The Project Gutenberg eBook of Le songe d'une femme: roman familier

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Title: Le songe d'une femme: roman familier

Author: Remy de Gourmont

Release date: March 20, 2020 [eBook #61642]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SONGE D'UNE FEMME: ROMAN FAMILIER ***

REMY DE GOURMONT

Le
Songe d'une femme

ROMAN FAMILIER

Deuxième édition

PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

M DCCC XCIX

DU MÊME AUTEUR

CRITIQUE
Le Latin mystique (Étude sur la poésie latine du moyen âge) (3e édition), 1 vol. in-8o raisin 10 fr. »
L'Idéalisme, 1 vol. in-12 écu 2 fr. 50
Le Livre des Masques (Ier et IIe) (gloses et documents sur les écrivains d'hier et d'aujourd'hui), avec 53 portraits, par F. Vallotton (2e édition), 2 vol. gr. in-18. Chaque volume 3 fr. 50
Esthétique de la Langue française (2e édition), 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50
ROMAN, THÉATRE, POÈMES
Sixtine (2e édition), 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50
Le Pèlerin du silence (2e édition), 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50
Les chevaux de Diomède (2e édition), 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50
D'un Pays lointain, 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50
Lilith (2e édition), 1 vol. in-8o écu 3 fr. »
Histoires magiques (2e édition), 1 vol. in-12 3 fr. 50
Proses moroses (2e édition), 1 vol. in-24 3 fr. »
Théodat, 1 vol. in-12. 2 fr. 50
Les Saintes du Paradis, petits poèmes avec 29 bois originaux de G. d'Espagnat, 1 vol. in-12 cavalier 6 fr. »

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

Dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 10.

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.

ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR

Les Tilleuls, 3 juillet 189.

… Pourquoi ne veux-tu pas me croire? Est-ce donc si rare? Oui, j'ai été heureuse. Ce que tu appelles un songe, je l'ai vécu, ou je l'ai dormi, et je ne suis pas réveillée. Voici le matin; il y a un peu d'inquiétude dans la douceur de mon sommeil, mais je dors encore. Si j'ouvre les yeux, ils garderont le charme des yeux qui viennent de sourire et tu y lirais, j'en suis sûre, une si longue litanie de joies que ton cœur en serait tout enchanté et béni. Maintenant tu les regarderais en vain; ils sont fermés; ils sont pâles, presque mornes. Hier, on me disait que j'ai l'air triste; c'est possible. Je suis si absurdement heureuse que ma figure a pris un peu de la stupidité des bêtes domestiques. C'est parce qu'ils sont heureux que les bœufs paraissent ruminer avec tant de mélancolie. Ainsi je rumine mon bonheur, mais ceux qui me parlent avec componction sont vite punis: j'éclate de rire, j'ouvre les bras, je renverse la tête et j'ai l'air d'une pivoine que le vent relève pour qu'elle reçoive la fraîche ondée jusque dans les derniers replis de sa chair rouge et tendre. Il y a longtemps que M*** s'est aperçu qu'il n'est rien de tel que de me plaindre pour me donner des appétits de volupté. Quand il me demande quel est mon chagrin, je me sens tout à coup exaltée et frissonnante… Que de gens j'ai scandalisés par la naïveté de mes gestes, par ma docilité à répondre à tous les appels de la vie! Que m'importe, puisque je suis heureuse!…

Anna des Loges

CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES

Les Pins, 8 juillet.

… Mais, ma chère Anna, je te parlais de bonheur et tu me réponds en me faisant allusion à des plaisirs si fugitifs que, moi, je les compte pour rien dans mon existence? Peut-être que leur absence rendrait le bonheur impossible, mais seuls ils sont bien peu et parfois… Quelle humiliation de crier comme une bête folle entre deux jaillissements de larmes! Ce n'est pas là ton secret. Il est dans ta nature, il est dans les hasards qui ont arrangé ta vie… Plus tu seras heureuse, plus je t'aimerai, mais pourquoi es-tu heureuse?

Claude de la Tour

ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR

Les Tilleuls, 15 juillet.

… Et pourquoi ne les comptes-tu pas? Apprends à les compter. Il ne faut pas briser la chaîne des sensations, ici ou là, selon des caprices ou des principes. Le petit caillou qui brillait dans la poussière, si tu avais voulu te baisser pour le prendre, peut-être qu'à le retourner entre tes doigts, il t'aurait consolée d'un chagrin. Un enfant n'en demande pas plus pour oublier la meurtrissure qui saigne encore à son genou: et pendant qu'il s'amuse avec la pierre qui le blessa, sa chair innocente oublie de souffrir. Mais les cailloux que tu dédaignes sont d'une eau assez belle: des yeux de femme peuvent s'y charmer sans honte. On en fait des colliers qui tiennent chaud au cœur et qui font éclater, comme au milieu de lys, la fraîcheur rouge des joues. Tu voudrais être heureuse, c'est-à-dire que tu voudrais vivre, et tu méconnais la vie! Tu secoues le rosier pour avoir des roses et tu es surprise de les voir s'effeuiller toutes sous tes doigts et s'en aller au gré du vent! Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire, chère Claude. Va et promène-toi le long de tes rosiers sans penser à rien qu'aux parfums qui peu à peu aviveront ton désir, et ta main toute seule ira, sans craindre les épines et sans les sentir, vers la seule rose; car il n'y en a qu'une qui ait ri pour toi ce matin. Prends-la; romps la tige doucement; ôte d'un coup d'ongle chaque épine; mets la fleur à ta ceinture. Il n'y a qu'une rose, mais il y a le reste, les autres petites choses bleues et vertes, rouges, blanches et d'or; il y a des caresses pour chacun de tes doigts, il y en a pour tes yeux, pour tes lèvres, pour toutes les charmantes parcelles de toi-même. Tu es belle, ne le sais-tu pas? Quand nous nous sommes quittées, j'étais envieuse, presque, de la richesse de ta floraison; je devine ta splendeur d'aujourd'hui, et tu souffres! N'es-tu plus assez déesse pour imposer à celui qui t'aime la nuance de ton ciel et celle de tes robes? Je me souviens: tu adorais ta beauté et tu la parais pour toi-même, idole ironique; et maintenant tu regrettes de t'être donnée? Alors tu diffères trop de moi pour que je te comprenne. Si je voulais réfléchir sur mon bonheur (mais je ne le veux pas), je trouverais sans doute que je ne suis heureuse que pour cela, pour m'être donnée si entière et si nue, si naïve et si cordiale, qu'il me semble que j'ai fondu comme une pêche dans la bouche qui m'a mordue. As-tu entendu parler du nirvâna? Je suis délicieusement anéantie…

Anna des Loges

CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES

Les Pins, 20 juillet.

… Tu ne me dis toujours rien de clair, rien qui me fasse voir ta vie. Voilà plus d'un an que nous nous écrivons et je vois que ce fut, en effet, pour nous comprendre de moins en moins. Cependant, tu te souviens bien de ce que j'étais au Sacré-Cœur, et je crois que je n'ai guère changé. Je mettrais les mêmes corsages qu'il y a dix ans, en me serrant un peu, malgré ma «splendeur». C'est vrai, je suis fort belle; cela fait ma fierté, mais non mon bonheur. Tu as vu comme je souris bien sur mon portrait? ce n'est pas un mensonge; c'est une habitude. Et je suis encore différente de toi en ceci, que celui qui oserait me plaindre, un jour que j'aurais oublié mon masque, il me semble que je le haïrais. Mais nul ne l'a osé, ou l'occasion ne s'est pas présentée: je parais ce que je devrais être, et cela me console, quand je ne suis pas seule. Ah! sois-en sûre, je ne me promène pas le long des rosiers! Je n'ai rien à dire aux fleurs et elles ne me disent rien. Tout est muet et sans parfum autour de moi: je m'ennuie. Me donner, chère amie? Mais je suis fatiguée de n'en avoir jamais eu le courage. Pourtant que d'occasions! Je t'ai dit presque toute mon histoire, mais je ne t'ai pas dit les noms de ceux qui l'ont faite: en vérité, je les ai oubliés, même le nom de celui que je congédiai le mois passé, parce qu'il me pressait trop. Je n'ose me représenter ce que tu entends par cette pêche où l'on mord et qui fond dans la bouche; je crains que cela ne soit du libertinage. Moi, quand je me suis sentie presque touchée par de vilains désirs, j'ai sauté le fossé pour fuir le mufle de la bête. Est-ce qu'une femme très belle ne devrait pas être aimée très purement, comme on aime un marbre ou une figure de légende? Mais sans exiger des hommes tant de respect et tant d'amour, n'a-t-on pas le droit de leur demander un peu de courtoisie et une grande dignité? Quoi, parce qu'on laisse baiser sa main, il faudrait livrer tout le bras et peut-être tout ce que le bras traînerait après lui! Les hommes sont des bouviers. Je ne puis être que bergère, en mes meilleurs jours. Jamais je n'ai trompé mon mari; il est vrai, je me suis étudiée à ne pas l'aimer, et lui seul m'a respectée; maintenant je le souffre, quoique parfois j'aie envie de pleurer en lui cédant. Je pleure sans trop savoir pourquoi. Rassure-toi, cela ne dure guère: j'ai tant de moyens de me distraire et de m'étourdir!…

Claude de la Tour

P.-S.—N'oublie pas de m'envoyer ton portrait.

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Paris, 31 juillet.

… Je reviens donc des Pins où j'ai passé plus d'un mois… Son mari lui a permis de poser en plein air, dans le petit îlot de joncs et de saules, au milieu du grand étang. Nous y allions tous les matins de soleil; M. de *** lisait son journal en fumant, l'air désintéressé d'un mari qui n'est là que pour les convenances, mais très satisfait au fond d'avoir une si belle femme, d'en jouir et de la pouvoir montrer avec décence. La pose est des plus simples. J'avais d'abord songé à l'attitude classique des Lédas célèbres; je ne voulais que transposer en plein air celle de Michel-Ange, que la jouissance accable, ou celle de Chassériau, dont la volupté plus discrète a aussi quelque chose de plus lascif et dont la main gauche caresse si joliment un illusoire amant. Mais il faudrait un modèle docile et dressé; j'ai donc laissé ma Léda à son inspiration, ne lui imposant aucun geste, ni surtout l'immobilité, et j'ai brossé avec fièvre et avec joie une douzaine d'ébauches, une par séance, auxquelles je ne retoucherai peut-être pas et que j'exposerai ensemble, comme Monet a fait pour ses meules, ses peupliers ou ses cathédrales. Voilà ce qui se passait. Arrivés en barque, nous nous promenions, cherchant un coin à la fois abrité du soleil et des yeux; l'endroit trouvé, j'installais mon chevalet et M. de *** m'emmenait à l'écart pour me recommander tous les jours la même discrétion, me faire jurer un silence tragique. A notre retour, Léda, assise au bord de l'eau, donnait à manger dans sa main à un grand cygne farouche qui battait des ailes au moindre bruit, fuyant sur l'eau, revenant avec des airs de galère vers la jeune femme qui lui tendait les bras. Près d'elle, la longue couleuvre s'allongeait, glissait le long de ses jambes vers la main reculée, et parfois, pendant une seconde, l'oiseau couvrait de ses larges ailes d'ange le corps frissonnant d'une amante; les yeux d'or du cygne un jour semblèrent énamourés et Léda ferma les siens, dupe de son rôle, prête aux illusoires noces des rêves mythologiques. Mais la bête, ayant mangé tout le pain émietté par la main tremblante de Léda, se retourna, disparut en nuage; et, satisfait, il frétillait comme un canard. Ce fut notre plus belle séance. Madame de *** m'assura depuis qu'elle avait en effet senti, sous la caresse du plumage tiède, quoique tout mouillé, un assez vague désir de stupre; pendant que l'oiseau ouvrit les ailes au-dessus de ses jambes, elle était décidée à ne pas bouger, à laisser faire… Je ne sais comment son mari a pris cette expérience assez folle, mais les jours suivants il trouva bon, sans en avoir l'air, d'effrayer le cygne qui ne quitta pas l'étang et vint à peine, tout fugitif, picorer au bord de l'eau. J'ai transposé, au commencement de ma série, ces trois dernières séances où l'oiseau, timide amoureux, semble faire sa cour. Léda est admirable; je n'avais encore jamais vu un nu d'une telle splendeur de forme et d'une nuance aussi vivante et aussi troublée: je voudrais dire ainsi d'un mot les mélanges de tons qui couraient sur la chair, l'ivoire rosé de la peau avivé par le reflet bleu du saule, les petites ombres violettes qui roulaient le long des muscles, le soleil tombant en larges médailles d'or sur les épaules d'où elles semblaient rejaillir comme de l'eau vermeille sur les bras, sur les genoux, remonter en étincelles vers le ventre où un croissant sombre semblait les boire; les seins, sous ce réseau de lumière, paraissaient plus vivants et plus libres; changeant de forme à chaque mouvement du corps, ils étaient toujours de forme pure, larges fleurs au cœur d'ambre et de pourpre, éperons de galère tachés du sang des meurtres!… A vrai dire, et pour expier mon lyrisme, je dois reconnaître que ces éperons, s'ils se sont écrasés contre beaucoup de poitrines, n'en ont transpercé aucune. Ils sont plutôt libertins que cruels; mais cette femme est si belle que si elle m'appartenait je lui permettrais tout. Je crois qu'à un certain degré la beauté est une idole qui a le droit de donner, à qui lui plaît, ses épaules à baiser. Ma Léda n'est pas une de ces jolies petites femmes dont la petite beauté de hasard est créée presque ligne à ligne par celui qui la désire ou qui la caresse; de celles-là on est naturellement jaloux, puisqu'elles sont vraiment l'œuvre de nos mains, de nos lèvres et de nos yeux; d'une Léda, ce n'est pas possible: elle est parfaite; celui qui l'aime n'y peut rien ajouter. On ne donne rien à une pareille femme, et à peine le plaisir, qu'elle reçoit avec dédain, à peu près comme un compliment; on n'est pas son amant, on est encore son adorateur alors qu'elle oublie sa divinité dans nos bras respectueux. Enfin, je l'ai aimée en peintre autant qu'en homme, et je compte ces six semaines pour les plus belles de ma vie; ce sont des semaines olympiennes. Mais je n'ai pas la moelle d'un dieu et j'ai tant adoré que je suis au lit avec la fièvre…—et voilà que l'accès me reprend… Je me suis sauvé, parce que la peinture avant tout, n'est-ce pas?…

P Bazan

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 8 août.

Je n'étais déjà plus à Orglandes quand tu m'as écrit. Des gens me déplaisaient, trop bruyants, des gens du midi, de véritables crécelles, et comme j'ai besoin de me reposer d'abord, j'ai prié ma mère de me laisser aller aux Frênes. M'y voici donc depuis une semaine et très satisfait de ma fugue. Le premier jour n'avait pas été gai. Que vois-je en arrivant, à huit heures du matin? Mes deux petites cousines de Versailles qui s'en reviennent modestement de la messe, un gros livre sous le bras, suivies de leur détestable institutrice, la femme-sphinx, la fausse Joconde qui sourit toujours avec l'air presque aussi bête! Tu sais à quel point me déplaisaient les deux poupées que j'étais admis à contempler tous les mois, guindées sur leurs chaises, à la table familiale et frugale du vénérable conseiller? J'ai un peu changé d'avis, mais si elle me déplaisent encore, c'est pour un motif tellement différent que j'en suis presque épouvanté. Quant à la fausse Joconde, je l'observe, et même je la guette: cela pouvait très bien être une femme excessivement femme. Je croyais donc mes cousines de sottes et pieuses péronnelles et si hors du siècle qu'à peine j'osais leur parler. Je suis gauche avec les femmes auxquelles on ne peut tout dire; je méprise les prudes ou je les estime tant que je respecte leurs oreilles jusqu'à leur faire hommage de mon silence. Il y a des jeunes filles qui, sans vilaine immodestie, laissent voir dans leurs yeux clairs la curiosité de l'amour; on peut leur dire des choses qui les troublent sans les irriter, et c'est charmant. L'ignorance de l'homme n'est pas l'ignorance du plaisir. Avec celles-là, on est tout de suite à l'aise, ou mal à l'aise; cela dépend des moments. Mais elles savent si bien feindre! Les plus pures souvent jouent à ravir les perverties, et telles qui ont copié de leur main virginale les sonnets des «Amies» ont des candeurs d'agneau. La virginité n'est pas une vertu; c'est un état; c'est une sous-division des couleurs: il y a la rousse vierge et la rousse mariée et plusieurs nuances qui ne sont pas moins agréables. J'ai découvert que la fausse Joconde est rousse. A Versailles, elle avait une telle manière de se coiffer à l'allemande, en bandeaux plats et serrés, qu'elle semblait avoir les cheveux de ce brun sale et rougi des filles de ferme qui se lissent le crin avec l'eau de la cruche. Ici, peut-être pour plaire au jeune des Fresnes qui la couve de ses yeux de bœuf, elle apparaît ébouriffée et d'un roux superbe de palissandre à reflets d'or: car le fond est presque noir et quand il fait sombre l'or s'amuit et s'évanouit. La pâleur de sa peau est bien d'une rousse; hier, comme elle se baissait pour ramasser un petit caillou je regardais sa nuque: elle doit être des pieds à la tête blanche comme un bol de lait. Tu vois que je m'amuse! j'aime à étudier les femmes, et parfois je les résouds si le problème me reste assez longtemps sous les yeux. Comme je suis sans passion, comme mon désir purement sexuel se contente de l'une ou de l'autre, au hasard, sans répulsion que pour la laideur, je puis observer ces êtres, qui sont contents d'être observés, avec un désintéressement de jardinier: notre vieux Pancrace guettant la poussée des asperges qu'il ne mangera pas. Si je ne mange pas celle-ci, j'en mangerai une autre: le monde est un beau harem pour ceux que l'amour ne tient pas en prison dure. Et je suis libre. Dieu merci! plus libre à mesure que je m'éloigne de la naïveté de mes vingt ans. Joconde me tenterait, mais elle a l'air de ne pas encore avoir eu d'amant, malgré ses vingt-sept ou vingt-huit ans (c'est l'âge que lui donnent ses élèves), et comme il y a sans doute dans cette réserve une saine et honnête idée de mariage, j'expérimente avec des gants. Tu vois le conseiller la main sur sa Bible présidant l'audience de famille où je serais condamné à épouser Joconde? Il a presque assez d'influence sur ma mère pour obtenir d'elle les plus ridicules concessions; et pour lui, le vieux huguenot, rien n'existe qui puisse balancer un commandement de Dieu: il sacrifierait à Jéhovah, à la justice et à la morale, sa famille, sa patrie, sa race, l'humanité entière. Je plains Anne et Annette si jamais il apprend la moitié de leurs frasques. Joconde se dit protestante; je ne le crois pas. Les petites sont papistes, comme leur mère, et cela explique que le conseiller les ait laissées venir sans lui aux Frênes: il s'est repris très fort à sa religion, en vieillissant, et doit considérer ses filles avec cette sorte de pitié amère que les roides calvinistes éprouvent pour les malheureux que l'état où Dieu les a laissés prédestine à l'enfer, avec une certitude biblique. Ce qu'elles sont à Versailles et ce qu'elles sont ici, dès que Joconde, ce qui lui arrive volontiers, les perd de vue, m'a fait comprendre l'hypocrisie féminine. Je crois que, à bout de forces et tentées par l'herbe et par la liberté du pré, les deux jolies pouliches ont décidé d'avoir confiance en nous et de se mettre sous notre sauvegarde. Elles ont eu des mots qui nous ont fait comprendre à des Fresnes et à moi (nous sommes seuls ici avec le vieux M. des Fresnes qui «agricole» toute la journée et la bonne Madame des Fresnes, qui ne sort pas de ses confitures) que nous avions pendant un mois charge de leur vie, de leurs plaisirs et de leur humeur. Leur vie n'est guère en danger, quoique Annette ait manqué se rompre le cou à bicyclette; mais nous veillons; leurs plaisirs, ils sont champêtres, mais elles rient si gaillardement de tout que cela nous donne de l'esprit et de l'imagination; leur honneur: des Fresnes est trop gourd et moi trop fin pour qu'il soit en péril; cependant il nous faut une certaine force d'âme et des diversions (il n'y en a pas de possibles!) nous seront peut-être nécessaires. Tu es à Paris, tu viens de passer un mois sur l'Olympe; je peux donc te raconter tout sans te faire venir la chair de poule. Permets-moi de te dire que ton histoire du cygne et de la dame m'a un peu énervé. Et pendant que je la lisais, il y avait entre moi et Joconde, qui se déshabillait, l'espace d'une porte fermée par une commode!…

Paul Pelasge

ANNE ET ANNETTE BOURDON A M. AGATHIAS BOURDON

Les Frênes, 8 août.

… Les Frênes nous plaisent beaucoup, cette année. Oncle et tante sont toujours très aimables pour nous. Le temps est doux et beau. Mademoiselle nous fait faire de grandes promenades dans la forêt. Nous y rencontrons quelquefois Georges. Paul est venu passer quinze jours ici. Mademoiselle a reçu de bonnes nouvelles des Tilleuls. Sa mère va beaucoup mieux, surtout du plaisir de l'avoir eue avec elle pendant presque tout le trimestre. Nous répétons bien nos leçons en retard. Mademoiselle croit que nous pourrons passer notre brevet à la rentrée, moi du moins, et Annette au printemps. Mon oncle a eu beaucoup de foin. Il est très content. Ma tante vous embrasse bien et nous aussi. Vos filles respectueuses,

Anne
Annette

P.-S.—Ma tante a eu aussi beaucoup de confitures; elle est très contente.

ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR

Les Frênes, 8 août.

… Et que cherches-tu donc en dehors du mariage, chère Claude, si ce n'est la joie charnelle? Comme tu es sentimentale! Moi, je ne sépare pas en deux moitiés, comme une pêche, le plaisir de vivre; je ne comprends ni le cœur sans les sens, ni les sens sans le cœur, et je mange tout le fruit, le côté du mur avec le côté du soleil. Dès que la chair est prise, il faut bien que le cœur se prenne aussi. Je t'avouerai (comme à une sœur) que je parle ici d'après mon expérience, et qu'elle n'est pas très étendue. N'ayant pas ta vertu, je n'ai pas fui les aventures, et en toutes j'ai subi l'ascendant du désir précis, impérieusement sensuel: j'ai aimé après, jamais avant. Maintenant, couchée dans ma joie, je ne sais plus rien. Je songe que je vis et mon songe est vrai, et je suis heureuse. C'est le mot qui me vient aux lèvres quand je me parle à moi-même et celui que j'écris quand je me laisse aller à écrire selon la naïveté et selon la douceur de ma pensée. Un jour, bientôt si tu l'exiges, je te raconterai toute ma vie, pour que tu saches quel fut le poème de mes jours. Et ainsi à mon bonheur de chaque matin et de chaque soir j'ajouterai le parfum et l'ensoleillement du souvenir. Oh! que je voudrais te savoir souriante et épanouie, toi si belle et si reine! Mais ne crois pas que je te plaigne! J'aurais trop peur de te déplaire, de te dépiter contre moi. Quand on est toi, on est ce que l'on veut être; si tu n'es pas heureuse, c'est que, tout au fond de ton petit cœur orgueilleux, le bonheur te paraît vulgaire…

Anna des Loges

CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES

Les Pins, 11 août.

Tu ne me donnes pas ton adresse de voyageuse; je t'écris quand même, avant de partir pour l'Auvergne. Je change de montagnes; j'espère trouver des déserts, une nature pauvre qui n'étale pas devant moi la joie de ses amours et de sa fécondité. Je voudrais me fatiguer sans m'ennuyer, dormir dès la nuit, comme mes moissonneuses et oublier le matin que j'ai vécu la veille et qu'il faut vivre encore toute une journée. Comme je suis loin de toi, chère Anna! Me diras-tu ton secret?… Le mois passé, il nous vint une distraction: un peintre mandé par mon mari pour restaurer quelques tableaux de famille. C'est un jeune homme au-dessus de sa condition et assez spirituel; de beaux yeux, des mains fines, une tournure presque élégante, un air de santé et de force. Je suis partiale, parce que je crois qu'il était amoureux de moi et qu'il est parti à regret. Peut-être ce départ a-t-il augmenté ma mélancolie… Je te dis des choses! Enfin, puisque nous nous écrivons pour cela, pour nous faire des confidences!… Un soir il me demanda de faire mon portrait, mais d'une manière si douce que j'en fus touchée. Il me priait, car je me taisais, avec une insistance grave, parlant de l'art, de la beauté, de la joie que donne la contemplation des formes pures… Là, je voulus l'interrompre pour lui dire que si mon visage lui plaisait, je lui accorderais volontiers deux ou trois séances, mais il s'exaltait, me dessinant toute avec des paroles si précises que j'eus peur, un instant, d'être nue!… Je lui concédai les épaules… Le soir était tiède et odorant; on sentait, au loin, l'herbe fauchée et les sarrasins en fleur; des peupliers bruissaient doucement, et quand ils se taisaient, l'air tremblait un peu en passant à travers la rude chevelure des pins: je me levai d'un sursaut, en regrettant mes principes et ma froideur. Il me reste de cette anecdote un fort joli portrait en rose, noir et jaune de ton infortunée

Claude de la Tour

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Paris, 14 août.

… J'ai montré mes Lédas à Durand, qui m'avait avancé l'argent pour aller aux Pins. Il m'en a offert des prix extravagants et j'allais ouvrir la bouche pour accepter avec délice, quand on sonne: Léda elle-même. Et à la revoir à l'improviste, et ici, dans mon triste atelier où il y a pour fauteuils des amas d'étoffes bigarrées et, pour meubles, des toiles clouées au mur, me voilà pris d'un accès de tendresse qui va jusqu'aux larmes; me voyant ému et pâle, elle se jette à mon cou, me dévore, m'écrase. J'entends Durand qui chantonne sur un ton goguenard; je l'expédie et, lui promettant de ne rien vendre sans le prévenir, je lui emprunte encore dix louis, et me voilà redevenu pour un jour le cygne de la marquise de L… T. Elle a laissé aux Pins son air d'impératrice qui se prête à l'amour. Nous avons joué comme des enfants et bu dans mon célèbre verre de Venise (celui dont le portrait a eu une troisième mention). C'était hier, et ce que j'aime en elle maintenant, ce n'est plus la beauté nue d'un corps parfait, c'est la femme tout entière: son sourire autant que ses reins, le son de sa voix, hélas! plus peut-être encore que son ventre en bouclier, que ses seins en éperons de galères. Quelle stupidité! Il m'a été agréable de la revoir vêtue d'un triste costume de voyage, pareille aux femmes qu'on rencontre dans les gares et qui ont des enfants! Elle n'est plus l'impersonnel désir; elle n'est plus le beau morceau de nu qu'on veut toucher pour donner part aux mains de la fête esthétique des yeux; elle est une dame, qui a un nom, qui va aux eaux, qui se meut dans la vie réelle d'aujourd'hui; elle est une femme, et je l'aime! Mais pourquoi? J'ai vu et j'ai eu les plus beaux modèles, sans aucune émotion; pendant trois semaines Léda a été ma maîtresse de hasard et de passage; je l'ai possédée froidement, c'est-à-dire avec un plaisir d'artiste et de jouisseur, mais non d'amant. Je la quitte, je me sauve, je l'oublie; je suis en train de trafiquer avec intelligence des études à quoi elle s'est prêtée parce qu'elle n'avait plus de pudeurs à feindre devant moi. Je l'oublie enfin et quinze jours y suffisent, et quand je la revois, je l'aime!… Donne-moi un moyen de me guérir! En connais-tu? Non. Tais-toi. Laisse-moi. Si tu me disais d'elle ce que j'en dis, je te détesterais, et de cela, par exemple, rien ne pourrait me consoler…

P Bazan

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 14 août.

… Comme je regrette que tu n'aies pas été avec moi hier, au lieu de des Fresnes. Le spectacle t'aurait enchanté et tu aurais appris qu'il y a encore des naïades et tu te serais senti, comme je le fus, rajeuni de vingt à trente siècles. Nous allâmes donc nous promener dans la forêt de l'Aulne, qui commence à deux pas des Frênes et finit très loin, toujours la même, toujours fraîche et moite, le long de la petite rivière perdue sous les aunes, les flambes et les reines-des-prés. Il faisait très chaud. Joconde épouvantée nous avait suppliés d'attendre un meilleur jour; elle nous suivit maussade jusqu'aux premiers arbres, tira de sa poche un petit cahier rouge et déclara qu'elle nous attendrait là, en lisant. Nous entrâmes dans le taillis, des Fresnes en avant, cherchant dans le sentier envahi par la mousse et les frondaisons du dernier printemps, tous à la file et moi le dernier. Les noisetiers, les bourdaines et les grandes fougères ondulaient à notre passage, transparentes vagues de cet océan de verdure; nous étions comme dans une eau légère et douce; aucun bruit que le remuement des feuilles et le claquement des branches repoussées par nos bras. Nous laissions un sillage d'herbes convulsées et de fougères rompues. Les deux jeunes filles semblaient presque inquiètes dans cette ombre verte; les ronces, d'ailleurs, leur donnaient quelques soucis: quand des Fresnes avait abattu de sa canne un de ces grands serpents épineux hérissés sur notre passage, il fallait garder de ses morsures sa robe, son chapeau et ses cheveux. Annette, distraite par le bruit furtif d'un écureuil, s'est laissé prendre dans un véritable filet de ronces; plus elle se révoltait, plus le rêt rétrécissait ses mailles aiguës: alors, pendant que les autres disparaissaient dans la mer, j'ai délivré la petite Andromède. Je coupais les serpents avec un certain plaisir. Elle ne bougeait pas, me laissant faire. Comme elle vit du sang à ma main, elle me dit joliment: Prenez garde de vous piquer. Elle devait songer en son cœur: Le plaisir de manier ma robe, mes cheveux et mon épaule, cela vaut bien deux ou trois piqûres. J'en attrapai davantage; elle m'enleva avec une cruauté charmante une épine qui m'était entrée dans le pouce assez profondément: nous fûmes quittes. Annette est beaucoup plus jolie que sa sœur: blonde, fine, assez grande, des yeux bleus noyés, et comme évanouis derrière un voile de cils d'or, elle a des gestes très gracieux, un art troublant de regarder de côté dans un glissement de lumière et de sourire. Jusqu'à ces jours derniers, je l'avais à peine regardée et je la croyais anguleuse et revêche, à cause du pli ironique qui met un peu d'ombre aux deux coins de sa bouche; mais les angles, s'ils furent tels, sont devenus de jolies courbes qui ont encore la gracilité de l'adolescence et déjà la certitude de la jeunesse. Si elle n'avait pas une pluie de taches de son sur la figure, elle me plairait beaucoup; cela lui donne un air de paysanne que je n'aime guère, ou un air de petite fille précoce qui m'effraie. J'ai voulu lui baiser la main, en lui disant: Pour ma peine et pour mon sang. Elle a daigné ne pas rire, et moi-même, le temps du baiser, j'étais presque sérieux. Gamineries! Soit, mais je n'en rougis pas. Il faut prendre la minute, telle qu'elle s'offre à nous dans sa robe de hasard; celle d'aujourd'hui ne reviendra jamais; il faut se collectionner des souvenirs et non des regrets. Si on avait oublié de jouer à l'amour avec ses cousines, crois-tu qu'on retrouverait cela, un soir à cinq heures sur le boulevard ou dans le salon de Madame de T***? Je m'y prends même un peu tard, mais comme Annette a dix-sept ans, je ne me fais pas de graves reproches. La cérémonie des ronces ainsi conclue, j'ai pris le pas et nous avons rejoint, à la lisière du taillis, des Fresnes et Anne, qui venaient seulement de s'apercevoir de notre absence. Anne n'a rien dit, ce qui a fait que j'ai regardé des Fresnes avec une certaine curiosité; mais ce garçon placide avait les yeux fort calmes. Nous nous reposâmes un instant sur un talus de mousse. Un chemin fruste passe là, presque sans traces d'ornières, car il ne mène nulle part et ne sert qu'aux paysans qui récoltent le long de la rivière quelque mauvais foin. La rivière, elle est là, derrière ce rideau qui la suit, la protège et la cache. C'est le royaume des aunes à la peau tigrée, et aux cheveux blancs quand le vent les secoue. Des Fresnes nous guide toujours et nous recommençons à descendre parmi des roches couvertes de lierre, sous le dôme crevé de maigres hêtres; puis nous voilà dans l'herbe et près de l'eau. La rivière fait un coude aigu où elle s'élargit en un bassin à fond de sable. On voit le fond où des herbes se bercent; des vairons en cercle rêvent en mangeant de l'eau; une petite truite file comme une ombre. «Si nous étions seuls, me dit des Fresnes, j'aurais couru après la truite. Quelle jolie eau blonde! Je m'y suis baigné bien des fois, mais jamais je ne l'ai vue aussi tentante qu'aujourd'hui. La plus grande profondeur est là-bas, sous les iris, quatre pieds, et partout une allée de jardin…» Cependant Anne et Annette avaient disparu derrière les aunes et nous les attendions en fumant une cigarette et en agaçant du bout de notre canne les vairons curieux et familiers. Il y avait un parfum de miel et de ciguë dans cette étroite vallée humide et chaude; les rayons du soleil pénétraient comme des pensées jusqu'au cœur de l'eau transparente; nous entendions, de l'autre bord, à travers les aunes, un bruit d'herbe broutée; nous ne parlions plus, ravis dans le silence, la chaleur et l'odeur. Mais voici que l'eau paisible se couvre d'ondes et qu'un remous vient mouiller le bout des herbes penchées: nous pensons (sans doute) qu'un bœuf est venu boire ou fuir les mouches, quand deux choses apparaissent sur l'eau au tournant de la rivière, deux choses qui ressemblent à des figures: et nous avons peur. Des Fresnes me saisit la main, avec cette brusquerie qui commande le silence et l'immobilité; il tremble un peu, et moi aussi, car nous avons compris. Les faces que surmonte une couronne de cheveux tordus s'avancent vers nous, lentement, puis elles virent et nous voyons passer au ras de l'eau deux grandes fleurs qui semblent des boucliers d'argent. Elles passent, elles virent encore, elles voguent vers l'autre rive. Là, adossées à la rive, où elles appuient leurs coudes, les deux naïades se dressent à mi-corps. Elles se reposent et regardent par-dessus nos têtes; l'eau ruisselle et brille sur leurs épaules blanches et leurs seins fleuris à peine; elles ont l'air de sourire; un frisson les secoue, leur peau devient rose, elles se prennent la main et s'en vont vers les aunes sans repasser devant nous et sans rentrer dans l'eau. Quand elles ont disparu, nous regardons encore; enfin des Fresnes me lâche le bras et se tourne vers moi. «Elles nous ont vus et elles savaient que nous les verrions, cela est sûr; mais elles comptent que nous aurons l'air d'avoir dormi. Faisons ainsi; donnons-leur cette preuve délicieuse de notre discrétion. Si nous parlons, elles vont nous haïr, ou mentir si sottement que nous serons décontenancés.»—«Bien», me répondit des Fresnes. Il ne semblait pas avoir tout à fait compris; j'insistai; alors il dit cette sottise, en essayant de rire: «C'est très artiste.» Un moment, je crains qu'Anne n'ait perdu un mari, mais des Fresnes est plus sensuel et moins prud'homme qu'il ne paraît. Anne est une fort agréable créature, un peu large d'épaules, un peu académie de Jean Cousin, mais d'une richesse de formes qui doit tenter un gentilhomme rustique. Pour le rassurer, je dis: «C'est ennuyeux qu'elles ne recommencent pas; je n'ai regardé qu'Annette…» Il se lève et se met à rompre à coups de canne les flambes et les ciguës, puis, revenant vers moi: «Je vais la tancer, qu'en pensez-vous? Comme cela, nous aurons une explication…» Je l'approuve. Pourvu que nous parlions séparément de l'aventure, chacun à une seule des deux sœurs, elles n'auront pas à se plaindre; nous pourrions être grossiers: ce n'est pas à cette heure une attitude très rare et nous y sommes presque provoqués. Mais l'idée d'allusions vilaines à ce plaisir si chaste vraiment et si charmant que nous ont donné ces audacieuses vierges, l'idée de les faire rougir par des paroles qui seraient des reproches ou des invitations, nous répugne également sans que nous songions à nous en expliquer. Je laisse des Fresnes libre de son attitude; pour moi, décidément, j'ai l'intention de me taire—et de me souvenir.

Les voilà. Il n'y a rien de changé en elles. Elles sont un peu rouges, mais c'est la chaleur et la réaction; elles sourient et nous offrent des fleurs, d'assez vilains bouquets vite cueillis et où il y a beaucoup d'herbes. La comédie commence, telle que je l'avais prévue:

«Nous sommes allées très loin en suivant la rivière, dit Anne, pourquoi ne nous avez-vous pas suivies? C'est quand nous nous sommes vues toutes seules que nous sommes revenues…» Des Fresnes ne répond rien; moi: «Nous avons regardé l'eau; c'est joli, l'eau; c'est plein de choses…» Je suis en train de manquer à ma résolution; j'ai honte de cette petite moquerie et je continue: «… Tenez, rien que ces drôles de poissons qui semblent attendre qu'on les cueille…» Et je me penche sur le bord avec Annette qui naïvement retrousse sa manche et enfonce son bras dans l'eau. Il me semble qu'elle a six ans, et moi aussi; je ne pense plus du tout que c'est une femme et que je l'ai vue Eve ou Nymphe; nous jouons à happer les vairons, couchés à plat ventre, mordillant des feuilles. Je la surprends qui met dans sa bouche une brindille de ciguë; c'est une petite bataille pour la faire démordre, car j'oublie de lui dire que la ciguë est un poison. Mais j'explique; alors elle crache et se rince la bouche avec de l'eau que je lui offre au creux de ma main. Elle me fait boire à son tour, et c'est très bon, cette eau où on boit aussi un peu de la coupe. Comme elle veut absolument avoir un vairon, nous faisons la traditionnelle pêche à l'épingle. Quand nous en tenons un, je le décroche, elle le prend, regarde sa petite tête de mailloche, rit, et le remet à l'eau: la bestiole tourne un peu, frétille, puis recommence à se faire prendre, avec une sottise qui nous décourage. «Nous sommes tout pareils à ces étourdis, Annette. Vous compterez, quand vous aurez mon âge (mais les femmes ont-elles jamais l'âge des hommes?), combien de fois vous aurez été prise à la même épingle, combien de fois vous aurez oublié la piqûre et ouvert la bouche à la même illusion…» Elle me regarde; elle cherche dans mes yeux la trace de ce que je ne dis pas; puis: «Eh bien, maintenant, êtes-vous à l'abri des piqûres et des illusions?—Oh! non, Dieu merci!—Ça fait beaucoup de mal, ces épingles-là?—Quelquefois.—Si on a une peau de rhinocéros…—Moi, je ne suis pas très sensible.—Ça viendra.—Ah!—Ça vient toujours!—Voulez-vous boire? Moi, j'ai soif!» Je bois, mais ses mains sentent le poisson. Elle boit sans sourciller. Les femmes n'ont pas beaucoup de goût. Cependant elle fait comme moi, qui écrase de la menthe dans mes paumes, et nous nous relevons.

Voici Anne, puis des Fresnes, à une distance. Se sont-ils expliqués? Les deux sœurs ont un colloque à voix basse, après lequel Anne vient vers moi en souriant. Elle cherche quoi me dire. Tout d'un coup elle enlève de son corsage une petite épingle à tête de perle et la pique près du revers de mon veston, à l'intérieur. Sans l'épingle, c'était un joli geste de tire-laine. Je ne comprends pas. Elle prend le bras de sa sœur; nous remontons vers les arbres. Pendant la traversée du taillis, Annette m'a dit mystérieusement: «Vous savez, Anne vous aime bien mieux que Georges.» Alors, je comprends. Elle a eu sa semonce et je lui plais de n'avoir rien dit à Annette. Cette petite aventure me donne pour les deux sœurs l'attitude de l'ami, de celui à qui on peut tout dire, en qui on a une confiance absolue. Quoique des Fresnes connaisse le pays beaucoup mieux que moi, à un moment où il hésite sur la direction du sentier, Anne me consulte et on suit mon avis. Je ne me suis pas trompé, car j'ai une sorte de faculté d'orientation qui me rapproche du pigeon voyageur ou de l'abeille maçonne.

Telle est cette journée que je t'ai contée en si grand détail. J'avais tant de plaisir à la revivre et à la fixer ainsi plus solidement dans mon souvenir!…

Paul Pelasge

P.-S.—Nous avons retrouvé Joconde à la même place, écrivant avec fièvre sur son petit cahier. Elle l'a caché dès qu'elle nous a vus, car elle n'avait pas entendu notre approche. Est-ce que Joconde aurait des secrets?

P. P.

CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES

En Auvergne, 15 août.

… Me voilà si fatiguée, chère amie, que je n'ai pas la force de m'ennuyer. Nous sommes arrivés ce matin sans nous être arrêtés à Paris que pour dîner. Je n'aime pas Paris; on y sent trop de respirations, trop de chair et trop de sueurs: cela me donne le vertige et cela me trouble le cœur. Si je dois succomber aux désirs de quelque frénétique, ce sera là, au milieu de ces malsaines odeurs d'amour qui tentent, comme la bouteille où d'autres vulgarités trouvent des rires. Mais je n'y connais personne et comme il est peu probable que je me donne au passant, je garderai ma triste vertu… Le passant! Quel amant pourtant est supérieur au passant? Il est l'excuse parce qu'il est l'inconnu; il est le devoir, parce qu'il est le désir. Voilà comment je raisonnerais si j'avais des sens passionnés, mais mon cœur, qui est inquiet, est froid. Je suis dure et morne comme les roches de granit qui sont là et d'où surgissent ces pins sévères où le vent pleure. Écris-moi, parle-moi, chère Anna. Tâche de guérir ton amie; donne-lui un peu de ta force, un peu de ton rayonnement!…

Claude de la Tour

ANNA DESLOGES A M. AGATHIAS BOURDON

Les Frênes, 15 août.

… Ces demoiselles sont très sages et se portent bien. Elles étudient, font un peu de couture, un peu de musique, se promènent. Nous avons fait hier une petite excursion dans la forêt de l'Aulne, qui est tout près des Frênes. Pendant notre halte, je leur ai lu quelques pages de «Marchons, pendant que nous avons la Lumière»; cela continue à les intéresser beaucoup. Nous en sommes à la page 77… Monsieur le conseiller, mes sentiments respectueux.

Anna Desloges

ADJUTOR DES FRESNES A AGATHIAS BOURDON

Les Frênes, 15 août.

… J'observe nos enfants, mon cher Bourdon, et je crois qu'ils se plaisent. Il y avait même hier soir un peu de froideur entre Anne et Georges; cela est de bon augure, puisque cela suppose qu'ils s'intéressent assez l'un à l'autre pour ressentir vivement une petite contrariété ou un petit défaut de caractère. J'ai interrogé mademoiselle Desloges sur l'incident que je supposais, mais elle a d'abord ouvert de grands yeux, en feignant la surprise, puis elle a souri sans rien dire. Elle doit être au courant de tout…

Adjutor des Frênes

L'ABBÉ JOSEPH LECŒUR A M. AGATHIAS BOURDON

Les Frênes, 16 août.

… Tels sont, monsieur le conseiller, les faits qui m'ont été rapportés hier par un homme dont je puis suspecter l'intelligence, mais non la bonne foi. Il n'est pas indiscret. Personne ne connaîtra l'aventure et aucune réputation n'en souffrira. Je n'ai rien dit à M. des Fresnes, car vous connaissez la violence de cet homme bon et confiant, ni rien à Madame des Fresnes; elle en eût pleuré. C'est à vous qu'il appartient de faire les remontrances nécessaires à des jeunes filles un moment égarées, et dont l'étourderie aurait pu avoir les plus graves conséquences. Pour moi, ce n'est que cela, une étourderie, une bravade. Je dois dire qu'il ne semble pas que les jeunes gens aient suivi l'exemple de ces demoiselles. Cela ne me surprend pas. Combien de fois, au cours de mon long ministère, n'ai-je pas eu à constater avec tristesse que les femmes dépassent les hommes en impudence et en hardiesse! Quand j'aurai l'honneur de vous voir aux Frênes, je vous conterai à ce propos plus d'une piquante histoire empruntée à notre chronique locale; mais ce qui est sans importance chez une grossière paysanne devient très sérieux alors qu'il s'agit de l'honneur de ces jeunes personnes de bonne famille, dont la modestie ne devrait jamais être mise en doute, ni la vertu jamais suspectée. Soyez donc sévère, monsieur le conseiller, et surtout pour l'avenir. Si de pareilles extravagances étaient tolérées chez les jeunes filles, elles se targueraient de la faiblesse paternelle pour aller jusqu'au bout, jusqu'au précipice, dans la voie des mauvaises mœurs et de la perdition de leur âme! Dî avertant omen! Où allons-nous, monsieur le conseiller, si ce sont les filles d'un magistrat éminent et respecté qui donnent de tels exemples?…

Il n'y eut en tout ceci aucune faute imputable à mademoiselle Desloges. D'après le même journalier qui l'a rencontrée et lui a parlé à l'entrée de la forêt, on l'a brusquement abandonnée pour se jeter en courant dans le taillis. Elle n'a pas osé s'y aventurer seule, et avec raison, car il est très facile de s'y égarer et d'y faire une chute dangereuse. Cela m'est arrivé aux premiers temps de mon séjour ici. Mademoiselle Desloges est d'ailleurs une personne trop sérieuse et trop pieuse pour avoir toléré même une allusion à pareille folie. Je crois que des jeunes filles ne peuvent être en des mains plus sûres, plus expertes. Avec la grâce et la pureté d'une vierge prudente, elle a la sagesse d'une matrone et la dignité d'une chanoinesse…

Pardonnez à un vieillard encore tout ému l'expression peut-être un peu forte de sa tristesse et croyez-moi…

Joseph Lecueur prêtre

M. AGATHIAS BOURDON A M. L'ABBÉ LECŒUR

Versailles, 18 août.

… Vous avez bien fait, Monsieur le curé, de ne confier qu'à moi seul le récit de la scène singulière des bords de l'Aulne. Si votre paysan ne s'est pas trompé, c'est là une extravagance scandaleuse et humiliante qui mérite un châtiment. Je me renseignerai donc près des coupables, quand le moment sera venu de le faire sans danger, c'est-à-dire quand elles seront près de moi et que je pourrai les interroger sans leur apprendre, si elles en sont innocentes, la possibilité d'une aussi vilaine étourderie. C'est votre mot. Il serait indulgent, si vous étiez convaincu de la faute; mais vous ne l'êtes pas, grâce à Dieu, et c'est à votre inquiétude sacerdotale que j'attribue la sévérité des conseils que vous voulez bien me donner. A parler net, je vous confesserai que je ne crois pas à cette anecdote. Mes filles sont incapables de s'être livrées à une débauche aussi sotte et aussi contraire à l'instinct même d'une femme civilisée. Fugit ad salices,—et, oui, peut-être n'est-elle point fâchée d'avoir été vue; mais elle a été surprise, elle ne s'est pas montrée volontairement. La pudeur, non plus qu'aucune vertu, ne peut s'exercer en secret. Peut-on en vouloir à une fille de profiter de l'occasion qui lui permet d'édifier son prochain, en lui prouvant la force de ses principes chrétiens? Et se cupit ante videri. Si elle n'avait pas eu ce désir, son mérite eût été nul et sa vertu indifférente. Fuir son désir, voilà la vertu des femmes; et c'est aussi leur plaisir, puisqu'en somme toutes celles qui valent la peine d'être prises sont prises de force. Voulez-vous que je suppose sur les bords de l'Aulne quelque églogue virgilienne un peu gauche, de celles qui peuvent charmer un paysan qui vient changer sa vache? Non; il n'y eut pas même cela; mes filles ne se sont jamais mises dans le cas de fuir vers «les saules», ou vers les aunes. L'histoire est absurde et mensongère. Anne a été élevée avec une grande sévérité par sa mère; Annette, pour qui on a été plus indulgent, a trouvé dans sa tante et dans Mlle Desloges deux éducatrices maternelles et sûres: où auraient-elles pris de pareilles idées? Laissons cela. Votre sollicitude s'est alarmée trop vite. Il ne faut pas toujours en croire ses propres yeux: il faut rarement se fier aux yeux d'autrui. Laissons secrètes les actions secrètes et prenons garde, en voulant moraliser les actes, de répandre autour de nous la mauvaise odeur du scandale. Au moment où nous levons la main, au moment où nous ouvrons la bouche, Dieu nous a déjà jugés. Il nous a jugés dès avant notre naissance; il nous a jugés de toute éternité. Celui que nous condamnons selon notre justice est peut-être l'élu de sa prescience, le favori primitif de sa grâce suprême. Chacun suit la voie que Dieu a déterminée dans sa sagesse; nous sommes libres de nos gestes, mais non de notre destinée. Que mes filles jouissent donc avec décence de la joie d'être jeunes et de n'avoir pas le matin dans la bouche l'amertume de la vie! Je ne veux pas les contrister sans avoir la certitude qu'elles ont manqué à leur dignité et à leur caractère. Ces quelques heures matinales seront peut-être les plus belles et les seules de leur journée: qu'elles les vivent en paix et en liberté. Dieu a marqué leur place dans le plan du monde et nul que lui ne sait si c'est du côté de la lumière ou du côté de l'ombre éternelle. Mais en ce monde nous n'avons rien à faire qu'à nous maintenir dignes de l'amour de Celui qui nous a sauvés, si tel était son plaisir, et je ne m'occupe de mes filles que pour les aimer,—car vous savez que nous ne suivons pas le même culte, ce qui est un grand chagrin pour moi… J'irai les chercher aux Frênes à la fin du mois et je pourrai alors m'expliquer plus amplement avec vous et aussi vous remercier de votre bonté et de votre zèle…

Agathias Bourdon

AGATHIAS BOURDON A ANNA DESLOGES

Versailles, 18 août.

… Surveille bien mes filles, chère Minette, et tâche de les marier. Tu vois que je ne manque pas une occasion de te rappeler ma promesse d'un petit mot compromettant. Je te fais écrire sérieusement par ma sœur des choses sans intérêt. Si je passe huit jours aux Frênes, retrouverons-nous sans danger nos causeries du soir?…

Ag.

VIRGINIA BOURDON A ANNA DESLOGES

Versailles, 18 août.

… Voilà donc, chère Mademoiselle, les instructions de mon frère pour les derniers jours de votre séjour aux Frênes…

Virginia Bourdon

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Paris, 18 août.

… Tu ne m'as pas répondu et tu as bien fait. Ton silence et l'absence ont un peu éteint ma couleur. Je m'engrisaille et je travaille. Durand me fait toujours des avances sur mes Lédas et je trafique avec sérénité des charmes de ma bien-aimée. Je ne sais ce qu'elle devient, ni si elle pense encore à moi… Raconte-moi encore de jolies histoires: car tu dois les inventer. Va toujours: j'illustrerai le volume. J'ai vu assez de hanches pour trouver dans ma collection de souvenirs—et dans mes cartons—celles qui doivent voguer à fleur d'eau dans les marges de ton roman…

P Bazan

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 20 août.

… Ceci n'est pas un conte. Je n'invente pas; je n'arrange pas; j'écris à peine. Cependant garde mes lettres. Rien ne vaut les impressions naïves et cordiales pour donner du ton à un roman et prendre les femmes. Si j'écris des histoires, je ne veux être lu que par les femmes. Je voudrais être un de ces romanciers dont les livres sont les compagnons de lit des incomprises et des délaissées.

Joconde nous surveille de moins en moins. Au premier prétexte, le long de nos promenades, elle nous abandonne et nous la retrouvons presque toujours penchée sur le cahier violet où elle crayonne. L'autre jour je l'ai surprise couchée et cachée dans un fourré de jeunes hêtres. Elle dormait. Sa jupe s'était relevée sur ses jambes et dans son sommeil, sans doute, elle avait fait sauter quelques boutons de son corsage; un peu de chair rosée, à chaque prise d'haleine, montait comme une fleur que le vent remue au-dessus de la dentelle de la chemise, et tout le buste se gonflait. C'était fort joli; c'était bien plus encore: c'était émouvant. Je regardai assez longtemps, et avec un trouble presque douloureux, la beauté de cette vie épanouie sous l'ombre des feuilles. J'avais peur d'être surpris, car j'aurais eu l'air d'adorer, et je contemplais. Cependant des souvenirs me revenaient de mauvaises lectures: je m'enfuis à travers les branches, me demandant quel peut être l'état d'esprit d'une femme qui s'endort seule au pied d'un arbre et se réveille écrasée par un homme… Quelques instants après, je l'ai retrouvée assise sur un banc, l'air vague et les yeux lointains. Une flèche de soleil faisait une blessure rouge dans ses cheveux sombres; je m'amusai à ce jeu de lumière, avant de lui parler, puis nous discourûmes sur la couleur des cheveux. Elle avait l'air de moins vivre en parlant que couchée sous les jeunes hêtres. A quoi songe-t-elle? Et moi, quelle est ma pensée pendant que je lui affirme que ses cheveux sont «bai cerise»? Je lui dis encore qu'elle mérite qu'on use en l'honneur de sa chevelure des termes réservés au chevaux; que la plus belle femme est moins belle que le plus beau cheval. Elle est surprise, elle ne dit rien, elle attend. Je lui demande si ses cheveux sont très longs. Aucune indignation. Elle répond: très longs. Elle me domine par son indifférence. Je me sens ridicule, je me tais. Alors elle tourne la tête vers moi, me regarde un instant et dit: les vôtres sont très courts. Est-ce de l'ironie ou de la stupidité? Il me semble qu'elle s'est renversée avec impatience sur le dossier incliné du banc. J'ai envie de la violer ou de la battre…

Cette fille de mon âge m'intéresse plus que les trop jeunes candeurs, même un peu perverses. Il y a en elle une plénitude de vie et de chair qui attire la morsure; elle excite la sensualité ou peut-être la gourmandise; je deviens ogre à sentir sous cette robe tendue et insolente la certitude d'un corps qui m'est dû, comme le corps de toutes les femelles de ma race. Il est évident que, d'après les lois de la nature et de mon désir, j'ai le droit de la prendre et de la courber sous mon joug: elle le sait, mais elle sait aussi, et moi-même, qu'il y a entre nous une invisible barrière à mailles d'acier et que, seule avec moi, elle est plus en sûreté que derrière une muraille de granit. Le danger n'est ni dans ma main ni sur ma bouche; il est en elle-même: tout dépend d'un geste, d'un mot, d'un regard, d'un soupir, de moins que cela, d'une pensée qui, partie de son front, viendrait heurter mon front et y éclater comme une amorce.

Nous ne disons rien. Maintenant je songe à moi. Je dois avoir l'air très froid ou très gauche. C'est que je ne vois en Joconde ni une femme ni une maîtresse; elle est pour moi depuis deux ou trois jours, et surtout depuis une heure, plus ou moins qu'un désir social: elle est la substance d'un acte naturel et simple, la branche que je vais rompre, la fleur que je vais cueillir, le fruit où je vais mordre, l'eau que je vais boire. Aucune idée d'amour, rien de délicat, de pudique, de rêveur. Je la déshabillerais sans plus d'émotion que moi-même; je songe à un accouplement licencieux…

Quel silence! Ce silence est plus lourd que l'orage et plus brûlant que le soleil. Il est quatre heures. Que vais-je faire jusqu'au dîner? Où sont les petites? Elles me calmeraient comme des sources. Avec elles je parle. Je n'ai jamais pu rien dire à Joconde. Si je l'appelais Joconde, peut-être que cela la ferait rire. Je ne l'ai jamais vue rire… Voilà qu'elle se lève. Elle s'en va sans me regarder. C'est presque un geste. J'ai été sot. Elle était une si jolie bête couchée sous le berceau des jeunes hêtres…

Voilà, cher ami, quelques-unes de mes réflexions, assis sur un banc dans le parc des Frênes, tête à tête avec l'institutrice des petites Bourdon, mes cousines. Évidemment j'ai quinze ans ou soixante ans. Un homme maître de sa force et de son émotion sensuelle eût en cette heure chaude conquis Joconde, si elle est à conquérir. En une heure, un homme spirituel fait six mois de cour à une femme. Est-ce que je ne pourrais pas l'aimer, depuis trois ans que je la connais? Il est vrai que je ne l'avais encore jamais tant regardée, mais elle m'aurait cru puisque je lui aurais dit ce qu'elle croit déjà. Une femme n'est jamais moins surprise que lorsqu'on lui fait une déclaration; elle tient ceux qui s'abstiennent pour des sots, des timides, des lâches ou des impuissants. Voilà ce que les hommes comprennent mal, eux qui se résignent à déplaire; et s'ils le comprennent, cela ne leur sert de rien, parce qu'ils mentent avec déplaisir et avec mauvaise grâce. Je sens très bien que mon désir est trop limité pour que je puisse le faire partager à Joconde; si je désirais l'infini, elle s'en serait aperçue et elle m'aurait peut-être donné ce qui est pour elle l'infini: soi…

Paul Pelasge

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 21 août.

… Georges est encore absent. Cependant, Madame des Fresnes nous a permis d'aller jusqu'au viaduc du Moulin, une insignifiante curiosité du pays, mais dans une vallée profonde et toute verte. Dès qu'on aperçoit cette longue maçonnerie, Joconde s'arrête, sous le prétexte de la dessiner, et je descends seul avec les jeunes filles le sentier de chèvres qui dévale au milieu des ajoncs. Responsable du salut de ces vierges, je deviens paternel et autoritaire; j'arrête les bras qui s'allongent vers la tentation d'un nœud de chèvrefeuille. Annette, qui a retroussé sa robe, se sent les jambes mordues par les ajoncs; chaque piquant est une petite fourmi qui passe après avoir dit sa colère. Mais Annette rit de souffrir ainsi. Elle a l'ivresse du vert, cette ivresse comme balsamique qui masque la fatigue et engourdit la peau. Les ajoncs parfois deviennent si hauts que le passage est dangereux pour les figures; mais le terrain change, la terre devient rocheuse, et nous écrasons les airelles noires qui nous font des taches d'encre violette. Il y a de l'herbe sous les hautes voûtes du viaduc. Annette se jette follement au cou de sa sœur étonnée et les deux jeunes filles tombent enlacées; j'entends des baisers. Ah! que c'est bête et triste d'être un homme abruti par la civilisation biblique! Leur hystérie me désire, et moi aussi j'obéis un peu au fil qui me tire vers ces jambes frémissantes. Pourquoi n'avons-nous pas le droit d'être des dieux qui joueraient à se donner des sensations au fond d'un val, à l'abri des grandes maçonneries préhistoriques? Mais je suis là presque un dieu, en vérité, car je me sens comme invisible. Annette languit et détache ses bras des épaules qu'ils serraient étroitement. Anne se relève. Pour me calmer, je leur jure qu'elles sont des gamines ridicules et je vais tendre à Annette une main qu'elle étreint de ses deux mains pour se retrouver debout, rouge et pas du tout confuse. Où ai-je lu que des femelles simulent un combat d'amour pour exciter le mâle indifférent? Je m'assieds sur un bloc de granit oublié là par les maçons. Elles me regardent en secouant leurs robes fripées. Je deviens dieu de plus en plus et je prends une pose noble pour fumer une cigarette. Cela doit être très beau un homme aux yeux rêveurs et au torse plein vu par des jeunes filles dont le cœur bat! Quand elles m'ont bien regardé, elles se prennent le bras et s'en vont. Je les suis de l'œil, berger soucieux, en mâchant une tige amère de centaurée. Que nous sommes bien domptés! Les esclaves ne traînent plus leur chaîne: ils l'ont avalée, et elle leur pèse sur le ventre. Oh! avoir l'immoralité de la nature, sa cruauté et sa beauté! N'être pas une chose d'intelligence; sentir des instincts et violenter le monde plutôt que de ne pas les satisfaire! Les hommes et les femmes ne savent plus qu'être un tourment les uns pour les autres; si j'obéissais à la loi éternelle du désir, je serais forcé de me mépriser, ou de me tuer… Ainsi je déclamais, l'âme médiocre, peut-être, contre ma propre lâcheté, lorsque je vis Anne et Annette qui s'en revenaient vers moi encore sérieuses, toutes pâlies et toutes jolies dans leurs claires robes tachées du vert des ajoncs et du violet des airelles. Elles avaient l'air de petites bacchantes sages et rusées: je fus content de les désirer toujours et je compris la sagesse des morales qui prolonge le plaisir en défendant d'ouvrir la boîte. Pendant une minute, je souhaitai de toujours vivre ainsi parmi des filles auxquelles il ne me serait pas permis de toucher; j'aurais peut-être des nuits trop peuplées et des minutes de veille un peu troubles, mais la tentation surmontée je serais pareil aux saints qui vivent leur misère dans un ciel futur… Les voilà assises en face de moi sur une autre pierre un peu plus basse; nos genoux se touchent presque, nos jambes se mêlent: elles vident sur leurs robes tendues leurs mains pleines d'humbles fleurs, et elles me questionnent et les doigts frôlent les doigts qui se passent les fleurettes décolorées. Nous faisons de la botanique, de la plus naïve, mais elles en savent moins que moi et je regarde leurs mains pour me donner des idées. Annette a la main plus potelée; celle d'Anne, sans être maigre, est plus longue: on voudrait s'amuser à mettre des bagues bien lourdes à chacun de ces doigts ronds et souples. Je les regarde trop pendant qu'ils font tourner une marguerite comme une petite marionnette; je ne sais pas ce que je vais faire, peut-être quelque chose d'absurde: je me penche et j'ai touché, d'un baiser rapide, la longue main blanche… Il me semble qu'Annette a dit oh! sur un ton de jalousie: je baise aussi la main potelée d'Annette, moins vite, avec une sensualité moins timide. Après une seconde de stupeur, elles se mettent à rire et je puis librement reprendre les deux mains qu'on m'abandonne et les unir sous ma bouche dans un baiser durable et passionné. Elles sont émues, mais pleines de courage; le jeu ira aussi loin que je voudrai, jusque-là où le jeu cesse de rire; mais je ne veux plus rien dès qu'on m'a donné tout ce que je peux prendre. Je n'irai pas jusqu'aux lèvres qui pourtant s'entr'ouvrent fiévreuses sur les dents; je n'irai pas jusqu'à la gorge que pourtant je vois se gonfler sous l'étoffe légère qui se plisse tour à tour et se tend comme une voile sous l'effort de la vie… Nous entendons un cri d'appel. Joconde se dresse là-bas, au-dessus des ajoncs. Anne se lève et lui fait un signe. Annette, cachée par sa sœur, en profite pour me les tendre, ces lèvres que je me refusais, et j'obéis, je bois la fraîcheur de cette petite bouche rouge et rieuse qui me faisait peur, je bois longtemps la petite âme jeune qui se livre avec une candeur où il y a de la vanité et de la jalousie: cependant je sens sous ma main inconsciente et stupide la caresse soudaine d'une fleur dure qui se lève comme une mauvaise pensée… Anne se retourne, mais Annette est déjà debout, juchée sur la pierre, et elle gesticule vers Joconde pendant que je regarde sa robe que le vent retrousse et des talons jaunes sous lesquels je voudrais mettre la main pour être écrasé un peu par cette fillette qui a le droit de me punir…

Paul Pelasge

ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR

Les Frênes, 21 août.

Chère Mélancolie, je t'écris encore du château des Frênes où la chaleur a un peu troublé ma joie de vivre; mais j'espère y achever l'été dans un repos voluptueux. Ici tout est d'un vert bien plus tendre qu'à Versailles et aux Tilleuls (où il n'y a pas de tilleuls, mais des ormes presque noirs) et je vis doucement au milieu de vieilles gens que j'aime et de jeunes filles dont le rire me plaît et me rafraîchit. J'achève de mettre au net les confessions que je t'ai promises, le «songe d'une femme», comme tu dis, incrédule à mon bonheur et à ma destinée. Tu le recevras dès ton retour aux Pins…

Anna des Loges

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Paris, 22 août.

… J'ai relu ce matin tes dernières lettres qui m'avaient d'abord irrité, car depuis huit jours j'étais sans nouvelles de Léda et je la pleurais comme un sot. Mais aujourd'hui je me roule dans l'herbe avec toi, je participe à tes plaisirs innocents et champêtres. Léda est revenue. Ils sont installés à Vichy et il faut vraiment qu'elle m'aime bien pour s'être imposé la corvée de cette rapide course. Blanche Patraque me posait une «scène» que m'a commandée Durand, et je comparais l'insolente splendeur de ma Léda à la joliveté dépravée du petit modèle. Patraque est bien faite, surtout des reins; couchée sur le ventre elle donne une sphinginette très agréable, mais c'est un bibelot, tandis que Léda, en ses formes qui n'ont ni commencement ni fin (tu me comprends?), semble douée de puissance autant que de grâce; elle est souple et forte comme une belle épée. Enfin je fabriquais ma petite turpitude avec tout de même un certain plaisir quand la clef tourne, et voilà Léda. Je m'avance en cérémonie; elle me prie de continuer mon travail et elle s'assied sur un tabouret sans quitter des yeux Patraque, qui se malaxe les seins en remuant les jambes comme un pantin. Léda éprouve-t-elle du dégoût ou de la pitié, je n'en sais rien; il y a sur son visage l'expression d'un sentiment que je ne puis définir et, inquiet, je lève la séance. Patraque se redresse lentement, se tourne et se retourne, puis s'en va, l'air indifférent, se rhabiller derrière le rideau: alors seulement je songe aux mauvaises mœurs de Patraque et j'ai honte. Mais quand elle est partie, Léda, indulgente, loue la blancheur de cette petite femme fine et fragile; je suis rassuré: c'était de la curiosité et non du dégoût.

… Je suis très heureux, mon cher ami, mais pourtant j'ai lu dans les yeux de Léda je ne sais quoi qui m'a troublé. Elle ne souriait que si je la regardais et ce sourire était comme une draperie jetée sur un mannequin: je sentais en dessous quelque chose de morne et de froid. Je suis très heureux: c'est-à-dire mes mains et mes yeux ont été très heureux; j'ai adoré la déesse et la femme par tous les moyens qui sont au pouvoir d'un homme, par toutes les prières, par toutes les caresses, par tous les actes de l'esclavage le plus ingénieux et de la luxure la plus farouche, et je n'ai pu ôter des yeux mourants de l'amante une ombre ironique et tenace, désir inconnu, nuage au fond de l'eau silencieuse et bleue… Qu'en penses-tu? C'est la première fois que j'aime une femme aussi compliquée… Je suis très heureux, mais je voudrais bien que cela ne m'empêche pas de peindre. Or, ce matin, j'ai envie de songer, d'écrire, de dormir, de sortir, mais pas de peindre; et je sens que je suis content de ne rien faire et de rêver aux yeux de Léda… Est-ce qu'on ne peut donc pas être heureux tranquillement, sans que cela dérange toute votre vie?…

P Bazan

CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES

Auvergne, 25 août.

… On m'a renvoyé des Pins ta dernière lettre. Je saurai donc le secret de ta vie heureuse! Hélas! ce pays de vignes, de roches, de sapins et de châtaigniers est encore trop souriant pour mon ennui… Je ne sais ce que je voudrais, ou cela est si vague et si étrange que je n'y veux pas songer. Dis-moi bien ton «histoire de dix ans» et je te dirai la mienne, plus brièvement peut-être, car je ne sais pas conter, mais avec toute la sincérité de mon pauvre cœur… Ne nous verrons-nous jamais? Parfois je te rêve comme la seule créature que je pourrais encore aimer… Te souviens-tu de ma fièvre à te serrer dans mes bras quand nous nous retrouvions après une absence? Je t'aime toujours,—et toi?…

Claude

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 25 août.

… Si je devais m'en rapporter à tes lettres pour juger de ton état d'esprit, mon cher Bazan, je serais très embarrassé, car elles se contredisent assez régulièrement. Mais je crois que tu n'aimes en ta Léda que sa beauté et sa vanité; sa beauté te plaira tant que tu y découvriras des paysages nouveaux, des coins inexplorés, mais ta vanité se lassera bientôt d'un rôle qui nie ton orgueil et tu te préféreras le maître de Patraque que le serviteur de la marquise de La Tour au château des Pins. J'ai lu cette adresse, de la main de Joconde, sur une lettre qui attendait la venue du facteur. J'ai interrogé Joconde. C'est une de ses amies; encore que je ne devine pas quelle amitié peut lier cette marquise à la petite institutrice de mes cousines. Tu vois comme tout se rejoint. C'est admirable! Tâche d'apprendre de la marquise ce qu'elle pense de Joconde: cela m'amusera, car cette fille aux cheveux de bronze m'intéresse toujours, malgré les intermèdes champêtres qui te font pitié. Ah! que tu as tort! Cette petite Annette est une si jolie fleurette, si fraîche! Tu ne comprends donc pas le plaisir qu'il y a pour un homme de sang-froid, mais intelligent et sensuel, à faire chanter un peu, rien que deux ou trois notes de prélude, ce violon de chair et de sensibilité! Elle en est à l'âge où une fille désire tout sans rien craindre encore. Je pourrais lentement, ou en une heure, à mon gré, la mettre au diapason du désir que je me donnerais; mais je ne me le donnerai pas; je n'ai pas le goût de recommencer la scène vile des «Liaisons». Il y a trop de femmes sur la terre pour que je trompe une jeune fille. A quoi bon? Au point où nous en sommes et comme il est écrit benoîtement sur la couverture d'un livre destiné aux vierges, «l'imagination fait le reste». Ainsi tout est toujours à recommencer et le plaisir est toujours devant nous; au lieu de l'entendre pleurer sur nos talons, nous le voyons qui nous précède, souriant, rouge et fier. Je prends là une belle leçon de psychologie et de sensualisme délicat. Elle serait parfaite si Joconde parfois ne m'irritait… Je sentirai mieux encore le charme et la valeur de ces jours d'activité sanguine quand ils se seront un peu éloignés de moi; mais je les range dès maintenant parmi les plus décisifs de ma vie. Je t'en ai raconté quelques épisodes, mais comment en dire toutes les heures et toutes les minutes? Ni Annette, ni Joconde elle-même d'un parfum plus fort, ne m'ont masqué le reste de la nature, mais j'ai joui plus profondément, mêlée à ces odeurs de femmes, de l'odeur ingénue des feuilles et des bêtes, des ruches et des ciguës. Il n'y a de vie que de nous, peut-être; un bras nu qui se glisse dans les rosiers augmente la beauté des roses et l'herbe est plus verte le long du sillage qu'y laisse une robe de femme; un désir se lève en notre cœur vers tout ce qui vit,—et je baisai, je m'en souviens, sur les lèvres d'Annette, les bois, les joncs, les bruyères et les pierres. De tels souvenirs, si on y mêle quelques grains de poivre ironique, sont sans doute durables. Je verrai bien. Mais je suis sûr de ne jamais oublier le petit écureuil que je vis un matin descendre d'un hêtre pour aller dans les noisetiers faire sa provision d'hiver. Il fit quinze voyages de sa cachette à l'extrémité même des branches où pendent les noisettes; il venait par bonds légers et peureux, la queue en trompette comme sur les images; on entendait le bruit sec de la cueillette, et c'était une fuite brusque vers l'arbre qui est sa forteresse. Arrache-t-il les noix avec ses dents ou avec ses pattes; je n'en sais rien: peut-être avec ses pattes, car les rongeurs sont des petits hommes qui mangent à peu près comme nous, en portant à leur bouche leurs mains griffues… Le soir, sous les mêmes hêtres, à la lisière du bois, pendant que les limaces grises redescendaient de la cime des hêtres où elles passent le jour, j'ai vu les noces des fourmis. Celles qui doivent s'accoupler ont des ailes et c'est dans l'air que les couples se joignent; mais sitôt que le mâle a étreint la femelle, leurs ailes se mêlent, leurs nerfs se troublent et les deux bestioles enlacées tournoient et tombent. Les noces que je vis s'étaient exaltées très haut, au-dessus des arbres, la pluie d'or rebondissait de feuilles en feuilles, avec un vrai bruit d'ondée, et à mesure qu'un couple touchait le sol, les deux amants aussitôt désunis rejaillissaient comme les gouttes d'une cascade et s'en allaient, d'un vol rapide et solitaire, vers le soleil et vers la mort. Singulière vision et presque effrayante! Je suis très fier d'en avoir eu le spectacle et j'ai pitié de moi, qui aime avec tant de précautions, de détours et de ruses, quand je songe aux fourmis qui donnent toute leur vie pour la vie et ne se disjoignent, les femelles que pour aller porter à la fourmilière le trésor fécond, et les mâles que pour mourir. Je crois même qu'ils meurent immédiatement sur place et que les femelles seules prennent leur vol; mais j'étais comme ivre d'avoir participé à ce mystère et dès que j'eus compris, je me mis à songer pour comprendre encore mieux…

26 août.

… Hier soir, après dîner, par une nuit sans lune, mais claire de tous les sourires des étoiles, nous nous promenions dans le parc, le long de ce même bois qui est le refuge nocturne de tous les oiseaux des environs; l'heure était douce et le silence des choses nous imposait silence. Mais Georges frappa dans ses mains et voici qu'un bruit long et léger, singulier, profond, s'élève d'entre les branches; c'est un océan d'ailes surprises, un effarement de peuple en robes de soie, un froissis délicieux de plumes gonflées: tous les oiseaux réveillés, pour une seconde dressés sur leur perchoir, inquiets si c'est l'aurore ou si c'est l'épervier. Je fus étonné, mais Annette eut peur et aussi Joconde et (sans doute parce que je me trouvais là) elles se jetèrent vers moi dans un tremblement que je calmai en leur ouvrant mes bras. Joconde se dégagea bientôt avec une certaine impertinence, mais, Georges ayant recommencé (cette fois en allumant un tison), elle se pressa plus étroitement le long de mon corps, ma main rencontra la sienne par-dessus ses hanches et, rendu audacieux ou peut-être fou par la nuit que la lueur avait faite pour nos yeux, j'étreignis contre la hanche forte la main qui s'était laissé prendre et je frôlai de ma joue la figure qui ne s'éloignait pas de la mienne. Ce fut une seconde de possession, de certitude charnelle… La voix de Georges brisa notre enlacement de hasard. Annette lui demanda ses tisons et fit des flammes dont les ailes remuées dans les arbres semblaient le crépitement douloureux: «Annette, dit Joconde, laissez dormir ces pauvres oiseaux.» Alors nous fûmes encore aveugles et j'atteignis une bouche brûlante qui trembla sous mon baiser; les reins de la femme se cabraient au jeu inconscient de mes doigts dévoyés; j'entendis un «oui» qui ne répondait pas à une question… Elle s'éloignait avec Georges et Anne, et Annette avait repris mon bras que j'étais encore troublé. «Venez donc, disait Annette, laissons dormir les pauvres oiseaux.»

Voilà donc ma situation, mon cher ami. J'aime Annette, petite âme sentimentale, et j'aime Joconde, chair sensuelle et cheveux violents… Je te dirai la suite, s'il y a une suite, car je pars dans quatre ou cinq jours…

Paul Pelasge

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 27 août.

… Il y a eu une suite le soir même. J'avais d'abord résolu de ne pas te la dire, car je suis moins habitué que toi au nu; je me résignerais difficilement à faire, comme un peintre, participer le public aux joies égoïstes de mes yeux; au delà de certains gestes et d'un certain état charnel, j'écarte même un ami, même toi. Mais je ne t'appelle pas, je ne te parle pas, je ne t'écris pas; je te communique un cahier de notes que tu me rendras, après avoir cru lire un roman.

Notre petite aventure était de celles qui exigent le silence, une explication ou une conclusion. J'aurais préféré tout à une explication et le silence à la conclusion, car je veux rester libre, et rien ne pouvait me faire croire que Joconde fût une de ces femmes perfectionnées qui savent cueillir la fleur sans arracher en même temps la touffe verte avec ses racines et sa glèbe. Je n'aurais nul goût à transplanter ma liberté, alors en pot comme une giroflée, dans un giron trop tendre, à l'abri de bras trop amoureux. Je désirais Joconde, comme on désire un joli enfant rencontré dans la rue, pour le caresser et le faire sourire, mais non pour l'installer chez soi en prince et en tyran. Alors, comme je ne voulais pas de conclusion, il n'y en eut pas; mais nous continuâmes les préludes interrompus…

Je déplaçai doucement la commode et je n'eus qu'à tourner un bouton et à pousser une porte, un peu revêche, pour apercevoir, assise dans son lit, inquiète et pâle, Joconde, qui avait perçu le bruit de tous mes mouvements et qui attendait. Je fus à genoux, baisant ses doigts respectueusement (comme dans les mauvais romans) avant qu'un geste eût tenté de me faire peur. Je ne lui parlai pas de mon amour, mais de sa beauté, et j'étais très timide parce que sa peau n'était pas aussi blanche que je l'avais cru. Nous conclûmes un pacte de sagesse et je repris mes fadeurs; je fus descriptif et esthétique; je comparai entre elles des statues célèbres. Un mot d'esprit l'amusa; en voulant comprimer son rire et rajuster sa chemise qui se décolletait trop, elle eut une maladresse qui me livra sa gorge. Je n'en profitai pas et lui dis qu'elle ressemblait dans cette pose aux femmes de terre rouge qui gisent à demi-ressuscitées sur les lourds tombeaux étrusques.—«Pas pour la couleur, j'espère?» Et elle se donnait à mes yeux maintenant fixes. Je ne pus me retenir de toucher ce que mes yeux avaient caressé, et comment imposer à mes mains un itinéraire et empêcher mes lèvres de connaître aussi ce que mes mains avaient connu? Nous restâmes ainsi longtemps tassés l'un contre l'autre, avec la sauvegarde de mes vêtements. Je sus qu'elle me pardonnait quand sa bouche se détacha de la mienne et je m'en allai, ayant baisé ses yeux fermés… Que doit-elle penser de moi si elle n'est pas vierge? Voilà ce que je me demandais en essayant de m'endormir à mon tour.

Je ne l'ai pas revue, ou presque pas. Une lettre, ce matin, l'a rappelée à Versailles; elle vient de partir. Le conseiller est très malade; mais on ne veut pas inquiéter inutilement les deux jeunes filles… Si j'avais dix ans de plus, je voudrais marcher sur mes principes et épouser Annette pour la consoler, car elle va peut-être se trouver pas très riche et elle pleurera beaucoup son père, pauvre petit cœur! Quant au départ de Joconde, il me sauve du ridicule ou d'une folie. Je ne connaîtrai pas la pensée du sphinx, mais qu'importe? Et puis, le sphinx pense-t-il autre chose que la pensée que je lui prête?

Paul Pelasge

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 6 septembre.

Joconde est revenue, je suis resté. Annette m'a donné tout son cœur et Joconde toute sa beauté. Je vis dans l'émotion d'un double triomphe. Il me semble que je règne. Royaume de tragédie dont j'attends le cinquième acte, peut-être douloureux. Mais j'irai jusqu'au bout. Quand le conseiller viendra chercher ses filles, je lui demanderai la main d'Annette, et Joconde comprendra… C'est elle, en somme, qui est venue vers moi. Dès le soir de son retour, elle a frappé à la cloison. J'ai déplacé le meuble, je suis entré. Elle m'attendait comme dans les images. Hier fut la troisième nuit, muette et babylonienne. Sa bouche a des baisers et non des paroles. Elle me ferait peur si j'avais quelque naïveté et si je l'aimais. Je crois qu'il est préférable de ne pas aimer une femme pour être charnellement heureux avec elle. Je ne vois décidément en Joconde qu'une des femelles de ma race et je m'enivre, en respirant ses cheveux, de toute la profondeur des odeurs animales. Je ne tiens pas sous mes membres une femme ayant un nom, des robes, des gants et un rang dans le monde; c'est une bête que je courbe à mon désir, et nous avons autant de pudeur que les animaux qui hurlent d'amour au fond des bois… En dehors de ces heures de folie sensuelle, tout le long du jour, nous nous tenons dans l'attitude la plus indifférente. Je fais la cour à Annette devant elle, sans qu'elle dise un mot, sans qu'un de ses doigts proteste, ou sa pâleur. Seulement elle me regarde avec un sourire éteint où il y a une sorte de complicité ironique; elle suit tous nos mouvements, elle observe et se tait. Si je lui adresse quelques mots, elle me répond à peine. On dirait qu'elle cuve sa volupté. Hier cependant nous avons eu une brève conversation qui t'intéressera et j'ai lu des lettres qui te surprendront sans doute. Sa correspondante est bien la marquise du Cygne. D'après ces lettres, ta Léda serait une femme mélancolique, froide et vertueuse, tourmentée en vain de désirs sentimentaux. Cela concorde peu avec tes confidences. Ces deux amies de pension renouant connaissance sans se revoir, après dix ans d'éloignement et de silence, ont dû échanger d'abord des mensonges. Les femmes mentent toutes les fois qu'elles n'ont pas à craindre d'être contrôlées et démenties. Joconde me l'a presque avoué. Elle s'est vantée à son amie d'être admirablement heureuse, de vivre dans un perpétuel songe de joie, d'avoir une vie de sécurité et de plénitude: il s'agissait d'un songe en effet, car le présent lui était dur, j'imagine. Quoique je ne sois pas, comme je l'avais craint, son premier amant, elle ne semble pas avoir jusqu'ici joui de bien longues et bien douces amours. Songe d'avenir, réalisé pour quelques semaines, qui lui en assurera la possession certaine et durable? Pas moi, assurément. J'espère qu'elle n'a pas d'illusion là-dessus, car je serais désolé de faire souffrir une femme à qui je dois des plaisirs certains…

Paul Pelasge

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Paris, 8 septembre.

… Léda vient de rentrer aux Pins, en convoyant son mari assez malade. Je l'ai à peine vue, quoiqu'elle ait bien voulu encore m'accorder quelques moments. Mais j'ai senti que c'est la fin et qu'elle a trouvé un instrument plus agréable à ses mains délicates et fraîches. La vérité, cher ami, c'est qu'elle a emmené Patraque en qualité de lectrice! Il est vrai que Patraque lit fort bien, qu'elle a passé quelques mois au Conservatoire, qu'elle a été institutrice. Peut-être même la petite rusée a-t-elle des diplômes, des certificats! Elle a surtout sa beauté de pervertie, son regard crispant, le mouvement singulier de ses lèvres dont le langage muet est compris de celles qui veulent comprendre. N'étant pas assez débauché pour me réjouir d'un incident qui me donnerait peut-être deux maîtresses sans préjugés, si je le voulais bien, je me tais, un peu humilié, et je peins avec une férocité désespérée. Maintenant que j'ai renoncé à Léda, ma suite de femmes au cygne me semble médiocre; je ne les exposerai pas et quand j'aurai extorqué assez d'argent à Durand, j'irai regarder les yeux purs des Bretonnes en prière…

P Bazan

P.-S.—Léda a oublié chez moi un petit sac où j'ai trouvé ce paquet de lettres. Je n'ai aucun scrupule à te les envoyer. Celle que j'ai entr'ouverte est datée des Frênes. Il s'agit donc bien de Joconde. Sois heureux. Je t'écrirai de Bretagne.

P B

CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES

Les Pins, 6 septembre.

Me voilà, cher Bonheur, rentrée aux Pins,—peut-être pour l'éternité! Mon mari est fort mal; je suis triste, j'ai le cœur vide et la tête lourde: que vais-je devenir? J'ai engagé, en passant à Paris, une jeune institutrice qui me fera des lectures et me distraira peut-être un peu par son gazouillis. Décidément incapable d'aimer, de me donner comme on se jette à l'eau, les yeux fermés, je me réfugie dans le rêve et dans l'idéal. On me lira les histoires d'amour que je n'ai pas vécues et je frôlerai la robe des héroïnes dont j'aurais pu être la sœur. Ma lectrice est jolie; du moins, je la trouve agréable à regarder, et cela me récrée, tout en me donnant la peur d'un enlèvement. Moi aussi, je suis jolie, et mieux encore, et nul n'a su me prendre; mais une lectrice, cela se cueille comme une branche de lilas… J'ai à t'avouer une étourderie dont tu me gronderas: j'ai égaré en voyage le paquet de tes lettres et la plus importante et la plus chère, celle où tu me contais ta vie. Il est vrai que je l'ai tant lue et relue que je la sais par cœur; je me la récrirai tout entière une de ces semaines, afin de jouir encore plus intimement du parfum de ton bonheur… Chère Anna, ne viendras-tu pas me voir? Chère Anna, je t'aime! Oh! que je voudrais toucher à tes mains heureuses, baiser tes yeux pleins de joie! Je voudrais entendre de ta bouche le récit torturant de tes voluptés et de tes langueurs! Viens me corrompre, viens me réchauffer et m'enflammer! Toi, seule, tu pourrais me décider à rompre avec l'ennui, à me violer moi-même, à m'offrir au hasard des bras qui se tendent autour de moi… Mais tu ne viendras pas, puisque tu es heureuse et je ne déchiffrerai pas dans ton regard le secret de tes heures de paradis… Mais, dis-moi, est-ce que le bonheur que tu donnes vaut celui qu'on te donne? L'amour ne serait-il pas un appauvrissement? Je me sens riche et je garde ma richesse pour ne pas amoindrir ma force et ma beauté. Je ne veux pas ouvrir la main, je suis sans désir; je n'aurais pas de plaisir à voir sourire les yeux fermés qui se rouvriraient d'amour sous mes baisers distraits. Il faudrait ton exemple et ta présence pour fondre la cire qui m'enveloppe comme une larve d'abeille; avant tes confidences, je ne savais pas… Me comprends-tu? Je savais tout et je ne savais rien. Viens et je te parlerai avec une entière confiance. Quand j'écris, je suis réservée; je le suis au point qu'on ne m'entend plus et que j'aurais l'air de mentir parfois… Mais je ne voudrais rien cacher à une amie telle que toi et je regarderais sans trembler dans tes prunelles au milieu des aveux les plus fous. Viens, amie, je te parlerai comme à un confesseur que je voudrais faire trembler d'amour; je te dirai ce que j'ai fait et ce que j'ai rêvé, mais ce ne sera pas comme toi «avec la joie de revivre des actes qui émurent toute l'architecture de mon corps». En te parlant, je ne songerai pas à mon passé, qui n'en vaut pas la peine, mais à mes jours futurs, à demain, si tu me promets demain. Tu aimes ta beauté dans les yeux des hommes? Comment as-tu appris à lire en ces miroirs troubles? Je veux savoir cela. J'aimerai, en adorant ton regard, le reflet de ce que furent ceux qui crièrent sur ta gorge; c'est par toi que je peux arriver à l'amour des hommes, si telle est ma destinée: elle t'appartient, tu décideras de mon sort et de mon cœur. Si je te donne tout, ne me garderas-tu pas tout, dis?… Que d'extravagances! Vas-tu me reconnaître? J'avais commencé à t'écrire, froide et grave comme je veux être, et comme je suis quand ma nature agit d'elle-même sans influences extérieures; mais le souvenir de ta confession, et la chaleur orageuse de cette après-midi, et le joli visage de ma lectrice qui regarde, surprise, l'excitation de mon regard, chaque fois que je lève la tête pour penser à toi, tout cela m'a troublée… Dis-moi quand tu viens? Écris-moi, mais un mot seulement. Garde pour nos causeries le récit de ces longues voluptés… Il me semble que je te vois, et je meurs…

Claude

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Paris, 10 septembre.

… Me voilà bien guéri, cher Pelasge, car c'était ce que je croyais, quoique la fugue ait été fort atténuée par l'attitude dont se vante, avec une certaine drôlerie, la petite Patraque. Elle m'est arrivée, ce matin, comme j'allais partir, et je l'ai assez mal reçue, pour la punir de la journée qu'elle me fait perdre. Patraque prétend avoir résisté à la séductrice. Elle a eu un mot superbe: «Cela, c'est de la passion, ça ne se paie pas!» Cette noblesse de tenue dans la débauche me réjouit beaucoup; cependant je ne crois pas à l'histoire. Patraque est très jalouse et j'imagine quelque scène prodigieuse avec une femme de chambre, une amie, je ne sais… Enfin, je pars. Je ne peindrai même pas de Bretonnes; je peindrai la mer. Mais la mer est une femme et j'ai peur de ne pouvoir la contempler sans dégoût.

Bazan

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 10 septembre.

… Voilà deux jours que Joconde est partie, pour un bref voyage, après en avoir demandé, par télégramme, avec beaucoup de déférence (c'est moi qui portai la dépêche), la permission au conseiller. Je suis tranquille et je consulte les pâquerettes avec Annette. Ce matin, M. des Fresnes étant venu dans ma chambre, je lui ai montré en riant le mécanisme ingénu de la commode et il a été très surpris. Depuis un quart d'heure la porte est fermée par le triple tour d'une bonne vieille serrure bien dérouillée et bien huilée; M. des Fresnes n'en a pas jeté la clef dans l'étang, mais il la détient parmi un considérable trousseau pendu dans sa propre chambre. Mon cher ami, la beauté d'une femme dont on n'aime que cela, c'est bien peu de chose. La plus belle n'a plus de mystères la septième nuit et la plus perverse n'a plus de secrets. Il n'y a pas de milieu entre le harem et la vertu, entre toutes les femmes et une seule; mais l'infini n'est pas dans la variété, l'infini est dans l'unité, il est dans les yeux de la petite Annette. Elle attend de moi sans doute beaucoup moins que je ne lui donnerai et moi je sais que je trouverai en elle, sculptée par ses doigts purs, la statue même de mon désir. Nous ne serons pas trompés. Je ne t'ai pas raconté comment nous sommes venus à nous aimer, après mille petites folies qui ne nous engageaient à presque rien? Non, je ne t'ai rien dit de cela, parce que c'est ineffable. Ineffable et si divinement absurde! Vu du rivage, c'est absurde; pour les passagers qui se saisissent par la main au milieu de l'orage, c'est divin. Il semble qu'on allait périr et que la barque, tout d'un coup, vogue en eau calme. Il se fait un arrêt dans la marche des choses; les yeux qu'on regarde ont une profondeur de vertige; les paroles qu'on allait dire meurent dans une magnifique obscure signification; seul le silence parle dans ce moment grave et il dit tant de choses que les cœurs, pour mieux le comprendre, éclatent en sanglots.—L'ironie, ce soir-là, prit la fuite, elle avait honte. Reviendra-t-elle? C'est possible. Je ne la chasserai pas, car je n'en ai pas peur…

Paul Pelasge

P.-S.—Je te renvoie sans les avoir lues les lettres de Joconde. Cela ne m'intéresse plus.

P B

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 12 septembre.

… Joconde est allée aux Pins! Je comprends ta dernière lettre. C'est très curieux. Ne trouves-tu pas singulier cet amour mutuel de nos deux maîtresses et que nos caprices aient été sombrer ensemble dans le même trou d'enfer. Joli dénouement pour un roman mondain! Dès que j'ai su d'où elle revenait, je me suis mis à l'observer avec une curiosité diabolique. Elle avait toujours son même air calme et reposé, mais je n'ai pas souffert une attitude qui m'apparaissait une moquerie et j'ai voulu la torturer. Elle a souri et c'est moi qui ai souffert. Voici à peu près notre conversation:

Moi: Comment va la marquise de la Tour? Pense-t-elle toujours à mon ami Pierre Bazan?

Elle: Elle ne m'en a pas parlé.

Moi: On dit que sa lectrice est fort jolie.

Elle: Quelle lectrice?

Moi: Une petite Parisienne, toute blonde et blanche. Je l'ai vue dans l'atelier de Bazan et quand je la dis fort jolie, je parle de ce que j'ai vu. C'est aussi chez Bazan, et sans plus de voiles, que votre amie l'a vue—et aimée?

Elle: Pas longtemps.

Moi: Vous voyez que je suis renseigné.

Elle: Moins bien que moi.

Moi: Sans doute, puisque la lectrice est partie des Pins deux heures après votre arrivée.

Elle: C'est moi qui l'ai chassée.

Moi: Vous avez donc des droits sur la marquise?

Elle: Ceux d'une amitié très ancienne…

Moi: … Et très tendre.

Elle: Comme vous le dites.

Moi: Vous me faites horreur!

Elle: Menteur!

Moi: Quoi! Vous croyez que je puis souffrir ce partage équivoque?

Elle: Tout partage est équivoque. Celui-là serait innocent au prix de ceux que vous avez tolérés, sans doute…

Moi: C'est dégradant.

Elle: … Mais il n'a pas eu lieu. J'ai été aux Pins consoler une amie malheureuse, voilà tout.

Moi: Consoler! Ne mêlez pas ce mot à une turpitude!

Elle: Vous ne pouvez pas m'insulter: je vous aime.

Moi: C'est fini.

Elle: Non. Je vous aime. Je vous aimerai toujours, toujours, cher ami. Je vous aime assez pour vous permettre toutes les folies, même celle de vous marier avec une enfant; mais je vous aime trop pour vous abandonner jamais,—ni pour permettre que vous m'abandonniez jamais. Il y a longtemps que je vous aime, allez! Je vous guettais depuis des années. Or, je vous tiens, et mes bras sont de fer. J'ai vécu avec votre ombre un songe long et doux qui commence à se réaliser, mais il me semble que je rêve encore, et je ne veux pas me réveiller. Vous êtes ma vie, et je veux vivre. Je suis sûre de moi,—et de vous!

Moi: Mais je ne vous aime pas. J'ai voulu vous avoir; je vous ai eue; mon désir est passé.

Elle: Brutal!

Moi: Je vous répète que c'est fini.

Elle: Cela commence à peine.

Moi: Sottise! Vous n'avez pas la prétention de me suivre partout où j'emmènerai ma femme, je suppose?

Elle: Vous resterez près de moi, tous les deux.

Moi: Vous croyez peut-être que M. Bourdon vous gardera comme nourrice de ses petits-enfants!

Elle: O le malheureux qui ne sait pas que je suis la maîtresse du conseiller, et que demain je serai sa femme!

Moi: Mensonge!

Elle: Oh! que non!

Moi: Bien. Il saura qu'il est trompé.

Elle: Soit. Et vous pensez qu'il donnera sa fille à l'amant de sa maîtresse? C'est un homme d'ordre et très religieux. Il m'épousera parce qu'il me l'a promis; mais s'il mettait sa maîtresse à la porte, il fermerait en même temps sa porte à l'amant de sa maîtresse. Vous attendrez d'être marié pour faire vos révélations? Je ne vous le conseille pas. Annette ne serait peut-être pas très heureuse d'apprendre que vous la quittiez le soir, au temps de vos fiançailles, pour monter dans mon lit. D'ailleurs ce n'est pas cette petite fille qui vous donnera les plaisirs que vous aimez. Il vous faudra une maîtresse, nécessairement. Je serai là. Adieu, souvenez-vous que je vous aime.»

Le mobile de presque tous les actes des femmes, c'est la jalousie. Joconde est donc jalouse. Son amour m'ennuie et me gêne, mais je ne le crains guère. C'est une sensuelle: elle oubliera vite et dédaignera celui qui lui aura refusé les joies accoutumées. Ah! quelle bonne préceptrice le vieux conseiller huguenot a choisie pour ses filles! Sa maîtresse, et une femme qui, nécessairement, l'a capté par des complaisances! Voilà l'envers des choses vénérables. Cela me plaît. D'ailleurs, malgré mon sentimentalisme d'aujourd'hui, je sens très bien que je n'ai renoncé pour l'avenir à aucun de mes vices. Peut-être au fond ne suis-je retenu que par un vieux respect conventionnel, la peur d'un vieux fantôme qui se lève en moi parfois, quand je regarde les yeux innocents d'Annette. Joconde me fait horreur et je ne la déteste pas; je pense à Annette, en la fuyant, et non à moi. Si j'avais pensé à moi, pendant que sa gorge se soulevait troublée par les invectives, j'aurais étendu les mains pour comprimer à mon profit le désarroi de ces beaux seins aux veines bleues. Dieu! que je suis compliqué! Dis-moi quelque chose de sensé, si tu as des pensées. Moi, j'ai peur d'avoir du regret devant la vieille serrure de notre porte!…

Paul Pelasge

CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES

Les Pins, 12 septembre.

… Pourquoi as-tu fui, chère consolatrice, au moment même où j'allais toucher ta beauté et me régénérer dans ton cœur? Pourquoi n'as-tu pas voulu comprendre? Tu étais venue, pourtant?… Ah! malheureuse que je suis, c'est ma faute! je n'ai pas osé. Je me suis dressée devant toi comme une apparition au bord d'un chemin désert et j'ai attendu… Tu as eu peur? Mais de quoi s'agissait-il, de quoi? Je n'en sais rien. En vérité, je ne sais plus ce que je désirais… Anna! je voudrais être heureuse! Être heureuse ou mourir! Oh! voilà un cri bien naïf. Je le laisse, puisqu'il représente ma sincérité, mais avec un peu de honte. Te souviens-tu de la lettre où je te disais: Viens me corrompre! Quand je t'ai écrit cela, c'était fait; j'étais corrompue, c'est-à-dire que tu avais déjà insinué en moi le poison des espérances sensuelles. Tes confidences m'ont tourné la tête, à moi qui avais juré de nier, à tout autre que moi, le secret de mes faiblesses et de mes expériences. Comme plus d'une femme mariée à un mari malade et chagrin, j'ai eu des tentations auxquelles j'ai cédé. Quelques-unes furent agréables, mais aucune à aucune minute ne me révéla le secret d'Isis: et j'en prenais mon parti, vivant orgueilleuse et froide jusqu'en mes débauches quand tu es venue en ma vie, quand tu m'as fait croire, par tes mensonges, qu'une femme a dans ses hanches, dans sa poitrine et dans ses lèvres un infini charnel de joie et d'extase. Je sais que non. Alors, que pourrais-tu tirer, toi, de l'instrument rebelle au chant suprême? Rien de plus sans doute que mes amants! Quel mystère détient nos bouches que ne possède la bouche licencieuse des hommes? Cependant je t'aimais et je tressaillais d'avance avec complaisance sous le charme doux de tes yeux. Tu m'as trompée! Tu m'as traitée comme une vierge qu'on leurre avec un baiser sur le front et tu as éloigné de moi un visage que j'aimais à regarder, un visage qui allait peut-être sourire et pâlir et s'approcher anxieux de mes joues fraîches!… Cependant, Anna, tu peux revenir. Je te hais assez pour t'aimer encore,—pour aimer, sinon toi-même, du moins, toutes les sueurs d'amour dont tu gardes l'odeur, le parfum roux de ceux qui t'ont fait crier! J'aime les hommes à travers toi. Viens me donner ton amant.

Claude

ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE

Les Frênes, 12 septembre.

Chère Adélaïde, je crois que je vais me marier, si mon père le permet. Mon fiancé est très beau. Il s'appelle Paul, nom que j'ai toujours beaucoup aimé. Je crois que je l'aime aussi, lui, mais je n'en suis pas sûre parce que je n'ai pas encore pleuré. Il me semble que si je l'aimais, je pleurerais quand il me baise les mains. Mais moi, je ris et je le regarde bien dans les yeux pour voir s'il est sérieux. Je ne sais pas bien encore lire dans les yeux, mais j'apprendrai, car c'est très utile pour deviner les vraies pensées de son mari. Voici ce qu'on fait quand on est fiancée, chère Adélaïde: on pense l'un à l'autre dès le matin et on se rencontre comme par hasard le long de l'étang où il y a de grandes fleurs jaunes qui sentent très bon et beaucoup de mouches; là on se donne la main et on se dit des choses comme s'en disent les autres personnes le matin. Seulement il me parle des fleurs et des mouches dont il sait les noms; cela me paraît drôle et je ris. Alors il est content et il me regarde. Dans la matinée on se rencontre encore avant déjeuner sous une charmille où il fait frais; on a l'air étonné, puis on entre dans le jardin et il me choisit une rose ou un œillet pour mon corsage. Quand la cloche sonne il rentre par l'allée des tilleuls et moi par la charmille. Au déjeuner, je suis en face de lui; il me contemple, mais sans oublier de manger, heureusement, car j'ai entendu dire à Mademoiselle qu'il faut une bonne santé pour se marier. Mademoiselle le regarde aussi et aussi moi; elle est très contente de notre mariage. Pourtant j'avais bien cru m'apercevoir que Paul lui plaisait; mais tu comprends que Mademoiselle ne peut pas épouser Paul Pelasge. Alors elle n'y pense plus, car elle est très raisonnable. Elle a vingt-huit ans; à cet âge-là, on ne se soucie plus des folies de l'amour. Tout le monde se promène à l'ombre après déjeuner, puis je m'en vais dans les avenues avec Paul et Georges et Anne; Mademoiselle vient aussi. Elle lit un livre sans faire attention à nous, car je crois que toutes ces amourettes l'agacent un peu, et si nous nous éloignons, nous la trouvons toujours à la même place. Ensuite je rentre à la maison avec ma sœur; quelquefois nous allons nous promener très loin. C'est plus amusant parce que le jardin et les avenues m'intimident: une fois, dans un bois, Paul m'a embrassée; j'étais toute rouge, mais pas très contrariée. Il faut bien que je le laisse faire; quand je le repousse, il est triste et j'ai du regret de la peine que je lui ai causée. Une autre fois, il a été encore plus hardi avec moi; je ne m'en suis aperçue qu'après, tant cela me semblait naturel, mais je ne t'en dirai pas davantage, car cela, c'est des secrets. Tu m'approuveras quand tu seras fiancée. Les hommes ont des curiosités que je ne comprends pas bien. J'y suis toujours prise, mais si j'ai un peu honte, je ne suis pas trop fâchée, au fond, car ses yeux dans ce moment-là sont contents. C'est tout ce que je puis lire dans les yeux de Paul; mais je crois que ce n'est pas le plus difficile. Dès que nous sommes seuls, pendant ces promenades, il se tait et se rapproche de moi; alors je bavarde pour le déconcerter. J'ai remarqué qu'il n'aime pas que je parle en certaines circonstances; alors s'il tient ma main, il la laisse; s'il tendait le bras vers moi, il oublie ce qu'il voulait faire, sans doute m'attirer à lui et m'embrasser. J'ai peur aussi d'être chiffonnée et qu'on lise sur ma robe des choses qui ne regardent que nous. N'est-ce pas?

Enfin, je crois que nous n'abusons pas de notre liberté, car je n'ai pas de grandes émotions et je ne sens aucun regret de ce que j'ai permis ou souffert. C'est le soir qui est le moment tragique, chère Adélaïde. Nous nous échappons pour aller nous asseoir un instant seuls sur un banc qui est bien caché, mais Madame des Fresnes nous y découvre régulièrement et je crois que cela vaut mieux, parce que j'aurais peur si nous restions trop longtemps seuls. J'éprouve parfois à cette heure-là un sentiment de langueur que je ne comprends pas bien. Je crois que l'odeur des grands lys qui sont à côté du banc me fait mal à la tête. Pourquoi n'allons-nous pas sur un autre banc? Je n'en sais rien.

Le banc des lys est notre banc; nous y revenons comme à un gîte sans penser à rien qu'à nous asseoir là et à rester l'un près de l'autre immobiles et souvent silencieux. Il me prend la main, il me touche les cheveux, il me dit des choses que je n'ai jamais entendues et que je ne comprends pas toujours. Mon cœur bat; je laisse sa jambe s'appuyer à la mienne et quand il m'a baisé la main, j'ai envie de baiser la sienne. Mais je ne le fais pas parce que je réfléchis trop longtemps et qu'alors nous entendons la voix de Madame des Fresnes qui parle très haut avec Mademoiselle.

Paul m'a fait des vers à propos des grands lys qui nous regardent en effet comme des figures. Il me semble que je n'aimerais pas beaucoup ces vers-là, s'ils ne m'étaient pas adressés; ils ne ressemblent pas du tout à ceux de notre Choix de Lectures. Je te les envoie pour que tu me dises ton avis:

LES GRANDS LYS PALES

A Annette.

Songez au sourire pâle des grands lys dans la nuit.
Ils ont des faces tristes et de beaux airs penchés;
Leur regard s'allonge en lueur douce et poursuit
Ceux qui marchent dans le jardin le front penché.
Songez que les grands lys écoutent les paroles,
Qui sortent des abîmes où sommeillent les cœurs.
Ils tendent comme des oreilles leurs corolles
Et ils n'oublient jamais le murmure des cœurs.
Ils écoutent si bien qu'ils entendent le silence;
Ils entendent le bruit du sang dans les artères,
Ils entendent les épaules frissonner en silence,
Ils entendent ce qu'on tait et ce qu'on voudrait taire.
Les lys aux faces tristes entendent les dentelles
Que le vent et la vie gonflent sur les corsages,
Ils entendent les cheveux doux comme des dentelles
Qu'un souffle agite et tourmente en signe d'orage.
Les lys aux faces tristes regardent dans la nuit;
Ils voient lorsque les mains se rapprochent tremblantes
D'avoir osé s'unir un instant dans la nuit
Et leur sourire a des ironies complaisantes,
Car ils savent ce qu'ignorent les hommes et les femmes
Et ils pourraient prédire aux âmes leurs destins
Et enseigner aux hommes à lire le cœur des femmes:
Songez aux grands lys pâles indulgents et divins.

PAUL PELASGE.

Voilà, chère Adélaïde, la vie d'une petite fiancée au château des Frênes, pendant le mois de septembre 189…

Annette Bourdon

ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR

Les Frênes, 14 septembre.

… Vous savez pourquoi je suis allée vous voir. Il y avait un tel désaccord entre le ton de vos lettres et ce qu'avait dit de vous à un de mes amis quelqu'un qui vous connaît bien, que j'ai voulu connaître la vérité. Nous avons passé deux jours ensemble et alors vous avez été sincère; cela fait que je vous pardonne, mais je reste humiliée d'avoir été dupe de votre vertu et de votre amitié passionnée. Si j'avais su que vous aviez des amants, si j'avais su qu'on rencontrait chez vous des filles à tout faire, je ne vous aurais pas écrit avec cette confiance dont vous avez abusé. Cette histoire de ma vie que j'écrivis pour vous, vous l'avez perdue, vous l'avez oubliée en quelque hôtel de hasard, et me voilà à la merci du premier curieux qui voudra s'amuser au «Songe d'une femme»! En vérité, c'est pour cela que je suis allée chez vous, pour vous reprendre des lettres où je me suis racontée avec la franchise d'une âme forte, quand je m'adressais à une femme sans courage, sans volonté et sans passion. La lettre où vous m'aimiez trop ne m'a pas fait reculer, parce que je suis au-dessus de pareilles tentations. Le souvenir de vos enfantillages de pensionnaires ne me fait pas rougir, mais ne me donne pas, à cette heure, le désir de renouveler, en toute liberté, des actes ridicules. Vous avez pu vous apercevoir de ma froideur ironique à vos minauderies. Je suis assez belle pour n'avoir pas le désir de contempler la beauté des autres femmes; je n'aime pas assez les femmes pour vouloir leur donner du plaisir; et je ne vois pas bien ce que je pourrais leur demander qu'un homme ne m'ait offert à genoux. Vous aviez un amant très convenable et qui vous aimait. M. P. B. Tâchez de le reconquérir. Mais je crains qu'il ne soit trop tard, car il connaît—c'est un de ses modèles—la petite que ma visite a chassée, et il ne se soucie guère, j'imagine, d'avoir pour «rival» cette joueuse de mandoline. Je ne vous déteste pas, je vous plains,—surtout quand je considère la vie, compliquée peut-être, mais agréable et sûre, que je me suis organisée. Je vous regarde avec pitié du haut de mon bonheur, du bonheur que j'ai voulu, que j'ai créé de mes mains, que je tiens et que je possède. Et pourtant, en quelles conditions meilleures n'étiez-vous pas, riche, mariée et libre! Moi, j'ai subi tous les esclavages et j'y suis restée reine. Relève-toi, chère Claude, reprends ton rôle de dominatrice, mets le pied sur les hommes et réjouis-toi de les voir pleurer sur ton ventre. Le bonheur, c'est ça, c'est de les mener par la main tout le long de soi, comme des fous et de les entendre chanter leur triomphe à la minute où ils sont prostrés dans la décrépitude animale. Ça, et peut-être d'en être dupe, le temps de fermer les yeux. Il n'y a de lutte et de victoire que d'un sexe à l'autre, que d'un sexe sur l'autre; toutes les autres rencontres sont des complicités sans adversaires. Il est ennuyeux, quand on a gagné la partie, qu'il n'y ait pas de vaincu. Je suis tout en feu, tout en amour et tout en haine! Leur sang me rafraîchit, me console et me venge. Nous n'avons que du lait; ils ont du sang. Ainsi, tu as quitté ton amant pour l'ombre de toi-même, tu as quitté celui qu'on terrasse et qu'on dompte pour celle qu'on caresse comme un animal hypocrite. L'homme n'est pas hypocrite; il est orgueilleux, et son orgueil rugit au moment où ses nerfs le couchent sans force dans ses muscles pétris par nos talons. J'aime les plus violents et les plus perfides; je les enivre mieux que les faibles et les humbles. Il y a tant à manger en moi, je suis une telle plénitude de communion qu'ils se gorgent et se soûlent avant que le pain charnel ait fondu tout entier sous leurs dents: la table reste mise et leur désir, en mourant, contemple dans un soubresaut la corbeille de pêches et de raisins où ses dents n'ont pas mordu. J'ai un rebelle. Cela m'amuse. Il se croit rassasié parce qu'il s'est levé de table en tournant le dos à la table et parce qu'il a vu, de la fenêtre où il se penche, une haie de framboisiers. Mais quand il aura goûté aux framboises aigres de la maigre virginité, il reviendra aux fruits qui réjouissent les yeux, les mains et les lèvres. J'ai la foi. Je suis heureuse.

Anna

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 14 septembre.

… J'ai oublié de te dire, cher Bazan, ou peut-être ne le savais-je pas encore, que Joconde avait été furieuse de la porte barricadée. Venant après la conversation que je t'ai rapportée, cet avertissement, donné d'un ton contrit, lui a crispé la figure. A-t-elle soupçonné mon intervention? Je ne le crois pas. Elle a trop de confiance en elle-même pour admettre qu'on s'éloigne volontairement d'elle, tant que le contact est obscur et sans danger. Mais je me croyais libéré et libre de donner toute ma pensée et toutes mes heures à la petite Annette: jamais je n'ai été moins libre. Dès que je m'éloigne des allées suivies, seul avec Annette, dès que nous avons commencé à sourire et à jouer avec cette indifférence passionnée qui est une des marques de l'amour sûr de lui-même, alors, à quelque détour de sentier, à la surprise d'un buisson ou d'un arbre, voici Joconde. Elle ne nous regarde pas, elle est bien trop fine, elle nous sent; elle ne nous accompagne pas, elle nous suit; elle ne nous suit pas, elle nous précède. Nous la trouvons à l'endroit où nous allions nous asseoir, écrasant de sa beauté un peu lourde la mousse où Annette laisse à peine la trace de ses reins. Elle mordille le brin de jonc que j'ai rompu la veille pour en extraire en vain la moelle blanche et fragile; elle achève d'effeuiller la branche de coudrier où j'avais laissé deux feuilles déchiquetées par mes dents; elle brise en plus petits morceaux les brindilles de bois mortes que j'avais cassées en regardant Annette qui me regardait. Elle ne regarde pas. Elle regarde un livre. Mais elle ne voit pas son livre et elle nous voit. Elle nous guette, elle nous devine, elle nous distance. C'est elle qui a fait remuer cette fougère, et non le vent; c'est elle, et non un oiseau, qui a fait osciller cette branche de hêtre. Elle vient de passer, et cependant elle va passer encore. Elle est partout dans le taillis qui était notre refuge; elle est le vent et les oiseaux, elle est les écureuils et les chats à la chasse. Annette s'en amuse, sans comprendre. Elle croit que Mademoiselle est distraite. Mademoiselle est à l'affût. C'est le fantôme du plein jour, la larve de l'après-midi, la dame blanche des crépuscules dorés. J'ai envie de tendre sous les feuilles mortes des pièges à femme. Elle empoisonne ma vie, mais j'en ris, car elle avoue sa jalousie, et cet aveu la prendra un jour ou l'autre. J'attends. Songes-tu à cela, cher Bazan, que je suis venu presque par hasard aux Frênes, que je comptais m'y reposer quinze jours dans un ennui doux, que voilà plus de six semaines que j'y suis, que j'y ai aimé deux femmes, que j'y ai trouvé une fiancée et une maîtresse, que la tragédie m'entoure comme un cercle d'orages, et que je ne sais plus si nous allons sortir tous vivants de ce vieil oasis de paix? Je suis mal à l'aise pour combiner mes défenses. Joconde m'a-t-elle dit la vérité? Je ne sais. Elle me parlait avec une colère ironique où il y avait de l'amertume et de la franchise. Si elle a dit la vérité, s'il faut que je compte avec les passions d'un vieillard hypocrite, je ne sais ce qui arrivera. Je veux sauver Annette, mais moi-même? Cette Joconde, que je hais et que je tuerais, est toujours mon plaisir. Plaisir de honte, plaisir détesté, mais subi peut-être par diplomatie, peut-être par lâcheté. Mon cher ami, je te dirai tout, pour que tu me juges; elle m'a forcé à dérober dans le cabinet de M. des Fresnes la clef de notre porte maudite. La porte est redevenue la souriante entremetteuse des premiers jours; elle s'efface comme une procureuse sur le seuil où se paie la provende; elle se referme doucement quand l'œil du galant a vu le lit obscur où une forme de volupté se gonfle comme une vague et déroule autour de ses reins l'écume d'une dentelle que le désir déchire. Joconde est plus belle d'avoir été aimée. Elle est la femme sans âme, où toute en petites âmes de chair; chaque grain de sa peau et chaque duvet de sa peau ont une sensibilité. Nulle part la main ou les lèvres ne l'attaquent inutilement; le grand serpent blanc se déroule et s'exalte, ses yeux regardent avec un flamboiement doux et suivent avec une complaisance attendrie tout ce qui se passe le long de lui-même. Elle est de la race des courtisanes qui sont nées pour la science. Elle sait, elle devine et elle imagine. Elle est divine et libertine; elle le sait et elle dit: les corps sont des visages plus blancs et plus doux. Elle dit peu de choses. Elle donne et elle prend. Elle est inépuisable et elle ne rassasie pas. Elle a des mouvements qui rajeunissent les désirs et des gestes qui déterminent l'enthousiasme. Il y a de ses enfantillages qu'on n'accepte pas sans actions de grâces et de ses cruautés qui fanatisent les muscles. Je pense à elle longtemps encore après que j'ai forclos la porte et caché dans ma valise la clef infernale. Alors, je m'endors dans un harem, car chacune de ses beautés se dresse en vie et en fleur dans mes rêves agités. Une Indienne couleur de safran, grasse et vêtue au-dessous du nombril, m'introduit très sérieusement dans une grande serre où la lumière est bleue et verte, en me disant: Ne vous endormez pas, les fleurs vont s'ouvrir. J'entre et je vois le miracle. Voici des champignons blancs, énormes et palpitants; le sommet de leur chapeau est formé d'une coque rose qui se gonfle et se dégonfle comme une narine entraînant tout le champignon qui se met à battre ainsi qu'une aile. Cela remue, cela tourne, cela devient une jupe de ballerine d'où sort une femme en maillot rose, puis le maillot se déchire et tombe comme la robe d'une figue mûre, et la femme est nue, immobile en une pose d'offrande. Mais voilà que ses deux seins menus et aigus s'exaspèrent et tremblent; ils deviennent des ballons, ils étouffent la femme nue qui s'offrait; ils se couchent sur leur tige courte; ils sont deux grands champignons blancs surmontés d'une coque rose, ainsi que des parasols chinois. Et cela recommence et cela se multiplie, mais je regarde les autres métamorphoses. Je me promène, je fais le tour des corbeilles, je juge, je contemple, je respire, je flatte. Voici la fleur qui est un œil bleu au bout d'une longue tige verte que deux feuilles étroites coupent au milieu; l'œil se balance gouailleur et prometteur; il ne regarde que de côté; son regard filtre comme un rai dans une cave. Cet œil a une grande paupière bistrée qui lui pend sur le cou; il la rabat comme un capuchon et je crois qu'il s'endort. Il y a une autre plante qui ressemble à une orchidée. Elle est effroyable et couleur de bœuf cru. Elle s'ouvre comme un écrin; elle bâille comme une pomme rouge lacérée par les bouvreuils; puis tout d'un coup elle se tord, se déchire et ses lèvres pendent pareilles à des oreilles roses; les oreilles se drapent comme autour d'une forme féminine et c'est encore, dressée sur sa tige, insolente et douce, une femme qui attend, qui rêve ou qui se souvient. Je détourne les yeux pour ne pas voir cette jolie femme frêle et chaste redevenir la fleur couleur de bœuf cru qui bâille avec l'impudeur de la stupidité. Plus loin, c'est la tribu des cactées, les tiges qui sont des jambes coupées au genou ou au bas du ventre comme des colonnes tronquées; celles qui sont des ventres rampants couverts de houppes; celles qui sont des troncs d'arbres où je devine une palpitation humaine, celles qui sont des têtes rases, têtes sans organes, toutes rondes, moitié roses et moitié blanches comme des cochons de lait. Cela devient diabolique; je n'ai plus peur, j'ai honte, et j'envoie un coup de pied dans un ventre rampant qui ressemble à un sac de farine. Mais le ventre saute sur les colonnes tronquées; un buste et des bras viennent se coller à sa chair moite; les bras choisissent une tête, les yeux, une bouche, cueillent une des fleurs couleur de bœuf et le monstre s'avance en minaudant vers moi et me tient un discours: «Ne me reconnais-tu pas, amant? Nous sommes ce que tu aimes et ce que tu viens d'adorer séparément. Nous sommes, réunies à la hâte, il est vrai, la beauté même qui t'a réjoui cette nuit; nous sommes chaque partie d'elle-même, chacune des chapelles où tu t'es mis à genoux avec beaucoup de ferveur. Qu'importe l'ordre de notre architecture? Veux-tu que les jambes soient des bras et les bras des jambes? Voilà. Regarde. Veux-tu que les yeux soient au bout des seins et les framboises des seins à la place des yeux? Voilà. Regarde. Veux-tu que la bouche qui te parle, te parle d'entre mes blanches cuisses, mon mignon? Voilà. Regarde. Veux-tu que la tête descende à la hauteur de mon ventre et que mon ventre soit ma tête? Voilà. Regarde. Tu vois je m'exprime très bien et pourtant je n'ai pas de dents. En suis-je moins belle? Nous n'en sommes plus, mon cher, à la spécialisation des organes. Nous sommes des intelligences, nous autres, et nous savons tirer parti des anomalies. N'as-tu pas un petit miroir de poche? Donne. Oh! que je suis jolie! Voilà l'ordre véritable des choses, voilà l'architecture définitive. L'anomalie est devenue la beauté. Tu m'aimes, dis? Donne-moi tes lèvres, mon amour! Donne-moi ton âme. Bois ma pensée et ma vie sur la bouche que je te livre. Viens, prends-moi, serre-moi dans tes bras. Ah! comme je t'aime! Il n'y a que les femmes très belles qui savent aimer. Je suis très belle et j'aime. Où est le petit miroir? Merci. Ah! je crois que j'ai trouvé ma forme définitive. Venez toutes, vivez!» Et sans abandonner mes membres où il s'enlaçait comme une pieuvre, le monstre fit un geste de résurrection et ce fut une montée de larves dont les suçoirs convergeaient vers ma vie… Je criai et je m'éveillai. Crois-tu, cher Bazan, que ce rêve ait une signification? En tout cas, il n'a eu d'influence que sur mes nerfs. J'ai mal dormi, mais je ne me suis pas repenti. Je m'accoutume à Joconde, jusqu'au jour du dégoût définitif. Ce jour-là, je serai très impitoyable, parce que je suis très égoïste.

Paul Pelasge

ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE

Les Frênes, 19 septembre.

Chère Adélaïde, mon père veut bien; Madame Pelasge aussi. Tout le monde est heureux. Nous nous marions le 25 octobre. Georges épousera ma sœur le même jour. Cela sera très beau. Alors je m'amuse des jours de liberté qui me restent. Comme je suis la plus jeune, on m'obéit, mais je ne sais quoi ordonner. Quand je suis seule avec Paul, je suis contente; cela n'arrive pas souvent. Mademoiselle, qui croit toujours sans doute que je suis une petite fille, nous surveille d'une façon ridicule. Elle ne peut se faire à l'idée de voir le petit Chaperon Rouge se promener avec le Loup. Elle croit toujours que le loup va me croquer. Entre nous, je crois qu'il en a bien envie. Te fais-tu une idée claire du mariage, chère Adélaïde? Moi pas. Je pense seulement qu'on doit être très heureux, on s'endort en se tenant les mains et on se réveille en souriant. Cela ne me fait pas peur, mais cela me semble étrange. Pourquoi ne pas dormir chacun dans son lit? Enfin, c'est l'usage. Cependant toutes les personnes mariées que je connais ont chacune leur chambre. Mademoiselle m'a dit qu'il n'y a que les pauvres qui n'ont jamais qu'un lit. Après la première grossesse, on se sépare. J'aime mieux cela. Je t'ai promis de te dire tout, voilà. Paul m'embrasse sur les mains, sur les yeux, et sur la bouche, quand je le permets; c'est très agréable, surtout la bouche, et cela donne un grand frisson. Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus agréable au monde, mais c'est une faveur, et je ne donne pas mes faveurs à tort et à travers. Il faut que Paul ait été bien aimable et bien sage, pour que je lui permette cela. J'aime mieux souffrir moi-même que de lui accorder un plaisir que je partage, quand il ne l'a pas mérité. Tout cela m'occupe beaucoup. Je réfléchis. Mais je n'arrive à rien de définitif. Si on ne se mariait que pour s'embrasser sur la bouche, cela ne demanderait pas tant de mystères. Le mystère est le lit, c'est certain. Peut-être alors me baisera-t-il les bras, les épaules, la gorge; mais cela se fait au bal, dans les petits coins obscurs. Je l'ai vu et cela ne m'a pas beaucoup scandalisée, parce que je savais que les gens qui faisaient ça étaient des amis intimes, des personnes qu'on n'invitait jamais l'une sans l'autre. Je crois maintenant que c'étaient des fiancés qui ne pouvaient pas se marier, parce que Madame *** était déjà mariée. Cela, ça doit être terrible. Si, une fois mariée, je venais à en aimer un autre que Paul, que deviendrais-je, mon Dieu? Il doit y avoir des romans, où on parle de ces situations-là, les romans dont on m'interdit la lecture. Dès que je serai mariée, je lirai tout ce qui m'a été défendu; ainsi je serai renseignée et je saurai ce que je dois faire, en cas de nécessité. Je suis décidée à être très bonne pour mon mari, mais je ne voudrais faire à personne une peine inutile. Si on me fait la cour, je serai contente. J'aime qu'on me regarde, et qu'on me parle. Toute seule, je m'ennuie et parfois j'ai fait des extravagances pour attirer l'attention. Je t'ai raconté celle de la rivière, mais c'est ma sœur qui en avait eu l'idée. N'importe, je vois que l'idée n'était pas mauvaise, car c'est depuis ce moment-là que Paul a commencé à me regarder avec des yeux tout nouveaux. Moi, si je voyais nager un homme tout nu à fleur d'eau, cela me ferait peur et je me mettrais à courir. Les hommes sont plus braves; ils n'ont même pas peur du tout. Ils avaient l'air en extase, tous les deux, et je manquai de rire, ce qui m'aurait fait boire de l'eau et noyée. Quel dommage, mais quelle occasion pour Paul de me repêcher et de me tenir dans ses bras, pareille à une languissante sirène! Enfin, il sera bientôt heureux, si c'est cela qui doit causer son bonheur. Je sais que je suis agréable à regarder, puisque j'y ai du plaisir moi-même, et de ce plaisir je ne priverai pas mon mari, au contraire. Je ne sais si je l'aimerai, je l'espère; mais je veux qu'il m'aime lui, et je ferai pour lui plaire tout ce qui lui plaira. Ah! chère Adélaïde, je suis pleine de rêves absurdes et de pensées contradictoires! Je songe à des choses qui me semblent à la fois douces et vilaines, et j'ai des imaginations qui me font rougir en même temps que pleurer! Au moins, je ne m'ennuie pas. Je vis plus en une heure de ces journées que l'an passé je ne vécus en toute l'année. Chaque heure me renouvelle, me grandit et m'épanouit. Je me semble un rosier qui fleurirait à vue d'œil; je suis fraîche et parfumée; je suis légère et forte: j'attends le bonheur. Paul est plus beau que je ne l'avais encore jamais vu. Il est pâle avec de grands yeux pleins de fièvre et d'amour. Je le trouve sublime quand il s'agenouille près de moi pour me regarder comme en prière. J'ai envie de le prier aussi, parfois, et de coucher ma joue sur ses genoux, mais quand j'ai cette envie-là, je me fâche contre moi-même et je boude contre Paul. Il est très difficile de maintenir un homme dans les bornes du respect. Il m'a tutoyée, une fois; je n'ai pas aimé cela. Personne ne m'a jamais tutoyée que des femmes. Dans la bouche d'un homme, cette familiarité me paraissait insupportable. Rien de vulgaire ne me plaît. Il faut qu'une femme soit une reine pour être tout à fait une femme. C'est l'attitude que je veux prendre dès maintenant; même quand je joue à cache-cache, on sent que je suis une princesse et on ne me tire pas sans précaution par ma robe chiffonnée. J'ai eu dix-huit ans avant-hier. A cet âge-là, on a un sceptre ou une baguette de fée. Quand je ris, il y a des yeux qui sont inquiets; et quand je souris, on me regarde pour participer à mon sourire. J'ai pris beaucoup d'assurance, depuis que je suis la vie d'un homme. Je donne ma main à baiser et je commande à Paul des choses impossibles. Quand il fait semblant de m'obéir, cela me suffit. Je crois que je regretterai que le mariage se fasse si tôt, car ces jours préliminaires sont délicieux. Je suis dans l'état d'une âme qui va entrer en paradis. Elle n'est pas encore dans la belle prison lumineuse; elle cueille les dernières fleurs de sa liberté; elle est sûre du bonheur de demain, mais elle n'éprouve pas encore le tremblement des joies suprêmes et la certitude ne l'enserre pas dans ses bras divins mais inflexibles. C'est Paul qui m'a fait cette phrase-là. Moi je dirais plutôt que je suis en face d'une fleur et la main levée pour la cueillir; je regarde et je ne cueille pas; je m'éloigne, je fais cent tours dans le jardin, je reviens, je regarde encore et je m'arrête encore. Il est bien certain que quand j'aurai cueilli la grosse rose blanche que j'aime et que je désire, je ne pourrai pas la replanter sur sa branche pour la prendre une seconde fois. La question serait de savoir si elles sont remontantes, les roses de ce rosier-là. Je crois que oui, mais cela m'est égal en ce moment. Je songerai à cela plus tard, si la fleur que je vais mettre à ma ceinture venait à se faner un jour, un jour d'été, un jour de sécheresse et d'amertume! Mais que cela est loin, sans doute! Je sens que je m'embarque pour un long voyage de plaisance. Tout rit. L'automne lui-même est printanier, cette année. Il y a des langueurs de mois de mai et des fraîcheurs d'herbe nouvelle. On dirait qu'il pleut de l'amour toutes les nuits…

Annette Bourdon

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Havoque, 19 septembre.

… Je ne suis pas en Bretagne, cher Pelasge, mais en Normandie, sur le bord d'un marais hanté par les oiseaux de mer. La Bretagne est trop connue. Il n'y a plus un coin de côte dont le triste touriste n'ait corrompu le silence et dégradé la beauté. Il en est de la nature comme des femmes: un amant l'embellit; deux la fatiguent; trois l'abrutissent; au delà, c'est l'avilissement. Les hommes ont avili jusqu'aux granits et jusqu'aux sables. Un homme qui n'est pas né du sol, comme les progénitures de Deucalion, est une tache sur le manteau des paysages. Il y a des chapeaux obscènes et des gants impudiques au Val-André comme à Saint-Lunaire; il y en a aux Sept-Iles, à Batz et à Bréhat, les jours de beau temps. J'en ai vu à Chausey et sur les Minquiers; il y en a peut-être, quand la marée est clémente, aux Bœufs et à la Fourquie, aux Dirouilles et à Taillepied, à Cézambre et à la pointe du Groin. Les imbéciles ont choisi ce qui est beau, comme les oiseaux choisissent ce qui est gras. Ils vont vers les points qui sont piqués en rouge sur les cartes de la tauromachie circulaire. Ils foncent sur le rouge, la bêtise en avant; la bêtise leur sert de cornes. Ils crèvent les paysages et oublient dans les tourne-bride, où on ne but jamais d'eau, leurs boîtes de Vichy-État. Il n'y pas d'eau en Bretagne et en Normandie. L'eau baptise, mais n'est pas baptisée. L'eau est bue par les bêtes; elle contient de la semence de grenouille et donne mauvais caractère. Le touriste propage l'eau de seltz, le pneu et l'instantané. Il emporte des rochers qu'il n'a pas vus et des pierres qu'il n'a pas comprises; il rapporte des choses crevées et le dégoût d'une nature dont chaque brin de jonc médite de lui serrer le cou. Il fait la route comme les filles font la rue, mais les arbres pleurent de rire sur sa casquette de domestique. Il est si bête qu'il ne s'aperçoit pas que les cailloux eux-mêmes le frappent d'un impôt. Il paie pour se fracasser la tête et pour regarder les filles qui font boire les veaux; il paie pour voir faucher le foin. Il paie pour s'ennuyer et pour qu'on lui dise la hauteur des clochers. Il paie et on paie pour lui; c'est sa revanche et son venin. C'est pour le touriste qu'on a refait le mont Saint-Michel en saindoux brodé de pistaches; c'est pour lui qu'Avranches a construit des ruines et Granville une caserne; car le touriste aime à prendre des leçons d'art par la vue des monuments, il aime les belles ruines quand elles sont dans un jardin public, entourées de chaînes, et les casernes lui remémorent la patrie absente. J'ai fui la civilisation des touristes, les auberges où on affiche l'heure des trains, le portrait des coquins célèbres et les traits enluminés du grand Dab. A Havoque, il n'y a pas de civilisation. C'est entre Créances, qui est du sable, et Lessay, qui est une lande. J'y ai acheté pour deux cents francs une maison composée d'une étable et un jardin où il pousse des chardons de mer. Lessay est la Mecque de ce désert. J'y ai trouvé de quoi m'installer aussi bien qu'un douanier. Un pêcheur me nourrit quand la mer donne; et quand elle ne donne pas, je me fais de la galette de sarrasin: c'est très facile. Je resterai là tant que je posséderai un tube et un pinceau. Il n'y a pas d'hiver dans ces bas-fonds salés où vient mourir un des filets du courant chaud qui baigne Jersey. Dieu merci, me revoilà à mon métier. La peinture avant tout, n'est-ce pas? Raconte-moi tes histoires, Moi, je n'ai plus d'histoire. Les femmes que je vois sont si différentes de celles qui amusent ou troublent ta vie, qu'il me faut un effort pour comprendre tes plaisirs et tes ennuis. Si je songe aux femmes dont on baise les mains, je regarde aussitôt Marie-la-Guicharde qui sarcle mes chardons avec la précaution d'un moufle, et je ris un peu. Le moment présent est pour moi la vie entière, je suis peintre, et comme peintre j'aime autant Marie-la-Guicharde que la marquise au cygne. C'est plus pittoresque, moins convenu, moins Galimard. Je ne comprends plus du tout Galimard, ni Chassériau, ni Gustave Moreau, ses élèves, depuis que la Guicharde «épluque» mes chardons de mer…

P Bazan

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 20 septembre.

… Bien que tu ne t'intéresses plus à rien, cher Bazan, voici une aventure qui t'appartient; car une femme que l'on a aimée reste un vase cher aux lèvres et que les mains ne pourraient plus toucher sans pitié ou sans haine. Voici. Hier matin M. des Fresnes a reçu cette dépêche:

La Fresnaye de Carrouges - 642 - 39 - 19 - 9 h. m. =

Marquise de La Tour passant par la Fresnaye désire aller voir son amie Mademoiselle des Loges au château des Fresnes. Prie M. des Fresnes agréer ses excuses et ses compliments. = La Tour.

M. des Fresnes agréa, quoique Mademoiselle eût paru marquer peu d'enthousiasme à cette visite imprévue. M. des Fresnes a une haute idée de son importance sociale et de ses devoirs de gentilhomme. Sa politesse est cordiale, fière et raffinée. Il ne refuse jamais ce qu'on lui demande à titre de souverain. Il maîtrise toujours le pays. Il règne sur plus de paysans que son grand-père avant la Révolution, et il est plus aimé et plus obéi. Onze cents électeurs sous son influence votent pour la République. Il aime ce régime qui lui maintient ses droits sans le contraindre à aucun devoir servile. Il est libre parce qu'il représente une force, parce qu'il est doux avec ses fermiers, rude et libéral avec les pauvres, ironique avec le fonctionnaire. C'est le patron des latifundia romains. Tous ces gens-là, si loin qu'on peut voir du haut de la tourelle, sont ses enfants. Il n'y a pas hostilité d'intérêts entre M. des Fresnes et les paysans des Frênes. La ruine du château rejetterait sur les fermes les pauvres qu'il nourrit et les vagabonds qu'il occupe ou qu'il chasse quand ils refusent de faire des fagots, de casser des pierres ou de vider les étangs. Les Frênes sont une villégiature pour les misérables; on y fait une saison quand on n'a que ses bras et une chemise et on reprend les routes avec dix écus et un ballot sur le dos. Madame des Fresnes n'est pas très bonne, mais elle a des principes religieux; elle subit les pauvres comme une croix, mais elle les subit, elle les soigne, elle les réconforte. Elle les détesterait si Jésus n'avait pas existé. C'est très curieux. Elle croit qu'il sont tous des lâches et des ivrognes, mais elle leur permet de s'asseoir en buvant du cidre et elle leur donne des sous en criant: Allez vous soûler; vous n'êtes bons qu'à ça! On exploite sa foi et sa peur, mais on l'estime et plus d'un coquin qu'elle abreuva de «bère» et de reproches accepterait pour elle des coups de bâton. Un jour d'orage qu'on rentrait du foin, elle rencontra dans l'avenue les trois mendiants les plus paresseux du pays; elle les chassa comme des lièvres vers les prés où les gens haletaient, silencieux; elle prit une fourche et les chemineaux travaillèrent comme des bœufs. Il faut savoir mener les hommes. Quelle influence une loi et un gendarme peuvent-ils avoir sur un vagabond? Celle de la peur disparue aussi vite que le bicorne. Il y a des maîtres et des esclaves. Un maître intelligent voit venir à lui les esclaves, heureux de se réaliser selon leur chair, heureux d'obéir, heureux de faire le métier dont la nature inscrivit le manuel dans leur cerveau enfantin.

Un mendiant télégraphierait pour retenir une botte de paille aux Frênes qu'on lui préparerait sa chambre dans l'étable. La voiture qui attendait la marquise de La Tour depuis onze heures du matin à la gare de La Fresnaye la ramena vers cinq heures du soir. Joconde était allée au-devant d'elle le long de l'avenue; et moi aussi, avec Annette, en nous cachant derrière les haies, comme des enfants qui reviennent de l'école. Je n'aurais pas voulu te le dire, mais c'est inévitable: elle est d'une beauté miraculeuse, et j'ai laissé tomber, quand je l'ai aperçue, la main qu'Annette avait mise dans la mienne. Sa figure est à la fois presque parisienne et normande; elle est régulière, spirituelle et fraîche. C'est divin. Elle a dîné et couché. M. des Fresnes avait eu le temps de consulter son Magny, d'apprendre sa généalogie et de découvrir une parenté un peu lointaine, mais sûre, entre Fresnes et Pinot par Jean Bézy, qui était en 1537 seigneur de la Baleine et vicomte de Percy; le dit Jean Bézy ayant été père de Madeleine et de Scholastique qui épousèrent l'une Pierre Le Rouge et l'autre Janot Crèvecœur; ces deux sieurs eurent, entre autres, chacun une fille, Catherine et Gertrude, lesquelles épousèrent respectivement Jean des Fresnes et Pinot des Marais.

Un Pinot des Marais fut prieur de l'abbaye d'Escouves au XVIIe siècle et un autre colonel de la maréchaussée de La Ferté, en 1778; le fils aîné de celui-là, délégué du bailliage de Mortagne à l'assemblée des notables, mourut en 1840 après avoir épousé une Trévire. De ce mariage naquit Gaétan Pinot des Marais, vicomte de Trévire, par substitution, d'où Claude de Trévire, marquise de la Tour depuis quelques années. M. des Fresnes entama ensuite sa propre histoire généalogique, mais elle me parut moins lumineuse, peut-être parce qu'il y mit trop de détails, la connaissant trop bien.

Moi, comme on le sait, je descends du célèbre hérétique Pelage; je le fis savoir et cela me valut cette question de la marquise: «Et avec vous, Monsieur, aurais-je aussi un ancêtre commun?—Oui, répondis-je sans hésiter, mais par une autre femme, par Élizabeth Colipierre, la propre sœur de la mère du seigneur Jean Bézy; les dites Colipierre étant filles de Margot Colipierre, fille de bien vivant sur la généralité de Carentan, aux dépens des gens d'Église, et de Jérôme Durot, en religion Dom Curot, prieur de Blanche-Lande. Les armes de Dom Curot sont sculptées sur des pierres échouées au Musée de Saint-Lô; celles de Margot Colipierre étaient brodées en orfroi sur une belle ceinture de soie de Padoue: tant vont les mains à la ceinture…—Que la ceinture?…—… Glisse.» Comme on est bête avec une femme que l'on ne connaît pas! Il n'y peut-être de langage possible entre mâle et femelle que celui des yeux. Ainsi on arriverait doucement au langage des mains sans avoir à rougir de sa propre sottise; et de là au stade où le silence devient sublime.

Je comprends ta passion, cher Bazan, mais je ne comprends pas qu'elle ait duré si peu de jours. La femme est très belle et la marquise est spirituelle. Ses mains sont enivrantes. Avant de manger une pêche elle l'a caressée si sensuellement! Il y a un art de la caresse dans ces longs doigts fins et blancs. J'en ai rougi, non de pudeur, mais de désir, et je crois qu'elle se sentait regardée du coin de l'œil, car j'ai aperçu sa gorge battre un peu. Qu'est-elle venue faire ici? Peut-être me voir?…

Paul Pelasge

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 21 septembre.

… Je ne sais comment il se fait que Madame des Fresnes ait pris en affection cette belle créature qu'elle ne connaît pas et dont l'amitié de Joconde ne certifie pas l'état social. La marquise a voulu séduire et elle a séduit. Pourquoi? Enfin elle a consenti a passer toute la journée d'aujourd'hui et à ne repartir que ce soir par l'express de Paris, à onze heures. Joconde la considère avec une stupeur souriante; Annette essaie de la railler, et cela ne me fait pas aimer Annette, qui n'a pas assez d'esprit pour réussir à ce jeu difficile. Je supporte mal qu'on veuille contester la beauté, la grâce ou l'élégance d'une femme. Il y a toujours dans ces marchandages un ferment vilain d'envie ou de jalousie. La beauté des femmes est un fait et la seule vérité. Nous sommes créés pour nous prendre d'abord à ce miroir-là. Le reste de nos activités est secondaire et presque toujours dérisoire. Être riche et posséder le plus grand nombre possible de femmes; mettre son empreinte dans toutes les cires que la nature a façonnées pour nous, c'est peut-être, à bien réfléchir, le plus grand et le premier devoir religieux des hommes. On devrait élever des statues chastes aux mâles qui auraient connu le plus de femmes. Les mille et trois ne sont pas une chimère. En quarante ans de belle vie sexuelle on pourrait tripler ce chiffre, si l'on était assez intelligent, assez fort et assez beau. La beauté aide à l'accomplissement de l'amour; être admiré et désiré, cela donne aux esprits animaux une vigueur particulière d'expansion. Moi qui suis loin même du chiffre de Don Juan, du chiffre proportionnel de Don Juan, car j'ai perdu bien des jours à ne pas oser prendre ce qui s'offre toujours, ou à mordre au même fruit à satiété comme l'enfant qui n'abandonne que net comme un œuf le noyau de sa pêche, je désire du moins mettre la marquise dans mes souvenirs. Il y a des noirceurs sur une peau très blanche, à quoi je ne puis songer sans un tremblement. Cette Léda est bien une femme de plein air, ou du moins de plein soleil et de fenêtres ouvertes. Je crois qu'elle doit être aimée avec une impudeur religieuse et tendre, avec une lenteur de bœuf qui songe entre chaque touffe d'herbe broutée, ou de prêtre qui s'extasie entre chaque dizaine de son chapelet. C'est un autel privilégié; on doit ressentir à toucher ses pieds nus une bénédiction surnaturelle; elle est peut-être une nourriture, un breuvage et une absolution. Ses yeux ne parlent pas; ils écoutent. Ils ne m'ont pas encore entendu; ils m'entendront.

Je l'aime parce qu'elle va me délivrer de Joconde. Annette n'était pas assez forte pour déplacer le rocher. C'était la lutte d'une âme contre un corps; d'un cœur contre un ventre. Annette et Joconde n'étaient pas contradictoires; leurs ombres se mêlaient sans se déchirer dans ma tête. Elles me donnaient des fruits différents; elles me faisaient respirer des fleurs de jardin et des fleurs de serre: je ne pouvais refuser une des mains sans me priver d'un plaisir. Joconde et Léda, au contraire, sont de mutuelles négations. Quand on désire Léda, on ne désire plus Joconde. Une nouvelle sensualité fait dédaigner les anciennes habitudes. Cependant, comme je me marie dans un mois, si j'étais raisonnable, j'attendrais la prochaine surgie de la comète. Les comètes reviennent toujours, mais les femmes qu'on laisse échapper reviennent-elles jamais?…

Paul Pelasge

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Les Frênes, 22 septembre.

Mon cher Bazan, j'ai toujours l'air de te raconter ta propre aventure, mais tu me l'as permis et je crois comme toi qu'une femme aussi belle que Léda appartient légitimement à tous les hommes dont elle souffre l'amour… Cependant je ne possède rien que la permission d'espérer et j'ai perdu… Je ne sais pas encore ce que j'ai perdu.

Enfin voici. Hier soir, avant dîner, je me suis trouvé seul avec la marquise dans un coin du jardin, déjà sombre. Nous avons parlé, nous avons joué à parler, disant ces mille riens qui émeuvent déjà l'épiderme, qui font rire d'un rire où il y a du désir, de l'inquiétude, du peut-être et de l'impossible. Les sympathies vont vite quand l'heure de la séparation est connue; les heures valent des journées alors; les minutes suprêmes valent des soirées entières. La nature, en ces moments, abuse les cœurs aussi bien que les sens. On comprend soudain et, en vérité, on a entendu très clairement tout ce que les bouches auraient dit en quinze jours de causeries au hasard. Et il semble qu'une voix sortie des obscurités de la vie nous souffle les mots qui deviennent décisifs quand une femme les a écoutés sans rien dire. Il n'y a déjà plus de pudeur humaine; mais la pudeur sociale arrête encore le geste des bras qui cherchent la ceinture pour se poser à l'endroit flexible, à l'endroit même où une pression plie comme une touffe de roseaux la femme qui ne sait plus ce qu'elle veut. Mais ces élans sont rares sans le préambule de la «cour». Je n'osai que ceci: la marquise avait posé sa main sur une branche basse; je baisai cette main. Rien que cela, mais Annette nous avait suivis. Nous entendîmes un cri et nous vîmes une robe claire s'évanouir dans l'ombre. C'est extraordinaire comme la vie ressemble à un mauvais roman! Quoi de plus ridicule qu'une telle scène? Ce cri n'est pas un cri; c'est l'écho des feuilletons. Cependant il me perça le cœur. Tragédie discrète que je dissimulai à la marquise; elle dit: «On a eu peur; on nous a pris pour des fantômes.—N'en parlez pas, répondis-je. Ici, on a peur des revenants.—Et on a peut-être raison, reprit-elle. Rentrons. Nous nous reverrons; je vous le promets.»

La marquise est partie à dix heures. Annette l'a beaucoup regardée pendant le dîner, tout en évitant mes yeux qui étaient suppliants et probablement très bêtes. Je ne sais ce qui va se passer. Je t'écris le matin. Est-ce que je tiens beaucoup à épouser Annette? Je crois que oui. Il me semble que je ne suis venu aux Frênes que pour cela; que ce séjour a été l'une des nécessités de ma destinée; que cette enfant était à moi de toute éternité. Je crois cela depuis quinze jours. Cela est très peu conforme à mon caractère d'avoir une telle croyance; aussi je ne suis pas rassuré. Il est possible que l'explication que je vais avoir avec Annette m'attendrisse et finisse de me vaincre; il est possible que les exigences de ce cœur naïf et l'excès même de sa naïveté me fassent comprendre le péril des amours enfantines. Comment pourrai-je dominer cette petite âme, régler ces petits instincts de sensualité sentimentale, si je ne sais me piloter moi-même parmi la région dangereuse des récifs sexuels? Suis-je destiné à m'échouer d'île en île, prostré chaque fois sur des seins nouveaux, ou à rêver éternellement, le front appuyé sur les genoux purs de l'unique? L'Unique, c'est moi; ma propriété est d'attirer toutes les chairs vers la mienne et de vivre heureux au concert des cris d'amour qui sortent de toutes les poitrines anxieuses dévouées à ma joie. Pourtant, il m'en coûte de renoncer à Annette. Elle m'a inspiré le seul sentiment vrai que j'aie jamais ressenti; elle m'a rendu capable de mépriser la sensualité et de préférer, au ventre qui s'offre au soc, les yeux que l'on cherche pour y clore sous un scel la pensée qu'on voudrait y lire toujours.

J'ai peur, mon cher Bazan, de te dire des choses que j'aurais lues dans les littératures décadentes. Je suis terriblement de mon temps. Je hais le sentiment à l'heure même où je le subis et je range dans le musée des niaiseries les fleurs séchées que je garde pourtant entre les feuillets de mes poètes. Ma sensualité est stoïque. Je veux bien m'incliner à des fonctions animales et jouir d'être un chien; je ne puis pas volontairement mettre plus de poésie dans le lit que dans la table. L'amour, c'est toujours de la gastronomie. Je ne suis dupe ni de la beauté des femmes ni des pièges de l'inconscient. Les femmes sont belles parce que nous les désirons. La femelle ne contient pas plus d'absolu que le mâle. Je sais que si je suis ému au mouvement d'une gorge qui se gonfle sous les dentelles, c'est parce que le Dieu qui nous leurre m'impose le souci de perpétuer ce mouvement d'amour et l'organisme qui en est le moteur. Je sais que ces hanches sont pures parce que je suis lascif; je sais que ce ventre me trouble parce que je surgis,

Lys…

je sais que les bras qui me serrent et les aisselles que je respire sont les chaînes qu'a forgées Vulcain et le parfum que secrète la fleur née de la pierre de Pyrrha. Les Dieux me tiennent en laisse. J'obéis aux mouvements de la chaîne. Je suis l'esclave du désir. J'attends…

Paul Pelasge

ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE

Les Frênes, 23 septembre.

… Tout est fini, chère Adélaïde. La petite fiancée est redevenue l'enfant à personne que j'étais en arrivant aux Frênes, toute pleine de rires et de joies. Je ne comprends pas bien encore ce qui s'est passé. A mon âge on ne comprend pas bien. C'est ce que m'a dit mon père. Je ne comprends pas, mais je souffre. J'ai de la fièvre et des rêves. Dès que je m'endors, je vois passer devant moi, comme si j'étais en chemin de fer, toutes mes journées de jeu et d'amour; je reconnais tous mes gestes, mes robes, mes petites aventures dans la campagne, je suis émue, je souris, je suis heureuse,—et tout d'un coup la terre se met à trembler, il y a un grand orage, la nuit tombe, je m'évanouis. Quand je reviens à moi, c'est-à-dire quand je me réveille, j'ai la sensation d'une solitude noire et triste. J'ai peur, je tremble et j'attends le jour en pleurant. Je voudrais bien être morte, chère Adélaïde. Il est parti. Je n'ai pas voulu l'écouter, ni même le regarder. Je n'ai parlé qu'à mon père, qui a plus de colère que de chagrin; cela augmente mon trouble. Mademoiselle a voulu me persuader que je n'avais rien vu, que je suis une rêveuse. J'avais envie de la battre. Ma sœur a eu du chagrin, mais non pas à cause de mon chagrin. Elle pense que cette histoire la prive des huit jours que nous devions encore rester ici; mais que j'aie le cœur brisé, cela ne l'inquiète pas. Je suis seule. Enfin, nous rentrons à Versailles demain; je te raconterai tout. Nous pleurerons ensemble, dis?

Ton amie inconsolable,

Annette Bourdon

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Havoque, 23 septembre.

… Figure-toi, mon cher ami, que des femmes, des Parisiennes, sont venues me persécuter jusque dans ma masure de Havoque, proche du Haut d'Y, sur le havre de Saint-Germain, qui est à la fois un marais et un désert. Elles étaient allées se promener, cueillir sans doute les tristes fleurs de la criste marine, et ces fleurettes roses qui ressemblent à de grosses pâquerettes décolorées et rongées par l'eau et par le sable. Cependant la mer montait; l'Ay, à son goulet, se gonflait et bruissait déjà entre les dunes où il s'est creusé un lit. Le marais blanchissait vers le nord, où le flot pénètre plus vite. Je crus prudent de déguerpir. En me retournant, je vis ces innocentes Parisiennes assises sur un petit monticule que l'eau commençait à entourer; elles regardaient. Je criai, mais le vent me coupait la parole, et peut-être l'émotion, car je connais assez la mer pour savoir combien elle est sérieuse et inexorable. Il me fallut donc courir dans la tangue gluante et faire un détour assez dangereux. Quand j'arrivai, la ceinture blanche se bouclait autour du monticule. Les deux femmes, soudain inquiètes, s'étaient levées; je surgis, je les pris par le bras; j'étais le gendarme des grèves, je ne lâchai mes prisonnières que tombées sur le sable sec où leurs robes trempées firent des ruisseaux. Elles n'avaient sans doute pas songé à me regarder durant notre course à travers l'herbe grasse et l'eau sale. Assises en lieu sûr, effarées, haletantes, serrées l'une contre l'autre, elles levèrent en même temps les yeux sur moi. J'allumai ma pipe, mais je vis leur surprise que je ne fusse pas un paysan; je vis aussi que l'une était toute jeune, l'autre presque vieille et qu'elles ne se ressemblaient pas. La vieille tremblait de froid et de peur; la jeune se leva et toute empêtrée dans sa robe chargée de sable et de limon, les cheveux défaits, sans chapeau, elle fit deux pas vers moi et me tendit la main. Je lui montrai un petit dôme vert qui semblait nager sur les eaux grises: «Voilà où vous étiez. Il n'y avait aucun danger. Ce point ne couvrira pas aujourd'hui, parce qu'il n'a pas couvert hier et que la marée est en décroissance. Je ne vous ai donc pas sauvé la vie. N'exagérons rien. Je vous ai empêchées de vous enrhumer, voilà tout, car à minuit le chemin sera libre. Seulement il n'y a pas de lune, le vent est quelquefois méchant et on peut perdre la tête. Maintenant la seule maison voisine est la mienne. On la voit presque d'ici. Vous y trouverez la Guicharde qui vous fera du feu. Adieu. Je vais à Lessay.»

La Vieille: Oh! vous n'allez pas nous abandonner comme ça, sur cette plage déserte…

Moi: Comme dans Robinson.

La Vieille: Qu'est-ce que nous allons devenir?

La Jeune: Vous n'allez pas aller à Lessay, mouillé comme vous êtes. Vous êtes encore plus mouillé que nous.

Moi: Naturellement, parce que je vous ai soulevées en passant le gué. J'en ai eu jusqu'au poitrail et vous à peine au-dessus des genoux. Un rustre comme moi, ça a de la force.

La Vieille: Et du cœur.

La vieille veut me flatter, mais je m'ennuie énormément. Je prévois une famille, avec des messieurs dans les affaires, des remerciements, des invitations, des portraits, des récits du sauvetage, un pèlerinage inconvenant à la masure «du grand peintre qui se cache à Havoque pour mettre la dernière main à un tableau qui sera remarqué au prochain Salon: l'entrée d'une flottille de pirates normands dans la baie de Saint-Germain-sur-Ay». Je prévois des choses aussi bêtes que ça, sans compter que la jeune fille va peut-être se mettre à «aimer son sauveur». Tu as vraiment raison: tout ce qui se passe dans la vie, c'est de la mauvaise littérature. Est-ce que je vais être obligé de rentrer à Paris pour être tranquille? Cependant il faut prendre une décision. La vieille grelotte. Je lui donne la main pour se lever; elle gémit, se redresse enfin et nous partons. Le chemin est court, mais dur; il n'est pas agréable de marcher dans le sable avec des chaussures mouillées.

Nous arrivons. La Guicharde «épluque» toujours mon jardin. Je lui commande de faire du feu; mais il n'y a pas beaucoup de bois. On brûle les chardons de mer dans la grande cheminée qui fume. Cela sent un peu la fumigation pharmaceutique; mais pourvu que cela n'abîme pas ma peinture? Cependant je n'ai qu'une seule pièce. Je prends le moufle de la Guicharde et je vais «épluquer» les chardons, pendant que les naufragées, en attendant que leurs vêtements aient séché, respireront les saines vapeurs de l'iode. Je fais ma toilette sous un hangar, puis je cueille un chardon et je l'admire; il semble découpé dans une masse d'acier bleu; il sonne comme du métal; il pique comme la pomme épineuse d'un fouet d'armes. Le chardon me rend un peu de bonne humeur et je songe sans amertume aux corps féminins qui se dévêtent, sous les yeux innocents de la Guicharde, devant mon feu de joie. Cependant la porte s'ouvre et la vieille paraît sur le seuil. Elle est pleine de reconnaissance, maintenant qu'elle a chaud et sec. Elle a déjà «admiré» ma peinture; c'était inévitable. La Guicharde lui a dit mon nom: «Un monsieur Basin qui tire le portrait». Elle me permet d'entrer chez moi, «quoique Adélaïde ne soit pas présentable, car elle était bien plus mouillée qu'on ne croyait». Drapée maladroitement dans un rideau de mousseline à fleurs jaunes, Adélaïde s'est assise dans un coin sombre et elle songe pareille à une Polymnie de carnaval. Son linge sèche toujours. Comme mon étable est vaste, cela n'est pas trop indécent. A mesure que sa silhouette s'éclaircit dans l'ombre, Adélaïde me surprend par une attitude noble et des lignes pures. Elle est belle sous le rideau qui lui donne un air japonais; je vois une épaule et la naissance riche d'un bras. Les bras grêles m'attristent; les bras puissants témoignent de la gloire des hanches et de la plénitude des seins. Elle est assise sur un coffre de paysan que j'ai mis là. Les pieds nus battent indifférents contre les panneaux où des corbeilles de fleurs sont sculptées; ils sont fins sans mièvrerie, cambrés, ramassés, solides. L'eau de mer les a nacrés de sable fin; ils brillent comme des pieds de marbre, et aussi haut que le rideau le permet, c'est le même grain de peau fin et poudré d'étincelles. Ah! comme j'ai baisé follement, non loin d'ici, il y quelques années, des jambes adorées, salées par la mer! Mais je regarde Adélaïde sans trouble et, tout en écoutant le bavardage cordial de la vieille, je crayonne des lignes. Comme on me laisse faire je trempe un petit pinceau dans de l'eau gommée et j'achève mon croquis en le saupoudrant d'une tangue figue et nacreuse qui fait ressembler Adélaïde à une statue de sel enveloppée d'un châle. Cela rend mon souvenir plutôt que mon impression. Je songe aux jambes que j'ai aimées et aux baisers qui nous emplissaient la bouche de sable et de salure. Adélaïde ne dit rien, regarde par la porte ouverte l'étendue jaune et bleue des sables, des joncs, des chardons et des herbes coupantes. Le soleil couchant depuis quelques minutes fait étinceler ses jambes poudrées; le rayon monte, atteint son buste où il semble sculpter dans de l'or deux seins orgueilleux; il arrondit encore ses épaules graves, donne à la figure la teinte orangée des vieux portraits, aux yeux bruns un ton de flamme et aux cheveux châtains une transparence fauve. Elle se laisse admirer. Peut-être me prend-elle pour un appareil photographique? Attitude bien faite pour me séduire, car j'aime les femmes que l'on peut regarder, qui sont muettes et respirent harmonieusement. Si elle pouvait me détester et me laisser faire son portrait—dans un rideau sans fleurs—je ne regretterais pas d'avoir vécu une page de mauvaise littérature. On trouve si difficilement des modèles obéissants et silencieux! Si elle pouvait me mépriser assez pour ne pas m'adresser la parole et me donner deux ou trois matinées par hypocrisie de reconnaissance! Je songe ainsi quand une voix douce, mais rendue presque méchante, nous dit brusquement, au milieu d'une auréole: «Laissez-moi maintenant. Je vais m'habiller.» Tout a une importance dans les épisodes de la vie sauvage: je me souviens que j'ai du thé. Suis-je à Juan Fernandez ou à Havoque? J'ai du thé. Je mets moi-même une bouillotte au feu et j'offre à la mère d'Adélaïde de faire un tour de jardin. Nous nous promenons dans le sable; je fais apprécier l'état de mes travaux de défrichement; je dévoile à la dame les vastes projets de mon imagination. En un quart d'heure Havoque est une ville qui rampe jusqu'à l'Y où un phare à éclipses orne la jetée en estacade. Mais pour le moment je suis voué au silence et à la retraite. Elle ne sait plus si monsieur Basin est un peintre de portraits ou un entrepreneur de villes d'eaux. Elle s'appelle Madame veuve Fairlie. Son mari était «dans les affaires», nécessairement, associé de la maison O'Clova, de Perth. Elle me conte sa vie, de ce ton dolent que prennent pour ces narrations les femmes qui n'ont pas été très heureuses, et elle insiste sur deux points: elle n'est pas du tout anglaise; elle est née à Lessay, dernier rejeton des Lefèvre d'Ectot. Son père qui était médecin étant allé se fixer à Paris, elle rencontra Fairlie qui l'épousa pour sa beauté de Normande aux yeux clairs: «Ma fille me ressemble si peu et a si peu mes idées!» Madame Fairlie me parle de sa fortune qui est encore «assez belle»; mais tandis qu'Adélaïde possède en propre une part d'intérêts considérable dans la maison O'Clova, la vieille dame normande a acheté des terres qui ne lui rapportent pas des revenus tous les ans: «Mais la terre, c'est encore ce qu'il y a de plus solide.» Elle passe trois ou quatre mois par an au manoir de Cavilly. C'est de là qu'elles sont venues à Lessay cueillir de la criste-marine,—manie héréditaire, sans doute, qui doit sembler ridicule à Adélaïde.

Moi: Et vous voudriez retourner à Millières, ce soir? c'est impossible par le chemin de fer. La Guicharde va aller à Lessay vous louer une voiture, qui sera ici dans une heure et vous conduira directement à Cavilly par Créances et Le Buisson. Vous voyez que je connais le pays.

Madame Fairlie: Oh! merci!

Adélaïde, qui est survenue: Mais non, les chemins sont trop mauvais par Le Buisson. Nous retournons à pied jusqu'à Lessay et de là nous nous ferons conduire. Nous avons déjà tant abusé de «Monsieur Basin»!

Madame Fairlie: C'est que je suis bien fatiguée.

Moi: Cela ne vous empêchera pas de reprendre la route de Lessay, quoique le chemin du Buisson soit très bon et plus court.

Adélaïde: Ce n'est pas mon avis. Je vais moi-même à Lessay. Venez au moins au-devant de la voiture. Cela n'est pas très amusant, ces promenades dans le désert. Adieu, Monsieur. Ma mère vous remerciera. Je me sauve!

Madame Fairlie, obéissante: Je voudrais vous remercier, mais comment?

Je la laisse dire. J'attends le pourboire.

Madame Fairlie: Consentiriez-vous à faire le portrait de ma fille? Voilà longtemps que je cherche un peintre de talent…

Moi, à part: Et pas trop cher…

Madame Fairlie: Vous viendriez passer quelques jours à Cavilly.

Moi: Si je vais à Cavilly, j'en reviendrai le même jour. Un portrait, cela peut demander une semaine ou un mois; on ne sait jamais.

Madame Fairlie: C'est que, si vous venez sans prévenir, vous trouverez rarement ma fille. Elle a une bicyclette et elle s'en sert. Vous ne l'avez jamais rencontrée? Cela est surprenant. Nous avions pensé à avoir une voiturette pour sortir ensemble, mais elle prétend que les chemins sont trop mauvais…

Moi, comprenant enfin: Les chemins sont bons pour les voitures du pays, voilà tout.

Madame Fairlie: C'est dommage. Les chevaux ne sont pas souvent libres. J'aimerais pourtant à sortir quelquefois et aussi à surveiller ma fille.

Moi: Elle est distraite?

Madame Fairlie, sans comprendre: Distraite, ou imprudente.

Ainsi tantôt…

Moi: Mais vous étiez là!

Madame Fairlie: Je m'en rapporte à elle, toujours. C'est elle qui commande. Je l'aime tant! Si elle avait été seule, d'ailleurs, elle n'aurait pas perdu la tête. Elle nage très bien et rien ne lui fait peur…

Moi: Alors c'est plutôt vous qui auriez besoin d'être surveillée?

Madame Fairlie, riant: Peut-être bien. Je pense à des choses tristes, à autrefois, à ma solitude, à tout ce que ma vie a eu d'incomplet, de borné, de gris. Adélaïde est bien plus heureuse que moi. Je la laisse libre, trop libre… Elle est très capable de revenir vous voir toute seule, si vous lui avez plu. Que pourriez-vous penser de cela?

Moi: Oh! je n'ai pas beaucoup de préjugés, ni beaucoup de politesse. Peut-être bien que je ne lui ouvrirais pas. La peinture avant tout, n'est-ce pas?

Madame Fairlie: Vous raisonnez très bien… Ah! la voilà!… Venez à Cavilly, je vous attendrai tous les jours.

Madame Fairlie monte dans le grand cabriolet que conduit un enfant. Adélaïde me fait un très léger signe de tête, la voiture vire lof pour lof et s'éloigne…

Bazan

ADÉLAÏDE FAIRLIE A ANNETTE BOURDON

Cavilly, 25 septembre.

Chère amie, quand tu m'as annoncé ton mariage, je t'ai envoyé quelques petits compliments enveloppés comme des bonbons douteux dans l'ironie d'un papier en dentelle. Tu n'as pas compris et tu as cru que mon petit cœur rêvait aux joies discrètes de l'état de fiancée. La vérité est que j'étais triste et humiliée de voir la plus jolie et la plus tendre de mes amies se jeter ainsi les yeux fermés dans les bras égoïstes d'un homme particulièrement détestable. Ma joie a été très grande d'apprendre qu'il s'est rendu lui-même impossible et que tu ne peux plus songer à lui sans rougir de ton songe enfantin. Tu souffres passionnément, mais tu méprises. Tu ne souffriras pas longtemps et tu auras appris qu'il ne faut donner aux hommes que ce qu'ils nous donnent, le caprice d'un désir sans amour. Les plus candides détestent la femme qui n'a plus rien de nouveau à leur offrir. Tu avais donné ton cœur; tu allais donner ta beauté et ta virginité! Imprudente qui ne gardais rien à jeter aux monstres le long de la vie! Chère enfant, il faut au moins garder son cœur, si on n'a pas la force de garder tout. Le cœur d'une femme, cela contient son âme et son intelligence. Nous comprenons en aimant, nous autres. Donner l'intégralité de son amour, c'est se résigner à la pauvreté intellectuelle; c'est se dégrader. Si encore l'homme en valait la peine! Mais quel homme mérite un tel sacrifice, ou quel homme est assez noble pour rendre une fille fière de son état insensible à la souffrance d'une telle diminution? Y a-t-il une sécurité qui vaille la liberté? Vivons libres, chère Annette. Tu m'avais promis de ne jamais disposer de toi sans me consulter. Renouvelle-moi cette promesse et, cette fois, jure-moi de la tenir, au nom même de ta douleur présente. Nous resterons ici très longtemps encore, aussi longtemps qu'il ne fera pas froid. Je ne sais donc quand je pourrai te voir et te réconforter. Mais pourquoi ne viendrais-tu pas à Cavilly? On ne peut rien te refuser, en ce moment, viens! Ta Mademoiselle pourrait te conduire à moitié chemin et nous irions à ta rencontre. Tu sais que je ne veux pas l'avoir chez moi: elle n'a pas des yeux comme nous; ils contiennent je ne sais quoi que j'ignore et que j'ai peur de lire. Viens, chère Annette. Ici, tu seras libre comme moi, d'une liberté sans but, sans obstacles et sans accidents. Le pays est un désert d'hommes. Il n'y a que des cultivateurs et des pêcheurs; sur les plages, quelques familles ridicules. Cependant, j'ai rencontré sur les chemins un monsieur qui n'est pas sot et hier nous avons, ma mère et moi, fait la connaissance d'une sorte de peintre excentrique qui pourra nous distraire. Il n'est pas très intelligent. C'est un peintre. Mais sa peinture est amusante. Il vit dans une pauvreté bizarre, qui semble volontaire. Ce qui me semble étrange, c'est qu'il a reçu hier une lettre timbrée de La Fresnaye comme les tiennes. Je l'ai vue sur sa table. Mais il y a tant de La Fresnaye!

Je t'attends, chère Annette…

Adélaïde Fairlie de Cavilly

XAVIER DE MAUPERTUIS A LA COMTESSE DE TRÉVIRE

La Devise, 25 septembre.

Madame, puisque vous êtes revenue de votre Allemagne et puisque ma vie vous intéresse un peu, cette année, je vous conterai une petite aventure, inachevée et sans fin possible, qui ne vous en fera pas moins rougir de jalousie. Car vous rougissez quand vous êtes jalouse, et vous êtes jalouse quoique vous ne mettiez jamais en jeu que votre amitié contre des désirs que votre beauté rend passionnés. Donc, vous le pardonnerez puisque j'étais loin de vous et hors de l'influence de vos yeux, j'ai rencontré ici, dans les sables de La Devise, une jeune fille farouche et errante comme une mouette, qui m'a inspiré un sentiment d'une banalité extravagante. Je sais son nom et sa situation dans le monde, mais cela m'occupe peu; je l'appelle le Chardon bleu. J'aurais pu la rencontrer chez vous ou chez votre belle-sœur; je l'ai rencontré sur la plage déserte de La Devise, cela vaut mieux. Elle se faisait expliquer l'heure des marées par un pêcheur de varech que je connais, le vieux Guichard: comme elle ne comprenait pas, car le patois de Créances est une langue fort difficile, je fus interprète. La moindre supériorité d'un homme lui donne prise sur la femme à qui il a rendu service: les femmes n'ont pas de vanité contre les hommes. Depuis ce jour, qui date de plus d'un mois, je la rencontre ici ou là, presque tous les jours. Il est vrai que ma promenade est quotidiennement la même. Je suis la marche de la mer, comme un crabe; je descends et je remonte avec elle.

Vous savez avec quelle joie j'ai quitté Paris cette année, quand j'eus trouvé le courage d'accepter votre conseil. Cependant le voyage que j'entreprenais ne devait guère contribuer à me rasséréner. Je ne puis vivre chaste que dans une solitude qui m'est connue, dans la familiarité d'une tanière habituelle; et quand je ne suis pas chaste, je me méprise et je m'ennuie après. Ce n'est qu'en arrivant à La Devise que j'ai pu oublier les plaisirs que je fuyais. Mais, soyez jalouse, amie très sage, c'est au Chardon bleu que je dois la guérison suprême. Je crois que le but de la Mademoiselle était de me faire épouser une des petites Bourdon et d'instituer ainsi à son profit, car elle régente la maison, un ménage à trois ou à quatre dont elle eût été, c'est le cas de le dire, la cheville ouvrière. Un rêveur pourrait se laisser prendre à cela tout comme un débauché. Je rêvais trop; vous m'avez secoué le bras, avec beaucoup d'à propos. Je ne sais pourquoi elle n'a pas plutôt cherché à conquérir Pelasge; il aime les femmes dont le dévouement sexuel est absolu: si elle songe à lui, il s'en tirera difficilement.

Mais je veux vous conter une de mes journées; ce sera les conter toutes, car je vis dans une monotonie délicieuse. Sorti de la maison d'argile, de la chaumière normande aux murs de terre, au toit de paille, je marche vers la grève. Retirée du marais, la mer a laissé çà et là de larges taches d'argent; je les franchis à gué, bravement, comme jadis, sans plus d'émoi que les pêcheurs. Le souci du costume, de la tenue m'a tout à fait abandonné; je suis vêtu du même gros molleton blanc que les hommes de la côte; c'est la seule étoffe qu'on puisse laisser sécher sur soi sans danger. Je m'en vais donc pieds nus, redevenu assez pareil aux gens du pays, les mains jaunes, la nuque rouge, le front roussi. C'est vraiment très agréable. De temps en temps, baissé vers un coquillage, un silex sculpté par les vagues, je me réjouis d'être là, puis je m'abandonne à une inconscience douce. Je suis parfaitement heureux. D'abord je respire très bien dans cet air frais, humide et salé; ensuite, comme si la pensée n'était que le triste produit de l'empoisonnement du cerveau par le sang mal rafraîchi, depuis que je respire, je ne pense plus. Je pense au vent qui mène le temps et à la pluie qui contrarie les apparitions de Chardon bleu. Il y a des matinées où ma vie est suspendue à ce fil: va-t-il pleuvoir? Des millions d'êtres humains occupent honorablement leur existence à interroger ainsi la destinée: va-t-il pleuvoir? Moi aussi j'interroge avec anxiété la marche légère des nuages fleuris qui, comme des héliotropes célestes, semblent parfois suivre la marche du soleil. Quand les petites mousses légères, soudain devenues des ailes, fuient vers l'occident, je me mets en route, avec la permission de la mer, et ayant franchi le golfe de sable, d'herbes grasses et d'eau mourante, je gravis, poussé par le vent, les hautes dunes de sable dont le gazon rude et rare est fait de joncs coupants et dont les fleurs sont des chardons en acier bleui par le feu du soleil.

Alors je songe. Pourquoi ne passerais-je pas ici, au bruit de cette mer que j'aime et qui me berce, les douteuses années qui me restent à vivre? Je suis arrivé au moment où l'on est qualifié par les femmes bienveillantes d'homme «encore jeune» ou «dans la force de l'âge»; cela donne des idées nouvelles et raisonnables; cela colore la vie et le ciel de teintes apaisées; cela fait qu'on regarde les jeunes filles avec une inquiétude affable et qu'on n'a plus du tout envie de sourire quand on voit dans les gares des provinciales gauches roses et jolies. Mais je ne songe plus longtemps. J'ai perdu la foi; je suis le fidèle tiède et triste dont les prières n'ont jamais été exaucées. Je sais que l'imprévu seul se réalise. Je suis prêt à tout: à rester, à partir, à aimer, à mourir ou à siffler dans le vent les derniers couplets de ma vaine chanson.

Chardon bleu a les sourcils noirs et les cheveux cendrés; elle est assez grande, mince, très musclée, souple et nerveuse; elle a l'air insolent et froid. Il est probable qu'elle cherche un maître, car si elle cherchait un esclave, elle l'eût trouvé trop facilement. Je lui ai dit cela, mais elle m'a répliqué: «Je cherche un égal.» C'est un mot, mais qui est peut-être plus juste que mon appréciation et qui peint assez bien son caractère extérieur. Nous causons ainsi en nous promenant le long des flots verts et blancs, ou bien en suivant les gens qui vont à la pêche sur les rochers noirs qui semblent, comme de vieux navires engloutis, remonter parfois à la surface de la mer. Hier, notre causerie, que j'avais voulue plus vive, fut assez curieuse. Je vais vous conter l'anecdote tout entière; c'est un document sur l'état d'esprit des filles d'aujourd'hui, si différentes de ce que vous fûtes, il y a quinze ans, quand vous m'aimiez un peu.

Donc, comme j'arrivais au pied des dunes, j'aperçus Fairlie (c'est un autre nom plus vrai), qui venait de surgir et qui me regardait. Je voulus grimper tout droit la pente raide et fragile; mais le sable fuyait comme de l'eau sous mes pieds. Arrivé au sommet de la pente, au moment où j'avançais la main, le rebord de sable où je me tenais debout s'écroula doucement et, tel qu'emporté par une trappe, je redescendis avec une certaine majesté ridicule jusqu'au bas de la dune. Fairlie souriait, l'air méchant, avouant la joie de la femme devant l'humiliation de l'homme. Mais je remontais déjà. Alors elle se coucha sur le sable, près du bord, la tête en avant, gargouille moqueuse; ses coudes en angle aigu la faisaient ressembler à l'une des bêtes de Notre-Dame: sa poitrine bombée se tendait comme en pierre. Elle raillait, mais avec la voix assez amicale, maintenant, satisfaite de sa supériorité.

—«Courage! Encore un pas. Non, ne touchez pas à l'herbe, vous allez vous couper. Donnez-moi la main…»

Vous voyez le ton de familiarité innocente et un peu sèche.

Nous allâmes nous asseoir, les pieds tombants, côte à côte, en face de la vaste mer pâlissante, et nous parlâmes, mais le vent emportait nos phrases:

—«Vous avez dit? Je n'ai pas entendu. Il fait beaucoup de vent.»

Et je répétai:

—«Il fait beaucoup de vent!»

Elle se mit à rire et son rire dominait le vent; son rire semblait apporté par le vent du fond de la nature; son rire était vraiment la réponse éternelle des choses aux questions qui contredisent l'ordre des saisons.

Qu'avais-je dit? Je crois que j'avais dit ma pensée secrète, mais en termes confus et honteux. Il y a des caractères que l'amour rend très lâches. Ils savent qu'une moquerie les éloignerait à jamais d'une femme dont ils n'imaginent plus l'absence; ils voudraient qu'on vînt à leur secours, qu'on dictât leur discours et peut-être que tout fût deviné sans paroles. Ces caractères ont beaucoup de pudeur sentimentale; c'est celui des hommes féminins. Le rire de Fairlie, cependant, ne me causa aucun trouble. Elle voulut descendre.

—«Nous marcherons le long des dunes. Là, je vous entendrai; le vent vient de terre.»

Cette remarque précise et juste me plut. Nous nous laissâmes glisser comme des enfants.

—«Que de fois j'ai joué, toute seule, à grimper aux dunes et à en descendre de toutes les façons, même les mains en avant! J'avais du sable dans les cheveux pendant huit jours. Ma mère disait que ma tête ressemblait à ces grosses éponges vertes, alourdies de sable et de petites coquilles que la marée parfois rejette sur la grève. Oh! il y a longtemps! J'ai vingt ans aujourd'hui, mais j'aime encore le jeu et j'aimerai toujours la lutte et la liberté. Que disiez-vous?

—Vous le savez.

—Eh bien, oui, je le sais. J'ai entendu. Vous disiez: «Il y a une femme que je voudrais aimer ici, sous ce ciel gris, près de cette mer vaste, parmi ce vent; et je voudrais vivre ici avec elle…» J'ignore si vous avez ajouté: «… Et y mourir.» Il faisait beaucoup de vent. Aimez-vous cette femme à cause du paysage où vous l'avez rencontrée? Ou bien aimez-vous cette terre à cause de la femme qui l'a peuplée pour vous? Est-ce la terre natale qui s'est dressée devant vous au coin d'une haie d'épines et vous a mis la main sur l'épaule? Que vous a-t-elle dit? Les choses sont muettes. Est-ce moi qui ai parlé? Je suis muette aussi. Du moins je ne réponds que quand il me plaît de répondre.

—C'est vous assurément. Je n'ai pas la superstition de la terre natale. La vraie terre natale est celle où l'on a eu sa première émotion forte. Il s'agit donc de vous, d'abord, mais je n'ai pas encore songé à dissocier votre image d'avec l'image de ce paysage rude et sombre. Quelle femme, sinon vous, aurait pu me troubler dans ce désert, parmi une telle aridité humaine?

—Il faut donc toujours en venir là?

—A quoi?

—A s'expliquer.

—Mais, dis-je, ceci n'est pas une explication. C'est une causerie un peu plus intime, peut-être, voilà tout. Nous parlons de nous-mêmes, au lieu de parler des vagues et des rochers. Je suis plein de simplicité.

—Et moi aussi, répondit Fairlie. Je ne ressemble pas aux autres femmes…

Je ne pus m'empêcher d'interrompre avec une grande politesse:

—Aucune femme ne ressemble aux autres femmes…

Elle reprit avec impatience:

—Écoutez donc. Je ne ressemble pas aux autres femmes, quoique je ressemble à d'autres femmes. Si vous vous attendiez à trouver en moi les vertus, les défaillances, les pudeurs et les coquetteries ordinaires, vous serez trompé. Je ne réalise pas l'idéal de vos préjugés et de vos habitudes intellectuelles. Je suis le contraire de cet idéal, puisque je suis égoïste! Vous entendez? Le vieux mot Sacrifice n'a pas plus de sens pour moi que n'en ont, épelées séparément, chacune des huit ou dix lettres qui le composent. Je suis égoïste comme un homme. Je veux, comme un homme, comme vous, vivre ma force, mon intelligence et mes sensations; je veux vivre ma vie.»

Ces idées, vous le savez, me plaisent beaucoup. Je ne fus surpris que de les entendre de la bouche d'une jeune fille intacte et raisonnable. Elles sont donc compatibles avec la dignité morale, avec la vertu pratique; cela m'a réjoui et je l'ai dit. Fairlie, qui croyait sans doute m'étonner, sembla froissée, moins de mon enthousiasme que de mon acquiescement. Se juge-t-elle diminuée d'avoir été trop bien comprise ou trop bien expliquée? Je saurai ce qu'il y a de sincère et ce qu'il y a de factice dans ce caractère orgueilleux.

Nous marchâmes en silence plus d'une heure, le long de la dentelle d'écume que les vagues rejetaient avec patience sur les épaules nues de la grève dorée. Quand elle me quitta, il y avait dans ses yeux cette inquiétude qu'y met le long silence d'une pensée unique. Elle reviendra demain; je l'attendrai à l'endroit même où elle m'a serré la main sans mot dire, avec un sourire sérieux. J'en suis sûr. Elle veut vivre sa vie, mais elle vit déjà un peu la mienne.

Grondez-moi et dites-moi ce qui va arriver. Moi, je n'en sais rien du tout…

Maupertuis

P.-S.—J'ai appris qu'il y aurait près d'ici, caché dans «une manière d'étable», à Havoque, un «Monsieur Basin», qui «tire des portraits». Serait-ce notre Bazan disparu? Je vais explorer le pays.

XM.

ANNA DES LOGES A PAUL PELASGE

Versailles, 28 septembre.

… Ne perdez pas la tête et ne désespérez pas. La petite oubliera plus vite votre étourderie que votre amour. Je crois lui avoir déjà fait comprendre qu'un baiser sur une main gantée n'est pas un acte de trahison; que d'ailleurs vous avez été provoqué par l'attitude de la marquise; que ce baiser enfin ne fut qu'un «baiser de cotillon». En prenant ainsi votre défense contre A., je la prends contre moi-même, car je n'ai pas été très flattée, tout d'abord, de votre empressement vers une femme dont je connais la nature impressionnable et les curiosités sensuelles. Mais, puisque je ne suis pas jalouse d'A., que vous aimez, pourquoi le serais-je de C., que vous avez désirée pendant quelques heures et à qui vous ne pensez peut-être plus? Sans compter votre mariage, vous me ferez bien des infidélités, mais moi vous ne m'oublierez jamais, parce que je suis le parfum qui vous pâme et le vin qui vous enivre. Nous nous retrouverons très prochainement même si Annette ne vous pardonnait pas, car nous sommes destinés à vivre l'un près de l'autre et à descendre ensemble, jusqu'à la mort, toujours plus bas dans l'abîme des joies excessives. Le bonheur est très profond; je ne veux pas remonter sans avoir été jusqu'au bout, sans lui avoir arraché sa dernière touffe d'herbe. J'étais heureuse près de toi; je suis heureuse sans toi, car j'entends déjà tes pas dans l'escalier. Je suis heureuse, c'est mon état, et c'est pour cela qu'on ne peut se déprendre de moi quand on a goûté de moi. Je donne le bonheur, parce que je le possède. Va! Aime les autres femmes! Je veux être comparée pour être mieux aimée. Je veux être plus qu'aimée, je veux être choisie, Adieu, mon élu.

A.

ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE

Versailles, 28 septembre.

… Pourquoi me dis-tu des choses méchantes? Je ne demande qu'à être raisonnable et à ne pas souffrir. Je suis née pour sourire et non pour pleurer.

J'avais eu tant de plaisir pendant ces deux mois! J'avais joué si ingénument avec les fleurs et avec mon cœur! Les fleurs sont mortes et mon cœur est malade. Oui, je viens, mais tu m'embrasseras en silence et si je pleure tu m'essuieras les yeux. Mon père me traite avec dureté et me parle avec ironie. Je ne vois pas bien pourquoi ce mariage manqué le contrarie si fort. Il y revient à chaque instant et son imagination, que je n'aurais pas crue si riche, lui fournit les allusions les plus cruelles et les plus blessantes. Cependant ma tante reste muette comme à l'ordinaire, mais il y a je ne sais quelle colère dans ses yeux si beaux et si résignés. Mademoiselle me console et me cajole d'une voix menteuse. Ah! chère Adélaïde, j'ai peur de commencer à comprendre un peu la vie; j'ai peur d'avoir appris tout d'un coup à regarder autour de moi! Enfin, je suis libre. Mon père m'a permis de partir à peu près dans les termes qu'il eût choisis pour me chasser. Je ne sais comment je pourrai vivre là désormais. Chère Adélaïde, je suis toute endolorie. Tu me toucheras avec précaution, n'est-ce pas?…

Annette

LA COMTESSE DE TRÉVIRE A XAVIER DE MAUPERTUIS

Paris, 28 septembre.

… Vous, une aventure sentimentale! Et de quel genre! Que signifie ce dialogue féministe! Avez-vous tant raillé pour en venir à adorer une émancipée? Car vous l'adorez, et elle vous le rend, malheureux! et tous les deux, tous les jours, vous vous acheminez bien sagement, le cœur battant, à votre rendez-vous dans les dunes! Quel lieu pour s'adorer que ces dunes de Pirou, pleines de vent, de soleil et de mouches! Votre idéalisme m'épouvante. Vos rêves transformeraient en paradis la cale d'un caboteur ou la cabane d'un douanier! Vous savez que j'eus le désespoir, il y a trois ou quatre ans, de passer un mois dans ce pays infernal; oubliez donc de m'en vanter la beauté; je le connais et je souffre à l'idée que vous y êtes heureux. Sans cela, oui, je serais jalouse! J'aurais voulu, mon cher railleur, être l'ouvrière de votre métamorphose et vous entendre, au moins une fois, prononcer sans ironie des mots tendres. Quelle est donc cette chasseresse des grèves mortes qui va encore me voler un de mes amis? Au moins, ne vous diminuez pas. Gardez la liberté de votre tête. Ne donnez rien de votre intelligence. J'ai besoin de votre amitié et de votre esprit. Je suis très abandonnée. Ni Pelasge, ni Bazan ne m'ont écrit de tout l'été, je ne sais aucune nouvelle. On dit que Madame de P.-A. est devenue la maîtresse de mon mari, j'ai appris cela par les journaux. Voilà comme je suis renseignée. Informez-vous bien si le Monsieur Basin n'est pas l'être absurde que nous appelons Bazan? Il me doit des nouvelles de lui-même, un tableau qu'il m'a promis et un récit de son séjour aux Pins. Comme ma belle-sœur, qui m'avait demandé un peintre pour faire son portrait, ne m'a ni remerciée, ni même écrit à ce sujet, j'ai peur qu'il ne se soit passé là des choses extravagantes. Mon fils est l'héritier du marquis, mais Claude est capable de tout, même d'avoir un enfant d'un mari notoirement incapable. Si le séjour de Bazan avait fait ce miracle, je serais une sotte et Bazan un monstre. Il est vrai qu'elle a déjà eu tant d'amants! J'en suis à ces calculs bas, mon cher ami, parce que mon mari me ruine, que j'aime le luxe et les voyages et que j'aurais honte de restreindre mon train de vie. Ne rougissez pas de moi, puisque je rougis moi-même, non de jalousie, hélas! je suis bien morte à tout désir. J'ai trop souffert à vivre pour espérer que des heures d'abandon m'apporteraient une joie définitive, et j'ai trop de regrets dans le cœur pour risquer d'en augmenter encore le nombre. Pensez à moi et écrivez-moi, vous qui savez aimer dans une femme autre chose que sa nudité et qui pouvez toucher une main chaste sans tenter de la corrompre. Soyez heureux. J'ai confiance en vous: si vous épousez votre Fairlie, j'aurai deux amis au lieu d'un…

Trevire

PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

Orglandes, 10 octobre.

… Nous avons beaucoup d'imagination, tous les deux, cher Bazan, mais tu m'as vaincu. Sans doute, j'ai vu Annette, j'ai vu Joconde; sans doute je vois C*** avec les yeux de la complaisance, du désir, de l'espoir; mais je ne me suis pas permis cependant, quand je te confiais ma pensée, de considérer comme réelles, advenues et inexorables, les aventures qui n'existaient encore que dans ma volonté. Es-tu bien sûr, cher ami, d'avoir toujours eu la même prudence? J'ai amplifié, j'ai coloré; es-tu bien sûr de n'avoir jamais inventé? Tu sais quel hasard m'a mis sur le chemin de la marquise de L. T. Comme tu avais rompu avec elle, j'ai accepté sans remords les flèches qui me perçaient et me réjouissaient; ce fut comme dans les estampes symboliques du jésuitique dix-septième siècle; mais les dards de lumière que je renvoyais vers l'audacieuse nymphe glissaient sur sa poitrine et tombaient à ses pieds. Je l'ai revue à Paris, je l'ai revue aux Pins où un subterfuge convenu m'a permis de passer trois jours, et je me sens comme à la première heure devant un cœur ironique et hautain qui rit des attaques, quoique prêt, sans doute, à céder sans révolte et sans étonnement, si quelque trait frappe à l'endroit sensible, si des gouttes de sang affirment la blessure et marquent de pourpre le sein orgueilleux et sa gaîne. Je suis en pleine bataille, je m'agite dans mon armure, songeant au moment où je pourrai la déposer et lutter corps à corps, nu à nu, avec cette femme admirable dont la beauté est un paysage d'été par un jour de vent et de soleil. Je l'adore, sachant bien qu'elle n'a jamais aimé et peut-être jamais cédé, de tout mon rêve et de toute ma force de mâle: sa vue et maintenant son image effacent tout le passé et jusqu'à la trace des lèvres qui hier encore me marbraient l'épaule. Qui a osé me mordre jusqu'au cœur, puisque voici la première fois que je donne mon consentement à une telle morsure? Oh! les absurdes femmes qui crurent en moi, qui aimèrent ma chair ou mes yeux ou mes paroles ou mes cris! Elles ont taillé la vigne, voilà tout. Une autre en cueillera les grappes, une autre pressera, pour en tirer le vin éternel, les grains mûrs de la volupté.

Pourtant je me demande encore si je ne serais pas capable d'un retour? Annette ne m'a rien donné qu'un peu de parfum; Joconde est profonde comme le désir. On ne sait jamais à quel degré de la mine on est descendu et s'il n'y a pas encore des abîmes sous le palier où on se repose. Je n'oublie pas autant que je le voudrais. Chaque femme qui m'a touché a laissé une marque sur ma poitrine; peut-être la pointe de leurs seins est-elle un fer rouge dont le contact s'écrit en brûlure? Enfin je n'ai jamais vidé jusqu'à la dernière goutte aucun flacon d'alcool, et je crois que ces flacons sont des mamelles et qu'on tire toujours quelque ivresse lorsqu'on sait les manier et les prier. La dernière est la favorite; mais toutes ont leur lit dans mon harem et je n'en répudiai jamais aucune qui eût encore figure de femme et d'amante. N'importe, Claude est l'empire que je veux régir. Ce n'est que quand je l'aurai vaincue que je pourrai savoir si elle est l'unique ou si elle n'est qu'un nom de plus à écrire sur un des divans du dortoir. Aujourd'hui elle est tout mon désir… Comme tes lettres, que j'ai relues, me causaient un certain énervement, je les ai brûlées…

P. P.

PIERRE BAZAN A LA COMTESSE DE TRÉVIRE

Havoque, 12 octobre.

… Je me croyais caché, mais il en est de moi comme des ermites dont j'ai lu l'histoire. A peine retirés au désert, ils voyaient venir vers eux des gens curieux de voir un solitaire, sans songer qu'on ne voit pas un solitaire, puisque, dès qu'on approche de lui, il cesse d'être seul. Les ermitages sont généralement devenus des monastères, des cités; l'étable de Havoque est déjà un lieu de pèlerinage; Maupertuis veut y faire construire une cabane, parce que la vue du marais, quand la mer s'y rue sous la poussée du vent, est un spectacle assez propre à la contemplation, et Madame Fairlie rêve d'ériger là une maisonnette: mon verger de sable et de chardons n'est séparé que par une dune de la grève du bas de l'Y, qui est un petit golfe tiède. Je ne suis plus ermite, mais je ne le fus jamais au point de vous oublier et je vous aurais écrit si j'avais deviné votre retour. Depuis mon séjour aux Pins, j'ai passé quelques semaines à Paris, puis je suis venu ici par la Bretagne, fuyant les souvenirs, les hommes, et surtout les femmes. Fuite vaine puisque, outre Mademoiselle Fairlie, voici que j'ai reçu hier, parmi les fresques de mon étable, une toute petite mignonne créature qui s'est mise à pleurer en reconnaissant sur une lettre jetée là l'écriture de Pelasge. Et je deviens le solitaire qui rend des oracles, pendant que Mademoiselle Fairlie se promène au vent avec Maupertuis. Le singulier être fragile et doux! C'est la petite Annette Bourdon; je crois l'avoir aperçue chez vous avec sa sœur et une institutrice, l'hiver dernier. Je ne l'avais pas regardée; je ne regarde que les courbes. Mais il y a peut-être des femmes qui ne sont pas des courbes et qui sont tout de même des femmes. Celle-là est une chose charmante, à la fois rieuse et triste, spirituelle et attentive. Je lui ai montré toutes mes peintures et elle avait l'air de comprendre; elle a même eu des mots jolis et d'autres qui n'étaient pas bêtes. C'est un enfant qu'on ne serait pas très surpris de voir jouer au cerceau et une femme qui, sans faire sourire, trace des lignes dans l'air avec son doigt menu. Pourquoi voulut-elle se marier, chrysalide encore? Pourtant je comprends qu'on ait voulu l'épouser. C'est un diamant qui grossira à la taille de toute la lumière qu'il répandra autour de lui. Je ne sais si je dis bien ma pensée et mon impression. Enfin j'ai commencé son portrait et je voudrais bien donner cette idée de diamant qui va briller, mais de diamant dont la gorge serait à demi transparente. Vous savez que j'entreprends toujours des peintures absurdes et que je mets dans mes portraits tout ce que j'ai cru lire dans les yeux du modèle. Celui de la marquise de La Tour lui a beaucoup plu; elle m'a même permis de prendre d'après elle quelques croquis et quelques études qui ont déjà orné—car elle est vraiment très belle—deux ou trois petits tableaux.

Je suis à vos ordres, Madame, et je vous prie de croire à mon amitié respectueuse et dévouée.

Bazan

PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

Havoque, 14 octobre.

Mon cher Pelasge, tu as bien fait de brûler mes lettres, puisque tu ne les croyais pas exactes. Je ne sais plus. Ai-je mêlé des imaginations d'amant à des réalités de peintre? C'est possible. En tout cas, la question ne m'intéresse plus du tout; et moi je ne me souviens jamais du passé. Fais de même. Laisse reposer la source que tu as troublée; oublie le goût de l'eau fraîche, trop fraîche, où tu plongeas la main un jour de chaleur. Voilà l'automne. Bois du champagne. Laisse aux cœurs simples la douceur de leur chagrin innocent. Le goût des larmes ne te convient pas. Il faut pouvoir pleurer soi-même pour être ému par une femme qui pleure.

Oui, je suis sibyllin; mais pour que tu comprennes très bien mon oracle, je te dirai que je ne crois pas plus à l'histoire de tes jeux amoureux avec A. que tu ne veux croire à ma métamorphose en cygne. Je t'offre ceci contre cela. Adieu.

P B

XAVIER DE MAUPERTUIS A LA COMTESSE DE TRÉVIRE

La Devise, 15 octobre.

… Il plane sur notre désert une atmosphère de douceur et d'amour. Raillez, tendre cœur, vous raillez des convertis qui n'ont de regards que pour la croix et d'oreilles que pour les murmures d'en haut. Moquez-vous! Je me moque de moi-même, mais je suis content, moi-même, sans trop de honte. Je sais fort bien que je suis dupe, mais je le suis dans le sens de la vie humaine; le souffle qui me pousse me pousse vers la maison que je désire. La vraie méthode pour dominer la vie est de lui obéir. Il faut bien que j'obéisse, puisque je veux être le maître. Présentons nos voiles au vent; orientons nos illusions sur le but commun à tous les désirs. L'arrivée me trompera; sans doute, mais non le voyage. Croyez-vous qu'on irait voir les Pyramides, si elles étaient dans la plaine Saint-Denis? L'amour est un voyage qui n'est jamais assez long; et plus il est douteux, plus il est doux. Je ne suis pas devenu sentimental; ma sensibilité s'est exaspérée jusqu'à ne plus goûter que les nuances et les finesses de la vie, voilà la vérité. L'épilepsie n'est plus le but de mes promenades et je préfère un verre d'eau fraîche à un verre d'eau-de-vie. Enfin, ce pays de désolation est pour nous une oasis. La moindre fleur nous semble un jardin; tout roseau nous est un palmier. Bazan vous a écrit; mais il ne sait pas très bien écrire dès qu'il ne raconte plus ses impressions d'artiste. Il vit depuis quinze jours dans un état voisin de la contemplation. Il regarde la petite Annette, quand il ne la voit pas; et quand il la voit, il l'absorbe en lui-même, il la boit d'un regard comme le géant d'une haleine buvait un ruisseau et tous ses sourires. Elle est charmante d'une beauté indécise et fragile, charmante d'une innocence passionnée. Il y a en elle un tel appétit de félicité qu'elle en est angélique; une telle impatience de fleurir qu'elle imprègne de bonheur l'air tout autour de son corps pur. Ses yeux sont clairs, ses cheveux sont clairs, son teint est clair; c'est une lumière. Fairlie, un peu sombre, est toute illuminée par son voisinage. Nous nous retrouvons presque tous les jours, l'après-midi, dans l'atelier de Bazan; les autres jours, nous allons à Cavilly, chez Madame Fairlie, où il y a les seuls beaux arbres du pays. Cet atelier de Bazan est une étable comme en avaient les troupeaux de Sardanapale; le sol est de la terre battue et les murs sont des songes épanouis. Assis sur des coffres, sur une bancelle, nous parlons des couleurs, de la mer, du ciel et du sable; les poses des jeunes filles, leurs sourires et leurs paroles sont les thèmes de nos oraisons; nous écoutons le bruit lointain du flot en fureur et le sifflement du vent qui traverse la toiture avec la rapidité d'une pensée. Fairlie voit le bonheur dans la liberté; Annette serait heureuse, aimée, même en esclavage. Elles ne se comprennent pas, mais elles s'adorent; Fairlie a soin d'Annette comme d'une plante précieuse et Annette lève sur son amie de grands yeux doux. Bazan trace des lignes; il symbolise par des courbes les regards et les sourires; il retrouve le chemin de la spontanéité, perdu depuis trois siècles, depuis que Léonard, en créant l'analyse, créa le métier. La chasteté de nos rapports est délicieuse; elle est si complète qu'il me semble que je la trouble en y arrêtant ma pensée.

Est-ce que je vis une heure isolée de mon existence, ou cette heure est-elle suivie d'autres heures se tenant par la main? Est-ce une journée qui commence? Les minutes présentes sont agréables, voilà tout ce que je sais; et je sais aussi qu'elles vont finir, mais l'avenir, qui n'est pas clair dans ma pensée, est également obscur dans mon désir. Les sentiments de Fairlie détermineront les miens. Si elle m'aime, je lui appartiens; sinon, je rentrerai dans ma tour et j'accrocherai au mur, parmi les témoins du passé, le chardon bleu où hier elle se piqua les doigts…

Maupertuis

ADÉLAÏDE FAIRLIE A XAVIER DE MAUPERTUIS

Paris, 25 octobre.

Venez. Ne restez pas plus longtemps dans la solitude où vous enchaîne mon silence. Comme je vous l'ai promis, je parle: venez. Mes pensées s'en vont toutes vers vous. Il faut que je les suive ou que ce soit vous qui vous rapprochiez de mon cœur. Ami, je suis d'une franchise ingénue et presque impertinente: je vous aime.

Fairlie

CLAUDE DE LA TOUR A PAUL PELASGE

Nice, 15 novembre.

… Ne soyez pas surpris si je suis absente en ce moment. Une femme n'est pas toujours maîtresse de certains mouvements tumultueux. Mon amitié pour vous était plus vive que je ne le croyais, et je n'ai pu consentir à être témoin d'un mariage qui va diminuer et peut-être réduire à rien la cordialité déjà tendre, je l'ai imaginé, de nos relations. Prenez cela comme une crise de nerfs, comme une faiblesse féminine. Il faut s'évanouir parfois, pour ne pas crier. Quand je serai revenue à moi, je connaîtrai la qualité de ma souffrance; j'espère que je pourrai sourire. Je suis évanouie, je ne suis pas disparue. On me reverra, toujours la même, témoin indulgent des bonheurs que je n'ai pas su réduire en esclavage. Il faut donner tout pour avoir tout. Je n'ai jamais voulu échanger que des rêves et des paroles: c'est pourquoi je me promène seule sous le soleil de l'automne…

Claude

PAUL PELASGE A CLAUDE DE LA TOUR

Paris, 17 novembre.

… Qui a pu vous annoncer cela? Je ne me marie pas, car je vous aime. C'est de vous seule que j'attends la joie qu'aucune femme ne peut me donner. O la précieuse lettre où j'ai l'aveu si discret, si doux et si fier de votre tendresse! Quel esclave attendez-vous? puisque je suis là devant vous, à genoux et la tête baissée…

… Tout le monde en effet se marie autour de moi, sauf moi. La moisson était mûre; l'amour est venu faucher, battre et engranger. Tout le monde: mes deux cousines, que vous avez aperçues aux Frênes, Anne et Annette: la première vient d'épouser Georges des Fresnes; la seconde a été conquise par mon ami Pierre Bazan. Conquise, oui, conquise sur moi, mais sans bataille, car, vous ayant vue, je n'aimais plus que vous. Tout le monde: le vieux conseiller Bourdon qui, ayant marié ses filles, s'est donné à lui-même votre amie Anna Desloges. Ne le saviez-vous pas? Est-ce là l'origine de la confusion? Elle serait singulière. Enfin j'ai appris encore le mariage de Maupertuis, que je connus quand j'allais chez Madame de Trévire. Qui aurait eu l'insolence de me confondre avec ce rêveur absurde?…

… Puis-je aller à Nice? Dites?…

P. P.

LA MARQUISE DE LA TOUR A PAUL PELASGE

Paris de Nice - 860 - 7 - 18 - 3 h. s. =

Venez. = L. T.

MADAME AGATHIAS BOURDON A PAUL PELASGE

Paris de Versailles - 930 - 7 - 18 - 3 h. s. =

Viens. = Joconde.

PAUL PELASGE A LA MARQUISE DE LA TOUR

Nice de Paris - 259 - 55 - 18 - 7 h. s. =

… Merci! J'accours au signe de votre main. J'accours aussi vite que la vie me le permet. Pensez à moi pour que je souffre moins pendant les tortures de l'attente. Je partirai après demain; peut-être la semaine prochaine? Passerez-vous l'hiver entier là-bas?… Je vous aime.

P. P.

MADAME AGATHIAS BOURDON A LA MARQUISE DE LA TOUR

Nice de Versailles - 820 - 9 - 19 - 11 h. m.

Je suis heureuse. = A.

FIN

Janvier-Juin 1899.

EDITIONS DV MERCVRE DE FRANCE
Extrait du Catalogue

 Roman.
LÉON BLOY
La femme pauvre 3 50
JEAN DE CHILRA
L'Heure sexuelle 3 50
LOUIS DELATTRE
La Loi de Péché 3 50
ALBERT DELACOUR
Le Roy 3 50
EDOUARD DUJARDIN
L'Initiation au Péché et à l'Amour 3 50
LOUIS DUMUR
Pauline ou la Liberté de l'Amour 3 50
GEORGES EEKHOUD
Le Cycle patibulaire 3 50
Mes Communions 3 50
Escal-Vigor 3 50
ANDRÉ FONTAINAS
L'Ornement de la Solitude 2 »
ANDRÉ GIDE
Le Voyage d'Urien, suivi de Paludes 3 50
Les Nourritures terrestres 3 50
Le Prométhée mal enchaîné 2 »
REMY DE GOURMONT
Le Pèlerin du Silence. Frontispice d'Armand Seguin 3 50
Les Chevaux de Diomède 3 50
D'un Pays lointain 3 50
CHARLES-HENRY HIRSCH
La Possession 3 50
FRANCIS JAMMES
Clara d'Ellébeuse 2 »
ALFRED JARRY
Les Jours et les Nuits, Roman d'un Déserteur 3 50
HUBERT KRAINS
Amours Rustiques 3 50
CAMILLE LEMONNIER
Un Mâle 3 50
La Petite Femme de la Mer 3 50
JEAN LORRAIN
Contes pour lire à la Chandelle 2 »
PIERRE LOUYS
Aphrodite 3 50
Les Chansons de Bilitis, Roman lyrique 3 50
La Femme et le Pantin 3 50
RACHILDE
Les hors nature 3 50
La Tour d'amour 3 50
HUGUES REBELL
La Nichina 3 50
Le Magasin d'Auréoles 2 »
La Femme qui a connu l'Empereur 3 50
HENRI DE RÉGNIER
La Canne de Jaspe 3 50
Le Trèfle blanc 2 »
J.-H. ROSNY
Les Xipéhuz 2 »
JEAN DE TINAN
Penses-tu réussir? 3 50
L'exemple de Ninon de Lenclos, amoureuse 3 50
Aimienne ou le Détournement de Mineure 3 50
 Poésie.
MAX ELSKAMP
La Louange de la Vie 3 50
ANDRÉ FONTAINAS
Crépuscules 3 50
PAUL GÉRARDY
Roseaux 3 50
A.-FERDINAND HEROLD
Images tendres et merveilleuses 3 50
FRANCIS JAMMES
De l'Angelus de l'Aube à l'Angelus du Soir 3 50
GUSTAVE KAHN
Premiers Poèmes, précédés d'une étude sur le vers libre 3 50
Le Livre d'images 3 50
STUART MERRILL
Poèmes, 1887-1897 3 50
PIERRE QUILLARD
La Lyre héroïque et dolente 3 50
HENRI DE RÉGNIER
Poèmes, 1887-1892 3 50
Les Jeux rustiques et divins 3 50
Premiers Vers et Poèmes 3 50
JEHAN RICTUS
Les Soliloques du Pauvre 3 50
ARTHUR RIMBAUD
Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud, complètes en un volume. Portrait de Rimbaud par Fantin-Latour 3 50
ALBERT SAMAIN
Au Jardin de l'Infante 3 50
Aux Flancs du Vase 3 50
ÉMILE VERHAEREN
Poèmes 3 50
Poèmes, nouvelle série 3 50
Poèmes, IIIe série 3 50
FRANCIS VIELE-GRIFFIN
Poèmes et Poésies 3 50
La Clarté de Vie 3 50
Phocas le Jardinier 3 50
 Collection d'auteurs étrangers.
E. A. BUTTI
L'automate, roman, traduit par M. Lécuyer 3 50
THOMAS CARLYLE
Sartor Resartus 3 50
GERHART HAUPTMANN
La Cloche engloutie. Trad. de A.-Ferdinand Herold 3 50
GUNNAR HEIBERG
Le Balcon. Traduit par le Comte M. Prozor 2 »
RUDYARD KIPLING
Le Livre de la Jungle, traduit par Louis Fabulet et Vicomte Robert d'Humières 3 50
A. LACOIN DE VILLEMORIN ET Dr KHALIL-KHAN
Le Jardin des Délices, tr. du persan 3 50
EMERICH MADACH
La Tragédie de l'Homme, traduit par Ch. de Bigault de Casanove 3 50
GEORGE MEREDITH
Essai sur la Comédie. De l'Idée de Comédie et de l'Exemple de l'Esprit Comique. Traduit par H.-D. Davray 2 »
FRÉDÉRIC NIETZSCHE
Pages Choisies 3 50
WALTER PATER
Portraits imaginaires, traduit par Georges Khnopff 3 50
AUGUSTE STRINDBERG
L'Inferno, roman 3 50
Axel Borg, roman, traduit par M. L. Littmanson 3 50
Margit (La Femme du Chevalier Bengt), trad. par Georges Loiseau 2 »
H. G. WELLS
La Machine à explorer le Temps (The Time Machine), roman, traduit par Henry-D. Davray 3 50
OSCAR WILDE
Ballade de la Geôle de Reading, texte anglais. Traduction française par Henry-D. Davray 2 »
 Théâtre.
ÉDOUARD DUJARDIN
Antonia 3 50
A.-FERDINAND HEROLD
Savitrî, comédie héroïque en deux actes, en vers 1 »
VIRGILE JOSZ & LOUIS DUMUR
Rembrandt, drame d'art et d'histoire 3 50
MAURICE MAETERLINCK
Aglavaine et Sélysette 3 50
Alladine et Palomides 3 50
SAINT-POL-ROUX
La Dame à la Faulx 3 50
 Divers.
EDMOND BARTHÉLEMY
Thomas Carlyle. Essai biographique et critique 3 50
HENRY DETOUCHE
De Montmartre à Montserrat, illustr. de l'auteur 3 50
PAUL FORT
Ballades Françaises. Préface de Pierre Louys 3 50
Montagne (Ballades Françaises, 2e série) 3 50
Le Roman de Louis XI 3 50
ANDRÉ GIDE
Philoctète 4 »
REMY DE GOURMONT
Le Livre des Masques. Dessins de Vallotton 3 50
Le IIe Livre des Masques. Dessins de Vallotton 3 50
Esthétique de la Langue française 3 50
MAURICE MAETERLINCK
Le Trésor des Humbles 3 50
FRÉDÉRIC NIETZSCHE
Ainsi parlait Zarathoustra 10 »
Par Delà le Bien et le Mal 8 »
MARCEL SCHWOB
Mimes 3 »
Spicilège 3 50
ROBERT DE SOUZA
La Poésie Populaire et le Lyrisme sentimental 3 50

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ACHEVÉ D'IMPRIMER
Le vingt octobre mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf.
PAR
BLAIS ET ROY
A POITIERS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE

Note du transcripteur

Seules les erreurs typographiques ont été corrigées; on a conservé l'orthographe de l'original.