Title: Pour l'Amour du Laurier: Roman
Author: Auguste Gilbert de Voisins
Author of introduction, etc.: Pierre Louÿs
Release date: May 1, 2021 [eBook #65219]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
GILBERT DE VOISINS
ROMAN
PRÉFACE
DE
PIERRE LOUŸS
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50
1904
Tous droits réservés.
DU MÊME AUTEUR
PROCHAINEMENT :
Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.
S’adresser, pour traiter, à la Librairie Paul Ollendorff, 50, Chaussée d’Antin, Paris.
Il a été tiré de cet ouvrage dix exemplaires sur papier de Hollande.
J’offre à mon ami
ALBERT ERLANDE
cette invention chimérique.
G. V.
LETTRE A LA LECTRICE
Madame,
Le roman que j’ai le très grand honneur de vous présenter ici aurait de quoi vous surprendre avant de vous charmer, si quelqu’un ne se hasardait pas à vous l’expliquer tout d’abord. En deux mots, voici comment : c’est une intrigue entre jeunes gens contemporains et personnages fabuleux.
En littérature, vous le savez, certaines choses sont admises et d’autres ne le sont point. Il est reconnu que nous pouvons faire converser les Grecs avec les divinités de leurs mythologies, et les Croisés avec des ondines. Cela est parfaitement licite et on ne nous dira rien si tel est notre goût, pourvu que nous parlions en termes décents. Mais, le XIIIe siècle passé, toute imagination nous est interdite. Nous entrons, paraît-il, dans une Histoire nouvelle, à la mort de saint Louis, sans qu’on nous dise avec clarté pourquoi les temps antérieurs étaient un peu moins historiques, ou les suivants moins fabuleux. Gœthe a fait preuve d’une hardiesse extrême en laissant monter Faust sur le dos de Chiron. Victor Hugo a soulevé les risées du Second Empire en publiant un dialogue avec une certaine « Bouche d’Ombre » qui n’était pas de chair et d’os. Quant à M. de Banville, qui causait en prose et tout éveillé avec les fées du bois de Meudon, son cas fut considéré comme pathologique.
Je ne comprends pas du tout pourquoi.
Réfléchissez, madame, que si un personnage est en effet surnaturel, les lois de la nature étant immuables, il n’est pas plus hétéroclite de notre temps que trois mille années plus tôt. On est surnaturel ou on ne l’est pas. Aucun zoologue ne vous citera un animal qui serait surnaturel au XXe siècle et qui ne l’eût pas été au XIIe. S’il est réellement impossible qu’un Centaure, c’est-à-dire un mammifère, ait trois paires de pattes comme un insecte, cela n’était pas moins impossible à l’origine du monde, car, si les espèces ont varié, les caractères généraux des familles animales sont restés identiques à leur premier aspect. Si donc vous admettez qu’Ulysse ait pu rencontrer les Sirènes, vous n’avez plus le droit de sourire à nos romans lorsqu’ils vous disent que nous aussi, nous avons entendu des Voix sur la mer.
« Ulysse, répondez-vous, croyait aux Sirènes ; Nous n’y croyons plus. » Mais comment donc, madame, mais nous y croyons. Je crois aux Sirènes de toute mon âme, comme je crois à la Muse qui est auprès de moi au moment où je vous écris et qui me dicte ces phrases un peu comme elles lui viennent, avec beaucoup de laisser-aller dans le style et dans la pensée parce que c’est une très jeune Muse qui ne s’attarde pas ce soir aux finesses de la syntaxe. Comment ne croirais-je pas en elle, puisque je l’entends, puisque je la vois ?
Douter que les demi-dieux existent ! ce serait douter de la poésie pure. Il y a toujours eu des nymphes dans les bois ; il suffit de les prier pour les apercevoir à travers la mousse des chênes et les chevelures des roseaux. Les fleurs ne sont faites que pour elles, les prairies pour leurs pieds nus, les clairières pour leurs danses, les sous-bois pour leurs sommeils. La nuit forme leurs lignes avec du clair de lune et le jour avec de l’ombre. Tout est vivant dans l’invisible, tous les souffles ont un esprit, toutes les fontaines une âme immortelle.
Voilà ce que M. Gilbert de Voisins vous dira beaucoup mieux tout à l’heure avec son talent créateur et sa foi de poète sincère. Ne protestez pas trop tôt que vous ne croyez plus aux Sirènes. Quand vous aurez lu ce livre-ci, vous les entendrez partout.
PIERRE LOUŸS.
POUR L’AMOUR
DU LAURIER
Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée ?
C. B.
On ne vit qu’en s’incorporant à quelque être plus grand que soi-même ; il faut appartenir à une famille, à une société, à une science, à un art ; quand on considère une de ces choses comme plus importante que soi, on participe à sa solidité et à sa force ; sinon, on vacille, on se lasse et on défaille ; qui goûte de tout se dégoûte de tout.
H. T.
J’ai suivi l’ombre de mes songes.
A. de M.
Sylvius Persane avait mille raisons d’être content de lui-même. La première était qu’il faisait beau. On s’attribue volontiers les grâces que l’on estime chez autrui et l’agrément de la nature est un motif d’être avantageux. Aussi bien la tiédeur admirable de l’air, l’aménité du vent et le ciel turquoise donnaient-ils, ce jour-là, un plaisir d’autant plus vif, qu’à Paris les après-midi de février sont trop souvent glaciales. Autre raison : Sylvius Persane se sentait jeune. Le matin même, il s’était trouvé au miroir de son porte-manteau, du teint et de la mine. Ses vingt-cinq ans avaient tout à fait bonne allure. Etroitement pris dans un veston de coupe juste, avec une face fraîche, de grands yeux bleus, un casque de cheveux blonds et ce peu de moustache qui relevait la lèvre, Sylvius figurait fort bien l’adolescent délicat, rêveur, curieux de tout, mais qui tâche à ne point se commettre ni se crotter. Aussi marchait-il sur les Champs-Elysées avec un petit air de coq vainqueur où il y avait aussi un peu de la satisfaction du paon qui se déploie.
Pourtant, Sylvius Persane regardait les gens qui passaient, sans orgueil, car le contentement de soi incline volontiers à la mansuétude, mais, de leur côté, les passants avaient autre chose en tête que de considérer ce jeune homme. Il y avait une grosse femme qui se hâtait, les seins et le ventre en avant, et agitait son parasol vers un fiacre. Il y avait deux enfants qui faisaient tourner une toupie et voler un ballon. Il y avait des hommes qui semblaient aller à leurs affaires, et d’autres, plus anxieux, qui paraissaient courir vers les affaires d’autrui. Quelques bonnes se confiaient les secrets de leurs maîtres. Des mioches riaient à Guignol ; et sombres, ennuyeux, superflus, des sergents de ville faisaient les cent pas pour maintenir l’ordre.
Sylvius vit, clairement, que le monde ne s’occupait pas de lui. Il en conçut un certain déplaisir. Dans cette ville où il vivait depuis trois ans, pour la première fois il se sentait étranger.
Il avait quitté le Périgord, séjour de son enfance, sans regret. Rien ne l’y retenait plus que le charme de quelques souvenirs. D’ailleurs, lorsqu’on est orphelin, sans autres attaches d’affection que celles, très fortes, il est vrai, qui vous lient à vous-même, lorsque des rentes bien établies engagent l’avenir à vous ménager, et qu’on aie plus vif désir de connaître de la vie ce qu’elle offre de brillant et de sonore, le pavé de Paris est le seul terrain où l’on se sente à l’aise et l’air du boulevard le seul air qui vous grise.
Toutefois, en quittant les Champs-Elysées après une heure de marche au soleil, Sylvius était triste. Il revint par le Cours-la-Reine. Le fleuve s’était brusquement assombri, du fait d’un nuage qui occupait l’azur. L’eau huileuse et lourde, clapotante à cause des bateaux, salie par les écumes, était un spectacle sans beauté. Un mendiant, penché sur le parapet et qui regardait ces choses, tourna vers Sylvius ses yeux vitreux et tendit la main.
Oh ! que la vie est donc lugubre et laide, tout à coup, sans qu’on sache pourquoi ! D’office, elle impose une tristesse dont on ne peut se défaire.
Et, comme pour insister, le vent devint revêche. Les arbres, agités de brusques soubresauts quand des coups d’air visitaient leurs ramures nues, crièrent, gesticulèrent de leurs branches encore maigres.
Février laissait choir son masque de printemps.
Sylvius fut chassé par ces manifestations que donnaient les marronniers de leur mauvaise humeur. Pour hâter encore le pas du jeune homme, l’un d’eux remua soudain tout son petit squelette. Gestes mélancoliques !
Sylvius rentra chez lui.
Il s’assit dans le fumoir. C’était une chambre dont les meubles profonds convenaient aux heures de tristesse : des coussins orientaux endorment si bien un cœur ennuyé ! Aux murs, des eaux-fortes, achetées avec trop de hâte, témoignaient d’un goût curieux. De belles reliures s’alignaient sur une étagère, elles protégeaient des livres heureusement choisis ; un piano drapé coupait, un angle où se dressait la forme fantastique et gracile d’un vase couronné de trois orchidées.
Sylvius s’assit à son bureau. Là, il projetait parfois de travailler à quelque chose. Il remua des papiers, lut des notes, ouvrit des livres, étouffa ses bâillements.
« Est-il possible, se disait-il, que la vie soit si pareille à elle-même et que chaque jour n’apporte rien de nouveau qu’un chiffre à l’éphéméride ! »
Sur une feuille, il dessina à la plume un paysage allégorique, et, toujours bâillant, tâcha de s’y intéresser… Avoue donc que tu t’ennuies, Sylvius !… Voilà maintenant que tu changes de place et d’expression, que tu regardes la poussière qu’on a laissée sur ton piano, que tu déplies un journal, (inutile de le lire il est d’hier !) Va ! remue-toi ! tu ne t’ennuieras pas moins !… Eh ! oui ! je sais ! chaque jour tu sors de chez toi d’un air victorieux, le cœur léger, l’œil brillant ! A quoi bon, si c’est pour rentrer tout penaud ?
Pourtant, ces livres, ces fauteuils, cette existence facile, n’est-ce rien ?
Non ! — Sylvius se dit qu’étant venu au monde un jour de juin où le soleil brillait, où les mésanges s’évertuaient à rendre l’air joyeux… (comment le savait-il ?… son institutrice le lui avait dit)… il ne pouvait, entré avec tant de splendeur dans ce monde, le parcourir indifféremment. — Tenez ! on voit déjà le bout de l’oreille. — Sylvius est un peu suffisant.
Cela lui a poussé sans qu’il y mît beaucoup du sien, parce qu’étant enfant et seul de son espèce, (les petits paysans, ses camarades, ne comptaient pas), la victoire lui restait toujours. Puis, il était sujet à certaines poussées d’imagination, comme en ont les grands hommes. Il songeait, sans prendre beaucoup de peine, à divers aspects plaisants de l’univers et tout le monde admirait que l’on pût rêver si jeune. — Alors, que voulez-vous ! roi dans son petit royaume d’arbres, de vaches et de pâturages, bientôt il désira, quand ses parents furent sous terre et la campagne vendue, être roi autre part. L’ambition le poussa à ne point se tenir tranquille ; il ne voulut pas devenir simplement un homme de goût et apprécier le miel d’une oisiveté honnête.
« Ah ! Dieu ! soupirait-il. Parfois, s’éveille en moi une émotion imprévue, mais la cruelle se rendort. Quand donc viendra-t-elle cette gloire qui doit me couronner d’un laurier double et vert ? »
L’image lui revenait alors de ce parc où il vivait jadis de façon si princière, du grand parc et de ses entours… oh ! la prairie surtout ! la prairie en pente qui menait aux reflets de la rivière. Dominant cet univers d’herbe douce, il y avait deux grands chênes qui bruissaient majestueusement…
Il fait dans la chambre une chaleur d’étuve. Sylvius sent sa tête peser. Les souvenirs sont toujours malsains. Il ouvre la fenêtre et s’assied sur le bord. De ce rez-de-chaussée qu’il habite, on a une perspective de promeneur.
Des voitures passent, emportant de jolies personnes, plus jolies d’avoir passé si vite. Une victoria vernie s’arrête devant la maison d’en face. Deux femmes en descendent, minces, bien habillées : deux gravures de modes. Des gens se retournent et regardent. — Les beaux manteaux ! et ces chapeaux à fleurs sombres !
« Mâtin ! » dit une bourgeoise admirative.
Et le défilé continue :
Voici un général. Son cheval piaffe comme dans les tableaux de revue.
Voici un vieillard à lunettes que Sylvius a entendu professer au Collège de France. C’est un sage et un orateur.
Ah ! cette figure joyeuse et rasée qu’on dirait aplatie par un coup de poing ! Sylvius a reconnu l’acteur en renom. Il l’a si souvent applaudi !
Vraiment, c’est comme si des symboles se promenaient.
Et cet autre ! Il est anonyme, mais il représente tant de choses ! Il regagne son quartier en traversant des rues ennemies. La casquette basse, la démarche balancée, le pantalon étroit, un certain air malpropre et suffisant… On l’a vu, sur les boulevards extérieurs, surveiller les amours d’une fille blonde qui l’adore.
La gloire, tout cela !
Sylvius quitte la fenêtre et va dîner. Il ne veut pas prêter trop d’attention aux sauces, au vin, aux fruits… Il rêve ailleurs… Très haut.
Ici, dans l’appartement de garçon qu’il meubla avec tant de soin, c’est la vie médiocre et facile, indulgente, paresseuse, douce à l’homme… Là-bas, c’est l’action, la fièvre, les soucis… mais, lorsqu’on passe dans la rue, les gens se retournent.
Le choix de Sylvius est fait. Il veut le laurier… Et Sylvius retourne à la fenêtre ouverte d’où l’on voit le monde.
La nuit est acide et mordante. La rue tranchée de lumières et d’ombres, blafarde ou noire, froide, trop droite, va jusqu’à ce lointain où elle se mélange à des brumes. Sylvius soupire. Un bec de gaz le considère, ironique, avec son œil de cyclope clignant sous un sombre chapeau.
En vérité, le paysage n’a rien qui séduise : des échafaudages autour d’une maison à moitié construite, des palissades, des plâtras, une brume de fumée… Et Sylvius, un peu transi, songe à la prairie en pente qui mène à la rivière.
« Peut-être, à cette heure même, les deux chênes bruissent-ils divinement à feuillage mêlé. »
Persane pose un doigt sur sa tempe et ses lèvres ébauchent des paroles :
« Sous ce toit innombrable, tu venais t’allonger, petit Sylvius, à l’époque heureuse des mollets nus et des boucles blondes. Tu te choisissais une place où tes pieds fussent bien enfouis parmi les herbes chaudes et ta tête reposée dans de l’ombre. Tu perdais ton regard suivant le réseau des moindres branches et te prenais à rêver, sans dormir, parce que l’on rêve plus longtemps ainsi et que l’on goûte mieux ses imaginations. »
Qu’elle était belle cette grande masse de feuillage poreux ! Quand il la regardait jadis, l’esprit à la dérive, son rêve, à force d’être rêvé, prenait corps, et, bientôt, dans le monde supérieur de la verdure, des femmes paraissaient, nues et charmantes, qui lui souriaient entre les feuilles et lui chantaient parfois sa gloire future.
Sylvius prêta l’oreille aux bruits de la ville endormie pour les dénigrer et les haïr. — Il y en avait beaucoup, c’était très compliqué : un fracas de charrettes, une cheminée en querelle avec le vent, des murmures, des pas de passants, mille autres choses…
Seuls, quelques sons indistincts lui plurent par certain air de chanson gracieuse et défaillante. On eût dit le cri d’un marchand ambulant : deux notes hautes d’abord, puis deux notes basses, et le reste en notes hautes avec une fin tout à fait pointue.
Et le jeune homme vit, en se penchant vers la rue, la forme grise d’une vieille femme qui se hâtait. Elle portait sur l’épaule un long bâton au-dessus duquel flottaient des choses rondes et colorées, assez semblables aux ballons que des vendeurs retiennent dans les allées d’un parc à la mode.
Deux noctambules dépassèrent la vieille et ne parurent point l’avoir vue…
Sylvius soupira, songeant aux vagues murmures du feuillage, aux entretiens des rossignols, aux corolles des roses. La ville lui parut un lieu morne et lui-même se sentit désolé, plus désolé encore, parce qu’il était trop seul. Il eût désiré la caresse d’une chevelure, des gestes voluptueux, un nuage qui passe, le sourire du soleil, des paroles apaisantes, un champ de blé où les coquelicots mettent des points de sang clair, un baiser surtout, ce baiser qui fait toucher à la gloire, ne fût-ce qu’un instant… Pourtant n’était-ce point à Paris que se distribuent les étreintes et les couronnes ?
Et, comme si cette incertaine nuit, elle-même, avait parlé, une voix ancienne, fine et tremblante, dit à Sylvius :
« Jeune homme, qu’avez-vous ? Quelle tristesse vous navre et que cherchez-vous dans le ciel ? Phœbé et son croissant qui penche, ou la figure de vos songes ? »
La femme aux ballons !
Sylvius tressaillit. Une interrogation faite de plain pied indispose d’ordinaire.
« Phœbé ? La figure de mes songes ? Pourquoi me parlez-vous ? Qui êtes-vous ? »
Il n’avait point entendu cette vieille s’approcher. Avait-elle donc une démarche aussi peu sensible que la fuite d’une feuille sur les eaux ? Sa figure était toute composée de rides, et l’on ne voyait en elle que des marques d’années. Sur son épaule était appuyé un long bâton, et, du nuage de grosses boules qui flottait au-dessus de sa tête, sortait un murmure comme d’une société de moineaux, ou d’une lointaine école laïque en promenade. Elle était ainsi entourée d’un bruissement, ou, mieux, d’un petit gazouillis de confessional.
Sylvius ne sut que penser de cette apparition imprévue, mais il s’y habitua aussitôt. Le souvenir des belles dames qui vivaient, toutes nues, dans les chênes, avait mis son esprit en état d’accepter la plus audacieuse fantaisie. — Avec cette vieille, si proprette, et dont les haillons avaient un air soyeux et composé, il causa d’abord, comme il eût fait, le soir d’un bal, avec un masque en intrigue.
« Etait-ce donc vous, madame, qui chantiez tout le long de la rue ? De ce chant, le sens ne me parvint pas, mais sa mélodie me parut très persuasive. Je suis curieux de savoir quelles marchandises vous pouvez bien vanter, à une heure où la ville est si déserte ? »
La vieille défripa d’un doigt vif les loques de sa robe et répondit :
« Oui, c’était moi, jeune homme, et je suis heureuse que vous ayez pris garde à mes accents. Si nombreux sont les gens qui me considèrent sans me voir du tout et qui, dans mes chansons, n’entendent qu’un bruit de brise ! J’en arrive parfois à douter de moi-même, ou, pour mieux dire, à ne plus savoir au juste si j’existe. Vous êtes bien, ô Sylvius Persane ! de la race de ceux qui croient en ma réalité. Voilà pourquoi je suis venue offrir quelques répliques à vos songeries. »
Durant qu’elle parlait, le jeune homme se sentait parcouru d’une étrange souleur. Il y avait, dans la voix de cette vieille, un timbre sans précédent, des modulations inouïes, un ton de mystère dont la surprise était nouvelle, et c’était comme si le souffle d’une déesse franchissait des lèvres sensibles et bien humaines, comme si se manifestait, dans une chair mortelle, l’essence de la fée.
Sylvius pressentait quelque émerveillement. Celle qui discourait ainsi, mélodieuse, n’avait point l’esprit perdu. Encore moins avait-elle concerté les déchirures de sa robe pour se distraire à une plaisanterie sans témoins. Cette femme était trop pareille à celles dont la lecture d’historiettes poussiéreuses lui avait appris à peupler ses veilles et ses nuits… mais, quand il entendit qu’elle prononçait son nom, les syllabes qui le désignaient au monde éveillèrent en lui des notions précises et, brusquement, il se reprit.
Dans quel cauchemar était-il entré ? Quelle était la qualité de cette passante ? Une frayeur indubitable et glacée s’abattit sur lui. Il eut un geste qui repoussait ce prestige de l’ombre. Il essaya vainement de fermer la fenêtre, de s’enfuir, de crier, — mais la voix reprit, douce comme le vieil écho d’un ancien murmure :
« Oh ! ce mouvement de votre esprit est indigne et puéril, cher Sylvius ! Quoi ! parce que le rêve, quand il vous fait visite, a vraiment figure de rêve, parce que sa diction vous paraît singulière, vous avez peur et pensez reculer hors de prise en fermant une fenêtre ? Je vous croyais l’âme mieux trempée ! Cette fenêtre, vous ne la fermerez pas ! Je vous en défie ! Ce serait vous tuer à moitié et ne vivre plus qu’avec la part de vie dont le commun se déclare content ! Voulez-vous dépouiller la nuit de ses songes, la mer de ses soupirs et priver de leur poussière les rayons du soleil ? Ne vous pincez pas, mon ami, vous êtes tout à fait éveillé. »
La chair rugueuse, les tempes moites, Sylvius bégaya :
« Comment… comment savez-vous mon nom ? Comment devinez-vous ce que…
— Comment je sais vos sentiments les plus intimes ?… Ecoutez !… »
Elle tendit ses maigres doigts vers les yeux de Sylvius et dit :
« Quelque chose des récentes pensées reste toujours dans les prunelles. Au miroir des vôtres, j’ai pu voir des joies et des chagrins encore manifestes. Les accidents du jour, c’est la nuit qui les efface ; pardonnez-moi de les avoir surpris avant que le sommeil ne les eût dégagés de vos yeux… et d’avoir aussi deviné votre nom : tout mortel porte le sien écrit sur son visage.
— Mais… qui êtes-vous donc ? murmura Sylvius en un soupir rauque.
— Marchande, mon ami, je suis marchande d’amours, et même j’oublie, à causer avec vous, les devoirs de ma profession. »
Elle recula de quelques pas dans la rue et chanta :
« Qui veut des amours ? des amours tout frais ? Qui veut des amours ? »
On eût dit que, dans un bois, une flûte préludait. En outre, la mystérieuse musique qui planait au-dessus de la vieille se fit plus forte. On y distinguait maintenant le son de diverses petites voix. — Sylvius tomba dans un fauteuil et se mit à pleurer d’épouvante. Il ne pouvait détacher son regard de la figure étrange de cette femme qui lui souriait, là, tout près, dans la rue… Tant de sensations nouvelles l’accablaient que de longues larmes glissèrent sur ses joues. Qu’avait-il fait pour perdre ainsi la raison ?
Soudain, maigre et légère, la vieille bondit sur le rebord de la fenêtre et de là dans la chambre, entraînant à sa suite le nuage musical qui bourdonnait au bout du bâton.
Mais, alors, Persane sut, à n’en pas douter, qu’il avait franchi le seuil des féeries, car, autour de lui, le long des murs, contre le plafond, en place des petits ballons qu’il avait cru voir, une douzaine de têtes ailées, sans corps, têtes blondes, rousses et brunes, voletaient en piaillant à voix douce et mêlaient leurs discrètes chansons.
La vieille s’approcha de Sylvius ; elle posa sa main sur le front du jeune homme, et, caressant ses yeux ensevelis :
« Ami, murmura-t-elle, il ne faut pas que votre esprit s’effare, parce que les dieux vous ont donné le regard d’un poète. Seuls, croyez-moi, sont ineffables les aspects que l’on dit irréels. »
Et, comme elle parlait, une délicieuse paix s’épancha en Sylvius ; elle calma sa fièvre, suspendit sa terreur, le remit en posture d’honnête homme. — La vieille avait fermé la fenêtre. Tout à coup, elle donna l’essor à sa troupe gazouillante.
Minute non pareille ! instant inoubliable. Persane ouvrit les yeux et fut aussitôt soulevé par le flot d’une irrésistible joie. Amours ! beaux amours fredonneurs ! vous l’entouriez de vos danses ailées et le charmiez de vos chansons. — Et toi, invraisemblable fée ! docte, vieille et moqueuse, tu restais appuyée, des deux mains croisées, sur ton bâton et souriais au jeune homme avec tendresse, mais ton sourire se faisait narquois au coin ridé de ta lèvre.
Sylvius se leva, et ce fut d’abord, dans sa gorge, un sanglot de plaisir. Le temps de son enfance lui semblait revenu, le temps heureux où toutes les images étaient merveilleuses. Il étendit les deux bras, et, dans un délire de bonheur :
« Ce serait donc vrai ? s’écria-t-il. Tout ce que l’on m’enseigna naguère serait vrai ? et vrais aussi les contes de fées ? Vraies les aventures de Riquet à la Houppe ? Vraie la querelle de Marsyas avec Apollon ? Les forêts seraient vraiment peuplées de déesses fugitives ? et les oliviers comprendraient des déesses vivantes ? L’oiseau bleu se serait vraiment posé sur le palais de la Belle au Bois dormant ? Les filles du Rhin auraient vraiment gardé l’or qui scintille ? et, quand vient le crépuscule, les bergers ne seraient point fous s’ils craignaient qu’un satyre dérobât leurs brebis ? Tout cela serait vrai ?
— Vous allez peut-être un peu loin, répondit la vieille en riant. Ces bonnes gens dont vous me parlez sont très célèbres sans doute, mais je ne témoignerais pas en justice de leur réalité. Les dieux, mon cher ami, ne courent pas les rues, et, parmi ceux que vous me citez, il doit bien y avoir quelques immortels de pure fantaisie ! D’ailleurs, vous me posez là un problème trop difficile. Je crains que vous n’exagériez ma qualité. Je ne suis en somme que marchande d’amours et mes talents sont assez modestes. »
Elle s’accroupit dans un fauteuil en face de Sylvius qui joignait les mains comme pour une prière, toussa légèrement et reprit :
« Je vous ai dit ma condition. Dans cette ville, je me promène, la nuit tombée, avec mes petits pensionnaires liés par des cordons de soie à ce bâton qui peut passer pour une baguette de magicienne. De temps à autre, je m’arrête et lâche deux ou trois de ces enfants. Ils vont chercher fortune à leur guise, et ceux qui ne trouvèrent point d’emploi reviennent au colombier. C’est là que retournent aussi ceux qui avaient allumé une flamme en deux cœurs humains, lorsque, leur tâche finie, la flamme est morte. Certains m’ont quittée depuis longtemps et battent de l’aile autour de deux têtes branlantes. Quand je les revois, c’est à peine si je reconnais, dans la figure si vieille parmi ses boucles blanches, l’amour jadis si rose et si joufflu. Il en est aussi d’immortels : ceux-là qui présidèrent aux passions célèbres, et, tout vieux qu’il soit, l’amour qui tua Roméo, chuchote encor un madrigal, lorsqu’il entend la voix des alouettes. »
Sylvius ouvrait les yeux comme un enfant ébahi :
« C’est plus beau qu’un beau songe, s’écria-t-il soudain. O mon immortelle ! vous me rendez toute la magie de mon enfance, alors que, dans l’ombre de deux chênes, je rêvais d’être roi et de vouer ma vie à l’amour du laurier ! »
La vieille bondit vers Sylvius et, scrutant ses prunelles, murmura :
« Pauvre petit ! Serais-tu donc ambitieux ?
— Non ! la vie est trop laide ! Vous partie, je ne saurai que faire dans un monde sans rêves et sans aventures. »
La vieille se leva et se mit à rassembler les fils de soie qui ondoyaient dans l’air.
« Des aventures ! dit-elle d’un ton léger, des aventures ! Enfant ! il y en a autour de chacun de nous et la vie est belle à qui sait l’embellir. Allons ! je pars. Je me suis attardée. Il ne passe plus d’omnibus à cette heure ; je ne pourrai plus bondir, invisible, sur une impériale, et n’ai point emporté mon balai de sabbat. Cet instrument d’aviation est d’ailleurs suranné et d’un usage peu pratique. Diable ! je n’ai pas mon compte, dit-elle en rattachant les fils à son bâton. Où est Julien ! »
Elle parcourut la chambre.
« Saleté ! s’écria-t-elle. Regardez, Persane, où il s’était tapi ! »
Sous le divan de Sylvius, un amour tout rose geignait et pleurait en battant des ailes. Il avait passé sa tête dans un cerceau de ruban couleur saumon qui semblait bien être une jarretière. Contre l’étoffe, il frottait sa joue, et de singuliers hoquets de douleur gloussèrent dans son petit gosier quand la vieille le gifla de sa main sèche.
« Jeune ordure ! Faut-il qu’il ait du vice ! Mais, dites-moi, Sylvius, comment se fait-il que, sous votre divan, il y ait une jarretière ?
— Elle fut sans doute laissée par une des demoiselles avec qui je m’exerce à l’amour ! Ces adolescentes, pour aimables qu’elles soient, ne laissent pas d’être un peu désordonnées. »
La vieille eut un sourire :
« Je vous ai donc épargné, et je m’en félicite, une liaison dont vous n’êtes point digne. Ah ! mon ami, dit-elle en faisant rentrer l’amour dans son troupeau, cet adultère en herbe me donne un tourment continuel. M’eût-il échappé, ç’aurait été pour vous mille ennuis : rendez-vous clandestins, recherches de mensonges, maris courroucés… que sais-je encore ! D’ailleurs, je n’ai rien dans mon troupeau qui puisse vous convenir : quelques passades seulement et trois idylles trop platoniques. »
Mais Persane n’écoutait pas :
« Que vais-je devenir, maintenant, s’écria-t-il, les yeux pleins de larmes. Croyez-vous que je puisse me contenter du train banal de l’existence ? Ce serait m’offrir une gousse d’ail à moi qui ai respiré la rose la plus rare. Dites-moi du moins quand je vous reverrai ! Demain ? dans huit jours ? dans un mois seulement ! Oh ! que le temps me semblera long !
— Gamin ! grand gamin qui veux tout le cerisier parce que tu mangeas la moitié d’une cerise et faillis même t’y casser les dents ! Gamin ! la vie n’est pas un roman bien composé où tout personnage doit revenir, s’il y parut une fois ; bien plutôt serait-elle un songe, oui, un songe dont le cours imprévu et farceur chagrine la sensibilité et ne satisfait pas la raison. Ceux que vous eussiez voulu revoir n’auront fait que traverser votre vie toute encombrée par ceux que vous voudriez fuir. Je vous ai vu triste et suis venue vous consoler. Vous rêvez d’honneurs et de gloire et encore de ce laurier vert dont il vous plairait illustrer votre chevelure. Hé ! Hé ! les couronnes ne sont point denrées communes, pourtant, il s’en rencontre encore d’assez belles. Le tout est d’en trouver une à son front. Sachez bien vivre ! Adieu ! »
Elle n’était plus dans la chambre. Une détente brusque l’avait jetée vers la nuit, et Sylvius, penché sur le rebord de la fenêtre, ne la voyait qu’à peine, au bout de la rue, forme vacillante et bientôt évanouie.
Il se retourna, regarda la lampe, les cadres du mur, son piano, sa table… sa table où la jarretière couleur saumon était mollement repliée en forme de huit. Il jeta ce ruban sur la cheminée et, secoué de douleur, parcourut la pièce à grands pas. Non, rien de cette femme ne restait plus chez lui. Rien ne restait du tout. Elle avait tout emporté : les amours jargonneurs, son bâton, les lambeaux de ses soyeuses guenilles, le parfum de sa présence, tout !… Cependant, était-ce une prédiction qu’elle lui avait jetée :
« Il s’en rencontre encore d’assez belles… Sachez bien vivre ! »
Pouvait-il donc choyer ce bel espoir d’être célèbre ? le dorloter, durant les douces heures où l’on médite sur le temps qui accourt et le temps qui passe. Il serait célèbre, un jour ? Mais comment, et quand ? Serait-ce par ses vertus, sa force, ses passions ?… Et il se rappela, présage heureux, une vieille romance qu’on lui chantait jadis :
Comment avait-il pu se laisser impressionner par l’aigreur du vent, un arbre sans feuilles, un soir sans douceur ? Oui, dès le lendemain, il travaillerait à sa gloire, si indécise qu’elle fût encore.
Sylvius alla se coucher.
Dans son large lit, il se retourna quelque temps. Le sommeil ne venait pas. L’heure se dévidait au balancier précis de la pendule. Sylvius s’apaisa peu à peu. Il lui semblait qu’une brise tiède haletait dans la chambre. Un visage se dessinait quelque part : il disparaissait dès qu’on le regardait. Un coche passa sur une route, au galop de quatre bêtes écumantes ; le postillon à chapeau pointu faisait des arabesques avec son fouet. Clameurs… villageois étonnés… grelots qui tintent… Des amants se cachaient derrière les vitres embuées… puis il y eut un grand silence ; sur la pomme de son lit Sylvius vit se poser un bel oiseau.
Et le bel oiseau chanta.
Joies dont un homme se grise quand il a vingt ans et que le monde lui paraît peu redoutable ! délices parfaites ! abondantes ! pures ! délices blanches ! Sylvius vous connut, ce matin où février, pour lui plaire, s’était paré de rayons et semblait promettre quelques fleurs.
Dès le réveil, tandis que son valet de chambre lui tendait une tasse de chocolat, dès le réveil, après un court moment d’angoisse, Sylvius avait compris.
Non ! ce n’était point le jeu d’un songe ! Il ne dormait point quand la vieille avait, d’un bond, franchi l’embrasure de la fenêtre avec la roucoulante troupe des amours. Qu’un diable jovial, qu’un archange en goguette l’eût ému par ce mirage sans précédent, était-ce possible ? Non pas ! La main de cette immortelle pauvresse, il l’avait tenue entre ses doigts. Elle était sèche comme une branche morte et frémissante comme une araignée. On ne tient pas ainsi un rêve !
Il congédia son valet de chambre et courut vers le fumoir. Sur la cheminée il vit la jarretière. Sous le divan, l’amour fugitif s’en était fait un collier… sous ce même divan !… sous celui-là ! L’amour s’appelait Julien… mystère de plus que ce nom de roman psychologique dans une aventure d’un tour si précieux.
« Je suis attaqué par un conte de fée, s’écria Sylvius. Dois-je me défendre ? »
Il cueillit la jarretière et la fit tourner à son doigt :
« Voici l’anneau qui me permet les plus folles conjectures ! Dans un autre âge, il eût été d’or et magique. Il convient de ne point m’en défaire ! »
Et il le mit à son genou.
Il tâchait de penser vite et diversement, ne voulant pas s’attarder à des souvenirs qui, tout de même, le faisaient frissonner un peu ; — il tâchait aussi d’excuser en quelque sorte sa vision de la veille.
« Je gage que tout homme a eu son heure de rêve vivant… oui, chacun doit avoir connu quelque déesse ! — Incroyable secret ! âme de la conscience ! C’est l’écho des paroles divines une fois entendues qui fait que l’on achève de souffrir sa vie. Voilà qui expliquerait élégamment la vertu contagieuse des métaphysiques. »
Il sourit à sa pensée, mais l’amenda tout aussitôt.
« Eh ! non ! la volupté diffère suivant l’esprit qui la goûte. L’heure féerique dut être pour bien des gens, une heure de plaisir hors du lit conjugal, un médianoche bruyant, que sais-je encore !… mais moi !… »
Quelque temps, il occupa son esprit d’un parfum de gloire. Agréables fumées !… à travers leurs voiles tremblants, il se vit, pasteur de peuples qu’un trône d’or élève ou qu’un lit à colonnes retient près d’une impératrice, et puis encore poète porte-lyre, acclamé par une foule immense, et puis enfin, dans l’immobilité bleue de l’air, pilote hardi d’un aérostat. Cependant il achevait de se vêtir. — Il regarda sa montre. — Elle marquait midi.
Sylvius eut faim. (Un repas frugal donne de l’assurance, tonifie le courage, allège l’âme…)
Au dessert il s’écria :
« Et quand bien même chacun de mes songes se réaliserait ! Quand bien même je récolterais une moisson de gloire au cours de mille aventures !… Peu importe que les émotions d’hier me soient strictement personnelles. Elles ont été. Voilà le point capital. Le rêve s’offre à moi, je le prends et veux le boire et le manger, le savourer et m’en repaître, dussé-je le tarir ! La renommée ne doit-elle pas achever le festin ?… Non ! j’exagère !… Puisse mon histoire être simplement celle d’un brave garçon qui cherche sa couronne. »
Mais comme, au demeurant, il espérait beaucoup de son avenir, comme il ne laissait pas d’être content de lui-même, (orgueil de sorcier qui s’émerveille de sa propre magie,) il voulut affirmer son ambition, lui trouver un emploi, et, sans compter, dépenser ses heures à vanter, analyser, peser et surtout bien concevoir la qualité de sa prochaine vie.
Sa fièvre ne cessant point, il la mit à l’air et se dirigea vers les Champs-Elysées. Sous leurs arbres-balais, il rêva tout son saoul et l’on eût dit que c’était en songeries bourgeoises, n’était qu’il se retournait parfois avec brusquerie pour voir si quelque divinité ne marchait pas sur ses talons.
Il fit un kilomètre, puis il s’assit pour composer une conclusion à sa chimérique aventure. — Ayant admis qu’en principe l’architecte de l’univers ne dérangeait pas ses ouvriers pour de minces besognes, il sut bientôt, à n’en pas douter, que lui, Sylvius Persane, adolescent désœuvré, pouvait espérer le plus haut destin. Il résolut tout aussitôt, après avoir balancé les agréments de la royauté, du maréchalat et de divers autres honneurs, d’élire la gloire qui paraissait seule pure et suprême, celle d’un grand artiste. — Alors il regarda autour de lui avec une parfaite naïveté. Il n’eût pas été autrement surpris si quelqu’un était venu lui baiser les doigts en manière de félicitation déférente, et même il eût trouvé naturel, voire décent, que les passantes se fussent anéanties pour lui complaire et l’honorer en des flexions de révérence.
Mais non ! aucun évènement qui ne soit point d’usage… l’avenue est tranquille… des pauvres dorment ou grelottent sur les bancs… C’est le Paris coutumier. On ne voit que d’humbles fiacres et des promeneurs pacifiques. Un mendiant que la fonte d’une wallace soutient tend la main sans arrogance, bien qu’il soit aveugle, imbécile et sourd. Les arbres eux-mêmes sont pleins d’une indifférente urbanité et agitent leur bois discrètement.
Alors Sylvius se lève et marche :
« Je serai grand ! Mon nom restera gravé dans la mémoire des hommes. Au printemps les filles pubères me mêleront à leurs rêves ! »
Il se hâte, c’est tout juste s’il ne court. Un gamin le voit et, gouailleur :
« Oh ! la, la ! c’te vitesse ! Veux-tu que je t’entraîne ? »
Sylvius s’arrête. Il lui semble soudain qu’incitée par ce petit garçon la nature entière le raille. Et, de fait, un marronnier pointe vers lui une branche froide avec un air de le montrer au doigt, — une nuée s’évade en plein ciel, souple et cambrée… c’est bien là le geste moqueur d’une danse ! — deux merles sautillent sur un gazon de plate-bande, s’arrêtent, se retournent vers Sylvius, sifflent… (le sifflent assurément) et s’en vont, prestes comme des rats sur échasses. — Persane hèle un fiacre :
« Allez au Bois ! Allez n’importe où ! »
Et rencogné, il mâche rageusement sa cigarette. — Les choses ne sont point en harmonie avec le trouble de son âme, et, déjà, il doute de sa vocation. Un grand artiste impose à la nature ses manières de voir, de sentir et même de supposer. Ses belles mains la façonnent à son image et il ne permet, parfois, au printemps d’être encore le printemps, lorsque lui se désole, que par condescendance. En vérité, voit-on Orphée exaltant l’amour dans un cirque de rochers secs, l’allégresse dans une nuit sans étoiles, alors que le moindre de ses chants faisait frémir un paysage et balayait le ciel le plus couvert ? — De même, quand, jadis, au pied d’un olivier, Platon essayait une conjecture, ne doutons point que le bel arbre l’aidât de toutes ses branches retordues, comme, aussi bien, serait-il folie d’imaginer qu’aux jours où Prométhée hurlait sous le vautour, les cèdres du Caucase ne se lamentaient pas.
Sylvius se trouvait en toute autre situation. Il subissait l’arbre, le vent, la corolle et l’oiseau dont l’humeur étrangère le narguait et repoussait son rêve. De cela, il se plaignait amèrement, et, rencogné dans le fiacre, chiquant sa cigarette, chiquait de même sa rancune.
Ce fut quelque temps ainsi : la voiture roulait, et Sylvius regardait au dehors d’un air hostile. Il vit bientôt la grille du jardin d’Acclimatation. L’attrait de son palmarium, des rires d’enfants, de la paix enfin qui règne dans ce lieu, (tranquillité d’un incessant Dimanche), le décida à y pénétrer. Il pensait s’alléger l’âme au spectacle des bêtes… Manteaux bleus et roses, jambes nues, cerceaux et trompettes, bourgeois effarés, collégiens blêmes, belles nourrices dont les rubans de coiffure sont toujours en fête, le paysage que vous orniez plut à Sylvius, et, d’autre part, les animaux étaient vraiment attendrissants, — si captifs derrière tant de barreaux ! Son chagrin de n’être point encore très grand, très célèbre, très honoré, de ne sentir en lui rien qui fût spécialement héroïque, se fondit en une façon de malaise obscur. A cet instant il eut volontiers pleuré.
« Vivre ! vivre furieusement !… le pourrai-je ? »
L’hippopotame énorme, surgi de l’eau, s’avançait vers lui, paupières baissées. Il parut à Sylvius que, seule de toutes les bêtes, cette bête-là était nue. Tant de chair humide et rose offrait un spectacle indécent. Ce groin hideux, ce dos de colline, la surabondance de ce ventre offusquaient… Cependant, l’hippopotame ouvrit un œil, puis l’autre, quelque temps après. Son expression était tendre et d’une mélancolie assez fine. Sylvius en fut touché. Il poursuivit sa promenade. Des lapins mettaient un chou en dentelle au fond d’une cage proche. Ils considérèrent Sylvius avec amabilité. Quelques pas plus loin, les singes lui tendirent leurs mains roses et brunes, l’un d’eux tenait dans son poing le bouquet qu’il avait pris au chapeau d’une passante. Sylvius sourit ; alors les animaux s’enhardirent. Ces fleurs ailées que l’on nomme oiseaux des îles l’appelèrent vers leur cage, — un renard se dandina pour lui complaire, — un chat du Siam lui fit une grimace d’idole, et tous les canards d’un bassin concertèrent le tumulte d’une friture. Sylvius fut ému par ces marques de bonne volonté.
« Oui, je le sais bien, murmura-t-il en regardant la girafe, vous tâchez tous à me consoler de votre mieux. N’étaient ces cruels barreaux, toi, chère girafe, tu me lécherais affectueusement le sommet de la tête et je t’entends déjà me dire, d’une voix que j’imagine mal, mais qui doit… »
Sylvius n’eut point à se figurer le timbre de cette voix, car la girafe, tandis que son col sans mesure était parcouru d’un frisson, dit avec simplicité les paroles suivantes qui tombèrent maigrement des hautes lèvres comme d’un rocher le fil d’une cascade.
« Mon pauvre ami ! de quoi vous plaignez-vous ? Quelles sont donc ces vagues aspirations qui vous navrent et que dirai-je, moi dont les chagrins sont excédants, moi que les hommes raillent, moi qui n’ai plus connu les mouvements de l’amour depuis bientôt dix ans, à l’époque où je courtisais ma femelle tout en broutant les cimes des mimosées ? »
Elle reprit haleine et voulut poursuivre, mais les souvenirs qu’elle venait d’évoquer la troublaient à tel point que seul un balbutiement se répandit et bientôt, des larmes sourdirent dans ses beaux yeux italiens, cependant qu’elle agitait ses lèvres afin de parler encore.
« Regarde la girafe qui rumine ! » dit une bourgeoise à son enfant.
Sylvius, qui avait été élevé dans de traditionnelles habitudes de courtoisie, ne crut point devoir s’étonner outre mesure du couplet de la bête. Même, il fut heureux d’avoir entendu des paroles à l’égard desquelles les autres spectateurs de la girafe demeuraient sourds.
Il dit à la grande bête le tourment dont il était assailli, il lui dit ses rêves et la vanité qu’il croyait distinguer en eux, mais il dit aussi qu’il avait bon espoir et vanta sans vergogne cette certaine qualité de son esprit qui lui permettait de converser avec un être que le vulgaire tient pour muet.
« J’ai la consolation d’être seul au monde à détenir ce privilège. »
A cet instant, il eut un petit frémissement de peur, car il lui sembla vraiment que la girafe souriait. Il ne sut si c’était par moquerie de son orgueil ou par dédain de l’humanité. Il leva sa tête vers la tête aux petites cornes :
« Que pensez-vous de moi, chère girafe à qui je ne puis même donner du pain, puisqu’une pancarte me l’interdit !
— Regarde le Monsieur qui parle tout seul ! » dit la bourgeoise à son enfant.
Elle s’éloigna, en défiance de cet énergumène qui, peut-être, était fou.
La girafe ne disait mot. Elle était perdue dans une songerie inaccessible. Tout soudain, elle se mit à parler rapidement et avec amertume. Elle scandait ses phrases par un petit bruit de langue, et, à leur chute, s’arrêtait pour, semblait-il, lécher une brise.
« Je vous plains d’être touché par des revers futiles ! Vous tirez vanité de ce seul don que vous avez d’être perspicace. Est-ce là un orgueil suffisant ? Ne voyez-vous le monde à vos pieds que sous la figure d’un spectacle ? N’aspirez-vous pas à y prendre votre place d’acteur ? Elevez-vous jusqu’à ce désir ! Vous cherchez la gloire par les yeux ; c’est mal la chercher et vainement. Ah ! je la vois si bien ! Elle est dans les grandes savanes dont l’horizon n’ondule pas, — elle est dans cette plaine où je courais jadis à la chasse de mon rêve… Rappelez-vous !… Déjà le soleil décline ; les touffes d’arbres déploient leurs longues ombres sur le sable. Toute l’étendue m’est livrée, je m’y jette. Il n’y a pas de grilles, pas de clôtures, pas d’hommes qui me bayent à la face… et dans le vent, je secoue ma tête légère !… Heures suaves !… Près du lac nuageux où paissait ma femelle, au-dessus des bosquets toujours ornés de fleurs, revoir l’aurore vive et la nuit aérée !… Chère ! tu me poussais avec tes cornes moussues, et, tandis que se faisait l’ascendance de la lune, nous bêlions faiblement et nous caressions, car c’était l’époque des amours… Ah ! Dieu ! aimer ! agir ! être ailleurs ! »
Touchante, elle pleurait et, discret, Sylvius s’éloigna. Il s’en fut rejoindre l’hippopotame. La bête prenait son bain. Elle gardait une expression indulgente. Dans ce grand tumulte d’eau et de reniflements, Sylvius l’entendit qui disait :
« Vautre-toi, si tu veux la gloire ! Vautre-toi dans un large fleuve au corps continuel et pur ; puis, repose-toi sous un soleil plus chaud que le pâle soleil d’aujourd’hui ! »
Sylvius commençait à craindre pour sa raison. Il se hâta vers la sortie. L’autruche, dans son enclos, courait près de lui :
« Tu veux la gloire ? Hâte-toi vers ce mirage liquide qui flotte à l’horizon ! mets ta tête sous ton bras ! couve ton œuvre ; mais laisse-moi auparavant trifouiller du bec dans ta poche pour y querir des friandises. »
Sylvius avait presque atteint la porte. Il s’entendit appeler et se retourna.
Une sarigue le regardait, assise sur son derrière.
« Oh ! je te vois triste ! s’écria-t-elle en accents de fifre. Approche-toi ! je vais te réciter une fable où je tiens mon personnage à côté d’un petit lapin ! »
Sylvius bondit hors du jardin. Un puissant murmure le suivait, où se distinguaient mille injonctions, mille conseils divers :
« Dresse-toi sur un rocher !
— Chante dans un bel arbre !
— Franchis les abîmes !
— Abats une futaie !
— Terre-toi librement !
— Rejoins l’azur des banquises !
— Prends l’essor !
— Parcours la mer !
— Plonge au fond des lacs !
— Remonte les cascades !
— Bois du sang ! »
Il court ! il court ! il court !… si vite que le rouge lui monte aux joues et que ses yeux le brûlent. Son cœur tremble comme un oiseau que des mains captivent. La Mort le chasse donc, qu’il doive courir d’une telle allure ? ou si c’est la Fortune qu’il poursuit ?
Il court, et les passants s’arrêtent pour le regarder courir, ainsi que le font les bonnes vaches au passage d’une voiture automobile.
Il s’arrête enfin, tout ébranlé ; — il lui semble que ses jointures cèdent, que ses membres se disperseront avant peu.
Il se laisse tomber sur un banc… Devant lui, un chien, perché sur trois pattes, compisse un platane, puis il part… sans rien dire ! Sylvius voudrait l’étreindre à cause de ce mutisme…
« Et que m’ont-ils raconté, en somme ? Que m’ont-ils conseillé ? Girafe, hippopotame, sarigue, tous, tant que vous êtes ! grognant, mugissant, hurlant, jappant, gloussant, barissant… et me parlant, hélas ! que m’avez-vous appris ? Quand je demandais le bout de ce fin fil d’or qui mène à la gloire, que m’avez-vous proposé ? A quoi bon voir mieux qu’un autre, si c’est pour ne rien tirer de cette vertu ? J’interroge le rêve et l’entretiens de moi… il me parle de lui ! Bêtes, vous me vantiez les seuls biens qui vous manquaient. De ceux-là, je n’ai que faire. C’est offrir une rose à la lune ! — Aujourd’hui, si je parlais de mes bras à un cul-de-jatte, il entreprendrait un sujet de jambes… ou bien un récit de balivernes, comme le fit ma docte fée d’hier soir dont le discours fut d’une ambiguïté superflue. »
Au vrai, il semblait à Sylvius que la marchande d’amours avait dessillé ses yeux pour lui apprendre que des peintres composaient de magiques peintures, et les lui avait fermés aussitôt, afin qu’il ne pût s’inspirer de cette vision.
« A quoi sert de comprendre ? et Dieu dans son ciel, n’éprouve-t-il pas un plaisir moindre à estimer le ton d’une plainte humaine qu’à façonner de ses doigts une nouvelle cigale ? C’est à lui ou à moi-même qu’il me faut demander un conseil… Mais où me trouver moi-même, et où découvrir Dieu ? »
Il se souvint qu’étant enfant il l’avait vu, parfois, dans la fumée des encensoirs.
« Le reverrai-je ? » se disait-il en reprenant sa promenade.
Il marchait, recrutant de vieilles émotions, songeant aux angelots qui volent d’un air extasié. Il portait alors des culottes courtes et, quand il allait à la messe, les saints le regardaient avec leurs grands yeux de pierre. Gentiment, il secouait sa tête bouclée, et les saints aux yeux de pierre semblaient sourire.
« Mais, où suis-je donc ! »
Il avait atteint sans le savoir les jardins du Luxembourg. Là, tout près, se dressait le Panthéon. Sylvius eut un sourire amer.
« Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante… Ah ! que je voudrais… »
Il n’osait achever. — Il brava sa pensée :
« Ah ! que je voudrais dormir mon dernier sommeil en ce lieu ! »
Sylvius résolut de s’y rendre.
Le Panthéon était vide, ou quasi… Trois visiteurs considéraient vaguement les peintures, une jeune femme murmurait à un jeune homme des paroles subites, un vieillard semblait attendre quelque chose… c’était tout. Et Sylvius marchait de long en large, assailli par des espérances de gloire et des souvenirs de religion. — Soudain, il se retourna, touché à l’épaule…
Il ne fut pas étonné. C’était tout naturel… Il y avait derrière lui, une petite femme, mince comme un fuseau, dont les cheveux jaunes, nattés et pressés contre la tête, semblaient la coiffer d’une corbeille précise. Sauf cette vannerie elle était toute nue, et sa chair mate semblait la chair d’un fruit. A ses côtés, un lièvre se blottissait qui portait entre les dents un long brin d’avoine.
Que l’on puisse croiser dans le Panthéon l’ombre errante d’un homme illustre, je l’accorde sans peine, mais il est, avouez-le, tout à fait surprenant d’y faire la rencontre d’une adolescente nue.
Au printemps, et sous un abricotier, Sylvius se fût tout aussitôt livré sur elle à des tentatives déshonnêtes, mais, entre deux colonnes de monument public et avec le sourire naïf qu’elle portait aux lèvres, il n’y pouvait songer.
« Pardon ! dit-elle avec un léger accent oriental, suis-je la première ? »
Sylvius esquissa un salut :
« Qui attendez-vous donc, mademoiselle ?
— Quoi ? vous n’êtes point des nôtres ! Excusez-moi. Sachez au moins que je suis : Madame… oh ! depuis si longtemps ! Et qui êtes-vous, monsieur, vous qui parlez à la Sibylle d’Ancyre ?
— Je suis simplement Sylvius Persane. »
Elle rougit, non des joues mais des hanches, et, toute confuse :
« Pardonnez à mon ignorance, je ne vous connaissais pas. Il y a vraiment trop de gens sur terre. Podas Okus et moi, (Podas Okus est mon lièvre), nous sortons peu. »
Elle s’assit sur une chaise, et, tournant vers Sylvius sa bouche et son sourire :
« Puis-je attendre ici ? L’air de la rue est froid. »
Le lièvre s’en fut gambader, et la tige d’avoine verte et fine qu’il portait aux dents se pliait contre l’air. Sylvius s’assit tout près de la Sibylle, et, lui posant la main sur le genou, dit d’une voix gourmande et qui tremblait un peu :
« Vous êtes donc la Sibylle d’Ancyre !… Oh ! que je vous aime mieux ainsi que telle que j’imaginais votre sœur de Cumes, à travers les traductions juxtalinéaires, vieille, hargneuse, toujours à prophétiser derrière un trépied.
— Mais je suis très vieille ! » dit-elle en laissant se gonfler la bulle de son rire.
Elle se leva, pirouetta sur une pointe ; le lièvre accouru suivit la pirouette… puis elle tendit en l’air une jambe… une jambe inoubliable !… quelle jambe !
« … Et j’ai tant vu de choses !… »
Elle suça son doigt, et, soudain, devenue grave, dit lentement :
« Il me semble que j’ai chaud… »
Puis, très vite :
« Oh ! oui ! oui ! oui ! oui ! oui ! j’ai chaud ! très chaud !
— C’est que vous vous tenez sur la bouche du calorifère… dit Sylvius poliment.
— Tiens ! c’est vrai ! oh ! j’ai chaud comme sous un olivier d’Ancyre !… Et point de puits où boire, et point de pluie, et point de prés humides… Ah ! que je suis mal partagée… Rien ! rien ! J’ai si chaud ! »
Elle réfléchit :
« Ah ! je sais ! »
Elle fit un petit geste biscornu et, au même instant, un bourgeon vert parut entre deux de ses orteils. Il grandit ; il s’éleva ; une tige, des feuilles poussèrent ; un bouton s’ouvrit… et ce fut un grand arum lumineux plein de rosée. — Elle cueillit la fleur, en versa l’eau pure sur son épaule, laissa couler le long de sa chair les petites gouttes en riant sous leur caresse, et, comme les petites gouttes roulaient sur les dalles poussiéreuses, elle se jeta à leur poursuite avec des bonds de chatte et des cris de souris.
Le lièvre bondissait après elle, tenant toujours son brin d’avoine. L’épi, plus lourd, penchait à gauche.
La Sibylle, les mains et les genoux salis, secouait le fuseau de son corps.
« J’ai moins chaud, dit-elle. C’est drôle, l’eau qui court ! »
Elle mit le pied sur une chaise, examina l’ongle de son orteil qu’elle croyait froissé et vint s’asseoir, presque majestueuse en ses mouvements, sur les genoux de Sylvius.
« Je suis folâtre ! oh ! oui ! mais ne vous en offensez pas ! Quand on a vu tant de choses, on s’en moque ! »
Prenant le menton de Sylvius, d’un doigt elle montra les traits.
« Joli front ! jolis yeux ! belle bouche… Embrasse-moi !… Non ! non ! voilà Merlin… »
Dans la nef s’avançait un vieillard inattendu, léger et dansant. Sur sa figure rose, beaucoup d’années avaient inscrit des rides. Une admirable chevelure blanche tombait en boucles sur ses épaules et il était coiffé d’un bonnet pointu, cornet d’azur où brillaient des étoiles. Sa robe était ample, à manches larges et toute composée d’églantines fraîches que des liserons reliaient. Chacun de ses pas faisait un son grêle de fêlure, car il était chaussé d’escarpins de cristal blanc. Il tenait à la main une branche de pommier fleuri, marchait obliquement et fredonnait :
Puis il lança en l’air un de ses escarpins qui rebondit comme une sauterelle.
« Bonjour, jeune homme, dit-il en serrant la main de Sylvius… Monsieur Sylvius Persane, je crois ? oui, la marchande d’amours m’a parlé de vous. »
Il caressa la Sibylle.
« Bonsoir, petite ! Tiens ! voici nos amis ! »
Ils se retournèrent. Deux personnes venaient d’entrer. L’une d’elles était une jeune femme vêtue d’une robe en soie verte au tissu de laquelle douze cigognes blanches étaient comprises. Des yeux bridés et petits, une peau de citron clair dénonçaient sa race. Japonaise, cette femme l’était jusqu’en son moindre geste, jusqu’en sa coiffure faite à l’image d’un labyrinthe. Elle portait sur l’épaule un parasol en papier, où un artiste savant, sincère et biscornu avait peint de vives gymnastiques d’amour.
L’homme blond et pâle qui donnait le bras à cette mousmé était en plus simple appareil. Seul un duvet bleu l’habillait et l’on eût dit qu’on l’avait vêtu de plein ciel, qu’il s’était roulé sur des flots méditerranéens, que toutes les choses bleues qui passent dans l’esprit des jeunes filles s’étaient posées contre sa chair. Je ne le décrirai pas davantage. Imaginez-le seulement de teint livide, couvert d’une neige azurée, et de figure fort indécente.
« Déesse de la Longévité, dit Merlin à la japonaise, je crois que le moment est venu. »
Tous quatre marchèrent vers le fond en causant et sans plus prêter d’attention à Sylvius. Merlin agitait sa robe d’églantines et claquait à chaque pas une note avec ses escarpins. La Sibylle était suivie de son lièvre, l’homme bleu que l’on appelait le dieu du Vent glissait comme une brise, et la petite japonaise tournait le manche de son parasol. Elle s’arrêta un instant devant un pilier, sortit un crayon de sa poche, et, vite, dessina sur la pierre un petit étang rond, un volcan, un brin de bambou, un nuage en spirale, puis elle reprit sa place auprès des autres.
Sylvius les suivait, quelque peu surpris, mais point épouvanté. Le commerce des dieux, tel qu’un vin fort, lui faisait une âme légère et cordiale.
L’homme bleu alla chercher des sièges et, aussitôt, sans préambule, Merlin l’Enchanteur parla :
« De divers côtés on se plaint d’une grande misère poétique. On ne chante plus, paraît-il. Paris est affamé de rhythmes… »
Sa voix fine semblait être une voix de cascade.
« … Il nous faut donc créer un poète. Je vous ai réunis pour le doter de vertus… »
Les trois dieux exprimèrent leur mécontentement par des grimaces et des moues.
Merlin poursuivit son discours :
« … Ne prenons pas, si vous m’en croyez, un nouveau né, mais quelque rimeur déjà connu. Il suffira de lui donner un peu de génie. Nous évitons ainsi les dangers de l’enfance : maladies, parents inhumains, accidents divers. J’ai réuni, sous un prétexte de cénacle, tous les poètes qui ont publié un livre, cette année. Si l’un de vous veut se charger de le choisir ?… L’assemblée a lieu dans la Taverne, tout à côté. Allez-y, dieu du Vent, je vous sais rapide et perspicace. Vous aurez bientôt fini, n’est-ce pas ! »
Le dieu du Vent pinça les lèvres, salua et sortit.
Un poète allait donc paraître ! Un poète sur le front duquel le laurier double serait posé !
Sylvius gémit en songeant à cela. Il devait donc assister au couronnement d’un inconnu le jour même où lui, Sylvius, briguait la couronne !
« Oh ! ne te lamente pas ! »
Une flûte amoureuse avait passé dans l’air.
« Ne te lamente pas ! Ecoute ! »
C’était la Sibylle d’Ancyre qui se dressait sur la pointe de ses pieds et penchait son buste vers Sylvius.
Elle s’assit à califourchon sur une chaise…
« Voyez vous, madame d’Ancyre, murmura le jeune homme sans se douter du ridicule de ce début, je suis bien malheureux de n’avoir pas été choisi. J’aimerais tant être un grand homme ! Qui choisira-t-on ? Je le déteste déjà !
— Je ne sais trop, dit-elle, en arrangeant le lacis blond de sa chevelure, mais tu peux faire de grandes choses par toi même… Prends mon exemple. Je ne suis qu’une petite Sibylle et n’ai d’autre vertu que d’aimer les jolis hommes… pourtant, je suis célèbre, oh ! tout à fait !… Tu veux mon secret ? Donne-moi ta bouche ! »
Sylvius joignit ses lèvres aux lèvres fines.
« Tu embrasses bien ! » dit la Sibylle d’un air entendu.
Elle remua un peu ses hanches pour s’asseoir plus commodément, gratta son petit ventre brun, cueillit avec deux doigts de pied une corolle naïve dans un des tableaux de Puvis de Chavannes, et murmura :
« Voici : il faut savoir observer… Au seuil de mon jardin magique, je vois, tout le long du jour, et jusque très avant dans la nuit, venir à moi des suppliants. Il y a des marchands, appuyés sur leurs hautes cannes et suivis d’esclaves qui posent à mes pieds de belles étoffes où mille tisserands usèrent leur regard. — Je les observe, comprends-tu ?…
« Gagnerai-je encore beaucoup d’argent ? » demandent-ils :
« Et, pour leur agréer, je regarde les feux dansants qui tourbillonnent dès le crépuscule autour de certain buisson d’épines que je plantai au temps de Salomon. Je compose mon oracle d’après leur agitation… et les marchands partent, joyeux ou tristes, et je les vois décroître et disparaître sur la route.
« A mon seuil je trouve aussi des petites filles qui pleurent et qui portent à leurs cuisses les traces sanglantes d’un premier amour. Elles se tiennent devant moi et tremblent, craignant de se voir dédaignées, car elles ne m’apportent guère que des fleurs ou des colombes…
« Garderai-je mon amant ? »
« Alors je considère la révolution des âges dans un bassin dont j’ai rendu l’eau prophétique, et j’y vois leurs larmes… Mais, avant de les renvoyer, je joue avec elles, dans ma prairie, à des jeux enfantins qui les consolent mieux que des paroles de magie.
« Je vois aussi des faunes qui craignent de perdre leur divinité, des vieillards qui me consultent pour l’incubation d’un songe heureux, des enfants blonds qui me demandent une étoile, et j’entends venir du fond des campagnes la plainte enthousiaste des Hermès triviaux qui se lassent d’être immobiles dans leurs gaines. — Pour eux, je regarde les points de feu qui tombent du ciel, j’étudie le vol des alouettes, j’écoute la résonnance de l’écho, et, couchée dans l’herbe, le bourdonnement des eaux souterraines.
« Enfin, parfois, quand la foule vient assiéger ma demeure, se plaignant du vent ou de l’ardeur apollinienne, je choisis un bûcheron, le plus robuste de la troupe, et, lui mettant aux mains une hache divinatoire, je l’enjoins de la lancer contre le chêne qui couvre ma maison… L’homme est là, suant au grand soleil, le torse nu, il lève la hache et la jette. Elle s’enfonce jusqu’au cœur… Son bois vibre… Ah ! qu’il est doux de guetter l’avenir dans ces vibrations… La foule s’en va, lentement, mais je garde le bûcheron, et, jusqu’au matin, je ris près de ses lèvres.
« Vois-tu, Sylvius, j’ai tant regardé les hommes naître, aimer et mourir que je comprends sans peine les songes des divinités. »
Sylvius écoutait, la tête basse. Quand la Sibylle eut achevé, il leva son regard.
Merlin l’Enchanteur était tout près de lui donnant la main à la petite japonaise qui faisait toujours virer son parasol.
Au moment où elle allait parler, Merlin dit :
« Non ! laissez-moi le consoler d’abord ! Je comprends votre chagrin ! écoutez-moi, Sylvius, je suis très vieux, je connais la vie. Vous voulez arriver à de hautes destinées ? Ayez le sens du mystère !
— Il se trompe, interrompit la petite japonaise ! C’est de patience que vous avez besoin ! »
Et, ce disant, elle secoua l’édifice de sa chevelure d’où s’échappa un papillon.
« Quand le monde eut cessé de flotter dans l’éther comme une tache d’huile, je me suis assise au fond d’un temple en porcelaine…
— … Tout cela c’est de la cosmogonie, dit Merlin brusquement. Appréciez bien le mystère qu’éveille l’image d’une colombe perdue, battant des ailes dans une forêt, au crépuscule… »
Sans se troubler la petite japonaise reprit :
« … Je me suis assise dans un temple orné de losanges en papier vert, et, depuis lors, j’attends, immobile…
— Regarde, s’écria Merlin, au fond des puits, tu y verras l’anneau de tes fiançailles, mais prends soin de…
— Et depuis lors, j’attends, immobile, que jaillisse hors des eaux le beau dragon Izanakami qui doit me féconder du dernier Dieu…
— Regarde les étoiles ! disait Merlin, apprécie leur scintillement !
— Sois patient ! dit la déesse. Je fus si patiente que je fascinai, pour le donner à la Sibylle d’Ancyre, ce lièvre qui poursuivait sans trêve, une avoine aux dents, le petit démon de la fantaisie, nain rapide, dont la chair est d’or. La patience…
— Le mystère seul…
— Voilà qui est fort bien, dit Sylvius en les interrompant, mais, quand bien même je serais observateur, patient et saurais apprécier le mystère, cela me rendra-t-il poète, héros, génie ? »
Il interrogea du regard les deux déesses et Merlin qui ne répondirent pas à cette question. Disons plus, ils eurent l’air gêné et se retournèrent hâtivement quand le dieu du Vent rentra.
Il paraissait de très méchante humeur. Son duvet bleu était taché de poussière, et, par endroits, de boue. Il portait dans ses bras un corps que Sylvius vit mal, ou plutôt dont il ne vit que la chevelure, rousse et mêlée.
Le dieu du Vent s’approcha.
Sylvius prévoyait qu’il allait se passer quelque chose, et pourtant il était distrait, intéressé surtout par un chien galeux et maigre qui venait d’entrer dans le Panthéon à la suite du dieu et semblait vouloir chercher noise au lièvre de la Sibylle.
Les quatre dieux s’étaient assis. L’homme bleu avait déposé son fardeau. La lumière avait diminué comme par enchantement. On ne voyait plus que la tête rousse prosternée devant Merlin et les visages des divinités qui brillaient par eux-mêmes.
Puis on entendit la voix de Merlin :
« Couronnons ce poète ! que les balbutiements d’Orphée trouvent sur sa bouche un léger écho ! Déesses et dieux, faites-lui vos présents, et toi, dieu du Vent, inspire-le d’un souffle poétique, modéré mais sensible ! »
Il ajouta sur un ton bourru :
« Poète ! sois touché par le mystère !
— Sois patient ! » dit la japonaise avec une grimace de dépit.
Et la voix de la Sibylle s’éleva comme le chant d’une flûte alexandrine :
« Observe bien ! »
Elle accompagna ces deux paroles d’un geste de mauvaise humeur.
Le dieu du Vent se pencha, souffla vaguement sur les cheveux roux et tourna le dos.
Ce fut tout.
Sylvius écoutait à peine, cela le laissait indifférent… Le chien galeux poursuivait toujours le lièvre. Merlin l’Enchanteur vérifiait le timbre de ses escarpins en les choquant l’un contre l’autre. La déesse de la Longévité s’amusait à s’asseoir dans sa jupe et la Sibylle courut sauver du trépas Podas Okus poursuivi.
Puis, ils s’apprêtèrent à partir. Chacun d’eux saluait Sylvius, en passant, d’un petit geste amical.
« Comme vous êtes gentils ! » murmura le jeune homme humblement…
Il arrêta le dieu du Vent :
« Soufflez un peu sur moi s’il vous plaît ! J’ai si envie d’être…
— D’être poète ! pensez-vous ! dit le dieu, narquois. Il y en a bien assez d’un pour aujourd’hui ! J’espère qu’on ne nous dérangera plus ! Le monde ne saurait marcher sans les poètes, paraît-il ! Ah ! misère ! Regardez-le sortir, « le nouvel Orphée » avec son chien galeux ! Quelle tournure ! »
Sylvius regarda vers la porte, mais il ne vit que la queue du chien.
« Non ! voyez-vous, reprit le dieu du Vent en lissant son duvet, cela me dégoûte d’être dérangé avec Merlin et ces dames pour fortifier un ennemi ! C’est nous qui dotons l’homme de génie, il s’en sert pour démolir nos temples ! Vous verrez ! nous finirons par coucher sous les ponts ! Ah ! bonsoir ! »
Le dieu du Vent partit. Un peu de poussière tourbillonna dans son sillage.
« Il dit vrai ! murmura la Sibylle. Nous vous aimons bien, vous qui ne pensez pas à créer ! Vous ne nous faites point de mal, au lieu que les grands hommes ! Vous… Toi… tu as les yeux clairs, l’oreille fine, le nez délicat, tu entends, tu goûtes, tu vois… Serais-tu capable de meurtrir une déesse ? Non ! n’est-ce pas ! »
Elle sourit avec des lèvres molles, rêva un peu, puis, prenant Sylvius par le cou :
« Partirai-je sans emporter rien de toi ? Une mèche de cheveux !… pour ma collection !
— Je ferai mieux, dit Sylvius en tâchant de poser ses lèvres sur la coiffure en corbeille de la Sibylle. Je te donnerai une jarretière. »
Et il prit à son genou le ruban dont le petit amour s’était fait un collier.
La Sibylle doubla la jarretière à sa cheville, leva la jambe pour voir l’effet de la soie saumon contre une chair brune, saisit la main de Sylvius, la pressa entre ses petits seins et, brusquement, s’enfuit en criant :
« Adieu ! Tu es joli ! tu es joli ! Je t’aime bien ! »
Une jambe… la jarretière… un pied nu… puis plus rien ! Sylvius se trouva seul. L’Enchanteur et la japonaise avaient disparu… Il ne restait plus personne.
Sylvius s’en alla.
« La gloire ! un inconnu s’en est emparé ! Ah ! pourquoi n’irais-je pas la demander aux saints figurés en pierre qui me souriaient jadis ?… aux angelots ?… à Dieu lui-même ! »
Il partit hâtivement, mais, s’étant retourné, il lut encore sur le Panthéon ces mots :
Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante.
Sylvius se fit conduire à Notre-Dame.
Sitôt qu’il fut dans la Maison des Prières, il se sentit touché par cette force mystérieuse qui élève l’âme humaine au-dessus de son calice de chair comme une hostie.
L’homme quitte la rue et pénètre en ce lieu de la même façon furtive dont il quitterait une prison pour rentrer dans la vie. Il n’est plus habitué à se mouvoir librement. Il regarde autour de lui. On dirait qu’il a peur d’être accosté par un compagnon de bagne. Certes, il est heureux d’avoir laissé la chaîne et les contraintes qui furent quotidiennes, mais, de ce bonheur, il veut jouir sans être vu. Un geste le fait pâlir, il s’épouvante d’un mur qui le dévisage, — et il n’est muraille dont les yeux soient plus ouverts qu’une muraille de cathédrale. — Craindrait-il, sous cette nef, d’être reconnu par Dieu ?
Lentement il traverse la pénombre parfumée.
Y a-t-il vraiment autour de lui une ville vivante pleine de bourdonnements et de cris ? Rien ne la révèle, et si, par aventure, quelque clameur du dehors, plus puissante que les autres, arrivait jusqu’à cette demeure, la voix têtue des orgues la noierait.
Il se perd dans le labyrinthe dessiné par les colonnes. Bientôt, il ne saura plus par où il est entré. Des portes obscures se sont fermées derrière lui, secrètement. Un murmure d’invocations, l’encens, la splendeur des lignes, le troublent d’un léger vertige.
Il ne voit plus le jour ; on l’a caché, comme si le ciel lui-même était profane et pouvait distraire un suppliant par des figures de nuages. L’air est coloré par le cœur des anges qui saigne sur les verrières.
Sylvius sentit toutes ces choses. Ses pas résonnaient contre les dalles. Il n’osait regarder à terre, ni à droite, ni à gauche, et son âme en était réduite à s’élever suivant les piliers probes et purs. Sylvius était investi par un seul désir : Sylvius voulait voir Dieu.
Or, il advint ceci d’étrange qu’il le vit.
Les flammes des cierges montaient comme de petites prières et Sylvius penchait la tête, comme si quelque main se fût posée sur ses cheveux.
C’est alors que, devant lui, et descendant les marches de l’autel, il aperçut le Christ.
Son aspect était celui d’un jeune ouvrier, vêtu comme dans les tableaux italiens. Son torse mince le faisait paraître de haute taille. Il avait une expression douce et reposée.
Il marchait dans l’église d’un pas égal, les bras croisés sur sa robe, et chantait à voix très basse. On eût dit d’une barcarolle d’Orient. Et cette voix disposait aux rêves plus que celle d’un rossignol dans les ramures mouillées. Il y était question de rouges roses, de palmiers près d’une source et d’un sommeil orné de songes.
Mais Sylvius écoutait à peine les paroles que prononçait le Christ. L’intérêt était ailleurs, au fond, dans le tréfonds, dans l’essence même de sa voix. Il y avait là quelque chose de prodigieux et qui, tant le prodige était noble, rendait cet homme tranquille et simple aussi divin qu’au jour où il ouvrait au monde ses bras crucifiés.
… Sylvius avait compris… oui… c’était bien cela… dans un recoin de cette voix douce, de ce timbre pur… à chaque parole, à chaque voyelle… une cloche tintait !… une cloche !… entendez-vous !… très lointaine, et qui sonnait assurément dans le désert… et ce son, presque insensible mais constamment répété, c’était toute la Galilée, c’était la Sainte Famille en fuite vers les pharaons, c’étaient les discussions dans le temple, Lazare ressuscité, la piscine probatique, tout enfin, jusqu’à la sinistre colline, jusqu’à la croix accostée de larrons, et le breuvage amer, et le troisième jour resplendissant !
Et la cloche sonnait toujours au fond de cette voix, tantôt comme un chant de gloire, tantôt comme un pleur d’enfant, et le rire de Marthe s’y mêlait aux soupirs de Marie… Sylvius devina un instant où il pourrait cueillir le vert laurier… Très loin… le désert… l’étoile au ciel… trois rois couverts de pierreries… et la cloche tintait, aérienne…
Dans l’esprit de Sylvius montait une prière.
Le Christ la devança et, regardant le jeune homme dans les yeux, il dit :
« L’Esprit souffle où il veut et tu entends bien sa voix, mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. »
Sylvius eut un cri d’angoisse, il se jeta aux pieds du Christ et, vraiment, il mit toute sa petite âme dans cette supplication :
« Moi ! Oh ! prends-moi ! Je suis de bonne volonté !… Si tu veux que je vive, couronne-moi ! Je sais ! Je sais ! J’entends au fond de ta voix la cloche qui tinte ! Je comprendrai tout ! Couronne-moi ! Je veux être grand ! Couronne-moi ! J’embrasse tes genoux ! »
Alors le Christ qui écoutait, très attentif, un bon sourire aux lèvres, malgré le tumulte de cette prière, décroisa ses bras, et il arriva ceci :
Le Christ grandit et sa stature se développa, comme se développe une fumée. Sa tête haute creva la voûte de l’église, son buste drapé domina Paris. Sur ses cheveux, il y avait une auréole de rayons, et, dans son immense main marquée du clou, Sylvius était couché. Au-dessous, Paris s’enveloppait d’un crépuscule de soie grise et bruissait faiblement… au-dessus, éclatait un murmure stentoréen qui jaillissait des lèvres du Christ et remplissait le ciel entier, et, dans ce murmure, sonnaient, en suprêmes volées toutes les cloches de toutes les églises de toute la terre.
Sylvius sentait le main du Christ monter puis descendre comme si elle estimait un poids, et il comprit les paroles du grand murmure :
« Tu es léger ! tu es léger ! tu es léger ! »
Soudain, ce fut, comme avant, la cathédrale, les prières bourdonnantes et le Christ, les bras croisés sur sa robe.
Il s’approcha d’une vieille femme que le sommeil avait surprise agenouillée sur un prie-dieu, se pencha sur elle, lui baisa le front et murmura :
« Bienheureux les pauvres d’esprit… »
Puis il remonta d’un pas tranquille vers l’autel où il parut se fondre.
Seule, une petite flamme devant le tabernacle témoignait de sa présence.
Un bedeau s’approcha de Sylvius :
« On ferme ! »
Cette dernière émotion fut trop forte pour Sylvius. De huit jours il n’osa sortir. Toutefois, ne nous abusons pas jusqu’à croire qu’il sût tirer profit de ses aventures. Il n’en retenait que les détails et, peu à peu, la nef de Notre-Dame, trop vaste à cause de Celui qui la hantait, s’oblitéra dans sa mémoire, au lieu que le visage de la Sibylle y restait encore vivant.
Enfin, il se décida, un soir, à prendre l’air. Les rues étaient sensuelles et colorées. Sylvius songeait au petit ventre brun de madame d’Ancyre. Des femmes passaient dont la démarche lui plut. — En l’une d’elles il voulut reconnaître quelque mince divinité.
Elle avait des gros traits et du fard… Mais toutes les autres !…
Sous chaque voilette il devinait des lèvres tendues… tendues vers lui.
Il fit un grand projet :
« Je serai grand par l’amour ! »
Don Juan dessinait-il ainsi, avant d’avoir aimé, le plan de son existence ? N’importe ! — Ce soir-là, Sylvius reconduisit chez elle une danseuse de café-concert. — Le lendemain il confia son corps à une acrobate. — Le surlendemain il demanda de la fièvre à deux prostituées du commun. — Le jour suivant il coucha près d’une belle créole. — Peines perdues ! et février étendait toujours sur Paris un froid royaume de branches nues.
Un mois durant, Sylvius, ne s’étant livré qu’au jeu d’amour, était parvenu à ne plus penser du tout. Il prit grand plaisir à ces agitations, mais ne sentait en lui aucun effet extraordinaire, sinon de la faiblesse.
Certain soir qu’il s’enivrait dans une taverne de nuit, il put à peine lever son verre. Il pleura de rage. Les soupeurs le regardaient en riant. Alors, colérique, rouge, indigné, Sylvius rassembla ce qui lui restait de force, bondit sur la table et interpella les rieurs. Il leur dit en abondantes paroles qu’il serait un héros, que, l’amour et le vin aidant, il dépasserait les mufles de la foule… Il parlait toujours et avec assez d’éloquence, de bonnes humanités lui ayant donné quelque habileté oratoire. Le gérant de la taverne finit par le prier de se rasseoir et de modifier sa tenue. — Il allait partir, un peu fier de son incartade et d’un si beau discours, quand la porte de la salle tourna, livrant passage à un être tout à fait inattendu.
C’était un petit vieillard, haut comme une chaise et dont la barbe était plus longue qu’un long conte de fée. Il portait sur le dos une hotte et, dans la main, un crochet de fer. Il s’avança au milieu des soupeurs qui ne suspendirent ni leurs mots, ni leurs gestes, ne semblant point voir le petit chiffonnier.
Sylvius écarquillait ses yeux lourds. Il vit le vieillard piquer quelque chose à terre sous le nez même de son voisin, jeter la chose dans sa hotte, sauter sur une table avec un bond de balle, et regarder autour de lui. Bientôt il courut de nouveau vers un des soupeurs et, se retournant, parut lui mettre sa hotte sous le menton. De temps en temps il gambadait, ici, là, à droite, à gauche, actif et silencieux, à brèves enjambées, et prenait, avec son crochet, des choses obscures, sur les genoux mêmes des assistants. Puis il se moucha sans bruit dans un grand mouchoir à carreaux et inspecta, encore une fois, tous les coins de la salle…
Tout le monde causait. Deux femmes chantèrent. Un vieillard ivre, sa cigarette au coin de la bouche faisait à des amis une interminable démonstration.
Le chiffonnier, haut comme une chaise, tâchait d’examiner les coussins d’une banquette. Il était huché sur ses pointes. Persane s’aperçut qu’il portait des souliers à longue poulaine, terminés en cloche par une fleur de muguet. Soudain, le pied lui manqua et il fit une culbute, culbute rapide, allègre et joviale, mais qui ne l’étendit pas moins à terre. La hotte se vida et Sylvius vit se répandre dans toute la chambre une multitude de petites bulles rondes, roses, grises, bleues, couleur de perle, couleur de nuage, couleur d’eau morte, et ces bulles… ces bulles étaient des paroles ! mieux ! de petites âmes de paroles, dévêtues de leur son.
Elles se poursuivaient l’une l’autre, tortueusement, suivant la courbe de leurs anciennes phrases, et leurs nuances étaient tendres ou vives selon le timbre que, prononcées, elles avaient eu. Elles se poursuivaient comme l’on bavarde.
Cela procurait à Sylvius un vrai ravissement, mais son plaisir fut soudain gâté, quand il vit que toutes ces phrases colorées et jolies étaient vides de sens, — vides, absolument, et que, dans un coin de la salle qu’il tachait de petites irisations, tout son discours était réuni et rebondissait avec une légèreté creuse.
Le vieillard maugréait, repiquait en hâte les paroles répandues et les mettait dans sa hotte. Quand il y jetait le premier mot d’une période, la période entière suivait, comme un chapelet. Sylvius revit tout son discours. Il n’y manquait rien.
Son travail fait, sa hotte pleine, le petit chiffonnier à la barbe longue épousseta les muguets de ses chaussures et s’en alla, vif, ambigu, alerte et singulier.
Le cœur de Sylvius tremblait comme une colombe ! La marchande d’amours avait donc des frères ? Il existait, sans compter les dieux des légendes, certains êtres surhumains qui recueillaient les paroles inutiles, jaillies des lèvres de chaque mortel ? Sylvius pensa qu’il n’oserait plus parler, ni agir, ni même rêver car il se pouvait qu’il y eût un diablotin ou une déesse vouée à la récolte des songeries superflues !
Sa stupeur fut si grande qu’elle le dégrisa du peu d’ivresse qu’il avait. Il regarda sa montre et compta les battements de son pouls.
Une heure plus tard il était au lit, plus triste que jamais.
« Comment me créer un rêve lourd ? une passion forte ? une sensation fertile ? »
La migraine martelait ses tempes. Son âme trébuchait. Il ne s’endormait pas, déshabitué de son lit. D’ailleurs ce lit lui parut dur. Le bois craquait.
« Un lit en bois est malsain, songea Sylvius. Mon matelas est mal cardé. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je n’aie pas de beaux rêves, si mon lit n’est point moelleux. Il faudra que je change ce lit ! »
Et peu à peu, durant que le sommeil le prenait, il en vint à se persuader que son impuissance à être célèbre, tout de suite, venait de ce matelas bosselé.
Il y pensa tellement avant de s’endormir qu’il y pensait encore le lendemain.
Le lendemain, aussitôt qu’il eut déjeuné, Sylvius alla rendre visite à sa concierge et s’enquit auprès d’elle d’une adresse de magasin où trouver un lit. Madame Martin, concierge, lui indiqua le numéro 120 de la rue Turbigo, (au troisième étage), une maison de confiance : un sien cousin y était employé.
Sylvius s’y rendit. C’était vraiment un étrange endroit ; on n’y voyait que des meubles à fin de sommeil. La tête lui tourna au spectacle de tant de lits. Il lui semblait que les lits sculptés se battaient avec les lits de camp ; que les lits-bateau poursuivaient les couchettes ; que les berceaux, les lits de cuivre, les lits de fer faisaient la ronde autour d’un lit à baldaquin. Il y avait là des lits prodigieux où des impératrices eussent accouché fort proprement et des lits si minces que leur seule vue donnait faim, puis encore des lits, des lits, des lits. Ne pouvait-on trouver, entre tant de lits, un lit de poète ? Sylvius se l’imaginait déjà, en forme de lyre, avec, pour sommier, des cordes d’or. C’est là qu’il reposerait et, à chacun de ses soupirs, la lyre exultante frémirait en un chant.
Après avoir un peu rêvé, ce qui indisposa le marchand, Sylvius fit élection d’un lit de fer assez banal. — Enchanté de son achat, il descendait l’escalier du magasin, quand il vit, assis sur une marche et roulé dans un manteau, un jeune homme coiffé d’un feutre triste.
« Pardon ! » fit Sylvius.
Le jeune homme s’écarta, mais, à l’instant où Sylvius allait le dépasser :
« Vous n’auriez pas une allumette, par hasard ? » dit-il.
Sylvius sortit une boîte de sa poche et la lui tendit.
« Merci bien. Je vous la rends à l’instant. Je cherche mon tabac. »
Il le chercha vainement, et finit par prendre la cigarette que Sylvius lui offrit.
C’était une bizarre figure que l’on voyait sous le feutre graisseux : des prunelles d’une encre incomparable, une bouche dont l’arc était parfait, la lèvre et le menton ras, un nez à la Roxelane, aux narines trop ouvertes, des oreilles en conque, et, sur tous ces traits dont quelques-uns étaient beaux, une expression tour à tour triste, narquoise et méchante.
Ah ! le beau miroir d’émotions ! et quelle tête à peindre, à sculpter en gargouille !
« Que faites-vous donc sur cet escalier ? » demanda Sylvius.
La lèvre du jeune homme se plissa, découvrant la canine, et ce fut un masque de haine mélancolique tout à fait imprévu.
« J’entends bien ! Une cigarette se paye par un colloque !… »
La voix était un peu rauque et saccadée.
« … Ce que je fais ici ? mais… je me chauffe !…
Oui, dit-il en allongeant son bras armé d’une énorme main, rousse de poil. J’ai, communément, froid dehors, et, n’étant point assez riche pour aller souvent au café, ni assez philosophe pour crever chez moi, je reste près de cet orifice. Voyez ! »
Il montra un trou dans la muraille.
« … Cet orifice correspond avec les cuisines d’un restaurant. Là, florit un marmiton que j’ai subjugué par la puissance de mes poèmes. De temps en temps, il me passe de quoi ne point mourir, et, quand l’hiver nous tyrannise et que le froid devient trop strident, des effluves chauds montent par ce trou pour me réconforter. Le croiriez-vous, continua-t-il en regardant Sylvius un peu interloqué, mon odorat s’est affiné à tel point que je distingue d’inappréciables différences entre les parfums culinaires. Poissons de mer ! je ne vous confonds plus avec vos cousins d’eau douce, et je sais toute une botanique de légumes cuits. Ces jeux font mes délices ! Il me semble que les marmitons travaillent pour moi seul, car je cueille et je respire la belle fleur de leur peine.
— Vous êtes poète ! dit Sylvius.
— Eh oui ! poète en loques comme Homère, Malfilâtre et Verlaine. D’ailleurs, si vous sentez le moindre désir de me venir en aide, tendez-moi vingt sous, sans geste d’excuse.
Sylvius rougit.
« Voici un louis, dit-il, et, si vous voulez m’accompagner au café, nous pourrons causer quelques instants de votre art. »
Et, en lui-même, il songeait, parcouru d’une petite fièvre pénible et froide :
« Quelle aventure me l’amène un jour où je n’aspire qu’à rêver ? Serait-ce un exemple qui m’est offert ?
— Vous suivre au café et parler de mon art ?… »
Il parut hésiter.
« Au fait… oui ! un louis vaut un interrogatoire. C’est même bien payé. Vous y gagnerez, d’ailleurs, car, depuis un mois, j’ai du génie. »
Et saisissant la rampe avec sa patte rousse il se dressa.
La stupéfaction de Sylvius fut si parfaite qu’il poussa un cri. Un chien que le poète cachait sous son manteau se tenait maintenant à côté de lui, maigre, galeux et bavant, mais, tout laid qu’il fût, il ne présentait pas encore une si repoussante image que celle de son maître. En vérité on eût dit que ce dernier ne s’était presque pas levé, tant il semblait de peu plus grand qu’auparavant.
Sous le torse vigoureux et massif, s’arquaient deux jambes bancales, pleines de bosses, et qui donnaient à cet homme la taille d’un enfant. Cela faisait paraître encore plus monstrueux ses bras de singe bien musclés.
Il enleva son feutre et découvrit une épaisse et hargneuse broussaille de cheveux roux, puis, désignant le chien dont il était accosté :
« Amadis, dit-il, mon compagnon, mon ami, mon attribut ! »
Et, se montrant lui-même :
« Vincent Lautonne, poète lyrique… et à qui ai-je l’honneur ?… »
Sylvius ne riait pas, il n’avait guère envie de rire… Il balbutia son nom… Mais… mais… attendez donc ! ces cheveux roux… oui, c’était bien cela !… et la phrase qu’il venait de dire :
« J’ai du génie depuis un mois ! »
Depuis un mois !… comment !… Oh ! Oh ! c’était donc ce gnome repoussant que les dieux avaient sacré !
La colère cingla Sylvius comme une cravache, et, dès cet instant, oui, dès cet instant même, Sylvius Persane, amateur éclairé, se prit à haïr le poète Vincent Lautonne.
« Venez-vous ? »
Sylvius sourit.
« Je suis prêt. »
Et il pensa :
« Comment me promener avec cet individu sans trop ameuter les passants ? »
Ce fut un curieux spectacle que de les voir descendre la rue de Rivoli. Sylvius, jeune prince à la démarche élégante, paraissait accompagné de son bouffon, car il ne manquait vraiment au monstre singulier qui marchait à ses côtés qu’un habit plus brillant, une marotte et de l’esprit, pour qu’on se l’imaginât débitant des turlutaines philosophiques au pied d’un trône. Amadis les suivait, efflanqué, boiteux de chaque patte alternativement et bavant toujours. Parfois, Lautonne se retournait et le flattait de son énorme main velue. Alors le chien léchait quelque temps les talons de son maître. Les passants s’arrêtaient et suivaient des yeux ce gnome dont le chapeau était posé sur une trop vaste floraison de cheveux et dont les bras avaient des balancements extraordinaires.
« A quel café allons-nous ? »
Sylvius n’avait point encore parlé, honteux un peu de marcher près d’un homme aussi compromettant, et d’ailleurs fort absorbé par sa colère.
« A la Taverne d’or, si vous le voulez bien ; il s’y trouve une salle de fond où l’on voit des jolies femmes. »
Il hésita un instant, puis, avec un étrange sourire où se mariaient la douceur, l’ironie et certaine grâce, il ajouta :
« Si ma compagnie vous gêne, marchez devant ! »
Courtois, Sylvius répondit d’un air étonné :
« Vous n’y pensez pas ! Pourquoi donc ?
— Voyons ! cher monsieur !… »
Et Lautonne se montra lui-même du doigt.
Ils entrèrent à la Taverne d’or que des parois vitrées découpaient comme une ruche. Lautonne fut salué de quelques sourires féminins. Sylvius l’entraîna vers la salle du fond et s’y sentit plus à l’aise, parce qu’on ne pouvait le voir que vaguement à travers les cloisons bleues :
« Il n’est que cinq heures, dit Sylvius, que prenez-vous ? une absinthe ? un cocktail ?
— Un cocktail, soit ! au whisky, si vous le voulez bien. Il y a ici un barman fort expert. »
Sylvius qui, depuis un mois, avait un peu abusé des alcools, se commanda une boisson plus tempérée. Puis, se tournant vers Lautonne.
« Quel est donc l’ouvrage que vous préparez ?
— Oh ! je commence à peine… soixante ballades… titre : La Pervenche aux lèvres… délicat, n’est-ce pas ?… soixante ballades, eh ! oui ! j’y décrirai soixante amoureuses… vous verrez ! J’en eus la première idée il y a longtemps, mais, un soir, elle s’imposa à moi si fortement que je résolus de la mettre en œuvre. Au sortir d’une réunion d’amis je fis un tour au Panthéon. Etait-ce la gloire des morts, ou si la fraîcheur de ce lieu m’inspira, toujours est il que je vis se déployer comme des oriflammes rouges, mes quarante ballades… Un autre cocktail, je vous prie… vous voulez bien ? John ! give me a manhattan cocktail !
— Ne laisse pas traîner tes manuscrits ! pensait Sylvius. S’il m’en tombe un sous la main…
— … Mes quarante ballades ! mes quarante ballades !… Attendez ! je crois en avoir une sur moi. »
Il se fouillait à la hâte avec des gestes désordonnés, et, soit par inadvertance, soit qu’il fût un peu gris, bourrait Amadis de coups de pied sous la banquette.
« Est-il assez repoussant !… Et c’est lui que… Oh ! »
Lautonne vida ses poches, et, comme pour un inventaire, nommait à mesure les objets qu’il retirait :
Il y eut d’abord des lettres :
« Lettres de femmes. Ah ! les chères enfants, comme elles m’aiment ! »
Une mèche de cheveux dans l’entaille d’un bouchon :
« Celle-là, (dix-sept ans), mourut d’amour, parce qu’il me plut de la dédaigner. »
Un jeu de cartes :
« Pour faire des réussites aux heures où tarde l’inspiration… »
Une loque sale :
« Fille blonde ! ce morceau fut déchiré dans une chemise qui ne te cachait guère !… »
Quelques papiers :
« Des reconnaissances du Mont-de-Piété. Précieuses feuilles ! elles remplacent fort bien les objets qu’elles représentent, et m’en donnent même la jouissance par un plaisir moindre, mais analogue. »
Un pantin :
« Il me servait à consoler le fils de ma concierge, quand sa mère le battait. Je racontais à cet enfant des histoires magiques. Il est mort avant-hier. Son jouet est enveloppé dans un article de journal que j’écrivis le mois dernier… »
Il ne chercha plus le poème. Il parla. Il dit sa vie littéraire, l’univers où l’on écrit, avec son océan d’encre et son ciel obscurci de ratures, et la horde barbare des fautes d’impression, et l’épreuve humide, plus douce qu’un sein de femme…
« Toi ! mon bonhomme ! je te le ferai payer cher d’avoir pris ma place, pensait Sylvius, et si tu es marié !… »
Lautonne parlait toujours. Ses grands bras s’agitaient, ses cheveux étaient le semblant d’un soleil au déclin, et sa bouche absorbait un ruisseau d’alcool. Battu par les talons de son maître, Amadis gémissait sous la banquette.
Soudain, une jeune femme délicieusement brune accourut dans ce coin de la salle où Lautonne s’agitait. Elle lui mit les deux bras autour du cou et le baisa aux lèvres.
« Vincent ! dit-elle, tu t’excites ! Tu vas être malade ! pardonne-moi ! je renverrai mon amant ! rentre coucher avec moi. Je t’aime ! »
Elle lui prit encore le visage et le regarda longuement dans les yeux.
« Je t’aime ! » murmura-t-elle encore.
Et elle donna au poète tout son regard.
« Non ! je ne veux pas ! »
Lautonne eut un grand geste tragique.
« Va-t’en ! Clorinde ! va-t’en ! que je ne te revoie plus ! Tu as ri en me regardant ! »
Elle partit, désolée, à petits pas, et se retournait parfois pour quêter un pardon… Lautonne ne daigna point la retenir, mais Sylvius, soulevé d’avoir vu une si jolie fille embrasser ce Quasimodo, s’écria d’un ton railleur :
« Ah ! plaignez-vous ! quoi ! vous vivez de parfums, vous faites de beaux vers et la plus aimable des femmes vous prend pour amant ! Quel privilège demandez-vous encore ? »
L’expression de Lautonne changea brusquement. Sur cette figure mobile une profonde douleur plissait des rides. Et quels accents ! quel ton de détresse quand il gémit :
« Comment pouvez-vous me parler ainsi ? Vraiment vous manquez d’à propos ! Oui, je les ai eues, ces drôlesses ! Je me suis chauffé à leurs petits corps perfides, oui, j’ai serré leurs poignets entre mes doigts et elles ont crié de douleur ! Oui, elles m’ont dit qu’elles m’aimaient et m’ont donné d’interminables baisers qui vivaient sur ma bouche comme des bêtes… Et j’ai fait tout pour elles ! J’ai prié un ami, beau garçon et hâbleur, de nous accompagner quand nous sortions, afin que les passants pussent croire que c’était lui, l’amant. Pour elles, je vivais le cœur percé de trois glaives : un de désir, un de jalousie, un de colère… et personne n’en a jamais rien su… mais regardez-moi donc ! j’ai des jambes en arceaux ! des pieds difformes ! des bras longs comme des branches ! Je suis un arlequin de laideurs diverses, un polichinelle dont on s’amuse, que l’on découd un peu pour voir le sang et la chair du dedans, que l’on soigne et que l’on jette enfin, quand il a cessé de plaire. — Les femmes… ah ! bergères ! vous m’assuriez d’un grand amour !… pas une de vous qui ait pu seulement me regarder sans rire ! — Et toi, Clorinde ! tu ne vaux pas… oh ! oh ! comme je t’aime ! comme je t’aime ! »
Lautonne se mit à sangloter, et Sylvius, malgré qu’il en eût, tâcha d’être aimable et de se donner une contenance :
« Si nous mangions quelque chose ? »
Il regarda la carte d’un air préoccupé.
« Quelques gâteaux, voulez-vous ? »
Lautonne leva son visage hargneux, baigné de pleurs :
« Si nous mangions plutôt du pain ? Depuis hier, je n’ai eu à me mettre sous la dent que deux bouchées à la reine mal cuites ! Le marmiton montre moins de goût pour mes poèmes. Il veut des romances dédiées à sa promise. Que faire ? Tricoter des romances et les échanger contre des victuailles, ou bien crever ?
Et il se reprit à pleurer comme un enfant.
Déjà Sylvius avait commandé un bon repas.
« Eh ! non ! s’écriait Lautonne, dans un éclat de rire. Je ne suis pas encore foutu ! Avec le louis que vous m’avez donné je vais transformer ma vie ! Cette pièce d’or jette sur mon avenir les rayons d’un nouveau soleil ! Et que de choses je mangerai pour vingt francs !… Je mangerai…
« De plus, ne vous disais-je pas que j’avais du génie ?… Laissez-moi vous payer à boire ! »
Il ne se tut que pour manger, ce qu’il fit avec voracité et longuement. Quand il eut fini, Sylvius régla l’addition.
« Le barman me dit que M. Lautonne doit aussi trois cocktails depuis quinze jours. Faut-il les prendre sur la pièce ? » demanda le garçon.
Lautonne eut de la gaîté au visage et sa paupière gauche frissonna.
« Adolphe ! ce que vous faites là est incongru ! Enfin ! Soit ! Monsieur prendra à sa charge mes ivresses passées ! »
Au barman qui traversait la salle il cria d’une voix de guignol :
« John ! you bloody beast ! how dare you ! »
Et pour Sylvius il ajouta :
« Moi, je suis un homme dans le genre de Baudelaire :
« Mon gosier de métal parle toutes les langues ! »
— Partons ! » fit Sylvius impatienté.
Ils se levèrent et gagnèrent la sortie.
« Amadis ! »
Lautonne siffla, ne voyant pas son chien qui rongeait le pied de la banquette sous laquelle il s’était tapi.
« Allons ! viens ! »
Mais Amadis ne pouvait faire un pas ; il ne lui restait plus que le souffle ; il se traînait à peine, laissant couler de sa gueule un double fil de bave, et le panache de sa queue pendait sinistrement.
Lautonne prit sur la table un petit pain et le jeta vers Amadis. Aussitôt le chien se précipita, l’engouffra à moitié, le secoua, le rejeta, le reprit, mit ses pattes dessus, courut un peu tout autour, y revint, l’engouffra encore, et, ne pouvant dès lors ni s’en défaire, ni l’avaler, resta immobile et tout tremblant au milieu de la salle. — Des femmes, à ce spectacle, montrèrent de la joie. — La bête, toute secouée de frissons et les yeux suppliants, geignait, et, douleur éloquente, semblait déplorer son destin. Elle était si pitoyable que les rires furent plus vifs.
Lautonne, la canine découverte, la lèvre ridée, regarda toute la salle.
« Cochons ! » murmura-t-il.
Et, par le pain auquel Amadis avait fixé les dents, il le tira jusqu’à la porte. Mais, au seuil, la misérable bête qui se retenait et glissait des quatre pattes arc-boutées, cessa sa résistance. Son corps mollit et s’affaissa. Elle tomba sur le flanc, jappa une plainte discrète, tourna sa belle tête fine pour contempler son maître et, vaincue par le sort, laissa, dans ce dernier regard, sa petite âme s’envoler.
Un garçon accourut.
« En voilà des manières ! Allons ! décampez avec votre charogne ! Fous le camp, cabot refroidi ! »
Et, d’un coup de pied, il lança le chien mort dans la rue.
Avec un hurlement de bête, Lautonne courut vers la guenille lamentable qui ne palpitait même plus. Il s’agenouilla dans la boue, serra entre ses mains la gueule sympathique aux prunelles éteintes, baisa le museau, caressa la tête, flatta tendrement les pauvres pattes qui se raidissaient, et, presque à plat ventre, il pleurait avec de grands hoquets.
Ses jambes arquées faisaient sur le pavé gluant deux parenthèses ridicules.
Sylvius, qui l’avait rejoint, le tira par la manche. — De nouveau, l’émotion primait en lui la colère.
« Allons ! venez Lautonne ! ce désespoir est vraiment excessif !… Venez !… Venez donc ! »
Lautonne se releva, mais il ne prêtait aucune attention à Sylvius :
« Mon pauvre ami ! mon pauvre Amadis ! que vais-je faire sans toi ? s’écria-t-il. Toi ! tu m’aimais bien, tu me léchais les mains et n’avais sur l’esthétique humaine que des notions vagues. Tu ne remarquais pas mes difformités, mon pauvre ami ! J’ai été, en somme, un maître très acceptable ! Je t’ai rarement donné des coups, et, quand tu avais besoin d’une femelle, je te laissais prendre ton plaisir en paix. Tu t’en souviendras bien, mon vieux ? »
Ses sanglots redoublèrent.
« Pourquoi es-tu mort ? C’est comme si la moitié de moi-même m’avait quitté ?… Il était si bon ! ajouta-t-il en serrant la main de Sylvius. Il allait parfois voler un poulet dans les rôtisseries et me le rapportait, bien qu’il eût faim lui-même. Il était l’ami des pauvres ! Amadis ! Amadis ! pourquoi mourir aujourd’hui ? Si le printemps avait été moins jeune, je t’eusse enterré dans ce bois de Boulogne que tu charmais de tes gambades, près du lac où tu aboyais les canards dont c’était ta passion d’éveiller la terreur ; mais, va ! je te chanterai en beaux vers, plus dorés que les gigots des restaurants ! plus doux que la bonne panade ! plus fins que les os de poulet. Je dirai tes vertus dans les mètres les plus rares et je ferai de ta mort une si pathétique paraphrase que les dieux te placeront en plein azur au nombre des constellations… Mon bon chien !… Et ce n’est pas un harmonieux développement oratoire que je te fais ! Non ! bien que je sois ivre en ce moment, mes larmes coulent, chaudes et lourdes… Monsieur Persane en est témoin. »
Il se recueillit quelques instants, essuya ses yeux, et, voyant qu’un rassemblement s’était formé :
« Allons-nous en ! dit-il. Et vous, cher Monsieur, soyez bon ! Je crains d’avoir trop bu et que ma démarche ne soit hésitante ; accompagnez moi, je vous en supplie. Il serait vraiment regrettable qu’un agent me ramassât. J’habite rue du Temple no 115 bis. Retenez avec soin le numéro, je l’aurai bientôt oublié. »
Et il s’accrocha au bras de Sylvius comme un lierre. Au même instant, une femme passa sur le trottoir d’en face et, dès qu’il l’aperçut, Sylvius sua de peur. Il ne pouvait voir son visage. Elle était en guenilles, relevait sur ses mollets une jupe trouée et portait, doublé sur sa cheville un ruban sale de couleur saumon. A la main elle tenait un lapin maigre par les oreilles. Déjà elle avait disparu dans une ruelle. Sylvius voulut la suivre, mais le bras de Lautonne nouait son bras de façon gordienne.
« Non ! non ! ne me quittez pas !…
— Qui est cette femme ? pensait Sylvius. Je flétris donc les divinités en m’approchant d’elles ! »
Il subissait le roulis du poète qui l’entraînait en murmurant de vagues paroles.
« Berceuse… berceuse pour la dépouille du plus beau des chiens… Quel rhythme choisir ? je le voudrais sautillant et funèbre tout à la fois…
— Qui est cette femme ? Mon Dieu ne pourrai-je garder même un souvenir ?
— En ferai-je ma soixante unième ballade :
— Et cet homme ! je ne sais si je le hais ou le prends en pitié ! »
Une amère détresse courbait Sylvius. Il se laisserait mener n’importe où, cela lui était égal. Même il finit par prendre une façon de plaisir aigre à cette marche que Lautonne balançait toujours d’une houle d’ivresse, — et le gnome était plus étrange encore, maintenant que, les doigts aux dents, la bouche gonflée, il cherchait dans sa mémoire une chaîne de rimes. Pesant sur l’une, puis sur l’autre de ses jambes, hoquetant parfois, poussant sa grosse tête en avant comme un bélier, il semblait, silène trapu, poursuivre avec une savante et vaine volonté la forme vivante d’un poème.
Ils arrivèrent enfin à ce numéro 115 bis que portait une maison d’apparence assez malpropre. — Avec d’énormes gestes qui manquaient chaque fois leur effet, Lautonne chercha la sonnette. Sylvius la tira pour lui. L’escalier sombre à rampe poisseuse terminait sa courbe sous une boule de verre qui brillait vaguement. — Suivi de Sylvius, Lautonne se mit à monter. — Les paroles qu’il murmurait ne faisaient plus qu’un bruit indistinct et fluide comme les confidences d’une source. Ils gravirent tous deux l’escalier noir. Ils dépassèrent six paliers que Lautonne annonçait chaque fois par un faux pas et une imprécation et s’arrêtèrent au septième. Sylvius dut encore prêter son aide pour ouvrir une petite porte que le poète lui indiqua. Ils s’enfoncèrent enfin dans des ténèbres encore plus épaisses. Sylvius les dissipa par l’éclair et la flamme d’une allumette. Bientôt une lampe brilla. A son indigente lueur, le jeune homme vit une mansarde affreuse et presque vide. Il posa la main sur une table qui clocha devant sa chaise. Des paperasses tombèrent.
« Mes poèmes ! » cria Lautonne.
Et, comme si la vue de son œuvre entreprise eût doublé sa folie, il se mit à tourner autour de la chambre du même pas précipité qu’il avait dans la rue. Il tournait librement. La pièce était vide. Ni lit, ni bibliothèque. Quelques livres et une couverture traînaient à terre. A chaque tour, Lautonne les repoussait du pied.
Sur ses lèvres bouillonnait toujours une rumeur vague. Elle se condensa soudain en mots dix fois remâchés, soupirés d’abord sur un ton de prière, puis, criés comme des ordres.
« Viens ! murmurait Lautonne. Viens ! je t’attends ! hurlait-il. Viens ! emporte-moi ! »
Et il tendait ses bras et menaçait du poing.
Dans l’escalier il y eut un dur vacarme. Toute la maison en résonna. Le plancher vibra et les vitres chantèrent. Rapidement le tumulte se rapprochait, montait à l’assaut de la chambre. On eût dit que des géants démolissaient l’escalier à coups de hache.
« Qu’est ce donc ? » cria Sylvius, la voix prise.
Mais Lautonne ne pouvait répondre. Il continuait sa course autour de la pièce et gesticulait comme un démoniaque : folle apparence de cauchemar, monstre hirsute, convulsé, retordu et qui, par de sourds grognements terminés par des cris, semblait se préparer à quelque sabbat.
Tout à coup, le tonnerre creva sur le palier de l’étage ! Sylvius courut à la porte, mais elle s’ouvrit au même instant, poussée par une tempête, et, fantastique vision qui jetait sur les murs des scintillations d’étoiles bleues, un grand cheval de neige bondit dans la chambre, hennissant, superbe, victorieux et battant l’air de ses deux ailes d’or.
Sylvius se laissa couler à terre. Son cœur battait la charge. Il se sentait enveloppé d’un linge froid. Les yeux grands, il regarda.
Lautonne avait arrêté sa course. Il posa son front sur l’éblouissant poitrail du cheval et s’écria :
« Viens, que je t’enfourche ! Nous galoperons tous deux suivant le sillon de la lune, mais sans nous laisser prendre aux filets des étoiles ! Nous irons nous perdre entre deux nuages, dans un frais vallon, et je chanterai suivant le rhythme de tes ailes sur une colline de fraîcheur ! Viens, que je t’enfourche ! Nous forcerons la muse dans sa dernière retraite et je lutterai avec elle afin de plier ses genoux, puis, je la poserai sur ta croupe, et nous rejoindrons follement l’ineffable azur nocturne, emportant notre prisonnière échevelée, nue, riante, dont la toison d’ombre humide se marie à la comète blanche de ta queue. »
Celui dont le pied est sonore agitait sa crinière effarée comme une livide flamme et Sylvius, devant ce spectacle, était brûlé d’une joie féerique. Les divines phalanges de quelque dieu passager faisaient courir en lui des arpèges de béatitude et plaquaient de longs accords voluptueux. — L’air brillait vaguement ; non du regard jaune de la lampe que le souffle des grandes ailes avait éteinte, mais du fait mystérieux d’une lueur, d’une phosphorescence, d’un parfum rayonnant. Dans la pâle nébuleuse émanée du demi-dieu, dans cette brume de clarté, passaient parfois des fulgurations, et, à chaque hochement de la tête olympienne, naissaient, puis mouraient confusément des astres céruléens.
Soudain, la lune, apparue entre deux girouettes, décocha dans la chambre un rayon de saphir.
Alors Lautonne hurla un rire strident, une clameur épanouie, joyeuse, enthousiaste, arracha tous ses vêtements, les dispersa autour de lui, ouvrit la fenêtre, saisit à pleines mains le beau rayon de lune, le froissa, et, tout à coup, le déchira comme une gaze. Un large pan lui en restait aux doigts et qui brillait, telle qu’une merveilleuse étoffe dont la chaîne serait un ruisseau et la trame une nuit bleue. Avec ce voile il drapa sa hideuse nudité, ses jambes tordues, son long torse difforme, puis, d’un brusque effort qui tourmenta ses muscles sous le vêtement de lumière, il enfourcha son neigeux coursier.
« Envole-toi ! » murmura-t-il d’une voix lente et chaude.
Mais il le retint un instant par la crinière et l’on eût dit qu’il réfléchissait. Tout à coup, il cria sur un ton rauque :
« Et croyez bien, ajouta-t-il en se penchant un peu vers Sylvius, que ce n’est là qu’une improvisation sans poids, valeur ni conséquence ! »
Mais la Bête blanche hennissait de plaisir et, sur l’appui de la fenêtre, posait deux sabots éblouissants… Sylvius, que l’enthousiasme enivrait, se jeta vers lui, sauta sur sa large croupe, s’accrocha à Lautonne, et, soudain, d’un élan magnifique, Pégase fit un bond dans la nuit.
De l’air sifflant, un fouillis de toits, de cheminées, de girouettes, des plumes, de l’ombre, et, tout soudain, mille étoiles qui scintillèrent en chaque lieu du ciel, des nuées monstrueuses dans lesquelles Pégase donna des naseaux et de la crinière, auxquelles il se mêla, dont il jaillit, cheval irisé, — un galop libre, enfin, sur une plaine de vapeurs tourmentées où des éclairs et des lumières anguleuses décelaient une vallée, un précipice, un sentier, une fleur limpide et embaumant, un fil de cascade, un palais à tuiles d’or, et creusaient de grands puits d’espace, gouffres extraordinaires et vagues au fond desquels Paris luisait obscurément par certaine émanation de jour, — tel fut leur voyage, aussi rapide que si quelque vocable de magie l’eût suscité.
Maintenant, le coursier divin flotte sur un massif de nuages. Il flotte en faisant de grands cercles et ralentit de plus en plus son essor. Une chanson plaintive irradie de ses ailes et toutes les teintes diurnes, exhalées de la terre vers cette région sublime, étincellent sur lui.
Région sublime, en vérité, région pénétrée de la douceur d’une aube, région verdâtre, mais où des étoiles sont suspendues !… A l’horizon se courbent des montagnes légères, et, dans des bosquets d’arbres, de grands lacs flous dorment, chargés de cygnes. Des arches, des colonnades, des portiques, de larges hémicycles se dressent en tous lieux, et ces architectures, faites d’une matière si lucide et si simple qu’on les dirait bâties de seule clarté, se fondent soudain en eaux écumantes, fleurissent, ou vacillent comme des flammes, ou bien parlent entre elles…
Et c’est ainsi : — Persane en face de l’émerveillement.
Pégase plane toujours. De temps en temps il baisse la tête, broute au passage une corolle de cristal brillamment éclose, et son sabot s’embarrasse alors de quelques flocons. Penché sur l’encolure du cheval, Lautonne interroge les gouffres d’un œil passionné. Son regard qui dédaigne les apparences de ce pays est attiré vers en bas, mais Sylvius crie de bonheur.
Sur cette plaine dont le sol mouvant se gonfle de vagues grises, dans cette atmosphère peuplée des couleurs du prisme et dont la teinte fondamentale est celle d’un abîme aquatique, il ne sait plus quelle Ombre contempler. — Les planètes laissent pendre leurs fils de flamme qu’une incertaine brise agite mollement, du sein de la lune se dévide la fumée d’un arome, et toutes les étoiles grésillent.
Sylvius, la folie au front, regarde.
Voici un cèdre majestueux qui chante gravement, voici une rose livide qui soupire. Des fruits d’opale, d’émeraude et de rubis pendent à des branches que nul arbre ne porte et qui, apparues soudain, tendent leurs oranges, leurs groseilles acides, leurs mirabelles, leurs cerises, comme des désirs. Voici que surgit un vol de papillons, fleurs frêles du jour… une spirale d’air accourt en chantant et les enlève… Une grande corolle, un lis renversé, danse sur le tapis d’une feuille, mais trois accords qui se succèdent en mineur l’enlacent et s’évanouissent… Un parfum d’éther palpite sur ce pétale flottant. Sur cette pierre, rêve un parfum d’œillet… Un souvenir passe, liquide et doux… Un regret danse solitairement sur le sable d’une allée. Couchée dans un pur rayon, une joie d’enfant se lamente… Soudain, tandis qu’un sistre jouaille au loin, une étoile descend du ciel… chante… s’en va… Une autre étoile sort d’un bosquet, poursuivie par un songe, mais le songe blêmit, se fige, devient statue, et l’étoile se retire à pas lents… Un frêne qui murmure de beaux vers évente une troupe d’oiseaux voltigeants, puis, les rappelle pour les prendre dans son feuillage, cependant que sur les branches un serpent d’opium laisse glisser son très long corps et, pendu, se balance.
Sylvius tend les bras, voulant saisir quelque chose de ces beautés. Une pivoine se moque de lui, luxuriante, pompeuse et belle. Sylvius hurle sa joie, mais il effraie un sanglot qui souriait au bruit de mer d’un coquillage… Sylvius agrippe dans l’air une merveilleuse passante : c’est une brise… elle élude l’étreinte et s’enfuit, à reculons, une pervenche aux lèvres…
Regarde ! regarde ! ah ! pour Dieu ! regarde bien ! Regarde ! touche ! écoute ! respire ! repais-toi de ces choses ! Entends ces trois roseaux prolonger une plainte fluviatile et ces trois nuages chanter un chant d’amour ! Mêle toutes les séductions qui s’offrent à toi et ne cherche pas plus outre. Un astre laisse tomber une larme, l’air s’obscurcit, trois ballerines se joignent, le vent tourne avec elles… à leurs pieds une gerbe d’argent s’effeuille, épi par épi ; elles prennent les minces tiges et s’en couronnent, (on dirait que la lune s’est posée sur leur front), puis elles disparaissent, pleurantes. — Un essaim de rires accourt, des fleurs s’ouvrent, une impitoyable gaieté tombe du ciel et l’on voudrait, oui, l’on voudrait vraiment que, sur cette pelouse d’un vert audacieux, un herboriste à chapeau pointu cherchât des simples.
La bouche grande ouverte, Sylvius se renverse sur la céleste croupe. Tout à coup, Lautonne qui serre dans sa main un flot de crinière se retourne vers lui :
« Taisez-vous donc ! comment voulez-vous que je trouve la jeune personne, si vous criez ainsi ? »
Il plonge encore son regard dans un gouffre qui vient de s’ouvrir, et, grinçant d’un petit rire acide, il murmure :
« Ah ! la mâtine ! je la tiens ! Pégase ! pique droit ! »
Le cheval flaira l’abîme, renifla, refusa d’abord, puis, repliant ses ailes et prenant son appui sur un coin de nuage, il tomba dans ce vide obscur comme une gigantesque alouette.
Le temps de pousser un cri, et l’air les portait de nouveau, soutenant les grandes ailes frémissantes, mais la terre était proche. Sylvius essuya ses yeux noyés et reconnut l’endroit. — C’était les lacs du Bois de Boulogne. La lune lui révélait des lieux familiers.
« A droite ! criait Lautonne. Tout droit maintenant ! Non ! plus à gauche ! Elle doit être près de ce bosquet, là-bas, où il y a un globe électrique. Le vent m’apporte son odeur. »
Frôlant de ses sabots la cime des arbres, Pégase voltigeait, et son passage rapide faisait chanter les feuilles. — Il dépassa le lac d’un long coup d’aile, hésita un instant, puis, suivant l’ordre de son maître, vola vers la Muette.
« Halte ! » cria Lautonne.
Le cheval chercha un passage, et, plongeant tout à coup dans les ramures, léger, il atterrit. Aussitôt les deux cavaliers glissèrent le long des flancs humides, et Sylvius fut quelque temps avant de retrouver son équilibre naturel.
Déjà Lautonne bouchonnait Pégase.
« Va paître près d’ici ! dit-il, je te sifflerai dans une heure ; il y a de l’eau fraîche au bout du sentier. »
Puis il entraîna Sylvius en se hâtant d’un pas inégal, les cheveux en désordre, le nez au vent.
« Par ici ! je la flaire ! marchez doucement. »
Le sous-bois était baigné dans une ombre frêle où la tunique du poète rayonnait. Elle traînait à terre, et, parfois, au passage d’une herbe rude, il s’en détachait des lucioles.
Sylvius eût voulu ralentir sa marche, la douceur de l’air le charmait et il se fût volontiers attardé à jouir de ce mystère humide et pénétrant qui hante un bois nocturne, lorsqu’une eau sommeille ou jase alentour.
Et voici qu’un jour blafard brille à cet endroit tout proche où le chemin qu’ils suivent fait un coude. On eût dit d’une petite aube artificielle et blanche. Lautonne étouffa un rire :
« Elle va être bien étonnée. »
Ils se trouvèrent devant un bouleau assez majestueux et que l’éclat d’une lampe à arc, suspendue non loin, ornait de sa lumière dure. Cela sentait, dans un lieu vaguement concerté en vue d’effets mélancoliques, l’éclairage d’une gare provinciale. Sur les branches basses, festonnées d’un lierre indigent, des loques de velours noir pendillaient. Elles remuaient parfois, révélant une compagnie de chauves-souris.
Lautonne se retourna vers Sylvius.
« Enfin nous y voici. Pardon de vous avoir fait courir, mais je craignais qu’elle ne vous échappât.
— Qui poursuivez-vous donc ?
— Etes-vous bête ! Je poursuis Clorinde, ma muse ! Vous ne la voyez pas ? Sa cachette n’aurait pas trompé un enfant ! »
Et il montra le feuillage supérieur du bouleau où Sylvius aperçut, en effet, lorsqu’il se fut approché, la forme accroupie d’une femme vêtue d’un maillot vert.
Lautonne la menaça du doigt.
« Clorinde ! je te vois ! tu es prise, coquine ! »
Un rire limpide répondit avec ces mots :
« Oh ! pas encore ! Viens donc me toucher ! Ce soir tu mordras la poussière ! »
Alors Lautonne injuria la muse ; elle répliqua, et ce fut une cascade d’imprécations. — Monstrueux, burlesque et grave cependant le poète recula de quelques pas. — Lentement il défit le rayon de lune qui l’enveloppait. Les arbres murmurèrent de surprise, à l’aspect de cette hideur nue, et un oiseau s’enfuit en criant. Lautonne fixa un bout du rayon sous son pied, et, soudain, d’un brusque mouvement, jeta le reste vers la branche où Clorinde était assise.
Le rayon se dévida, trembla dans l’air puis, ayant atteint les feuilles hautes, il les écarta et se tendit, comme lorsqu’il quittait la lune.
Le bois entier se tut. On n’entendait que la course musicienne du ruisseau et le frôlement que faisaient les chauves-souris avec leurs ailes…
La muse se dressa, verte dans la verdure, et, posant sur la route de lumière bleue un pied délicat, elle s’apprêtait à le suivre ainsi, prudemment, jusqu’à terre, mais elle trébucha et tomba assise. Ce fut dans cette attitude et les jambes hautes qu’avec une claire clameur elle glissa le long du rayon de lune jusque dans les bras de Lautonne.
Reculant de quelques pas, celui-ci se campa fièrement, montra sans pudeur son abominable corps et s’écria :
« Je ne veux point profiter d’une maladresse ! Prenons nos distances, ma chère ! »
Un peu confuse, Clorinde se retira en un coin obscur, enleva son maillot vert et reparut, délicieusement dépouillée de tout voile, brune et les seins hauts. Elle frappa sa peau nue de deux divines paumes comme si elle s’apprêtait à quelque lutte. Lautonne fit les mêmes gestes avec une exubérance désordonnée, et, tout à coup, les deux corps coururent l’un à l’autre et se joignirent dans un enlacement. — Ils roulèrent sur le sol et s’y tordirent. — Le gnome se mêlait à la superbe enfant dont les jambes parfaites alternèrent avec des mollets en ceps de vigne ; la chevelure noire coula sur les crins roux, comme une nuit sur une ardente aurore, et des cris aussi se mêlèrent, cris de bête et cris de déesse, si bien qu’on ne savait plus si c’était de colère ou d’amour qu’ils se démenaient ainsi.
Le bois entier haletait d’émotion, des rameaux se penchèrent pour mieux voir, à petits bonds un lapin s’approcha et les pierres écartèrent leurs aveuglantes mousses.
Parfois, les deux lutteurs se séparaient d’une secousse, sales de poussière et de sueur, s’épiaient, penchés sur les genoux et couraient encore l’un à l’autre. Ils roulaient de nouveau, et, toujours, la muse résistait à Lautonne, vaillante et soutenant le choc de cette difformité, quand, soudain, il y eut un double cri. La muse, renversée, touchait la terre des deux épaules, tandis que Lautonne trépignait sur le beau corps et le battait avec ses pieds tordus dont les orteils se dressaient de joie.
« Evohé ! cria-t-il. Clorinde vaincue, poème en vers libres ! »
Sylvius bondit, le sang aux joues, repoussa une branche qui tâchait de l’arrêter, trébucha contre une autre et se jeta vers Lautonne, mais le poète avait déjà saisi la muse par les cheveux et la traînait dans le bois, sifflant follement. Pégase qui, après boire, était allé galoper un peu au-dessus des arbres, fondit au même instant devant son maître. Il piaffait sur la mousse, prêt à repartir… Un frémissement, un large coup d’ailes et la Bête avait pris l’essor, chevauchée de Lautonne, qui, lui-même, portait sur son dos, renversée et les jambes ouvertes, la merveilleuse femme riant aux éclats ! — Sous le souffle des plumes divines, les chauves-souris s’étaient détachées de leur bouleau et suivaient le vol de l’étalon.
Hurlant de colère, Sylvius au galop suivait dans le bois le sillage de Pégase qui volait au ras des arbres, tout près de lui.
Elle ! c’était elle qu’il voulait ! Elle dont la chair saignait sur la blanche croupe du fait d’une blessure. Trois gouttes rouges apportées par le vent tombèrent sur sa main. Il se cognait aux arbres, se hâtait, insoucieux des chutes, les yeux toujours fixés vers la vision qui s’éloignait peu à peu, majestueusement, la splendide vision du demi-dieu, du monstre et de la muse que suivait comme une ombre le vol velouté des noctules.
Ils montèrent, ils pâlirent, ils se mêlèrent à la nuit supérieure, puis, tout à coup, dans un ample rougeoiement qui brasillait là-haut, Sylvius vit, tendue entre Hercule et le Cygne, une gigantesque lyre d’or dont les cordes donnaient un chant et, dans le réseau desquelles, ainsi qu’en une toile d’araignée, Lautonne, roux, Clorinde, brune, et le neigeux Pégase étaient pris et se débattaient.
Ce fut le mirage d’une seconde ; bientôt on ne vit plus rien sous les étoiles que deux grands nuages qui comblaient peu à peu le ciel entier.
Des traits de pluie cinglèrent Sylvius. Il marchait toujours droit devant lui.
Il regardait les trois gouttes de sang qui tachaient son poignet. Il en porta la marque à ses lèvres.
Il croisa une route où brillaient des fleurs jaunes de réverbères.
Il la suivit.
« Malheur ! malheur à moi ! Elle est partie, celle que j’aimais ! Malheur ! Quand reviendra-t-elle me toucher de ses inoubliables mains ? »
La pluie tombait dru. Sylvius marchait vite et pleurait en marchant. Il marchait sans but. Il vit enfin devant lui, la Seine, huileuse et sombre.
Où était-il ? Comment le savoir ?
Sous un pont, deux falots rouges trouaient le fleuve de deux blessures. Il longea la berge. Des péniches lourdes brillaient par un point de feu et les reflets de la lune réapparue. — Sur l’arrière d’un chaland, une lanterne éclairait deux seaux et une cage où dormait un merle. Sur la route, des charrettes craquèrent joyeusement. Sylvius arrêta ceux qui les conduisaient.
« Où suis-je, ici ?
— A Billancourt, mon brave monsieur. Nous allons à Paris. Si vous voulez vous asseoir sur la charrette, c’est assez propre… rien qu’un peu de fumier. »
Et, de cette façon, Sylvius Persane atteignit une rue voisine de la sienne.
Il sanglotait toujours, il grelottait aussi. Rentré dans sa chambre, il se jeta tout habillé sur ses draps, et, pleura au creux de son oreiller, comme un gosse. Possédé par une bruyante tristesse il criait :
« J’aime ! j’aime ! j’aime à en mourir une muse évanouie dans le ciel ! Je veux qu’elle soit à moi ! Je veux le rêve et la gloire qu’il donne, et toucher les cordes de la grande lyre, et cultiver en moi d’impérissables fleurs ! »
Et, cependant, il descendait tout lentement dans le sommeil.
« Monsieur Lautonne ?
— C’est bien ici… Dernier étage… Essuyez vos pieds… »
Se pencher sur un cristal de source donne l’envie d’y boire, et, dès l’instant où, vers midi, Sylvius se fut éveillé, il ne désira rien tant que se retrouver en présence de cette muse qu’il chérissait déjà, croyait-il, d’un si puissant amour. S’étant fatigué l’esprit à composer des stratagèmes qui le rapprocheraient de la belle enfant, et n’en ayant point trouvé d’efficaces, il résolut d’aller chercher l’idole dans son temple, le parfum dans son calice… Clorinde chez Lautonne.
Il avait gravi les sept étages ; s’arrêta pour souffler, puis, frappa à la petite porte.
« Entrez !… Ah ! c’est vous ! »
Lautonne était seul, assis à sa table de travail. Dans la chambre régnait toujours un désordre puissant. Au bouton de la fenêtre une jupe de femme pendait.
« Je vous dérange !… Vous travaillez ?…
— Vous ne me dérangez pas, et je travaillais à peine. Souffrez d’ailleurs que, sans plus tarder, je vous fasse mon baise-main pour les attentions providentielles que vous eûtes, hier soir, à mon endroit. »
Déjà Sylvius affirmait que ce n’était point un service qui méritât d’être reconnu, mais Lautonne insistait :
« Si ! si ! tout autre que vous m’eût laissé choir au ruisseau… »
Il considérait ses énormes mains de lutteur, et, de temps en temps, se les passait dans les cheveux.
« Je n’oublie pas un bienfait !… »
Sylvius regardait de droite et de gauche dans la chambre :
« Que fait donc, ce soir, votre délicieuse, votre parfaite amie ?
— Comment la connaissez-vous ? Ah ! vous la vîtes à la Taverne d’or, tandis que vous m’offriez à souper ! La réconciliation eut lieu le soir même, tard dans la nuit, je ne sais au juste à quelle heure. Si vous étiez resté quelque temps de plus à mes côtés, quand vous me ramenâtes, vous l’eussiez mieux qu’entrevue. Que fait-elle, demandez-vous ? A cette heure ? Elle court et peut-être se prostitue. Il faut bien vivre ! J’entends, il faut bien que je vive… Et puis ! à quoi servirait de la brider ? Elle deviendrait laide ! elle se flétrirait ! Que gagnerai-je à ce qu’un jour, pour une contrainte imposée la veille, elle se réveillât avec le nez difforme ?
Sylvius ne savait que penser. Depuis qu’il était entré, il sentait en lui des mouvements de haine sourde à chaque regard jeté au poète… De haine !… non, il se flattait !… de rancune, tout au plus, et il ne cessait, en outre, de s’étonner que Lautonne n’eût point encore fait d’allusion à leur céleste équipée de la veille, singulière, à coup sûr, et d’un charme assez neuf.
Lautonne poursuivit :
« Enlaidir Clorinde ! Ah ! Dieu garde ! il ne me resterait plus rien à contempler ! Lorsque j’interroge un miroir, Clorinde met sa tête sur mon épaule et cela fait une plaisante image. L’enlaidir en la contraignant ! Pensez-vous ! je suis, à moi tout seul, d’une laideur copieuse, apaisante, définitive… Ne protestez pas avant d’avoir vu mes mollets ! Ils sont extraordinaires ! mais Clorinde est belle. Je l’aime ainsi : libre, folle, avec ses beaux cheveux noirs souvent dépeignés, avec sa belle chair que je compare à celle d’une olive et que je prête aux passants pourvu qu’ils me la rendent aux heures où j’ai besoin de parfums et de tressaillements. Ah ! cher monsieur ! quand un âge mûr m’aura touché, j’entreprendrai peut-être de raisonner sa fièvre et de mettre en sa débauche quelque méthode, mais je suis jeune ! Laissons donc la brise souffler où bon lui semble et goûtons sans récriminer les teintes et les accords de l’heure ! »
Ici, Persane eût désiré interposer quelque remarque désobligeante et, pour le moins, traiter Lautonne, proprement, de petit saligaud, mais le monstre était en trop belle verve :
« J’aurais tort, disait-il, en accentuant ses paroles de gestes aisés, j’aurais tort de forcer ma nature. Depuis le jour où, sortant d’une brasserie, aux banquettes de laquelle vingt camarades en cénacle faisaient commerce d’admiration par compliments, je humai en moi certaine fleur de génie et ressentis, la nuit d’après, de fort prodigieuses émotions, je ne saurais trop laisser croître ce talent dont j’affirmais jadis l’excellence, sans beaucoup y croire, et dont je connais aujourd’hui la réalité. »
Voilà qui rappelait Sylvius à de pénibles pensées. De nouveau il brûlait de parler à Lautonne des aventures qu’ils avaient eues ensemble, mais pouvait-on avouer une fantasmagorie ? Ceux qui ont vu le visage des dieux doivent-ils rompre le secret de leur extase ? Pourtant, il avait de telles démangeaisons d’être indiscret qu’il ne put se tenir coi.
« Vous souvenez-vous bien de votre soirée d’hier ? »
Il attendait un sourire de complicité, — quelque signe qui reconnût son allusion. Sur la figure de Lautonne il n’y eut qu’une grimace perplexe. Il se tut, semblant rêver…
« Ah ! oui ! s’écria-t-il, la mémoire me revient ! Rentré chez moi, réveillé quelque peu de mon ivresse et ne vous trouvant plus là, j’eus une idée de poème que j’ébauchai tout aussitôt, en vers libres, à l’honneur et l’usage de mon amie. Achevé, il vous sera soumis afin que vous m’en donniez votre sentiment. Le titre : Clorinde vaincue, sans plus ! »
A cet instant, la porte s’ouvrit et ce fut Clorinde.
Quoi qu’il en eût, Sylvius ne pouvait reconnaître en cette petite femme, à peine jolie dans la lumière du jour, toute simple et qu’on aurait dite vouée à des travaux d’aiguille, la merveilleuse muse de la veille, si nue sous ses cheveux noirs. Pour reprendre l’apparence qu’elle avait à la Taverne d’or quand elle embrassait Lautonne, au grand dégoût de Sylvius, il ne lui manquait en vérité qu’un chapeau à plumes en place de la modeste coiffure dont elle accentuait l’ombre de ses cheveux, et quelques touches de fard.
Elle s’arrêta au seuil de la chambre.
« Je suis de trop ! Vous devez causer de choses que je ne comprendrai pas !
— Viens donc, dit Lautonne et ne fais pas la bête ! »
Clorinde s’avança de quelques pas. L’expression craintive qu’elle avait aux lèvres fit brusquement place à un air de fureur. Elle regarda Sylvius :
« C’est vous qui soûliez Vincent, l’autre soir, à la Taverne d’or ? Ah ! que je vous y reprenne ! »
Persane se défendit. Lautonne haussa les épaules.
« N’ennuie donc pas mon ami ! Assieds-toi par terre puisque les deux chaises sont occupées et laisse-nous tranquilles.
— Tu le prends ainsi ? Eh bien ! j’avais quelque chose à te dire… tu vas l’entendre ! Je m’en moque un peu que ton ami soit là ! »
Et Clorinde se mit à vomir des imprécations. Dans cette algarade où la voix montait vers l’aigu, il y eut toutes les injures, les lourdes, les vives, les basses, les intimes, toutes, et d’autres encore que Sylvius ne comprit pas. Elle reprocha à son amant de la prostituer sans qu’il lui en sût gré et la remerciât par autre chose que du mépris. Elle ridiculisa l’art de Lautonne, sa peine, ses rêves, et, peu à peu, élevant le ton de l’apostrophe, s’en prit aux formes où se plaisait son talent.
« Péridots ! saphirs ! smaragdites ! béryls ! escarboucles ! Quoi encore ? ah ! oui ! Topazes ! chrysolithes et lapis-lazuli !… Voilà tes vers !… avec des parfums en plus où tu n’as jamais mis le nez et des fleurs que tu n’as jamais vues. Pourquoi tout cela quand il est si simple de me regarder !… Pauvre garçon ! »
Lautonne était un peu pâle.
« Vraiment, je ne saurais endurer plus longtemps… »
Il marcha vers elle d’un pas lourd. — Clorinde recula jusqu’à la cloison. Elle s’y tint collée, les bras ouverts, les mains plates, le coin gauche de sa bouche un peu tordu, Lautonne, hanché sur une jambe la regardait en silence. Soudain, avec un ahan de bûcheron, il la renversa par une dure gifle. Le cœur de Sylvius battait à grande fièvre, mais il ne sut avoir ni paroles ni gestes de secours, car l’étonnement le tenait interdit. A ses pieds, Clorinde, allongée comme une couleuvre, contemplait Lautonne avec des yeux suppliants, mais dont l’expression était douce… mieux que douce : ravie. C’est ainsi qu’un bon chien contemple son maître, même sous la cravache. Puis la colère secoua le jeune homme. Ah ! tenir Clorinde contrite et prosternée, comme une idole tient son suppliant !… Il se jeta sur Lautonne et, lui saisissant le poignet :
« Vous osez !…
— Ah ! mêlez-vous de vos affaires, n’est-ce pas ?… »
Mais déjà Sylvius lâchait prise en poussant un cri. Vive comme le serpent qu’elle paraissait être, Clorinde avait rampé vers le jeune homme et, cruellement, venait de le mordre à la jambe. — Alors, il perdit tout orgueil. Lautonne, herculéen et monstrueux, le considérait d’un œil gai, Clorinde souriait à son amant… Percé par cette double injure, Sylvius s’assit dans un coin de la chambre, se prit la tête dans les mains et ne bougea plus. — Il y avait dans cette immobilité, le dépit de l’enfant qui boude et le saisissement glacé de l’homme qu’une aventure a par trop surpris. De temps, en temps, il risquait un regard vers le couple singulier.
Lautonne roulait une cigarette et sifflait une queue de chanson. Clorinde, toujours à terre, défaisait son corsage. La voici qui se lève et, lentement, se dévêt. Ses cheveux dénoués couvrent ses épaules bientôt nues ; sa jupe tombe ; toute sa belle chair paraît. Elle tend sa bouche à Lautonne.
« Viens ! je serai ton Printemps ! Dis-moi, que te faut-il ? Je te donnerai des fleurs, et des oiseaux chanteront, blottis dans la cage de mes doigts.
— Oui, dit-il en s’agenouillant devant elle, oui, donne-moi tout le printemps ! »
Et ce mendiant contrefait, ce gnome de cauchemar presse entre ses mains démesurées la fine taille pliante qui vibre d’un soupir. Sylvius, écœuré, se détourne mais n’ose encore s’en aller : Clorinde est trop belle. Par la fenêtre, il regarde le paysage. De ce septième, on voit la ville comme la voit un sonneur de cloches : mille toits sombres coupés de petits fossés. Tout en bas, la cour minuscule semble perdue au milieu de cet essaim de constructions. Dans cette cour un arbre pousse, mince et miséreux. Voilà le point que Sylvius considère. Il pense détacher ainsi son attention d’un autre spectacle. A travers la vitre mal lavée où Clorinde, sans doute, inscrivit à la pointe : J’aime Vincent pour la vie ! Sylvius ne veut voir que le médiocre végétal, sous lui, très loin…
Il arrive parfois qu’un objet, trop fixement examiné, semble, par une façon de vertige inverse, se rapprocher et grossir. Il en va de même pour le petit arbre de Sylvius.
Ce petit arbre hausse-t-il vraiment ses branches ? Oui, elles s’allongent, grandissent, se déploient, s’enflent en dôme, se ramifient et se couvrent de feuilles. Quelques toits d’alentour ne se voient déjà plus. L’arbre a trois mètres, six mètres, dix mètres… bientôt il sera immense ! Sylvius tourne le dos à cet inquiétant phénomène, mais, dès qu’il regarde la chambre, il est glacé d’effroi.
Les murs, couverts tant bien que mal de papier peint où se répète un bouquet champêtre, se sont mis à fleurir. Chaque calice prend du relief, chaque tige s’incurve. On ne voit plus que de la verdure et des fleurs. Les parois sont rouges et jaunes de coquelicots et de boutons d’or. Sur le sol vient de naître la peluche d’une mousse continue et piquée de pâquerettes. Le long de la porte un lierre monte et rejoint une vigne vierge, qui, tordant ses vrilles, descend du plafond avec une chute de lilas. Trois rosiers s’élèvent devant la cheminée pour éclater en roses sanglantes et en parfums. Un lis des Bermudes suit la ligne des jambes de Clorinde et, contre les cuisses, recourbe sa corolle. Des renoncules se regardent au-dessus d’une tulipe, et des jacinthes répandent leurs huileuses senteurs. Quelques liserons étreignent les pieds de la table et l’un d’eux vient de faire le tour de l’encrier. Il y a, dans un coin, toute une constellation de reines-marguerites, et des pensées, un peu sottes, s’alignent trop régulièrement au pied du mur. — Sylvius regarde sa main : une fleur légère y tombe et c’est tout juste s’il ne brise, en avançant le pied, la hampe d’un iris. Mais, déjà, sur les genoux de Lautonne une amaranthe penche son éventail de velours échancré. Des anémones s’élèvent de leur pampre, écartent les fanes velues qui les tenaient encloses et paraissent, mauves et bleues.
Vous voilà épanouies, insolentes pivoines ! catholiques passiflores ! dahlias prétentieux ! fuchsias d’émail ! jasmins et renoncules ! Les quatre murs contiennent à peine cette incroyable floraison et Sylvius se croit à la limite des merveilles quand, soudain, les vitres de la fenêtre volent en éclats et une branche bourgeonnante le cingle comme une houssine. Le petit arbre de la cour a poussé jusqu’à lui. La branche grossit, lance des rameaux, fourche, s’étend, donne des rejets diffus et fait à la pièce un ciel de feuillage. Avec elle une brise est entrée qui tourne dans la chambre, et, suivant le souffle survenu, toutes les verdures se mettent à bruire. Puis, ce sont des oiseaux qui chantent, des papillons d’azur, un impondérable duvet, des chenilles, des fourmis, une abeille chargée, un lézard d’émeraude, une mouche bleue qui bourdonne, suspendue dans l’air, et, bondissante, une brusque sauterelle.
Sylvius tombe à genoux, ivre de couleurs, de parfums et d’harmonie. Clorinde s’est jetée à terre et respire des violettes tandis qu’au-dessus de sa tête un rossignol s’égosille royalement. Lautonne considère un scarabée à cornes qui parcourt son doigt et l’on dirait que, sous la feuillée, quelque part, on ne sait où, se perpétue un souple murmure de fontaine.
« Que c’est beau ! que c’est beau ! » dit Sylvius, à court d’éloquence.
Lautonne lève les yeux, secoue sa chevelure mêlée de feuilles et dit d’une voix douce :
« Comme il est facile d’appeler à soi la nature ! et combien je t’aime ainsi, Clorinde, au milieu des fleurs ! Oui, maintenant, je me sens fort. Ecoutez-moi, mon cher Persane, j’ai des excuses à vous faire… »
Et, après avoir assuré sa tête sur un oreiller de mousse, il dit, avec un petit sourire et sans affectation :
« Je déplore l’humeur qui me conduisit à vous parler si durement, mais, croyez qu’il n’y a dans ce manque de tenue que bien peu de ma faute. Je suis dévoré de certaine fièvre ardente : elle me pousse à créer avec superbe et, d’autre part, je suis usé par le commerce indigne que je fis jusqu’à ce jour de mon talent. La nuit d’hier vit naître mes premiers vers immortels. Pour en créer d’autres il faudra que je connaisse le monde avec mes nouveaux yeux. Tragique aventure que la mienne ! Je ne sais quelle apparence décrire ! Je poursuis le mirage des secondes et ne vois plus l’enchaînement qui forme l’heure !… Tenez ! l’autre jour… »
Il sourit encore… Persane se glissait lentement vers Clorinde. Clorinde l’écarta d’un geste négligent.
« Non ! je vous assure, ce n’est pas la peine, murmura-t-elle.
— L’autre jour… Ah ! le plaisant paysage et que je ne sus comprendre !… J’avais emmené Clorinde à la campagne. La prairie où nous nous reposâmes était d’un joli vert virgilien. Il y paissait quelques vaches : treize, au juste, noires, un peu mélancoliques par excès de placidité, mais aimables et qui peuplaient fort bien le décor. Des arbres posaient sur l’herbe, toute brillante de soleil, leurs îlots d’ombre, — de temps en temps, un oiseau chantait ; à l’heure, aux vingt et quarante minutes, le train de Paris faisait un grand bruit ronflant, et tout cela était tranquille, tranquille comme un vitrail d’église. — Ai-je bien encadré la chose ! Imaginez-vous un lieu qui s’adapte plus justement aux besoins d’une ballade ?… »
Lautonne dénoua une liane qui venait d’étreindre son bras, puis il cueillit une rose et la lança vers Clorinde.
« Cette ballade, je l’avais à peine entreprise qu’un papillon vint à passer. Je le suivis aussitôt et déjà sa louange naissait en moi, quand il se mit à voler si vite et changea sa route avec tant de brusquerie que mes phrases, rhythmées avec soin, se cassèrent comme de petites branches… Il fait délicieux dans ce bois printanier ! ne pensez-vous pas ?…
— Tout à fait ! dit Sylvius qui regardait Clorinde.
— J’aperçus les petites ailes jaunes qui se secouaient au-dessus du miroir naturel d’un ruisseau, comme disaient jadis certains poètes mineurs, mais le ruisseau coulait de façon trop persuasive, et je le suivis, bien que le papillon jaune se trémoussât avec fébrilité pour me retenir. Enfin je vis une libellule qui courtisait Clorinde. Clorinde était couchée au pied d’un pommier ; la libellule tournait assidûment autour de son sein nu. Comme je voulus poser ma bouche à ce même endroit, la libellule se divertit, en manière de consolation, à poursuivre son jeu tourbillonnant autour d’une pomme suspendue, et j’en vins à faire de ma ballade des treize vaches pensives une assez pauvre scène d’oarystis.
— Vous me la lirez !
— Non point ! car ce ne fut qu’un geste. »
Clorinde s’était endormie et soupirait vaguement.
« Vous le voyez, je ne pouvais appliquer ma pensée. Je me fiais, en amateur, à ma seule fantaisie et vivais inutilement. Concevoir est un verbe important dont les deux sens s’opposent. Je ne savais pas les distinguer. Or comprendre est à la portée du commun, car l’application peut tenir lieu de génie ; créer reste une vertu d’élite. Quand Clorinde attaque mes écarts littéraires, son reproche est judicieux. J’ai fait des poèmes avec complication, désordre et facilité, mais ce n’était point là le grand essor. Il faut que je voyage, qu’avec mes nouveaux yeux je voie de nouvelles choses, des arbres que je n’aurai point déformés, des fruits d’une saveur franche. »
Il prit et mangea une fraise sauvage qui poussait près de lui.
« Voyager !… Quelle invention de trésor, quelle dot, quelle manne précieuse me le permettra ? Voyager avec Clorinde ! L’entendre rire à l’ombre d’un latanier ! »
Sylvius contempla encore une fois la dormeuse brune. Oui, il haïssait en Lautonne le voleur de sa gloire, mais, du moins, Lautonne servirait à le rapprocher de celle qui… Ah ! le beau stratagème !… Son parti était pris.
« Et que diriez-vous, s’écria-t-il, si je vous emmenais en voyage, moi ! »
Lautonne, sans paraître étonné, réfléchit un court instant, puis levant la tête :
« Je refuse, dit-il. Vous l’avouerai-je, Clorinde est le premier motif de mon inspiration, son pivot, ma muse, si j’ose dire ! Nous serions gênés à côté de vous qui êtes seul. Autour de quoi grouperiez-vous vos sensations ? Comprenez-moi ! Vous n’espérez pas que le rôle de Mécène suffise à excuser l’embarras où nous mettrait votre présence ? Eh ! je vous vois déjà, pataugeant dans vos impressions de voyage, ne sachant où les mettre, m’en faisant part, hélas ! et m’en chargeant les bras. Quel onéreux compagnon ! Oui, je refuse ! Vous nous gêneriez !… Ou bien soyons quatre. Amenez-moi quelqu’un, homme, femme ou fée, qui soit l’expression de vous-même et porte votre bagage idéal comme Clorinde porte le mien. Amenez-le moi. En ce cas, j’accepte. Mais amenez-le vite… Je veux partir demain… Je rêve d’un récif de corail où la mer soupire, et d’orages prodigieux… »
Sa voix devint dure.
« … Et, tenez ! vous m’encombrez déjà ! Partez ! allez chercher votre muse ! Il ne suffit pas de regarder, et de comprendre, et de bavarder. Partez vite ! je sens vos opinions, vos élans, vos pensées s’amonceler autour de moi. Hors d’ici ! »
A travers le nombreux buisson de la chambre, Lautonne poussa Sylvius vers la porte. Le jeune homme tremblait de fureur. Il se retourna, la main haute… Clorinde se réveillait en bâillant ; le bocage embaumait et gazouillait comme une seule fleur et un seul oiseau.
L’instant d’après, Sylvius se trouva sur le misérable palier de la chambre. La porte se referma bruyamment… Une mince tige de lierre paraissait dans la fente du seuil.
Sylvius, stupéfait et pâle, descendit l’escalier qui se tordait sous lui en pente raide… Oh ! ces corolles rouges ! ces gorges de rossignols ! ce léger encens des roses et des jasmins ! Toutes ces verdures ! et Clorinde nue, inaccessible, olympienne !
Il comprit la douleur d’Adam quittant le Jardin.
Or, Sylvius atteignit la rue, et ayant atteint la rue, il se retourna et cracha sur le seuil qu’il venait de quitter. Mais, par cette marque de dégoût qui lui semblait vive et injurieuse, extrêmement, il ne soulagea ni son cœur, très marri par l’aventure dont il sortait à peine, ni ses sens, tout à fait émus par la dernière apparence de Clorinde, et, tout aussitôt, s’étant rendu compte que son amour pour la muse de Lautonne ne paraissait guère décroître et que les stratagèmes qu’il inventait pour la voir encore étaient de mauvais aloi, il se résolut à mettre de côté son orgueil et à suivre le conseil qu’on lui avait donné. Il chercherait donc une muse, une muse à sa taille. Elle serait noble, grande, blonde, souriante comme l’aurore sur les flots et douce comme un crépuscule sylvestre.
Cela posé, il fallait la découvrir.
D’abord il héla un fiacre et alla déjeuner au restaurant : il était déjà trois heures de l’après-midi. Son repas terminé, il se mit en route et parcourut le jardin des Tuileries peuplé de cerceaux, de balles, et, sur le bassin, de petits bateaux. Des enfants stupéfaits entouraient un vieillard qui faisait faire le mort à son chien et le ranimait en prononçant le nom d’un homme politique à la mode. Les autres noms laissaient la bête insensible. Ce fut pour Sylvius une révélation.
« Ce vieillard est admiré parce qu’il commande à son chien ! que dirait-on de moi qui commande aux fées ? Quoi ? Tout s’éveille sous mon regard et je me plains ! Les choses les plus défuntes renaissent ! l’univers me révèle ses visions les plus rares ! la nuit m’a donné une vieille sorcière ! les bêtes m’ont parlé ! le Panthéon s’est empli pour moi de divinités avec qui j’eus un entretien !… j’ai chevauché Pégase !… Lautonne, le pauvre garçon, ne connaît pas les aspects de sa propre fortune, moi, je vois même ceux de la fortune d’autrui ! Aujourd’hui, je cherche une muse, rien de plus simple à trouver. Je vais m’avancer vers quelque beau tableau, et, sur mon ordre, le sujet s’animera et descendra de son cadre. — Une muse !… choisissons-la très belle et passant Clorinde en perfections : ainsi, Clorinde, dépitée, ne résistera plus à mes entreprises. »
Et Sylvius entra au Louvre en réfléchissant à la forme qu’il allait donner à son Lève-toi et marche ! — Il traversait les salles à grands pas, car il lui semblait que toutes ces faces peintes le regardaient du coin de l’œil. Pourtant il s’habitua peu à peu à cet espionnage et ralentit. Maintenant il s’arrêtait parfois, détaillant le mérite de telle ou de telle figure et la dévisageant sans vergogne. Il élut enfin l’Antiope du Corrège.
Lorsque des Anglaises en troupeau qui s’extasiaient de façon dissonnante se furent un peu éloignées, il s’approcha de la toile et, se haussant sur les pointes, comme le fait un enfant pour atteindre un fruit, prononça d’une voix claire, mais point trop forte afin qu’il n’y eût point de scandale, ces simples paroles :
« Réveille-toi ! descends du cadre où tu es depuis si longtemps retenue et suis ton maître ! »
Puis, il attendit les effets de cette formule coercitive ; mais Antiope n’y prêta nulle attention ; il se peut même qu’elle ne l’eût pas entendue. Elle resta immobile, elle ne descendit pas du cadre et ne suivit pas celui qui se disait son maître. — Il n’en fut pas autrement quand le jeune homme, se tournant vers la Joconde, l’eut interpellée. La Joconde se contenta de sourire comme elle sourit à chacun, sans plus. Et toutes les femmes, les nymphes et les déesses que Sylvius aborda par des sommations lui répondirent ainsi, sans répondre. Même leur éternelle pose ne fut pas troublée quand il changea ses ordres en prières et finit par implorer.
« Cœurs durs ! » murmura-t-il.
Sa puissance était donc moins grande que sa présomption ?… Il voulut croire, afin de se ménager, qu’il était, ce jour-là, trop ému pour commander sur un ton efficace.
« Bonjour, Persane !
— Ah ! bonjour.
— Que devenez-vous ? On ne vous voit plus ! »
C’était un jeune peintre dont Sylvius avait, l’année d’avant, beaucoup hanté l’atelier où de délicats paysages montraient, sur des prairies vert sombre et bleues, le ruissellement du clair de lune, la fuite du crépuscule ou les nymphes dansantes.
« Je vais probablement partir en voyage, dit Sylvius d’un air important.
— Amusez-vous bien ! Vous venez sans doute prendre ici votre viatique !… Dites-moi, fit le jeune homme en amenant Persane devant le Corrège, figurez-vous un peu l’allure qu’aurait ce tableau, si la femme était posée en sens inverse. Hein ? quel contraste ! »
Il considéra longuement le ton de la chair, et souriant à Antiope :
« Allons ! montre un peu tes fesses ! »
Sans attendre davantage, Antiope ouvrit les yeux et se retourna. Puis, elle reprit sa pose immortelle.
« Oui, je vois assez bien l’effet. Au revoir, Persane ! Venez sans faute à l’atelier, dès votre retour. »
Il partit.
« Retournez-vous, Madame ! » cria Sylvius à la fille du roi de Thèbes.
Mais la fille du roi de Thèbes ne broncha même pas.
« Ah ! le vilain petit rapin ! »
Au même instant, un gardien étant venu le prier, sans courtoisie, de ne plus parler aux tableaux, Sylvius rougit et quitta le musée.
Le soir était venu ; il dîna, la bouche sèche, l’âme troublée. Vers dix heures, il se rendit dans un café-concert qu’il fréquentait communément. Le spectacle était comme à l’ordinaire. Une aimable enfant agita ses jupes sans grâce ni pudeur et poussa des cris pointus. Un soldat vint conter une histoire gaie. Il ne savait que faire de ses mains gantées et semblait, en marchant, participer à une course de sacs. Plus tard, une vieille dame vanta le retour des hirondelles. Six acrobates gras se tordirent diversement, enfin, il y eut un ballet où d’innombrables filles balancèrent leurs jambes, suivant les indications des clarinettes. Et ce fut tout. Chacun riait.
Dans un coin de la scène, Sylvius crut voir une danseuse dont le visage était agréable. Il l’attendit à la sortie et l’accosta.
Une heure après, tandis qu’elle soupait assez voracement, il se disait qu’à tout prendre elle n’était rien moins que laide, mais que, d’autre part, le temps pressait. — Voulait-elle l’accompagner en voyage. — Non : son engagement, le dédit, un vieil ami, sa mère… Non, elle ne voulait pas. Il lui mit dans la main un peu d’or, comme dans les romans et, poursuivi d’injures il s’en alla.
Alors, il courut dans tous les restaurants de nuit, en quête d’une muse…
« Qui veut me suivre ? »
Certaines voulaient bien, mais Sylvius frémissait en les regardant. La plupart refusaient : Carmen craignait la mer, Sylvia était malade, Lydie lasse, Jeanne indisposée. Un long voyage répugnait à Elvire, effrayait Isabelle, sans pour cela plaire à Juliette, — et Lola n’avait pas de robes.
Sous la pluie des notes de l’orchestre tzigane, Sylvius s’enfuit au grand galop, sauta dans un fiacre, le quitta sans raison, en prit un autre, alla n’importe où et se trouva enfin sur les bords de la Seine. — Il descendit sur les quais, les longea, regardant l’eau couler mortellement et s’assit sous un pont, loin de la lune qui le regardait.
« Ah ! que je suis malheureux ! que je suis donc malheureux ! »
Mais une vieille voix interrompit sa plainte.
« Qu’avez-vous, mon bon monsieur ? »
Il crut que la marchande d’amours lui était rendue… Hélas ! ce n’était qu’une mendiante accroupie près d’un chat noir, et qui s’était réfugiée là pour dormir. Elle était fort défaite, fort déguenillée et sa misère n’était même pas pittoresque.
« Laissez-moi !
— Ah ! mon bon monsieur ! j’ai eu bien des revers ! mon mari, mort au Tonkin, ma…
— Lautonne disait : « Une muse qui soit l’expression de vous-même. » Où la chercher ? où la trouver ?
— Ma fille débauchée, mon fils…
— Laissez-moi donc tranquille !… Ah ! je ne puis vivre sans Clorinde ! »
Clorinde !… Sylvius la voyait nue.
« Je n’ai pas mangé depuis trois jours, mon bon monsieur ! Ah ! j’ai eu bien des revers ! mon mari mort au Tonkin ! ma… »
Sylvius lui jeta quelques sous et, brusquement, se tournant vers elle, il cria d’un air furieux :
« Où est ma muse ? dites-moi ! où est ma muse ? »
La vieille fut debout d’un bond, saisit le chat noir d’une main, de l’autre, ce qui lui restait de jupes :
« Je ne vous ai rien pris, monsieur ! je suis honnête ! Ah ! mon Dieu ! il est fou !… »
Et s’enfuit, haletante d’effroi.
Sylvius rentra chez lui et s’endormit en pleurant, mais, comme un chemineau, la poche vide et la faim au ventre, rêve parfois de fruits d’or et de nourritures délicieuses, Sylvius songea plus d’un beau songe où des muses nonpareilles le nommaient leur lion et le couronnaient de lauriers jusqu’à l’instant où, sur un nuage rose et doux, il connut le baiser de Clorinde, inexprimable !
Le soleil, filtrant dans la chambre, leva ses paupières et une détresse d’enfant le fit aussitôt soupirer. — Cruel supplice, que de revivre chaque matin les douleurs de la veille ! — Un chagrin que le soir endort se ravive avec l’aube et jamais la nuit n’a séché une larme. — D’ailleurs, Persane sentait son énergie abattue, et c’était là un surcroît de peine.
Il se leva, se vêtit, déjeuna, sans plaisir, d’un thé qui lui parut fade, et, délaissant sa vaine recherche, s’en fut vers le Bois.
C’était un matin d’orage au ciel vivement contrasté. De grosses nuées noires se poursuivaient sur fond bleu avec des airs de Walkyries. Le Bois avait à chaque instant une expression nouvelle, triste sous l’ombre, heureuse dans le jour, et Sylvius ressentait ces influences. Si navré qu’on soit, peut-on s’empêcher de sourire, quand le soleil chante ?
Sylvius, parcourant une allée déserte, s’efforçait à goûter les charmes de la lumière et des verdures. Le soleil se couvrit, et, les coins de la bouche tirés, Sylvius songea que rien ne valait, en somme, le jardin des mille délices où reposait Clorinde.
« Comment vais-je vivre maintenant, si Lautonne part ou me ferme sa porte ? »
Songeant ainsi de façon trouble et diverse, il atteignit une prairie environnée de bocages, lieu fort propre à s’y reposer et dans l’herbe duquel il s’assit. — Pour se distraire, il prêta l’oreille aux murmures qui l’entouraient. Dans la prairie voisine on percevait le bruit long d’une faulx passant à toute volée et celui, aigre et net, d’une autre faulx que l’on aiguisait. Il y avait aussi le galop d’un cheval, de plus en plus distinct et qui bientôt décrut et disparut… et tant d’autres bruits encore. Sylvius se rappela le soir où pareillement, il écoutait à sa fenêtre les bruits de la ville, mais ce soir-là, une vieille avait bondi dans sa chambre !…
Sylvius revint à son tourment.
« Une muse qui soit l’expression de vous-même ! »
« Que voulait dire Lautonne par ces mots ? Sans doute un être tout formé de ma vertu dominante, mon essence, le principe de Sylvius Persane ! Il existe, peut-être, quelque part, — mais où ? »
Au même instant, une nuée, plus lourde et plus noire que les autres, aveugla le soleil. La prairie passa du vert mêlé de fauve au gris sombre, et, tout à coup, par un trou du nuage, un long rayon descendit du ciel et frappa le sol devant Sylvius.
Le rayon faisait dans l’herbe comme une source d’or. Emerveillé, Sylvius se pencha sur elle. La source bouillonnait, éblouissante et jaune…
« Quelle joie pour un alchimiste ! Je vais me croire magicien ! »
Soudain, avant même que Sylvius se rendît bien compte du prodige, un tout petit homme, tout en or et grand comme la main, jaillit de la source ainsi qu’une bulle, agita sa chevelure d’or, frappa l’une contre l’autre ses paumes d’or, sauta sur le genou de Sylvius, salua, fit une pirouette et dit enfin, d’une voix qui tintait à la façon du choc de deux médailles :
« Maître ! me voici ! je m’appelle Chrysolet ! »
Ce petit homme figurait, en son ensemble, une délicieuse pièce d’orfévrerie. Sylvius le regardait, se frottait les yeux et le regardait encore. Parfaitement humain de proportions, avec un visage si expressif, une allure si jeune et ses fragiles doigts, il était très vivant, trop vivant, car il ne tenait pas en place et Sylvius le sentait danser sur son genou. Tantôt il se grattait la tête, tantôt il trépignait, mettait un doigt dans sa bouche, écoutait la brise, indiquait une fleur, — et riait, paraissant prendre à vivre un grand plaisir. — Il était nu, avec une ceinture d’or autour des reins.
« Mais… qui es-tu ?
— Je suis celui-là même que tu appelais, dit le petit homme en accents d’or. Tu demandais ta muse ; — me voici. Je suis le petit démon de la fantaisie, je vois bien, j’entends bien, je goûte à chaque chose, je touche à tout, et mes services te sont assurés.
— Ah ! très bien ! murmura Sylvius, tu es ma muse ? du diable si je l’imaginais ainsi !… et tu te nommes Chrysolet ?…
— Oui, Chrysolet, C, H, R, Y… Laisse-moi m’asseoir dans ta main. Là ! je suis à mon aise. Oh ! regarde ce nuage qui se dévide !… et ce papillon, ici !… Est-il assez jaune ! hein !… Allons nous promener !
— Nous ferons mieux, dit Sylvius gravement, nous allons partir en voyage.
— Où donc ? loin ? au nord ? au midi ?
— Je ne sais pas. Cela dépendra.
— Oh ! je veux tout voir ! Les Turcs et les Lapons et les Indiens et les gens qui s’habillent avec des peaux de bêtes, et ceux qui ne s’habillent pas, et les femmes d’hier, et les femmes de demain !…
— Quel drôle de petit corps tu fais !…
— Comment ! tu ne te connais pas toi-même ? »
Sylvius, étonné, le dévisagea.
« Rentrons en ville, dit-il d’un air gêné. Mais de quelle façon vais-je te transporter ?
— Mets-moi dans la poche de ton veston ! »
Et, dans cette poche, Chrysolet se blottit, puis se remua, passant parfois la tête pour jeter un coup d’œil au dehors, maniant les cigarettes de Sylvius et vidant sa boîte de tisons.
Peu à peu, tandis qu’il revenait à pas lents vers la barrière, Sylvius eut des mouvements d’orgueil. Ainsi, cette muse qui le rapprocherait de Clorinde, il l’avait trouvée, et, pour imprévue qu’elle fût, ce n’en était pas moins une muse de prix. — Tout en or ! quel être sans pareil !
Il prit l’omnibus.
Sitôt qu’il fut assis, Persane flatta Chrysolet de la main, afin qu’il se tînt tranquille, mais le petit homme continua de se trémousser comme un fou. — Sylvius rougit de peur : une voix venait de sortir de sa poche :
« Oh ! cette grosse dame, en face de toi ! quelle figure ! Non ! ce menton bourgeois et ces yeux satisfaits ! Bon personnage pour un roman ; qu’en penses-tu ? »
Tout le monde aurait pu entendre. Personne ne se retourna. Sylvius fut rassuré, mais il n’osa répondre.
La voix reprit, plus vive et plus haute :
« Je regarde par un trou de ton veston ! c’est très drôle ! Le jeune homme qui est à côté de toi est en train de toucher sa voisine.
— Tais-toi donc ! » dit Sylvius.
Et les occupants de l’omnibus fixèrent, d’un air défiant, ce jeune homme qui parlait sans interlocuteur.
On était à la Madeleine, Sylvius descendit, alla chez son banquier, où il prit de l’argent, — chez lui, — enfin, chez Lautonne.
En montant l’escalier sombre il tira Chrysolet de sa poche. — Il avait une muse ! Il avait une muse ! Il aurait Clorinde ! De ces deux idées Sylvius était tout possédé. Une odeur de fleurs lui venait déjà du septième étage, — de fleurs et de verdure. Il poussa la porte.
C’était toujours l’extraordinaire taillis coloré de pétales, hanté de papillons et murmurant d’un gazouillis qui ne cessait pas. Lautonne se tenait debout, monstrueux comme à son ordinaire, plus roux que jamais, plus échevelé, semblait-il que la veille. Il agitait son énorme main avec un geste de semeur au-dessus de Clorinde nue, allongée parmi les fleurs et la mousse, et, tout de bon, il semait du grain sur le beau corps.
« J’épouse le ciel ! Venez vite, dit Clorinde, Lautonne sème du blé sur ma chair ! J’épouse le ciel ! »
Et, en vérité, quand Lautonne eut fini, cent oiseaux se bousculèrent au-dessus de Clorinde, piaillant et picorant le grain.
« J’épouse le ciel ! l’impératrice Théodora fit ainsi !… »
De nouveaux oiseaux descendirent. Clorinde se tordait de joie et mordait ses lèvres.
« Un peu de repos, » dit-elle.
Les oiseaux disparurent dans les branches. Clorinde se vêtit, Lautonne prit une chaise. Sylvius attendait.
« Très réussi, ce petit divertissement, dit Lautonne. Eh bien ! qu’avez-vous fait ? Partons-nous ?
— Mon cher Lautonne, commença Persane, mon cher Lautonne… »
Il était tout ému. Entre ses mains, il tenait Chrysolet, couvert d’un mouchoir.
« Voici… ah ! comment dirais-je ?… Voici… En un mot… voici mon compagnon de voyage. »
Et il enleva le mouchoir, à regret, comme un avare découvre son trésor.
Lautonne toussa, étouffant un rire.
« Ah ! voilà donc votre fortune et le répondant de vos fantaisies !… fort bien !… une muse de poche ! »
Il regarda Clorinde du coin de l’œil.
« Je comprends ! dit-elle en pinçant la bouche et considérant Chrysolet, votre muse ne fait que naître, c’est un avorton ! une muse dans ses langes ! un soupçon, une once, un scrupule de muse !
— Eh ! oui ! reprit Lautonne, une miette ! Vous lésinez, mon cher ! Venir avec un doigt de muse ! une muse atomique ! une… musette, si j’ose dire ! Nous avons là un tant soit peu de muse tout à fait singulier !
— Que veux-tu, dit Clorinde, il faudra s’en contenter ! D’ailleurs, cette parcelle de Calliope, ce rudiment de Clio m’égaie ! C’est Melpomène rabougrie, Uranie en herbe, un rien d’Erato, un souffle de Polymnie, une Euterpe-mouche, une Thalie en réduction, une fraction de Terpsichore !
— En somme… un résumé des Piérides… Quel âge a-t-il ? »
Sylvius avait pris le parti de rire, mais Chrysolet était fort en colère et agitait ses minuscules bras.
« Quand vous aurez fini de m’insulter ! tas de… »
Déjà, il pensait à autre chose.
« Oh ! le joli jardin ! Que cette rose sent bon ! et que vous êtes belle, madame !
— C’est un gentil petit être, dit Sylvius. Ne l’offensez pas. Il s’appelle Chrysolet. »
Clorinde se baissa, voulant le poser sur sa main, mais il s’enfuit, courut vers une fleur qui poussait dans un coin de la chambre et mit son nez dans le calice afin de voir ce qu’il y avait au fond.
« Partons-nous ? dit Sylvius, mes malles sont prêtes, j’ai passé chez mon banquier…
— Tout de suite, si vous voulez, dit Lautonne.
— Je vais donc chercher mes bagages.
— Non pas ! cria la voix fine de Chrysolet ! j’irai, moi ! Mais oui ! mais oui ! je me débrouillerai ! Ouvrez donc la porte ! »
Il était parti et descendait l’escalier de son pas sonore et menu.
« Comment fera-t-il ? dit Sylvius, très inquiet. Mon domestique deviendra fou ! et jamais Chrysolet ne pourra…
— N’importe ! ne pensons qu’à ce voyage.
— Soit. Composons l’itinéraire, dit Sylvius, et j’irai prendre les billets. Un tour en Suisse vous plairait peut-être… »
Il s’approcha de Clorinde.
« … Et nous pourrions revenir par l’Italie. »
Lautonne l’interrompit avec violence :
« Quoi ! que dites-vous ? Tour en Suisse ! billets ! itinéraires ! Nous voyagerons ! ce mot ne suffit donc pas ? Nous voyagerons, vous dis-je ! Je vous montrerai un étang où nous puiserons des étoiles, une vague où flottent des méduses, la source où Narcisse s’est miré ! cette autre qui se nomme Castalie, et celle même de Jouvence ! J’écrirai des odes immortelles sous un arbre orné d’oiseaux beaux comme des fleurs ; une abeille lourde s’échappera de ma bouche et je serai tout vêtu d’harmonie. Plus tard, dans la forêt où, seule, la mince voix des cascades résonne, je doublerai ces chants de perle par leurs louanges en strophes de cristal. Mes yeux seront brûlés par d’incroyables flammes ; le vent m’enlèvera comme un oiseau que l’orage aspire et je fuirai vers… ah ! Dieu !… vers Naples, Malte, Gabès, Ténériffe, et toutes les îles aux bleus contours et toutes leurs palmes. Enfin je quitterai d’un pied étincelant où déjà une aile se greffe la terre et son piteux décor, pour, Hermès nouveau, m’en aller, en plein azur, agiter deux serpents d’airain devant l’œil borgne de la lune !
— C’est très joli, tout cela, dit Sylvius, mais moi ?
— Vous ?
— Vous ! »
Lautonne rit aux éclats et Clorinde en sourdine. Enfin Lautonne répliqua sur un ton de jeune empereur :
« Vous, mon ami ? Eh bien ! vous paierez les dépenses et nous regarderez être heureux, puisque tel est votre métier ! »
Puis, comme Sylvius éclatait, il ajouta tranquillement :
« Vous n’aviez qu’à ne pas vous engager ! Maintenant il faut me suivre !
— C’est ce que nous verrons ! »
Sylvius toucha du doigt le bouton de la porte… Clorinde, ayant achevé de s’habiller, allumait une cigarette.
« Oh ! vous viendrez ! M. Persane ! »
Elle sourit au jeune homme, mais l’orgueil de Sylvius était engagé. Il regarda Clorinde une dernière fois, murmura des regrets d’une voix trouble… (qu’il était donc difficile de se faire une volonté contraire à son désir !)… et franchit le seuil.
On entendait, dans l’escalier, le battement de petits pas et la respiration fréquente de quelqu’un à court d’haleine. C’était Chrysolet. Il franchit la dernière marche, traînant avec de grands efforts un objet mince et long compris dans une gaine.
« Ah ! mon petit ! Ta course était inutile ; nous ne partons pas.
— Songes ! balivernes ! histoires ! dit Chrysolet, je veux partir, moi ! »
Et, poussant la porte, il entra chez Lautonne.
Curieux de savoir la nature de son fardeau, Sylvius dut le suivre.
« Vous voilà déjà revenu, et pacifié, j’espère », dit Lautonne en offrant sa lourde main.
Malgré un reste de courroux, Sylvius lui fit bon visage. Il haussa les épaules.
« Ce n’est pas la première incorrection que je vous passe, » dit-il.
Et Clorinde riait, assise dans les fleurs.
« Maintenant, dit Lautonne, parlons de choses sérieuses. Ce sont vos malles que Chrysolet porte là ?
— Mais… je ne sais !
— Oui ! dit Chrysolet. Je me suis rendu chez mon maître, et, désirant préciser son bagage en un faible volume, j’ai pris ceci. »
Il tira du fourreau un sabre japonais, brillant, tranchant, pointu, presque droit et dont la garde était un lotus de fer. Puis, avec des gestes, des grimaces, et en ponctuant ses phrases de petits cris, il expliqua.
« Maître ! ce sabre que j’ai décroché au mur de votre antichambre sera pour vous tout un équipement. C’est, à vrai dire, le train d’un galant homme. Et d’abord, son seul aspect ne fait-il point rêver d’aventures, de guerres décoratives, de vingt plaies, de mille bosses ?… Un glaive !… Ce seul mot !… il stimule à marcher plus avant, à pourfendre, à courir les routes !… et japonais !… Songez aux chrysanthèmes, aux volcans, aux ciels dégradés, aux cigognes attentives ! Songez à ces rivages lointains où les fleurs sont plus belles, les jardins à ma taille et les dieux centimanes ! Ah ! peut-on oublier les fêtes de nuit qui se donnent aux lanternes près d’un lac de saphir étale ? Songez à tout cela, et, maintenant, admirez ce glaive pour lui-même. Il est beau ! Il orne, il grandit, il honore. C’est une tige dont la garde en corolle siéra, maître, à votre main. Prenez-la ! Le traître ne peut s’approcher ; l’orpheline, près de vous, cherche un refuge ; la passante se retourne, surprise, et le passant salue avec respect, car seul un seigneur glorieux peut avoir un sabre aussi fier. De plus, prenez garde aux conseils discrets que cette arme vous donne ! Effilée, elle vante la diplomatie ; rigide, la droiture ; froide, la chasteté, et forte, l’endurance. Elle est toute une morale ! Que dis-je ! elle va plus outre, puisque, retournée contre la poitrine, son fil léthifère console mieux qu’un traité de philosophie !… Ajouterai-je enfin, dit Chrysolet avec un sourire, la liste de ses vertus accessoires ? Rappelons seulement que vous pourrez, maître, reprendre le dessin de votre chevelure en vous mirant dans ce plat d’acier.
— Sans doute ! dit Sylvius, impatienté par ce flux de paroles, mais… »
Déjà Vincent Lautonne avait bondi.
« Non ! pas de réponse ! Chrysolet, vous tenez un langage plein de sens ! Tout cela est fort convenable ! Nous n’avons plus qu’à partir. »
Sylvius se sentait happé par un tourbillon de folie. Il leva les bras. Il voulut résister.
« Un instant !… Et… ma chemise de nuit !
— Ah ! pauvre jeune homme ! cria Clorinde… Et vos pantoufles ! »
Où donc s’en allait-il ? Sylvius eût voulu le savoir. Il partait, oui, sans doute, mais vers quelle terre ? Lautonne et Clorinde ne répondaient pas à ses questions. Ils cueillaient des roses dans le bosquet et le petit homme en or, toujours riant, toujours dansant une façon de tango métallique, les regardait faire, joyeusement.
Sylvius patienta. Il tâchait de se figurer par avance les parages qu’il visiterait avec ses compagnons. Se reposerait-il dans une grotte, la nuit prochaine, au flanc d’une ravine, sur les sables d’un désert haut en couleur ? Et dans huit jours, où seraient-ils, tous les quatre ?
Il voyait assez bien Lautonne au bord d’un récif de corail, chez les anthropophages, Chrysolet dans un écrin de soie, Clorinde sur un lit… mais comment concilier tout cela ?
Il tenait à la main son glaive, dont il ne savait que faire et se perdait en une songerie pénible, obscure et compliquée.
Sylvius en était à se rappeler, avec de grands efforts de mémoire, quelques souvenirs géographiques utiles au voyageur…
« Les Deux-Sèvres : chef-lieu Niort ; sous-préfectures : Bressuire, Parthenay… »
… Quand il entendit un grand bruit au fond de la cheminée dont Lautonne venait de relever la trappe, et, soudain, écrasant les fleurs, écartant les branches, cornant, ronflant, bavant, fumant des naseaux, tumultueux, horrible, couvert d’écailles, un immense dragon vert sortit de l’âtre son chef squameux.
Sylvius fit un écart du côté de la porte.
Alors, d’une voix de violoncelle, profonde et douce tout à la fois, le dragon dit :
« Ne nous quittez pas, jeune homme ! Je suis d’humeur accommodante. »
Et il acheva de tirer ses pattes et sa queue du tuyau qu’elles ramonaient.
« Voilà ! je me sens plus à mon aise !… Et qu’y a-t-il pour votre service, mon cher Lautonne ? »
Il ouvrait une gueule merveilleusement armée en roulant de droite et de gauche ses yeux pervenche.
Lautonne vint à lui, le caressa et dit :
« Blaise ! je veux voyager ! mes sujets d’inspiration ne sont point sans reproches ; leur vertu décline. Transporte-nous, Clorinde, ma muse, Sylvius Persane, mon ami, le jeune Chrysolet et moi, vers quelque mer très parfumée et sous un ciel très bleu. Laisse-moi épousseter de ton flanc droit ces quelques taches de suie, — prends ces roses dans ta gueule, et partons. »
Aussitôt, Clorinde s’assit de côté sur l’encolure de la bête, Lautonne, enfourché derrière elle, lui soutint la taille, et Sylvius, son sabre à la main, portant Chrysolet dans sa poche, choisit comme selle le milieu de la vaste échine.
« Blaise ! nous sommes prêts ! » cria Clorinde.
Il y eut un ébranlement de chair, un sourd reniflement et Blaise, descendant l’escalier avec sa quadruple charge, fut bientôt dans la rue.
C’était midi. — Omnibus, fiacres, passants, se bousculaient comme à l’ordinaire et le dragon, inaperçu, se faufila dans cette multitude. D’abord, son allure fut un galop rassemblé, puis, ayant atteint la barrière de Montrouge, il passa brusquement à un amble vertigineux. Sylvius sentait le vent lui cingler la face. Il n’eût jamais pensé que ce gros corps de lézard pût fournir une course pareille. Sans réactions, sans secousses, oscillant légèrement et tiquant à l’ours par larges embardées de son cou, le monstre filait d’un train si rapide que le paysage se déroulait comme une toile.
Sylvius ne ressentait aucune crainte, aucun malaise. Il était solidement assis, se sentait sûr de lui-même, et, pour singulière que fût cette façon de quitter Paris, il ne perdit pas de temps à s’en étonner.
Le dragon était de l’espèce légendaire, sans ailes, mais monstrueux à souhait. Ses pattes griffues et la queue, qu’il recourbait en l’air pour assurer son équilibre, paraissaient lourdes. Son cou naissait goîtreux, puis s’effilait, tendu sous une peau flasque. Il portait basse et balançait de droite et de gauche sa petite tête qu’il avait triangulaire et dont les yeux, myopes et bleus, donnaient une impression de bonté charmante. Sa gueule, fermée sur le bouquet de roses laissait pendre à la commissure une souple et mince langue qui semblait toujours tordue pour caresser. Enfin, sur le sommet du front, brillait une légère couronne d’or, seule parure de cet animal. Seule parure, non pas ! car sa peau en était une, qui étincelait au soleil, toute imbriquée de merveilleuses écailles dont la couleur allait s’éclaircissant du vert olive au céladon.
Blaise était ainsi.
Vers le soir, Lautonne, par un sifflet vigoureux commanda la halte. Sylvius avait grand faim et Chrysolet, par des cris et des trémoussements, déplorait la longueur de l’étape. Ils mirent enfin pied à terre, quand le dragon s’arrêta dans l’ombre d’un petit bois, non loin d’une bourgade dont le clocher se dessinait sur le rouge du crépuscule. Blaise se coucha sous un arbre et les quatre voyageurs allèrent dîner à l’auberge. Clorinde, Lautonne et Sylvius mangèrent de bon appétit et Chrysolet recevait de temps en temps une miette qu’il croquait avec délices. Lorsqu’ils eurent fini, Sylvius paya la note et ils sortirent dans la nuit pour aller retrouver leur coursier.
Blaise, couché près d’un saule, tondait l’herbe en agitant son long cou. Une lune incomplète se levait, jonchant les belles écailles d’un semis d’émeraudes. Clorinde et Lautonne s’en furent dans un bosquet voisin et Sylvius, les ayant suivis, revint bientôt sur ses pas, écœuré du froissement de lèvres qui faisait vivre l’ombre où se cachaient les deux amants. Il s’étendit entre les pattes du dragon, Chrysolet se blottit dans l’herbe et, tandis que Blaise, avec sa mince langue, léchait affectueusement le petit homme en or, Sylvius se disposa à sommeiller.
« Appuyez-vous à mon ventre, dit la grande bête. Mes écailles y sont douces et ne vous meurtriront pas la joue. D’ailleurs, pour vous assoupir, je vous chanterai volontiers quelque berceuse. »
Mais cette voix sympathique donnait envie à Sylvius de veiller en causant.
« Blaise ! puisque tel est votre nom, nous n’avons pas encore échangé deux paroles et je voudrais pourtant vous remercier de nous avoir menés d’un train si rapide et si doux.
— Il n’y a vraiment pas de quoi ! dit Blaise modestement. Ah ! Monsieur ! quelle nuit d’élégie ! quelle nuit ! Causons un peu, si vous le voulez, mais de sujets qui ne me soient point personnels. Je souffre trop à parler de moi-même !
— Cependant, dit Sylvius, votre existence dut être toute nourrie de merveilles ! Pourquoi les tenir secrètes ? »
Le dragon eut des sanglots dans la voix.
« Ah ! Taisez-vous ! la vie d’un dragon ne compte que de tristes jours ! Songez à l’étendue de mon infortune ! Quelles délices je trouverais à vivre simplement, auprès de ma mère, dans ce farouche repli des monts Caucase où elle demeure, la chère vieille ! Or, je suis forcé de courir les routes comme une bête de somme. Parfois on m’oblige à garder un trésor, une princesse nue et pleine de grâce, un arbre dont les fruits ont quelque vertu précieuse. Voilà le plus clair de mon plaisir ici-bas : je regarde les beaux écus, l’aimable vierge, les branches lourdes… et le temps passe. Douces heures où j’avais avec Andromède sur son rocher, en Ethiopie, de si délicats entretiens ! Dans ce rôle de consignataire, je vois peu de monde, car mon aspect, que d’aucuns tiennent pour effrayant, éloigne les promeneurs. Au surplus, n’allez pas croire que j’inquiéterais jamais un passant curieux de l’or, de la chair ou des fruits qui me sont confiés ! Dieu garde ! Je tiens à vivre en paix avec tout le monde ! Mais, un jour, ma quiétude est troublée par l’arrivée d’un jeune homme, toujours le même, bien qu’il change de costume et de physionomie. A distance, je le reconnais et sais à quoi m’en tenir. C’est le héros ! Il est brun ou blond, il a le plus souvent une voix de ténor, il est jeune et joli, d’ailleurs, pas du tout dans votre genre, M. Persane. Il s’avance vers moi, fait quelques gestes comminatoires et récite son petit couplet de provocation. Moi qui ne ferais qu’une bouchée de ce bachelier ridicule, me voilà bien forcé de lui offrir le flanc. Il croit me transpercer, (une piqûre d’épingle !), dérobe, enlève ou cueille l’objet de ma surveillance, et s’en va, plein d’avantage. C’est ce que l’on nomme une action d’éclat… j’entends, de la part du héros. Que voulez-vous ! jamais je n’aurai assez de cœur et d’estomac pour manger quelqu’un ! J’aime mieux passer pour vaincu et donner de la gloire à des jeunes gens que plus tard un poète célébrera en alexandrins sonores. Judicieux, en vérité, le lecteur qui tient ces récits-là pour des légendes !… Oui, monsieur, mon sort est de garder les jeunes vierges que l’on séduit, les trésors que l’on dérobe, les pommes que l’on mange, et de cette dure infortune je passe plus d’un trait.
« Une fée, un homme de lettres, un magicien veut-il voir du pays sans bourse délier ?…
« Ici ! Blaise ! »
« Un prophète veut-il frapper l’imagination de ses ouailles ?…
« Blaise ! j’ai besoin de toi ! »
« Si, du moins, l’on pensait à me savoir gré de mon dévouement ! mais, tout au contraire, on me bafoue. En somme, ayant, moi aussi, ma petite vanité, je trouve intolérable d’être dépeint sous un aspect grotesque dans vingt tableaux célèbres et de servir de larmier aux toits des cathédrales. C’est la monnaie de ma disgrâce ! Viendra-t-il jamais le poète qui rhythmera une histoire authentique et justicière où les faits seront repris, honnêtement, à mon point de vue ? »
Et Blaise, pour laisser choir une larme de façon plus discrète, caressa de sa langue Chrysolet endormi.
Sylvius rêvait aux paroles du dragon. Si la bête disait vrai, pourquoi chercher la gloire avec tant de sollicitude ? Que sert de boire à une coupe que l’on sait vide ou ne contenant qu’un breuvage amer. Aux lamentations de Blaise il répondit du mieux qu’il put.
« Votre histoire est fort triste, et pourtant ne croyez pas être seul à voir vos heures se perdre inutilement. Moi-même… »
Mais Sylvius se disait que Blaise était peut-être une de ces âmes infortunées à qui rien ne réussit, et, regardant son sabre, il espérait encore voir ce glaive pourfendre glorieusement… Sinon, quel était le rôle de Chrysolet ? Une muse ne doit-elle pas inspirer de belles actions ?
« J’aime les jeunes gens de votre espèce, poursuivit le dragon. Vous n’êtes pas assez naïf pour défier un monstre qui, la plupart du temps, ne vous veut que du bien ! Vous regardez passer les rêves en homme de goût et ne tentez pas de les contraindre. Par exemple, cette arme que vous tenez à la main ne servira jamais, je pense, qu’à refléter dans son acier un astre ou de beaux yeux. Lautonne, s’il l’empoignait, l’assénerait aussitôt sur un mirage pour s’en rendre maître et s’en nourrir. Monsieur Persane, vous me plaisez ! »
Sylvius eut un accès de franchise.
« Non, mon ami ! je rêve aussi de gloire à mes heures et, souvent, j’envie Vincent Lautonne. Ecoutez-le dans ce bosquet où il s’est retiré avec Clorinde ! »
Du bosquet nuptial montait un bruit de baisers et comme un murmure de beaux vers.
« Prêtez l’oreille à cette harmonie ardente ! Oui, sans doute, je vois mon rêve mieux que Lautonne, mais, seul, Lautonne le possède ; or, on se lasse de contempler les papillons voltigeant sur la prairie, un jour vient où l’on veut les prendre, au risque de ternir leurs ailes !
— Hélas ! dit le dragon c’est priser un camélia cueilli plus qu’une rose à la branche ! Vous aspirez à un baiser de femme ? Vous enviez ce chant d’amour !… Levez les yeux ! »
Sylvius obéit. Près de lui, le saule balançait toujours ses branches pleurantes. Pourtant il n’y avait plus la moindre brise, et, de même qu’à travers les eaux profondes du sommeil s’élèvent de vagues visions, il lui sembla que, peu à peu, une forme humaine transparaissait dans l’écorce de l’arbre.
C’était un corps de femme. Bientôt il se précisa : un torse, légèrement penché à gauche, des bras minces, un cou marqué de veines bleues, une face encore confuse… et, comme pour dire à Sylvius qu’elle était bien vivante, l’hamadryade cueillit, de ses doigts verdâtres, trois feuilles sur son épaule, les fit tournoyer en l’air, (une brise les eût apportées de même), et les posa dans la main du jeune homme.
Il recula de quelques pas.
Un froissement de branches… La nymphe avait paru tout entière, sombre, belle et lui tendant ses verdures.
Sylvius regarda de droite et de gauche comme s’il avait peur d’être surpris. Le dragon semblait dormir ; sans doute, Lautonne et Clorinde en faisaient autant, car rien ne troublait plus la paix de la nuit. Sylvius revint à pas silencieux vers le saule vivant. Un rameau lui prit la tête et l’attira ; un autre rameau lui caressait la joue de son extrême bouquet de feuilles.
Emu par ce trouble qui surprend dans les temples et les forêts, il s’assit au pied de l’arbre.
L’idylle dura jusqu’au matin.
D’abord l’hamadryade frémit sous son écorce, puis, entr’ouvrant ses vertes lèvres, elle se mit à chanter, tandis qu’avec un peigne d’or elle peignait sa chevelure. Sylvius n’entendait point de paroles, mais les pathétiques accents qui se répandaient dans la nuit avaient l’éloquence et le ton séducteur des meilleurs discours qu’il pût concevoir. Une forêt ne parle pas avec des mots, quand l’ouragan la déchire, et pourtant on comprend sa plainte.
L’hamadryade parle ainsi.
Elle raconte sa vie de nymphe solitaire parmi des arbres sourds, les longues heures de son enfance où toute brise était meurtrière, l’espoir souvent déçu que donnent les bourgeons et le poids allégé des branches qui se sèchent. Elle est la dernière hamadryade du pays et ne se connaît point de sœur, aussi loin que le vent peut porter sa voix. Jadis, au temps ancien, chaque saule enserrait une nymphe, comme les ormes et les chênes aussi, mais l’une après l’autre est morte, celle-ci foudroyée, celle-là surprise par l’hiver, tandis que plus d’une a saigné sous la hache du bûcheron. Elle dit la fiévreuse activité des sous-bois, les mille murmures que personne n’écoute et les chansons dédaignées. L’homme est plus indifférent que les ruisseaux, les fleurs et les pierres, car les ruisseaux chantent, les fleurs sourient à l’aurore et l’on ne sait à quoi songent les pierres sous leurs voiles de mousse, mais la froide frivolité de l’homme se lit dans ses yeux.
L’hamadryade vit solitaire et n’a d’autre divertissement que de peigner sa chevelure avec un peigne d’or.
Elle a vu tant de printemps s’enfuir en battant l’air de leurs ailes parfumées, tant d’étés se gonfler de soleil, tant d’automnes se parer d’or, tant d’hivers pleurer leurs neiges !…
Elle dit le vol des saisons, le cours de la lune, barque peinte glissant dans une écume d’étoiles, et celui de Phébus glorieux… Elle dit les oiseaux du jour, et les oiseaux de nuit, craintifs et veloutés… Elle dit les baisers de l’aube, les jeux de la pénombre, les arbres ridés qui craquent de vieillesse, les mousses, le gui, les insectes rôdeurs et les feuilles tournoyantes.
Eaux qui tombez du ciel ! qui montez de la terre ! qui serpentez dans l’herbe ! elle dit vos prestiges : ceux des lourds orages qui la fouettaient de leurs rafales et les pluies au frais ruissellement…
Elle dit…
Sa voix persuasive se répand comme un parfum ou comme une buée.
Sylvius ne soufflait mot, Sylvius écoutait, Sylvius tremblait d’émotion… Alors l’hamadryade baissa vers lui ses longues branches, et, l’étreignant de verdure, l’absorba dans son ombre.
Sylvius vibrait d’un délicieux effroi :
« Je vais atteindre à l’extase ! »
Ils s’unirent bouche à bouche. Un nid gazouillait quelque part près de leurs têtes. Sylvius, appuyé contre l’épaule de la nymphe, étendait son corps sur un des longs bras dont l’écorce amollie avait des souplesses merveilleuses. Il sentait l’hamadryade vivre et le cœur végétal, par de sourds battements, refouler vers la pointe de ses branches son sang décoloré.
« Je vais atteindre à l’extase ! se disait-il, vibrant d’une crainte délicieuse. Je vais atteindre à l’extase ! »
Il n’était attentif qu’à lui-même, et, parcouru par les premiers frissons d’un plaisir qui déjà lui rendait la peau rugueuse, il se sentait près de cueillir un laurier inattendu. Mais, à l’instant même où, si parfaitement, le jeune homme et l’arbre se mêlaient, à l’instant où Sylvius, entouré de bras et de branches, ravi de chants et de baisers, frôlé de feuilles et de caresses, heurtait sa poitrine à la poitrine de la nymphe, il se détacha un peu de cette étreinte, puis resta immobile et attentif.
Un couple de promeneurs venait de s’asseoir au pied du saule. Sylvius les voyait déjà enlacés et se murmurant des paroles sur les lèvres. Flasque, informe, répandue, la femme était une prostituée de garnison, l’amant, un jeune soldat. — Sylvius l’entendit parler. La voix montait entre les bras du saule, non comme une voix humaine, mais telle que s’exhalait la voix de l’hamadryade, indistincte, sans vocables, vraie voix de l’esprit, et le jeune soldat, secoué par le rut de la mégère qu’il tenait sous lui, semblait dire… disait assurément :
« La nuit n’était pas plus belle quand Ferida m’embrassait les yeux de ses petites lèvres dures… la lune n’était pas plus blanche ! Les arbres n’étaient pas plus verts quand elle venait à moi, un bracelet de cuivre cerclant son pied et joyeuse à cause de ses douze ans et de son amour… Les mousses n’étaient pas plus molles !
« J’allais la rejoindre, quand les camarades dormaient, au bas de la côte de Tlemcen. Elle m’attendait sur le bord de la route… Ensemble nous entrions dans le bois… Elle était si nue sous le chiffon bleu qui ne pouvait à la fois cacher ses hanches et sa poitrine… Elle n’avait pas encore de seins et riait toujours ! On entendait dans le bois des bruits mystérieux comme ceux des histoires que l’on raconte à la veillée… Ferida s’éloignait un peu, me regardait, la tête sur l’épaule, puis elle courait à moi, soulevait sa jupe, en voilait son visage et collait le long de mon corps son petit corps excité… Ses cheveux étaient chargés de narcisses, elle avait le goût d’une grenade mûre…
Et maintenant il faut aimer cette outre de chair parce que j’ai quitté Ferida, et les minarets, et les fruits qui fondaient dans la bouche… Pourtant la nuit était pareille, alors, et comme aujourd’hui, les étoiles jonchaient le ciel, plus nombreuses que les grains sur l’aire !… Comme aujourd’hui !… comme aujourd’hui !… »
La fille prononçait des mots gras et tendres. Le soldat se délivra d’un soupir.
« Voilà ce qui m’attend ! pensait Sylvius. Demain, dans un an, toujours, je regretterai le baiser de la nymphe. Pour moi, tout plaisir est perdu à cause de ma joie présente. »
Mais cette joie, il la regrettait si vivement par avance qu’il oubliait de la boire.
Le couple parti, Sylvius songeait encore à sa déception future. L’hamadryade relâchait son étreinte et restait muette. Alors seulement, le jeune homme comprit sa faute. En songeant qu’une rose se flétrirait, plus tard, il avait laissé se flétrir une rose.
« Persane ! Ohé ! Persane ! que faites-vous là-haut ? Quelle idée d’aller dormir dans un arbre ! On est si bien sur l’herbe ! Cette nuit, Clorinde m’a récréé de façon inoubliable ! »
Hélas ! l’hamadryade pâlissait sous l’écorce et déjà l’aubier de chair avait disparu.
« Maître ! venez vite ! on vous attend !
— Oui ! Je viens ! » dit Sylvius.
Il sauta à terre. Le dragon paissait l’herbe à grands coups de langue. Clorinde se lavait les joues dans un ruisseau. Lautonne, pour se réchauffer, agitait son corps ridicule et Chrysolet sifflait comme un pinson.
« Allez manger, dit le dragon, vous trouverez du pain et du lait dans une ferme au bord de la route. Je vous attendrai là.
« Eh bien ! jeune homme, murmura-t-il, en se tournant vers Sylvius, êtes-vous satisfait ? »
Blaise avait un sourire d’entremetteur matrimonial. Sylvius haussa les épaules.
« Non ! et puis, à quoi bon avoir été heureux, puisqu’il faut s’en aller ?
— Aussi, vous en demandez trop, cher ami ! Retenez bien le beau souvenir et adoucissez votre départ en songeant à Bérénice laissée ! »
Sylvius se tourna vers le saule. Il lui sembla y voir deux grands yeux tristes qui le regardaient.
Il s’éloigna, l’âme lourde.
Ce fut de nouveau une course effrénée. Collines et bois, rivières et carrefours, villages, canaux, bourgades, tout cela passait sans qu’on le vît beaucoup. De temps en temps, on faisait halte à une auberge pour manger ou boire. Parfois, Blaise s’arrêtait, lapait un peu d’eau dans une source, broutait quelques feuilles à un arbrisseau…
« Je suis repu ! » disait-il, ourlant ses lèvres avec sa langue…
Et l’on repartait à une allure d’orage. Nul ne prenait garde au dragon, et, tant qu’ils ne le quittaient pas, ses cavaliers restaient sous une éclipse. Parfois un chien, reniflant la grande bête et son fardeau, grognait à dents découvertes, mais l’homme ne partageait point cet effroi et, sans doute, quand, au passage de Blaise, il sentait du vent sur sa joue, croyait-il à quelque brise égarée.
Si Clorinde et Lautonne paraissaient prendre plaisir à cette course invisible, Sylvius, pour sa part, était d’assez méchante humeur. Il songeait à l’hamadryade et ne concevait pas qu’il l’eût quittée, alors qu’elle avait mis tant de bonne volonté, voire d’empressement, à lui tendre ses lèvres, et, pour achever son affliction, il ne pouvait que se plaindre de Chrysolet.
Ce petit être, délicieux, au demeurant, par ses façons vives et saugrenues, devenait insupportable. Il plaisait fort à Sylvius et ne laissait point de lui être à charge. Entreprenant dix sujets de causerie et n’en achevant aucun, regardant ceci quand son maître considérait cela, parlant comme tourne un moulin, se trémoussant, sautant, esquissant des gigues sans répit, Chrysolet se montrait compagnon difficile.
En route, Sylvius, ébloui par les éclats du soleil sur la peau de Blaise, par la splendeur du décor, et, quoi qu’il en eût, par ces émotions nouvelles, n’y pensait guère, mais, durant les heures de repos, l’incessante chanson, les questions tracassières qui n’attendaient pas de réponse et les mille et un propos du petit être le bourrelaient. Aussi finit-il par reléguer sa muse au fond d’une poche avec son mouchoir dessus. Alors le petit homme se tint tranquille, un temps.
Cette nuit-là, ils dormirent encore sous les étoiles. Sylvius était blotti contre le dragon qui, se disant recru, ne voulait point causer. Rien n’arriva qui fût remarquable, rien, non plus, le jour suivant ni le surlendemain, et ce voyage, commencé d’une façon que l’on peut dire surprenante, finissait en manière fort triviale d’excursion à prix réduit. Sylvius avait bâillé plus d’une fois, Blaise devenait triste, Chrysolet lui-même tempérait sa fièvre et gesticulait moins. Seuls, Clorinde et Lautonne, d’ailleurs muets comme deux mimes, semblaient heureux.
Or, un matin, on découvrit la mer. Brusquement elle se révéla aux yeux de Sylvius, derrière un bouquet de pins.
« Oh ! regardez ! la mer ! la Méditerranée ! »
Chrysolet sortit sa tête pour voir ce spectacle nouveau.
La mer ! — elle étincelait immensément, calme, joyeuse, souriante… la mer, enfin !
Ils sautèrent tous quatre sur le sable.
« Nous y voilà ! » murmura Blaise.
Et Lautonne ne disait mot, mais contemplait ce saphir démesuré comme il eût contemplé une femme.
On était près d’un port artificiel qui dépendait sans doute d’une propriété des environs, car il s’y balançait un petit yacht désarmé, dressant son mât nu près d’une cabane en planches. Cela faisait tout un joli sujet de paysage, avec des rochers verts, des rochers bleus, des rochers noirs et quelques pins.
Déjà Lautonne et Clorinde se caressaient quand Blaise les appela.
« Venez par ici, je vous prie, j’aurais un mot à vous dire en particulier. »
Il murmura des phrases sourdes, puis, comme Vincent et la muse se récriaient, il éleva la voix :
« Oui, je vous quitte ! Rien, ni supplications ni prières, ne me fera changer d’avis. J’en ai assez de ces promenades où, pour tout salaire, je gagne chaque soir une lourde lassitude. Je ne fais pas aux dieux l’injure de les croire assez neurasthéniques pour avoir créé un dragon de ma taille dans le seul but de le voir souffrir. Eh bien ! je vais chercher ma part de bonheur ! Je m’en vais ! Vous me demandiez de vous conduire vers une mer très bleue : la voici à vos pieds. J’ai donc tenu mes engagements. Si vous désirez continuer votre voyage, cherchez quelqu’un d’autre. Ne dirait-on pas que je suis le seul monstre ici-bas ? Il n’y a donc plus de licornes ? plus de sphinx ? plus de léviathans ? Se pourrait-il que l’oiseau Rok eût perdu ses ailes, que Béhémoth fût mort ! la Tarasque sans force et Pégase fourbu ? Allons ! j’en ai déjà trop dit ! Je vous salue, Lautonne, et vous, madame, aussi. Adieu, M. Persane, croyez que je suis tout aise de vous avoir connu. »
Il s’éloigna d’une allure de plus en plus rapide, sans tourner la tête. Un moment on le vit encore au sommet d’une colline et contre le soleil, beau dragon de sinople, lampassé de gueules, sur champ d’or, puis il disparut.
Sylvius regrettait Blaise, Lautonne avait l’air vexé, Clorinde haussa les épaules.
« Quel sot ! Bah ! nous voyagerons par mer. »
Et, de fait, le petit yacht propret engageait aux plaisirs nautiques.
Bien que Lautonne jugeât la précaution superflue, Sylvius s’en fut au village voisin demander si le bateau pouvait être loué. Il revint, chargé de provisions et accompagné d’un matelot. On sortit de la cabane les voiles et leurs agrès, puis, comme le matelot offrait ses services :
« Inutile, dit Lautonne, je connais la manœuvre.
— Etes-vous bien sûr ?… murmura Sylvius.
— En doutez-vous ? »
Sylvius se tut. — Une heure plus tard, ils filaient au plus près de la brise.
Lautonne n’avait point vanté à tort ses vertus nautiques. Ce yacht, l’« Opale », à demi ponté, rapide et de formes fines lui obéissait comme Pégase. Il s’était assis auprès de Clorinde qui tenait la barre, et Sylvius dont on avait refusé l’aide avec mépris, se tenait à l’avant, morose et silencieux. Quant à Chrysolet, couché à plat ventre, l’oreille contre les planches, il écoutait le murmure incessant que faisait l’eau sur la quille et battait le pont de ses petits pieds d’or.
Sylvius songeait, son sabre entre les jambes. Ah ! que lui importaient l’harmonie de la voile blanche contre le ciel et les nuances délicates de la mer ! L’ennui prodigieux qu’il ressentait fortifiait en lui la volonté d’arrêter là ses aventures. Il s’y était engagé pour se rapprocher de Clorinde, et, depuis leur départ, à peine lui avait-elle adressé vingt paroles, — celles-là narquoises ou glacées ! — Mais dans une heure, quand ils seraient rentrés au port, il irait à Marseille, ville proche, et de là gagnerait Paris en chemin de fer, dans un compartiment bien capitonné où il dormirait à l’aise. Lautonne pouvait se rendre sur les rives de Thulé, et Clorinde le suivre. Il n’y ferait point opposition.
De parti pris, les deux amants semblaient vouloir humilier Sylvius par le paysage de leur bonheur. C’était une allégresse qui tournait en nature, un poème ininterrompu de joie, un « donne-moi tes lèvres » sans fin. Odieux spectacle pour un homme ennuyé, qu’une couple de bouches souriantes ou qui se baisent. Persane se sentait dépassé par ce bonheur, de même qu’il s’était senti dominé par tous les événements où il avait joué un rôle… dominé à tel point qu’il se perdait dans leur ombre. Désireux d’avoir rang de héros dans son propre roman, il n’y tenait emploi que de comparse. Il était celui qui ferme les portes, qui paye les notes, qui introduit les nouveaux acteurs et les salue bien humblement quand, après avoir fait leurs trois petits tours, ils s’en vont.
Lautonne souriait, Clorinde souriait. Sans doute parce qu’ils manquaient tous deux de monde et d’usage, un si grand bonheur paraissait trop franc, immodeste, pour tout dire. — Ah ! que le contentement dispose d’offensantes grimaces ! — Il y avait en Lautonne un pétulant, un glorieux, et puis un puéril et un rêveur qu’on n’aurait pu considérer sans envie. Banal, à coup sûr, mais point médiocre, le supplice qu’endure un homme altéré devant l’eau courante et fraîche qu’il ne peut atteindre !
« Voici la paix, disait Lautonne, la paix que je n’ai pu trouver jusqu’à ce jour. Loin des fiacres, des concierges et des huissiers, je puis enfin reprendre ma lyre… Mais quelle corde toucherai-je ? quels échos s’éveilleront à ma voix ? où me plaira-t-il de chercher un sujet de poème ? »
Sylvius sentait croître sa mauvaise humeur.
« Au fond de la mer » dit-il, comme il eût dit : « Au fond de votre poche. »
Parmi des paroles passagères un poète trouve parfois celle qui l’inspirera. — Lautonne réfléchit, puis, tout à coup :
« Au fond de la mer ? dit-il. Au fond de la mer ! Soit ! »
Lautonne se pencha vers le flot.
Il semblait parler à la mer et la mer semblait lui parler.
« Oui ! murmura Lautonne, oui ! je te comprends ! oui ! je sais ! Veux-tu de moi ? L’ombre éternelle, dis-tu ?… Comment ! mais c’est la splendeur du Christ en croix que tu me proposes ! du Christ éclairant le monde !… oui ! oui ! j’obéirai ! »
Il se dressa soudain et, tendant les bras vers la mer, il dit, d’une voix chaude, lente et qui s’amplifiait :
Et Lautonne tendit ses mains jointes vers le soleil. Un rayon plus doré, plus pur, un rayon plus ensoleillé, vint s’y blottir. Il sembla qu’elles cueillissent du jour… du jour… comment dirais-je ?… de l’air lumineux ! L’or de midi se posait sur elles. Il les referma.
« Adieu ! Clorinde ! »
Prompt, Lautonne avait plongé, les pieds d’abord.
Sylvius restait bouche bée ; il voyait une tache noire disparaître dans la mer.
« Je joue mon va-tout ! » cria-t-il.
Lui aussi cueillit du soleil dans ses adolescentes mains, dit adieu, (de quel regard !) à Clorinde et plongea, sans plus de commentaires.
Sylvius eut bientôt rejoint Lautonne. Ils descendirent, les bras serrés le long du corps, la tête haute… On eût dit que l’eau les appelait, les accueillait, comme, à lèvres décloses, une bouche appelle, accueille une bouche aimée. Ils descendirent et le voile humide obscurcissait leurs yeux. Bientôt, ce fut l’ombre entière. (Regrets d’arbres, de fleurs et de belles colombes aux bois terrestres roucoulant.)
Ils descendirent.
Maintenant leur âme devient vraiment marine, elle oublie les bocages où les brises causent, elle ne trouble plus Lautonne ni Sylvius d’aucun souvenir. D’ailleurs, Lautonne n’a qu’une pensée : garder le soleil dans le coffret de ses doigts. — Ils vivent bien. Ils n’ont plus besoin de respirer ; leur cœur bat lentement, mais d’un rhythme sûr. Ils ne songent pas qu’ils pourront mourir. Ils ne sentent rien, sauf sur leur visage, la vive, continuelle, douce caresse de la mer qui glisse devant eux, et, dans eux, et, dans la chevelure ondulante et dressée, le passage furtif d’un poisson. Ils descendent.
« J’emporte aussi la lumière ! » se dit Sylvius.
Dans ses oreilles bourdonnantes éclatent déjà de glorieuses cymbales et des trompettes de cortège. — Soudain, une bulle illuminée passe devant ses yeux, et qui monte en tremblant, peu à peu disparue ; une autre, une autre, une autre encore, bulles d’or échappées qui vont sans doute s’ouvrir dans l’air supérieur, là-bas, très haut, sous l’azur plein de joie, de mouvements d’air et de mouvements d’ailes.
Mais d’où viennent donc ces bulles ?
Sylvius le sut bientôt, car il sentit que ses mains étaient vides. — Imprudent ! que ne les tenais-tu mieux fermées ! — Il avait perdu sa lumière ; elle était semée sur la route et Sylvius comprit tout le poids de sa faute. A chaque bulle regagnant l’air, il pouvait voir, un instant, Lautonne extasié de joie, les yeux demi-clos sur un rêve et merveilleusement vêtu d’algues prises au passage de son corps, qui l’habillaient de vert sombre et de corail et desquelles il semblait éclore comme une rousse fleur.
« Ah ! se dit Sylvius, que ne peut-elle me noyer, cette eau profonde ! »
Tout à coup, leurs pieds touchèrent le sable. — L’ombre était opaque, mais aussitôt elle se dispersa devant une apparition merveilleuse : Lautonne les mains jointes sous la nuque, violait la nuit en entr’ouvrant ses doigts. Le soleil s’était échappé dans sa vaste chevelure et la chevelure, rayonnante de tous côtés, comme les traits d’un astre d’or, brillait puissamment, lançait de la lumière dans le sombre pays où les deux voyageurs venaient enfin d’atterrir.
Ils voyaient devant eux une colonnade carrée qui formait un grand cloître où des algues poussaient, où nageaient des poissons. Sur les colonnes était bâti un mur pourpre fenestré d’ouvertures nombreuses, et, par les fenêtres, par les arches, par le sommet sans toit, se poursuivaient au sein de l’eau verte, des néréides à double queue, aux cheveux d’azur, aux lèvres mauves, mais belles infiniment. Elles dansaient aussi sur des miroirs de nacre, coiffées d’un coquillage, des fleurs dans les mains, et il en était trois dont la chair était presque noire, qui tournaient autour d’un buisson épineux, reliées l’une à l’autre par des guirlandes violettes. Au-dessus du buisson, nageait sans grande hâte une murène ravie, semblait-il, par ces femmes à la pure double queue. Tout au loin, des forêts de corail restaient figées en gestes roses, d’innombrables poissons dont certains n’étaient qu’une gueule large ouverte et certains un globe arc-en-ciel, passaient avec lenteur en vêtements de cour, et d’invraisemblables végétations, lisses ou tourmentées, couvertes de pustules, pleines de nœuds ou dentelées, ou encore droites et minces comme des cris, peuplaient ce paysage qui fourmillait de bêtes, où d’énormes crustacés tendaient, comme pour une scène d’inquisition, leurs pinces de torture, et que Lautonne éclairait de tous ses cheveux.
Du monticule de sable où ils s’étaient posés les deux voyageurs pouvaient voir cela. Mais, si le corail et les poissons aveugles ne prirent garde à leur apparition, il n’en fut pas de même des néréides. Toutes portèrent les mains à leurs yeux, toutes nagèrent avec rapidité vers Lautonne et l’entourèrent, mille queues dansèrent autour de lui et, maintenant, mille mains se tendaient. Des bouches s’approchèrent, des paupières s’ouvrirent et se fermèrent aussitôt, frappées par l’éblouissement.
Puis, les néréides parlèrent.
Le sens de leurs discours n’était point noté en paroles, mais par une façon de danse, d’agitation, où chaque geste des nageoires, des lèvres et des doigts rectifiait, exprimait mieux l’idée transmise par l’ondulation des hanches et du torse.
Ainsi parlaient les néréides, ainsi parla Lautonne, et, toutes ces paroles dites par des mouvements, Sylvius les entendit bien.
Les néréides disaient leur joie à cause du soleil enfin descendu, elles disaient le nouveau culte instauré, les grandes fêtes qui célébreraient le nouveau Dieu.
« Comme, sur terre, disait Lautonne, Dieu plaça l’être humain…
— Telles, dirent les néréides, nous fûmes jetées au fond des mers.
— Comme, sur terre, disait Lautonne, l’être humain garde le souvenir de l’espace azuré…
— Telles, dirent les néréides, nous languissons et nous mourrons de ne plus voir la lumière du jour.
— Comme un poète, disait Lautonne, monte parfois très haut vers Dieu…
— Telle, dirent les néréides, une de nous monte parfois jusqu’aux flots supérieurs et redescend tout éblouie.
— Comme, disait Lautonne, le poète tâche de montrer à l’aveugle foule l’aspect des splendeurs divines et, bien qu’il ne soit point compris, l’élève un peu vers elles…
— Telles, dirent les néréides, nos sœurs bienheureuses viennent nous dire le vent et les ailes sur la mer.
— Comme, disait Lautonne, nous respectons, quand il est mort, le poète qui nous attira quelque peu vers son rêve…
— Telles, dirent les néréides, quand un noyé descend dans les plis de nos algues, bouche à bouche et toute unie à lui par ses bras enlacés, une de nos sœurs va scruter ses prunelles qui, vivantes, surent contempler le jour.
— Comme, sur terre, disait Lautonne, les sources chantent un chant qui fait rêver de Paradis…
— Telle, dirent les néréides, au sein de notre palais pourpre, une fontaine d’air jaillit, qui nous parle d’azur et que nos aïeules nommèrent la fontaine de l’inutile espoir.
— Comme, disait Lautonne, celui que l’on révère annonça la Nouvelle et, d’une parole inconnue, vint réjouir et sauver le monde…
— Tel, dirent les néréides, tu viens, ô demi-dieu chanteur ! apporter le soleil parmi ta chevelure vénérée.
— Et quel est mon rôle dans tout cela ? » dit Sylvius.
Nul pli de la mer, nul geste, ne lui répondit.
« Maintenant, dit Lautonne à Sylvius, ménageons ma légende. Bientôt on remarquerait mes jambes torses que les algues couvrent avec soin pour l’instant. Dût-on même faire ici-bas de cette difformité une vertu divine, je préfère à un Messie tordu en forme d’olivier par son sacrifice, un Sauveur plus droit et qu’on ne fit qu’entrevoir. Ménageons, vous dis-je, ménageons nos effets ! »
Mais celle qui devait être la reine des néréides, (à en juger par le respect qu’elle inspirait sur son passage, la profusion de bijoux qui paraient son corps, et le diadème de perles posé contre les cheveux de sombre azur et qui grandissait son front blême,) s’approcha de Lautonne par une courbe de salutation.
Elle portait un sceptre à la main droite, une fleur marine à la gauche, sur la gorge une coquille d’un vert de crépuscule finissant et, à la taille, des ciseaux d’or.
Lautonne répondit à l’hommage royal par une noble inclinaison de tête, prit les ciseaux et, les glissant dans son éblouissante toison, coupa toute la chevelure. Comme on porterait une flamme sur un trépied, il la posa entre les mains d’une petite néréide qui le contemplait dévotement.
« Voici la Vérité ! dit-il par une flexion lente de son bras.
« Garde bien ce gage. Je te le donne, parce qu’il y avait de la foi dans tes prunelles. Peuple ! sois heureux ! Je te laisse la Lumière et je rentre dans l’Ombre ! »
Il cueillit la fleur entre les doigts de la reine, puis, à Sylvius :
« Vivement ! dit-il, cher apôtre, frappons du pied, montons, quittons ces lieux ! »
Ils montèrent. Les algues se détachaient des jambes de Lautonne, et Sylvius ne l’en avertit point, car, en baissant la tête, il pouvait voir dans ce pays de lumière qu’il quittait, des bras tendus, des gestes de piété implorante, d’amour et de foi.
« Ah ! que parmi ces néréides, il s’en trouve une au moins qui voie les jambes torses, qui s’étonne, qui doute, et propage enfin l’impiété. »
Ils entrèrent dans la nuit, dans la pénombre, dans une aube bleuâtre. Soudain, ce fut l’air libre qui remplit leur poitrine.
L’aventure était close. « L’Opale » se balançait près d’eux. Clorinde leur jeta une corde. Ils montèrent à bord.
« Il y avait tellement de soleil, dit Clorinde, que je ne vous voyais ni l’un ni l’autre. »
Elle rit.
« Je vous croyais perdus ! Quelle idée, Vincent, de garder tes habits ! Oh ! oh ! oh ! tes cheveux ! où sont tes cheveux !
— Mes cheveux, dit Lautonne, très chère, tu rêves ! Ils furent toujours ainsi : inégaux, je l’avoue, mais courts. Et d’ailleurs que t’importe ! S’ils furent coupés, ils repousseront. Tais-toi ! »
Clorinde se tut et Sylvius s’en fut embrasser Chrysolet qui chantait une romance en comptant ses petits doigts de pied.
« Nous sommes humides, dit Lautonne, séchons-nous au soleil. »
Ils s’allongèrent sur le pont et Lautonne, la fleur marine aux doigts, murmurait des vers. Il parlait en rêve ou rêvait en paroles, et, de temps en temps, regardait la fleur.
« Cette fleur, dit Sylvius, qu’en ferez-vous ?
— Cette fleur ? je la garde comme une note, un souvenir cueilli dans l’abîme. Mon poème sera beau, grâce à cette fleur. »
Chrysolet s’était approché.
« Oh ! qu’elle est belle ! Prêtez-la-moi, Lautonne, que je joue avec elle, que je la montre, que je la vante, que je la prise ! Oh ! prêtez-la-moi !
— Tiens, dit Lautonne, mais prends-en le plus grand soin. Sa tige est le frêle pivot de mes pensées. »
Chrysolet s’enfuit avec la fleur et Lautonne rappela son rêve. Sylvius regardait Chrysolet. Il bondissait de ci de là, tenant la fleur au coin de sa bouche, puis il la regarda, la retourna, la caressa, la respira, puis, lentement, il se mit à l’effeuiller. Pétale à pétale, la belle fleur de l’onde rejoignit l’onde et Chrysolet chantait de sa petite voix de verre :
« Celui-ci, je le donne au vent ! — Celui-ci, à l’instant qui meurt ! — J’offre cet autre aux girouettes ! — Celui-ci aux remous du fleuve ! — Celui-ci à l’ange qui passe ! — Cet autre à l’aile du moulin ! — Celui-ci à l’enfant qui pleure ! — L’avant-dernier aux filles folles, — et le dernier aux souvenirs ! »
Il courut vers Lautonne.
« Vous pouvez la reprendre : elle ne m’amuse plus. »
Le front de Lautonne se rembrunit. Il saisit Chrysolet par la taille et le tint tout entier dans son énorme main.
« Chrysolet, si tu n’étais si petit, je te châtierais ! Je rêvais d’une ballade ondulante et douce comme un rhythme de flot : Ballade des plaisirs sous-marins. Mauvais enfant ! tu l’as soufflée de mon esprit en effeuillant une fleur… Pourtant… voyons… ne pourrais-je me la rappeler ?… Ne commençait-elle pas ainsi :
« Non ! non ! cela est mauvais ! Tant pis ! Si jamais je fais une ballade au sujet d’une fleur de l’onde, je pourrai tourner ainsi mon envoi :
« Je te pardonne, Chrysolet, va courir ! N’y pensons plus et cherchons autre chose. »
De nouveau, il saisit un songe et l’enlaça.
A la poupe, Sylvius séché par le soleil, tenait à Clorinde des propos fort bourgeois, car elle ne l’écoutait plus dès qu’il haussait le ton. Il regarda Lautonne. — On voyait peu à peu la joie revenir à son visage. Ses doigts remuaient, guidés, eût-on dit, par une musique. Une heure s’enfuit à petits pas. Lautonne rêvait toujours et Sylvius s’attristait d’autant. — Soudain, Lautonne poussa un cri :
« Clorinde ! Clorinde ! viens me donner un baiser ! Je suis heureux ! Je voudrais être en paix avec tout le monde ! Je vois un autre, un nouveau poème, ainsi que l’on voit une personne vivante. En vérité, il respire, il agit… Ce n’est plus une figure de mon imagination, c’est une figure dans l’univers. Bientôt elle se détachera de moi, mais pas avant que je n’aie fini de l’orner, de lui donner du sang aux joues, de la flamme aux prunelles, de la brise aux cheveux !… Clorinde ! merci du baiser ! »
Chrysolet s’approcha par deux brusques bondissements.
« Oh ! que dites-vous ? Racontez-moi ! Je serai bien sage ! Racontez-moi vite ! Est-elle jolie, votre petite poésie ? »
Lautonne le regarda d’un air ironique.
« Non ! elle est belle ! Comprends donc, bout d’homme, et vous aussi, Persane ! C’est la nature qui renaît au printemps. Tous les poètes ont fait cela. Je ferai mieux. C’est la nature qui frémit aux premières tentatives du soleil ; les neiges coulent le long de ses flancs ; elle marche sur la terre encore dure, mais où germe déjà une moisson secrète ; elle passe, donnant au vent sa toison blonde…
— Blonde ! interrompit Chrysolet. Blonde ! vous n’y pensez pas ! Brune ou châtaine à votre gré, rousse à la rigueur, mais blonde ! oh ! jamais ! »
Un pli de dédain rida la lèvre de Lautonne.
« Mêle-toi de tes affaires, Chrysolet ! Elle est blonde.
— Et qu’il serait plus drôle, ajouta Chrysolet de lui donner une monture ! Dépeignez-la donc assise à califourchon sur une licorne de neige. Le front de la bête est chargé d’une tige grimpante qui suit la spirale de l’ivoire, et, de temps en temps, la licorne lève la tête pour hennir faiblement quand monte vers elle le parfum des fleurs qui s’ouvrent… Oui… oui… et l’enfant brune, (brune, sans aucun doute), l’enfant brune rit en cadence. »
Lautonne montra un visage courroucé.
« Laisse ! Tais-toi ! Où en étais-je ? Ah ! oui ! la terre frémit… une harmonie s’en exhale…
— Une harmonie ! O Lautonne ! Lautonne ! C’est une insidieuse senteur qui pare le printemps. La musique appartient à juillet dont les trompettes sonnent, les couleurs à septembre et les formes aux jours froids, mais le parfum seul sied bien au renouveau. »
Lautonne demeura silencieux et sombre, paraissant réfléchir avec affectation. Attiré par ce changement d’humeur, Sylvius se rapprocha. — Tout à coup, Lautonne dit, (sa voix était contrainte, altérée, muée pour ainsi dire) :
« Mon cher Sylvius, nous passerons la nuit en mer. J’ai besoin de calme et de silence, même je ne sais ce qui me retient de jeter à l’eau ce petit foutriquet. Deux fois, il m’a troublé l’esprit par des remarques extravagantes et je sens mon poème aux mille facettes se fondre comme en une liqueur dissolutive un cristal trop délicat…
— Mais je ne passerai certes pas la nuit en mer ! cria Sylvius. Nous rentrerons sans plus tarder ! déjà le soir tombe. Allons ! virez de bord !… et puis j’ai froid ! »
Lautonne poursuivit :
« L’ombre et le clair de lune reformeront mon rêve. Paix ! silence !
— Non pas ! non pas ! virez de bord à l’instant ! Je vous l’ordonne. »
Et Chrysolet à qui la dispute faisait plaisir sans doute, jetait de temps en temps quelques mots :
« La licorne est blanche, bien entendu !… Des fleurs écloses sur le chemin seraient d’un bon effet !… Je vous engage à parfumer aussi la crinière de la bête !… »
Il y eut soudain un hurlement. Lautonne, après avoir repoussé du pied Chrysolet, s’était jeté sur Sylvius. Il l’étreignait de ses longs bras et le corps svelte du jeune homme pliait sous ce geste puissant. — Ce n’était même pas le combat inégal de la force et de la grâce, c’était la violence aux prises avec l’agrément. Déjà Sylvius demandait quartier. Un instant plus tard, il était lié au mât. Sur sa poitrine découverte une corde cruelle marquait des traits de sang. — Clorinde restait impassible, regardant Lautonne comme on regarderait Dieu.
« Pourquoi ? Pourquoi… cette… agression ? balbutia Sylvius.
— Cette… agression, comme vous dites, répliqua Lautonne, croyez bien qu’elle n’est pas dirigée contre vous ; simplement, j’avais des comptes à régler avec cet objet-là… »
Il montra Chrysolet.
« Et je tiens à ce que vous restiez tranquille. »
Chrysolet qui, durant la défaite de son maître, avait ri comme au spectacle, ne riait plus et parcourait le demi pont d’un pas de course agité. — Lautonne le cueillit avec deux doigts.
« J’ai cru voir dans un coin de la cabine, dit-il à Clorinde, une poêle et un réchaud ; apporte-les… Bien… Pose-les sur l’avant… Bien… Allume le réchaud… »
Quoiqu’il éprouvât certain soulagement à n’être pas compromis dans la vengeance du poète, Sylvius, tout comme l’orphelin sympathique d’un très noir roman feuilleton, se demandait quel complot Vincent Lautonne, traître et bourreau, pouvait ourdir.
Les ombres du crépuscule s’étaient retirées devant les clartés grises du clair de lune. La mer, tranchée d’un chemin d’argent, était calme. Les étoiles se voyaient à peine dans le ciel. De temps en temps, une longue phosphorescence serpentait près du bateau et l’on gardait dans les yeux, longtemps encore après qu’elle avait disparu, l’éblouissement de cette traînée d’azur.
Clorinde était debout sur la poupe devant la flamme du réchaud. Cheveux au vent, elle avait l’apparence d’une petite sorcière préparant un maléfice. Une écharpe sur son épaule suivait le mouvement aérien de ses cheveux.
« La poêle est rouge ! » dit Clorinde.
Aussitôt Lautonne qui s’était accroupi dans la coupée se leva, tenant toujours Chrysolet entre le pouce et l’index.
« Que voulez-vous faire de moi ? s’écriait le petit être d’une voix suppliante et mince. Que voulez-vous faire de moi ? hurlait-il sur un mode précipité. Oh ! je vous montrerai des fleurs et des coquillages et des papillons faits de seule lumière !… »
Lautonne rit, cruellement, et, lâchant prise tout à coup, laissa tomber Chrysolet dans la poêle à frire. — De quel marbre, de quel acier, de quel diamant était donc fait le cœur de Clorinde et de Lautonne qu’il ne se fût attendri à de tels accents de supplication. Chrysolet dansait d’angoisse et trépignait et bondissait dans la poêle. Craignant que par un mouvement trop vif il ne s’échappât, Lautonne l’empêchait de franchir le bord en lui donnant de petits coups avec le sabre de Sylvius. — Une heure plus tôt, Sylvius détestait Chrysolet ; maintenant il avait pour lui d’affectueux élans. D’ailleurs une âme honnête peut-elle assister sans compatir à la torture d’un ennemi ?
Car, en vérité, le petit homme avait commencé à fondre. Ce furent d’abord ses pieds qui se liquéfièrent, ses chevilles, puis ses mollets, et bientôt il sauta, suivant un mode grotesque, d’un genou sur l’autre. L’instant d’après, il n’y eut qu’un mince torse tordu avec deux bras agités et les cris s’atténuaient jusqu’à n’être plus que des gémissements d’oiseau malade. — Clorinde riait, Lautonne riait, une mouette suivait le sillage en piaillant. — Il n’y avait dans la poêle qu’une flaque dorée portant une petite tête gémissante qui se fondait par le cou. — Puis il n’y eut rien que de l’or liquide. — Chrysolet avait disparu. — La mouette du sillage piaillait fort et pathétiquement. Lautonne et Clorinde avaient cessé leur rire. Des enfants, les plus cruels que l’on peut concevoir, se lassent de martyriser l’insecte qu’ils ont pris. — Lautonne jeta sur le pont d’un air de mauvaise humeur, le sabre qui lui servait à guider le trépas de sa victime.
« Eteins le réchaud ! » dit-il à Clorinde.
Ils se parlèrent à voix basse. Sylvius n’écoutait guère ; à grand’peine il avait dégagé son bras du lien de la corde et pensait pouvoir saisir le sabre tombé à ses pieds. Il voulait tenir cette arme. Il ne savait au juste pourquoi. Il y parvint. Parcouru d’un petit frisson de joie, il la mit derrière son dos. Il ne bougea plus. — Lautonne s’avança vers lui :
« Je déplore, cher ami, d’avoir eu à faire cette petite exécution, mais il faut que je vous convainque de sa nécessité. Hélas ! Chrysolet était bien votre muse. Quand je vous engageais à trouver un compagnon de voyage qui vous exprimât parfaitement, vous ne m’avez que trop pris au mot. Ce petit homme était vraiment une réduction de vous-même : un être en or, oui ! mais en or léger, en or fusible, en or de pacotille. Eh ! quoi ! cher ami ! il faut bien que je vous le dise, (et d’avoir reçu de vous quelques services m’oblige à plus de franchise que je n’en aurais pour un passant), votre vertu cardinale est d’être riche ! — Homme de goût, dilettante, amateur curieux de tout et précisément de trop de choses, vous l’êtes à coup sûr. Vous avez de bons yeux, fort proprement vous caressez une statue, écoutez une musique, pleurez devant un clair de lune… mais que seraient ces avantages si vous mouriez de faim ? Votre fortune vous permit de suivre votre penchant, qui était, je pense, de regarder, mais, comme cet animal fabuleux dont j’oublie le nom et qu’on vante dans les mythologies, vous aviez des prunelles tout autour de la tête. — Clorinde ! le bain est-il refroidi ?
— Non ! pas encore.
— Parle ! Parle donc ! murmurait Sylvius qui, les mains derrière le mât, tourmentait la poignée de son sabre.
— Tant que nous voyagions sur terre et que je n’en étais qu’à élaborer mon œuvre nouvelle, tout était bien, mais pensez au trouble ridicule qu’apporta en moi la présence de Chrysolet quand il se mêla soudain de mon ode, à l’instant même où l’œuvre allait s’épanouir… L’oiseau Rok et la Péri, tel était le titre !… Et quel poème !… fleurs d’Orient ! voiles de soie ! bassins verts comme des pierreries ! et les charmes magiciens d’un rossignol qui meurt d’amour !… Tout mon génie était tendu vers une image à laquelle j’ajoutais, par fantaisie ou dessein, une ombre, une ligne, une teinte nouvelles. Comprenez mon courroux lorsque votre petit acolyte vint brouiller tout cela ! Vous avez un esprit charmant, mon cher Sylvius, et, sans doute parce que votre passion pour Clorinde était absorbante, vous ne me dérangiez pas, mais je n’aurais pu endurer Chrysolet plus longtemps, dès la minute qu’il prit garde à mes rêves. Par sa faute, voilà un poème perdu ; d’ailleurs ses méfaits n’iront pas plus loin, et, maintenant je vais vous détacher. Si vous m’en croyez, nos routes divergeront bientôt. Je vous déposerai sur la première grève et continuerai seul ce voyage ; seul avec Clorinde. J’aime mieux reprendre ma misère car le hasard pourrait incarner à nouveau votre fantaisie et, cette fois, c’est bien vous que je tuerais, non le semblant de vous-même !
— Le bain est tiède, dit Clorinde avec un petit tremblement dans la voix.
— Apporte-le. »
Elle vint, tenant la poêle.
« En vérité, c’est fort curieux, dit Lautonne, la gorge embarrassée comme par un hoquet. Regardez ! »
Il mit la poêle sous le nez de Sylvius.
Tandis que la pâte métallique se refroidissait, elle se brisait en petites pièces, semblait-il, plus exactement en louis d’or, c’était bien cela, en louis d’or.
« Votre vertu, dit Lautonne, n’est donc point inutile ! Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, je le veux, mais ne dédaignons point ceinture dorée. Voyez comme la providence est douce aux poètes… »
Il secoua ses cheveux rouges…
« … Elle me donne de quoi vous remplacer quand vous serez parti. Le dilettantisme a son prix, Sylvius, je n’ignorais point qu’il servait aux artistes à échanger leurs rêves contre des substances comestibles, mais jamais je n’eusse pensé à lui attribuer une valeur aussi précise ! Eh ! quoi ! un amateur admire une toile peinte, son admiration est donc tarifée, comme la course d’un cocher ou le bouquet d’un vin ? Plaisante analogie ! Chrysolet s’explique après sa mort. Le Christ, il est vrai, fit de même, puisqu’il ne se révéla tout entier que sur la croix et, d’ailleurs, Dieu fait bien tout ce qu’il fait ! Louons donc le Seigneur, ô gué ! louons donc le Seigneur ! »
D’un geste de marchand de crêpes, Lautonne fit sauter l’or qui retomba sur la tôle en fontaine chantante.
Sylvius ne put y tenir davantage. Depuis quelques moments, des pensées de haine le troublaient. De ses deux mains jointes il serrait son glaive derrière le mât. Blesser Lautonne, le blesser grièvement, tirer vengeance de ses sarcasmes ! Avoir au moins la gloire d’un Ruy Diaz : « A moi comte, deux mots ! » Pourtant il ne pensait pas à tuer son compagnon, il n’osait projeter un meurtre, mais il visait d’un geste imaginaire l’épaule de Lautonne, et, soudain, quand il vit le poète faire sauter la monnaie de Chrysolet avec des mouvements de bateleur, ce geste, emmagasiné comme un ressort, se détendit. Le bras de Sylvius devint rigide, prolongé par le glaive. Lautonne recula, effrayé. La poêle et sa charge d’or sombrèrent dans les flots avec un bruit strident. Au même instant, Lautonne glissa sur le pont et tomba en avant.
Oh ! que la chair humaine est chose sensible et peu résistante ! Le sabre pénétra. Lautonne, effondré, portait à la gorge une entaille rouge. Un cri. Un jet de sang. Il n’y eut rien d’autre. Lautonne était mort.
Incontinent, Clorinde défaillit et Sylvius, encore à demi lié au mât, regarda sa victime. Lautonne avait rendu l’âme, — tout à fait. Sylvius devint grave.
« J’ai donc commis un meurtre ! »
Se pouvait-il qu’un sabre japonais ?… Oui, il se pouvait.
« J’ai tué ! » se disait Sylvius, très à court d’autres pensées, et tâchant à dénouer les cordes qui retenaient ses pieds par une rose savante.
Clorinde, revenue de ses vapeurs, se levait, faible et pâle, toute prête à défaillir une seconde fois. Sylvius n’y prit garde.
« J’ai tué ! Je suis un misérable ! »
Par les dieux ! cette corde était nouée de manière bien étroite ! Midas en avait préparé une pareillement, à Gordium, pour le glaive d’Alexandre !
Clorinde gémissait sur un mode plaintif, à la façon des petits enfants, et Sylvius se déchirait les ongles.
« Je suis un misérable ! »
Mais, dans le temps que sa conscience le blâmait d’avoir si vivement agi, Persane sentait qu’un certain orgueil montait en lui, un certain orgueil qui déjà grandissait et, bientôt, serait épanoui. — Il venait, sans nul doute, de commettre un homicide que rien n’excusait ; oui, mais tel et tel, et tel autre encore n’avaient-ils point séduit la gloire par de pires méfaits ?
« Laissons César et Napoléon ! Henri VIII n’a-t-il pas exécuté des femmes ? et Lacenaire, dont parle Théophile Gautier ! et Ravaillac, sans compter Caserio ! Louis XI aussi, et Poltrot qu’il ne faut pas oublier ! »
Quelques lumières sur l’histoire sont parfois un baume. — Ah ! ah ! il était donc de la race des hommes au sang riche qui savent vouloir ! Que rêvait-il d’auréoles intellectuelles ? Par un mouvement orgueilleux d’homme fort, il se délivra de ses derniers liens, et, bon prince, alla secourir Clorinde sur le point de choir à nouveau. Elle fut insensible, mollement gémissante et comme étrangère. Il se détourna.
« Soit ! la partie est engagée ! Des crimes seront les diamants de ma couronne ! »
Le cadavre saignait encore. Sylvius s’en fut le tâter, puis il se regarda les mains : elles étaient pourpres. Il les mit derrière son dos et se promena de long en large, devant Clorinde prosternée auprès de son amant et qui semblait se fondre en un sanglot.
Maintenant Sylvius, à l’aspect de cette grande douleur, se demandait si son acte avait tant de mérite. — La lune jetait un rayon sur la joue de Lautonne.
« Tout de même, j’ai fait un acte volontaire, sans aucun aide. »
Quelque chose le troublait encore : comment donnerait-il à son premier crime une publicité suffisante ? Comment ferait-il frémir le monde ?
« Bah ! Clorinde me servira de héraut ! »
Ah ! le beau cadavre aux jambes courbes, à la toison d’or ! Ah ! la belle bouche, fermée à tout jamais ! Oh ! le beau crime !
Sylvius regarda la face blêmie, et, à cet instant même, tordant brusquement dans la cervelle du jeune homme un écheveau d’émotions diverses et mal débrouillées, le mort ouvrit les yeux. Il se les frotta de la main droite, s’assit sur son séant, puis, avec simplicité, il parla. Sylvius sentait son cœur se déplacer violemment vers sa gorge.
« Sachez au moins, Persane, que vous m’avez occis sans le vouloir ! Si je n’avais pas maladroitement glissé, vous m’auriez tout au plus piqué à l’épaule et, bientôt après, c’eût été vous le défunt. Je le regrette. Je vous en voulais de m’avoir, par l’entremise de Chrysolet, interrompu en un poème. Je vous explique ces choses, afin que vous n’ayez pas des mouvements d’orgueil quand, plus tard, au coin du feu, vous conterez vos exploits. Mon décès ne fut point déterminé par un acte héroïque, mais par un geste fortuit. — Et toi, Clorinde, pleure-moi quelque temps, (les convenances et ton cœur l’exigent,) puis tâche d’oublier et de sourire, car le sourire sied mieux à ta figure qu’un sanglot. Pour l’instant, fais-moi rejoindre au fond de l’eau les écus de M. Persane, après avoir, si tu l’oses, baisé ma bouche. »
Le mort renifla, se lissa les cheveux, puis, ayant fini de parler, se raidit définitivement.
Alors Sylvius eut une frénésie de rage. Il fit craquer sa mâchoire et frappa l’air d’un poing crispé. Il aurait voulu égratigner le mort, mais le mort était mort, mort pour tout de bon, très mort, et ne broncha plus.
Clorinde s’était soulevée sur les mains et les genoux. Elle se traîna lentement vers Lautonne, se pencha jusqu’aux lèvres sanglantes et s’immobilisa dans ce dernier baiser. Quand elle se fut relevée, sa bouche, élargie d’une tache rouge se faisait braise au clair de lune. Puis, toujours accroupie, les bras roides, le menton en avant et sa chevelure divisée tombant le long de ses joues, elle se mit à pousser d’effroyables hurlements. — Elle hurlait dans la nuit lugubre où la brise était morte, et ce hurlement continu, bestial, toujours identique à lui même, était, à bord du bateau dont clapotait la voile, d’une telle épouvante que Sylvius grelotta. La lune, qu’un nuage allait couvrir, paraissait gelée. L’horizon était noir, les étoiles se fondaient dans l’ombre.
Oh ! ce drame inutile ! ce cadavre perdu ! cette mer invisible qui soupirait alentour.
Soudain, Clorinde se tut. Elle se leva et s’approcha du corps ainsi qu’une prêtresse. Sans doute allait-elle le pousser à l’eau, suivant les dernières volontés du poète défunt, mais il survint tout à coup un accident singulier. Au milieu de ce paysage composé de gris et de bleu, paysage sombre, avare de clartés et dans lequel quelques taches d’un vert presque noir semblaient dormir, une lueur s’éveilla soudain.
C’était dans le ciel, à son zénith même, une lueur, blanche comme un grésillement d’électricité. L’air chanta, telle une harpe que la brise baise, et, subitement, Sylvius et Clorinde purent voir planer au-dessus d’eux, puis descendre avec lenteur, un immense oiseau blanc, plus blanc que la neige la plus pure, sauf son bec courbe et ses pattes qui avaient la couleur éclatante du cinabre. Sur le dos de cet oiseau porte-lumière, (car rien ne l’éclairait que lui-même), une femme se tenait assise, jeune et maigre, aux yeux noirs. Sa chair olivâtre était couverte de pierreries, ses mains et les doigts de ses pieds délicats étaient chargés de bagues, ses bras et ses chevilles, de bracelets, son cou, de colliers innombrables. Une ceinture d’émeraudes entourait sa taille, sa poitrine soutenait deux boucliers d’or, ses cheveux, une tiare de perles et dans sa main droite il y avait un lys fleurissant, tandis que de la gauche tombaient des saphirs.
Cette belle apparition gagnait le bateau.
« L’oiseau Rok et la Péri ! » murmura Clorinde d’une voix presque éteinte.
Par de lents battements d’aile, l’oiseau s’approchait encore, et la vaste envergure paraissait plus vaste à chaque battement.
Alors, d’une voix de cristal, la Péri parla :
« Lautonne n’ira point au paradis que son enfance imaginait. Les anges aux trompettes d’or, ceux qui tiennent des citoles, ceux dont la voix fait de si belles louanges, et ceux dont le doux emploi est de sourire, ne célébreront pas sa venue. Son vénérable corps ne deviendra pas une épave, car je l’emporterai. Je suis la Péri qu’il chantait avec l’oiseau Rok, dans une ode immortelle, quand un glaive de hasard interrompit ses jours. Cette ode, je veux qu’il la finisse en vers aériens et tendres, parfumés du parfum pesant des tubéreuses, tintinnabulant de clochettes et tout parcouru d’arcs-en-ciel. Il y parlait déjà d’étoffes orientales, de jets d’eau composant des brouillards nacrés et dont l’essor épouvante les libellules. Il l’achèvera, couché parmi les fleurs, entre Hafiz et Omar Khayam, poètes. Une coupe de vin scintillera devant lui, près d’un rosier épanoui. Et, parfois il interrompra son œuvre pour jeter quelques saphirs pleins d’astres dans l’onde proche d’une vasque où nage avec lenteur un poisson bleu. Enfin quand viendra l’heure où l’ode sera parfaite avec son dernier vers, il ira écouter les rossignols pieux qui s’enivrent de leur chant pour nous créer de nouveaux songes. »
Blanche ! il y eut alors une minute toute blanche où scintillaient parfois les astres colorés des pierreries, où passaient et repassaient les pattes rouges et le bec rouge de l’oiseau, où, parmi des blancheurs, se croisaient d’aigres cris, où bruissaient des plumes froissées, où voletaient des plumes blanches… Minute blanche ! éclairs de marbre ! ombres de craie ! neiges de cygnes ! laiteuse écume ! albâtre ! lys !… Tout était blanc.
Lorsque Sylvius et Clorinde revinrent de leur éblouissement, le Rok planait près du flot, tenant dans son bec Lautonne suspendu par la chevelure et dont les jambes tordues ballottaient faiblement et de qui les pieds touchaient parfois la vague. La Péri assise levait la tête vers le ciel, et semblait offrir à la lune la fleur qu’elle tenait. Ils s’éloignèrent, ils disparurent et, tandis que de la voûte du ciel assombri, quelques longues étoiles glissaient vers les quatre points de l’horizon comme des larmes d’argent sur un drap funèbre, les ombres de la nuit se replièrent sur le bateau.
Clorinde et Sylvius restaient immobiles, interdits, muets. Il semblait que la brise voulût renaître. Elle se leva d’abord par molles bouffées suivies de caresses lentes et douces. Enfin elle souffla continûment. Clorinde prit la barre. Sylvius restait à grelotter sur l’avant. Une heure passa. On entendait, avec les gémissements de Clorinde, des bruits d’eaux et de voile tendue, puis, durant que l’aube écartait sur les étoiles son ample robe tissée d’ombre et de jour, les gémissements de Clorinde se changèrent en implorations vers les quelques astres pâles qui restaient dans les cieux :
« Etoiles ! Etoiles qui scintilliez pour lui ! Etoiles qu’il aimait voir renaître à travers les fumées du crépuscule, étoiles qu’il reconnaissait chaque soir et qu’il se plaisait à suivre, vous qui donnez l’enthousiasme et les heures où la mélancolie se fertilise, dites-moi, belles étoiles, dites-moi laquelle de vous est morte qui, par mes regards et mes étreintes, l’inspirait !
— Clorinde ! murmurait Sylvius, écoutez moi !… »
Mais, lorsqu’elle tournait vers lui son regard lourd de haine, il ne trouvait rien à dire et rien à faire, sinon de serrer mieux le glaive qu’il avait repris et dont il venait de laver dans une vague l’acier sanglant.
Clorinde tenait toujours la barre. Le vent fraîchissait. Sylvius eut faim et descendit dans la coupée pour y chercher de la nourriture. Il revint, mordant une croûte. — Il ne savait pas où Clorinde dirigeait le bateau…
« Vers la terre… oui, vers la terre… »
Et d’ailleurs, que lui importait !
Cependant le jour sortait de la mer, éclatant et prompt comme un ouragan. Les écarlates, les carmins, les laques et les roses composaient entre eux de tumultueuses nuées pleines de lumière, et, bientôt, le ciel en fut tout occupé. Puis, lentement il s’azura.
De temps en temps, Sylvius tournait vers Clorinde un œil furtif ; ensuite, il considérait le ciel ou bien la mer, et la turquoise de l’un comme aussi le saphir de l’autre n’offraient rien qui ne fût usuel. Le vent gonflait la voile, le bateau filait d’une allure unie et rapide. N’eût été sur le pont l’affligeante présence de la flaque de sang, on aurait dit une heureuse croisière.
Mais qu’arrivait-il donc à Clorinde ? Sur sa bouche un sourire semblait s’être posé, si l’on peut entendre par ce vocable une grimace où le contentement le cède fort à la haine. — Ses yeux élargis avaient fixé leur regard à la base du mât ; or, la base du mât était lisse et propre ; nul détail ne la distinguait des bases de mâts que l’on voit communément. — Sylvius reprit donc sa contemplation céleste et méditerranéenne. — Il s’en fatigua bientôt. — Il n’est pas toujours possible de faire naître en soi des pensées poétiques à l’aspect des éléments ; et qu’on ne s’ébahisse point qu’il soit malaisé, après meurtre accompli, de dévisager la nature de féconde façon. — Essayez plutôt vous-même ! — Quelques minutes passèrent. Sylvius bâilla. Il vit que Clorinde n’avait pas diverti son regard. Elle ne quittait point des yeux la base du mât. — Encore une fois, que pouvait-elle bien y découvrir ? — S’étant rapproché, Persane sut enfin la cause de cette fascination. — Il y avait là une grosse araignée qui remuait les pattes comme si elle voulait dire quelque chose, s’exprimer plus complètement.
Depuis l’enfance, Sylvius avait montré peu d’amitié pour les araignées.
Maintenant, Clorinde parlait à l’araignée en paroles basses.
Dès lors, Sylvius n’eut pour les araignées que du dégoût et du plus vif.
Clorinde permit à l’araignée de gravir sa robe et de dévaler le long de son bras, puis, levant la main, elle lui dit encore quelques mots que Sylvius n’entendit pas. — L’araignée parut les avoir fort bien compris. A l’aide de son derrière elle se laissa couler jusqu’aux planches du pont et s’avança fort rapidement vers Sylvius.
Sylvius eut pour les araignées la plus excessive répulsion.
La bête s’approcha sans pudeur. Sylvius ne broncha point, (peut-on fuir devant un insecte !) même il tâchait de conserver de l’indifférence à son regard… Le ciel était fort beau… oui… le ciel était fort beau… Et que pensez-vous, chère madame, de la pièce que le Vaudeville vient de nous donner… Il est certain que la peinture moderne… Et le cigare facilite la digestion…
Inutiles pensées ! — Sylvius poussa un hurlement. L’araignée venait de se glisser sous son pantalon et faisait l’ascension de sa jambe. Sylvius tâchait en vain de la tuer par des claques sonores. L’araignée atteignit sa taille. Sylvius se tordit de douleur. Ah ! elle tournait autour de lui. — Sylvius se mit à danser, et, au même instant, Clorinde se mit à rire.
Ce fut, à bord du bateau, tandis que s’achevait l’aurore, une manière de rivalité, de dispute à qui emporterait le prix : Clorinde, de la gaîté, Sylvius, de la chorégraphie.
Sylvius sautait d’un pied sur l’autre, ainsi que les gamins que le froid mord. — Clorinde jetait autour d’elle de petites notes claires et courtes. — Sylvius eut des mouvements d’une almée pressée d’en finir avec la danse. — Clorinde décocha la flèche d’un rire. — Sylvius, sentant l’araignée sous son bras, voltigeait de droite et de gauche, pirouettait, faisait suivre d’une matassinade un effort d’acrobatie ; et que de voltes, que de ronds de jambe, que de jetés-battus involontaires ! — Clorinde riait comme font les ruisseaux qui tombent. — Un entrechat de l’un provoquait un hoquet de l’autre. — Sylvius mêlait la tarentelle à la carmagnole, des pirouettes à des convulsions de nègre ; il faisait suivre une chute d’un bond, une glissade d’un écart. — Et Clorinde ne cessait de rire. — Sylvius suait à grosses gouttes. — Clorinde s’épongeait le front. — Exténué, Sylvius s’évanouit. — Il s’en fallut de peu que Clorinde ne défaillît. Pourtant, dès qu’elle vit sa victime vaincue, elle cessa presque de rire. Seuls, quelques petits roucoulements gonflaient sa gorge, tandis que des larmes tombaient encore de ses yeux.
L’araignée reparut contre le col de Sylvius. Industrieusement, elle se mit à filer. Elle était fort grosse. Elle filait vite. Elle fixa d’abord un câble délicat sur le col du jeune homme, et, durant ce temps, dix, vingt, quarante, deux cents, trois mille, deux millions, dix millions d’araignées sortirent de la coupée du bateau et vinrent en aide à leur sœur. Elles filaient toutes avec cette diligence extrême qui les fait estimer des moralistes. Déjà le veston de Sylvius était gris de soie, déjà son bras droit était lié à son corps, déjà ses jambes étaient unies, et, maintenant, le voilà mué en cocon, en momie, en quenouille, en objet gris clair, effilé, d’où sortent une tête et deux bottines.
Le cœur me fault pour vous décrire l’état de Sylvius, lorsque, s’étant réveillé, il se rendit compte de sa situation nouvelle. Disons pourtant qu’il fut plus ébahi qu’effrayé et ne fit montre, devant la souriante Clorinde, d’aucun effroi. Ses mouvements étaient, d’ailleurs, limités. Il pouvait battre des cils, froncer le sourcil et donner à sa bouche de l’expression ; il pouvait encore se tordre un peu, mais sans grâce. Il était couché sur le côté, face à la mer.
Depuis l’aube, il avait beaucoup regardé la mer. Il était pénétré du sentiment de la connaître bien. Plus tard il en parlerait savamment. — Soudain, il fut distrait par une apparition délicieuse. — Tout là-bas, tout là-bas, mais très visible, on distinguait une terre avec des verdures. Ah ! Dieu ! une terre ! Le bateau semblait être dirigé vers elle. — La terre grandissait. En Sylvius un espoir de délivrance augmentait dans la mesure de ce rapprochement. — Déjà le soleil était haut.
Une heure passa, longue, aux longues minutes ; une autre, interminable, mais à la fin de laquelle le bateau atteignit le rivage si longtemps espéré. — Alors, Clorinde quitta la barre, fit tomber la voile, jeta l’ancre, s’agita de droite et de gauche pour quelques autres manœuvres, puis elle s’arrêta devant Sylvius et lui tint à peu près ce langage :
« Je vous déposerai ici. Vous trouverez sans doute quelques fruits qui sauront vous nourrir et un ruisseau pour vous désaltérer. Ne bougez pas, restez muet, appréciez par le silence et, plus tard, par des méditations la charité dont je fais preuve en vous permettant de vivre. »
Clorinde saisit quelques milliers de fils que les araignées avaient laissés derrière elles en s’éloignant de Sylvius, sauta dans l’eau peu profonde, traîna le jeune homme, le fit tomber par dessus bord, le laissa boire amèrement, le tira loin des vagues, planta près de lui le sabre japonais qu’elle avait pris avec elle, et dit, la bouche ronde :
« Monsieur, un amateur ne doit jamais importuner un poète. »
Elle sourit, salua et s’en fut.
Couché sur une couche molle, rien n’est plus doux que d’être lié par des bras jeunes et frais, mais, étendu dans les plis d’une plage brûlante et la chair offensée par l’étreinte d’un réseau, même soyeux, un homme, fût-il aventureux comme Gulliver, tient volontiers le destin pour cruel.
Ainsi en était-il de Sylvius qui ne pouvait, de ses quatre membres esclaves, que secouer et non libérer son corps. La furtive Clorinde s’était éloignée depuis longtemps : plus un murmure autre que celui de la mer. Sylvius restait seul devant le soleil qui dardait ses pires flèches. Sa bouche était vide de cris et ses plus saines idées philosophiques étaient bousculées. — Déplaisante ironie à coup sûr que celle de Clorinde ! — Manger et boire !… ne fallait-il pas avant tout bouger ?
« Ah ! perfide, perfide Clorinde ! » disait Sylvius à demi cuit.
Il ne lui restait plus qu’à mourir, à mourir (surcroît de peine !) d’une mort obscure, la cervelle becquetée par les oiseaux de la mer et la peau rissolée par Midi.
Alors, comme les émotions violentes rendent l’homme religieux, Sylvius, suivant l’exemple des Jeunes gens dans la fournaise, éleva son âme à Dieu, et Dieu, bienveillant, lui vint en aide.
Ce fut sous la forme du sabre japonais que la Providence se révéla. Contre son tranchant, Sylvius, avec des mouvements de couleuvre maladroite frotta le cruel réseau. Après maints efforts, il parvint à le déchirer et, par quelques gymnastiques complémentaires, à être sans entraves, libre et debout, mais la troupe indécente des araignées avaient déchiré ses vêtements en si fines particules, avant d’ourdir leur toile, que Sylvius vit tout aussitôt qu’il était nu comme un œuf et que la brise emportait les fils dont il se couvrait jadis, ainsi qu’elle emporte un duvet ou un rire.
Il était nu et peut-être l’eussiez-vous, lectrice, trouvé fort à votre goût.
Bien, mais où était-il ? Du côté de la mer on ne voyait rien, ni fumée, ni récif, rien que la voile de Clorinde, déjà minuscule, toujours fuyante et si blanche parmi tant d’azur ! La plage s’étendait, mince et torride. Un petit bois de pins frissonnait plus haut. Vers lui, Sylvius dirigea ses pas. L’aspect de cet asile le récréa un peu. Hospitalier, frais, éventé, le petit bois abritait une source. Elle se répandait par un ruisseau qui, baignant mille mousses et reflétant des fleurs, gazouillait et se taisait tour à tour, comme un vrai ruisseau de poème. Sylvius y fut boire et se mouiller le front, puis, de la branche penchée d’un figuier, il détacha une figue érotiquement fendue et en suça la pulpe humide. Enfin, après un somme bref, il s’assit pour réfléchir.
Que ferait-il, la nuit venue, sans vêtements, sans domestique, sans muse et sans abri ? Le mieux serait d’abord de bien inspecter le lieu de son exil. Il gagna donc la plage, moins chaude sous le soleil déclinant, et, à l’orée du bois, en suivit la blanche ligne. Par pudeur, il tenait entre ses doigts un rameau de pin, épanoui en éventail.
La plage semblait infinie ; l’heure la rendait étincelante, et, par endroits, dorée. Sylvius franchit le ruisseau et continua sa marche. Bientôt il atteignit une prairie où le sable s’arrêtait et qui s’étendait jusqu’à un escarpement levé dans la mer ; puis le sable recommença, et Sylvius marchait encore quand il s’aperçut qu’il était très las et que l’horizon mordait le soleil.
Il n’avait pas rencontré une seule maison ; il n’avait pas vu un seul vestige humain. Non loin de lui, un autre ruisseau sortait du bois ; il s’y rendit, voulant se reposer sur ses bords et boire de nouveau, car il avait grand soif, mais, à un certain détail plaisant de cailloux et de fleurs, à l’aspect d’une branche cassée, à la trace de ses propres pas enfin, il reconnut que c’était le ruisseau quitté au départ, et, par une élémentaire opération de l’esprit, il conclut qu’il se trouvait dans une île, dans une île déserte assurément. Son âme fut toute pénétrée d’horreur.
Une plage en ceinture, une prairie, une falaise froncée, un bois où poussaient des pins, des oliviers, des figuiers, d’autres arbres encore, où s’ouvraient des terriers à lapins et que hantaient seuls des parfums de fleurs ; un ruisseau, des flots et du ciel, au milieu de l’île quelques rochers blancs, quelques hauts rochers rouges, voilà quel était donc le décor de sa nouvelle patrie ! — Riant ! — oui, si l’on veut, mais néanmoins, comme Ovide aux plus mauvais jours des Tristes, Sylvius pleura des larmes nombreuses et hoqueta ridiculement pour témoigner de son désespoir. Alors, puisque tout était fini, puisqu’il lâchait prise, puisque rien ne lui importait plus de la vie et de ses usages, Sylvius jeta dans le ruisseau son seul vêtement : la branche qui l’avait précédé dans sa marche, et l’accompagna, (flottante et entraînée), jusqu’à l’endroit où le ruisseau mêlait sa douceur au sel marin. Puis il revint sur ses pas, les yeux baissés, ruminant ses ennuis. Mais, sur le tapis de sable humide et strié par les lames, des empreintes singulières le firent s’arrêter : des traces de sabots, nombreuses, dirigées vers la mer et vers le bois de pins. Il les examina de plus près, se mit à plat ventre pour les distinguer mieux. Ces sabots étaient ferrés ; on voyait la marque des clous… Des chevaux ferrés !… Il y avait donc des hommes dans l’île ? Sylvius se releva et suivit les empreintes, l’âme tremblante et les jambes secouées d’émotion. Il s’assit à la lisière des pins. Le crépuscule s’envolait. Tout l’occident était d’une teinte grise et chaude. Sur la mer, les cendres du jour achevaient de s’éteindre. Avant d’entrer dans l’ombre des arbres, Sylvius hésita. Pouvait-il se présenter ainsi à des hommes, même sauvages ?…
A cet instant, une voix inattendue, de timbre clair, lui fit monter le cœur aux lèvres, tandis qu’une vive lueur éblouit ses yeux :
« Vous semblez nu, monsieur ; désireriez-vous un vêtement ? »
C’était un jeune homme mince et d’horrible apparence qui tenait un flambeau. A la grande flamme qu’il levait, Sylvius le vit tout sanglant. De lourdes boucles noires tombaient sur son front pourpre et sa bouche semblait une blessure. Tout son corps nu était d’une couleur de carnage, et ses bras où les muscles saillaient, et ses mains maigres, et ses doigts décharnés étaient rouges, rouges atrocement, d’un rouge triste et tragique. — Un jeune homme ? non, car ses jambes se terminaient en pieds de bouc, et, à demi-penché, agitant au-dessus de sa tête le grand flambeau écarlate, il ne posait sur le sable que les fourches grêles de deux sabots.
« Ne vous ébahissez pas, dit-il, ma première apparence inspire, je le sais, un certain effroi. Que voulez-vous ! depuis qu’Apollon m’écorcha vif, je ressemble bien plus, hélas ! à une préparation anatomique qu’à un honnête faune des vieux jours. Mais vous allez geler, mon garçon ! ajouta-t-il d’un ton tout à fait cordial. Prenez pour l’instant ma dépouille. Tenez ! je l’avais accrochée à cette branche. »
Et, fichant dans le sable son flambeau, il jeta sur les épaules de Sylvius une façon de manteau souple et de coupe irrégulière.
« C’est mon ancienne peau : je m’y glisse, les jours d’hiver, pour être garanti des blessures de la bise. »
Sylvius tremblait de peur.
« Seriez-vous donc Marsyas, le satyre ? dit-il d’une voix mal assurée.
— Lui-même !… et comment vous nomme-t-on ?
— Oh ! dit Sylvius tristement, les hommes avaient coutume de m’appeler Sylvius Persane, mais, depuis quelque temps, mon existence est si embarrassée de mythologie que, somme toute, je serais aussi peu surpris de m’appeler autrement que de causer demain avec Hadès ou Perséphone.
— Ils ne hantent pas ces parages, ils sont plus bas, » dit Marsyas en souriant.
On eût dit que ce sourire saignait.
« Venez, maintenant, que je vous présente à notre troupe. Nous avons coutume, au crépuscule, de danser un peu avant le repas. Joignez-vous à nos bonds, car je crois vraiment que vous grelottez. »
Et, reprenant son flambeau, il entraîna Sylvius sur la plage.
« Oserai-je vous demander en quel lieu je me trouve ? dit Sylvius. A l’instant où je vous vis, je m’étonnais de marques de sabots plus grands que les vôtres et ferrés, mais…
— Vous vous trouvez dans l’île d’Ala, interrompit Marsyas, et ces empreintes doivent être celles de quelques centaures encombrants qui habitent la futaie. C’est une gent déplaisante et médiocre. — Ah ! voici mes frères. »
Le sous-bois s’éclairait. On y voyait courir des pénombres mauves et de vives flammes. Tout à coup, d’entre les pins, déboucha une vingtaine de chèvre-pieds qui, tous, portaient de grandes torches éclatantes ou fumeuses. Ils se hâtaient, criaient, gesticulaient, riaient, se bousculant dans leur course et faisant parfois de grands bonds, tandis que la brise du soir tordait au-dessus de leur tête les flammes qu’ils portaient.
Ils accoururent vers Marsyas et s’arrêtèrent soudain en voyant Sylvius. Alors ils turent leurs cris et, parmi eux, il courut des murmures étonnés et des rires.
« Voici un naufragé, dit Marsyas, du moins je lui suppose cette qualité. Nous devons l’accueillir de notre mieux et demain nous l’inviterons à notre fête patronale. Il désire un vêtement et je n’ai pu, pour l’instant, lui prêter que ma peau. Ne changeons rien à nos habitudes et prions-le de se joindre à notre danse. Nous l’habillerons ensuite. »
Les satyres faisaient cercle autour de Sylvius. Il y avait là des faunes très vieux et des tityres qui trébuchaient encore de jeunesse. Certains étaient ventripotents et lourds, d’autres, maigres et gracieux. Le poil des uns était presque blanc et celui des autres, fauve ou brun. Des satyresses aux petits seins agaçaient les côtes d’un vieux silène.
Brusquement, la troupe entière se dispersa sur la plage. Un même cri partait de toutes les bouches. Une chauve-souris traversait l’air, incertaine et soyeuse. Alors les faunes lui barrèrent le passage par l’éclat de leurs torches haussées. Bientôt, ils firent une grande ronde et tournèrent en bondissant. — Et ce furent des tityres gambadeurs qui fredonnaient un air étrange (hymne ? chanson ?) où se mêlaient, semblait-il, la plainte légère du vent et les vocalises du rossignol ; — des satyresses, ruant parfois d’un sabot fourchu ; — un capripède éclopé, sautant avec sa béquille en branche de pin ; — et des silènes qui s’agitaient sans grâce ni mesure. L’un d’eux sortait du bois au même instant, la bouche fendue par un rire monacal. — Il était énorme, velu, lascif, et monté sur un âne couronné de roses.
Ivre d’enthousiasme, Sylvius prit le flambeau d’une faunesse qui s’était arrêtée pour se gratter la jambe, et se mêla au jeu. La chasse tournoya, lumineuse et sombre, ardente, joyeuse, sur le sable sans poussière où un flot mince, effaçant le piétinement des pas, glissait parfois sa mouillure. — Enfin la chauve-souris épouvantée tomba, et, miséricordieux, Marsyas la rendit à la nuit.
« Il convient maintenant, dit-il, d’habiller notre invité. Après un exercice un peu violent, les brises nocturnes sont funestes à qui ne se promène pas communément tout nu. — Quel costume vous offrirai-je ? Nous vous vêtirons fort bien en Pierrot, en Troyen, voire en demi-dieu… »
Et Sylvius songeait avec mélancolie qu’il donnerait tous les déguisements pour un complet veston de coupe juste.
« Habillons-le en Arlequin ! » proposa un satyre qui cherchait dans sa fourche un caillou gênant.
La proposition séduisit. Les faunes se dispersèrent de nouveau. Ils revinrent, peu d’instants après, et chacun portait une pièce d’étoffe. Alors les faunesses qui étaient restées auprès de Sylvius et enfilaient dans les aiguilles de pins qu’elles détachaient des branches de beaux fils de la Vierge, ténus et gris, se jetèrent sur lui et cousirent contre sa peau les pans d’étoffe les uns aux autres. Leurs doigts industrieux couraient tout le long de son corps lui donnant des satisfactions multiples. Une vieille faunesse renversa de deux taloches sa fille qui s’attardait trop à fermer la braguette du jeune homme, — et ce fut fait.
Sylvius se trouva vêtu d’un costume d’Arlequin fort seyant. Chaque pièce de cet accoutrement était différente et l’on eût dit, à voir leurs teintes fines, que certaines avaient été pincées dans le firmament ou la mer violette, et d’autres mordues sur la fesse d’une fille blonde. — Marsyas considéra Sylvius d’un air satisfait, lui mit une batte entre les mains, et, le frappant affectueusement sur l’épaule :
« Allons manger ! fit-il.
— Souffrez, répondit le jeune homme qui rendit à Marsyas son manteau d’épiderme, que je vous offre, en remerciement de votre complaisance, ce glaive, rougi par peu d’exploits, mais qui n’en est pas moins vaillant et loyal.
— Vous êtes bien honnête, dit Marsyas avec un sourire, j’accepte le don et l’apprécie. »
Puis, ils s’en furent dîner. Lassés, ils traînaient la jambe dans les méandres du sous-bois. — Ils s’assirent tous au milieu d’une clairière où, à une longue broche, des oiseaux étaient embrochés. — Un très vénérable satyre tournait la broche en chantant :
« C’est à cause que c’est l’époque des bécassines, bien que ce soit un merle, en l’espèce, dit-il à un satyreau qui l’écoutait avec ravissement. J’eusse pu dire aussi :
« Mais je préfère ma version primitive. »
Dans la clairière, les faunes mangeaient déjà. Des figues, des bananes, des olives étaient disposées par terre, en pyramides. On avait éteint la plupart des flambeaux. On soupait au clair d’une lune énorme qui se détachait de la mer et dont les rayons filtraient à travers les pins.
Certains chèvre-pieds, ayant fini leur repas, flûtaient nonchalamment, sur un roseau, des chants de fontaines. Près de Sylvius que l’on gavait de fruits, un silène, couché sur le dos, mâchait des narcisses. Au sommet de son ventre en dôme, un moineau picorait je ne sais quoi et sautillait d’aise. Plus loin, une satyresse surannée attirait de ses lèvres le calice humide d’une fleur et, la gorge tendue, pressant de ses deux mains sa sèche poitrine, elle aspirait l’eau légère. A côté d’elle, un satyre à quatre pattes cherchait des puces au corps velu d’une petite amie. Elle riait sous les doigts de son compagnon. Griffé pour trop d’insistance, il s’en alla et Sylvius se glissa à sa place. Il caressa la jeune faunesse consentante, et prit, et reprit d’elle ce qu’elle offrait complaisamment et avait, d’ailleurs, très savoureux. Comme l’ascendance de la lune les avait jetés dans l’ombre, on ne les vit plus, pendant quelque temps.
A cette heure, tout le monde cornu et frisé semblait projeter de dormir. Seul, devant le dernier flambeau que soutenait un capripède minuscule, impudique et de bronze, Marsyas restait debout, appuyé contre un figuier et regardait tristement devant lui. Ainsi posé, il paraissait encore plus horrible et on l’admirait, en vérité, dans tout son écorchement.
Il prit sa flûte qui pendait à une branche et en tira nonchalamment quelques notes… quelques notes à peine… pourtant il semblait déjà à Sylvius que la terre elle-même frissonnait, et assurément, sur ce buisson que la lune argentait, là-bas, dans le bois, quelques fleurs venaient d’éclore. — Mais Marsyas haussa les épaules et laissa tomber sa flûte, puis, brusquement, il pencha la tête et s’endormit, debout.
La lune, réapparue, faisait naître sur tout son corps une pourpre neuve.
Tout le bois sommeillait. On entendait le souffle court des satyreaux que scandaient les ronflements cuivrés des silènes. Une faunesse parla dans son rêve et ses paroles confuses se brouillèrent en un baiser. Un coup de vent éteignit le dernier flambeau. L’ombre fut plus dense.
Sylvius veillait seul.
Quelle vie merveilleuse, inattendue, contrastée, menaient tous ces chèvre-pieds aimables ! et pourquoi ne point vivre toujours parmi eux ? Ne serait-ce point une gloire unique de retourner ainsi boire aux sources divines et se fondre un peu dans une demi-divinité ? — Mais tandis que Sylvius méditait, une insidieuse inquiétude, un malaise qui se muait en angoisse, lui prenait la gorge. A ses narines montait une insupportable odeur de bouc, et, bientôt, cette puanteur fauve, ce relent bestial devint si fort qu’il ne put le supporter. Il s’éloigna à pas lents, chassé par ce vent d’étable, gagna la plage, y marcha quelque temps et rentra enfin dans un autre quartier du bois pour y trouver un gîte où dormir.
« Ægipans ! faunes ! silènes ! gamins puants ! disait-il, comme vous me plairiez, n’était cette notable imperfection ! »
Cette nuit-là, Sylvius eut, sous un olivier, un sommeil paisible. A peine s’imagina-t-il, une fois, voir dans un buisson d’aubépines un faune qui parlait à sa flûte. — Il fut réveillé en sursaut par le bruit lourd d’une galopade. Le soleil était déjà haut dans le ciel et jetait par terre des ombres bleues. Sylvius se leva, ramassa la batte qu’il avait posée près de lui et se frottait les yeux, quand, soudain, d’un bosquet d’arbres, déboucha un centaure gigantesque. Sylvius se blottit derrière une touffe de lauriers. Le centaure ne le vit point.
C’était un bel animal, mais un peu vieux. Ses joues étaient marquées par des points de sang, sa barbe d’argent coulait jusqu’à son poitrail, la peau de son torse était rouge, le poil de sa robe, gris, sa queue, blanche et bien entretenue ; — la corne de ses sabots était usée.
Il s’arrêta net et se tint immobile, pensif et la barbe en main.
Autour de la noble bête, le bois murmurait. Il y avait une profusion de chants dans le feuillage. Des cigales grinçaient, cent papillons fleurissaient l’air, le soleil tissait des voiles dans le sous-bois, et, durant la nuit, l’araignée avait composé, par haine des mouches, ses plus fins réseaux.
Tout près de Sylvius, au sein d’un arbre, des oiseaux pépièrent bruyamment dans leur nid. Le centaure écoutait. Il s’approcha du tronc, et Sylvius tremblait de peur, craignant que les lourdes pattes ne vinssent à se poser sur lui. Il ne bougea pas. Soudain le centaure se cabra et, appuyant ses sabots de devant sur les premières branches, son corps d’homme à moitié caché par les feuilles, tâcha d’atteindre de ses bras tendus le nid gazouillant. Dressé contre l’arbre il était colossal. Il prit le nid, et, retombant sur ses pattes, le jeta à terre. Il trépigna sur les petits oiseaux dispersés, en grognant de rage. Puis, ayant remporté sa piteuse victoire, il sourit et tira sa barbe d’ancêtre.
C’est alors qu’il aperçut Sylvius.
« Que faites-vous ici ? » demanda-t-il avec calme.
Un peu rassuré, Sylvius se releva et expliqua sa présence de son mieux. Quand il eut fini le récit de ses aventures que le centaure écoutait en hochant la tête, il ajouta :
« Maître, oserais-je vous demander pourquoi vous dénichez ainsi les oiseaux ? »
Il avait donné ce titre de Maître un peu au hasard, pensant que cela ferait plaisir au demi-dieu.
Et le centaure répondit :
« Qu’est-il besoin de chansons pour le deuil de notre vieillesse ? Qu’est-il besoin de fleurs pour l’orner ? Ce sont babioles bonnes pour cette gent capripède, impudique et déraisonnable que vous avez raison de fuir. Plus que les concours de flûte et de lyre, plus que les courses et les danses, je prise les joutes austères de la philosophie. Les ornements frivoles seyaient bien à l’Hellade embaumée, quand mon père Nessus, mort définitivement l’année dernière, apprenait au jeune Achille à tirer sur les oiseaux du ciel ses flèches bien empennées, mais des chansons funèbres seraient seules de mise dans cette île qui, à chaque heure nouvelle, ressemble davantage à un mausolée et que moi, Bianor, je livrerai aux flammes, quand il ne restera plus rien de ma race dépérissante.
— C’est, dit Sylvius, me faire regretter plus amèrement d’être né trop tard. Que ne puis-je rester parmi vous et jouir de ce dernier rayon hellénique !… je le vois encore tout doré.
— Non ! jeune homme ! ce n’est point l’image, mais la caricature des prés et des bois arcadiens que vous admirez ici ! Dans cette île d’Ala, quelques demi-dieux se sont réunis après la mort du grand Pan. Les dieux de l’Olympe sont morts plus tôt que nous, usés par trop d’aventures et trop de délaissement. Les seules prières nourrissent bien un dieu ; or qui, de nos jours, supplierait Minerve ? au lieu que de simples paysans tendent encore leurs bras au souvenir des divinités sylvestres. Notre race, que nous perpétuons tant bien que mal, en est réduite à manger les figues et les olives de cette île, au lieu de s’engraisser du parfum des supplications. Nous vivons à peine, et les temps présents ne sont pas propices à couver un immortel.
— Mais, dit Sylvius, vous savez que les hommes vous considèrent, depuis longtemps déjà, comme des fictions poétiques.
— Ils ont raison, dans un sens, dit le centaure. Au siècle initial nous n’existions pas, mais les poètes nous ont tant chantés que nous avons été forcés de naître. C’est à cause de l’invincible exhortation d’un poème que la Nuée accoucha de nous. Si vous chantiez les nymphes en France, il s’en trouverait encore dans vos bois. »
Sylvius sourit, sentant passer sur sa joue la caresse d’une feuille de saule.
« Etes-vous nombreux ici ? demanda-t-il.
— Même diminuée, répondit le centaure, notre race reste double. Il en survit la plus laide part, celle qui fut toujours brutale et ne se glorifiait que de la vaine beauté de son corps. Ceux-là qu’excitaient le vin pourpre et les femmes, ceux-là qu’Hercule poursuivit avec d’horribles cris, ceux-là qui hurlaient d’amour dans les cavernes retentissantes, prospèrent encore, mais pour nous qui cultivions, avec les fleurs de la rhétorique, les fruits de la pensée et ne buvions que le vin des sciences exactes, le destin fut cruel. Il semble qu’un dieu dépérisse en s’instruisant ! Veut-il amasser un trésor de connaissances, veut-il être le miroir du monde ou l’antre de la vérité, il retourne à la matière et, seule, lui survit son image idéale. Comprenez-vous ? Lorsque Pan aux cornes spiralées eut rhythmé son cœur à la pulsation du monde, le grand Pan commença de mourir. Un dieu stupide est plus immortel qu’un dieu savant ; l’homme nous tue en nous faisant représenter trop de choses et il était plus profitable à un habitant de l’Olympe d’avoir de belles fesses que de belles pensées. »
Bianor leva les bras.
« Jours sinistres ! poursuivit-il. Tandis que nos vulgaires cousins bombent encore un torse suant et beau, nos derniers rejetons sont hideux ! Et pourtant ! si vous pouviez vous imaginer quel spectacle c’était que de voir trois ou quatre de nos fils gambader sur les prés arcadiens ! Ils n’étaient point encore bien solides sur leurs jambes ; ils se battaient mollement à coups élastiques, puis se couchaient sous les arbres, leurs têtes bouclées et blondes posées sur le gazon et leurs sabots enfouis parmi les fleurs. O chers enfants d’autrefois ! charme de l’Arcadie ! plaisir du paysage ! Maintenant : voyez plutôt ! »
Il siffla et un petit centaure arriva en trottinant. — Sylvius ne put retenir un cri de gaîté.
C’était un monstre.
Ses jambes cagneuses soutenaient mal son corps ; sa tête branlait, — absolument chauve. Son œil droit était blanc et l’autre louche. Détail affreux : son poil ne le couvrait que par plaques et montrait un cuir malsain.
« Pauvre enfant ! dit Sylvius qui crut devoir s’apitoyer. Il est une victime de la science. Mais quelle est cette excroissance qu’il a sur le côté de la bouche ?
— Oh ! cela est très affreux, murmura le vieux centaure, ce n’est pas une excroissance, c’est une pipe. Nos enfants sont pénétrés de ce vice et le tabac a remplacé pour eux l’hydromel.
« Allons ! va-t’en ! cria-t-il au nain vieillot qui, durant que son ancêtre parlait, était allé faire du crottin derrière un arbre, va-t’en ! ta vue me fait horreur ! — Quelle décadence ! Ah ! dans la forêt verte où les dieux habitaient, quand le galop sonore et lourd de notre troupe faisait trembler les chênes… »
Le centaure déclamait. A Sylvius ravi il dit les campagnes grecques et la fuite des oréades effrayées, et les travaux sublimes et les rives brillantes. — Il décrivit tout, du cèdre à l’hysope, et vanta la qualité du moindre dieu cantonal. Il parlait d’une voix monotone et scandée de telle façon que son discours, prolixement poétique, semblait tout composé d’hexamètres. En vérité il parla trop, ne s’interrompant que pour cracher, et, à la fin, comme il avait entrepris de décrire la guerre de Troie et n’était encore qu’à la première année du siège, Sylvius donna des signes manifestes d’impatience et d’inattention.
Soudain, le centaure lui toucha l’épaule :
« Je vois avec regret que vous ne m’écoutez pas. Vous êtes discourtois ! »
Et balayant de sa queue le visage de Sylvius, le centaure disparut dans la futaie. — Tristement, le jeune homme s’éloigna en sens contraire.
« Hélas ! disait-il avec tristesse, en quelle profonde erreur ma mère était plongée qu’elle m’ait ainsi laissé naître quelques milliers d’années trop tard ! C’est aux temps héroïques que j’aurais trouvé un emploi et cueilli le laurier, auprès d’Ulysse, ou comme vengeur d’Astyanax ; mais j’eusse dû écouter ce centaure et ne point m’endormir, car son discours était fort beau ! »
C’est alors que Sylvius vit, entre les arbres, briller la mer et qu’il se souvint, à cause d’un concours de peuple et d’un tumulte de cris qu’il percevait au loin, de cette fête patronale dont Marsyas lui avait parlé. C’en était là, sans doute, les prémisses ou l’exorde.
Sylvius sortit du bois.
Tout un spectacle de rayons et de verdures s’étendait devant lui.
« O clarté du jour ! fraîche nature ! paisibles flots ! consolez bien mon cœur troublé ! »
Contre l’orée du bois et jusqu’à la mer qu’elle atteignait par un escarpement, c’était une grande pelouse lumineuse et verte comme une émeraude. Phébus, brillant au ciel de ses feux les plus purs, illustrait l’univers et jetait sur les flots d’éblouissants éclats. Une brise errait, si nourrie de parfums qu’on eût dit que s’effeuillait en elle un immortel rosier. — Les satyres se préparaient à leur fête. Cent petits sabots couraient sur l’herbe. Certains faunes, grimpés sur des échelles rustiques, tendaient sur la futaie, de branche en branche, des cordes qu’ils chargeaient de rameaux fleuris, d’autres préparaient devant la mer un banc de mousse, d’autres essayaient, avec des grimaces et des rires, le timbre d’une flûte ou la résonnance d’un tambourin ; deux enfin, la mine grave, un pli d’attention au front, dessinaient une grande piste en ellipse. Ils saluèrent Sylvius par des cris d’accueil et des paroles plaisantes, lui demandèrent pourquoi il n’avait point dormi en leur société, dans quel lieu du bois il était allé et quelles amours avaient pu l’attarder ainsi ; — tout cela sur un ton de bonne camaraderie et de jovialité un peu graveleuse.
Comme Sylvius prétextait une insomnie sans en donner la cause et racontait sa conversation avec le centaure :
« Ah ! vous avez rencontré ce vieux radoteur ! s’écria un ægipan. Vous en verrez d’autres aujourd’hui, plus vaillants mais plus bornés. Nous les invitons toujours à notre fête ; ils seront ici avant peu.
— Je vois avec plaisir, dit un autre qui tâchait de sauter à la corde en se tenant sur une patte, que cet habit d’arlequin vous sied fort congrûment. Les losanges qui servent d’épaulettes sont de mon invention. Tenez ! continua-t-il, rendez-moi donc un service ! prenez cette lime et limez ma corne gauche, je la crois ébréchée. »
Il tendit le front et Sylvius lima, ému de sentir, au bas de cette corne courte, mince et droite, vivre une tête humaine. Ensuite, Sylvius polit la corne avec de la cire et le faune que ces opérations gênaient fort, le regardait en dessous avec une grimace de douleur. Délivré, il essuya du doigt une larme et poussa un soupir où il y avait peut-être un peu de bêlement.
« Merci, vous êtes gentil. »
Il prit la main de Sylvius et la baisa.
« Je vais aller vous chercher un lys frais éclos dans mon jardin. »
Il s’enfuit en frottant sa corne, le dos rond et la tête penchée. — Trois faunesses venaient en sens contraire. Elles étaient très âgées, et marchaient lentement. Leur chevelure blanche tombait en deux longues tresses. Elles portaient sur la tête des corbeilles lourdes de fleurs. Les ayant posées à terre, elles se retirèrent pour revenir quelques instants plus tard avec une nouvelle charge. Seins plats, lèvres minces, bras décharnés, soutenant leurs fardeaux embaumés, elles passaient et causaient vite, à voix basse, se confiant de menus ragots, comme le font les vieilles femmes, mais quelque chose de divin luisait toujours en leurs yeux et Sylvius les regardait avec gêne et perplexité.
Sur la pelouse il y avait déjà foule. La brise parfumant tout, rien n’incommodait l’odorat de Sylvius. Maintenant, il courait de ci de là, satisfaisant aux demandes qu’on lui faisait, dressant une échelle, tendant une corde, — toujours un peu transi d’étonnement, mais se donnant du cœur, de temps à autre, en embrassant dans le duvet et sur la pointe de l’oreille, la faunesse dont il s’était diverti la nuit d’avant et qui venait de lui sauter au cou, en lui grattant la figure de ses petites mains de singe.
Soudain, avec un bruit de foulées, vif et léger comme un bruit d’averse, une dizaine d’ânes arrivèrent au grand galop. Le dernier était monté par un satyreau tout blanc, tout rose, tout bouclé et dont le ventre était une plaisante hémisphère. Il dirigeait ses bêtes en criant à hue et à dia, les joues gonflées ainsi qu’un angelot d’église, et tenait dans sa main une fine tige de roseau avec ses feuilles et la quenouille de son fruit. — Sur la pelouse les ânes s’ébranlèrent, pétaradant, se roulant et brayant. Quand ils furent calmes, une faunesse leur passa au cou des roses en collier.
Les braiements, les cris des faunes, les rires, les chansons, les tonnerres des tambourins composaient, avec le gazouillis des flûtes, une rumeur d’incessante allégresse.
« Où donc est Marsyas, demanda Sylvius qui maintenait avec peine un âne plein de fantaisie dont on lui avait confié la garde.
— Il s’habille, je crois, dit un vieux faune à barbe blanche. Pour notre fête il a coutume de mettre son vêtement de cérémonie. Je pense qu’il ne tardera plus guère… Voyons, tout est-il prêt ?… Ah ! dieux ! non ! Il n’y a plus de fleurs ! »
Il appelait un tityre pour lui enjoindre d’en aller chercher, quand, tout justement, un silène, celui-là qui, la veille, tournait la broche dans le bois en fredonnant de petits vers, arriva, précédé de quatre satyreaux qui tendaient par ses coins une toile bleue chargée de corolles. Ils parcoururent la pelouse et le silène y semait les fleurs à pleines mains.
Durant ce temps on achevait les derniers préparatifs. La piste elliptique était tracée ; le banc de mousse offrait l’aspect le plus riant ; la lisière du bois était ornée de guirlandes. Une faunesse aux cheveux en boule et dont les cornes étaient longues et fort pointues nouait aux branches des écharpes de gaze. Sur une estrade on avait posé des flûtes de Pan, des tambourins, des pipeaux, des lyres, — sur une autre des disques d’acier poli, des osselets, des balles, des cerceaux. Un satyreau gonflait une outre aux larges flancs ; — quand elle fut ronde, il la graissa avec un soin minutieux. Le semeur de corolles, ayant fini sa jonchée, se tenait maintenant à la limite de l’escarpement qui dominait la mer et donnait des ordres à trois faunes vigoureux afin qu’ils projetassent du bord sur l’eau une longue gaule. Avant qu’elle fût solidement fixée, il y eut plus d’un jurement où les dieux de l’Hellade (incestueux, parjures, grossiers et contrefaits, à en croire ces imprécations), étaient vivement pris à partie.
Soudain, le silène interrompit ses accents sacrilèges et courut en clopinant vers Sylvius :
« Ah ! j’oubliais ! s’écria-t-il tout essoufflé, faites attention ! Marsyas m’avait bien recommandé de vous avertir ! Garez-vous, mais n’ayez pas peur ! Elles sont inoffensives ! »
Et, de fait, Sylvius eût pris la fuite au plus tôt, car, à cette même seconde, trois silènes trapus, à la barbe courte, la fourche en main et portant aux chevilles des anneaux d’or, sortirent du bois, retenant avec des chaînes précieuses trois panthères.
« Ce sont les dernières du troupeau que possédait Bacchus, » expliqua le silène.
Suantes, elles bondissaient en miaulant. Elles étaient merveilleuses ! — plus souples que des chattes, douces mais point apprivoisées et gardant au fond des prunelles une lueur si féroce ! Maintenant elles rampaient, le ventre sur l’herbe, puis, tout soudain, faisaient le gros dos, le poil dressé, puis se roulaient à terre et s’étiraient comme des femmes. — Par quelques flatteries, Sylvius sut s’en approcher et leur complaire. On noua l’extrémité de leur chaîne à un piquet et les tityres formèrent le cercle autour d’elles, se faisant donner la patte, les taquinant du sabot ou leur agaçant la moustache. D’autres spectateurs regardaient de loin. Un seul eut peur et cria d’une voix perçante, plaintive et fine. Il était encore dans les bras de sa mère. En guise de consolation, la satyresse lui offrit le sein. Il le prit à pleines mains, le téta goulûment et ne cria plus.
Sur la pelouse, c’était des clameurs, des rires, toute une bousculade, toute une cohue de petites cornes et de petits sabots. On remarquait surtout l’agitation désordonnée du dernier rejeton d’une race presque éteinte, ainsi qu’on l’apprit à Sylvius, d’un paposilène, grand faune aux pattes lourdes, tout noir, poilu comme un ours et jusqu’aux yeux, pansu, lippu, cornu en spirale et couillard extrêmement. Les satyreaux se moquaient de sa haute taille, de ses façons trop rustiques et de son émouvante lubricité ; mais bientôt on ne s’occupa plus de lui. Des cris de joie annonçaient l’arrivée du maître. Cent bras agitaient des fleurs. La foule s’ouvrit.
Ce fut Marsyas.
Il s’avançait d’un pas ondoyant. Son front pourpre était ceint d’une couronne faite d’un cercle d’or où des pommes de pin étaient liées. Un grand voile vert-nil, attaché à ses épaules, tantôt flottait, tantôt prenait le vent. Sous ce voile, son corps sanglant et grêle était nu, mais une ceinture de soie noire entourait sa taille et retenait contre sa cuisse le sabre de Sylvius au clair. Dans sa main droite il tenait le sceptre d’un glaïeul. Sur son poing un singe assis, coiffé de plumes noires, pelait une banane.
Le demi-dieu sanglant marchait d’un pas majestueux ; ses cornes de bélier brillaient au soleil, toutes dorées, comme aussi ses sabots. — Des acclamations jaillirent, quand il atteignit le milieu de la pelouse. Evidemment, on l’aimait bien. — Il était suivi d’une faunesse qui n’avait pour tout vêtement que sa chevelure (un ruisseau d’or !) et dont les cornes retordues soutenaient deux grappes de fleurs sombres.
Marsyas s’assit sur un trône rustique et Sylvius près de lui avec la faunesse aux cheveux d’or. Les faunes se vautrèrent à leurs pieds, les silènes firent un groupe vers la droite, les ânes aux colliers de roses menèrent à nouveau grand train de braiements et de pétarades ; les panthères miaulèrent en tirant sur leurs chaînes, les tityres se couchèrent parmi les fleurs, le paposilène s’accroupit dans un coin, derrière une pyramide d’oranges, les vieilles satyresses se réunirent sur le banc de mousse et se reprirent à caqueter, le singe coiffé de plumes s’évada vers un arbre où il se divertit aussitôt à sa façon…
Tout à coup, trois appels sonores retentirent, suivis de trois longs frémissements et Sylvius vit, dans les flots soleilleux douze tritons qui, le coude haut, pressaient à leur bouche des conques marines et douze autres tritons qui laissaient courir leurs doigts sur des séquelles de coquillages.
Sylvius emplit sa poitrine d’air. Il sentait des larmes sourdre dans ses yeux…
Encore trois appels de conque, trois frémissements de nacre et la fête commença.
Et la fête commença… Que dis-je ! elle éclata et se déroula à la façon dont éclate et se déroule un orage en été.
Tout fleurit, tout embaume, tout chante, tout respire ; — c’est le règne de la paix et de l’harmonie. Dans l’ombre bleue une femme dort, un enfant joue dans la prairie, au fond du ciel turlutent des alouettes qu’on ne voit pas…
Un voile gris s’étend, un nuage gronde, un autre, puis un autre encore. L’herbe immobile, l’animal craintif, l’homme inquiet attendent l’effet de ces marques de courroux, et, dans la prairie, l’enfant, s’arrêtant de jouer, va réveiller sa mère, quand, presque imprévue, portant des gouttes de chaude pluie, passe une haleine annonciatrice, puis le vent accourt, chassant la bête, pliant la branche, effarant l’homme. La bise a des coups précipités et forts. Garde-toi bien, nature ! C’est le règne du désordre avec son effrayant appareil de trombes, d’éclairs bleus et de gémissements. Des femmes prient, et les peupliers de la route craignent d’être bientôt découronnés. Il se trouve dans l’air une fureur évidente à laquelle on ne pense point à résister d’abord. Elle ne s’apaise, un fragment de seconde, que pour montrer, sous le flamboiement froid de la foudre, les désastres qu’elle vient de composer, et, tout aussitôt, on voit, on sent, on entend les hordes de l’espace reprendre, sous le céleste incendie, leur galop de conquérants ivres. Mais, s’il est vrai que l’homme, au spectacle de cet assaut, a touché la peur et senti le tremblement, le voici qui se relève… Le vent ne le renverse plus, il le pénètre, la dure averse lui paraît une rosée et le hurlement que répercutent les nuages trouve en lui un second écho…
Humble, prosterné, te voilà glorieux ! Tu te dresses dans le tourbillon, ta gorge mêle ses cris aux sifflements de l’air, ta clameur s’élance, poursuivant l’avalanche. La tempête t’a conquis, mais elle t’élève vers l’extase, elle te possède tout entier, et si ta condition humaine est d’être un poète, tu la prends à ton tour, elle, avec la nature qu’elle fouettait de ses bises, tu l’étreins, elle est à toi, tu la façonnes à la figure de tes rêves qui, l’orage calmé, ne cessent de tourbillonner et de rugir.
Toutefois, il est des hommes qui ne voient dans cette colère que les arbres abattus, que les blés renversés, et qui, debout au bord de leur champ, comptent, l’âme désolée, les épis encore droits qu’en son festin dédaigna la tempête. Mais toi, poète, tu souris, triomphant.
La tempête !…
Glorificaberis ab ea, cum eam fueris amplexatus. — Elle te remplira de gloire quand tu l’auras embrassée, ainsi qu’il est dit au livre des Proverbes.
Il en fut pareillement des bonds et des danses de l’orgie, mais, hélas ! Sylvius n’était pas un poète.
La gent tout entière des demi-dieux se livrait, sans grand bruit, à des amusements puérils. L’un faisait claquer sur sa joue un lys gonflé, tel autre chevauchait un bâton. Sur la piste, des faunes couraient, faisant, de leurs petits sabots, voler la poussière. Puis, le poil en sueur, ils s’essuyaient le front avec du feuillage en riant d’avoir eu si chaud. Un silène leur servait d’arbitre. Ce silène !… c’était sans doute un vieux beau, rosarum feminarumque amator. Deux narcisses fleurissaient derrière ses oreilles. Son cou plissé et ses hanches un peu chauves étaient ornées d’un pampre luxuriant : — on le respectait comme un sage, parce qu’au temps où sa hanche était encore chevelue, il avait baisé les mains de Bacchus Héméride. Non loin, le tourneur de broche qui, la veille, chantait des ritournelles, tâchait à se tenir debout sur l’outre bien graissée. Sylvius regardait deux faunes amis consulter le saut des osselets, tandis qu’autour d’eux, une nymphe aux doigts de pieds fleuris de violettes faisait tantôt la roue et tantôt l’arbre droit. Sur le bord de la petite falaise, le paposilène lançait en ricochets des pierres plates aux tritons et, près de lui, un panisque s’essayait à marcher sur de rustiques échasses.
Les courses étaient finies. Les tambourins, les flûtes, les conques, les cymbales remplissaient l’air d’agréables rumeurs. Le vieil arbitre, la tête couverte d’un turban de feuilles tressées, galopait à quatre pattes, portant sur son dos une bacchante. Dans la piste on mangeait, on se jetait des fruits. Les ânes, les panthères ne servaient plus qu’aux jeux des enfants, et ceux-ci, d’ailleurs, paraissaient se divertir fort bien en leur tirant les oreilles et la queue. Un satyreau tenait une de ces grandes chattes entre ses bras, roulait avec elle sur l’herbe, et ne s’arrêtait de lui baiser le museau que pour lui agacer la moustache.
Il y avait dans ces amusements qu’on eût dit d’une fête de village tant de belle humeur, tant de bonne et simple gaîté que Sylvius en était tout heureux. Marsyas, qui l’avait rejoint, lui prit le bras et tous deux, ils traversèrent en souriant la mêlée de bonds et de cris. Ils passèrent près de deux sylvains qui s’étaient tant battus pour un rayon de miel qu’ils étaient eux-mêmes tout emmiellés et se léchaient les doigts d’un air triste. Mais l’endroit le plus agité de ce lieu de fête était celui où l’on avait fixé une longue gaule par dessus la falaise de façon à ce qu’elle surplombât les flots. Là se trouvait la compagne de Marsyas, la faunesse aux cheveux d’or. Elle considérait les jeux des satyres.
O difficile tâche pour un chèvre-pied que de marcher sur un tronc d’arbre glissant pour atteindre un bouquet champêtre piqué à son extrémité. Et quand un concurrent maladroit avait failli et qu’il tombait à l’eau, quels rires et quelle bousculade ! Les tritons assemblés sous le mât, tenaient ces malheureux, leur faisaient boire l’eau amère, les chassaient avec des sifflets et des injures, mais ils ramenèrent jusqu’à la grève, aux cris rauques des conques, le faune vainqueur qui, glorieusement huché sur ces épaules marines, brandissait le bouquet. Et l’on vit la toison mouillée jeter une ombre rousse contre les poissonneuses écailles, dans la joie des rayons d’or et des écumes blanches.
Sylvius s’était retourné vers Marsyas qui pressait la taille de la faunesse aux cornes fleuries.
« Fête charmante ! dit le jeune homme. Délicieux après-midi. »
Marsyas ne répondit pas. Il regardait fréquemment, et d’un air inquiet, vers le coin de plage où un chemin large et montant se perdait sous bois. La faunesse, elle aussi, semblait agitée par quelque attente et levait les yeux vers Marsyas à tout instant… mais les bruits de la fête ne s’apaisaient point, plaisants, familiers et joyeux.
Soudain, on entendit gronder une lourde voix. Tout le monde, jusqu’aux panthères, tourna la tête.
Sur le chemin montant douze centaures apparurent, et qui chantaient.
Aux sons de leur lente musique, lentement, ils descendirent la côte, tenant à la main de grands bâtons qu’enguirlandait du lierre. Certes, ils n’étaient pas de la race du vieux Bianor qui, sur un mode épique, radotait, car, splendides et leur corps d’homme nu, ils ressemblaient à des lutteurs dont la force eût été au repos. Trois centauresses amplifiaient le chant de leurs voix profondes et si grave était ce chant, si religieux, que la fête s’arrêta comme sous l’injonction d’une divinité.
Dès cet instant, Sylvius ne comprit plus rien à rien.
Et ce fut en effet la présence d’un dieu qui se manifesta. — L’île tout entière, avec ses rocs, sa forêt, ses sables et ses pâturages se souleva comme une croupe de femme chaude. On eût dit qu’au même instant des milliers de fleurs s’étaient ouvertes et lançaient au ciel un pollen d’or, que le jargon des oiseaux s’amincissait en trilles amoureux, que la mer caressait plus suavement la plage, que le sol crevait de volupté… Et les arbres se penchèrent les uns vers les autres, joignirent leurs branches, balancèrent leurs têtes, et l’air fut occupé par le bruit d’un seul baiser.
Le soleil brûlait comme au jour qui vit choir Phaëton. — Flots ! rameaux enlacés ! sillons fins de la grève ! mousses et bourgeons ! nuages ! (ô barques légères !) et toi, race des demi-dieux ! vous sentiez bien le printemps monter en vous, — et c’est pourquoi vous vous unissiez en si proches embrassements, — et c’est pourquoi faunes et faunesses s’étreignaient, grattant le sol et battant l’air de leurs pattes, — et c’est pourquoi les centaures saillaient les centauresses et qu’en miaulant s’appariaient les panthères, — et c’est pourquoi l’heure était aux cris, aux coups de griffe, aux ruades, aux morsures, pourquoi, ayant délaissé son enfant, une faunesse se pressait le ventre et pirouettait sur un sabot comme si le vent la fouettait et qu’elle suivît le tourbillon de rire qui fuyait de sa bouche ; pourquoi les nymphes échappées du bois râlaient à lèvres unies ; pourquoi, sur un rameau fourchu et souple, une satyresse, assise, s’élevait de la terre et s’abaissait vers elle, suivant l’indication d’un rhythme intime et parfois activait ce rhythme par un cambrement de reins et toujours se mordait les doigts pour ne point hurler ou ne point gémir, — et c’est enfin pourquoi Marsyas, grimpé sur le plus haut rocher de l’île, debout et sanglant dans la forte lumière, couronné d’or et de pommes de pin, ceinturé de soie noire et le glaive à la main, lançait aux quatre horizons une clameur de volupté surhumaine, tandis que son voile vert flottait derrière lui.
Voilà qui dépassait Sylvius. Il ne pouvait goûter l’orgie, il ne pouvait y participer. Il tremblait seulement, sans dire mot.
Un arrêt se produisit dans cette exaltation des demi-dieux.
Sur l’enclume de la forge qu’on avait installée au bord du bois, un grand centaure blanc se faisait remettre un fer au sabot gauche d’arrière. Un faune battait le fer rouge avec un gros marteau. Un silène retenait le sabot du centaure ; un autre tirait la corde du soufflet.
Ce groupe, doublement éclairé par la lune et par la forge, était tout baigné d’une lumière vive sous le feuillage d’un vert violet et les rameaux de laque sombre.
Le centaure encensait dans un rayon de la lune, sa chevelure était azurée ou mauve à chacun de ses mouvements, et sa croupe, sur laquelle il s’appuyait la main, était toute vêtue d’une teinte orangée. Non loin de là, Sylvius pouvait voir deux faunes qui tâchaient de désunir leurs cornes enchevêtrées, tandis que, dans les flots de cendre bleue coupés d’une route éblouissante, les tritons levaient leurs conques sonores et que, sur l’herbe, les panisques dansaient toujours.
Un murmure passa sur cette foule. La bacchanale allait reprendre. Le silène à la hanche chauve s’approcha de Sylvius.
« Nous allons chanter Iacchos et le renouveau. Sans doute vous demandera-t-on de chanter aussi… Vous abstenir serait de mauvais goût. »
Des centaures s’étaient jetés dans la mer du haut de la falaise et remontaient, tout ruisselants, par un sentier en zig-zag.
« Mais je ne sais pas chanter ! Je n’ai jamais chanté !
— Allons donc ! dit le silène avec une petite moue de mépris. Chantez n’importe quoi ! »
Un satyreau, les bras le long du corps, paumes basses et doigts levés, se tenait face à la mer, debout sur un sabot, et d’un geste de l’autre indiquait le scintillement des flots. Derrière lui, trois centaures à barbe longue et portant des fleurs dans les cheveux contemplaient aussi, du bord de la falaise, la féerie marine. Celui du milieu avait posé ses bras sur l’épaule de ses compagnons qui les enlaçaient des leurs et, de droite et de gauche, s’appuyaient sur deux grands bâtons. Et ces trois statues unies murmuraient un hymne solennel.
« N’importe quoi, répéta le silène, mais décidez-vous vite ! »
D’autres centaures hurlaient en faisant de grands bonds par dessus des troncs d’arbre placés en obstacle. Des panthères s’accrochaient à leur dos.
« … Les bacchantes viendront bientôt. Ah ! Tenez ! déjà les lémures et les harpies se sont abattues. »
Et Sylvius vit en effet, à l’endroit où le festin avait eu lieu, des formes tragiques à visage de femme et d’autres presque transparentes, vautrées sur les reliefs de victuailles et les souillant de leurs morsures.
« Au moins, donnez-moi un sujet ! dit Sylvius au désespoir.
— Chantez la gloire des dieux Olympiens ! non ! chantez l’arrivée à cette île du navire Argo !… La nef fendait l’écume, ses belles voiles gonflées ; il était nuit comme à cette heure ; Phœbé assymétrique et rose nous regardait d’un œil malicieux ; Leucosie, une sirène, maintenant vieille et déconsidérée, chantait clair, perchée sur la pomme du mât. Des nymphes agitaient de belles algues et Marsyas commandait la manœuvre, tandis que nos centaures traînaient Argo jusqu’à la grève… Avec ce canevas, vous nous direz quelque chose de très bien… Brodez ! mon cher, brodez ! »
Tout près de la forge, un centaure venait de se casser les reins par un saut maladroit. Une harpie et deux panthères lui déchiquetaient la face à coups de dents et le centaure agonisait, sans qu’on y prît garde, avec de grands hoquets lugubres.
« Mais je ne saurai pas ! je ne saurai pas ! »
Tout à coup, ô l’admirable clameur ! un unisson de voix sonores s’éleva et vingt femmes sortirent de l’ombre des arbres, c’était les bacchantes. Elles frappaient leurs cymbales, elles agitaient des thyrses, elles étaient belles et nues, grandes, fortes et leurs seins ressemblaient à des boucliers.
Elles chantaient et coururent vers Sylvius.
« Chantez tous ! chantez tous ! le dieu va s’avancer ! et toi, chante, étranger, un chant nouveau ! »
Elles levaient leurs mains armées du cuivre des cymbales ou de la pique des thyrses, et, comme des guerrières, menaçaient Sylvius.
Sur la première mélodie de valse qui lui vint à l’esprit, le jeune homme, plein d’épouvante, chanta :
« Alors la nef Argo, la nef Argo, la belle nef Argo, la nef… »
Un terrible éclat de rire répondit à cette improvisation… et Sylvius s’enfuit à toutes jambes. Il courait dans les bois comme une bête traquée et les bacchantes le poursuivirent. L’air fut plein du bruit d’un furieux galop. Toutefois, Sylvius courait vite. Il courut longtemps ; déjà les cris des femmes délirantes s’affaiblissaient au loin. Il était seul. Il se crut sauvé.
Dans une clairière, Sylvius fit halte pour reprendre haleine. Des souffles tièdes vinrent frôler ses joues. Se sentant mieux, il allait repartir d’un train plus paisible quand il entendit une voix : on eût dit une voix de l’air, si peu pouvait-on comprendre d’où cette voix était issue et quelle bouche l’avait diffusée.
Il prêta l’oreille.
« Passant ! disait la voix, arrête-toi, passant ! Dans cette forêt tu ne découvriras point de princesse endormie. La dernière a trouvé son Prince Charmant depuis plus d’un siècle. Pourquoi donc courais-tu si vite et que viens-tu chercher en ces lieux ?
— O Voix ! s’écria Sylvius, je cherche une enfant blonde, un sage vieillard, un homme enfin, un homme, pourvu qu’il soit mortel. Je suis poursuivi par des demi-dieux trop vivants et qui m’épouvantent. Enseigne-moi par pitié où voir un être de ma race dans lequel je puisse me reconnaître.
— Tu n’en verras point ! sinon le semblant de toi-même, au miroir en dôme des sources.
— Un homme ! de grâce ! un homme !
— Dans les temps très anciens, dit la Voix, il y avait des hommes dans cette île. Je suis presque seul à m’en souvenir, ayant presque seul survécu à ceux qui contemplèrent le dernier des grands dieux : Pan, dont la ceinture était faite d’étoiles. Ne me prends point pour une ombre, passant, il n’est d’ombres sur la terre que celles qu’étendent les feux de la nuit ou du jour ; il n’est de fantômes que dans l’imagination des vieilles femmes, et même la bouche d’une harpie est bonne à baiser.
« Passant, écoute un récit, aujourd’hui que j’en garde encore la mémoire, tu le diras aux péagers pour les distraire et aux pucelles mélancoliques pour les consoler. »
Sylvius s’assit sur les brindilles de pin :
« Puisque vous y tenez, racontez-moi votre histoire ; elle me plaira sans doute mieux qu’un hennissement de centaure ou que les cris érotiques de Marsyas, mais faites vite ! J’ai hâte de trouver un bosquet paisible où je puisse mourir en paix !
— Au temps où les hommes vivaient, dit la Voix, j’étais un faune entre les faunes, joyeux et fantasque, fort occupé à poursuivre les sauterelles et à gober les mouches. La nuit venue, je me livrais au déduit avec de petites faunesses qui m’égratignaient pendant l’amour et me léchaient ensuite la figure. Pourtant la solitude me plaisait aussi et je fuyais alors mes compagnons pour grimper sur le sommet d’une roche d’où l’on peut voir se lever notre ami, le seigneur Apollon. Je lui jouais un petit air de flûte, mais pas trop bien, afin qu’il ne m’écorchât pas comme il le fit pour Marsyas ; puis, silencieux, je comptais les pulsations de mon cœur, les sourires de la mer et ces moments du monde où la vie, étant trop belle, reprit haleine.
« Peu à peu, je me plus à rêver longtemps et avec tant d’insistance qu’il me sembla que mon bonheur n’était point parfait. Pourquoi les faunesses prenaient-elles leur plaisir si vite ? pourquoi, lorsque je voulais regarder la couleur de leurs yeux me quittaient-elles ou fermaient-elles les paupières ? pourquoi y avait-il toujours un visage triste dans la lune ?
« Un jour, je rencontrai une petite bergère qui gardait ses moutons. Le crépuscule descendait sur la prairie et faisait pleurer les fleurs. La bergère étonnée me regarda.
« Je dansai devant elle, je tirai de ma flûte des notes tout à fait suaves, je lui lançai un baiser, fis la cabriole, et je lui dis enfin :
« Tu me plais. »
« Elle me répondit d’une voix craintive :
« Vous avez l’air bien gentil, mais il ne faut pas me faire du mal : maman m’a bien recommandé de vous fuir. »
« Alors, je l’embrassai. — Je la revis le lendemain, et le jour après celui-là, et encore le jour qui suivit. Elle était tendre, douce, et me contemplait avec tout son amour. Le quatrième jour, je l’abandonnai pour rejoindre une faunesse rousse, mes compagnons, la brise libre et le soleil, puis je revins auprès de ma bergère et lui demandai pardon. Ce fut quelque temps ainsi, mais bientôt je m’aperçus que j’entendais mal ce que les arbres se disent l’un à l’autre, ce que roucoule au juste la colombe et ce que déplorent les flots. Je quittais la nature pour devenir un homme. C’était là une souffrance vive ; pourtant, plus que la voix des fleurs, j’aimais les chansons de Myrto.
« Un soir, je la trouvai morte sous un quartier de roc éboulé. Son sang fleurissait l’herbe et, dans l’herbe, je bus son sang, puis, flûtant un chant funèbre, je retournai vers l’ombre des arbres en tâchant de pleurer. Soudain, il me sembla que, dans ma flûte, passait un murmure de ruisseau, une plainte de vagues, une harmonie de feuillage… Ma course s’entravait… La nature m’avait repris… Mes doigts portaient des feuilles, mes cornes poussaient comme des branches, mes sabots s’alourdissaient en pierres… Je me dissipai dans la nature, et, maintenant, je ne suis plus qu’une Voix.
— Fort bien, dit Sylvius, votre histoire est très touchante et j’en suis tout ému, mais pourquoi la contez-vous sur un mode si lugubre ? Eh ! quoi ! ayant vécu une aventure délicieuse, vous vous plaignez !
— Passant ! tu déraisonnes, dit la Voix. Comprends donc que j’ai aimé et que je ne puis le dire !… A qui le dirai-je ?… Je suis le rocher, je suis le vent, je suis l’arbre, je suis les cygnes qui passent au ciel, le cou droit, je suis le dieu qui vient dormir dans la forêt, je suis tout, hormis toi-même, et voilà pourquoi tu me comprends. Mon chant d’amour chanté, c’est moi seul qui lui sers d’écho. Passant, je ne t’ai fait qu’un simple récit, mais Myrto sera mieux glorifiée par les strophes que je rêve et que tu vas ouïr. Je vais chanter Myrto ! écoute-moi et chante aussi, afin que je sois touché par une voix étrangère à la mienne ! chante suivant mon chant !… je vais chanter !… chante ! passant ! »
Mais Sylvius ne devait point apprendre toutes les perfections de Myrto, bergère, car à cette minute même où la Voix se recueillait, il entendit à nouveau battre et sonner les tympanons et les cymbales des bacchantes.
Echevelées, elles débusquèrent, suivies de quelques faunes, porteurs de torches, (car le soir était venu,) et se jetèrent avec des hurlements vers Sylvius qui reprit la fuite.
Il s’accrochait aux ronces, déchirait son bel habit d’Arlequin, fou d’effroi et galopant toujours, tandis que le chœur bachique, pris par un farouche délire, au son du cuivre battu et froissé entonnait le pæan :
Sylvius avait atteint le bord de la mer. Le chant des bacchantes s’éloignait ; sans doute avaient-elles perdu la piste de leur proie. Il poussa un soupir de soulagement, ne se doutant guère, en sa trop grande hâte, que, tout près de lui et le frôlant presque, avait passé le bel Adolescent, de pampres couronné.
Meurtri, et le corps zébré de sang, son costume déchiré en plus d’un endroit, Sylvius se laissa choir sur un rocher. Il ne voulait plus ni penser, ni parler, ni se mouvoir. Son seul plaisir fut de rester immobile, et, de même qu’il eût voulu, pendant la bacchanale, se mêler au vent et aux puissants gestes des arbres, de même, par une persistante immobilité, il croyait apprendre à connaître ce beau calme des pierres qui, livides, dormaient sous la lune, si paisiblement.
Il était couché au seuil d’une étroite caverne, vulve du rocher ceinte de verdures sombres, de fucus et de capillaires. Elle se prolongeait dans du noir, et cette nuit reposait les yeux de Sylvius éblouis par le soleil, les torches et les grands feux. — Silence. — On n’entendait que les soupirs de la mer !
« Saurai-je maintenant dormir ! »
Mais quels étaient ces grognements sourds qui semblaient sortir du fond de la caverne ? Sylvius tendit l’oreille. C’était des grognements hargneux, épais, plus forts parfois et parfois presque insensibles. Cela surgissait comme un râle… et, maintenant, une large phosphorescence ondoyait au fond du trou noir. Sylvius fut intrigué à tel point qu’il se leva et se prit à explorer la grotte. Tout de suite, il tâtonna en pleine nuit. Il ne voyait plus l’entrée, la peur le visita.
La phosphorescence brillait devant lui et paraissait haleter. Perdant la tête, Sylvius s’avança vers elle et se trouva dans un couloir lisse et sonore.
Un étrange allègement parcourait le jeune homme ; il oubliait sa fatigue, sa peur ; tout cela était resté derrière lui.
La lumière devenait plus vive ; les grognements prenaient forme de voix ; c’était comme si un chien avait jappé. — Quelques pas encore et Sylvius ébahi se trouva dans une salle vivement éclairée.
Alors il n’eut pas un moment d’hésitation ; il savait que dans l’île d’Ala rien ne pouvait être humain, qu’il se trouvait au seuil d’un prodige, qu’un nouveau dieu allait encore l’assaillir, qui serait puant, ennuyeux, trop folâtre ou qui le poursuivrait à coups de cravache.
Il s’assit par terre et ferma les yeux.
Non ! non ! s’il se trouvait des dieux dans ces parages, ils n’avaient qu’à s’en aller ! Et lui voulait fuir, ou dormir, ou trépasser… Tout plutôt que de causer encore avec une fiction poétique.
Et il le cria et le hurla d’une voix si forte que les parois de pierre en retentirent. Puis il se releva et parcourut des yeux la salle étincelante.
Ce fut alors qu’une voix vieille et cassée lui dit :
« Aussi, c’est de votre faute ! Que venez-vous faire ici ? »
Sylvius ne douta pas, dès le premier abord, qu’il se trouvât devant Cerbère, mais son inquiétude ne fit qu’augmenter.
Le fils de Typhon et d’Echidna était plus affreux que dans les pires gravures. Cette laideur-là passait la permission. Sylvius en fut soulevé. Un énorme corps de chien, lépreux et ulcéré, des pattes torses, et ces trois têtes dont les gueules saignaient, ces trois têtes épouvantables, maladroitement emmanchées et dont les trois gueules saignaient une bave rouge !
Il était ainsi.
Sylvius recula jusqu’à la muraille. Il eût voulu s’y enfoncer. Alors, de sa voix éraillée et fausse, (car chaque gueule parlait en un ton différent), Cerbère dit :
« Oh ! ne t’épouvante pas ! Je ne suis plus du tout effrayant ! Ne me lie pas ! tu m’étoufferais ! Ne me joue pas de la lyre ! Je deviens sourd ! Ne me jette même pas un gâteau de miel ! je pourrais à peine le manger ! Caresse-moi si tu veux. Cela me fera plaisir. »
Et Sylvius, les doigts à la bouche, le corps contracté par l’épouvante, hoquetait de dégoût.
« Que viens-tu faire ici ? dit Cerbère, et puis, en somme, cela m’est bien égal ! Va ton chemin ! »
Et l’immonde bête croula dans une mare de bave rouge où elle s’endormit. — Sylvius se glissait le long de la muraille, tâchant d’échapper à ces choses, mais toujours il allait plus avant dans la caverne. La salle se rétrécissait en un couloir faiblement éclairé et plein de vapeurs humides. Parfois, Sylvius s’arrêtait subitement, cherchant dans cette atmosphère lourde quelques gorgées d’un air qui fût pur. Il atteignit enfin une porte violette dont le bois était d’amaranthe. — Il la poussa.
Délices ! Il crut être sorti de la montagne, car la porte s’ouvrait sur un beau jardin. Des cyprès minces et droits formaient de longues avenues. Des pampres, par leurs festons de feuilles, reliaient les branches. De grandes pelouses, couvertes d’un manteau de lumière mauve, étaient semées de fleurs, et quelques arbres, dont les ramures murmuraient, avaient des architectures de bocages où l’on percevait le bruit de musicales eaux. Mais toutes ces choses étaient voilées comme un paysage que l’on regarderait au travers d’une gaze pâle. Ni l’ensemble, ni les détails n’avaient de contours et la moindre corolle était nuageuse. Point de jour autre que cette lumière mauve qui ne venait de nulle part et semblait être partout répandue ; point de ciel autre qu’une brume, et point d’horizon, car, à courte distance, les choses devenaient diffuses et disparaissaient. Vers la droite, sur un pli du terrain, paissaient quelques agneaux, et, tout au fond, un petit temple rose laissait vaguement deviner les trois colonnes de son seuil. On entendait, mais à peine, avec des trilles de rossignol, une plainte de flots.
Sylvius respira. Enfin il avait échappé à Cerbère saignant de ses trois gueules, enfin il n’entendrait plus ses grognements hideux. Il n’osait avancer, poser le pied dans ce jardin si triste, si nébuleux, mais que, si pieusement déjà, il voulait parcourir. Il regardait, autour de lui, les fleurs, les avenues de cyprès, leurs pampres à festons, la porte d’amaranthe ouverte dans le roc. Tout à coup, il s’aperçut que, près de lui, derrière des myrthes, un enfant était assis. Mélancolique, il regardait sur sa main un papillon posé. Et Sylvius, étonné, un peu craintif, ne soupçonnant rien du secret de ce lieu, considérait l’enfant et la fleur quand une jeune fille parut, dont le corps mince était couvert d’un voile. Elle caressa les boucles blondes de l’enfant et dit, (sa voix était un peu tremblante.)
« Astyanax, que fais-tu là ? Ne trouves-tu d’autre jeu que de regarder cette corolle ? Viens ! Tâche de rire et fais-nous comprendre que les Champs-Elysées sont vraiment le pays du bonheur. »
L’enfant ne leva point la tête et des larmes mouillèrent ses joues.
Par l’avenue, un homme s’avançait à pas lents, le front penché.
« Iphigénie ! dit-il à la jeune fille, chaque jour, la brume descend sur nous ! Quelle torture et quels ennuis ! Les dieux nous ont donné le bonheur, mais qu’est-ce donc qu’un bonheur sans but et sans fin, qu’est-ce donc qu’un sourire éternel. Nous sommes privés de toute joie dans cette indécise contrée où le regard ne peut s’étendre, où ne brille jamais le soleil, où mon corps, jadis vanté, se promène solitaire sans même une ombre qui l’accompagne.
— Ah ! cher Alcibiade, dit Iphigénie plaintive, retourner sur la terre ! Savoir si notre nom nous a survécu ! Savoir si les poètes se plaisent encore à nous chanter ! »
Elle tourna les yeux vers Sylvius, mais Sylvius comprit qu’elle ne le voyait pas.
Un jeune homme s’approchait.
« Toute la journée et tout le soir, j’ai regardé mon image dans le miroir bleuâtre d’un bassin. Suis-je encore beau, Iphigénie ? Sait-on, là-haut, que je le fus ?
— Interroge les dieux, Narcisse, interroge les dieux, s’il en reste encore, ou bien pose ta question à un poète, s’il en vient un qui puisse ouvrir la porte d’amaranthe. Un poète ! nous le reconnaîtrons comme nous reconnaissions l’aurore, quand elle rougissait les plages de l’Hellade ! »
Sylvius commençait de souffrir.
Une femme, drapée d’étoffes sombres, joignit le groupe des bienheureux souffrants.
« Que sait-on du Banquet, de la mort de Socrate et de moi-même, Diotime de Mantinée ? Dans le temple, là-bas, Cléarcos et Phédon pleurent leur ignorance des temps qui les ont suivis. Ah ! revivre ! Eh ! quoi ! nous aurions dit de si pures paroles pour que Zéphyr les emportât ! Aristoclès a-t-il vécu sous ce nom que lui donna notre maître ? Après nous, a-t-on rêvé, quand le crépuscule assombrit la mer, de Platon aux belles épaules ? Sommes-nous vraiment mortes, Iphigénie ? Narcisse ! Alcibiade ! êtes-vous vraiment morts ? »
Un jeune homme lui prit la main. Elle poursuivit :
« Endymion, dis-moi, les hommes savent-ils que nous fûmes très grands ? et, quand les Champs-Elysées seront tout à fait embrumés, nous souviendra-t-il nous-même que nous avons bien vécu ?
Et d’autres femmes survinrent, et d’autres hommes, et tous se lamentaient, et Sylvius, invisible à leurs yeux, entendit se nommer et gémir ensemble Polyxène et Glycère, Adonis et Cynthie, Phèdre en pleurs et Chloé, Antigone enfin, assise près d’un cyprès et qui, tristement, comme jadis à Colone, écoutait les aériennes variations de Philomèle.
Sylvius eût voulu crier à cette foule d’ombres blêmes et soucieuses qu’elles étaient, sur la terre, plus grandes qu’elles ne l’avaient été, que les hommes les avaient mises au rang des dieux, et que le nom seul de Nausicaa leur semblait plus divin que la brise aux printemps. Mais il resta muet. Il ne pouvait même séparer ses lèvres. Il ne pouvait non plus descendre dans le beau jardin.
Sylvius ouvrit la porte d’amaranthe et se retrouva dans la salle où dormait Cerbère.
Il s’engagea dans un couloir. Il se heurta contre une seconde porte, celle-là d’ébène poli. Il en poussa le battant et fit encore un pas ; mais alors la pensée elle-même s’obstrua en lui, car il se trouvait face à face avec l’épouvante.
Tout au fond d’une longue salle dont les murs étaient frappés d’une lèpre verte, un trône d’argent s’érigeait, mince et haut. Là était assise, dans la gaine d’ombre de sa robe, une femme grave et belle. Au-dessus de sa tête tremblait le très mince croissant d’une lune verdâtre et sept étoiles vertes scintillaient sur son front. Au pied du trône, un homme était couché, les tempes ceintes d’un diadème de feuillage qui verdoyait sinistrement. Sa figure, dont la peau triste et glauque se tendait sur les os, n’était vivante que par de vertigineuses pupilles qui n’avaient point de fond. Le long de son corps coulaient les plis d’un manteau rouge, plis déplacés comme des ondes, car ce manteau coulait lui-même, et c’était un ruisseau rouge, un ruisseau de sang, qui vêtait de ses flots le corps de l’homme couché et se répandait ensuite dans la salle verte, pour tourner neuf fois, pourpre et mortel, autour du trône d’argent et disparaître enfin sous la lèpre verdâtre des murs.
Un parfum s’exhalait dans l’air, un parfum léger de pourriture où se mêlaient mille odeurs de décomposition, comme si l’encens d’une rose tombée participait sans s’y confondre au relent d’un cloaque.
Sylvius grelottait. Dans l’air flottaient des nuages, couleur d’étang malsain, qui se déplaçaient, lentement entraînés suivant le cours du fleuve de sang, et, quand ils passaient près de la Dame noire, assise sur le trône, elle levait le bras et jouait avec eux, les détordant comme des soies et les effilochant entre ses phalanges.
Sylvius, suffoqué par cette atmosphère, transi par ce spectacle, s’appuyait contre la porte d’ébène qui s’était refermée derrière lui.
« Où suis-je ? cria-t-il dans sa gorge.
— Où suis-je ? » se répétèrent l’une à l’autre chacune des quatre murailles vertes.
Alors la Dame noire le regarda, et de sa bouche sortit une harmonie obscure et merveilleuse :
« En Hadès ! tu l’avais dit toi-même ! et c’est Perséphone qui te parle ! »
Les sept astres verts pâlirent sur son front, le croissant verdâtre se pencha et les nuées vertes s’infléchirent au souffle divin qui sortait des lèvres, non point rouges, mais dans la teinte desquelles agonisaient des turquoises.
« Toi qui vis, reprit Perséphone, pourquoi viens-tu nous troubler, nous qui pourrissons ? »
Et Sylvius ne répondit que par le bruit de castagnettes qui frémissait entre ses dents claquantes.
« N’aie point peur ! dit-elle encore. Vois ! Cerbère ne te dévora point et mon époux Hadès ne te frappera guère ! Lève-toi, Hadès ! un mortel est descendu jusqu’à nous ! »
L’homme couché se leva et salua Sylvius d’un geste du bras, geste sanglant qui fit tomber des gouttes rouges sur les dalles, tandis que le long du corps dressé, le ruisseau de sang coulait toujours.
« N’aie point peur ! dit aussi Hadès. Quel sera donc mon aspect quand je n’aurai plus de sang païen pour me vêtir. Le ruisseau qui suit mon corps était fleuve durant les jours de notre gloire. C’était un fleuve qui tombait de mes épaules jadis irréprochables et nous encerclait neuf fois. On a dû te parler du Styx ?
— Oui, » murmura Sylvius qui s’accroupit contre la porte et s’y blottit comme une bête frappée.
Ses cheveux tombaient sur son front moite. Il se cachait le visage, mais regardait entre ses doigts.
Perséphone se dressa à son tour, écarta les nuées vertes et dit :
« T’en souviens-tu, Hadès, du déplorable voyage que nous fîmes en Palestine ?
— Non ! gémit Hadès, je ne me souviens que d’une chose, c’est que depuis dix-neuf siècles j’agonise !
— Ah ! s’écria Perséphone, vous vous demandez sans doute, adolescent, ce que nous allions faire dans ce pays de palmes sèches ! Sachez qu’on s’ennuyait parfois sur l’Olympe ! on se lasse d’une louange continuelle et même du nectar et de l’ambroisie. Or, un jour, nous descendîmes sur terre afin de nous récréer.
« Nous étions vêtus superbement de pourpre violette et rouge et les choses brillantes de l’univers glorifiaient ces belles étoffes. Nous descendîmes sur le Parthénon ; de là, marchant sur la mer, nous nous rendîmes à Naxos, puis à Milet, puis en Pamphylie, puis à Paphos, puis en Judée. C’est en Judée que Zeus voulut pénétrer dans les terres. Nous avions belle apparence ! Nous marchions comme des paons déployés et les arbres nous regardaient tout ébahis et les pierres ouvraient leurs yeux et l’air tourbillonnait musicalement autour de nos sublimes têtes. Aphrodite et moi, nous marchions en avant, heureuses à cause des brises parfumées et des corolles du chemin. Or il advint que nous eûmes soif, nous, les dieux splendides. Nous nous arrêtâmes devant une étable et voulûmes demander à boire. L’étable était sombre. Au fond, une femme tenait un enfant sur ses genoux. A sa droite il y avait un âne, à sa gauche il y avait un bœuf. Un homme était debout près d’elle. Nous sentîmes une odeur de lait qu’on venait de traire et nous allions entrer dans l’étable, quand nous nous aperçûmes qu’il nous était impossible d’en franchir le seuil. Zeus, Héra et tous les autres dieux, et toutes les autres déesses n’y parvinrent pas. C’était un seuil interdit. Alors nous nous résolûmes à partir, mais on eût dit que nous étions vêtus de haillons. Nos pierreries s’étaient éteintes, nos étoffes ne brillaient plus, et, par la porte de l’étable, nous pouvions voir une grande gloire d’or envelopper la femme et son enfant, une gloire plus lumineuse que celle même d’Apollon. — Nous continuâmes notre marche, silencieux comme des mendiants, mais nous n’avions plus soif.
« C’est depuis ce jour que nous nous prîmes à mourir.
« Car ils sont morts, jeune homme, les dieux qui brillaient sur les collines et dans le ciel ! Ils sont morts ceux qui fleurissaient de leur grâce, animaient de leur forte sève, illustraient de leur renommée le printemps du monde ! Mort ! celui qui vainquit Marsyas ! Mort celui qui parcourut l’Inde monté sur un léopard ! Morte ! Aphrodite embaumante, Héra épanouie, Hébé à peine éclose ! et le versatile Hermès s’est pris le pied dans sa course ! Ils sont tous morts ! nous veillons sur leurs restes et, bientôt, la poussière nous reprendra nous-mêmes, le jour où le Styx sera tari. »
De son doigt tendu, elle montra à Sylvius cent cadavres, rangés autour de la salle et qui suintaient et dégouttaient à travers leurs bandelettes, ou bien, déjà secs plus qu’à demi, tombaient en cendres légères. Un seul, énorme, gonflait dans un coin la coupole de son ventre marbré de bleu et Sylvius comprit que c’était Bacchus, car de sa bouche montait puissamment un ceps de vigne, lourd de grappes violettes.
Un soupir rauque que Hadès exhala fit osciller les nuées vertes. Hadès tourna sa face verte couronnée de verdure, leva ses mains de pourpre et dit à Perséphone d’un ton suppliant.
« J’ai faim ! j’ai grand faim !
— Et moi aussi j’ai faim, dit Perséphone, mais il n’y a presque rien à manger aujourd’hui ! Ah ! si le ciel chrétien existe vraiment, quelle ripaille les saints et les démons doivent faire, tandis que nous agonisons, faute de viandes païennes ! Je songe parfois… »
Elle s’interrompit et regarda son époux d’un air affamé, puis elle reprit d’une voix trouble :
« Une faunesse de l’île d’Ala vient d’accoucher et son enfant est mort. Le voici. C’est peut-être notre dernier repas.
— Tu m’en donneras ? » dit Hadès en accrochant ses mains rouges au bord du trône.
Ce fut horrible. — Avec un rire clair qui roula dans la salle comme une perle, Perséphone leva entre ses mains un satyreau dont la bouche bavait encore le lait maternel. Il était blond, velu, et la mort l’avait surpris les doigts écarquillés comme par la peur. La déesse prit le petit cadavre par les pattes, un sabot dans chaque main, et, tout à coup, le déchira en deux ainsi que l’on déchire un lambeau d’étoffe. Puis elle s’accroupit sur le trône et dévora sa proie. De temps en temps elle jetait un os et des morceaux de chair tiède à Hadès qui haletait de faim à ses pieds.
Dans la grande salle on n’entendait que le bruit du ruisseau rouge qui bouillonnait à chaque soupir d’Hadès, et la sèche cassure des os broyés.
Sylvius poussa la porte noire d’un heurt violent de son épaule et s’enfuit en hurlant. Il parcourut le couloir où Cerbère dormait toujours, et se trouva de nouveau près du rivage, à la gueule de l’antre.
Autour de lui, flottaient un parfum de romarin, un parfum d’algues, un parfum de liberté.
La mer s’étendait jusqu’à des lointains de brume et berçait des reflets d’étoiles scintillantes…
C’était la paix.
Assis sur une pierre, Sylvius pleurait. Il se sentait encore tout glacé de sueur, tout grelottant, et les apparences de beauté tranquille qui l’entouraient ne lui furent d’abord d’aucun secours pour apaiser son effroi. Mais la nature nous caresse comme une mère et de façon si persuasive que le pire chagrin s’envole. Une heure plus tard, la terreur de Sylvius se fondait en plaintes.
« Ah ! murmurait-il, quelle est donc cette joyeuse frénésie dont parlent ceux qui reviennent de contempler la figure de la mort ? »
Vers lui les flots exhalèrent un soupir…
« Je sors de l’enfer, l’âme mouillée de peur, et maintenant une profonde mélancolie m’étreint… »
Une brise lui apporta le rêve chanté d’un rossignol…
« Que le monde devait être beau, jadis, quand les dieux vivants fleurissaient au soleil ! »
Voici que Sylvius veut se coucher pour dormir et dispose savamment une motte de terre qui lui servira d’oreiller, quand non loin, au bord de l’eau, il entend un gémissement. Sylvius se lève, marche vers ce bruit, hochant le chef, las, ennuyé, résigné à voir Zoroastre, Confucius ou le dieu des Zoulous dont la forme est indécente, mais l’être qui se dresse devant lui est plus étrange encore.
Un grand oiseau à tête de femme, bien plus grand qu’une cigogne, atteignant presque la taille d’une autruche est perché sur un des rochers qui touchent la vague. Il entretient mélancoliquement de quelques brindilles un brasier mourant et l’évente de son aile pour en attiser l’ardeur. Huché sur une haute patte, il tient de l’autre un rouleau de musique. Une lyre est pendue à son cou. Il lève lentement les yeux vers Sylvius.
« Je t’attendais, dit le singulier animal. Passe par le petit sentier qui se trouve devant toi et viens m’aider à raviver ce feu.
Perplexe et décontenancé, Sylvius obéit. Il tâchait de rappeler tous ses souvenirs de classe pour reconnaître la personne qui l’appelait si familièrement. A mesure qu’il approchait d’elle, il voyait mieux sa figure, hargneuse et vieille mais illustrée de beaux yeux. Chaque fois qu’elle se penchait sur le brasier, Sylvius était ému par leur humide éclat. Saluant bas et avec déférence, il la joignit enfin sur sa roche et la questionna courtoisement.
« Madame ou mademoiselle, dit-il, oserai-je vous demander qui vous êtes ? Je n’ai jamais connu de divinité qui vous ressemblât ! »
La réponse fut donnée sur un ton un peu rogue.
« Tu as sans doute mal considéré les vases grecs, jeune homme ! Me prends-tu pour une harpie ou un moulin à poivre ? Tu parles à une sirène… en outre, je suis pucelle et me nomme Leucosie. Il y a un instant, je t’ai entendu exprimer tes regrets d’une voix triste : tu pleurais le temps où les dieux occupaient leur trône ; hier je te vis danser à une bacchanale où je ne fus point invitée ; la veille, en volant au-dessus de la clairière, j’ai entendu ce que le vieux centaure te racontait. Ah ! il y a beau temps qu’il n’avait pu placer un de ses discours ! Les faunes eux-mêmes détalent quand ils voient arriver ce rabâcheur… Et tu t’obstines à glorifier l’Olympe et ses maîtres ! En vérité c’est du dernier drôle !
« Les temps antiques !… une époque où les hommes se bouchaient les oreilles avec de la cire quand je leur chantais mes plus jolies romances ! où les dieux venaient se mêler de toutes nos petites affaires ! où ce grand balourd d’Hercule bousculait le monde ! où Vénus faisait la fille avec qui voulait d’elle !… On me dit parfois que je deviens grinchue ! on le serait à moins quand on a vu le siècle de l’insupportable Pénélope et ceux qui le précédèrent ! Mais, vois-tu, les souvenirs ne m’intéressent plus, et j’ai même oublié la saveur des jeunes matelots que je croquais naguère ! Je deviens vieille, et, parfois, quand, le matin, je vais querir dans une anse un crabe aventureux, et que le vent souffle plus aigrement que de coutume, je me sens la gorge prise… Il faut que je pense à faire une fin au lieu de me rappeler des anecdotes !
— Et pourtant, dit Sylvius, c’est dans les camps d’Agamemnon que j’eusse voulu vivre ! Leucosie ! parle-moi du siège fameux !
— Ne me tutoie pas, dit la sirène. Tu n’as pas l’air de te douter que j’ai plus de trois mille ans ! Crois-moi ! on s’ennuyait à mourir entre l’Olympe et le Ténare ! Assurément il y avait parfois des aventures curieuses et de jolies choses… même, le dessus du panier, je l’ai gardé.
« Oui, je me suis fait un musée de choses défuntes. — Celles d’entre les sensations de prix qui sont fanées y trouvent une place et, couchées dans un coquillage ou protégées par les plis d’une algue, estampées d’une étiquette où est abrégé l’état des vertus que les hommes y trouvaient naguère, numérotées aussi, afin qu’un catalogue à références m’en étende un historique moins succinct, (pour immortelle que je sois, ma mémoire ne laisse pas de se rouiller un peu), bien souvent elles gagnent un intérêt nouveau à être ainsi fossilisées. Armée de pitié et d’indulgence, je vais considérer d’une âme réfléchie ces débris décolorés qui firent partie de vous-mêmes, et, tâchant à me replacer l’esprit dans l’état qui fut anciennement le vôtre, je goûte, par un retour de pensée, le curieux parfum de ces roses mortes.
« Là, je retrouve aussi, jaunissantes et toutes crispées par la vieillesse, les idées qui vous furent d’une saveur si plaisante que vous jurâtes, jadis, de consacrer à leur culte le cours entier de vos heures, et, là, je garde encore, d’un soin pieux, toute la théorie des passions qui exaltèrent tant de peuples, tant de grands hommes, tant de femmes en pleurs et jusqu’à de négligeables imbéciles qui, du coup, furent grandis et, plus d’une fois, s’en virent couronnés. — Et note bien, mon petit, si encombrantes qu’elles fussent durant leur vigueur, combien ces choses tiennent un espace restreint, puisque cette pierre creuse et ce coin d’eau verte leur sert à toutes de réduit. »
Elle frissonna.
« Souffle encore sur le brasier ! Jettes-y quelques branches ! La nuit est froide ! La bronchite me guette ! Je ne pourrai même pas chanter ce soir. — Tiens, regarde ! »
Elle posa son rouleau de musique à terre, et, se penchant, plongea son bras dans l’eau.
« Voici quelques spécimens. »
Sa main sortit de l’ombre humide, tenant une grande rondache bosselée.
« Quel est ce plat à barbe ? demanda Sylvius.
— C’est le bouclier d’Achille, dit-elle. Et je puis te montrer encore le trésor des Atrides, le fil d’Ariane, l’arc d’Eros, la lyre d’Apollon, le trident de Neptune, le miroir de Vénus ou le Caducée, mais voici mieux. »
Elle leva, tout dégouttant de nuit, un paquet noir et sans forme :
« La tête d’Orphée ! proclama-t-elle. Un peu momifiée, mais authentique. »
A la lumière des branches dont Sylvius entretenait la flamme, elle lut l’étiquette qui pendait :
« Tête d’Orphée, découverte par Leucosie sur les rives du Scamandre. — A la joue gauche on peut remarquer la trace d’une griffe de bacchante. — Les deux canines de droite ont été remplacées. »
« Je devrai bientôt la faire arranger un peu. Que veux-tu ? A trop continuer, ce sera l’histoire du couteau à Jeannot. »
Et, tenant à bout de bras la lugubre tête par les cheveux :
« Ah ! tu ne chanteras plus ! s’écria-t-elle. L’année dernière tu disais encore « Papa » et « Maman » ; hier, je pouvais percevoir de la mousse à tes lèvres, comme à celles des petits enfants, mais, aujourd’hui, je vois bien que tu as pour toujours reculé dans la mort ! »
Dressée sur ses pattes grêles et battant un peu l’air de ses plumes grises, la sirène était en vérité l’Oiseau de la Désolation ! Elle laissa choir dans l’eau la tête noire. Il y eut un bruit sourd et des phosphorescences.
« Je n’ai plus de force, dit-elle. Adieu, mon garçon. Je vais aller me coucher. Donne-moi mon rouleau de musique. »
Et comme Sylvius lui faisait, un peu interdit, ses compliments de départ, elle dit encore :
« Je suis glacée ! Ma curiosité, en te voyant aborder ici, et qui me fit épier tes paroles, me coûtera gros. J’en ai déjà perdu quelques plumes. Je ne vis plus que par l’immobilité ! Adieu ! je vais rejoindre le figuier qui m’abrite la nuit. Je veux dormir ! Adieu ! »
Elle bégaya ces quelques mots, puis s’éleva dans les airs, mais, vite, d’une volte oblique et d’un coup d’aile, regagna son perchoir.
« Hélas ! pleura-t-elle, la voix entrecoupée de sanglots encore harmonieux, je sens mes forces décroître ! Suis-je donc si faiblement immortelle que trente siècles aient suffi à me défaire ? Hélas ! hélas ! peut-être as-tu recueilli le soupir d’agonie de la dernière sirène ! »
Emu, Sylvius la prit dans ses bras et tâcha de la réchauffer. Elle lui caressait les joues de ses mains osseuses.
« Le monde est triste, mon petit, dit-elle avec un sourire ; nous vivons en un temps malsain. Déjà les hamadryades de cette île sont mortes étouffées et les naïades se sont noyées en elles-mêmes. »
Elle repoussa Sylvius doucement, et, ses yeux pathétiques mouillés de larmes, dit encore :
« L’Univers est en cheveux blancs… il flotte des cendres dans le ciel… Ah ! siècle triste et délabré ! jours de honte ! deuil de la terre !… »
Une rafale l’interrompit, qui souffla sur elle, la cingla d’un froid mortel, ébouriffa ses plumes, les arracha de ses ailes, les fit voler en tourbillon, puis les sema sur le flot. Bientôt, il ne resta plus, de celle qui avait charmé tant d’hommes jusqu’au trépas, que l’apparence d’un poulet plumé. Cette tremblante caricature tâcha de voler encore, mais ne fit ainsi qu’achever de se détruire au coin cruel du rocher.
Le flot en disposa.
« Décidément, soupira Sylvius, voilà un voyage que j’entreprenais avec plaisir et dont je ne retire aucun bénéfice. Ma seule muse, mon petit homme en or, fut fondu en napoléons et dispersé dans la mer ; d’autre part, il est impossible de se retremper aux sources antiques : les faunes ont un parfum trop vif, les vieux centaures sont ennuyeux, la bacchanale est trop ardente, l’Hadès est vert de pourriture et les sirènes se désagrègent ! — Maintenant que je suis venu dans cette étrange localité, je n’aspire plus qu’à rentrer au pays ! »
Déjà, l’aube s’étendait en vapeurs orientales.
Debout sur la plage bleue, et, serré dans son costume losangé, encore très joli malgré quelques déchirures, Sylvius étudiait le tourment de son âme et regardait vaguement les prémices du soleil, quand, soudain, une tête énorme, pleine de bosses, lourde d’eau coulante, s’éleva de l’écume, et une voix sentencieuse monta avec l’aurore :
« Elle est donc morte, la vieille ! Elle ne gâtera plus l’harmonie du crépuscule par ses chansons ! J’ai vu sa carcasse entraînée inéluctablement vers la pleine mer et me sens réjoui de ce trépas ! »
Sylvius s’avança jusqu’aux franges de la vague et vit un grand dauphin qui nageait, majestueux, près des rochers. Ses yeux plats brasillaient joyeusement, l’arête de son dos semblait vernie de lumière, et, parfois, il bâillait de toute sa gueule.
Tandis qu’il admirait les tons d’héraldique dont le jour diaprait ce merveilleux poisson, Sylvius songeait à certaine fable bien connue où un singe chevauche un dauphin.
« Dauphin ! lui dit-il d’une voix vibrante, dauphin ! me transporterais-tu, sur les côtes provençales, sans fatigue ? Je ne puis t’offrir le moindre prix de passage, car, pour l’instant, je suis pauvre et, ce matin encore, j’étais nu. »
Le dauphin remua son large œil avec malice :
« Je le ferai par bonté d’âme, bien que, depuis longtemps, je n’aie transporté dieu ni mortel. Allons ! viens ici, et tiens-toi solidement à l’épine de mon dos. »
Sylvius avait déjà les pieds dans la vague… il s’arrêta… Les merveilles auxquelles il venait de participer laissaient en lui un souvenir trop cuisant…
« Attends-moi un instant ! » dit-il au dauphin.
Il courut rejoindre le cadavre de la sirène, mais ce n’était point pour le contempler ou lui faire ses adieux. Il s’approcha du brasier couvert de cendres, l’attisa, tisonna, en fit jaillir des aigrettes, réveilla quelques flammes, les nourrit de brindilles et de rameaux, jeta dessus le corps demi-divin qui flamba comme un arbre sec, détacha d’un chêne voisin deux branches mortes, les posa sur le bûcher, les embrasa, puis, une torche dans chaque main, marcha jusqu’à la lisière du bois. Il posa sous le chêne ces deux flammes roulant leurs deux fumées et puis s’en fut.
« Brûlez bien ! brûlez bien ! » dit-il.
Sylvius retourna sur la plage :
« Me voilà !
— Enfantillage ! puérilité ! dit le dauphin. Pourquoi donc en vouloir à ces pauvres gens ? Pourquoi donner un coup de pied dans un beau vase à la panse bien ornée, parce qu’on ne saurait être peintre ni potier si habile ? La sirène m’agaçait un peu… mais les autres ! Votre acte est petit, bon jeune homme, je vous préfère Erostrate, et l’on sentait mieux le crépuscule de l’Olympe quand, sur la Méditerranée, une mystérieuse voix nous annonça la mort du grand Pan ! Monsieur, je vous estime peu ! pourtant j’ai promis de vous transporter et le ferai sans acrimonie et sans apparente répugnance. Allons ! petit incendiaire, enfourchez-moi ! »
Sylvius enfourcha la bête huileuse, qui, tout incontinent, bondit et moutonna sur la mer. Tournant la tête, Sylvius pouvait voir, dans le sillage, des perles d’écume s’abîmer parmi des topazes claires, et, dans le creux des vagues que le dauphin sautait d’un bond, des saphirs se muer en émeraudes. Le soleil brûlait à belles flammes, mais Sylvius n’osait plus se retourner, car il savait bien que là-bas, derrière lui, d’autres flammes brûlaient par sa faute et que le vent était chargé de cendres.
Maintenant c’était la seule Méditerranée striée d’une houle légère où le dauphin traçait un chemin sûr et droit. De temps à autre, des méduses et des algues passaient, entraînées, semblait-il, en un cours inverse. Quelques nuages se désunissaient dans l’azur. Sur les écailles du dauphin, l’arc-en-ciel lui-même se courbait.
Sylvius ne s’étonnait pas outre mesure de sa position présente, il avait seulement soin de ne pas glisser. De temps en temps, il se baissait pour prendre un peu de l’onde, qui écumait contre ses jambes, et en mouillait son front. Plus tard même, ayant vu une algue verte et plate qui tremblait sur l’eau, il pria le dauphin d’obliquer, la cueillit et s’en coiffa. Puis, abrité de l’ardeur du soleil, il contempla plus paisiblement l’étendue méditerranéenne et tâchait de la qualifier d’épithètes nouvelles à tournure homérique.
Longtemps, la mer fut déserte. Une voile parut enfin. Elle s’approcha. Elle était de soie rouge et l’antenne portait des festons d’or. La barque passa près du gros poisson. Il s’y trouvait trois personnes que Sylvius reconnut. C’était Arlequin, Colombine et Pierrot, en accoutrement traditionnel. Ils ne dirent pas une parole. Colombine regardait Pierrot avec humeur, Arlequin tendait un billet à l’infidèle, secrètement, et déjà, d’un regard, Pierrot demandait grâce.
La barque s’éloigna.
« Que font-ils ? demanda Sylvius. Où vont-ils ?
— Ils ne vont nulle part, ils ne font rien. Arlequin, Colombine et Pierrot ne font jamais rien : exister leur suffit. Pierrot se sait trompé, Arlequin se sait aimé, Colombine se sait volage… Ils goûtent leur gloire qui est de ne changer point et d’être à jamais Arlequin, Colombine et Pierrot. Toi qui portes un costume bigarré, tu as sans doute vécu de même, ou bien tu es en mascarade. »
Sylvius songeait qu’être soi-même est chose difficile.
La barque rouge avait complètement disparu. De nouveau la mer fut déserte et rien n’advint jusqu’au crépuscule.
Alors, tandis que la prime obscurité de la nuit descendait sur les flots, Sylvius vit une côte grise qu’il reconnut.
« Nous y sommes déjà ? » demanda-t-il.
— Oui, répondit le dauphin, vous me sembliez pressé. L’eussiez-vous désiré, nous aurions pu passer chez les Lotophages. Inutile de me remercier, j’avais à faire dans ces quartiers. Tenez ! je vous poserai à la pointe rocheuse que vous voyez là. »
Bientôt, Sylvius mit pied sur la terre ferme. Il cherchait quelque formule aimable pour reconnaître le service du dauphin, quand celui-ci, qui, depuis quelques instants, se remuait dans une vague avec un air de gène, prononça rapidement ces paroles ailées :
« Je me rappelle vous avoir entendu dire que vous manquiez d’argent. Vous devez avoir grand’faim. Permettez-moi de vous offrir votre souper de ce soir, charité qui ne change en rien la mauvaise opinion que j’ai de vous ! »
Il toussa, graillonna un peu, et finit par cracher aux pieds de Sylvius un louis d’or ; Sylvius balbutiait des remerciements, mais, déjà le dauphin avait plongé dans la nuit salée.
Savoir comment Sylvius atteignit une auberge et, mourant de faim, y mangea, puis y dormit vingt heures, comment il échangea son joli costume bariolé contre un vêtement d’usage plus courant serait d’un intérêt médiocre. Le lendemain même de son arrivée, il se rendit à Marseille distant de quelques kilomètres et télégraphia à son banquier de Paris. Le louis dont le dauphin lui avait fait présent facilita beaucoup ces premières précautions, pourtant, il ne s’en sépara qu’avec peine. Où donc le poisson aurait-il trouvé une pièce d’or neuve, sinon dans les flots, à l’instant où Clorinde y versait les débris de Chrysolet. Sylvius donnait, avec ces vingt francs, le seul souvenir qui lui restât d’un être singulier.
Ayant regagné l’auberge, il se demanda quelle serait désormais sa vie.
Il s’en rendait compte : rien ne lui avait réussi. A quoi donc était-il parvenu ? Cette course à la gloire, entreprise sans méthode, à cloche-pied, il ne rêvait même plus de la poursuivre. Il se résolut à demeurer quelque temps dans le village où il avait abordé. Paris lui rappellerait encore trop de mésaventures, il avait besoin de repos, loin de la fable, loin du tumulte, loin des livres, toutes choses qui lui donnaient la nausée. Après avoir mûrement réfléchi dans les lieux propices à la méditation, principalement le bord de la mer, il loua, pour tout l’automne, une petite maison de pêcheur dont le propriétaire partait au service et s’y installa. Elle était fort jolie. Des tuiles rouges couvraient son toit. Ses murs étaient peints à la chaux et tout son aspect séduisait le regard. C’était une de ces maisons dont on dit volontiers :
« Qu’il ferait bon vivre là ! »
Située tout au bout du village, son petit jardin (vingt mètres carrés) touchait presque à la mer ; il y poussait de belles salades, un laurier et un pin minuscule et contourné. Le décor, composé de flots bleus et d’une colline abrupte, était plaisant, les quelques pêcheurs d’alentour, bienveillants et sans malice, la température, douce. Rentré dans sa chambre le soir venu, Sylvius prit une cigarette, alluma sa lampe, s’assit dans un fauteuil qu’il avait fait venir de la ville et se déclara à lui-même que, retranché loin des dieux, il trouvait à vivre un certain agrément.
Ce fut ainsi pendant une semaine. Puis, il s’ennuya. Durant le jour, les heures passaient tant bien que mal en longues promenades, mais les soirées étaient lugubres. Dès le soleil couchant et le crépuscule, Sylvius bâillait, et ce n’était point par envie de dormir, car il avait déjà pris l’habitude de se lever tard. Il ne voulait pas aller en ville où, d’ailleurs, il ne connaissait personne, et où son seul gîte eût été les cafés retentissants ; — il ne voulait pas méditer car, aussitôt, des fumées d’héroïsme lui montaient à la tête et l’image de Clorinde éblouissait ses yeux ; — il ne voulait pas lire, craignant de s’identifier aux héros de l’histoire, et il avait peur du sommeil, certain qu’un rêve malveillant le navrerait sans trêve. Alors, une nuit qu’il s’agitait sans trouver le repos, il s’en fut grimper sur la colline à laquelle le village était adossé. Au clair de la lune, il vit un sentier qui traversait un bois de pins ; il s’y engagea.
Le bois était d’ombre et d’argent, paisible, parcouru de parfums, éventé par la brise, délicieux. A travers le lacis des branches, on apercevait le ciel foisonnant et, souvent, une pomme de pin et des aiguilles se détachaient en noir contre la jeune lune.
Sylvius soupira d’aise :
« Je me sens mieux ; — d’ailleurs il faut m’habituer à ce que les heures soient semblables et mener une vie simple, droite, sans apprêt, comme le firent, jadis, certains pêcheurs du lac de Gethsémani qui, pourtant, ont leurs effigies dans toutes les églises. »
On n’entendait aucun bruit ; ni murmures de flots, ni plaintes d’oiseaux réveillés…
« Ah ! qu’il fait doux ! »
Et Sylvius poursuivit sa marche dans le sentier d’ombre et d’argent. — Il atteignit bientôt une éclaircie où le sentier s’arrêtait et que fermait un mur de roche en demi-cercle. Une fontaine se déversait là, dans une vasque ornée de lierre, et chantait à voix basse. Assise sur le bord, les cheveux dénoués, une femme en robe violette semblait regarder dans l’eau son image avec celle des cieux. Elle était appuyée sur une main ; de l’autre, elle lissait sa sombre chevelure. On eût dit la naïade du lieu. Elle tourna la tête, un instant, à l’arrivée de Sylvius.
C’était Clorinde.
« Tiens ! dit-elle d’un air tranquille, en relevant ses cheveux dont les pointes étaient mouillées, je vous croyais mort ? Un navire vous a donc rapatrié ?
— Vous ! c’est vous ! cruelle ! et vous gardez cette terrible placidité devant votre victime ! »
Elle poursuivit, en accents tout à fait reposés :
« Pourquoi voulez-vous que je m’excite ? Vous n’aviez qu’à ne pas tuer Lautonne ! Ne me faites pas porter la peine de vos erreurs ! Quelle nuit exquise, mon cher Persane, et quelle douceur dans l’air !
— Clorinde ! Clorinde ! ne vous moquez pas !
— Oh ! vous finissez par être agaçant ! Au lieu de me remercier, quand je vous accorde un moment d’attention, vous le prenez déjà sur un mode lyrique et larmoyant qui me déplaît fort ! »
Elle regardait toujours dans l’eau, teinte de ciel bleu, ses yeux, obscurcis par l’ombre.
« Clorinde ! écoutez-moi ! je suis calme ! mais, à l’instant où je croyais mon périple de merveilles achevé, le voici qui recommence ! Souffrez que j’en aie un peu d’émotion ! Que faites-vous ici ? dites-le moi ! Regardez-moi, pour Dieu ! ne regardez plus cette eau de fontaine ! Voyons ! je ne suis pas une chose ! Je suis quelqu’un, et je vous aime ! Regardez-moi ! »
Elle ne changea point d’attitude et parut toujours s’entretenir avec son image reflétée.
« Je n’ai jamais dit que vous ne fussiez pas un très charmant garçon, mon cher Persane, mais, vraiment, interrompez ces éclats de voix qui ne conviennent ni à l’heure, ni au paysage, et croyez bien que votre amour m’est complètement indifférent ! C’est vous dire combien j’aurais peu de plaisir à vous considérer… Ce que je fais ici ? Je m’étonne de ma beauté ! — Récemment, je servais de muse à un pêcheur de la côte. Je lui donnai la barque de Lautonne. Je lui fis connaître, la semaine dernière, tandis que nous attendions la brise au large, l’innombrable splendeur des étoiles qu’il n’avait jamais regardées. Je le quittai hier, à cause de ses mains sales et de son parler grossier. Pour aujourd’hui, je vous l’ai dit, je considère mon image et demain, sans doute, je rentrerai à Paris.
— Non ! Clorinde ! non ! demain et toujours, tu vivras auprès de moi et, ce soir, tu seras ma maîtresse. »
Vivement, elle se retourna et l’interrompant avec un petit rire :
« Y pensez-vous, mon ami ! Vous perdez le sens ! »
Elle prit un peu d’eau dans le creux de sa main et la jeta à la figure de Sylvius.
Il ne bougea pas, regardant la femme qui le narguait ainsi.
Beau paysage : — le mur de rocher blanchâtre où montait le lierre presque noir… le bleu de la vasque… la lisière odorante du bois… le sol vaguement éclairé… elle, enfin, avec sa robe violette, ses cheveux dénoués, assise, écoutant le chant de la fontaine et remuant ses pieds fins que chaussaient des sandales…
Il y eut une longue minute de silence…
« Alors, je te prendrai de force ! je te vaincrai comme Lautonne t’a vaincue ! »
Et Sylvius se jeta sur Clorinde, — mais elle fuyait déjà.
Ce fut une course héroïque. Clorinde sautait de pierre en pierre et se retournait quelquefois avec un éclat de rire méprisant. La lune était haute, l’air lumineux et frais : — un beau temps de chasse. Clorinde se dirigea d’abord vers le haut de la colline. Elle bondissait, insoucieuse des chutes, tenant sa jupe d’une main, s’aidant de l’autre aux passages escarpés. Sylvius suivait, silencieux, la bouche close, les lèvres minces, tout son être tendu vers ce seul but : atteindre Clorinde ; et ils escaladaient la côte de plus en plus raide, ainsi que deux chèvres.
Les voici près du sommet.
Ils l’atteignent.
Là, sur une façon de plate-forme qui domine la mer, Clorinde s’arrête, laisse Sylvius approcher puis, brusquement, élude le geste de ses mains tendues, évite son retour, s’écarte, le trompe encore, se dérobe et, vive, recule d’un saut. — Elle rit par petits hoquets, près de Sylvius qui croit toujours la saisir, et ils tournoient ainsi, de façon désordonnée, ombre violette poursuivie par une ombre mauve dans l’éblouissement pâle et froid de la lune. Ils ne pensent guère à contempler, du haut de ce rocher livide, la mer traversée d’un chemin d’argent et toute nourrie d’étoiles qui s’éteignent et se rallument dans ses flots, les îles verdâtres et plombées, la campagne sous un voile de brume, — ils ne songent pas à goûter les parfums qui montent des bois d’alentour et dont la brise arrose l’air, non, ils courent… c’est Hippomène et Atalante, sans les pommes d’or.
Soudain, par une volte-face imprévue, Clorinde prend un chemin qui descend vers le rivage. Ils dévalent à folle allure, précédés de leurs ombres et de pierres qui roulent. Sylvius, plus vigoureux, gonfle tous ses muscles, Clorinde, plus légère, semble ne faire aucun effort et passe d’une pierre à l’autre comme un sylphe. L’écharpe de son corsage s’est dénouée, et la suit, banderole flottante.
Ils entrent dans le bois et Sylvius la perd de vue, mais il entend le souffle de sa course ailée. Maintenant, comme elle gagne du terrain, elle ramasse des cailloux et les jette à Sylvius, mais dans cette courte halte elle manque de se laisser prendre et n’échappe que de peu. Sylvius est à ses trousses. Elle saisit une branche, lui en fouette la figure. Elle bondit de nouveau, poussant des clameurs claires que l’écho relance, et toujours, derrière elle, ce bruit de brindilles foulées et ce halètement l’avertissent que la poursuite n’est point délaissée.
Ils sont sortis du bois. Ils gagnent la mer. Sur l’étroite plage ils se hâtent encore, courant quelquefois dans le bord du flot où ils laissent des taches de phosphore. Ils passent devant la maison de Sylvius. Le sable cède sous leurs pieds. Une mouette piaule et s’envole. Mais Sylvius commence à perdre haleine, chacun de ses pas devient plus lourd. Il voit l’espace qui le sépare de Clorinde grandir, ses forces diminuent. Tout à coup, il entend un cri, regarde, et rassemblant ce qui lui reste de vigueur, se lance en avant. Clorinde vient de glisser, elle est tombée, elle se relève, mais, déjà, sur elle, Sylvius abat ses mains ouvertes.
« Vous pouvez lâcher mon bras, je ne chercherai pas à vous échapper. »
Clorinde frotta son genou qu’elle avait un peu froissé dans sa chute.
« C’est encore, à tout prendre, une méprise dans le genre de celle qui vous fit tuer Lautonne. Oui, mon cher ! si je n’avais glissé, vous ne me verriez déjà plus. En bonne justice nous devrions recommencer l’épreuve… Asseyez-vous donc ! vous suffoquez ! »
Sylvius ne pouvait parler ; sa poitrine battait comme un soufflet de forge.
Clorinde poursuivit :
« En somme les événements heureux de votre existence, vos plus belles actions, sont dus à des faux pas que vous ne saviez prévoir.
— Ah ! je te tiens ! murmura Sylvius entre deux soupirs houleux.
— Mais oui, vous me tenez, et comme je ne triche pas au jeu, je me déclare battue, bien qu’ayant encore mille moyens de m’enfuir ; d’ailleurs, vous courez fort bien, je l’avoue sans honte. Et maintenant que voulez-vous faire de moi ? »
Elle frissonna :
« Où habitez-vous ? Rentrons. J’ai froid. »
Alors Sylvius, joyeux, triomphal, serrant les dents, la saisit dans ses bras, l’enleva, gagna le seuil de sa maison, poussa la porte, et, sur le lit où la lune rayonnait, posa ce beau fardeau. Il ne prononça pas une parole et Clorinde résignée, mais surtout indifférente, le laissa faire. — Il la dévêtit, maladroit et tout tremblant. — Bientôt, elle se trouva nue et son corps parut, mince, d’un brun mat sur la toile blanche. — Il lui prit la bouche et la prit tout entière. Sa poitrine se gonflait d’un sanglot de bonheur ; — mais Clorinde, impassible restait étendue ainsi qu’une bête lasse et le sanglot de Sylvius devint un vrai sanglot.
Pourquoi ne voulait-elle pas de lui ? Qu’avait-il qui la repoussât à tel point, qu’elle ne lui donnât même pas sa haine ? Sylvius comptait se payer dans les bras de Clorinde de tous ses ennuis passés, oublier le goût de la coupe amère au bord de ces lèvres rouges, mais elle était une tiède statue avec des yeux de pierre qui ne daignaient même pas le regarder. Sylvius s’assit à côté d’elle et la contempla d’un regard triste, comme si elle était morte et qu’il portait son deuil.
Clorinde tourna un peu la tête :
« Vous avez cru, sans doute, me causer du plaisir ! » dit-elle.
Puis elle ferma les yeux, poussa un soupir, fit de son bras un coussin et s’endormit, paisiblement.
Sylvius pleurait en silence. — Cette femme lui était aussi étrangère qu’une passante rencontrée pour la première fois. Il l’avait eue pourtant ! ce but qu’il poursuivait, il l’avait atteint… Oh ! pourquoi ces baisers sans réponse et cette mauvaise étreinte sans fièvre et sans plaisir ?… La nuit passa, lourde, lente, interminable… L’aube vint enfin pâlir les murs. Clorinde dormait, Sylvius veillait à côté d’elle…
Qu’il vous plaise de vous les figurer ainsi, tous deux, dans cette humble chambre, tous deux seuls, n’était la présence encore obscure de l’aurore : la muse enveloppée en un sommeil peuplé de songes qui parfois bouillonnent jusqu’à ses lèvres, et, d’autre part, Sylvius, allongé sur le lit, la tête dans l’oreiller, s’écoutant vivre, s’écoutant souffrir, et suivant avec les pulsations de son chagrin, le bruit industrieux de l’heure qui s’égoutte à l’horloge.
Tout à coup, Clorinde se soulève, elle étire ses bras, ouvre grandes ses mains brunes, s’assied au bord du lit, puis, de quelques doigts, tient son sein gauche et le considère.
Sylvius se soulève aussi, examine le sein, le caresse de ses lèvres, mais Clorinde repousse le baiser… Elle va parler, elle entrave son genou de ses mains jointes, contemple je ne sais quelle apparence aérienne et dit enfin :
« Maintenant, il faudrait s’entendre ! Otez de votre esprit que, pour m’avoir chassée dans la colline, vous êtes le grand Pan poursuivant Syrinx, et certes, sur ma bouche votre air de flûte fut assez grêle et piteux ! Je veux bien me prêter quelque temps à vos fantaisies, puisque je m’y suis engagée, mais encore faut-il que j’en sache les limites et surtout l’exacte durée. Parlez, je vous écoute.
— Ne me raille pas, Clorinde, dit Sylvius d’une petite voix d’enfant, plains-moi plutôt. Cent fois, j’ai cru atteindre la gloire, mais elle me gagne de vitesse. J’ai vu de singulières choses et l’on dirait que je n’en tire aucun profit. Ce contentement triomphal dont on parle dans les livres, jamais je ne l’ai ressenti, jamais un laurier n’a touché mon front, mais aujourd’hui, je crois en lire la promesse dans tes yeux. Clorinde ! fais que tes yeux ne soient point menteurs ! »
Clorinde songea quelques instants.
« Qui donc vous a donné cette folie ?
— L’exemple de Lautonne et la vague promesse qu’une vieille me fit naguère :
« Vous avez le regard d’un poète, » disait-elle.
Au nom de Lautonne, Clorinde avait frissonné. Sylvius dit encore :
« Lautonne n’avait reçu en naissant que des disgrâces et, toutefois, on voyait souvent briller dans son regard cette forte assurance devant laquelle tout cède et plie. D’ailleurs, il t’avait, toi, étrange, changeante et que j’ai connue sous des formes si diverses que je ne sais plus où se cache ta réelle nature. Vis à mes côtés, Clorinde ! ne me quitte pas ! Peut-être arriveras-tu à m’aimer et c’est toi qui m’inspireras ! »
Sylvius se tut. Soudain il reprit en hautes et vives paroles :
« Je me suis voué à l’amour du laurier ! Ah ! je donnerais tout ce qui me reste de vie pour connaître à tes côtés un jour de gloire, un seul jour de cette gloire qui m’est peut-être destinée ! »
Clorinde ne répondit pas aussitôt… Elle touchait la chair de son bras comme on touche un objet précieux… puis elle leva la tête :
« Pour ce qui est de moi, dit-elle, je ne suis ni plus étrange ni plus changeante que les autres femmes. Pour ce qui est de Lautonne, il avait un cœur d’artiste. Vous, Sylvius, vous n’êtes qu’un amateur… Une devineresse vous a trouvé le regard d’un poète ?… A merveille… seulement elle omit d’ajouter que votre esprit était celui d’un sot et votre âme celle d’une commère. — Vous savez voir, Sylvius. Qu’est-ce, cela ? Il ne faut pas voir les choses, il faut les pénétrer, en avoir la parfaite conscience. A quoi sert de regarder, d’apprécier, de juger, puisqu’on ne peut conclure ? Cent ans font sombrer une œuvre, exhaussent l’autre. Les contemporains n’y purent rien démêler, car avec les meilleurs yeux du monde, ils ne savent priser que le seul effort dirigé dans le sens qu’ils entendent déjà. Le chef-d’œuvre est dû, bien des fois, à une minute d’oubli et de dérèglement. Il brillera plus tard dans sa pure lumière, mais les hommes du jour ne l’ont pas aperçu. Lautonne me le disait souvent : compatir vaut mieux qu’observer. Il faut participer à l’essence des choses, les faire vivre dans son cœur, y chercher sa logique, sa morale, ses raisons de croire, et créer ensuite !
« Cela, vous ne l’avez jamais fait, Sylvius ! Vos imaginations, si vives qu’elles fussent, ne concluaient pas, ne menaient à rien, au lieu qu’en créant, on fait de la beauté, on la juge belle, quoi qu’on en ait, on conclut pour soi-même. Un spectateur est toujours dupe, un artisan ne l’est pas, et c’est auprès de l’artisan que j’ai mon rôle de miroir où il peut refléter son rêve. »
Impressionné par le tour pédagogique de cette allocution, Sylvius allait répondre.
« Un moment ! dit Clorinde. Vous vous êtes voué au laurier et vous demandez un jour de gloire ? Eh bien ! Sylvius, je vous dois un gage comme les enfants au jeu, ce jour de gloire je vais vous le donner.
— Je vous aime ! murmurait le jeune homme qui était tombé à genoux, je vous aime pour toujours !
— A votre aise ! » dit-elle en se levant.
Et Sylvius qui avait peur, il ne savait au juste pourquoi, se répétait à lui-même :
« Voici ta couronne ! Voici ta couronne ! Prends-la ! »
Clorinde traversa la chambre, ouvrit la porte, les deux fenêtres. — L’aurore d’été entra.
« Habille-toi ! » dit-elle à Sylvius.
En hâte elle se vêtit, posa deux chaises dans le petit jardin au seuil de la maison et, quand Sylvius fut prêt :
« Asseyons-nous, » dit-elle.
Il n’y avait pour tout spectacle que l’aurore d’été, perçant de ses rayons une large brume étendue. Depuis longtemps, les dernières étoiles s’étaient évanouies dans le ciel bleu clair. Déjà, les bois balbutiaient vaguement leurs chants d’oiseaux, mais le monde attendait pour se réjouir que son astre eût paru tout entier… Le vent agitait la couche de brume sur les flots…
Enfin, la Méditerranée découvrit sa chair bleue et doubla l’image du soleil.
Tandis que le jour naissait ainsi, devant ses yeux, il parut à Sylvius que ses sens s’affinaient de façon merveilleuse. Pour la première fois, il écoutait la musique des choses. Insensiblement, il en comprenait mieux l’harmonie, et ce fut un innombrable orchestre ; mais, en même temps que ses accords le pénétraient, Sylvius se sentait déchiré par eux. Le cantique du soleil levant l’assourdissait ainsi que d’un cri forcené, dont la coupe du ciel était toute résonnante, et, des collines d’alentour, montaient d’autres cris, clameurs d’allégresse qui s’épanouissaient dans l’air, comme si des géants cachés eussent salué la naissance du jour !
Sylvius se pressait les tempes, de peur que son front n’éclatât. — Il lui semblait que le monde entier n’était qu’une même voix heureuse, et, dans cette voix, il entendait tout !
Il entendit sur la colline les pins bruire, les ruisseaux lointains murmurer, les pierres grincer sous leur manteau de mousses, — dans son jardin, il entendit les insectes escaladant les brins d’herbe, le soupir des fleurs encore assoupies, le frémissement triomphal du petit laurier qui secouait ses gouttes de rosée, — il entendit la causerie des vagues qui se confiaient des secrets délicats, les doux accents du flot que le sable aspire, les rires du flot se mêlant à un autre flot, le sanglot du flot qui se brise aux rochers, la respiration des barques sur la mer et l’éternel murmure méditerranéen au creux de toutes les coquilles de la grève.
Ce n’était pas, comme lorsqu’il galopait avec Lautonne et Pégase, un spectacle nouveau charmant sa curiosité. Non ! Il sentait tout cela correspondre en lui, battre dans ses artères, faire vibrer ses nerfs… Tant d’arbres lui parlaient, tant d’oiseaux l’appelaient !…
Et la chanson perpétuelle du vent !
Et les hymnes des pierres !
Son cœur était à l’unisson de leur cœur, ses oreilles bourdonnaient, ses yeux se fermaient, éblouis de visions subites, et tous les parfums enchantaient à la fois ses narines. Il n’avait jamais souffert davantage : c’était le gril et la roue et les tenailles et les brodequins. Un hurlement plaintif se formait dans sa voix.
Comme il étouffait aussi, Persane leva la tête pour chercher de l’air, mais, dans le ciel, il entendit, il vit, il respira les nuages qui se fondaient l’un dans l’autre et dansaient des danses, très lentes, molles, ouatées et floconneuses. Traversant leurs rondes, une Vierge passait, les lèvres arquées d’un sourire. Elle portait entre ses doigts un arum frais éclos, l’encens des églises s’exhalait de sa chevelure avec l’encens des roses et de cette chevelure des étoiles glissaient qui, dans le ciel, poursuivaient leur course vive. Comme le chant d’un violon solitaire, une plainte humaine s’élevait parfois de la ville que cachait un pli du bois de pins, et la nature répondait par des plaintes complémentaires, murmurées en sourdine, fraternellement, tandis qu’à l’horizon bondissaient toujours les clameurs surhumaines de l’aurore.
Une flamme brûlait dans la poitrine de Sylvius. Il agonisait, se débattait, crut mourir. La flamme montait à ses lèvres en le consumant tout entier. Il se jeta vers Clorinde, et la baisa à la bouche, pensant s’y rafraîchir, mais la bouche de Clorinde était plus brûlante que la sienne et rouge comme une braise neuve.
Alors il cria des mots vagues et rauques, où il suppliait qu’on le délivrât de ses tourments, qu’on le retirât de cette forge, et finit par se blottir comme un enfant entre le bras de Clorinde.
Elle lui prit les mains. Une fraîche rosée le baigna. La torture avait cessé… Il regarda autour de lui… C’était le soleil et la mer… le paysage familier… Il n’y avait rien de plus que les autres jours, sinon Clorinde à ses côtés.
« Mon pauvre garçon ! dit-elle en riant, je ne voudrais pas t’offenser, mais tu supportes bien mal les émotions qui, pour Lautonne, étaient de pain quotidien. A coup sûr, c’est se fourvoyer que chercher ta gloire ainsi ; ta santé n’y résisterait pas ! Il faudra baisser de plusieurs tons ! Ah ! mon Dieu ! quels soupirs ! quelles plaintes ! et quand naissait en toi ton premier poème, de quels gestes terrifiés tu te pressais la poitrine ! On eût dit que le feu du ciel la dévorait. »
Sylvius pâlit :
« Ne parlons plus de cela, Clorinde ! Oui, ces émotions sont un peu vives, je renonce avec plaisir à les éprouver de nouveau. J’y renonce d’autant plus volontiers que je sens le bonheur à portée de ma main. Vois ! le matin est doux, nous sommes entourés de belles choses, laissons-nous vivre !
— Je veux bien ! » dit Clorinde.
A midi, ils déjeunèrent à l’auberge d’une friture et de coquillages. Ils causaient familièrement : on eût dit que toute leur vie ils avaient vécu ensemble. De quoi parlaient-ils au juste ?… De quoi parlent deux vieux époux, le soir, à la chandelle ?
Clorinde était charmante.
Sylvius était heureux.
Vers cinq heures, durant une promenade qu’ils firent sur la plage, le jeune homme ébauchait déjà des projets d’avenir.
« Nous vivrons toujours ainsi, Clorinde, c’est le vrai bonheur ! Nous ornerons notre maison d’étoffes choisies, de meubles profonds et, tout doucement, nous nous regarderons vieillir. Des livres sur les étagères, des tableaux aux murs seront la joie de notre esprit et de nos yeux, et, le soir, parfois, je te conterai nos voyages dont voici aujourd’hui la conclusion. »
Clorinde ne répondit pas, mais sur le front de Sylvius elle mit un baiser.
Le soir tombait. Ils dînèrent, puis, ils rentrèrent chez eux.
Sylvius caressa son amie ; elle lui fit encore ce don d’elle-même qu’il avait tant appelé. Ce furent là de délicates et paisibles amours, très conjugales et sans fièvre. Sylvius n’en eût point voulu goûter de plus belles et n’en imaginait pas de meilleures. Clorinde semblait satisfaite.
L’air de la chambre était lourd. Ils ne purent dormir. S’étant vêtus quelque peu, ils s’assirent devant le seuil de la maison, comme ils l’avaient fait à l’aurore.
Tout à coup, Clorinde se leva.
« Je vais me promener… un peu de migraine… Non ! inutile de m’accompagner.
— Tu reviendras bientôt ?
— Adieu ! dit-elle, nous sommes quittes ! »
Il n’avait même pas écouté la réponse. Assurément, Clorinde reviendrait dans quelques minutes… Il allongea ses jambes, soupira d’aise et regarda, du côté de l’orient, les étoiles pâlir.
« Ah ! que la vie est douce, murmura-t-il, et quelle inoubliable journée ! »
Il lui sembla entendre un léger bruit dans la maison.
Il tourna la tête.
Que faisaient ces trois femmes, assises au fond de sa chambre ? On entrait donc chez lui comme dans un moulin ? — Elles s’étaient installées sur les meilleurs sièges, devant la cheminée. — Ah ! il les voyait bien ! Il allait les chasser… tout de suite !… tout de suite !…
Vêtue de gris, l’une, aux cheveux blancs tressés en natte, paraissait vieille. Ses pieds étaient couverts d’une jonchée de lierre.
Entre ses doigts, elle tenait une quenouille.
Vêtue de vert, la seconde, aux cheveux noirs tressés en natte, paraissait d’âge mûr. Ses pieds étaient couverts d’une jonchée de passiflores.
Entre ses doigts, elle tournait un fuseau.
Vêtue de blanc, la troisième, aux cheveux blonds tressés en natte, paraissait jeune. Ses pieds étaient couverts d’une jonchée d’anémones.
Entre ses doigts, elle tirait un fil qu’elle s’apprêtait à couper avec une petite faucille.
Sylvius eut un frisson désagréable.
« Non ! dit-il. Non ! je n’en veux plus ! »
Et, sans se lever, il cria :
« Allez-vous en ! intruses ! polissonnes ! calamiteuses ! Que venez-vous faire ici ? »
Mais elles avaient déjà disparu.
Sylvius haussa les épaules.
« Je vois des choses ridicules ! Un peu de fatigue nerveuse, sans doute. N’y pensons plus. La vie est trop bonne pour la gâter par des imaginations ! »
Sylvius regarda la mer. La nuit devenait plus lucide. A travers la plaine grise du ciel, un nuage sombre descendait vers l’horizon. — Sylvius le suivait des yeux, distraitement, et, enclin à la rêverie, la tête un peu vague, la pensée molle comme une fumée, il se demandait en attendant le retour de Clorinde, ce que ce nuage faisait, à tomber ainsi vers la mer, lent et lourd.
Peu à peu, une inquiétude le saisit. Ce nuage, où allait-il ?
Sylvius marcha jusqu’à la grève, et, montrant du doigt la forme aérienne, demanda aux flots :
« Où va-t-il ? dites-moi, où va-t-il ? »
Mais les flots qui jasaient se turent et la brise suspendit sa voix.
Sylvius regagna le seuil de sa maison et considéra le ciel et la nuée, attentivement.
Il lui semblait maintenant que le nuage se mouvait comme un être animé. Quelque chose d’étincelant se percevait à son sommet. — Le nuage touchait presque l’horizon. — Sa forme devenait à chaque instant plus précise, — et soudain, oui, ce n’était pas le jeu d’une illusion, oui, soudain, le nuage s’avança sur les eaux, et c’était un gigantesque éléphant que la lune révélait, prodigieuse bête noire qui s’avançait sur la mer à pas pesants, et, sur son cou, entre les deux oreilles qui se balançaient comme d’énormes feuilles, un être admirable était monté, — un ange, un ange dont les ailes d’un bleu d’abîme étaient déployées, toutes grandes, — immenses, et l’ange était vêtu d’une luisante armure, comme un chevalier, et sur l’armure, la lune avait posé ses baisers blancs.
L’ange secouait dans le vent de la nuit sa tête nue aux boucles blondes, et, de temps en temps, il battait de ses grandes ailes et, sous le souffle, la nature entière murmurait de terreur.
Il s’avançait, indifférent. Sylvius vit qu’il tenait dans ses mains un calice de cristal plein d’une liqueur violette…
Sylvius ne pouvait détacher ses yeux de l’apparition. Il ne pensait plus à Clorinde. Il n’osait point bouger.
L’éléphant et son étincelant cavalier étaient à quelques brasses du rivage.
Maintenant, ils l’avaient atteint.
Alors l’ange tendit le calice de cristal à l’éléphant qui renversait sa trompe. La bête l’encercla et le tint haussé devant son front. L’ange enleva le gantelet de fer de sa main droite, et, recueillant dans ses ailes toute la brise, il quitta sa monture, et, avec la légèreté d’un songe, se posa devant Sylvius.
Il était là, debout, les ailes à demi repliées, majestueux, un peu cambré dans son armure luisante, une main appuyée contre le mur de la maison. Le regard de ses yeux bleus ne se fixait pas, il errait. L’ange attira vers lui la branche du citronnier qui poussait près du seuil et en respira une fleur. Il sourit au parfum.
Derrière lui, l’énorme saphir méditerranéen s’étendait jusqu’aux îles de roche livide.
Sylvius tremblait, plus pâle que la lune.
Sans le regarder, l’ange entr’ouvrit ses lèvres inhumaines et dit d’une voix de cuivre étouffée :
« Sylvius ! Viens à moi ! Je suis Azraël, dernier spectacle des vivants. Viens ! ta vie est close ! »
De sa main gantée il caressait la fleur embaumante.
Un long sanglot creva dans la poitrine de Sylvius qui se dressa brusquement.
« Je vais mourir ! vous dites que je vais mourir ! mais pourquoi ? pourquoi ? — Je suis jeune, j’ai vingt-cinq ans à peine et je ne fais que commencer de vivre ! Pourquoi mourir aujourd’hui ? »
De lourdes larmes roulaient sur ses joues, il donnait tous les signes d’une incrédulité violente et d’un grand désespoir, mais il savait déjà qu’il avait touché l’heure inévitable.
Sur la bouche de l’ange, une moue d’ennui passa et l’ange dit encore :
« Les hommes sont si bavards et prennent si souvent Dieu à témoin que Dieu ne les écoute plus. Etourdi par le tumulte qui monte de la terre, il se détourne d’elle, mais il advient que, par bonté d’âme, il recueille une prière de mortel et l’exauce. Parfois, c’est la prière d’un charretier qui a soif, et, tout aussitôt, il trouve à ses pieds une pièce d’argent et sur sa route un cabaret, et parfois ce sont les rêves d’un grand ambitieux, et le monde en est bouleversé.
« Cette fois, ce fut ton serment, Sylvius.
« Avant-hier soir tu as dit :
« Je donnerais tout ce qui me reste à vivre pour un jour de gloire. »
« Ce jour de gloire, voici que tu l’achèves, et qu’il faut mourir. »
Sylvius avait le sang aux yeux.
« Quel jour de gloire ? J’ai voué ma vie à la conquête du laurier, mais quel laurier ai-je cueilli ? »
Il hurlait et tendait les bras comme un insensé.
« Quel laurier ?… » demanda l’ange…
Il glissa vers le bosquet de lauriers qui poussait au coin du jardin, en détacha un rameau, le courba en cercle, le noua d’un fil d’or né sous ses doigts et le posa sur le front de Sylvius.
« Quel laurier ?… Vois ! je te couronne ! Ah ! soupira-t-il en regardant distraitement la mer, fou que tu étais ! Tout mortel a son jour de gloire, et qui vient, aussi paradoxal que celui du trépas. Le plus souvent, il est vécu qu’on l’espère encore et parfois on croit l’avoir possédé alors qu’il doit se confondre avec le jour de l’agonie. Pourquoi se démener, puisque la gloire surprend toujours un homme dans son lit, dans son berceau, à sa table, dans les bras d’une femme ou au bord de la tombe.
« Sylvius, Sylvius, comme tu as mal vécu ! Tu cherchais une auréole quand tu devais en admirer l’éclat sur la tête d’autrui ; tu t’évertuais à fausser ton destin, au lieu d’orner plaisamment les loisirs que le destin te fit, et, parce que tu avais le regard clair tu te croyais une âme bien trempée. »
L’ange poussait du pied un caillou du jardin et maniait son gantelet.
« Mon pauvre ami ! que ne t’es-tu contenté de lire, de considérer, de goûter, d’apprécier, d’écouter, puisque tel était ton rôle ? Pourquoi vouloir voler sans ailes ? Sur sa roche, le pingouin immobile et manchot, regarde les goëlands se mêler aux bourrasques, mais vis-tu jamais ton ami Lautonne regarder Pégase, quand Pégase l’emportait en plein ciel ? Ton jour de gloire, enfant, fut celui que tu viens de vivre, où tu te détournas de ce mirage qui te séduisait si fort. Ta gloire fut de renoncer, et ne l’accuse point d’être médiocre, puisque, amateur de mille choses et rêvant toujours d’en créer une, ce rêve affina ton regard.
« Va ! ne regrette rien ! Garde en tes yeux les belles images qui leur plurent et, maintenant, Sylvius recueille-toi, c’est l’heure noire !
— Alors, je ne verrai plus les choses douces et chaudes qui m’entourent ? » cria Sylvius d’une voix étranglée.
Il courut vers la mer, en toucha les vagues extrêmes, mouilla d’eau amère ses lèvres qui tremblaient…
« Je ne verrai plus la vague bleue ? pleurait-il, ni l’écume blanche, ni la frisure du vent, ni ce coquillage, plus rose qu’une fleur ! Je ne toucherai plus le sable soyeux et le feuillage qui chante ! Je ne reverrai plus Clorinde ! O mon beau royaume et ma belle maîtresse, qu’il est cruel de vous quitter ainsi ! »
L’ange eut un rire grave :
« Quoi ? l’aube occupe tout le ciel comme à la fin de chaque nuit. Combien de fois as-tu regardé ces beautés de ton royaume. Roi ! tu ne songeais, comme fit jadis ce monarque singulier qui régnait sur les Lotophages, qu’à oublier ton propre empire et te croire étranger chez toi. — Les fruits tendus par la branche, que ne les mangeais-tu au lieu d’en désirer d’autres ? »
Sylvius pressait l’une contre l’autre ses mains glacées :
« Je n’aurai donc plus rien de la vie ? »
Il se prosterna aux pieds de l’ange en armure et le supplia d’une voix où passaient déjà les accents pathétiques de l’agonie :
« Encore une volupté ! Rien qu’une !
— Tous les mortels me demandent la même chose », dit l’ange, en haussant ses épaules d’acier.
Il fit quelques pas et prit le calice que l’éléphant haussait dans l’étreinte de sa trompe. Il revint vers Sylvius.
« Tiens ! dit-il, en tendant le calice à Sylvius, et savoure bien le dernier vin que tu boiras ! »
Sylvius, en un effort qui fut sans doute le plus beau de sa vie, rassembla son âme éparpillée de frayeur, se recueillit, et but, soudain, jusqu’à la dernière goutte.
Alors l’ange lui prit le calice des mains et le jeta sur les rochers où il s’émietta en vocalises.
« C’est tout ? C’est bien tout ? » murmura Sylvius.
L’ange ne répondit point par des paroles, mais il hocha la tête et, pour la première fois regarda Sylvius dans les yeux.
Avec de légers coups d’ailes, il le poussa jusque dans la maison et le coucha presque insensible sur son lit, puis, la tête tournée vers la mer, il attendit quelques instants.
Sylvius essaya d’ouvrir ses paupières lasses. Il ne put, et, soudain, une idée effrayante qui tourbillonnait dans son crâne et en battait les parois, l’obséda…
Il doutait.
Il doutait furieusement et sans mesure.
Cet ange était-il debout devant lui ? l’avait-il jamais contemplé ?
Ah ! ses paupières étaient trop lourdes pour qu’il parvînt à les lever !… Mais alors… les autres spectacles de sa vie, depuis la marchande d’amours ?… Il s’en souvenait, à coup sûr… Ce souvenir était-il faux, illusoire, inventé ?… Merlin, Lautonne, Blaise, les centaures, Marsyas, Hadès, et la Sirène, et Clorinde poursuivie, tout cela était-il un mirage fallacieux ?… Et le Christ ?…
« Non ! je ne veux pas, murmurait Sylvius en lui-même… Non ! je ne veux pas ! » pensait-il, mais plus faiblement.
Les clartés du ciel augmentaient.
Le jour allait naître…
Alors, comme le soleil perçait l’aube de sa première flèche, et, frappant un nuage perdu, le festonnait de rose ; comme se levait une buée aérienne et nuancée du flot enseveli sous des ombres légères ; comme courait dans tout l’espace, frémissait parmi les ramures, se répercutait sur les collines et bondissait vers le ciel une clameur de puissante allégresse, l’ange toucha de son aile étendue le front de Sylvius, puis, à pas de velours, il sortit de la maison.
L’azur était libre, la mer était calme, une flamme d’aurore brûlait sur les hauteurs. L’ange sauta sur le cou de l’éléphant qui battait les vagues de ses larges pieds, et, splendide dans son armure luisante, s’éloigna sur la mer, les ailes grandes.
Voyez ! Il va vers l’horizon au pas balancé de la bête épaisse et noire qui se retourne parfois en agitant sa trompe.
Il se perd dans le jour.
Il se mélange au soleil.
Il emporte avec lui une âme immortelle.
Un son de cloche passe, puis s’éteint… Est-ce l’angelus qui sonne ?… Est-ce la voix du Christ ?…
Un autre son de cloche s’éveille… Un autre encore…
Et ce fut ainsi que le héros de cette histoire s’endormit dans la paix du Seigneur.
FIN
Mussidan, Montolivet, Venise.
1902, 1903.
L’imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine. — A. Pichat.
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50, Chaussée d’Antin, PARIS.
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