The Project Gutenberg eBook of Contes espagnols d'amour et de mort This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Contes espagnols d'amour et de mort Author: Vicente Blasco Ibáñez Translator: F. Ménétrier Release date: February 20, 2020 [eBook #61460] Language: French Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES ESPAGNOLS D'AMOUR ET DE MORT *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) V. BLASCO-IBAÑEZ Contes espagnols d’amour et de mort PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 Septième mille Contes espagnols d’amour et de mort _Il a été tiré de cet ouvrage vingt exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 20., et trente exemplaires sur papier du Marais numérotés de 21 à 50._ DU MÊME AUTEUR _Chez le même éditeur_: LA TRAGÉDIE SUR LE LAC (trad. par Renée Lafont). LES MORTS COMMANDENT (trad. par Berthe Delaunay). _Chez d’autres éditeurs_: TERRES MAUDITES, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). FLEUR DE MAI, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). DANS L’OMBRE DE LA CATHÉDRALE, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). ARÈNES SANGLANTES, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). LA HORDE, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). LES QUATRE CAVALIERS DE L’APOCALYPSE, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). L’INTRUS, chez Fasquellè (trad. par Renée Lafont). LES ENNEMIS DE LA FEMME, chez Calmann-Lévy (trad. par A. de Bengoechea). E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY V. BLASCO-IBAÑEZ Contes espagnols d’amour et de mort _Traduits de l’espagnol par F. MÉNÉTRIER_ PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays. Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. Copyright 1922, by ERNEST FLAMMARION. PRÉFACE Vicente Blasco-Ibañez, dont les admirables romans ont rendu le nom célèbre dans le monde entier, est assez mal connu en France comme conteur. Nous avons voulu réparer cette regrettable ignorance d’une partie fort importante de son œuvre, en publiant aujourd’hui quelques-unes des plus belles histoires qui commencèrent à le faire remarquer dans sa patrie, alors que Blasco-Ibañez était, avant tout, le député de Valence et l’un des plus fameux agitateurs républicains de l’Espagne. Ces contes de jeunesse ont pour décor la campagne valencienne, la huerta magnifique, paradis de fleurs et d’orangers, ou bien les rues et les faubourgs de la ville, cité toujours à moitié arabe, ou encore les plages voisines où pullulent le pêcheur héroïque et le contrebandier hardi. Mais ce qui rend surtout ces contes curieux, c’est qu’ils peignent les mœurs singulières de cette région qui est, de toute l’Espagne, celle qui conserve le mieux les vestiges de la domination des Maures qui s’y est exercée pendant plus de cinq siècles et a laissé son empreinte dans les âmes violentes et passionnées. Ce qui se joue, dans ces contes d’un relief saisissant, c’est l’éternel drame de l’amour et de la mort. A côté de descriptions aux touches sobres, par instants surgissent des éclairs de cette belle humeur levantine qui est un peu cousine des joyeusetés de notre vieux français. Les anciens moines espagnols et les hidalgos ne dédaignaient pas une certaine verve rabelaisienne. Bravaches et matamores, bandits sensibles ou sournois, caciques, alguazils et alcades parfois coquins, paysans têtus, laborieux, exaltés aussi, vieillards amoureux, contrebandiers, matelots, bohèmes musiciens et ivrognes, tous ceux qui défilent dans ces contes sont extraordinairement pittoresques, s’accordent avec un paysage merveilleux. Qu’il peigne les âmes ou les décors de son pays, Blasco-Ibañez est toujours le poète incomparable, l’écrivain de génie dont l’un de ses plus clairvoyants admirateurs a dit qu’il ne saurait être comparé comme conteur qu’à notre grand Maupassant[A]. F. M. Contes espagnols d’amour et de mort LE SECOND MARIAGE DU PÈRE SENTO I Les habitants de Benimuslin furent stupéfaits de la nouvelle. Le père Sento se mariait! lui, un des notables du village, le plus important contribuable du district! Et la fiancée, c’était la belle Marieta, fille d’un charretier, ayant pour toute dot sa frimousse brune, son sourire aux gracieuses fossettes, ses immenses yeux noirs, qui semblaient dormir sous les longues paupières, entre deux torsades de cheveux, drus et brillants, qui lui couvraient les tempes. Plus d’une semaine, cette nouvelle mit en émoi la tranquille bourgade, qui, dans son vaste horizon de vignes et d’oliviers, dressait ses toits sombres, ses murs d’une blancheur éblouissante, son campanile au bonnet de tuiles vertes et sa haute tour mauresque carrée et rouge dont la couronne de créneaux, rompus ou ébréchés, se détachait sur le bleu du ciel. Il devait être féru d’amour, le père Sento, pour violer ainsi toutes les coutumes. Avait-on jamais vu un homme si riche, possédant le quart de la contrée avec plus de cent outres de vin dans sa cave, cinq mules à l’écurie, épouser une fille qui, dans son enfance, maraudait dans les jardins ou travaillait chez les bourgeois pour sa nourriture! Ce n’était qu’un cri. Si Mâame Tomasa, première femme de Sento, sortait de sa tombe; si elle voyait sa grande maison de la rue Mayor, ses champs, sa superbe chambre à coucher, sur le point d’appartenir à cette morveuse, qui autrefois lui demandait du pain, que dirait-elle! A coup sûr, il était fou! Il suffisait de voir la ferveur amoureuse, le sourire niais, les airs conquérants de ce jouvenceau de cinquante-six ans révolus! Les plus indignées, c’étaient les jeunes filles de familles aisées, qui, dans leur égoïsme de paysannes, n’auraient trouvé nul inconvénient, à offrir leur main brune à ce vieux coq de village, qui serrait son ventre proéminent sous une ceinture de soie, et dont les petits yeux, gris et durs, brillaient à l’ombre de sourcils énormes, contenant, au dire de ses ennemis, plus d’un kilo de poils. Tous convenaient qu’il avait perdu la raison. Tout ce qu’il possédait avant son premier mariage, tout ce qu’il avait hérité de Mâame Tomasa, tout cela devait passer à cette sainte-nitouche, qui avait su l’affoler à tel point que les dévotes, à la porte de l’église, se demandaient si Marieta n’avait pas fait un pacte avec le Malin, et donné au vieux des poudres diaboliques. Il fallait entendre les parents de Mâame Tomasa, après la grand’messe où l’on publia les bans pour la première fois. C’était un vol qualifié, oui, monsieur! La défunte avait tout laissé à son mari, parce qu’elle croyait à sa fidélité; et maintenant, le grand filou, en dépit de son âge, cherchait un jeune tendron, et lui faisait cadeau du bien de l’autre! La justice était bannie de ce monde, si on tolérait cela! Mais allez donc protester, à notre époque! Monsieur le curé, don Vicente, avait raison de dire que c’était la fin de tout. Ah! si don Carlos était roi d’Espagne, les choses iraient bien mieux! Évidemment, ce mariage finirait mal. Ce vieux birbe, atteint de rage amoureuse, était destiné à pleurer son coup de tête. Ça allait faire du joli!... Tout le monde savait que Marieta avait un amoureux, Toni le Déguenillé! un vagabond qui avait passé son enfance à courir les vignes avec elle, et qui, maintenant, l’aimait pour le bon motif, et attendait pour se marier, de prendre goût au travail et de perdre l’habitude de boire au cabaret les quatre mottes de terre de son patrimoine, en compagnie de son grand ami, Dimoni, le joueur de musette, autre vaurien, qui venait le chercher du village voisin pour s’enivrer et cuver son vin avec lui dans les paillers où ils s’endormaient ensemble. Les parents de Mâame Tomasa regardaient maintenant le «Déguenillé» avec sympathie. Voilà celui qui se chargerait de les venger! Et les mêmes gens, qui le méprisaient autrefois, qui détournaient la tête en le rencontrant, allèrent le trouver à la buvette, le jour où furent publiés les premiers bans, et se plantèrent devant ce rustre, assis sur un tabouret de corde, un bout de cigarette collé à la lèvre, le regard fixé sur le pichet, qui, frappé d’un rayon de soleil, se reflétait, mobile tache rouge, sur le zinc de la petite table. --Eh, Déguenillé! lui disaient-ils, goguenards; Marieta se marie. Toni accueillait la raillerie d’un haussement d’épaules. C’était à voir!... Nul n’est heureux jusqu’au bout!... Et lui, mordieu! on savait bien qu’il était homme à regarder en face le père Sento, qui, lui aussi, faisait le bravache. Et c’était vrai: aussi tous s’attendaient-ils à une rencontre à grand fracas. Sento, suivant sa propre affirmation, était brute comme pas un. Électeur influent, ayant de nombreux amis à Valence, plusieurs fois alcade, il n’était pas rare de le voir brandir, en pleine place, sa grosse trique de Liria, pour en administrer «deux coups», avec la plus complète impunité, au premier importun qu’il rencontrerait. II Vint le moment du contrat. Sento ne faisait pas les choses à demi; d’ailleurs Marieta et sa famille n’étaient pas gens à dédaigner pareille aubaine. Sento la dotait de trois cents onces d’or, non compris les effets et les bijoux, ayant appartenu à sa première femme. La maison de Marieta, cette hutte située hors du village, sans autre ornement que la charrette devant la porte, et deux ou trois maigres haridelles à l’écurie, fut visitée par toutes les jeunes filles du pays. On eût dit un jubilé! Toutes, en groupes, se prenant par la taille ou le bras, passaient devant la longue table, couverte de blanc, sur laquelle les cadeaux offerts à la fiancée, et son trousseau s’étalaient avec une magnificence qui provoquait des exclamations de surprise. --Reine et Très Sainte-Vierge! que de belles choses! Le linge bis, comme l’est la toile forte, s’élevait en piles régulières presque jusqu’au plafond, bien plié, sentant bon la lessive et la propreté: le tout par douzaines de douzaines, depuis les chemises jusqu’aux torchons de cuisine, aux initiales voyantes. Puis c’étaient les dessous, garnis de dentelles à profusion, les vêtements de grosses soies grinçantes aux reflets métalliques; les jupes de percale à ramages, d’une fraîcheur de printemps; les mantilles, aux arabesques fines et compliquées; les corsets blancs et noirs, pointillés de rouge, dont les contours rigides dessinent les formes avec audace; les châles de Manille, sur lesquels des oiseaux de féerie volent en un ciel de soie blanche, et où l’on voit des Chinois, aux têtes de porcelaine, les uns moustachus et fiers, les autres, tondus et niais, admirer des ingénues, qui rêvent, tout éveillées, dans ces contrées mystérieuses, où les hommes portent des jupes... Près de là, les cadeaux des amis: de jolis bénitiers d’alcôve, avec leurs anges de porcelaine; des boîtes de couteaux, des couverts d’argent, deux candélabres majestueux: ceci, c’était le présent du marquis, du _cacique_ de la région, l’homme le plus éminent d’Espagne, au dire de Sento, qui, lorsqu’il s’agissait de le faire nommer député du district, était tout prêt à empoigner son gourdin ou à mettre l’escopette en joue. Et, comme digne finale de cette exposition, les bijoux brillaient sur le velours grenat des écrins; les boucles d’oreille ornées de perles, les grandes épingles pour le corsage ou la chevelure; enfin, cette parure, fameuse à Benimuslin, que Mâame Tomasa avait achetée quatorze onces, rue des Platerias. Heureuse Marieta! Elle faisait la modeste et rougissait, lorsqu’elle entendait vanter son bonheur. Il fallait voir aussi les grosses larmes de sa mère, une femme ridée et maigre, insignifiante, et l’émotion du charretier, qui suivait partout son futur gendre et montrait pour lui toute la considération due à un être supérieur. La lecture du contrat se fit dans la soirée. Don Julian, le notaire, descendit de sa vieille carriole, accompagné de son clerc, un pauvre diable d’aspect famélique, avec un encrier de corne émergeant d’une poche, et du papier timbré sous le bras. Don Julian fut porté presque en triomphe, dans la cuisine, où l’on avait préparé un grand chandelier à quatre branches. Le docte personnage avait l’habitude de lire les contrats en dialecte valencien, tout en intercalant dans le texte des plaisanteries de son cru. Les gens les plus graves n’auraient pu garder leur sérieux devant cet homme de loi à la longue redingote noire, semblable à une soutane, au visage frais et joufflu, aux grosses lunettes relevées sur le front, ce qui, pour les naturels de Benimuslin, était un caprice inexplicable, particulier aux grands talents. Le notaire se mit à dicter à voix basse. Son clerc griffonnait sur les feuilles de papier timbré, pendant que les amis de la maison arrivaient avec le curé et l’alcade, et que les cadeaux de noce disparaissaient de la longue table, pour faire place aux galettes saupoudrées de sucre, aux confitures à l’amande, aux tartelettes, sèches comme du carton, sans compter une douzaine de bouteilles de marasquin. Don Julian toussota plusieurs fois, se leva en tirant les revers de sa redingote, et tout le monde devint silencieux, lorsqu’il prit les feuilles où l’encre était fraîche encore, et commença la lecture. En nommant le futur, il fit une grimace, dont Sento fut le premier à rire. Quand il en vint à la fiancée, il salua Marieta d’une véritable révérence de cour et l’on rit encore; mais quand il s’agit des conditions du contrat, tous devinrent graves; un vent d’égoïsme et de cupidité passa dans cette cuisine; Marieta leva la tête, les yeux brillants, les ailes des narines dilatées d’émotion, lorsqu’elle entendit parler d’onces, de la vigne de l’ermitage, des oliviers du Chemin Creux, et de tout ce qui allait lui appartenir. Sento était le seul qui sourît, satisfait qu’une si honorable assemblée pût apprécier sa munificence. Lorsque les pièces furent dûment paraphées, les gâteaux et les rafraîchissements commencèrent à circuler. Le notaire faisait de l’esprit, pendant que son famélique clerc s’empiffrait pour lui et pour son patron. La cérémonie prit fin à onze heures. Le curé venait de se retirer, honteux d’être encore debout, alors qu’il avait à dire la messe de l’aube; l’alcade l’avait accompagné; Sento sortit enfin avec le notaire et son clerc, qu’il emmena chez lui pour y passer la nuit. Les rues étaient obscures. Par delà la maison de Marieta, c’étaient les ténèbres épaisses enveloppant la campagne d’où s’élevaient des bruissements de feuillage et des chants de grillons. Au-dessus des toits, les étoiles clignotaient dans un ciel d’un bleu sombre, les chiens aboyaient dans les cours en répondant aux hennissements des bêtes de travail. Le notaire et son secrétaire marchaient avec précaution, craignant de se heurter à des cailloux. --_Ave Maria purissima!_ criait au loin la voix rauque du veilleur de nuit. Onze heures! beau temps! Et don Julian se sentait quelque peu inquiet dans ces ténèbres. Il croyait voir des formes suspectes, des gens aux aguets au tournant de la rue. Soudain une fusée déchira l’ombre, un énorme pétard éclata: tout tremblant, le notaire se colla à une porte, pendant que le clerc tombait presque à ses pieds. Sento demeura vaillamment au milieu de la rue. Crédié! Il savait bien d’où cela venait: «Voyous! Canailles!» rugit-il, d’une voix étranglée par la fureur. Il brandit son gourdin, et avança, menaçant, comme si, au delà de ce tournant de rue, il allait trouver le Déguenillé, avec toute la parenté de Mâame Tomasa. III Depuis le matin, les cloches de Benimuslin sonnaient à toute volée. Sento se mariait ce jour-là: cette nouvelle avait circulé dans tout le district, et de tous les villages voisins, accouraient amis et parents, les uns à cheval sur leurs bêtes de labour, portant sur le dos des couvertures aux couleurs criardes; les autres dans leurs carrioles, transportant toute la famille, depuis la femme aux cheveux luisant d’huile jusqu’à la marmaille. La maison de Sento était transformée en un véritable abattoir. Dans la cour, le boucher du village fendait les cous des poules, les gamins les plumaient avec enthousiasme; partout voltigeaient des nuées de plumes; d’autres se collaient au sol taché de sang. On flambait les volailles, dont la peau était encore hérissée de duvets, puis les victimes étaient suspendues à une branche de figuier, où la mère Pascuala, vieille servante de la maison, avec des délicatesses de chirurgien expert, les ouvrait de haut en bas, pour en extraire le foie et les ovaires, mets exquis pour le déjeuner des marmitons. On voyait dans la cour d’énormes poêles, montrant leurs panses couvertes de suie, et leur intérieur brillant comme de l’argent; des sacs de riz; de grands baquets débordant de saumure, d’où les escargots tiraient leurs cornes, au soleil; et, s’accumulant en un coin, toute une fournée de pains ronds, répandant leur bonne odeur chaude dans cette atmosphère de sang et de graisse. De la cave, sortaient des outres, qui tombaient, tremblantes, sur le sol, comme des corps palpitants; les unes, immenses, contenant le vin rouge pour le repas; les autres, plus petites, renfermant un véritable nectar, clair et capiteux, dont on parlait dans tout le village avec respect. Dans la chambre à coucher, étaient en réserve les friandises: les tartes, les gâteaux à la crème battue, et toutes sortes de bonnes choses que les enfants contemplaient, de la porte, pâles d’émotion, en se suçant le doigt d’un air gourmand. La fête promettait. La joie brillait sur les visages enflammés. Dans la cour, on dénouait déjà les peaux de bouc: il fallait goûter le vin et prendre des forces! Là-bas, dans la rue, résonnait la musette de Dimoni, qui, lui aussi, était de la fête... Enfin, l’heure fixée pour la cérémonie religieuse, était venue. Le cortège nuptial se forma: en avant, une troupe de galopins, faisant des cabrioles autour de Dimoni, qui soufflait, la tête en arrière, dans son instrument; puis les futurs époux: lui, avec son immense chapeau de velours et sa cape à manches qui lui congestionnait le visage; quant à elle... on eût dit une dame de la ville, avec la mantille de dentelle, le châle de Manille, qui de sa longue frange balayait la poussière, la jupe de soie, gonflée par d’innombrables cotillons, le chapelet de nacre au poignet, les oreilles distendues et rougies par ces énormes pendants de perles, que l’_autre_ était si fière de porter autrefois! Voilà ce qui révoltait les parents de Mâame Tomasa: --Voleur! trois fois voleur! rugissaient-ils, en regardant Sento. Celui-ci s’engagea dans l’église, d’un air satisfait, ses petits yeux lançant des étincelles sous ses énormes sourcils. Derrière lui défilèrent les témoins, l’alcade avec sa troupe d’alguazils, le fusil sur l’épaule, et tous les convives, suant à grosses gouttes sous le poids des capes de cérémonie, avec de grands mouchoirs aux pointes nouées, passés au bras, mouchoirs gonflés de dragées qu’ils devaient lancer à la sortie de l’église. Les curieux, restés à la porte, regardaient le cabaret de la place. Dimoni s’y rendit comme si les sons de l’orgue l’agaçaient. Il s’y rencontra avec le Déguenillé et ses grands amis, tous les miséreux du pays, qui buvaient en silence, échangeant des clins d’yeux et des sourires avec les ennemis de Sento. Evidemment, un complot se tramait; les femmes commentaient l’événement, d’une voix mystérieuse, comme si elles craignaient que le feu ne fût sur le point de prendre aux quatre coins du village. Le cortège allait enfin sortir de l’église. Une marmaille, ébouriffée et sale, qui semblait surgir de la poussière, se bousculait à la porte, en criant: «Les bonbons! les bonbons!», pendant que Dimoni s’approchait en attaquant la Marche Royale. Attention! Sento, en personne, lança une vraie mitraille de dragées, qui, ricochant sur les caboches dures, s’enfoncèrent dans la poussière, où les galopins se mirent à les chercher à quatre pattes. De là, jusqu’au logis des époux, ce fut un bombardement en règle; les dragées ne cessaient de pleuvoir, et les alguazils étaient obligés de s’ouvrir un passage, à coups de pied et de trique. En passant devant la buvette, Marieta baissa la tête et pâlit de voir son mari jeter un sourire ironique au Déguenillé, qui lui répondit par un geste obscène. Ah! le misérable s’était juré de lui gâter son jour de noce. Le chocolat attendait. De la tempérance, les amis! c’était don Julian qui donnait ce conseil: il fallait penser que le grand repas aurait lieu dans deux heures. Mais, en dépit d’un si sage avis, on se rua sur les rafraîchissements, sur les corbeilles de biscuits, sur les assiettes de sucreries; en peu de temps la table fut rase comme la paume de la main. La mariée changeait de vêtements dans la chambre à coucher; elle reparut en robe de percale, les bras nus, les perles de ses épingles d’or brillant dans sa chevelure peignée avec art. Le notaire causait avec le curé qui venait d’arriver, coiffé d’une calotte de velours, et vêtu de son long manteau à pointes. Les convives allaient et venaient dans la cour, s’informant des préparatifs du festin; les femmes s’étaient mises à l’aise et babillaient de leurs affaires de famille. Près de la porte donnant sur la rue, résonnait l’infatigable musette de Dimoni, pendant que la marmaille se bousculait, se cognait, roulait dans la poussière, pour ramasser les dragées qu’on lançait de l’intérieur de la maison. Le moment solennel était venu: les plats de riz à la mode du pays, dont le contenu bouillait, en laissant échapper une fumée bleuâtre, furent posés sur la table. Les invités s’empressèrent de prendre place. Quel splendide coup d’œil! Le curé stupéfait s’écriait: C’est mieux qu’un festin de Balthazar! Et le notaire, pour ne pas être en reste, parlait des noces d’un certain Camacho, dont il avait lu la description dans un livre dont il avait oublié le titre. Le menu fretin festoyait dans la cour. Dimoni s’y trouvait, et à chaque instant, il envoyait son acolyte à l’endroit où étaient les outres, pour faire remplir son pichet. Tout le monde s’y était mis consciencieusement. Les dentures, fortifiées par le repas quotidien de salaison, se choquaient allègrement, et les yeux fixaient avec tendresse les grands plats, dans lesquels les morceaux de poulet étaient presque aussi nombreux que les grains de riz, gonflés d’un bouillon substantiel. Le mouchoir accroché sur sa poitrine, en guise de serviette, il y avait là un gros moine, qui engloutissait les aliments comme un ogre, pendant que les femmes faisaient des manières, portant à leur bouche l’extrémité de la cuiller, avec deux grains de riz, selon la coutume des campagnardes qui trouvent peu décent de s’empiffrer en public. C’était un banquet de bonne compagnie: on n’y mangeait pas à même le plat; chacun avait son assiette et son verre, ce qui embarrassait nombre d’invités, habitués à lancer un croûton sur le riz, pour signifier que le moment était venu de passer le pichet de main en main. A peine Marieta touchait-elle les mets du bout des lèvres: elle était pensive et un peu pâle, tournant parfois les yeux avec anxiété du côté de la porte, comme si elle craignait de voir apparaître le Déguenillé. Ce vaurien était capable de tout. Elle croyait encore entendre les derniers mots qu’il avait prononcés lorsqu’ils s’étaient séparés pour toujours. Il lui avait dit qu’il lui donnerait un jour de ses nouvelles. Le plus étrange, c’était que la grande colère du Déguenillé lui faisait tout de même plaisir, car au fond, elle avait un faible pour ce misérable, avec qui elle avait grandi. Déjà les plats étaient vides, et l’on servait les spécialités culinaires de Pascuala: poulets rôtis et farcis, filets de porc aux tomates... on tira de la chambre à coucher les vol-au-vent, les gâteaux et les tartes; on vida une bonne bouteille de derrière les fagots. Marieta, une assiette à la main, se mit alors à faire le tour de la table: «Pour la mariée!» disait-elle, d’une voix douce. C’était plaisir de voir les belles pièces reluisantes, tomber sur l’assiette. Tout le monde donna, jusqu’au notaire qui lâcha cinq douros, en se disant qu’il se rattraperait sur les honoraires. Le curé, d’un air maussade, tira deux pesetas: c’était peu! mais l’Eglise était si pauvre en Espagne! Enfin Marieta ouvrit l’immense poche cousue à sa jupe, où elle vida l’assiette; les pièces y tombèrent en tintant gaiement... ... Le banquet tirait à sa fin; le petit vin clairet produisait son effet. Tous parlaient à la fois; les plus gais criaient: Silence! Silence! et improvisaient des couplets en l’honneur des mariés. Le notaire était dans son élément. Il prétendait que le père Sento venait de le pincer sous la table, prenant ses jambes pour celles de Marieta; il parlait de la prochaine nuit, de manière à faire rougir les jeunes filles et sourire les mères; le curé en gaieté, les yeux humides et brillants, s’efforçait de rester grave en disant d’un air bon enfant: --Voyons? don Julian! de la tenue! Rappelez-vous que je suis ici! Certains sous l’influence du vin revenaient à leur brutalité première; ils criaient, gesticulaient debout, faisant rouler verres et bouteilles; ils accompagnaient de leurs chants la musette de Dimoni aux sons de laquelle quelques couples dansaient dans la cour. A la fin, ils se divisèrent instinctivement en deux bandes, et d’un bout à l’autre de la table, ils se mirent à se lancer des dragées, à pleines poignées, de toute la force de leurs bras. Sento riait de tout son cœur. Le curé prit la fuite, avec les femmes, et alla se réfugier dans la cuisine; le notaire se cacha sous la table. Les vitrines des buffets tombaient, brisées en mille morceaux; les champions, de plus en plus excités, ne trouvant plus de dragées, se lançaient des cuillères et des débris d’assiettes. --Assez! en voilà assez! cria Sento. Comme ils refusaient d’obéir, il se leva, et de haute lutte, les jeta dehors. Alors les femmes revinrent en compagnie du curé tout tremblant. Sainte Vierge! Voilà qui passait les bornes! C’était un jeu de brutes. Elles se mirent à soigner les blessés, qui essuyaient leur sang, tout en assurant qu’ils s’étaient bien amusés. Blessés et infirmières retournèrent s’asseoir à la table saccagée, où le vin répandu et les restes du repas faisaient des taches répugnantes; mais bientôt quelques respectables matrones se levèrent précipitamment, en disant que _quelque chose_ marchait sous la table et leur pinçait les mollets. C’étaient les gamins qui, n’étant pas encore rassasiés, cherchaient à quatre pattes les résidus de la bataille: Racaille endiablée! Hors d’ici! hors d’ici! IV A dix heures du soir, il ne restait que peu de monde dans la maison des mariés. Dès la tombée de la nuit, les charrettes et les montures harnachées avaient commencé à sortir de l’écurie. La majeure partie des convives retournaient à leurs villages, en chantant à tue-tête. Les gens de Benimuslin se retiraient aussi, et dans les rues obscures, plus d’une femme emmenait avec peine son mari titubant, qui était incapable de s’enivrer les jours ordinaires, mais qui, les jours de fête, se mettait en gaieté comme tout le monde. La carriole du notaire sautait sur les pavés de la rue. Don Julian, les lunettes sur le bout du nez, somnolait, laissant le clerc conduire, bien que celui-ci fût aussi ému que son patron. Sento, resté seul avec Marieta, ne savait que dire... Il ne pouvait que répéter: mordieu!... Ah, il avait été plus entreprenant autrefois, avec Mâame Tomasa. Sans doute l’effet de l’âge! Enfin il pria Marieta d’entrer dans la chambre à coucher; mais c’était une singulière personne, que cette petite! Jamais il n’avait vu créature si têtue. Elle ne voulait rien entendre... plutôt mourir! Elle voulait passer la nuit dans un fauteuil... Le vieux se fatigua de la prier... Puisque tel était son caprice, bonne nuit!--Et, prenant la lampe, il entra dans la chambre; mais Marieta avait horreur de l’obscurité: cette grande maison inconnue lui faisait peur; elle croyait voir dans l’ombre la large face, aux taches de rousseur, de Mâame Tomasa. Toute tremblante, elle se précipita dans la chambre à la suite de son époux. Maintenant elle regardait cette pièce, qui était la mieux de la maison, avec ses chaises d’osier fabriquées à Vitoria, ses murs couverts de chromos et ses grandes armoires. Sur la commode ventrue, aux poignées de bronze, il y avait sous un énorme globe une statue de la Vierge, et un bouquet de fleurs flétries, de chaque côté des candélabres de cristal, aux bougies jaunes, déformées par le temps et salies par les mouches; près du lit, un bénitier avec la palme du dimanche des Rameaux, et, suspendu à un clou, le fusil du père Sento, une arme de fort calibre, toujours chargé de gros plomb; enfin, suprême élégance! le lit monumental de Mâame Tomasa, à la tête duquel était sculptée la cour céleste, et dont la literie était formée d’un amoncellement, recouvert de matelas, de damas rouge. Le père Sento souriait, satisfait de son succès: bien! c’était ainsi que Marieta devait toujours obéir gentiment. Malgré sa rudesse habituelle, il lui parlait d’une voix très douce, comme s’il avait une praline dans la bouche; enfin il allongea le bras... --Restez tranquille! dit-elle, effrayée.--Ne m’approchez pas! Elle s’éloigna, poursuivie par Sento, qui, ne pouvant l’atteindre, finit par lui accorder une trêve, et se mit à se déshabiller avec résignation. --Es-tu bête! répétait-il philosophiquement, pendant qu’il enlevait ses espadrilles, son pantalon de velours, et qu’il dénouait la ceinture noire qui lui comprimait l’abdomen. Onze heures sonnèrent au clocher: il fallait en finir avec ce jeu ridicule; Marieta se couchait-elle, oui ou non? La voix était si impérative que la mariée se leva comme un automate, et se tournant vers le mur, se dévêtit lentement. Elle enleva le foulard noué à son cou, puis après de longues hésitations, le corsage, qui tomba sur une chaise. Elle gardait encore le corset blanc aux arabesques rouges, qui laissait voir son dos brun aux tons chauds et ombrés, dont la peau fine avait le velouté de la pêche mûre. Le père Sento s’approcha cauteleusement. Son ventre énorme et flasque ballottait à chacun de ses pas: --Allons, petite! ne fais pas la sotte! je vais t’aider à te déshabiller. Il tenta de se placer entre elle et le mur; et comme Marieta tenait ses bras fortement croisés sur sa poitrine rebondie, il essaya de les séparer: --Non! Je ne veux pas! s’écria-t-elle. Non!... au diable!... va-t’en! Avec une vigueur inattendue, elle écarta ce ventre qui lui barrait le passage, et, toujours cachant ses seins, elle se réfugia entre le lit et la cloison. Sento se mit en colère. C’était passer les bornes de la plaisanterie! Il poursuivit Marieta dans sa retraite, mais à peine eut-il fait quelques pas... qu’il lui sembla que tout le village s’écroulait, que la maison était assaillie par tous les diables, et que l’heure du Jugement dernier était venue. Ce fut un tintamarre infernal, un bruit confus de grelots, de sonnailles, de bidons de pétrole frappés à gros coups de bâton; puis bientôt, partirent des pétards, sifflant, éclatant tout près de la fenêtre, avec des lueurs rougeâtres d’incendie. Sento comprit de quoi il s’agissait: l’auteur, il le connaissait! Le compte de cette crapule serait vite réglé, si la prison n’était pas à craindre. Le vieillard trépignait: il n’était plus amoureux, il ne songeait plus à Marieta, qui, d’abord, frappée de stupeur, pleurait maintenant, comme si ses larmes pouvaient tout arranger. Ah! ses amies l’avaient bien dit: puisqu’elle se mariait avec un vieux, on lui ferait un vrai charivari. Mais quel charivari! Quand les boîtes de fer-blanc et les grelots cessaient de résonner, la musette de Dimoni nasillait en persiflant les époux, puis une voix rauque que connaissait Marieta (ah, oui! elle la connaissait bien!) parlait de la vieillesse du père Sento, et du danger qu’il courait d’aller dès le lendemain au cimetière, s’il s’acquittait de ses devoirs d’époux. --Mufles! Chenapans! rugissait le bonhomme, arpentant la chambre et gesticulant comme un énergumène. Voulant savoir qui osait ainsi s’attaquer à lui, il éteignit la lampe et ouvrit le judas de la fenêtre grillée. La rue était pleine de monde. Quelques paquets de chénevote sèche brûlaient avec une flamme rougeâtre, qui, laissant dans l’ombre tout le reste de la foule, éclairaient les auteurs du charivari: le Déguenillé, avec toute la famille de Mâame Tomasa. Le vieillard s’indignait surtout de voir Dimoni accompagner de son instrument les couplets injurieux chantés contre lui, alors que ce filou venait de recevoir deux douros, pendant la noce pour prix de son travail. Le Déguenillé était infatigable; les gens hurlaient d’enthousiasme en entendant ses chansons. Sento, hors de lui, fit quelques pas en arrière et, dans l’ombre, sembla chercher quelque chose à tâton... Quand il revint à la fenêtre, il vit la foule s’ouvrir pour laisser passer les amis du Déguenillé, qui portaient sur l’épaule un objet long et noir: --_Gori! Gori! Gori!_[B] hurlaient les gens sur l’air du _De Profundis_. Deux énormes cornes, ligneuses et torses, furent hissées au bout d’un bâton; puis un cercueil passa, au fond duquel gisait un mannequin grotesque ayant pour sourcils deux grosses touffes de poils, en broussaille. Sacrebleu, ça, c’était pour lui! et on avait l’audace maintenant de lui lancer ce surnom de _Sellat_ (_Gros-Sourcils_) que jusqu’alors personne n’avait osé proférer en sa présence. Il rugit, en s’éloignant un peu de la fenêtre, et prit le long du mur un objet qu’il appuya à son visage, crispé de fureur... Deux détonations formidables firent cesser net le carillon. Il avait tiré au jugé, mais tel était son désir de tuer qu’il était sûr d’avoir touché... Les torches s’éteignirent; on entendit la rumeur de la foule en fuite; quelques voix crièrent: --_Assassin!_ C’est _Gros-Sourcils_! Montre-toi, fripouille! Mais Sento ne les entendait pas. Stupéfié de son acte, le fusil lui brûlant les mains, il dit sourdement à Marieta épouvantée, qui gémissait, étendue sur le plancher: --Tais-toi! mordieu! ou je te tue! Il ne sortit de sa stupeur qu’en entendant frapper rudement à la porte, qui donnait sur la rue: --Ouvrez, au nom de la loi! Les domestiques avaient sans doute veillé toute la nuit, car la porte s’ouvrit aussitôt: un bruit de crosses et de souliers à clous s’approcha de la chambre à coucher. Lorsque le père Sento fut dans la rue, entre deux gendarmes, il vit le cadavre du Déguenillé, troué comme un crible. Pas un plomb n’était perdu! De loin, les amis du mort le menacèrent de leurs couteaux; Dimoni lui-même, titubant d’ivresse et d’émotion, le visait d’un air farouche, avec sa musette; mais lui, ne voyait rien!... Il s’éloigna, la tête basse, en murmurant avec amertume: _La belle nuit de noce!_ DIMONI De Cullera à Sagonte, dans toute la plaine de Valence, il n’y avait ni bourg ni village où il ne fût connu. Aux premiers sons de sa musette, les enfants accouraient au galop, les commères s’appelaient les unes les autres d’un air joyeux, les hommes quittaient le cabaret. Et lui, les joues gonflées, le regard vague perdu dans les airs, il jouait sans relâche, au milieu des applaudissements qu’il accueillait avec une indifférence d’idole. Sa vieille musette toute fendillée, partageait avec lui l’admiration générale: lorsqu’elle ne roulait pas dans les paillers ou sous les tables des buvettes, on la voyait toujours sous son aisselle comme un membre nouveau, créé par la nature dans un accès de mélomanie. Les femmes, qui se moquaient de ce vaurien, avaient fini par le trouver beau. Grand, vigoureux, la tête ronde, le front haut, les cheveux ras, le nez d’une courbe fière, il avait dans sa physionomie calme et majestueuse quelque chose qui rappelait les patriciens romains, non pas ceux, qui, au temps où les mœurs étaient austères, vivaient à la spartiate et fortifiaient leurs muscles au Champ de Mars, mais ceux de la décadence dont les orgies et la gloutonnerie dégradaient la beauté héritée de leur race. Dimoni était un ivrogne: il devait sa réputation moins à son talent merveilleux, d’où lui était venu le surnom de Dimoni[C], qu’à ses formidables ribotes. Il était de toutes les fêtes. On le voyait toujours arriver silencieux, la tête haute, sa musette sous l’aisselle, accompagné de son petit tambourineur, un garnement ramassé sur les routes, qui avait l’occiput tout pelé, car, à la moindre faute, Dimoni lui tirait impitoyablement les cheveux. Et si le galopin, fatigué de ce genre de vie, quittait son maître c’était après être devenu aussi pochard que lui. Dimoni était sans contredit le meilleur joueur de musette de la province, mais il fallait le surveiller dès son entrée au village, le menacer du bâton pour l’empêcher d’entrer au cabaret avant la fin de la procession, ou, si l’on était assez faible pour lui céder, l’y accompagner, afin d’arrêter son bras chaque fois qu’il le tendait pour saisir le pichet au bec pointu et boire te vin à la régalade. Toutes ces précautions étaient souvent vaines; car plus d’une fois, marchant, roide et grave, devant la bannière de la confrérie, Dimoni scandalisait les fidèles, en jouant brusquement la _Marche Royale_ devant la branche d’olivier de la buvette, pour attaquer ensuite le funèbre _De profundis_, quand la statue du saint patron rentrait à l’église. Ces distractions d’incorrigible bohème amusaient les gens. La marmaille pullulait autour de lui, en faisant des cabrioles. Les vieux garçons riaient de l’air dont il marchait devant la croix paroissiale; ils lui montraient de loin un verre de vin, et il répondait à l’invitation par un clignement d’yeux malicieux qui semblait leur dire: Gardez-le pour «tout à l’heure». Ce «tout à l’heure», était pour Dimoni le bon moment, car alors, la fête terminée, il était affranchi de toute surveillance, et il jouissait enfin de sa liberté. Il trônait en pleine auberge près des petits tonneaux peints en rouge sombre, au milieu des tables de zinc. Il aspirait avec délices l’arôme de l’huile et de l’ail, de la morue, des sardines frites qu’on voyait sur le comptoir, derrière le grillage sale, et contemplait avec envie les chapelets de boudins, qui pendaient des solives, les grappes de saucissons fumés, pointillés par les mouches, les cervelas et les jambons saupoudrés de gros poivre rouge. La cabaretière était flattée de la présence d’un client que suivaient tant d’admirateurs qu’il n’y avait pas assez de mains pour remplir les pichets. Une odeur lourde de laine grossière et de sueur se répandait dans l’air, et, à la lueur du quinquet fumeux on voyait la respectable assemblée: les uns assis sur des tabourets de sparte aux pieds de caroubier, les autres accroupis sur le sol, soutenant de leurs fortes mains leurs grosses mâchoires qui semblaient se désarticuler à force de rire. Tous les regards étaient fixés sur Dimoni: «La grand’mère! joue la grand’mère!» Alors il se mettait à imiter avec sa musette le dialogue nasillard de deux vieilles, d’une façon si comique, que d’interminables éclats de rire ébranlaient les murs du cabaret, éveillant les chevaux de la cour voisine, dont les hennissements mettaient le comble au tapage. On lui demandait ensuite de contrefaire «l’Ivrognesse», une «rien du tout,» qui allait de village en village, vendant des mouchoirs et dépensant ses gains en eau-de-vie. Le plus amusant, c’était qu’elle assistait presque toujours à la séance, et qu’elle était la première à éclater de rire. Quand son répertoire burlesque était épuisé, Dimoni donnait libre cours à ses fantaisies, et devant son public silencieux et émerveillé, imitait le pépiement des moineaux, les murmures des blés sous la brise, les sonneries lointaines des cloches, tout ce qui frappait son imagination, dans les après-midi où il s’éveillait en pleine campagne, sans savoir comment l’avait amené là l’ivresse de la veille. Ce bohème génial était un silencieux, qui ne parlait jamais de lui-même. On savait seulement, par la rumeur publique, qu’il était de Benicofar, où il possédait une vieille masure, qu’il avait conservée, parce que personne ne voulait lui en donner quatre sous; on savait aussi qu’il avait bu, en quelques années, l’héritage de sa mère: deux mulets, un chariot et une demi-douzaine de lopins de terre. Travailler? Jamais de la vie! Tant qu’il aurait sa musette, il ne manquerait jamais de pain! Il dormait comme un prince, lorsque, la fête terminée, après avoir soufflé dans son instrument et bu toute la nuit, il tombait comme une masse dans un coin du cabaret, ou sur un pailler à la campagne et son petit vaurien de tambourineur, aussi ivre que lui, se couchait à ses pieds, comme un bon chien. II Personne ne sut jamais comment eut lieu la rencontre; mais il était écrit qu’elle se produirait. Un beau soir, ces deux astres errant dans les vapeurs de l’alcool, Dimoni et l’Ivrognesse, opérèrent leur conjonction... Leur fraternité d’ivrognes s’acheva en amour, et ils allèrent cacher leur bonheur à Bonicofar dans cette vieille masure où, la nuit, couchés par terre, ils voyaient les étoiles clignoter malicieusement à travers les larges brèches du toit, bordées d’herbes sans cesse agitées. Les nuits de tempête, ils étaient obligés de fuir, comme s’ils étaient en rase campagne, poursuivis par la pluie de chambre en chambre, pour finir par trouver dans l’étable abandonnée, un tout petit coin où, parmi la poussière et les toiles d’araignée, fleurissait follement leur printemps d’amour. Depuis son enfance, Dimoni n’avait jamais aimé que le vin et sa musette; et voilà qu’à l’âge de vingt-huit ans, il perdait sa virginité d’ivrogne insensible, et goûtait des jouissances inconnues dans les bras de l’Ivrognesse, affreuse et sale guenon desséchée et noircie par l’alcool qui la brûlait, mais passionnée et vibrante comme une corde tendue! Ils ne se quittaient plus; ils se caressaient en pleine rue avec la naïve impudeur des chiens et maintes fois, en allant aux villages où se célébrait une fête, ils fuyaient à travers champs, et se laissaient surprendre au moment critique par les charretiers qui les entouraient en criant avec de grands éclats de rire. Le vin et l’amour engraissaient Dimoni; il prenait du ventre, s’habillait mieux, marchait calme et satisfait, aux côtés de l’Ivrognesse, qui, de plus en plus sèche et noire, ne songeait qu’à le soigner et l’accompagnait partout. On la voyait même auprès de lui, en tête des processions; elle ne craignait pas les pétards, mais elle lançait à toutes les femmes des regards hostiles. Un jour, dans une procession, les gens se pâmèrent en s’apercevant que l’Ivrognesse était grosse. Dimoni marchait d’un air triomphant, la tête haute, la musette en l’air, comme un nez démesuré; près de lui, le galopin tapait sur le tambour; de l’autre côté, l’Ivrognesse étalait complaisamment, comme un second tambourin, son ventre énorme, dont le poids ralentissait ses pas et la faisait chanceler tandis que se relevait outrageusement le devant de sa jupe, laissant à découvert ses pieds enflés, qui ballottaient dans de vieux souliers, et ses jambes noires, sèches et sales, pareilles aux baguettes agitées par le tambourineur. C’était un scandale, un sacrilège!... Les curés des villages sermonnaient le musicien: --Mais, grand démon, marie-toi au moins, puisque cette vaurienne s’entête à te suivre, même dans les processions. On se chargera de te procurer les papiers nécessaires. Il disait oui, toujours, mais dans son for intérieur, il les envoyait au diable. Se marier! la bonne farce! Comme les gens se moqueraient! Non, c’était bien mieux ainsi. Malgré son obstination, on ne l’exclut pas des fêtes, parce qu’il était le meilleur joueur de musette du pays, et celui qui se faisait payer le moins cher, mais on le dépouilla de tous les honneurs attachés à sa fonction: il ne mangea plus à la table des marguilliers, on ne lui donna plus le pain bénit, on interdit l’entrée de l’église à ce couple d’hérétiques. III L’Ivrognesse ne fut pas mère. On dut arracher l’enfant par morceaux de ses entrailles brûlées; et la pauvre malheureuse mourut ensuite sous les yeux épouvantés de Dimoni, qui, la voyant s’éteindre sans agonie et sans convulsions, ne savait si sa compagne s’en était allée pour toujours, ou si elle venait seulement de s’endormir, comme lorsque la bouteille vide roulait à ses pieds. L’événement fit du bruit; les commères de Benicofar se groupèrent à la porte de la masure, pour voir de loin l’Ivrognesse étendue dans le cercueil des pauvres, et près d’elle, Dimoni accroupi, gémissant, baissant la tête comme un bœuf mélancolique. Aucun habitant du village ne daigna entrer. On ne voyait dans la maison mortuaire qu’une demi-douzaine d’amis de Dimoni, mendiants en loques, aussi ivrognes que lui, et le fossoyeur de Benicofar. Ils passèrent la nuit à veiller la morte, allant chacun à son tour, toutes les deux heures, frapper à la porte du cabaret pour faire remplir une outre énorme. Et quand le soleil entra par les brèches de la toiture, ils s’éveillèrent autour de la morte, tous allongés par terre, comme lorsqu’ils se laissaient tomber dans quelque pailler, la nuit du dimanche, à la sortie du cabaret. Tous pleuraient. Dire que la pauvre femme était là, dans la bière des indigents, tranquille, comme endormie, incapable de se lever pour demander sa part! Oh! que la vie est peu de chose! Et voilà où nous devons aboutir tous. Ils pleurèrent tant que, lorsqu’ils conduisirent le cadavre au cimetière, leur émotion et leur ivresse duraient encore. Toute la population assista de loin à l’enterrement. Les braves gens riaient follement d’un spectacle si bouffon. Les amis de Dimoni marchaient, le cercueil sur l’épaule, avec des oscillations qui faisaient tanguer rudement la boîte funèbre, comme un vieux bateau démâté. Dimoni venait par derrière, avec son inséparable instrument sous l’aisselle, gardant toujours cet air de bœuf moribond qui vient de recevoir un coup terrible sur la nuque. Les gamins criaient et gambadaient autour du cercueil, comme si c’était un jour de fête, et les bonnes gens riaient en assurant que l’histoire de l’accouchement était une plaisanterie, et que l’Ivrognesse était morte d’avoir bu trop d’eau-de-vie. Les grosses larmes de Dimoni faisaient rire aussi. Ah! le sacré coquin! Sa ribote de la veille durait encore, et ses larmes, c’était du vin qui lui sortait par les yeux... On le vit revenir du cimetière, où par pitié l’on avait permis d’enterrer «cette vaurienne», puis entrer au cabaret en compagnie de ses amis et du fossoyeur... Dès lors Dimoni ne fut plus le même homme: il devint maigre, brisé, sordide, et de plus en plus abruti par l’ivresse... Adieu, les glorieux voyages, les triomphes dans les cabarets, les sérénades sur les places, les musiques enragées dans les processions! Il ne voulait plus sortir de Benicofar ni jouer dans les fêtes; il renvoya son dernier tambourineur, dont la présence l’irritait. Peut-être dans ses rêves d’ivrogne mélancolique, avait-il pensé, en voyant la grossesse de l’Ivrognesse, que plus tard un galopin à tête de vaurien, un petit Dimoni, accompagnerait, en tapant sur un tambourin, les gammes vibrantes de sa musette?... Maintenant, il était seul! Il avait connu le bonheur pour retomber dans une situation pire; il avait connu l’amour pour connaître le désespoir: deux choses qu’il ignorait, avant de rencontrer l’Ivrognesse. Tant que brillait le soleil, il restait chez lui comme un hibou. A la tombée de la nuit, il sortait du village furtivement, comme un voleur; il se glissait dans le cimetière par une brèche du mur, et, quand les paysans attardés revenaient chez eux, la bêche sur l’épaule, ils entendaient une petite musique, douce et interminable, qui semblait sortir des tombes. --Dimoni, c’est toi?... Le musicien se taisait, aux cris de ces gens superstitieux qui l’interrogeaient pour dissiper leur crainte. Puis, dès que les pas s’éloignaient et que de nouveau régnait le silence de la nuit, la musique reprenait, triste comme une lamentation, comme le sanglot lointain d’un petit enfant, appelant sa mère qui ne doit jamais revenir... COUP DOUBLE En ouvrant sa porte, Pepe trouva un papier dans le trou de sa serrure. C’était un billet anonyme et menaçant. On lui demandait quarante douros, qu’il devait déposer cette nuit-là même dans le four qui était en face de sa chaumière. Des bandits terrorisaient la huerta[D]. Celui qui ne se soumettait pas à leurs exigences trouvait ses champs ravagés, ses récoltes pillées, et même parfois, en pleine nuit, réveillé en sursaut, avait à peine le temps de fuir son toit de chaume, qui s’effondrait dans les flammes, au milieu d’une fumée suffocante. Gafarro[E], le plus solide garçon de Ruzafa, avait juré de découvrir les bandits. Toutes les nuits, le fusil à la main il s’embusquait dans les roseaux, ou rôdait dans les sentiers. Un matin, on trouva son cadavre dans un canal d’irrigation le ventre criblé de blessures, la tête fracassée. L’assassin demeura inconnu. Les journaux de Valence eux-mêmes rapportaient ces drames de la huerta, où, dès la nuit, poussés par une terreur égoïste, les gens fermaient leurs chaumières, assurant leur sécurité, sans se soucier du voisin. A ce sujet, le père Baptiste, alcade du district, fulminait, quand les autorités de la ville lui parlaient de l’affaire. Il assurait que lui et Sigro[F], son fidèle alguazil, suffisaient pour mettre fin à ce malheur public. Néanmoins, Pepe ne songeait pas à recourir à l’alcade. Il n’aimait pas les mensonges et les vaines fanfaronnades. Le certain, c’était qu’on lui demandait quarante douros, et que, s’il ne les déposait pas dans le four d’en face, on lui brûlerait sa chaumière, cette chaumière qu’il regardait déjà d’un œil attendri comme un père regarde son fils agonisant. Il contemplait tristement les murs d’une blancheur éblouissante, le toit de paille brune, les volets bleus, la treille au-dessus de la porte, pareille à une jalousie verte, par où filtrait le soleil, avec des palpitations d’or vivant; les massifs de géraniums et de belles de jour, bordant la demeure et contenus par un treillis de roseaux; puis, au delà du vieux figuier, le four d’argile et de briques, rond et aplati comme une fourmilière d’Afrique. C’était là toute sa fortune, le nid qui abritait ce qu’il aimait le plus, sa femme, les trois petits, les deux vieux chevaux, ses fidèles compagnons dans la lutte quotidienne pour le pain, la vache blanche qui allait tous les matins par les rues de la ville, éveillant les gens par le tintement plaintif de ses sonnailles et qui rapportait jusqu’à six réaux par jour, avec ses mamelles roses toujours gonflées de lait. Comme il avait fallu gratter les quatre mottes de terre, que, depuis trois générations, toute la famille avait arrosées de sueur et de sang, pour amasser cette poignée de douros qu’il conservait dans un pot, enterré sous son lit! Et maintenant, pouvait-il se laisser arracher quarante douros!... Il était un pacifique; dans toute la huerta on pouvait répondre de lui. Jamais il n’avait de querelle à propos d’irrigation, jamais il n’allait au cabaret, jamais il ne prenait son fusil, pour faire le fanfaron! Travailler à force, pour sa Pepeta et ses trois enfants, c’était sa seule passion. Mais puisqu’on voulait le voler, il saurait se défendre. Nom de Dieu!... Dans ce brave homme si calme d’ordinaire, s’éveillait la furie des marchands arabes, qui se laissent bâtonner par le bédouin, mais se changent en lions, quand on veut les dépouiller... A l’approche de la nuit, il n’avait encore rien décidé. Il alla consulter son voisin, un vieillard décrépit, bon seulement maintenant pour couper les ronces dans les sentiers, mais qui dans sa jeunesse, disait-on, avait envoyé plus d’un adversaire fumer la terre. Le vieux l’écouta, les yeux fixés sur la grosse cigarette que roulaient ses mains tremblantes et crasseuses. Pepe avait raison de ne pas vouloir lâcher son argent. Qu’on volât sur la grand’route, comme des hommes, face à face, en risquant sa peau, soit! mais ainsi, non! Il avait soixante-dix ans, lui! mais on pouvait lui adresser de pareils billets! Voyons! Pepe était-il une femme pour ne pas oser se défendre! Cette ferme assurance se communiqua à Pepe, qui se sentit capable de tout, pour sauvegarder le pain de ses enfants. Avec autant de solennité que s’il se fût agi d’une relique, le vieillard tira de derrière sa porte, le joyau de la maison: un vieux fusil dont il caressa religieusement la crosse vermoulue. Il voulut le charger lui-même: il connaissait mieux que personne ce vieil ami. Ses mains tremblantes se rajeunirent. Vite, de la poudre. Toute une poignée! D’une corde de sparte, il fit les bourres. Maintenant, une charge de chevrotines, cinq ou six: puis une décharge de gros plomb, de la cendrée, et par-dessus, une bourre bien battue. Si le fusil, plein jusqu’à la gueule, ne faisait pas son œuvre de mort, ce serait une grâce de Dieu! Cette nuit-là, Pepe dit à sa femme et à ses enfants qu’il allait attendre son tour d’arrosage. Toute la famille le crut et se coucha tôt. Il sortit en fermant bien sa porte. A la lueur des étoiles, il vit sous le figuier le petit vieux en train d’amorcer son fusil bien-aimé. Celui-ci donna à Pepe une dernière leçon, pour prévenir toute erreur de tir. Il fallait bien viser la gueule du four, et rester calme. Quand les bandits se baisseraient, pour prendre le magot... feu! Rien de plus simple. Un enfant le ferait. Sur le conseil du vieillard, Pepe se coucha dans l’ombre de sa maison, entre deux massifs de géraniums; il posa sur la bordure de roseaux le canon de l’arme, dirigé vers le four. Maintenant du sang-froid! dit le vieux. Il fallait surtout presser la détente au bon moment. Puis il laissa Pepe, en ajoutant qu’il aimait bien ces sortes d’aventures, mais qu’il avait des petits-enfants, et que, pour ces besognes-là, il valait mieux être seul. Le vieillard s’éloigna avec les précautions d’un homme accoutumé à rôder par la huerta, en s’attendant à rencontrer un ennemi dans chaque sentier. Pepe eut l’impression que dans l’immense plaine, frémissante sous la brise, il n’y avait plus d’autres êtres vivants que lui et ceux qui allaient venir... Le canon de son fusil tremblait un peu sous les roseaux; mais comme ses pieds touchaient le mur de sa chaumière, il songea que de l’autre côté sa femme et ses enfants dormaient, sans autre défenseur que son bras, et à cette pensée, il se sentit redevenu presque une bête fauve. L’air vibra; la cloche de la cathédrale de Valence sonna neuf heures. On entendit le grincement d’un chariot, qui roulait au loin. Les chiens hurlaient furieusement; les coassements des grenouilles dans le canal voisin, n’étaient interrompus que par les plongeons des rats et des crapauds, qui sautaient à travers les roseaux. Pepe comptait les heures, qu’il entendait sonner. C’était là la seule chose qui pût le tirer de la somnolence et de la torpeur où le plongeait l’immobilité de l’attente. Onze heures!... Ils ne viendraient plus sans doute... Dieu aurait-il touché leur cœur? Soudain les grenouilles se turent. Deux ombres apparurent dans le sentier. Pepe crut voir deux chiens énormes, qui tout à coup se dressèrent. C’étaient des hommes, qui s’avançaient tout courbés, se traînant presque sur les genoux. --Les voilà! se dit-il, et ses mâchoires tremblaient. Les deux hommes se tournaient de tous côtés, comme s’ils craignaient une surprise. Ils allèrent examiner la haie de roseaux, s’approchèrent ensuite de la porte de la chaumière, et mirent l’oreille à la serrure. Ces manœuvres les avaient amenés deux fois tout près de Pepe, sans qu’il pût les reconnaître. Ils allaient, enveloppés de couvertures, qui leur cachaient le visage, et dont le bas laissait voir des canons de fusil. Cela accrut le courage de Pepe. C’étaient sans doute les meurtriers de Gafarro. Décidément il fallait tuer, pour ne pas mourir. Ils se dirigeaient maintenant vers le four. L’un d’eux se baissa, glissant ses mains dans le four, juste dans la ligne du fusil. Un tir magnifique! Mais l’autre bandit, qui restait libre! Pepe commença d’éprouver les angoisses de la peur; une sueur froide lui mouillait le front. S’il tuait l’un, il resterait désarmé devant l’autre. Et s’il les laissait partir les mains vides, ils se vengeraient en mettant le feu à sa chaumière. Mais celui qui faisait le guet, impatienté des lenteurs de son compagnon, le rejoignit pour l’aider dans ses recherches. Les deux hommes formaient une masse sombre, qui masquait le four. L’occasion était bonne. Du courage, Pepe! Tire!... Ce fut un coup de tonnerre, qui mit en émoi toute la huerta, et souleva une tempête de cris et d’aboiements lointains. Pepe ne vit qu’un éventail d’étincelles, son fusil lui échappa, et il agita ses mains pour se convaincre qu’il n’était pas blessé. Bien sûr, son cher fusil avait éclaté. Il n’y avait plus rien devant le four; Pepe supposa que les bandits s’étaient enfuis et il allait décamper lui aussi, lorsque la porte de sa chaumière s’ouvrit, laissant passer sa femme, qui éveillée par la détonation, et craignant qu’il ne fût arrivé malheur à son mari, sortait en jupon, une lampe à la main. La lumière rougeâtre de cette lampe, agitée par une main effarée, porta jusqu’à la gueule du four. Deux hommes gisaient là l’un sur l’autre, confondus en un seul corps, comme unis par un clou invisible et soudés par du sang... Le tir avait été juste, le vieux fusil avait fait coup double. Lorsque Pepe et sa femme, avec une curiosité épouvantée, éclairèrent les cadavres pour distinguer les figures, ils reculèrent avec des cris de surprise. C’était Batiste, l’alcade et Sigro, son alguazil. La huerta était sans chef, mais tranquille. LE PARASITE DU TRAIN Oui, dit l’ami Pérez à tous ses camarades de café, je viens de lire dans ce journal la nouvelle de la mort d’un ami. Je ne le vis qu’une seule fois, et cependant j’ai pensé bien souvent à lui. Je fis sa connaissance une nuit de Noël, en venant à Madrid par le train omnibus de Valence. J’étais dans un compartiment de première. A Albacete, l’unique voyageur qui m’accompagnait descendit; me voyant seul, ayant mal dormi la nuit précédente, je m’étirai voluptueusement sur les coussins gris des banquettes. Ils étaient tous pour moi! J’allais pouvoir m’étendre à mon gré! Quel bon somme je ferais jusqu’à Alcazar de San Juan! Je tirai le rideau vert de la veilleuse et le compartiment se trouva dans une pénombre délicieuse. Enveloppé de mon manteau, je m’étendis sur le dos et j’allongeai mes jambes autant que je pus, avec la délicieuse certitude de ne déranger personne. Le train filait à travers les plaines arides et ravagées de la Manche. Les gares s’espaçaient à de grandes distances; la machine accélérait sa vitesse et ma voiture gémissait, cahotée, ainsi qu’une vieille diligence. Couché sur le dos, je me laissais balancer par ce formidable roulis. Les franges des coussins tourbillonnaient. Et les valises de sauter dans les filets, les vitres de s’agiter dans leurs châssis! D’en bas, arrivait jusqu’à moi un effroyable grincement de vieille ferraille. Les roues, les freins criaient; mais à mesure que mes yeux se fermaient, je perdais la notion exacte de ces bruits; tantôt je me croyais ballotté par les vagues, tantôt je m’imaginais être redevenu enfant, bercé par la voix monotone d’une nourrice. Toujours rêvant, étourdi par le fracas des roues, je finis par m’endormir... Soudain, une impression de fraîcheur me réveilla. Je sentis en pleine figure comme un jet d’eau froide. Ouvrant les yeux, je me vis seul dans le compartiment; la portière d’en face était fermée. Mais je sentis de nouveau le souffle froid de la nuit qu’augmentait l’ouragan soulevé par le train dans sa marche rapide. En me redressant, je vis l’autre portière, la plus rapprochée de moi, complètement ouverte. Un homme était assis au bord de la plate-forme, les pieds au dehors appuyés sur le marchepied, pelotonné, la tête tournée vers moi; ses yeux brillaient étrangement dans son visage obscur. * * * * * La surprise m’empêchait de réfléchir. Je venais à peine de me réveiller, et mes idées étaient encore confuses. De prime abord, j’éprouvai une certaine terreur superstitieuse. Cet homme, apparu soudain pendant la marche du train, n’était-il pas un fantôme semblable à ceux des contes dont on avait bercé mon enfance? Mais je me rappelai aussitôt les attaques sur les voies ferrées, les vols dans les trains, les assassinats en wagon, tous les crimes de ce genre dont j’avais lu le récit, et je pensai que j’étais seul, sans même une méchante sonnette pour avertir ceux qui dormaient de l’autre côté des cloisons de bois. Cet homme était sûrement un voleur! L’instinct de défense, ou plutôt la peur, me rendit presque féroce. Je me précipitai sur l’inconnu, le repoussant des coudes et des genoux. Il perdit l’équilibre, mais réussit à s’accrocher, désespéré, à la portière. Je continuai à le pousser, luttant pour arracher ses mains crispées de cette _planche de salut_, afin de le jeter sur la voie. Tous les avantages étaient de mon côté. --Pour l’amour de Dieu! gémit-il d’une voix étouffée, laissez-moi, monsieur! Je suis un honnête homme. Il y avait dans ses paroles une telle expression d’humilité et d’angoisse que j’eus honte de ma brutalité, et je le lâchai. Il s’assit de nouveau, haletant, saisi d’effroi, dans l’embrasure de la portière, tandis que je restais debout, sous la veilleuse dont j’avais retiré le rideau. Alors, je pus le voir. C’était un paysan petit et sec, un pauvre diable avec une veste de peau de mouton rapiécée et crasseuse, et un pantalon de couleur claire. Sa casquette noire se confondait presque avec le ton verni et cuivré de sa figure d’où se détachaient les yeux calmes; et lorsqu’il contractait ses lèvres avec le sourire stupide de la reconnaissance, il montrait de grosses dents jaunâtres comme celles d’un ruminant. Il me regardait comme un chien à qui on a sauvé la vie. En même temps ses mains noires fouillaient dans sa large ceinture et dans ses poches. Ceci me fit presque repentir de ma générosité et, pendant que le rustre se livrait à ses recherches, je plongeai ma main dans ma poche de derrière et saisis mon revolver. Pensait-il m’attaquer à l’improviste! De sa ceinture il tira je ne sais quoi... Je l’imitai en sortant à demi mon revolver de son étui. Mais ce qu’il avait à la main, n’était qu’un petit carton crasseux et criblé de trous qu’il me tendit d’un air content. --Moi aussi j’ai mon billet, monsieur. Je le regardai et ne pus m’empêcher de rire. --Mais il est périmé! lui dis-je. Il y a déjà plusieurs années qu’il a servi. Penses-tu avoir le droit, avec ceci, de prendre le train d’assaut et d’effrayer les voyageurs? Voyant que sa fraude grossière était découverte, il prit un air penaud, qui semblait dire: «Ne va-t-il pas tenter encore de me jeter sur la voie?» Apitoyé, je voulus paraître généreux et gai, afin de dissimuler les effets de la surprise dont je frissonnais encore. --Allons, achève de monter. Assieds-toi à l’intérieur et ferme la portière. --Non, monsieur, dit-il avec orgueil. Je n’ai pas le droit d’être dedans comme un Monsieur. Je reste ici et je vous remercie, car je n’ai pas d’argent. Et le rustre têtu ne bougea pas plus qu’un soliveau. J’étais assis auprès de lui; mes genoux touchaient ses épaules. Une véritable trombe pénétrait dans le compartiment. Le train marchait à toute vitesse. Sur les talus solitaires et terreux glissait la tache rouge et oblique de la portière ouverte sur laquelle se découpait la silhouette de l’inconnu ramassé sur lui-même et la mienne. Les poteaux télégraphiques défilaient, semblables à une rangée de coups de pinceau jaunes sur le fond noir de la nuit; sur les remblais brillaient, un instant, pareils à d’énormes vers luisants, les charbons enflammés que vomissait la locomotive. Le pauvre homme n’était pas tranquille; il semblait étonné de mon calme. Je lui donnai un cigare et, peu à peu, il se mit à parler. Tous les samedis il faisait le voyage de la même façon. Il attendait le train à son départ d’Albacete; il sautait sur un marchepied au risque de se faire écraser et parcourait extérieurement tous les wagons à la recherche d’un compartiment vide; dans les gares il descendait un peu avant l’arrivée et remontait après le départ, changeant toujours de place pour tromper la vigilance des employés, cette mauvaise engeance ennemie des pauvres. --Mais, où vas-tu, lui dis-je? Pourquoi voyages-tu ainsi, t’exposant à périr écrasé? * * * * * Il allait passer le dimanche dans sa famille. Une idée de pauvre diable! Lui, il avait un peu de travail à Albacete et sa femme servait dans un village assez éloigné. La faim les avait séparés. Au début, il faisait le voyage à pied; il marchait toute une nuit et, quand il arrivait le matin, il tombait fourbu, sans avoir la force de parler avec sa femme ni de jouer avec ses enfants. Mais il s’était débrouillé; il n’avait plus peur et faisait maintenant commodément le voyage en chemin de fer. Quand il pouvait voir ses enfants il travaillait avec plus d’ardeur toute la semaine. Il en avait trois: le plus jeune n’était pas plus haut que sa botte, et cependant il reconnaissait son papa et, quand il le voyait, il se suspendait à son cou. --Mais ne crains-tu pas, lui dis-je, qu’à la suite d’un de ces voyages tes enfants ne restent sans père? Il souriait avec confiance. Il connaissait bien son affaire. Le train ne l’effrayait pas quand il arrivait comme un cheval emballé, et mugissait, lançant des étincelles. Il était leste, et il avait du sang-froid; un saut... et il était installé sur le marchepied. Pour ce qui était de descendre, il pouvait bien attraper quelques contusions à la tête en se heurtant contre les talus. L’important était de ne pas tomber sous les roues. Ce n’était pas le train qui l’effrayait, mais ceux qui étaient dedans. Il recherchait les voitures de première parce qu’il y trouvait des compartiments vides. Que d’aventures! Une fois il avait ouvert, par inadvertance, le compartiment réservé aux dames; deux religieuses qui s’y trouvaient s’étaient mises à crier: «Au voleur!» Lui, effrayé, avait dû sauter du train et faire à pied le reste du voyage. Deux fois il avait été, comme cette nuit-là, sur le point d’être précipité sur la voie par ceux que sa présence réveillait en sursaut. Une autre fois, comme il cherchait un compartiment obscur, il avait rencontré un voyageur qui, sans dire un mot, lui avait asséné un coup de bâton sur la tête et l’avait jeté hors du train. Cette nuit-là, il avait cru qu’il allait mourir. Et, ce disant, il montrait une cicatrice qui sillonnait son front. Il était maltraité, mais il ne se fâchait pas. Ce n’était pas sans raison que ces messieurs s’effrayaient et il ne les blâmait pas de chercher à se défendre. Mais comment faire autrement? Il n’avait pas d’argent et il voulait voir ses enfants! * * * * * Le train ralentissait sa marche comme à l’approche d’une gare. Lui, alarmé, commença à se relever. --Reste-là, lui dis-je, il y a encore une gare avant celle où tu vas. Je paierai ton billet. --Allons donc! Non, monsieur, répondit-il, d’un air de simplicité malicieuse. En me donnant le billet, l’employé fixerait son regard sur moi: bien des fois, j’ai été poursuivi mais on n’a jamais réussi à me voir de près, et je ne veux pas qu’on prenne mon signalement. Bon voyage, monsieur! Vous êtes la meilleure personne que de ma vie j’aie rencontrée dans le train. Il s’éloigna sur les marchepieds des voitures, et se perdit dans l’obscurité, cherchant sans doute un autre gîte où il pût continuer tranquillement son voyage. Le train s’arrêta à une petite gare silencieuse. J’allais m’étendre pour dormir lorsque des voix impérieuses se firent entendre sur le quai. C’étaient les employés et deux gendarmes qui couraient dans toutes les directions. --«Par ici!... Coupez-lui le chemin!... Deux de l’autre côté pour qu’il n’échappe pas... Maintenant il est monté sur le train... Suivez-le!...» Effectivement, un instant après, les toitures des wagons tremblaient sous la course folle de ceux qui se poursuivaient sur ces hauteurs. C’était sans doute mon _ami_ d’une heure qui, se voyant surpris et entouré, s’était réfugié sur le train. J’étais à une portière opposée au quai et je vis un homme sauter du toit d’un wagon voisin avec l’agilité que donne le danger. Il tomba la face contre terre dans un champ, se tapit quelques instants comme si la violence du choc l’eût empêché de se relever; puis il s’enfuit à toutes jambes et la tache blanche de son pantalon se perdit dans l’obscurité. Le chef de gare gesticulait en face des employés, dont quelques-uns riaient. --Qu’y a-t-il? demandai-je à l’un d’eux. --Un individu qui a l’habitude de voyager sans billet, répondit-il avec emphase. Nous le connaissons depuis déjà longtemps: c’est un parasite du train: mais, nous l’attraperons un de ces jours pour le boucler, si nous ne sommes pas manchots! Je n’ai plus revu le pauvre parasite. En hiver, j’ai pensé souvent à ce malheureux, et je le voyais aux abords d’une gare, fouetté peut-être par la pluie et la neige, attendant le train qui passe comme un tourbillon, afin de le prendre d’assaut comme un brave qui monte à l’assaut d’une tranchée. Maintenant, je viens de lire que sur la voie ferrée, près d’Albacete, on a trouvé le cadavre d’un homme écrasé par le train... C’est sûrement lui, le pauvre parasite! Je n’ai pas besoin d’autres renseignements pour le croire: mon cœur me le dit: «Celui qui aime le danger finit par périr.» Peut-être a-t-il manqué d’agilité? peut-être quelque voyageur, effrayé par sa subite apparition, a-t-il été moins compatissant que moi et l’a-t-il jeté sous les roues? Allez demander à la nuit l’explication de ce drame... --Depuis le jour où je fis sa connaissance, dit en terminant l’ami Pérez, quatre années se sont écoulées. Pendant ces quatre années, j’ai souvent pris le train, et, à voir comment voyagent les gens, les uns par fantaisie, les autres pour combattre l’ennui, plus d’une fois j’ai pensé au pauvre paysan qui, séparé de sa famille par la misère, se voyait poursuivi et persécuté comme une bête féroce quand il voulait embrasser ses enfants, et défiait la mort avec le courage simple d’un héros. UN FONCTIONNAIRE Étendu sur son grabat, le journaliste républicain Juan Yañez, hôte unique de la _salle des détenus politiques_, suivait d’un œil vague les crevasses du plafond, et songeait que cette nuit-là commençait son troisième mois de prison. Neuf heures... Le cornet avait lancé dans la cour les notes prolongées du couvre-feu; les pas des gardiens résonnaient dans les corridors avec une régularité monotone, et des cellules closes sortait un bruit rythmique, semblable au souffle d’une forge lointaine, ou à la respiration d’un géant endormi; il semblait impossible qu’un millier d’hommes dormît dans ce vieux couvent, si calme, dont le délabrement était plus visible encore, à la lumière crue du gaz. Le pauvre Yañez, obligé de se coucher à neuf heures, avec une perpétuelle lumière devant les yeux, plongé dans une solitude écrasante, évoquant l’idée d’un monde mort, se disait que son compte avec la monarchie espagnole était dur à solder. Maudit article! Chaque ligne lui coûtait une semaine de prison; chaque mot, un jour. Et Yañez se rappelait que la saison d’opéra commençait cette nuit-là même avec _Lohengrin_, son spectacle favori. Il voyait les loges garnies d’épaules nues et de nuques exquises, parmi le scintillement des pierreries, les reflets des soies chatoyantes et la gracieuse ondulation des plumes frisées. --Neuf heures... Sans doute, le cygne est déjà sur la scène, et le fils de Parsifal lance ses premières notes... Et moi, me voilà ici! Mais... sapristi! J’ai mon opéra, moi aussi! Oui, en vérité, un bel opéra! Du cachot d’en dessous venaient, comme d’un souterrain, des bruits révélant l’existence d’une brute de la montagne, qu’on allait exécuter d’un moment à l’autre, pour un nombre incalculable d’assassinats. C’était un cliquetis de chaînes, semblable à celui d’un tas de clous ou au grincement de vieilles clefs; et par intervalles, une voix faible répétait: «Notre Père... qui êtes... aux cieux... sain... te... Marie...» avec l’expression timide et suppliante de l’enfant qui s’endort dans les bras de sa mère. Le malheureux ne cessait de répéter cette chanson monotone. Rien ne pouvait le faire taire. On croyait en général qu’il feignait la folie, pour sauver sa tête; mais peut-être quatorze mois de cellule, dans l’attente continue de la mort, avaient-ils fini par détruire son pauvre cerveau de brute dominée par l’instinct. Yañez maudissait l’injustice des hommes, qui, pour quelques pages griffonnées dans un moment de mauvaise humeur, l’obligeaient à dormir toutes les nuits bercé par le délire d’un condamné à mort... Tout à coup il entendit des voix fortes, des pas précipités, près de lui, au même étage. --Non! non! je ne coucherai pas là! criait une voix à la fois tremblante, et aiguë. Je ne suis pas un criminel, mais un fonctionnaire dépendant du Ministère de la Justice tout comme vous... et de plus avec trente ans de service. Prenez donc des renseignements sur Nicomedes: tout le monde me connaît: les journaux eux-mêmes ont parlé de moi. Et, après m’avoir logé dans la prison, on veut encore me faire dormir dans un galetas, où on n’ose même pas mettre les détenus! Merci bien! C’est pour ça qu’on me fait venir?... Je suis malade, et je ne veux pas coucher là. Qu’on m’amène un médecin... j’ai besoin d’un médecin... Le journaliste, malgré sa situation, riait, amusé par le ton efféminé et ridicule avec lequel l’homme aux trente ans de service réclamait le médecin. Le murmure des voix reprit de plus belle; on discutait, on délibérait; les pas se rapprochèrent, la porte de la _salle des détenus politiques_ s’ouvrit, et Yañez aperçut une casquette à galon d’or. --Don Juan, dit l’employé avec une certaine timidité, cette nuit vous aurez de la compagnie... Excusez-moi; ce n’est pas ma faute; la nécessité... Demain le chef prendra d’autres mesures. Passez... monsieur! Et le monsieur (ainsi dénommé, avec une nuance d’ironie) franchit la porte, suivi de deux détenus: l’un avec une valise et un paquet de couvertures et de cannes; l’autre avec un sac de grosse toile, où se marquaient les arêtes d’une caisse large et plate. --Bonne nuit, monsieur! Il saluait humblement, de cette voix aiguë et féminine, qui avait fait rire Yañez; et en quittant son chapeau il découvrit une tête petite, chenue, soigneusement tondue. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, obèse, haut en couleur; la cape semblait glisser de ses épaules, et une grosse chaîne d’or, chargée de breloques, cliquetait sur son ventre au moindre mouvement. Ses petits yeux avaient les reflets bleus de l’acier; une moustache tombante mettait à chaque coin de sa bouche un point d’interrogation renversé. --Excusez! dit-il en s’asseyant. Je vous gêne, mais ce n’est pas ma faute. Je suis arrivé par le train cette nuit, et voilà qu’on me donne pour chambre à coucher un trou plein de rats. Bon Dieu! quel voyage! --Vous êtes un détenu? --Pour le moment, oui, dit-il en souriant; mais je ne vous importunerai pas longtemps de ma présence. Le bon bourgeois pansu se faisait humble, obséquieux, comme pour demander pardon d’avoir usurpé une place dans la prison. Yañez le regardait fixement, surpris de sa timidité. Qui pouvait bien être cet individu-là? Dans son imagination dansaient des pensées à peine ébauchées, qui semblaient se chercher, se poursuivre, pour arriver à se condenser en une idée nette et claire. De nouveau, la bête en cage geignit là-bas son _Pater Noster_; aussitôt le journaliste se leva nerveusement, comme s’il venait d’arrêter au passage une pensée fugitive, et ses yeux se fixèrent sur le sac qui était aux pieds du nouveau venu. --Qu’avez-vous là... Vos instruments de travail? L’homme parut hésiter; mais enfin l’énergique interrogation lui en imposa, et il fit un signe de tête affirmatif. Puis il y eut un silence long et pénible. Des prisonniers plaçaient le lit dans un coin de la chambre. Yañez contemplait fixement son compagnon de chambre, qui demeurait la tête basse et semblait fuir ses regards. Une fois le lit préparé, les détenus partis, la porte verrouillée en dehors, le pénible silence continua... Enfin l’individu fit un effort et parla: --Vous allez passer une mauvaise nuit, mais je n’y peux rien: on m’a amené de force ici. Moi, je ne voulais pas, car je sais que vous êtes une personne honorable, et que ma présence sera pour vous la pire chose qui pouvait vous arriver en cette maison. Le jeune homme se sentit désarmé par tant d’humilité. --Non, monsieur; je suis accoutumé à tout, dit-il avec ironie. On fait ici de si belles connaissances qu’une de plus est chose négligeable. Et puis, vous ne me paraissez pas un méchant homme, après tout. Le publiciste, encore sous l’impression de ses premières lectures romantiques, trouvait cette entrevue très originale, et n’en était pas fâché. --J’habite Barcelone, continua le vieillard. Mon collègue est mort récemment de sa dernière ribote, et hier, quand je me suis présenté à l’audience, l’alguazil m’a dit:--«Nicomedes!...» car je suis Nicomedes Terruño. Vous n’avez pas entendu parler de moi?... C’est singulier; la presse a publié bien des fois mon nom.--«Nicomedes, par ordre du président, prenez le train de cette nuit...» Je viens donc avec l’intention de me loger dans une auberge, jusqu’au jour du _travail_, et voilà on m’amène de la gare ici, à cause de je ne sais quelles craintes, et, qui plus est, on veut me loger avec les rats. Voyez-vous ça? Est-ce une manière de traiter les fonctionnaires de la justice? --Et il y a longtemps que vous remplissez la charge? --Trente ans, monsieur! j’ai commencé sous Isabelle II. Je suis le doyen de la classe, et je compte dans ma liste jusqu’à des condamnés politiques. J’ai l’orgueil d’avoir toujours fait mon devoir. J’en suis aujourd’hui à mon cent deuxième condamné: c’est quelque chose, hein? Mais je me suis comporté avec tous le mieux que j’ai pu. Personne ne s’est plaint de moi, que je sache. Les vétérans du bagne eux-mêmes, en me voyant au dernier moment, se tranquillisent: «Nicomedes, me disent-ils, enchanté que ce soit toi.» Le _fonctionnaire_ s’animait en voyant l’attention bienveillante et curieuse que lui prêtait Yañez. Il prenait de l’aplomb, et parlait avec plus de désinvolture. --J’ai aussi ma petite imagination. Les instruments je les fabrique moi-même, et pour ce qui est de la propreté, tout est irréprochable... Voulez-vous les voir? Le journaliste sauta du lit, comme prêt à s’enfuir. --Non! merci mille fois! je vous crois. Et il regardait avec répugnance ces mains dont les paumes étaient rouges et luisantes... --Et vous êtes satisfait du métier? interrogea-t-il, pour lui faire oublier le désir d’exhiber ses inventions. --Comment faire autrement? Il faut bien se résigner... Ce qui me console, c’est qu’on travaille de moins en moins. Mais que ce pain est dur à gagner?... Si j’avais su!... Il demeura silencieux, les yeux à terre. --Tout le monde est contre moi! continua-t-il. J’ai assisté à beaucoup de comédies; eh bien! j’y ai vu que certains rois anciens emmenaient partout avec eux l’exécuteur de leurs sentences judiciaires vêtu de rouge, la hache au cou, et ils faisaient de lui leur ami et leur conseiller. C’était logique! Mais aujourd’hui tout est hypocrisie. Le procureur demande à grands cris une tête, au nom de je ne sais quels principes respectables, et tout le monde l’approuve; moi, je viens ensuite accomplir ses ordres, et on me crache dessus... on m’insulte. Dites, monsieur, est-ce que c’est juste?.... Si j’entre dans une auberge, on me met à la porte dès qu’on me reconnaît; dans la rue, tout le monde m’évite, et jusqu’au palais on jette mon traitement à mes pieds, comme si je n’étais pas aussi un fonctionnaire, comme si mes appointements ne figuraient pas au budget... Oui, tout le monde est contre moi! Et ensuite, ajouta-t-il d’une voix à peine perceptible, il y a les autres ennemis!... les autres! Vous savez? ceux qui sont partis pour ne plus revenir, et qui cependant reviennent... cette centaine de malheureux, que j’ai traités avec des gentillesses de père, leur faisant le moins de mal possible et qui... les ingrats! surgissent dès qu’ils me voient seul. --Quoi!... ils reviennent? --Toutes les nuits! Il y en a qui m’ennuient moins: ce sont les derniers; ils me semblent des amis que j’ai quittés la veille, mais les anciens, ceux des premiers temps, alors que je m’émotionnais encore et que je me sentais maladroit, ceux-là sont de vrais démons, qui, dans l’ombre, défilent sur ma poitrine, m’écrasent, m’asphyxient, m’effleurent les yeux des bords de leurs souquenilles. Ils me suivent partout, et plus je me fais vieux, plus ils sont tenaces. Quand on m’a mis de force tout à l’heure, dans l’infect réduit, je commençais à les voir surgir dans les coins les plus obscurs. C’est pour cela que je demandais un médecin; j’étais malade, j’avais peur de la nuit; je voulais de la lumière, de la compagnie. --Et vous êtes toujours seul? --Non! j’ai de la famille, là-bas, dans ma maisonnette de la banlieue de Barcelone; une famille qui ne cause d’ennuis à personne: un chien, trois chats et huit poules. Ils ne comprennent pas les gens, et pour cela ils me respectent, m’aiment, comme si j’étais un homme pareil aux autres. Ils vieillissent tranquillement à mes côtés. Il ne m’est jamais arrivé de tuer une poule; je m’évanouis en voyant couler le sang...[G]. Et il parlait de la même voix pleurarde et débile... --Vous n’avez jamais eu de famille? --Moi?... Comme tout le monde. Je ne vous cacherai rien. Il y a si longtemps que je me tais!... Ma femme est morte voilà six ans. Ne croyez pas que c’était une de ces ivrognesses, de ces brutes, que les romans donnent toujours comme femmes aux bourreaux. C’était une payse que j’épousai au retour du service. Nous eûmes un garçon et une fille: peu de pain, beaucoup de misère et, que voulez-vous? une certaine brutalité de caractère, due à la jeunesse m’entraînèrent au métier. Ne croyez pas que j’obtins facilement le poste: j’eus besoin de protections. D’abord la haine des gens me faisait plaisir; j’étais fier d’inspirer la terreur et l’aversion. On eut souvent recours à mes services; nous courûmes toute l’Espagne, pour venir enfin tomber à Barcelone. Le bon temps! Le meilleur de ma vie! Il n’y eut pas de travail pendant cinq ou six ans. Mes économies se convertirent en une maisonnette, dans la banlieue, et les gens estimaient don Nicomedes, sympathique et vague employé au tribunal. Le petit, un ange du bon Dieu, travailleur rangé, peu loquace, était dans une maison de commerce; la petite (combien je regrette de ne pas avoir ici son portrait!), la petite, un séraphin avec de grands yeux bleus, et une tresse blonde, grosse comme le bras, ressemblait à une de ces demoiselles qu’on voit dans les opéras, quand elle gambadait dans le jardinet; elle ne pouvait aller à Barcelone avec sa mère sans être suivie de quelque jeune homme. Elle eut un fiancé sérieux: un bon sujet, prêt à passer médecin. Affaire entre elle et sa mère! Moi, je faisais mine de ne rien voir. Ah! Seigneur, que nous étions heureux! La voix de Nicomedes était de plus en plus tremblotante: ses petits yeux de faïence se mouillaient. Il ne pleurait pas; mais sa grotesque obésité était secouée par des frissons semblables à ceux d’un marmot qui s’efforce d’avaler ses larmes. --Mais il arriva qu’un chenapan qui en avait long sur la conscience, se fit pincer: on le condamna à mort, et je dus entrer en fonction, quand j’avais déjà presque oublié le métier. Quelle journée! La moitié de la ville me reconnut, en me voyant sur les planches; et même des journalistes (ces gens-là sont pires que la peste, excusez-moi!) firent une enquête sur ma vie, nous présentant au public, moi et ma famille, en beaux caractères d’imprimerie, comme des bêtes curieuses et ils affirmèrent avec étonnement que nous avions des têtes de braves gens. Ils nous mirent à la mode. Mais quelle mode! Les voisins nous fermaient au nez portes et fenêtres, et, bien que la ville fût grande, j’étais reconnu et insulté dans les rues. Un jour, comme je rentrais à la maison, ma femme me reçut comme une folle. La petite! La petite!... Je la vis au lit, défigurée, verdâtre,--elle qui était si jolie!--la langue tachée de blanc... Elle s’était empoisonnée, empoisonnée avec des allumettes, et elle avait souffert d’atroces souffrances, durant des heures, pour que le remède vînt trop tard... Et il vint! Le lendemain, elle était morte... La pauvre enfant avait eu du courage! Elle aimait de toute son âme son petit médecin, et je lus moi-même la lettre par laquelle il lui disait adieu pour toujours, parce qu’il savait de qui elle était la fille. Je ne la pleurai pas. Avais-je le temps, par hasard? Tout nous accablait, le malheur soufflait de tous côtés; ce foyer tranquille que nous avions construit s’écroulait par ses quatre angles. Mon fils avait été mis à la porte de sa maison de commerce, et il était inutile de lui chercher une nouvelle place, et de recourir aux amis. Qui aurait voulu adresser la parole au fils du bourreau? Le malheureux petit! Il passait toutes ses journées à la maison, fuyant les gens, en un coin du jardinet. Il était triste, et ne prenait plus aucun soin de sa personne depuis la mort de sa sœur. --A quoi penses-tu, Antonio, lui demandais-je. --Papa, je pense à Anita... Un jour, il disparut. --Et vous n’avez rien su de votre fils, dit Yañez, intéressé par la lugubre histoire. --Si! quatre jours après. On le repêcha en face de Barcelone; on le sortit dans des filets, enflé et décomposé... Vous devinez le reste. La pauvre vieille s’en alla peu à peu, comme si les petits la tiraient à eux, d’en haut; et moi, le mauvais, le dur à cuire, je suis resté seul, tout seul, sans même la consolation de boire, parce que, si je m’enivre, ils viennent. Savez-vous qui? eux, mes persécuteurs; ils viennent m’affoler du voltigement de leurs souquenilles noires, comme s’ils étaient d’énormes corbeaux, et je me sens prêt à rendre l’âme... Pourtant, je ne les déteste pas, les malheureux! Je pleure presque, quand je les vois sur le petit banc des accusés. Ce sont les autres qui m’ont fait du mal. Si le monde se transformait en une seule personne, si tous les inconnus qui m’ont pris les miens, par leur mépris et leur haine, avaient un seul cou et qu’on le mît entre mes mains, ah! comme je serrerais fort!... avec quelle jouissance! Il criait maintenant, debout, les poings agités avec force, comme s’il tordait une corde imaginaire. Ce n’était plus l’être timide, obèse, pleurard; dans ses yeux brillaient des taches rouges, semblables à des éclaboussures de sang; la moustache se hérissait; il paraissait de plus haute taille, comme si le fauve qui dormait en lui, en s’éveillant, l’eût fait grandir soudain. Dans le silence de la prison résonnait, de plus en plus nette, la douloureuse chanson qui venait du cachot d’en bas: «_Nô... tre... père... qui... êtes... aux... cieux..._» Don Nicomedes ne l’entendait pas. Il se promenait furieux dans la chambre, ébranlant de ses pas le plancher qui servait de toit à sa victime. Enfin la plainte monotone éveilla son attention: --Comme ce pauvre diable chante! Qu’il est loin de savoir que je suis ici, sur sa tête! A bout d’haleine, il fut silencieux un long temps; enfin ses pensées, son violent besoin de protester l’obligèrent à reprendre la parole. --Voyez, monsieur, je reconnais que je suis un méchant homme, et que les gens doivent me mépriser. Mais ce qui me fâche, c’est le manque de logique. Si ce que je fais est un crime, qu’on supprime la peine de mort, et je crèverai de faim en un coin, comme un chien. Mais s’il est nécessaire de tuer pour la tranquillité des braves gens, alors, pourquoi me déteste-t-on? Le procureur qui demande la tête du bandit ne serait rien sans moi, qui obéis; nous sommes tous des rouages de la même machine, et, vive Dieu! je mérite le même respect, parce que je suis un fonctionnaire qui a... trente ans de services! LE MANNEQUIN Il y avait neuf ans déjà, que don Luis Santurce s’était séparé de sa femme. Depuis, il l’avait vue souvent passer enveloppée de soie et de tulle, au fond d’une voiture de luxe, tel un éclair éblouissant. Parfois, juché au _paradis_ du Théâtre Royal, il l’avait devinée, entourée tout en bas, dans une loge, d’élégants qui se disputaient l’honneur de chuchoter à son oreille, pour faire parade d’une intimité qui flattait leur vanité. Ces rencontres remuaient en lui tout un vieux levain de colère. Il avait fui sa femme, comme un malade appréhendant l’aggravation de sa souffrance; et voilà qu’il allait maintenant la voir, lui parler, en cet hôtel de la Castellana, dont le luxe insolent témoignait de son déshonneur! Aux rudes secousses du fiacre, les souvenirs du passé montaient de tous les coins de sa mémoire. Cette vie, qu’il voulait oublier, se déroulait devant ses yeux clos: sa lune de miel d’employé modeste, marié à une femme jolie, bien élevée, issue d’une famille _qui avait eu des revers_; les délices de cette première année de pauvreté, adoucie par l’amour; puis les révoltes d’Enriqueta, irritée par la gêne; son sourd dépit d’être humblement vêtue, quand tous célébraient sa beauté; les dissentiments nés de raisons futiles; les disputes en pleine nuit dans la chambre conjugale; les soupçons, entamant peu à peu la confiance du mari; puis, brusquement, l’ascension inespérée, le bien-être se glissant d’abord timidement dans la maison par crainte du scandale, puis enfin s’étalant avec insolence, comme s’il avait affaire à des aveugles... jusqu’au jour où Luis eut enfin la preuve indéniable de son infortune! Il n’était pas lâche, il ne croyait pas l’être, mais il était faible; ou bien il aimait trop Enriqueta; c’est pourquoi lorsqu’après un espionnage honteux, il se fut convaincu de son déshonneur, il ne sut que lever un poing crispé sur ce joli visage pâle de poupée, et il finit... par ne pas asséner le coup. Il eut tout juste la force de la jeter dehors, pour pleurer aussitôt après, comme un enfant abandonné. Puis ce fut l’absolue solitude, la monotonie de l’isolement, interrompue par des nouvelles qui le désolaient. Sa femme, comme une princesse, voyageait à travers l’Europe; un millionnaire l’avait lancée. Elle était maintenant dans son élément naturel! Tout un hiver, elle avait fait sensation à Paris; les journaux parlaient de la ravissante Espagnole; puis elle avait eu, sur les plages à la mode, des succès retentissants; on briguait l’honneur de se ruiner pour elle; des histoires de duels et de suicides entouraient son nom d’une auréole de légende. Après trois années de courses triomphales, elle était revenue à Madrid, plus belle encore de ce charme étrange que donne la vie cosmopolite. Elle était protégée maintenant par le plus riche négociant d’Espagne et, dans son hôtel splendide, elle régnait sur une cour de ministres, de banquiers, d’hommes politiques influents qui mendiaient son sourire comme une récompense. Un jour, Luis reçut la visite d’un vieux prêtre d’aspect timide; celui-là même qui, à cette heure, était assis près de lui, dans la voiture: c’était le confesseur de sa femme. Ah! comme elle avait bien choisi ce pauvre diable bonasse et borné. Quand il eut dit qui l’envoyait, Luis ne put se contenir. Ah! quelle audace avait ce... et il lâcha le gros mot, tout cru. Mais le bon vieux, imperturbable, en homme qui a appris sa leçon et craint de l’oublier, s’il tarde à la débiter, lui parla de Madeleine la pécheresse; du Sauveur, qui, tout Dieu qu’il était, lui avait pardonné; puis, passant au style simple et naturel, il lui conta combien était changée Enriqueta. Elle était malade; elle sortait à peine de son hôtel, un mal rongeait ses entrailles, un cancer qu’il fallait endormir par de continuelles injections de morphine, pour qu’elle ne défaillît pas en rugissant de douleur. Sa souffrance l’avait fait se tourner vers Dieu; elle se repentait du passé, elle voulait voir son mari. Luis, tressaillait en écoutant ce récit, heureux comme le faible, qui se voit enfin vengé. Un cancer!... Le prêtre pouvait venir quand il voudrait, lui donner des nouvelles de sa femme; cela suffisait! Mais lui... non, il n’irait pas la voir. Le mal empirait rapidement. Enriqueta était convaincue de sa fin prochaine. Elle voulait voir Luis, pour implorer son pardon: elle le demandait, d’un ton de fillette, capricieuse et malade, qui réclame un joujou. _L’autre_ aussi, le riche protecteur, esclave de la jolie femme, suppliait le prêtre d’amener à l’hôtel le mari d’Enriqueta. Le bon vieillard parlait avec onction de la touchante conversion _de la dame_; il avouait pourtant que ce maudit amour du luxe, perte de tant d’âmes, la dominait encore. Un après-midi, le prêtre parla avec plus d’énergie que d’ordinaire. La malheureuse touchait à ses derniers moments; elle appelait Luis à grands cris; c’était un crime de refuser à une mourante cette consolation suprême. S’il ne consentait pas, le prêtre se sentait capable de l’emmener de vive force. Luis, vaincu par la volonté du vieillard, se laissa entraîner; il prit une voiture, s’invectivant lui-même, mais sans avoir la force de reculer... Lâche! Lâche, comme toujours! Le seuil franchi, il éprouva un vif sentiment de surprise et de curiosité. Que de fois, dans ses rêves d’homme sans volonté il s’était vu entrant dans cette maison, en époux de mélodrame, le revolver au poing pour tuer l’infidèle! Et maintenant, ces tapis moelleux sous ses pieds, ces couleurs dont la caresse flattait ses regards; ces fleurs au parfum accueillant, lui causaient une ivresse étrange. Il comprenait le prestige de la richesse. Il vit des domestiques, dont le masque impassible laissait percer, lui sembla-t-il, une expression de curiosité insolente; une femme de chambre salua d’un énigmatique sourire, sympathique ou moqueur--il ne savait--«le mari de madame»; il crut distinguer dans une pièce voisine un monsieur qui se cachait; _l’autre_ peut-être! Étourdi à la vue de ce monde nouveau, il franchit une porte, poussée doucement par son guide. Il était dans la chambre à coucher, baignée d’une pénombre suave, que rayait une bande de soleil, filtrant par une fenêtre entrebâillée. Dans ce rayon de lumière se dressait une femme svelte, au teint rose, en somptueuse toilette de soirée, la tête et la poitrine éblouissantes d’un scintillement de pierreries. Luis recula, protestant contre la plaisanterie. Était-ce donc la malade? Et l’avait-on appelé pour l’outrager? --Luis! Luis! gémit une voix faible, au timbre enfantin et très doux, qui lui rappelait le passé, les meilleurs instants de sa vie. Ses yeux, déjà familiarisés avec l’ombre, virent au fond de la pièce, monumental et imposant comme un autel, un lit où une forme blanche apparaissait, se redressant avec peine sous les rideaux ondoyants. Alors Santurce regarda fixement la femme immobile, qui semblait l’attendre, svelte et rigide, les yeux vagues et comme voilés de larmes. C’était un mannequin artistique, qui avait une certaine ressemblance avec Enriqueta. Il permettait à la malheureuse de contempler les nouveautés qu’elle recevait continuellement de Paris. C’était l’unique acteur de ces représentations d’élégance et de luxe, qu’elle se donnait à huis clos, pour soulager ses souffrances. --Luis!... Luis!... gémit de nouveau la petite voix. Santurce, s’approchant tristement du lit, fut saisi par des bras qui l’étreignirent convulsivement. Il sentit une bouche ardente qui cherchait la sienne, en murmurant: «Pardon!» et, sur une joue, il reçut la tiède caresse des larmes. --Dis que tu me pardonnes; dis-le, Luis! et peut-être, je ne mourrai pas... Le mari, qui, instinctivement, essayait de la repousser, finit par s’abandonner entre ses bras, en répétant, sans s’en rendre compte, les tendres paroles des temps heureux. --Luis, mon Luis! disait-elle, souriant au milieu de ses larmes. Je ne suis plus si belle qu’au temps de notre bonheur... quand je n’étais pas folle encore! Dis-moi, au nom du ciel, comment je te parais... Son mari la regardait avec stupeur. Elle avait toujours cette beauté de gamine ingénue, qui la rendait si redoutable!... La mort n’était pas encore là... Seulement, parmi les parfums de cette chair exquise, semblait se glisser une exhalaison subtile et lointaine de matière morte, décelant la décomposition intérieure, et se mêlant aux baisers de la jeune femme. Santurce devina quelqu’un derrière lui. Un homme était à quelques pas de là, les regardant avec une sorte de confusion, et comme poussé par une force supérieure à sa volonté, qui le faisait rougir. Ainsi que la plupart de ses compatriotes le mari d’Enriqueta connaissait la figure austère de ce _personnage_ déjà sur le retour, homme à principes, grand défenseur de la morale publique. --Dis-lui qu’il s’en aille! cria la malade. Que fait là cet homme? Je n’aime que toi... je n’aime que mon mari! Pardonne-moi... c’est le luxe, le luxe maudit qui m’a perdue! J’avais besoin d’argent, de beaucoup d’argent; mais je n’aimais que toi... Enriqueta pleurait, montrant son repentir, et cet homme pleurait aussi, faible et humble devant tant de mépris!... Santurce, qui, si souvent, avait pensé à _lui_ avec des transports de colère et qui, en le voyant, avait été violemment tenté de lui sauter à la gorge, finit par le regarder d’un air attendri et respectueux. Lui aussi il aimait Enriqueta! Et cette passion commune, loin de les séparer, formait entre le mari et l’_autre_ un étrange lien de sympathie... --Qu’il s’en aille! qu’il s’en aille! répétait la malade avec un entêtement puéril. Et les yeux du mari semblaient prier le puissant _personnage_, d’excuser sa femme, qui ne savait ce qu’elle disait... --Voyons! doña Enriqueta! dit le curé du fond de la pièce. Pensez à vous et à Dieu; ne tombez pas dans le péché d’orgueil! Les deux hommes--le mari et le protecteur--finirent par s’asseoir près du lit de la malade. Elle rugissait de douleur: il fallait souvent la piquer à la morphine, et tous deux s’empressaient à l’envi de la soulager. Plus d’une fois, leurs mains se touchèrent sans répulsion; ils se prêtaient plutôt une aide fraternelle. Don Luis trouvait de plus en plus sympathique ce brave homme, si simple, en dépit de ses millions, et qui pleurait sa femme plus que lui-même, le mari. La nuit, quand la malade reposait endormie par la morphine, les deux hommes, émus par cette douloureuse veillée, conversaient à voix basse, sans que la moindre trace de haine lointaine se décelât dans leurs paroles. Ils étaient comme deux frères, réconciliés par un même amour. Au point du jour, Enriqueta mourut, en répétant: «Pardon! pardon!» Mais son dernier regard ne fut pas pour son mari. Ce bel oiseau sans cervelle prit son vol, pour toujours, en caressant des yeux le mannequin à l’éternel sourire, aux yeux vitreux, l’idole de luxe qui dressait, près de la fenêtre, sa tête creuse, éblouissante de pierreries, où se reflétait la lueur bleuâtre de l’aube... DEVANT LA GUEULE DU FOUR Comme en août Valence semble parfois défaillir de chaleur, les ouvriers boulangers s’asphyxiaient près de la gueule du four d’où s’exhalaient les vapeurs ardentes d’un incendie. Nus, sans autre concession à la décence qu’un tablier blanc, ils travaillaient près des fenêtres ouvertes, et même ainsi, leur peau paraissait se liquéfier, et la sueur dégouttait sur la pâte. Quand on enlevait la plaque de fer qui fermait le four, les flammes empourpraient les murs, et leur reflet colorait les pagnes blancs, les énormes biceps et les poitrines athlétiques, luisantes et enfarinées. Les pelles raclaient le four, laissant les morceaux de pâte sur les pierres ardentes, ou retirant les pains cuits, à la croûte blonde, d’où montait un parfum de vie. Et pendant ce temps, les cinq ouvriers penchés sur les longues tables, malaxaient la pâte, la tordaient, tel un paquet de linge mouillé, et la découpaient en morceaux: le tout sans lever la tête, parlant d’une voix entrecoupée par la fatigue, ou entonnant des chansons lentes et monotones, qui maintes fois restaient inachevées. Au loin sonnait l’heure, psalmodiée par les veilleurs de nuit, dans le calme accablant de la nuit estivale. Les noctambules, au sortir du café ou du théâtre, s’arrêtaient un moment devant les fenêtres du fournil, pour contempler dans leur antre les boulangers, pareils devant la gueule en flammes du four, aux âmes en peine d’un retable du Purgatoire; mais la chaleur, la forte odeur du pain chaud et la buée de tous ces corps en sueur chassaient vite les curieux. Celui qui avait le plus d’ascendant sur ces ouvriers, c’était Tono le louchon, un luron, renommé pour son mauvais caractère et sa brutale insolence. Il pouvait boire sans que ses jambes et surtout ses bras perdissent rien de leur fermeté. Le vin lui donnait une nouvelle ardeur pour battre les gens comme la pâte du fournil. Dans les bouges des environs, les clients pacifiques tremblaient comme à l’approche d’une tempête quand ils le voyaient venir à la tête d’une bande de camarades, qui riaient en le voyant faire. C’était vraiment un homme. Tous les soirs il rossait sa femme. Il gardait dans sa poche presque toute sa paie, si bien que les marmots, affamés, étaient réduits à chercher les reliefs de son repas dans le panier qu’il emportait chaque nuit à la boulangerie. Au demeurant, il avait bon cœur et il était toujours prêt à dépenser son argent avec ses camarades, pour se donner le droit de les tourmenter par ses farces de brute. Le patron le traitait avec certains égards, comme s’il le craignait, et ses camarades, pauvres diables chargés de famille, s’évitaient des ennuis, en acceptant ses incartades avec un sourire amical. Au fournil, Tono avait un souffre-douleur: le pauvre Menut; un gringalet auquel ses camarades reprochaient son excès de zèle; car il travaillait avec acharnement afin de gagner davantage de façon à pouvoir se marier. Tous, avec ce besoin de flagorner, instinctif chez les lâches, riaient aux éclats des plaisanteries que Tono se permettait à son égard. Quand il cherchait ses effets, une fois sa tâche finie, Menut trouvait dans ses poches des ordures; il recevait en plein visage des boules de pâte, et toutes les fois que Tono passait derrière lui, il laissait choir sur l’échine courbée du pauvre garçon sa grosse main, si lourdement que celui-ci croyait recevoir sur son dos la toiture à moitié effondrée. Le Menut se taisait, résigné. Il était si peu de chose devant les poings de cette brute, dont il était le jouet. Un dimanche soir, Tono, revenu de la plage où il avait été goûter, se présenta au fournil, les yeux injectés de sang, l’haleine forte, puant le vin à pleine bouche. Grande nouvelle! Il avait vu dans un restaurant champêtre le Menut: cet oison qui était là devant lui! Le Menut était avec sa fiancée; une belle fille! Ah! le vermisseau phtisique! Comme il avait bien choisi! Et, parmi les gros rires des camarades, il faisait le portrait de la pauvre fille, avec des détails obscènes, comme s’il l’avait déshabillée du regard. Le Menut ne levait pas la tête, absorbé dans sa besogne; mais il était pâle, comme pris de nausée. Il n’avait pas son air habituel; lui aussi sentait le vin, et parfois ses yeux, se détachant de la pâte, croisaient le regard louche et goguenard de celui qui le tyrannisait. Qu’il s’en prît à lui, passe encore! Le Menut y était habitué, mais s’attaquer à sa promise, nom de Dieu!... Cette nuit-là, le travail était plus lent, plus pénible. Les heures passaient, sans que la besogne avançât beaucoup; la pâte semblait résister à ces bras engourdis fatigués par une journée de fête. La chaleur augmentait; un souffle de colère passait sur les ouvriers, et Tono, le plus furieux, se soulageait en lançant des malédictions. Que tout le pain de cette nuit se changeât en poison! Enrager comme des chiens à l’heure où tout le monde dormait, pour pouvoir manger le lendemain quelques morceaux de cette pâte ignoble, c’en était un métier! Irrité par la constance avec laquelle travaillait le Menut, il revint à la charge, et remit sur le tapis les charmes de sa fiancée. Le Menut ferait bien de se marier vite. Quelle aubaine ce serait pour ses amis! Comme le Menut n’était pas à la hauteur, les copains... les beaux gars comme lui seraient assez gentils pour... La phrase en suspens, il clignait avec malice ses yeux louches, provoquant les éclats de rire brutaux de tous ses camarades, mais la joie générale fut de courte durée. Déjà le gringalet lui avait lancé un mot cru, en même temps qu’un projectile énorme passait en sifflant au-dessus de la table, et couvrait tout entière la tête de Tono, qui chancela et, se cramponnant aux planches, fut forcé de plier les genoux. Dans une poussée de force nerveuse, le Menut dont la poitrine étroite haletait, et dont les bras tremblaient, lui avait jeté à la tête une masse de pâte, et le fort gaillard, étourdi du choc, ne savait plus comment se défaire de ce masque qui l’engluait et l’asphyxiait. Ses camarades lui vinrent en aide. Le coup lui avait écrasé le nez, et un filet de sang teignait la pâte blanche. Mais Tono sans se soucier de la blessure, se débattait comme un fou entre les bras de ses camarades, et criait: «Lâchez-moi.» Mais ils s’en gardaient bien. Tous avaient vu que ce chenapan, au lieu de s’élancer sur le Menut, tentait d’aller jusqu’au coin où pendaient ses hardes, pour y chercher le fameux couteau, si connu dans les bouges des environs. L’enfourneur lui-même laissa brûler une pile de pains pour aider à le contenir! Mais personne ne songeait à maîtriser l’agresseur, car tous étaient convaincus que le malheureux ne reviendrait pas à la charge. Le maître du fournil apparut. Ce diable d’homme avait l’ouïe fine! Les cris et les trépignements l’avaient éveillé et il était descendu presque en chemise. Tout le monde se remit au travail, et le sang de Tono disparut dans les profondeurs de la pâte, qu’on recommença vite à pétrir. Le bravache affectait maintenant un air bon enfant qui donnait le frisson. Ce n’était rien: une plaisanterie comme on en voyait tous les jours. Pure gaminerie qu’un homme doit pardonner! Voyons... on était entre copains! Là-dessus il continua son travail, mais avec plus d’ardeur, sans lever la tête, pour en finir le plus tôt possible. Le Menut les regardait tous fixement, et il haussait les épaules avec arrogance, comme s’il avait de la peine à retrouver sa timidité perdue. Tono fut le premier à s’habiller, et il sortit accompagné jusqu’à la porte par le patron, dont il accueillait les bons conseils par des signes d’acquiescement. Quand le Menut partit, une demi-heure après, ses camarades l’accompagnèrent. Ils lui firent mille offres de service. Ils se chargeaient de la réconciliation; mais en attendant, le Menut devait se tenir coi chez lui et ne pas sortir de tout le jour, pour éviter une mauvaise rencontre. La ville s’éveillait. Le soleil rougissait les auvents, les gardes de nuit se retiraient et allaient chercher ceux qui devaient les relever et dans les rues circulaient seules les paysannes chargées de paniers qui allaient vers la place du marché. Les ouvriers de la boulangerie laissèrent le Menut sur le seuil de sa maison. Il les vit s’éloigner et demeura encore un moment immobile, la clef dans la serrure, heureux, semblait-il, de se voir seul et sans protection... Enfin il s’était convaincu qu’il était un homme digne de ce nom, il ne doutait plus de sa force et, cruel, souriait d’aise au souvenir du bravache, s’affaissant sur ses genoux, la figure en sang. Le voyou! il avait insulté sa fiancée. Pas d’arrangement possible! Comme il donnait un tour de clef, il s’entendit appeler: --Menut! Menut! C’était Tono, débouchant d’un coin de la rue. Tant mieux! le Menut l’attendait, et malgré un petit frisson instinctif, il était satisfait de l’aventure, car il souffrait d’être traité avec indulgence, comme un irresponsable. Devant l’attitude agressive de Tono, il se mit en garde comme un jeune coq qui dresse sa crête avec colère, mais tous deux s’arrêtèrent, remarquant qu’ils provoquaient l’attention de quelques maçons qui, leur sac sur l’épaule, se rendaient au chantier. Ils se parlèrent bas, avec calme, comme deux bons amis, mais d’une voix saccadée et mordante. Tono venait pour régler prestement l’affaire; tout se réduisait à deux petits mots, qu’on se dirait à l’écart. Et, en homme généreux, incapable de dissimuler la vérité, il demanda au gringalet: --As-tu l’outil? L’outil?... Le Menut n’était pas de ces bravaches qui ont toujours leur couteau sur eux. Mais il en avait un là-haut qui avait appartenu à son père, et il allait le chercher. Une minute... et il était aux ordres de Tono... Le Menut redescendit presque aussitôt, mais pâle, inquiet. Il avait trouvé sa mère qui s’habillait pour aller à la messe et au marché. La pauvre vieille s’était étonnée de ce brusque départ, et il avait dû recourir à de pénibles mensonges. Les rues commençaient à s’animer. Les portes s’ouvraient, des balais soulevaient sur les trottoirs des nuages de poussière, sous les rayons obliques de ce soleil rouge, qui pénétrait à l’extrémité des rues comme par une brèche. Partout, on voyait des sergents de ville, aux yeux vagues, qui semblaient encore endormis; des maraîchers, conduisant leurs charrettes de légumes; des vieilles en mantilles, qui hâtaient le pas en entendant sonner les cloches des églises voisines. Impossible de trouver dans Valence un coin solitaire, où deux hommes de bien eussent la liberté de se couper la gorge. Le Menut, sentant maintenant son courage faiblir, tenta de balbutier des excuses; mais Tono l’interrompit brusquement. --Poule mouillée! Mufle! Et il leva le poing. Le Menut recula pour esquiver le coup. Alors il entra en fureur: il voulait lui aussi régler l’affaire sur place; mais il se contint à la vue d’une carriole qui approchait avec son conducteur encore endormi. --Arrête, cocher! S’élançant à la portière, le Menut l’ouvrit bruyamment et invita Tono à monter. Ce dernier hésita, alléguant qu’il n’avait pas un liard. «Je paierai», répondit le Menut. Il aida même son ennemi à monter, puis il entra derrière lui et releva les lattes des persiennes qui tenaient lieu de vitres. --A l’hôpital! Le cocher se fit répéter deux fois l’adresse, et comme on lui recommandait de ne pas se presser, il laissa rouler paresseusement sa voiture par les rues de la ville. Il crut entendre à l’intérieur des cris étouffés; on eût dit les petits rires de gens qui se chatouillent: sa chienne de destinée lui avait amené là de beaux clients! des pochards qui, après une nuit blanche, allaient, dans l’attendrissement de l’ivresse, visiter quelque copain malade. En quel état ils lui mettraient ses banquettes! La carriole continuait à rouler avec lenteur: les vaches laitières[H] flairaient ses roues; les chèvres effrayées se détournaient en faisant sonner leurs clochettes, et en balançant leurs lourdes mamelles; les commères, appuyées sur leurs balais, regardaient avec curiosité les persiennes hermétiquement closes de la voiture. Un sergent de ville sourit avec malice, en la montrant à des voisins: «C’était bien tôt, semblaient-ils se dire, pour faire l’amour en cachette.» Arrivé dans la cour de l’hôpital, le cocher sauta de son siège, et, tout en caressant son cheval, il attendit que ce couple d’ivrognes prît la peine de descendre. Comme rien ne bougeait, il ouvrit la portière et recula soudain en criant au secours. Partout du sang... Un homme était couché dans le fond de la voiture; l’autre, allongé sur la banquette, le couteau à la main, le visage livide. Les gens de l’hôpital accoururent et, en se tachant de sang jusqu’au coude, vidèrent cette tartane qui avait l’air d’une charrette de l’abattoir, pleine de chair morte, tailladée, déchiquetée. LA BARQUE ABANDONNÉE La plage de Torresalinas, avec ses nombreuses barques à sec, était le rendez-vous de tous les pêcheurs. Les gamins, à plat ventre, jouaient aux cartes à l’ombre des embarcations; les vieux, la pipe de terre cuite aux dents, parlaient de la pêche et des magnifiques expéditions qu’on faisait jadis à Gibraltar et sur la côte africaine, avant que le diable eût l’idée d’inventer la Régie des Tabacs. Les batelets légers, aux flancs bleus et blancs, au mât gracieusement incliné, formaient une file avancée au bord de la plage, où les eaux, déferlant en lames minces, donnaient au sol l’éclat du verre. Par derrière, reposaient sur le sable les panses goudronnées des barques noires qui attendaient l’hiver pour prendre le large deux à deux et balayer la mer en traînant leurs filets. En dernière ligne, étaient rangés les _lauds_, de gros bateaux au radoub, les ancêtres, près desquels s’agitaient les calfats, barbouillant leurs carènes de goudron chaud, pour les mettre en état de reprendre leurs courses pénibles et monotones, sur la Méditerranée, parfois vers les Baléares, avec du sel, d’autres fois vers la côte d’Alger, avec les fruits de la huerta, souvent avec des melons et des patates pour les soldats aux uniformes rouges qui gardent Gibraltar. Au cours de l’année, la plage changeait d’aspect. Les lauds réparés, prenaient la mer; on armait, on lançait les bateaux de pêche. Seule restait une barque démâtée et engravée triste, solitaire, sans autre compagnie que celle du douanier, assis à son ombre. Le soleil avait fondu la peinture; la sécheresse faisait craquer la coque fendillée; le sable, charrié par le vent, avait envahi le pont. Mais le fin profil de la barque, ses flancs élancés, sa fière structure dénotaient l’embarcation légère et audacieuse, faite pour les courses folles, qui dédaignent les périls de la mer. Maintenant elle avait encore la beauté triste de ces vieux chevaux, qui furent des coursiers de race, et qui tombent, abandonnés et impuissants dans l’arène. Ce bateau n’avait même pas de nom. Sur les côtés, pas d’inscription, pas de numéro! C’était un être inconnu qui se mourait, parmi ces autres barques orgueilleuses de leurs noms pompeux... Il se mourait comme d’aucuns disparaissent dans le monde, sans révéler le mystère de leur vie. Mais l’incognito de la barque n’était qu’apparent. Tous la connaissaient à Torresalinas, et nul n’en parlait sans un sourire, un clignement d’yeux, plein de malice. Un matin, à l’ombre de la barque abandonnée, près de la mer, qui scintillait sous le soleil, bleuâtre comme un ciel de nuit d’été, azuré et saupoudré de points lumineux, un vieux loup de mer me conta son histoire. * * * * * --Cette felouque--dit-il, en caressant du plat de la main la carène sèche et blanchie par le sable--c’est le _Socarrao_, le bateau le plus hardi et le plus fameux qui ait tenu la mer d’Alicante à Carthagène. Vierge Sainte! En a-t-il gagné de l’argent, ce damné! Il a fait, pour le moins, vingt voyages d’Oran à cette côte, la panse toujours pleine de ballots. Ce nom bizarre et étrange de _Socarrao_ m’étonnait quelque peu: le pêcheur s’en aperçut. --Ce sont là des surnoms, Monsieur: hommes et bateaux ont ici leur sobriquet. Ainsi moi, je m’appelle Felipe; mais si jamais vous me cherchez, demandez Castelar: c’est sous ce nom-là qu’on me connaît, parce que j’aime à causer avec les gens, et au cabaret, que je suis le seul capable de lire les journaux aux camarades... Mais revenons-en au _Socarrao_; son vrai nom, c’est _El Resuelto_[I]; mais sa promptitude à la manœuvre, ses luttes furieuses contre les coups de mer l’avaient fait surnommer le _Socarrao_, comme qui dirait le mauvais coucheur... Et maintenant écoutez ce qui est arrivé à ce pauvre _Socarrao_, il y a un peu plus d’un an, la dernière fois qu’il revint d’Oran. Le vieux promena ses regards tout autour de lui, et convaincu que nous étions seuls, il dit avec un sourire bon enfant: --J’étais de l’équipage, savez-vous? Personne n’ignore ça au pays; mais vous, si je vous le dis, c’est parce que nous sommes seuls, et que vous n’irez pas ensuite me faire du tort. Que diable! Avoir été sur le _Socarrao_! il n’y a pas là de déshonneur! Toutes ces histoires de régies et de douaniers, avec leurs canonnières, ce n’est pas Dieu qui a imaginé ça! C’est le gouvernement qui en a eu l’idée pour nous faire du tort, à nous, les pauvres gens! La contrebande est une façon honorable de gagner son pain; on expose sa peau sur la mer et sa liberté sur la terre. Un métier de braves qui sont vraiment des hommes, comme Dieu les aime! J’ai connu le bon temps. On faisait tous les mois deux voyages et l’argent pleuvait dans le village, que c’était un plaisir! Il y en avait pour tous, même pour les _uniformes_, pour ces pauvres diables de douaniers qui ne savent comment nourrir leurs familles avec leurs deux pesetas par jour! Mais le métier empira de jour en jour; le _Socarrao_ ne faisait plus ses voyages, que de loin en loin, avec toutes sortes de précautions, car le patron savait qu’on nous avait à l’œil et qu’on voulait nous mettre le grappin dessus. Dans la dernière tournée, nous étions huit hommes à bord. Le matin, on était parti d’Oran; vers midi, à la hauteur de Carthagène, voilà que nous apercevons à l’horizon un léger nuage noir, et bientôt un vapeur, que nous reconnaissons tous. Une bonne tempête eût mieux fait notre affaire. C’était la canonnière d’Alicante! Nous avions un bon vent en poupe, la grande voile déployée et le foc tendu. Mais avec ces inventions des hommes, la voile n’est plus rien et le bon marin, moins que rien! Non qu’ils nous aient rejoints, non, monsieur! Trop malin, le _Socarrao_, pour se faire pincer, quand il tient le vent! Le bateau nageait comme un dauphin, la coque inclinée, le pont léché par les lames; mais la canonnière faisait force vapeur et nous la voyions grandir de plus en plus, bien qu’elle ne se rapprochât guère. Ah! si ç’avait été au milieu de l’après-midi! Il aurait fait nuit close qu’ils ne nous auraient pas encore atteints, et, une fois dans l’obscurité, nous étions sauvés! Mais il restait encore beaucoup de jour, et en longeant la côte, nous étions sûrs d’être attrapés avant la brune. Le patron au gouvernail ouvrait l’œil, en homme dont toute la fortune dépend d’une fausse manœuvre. Mais voilà qu’un petit nuage blanc part du vapeur et nous entendons un coup de canon. Ne voyant pas de boulet, nous éclatons de rire, satisfaits et même fiers d’être avertis si bruyamment. Autre coup de canon, mais cette fois plein de malice. Il nous sembla qu’un grand oiseau passait en sifflant sur la barque et l’antenne s’abattit, avec les cordages rompus et la voile déchirée. Nous voilà sans mât. Les agrès, dans leur chute, cassèrent la jambe à un homme de l’équipage. J’avoue que nous tremblâmes un peu. Nous nous voyions pris, et, que diable! aller en prison, comme des voleurs, pour avoir voulu gagner le pain de notre famille, c’est chose plus terrible qu’une nuit de tempête. Mais le patron du _Socarrao_ est un homme qui vaut son bateau. --Mes enfants, ce n’est rien. Hissez la voile neuve. Si vous êtes vifs, ils ne nous attraperont pas. Il ne parlait pas à des sourds, et pour de la vivacité, nous en avions à revendre. Le pauvre camarade se tordait comme un lézard, étendu à la proue, tâtant sa jambe cassée, hurlant et demandant au nom de tous les saints une gorgée d’eau; c’était bien le moment de s’apitoyer! Nous faisions mine de ne pas l’entendre, tout à notre besogne, démêlant les cordages et attachant à l’antenne la voile de rechange, qu’on hissa en dix minutes. Le patron vira de bord. Inutile de chercher à résister en mer à cet ennemi qui allait à toute vapeur et crachait des boulets. A la côte! et advienne que pourra! On était en face de Torresalinas. Étant tous du pays, nous comptions sur les amis. La canonnière, nous voyant cingler vers la terre ne tira plus. Elle nous tenait et, sûre de la victoire, ne forçait plus sa marche. De la plage, on ne tarda pas à nous voir, et la nouvelle circula dans tout le village. Le _Socarrao_ arrivait, poursuivi par une canonnière! * * * * * Il fallut voir le branle-bas! Une vraie révolution, croyez-moi, monsieur! la moitié des gens d’ici étaient de nos parents; les autres vivaient plus ou moins de notre «commerce». La plage semblait une fourmilière. Hommes, femmes, gamins nous suivaient avec des yeux inquiets et lançaient des cris de joie, en voyant notre barque faire un dernier effort et gagner de plus en plus du terrain; on avait une demi-heure d’avance. Il y avait là jusqu’à l’alcade, pour prêter aide au besoin. Et les douaniers, braves garçons qui vivent parmi nous et sont presque de la famille, se tenaient à l’écart: ils comprenaient la situation et ne voulaient pas perdre de pauvres gens. --A la côte, les gars! cria notre patron. A l’échouage! L’important, c’est de mettre en sûreté les ballots et les personnes. Le _Socarrao_ saura bien sortir de ce mauvais pas. Et presque à pleines voiles on fonça sur la plage; la proue toucha. Ah! monsieur, ce qu’on s’est donné du mal! Je crois encore rêver, quand j’y pense. Tout le village se jeta sur la barque, la prit d’assaut; les gamins se faufilaient comme des rats dans la cale. --Vite! vite! voilà les gabelous! Et on lançait les ballots du haut du pont! Ils tombaient dans l’eau, où les hommes, pieds nus, et les femmes, la jupe entre les jambes, les rattrapaient. On emportait les uns, par ici, les autres s’en allaient par là. En un clin d’œil, toute la cargaison disparut, comme si le sable l’eût engloutie. Une vague de tabac inondait Torresalinas et s’infiltrait dans toutes les maisons. L’alcade intervint paternellement. --Hé, l’ami! c’est trop, dit-il au patron. Si l’on emporte tout, les douaniers se plaindront. Laissez au moins quelques ballots pour justifier la saisie. Notre capitaine approuva: --Bon! Faites quelques paquets du plus mauvais tabac, de la camelote! Qu’ils se contentent de ça! Là-dessus, il se dirigea vers le village avec tous les papiers du bord sur sa poitrine. Mais il s’arrêta encore un moment, car ce diable d’homme pensait à tout. --Le numéro! Effacez le numéro matricule! Le bateau! on aurait dit qu’il lui avait poussé des pattes! Déjà hors de l’eau, il se traînait sur le sable, au milieu de cette foule qui trimait et se donnait du cœur en criant joyeusement: --Chou-blanc, chou-blanc, messieurs les douaniers! Le camarade à la jambe cassée était porté chez lui par sa femme et par sa mère. Le pauvre diable gémissait de douleur à chaque mouvement brusque; mais il refoulait ses larmes et il riait tout de même comme les autres, voyant la cargaison qu’on sauvait et songeant au bon tour qu’on jouait au gouvernement. Quand les derniers ballots se furent perdus dans les rues de Torresalinas, on s’attaqua à la felouque. La population enleva les voiles, les ancres, les rames; on démonta même le mât, qui fut chargé sur les épaules d’une troupe de jeunes gens et porté en procession à l’autre bout du village. Le bateau n’était plus qu’un ponton comme vous le voyez... Entre temps, les calfats étaient là, pinceau en main! Et la peinture allait bon train! Le _Socarrao_ changeait de figure comme un âne de gitano. En quatre coups de pinceau, on effaça le nom et sur la poupe, il ne resta plus trace du numéro matricule, maudite inscription qui établit l’identité de tout bateau. La canonnière jeta l’ancre au moment où les dernières dépouilles de la barque disparaissaient à l’entrée du village. Moi, je ne bougeai pas, voulant tout voir; pour mieux cacher mon jeu, je donnai un coup de main à des amis qui mettaient à la mer un bateau de pêche. La canonnière envoya un canot et je ne sais combien d’hommes sautèrent à terre, avec fusils et baïonnettes. En tête le contremaître, jurait comme un furieux, les yeux fixés sur le _Socarrao_ et sur les douaniers qui s’en étaient emparés. Toute la population de Torresalinas riait du bon tour et elle aurait encore ri davantage si elle avait vu, comme moi, la tête de ces gens-là, quand ils trouvèrent pour toute cargaison quelques paquets de mauvais tabac. * * * * * --Et qu’arriva-t-il ensuite? demandai-je au vieux marin. On ne punit personne? --Qui?... On ne pouvait punir que ce pauvre _Socarrao_, qui resta prisonnier. On noircit beaucoup de papier et la moitié du bourg fut appelée à déposer; mais personne ne savait rien. Quel était le numéro matricule de la barque? Personne ne l’avait vu. Les hommes de l’équipage? Des individus qui, à l’échouage, s’étaient mis à courir là-bas, dans les terres. Et personne n’en savait plus long. --Et la cargaison? --Elle fut vendue tout entière. Ah! vous ne savez pas ce que c’est que la pauvreté! Quand nous échouâmes chacun saisit le ballot qui était à portée et courut le cacher dans sa maison. Mais le lendemain tous les paquets étaient à la disposition du patron; il ne se perdit pas une livre de tabac. Ceux qui exposent leur vie pour gagner leur pain, et voient tous les jours la mort en face, ont moins de tentations que les autres. Depuis lors, continua le vieux, le pauvre _Socarrao_ est ici prisonnier. Mais il ne tardera pas à reprendre la mer avec son ancien maître. Il paraît qu’on en a fini avec la paperasserie; on le mettra aux enchères, et il restera au patron, pour ce qu’il voudra bien en donner. --Et si quelqu’un offre davantage? --Qui ça?... Est-on des bandits, par hasard? Tout le village connaît le vrai maître de la barque abandonnée, et personne n’a assez mauvais cœur pour vouloir lui faire tort. Ici, on est honnête. A chacun son bien! La mer qui est à Dieu, c’est notre domaine à nous, les pauvres gens, qui devons en tirer notre gagne-pain... en dépit du gouvernement! LA CONDAMNÉE Rafael était depuis quatorze mois dans l’étroite cellule. Il avait pour univers ces quatre murs, blancs comme des ossements, ces tristes murs, dont il savait par cœur les crevasses et les lézardes. Son soleil, à lui, c’était la haute lucarne, dont les barreaux coupaient la tache bleue du ciel. Son cachot avait huit pieds de long, et c’est à peine s’il disposait de la moitié, à cause de cette maudite chaîne toujours grinçante, dont l’anneau s’était incrusté dans sa cheville, et presque amalgamé à sa chair... Il était condamné à mort. Tandis qu’à Madrid on feuilletait une dernière fois le dossier de son procès, il passait là des mois enterré vivant, attendant, avec impatience, l’heure où d’un seul coup, le garrot le délivrerait de ses maux. Ce qui l’horripilait le plus, c’était la propreté de ce sol balayé et bien nettoyé tous les jours, sans doute pour que l’humidité, filtrant par la natte de jonc, pénétrât jusqu’au fond des os, ces murs où l’on ne laissait pas une trace de poussière... On enlevait au prisonnier jusqu’à la compagnie de la saleté. Sa solitude était complète... Si des souris étaient entrées là, il aurait eu la consolation de partager avec elles sa maigre pitance, et de leur parler, comme à de bonnes camarades; s’il avait rencontré dans les coins une araignée, il se serait amusé à l’apprivoiser. On ne voulait pas, dans ce tombeau, d’autre être vivant que lui. Un jour, un moineau parut à la grille, avec une mine de gamin espiègle. Le bohème de la lumière et de l’espace piaillait, comme pour exprimer sa surprise de voir, au-dessous de lui, ce pauvre être, jaunâtre, hâve, grelottant de froid en plein été, avec un tas de mouchoirs noués aux tempes et une guenille de manteau enroulée autour des reins. Cette tête anguleuse, pâle, d’une blancheur de papier mâché, dut l’effrayer, et il s’envola, en secouant ses plumes, comme pour fuir le relent de tombeau et de laine pourrie, qui s’exhalait par la grille. Le seul bruit qui rappelât la vie, c’était celui que faisaient les autres prisonniers à l’heure de promenade dans la cour. Ceux-là, au moins, voyaient le ciel libre au-dessus de leurs têtes. Ils ne respiraient pas l’air à travers une meurtrière; ils avaient les jambes libres, et ils pouvaient causer à leur guise. Jusque dans la prison le malheur avait ses degrés. L’éternel mécontentement des hommes était deviné par Rafael. Il enviait ceux qui circulaient dans la cour, considérant leur situation comme une des plus désirables; et ceux-là enviaient les gens du dehors, qui jouissaient de la liberté; et les passants peut-être étaient eux aussi mécontents de leur sort, et ambitionnaient, qui sait quoi?... Alors que la liberté est si bonne!... Ils méritaient d’être prisonniers. Rafael était aussi malheureux qu’on peut l’être. Dans un élan de désespoir il avait essayé de s’évader en creusant un souterrain, et maintenant la surveillance pesait sur lui, continue et accablante. Il avait voulu se distraire en psalmodiant d’une voix monotone les prières qu’il avait apprises de sa mère, et retenues seulement par fragments. On l’avait fait taire. Prétendait-il par hasard se faire passer pour fou? Allons, silence! On voulait le garder intact, sain de corps et d’esprit, pour que le bourreau n’eût pas affaire à un malade. Fou! il ne voulait pas l’être! Mais la réclusion, l’immobilité, la nourriture, insuffisante et mauvaise, venaient à bout de lui. Il avait des hallucinations, la nuit, quand il fermait les yeux, importuné par la lumière réglementaire, à laquelle il n’avait pu s’accoutumer en quatorze mois; une idée extravagante le tourmentait souvent: ses ennemis, des inconnus qui voulaient le tuer, lui avaient, croyait-il, mis l’estomac sens dessus dessous; de là, ces cruels élancements qui le torturaient. Le jour, il pensait constamment à son passé, mais avec des souvenirs si troubles qu’il croyait évoquer l’histoire d’un autre. Il se rappelait son retour au petit village natal, après un premier emprisonnement pour coups et blessures; son renom dans toute la région, la foule des clients dans l’auberge de la place, qui étaient enthousiastes de ses faits et gestes: _Quel brutal, ce Rafael!_ La plus belle fille du village se décidait à être sa femme, plus par crainte que par tendresse; les Conseillers municipaux le flattaient, le nommaient garde-champêtre, et encourageaient sa brutalité pour qu’il les servît, le fusil à la main, dans les élections. Il régnait sans obstacle sur tout le canton; il intimidait _les autres_, les gens du parti battu; mais, à la fin, ceux-ci, fatigués, mirent la main sur un certain bravache, qui revenait aussi du bagne et le campèrent en face de Rafael. Nom de Dieu! l’honneur professionnel était en jeu; il fallait frotter les oreilles à cet individu qui lui prenait son pain. Il se mit à l’affût, l’atteignit d’une balle qui le blessa mortellement, et l’acheva à coups de crosse, pour l’empêcher de crier et de gigoter davantage. Enfin... ces choses-là sont communes entre hommes!... Résultat: la prison, où il retrouva d’anciens compagnons; puis le procès; tous ceux qui le redoutaient autrefois déposèrent contre lui pour se venger de la crainte qu’il leur avait inspirée. Enfin vint la terrible sentence, suivie de ces quatorze mois maudits, passés dans l’attente de la mort, qui devait venir de Madrid, mais qui, sans doute, voyageait en charrette, tant elle tardait! Rafael ne manquait pas de courage. Il pensait à Juan Portela, à Francisco Esteban, le _Brave_, à tous ces vaillants paladins, dont les hauts faits chantés dans des _romances_, l’avaient toujours enthousiasmé; il se sentait capable d’affronter, comme eux, le moment suprême. Mais, certaines nuits, il sursautait, comme mû par un ressort caché, et sa chaîne résonnait d’un cliquetis sinistre. Il criait comme un enfant, et aussitôt se repentait de sa lâcheté, et tentait, en vain, d’étouffer ses gémissements. C’était un _autre_ qui criait en lui, un inconnu qui avait peur et qui pleurnichait. Il ne se calmait qu’après avoir bu une demi-douzaine de tasses de cette acre décoction de caroubes et de figues, que, dans la prison, on nommait café. De l’ancien Rafael qui désirait la mort, pour en finir vite, il ne restait que l’enveloppe. Le nouveau, qui s’était formé dans ce tombeau, songeait, avec terreur, que quatorze mois s’étaient déjà écoulés, et que nécessairement la fin était proche. Il se serait résigné, de bon cœur, à mener pendant quatorze mois encore cette vie misérable. Il avait peur; il sentait que le moment fatal était proche; il le voyait partout, dans les figures curieuses qui apparaissaient au guichet; dans la présence de l’aumônier, qui venait le voir maintenant tous les après-midi, comme si cette infecte cellule était le meilleur endroit pour causer et fumer une cigarette. Mauvais, mauvais signe! Les questions du visiteur étaient des plus inquiétantes. Rafael était-il bon chrétien? «Oui, mon père». Il respectait les prêtres et jamais ne leur avait manqué en quoi que ce fût. On n’avait rien à dire de sa famille; tous les siens étaient allés dans la montagne, défendre le Roi légitime, parce qu’ainsi l’avait ordonné le curé du village. Et pour affirmer sa foi, il tirait d’entre les haillons, qui lui couvraient la poitrine, un paquet crasseux de scapulaires et de médailles. Ensuite, l’aumônier lui parlait de Jésus, qui, tout Fils de Dieu qu’il était, s’était vu dans une situation semblable à la sienne. Cette comparaison enthousiasmait le pauvre diable. Quel honneur!... Mais, quoique flatté de cette ressemblance dans leur destinée, il désirait qu’elle se réalisât complètement le plus tard possible. Vint le jour où la terrible nouvelle éclata comme un coup de tonnerre. Tout était terminé à Madrid. La mort arrivait, mais cette fois à grande vitesse, par le télégraphe. Quand un employé lui dit que sa femme, avec la petite qui était née pendant son incarcération, rôdait autour de la prison et demandait à le voir, il n’eut plus de doute. Puisqu’elle avait quitté le village, c’est que la _chose_ était imminente. On lui suggéra de demander sa grâce, et il se cramponna furieusement à cette suprême espérance de tous les malheureux. D’autres n’avaient-ils pas réussi? Pourquoi pas, lui aussi? Il en coûtait si peu à cette bonne dame de Madrid[J], de lui sauver la vie! c’était l’affaire d’une petite signature. Et à tous les funèbres visiteurs venus par curiosité ou par devoir: avocats, curés, journalistes, il demandait en tremblant d’une voix suppliante, comme s’ils pouvaient le sauver: --Qu’en pensez-vous? Signera-t-elle? Le lendemain, on l’emmènerait, sans doute, à son village, gardé et ligoté, comme une bête sauvage, qui va à l’abattoir. Le bourreau était déjà là, avec son attirail. Sa femme, attendant le moment de la sortie pour le voir, passait des heures à la porte de la prison: c’était une forte fille brune, aux grosses lèvres dont les sourcils se rejoignaient et qui, en remuant ses jupes bouffantes et superposées, exhalait une âcre odeur d’étable. Elle était comme ébahie de se trouver là. Dans son regard stupide, on lisait plus de stupéfaction que de douleur; et la vue du poupon, cramponné à son énorme poitrine, lui tirait seule quelques larmes. «Seigneur, quelle honte pour la famille! Elle savait bien que cet homme finirait ainsi! Plût au ciel que la petite ne fût pas venue au monde!» L’aumônier essayait de la consoler. Qu’elle se résignât? Elle pouvait encore rencontrer, une fois veuve, un homme qui la rendrait plus heureuse. Cette pensée semblait la ranimer; elle en vint même à parler de son premier amoureux, un brave garçon, qui s’était retiré par crainte de Rafael, et qui, maintenant, s’approchait d’elle, dans le village et dans les champs, comme s’il voulait lui dire quelque chose. --Non! ce ne sont pas les hommes qui manquent--disait-elle avec calme, en essayant de sourire. --Mais je suis très chrétienne, et, si j’en prends un autre, je veux que ce soit devant l’Église. En remarquant le regard étonné du prêtre et des geôliers, elle revint au sentiment de la réalité, et ses larmes forcées reprirent de plus belle. La nouvelle arriva, à la nuit tombante. La grâce était signée. Cette dame que Rafael croyait voir là-bas à Madrid au milieu de toutes les splendeurs, comme une madone sur les autels, vaincue par les télégrammes et les prières, épargnait la mort au condamné. La grâce eut dans la prison un retentissement de tous les diables, comme si l’on avait signifié à chacun des prisonniers sa mise en liberté. --Réjouis-toi, disait l’aumônier à la femme du criminel gracié, on ne va pas tuer ton mari; tu ne seras pas veuve. La jeune femme demeura silencieuse. Dans son cerveau semblaient germer lentement des idées, qu’elle s’efforçait d’écarter. --Bien! dit-elle enfin, avec calme, et quand sortira-t-il de prison? --Sortir de prison?... Es-tu folle? Jamais. Il peut s’estimer heureux d’avoir la vie sauve. Il ira au bagne, en Afrique, et comme il est jeune et fort, il pourrait bien vivre encore vingt ans. Pour la première fois, la femme pleura de toute son âme; mais elle pleurait de désespoir, de rage; la tristesse n’y était pour rien. --Allons, femme, disait le prêtre, irrité. C’est tenter Dieu. On lui a sauvé la vie, comprends-tu? Il n’est plus condamné à mort... Et tu te plains encore? La femme cessa de pleurer. Ses yeux brillèrent d’une expression de haine. --Bon! qu’on ne le tue pas... je m’en réjouis. Il est sauvé; mais moi?... Et après un long silence, elle ajouta avec des sanglots qui secouaient sa chair brune et ardente: --Alors, la condamnée, c’est moi! UN HOMME A LA MER A la nuit tombante, la lourde barque San Rafaël sortit de Torrevieja, avec une cargaison de sel pour Gibraltar. La cale était bondée. Sur le pont, une montagne de sacs s’entassait autour du grand mât. Pour passer de la proue à la poupe, les marins longeaient les bordages, gardant l’équilibre à grand’peine. La nuit était belle, une nuit de printemps, avec des étoiles à foison. La brise, fraîche et assez irrégulière, tantôt gonflait la grande voile latine en faisant gémir le mât, tantôt cessait brusquement, et l’ample voile retombait comme défaillante, avec un sonore battement d’ailes. L’équipage--cinq hommes et un jeune garçon--soupa, après la manœuvre de sortie. Ils vidèrent la marmite fumante, où, du patron au mousse, avec la fraternité coutumière aux marins, ils plongeaient tour à tour leur morceau de pain. Ceux qui n’étaient pas de service, disparurent ensuite par l’écoutille, et le ventre gonflé de vin et de jus de pastèque, allèrent reposer sur le dur matelas. A la barre resta le père Chispas[K], vieux requin édenté, qui accueillit avec des grognements d’impatience les dernières instructions du patron. Près de lui se tenait Juanillo, son protégé, un novice, qui faisait sur le _San Rafael_ son premier voyage, et lui gardait une vive reconnaissance, car c’était grâce à lui, qu’il faisait partie de l’équipage et pouvait ainsi apaiser sa faim, qui n’était pas petite! Aux yeux de Juanillo, cette misérable barque prenait des airs de vaisseau-amiral, de bateau enchanté, nageant dans l’abondance. Le souper de ce soir-là était le premier repas sérieux qu’il eût fait dans sa vie. Il avait vécu jusqu’à dix-neuf ans, affamé, presque nu comme un sauvage, dormant dans la chaumière délabrée, où sa grand’mère gémissait et priait, immobilisée par ses rhumatismes. Le jour, il aidait à lancer les barques, il déchargeait les paniers de poisson, ou allait en parasite dans les bateaux qui allaient pêcher le thon et la sardine, avec l’espoir de rapporter au logis un peu de menu fretin. Maintenant, grâce au père Chispas, qui lui était tout dévoué, parce qu’il avait connu son père, Juanillo était devenu un vrai marin. Pour la première fois, il portait des souliers énormes qu’il contemplait avec adoration. Et après cela, l’on disait que la mer... Allons donc! Le métier de marin était le meilleur de tous! Sans perdre de vue la proue, ni lâcher le gouvernail, courbé pour scruter les ténèbres entre la voile et les tas de sacs, le père Chispas l’écoutait avec un sourire ironique. --Oui, tu n’as pas mal choisi... Pourtant le métier a ses risques... Tu verras... quand tu auras mon âge... Mais ta place n’est pas ici: va te poster à l’avant, et préviens-moi, si tu vois quelque barque devant nous. Juanillo courut le long du bordage avec la ferme assurance des gamins de la plage. --Prends garde! mon garçon! Prends garde! Déjà, il était à la proue. Assis près du boute-hors, il scrutait la surface noire de la mer, au fond de laquelle les étoiles scintillantes se reflétaient comme des serpentins de lumière. La barque, lourde et pansue, plongeait après chaque vague, avec solennité, et les gouttes d’eau rejaillissaient jusqu’au visage de Juanillo. Deux traînées d’écume phosphorescente glissaient des deux côtés de la proue massive, et le haut des voiles gonflées se perdait dans les ténèbres... Pas de vie plus belle, songeait Juanillo! --Père Chispas!... une cigarette, cria-t-il tout à coup. --Viens la chercher. Il accourut, suivant le bordage, du côté opposé au vent. C’était à un moment de calme plat, et la voile, ondulant, allait retomber le long du mât... Mais soudain passa une rafale: le bateau pencha brusquement. Juanillo, pour garder l’équilibre, se cramponna au bord de la voile, qui, au même instant, se gonflant à éclater, lança la barque à toute vitesse, et, poussant le jeune homme avec une force irrésistible, le projeta au loin comme une catapulte. Dans le claquement des eaux qui s’entr’ouvraient sous lui, Juanillo crut entendre des paroles confuses, peut-être la voix du vieux timonier, criant:--«Un homme à la mer!» Il descendit longtemps... longtemps! étourdi par le coup et par la soudaineté de la chute. Avant de se rendre un compte exact des choses, il se trouva à la surface nageant et aspirant furieusement le vent froid... Et la barque?... Il ne la voyait plus. La mer était très sombre, oh! bien plus sombre que vue du haut du pont! Il crut distinguer une tache blanche, un fantôme qui flottait au loin. Il se dirigea vers lui, puis le perdit de vue, puis l’aperçut ailleurs, du côté opposé, enfin, désorienté, changea de direction, et fit de vigoureuses brasses, sans savoir où il allait. Ses souliers lui semblaient de plomb. Les maudits! Pour la première fois qu’il les portait! Son bonnet lui blessait les tempes; son pantalon le tirait en bas, comme s’il s’allongeait jusqu’au fond de la mer et balayait les algues. --Du calme, Juanillo, du calme! Il avait confiance. Il savait bien nager et se sentait capable de tenir le coup pendant deux heures. Sans doute, on viendrait le repêcher. Un plongeon! Rien de plus! Etait-ce ainsi qu’on mourait? Passait encore dans une tempête, comme ç’avait été le cas de son père et de son aïeul; mais par une nuit si belle, une mer si calme, mourir de la poussée d’une voile, c’était une mort stupide! --Holà, les camarades de la barque!... Père Chispas... Patron! Mais les cris le fatiguaient. Deux ou trois fois, les lames lui fermèrent la bouche. Malédiction!... Vues de la barque, elles semblaient insignifiantes; mais en pleine mer, plongé dans l’eau jusqu’au cou, forcé de mouvoir continuellement les bras, pour se maintenir à la surface, elles l’étouffaient, le frappant de leur sourde ondulation, et devant lui, elles creusaient de profonds abîmes, aussitôt refermés, comme pour l’engloutir. Il espérait encore, mais non sans une certaine inquiétude. Oui, il tiendrait le coup pendant deux heures. Il nageait bien plus longtemps sur la plage et sans fatigue. Seulement c’était aux heures du soleil, sur une mer de cristal et d’azur, alors qu’il voyait au-dessous de lui, dans une transparence féerique, les rochers jaunes, avec leurs grandes algues, pareilles à des rameaux de corail vert, leurs coquillages roses, leurs étoiles de nacre, leurs fleurs lumineuses aux pétales de chair, frissonnant d’être effleurées par les poissons au ventre d’argent... Mais maintenant, il était sur une mer d’encre, perdu dans les ténèbres, accablé par le poids de ses vêtements, ayant sous ses pieds un nombre infini d’épaves, et de noyés déchiquetés par des poissons voraces... Parfois, au contact de son pantalon trempé, il frémissait, se croyant effleuré par des dents aiguës. Las et défaillant, il s’étendit sur le dos, et se laissa porter par les vagues. Les renvois du souper remontaient à ses lèvres. Le maudit repas! Qu’il lui coûtait cher!... Il allait finir par mourir là, stupidement. L’instinct de conservation le fit se retourner. Peut-être le cherchait-on; s’il restait étendu, l’on passerait près de lui, sans l’apercevoir. Il se remit à nager, avec la fébrile énergie du désespoir. Il se dressait sur la crête des vagues, pour voir plus loin, allant brusquement d’un côté, puis de l’autre, et s’agitant indéfiniment dans le même cercle... Maintenant il coulait doucement, sentant dans sa bouche une amertume saumâtre; ses yeux s’aveuglèrent; le flot se ferma sur sa tête rase; mais entre deux lames un léger remous se forma, des mains crispées surgirent; il reparut à la surface... Ses bras s’engourdissaient. Sa tête se penchait sur sa poitrine, appesantie par le sommeil. Le ciel lui parut changé; les étoiles étaient rouges, comme des éclaboussures de sang. La mer ne l’effrayait plus; il avait envie de se laisser bercer par elle, et de se reposer enfin... Il se souvenait de sa grand’mère, qui sans doute à cette heure pensait à lui. Il voulut prier comme il avait entendu cent fois prier la pauvre vieille. _Notre père qui êtes aux cieux..._ Il priait mentalement, mais tout à coup, sans qu’il s’en rendît compte, sa langue remua, et il dit d’une voix rauque, qui ne semblait pas être la sienne: «Canailles, bandits! ils m’abandonnent!» Il enfonça de nouveau; il disparut, malgré ses efforts... Il descendit dans les ténèbres, comme une masse inerte; mais sans savoir comment, il reparut encore à la surface. Maintenant les étoiles lui semblaient noires, plus noires que le ciel, pareilles à des gouttes d’encre. Cette fois, c’était la fin... Son corps était de plomb. Il coula droit, entraîné par le poids de ses souliers neufs. Et, tandis qu’il s’engloutissait dans l’abîme où gisent les bateaux naufragés et les squelettes des cadavres dévorés, de plus en plus, son cerveau s’enveloppait de brouillard épais et il répétait: --Notre Père... Notre Père... Bandits! Cochons! ils m’ont abandonné! LA RAGE De tous les points de la _huerta_ les habitants accouraient à la chaumière de Pascual Caldéra[L], dont ils franchissaient la porte, avec un mélange d’émotion et de crainte. «Comment allait le petit? Mieux?...» Le père Pascual, entouré de sa femme, de ses belles-sœurs, et même de ses parents les plus éloignés, rassemblés par le malheur, accueillait avec une satisfaction mélancolique ces marques de sympathie des voisins pour la santé de son fils.--Oui: il allait mieux! Depuis deux jours, il ne souffrait pas de cette «chose» horrible, qui bouleversait la maison. Et les laboureurs taciturnes, amis de Caldéra, ainsi que les bonnes commères, à qui l’émotion arrachait des cris, mettaient le nez à la porte de la chambre et demandaient timidement: «Comment te trouves-tu?» Le fils unique de Caldéra était là, tantôt couché, sur l’ordre de sa mère, qui ne pouvait concevoir de maladie sans juger nécessaires le bol de bouillon et le lit; tantôt assis, la mâchoire dans les mains, les yeux obstinément fixés sur le coin le plus sombre de la pièce. Le père, ses gros sourcils blancs froncés, se promenait sous la treille qui ombrageait sa porte, dès qu’il restait seul, ou bien, entraîné par l’habitude, allait jeter un coup d’œil sur les champs voisins, mais sans la moindre envie de se baisser pour arracher une de ces mauvaises herbes qui déjà poussaient dans les sillons. Que lui importait à présent cette terre, que sa sueur et la vigueur de ses muscles avaient fécondée?... Il n’avait que ce fils, produit d’un mariage tardif, et c’était un rude gars, travailleur et taciturne comme lui; un soldat de la glèbe qui faisait son devoir sans avoir besoin d’injonctions ni de menaces, ne manquant jamais de s’éveiller en pleine nuit, lorsqu’arrivait le tour d’arrosage, et qu’il fallait abreuver les champs, à la lueur des étoiles; agile à sauter de son cher lit de garçon installé sur un banc de la cuisine, en rejetant couvertures et peaux de mouton, pour chausser ses espadrilles, dès les premières notes du coq matinal. Le père Pascual ne lui avait jamais souri. C’était le père, à la mode latine; le terrible maître de la maison, qui, au retour du travail, mange seul, servi par l’épouse, qui attend debout, dans une attitude de soumission. Mais ce masque grave et dur de maître absolu cachait une admiration sans bornes pour ce fils, son meilleur ouvrage. Avec quelle prestesse il chargeait un tombereau! Comme il mouillait sa chemise en maniant la pioche, avec un vigoureux mouvement de va-et-vient qui semblait lui rompre la ceinture! Qui montait comme lui les bidets à poil, et leur sautait sur le dos avec autant de grâce, rien qu’en appuyant le bout d’une espadrille sur les jambes de derrière de la bête?... Et ce laborieux n’était ni buveur ni querelleur. Lors du tirage au sort, il avait eu la chance d’amener un bon numéro, et à la Saint-Jean il devait épouser une jeune fille d’une métairie voisine, qui n’entrerait pas dans la chaumière de ses beaux-parents sans apporter quelques lopins de terre. C’était un riant avenir que rêvait le père Pascual; le bonheur, la continuation honnête et paisible des traditions familiales; un autre Caldéra qui, lorsqu’il vieillirait, travaillerait à son tour le sol fécondé par les aïeux, pendant qu’une troupe de petits «Calderitas», plus nombreux chaque année, joueraient autour du cheval attelé à la charrue, et regarderaient avec une certaine frayeur le grand-père au parler laconique, aux yeux larmoyants de vieillesse, assis au soleil, à la porte de la chaumière! * * * * * Seigneur! Comme s’évanouissent les illusions des hommes!... Un samedi que Pascualet revenait de chez sa fiancée, vers minuit, un chien l’avait mordu, dans un sentier de la huerta; une mauvaise bête, qui silencieusement était sortie d’un massif de roseaux, et, au moment où le jeune homme se baissait pour lui jeter une pierre, lui avait enfoncé ses crocs dans l’épaule. La mère qui, les nuits où il allait faire sa cour, l’attendait pour lui ouvrir la porte, éclata en gémissements, à la vue du demi-cercle livide où les dents étaient marquées en rouge, et elle trottina dans la chaumière, préparant potions et cataplasmes. Le garçon rit des frayeurs de la pauvre femme. «Tais-toi, maman, tais-toi!» Ce n’était pas la première fois qu’un chien le mordait. Il avait encore les marques des coups de dents reçus dans son enfance, quand il allait par la huerta, lançant des pierres aux chiens des chaumières. Le vieux Caldéra parla, dans son lit, sans paraître ému: le lendemain, son fils irait chez le vétérinaire, qui lui cautériserait la plaie avec un fer rouge. Tels étaient ses ordres, et il n’y avait pas à répliquer. Le jeune homme subit l’opération avec impassibilité, en bon descendant de ces Maures qui ont colonisé la huerta de Valence. Total, quatre jours de repos. Et même alors, ce travailleur, au risque de nouvelles souffrances, voulut aider son père avec son bras endolori. Les samedis, quand il se présentait après le coucher du soleil dans la métairie de sa fiancée, on lui demandait toujours des nouvelles de sa santé: «Eh bien! cette morsure, comment va-t-elle?» Il haussait gaiement les épaules, sous le regard interrogateur de la jeune fille, et tous deux finissaient par s’asseoir à une extrémité de la cuisine; ils demeuraient là dans une contemplation muette, ou parlaient de l’achat du trousseau et du lit nuptial, sans oser se rapprocher, raides et graves, laissant entre eux l’espace suffisant pour «la manœuvre d’une faucille», comme disait en riant le père de la fiancée. Plus d’un mois s’écoula. Seule, la mère n’avait pas oublié l’accident. Elle suivait son fils d’un regard anxieux. Hélas! Vierge souveraine! La huerta paraissait abandonnée de Dieu et de sa sainte Mère! Dans la chaumière du Templat, un enfant souffrait les tourments de l’enfer, pour avoir été mordu par un chien enragé. Les gens de la huerta venaient contempler avec effroi la pauvre créature. C’était un spectacle auquel la malheureuse mère n’osait assister, car elle songeait à son fils: Ah! si ce Pascualet, grand et fort comme une tour, allait avoir le sort de cet infortuné... * * * * * Un matin, Pascualet ne put se lever du banc où il dormait dans la cuisine: sa mère l’aida à monter dans le grand lit nuptial qui occupait une partie de la chambre à coucher, la meilleure pièce de la chaumière. Il avait la fièvre, il se plaignait de douleurs aiguës à l’endroit où il avait été mordu; un frisson intense lui courait par tout le corps, il grinçait des dents, et ses yeux s’obscurcissaient d’un voile jaunâtre. Alors vint, sur sa vieille jument trotteuse, le plus ancien médecin de la huerta, don José, avec ses éternels purgatifs pour toute espèce de maladies, et ses bandages imbibés d’eau salée pour les blessures. A la vue du malade, il fit la grimace. C’était grave, très grave! Un cas que pouvaient seuls soigner les grands médecins établis à Valence, et qui en savaient plus que lui. Caldéra attela sa carriole et y fit monter Pascualet. Le garçon, déjà remis de sa crise, souriait, affirmant qu’il ne sentait plus qu’une légère cuisson. De retour au logis, le père paraissait plus tranquille. Un médecin de Valence avait fait une piqûre à Pascualet. Un personnage très sérieux qui avait encouragé le malade par de bonnes paroles, non sans se plaindre en le regardant fixement d’avoir été consulté si tardivement. Durant une semaine les deux hommes allèrent tous les jours à Valence, mais un matin Pascualet ne put bouger. La crise revint, plus aiguë, arrachant des cris d’effroi à la pauvre mère. Il claquait des dents et poussait des gloussements qui faisaient jaillir l’écume aux coins de sa bouche; ses yeux semblaient se gonfler, jaunes et saillants, comme d’énormes grains de raisin. Il se redressait avec des contorsions de douleur, et sa mère se pendait à son cou, hurlant d’épouvante, tandis que Caldéra, athlète silencieux et calme, maintenait d’une étreinte vigoureuse les bras de Pascualet, avec une force calme et, de haute lutte, le contraignait à l’immobilité. «Mon fils! mon fils!» pleurait la mère. Hélas! son fils, c’était à peine si elle le reconnaissait. Il lui paraissait autre, comme s’il ne restait de lui que l’enveloppe et comme si un démon s’était logé dans son corps, martyrisant cette chair sortie de ses entrailles de mère et allumant dans les yeux de l’infortuné de sinistres lueurs. Puis venaient le calme, l’anéantissement. Toutes les femmes des environs, réunies dans la cuisine, discutaient sur le sort du malade, et maudissaient le médecin de la ville, et ses diaboliques piqûres. C’était lui qui l’avait mis dans cet état; avant de se soumettre à son traitement, le garçon était beaucoup mieux. Ah! le bandit! Et le gouvernement ne châtiait pas cette engeance! Non, il n’y avait pas d’autres remèdes que les anciens, les remèdes consacrés, produit de l’expérience des générations, qui, pour avoir vécu avant nous, en savaient bien plus long. Un voisin partit en quête d’une vieille sorcière, qui soignait les morsures de chiens et de serpents et les piqûres de scorpions. Une voisine amena un vieux chevrier presque aveugle, qui guérissait, par la vertu de sa salive, rien qu’en faisant des croix avec elle sur la chair malade. Les décoctions d’herbes de la montagne et les croix faites avec la salive donnaient l’espoir d’une guérison immédiate, quand on vit le malade, qui était resté immobile et muet pendant quelques heures, fixer sur le sol un regard de stupeur, comme s’il sentait venir en lui je ne sais quoi d’étrange qui, avec une force de plus en plus grande, s’emparait peu à peu de tout son être. Bientôt une nouvelle crise jeta le doute dans l’esprit des femmes, qui discutèrent de nouveaux remèdes. La fiancée vint avec ses grands yeux de vierge brune tout mouillés de larmes; et, s’avançant timidement tout près du malade, elle osa pour la première fois lui prendre la main, tout en rougissant de cette audace, sous son teint de cannelle. «Comment vas-tu!...» Et lui, si amoureux autrefois, se dérobait à cette tendre étreinte et, détournant les yeux pour ne pas voir sa bien-aimée, cherchait à se cacher, comme honteux de son état. Et la mère pleurait. Reine des cieux! Il était très mal; il allait mourir!... Si du moins on pouvait savoir quel chien l’avait mordu, pour couper la langue à l’animal, et en faire un emplâtre d’une vertu miraculeuse, comme le conseillaient les gens d’expérience!... * * * * * Sur la huerta sembla déchaînée la colère de Dieu. Des chiens en avaient mordu d’autres! et l’on ne savait plus distinguer ceux d’entre eux qui étaient contaminés. On les croyait tous enragés! Les enfants reclus dans les chaumières contemplaient, par la porte entre-bâillée, la vaste plaine avec des regards de terreur; les femmes allaient par les sentiers tortueux, en groupe compact, inquiètes, tremblantes, accélérant le pas aux premiers abois résonnant derrière les massifs de roseaux. Les hommes se méfiaient de leurs chiens, s’ils les voyaient baver, haletants et tristes; et le lévrier, compagnon de chasse, le roquet aboyeur, gardien du logis, l’affreux mâtin qu’on attache à la charrette pour veiller sur elle en l’absence du maître, étaient mis en observation ou abattus froidement, derrière les murs de la basse-cour. «Les voilà! les voilà!», criait-on, de chaumière en chaumière, pour annoncer le passage d’une troupe de chiens, qui, hurlants, affamés, la laine ou le poil souillé de boue, poursuivis jour et nuit dans une course sans trêve, avaient dans les yeux la folie des bêtes traquées. Un frisson semblait passer dans la huerta; les chaumières fermaient leurs portes, se hérissaient de fusils. Les détonations partaient des massifs de roseaux, des champs aux herbes hautes, des fenêtres de chaumières, et quand les vagabonds, repoussés, harcelés de toutes parts, allaient vers la mer dans un galop frénétique, les douaniers, campés sur l’étroite bande de sable, les mettaient en joue et les accueillaient par une décharge: les chiens faisaient volte-face et, passant entre ceux qui les poursuivaient, le fusil à la main, laissaient plus d’un cadavre gisant au bord des canaux. Le soir, des coups de feu lointains dominaient les rumeurs de la plaine obscure. Toute forme se mouvant dans l’ombre attirait une balle; autour des chaumières les fusils répondaient aux sourds hurlements. Les hommes avaient peur de leur mutuel effroi et se fuyaient. A peine la nuit tombée, la huerta restait sans lumière, sans âme qui vive dans ses sentiers, comme si la mort eût pris possession de la plaine ténébreuse, verte et souriante aux heures de soleil. Une petite tache rouge, comme une larme de lumière, tremblait au milieu de cette obscurité: elle venait de la chaumière de Caldéra, où les femmes, assises autour de la lampe, soupiraient, attendant avec épouvante les cris stridents du malade, le claquement de ses dents, le bruit de ses muscles, se tordant sous les bras qui l’assujettissaient. La mère se pendait au cou de ce furieux, qui faisait peur aux hommes. Ce n’était plus _son enfant_ avec ses yeux exorbités, sa face livide, noirâtre, ses convulsions de bête martyrisée, sa langue qui émergeait parmi des bouillons d’écume, haletant d’une soif inextinguible. Il appelait la mort, avec des hurlements désespérés, se frappait la tête contre les murs, tentait de mordre; mais n’importe, c’était encore son fils, et elle ne le redoutait pas, comme les autres. La bouche menaçante s’arrêtait près du visage hâve, baigné de larmes: «Maman! maman!» Il la reconnaissait dans ses courts moments de lucidité. Elle ne devait pas le craindre; elle, jamais il ne la mordrait! Et comme s’il avait besoin d’une proie pour assouvir sa rage, il plantait ses dents dans la chair de ses bras, et s’acharnait, jusqu’à faire jaillir le sang. «Mon fils! mon fils!» gémissait la mère. Et elle essuyait l’écume mortelle sur la bouche convulsée, puis portait le mouchoir à ses yeux, sans peur de la contagion. Caldéra, dans sa gravité sombre, ne prenait point garde aux yeux menaçants et farouches que le malade fixait sur lui. Pascualet ne respectait plus son père, mais l’énergique Caldéra, bravant sa fureur, le maintenait sur le lit, quand il tentait de fuir comme s’il avait besoin de promener par le monde l’horrible douleur qui torturait ses entrailles. Il n’y avait plus, entre les crises, de longs intervalles de calme: elles étaient presque continues; le forcené s’agitait, déchiré, ensanglanté par ses propres morsures, la face noirâtre, les yeux vacillants et jaunes, telle une bête monstrueuse, qui n’a plus rien de l’espèce humaine. Le vieux médecin ne demandait plus de ses nouvelles. A quoi bon? C’était fini... Les femmes pleuraient sans espoir. La mort était certaine: elles déploraient seulement les longues heures, les jours peut-être d’atroce martyre qui attendaient encore le pauvre Pascualet. * * * * * Caldéra ne trouvait point, parmi ses parents et amis, d’hommes vaillants pour l’aider à maintenir le malade. Tous regardaient avec épouvante la porte de la chambre à coucher, comme si, derrière, était caché le plus grand des périls. Affronter les fusils dans les sentiers, au bord des canaux, voilà qui convenait à des hommes; un coup de couteau pouvait se rendre; à une balle, on ripostait par une autre; mais, hélas! cette bouche écumante, elle tuait d’une morsure! Oh! ce mal sans remède, où l’homme se tordait dans une interminable agonie, comme le lézard coupé en deux par la pioche!... Pascualet ne reconnaissait plus sa mère. Dans ses derniers instants de lucidité, il l’avait repoussée avec une tendre brusquerie. Elle devait s’en aller! Il craignait de lui faire du mal! Les amies entraînèrent la pauvre femme hors de la chambre, la maintenant, de vive force, dans un coin de la cuisine. Caldéra, d’un suprême effort de sa volonté mourante, attacha le malade sur le lit. Ses gros sourcils tremblèrent et ses yeux clignotants se mouillèrent de larmes tandis qu’il serrait fortement la corde pour immobiliser le jeune homme sur cette couche où il était né. Il sembla au père qu’il l’ensevelissait et lui creusait sa fosse. Le malade se débattait en contorsions folles, sous les bras roidis; Caldéra dut faire un grand effort pour l’assujettir sous les liens qui entraient dans les chairs. Avoir vécu tant d’années, pour se voir enfin contraint à cette besogne! Avoir créé cette vie, et, effrayé par tant de souffrances inutiles, souhaiter qu’elle s’éteigne au plus vite! ... Seigneur Dieu! pourquoi ne pas achever tout de suite ce pauvret, dont la mort était inévitable? Il ferma la porte de la chambre pour échapper à l’horreur de ces cris stridents; mais dans la chaumière résonnait toujours ce halètement de la rage, auquel répondaient les lamentations de la mère et des voisines groupées autour de la lampe dont la lueur se mourait... Caldéra frappa du pied sur le sol. «Silence, les femmes!» Mais pour la première fois on lui désobéit. Alors il sortit, fuyant ce chœur gémissant. La nuit descendait. Son regard se porta sur l’étroite bande jaunâtre qui marquait encore à l’horizon la fuite du jour. Sur sa tête brillaient les étoiles. Des chaumières à peine visibles partaient des hennissements, des aboiements, des gloussements, derniers frissons de la vie animale, avant le sommeil. Cet homme rude sentit une impression de vide, au milieu de cette nature aveugle, insensible aux douleurs des créatures. Qu’importait sa souffrance aux points lumineux qui le regardaient de là-haut?... De nouveau, le hurlement lointain du malade arriva à ses oreilles, à travers la petite fenêtre ouverte de la chambre à coucher. Les tendresses des premiers temps de sa paternité remontèrent du fond de son âme. Il se rappela les nuits blanches, passées dans cette chambre, à promener le petit, en proie aux souffrances du bas âge. A présent, il gémissait encore, mais sans espoir, dans les tortures d’un enfer anticipé, avec, pour dénouement, la mort. Caldéra eut un geste d’effroi et porta les mains à son front, comme pour chasser une idée cruelle. Puis il parut hésiter. Pourquoi pas? --Pour qu’il ne souffre plus... pour qu’il ne souffre plus! Il entra dans la maison pour en ressortir aussitôt, avec son vieux fusil à deux coups: il courut vers la petite fenêtre, comme s’il craignait de se repentir et introduisit l’arme par l’ouverture. Il entendit encore le halètement d’angoisse, le claquement des dents, le hurlement féroce, mais tout proches, comme s’il était à côté du misérable. Ses yeux, habitués à l’obscurité, virent le lit au fond de la pièce sombre, le corps secoué de soubresauts, la tache pâle du visage, qui apparaissait et disparaissait tour à tour dans des convulsions désespérées. Il eut peur du tremblement de ses mains, de l’agitation de son pouls, lui, l’enfant de la huerta, sans autre distraction que la chasse, accoutumé à abattre les oiseaux presque sans les regarder. Les cris de la pauvre mère lui en rappelèrent d’autres, lointains, très lointains,--voilà vingt-deux ans!--quand elle avait mis au monde son fils unique, sur ce même lit. Quoi! finir ainsi!... Ses yeux, levés au ciel, voilés par les larmes, le virent noir, affreusement noir, sans une étoile: «Seigneur! pour qu’il ne souffre plus! pour qu’il ne souffre plus!» Et, répétant ces mots, il épaula, puis chercha la détente, d’un doigt qui tremblait... Deux détonations formidables retentirent... LA FILLE DE LA SORCIÈRE Dans ce wagon de troisième classe, les voyageurs connaissaient presque tous Marieta, la belle veuve en deuil, qui assise près de la portière avec un nourrisson dans ses bras, fuyait les regards et l’entretien des voisines. Les vieilles paysannes la regardaient, les unes curieusement, les autres avec haine, à travers les anses de leurs paniers énormes, posés sur leurs genoux, avec toutes les emplettes qu’elles avaient faites à Valence. Les hommes, mâchant de mauvais cigares, lui lançaient d’ardentes œillades. Dans tout le wagon, l’on parlait d’elle, l’on contait son histoire. C’était la première fois que Marieta osait sortir de chez elle depuis la mort de son mari. Trois mois s’étaient écoulés. Sans doute, elle n’avait plus peur de Teulaí[M], le frère cadet de son mari; un petit homme qui, à vingt-cinq ans, était la terreur du canton! un bravache, aimant follement à faire le coup de feu, qui, né riche, avait abandonné ses terres, pour vivre en aventurier, tantôt dans les villages, grâce à la tolérance des alcades, tantôt dans la montagne, quand ceux qui lui voulaient du mal osaient dénoncer ses exploits. Marieta paraissait tranquille et satisfaite. Oh, la méchante bête! Avoir l’âme si noire, et être si jolie, avoir un port si majestueux qu’elle semblait une reine. Ceux qui ne l’avaient jamais vue, s’extasiaient sur sa beauté. Elle était comme les Vierges, patronnes des villages: elle avait une peau pâle et transparente comme de la cire, qui par moments se colorait d’une teinte rosée; des yeux noirs, fendus en amandes, aux longs cils; un cou superbe, avec deux plis horizontaux, qui faisaient ressortir l’éclat de sa blanche carnation. Elle était grande, avec des seins fermes, qui accentuaient leur relief, au moindre mouvement, sous les vêtements noirs. Oui, elle était bien belle!... On s’expliquait ainsi la folie de Pepet, son infortuné mari. En vain, toute la famille s’était opposée au mariage. Prendre une pauvre, lui, si riche! c’était absurde, d’autant plus qu’on la savait fille d’une sorcière, et partant héritière de ses mauvaises pratiques! Mais lui n’en voulut point démordre. La mère de Pepet mourut de chagrin. Au dire des voisines, elle aima mieux s’en aller de ce monde que de voir chez elle la fille de la Sorcière; et Teulaí, bien qu’il fût un vaurien, peu soucieux de l’honneur de la famille, faillit se quereller avec son frère. Il ne pouvait se résigner à avoir pour belle-sœur une gaillarde, jolie sans doute, mais, qui--suivant les affirmations faites au cabaret par des témoins oculaires, gens des plus respectables--préparait des breuvages malfaisants, aidait sa mère à extraire la graisse du corps des petits vagabonds, pour fabriquer de mystérieux onguents... et se frottait de cette pâte, tous les samedis, à minuit, avant de s’envoler par la cheminée... Pepet, qui se riait de tout, avait fini par se marier avec Marieta: et c’était ainsi qu’elle était devenue maîtresse de ses vignes, de ses caroubiers, de la grande maison de la rue Mayor, et des écus que la mère de Pepet gardait dans les coffres de sa chambre à coucher. Il était fou! Ces deux louves lui avaient donné quelque boisson malfaisante, «des poudres magnétiques,» qui, affirmaient les commères les plus expérimentées, lient pour toujours par un charme d’une puissance infernale. La sorcière ridée, aux petits yeux méchants, qui ne pouvait traverser la place du village, sans que les gamins la poursuivissent à coups de pierres, était demeurée seule en sa cahute des environs, devant laquelle personne ne passait la nuit, sans faire le signe de la croix. Pepet avait tiré Marieta de cet antre, heureux d’avoir pour lui la plus belle femme du canton. Mais quelle façon de vivre! Les bonnes femmes la rappelaient d’un air scandalisé. On voyait bien qu’un tel mariage s’était conclu par l’artifice du Malin. C’était à peine si Pepet sortait de la maison: il oubliait les champs, laissait libres les journaliers, ne voulait point se séparer un moment de sa femme. Les gens, par la porte entrebâillée et par les fenêtres toujours ouvertes, surprenaient leurs embrassements. Ils les voyaient se poursuivre, avec force éclats de rire et force caresses, en pleine ivresse de bonheur, narguant tout le monde par le spectacle de leurs jouissances effrénées. Ce n’était pas là vivre en chrétiens. C’étaient des chiens en fureur courant l’un après l’autre dans les ardeurs d’une passion inextinguible. Ah! la fieffée vaurienne! Elle et sa mère, avec leurs breuvages, embrasaient les entrailles de Pepet. On s’en rendait bien compte, en le voyant de plus en plus maigre, de plus en plus jaune, de plus en plus petit, pareil à un cierge qui fond... Le médecin du village, le seul qui se moquait des sorcières, des philtres, et de la crédulité populaire, parlait de les séparer: c’était, selon lui, l’unique remède; mais ils continuèrent à vivre ensemble: lui, de plus en plus exténué et misérable; elle, grossissant au contraire, pimpante, superbe, défiant insolemment la médisance de ses airs de souveraine. Ils eurent un fils; et deux mois après, Pepet mourut lentement, comme une lumière qui s’éteint, appelant sa femme jusqu’au dernier moment, et tendant vers elle ses mains avec passion. Ce qu’on clabauda au village! C’était sûrement là l’effet des breuvages malfaisants! La vieille s’enferma dans sa masure, craignant d’être maltraitée; la fille ne se hasarda pas dans les rues, pendant plusieurs semaines; les voisins l’entendaient se lamenter. Enfin, bravant les regards hostiles, elle alla, plusieurs fois, l’après-midi, au cimetière, avec son bébé. Au début, elle avait peur de Teulaí, son terrible beau-frère, pour qui tuer était simplement un acte viril, et qui, indigné de la mort de Pepet, parlait au cabaret de tordre le cou à la veuve, et à la sorcière de belle-mère! Mais il y avait un mois qu’on ne le voyait plus. Il devait être dans la montagne, avec les bandits, ou peut-être les _affaires_ l’avaient-elles appelé à l’autre extrémité de la province. Marieta osa enfin sortir du village et se rendre à Valence, pour ses emplettes... Oh! la belle dame! Quels airs importants elle se donnait avec l’argent de son pauvre mari! Peut-être avait-elle espéré que les petits messieurs lui diraient un mot, en lui voyant si gentille mine... Des chuchotements hostiles bourdonnaient dans le wagon. Les regards se portaient de tout côté sur elle, mais Marieta ouvrait ses grands yeux impérieux, tout chargés de dédain et se remettait à contempler les plantations de caroubiers, les champs d’oliviers poudreux, les maisons blanches, qui fuyaient, le long du train en marche, pendant que l’horizon s’enflammait au contact du soleil qui s’enfonçait dans d’épaisses toisons d’or. Le train s’arrêta dans une petite gare. Les femmes, qui avaient le plus jasé sur Marieta, se hâtèrent de descendre, en jetant devant elles leurs corbeilles et leurs cabas de sparte. La belle veuve, avec son bébé au bras, et le panier aux emplettes appuyé sur sa forte hanche, sortit à pas lents. Elle laissa prendre de l’avance à ces commères hostiles, car elle voulait être seule, sans avoir la douleur d’entendre leurs médisances. Dans les rues du bourg, étroites, tortueuses, aux larges auvents, il y avait peu de jour. Les dernières maisons s’alignaient des deux côtés de la grand’route. Au delà, se voyaient les champs, qui bleuissaient à l’approche du crépuscule, et au loin, sur le large ruban de la route poudreuse, s’égrenaient, comme des fourmis, les femmes qui, avec leurs paquets sur la tête, gagnaient le village le plus proche, dont le clocher dressait, derrière un coteau, son bonnet de tuiles vernissées, luisant aux derniers reflets du soleil. Marieta était brave: cependant elle ressentit une inquiétude soudaine, en se voyant seule sur la route. La course était bien longue; il ferait nuit close, avant son arrivée au logis. Sur une porte, se balançait la branche d’olivier, poudreuse et desséchée, enseigne d’une auberge. Au-dessous, tournant le dos au village, était un petit homme, appuyé au jambage, les mains dans sa ceinture. Marieta arrêta sur lui ses regards... Si elle allait, quand il tournerait la tête, reconnaître en lui son beau-frère, quel saisissement, mon Dieu! Mais, sûre qu’il était bien loin, elle poursuivit sa route, se plaisant à évoquer la cruelle idée d’une telle rencontre, parce qu’elle la croyait impossible; et pourtant, elle tremblait à la seule pensée que c’était peut-être Teulaí, cet homme, posté à la porte de l’auberge. Elle passa devant lui sans lever les yeux. --_Bonsoir, Marieta._ C’était lui... En face de la réalité, la veuve ne ressentit pas tout d’abord l’émoi de tout à l’heure; elle ne pouvait plus douter! C’était Teulaí, le bandit au sourire perfide, qui la regardait avec des yeux plus inquiétants que ses paroles. Elle répondit «Salut» d’une voix défaillante. Elle, si grande, si forte, sentit ses jambes mollir, et même elle dut faire un effort, pour ne point laisser tomber son enfant. Teulaí souriait sournoisement. Il n’y avait pas lieu de s’effrayer. N’étaient-ils pas parents? Il se réjouissait de la rencontre; il l’accompagnerait au village, et chemin faisant, ils parleraient de certaines affaires. --_Avance! avance!_ disait le petit homme. Elle le suivit, soumise comme une brebis. C’était un singulier contraste: cette femme grande, robuste, fortement musclée, semblait traînée par Teulaí, qui n’était pourtant qu’un gringalet débile, pitoyable et malingre, et dont les regards acérés aux lueurs étranges révélaient seuls le caractère. Mais Marieta savait ce dont il était capable. Des hommes vigoureux et vaillants étaient tombés vaincus par cette méchante bête. A la dernière maison du bourg, une vieille femme balayait en chantonnant, le devant de sa porte. --Bonne femme! Bonne femme! cria Teulaí. La bonne femme accourut, laissant là son balai. Le beau-frère de Marieta était trop connu à plusieurs lieues à la ronde, pour ne pas être obéi sur-le-champ. Il arracha l’enfant à la veuve, et, sans le regarder, comme pour éviter un attendrissement indigne de lui, il le passa à la vieille en la chargeant d’en avoir soin... C’était l’affaire d’une demi-heure! Ils reviendraient vite le chercher, dès qu’ils auraient terminé certaine affaire. Marieta, éclatant en sanglots, s’élança sur le petit pour l’embrasser; mais son beau-frère la tira brusquement: --«Avance! avance!» Il se faisait tard. Subjuguée par la terreur qu’inspirait ce petit homme venimeux à tous ceux qui l’entouraient, elle continua à avancer, sans son enfant et sans son panier, pendant que la vieille, en se signant, s’empressait de rentrer chez elle. On distinguait à peine, comme des points indécis sur la route blanche, les femmes qui se rendaient au village voisin. Les vapeurs grises de la nuit tombante s’étendaient à la surface des champs, les bois prenaient des tons d’azur sombre, et, là-haut, dans le ciel violet palpitaient les premières étoiles. Ils marchèrent en silence quelques minutes; enfin la veuve s’arrêta, avec une fermeté résolue qui était l’effet de la peur... Il pouvait s’expliquer là aussi bien qu’ailleurs. Les jambes de Marieta tremblaient; elle balbutiait et n’osait lever les yeux, afin de ne pas voir son beau-frère. Au loin, résonnaient des grincements de roues; des voix que l’écho prolongeait s’appelaient à travers champs, rompant le silence du crépuscule. Marieta regardait la route, avec anxiété. Personne! ils étaient seuls. Teulaí, toujours avec son sourire infernal, parlait lentement... Ce qu’il avait à lui dire, c’était de faire sa prière; si elle avait peur, elle pouvait mettre son tablier devant sa figure. On ne tuait pas impunément le frère d’un homme comme lui. Marieta se rejeta en arrière, avec l’expression épouvantée de celui qui s’éveille en plein péril. Son imagination troublée par la peur, avait conçu, avant d’en arriver là, les pires brutalités, d’horribles coups de bâtons, son corps meurtri, ses cheveux arrachés; mais... faire sa prière en se voilant le visage et mourir! Et ces choses affreuses dites si froidement! Par un flot de paroles, tremblante, suppliante, elle essaya d’attendrir Teulaí. Tout cela n’était que mensonges. Elle avait aimé de toute son âme son pauvre frère; elle l’aimait toujours. S’il était mort, c’est qu’il n’avait pas voulu l’écouter; et elle, elle n’avait pas eu le courage d’être froide et de se dérober aux embrassements d’un homme si passionné. Le bravache l’écoutait, accentuant de plus en plus son sourire, qui tournait à la grimace: --«Tais-toi, fille de la Sorcière!» Elle et sa mère avaient tué le pauvre Pepet. Tout le monde le savait; elles l’avaient consumé, en lui faisant boire des drogues malfaisantes... Et si lui-même l’écoutait maintenant, elle serait capable de l’ensorceler lui aussi. Mais non! il ne tomberait pas dans le piège, comme son nigaud de frère! Et, pour prouver son énergie d’hyène, qui n’aimait que le sang, il saisit de ses mains osseuses la tête de Marieta et la leva pour la voir de plus près, contemplant sans émotion ses joues pâles, ses yeux noirs et ardents, qui brillaient à travers ses larmes. --Sorcière... empoisonneuse! Petit et chétif en apparence, il abattit d’une poussée cette femme robuste, au corps superbe et ferme, la fit tomber à genoux, et, reculant, chercha _quelque chose_ dans sa ceinture. Marieta était anéantie. Personne sur la route! Au loin les mêmes cris, les mêmes grincements de roues! Les grenouilles coassaient dans une mare voisine; les grillons menaient grand bruit sur les berges; un chien hurlait lugubrement là-bas dans les dernières maisons du village. Les champs disparaissaient dans les vapeurs de la nuit. Se voyant seule, convaincue qu’elle allait mourir, toute sa fierté s’évanouit. Elle se sentit faiblir, comme au temps où elle était petite et où sa mère la battait; et elle se mit à sangloter. --Tue-moi! gémit-elle, en ramenant sur son visage son tablier noir, qu’elle enroula autour de sa tête. Teulaí s’approcha d’elle, impassible, un pistolet à la main. Il entendit encore la voix de sa belle-sœur, qui poussait derrière la toile sombre, des lamentations de petite fille, le priait d’en finir vite, de ne pas la faire souffrir, mêlant à ses supplications des fragments de prières qu’elle récitait précipitamment. En homme d’expérience, il chercha avec le canon de son pistolet un point dans cette enveloppe noire, et tira les deux coups sans arrêt. Dans la fumée et le feu de la poudre, il vit Marieta se redresser, comme mue par un ressort, puis retomber, les jambes secouées par les convulsions de l’agonie... Toujours calme, en homme qui ne craint rien et compte, au pis aller, se réfugier dans la montagne, Teulaí revint au bourg voisin, pour y chercher son neveu. En le prenant aux bras de la vieille femme épouvantée, il faillit pleurer: --Mon pauvre petit! disait-il en l’embrassant. Sa conscience était satisfaite, et son âme débordait de joie: il était sûr d’avoir fait pour l’enfant une grande chose! UNE TROUVAILLE --Moi, monsieur, dit Magdalena, le trompette de la prison, je ne suis pas un saint; j’ai été condamné plusieurs fois pour vol sans l’avoir mérité. A côté de vous, qui êtes ici pour avoir écrit dans les journaux, je suis un misérable... mais je vous assure que cette fois, je suis sous les verrous pour avoir bien agi. La main sur son cœur, redressant la tête, non sans fierté, il ajouta: --De tout petits vols d’ailleurs, Monsieur, je n’ai fait rien de plus... Je ne suis pas un brave moi! je n’ai jamais versé une goutte de sang. Le meurtriers, les héros du poignard, qui formaient une aristocratie pleine de dédain pour les simples voleurs, prenaient le pauvre trompette pour tête de Turc, dans leurs moments d’ennui. --Enfle les joues! ordonnait laconiquement quelque colosse, fier de ses crimes et de son audace. Magdalena se mettait au port d’armes avec une raideur militaire, fermait sa bouche, gonflait ses joues, en attendant qu’un double soufflet, donné par les deux mains en même temps, aplatît sa large face rouge. D’autres fois, les terribles personnages essayaient la vigueur de leurs bras sur son crâne dénudé par une horrible pelade, et riaient du mal que les protubérances osseuses faisaient à leurs poings. Le trompette se prêtait à ces jeux qui le martyrisaient avec une humilité de chien battu. A l’heure des visites, sa femme se présentait, la fameuse Peluchona[N], une virago qui le faisait trembler. Elle était la maîtresse de l’un des bandits les plus redoutables de la prison. Chaque jour elle apportait à ce vaurien son dîner, elle lui procurait des douceurs en acceptant toute sorte de viles besognes. Alors le trompette s’éloignait du parloir, craignant l’insolence de ce chenapan, qui profitait de l’occasion pour l’humilier, le frappant devant son ancienne compagne. Mais un sentiment de curiosité et de tendresse lui faisait souvent oublier sa frayeur; et il avançait timidement, cherchant à travers la grille la tête d’un bambin qui accompagnait la Peluchona. --C’est mon fils, monsieur, disait-il humblement, c’est mon Tonico, qui ne me connaît plus. Il rôdait avec crainte autour du parloir, pour apercevoir son Tonico, et lorsqu’il pouvait le contempler un instant, il sentait s’apaiser la colère de mouton enragé excitée en lui par la vue du panier bourré de friandises, que la mauvaise femme offrait à son amant. Cependant Magdalena s’égayait, lorsqu’il parlait de ses voyages. Il avait parcouru à pied toute la Péninsule, de Cadix à Santander, de Valence à la Corogne, dans le long chapelet de prisonniers ou de vagabonds conduits par les gendarmes. Magdalena rappelait, en se léchant les babines, le lait abondant de la Galice, les saucissons rouges de l’Estrémadure, le pain de la Castille, les pommes du pays basque, le vin ou le cidre des provinces qu’il avait traversées, portant sur le dos la natte de jonc qui lui servait de lit. Il évoquait, non sans regret, les montagnes couvertes de neige, ou crevassées par le soleil, la marche lente sur la route blanche qui se perd à l’horizon, comme un ruban interminable; les haltes sous les arbres aux heures torrides; l’arrivée nocturne dans certaines prisons de village, vieux couvents, églises abandonnées, où chacun cherchait un coin bien sec et bien abrité pour étendre sa natte. --Des voyages très amusants, Monsieur, à condition de ne pas tomber en route. Quelques coups de bâtons, par ci par là, mais qui fait attention à cela? Il contait ensuite le dernier exploit qui lui avait valu une fois de plus la prison. C’était un dimanche étouffant de juillet, dans l’après-midi. Les rues de Valence étaient désertes sous le soleil ardent et sous un vent brûlant, venu des plateaux calcinés de l’intérieur des terres. Tout le monde était à la corrida ou sur la plage, quand Magdalena avait été abordé par son ami Chamorra, vieux compagnon de chaîne, dont il subissait l’ascendant. Une mauvaise bête, ce Chamorra! Un voleur, mais de ceux qui ne reculent pas devant la nécessité de verser le sang, et qui tiennent la pince-monseigneur d’une main, et le couteau de l’autre. Il s’agissait de «nettoyer» certain appartement, sur lequel le vaurien avait jeté son dévolu. Magdalena s’excusa modestement. Il n’était point capable d’un tel travail: fracturer des portes n’était point son affaire. La mine irritée de Chamorra l’effraya, et il finit par obéir. Convenu: il irait l’aider, pour emporter le butin, mais prêt à fuir à la moindre alarme. Conséquent avec lui-même, il refusa d’accepter un vieux couteau que lui offrait son compagnon. Vers le milieu de l’après-midi, ils gravirent l’étroit escalier d’une maison sans concierge, déserte à cette heure. Chamorra connaissait sa victime: un forgeron aisé qui devait avoir de bonnes économies. La porte de la chambre céda facilement, et les deux camarades commencèrent à «travailler» dans la pénombre des fenêtres entr’ouvertes. Chamorra força les serrures de deux commodes et d’une armoire. Des pièces d’argent, des gros sous, des billets enroulés au fond d’un étui d’éventail, une montre... Le coup n’était pas mauvais. Le regard avide de Chamorra chercha dans la chambre tout ce qui était bon à prendre. Entre temps il se lamentait sur l’inutilité de Magdalena, qui, les bras ballants, allait et venait. --Prends les matelas, ordonna Chamorra. On nous donnera toujours quelque chose pour la laine. Magdalena, impatient d’en finir, pénétra dans l’alcôve obscure et glissa en tâtonnant une corde sous les matelas et sous les draps. Puis avec l’aide de Chamorra, il fit de tout un énorme paquet, précipitamment, et le chargea sur ses épaules. Ils sortirent sans être vus, et gagnèrent dans la banlieue, une masure où Chamorra avait son repaire. Celui-ci marchait en avant, Magdalena trottait derrière lui, disparaissant presque sous son volumineux paquet, et craignant de se sentir appréhendé au collet d’un instant à l’autre par un agent de police. En examinant dans sa basse-cour le produit du vol, Chamorra se fit la part du lion et donna à son compagnon quelques pesetas en monnaie de billon. C’était, disait-il, suffisant pour le moment. Il agissait ainsi pour le bien de Magdalena, un prodigue. Une autre fois, il lui donnerait davantage. Ensuite, ils délièrent le paquet de matelas. Aussitôt Chamorra se courba, se tenant les côtes. Quelle trouvaille! quel cadeau! Magdalena rit aussi pour la première fois de l’après-midi. Sur les matelas reposait un bébé, sans autre vêtement qu’une petite chemise, qui les yeux fermés, la figure congestionnée, soulevait sa poitrine oppressée en sentant les caresses de l’air libre. Le regard effaré de Magdalena interrogea son compagnon. Que faire du môme?... Mais le chenapan rit comme un démon: --Il est pour toi; je t’en fais cadeau... mange-le en ragoût. Et il décampa, avec tout le produit du vol. Magdalena, ayant l’enfant dans ses bras, demeurait perplexe. Le pauvret!... Il ressemblait à son Tonico, quand celui-ci s’endormait bercé par ses chansons, ou que, malade, il appuyait sa petite tête sur la poitrine de son papa, tout en larmes et tremblant de le perdre. Mêmes petits pieds roses et tendres; même chair grassouillette, à la peau fine, douce comme de la soie. L’enfant avait cessé de pleurer, et ses yeux étonnés se fixaient sur le voleur qui le caressait comme une nourrice: --Mon petit roi! Mon petit enfant Jésus! Regarde-moi, je suis ton oncle. Mais soudain Magdalena cessa de sourire: il songeait au désespoir de la mère, quand elle rentrerait au logis. La perte de sa petite fortune ne serait rien pour elle, mais l’enfant? Où le retrouver?... Il connaissait les mères: sa femme, la Peluchona, était la pire des femelles, et cependant il l’avait vue pleurer et hurler, lorsque son enfant était malade. Il regarda le soleil, qui déjà descendait dans un majestueux couchant d’été. Il était temps encore de rapporter le petit à la maison, avant le retour des parents. Et s’il les rencontrait, il mentirait, il affirmerait qu’il avait trouvé le marmot en pleine rue, enfin, il se tirerait de ce mauvais pas, comme il pourrait. En avant! Jamais il ne s’était senti aussi audacieux. Portant l’enfant dans ses bras, il repassa tranquillement par les rues qu’il venait de parcourir au trot, talonné par la peur. Il remonta le petit escalier. Personne! La porte était encore ouverte, la serrure forcée. A l’intérieur les pièces en désordre, les meubles fracturés, les tiroirs à terre, les chaises culbutées, le linge épars, lui causèrent une impression de terreur, semblable à celle de l’assassin qui revoit le cadavre de sa victime, longtemps après le crime. Il donna à l’enfant un dernier baiser, et le laissa sur la paillasse. --Adieu, mon mignon! Mais, arrivé près de l’escalier, il entendit des pas. Dans le rectangle de lumière diffuse, découpé par la porte, se détacha la silhouette d’un colosse, le père du petit, tandis qu’une femme toute tremblante, criait d’une voix aiguë: --Au voleur! au secours! Magdalena tenta de fuir, s’élançant tête baissée pour se frayer un passage, mais brusquement il se sentit saisi par des mains de cyclope, accoutumé à battre le fer; et renversé sous une poussée formidable, il roula en bas de l’escalier. Son visage gardait encore les traces des blessures qu’il s’était faites en heurtant les angles des marches, et des coups que lui octroyèrent libéralement les habitants furieux. --Au total, monsieur, vol avec effraction; je ne sais combien d’années de bagne qui m’attendent... tout ça pour avoir été bon! Et pour comble de malheur, on ne me respecte pas ici, bien que je sois poursuivi pour un vol important. Tous savent que le coupable est Chamorra, que je n’ai plus revu... Et moi, ils me raillent et me traitent d’imbécile! UN GENTILHOMME A dix heures du soir, le comte de Sagreda arriva à son cercle, boulevard des Capucines. Les garçons accourus s’empressèrent de lui prendre sa canne, son huit-reflets, sa somptueuse fourrure, qui, en quittant ses épaules, laissa voir le plastron d’une blancheur immaculée, le gardénia fixé à la boutonnière, l’impeccable uniforme, blanc et noir, d’un luxe discret, du gentleman qui vient de dîner. La nouvelle de sa ruine avait circulé déjà. Il avait fastueusement gaspillé sa fortune, qui, quinze ans avant, avait fait sensation à Paris, et maintenant était épuisée. Le comte vivait des restes de son opulence. Les garçons, qui s’agitaient autour de lui, n’ignoraient pas sa débâcle, mais la plus légère trace d’insolence ne troublait point l’eau incolore de leurs yeux. Un si noble seigneur! Il avait jeté son argent par les fenêtres en grand seigneur, avec tant de noblesse! C’était d’ailleurs un gentilhomme authentique, et non un de ces comtes polonais, que des femmes entretiennent, ni un de ces marquis italiens, qui finissent par tricher au jeu, ou bien l’un de ces boyards qui souvent sont au service de la police. C’était un gentilhomme, un grand d’Espagne, dont les aïeux figuraient dans le _Romancero_. Le comte fit son entrée, le front haut, l’allure fière, saluant ses amis d’un sourire fin et léger, mélange de hauteur et de frivolité! Il touchait à la quarantaine, mais il demeurait encore «le beau Sagreda» comme l’avaient baptisé jadis les amazones matineuses du Bois. Quelques fils blancs aux tempes, des rides à peine marquées au coin des paupières, révélaient la fatigue d’une existence trop fiévreuse. Mais les yeux étaient jeunes encore, ardents et mélancoliques à la fois: des yeux qui l’avaient fait surnommer le Maure par ses amis et ses maîtresses. Le vicomte de la Trémissinière, lauréat de l’Académie, l’appelait Velasquez à cause de son teint basané, légèrement verdâtre, de sa moustache noire et roide et de son regard grave. Au cercle, on parlait de la ruine de Sagreda, avec une compassion discrète. Ce pauvre comte! Il ne lui restait donc plus rien à espérer: pas un héritage nouveau! pas même une millionnaire américaine, qui s’éprendrait de sa personne et de ses titres! Il fallait faire quelque chose pour le sauver. Sagreda ne se faisait pas d’illusions sur son avenir. Il y avait beau temps que tous les parents, dont un testament opportun pouvait le remettre à flot, lui avaient rendu le service de quitter la scène du monde. Il n’avait plus en Espagne que de vagues cousins, de nobles personnages unis à lui par des liens historiques, plus que par l’affection familiale, et dont il ne devait guère attendre que de bons conseils, et des remontrances sur ses folles prodigalités. Tout était bien fini... Quinze ans de vie à grandes guides avaient consumé son riche patrimoine. Ses fermes d’Andalousie, avec leurs troupeaux de vaches et de juments, avaient changé de propriétaire, après avoir connu à peine leur maître fastueux, toujours absent. Puis coup sur coup avaient passé à des étrangers ses vastes champs de blé de la Castille, ses rizières de la huerta valencienne, ses métairies des provinces du Nord, tout le domaine princier des anciens comtes de Sagreda, sans compter les riches héritages de nombreuses tantes, célibataires et dévotes, et les legs considérables d’autres parents, morts de vieillesse dans leurs antiques manoirs. Paris et d’élégantes villégiatures avaient dévoré en quelques années cette fortune accumulée par les siècles. Le souvenir de ses amours retentissantes avec deux actrices à la mode, le sourire nostalgique d’une douzaine de mondaines haut cotées, le renom déjà effacé de quelques duels, un certain prestige de joueur audacieux et impassible, une réputation de bretteur chevaleresque et intransigeant sur le point d’honneur, voilà tout ce qui restait «au beau Sagreda» depuis sa ruine. Il vivait sur son nom, contractant de nouvelles dettes auprès de certains fournisseurs, qui, se souvenant d’autres crises semblables, comptaient sur son relèvement. Au pis-aller, il prendrait une résolution extrême. Il ne se tuerait pas, car des hommes comme lui ne se tuaient que pour des dettes de jeu ou d’honneur. Ses glorieux ancêtres avaient dû parfois des sommes énormes à de petites gens, sans pour cela songer au suicide. Quand ses créanciers lui fermeraient leur bourse, ou le menaceraient d’un scandale judiciaire, le comte de Sagreda aurait le courage de s’arracher à la douce vie parisienne. Il s’engagerait dans la Légion Étrangère, ou s’embarquerait pour l’Amérique conquise par ses aïeux qui avaient été soldats et colonisateurs. Cow-boy, il parcourrait à cheval les solitudes du Chili méridional, ou les plaines illimitées de la Patagonie. Jusqu’à ce terme redouté, la triste vie d’expédients qui l’obligeait à mentir sans cesse, était encore son meilleur temps. Du dernier voyage qu’il avait fait en Espagne pour liquider les restes de son patrimoine, il était revenu avec une jeune fille de province, dont la tendresse, ardente et soumise, était faite d’admiration autant que d’amour. Et quand il avait rencontré l’idéal de ses rêves, voilà que l’argent lui échappait pour toujours! C’était avec le malheur que l’amour s’asseyait à son foyer! Sagreda, déplorant sa fortune perdue, luttait maintenant, pour garder son fastueux train de maison. Il vivait toujours dans le même hôtel, sans diminuer ses dépenses, faisait à sa compagne d’aussi riches présents qu’aux maîtresses d’autrefois; et il éprouvait une satisfaction presque paternelle, devant la surprise enfantine et la joie naïve de l’humble jeune fille, étourdie par tout ce luxe. Sagreda s’enfonçait de plus en plus... le sourire aux lèvres, satisfait de ce songe délicieux, qui allait être le dernier, et se prolongeait par miracle. La fortune, qui, dans ces derniers temps, avait été pour lui une marâtre, semblait maintenant lui venir en aide, comme apitoyée par sa nouvelle existence. Tous les soirs, après avoir dîné dans un restaurant à la mode avec sa compagne, il la laissait au théâtre, et se rendait à son cercle, l’unique lieu où la chance l’attendît. Là il ne jouait pas gros jeu; il se contentait de simples parties d’écarté avec des amis intimes, compagnons de jeunesse, à qui leur immense fortune permettait de continuer la vie joyeuse, ou, qui, enlisés dans un mariage riche, gardaient du passé l’habitude de fréquenter les cercles distingués. A peine le comte avait-il les cartes à la main, que la chance semblait s’asseoir à ses côtés. Et ses amis, sans se lasser de perdre, l’invitaient à faire une partie chaque soir: oh! il ne gagnait pas des sommes énormes! En général son gain était de dix à vingt-cinq louis; quelquefois même, il alla jusqu’à quarante; mais grâce à ces rentrées presque journalières, il pouvait subvenir aux frais de son existence seigneuriale, et conserver à son amie le bien-être dans l’amour, en même temps qu’il reprenait confiance. Qui sait ce que l’avenir lui réservait? Apercevant dans une des salles le vicomte de la Trémissinière, Sagreda eut un sourire de défi amical. --Une partie? --Comme vous voudrez, cher Velasquez. --Cinq francs les cent points, pour ne pas exagérer, car je suis sûr de vous gagner. La partie s’engagea aussitôt, et la chance resta fidèle à Sagreda, qui ne cessait de gagner, en dépit des pires combinaisons, et même sans atouts. Que son jeu fût mauvais, celui du partenaire était pire. Déjà le comte avait devant lui vingt-cinq louis, lorsqu’un habitué, qui promenait son ennui de salle en salle, s’arrêta près des joueurs et parut s’intéresser à la partie. D’abord il se tint près de Sagreda, puis il alla se placer derrière le vicomte, qui parut gêné et agacé de sa présence. --Mais c’est fou! s’écria tout à coup l’indiscret. Vous ne jouez pas votre jeu, vicomte. Vous écartez les atouts pour ne garder que les mauvaises cartes. Quelle sottise! Il ne put en dire davantage. Sagreda abattit son jeu. Il était d’une pâleur verdâtre. Ses yeux, démesurément ouverts, se fixèrent sur le vicomte, puis il se leva: --J’ai compris, dit-il froidement. Permettez-moi de me retirer. Et d’un geste nerveux, il poussa vers son ami le tas de pièces d’or. --Ça, c’est à vous! --Mais, mon cher Velasquez... Mais, Sagreda!... Laissez-moi vous expliquer... --Il suffit, monsieur! Je vous répète que j’ai compris! Dans ses yeux, une lueur pointa, que ses amis connaissaient bien, pour l’avoir vue à l’occasion, quand, après une brève querelle ou une parole offensante, il levait son gant, avec un geste archaïque de défi. Mais il se maîtrisa vite et sourit, avec une amabilité qui donnait le frisson: --Mille fois merci, vicomte!... Ce sont des services qui ne s’oublient pas... Je vous renouvelle l’expression de ma gratitude. Et, avec un salut de grand seigneur, il s’éloigna du même air qu’aux jours les plus brillants de son opulence. * * * * * Son manteau de fourrure ouvert sur son plastron immaculé, le comte de Sagreda s’avança sur le boulevard. On sortait des théâtres: les automobiles passaient brillamment éclairées à l’intérieur, offrant une rapide vision de plumes, de blancs corsages décolletés, de bijoux. Le grand d’Espagne marchait en sens inverse, jouant des coudes, avec la hâte d’arriver, sans savoir d’ailleurs où il allait, sans se rendre compte du lieu où il se trouvait. Contracter des dettes, c’était bien. Les dettes ne déshonoraient pas un gentilhomme. Mais recevoir une aumône!... Dans ses heures sombres, il n’avait jamais frissonné à l’idée d’inspirer du mépris par sa ruine, de se voir délaissé par ses amis, de se perdre dans les bas-fonds de la société. Mais être un objet de pitié!... Comédie inutile. Les intimes qui lui souriaient comme autrefois, avaient percé le secret de son indigence, et ils s’entendaient pour lui faire la charité à tour de rôle, en feignant de jouer avec lui. La cruelle vérité était connue de tous ses anciens amis, et même des garçons du cercle, qui, sur son passage, s’inclinaient par habitude. Et lui, pauvre dupe, il allait par le monde, avec ses airs de gentilhomme, se drapant avec solennité dans sa grandeur évanouie, comme le cadavre du Cid, qui, après sa mort, prétendait gagner des batailles, hissé sur son cheval de guerre. Adieu, comte de Sagreda! L’héritier des vice-rois et des gouverneurs de province, pouvait être un soldat anonyme dans une légion de désespérés et de bandits; il pouvait être un aventurier dans des terres vierges, et tuer pour vivre; il pouvait voir sans trembler le naufrage de son nom glorieux, à la barre d’un tribunal... mais vivre de la pitié de ses amis!... Adieu, ses dernières illusions! Le comte avait oublié l’amie qui l’attendait dans un restaurant de nuit. Il ne se souvenait plus d’elle! C’était comme s’il ne l’avait jamais vue, comme si elle n’avait jamais existé. Tout ce qui embellissait sa vie quelques heures auparavant, était à jamais effacé. Il marchait, seul avec son déshonneur... toujours plus vite, comme s’il savait maintenant où il allait. Dans son trouble, il murmura ironiquement, sans en avoir conscience, comme s’il s’adressait à quelqu’un marchant derrière lui: --Mille fois merci! mile fois merci! A l’aube, deux coups de feu mirent en émoi les gens couchés dans un hôtel voisin de la gare Saint-Lazare, une de ces maisons mal famées qui offrent un abri commode aux amours ébauchées dans la rue. Les garçons trouvèrent, dans une chambre, un homme en habit de soirée, gisant sur le tapis usé, le crâne fracassé. Il y avait encore de la vie dans ses yeux, d’un noir mat. Mais on n’y lisait point le doux souvenir de sa compagne aimée. Sa dernière pensée, interrompue par la mort, avait été pour l’amitié, terrible dans sa compassion; pour l’offense que lui avait faite une pitié fraternelle, mais frivole dans sa générosité! LE DERNIER LION DE VALENCE L’honorable corporation des tanneurs venait à peine de se réunir dans la chapelle, voisine des tours de Serranos, quand Maître Vicente demanda la parole. C’était le plus ancien corroyeur du pays. Nombre de maîtres-tanneurs, au temps où ils n’étaient qu’apprentis, l’avaient déjà connu, tel qu’il était encore: très maigre, la moustache blanche en brosse, la figure ravinée, l’œil agressif. Il était le dernier survivant de ces tanneurs qui avaient été la gloire de Valence. Le progrès avait perverti les petits-fils de ses anciens compagnons. Sans doute, ils avaient d’immenses usines, avec des centaines d’ouvriers; mais que ces messieurs feraient piteuse mine, s’ils avaient à préparer une peau, avec leurs mains molles de grands industriels! Lui seul méritait ce nom de tanneur, car il travaillait tous les jours dans sa masure, voisine de l’hôtel de la corporation, maître et ouvrier à la fois, aidé seulement par ses fils et par ses petits-fils pour ouvriers. C’était l’atelier familial du bon vieux temps, où l’on ne connaissait ni les menaces de grèves, ni les querelles à propos des salaires. Les siècles avaient élevé le niveau de la rue, et converti en cave obscure la tannerie de Maître Vicente. La porte s’était raccourcie et avait à peine la hauteur d’une fenêtre. Cinq marches descendaient dans l’humide rez-de-chaussée. En haut, près d’une voûte ogivale, vestige de l’ancienne Valence, les peaux, mises à sécher, flottaient comme des bannières. Le bonhomme n’aimait pas les modernes corroyeurs, qui trônaient dans leurs bureaux de riches industriels. A coup sûr, ils avaient honte de lui, lorsque, à l’heure du déjeuner, ils le voyaient dans sa ruelle, se chauffer au soleil, jambes et bras nus, montrant ses membres maigres, teints en rouge, fier de sa robuste vieillesse, qui lui permettait de s’escrimer, tout le jour, sur les peaux qu’il tannait. Valence se disposait alors à fêter le centenaire d’un de ses saints les plus illustres. Les tanneurs, comme les autres, faisaient leurs préparatifs. Avec l’autorité que lui conférait son âge, Maître Vicente imposa ses idées. Les tanneurs, à son avis, devaient rester fidèles à leurs traditions. Toutes les gloires de leur passé, remisées dans la chapelle, devaient figurer dans la procession. C’était le moment de les exhumer, tonnerre! Le regard du vieux maître, parcourant la chapelle, semblait caresser les reliques de la corporation: tambours moresques du xviᵉ siècle, grands comme des jarres; fanal énorme en bois sculpté pris à la poupe d’une galère; bannière de soie rouge, aux broderies d’or, verdies par le temps. Il fallait que tout parût au grand jour, tout, jusqu’au fameux lion des tanneurs. Les jeunes poussèrent des éclats de rire impies. Quoi! le lion aussi?--Oui, le lion!--Aux yeux de Maître Vicente, la corporation se déshonorait en oubliant le fauve glorieux. Les romances anciennes, les relations des fêtes, gardées dans les archives de la cité, tout parlait du lion!... C’était une gloire aussi vénérable que le puits de saint Vincent. Notre homme devinait pourquoi les jeunes résistaient. Ils craignaient d’être chargés de jouer le lion. Lui, malgré le poids de ses soixante-dix ans, il réclamait cet honneur, qui d’ailleurs lui revenait de droit. Son père, son aïeul, la foule de ses ancêtres, tous avaient joué le rôle du lion. Il se sentait capable de se battre avec quiconque lui disputerait cet honneur, traditionnel dans sa famille. Avec quel enthousiasme, le vieux Maître contait l’histoire du lion et des héroïques tanneurs! Un jour, les Barbaresques de Bougie avaient débarqué à Torreblanca, au delà de Castellon, et pillé l’église, emportant l’ostensoir. Ceci se passait peu de temps avant la naissance de Saint Vicente Ferrer. Le peuple, qu’émouvaient à peine les fréquentes incursions des pirates, et qui considérait comme un malheur inévitable le rapt des jeunes filles pâles, aux grands yeux noirs, et des petits garçons robustes destinés au harem, poussa de longs cris de douleur, à la nouvelle de ce sacrilège. Les églises de Valence se couvrirent de draperies noires. Les gens erraient par les rues, hurlant de désespoir, et se donnant de grands coups de discipline. Que feraient ces chiens de l’hostie consacrée? Qu’adviendrait-il du pauvre ostensoir sans défense? Alors les tanneurs entrèrent en scène. L’ostensoir n’était-il à Bougie? Eh! bien; en route pour Bougie! Ils raisonnaient en héros, accoutumés à tanner tous les jours le cuir, et ne voyaient aucun inconvénient à tanner celui des mécréants! Ils armèrent à leurs frais une galère, et toute la ville suivit leur exemple. Le gouverneur de Valence, appelé le grand Justicier, quitta sa robe rouge pour se couvrir de fer, de pied en cap. Les conseillers, quittant la Chambre Dorée, apparurent, bardés d’écailles, aussi brillantes que celles des poissons du golfe. Les cent arbalétriers de la Plume, escorte du grand Justicier, la Sainte Vierge, remplirent leurs carquois de flèches. Les Juifs du faubourg de la Xedrea firent de magnifiques affaires, en vendant leur vieille ferraille: lances, épées émoussées, ébréchées, corselets rouillés... Les galères de Valence mirent à la voile, accompagnées de dauphins, qui se jouaient dans l’écume soulevée par leurs proues. A leur approche, les Maures, épouvantés, se repentirent de leur sacrilège, bien que ce fussent des chiens sans entrailles! Au dire de Maître Vicente, le combat dura plusieurs jours. Des renforts arrivaient sans cesse à l’ennemi; mais les pieux et braves Valenciens ne cessaient de les exterminer. Comme ils commençaient à se sentir las à force de pourfendre ces maudits, voici que d’une montagne voisine, descendit un lion, marchant sur ses pattes de derrière, et portant très respectueusement, avec celles de devant, l’ostensoir volé à Torreblanca. Il le remit, en grande cérémonie, à un tanneur, à coup sûr un ancêtre de Maître Vicente: voilà pourquoi, pendant des siècles, sa famille eut l’honneur de jouer le rôle de l’aimable fauve dans les processions de Valence. Le lion secoua ensuite sa crinière, rugit, et, à coups de griffes par-ci, à coups de dents par-là, dispersa en un instant toute cette canaille. Les Valenciens se rembarquèrent, emportant l’ostensoir comme un trophée. Le syndic des tanneurs, saluant le lion, lui offrit courtoisement l’hôtel de la corporation, près des tours de Serranos. Merci bien! l’animal était accoutumé au soleil de l’Afrique, et craignait les changements de température... Il retourna au désert. Mais les tanneurs n’étaient pas des ingrats! Pour perpétuer le souvenir de leur ami à crinière, qu’ils avaient de l’autre côté de la mer, dans toutes les fêtes de Valence, on promenait la bannière de la corporation; derrière elle marchait à la suite, au son des tambours, un aïeul de Maître Vicente, tout couvert de peau, avec un masque, qui était «le portrait vivant» du vénérable lion, et qui portait un ostensoir de bois entre les mains. Si des gens sans foi ni loi osaient taxer de fable cette histoire, Maître Vicente s’indignait. C’était jalousie pure, mauvais vouloir des autres métiers, dont le passé n’offrait point de page aussi glorieuse. Les preuves d’authenticité ne manquaient pas, c’étaient dans la chapelle de la corporation, le fanal pris à la poupe de la galère, les grands tambours moresques, la glorieuse bannière, et les peaux teigneuses dont tous les aïeux de Maître Vicente s’étaient affublés pour jouer le rôle du lion! Oubliées maintenant derrière l’autel de la chapelle sous les toiles d’araignées et sous la poussière, elles n’étaient pas moins authentiques que la tour de la cathédrale de la ville appelée «Miguelete». La procession se célébra un après-midi de juin. Les fils, les brus et les petits-fils de Maître Vicente l’aidèrent à se déguiser en lion, suant sang et eau, et suffoqués rien qu’au contact de ces vieilles laines rougeâtres: «Papa, vous allez étouffer là-dedans!»--«Grand-père, vous allez fondre là-dessous!» Insensible aux remontrances, Vicente songeait à ses aïeux! Il secouait avec orgueil la crinière mitée; il essayait le masque horrifique dont la gueule avait une certaine ressemblance avec les mâchoires de la bête féroce. Ce fut un après-midi triomphal: les rues étaient combles, les balcons ornés de tapisseries, au-dessus desquelles brillaient des files d’ombrelles multicolores, qui abritaient du soleil les jolis visages... Le sol était couvert de branches de myrte, tapis vert et odorant, dont les parfums faisaient se dilater les poumons. Les porte-bannières ouvraient la marche, avec leurs barbes de filasse, leurs couronnes murales, leurs dalmatiques rayées. Ils portaient haut les étendards Valenciens où se détachaient d’énormes chauves-souris, et des L. L. majuscules, non moins gigantesques, près de l’écu. Ensuite, différents cortèges, pastoureaux de Bethléem, catalans et majorquins, trottaient au son des musettes rustiques. Des nains, aux caboches monstrueuses, jouaient avec les castagnettes une marche mauresque. Enfin, le Géant de carton de la Fête-Dieu, les bannières des corps de métier; file interminable d’étendards rouges, déteints par les années, si hauts qu’ils dépassaient le premier étage des maisons. _Plan! rataplan!_ voici les tambours des tanneurs, instruments d’une sonorité barbare, si volumineux que leur poids forçait leurs porteurs à marcher tout courbés. Ils retentissaient, rauques, menaçants, sauvages, comme s’ils marquaient encore le pas des régiments révolutionnaires de la _Fraternité_, marchant contre le lieutenant de Charles-Quint, Jean d’Aragon, duc de Ségorbe, celui dont Victor Hugo a fait son Hernani... _Plan! rataplan!_... On se bousculait pour mieux voir le défilé, avec des cris, des éclats de rires. Qu’était-ce que cela? Un singe?... un sauvage?... Hélas! la foi dans le passé excitait l’hilarité. Les jeunes tanneurs, la poitrine nue, en manches de chemise, se chargeaient, à tour de rôle, de la lourde bannière qu’ils soutenaient avec une adresse d’équilibristes, sur le plat de la main ou avec les dents, au rythme des tambours. Puis s’avançait ensuite le lion, d’un pas majestueux, faisant la révérence à droite, et à gauche, presque en même temps, agitant l’ostensoir de bois comme un éventail, ainsi qu’il convenait à un animal courtois et bien élevé, sachant le respect dû au public. Les paysans, accourus à la fête, ouvraient de grands yeux étonnés; les mères le désignaient du doigt aux enfants, qui, effarés, s’attachaient à leurs cous, et se cachaient la tête pour pleurer à chaudes larmes. Dans les haltes, le lion repoussait, avec ses pattes de derrière, la nuée de garnements qui tentaient d’arracher quelques mèches à sa crinière rogneuse. Parfois il regardait les balcons et saluait galamment avec l’ostensoir, les jolies filles qui riaient du mufle grotesque. Les public s’éventait pour goûter un peu de fraîcheur momentanée, dans cet air brûlant! Les marchands d’orgeat se faufilaient dans la foule en vociférant, appelés de toutes parts, et ne sachant où donner de la tête. Les porteurs de la bannière et les tambourineurs s’épongeaient aux portes de toutes les buvettes, et parfois finissaient par y entrer. Mais le lion demeurait toujours à son poste! Le carton de ses mâchoires s’amollissait. L’animal cheminait maintenant avec quelque indolence, appuyant l’ostensoir sur la laine qui couvrait son ventre, sans avoir la moindre envie désormais de faire la révérence au public. Les compagnons s’approchaient de lui d’un air railleur. --Eh bien, comment ça va? Maître Vicente? Du fond de son entonnoir de carton Maître Vicente rugissait, indigné. Comment il allait? très bien! Il était capable sous toute cette laine de suivre ainsi la procession sans défaillance, dût-elle durer trois jours! La fatigue, c’était bon pour les jeunes? Et, se redressant, sous une poussée d’orgueil, il se remettait, continuait à faire la révérence et à marquer le pas, en agitant son ostensoir. Le défilé dura trois heures. Quand la bannière de la corporation rentra dans la cathédrale, la nuit tombait. _Plan! rataplan!_ La glorieuse bannière des tanneurs revenait derrière les tambours à l’hôtel de la corporation. Dans les rues les branches de myrtes avaient été écrasées par les pas. Maintenant, le sol était couvert de gouttes de cire, de feuilles de roses, et de fragments de papier doré. Le parfum liturgique de l’encens flottait dans l’air. Les tambours étaient las... Les robustes porteurs de la bannière, haletants, ne songeaient plus à exécuter des prouesses d’équilibristes. Mais le lion, harassé, chancelant, se cabrait encore par intervalles,--oh! le fanfaron!--pour effrayer d’un rugissement les couples bourgeois qui traînaient des ribambelles d’enfants... Rentré chez lui, Maître Vicente tomba sur un sofa comme un ballot de laines. Fils, brus et petits-fils l’entourèrent, se hâtant de lui ôter son masque. A peine reconnurent-ils sa figure, congestionnée, pourpre, creusée de rides, d’où l’eau semblait ruisseler. Ils essayèrent de le débarrasser de la laine qui pesait sur lui; mais c’était autre chose que demandait le fauve, d’une voix haletante. Boire! il voulait boire! La chaleur l’asphyxiait. Sa famille protesta en vain, parlant de maladies... Nom de Dieu! il voulait boire, et tout de suite! Qui donc osait résister à un lion furieux?... Du café le plus proche, on lui apporta dans le petit verre bleu habituel un mélange de lait, d’œufs et de sucre glacé: un vrai _mantecado_[O] valencien, savoureux, parfumé comme le miel! Un _mantecado_ à un lion! Il l’absorba d’un trait. Ce fut comme s’il n’avait rien bu! De nouveau la soif, la chaleur le tourmentaient: il rugit encore, réclamant d’autres rafraîchissements. Sa famille, par économie, pensa à l’orgeat glacé de la buvette voisine. Allons! qu’on en apportât une pleine cruche! Vicente en but tant et tant qu’on n’eût pas besoin de lui enlever son enveloppe de peaux. En quelques heures, une pneumonie double eut raison de lui. La fameuse dépouille, qui était l’uniforme de la famille, devint son linceul. Ainsi mourut le dernier lion de Valence! LE BANQUET DU BANDIT[P] Ce fut un jour de fête au chef-lieu du district, quand on y reçut inopinément la visite du député don José, un gros personnage de Madrid, tout-puissant aux yeux de ces braves gens pour lesquels il représentait la Providence. Dans les jardins de l’alcade, on servit un festin pantagruélique auquel assistèrent de loin les femmes du peuple et la marmaille dont les têtes curieuses émergeaient au-dessus des murs. Tous les regards se portaient sur un petit homme au teint bronzé, en culotte de velours portant une lourde carabine, qui l’accompagnait partout et semblait adhérer à son corps. C’était le fameux Quico Bolson, un bandit comptant trente années d’exploits, que les jeunes gens contemplaient avec une terreur presque superstitieuse, se rappelant que dans leur enfance leurs mamans les faisaient taire en leur criant: «Voilà Bolson». A vingt ans, il avait tué deux hommes pour une histoire d’amour, puis s’était enfui dans la montagne avec sa carabine pour y mener la vie de bandit, et de chevalier errant de la Sierra. Plus de quarante procès restaient en suspens: on attendait le jour où il aurait la gentillesse de se laisser prendre. Mais le bandit ne s’en souciait guère. Vif comme un chevreau, il connaissait tous les recoins de la montagne; il coupait en deux d’un coup de fusil une pièce de monnaie lancée en l’air, et les gendarmes, las de leurs courses infructueuses, avaient fini par feindre de ne plus l’apercevoir. Voleur?... pour cela non! Il avait son orgueil. Il vivait de ce que les paysans lui donnaient par admiration ou par crainte. Si quelque filou se montrait, sa carabine ne tardait pas à en débarrasser le canton; il lui répugnait de charger sa conscience des vols commis par d’autres. Mais du sang!... Il en avait jusqu’aux coudes! Un homme était moins pour lui qu’une pierre du chemin. Cette bête féroce excellait dans toutes les façons de tuer son adversaire: à coups de fusil ou de coutelas; face à face, s’il avait l’audace d’aller à sa rencontre; en embuscade, s’il était aussi défiant, aussi rusé que lui. Par jalousie il avait supprimé peu à peu les autres bandits, qui infestaient la montagne. Sur les routes, il avait assassiné ses anciens ennemis: l’un aujourd’hui, l’autre demain. Plus d’une fois il était descendu, le dimanche, dans des villages pour étendre raides morts sur la place, à la sortie de la grand’messe, des alcades et des propriétaires influents. On avait cessé de le molester et de le poursuivre. Maintenant, il faisait de la politique; il tuait des hommes qu’il connaissait à peine pour assurer le triomphe de don José, éternel représentant du district... Il habitait un village voisin, marié à la femme dont l’amour l’avait jadis poussé à son premier crime, entouré d’enfants, paternel, débonnaire, fumant des cigarettes avec les gendarmes, qui ne l’inquiétaient point; ils avaient des ordres. Si parfois, après quelque nouvel exploit ils feignaient de le poursuivre, Quico s’en allait chasser quelques jours dans la montagne pour ne pas se gâter la main. Il fallait voir les notables lui prodiguer les flatteries et les attentions pendant le dîner: «Allons, Bolson, ce morceau de poulet! Bolson, un petit coup de vin!» C’était pour lui seul qu’on célébrait cette fête. C’était en son honneur que le majestueux don José, se rendant à Valence, s’était arrêté au chef-lieu pour le rassurer et faire cesser ses plaintes, de jour en jour plus alarmantes. En récompense de ses services dans les élections, il avait promis de le faire gracier; et Bolson, vieilli, désireux de finir tranquillement en honnête campagnard, obéissait au député espérant naïvement que chacun de ses crimes avancerait l’heure du pardon. Mais les années passaient, et tout restait à l’état de promesse. Le bandit croyant fermement à la toute-puissance du député, attribuait ce retard au mépris ou à l’incurie. Il prit une attitude menaçante, et don José sentit la crainte du dompteur devant le fauve en révolte. Le bandit lui écrivait à Madrid toutes les semaines d’un ton comminatoire. Et ces lettres griffonnées par la patte sanglante de cette brute avaient fini par l’obséder et le contraindre à cette démarche. Le banquet terminé, ils s’entretinrent dans un coin du jardin: le politicien, aimable, obséquieux; Bolson, farouche, les sourcils froncés. --Je ne suis venu que pour te voir, disait don José, soulignant cet insigne honneur. Mais pourquoi donc es-tu si pressé? N’es-tu pas bien, mon cher Quico! Je t’ai recommandé au gouverneur de la province; la gendarmerie te laisse tranquille. Qu’est-ce qui te manque? Tout, et rien!... On ne le molestait pas, il était vrai, mais les temps pouvaient changer, et un jour peut-être il serait contraint de regagner la montagne. Il réclamait ce qu’on lui avait promis: sa grâce, nom de Dieu! Et il formulait ses prétentions, tantôt en valencien, tantôt en un castillan inintelligible. --Tu l’auras, mon ami! tu l’auras! ça va te tomber un de ces jours. Bolson eut un sourire d’une ironie cruelle. Il n’était pas aussi bête qu’on le croyait. Il avait consulté un avocat de Valence, qui s’était moqué de lui et de ses espérances. Il n’avait qu’à se laisser prendre et à accepter les deux ou trois cents ans de bagne que ses innombrables condamnations pourraient lui valoir, et, quand il aurait passé une centaine d’années parmi les forçats, alors la grâce pourrait venir. Tonnerre de Dieu! trêve de plaisanteries; personne ne se moquait de lui impunément. --Cet avocat est un ignorant, repartit le député. Crois-tu qu’il y ait rien d’impossible pour le gouvernement?... Je te le jure, tu seras bientôt hors de souci. Don José convainquit enfin le brigand, l’enjôlant par ses belles paroles. Bolson, reprenant peu à peu confiance, promit d’attendre, mais un mois seulement. Ce délai passé, si la grâce n’arrivait point, eh bien! il n’écrirait plus au député, il ne l’importunerait plus. Don José était député, un gros personnage, mais devant les balles, tous les hommes étaient égaux... Sur cette menace, le bandit se leva, sa carabine à la main, en même temps qu’un boucher de son village, un solide gaillard qu’une admiration sans borne pour sa force et son habileté tenait constamment attaché à ses pas, un vrai satellite. Le député prit congé d’eux avec une amabilité hypocrite: --Adieu, mon cher Quico! dit-il en lui serrant la main. Bonne santé à tes enfants! Dis à ta femme que je n’ai pas oublié comme elle m’a bien reçu la dernière fois. Le bandit et son acolyte prirent place dans la diligence avec trois campagnardes de leur village qui saluèrent affectueusement monsieur Quico, et quelques gamins qui touchaient son fusil chargé comme si c’était un objet sacré. La diligence cahotait parmi les plantations d’orangers en fleur; les canaux de la huerta reflétaient le doux soleil du soir; et dans les airs passait la tiède haleine du printemps pleine de parfums et de rumeurs. Bolson s’en allait content. On lui avait promis cent fois sa grâce, mais maintenant c’était sérieux. Son admirateur l’écoutait en silence. Ils virent sur la route deux gendarmes. Bolson leur fit un salut amical. A un détour de la route, deux autres gendarmes apparurent et le boucher tressauta, sur son siège, comme piqué par un aiguillon. Pourquoi tant de gendarmes en un si court trajet? Le bandit le tranquillisa. On avait, dit-il, concentré les forces du district pour le voyage de don José. Mais un peu plus loin, ils rencontrèrent deux autres gendarmes qui suivirent lentement la diligence comme les précédents. Le boucher ne put se contenir davantage: «Cela sent le brûlé, Bolson! Il en est temps encore, il faut descendre et fuir à travers champs pour gagner la Sierra». --Oui, Monsieur Quico, oui, disaient les femmes effrayées. Mais Monsieur Quico se moquait de la peur de ces bonnes gens. --Allons, fouette, cocher!... fouette! La voiture continuait d’avancer quand soudain quinze ou vingt gendarmes surgirent: toute une nuée de tricornes, avec un vieil officier en tête. Par les portières les canons des fusils furent braqués sur le bandit qui demeura immobile et calme, pendant que les femmes et les gamins se rejetaient en criant au fond de la diligence. --Bolson, descends ou tu es mort! dit le lieutenant. Bolson descendit avec son satellite. Avant de mettre pied à terre, il était déjà désarmé. Il était encore sous le charme des belles paroles de son protecteur et il ne songea point à résister pour ne pas rendre impossible sa grâce par un nouveau crime. Il appela le boucher et le pria de courir avertir don José: c’était sans doute une erreur, un ordre mal compris. Pendant que Bolson était poussé violemment vers un bois d’orangers voisin, le boucher rebroussa chemin au pas de course, passant au milieu des gendarmes qui coupaient la retraite à la diligence. Il n’alla pas loin. Il rencontra, monté sur son bidet, un des alcades qui avait assisté à la fête... --Don José! Où est don José? Le campagnard eut un léger sourire... A peine Bolson s’était-il éloigné que le député était parti pour Valence à bride abattue. Le boucher devina la vérité; il revint en courant vers le bois d’orangers. Mais, avant qu’il l’eût atteint, un fin nuage blanc et cotonneux s’éleva sur les cimes fleuries et une longue détonation retentit dont l’écho sembla ébranler le sol. On venait de fusiller Bolson. Le boucher le vit couché à la renverse sur la terre rouge, le corps à demi dans l’ombre d’un oranger, la tête fracassée, sanglante. Furieux et désespéré, il s’arrachait les cheveux. Nom de Dieu! Était-ce ainsi qu’on tuait les hommes de cette trempe? Le lieutenant lui mit une main sur l’épaule. --Toi, apprenti bandit, vois comment meurent les gredins! «L’apprenti bandit» se retourna d’un air farouche, mais ce fut pour regarder au loin, comme si à travers la campagne il pouvait distinguer le chemin de Valence. Ses yeux, pleins de larmes, semblaient dire: «Gredin, oui! mais plus gredin encore l’homme qui fuit là-bas...» PERDU EN MER A deux heures du matin on frappa à la porte de la chaumière. --Antonio! Antonio!... Antonio sauta du lit. C’était son compagnon de pêche, qui l’appelait: il était temps de partir pour la mer. Antonio avait peu dormi cette nuit-là. A onze heures, il bavardait encore avec Rufina, sa pauvre femme, qui se retournait, inquiète, dans le lit, en parlant des affaires. Elles ne pouvaient aller plus mal. Quel été! L’année passée, les thons couraient la Méditerranée, en bandes interminables, et, les plus mauvais jours, on en tuait deux ou trois cents arrobas[Q]; l’argent circulait comme une bénédiction de Dieu; les bons sujets, comme Antonio, avaient fait des économies et acheté une barque pour pêcher à leur compte. Le petit port était plein. Une vraie flotte l’emplissait toutes les nuits, sans espace presque pour se mouvoir; mais avec la multiplication des barques était venue la disette de poisson. Les filets n’amenaient que des algues ou du menu fretin; de ces méchants petits poissons, qui fondent dans la poêle. Cette année les thons avaient pris un autre chemin et aucun pêcheur ne réussissait à en hisser un seul sur sa barque. Rufina était atterrée par cette situation. Pas d’argent au logis; ils devaient au four et au moulin et M. Tomas, un patron retiré, un vrai juif, devenu par l’usure le roi du village, les menaçait continuellement de les poursuivre, s’ils ne donnaient pas un acompte sur les cinquante douros qu’il leur avait prêtés pour terminer la construction de cette barque, si légère, ce bon voilier qui avait absorbé toutes leurs économies. Antonio, tout en s’habillant, éveilla son fils, un mousse de neuf ans, qui l’accompagnait à la pêche, et faisait le travail d’un homme. --Voyons si vous aurez plus de chance aujourd’hui, murmura la femme, de son lit. Vous trouverez dans la cuisine le panier aux provisions... Hier, l’épicier ne voulait plus me faire crédit... Ah! seigneur! Quel chien de métier! --Tais-toi, femme; la mer est une gueuse, mais Dieu y pourvoira. Justement, on a vu hier un thon isolé: on calcule qu’il pèse plus de trente arrobas. Figure-toi! Si nous l’attrapions!... c’est au moins soixante douros. Et le pêcheur finit de s’habiller, en pensant à ce monstre, un solitaire, qui, séparé de sa troupe, revenait par la force de l’habitude dans les mêmes eaux que l’an passé. Antoñico était sur pied, prêt à partir, avec la gravité joyeuse du bambin qui gagne sa vie à l’âge où les autres jouent; il avait sur l’épaule le panier aux provisions et dans une main la bannette de _roveles_, ce poisson favori des thons, le meilleur appât pour les attirer. Le père et le fils sortirent de la maisonnette, et suivirent la plage jusqu’au quai des pêcheurs. Leur compagnon les attendait dans la barque, et préparait les voiles. La flottille remuait dans l’ombre, agitant sa forêt de mâts. Les noires silhouettes des équipages couraient sur elle; le bruit des vergues tombant sur le pont, le grincement des poulies et des cordages rompaient le silence, et les voiles se déployaient dans l’obscurité, comme d’énormes draps de lit. Le village allongeait presque jusqu’au rivage ses rues droites, bordées de maisonnettes blanches, où les baigneurs logeaient pendant la saison. Près du quai, s’élevait un grand bâtiment dont les fenêtres, comme des fours enflammés, projetaient des traînées de lumière sur les eaux clapotantes. C’était le Casino. Antonio lui lança un regard de haine. Comme ces gens-là passaient la nuit! Sans doute, ils étaient à jouer de l’argent... Ah! s’ils devaient se lever tôt pour gagner leur pain! --Allons! hisse! beaucoup de camarades sont partis en avant! Antonio et son compagnon tirèrent sur les câbles, et la voile latine monta lentement, frémissante et courbée sous le vent. La barque traîna d’abord mollement sur la surface calme de la baie; puis les eaux ondulèrent, et elle commença à tanguer. On était hors du goulet, dans la mer libre. En face, l’infini obscur, où les étoiles clignotaient, et, de tous côtés, sur la mer sombre, des barques, et des barques encore, qui s’éloignaient comme des fantômes, glissant sur les vagues. Le compagnon regardait l’horizon. --Antonio, le vent change. --Je le vois! --Nous aurons grosse mer. --Je le sais; mais en avant! Eloignons-nous de tous ceux qui balaient la mer. Et la barque, au lieu de suivre les autres, qui longeaient la côte, continua à s’avancer vers le large. Le jour se leva. Le soleil, rouge et découpé comme un énorme pain à cacheter, traçait sur la mer un triangle de feu, et les eaux semblaient bouillir, comme si elles reflétaient un incendie. Antonio empoigna le gouvernail; son compagnon se tenait près du mât; le gamin, à la proue, interrogeait la mer. De la poupe et du bordage pendait toute une chevelure de fils, qui traînaient leurs appâts dans l’eau. De temps en temps une secousse et vite, un poisson en l’air, un poisson frétillant, un poisson luisant comme l’étain. Mais c’était du menu fretin... rien en somme! Ainsi passaient les heures; la barque allait toujours de l’avant, tantôt couchée sur les vagues, tantôt sautant soudain, et découvrant sa carène rouge. Il faisait chaud et Antonio se glissait par l’écoutille, pour boire au baril d’eau, dans l’étroite cale. A dix heures, ils avaient perdu de vue la terre; on ne voyait plus du côté de la poupe que les voiles lointaines des autres barques tels des ailerons de poissons blancs. --Antonio! lui cria son camarade ironiquement. Allons-nous à Oran? Puisque le poisson ne donne pas, pourquoi aller plus loin? Antonio vira, et la barque se mit à courir des bordées, mais sans se diriger vers la terre. --Maintenant, dit-il gaiement, prenons une bouchée. Camarade, apporte le panier. Le poisson mordra quand ça lui fera plaisir. Chacun se coupa une énorme tranche de pain, et prit un oignon cru, qui fut écrasé à coups de poing sur le bordage. Il y avait une forte brise, et la barque tanguait rudement sur les vagues, aux ondulations longues et profondes. --Père! cria Antoñico, de la proue, un gros poisson, un très gros!... un thon! Oignons et pain roulèrent sur la poupe, et les deux hommes parurent et se penchèrent sur le flanc de la barque. Oui, c’était un thon, un thon énorme, ventru, traînant presque à fleur d’eau son dos sombre de velours; le solitaire peut-être, dont les pêcheurs parlaient tant! Il flottait majestueusement, et d’une légère contraction de sa forte queue, passait d’un côté à l’autre de la barque; puis tout d’un coup il disparaissait pour reparaître brusquement. Antonio rougit d’émotion, et jeta vite à la mer la ligne munie d’un hameçon gros comme le doigt. Les eaux se troublèrent et la barque oscilla, comme si une force colossale tirait sur elle, l’arrêtant dans sa marche et essayant de la faire chavirer. Le pont vacillait et semblait fuir sous les pieds des matelots; le mât craquait sous l’effort de la voile gonflée. Mais soudain l’obstacle céda et la barque, d’un bond, reprit sa course. La ligne, auparavant rigide et tendue, pendait comme un corps flasque et défaillant. Les pêcheurs la tirèrent et l’hameçon apparut à la surface; mais rompu, malgré sa grosseur. Le compagnon hocha tristement la tête. --Antonio, cet animal est plus fort que nous. Qu’il s’en aille! c’est une chance qu’il ait cassé l’hameçon. Un peu plus, nous allions au fond. --Le laisser? cria le patron. Ah! le démon! sais-tu combien vaut cette pièce-là? Ce n’est pas le moment des scrupules ou de la peur. A lui! A lui! Et faisant virer la barque, il retourna vers les eaux où la rencontre avait eu lieu. Il mit un hameçon nouveau, un énorme croc auquel il enfila plusieurs _roveles_, et sans lâcher la barre, saisit une gaffe aiguë. Il allait en donner un tout petit coup à cette bête aussi stupide que vigoureuse, dès qu’elle serait à sa portée!... La ligne pendait à l’arrière, presque droite. L’embarcation fut secouée derechef, mais cette fois de façon horrible. Le thon était bien accroché; il tirait sur le gros hameçon, et arrêtait la barque qu’il faisait danser follement sur les vagues. L’eau paraissait bouillir; à la surface montaient des flocons d’écume et de grosses bulles dans un remous d’eau trouble, comme si un combat de géants se livrait dans les profondeurs. Soudain la barque, comme saisie par une main cachée, se coucha sur le flanc, et la mer envahit la moitié du pont. Cette secousse brusque renversa les pêcheurs. Antonio, lâchant la barre, fut presque précipité au milieu des vagues: puis, après un craquement, la barque reprit sa position normale. La ligne s’était brisée. Aussitôt le thon apparut près du bord, soulevant de sa queue puissante d’énormes flots d’écume. Ah! le bandit! il était enfin à portée! Et rageusement, comme s’il avait affaire à un ennemi implacable, Antonio le frappa à plusieurs reprises de la gaffe, enfonçant le fer dans cette peau visqueuse. Les eaux se teignirent de sang, et l’animal s’enfonça dans un remous de pourpre. Enfin, Antonio respira. Ils l’avaient échappé belle! Il vit le pont mouillé; son compagnon était au pied du mât; il s’y cramponnait, très pâle, mais avec une inaltérable tranquillité. --J’ai cru qu’on allait se noyer, Antonio. J’ai même bu un coup. Maudite bête! mais tu l’as bien chatouillé. Tu vas voir qu’il ne tardera pas à émerger. --Et le petit? Le père fit cette question, avec inquiétude, d’un ton anxieux, comme s’il craignait la réponse. Le petit n’était pas sur le pont. Antonio se glissa par l’écoutille, espérant le trouver dans la cale. Il enfonça dans l’eau jusqu’aux genoux, car la cale était inondée. Mais, qui pensait à cela? Il chercha à tâtons, dans le lieu étroit et sombre, sans trouver autre chose que le baril d’eau douce et les ligues de rechange. Il revint sur le pont comme un fou. --Le petit! le petit!... Mon Antoñico! Le compagnon fit une grimace désolée. N’avaient-ils pas failli eux-mêmes tomber à l’eau? Etourdi par quelque coup, l’enfant était allé sans doute au fond, comme une balle. Mais le compagnon, bien que ce fût là sa pensée, garda le silence. Au loin, à l’endroit même où la barque avait failli couler, un objet noir flottait sur les eaux. --Le voilà! Le père se jeta à la mer, et nagea vigoureusement, pendant que son compagnon carguait la voile. Antonio nageait toujours, mais ses forces l’abandonnèrent presque, quand il se fut convaincu que l’objet n’était qu’une rame tombée de sa barque. Quand les vagues le soulevaient, il se dressait hors de l’eau presque debout, pour voir plus loin. De l’eau, partout! Sur la mer, il n’y avait que lui, la barque qui s’approchait, et une courbe noirâtre, qui venait de surgir et se contractait horriblement au milieu d’une grande tache sanglante. Le thon était mort... mais qu’importait au père? Dire que cette bête lui coûtait la vie de son fils unique, de son Antoñico! Dieu! Était-ce là une façon de gagner son pain? Il nagea encore plus d’une heure, croyant, à chaque frôlement, que le corps de son fils allait surgir sous ses jambes; s’imaginant que les sombres profondeurs des vagues étaient le cadavre de l’enfant, flottant entre deux eaux. Il serait resté là; il y serait mort avec son fils. Son compagnon dut le repêcher et le remettre de force dans la barque, comme un enfant rebelle. --Que faisons-nous, Antonio? Celui-ci ne répondit pas. --Il ne faut pas le prendre ainsi, que diable! Ce sont là choses courantes. Le petit est mort là où sont morts tous nos parents, où nous mourrons nous-mêmes. Ce n’est qu’une affaire de temps: cela arrive tôt ou tard! Mais maintenant, à la besogne! N’oublions pas notre misère! Aussitôt il prépara deux nœuds coulants, et les passa au corps du thon, qu’il commença à remorquer. L’écume du sillage se teignait de sang... Le vent favorisait le retour, mais la barque était inondée, naviguait mal; les deux hommes, marins avant tout, oublièrent la catastrophe, et, l’écope à la main, courbés dans la cale, rejetèrent l’eau à pelletées. Ainsi passèrent les heures. Cette rude besogne abrutissait Antonio, qu’elle empêchait de penser; mais des larmes roulaient de ses yeux, des larmes, qui se mêlaient à l’eau de la cale, et tombaient dans la mer sur la tombe de son fils... La barque voguait avec une rapidité croissante, depuis qu’elle se sentait allégée. Le port était en vue, avec ses maisonnettes blanches, dorées par le soleil couchant. La vue de la terre éveilla en Antonio la douleur et l’effroi endormis. --Que dira ma femme? que dira ma Rufina? gémissait le malheureux. Et il tremblait, comme tous ces hommes énergiques et audacieux, qui, au foyer, sont les esclaves de la famille. Un rythme de valses sautillantes glissait sur la mer, comme une caresse. La brise qui venait de la terre saluait la barque, en lui apportant les sons de mélodies vives et joyeuses. C’était la musique, qui se jouait sur la promenade, en face du Casino. Sous les palmiers défilaient, comme les grains colorés d’un rosaire, les ombrelles de soie, les petits chapeaux de paille, les vêtements clairs et voyants de la colonie estivale. Les enfants, vêtus de blanc et de rose, sautaient et couraient derrière leurs jouets, ou formant des rondes joyeuses, tournaient comme des roues aux brillantes couleurs. Les gens du métier se groupaient sur le quai: leurs yeux accoutumés aux lointaines perspectives de la mer, avaient reconnu ce que la barque remorquait. Mais Antonio ne voyait, au delà du brise-lames, qu’une femme grande, svelte et basanée, debout sur un rocher dont le vent faisait tourbillonner les jupes. La barque accosta le quai. Quelle ovation! Tous voulaient voir de près le monstre. Les pêcheurs, de leurs batelets, lançaient sur lui des regards d’envie; les gamins, nus, couleur de brique, se jetaient à l’eau pour toucher l’énorme queue. Rufina se fraya un chemin dans la foule, et arriva devant son mari, qui, la tête basse, écoutait, d’un air hébété les félicitations des amis. --Et le petit? Où est le petit? Le pauvre homme baissa la tête, encore davantage. Il l’enfonçait entre ses épaules, comme s’il voulait la faire disparaître, pour ne plus rien entendre, ne plus rien voir... --Mais où est Antoñico? Rufina, les yeux enflammés de fureur comme si elle allait le dévorer, saisit le robuste pêcheur par le plastron de sa chemise, et le secoua rudement; mais elle le lâcha bientôt, et, levant les bras, poussa un hurlement terrible: --Ah! Seigneur!... Il est mort! Mon Antoñico s’est noyé! Il est dans la mer. --Oui, femme, dit le mari, balbutiant d’une voix lente et incertaine, comme étouffée par les larmes. Nous sommes bien malheureux. Le petit est mort; il est là où est son grand-père, là où je serai un de ces jours, moi aussi. Nous vivons de la mer, et la mer doit nous dévorer. Qu’y faire? Mais sa femme ne l’écoutait plus. Sur le sol, secouée par une crise nerveuse, elle se roulait dans la poussière en s’arrachant les cheveux, et se déchirait le visage. --Mon fils! mon Antoñico! Les femmes du quartier des pêcheurs accoururent vers elle. Elles connaissaient bien cela: presque toutes avaient passé par de pareilles crises. Elles la soulevèrent dans leurs bras vigoureux, et la conduisirent en la soutenant, jusqu’à sa chaumière. Des pêcheurs offrirent un verre de vin à Antonio, qui ne cessait de pleurer. Et en même temps, son compagnon, dominé par l’égoïsme brutal de la vie, tenait la dragée haute aux poissonniers qui se disputaient la superbe pièce. Par intervalles, résonnait, de plus en plus lointain, le cri désespéré de la pauvre femme, échevelée, hors d’elle, que ses amies poussaient vers sa chaumière: --Antoñico! mon petit! Et sous les palmiers, défilaient toujours dans leurs toilettes voyantes, les baigneurs à l’air heureux et souriant, tout un monde, qui n’avait pas senti le malheur passer près de lui, qui n’avait pas jeté un regard sur ce drame de la misère, et les sons de la valse élégante, au rythme sensuel, hymne de joyeuse folie glissait, harmonieuse, sur les eaux, caressant d’un souffle, l’éternelle beauté de la mer. LE CRAPAUD Je passais l’été, dit l’ami Orduña, à Nazaret, un hameau de pêcheurs voisin de Valence. Les femmes allaient à la ville vendre le poisson; les hommes naviguaient dans leurs petites barques à voile triangulaire ou tiraient les filets sur la plage. Et nous, les baigneurs, nous passions le jour à dormir; le soir, nous restions devant notre porte, à contempler la phosphorescence des vagues, ou à nous appliquer des gifles en entendant bourdonner les moustiques, tourment des heures de repos. Le médecin, un vieillard rude et moqueur, venait s’asseoir sous ma treille, et, la cruche ou la pastèque à portée de la main, nous passions ensemble la soirée, en parlant de sa crédule clientèle de marins et de terriens. Parfois nous rappelions, en riant, la maladie de Visanteta, fille de la Soberana, vieille marchande de poisson qui levait son surnom, à sa corpulence et à sa haute taille ainsi qu’à l’arrogance avec laquelle elle traitait ses commères du marché, leur imposant ses volontés, à force de bourrades. C’était la plus jolie fille du village que cette Visanteta!... une petite brune malicieuse, à la langue bien pendue, aux yeux vifs, qui n’avait que la beauté du diable, mais qui, par la vivacité piquante de son regard et par l’adresse avec laquelle elle affectait la timidité et la faiblesse ensorcelait tous les jeunes gens du pays. Elle avait pour fiancé Carafosca, courageux pêcheur capable de naviguer sur une simple poutre, mais laid, taciturne et prompt à jouer du couteau. Le dimanche il se promenait avec elle, et, pendant que la jeune fille levait la tête pour lui parler avec des minauderies d’enfant gâtée et dolente, Carafosca lançait autour de lui, de ses yeux louches, des regards qui semblaient défier tout le village, les champs, la plage et la mer de lui disputer sa chère Visanteta. Un jour, une nouvelle stupéfiante circula dans Nazaret. La fille de la Soberana avait un animal dans le corps; ses flancs se gonflaient; son visage perdait ses couleurs; ses nausées et ses vomissements mettaient en émoi toute sa chaumière, faisant se lamenter sa mère désespérée et accourir les voisines effarées. Quelques-uns souriaient de cette maladie. «Que l’on allât conter cette histoire à Carafosca!...» Mais les plus incrédules cessèrent de plaisanter et de soupçonner Visanteta, lorsqu’ils virent le marin, triste et désespéré, entrer dans la petite église du village pour y implorer la guérison de sa bien-aimée, lui qui avait été jusque-là un païen, un affreux blasphémateur! C’était un mal étrange et terrible qui torturait la malheureuse: elle avait, croyaient les villageois épris de merveilleux, un crapaud dans le ventre. Un jour, elle avait bu à une flaque d’eau laissée par le fleuve voisin, et la méchante bête s’était glissée dans son estomac où elle avait grossi démesurément. Les voisines, tremblantes de peur, couraient à la chaumière de la Soberana, pour examiner la petite. Elles palpaient gravement l’abdomen enflé, et cherchaient sur la peau tendue le relief de la bête cachée. Quelques-unes, les plus vieilles et les plus expertes, disaient avec un sourire de triomphe qu’elles la sentaient remuer, et discutaient sur le choix des remèdes. Elles donnaient à la petite des cuillerées de miel aromatisé, pour que la gourmandise fît remonter l’animal, et lorsque, plus tranquille, il goûtait la joie de la digestion, elles l’inondaient de jus d’oignon et de vinaigre, pour le faire déguerpir au plus vite. En même temps, elles appliquaient sur le ventre de la jeune fille, des emplâtres miraculeux, pour que le crapaud, ainsi malmené, s’enfuît épouvanté: étoupe mouillée d’eau-de-vie et saturée d’encens; écheveaux de chanvre trempés dans du goudron; papiers sur lesquels un guérisseur de la ville avait tracé des croix et des chiffres avec le sceau de Salomon. Visanteta se tordait avec des frissons de dégoût, elle était secouée d’horribles nausées, comme si elle allait rendre ses entrailles, mais le crapaud ne daignait pas montrer le bout d’une de ses pattes, et la Soberana assiégeait le ciel de ses cris. Jamais de tels remèdes ne pourraient expulser le diabolique animal. Mieux valait le laisser tranquille sans martyriser la petite, et le suralimenter, pour que la pauvrette, de plus en plus pâle et chétive, n’eût pas à le nourrir rien qu’avec son sang. Comme la Soberana était pauvre, toutes ses amies vinrent à son aide. Les pêcheuses apportaient des gâteaux achetés dans les pâtisseries de la ville les plus réputées. Sur la plage, après la pêche, on mettait de côté pour elle quelques poissons choisis parmi ceux qui font la meilleure soupe. Les voisines tiraient du pot-au-feu la fleur du bouillon dans des tasses qu’elles transportaient lentement, pour n’en rien perdre, à la chaumière de la Soberana. Tous les après-midi, les bols de chocolat défilaient l’un après l’autre. Visanteta protestait contre cet excès de générosité. Elle n’en pouvait plus! elle était gavée! Mais sa mère avançait son museau poilu, d’un air impérieux: «Mange! je t’ai dit de manger!» Visanteta devait penser à ce qu’elle avait dans le corps... La Soberana ressentait une sympathie secrète et indéfinissable, pour cet animal mystérieux, logé dans les flancs de sa fille. Elle se le représentait, elle le voyait: c’était son orgueil! c’était à cause de lui que tout le village avait les yeux fixés sur sa chaumière, que les voisines ne cessaient de s’y presser, et que, partout sur son chemin, les femmes lui demandaient des nouvelles de sa fille. Une seule fois, elle avait appelé le médecin, en le voyant passer devant sa porte, mais sans la moindre confiance. Il écouta ses explications et celles de sa fille, dont il palpa le ventre par-dessus ses vêtements; mais quand il parla d’un examen plus intime, la fière matrone le jeta presque à la porte. L’impudent! là, tout de suite, il allait se donner le plaisir de voir la petite de cette façon-là, elle qui était si timide, si vertueuse et qu’une proposition de ce genre suffisait pour faire rougir! Le dimanche après-midi, Visanteta allait à l’église, en tête des enfants de Marie. Son ventre proéminent était contemplé avec admiration par ses compagnes. Toutes l’interrogeaient avidement sur son crapaud, et Visanteta répondait d’un air languissant. Maintenant, il la laissait tranquille. Il avait beaucoup grossi, à force d’être bien nourri; il s’agitait encore quelquefois, mais il lui faisait moins mal. L’une après l’autre, elles passaient la main sur la bête invisible, pour la sentir remuer; elles considéraient leur amie avec une sorte de respect. Le curé, saint homme aussi naïf que compatissant, songeait avec stupeur aux choses étranges que Dieu fait pour éprouver ses créatures. Vers la fin du jour, quand le chœur entonnait d’une voix douce les hymnes en l’honneur de Notre-Dame de la Mer, chacune de ces vierges pensait à l’animal mystérieux, et demandait avec ferveur que la pauvre Visanteta en fût délivrée au plus vite. Carafosca avait aussi sa part de popularité. Les femmes l’appelaient, les vieux pêcheurs l’arrêtaient pour l’interroger d’une voix rauque: «La pauvrette!» s’écriait-il, avec un accent d’amoureuse commisération. Il n’en disait pas davantage; mais ses yeux révélaient son vif désir de se charger au plus tôt de Visanteta et de son crapaud, qu’il aimait un peu parce qu’il était à elle. Une nuit, comme le médecin était devant ma porte, une femme vint le chercher, avec une mimique effarée et dramatique. La fille de la Soberana était très malade: il fallait courir à son secours. Le médecin haussa les épaules: «Ah, oui! le crapaud!» Et il ne se montrait nullement disposé à bouger. Mais immédiatement après, une autre arriva, avec une gesticulation plus violente. La pauvre Visanteta! Elle allait mourir! On entendait ses cris dans toute la rue. Le monstre était en train de lui dévorer les entrailles... Je suivis le docteur, entraîné par la curiosité qui mettait en émoi tout le village. En arrivant à la chaumière de la Soberana, nous dûmes nous frayer un passage à travers un groupe compact de femmes qui obstruait la porte, et débordait à l’intérieur. Des cris d’angoisse, des hurlements déchirants, venaient du fond de la demeure, par-dessus les têtes curieuses ou effrayées. La grosse voix de la Soberana y répondait par des clameurs suppliantes. «Ma fille! Hélas, Seigneur, ma pauvre fille!...» L’arrivée du médecin fut accueillie par le chœur impératif des commères. La pauvre Visanteta se roulait, ne pouvant supporter de telles tortures, les yeux égarés, les traits bouleversés. Il fallait l’opérer, chasser au plus vite ce démon, vert et visqueux, qui était en train de la dévorer! Le médecin avança, sans faire cas de leurs paroles, et avant que je l’eusse rejoint, sa voix retentit au milieu du silence soudain, avec une brusquerie de mauvaise humeur. --Bon Dieu! Ce qu’a cette petite, c’est qu’elle va... Avant qu’il eût achevé, tous devinèrent à la brutalité de l’accent, le mot qu’il allait dire. Le groupe des femmes, sous la poussée de la Soberana, remua comme les vagues de la mer sous le ventre d’une baleine. Elle tendit ses mains gonflées, aux ongles menaçants, en grommelant des injures, en lançant au médecin des regards meurtriers. Bandit! Ivrogne! A la porte!... C’était la faute du village, qui gardait un impie! Elle allait le manger tout cru! On devrait la laisser faire!... Et elle se débattait, furieuse, parmi ses amies, luttait pour leur échapper et griffer le médecin. A ses cris de vengeance, s’unissait le faible bêlement de Visanteta protestant entre les «_aïe! aïe!_» que lui arrachait la douleur. «Mensonge! Mensonge! Qu’il partît ce méchant homme! Bouche d’enfer! Tout cela n’était que mensonge!» Mais le médecin allait et venait, demandant de l’eau, demandant des linges, irrité, impérieux, sans prêter attention aux menaces de la mère ni aux lamentations de la fille, de plus en plus fortes et déchirantes. Soudain, elle rugit, comme si on la tuait, et il y eut un remous de curiosité autour du médecin que je ne pouvais distinguer. «Mensonge! Mensonge! Méchant homme! Calomniateur!...» Mais les protestations de Visanteta ne résonnaient plus seules. A sa voix de victime innocente, qui semblait demander justice au ciel, se joignaient des vagissements sortis de poumons qui aspiraient l’air pour la première fois. Alors les amies de la Soberana durent la contenir pour qu’elle ne tombât point sur sa fille. Elle allait la tuer! Chienne! De qui était cela?... Sous la terreur des menaces, la malade, qui soupirait encore: «Mensonge! mensonge!» finit par avouer en mots entrecoupés. «Un gars de la huerta, qu’elle n’avait pas revu...» une inadvertance à la nuit tombante. Elle ne se rappelait pas bien!... Et elle insistait sur ce défaut de mémoire, comme si c’était une excuse, à laquelle il n’y avait rien à objecter. La foule s’éclaircit. Toutes les femmes étaient avides de répandre la nouvelle. A notre sortie, la Soberana, honteuse et toute en larmes, voulait s’agenouiller devant le médecin et lui baiser la main. «Hélas! don Antoni!... don Antoni!» Elle lui demandait pardon de ses insultes; elle était désespérée en pensant aux commentaires des habitants. «Savaient-elles, les mauvaises langues, ce qui les attendait un jour?...» Le lendemain, les jeunes gens, qui chantaient en tirant leurs filets, inventeraient de nouveaux couplets! La chanson du crapaud! Sa vie allait être impossible... Mais elle redoutait surtout Carafosca. Elle connaissait bien cette brute. Il la tuerait, la pauvre Visanteta, à sa première sortie dans la rue; et elle aurait le même sort, elle, parce qu’elle était sa mère et ne l’avait pas bien surveillée. «Hélas, don Antoni!» Elle lui demandait à genoux de voir Carafosca. Lui qui était si bon, qui savait tant de choses, devait le convaincre, lui faire jurer qu’il les épargnerait, qu’il les oublierait. Le médecin accueillit ces prières avec autant d’indifférence que les menaces et répondit avec brusquerie. «Il verrait: c’était un sujet délicat!» Mais une fois dans la rue, il haussa les épaules, avec résignation: «Allons voir cet animal!» Nous fîmes sortir Carafosca du cabaret, et nous nous mîmes tous les trois à nous promener sur la plage dans l’ombre. Le pêcheur semblait intimidé de se voir entre deux personnages si importants. Don Antonio lui parla de la supériorité indiscutable des hommes, depuis les premiers jours de la création; du dédain que méritent les femmes, pour leur légèreté. D’ailleurs elles sont en si grand nombre, et il est si facile de remplacer celle qui nous donne quelque ennui!... Il finit par lui conter rudement ce qui était arrivé. Carafosca hésitait, comme s’il comprenait mal. Son intelligence épaisse s’éclairait lentement. «Nom de Dieu! Nom de Dieu!» Il se grattait rageusement la tête sous son bonnet, et portait la main à sa ceinture, comme s’il cherchait son terrible couteau. Le médecin essaya de le consoler. Carafosca devait oublier la jeune fille, et ne pas faire le bravache. Cette Sainte nitouche ne méritait pas qu’un brave garçon comme lui allât au bagne. Le vrai coupable, c’était d’ailleurs, ce laboureur inconnu... Et... elle! La facilité avec laquelle elle avait tout oublié, n’était-elle pas une sorte d’excuse? Nous marchâmes longtemps en gardant un silence pénible; Carafosca continuait à se gratter la tête et à tâter sa ceinture. Brusquement, il nous surprit par l’éclat de sa voix, qui brama, plutôt qu’elle ne prononça ces mots, non plus en valencien, mais en castillan, pour plus de solennité: --Voulez-vous que... je... vous... dise... une... chose? Voulez-vous que... je... vous... dise... une... chose? Et il nous regardait d’un air agressif, comme s’il avait eu en face de lui l’inconnu de la huerta et s’il allait se jeter sur lui. --Eh bien! je... vous... dis, articula-t-il avec lenteur, comme si nous étions des ennemis qu’il voulût confondre, je vous dis... que maintenant _je... l’aime... encore... davantage_... Notre surprise fut telle que nous ne sûmes que répondre, et nous nous contentâmes de lui tendre la main. LE MUR Toutes les fois que les petits-fils du père Rabosa rencontraient les fils de la veuve Casporra dans les sentiers de la huerta ou dans les rues de Campanar, toute la population commentait l’événement. Ils s’étaient toisés... Ils s’insultaient du regard!... Cela finirait mal, et le jour où l’on y penserait le moins, il y aurait au village un nouveau malheur. L’alcade, avec les notables, prêchait la paix aux jeunes gens des deux familles ennemies, et le curé, un saint du bon Dieu, allait d’une des deux maisons à l’autre, recommandant l’oubli des offenses. Depuis trente ans, la haine des Rabosa et des Casporra bouleversait Campanar. Presque aux portes de Valence, dans ce hameau souriant qui, des bords du fleuve, semblait contempler la grande ville par les fenêtres rondes de son clocher pointu, ces barbares renouvelaient avec une rancune tout africaine, les luttes et les violences historiques qui divisaient les grandes familles italiennes au moyen âge. Ils avaient été grands amis, jadis. Leurs maisons, quoique donnant sur des rues différentes, n’avaient entre elles qu’un mur bas qui séparait leurs basses-cours. Une nuit, pour une question d’arrosage, un Casporra avait étendu roide mort dans la huerta, d’un coup de fusil, un fils du père Rabosa; le cadet, ne voulant pas laisser dire qu’il ne restait plus d’hommes dans la famille, avait réussi, après un mois de guet, à loger une balle entre les sourcils du meurtrier. Depuis lors, les deux familles avaient vécu pour s’exterminer, songeant plus à profiter des imprudences du voisin qu’à cultiver leurs terres. Coups de fusil en pleine rue, détonations, et lueurs sinistres, le soir le long des canaux d’irrigation, derrière les massifs de roseaux ou à l’ombre des berges, à l’heure où l’ennemi détesté revenait des champs; et c’était tantôt un Rabosa, tantôt un Casporra qui partait pour le cimetière, avec une once de plomb dans la peau! Loin de s’éteindre, la soif de vengeance s’exaspérait plutôt dans les générations nouvelles; on eût dit qu’à peine sortis du ventre de leur mère, les marmots des deux maisons tendaient les mains vers le fusil, pour abattre leurs voisins. Après trente ans de lutte, il ne restait chez les Casporra qu’une veuve avec trois fils, trois gars musclés, solides comme des tours. Dans l’autre maison, il n’y avait plus que le père Rabosa, un vieillard de 80 ans, immobile dans un fauteuil de sparte, les jambes mortes, idole ridée de la vengeance, devant laquelle les deux petits-fils juraient de défendre l’honneur de la famille. Mais les temps étaient changés. Il n’était plus possible aux uns et aux autres d’abattre leurs ennemis, en pleine place, au sortir de la grand’messe. Les gendarmes ne les perdaient pas de vue; les voisins les surveillaient, et, pour peu que l’un d’eux fît halte quelques minutes dans un sentier ou à un coin de rue, il se voyait aussitôt entouré de gens qui lui conseillaient de rester tranquille. Las de cette vigilance qui dégénérait en persécution et s’interposait entre eux comme un obstacle infranchissable, Casporra et Rabosa finirent par ne plus se chercher, et même, ils se fuyaient quand le hasard les mettait face à face. A force de vouloir s’éviter et s’isoler, ils en vinrent à trouver trop bas le mur qui séparait leurs basses-cours. Les poules des uns et des autres, escaladant les tas de bois, fraternisaient au haut des fagots de sarments ou d’épines qui couronnaient les murs; les femmes des deux maisons échangeaient aux fenêtres des gestes de mépris. C’était intolérable; c’était en quelque sorte vivre en famille. Sur le conseil de leur mère, les fils Casporra élevèrent le mur d’un mètre. Leurs voisins se hâtèrent de manifester leur mépris, et armés de pierres et de mortier, ils élevèrent à leur tour le mur de quelques pieds. Ainsi, dans cette muette manifestation de haine, répétée à plusieurs reprises, le mur montait sans cesse... On ne vit plus bientôt les fenêtres, ni même les toits... Les pauvres volailles frémissaient dans l’ombre lugubre de ce rempart, qui leur cachait une partie du ciel, et leurs caquets résonnaient, tristes et étouffés, à travers ce monument de haine, qui paraissait pétri des os et du sang des victimes... * * * * * Un après-midi, les cloches du village sonnèrent le tocsin. La maison du père Rabosa était en feu. Ses petits-fils étaient dans la huerta; la femme de l’un d’eux au lavoir. Par les fentes des portes et des fenêtres, sortait une épaisse fumée de paille brûlée. Le grand-père, le pauvre Rabosa, était immobile dans son fauteuil, au milieu de cet enfer déchaîné. Sa petite-fille s’arrachait les cheveux, attribuant la catastrophe à sa négligence; les gens se bousculaient dans la rue, épouvantés par la violence de l’incendie. Quelques-uns, plus braves, ouvrirent la porte, mais ce fut pour reculer devant le tourbillon de fumée noire, chargé d’étincelles qui se répandit dans la rue. --Mon grand-père! Mon pauvre grand-père--criait la petite-fille du père Rabosa, cherchant vainement du regard un sauveur. Les spectateurs, effrayés, furent frappés de stupeur, comme s’ils avaient vu le clocher s’avancer vers eux. Trois solides gars s’étaient rués dans la maison en flamme. C’étaient les Casporra. Ils avaient échangé un coup d’œil d’intelligence et, sans rien dire, s’étaient lancés comme des salamandres dans l’immense brasier. La foule les applaudit, quand elle les vit reparaître portant haut, comme un saint à la procession, le père Rabosa dans son fauteuil de sparte. Ils laissèrent là le vieux, sans même le regarder, et les voilà de nouveau dans la fournaise. --Non! non!--criaient les gens. Mais eux, ils souriaient, avançant toujours. Ils allaient sauver tout ce qu’ils pourraient. Si les petits-fils du père Rabosa avaient été là, eux, les Casporra, n’auraient pas bougé de la maison. Mais il ne s’agissait là que d’un pauvre vieux, ils devaient lui porter secours, en hommes de cœur. Et maintenant, c’était le tour du mobilier. On les voyait plonger dans la fumée, et se démener comme des diables, au milieu d’une pluie d’étincelles. Bientôt la multitude poussa un grand cri en voyant les deux frères aînés sortir de la maison avec le plus jeune dans leurs bras. Un madrier, dans sa chute, lui avait cassé une jambe. --Vite, une chaise! La foule, dans sa précipitation, arracha le vieux Rabosa de son fauteuil de sparte, pour y asseoir le blessé. Le jeune homme, les cheveux roussis, la figure noire de fumée, souriait, dissimulant les douleurs aiguës, qui lui crispaient les lèvres. Il se sentit soudain saisir les mains par des mains de vieillard, tremblantes et rugueuses. --Mon fils! mon fils! gémissait la voix du père Rabosa, qui s’était traîné jusqu’à lui. Et avant que le blessé pût l’éviter, le paralytique chercha, de sa bouche édentée, les mains qu’il serra et baisa longtemps, en les baignant de larmes. * * * * * Toute la maison brûla. Quand les maçons furent appelés pour en construire une autre, les petits-fils du père Rabosa ne commencèrent point par nettoyer le terrain couvert de noirs décombres. Auparavant, ils avaient à faire un travail plus urgent: il fallait jeter bas le mur maudit! Le pic en main, ils donnèrent eux-mêmes les premiers coups... PRINTEMPS TRISTE Le vieux Tofol et la jeune fille étaient esclaves de leur jardin, épuisé par une incessante production. C’étaient comme deux arbres de plus, deux plantes nées sur ce morceau de terre, pas plus grand qu’un mouchoir, disaient les voisins, d’où ils tiraient leur pain à force de labeur. On les voyait sans cesse courbés sur le sol, et la jeune fille, malgré sa chétive apparence, travaillait comme un vrai journalier. On l’appelait la Borda, parce que la défunte femme du père Tofol, pour égayer son foyer sans enfants, l’avait prise à l’Hospice des enfants trouvés. Elle avait grandi dans ce petit jardin jusqu’à ses dix-sept ans, qui en paraissaient onze, tant elle était délicate, avec ses épaules étroites, sa poitrine rentrée et son dos voûté. La petite toux sèche, qui la fatiguait sans cesse, inquiétait ses voisines et les paysannes qui se rendaient avec elle au marché! Tout le monde l’aimait: elle était si laborieuse! Bien avant le point du jour, on la voyait déjà, toute tremblante de froid, cueillir des fraises ou couper des fleurs. Lorsque venait le tour d’arrosage du père Tofol, elle prenait courageusement la pioche, en pleine nuit, pour ouvrir dans la berge du canal un passage à l’eau rougeâtre, que la terre, altérée et brûlante, absorbait avec un glou-glou de satisfaction. Les jours où l’on faisait des envois à Madrid, elle courait comme une folle à travers le jardin, saccageait les plates-bandes, apportait par brassées les œillets et les roses que les emballeurs plaçaient dans des mannes. Il fallait tirer parti de tout pour vivre avec un si petit lopin de terre, ne jamais le laisser en repos, le traiter comme une bête rétive, qui a besoin du fouet pour marcher. Ce n’était qu’une parcelle d’un vaste domaine, qui avait appartenu jadis à un couvent, et que la Révolution, en supprimant les biens de main-morte, avait morcelé. Maintenant la ville, en voie d’agrandissement, menaçait de faire disparaître ce jardin sous de nouvelles bâtisses, et le père Tofol, tout en maugréant sans cesse contre ce sol ingrat, tremblait à la seule pensée que le propriétaire, séduit par l’appât du gain, pourrait se décider à le vendre. Le père Tofol travaillait là depuis soixante ans: «C’est là qu’était son sang!» Pas une motte qui ne fût mise en rapport! Du milieu de ce jardin, pourtant si petit, l’on ne voyait pas les murs, cachés par des fouillis d’arbres et de plantes: néfliers, magnolias, carrés d’œillets, massifs de rosiers, pergolas touffues de jasmins et de passiflores: toutes choses qui rapportaient de l’argent, appréciées qu’elles étaient par la sottise des citadins. Le vieillard, insensible aux beautés de la nature, aurait voulu couper les fleurs par javelles, comme de l’herbe, et remplir des tombereaux de fruits délicats. Ce vieil avare insatiable martyrisait la pauvre Borda. A peine se reposait-elle un moment, épuisée par la toux, qu’elle entendait proférer des menaces, ou qu’elle recevait, à titre de brutal avertissement, une motte de terre sur les épaules. Les jardinières, ses voisines, protestaient. Il était en train de tuer la petite: le mal s’aggravait. Mais il faisait toujours même réponse. Il fallait travailler ferme: le propriétaire n’entendait pas raison à la Saint-Jean et à Noël, quand il s’agissait de payer le loyer. Si la petite toussait, c’était par habitude: car elle mangeait chaque jour sa livre de pain, et «sa petite part» dans la casserole de riz, quelquefois même des gourmandises, du boudin aux oignons, par exemple. Le dimanche, il la laissait se divertir et l’envoyait à la messe comme une dame. Il n’y avait pas encore un an qu’il lui avait donné trois pesetas pour s’acheter une jupe. Et d’ailleurs, n’était-il pas son père? Or le vieux Tofol, comme tous les cultivateurs de race latine, entendait la paternité à la façon des anciens Romains... avec droit de vie et de mort sur les enfants; de la tendresse il en ressentait sans doute au fond du cœur, mais ne la manifestait que par des froncements de sourcils, des coups de bâton à l’occasion... La pauvre Borda ne se plaignait point. Elle aussi voulait travailler beaucoup, pour ne pas perdre ce lopin de terre dans les sentiers duquel il lui semblait encore voir passer le cotillon rapiécé de cette vieille jardinière qu’elle appelait maman, quand elle était caressée par ses mains calleuses. Tout ce qu’elle aimait au monde était là: les arbres qui l’avaient connue toute petite, les fleurs qui dans son âme innocente éveillaient une vague idée de maternité. C’étaient ses filles, les seules poupées de son enfance. Tous les matins, elle éprouvait la même surprise en en voyant éclore de nouvelles. Elle les suivait dans leur croissance, depuis l’heure où, timides, elles serraient leurs pétales, comme pour se replier et se cacher, jusqu’au moment où, avec une soudaine audace, elles lançaient leurs jets de couleurs et de parfums. Le jardin modulait pour elle une symphonie interminable, où l’harmonie des couleurs se mêlait aux rumeurs des arbres et à la chanson monotone du canal fangeux, peuplé de têtards, qui, caché par les feuilles, bruissait comme un ruisseau d’églogue. Aux heures d’ardent soleil, pendant que le vieillard reposait, la Borda allait de-ci de-là, admirant les beautés de sa famille, qui s’était mise en habits de fête pour célébrer la saison. Quel beau printemps! Sans doute le Bon Dieu quittait les hauteurs, pour se rapprocher de la terre. Les lis de satin blanc se dressaient, un peu languissants, comme les demoiselles en toilette de bal que la pauvre Borda avait admirées maintes fois dans des images. Les camélias couleur de chair faisaient penser à de tièdes nudités, à de grandes dames indolemment étendues... Les violettes, avec coquetterie, se cachaient parmi les feuilles pour se révéler par leur parfum. Les marguerites jaunes se détachaient comme des boutons d’or mat; les œillets, telle une avalanche révolutionnaire de bonnets rouges, couvraient les plates-bandes, et donnaient l’assaut aux sentiers. En haut, les magnolias balançaient leurs coupes blanches, comme des encensoirs d’ivoire, exhalant un encens plus suave que celui des églises. Les pensées, malicieux lutins, avançant hors du feuillage leur bonnet de velours violet et leur frimousse barbue, semblaient dire à la jeune fille en clignant de l’œil: --Borda, ma petite Borda, nous sommes en train de cuire. Au nom de Dieu! un peu d’eau... Oui, elles disaient cela; Borda les entendait, non des oreilles, mais des yeux: et, bien qu’elle eût les os brisés de fatigue, elle courait au canal remplir l’arrosoir, et baptisait ces friponnes, qui, sous la douche, la saluaient avec reconnaissance. Ses mains tremblaient souvent, en coupant les tiges des fleurs. Elle eût préféré les laisser sécher sur place; mais il fallait gagner de l’argent et pour cela remplir les paniers qu’on envoyait à Madrid. Elle portait envie à ces voyageuses. Madrid!... comment-était-ce?... Elle voyait une ville féerique, avec des palais somptueux comme ceux des contes, de brillants salons de porcelaine, où des glaces reflétaient des milliers de lumières, de belles dames, étalant la beauté de ses fleurs. Telle était la vivacité de cette évocation, qu’elle croyait avoir vu tout cela dans d’autres temps, avant sa naissance. Dans ce Madrid était le jeune Monsieur, le fils du propriétaire, avec lequel elle avait joué bien souvent, quand elle était petite, et dont, toute honteuse, elle avait fui la présence, l’été précédent, lorsque devenu un élégant jeune homme, il avait visité le domaine. Oh! les doux souvenirs! Elle rougissait en songeant aux heures qu’ils passaient tous deux, dans leur enfance, assis sur une berge, à entendre conter l’histoire de Cendrillon, la jeune fille méprisée, transformée soudain en élégante princesse. L’éternelle chimère des enfants abandonnées venait alors lui caresser le front de ses ailes d’or. Elle voyait s’arrêter un superbe attelage à la porte du jardin; comme dans les légendes, une belle dame l’appelait: «Ma fille!... enfin je te retrouve!» Et puis elle avait de magnifiques robes et un palais pour maison; enfin, comme il n’y a pas à toute heure de princes à marier elle se contentait modestement d’épouser le «jeune Monsieur.» Qui sait?... Mais au plus fort de ses rêves, la réalité venait l’éveiller sous la forme brutale d’une motte de terre lancée par le vieux Tofol qui en même temps lui criait d’une voix rude: --Allons vite! c’est l’heure. Et la voilà de nouveau à travailler, à tourmenter la terre qui, pour toute plainte, se couvrait de fleurs. Le soleil chauffait à blanc le jardin, jusqu’à faire éclater les écorces des arbres! Dans les tièdes matinées, les travailleurs suaient au labeur comme en plein midi; et pourtant la Borda était de plus en plus maigre, et sa toux s’aggravait. La couleur et la vie, semblaient volées à son visage languissant par les fleurs qu’elle baisait avec une indicible tristesse. Personne n’eut l’idée d’appeler le médecin. A quoi bon? Les médecins se font payer cher, et le père Tofol n’avait pas confiance en eux. Les animaux sont moins savants que les hommes, ils ne connaissent ni les médecins ni les drogues, et pourtant ils ne s’en portent pas plus mal. Un matin, au marché, les compagnes de la Borda chuchotaient en la regardant avec commisération. Son oreille fine de malade entendit tout... Elle tomberait à la chute des feuilles. Ces paroles devinrent pour elle une obsession. «Mourir!» Soit! elle se résignait! Elle regrettait seulement le pauvre vieux qui resterait sans aide. Mais qu’elle mourût au moins comme sa mère adoptive, au milieu du printemps, lorsque le jardin, dans un joyeux délire, se pare de ses couleurs les plus éclatantes, et non dans la saison où la terre se dépeuple, où les arbres ressemblent à des balais, où les fleurs ternes de l’hiver se dressent tristement dans les plates-bandes. A la chute des feuilles!... Elle abhorrait les arbres dont les branches se dénudaient comme des squelettes à l’automne. Elle les fuyait comme si leur ombre était malfaisante. En revanche elle adorait un palmier que les moines avaient planté au dernier siècle: svelte géant, dont la tête était couronnée de grandes palmes éternelles, retombant comme un jet d’eau. Elle soupçonnait bien qu’elle concevait peut-être des espérances folles. Mais l’amour du merveilleux les nourrissait; comme celui qui cherche la guérison au pied d’une statue miraculeuse, la pauvre Borda aimait à se reposer au pied du palmier dont les feuilles aiguës la protégeaient, croyait-elle, de leur ombre. Ce fut ainsi qu’elle passa le printemps: elle vit, sous le soleil qui ne la réchauffait pas, fumer le sol, comme si de ses entrailles allait surgir un volcan. Ce fut là que la surprirent les premiers vents d’automne, roulant les feuilles sèches. Elle était de plus en plus maigre et triste; elle avait l’ouïe tellement fine, qu’elle entendait les sons les plus lointains. Les papillons blancs, qui voletaient autour de sa tête, collaient leurs ailes à la sueur froide de son front, comme s’ils voulaient l’entraîner dans d’autres mondes, où les fleurs naissent d’elles-mêmes, sans dérober pour former leurs couleurs et leurs parfums, un peu de la vie de celui qui prend soin d’elles. * * * * * Les pluies de l’hiver suivant ne mouillèrent plus la Borda. Elles tombèrent sur l’échine courbée du vieux Tofol, qui était là comme toujours, la pioche en main, les yeux fixés sur le sillon. Il accomplissait son destin avec l’indifférence et le courage d’un soldat discipliné de la misère. Il lui fallait travailler, travailler beaucoup, pour qu’il eût toujours de quoi remplir sa casserole de riz et payer son loyer! Il était seul... La petite avait suivi sa mère. La seule chose qui restât au vieillard, c’était cette terre perfide,--ce vampire qui «suçait» la vie des personnes, et qui finirait par avoir raison de lui,--toujours fleurie, parfumée et féconde, comme si elle n’avait point senti passer la mort! Pas même un rosier n’avait séché pour accompagner la pauvre Borda dans son dernier voyage. Tofol, à soixante-dix ans, devait faire le travail de deux; il n’en remuait la terre qu’avec plus de ténacité sans lever la tête, insensible à la beauté perfide qui l’entourait;--car il savait qu’elle était le prix de sa servitude,--animé uniquement par le désir de bien vendre les charmes de la nature, et coupant les fleurs avec la même indifférence que s’il eût fauché de l’herbe! A LA PORTE DU CIEL[R] Assis sur le seuil du cabaret, le père Beseroles d’Alboraya, traçait avec sa faux des raies sur le sol, en regardant du coin de l’œil les gens de Valence qui, autour de la petite table en zinc, buvaient à la régalade et fourraient la main dans l’assiette remplie de boudins marinés. Tous les jours, il sortait de chez lui avec l’intention de travailler dans les champs, mais tous les jours le diable lui faisait rencontrer quelque ami au cabaret du Ratat, et de rasade en rasade, il s’oubliait là, jusqu’à midi, ou même jusqu’à la tombée de la nuit. Il se tenait là accroupi, avec la désinvolture d’un vieux client, et il cherchait à lier conversation avec les étrangers, espérant qu’ils l’inviteraient à boire un coup, sans préjudice des autres politesses qu’on se fait entre gens distingués. A part son peu de goût pour le travail et son amour du cabaret, le vieux n’était pas sans mérite. Ce qu’il savait de choses!... Et quel répertoire de contes! Ce n’était pas pour rien qu’on l’appelait Beseroles:[S] il ne tombait pas un bout de journal entre ses mains, qu’il ne le lût du commencement jusqu’à la fin, en épelant les mots, lettre par lettre. Les gens éclataient de rire, en écoutant ses histoires, surtout celles où figuraient des aumôniers et des nonnes; et le Ratât, derrière son comptoir, riait aussi, content de voir que ses clients, pour fêter les récits, faisaient souvent ouvrir les robinets. Un jour, des gens de Valence lui ayant offert à boire, il cherchait à les payer d’un conte, lorsqu’il entendit l’un d’eux parler des moines. Alors il se hâta de dire: --Ah oui, des malins!... Quel est celui qui les mettra dedans?... Une fois, un moine roula saint Pierre. Stimulé par les regards curieux des étrangers, il commença son récit. * * * * * Il y avait un moine des environs, du couvent de «Saint-Michel-des-Rois», le Père Salvador, apprécié de tout le monde pour son esprit, sa gaieté et son air bon enfant. Moi, je ne l’ai pas connu, mais mon grand-père se rappelait l’avoir vu, lorsque le saint homme allait chez ma bisaïeule, et que, les mains croisées sur le ventre, il attendait son chocolat à la porte de la chaumière. Quel homme! Il pesait plus de cent kilos. Pour lui faire un frac, il fallait toute une pièce d’étoffe. Il visitait chaque jour onze ou douze maisons, et avait dans chacune «ses deux onces» de chocolat. Quand ma bisaïeule lui demandait: --Que préférez-vous, Père Salvador? De gentils petits œufs aux pommes de terre ou des saucisses de conserve? Il répondait d’une voix qui ronflait: --Tout mêlé... Tout mêlé! Il était beau garçon et toujours pimpant. Partout où il passait, il semblait semer un peu de sa riche santé: témoin les marmots du pays qui tous avaient son teint coloré, sa face de pleine lune et son cou de taureau d’où l’on aurait tiré au moins trois livres de graisse. Mais dans ce bas-monde, tout est malsain, qu’on crève de faim ou qu’on mange en glouton. Et c’est ainsi qu’un soir, le Père Salvador, qui venait de s’empiffrer pour fêter le baptême d’un certain poupon, qui était tout son portrait, fut pris tout à coup d’une espèce de ronflement qui alarma toute la communauté, et creva comme une outre,--qu’on excuse la comparaison. Voilà maintenant notre Père Salvador qui s’envole vers le ciel, car, il n’en doutait pas, la place d’un moine était là. Il arriva devant une grande porte tout en or, décorée de perles, comme celles qui brillent sur les épingles à cheveux de la fille de l’alcade, quand elle préside la fête des vieilles demoiselles. --Toc, toc, toc! --Qui va là? demanda de l’intérieur une voix de vieillard. --Ouvrez, seigneur saint Pierre. --Qui es-tu? --Père Salvador, du couvent de Saint-Michel-des-Rois. Le guichet s’ouvrit, et la tête du bienheureux saint apparut; mais il gronda de colère et ses yeux lancèrent des éclairs à travers ses lunettes, car il faut savoir que le saint Apôtre est myope. --Effronté! dit le saint, changé en furie. Qu’est-ce que tu viens faire? File vite, fripouille! ta place n’est pas ici. --Allons, seigneur saint Pierre; ouvrez, il se fait nuit. Vous plaisantez toujours! --Plaisanter?... Si j’empoigne mes clefs, tu vas en goûter, dévergondé! Est-ce que tu t’imagines que je ne te connais pas, diable à cagoule? --Je vous en prie, seigneur Pierre... Soyez bon pour moi! Tout pécheur que je suis, vous aurez bien une petite place libre pour moi, ne fût-ce que dans la loge du concierge? --Au large!... La belle acquisition! Si je te permettais d’entrer, tu engloutirais en un jour notre provision de tartelettes au miel, et tu ferais jeûner les saints et les petits anges. Et puis, nous avons ici je ne sais combien de bienheureuses, qui ne sont pas laides! et ce serait une belle occupation à mon âge, que d’être tout le temps derrière toi, à te surveiller... Va en enfer, ou couche-toi au frais sur un nuage... J’ai dit! Le saint ferma le guichet d’un air furieux, et le Père Salvador resta dans l’obscurité, en écoutant au loin les guitares et les flûtes des anges qui, ce soir-là, donnaient des sérénades aux saintes les plus jolies. Les heures passaient, et notre moine songeait déjà à prendre le chemin de l’enfer, espérant qu’il serait mieux reçu là, quand il vit sortir d’entre deux nuages et s’approcher lentement une femme aussi grande, et aussi puissante que lui. Elle cheminait en se balançant et en poussant avec peine son ventre enflé comme un ballon. C’était une jeune religieuse, morte d’une colique, pour avoir trop mangé de confitures. --Mon Père, dit-elle doucement au moine avec un tendre regard. Comment n’ouvre-t-on pas à cette heure? --Attends! Nous allons entrer. Que de tours cet homme avait dans son sac! En une minute, il en imagina un des meilleurs. Vous savez que les soldats tués à la guerre sont admis au ciel sans difficulté. Les pauvres garçons y entrent tels qu’ils arrivent, même avec leurs bottes et leurs éperons; leur malheur mérite bien quelque privilège. --Ramène tes jupes sur ta tête! ordonna le moine. --Mais, mon père!... répondit la jeune religieuse scandalisée. --Allons, vite! et ne fais pas la bête! cria le Père Salvador avec autorité. Veux-tu discuter avec un savant comme moi? Que sais-tu sur la manière d’entrer au paradis? La nonne obéit, toute rouge, et dans l’obscurité quelque chose comme la blancheur d’une lune énorme commença à poindre. --Maintenant, à quatre pattes! et tiens-toi ferme! D’un bond, le Père Salvador se mit à califourchon sur les reins de sa compagne. --Mon père!... c’est que vous êtes lourd! gémit la pauvrette, toute suffoquée. --Tiens bon, et sautille, hein! Nous allons entrer à l’instant même. Saint Pierre, occupé à ramasser les clefs pour aller dormir, entendit frapper à la porte. --Qui va là? --Un pauvre soldat de cavalerie! répondit une voix triste. Je viens d’être tué dans un combat contre les infidèles, ennemis de Dieu, et j’arrive ici, monté sur mon cheval. --Passe, pauvre petit, passe! dit le saint, en ouvrant à moitié la porte. Il vit dans l’ombre le soldat donnant des coups de talon à son coursier, qui ne pouvait se tenir tranquille. Quel animal ombrageux!... Plusieurs fois le vénérable portier essaya de lui toucher la tête. Impossible! la bête faisait des sauts, en présentant toujours la croupe. A la fin, le saint, craignant qu’elle ne lui lâchât une ou deux ruades, la caressa en lui donnant de petites tapes sur ses hanches fines et rebondies. --Passe, petit soldat! va de l’avant, et tâche de calmer cette bête. Et, pendant que frère Salvador se faufilait au ciel sur la croupe de la nonne, saint Pierre ferma la porte pour le reste de la nuit, en murmurant avec admiration: --Bon Dieu, quelle bataille sur la terre! En voilà des coups terribles! Pauvre bidet! on lui a coupé jusqu’à la queue! LA TOMBE D’ALI BELLUS C’était, dit le sculpteur Garcia, au temps où, pour gagner mon pain, je m’étais mis à restaurer des statues et à redorer des autels, courant ainsi presque tout l’ancien «_royaume de Valence_». J’avais une commande importante: il s’agissait de remettre en état le maître-autel de l’église de Bellus. Une vieille dame s’était engagée à payer ce travail. Je me rendis là avec deux apprentis, qui étaient à peu près de mon âge. Nous logions chez le curé, un homme incapable de tenir en place. Sa messe à peine terminée, il sellait son mulet pour faire visite à ses confrères des paroisses voisines; ou il empoignait son fusil et, enveloppé d’un long manteau, coiffé d’une calotte de soie, il s’en allait massacrer les oiseaux de la huerta. Tandis qu’il courait le pays, moi et mes deux compagnons, juchés dans l’église, sur les échafaudages du grand autel, œuvre compliquée du dix-septième siècle, nous faisions briller les dorures, et nous rafraîchissions les joues d’une troupe de petits anges, qui, pareils à des gamins, folâtraient dans les feuillages. Le matin, après la messe, solitude absolue! L’église était une ancienne mosquée aux murs tout blancs. Au-dessus des autels latéraux, les arcades mauresques dessinaient leur courbe gracieuse. Tout l’édifice respirait cette atmosphère de silence et de fraîcheur, qui semble baigner les constructions arabes. Par la grande porte ouverte, nous voyions la place solitaire, inondée de soleil; nous entendions les cris de ceux qui s’appelaient au loin, à travers la campagne, et troublaient ainsi la paix du matin. De temps à autre, les poules, irrévérencieuses, entraient dans l’église; elles se promenaient devant les autels, en se dandinant avec gravité, et finissaient par fuir épouvantées de nos chants. Il faut dire que, familiarisés avec le milieu, nous nous trouvions sur l’échafaudage comme dans un atelier. Ce monde de saints, de vierges, d’anges immobiles, couverts de poussière par les siècles, je lui faisais hommage de toutes les chansons que j’avais apprises au théâtre quand je fréquentais le paradis. A peine leur avais-je chanté _ô Céleste Aïda_, que je reprenais les voluptueuses roulades de Faust dans le jardin. Aussi étais-je fort agacé, l’après-midi, de voir l’église envahie par quelques femmes du village, commères effrontées et questionneuses, qui suivaient le travail de mes mains, avec une attention importune, et même osaient me critiquer si je ne faisais pas assez briller le feuillage d’or, et si j’épargnais le vermillon sur la joue d’un petit ange. La plus hardie,--et la plus riche, à en juger par ses airs de supériorité,--montait parfois sur l’échafaudage, sans doute pour me faire apprécier de plus près sa rustique majesté; elle restait là, et je ne pouvais bouger sans buter contre elle. L’église était pavée de grandes briques rouges. Au centre, dans un cadre de pierre, était enclavée une dalle énorme, avec un anneau de fer. Un après-midi, je me demandais ce qu’il pouvait y avoir là-dessous. Accroupi sur la dalle, je râclais, avec un outil de fer, la poussière durcie des joints, lorsque cette matrone, Mᵐᵉ Pascuala, entra dans l’église. Elle parut fort étonnée de me voir ainsi occupé. Elle passa toute la soirée à mes côtés, sur l’échafaudage, sans faire cas de ses compagnes, qui bavardaient à nos pieds. Elle me regardait fixement, n’osant dire ce qui lui brûlait les lèvres. Enfin elle n’y tint plus. Elle voulait savoir ce que je faisais tout à l’heure sur cette dalle, que personne au village, même parmi les plus vieux, n’avait jamais vue levée. Mes paroles évasives avivèrent encore sa curiosité. Pour me moquer d’elle, je me livrai à un jeu d’enfant. Je m’arrangeai pour que, tous les après-midi, à son entrée, elle me trouvât en contemplation devant la dalle, ou occupé à en nettoyer les joints. La restauration terminée, nous démontâmes l’échafaudage. L’autel brillait du plus vif éclat. Tandis que j’y jetais le dernier coup d’œil, la curieuse commère tenta encore une fois de me tirer _mon secret_. --Dites-le-moi, peintre! suppliait-elle. Nul n’en saura rien. Le peintre (c’était ainsi qu’on m’appelait) était alors un jeune homme jovial, et il devait partit le jour même: il trouva fort à propos d’ahurir l’impertinente par une légende absurde. Je lui fis promettre, je ne sais combien de fois, très solennellement, de ne rien répéter à personne; puis, je lui servis autant de mensonges que m’en suggéra mon imagination de grand amateur de romans. J’avais levé la dalle par des moyens magiques, que je ne révélais point, et j’avais vu des choses extraordinaires. D’abord un escalier profond, interminable, puis un labyrinthe de galeries étroites; enfin une lampe, qui brûlait, sans doute, depuis des centaines d’années, et, couché sur un lit de marbre, un homme très grand, les yeux fermés, avec une barbe descendant jusqu’au ventre, une énorme épée sur la poitrine, et sur la tête, un turban, avec un croissant. --_Ce doit être un Maure_, interrompit la commère avec suffisance. Oui, un Maure. La belle malice que de le deviner! Il était enveloppé d’un manteau, brillant comme de l’or. A ses pieds, une inscription en lettres indéchiffrables que le curé lui-même ne comprendrait point. Mais, comme j’étais peintre, et que les peintres savent tout, je l’avais lue facilement. Elle disait... elle disait... ah! oui, elle disait: «Ci-gît Ali Bellus; sa femme Sarah et son fils Macael lui dédient ce dernier souvenir.» Un mois après, j’appris à Valence ce qui était arrivé aussitôt après mon départ. Le soir même, Mᵐᵉ Pascuala jugeant qu’elle avait été assez héroïque, en gardant le secret pendant quelques heures, avait tout dit à son mari, qui l’avait répété le lendemain au cabaret. Stupéfaction générale! Passer toute sa vie dans le village, entrer chaque dimanche à l’église, et ne pas savoir qu’on a sous les pieds l’homme à la grande barbe, le mari de Sarah, le père de Macael, le Ali Bellus, incontestablement le fondateur du village!... Et tout cela, un étranger l’avait vu, sans autre peine que de se rendre là! et eux, point!... Tonnerre!... Le dimanche suivant, dès que le curé sortit du village, pour aller dîner chez un confrère du voisinage, une bonne partie de la population courut à l’église. Le mari de dame Pascuala bâtonna le sacristain pour lui enlever les clefs. Tous, même l’alcade et son secrétaire, entrèrent avec des pics, des leviers et des cordes... Ce qu’ils suèrent!... Depuis deux siècles au moins, la fameuse dalle n’avait pas été levée! Les garçons les plus robustes, leurs biceps à l’air, le cou gonflé par l’effort, s’acharnaient vainement à la remuer. --_Hardi! Hardi!_ criait Pascuala, improvisée capitaine de cette troupe de rustres.--_Le Maure est là-dessous!_... Animés par elle, ils redoublaient d’effort, si bien qu’après avoir pendant une heure grogné, juré et sué à grosses gouttes, ils arrachèrent, outre la dalle, le cadre de pierre, et firent sauter encore une grande partie du pavé. On eût dit que l’église s’écroulait. Mais ils se souciaient bien du dégât! Ils n’avaient d’yeux que pour le sombre abîme qui venait de s’ouvrir à leurs pieds. Les plus vaillants se grattaient la tête avec une visible hésitation. Enfin l’un d’eux, plus hardi, se fit attacher une corde à la ceinture et se laissa glisser, en murmurant un Credo. Le voyage ne fut pas fatiguant: sa tête était encore visible que ses pieds touchaient déjà le fond. --Qu’est-ce que tu vois? demandaient anxieusement ceux qui étaient au-dessus de lui. Il s’agitait dans cette obscurité, et ne se heurtait qu’à des tas de paille, débris de vieilles nattes, jetées là depuis des années qui, pourries par les infiltrations du sol, dégageaient une odeur insupportable. --_Cherche, cherche!_ criaient les paysans dont les têtes formaient autour de la sombre ouverture un cadre gesticulant. Mais l’explorateur n’attrapait que des bosses, car à chaque pas, il se cognait le front contre les murs. D’autres gars descendirent, lui reprochant sa maladresse, mais ils durent à la fin se convaincre que ce puits n’avait aucune issue. Tous se retirèrent, penauds, sifflés par les gamins, qui étaient vexés d’avoir été tenus hors de l’église, et par les femmes, qui criaient toutes à la fois, heureuses de rabattre le caquet de dame Pascuala. --Comment va Ali Bellus, lui demandait-on.--Et son fils, Macael? Pour comble de malheur, quand le curé vit dans quel état on avait mis le pavé et fut au courant des faits, il entra en fureur. Il voulait excommunier pour sacrilège tout le village, et fermer l’église. Pour le calmer, les auteurs de l’exhumation, atterrés, durent promettre de faire exécuter à leurs frais un pavement plus beau. --Et vous n’êtes jamais retourné là-bas? --Je m’en garderai bien. Plus d’une fois j’ai rencontré à Valence quelques-uns de mes mystifiés. En causant avec moi, ils riaient de l’aventure, la trouvaient fort drôle, et (Oh! vanité humaine!) assuraient qu’ils étaient de ceux, qui, soupçonnant la malice, étaient restés à la porté de l’église. Ils finissaient toujours par m’inviter à retourner là-bas m’amuser un jour avec eux... histoire de faire un bon repas!... Au diable! Je connais mes gens. Ils m’invitent avec un sourire angélique, mais instinctivement ils clignent de l’œil gauche, comme s’ils mettaient déjà leur fusil en joue. TABLE DES MATIÈRES Pages. PRÉFACE v Le second mariage du père Sento 9 Dimoni 37 Coup double 49 Le parasite du train 59 Un fonctionnaire 71 Le mannequin 87 Devant la gueule du four 97 La barque abandonnée 109 La condamnée 123 Un homme à la mer 135 La rage 143 La fille de la sorcière 161 Une trouvaille 175 Un gentilhomme 185 Le dernier lion de Valence 197 Le banquet du bandit 209 Perdu en mer 219 Le crapaud 235 Le mur 247 Printemps triste 255 A la porte du ciel 267 La tombe d’Ali Bellus 275 E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY NOTES: [A] «V. Blasco-Ibañez, ses romans et le roman de sa vie», par Camille Pitollet. (Chez Calmann-Lévy.) [B] _Gorigori_ se dit de l’office pour un mort. Cette locution familière: _le cantarán el gorigori_, signifie: on fera son enterrement. [C] Dimoni, corruption de _demonio_ démon, surnom donné au musicien pour son jeu endiablé. [D] Champs cultivés qui se trouvent aux environs d’une ville. [E] Surnom qui signifie «petit chardon». [F] Pois-chiche. [G] En Espagne, le condamné à mort n’est pas décapité, mais étranglé: c’est le supplice du garrot, qui consiste à écraser la gorge du patient en la serrant contre un poteau avec un anneau de métal; le condamné est vêtu d’une souquenille noire. [H] A Valence, comme dans beaucoup de villes de la Méditerranée, les laitiers parcourent les rues le matin, avec leurs vaches et leurs chèvres qu’ils traient à la porte de leurs clients afin que le lait soit chaud et à l’abri de toute falsification. [I] Le Résolu. [J] Quand Blasco-Ibañez écrivit ce conte, l’Espagne était sous la régence de Maria-Cristina, mère d’Alphonse XIII. [K] Etincelle. [L] Chaudière. [M] Surnom qui signifie _moineau_. [N] _La dépeignée._ [O] Sorte de sorbet. [P] Il s’agit là d’un de ces bandits nommés _Roder_, qui s’enfuient dans la montagne, parce qu’ils ont commis un crime quelconque, et y mènent une vie errante, se défendant contre les gendarmes. [Q] L’arroba vaut 11 kilos 500. [R] Conte populaire de la huerta, écrit en valencien par V. Blasco-Ibañez. [S] Abécédaire en valencien. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES ESPAGNOLS D'AMOUR ET DE MORT *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.