Title: Lettres à M. Panizzi, tome II
Author: Prosper Mérimée
Editor: Louis Fagan
Release date: December 29, 2020 [eBook #64168]
Language: French
Credits: Adrian Mastronardi and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries and the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
PROSPER MÉRIMÉE
1850-1870
PUBLIÉES PAR
M. LOUIS FAGAN
DU CABINET DES ESTAMPES AU BRITISH MUSEUM
TOME SECOND
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1881
Droits de traduction et de reproduction réservés.
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
OUVRAGES DE PROSPER MÉRIMÉE
Format grand in-18
Carmen, Arsène Guillot, L'abbé Aubain, etc., etc. | 1 vol. |
Les Cosaques d'autrefois. | 1 — |
Dernières Nouvelles. | 1 — |
Les Deux Héritages. | 1 — |
Épisode de l'Histoire de Russie. | 1 — |
Études sur les Arts au moyen âge. | 1 — |
Études sur l'Histoire romaine. | 1 — |
Lettres à une Inconnue. Avec une étude par H. Taine. | 2 — |
Lettres à une autre Inconnue. | 1 — |
Mélanges historiques et littéraires. | 1 — |
Portraits historiques et littéraires. | 1 — |
615.81. — Corbeil, Typ. et stér. Crété.
LETTRES
A
M. PANIZZI
Cannes, 17 Janvier 1864.
Mon cher Panizzi,
Je ne sais guère de nouvelles de Paris que par les journaux. Je suis fort triste de la tournure que prennent les affaires. D'un côté, les tentatives d'assassinat recommencent ; de l'autre, la discussion de l'adresse s'envenime de jour en jour. Thiers avait bien commencé. Sauf la fin de son premier discours, qui est ou un lapsus linguæ, ou plutôt, je le crains, une complaisance à ses amis de l'opposition, il était parfaitement dans son -2- rôle. Son second discours, qui dément toute sa carrière politique, montre qu'il est à la remorque de ses nouveaux amis. L'âpreté de langage de Favre et ses insolences irritent la majorité au dernier point et la poussent à des vivacités qui, à l'égard d'une faible minorité, sont fâcheuses, mais à peu près inévitables. Que faire avec des gens qui sont déterminés à abuser de toutes les libertés qu'on leur donne? D'un autre côté, comment refuser de parti pris des concessions qui sont justes en principe et presque promises par l'empereur? De tous les côtés, il y a danger.
L'opposition rouge gouverne et est maintenant disciplinée. Elle veut avant tout glorifier la défunte République. Thiers voulait qu'elle portât à Paris M. Dufaure et Odilon Barrot. Ce sont des noms illustres, mais ce ne sont pas des ennemis tout à fait irréconciliables. L'opposition veut Carnot, qui, sous la République, a fait les circulaires détestables que vous savez, et Garnier-Pagès, une des plus grosses bêtes de la même époque. On avait un instant voulu avoir Renan ; mais ses opinions au sujet de Jésus-Christ ont effrayé, car il y a des républicains catholiques, de même qu'il y a bon -3- nombre de prêtres républicains. Tous les fous ont quelque affinité les uns avec les autres.
Voilà l'affaire du Danemark qui paraît entrer dans une phase nouvelle. L'Autriche et la Prusse prétendent l'arranger à elles deux, à leur manière. Les petits États de l'Allemagne ne pourront probablement pas l'empêcher, mais ils s'en vengeront en excitant l'esprit révolutionnaire, qui a des éléments assez nombreux et inflammables surtout en Prusse. Au milieu de toutes ces agitations, la question polonaise a perdu presque toute son importance et sa popularité. L'opposition a renoncé à en faire son cheval de bataille. L'insurrection est, d'ailleurs, presque partout comprimée.
Je n'entends plus parler de l'affaire qui a eu lieu à Tivoli entre des soldats du pape et des nôtres. Ces soldats du pape étaient des Belges et des Français. Le général de Montebello est aussi mal avec monseigneur de Mérode que l'était son prédécesseur, mais il est beaucoup moins endurant, et, de plus, il est mieux soutenu.
Il paraît certain que les quatre individus qui ont été arrêtés avec des bombes et des poignards empoisonnés attendaient un chef de Londres. On -4- les surveillait pour arrêter ce chef avec eux, mais l'empereur a voulu absolument aller patiner au bois de Boulogne. Comme il va toujours là sans garde, le préfet de police n'a pas osé laisser cette occasion aux gens qu'il observait. Je vois que Mazzini se défend d'avoir conseillé. Tout mauvais cas est reniable. S'il n'a conseillé, il a du moins inspiré.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi donc de vos nouvelles.
Cannes, 28 janvier 1864.
Mon cher Panizzi,
Votre désespoir m'a fait rire. Quel diable de rapport peut-il y avoir entre ces quatre coquins et vous? Et quel imbécile vous rendra responsable de ce qu'entre vingt-quatre millions d'hommes il se trouve quelques scélérats ou quelques fous? J'ai vu la dénégation de Mazzini. Il se peut qu'il ne soit pour rien dans cette horrible affaire, mais il a cependant sa part de responsabilité, et ces -5- quatre bandits sont ses élèves plus ou moins immédiats. Vous avez vu, au reste, que nos rouges les désavouent très hautement. Je n'affirmerais pas que ce soit avec une parfaite sincérité. Ce qui paraît certain, c'est que les quatre arrêtés n'étaient que les instruments d'un chef qu'on attendait, et qui aurait été pris, selon toute apparence, si l'empereur avait consenti pendant quelques jours à ne pas aller au bois de Boulogne. C'eût été courir trop de risques que de laisser libres les soldats, qui pouvaient fort bien agir sans leur capitaine, et on les a très judicieusement mis à l'ombre.
Est-il vrai, comme je serais tenté de le croire par le ton des journaux anglais, que John Bull se fâche pour tout de bon de l'ingérence des Allemands dans la question du Holstein? que le ministère est menacé de renversement et que les tories vont rentrer aux affaires?
Je n'ai jamais pu comprendre le premier mot de la question des duchés, et je crois qu'il y a peu de personnes qui en savent quelque chose. J'espère que nous serons plus avisés qu'au Mexique et que nous ne nous en mêlerons pas. Je serais bien fâché que nous nous fissions prendre à l'appât des -6- provinces rhénanes. Nous n'en avons pas besoin, et elles ne veulent pas de nous. Ce serait, d'ailleurs, j'en suis convaincu, le seul moyen de résoudre ce grand problème : « Faire que les Allemands s'entendent entre eux. »
Adieu, mon cher Panizzi. On a destitué, à ce que je vois, l'évêque Colenso ; mais partout les dévots sont les mêmes imbéciles.
Cannes, 4 février 1864.
Mon cher Panizzi,
Il n'y a pas de calissons à Cannes ; mais, la poste n'étant pas faite pour les chiens, je viens d'écrire à Aix pour en avoir. Je pense que la caisse partira après-demain au plus tard.
Vous aurez vu le succès de l'emprunt de M. Fould. On lui a donné seize fois plus d'argent qu'il n'en demandait. On prétend que cet empressement à souscrire est effrayant, parce que cela peut et doit donner le goût d'employer tant d'argent à quelque entreprise chanceuse.
-7- Cependant, jusqu'à présent, rien ne donne lieu de présumer que nous nous mêlions de cette diable d'affaire du Sleswig-Holstein. On croit, au contraire, qu'en vertu du respect que nous professons pour les nationalités, nous nous abstiendrons. En effet, si nous venions au secours des Danois, qui m'intéressent autant que vous, nous ne manquerions pas de réconcilier à l'instant tous les Allemands les uns avec les autres et de ramener les beaux jours de 1814 et 1815.
La difficulté est grande pour lord Russell. Je ne sais pas trop comment il pourra se tirer de cette mauvaise affaire avec élégance, comme disait Archambauld de Talleyrand, à propos de la guerre d'Espagne de 1809. Lord Russell a pris les Allemands pour plus bêtes et plus lourds qu'ils ne le sont. Il s'est fait battre par M. de Beust dans des notes diplomatiques, et je crois qu'il n'a aucune envie d'en venir à l'ultima ratio.
Je serais enchanté, pour ma part, que les Danois battissent rudement les alliés ; malheureusement le bon Dieu a la mauvaise habitude d'être toujours du côté des gros bataillons. Il me paraît impossible que la guerre, s'il y a guerre, ne soit très -8- promptement terminée. Les Allemands, une fois maîtres du Sleswig, s'arrêteront et on ne se battra plus qu'à coups de protocoles.
Si, par hasard, l'Angleterre réussissait à faire une coalition contre l'Allemagne avec la Russie et la France, l'affaire prendrait des proportions telles, qu'il faudrait avoir le diable au corps pour l'entamer. Ce serait un remaniement complet de la carte de l'Europe. D'un autre côté, quels seraient les gagnants à la guerre? les Russes et nous, car nous avons des rognures allemandes à prendre de notre côté du Rhin, et la Russie a aussi ses prétentions sur des provinces slaves. Comme l'Angleterre, avec beaucoup de raison, ne fait pas la guerre, comme nous, pour des idées, qu'elle ne peut la faire seule sur le continent, je suis porté à croire qu'elle se bornera à protester ; mais comment le Parlement prendra-t-il la prépotence et les menaces de lord Russell, qui n'aboutissent qu'à la compromettre et à faire rire les Allemands (naturæ dedecus) à ses dépens? Lord Palmerston aura bon besoin de sa santé, que vous dites si bonne, pour résister aux attaques de l'opposition.
Thiers, en allant à Londres, s'il y va, ne peut -9- avoir qu'un but, c'est de faire sa paix avec les princes d'Orléans. A mon avis, c'est une faute qui couronne toutes les autres.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous préviendrai du départ des calissons. Portez-vous bien et ne vous exterminez pas à travailler.
Cannes, 13 février 1864.
Mon cher Panizzi,
Vos sentiments danois ont dû souffrir beaucoup de la prise du Danewirke. J'en suis très fâché pour ma part, et j'espérais que la chose ne se ferait pas si vite. C'est toujours très pénible de voir l'oppression du faible par le fort, et il est impossible de ne pas s'intéresser à un pauvre petit peuple assailli par ces deux brutes d'Allemands.
Il me semble que l'Angleterre, ou plutôt que lord Russell, a résolu le problème de se faire jeter la pierre par tout le monde. Ce n'est pas que je trouve qu'elle ait tort de ne pas se mêler d'une querelle qui ne l'intéresse que médiocrement, mais -10- il ne faut pas injurier les gens avec qui on ne veut pas se battre. C'est ce qu'a fait lord Russell. Il y gagne de se faire répondre des énigmes fort insolentes par M. de Bismark et, proh pudor, de se faire donner des démentis par le ministre de Saxe. Ajoutez à cela que les Danois accusent l'Angleterre de les avoir trompés. Je me trompe fort ou bientôt un jour viendra où l'Angleterre sera obligée de faire des efforts considérables pour revendiquer son rang de puissance de premier ordre que lord Russell, par son mélange de faiblesse et d'insolence, lui a fait perdre.
Je n'entends plus parler du voyage de Thiers en Angleterre. Ce serait la plus grande sottise qu'il pût faire en ce moment que d'aller ou de paraître aller se raccommoder avec Claremont.
Il me semble que les choses ne vont pas mal en Italie, et les rouges ont reçu un échec dans les dernières élections qui doit leur prouver qu'on ne veut plus d'eux.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et observez fidèlement le carême.
-11-
Cannes, 29 février 1864.
Mon cher Panizzi,
Le ministère prussien est vraiment farceur, et on n'a jamais passé des notes diplomatiques dans un style pareil. Il me paraît évident que vos amis les Danois sont abandonnés de l'univers entier. Ils se défendront honorablement et tueront pas mal de Prussiens avant de lâcher le Sleswig, mais ils le lâcheront.
Il me semble que lord Russell a fait toutes les maladresses possibles dans cette affaire ; mais il n'y avait qu'un moyen de s'en tirer, et ce moyen était trop dangereux : c'était la guerre. On prétend, au reste, qu'il y a dans ce moment une recrudescence d'amitié entre le cabinet anglais et le nôtre, pour une intervention énergique. Je n'y crois pas. Nous avons trop d'embarras chez nous en ce moment pour en accepter d'autres, et ce qui me revient de Paris me donne lieu de croire que l'empereur n'a aucune disposition à s'y engager. -12- Je trouve que les ministres anglais ont été bien faibles, et, si j'en crois quelques tories qui sont ici, ils courraient le risque de se trouver en minorité. Mais que feront leurs successeurs et que pourront-ils faire? Lord Russell a eu le tort de commencer sur un ton trop haut ; car, au fond, je ne crois pas qu'il soit de l'intérêt de l'Angleterre de faire la guerre pour que le Sleswig appartienne au Danemark. Le plus mauvais côté de l'affaire serait que la Prusse et l'Autriche se fussent sincèrement alliées et se fussent garanti leurs possessions non allemandes, le duché de Posen et la Vénétie.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et soignez le moule du pourpoint.
Paris, 19 mars 1864.
Mon cher Panizzi,
Je suis arrivé avant-hier à Paris en assez médiocre état de conservation. J'ai trouvé votre lettre -13- et j'y réponds à mon premier moment de loisir.
En mettant pied à terre, j'ai trouvé qu'une assez grosse bataille allait se livrer dans le Sénat entre le parti clérical et celui des philosophes. Le nouveau cardinal de Rouen, qui a été longtemps procureur, demandait protection pour notre sainte religion. Il a mis beaucoup d'art à troubler le peu de cervelle de messieurs les sénateurs, et à leur faire peur des deux grands monstres de ce temps-ci, le diable et les salons. Les vieux généraux sont particulièrement timides quand il s'agit du green gentleman below et des douairières chez lesquelles ils vont faire leur whist. L'ouvrage de Renan a tellement irrité les prêtres, qu'ils ne se tiendront tranquilles que lorsqu'ils auront fait brûler l'auteur. En attendant, ils lui ont fait gagner beaucoup d'argent, car il n'y a rien qui fasse autant lire un livre que la défense de l'autorité. Nous avons gagné la bataille aujourd'hui, mais ce n'a pas été sans peine.
Ce matin, j'ai reçu la visite d'un des sommeliers de Sa Majesté, précisément celui que vous aviez gagné par je ne sais quels procédés, et qui -14- vous versait toujours deux verres de porto doré au lieu d'un. Il venait me dire qu'il n'avait pas voulu mettre en bouteille à Saint-Cloud le baril venu de Portugal, attendu que le droit d'octroi serait dans ce cas infiniment plus cher, mais qu'il m'enverrait le baril et son alter ego, pour le coller et le mettre en bouteilles.
Je suis fâché de ce que vous me dites de la santé de lord Palmerston. J'ai un certain tendre pour lui. Il est si gracieux, qu'il plaît, même dans ses méchancetés, tandis que lord Russell a le talent de déplaire toujours. Demandez à toutes les chancelleries de l'Europe en quelle odeur il est.
Il me semble que les Danois vont être égorgés et que, lorsqu'ils seront entièrement aplatis, on trouvera quelque moyen de leur venir en aide. Malheureusement, je ne les trouve pas aussi héroïques que je les voudrais. Un homme assez désintéressé dans la question dit qu'il n'y a que les Autrichiens qui se soient vraiment bien battus ; les Prussiens médiocrement et les Danois comme des conscrits.
Adieu, mon cher Panizzi ; j'espère que le rhumatisme -15- dont vous vous plaigniez aura cédé aux premiers rayons de soleil.
Paris, 24 mars 1864.
Mon cher Panizzi,
Le quinzième volume de la Correspondance de Napoléon est imprimé, mais il n'a pas encore paru. Vous savez, je crois, que je ne fais plus partie de la commission. On m'a fait demander sub rosa si je voudrais être de la seconde commission présidée par le prince. J'ai remercié. C'était déjà assez désagréable avec le maréchal ; ce doit être encore bien pis avec un prince ; en outre, il est probable que la besogne que fera cette seconde commission sera fort suspecte, et je ne me soucie pas d'en partager la responsabilité.
On devient de plus en plus capucin au Sénat et partout. Vous ne sauriez croire les murmures qui ont accueilli M. Delangle lorsqu'il a osé dire que Renan n'avait pas parlé de Jésus-Christ d'une manière irrespectueuse.
-16- Ce soir, on disait que Düppel avait été pris et l'île d'Alsen aussi, et l'armée danoise détruite. J'en doute un peu, mais cela arrivera. M. de Metternich dit ici assez publiquement que l'Autriche ne s'est mêlée de l'affaire que parce qu'il fallait empêcher les petits princes de la confédération de se réunir et de faire quelque bêtise une fois qu'ils auraient eu une armée.
Il me semble qu'il y a en Angleterre une assez forte irritation contre la partialité de la reine pour les Prussiens. Est-il vrai qu'un certain nombre de membres du Parlement se sont abstenus de voter l'autre jour dans l'affaire Stanfeld, pour ne pas mettre le cabinet en déconfiture?
On raconte une jolie histoire du ministre de Prusse, qui s'est excusé de n'avoir pas bu à la santé du roi de Danemark en disant qu'il avait pris médecine ce jour-là.
Hier, j'ai dîné chez la duchesse de Bassano et j'ai mangé des petits pois d'Alger. C'était fort mauvais.
Je crains bien quelque nouvelle sottise de Garibaldi. On prétend qu'on lui prépare une ovation magnifique en Angleterre. Est-ce qu'il n'y a pas -17- quelque journal sensé qui fasse justice de ce cerveau brûlé?
Je n'ose faire de projet pour ce printemps. Je suis en assez piètre état de santé et je ne sais trop comment je serai dans un mois ; mais, si je ne suis pas trop mal, j'irai vous voir lorsqu'il n'y aura plus trop de dîners.
Adieu, mon cher Panizzi ; rappelez-moi au souvenir de nos amis.
Paris, 1er avril 1864.
Mon cher Panizzi,
Il paraît que l'archiduc hésite au dernier moment. Les uns disent que l'archiduchesse en est la cause ; d'autres la rapportent à notre saint-père le pape, très mécontent, dit-on, du général Bazaine, qui n'est pas si facile que son prédécesseur le maréchal Forey, et qui, pour cette raison, a été excommunié par l'archevêque de Mexico, dont il n'a pas voulu suivre les avis.
Vous aurez de la peine, je crois, à empêcher -18- Garibaldi de faire des sottises. Elles lui sont aussi naturelles qu'à un pommier de porter des pommes. Il me semble que sa visite ne doit pas être des plus agréables aux ministres en ce moment.
Personne ne croit ici que les affaires du Danemark puissent s'arranger avant que M. de Bismark ait obtenu les succès militaires qu'il cherche et avec lesquels il espère jeter de la poudre aux yeux à la Chambre des députés. En attendant, on continue à se tuer dans le Jutland et autour de Düppel. Je n'ai jamais vu de guerre si bête et si vilaine, et on assure que ni d'un côté ni de l'autre l'héroïsme n'est bien considérable.
Je n'ai pas entendu dire qu'il fût question ici d'un changement de ministres. Ce n'est pas qu'on ne pût très facilement trouver moyen d'en remplacer trois ou quatre, mais le maître n'aime pas les visages nouveaux. Il a tort, il faudrait en trouver par le temps qui court. Ce qu'il faut éviter par-dessus tout en France, c'est l'ennui, et il y a des gens bien ennuyeux dans le cabinet.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et -19- ne dînez pas trop bien. Je suis condamné à un régime d'ermite, et je m'offense de voir les autres bien manger.
Paris, 13 avril 1864.
Mon cher Panizzi,
Comment expliquez-vous l'enthousiasme des Anglais pour Garibaldi? Est-ce, comme on le croit ici, pour faire compensation à l'affaire Stanfeld et montrer que, si on n'aime pas les assassins, on aime les tapageurs? On a mis dans les journaux français que Garibaldi n'avait rien eu de plus pressé que de voir Mazzini et de l'embrasser. Si le fait est faux, comme je le crois, il ne serait pas mal de le démentir, dans l'intérêt de la France, de l'Angleterre et de l'Italie. Intelligenti pauca.
On se perd en conjectures sur la visite de lord Clarendon. Par parenthèse, je dîne demain avec lui chez lord Cowley. On dit qu'il vient pour recimenter une nouvelle alliance intime. Cela me semble -20- fort douteux. Il me paraît probable que nous soutiendrons, dans la conférence de Londres, l'opinion des commissaires anglais, mais avec une certaine réserve. Vous savez que nous avons un pied dans la révolution, et que nous prenons toutes les affaires au point de vue théorique, tandis que vous ne considérez (et très sagement, je crois,) que le fait du moment au point de vue pratique et de votre intérêt personnel.
La peur de la guerre paraît se dissiper un peu. La fin des lambineries de l'archiduc a produit un assez bon effet, mais nous sommes malades à l'intérieur. Vous savez ce que deviennent les Français quand ils ne sont pas gouvernés. Or, à l'intérieur, nous ne sommes pas gouvernés. Les préfets ne reçoivent pas de direction. Les uns se font capucins, parce qu'ils croient faire ainsi leur cour ; d'autres inclinent vers le libéralisme outré, parce qu'ils s'imaginent que l'avenir est là. La plupart font les morts pour demeurer bien avec tout le monde. En attendant, le socialisme fait des progrès et la bourgeoisie, qui ne se souvient plus de 1848, est de l'opposition et aide à scier la branche sur laquelle elle est assiégée. Tout cela -21- est fort triste et nous présage de mauvais jours.
Il y a longtemps que, pour vous détourner d'une résolution trop juvénile, selon ma manière de voir, je vous disais qu'excepté en Angleterre, personne n'était sûr de conserver ce qu'il possède.
Depuis quelque temps, je suis obsédé par l'idée de la misère dans ma vieillesse. Ce n'est pas que j'aie besoin de grand'chose ; mais encore faut-il pouvoir vivre. Demandez à M. Heath, ou à quelque savant homme en matière de finances, quel serait le moyen de placer de l'argent en viager d'une manière parfaitement sûre, et quel est l'intérêt que l'on donne à un jeune homme de soixante ans. Je ne vous dis pas pour qui, ne le dites pas non plus. Nous en reparlerons.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis toujours souffrant et oppressé.
Paris, 20 avril 1864.
Mon cher Panizzi,
Mille remercîments du papier que vous m'avez envoyé, mais je suis trop bête pour comprendre -22- tout. C'est encore une chose dont nous aurons à reparler. Le jeune homme de soixante ans me charge de vous remercier toto corde, mais il espère qu'un monde meilleur le recevra avant la débâcle qu'il craint. En temps de famine, vous seriez un de ceux à qui il demanderait avec confiance un morceau de bœuf salé.
Il me semble qu'il y a pour le moment beaucoup d'accord entre les gouvernements de France et d'Angleterre, ce dont je me réjouis. Le Moniteur a un entrefilet pour dire que notre cabinet n'a fait aucune observation au sujet de Garibaldi. C'est une bonne chose. Lord Clarendon a été très choyé ici et a généralement plu.
Si vous avez contribué à faire reprendre à Garibaldi le chemin de Caprera, et à lui faire faire une visite à M. d'Azeglio, vous avez fait pour le mieux. Après l'aristocratie, il serait tombé entre les pattes de la démocratie, et, n'ayant plus personne pour le surveiller et le seriner, il aurait dit delle grosse. Il est fâcheux qu'il ait vu Mazzini et Stanfeld, dont l'affaire est plus mauvaise qu'on ne croit. Mais il y a, entre tous les gens de révolution, un trait d'union qui rapproche les coquins -23- des niais vertueux. Cela n'empêche pas que l'on n'ait vu ici avec grande surprise lord Palmerston donner à dîner à un homme qui avait cherché à allumer une guerre européenne, qui avait débauché des soldats et pris les armes contre son gouvernement. Garibaldi lui a rendu un mauvais service en le remerciant de la conduite de la marine anglaise lors de l'invasion de la Sicile. Je ne pense pas que ce soit un bon point pour lord Palmerston dans la diplomatie européenne. Mais vous êtes insulaire, et, malgré leur héroïsme, les Prussiens n'iront pas vous chercher querelle pour cela.
J'espérais que les Danois tiendraient plus longtemps. La prise de Düppel va donner au roi de Prusse et à M. de Bismark une prépotence extraordinaire, et je crois qu'ils feront quelque sottise. L'empereur d'Autriche a été plus modeste. Il n'a pas voulu d'entrée triomphale pour des canons danois amenés à Vienne, et il les a fait mettre sans cérémonie dans un coin de ses écuries.
Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons ici un temps magnifique ; cependant je ne m'en porte guère mieux. On nous menace d'une session très -24- longue. Je crains qu'elle ne dure tout le mois prochain. Thiers et ses amis se préparent à foudroyer le budget de leur éloquence.
Paris, 24 avril 1864.
Mon cher Panizzi,
Je croyais que nous avions le privilège d'être plus fous que les autres peuples, mais cette année les Anglais ont l'avantage. Chasser M. Stanfeld, qui est ami de Mazzini, fêter Garibaldi, qui dit que Mazzini est son maître, e sempre bene. La visite du prince de Galles aurait probablement bien étonné M. Pitt et même M. Fox. Le discours de M. Gladstone au Parlement m'a paru une de ces comédies que l'on ne joue pas sur les grands théâtres. Tout cela me semble vraiment honteux.
Si l'aristocratie anglaise a fait tant de frais pour que Garibaldi ne se compromît pas avec les radicaux, quel résultat a-t-elle obtenu? Il a dit qu'il était l'élève de Mazzini. Il a remercié lord -25- Palmerston de l'avoir laissé débarquer en Sicile ; il a reçu un drapeau avec l'inscription : Rome et Venise, outre l'argent. Croyez-vous qu'il en eût fait davantage avec les radicaux?
Comment les ministres étrangers prendront-ils la chose? Il me semble certain que tous les gouvernements de l'Europe regardent l'Angleterre comme le boute-feu de la Révolution, et, lorsqu'elle demandera pour le Danemark l'exécution des traités, pour la Pologne les conventions de 1815, qui ne lui rira au nez?
J'ai vu une lettre d'une personne qui voit souvent la reine et qui la dit furieuse. On lui prête ce mot qu'elle ne croyait pas qu'elle pût être jamais honteuse d'être la reine des Anglais, comme elle l'est à présent.
Adieu, mon cher Panizzi ; mille amitiés et compliments.
Paris, 1er mai 1864.
Mon cher Panizzi,
Vous êtes indulgent pour Garibaldi : il est vrai qu'il n'a rien dit de l'empereur, mais il a promis -26- la république à la France ; il s'est reconnu pour élève de Mazzini, enfin il a fraternisé avec Ledru-Rollin. Or Ledru-Rollin n'est pas exilé depuis le coup d'État du 2 décembre. C'est sous la République qu'il a conspiré, et par la République qu'il a été condamné.
Vous dites que Garibaldi n'a pas été condamné ni même poursuivi. Cela est très vrai, mais ne prouve qu'une chose, la faiblesse du gouvernement italien. Cela ne diminue en aucune façon la culpabilité de l'auteur de l'expédition qui a fini par la fusillade d'Aspromonte. Je ne crois pas que ce soit le dernier mot de Garibaldi, qui me paraît homme à vouloir mourir coi scarpi, comme on dit en Corse, et je crains fort que, d'ici à peu de temps, il ne fasse des siennes.
L'effet produit par vos ovations en Europe n'a pas été heureux, et vous verrez les Allemands travailler et peut-être réussir à faire une nouvelle coalition dont l'Italie pourra se ressentir. Un de mes amis qui arrive de Vienne me dit qu'ils ont tous la tête perdue de leur grande victoire de soixante mille hommes contre quinze mille. J'espère que leur enthousiasme leur fera faire quelque sottise.
-27- Ici, les choses ne vont pas trop bien, l'intérieur n'a pas de direction ; on maintient des préfets compromis ou incapables, on laisse les cléricaux, les carlistes et même les rouges faire de la propagande. Il n'y a pas de système. Il faudrait ou résister énergiquement, ou bien faire à temps quelques concessions utiles, mais on attend et on ne fait rien.
Les lettres de Napoléon à Joséphine que nous avons vues il y a quelques années, avec une très jolie femme, ont été vendues à Feuillet de Conches pour 3,000 francs ; elle nous en demandait 8,000. Je ne trouve pas que ce soit trop cher, vu le prix des autographes à présent.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et tenez-vous en joie.
Paris, 16 mai 1864.
Mon cher Panizzi,
La session finit un peu mieux qu'on ne l'espérait. M. Rouher a pris de l'assurance et a fait des -28- progrès très notables. Thiers a perdu beaucoup de son prestige. C'est toujours le même art et la même facilité d'élocution, mais point d'idées politiques, et, au fond, de petites passions mesquines. Il a parlé contre l'expédition du Mexique et a conclu en proposant de traiter avec Juarez, qui est à tous les diables. Il vient de parler contre le budget, qu'il trouve trop considérable, et a parlé pendant trois heures et demie. Mais il ne trouve pas qu'on dépense assez pour la guerre, pas assez pour la marine ; il approuve les augmentations des traitements ; enfin il conclut en disant qu'on a trop dépensé pour la préfecture de Marseille, et, sur le total, il se trompe de sept millions. Les nouveaux députés se moquent un peu de lui, et il paraît, au fond, assez mécontent de lui-même.
On nous dit que, aussitôt après la session, il y aura quelques mouvements ministériels. Le ministre de l'intérieur sera changé, cela paraît sûr, mais quel parti l'emportera dans le cabinet? C'est ce que personne ne peut dire et ce que le grand faiseur lui-même ne sait peut-être pas encore à présent.
-29- Adieu, mon cher Panizzi ; on me dit que vous allez parfaitement bien, ce qui me réjouit fort.
Paris, 27 mai 1864.
Mon cher Panizzi,
Notre session tire à sa fin : on pense qu'on nous donnera mercredi prochain la clef des champs. De ce côté-là donc, pas de difficultés ; mais, du côté de mes poumons, il y en a d'assez graves. Je suis toujours comme un poisson hors de l'eau, et je n'ose pas trop me mettre en route. Joignez à cela le risque d'une invitation à Fontainebleau, quoique, entre nous, il me semble que je suis un peu en disgrâce. La semaine prochaine, en tout cas, je prendrai mon grand parti, et, si je puis aller vous voir, j'écrirai à M. Poole de me faire des habits dignes de votre compagnie.
Le faubourg Saint-Germain est dans un paroxysme de fureur du brevet de duc de Montmorency envoyé au duc de Périgord. Il est le fils du duc de Valençay (fils de madame de Dino-Talleyrand) -30- et de mademoiselle de Montmorency, sa première femme. Mais il y a des collatéraux, des Montmorency, des Luxembourg, des Laval, etc., qui réclament et crient comme des brûlés. Pour moi, il me semble que quiconque aime les cerises de Montmorency a des droits à un duché éteint.
Ce soir, on disait qu'on allait faire un duc de X… et un duc de Z…, deux titres éteints, le premier fort antique, et l'autre du premier empire. Tous ces ducs nouveaux sont des jeunes gens qui ne brillent ni par l'intelligence ni par la vertu ; mais il y a dans l'atmosphère des cours quelque chose qui attire les niais et leur procure une bonne réception.
Je suis un peu inquiet de la santé de la comtesse de Montijo. Elle ne viendra pas en France cette année, et il se pourrait bien que j'allasse lui faire une petite visite à Madrid. Que diriez-vous d'une course de ce côté? Mais il ne faudrait pas y aller avant la fin de septembre, de peur de fondre en route. Je vous mènerais à l'Escurial, où nous verrions quantité de manuscrits et de bouquins curieux. On va en chemin de fer presque toute la route depuis Bayonne ; cependant il y a encore -31- une lacune de quelques heures, mais ce n'est pas grand'chose.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi vite de vos nouvelles.
Paris, 3 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
Je suis chargé par madame de Montijo — qui s'obstine à vous appeler Panucci — de vous offrir le vivre et le couvert pendant votre visite à Madrid. Elle dit que, le 1er octobre, on ira d'une traite en chemin de fer de Bayonne à Madrid.
Le prince impérial a été un peu malade de quelque chose comme la rougeole. Il est assez bien à présent, à ce qu'on vient de me dire. Je ne crois pas même que ç'ait été la rougeole ; mais une de ces petites éruptions comme les enfants en ont souvent.
Le pape est, m'assure-t-on, dans un très mauvais état. Il se force pour montrer qu'il n'est pas malade, et, à force de faire le brave, il finira par s'en aller. On ne lui donne pas six mois de vie. -32- Il a les jambes enflées et toujours en suppuration, et, à soixante-dix-sept ans, c'est peu rassurant. En trouvera-t-on un pire? Je ne le crois pas.
On paraît croire ici que la question du Danemark n'est pas près de se dénouer. Ce qui est assez drôle, c'est que cette grosse bêtise du vote des provinces en litige a fait de nombreux prosélytes en Allemagne, où la France et l'empereur sont maintenant assez populaires. Je voudrais qu'on introduisît en Autriche cette manière de faire voter les gouvernés sur les gouvernants. Nous aurions un spectacle assez drôle. Au fait, la Révolution fait des progrès effrayants partout. Il n'y a guère que votre île de brouillards qui n'en soit pas menacée.
La révolte des tribus arabes tire à sa fin. Ils ont fait la faute de faire leur levée de boucliers avant leur récolte, ce qui les oblige à manger leurs troupeaux pour les empêcher de mourir de faim. Il y a aussi d'assez bonnes nouvelles du Mexique. On dit qu'on forme en Autriche un assez bon corps de volontaires pour le nouvel empereur.
-33- Adieu, mon cher Panizzi ; à bientôt j'espère. Mettez-moi toujours aux pieds de vos belles dames.
Paris, 7 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
M. Frémy, que vous connaissez, est venu hier, de la part de l'impératrice, me dire qu'elle voulait que j'allasse à Fontainebleau le 13 de ce mois. Je l'ai prié de dire à Sa Majesté que j'étais très peu propre à faire l'ornement de sa cour dans l'état de débine où je me trouvais ; que, de plus, j'étais attendu à Londres et que toutes mes dispositions étaient faites pour ce voyage. Aujourd'hui, je suis allé voir Frémy, qui m'a dit, de la part de Sa Majesté, que je n'avais rien à faire à Londres ; que le climat ne me valait rien, et qu'elle comptait sur moi le 13.
Vous comprenez que je ne puis répliquer. Me voilà donc pour une semaine au moins à Fontainebleau. Si vous êtes à Londres encore, j'irai vous trouver en quittant Leurs Majestés. Je n'ai -34- pas besoin de vous dire combien ce retard me contrarie, mais le moyen de refuser?
Je suis parfaitement résolu à m'excuser si, selon son usage, Sa Majesté m'invite à prolonger mon séjour. Alors j'aurai fait preuve de bonne volonté et j'aurai le droit de résister. Maintenant ce n'est pas possible. Vous avez en ce moment la meilleure partie de moi-même sous votre toit, je veux dire mon habit et mes culottes. Dans le cas où vous auriez un ami assez bête pour se charger de m'apporter ledit habit (l'habit et le gilet seulement), et si cet ami partait avant le 12 de ce mois, j'en paraîtrais plus beau devant mes hôtes augustes. Cependant ne vous donnez aucune peine pour cela. Mon habit numéro deux est encore mettable, et il y en aura de plus vieux, selon toute apparence. Il est donc bien entendu que vous payerez M. Poole, que vous me ferez crédit, et que vous me répondrez de mes culottes devant Dieu et devant les hommes ; enfin que, si une occasion facile et imprévue se présentait, vous m'enverriez l'habit et le gilet avant le 12 juin. Selon toutes les probabilités, je pourrai être à Londres pour ma fête, qui est le 25 de ce mois.
-35- A ce propos, je vous dirai que le chemin de fer de Bayonne à Madrid sera ouvert, non pas le 1er octobre, comme on me l'avait dit, mais le 15 juillet.
Aller à Madrid le 15 juillet, c'est, quand on n'est pas incombustible, une affaire un peu grave. Je sais que nous serions à Carabanchel, où il y a un peu d'air ; mais le mauvais côté de l'affaire est qu'on ne peut rien voir, ni taureaux, ni opéra ni manuscrits. Tout le monde est en vacances. Il vaudrait mieux, à mon avis, partir vers le milieu de septembre, ou au commencement d'octobre. Le mois de novembre est encore très beau à Madrid, seulement il ne faut pas sortir sans un paletot qu'on porte sur le bras pendant le jour, mais qu'il faut endosser dès que le soleil se couche.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous ai dit que j'avais retrouvé dans ma cave du vin de Porto vraiment sublime ; le docteur Maure y fait des brèches notables, mais il en restera toujours une ou deux bouteilles pour Votre Seigneurie.
-36-
Fontainebleau, 13 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
Le premier mot de l'impératrice en me voyant a été pour me demander de vos nouvelles ; puis si vous aimeriez à venir ici. J'ai répondu du plaisir que vous auriez, mais j'ai dit que je ne savais pas si vous étiez libre en cette saison ; de tout quoi je ne perds pas un moment pour vous donner avis.
Répondez suivant votre cœur, pourvu que votre lettre soit montrable. Il y a ici Nigra, Sormani et un attaché italien dont je ne sais pas le nom, la princesse Murat, les deux princesses filles du prince de Canino, madame de Rayneval, madame de Lourmel, madame Przedzewska et cinq ou six autres fort belles. La semaine prochaine sera le tour des Allemands, à ce que je crois.
L'empereur, la semaine passée, est tombé dans la pièce d'eau après dîner, coiffé par le bateau qui s'était retourné. Il n'y avait absolument personne -37- sur la pièce d'eau. Comme il est toujours homme de sang-froid, il a plongé pour se débarrasser du bateau et a regagné tranquillement la berge à la nage.
Je vous quitte pour mettre mes culottes, j'espère que vous avez payé celles de Poole.
Fontainebleau, 22 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
Je suis encore dans la plus grande incertitude sur ce que je ferai, ou plutôt sur ce que je pourrai faire. Selon leur habitude, Leurs Majestés ne nous ont encore rien dit de positif, mais on nous annonce qu'on nous retiendra jusqu'à samedi soir. Je réclamerais ma liberté pour demain sans deux considérations graves.
La première, que l'empereur m'a demandé un travail que je n'ai pas encore terminé et que je voudrais lui remettre avant de partir. Vous devinez de quoi il s'agit, c'est une révision d'épreuves que je ne puis emporter avec moi.
-38- La seconde considération est que je suis toujours très souffrant. Je suis si mal à mon aise, que je ne sais si j'oserais me mettre en route.
La vie qu'on mène ici est horriblement fatigante, bien que j'évite de faire des promenades et que je me retire dans ma chambre de bonne heure, et que je ne boive guère que de l'eau. Je tousse toutes les nuits au lieu de dormir. Bien des choses que je vous raconterai me donnent encore du tracas et me font faire du mauvais sang. Cependant je ferai de mon mieux. Avant samedi, vous recevrez de mes nouvelles. Si je puis être à Londres ce jour-là, je partirai ; mais cela est fort douteux : le docteur me conseille de rester enfermé chez moi à Paris trois ou quatre jours sans parler, sans remuer, jusqu'à ce que cette toux, qui me fatigue tant, ait disparu. Enfin j'espère que, quoi qu'il arrive, je serai au British Museum avant la fin du mois.
J'ai fait votre commission auprès du prince impérial, qui m'a chargé de vous dire qu'il ne vous oubliait pas, et qu'il espérait bien vous revoir. Je suis également chargé de force compliments pour vous par deux dames que vous -39- connaissez et avec qui vous avez fait la fameuse campagne de la Rune.
Les élections aux conseils généraux sont assez bonnes ; cependant il y a un certain nombre d'orléanistes qui ont été nommés.
J'ai eu avec quelqu'un une grande conversation au sujet du clergé. Vous en auriez été content ; malheureusement, parler et agir sont deux.
Le temps se remet un peu, cependant les soirées sont toujours très fraîches ; en outre, Fontainebleau est fort humide.
Adieu, mon cher Panizzi ; vous aurez sous peu un mot de moi.
Paris, 27 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
L'impératrice, l'empereur et le prince impérial m'ont chargé tous les trois et à différentes reprises, surtout in extremis, je veux dire au moment de la séparation définitive, de tous leurs -40- compliments pour vous. Autant m'en ont dit madame de Rayneval et madame de Lourmel. Cette dernière vous envoie son portrait. Est-ce assez tendre?
Ce que vous me dites du ministère anglais confirme ce qui m'a été dit par mon hôte. Vous ne verrez probablement pas lord Palmerston ministre, la reine ne veut pas.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous écrirai un mot demain soir.
Paris, 5 août 1864.
Mon cher Panizzi,
Mon odyssée n'a pas été des plus tragiques. La mer était unie comme une glace, et trois dames seulement ont dégobillé ; une vingtaine ont passé du rose au blanc verdâtre, et, quant à moi, j'ai fumé fort tranquillement. Mais le diable, qui me persécute, comme il fait pour tous ceux qui sont bien notés là-haut, a fait en sorte qu'entre Boulogne -41- et Rue, le piston de notre locomotive a refusé de fonctionner. Nous l'avons raccommodé. Au bout de dix minutes, il s'est redérangé. Nous étions sous un soleil ardent sans le moindre abri, avec la perspective de recevoir dans le derrière le train parti de Boulogne après nous. Cela a duré une heure et demie. Puis est arrivée une locomotive secourable qui nous a poussés gentiment par derrière jusqu'à Rue, où nous avons pu nous débarrasser de la locomotive inutile, et en prendre une qui nous a menés si grand train, que nous n'avons été que d'une heure en retard. J'ai, pendant ce temps-là, regretté plus d'une fois de n'avoir pas mis dans ma poche quelques sandwiches de cet excellent bœuf salé que j'avais laissé au British Museum.
Dans l'absence du maître, les domestiques font des bêtises. Pendant que César est à Vichy, le ministre de l'intérieur en fait delle grosse. Vous savez ou vous ne savez pas que, depuis un certain décret de la République, les journaux ne peuvent pas rendre compte des débats d'un procès de presse. Ils ne peuvent que publier l'arrêt et le considérant. Or le Moniteur, qui se fait dans l'officine -42- du ministre de l'intérieur, s'est avisé l'autre jour de publier les débats d'un procès de presse. Il a été aussitôt cité au parquet. Cela fait grand scandale, à ce que je vois par les journaux, et montre quelles espèces de niais sont chargés des détails.
J'ai trouvé ici une lettre de Vienne où l'on paraît avoir pour les Prussiens la même tendresse que les rats portent aux chats. Vous aurez vu le discours de M. de Beust à la Chambre saxonne. Cela est très divertissant et ne promet pas pour trop tôt le grand teutonique Verein.
Madame de Montijo va mieux, à ce qu'elle dit, et vous attend à Carabanchel cet automne. Elle commence à mieux écrire votre nom, car elle vous nomme Pañisi au lieu de Panucci. Mais le z toscan est une pierre d'achoppement terrible pour une bouche castillane.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et donnez-vous pour loi d'aller tous les jours chez Brooks[1] à pied. Mettez-moi à ceux de lady Holland.
[1] Le Club libéral dans Saint-James's.
-43-
Paris, 10 août 1864.
Mon cher Panizzi,
J'ai trouvé M. Fould en assez bonne santé, se préparant, après les fêtes, à aller présider le conseil général et à se reposer un peu à Tarbes. Il me charge de tous ses compliments pour vous et M. Gladstone. Il est dans ce moment en grande faveur, ce me semble, auprès de monsieur et madame, occupé d'ailleurs à rapprocher des collègues qui ne s'aiment guère et qui ne s'aimeront jamais. Suivant toute apparence, cela finira par un replâtrage qui durera Dieu sait combien de temps.
Vous aurez peut-être su que, il y a peu de jours, on a donné à Rome une nouvelle édition de l'affaire Mortara. C'est un petit juif nommé Cohen, âgé de neuf ans, qu'on a baptisé malgré ses parents. On aurait dû les brûler vifs : on s'est contenté de les envoyer promener. Il paraît que cela a fait un mauvais effet parmi -44- nos officiers, qui ont lu, presque tous, les œuvres impies de M. de Voltaire.
On me dit que Leurs Majestés n'iront pas cette année à Biarritz, je ne sais pas encore le pourquoi.
On craint quelque tapage à Madrid. Prim s'est ruiné, et cherche à se refaire coûte que coûte. Olozaga et lui ne sont pas délicats sur les moyens à employer. On a découvert une conspiration dans un régiment et on s'attend à en trouver d'autres.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi de vos nouvelles.
Paris, 22 août 1864.
Mon cher Panizzi,
Je voulais donner ma lettre à M. Taylor[2], mais je crains qu'il ne soit parti. Je lui ai fait voir la Bibliothèque et lui ai donné des billets pour les Lions. Il vous dira les bêtises de Labrouste à la Bibliothèque. On n'avance guère. La grande salle -45- cependant est presque terminée ; l'architecte a eu le bon esprit de vous piller, mais ailleurs il a voulu perfectionner, et il s'est grossièrement fourvoyé. A chaque salle, il y a des marches à monter, ce qui indique peu d'intelligence des besoins d'une bibliothèque. Il y a des armoires trop hautes et des crémaillères insensées. D'ailleurs, on continue le catalogue lentement et dans les vieux errements.
[2] M. Taylor était un ami de M. Panizzi.
Je suis allé vendredi à Saint-Cloud. On y dansait, mais fort tristement. L'impératrice avait les yeux gros. Elle venait d'apprendre la mort de la princesse Czartoriska, fille de la reine Christine. L'empereur voulait décommander le bal. Le roi a dit qu'il ne fallait pas faire cette peine aux dames. Madame de Lourmel et madame de Rayneval m'ont fort demandé de vos nouvelles. Madame de Lourmel s'attendait à recevoir votre portrait en échange du sien : voyez ce qu'il vous convient de faire. J'ai demandé quand on allait à Biarritz ; mais la question était inconvenante, à ce qu'il m'a semblé. Il paraît que rien n'est encore décidé. Peut-être n'ira-t-on pas. Si on n'y va pas, c'est sans doute qu'on ira autre part ; -46- car vous savez que l'impératrice ne peut souffrir Saint-Cloud. Je ne serais pas surpris qu'on méditât quelque voyage, mais où? Chi lo sa?
Je ne doute pas qu'il n'y ait prochainement du tapage en Espagne. Le ministère est faible et n'a pas de généraux. On dit que le ministre de la guerre est une créature d'O'Donnell. Les Concha sont peu bienveillants pour le cabinet actuel. D'autre part, les progressistes ont pour chefs deux hommes qui ne manquent pas de talent, mais qui manquent absolument de scrupules, Prim et Olozaga. Il ne serait pas impossible qu'on profitât de notre présence à Madrid pour nous donner le spectacle d'un pronunciamiento. La chose est assez drôle et vaut la peine d'être vue. J'espère que cela vous décidera à venir.
Parmi le petit nombre de bipèdes qui sont encore à Paris, on fait beaucoup de conjectures sur le voyage du prince Humbert. Il y a des gens qui disent qu'il vient pour la princesse *** et que le pape payera la dot de la mariée. Je ne crois pas à cela, mais vous savez que je suis sceptique.
Ce qui me semble certain et qui doit, avoir donné naissance à ce canard, c'est qu'on n'est pas content -47- de Sa Sainteté. Montebello, qui est venu ici, en a conté de toutes les couleurs et dit qu'on lui fait faire un métier peu de son goût. Cette conversion du petit Cohen a mis l'armée de très mauvaise humeur et a fait aussi, je crois, quelque impression en haut lieu.
Adieu, mon cher Panizzi. On s'attend à ce que M. de Bismark jette sa Chambre par la fenêtre. La Prusse et l'Autriche sont fort aigres l'une pour l'autre et les petits États très irrités ; mais tout avorte chez ces gens-là. Si la France et l'Angleterre étaient bien unies, elles pêcheraient de beaux poissons dans cette eau trouble.
Paris, 5 septembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Pendant que vous êtes en villégiature, je tousse et j'étouffe. Il faut absolument qu'on me donne une maison de campagne au bord du Nil, si l'on veut que je vive. Mes contemporains devraient -48- bien se cotiser pour me faire cette galanterie.
Vous m'avez fait rire avec votre indignation aristocratique, contre la possibilité d'une mésalliance dans la maison de Savoie. Je vous ai dit que je n'y croyais pas alors, et j'y crois encore moins aujourd'hui, mais en ma qualité de plébéien, je ne trouverais pas la chose si terrible ; je la trouverais même très avantageuse à ladite maison, si à de beaux yeux, et à une peau qui doit être fort douce, se joignait la dot que vous savez. Cela vaudrait la peine d'épouser une négresse.
Tout le monde croit qu'il va y avoir une insurrection à Madrid très prochainement, et peut-être une révolution. En Espagne, on n'obéit qu'à une grande épée, et il n'y en a pas dans le cabinet Mon. Elles ne manquent pas en dehors. Il y a O'Donnell, Narvaez, les deux Concha et Espartero. Le ministre actuel de la guerre est un pauvre hère, créature d'O'Donnell, mais qui par lui-même ne peut rien. Si Prim et les progressistes, qui ont fait, comme il semble, de nombreuses recrues essayent d'un pronunciamiento, il -49- est possible que le cabinet aille à tous les diables et l'innocente Isabelle en même temps. Il y a à Madrid plus de vingt mille Français, artisans, industriels ou réfugiés, qui, un jour d'émeute, fournissent des professeurs de barricades très habiles, ainsi qu'on a pu le voir dans la dernière révolution. C'est à quoi aboutissent souvent les efforts pour faciliter les communications internationales. Chacun prend les maladies de son voisin.
Tout cela ne devrait pas vous empêcher d'aller avec moi en Espagne. Les étrangers n'ont rien à craindre dans ces occasions-là ; ils voient les choses de près et se forment l'esprit et le cœur.
Je crois que M. Fould aura fort affaire pour remettre ensemble des collègues fort désunis. Quel parti prendra-t-on pour la session prochaine, résistance ou concession ; c'est ce que personne encore ne sait au juste, peut-être même celui qui décide en dernier ressort.
Les derniers discours de lord Palmerston me paraissent séniles. Solve senescentem! Cela ressemble aux dernières années de Louis-Philippe, -50- lorsqu'il érigeait ses faiblesses en théorie gouvernementale. On dit que lord Russell a écrit de la bonne encre, de son encre particulière, aux Allemands ; ce qui n'est pas probablement le moyen d'arranger les affaires de ce côté.
Adieu, mon cher Panizzi ; mille amitiés et compliments. Pendant que vous êtes à la campagne, écrivez ou promenez-vous.
Paris, 20 septembre 1864.
Mon cher Panizzi,
M. Childe, que je vous ai déjà présenté, vous expliquera pourquoi il s'est enfui de chez le roi Mausole. Il vous demandera sans doute votre recommandation auprès de sir Richard Maine. Comme il est observateur et grand voyageur, et qu'il tient à connaître à fond what's that, il voudrait bien voir, en compagnie de quelqu'un des plus solides policemen, les curiosités nocturnes -51- de Londres, et constater l'utilité des casques.
Adieu, je vous écrirai avant de partir.
Paris, 22 septembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Que dites-vous du traité dont on vient de nous révéler l'existence? A en juger par la fureur des cléricaux, la chose leur déplaît extraordinairement. Le traité a plus d'un inconvénient, entre autres celui-ci ; que ni la France ni l'Italie ne peuvent l'exécuter dans tous ses articles. Ce qu'il y a de bon, c'est que ce n'est autre chose au fond qu'une signification faite au saint-père d'avoir à faire sa malle. C'est ainsi que le parti prêtre le prend ici. La légation d'Italie prétend que la chose est fort bien vue de l'autre côté des monts.
Cette affaire coïncidant avec le voyage de Schwalbach, on n'a pas manqué de dire : Ergo -52- propter hoc. — Je n'en crois rien. Le voyage tient plus probablement à des tracas intérieurs, très fâcheux, mais où la politique n'est pour rien. Vous savez la situation ; ce qu'il y a de plus triste, c'est que les badauds se demandent ce qui a pu faire perdre patience à l'homme assurément le plus patient de ce siècle.
X. est à Schwalbach ; on dit qu'il va épouser mademoiselle ***, qui est un morceau un peu trop bon peut-être pour un garçon de son âge. On a le choix, en pareille position, de crever de bonheur en quelques mois, ou d'enrager à la fumée du rôti tout le reste de son existence.
Tous les Espagnols que je vois me garantissent, non pas une émeute, mais une révolution bien complète, sous fort peu de temps. Narvaez paraît déterminé à pousser les choses à la dernière extrémité, et à rompre en visière avec tout le parti du progrès. Le retour de la reine Christine seul est un défi violent. Si Narvaez tient bien l'armée dans sa main, ce dont je doute, il peut comprimer la première émeute et ne succombera que par défaut d'argent, accident qui, d'ailleurs, est assez proche, à ce qu'il paraît. Mais l'armée -53- est-elle loyale? Narvaez a-t-il encore l'énergie qu'il avait à Ardoz? Tout cela me semble plus que douteux.
Le Times a fait, l'autre jour, sur le Canada un article un peu bien lâche. Je trouve que le cabinet anglais en est venu au point où était arrivé Louis-Philippe sur la fin de son règne, de se vanter de sa couardise et de l'ériger en vertu. Il a grand tort, à mon avis ; il ne faut jamais trop se rabaisser, de peur qu'on ne vous prenne au mot.
Adieu, mon cher Panizzi. J'ai loué une maison à Cannes pour cet hiver, mais vous ne vous en souciez pas.
Paris, 2 octobre 1864.
Mon cher Panizzi,
Comment avez-vous trouvé votre Museum et sa docte poussière, en revenant de respirer l'air des champs les plus aristocratiques? Vous avez dû -54- retrouver vos sensations d'écolier, lorsque vous rentriez au collège après les vacances.
Je compte aller à Madrid et y rester jusqu'au milieu de novembre, puis m'en revenir à Cannes, où j'ai retenu mon ancienne maison, sans repasser par Paris, à moins, chose très improbable, qu'on ne me somme de revenir pour le 15 novembre. Je regrette un peu de manquer à mes habitudes et de ne pas fêter la sainte de ce jour ; mais, d'un autre côté, j'ai besoin de prendre soin de mes poumons et le dernier séjour a été si triste, que je n'ai pas le goût de revoir les mêmes choses que vous savez.
Dimanche dernier, je suis allé à Saint-Cloud déjeuner, après avoir assisté au saint sacrifice de la messe. On m'a demandé de vos nouvelles comme toujours. Le prince a mal à ses dents de sept ans. Il est, d'ailleurs, en très bonne condition, ne grandissant pas beaucoup, mais prenant des muscles. L'impératrice est un peu souffreteuse à Schwalbach, dont elle se trouve bien, quoiqu'elle ait toujours des vomissements comme avant son départ.
Ce qu'on dit de contes et de bêtises au sujet -55- de ce voyage est prodigieux. Ce qui l'est encore davantage, c'est que des gens sérieux et crus tels croient toutes ces bourdes qu'on débite. On parle entre autres d'une visite of her Majesty à mademoiselle ***, pour la prier de ne plus demeurer à Montretout, attendu qu'on était affligé de voir sa maison des fenêtres de Saint-Cloud.
Il paraît qu'il y a eu répression assez rude à Turin. Cent soixante personnes ont été tuées dont cinq soldats. Les rues sont droites, et les balles coniques vont loin. Il semble, d'ailleurs, que le ministère a été fort imprudent dans toute l'affaire et n'a rien fait pour éviter l'émeute en préparant un peu les esprits. A ce qu'il me semble, il n'y a que les exagérés des deux camps qui se plaignent du traité. Je crois qu'en l'exécutant de bonne foi, on rendra la place intenable pour le pape, qui, d'ailleurs, mourra probablement avant le terme fixé.
Les changements ministériels qu'on attendait n'auront pas lieu. Drouyn de l'Huys a fait galamment le sacrifice de ses anciennes opinions, et il n'y a plus lieu de lui faire la guerre. Je ne sais quand la session commencera, probablement vers -56- le mois de février. Elle s'annonce mieux que la précédente qui pourtant n'a pas été mauvaise. Thiers est devenu à peu près républicain, vraisemblablement parce qu'il espère être nommé président à son tour. Je le regarde comme enfourné dans une voie déplorable dont il ne sortira plus que par une catastrophe.
Un certain M. X., très connu à Paris, a été surpris l'autre jour avec des gamins habillés les uns en femmes, les autres en abbés, il y en avait un en évêque. On dit qu'il a pris la fuite.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous écrirai encore une fois avant de me mettre en route.
Madrid, casa de la Exma Sa condesa del Montijo, 11 octobre 1864.
Mon cher Panizzi,
Me voici à Madrid depuis quelques heures seulement et, ne pouvant dormir, je vous écris. Ce voyage, en vérité, n'est plus une grande fatigue -57- comme autrefois. Plus de passeports et un chemin de fer assez bon qui vous mène de Bayonne ici en seize heures. Quand les employés sauront mieux leur métier, on pourra faire le trajet en dix heures.
Au point de vue de la politique, les affaires sont meilleures vues de près que de loin. Le ministère Mon, qui était une coalition, est tombé devant une autre coalition. Le cabinet Narvaez a l'air assez solide, et sa vieille réputation d'énergie a fait de l'effet sur les ultra-progressistes tapageurs. Reste à savoir ce qu'il deviendra à l'user et comment il se conduira devant les Cortès. Il a deux mois pour s'y préparer, et on a ici comme en tout pays constitutionnel des recettes pour faire parler dans les élections la voix du peuple : vox populi, vox Dei. Narvaez flatte les journalistes et les gens qui aiment les places. C'est un assez bon moyen de réussir. De toute façon, je ne crois plus que je verrai un pronunciamiento de ma fenêtre.
En quittant Paris, vendredi dernier, j'ai vu notre amie de Biarritz. J'ai eu une petite conversation de quatre heures, dont vous pouvez deviner le thème. Elle avait besoin de sfogarsi. Tout est -58- fort triste, plus même que vous ne pouvez l'imaginer, mais n'en dites mot à personne. J'ai donné de bons conseils, je crois, tout en me rappelant le proverbe : « Ne pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce ; » mais je ne sais trop si on les suivra.
La comtesse est en meilleure santé que je ne m'attendais à la trouver. La campagne lui a fait grand bien et de toute manière elle est mieux que l'année passée. Elle vous regrette fort et vous accuse de n'être pas venu par suite de vos préjugés anglais contre l'Espagne. J'ai eu beau l'assurer que vous étiez souffreteux, elle dit qu'un changement d'air aussi radical vous aurait fait grand bien, et que l'air de Madrid, après celui de Carabanchel, est le plus propre à guérir les rhumatismes invétérés.
Je n'ai fait que traverser Madrid, mais il m'a paru notablement embelli. Les boutiques sont très belles, beaucoup de maisons nouvelles, des arbres et de l'eau partout. Avec de l'eau et du soleil, on peut tout faire en ce pays-ci. Le changement qui m'a le plus frappé, c'est le costume des femmes, qui se francise de plus en plus. Or il est aussi impossible à une Espagnole de porter un chapeau -59- qu'à une Française de se coiffer avec une mantille.
Adieu, mon cher Panizzi. Vous ai-je dit, dans ma dernière lettre, qu'avec ce M. X., dont je vous parlais, la police avait attrapé M. Z., non moins connu. Il y avait longtemps que je lui savais cette réputation-là. Comme il n'y avait pas de mineurs dans la réunion, il n'y a pas matière à procès ; car nos lois ne sont nullement bibliques, comme vous savez ; mais le scandale a été énorme. Notre ami le ministre avait reçu la veille M. Z. et était encore horrifié. Je lui ai dit qu'il prenait la chose trop au sérieux et qu'il ne fallait pas se plaindre de ceux qui s'abstiennent de nous faire concurrence.
Madrid, 24 octobre 1864.
Mon cher Panizzi,
J'ai reçu votre lettre et je vois avec plaisir que vous n'allez pas trop mal et que vous résistez aux premiers froids. Je voudrais vous en offrir autant, mais je me suis horriblement enrhumé dans cette -60- diable de campagne de Carabanchel, où nous sommes retenus par des malades. Nous en sortons enfin dimanche prochain pour nous établir à Madrid, où je suis allé aujourd'hui pour me secouer un peu et voir le monde.
La comtesse que vous avez vue à Biarritz a un érysipèle sur la figure. Vous savez qu'elle ne l'a pas médiocrement large, jugez ce que ce doit être à présent. Il n'y a pas de potiron qui l'égale.
L'agitation des prochaines élections est grande en ce moment et on ne parle plus d'autre chose. Comme vous faites fi de la politique espagnole, je vous régalerai d'un cancan qui pourra vous intéresser.
Il y a ici un Anglais, sir C…, lequel a pris pour femme une miss ***. Il paraît que, soit à cause de la différence d'âge (il est vieux et elle jeune), soit à cause d'une grande inégalité de proportions, le mariage n'a point été consommé, ou l'a été imparfaitement. Il y a quelque temps pourtant que lady C… s'excusait de ne pas aller à un bal sur une fausse couche. Quoi qu'il en soit, elle est devenue amoureuse du duc de F… et elle a demandé le divorce pour -61- cause d'impuissance de son mari. Sur ce point, quelques filles de Madrid donnaient des renseignements pas trop désavantageux. Mais sir C… a plaidé guilty et le mariage a été cassé, et sa femme, avec un certificat de virginité, vient d'épouser le duc de F… On l'annonce à Madrid, et on se demande si on la recevra dans le monde. Mais ce n'est pas la fin de l'aventure. Le duc de F… s'est brouillé avec sa sœur, une petite bossue très spirituelle qui est duchesse d'U… Ils sont en procès pour des majorats et des titres. Or la duchesse d'U… a découvert que son frère était né avant le mariage de sa mère avec le dernier duc de F… Il est né en France et son acte de naissance, d'après les registres de l'état civil à Paris, constate le fait. Pour hériter de son père, il a produit un acte signé d'un curé, un extrait de baptême qui lui donne plusieurs années de moins qu'il n'en a en réalité. En Espagne, l'acte religieux suffit ; mais vous savez qu'il n'en est pas de même en France, depuis qu'on a retiré au clergé le soin de constater l'état civil des chrétiens. Vous voyez qu'un assez joli procès se prépare d'où il pourra bien résulter que miss *** perdra sa virginité, -62- mais ne sera plus duchesse, grand malheur pour elle, dit-on, surtout parce qu'avec le duché s'envole une fortune très considérable.
J'ai eu des nouvelles de Saint-Cloud meilleures que celles que je vous donnais. D'esprit et de corps, on va mieux. J'ai eu quelque inquiétude pendant un moment. A présent, tout est assez bien. Ici, on est très contraire au traité du 15 septembre. On a quelque envie de vouloir garder le saint-père. Mais il y a la question d'argent qui refroidit le zèle religieux comme en tout pays.
Adieu, mon cher Panizzi ; je pense quitter Madrid pour la Provence vers le 10 novembre.
Madrid, 12 novembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Vous m'inquiétez avec votre abstinence de pain et de végétaux farineux, et je ne comprends pas trop ce genre de traitement. Auriez-vous quelques symptômes diabétiques? C'est aujourd'hui la grande mode, et nos médecins en trouvent partout. -63- Je connais une foule de gens qui se portent à merveille et qu'on tourmente avec un régime. Ce qui vous guérirait plus que toutes les drogues, ce serait un repos un peu prolongé dans un pays moins froid et moins humide que celui que vous habitez. Le British Museum ne pourrait-il se passer de vous pendant trois ou quatre mois? Réfléchissez mûrement là-dessus et pensez que « le moule du pourpoint », comme dit Rabelais, est chose importante et qu'il faut s'en occuper.
Quoi qu'il en soit des tendresses de sir C…, il va partir pour Londres. Son ex-femme arrive aujourd'hui à Madrid. Hier, l'infant don Henrique a été mis dans un chemin de fer et dirigé vers les Canaries. Il paraît qu'il a écrit à la reine des impertinences sur sa politique. Il a ensuite demandé pardon, mais on l'a envoyé promener. Vous savez peut-être que c'était un des candidats à la main de la princesse votre amie.
Hier, j'ai fait un dîner de garçons avec des lorettes ; il y en avait une très jolie qu'on appelle Pepa la banderillera. On m'a présenté comme un évêque anglais chargé de convertir les catholiques. Le dîner était exécrable, comme sont les dîners -64- d'auberge à Madrid et les filles assez bêtes. La Pepa seulement avait des mots et des traits de férocité andalouse qui m'ont assez amusé. En ma qualité d'Anglais et d'évêque, j'ai remarqué que toutes ces dames n'ont bu que de l'eau. Sur le fait de la religion, elles m'ont paru très tolérantes, et elles m'ont dit qu'elles ne brûlaient pas de chandelles à saint François.
Toute originalité disparaît de ce pays-ci. Il n'y a plus peut-être qu'en Andalousie qu'on pourrait encore en trouver, et il y a trop de puces et trop de mauvais gîtes, et surtout je suis trop vieux pour aller l'y chercher.
Il fait un temps d'une pureté admirable, pas un nuage au ciel ; mais il gèle toutes les nuits, et l'air est d'une vivacité telle, qu'on croit respirer des aiguilles. Le Guadarrama est tout blanc, et j'ai peur de geler en route.
On publie ici beaucoup de livres. Avez-vous une édition de Don Quichotte imprimée récemment à Argamasilla par Ribadeneyra, deux gros énormes in-quarto? Avez-vous eu en cadeau la Chronique rimée d'Alonso XI? Cela ne se vend pas, c'est Sa Majesté qui le donne.
-65- Adieu mon cher Panizzi ; donnez-moi vite des nouvelles de votre santé. Cette abstinence de pain me chiffonne. Faites de l'exercice vous vous en trouverez bien. Je vous quitte pour aller faire mes visites d'adieu.
Cannes, 27 novembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Une occasion se présente d'avoir un vin assez extraordinaire. C'est du vin de Champagne léger qui ne mousse pas, rouge et qu'on peut boire avec de l'eau ou sans eau. Il rend gai et ne grise pas. Cela est incompréhensible pour des Anglais ; mais, quand vous dînerez seul, je pense que vous en laisserez tomber dans votre œsophage une bouteille, avec quelque satisfaction. L'occasion étant chauve par derrière, calvus comosa fronte, j'ai écrit à Du Sommerard de vous faire envoyer une feuillette de ce vin, en double fût, et avec toutes les précautions possibles ; il y en a environ cent dix ou cent quinze bouteilles. Quand vous en aurez goûté, vous m'en direz des nouvelles. Ne croyez pas qu'il -66- s'agisse d'un nectar. C'est seulement du vin très agréable, d'excellent ordinaire et particulièrement propre aux rhumatisants.
Les nouvelles qu'on vous a données sont de deux grands mois arriérées. La concorde règne dans le ménage de nos amis ; après des nuages qui pouvaient amener un orage, le beau temps a reparu.
Je crois également que les renseignements qu'on vous fournit sur la santé de monsieur ne sont pas exacts. Il est assez actif et, d'ailleurs, écoute ses médecins. Il a seulement le défaut d'aimer le cotillon plus qu'il n'appartient à un jeune homme de son âge, et de prendre les femmes pour des anges descendus du ciel. Les plus grands philosophes enseignent, au contraire, qu'il faut ne pas trop se préoccuper des femmes pour rester plus libre et vaquer plus tranquillement à l'étude des sciences. Il se monte la tête pour un chat coiffé et pendant une quinzaine de jours pense au bonheur rêvé. Puis, quand il y est parvenu, ce qui serait facile à vous et à moi (occasione et tempore prælibatis), il se refroidit et n'y pense plus. Ce métier, qui est celui d'un amoureux de roman, -67- n'est pas si fatigant que celui que j'ai fait dans ma jeunesse, sans que je l'aie payé trop cher.
Je suis charmé du succès que le traité du 15 septembre a eu en Italie ; encore plus de la vigueur de la Marmora, qui n'a pas craint de recommencer l'affaire d'Aspromonte. C'est le vrai moyen d'escarmentar les fous qui voudraient mettre le feu aux poudres. Toutes les discussions de la presse et de la tribune sur le traité étaient bien absurdes. Les gens qui aiment leur pays en France et en Italie devaient garder le silence.
Il y a un grand fait acquis, c'est que les troupes françaises quittent Rome. A quoi bon des explications et des précautions à prendre pour des cas à venir, qui peut-être n'arriveront pas? Je pense et j'ai lieu de le croire, d'après ce que j'entends dire à des gens en qui j'ai confiance, que l'Italie laissera le pape faire des bêtises et jouer sa partie. Elle n'a pas besoin de s'en mêler. Plus elle sera sage, plus il sera fou. Vous connaissez l'engeance cléricale et vous savez ce qu'on peut attendre d'elle.
Adieu, mon cher Panizzi ; mademoiselle Lagden -68- et mistress Ewer me chargent de vous faire mille compliments et amitiés, elles se font une fête de vous recevoir.
Cannes, 5 décembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Veuillez considérer que je vous écris en ce moment ma fenêtre ouverte, et que les Anglais n'osent sortir qu'avec une ombrelle bleue en dessous, blanche en dessus. Ce soleil, auquel vous devez cette taille et cette carrure si respectables, ce soleil tout à fait italien, vous le trouveriez ici, avec une poste aux lettres qui vous permettrait d'écrire deux fois par jour à M. Jones vos instructions. Je ne parle pas du télégraphe en cas de besoin.
En ce qui regarde votre mauvaise humeur et votre crainte d'ennuyer vos amis, permettez-moi de vous dire que vous vous fichez du monde. Nous aurons soin de vous, et nous vous choierons de notre mieux. Si vous êtes trop méchant, on vous laissera dans votre coin. Nous ne vous obligerons -69- pas à abattre des pommes de pin à coups de flèche, ni à monter sur des montagnes de trois mille mètres, vous serez libre de suivre vos goûts ; seulement nous vous offrons de mauvais dîners et des déjeuners idem avec des causeries, du whist et du piquet, et deux dames pour vous soigner, qui s'en font une fête. Il s'agit de savoir franchement si la chose vous convient, et alors de le dire un peu à l'avance, afin que nous pourvoyions à votre logis. Je crois vous avoir dit que nous avons une chambre, mais elle est au nord, et peu digne de votre mérite. A côté de nous est un hôtel très tranquille, dont le propriétaire m'a quelques obligations. Vous pourriez y avoir une chambre et y loger votre valet de chambre. En frappant au mur, on pourrait vous aviser que la soupe est sur la table, mais il faudrait être prévenu un peu d'avance.
Jusqu'ici, nous sommes tous en assez bon état de conservation. M. Mathieu (de la Drôme) nous avait annoncé des tempêtes abominables. Nous avons eu le plus beau temps de juin qu'on puisse imaginer.
Adieu, mon cher Panizzi, ou plutôt au revoir. -70- Miss Lagden et mistress Ewer vous espèrent et vous languissent, comme on dit dans le dialecte de ce pays.
Cannes, 24 décembre 1864.
Mon cher Panizzi,
M. Cousin me prie de vous demander le sens exact de cette phrase qu'il trouve dans une lettre du cardinal Mazarin : Senza far lunarii. Il semble, d'après le contexte, que cela voudrait dire : « Sans faire l'astrologue ; sans me mêler de prédire. » Est-ce une locution usitée? et que signifie précisément lunarii? Nous n'avons pas ici un seul Italien en état de nous donner la solution de l'énigme. Soyez notre Œdipe.
Malgré la douceur de notre climat, j'ai attrapé un gros rhume en allant voir nos doctrinaires de Cannes, le duc de Broglie et sa fille. Il a de plus un fils, officier de marine, élève de l'École polytechnique, qui entend trois messes par jour et en sert deux. J'ai été trois ou quatre jours sans sortir, toussant horriblement, mais sans -71- être tourmenté de mon asthme pendant ce temps-là.
Notre philosophe[3], au lieu de m'offrir ses consolations, essayait de me démontrer que je serais infailliblement prié de succéder à Mocquart[4], ce qui était loin de me réjouir, comme vous pouvez le penser. Voici la nomination faite et un choix qui me semble assez bon. Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'on ait pensé à moi un instant. Je suis trop bien avec madame pour que monsieur m'accorde sa confiance. Pourtant, à tout hasard, j'avais fait mon thème, pour le cas où je recevrais quelque proposition contraire à mon repos. J'aurais accepté la charge, refusé le titre et les émoluments, de façon à me donner le droit, au bout de quelque temps, de dire que je n'en pouvais plus et que je priais qu'on me permît de retourner à mes moutons. Heureusement il n'a pas été besoin de recourir à cette extrémité.
[3] Victor Cousin.
[4] Secrétaire particulier de l'empereur.
Il y avait dans le Times de la semaine passée un article excessivement violent contre l'empereur, à propos des dépenses militaires de toute -72- l'Europe. Outre un certain nombre d'allégations absolument fausses, pour la forme et pour le fond, il était impossible de voir rien de plus méchant. Vous devriez bien prêcher M. Delvane[5] à ce sujet, et lui dire qu'en aiguisant ainsi les vieilles haines, il fait le plus grand mal aux deux pays. Il m'a semblé, au reste, que cet article était de fabrique française, et je ne serais pas surpris que ce fût du Rémusat ou du Prévost-Paradol traduit.
[5] M. Delvane était alors le directeur politique du Times.
J'ai reçu des nouvelles de madame de Montijo, qui a gagné un fort gros rhume à vendre des brimborions à une vente de charité. Elle est mieux à présent, et je vois qu'elle a donné une fête au nouvel ambassadeur de France.
Le pape me semble avoir perdu tout à fait la tête. Avez-vous vu la dernière bulle qu'il vient de publier pour condamner une foule de propositions téméraires qui sont celles de tout le monde, et une autre bulle qui ajoute un demi-cent de saints au calendrier? Je suis sûr que les gens du XVIe siècle auraient bien ri de tant de bêtises ; au XIXe nous avalons tout.
-73- Avez-vous reçu le seizième volume de la Correspondance de Napoléon Ier? Je ne sais si le nouveau président de la Commission, qui n'a jamais été bien renommé pour sa politesse, continuera d'envoyer son œuvre à ceux qui ont déjà reçu les premiers volumes.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous souhaite une bonne fin d'année. Ne mangez pas trop de christmas dinner, et rappelez-moi au souvenir de nos amis.
Cannes, 12 janvier 1865.
Mon cher Panizzi,
La divine providence nous a envoyé un pâté de foie gras de Strasbourg qui nous a particulièrement fait regretter votre absence. J'en ai rarement mangé d'aussi bon, et les truffes qui l'ornaient étaient excellentes.
Le pape est parfaitement drôle, et les évêques qui reprennent la balle ne le sont pas moins. Mais voici un détail que vous ignorez, et qui a quelque valeur historique. Aux yeux de vous autres -74- messieurs les politiques, l'encyclique du Vicaire de Jésus-Christ passe pour une réponse au traité du 15 septembre. Il n'en est rien.
Il y a ici un philosophe de nos amis[6], un peu trop clérical pour vous et pour moi, qui, deux mois avant le traité, a reçu la visite d'un auditeur de rote, Français et prêtre assez débonnaire, qui est venu le conjurer d'abjurer certaines erreurs contenues dans un de ses derniers livres, l'Histoire de la philosophie, ajoutant que, s'il ne le faisait pas, il s'exposait à être compris dans une censure que préparait le Sacré-Collège. Notre ami lui a dit qu'il ne rétractait rien, et qu'il ne conseillait pas au pape de s'en prendre à la philosophie, ni aux matières qui ne le regardaient pas. Vous voyez que l'encyclique est un vieux péché.
[6] Victor Cousin.
Je suis sans nouvelles de Paris depuis quelques jours, et un peu inquiet d'un bruit qui s'est répandu ici, que l'empereur avait eu une attaque. Bien que j'attache peu de foi à cette nouvelle, j'en suis un peu ému, car la vie qu'il mène n'est pas trop bonne pour un homme de cinquante-six -75- ans, si j'en crois des rapports malheureusement trop certains. C'est ce qui pourrait arriver de plus triste pour ce pays-ci, en ce moment surtout où l'encyclique et la prochaine réunion des Chambres excitent un peu d'agitation.
Il me semble que les affaires de nos amis les confédérés vont assez mal. Le bon Dieu étant toujours pour les gros bataillons, il n'est que trop probable qu'ils succomberont à la fin. Il y avait dans le Times le récit d'une petite machine infernale destinée à détruire un fort et probablement à tuer tous ses défenseurs au moyen de sept cent mille livres de poudre. On se demande si nous sommes au XIXe siècle, pour voir employer des machines de cette espèce.
Je suppose que Newton est venu à Paris pour la vente Pourtalès. Avez-vous acheté la tête de l'Apollon de Délos? c'était la plus belle chose qu'il y eût, et j'aurais bien désiré que cela restât à Paris ; mais, si elle s'en va, mieux vaut qu'elle soit chez vous qu'ailleurs. Il y avait aussi un beau buste de Crispine, femme d'Éliogabale, et quantité de bijoux et de menus objets des plus intéressants.
Adieu, mon cher Panizzi ; bonne santé et prospérité. — Ces -76- nouvelles de la santé de l'empereur me tourmentent malgré moi, et j'attends nos journaux avec grande impatience.
Cannes, 27 janvier 1865.
Mon cher Panizzi,
Vous aurez lu le pamphlet très habile de monseigneur Dupanloup. Il explique fort bien que, lorsque la bulle dit noir, il faut entendre blanc. C'est la perfection de l'art des jésuites. Il paraît, d'ailleurs, que les bonnes têtes, ou les moins fêlées du sacré collège, ont fait entendre raison au pape et lui ont persuadé de donner quelques explications dans le sens de celles que monseigneur Dupanloup a présentées. Cet erratum du Saint-Esprit sera accepté, je pense, et peut-être suffira pour apaiser la noise jusqu'à ce que l'ouverture de la session la ranime plus énergiquement que jamais. Thiers va se poser en champion de la papauté et attaquera vigoureusement le traité du 15 septembre.
-77- Avez-vous lu une facétie d'About dans l'Opinion nationale du 22 janvier, où il traite notre ami de la bonne manière et malheureusement avec une vérité frappante? Cela ne l'empêchera nullement de faire les bêtises que lui suggèrent les belles dames et ses anciens ennemis les doctrinaires. Lisez cela, et vous rirez, j'espère.
L'affaire du duché de Montmorency donné à M. de Périgord commençait à ennuyer tout le monde à Paris, lorsqu'un nouveau petit scandale est venu fort à propos pour faire diversion. La fille aînée de madame de X… avait été mariée, il y a vingt-cinq ou trente ans, à un M. de Z…, qui avait le malheur d'être impuissant. Elle y remédiait au moyen du marquis de L…, qui ne l'était pas et qui lui fit un enfant. Donc cet enfant fut mis au monde très mystérieusement, car le mari était depuis deux ans à l'étranger. Ce mari est mort, mais le fils est vivant et majeur, et, se fondant sur l'axiome Is pater est quem nuptiæ demonstrant, il demande le nom et le titre de Z… Vous pouvez penser le bel effet que cela produit.
Lord H… vieillit rapidement, et, entre nous, je doute qu'il ait la cervelle en bien bon état. Lorsqu'on -78- lui a annoncé la mort de sa femme, il a dit : Well I hope she will be soon better. Puis il a fait hisser au-dessus de sa villa un pavillon à ses armes, pour avertir les demoiselles, je crois, qu'il était redevenu un homme libre à leur service.
Cousin ne se porte pas trop bien non plus et me donne un peu d'inquiétude. Il a des sifflements dans les oreilles, des bourdonnements et maigrit pitoyablement. Il conserve néanmoins toute sa vivacité et son intelligence.
Pour moi, je ne suis pas trop mal, bien que j'aie éprouvé récemment un retour de mes oppressions. Le temps très doux que nous avons me fait grand bien. Nous allons demain faire un déjeuner champêtre en plein air. Je ne pense pas que vous déjeuniez encore dans votre jardin. Je voudrais bien, si la chose est possible, rester ici tout le mois de février ; mais peut-être sera-t-il nécessaire de revenir pour l'adresse, surtout si les cléricaux livrent bataille. J'espère toutefois que les choses se passeront sans bruit.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne tombez dans aucune des quatre-vingts erreurs condamnées.
-79-
Cannes, 15 février 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis très enrhumé et horriblement ennuyé par la perspective de l'adresse et l'obligation d'aller assister à la bataille que les cléricaux vont nous livrer. J'attends avec impatience l'adresse qui a dû être prononcée ce matin, mais ce ne sera que dans quelques jours que je pourrai savoir le jour de l'ouverture de la discussion et celui de mon départ. Ce qu'on me dit du temps qu'il fait à Paris ne m'engage pas du tout à me presser.
Cousin est ici assez souffrant d'une névralgie qui lui cause des insomnies continuelles, vous le plaindrez pour cela ; il maigrit beaucoup, il s'abat et commence à m'inquiéter. L'autre jour, il se promenait dans un bois près de Cannes avec son secrétaire qui lui lisait le journal. Une paysanne qui passait dit à sa compagne : « Vois donc, -80- ce vieux monsieur qui, à son âge, ne sait pas lire. »
On me conte des choses fabuleuses de la vente Pourtalès. Si elle finit comme elle a commencé, vous aurez à fouiller à l'escarcelle.
J'ai fait vos compliments à lord Glenelg. Mistress Norton est ici, toujours belle et très gracieuse, et nous est venue voir avant-hier. Elle a fait la conquête de ces dames. Sa petite-fille menace d'être aussi belle qu'elle, et a déjà des yeux pour la perdition du genre humain.
Je n'ai rien lu de plus plat que le discours de la reine, et on dit qu'il n'est pas écrit en anglais. Si notre ami de Piccadilly continue à tenir quelques années encore le timon, Dieu sait quelles couleuvres il fera avaler au respectable public. Il semble qu'il veuille mourir en repos, et tout bruit l'importune, même lorsque c'est le bruit d'un grand péril qu'il serait à temps de conjurer.
Si, comme cela semble très probable, le Sud est accablé, vous verrez de quelle façon le Nord témoignera sa reconnaissance à l'Angleterre pour la remise des raiders de Saint-Albans. Cela me semble, au fond, une grande lâcheté du gouvernement -81- du Canada et de celui de l'Angleterre.
Ces gens sont des voleurs sans doute, mais qu'a fait Sherman en Géorgie, et Butler et tant d'autres? Au reste, l'Europe sera assez vite punie, je pense. Il y a dans les Américains un si beau mépris de toute morale, que je ne vois que les Romains d'autrefois à leur comparer. Ils en ont l'avidité, l'audace, et cinq ans de guerre terrible en ont fait des soldats redoutables. Ils payeront leur dette en faisant banqueroute, et trouveront de l'argent sur les terres de leurs voisins.
Je suis sans nouvelles et un peu inquiet de la santé de madame de Montijo, qui avait été tourmentée par un retour de fièvre. On me dit que l'impératrice va mieux, mais qu'elle vit très retirée et presque toujours seule. L'empereur se porte parfaitement bien.
On raconte que monseigneur Chigi est fort penaud et irrité de la publication de ses deux lettres aux deux traducteurs si peu d'accord sur le sens de l'encyclique.
Adieu, mon cher Panizzi ; écrivez-moi ici jusqu'à ce que je vous donne avis de la translation de mes pénates.
-82-
Paris, 14 mars 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis parti de Cannes, il y a quelques jours, très souffrant et je suis arrivé ici en pire état. Je compte y rester jusqu'à la fin de la discussion de l'adresse, puis m'en retourner à Cannes. Ma santé me donne du tintoin. Mes étouffements augmentent d'intensité et se renouvellent à des intervalles plus rapprochés ; bref, l'animal se détraque ; qu'y faire?
Je suis allé voir l'impératrice hier. Je l'ai trouvée très bien portante, mais fort triste. Elle comprenait toute la perte qu'elle venait de faire par la mort de M. de Morny. Je dis elle personnellement, et je n'ai pas besoin de vous dire le pourquoi. L'empereur est profondément affligé. Il n'est pas facile, en effet, de trouver un homme d'esprit et de tact comme Morny, plein de bon sens et de décision. Il est question de le remplacer à la présidence du Corps législatif par M. Baroche ; -83- mais la chose est difficile, je ne sais même si elle est possible.
Vous recevrez presque en même temps que cette lettre la visite d'un de mes amis, le comte de Circourt. C'était un grand ami du comte de Cavour. C'est un homme très instruit, trop instruit, car il a la mémoire la plus extraordinaire que je connaisse et sait tout ; d'ailleurs, fort galant homme et anticlérical, bien que, par sa naissance, ses relations et ses habitudes, il vive au milieu des cléricaux. Peut-être est-ce pour cela qu'il ne peut les souffrir.
Nous aurons probablement demain au Sénat une séance curieuse. Les cardinaux, à l'exception de M. de Bonnechose, sont des sots et ne savent pas dire deux mots. Mais le Bonnechose est très habile, et, d'un autre côté, nos vieux généraux ont peur du diable. Ils se disent : « S'il y avait seulement cinq pour cent de vérité dans ce qu'on rapporte de ce gentleman!… » Ajoutez à ces réflexions très sages, les femmes et les filles qui sont dévotes ; car toutes les femmes, même les pires catins, sont dévotes à présent. Soyez persuadé qu'il ne sera pas aisé de se débarrasser de -84- l'hydre, après lui avoir laissé pousser bien plus de sept têtes.
Bien que le discours de M. Rouland ne fût ni des meilleurs, ni des plus habiles, il a produit son effet. On aurait pu lui dire : « Pourquoi, puisque vous connaissiez le danger, avez-vous été si faible lorsque vous étiez ministre des cultes? » Mais enfin, mieux vaut tard que jamais.
J'ai vu dans le journal que lady Palmerston était gravement malade ; puis plus de nouvelles. J'espère qu'elle est rétablie. Lorsque vous la verrez, tâchez de trouver moyen de lui dire quelque chose de gentil de ma part.
Est-ce la vieillesse qui règne dans le cabinet britannique, ou bien est-ce calcul de gens qui ont fait un bon coup à la Bourse et qui ne veulent plus se risquer? Quoi qu'il en soit, vos ministres affichent la poltronnerie avec trop d'éclat. Rien n'est plus bête que d'être fanfaron, mais il est dangereux, outre le ridicule, de se poser en poltron. C'est le moyen d'avoir tous les faux braves à ses trousses.
Adieu, mon cher Panizzi ; santé et prospérité. Je suis ici jusqu'à la fin de la semaine.
-85-
Cannes, 26 mars 1865.
Mon cher Panizzi,
Je ne crois pas un mot du voyage à Rome de madame de Montijo, encore moins de son voyage en Angleterre. Dans la dernière lettre qu'elle m'a écrite, il y a sept ou huit jours, elle m'annonçait le dessein d'aller à Paris au mois de mai ; ce qui semble fort peu d'accord avec la visite au saint-père et à madame ***. Il me paraît peu vraisemblable qu'elle aille ailleurs qu'à Paris. A Rome et à Londres, elle se trouverait dans une position embarrassante, à certains égards, et privée de sa liberté, qui est la chose à laquelle elle tient le plus.
Lord Glenelg est toujours ici, occupant ses loisirs comme à l'ordinaire, entre la lecture de romans et la prière.
Cousin s'apprête à retourner à Paris pour y faire un immortel. Je lui laisse ce soin, et je compte passer ici le mois d'avril à tâcher de remettre -86- un peu mes poumons maléficiés, qui ont grand besoin de repos et de ménagements.
Lorsque j'ai quitté Paris, on ne croyait pas que la discussion de l'adresse au Corps législatif dût être beaucoup plus animée qu'elle ne l'a été au Sénat. L'opposition est fort divisée, et il y a grande apparence qu'elle portera ses principaux efforts sur les questions intérieures. On doutait que M. Thiers parlât sur la convention du 15 septembre, afin de ménager ses amis politiques, moins papalins que lui. Le moins qu'on parlera de ce traité sera le mieux. Je pense que, si nous paraissons bien résolus de l'observer à la lettre, la cour de Rome reviendra à des idées plus saines. Non point le pape, peut-être, qui est un peu fou, et auquel on prête des aspirations singulières au martyre. Mais il y a autour de lui une grande quantité de canailles en rouge, en violet et en noir, fort peu disposées au martyre, et prêtes à accepter toutes les conditions qui leur laisseront quelque chose de leurs revenus actuels. Probablement ces gens-là exerceront quelque influence sur les résolutions de leur souverain. Reste à savoir si son obstination ne l'emportera pas sur -87- l'intérêt bien entendu de son petit établissement.
Je vous fais mes compliments sur l'acquisition de l'Apollon Justiniani. Newton, que j'ai vu la veille de mon départ, m'en avait dit du mal, ce qui m'avait persuadé qu'il en avait fort envie. Je ne trouve pas que vous l'ayez payé trop cher, et c'est certainement un morceau de musée qu'il faut acquérir dès qu'on en trouve l'occasion.
Adieu, mon cher Panizzi ; la poste me presse, je n'ai que le temps de fermer ma lettre.
Cannes, 13 avril 1865.
Mon cher Panizzi,
J'attendais pour vous écrire que je fusse assez bien pour vous donner des nouvelles de ma santé et de mes projets ; mais la première ne fait pas de progrès, et les autres, qui en dépendent, sont dans le vague le plus complet. Je tousse toujours, je ne dors ni ne mange, je me sens faible et sur un déclin rapide. Parfois j'en prends mon -88- parti assez philosophiquement, d'autres fois je m'en irrite ou je m'en afflige. C'est quelque chose comme les alternatives de pensées dans la tête d'un homme condamné à être pendu.
Il me semble que vous êtes un peu sévère pour la Vie de César, qu'on vous a envoyée. Voudriez-vous qu'au lieu de dire les choses simplement, bonnement, l'auteur eût fait comme les historiens tudesques, qui, pour ne pas entrer dans la voie battue, prennent les sentiers les plus absurdes et les plus extravagants du monde. D'ailleurs, j'aurais bien voulu que l'auteur eût suivi le conseil que j'avais pris la liberté de lui donner. C'était de se borner à ses réflexions sur l'histoire, au lieu de s'embarquer dans un récit où il n'y aura rien de neuf. Il est évident que ces réflexions d'un homme placé à un point de vue où aucun homme de lettres ne peut se placer, auraient eu quelque chose d'original et de très intéressant. Le grand défaut du livre, à mon avis, c'est qu'on dirait que l'auteur se place devant un miroir pour faire le portrait de son héros.
Vous me paraissez aussi un peu dédaigneux pour votre tête d'Apollon. N'en déplaise à Newton -89- et aux autres connaisseurs, cela me semble une œuvre capitale, telle que peu de musées en possèdent. Je ne trouve pas que vous l'ayez payée cher. Mais que dites-vous de notre Louvre, qui a acheté cent treize mille francs un portrait d'Antonello de Messine? Notre administration agit avec la passion d'un amateur, ce qui est déplorable. Si j'en avais le pouvoir, je changerais avec vous : je vous donnerais l'Antonello pour l'Apollon, sans vous demander la différence de prix.
J'ai reçu hier une lettre de madame de Montijo. Elle ne me dit pas un mot de son voyage à Londres, mais me promet qu'elle sera à Paris vers le commencement de mai. La comtesse est mieux, à ce qu'elle m'écrit, bien qu'un peu fatiguée de son hiver. Sa maison étant le refuge de tous les oisifs de Madrid, elle est la victime de ses devoirs de maîtresse de maison. Elle ne se couche qu'à l'heure qui convient à ses tertulianos, et continue ainsi jusqu'à ce qu'elle soit sérieusement malade. Elle me charge, d'ailleurs, de ses memorias pour Panucci ; car elle persiste à dénaturer le nom de Votre Seigneurie.
-90- Que dites-vous des discussions dans le Parlement sur les affaires du Canada? Je voudrais savoir ce qu'en pensent l'ombre de Pitt et celle de lord Wellington. Mais ce qui passe mon intelligence, c'est un gouvernement qui prend la peine d'instruire les étrangers qu'il a la plus grande longanimité et qu'il acceptera tous les soufflets qu'on peut lui offrir. Serait-il vrai que les hommes deviennent poltrons en vieillissant?
Cousin est parti pour Paris, il y a trois jours, en assez mauvais état. Il m'a dit qu'il s'arrêterait en route, et ne serait à Paris que samedi. Je suppose qu'il ne veut pas revoir ses anciens amis politiques avant la fin de la discussion de l'adresse.
Il me semble que nous avons été plus politiques et moins bavards au Sénat. L'opposition, en présentant cette kyrielle d'amendements, n'a guère obtenu d'autre résultat que celui d'ennuyer le public. C'est du moins l'impression que cela a produit à Paris, et que j'ai éprouvée moi-même.
Lisez un livre assez curieux qui vient de paraître : L'Immortalité selon le Christ, par Charles Lambert. Il y a une appréciation nouvelle de -91- l'histoire juive qui m'a l'air d'être vraie. Depuis que le parti clérical est devenu si puissant et si intolérant, les livres de cette espèce se multiplient et se vendent comme du pain. Cela pourrait finir par quelque chose de fatal à notre sainte religion, si les femmes n'étaient pas là, pour la faire triompher en se refusant aux hommes assez immoraux pour ne pas faire leurs Pâques.
Adieu, mon cher Panizzi ; je voudrais bien que vous fussiez ici pour faire maigre demain. Je compte partir pour Paris, si j'en suis capable, vers les premiers jours de mai.
Cannes, 22 avril 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis un peu mieux, quoique toujours assez dolent. Dimanche en huit, je compte être à Paris. J'espère y trouver la comtesse de Montijo, que je voudrais savoir en France, maintenant qu'on se tire des coups de fusil à Madrid. Elle a le malheur -92- d'avoir une maison qui est une position stratégique, qui a déjà été occupée plusieurs fois militairement, et dont, à la dernière émeute, heureusement pendant son absence, son ami le général Concha a dû faire le siège. Le gouvernement et le parti progressiste en sont arrivés au dernier degré d'animosité ; il n'y a plus que la guerre de possible entre eux.
Ce qui m'amuse beaucoup, c'est que le parti du progrès accuse Narvaez d'être néocatholique, ce qui me rappelle l'histoire suivante. — Dans son avant-dernier ministère, il s'était brouillé avec notre saint-père le pape, et, comme il est homme d'esprit et qu'il sait le défaut de la cuirasse papaline, il commença par saisir ce qu'on appelle le trésor de la bulle, c'est-à-dire l'argent que l'Espagne envoie à Rome pour ne pas faire maigre. Tout cet argent, et il y avait plusieurs millions, fut employé à enrichir ses créatures, au nombre desquelles toutes les jolies filles de Madrid. Une de ces dernières, mon intime amie et très dévote, avait une pension de huit mille réaux pour services publics.
Toute la question à présent est de savoir ce -93- que fera l'armée. Dans la dernière émeute de ce mois, elle a tiré à tort et à travers sur le respectable public, et, si elle demeure fidèle, il n'y aura pas de révolution ; sinon, nous aurons à Paris l'innocente Isabelle.
Voilà les confédérés à bas, ou du moins bien bas. Reste à pacifier le pays, et quelles mesures M. Lincoln prendra-t-il pour cela? Avec un Parlement composé de canaille, comme celui des États-Unis, et un Sénat présidé par un tailleur ivrogne, qui peut dire quelles folies nous pourrons voir? Ce qu'il y a de pire, c'est que ces drôles-là sont en réalité très puissants, qu'ils ont dans toutes les occasions un entêtement de mulet et pas plus de conscience que n'en avaient vos petits tyrans italiens du XVIe siècle. Ce sont là bien des éléments de succès dans un temps où la Providence s'obstine à ne plus faire de miracles. Si j'étais à la place de l'empereur Maximilien, je tâcherais d'enrôler au plus vite les Irlandais et les Allemands de l'armée fédérale, outre tous les coquins qui ont pris le goût de la bataille. Ce serait, je crois, un excellent moyen de gagner le respect de ses sujets et de les mener -94- à la civilisation par le plus court chemin.
Que dites-vous du discours de Thiers? Il paye à l'empereur d'Autriche le dîner qu'il en a reçu, en proposant sérieusement à la France l'alliance autrichienne comme la plus utile. Thiers a une faculté singulière, c'est d'oublier tout ce qu'il a dit et tout ce qu'il a fait, dès que la passion s'en mêle. Il est de très bonne foi, aussi convaincu de son infaillibilité que peut l'être le plus entêté de tous les papes.
Je ne suis guère plus content du discours de M. Rouher ; mais il vous prouve quel est l'immense pouvoir des idées cléricales en France. On y considère comme athée quiconque met en question la souveraineté temporelle du pape. Il y a des gens très honnêtes, très éclairés, comme M. Buffet, par exemple, qui croient cela comme parole d'évangile. Viennent ensuite les politiques ou soi-disant tels, qui admettent comme un fait incontestable que toute diminution du territoire du pape est un malheur européen et une occasion de conflit général. Si cela continue, vous et moi, nous courons risque d'être brûlés avec des fagots en place publique.
-95- Adieu, mon cher Panizzi ; veuillez me tenir au courant de vos intentions pour le temps des vacances, j'entends vos vacances.
Paris, 4 mai 1865.
Mon cher Panizzi,
J'ai vu aujourd'hui M. Fould, qui m'a paru en assez bon état et pas trop mécontent de la marche des choses. Les orléanistes, les républicains, et surtout les légitimistes, sont encore dans les extases d'admiration pour le discours de M. Thiers. C'est, disent-ils, le premier homme d'État de l'Europe. Ce que c'est que la passion. Je ne crois pas qu'il ait jamais rien dit de plus propre à prouver qu'il est absolument exempt de sens politique. J'ajouterai que ce n'est pas non plus par le sens moral qu'il brille.
On m'avait parlé de la santé de lord Palmerston de la même façon que vous. Lord Cowley dit qu'il n'a qu'une attaque de goutte aux mains et qu'il ne veut pas se montrer, parce qu'il ne -96- saurait consentir à se faire faire la barbe par un barbier. Vous savez que les diplomates ne sont pas comptés parmi les plus véridiques des hommes. Au cas où cette goutte se prolongerait ou prendrait des proportions alarmantes, qui sera premier ministre? On m'a dit, mais j'en doute, que la reine avait appelé lord Clarendon, qui aurait décliné d'accepter la succession et indiqué lord Stanley.
Ne trouvez-vous pas qu'on fait un peu trop de fuss pour la mort de M. Lincoln? C'était, après tout, un first second rate man, comme disaient les Yankees, dont probablement vous n'auriez pas voulu pour un employé du Muséum ; mais il valait mieux que la majorité de ses compatriotes, et il me semble qu'il avait gagné à force de vivre dans les grandes affaires. Les éloges qu'on en fait au Parlement montrent la peur qu'on a de l'Amérique ; et le résultat qu'on aura obtenu sera de rendre ces rustres encore plus impertinents et orgueilleux qu'ils ne le sont naturellement. Croyez qu'il ne se passera pas longtemps avant que l'Angleterre regrette sa politique au commencement de la guerre civile.
-97- M. Booth et l'autre sont des scélérats bien trempés qui rendraient des points à Müller. Ed. Childe me dit que, depuis un mois, ce Booth s'entraînait à tirer des coups de pistolet dans toutes les positions. Il croit qu'il n'a eu aucune communication avec les gens du Sud ; cependant sa phrase latine : Sic semper tyrannis! est la devise de la Virginie. Nous verrons probablement de singulières choses avec l'ivrogne qui succède à Lincoln.
Tout le monde ici me paraît mécontent du voyage de l'empereur en Algérie. C'est trop risquer pour voir ce qu'il verra. Le plus sage eût été de laisser faire le maréchal Mac-Mahon, qui est un homme de sens et très honnête, deux qualités rares par le temps qui court.
Adieu, mon cher Panizzi ; j'espère que vous avez votre part du beau temps qu'il fait ici et que vous êtes fort et allègre. Je voudrais pouvoir en dire autant.
-98-
Paris, 12 mai 1865.
Mon cher Panizzi,
Lundi dernier, j'ai déjeuné avec notre hôtesse de Biarritz et son fils. Tous les trois. Elle m'a demandé de vos nouvelles. Elle va bien et l'enfant est extrêmement gentil et bien élevé. Il me semble que tout le train de la maison est changé. On est moins gai, mais on est plus calme. Je crois que, depuis un an, elle en a appris beaucoup sur les choses et sur les hommes. Un sculpteur assez bon[7] fait un assez joli portrait de l'enfant ; ce qui a donné à celui-ci l'envie de mettre la main à la terre glaise, et il a fait un portrait de son père qui est ressemblant. Cela est pétri à la diable, mais il y a un sentiment des proportions qui est vraiment extraordinaire.
[7] Carpeaux.
Ici, on est assez content de M. Bigelow, le ministre des États-Unis. Il dit très haut qu'ils veulent -99- être en paix avec tout le monde, et, quant au Mexique, qu'ils laissent à leurs voisins le choix du gouvernement qu'ils préfèrent. L'impératrice lui a demandé ce que voulait dire cette phrase du président : « Si l'Angleterre est juste avec nous. » M. Bigelow a répondu que la justice qu'ils attendaient, c'était le remboursement de cent millions de dollars, somme à laquelle on évalue les pertes causées au commerce fédéral par les croiseurs confédérés armés en Angleterre.
Maintenant qu'on fait tant de fuss et tant de compliments à l'occasion de la mort de M. Lincoln, que la reine d'Angleterre et l'impératrice écrivent à la veuve de leurs mains blanches, quelle sera, croyez-vous, la prépotence de ces drôles, qui déjà se regardent comme les premiers moutardiers du pape? Attendez-vous à toutes les insolences les plus monstrueuses. Lincoln était un pauvre hère, non dépourvu de bon sens et qui, en quatre années, avait appris quelque chose. Croyez que la faiblesse de lord Palmerston et ses peurs absurdes seront bientôt vivement senties et chèrement payées. La politique sénile, qui est de vivre au jour le jour et -100- d'ajourner toutes les grandes questions, finit toujours tragiquement.
Thiers tend visiblement à se séparer de ses amis pour se rapprocher des cléricaux et du faubourg Saint-Germain. Il est, comme bien des gens venus de bas, très sensible aux flatteries de l'aristocratie, et le faubourg Saint-Germain ne les lui marchande pas. On lui fait une cour très assidue, et des gens qui le pendraient probablement, s'ils revenaient jamais au pouvoir, l'encensent de la manière la plus honteuse. Il en est tout bouffi, et ses femmes encore plus. Chez les bourgeois, on commence à lever les épaules de ses théories politiques et à l'appeler radoteur. Je doute qu'il fût élu à Paris, s'il y avait une nouvelle élection. Pour moi, je n'ai rien vu de plus bouffon que son argument pour le pouvoir temporel, fondé sur la liberté nécessaire au catholicisme. Le catholicisme a besoin d'un souverain étranger ; ergo, il faut que le pape soit souverain. Mais, pourrait-on répondre, les Romains n'ont malheureusement pas un souverain étranger. Enfin, tout cela est bête et pourtant cela passe et est accepté par beaucoup de niais.
-101- Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous mieux et tenez-vous en joie.
Paris, 19 mai 1865.
Mon cher Panizzi,
Madame de Montijo est arrivée ici très enrhumée, et la vue pire que lorsque vous étiez à Biarritz. C'est, pour une personne si active, un très grand malheur ; mais elle le supporte avec courage, et se tire d'affaire même, sans que bien des gens s'aperçoivent de son infirmité. Le comte de las Navas et sa femme sont avec elle. L'un et l'autre en bonne santé. Ils m'ont demandé beaucoup de vos nouvelles.
Que dites-vous des cent mille dollars offerts par le président Johnson? Croyez que ces affreuses canailles de Yankees nous donneront sous peu, à vous et à nous, de fiers tracas.
On commence à croire que le Corps législatif ne voudra pas voter le budget des travaux extraordinaires. Fould, qui s'était fort opposé à ce -102- qu'il fût présenté, a eu le tort de chercher ensuite des moyens d'exécution qui rendissent la chose possible.
Adieu, mon cher Panizzi. Vous savez que Libri est un homme du XVIe siècle qui ne se fie à personne, comme était Benvenuto Cellini qui tournait les coins de rues all' largo.
Paris, 23 mai 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis bien désolé de ce que vous me dites de lady Zetland. C'était — car je crois qu'il faut maintenant parler d'elle au passé — c'était une femme comme il n'y en a plus guère, distinguée, s'intéressant à tout et parlant bien de tout. Quoique je l'aie très peu vue, je l'aimais plus que des femmes avec qui j'ai eu de plus intimes relations. Lorsque vous verrez lord Zetland ou quelqu'un de la famille, veuillez lui dire toute la part que je prends à leur malheur.
-103- J'ai toujours oublié de répondre à votre question au sujet du voyage de madame de Montijo en Angleterre, d'abord, parce que je n'y croyais pas, et que je n'y croirai que lorsqu'il se fera. Mais il est très vrai qu'on en parle. Elle veut passer une semaine à Londres, puis une quinzaine dans un château en Écosse, je ne me rappelle plus chez qui.
A ce propos, dites-moi between you and me et très nettement ce que vous pensez de ce voyage et de la circonstance suivante. Elle doit passer ces huit jours chez madame ***, à Londres. Madame *** est très riche ; mais, si je ne me trompe, pas trop bien dans le monde anglais. Son mari a un air de juif qui ne lui est pas très prepossessing. Elle ne manque pas d'esprit, mais elle est horriblement cancanière. Il me semble que c'est, de toutes les maisons, celle où j'aimerais le moins à la savoir. Vous êtes plus à même que personne de nous éclairer là-dessus. Mais, au surplus, je ne pense pas que la chose se fasse : d'abord, sa fille ne sera pas trop pressée je pense de la laisser partir, puis probablement elle aura sur l'affaire la même opinion que -104- moi ; enfin, si la cour va à Fontainebleau, à Biarritz ou ailleurs, ce sera un dérivatif tout naturel.
Il n'est question ici que de la nouvelle frasque du prince Napoléon et de son discours à Ajaccio, qui a été commenté si étrangement ensuite par l'Opinion nationale. On blâme beaucoup la régente de ne lui avoir pas donné un vigoureux coup de caveçon. Elle a craint de paraître juge dans sa propre cause, mais elle aurait dû réfléchir qu'outre sa cause, il y a celle de son mari, de son fils et la nôtre à nous. Quelle opinion doit-on avoir de nous à l'étranger, et comment s'explique-t-on que le premier prince du sang annonce des intentions et prêche une politique si contraire à celle de l'empereur et de l'Empire?
Adieu, mon cher Panizzi ; j'irai vous voir le plus tôt que je pourrai ; mais vous savez que ce n'est pas pour les dîners et les assemblées du beau monde que je vais à Londres.
-105-
Paris, 2 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Je n'ai pas eu beaucoup de peine à faire comprendre à madame de Montijo que, si elle allait à Londres, elle ferait bien de prendre une autre posada, et je crois qu'elle a renoncé au voyage, sur lequel, d'ailleurs, elle n'avait pas encore consulté sa fille. M. de Flahaut, que j'avais consulté de mon côté, est absolument de votre avis.
Que dites-vous de la lettre de l'empereur, de celle du prince et de toute l'affaire? Tout le monde à peu près s'en réjouit : les uns parce qu'ils détestent Son Altesse, les autres parce qu'ils trouvent que cette querelle de famille affaiblit l'Empire. Pour moi, je tiens pour vrai le mot du premier Napoléon, que c'est en famille qu'il faut laver son linge sale, et je regrette que la régente n'ait pas donné tout d'abord un coup de caveçon au prince ; puis, que l'empereur ne lui ait pas demandé sa démission du conseil privé par une -106- lettre qui n'aurait pas été publiée. Cette combinaison remédiait à tout, ce me semble, et ne causait pas un scandale comme le procédé qui a été préféré. Mais à quoi bon parler de ce qui est fait?
Comment vont tourner les élections? Lord Palmerston les fera-t-il? conservera-t-il son portefeuille, si les députés nommés lui donnent la majorité? Savez-vous que la réclamation des États-Unis, pour être polie, à ce qu'il dit, n'en est pas moins des plus désagréables, et qu'elle peut finir tragiquement avec les drôles qui siègent au congrès.
Notre affaire du Mexique ne s'améliore guère non plus, et la paix des États-Unis n'est pas de nature à l'arranger. Cependant, M. Bigelow, le ministre de M. Johnson, est des plus pacifiques, et promet, non seulement de ne pas favoriser, mais même d'empêcher l'intervention. Tant qu'il n'y aura que des flibustiers, le mal ne sera pas grand.
Ici, à l'intérieur, il y a quelque chose comme un apaisement, du moins il y a tendance à l'adoucissement des partis extrêmes. Les orléanistes et les légitimistes penchent à ne faire qu'un avec les -107- cléricaux, et les rouges à se changer en une opposition tracassière, mais non factieuse. Il ne faut pas croire toutefois que le gouvernement gagne beaucoup à cela. Il est, d'ailleurs, sur une pente où il n'est pas facile de s'arrêter, et, quoi qu'il fasse, il est probable que l'influence parlementaire ira toujours augmentant. Sera-ce un bien ou un mal? je n'en sais rien. Thiers est cajolé par le faubourg Saint-Germain ; et ses femmes sont enchantées de recevoir des duchesses. Je ne désespère pas que tout ce monde ne fasse ses Pâques un de ces jours, afin de prouver sa noblesse.
Je vois par votre dernière lettre que vous ne vous portez pas trop bien. Je vous en présente autant. Nous avons eu une suite d'orages qui m'a fatigué.
La décadence de l'Angleterre fait des progrès bien rapides. On nous dit que c'est un cheval français qui a gagné le derby d'Epsom. On ajoute que le respectable public a essayé de culbuter le vainqueur, mais que celui-ci avait eu la prudence de se faire accompagner par quelques boxeurs à tant par coup de poing.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et donnez-moi de vos nouvelles.
-108-
Paris, 5 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Vous savez que ce n'est pas l'envie qui me manque pour aller vous voir ; mais je crains que notre session ne se prolonge un peu plus que je ne le prévoyais. J'ai de plus à courir le risque d'une invitation à Fontainebleau. Au sujet de ce dernier voyage, il n'y a rien encore de décidé.
Il paraît que l'empereur se trouve si bien de son voyage, qu'il n'est pas pressé de revenir. Il a poussé jusqu'au grand désert pour voir des antiquités romaines et se faire cirer les bottes par les barbes des Arabes. On ne l'attend pas à Paris avant le 14 de ce mois. Il y a des gens qui croient qu'à son retour, le prince Napoléon et lui s'embrasseront et que tout sera fini ou raccommodé. Le prince surtout, plus que personne, paraît le croire. Si cela arrivait, ce qui n'est pas impossible vu la débonnaireté de l'empereur, ce serait la plus déplorable politique, et rendrait la publication -109- de la lettre encore plus regrettable. Pourtant je ne crois pas la chose possible en ce moment ; mais elle est malheureusement probable dans quelques mois.
Adieu, mon cher Panizzi. Soignez-vous et ne vous faites pas de mauvais sang.
Paris, 7 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Si vous allez en Italie, arrêtez-vous en passant ici. Vous ferez votre apprentissage d'une mauvaise maison, chez moi, et nous vivrons en étudiants et boirons du porto doré. Vous ne ferez pas mal, venant à Paris, au commencement de juillet, de mettre dans votre malle une culotte, pour aller à Fontainebleau, où vous serez sûrement invité. Je serais homme, si vous voulez bien de ma compagnie, à vous suivre en Italie, surtout si vous vouliez passer par la Suisse ou l'Allemagne. Qu'en dites-vous?
-110- Je suis allé avant-hier soir au bal, et j'ai causé un quart d'heure avec la régente, de rebus omnibus et quibusdam aliis ; je l'ai trouvée très résolue. Je souhaite que l'empereur ne le soit pas moins. Beaucoup de gens en doutent, et prédisent déjà la réconciliation des deux cousins. Si elle avait lieu, ce serait la plus déplorable chose du monde et la plus ridicule.
La circulaire de lord Russell au sujet des navires confédérés me paraît peu digne ; mais les Yankees sont décidément la première, la grande nation. Toutes les autres s'aplatissent. Lord Russell lançait des épigrammes à l'empereur de Russie, lors de la dernière insurrection de la Pologne. Il est plus poli avec les plus grossières gens du monde. Enfin!
Adieu, mon cher Panizzi. Madame de Montijo n'a rien décidé quant à son voyage, du moins officiellement. Elle m'a dit, à ma première observation, qu'elle y renonçait, mais qu'elle ne voulait pas le dire d'avance. En outre, après le retour de l'empereur, il est probable qu'elle ira à Fontainebleau pour quelque temps. Elle veut être à Carabanchel pour le mois d'août ; vous voyez qu'il -111- lui faudrait faire diligence pour aller faire des visites à Londres et en Écosse.
Paris, 14 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Ici, personne ne croit à l'accident du prince. On veut qu'il ait inventé cette chute pour que l'empereur vînt le voir. Bixio m'assure qu'il est tombé effectivement. Il paraît certain que l'empereur lui a écrit une nouvelle lettre, mais non publiée cette fois, pire que la première.
Je vous écris très à la hâte, car je crains de manquer l'heure de la poste. Je suis tolérablement depuis quelques jours, grâce au beau temps. J'espère que vous allez bien aussi et que vos idées de retraite ne sont plus aussi arrêtées.
Paris, 23 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Avant-hier, j'ai dîné aux Tuileries avec la grande-duchesse -112- Marie de Leuchtenberg, fille de feu Nicolas. Il y a dix ans, ce devait être la personne la plus admirablement belle qui se pût imaginer. Elle a encore un profil qui ressemble à une médaille de Syracuse. Elle est fort aimable et fait beaucoup de frais.
Le maître de la maison se porte beaucoup mieux que le pont Neuf : il est rajeuni de dix ans et est très gai. Il l'était du moins mercredi, bien qu'il eût vu son cousin la veille. Ce qui paraît le plus clair de l'entrevue, c'est que ledit cousin a reçu la permission d'aller faire ses foins en Suisse. On dit qu'il congédie une partie de sa maison, comme s'il avait l'intention de vivre en philosophe. Prenons la soupe comme elle est.
Votre favori le prince impérial, que vous ne reconnaîtriez plus, tant il est grandi et formé, a les dispositions les plus extraordinaires pour la sculpture. Un artiste nommé Carpeaux qui a beaucoup de talent, a fait son portrait ; lorsque le prince l'a vu pétrir de la terre glaise, il a naturellement eu envie de mettre la main à la pâte, et a fait un portrait de son père, qui est atrocement ressemblant ; mais, bien que ce soit gâché -113- comme un bonhomme de mie de pain, l'observation des proportions est extraordinaire. Il a fait encore le combat d'un cavalier contre un fantassin plein de mouvement. On voit qu'il sait manier un cheval et qu'il a appris l'escrime à la baïonnette. Mais le plus extraordinaire, c'est le portrait de son précepteur, M. Monnier, que vous aimez tant. Je vous jure que vous le reconnaîtriez d'un bout de la cour du British Museum à l'autre. Ce ne sont pas seulement ses traits, c'est même son expression. Tout le génie de l'homme se révèle dans ses yeux, son nez et ses moustaches. Je suis sûr qu'il y a peu de sculpteurs de profession qui pourraient en faire autant.
L'empereur nous a conté son voyage, dont il paraît enchanté. Ne trouvez-vous pas extraordinaire que, après avoir eu quatre ou cinq cent mille hommes tués par les chrétiens, après avoir eu beaucoup de leurs femmes violées, après avoir perdu leur autonomie et je ne sais combien d'items, les Arabes aient reçu si admirablement le chef des gens qui ont fait tout cela. Sa Majesté est allée dans le grand désert avec une vingtaine de Français tout au plus et est restée quarante-huit -114- heures au milieu de quinze à vingt mille Sahariens qui lui ont tiré des coups de fusil aux oreilles (c'est la manière de saluer du pays) et ont nettoyé ses bottes avec leurs barbes. Pas un seul n'a montré la moindre envie de prendre une revanche. On lui a donné des bœufs entiers rôtis, on lui a fait manger des autruches et je ne sais quelles autres bêtes impossibles ; mais partout il a été reçu comme un souverain aimé. Il en est très fier et très content. — Il m'a demandé de vos nouvelles.
Adieu, mon cher Panizzi. Hier, on a fait une pétition au Sénat contre la prostitution. J'avais envie de citer lord Melbourne. Le vieux Dupin a fait un petit speech excellent pour demander si les belles dames avaient objection à la concurrence? Nous avons voté l'ordre du jour.
Paris, 26 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Catherine de Médicis disait à Henri III après la mort du duc de Guise : « Bien coupé ; à présent, -115- il s'agit de coudre. » A vous dire le vrai, je ne croirai à votre démission que lorsqu'elle sera acceptée, et, sans vous faire de compliments, je ne crois pas qu'il y ait de ministre qui ne se donne beaucoup de peine pour vous retenir. M. Gladstone, qui est je crois votre ministre, s'en donnera plus que tout autre, d'autant plus que vous ne lui laissez personne qui puisse vous remplacer. Je le répète, il n'y a pas de compliments entre nous ; et vous le savez comme moi, que vous n'avez pas de remplaçant possible, attendu qu'on ne trouverait pas dans les trois royaumes un homme aussi bien venu que vous dans le monde et en faveur auprès de tous les partis. Je ne vois pas trop comment vous pourrez répondre à M. Gladstone vous disant : « Vous nous mettez dans un grand embarras. Patientez et élevez-nous un successeur. » Mon espérance est que, dans ce combat, où je ne serais pas fâché d'ailleurs que vous fussiez vaincu, vous fixerez des conditions qui vous donnent de plus longues vacances et moins de peine. Vous avez autant de droits qu'un évêque à un coadjuteur. En tout cas, j'attends de vos nouvelles avec impatience.
-116- Je ne sais si je vous ai parlé des yeux de madame de Montijo. Elle est menacée de la cataracte et, de plus, d'une autre maladie qu'on appelle glaucome ou glaucose. Il y a ici un très savant oculiste, inventeur d'un instrument avec lequel on voit dans l'intérieur d'un œil comme dans une assiette. Il dit que, si elle ne se fait pas opérer assez promptement, elle sera irrémissiblement aveugle. Elle a pris cet arrêt avec beaucoup plus de calme que nous ne l'espérions, et je crois qu'elle s'y résigne de bonne grâce. Elle est, d'ailleurs, en bon état général de santé. Voilà un motif de plus contre le voyage d'Angleterre ; mais il était d'ailleurs inutile, comme vous le saviez.
Je lis cette affreuse histoire de Carlyle et je suis continuellement tenté de jeter le livre par la fenêtre. Il y a pourtant des recherches et du travail, mais une prétention insupportable et une outrecuidance achevée.
La conférence du Journal des Savants m'a jeté une tuile sur la tête, en me chargeant de faire un article sur l'Histoire de César. Je me trouve avec cette conférence comme vous avec vos Trustees. Ils me prennent par les sentiments et me demandent -117- l'article en question comme un service au journal et à eux-mêmes. J'ai donc été obligé de me résigner en dimittendo auriculum ut iniquæ montis asellus. Pourriez-vous me dire s'il y a eu dans quelque revue anglaise quelque bon article sur l'ouvrage, ou du moins quelque article qui ait fait sensation dans le monde policé, et, dans ce cas, veuillez me l'indiquer ; vous me rendrez un grand service.
M. de Flahaut est parti pour Londres, il y a trois jours. Je ne sais s'il compte y passer quelque temps. Il m'a invité à aller le voir en Écosse, mais c'est un peu loin pour un asthmatique.
Dupin a fait l'autre jour au Sénat un discours très amusant à propos de la suppression de la prostitution. Il a parlé tout à fait comme lord Melbourne à l'archevêque de Canterbury, et nous avons voté pour ces dames à une assez grande majorité, considérant le peu d'usage que nous en faisons.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.
-118-
Paris, 3 juillet 1865.
Mon cher Panizzi,
J'ai dîné vendredi dernier aux Tuileries, où Leurs Majestés m'ont beaucoup demandé de vos nouvelles. L'impératrice savait quelque chose de vos projets de retraite et m'a fort questionné à ce sujet. Elle voulait savoir si vous aviez quelque sujet de plainte ou de mauvaise humeur. J'ai répondu que je ne savais rien, sinon que vous travaillez depuis fort longtemps et qu'il était naturel que vous eussiez envie de vous reposer ; que, d'ailleurs, loin d'être de mauvaise humeur, vous étiez un souverain absolu au Museum, que vous imposiez vos volontés de la façon la plus despotique, au point d'exiler le gorille, sous prétexte que vous ne le trouviez pas assez beau. Varaigne aussi s'est fort enquis de vous, ainsi que madame de la Poèze.
L'empereur se porte admirablement et est rajeuni de cinq ans. Il vient de faire une brochure -119- très intéressante sur l'Algérie. Il l'a envoyée presque mystérieusement à quelques personnes. C'est une critique très vive, très bien raisonnée, et à ce qu'il me semble, irréfutable, de la politique suivie en Algérie et de l'administration de la guerre à l'égard de la colonie. Il n'y a qu'une réponse à faire. Pourquoi dire que votre valet de chambre n'est pas en état de faire son service? Prenez-en un autre et dites-lui ce que vous voulez. Comme style et comme logique, d'ailleurs, il n'a jamais rien fait de mieux.
Il y a ici un marquis de X…, fort lancé dans le grand monde des jeunes gens. Ce monsieur paraît pénétré du principe grammatical : le masculin s'accorde avec le masculin. Il a écrit au jeune Z… une lettre fort touchante : O crudelis Alexi! nihil mea carmina curas ; ou quelque chose de semblable. Z… a montré le billet doux à ses amis et a donné rendez-vous rue du Colysée, à une heure du matin. M. le marquis est venu et a fait sa déclaration en forme sur le trottoir, devant une jalousie baissée à un rez-de-chaussée, derrière laquelle se trouvaient une douzaine de membres du Jockey-Club. Tout d'un coup ces messieurs -120- sortirent en masse, rossèrent un peu X…, puis le portèrent dans le bassin des Champs-Élysées. Sorti de là fort refroidi, il alla prier le comte de M… de porter un cartel à Z… ; M… ne voulut pas s'en mêler ; alors il s'est adressé à la justice et a porté plainte contre ses baigneurs. Presque en même temps, un turco tuait aux Tuileries un de ses camarades, son rival auprès d'une cuisinière. Vous voyez que les barbares se civilisent, et que les civilisés s'abrutissent… Je crains que la fin du monde ne soit proche.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et tenez-vous en joie, si vous pouvez.
Paris, 9 juillet 1865.
Mon cher Panizzi,
L'empereur part mercredi pour Plombières, et probablement en même temps l'impératrice ira à Fontainebleau, mais toute seule. Elle a, dit-on, l'intention d'aller ensuite à Biarritz, lorsque l'empereur -121- aura terminé son inspection du camp de Châlons.
Paris commence fort à se dépeupler, il y fait une chaleur tropicale et il faut avoir un parasol comme à Cannes pour passer les ponts. Je suppose que vous avez à peu près la même température à Londres et que vous vous trouvez assez bien le soir dans votre jardin.
Mademoiselle Marguerite Libri m'a écrit et me parle de la stupéfaction produite dans le British Museum par l'annonce de votre retraite, les espérances et les peurs que causent vos successeurs probables. L'important, c'est que vous ne regrettiez pas trop votre boutique, et, pour cela, il faut que vous vous mettiez le plus tôt possible à quelque ouvrage, History of my own Life, — England and the English ; voilà deux ouvrages que je vous propose, ou bien faites un recueil de sonnets ou un traité De rebus omnibus et quibusdam aliis. La grande difficulté, c'est de passer de l'esclavage à la liberté, et il faut soigner la transition. Voyez ce qui se passe pour les nègres aux États-Unis.
Vous me paraissez résolu à demeurer en Angleterre. Bien qu'il y ait fort à discourir là-dessus, -122- je penche à vous approuver, car c'est là que vous avez vos habitudes. Je ne suis pas sûr que vous vous trouvassiez à votre aise en Italie ou ailleurs. D'un autre côté, à nos âges, on n'aime plus guère l'agitation, et je crains fort pour l'Europe dans les dernières années de notre vie. La Révolution n'a dit nulle part son dernier mot ; elle passera la Manche, je le crois ; mais ce sera tard et lorsque nous n'aurons pas à nous en préoccuper.
Il paraît que lord Palmerston ne se dispose nullement à résigner. Il veut mourir son portefeuille sous le bras, et je crois qu'il y réussira. C'est une belle vie, mais il y aurait encore quelque chose de plus beau. J'ai peur qu'il ne quitte la partie trop tard et lorsqu'il ne sera plus regretté.
Vous ne me dites rien des élections. Je crois à une Chambre à peu près la même que la défunte, un peu plus poltronne et un peu plus amoureuse d'argent et de paix.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vais passer à la Bibliothèque demain, pour savoir où en est le portrait de l'infant de Portugal.
-123-
Paris, 16 juillet 1865.
Mon cher Panizzi,
Je partirai ou mardi ou mercredi. Je serai à Londres dans la soirée, vers onze heures. Demain, je vous écrirai, si je pars mardi, de façon que ma lettre vous arrive mardi matin. De toute manière comptez sur moi pour jeudi.
J'ai passé la soirée hier chez la comtesse de Montijo, qui va bien. Elle n'a déjà plus de bandeau noir et on lui permet de rester dans sa chambre et de causer. Il est impossible d'avoir plus de courage et de calme qu'elle n'en a montré.
Le prince impérial a été et est, je crains, encore un peu malade ; ce qui a mis l'empereur et l'impératrice dans toutes les inquiétudes et les a obligés d'ajourner leur voyage. Cela s'annonçait comme une fièvre muqueuse, mais on m'a dit que la fièvre est tombée et qu'il allait beaucoup mieux hier au soir. Je vais voir la comtesse de ce pas et je vous enverrai le bulletin en post-scriptum.
-124- Le prince Napoléon est en Irlande, ou en route pour y aller, à bord d'un très beau navire de l'État. Cependant il prétend n'être plus prince, et a congédié toute sa maison. Il n'a pas perdu un centime de ses appointements personnels, et cette économie paraît un peu étrange. Il ne faut pas qu'un prince soit trop rangé, surtout quand il a des velléités d'ambition.
Adieu, mon cher Panizzi, je remets les bavardages à notre premier tête-à-tête, c'est-à-dire à bientôt.
P.-S. Les nouvelles ne sont pas mauvaises ce matin. Le prince n'a presque plus de fièvre et commence à demander à manger. Cependant je ne crois pas qu'on soit encore bien assuré qu'il est en convalescence. Je vous donnerai des nouvelles demain ; ne dites rien de la maladie cependant. La comtesse va toujours très bien.
Paris, 3 septembre 1865.
Mon cher Panizzi,
Jeudi, j'ai passé mon temps au Journal des Savants -125- et à l'Académie. Il paraît que la maladie de Ponsard[8] est un canard, et, si dans vingt-sept jours il n'arrive pas de mort dans le corps des immortels, je suis hors d'affaire. Vendredi, je n'ai pu attraper madame de Montijo. Hier, je suis allé lui demander à dîner. Je lui ai fait vos compliments bien entendu.
[8] Aux termes du règlement de l'Académie, c'est le directeur en exercice, lorsqu'un de ses collègues vient à mourir, qui a charge de recevoir le successeur du défunt. — Mérimée était alors directeur de l'Académie.
Voici le bilan de l'aventure de Neuchatel : madame de Montebello, le bras cassé ; mademoiselle Bouvet, une côte cassée et la clavicule cassée, plus des vomissements de sang qui ont duré plusieurs jours. Elle est hors de danger à présent, mais condamnée à garder le lit pendant quarante ou cinquante jours. Le valet de pied qui a empêché la voiture où se trouvaient ces dames de culbuter celle de l'empereur (qui serait tombée d'une cinquantaine de pieds sur les toits des maisons de Neuchatel), ce valet de pied a eu le pied horriblement fracturé, et d'abord il avait été question de l'amputer ; mais Nélaton a si bien fait que le pauvre diable s'en tirera et en sera -126- quitte pour une quarantaine de jours de repos forcé, la jambe enfermée dans une botte inflexible de dextrine. La princesse Anna a été moins maltraitée que les autres : tout s'est borné à une forte contusion à la joue et à la tempe.
M. de Talleyrand recommandait de n'avoir pas de zèle. Les Neuchatelois en ont eu. Ils ont donné à l'empereur des chevaux neufs qui n'avaient jamais été attelés, et, au lieu de cochers, ce sont des messieurs qui les ont menés. Aussi est-ce un miracle qu'ils n'aient pas été précipités tous d'une soixantaine de pieds au moment où le sifflet d'une locomotive a fait emporter les chevaux. L'impératrice est revenue aujourd'hui à Fontainebleau avec la princesse Anna. Je crois que les autres blessées demeureront encore quelques jours en Suisse. Elles sont, d'ailleurs, aussi bien que possible.
Je suis fâché et content, mon cher Panizzi, que vous me regrettiez. Je vous assure que je suis bien triste à dîner tout seul. J'expédie mon repas en cinq ou six minutes ; et, puisque nous parlons de manger, je vous dirai que je vous trouve bien cruel, après m'avoir engraissé comme on fait les -127- oies, en abusant de leur gourmandise, de venir me reprocher encore de n'avoir pas fait honneur à votre cuisine de Balthazar. Au reste, tous mes amis trouvent que je lui fais le plus grand honneur. Pendant mon absence, miss Lagden m'a procuré l'arc d'un chef tartare qui a eu le malheur d'être tué à Palikao. C'est le pendant de l'arc d'Ulysse pour la force, la roideur, etc. Eh bien, grâce à votre bœuf salé, je l'ai bandé du premier coup.
Vous aurez vu que M. Walewski a été nommé président du Corps législatif. Il a eu dans son département la presque unanimité des suffrages ; mais enfin son élection n'a pas été vérifiée par la Chambre, et il me semble que constitutionnellement parlant, il n'est pas encore député. Mais il lui faut et l'hôtel et le traitement, et on ne sait rien refuser aux quémandeurs.
Il y a des cas de choléra à Paris, mais ils n'ont pas le caractère épidémique. Il fait une chaleur horrible pendant le jour, très frais le soir, les melons et les pêches sont excellents et on se donne facilement la colique. Avis au lecteur. Il paraît que le choléra de Marseille n'est pas beaucoup plus méchant.
-128- Mon article au Journal des Savants a été voté nemine contradicente. Il paraîtra le 1er octobre. Cousin en a été content. J'ai vu avant-hier la duchesse Colonna, qui se rappelle à votre souvenir.
Madame de Montijo voit un peu mieux. Elle sort sans lunettes et est très contente du peu qu'elle a gagné.
Les fêtes de Brest et de Portsmouth déplaisent beaucoup à l'opposition. Son cheval de bataille actuel est de rétablir les anciennes provinces et de détruire l'œuvre si utile de la Convention, qui, en inventant les départements, a fortifié l'unité nationale. Il ne se peut rien de plus fou et de plus absurde, mais la haine est aveugle. Les Broglie, Guizot e tutti quanti sont jusqu'au cou dans ce beau projet. Thiers laisse faire sans approuver.
Tous les ministres sont à la campagne. Leurs Majestés aussi. Il n'y a plus de gouvernement, mais on est parfaitement tranquille. L'empereur partira pour Biarritz le 5 ou le 6, et, le 12, la reine d'Espagne couchera peut-être dans votre lit. Gemuit sub pondere. — Pour moi, jusqu'à ce que j'aie corrigé mes épreuves, je suis esclave.
Adieu, mon cher Panizzi ; je crains de devenir -129- trop poétique ou trop missish, si je vous dis combien je pense à vous et à nos deux solitudes présentes et à nos bonnes soirées passées.
Paris, 6 septembre 1865.
Mon cher Panizzi,
J'ai reçu votre lettre ce matin. Le valet de pied, auquel vous vous intéressez et qui a sauvé Leurs Majestés, est mort avant-hier. L'empereur en a été extrêmement affecté, ainsi que l'impératrice. Ils partent ce soir pour Biarritz. Mademoiselle Bouvet ne va pas trop bien et on n'est pas entièrement rassuré sur son compte. Madame de Montebello est mieux, mais fort dolente.
A Fontainebleau, on était en bonne santé, persévérant dans les bonnes résolutions. Le résumé du plan de conduite qu'on s'était tracé était celui-ci : il n'y a plus d'Eugénie, il n'y a plus qu'une impératrice. Je plains et j'admire. D'ailleurs, renouvellement de confiance et d'amitié de part et d'autre.
-130- L'alliance de tous les partis ennemis se resserre tous les jours, et tant qu'il ne s'agira que de renverser, elle sera très intime. Les dernières élections ont été faites par la réunion des légitimistes, des orléanistes et des républicains. Les trois minorités l'ont emporté. Il faut dire aussi que Persigny, en comblant la mesure dans les dernières élections générales, a rendu à peu près impossibles les candidatures gouvernementales. Les Français ne veulent pas faire ce qu'ils désirent le plus, du moment qu'on le leur commande. On dit que M. de la Valette a écrit à ce sujet un très remarquable mémoire à l'empereur. Ce n'est pas de signaler le mal, qui est difficile, c'est d'y trouver un remède.
Il me paraît qu'on est assez inquiet des élections en Italie. Mazzini et votre ami Garibaldi se prépareraient, dit-on, à faire quelque grosse sottise, qui pourrait être désastreuse. Puisque l'Angleterre et la France sont plus unies que jamais, il serait bien à désirer qu'on parlât des deux côtés le même langage en Italie. Ne pensez-vous pas que, si les électeurs suivent la même tactique qu'en France, c'est-à-dire si les mazziniens s'unissent -131- aux papalins, il peut en résulter une Chambre très dangereuse? Est-il vrai que M. Lanza se soit retiré parce qu'on méditait un traité secret avec l'Autriche, qui garantissait un désarmement réciproque? Sartiges, qui était venu à Paris il y a quelques jours, avait bonne espérance que l'évacuation de Rome s'accomplirait sans encombre, et que le pape se montrerait traitable au dernier moment.
Adieu, mon cher Panizzi. J'ai fait vos compliments à la comtesse de Montijo et à neveu et nièce. Tous vont parfaitement, ainsi que la duchesse de Malakof, qui engraisse seulement d'une façon un peu scandaleuse. Je vous quitte pour aller corriger mon article[9]. On me dit que je dois en faire tirer un exemplaire à part pour l'offrir à Sa Majesté. Qu'en dites-vous? Toutes ces façons me semblent un peu familières, mais nous sommes dans une monarchie démocratique.
[9] Sur la Vie de César, pour le Journal des Savants.
-132-
Paris, 10 septembre 1865.
Mon cher Panizzi,
Vous apprendrez avec plaisir que le valet de pied de l'empereur n'est pas mort, comme on me l'avait dit au ministère d'État. Il va mieux et on ne l'amputera pas. Les autres blessés sont aussi bien que possible. La princesse Anna est à Paris. Je suis allé m'inscrire chez elle, et j'ai mis une ligne pour dire la part que vous avez prise à son accident. Ai-je bien fait?
J'ai des compliments à vous faire d'une autre princesse, la princesse Mathilde, chez qui j'ai dîné jeudi.
Ce que vous me dites de lord Palmerston est triste. Mais pourquoi vouloir mourir sur le champ de bataille? Croyez-vous que sa gloire gagne à faire encore une session? Peut-être espère-t-il que sa présence sera un appui pour le parti libéral. Cela me rappelle le poème d'Antar. Lorsque le héros est mort, ses amis l'attachent sur son -133- cheval et effrayent ainsi les ennemis. Je vous remercie de m'avoir rappelé à milady.
Le comte de Navas est parti pour Madrid. Je ne sais pas encore ce que fera la comtesse de Montijo ; je pense qu'elle ira à Biarritz dès que la reine sera retournée à Zarauz.
Il n'y a plus un chat à Paris, mais en revanche les étrangers y regorgent. A chaque instant, des gens vous demandent le chemin du Palais-Royal dans un baragouin germanique ou britannique.
M. de Goltz, le ministre de Prusse, est à Biarritz, brûlant des mêmes ridicules feux. Je ne sais pas trop comment on le reçoit depuis que le neveu de son ministre a fendu la tête d'un Strasbourgeois, cuisinier de votre reine. Dans d'autres temps, la façon dont la justice se rend en Prusse pourrait amener de drôles de complications.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et buvez frais ; c'est assurément le bonheur suprême par le temps qui court.
-134-
Paris, 12 septembre 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis allé hier, avec madame de Montijo, voir la princesse Anna. Ses joues sont redevenues symétriques. Elle a encore une rougeur sur la pommette qui a reçu le coup, et un œil encore un peu violet. Elle nous a raconté son aventure d'une façon très gentille. Elle ne se rappelle pas comment elle est tombée, mais seulement d'avoir vu en l'air assez haut, au-dessus de sa tête, le colonel suisse qui menait les chevaux. Lorsqu'on l'a ramassée, elle était à genoux, tenant sa tête à deux mains. Puis on l'a emportée dans une boutique, où Duperrey est venu la chercher ; elle est allée, à pied, trouver l'impératrice et lui a parlé ; mais, tout cela, on le lui a dit, elle n'en a pas conscience ; ce n'est que trois ou quatre heures après qu'elle a compris ce qui était arrivé.
Les médecins suisses ont voulu changer l'appareil de mademoiselle Bouvet ; quoi faisant, ils -135- lui ont recassé la clavicule que Nélaton lui avait arrangée. On craint qu'elle n'ait une légère saillie à l'entrée de deux fort belles bosses que vous avez vues et admirées. Elle ne va pas mal, d'ailleurs, et on pense que, dans une quinzaine de jours, elle pourra être transportée à Paris. Madame de Montebello est en bonne voie de guérison. La princesse Anna ira probablement à Biarritz dans quelques jours.
Le frère de la comtesse X…, garçon d'une trentaine d'années, je crois qu'il était votre compagnon dans l'ascension de la Rune, s'est coupé la gorge l'autre jour. Il allait se marier et avait choisi lui-même une assez jolie femme. Il a pris la précaution de communier, puis il s'est couché avec un crucifix dans la main gauche et un rasoir dans la droite dont il s'est coupé le cou. Salute a noi.
Hier, j'ai présenté M. Cousin à madame de Montijo. Il me semble qu'ils se sont plu l'un à l'autre. Il est toujours dans de très bonnes idées, déplorant les bêtises de ses anciens amis.
Que veut faire M. de Bismark à Biarritz? Il paraît certain qu'il y va. Les Alsaciens se considèrent -136- comme tous offensés dans la personne du cuisinier à qui le comte d'Eulembourg a fendu le crâne. Ils font une pétition au Sénat, qui sera embarrassante. Si nous étions plus jeunes, cela pourrait devenir sérieux. Je pense que si l'empereur disait quelque mot aigre à M. de Goltz, de nature à inquiéter les Prussiens, il aurait un grand succès dans le populaire.
J'ai vu hier M. de Sartiges. Il craint que, aussitôt après l'évacuation, les Romains et les mazzinistes ne fassent quelque sottise. Selon lui, tout dépend des élections qui vont avoir lieu et dont l'issue lui paraît un peu incertaine. Le grand malheur est le manque d'hommes, maladie qui paraît générale au XIXe siècle.
On dit que l'élection de Walewski sera vivement contestée, et qu'elle a eu lieu avant qu'il eût donné sa démission de sénateur. L'animal aime tellement l'argent, qu'il n'a pas donné sa démission, de peur de perdre ses trente mille francs, s'il n'était pas nommé.
Le comte X…, mort à Rome, cardinal ou je ne sais quoi, a laissé toute sa fortune à son secrétaire qu'il aimait comme Shakespeare aimait le comte -137- de Pembroke. Grand ennui de ses sœurs.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous ai mis aux pieds des princesses, comtesses, etc., etc. Elles vous font leurs remerciements et compliments.
Biarritz, 21 septembre 1865.
Mon cher Panizzi,
J'ai été mandé ici par le télégraphe, et j'ai eu tant de choses à faire avant de partir, que je n'ai pu vous écrire un mot avant de me mettre en route. J'ai voyagé avec M. de Persigny, qui va en Espagne.
Tout le monde se porte bien, excepté l'impératrice, qui souffre toujours un peu de la gorge. Je crains que l'air de la mer ne soit pas très bon pour elle. L'empereur et le prince impérial sont parfaitement bien. Le prince a grandi, sa figure s'est un peu allongée. Il est toujours aussi actif et aussi gentil que vous l'avez connu. Il m'a demandé de vos nouvelles, ainsi que Leurs Majestés, et cent cinquante pourquoi? à l'occasion de votre -138- retraite. J'ai dit que vous étiez devenu philosophe et paresseux, mais que cela ne vous empêcherait pas de venir faire votre cour quand vous passeriez par la France.
Madame de Labedoyère et madame de Lourmel sont de service avec Varaignes, de Caux, etc. On attend la princesse Anna demain ou après.
Le temps, qui était magnifique au moment de mon arrivée, s'est brouillé cette nuit, et nous avons un peu de pluie aujourd'hui. Nous serions cuits, si elle n'était pas tombée. M. Fould est venu hier et occupe votre chambre.
Les *** sont dans la ville et m'ont aussi demandé des nouvelles de leur compagnon de voyage à la Rune. Leur fille se marie prochainement à un secrétaire de légation, de six pieds de haut. Le frère de la comtesse ***, à Madrid, allait se marier, et cette perspective, ou les reproches d'une ancienne maîtresse l'ont déterminé à se couper la gorge, après s'être confessé et avoir communié, précaution que vous eussiez peut-être négligée en semblable occasion.
Je pense qu'on est ici pour tout le reste du mois. Puis il y a des projets, Dieu sait lesquels. -139- Peut-être d'aller en mer, les médecins disent qu'un voyage de quelques jours sur l'Océan pourrait faire du bien aux bronches malades. M. Fould a été guéri de cette manière, lorsqu'il était déjà abandonné par la Faculté comme poitrinaire. Pour moi, je pense être à Paris dans les premiers jours d'octobre.
Il paraît que le choléra est assez vif à Toulon, et peut-être ira-t-il jusqu'à Cannes et à Nice. Pour ma part, je n'en ai aucune peur, persuadé que je suis qu'on l'évite très facilement avec quelques précautions fort simples ; mais vous savez que j'ai charge d'âmes, et je ne sais trop ce que je dois faire. Pourtant, selon toute probabilité, la maladie, si tant est qu'elle vienne dans nos montagnes, aura dit son dernier mot en novembre, et nous y gagnerons peut-être d'avoir un peu moins de visiteurs. Jusqu'à présent, le choléra n'a pas dépassé Toulon. Après les chaleurs exceptionnelles d'août et de septembre, il n'est pas surprenant que beaucoup de gens aient attrapé la dyssenterie, qui, augmentée par l'imagination et la peur, devient du choléra.
Adieu, mon cher Panizzi. Dites-moi ce que -140- veut dire paladansentum. Il n'y a pas ici de Forcellini. L'empereur dit manteau ; moi, je dis casaque, cuirasse, armure.
Biarritz, 3 octobre 1865.
Mon cher Panizzi,
Nous quittons Biarritz, le 7 ou le 8 de ce mois, pour Paris. Leurs Majestés sont en très bonne santé.
La fille d'Émile de Girardin vient de mourir d'une angine couenneuse. L'impératrice lui a envoyé son médecin, malgré le danger, et est même allée voir la malade, un enfant de cinq ans. Girardin paraît avoir été très touché de cette marque d'intérêt, plus généreuse que prudente. J'espère qu'il n'en résultera rien de fâcheux.
Le temps est toujours admirable, et je n'ai jamais vu d'été comparable à ce dernier mois.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et pensez, avant de passer le Rubicon, à y laisser un -141- pont. La poste du matin va partir, et je ferme ma lettre à la hâte.
Paris, 13 octobre 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis arrivé ici hier soir avec Leurs Majestés qui m'ont quitté à la gare d'Ivry, où nous nous embarquâmes avec elles, il y a trois ans. Elles sont en parfaite santé. J'ai passé une nuit abominable à étouffer, ce qui ne m'était pas arrivé depuis plusieurs mois. C'est le welcome de ma terre natale.
Il y a eu entre l'empereur et M. de Bismark une grande conversation, mais dont ni l'un ni l'autre ne m'ont rien dit. Mon impression a été qu'il avait été poliment mais assez froidement reçu. Il m'a paru homme comme il faut, plus spirituel qu'il n'appartient à un Allemand, quelque chose comme un Humboldt diplomatique.
Madame de ***, en sa qualité d'Allemande, admirait -142- fort M. de Bismark, et nous la tourmentions en la menaçant des hardiesses de ce grand homme, qu'elle semblait encourager. Il y a quelques jours, j'ai peint et découpé la tête de M. de Bismark très ressemblante, et, le soir, Leurs Majestés et moi, nous sommes entrés dans la chambre de madame de ***. Nous avons mis la tête sur le lit, un traversin sous les draps pour représenter la bosse formée par un corps humain, puis l'impératrice a mis sur le front un mouchoir arrangé comme bonnet de nuit. Dans le demi-jour de la chambre, l'illusion était complète. Quand Leurs Majestés se sont retirées, nous avons retenu quelque temps madame de ***, pour que l'empereur et l'impératrice allassent se poster au bout du corridor ; puis chacun a fait mine d'entrer dans sa chambre. Madame de *** est entrée dans la sienne, y est restée, puis en est sortie précipitamment et est venue frapper à la porte de madame de Lourmel, en lui disant d'une voix lamentable : « Il y a un homme dans mon lit! » Malheureusement madame de Lourmel n'a pas gardé son sérieux, et, à l'autre bout du corridor, les rires de l'impératrice ont tout gâté.
-143- Le bon est ce que nous avons appris plus tard. Un des valets de pied de l'empereur était entré dans la chambre de madame de ***, et, apercevant la tête, s'était retiré avec de grandes excuses. Puis il était allé dire qu'il y avait un homme dans le lit. Quelques-uns avaient émis l'opinion que c'était M. de ***, qui venait pour coucher avec sa femme ; mais cette hypothèse, avait été rejetée comme improbable. Eugène, qui m'avait vu fabriquer le portrait, a empêché qu'on n'allât vérifier l'affaire.
Adieu, mon cher Panizzi. Écrivez-moi le jour de votre arrivée.
Paris, 17 octobre 1865.
Mon cher Panizzi,
J'avais deviné juste, et jusqu'à l'objection que vous vous êtes faite. Elle ne me semble pas grave. Lord Wellington était pensionné de l'Espagne et probablement d'autres pays, et jamais on ne le lui a reproché. Il est fort peu probable -144- qu'une question s'élève de notre vivant dans le Sénat italien qui vous place dans une situation embarrassante. L'Angleterre se retire de plus en plus de toutes les affaires du continent. En admettant que cette question se présentât, et qu'on vous fît un reproche de votre pension, vous auriez une belle réponse à faire en style cicéronien : « Verumenimvero, vous m'avez proscrit, vous m'avez pendu ; l'Angleterre m'a accueilli, m'a récompensé de longs services, et, pendant mon exil, j'ai été bien souvent à même de partager, avec beaucoup d'entre vous, les guinées britanniques, etc. etc. » Vous termineriez par cette péroraison qui, pour n'être pas dans Cicéron, n'est pas moins belle :
A mon point de vue, le grand avantage que je trouvais pour vous au Sénat, c'est une occupation. Vous savez que je crains pour vous l'oisiveté après de si longues occupations. Vous trouveriez là un travail sérieux et l'occasion d'être utile. Vous avez appris beaucoup de choses avec les Anglais, dont on a besoin sur le continent. -145- Vous les importerez dans votre pays, vous tâcherez de les naturaliser. Enfin, et c'est là peut-être le point capital, vous pourrez soutenir les mesures sages et combattre les folies dont le gouvernement italien aura pendant longtemps encore à se défendre. Tout cela, ce me semble, vous convient et vous pouvez le faire sans vous exterminer.
Reste un point à examiner. Vous avez fait votre installation à Londres un peu vite. Vous auriez dû peut-être vous attendre à cette chaise curule que bien des gens prévoyaient. Tout cela, c'est de l'argent perdu si vous allez en Italie. Il vous sera à peu près impossible d'avoir à Londres votre principal établissement et de vivre sénatoriquement à Florence. Je ne vous y engagerais pas. Cela serait plus difficile à défendre que la pension peut-être, si la force des choses ne vous obligeait pas de vivre en Italie. Mais ne regretterez-vous pas votre logement, votre club, vos amis anglais? Pour moi, la seule difficulté que j'aurais, si j'étais dans votre position, serait précisément ce changement d'habitudes.
Si vous étiez un peu plus intrigant, je vous ferais -146- remarquer que M. d'Azeglio[10] parle de sa retraite et que vous seriez l'homme que le roi d'Italie devrait avoir à Londres, s'il voulait bien réellement être servi, et utilement. Je crains que vous n'ayez pas d'ambition politique et que vous ne manquiez de goût pour les cours et l'étiquette. Quant à la réponse que vous ne recevez pas, j'en suis moins étonné que vous, parce que j'ai vécu avec des ministres et que je sais leur inexactitude. Si l'Excellence qui vous a écrit a quelque journal après ses chausses, s'il a quelque tracas politique, ou si la danseuse qu'il entretient sans doute, réclame un trimestre, en voilà assez pour lui troubler la mémoire. Peut-être seulement ce silence tient-il à ce qu'il faut consulter le roi, qui court çà et là, et qu'on n'attrape pas facilement.
[10] M. d'Azeglio était ambassadeur d'Italie en Angleterre.
L'empereur me demandait, il y a quelque temps, si vous n'entreriez pas dans le parlement italien? Savait-il quelque chose de l'affaire, ou me parlait-il ainsi, parce qu'il jugeait la chose convenable? Nescio.
Adieu, mon cher Panizzi ; vous n'avez qu'à dormir sur les deux oreilles et réfléchir aux commoda -147- et incommoda, en attendant cette réponse qui ne peut tarder.
Paris, 24 octobre 1865.
Mon cher Panizzi,
La mort de lord Palmerston est une belle mort, telle que je la voudrais pour moi et pour mes amis. Il a été l'homme le plus heureux de ce siècle. Il a fait presque toujours tout ce qu'il a voulu, et il a voulu de bonnes et belles choses. Il a eu beaucoup d'amis. Il laisse un grand nom et un souvenir ineffaçable chez ceux qui l'ont connu. Si vous trouvez moyen de me nommer à lady Palmerston, quand vous la verrez, vous m'obligerez. Vous pouvez lui dire qu'ici la presse a été unanime dans ses éloges. On a fait, bien entendu, force blunders historiques et autres à cette occasion, entre autres de dire que lady Palmerston était morte, etc., etc. ; mais il n'y a pas eu de méchancetés d'aucune part, et, dans tous les partis, on a été respectueux ; c'est un hommage bien -148- rare en France, comme vous savez. L'empereur et l'impératrice ont montré beaucoup de regret en petit comité ; je crois qu'ils ont écrit à milady.
Reste à savoir ce que dira la postérité. Pour moi, je crois qu'il aura un terrible blâme pour sa conduite dans les affaires d'Amérique. S'il eût fait avec la France le traité qu'on lui proposait, il aurait sauvé la vie à quelques centaines de mille Yankees (ce qui n'est pas très à regretter) ; mais il aurait encore détourné pour longtemps de l'Europe une abominable influence, qui pourra bien un jour devenir une intervention active.
Le choléra fait toujours des siennes. Il a pris à tic les ivrognes et en fait grand carnage. Depuis quelques jours, il s'est attaqué aux enfants. En somme, ce n'est pas grand'chose. Rien de semblable au choléra de 1832. La plupart des malades guérissent. Je vous ai fait part de ma théorie du choléra. On n'en meurt que quand on le veut bien, ou quand on est obligé de travailler pendant la première indisposition, soit par devoir, soit par besoin de manger. Le choléra ira vous visiter très probablement. Je vous ordonne de la manière -149- la plus instante de vous mettre au lit et de relire tout l'Arioste, si vous avez le dévoiement. Rien ne vous empêche de boire cependant du thé ou du punch léger. Quand vous serez au douzième ou treizième chant, vous aurez des entrailles consolidées et vous pourrez reprendre votre vie d'épicurien.
Je vois dans mon journal du soir qu'il y a de bonnes élections en Italie. Vous êtes décidément un peuple raisonnable, quand vous n'êtes ni pape ni abbé. Pourquoi m'a-t-on privé de mon Mérode? Savez-vous quelque chose là-dessus? Les régiments qui doivent quitter Rome sont désignés. M. de Montebello part pour les congédier. Sa femme est maintenant presque entièrement remise de sa fracture, mademoiselle Bouvet aussi.
Il n'y a jamais eu que le vieil Ellice qui fût gâté par les femmes comme vous l'êtes. Je ne puis pas concevoir l'audace de la comtesse ***.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne m'oubliez pas auprès de nos amis. Faites mes compliments à M. Gladstone, qui sera premier avant un an. Il est probable que lord Russell ne durera pas si longtemps.
-150-
Paris, 2 novembre 1865.
Mon cher Panizzi,
Votre amie la princesse Anna Murat se marie. Elle épouse le duc de Mouchy, qui est des mieux parmi les jeunes gens de ce temps-ci. Il a quinze jours ou un mois de moins qu'elle, deux cent mille livres de rente et une assez jolie figure ; il est très poli et plus naturel que ne sont les cocodès en général. Le drôle, c'est qu'il est allié et parent à tous les plus enragés légitimistes de ce pays. Le duc de Noailles est son oncle. Ira-t-il au mariage? Chi lo sà?
Nous croyions à Biarritz qu'il s'agissait de l'infant don Enrique. Il est vrai que son grand-oncle avait fait fusiller notre grand-père ; mais ce sont de vieilles discussions qui, selon les habiles, ne doivent pas être prises en considération par la politique moderne. Maintenant, quelle sera la position, à la cour, de la princesse Anna et du duc consort? Vous qui êtes un habile homme en fait d'étiquette, vous me l'expliquerez peut-être.
-151- M. Fould se montre fort content de ses finances. On paraît consentir à toutes les économies qu'il propose et qui sont considérables. Il se loue beaucoup du maître et de l'impératrice surtout, qui l'a soutenu très vigoureusement. Si, comme je l'espère, on remet nos finances en bon état, et si quelque imprévu ne survient pas, je ne vois pas trop quel air jouera l'opposition. Les variations sur la liberté de la presse commencent à ennuyer tout le monde.
On dit encore, mais je ne m'y fie pas trop, que les troupes du Mexique reviendront cet été. Il paraîtrait que les États-Unis reconnaîtraient alors Maximilien, et qu'il serait assez fort pour se soutenir. — Amen!
Je ne suis pas content de voir M. Gladstone dans ce ministère Russell. Il me semble qu'il s'expose et qu'il risque de s'user. La situation me paraît être celle-ci : les fractions qui composaient la majorité, n'ayant plus l'adresse, le savoir-faire et l'esprit conciliant de lord Palmerston pour les tenir réunies, vont tirer l'une à droite, l'autre à gauche. Si lord Russell présente un projet de réforme, il sera peut-être battu, et le parti whig -152- est à peu près dissous. S'il garde en portefeuille cette réforme, dont personne ne se soucie beaucoup, les radicaux, les Irlandais et les libéraux niais l'abandonnent, et il peut être battu à la première motion politique. M. Gladstone aura cependant à porter tout le poids de la discussion, toute la responsabilité de la lutte, et, s'il réussit, c'est pour ajouter à la puissance de lord Russell. Sic vos, non vobis. Je crois que, s'il avait en ce moment quelque petit accès de goutte qui l'empêchât de siéger pendant quelque temps, il n'aurait plus ensuite qu'à se baisser pour prendre le portefeuille de premier ministre.
Adieu, mon cher Panizzi. J'ai vu Sa Majesté lundi à Saint-Cloud. Mademoiselle Bouvet est rétablie complètement. L'impératrice est très enrhumée. Je pense qu'on ira à Compiègne vers le 10 ou le 12, si le choléra finit comme il en a tout l'air.
Compiègne, 16 novembre 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis malade depuis quelques jours, et cependant, -153- au lieu d'être à Cannes, où j'aurais voulu me réfugier, je suis ici. Je profite de la chasse, où l'on est allé, pour vous écrire. Nous sommes ici quantité de gens assez vieux, ne se connaissant guère et ne faisant pas beaucoup de frais pour devenir bons amis. On est sérieux, ce qui me plaît assez pour nos hôtes, qui souvent laissent trop s'amuser les personnes qu'ils invitent.
Nous avons ici l'ambassadeur de Turquie, Saffet-Pacha, qui parle bien français pour un Turc. Il est assis à la droite de l'impératrice, et hier, pendant le dîner, il lui dit : « Il y a une bien ridicule lettre sur l'Algérie dans le journal. » — Vous savez que tous les journaux ont répété la lettre de l'empereur au maréchal Mac-Mahon. — Voilà l'impératrice qui rougit et, inquiète pour le pauvre Turc, elle lui dit : « Vous connaissez l'auteur de la lettre? — Non ; mais je sais bien que c'est un imbécile! » Tous ceux qui écoulaient, étaient prêts à crever de rire. « Mais c'est de l'empereur! » s'écrie l'impératrice. « Pas du tout, répond l'ambassadeur c'est d'un abbé qui veut convertir les musulmans. » Effectivement, je ne sais quel prêtre avait mis, ce jour-là, une tartine que personne -154- n'avait remarquée. Vous qui connaissez la figure de l'impératrice et la mobilité de son expression, vous pouvez vous représenter la scène au naturel.
Il paraît que la constitution définitive de votre ministère n'avance pas beaucoup. Tous avez beau dire, je ne lui crois pas une forte santé. En principe, un premier ministre n'est jamais à son aise quand il a pour second quelqu'un de plus fort que lui. Vous savez quel ménage faisait Agamemnon avec Achille. En second lieu, la principale qualité d'un premier est la conciliation. Je ne pense pas que ce soit celle de lord Russell. Il ressemble plutôt au verjus, qui fait tourner toutes les sauces. Reste à savoir ce que peuvent les tories. Peut-être sont-ils encore plus bas percés que les whigs.
Chez nous, l'économie triomphe. On réduit l'armée et la marine. Tous les ministres renvoient leurs bouches inutiles. Je pense que cela fera grand honneur à l'empereur et à M. Fould, et grand bien aux finances du pays.
En passant à Paris, M. de Bismark a employé Rothschild à proposer à M. de Müllinen, le chargé d'affaires d'Autriche, la cession à la Prusse du -155- Holstein, dont lui, Rothschild, aurait avancé le prix. La proposition a été fort mal reçue par l'Autrichien et a produit quelque scandale. M. de Bismark ne se louait pas de la réception qu'on lui a faite à Paris.
On dit le roi des Belges à toute extrémité.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien. Vous devriez prendre un chat pour compléter votre personnel. Voulez-vous que je vous en cherche un?
Paris, 22 novembre 1865.
Mon cher Panizzi,
J'ai trouvé à Compiègne Leurs Majestés en très bonne santé, ainsi que le prince impérial. On a passé le temps assez gravement sans charades ni facétie semblable. Il n'y a eu qu'une lanterne chinoise dont M. Leverrier, l'astronome, était le montreur. Il nous a fait voir des photographies de la lune et des planètes comme on montre à la foire les sept merveilles du monde. L'ambassadeur turc, qui, probablement, s'attendait à voir Caragueuz -156- ou quelque spectacle aussi anacréontique, a presque protesté, et a déclaré qu'il ne croyait pas un mot de tout ce qu'on venait de lui dire du soleil.
Ici, les militaires crient beaucoup contre la réduction de l'armée ; mais la mesure est approuvée par la masse du public. Je vois par les journaux anglais qu'elle est très bien reçue de votre côté du détroit. M. Fould semble au mieux avec l'empereur, et, pour le moment, on ne pense qu'à réduire le budget. Si on peut se débarrasser de l'affaire du Mexique, tout ira comme sur des roulettes.
On dit que la situation de la Jamaïque est grave, et que celle de l'Irlande ne s'améliore pas. Le fénianisme ressemble fort à notre Marianne, moins dangereux, je crois, à cause du bon sens d'outre-Manche, qui sait mettre de côté la sensiblerie lorsqu'il s'agit de répression. Jamais nous ne saurions pendre comme on pend à la Jamaïque en ce moment.
On vient me chercher et je n'ai que le temps de vous dire adieu. Dimanche soir, je serai à Cannes.
-157-
Cannes, 2 décembre 1865.
Mon cher Panizzi,
J'ai trouvé ici, il y a huit jours, un temps magnifique, très doux et presque trop chaud ; mais, depuis trois jours, nous avons des orages. Hier, il a tonné depuis six heures du matin jusqu'à la nuit noire. C'est le signe du changement de saison et de l'entrée en hiver, c'est-à-dire de l'arrivée du beau temps, sec, avec des jours chauds et des soirées fraîches, temps très sain et qui permet de passer toute la journée en plein air. Édouard Fould arrive vers le 15 de ce mois avec Arago (Alfred). Nous attendons encore la reine Emma, dont la poitrine cannibale a besoin de lait d'ânesse pour se restaurer. Jusqu'à présent, il n'y a pas grand monde à Cannes, peu ou point de Français. La plupart des hôtels sont déserts. Le choléra n'est jamais venu ici et il a complètement disparu de Nice.
Avant-hier, nous avons eu la visite du prince Napoléon et de la princesse Clotilde. Ils vont à -158- Paris ; je ne sais pas s'ils iront à Compiègne pendant la visite du roi de Portugal. Lorsque j'ai quitté Paris, on disait que l'impératrice avait invité la princesse Clotilde et qu'on offrirait au prince Napoléon de reprendre la présidence de la commission de l'exposition universelle. Le fait est que, depuis sa démission, tout y va à la diable. D'un autre côté, revenir sur le passé et lui rendre une position dont il peut abuser, c'est s'exposer beaucoup.
Voilà pas mal de méchantes petites affaires qui tombent comme des tuiles sur le nouveau cabinet : les réclamations américaines, le Chili et les fénians. Les fénians ont cela de bon, qu'ils feront comprendre aux Anglais ce que c'est que la république rouge, plus sérieuse malheureusement chez nous qu'en Irlande.
Adieu, mon cher Panizzi ; veuillez me rappeler au souvenir de nos amis. J'avais un renseignement à vous demander, mais je l'ai oublié en commençant cette lettre. Signe de vieillesse.
-159-
Cannes, 18 décembre 1865.
Mon cher Panizzi,
Nous avons un temps vraiment extraordinaire même pour le pays. Jusqu'à présent, l'hiver a été si doux, que les chênes n'ont pas encore perdu leurs feuilles et qu'elles ne sont pas même jaunies. Tous les autres arbres sont en feuilles ou en fleurs, et nous avons déjà eu des anémones. Mais ce qui vous intéressera plus que tout le reste, c'est qu'on nous a envoyé de Gênes d'excellentes truffes blanches. Hier, Fould et moi en avons mangé une grande assiette, chauffées légèrement avec de l'huile vierge de ce pays pour tout assaisonnement, outre un peu de jus de citron, ou, ce qui vaut mieux, de mandarines amères.
On s'attend, en Espagne, à quelque catastrophe. Les progressistes sont arrivés au dernier degré d'irritation, la dynastie au dernier degré de mépris, et, au ton où les choses sont montées, il est à prévoir qu'un dénouement ne peut avoir lieu -160- qu'à coups de fusil. C'est même, je crois, la seule chance de salut pour la reine ; O'Donnell est homme à réprimer une émeute aussi vigoureusement que le gouverneur de la Jamaïque. Cela donnerait quelques années d'existence de plus au trône de Sa Majesté Catholique.
Expliquez-moi ce qui se passe en Italie, que je ne comprends pas du tout. Où est la majorité et que veut-elle? Est-ce une guerre de portefeuilles, ou bien une guerre de principes qui va avoir lieu dans le Parlement? J'ai peur qu'on ne fasse quelque sottise du côté de la Vénétie ou de Rome, précisément pour nous empêcher de compléter l'évacuation.
J'admire beaucoup l'affaire de la Jamaïque. L'Angleterre trouve toujours des hommes énergiques à la hauteur des plus graves circonstances, et non seulement énergiques, mais assez dévoués pour risquer les plus grandes énormités, si elles sont nécessaires. Il me semble qu'on a pendu beaucoup plus qu'il ne fallait, peut-être même les gens qu'il ne fallait pas ; mais l'insurrection a été arrêtée net, et l'exemple durera, même si l'on désavoue le gouverneur. Voilà la véritable -161- politique, malheureusement impratiquée et peut-être impraticable dans ce pays-ci.
Adieu, mon cher Panizzi ; hâtez-vous de me donner de vos nouvelles. Je les attends avec grande impatience.
Cannes, 27 décembre 1865.
Mon cher Panizzi,
La mort de Bixio m'a fait beaucoup de peine. Il est mort avec un sang-froid et un courage admirables. La veille de sa mort, il a pendant quatre heures entretenu Pereire, Biestat et Salvador des affaires de leur compagnie, avec une lucidité extraordinaire. Un de ses vieux amis de collège est entré et lui a dit qu'il lui trouvait bon visage. Bixio lui a répondu en souriant : « Je vois bien que tu es une vieille bête, comme je t'ai toujours connu ; tu ne vois donc pas que je vais mourir dans quelques heures? » Il a dit à Villemot : « Tu as peur de la mort ; je t'assure que ce n'est pas grand'chose ; regarde-moi faire. » -162- Lorsqu'il a eu pris congé de tous ses amis et dit adieu à ses enfants, il s'est tourné vers la muraille et est demeuré agonisant plusieurs heures, sans parler, mais sans souffrir beaucoup, autant qu'on en pouvait juger. Le médecin Trousseau est entré et l'a appelé en élevant la voix. Il a soulevé la tête : « Je suis prêt, a-t-il répondu. » Il est mort une heure après. Il a formellement défendu les discours et la pompe funèbre. Pas d'église. Il y avait grande foule à son enterrement et de tous les partis. Le prince Napoléon était revenu exprès de Prangins. La mort n'a pas de discernement. Salute à noi, comme on dit en Corse.
Nous avons ici un temps merveilleux, même pour le pays. Il y a près de vingt jours que nous n'avons vu un nuage ; de neuf heures à quatre, il fait aussi chaud qu'au commencement de juin. Je vois, dans les journaux, que Paris et Londres sont enveloppés dans des brouillards épais comme de la moutarde.
Je crois, comme vous, les affaires d'Italie fort mauvaises. Pourtant le bon sens est plus commun chez vous que dans le reste de l'Europe, et -163- cela donne quelque espoir. Le plus mauvais symptôme, à mon avis, c'est l'indifférence générale. Il paraît que jamais les électeurs ne se sont montrés moins empressés et plus insouciants du résultat. Cela est tout au plus permis dans un pays où toutes les grandes questions sont décidées, et où il ne s'agit pas de savoir ce que fera un ministre, mais qui sera ministre. Il n'y a qu'en Angleterre que l'on en soit arrivé à cette heureuse situation où ministres et opposition n'ont qu'une seule et même politique. J'ai bien peur que les mazziniens ne profitent de cette apathie générale pour faire quelque sottise. C'est dans ces moments-là qu'un petit nombre de cerveaux brûlés peut pousser les niais et les indifférents dans les ornières et les précipices.
On m'écrit que les réformes de M. Fould ont fort mécontenté l'armée. Cela est naturel, mais je ne crois pas la chose grave. L'armée est toujours bonne, grâce à l'honneur du drapeau et à la discipline. M. Fould paraît être toujours en grande faveur auprès du maître. Dites-moi si son rapport a été bien accueilli en Angleterre. Il me semble content de la situation financière, et je crois qu'il -164- a obtenu tout ce qu'il demandait, c'est-à-dire un peu pris qu'il n'espérait.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous souhaite une bonne année. Ces dames me chargent de toutes leurs amitiés.
Cannes, 7 janvier 1866.
Mon cher Panizzi,
Avez-vous vu le grand incendie de Saint-Katharina's docks de votre observatoire? Je me rappelle toutes les vanteries du capitaine Shaw au sujet de ses machines à vapeur, et je vois qu'il a fallu deux jours pour venir à bout de ce feu-là! Si vous le voyez, faites-lui mes compliments de n'y avoir pas été asphyxié. Je vois, dans les journaux, qu'il a failli y laisser le moule du pourpoint.
Je suis très en peine des affaires d'Espagne. On fait à O'Donnell précisément ce qu'il a fait. Toute la question est de savoir si l'armée ou la majorité de l'armée restera fidèle. Dans l'hypothèse de la négative, tenez pour assuré qu'il y aura -165- de l'autre côté des Pyrénées, ou une république ou quelque anarchie d'à peu près même farine, dont le voisinage ne nous sera nullement bon. Si Prim est pincé et fusillé, comme il le mérite, cela donnera quelques années de plus à l'innocente Isabelle.
Adieu, mon cher Panizzi ; ces dames me chargent de tous leurs compliments et souhaits pour vous. Nous avons un temps magnifique, et un soleil comme on n'en voit à Londres qu'à l'Opéra.
Cannes, 24 janvier 1866.
Mon cher Panizzi,
Je me demande si, devant un nouveau Parlement, où M. Gladstone sera plus libre, et probablement plus écouté que jamais, la réorganisation logique des établissements scientifiques et artistiques n'a pas de grandes chances de succès. Votre retraite, annoncée elle-même, fournirait un argument ; car on ne pourrait pas -166- dire que le nouveau système (dont vous ne pouvez manquer d'avoir la responsabilité avec l'honneur de l'invention) a été inventé pour un but personnel. C'est là ce qui, chez nous, et chez vous aussi, je pense, met les députés en soupçon, et les indispose contre les meilleures mesures. Votre finale serait admirable et je serais le premier à vous exhorter à patienter le temps qu'il faudrait pour assurer le succès. Je serais d'un tout autre avis s'il ne s'agissait que de conduire la vieille machine selon les vieux errements. Par malheur, tout cela est subordonné au succès du nouveau cabinet, succès problématique, disent bien des gens. Quoi qu'il arrive, je vous conseille de bien considérer, quid valeant humeri, quid ferre recusent, et de ne pas vous échiner par dévouement.
Je suis bien fâché de la mort de mistress Newton. C'est une vraie perte pour l'archéologie. Lorsque vous en trouverez l'occasion, dites un mot de ma part à Newton. Je ne lui ai pas écrit parce que je n'ai pas pensé qu'il se souciât beaucoup de mes compliments de condoléance, et que je suis fort maladroit à tourner de pareilles banalités.
-167- Voilà notre session commencée. Je suis assez content du discours du trône, qui, sur les points les plus importants, fait des promesses excellentes. L'empereur paraît s'appliquer à donner satisfaction aux besoins réels et à concéder les libertés pratiques, tout en se défendant des grandes concessions théoriques que réclame l'opposition et pour lesquelles, suivant moi, le pays n'est encore que fort mal préparé. Je ne crois pas qu'en France la liberté de la presse, telle qu'elle existe en Angleterre, puisse être établie sans qu'elle mène forcément à une révolution. Il n'y a pas en France, et il n'y aura pas de longtemps, des jurys assez courageux pour condamner nos fénians. D'un autre côté, quand on lit nos journaux, on peut se demander si, en fait, la liberté de la presse n'existe pas! Tout homme sachant écrire, et ayant fait un cours de rhétorique, trouvera toujours le moyen de dire tout ce qui lui semblera bon ; les restrictions de la presse ne s'appliquent, en effet, qu'aux gens grossiers ou aux bêtes, dont il me paraît fort inutile d'encourager les velléités littéraires.
J'ai vu lord Brougham ces jours passés. Il est -168- très changé et ressemble à une momie ambulante. Je doute qu'il sorte de ce pays-ci. Hier, j'ai lunché chez lord Glenelg, mon voisin, qui m'a beaucoup demandé de vos nouvelles. Il me paraît encore fort entier, et, à la façon dont il mange, je crois qu'il vivra encore longtemps.
Je vois que lady Palmerston a refusé la pairie. Cela ne m'a pas surpris et m'a plu. Lorsque vous la verrez, trouvez quelque moyen pour me rappeler à son souvenir.
Adieu, mon cher Panizzi. Ces dames me chargent pour vous de tous leurs compliments.
Cannes, 2 février 1866.
Mon cher Panizzi,
Je suis un peu comme le poisson sur la branche. Je vis au jour le jour et m'abstiens de faire des projets. Je vois que vous n'êtes pas encore arrivé à ce point sublime de philosophie pratique et que vous faites des plans de voyage en Italie. Je n'y vois pas grand mal, mais vous devriez les -169- faire plus clairement. Tous me dites que vous voulez aller à Kissingen et vous ajoutez : I mean to go to Italy from the beginning to the end of that month. Cette phrase manque de netteté. De quel mois s'agit-il? Si c'est le mois que vous passerez à Kissingen, la chose devient grave et frise l'hérésie, en ce que vous donnez à entendre, par là, que vous pourrez être à la fois en Allemagne et en Italie, phénomène qui n'appartient qu'à M. de l'Être. Prenez garde de vous faire une mauvaise affaire avec son vicaire, auprès de qui vous n'êtes déjà pas trop bien noté. Au reste, si le mois mystérieux de votre voyage coïncidait avec mes vacances à moi, je serais charmé de l'employer à flâner avec vous et à manger des macaroni. Mais où iriez-vous? l'Italie est grande et, en un mois, on ne peut voir toute la botte.
Il me semble que notre Corps législatif, avec ses vérifications de pouvoirs qui n'en finissent pas, donne à l'Europe un spectacle passablement ridicule. A juger par ce début, il est probable que la discussion de l'adresse durera au moins un mois. C'est toujours le même esprit taquin et petit, qui taxe l'assemblée législative et la république, -170- c'est toujours cette ignorance et cette incapacité des affaires sérieuses et pratiques, et ce goût immodéré pour les paroles, verba prætereaque nihil.
On dit que le gouvernement se refusera à toute discussion sur les affaires du Mexique par la très bonne raison que les négociations avec les États-Unis sont pendantes et que les débats pourraient y nuire. S'il en est ainsi, l'opposition n'aura d'autre cheval de bataille que la réduction de l'armée.
Je vois ici des gens fort en peine de votre session à vous. Tous déplorent que M. Gladstone se soit attaché au cou cette pierre d'un Reform Bill, et prétendent qu'il ne s'en tirera jamais. Je pense que, si le cabinet était changé, vous recouvreriez votre liberté complète, et cette considération me rend assez indifférent sur le sort du bill qu'on va présenter.
Adieu, mon cher Panizzi. Je ne vais pas trop mal, quoique enrhumé. Portez-vous bien et pensez à moi quelquefois.
-171-
Cannes, 13 février 1866.
Mon cher Panizzi,
Je vois par le Times, que je lis très assidûment, qu'il est fort question d'une réorganisation du British Museum. Je crains qu'on ne s'y prenne un peu à la française, je veux dire qu'on ne mette tout sens dessus dessous, au lieu d'amender lentement et sagement. Et d'abord est-il possible de supprimer les trustees? Pourrait-on remercier les représentants des donateurs du British Museum et se passer de leur surveillance, sans aller contre les dispositions testamentaires de leurs auteurs? Puis, pour un établissement qui a de grandes dépenses à faire, n'est-ce pas la plus heureuse combinaison pour obtenir de l'argent, qu'une compagnie indépendante et qui réunit dans son sein les hommes influents de tous les partis? Enfin, bien que souvent les trustees puissent être paresseux, tracassiers et absurdes, ne seront-ils pas toujours meilleurs qu'un ministre -172- très occupé et pris, pour les besoins de la politique, parmi les Béotiens, dont l'Angleterre abonde? J'ai essayé, mais en vain, d'introduire des trustees dans la réorganisation de la Bibliothèque impériale, et j'ai vu, à cette occasion, la jalousie et la susceptibilité du gouvernement, qui ne veut jamais céder la moindre de ses attributions, lorsqu'un protectorat quelconque y est attaché. Du moment que les sous-balayeurs sont au choix d'un ministre, attendez-vous qu'on les choisira, moins pour leur talent à manier le balai que pour l'effet qui résultera de leur nomination sur le vote de monsieur tel ou tel.
Je suis frappé de la façon dont les journaux parlent depuis quelque temps de Sa gracieuse Majesté la reine Victoria. Est-ce que la vieille loyauté anglaise s'en va, comme l'aristocratie? On lui reproche, je crois, des sentiments allemands ; mais qu'importe chez une reine constitutionnelle aussi bien gardée que la vôtre?
Il y a quelque temps que je n'ai eu de nouvelles directes de la comtesse de Montijo ; mais je sais qu'elle se porte assez bien et que ses yeux ne -173- vont pas plus mal. Je lui ai écrit dernièrement et lui ai envoyé de vos nouvelles et vos compliments. Dans la dernière lettre, elle me demandait d'aller la voir en Espagne avec vous. Dur voyage pour un gastronome!
Je ne pense pas encore à retourner à Paris. D'abord j'ai trouvé le moyen de m'enrhumer malgré le beau temps, et je ne me soucie pas d'aller affronter les brouillards et les vents de Paris en cette saison. En second lieu, la discussion de l'adresse est si peu de chose chez nous, et toute cette affaire dure si longtemps, et est au fond si peu importante, que je n'ai aucune envie d'y prendre part. Je compte ne revenir que pour l'affaire des serinettes[11], dont je suis rapporteur, et pour faire de l'opposition. Selon toute apparence, ce ne sera pas avant la fin de ce mois que je songerai à déplacer les piquets de ma tente.
Adieu, mon cher Panizzi. Soignez-vous et ne travaillez pas trop. Veuillez me rappeler au souvenir de tous nos amis.
[11] Voir la lettre du 26 avril 1866.
-174-
Cannes, 22 février 1866.
Mon cher Panizzi,
Je viens de lire le compte rendu de la séance de la Chambre des communes, où s'est décidée la suspension de l'habeas corpus. Je n'ai pas été très content du discours de M. de Gladstone, ni de la discussion en général. Il est évident que personne n'a dit la vérité, et cependant tout le monde a l'air d'être bien convaincu du danger. Si j'avais été lord O'Donoghue (et par parenthèse, pourquoi dit-on « the O'Donoghue » et non « monsieur »?), j'aurais mis en opposition la gravité de la mesure demandée et les misérables petits faits cités par le ministre. Sir G. Grey dit qu'on a trouvé une liste de trois cents conspirateurs, qui possédaient quatre sabres et un revolver, etc. Mais c'est la beauté du régime parlementaire, que personne n'y dit la vérité. Tout est fiction, et pourtant on se comprend, en parlant cette langue mystérieuse, que les -175- initiés pratiquent, je ne sais trop pourquoi.
Ce qui se passe en Irlande devrait éclairer un peu les Anglais et les Français, qui admirent leurs institutions, sur les difficultés du gouvernement de France. Nous avons nos fénians cent fois plus dangereux et plus nombreux, qu'ils ne le sont en Irlande. Donnez à ces gens-là les libertés qu'ils réclament et que M. Thiers dit être nécessaires à tous les peuples, vous aurez en trois mois une révolution. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un peuple est, je crois, d'avoir des institutions plus avancées que son intelligence. Lorsqu'on demande pour la France les institutions des Anglais, il faudrait pouvoir leur donner d'abord le bon sens et l'expérience qui les rendent praticables.
Adieu, mon cher Panizzi. Soignez-vous toujours et continuez à vivre vertueusement, puisque cela vous réussit. Je me trouve assez bien malgré un gros rhume, et je suis beaucoup mieux que l'année dernière.
-176-
Cannes, 2 mars 1866.
Mon cher Panizzi,
Je viens de lire, dans le Times qui nous est arrivé hier, que lord Russell avait résigné et désigné à la reine lord Somerset pour faire un cabinet. Est-ce chose certaine? Je ne crois pas que lord Somerset ait la réputation qu'il faut, je ne dis pas le talent, pour porter une si lourde charge. Nos journaux ne nous ont encore rien dit de cette nouvelle, que le Times donne comme positive.
Thiers me paraît avoir fait un fiasco l'autre jour au Corps législatif. J'admire la rare impudence d'un homme qui a été ministre de l'intérieur, et qui a fait des élections, venant dire à la tribune que le gouvernement ne devait pas avoir de candidats. La mauvaise foi de ces messieurs est vraiment prodigieuse. Au reste, il me semble qu'il sera bientôt temps de lui dire : Solve, senescentem, -177- et, s'il continue à prendre pour le monde le salon de la rue Saint-Georges, il finira par quelque grosse catastrophe peu agréable pour son amour-propre.
Nous avons ici Du Sommerard depuis quelques jours ; mais le temps, qui avait été jusqu'alors admirable, s'est mis à la pluie, ce qui est très pénible pour nous autres ciceroni. Nous sommes comme des maîtres de maison dont le rôti a brûlé et qui n'ont pas de pièce de résistance pour le remplacer.
Nous sommes invités à assister à des private theatricals chez mistress Brougham, la semaine prochaine. Je crois que nous nous en dispenserons. Milord ressemble au ghost de Guy Fawkes, avec son grand chapeau blanc et son incroyable cravate.
Du Sommerard me parle d'une sorte de tisane de Champagne non mousseuse, qu'il dit excellente. A mon retour, après avoir vérifié le fait, je vous rendrai compte candidement du mérité de ce liquide qui pourrait varier, en blanc, le vin des Riceys et vous aider à poursuivre votre régime de tempérance.
-178- Donnez-moi des nouvelles de la crise ministérielle, qui me préoccupe. Dites-moi si M. Gladstone entrera dans le nouveau cabinet. Je crois qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il restât sous sa tente quelques mois, pour entrer par une porte ouverte à deux battants.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous souhaite santé et prospérité.
Cannes, 16 mars 1866.
Mon cher Panizzi,
J'ai remis votre lettre à Cousin. La visite de Du Sommerard m'a empêché de vous écrire, parce que j'ai toujours été par voies et par chemins avec lui. Nous avons mangé des non-nats (pisces non-nati), qui sont absolument aussi bons que le white bait, et des pois verts frais. J'espère que, malgré vos principes modernes de dédain pour les affaires culinaires, vous éprouverez quelque regret de ne pas être dans un pays où se mangent ces sortes de choses, et où l'on porte -179- des parapluies blancs pour se préserver du soleil.
Le diable m'emporte, si je comprends rien au nouveau Reform Bill. Il me semble qu'il a surpris tout le monde. Dans un pays où la corruption électorale est florissante, je crois que l'article qui accorde la franchise aux dépositaires d'une caisse d'épargne, donnera de grandes facilités aux gens riches pour entrer au Parlement. Cette déplorable idée du suffrage universel fait le tour du monde et le bouleversera sans doute.
Je suis encore ici grâce à la lenteur avec laquelle on discute l'adresse au Corps législatif. Thiers a fait un fiasco éclatant. Il est comme les émigrés de notre jeunesse, qui rapportaient des idées arriérées d'un demi-siècle. Aujourd'hui que les idées vieillissent beaucoup plus vite qu'autrefois, celles de Thiers sont vraiment à mettre dans un musée archéologique. Il a, de plus, le tort de parler de ce qu'il ne sait pas. Lui qui n'a jamais planté un chou, quel besoin avait-il de faire une tartine sur l'agriculture?
Parmi les agréments de Cannes, j'aurais dû, avant tout, vous parler de Jenny Lind, avec qui j'ai dîné l'autre jour et qui a chanté, sinon avec -180- sa voix d'autrefois, du moins avec un filet délicieux. Elle est très bonne femme et n'a pas le vice que Horace reproche aux chanteurs :
Elle va donner ici un grand concert pour les malades de l'hôpital. Le mal, c'est qu'il n'y a pas de malades ; dans ce pays-ci, tout le monde se porte bien.
Aurez-vous, j'allais dire aurons-nous, cette année du bœuf salé? Il paraît qu'en France les charcutiers sont ruinés et que personne ne veut plus manger de jambon. Assurément, Moïse avait prévu les trychines. On ne rend jamais assez justice aux grands philosophes. Vous êtes probablement un trop grand et gros philosophe, pour avoir lu le discours de Guizot à l'Académie, en faveur de notre saint-père le pape. Il se considère comme le pape des protestants et est aimable pour un confrère.
Adieu, mon cher Panizzi. Savez-vous que je pense fort à acheter une maison ici? Le diable, c'est qu'elle coûte cher.
-181-
Cannes, 2 avril 1866.
Mon cher Panizzi,
Je ne vous ai pas écrit, vous croyant tout occupé de vos Pâques, de peur de vous troubler dans vos exercices religieux! Je pars pour Paris à la fin de la semaine, fort ennuyé de quitter ce pays-ci, au moment où il est le plus beau. Ajoutez à cela que je ne me porte pas trop bien et que, depuis plusieurs jours, je suis plus poussif que jamais.
Tout le monde devient-il fou? C'est ce que je me demande souvent en lisant les journaux ; et je parle ici des gens que je suis habitué à considérer comme possesseurs de la plus haute dose de raison qui ait été accordées à la nature humaine. Cette affaire du Reform Bill chez vous me semble de plus en plus incompréhensible et je suis désolé que M. Gladstone y ait mis les mains. Que cela réussisse cette fois ou non, je ne crois pas que le vieux prestige de l'Angleterre survive -182- à cette épreuve. Elle est comme un vieux bâtiment encore très solide, mais qui menace de s'écrouler dès qu'on y fait des réparations maladroites. Ce qui me frappe surtout, c'est l'imprévoyance ou plutôt l'insouciance de l'avenir de la part de vos hommes d'État. C'est tout à fait la furia francese, qui cherche en tout la satisfaction du moment. Vous paraissez croire que le ministère se trouvera en minorité ; mais on dit qu'il fera une dissolution dans l'espoir que les élections faites sous la pression démocratique lui seront favorables. A en juger par le ton du Times, qui semble désespéré, je serais tenté de croire que, dans ce parlement même, la majorité est fort incertaine et que les ministres actuels ont d'assez grandes chances de succès. Vous me parlez de lord Stanley comme premier probable, et en même temps de M. Lowe comme devant occuper une place importante dans un nouveau cabinet. Ce serait donc un ministère de coalition, c'est-à-dire quelque chose de peu solide que vous prévoyez. Il n'y a malheureusement rien de solide à prévoir par le temps qui court. Écrivez-moi, je vous prie, des nouvelles, je dis de celles qu'on ne -183- lit pas dans les journaux, à Paris, bien entendu.
Supposé, ce dont je doute encore, que les Allemands s'entre-coupent la gorge, l'Italie s'alliera-t-elle à la Prusse? Je crois que, dans l'état de ses finances, elle aurait tort, du moins en ce moment, et que, avant de secouer l'arbre, elle ferait bien de laisser le fruit mûrir encore. Si la Prusse avait l'avantage au commencement de la guerre, il serait possible que l'Autriche vendît la Vénétie pas trop cher, assurément meilleur marché qu'en guerre, sans parler de ce que le radicalisme gagnerait à l'affaire et des sottises qu'il imaginerait. Quant à nous, j'espère que nous demeurerons juges du camp, applaudissant à qui frappera le plus fort.
Mon honorable tailleur M. Poole est en querelle avec ses ouvriers ; comment aurai-je mes habits maintenant? N'admirez-vous pas, avec effroi, l'organisation de ces sociétés ouvrières, qui se donnent la main d'un bout de l'Europe à l'autre? Et le moment est-il bien choisi pour leur faire la courte échelle et leur livrer nos remparts?
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et rappelez-moi au souvenir de tous nos amis.
-184-
Paris, 15 avril 1866.
Mon cher Panizzi,
J'ai lu dans le Times les discours des principaux orateurs dans la discussion sur le bill de réforme et je vous avouerai que celui de M. Gladstone ne m'a pas trop plu, à part mon peu de goût pour la réforme elle-même. Il est aigre et souvent à côté de la question. Le discours de lord Stanley me semble au contraire, très habile et tout à fait Statesmanlike. Voilà mes impressions impartiales. Après cela, je pense qu'en Angleterre comme en France, ce n'est pas l'éloquence et l'habileté oratoire, qui décident les questions. Chaque membre arrive avec sa résolution prise, et vraisemblablement par suite de considérations toutes personnelles.
Je vous ai parlé, je crois, d'une maison que j'avais quelque velléité d'acheter à Cannes. L'affaire n'a pas eu de suite. Elle coûtait très bon marché, pour le pays, quoique assez cher pour ma -185- bourse ; mais le grand inconvénient, c'est qu'elle était trop grande pour moi. Il aurait fallu en louer un étage et me constituer maître d'hôtel, métier qui ne me plaît guère. Il y a trois étages dans deux desquels j'aurais pu nous loger, ces dames et vous compris, fort à l'aise ; mais que faire du reste? Et pourquoi se donner l'embarras de la propriété dans un temps comme celui-ci?
Les affaires d'Allemagne continuent à préoccuper extrêmement les gens d'affaires, qui ont des peurs abominables. Personne ne sait ce que pense le maître, ni de quel côté il incline. L'opinion ici est plutôt pour une alliance avec l'Autriche, mais surtout pour la neutralité la plus complète. Cela est plus facile à conseiller qu'à exécuter, s'il y a guerre ; car le résultat infaillible sera une révolution en Allemagne et un remaniement de la carte. Il y a tant à craindre, et pour tout le monde, que je doute encore qu'on en vienne aux coups de canon.
J'ai dîné l'autre jour aux Tuileries en tout petit comité. L'empereur m'a demandé de vos nouvelles et quand vous redeviendriez un homme libre. J'ai trouvé le prince grandi et un peu maigri, -186- devenu peut-être trop raisonnable et trop prince pour son âge. L'impératrice est en grande beauté et de très bonne humeur. Mademoiselle Bouvet se marie à un homme fort riche. Ses clavicules sont parfaitement rarrangées et fort belles toutes les deux.
Avez-vous jamais lu un livre intitulé Baber's Memoirs, traduit du turc par Erskine, in-quarto? On dit que cela est devenu rare. Je voudrais bien l'avoir. C'est un admirable tableau de l'Orient aux XVe et XVIe siècles, et la biographie d'un homme très extraordinaire.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien, et soignez-vous.
Paris, 26 avril 1866.
Mon cher Panizzi,
J'ai promené l'autre jour la comtesse *** au musée de Cluny et ailleurs. Elle vous aura décrit le diable, que Du Sommerard lui a montré et qui vient d'Italie, où probablement il avait été fabriqué pour quelque dessein édifiant.
-187- Mon médecin, le docteur Robin, revient d'Italie, où il a eu l'honneur d'être présenté à Sa Sainteté. Il m'a rapporté ce petit fait assez curieux. Le cardinal Antonelli a un cabinet minéralogique dont il est très fier et qu'il a montré à Robin, qui est un grand savant. Les pierres ne sont pas classées et ne valent rien. Ce n'est qu'un prétexte pour avoir une petite tablette, où il y a pour environ trois millions en diamants, rubis, etc. Rien de plus aisé que d'en mettre le contenu dans sa poche, et d'aller planter ses choux loin de Rome, si jamais les mauvais principes triomphaient.
Le docteur a laissé Padoue rempli de troupes autrichiennes et toutes les maisons de campagne aux environs, occupées militairement ; tout, d'ailleurs, est fort tranquille. On lui a dit partout qu'on laisserait le pape et Rome pourrir en paix. Voilà aussi la paix en Allemagne, comme on devait s'y attendre de gens qui se sont engueulés si bruyamment. Ce tapage est toujours signe qu'on n'a pas d'intentions trop belliqueuses. Pour moi, je persiste à croire que, même dans l'hypothèse d'une guerre entre la Prusse et l'Autriche, il vaudrait mieux pour l'Italie qu'elle se tînt tranquille.
-188- Je ne sais si je vous ai dit que j'allais avoir une grande bataille à livrer au Sénat contre M. Rouher et M. de Vuitry, à l'occasion d'une loi sur les instruments de musique mécaniques. Cette loi, tout en ayant l'air de ne traiter que des orgues de Barbarie, touche cependant à la propriété littéraire artistique, et, si elle passait, ce serait consacrer le principe, que les jurisconsultes veulent établir : à savoir, que la propriété littéraire n'est pas une propriété, mais bien une concession. Vous ne doutez pas que je prenne la défense des lettres et des arts ; mais j'ai bien peur d'être battu, car j'aurai tous les procureurs du Sénat après moi. Je pense que le combat aura lieu mardi. Je passe mon temps à faire des discours. J'en suis à mon quatrième. Tout cela dans ma chambre, bien entendu. Je ne veux pas lire, mais improviser par les procédés connus de M. Thiers et de M. Guizot. Vous me lirez dans le Moniteur et me direz si je n'ai pas été trop bête.
Je suis allé lundi aux Tuileries. Il y avait quantité de très belles personnes, entre autres madame de Mercy d'Argenteau, qui est une beauté d'un genre olympique.
-189- Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et recommandez-vous à votre saint patron.
Paris, le 4 mai 1866.
Mon cher Panizzi,
Vous aurez lu probablement le discours de M. Thiers. Comme discours d'opposition, il est fort habile, mais c'est assurément ce qu'il y a de plus antipatriotique. Il dit aux Allemands qu'ils n'ont qu'un ennemi, et que cet ennemi est l'empereur. La Chambre, qui aime les soli exécutés par un grand artiste, a écouté avec beaucoup de faveur, mais sans comprendre qu'il y avait du poison sous les fleurs de rhétorique. Après la séance, madame de Seebach, la fille de Nesselrode et la femme du ministre de Saxe, a emmené M. Thiers dans sa voiture.
Je crois savoir que l'empereur a dit à M. de Metternich, qu'il n'avait absolument aucun engagement avec personne, et qu'il n'avait qu'un même conseil à donner à tout le monde : la paix. -190- Je ne crois pas beaucoup à la promesse de l'Italie de ne pas attaquer ; car il y a telle circonstance qui peut arriver, où une attaque n'est qu'une défense ; mais je crains que les Allemands ne combattent que de gueule et que l'Italie n'ait à porter l'effort de la bataille.
Notre affaire des « serinettes » n'est pas encore venue. Je crois que la discussion aura lieu mardi et que je serai battu, tout en ayant raison.
On parle fort de faire duc M. Walewski, probablement parce qu'il s'est montré fort au-dessous de sa tâche pendant la session. Autre cancan : on dit Sa Majesté fort enthousiaste de la beauté de madame de ***, très grande et très belle personne. Elle a dîné, il y a eu lundi huit jours, chez le duc de Mouchy, et Sa Majesté est venue. Je la trouve fort belle, mais trop grande et trop forte pour moi. Mes principes sont de ne jamais essayer de violer une femme qui pourrait me battre. Si vous ne pratiquez pas cet axiome, vous avez tort.
Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et ne vous exterminez pas pour vos ministres.
-191-
Paris, 9 mai 1866.
Mon cher Panizzi,
J'ai fait mon speech hier sans la moindre émotion. On m'a écouté et je n'ai pas trop ennuyé. Malheureusement, je m'étais préparé pour une réplique, et je gardais dans mon sac quelques bonnes méchancetés contre les jurisconsultes qui prennent le Sénat pour un tribunal de première instance. Je voulais leur offrir cette citation de Cicéron : Quum plurima præclare legibus essent constituta ex jure consultorum ingeniis corrupta et depravata sunt. Mais le Sénat était si ennuyé de cette discussion, que j'ai compris qu'il ne fallait pas y répondre. Tout le monde, au fond, trouvait la loi détestable ; mais on ne voulait pas donner un soufflet au Corps législatif, en rejetant pour inconstitutionnalité la loi qu'il avait votée, et on voulait dîner.
Le discours d'Auxerre a fait l'effet d'un coup de canon au milieu d'un concert. Je suis convaincu -192- qu'il ne s'adressait pas à l'Europe, mais à Thiers et à la Chambre, qui avait applaudi son discours, d'abord par amour pour la paix, puis par niaiserie et par goût pour la faconde oratoire. Je crois être bien sûr de cela. Je pense que nous resterons dans la neutralité jusqu'à des événements qu'on ne peut prévoir ; par exemple, si l'Autriche envahissait le Milanais. Mais, jusque-là, je ne crois pas à une guerre de notre côté.
Rien n'était plus curieux que le bal de l'impératrice, lundi soir. La figure des ministres étrangers était si longue, qu'on les eût pris pour des condamnés à mort. Mais la plus longue de toutes était celle de Rothschild. On disait qu'il avait perdu dix millions, la veille ; mais il lui en reste beaucoup plus qu'à moi et à vous.
Le second volume de la Vie de César n'a pas paru encore. On dit qu'il paraîtra le 12. Avant-hier, l'empereur m'a dit qu'il m'aurait envoyé mon exemplaire, si les libraires qui font traduire n'avaient obtenu que la publication fût différée jusqu'à ce qu'ils fussent prêts. Ne doutez pas que votre second volume ne vous soit envoyé. -193- S'il y avait quelque retard, je ne manquerais pas de réclamer.
L'impératrice m'a demandé de vos nouvelles avant-hier au soir ; elle était horriblement fatiguée de son voyage de la veille et du bal. La chaleur était terrible, et, selon son usage, elle a voulu parler à toutes les dames.
Adieu, mon cher Panizzi. J'entends dire à tout le monde que la semaine ne finira pas sans coups de canon. J'en doute encore.
Paris, 13 mai 1866.
Mon cher Panizzi,
Toujours même obscurité dans la politique. M. de Goltz disait hier, à un de mes amis, qu'il espérait toujours que la guerre ne se ferait pas. Je suppose que l'attitude de l'Allemagne fait un peu réfléchir le roi de Prusse et M. de Bismark. Le Hanovre même se déclare pour l'Autriche. De plus, les paroles très imprudentes d'Auxerre ont eu pour effet de calmer un peu les Allemands. Je -194- vous ai dit l'autre jour ce que j'en pensais : mouvement d'impatience contre M. Thiers, contre la Chambre et contre les bourgeois niais et sans patriotisme. Que pouvons-nous gagner à la guerre? Les provinces rhénanes ne veulent pas de nous. La Belgique pas davantage. S'il y avait un remaniement de la carte d'Europe, je ne vois pas ce que nous pourrions demander, sinon des révisions de frontières sans importance. D'un autre côté, il est évident que notre intérêt n'est pas de favoriser une Allemagne unique et unie. Raison de plus pour ne pas intervenir. Je ne vois qu'un cas possible, ce serait celui où les Autrichiens auraient de grands avantages en Italie. Mais je crois qu'ils se tiendront plutôt sur la défensive. Enfin il faut considérer que la Prusse et l'Autriche se sont montrées aussi hostiles l'une que l'autre et qu'il est impossible de faire cause commune avec l'une ou l'autre, sans endosser son abominable politique. L'Italie est excusable de s'allier avec la Prusse, parce qu'elle ne peut être blâmée de s'allier même avec le diable pour rattraper la Vénétie, mais pour nous, nous n'avons que des coups à attraper.
-195- Je ne comprends pas grand'chose au second bill de réforme. Il me semble seulement que c'est un grand coup de marteau dans le vieil édifice. Le résultat sera de diminuer la qualité des membres du Parlement, laquelle n'est pas déjà si brillante. Je vois, dans les journaux, qu'on se félicite de voir ôter aux fils de grandes maisons des bourgs qui étaient à leur dévotion. A mon avis, c'était un des beaux côtés de l'Angleterre, que cette initiation des jeunes aristocrates à la vie politique dès leur sortie de l'Université. C'est ainsi que Fox, Pitt et lord Palmerston sont devenus de bonne heure des hommes d'État. Vous aurez en place des industriels et des négociants, c'est-à-dire des niais et des esprits étroits, excluant systématiquement toute grandeur dans la politique. On fera ainsi une Angleterre semi-démocratique, inférieure à beaucoup d'égards à la vraie et terrible démocratie des États-Unis.
Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et tenez-vous en joie, autant que le temps et les circonstances le comportent.
-196-
Paris, 23 mai 1866.
Mon cher Panizzi,
Vous avez tort de m'accuser d'être Autrichien. Si les Autrichiens ne sont pas aussi voleurs que les Prussiens, ils ont été leurs complices. J'approuve les Italiens de vouloir délivrer Venise, mais je n'aime pas leur alliance avec M. de Bismark ; encore moins les volontaires et Garibaldi ; encore moins encore une Chambre qui taxe les rentes au mépris d'un traité. Tout cela sent la révolution, et c'est ce que je déteste particulièrement. Il y a ici, non pas seulement chez les légitimistes et les dévots, une très mauvaise disposition contre le gouvernement italien ; les cuisinières et les petits bourgeois de Paris ont tous de l'emprunt italien et crient comme des brûlés. Je pense que le Sénat empêchera cette lourde faute, mais le signe est mauvais.
Hier soir, on était à la paix. J'ai vu des ministres -197- qui semblaient plus rassurés. Ce que je crois, c'est que nous ne nous mêlerons pas à la bataille, exceptis excipiendis, par exemple dans le cas où les Autrichiens envahiraient le Milanais.
Je viens de voir un militaire qui a vu ces jours derniers l'armée italienne et l'armée autrichienne. Il dit qu'il y a grand enthousiasme d'un côté, tristesse mais résolution de l'autre. Le commissariat italien est mauvais, dit-il, l'autrichien très bon. Il faut encore six semaines à l'armée italienne pour être en mesure. La flotte est magnifique, et les marins excellents. Mon homme pense qu'il serait possible de prendre Venise, et de porter un grand nombre de troupes sur la rive gauche de l'Adige, de manière à gêner beaucoup les communications du Tyrol et de la Carniole. La personne de qui je tiens ces détails est un homme sérieux, très impartial et ayant de bons yeux.
Avant-hier, je suis allé au bal de l'impératrice, où j'ai trouvé M. Layard à ma grande surprise. Il m'a paru content de sa visite. On faisait cercle à distance autour de l'empereur, qui causait avec M. de Metternich. Ce dernier était fort pâle et gesticulait -198- beaucoup ; mais que se disaient-ils? M. de Goltz était, au contraire, très rouge. Nigra était sombre comme son nom.
Je viens de perdre une vieille amie, madame de X…, laquelle s'est éteinte, conservant jusqu'au dernier moment sa tête, son intelligence et son esprit, qui était supérieur. Elle laisse à son neveu une fortune assez considérable. Ses autres parents vont, dit-on, attaquer son testament, pour avoir l'argent. Ils ne veulent rien donner à ses vieux domestiques, pas même leur payer leur voyage pour accompagner le corps de leur maîtresse en Normandie. Voilà les façons de faire de notre aristocratie, et ces gens-là sont fort riches. Quand les classes élevées vivent et se conduisent comme les nôtres, quand les bourgeois sont assez niais pour trouver sublime la politique de M. Thiers, et quand le pays est couvert de sociétés secrètes très actives et très intelligentes, croyez-vous que le contact d'une révolution ne soit pas diablement dangereux? Voilà pourquoi je suis pour la paix. Je n'y crois guère cependant, mais je voudrais que nous puissions garder le plus longtemps possible le rôle de spectateur.
-199- Adieu, mon cher Panizzi. Guérissez-vous vite et prenez bien garde aux soirées froides.
Paris, 31 mai 1866.
Mon cher Panizzi,
Vous me demandez quand je viendrai vous voir? Ce n'est pas l'envie qui me manque, je vous prie de le croire, mais il faut d'abord que je fasse du zèle pour la fin de la session ; ensuite, je me demande souvent, si je suis en état de voyager et si je ne ferais pas mieux d'imiter les animaux malades et de crever tout doucement dans mon trou, au lieu de risquer d'embarrasser mes amis du soin de ma carcasse. Ce serait une grande indiscrétion de vous charger du soin de m'administrer les derniers sacrements et de faire mon oraison funèbre. Il me semble très souvent que le moment approche et je trouve la chose assez ennuyeuse.
On est ici de plus en plus pacifique, et bien des gens croient qu'une fois le congrès réuni, les chances de guerre diminueront encore, à cause de -200- la responsabilité qu'assumerait celui qui se refuserait à obéir au vœu exprimé par la majorité. Je ne conçois pas trop, cependant, comment on pourra faire entendre raison à des gens tels que M. de Bismark et M. de Mensdorf. Le plus difficile peut-être sera de faire tenir Garibaldi tranquille. Je regrette bien pour l'Italie qu'elle ait eu recours à de pareils instruments. Il paraît que les moins belliqueux, parmi les Allemands, sont les Prussiens. Dans quelques provinces, notamment sur le Rhin, la landwehr a été scandaleuse, au point de donner de grandes inquiétudes. Ils sont furieux de quitter toutes leurs affaires pour celles de M. de Bismark, et, si les Allemands étaient d'autres hommes, la révolution serait déjà faite. Mais, avant qu'un Allemand se détermine à faire quelque chose, il lui faut boire tant de verres de bière!
M. Fould, avec qui j'ai dîné samedi, me charge de ses amitiés pour vous. Des Varannes, que vous avez vu à Biarritz, est nommé officier d'ordonnance de l'empereur, en remplacement de Duperrey, qui commande un bâtiment sur la côte d'Amérique. Vous aurez incessamment la visite de -201- la duchesse Colonna, à qui le musée de Kensington a fait des commandes.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et donnez-moi de vos nouvelles, quand le poignet ne vous fait pas trop de mal.
Paris, 6 juin 1866.
Mon cher Panizzi,
Au sujet des légions romaines, vous trouverez dans Forcellini, au mot Legio, un passage de Paul Diacre citant Festus, qui dit que Marius avait porté les légions de quatre mille hommes à six mille. Il est certain que l'organisation de l'armée de César n'avait rien de commun avec celle du temps de Polybe ; Marius, probablement, avait tout changé. La légion n'avait plus de troupes légères (vélites, rorarii, etc.), et un certain nombre de passages tendent à prouver que la cohorte se composait de six cents hommes. Il y a même des inscriptions, mais de l'époque impériale, où -202- il est question de cohors millenaria. Je ne doute pas que les légions de César, en entrant dans la Gaule, ne fussent de six mille hommes au moins, et je crois même qu'il y avait des surnuméraires pour remplacer les hommes manquants. Cela n'empêche pas que, dans le cours des campagnes de César, on aurait tort de compter les légions à six mille hommes. Les bataillons modernes sont de huit cents hommes au moment du départ, et de cinq cents seulement vers le milieu d'une campagne.
Tout est à la guerre, excepté l'esprit du peuple le plus belliqueux, à en croire la renommée et son histoire. Cela, j'espère, ne l'empêchera pas de se bien battre s'il le faut. On dit que le prince Humbert a dit au prince Napoléon : « Grâce à Dieu, nous pouvons, cette fois, nous passer de vous. » Sur quoi notre cousin aurait répondu : « Ne dites pas de bêtises. Je voudrais, et pour l'Italie, et pour la France, que vous puissiez vous passer de nous ; mais je crains que les Prussiens ne se battent pas, ou ne soient fort battus, et que vous n'ayiez sur le dos plus d'Autrichiens qu'il n'en faut. »
-203- Au reste, il est singulier de voir le même cabinet suivre toujours les mêmes errements. L'Autriche, qui avait d'abord montré plus de sagesse que la Prusse, vient de casser les vitres tout d'un coup ; et ce qui est plus singulier, après avoir refusé de prendre part à la conférence, elle ne se jette pas sur la Silésie avec des forces supérieures. Elle fait exactement ce qu'elle a fait en 1859, lorsqu'elle déclara la guerre, et que, l'ayant déclarée, au lieu de pousser jusqu'à Turin, elle se borna à parader sur la rive droite du Tessin pendant quelques jours.
La figure que font les gens d'affaires est des plus longues et des plus tristes. Le bourgeois est aussi très mélancolique et accuse l'empereur de souffler le feu. Le peuple a l'air très content, au contraire, et l'empereur, étant allé l'autre jour, tout seul, voir je ne sais quel chantier d'ouvriers, a eu une réception triomphale. Les gens qui nomment Jules Favre et Thiers sont en ce moment de très grands bonapartistes. Il est certain que l'empereur connaît et manie la fibre populaire mieux que personne.
Arago me raconte l'histoire suivante. Un jeune -204- prêtre, sous-maître dans un séminaire, confesse un de ses élèves, qui avoue qu'il a péché cinq fois d'une certaine manière. Le cas paraissant grave, il en réfère au supérieur pour savoir quelle pénitence imposer. Le supérieur lui dit qu'il n'y a rien de plus simple, que le coupable dira dix Pater, huit Credo, quinze Ave. Le lendemain un autre élève se confesse de trois péchés du même genre. Le confesseur ne pouvant faire une règle de proportion, lui dit de pécher encore deux fois, et de dire ensuite dix Pater, etc., etc.
Adieu, mon cher Panizzi. Votre lettre à Piétri a été envoyée dix minutes après son arrivée chez moi.
Paris, 8 juin 1866.
Mon cher Panizzi,
Vous dites que vous comptez pour les affaires d'Italie sur Dieu et Napoléon III. Il me paraît qu'il y en a déjà un qui se prépare. J'ai tout lieu de croire que M. Fould, dont la guerre détruirait tous les plans financiers, a l'intention de se -205- retirer. Sa retraite veut dire un emprunt ; un emprunt veut dire la guerre.
Il y a ici l'aversion la plus profonde pour la guerre, et contre les Prussiens. La question est de savoir si on peut en redonner le goût?
Adieu ; soignez-vous et faites-moi connaître vos derniers projets et surtout les dates.
Paris, 10 juin 1866.
Mon cher Panizzi,
On attend toujours le premier coup de canon ; mais ces Allemands n'en finissent point. Je trouve que le plus grand danger est que le roi de Prusse n'entre dans une autre forme de folie, ou qu'il ne meure d'apoplexie, ou que Bismark ne meure. Dans n'importe lequel de ces trois cas, les Prussiens et les Autrichiens s'embrassent comme frères, et vous aurez à endurer seuls le poids de la guerre. On dit que la landwehr montre un si mauvais esprit, qu'il est douteux qu'elle veuille se battre. Quant à nous, nous n'en montrons -206- guère plus d'envie ; mais il n'est pas impossible que plus tard nous ne changions d'idée. Ma conviction est toujours la même ; que l'empereur ne permettra jamais à l'Autriche de reprendre le Milanais. Je crois encore qu'il n'aime pas trop la façon dont vous faites la guerre, c'est-à-dire avec des volontaires en blouse rouge commandés par Garibaldi, qui feront beaucoup de politique et ne se battront pas comme des troupes de ligne. Garibaldi écrit à ses amis de Nice qu'il reviendra de Venise pour les réannexer à l'Italie. En un mot, le mouvement italien a beau être très national, il a quelque chose de peu rassurant pour ses voisins et particulièrement pour nous. C'est ce qui vous expliquera le peu de sympathie qu'on a ici pour les belligérants, quels qu'ils soient.
Adieu, mon cher Panizzi ; croyez que, n'importe où, je serai bien content de passer, cette année, quelques semaines avec vous.
-207-
Paris, 25 juin 1866.
Mon cher Panizzi,
Je suis très en peine de ce qui se passe en Espagne. Cela me paraît fort grave, cette fois. Je crains que la maison de madame de Montijo n'ait reçu quelque éclaboussure, car la bataille a eu lieu à quelques pas de chez elle.
Les Allemands sont beaucoup moins vifs et ne paraissent pas disposés à se presser. Les Prussiens avancent toujours et ont obtenu, sans coup férir, des positions que Frédéric II et Napoléon considéraient comme très importantes. Peut-être que le général Benedek en sait plus long. Je ne suis ni Prussien ni Autrichien, et je crois que les Allemands n'ont pas une âme immortelle, je les verrais avec assez de philosophie s'entre-manger comme les chats de Killkenny ; mais, ici, presque tout le monde est Autrichien. L'autre jour, sur le faux bruit d'une victoire des impériaux, le quartier du Luxembourg a été sur le point d'illuminer, -208- ce qui paraît avoir fort déplu à l'empereur. C'est, peut-être, parce qu'on lui suppose de la partialité pour M. de Bismark que les étudiants et les petits bourgeois ont des tendances autrichiennes. Semper maledicere de priore, est la coutume du Parisien.
On dit que l'empereur a renoncé à son voyage en Alsace par le même motif qui empêche d'aller voir une maison qu'on veut acheter, de peur que le propriétaire n'élève trop ses prétentions. Pour moi, je ne crois pas qu'il ait des intentions contre les provinces rhénanes. Elles ne veulent pas de nous, et je ne sais trop ce que nous gagnerions de force en les annexant. Cela pourrait devenir une Vénétie pour nous. Est-il vrai que Garibaldi soit malade?
Adieu, mon cher Panizzi ; j'espère bientôt philosopher avec vous, de rebus omnibus et quibusdam aliis, dans Bloomsbury square.
-209-
Paris, 28 juin 1866.
Mon cher Panizzi,
Il est fâcheux que le début de la guerre ait été malheureux ; mais l'armée italienne, si elle n'a pas manœuvré très habilement, s'est parfaitement battue. Les jeunes soldats ont montré beaucoup d'entrain et d'aplomb, et ont passé très bien par l'épreuve qu'on dit toujours pénible du canon. Le prince Humbert a été encore plus crâne que son père, et, comme disent nos militaires d'Afrique, il a fait de la fantasia au milieu de la cavalerie autrichienne. Je me suis inscrit chez la princesse Clotilde. La blessure du prince Amédée ne le tiendra éloigné de l'armée qu'une quinzaine de jours. Ici, où l'on était fort Autrichien, l'effet a été bon. On prend maintenant intérêt aux Italiens, et, si cela continue, l'opinion sera ce qu'elle a été en 1859.
On parle vaguement aujourd'hui d'une défaite -210- des Prussiens. Je fais tous les jours de la stratégie avec le maréchal Canrobert et le maréchal Vaillant. Nous ne comprenons rien à Benedek, ni aux Prussiens. Les Allemands sont si profonds, qu'on ne trouve que le creux. Il me semble que, jusqu'à présent, les Prussiens ont l'avantage. Ils ont à eux une grande partie de l'Allemagne, d'où ils tirent de l'argent et des vivres. Quoi qu'il arrive, je crois que bien des princes et des principicules resteront sur le carreau à la paix. Je voudrais être à leur place : on leur donnera quelque bonne pension, et ils n'auront rien à faire.
Je ne crois pas que le ministère tory fasse quelque chose de préjudiciable à nos relations avec l'Angleterre, ni qu'il se mêle des affaires du continent plus que son prédécesseur. Le coton, dont M. Gladstone fait tant d'éloges, a fait abandonner à l'Angleterre son ambition et même son amour-propre. Elle s'efface pour le moment. Peut-être reprendra-t-elle un jour ses anciennes façons. Ce qu'il y a de certain, c'est que la combinaison Gladstone-Russell n'a pas été heureuse. L'un disait : « Tout endurer, plutôt que se battre! » -211- l'autre disait des injures à tout le monde. La pire conséquence du changement serait la retraite de lord Cowley, qui est fort aimé et qui a beaucoup d'influence personnellement auprès de l'empereur. Il n'a pas grand amour pour son métier et je doute qu'il veuille rester à Paris avec les nouveaux ministres.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis charmé d'apprendre que Jones vous succède. Attendez-moi pour faire votre final speech. J'espère qu'on vous donnera un dîner et de la soupe à la tortue. Vous savez que je suis désintéressé dans la question.
Paris, 2 juillet 1866.
Mon cher Panizzi,
On me montre à l'instant une dépêche télégraphique de Vienne. Les Autrichiens ont été forcés d'abandonner Königsgraetz. Ils espèrent conserver Prague. Ils attribuent les succès des Prussiens aux fusils à aiguille. C'est la répétition de la guerre de Sept ans ; lorsque les Prussiens -212- avaient inventé la baguette de fer pour leurs fusils et que les Autrichiens n'en avaient que de bois. Ils se plaignent beaucoup de l'armée fédérale, qui n'est pas prête.
Je crains que nous ne soyons retenus au Sénat plus longtemps que je ne comptais. On nous parle aujourd'hui d'un sénatus-consulte très grave, qui serait sur le tapis. Il s'agirait de remplacer la discussion de l'adresse par la liberté des interpellations au Corps législatif. Cela me paraît l'invention la plus déplorable, tout à fait dans le genre de Gribouille, qui saute dans la rivière, de peur de la pluie. Il est vrai que la discussion de l'adresse au Corps législatif est une occasion pour l'opposition de faire du scandale et de mettre sur le tapis toutes les questions générales, auxquelles avec un peu de savoir-faire et d'éloquence, on donne la tournure d'un acte d'accusation contre le gouvernement. Mais, cette année surtout, l'opposition n'a pas eu l'avantage dans la discussion, et tous les gens impartiaux en ont blâmé la longueur, et ont dit que les députés s'amusaient au lieu de faire les affaires du pays.
D'un autre côté, pourquoi l'empereur fait-il un -213- discours d'ouverture? S'il n'en faisait pas, il n'y aurait pas d'adresse. Il est assez drôle que le gouvernement veuille parler et ne permette pas qu'on lui réponde. Quant aux interpellations, si elles ne sont pas rendues très difficiles, elles auront bien plus d'inconvénients que l'adresse. Ce sera, à vrai dire, une adresse en permanence, où toutes les questions seront discutées au moment où elles seront brûlantes. Enfin, cela me semble d'autant plus triste, que cela ressemble à une mesure à la Bismark.
Au reste, le sénatus-consulte en question est encore à l'état d'embryon. Je désire bien qu'il ne vienne pas au monde. Gardez cela pour vous.
Le ministère Derby parvient-il à s'arranger? Comment s'y prendrait-il pour avoir la majorité?
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien. L'orage que nous avons depuis quelques jours m'empêche de respirer. Donnez-moi de vos nouvelles.
-214-
Paris, 5 juillet 1866.
Mon cher Panizzi,
Que dites-vous du Moniteur? Le temps où nous vivons est curieux. Mais il va y avoir un diablement entortillé congrès.
On me contait hier de bonne source des anecdotes curieuses sur Benedek. Son empereur lui écrit très poliment que les vieux militaires étaient surpris qu'il cédât les défilés de la Bohême, qui pouvaient se défendre si facilement, etc. Benedek répond simplement : « Cela n'entre pas dans mes plans. » Après une des affaires avant Königsgraetz, il a chassé de son armée un archiduc dont il n'était pas content.
Tout cela serait très beau, s'il avait gagné la bataille ; mais la perdre après cela est par trop ridicule. C'est le même homme qui avait gagné vingt-quatre fois la bataille de Solferino, quand on tirait à poudre, et qui l'a perdue la première fois qu'on a tiré à balles.
-215- Je voudrais bien savoir si ces drôles d'affaires ne changent pas vos projets. Rien encore au sujet du sénatus-consulte dont je vous ai parlé.
Après m'être un peu tâté, je me suis résolu à me conduire en ami, et j'ai écrit à l'impératrice une lettre aussi remarquable par la force des pensées que par l'aménité du style. Je lui rends compte de l'effet produit sur le Sénat par l'annonce de la chose, et je lui dis en douze lignes toutes les raisons contre le changement et contre l'opportunité de le faire. Je n'ai pas reçu de réponse, mais je ne doute pas que ma lettre n'ait été montrée ; c'est ce que je désirais. Dites-moi si vous trouvez que j'ai eu raison. Pour moi, j'ai soulagé ma conscience, et, à mon avis, j'ai rempli le devoir d'ami.
Vous aurez vu que Sa Majesté était allée à Amiens pour voir les cholériques. Je ne suis pas sûr que ce soit très raisonnable, mais c'est beau. Quant à l'arrêter en pareilles occasions, vous savez, comme moi, qu'il n'y faut pas songer ; et, si on s'avisait de lui parler de danger, elle s'exposerait encore davantage.
Il n'y a qu'un cri à Paris : c'est qu'on fasse des -216- fusils à aiguille. On en essaye quelques milliers au camp de Châlons avec une poudre nouvelle, plus extraordinaire que la poudre de perlimpinpin, dont on dit des merveilles.
Adieu, mon cher Panizzi ; mille compliments et amitiés.
Paris, 7 juillet 1866.
Mon cher Panizzi,
Nous vivons à l'Opéra. Où trouver ailleurs de ces prodigieux changements à vue? La réponse de la Prusse est venue, à ce qu'il paraît, très polie et très affectueuse même. L'armistice est sinon conclu, du moins reconnu de fait. Je ne pense pas que nous ayons des prétentions trop grandes. Tout au plus il ne peut être question pour nous que de rectifications territoriales de très peu d'importance. On parlait de Landau et de la vallée de la Sarre. Il me semble qu'il ne s'agit que de considérations militaires pour la sûreté respective des frontières de France et d'Allemagne. -217- Cependant Dieu sait ce que les Prussiens peuvent demander, et ce qui peut résulter de leur enivrement. Ce qui me paraît évident, c'est qu'il n'y aura pas de coups de canon cette année.
Je conçois que vous désiriez voir Venise purifiée. Pourquoi n'iriez-vous pas à présent? Venez ici, faites vos compliments à Sa Majesté, et peut-être irai-je avec vous à Venise. Cela vaut bien mieux que de m'attendre à Londres. Nous en avons encore pour une semaine au Sénat. Je ne pourrais donc être chez vous avant le 14 ou le 15, et je vous trouverais avec le feu au derrière pour partir.
Nous avons un temps abominable : chaleur humide, pluie et froid se succèdent dix fois dans un jour, ce qui me rend très malade. Le choléra est toujours très fort à Amiens, mais il n'en sort pas. Un bourg à trois quarts de lieue n'a pas eu un seul cas.
Je suis heureux que vous ayez approuvé ma lettre à l'impératrice. Elle n'y a pas répondu ; mais vous aurez vu que le sénatus-consulte ne contient aucune des dispositions que je craignais. Tel qu'il est à présent, il est sans importance ; -218- cependant c'est un mauvais symptôme qu'on l'ait proposé, et je crains un peu qu'on ne me sache mauvais gré d'avoir le premier dit mon avis sur la mesure qu'on méditait et qu'on a abandonnée. C'est pour moi une raison de voter le sénatus-consulte d'hier, quelque nul qu'il soit, ou plutôt parce qu'il est nul ; autrement, j'aurais l'air de bouder.
Vous ne vous figurez pas la colère et le désespoir, des parlementaires. Il est désagréable que l'Europe montre pour l'empereur une considération qu'elle n'a jamais accordée à Louis-Philippe ; mais, si on a un peu d'amour pour son pays, on doit être heureux de le savoir délivré de la guerre, et même des occasions de guerre. Ces sortes de sentiments honnêtes ne sont point à l'usage de nos grands hommes, et M. Thiers ne pardonnera pas à l'Europe de ne pas l'avoir choisi pour médiateur.
Adieu, mon cher Panizzi. Soignez-vous. Que devient le Museum?
-219-
Paris, 11 juillet 1866.
Mon cher Panizzi,
Je ne pourrais partir qu'après le sénatus-consulte, selon toute apparence, après la fin de la semaine prochaine. Notre sénatus-consulte sera voté probablement en même temps que vous fermerez boutique. Mais à ce voyage d'Italie je vois plus d'une difficulté grave. La guerre n'est pas finie et rien n'indique qu'elle finisse de sitôt. Sans doute, il est très beau d'être pris pour médiateur ; mais, quand on a affaire à des gens passionnés ou furieux, on ne fait guère de besogne, et il est plutôt à craindre qu'on ne soit entraîné dans la querelle, au lieu de l'apaiser.
Hier est arrivé ici l'envoyé de la Prusse, le petit prince de Reuss, avec des propositions qu'on qualifie d'extravagantes. De l'autre côté, en Italie, on répond à nos propositions en demandant Rome, et en faisant passer le Pô à Cialdini. Il aurait été possible, je crois, d'agir plus poliment. Il y a ici -220- un Piémontais, grand ami du roi, qui me dit que Victor-Emmanuel n'a que le choix entre deux partis, à se laisser entraîner par la révolution, ou bien abdiquer. Tout cela ne promet pas un été ni un automne très tranquilles, et je crains que nous ne soyons obligés bientôt de nous mêler d'un duel dont nous avons accepté d'être les témoins. On dit que le prince Napoléon est envoyé en Italie. Des trente-cinq millions de Français, il est le seul à qui j'eusse donné l'exclusion. Lorsqu'on fait de pareils choix, on s'expose à bien des embarras.
Ma conclusion est celle-ci : c'est qu'il est absolument impossible, quant à présent, de prendre un parti. Aller en ce moment en Italie, c'est s'exposer à périr de chaleur et se jeter dans tous les ennuis d'un temps de guerre et de révolution. Cette dernière objection, au reste, est peut-être plus à mon usage qu'au vôtre et ne doit influer en rien sur vos projets et sur vos décisions. Je suppose que, dans quatre ou cinq jours, on verra l'avenir un peu moins embarrassé qu'en ce moment. Comme nous ne pouvons agir ni l'un ni l'autre, le mieux est d'attendre.
Adieu, mon cher Panizzi ; je regrette de ne pas -221- être présent au moment solennel où vous remettrez les clefs du British Museum et prendrez congé du gorille.
Paris, 15 juillet 1866.
Mon cher Panizzi,
Hier, contre l'attente générale, mais M. de Boissy aidant, par un discours qui a ennuyé et choqué tout le monde, la discussion du sénatus-consulte a eu lieu, et tout a été bâclé en une heure de temps, au lieu de durer trois ou quatre jours comme on l'avait prévu. Il s'ensuit que je suis libre, et que je pourrais partir pour Bloomsbury square jeudi ou tout autre jour à votre choix. Répondez-moi, au reçu de cette lettre, le jour qui vous conviendrait après mercredi. Dans le cas où vous auriez quelque partie de campagne, dîner ou toute autre affaire, le jour ne me fait rien. Dites-moi par quel train je dois partir ; car vous êtes plus fort en ces matières que Bradshaw lui-même.
Ici, personne ne s'étonne que l'Italie soit retenue -222- par son traité avec la Prusse ; mais ce qu'on n'aime pas, c'est que, à Milan, on jette des pierres dans les fenêtres du consul de France ; qu'à Livourne, on ait insulté des sœurs de la Charité françaises, et qu'en Sicile on ait maltraité l'équipage d'un bâtiment marchand français. Je ne parle pas des portraits d'Orsini exposés à Milan et ailleurs. Je n'ai garde de croire que ces aménités soient du fait du gouvernement italien ou de la nation. Elles sont l'œuvre du parti mazzinien ; mais le gouvernement le ménage un peu trop, et finira par s'en trouver mal. Quant à croire que l'empereur veuille garder la Vénétie pour lui, ou même la vendre, credat Judæus Apella.
Les négociations continuent et la guerre aussi, mais les premières plus activement que l'autre. Cependant il n'est pas improbable qu'il y ait encore une bataille pour disputer Vienne aux Prussiens. La grande question est de savoir ce que veulent faire les Hongrois. S'ils ne se soucient pas de se faire casser les os pour la maison de Habsbourg, tout sera fini dans quinze jours par l'aplatissement de l'Autriche ; sinon, cela peut durer encore longtemps. Aujourd'hui, on disait que la -223- Prusse mettait un peu plus de modération dans ses prétentions. J'en doute fort. M. de Bismark voudrait tout terminer sans congrès, et il a raison. Je ne sache pas que, dans cette affaire, nous demandions rien pour nous, si ce n'est peut-être une rectification insignifiante de frontières du côté de Landau et de la vallée de la Sarre, encore la chose est-elle très incertaine. On a très sagement renoncé à envoyer le prince Napoléon en Italie ; mais c'est déjà une grande faute d'avoir songé à lui.
J'ai eu des détails curieux sur la bataille de Sadowa par un témoin oculaire. Un régiment prussien de trois mille hommes n'avait, le soir, que quatre cents hommes debout. Un bataillon saxon de onze cents hommes, dont était le fils de madame de Seebach, n'en avait plus que soixante-six ; ce fils a été tué. Le frère de la princesse de Metternich a été sauvé par miracle. Il paraît que le prince Charles de Prusse a révélé les talents d'un grand général. Rara avis in terris. Quant à M. de Bismark, il est mon héros. Il me paraît, quoique Allemand, avoir compris les Allemands et les avoir jugés pour aussi niais qu'ils le sont. La grande -224- affaire, à présent, est de deviner si de tout cela résultera une révolution ou bien un ordre de choses nouveau, et quel ordre!
Adieu, mon cher Panizzi ; à bientôt, j'espère! La grande chaleur me fait du bien, et je vais tolérablement.
Saint-Cloud, 12 août 1866.
Mon cher Panizzi,
« Dites à M. Panizzi que, s'il passe par Paris, il sera obligé d'aller dans une auberge, et que je lui saurai gré de me donner la préférence. » Voilà ce que l'impératrice m'a chargé de vous dire hier.
L'empereur est beaucoup mieux depuis son retour de Vichy. Comme il est très nerveux et que, depuis le commencement de la guerre, il n'a fait aucun exercice, il était agacé et échauffé. Un jour de beau temps le remettra. Mais, au lieu du beau temps, c'est l'impératrice du Mexique qui lui tombe sur les épaules. Elle est venue hier in fiocchi, à -225- Saint-Cloud. J'ai été frappé de sa ressemblance avec Louis-Philippe.
Il paraît qu'il y a encore bien des nœuds à raboter dans les affaires d'Allemagne et d'Italie. L'ordre de concentration pour l'armée de Cialdini a été un euphémisme assez habile pour arriver à l'armistice et par suite à la paix. Il me semble que la grande affaire à présent, c'est de remettre de l'ordre dans les finances et dans l'administration. Quelques lieues de territoire de plus ou de moins ne valent pas la peine de se battre, et de risquer son gain.
Les épaules de madame de Montebello sont toujours admirables. Elle a été sensible à votre souvenir et vous en remercie. Elle se promenait un jour au bois de Boulogne avec une chienne de chasse non-muselée. Un des gardes veut confisquer sa bête, qui était en contravention. Madame de Montebello lui dit, avec les yeux tendres que vous lui connaissez : « Ah! monsieur, mais c'est la femme du chien de l'empereur! »
On m'a invité pour Biarritz, mais je ne sais quand j'irai. Ma lettre, celle dont je vous ai parlé, a fait assez bon effet, car on m'en a cité un aphorisme -226- qu'on avait retenu. A ce propos, il m'arrive une drôle de chose : M. Rouher, hier, m'a demandé si on m'avait dit quelque chose qui me concernait. « — Rien ; qu'est-ce? — C'est qu'on vous donne la plaque de grand officier. Il paraît qu'on veut vous faire une surprise. » J'ai été un peu stupéfait. Puis j'ai dit que j'étais très sensible à l'honneur et à la marque de bienveillance, et j'ai ajouté : « Ne vaudrait-il pas mieux cependant faire un emploi plus politique de cette distinction? Cela ne changera rien à mon dévouement. Cela peut en donner à d'autres. De plus, je suis le plus oisif et le plus inutile des hommes. Je me considère comme très heureux. Je vis dans mon trou et dans ma robe de chambre ; que ferais-je d'une plaque? » Là-dessus, on m'a dit des banalités obligeantes et fait promettre le secret. L'impératrice ne m'a rien dit, et je n'ai pas osé broach the matter. Margaritas ante porcos. Qu'en dites-vous?
Adieu, mon cher Panizzi. Il fait un temps affreux, très mauvais pour l'agriculture.
-227-
Saint-Cloud, 19 août 1866.
Mon cher Panizzi,
Je suis toujours ici et je n'en ai bougé, le 15 août moins que jamais. L'impératrice a regretté que vous ne fussiez pas venu passer la matinée avec elle et souhaiter la fête à l'empereur et au prince. Elle vous en voudra fort et vous menace d'une apostrophe à la seconde colonne du Times si, en repassant, vous ne venez pas lui faire visite à Paris. L'empereur est beaucoup mieux ; voilà deux jours qu'il sort et se promène. Il a repris son train de vie ordinaire, quoiqu'il soit encore repris de temps en temps de petites atteintes de fièvre. Je pense qu'un peu de chaleur aidant, il serait tout à fait bien.
On est toujours fort pacifique. Je ne pense pas que, de votre côté, on insiste pour quelques lopins de montagnes. L'important est d'avoir une frontière stratégique. Quelques années de paix vous feront plus puissant qu'une guerre qui vous donnerait -228- quelques lieues de territoire contesté et contestable. D'ici à longtemps, je crois que le ci-devant empire ne vous gênera pas. Il est disloqué par la guerre et probablement la paix le disloquera encore davantage. La grande affaire est de mettre de l'ordre dans les finances et d'approprier aux mœurs italiennes les institutions militaires de la Prusse, qui paraissent aujourd'hui le τὸ καλόν. Nous avons, nous, bien des réformes à faire de ce côté-là, et beaucoup à apprendre. Avec l'amour de la routine qu'on a dans ce pays, la chose ne sera pas très facile.
Je suis invité à Biarritz, si Biarritz il y a, ce qui dépend de plusieurs futurs contingents. Pourtant il est fort probable que, vers le commencement de septembre, je ferai l'ornement de la terrasse que vous connaissez. Le temps est redevenu, sinon tout à fait beau, du moins tolérable, et nous faisons de grandes promenades à pied et en voiture.
Hier, nous sommes allés donner des prix aux filles de sous-officiers décorés, qu'on élève aux Loges, près de Saint-Germain. Elles ont chanté très faux et nous ont montré des exemples d'écriture et des livres tenus en partie double. Il -229- y en avait deux cent douze presque toutes laides. Sa Majesté en a embrassé une, et le courage lui a manqué pour les deux cent onze autres. Le prince a remis de sa main les prix aux lauréates, avec un sérieux et un aplomb admirables.
Le soir, on lit et on cause. Nulle étiquette. On dîne en redingote. Nous sommes menacés d'un gala et d'un dîner avec Sa Majesté mexicaine. On lui donnera à manger ; mais je ne crois pas qu'elle obtienne de l'argent ou des troupes. Je ne serais pas surpris si, d'ici à peu de mois, Maximilien abdiquait. Viendrait alors la république, ou plutôt l'anarchie, suivie de près, je pense, par les Yankees, la Lynch Law et une colonisation anglo-saxonne. On me fait chercher pour la promenade, je n'ai que le temps de vous serrer la main. Adieu, mon cher Panizzi. On m'a donné la plaque en question, ou plutôt la patente.
Paris, 28 août 1866.
Mon cher Panizzi,
Hier, j'ai quitté Saint-Cloud pour venir prendre -230- mes derniers arrangements avant Biarritz. J'ai laissé tout le château en bonne santé. Il n'y a plus personne à Paris, tout le monde est en villégiature ou bien aux conseils généraux. Par conséquent, on ne fait pas de politique.
L'impératrice du Mexique est partie très peu contente de sa visite à Paris, et particulièrement furieuse contre M. Fould, à qui elle a demandé de l'argent et qui n'a pas voulu lui en donner. Elle va à Miramar, probablement pour y préparer son installation. Personne ne doute qu'elle n'y soit bientôt rejointe par Maximilien, qui ne se soucie pas d'attendre à Mexico le départ des troupes françaises. Le mari et la femme paraissent irrités contre le maréchal Bazaine. On prétend qu'il veut être, lui aussi, empereur ou président du Mexique, et il y a des gens qui croient la chose faisable, tout étant possible chez ce peuple-là. Si j'en juge par les échantillons que j'ai vus à Saint-Cloud, ce sont des mammifères plus voisins du gorille que de l'homme. Les Yankees seuls parviendront à les dompter au moyen de la Lynch Law et des procédés civilisateurs qu'ils savent pratiquer.
Pourquoi a-t-on rappelé Mazzini? Ici, cela n'a -231- pas fait un bon effet. On s'attend à de sérieuses difficultés au sujet de Rome. Est-il vrai que le pape et Antonelli lui-même soient devenus plus traitables? Dites-moi dans quel état vous trouvez les esprits et si on pense à constituer plutôt qu'à défaire? Lorsque j'ai parlé à mon hôte de Saint-Cloud du cadeau qu'on allait lui faire « d'objets d'art enlevés à Venise », il a daigné rire beaucoup et a demandé de qui je tenais la nouvelle? En ce qui nous touche, il n'y a pas un mot de vrai et je doute beaucoup du reste. Les Autrichiens sont bien plus curieux d'argent que de tableaux, et c'est, je pense, ce qui sauvera les Titien et les Paul Véronèse de l'Académie de Venise.
J'ai dîné samedi, en culottes courtes, avec la princesse *** et son époux. Elle ressemble beaucoup à la reine ; mais elle a des jambes, elle est très jeune et a l'air aimable. Le consort a l'air de n'avoir pas inventé la poudre. L'empereur était in fiocchi, avec la Jarretière au genou. Le petit prince a été très aimable et a fait une cour assidue à la princesse.
Nous venons d'avoir trois jours de beau temps. -232- Aujourd'hui, un orage a ramené la pluie. Je n'ai jamais vu de plus triste été ; j'espère que vous êtes mieux traités de votre côté des Alpes. La princesse Mathilde est à Belgirate sur le lac Majeur jusqu'à la fin de septembre. Elle dit qu'elle espère vous voir, si vous passez dans son voisinage.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne m'oubliez pas. Dites-moi candidement où vous aimez mieux vivre, en Italie ou en Angleterre?
Biarritz, 8 septembre 1866.
Mon cher Panizzi,
La paix durera-t-elle, et que fera-t-on du côté de Rome? Ici, comme vous pouvez bien vous le représenter, nous ne savons absolument rien. L'affaire même de la démission de M. Drouyn de Lhuys est demeurée pour nous à l'état de mystère. Ce qui me paraît probable, c'est que nous allons quitter Rome, et qu'il va en résulter un cri de douleur parmi tous nos dévots. Que vont faire vos volontaires? Je n'en sais rien. Le mieux -233- serait de demeurer tranquille et de laisser le malade mourir de sa belle mort, accident qui me paraît à peu près inévitable, tandis que la plus petite persécution peut lui rendre un peu de vigueur. C'est toujours le cas avec les femmes et les prêtres.
Nous avons ici une chaleur assez forte avec des orages, qui ne rafraîchissent l'air que pour quelques heures. On attend l'empereur, la semaine prochaine, ainsi que la reine d'Espagne, qui viendra nous faire visite avant de retourner à Madrid. Madame de Lourmel est à la villa et se rappelle à votre souvenir, ainsi que Varaigne. Nous mangeons force ceps à l'ail et des pêches gigantesques ; nous allons nous promener le long de l'Adour ; enfin nous menons une vie très confortable et très peu agitée.
Je lis, lorsque je ne dors pas, un livre dont malheureusement je n'ai qu'un volume. C'est Burchard, qui parle beaucoup trop du cérémonial et pas assez des mœurs privées et publiques. A ce propos, comment faire pour me procurer l'ouvrage complet?
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et ne -234- vous persuadez pas que vous ne pouvez vivre qu'à Londres. J'espère que la plage de Cannes ne vous effrayera pas et je vous garantis qu'elle vous fera du bien.
Biarritz, 14 septembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Il est question d'une ascension à la Rune pour demain en très (trop!) nombreuse compagnie. J'espère que nous en reviendrons sans jambes cassées. L'empereur ne paraît pas très pressé de nous joindre. Tantôt on nous annonce son arrivée, tantôt on la renvoie aux calendes grecques. Pour ma part, je voudrais bien le voir ici ; car, sans nous amuser beaucoup, nous ne sommes pas aussi sérieux qu'il convient à des gens aussi respectables que nous tous. Malgré tout ce qu'on peut dire contre les blue stokings, ils ont du bon et c'est une grande ressource pour passer le temps. Bien que je m'acquitte assez honorablement de mon métier de courtisan, je me sens pris parfois d'idées à la Bright, et j'ai envie de m'en -235- aller vivre en homme libre dans quelque auberge au soleil. On nous annonce la grande duchesse Marie de Leuchtenberg, qui va peut-être nous apporter un peu d'étiquette, quoiqu'elle s'en dispense aussi chez elle, en voyage du moins.
Le premier volume de Burchard, le seul que j'aie, est ennuyeux. C'est un long cérémonial où se trouvent çà et là quelques bons traits, comme, par exemple, qu'on enterra le pape Innocent VIII sans chemise, parce qu'on lui avait volé celle qu'il avait en mourant.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous, soyez patient et sage, et donnez-moi de vos nouvelles.
Biarritz, 21 septembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Ce que je vous ai dit au sujet des bas bleus m'était suggéré par le goût que je déplore chez une personne que j'aime, pour des amusements peu intellectuels. La raison est que l'éducation n'a -236- pas été assez littéraire. L'avantage de la littérature est de donner des goûts nobles, qui deviennent de plus en plus rares dans ce monde sublunaire.
L'empereur est tout à fait bien ; il arrive aujourd'hui. Je ne pense pas qu'il ait été jamais sérieusement souffrant ; mais la nature de son indisposition est de rendre triste et morose. Il n'est jamais très gai, et vous savez qu'un dérangement du tube digestif produit sur l'économie un grand effet, mais, je le répète, maintenant, tout va bien.
Nous sommes partis pour la Rune, lundi dernier, par une pluie battante. Nous avions pris une grande résolution. Arrivés à Sare, chez Michel, le temps s'est éclairci et le soleil a brillé par moments au milieu des nuages. Cependant Michel nous a dit que l'ascension était impossible, et il nous a menés voir des grottes très curieuses à deux lieues de Sare. Nous étions vingt-cinq à cheval et six femmes en cacolets. Bien entendu qu'il y a eu des cacolets cassés et des culbutes. Une des grottes est le lit d'un grand fleuve souterrain, orné de chauves-souris, de stalactites, etc. L'autre, qui porte le nom harmonieux de Sagarramurdo, -237- est un magnifique tunnel naturel, avec une rivière au milieu, de proportions gigantesques. Michel avait amené là une douzaine d'orphéonistes qui ont chanté en chœur, accompagnés par une espèce de flageolet très aigu, des airs basques d'un caractère très original, qu'ils ont terminés en criant : Viva Imperatrisa! Un orage nous attendait à la sortie. Nous avons été trempés jusqu'aux os ; mais il y avait bon feu chez Michel et d'excellent sherry, dont probablement il avait oublié de payer les droits. A minuit, nous rentrions à la villa et nous nous mettions à table.
Le lendemain, personne n'était enrhumé. Une dame se plaignait d'avoir un noir au genou, une autre d'avoir été endommagée par la chute d'un cacolet, dans une autre partie du corps. Je n'ai rien pu vérifier. Il est probable que je resterai encore ici une semaine.
Adieu, mon cher Panizzi. Puisse saint Antoine, votre patron, vous préserver de toute maladie, et des tentations du malin!
-238-
Biarritz, 3 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Nous sommes toujours ici et on ne parle pas encore de retour. L'empereur est bien, et son indisposition, ou plutôt la série de ses indispositions, n'a jamais eu un caractère grave. Il est fort préoccupé de bien des choses qui apportent chacune leur contingent d'embarras : le Mexique, la Vénétie, l'Allemagne, le pape, les inondations, la mauvaise récolte et les fusils à aiguille. Tout cela est à solder à la fois, et je crains que la prochaine session ne soit difficile. M. Fould est ici et paraît content de l'état des finances. Il prétend même qu'en faisant des économies, sur bien des inutilités, il se fait fort de trouver de l'argent pour les choses sérieuses et utiles.
J'ai lu dans le Times une lettre très curieuse sur l'insurrection de Palerme. Le respect pour la propriété et la continence des insurgés est inexplicable. Cela m'a rappelé les barricadeurs de -239- Paris en 1848, qui n'ont ni pillé ni violé, bien que ces deux manières de se divertir dussent être bien agréables à des gens qui avaient à peine des chemises. Avez-vous quelque donnée sur les affaires de Palerme et sur les auteurs du mouvement, qui paraissent avoir échappé? Je vois aussi que Mazzini a été élu député à Messine, ce qui ne me plaît guère.
Je suis fâché de ce que vous me dites de lady ***. Elle a tort sans doute et la peur du diable l'a rendue plus bête qu'il n'est permis ; mais il faut passer beaucoup à de vieux amis et ne pas s'apercevoir de toutes les sottises qu'ils font, surtout quand on ne peut ni les empêcher ni les réparer. Je vous en parle avec d'autant plus de connaissance de cause, que je pratique souvent l'avis que je vous donne. Il faut plaindre lady *** d'être tombée en mauvaises mains, mais ne pas l'abandonner tout à fait. Un jour donné, vous pourriez lui être utile, et, si vous cessiez tout à fait de la voir, vous le regretteriez peut-être, s'il lui arrivait malheur.
Les journaux me remplissent d'inquiétude au sujet de ma cave, qui doit avoir été envahie par la Seine. Comment mon vin se sera-t-il comporté -240- au milieu de ce désastre? Je n'en reçois aucune nouvelle. Heureux mortel, qui possédez des caves aussi vastes que les souterrains de Persépolis, et remplies!
Le temps se remet lentement, mais il se remet. Avant-hier, notre auguste hôtesse, madame de Lourmel et une autre dame, étant à batifoler sur les rochers auprès du phare, ont été surprises par deux furieuses lames. Elles prétendent n'en avoir eu qu'au-dessus des jarretières. J'étais à quelques pas d'elles et j'ai eu grand'peur qu'elles ne fussent emportées. Si elles avaient essayé de courir sur les rochers couverts d'herbes humides, elles seraient tombées, et alors il y aurait eu une drôle d'oraison funèbre à faire. Toutes me chargent de leurs souvenirs et de leurs compliments pour vous. Je ne pense pas que nous soyons de retour à Paris avant le 10 de ce mois.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien.
-241-
Biarritz, 17 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Nous employons très activement le temps qui nous reste et nous faisons tous les jours d'assez longues excursions. L'empereur a repris son activité, et, ce qui vaut encore mieux, sa gaieté.
Nous avons fait hier en chemin de fer, en voiture et à pied, une promenade de six heures dans le voisinage de la Rune. A ce propos, je vous dirai que, sous peu, votre grand exploit équestre perdra beaucoup de son mérite aux yeux de ceux qui n'auront pas connu cette montagne. Elle est traversée par une route et on pourra bientôt arriver en voiture jusqu'à son sommet ; c'est-à-dire qu'on a fait une route, de Saint-Jean de Luz à Sare, des plus pittoresques et pourtant des plus douces pour les bêtes et les gens.
Je pense que le retour à Paris sera marqué par de grands remue-ménage ministériels. Il me semble impossible que le maréchal Randon, le ministre -242- actuel de la guerre, demeure en place. De grandes dépenses seront nécessaires pour réorganiser l'armée et surtout pour renouveler son armement en lui donnant des fusils à aiguille. Par suite de cela, je crains fort pour notre ami M. Fould, dont le système économique s'arrange mal avec la nécessité de payer cher et vite une grande quantité de fusils. Il trouverait, je pense, le moyen de faire les changements indispensables avec un peu de temps et sans emprunt, ni taxes nouvelles ; mais on veut ne pas attendre, et ne pas interrompre les travaux publics. D'un autre côté, il ne manque pas de gens qui l'attaquent en secret et ouvertement auprès du maître. Il y a quelque temps que je vois l'orage se former et grossir, et je l'ai averti. Je ne sais quelle résolution il prendra. S'il quitte le ministère, ce sera une chose très fâcheuse pour le gouvernement ; car il n'est pas facile à remplacer et les successeurs qu'on lui donne déjà sont des plus effrayants. Tout cela est fort triste. La session prochaine s'annonce assez mal et l'opposition aura beau jeu, à coup sûr.
Je voudrais bien qu'à Rome les choses se passassent en douceur. Je sais que le gouvernement -243- italien et même Ricasoli ont les meilleures intentions du monde ; mais le pape fera tant de bêtises, il est si à court d'argent, et ses fidèles sujets sont tellement travaillés par Mazzini et consorts, que je ne vois pas moyen d'empêcher une catastrophe. Elle aurait chez nous un retentissement du diable et augmenterait encore nos embarras.
Nous partons d'ici dimanche prochain, après le saint sacrifice de la messe, et nous serons le 22 dans la nuit à Paris. Je pense y rester au moins une huitaine de jours et puis prendre mon vol pour Cannes. Il me paraît difficile qu'on aille à Compiègne cette année, car on a tant de choses à faire! D'ailleurs, je suis bien déterminé à quitter pour cette année le métier de courtisan. Vous ne vous doutez pas combien il est fatigant.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles à Paris.
-244-
Paris, 25 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je reviens à l'affaire de lady ***. Elle a tort, cela saute aux yeux ; mais, permettez-moi cependant de vous dire que vous attribuez parfois à méchanceté, de sa part, ce qui, à moi, me semble n'être que la sottise d'une pauvre femme livrée aux prêtres, ayant peur du diable, et prête à tout faire pour n'avoir pas affaire à lui. La dame a toujours prétendu aux grands sentiments et à l'effet. Je trouve qu'un juge impartial s'étonnera que vous vous en preniez à des mots de jargon de belle dame. Une femme en faisant l'amour dit qu'elle meurt. Tout cela n'est que forme de style. Le fond de l'affaire est celui-ci : Une amie que vous avez connue libérale, bonne enfant, philosophe, est devenue grincheuse, dévote outrée, vouée aux prêtres et à la racaille courtisanesque. Ce n'est plus la même femme, laissez-la.
A propos de différends, il paraît qu'il y en a eu -245- de graves entre Sa Majesté et notre ami Fould. Je pense que cela est raccommodé à présent, et j'y ai travaillé selon mes petits moyens. Il me semble que tout le monde y gagnera, particulièrement le maître.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis revenu ici en pas trop mauvaise santé, sauf un rhume qui est une mauvaise affaire pour moi. L'air de Biarritz est vraiment très bon. Je regrette de ne pouvoir en dire autant de la cuisine.
Paris, 28 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je conçois parfaitement tout le chagrin que vous donne cette triste affaire. Elle me rappelle des souvenirs encore pénibles. Lorsqu'on perd l'estime qu'on avait pour un ami, et surtout pour une amie, cela vous gâte tout le passé. On n'a plus même les souvenirs du bon temps, qui n'est plus. Pourtant, je tiens toujours à mon opinion. Il me semble que vous attachez à des -246- phrases de mélodrame, une importance qu'elles ne méritent pas. Milady a été toujours portée à la déclamation, et c'est, d'ailleurs, le défaut de la plupart des femmes. Tant qu'elles sont jeunes et jolies, cela ne va pas mal. On ne s'en aperçoit que lorsqu'elles vieillissent. Il y a une douzaine d'années qu'un malheur semblable au vôtre m'est arrivé. Seulement il n'y avait pas de politique et pas trop de religion dans l'affaire. J'en ai été horriblement affecté, d'abord pour le fait en lui-même, ensuite par l'indignation que me causait l'injustice avec laquelle on m'avait traité. Je me mets à votre place et je vous plains de tout mon cœur.
Je crois complètement arrangée l'affaire de Fould, ce qui me réjouit. La session ne sera pas des meilleures, à ce que je crains ; mais, sauf l'affaire du Mexique, il me semble qu'on pourra s'en tirer heureusement.
Je compte partir pour Cannes, dès que la crémaillère sera pendue dans mon logement, c'est-à-dire d'aujourd'hui en huit, à peu près. Je ne serai donc pas à Paris quand M. Gladstone y viendra ; mais il verra sans doute M. Fould, qui -247- se fera un plaisir de le présenter. Si vous écrivez à M. Gladstone, vous pourrez le lui dire. Je suis persuadé que l'empereur aura beaucoup de plaisir à le voir.
On m'a fait, dans un journal belge, successeur de Bacciochi, et, dans un allemand, ministre de l'instruction publique. Je ne réclamerai que lorsqu'on me fera évêque.
Adieu, mon cher Panizzi ; je suis bien fâché de vous savoir souffrant. Je voudrais vous édifier au sujet de Cannes ; mais la place me manque, je reprendrai ce sujet à ma première lettre.
Paris, 30 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je vous l'ai dit dès le commencement, vous exigez beaucoup de lady ***. Une femme qui se convertit a peur du diable ; elle est menée dès lors par les gendarmes du bon Dieu, chargés de réprimer le diable, id est les prêtres. Vous -248- autres, philosophes, vous êtes parfois trop sévères pour les dévots. Vous les trouvez méchants ; ils ne sont que faibles. Il faut peut-être se tenir à distance d'eux, mais ne pas les juger comme vous jugeriez un philosophe, votre confrère. Enfin, ce qui est fait est fait. Le temps adoucira tout.
J'ai fait ma visite d'adieu à Saint-Cloud. J'ai trouvé le maître de la maison en excellente santé et très gai, madame aussi. Le prince impérial était aussi très gaillard. Il est probable qu'il n'y aura pas de Compiègne cette année.
Miss Lagden et mistress Ewer sont parties ce soir pour Cannes. Elles me chargent de vous dire, une fois pour toutes, que vous y seriez le bienvenu et qu'elles auraient soin de vous comme de moi. J'ajouterai que nous avons à notre disposition le docteur Maure, qui est un bon médecin et des plus dévoués ; qu'il y a, de plus, un médecin anglais et un italien, le docteur Buttura, tous les deux intelligents, outre le soleil, l'air de la mer, la vue des bois et des Alpes, et de très bonnes selles de moutons. Des fiacres pour les gentlemen qui ne veulent pas se promener à pied ; des barques pour voguer sur le golfe presque -249- toujours uni comme une glace ; la présence d'Édouard Fould et de sa cuisinière, artiste sublime, et des grives aux baies de myrte, chez le docteur Maure, complètent le tableau de Cannes. Le drawback est l'absence de belles dames, peu ou point de soirées, et manque absolu de livres.
Adieu ; portez-vous bien et soignez-vous. J'ai prévenu M. Fould du passage de M. Gladstone. Non seulement il fera plaisir à M. Fould en allant le voir, mais je crois qu'il lui ferait de la peine en n'y allant pas.
Paris, 2 novembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Voilà le pape en train de faire des bêtises. C'était à prévoir : comme un prunier pousse des prunes, tout de même, un niais fait des niaiseries. Il parle de fuite lorsqu'il n'est plus question de le mettre à la porte. Il a le goût du martyre, mais où ira-t-il? Je ne puis pas trop concevoir que le gouvernement -250- anglais ait un intérêt quelconque à attirer le pape à Malte. Autant vaudrait introduire des rats dans sa maison. Pourtant, ici nos politiques de l'opposition croient que M. Odo Russell travaille à cela depuis plusieurs années, et ils disent que ce serait un grand malheur pour la France. Pour moi, je tiens que le grand malheur serait si Sa Sainteté venait chez nous. Ce serait assurément un hôte très incommode. Je ne me représente pas trop ce que M. Gladstone est allé lui dire. Probablement la conversation a été plutôt littéraire que politique.
Je vois ici quelques Anglais très effrayés des progrès que fait la réforme en Angleterre, entre autres lord Cowley. Vous vous rappelez qu'il y a longtemps que nous notions les progrès de la démocratie dans votre pays. Aujourd'hui, ce n'est plus par des fentes qu'elle se glisse, elle fait des brèches, et Dieu sait où elle s'arrêtera. Il me semble voir des enfants qui jouent avec des allumettes phosphoriques dans un bâtiment plein d'étoupes.
Je suis désolé de la maladie de lord Ashburton ; dit-on qu'il y ait quelque espoir de guérison ou s'il y a danger de mort? Ce serait une sorte d'espoir -251- aussi. Je plains sa pauvre femme de tout mon cœur. L'accident arrivé à votre ami au club est bien moins triste. Après un boulet de canon, qui vous tue glorieusement, c'est assurément ce qui peut arriver de mieux à un honnête homme. Je trouve qu'il n'y a rien de si embêtant que la douleur et, quand ou peut l'éviter, c'est un grand point. Bien entendu, qu'on ait le temps de dire un in manus, ou qu'on ait dans sa poche une absolution in articulo mortis de notre saint-père.
Pour quitter ce vilain sujet, je suis charmé de voir que vous ne faites pas tout à fait fi de mes gigots de Cannes. Nous allons nous mettre en quête d'un appartement convenable à votre grandeur avec un water-closet, comme vous dites si chastement, à proximité. La fréquentation des Anglais a beaucoup augmenté votre modestie naturelle. Vous rappelez-vous des maisons à Rome, où le water-closet, sans water et sans clôture, est sur l'escalier, le trône caché par un rideau très court, en sorte qu'on voit les jambes de la personne assise? Je me souviens d'avoir vu de très jolies jambes de cette façon, et je fus si bête, que je hâtai le pas.
-252- Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et soignez-vous. On dit qu'on va vendre la collection Blacas. Le British Museum est-il en fonds pour acheter? Il y a de bien belles choses.
Paris, 7 novembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je reçois votre lettre, qui me fait beaucoup de peine pour beaucoup de raisons ; la première, à cause de vous ; la seconde, à cause de moi ; la troisième parce que je vois avec chagrin votre nature originale modifiée, et permettez-moi de le dire, un peu pervertie par le contact des Anglais. Rien n'est plus désagréable que d'avoir cette maladie peu poétique qu'on appelle la courante ; mais se rendre malade pour la dissimuler serait la pire chose du monde. Il est possible, je pense, de remédier à cela. Je ne sais si je vous ai donné un remède arabe, dont nos gens se trouvent très bien en Afrique. On met dans un bol de la gomme arabique pulvérisée, une once ou une demi-once, et -253- on y ajoute de l'eau, goutte à goutte, de manière à en former une pâte assez épaisse, qu'on avale. Joignez-y un peu de sucre, si vous voulez. Cela opère de deux manières : médicalement et physiquement. Cela calme l'inflammation du tube intestinal, et cela le revêt d'une sorte de couche solide qui le met à l'abri des irritations pendant quelque temps. Je sais force officiers qui s'en sont trouvés merveilleusement. Permettez-moi d'espérer, mon cher ami, que vous ne renoncez pas tout à fait à vos projets et que vous vous appliquerez à concilier l'utile dulci, les soins de votre ventre et ceux de votre santé générale.
J'ai d'assez mauvaises nouvelles de Rome. Il paraît qu'on s'agite beaucoup. Le pape, de son côté, ne manque pas une sottise, à faire ou à dire. On paraît craindre que, aussitôt après le départ du corps d'armée, il y ait une révolution. C'est l'espoir des mazziniens, et il y a, dit-on, à Rome, un parti qui y pousse. On prétend ici que Ricasoli y aide de tout son pouvoir, tant parce que c'est son opinion, que par esprit d'hostilité personnelle contre l'empereur. Il me semble qu'il y a un peu d'exagération.
-254- S'il arrivait quelque catastrophe, cela nous mettrait dans la position la plus difficile et la plus dangereuse ; car il est triste de le dire, mais c'est la vérité, le papisme est ici presque général. Voltaire a fait un fiasco solenne, et l'infâme est plus puissant que jamais. Vous noterez que toutes les inspirations déplorables qu'on donne au pape lui viennent de France.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi promptement de vos nouvelles. Je pars ce soir. L'impératrice est très enrhumée ; l'empereur est parfaitement bien.
Cannes, 18 novembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je connais votre maladie et je la crois très remédiable. Il vous faudrait de deux choses l'une : ou bien un médecin, homme d'esprit et assez patient pour vous écouter souvent sur le sujet gastrique. Cela ne se rencontre que très rarement, les docteurs habiles ne donnant pour l'ordinaire leur attention qu'à des cas graves. Ou bien, il -255- faut être votre médecin à vous-même, à l'exemple de votre compatriote Tibère, empereur calomnié par ce polisson de journaliste nommé Tacite. Il s'agit, et cela vaut la peine qu'on y réfléchisse très sérieusement, de rechercher par des expériences, ce qui convient et ce qui ne convient pas à votre estomac. Essayez d'abord de boire à vos repas de l'eau de Saint-Galmier ou de l'eau de Condillac. Il est très probable que vous vous en trouverez bien. Essayez encore de prendre un peu de carbonate de soude, avant de manger. Enfin, essayez encore quelque chose de plus simple, c'est de changer les heures de vos repas.
Soyez convaincu qu'après un mois d'étude, vous aurez trouvé le régime qu'il vous faut suivre, et alors ce n'est plus qu'une affaire de fermeté pour persévérer et ne pas manquer à la loi qu'on se sera prescrite et dont on ne doit jamais s'écarter sous peine de retomber dans la série des petits maux innomés, qui sont, en réalité, très lamentables, bien qu'il ne se trouve personne pour vous plaindre.
Je désire beaucoup que ce que vous me dites -256- de Ricasoli soit vrai ; je croyais qu'il avait une dent contre nous et particulièrement contre l'empereur. Il est bien naturel qu'il agisse dans l'intérêt de son pays ; la seule chose qu'on puisse lui demander, c'est de ne pas susciter gratuitement des embarras aux autres, sans avantages pour lui-même.
Autant qu'on en peut juger par les dernières nouvelles, il semble, au reste, que le gouvernement italien soit bien d'accord avec le nôtre sur la question romaine. Il veut empêcher qu'il n'y ait du tapage à Rome tant que le pape vivra, et c'est, je crois, ce qu'il faut souhaiter pour la France et pour l'Italie.
Vous savez quelle est ma façon de penser sur le pape et les prêtres. Je déplore tous les jours que François Ier ne se soit pas fait protestant. Mais, puisque nous avons le malheur d'être catholiques, il nous faut dix fois plus de prudence pour vivre en paix. Si une excitation religieuse venait s'ajouter à tous les ferments que nous possédons, nous irions assurément et très rapidement à tous les diables. Le pouvoir de ces gens-là est encore immense, malgré Renan et tous les philosophes, et -257- ils ont encore bien des couleuvres à nous faire avaler.
Adieu, mon cher Panizzi. Méditez la partie médicale de ma lettre. Veuillez vous souvenir, de plus, qu'il y a dans le monde une petite ville nommée Cannes, où, depuis huit jours, on ne voit guère un nuage, et où il fait presque trop chaud ; où enfin il y a des gigots de mouton excellents que nous serions charmés de vous faire manger.
Cannes, 29 novembre 1866.
Mon cher Panizzi,
J'espérais que nous achèterions la collection Blacas. Je trouve que vous la payez cher ; mais, à tout prendre, vous faites une très bonne affaire. Vous n'aviez rien de très beau en fait de camées et de pierres gravées, et vous gagnez un certain nombre d'objets admirables, quoique plusieurs des signatures des pierres gravées soient fausses (ceci inter nos). Les vases ne sont guère remarquables. -258- La toilette romaine d'argent, quoique d'un très bas temps, est un morceau unique. Il y a une tête d'Esculape dont on fait grand cas, et qui, à mon avis, est médiocre. Je n'ai pas examiné la collection de médailles. Il y a une suite romaine en or qui, dit-on, est très belle. Au résumé, je vous fais mes compliments, veuillez les faire à Newton et à M. Disraeli.
Votre Angleterre, mon cher ami, s'en va à tous les diables. Feu notre regretté ami lord Palmerston y a beaucoup contribué. Souvenez-vous qu'un jour son nom sera maudit pour la plus grande faute qu'homme d'État ait commise, son refus de reconnaître conjointement avec nous la Confédération du Sud. Vous vous moquez de nous pour notre affaire de Mexico, dont heureusement nous nous tirons, la queue entre les jambes ; mais vous aurez la plus lourde part des conséquences.
Je voudrais que le pape fût dans le sein d'Abraham. S'il avait sous sa tiare un grain de cervelle, tout s'arrangerait au mieux. Le malheur est qu'il est une honnête bête, et un bon chrétien. Il est poussé par nos plus mortels ennemis, qui -259- ne désirent qu'une chose, c'est d'en faire un martyr et des reliques.
Il n'est que trop vrai que notre amie, madame de la Rune[12] veut aller à Rome. Tous les gens de la maison, surtout les principaux commis, s'y opposent tant qu'ils peuvent. Je crains bien que monsieur de la Rune, qui a une peur bleue des scènes, n'ose pas dire son veto. A présent, figurez-vous les conseils que peut donner quelqu'un qui n'a peur de rien et qui ne voit les choses qu'au point de vue chevaleresque!
[12] L'impératrice.
Il y a, comme on dit, à boire et à manger, dans la circulaire de Ricasoli. Si les Romains l'entendent bien, je pense qu'ils mettront le saint-père à la porte. La chose en elle-même me serait particulièrement agréable, n'étaient les fâcheuses conséquences qui peuvent en résulter pour nous. Il est triste de confesser que nous sommes bêtes ; mais je suis convaincu que rien ne pourrait être plus funeste à la dynastie régnante que la fuite de ce vieux prêtre.
Adieu, mon cher Panizzi ; vous ne me parlez ni -260- de votre santé ni de Cannes. Nous avons trop de soleil. Venez donc!
Cannes, 7 décembre 1866.
Mon cher Panizzi,
J'ai vu avec plaisir que la démonstration de lundi dernier était tournée, comme on dit, en eau de boudin. Cela n'empêche pas que la chose ne soit bien grave. Il suffit de voir la façon dont on en parle, et les éloges que le Times donne aux ouvriers intelligents, etc., qui exécutaient cette parade. On se réjouit qu'il n'y ait eu que vingt-cinq mille hommes à la procession, mais soixante-dix mille billets ont été vendus, et c'est bien du monde. Quelle est la vérité sur le fénianisme? Est-ce un hoax dans lequel le gouvernement donne tête baissée, ou bien la chose est-elle réellement sérieuse? Mais quelle est la situation de l'Angleterre, et quel rôle va-t-elle jouer dans la question d'Orient?
-261- Grâce à Dieu, il paraît que le voyage de madame de la Rune est tombé dans l'eau. Du moins j'ai des rapports de gens bien informés qui disent qu'il n'en est plus question. Si, comme je le crois, l'affaire s'est faite et défaite en famille et sans éclat, tout est pour le mieux.
La prospérité de ces canailles de Yankees est effrayante. Près d'un milliard de surplus dans leur budget, après quatre années de guerre! Le discours du président Johnson ne nous promet pas poires molles, ni à vous non plus. Quoi que vous en disiez, c'était dans l'œuf qu'il fallait écraser l'aigle américaine (pour parler comme Victor Hugo). Et, si l'annexion de la Savoie a pu avoir sur lord Palmerston l'influence que vous dites, et l'a empêché d'accepter l'offre d'une intervention à frais communs, cela prouve encore davantage qu'il était bien vieux quand il est mort.
Je crois que le pape s'en ira de Rome, car il est bête et il est conseillé par de méchantes bêtes. Il nous donnera une belle occasion de faire des sottises. J'ai encore quelque espoir qu'on se contentera d'en dire. Pourvu qu'il n'emporte pas les -262- archives du Vatican, nous nous consolerons, moi du moins, et vous aussi, je pense.
Nous attendions ici Du Sommerard. Au moment où il allait partir, on l'a mis en réquisition pour l'Exposition universelle, et le voilà attaché à la chaîne in æternum, c'est-à-dire jusqu'à la fin de l'année prochaine.
On nous annonce l'arrivée prochaine de Cousin et de Barthélemy-Saint-Hilaire. Édouard Fould, avec une incomparable cuisinière, sera ici le 20. Elle fait des sauces à se lécher les doigts jusqu'au coude!
Adieu, mon cher Panizzi. Je respire assez bien pourvu que je ne sorte pas le soir, pourvu que je fasse attention à tout, triste chose! Heureux temps que celui où l'on peut ne faire attention à rien!
Cannes, 21 décembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Rien n'est encore décidé au sujet du voyage qui nous inquiète. Le général Fleury, que je viens de -263- voir, m'en donnait l'assurance, il y a une heure. Je crois, pour ma part, que l'inconcevable discours d'adieu de Sa Sainteté aux officiers français a fait plus d'effet que tous les raisonnements qu'on a pu faire. Les Vénitiens d'autrefois disaient qu'ils étaient Vénitiens avant d'être chrétiens ; notre auguste hôtesse est impératrice avant d'être chrétienne.
Le général Fleury paraissait extrêmement content du roi, et de Ricasoli encore plus. Il me dit que c'est un homme tout d'une pièce, sur la parole duquel on peut compter absolument. Ici, on est très content du discours du roi à l'ouverture du Parlement.
On nous annonce ici pour demain l'arrivée de lord Russell, qui viendrait faire quelque séjour, car on lui cherchait une villa, rara avis, en ce moment, où tout est plein. J'irai lui faire ma cour dès que je le saurai installé.
Malgré la lune et le soleil, je ne suis guère content de ma santé. Je respire tous les jours plus difficilement. Quelquefois j'en prends mon parti, d'autres fois cela m'agace et me donne les blue-devils. Je ne puis m'empêcher de regretter, comme -264- le roi don Alphonse le Chaste, de n'avoir pas été consulté pour l'arrangement du monde. Il eût été bien facile de le faire moins bête, et, s'il était nécessaire d'y faire entrer la mort, j'aurais du moins voulu en ôter la souffrance.
Adieu, mon cher ami ; votre bienheureux patron saint Antoine vous en préserve!
Cannes, 27 décembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Le voyage de madame de la Rune est à tous les diables, et elle y a renoncé sans perdre sa belle humeur. Le quomodo est encore un mystère pour moi, qui n'est pas éclairci. Jugeant par son caractère, que je connais assez bien, je suis porté à croire que la sortie de Pio Nono au général Montebello, qui n'était ni charitable, ni chrétienne, ni polie, ni politique, a plus fait que tous les arguments pour changer sa résolution. Ce qui me surprend, c'est que M. Ricasoli s'était montré d'abord très favorable au voyage en question ; -265- il en attendait beaucoup. C'est ainsi qu'il s'en est exprimé devant le général Fleury à Florence.
La tranquillité de Rome et de l'Italie déconcerte beaucoup nos cléricaux. Ils seraient charmés d'avoir un martyr de plus à mettre dans leurs litanies. Que cela dure encore quelque temps. Non vixerit annos Petri. J'espère qu'alors ce sera une affaire finie et qu'on inventera autre chose. Il serait monstrueux, en effet, qu'on fît encore un pape avec un collège composé comme il est en majorité d'Italiens, et d'Italiens en quelque sorte fuorisciti. Je ne pense pas que la catholicité se soumette. Ou l'on fera une nouvelle application du suffrage universel, ou l'on mettra la clef sous la porte, et nous irons fouiller dans les archives du Vatican.
Il est très vrai que la loi sur le recrutement de l'armée, ou plutôt le système mis en avant, cause beaucoup de mécontentement, mais surtout dans la bourgeoisie, et il est à remarquer que l'opposition orléaniste, dont le Journal des Débats est la plus pure expression, se signale surtout par ses attaques, après avoir crié par-dessus -266- les toits à l'imprévoyance du gouvernement qui n'arme pas en sentant M. de Bismark sur la frontière. Il n'est que trop vrai qu'à force de prêcher que le souverain bien est l'argent, on a profondément altéré les instincts belliqueux de la France, je ne dis pas dans le peuple, mais dans les classes élevées. L'idée de risquer sa vie est devenue très répugnante, et ceux qui s'appellent les honnêtes gens disent que cela est bas et grossier. Ces messieurs en feront tant, qu'ils obligeront l'empereur à se jeter dans les bras du populaire, à quoi, d'ailleurs, il a toujours eu quelque propension. On m'écrit que, lorsqu'il est rentré de Compiègne à Paris, les ouvriers et les gens du peuple l'ont reçu avec un enthousiasme qui semblait une protestation contre l'opposition des gens en habits noirs.
Adieu, mon cher Panizzi ; bonne fin d'année, bon commencement de l'autre.
-267-
Cannes, 7 janvier 1867.
Mon cher Panizzi,
J'ai fait visite avant-hier à lord Russell, que j'ai trouvé revenant de la promenade, dans le costume de M. Punch, avec milady. Il m'a paru mieux portant, moins maigre, mais cependant fatigué et l'air d'un homme qui n'espère plus rien. J'entends plusieurs Anglais d'ici dire qu'il est très possible, voire probable, que lord Derby tienne encore cette session. Milord et milady ont été, d'ailleurs, très aimables. Je n'ai pu réussir à les faire parler politique. Ils ont amené une ribambelle d'enfants.
Les nouvelles que je reçois de Paris sont assez bonnes. Le côté financier est excellent. La loi sur le recrutement devient, à ce qu'il paraît, fort anodine et probablement ne suscitera pas de grands orages. Elle aura de plus l'avantage de n'alarmer personne en Europe, ce qui est un grand point. Malgré la décadence de l'esprit militaire -268- en France, je crois qu'en cas de besoin, nous pourrions encore trouver des forces suffisantes pour prêter le collet à tout venant.
Je trouve qu'on est très sage en Italie et que les choses y prennent une excellente tournure, quoique je ne croie guère à la réalisation du programme de M. Ricasoli, d'une église libre dans un État libre. Outre que le système n'a jamais été du goût des prêtres, je me demande s'il est prudent de l'adopter le lendemain d'une révolution. Il y a tant de points de contact entre le gouvernement et ce que ces messieurs appellent la religion, que de nombreux conflits sont inévitables. Ils les feront naître partout où ils se croiront en force. Il me semble, d'ailleurs, que ce vieil entêté du Vatican perd du terrain, même ici. Il est par trop niais, il y a en lui la douceur obstinée d'un mouton.
Je fais des projets de voyage pour cet été. L'exposition universelle rendra Paris intenable pour les Parisiens, et j'ai quelque envie de passer mes vacances à Venise, où un de mes amis est consul général. Voulez-vous venir prendre des glaces au café Florian sans risque de les gâter par la vue des uniformes blancs? On me dit, d'ailleurs, -269- que Venise sera fort solitaire cet été. Au point de vue commercial et industriel, je ne crois pas qu'elle reprenne jamais son antique splendeur. Ancône, Trieste et Tarente ont trop d'avantages sur elle ; mais ce sera toujours une ville charmante, où les oisifs passent le temps d'une façon agréable.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.
Cannes, 20 janvier 1867.
Mon cher Panizzi,
Nous avons été ici pendant trois jours sans communications avec le Nord, la neige ayant enterré le chemin de fer entre Avignon et Valence. C'est pendant ce temps-là que le pauvre Cousin est mort d'une apoplexie presque foudroyante et que rien ne pouvait faire prévoir. Il avait dîné très gaiement la veille. Il s'est plaint le lendemain matin (dimanche dernier) d'avoir mal dormi, mais cela ne l'a pas empêché de travailler à son ordinaire -270- toute la matinée. Vers une heure, il a été pris d'une invincible envie de dormir qu'expliquait la mauvaise nuit de la veille ; il s'est assoupi sur un canapé et ne s'est plus réveillé. On a essayé en vain tous les remèdes pendant douze ou quinze heures. Il conservait encore la vie matérielle, mais il n'a pas repris connaissance et n'a pas même ouvert les yeux. L'expression de sa figure était si parfaitement calme, que probablement le corps même ne souffrait pas. C'était cependant, je vous assure, un horrible spectacle que ce corps inerte résistant encore à la mort, le sommeil d'un enfant et les râlements d'un moribond.
Barthélemy-Saint-Hilaire, qui demeurait chez lui, et moi, nous n'avons pas voulu faire venir le curé, encore moins monseigneur Dupanloup, qui était à Nice et qu'on nous proposait de mander par le télégraphe. Cousin n'avait rien dit à ce sujet, et nous avons craint que, si les prêtres arrivaient, ils ne fissent quelque tour de leur métier, le Dupanloup surtout, qui en aurait fait une relation à sa manière. Le fait est, d'ailleurs, qu'il ne voyait ni n'entendait. Le curé de Cannes, après avoir -271- montré beaucoup de mauvaise humeur, surtout, je pense, parce que l'enterrement doit avoir lieu à Paris, a pourtant envoyé un prêtre lorsque nous avons accompagné le corps à la gare du chemin de fer ; ainsi tout s'est passé décemment et sans scandale.
Je reçois des lettres de Paris où l'on m'entretient de toute sorte de bruits politiques, tous annonçant un changement de système, un grand pas dans le sens libéral et parlementaire. Je crois qu'on exagère la grandeur de ces changements ; mais je suis convaincu qu'il se fera quelque chose. Reste à savoir si cela réussira. A vous dire le vrai, j'en doute un peu. L'éducation politique de ce peuple-ci est fort au-dessous, à mon avis, des institutions qu'il a présentement ; il ne peut qu'abuser des concessions qu'on lui ferait encore. Tout cela m'attriste un peu et m'effraye pour l'avenir.
Nous avons en France un grand nombre de gens, plus forts et plus habiles que M. Bright, qui poussent à la roue tant qu'ils peuvent, pour faire verser le char, déjà embourbé. Les gens de bon sens sont rares et le plus grand nombre est trop -272- dépourvu d'ambition pour se mêler des affaires. Je ne vous dis rien des mesures dont on me parle. Tout est encore trop vague, et, selon toute apparence, vous en saurez plus que moi, lorsque cette lettre vous arrivera.
On dit que vous avez eu un temps abominable à Londres et de la neige comme en Sibérie. J'espère que vous n'étiez pas à patiner sur la Serpentine, lorsque tant de gens ont pris un bain froid. Il paraît qu'il y a eu beaucoup de morts. Connaissiez-vous quelqu'un dans cette affreuse bagarre?
Nous avons, nous aussi, payé notre tribut à l'hiver. Nous avons eu deux jours de gelée qui ont un peu nui à nos fleurs et brûlé les jeunes pousses d'orangers ; mais, à tout prendre, le mal n'est pas grand. Je crains, d'après toute la neige dont on nous parle, qu'il n'y ait des inondations encore dans le centre de la France. M. Dupanloup nous dira encore que cela tient aux mauvais procédés qu'on a pour le pape. Pourtant il semble bien tranquille sur son trône et il empêche les Écossais d'aller à leur prêche, ce qui les mènerait droit en enfer.
-273- Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et écrivez-moi. Je ne suis pas trop mal, malgré toutes les tristes crises que je viens de traverser.
P.-S. Votre billet m'arrive à l'instant. Il me réjouit fort. Je vous écrirai demain ou après. La poste va partir. Allez aux Tuileries, vers une heure et demie, et demandez qu'on remette votre carte au chambellan de l'impératrice. Elle vous recevra avec grand plaisir.
Cannes, 21 janvier 1867.
Mon cher Panizzi,
Tâchez que M. Gladstone voie l'empereur. J'en écris à M. Fould. Je crois vous avoir dit hier ce que vous auriez à faire pour voir l'impératrice. Peut-être feriez-vous mieux de lui écrire, la veille de votre arrivée, que vous lui demandez la permission de lui présenter vos hommages en passant. Signez votre nom lisible sur l'enveloppe, et présentez-vous le lendemain à une heure et -274- demie. Elle m'a écrit une lettre charmante à l'occasion de la mort de Cousin.
Comme vous êtes peu lettré, je vous propose la rédaction suivante : « Madame, sur le point d'aller voir à Cannes un des plus fidèles sujets de Votre Majesté, je ne voudrais pas passer par Paris, sans lui rapporter des nouvelles de Votre Majesté. Je la supplie donc de me permettre d'en venir chercher demain et de déposer en même temps aux pieds de Votre Majesté l'hommage du respect avec lequel, etc. »
Adieu, mon cher Panizzi, je vous attends avec grande impatience.
Cannes, 10 mars 1867.
Mon cher Panizzi,
J'aime à croire que vous êtes resté au coin du feu pendant le vilain temps. Si vous vous êtes mis en route par cette pluie battante, vous aurez vu la Corniche, comme l'Anglais qui voulait voir le lac de Genève, et qui en fit le tour dans un char -275- de côté, la capote du char tournée du côté du lac. Il a pu vous arriver, en outre, d'être arrêté par quelque torrent de montagne, dans une auberge à punaises et obligé de vivre d'un vieux coq pendant quarante-huit heures. Si vous avez éprouvé ces infortunes, nous nous abstenons de vous plaindre, trouvant que vous vous êtes trop dépêché de nous quitter. Ce sont des jugements de la Providence qui peuvent contribuer à votre amendement.
Voilà la levée de boucliers des fénians qui prend couleur. Je ne pense pas que cela ait grande importance cependant. Je crains seulement que le gouvernement ne réprime avec la même lourdeur qu'il a fait dans l'Inde et à la Jamaïque. John Bull, quand il a eu peur, est impitoyable. A mon avis, dans cette affaire-ci, il faut un mélange très habile de démence et de rigueur, pendre un peu et beaucoup amnistier ; pendre surtout quelques Américains pour décourager les autres.
En ce qui concerne la réforme, il me semble toujours que le beau rôle est à notre ami M. Lowe. Lui seul est dans le vrai et a le courage de son -276- opinion. Ménager la chèvre et le chou est chose bien difficile, et je ne crois pas possible de faire une réforme définitive. Autant prétendre s'arrêter au milieu d'une glissade que de fixer les conditions du droit électoral pour toujours ou même pour longtemps. Si on détruit ce qui existe, on ne retardera guère le suffrage universel. Il fera le tour du monde comme le mal napolitain. Les deux choses se valent, mais on n'a pas encore trouvé le mercure pour le suffrage universel.
Vous aurez vu dans les journaux le projet de loi sur l'armée. Je ne le trouve pas trop bon et je doute qu'il soit adopté sans grands amendements.
Le prince impérial a des clous qui l'empêchent de s'asseoir. Rien de sérieux. On fait un grand éloge du général Frossard, qui sera son gouverneur. On le dit très ferme et très honnête homme.
Adieu, mon cher Panizzi. Tâchez d'empêcher Garibaldi de faire tant de littérature.
-277-
Cannes, 28 mars 1867.
Mon cher Panizzi,
Votre lettre confirme ce que nous disent les journaux, de la faiblesse de la Chambre italienne et des mauvaises dispositions d'une partie des députés. Je crains que ce grand animal de Garibaldi ne les pousse à des bêtises sérieuses.
Il me semble aussi qu'en Angleterre les choses ne vont pas trop bien. J'entends dire que le Bill de lord Derby ne passera pas, et que le gouvernement qui lui succédera aura bien de la peine à éviter le manhood suffrage. Il y a déjà longtemps que j'ai renoncé à comprendre le système de lord Derby, et il me semble que personne dans le Parlement n'est beaucoup plus avancé que moi. C'est dans un grand tunnel noir qu'on s'engage, et ce qui se trouvera au bout, je crains que personne n'en ait d'idée bien nette. En Angleterre, grâce à la richesse de l'aristocratie, à son bon sens, et aux habitudes de corruption électorale, il se -278- pourra fort bien que les résultats du suffrage universel soient tout à fait autres que ne l'attend M. Bright.
Chez nous, cela ne va pas mieux. La Chambre paraît être très peu d'humeur à voter la nouvelle loi sur la réorganisation de l'armée, du moins, sans des changements considérables, et ce qu'il y a de plus fâcheux, à mon avis, c'est que les changements qu'on y fera seront plutôt de nature à diminuer nos forces qu'à les augmenter. Nous devenons trop amoureux du bien-être.
On dit que M. Rouher se plaint très vivement de la bêtise de Walewski, dont il a grand'peine à conjurer les effets. De son côté, la majorité est furieuse contre son président, qui ne sait pas présider, et il est à croire qu'on sera obligé de donner satisfaction à M. Rouher.
Un assez grand nombre de légitimistes sont allés aux soirées du duc de Mouchy et ont fait bonne mine à sa femme. Cela a produit quelque sensation.
Adieu, mon cher Panizzi ; tenez-moi au courant de vos faits et gestes.
-279-
Paris, 4 avril 1867.
Mon cher Panizzi,
Me voici enfin à Paris, toujours bien souffrant. J'ai failli crever en route, mais enfin je suis arrivé. L'impératrice s'est enrhumée dans sa visite à l'Exposition. Le prince va beaucoup mieux, et c'est par pure précaution qu'on l'empêche encore de sortir.
Je suis bien de votre avis sur la politique. Les choses vont au plus mal. Cette affaire du Luxembourg me semble une grande folie et un grand danger. Le pays ne vaut pas les quatre fers d'un chien ; mais c'est une position stratégique, à ce qu'on dit, menaçante autrefois pour la France, menaçante, si elle était en nos mains, pour la Belgique et la Prusse. Est-il de notre intérêt, est-il de bon sens de menacer, dans l'état de division où nous sommes?
Tout le monde dit que la loi sur la réorganisation de l'armée sera rejetée par la Chambre, qui -280- repousse avec énergie toute idée de guerre.
Je suis heureux d'apprendre que, de votre côté, les affaires italiennes vont mieux qu'on ne s'y attendait. Cependant l'adresse de la Chambre nouvelle n'est pas encore votée, et ce sera une épreuve. Les Sénats sont toujours raisonnables, excepté le mien.
Vous avez vu les élans de catholicisme de nos généraux, qui frémissent à la seule idée qu'on ait pu nommer un arien professeur de langue hébraïque. Tout cela est bête à faire pleurer. Croyez qu'en dernière analyse, mon cher ami, la bêtise est le grand malheur de ce temps-ci. Nous ne sommes pas la progenies vitiosior, mais stultior. Voilà le grave danger. On peut faire entendre raison aux vicieux, mais aux bêtes jamais. Il me semble qu'en Angleterre on vogue à pleines voiles vers le suffrage universel ; c'est un nouvel argument pour la sottise de notre génération.
L'empereur a été très bien reçu à l'Exposition. Il a encore un prestige extraordinaire parmi le peuple ; mais les salons et la bourgeoisie sont aussi mal que possible. Quant aux orléanistes, il n'y a sots projets qu'ils ne fassent.
-281- Adieu, portez-vous bien, si vous pouvez. Mon rhumatisme est passé, mais les étouffements subsistent.
Paris, 16 avril 1867.
Mon cher Panizzi,
Le prince impérial est parfaitement bien. Il ne lui reste de son accident que la nécessité de s'abstenir de monter à cheval pendant une quinzaine de jours encore. Sa maladie aura eu cela de bon, qu'elle a montré à Leurs Majestés qu'on l'élevait très mal, en le faisant dîner à table, veiller, rester au salon dans une atmosphère échauffée comme celle des Tuileries. Le général Frossard paraît avoir un caractère très ferme, et on attend beaucoup de lui. Tout le monde s'accorde à trouver que c'est un très bon choix. L'enfant a été très patient et très courageux pendant tout le temps de sa maladie. Il n'a pas voulu être chloroformé et a exigé que l'on ne dît pas à sa mère le jour où on devait lui faire l'opération.
Nous sommes à présent dans un moment de -282- tranquillité relative. Le ton des journaux prussiens est beaucoup moins haut ; celui des journaux russes et des journaux anglais est aussi plus rassurant. Aujourd'hui, la question paraît se réduire à la retraite des Prussiens de Luxembourg et à la destruction de la forteresse, qui est une menace pour tous les voisins, pour nous particulièrement, ou bien à son occupation par une garnison hollandaise. Toutes les grandes puissances donnent tort, dit-on, à M. de Bismark, et je crois qu'il cédera.
Il me paraît probable que, malgré cela, la paix n'est pas fort assurée. Il y a plusieurs indices inquiétants. Je sais de très bonne source qu'un engin de guerre nouveau et très mystérieusement fabriqué, passe pour assurer une immense supériorité à son possesseur. On en a réuni déjà plusieurs batteries avec des précautions extraordinaires, telles que les ouvriers qui ont fabriqué certaines parties de la machine n'ont jamais vu les autres. On pousse également avec une grande activité la fabrication des fusils et des cartouches Chassepot ; mais, ce que veut l'empereur, personne au fond ne le sait. Les bourgeois voient la guerre avec horreur ; -283- mais le peuple, et surtout dans les départements de l'Est, veut manger du Prussien.
La loi sur la réorganisation de l'armée sera tellement modifiée, qu'elle ne sera plus reconnaissable. Les militaires disent qu'elle sera bonne. Lisez, dans la Revue des Deux Mondes du 15, un article sur ce sujet du général Changarnier. Il se fait un peu vieux et n'a pas cessé d'être trop vantard ; mais il y a de bonnes choses pourtant.
On a vu de grands ministres être cocus. Vous paraissez croire que cette qualité est la seule qui nuise à X… C'est là, je pense, son moindre défaut. On publie dans les journaux un appel de Garibaldi aux réfugiés romains, de son style ordinaire, c'est-à-dire très mauvais. J'espère qu'on trouvera moyen de l'arrêter, avant qu'il en vienne au fait.
J'ai renoncé à comprendre le bill de réforme ; mais il semble que les tories auront la gloire de mettre le feu aux poudres. Je me demande comment il sera possible de refuser le suffrage universel dans un délai assez court.
Adieu, mon cher ami ; nous sommes destinés, -284- je le crains, à voir encore bien des choses extraordinaires.
Paris, 27 avril 1867.
Mon cher Panizzi,
J'ai fait une action héroïque hier en menant la comtesse Téléki à l'Exposition universelle malgré un temps de chien. Je lui ai fait faire un très mauvais déjeuner en assez piètre compagnie, mais elle a pris tout cela avec beaucoup de philosophie. On voit qu'elle a voyagé et qu'elle n'exige pas, comme un certain gentleman de votre connaissance, que tout le monde soit comme à Bloomsbury square.
Il y a toujours beaucoup d'inquiétude et un peu d'agitation. Si cela dure, je crois, that our monkey will be up, et cela me fait plaisir. Si nous baissions la tête, je nous tiendrais pour perdus à jamais.
A présent, voici la situation. L'empereur a fait venir lord Cowley et lui a donné l'assurance -285- qu'il n'avait aucune idée d'hostilité, aucune envie d'accroître le territoire français du côté de l'Allemagne, qu'il ne tenait pas du tout aux deux cent mille Luxembourgeois, mais qu'il ne voulait pas qu'une puissance étrangère tînt garnison hors de ses États, et sur la frontière de France. En résumé, il a prié l'Angleterre d'intervenir auprès de la Prusse, avec la proposition soit de raser la citadelle et de laisser le duché à la Hollande, soit d'y mettre une garnison hollandaise, soit d'annexer le duché à la Belgique, mais, en tout état de cause, de retirer la garnison prussienne. Il semble que lord Stanley trouve la proposition convenable et on dit aujourd'hui même que la reine avait écrit propria manu au roi de Prusse. C'est en effet du côté dudit roi qu'est la plus grande difficulté. M. de Bismark est, dit-on, très pacifique, il est vrai qu'il rows one way and looks another.
La Russie assez froide, d'abord, paraît s'être réunie ensuite à la manière de voir de l'Angleterre. D'ailleurs, des deux côtés, anglais et russe, il y a, comme il paraît, une certaine coquetterie à notre égard en vue de l'éclosion assez prochaine -286- vraisemblablement de la question d'Orient. Des gens bien informés me disent que l'empereur, selon son habitude, est tout à fait d'accord avec l'Angleterre sur cette diabolique question orientale, et cela me fait plaisir.
J'ai vu aujourd'hui chez M. Fould un des médecins du prince impérial qui nous a dit qu'il allait parfaitement bien. Il paraît qu'on ne veut pas encore panser la plaie de peur d'un retour de l'accident qui est déjà arrivé. D'après le médecin, c'était un luxe de précaution.
Adieu, mon cher Panizzi. M. Fould a gagné plusieurs prix avec les chevaux que vous avez vus à Tarbes, et ces triomphes le consolent tout à fait, comme il semble, de la perte de son portefeuille.
Paris, 6 mai 1867.
Mon cher Panizzi,
Toutes les apparences sont en faveur de la paix, et lord Stanley y aura une bonne part. Représentez-vous ce qui serait arrivé, si lord -287- Russell eût été ministre des affaires étrangères.
On annonce comme à peu près certaine l'arrivée du roi de Prusse à la fin de ce mois, et, bientôt après, celle de l'empereur de Russie. Avec le roi de Grèce, le frère du taïcoun du Japon et le pacha d'Égypte, cela fera une table d'hôte aussi amusante que celle que trouva Candide à Venise.
A peine une épine est-elle hors du pied, qu'il en entre une autre. La question d'Orient mûrit rapidement et bientôt nous en aurons des nouvelles. Ici, on a décommandé les réserves, mais on fabrique des fusils avec beaucoup d'activité ; on dit que le mois prochain on en fera cinq à six mille par jour. On en a commandé partout, et ce qu'il y a de curieux, c'est que les meilleurs se font en Espagne.
Je ne suis pas trop mal depuis quelques jours que le printemps s'est déclaré pour tout de bon. Il fait même trop chaud. Cependant je mène toujours la vie d'anachorète. Je ne sors jamais le soir, je ne dîne jamais en ville et j'ai absolument renoncé au monde. J'ai en ce moment mon domestique malade, ce qui me contrarie beaucoup. -288- On me promet que ce n'est qu'une grippe qui n'a rien de grave. Il n'y a pas dans les petites misères humaines d'ennui plus grand que de changer d'habitudes et de serviteurs.
Un des honnêtes gens qui viennent quelquefois me tenir compagnie, avait vu Nigra chez le prince de Metternich, où son entrée avait fait sensation. Il paraissait être dans la maison sur un très bon pied. Je vois que M. d'Azeglio assistera au congrès de Londres et je m'en réjouis en le supposant un avocat de plus pour la paix.
Nous attendons des dépêches télégraphiques de Londres, au sujet de la grande manifestation réformiste de M. Beales. Il me semble que cela passe la permission, et il serait bien temps qu'on mît à la raison toute cette canaille qui se mêle de ce qui ne la regarde pas.
Il est probable que vous ne serez ici que vers les premiers jours de juin ; car vous avez encore bien du chemin à faire et des occasions de vous arrêter. Vous arriverez au moment le plus brillant de l'Exposition, avec toutes les têtes couronnées. Je vous ai dit que j'avais déjeuné il y a huit jours avec Leurs Majestés, qui m'ont demandé -289- de vos nouvelles. Si vous êtes à Paris en juin, il est probable que vous serez engagé à Fontainebleau. Le prince impérial est allé à Saint-Cloud. Il est tout à fait bien à présent.
Adieu, mon cher Panizzi ; amusez-vous pour deux ; car, moi, je ne m'amuse guère.
Paris, 17 mai 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suppose que vous êtes toujours à Florence, attendant sir James ; mais je crains que vous ne tardiez tant, que vous ne trouviez plus personne à Paris. On me dit qu'on commence à partir pour la campagne. Cette grande quantité de princes, empereurs, taïcouns qui nous envahit est bien faite pour effaroucher les Parisiens pur sang.
L'article qui a fait sensation ici et à Londres est dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril, signé « M. Collin »[13]. Il traite des trade's associations -290- et de la situation actuelle de l'Angleterre. Je l'ai donné à lire à la comtesse Téléki, qui en a été très frappée et ne comprend pas qu'un étranger sache et comprenne tant de choses curieuses ; mais le plus remarquable, selon moi, c'est la façon dont tout l'article est fait, disposition, style, etc. Enfin je trouve qu'il y a là dedans quelque chose de supérieur. Je regrette qu'au lieu de s'occuper de mathématiques et surtout de bibliophilie, il ne se soit pas borné à faire du journalisme.
[13] Pseudonyme qui cachait le nom de M. Libri.
Vous aurez, quand vous viendrez à Paris, une fort jolie petite maison à vous, rue du Faubourg-Saint-Honoré, que M. Fould avait fait construire pour son fils encore garçon, avec une porte mystérieuse sur la rue, dont j'espère que vous n'abuserez pas.
Adieu, mon cher Panizzi ; nous avons depuis quelques jours un temps d'hiver qui me désespère. Je voudrais bien que, pour votre arrivée ici, vous fussiez un peu mieux traité. Je n'ai pas entendu parler de M. Gladstone, qu'on attendait à Paris ces jours-ci.
-291-
Paris, 24 mai 1867.
Mon cher Panizzi,
Il me semble, au sujet de votre logement à Paris, qu'il ne serait pas très convenable de ne pas accepter celui que vous offre M. Fould. Où avez-vous pris que ce fût une maison entière? C'est un petit appartement de garçon que M. Fould avait fait faire, comme je vous l'ai déjà dit, avant que son fils fût marié, et qui est juste ce qu'il faut pour un personnage de votre poids. Il y a une entrée particulière sur la rue, pour introduire en secret les concubines. M. Fould compte sur vous, et vous auriez tort, je crois, de vous excuser.
Le prince impérial va bien. Il est établi à Saint-Cloud, ce qui vaut bien mieux pour lui que la vie de Paris et des Tuileries.
Que dites-vous du voyage du sultan à Paris? Cela a l'air d'un opéra-comique. Je pense que -292- tous ces grands personnages viennent voir mademoiselle Thérésa et mademoiselle Menken. Ces dames font de très brillantes affaires et ont augmenté leurs prix, comme les bouchers ; elles vendent comme eux de la viande fraîche, ou soi-disant telle.
Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons un temps exécrable. Il fait plus froid que le pire jour de janvier à Cannes. On nous dit à l'Institut, que c'est une année exceptionnelle, comme il y en a deux par siècle, revenant à un intervalle régulier, et que c'est 1816 qui revient en 1867. Je regrette bien d'avoir subi deux fois pareille misère. Je vois, comme consolation, qu'il a neigé deux jours de suite à Londres.
Paris, 26 juin 1867.
Mon cher Panizzi,
J'ai déjeuné samedi avec deux personnes très fatiguées de leurs corvées passées et se préparant aux corvées à venir, monsieur souffrant -293- de rhumatismes, madame d'un gros rhume, assez bien l'un et l'autre cependant. Ils m'ont demandé de vos nouvelles. Le fils va parfaitement et court comme une personne naturelle.
Je vous engage à lire, dans le Moniteur d'aujourd'hui, le discours de Sainte-Beuve au Sénat. Il vous amusera. Il est impossible d'avoir plus d'esprit ; mais il a sacrifié le fond à la forme et a dit tout ce qu'il fallait pour rendre impossible le vote qu'il demandait. Où s'arrêteront les cléricaux?
Adieu, mon cher Panizzi. Savez-vous quelque chose du grand concile qu'ils font à Rome?
Paris, 30 juin 1867.
Mon cher Panizzi,
Voici un récit qui vous plaira peut-être. M. le préfet de la Seine a invité le roi des Belges à dîner avec le conseil municipal. Il a pris sans façon le bras de la reine, et, se tournant vers le -294- roi : « Roi des Belges, donnez le bras à madame Haussmann. »
Je suis mieux de santé, mais non pas assez bien cependant pour entreprendre le voyage de Londres, et, quoique nous soyons très amis, je ne voudrais pas vous donner l'embarras de ma carcasse, si je venais à la laisser dans Bloomsbury square ; d'ailleurs, on m'a violemment pressé d'aller à Biarritz. Je m'en suis défendu et m'en défendrai tant que je pourrai ; mais vous comprendrez qu'il serait assez mal à moi de refuser, et d'aller autre part. Si dans cette affaire je n'avais qu'à suivre mon goût à moi, je partirais dès demain sans voir même le sultan ; mais il faut faire son métier de courtisan.
Madame de Montijo est à Paris depuis trois ou quatre jours. Elle est logée avenue Montaigne ; la duchesse de Mouchy et je ne sais qui encore occupant les maisons de sa fille. Elle va très bien et il me semble qu'il y a un peu d'amélioration à ses yeux.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et tenez-vous en joie jusqu'à l'automne.
-295-
Paris, 5 juillet 1867.
Mon cher Panizzi,
Maximilien a eu le sort de bien des aventuriers. Il est une des victimes de notre saint-père le pape, qui déjà a fait tant de mal à sa famille. Le diable, c'est que, quoi qu'on dise et qu'on fasse, une partie de la responsabilité retombe sur nous. Hier, on disait (mais heureusement sans qu'on pût dire de quelle source) que les Mexicains avaient assassiné notre ministre à Mexico, ce qui nous ajouterait des embarras nouveaux. Ce serait un cas comme celui du consul pris par le roi Théodoros d'Abyssinie. Il n'y a que les Yankees et le Lynch Law qui puissent venir à bout des Mexicains. C'est une race tellement pourrie, qu'il n'y a plus d'espoir de la régénérer. Il faut l'exterminer pour faire quelque chose du pays. Je crains bien qu'on en soit venu en Espagne à une situation presque aussi -296- mauvaise. Tout ce que j'apprends tend à prouver que la gangrène est partout.
Adieu, mon cher Panizzi. Le sultan a eu une peur bleue dans le chemin de fer. Il disait d'arrêter, il voulait descendre, il a crié et pleuré en faisant ses trente lieues à l'heure. Il est fort poli ici, et dit des choses aimables à tout le monde, ou bien Fuad Pacha les lui fait dire.
Paris, 11 juillet 1867.
Mon cher Panizzi,
Je ne sais si vous avez eu connaissance de cette misérable querelle de Sainte-Beuve avec M. Lacaze au Sénat. Cela s'envenime tous les jours. On vient de mettre à la porte les élèves de l'École normale qui étaient allés complimenter en corps Sainte-Beuve. Grâce aux trompettes des journaux l'École de droit et l'École de médecine vont faire une démonstration du même genre. Pour augmenter les embarras du ministre de l'instruction -297- publique, son fils est allé hier souffleter un journaliste, ce qui est une sacro-sainte personne aujourd'hui. Tout est, dans ce temps-ci, à la débandade, faute de commandement.
On a présenté au Corps législatif une loi sur le droit de réunion qui ne peut être discutée cette année faute de temps matériel. Voilà que les ouvriers du faubourg Saint-Antoine, pour montrer combien cette loi est utile et bonne, demandent à se réunir pour célébrer le 14 juillet, c'est-à-dire l'anniversaire de la prise de la Bastille. Vous qui connaissez le bon sens et la tranquillité de nos ouvriers, pensez-vous que pareille réunion se passerait aussi paisiblement que celle de Hyde-Park le mois dernier? Ce sont de bien mauvais symptômes et le ton des journaux de l'opposition vous montrera quels sont leurs projets ou leurs espérances.
Je crois que le voyage de l'empereur d'Autriche à Paris n'aura pas lieu, et je ne crois pas qu'il faille trop s'en affliger. Moins nous nous mêlerons des affaires d'Allemagne, mieux ce sera pour nous.
Adieu, mon cher Panizzi. L'impératrice va -298- passer quatre jours en très grand particulier avec la reine. Je pense qu'elle s'arrêtera bien un jour à Londres. Elle est incognito, mais vous ne ferez pas mal de vous inscrire, si elle vient dans vos parages. Ceci entre nous.
Paris, 19 juillet 1867.
Mon cher Panizzi,
Je ne sais qu'une chose, c'est que l'impératrice va passer quelques jours en tête-à-tête avec la reine. Il est évident qu'elle aura au moins une de ses dames avec elle. Lorsque je saurai qui, je vous le manderai aussitôt. Il me paraît improbable qu'elle aille en Angleterre sans s'arrêter au moins un jour à Londres pour se reposer un peu de ses fatigues de maîtresse de maison.
Lorsque vous verrez M. Lowe, faites-lui mes compliments de son dernier discours, qui ressemble un peu aux prédictions de Jérémie, mais qui me semble un modèle du véritable style parlementaire. -299- Ce style disparaîtra comme beaucoup d'autres bonnes choses sous l'irruption des mauvaises manières américaines qu'il a prédites, et ce sera grand dommage.
On dit que la session finira la semaine prochaine, pour recommencer au mois de novembre et discuter la loi de la presse, des réunions, etc. Je crois que je me priverai d'y assister si je vis assez pour aller à Cannes.
Adieu, mon cher Panizzi. On dit que notre ministre à Mexico, M. Dano, a été fusillé par Juarez. C'est le pire qui pouvait nous arriver. Je ne sais si c'est le cas d'appliquer l'axiome espagnol, siempre lo peor es cierto.
Paris, 26 juillet 1867.
Mon cher Panizzi,
Il paraît que le tête-à-tête d'Osborne a été des plus intimes. On m'a dit que Sa Majesté n'allait pas à Londres, donc vous n'avez eu rien à faire.
Malgré toutes ces visites pacifiques de rois et -300- de ministres, il y a toujours une inquiétude vague, mais dont l'effet est très réel. On dit qu'il y a ici des capitaux énormes, et personne ne veut faire de placement même à quelques mois. Personne ne peut dire de quoi il a peur, mais tout le monde a peur. Nous sommes, en effet, dans la plus étrange de toutes les situations, ayant les inconvénients du système parlementaire sans en avoir la solidité ; les inconvénients de l'absolutisme et même ceux de la liberté.
Au milieu de tout cela, l'empereur continue à être très populaire, et par exemple, toutes les fois qu'il vient à l'Exposition, il a une espèce d'ovation de la part des ouvriers qui nomment Pelletan et Jules Favre. J'ai peur que cela ne lui monte la tête et ne l'empêche de voir le danger très réel de la situation. On attend l'impératrice demain soir.
La princesse de *** est ici scandalisant tout le monde par ses façons de faire. Elle donne des rendez-vous et n'y vient pas ; elle rit, elle pleure, elle gronde, elle a des accès de colère et de larmes. Je la trouve extrêmement jolie et d'une blancheur de peau qui promet beaucoup.
Adieu, mon cher Panizzi. Lisez, dans la Revue -301- des Deux Mondes, le deuxième article signé « Collin », sur les associations ouvrières. Il y a aussi, dans la même revue du 15 de ce mois, une réponse de M. d'Haussonville au prince Napoléon, très pénible, ce me semble, pour Son Altesse.
Paris, 7 août 1867.
Mon cher Panizzi,
Le prince impérial est revenu de Luchon en très bonne santé, sans la moindre trace de sa maladie. Madame de Montijo a été un peu souffrante ces jours passés. Elle va mieux à présent.
Avez-vous lu la lettre de mon confrère l'évêque d'Orléans sur les affaires de Rome et d'Italie?
Il annonce toute sorte de catastrophes. M. de Sartiges, notre ambassadeur à Rome, qui vient d'arriver ici (je ne sais trop pourquoi), dit que le pape ne s'est jamais si bien porté. Je pense qu'il dépassera les annos Petri. Est-il vrai que Nigra ne reviendra pas à Paris? J'en serais -302- fâché pour ma part, et je crois qu'on aurait tort de le changer.
Je suis de votre avis au sujet de l'article de la Revue signé Collin. Il est inférieur au premier, mais cependant toujours très remarquable. Si ce qu'il dit est vrai, cela ne promet pas poires molles pour l'avenir. Ce qui m'étonne, c'est que le gouvernement britannique, si prudent d'ordinaire, prenne, pour faire une concession aux radicaux, le moment où ils sont le plus menaçants. On ne cède jamais aux menaces que l'on ne se repente bientôt de n'avoir pas risqué la bataille. Le pis, c'est que cela ne dispense pas de la livrer, et, quand on s'y résout à la fin, on la perd. Ce diable de système américain nous envahit tous les jours. Je crois, mon cher Panizzi, que nous sommes nés trop tard. Le bon temps est passé et nous aurons des couleuvres à avaler.
Je n'aime pas ce voyage de Saltzbourg, qui est malheureusement décidé. Je cherche en vain le bon côté et je ne vois que les inconvénients qui me semblent des plus gros. On commence à dire qu'au retour ils ramèneront à Paris François-Joseph -303- et l'impératrice. On les dit très médiocres l'un et l'autre, détestant au fond du cœur M. de Beust et prêts à le planter là à la première occasion.
Les Grote ont passé par ici, à ce que j'ai appris, mais je suis tout à fait ruiné dans leur esprit, depuis que j'ai écrit que Cousin avait dit sur Socrate ce que les professeurs allemands ont inventé longtemps après. Madame ne m'a pas pardonné non plus d'avoir estimé douze francs un Titien qu'elle a payé douze mille francs.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous le mieux que vous pourrez.
Paris, 21 août 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suis pour ma part tantôt bien, tantôt mal, mais n'ayant jamais de sécurité. On m'a conseillé des capsules d'essence de térébenthine. Elles me réussissent assez bien. Pourvu que cela dure! C'est ce que disait Arlequin, à la hauteur -304- d'un troisième étage, en tombant d'un cinquième.
Si j'en crois les cancans et les journaux, l'entrevue de Saltzbourg tournerait à la pastorale. Les malins ont peur de la dernière lettre adressée au ministre de l'intérieur au sujet des chemins vicinaux. Ils disent qu'on veut donner le change et faire croire à la paix. On voit tout dans tout, avec un peu de bonne volonté.
Il y avait, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août, un assez bon article sur l'état de l'Allemagne qu'on attribue au comte de Paris. L'avez-vous lu? Il conclut plutôt à la paix. S'il est réellement de lui, il est plus fort qu'aucun de ses oncles ; mais cela ne m'empêche pas de trouver qu'un prince a mieux à faire qu'à publier des articles pour le plus grand divertissement des oisifs. Je crois que si, au Ier siècle, l'imprimerie eût été découverte, le diable aurait eu plus beau jeu à tenter Notre-Seigneur.
J'ai dîné hier chez la comtesse de Montijo, que j'ai trouvée assez bien portante. Elle m'a demandé de vos nouvelles. Elle n'en avait pas de sa fille, autrement que par les journaux. Il m'a semblé -305- qu'elle était assez inquiète des mouvements qui ont lieu en Catalogne. Ce n'est pas encore grand'chose, mais dans une maison d'amadou une étincelle peut faire de grands ravages.
Adieu, mon cher Panizzi. Que dites-vous de l'incendie du Saint-Pierre Martyr à Venise? Il me semble que, dans toute l'Europe, on devrait retirer des églises les tableaux de maîtres. Il n'y a pas de pires conservateurs que les prêtres, et cependant ils veulent tout avoir.
Paris, 2 septembre 1867.
Mon cher Panizzi,
La chaleur tout à fait tropicale que nous avons depuis trois semaines m'a fait du bien. Je suis donc, pour le présent, dans un état assez tolérable. J'ai cependant, surtout le soir, de petits accès de suffocation, mais pas trop douloureux. En somme, je suis bien mieux que lorsque vous m'avez quitté. Ma prudence y est pour beaucoup. -306- On m'a offert de me mener à Biarritz ; mais cette même prudence m'a fait refuser, ce qui, je crois, n'a pas augmenté mon crédit. Je suis comme les chats malades, je me fourre dans un coin et n'en sors pas ; d'ailleurs, je ne me sens pas d'humeur assez joviale pour les mocedades! de Biarritz. J'attendrai donc ici les approches de l'hiver et je m'enfuirai aussitôt à Cannes, où j'espère bien vous voir.
Viollet-Leduc, qui a accompagné Leurs Majestés dans leur voyage à Lille, Dunkerque, Amiens, etc., dit qu'il n'a jamais vu enthousiasme ou plutôt frénésie pareille. Les points noirs, qui ont fait mauvais effet à Paris, ont été pris pour une marque de franchise. Je les traduis également de cette manière. Mon impression est à la paix. Il est vrai que l'Europe est toute pleine de poudre et qu'il suffirait d'une étincelle pour tout mettre en feu ; mais c'est justement ce qui me rassure. Chacun peut voir très clairement ce qu'il a à perdre, et très confusément ce qu'il pourrait gagner. Je crois que le joueur le plus hardi, soit M. de Bismark, hésiterait.
-307- Lisez dans la Revue des Deux Mondes un article assez intéressant (1er septembre), d'un Polonais nommé Kladzko, sur le congrès de Moscou. A part les exagérations d'émigré, qu'il faut écarter, il y a là un aperçu curieux de la situation de l'Europe orientale. Je me rappelle mon standing joke avec lord Palmerston, qui n'admettait pas la question d'Orient. Elle s'est rapprochée et n'est plus maintenant à Constantinople.
Vous avez peut-être entendu parler d'une correspondance de Pascal, découverte par M. Chasles de l'Académie des sciences, d'où résulterait qu'il aurait découvert avant Newton les lois de l'attraction. Cela fait grand bruit. Pour moi, je ne doute pas un instant que ce ne soit l'œuvre d'un faussaire. Il suffit de lire trois lignes pour s'apercevoir que ce ne peut être le style de Pascal. On y trouve des mots comme mystification, qui ne datent que du XIXe siècle. D'ailleurs, la chose ne manque pas d'une certaine habileté et prouve des connaissances scientifiques peu communes. M. Chasles, le propriétaire des autographes, est, à ce qu'il paraît, à l'abri de tout soupçon. Beaucoup de gens prétendent que cela vient de -308- Libri. Je n'en crois rien, mais comme M. Chasles ne veut pas dire de qui il tient ces papiers, cela laisse libre cours à toutes les médisances.
Paris est absolument vide de Parisiens ; mais les étrangers et les vilains étrangers y abondent. C'est très ennuyeux ; mais je passe mon temps assez doucement néanmoins, vivant en complète solitude.
Adieu, mon cher Panizzi. Va-t-on really truly faire la guerre au roi d'Abyssinie? Cela me semble si peu anglais, que j'en doute encore, pourtant un officier de mes amis me dit qu'il espère être attaché comme volontaire à l'état-major anglais.
Paris, 13 septembre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je n'assisterai pas à la discussion des lois sur la presse et sur l'organisation de l'armée. Lorsqu'on lit les journaux, on se demande ce que signifie une loi sur la presse. Jamais sous Louis-Philippe -309- on n'a eu plus de liberté, et il faut l'ajouter, jamais on n'en a plus abusé. Quant à la loi sur l'armée, je crains qu'elle ne passe qu'avec des modifications qui la rendront mauvaise. J'ai lieu de croire que l'inventeur de toutes ces belles choses s'en mord les doigts à présent ; mais il n'est pas de ceux qui fassent leur profit du proverbe : Look before you leap.
Que dites-vous de Garibaldi et du baptême qu'il propose? Il est impossible d'être plus fou ni plus bête. J'espère que ce dernier fiasco l'obligera à se tenir tranquille. On prétend qu'il veut aller à Londres faire de la propagande antipapiste. Je doute qu'il soit reçu comme la première fois.
Tout paraît terminé en Espagne. La morale de la chose, c'est que, tant que l'armée sera fidèle, Prim ne pourra rien faire ; mais Narvaez est bien vieux et l'innocente Isabelle bien folle.
Adieu, mon cher Panizzi. Que dit-on en Angleterre des affaires d'Orient? Cela prend rapidement les proportions d'une question européenne. Les journaux russes sont des plus belliqueux. Ils demandent la Gallicie et la Bulgarie pour commencer.
-310-
Paris, 27 septembre 1867.
Mon cher Panizzi,
J'espère que vous êtes rentré à Londres en bonne santé après vos courses dans le Nord. Si vous n'avez pas été plus favorisé que nous par le temps, je vous plains. Voici l'hiver qui s'avance à grands pas. On voit toute sorte d'oiseaux qui s'envolent vers le sud et les astrologues nous prédisent un hiver rigoureux.
J'ai fait une expédition à la campagne chez mon cousin, qui a un cottage à une douzaine de lieues de Paris. Je n'y suis resté que deux jours, et cela ne m'a pas trop bien réussi. J'ai trouvé que, après tout, l'air de Paris est encore plus respirable que celui de la Brie. Pourtant, je ne suis pas trop mal, considérant le temps et les circonstances aggravantes. Mais j'ai une nouvelle et sérieuse préoccupation : mes yeux m'inquiètent. J'ai envie et peur de consulter Liebreich, et, d'un autre côté, si je perds la vue, que diable deviendrai-je?
-311- Je suis fort content de la décision de M. Ratazzi, et je crois qu'il a fait tout ce qui lui était possible de faire, en temps de révolution, avec cet enfant terrible trop bête pour sentir combien il est criminel. Après le congrès de Genève, il n'y avait plus qu'une sottise à faire, il ne l'a pas manquée.
J'ai eu des nouvelles de Biarritz. Tout le monde se porte très bien, et le prince impérial, qu'on avait fait malade, est à merveille. Il paraît qu'on vit fort retiré. Le temps est assez mauvais, ce qui me fait croire qu'on reviendra bientôt. M. Fould, qui avait écrit de Tarbes à l'empereur, en a reçu une lettre dont il est très content, c'est-à-dire qu'elle est des plus pacifiques et tout à fait à l'unisson des discours d'Amiens.
Tout le monde cependant ici croit à la guerre ; mais, en vérité, je ne comprends pas pourquoi. Il me semble que, après l'évacuation de Luxembourg, nous n'avons pas de sujet de querelle avec la Prusse. Lui faire la guerre pour avoir gagné la bataille de Sadowa serait par trop absurde, et la conséquence inévitable serait de mettre toute l'Allemagne contre nous. D'un autre côté, je ne -312- puis croire que M. de Bismark, qui est un homme de sens, et qui a fort à faire, essaye pour la seconde fois de jouer un va-tout en nous provoquant.
Après avoir prêché le respect des nationalités, nous ne pouvons honnêtement nous opposer à ce que l'Allemagne s'unifie, comme l'Italie. Il y a grande apparence que cette unification suscitera beaucoup d'embarras à la Prusse, qui, après avoir excité les passions révolutionnaires, cherche maintenant à les comprimer, et qui bientôt soulèvera des tempêtes. Ce n'est qu'alors que les chances seraient en notre faveur. Jusque-là, je crois la guerre impossible, je dis entre la Prusse et nous, car, du côté de l'Orient, il peut arriver telle chose qui amène une grande conflagration.
Adieu, mon cher Panizzi ; mille compliments et amitiés.
-313-
Paris, 9 octobre 1867.
Mon cher Panizzi,
Rien ne faisait présager la mort de M. Fould, qui semblait avoir une santé excellente, et qui, depuis sa retraite, avait repris des forces et menait la vie la plus saine et la plus active. Je ne sais rien encore sur la cause de sa mort. Son médecin, M. Arnal, était venu passer quelques jours à Tarbes, non pas pour lui donner des soins, mais pour respirer lui-même l'air des montagnes. Il l'avait quitté en bonne santé le matin même. Berger, qui était revenu de Tarbes la semaine passée, me disait, samedi dernier, qu'il n'avait jamais vu M. Fould plus gai ni mieux portant.
Je pense que l'empereur l'aura vivement regretté, d'autant plus qu'il a quelques petits reproches à se faire. Lorsqu'on pense à ce qu'est devenu le conseil privé, qui, en cas de régence, serait le gouvernement, on est effrayé. M. Fould -314- était le dernier sur lequel on pût compter comme intelligence et dévouement.
Cette mort a produit ici une grande sensation et ajoute encore à la tristesse générale. Les funérailles auront lieu ici le 15, à ce que je crois ; probablement alors la cour sera de retour à Paris. On dit qu'il fait mauvais temps à Biarritz et qu'on y vit de la manière la plus retirée.
Malgré le premier fiasco de Garibaldi, il ne me semble pas que les affaires du pape soient en bon état. M. Ratazzi aura-t-il la force de s'opposer à l'invasion? Sera-t-il soutenu? Tout cela est fort douteux. On dit, et je tiens le fait d'une assez bonne autorité, qu'on cherche en ce moment à persuader au pape qu'il vaudrait mieux, pour lui comme pour l'Italie, permettre que les troupes italiennes occupassent les provinces qui lui restent et qu'il se bornât à conserver Rome. Il faut convenir qu'il est difficile et surtout très dispendieux d'entretenir un cordon très étendu dans un pays de montagnes, où il est impossible de garder tous les sentiers, tandis que garder Rome même serait chose assez -315- aisée. Je ne serais pas surpris qu'ici on donnât les mains à cet arrangement ; mais, du côté du pape, on ne peut attendre que de l'opiniâtreté. Il a du courage, du penchant même pour le martyre ; mais de sens commun, pas l'ombre. C'est une tête aussi creuse que celle de Garibaldi.
Adieu, mon cher Panizzi. J'espère que vous pensez à Cannes pour cet hiver. Tous les astrologues prédisent qu'il sera rigoureux.
Paris, 15 octobre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suis allé hier à l'enterrement de notre pauvre ami, qui était un des plus vraiment lugubres que j'aie vus, malgré la pompe que les ministres ont voulu déployer à son occasion.
Quant aux causes de la mort de M. Fould, on n'en sait rien, et les médecins ne me paraissent pas mieux instruits. Il s'est plaint d'un peu de malaise avant le dîner, et s'est couché vers cinq -316- heures. Il a pris un bouillon et fumé un cigare et s'est arrangé pour dormir en disant à son valet de chambre de n'entrer que lorsqu'il sonnerait. A sept heures est venu un télégramme. Son domestique est entré doucement dans sa chambre, a cru qu'il dormait et a déposé la dépêche sur sa table de nuit, sans faire de bruit. Une heure et demie après, on est rentré. Il était exactement dans la même position, mort et déjà froid. C'est la mort de notre ami Ellice, aussi douce, mais venant bien plus tôt. Il avait pris toutes ses dispositions pour sa mort assez longtemps auparavant.
On est inquiet des affaires de Rome. M. Ratazzi dit qu'il ne peut avoir un cordon de soixante-quinze lieues qui ne puisse être traversé quelque part, et demande à faire occuper les provinces encore papales, de façon à n'avoir que la banlieue à garder. Ici, c'est un déchaînement furieux contre le gouvernement italien, qu'on accuse de manque de foi. Je le crois plus coupable de faiblesse que de manque de foi ; mais la conduite qu'on tient avec Garibaldi est honteuse. Si cet imbécile a le pouvoir de se moquer des lois et des traités, il serait -317- plus simple de le faire dictateur. On croit que, s'il n'y a pas d'insurrection à Rome, les choses peuvent encore s'arranger.
Vous ai-je dit le mot du prince à Saint Jean de Luz? Leur canot, par une nuit très obscure (un prêtre était à bord), a donné contre un rocher. La nuit était si noire, que personne n'a vu le pilote, qui était à l'avant, tomber et se fracasser la tête et se noyer. Les matelots se sont jetés à la mer, ayant de l'eau jusqu'aux aisselles et par-dessus la tête, quand la vague déferlait. Ils ont porté ainsi le prince sur le rocher, trempé jusqu'aux os. L'impératrice lui criait : « N'aie pas peur, Louis. » Il a répondu : « Je m'appelle Napoléon. » Cela m'a été conté par deux témoins, Brissac et M. de la Vallette.
Adieu, mon cher Panizzi. Graissez vos bottes pour Cannes. L'hiver s'annonce mal.
Paris, 25 octobre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suis allé lundi dernier à Saint-Cloud pour -318- faire ma cour. J'ai trouvé l'empereur engraissé et très bien portant. Le prince impérial est très hâlé ; mais il court à présent comme s'il n'avait jamais été malade. L'empereur et l'impératrice m'ont parlé de M. Fould avec beaucoup de sensibilité et comme s'ils sentaient bien la perte qu'ils ont faite. Mais on s'aperçoit toujours trop tard de l'utilité de certaines personnes.
L'empereur d'Autriche a été fort bien reçu ; on dit qu'il commence à apprécier M. de Beust. Sa lettre à la municipalité de Vienne et sa réponse aux évêques sont bonnes.
Les affaires d'Italie causent ici beaucoup d'excitement. On les croit finies ; j'en doute. C'est un cas dont on dirait en Corse : Si vuol la scaglia. La scaglia, vous l'ignorez peut-être, est l'antique pierre à fusil des temps héroïques. Il est déplorable que deux vieux imbéciles, aussi têtus l'un que l'autre, menacent la paix du monde. Je n'y vois qu'un remède, c'est de les enfermer ensemble dans une île déserte et de les y laisser jusqu'à ce que l'un ait converti l'autre. On accuse Ratazzi de trahison. Je crois qu'il n'a été que faible et impuissant. Mais comment se fait-il que dans -319- un pays où l'on n'a pas l'habitude de se payer de mots comme en France, les phrases de Garibaldi et de Mazzini produisent tant d'effet. Words, words, words! comme dit Hamlet.
Adieu, mon cher Panizzi ; je suis assez souffrant depuis quelques jours, bien que le temps soit assez beau et pas froid.
Cannes, 28 novembre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suis fâché de vous savoir souffrant de rhumatismes et mélancolique par-dessus le marché. La politique, sans doute, n'est pas de nature à rendre fort gai ; mais il faut laisser reges delirare et se consoler en les sifflant.
Il y a ici un grand nombre d'Anglais et un plus grand encore d'Anglaises. On nous dit que lady Palmerston ne viendra pas et que sa petite fille est hors d'état de faire le voyage. Nous avons ici lady Houghton ; mais je ne l'ai pas encore vue. Son mari, à ce que je vois, tient de -320- mauvais propos sur l'expédition d'Abyssinie. Quel est le Napier qui la commande? et qu'est-il au William Napier que j'ai connu, l'auteur de la Guerre de la Péninsule? Je désire fort qu'il réussisse ; mais je ne voudrais pas être dans la peau du consul anglais et des collectionneurs de plantes et d'insectes que le roi Théodore tient en prison.
Nos journaux trouvent qu'on a trop pendu à Manchester. Il paraît qu'on a mal pendu ; mais, si on avait cédé et fait grâce après les processions et le tapage fait au Home-Office, il n'y avait plus qu'à mettre la clef sous la porte. Je suis porté à croire que la leçon profitera, et elle était bien nécessaire.
Je suppose qu'on a dit aujourd'hui bien des bêtises au Sénat sur les affaires d'Italie et que mes collègues n'auront oublié rien de ce qu'il faut pour être canonisé. C'est une raison de plus pour me réjouir de n'être pas à Paris. Je ne sais pas si les interpellations seront admises au Corps législatif ; mais, à la contradiction près, croyez qu'on y tiendra le même langage, et que la majorité sera beaucoup plus papaline que le -321- gouvernement. C'est, au fond, l'opinion de la grande majorité, et les opposants sont pour la plupart pires que les papalins. Grâce à la polémique des journaux, il n'y a que deux partis : cléricaux ou fénians. Lorsqu'on veut naviguer entre Charybde et Scylla, on a tout le monde contre soi.
Adieu, mon cher Panizzi ; tâchez de vous guérir et tenez pour certain que vous y réussirez plutôt ici que dans Bloomsbury square.
Cannes, 10 décembre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je vous trouve courageux d'accepter[14] en ce moment ce qu'on vous offre. Je crois que je vous conseillais d'accepter la première fois. Aujourd'hui, -322- il y a toutes les raisons qui vous ont déterminé à refuser, raisons dont, à mon avis, vous vous exagériez l'importance. Il y a de plus la très grande probabilité que vous ne pourrez pas être utile au point où les choses sont arrivées. Mais la seule objection valable, ce me semble, c'est que vos habitudes anglaises et votre respect des lois vous feront faire énormément de mauvais sang, au milieu de gens en révolution. Si vous étiez plus jeune, je vous dirais : Luttez! A présent que vous avez fait vos preuves en matière de lutte, et que vous avez gagné otium cum dignitate, je vous vois avec peine descendre dans l'arène. Je ne sais ce que l'avenir nous réserve. Pour ma part, je le vois fort sombre. Le combat s'engage entre deux engeances que je déteste également, les révolutionnaires et les cléricaux. Ce sont les folies des premiers qui ont donné tant de puissance aux seconds, puissance probablement éphémère, mais à laquelle succédera l'anarchie la plus terrible. Ce qu'il y a de plus triste, c'est que je ne vois nulle part de têtes politiques pour diriger les honnêtes gens. Nos Chambres sont arrivées à un état de surexcitation incroyable, et entraînent -323- le gouvernement. Nigra avait bien raison de dire que l'empereur était le seul ami qu'eût l'Italie en France. Garibaldi et la majorité se mettent à la traverse de ses desseins.
[14] On se rappelle que, quelques années auparavant, les fonctions de sénateur avaient été offertes à M. Panizzi par le gouvernement italien, et qu'il avait alors cru devoir décliner cet honneur. Mais l'offre ayant été réitérée, il revint sur sa détermination et fut nommé au Sénat le 12 mars 1868.
Nous avons ici grande foule d'Anglais. J'ai rencontré hier lord et lady Elcho, avec une très jolie fille à eux. Je l'ai trouvé très alarmé de ce qui se passe en Angleterre et des progrès que la démocratie y fait. Le fénianisme n'est pas une plaisanterie. Je vois dans mon journal, que ces messieurs ont fait sauter des murs et tué ou blessé quantité de gens pour délivrer un des leurs de la prison de Clerkenwell. Le ton des journaux irlandais, les processions funèbres et les excitations à l'assassinat sont des choses nouvelles en Angleterre. Espérons que cela ne s'acclimatera pas.
Lorsque vous verrez lady Palmerston, veuillez trouver moyen de me rappeler à son souvenir et de lui faire mes compliments de condoléance.
Nous avons eu de la neige ici, pendant tout un jour! Mais le reste du monde était alors gelé. Ici, cette neige n'a fait du mal qu'aux insectes et à moi. Je suis toujours fort souffreteux.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien. A -324- bientôt, j'espère ; car vous ne pouvez pas ne pas vous arrêter ici en allant à Florence[15].
[15] M. Panizzi fut à ce moment gravement malade à Londres, et la correspondance resta interrompue jusqu'en mars 1868.
Cannes, 8 mars 1868.
Mon cher Panizzi,
On me parle d'un remède étrange, qui a guéri un de mes amis. Il s'agit de bains d'air comprimé qu'on donne à Montpellier. Mon ami m'assure qu'après une douzaine d'heures passées sous une cloche, où l'on comprime l'air, il s'était trouvé le poumon complètement libre d'un emphysème qui allait l'obliger à quitter son métier d'avocat, et qui lui faisait souffrir toutes les misères imaginables. Je pense faire l'expérience ce printemps. Si vous voulez m'y tenir compagnie, vous aurez une très belle bibliothèque, celle de la duchesse d'Albany, de beaux tableaux et une admirable cuisine, outre un assez beau pays.
-325- J'ai la douleur de vous devoir quatorze shillings. Si vous ne venez pas en France cette année, indiquez-moi comment vous rembourser ; autrement, si la cloche à air comprimé ne fait pas son office, je crains fort de mourir votre débiteur. J'ai envie, pour m'acquitter, de vous léguer les ouvrages de dévotion que je possède.
Adieu, mon cher Panizzi. Édouard Fould est venu passer quelques jours avec nous pendant les vacances de la Chambre. J'attendais Du Sommerard ; mais il est malade des suites de l'Exposition. Je tâcherai de passer ici le reste du mois ; mais cela dépend un peu de ce que décidera Jupiter.
Cannes, 19 mars 1868.
Mon cher Panizzi,
Vous avez accepté dans le moment où vous le deviez. L'important, c'est que vous n'usiez de votre chaise curule que de la façon dont j'use de la mienne, lorsque votre santé vous -326- le permettra. M. d'Azeglio m'avait déjà annoncé votre nomination, et elle a été publiée dans un journal français. Je suis sûr qu'elle sera approuvée par tout le monde, de l'autre côté de la Manche comme de celui-ci.
Je ne sais si vous suivez les débats de nos Chambres. Le gouvernement donne des verges pour se faire fouetter à des gens qui les prennent avidement, de la plus mauvaise grâce du monde et sans dire merci.
Sauf un petit mouvement républicano-légitimiste à Toulouse, la loi sur le recrutement de l'armée a été très bien reçue, et dans ce pays-ci avec une sorte d'enthousiasme. Il paraît qu'il en est de même partout et que la bosse belliqueuse des Gaulois n'est pas renfoncée ; mais il n'est pas question de guerre encore, et j'espère même qu'il n'en sera plus question, me vivo. Les affaires européennes sont beaucoup moins brouillées qu'on ne le craignait, et la Russie même paraît rentrer ses cornes pour quelque temps. C'est que chacun a fort à faire chez soi.
On m'a conté aujourd'hui une assez bonne histoire de mistress Norton et de lord Suffolk. Elle -327- voulait lui faire acheter je ne sais quoi, dans une vente de charité. Il s'excusait, disant que cela coûtait trop cher. Don't you know I am the prodigal son. — No, I thought you were the fat calf.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et passez votre temps le plus innocemment que vous pourrez.
Cannes, 4 avril 1868,
Mon cher Panizzi,
Comment vous traite le printemps? Et d'abord avez-vous un printemps? On me dit des choses épouvantables du temps que vous avez dans le Nord. C'est ce qui m'a obligé à demeurer ici jusqu'à présent, et je ne m'en trouve pas plus mal. Ensuite, je ne vois pas trop ce que je ferai. Je balance, incertain entre retourner à Paris, ou bien aller à Montpellier ou à Lyon essayer de l'air comprimé, bien que je n'en attende guère un bon résultat. Si je vais en droite ligne à Paris, -328- je serai obligé d'aller plus tard à Montpellier ; mais au moins j'aurai rempli mes devoirs sénatoriaux, et j'étoufferai avec une bonne conscience. Je ne sais pas trop si c'est une grande consolation.
Je lis avec intérêt la discussion du Parlement. M. Gladstone et lord Stanley sont d'habiles orateurs. Il me semble que l'un et l'autre, selon l'habitude parlementaire, sont parfaitement à côté de la question. Tout est fiction dans le système constitutionnel, et on fera un jour une histoire assez curieuse des questions qui ont été traitées dans ce monde sans qu'on en parlât. Au reste, qui est-ce qu'on trompe? comme dit Basile. Tout le monde sait à quoi s'en tenir. Ce qui me paraît certain, c'est qu'un bénéfice en Irlande ne vaut pas grand'chose à présent. Mais la concession inévitable satisfera-t-elle les Irlandais? j'en doute fort, et, de plus, je ne sais s'ils sont gens à être jamais satisfaits.
Je suis frappé de voir avec quelle rapidité le vieil édifice anglais se démolit. Le premier indice que j'ai remarqué fut lorsqu'on permit d'aller en bottes à l'Opéra. Il en est de même partout en -329- Europe, voire de l'autre côté de l'Atlantique. La fameuse constitution américaine s'en va à tous les diables, et la guerre civile qui vient de finir n'a été qu'un prélude, croyez-le bien, à d'autres exercices du même genre.
Ici, les petites explosions républicaines de Toulouse et de Bordeaux ont montré que le parti rouge est toujours actif, aussi insensé et aussi bête qu'autrefois ; mais on s'applique à lui rendre les voies faciles.
Il paraît que notre saint-père le pape a manqué, l'autre jour, passer dans un monde plus digne de lui. Il y a eu un moment de très vives alarmes, mais on dit qu'à présent il va bien. Il a aux jambes je ne sais quelle vilenie qui peut tout d'un coup lui jouer un tour. D'ailleurs, il approche beaucoup des années de saint Pierre. Non videbis annos Petri. Ne serait-ce pas un grand miracle s'il manquait à la prédiction?
Nous avons eu à l'Académie la réception de l'abbé Gratry. Je doute que vous lisiez ces fadaises. Jamais on n'a dit plus de platitudes. Jamais curé de village n'a débité de sermon plus vulgaire.
-330- Adieu, mon cher Panizzi. Je voudrais bien savoir vos projets pour cet été ; car il y a longtemps que je ne vous ai vu, et je suis devenu si peu remuable, que le moindre voyage m'effraye. Ne pourrions-nous pas, nous armant tous deux de notre grand courage, nous arranger pour nous rencontrer dans quelque Camp du drap d'or? Selon toute apparence, notre session durera jusqu'en juillet. Irez-vous voir la fin de la vôtre? Je vous conjure de ne pas attendre l'hiver à Londres et les recrudescences de rhumatismes qui ne vous manqueraient pas.
Montpellier, 25 avril 1868.
Mon cher Panizzi,
Vous aurez lu peut-être les discours de Jules Favre et de Rémusat à l'Académie. Vous qui connaissiez Cousin, ils ont dû vous amuser. C'est ainsi qu'on écrit l'histoire.
Mon ami Narvaez vient d'entrer en paradis, ayant une absolution spéciale du pape. C'est une -331- grande perte pour l'Espagne, où vous pouvez compter sur des pronunciamientos. Narvaez n'avait pas toujours été si bien avec notre sainte mère l'Église. Il y a quelques années, à la suite d'une querelle avec Rome, il avait mis la main sur l'argent de la bula de cruzada. Les gens pieux, en Espagne, payent quinze sous pour ne pas faire maigre, et cette permission s'appelle bulle de croisade, parce que, pour avoir le privilège de faire gras, on s'engage à se croiser ou à payer quinze sous. Narvaez, se trouvant possesseur d'un très bon magot, en fit bon usage. Il en donna des pensions à tous ses amis et amies. Il n'y avait pas une proxénète à Madrid, qui ne fût pensionnée sur la bulle. Cela vous montre combien le saint-siège est miséricordieux.
Ce qui n'est pas moins curieux, c'est la lettre de Kerveguen à Mazzini et la réponse de ce dernier, attestant que les fonds secrets italiens servaient à payer des journalistes français. Quelle canaille que tout ce monde qui fait l'opinion en Europe et décide des affaires publiques. Cela n'empêche pas que tout épicier, soumis au régime d'un seul journal par jour, prend, au bout d'un -332- mois, l'opinion de sa feuille, et vote en conséquence.
Adieu, mon cher Panizzi. Savez-vous que tout ce qui se passe en Angleterre m'étonne et m'effraye! Un ministère en flagrante minorité qui ne veut pas s'en aller ; d'autre part, ces concessions faites à l'Irlande et au catholicisme, payées par de nouvelles tentatives des fénians. Comme cela ressemble peu à la vieille Angleterre d'autrefois! Y a-t-il des prophètes assez clairvoyants pour dire quel sera le résultat des prochaines élections? Il me semble, mon cher ami, que le Vésuve se prépare à quelque grande explosion. Quand j'avais des poumons, cette perspective m'aurait paru attrayante. Je vous avoue que je voudrais que l'explosion fût ajournée jusqu'après mon enterrement.
Paris, 28 mai 1868.
Mon cher Panizzi,
Je suis à Paris depuis plusieurs jours et je vous aurais écrit plus tôt si j'en avais été capable ; mais -333- j'ai passé mon temps dans des rages rentrées, et j'éprouvais le besoin de manger un cardinal.
Si vous avez lu nos journaux, vous aurez vu les faits et gestes de ces messieurs, et leurs prétentions d'avoir des médecins orthodoxes et bons catholiques. Il y a au Sénat une certaine quantité de vieux généraux, qui, après avoir usé et abusé de la vie, sont à présent tourmentés de la peur du grim gentleman below, et dont les cléricaux font ce qu'ils veulent. Si nos cardinaux n'étaient pas des hommes si médiocres, ils auraient gagné la bataille ; mais ils ont été si maladroits et si étourdis, qu'ils ont fait un fiasco honteux.
Peut-on comprendre qu'un homme comme Dupanloup lui-même dise et écrive sérieusement que c'est une horrible impiété de croire qu'on ne peut rien créer ni rien détruire? Ils veulent avoir des professeurs de chimie à eux pour propager sans doute la théorie contraire. M. de Bonnechose accuse un médecin de matérialisme pour avoir dit que l'homme est un animal mammifère bimane. Vous noterez que la définition qu'il citait est empruntée à Cuvier, qui croyait en Dieu. Si vous aviez vu l'explosion de fureur de tous les sénateurs -334- en s'entendant traiter de mammifères bimanes, vous auriez ri du rire des dieux homériques.
Je suis allé aux Tuileries, où j'ai déjeuné en petit comité. Tous très bien portants. Le prince a grandi et il est maintenant plein de santé et d'activité. Il m'a semblé aussi qu'on le tenait mieux que par le passé. Pendant le déjeuner, l'empereur l'a envoyé demander pour me le montrer. Réponse que le prince est à travailler et ne sera pas libre avant une demi-heure. Cela m'a fait plaisir et m'a montré que le général Frossard fait son métier.
Après avoir pris vingt-huit bains d'air comprimé à Montpellier, je suis arrivé ici en bien meilleur état que je n'étais, lorsque je vous ai écrit. Je ne suis pas guéri. J'ai des étouffements, mais très courts, et le manque de respiration, qui était mon état ordinaire, n'est plus que l'extraordinaire aujourd'hui. De plus, j'avais un emphysème et mes poumons fonctionnaient si mal, que le haut de ma poitrine ne se soulevait pas visiblement, même lorsque je faisais une inspiration profonde. Tout cela a changé. Je respire plus facilement ; ma poitrine fonctionne normalement, et mon médecin -335- de Paris, de même que le docteur Maure, qui y est en ce moment, ne m'ont plus trouvé trace d'emphysème. Vous voyez que c'est un progrès matériel assez considérable.
Je tâcherai, à la fin du mois prochain ou au commencement de juillet, d'aller passer quelques jours avec vous. La difficulté présente n'est pas dans ma santé ; mais je suis chargé de plusieurs rapports au Sénat, deux entre autres, assez sérieux, car il s'agit de réprimer l'irréligion. Après la grande bataille de ces jours passés, il est peu probable qu'un débat sérieux s'engage, et je pense qu'on adoptera mes conclusions, que les pétitionnaires vayan al carajo. Cependant je ne puis m'absenter que lorsque cela sera fini. En tout cas, si je viens, ce sera avant votre tournée en Écosse, que je vous vois entreprendre avec un peu d'inquiétude. Ne feriez-vous pas mieux d'aller à Ems ou à Hombourg que d'aller chercher les brouillards et l'humidité des lacs?
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et portez-vous bien.
-336-
Paris, 11 juin 1868.
Mon cher Panizzi,
L'empereur a été un peu souffrant de rhumatismes, pour être allé à Rouen. Cet animal de cardinal de Bonnechose lui a fait un discours sur la porte de son église, d'où venait un vent glacial, tandis qu'il avait le soleil sur la tête. A présent, l'empereur est tout à fait bien. Je voudrais que son indisposition le guérît de l'envie de s'approcher des cardinaux. L'impératrice et le prince impérial vont parfaitement bien. On dit qu'elle a des projets de voyage, ce qui ne me plaît pas trop, mais il ne s'agit pas de celui de Rome.
Malgré toutes les prédictions et les inventions des nouvellistes je crois que nous finirons l'année sans guerre, et même sans tapage, à moins qu'il n'y en ait en Espagne, où, depuis la mort de Narvaez, la chose est très probable ; mais je ne pense pas qu'il y ait un contre-coup dans le reste de l'Europe. M. de Bismark est éreinté, et c'est encore -337- une garantie de tranquillité pour le pauvre monde. Vous connaissez le proverbe : « Quand les chats sont endormis, c'est la fête des souris. » Il s'en faut beaucoup, d'ailleurs, qu'il ait les mauvaises dispositions qu'on lui prête, et enfin il a d'assez grandes occupations chez lui.
J'espère que la reine enverra au British Museum la défroque de Théodoros et que j'en aurai l'étrenne. Je ne trouve pas que ce pauvre diable eût tout à fait tort de mettre les missionnaires au violon.
Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous dans votre chambre, lorsque le vent soufflera de l'est.
Paris, 16 juin 1868.
Mon cher Panizzi,
Nous avons ici un temps merveilleux et une abondance de fruits extraordinaire. La moisson s'annonce également très bien, ce qui est un grand point pour les élections prochaines. On pense -338- qu'elles se feront dans d'assez bonnes conditions, si le chapitre de l'imprévu n'apporte pas quelque complication au dernier moment.
Je ne sais si vous avez vu ce qui s'est passé dans le pays où l'on fait la meilleure eau-de-vie. Un curé a mis dans son église un Saint-Joseph tenant un lys à la main. Les paroissiens ont cru que cela voulait dire le retour des Bourbons et ils ont cassé les vitres. Puis, avec la rapidité d'une invasion cholérique, tous les paysans se sont imaginé qu'on allait mettre dans les églises un certain tableau d'où il résulterait que les ventes de biens nationaux ne seraient plus légales, que la dîme reviendrait, etc. En conséquence de quoi, ils ont voulu procéder à l'assommement des curés ; il a fallu faire venir des troupes. Toutes les vitres étaient brisées et les curés poursuivis aux cris de « Vive l'empereur! » Le drôle c'est que pas un des émeutiers n'a pu expliquer ce qu'était le tableau dont ils avaient tant de peur. Cette idée est si étrange, qu'on ne peut la supposer inventée par les rouges. C'est évidemment une production du cru, et qui montre quelles sont les dispositions du peuple à l'égard des prêtres.
-339- Il me semble que tout se calme singulièrement dans la Chambre des communes. Après le drame, vient la petite pièce. Je n'aurais pas cru que les droits de la femme eussent en Angleterre le succès qu'ils ont en Amérique. Je ne doute pas que nos enfants, quand ils auront attrapé des maladies honteuses, n'aillent montrer leur cas à des doctrices en médecine. Cela se fait déjà beaucoup à New-York. Mais, après tout, pourquoi cela ne se ferait-il pas?
Si vous voyiez Paris en ce moment, il vous donnerait sans doute envie d'y passer ce commencement d'été. Rien de plus beau et de plus brillant, et quantité de belles dames avec des toilettes prodigieuses. Je ne sais pas et ne comprends pas comment tout cela mange et s'habille ; mais cela prouve que le monde est bien vicieux.
Adieu, mon cher Panizzi. Croit-on à Londres que l'assassinat du prince de Servie mettra le feu aux poudres orientales?
-340-
Paris, 18 juillet 1868.
Mon cher Panizzi,
Vous vous trompez beaucoup si vous croyez réellement que je suis parti de Londres sans nécessité. Je vous assure que ce n'a pas été sans de grands regrets. Mais je m'étais engagé auprès de mon président à revenir et il fallait tenir ma parole, d'autant plus que la chaleur, la moisson à faire et la fatigue nous ont si bien réduits, qu'il est douteux qu'on ait pour le budget le quorum nécessaire. Comme j'avais longuement usé de mon congé cet hiver, j'étais obligé à plus d'exactitude qu'un autre.
Je vais mercredi passer quelques jours à Fontainebleau, où on me fait demander. On m'annonce liberté complète. Il paraît qu'il n'y a personne ou presque personne. Je suis assez bien de santé, et la grande chaleur que nous avons, et qui rend tout le monde malade, me convient assez.
J'ai consulté l'autre jour pour vous mon médecin -341- Robin qui est un affreux positiviste, excommunié, comme vous savez, par monseigneur de Bonnechose. Il dit que vous devriez essayer de l'électricité, et il m'en a conté des merveilles. Il paraît qu'on a maintenant des appareils très perfectionnés, qui vous envoient des décharges et des courants juste au muscle qu'il faut exciter. Il dit qu'on doit avoir de ces appareils-là à Londres. Il y en a à Paris. Il croit que les bains turcs sont bons, mais qu'il faudrait y ajouter l'électricité. Consultez là-dessus votre docteur.
Votre correspondance italienne vous donne-t-elle par hasard des nouvelles de la duchesse Colonna? Elle a disparu, et je voudrais bien savoir où elle est. J'ai perdu sa trace à Rome.
Je suis très inquiet de ce qui se passe en Espagne. Que le duc de Montpensier soit devenu un prétendant, cela me confond. Je l'ai connu généralement détesté, d'abord en qualité de Français ; puis pour avoir perdu sa femme en 1848 ; enfin pour regarder de trop près à ses bœufs et à ses moutons en Andalousie, où il a de grands biens. Mais la reine est tellement détestée qu'on lui préférerait le diable, je crois.
-342- Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et essayez de l'électricité. Essayez, c'est là le grand point. Il ne faut jamais se résigner quand on n'a pas plus que vous des prétentions aux vertus chrétiennes.
Fontainebleau, 24 juillet 1868.
Mon cher Panizzi,
Un mot à la hâte. L'impératrice me charge de vous demander si vous voulez venir passer quelque temps ici avec elle. Il n'y a personne d'étranger au Palais, que la maréchale de Malakof et moi. Le temps est magnifique et les murs sont si épais et les appartements si élevés, qu'on ne souffre pas trop de la chaleur. On dîne de bonne heure et on sort le soir en voiture. Sa Majesté dit que ce vous serait une bonne préparation pour les bains de Wiesbaden.
Adieu, mon cher Panizzi. Si cette lettre vous trouve encore à Londres, répondez aussitôt, et je pense que vous ne feriez pas mal en tout cas -343- d'écrire quelques mots à Sa Majesté pour la remercier.
Fontainebleau, 2 août 1868.
Mon cher Panizzi,
Je suis trop discret pour vous demander des explications au sujet de cette veuve, aussi secourable que celle de Jéricho, qui vous a procuré un lit ou la moitié du sien. Je ne vois pas ce qu'il y a de si redoutable dans la perspective d'un mois à Wiesbaden, en compagnie de cette vedova innominata et d'autres personnes de bonnes vies et mœurs, sous la protection de Sa Majesté le roi de Prusse, avec de l'eau de seltz naturelle tant que vous en voulez. Il se peut que vous vous trouviez très bien de ce séjour et je suis sûr que le changement d'air seul vous sera avantageux.
Quel singulier voyage que celui de la reine d'Angleterre. Il semble que d'abord elle voulut passer par Paris absolument incognito, et ce n'est qu'après les représentations qui lui ont été faites, -344- qu'elle a consenti à s'arrêter une heure ou deux. On dit qu'elle va s'établir à Lucerne, qu'elle se propose de n'y voir personne, de ne sortir guère, et que cette vie durera un mois. Je plains lord Stanley, qui est l'éditeur responsable.
Il n'y a rien de plus dégoûtant que le débordement de petits journaux, que la nouvelle loi sur la presse a créés. Ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'ils sont entièrement dépourvus d'esprit. Je crois qu'on n'a jamais été plus bête ni plus grossier. Nous marchons rapidement aux mœurs américaines.
Il y a eu un peu de tapage à Nîmes à l'occasion d'une réunion électorale. Ce qu'il y a de singulier, c'est que la nouvelle loi, publiée il y a trois semaines, et que tout le monde devrait avoir lue, paraît avoir été complètement ignorée par les tapageurs. On les a mis à la porte très rapidement ; mais c'est, à mon avis, un mauvais commencement.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et guérissez-vous.
-345-
Fontainebleau, 11 août 1868.
Mon cher Panizzi,
Je me réjouis de vous savoir installé à Wiesbaden, qui n'est plus dans le Nassau, grâce à M. de Bismark ; mais j'espère que ses eaux continuent à produire de bons effets.
L'empereur nous revint l'autre jour de Plombières en très bonne santé ; mieux que je ne l'avais vu depuis longtemps. Vous savez que, entre autres ressemblances, vous avez celle de souffrir comme lui de rhumatismes. Les eaux de Plombières lui ont fait beaucoup de bien. Peut-être ne feriez-vous pas mal d'en essayer aussi.
La reine Victoria n'a fait que passer par Paris et n'a pas bougé de l'ambassade. Elle avait la cholérine, si la renommée dit vrai.
Nous avons eu à dîner samedi dernier lord Lyons et lord Stanley. Le premier a l'air d'un substantial farmer ; l'autre a paru à tout le -346- monde un imbécile à la première vue. L'impératrice, qui a causé avec lui, ne l'a pas trouvé tel. Je l'avais rencontré à Scheveningue, il y a quelques années, et nous avons renouvelé connaissance, mais nous n'avons pas parlé politique.
Hier a eu lieu la distribution des prix du concours général, où ont assisté le prince impérial et son gouverneur. Il paraît qu'il a été froidement reçu ; au contraire, des élèves portant les noms de Cavaignac et de Pelletan ont été très applaudis. Dans un passage du discours du ministre de l'instruction publique, il y avait un compliment pour le prince. On a chuté. Vous savez qu'en ces occasions, il suffit de quelques gamins pour entraîner les autres. Le prince a été tellement impassible pendant cette petite scène, que son gouverneur lui-même, qui le connaît bien, a cru qu'il n'avait pas compris. Mais, en arrivant aux Tuileries, la fermeté du pauvre enfant était épuisée, et il s'est mis à fondre en larmes. Hier soir, il était encore tellement ému, qu'il n'a pas pu dîner. La mère ne l'a pas été moins au récit de l'aventure. Je trouve qu'il n'est pas mauvais qu'il s'habitue à ne -347- pas trouver toujours des roses sur son chemin, et la leçon en vaut une autre.
Vous savez que je n'aime pas à faire des projets ; cependant je voudrais aller à Montpellier en octobre et être à Cannes en novembre. Vous pourriez vous arranger pour passer par Montpellier, ce qui n'est pas un grand détour et consulter les médecins du pays, en qui j'ai assez de confiance. Ils valent certainement mieux que ceux de Paris, parce que, ayant moins de malades, ils font plus d'attention à ceux qu'ils ont. En outre, il y a des gens vraiment distingués dans cette faculté de médecine, et je crois que leur école est la bonne, en ce qu'ils n'ont pas de grandes théories scientifiques comme les médecins de Paris, mais seulement des observations d'après lesquelles ils se gouvernent. La ville n'est pas des plus gaies ; cependant il y a une bibliothèque assez belle, celle d'Alfieri, et un certain nombre de manuscrits laissés par lui à la comtesse d'Albany.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous recommande aux nymphes de Wiesbaden et à votre veuve.
-348-
Paris, 20 août 1868.
Mon cher Panizzi,
Grande disette de nouvelles. Il n'est plus question de guerre. On semble très pacifique, même en Prusse, et ici, sauf les jeunes officiers, on l'a toujours été.
Le journal du soir m'apprend que la reine a daigné passer elle-même par Paris, mais personne ne s'en est aperçu. Lord Stanley l'a précédée. On dit qu'il a montré beaucoup de confiance dans les prochaines élections. C'est son rôle, et cela ne signifie rien du tout.
Je vois des Américains très inquiets, qui regardent une nouvelle guerre civile comme possible. Il semble que les esprits sont, là-bas, dans un état d'excitation diabolique. Ne croyez-vous pas que la guerre civile est une maladie endémique du nouveau monde? Voyez les anciennes colonies espagnoles. On en revient toujours à reconnaître la justesse du mot de M. de Talleyrand sur les -349- Américains : « Ce sont de fiers cochons et des cochons bien fiers. »
Adieu, mon cher Panizzi. Je crois que l'impératrice partira pour Biarritz demain ou après. Elle a eu la bonté de m'engager, mais ma prudence m'a empêché d'accepter. Je ne suis plus comme vous adequato à une ascension à la Rune. L'année passée, votre cheval gris vivait encore. Je pense que cette nouvelle vous sera agréable et qu'elle vous ôtera un poids de dessus la conscience.
Paris, 1er septembre 1868.
Mon cher Panizzi,
Je vous suppose dûment réinstallé dans Bloomsbury square avec M. Fagan, et vous tâtant pour savoir si les bains de Wiesbaden vous ont réussi. J'espère que oui, bien que très souvent on n'en sente pas tout de suite les bons effets.
Je sais que vous avez fait en route la rencontre -350- de M. Libri. C'est une preuve de plus de cette grande vérité que le monde est bien petit, puisque tant de gens qui ne se cherchent pas se rencontrent.
Je crois parfaitement à la sincérité du roi de Prusse dans sa conversation avec lord Clarendon. Seulement il se trompe s'il croit que le gouvernement français voudrait ou pourrait faire la guerre, comme moyen de dérivation. Si l'opposition devenait très puissante aux prochaines élections, et la chose n'est pas impossible, je ne doute pas que la tentative d'engager une guerre ne fût l'occasion d'une catastrophe intérieure. Mais ce que le roi de Prusse ne dit pas et ce qui est vrai, c'est qu'il y a chez lui un parti considérable qui veut la guerre. C'est le parti des vieux Prussiens, qui ne jurent que par le grand Frédéric et qui, depuis la bataille de Sadowa, ne croient pas que rien puisse résister au fusil à aiguille. M. de Bismark, qui est homme de bon sens, est le bouchon qui retient l'explosion de cette mousse belliqueuse. S'il venait à mourir, et on le dit sérieusement malade, le cas s'aggraverait singulièrement. L'ambassadeur de Prusse ici, M. de Goltz, -351- qui est très malade et à peu près désespéré, est un homme fort sage qui fait son possible pour adoucir les frottements entre les deux pays. Si son successeur ne lui ressemble pas, surtout s'il appartient au parti des vieux Prussiens, la paix peut être facilement compromise. Mais, de toute façon, je ne crois pas qu'une rupture, si elle avait lieu, provînt de notre fait. Elle serait déterminée par les traîneurs de sabre de Berlin.
Comment s'annoncent les élections en Angleterre? On nous dit une foule de choses contradictoires à ce sujet. La seule chose qui me paraisse bien établie, c'est que personne n'a des données positives sur ce qu'il faut attendre des nouveaux électeurs. Les probabilités sont pour M. Gladstone ; mais, si la résistance est vive, je crains qu'il ne soit emporté bien loin du côté des radicaux, c'est-à-dire à tous les diables, où, d'ailleurs, toute l'Europe est en train de s'acheminer.
Adieu, mon cher Panizzi ; prévenez-moi à l'avance de votre départ, pour que je prenne les mesures nécessaires, et peut-être que je vous donne une commission.
-352-
Cannes, 22 janvier 1869.
Mon cher Panizzi,
Je ne vous ai pas répondu l'autre jour, parce que M. Childe vous portait lui-même des nouvelles, et je me suis abstenu de compatir à vos maux, depuis qu'il m'a rapporté que vous montiez quatre-vingt-quatre marches tous les jours pour dîner chez le docteur Pantaleoni.
La convalescence de miss Lagden continue sans accident. Elle a mangé un œuf aujourd'hui à déjeuner et un peu de poulet à dîner. Il n'y a plus de fièvre et son état général est très satisfaisant. Quant à moi, j'ai attrapé un gros rhume qui m'a fait perdre probablement le bénéfice de tout le traitement antérieur. J'ai une toux qui me fatigue excessivement, surtout la nuit ; mais je la préfère à l'inquiétude que j'avais ces jours passés.
M. Barthélemy-Saint-Hilaire est revenu. Édouard Fould est à Marseille, mais revient demain. Mistress Ewer n'est pas morte de fatigue -353- et me charge ainsi que miss Lagden de tous ses compliments pour vous.
Cannes, 15 mars 1869.
Mon cher Panizzi,
Les journaux m'ont tué plusieurs fois. M. Guizot a annoncé ma mort à l'Académie et fait mon oraison funèbre. Il ne paraît pas que cela soit très malsain, car je ne m'en porte pas plus mal.
Il paraît que vous avez un temps déplorable. Il en est de même pour nous. Je viens de lire qu'il neigeait en Calabre. La machine du monde est détraquée évidemment.
Je reçois des nouvelles d'Espagne. On attend tous les jours des coups de fusil. Ordinairement ils ne se tirent qu'au printemps. L'hiver à Madrid est trop froid et l'été trop chaud pour qu'on se livre à cet amusement. Je ne doute pas que le duc de Montpensier ne soit élu, lorsqu'il aura dépensé tout son argent, et, bientôt après, chassé, sinon fusillé.
-354- Adieu, mon cher ami. Que vient faire Nigra à Florence?
Cannes, 23 mars 1869.
Mon cher Panizzi,
Je ne vois pas l'avenir si en noir que vous. Il y a plus, je ne crois pas à la guerre, parce qu'elle ne me paraît pas possible. Aujourd'hui, il faut tant d'argent pour se battre, qu'à moins d'avoir un trésor comme le roi de Prusse avant Sadowa, ou des chambres excessivement complaisantes, rara avis in terris, il n'y a pas moyen de tirer un coup de canon. Enfin la haine et la peur de la guerre est si grande aujourd'hui, que le provocateur serait sûr de soulever le monde contre lui.
Je vois avec plaisir que Victor-Emmanuel et François-Joseph se font des politesses. La grande affaire, dans ce temps-ci, est de mettre ses finances en bon ordre, et, du moment qu'on s'est posé comme un homme pacifique, on appelle les capitaux.
-355- L'empereur a eu la grippe, mais il est tout à fait remis. L'impératrice a eu des oreillons. Elle est bien à présent. Elle m'a écrit une très aimable lettre à l'occasion de ma maladie. Elle me propose de traduire et de publier la correspondance du duc d'Albe avec Philippe II, en me donnant les pièces que possède son beau-frère. Il y en a de curieuses.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis chargé de compliments pour vous par la comtesse de Montijo et par Ragell, qui nous donna un bon déjeuner à Bagnères-de-Bigorre, lequel m'écrit pour me féliciter d'être encore de ce côté de l'Achéron.
Cannes, 6 avril 1869.
Mon cher Panizzi,
Vous ai-je dit que j'avais perdu mon cousin dans la maison duquel je demeure? C'est une amitié de plus de cinquante ans brisée. Heureux ceux qui meurent jeunes.
Que dites-vous de cette grande tendresse du -356- roi d'Italie pour l'empereur d'Autriche? Y a-t-il un dessous de cartes? Je ne le crois pas. Il est impossible de rester très longtemps à se faire la grimace. On finit par se fâcher tout de bon ou par rire. Je pense qu'on a pris le dernier parti, qui est incontestablement le meilleur. Je crois de moins en moins à la guerre ; mais je crois aux progrès de la Révolution et du socialisme. Je crois que tout le monde courbe la tête devant le monstre qui grandit et prend des forces tous les jours. La société actuelle, avec son amour de l'argent et des jouissances matérielles, a la conscience de sa faiblesse et de sa stupidité. Il n'y a qu'une aristocratie bien organisée pour résister, et où la trouver? Elle lâche pied même en Angleterre. Tout le monde me dit que la Chambre des lords s'exécutera sans essayer de résister. Les Irlandais en deviendront-ils plus traitables? J'en doute fort ; mais les Yankees en deviendront dix fois plus insolents. Je crains pour le cabinet Gladstone qu'il n'ait bien des couleuvres à avaler contre lesquelles se serait soulevé l'estomac de lord Palmerston.
-357- Ici, les élections commencent à mettre le pays en fièvre. L'opposition fait feu des quatre pieds et montre beaucoup d'audace. On lui a donné des armes, et elle s'en sert. Autant que j'en puis juger, le gouvernement aura une assez bonne majorité, mais seulement sur les grandes questions : une Chambre tracassière, très divisée, peu politique et peu faite aux affaires, voilà les probabilités.
En Espagne, on s'attend tous les jours à des coups de fusil. Je m'étonne qu'il n'y ait pas encore eu d'émeute à Madrid. Cela prouve que Prim a encore l'armée dans sa main.
Adieu, mon cher Panizzi ; j'espère que vous avez, comme nous, du beau temps. Je vous souhaite une meilleure santé que la mienne. Je n'ai jamais autant souffert que depuis que le soleil a reparu.
Cannes, 22 avril 1869.
Mon cher Panizzi,
J'ai eu hier la visite du prince Napoléon, qui -358- m'a paru fort maigri, mais parfaitement remis. Nous n'avons guère parlé politique, comme vous pouvez penser ; mais il a dit quelques mots qui m'ont plu et qui semblent indiquer qu'il s'amende. Il va avec son yacht croiser dans l'Adriatique. Je vois dans mon journal, mais credat Judæus Apella, que la princesse Clotilde va le rejoindre à Venise.
Pourriez-vous me faire envoyer à Paris les deux volumes de Bergenroth, cet Allemand qui est mort en Espagne dans les bras de sa concubine, abandonné de tous les Anglais craignant Dieu, après avoir justifié la reine Jeanne, mal à propos nommée la Folle. Je crois qu'il m'en coûtera quelque chose comme deux guinées, à moins que votre magnanimité n'attendrisse les entrailles de votre libraire.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et prenez le monde comme il est.
-359-
Paris, 7 mai 1869.
Mon cher Panizzi,
L'impératrice va faire un voyage en Égypte, pour assister à l'ouverture du canal de Suez. Elle m'a proposé de l'accompagner, ce que j'ai dû refuser, à mon grand regret. Je suis beaucoup trop invalide pour faire pareille campagne, où je ne ferais qu'embarrasser les gens qui m'accompagneraient. Je crains, par-dessus le marché, que le voyage ne se prolonge au delà de ce qui serait désirable.
Grande agitation électorale. On s'attend ici — c'est à Paris que je veux dire — à des députés incroyables. Thiers est un réactionnaire ; Garnier-Pagès, un vieux modéré ; Émile Olivier, un bonapartiste. Je crois savoir, d'ailleurs, que les meneurs du parti républicain craignent de faire fiasco dans le reste de la France. C'est le tiers parti, très probablement, qui gagnera quelques voix, et le tort du gouvernement est de ne pas -360- s'y résigner philosophiquement. Une opposition dynastique n'est pas très dangereuse, et, en s'opposant avec trop de vivacité à ses candidats, on risque de les aigrir et de s'en faire des ennemis irréconciliables.
Il me semble que les Irlandais ne se montrent pas fort reconnaissants envers M. Gladstone. Recrudescence de fénianisme et d'assassinats. Voilà la démocratie qui vient de faire un grand pas. La proposition de lord Russell de créer des pairs à vie, si elle n'est pas une simple menace destinée à demeurer comme gladius in vagina, est la démolition de la Chambre des lords. La vieille Angleterre marche d'un pas rapide sur la pente où toute l'Europe est entraînée, et c'est à tous les diables, je le crains, que cette pente mène.
La lutte électorale est très vive à Cannes. M. Méro donne vingt-cinq francs à tous les curés pour qu'ils disent neuf messes en sa faveur. Une messe vaut soixante-quinze centimes : ergo, chaque curé empochera dix-huit francs vingt-cinq. Avec le suffrage universel, je crois que le moyen n'est pas mauvais.
-361- Adieu, mon cher Panizzi ; tenez-moi au courant de vos mouvements.
Paris, 22 mai 1869.
Mon cher Panizzi,
Nous voilà enfin délivrés des réunions électorales. Sauf quelques petites promenades, beaucoup de gueulements, et quelques balustrades brisées à la place Royale, tout s'est passé sans grand mal. Les discours tenus étaient, en général, un éloge de la République, et presque toujours exprimaient le regret que la guillotine n'eût fonctionné qu'à demi en 1793. Ces messieurs ne cherchent pas à prendre les mouches avec du miel, comme le proverbe le recommande. Ces procédés ont rendu quelque courage aux bourgeois. On n'avait pas de candidats modérés dans la plupart des arrondissements de Paris, et on en a improvisé. Je ne leur crois pas beaucoup de chances, mais, du moins, il y aura lutte.
On dit que Thiers passera, mais avec un peu -362- de peine et par un appoint rouge au dernier moment. Il est maintenant corps et âme dans la Révolution. Il m'a paru bien vieilli la dernière fois que je l'ai vu, il y a une quinzaine de jours. Barthélemy-Saint-Hilaire canevasse dans le département de Seine-et-Oise et on dit qu'il a des chances.
Le suffrage universel est la boîte au noir et le résultat peut attraper tout le monde ; cependant tout fait supposer que la Chambre nouvelle sera à peu près la même que l'ancienne, mais avec cette différence que les députés auront un autre mandat beaucoup plus dans le sens libéral que l'ancien. Le vent est au parlementarisme, un des plus mauvais gouvernements dans un pays où il n'y a pas une forte aristocratie.
Au reste, il paraît que, depuis quelque temps, un remède s'est présenté contre le suffrage universel, c'est la corruption électorale. Cette année, on dit que les candidats dépensent beaucoup d'argent. L'un d'eux tient table ouverte, grise ses électeurs, les ramène en voiture et leur donne des plaids et des cachenez pour retourner chez eux. Il a établi un bureau en face -363- d'un pont à péage, où l'on rend à tous les passants le sou qu'ils ont payé à l'entrée du pont.
Adieu, mon cher Panizzi. Mille compliments et amitiés.
Paris, 9 juin 1869.
Mon cher Panizzi,
Les eaux minérales font toujours le diable avec les entrailles humaines, mais on dit que c'est pour leur plus grand bien. Je crois que le remède qu'on vous a proposé, le diascordium est excellent ; on en prend gros comme une noisette, et, le cas échéant, on redouble la dose. J'en ai fait l'essai, l'année passée, à Fontainebleau avec grand succès. Voici un remède encore plus simple, éprouvé également ; remplissez de gomme arabique en poudre la moitié d'un verre, mettez-y du sucre si vous voulez, puis ajoutez de l'eau en tournant dans le verre avec une cuillère, de façon à faire une pâte de la consistance d'une gelée. -364- Vous l'avalerez et vous m'en direz des nouvelles. Comment n'y a-t-il pas des médecins habiles à Naples qui vous remettent le ventre en ordre?
Je suis toujours dans le même état, avec un peu plus de toux qu'à l'ordinaire, très souvent de l'oppression, nul appétit et peu de sommeil.
Le docteur Maure ne vient pas à Paris cette année. Il a passé le temps de son voyage en cabales électorales, et n'a pas peu contribué à empêcher le maire de Cannes, M. Méro, d'être nommé. Les deux fils de M. Fould ont été élus, l'un dans les Basses, l'autre dans les Hautes-Pyrénées. Édouard ne se présentait pas ; il se consacre aux courses ; mais ses chevaux ne gagnent pas.
Il y a eu, dimanche, un beau déploiement de patriotisme d'antichambre. Le grand prix de l'empereur a été gagné par un cheval français, tandis que, depuis quelques années, il restait toujours aux Anglais. Les lorettes et les belles dames étaient remarquables par leur enthousiasme et s'entr'embrassaient pour célébrer la victoire nationale.
A Paris, on se félicite de n'avoir nommé ni -365- Raspail, ni Rochefort, ni d'Alton-Shée. On devient très facile à contenter. On ne croit plus à une petite session en juillet pour la vérification des pouvoirs. La session ne commencera qu'en novembre ; du moins, cela était ainsi hier, mais on a peut-être changé d'avis aujourd'hui.
Je pense que vous pourrez facilement vous procurer le dernier rapport de M. Fiorelli sur les fouilles de Pompéi. Ce serait œuvre méritoire à vous de me le rapporter, lorsque vous regagnerez Bloomsbury square.
Nigra vient de publier un bouquin en latin, très savant, sur la vieille langue irlandaise.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez vos entrailles, ne prenez pas trop de glaces, et vivez en sage.
Paris, 29 juin 1869.
Mon cher Panizzi,
Je vais après-demain à Saint-Cloud au lieu de Fontainebleau. Après les tentatives d'émeute, -366- il est prudent de ne pas trop s'éloigner de Paris. J'en suis pour ma part très content, parce qu'en cas où je serais malade, je puis en une heure rentrer chez moi. On me dit qu'il n'y a pas d'autre invité que moi et la duchesse de Malakof.
S'il n'y a pas d'émeute dans la rue, il y aura certainement du tapage à la Chambre ; car les « irréconciliables » veulent accomplir leurs promesses à leurs électeurs. Puis, comme il y a plusieurs doubles élections, il est probable que les rouges opteront pour la province, afin de ramener à Paris l'excitation, les réunions électorales, les discours, etc. Tout cela promet un été passablement agité. Quant à une guerre, il en est moins question que jamais. Où faut-il aller pour être tranquille? Si on me demandait cela, je serais bien embarrassé pour répondre. Peut-être en Égypte, bien qu'on ait voulu faire sauter le pacha.
Le duc de Montpensier se barbouille horriblement dans l'opinion publique. Il veut être roi per fas et nefas, et il ne serait pas impossible qu'il le fût pour quelques mois, s'il donne assez d'argent pour cela. Mais en a-t-il et en donnera-t-il?
-367- Madame de Montijo, qui s'informe toujours de votre santé, est à la campagne et fait jouer la comédie, comme si de rien n'était. Elle a de jolies femmes pour actrices et par conséquent beaucoup de visiteurs. On croit ici que la reine Isabelle vient d'abdiquer en faveur du prince des Asturies. Cela produira un certain effet à Madrid, si la chose est vraie.
Adieu, mon cher Panizzi. Je vous dois encore le volume de Bergenroth. C'est décidément un farceur qui a voulu se concilier les dévots en faisant de Jeanne la Folle une protestante.
Saint-Cloud, 11 juillet 1869.
Mon cher Panizzi,
J'assiste ici au spectacle le plus étrange. J'ai l'air d'être aux premières loges, mais je ne sais rien et ne vois pas grand'chose. C'est derrière le rideau que la pièce se joue. Il est certain qu'il y a dans le pays une surexcitation extraordinaire. On dit que c'est l'amour de la liberté qui la produit. -368- Pour moi, j'en doute, car il me semble que nous avons déjà trop de liberté, et que nous en usons assez mal. En France, on se passionne pour un mot, sans se mettre trop en peine de se qu'il signifie. La Chambre et peut-être la majorité du pays veulent une satisfaction. Il faut qu'on puisse dire : « Le gouvernement personnel a fait son temps ; maintenant, c'est le pays qui gouverne. » L'expérience des différentes tentatives de self government est oubliée. Le vent est au parlementarisme, dont personne pourtant ne se dissimule les défauts. D'un autre côté, on me paraît oublier que, lorsqu'on a mis le doigt dans un engrenage, il faut que le bras y passe. Tout ce qu'on a donné n'a servi qu'à faire demander plus, avec redoublement d'ardeur, et à rendre plus difficile de refuser quelque chose. Vous vous rappelez l'histoire d'Arlequin, qui donne à ses enfants un tambour et une trompette en leur disant : « Amusez-vous et ne faites pas de bruit. »
Mon impression est qu'on est disposé à céder sur tous les points, excepté sur celui de la responsabilité ministérielle ; or, c'est celui auquel on tient le plus. Il est vrai qu'en France, la -369- responsabilité ministérielle n'a pas empêché Charles X et Louis-Philippe d'être chassés, et que jamais un souverain qui a voulu gouverner par lui-même n'a manqué de ministres. D'un côté, on veut un changement radical à la constitution ; de l'autre, on prétend qu'elle est compatible avec toutes les libertés. Qui cédera? voilà la question, question qui peut amener une catastrophe. La situation est celle d'une émeute qui commence. Le grand nombre des curieux et des indifférents apporte un secours considérable aux tapageurs. Une minorité factieuse peut entraîner la foule des indifférents, et, le mouvement décidé, elle s'en défait en un tournemain.
On croit qu'il y aura aujourd'hui une déclaration du gouvernement au Corps législatif annonçant des réformes. Je doute qu'on s'en contente. On cédera un terrain qui permettra à l'ennemi d'attaquer avec plus d'avantage. A mon avis, le plus prudent serait de las tiempo al tiempo ; changer le ministère dont on est las ; en prendre un qui ferait regretter l'ancien, et vivre au jour le jour.
-370- Adieu, mon cher Panizzi. Je sais de bonne source que l'Allemagne du Nord n'est pas moins agitée et que M. de Bismark nous demande de nous entendre pour faire tête à l'ennemi commun. Mais cet ennemi est bien fort et j'ai grand'peur qu'il ne nous mange.
Saint-Cloud, 26 juillet 1869.
Mon cher Panizzi,
Sir James est bien heureux de voir les choses couleur de rose. Chez vous, cela est déjà assez sombre ; mais, chez nous, la teinte est fort sinistre, du moins pour mes lunettes.
Il y a des concessions opportunes ; mais je ne crois pas que celles qu'on a faites ici fussent désirables ou nécessaires. Le désir de rechercher un peu de popularité me paraît en avoir été la vraie cause, et le résultat a démenti les espérances qu'on pouvait avoir conçues. On a donné des armes à l'opposition, cela est certain. On l'a provoquée -371- à jouer à un jeu où elle veut des règles qui lui soient avantageuses, et où elle se réserve le droit de tricher. Voilà, si je ne me trompe, quelle est la situation. Les concessions ont donné à l'opposition une grande force pour agiter les esprits, et les élections s'en sont ressenties. La majorité gouvernementale s'y est transformée. Ils ont tous fait comme saint Pierre et ont renié leur maître. Le duc de Mouchy a été un des signataires de la demande d'interpellation.
27 juillet. — J'en étais à la seconde page de ma lettre, quand la reine d'Espagne et toute sa famille est venue. Je l'ai trouvée en meilleur état que je n'aurais cru, c'est-à-dire moins grosse. Elle représente assez bien et est très polie. On lui a montré Trianon et on lui a donné à dîner, après lui avoir procuré une averse épouvantable entre Versailles et Saint-Cloud.
Je reprends ma politique pour vous dire que, la semaine prochaine, nous allons faire un sénatus-consulte, qui donnera à la Chambre des députés le droit d'élire son président, de faire des interpellations et quelques autres items, que -372- je ne sais pas. Je n'y vois pour ma part aucun inconvénient, attendu que, si une Chambre est assez hostile pour ne pas appeler au fauteuil le candidat du gouvernement, il faut ou changer de politique, ou faire un coup d'État.
La grande difficulté sera pour la responsabilité ministérielle, à laquelle l'empereur est très opposé. En fait, elle existera toujours lorsqu'il y aura un leader dans un parlement. On peut la proclamer dans un pays où on observe la loi, comme en Angleterre ; chez nous, jamais on n'a hésité à faire remonter jusqu'au souverain la responsabilité des actes de ses ministres.
Je vous avouerai que mon seul espoir est dans les bêtises que feront les rouges. Ils commencent assez bien, et il est possible qu'en peu de temps ils effrayent assez le pays pour cesser d'être effrayants eux-mêmes.
Adieu. Faites mes félicitations à M. Gladstone et recommandez-moi aux prières de votre directeur spirituel.
-373-
Paris, 16 août 1869.
Mon cher sir Anthony[16],
[16] M. Panizzi fut créé K. C. B., c'est-à-dire chevalier de l'Ordre du Bain, le 27 juillet 1869.
Je me suis mis à reprendre des bains d'air comprimé. Il y a ici un établissement plus grand et plus élégant que celui de Montpellier. Les cloches sont si grandes, qu'il y tiendrait facilement trois personnes. Le médecin qui préside a une fille asthmatique, très jolie vraiment, mais on ne nous encloche pas ensemble, ce que je regrette.
Je suis retourné l'autre jour à Saint-Cloud, où on m'a demandé de vos nouvelles. Je dis les maîtres de la maison, sans parler de la maison, et particulièrement de madame de Lourmel. Je la crois repartie pour sa Bretagne.
Qu'est un lord *** tué en duel, selon le journal, par un cocu de mauvaise humeur? Je me réjouis de savoir M. Gladstone remis de ses fatigues, mais -374- je crains qu'il n'en ait bien d'autres pour arranger les affaires. Il ne paraît pas que les Irlandais soient satisfaits. Vous me direz qu'ils ne le seront jamais ; au moins devraient-ils tuer un peu moins d'intendants ou de propriétaires.
Vous connaissez le proverbe : « Oignez vilain, vilain vous poinct. » Ce proverbe suffirait peut-être pour répondre à la question que vous m'adressez au sujet des dernières concessions de l'empereur. Pourtant il faut ajouter que, les choses étant ce qu'elles étaient, il n'y avait pas moyen de faire autrement. En second lieu, il se peut que, avec un peu de tenue et d'adresse, on parvienne à gouverner cette Chambre, qui, après tout, est conservatrice au fond. Malheureusement on manque ici de trimmers habiles. L'empereur a de grandes idées et ne s'occupe pas assez des petits détails. Une chance, fort probable, c'est que les rouges feront tant de folies et montreront tellement leurs oreilles, qu'une réaction s'opérera dans l'esprit du public. J'y compte. Reste à savoir si on en profitera.
Il paraît que l'insurrection carliste fait fiasco. Les vieux chefs n'ont plus de jambes à gravir les -375- montagnes, et les jeunes gens ne les connaissent pas. Il est vraisemblable qu'aujourd'hui les fils des carlistes de 1840 sont des républicains. La plus dangereuse épreuve par où va passer le nouveau gouvernement sera une banqueroute. Je me demande où Prim et Serrano trouvent de l'argent pour payer les dîners qu'ils donnent et les soldats qui empêchent qu'une révolution républicaine ou Isabéliste n'éclate à Madrid. On me dit que l'un et l'autre de ces grands hommes mènent joyeuse vie et jettent l'argent par les fenêtres.
Vous ai-je parlé d'un sujet domestique de tribulations que j'ai depuis mon retour? Ma cousine, qui demeure dans ma maison, comme vous savez, est devenue folle. Elle a mis les domestiques de son mari à la porte, en a pris, une vingtaine d'autres qu'elle a chassés les uns après les autres. Elle s'imagine que tout le monde veut la voler, et elle s'enferme sous vingt serrures tous les soirs. Tous ses amis me disent que je devrais l'empêcher de faire ce qu'elle fait. Je n'ai aucune autorité sur elle, n'étant même pas son parent[17]. L'autre -376- jour, je me suis trouvé sans portier. Je crains qu'elle ne se brûle un de ces soirs, et moi aussi. J'espère qu'elle ira à la campagne, mais elle pense probablement que, si elle y allait, je profiterais de son absence pour emporter sa maison.
[17] Ce n'était pas, en effet, une parente directe de Mérimée : c'était la femme de son cousin.
Adieu, mon cher Panizzi ; amusez-vous bien en Écosse, mais ne buvez pas trop. Que dites-vous de la religieuse de Cracovie?
Paris, 26 août 1869.
Mon cher Panizzi,
Je suis allé déjeuner dimanche à Saint-Cloud, où j'ai présenté vos hommages. Le maître de la maison était encore souffrant. Serait-ce une excommunication de notre saint-père le pape?
Hier, nous avons eu un bon rapport de M. Devienne sur le sénatus-consulte. Je pense que la chose passera sans les additions que les importants du Sénat voudraient y souder. C'est déjà bien assez comme cela.
-377- Le prince impérial a eu beaucoup de succès au camp de Châlons. Il avait tant d'aplomb et tenait son rang si bien, qu'on croyait voir le père rajeuni. Bachon, son écuyer, que vous connaissez, me dit qu'il n'y a pas un prince f… pour passer une revue comme lui, sur un grand cheval qui piaffe de côté, du pas le plus égal tout le long d'une ligne d'infanterie, sans que la musique ou les éclairs des reflets du soleil sur les fusils lui fassent perdre la piste.
J'ai rencontré hier Monnier, qui m'a demandé de vos nouvelles. Il est assez surpris que le monde n'ait pas été plus mal depuis qu'il a quitté son élève, « auquel il porte encore, m'a-t-il dit, le plus vif intérêt ».
Parmi les personnes qui se sont informées auprès de moi de vos faits et gestes est la princesse Mathilde, que j'ai vue hier. Elle m'a dit qu'elle avait cinquante ans, et elle ne les paraît nullement.
Ma pauvre cousine devient de plus en plus insupportable. Aujourd'hui, elle a mis à la porte sa trentième femme de chambre depuis un mois, et j'ai rencontré sur l'escalier un serrurier qui portait -378- les engins les plus extraordinaires pour la barricader. J'ai peur d'apprendre, un de ces jours, qu'elle est morte de faim et qu'on n'a pu parvenir jusqu'à elle qu'avec une compagnie du génie.
Adieu, mon cher sir Anthony. Présentez mes hommages aux dames qui voudront bien se souvenir de moi.
Paris, 7 septembre 1869.
Mon cher Panizzi,
Hier, nous avons voté le sénatus-consulte, cent treize contre trois. Il y avait dans le même moment une grande panique à la Bourse. La santé de l'empereur donne beaucoup d'inquiétudes. Si j'en crois les gens les mieux informés, tels que Nélaton et le général Fleury, il n'y a rien de dangereux dans son fait : il a de temps en temps des douleurs de vessie. Tout cela n'est pas alarmant ; mais il suffit qu'il soit souffrant, pour que toutes les imaginations se représentent ce qui pourrait arriver s'il était -379- mort. On m'assure que le voyage d'Orient que méditait l'impératrice n'aura pas lieu. C'est le bon côté de l'affaire.
Le prince Napoléon a été complimenté par son cousin sur son discours, où il y avait en effet du bon. S'il y eût mis un peu plus de tact et de mesure, c'eût été excellent. A tout prendre, le sénatus-consulte paraît produire un bon effet d'apaisement, surtout dans la bourgeoisie. Le diable n'y perdra rien pourtant et la prochaine session sera dure, avec une Chambre peu expérimentée et ayant le sentiment de sa toute-puissance. C'est une Convention, et il peut se faire bien des bêtises et par ignorance et par mauvaise intention. Il y avait un tribun romain qui disait qu'il n'avait plus rien à donner au peuple præter cœlum et cœnum. C'est un peu notre cas.
La duchesse Colonna m'écrit de Rome que le pape a pris un maître de théologie en vue du concile. Le professeur lui parle de son affaire et Sa Sainteté l'interrompt pour lui demander s'il y aura des banquettes pour tout le monde. Nous aurons quelques évêques très mauvais -380- au concile, mais la majorité sera contre les innovations et les décisions tranchantes. C'est, dit-on, l'esprit qu'apporteront les Allemands. Quant aux Espagnols, je ne sais si Prim les laissera sortir.
Je ne crois pas possible une réconciliation de l'Irlande avec l'Angleterre. Elle sera à perpétuité comme une mauvaise femme, avec laquelle on ne peut divorcer, une Pologne, et les Anglais n'ont pas les moyens dont disposent les Russes.
Adieu, mon cher Panizzi. Je regrette que vous n'ayez pas d'inclination pour le Midi. Il me semble que le soleil est un grand médecin, c'est presque le seul en qui j'aie quelque confiance.
Paris, 15 septembre 1869.
Mon cher sir Anthony,
J'ai eu la visite de Louis Fagan, qui a dîné avec moi dimanche. Il m'a paru grandi et développé de toutes les manières, toujours très bon garçon, -381- conservant, malgré toutes les nationalités par où il a passé, l'air de l'English boy.
Avez-vous vu le dénouement de l'histoire de M. Chasles et de ses autographes? Parmi ceux qu'il avait donnés à l'Institut, il y avait des feuilles qui ont paru avoir une contre-épreuve affaiblie du timbre de la bibliothèque impériale. On en a conclu qu'on s'était servi d'une feuille de garde sur laquelle le timbre de la bibliothèque avait maculé. Là-dessus, Taschereau a mis ses espions en campagne, et, dès qu'il a cru savoir qui était le voleur, il l'a fait arrêter dans la rue. Il était porteur d'un assez gros portefeuille où on a trouvé tout d'abord une lettre de Galilée en préparation ; puis une feuille de garde sur laquelle il y avait deux autographes différents, mais les petites barbes de la feuille se raccordaient parfaitement et les pointes entraient dans des ouvertures correspondantes. Outre cela, des calques de signatures, des morceaux de vieux papiers, enfin plus qu'il n'en fallait pour le convaincre. Ce galant homme s'appelle Vrain-Lucas. M. Chasles lui avait payé cent quarante-trois mille francs sa collection ; bagatella. Son excuse est qu'il a une concubine -382- et que ces sortes de propriétés coûtent beaucoup d'entretien. Chasles ne sait où se fourrer ; il est abîmé de honte, bien qu'il dise encore à ses amis qu'il est convaincu que ce misérable Vrain-Lucas n'a pas tout inventé. L'homme est en prison et on va le juger. C'est une question délicate ; qu'il soit condamné pour escroquerie, il n'y a pas de doute ; mais on parle de le traiter comme faussaire, et je ne sais comment le jury décidera. On traite comme faussaires les gens qui mettent sur les bouchons de vin de Champagne une marque qui n'est pas la leur. N'avez-vous pas eu en Angleterre une affaire de même nature, et comment a-t-on jugé le coupable?
Je viens d'apprendre la mort de la pauvre lady Palmerston. Elle avait fait son temps. Elle est morte entourée de la gloire de son mari et n'a pas vécu assez longtemps pour qu'elle soit contestée.
Adieu, mon cher Panizzi. Je pars dans trois semaines au plus tard pour Cannes. Voilà déjà l'hiver qui s'annonce par d'affreuses bourrasques. Je voudrais vous savoir au soleil, ou du moins à Bloomsbury square.
-383-
Paris, 2 octobre 1869.
Mon cher sir Anthony,
Les personnes pieuses sont consternées de la lettre du Père Hyacinthe, que vous aurez probablement lue. Avant-hier, le Père Gratry, qui est à côté de moi à l'Académie, me demanda ce que je pensais de cette façon d'écrire des lettres dans les journaux. Je lui ai répondu que le Père Hyacinthe et monseigneur Dupanloup me faisaient l'effet des rédacteurs du Tintamarre et du Figaro s'engueulant pour avoir des abonnés. Il a protesté contre la comparaison ; mais, comme il déteste Dupanloup, je crois qu'elle ne lui a pas déplu. Tout cela prouve qu'il y aura une opposition dans le concile. Le Père Hyacinthe veut faire le Luther ; mais il n'a pas la taille qu'il faut pour ce rôle, et le temps n'est plus aux grands schismes. Les probabilités sont, que le concile fera de la bouillie pour les chats.
-384- Qui est le prince que Prim veut faire roi, ou plutôt qui est son père, et qui le gouvernera? On dit qu'il n'a que seize ans et qu'il a reçu une bonne éducation. Du temps de Joseph Bonaparte, les Espagnols disaient :
L'impératrice dit qu'elle sera de retour le 25 novembre ; cela suppose une mer constamment bonapartiste, et l'absence d'imprévu. Fiat!
On pense que le Corps législatif sera convoqué de bonne heure, en novembre. Selon moi, je voudrais lui laisser faire un ministère, et, ce ministère fait, le dissoudre et convoquer une nouvelle Chambre. Très probablement elle serait meilleure que celle-ci, dont le moindre défaut est une excessive inexpérience. Mais je doute qu'on prenne ce parti. Il est question de faire un ministère plus fort, avant la prochaine réunion. Y parviendra-t-on? Je n'en sais rien ; en tout cas, il vaudrait mieux, je pense, en laisser la responsabilité aux députés actuels.
Adieu, mon cher Panizzi. Avez-vous lu mon -385- Ours[18]? Il n'a fait aucun scandale, et on tient pour certain qu'il n'y a eu dans l'affaire qu'une peur de femme grosse.
[18] Fait aujourd'hui partie des Dernières Nouvelles sous le titre de Lokis.
Paris, 9 octobre 1869.
Mon cher Panizzi,
Voilà ce pauvre Libri de l'autre côté de l'Achéron. Ici, presque tout le monde croit qu'il a dépêché le Vrain-Lucas à M. Chasles, pour se venger de lui. Je n'en crois rien. Ledit Vrain-Lucas se défend d'avoir vendu des autographes à M. Chasles. Il lui vendait, dit-il, des copies, qu'il exécutait en fac-simile. « Un autographe de Molière, dit-il, sa signature au bas d'un reçu de fournisseur se vend plus de mille francs. Je lui ai vendu pour moins de deux mille francs vingt copies exactes de lettres de Molière. » Je doute que cette défense l'empêche d'aller fabriquer des chaussons dans quelque pénitencier.
-386- La grande manifestation républicaine annoncée pour le 20 n'aura pas lieu. Les chefs ont eu peur. Cela n'empêche pas que la situation ne soit pas brillante. Le ministère est faible et on ne trouve personne pour le renforcer. D'un autre côté, les bourgeois commencent à s'effrayer un peu.
Ce qui se passe en Espagne est fait pour faire réfléchir. Madame de Montijo m'écrit les choses les plus déplorables. L'Espagne est maintenant divisée en trois zones allant de l'est à l'ouest. 1o Catalogne et Gallice, régime républicain ; on brûle les églises, les archives, les châteaux. 2o Madrid et le centre, régime parlementaire, assez niais, pas méchant et, après tout, tolérable. 3o Andalousie, socialisme et communisme. Tous les propriétaires sont ruinés. Les paysans font la récolte des champs appartenant aux riches et quelquefois les obligent à acheter cette même récolte. Le tout accompagné d'assassinats, de vols et de viols, crimes naturels dans un pays si chaud.
M. le comte de R…, ayant eu la curiosité d'ouvrir la cassette de sa femme, fut surpris d'y trouver des lettres d'hommes de quatre mains -387- différentes, non signées, mais offrant cette conformité qu'on s'y servait de la seconde personne du singulier. Il s'en est pris à l'écriture qu'il connaissait le mieux, ou, selon une autre version, à la plus fraîche en date, qui s'est trouvée celle d'un tout jeune homme, M. de X…, qu'il a transpercé d'un grand coup d'épée ; puis il est allé en grande loge à l'Opéra avec sa femme, magna comitante caterva.
Adieu, mon cher don Antonio. J'espère que notre voyage ne sera pas trop retardé.
Cannes, 28 octobre 1869.
Mon cher Panizzi,
J'avais fait prêter un serment épouvantable aux demoiselles d'honneur de l'impératrice et à ses deux nièces, de m'écrire de tous les ports, où le yacht impérial s'arrêterait ; mais, jusqu'à présent, je n'ai eu qu'une lettre de Venise. Elle était remplie de points d'admiration. Les sérénades, les -388- promenades en gondole, les glaces et l'enthousiasme du public ont beaucoup touché toutes les voyageuses. Madame de Nadaillac est, je crois, la seule qui se soit occupée du Titien et de Paul Véronèse.
J'attends avec beaucoup de curiosité des nouvelles de Constantinople, particulièrement des deux demoiselles turques, qu'on a données comme cornacs à Sa Majesté. Il paraît qu'elles parlent fort bien français ; mais le curieux est de savoir si elles pensent en turc et si elles traduisent littéralement. En turc, au lieu de dire : « Je regrette de n'avoir pas fait telle chose, excusez-moi, etc., » on dit « J'ai mangé de la… ». En outre, les dames de Constantinople qui ont vu Caragheuz dans les harems, dès leur enfance, parlent des choses les plus secrètes avec une entière liberté. Je crois que les demoiselles d'honneur auront eu beaucoup de jolies choses à apprendre.
Le 26 s'est passé fort tranquillement. On avait des chassepots tout prêts, mais ils étaient cachés. Le public était disposé à se moquer de la République. On a hué une vieille femme et un fou, -389- nommé Gagne, qui propose de guérir tous les cors aux pieds du peuple en commençant par le Corps législatif, et, de plus, de manger les gens qui meurent, par mesure d'économie.
Il me semble qu'on fait, en ce moment, une expérience hasardeuse. On donne à ce peuple-ci une liberté comme jamais il n'en a possédé, et on se flatte qu'il ne fera pas de trop grosses sottises. C'est un peu comme un sage précepteur qui, pour guérir son élève de l'ivrognerie, le soûlerait tous les jours. Cela peut réussir ; mais étant donnée l'anima stupida sur laquelle se fait l'expérience, il y a tout à craindre pour le malade et pour le médecin, pour le dernier surtout.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne passez pas l'hiver en Écosse. Quant à vos douleurs de poignet qui vous empêchent d'écrire, ce genre de rhumatisme est appelé par les meilleurs auteurs pigritia prava. Soignez-vous pourtant.
-390-
Cannes, 7 novembre 1869.
Mon cher don Antonio,
J'ai refusé de dîner ce soir avec la princesse royale de Prusse, à qui j'avais envoyé un bouquet ce matin. Cela vous fera voir que je suis réellement malade. Si j'étais en état d'aller de château en château, mangeant des grouse et des faisans, je n'essayerais pas d'apitoyer les gens sur mon sort, sous prétexte que j'ai des rhumatismes à la main droite. Le fond de la question est que je souffre aussitôt que j'ai mangé et que je ne vaux plus les quatre fers d'un chien.
J'ai déjeuné il y a trois jours chez Maure avec Thiers. Il est très changé, très vieilli, mais il commence à revenir au bercail. Il n'y aura bientôt plus que deux partis : celui de ceux qui ont des culottes et prétendent les garder, et celui de ceux qui n'ont pas de culottes et veulent prendre -391- celles des autres. Je crois comme vous à une rencontre entre le chassepot et les socialistes. Toute la question est de savoir si le chassepot sera en état. Vous savez que cet instrument, dépourvu de ses appendices, cartouches, aiguille, etc., est fort inférieur à un bâton. On est poltron des deux côtés. Mon impression est que les bêtises des rouges ont commencé à effrayer les bourgeois. Si dans ce moment il y avait une émeute, ils (les bourgeois) aideraient au chassepot.
Adieu, mon cher Panizzi ; ces dames me chargent de tous leurs compliments.
Cannes, 4 décembre 1869.
Mon cher Panizzi,
Je suppose que vous êtes de retour à Londres et jouissant des charmes du home, dont on sent toujours le mérite après une absence prolongée. Comment les brouillards vous traitent-ils? voilà la -392- question. Ici, ni le beau temps ni le soleil ne me font de bien. Je vais de mal en pire, m'affaiblissant tous les jours. Mes médecins y perdent leur latin. Ils me disent que, si je mangeais, je me porterais bien ; mais je ne mange pas, parce que je me porte mal. Voilà le cercle vicieux où je suis. Le fond de la question est que ma vieille carcasse s'en va. Il faut en prendre son parti. Le monde, d'ailleurs, ne va pas si bien, pour qu'on le regrette beaucoup.
On dirait que le gouvernement et l'opposition font assaut de maladresse et d'étourderie. Le grand mal de la situation, c'est qu'il n'y a plus d'homme. Les orateurs abondent au contraire. On m'écrit de Paris que l'empereur montre beaucoup de tranquillité et même de gaieté. Il en faut un fonds considérable pour en avoir de reste dans ce temps-ci.
Les Irlandais ont pris vite leçon de nos rouges ; mais je ne crois pas que M. O'Donovan-Rossa soit traité par le gouvernement comme on a fait ici pour Rochefort. Je me demande si l'attitude si menaçante de la populace dans presque toute l'Europe est une preuve de sa force, ou si elle ne -393- tient qu'à la douceur avec laquelle on traite partout aujourd'hui les tentatives de violence. Probablement il y a, de la part de la canaille et de celle du gouvernement, beaucoup de poltronnerie.
M. Gladstone a de la peine à trouver des pairs. Pourquoi Édouard Ellice a-t-il refusé? Parce que son père avait refusé autrefois, mais il n'avait peut-être pas les mêmes motifs. On me dit que M. Grote a refusé aussi. C'est un signe du temps et des immenses progrès qu'a faits la démocratie dans la terre classique de l'aristocratie.
Adieu, mon cher Panizzi. L'Ours dont je vous parlais, est le héros d'une nouvelle que je vous ai lue à Montpellier ; mais je vous soupçonne d'avoir dormi tout le temps.
Cannes, 26 décembre 1869.
Mon cher sir Anthony,
Ne mangeant pas, je suis très faible, mais moins cependant que la logique ne semble l'exiger. -394- La vérité est que l'animal s'affaiblit, et, s'il était moins coriace, il y a longtemps qu'il aurait donné sa démission. Je pense très souvent à ce moment-là, et je me demande s'il est très pénible, s'il vous vient des idées différentes de celles que vous avez en santé, en un mot, si vous avez beaucoup d'ennui à mourir? Vous me répondrez qu'il y a beaucoup de variété dans les morts, et que c'est une loterie où l'on gagne et où l'on perd. La difficulté est d'avoir un bon numéro.
Il y a un Prussien qui a inventé une drogue qu'on appelle chloral, dont on dit merveille. Cela vous fait dormir au milieu de toutes les souffrances possibles. Le docteur X…, ici, en a fait l'expérience l'autre jour sur le pauvre Munro ; mais il s'est trompé dans l'administration du remède et lui a suscité une espèce de volcan dans le bras, où il lui avait injecté ledit chloral. J'espère que, avant le moment où j'en userai, on aura mieux appris à s'en servir.
J'ai eu des nouvelles de Rome assez curieuses. L'opposition se compose des évêques allemands, de quelques Français et de quelques Espagnols. -395- Les plus extravagants sont les évêques américains, je dis les Yankees, et après eux, les Anglais. La personne qui m'écrit, et que je crois assez bien informée, ne doute pas qu'on ne fasse passer l'infaillibilité du pape et toutes les facéties ejusdem farinæ. Il en sera au concile comme au Corso, pendant la Ripresa de' Barberi. De méchantes rosses qu'on a beaucoup de peine à faire trotter, galopent avec fureur par émulation. De même les sept cents évêques vont prendre le mors aux dents par la contagion de l'exemple. Outre les évêques, il vient une grande quantité d'imbéciles qui croient fermement que le concile peut mettre un terme au malaise général et guérir tous les maux de la société. Ces niais-là ne contribuent pas peu à monter la tête aux niais mitrés et au respectable Père qui porte trois couronnes et dont la grande préoccupation est de faire le bonheur du genre humain. Il est très probable que de tout cela sortira quelque énorme brioche. Un schisme est-il possible aujourd'hui? Je ne le crois pas ; mais il y aura maintes difficultés dans les ménages, car les femmes ont toujours grand'peur d'être excommuniées. Le plus probable, -396- c'est que tous les gouvernements catholiques se mettront en hostilité contre le pape.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous parle du concile parce que la politique me fait horreur. Nous allons à tous les diables.
Cannes, 6 janvier 1870.
Mon cher Panizzi,
Je vous souhaite une heureuse année accompagnée de plusieurs autres. Je vais mal. Rien ne me soulage ; je ne mange plus guère et j'ai même une répugnance extraordinaire pour toute espèce de nourriture. Mauvais symptôme! Ce ne serait rien si je ne souffrais pas, mais j'ai des jours bien pénibles et des nuits pires. Que voulez-vous! c'est un voyage difficile vers un pays qui n'est peut-être pas des plus agréables.
Je crois que vous accusez les jésuites à tort ; non que je veuille les défendre, mais ce ne sont pas les plus mauvais entre les pères du concile. Ce n'est pas le fanatisme qui a jamais distingué -397- les jésuites. Au contraire. Ils cherchent à vivre avec le monde et ils ont (ou du moins ils avaient) assez d'esprit pour ne pas s'opposer au courant. Ils savaient se conformer aux temps et aux usages. Aujourd'hui et particulièrement dans le concile, il y a une majorité d'imbéciles fanatiques. Les évêques allemands et les nôtres sont, je crois, jésuites ou jésuitisants ; pourtant ils sont tout à fait opposés à l'infaillibilité et aux autres prepotenze des évêques fanatiques. La majorité se compose de prélats in partibus, créatures du pape ou d'évêques italiens, espagnols, américains, tous gens plus ou moins irrités contre le gouvernement de leur pays. Ce sont en quelque sorte des émigrés qui ne demandent qu'à se venger, trop peu éclairés, d'ailleurs, pour savoir comment il faudrait s'y prendre. Le résultat de l'infaillibilité et d'un manifeste contre les lois politiques des pays constitutionnels, résultat qui me paraît probable, sera la séparation de l'Église et de l'État. Alors les abbés de bonne compagnie gagneront beaucoup d'argent, et tous les curés de village mourront de faim. Probablement il faudra augmenter la police et la gendarmerie.
-398- Il paraît que le nouveau ministère cause une grande joie. Les fonds ont haussé de deux francs. A la bonne heure! Un tiers des nouveaux ministres est orléaniste, un autre tiers républicain ; des gens d'affaires, je n'en vois pas. Leur éloquence même me semble fort problématique. Ils vont avoir Thiers pour mentor, et d'abord n'auront que les irréconciliables à combattre. Je crois qu'en peu de temps ils auront rendu l'administration impossible, d'où sortira une crise très favorable à la sociale. Voilà mes prédictions. Priez qu'elles ne se vérifient pas!
Adieu, mon cher Panizzi ; ces dames et tous vos amis de Cannes vous envoient leurs souhaits et leurs compliments.
Cannes, 16 janvier 1870.
Mon cher sir Anthony,
Fructus Belli, le fruit des Belles, comme traduisait un goutteux qui souffrait comme vous. Vos insomnies sans douleur me font envie. Les -399- miennes sont très pénibles, mais ne parlons pas de nos maux. Tâchons de résister et espérons que, par l'intercession de nos saints, nous sortirons d'affaire sans trop de souffrances.
Connaissez-vous ce prince Pierre Bonaparte? C'est un mélange très bizarre de prince romain et de Corse ; au demeurant, assez bon diable, mais de cervelle point. Il y a quelques années, par un froid très vif, lorsque toutes les rues étaient couvertes de neige, son valet de chambre fut pris d'une attaque de choléra. Le prince sauta sur un cheval non sellé, pour aller chercher un médecin, et, au premier tournant de rue, son cheval s'abattit, et lui se cassa la jambe. Cela vous peint l'homme. Il suffit de lire les deux dépositions pour croire à la sienne, bien que l'autre commence par dire qu'il n'a jamais menti. Si le prince Pierre était jugé comme tout citoyen par un jury d'épiciers, le verdict serait incontestablement : Served him right. Mais, aujourd'hui, les princes sont hors la loi, et je ne sais s'il trouvera des juges assez hardis pour l'acquitter.
Je me suis posé la question que vous vous -400- faites à propos de cette affaire, et voici ce que j'ai fait. J'ai écrit à la princesse Mathilde et à quelqu'un de la maison de l'impératrice, qui probablement lui montrera ma lettre. Je pense que vous pourriez écrire à Piétri, secrétaire de l'empereur, pour lui dire quelle est en Angleterre l'opinion des honnêtes gens à ce sujet. Il ne manquera pas de communiquer votre lettre à l'empereur, à qui elle fera grand plaisir, j'en suis sûr. On peut aujourd'hui être poli pour les personnes couronnées sans risquer de passer pour courtisan. Dans peu de temps même, il faudra pour cela un degré de courage considérable.
N'est-ce pas bien ridicule de demander à un habitant de Londres une citation classique? Mais il n'y a pas ici de livre grec à vingt lieues à la ronde. Il s'agirait d'avoir un vers d'Électre, où Égysthe dit qu'il a appris qu'Oreste avait perdu la vie en tombant de son char. Il est mort dans un naufrage équestre, ἱππικοὶς ναυιγίοις. Il s'agirait d'avoir la phrase entière. Je pense que la première personne du British Museum que vous verrez vous trouvera le vers. Pardon de vous donner cet ennui ; rien de pressé d'ailleurs.
-401- Adieu, mon cher sir Anthony ; mille amitiés et compliments.
Cannes, 3 février 1870.
Mon cher sir Antonio,
Merci de votre lettre et de votre vers grec, qui fait justement mon affaire. N'avez-vous pas admiré que, dès le temps de Sophocle, on faisait des concetti? Égysthe dit qu'Oreste a fait un naufrage équestre, parce qu'il s'est cassé le cou en tombant d'un char. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
Je n'ai rien à vous dire de satisfaisant sur ma santé. Comme toute cette machine humaine est mal inventée! Elle meurt petit à petit au lieu de s'éteindre comme une bulle de savon qui crève.
Je ne sais si vous avez suivi les discussions de notre Corps législatif. Si jamais le gouvernement parlementaire a été fait pour le bien d'une nation, ce n'est pas assurément pour le nôtre. Après quatre-vingts ans d'expérience, elle n'y comprend -402- rien encore, ou plutôt lui est absolument antipathique. Le sentiment de tout Français s'oppose à ce qu'il prenne une initiative quelconque, et en même temps le pousse à critiquer tout ce qui se fait autour de lui. Il croit tout ce qui le flatte et nie tout ce qui le contrarie. Avez-vous rien vu de plus triste que cette discussion du traité de commerce, où chacun veut dire son mot, où chacun apporte quelque petit fait non vérifié, et où personne ne sait voir les choses froidement et sans passion?
On dit que l'empereur n'est pas sorti de son calme habituel et que ses nouveaux ministres sont enchantés de lui. Si les choses peuvent aller ainsi quelque temps, smoothly, peut-être à l'excitation ultralibérale, qui subsiste encore, succédera un dégoût profond du parlementarisme, comme il est arrivé en 1849. Mais là est un autre danger ; peut-être, avant cela, les rouges feront-ils quelque sottise énorme. S'ils savent attendre, l'anarchie parlementaire leur livrera dans quelques années la société sans défense.
J'ai vu, il y a quelques jours ici, le frère de Bixio, qui m'a paru beaucoup plus raisonnable -403- que je ne le supposais. Il dit qu'aussi longtemps que la France sera tranquille, l'Italie le sera également, mais que, s'il arrivait ici une révolution, elle passerait aussitôt les Alpes et ferait un mal irrémédiable. Il dit qu'on s'occupe peu du concile hors de Rome, et qu'on ne croit pas qu'on propose l'infaillibilité papale. Pantaleoni, qui est aussi venu me voir, pense à peu près de même. Mon confrère Dupanloup me paraît avoir des velléités de protestantisme.
La fille du duc de Hamilton qu'a épousée le prince de Monaco, et qui est enceinte, a quitté son mari et s'en est allée à Nice. D'autre part, les gens de Monaco menacent de s'insurger. On a aboli les impôts, mais cela n'a eu d'autre effet que de leur donner plus d'appétit. A présent, ils demandent que l'administration des jeux ne puisse prendre pour croupiers que des citoyens de Monaco ; qu'on puisse jouer quarante sous au trente-et-quarante ; enfin qu'on leur fasse un pont en fer. Oignez vilain, vilain vous poinct.
Adieu mon cher ami ; donnez-moi de vos nouvelles.
-404-
Cannes, 27 février 1870.
Mon cher Sir Anthony,
Ce qui se passe à Paris n'est pas de nature à réjouir quelqu'un qui souffre des nerfs. Quel triste spectacle donne le Corps législatif en ce moment! Personne pour faire les affaires, tout le monde voulant parler, le ministère sans idée politique, la Chambre sans expérience, la majorité divisée, voilà le bilan de la situation.
Dans ce diable de pays, on a toujours la prétention d'afficher de grands principes, d'en faire beaucoup de bruit, sans trop s'inquiéter de la façon dont on les met en pratique. Un des ministres, homme de bon sens, M. Chevandier de Valdrôme, dit que le cabinet ne veut pas influencer les élections, qu'il se réserve seulement de faire connaître aux électeurs ceux qu'il regarde comme ses amis, ceux qu'il sait être ses ennemis. Cela est pratique et se fait aussi bien en Angleterre qu'en Amérique. Mais, à nous, il nous faut de grandes -405- théories. M. Ollivier vient démentir son collègue et déclare qu'il ne se mêlera absolument en rien des élections. De là division de la majorité et augmentation des prétentions de la gauche. Où cela s'arrêtera-t-il?
Vous rappelez-vous le médecin *** qui demeurait à l'hôtel Chauvain et qui me donna une consultation chez vous, l'année dernière? Il m'avait donné des pilules, qui me faisaient grand bien. Ma provision étant épuisée, j'ai voulu en avoir d'autres et me suis adressé au pharmacien. Celui-ci demande une ordonnance de ***, qui ne veut pas m'en donner. Je ne sais ce qu'il a contre moi. Il n'avait pas voulu d'argent ; peut-être voulait-il un cadeau, alors pourquoi ne pas le dire? Depuis M. Purgon, je n'ai pas vu de médecin plus ridicule.
Adieu, mon cher ami ; soignez-vous et portez-vous bien, si vous pouvez.
-406-
Cannes, 5 mars 1870.
Mon cher don Antonio,
Cet hiver, qui, même ici, a été très rigoureux, m'a fait le plus grand mal. C'est dommage que l'Égypte soit si loin. Il paraît que ce n'est qu'à la seconde cataracte qu'on ne sent plus l'hiver, et le froid est décidément le plus grand des maux. Que Dante a eu raison de mettre des baignoires de glace en enfer à l'usage des damnés!
Voilà Garibaldi qui finit comme les catins, par faire des livres. Il paraît que c'est toujours par là qu'on finit, quand on ne peut plus faire autre chose. Bien que je ne m'attende pas à un chef-d'œuvre, je compte le lire.
Quelqu'un que j'ai tout lieu de croire bien informé me dit que l'empereur est en parfait accord avec ses ministres. Il ne se plaint pas de la situation qu'on lui a faite, et il a l'intention d'être parfaitement constitutionnel. Les ministres, de leur côté, arrivant avec les plus grands préjugés contre -407- lui, sont maintenant très charmés de ses façons et de sa droiture. Cela pourra-t-il durer longtemps? je n'en sais rien, et c'est une terrible expérience à faire que de donner tout pouvoir à des gens peu pratiques, et qui cherchent avant tout la popularité. Je n'ai jamais vu dans l'histoire qu'on changeât par des institutions le caractère d'un peuple, surtout lorsqu'on lui accorde tout à la fois, ce qui ne devrait se donner que lentement. Nous sommes des chevaux fringants à qui on met la bride sur le cou. Il est fort à craindre que nous ne versions le char de l'État et que, par la même occasion, nous ne nous cassions le cou.
Je crois, à propos du concile, que le parti qu'on a pris de ne se mêler en rien de tous ses tripotages, est le plus raisonnable dont on pût s'aviser. Il me paraît encore très douteux que les jésuites parviennent à faire les bêtises auxquelles ils aspirent ; mais ce qui me paraît certain, c'est que, s'ils réussissaient, le résultat serait la ruine du catholicisme. La plupart de nos évêques sont déjà à demi protestants, à ce qu'on m'assure, et leur conversion est due à la compagnie de Jésus, -408- qui a perdu le tact qui la distinguait autrefois. En rompant en visière avec la civilisation moderne, elle perd la plus grande partie de son pouvoir.
Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et recommandez-moi à nos amis. J'ai ici un buste de M. Gladstone très ressemblant, qui orne mon salon et que ces dames entourent d'anémones et de fleurs de mimosa, comme un petit saint.
Cannes, 20 mars 1870.
Mon cher don Antonio,
Je suis toujours bien souffrant, malgré le temps, qui est magnifique. Mon cas me semble désespéré.
J'ai reçu, il y a quelques jours, une fort aimable lettre de notre hôtesse de Biarritz. Elle me demandait conseil à propos d'un roman de madame Sand[19], où on la met en scène et où on lui -409- donne un vilain rôle. Madame Sand a plusieurs fois eu recours à elle et en a obtenu des grâces. Elle voulait faire parler à l'auteur pour qu'elle déclarât qu'elle n'avait pas voulu faire d'allusion. Vous devinez le conseil que j'ai donné : de minimis non curat prætor.
[19] Malgrétout.
Que dites-vous de la répétition d'Étéocle et Polynice, qui s'est donnée à Madrid l'autre jour? Il y a une fatalité qui pèse sur cette race des Bourbons. J'avais assez pratiqué cet infant don Enrique à Biarritz. C'était un assez sot personnage ; je n'aurais jamais cru qu'il finirait de la sorte, et surtout de la main d'un homme qui n'avait pas la réputation d'aimer les jeux de Mars. Je ne sais pas si l'affaire nuira aux prétentions du duc de Montpensier. Elles étaient déjà fort compromises. Il a le défaut d'être Français et d'aimer l'argent, comme son père. Il en dépense beaucoup ; mais, au milieu de ses largesses, il a tout à coup des velléités d'économie qui gâtent tout, et qui font que l'argent qu'il a donné ne lui rapporte rien. Les grands hommes d'Espagne ont tous reçu de l'argent de lui, mais pas assez. En matière de corruption, il ne faut pas avoir de repentirs.
-410- Je reçois de Paris des nouvelles très contradictoires au sujet du concile. Il paraît que M. Daru, qui est bon catholique, à la manière de Montalembert et de Dupanloup, a témoigné le désir d'envoyer un ambassadeur au concile, et cela sans avoir consulté ses collègues, qui, pour la plupart, sont d'un avis contraire. Il est évident que la présence d'un ambassadeur français ne changerait pas la volonté du Saint-Esprit, qui inspire les Pères du concile. Il n'obtiendrait rien de ces entêtés, et le seul résultat serait de bien constater qu'on ne fait aucun cas de nous. Quoi qu'en disent beaucoup de journaux, je ne crois pas qu'on envoie un ambassadeur à Rome. On a fait sans doute force représentations, qui, bien entendu, n'ont eu aucun effet. Je ne vois pas trop ce que nous avons à voir dans la question de l'infaillibilité. Quant au Syllabus, c'est tout bonnement une attaque contre nos institutions, et, s'il est décrété, le gouvernement défendra de le publier.
Maintenant, que fera le Corps législatif? Rappellera-il la division de Civita-Vecchia? Cela est encore douteux, car on dit que les catholiques -411- sont en majorité dans la Chambre. Que fera le gouvernement italien? Rien de bon ne peut sortir de là. On dit que Garibaldi est uniquement occupé à écrire des romans.
Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris entre mes deux médecins, qui me donnent des distractions.
Cannes, 30 mars 1870.
Mon cher don Antonio,
J'ai reçu votre lettre avec grande joie. Je vois que vous passez le temps assez doucement, que vous voyez bonne compagnie et que vos dîners sont comme toujours appréciés. Vous vivez encore. Pour moi, je souffre comme une bête. J'essaye de tous les remèdes : aucun ne réussit. J'ai à peine la force de lire ; encore, bien souvent je ne comprends rien à la page qui était sous mes yeux, et mes pensées sont à mille lieues très tristement employées. Ce qu'il y a de singulier dans mon état, c'est la répugnance qui me prend vers -412- le coucher du soleil pour tout aliment. Si j'essaye de manger, ma gorge se serre et il m'est impossible d'avaler. Le matin, je mange un peu, mais en faisant sur moi-même un effort moral considérable. Vous ne vous étonnerez pas qu'avec ce régime je sois d'une grande faiblesse. Je crois faire un rare tour de force, lorsque je marche jusqu'au Grand-Hôtel. Enfin cela durera ce que cela durera. Parmi quelques regrets de quitter ce monde, un des grands que j'ai, c'est de ne pas vous serrer la main.
Nous avons un temps assez maussade : point de soleil et quelquefois du vent ; mais il neige à Paris, il neige à Pau, l'hiver ne veut pas s'en aller. A tout prendre, il fait encore meilleur ici que dans le Nord.
On a vendu, à la vente de la bibliothèque de Sainte-Beuve, un volume de Chateaubriand couvert de notes et d'additions de sa main, toutes très irréligieuses. Il paraît que cela a été acheté par la famille, non sans conteste, car ledit volume a été adjugé à trois mille et quelques cents francs. Je crains qu'on ne le détruise, ce qui serait fâcheux. Si j'y avais pensé, j'aurais écrit -413- à ce sujet au British Museum. Reste à savoir s'il aurait voulu donner trois mille francs pour une élucubration quelconque de Chateaubriand.
Quand revient la comtesse Téléki? Je pense qu'elle aura bientôt assez du soleil, des momies et des moines in naturalibus. Savez-vous si ma lettre à M. Mariette lui a été bonne à quelque chose?
Adieu, mon cher Panizzi. Rappelez-moi au souvenir de tous nos amis.
Cannes, 20 avril 1870.
Mon cher sir Anthony,
Notre pauvre amie, madame de *** est morte. Elle était devenue folle depuis un mois ou plus. Cela a commencé par une scène assez ridicule. Elle a sauté au cou de l'empereur et lui a demandé de la rendre heureuse, hic et nunc. Ce n'a pas été sans peine qu'on a pu le retirer de ses bras. Pendant la dernière saison que j'avais passée avec elle à Biarritz, elle m'avait donné lieu de croire qu'elle était un peu male tectæ -414- mentis ; puis cela avait passé, et, l'année dernière, à Saint-Cloud, je l'avais trouvée très raisonnable.
A propos de fous, je viens de recevoir une lettre de ma cousine, dont la tête est tout à fait partie. J'espérais qu'elle quitterait sa maison de Paris pour aller vivre à la campagne ; mais il paraît qu'elle ne veut plus bouger. Grand ennui pour moi à mon retour à Paris, si j'y reviens, enfin.
J'ai reçu hier une lettre de madame de Montijo, qui me demande de vos nouvelles. Elle souffre d'un rhume opiniâtre, et, contre son usage, elle n'est pas encore installée à sa campagne. Rien, dit-elle, ne peut donner une idée du gâchis où est l'Espagne, et pas un homme pour gouverner la barque. On vole partout, et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'il y ait encore quelque chose à voler.
Adieu, mon cher Panizzi. Je regrette fort de n'avoir pu aller à Paris pour la discussion du sénatus-consulte ; maintenant qu'elle est terminée, je pense qu'il est inutile de me presser. Je ne me mettrai en route que si je me trouve assez -415- rétabli pour n'avoir pas à redouter une troisième rechute.
Cannes, 4 mai 1870.
Mon cher sir Anthony,
Que dites-vous de ce qui se passe? Les républicains ne vendent pas chat en poche ; ils nous préviennent de leurs façons de gouverner. Ce qu'il y a de plus triste, c'est que ces abominations n'excitent ni surprise ni horreur. Le sens moral dans ce pays-ci est tout à fait perverti. On réclame l'abolition de la peine de mort et on a des assassins pour amis politiques. Ledru-Rollin, qui était revenu à Paris, est reparti subitement pour Londres, la veille de la découverte des bombes au picrate de potasse.
L'empereur a recommandé, le même jour, au général Frossard d'empêcher le prince impérial de sortir. Le général lui a demandé s'il y avait quelque attentat tramé contre le prince. « Non, a répondu l'empereur avec la figure calme que -416- vous lui connaissez. C'est à moi qu'on veut jeter des bombes ; mais on pourrait se tromper de voiture. »
Adieu, mon cher sir Anthony. J'espère que, la semaine prochaine, nous serons encore de ce monde.
Cannes, 21 mai 1870.
Mon cher Panizzi,
Quand je reviendrai à Paris, je vais y trouver bien des ennuis. Je vous ai dit l'état où est ma cousine. Il s'aggrave tous les jours et je crains quelque catastrophe. Ses parents, qu'elle ne peut souffrir et qui cependant seront ses héritiers, ont commencé des démarches pour lui faire donner une tutelle judiciaire. Je voudrais que la pauvre femme ne fût pas enfermée, ce qui la tuerait probablement. Quant à la succession, il y a longtemps que j'en ai pris mon parti et sans regret.
Autre tracas non moindre et que vous comprendrez. Il faut que je déménage et que je -417- me trouve un logement moins haut. Lorsqu'on a des livres et un tas de vieilleries auxquelles on est attaché, il n'y a rien de plus pénible que de changer de domicile.
J'ai lu avec grand intérêt dans le Times l'histoire de ces deux jeunes gens qui s'habillaient en femmes. Est-il vrai qu'ils appartiennent à une classe plus élevée que celle des Ganymèdes de profession? Qu'est-ce que ces photographies mystérieuses qui les représentent avec d'autres personnes?
Voilà le plébiscite passé, Dieu merci, mais la situation n'en est pas beaucoup plus belle. M. Émile Ollivier est persuadé qu'il est le plus grand homme d'État de notre temps et qu'il peut tout faire. Il me rappelle Lamartine en 1848, qui se croyait aussi le maître de la situation. En attendant, les conspirations vont leur train et la société ouvrière internationale leur donne un caractère européen. Nos ouvriers heureusement n'ont pas encore appris des Trade's-Unions à faire sauter avec de la poudre les maisons de leur patron ; mais cela viendra sans doute. Ce qui est profondément triste, c'est l'appui que donnent -418- quantité de gens soi-disant honnêtes aux démolisseurs de tous les pays. Croyez qu'il n'y a pas beaucoup de degrés entre ces libéraux en théorie et les assassins qui tuent au nom d'une idée libérale. Qu'est-ce que cette échauffourée de chemises rouges en Italie?
Adieu, mon cher Panizzi. Du Sommerard m'a dit qu'il vous avait trouvé bien, sauf que vous ne vouliez pas entrer dans un running match.
Cannes, 29 mai 1870.
Mon cher Panizzi,
Je viens de recevoir votre lettre, et j'apprends avec bien du regret la mort de la comtesse Téléki. Je la connaissais peu, mais elle est de ces personnes dont on garde le souvenir. Qu'allait-elle faire à Damas! C'était déjà une grande imprudence, avec une santé comme la sienne, de s'aventurer en Égypte. Mais, en Syrie, où, avec toutes les chances de fièvre, se joint la certitude d'énormes fatigues, c'était vraiment insensé. Je -419- vous plains de tout mon cœur d'avoir perdu une si excellente amie. Cela ne se remplace pas.
Je pars demain pour Marseille, où je passerai la nuit. Le lendemain, dans l'après-midi, je compte partir pour Paris, où j'arriverai mercredi à huit heures et demie du matin. Au delà, je n'ai plus de projets, et, avec ma santé, il serait absurde d'en faire. L'impératrice m'a écrit qu'elle voulait que je lui tinsse compagnie à Saint-Cloud pour quelques jours ; mais je ne sais si je serai en état présentable.
La pauvre madame de Montebello est sinon morte, du moins dans un état désespéré.
Le docteur Maure, qui se rappelle à votre souvenir, devait partir pour Paris avec moi ; mais les élections pour le conseil général vont avoir lieu, et il canevassera ici jusqu'au milieu de juin.
Bien que je sois payé pour ne pas croire aux médecins, je me laisse aller toujours à bien penser de ceux à qui je n'ai pas eu affaire. On m'a parlé de Chepmell comme d'un habile homme, et l'idée m'est venue de le consulter. Je crois que, si vous lui écriviez, il me donnerait un rendez-vous -420- sans me faire attendre, et c'est un point capital. Vous lui direz que j'ai été pour quelque chose dans son installation médicale à Paris, et qu'il devrait me guérir pour ma peine.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis horriblement fatigué de mes paquets ; mais je n'ai pas voulu tarder à vous dire toute la part que je prends à la perte de cette pauvre comtesse Téléki.
Paris, 7 juin 1870.
Mon cher Panizzi,
Merci de vos photographies. Je conçois très bien qu'on se soit trompé. La plupart de ceux à qui je les ai montrées y ont été attrapés. Mais est-il vrai que ces messieurs appartiennent à un certain monde comme il faut? C'est, au reste, un vice très aristocratique, à ce qu'on dit.
J'ai déjeuné dimanche avec l'empereur et l'impératrice, tous deux en bonne santé, l'empereur très engraissé et de très bonne humeur. Le prince impérial est un peu grandi et très embelli. -421- Il a changé de costume et a pris l'uniforme d'infanterie de ligne, qui lui va très bien. L'impératrice a rapporté d'Égypte un grand singe, qui est devenu favori. Il monte sur le dos de l'empereur, lui tire les moustaches et mange dans son assiette. C'est le vrai portrait des singes qu'on voit sur les monuments égyptiens.
Je suis toujours bien souffrant. Pour ne rien négliger, je veux essayer de Chepmell ; ainsi veuillez lui écrire. S'il a la bonté de me donner son heure et son jour, j'irai chez lui ; s'il préfère venir chez moi, je l'aimerais encore mieux. L'important serait de savoir quand il viendrait. Je ne sors guère ; cependant je vais au Sénat, et, dans quelques jours, je me propose de reprendre les bains d'air comprimé. Je n'ai pas besoin de vous dire que, si j'étais prévenu, j'attendrais M. Chepmell à quelque heure que ce fût. Vous m'avez dit qu'on lui donne vingt francs, cela me semble peu pour une consultation. Ne vaudrait-il pas mieux lui donner quarante francs?
La pauvre comtesse de Montebello est morte enfin ce matin, après avoir beaucoup et longtemps souffert.
-422- J'ai acheté, à la vente de Sainte-Beuve, les lettres d'Horace Walpole, qui m'amusent beaucoup. Je regrette qu'on n'ait pas inséré, en note, les passages, indiqués au crayon, qu'on nous a montrés, lors de notre visite à Strawberry hill. C'était beaucoup plus un Français qu'un Anglais, ce me semble ; mais, de toute façon, un homme très aimable et exempt de tous les préjugés modernes. A quelle époque remonte le despotisme biblique dans la société anglaise?
Le docteur Maure sera ici dans une huitaine de jours. Son élection au conseil général est assurée ; mais il est bien aise to make it sicker, comme disait le grand ancêtre de l'impératrice.
Adieu, mon cher Panizzi ; j'ai fait vos compliments avant-hier : on désirerait beaucoup que vous vinssiez passer quelque temps ici. J'ai répondu que vous étiez devenu fort paresseux. Au fait, comment vous trouvez-vous de l'électricité? Portez-vous le mieux possible, et buvez frais.
-423-
Paris, 7 juillet 1870.
Mon cher Panizzi,
Notre belliqueuse nation a pris fort mal l'idée d'une guerre. Vous avez vu quelle panique il y a eu hier à la Bourse après la déclaration de M. de Gramont! Je ne comprends pas qu'il y ait possibilité de guerre, à moins que, pour quelque raison à moi inconnue, M. de Bismark ne la veuille absolument. Rien qu'en laissant le champ libre aux carlistes et aux alphonsistes, nous pouvons allumer la guerre civile en Espagne, et, avec un peu de bien joué, je crois qu'il serait possible de détacher les provinces basques du reste de la Péninsule et d'en faire un petit État indépendant sous notre protection. Ce qui me paraît probable, c'est que l'affaire avortera par l'intervention de toutes les puissances. Le rôle de notre opposition est bien vilain.
Adieu, mon cher Panizzi ; je suis si patraque, que je me sens tout fatigué de vous avoir écrit ce -424- petit mot. Miss Lagden et mistress Ewer vous envoient tous leurs compliments. Vous ne sauriez croire toutes leurs bontés pour moi. Elles me veillent jour et nuit.
Paris, 17 juillet 1870.
Mon cher Panizzi,
Je n'ai pas approuvé plus que vous le premier discours de M. de Gramont. La seule excuse était la mauvaise humeur que devait donner la répétition des mêmes mauvais procédés. Cette affaire d'Espagne venait après la non-exécution du traité de Prague, l'affaire de Roumanie, celle de Luxembourg et celle des chemins de fer suisses. Si j'avais été appelé au Conseil, je me serais borné à proposer une dépêche ainsi conçue : « Dans le cas où le prince de Hohenzollern serait élu roi, je laisserai entrer en Espagne, carlistes et alphonsistes, fusils, poudre et chevaux. »
-425- Ici, pour le moment, la guerre est très populaire. Il y a beaucoup d'enrôlements volontaires ; les soldats partent avec joie et sont pleins de confiance. On prétend que nous avons pour l'armement la même supériorité que les Prussiens avaient en 1866. J'ai peur que les généraux ne soient pas des génies. Celui qui m'inspire le plus de confiance est Palikao, et je vois avec plaisir qu'on lui donne un commandement important.
Adieu, mon cher Panizzi ; recommandez-moi à votre saint patron.
Paris, 25 juillet 1870.
Mon cher Panizzi,
Tout le monde me dit que je vais mieux, mais je ne m'en aperçois guère. J'ai des nuits très mauvaises, je tousse toujours et les forces ne reviennent pas. Le temps exceptionnel que nous avons ne vient pas à bout de ma bronchite. Que deviendra-t-elle cet hiver? Je ne suppose pas que -426- je pourrai en voir un second. Parmi les choses que je regrette le plus, c'est de partir sans vous dire adieu ; je veux dire, sans avoir passé avec vous une bonne soirée à causer de rebus omnibus et quibusdam aliis.
Nous avons ici un grand enthousiasme guerrier. Depuis huit jours, il y a eu près de cinq mille enrôlements volontaires. La garde mobile part avec beaucoup d'ardeur, et on voit des jeunes gens qui passaient leur vie sur le boulevard en gants jaunes, avec des lorettes, passer un sac sur le dos pour se rendre aux gares du Nord. Les carlistes mêmes vont à l'armée, où y envoient leurs enfants, et, proh pudor! horresco referens! des zouaves pontificaux quittent Rome pour aller au bord du Rhin.
Il paraît que dans l'Allemagne du Nord l'enthousiasme antifrançais est non moins vif. Dans le Sud ce n'est pas avec la même ardeur qu'on se prépare. Mohl, que vous connaissez, je crois, — c'est un de nos grands orientalistes, Wurtembergeois de naissance et Français d'adoption, — Mohl revient de Stuttgart, et sa conclusion est que tout cela avance la République -427- de vingt ans en Allemagne ; on peut ajouter : et en Europe.
Si, comme je l'espère, nous avons l'avantage, ne croyez pas, comme quelques journaux le disent, que la liberté en souffrira. Elle en deviendra plus impérieuse et plus puissante. D'un autre côté, une défaite nous met en république d'un coup, c'est-à-dire dans le plus abominable et inextricable gâchis.
Je ne sais si la paix quand même, que le cabinet anglais a pris pour premier principe, tournera à son avantage. L'Angleterre a perdu son prestige en Europe. Il y a quelques années, elle aurait pu empêcher la guerre. En s'unissant à la France, elle aurait pu diviser à jamais l'Amérique en deux États rivaux ; elle aurait pu prévenir la scandaleuse invasion du Danemark, et, aujourd'hui, nous serions probablement tranquilles.
Tenez ceci pour certain. Le secrétaire qui a porté la déclaration de guerre est allé prendre congé de M. de Bismark, avec lequel il avait eu de très bonnes relations. M. de Bismark lui a dit : « Ce sera pour moi le regret de toute ma vie -428- de n'avoir pas été à Ems auprès du roi, lorsque M. Benedetti y est venu. »
Les gens du métier disent que les hostilités ne commenceront pas avant une quinzaine de jours. Nos soldats sont pleins de confiance dans la supériorité de leurs armes. Ils ont tué un Badois en tirant de la rive gauche sur la droite, et ont vu les balles ennemies tomber dans le Rhin.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et tenez-moi au courant de vos faits et gestes.
Paris, 27 juillet 1870.
Mon cher Panizzi,
Est-ce M. de Bismark ou quelque rédacteur du Times qui a inventé le traité pour l'annexion de la Belgique? Comment M. Gladstone n'a-t-il pas dit qu'il ne savait de quoi il avait pu être question entre la France et la Prusse après Sadowa, mais que les diplomates des deux pays ne traitaient pas par écrit de la peau de l'ours, même -429- ayant envie de la vendre? La chose est démentie ce matin au Moniteur.
L'empereur part demain à six heures du matin pour l'armée. Toujours grand enthousiasme. Cent quinze mille enrôlements volontaires. Les militaires ont grande confiance ; mais, moi, je meurs de peur.
Adieu, mon cher Panizzi ; je viens d'envoyer cinq cents francs pour les blessés, et je vais en donner mille pour tuer des Prussiens.
Paris, 11 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Accusez-nous de folie, d'outrecuidance, de poltronnerie même, nous avons mérité tous les reproches, mais ne croyez pas à cette absurde histoire de la Belgique. Avez-vous lu la lettre du général Turr? Admettant qu'on eût voulu s'emparer de la Belgique, qui aurait pu s'y opposer avec la connivence de la Prusse?
-430- J'ai vu avant-hier l'impératrice. Elle est ferme comme un roc, bien qu'elle ne se dissimule pas toute l'horreur de sa situation. Je ne doute pas que l'empereur ne se fasse tuer ; car il ne peut rentrer ici que vainqueur, et une victoire est impossible. Rien de prêt chez nous. Tout manque à la fois. Partout du désordre. Si nous avions des généraux et des ministres, rien ne serait perdu ; car il y a certainement beaucoup d'enthousiasme et de patriotisme dans le pays. Mais, avec l'anarchie, les meilleurs éléments ne servent de rien. Paris est tranquille ; mais, si on distribue des armes aux faubourgs comme le demande Jules Favre, c'est une nouvelle armée prussienne que nous avons sur les bras.
Je suis de nouveau retombé pour être allé au Sénat hier et avant-hier ; mais je ne crois pas que ce soit sérieux.
Adieu, mon cher ami ; j'ai le cœur trop gros pour en écrire plus long ; ne montrez pas ma lettre, je vous en prie.
-431-
Paris, 16 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Le temps se passe pour nous dans une sorte d'agonie. On cherche à s'absorber, et les mêmes pensées désolantes vous poursuivent sans cesse. Les militaires pourtant paraissent conserver encore de l'espoir ; mais le désordre est partout. Il y a en ce moment deux gouvernements qui sont loin de s'entr'aider. Le mouvement patriotique est grand, cela est incontestable, mais peu intelligent, j'en ai bien peur. Supposé que, dans les conditions très mauvaises où se trouve notre armée, nous eussions un grand succès ; supposé même qu'on obligeât les Prussiens à repasser le Rhin, notre situation serait toujours très grave. Qu'il y ait une paix honorable ou honteuse, quel gouvernement pourra subsister en présence de cette immense insurrection nationale, à qui on a donné des armes et qu'on a exaltée au dernier -432- point? Nous allons forcément à la république, et quelle république!
Je ne sais rien de plus admirable que l'impératrice en ce moment. Elle ne se dissimule rien et cependant elle montre un calme héroïque, effort qu'elle paye chèrement, j'en suis sûr.
Je ne doute pas que l'empereur ne cherche à se faire tuer. Il a emmené le prince impérial avec lui, sans doute parce qu'il pense que l'armée seule peut le protéger ; mais l'armée elle-même conservera-t-elle son dévouement? Chaque jour, on apprend quelque nouvelle étourderie de la part de la dernière administration. Ici, point de vivres ; là, point de munitions ; illusion complète sur le nombre des troupes.
Au milieu des tristes préoccupations qui nous obsèdent, je me reproche quelquefois de penser à moi-même. Je ne sais ce que deviendra mon naufrage particulier au milieu de tant d'autres. Le moment est mauvais ; mais je n'aurai pas probablement longtemps à souffrir, car ma santé empire tous les jours.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi de vos nouvelles.
-433-
Paris, dimanche 21 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Finis Galliæ! Nous avons de braves soldats, mais pas un général. C'est la même manœuvre qu'en 1866.
Je ne vois ici que le désordre et la bêtise. Les Chambres, qu'on va réunir, aideront puissamment aux Prussiens. Je pense que l'empereur veut se faire tuer. Je m'attends dans une semaine à entendre proclamer la République, et dans quinze jours à voir les Prussiens. Je vous assure que j'envie ceux qui viennent de se faire tuer aux bords du Rhin.
Adieu, mon cher ami. Je voudrais que vous me dissiez ce que l'on pense en Angleterre, si nos malheurs excitent de la joie ou de la pitié. Je n'ai pas la force d'écrire.
-434-
Paris, 22 août soir, 1870.
Mon cher Panizzi,
J'ai vu notre hôtesse de Biarritz. Elle est admirable et me fait l'effet d'une sainte.
Le pauvre M. Tripet, que vous avez vu à Cannes, a un fils dans un régiment qui a souffert beaucoup dans la bataille du 16 ; il n'en a aucune nouvelle.
J'apprends tous les jours la mort ou la blessure d'un de mes amis. Un jeune sous-lieutenant, fils d'un de mes camarades, a reçu une balle dans son casque, une autre dans la cuirasse, une troisième sur la bossette du poitrail de son cheval. Homme et cheval se portent à merveille. On dit que jamais on n'a vu batailles si meurtrières.
Je suis toujours bien souffrant, et je ne parierais pas pour moi, si j'avais à vous disputer le prix de la course.
Adieu, mon cher ami. Tâchez donc que Delane[20] -435- ne fasse pas contre nous des articles si haineux.
[20] Directeur du Times.
Paris, 24 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Je suis toujours très souffrant et l'anxiété où nous vivons depuis un mois n'est pas faite pour me remettre. Cette guerre est épouvantable. On nous donne des détails affreux sur les derniers engagements. Ces affaires, toutes très sanglantes, ont un peu ranimé nos espérances. On s'accoutume à l'idée de voir l'ennemi sous Paris, et les militaires n'hésitent pas à dire que, si on les attire là, les chances sont en notre faveur. Ils ont déjà un grand nombre de malades et leurs meilleures troupes ont fait des pertes énormes.
Quoi qu'il arrive, ce pays-ci est bien malade, et, comme le dit notre amie de Biarritz, l'armée que M. de Bismark a dans Paris est la plus redoutable de toutes.
Il n'y a rien de si triste que d'être malade -436- dans un temps comme celui-ci. La conscience de son inutilité ajoute à tous les tourments qu'on éprouve.
Adieu, mon cher Panizzi. Point de nouvelles du fils de M. Tripet. Cette pauvre famille est au désespoir.
Paris, 25 août 1870.
Mon cher Panizzi,
J'ai été bien touché des offres généreuses que vous me faites. Je sais quel bon ami vous êtes, et que vous êtes toujours true to your word. Je voudrais bien vous serrer la main avant de mourir, mais cela est peu probable avec ma déplorable santé.
Vous accusez fort à tort nos bulletins de mensonge. Nous n'avons pas de bulletins du tout. C'est un système nouveau que je ne comprends pas plus que l'ancien. A en juger par les bulletins prussiens, il y a beaucoup à rabattre de leurs victoires, et, lorsqu'ils disent qu'ils ont enlevé les positions -437- occupées par le maréchal Bazaine, ils ajoutent naïvement qu'ils ont demandé une trêve pour enterrer leurs morts. Comment se fait-il que leurs morts fussent sur notre terrain? Ce qui paraît constant, c'est qu'il y a eu des deux côtés un carnage affreux. On s'attend à voir les Prussiens sous Paris, et on s'accoutume à cette idée. Si les rouges ne perdent tout, je crois que nous gagnerons la partie. Mais nos pauvres amis de Biarritz l'ont perdue.
Adieu, mon cher Panizzi. Merci encore de tout ce que vous me dites de votre amitié pour moi. J'y compte, croyez-le bien, comme en l'occasion vous compteriez sur moi.
Paris, 26 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Toujours absence complète de nouvelles. C'est bien cruel pour ceux qui ont des amis à l'armée. Les pauvres Tripet ne savent rien de leur fils, si ce n'est que son régiment a été engagé et que le -438- général qui commandait sa brigade a été tué. Le père et la mère sont comme des âmes en peine depuis lors.
L'armement de Paris se poursuit avec beaucoup de rapidité. Jusqu'à présent, la population a grande confiance dans le général Trochu, malgré le mauvais style de ses proclamations. Il paraît que le maréchal Bazaine ne veut pas se battre avant d'être sous les murs de Paris.
Un siège me paraît peu probable, car l'investissement exigerait plus de six cent mille hommes, qui pourraient être battus en détail par cent mille concentrés dans la place. Mais Dieu sait ce que la Chambre peut faire de sottises en présence de l'ennemi.
Adieu, mon cher Panizzi. Je ne vous remercie pas, puisque vous ne voulez pas.
Paris, 28 août 1870.
Mon cher Panizzi,
On s'attend à voir la fumée d'un camp ennemi -439- du haut des tours de Notre-Dame avant le mois prochain, et, chose étrange, il n'y a pas trop d'inquiétude dans le peuple parisien. Les militaires raisonnent à perte de vue sur le siège de Paris. Selon les uns, il faudrait huit cent mille hommes pour l'investir, et on ne croit pas qu'ils puissent en amener plus de trois cent mille qui ne pourront s'éparpiller. Il faut au moins quinze jours pour prendre un des forts, et il leur est difficile d'amener un équipage de siège. Nous avons force canons et huit mille marins d'élite pour les servir. Les soldats ne manquent pas, sans parler de la garde nationale, qui paraît fort animée. Enfin, nous avons encore plus de deux cent cinquante mille hommes tenant la campagne et se renforçant tous les jours. Je croirais presque toutes les chances de notre côté, si nous étions unis, si nous n'avions pas dans nos murs la quatrième armée prussienne, dont je vous parlais d'après une dame de nos amies, il y a quelques jours.
Sans doute je ne peux être utile à rien ici ; mais d'abord je ne suis pas en état de voyager, et il y a, en outre, une sorte de décence qui m'obligerait seule à rester. Je resterai donc et j'attendrai la -440- fin, quelle qu'elle puisse être. Il est probable que, le mois prochain, la question sera décidée. Ou bien, finis Galliæ, ou bien l'ennemi sera rejeté sur le Rhin, et alors nous avons une paix glorieuse. Mais, de toute façon, nous ne sommes qu'au prologue d'une tragédie qui va commencer.
Quel gouvernement peut subsister en France avec le suffrage universel, compliqué par l'armement d'une partie de la population? Le moyen de changer cela? Vous représentez-vous la mauvaise humeur du pays après tant de sang versé et tant d'argent dépensé? Rien ne me paraît possible, en vérité.
Je ne me représente pas davantage ce que peut devenir notre amie. Je crois peu probable qu'elle aille en Angleterre, et, si j'avais un conseil à lui donner sur un sujet si délicat, je ne le lui proposerais pas. J'aimerais mieux le Farwest, je crois, ou quelque endroit ignoré de l'Adriatique. Enfin, qui vivra verra. Je ne suis pas trop curieux de voir la fin, mais je ne pense pas la voir.
Adieu, mon cher ami. Portez-vous bien ; dites-moi où vous écrire.
-441-
Paris, dimanche 4 septembre 1870.
Mon cher Panizzi,
Un mot à la hâte. Je n'ai pas la force de vous en écrire davantage. Tout ce que l'imagination la plus lugubre pouvait inventer de plus noir est dépassé par l'événement. C'est un effondrement général. Une armée française qui capitule ; un empereur qui se laisse prendre. Tout tombe à la fois.
Je vous écris du Sénat. Je vais essayer d'aller aux Tuileries. On me dit que le prince impérial est en Belgique chez le prince de Chimay. Le maréchal Mac Mahon est mort de sa blessure. C'est un dernier bonheur.
En ce moment-ci, le Corps législatif est envahi et ne peut plus délibérer. La garde nationale, qu'on vient d'armer, prétend gouverner.
Adieu, mon cher Panizzi ; vous savez tout ce que je souffre.
-442-
Cannes, 13 septembre 1870.
Mon cher Panizzi,
Vous êtes la personne à qui je m'adresserais en cas de nécessité avec le plus de confiance et le moins de confusion. Mais nous n'en sommes pas encore là. Vous me gardez quelque chose à votre banque. J'ai encore des actions au chemin du Nord, qui m'assurent quatre ou cinq mille francs par an ; enfin j'ai, en rentes françaises, un revenu d'environ seize à dix-huit mille francs. Que restera-t-il de ces rentes? Quelque chose, je crois, assez pour enterrer leur propriétaire, qui est bien malade et sur ses fins.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous suis bien reconnaissant. Je vais vivre ici en philosophe au soleil. Si je pouvais m'endormir comme Épiménide!
On assure que notre amie est près de chez vous, à Hamilton palace. S'il en est ainsi, vous devriez -443- lui écrire et l'amener à Invergarry, où elle se plairait beaucoup, je crois.
Adieu encore. Je souffre trop pour continuer ce sujet.
FIN DES LETTRES
-444-
Quelques heures après la mort de Mérimée, miss Lagden, l'une de ces deux fidèles amies qui l'avaient soigné avec un admirable dévouement, écrivait à M. Panizzi la lettre suivante :
Cannes, 24 septembre 1870.
Cher Monsieur,
Vous aimiez bien mon cher Prosper, et il vous aimait. Je sais que vous serez peiné d'apprendre qu'il n'est plus. Il mourut la nuit dernière sans lutte aucune. Tout ce que l'affection dévouée et les soins ont pu faire a été fait pour lui. Ce sont certainement ces horribles événements politiques qui ont abrégé ses jours. Je n'ai pas besoin de vous dire combien je suis malheureuse. Nous sommes à Cannes sans un ami ; car le docteur Maure est à -445- Grasse, et aucune de nos connaissances n'est encore venue. Le cher Prosper s'étonnait souvent et regrettait que vous ne lui ayez pas écrit depuis son départ de Paris. Je présume que les lettres se sont égarées ; mais j'espère que vous recevrez ces quelques lignes.
J. Lagden.
FIN
1864 | ||||
Pages | ||||
I. | Cannes | 17 |
janvier | |
II. | — | 28 |
— | |
III. | — | 4 |
février | |
IV. | — | 13 |
— | |
V. | — | 29 |
— | |
VI. | Paris | 19 |
mars | |
VII. | — | 24 |
— | |
VIII. | — | 1er |
avril | |
IX. | — | 13 |
— | |
X. | — | 20 |
— | |
XI. | — | 24 |
— | |
XII. | — | 1er |
mai | |
XIII. | — | 16 |
— | |
XIV. | — | 27 |
— | |
XV. | — | 3 |
juin | |
XVI. | — | 7 |
— | |
XVII. | Fontainebleau | 13 |
— | |
XVIII. | — | 22 |
— | |
XIX. | Paris | 27 |
— | |
XX. | Paris | 5 |
août | |
XXI. | — | 10 |
— | |
XXII. | — | 22 |
— | |
XXIII. | — | 5 |
septembre | |
XXIV. | — | 20 |
— | |
XXV. | — | 22 |
— | |
XXVI. | — | 2 |
octobre | |
XXVII. | Madrid | 11 |
— | |
XXVIII. | — | 24 |
— | |
XXIX. | — | 12 |
novembre | |
XXX. | Cannes | 27 |
— | |
XXXI. | — | 5 |
décembre | |
XXXII. | — | 24 |
— | |
1865 | ||||
XXXIII. | Cannes | 12 |
janvier | |
XXXIV. | — | 27 |
— | |
XXXV. | — | 15 |
février | |
XXXVI. | Paris | 14 |
mars | |
XXXVII. | Cannes | 26 |
— | |
XXXVIII. | — | 13 |
avril | |
XXXIX. | — | 22 |
— | |
XL. | Paris | 4 |
mai | |
XLI. | — | 12 |
— | |
XLII. | — | 19 |
— | |
XLIII. | — | 23 |
— | |
XLIV. | — | 2 |
juin | |
XLV. | — | 5 |
— | |
XLVI. | — | 7 |
— | |
XLVII. | Paris | 14 |
juin | |
XLVIII. | — | 23 |
— | |
XLIX. | — | 26 |
— | |
L. | — | 3 |
juillet | |
LI. | — | 9 |
— | |
LII. | — | 16 |
— | |
LIII. | — | 3 |
septembre | |
LIV. | — | 6 |
— | |
LV. | — | 10 |
— | |
LVI. | — | 12 |
— | |
LVII. | Biarritz | 21 |
— | |
LVIII. | — | 3 |
octobre | |
LIX. | Paris | 13 |
— | |
LX. | — | 17 |
— | |
LXI. | — | 24 |
— | |
LXII. | — | 2 |
novembre | |
LXIII. | Compiègne | 16 |
— | |
LXIV. | Paris | 22 |
— | |
LXV. | Cannes | 2 |
décembre | |
LXVI. | — | 18 |
— | |
LXVII. | — | 27 |
— | |
1866 | ||||
LXVIII. | Cannes | 7 |
janvier | |
LXIX. | — | 24 |
— | |
LXX. | — | 2 |
février | |
LXXI. | — | 13 |
— | |
LXXII. | — | 22 |
— | |
LXXIII. | Cannes | 2 |
mars | |
LXXIV. | — | 16 |
— | |
LXXV. | — | 2 |
avril | |
LXXVI. | Paris | 15 |
— | |
LXXVII. | — | 26 |
— | |
LXXVIII. | — | 4 |
mai | |
LXXIX. | — | 9 |
— | |
LXXX. | — | 13 |
— | |
LXXXI. | — | 23 |
— | |
LXXXII. | — | 31 |
— | |
LXXXIII. | — | 6 |
juin | |
LXXXIV. | — | 8 |
— | |
LXXXV. | — | 10 |
— | |
LXXXVI. | — | 25 |
— | |
LXXXVII. | — | 28 |
— | |
LXXXVIII. | — | 2 |
juillet | |
LXXXIX. | — | 5 |
— | |
XC. | — | 7 |
— | |
XCI. | — | 11 |
— | |
XCII. | — | 15 |
— | |
XCIII. | Saint-Cloud | 12 |
août | |
XCIV. | — | 19 |
— | |
XCV. | Paris | 28 |
— | |
XCVI. | Biarritz | 8 |
septembre | |
XCVII. | — | 14 |
— | |
XCVIII. | — | 21 |
— | |
XCIX. | — | 3 |
octobre | |
C. | — | 17 |
— | |
CI. | Paris | 25 |
— | |
CII. | — | 28 |
— | |
CIII. | Paris | 30 |
octobre | |
CIV. | — | 2 |
novembre | |
CV. | — | 7 |
— | |
CVI. | Cannes | 18 |
— | |
CVII. | — | 29 |
— | |
CVIII. | — | 7 |
décembre | |
CIX. | — | 21 |
— | |
CX. | — | 27 |
— | |
1867 | ||||
CXI. | Cannes | 7 |
janvier | |
CXII. | — | 20 |
— | |
CXIII. | — | 21 |
— | |
CXIV. | — | 10 |
mars | |
CXV. | — | 28 |
— | |
CXVI. | Paris | 4 |
avril | |
CXVII. | — | 16 |
— | |
CXVIII. | — | 27 |
— | |
CXIX. | — | 6 |
mai | |
CXX. | — | 17 |
— | |
CXXI. | — | 24 |
— | |
CXXII. | — | 26 |
juin | |
CXXIII. | — | 30 |
— | |
CXXIV. | — | 5 |
juillet | |
CXXV. | — | 11 |
— | |
CXXVI. | — | 19 |
— | |
CXXVII. | — | 26 |
— | |
CXXVIII. | — | 7 |
août | |
CXXIX. | — | 21 |
— | |
CXXX. | Paris | 2 |
septembre | |
CXXXI. | — | 13 |
— | |
CXXXII. | — | 27 |
— | |
CXXXIII. | — | 9 |
octobre | |
CXXXIV. | — | 15 |
— | |
CXXXV. | — | 25 |
— | |
CXXXVI. | Cannes | 28 |
novembre | |
CXXXVII. | — | 16 |
décembre | |
1868 | ||||
CXXXVIII. | Cannes | 8 |
mars | |
CXXXIX. | — | 19 |
— | |
CXL. | — | 4 |
avril | |
CXLI. | Montpellier | 25 |
— | |
CXLII. | Paris | 28 |
mai | |
CXLIII. | — | 11 |
juin | |
CXLIV. | — | 16 |
— | |
CXLV. | — | 18 |
juillet | |
CXLVI. | Fontainebleau | 24 |
— | |
CXLVII. | — | 2 |
août | |
CXLVIII. | — | 11 |
— | |
CXLIX. | Paris | 20 |
— | |
CL. | — | 1er |
septembre | |
1869 | ||||
CLI. | Cannes | 22 |
janvier | |
CLII. | — | 15 |
mars | |
CLIII. | — | 23 |
— | |
CLIV. | — | 6 |
avril | |
CLV. | Cannes | 22 |
avril | |
CLVI. | Paris | 7 |
mai | |
CLVII. | — | 22 |
— | |
CLVIII. | — | 9 |
juin | |
CLIX. | — | 20 |
— | |
CLX. | Saint-Cloud | 11 |
juillet | |
CLXI. | — | 26 |
— | |
CLXII. | Paris | 16 |
août | |
CLXIII. | — | 26 |
— | |
CLXIV. | — | 7 |
septembre | |
CLXV. | — | 15 |
— | |
CLXVI. | — | 2 |
octobre | |
CLXVII. | — | 9 |
— | |
CLXVIII. | Cannes | 28 |
— | |
CLXIX. | — | 7 |
novembre | |
CLXX. | — | 4 |
décembre | |
CLXXI. | — | 26 |
— | |
1870 | ||||
CLXXII. | Cannes | 6 |
janvier | |
CLXXIII. | — | 16 |
— | |
CLXXIV. | — | 3 |
février | |
CLXXV. | — | 27 |
— | |
CLXXVI. | — | 5 |
mars | |
CLXXVII. | — | 20 |
— | |
CLXXVIII. | — | 30 |
— | |
CLXXIX. | — | 20 |
avril | |
CLXXX. | — | 4 |
mai | |
CLXXXI. | Cannes | 21 |
mai | |
CLXXXII. | — | 29 |
— | |
CLXXXIII. | Paris | 7 |
juin | |
CLXXXIV. | — | 7 |
juillet | |
CLXXXV. | — | 17 |
— | |
CLXXXVI. | — | 25 |
— | |
CLXXXVII. | — | 27 |
— | |
CLXXXVIII. | — | 11 |
août | |
CLXXXIX. | — | 16 |
— | |
CXC. | — | 21 |
— | |
CXCI. | — | 22 |
— | |
CXCII. | — | 24 |
— | |
CXCIII. | — | 25 |
— | |
CXCIV. | — | 26 |
— | |
CXCV. | — | 28 |
— | |
CXCVI. | — | 4 |
septembre | |
CXCVII. | Cannes | 13 |
— | |
Appendice |
FIN DE LA TABLE
615-81. — Corbeil. Typ. et stér. J. Crété.
On n'a effectué aucune correction dans les passages en grec, qui sont transcrits conformément à l'original.