporte toujours avec lui les personnages et les objets qui lui semblent intéressants. Ce précieux album a été vendu en détail; nous en avons vu quelques feuillets qui appartiennent à un amateur distingué, M. Ambroise-Firmin Didot. Ils nous ont laissé le regret de ne pas connaître les autres.
Dans la pinacothèque de Munich, cabinet VII, numéro 127, nous trouvons Siméon et l'évêque Lazare, un petit tableau charmant qui porte la date de 1523, et qui cependant est peint sur un fond d'or, dans le style de l'école de Cologne. A la même date, nous avons non-seulement un magnifique portrait d'homme peint à la détrempe sur toile, que l'on suppose être Jacques Frugger, mais encore trois des meilleurs tableaux du maître: 1o une Descente de croix, fort bien composée et d'une vérité qui vous fait froid au cœur; 2o une Nativité dans la crèche, où l'on voit sainte Marie et saint Joseph adorer l'enfant Jésus entouré d'un groupe de chérubins, tandis que d'autres anges vont annoncer la bonne nouvelle aux bergers. Cette Nativité formait le centre d'un triptyque dont on a détaché les volets qui contenaient les portraits en pied des frères Baumgartner, dont Albert Dürer parle souvent dans ses lettres à Pirkeimer; 3o la Sainte Trinité, qui appartient à un habitant d'Augsbourg. C'est un beau tableau largement peint et fort bien conçu.
Le musée Van Ertborn, d'Anvers, possède une magnifique grisaille; c'est le portrait de l'électeur Frédéric III, de Saxe, conforme à la gravure qu'Albert Dürer en a faite en 1524 et qui porte son monogramme si connu.
1526 nous apporte trois pages superbes. On voit la première à Aix-la-Chapelle; c'est un Christ qui fait ses adieux à sa Mère.
On voit la seconde à Vienne, dans la galerie du Belvédère; c'est le portrait d'un certain Johann Kleeberger, dont les grands yeux noirs et le teint mat sont très-poétiques. Il serait très-beau s'il avait un nez, mais ce détail lui manque presque absolument. Ce Kleeberger épousa Felicitas Pirkeimer, la fille de l'ami de Dürer. En 1532, deux ans après la mort de sa femme, il s'établit à Lyon où on ne l'appela bientôt que le bon Allemand, à cause du bien qu'il faisait aux pauvres. Lorsqu'il mourut, en 1546, ses compatriotes d'adoption lui élevèrent, sur le roc de Bourgneuf, une statue en bois, qui fut remplacée en 1849 par une statue en pierre, due au ciseau de M. Bonnaire.
La troisième est le portrait d'un des ancêtres de M. le conseiller et docteur Rodolphe Holzschuler, chef d'une illustre famille de Nuremberg, qui le montre aux étrangers avec une grâce parfaite. Son aïeul a cinquante-sept ans environ; mais malgré ses cheveux blancs, il a l'air fort jeune. Ce portrait est un chef-d'œuvre.
Il ne nous reste plus qu'à parler des tableaux qui n'ont pas de date certaine. Parmi ceux-là nous trouvons, à Venise, le célèbre Ecce Homo qui doit avoir été peint en 1505 ou en 1506.—A Vienne, dans la galerie de Fries, la Mort de la Vierge. La tête de la mère du Christ est le portrait fidèle de Marie de Bourgogne, première femme de Maximilien. Au second plan, on reconnaît l'empereur, son fils et un grand nombre de contemporains célèbres. La beauté de la couleur, le fini des détails et la ressemblance des personnages historiques donnent un grand attrait à cette admirable peinture.—A Florence, dans la galerie des Offices, la Madone avec l'Enfant. Ce tableau est mal placé; cependant on remarque la grâce et la beauté de la Vierge: on jurerait une de ces belles toiles de Jules Romain ou de son illustre maître. A Schleissheim, la Vierge, sainte Anne et l'Enfant Jésus endormi, tableau d'une exécution irréprochable, et une Mater dolorosa debout, les mains jointes.—Citons encore un Ecce Homo qui, pour ne pas valoir celui de Venise, n'est pas moins une fort belle chose dont la chapelle de Moritz, de Nuremberg, peut tirer grande vanité.—Hercule tuant les Harpies est un tableau peint à la détrempe; il en reste juste assez pour faire voir qu'il a été superbe et combien on doit le regretter.—Les Bustes des empereurs Charles et Sigismond, du château de Nuremberg, belles figures puissantes et majestueuses, peintes avec une grande sûreté de main.—Dans la galerie de Schleissheim, le Portrait d'un jeune savant, bon ouvrage exécuté à la détrempe, infiniment mieux conservé que l'Hercule dont nous avons déploré la fin prématurée.—A Anvers, au musée Van Ertborn, une Mater dolorosa. La Vierge, vêtue d'un manteau vert, est assise les mains jointes. Ce tableau est très-beau, très-fini, d'une couleur très-intense et d'une conservation parfaite; Otto Mündler l'attribue à Altdorfer. Il est peut-être d'Albert Dürer; les hommes distingués qui ont rédigé le livret du musée d'Anvers se contentent de dire qu'il appartient à l'école allemande. En Espagne ou en Italie on le donnerait sans hésiter à Albert Dürer. En Belgique, dans le doute, on s'abstient toujours, ce qui est à la fois plus honnête et plus habile.
Faut-il parler ici des peintures dont le musée de Saint-Pétersbourg gratifie trop généreusement Albert Dürer? Comme elles n'ont pas sur elles leur extrait de naissance ou leur passe-port, ce qui n'est pas toujours la même chose, nous aimons mieux les oublier pour n'avoir pas à les débaptiser.
La bibliothèque Ambroisienne de Milan possède la Conversion de saint Eustache, dont Albert Dürer a fait une de ses plus belles gravures.
A Rome, il y a un tableau de Dürer, où il nous montre des Avares repoussants, à force d'être vrais, et une copie de l'Adoration des rois, que l'on voit à Florence. Tout le monde croit qu'elle est faite par un des bons élèves de Dürer. Le directeur du musée seul déclare avec assurance que c'est un original. Dans trois ans, si Dieu prête vie à ce galant homme, ce que je désire de tout mon cœur, il assurera avec le même aplomb que le tableau de Florence est une simple contrefaçon;—trois ans plus tard, il nommera l'élève de Dürer qui l'a fait d'après celui de Rome; il dira, si on l'exige, combien de temps il a employé à ce travail, où il était logé, ce qu'il mangeait à ses repas, et il ne croira pas mentir. Rien ne peut être comparé à l'imagination d'un propriétaire de tableaux. Et un directeur de musée n'est-il pas propriétaire de tous les tableaux qu'il a sous sa garde?
Nous trouvons, à Turin, une Déposition de croix d'une belle couleur, et un
Ermite en prière, qui pourrait bien être de Heinrich Aldegrœver.Dans la galerie du prince de Liechtenstein, à Vienne, il y a deux volets de triptyque dont le panneau central est absent: ce sont deux portraits en pied qui ne manquent pas de majesté et une petite esquisse à peine ébauchée, vrai chef-d'œuvre de naïveté.
A Dresde, on montre un portrait que l'on assure être celui de Lucas de Leyde, qu'Albert Dürer a fait à Anvers, en 1520, et dont il parle dans ses notes de voyage.—Un Portement de croix en figurines et en grisailles, et un Lapin à la gouache sur parchemin, d'une vérité parfaite;—il amuse beaucoup les enfants, les grandes personnes se contentent de l'admirer.
Nous trouvons dans le musée de Madrid deux allégories philosophiques et chrétiennes peintes sur des panneaux longs et étroits. Comme dans l'un et dans l'autre la mort joue le rôle principal, on prétend qu'ils ont été commandés par un seigneur du temps qui avait le spleen.
Et enfin les apôtres Pierre et Jean, Paul et Marc, que l'on admire à Munich, salle première, sous les numéros 71 et 76. Ils ne portent aucune date, mais le livret de la pinacothèque nous apprend qu'ils ont été faits en 1527, c'est-à-dire un an avant la mort d'Albert Dürer. Ces quatre apôtres pourraient être signés: Raphaël ou Fra Bartholomeo. Quelle élévation de style, quelle grandeur imposante et quelle noblesse! On les reconnaît, ce sont bien eux qui ont porté la parole du Christ par la terre entière. En peignant l'apôtre saint Jean, Albert Dürer lui a donné la belle et sympathique figure de Schiller. On dirait que le grand peintre a pressenti la venue du grand poëte et qu'il a voulu d'avance faire son portrait.
On remarquera sans doute que nous n'avons pas cité une seule fois Paris dans ce rapide travail; c'est qu'en effet notre musée impérial, qui contient quelques beaux dessins du Raphaël de l'Allemagne, n'a pas une seule de ses admirables peintures. Je n'accuse personne, je sais combien notre surintendant est artiste; je sais aussi, sans qu'il me l'ait dit, avec quelle joie il payerait, non pas au poids de l'or, ce serait trop bon marché, au poids du rubis, un tableau qui porterait la signature d'Albert Dürer ou son célèbre monogramme. Mais ceux qui ont le bonheur de posséder ces inimitables chefs-d'œuvre les gardent. Il lui serait facile de se procurer quelques-unes des innombrables contrefaçons que l'on fabrique par un procédé qui est d'une déplorable simplicité; le voici: on colle sur une plaque de cuivre une gravure du maître, on la met en couleur; on a soin de respecter le monogramme; on la vernit, on l'envoie en Hollande, d'où elle revient sans toucher terre; on la conduit à l'hôtel Drouot, où on la sert aux banquiers enrichis en un jour qui se font une galerie en une heure.
Si notre surintendant n'était pas lui-même un artiste distingué, il se laisserait prendre à ce piége, car il est quelquefois assez vraisemblablement ourdi, et nous aurions, comme quelques musées étrangers, une demi-douzaine d'Albert Dürer. Mais combien nous préférons l'absence du chef de l'école nurembergeoise à ces toiles douteuses qui font hausser les épaules aux vrais connaisseurs! Il y a encore assez de tableaux authentiques d'Albert Dürer dans les mains des particuliers, pour qu'un bon vent nous en amène un; s'il faut le payer cher, on le payera cher!
Les musées de province ne sont guère plus riches que celui de Paris. Cependant Lyon a un ex-voto de l'empereur Maximilien signé du portrait de Dürer lui-même, et Limoges un magnifique tableau peint sur fond d'or.
Dans la relation de son voyage en Flandre, Albert Dürer passe en revue la plus grande partie de ses gravures. Nous compléterons, chemin faisant, les renseignements qu'il donne lui-même, et nous prierons le lecteur qui voudra de plus amples détails de consulter l'Abecedario de Mariette, publié et annoté par MM. de Chenevières et de Montaiglon, M. Charles Blanc, qui parle longuement et savamment de l'œuvre gravé d'Albert Dürer dans son admirable Histoire des peintres, Heller, qui a corrigé Bartsch, M. Passavant, qui a corrigé Heller, et M. Émile Galichon qui, lui, n'a voulu corriger personne, et a pourtant écrit un fort bon ouvrage sur les gravures d'Albert Dürer.
Nous l'avons dit, Albert Dürer ne fut pas seulement peintre et graveur, il embrassa tous les arts et excella dans tous. Il fut orfévre, mais aucun de ses travaux n'est resté. Sandrart nous apprend qu'il a ciselé sept sujets de la Passion, mais il ne les a pas vus.
On lira dans le Voyage en Flandre qu'il fit beaucoup de dessins pour les orfévres. On verra, dans la même relation, qu'il s'occupa aussi d'architecture; entre autres travaux, il dessina au lavis le plan d'une maison pour le médecin de dame Marguerite, et le British Museum possède le plan d'une fort belle fontaine qu'il a dessiné à la plume; malheureusement, cette fontaine est restée à l'état de projet.
Il fut aussi ingénieur comme Léonard de Vinci et Michel-Ange. C'est lui qui dirigea les travaux de fortifications de la ville de Nuremberg.
Comme sculpteur, on lui donne: 1o un petit bas-relief en pierre, représentant la naissance de saint Jean-Baptiste (il est conservé au British Museum); 2o deux statuettes, Adam et Ève (au musée de Gotha); 3o deux madones, bas-reliefs sculptés en bois; deux femmes nues, vues l'une de face, l'autre de dos, bas-reliefs en marbre (à Munich); 4o un saint Jean prêchant dans le désert, bas-relief (à Brunswick); 5o divers ouvrages exécutés en ivoire et en bois (à Dresde, dans la collection des Grünes Gewölbe); 6o une arquebuse (à Vienne); 7o plusieurs bas-reliefs en bois et en pierre lithographique, avec le monogramme d'Albert Dürer (à Paris, au Louvre, et à Bruges, au séminaire). Mais nous n'acceptons la plus grande partie de ces ouvrages que sous bénéfice d'inventaire. Les numismates lui attribuent aussi plusieurs médailles.
Voici un pfenning qu'il grava pour Martin Luther:
Le premier livre d'Albert Dürer est intitulé: Traité de géométrie, ou Méthode pour apprendre à mesurer avec la règle et le compas. Cet ouvrage est mûrement pensé et écrit clairement. On voit que l'auteur est convaincu de ce qu'il avance, à savoir «que la géométrie est le vrai fondement de toute peinture, et que, sans posséder à fond cette science, personne ne peut devenir un bon peintre.»
Ce traité était fort estimé au XVIe siècle.—A la demande d'Agnès Frey, Joachim Camerarius en fit une traduction qui fut publiée à Paris, ex officina Christiani Welcheli.
Sub scuto Basilensi M. D. XXXV.
A la même époque, le même éditeur mit en vente une traduction latine du Traité sur les fortifications des villes, châteaux et bourgs, qu'Albert Dürer avait publié en 1527, et qu'il avait dédié au roi de Hongrie, Ferdinand, frère de Charles-Quint.
L'ouvrage intitulé: Les quatre livres des proportions humaines, qui a été écrit en 1523, n'a été publié qu'après la mort d'Albert Dürer, par les soins de sa femme, qui n'a rien négligé pour en retirer un bon prix; il a aussi été traduit en latin par Camerarius, et en français par Loys Meygret, de Lyon. Nous ne dirons rien de cet ouvrage, puisqu'on peut le lire en français; il y en a un exemplaire à la Bibliothèque impériale. Outre les trois traités dont nous venons de parler, on conserve à la Bibliothèque de la Madeleine, à Breslau, un livre sur l'escrime qui doit être authentique. On sait combien Albert Dürer aimait tous les exercices du corps.
Un ouvrage sur les proportions du cheval, qu'on lui attribue, n'est pas de lui, si l'on en croit Camerarius, qui est digne de foi.
[2] Œuvres de Bernard Palissy, page 10 (édition Ruault,—1777); dans une note, on lit ceci: «En 1777, les pièces capitales se vendent jusqu'à 15 et 16 livres.» Que dirait donc l'auteur de la note, s'il savait que j'en ai vu vendre une, dernièrement, 1,200 francs?
[3] Jean.
[4] Célèbre imprimeur de Nuremberg.
[5] Celui-ci a survécu à Albert, et fut son héritier.
[6] Jean fut peintre du roi de Pologne.
[7] Né à Nuremberg en 1434, mort en 1519 dans sa ville natale. On l'appelle généralement le Pérugin du Raphaël de l'Allemagne. Lorsque Albert Dürer entra chez Michel Wohlgemuth, ce peintre illustrait la Chronique de Nuremberg, livre célèbre, qui fut imprimé, pour la première fois, en 1493, par le parrain d'Albert, Antoine Koberger.
[8] Cette maison ou plutôt cette cage n'est intéressante que parce qu'elle a été habitée par le célèbre artiste pendant la plus grande partie de sa vie, et qu'il y a composé presque tous ses chefs-d'œuvre.—Elle est située à l'extrémité de la rue Albert Dürer et porte le numéro 376. Les murs sont construits avec des soliveaux entre-croisés, dont les intervalles sont remplis par la maçonnerie; les fenêtres sont nombreuses et larges; elle est coiffée d'un énorme toit rouge percé d'une grande quantité de lucarnes longues et basses comme ses voisines, dont elle n'a pas l'air de chercher à se distinguer.
La tradition rapporte que, sur le pignon, à la hauteur du premier étage, s'avançait autrefois en saillie une loge vitrée qui servait d'atelier au maître; elle a été démolie, parce qu'elle menaçait ruine, et on a eu le tort de ne pas la reconstruire.
La ville de Nuremberg a acquis cette maison et lui a donné une noble destination en la réservant aux assemblées de la Société Albert Dürer et aux expositions permanentes d'objets d'art.—Les étrangers qui désirent visiter ce pieux souvenir historique sont fort bien accueillis par un artiste délégué, qui leur montre avec une grâce parfaite le rez-de-chaussée où Dürer faisait poser ses modèles; la grande salle du premier étage où le maître recevait ses élèves et ses amis, après ses longues journées de labeur, lorsque la belle Agnès l'autorisait à ne pas travailler le soir, ce qui était fort rare; et enfin le second étage où on voit la chambre à coucher d'Albert Dürer. C'est un réduit situé sur la cour, où le soleil n'a jamais daigné venir le saluer, et où un homme de moyenne taille peut à peine se tenir debout. Si j'offrais à mon domestique quelque chose de pareil, il m'aurait bientôt donné mon compte.
[9] Un jour, l'empereur Maximilien fit pour Albert Dürer ce que Charles-Quint fit plus tard pour le Titien, et François Ier pour Benvenuto Cellini, il maintint en équilibre l'échelle sur laquelle le peintre était monté, et dit aux gentilshommes de sa suite: «Vous le voyez, messieurs, le génie d'Albert Dürer le place même au-dessus de l'empereur.»
Un autre jour, Albert Dürer, dessinant sur une muraille, allait devoir interrompre son travail, parce qu'il ne se trouvait plus assez élevé, lorsque l'empereur Maximilien, qui était présent, ordonna à un de ses gentilshommes de se poser de façon que l'artiste pût se servir de lui pour s'exhausser. Le gentilhomme représenta humblement qu'il était prêt à obéir, bien qu'il trouvât cette posture fort humiliante; il ajouta qu'on ne pouvait guère plus avilir la noblesse, qu'en la faisant servir de marchepied à un peintre.
«Ce peintre, reprit l'empereur, est plus que noble par ses talents; je peux d'un paysan faire un noble, mais d'un noble je ne ferais jamais un artiste comme Albert Dürer.» Le soir même, Albert Dürer fut anobli par l'empereur, qui lui donna pour armes trois écussons d'argent, deux en chef et un en pointe sur champ d'azur.
Nous laissons la responsabilité de ces anecdotes à Karle de Mander, qui a fait des comédies charmantes et des fables fort spirituelles, dont il s'est un peu trop souvent souvenu quand il a écrit son histoire des peintres.
[10] Memini virum excellentem ingenio et virtute Albertum Durerum pictorem dicere, se juvenem floridas et maxime varias picturas amasse, seque admiratorem suorum operum valde lætatum esse, contemplando hanc varietatem in sua aliqua pictura.
Postea se senem cœpisse intueri naturam, et illius nativam faciem intueri conatum esse.
Quam cum non prorsus adsequi posset, dicebat se jam non esse admiratorem operum suorum ut olim, sed sæpe gemere intuentem suas tabulas et cogitare de infirmitate sua, etc., etc.
(Epistolæ Ph. Melancthonis., Ep. XLVII, page 42.)
[11] En 1477, un patricien de Nuremberg, nommé Martin Kœtzel, fit un voyage en Palestine. Pendant son séjour en Terre Sainte, il compta le nombre de pas qui séparent la maison de Pilate du Golgotha. Son dessein était de mesurer une distance égale, à partir de sa maison de Nuremberg jusqu'au cimetière Saint-Jean, et de faire sculpter, par l'illustre statuaire Kraft, sept stations dans l'intervalle et un calvaire avec le Christ, et les deux larrons à l'extrémité.—Qu'arriva-t-il?—Le patricien perdit-il la mémoire ou ses notes? On l'ignore. Ce que l'on sait, c'est que, revenu chez lui, il n'avait plus ses mesures. Onze ans après, en 1488, il entreprit un nouveau pèlerinage pour pouvoir faire de nouveau son calcul sur place, et au retour il fut assez heureux pour trouver Adam Kraft plein de vie et dans toute la force de son talent. Cette fois, il ne perdit pas une seconde, son œuvre pie fut exécutée et fort bien, si l'on en juge par les morceaux que le temps n'a pas dévorés.
[12] Willibald ou Bilibald Pirkeimer, sénateur de Nuremberg, homme de lettres distingué et l'un des amis intimes d'Albert Dürer.—Il a fait son portrait sur cuivre en buste vu de trois quarts avec cette épigraphe: Bilibaldi Pirkeymheri. effigies. œtatis. suæ, anno L. III. Vivitur. ingenio cætera. mortis erunt M. D. XX. IV. Ce portrait admirable est celui dont nous donnons, dans ce livre, une copie exécutée par M. Durand, d'après une épreuve de la collection de M. Ambroise-Firmin Didot. Dürer a aussi peint les armoiries de Pirkeimer, deux écus soutenus par deux génies ailés au-dessus desquels on lit: Sibi et amicis P., et dans la marge du bas: Liber Bilibaldi Pirkeimer: dans celle du haut est une inscription en hébreu, une seconde en langue grecque et la suivante en latin: Initium sapientiæ timor Domini.
[13] Il parle certainement des Allemands qui habitent la Giudecca ou Zuecca (quartier des Juifs), dans l'île de Spinalonga.
[14] Il veut parler sans doute d'une communauté allemande qui existait alors à Venise.
[15] C'était le Martyre de saint Bartholomé. Ce tableau fut acheté plus tard par le roi de Bohême Rodolphe II, qui le plaça dans la galerie de Prague.
[16] Le plus jeune et le plus illustre des deux frères Bellini, le maître de Giorgion et du Titien.
Il est né à Venise en 1426, il y est mort en 1516 et il y est enterré à côté de son frère Gentile, dans l'église des apôtres saint Jean et saint Paul.
[17] Albert Dürer parle-t-il de Jacob Walch ou de Jacob Elsner, l'artiste universel dont Neudörffer dit: «Ce Jacob Elsner était un homme d'un commerce agréable que les patriciens recherchaient fort. Il jouait admirablement du luth et vivait dans l'intimité des habiles organistes Sébastien Imhoff, Guillaume Haller et Laurent Stauber. Il peignit leurs portraits, illumina leurs beaux livres, dessina les blasons que l'empereur et les rois leur avaient donnés et fit nombre d'autres petits travaux pour eux. Personne de son temps ne savait peindre l'or comme lui.» Le docteur Frédéric Campe croit qu'il est question d'Elsner. «Albert Dürer, dit-il, parlerait avec plus de respect de son honorable prédécesseur Jacob Walch ou le Walche.» Le respect n'a rien à faire ici. Albert Dürer donne son opinion sur les peintres italiens, et s'il attaque quelqu'un, c'est Antoine Kolb, dont le zèle amical est en effet un peu bien exagéré.
M. Passavant déclare nettement qu'il s'agit ici d'un tableau de Jacob Walch qui venait, grâce à Kolb, d'obtenir une situation auprès de Philippe de Bourgogne. Il ajoute qu'Albert Dürer avait peut-être sollicité cette situation. Pourquoi cette supposition toute gratuite? L'appréciation d'Albert Dürer n'était que juste. «Jacob Walch, dit Jacob de Barbarj, dit le Maître au caducée, avait du talent, mais il était loin d'égaler les maîtres italiens.» (Voir le travail de M. Émile Galichon sur ce peintre. Gazette des Beaux-Arts, t. XI, p. 314, no 456.)
[18] Minuit et demi de notre temps.
[19] La mère de Dürer faisait cuire des œufs et Hans les peignait. Cette coutume existe encore aujourd'hui à Nuremberg et à Prague. Ces œufs, qui sont artistement peints, amusent toujours les petits enfants et même les grandes personnes.
[20] Le premier dimanche après Pâques.
[21] La première partie de cette lettre est écrite un peu en italien de cuisine, un peu en espagnol, un peu en portugais et beaucoup en patois indéchiffrable.—Pirkeimer, qui était un homme fort instruit, a dû rire beaucoup en la recevant.—Voici le texte original, original est le mot.
«Grandissimo primo homo de mondo, woster servitor ell schiavo Alberto Dürer disi salus suo magnifico miser Willibaldo Pircamer my fede el aldy Wolentiri cum grando pisir woster sanita et grando honor el my maraweio como ell possibile star uno homo cosi wu contra thanto sapientissimo Tirasibuly milites non altro modo nysy una gracia de dio quando my leser woster littera de questi strania fysa de catza my habe thanto pawra et para my uno grando kosa.»
[22] Pirkeimer avait envoyé à son ami un dessin un peu intime, en effet.
[23] Il parle de sa femme.
[24] Eucharis Karll, prieur des Augustins.
[25] Les quelques premiers mots de cette phrase sont écrits en italien, un peu moins indéchiffrable que celui que l'on trouve au commencement de la lettre précédente.
[26] A l'époque dont parle Albert Dürer, Pirkeimer fit partie de l'ambassade qui fut envoyée au conseil de la Confédération souabe par la ville de Nuremberg. L'histoire de cette négociation est conservée dans les archives de Nuremberg sous ce titre: Conventions conclues entre le margrave Frédéric de Brandenbourg et l'ambassade de Nuremberg, etc., 1506, in-folio.
[27] Leonardo Loredano, doge de Venise de 1500 à 1521.
[28] Antonio Suriano.
[29] Agnès Frey, fille d'Hans Frey de Nuremberg, épousa Albert Dürer en 1494. Le journal de Dürer prouve qu'il n'avait pas laissé à Nuremberg son avare et querelleuse femme, comme l'ont prétendu jusqu'ici ses biographes, entre autres J. Sandrart, qui l'écrit en toutes lettres dans le deuxième volume de l'Académie allemande, page 225 (imprimé à Nuremberg en 1675). Du reste, Albert Dürer, dans son journal, ne dit pas un mot du caractère de sa femme. Il résulte aussi de ce document qu'en 1520 il se rendit pour la première fois dans les Pays-Bas. Il n'avait donc pas visité précédemment ce pays avec l'empereur Maximilien I, comme Quadens le prétend à tort dans les Fastes de la nation allemande, page 428. S'il est vrai qu'Albert Dürer alla dans les Pays-Bas pour fuir des chagrins domestiques, malheureusement trop réels, il faut que ce voyage nouveau ait eu lieu en 1523 ou en 1524 seulement.
[30] Georges III, sacré en 1505, mort en 1522, protecteur des arts. Albert Dürer a fait son portrait.
[31] Suite de 20 estampes. Hauteur, 11 pouces; largeur, 7 pouces 9 lignes. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, D. VII, no 76-95.
[32] L'Apocalypse de saint Jean, 15 estampes. Hauteur, 14 pouces 6 lignes; largeur, 10 pouces 3 à 6 lignes. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, 60-75. Cette œuvre gigantesque est digne de l'homme de génie qui l'a exécutée, et digne du livre étrange qui l'a inspirée.
[33] Le florin d'or valait 8 fr. 60 de notre monnaie d'aujourd'hui.
[34] Hans Wolfgang Ratzheimer vivait à Bamberg, de 1492 à 1527.
[35] Albus, ou pfennig blanc, monnaie d'argent mise en circulation vers 1360. Sous l'empereur Charles IV, elle avait surtout cours dans l'électorat de Cologne et dans la Hesse-Cassel; elle valait 9 pfennigs. On n'en trouve plus que dans les cabinets des numismates.
[36] Le fils du sellier, l'élève du père d'Albert Dürer.
[37] On sait que du temps d'Albert Dürer, cette ville était appelée Antorff par les Allemands.
[38] Le chevalier Arnold de Liere, qui fut successivement bourgmestre de l'extérieur et de l'intérieur, de 1506 à 1529, date de sa mort.
[39] Cette maison, située rue des Princes, devant la cour de Liere, est aussi appelée la Maison Anglaise. Aujourd'hui, c'est un hôpital militaire. L. Guicciardyn dit, dans sa Description des Pays-Bas, Amsterdam 1612, page 69, qu'elle fut bâtie par le seigneur Aert, né de la branche noble de Liere, pour servir de résidence à Charles V.
[40] Maître Pierre, charpentier de la ville.
[41] Quentin Metsys, peintre fameux, né à Louvain vers 1466, mort à Anvers en 1530.
Nous disons en 1530. En effet, il résulte d'une communication faite à M. Pierre Génard par le chevalier Léon de Burbure, et insérée à la page 196 de la Vlamsche School, volume de 1857, que maître Quentin Metsys est décédé entre le jour de la Noël 1529 et la veille de cette fête 1530. C'est en cette dernière année qu'il est mort, puisqu'il avait assisté encore, le 8 juillet 1530, à la passation d'un acte.... (Livret du musée d'Anvers).
Le célèbre ferronnier-peintre avait donc seulement 64 ans et non 84 comme on le croyait avant la découverte de son acte de naissance faite récemment par M. Edward Van Even, l'infatigable archiviste de la ville de Louvain. M. Paul Mantz, qui est à l'affût de tout ce qui peut donner un attrait nouveau à son Histoire des peintres flamands, publiera, j'en suis sûr, ce précieux document dans la prochaine édition de son excellent livre.
[42] Quentin Metsys habitait alors une maison appelée le Singe (de Simme), dans la rue des Tanneurs (Huidevetters-Straet, section 3, no 1037).
Plus tard il alla habiter la rue du Jardin dans les Arbaletriers (Schutters-hof-Straet). C'est cette deuxième demeure qui avait encore, en 1658, pour enseigne, un saint Quentin forgé en fer par maître Quentin Metsys lui-même, si l'on en croit Van Fornenberg.
[43] Les places de tir étaient alors situées, les deux premières, où sont aujourd'hui le marché au blé et le nouveau théâtre; la troisième, près des rues des Tapissiers et du Jardin-du-Tir. Elles furent toutes les trois rebâties en partie par Gillibert van Schoonbeke, en 1552.
[44] Le 23 décembre 1520, Charles V fit son entrée triomphale à Anvers, où se tenait alors le conseil de toutes les provinces, pour offrir à Sa Majesté deux cent mille couronnes (Chronique anversoise, page 14).
[45] Orfévre et amateur de Nuremberg, né en 1504, mort en 1546, reçu de la gilde de Saint-Luc en 1546.
[46] 37 estampes. Hauteur, 4 pouces 8 à 10 lignes; largeur, 3 pouces 7 lignes. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, 16-52.
[47] Suite de 16 pièces gravées sur bois. Hauteur, 4 pouces 4 lignes; largeur, 2 pouces 9 lignes. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, 3-18. Vasari dit qu'Albert Dürer a été à Venise pour porter plainte contre Marc-Antoine, qui avait fait et vendu des copies de la grande et petite Passion de Jésus-Christ. Cette assertion est fausse. Ce qui le prouve mieux que tous les raisonnements, c'est que les cinquante-trois pièces qui composent les deux séries de la Passion ont été commencées en 1507 et terminées en 1513, lorsque Albert était revenu depuis longtemps de Venise. S'il y a été une autre fois, c'est avant 1506 et non après.
[48] Félix Hungersberg, musicien célèbre et capitaine de l'empire.
[49] Joachim Patenier ou de Patenir, né à Dinant, vers la fin du XVe siècle, célèbre comme peintre et comme ivrogne. Il a fait quelques batailles; mais c'est comme paysagiste qu'il s'est illustré. Il mettait dans un coin de tous ses tableaux un petit bonhomme accroupi et ...... C'était le coin du maître. Albert Dürer estimait beaucoup sa peinture; mais il voyait avec chagrin un homme de son mérite vivre misérablement dans la crapule.
[50] Desiderius Erasme, né à Rotterdam le 28 octobre 1467, mort le 11 juillet 1536 à Basel.
[51] Peut-être le frère de Lumbardus, le peintre.
[52] Imagines cœli septentrionalis. Hauteur et largeur, 15 pouces 10 lignes. Imagines cœli meridionalis. Hauteur et largeur, 15 pouces 8 lignes. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, no 151-152.
[53] Nicolas Kratzer, chimiste et astronome fameux, florissait à Oxford en 1517. Holbein fit aussi son portrait en 1528.
[54] Ces quelques lignes ont inspiré au grand peintre belge, Henri Leys, un tableau qui est un chef-d'œuvre.
[55] Cette maison existe encore aujourd'hui; elle est située, rempart des tailleurs de pierre, W. 4, no 794; mais elle est entièrement défigurée. Les Focker ou Fugger étaient, en ce temps-là, les plus riches marchands de l'Europe. Ils étaient originaires d'Augsbourg et s'étaient fixés à Anvers en 1505.
[56] L'hôtel de Portugal, situé au Kipdorp, W. 2, no 1668, acheté par la ville à M. Gilles de Schermere, le 20 novembre 1511, et donné au facteur et consuls ordinaires du Portugal, «et ce tant et durant que les dicts facteur ou consuls se tiendront en ceste ditte ville, et que le facteur tiendra sa demeure en la ditte maison.» En 1817, on en fit la caserne des pompiers.
[57] Rodrigo Fernandès, très-gros commerçant, facteur de Portugal en 1528. Cette année, il acheta le splendide hôtel d'Immerseele, appelé plus tard le Vetkot, situé rue Longue-Neuve W. 2, no 1468. Il l'acheta au seigneur Jan d'Immerseele, bailli d'Anvers et marquis du pays de Ryen, et à demoiselle Marie De Lannoy, sa femme. La rue du Marquisat qui est près de là en a pris son nom. La jolie chapelle qui existe encore fut bâtie par le marquis en 1496.
[58] Conrad Meyt, né à Malines, reçu à la gilde de Saint-Luc, en 1536.
[59] Cette estampe est gravée à l'eau-forte sur fer. Hauteur, 7 pouces 9 lignes; largeur, 6 pouces 10 lignes. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, no 59.
[60] Il y a tout un poëme dans cette figure, qui revient sans cesse, et peut-être malgré lui, dans l'œuvre du maître. Ce sont les traits de la jalousie d'une grande quantité de ses vierges terrestres, et sans doute de ce monstre charmant, Agnès Frey, qu'il déteste et qu'il adore. Voir page XIV.
[61] Gravure que l'on trouve assez facilement belle. Hauteur, 3 pouces 7 lignes; largeur, 5 pouces 3 lignes. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, no 58.
[62] Cette petite merveille que nous donnons ici est gravée au burin sec. Albert Dürer en avait fait tirer très-peu d'exemplaires. Aussi était-elle déjà rare de son vivant, et ne l'offrait-il qu'aux personnes dont il faisait grand cas.
[63] Cette gravure, dont l'empereur Rodolphe II a fait dorer la planche, est une des plus fines et des plus remarquables du maître. On la nomme aussi saint Hubert, parce que l'on y voit dans une forêt un chasseur à genoux devant un cerf qui porte une croix lumineuse au-dessus de la tête. On croit, généralement que l'artiste a fait le portrait de Maximilien Ier. Peut-être est-ce celui de son ami Reiter, qui ressemblait à l'empereur. Hauteur mesurée du côté gauche, 13 pouces 3 lignes; du côté droit, 13 pouces seulement; largeur, 9 pouces 7 lignes. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, no 57.
[64] On ne trouve plus ce titre dans les catalogues de l'œuvre d'Albert Dürer; il s'agit ici de la justice ou de la grande fortune.
[65] Cette gravure, très-belle et très-rare, porte cette inscription: Albertus Dürer Noricus faciebat 1504. C'est la première fois que le maître signe en toutes lettres. Il a compris sans doute que l'œuvre est digne du grand nom qu'il se fera. Dès ce moment, en effet, son dessin et son exécution technique sont irréprochables. Il n'a plus ni dureté, ni sécheresse, il n'est plus l'élève d'aucun maître. Il est lui! Hauteur, 9 pouces 2 lignes; largeur, 7 pouces 1 ligne. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, no 1.
[66] Voir page CL.
[67] Le Christ expirant sur la croix. On dit que cette estampe a été gravée sur le pommeau de l'épée de l'empereur Maximilien. C'est un petit chef-d'œuvre extrêmement rare.
[68] Agent d'une maison de commerce du royaume à Bruxelles.
[69] Rogier de Bruges, ou plutôt Rogier van der Weyden, peintre, né à Bruxelles, suivant les uns, à Tournay, suivant les autres, vers 1400, et mort à Bruxelles le 16 juin 1464, d'une maladie épidémique appelée le mal anglais, qui ravageait alors le pays.
Trois des tableaux dont parle Albert Dürer sont d'une grande naïveté, mais le quatrième est d'un effet très-saisissant: c'est Herkenbaldt, mourant dans son lit, qui embrasse son neveu, convaincu d'un viol, et qui en même temps l'égorge pour le soustraire à l'ignominie du supplice.—La tête du vieillard est du plus haut style. M. Alphonse Wauters croit que ces tableaux ont été détruits dans le bombardement de Bruxelles, en 1695. Quatre magnifiques tapisseries de 26 pieds de longueur sur 13 pieds 6 pouces de hauteur, conservées précisément dans la sacristie de l'église de Berne, les reproduisent de la manière la plus complète, et nous font voir combien Lampsonius avait raison quand il s'écriait avec admiration: «O maître Rogier, quel homme vous étiez!
[70] Le Mexique.
[71] Hugues Vandergoes, peintre distingué, que Vasari nomme Hugo d'Anversa. Pourquoi? Ce n'est sans doute pas parce qu'il est né à Gand vers 1430.—En 1476 il se fit ordonner prêtre, devint chanoine régulier au monastère de la Croix-Rouge, dans la forêt de Soignes, aux portes de Bruxelles, et mourut en 1482.
Ses compagnons de retraite gravèrent cette inscription sur sa tombe:
Pictor Hugo van der Goes humatus hic quiescit.
Dolet ars, cum similem sibi modo nescit.
[72] Bernard van Orley, ou Barend van Brussel, né à Bruxelles en 1471, mort dans sa ville natale en 1541, peintre de Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas. Il eut la gloire d'être un des rares peintres flamands qui accueillirent Albert Dürer sans jalousie.
[73] Receveur du Brabant pour le quartier de la ville d'Anvers.
[74] Il est représenté à mi-corps dans son cabinet. Il écrit. Érasme ne fut pas content de ce portrait comme il l'avait été de celui fait par Holbein, qu'il avait gardé dix jours chez lui avant de le rendre, pour qu'il pût paraître dans la célèbre édition de l'Éloge de la folie, dite édition d'Holbein, parce que ce grand peintre l'avait illustrée de quatre-vingt-trois dessins, gravés sur cuivre, sans compter son portrait, celui de Morus et celui d'Érasme sur une seule planche. Oh! oh! s'était écrié le philosophe de Rotterdam en voyant ce portrait, si je ressemblais encore à cet Érasme-là, en vérité, je voudrais me marier. Albert Dürer a gravé ce portrait sur cuivre, avec cette inscription: «Imago Erasmi Roterodami ab Alberto Durero ad vivam effigiem delineata, MDXXVI.» Hauteur, 9 pouces 3 lignes; largeur, 7 pouces 2 lignes.
[75] Albert Dürer parle-t-il de l'estampe de Lucas de Leyde, ou du petit livre populaire intitulé Aventures de Thyl Uylenspiegel, qui fut traduit en 1483 du néerlandais en allemand, selon les Flamands, ou de l'allemand en néerlandais, selon les Allemands? En 1613, Van der Hoeven, de Rotterdam, fit une nouvelle édition de cette bonne bouffonnerie avec ce titre: «Histoire de Thyl Uylenspiegel, relation des farces ingénieuses qu'il a faites; très-amusante à lire, avec de belles gravures.» Depuis on en a publié bon nombre corrigées et considérablement augmentées. Pour ma part j'en connais bien dix, en comptant celle qui est spirituellement illustrée par Paul Lauters. Je crois qu'Albert Dürer parle du livre, car de son temps la gravure devait déjà être très-rare. A peine gravée, la planche avait été perdue; peut-être Lucas l'avait-il détruite lui-même, car cette estampe n'était pas à la hauteur de ses autres ouvrages.
Le graveur Henri Hondius en a fait une copie en 1644, avec cette inscription:
Dees eerste vorm is wech, men vinter geen voor ons,
Want een papiere Druck gelt vyftich Ducatons.
«Cette forme première est perdue, on ne peut la retrouver; et un exemplaire sur papier se paye cinquante ducatons.»
[76] Ambassadeur nurembergeois; fut conseiller et bourgmestre de sa ville, et mourut en 1553.
[77] Tasses de Majolica. Poterie italienne.
[78] L'écusson de cette famille fut peint par Dürer, et peut-être même gravé sur bois.
[79] Jacques Cornelisz, né au village de Oostzanen, et maître de Jean Schorel. En 1512, il jouissait déjà d'une grande réputation. Charles van Mandre a vu à Harlem, chez Corneille Suyver, une Circoncision peinte par lui en 1517, dont il dit le plus grand bien. Ce peintre avait un frère, nommé Buys, et un fils nommé Dirck Jacob; l'un a fait de beaux paysages, l'autre de beaux portraits. Jacques Cornelisz est mort à Amsterdam dans un âge avancé. Dürer l'appelle Jacques de Lubeck, parce qu'il avait été pensionné par les magistrats de cette ville.
[80] Ce sont ces quelques mots qui ont fait dire qu'Albert Dürer ne grava pas sur bois. Comment supposer cependant qu'étant en apprentissage chez Wolhgemuth, au moment où ce peintre était déjà occupé des dessins de la Chronique de Nuremberg, il n'ait pas appris toutes les pratiques de l'atelier de son maître, et qu'il n'ait pas plus tard mis la main à quelques-uns des bois à sa marque. On convient généralement que les dessins de Dürer sont mieux gravés que ceux des autres artistes de son temps. N'en pourrait-on pas conclure qu'il donnait le dernier coup de ciseau, ou qu'il dirigeait le travail comme un homme qui sait le métier et qui ne grave pas habituellement, parce qu'il n'a pas le loisir de s'occuper de cet ouvrage long et minutieux?
[81] Jean Swart ou Jean Lenoir, originaire de Groningue, fit des tableaux d'histoire et des paysages avec un égal succès. Ses toiles sont fort rares; mais j'ai vu beaucoup de charmantes gravures sur bois, gravées par lui ou d'après ses dessins. Il avait une grande prédilection pour les cavaliers turcs, armés de flèches et de carquois, car il en a mis partout. Il courut beaucoup le monde et finit par se fixer à Gouda en 1522.
[82] Cornelii Graphæi gratulatio Caroli V imperatoris, 1520. Antverpiæ, apud Joan. Croccium. 8o.
[83] Dürer s'exprima plus longuement à ce sujet en causant avec Melanchthon qui, lors de son séjour à Nuremberg, vint souvent visiter le peintre. Il lui disait entre autres choses: «J'ai regardé ces jeunes filles fort attentivement et même brutalement (puisque je suis peintre).» Manlii Collectanea Locor. communium, page 345. Ces jeunes vierges étaient les plus belles personnes d'Anvers; elles étaient presque nues et habillées seulement d'une gaze légère. Lorsque Charles V fit son entrée triomphale, il ne se montra pas aussi admirateur que Dürer de leur beauté; car en passant devant elles il baissa les yeux, ce qui les indisposa fort contre lui.
A cette époque, on voyait des vierges à peu près nues dans toutes les solennités de ce genre. Les jeunes filles se disputaient l'honneur d'être désignées par les juges institués ad hoc, car la mission de ces nouveaux Pâris était de choisir les plus belles et les mieux faites. Elles recevaient donc un diplôme de beauté, et plus tard leur mari pouvait dire avec un noble orgueil: Ma femme figurait à l'entrée de tel ou tel souverain.
[84] Brabon.
[85] Ce livre est un manuscrit du XVe siècle, que l'on trouve encore aujourd'hui dans les archives d'Anvers. C'est un in-folio, relié en corne blanche. Il porte ce titre: «Le vieux registre de divers mandements». Page 33, on lit l'histoire fabuleuse du géant Brabon et autres de son espèce.
[86] Cet élève de Raphaël se nommait Thomaso Vincidore, de Bologne; il paraît avoir été envoyé en Flandre pour surveiller l'exécution de certaines tapisseries, faites d'après des dessins de Raphaël.
[87] Ce portrait fut gravé au burin par André Stock. On lit cette inscription au bas de la planche: Effigies Alberti Dureri Norici, pictoris et sculptoris hactenus excellentissimi delineata ad imaginem ejus quam Thomas Vincidor de Bolognia ad vivum depinxit Antuerpiæ 1520. And. Stock, sculp. H. Hondius excudit 1639.
[88] C'est à la famille d'Ebner que nous devons le journal d'Albert Dürer. M. C. G. de Murr, qui a publié le texte allemand, dit qu'il l'a tiré ex bibliotheca Ebneriana. M. Frédéric Verachter, le savant archiviste de la ville d'Anvers, a traduit en flamand ce document précieux. Je me suis beaucoup aidé de son travail qui est fait avec une grande intelligence; pour être tout à fait juste, je dois dire que sans lui je ne serais jamais parvenu à rendre clairs une certaine quantité de passages qui étaient restés inexpliqués jusqu'à ce jour.
[89] Gaspard Sturm, dit Teutschland (Allemagne), le héraut d'armes qui assista à la prise du château de Sickingen, et qui fut chargé de conduire Luther à la diète de Worms. (Voir la Vie de Luther, par Audin, t. VI, p. 207.)
[90] Stephen Lochner (de Constance), et non Lothner comme on l'a cru longtemps, né....? mort en 1451. Le tableau en question est un triptyque dont le panneau central représente l'Adoration des Mages. Les volets sont peints des deux côtés, celui de droite nous montre sainte Ursule et ses compagnes à l'intérieur, et à l'extérieur l'Annonciation; sur celui de gauche, on voit à l'intérieur saint Géréon, le glorieux patron de la ville de Cologne, et un ange à genoux à l'extérieur. Avant la visite d'Albert Dürer il était attribué tantôt à Philippe Kaff, tantôt à Willem; depuis, il n'y a plus eu d'incertitude. Ce chef-d'œuvre est aujourd'hui dans la cathédrale de Cologne (chapelle Sainte-Agnès), où on l'admirerait sans restriction s'il n'avait pas subi quelques regrettables retouches. Une inscription que l'on peut lire sous le tableau dit qu'il a été peint à l'huile en 1410.
[91] Il en fit un dessin gravé sur bois. Voir Bartsch, le Peintre-Graveur, 38.
[92] Cet acte de Charles V est du 4 novembre 1520, daté de Cologne. Par cet acte, les magistrats furent chargés de payer à Dürer la pension viagère de cent florins, qui lui avait été accordée par l'empereur Maximilien. La pièce originale de cet acte est encore aux archives de Nuremberg.
[93] Arnold de Beer, élève de Lambert Suterman, peintre d'Anvers. Il s'est fait une réputation comme dessinateur plutôt que comme coloriste.
[94] C'est à Berg-op-Zoom que Dürer veut dire.
[95] Sculpteur, né à Metz.
[96] L'abbaye de l'ordre de Prémontré, dédiée N.-D. et à saint Nicolas.
[97] Jean Gossaert, dit Jean de Maubeuge, né à Maubeuge vers 1470, mort le 1er octobre 1532, mort à Anvers, où il fut enterré à Notre-Dame.
[98] Une Descente de Croix qui avait été commandée par l'abbé Maximilien de Bourgogne. Ce tableau, un des meilleurs du maître, fut détruit par la foudre le 24 janvier 1568.
[99] L'angelot valait deux florins et deux sous. L'archange Michel y était figuré, tenant de la main droite une épée, et de la gauche un écu chargé de trois fleurs de lis. Sous ses pieds, il avait un serpent.
[100] Le chevalier Gérard van de Werve.
[101] Thomas Lopez (le chevalier), ambassadeur du roi de Portugal.
[102] De Haes.
[103] Hans Schaufelein, un des bons élèves d'Albert Dürer.
[104] Pierre Ægidius, plus tard greffier de la ville d'Anvers. C'était un ami intime d'Érasme et du chancelier Thomas Morus. Ægidius se trouvant un jour avec Érasme chez Quentin Metsys, ce peintre fit leur portrait sur deux panneaux ovales, attachés l'un à l'autre avec cette inscription latine:
Quanti olim fuerant Pollux et Castor amici,
Erasmus tantos Ægidiumque fere.
Morus ab is dolet esse loco, conjunctus amore,
Tam prope quam quisquam vix queat esse sibi.
Sic desiderio est consultum absentis ut horum
Reddat amans animum littera, corpus ego.
Pierre Ægidius, autrement dit Gillis, naquit à Anvers en 1486, et laissa plusieurs écrits remarquables. Il mourut dans sa ville natale en juin 1533. Son père, Nicolas Ægidius, avait été bailli d'Anvers.
[105] Cette tour fut commencée en 1422, par un architecte nommé Jean Amelius de Bologne, selon les uns; selon les autres, par Pierre Smit, dit Appelmans, qui bâtit l'église de Saint-Georges et beaucoup de maisons des environs. Quoi qu'il en soit, il paraît, d'après le témoignage de Dürer, qu'en 1520 cette tour n'était pas encore achevée. Elle a cent vingt-deux mètres neuf cent vingt-cinq millimètres de haut. Albert Dürer n'est donc pas de beaucoup au-dessous de la vérité, puisque la flèche de Strasbourg n'en a que cent quarante-deux.
[106] Adrien Herbouts, né et mort à Anvers, devint pensionnaire de cette ville en 1506. On voyait autrefois son épitaphe dans l'église des Pauvres-Claires:
D. O. M.
D. Adriano Herbouts,
Præclaræ hujus urbis per XLI ann.
Pensionario
Utriusque juris doctori
Decessit X Januarii CI[C]. I[C]. XLVI
Elisabethæ nilis illius conjugi
Obiit IX Augusti, anno CI[C]. I[C]. XXXIII.
Levinæ legitimæ utriusque illorum F.
Nicolai van der Heyden uxori;
Periit dolore partus,
XXIV Martii A. CI[C]. I[C]. XXVII.
[107] Graphæus ou Schryver, ou encore Scribonius, né à Alost en 1482. Savant très-versé dans les langues étrangères. Il mourut à Anvers le 19 décembre 1558 et fut enterré dans l'église Notre-Dame. Son tombeau, élevé par son fils Alexandre, porte l'inscription suivante:
Cornelius Scribonius
Præclaræ hujus urbis a secretis,
Sibi suisque
Et Adrianæ Philippæ
Dulciss. uxori vivens pos.
Ipsa quidem vixit ann. LXXI.
Uno et XL. ann. marita:
Matrona et prudentiss.
Et pietatis cultrix eximia.
Ille vero caram secutus conjugem,
Migravit XIX Decembris M. D. LVIII
Cum vixisset annos LXXVI
[108] Ambroise et Jean, deux frères, riches marchands, originaires d'Augsbourg, arrivés à Anvers vers 1485.
[109] Rogier van der Weyden.
[110] Hugo van der Goes. Le tableau dont il est question ici est une sainte Vierge avec l'enfant Jésus.
[111] Cette admirable statue est encore aujourd'hui dans la même église.
[112] Albert Dürer parle-t-il de Jean van Eyck? C'est probable. Cependant il pourrait être question de Jean Hemmlinck ou de Jean Spital.
[113] Il est question ici de l'Adoration de l'Agneau, que les frères Jean et Hubert van Eyck peignirent pour Philippe le Bon, duc de Bourgogne, comte de Flandre. Après avoir admiré le génie des artistes, on admire leur patience. Rien, en effet, ne peut être comparé au fini précieux de ce tableau. On y compte trois cent trente têtes, sans en retrouver deux qui se ressemblent. De ce poëme, qui était composé de douze panneaux, il ne reste plus, dans la onzième chapelle de la cathédrale de Saint-Bavon à Gand, que quatre compartiments; mais si on en croit les chroniques, ce sont les plus beaux, et leur conservation est parfaite. Les couleurs principales, le rouge, le bleu et le pourpre, n'ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur éclat; on croirait que cette belle œuvre, qui a aujourd'hui quatre cent trente-deux ans, sort de l'atelier des peintres. Il est vrai que les Gantois en ont un soin tout particulier; elle ne voit la lumière que rarement, à certains grands jours de fête, et à la demande des gens considérables. On m'a assuré à Gand que l'homme préposé à sa garde se livre à une petite supercherie, que nous sommes assez tentés de lui pardonner, puisqu'elle contribue à prolonger l'existence de ce chef-d'œuvre inimitable. Il a un flair excellent parmi les touristes dont il reçoit la visite, il distingue du premier coup d'œil ceux qui sont dignes d'adorer l'Agneau; s'il a affaire à des connaisseurs, il montre le vrai tableau; s'il a affaire à des profanes, il exhibe une toile au hasard; ce qui n'empêche pas ces braves gens de trouver la réputation du tableau surfaite. Se non è vero è ben trovato. Le roi d'Espagne, Philippe II, ne pouvait se lasser d'admirer cette peinture, il en offrit à plusieurs reprises des sommes considérables, mais vainement; enfin, il se décida à la faire copier par Michel Coxie, qui employa à ce travail pour trente-deux ducats de bleu, que le Titien lui avait envoyé d'Italie. Cette copie est fort belle; on lui reproche seulement de n'être pas la reproduction tout à fait exacte du modèle. On se demande, par exemple, pourquoi la sainte Cécile regarde derrière elle; si c'est, comme on le suppose, un caprice royal, nous excusons Coxie. Philippe II payait assez cher (quatre mille florins) pour avoir le droit de donner des ordres, même mauvais. Après bien des pérégrinations en Espagne, en Angleterre et en Hollande, elle est aujourd'hui dans la même chapelle que son admirable modèle; voici par quel concours de circonstances: le gouvernement belge l'avant achetée (1800 francs) à la vente du roi Guillaume II, proposa à l'évêque de Gand, Monseigneur Delebecque, et au chapitre de Saint-Bavon de l'échanger contre deux tableaux d'Hubert van Eyck, représentant Adam et Ève de grandeur naturelle, qui étaient relegués dans les combles de l'église à cause de la légèreté de leur costume. Le marché fut accepté moyennant un appoint de 12,000 fr. que le gouvernement belge paya; cet argent servit à faire exécuter les vitraux que l'on voit derrière le maître-autel. Des douze panneaux de la composition originale, six appartiennent au roi de Prusse, qui les a achetés à un Anglais, M. Solly, avec quelques toiles d'un ordre inférieur, pour la somme de 410,900 fr. Cet Anglais les avait payés 100,000 fr. à M. Nieuwenhuys de Bruxelles, à qui ils avaient coûté 6,000 francs.
[114] Wenceslas Hollar l'a gravé sur cuivre, d'après le dessin de Dürer, qui est dans le cabinet du comte Arundel. L'empereur Charles V, étant à Tunis, envoya un lion et quatre lionnes à un certain Dominique van Houcke, dit Van Vaernewyck, de Gand. Histoire de Belgique, page 119, Gand 1574.
[115] On voyait autrefois ces statues sur un des ponts jetés sur la Lys, appelé le pont de la décapitation, avec cette inscription:
Ae Gandt le en fant Fraepe sae père Tacte desuu
Maies se Heppe rompe, si Grâce de Dieu.
MCCCLXXI.
Voici la légende: Deux hommes, le père et le fils, étaient condamnés à mort. Le roi avait fait grâce de la vie à celui des deux qui consentirait à décapiter l'autre. Le père refusa énergiquement, le fils eut la lâcheté d'accepter. Il brandit sa hache, mais elle se brisa et vint lui trancher la tête, au lieu de trancher celle de son père.
Ces deux statues n'ont disparu que vers 1793.
[116] Joachim Patenier. Le peintre de Dinant paraît avoir quarante-cinq ans environ. Il est en buste, vu de trois quarts, et coiffé d'un bonnet bizarre à deux étages, dont le premier est en fourrure. Les épaules sont couvertes d'un manteau bien drapé, qui laisse entrevoir un vêtement de chambre, d'une forme excentrique. Son cou est nu. Au haut de la planche à gauche, l'année 1521 et le chiffre d'Albert Dürer sont gravés sur un fond gris. Hauteur, 7 pouces 8 lignes, en comptant la petite marge du bas qui a 4 lignes.
Il est prouvé aujourd'hui que ce portrait a été dessiné par Albert Dürer et gravé par Cornelius Cort.
[117] Albert Dürer ajouta facilement foi à cette fausse nouvelle de l'emprisonnement et de la mort de Martin Luther, et il en fut fort attristé. Cet enlèvement n'avait pourtant pas été fait par ses ennemis, mais par ses amis. Lorsque Luther fut mis au ban de l'empire par Charles V, l'électeur, Frédéric III de Saxe, craignit qu'il ne lui arrivât malheur. Il résolut donc de le mettre en lieu sûr, et donna l'ordre à quelques hommes de confiance de l'enlever. Cet ordre fut exécuté par Jean de Berlepsch et Burkard de Kund, accompagnés de trois valets, le 4 mai 1521, pendant que Luther traversait la forêt de Thuringe, entre le château d'Altenstein et la petite ville de Walterhausen; on l'emmena sous un déguisement au château de Wartburg, près d'Eisenach. Là, il écrivit plusieurs ouvrages et y resta jusqu'au 1er mars de l'année suivante, époque à laquelle il retourna à Wittenberg.
[118] Maître Gérard Horebout ou Hurembout, né à Gand, peintre d'Henri VIII, roi d'Angleterre.
[119] Cette Suzanne devint une grande et belle personne, fort recherchée à la cour du roi Henri VIII. Elle fit un art de l'enluminure et mourut en Angleterre, considérablement riche et comblée d'honneurs. Son frère, Lucas Hurembout, alléché par les succès de sa sœur, quitta la peinture pour se faire enlumineur, mais il ne réussit pas comme elle.
[120] Sans doute Henri de Bles ou Met de Bles, Henri à la Houppe, né à Bovines, près de Dinant. Les Italiens l'appelaient le Maître au hibou ou Civetta, parce qu'il avait la manie de peindre un hibou dans le feuillage de ses arbres; il l'y cachait si bien que souvent on avait beaucoup de mal à le trouver.
[121] Van Eyck.
[122] Jacopo de Barbary, dit le maître au caducée.
[123] Bernard van Orley.
[124] C'étaient les Augustins de Saxe, arrivés à Anvers en 1513 et chassés en 1523. Ils habitaient le quartier Saint-André, où il y a encore la rue des Augustins.
[125] Lucas de Leyde, le célèbre graveur.
[126] Peintre sur verre.
[127] Hans Baldung Grun, célèbre peintre et graveur de médailles.
[128] Christian II, roi des royaumes unis de Danemark, de Suède et de Norvége, surnommé le Néron du Nord.
PARIS.—J. CLAYE, IMPRIMEUR, RUE SAINT-BENOIT, 7.