Title: Dissociations
Author: Remy de Gourmont
Release date: May 26, 2021 [eBook #65449]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
IDÉES ET SENTIMENTS DU SIÈCLE
COLLECTION D’ESSAIS
SOUS LA DIRECTION DE M. JEAN DE GOURMONT
REMY DE GOURMONT
PARIS
ÉDITIONS DU SIÈCLE
16, RUE DE L’ABBÉ DE L’ÉPÉE, 16
Édition originale
L’ÉDITION ORIGINALE DE « DISSOCIATIONS » COMPREND CINQ CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS. ELLE SE DÉCOMPOSE COMME SUIT : UN EXEMPLAIRE SUR VIEUX JAPON A LA FORME, PORTANT LE No 1 ; UN EXEMPLAIRE SUR CHINE PORTANT LE No 2 ; CINQ EXEMPLAIRES SUR MADAGASCAR LAFUMA, NUMÉROTÉS DE 3 A 7 ; DIX EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE 8 A 17 ; VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR VERGÉ A LA FORME DES PAPETERIES D’ARCHES, NUMÉROTÉS DE 18 A 42 ; ET QUATRE CENT QUARANTE-HUIT EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA TEINTÉ, NUMÉROTÉS DE 43 A 500.
ON A TIRÉ EN PLUS DOUZE EXEMPLAIRES HORS COMMERCE : UN SUR CHINE, UN SUR MADAGASCAR ET DIX SUR VERGÉ A LA FORME DES PAPETERIES D’ARCHES, MARQUÉS AUX LETTRES DE L’ALPHABET, DE A A L.
No
Ces petits épilogues, publiés entre 1910 et 1915, sont réunis ici pour la première fois.
J’ai passé toute ma vie à faire des dissociations, dissociations d’idées, dissociations de sentiments, et si mon œuvre vaut quelque chose, c’est par la persévérance de cette méthode. Il faut croire qu’elle est inutile et que j’ai parlé dans le néant, car les hommes continuent à vivre, à penser et à sentir dans la confusion. Certes, c’est plus amusant ainsi. Pourtant, à bien réfléchir, que c’est monotone ! Vous voyez les hommes, malgré qu’on les avertisse, malgré que l’expérience de chaque jour leur soit un spectacle clair, s’obstiner à unir toujours les idées les plus opposées et qui hurlent le plus d’être associées. Ne disons pas les hommes, disons les imbéciles ; ce sera d’ailleurs à peu près la même chose, mais cela permettra tout de même de séparer de la masse quelques êtres doués d’un esprit plus net, d’une sensibilité plus délicate. Donc, pour prendre un exemple, d’ailleurs périodique comme les phases de la lune, la foule (et dans la foule il y a pas mal d’hommes qui font figure dans le monde), la foule, guidée par les maîtres qui sont dignes de la conduire, s’obstine à unir dans un même concept, dans une même vision, l’art et la morale. Tous les ans et plusieurs fois par an, que ce soit au Salon d’été, d’hiver ou d’automne, un tableau se trouve exclu, quand ce n’est pas une statue, parce que, étant une œuvre d’art, il n’est pas aussi un encouragement à la vertu. Si l’œuvre était très médiocre, si elle n’avait vraiment aucun rapport avec l’art, cela ne choquerait personne, mais étant d’art elle doit être également de morale. La foule ne sépare pas ces deux idées. Mais elle suit l’exemple de Tolstoï. Tolstoï avait des préjugés grands comme lui-même. Il avait du génie. Cela demanderait un chapitre à part. Restons dans les sentiers ordinaires et voyons s’il est sensé d’exiger de Van Dongen de choisir ses sujets de telle sorte qu’ils aient à la fois des explosions de couleur et des explosions de pudeur. Ah ! Dieux ! Un peintre a autre chose à faire que de se demander si ce coin de peau qu’il reproduit est ou non dans les limites de la vertu. Il se demande, et c’est tout, ce qui est de sa compétence, si cela va faire sur sa toile une tache harmonieuse.
Le titre de cette note ne signifie rien, mais je n’ai pu trouver de mots qui synthétisent brièvement ce que je veux dire, qui indiquent clairement que, pour l’humanité presque tout entière, la religion n’est qu’une variété supérieure de la médecine et même quelque chose comme un bureau de secours universel. Ainsi considérée, une religion est quelque chose de très utile, c’est une boutique inépuisable d’espérances. Cette conception s’oppose absolument au mysticisme, qui ne se base point sur l’utilité, mais sur l’amour, ou du moins dont l’utilité, purement égoïste, ne peut avoir aucun rayonnement. Voyez ce qui se passe à Alzonne. On croirait d’abord qu’il n’y a là qu’un cas de folie contagieuse, qui ne se connaît aucun but. Des petites filles voient Jeanne d’Arc dans les nuages ou dans les arbres, je ne sais, et cela paraît purement insensé et pareillement désintéressé. Nullement. La foule réclame le miracle. Elle sait très bien ce qu’elle veut. Le miracle, c’est la guérison d’une petite paralytique. Et voilà pourquoi tout un village, toute une région sont bouleversés. On attend dans la fièvre. Le miracle se produira-t-il avant que la foule se lasse ? On verra bien. Je crois qu’ils se trompent vraiment ceux qui voudraient fermer ce bureau de secours et réduire les hommes à chercher leur appui dans la seule raison. La petite est déclarée incurable. Par qui ? Par les médecins. La belle affaire ! Au-dessus de la nature, il y a la surnature ; au-dessus du bureau de consultation, il y a le grand bureau de secours universel. Comme l’a dit un philosophe américain, la religion est avant tout une méthode que les hommes suivent pour atteindre ce qui est raisonnablement hors de leur portée. Elle aussi renverse les valeurs, et avec tant de violence que, si elle redevenait maîtresse des esprits, elle pourrait détruire toute la civilisation.
Dans notre état social, la jalousie semble un produit particulier de l’esprit provincial. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas de tempéraments jaloux à Paris ni qu’un jaloux n’y souffre pas ; bien au contraire. Mais la culture de la jalousie n’est possible que dans une existence aux longues oisivetés, aux longues attentions, aux longues ruses, telle qu’elle ne peut se dérouler que dans la vie provinciale, la vie balzacienne. Un jaloux, à Paris, ira-t-il compter les enveloppes qu’il laisse à la disposition de sa femme, ainsi qu’on le voit dans une histoire récente ? A Paris la femme a cent manières d’être libre et d’écrire et de faire ce qu’elle veut. Un jaloux peut crever sa jalousie, il ne peut empêcher sa femme de disparaître dans une voiture, le tramway, le métro. Il peut bouder, gronder et rouler des yeux, faire bien voir qu’il est jaloux, il se rend ridicule et voilà tout. Le jaloux, à Paris, est peut-être plus malheureux encore qu’ailleurs parce qu’il n’a pas l’usage de toutes les petites précautions qui, en province, gênent une femme et la font réfléchir. Elles deviennent d’une telle absurdité qu’il ne tarde pas à y renoncer et à prendre le parti de souffrir en silence, s’il ne peut vaincre son caractère et le plier aux circonstances sociales. Surveiller une femme, la faire surveiller, interroger les bonnes, les concierges, tous moyens dont la profonde inutilité ne tarde pas à se faire sentir. Alors, il ne reste bientôt plus que la confiance et c’est à cela que le jaloux même ne tarde pas à se résigner. Quant aux femmes jalouses, et elles le sont toutes, leur position est encore plus précaire : la conduite d’un mari ou d’un amant leur échappera toujours. Si elles ne domptent pas leur cœur malade, elles se vouent au malheur.
Ce qui maintient un certain crédit à l’astrologie, dont un procès récent rappelait l’existence, c’est l’antiquité de son origine, les mages, la Chaldée, son rôle dans l’histoire de France, la célébrité de quelques-uns de ses adeptes et même de ses maîtres, car enfin Képler ne fut pas seulement un des fondateurs de l’astronomie, il tirait des horoscopes et y gagnait sa vie. Pour chimérique qu’elle soit, c’est une science distinguée, propre et qui entre en conciliabule avec les sept planètes, en quoi elle est bien supérieure à la rhabdomancie, la chiromancie, la géomancie, voire au marc de café. Il y a donc encore des astrologues. J’en ai connu quelques-uns, parmi lesquels M. Ely Star, présentement en cause. M. Ely Star avait le défaut, ou l’agrément, d’escamoter fort adroitement les pièces de cent sous. Il les rendait d’ailleurs après les avoir avalées fort prestement. Cela lui valait des murmures flatteurs parmi la société. C’était, quand je le vis, un astrologue bon enfant et qui vous dévoilait volontiers les arcanes. Un autre, M. L. D. B., était plus gourmé, presque taciturne. Il ne parlait qu’après dîner et pourvu qu’il eût trouvé un louis sous sa serviette. C’était un astrologue cher. Il ne vous dévoilait pas votre horoscope à moins de cent francs. Cela contrariait Huysmans qui, doué de toutes les crédulités, lui aurait volontiers demandé, sur le tard, le secret de sa destinée. Les astrologues ont toujours des fidèles. Le système planétaire est plus productif pour eux que pour les astronomes. Ils le vendent d’ailleurs sous toutes les formes et surtout sous la forme talismanique. Comme à chaque planète correspond une pierre précieuse particulière, le talisman a pénétré dans la bijouterie. On ne doute pas de la valeur d’un talisman qui a pris la forme d’une bague ornée, un diamant de beaucoup de carats. L’astrologue est beaucoup plus malin que l’on ne croit.
L’habit militaire met ceux qui le portent à l’abri des atteintes de l’âge. Une fois entré dans ces étoffes de diverses couleurs, généralement rouges pour le pantalon et noires pour le dolman, l’homme participe du fer, du bronze, du marbre, du zinc et du caoutchouc. A quarante ans, il fait la culbute comme un écolier ou comme un élève du Collège d’athlètes. A quarante-cinq ans, il entre dans l’adolescence, passe ses derniers examens et se prépare à la vie sérieuse. A cinquante ans, il est propre au mariage et à la procréation. Vient l’âge mûr, qui le mène jusqu’à soixante-dix ans et au-delà, parfois jusqu’à l’âge de Mathusalem. « Il est tout jeune, disait un général d’un de ses collègues, tout jeune. Songez qu’il n’a que cinquante-quatre ans ! » Cette appréciation serait folle si elle s’appliquait à un civil, mais l’uniforme préserve et conserve, en même temps que, je ne sais par quelle force inhibitrice, il s’oppose au développement des grandes forces martiales du commandement et de l’organisation : un militaire n’est plus apte au rôle de Condé, de Napoléon, de Desaix, de Marceau qu’à un âge qui, pour les humains ordinaires, se dirait « très avancé », et c’est sans doute pour cela qu’il n’y a plus de grands généraux. Ils sont tous morts avant d’avoir atteint l’âge du génie militaire. Des hommes de bien se sont émus de cette situation singulière, qu’ils ont étudiée sans résultat appréciable sous le nom de « rajeunissement des cadres ». Mon incompétence me commande de m’arrêter là. Je me suis borné à rassembler quelques vues nouvelles qui pourraient, il me semble, servir de point de départ à une science nouvelle : la biologie militaire. Plus modestement, on pourrait tenter un essai sur l’influence du drap d’uniforme, des galons et plumets sur l’évolution organique de l’homme. On voit le genre.
Deux milliardaires, Américains nécessairement, interrogés par un journal sur leur présent état d’âme, ont répondu qu’ils étaient heureux, aussi heureux qu’il est possible de l’être en ce monde. Cela va confirmer le populaire dans sa traditionnelle croyance que, malgré l’adage également traditionnel, c’est l’argent qui fait le bonheur et qu’on ne saurait en posséder trop, et qu’il faut tout sacrifier à sa possession, exactement comme un chrétien devrait sacrifier tout à la conquête de la bienheureuse vie éternelle. Il est bien certain que je ne saurai jamais par expérience si un, deux, trois ou six milliards entraînent fatalement avec soi le bonheur, mais, en dépit de l’aveu touchant de ces messieurs, j’en doute. Je crois fermement qu’il peut très bien arriver qu’un homme très riche, encore jeune et d’une santé ordinaire, éprouve un profond dégoût de la vie. Il y en a d’ailleurs des exemples, comme il y a des exemples encore plus nombreux, étant plus faciles à réaliser, de bonheurs parfaits fondés sur une médiocrité horatienne. C’est donc le vieux proverbe qui aurait raison, s’il n’est pas plus juste de dire que le bonheur est un état de hasard, qu’on le gagne comme on gagne le gros lot à la loterie, qu’on n’en connaît pas les conditions, ni la recette, et que d’ailleurs c’est peut-être un état inconscient, donc qui échappe à notre jugement. Oui, être heureux, autrement que de façon très passagère, aiguë et fugitive c’est là un état qui ne peut entrer dans la conscience ni même se concevoir extérieurement. C’est probablement un état chimérique. Aussi les religieux modernes, qui s’en servent comme d’un appât, ont-ils placé le bonheur dans une vie future où il est invérifiable. Les religions anciennes, qui n’étaient qu’une méthode pour éviter le plus grand malheur, à savoir la colère des dieux, n’avaient pas cette astuce et elles furent vaincues. Le bonheur est entré dans l’imagination des hommes. Est-ce un bienfait ?
C’est un septième centenaire et c’est celui de Roger Bacon, qui inventa la poudre, bien d’autres choses et qui fut un grand esprit. Beaucoup de personnes, peu familières avec l’érudition, le confondent volontiers avec François Bacon ; elles ont tort assurément, mais c’est peut-être pardonnable, car les deux Bacon, également anglais, furent également de grands physiciens, de grands philosophes et pratiquèrent avec une égale ferveur et un égal génie la méthode expérimentale. Roger Bacon mourut à la fin du XIIIe siècle. On se représente généralement ces temps comme purement théologiques ou purement artistiques et littéraires. C’est une erreur. La science y a son rôle, elle y a ses laboratoires et déjà ses maîtres et déjà sa tradition : Roger Bacon parle quelque part de son maître ès-expériences, un certain Pierre de Maricourt, dont on ne sait rien. Mais Pierre de Maricourt avait eu sans doute un maître lui aussi : la loi de constance intellectuelle exige qu’il n’y ait pas eu de lacune dans la conception philosophique du monde. Il y eut toujours des savants, parce qu’il y eut toujours des hommes intelligents, des hommes qui ne se satisfaisaient pas de l’apparence des choses, des hommes qui voulaient savoir, savoir toujours davantage. Dès que l’on dit science, on dit opposition avec les forces religieuses. Roger Bacon en éprouva la puissance stupide et passa beaucoup d’années en prison. Le pape, au nom de Dieu, s’opposait à ce que l’on interrogeât la nature : qui sait ce qu’elle allait répondre ? Roger était pourtant moine, et moine franciscain, mais il croyait cependant que le monde avait été donné à l’homme comme champ d’expériences et d’investigation. Aussi passa-t-il toutes ses années de liberté à chercher et il trouva du moins le principe de tant d’inventions modernes qu’il faut le ranger, en tant qu’homme de science, parmi les modernes : c’est un esprit contemporain.
La naïveté est une province psychologique qui touche d’une part à la bêtise et de l’autre à la bonté. Les gens pressés la confondent souvent avec l’une ou l’autre de ses voisines. Cependant elle a ses caractéristiques. D’abord les habitants de ce pays ne se connaissent pas eux-mêmes tels qu’ils sont et aucun ne veut jamais convenir de la qualité qui le distingue. Aussi sont-ils fort imprudents et toujours prêts à se jeter à travers mille aventures dont ils croient toujours que l’issue tournera à leur profit. Ils savent. Il ne faut pas chercher à leur en remontrer. « On me prend pour un naïf, dit l’indigène de cette province. Attendez un peu. Rira bien qui rira le dernier. » Et ils vont bravement, aveuglément, s’embarquent dans toutes les difficultés, toujours sereins, toujours confiants : « Je ne suis pas naïve, disait la pauvre héroïne d’une récente aventure. Je connais la vie, mais je suis bonne et c’est ce qui m’a perdue. » C’est la règle, ils ne veulent pas se reconnaître. C’est même à cela qu’on les distingue. La bonté est la qualité qu’ils assument le plus volontiers et je ne nie pas qu’ils y participent, qu’ils ne proviennent de quelque croisement avec les habitants de la province voisine. On peut être bon, sans être naïf et c’est là leur erreur, de ne pas savoir faire la distinction, mais s’ils la faisaient, ils ne seraient pas naïfs, ils n’existeraient pas. Ils ne sont pas, non plus, absolument bêtes. La bête ne perçoit même pas qu’on ose vouloir la tromper. « S’en prendre à moi, songe-t-elle. A moi ! » Le naïf, dans cette occurrence, a des soupçons, mais ils sont vite étouffés par la confiance. Il projette son caractère où luit la bonté dans les actes des autres et cela fait un jour sous lequel il ne perçoit pas la malice. Les naïfs sont bêtes aussi, sans doute, mais c’est à force de bonté. Cela fait qu’on ne peut tout à fait les mépriser.
Rien ne m’amuse comme de lire dans une revue bêtement scientifique (car il y a une qualité de science qui augmente la bêtise humaine) une diatribe contre le baiser. Tous les paradoxes sont déchaînés. Il y a des gens qui vous enseignent tranquillement que le baiser est un exercice antihygiénique. Je le croirais assez volontiers, mais cela m’est, et quasi à tout le monde, je suppose, parfaitement égal. A vrai dire, tout est antihygiénique, tout est malpropre, et la vie elle-même, mais il y a des choses qui sont malproprement agréables et d’autres malproprement désagréables. Pour vivre selon les préceptes de la science des imbéciles, il faudrait éviter les unes comme les autres. Vraiment, il vaut mieux s’en tenir à la vieille notion de la propreté vulgaire, celle qui se confond avec la décence, et pour le reste se livrer bravement à ses instincts. C’est ce que fait l’humanité civilisée et c’est ce qu’elle fera toujours, en se moquant des pédagogues scientifiques, qui ont à peu près la mentalité d’un médecin de Molière. Les amants se baisent sur les lèvres et le professeur d’hygiène surgit : « Malheureux, que faites-vous ? Vous ignorez donc que la salive contient tels et tels microbes et quelquefois d’autres plus dangereux encore ? Regardez-vous, mais ne vous touchez pas, surtout avec les lèvres. La science le défend. » Je ne crois pas que le jour vienne jamais où les amants se détourneront de leur plaisir, effrayés et obéissants. Pourtant les hommes sont si bêtes et ils sont si peureux ! Non, pas à ce point-là. Les amants répondront toujours : « Notre amour est plus fort que la peur. Notre désir est plus fort que la vie. » Et ainsi la sensibilité, qui a créé la civilisation, la sauvera de la tyrannie du scientisme dogmatique.
Je me suis arrêté longtemps, l’autre jour, au Jardin des Plantes, devant un maki, de Madagascar, tout vêtu de velours noir brodé de blanc. Le bel animal ! Et s’il était parmi nos ancêtres, par hasard, que nous serions dégénérés, avec notre peau au jaune rosâtre, maigrement couverte de poils rudes ! Il est vraiment heureux que nous ayons inventé l’art du vêtement, car nous ferions tout nus triste figure parmi la nature aux formes et aux couleurs harmonieuses. Certes, la femelle de l’homme est généralement, dans sa jeunesse du moins, plus présentable que le mâle, mais outre que cela est bien fugitif, il ne faut pas douter que cette beauté ne soit en grande partie la créature de notre désir, tandis que la beauté de certains animaux frappe directement notre sens esthétique. Les Grecs, qui avaient ce sens beaucoup plus développé que nous ne l’aurons jamais, avaient travaillé la forme humaine pour lui donner un rang honorable parmi les formes animales et ils avaient commencé par la râcler de son vilain poil, par la frotter d’huile, par la rendre d’une couleur luisante et homogène. C’est ainsi qu’il faut se représenter les athlètes grecs. Je doute que les hommes nus de nos collèges d’athlètes donnent un spectacle très satisfaisant. Nous n’avons emprunté aux Grecs que leurs exercices musculaires : cela ne suffit pas au point de vue esthétique : un homme en caleçon et qui saute n’est pas nécessairement un bel animal. Le Maki me séduit davantage, bien qu’en sa qualité de lémurien il marche à quatre pattes. La supériorité de l’animal sera toujours qu’il n’a qu’à se présenter pour être beau. Il n’a besoin pour cela de nul effort, de nul travail. Pauvre homme, quel mal il se donne pour n’être pas digne de beaucoup d’admiration !
On a discuté ces temps derniers la question de savoir si un animal pouvait devenir fou. Théoriquement, ce n’est pas douteux. La folie est une maladie du cerveau et même une maladie de l’organisme réagissant sur le cerveau. Or, l’animal qui a un cerveau peut avoir mal à ce cerveau, donc peut être atteint des mêmes troubles cérébraux que l’homme lui-même. Toutefois, l’animal étant dépourvu d’imagination, cette folie doit prendre chez lui des caractères très différents de ceux que prend la folie humaine, et surtout ils doivent être moins accentués. Il y aura toujours moins loin de la folie à la lucidité animale que de la folie à la lucidité humaine ; mais s’il y a idiotie, elle aura très bien les mêmes caractères. On dit que l’idiotie et certaines formes de démence font de l’homme des brutes, mais ce qui caractérise la bute animale et normale, c’est précisément l’ordre et l’activité dans l’ordre. L’animal n’a pas beaucoup d’actes différents à sa disposition, mais il s’acquitte merveilleusement de ceux qui sont en son pouvoir et cela précisément parce qu’il n’a pas d’imagination. Dire qu’un homme est une brute, ce serait lui faire le compliment le plus délicat, car une brute est incapable de ne pas faire son devoir. Voyez comme les animaux s’en acquittent merveilleusement. Chez eux, le devoir se confond avec la fonction, tandis que chez l’homme, le devoir est presque toujours contradictoire à la fonction, donc sujet à mille erreurs. L’animal fou perd donc à la fois la notion de ses devoirs et la notion de ses fonctions. La folie se réduit donc chez lui à l’idiotie. L’animal idiot et l’homme idiot sont parfaitement identiques et l’homme normal est peut-être un animal fou, tout simplement.
Nous avions déjà les chevaux qui parlent, résolvent des problèmes, extraient des racines carrées, voire des racines cubiques ; le chien qui parle n’est plus beaucoup pour nous surprendre. On l’attendait. Des gens prennent au sérieux ces expériences, d’autres les tiennent pour de simples exercices de dressage, et je ne sais pas bien encore parmi lesquels je dois me ranger. Mon amour du merveilleux, du nouveau, de l’inattendu me fait pencher vers la première attitude. Sur le chien qui parle (avec la patte), nous ne savons pas encore grand’chose, mais nous sommes assez bien renseignés sur les chevaux d’Eberfeld, chez lesquels il se passe assurément quelque chose de troublant. L’orgueil humain, même si c’était hors de toute contestation, serait très longtemps à le reconnaître. Il veut entre les animaux et l’homme un fossé profond, si profond que les animaux ne puissent le franchir. S’ils le franchissaient pourtant ? S’il devenait évident qu’il ne leur manque que le moyen de s’exprimer, et ce moyen leur étant fourni par l’ingéniosité humaine elle-même, s’ils prouvaient que leurs idées ne sot pas beaucoup plus courtes que celles de certains hommes ? Un savant allemand, après avoir étudié les chevaux d’Eberfeld, s’est écrié : « C’est l’âme de l’animal qui se révèle ! » Et vraiment, pourquoi pas ? A vrai dire, elle ne s’est pas révélée d’une profondeur insondable, mais elle aurait montré qu’elle était capable de quelque spontanéité. Ce qui nous étonne, c’est qu’un animal puisse se servir d’une combinaison alphabétique, car qu’un chien dise à sa maîtresse : « Heureux ! » cela n’a rien d’extraordinaire, si c’est avec ses yeux, sa queue, son attitude. Si l’homme devait frapper vingt coups avec sa patte pour figurer l’h du mot, il n’en dirait peut-être pas davantage.
Je lisais l’autre jour dans un journal une nouvelle signée d’un nom qui n’est pas inconnu, mais dont je n’avais jamais rien lu encore. J’aime à me renseigner, surtout à peu de frais. Je n’aurais certes pas entrepris la lecture d’un roman signé de ce nom-là, mais une nouvelle de cinq ou six minutes ! Tout d’abord cela va bien. Ce sont des mœurs anglaises et je n’ai rien à y reprendre. Rien ne me choque. Un tuteur épouse sa pupille et, quoique un peu inquiet de la disproportion des âges, se trouve parfaitement heureux, sa jeune femme ne lui donnant aucune occasion de jalousie. Cependant il y a un neveu, mais en jeune Anglais froid et raisonnable, il ne porte sur sa jeune tante nul regard concupiscent. Jusqu’ici c’est donc assez banal mais bien conforme aux mœurs nationales. Je poursuis et voilà que l’oncle a l’occasion d’entendre à travers une cloison ou un rideau les deux jeunes gens discourir familièrement. Il écoute, s’aperçoit qu’ils se tutoient, comprend tout, et meurt soudain d’une vieille maladie de cœur. Or, étant donné le milieu anglais, le dénouement est purement idéal, les Anglais, quels que soient le degré et la nature de leur intimité, ne se tutoyant jamais, comme tout le monde le sait, excepté l’auteur étourdi de ladite nouvelle. Ce n’est pas un crime d’ignorer cela, sans doute, mais c’en est peut-être un de vouloir peindre des mœurs anglaises, lorsqu’on n’y connaît rien. Et peu à peu cela me fit réfléchir à tous ces romans ou contes historiques ou exotiques, que l’on nous donne à foison et sur lesquels s’appuie la connaissance populaire de l’histoire et des mœurs étrangères. Tout est vrai en psychologie et je veux bien me moquer de la vérité psychologique, mais l’inexactitude m’exaspère. L’ignorance n’est peut-être que de la bêtise cultivée.
Comme c’est la saison des congrès, des hygiénistes réunis à Londres s’avisèrent de s’offrir un banquet, et ce banquet aurait ressemblé à tous les autres, s’il n’avait comporté un menu qui donnait une notice alimentaire sur chacun des mets. Celui-ci, disait la notice, et bien entendu en jargon scientifique, est lourd et celui-ci léger. Celui-ci favorise la salivation, donc il inaugure favorablement un repas, et celui-là a une vigoureuse influence sur la production du suc gastrique : rien donc ne saurait le clore plus raisonnablement. On croirait donc que ces docteurs en digestion ont apporté, outre de notables changements dans la composition de leur menu scientifique, quelques modifications dans l’ordre adopté par le commun des mortels et celui des cuisiniers en particulier. Nullement. Il s’est trouvé, comme par hasard, que le menu scientifique coïncidait assez bien avec le menu vulgaire, quoique assez distingué, qu’aurait pu commander un ignorant. Alors qu’est-ce donc que l’hygiène alimentaire, si l’explication des vieilles coutumes constitue toute sa science ?
Voyez cette notice sur la langouste : « Crustacé contenant 18 % de protéine. Un peu lourd. Opportun de le servir avec une mayonnaise qui favorise le processus de la digestion ». Et cette justification du sorbet : « Sorbet au Champagne. Intermède estimable. Éclaircit le palais, ouvre le pylore, vide l’estomac, suspend la sécrétion gastrique et repose les glandes ». Il me semble qu’on n’avait pas attendu ce banquet hygiéniste pour manger les crustacés avec de la mayonnaise ou pour couper un repas un peu abondant par un sorbet. Les paysans normands le remplacent par un verre d’eau-de-vie de cidre et s’en trouvent bien. Reste aux hygiénistes à justifier cette coutume, sans laquelle il n’est pas de bon repas de noce, au pays des herbages. Je suis sûr qu’ils en sont très capables.
Un médecin américain vient d’inventer une pommade à redresser les bossus. Son invention a été généralement bien accueillie. Ajoutons qu’il s’agit plutôt des déviés que des gens pourvus d’une proéminence entre les deux épaules, et que la pommade en question s’applique au moyen d’un appareil plâtré, après que l’on a préalablement soumis les patients à la torture du redressement mécanique sur une table analogue à celle dont on se sert pour courber le bois. Dirais-je que cela ne m’inspire aucune confiance et aussi que cela n’est pas très nouveau. Il y a longtemps que les orthopédistes se sont adonnés à la méthode de redressement des épines dorsales et je ne sais pas du tout s’ils y ont réussi, mais on le croirait assez, à voir la prospérité de leurs établissements. Quant aux bossus véridiques, ceux qui ont une bosse et beaucoup d’esprit dedans, il faut bien espérer qu’on n’inventera jamais rien qui fera rentrer leur bosse et leur esprit avec. Ils ne sont d’ailleurs nullement malheureux. Ceux que j’ai connus m’ont toujours paru de bonne humeur. Ils sont d’ailleurs fort recherchés des femmes à cause de la croyance qui les veut pourvus de vertus secrètes. Le bossu ne se marie pas moins facilement qu’un autre et nombre d’observateurs ont remarqué qu’il était généralement homme à bonnes fortunes. C’est peut-être que ce qui charme d’abord les femmes c’est la jovialité, et le bossu est presque toujours jovial. Il est souvent doué d’un visage doux et d’une grande facilité de parole. Or, c’est avec le visage et avec la parole que l’on capte d’abord les sympathies. Dans les campagnes, les bossus sont généralement tailleurs ambulants, passent toutes les journées avec les ménagères, ont tout le temps de faire valoir près d’elles, leur esprit, je ne dirai pas leurs grâces. Ils n’en ont guère, mais les femmes, pour ce qu’elles sont la grâce, y sont peu sensibles. Je souhaite aux bossus d’échapper à la chirurgie.
Je suis fâché que cette centenaire, une centenaire de cent dix ans, une surcentenaire, prenne régulièrement à jeun, et peut-être depuis des temps immémoriaux, un petit verre d’eau-de-vie. Ce sont de ces renseignements que les hygiénistes aimeraient autant ne pas voir dans les journaux, car cela ne peut servir qu’à pervertir les consciences, affaiblir, sinon détruire, la foi hygiéniste, incliner les hommes aux plus graves manquements. Un centenaire ne devrait jamais être présenté que sous les apparences de la sobriété la plus stricte. Il est même parfait qu’il n’ait jamais bu que de l’eau, ce qui prouve la vertu conservatrice de cet élément. Loin de moi l’idée de bafouer les commandements de la Ligue anti-alcoolique. Bien plus, je veux feindre d’y croire aveuglément. Cela me coûte d’autant moins que j’ai un goût des plus modérés pour l’alcool, mais, n’étant pas fanatique, je me vois obligé d’accepter les faits tels qu’ils se présentent à mon esprit. Même si l’histoire de cette centenaire était fabuleuse, j’en pourrais conter quelques autres, non de centenaires, peut-être, mais de vieillards très avancés en âge, qui ne se départirent jamais de telles habitudes, et s’en trouvent fort bien. Mais je ne les donnerai pas non plus comme des exemples à suivre. Il faut se méfier, en ces matières, et en d’autres, des exemples à suivre. Ce qui convient à l’un est funeste à l’autre. Il s’agit de soi et non pas du voisin. Il n’y a pas de règle de régime applicable à tous les hommes, et ce qui n’a pas été néfaste à la centenaire de Marseille le pourrait bien être pour vous qui me lisez.
On peut diviser l’humanité de bien des manières, selon les qualités, selon les défauts les plus répandus. Au point de vue du courant d’air, elle se répartit en deux classes bien distinctes, ceux qui le supportent et même s’y délectent, ceux qui ne le supportent pas et pour lesquels même il peut être dangereux. Or, ces deux classes d’être humains se rencontrent en nombre à peu près égal dans les autobus et dans les tramways : d’où conflit entre ceux qui ne peuvent respirer que les vitres baissées et ceux qui les redoutent et n’y voient que des portes ouvertes aux rhumes, maux de gorge et bronchites. L’ancien système des voitures à impériales (éternellement et vainement regrettées) résolvait à peu près la question. Les gens qui avaient besoin d’air pouvaient toujours monter en haut, et les gens qui s’en passent très bien pouvaient généralement se confiner dans leur boîte. Maintenant, il n’est plus de remède et il faut ou supporter le courant d’air ou prendre une voiture. Il y a une grande différence, d’ailleurs, entre le courant d’air et l’air libre. Qui souffre d’une fenêtre ouverte supporte fort bien la voiture découverte, même par un temps frais et même froid. La solution du conflit serait peut-être dans les autobus d’été entièrement découverts et les autobus d’hiver, temps où personne n’a envie de baisser les vitres, mais l’impériale réunissait les deux systèmes. Ceux qui l’ont abolie ne connaissaient peut-être pas très bien la sensibilité de certains systèmes respiratoires. A la prochaine adjudication, quand tous ces êtres trop délicats seront trépassés, on rétablira les impériales et cela paraîtra une découverte merveilleuse.
Cette vieille femme pouvait coucher littéralement sur l’or, litière qui n’est moelleuse que par métaphore. Elle avait chez elle vingt mille pièces d’or de vingt francs. Je ne me rends pas compte de la masse. Il n’y en a de pareille que dans les coffres de ceux qui font le commerce de l’or. Cette somme, qui n’est pas énorme en papier, est énorme en monnaie. Rien qu’à l’énoncer on donne l’idée d’une vielle femme destinée à l’assassinat, mais par miracle elle y échappa, s’étant d’elle-même vouée au suicide, disent les magistrats. Le populaire cependant n’est pas de cet avis : « On ne se suicide pas, dit-il, quand on possède chez soi vingt mille pièces d’or, quand on peut prendre des bains d’or, coucher sur l’or et dans l’or, respirer l’or, vivre l’or. » Il eût compris le suicide avec une fortune en papier, une fortune sans attrait, sans magnétisme, mais il ne peut admettre que l’on renonce volontairement à la présence réelle de l’or, à la fascination de l’or. Une litière d’or, comme les vaches ont une litière de paille et de fougère, est-ce que cela ne doit pas donner des jouissances telles que la vie, c’est le cas de le dire, en devient tout à fait précieuse ? Mais si l’or, par hasard, lui avait monté à la tête, si les vapeurs de l’or l’avaient empoisonnée, lui avaient troublé la raison ? Ce n’est pas le premier avaricieux que l’on a trouvé mort exténué sur le tas de ses écus, et vraiment l’idée que l’on possède tant d’or, mais que l’on se sent incapable de mettre en usage une seule des possibilités qu’il contient, est bien faite pour vous mettre la cervelle à l’envers ! Oui, oui, qu’on y réfléchisse bien : l’or est peut-être un poison !
L’autre soir, sur le boulevard Saint-Germain, vers huit heures, un camelot criait la deuxième édition d’un grand journal du soir, en ajoutant : « L’assassinat de M. Jaurès ! Tous les détails ! » Et les sous s’échangeaient fiévreusement contre la feuille si bien informée. Mais la joie des badauds, s’apprêtant à savourer une nouvelle sensationnelle, était brève. L’un d’eux même, à peine eut-il jeté les yeux sur le journal, voulait le rendre, mais il le faisait si timidement que la confiance des autres n’en était pas ébranlée. Quelques-uns, avant d’avoir découvert l’entrefilet émouvant, esquissaient déjà un commentaire philosophique sans bienveillance, puis pliaient la feuille, afin de la lire en famille : « Tu ne sais pas ? Devine qui on a assassiné ? » Ils se représentaient déjà la tête ahurie de leur moitié, sur la bonne surprise de laquelle ils comptaient pour se faire pardonner leur rentrée tardive. Je n’avais eu qu’un quart de seconde d’hésitation, le journal en question assassinant moralement M. Jaurès tous les jours ; doutant, je me repentis de ne pas l’avoir acheté pour voir qu’elle était la manchette qui avait suggéré le bon tour du camelot. Ces surprises sont assez rares, maintenant que les camelots n’ont plus le droit de crier autre chose que le titre de la feuille. Autrefois, quand ils avaient pleine liberté d’appréciation, la rue était assez gaie à partir de cinq heures du soir. Elle le redevient parfois, quand les crieurs ont bu un coup de trop, ce qui était, il me semble bien, le cas, ce jour que l’un d’eux assassinait M. Jaurès. Telle est la supériorité de la fausse nouvelle sur la vraie, qu’elle donne des émotions sans dommage pour personne.
Il ne semble pas que les magistrats français soient perfectibles. C’est peut-être qu’ils sont emprisonnés dans un code trop rigide, mais ils retombent toujours dans les mêmes préjugés. Il semble que tout ce qu’on a écrit depuis dix ans sur la fragilité des témoignages n’ait fait aucune impression sur eux, que les philosophes cherchaient pourtant particulièrement à instruire, puisque s’il est un lieu où le témoignage ait une valeur, et parfois une valeur effroyable, c’est l’enceinte même du tribunal. Je n’ai nulle sympathie pour aucun des individus de la « bande tragique », et je crois bien que Dieudonné a d’autres méfaits sur la conscience que l’attentat de la rue Ordener, mais c’est pour celui-là qu’on l’a condamné, et une seule personne l’a bien reconnu, reconnu avec véhémence, c’est la victime même, c’est-à-dire le seul être à qui il était bien permis d’avoir perdu, en un tel moment, tout son sang-froid. D’autres témoins, et qui avaient plus de raison pour le conserver, décrivent un tout autre agresseur. Il n’est pas certain que ces derniers ne se trompent pas, mais il n’est pas certain que la victime ne se trompe pas non plus. On peut en croire une empreinte, un signe matériel, mais un témoignage, il n’y a rien de plus douteux. Il est même possible que, dans l’avenir, on n’attache plus au témoignage humain une grande importance. Goncourt disait déjà qu’il n’y a pas une personne sur cent capable de répondre à cette question : « Quelle est la couleur du papier de votre chambre à coucher ? » C’était peut-être la première chose à demander à la victime. On aurait jugé par là, s’il ne s’était pas trompé, de ses qualités d’observateur. Encore est-il que dans le moment où l’on aperçoit un revolver braqué sur soi, on est excusable et de fermer les yeux et de se cacher la figure sous son bras. Il y a beaucoup de chances pour que l’on ait mal distingué un visage. Que de fois j’ai pris mon propre esprit en flagrant délit d’erreur en matière de témoignage ! On se dit : « Est-ce possible ? J’aurais bien cru. Pourtant… » Mais le fait est là qui vous démontre votre fragilité.
Les honnêtes gens ne pensent jamais aux voleurs, mais les voleurs pensent sans cesse aux honnêtes gens : de là leur supériorité pratique. Sans doute, il est bien embêtant de toujours se méfier de ses voisins, mais il est bien plus embêtant encore de se trouver privé de son portefeuille ou même de sa montre. Je crois que ceux qui veillent à la sécurité des personnes et de leurs biens seront de mon avis : les volés sont presque toujours des gens imprudents. Tels, ces voyageurs, qui sont généralement des voyageuses, marquant leur place avec un élégant sac de voyage contenant leurs bijoux, et allant ensuite faire un tour sur le quai ou au buffet. Le voleur est partout, voilà ce qu’on devrait se dire. Plus sûrement que vous il a l’œil sur votre valise et plus elle est élégante, plus elle l’intéresse. Le voleur n’est pas un homme sanguinaire, ni même un homme querelleur ni qui cherche les contestations ; au contraire, il veut passer inaperçu et souvent il y réussit. Je parle du voleur de trains de luxe, puisque ces remarques ont été suggérées par une petite aventure récente dont ont parlé les journaux. Comme la volée était une actrice, elle a trouvé des confidents de son malheur, qui est arrivé comme je le dis, parce qu’elle ne se croyait entourée que d’honnêtes gens comme elle. Autre catégorie de gens pour lesquels je n’ai pas non plus une très grande pitié, ce sont ceux qui partent en voyage laissant une villa isolée sous la surveillance de la seule providence. Ils sont fort étonnés de trouver en rentrant les tiroirs vides, et moi je le suis que toutes les villas, laissées dans ces conditions, n’aient pas le même sort. Soyez sûrs que les cambrioleurs enrichis prennent quelques précautions contre leurs pareils, et que les dévaliseurs de trains de luxe ne laissent pas traîner leurs valises dans les couloirs.
C’est ce bandit Lacombe, qui se montra rebelle aux discours persuasifs de son avocat, aux obligations du directeur de la prison. On n’a rapporté que l’esprit de ces dialogues, non la lettre, mais qu’ils devaient être comiques ! Quel texte pour une lugubre farce à mettre au Grand-Guignol. Cela devait ressembler quelque peu au légendaire « Guillotiné par persuation » d’Eugène Chavette : « Restez donc avec nous, mon ami, nous vous ferons un gentil procès, après quoi on vous coupera le cou fort proprement. Tout le monde sera content, vous tout le premier. N’y a-t-il pas de la satisfaction à payer ses dettes. Vous devez votre tête à la société. Allons, un bon mouvement. — J’ai de la méfiance », répondait Lacombe. Mais tandis qu’Adhémar, le bandit de Chavette, se laisse persuader, celui de la Santé n’a rien voulu savoir et il accomplit sa volonté, qui était de mourir librement. Vraiment, il a eu le beau rôle, au milieu de tous ces geôliers effarés. Dernier scandale : quand il est tombé, écrasé et le crâne ouvert, les autres prisonniers ont applaudi et poussé des cris d’admiration. Voilà-t-il pas des prisons bien tenues ! Si le bandit avait prêté quelque peu à la sympathie, l’admiration aurait gagné la foule et peut-être la presse. Mais, en dehors de toute admiration (ce sentiment ne doit pas être prodigué), on ne peut s’empêcher de trouver quelque caractère à cet acte froidement exécuté. Ce Lacombe ne fut évidemment pas le vulgaire chourineur. Faisant peu de cas de la vie des autres, il ne tenait pas beaucoup à la sienne et il l’a bien prouvé. De tels êtres sont redoutables. On ne peut pas entièrement les mépriser. Ils sont capables de mettre je ne sais quel romantisme de mélodrame dans leurs conceptions les plus perverses. Le voilà devenu un héros, et assez justement, pour tout un monde équivoque. Triste résultat.
On joue ou on a joué au cinéma une histoire qui a quelques analogies avec celle du collier de perles. Un négociant envoie son commis chercher un collier ou tel joyau chez un correspondant qui le tient à sa disposition. Le voyage comporte voitures, trains, bateaux, et le commis se sent très surveillé par une bande de gens suspects. Mais il a eu recours à une ruse hardie et singulière : il a placé le collier au fond de sa blague à tabac qu’il manipule avec désinvolture, et c’est de là qu’il extrait à son arrivée le joyau convoité. Cela rappelle un peu, comme donnée fondamentale, la lettre volée de Poë : traiter l’objet précieux comme s’il était sans importance. Il y a en Europe (il y en a ailleurs) un pays dont la probité postale est médiocre. On considère qu’une lettre recommandée y est en danger. Cette manière d’attirer l’attention l’attire vraiment trop ; on préfère risquer le tout pour le tout, et je me souviens qu’un touriste, ayant à s’y faire envoyer de l’argent, demanda qu’on glissât les billets de banque dans une simple enveloppe comme lettre ordinaire. « Comme cela, dit-il, cela m’arrivera peut-être ! » Cela arriva. La manutention d’un collier de perles de plusieurs millions est plus délicate. Je n’en connais pas les dernières nouvelles, mais je ne crois pas que le négociant en question ait choisi le moyen le plus sûr. Le commencement de l’histoire l’a bien prouvé, et à moins qu’elle ne recèle d’étranges surprises, elle prendra place dans les vols célèbres, de ceux qui « honorent » le plus un voleur. Mais que l’on puisse charger la poste, moyennant cent sous, d’une commission de trois millions, voilà qui me semblera toujours singulier. Il y a trop grande disproportion entre le salaire et la valeur du service demandé. Alors, comment faire ? Je n’ai jamais, je l’avoue, interrogé mon imagination à ce sujet. Elle ne me répondrait peut-être que des bêtises, d’ailleurs. C’est assez probable.
Il y a une vingtaine d’années, on avait des inquiétudes sur l’avenir des gisements de charbon de terre. Des pessimistes affirmaient même qu’ils seraient épuisés dans moins d’un siècle, peut-être, et on se demandait déjà par quelle force remplacer cette force mourante. Certes, nous ne serions pas pris au dépourvu, la houille blanche se substituerait à la houille noire, voilà tout, mais que de troubles mécaniques en perspective, que de luttes et quel imprévisible déplacement des centres industriels ! Aujourd’hui nous sommes à peu près rassurés. Le congrès géologique de Toronto vient d’évaluer à sept ou huit cents ans la durée des réserves de houille du monde entier : nous avons le temps de nous retourner. Pourtant, huit cents ans sont bientôt passés. Il y a huit cents ans, c’était l’âge des cathédrales, qui n’est pas très loin, en somme. Huit cents ans, c’est quelques générations, et quelques générations encore suffiront donc à changer la face de la terre. Avant cela même, on parlera des mines de houille comme de choses d’un autre âge et on plaindra les hommes qui étaient obligés d’avoir recours à des moyens si barbares, si lourds, pour créer de la force. Il y a longtemps sans doute que l’électricité atmosphérique sera le moteur universel et dans des conditions dont nous ne pouvons avoir aucune idée et sur lesquelles il vaut mieux ne pas exercer son imagination. Cependant, l’homme sera toujours pareil à lui-même, pourvu du même corps, de la même âme, des mêmes passions, des mêmes désirs, du même ennui. Remontez à huit cents ans en arrière et même à huit fois huit cents ans, vous le voyez occupé des mêmes problèmes et des mêmes futilités, et il en sera de même jusqu’à la consommation des siècles. Amen.
Ce n’est pas de l’argot. Je n’ai pas mis de point d’exclamation. Il ne s’agit que de la manière dont les hommes portent les poils de leur visage. Donc, je regardais, hier, dans une revue américaine, les portraits des nouveaux membres de la municipalité de New York et je constatais à mon grand étonnement que les deux tiers de ces Américains éminents portent la moustache. Comment donc se fait-il que les faces glabres passent à Paris pour spécialement américaines ? Devant un visage rasé de type anglo-saxon, on n’hésite pas, on dit : c’est un Américain ! et c’est presque toujours vrai. Est-ce qu’ils ne se raseraient que pour l’Europe ? Je crois que la mode des faces glabres, pour être un peu plus ancienne en Amérique qu’en Europe, ne l’est pas beaucoup plus et que là-bas, comme en deçà des mers, elle est de date récente. Les faces glabres sont presque toutes plus jeunes que les faces à moustaches. Les deux types doivent donc coexister. Rien ne dit sa date comme la manière de porter ou de ne pas porter la barbe. Il est à peine besoin d’écrire sous un portrait du passé des années précises. Barbe en pointe, barbe à double pointe, moustaches relevées ou tombantes, moustaches épaisses ou grêles, favoris, fer à cheval, barbiche, toutes ces manières signalent leur époque. On ne se représente pas Voltaire avec la moustache de Richelieu, ni Ronsard avec la figure rasée. Voit-on Socrate avec des favoris ou Cicéron avec la coupe à l’autrichienne ? Ces jeux de la barbe sont en principe des modes barbares. Elles frappèrent beaucoup les vieux Romains, lors des invasions. Sidoine Apollinaire n’en revient pas. Les Anciens ne connurent jamais que deux manières de porter la barbe : ou entière ou tout à fait rasée. Le dix-huitième siècle considérait la barbe comme une « ordure » et la traitait en conséquence. Mais chez nous, en cela comme en bien d’autres choses, c’est l’anarchie.
Je n’ai pas une idée bien distincte de M. Pierpont Morgan, qui vient de mourir, rassasié d’ans et d’or, surtout d’or. Je n’ai pas non plus une idée bien nette des caves de la Banque de France. Mais je me figure mieux une cave remplie d’or qu’une machine à faire de l’or. M. Pierpont Morgan était une machine à faire de l’or, mais cet or, il ne l’a même jamais vu. Il le possédait mais en paroles et en chèques, quoique pourtant en réalité. Les Crésus modernes ne ressemblent guère aux anciens. Ils portent leurs trésors dans leur tête et au bout de leurs doigts. Celui-là était, paraît-il, un vilain bonhomme qui avait le nez rouge et l’œil féroce. Il avait l’air perpétuellement furieux et travaillait continuellement. Pour se faire croire à lui-même qu’il prenait quelque répit, il fit semblant, en ses dernières années, de s’intéresser aux œuvres d’art et pour se faire croire qu’il était bon, à la philanthropie. C’est-à-dire qu’il faisait acheter des objets très cher et qu’il faisait fonder des orphelinats et des hôpitaux, mais pendant cela il continuait de calculer, car chaque mouvement des fibres nerveuses de son cerveau produisait un peu d’or qui s’ajoutait à la masse. Il pensait de l’or, il mangeait de l’or. Il ne pouvait même manger que cela, ayant une maladie d’estomac. Quant aux autres plaisirs, ses principes lui avaient défendu d’y toucher. Mais il jouissait peut-être de l’idée qu’on croyait qu’il pouvait tout. Cependant, il n’eut jamais aucun caprice. A quoi bon avoir des caprices, quand on peut les réaliser immédiatement, sans prendre le temps d’y rêver, M. Pierpont Morgan était trop sérieux pour rêver jamais. Il calculait, ce qui est plus profitable et ne laisse pas de regrets. Nul ne sait quelle était sa fortune, mais lui le savait, quoiqu’il ne tînt aucun registre, peut-être une dizaine de milliards, peut-être plus. N’est-ce pas le plus bel éloge que l’on puisse faire de notre civilisation ?
Je fus hier à une matinée chorégraphique de Mlle Adorée Villany, la danseuse nue, et j’y goûtai de belles sensations d’art. Nous avons mis longtemps à comprendre le charme de la danse, mais il semble que nous y arrivons enfin. Encore quelques années et nous serons presque aussi avancés sur ce point qu’un contemporain de Sésostris ou que les barbares de tous les temps et de tous les pays. Mais ce qui nous avait manqué jusqu’ici, c’étaient des danseuses et nous ne pouvions en avoir, parce que nous avions la manie de les costumer d’une façon ridicule et de les transformer en des espèces de têtons de l’aspect le plus rébarbatif. Il faut louer beaucoup celles qui ont refusé les premières de revêtir ce burlesque uniforme et qui ont permis, d’étape et étape, l’apparition d’une Villany, l’apparition d’une femme selon toute la liberté de son allure et de sa grâce. Elle est obligée de se couvrir un peu, les magistrats ayant jugé que la pure nudité était indécente, ce qui est peut-être le contraire, sa franchise coupant court aux curiosités malapprises. Une femme nue ne danse plus seulement avec ses gestes, mais avec ses muscles, les frissons de son épiderme qui font d’elle comme un vivant miroir de toutes les émotions qui traversent son organisme et viennent aboutir là. C’est tout le corps qui parle et il parle un langage délicat sensible seulement à l’intelligence. L’obligation du voile la prive évidemment dans certaines scènes de ses meilleurs moyens d’expression. Les jeunes filles chrétiennes que l’on faisait danser dans l’arène étaient certainement nues. Comment mimer leur effroi si on impose à la danseuse des voiles importuns ? C’est cependant un des meilleurs tableaux de Mlle Villany, avec celui de l’expression de la douleur, qui a été son grand succès. Elle l’explique ainsi sur le programme : « La douleur physique, représentée par le changement des lignes du corps, comme expression artistique. » Et c’est bien cela. C’est pur. Tout est pur dans cette danse, d’ailleurs qu’elle mime la douleur, qu’elle mime la joie. Et pure dans le mouvement, elle est pure dans le repos, parce qu’elle est l’art et parce qu’elle est la beauté.
Il paraît qu’aux États-Unis les femmes diplômées, les « graduées », comme on dit là-bas, ne trouvent pas à se marier, et cela de moins en moins. Un établissement qui distribue l’instruction supérieure aux jeunes filles depuis plus de quatre-vingts ans, a fait à ce sujet une enquête près de ses anciennes élèves. Un très grand nombre d’entre elles, un bien plus grand nombre que parmi les ordinaires jeunes filles, ont dû rester célibataires, et celles qui se sont mariées ne l’ont fait que très tard et n’ont eu que très peu d’enfants, quand elle en ont eu. A quoi cela tient-il ? s’est demandé M. Bertillon. Il n’en sait vraiment rien. Il croit cependant que la science, ou plutôt le savoir a monté à la tête de ces Américaines. Elles ont estimé un peu trop leurs acquisitions intellectuelles, négligé leurs dons naturels, leur féminité. Se jugeant supérieures aux jeunes gens de culture moyenne qui s’offraient à elles, elles ont différé de se marier jusqu’à la dernière extrémité, espérant toujours trouver un compagnon plus digne d’elles et finalement, malgré leurs mérites, ont dû se résigner à demeurer vieilles filles. C’est un peu la situation de nos institutrices de campagne qui, elles non plus, ne se marient guère. Elles dédaignent les paysans qu’elles effraient, le temps passe, il est trop tard. Un homme instruit épousera volontiers une fille sans culture, car c’est une qualité secondaire pour lui. La jeune fille cultivée ne s’abaissera jamais à s’unir à un rustre, eût-il bien des vertus, et ce n’est que bien rarement qu’un ouvrier pourra la tenter. Mais avec raison M. Bertillon se demande si la situation est aussi inquiétante en France qu’en Amérique, et il n’attend la solution que d’une enquête bien faite : comme il n’y en a pas, il ne saurait conclure. Pour moi j’y vois, du moins, les analogies que j’ai indiquées.
Il paraît que le tribunal de la Seine (il se compose de maintes chambres et sections) travaille avec une ardeur incomparable. Il juge tout ce qui lui tombe sous la main avec une célérité telle qu’on en reste confondu d’étonnement. Dix, vingt, trente mille affaires ne lui font pas peur. Il y en avait malgré tout quatorze mille en souffrance. On va déblayer cela. Et cela marche, la besogne avance. Ah ! nous sommes loin du chêne de Saint-Louis ! Faut-il dire que je n’ai pas lu sans un certain effroi le compte rendu de ces travaux précipités ? Ces juges connaissent vraiment trop bien leur métier. Ils ont un tour de main un peu inquiétant. Précisément un de mes amis a eu l’occasion d’assister, ces jours derniers, à une audience correctionnelle et il m’avouait en être sorti un peu effaré, tellement tombaient drus, sur les pauvres diables, les jours, les mois, les années de prison. Personne n’y comprenait rien et surtout les malheureux dont les actes discutables semblaient justement demander une certaine discussion. Mais pour le juge, et surtout pour le juge pressé, le juge qui déblaie à la pelle le tas de quatorze mille affaires en retard, là où nous voyons des espèces particulières, il n’y a que des catégories. Dix affaires de vol nous paraissent dix affaires bien dissemblables, tant par l’attitude du voleur que par celle du volé, mais pour le juge, il n’y en a qu’une, il n’y a qu’un délit, et c’est le délinquant qui devient une abstraction. Est-ce le juge qui a raison, est-ce nous qui ne savons pas sortir de notre naïveté ? Un fait, c’est un fait. Très bien, mais il y a les individus qui donnent au fait leur qualité spéciale. Oh ! si l’on voulait entrer dans toutes ces histoires de psychologie, cela n’en finirait pas. Et il faut en finir, puisque cela recommence toujours. L’affaire suivante !
Un journal demandait l’autre jour pourquoi on ne laissait pas les condamnés à mort se suicider dans leur cellule. Et alors pourquoi ne pas leur donner toutes facilités : cordes solidement attachées avec nœuds coulants, poisons variés et instructions sur la manière de s’en servir. Les armes à feu, cependant, seraient prohibées, pour éviter aux condamnés la tentation de les essayer sur leurs gardiens. Cela aurait de multiples avantages. Économiques, d’abord. La mort reviendrait à quinze ou vingt sous, tandis qu’avec M. Deibler et sa machine compliquée, c’est fort onéreux. Morale, aussi, car je ne compterais pas pour rien l’assurance donnée à tous qu’ils cessent de participer à ce qu’on a appelé le meurtre légal. Aurions-nous les mains plus propres ? Un fait, au moins, serait évident, c’est que le bonhomme se serait donné la mort à lui-même ; il serait ensuite prudent de ne pas analyser trop soigneusement les conditions du suicide. Mais cela est affaire de subtilité. C’est ainsi que procédaient les Grecs et leurs fils byzantins. Les uns offraient, comme on sait, au condamné, une coupe de ciguë, les autres lui faisaient présent d’un lacet et lui indiquaient poliment comment il devait en user. Quant à nous autres, quels barbares nous sommes demeurés, tout de même, malgré toutes les abjurations de l’histoire ! Quoi ! Pas même l’électricité. L’électrocution viendra, peut-être, mais jamais le suicide, n’en doutez pas. C’est le geste antichrétien par excellence et le christianisme nous ligote de trop près les idées pour qu’on admette jamais celle-là. Que dirait la vieille Europe si profondément chrétienne ? Que diraient les Bulgares qui tuent les Turcs au signe de la croix ? « Non, Messieurs, jamais la France ne donnera un tel exemple du mépris des principes. Et puis (baissant la voix), il nous faut du sang. »
Je vis hier, au cinéma bien entendu, le combat de la pieuvre et du homard. Ce sont des ennemis traditionnels. Hier, ce fut la pieuvre qui fut forcée de lâcher prise. Elle se retira noblement, en repliant ses tentacules, pendant que le crustacé faisait claquer ses redoutables pinces. J’aurais aimé voir le vainqueur manger le vaincu, mais cela doit arriver rarement, car la pieuvre est bien coriace et le homard est un peu croustillant. Vraiment je ne sais pas lequel des deux adversaires succombe d’ordinaire, mais je crois bien que c’est le homard, car ce n’est pas lui qui attaque : il se borne à des manœuvres de défense, mauvais augure. On ne peut pas deviner, dans ces duels fantastiques, quelle est la victime prédestinée, mais il y en a presque toujours une, et ce n’est pas toujours celle qui nous semble la mieux armée. On sait que les astéries ou étoiles de mer qui semblent inertes et inoffensives, connaissent parfaitement l’art d’ouvrir une huitre, ce qui est loin d’être facile à un homme inhabile. Elles y parviennent très bien, nourrissent leur estomac, qui absorbe le mollusque, dépeuplent ainsi avec la plus grande rapidité un parc d’huitres. Qui devinerait un semblable mécanisme à voir les deux animaux ? Ces scènes sont prises dans de grands aquariums. Dans leur véritable habitat, les homards se tiennent très souvent dans les trous de rochers, où ils vivent en compagnie d’un congre. J’ai assisté à cette pêche sur les côtes de la Manche. Le pêcheur qui a pris une des bêtes insiste et happe très souvent la seconde. Les haines et les sympathies sont également inexplicables. Que fait donc ce congre avec ce homard ? On dit que l’un est le commensal de l’autre et qu’ils se rendent de mutuels services. Qu’il se passe donc d’étranges choses au fond de la mer !
Un philosophe, M. Louis Weber, vient de publier un gros livre sur le progrès ou sur l’idée de progrès. Les conclusions en sont assez peu accentuées, du moins pour moi qui ai beaucoup réfléchi et même écrit sur cette question. On n’a qu’à comparer avec la présente époque une des époques passées, de celles qui sont bien connues, le dix-septième siècle, par exemple, pour constater une grande quantité de progrès matériels et quasi de tout genre, ainsi que quelques progrès sociaux également indéniables, mais cet ensemble d’améliorations constituent-elles ce que certains sociologues et le populaire appellent le Progrès ? En d’autres termes, la conscience que nous avons d’avoir généralement progressé en civilisation est-elle justifiée ou n’est-elle qu’une illusion ? Si étrange que cela puisse paraître, je crois la question insoluble. Sans doute, presque chaque série de faits, en particulier, est caractérisée par un progrès, mais dans l’ensemble en est-il de même ? Il y a la question de fait et la question de sentiment. Un bourgeois du grand siècle avait-il la sensation de participer à une civilisation supérieure comme la peut avoir un bourgeois d’à présent ? Son bonheur était-il d’une qualité analogue ? Un homme d’aujourd’hui n’en voudrait pas, cela est évident, mais c’est parce qu’on peut comparer le présent au passé. Les lacunes du passé nous donnent une sorte d’effroi ; les hommes de l’avenir ressentiront sans doute, à considérer notre époque, une impression pareille. A tous les moments de l’histoire, et même de la préhistoire, l’homme a toujours dû se croire au sommet ou ne rêver que d’améliorations sans rapport avec celles que devait apporter l’avenir. Il faut donc distinguer le fait même du sentiment que nous avons du fait. Comme fait mesurable, le Progrès général est évident. Comme sentiment de la vie, il est resté un problème.
M. Jules de Gaultier est aujourd’hui un des philosophes qui comptent. Il est moins célèbre que M. Bergson ou M. Boutroux, mais ni en art ni en philosophie on ne mesure la valeur à la popularité. Ses paroles ont donc de l’importance, surtout lorsqu’elles se résument en de nets aphorismes comme celui-ci, que je trouve dans un article de la Revue philosophique : « La philosophie n’est pas une science du bonheur, mais une science du savoir. » Voilà de quoi méditer, voilà de quoi éveiller les contradictions. Cela voudrait dire, en d’autres termes, puisque la philosophie est la recherche de la vérité, que la vérité n’est pas destinée à devenir la trame de notre bonheur. Ainsi expliqué, l’aphorisme paraîtra contestable aux fanatiques de la vérité. Qu’est-ce qu’un bonheur qui se déroulerait en opposition au vrai ? Mériterait-il son nom et quelle joie serait compatible avec la conscience de l’erreur ? D’autre part, le sentiment de vivre dans la vérité ne doit-il pas conférer une allégresse intime et supérieure ? Même si la vérité était horrifique, si elle était conforme à la théorie de Schopenhauer ou à celle de M. de Gaultier lui-même, qui nous présente la vie comme l’illusion suprême, le bonheur serait-il incompatible avec des vérités si âpres ? Il est du moins certain que ces philosophies, comme celle de Spinoza, ne se sont pas proposé la recherche directe du bonheur humain, mais cherchant la vérité, elles ont par cela même visé à la crédibilité et promis aux esprits qui peuvent y acquiescer la haute satisfaction de se sentir conformes à l’harmonie même des choses, même si cette vieille harmonie est en réalité une désharmonie. Quoi qu’on dise, le sentiment d’être dans le vrai, d’avoir raison, confère par cela même une sorte de bonheur. Douter de cela, ce serait douter qu’il y ait une vérité, et c’est peut-être au fond ce que signifie l’aphorisme de M. Jules de Gaultier. J’inclinerais assez de ce côté.
J’ai lu, il n’y a pas longtemps, un article de M. Robert d’Humières intitulé Renaissance catholique où j’ai pris autant d’intérêt que cette question peut désormais en fournir pour moi. Mais, comme j’ai trempé, au temps de ma jeunesse dans ladite Renaissance, il ne m’a jamais été possible de m’en désintéresser complètement et il me plaît de voir considérer comme de grands artistes et même de grands penseurs catholiques des écrivains auxquels des œuvres d’un moment n’ont pas toujours été inutiles ; j’ai découvert la littérature latine du moyen âge, ou du moins sa valeur esthétique, et j’ai vu en même temps que ce qui fait encore sa beauté, c’est la naïveté de la foi qui y est incluse. Ce n’est pas de la littérature orientée volontairement vers le catholicisme, c’est la littérature d’une époque où l’on vit, où l’on respire, où l’on marche dans une atmosphère de catholicisme, comme de nos jours on marche et on respire dans une atmosphère de positivisme et de scientisme. Contester la vierge Marie au XIIIe siècle est aussi bête et aussi vain que contester la physique au XXe siècle. On était, aux temps que je dis, tout aussi avide de connaissance que de nos jours, mais l’esprit se heurtait à la notion invétérée de son impuissance, en dehors de la foi, qui devait résoudre toutes les questions. Maintenant, et ce que je vais dire est peut-être singulier, ceux même qui ont la foi n’y croient plus. La foi n’est plus l’essence de leur âme. C’est quelque chose qu’ils ont avalé comme un remède et qui n’a que des effets temporaires. Renaissance ! Mettons laborieuse imitation. Les renaissances ne sont d’ailleurs que des périodes d’imitation. Cela leur donne toujours quelque chose de pénible.
Une dépêche de Buenos-Ayres annonce que l’on a trouvé dans des couches géologiques de l’époque tertiaire des traces incontestables de l’existence de l’homme à cette époque lointaine. Ce n’est pas la première fois que l’on croit faire semblable découverte ; il faut attendre les détails et les discussions, mais on peut dire déjà que théoriquement la nouvelle est fort vraisemblable, les dernières études biologiques de la question ayant suffisamment indiqué que l’homme est un animal très ancien, un des plus anciens parmi les mammifères. Tout le démontre, son ostéologie, c’est-à-dire son squelette à cinq doigts à chaque membre, sa température relativement basse. Quand on considère les grands sauriens de l’époque secondaire qui se tenaient debout appuyés sur leur queue, on est frappé de la parenté de leur attitude avec l’attitude des grands marsupiaux (le kanguroo), avec celle des grands primates, avec celle du groupe humain. Sans doute ce n’est là qu’une vue esthétique, mais on ne la retrouve pas en regardant ceux des mammifères qui passent, dans les vieilles classifications à la Hæckel, pour être les devanciers de l’homme. Darwin, inconsciemment guidé par ses souvenirs bibliques, a fait traditionnellement de l’homme le couronnement de la création, même de la création naturelle, mais le savant de bonne foi et sans préjugés est troublé quand il regarde la main humaine, et ensuite la main batracienne ou la main saurienne. Comment croire que la nature, après avoir produit toute la série des mammifères, a tout d’un coup retrouvé la main qu’elle avait oubliée depuis les primates ? Ce serait contraire à toutes ses habitudes logiques. L’homme tertiaire ne me surprend, ni ne m’émeut. Travaillez, creusez la terre, vous en trouverez bien d’autres.
La « Protestant Episcopal Church of America » veut être désormais appelée « The Holy Catholic Church of America », c’est-à-dire la « Sainte église catholique américaine ». Est-ce pour embêter la vraie Église catholique, celle du pape et de la messe ? Est-ce un accès de mégalomanie, ce qui est américain ayant droit tout naturellement à l’universel ? Le catholicisme n’est pas plus universel que l’anglicanisme, pourquoi serait-il seul à se parer de ce titre prétentieux ? Je ne sais. Les journaux américains polémiquent à ce sujet, qu’ils n’ont pas su me rendre limpide. Cette Église américaine est une dérivation directe de l’Église anglicane telle que réformée par Henri VIII et même elles ne font moralement qu’un même corps. C’est la moins protestante de toutes les confessions protestantes, au point que sous Léon XIII se posa la question de la validité des ordinations anglicanes. Elle se fondrait peut-être dans le catholicisme si celui-ci faisait quelques concessions qui ne seraient qu’un retour à un état ancien de ses dogmes et de sa discipline. Ce serait un grand malheur et si, par hasard, un rapprochement se faisait aussi avec l’Église orthodoxe grecque, le monde se trouverait serré dans un réseau dogmatique extrêmement fort. Je ne dis pas qu’une telle union soit probable, mais seulement qu’elle est possible. Le pape alors disposerait d’un budget énorme et on verrait peut-être une domination ecclésiastique comparable à celle que supporta le moyen âge. Les Américains ne regardent pas si loin. Ils sont choqués de voir mépriser ce nom de protestant qui est cher à la grande majorité d’entre eux. Nous autres, nous n’y verrons qu’une misérable ambition de la vanité cléricale et nous nous garderons de prendre parti. Qu’ils s’appellent comme ils voudront, ils ne nous feront pas moins rire.
On n’a jamais bien pu savoir quelle était la religion des Chinois. Il est convenu que les lettrés, c’est-à-dire les gens distingués, les mandarins, pratiquent une sorte de religion civile ou philosophique, qui est la vénération de Confucius. Pour le peuple, il est bouddhiste. Les missionnaires, cependant, ont trouvé ce bouddhisme bien impur et ce confucianisme assez trouble. En somme, a dit l’un d’eux, qui avait une assez nette érudition chinoise, ce qui règne en Chine, du haut en bas de la société, c’est une formidable superstition, très compliquée. Et cette vue semble assez juste. Les Chinois, qui n’ont aucunement l’esprit religieux, ont l’esprit superstitieux très développé. Ils ressemblent assez, sous ce rapport, aux anciens Romains, et toute pratique magique leur semble redoutable. Ils ont été longtemps à comprendre qu’il vaut peut-être mieux en tirer parti que de les persécuter ; mais ils y sont venus enfin, et voilà qu’ils convient les sectes chrétiennes à prier pour la nouvelle République. Espérons que cette extension de la superstition chinoise sera favorable au présent état de choses. Elle le sera surtout aux missionnaires américains qui pullulent en Chine. Tout va très lentement chez les jaunes, mais il est fort possible qu’ils se laissent peu à peu gagner au protestantisme, comme ils se laissèrent jadis gagner au bouddhisme. Mais, de même que leur bouddhisme, il est probable que leur protestantisme sera toujours nominal, et que c’est la basse et non la haute superstition qui continuera à régner dans les esprits. A ce propos, je voudrais bien savoir si la République se mêle toujours, comme l’empereur, de régir le monde invisible et d’y faire des nominations. Quand un général, même un simple officier, s’était distingué par ses services, par un acte de dévouement, l’empereur, à sa mort, le nommait génie de telle montagne, telle forêt, tel fleuve. Il y avait de l’avancement, des permutations entre génies comme entre militaires. J’espère que cela dure toujours. Mais pourquoi rire ? N’avons-nous pas chez nous trois classes de saints, avec avancement possible ? Toutes les religions, toutes les superstitions se ressemblent.
Dans le fatras de nouvelles hétéroclites que certains journaux enregistrent à la manière anglaise, sans choix et sans goût, on pouvait lire, avant-hier, entre un assassinat et un cambriolage extravagant, celle qui relatait la promotion de la défunte petite Bernadette, de Lourdes, au grade de vénérable dans la milice céleste. L’Église a résisté à la canonisation des gamins visionnaires de La Sallette, maintenant à peu près tombés dans l’oubli ; la bergère de Lourdes a eu de meilleurs et de plus généreux protecteurs et la voilà sur les autels. Il paraît que Lourdes a moins vieilli, on y fait encore des miracles, que des médecins et des philosophes s’amusent même à contester, ce qui est bien inutile. Le miracle étant absurde semble tout indiqué comme preuve de l’absurde, mais souvent il dépasse le but. Au fond, le genre admis, il ne signifie rien. Le miracle est fort commun. Il n’est pas d’hôpital, de maison de santé, de clinique qui n’ait eu à enregistrer fréquemment des guérisons qu’on appellerait miraculeuses dans un milieu dévôt. On ne connaît pas encore toutes les ressources de la physiologie animale. Je dis animale parce que j’ai observé récemment un véritable miracle sur un chat. Cette bête, donc, passa sous la roue d’une automobile et en sortit absolument aplatie, mais non morte. On croyait que ce n’était qu’une question d’heures : deux jours après, le chat se regonflait, buvait du lait, commençait à remuer. A cette heure, il va bien. Le chat, d’ailleurs, est sujet aux miracles, sa vitalité est prodigieuse. Mais il paraît que les puissances célestes ne s’occupent pas des animaux et qu’il faut leur intervention pour qu’il y ait miracle. Elles n’agissent que sur l’imagination et l’animal n’a pas d’imagination. L’homme en est abondamment pourvu, ce qui lui permet de prendre constamment des vessies pour des lanternes, ce qui est le vrai miracle, le miracle perpétuel. Ouvrière de cette belle œuvre, la petite Bernadette a donc bien mérité son avancement posthume.
Les Turcs, qui n’ont pas le culte de la mort, font de leurs cimetières des lieux de promenade et d’agrément ; les Français, qui l’ont à un haut degré, obtiennent souvent le même résultat. Il est peu d’endroits plus pittoresques et plus plaisants que le cimetière de Bonsecours, près de Rouen, situé sur une colline d’où l’on a la vue la plus magnifique sur la ville et sur la vallée de la Seine. Bonsecours est un lieu de pèlerinage et un lieu de promenade. Il y a une église et un casino ; on y chante des cantiques, cependant que le phonographe y étale ses flons-flons ; on y consomme force eau bénite et force limonade gazeuse, les deux commerces se prêtent un mutuel appui ; mais le grand attrait de Bonsecours, c’est son cimetière, endroit privilégié au sens pieux comme au sens esthétique. Il est immense et l’on se demande tout d’abord par quel miracle tant de gens sont venus mourir dans la petite paroisse de Blosseville-Bonsecours. Le mystère est impénétrable pour ceux qui ne savent pas que c’est un acte de piété de se faire enterrer là : on y vient de Rouen et des environs, on y vient jusque de Paris. C’est, en effet, une croyance que les morts inhumés à Bonsecours n’ont rien à craindre du jugement dernier et qu’ils peuvent compter sur la bienveillance du juge suprême : on ne sort de la terre Bonsecours que pour aller en paradis. Parmi les gens qui ont voulu reposer là se trouve le poète José-Maria de Heredia. J’ai en vain cherché sa tombe, mais je sais qu’elle y est. Cela fut dans le temps annoncé par les journaux. Une telle superstition n’est-elle pas bien curieuse ? Je ne sais si elle est ancienne, mais elle est très vivace. Le cimetière grandit d’année en année et on y retient sa place d’avance.
Je disais hier, au cours d’une conversation, que les hommes sont si bêtes qu’on ne les trompe pas encore assez. C’était à propos des spirites, dont on vient encore d’en surprendre un en flagrant délit de fraude. Le plus curieux, c’est qu’il fut pincé par un de ses partisans, indigné de ce que les guéridons ne se missent pas à courir tout seuls et qu’il fallût pour cela un système d’ailleurs fort ingénieux, de fils invisibles et de mouvements subreptices. C’est, paraît-il, celui-là même qui avait fait voir une matérialisation à M. le professeur Richet, physiologiste éminent ! Après cela, on peut tout se permettre et tout promettre. Un physiologiste, un homme qui sait ce que c’est qu’un tissu vivant, croire qu’une jonglerie peut faire naître des corps organisés, des corps qui respirent ! Mais non ? Newton faisait bien de la théologie et raisonnait là-dessus tout comme un imbécile. Pascal croyait aux amulettes et aux miracles de la Sainte-Epine. Pasteur était enclin à la piété. L’intelligence ne préserve pas d’une certaine crédulité. Comment voudrait-on que le commun des hommes en fût exempt ? L’humanité, d’ailleurs, est peut-être mieux ainsi. Si on pouvait rendre les hommes strictement raisonnables, ils se trouveraient probablement doués d’une telle sécheresse qu’ils en deviendraient fatigants, peut-être inaptes à la vie. La vie, en effet, est un acte de confiance, un acte de naïveté et de crédulité. On arrive à chaque âge avec une expérience parfaite. Pour aller plus avant, il faut nécessairement croire qu’on va enfin trouver le bonheur. C’est cela qui rend supportable la conscience d’être. Nietzsche disait que la bêtise est une condition de vie. Après un mouvement d’humeur, il faut s’accommoder de cela. Pascal a dit autrement : Abêtissez-vous. Achetez un chapelet, un guéridon magique ou un moulin à prières. Est-ce que cela vous répugne ? Est-ce que vous ne voudriez pas être heureux ?
Les dispositions de l’homme à la crédulité, au surnaturel, au merveilleux n’ont pas varié depuis le commencement des siècles et un journaliste, à propos de vulgaires phénomènes d’hystérie, nous confiait l’autre jour, en de moins bons termes que Racine, mais avec autant d’ingénuité : « Quel temps fut jamais plus fertile en miracles ? » Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de miracles que ceux créés par notre ignorance. Percevoir un miracle, il n’y a pas de quoi se vanter. C’est le moment de rougir, voilà tout. Cela prouve qu’on est doué d’une intelligence pareille à celle des enfants ou à celle des sauvages. Quand donc enseignera-t-on dans les écoles la méthode préservatrice de la crédulité ? Cela remplacerait avec avantage les notions inutiles et même un peu sottes dont on charge les jeunes esprits. Des journaux populaires, cependant, se font les moniteurs du miracle. L’autre jour on découvre un enfant atteint de la maladie appelée « écriture en miroir », c’est-à-dire qu’il voit et qu’il reproduit les objets renversés. Miracle, n’est-ce pas ? Hier c’était une jeune hystérique atteinte de dermographisme. Miracle, miracle ! Ah ! oui, je veux bien qu’il y ait des miracles, mais ce ne sont pas les choses extraordinaires qui sont miraculeuses, mais celles de tous les jours : le soleil qui se lève, la feuille qui s’ouvre, le grain de blé qui lève et nous-mêmes, qui vivons, qui pensons, qui sentons le chaud et le froid, dont l’émotion constricte le cœur et tout le reste. Rien de plus ordonné, de plus quotidien que le miracle. Nous marchons dans le miracle, nous respirons dans le miracle. Le miracle, c’est l’ordre. La bêtise humaine, si admirablement constante et semblable à elle-même, voilà le miracle. Mais le désordre, je le reconnais, est aussi un miracle. Il y a les planètes et il y a les comètes. Le désordre n’est qu’une apparence.
L’autre mardi, étant innocemment sorti pour quelques emplettes, je m’aperçus que la plupart des boutiques étaient fermées et que le sol était couvert de taches bleues. Oui, bleues, en vérité. Ayant compris la signification de cette couleur, qui, çà et là, se teintait de rouge, je m’enfuis vers le Bois de Boulogne, où je m’assis sous les arbres. C’est une chose, je crois, qu’on ne fit jamais, à cette date de l’année, et j’en éprouvai une certaine satisfaction : je participais à un phénomène. Les journaux ont dit que cette température fut pareille en février 1887, mais je n’en ai aucun souvenir. Pour un peu, je me figurerais qu’on ne s’intéressait pas autant, il y a vingt-cinq ans, aux questions de température. Mais ce serait une illusion, bien qu’on vécût plus enfermé qu’aujourd’hui. Les anciens chroniqueurs, qui ne notèrent souvent qu’avec un sens bien vague de la réalité les grands événements de leur époque, ne manquent jamais de renseigner la postérité sur le temps qu’il faisait. A les croire, chacun vécut parmi une succession de phénomènes. C’est un hiver où on coupait le vin à la hache, où l’encre gelait dans les encriers. Ce sont des étés où les arbres spontanément s’enflammaient, où les rivières à sec s’empuantissaient de poissons morts. On sent, en tout cela, la vanité d’un homme qui veut faire croire et qui peut-être croit qu’il a vécu en des temps exceptionnels, marqués par les destins pour de grandes choses qui ne sont pas advenues. Le sentiment des promeneurs qui s’asseyaient sous les arbres à une date de l’année où généralement on ferme avec soin ses fenêtres, est de cet ordre. On jouit d’un privilège. Quoi qu’il arrive, on sera celui qui a été le témoin d’un caprice de la nature, celui qui, plus tard, racontera cela aux enfants incrédules. Et l’on aura, à son tour, l’aspect d’un phénomène.
L’été, saison heureuse ! Cela dépend un peu des points de vue. Je vois, par exemple, des couvreurs qui refont un toit sous mes yeux et qui passent tout le jour sur un échafaudage, au soleil. Est-ce vraiment pour eux la saison heureuse ? Mais quelle est la saison heureuse pour les ouvriers de plein air ? Peut-être qu’il n’y en a pas. Elle n’est pas spécialement heureuse non plus pour moi qui travaille à l’ombre. Certes, on peut laisser sa fenêtre ouverte, mais cela fait qu’il entre beaucoup de bruit dans la chambre. Belle saison pour les voyages, mais tout le monde ne voyage pas. Il n’y a même qu’un nombre très restreint d’êtres humains qui s’en vont à la mer ou à la montagne ou qui courent les routes. Le mois d’août n’ouvre guère les portes qu’à ceux qui ne sont pas sous le joug d’un labeur. Que de gens ne s’aperçoivent du plein été que par le redoublement de la chaleur ! Mais il est convenu que de ceux-là on ne s’occupe pas. Ils ont d’ailleurs d’autres plaisirs et il est probable que pour la plupart d’entre eux, une saison à Trouville serait d’un mortel ennui. Il y a donc tout de même quelques personnes qui jouissent de l’été ; il est vrai qu’elles jouissent également de l’hiver et généralement des quatre saisons. Mais c’est par métaphore seulement que l’on dit que le Paris d’été se vide, car il se remplit en même temps. Pour bien montrer que cet exode estival n’est qu’une mode, c’est le moment que choisissent pour y venir beaucoup d’étrangers et d’habitants de la province. Je crois donc que le besoin est surtout de changer d’habitudes une fois l’an. Aussi l’été est le grand moment où les amours finissent, où les amitiés se détendent, et voilà enfin comme je définirais le temps des vacances : la saison de l’oubli.
Il paraît qu’il y a une jurisprudence touchant le secret des lettres entre mari et femme. Le mari a le droit de lire et même d’intercepter les lettres que reçoit ou qu’écrit sa femme, mais la femme n’a aucun droit de ce genre. Elle en est réduite à regarder avec mélancolie ou colère les lettres que le mari écrit à sa maîtresse et, pour celles qu’il reçoit, à les chiper en secret ou à forcer le meuble où il les cache. Mais quand elle se livre à ces actes repréhensibles, elle viole le droit conjugal. Quel rapport cette jurisprudence a-t-elle avec les mœurs ? Je pense qu’elle n’en a quasi aucun et que les cas de ce genre soumis aux tribunaux furent excessivement rares. Quand, d’ailleurs, un couple en est arrivé là, il ferait mieux de se séparer que de mettre les juges au courant de ses petites affaires. Dans la pratique, ou bien la lecture réciproque des lettres est une habitude, ou bien chacun garde pour soi sa correspondance. Quelle femme bien née voudrait se plier à une telle tyrannie ? On fait des choses de bonne volonté auxquelles on résisterait jusqu’à la mort si elles étaient exigées au nom d’un droit, fût-il conjugal. L’honnête homme contemporain a bien le respect de la correspondance, et jusqu’au scrupule, jusqu’à la peur. Mais il arrive que le même honnête homme, quand il se réveille marié, se réveille Othello. Il se sent propriétaire et propriétaire d’une femme, ce qui ne lui cause pas peu de fierté et quelquefois lui brouille les idées. Tout dans cette femme lui appartient ; corps et pensée sont à lui. La femme, qui a perdu plusieurs choses dans l’opération, entre autres son nom, a parfaitement conscience de cet état et, devenue possession, en éprouve également de la fierté. C’est à ce moment-là que se prennent les bonnes et les mauvaises habitudes. Si les maris ont acquis le droit de surveiller la correspondance de leur femme, c’est peut-être que les femmes n’ont pas su défendre leur liberté.
On vient de découvrir que les enfants ne savaient pas jouer comme il faut. Il y a donc maintenant, dans les écoles qui se respectent, une classe de jeu comme il y a une classe d’arithmétique, des cours de thèque, comme des cours de géographie. Bien plus, on a fondé une école normale des jeux et il y aura des professeurs agrégés de jeux. Enfin les jeux serviront à quelque chose et, en jouant au cheval-fondu, un enfant sage pourra avoir conscience de ne pas perdre son temps et même de préparer son avenir. En revanche, on verra des cancres du jeu punis pour avoir raté leur composition en saute-mouton ou des paresseux pour avoir négligé les billes, les barres ou la balle. L’école, partout l’école, partout le professeur, le régisseur, le maître des règles, celui qui a le droit de vous donner sur les doigts et de vous faire recommencer le mouvement, sans compter les professeurs d’énergie et les professeurs d’élégance. Ah ! comme nous aurions envoyé promener le pion qui nous eût dit : « Ce n’est pas comme cela qu’il faut jouer ! » Mais on prépare maintenant des générations dociles et sans initiative, des générations à mot d’ordre, qui ne sauraient bouger sans en avoir reçu la permission des autorités. Heureusement que les maîtres n’ont pas non plus beaucoup d’initiative ni beaucoup d’imagination. Ils enseignent mécaniquement ce qu’ils ont appris mécaniquement. Et je ne parle pas seulement des maîtres dans l’école et dans la classe, je parle des maîtres dans la vie. Nous devenons un peuple si docile qu’ils pourraient manier à leur gré la pâte humaine. Ils ne savent comment s’y prendre. La moindre nouveauté les effare. Pourvu qu’ils enseignent quelque chose, ils sont contents et n’en demandent pas plus. Soyez certain que le professeur de billes est pleinement satisfait de son importance. Il convoite peut-être les palmes, mais c’est tout.
On vient de découvrir à Paris une école supérieure de navigation qu’on a fondée on ne sait quand pour fournir d’officiers les bateaux de commerce. Mais le commerce n’a jamais voulu entendre parler des produits de cette école. Il n’a pas confiance en cet enseignement théorique ; il estime qu’un marin se prépare sur l’eau et que c’est en naviguant qu’on devient navigateur. Alors les diplômés de l’école supérieure de navigation font généralement leur carrière comme comptables ou commis de nouveautés. Aussi pense-t-on à la transporter au Havre, où peut-être servira-t-elle à quelque chose. C’est bien possible, bien que cela ne soit pas certain. La meilleure école, quelle que soit la carrière, sera toujours l’apprentissage. Du temps qu’il n’y avait pas d’écoles, de grandes écoles, il y a très longtemps, il y avait sans doute moins d’hommes de métier pourvus d’une bonne instruction technique moyenne, mais c’était aussi l’époque des audacieux et des innovateurs. De quelle école sortait Du Guesclin et de quelle école sortait Jean-Bart ? De quelle école sortirent les architectes de nos cathédrales, que tout l’effort d’un architecte de maintenant serait de copier ? A quelle école Rembrandt ou Titien avaient-ils appris leur métier ? Destructrice d’art, l’école est peut-être aussi destructrice de science et destructrice d’invention et d’énergie. L’école vient en aide aux esprits paresseux et peut-être qu’elle refrène les esprits actifs. Je ne voudrais pas pousser cette idée à l’extrême, chaque stade de civilisation a ses exigences et ses habitudes, mais enfin avant les écoles des Ponts et Chaussées, on savait construire un pont et on savait faire une route, et on n’a pas attendu l’école de navigation pour savoir naviguer. Il ne faut pas croire que lorsqu’on a organisé une école supérieure, on a créé un centre de progrès. On a créé un centre de conservation, voilà tout.
Les journaux allemands n’avaient pas tout à fait tort de souhaiter une sérieuse enquête sur le cas de ce bourgmestre qui a tout quitté pour venir s’engager dans la Légion étrangère, car son cas est bien singulier et les déclarations du personnage même n’en ont pas entièrement percé le mystère. Il n’y avait pas de doute que son engagement eût été pleinement volontaire, mais quelle était la qualité de cette volonté ? Elle semble très saine et très décidée. Cet homme qui est un ancien officier réformé pour accident s’est trouvé, une fois guéri, repris d’un goût si vif pour le métier militaire que le voilà à Saïda, se destinant fiévreusement au caporalat. En attendant le modeste galon, il se déclare très content de son sort. Il ne regrette rien de sa vie passée qui fut pourtant, en un certain sens, brillante, mais qui ne lui aurait, dit-il, apporté que des déboires. En somme, il a l’air d’un esprit faible, qui ne se sent en parfaite sécurité que sous la tutelle d’une discipline. Des fonctions qui lui demandaient une certaine initiative ont toujours dû lui paraître très lourdes et l’on conçoit qu’il soit à l’aise dans une vie où presque tout lui est commandé, où il n’a à s’inquiéter de rien qu’à pourvoir à certaines tendances sentimentales. Obéir et faire librement de la musique, cela comble ce grand enfant. Il a retrouvé à Saïda un compatriote comme lui dans la Légion, un autre qui s’est fait professeur de piano et cela lui suffit comme patrie. Avec cela des idées guerrières, mais sans but déterminé. Il veut se battre, peu lui importe l’adversaire. Ah ! comme il fait comprendre, ce bourgmestre, l’âme de ces vieux êtres qui prenaient du service pour le plaisir, n’étaient féroces que par ordre et se trouvaient heureux partout où l’on échangeait des coups et partout où l’on obéissait. Peut-être, en effet, n’est-il pas si exceptionnel qu’on pourrait le croire tout d’abord. Il semblerait même assez représentatif d’une race peu exigeante et qui ne possède que deux ou trois sentiments élémentaires, d’une race amorphe et qui n’acquiert quelque valeur que par la qualité de ses maîtres.
Nous nous croyons bien libres de préjugés et au fond nous avons conservé presque tous ceux du vieux temps auxquels nous en avons ajouté de nouveaux. Celui de l’inauguration est un des plus tenaces. Il semblerait qu’une chose est finie quand elle est faite et qu’il n’y a plus rien à ajouter à un pont, à une rue, quand on passe librement, qu’ingénieurs et ouvriers ont quitté la place. Erreur. Il reste encore à l’inaugurer. C’est ainsi qu’on vient d’inaugurer le boulevard Raspail où le public passe de bout en bout depuis plusieurs années. Je sais bien, la fête n’est qu’un prétexte à palmes, mais quelle utilité y a-t-il que des messieurs sans élégance viennent en personne faire semblant d’être les premiers à parcourir cette voie déjà banale ? Cependant les habitants seraient froissés si on négligeait cette formalité. C’est un usage, bien plus, c’est un rite. Je ne sais plus si van Gennep s’en est occupé dans ses Rites de passage, qui concernent surtout la vie humaine et en marquent les étapes, mais l’inauguration est évidemment un acte rituel et qui, dans l’origine, eut pour but de conjurer les puissances naturelles et de leur imposer le respect d’une nouveauté. Ce n’était pas sans doute une petite affaire, dans les temps primitifs, d’établir un pont au-dessus d’une rivière. Il y fallait des cérémonies d’une complication décourageante et d’abord l’assentiment des génies de la rivière troublés dans leur possession. Ensuite l’Église les exorcisa et il n’y a pas longtemps qu’elle est exclue de la cérémonie. En beaucoup de régions on passerait avec répugnance sur un pont qui n’aurait pas reçu le baptême. Et nous y voilà : toute inauguration est un baptême.
Il y a quelque temps, un magazine convia les lecteurs américains à énumérer les sept merveilles du monde moderne et un journal vient de reprendre chez nous cette idée. La mode est à l’enthousiasme. Les sept merveilles, c’est une invention grecque dont on ne sait pas bien l’origine, mais qui ne semble pas antérieure aux conquêtes d’Alexandre, ce grand fait qui révolutionna l’antiquité. Un rhéteur du premier ou du second siècle imagina de codifier cette notion et d’en établir le canon. Il fit à ce sujet un traité fort sérieux et depuis ce temps les sept merveilles furent à jamais spécifiées. Plutarque n’aurait pas su les réciter telles que nous les connaissons. Il cite comme une de ces sept merveilles un certain autel d’Apollon à Détos qui était tout entier façonné de cornes assemblées sans lien ni mortier. Cette merveille enfantine a disparu du catalogue définitif et comme il fallait qu’il y en eût sept, ni plus ni moins, on la remplaça par le phare d’Alexandrie qui était au moins une merveille utile. Quelles seront nos sept merveilles ? Il est à croire qu’elles seront toutes de ce dernier genre, car nous ne sommes guère aptes à concevoir une merveille qui ne servirait à rien. L’idéalisme des anciens est loin de nous, mais moins qu’il ne l’est de l’esprit américain. Les Américains ont cité en tête des merveilles modernes, le four électrique ! Voilà une idée qui ne viendra pas à un citoyen français. Ils ont nommé encore la soudure électrique, qui fait gagner beaucoup d’argent à leurs métallurgistes : c’est un point de vue. Le Français, qui a encore de la rêvasserie dans la cervelle, ne manquera pas de faire une belle place au phonographe ! Les merveilles qui enchantaient l’imagination des anciens étaient presque toutes architecturales. Nous n’avons pas cela à craindre, puisqu’il n’y a plus d’architecture.
Dans une de mes rares sorties, j’ai rencontré l’homme qui exerce la profession qui m’est la plus antipathique : il se promène. Ce m’est d’ailleurs une bien singulière fatalité : moi qui ne sors jamais sans but, j’ai trouvé cet homme, qui n’en a d’autres que la locomotion, dans un tas d’endroits où un motif raisonnable me poussait, souvent même la nécessité. Il n’est pas très riche, il n’a pas de goûts particuliers, il ne sort pas, comme font les femmes, pour voir les magasins, pour éprouver, suivre ou vaincre la tentation. Il ne sort pas non plus pour chercher des aventures : il est atone et apathique et puis, il ne saurait comment s’y prendre, il est timide, maladroit et indifférent. Il ne sort pas davantage pour jouir de la rue, du mouvement, des couleurs, des physionomies ni des allures ni, quand il pousse jusqu’au bois ou jusque vers quelque jardin excentrique, de la grâce des arbres, de leur verdure heureuse ou des changements que leur imposent les saisons. Non, il sort parce qu’il est moins ennuyeux de marcher sous le ciel que sous un plafond, et il marche dans les rues comme il marcherait sur une route : comme il est civilisé, il appelle cela se promener. Ils sont beaucoup de professionnels de la promenade, à Paris. Ne leur demandez pas, le soir, ce qu’ils ont vu dans la journée. Ils n’ont rien vu, parce qu’ils ne savent pas regarder. Regarder demande un effort et une intelligence qu’ils n’ont pas. Puis ce n’est pas leur affaire. Il y a des gens pour cela, comme il y en a pour se promener : ils se promènent. Que font-ils quand il pleut ? Ils hantent les passages et les auvents d’où ils regardent pleuvoir. C’est même la seule chose qu’ils regardent, parce qu’elle contrarie leur passion. La pluie est le seul spectacle dont ils se rendent compte et peut-être le seul où ils aient conscience d’eux-mêmes.
Je suis bien près de l’approuver, ce maire qui a défendu l’exécution de la Marseillaise. Si cet hymne a encore quelque valeur d’entraînement, c’est à condition qu’on n’en abuse pas. Autrement il devient une rengaine et vraiment, on l’a tant prodigué, qu’il donne plutôt l’envie de se réfugier chez soi que de courir à sa suite. La Marseillaise sert à tout, à accompagner les festins officiels, à ouvrir les concours de veaux, à inaugurer les bustes des célébrités départementales et à un tas de choses aussi incomprises et pour laquelle elle n’a pas été faite. Elle y perd toute signification. Comme on entend mentalement les paroles à mesure que va la musique, on se demande ce que veut dire : « Le jour de gloire est arrivé », quand il s’agit de planter un flot de rubans sur l’échine d’un bœuf ? « Aux armes, citoyens ! » quand il s’agit d’attaquer le veau froid aux cornichons ? Cela prête à rire. Mais surtout l’abus de la Marseillaise a fait qu’elle dégage un profond ennui. Sans doute, il faut qu’un hymne national soit connu, mais pour cela il est inutile qu’il soit galvaudé. Pourquoi ne pas accompagner chaque cérémonie d’un air qui lui soit bien adopté ? On ne se douterait vraiment pas, à entendre toujours les mêmes sons, que la musique instrumentale se soit si prodigieusement enrichie depuis soixante ans. Il y a dans cet air à tout faire, je ne sais quel aveu blessant de pauvreté.
Que l’on garde donc la Marseillaise pour les cérémonies militaires. Aussi bien ne convient-elle qu’à des soldats. C’est une marche entraînante. Eux seuls peuvent sans ridicule répéter à satiété : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! » La Marseillaise n’a peut-être été belle que lorsqu’elle était défendue. C’est probablement ces temps-là que veut faire revivre le maire de Troyes.
La loi défend aux automobiles de faire plus de trente kilomètres à l’heure sur les routes et plus de vingt dans les agglomérations. Un magistrat, qui eut souvent à juger les chauffeurs en délire, le rappelait l’autre jour aux intéressés et au public, lequel est fortement intéressé, lui aussi, dans la question, car c’est lui qui fournit la chair à pâté. Tout en s’indignant que la loi ne soit pas mieux respectée, ledit magistrat proposait d’en porter le taux à quarante kilomètres. Est-ce bien fait pour calmer le délire des automobilistes ? Tout au plus pour les faire rire un instant et converser entre augures sur le ton récréatif. Voyons, monsieur, qu’auriez-vous pensé d’une loi prudente qui, il y a vingt ans, eût enjoint aux voitures de ne pas dépasser deux lieues à l’heure sur les routes et de traverser les villages ou suivre les rues au pas ? Vous l’eussiez jugée sévèrement exigeante et destinée à être peu observée, car étant magistrat vous n’ignorez pas toute la psychologie humaine. Mettre entre les mains d’un homme un instrument et lui défendre de s’en servir, ce serait bien hasardeux déjà si les hommes étaient des êtres raisonnables, mais comme ils ne le sont pas, c’est bien plus que hasardeux, c’est proprement insensé. Il est dans la nature de l’homme d’aller jusqu’au bout de son droit, jusqu’au bout de sa force. Monté sur une voiture qui peut faire soixante, quatre-vingts, ou cent kilomètres à l’heure, il la lancera, au moins de temps à autre, à toute vitesse, parce qu’il lui est impossible de résister à un pouvoir dont il ne sent pas immédiatement le danger. Est-ce que votre expérience de l’homme ne vous suggère pas que le seul moyen de réfréner les vitesses folles serait de les rendre impossibles ? Mais confiez donc cette idée aux constructeurs : Ils riront, toute le monde rira et tout le monde continuera à se casser la figure. Ainsi le veulent les tendances de l’esprit humain.
Voilà que les potaches se réclament de la loi du repos hebdomadaire, pour éviter la retenue du dimanche, et je trouve qu’ils ont parfaitement raison, non seulement parce que c’est la loi, mais parce que la retenue est un supplice imbécile et le seul qu’on ne devrait pas avoir même l’idée d’appliquer à un enfant. Pour avoir parlé mal à propos ou pour avoir négligé d’apprendre ses leçons, un enfant n’en a pas moins besoin de se reposer, de jouer, de prendre l’air. Son crime n’est pas de ceux qui réclament la prison et les travaux forcés. Celui qui se plaint fut condamné à passer ses après-midi du dimanche, de deux heures à six heures, à copier on ne sait quoi, mais ce n’est pas là l’important, à rester assis, voilà le point grave, pendant que ses camarades se promenaient, se livraient à un de ces sports qui, pour être imbéciles, n’en sont pas moins salutaires. Vraiment, j’aimerais mieux le système anglais. Oui, les verges : cela vaut beaucoup mieux pour un enfant que la prison. Si l’on ne veut pas en venir là, il faudrait du moins trouver quelque chose de moins néfaste que la retenue, de moins absurde que le pensum. Comme je n’ai pas précisément l’imagination pénitentiaire, ce n’est pas moi qui me chargerai de trouver le châtiment propice aux indisciplinés et aux paresseux. Je crois bien qu’à la place de leurs maîtres, je ne les punirais pas du tout. J’ai vu employer ce système et, si étonnant que cela paraisse, il donnait de bons résultats, du moins pour les paresseux. Un enfant dont on ne s’occupe pas, même que l’on néglige absolument, que l’on feint de ne pas même voir, que l’on considère vraiment comme inexistant, ne tarde pas à être humilié d’un tel traitement et il fait quelques efforts. Il est vrai que cela dépend un peu des caractères. Il y a des paresseux absolus et qui jouissent de leur paresse. Mais les retenues et le pensum ont-ils donc la vertu de faire aimer le travail ? Je ne le crois pas.
L’abolitionnisme est une invention anglo-saxonne, scandinave, un peu allemande aussi peut-être, en tout cas protestante. Mais elle n’en est pas plus mauvaise pour cela. Que veulent abolir les abolitionnistes ? Tout simplement la dernière forme de l’esclavage, qui est, sous couleur de réglementer la prostitution, l’assujettissement de la femme à diverses lois qui ne sont faites que pour elles et qui souvent disposent de sa liberté. L’abolitionnisme est spécialement dirigé contre les maisons closes. Dans la France étatiste, ce mouvement n’a encore eu aucun succès. Cependant, épisode assez peu connu, il paraît qu’une commission fut formée à ce sujet par M. Combes. Elle avait même pris contre la réglementation les mesures les plus radicales (le contraire serait bien étonnant), mais la réforme est demeurée purement verbale (c’est assez l’ordinaire). La vérité est que cela n’intéresse personne, ni les uns parce que de telles questions leur répugnent ou leur font peur, ni les autres parce que la garantie de l’État leur semble salutaire, ni enfin les femmes soumises qui trouvent dans les règlements mêmes une certaine sécurité et dans les maisons closes un refuge assuré. Restent les philosophes et les féministes qui, pour des motifs qui ne diffèrent pas essentiellement, voudraient qu’on respectât la liberté des femmes comme on respecte la liberté des hommes en ce qui touche les rapports des deux sexes. Ils considèrent les règlements de police sexuelle comme un anachronisme. Beaucoup de médecins les considèrent également comme une vexation inutile. Il est du moins certain que les prostituées insoumises étant infiniment plus nombreuses que les autres, il n’y a aucune raison valable pour maintenir à l’égard de quelques-unes une réglementation à laquelle la plupart échappent. Un magistrat anglais répondait à un témoin qui se plaignait d’une prostituée : « En Angleterre, il n’y a pas de prostituées. Il n’y a que des Anglaises libres. » Nous sommes loin de concevoir ainsi la dignité humaine et la dignité nationale.
Le service intégral de deux ans avait déjà beaucoup favorisé les femmes qui se destinent aux professions libérales et de même aux professions commerciales, qui demandent un long apprentissage technique et des connaissances spéciales. Le service intégral de trois ans va achever de les mettre dans une situation tout à fait privilégiée et il est possible que l’on voie augmenter beaucoup, d’ici quelques années, le nombre des femmes médecins, des femmes avocates, des femmes commis de bureau. Déjà notablement plus précoces que les hommes, les voilà encore pourvues d’une avance de trois ans sur leurs concurrents. Elles feraient mieux d’en profiter au lieu de se plaindre éternellement d’un esclavage chimérique. Elles n’ont qu’à le vouloir pour déloger les hommes d’un tas de positions acquises. Mais il y aura un revers à cette conquête. Les hommes, gagnant de plus en plus difficilement leur vie, se trouveront de moins en moins enclins au mariage, d’où baisse probable de la natalité. On commencera à voir cela dans dix ans. Il faut prévoir aussi une diminution de l’expansion commerciale et beaucoup d’autres diminutions dans tous les domaines, que l’activité un peu incohérente des femmes arrivera difficilement à combler. En tout cas, le moment est unique pour elles et si dans un quart de siècle elles n’ont pas immensément accru leur importance sociale, c’est qu’elles ne sont bonnes à rien et que leurs revendications féministes ne sont qu’un mode des traditionnelles criailleries féminines. Mais, quoi qu’il arrive, il ne faut pas croire que la prolongation du service militaire puisse n’avoir de conséquence que dans l’ordre militaire. Tout se tient dans une société aussi complexe et aussi tassée que la nôtre et ce serait faire preuve d’une bien médiocre capacité politique que de ne pas considérer quelques-uns des retentissements très probables de la nouvelle loi.
« La médecine restera dans l’empirisme tant que la monarchie traditionnelle et héréditaire ne sera pas rétablie en France. » Quand j’ai lu le matin une belle phrase, j’ai du plaisir pour toute la journée, car si j’aime à raisonner, j’aime encore plus à entendre déraisonner. C’est pourquoi je goûte assez peu les écrits qui flattent mes opinions ou qui font appel au bon sens (chacun est d’avis que c’est la même chose). Une telle lecture d’ailleurs engendre la paresse de l’esprit. Les élucubrations adverses, au contraire, en éveillant la contradiction, le maintiennent en état de bataille. C’est sain, c’est ravigotant. Mais il ne suffit pas de la contradiction pour allumer de la joie ; il faut que cette contradiction prenne un tour bien absurde ou bien obscur, bien péremptoire, bien aphoristique. Je pense que la phrase ci-dessus répond à ces conditions. Je l’ai trouvée dans une citation, dois-je dire, et il est probable que je n’en connaîtrai jamais ni le commencement ni la suite. Mais y a-t-il une suite ? Cela m’a l’air de la conclusion d’un long raisonnement. Il doit être beau. J’y rêve. Cependant je ne me chargerais pas de le refaire. S’il s’appuie sur les bases historiques, j’ose dire que ces bases me sont inconnues, mais il y a tant de manières de lire l’histoire ! J’ai plutôt vu l’empirisme en médecine coïncider avec l’ancien régime, mais je ne voudrais pas établir une relation de cause à effet entre ces deux états. Peut-être que je suis un esprit timoré, mais cela m’est impossible. De même je ne vois pas bien comment on peut être amené à découvrir qu’une Restauration monarchique s’opposerait au règne de l’empirisme en médecine. Je dédie ce raisonnement, dont je n’ai découvert que la beauté, non le secret, au Spectateur, organe philosophique qui s’est fait un jeu de démontrer les mécanismes les plus complexes de la pensée. Voilà de quoi exercer sa perspicacité.
Le Touring-Club va essayer de défendre les forêts contre les vandales. Il faudrait intéresser à leur cause les vandales eux-mêmes, et cela sera difficile. Je pense qu’il ne suffira pas de leur réciter les supplications de Ronsard aux bûcherons de la forêt de Gâtine :
Ce bruit des haches qui faisait couler la sève et saigner le cœur du poète les réjouit au contraire ; si d’entières provinces leur appartenaient, ils les tondraient volontiers. Il en sera ainsi fatalement de toute chose belle qui peut se transformer en or. Comment atteindre ces gens-là et comment les attendrir ? Le seul moyen est peut-être de faire passer sous le contrôle de l’État les forêts qui subsistent encore. C’est ce qu’on va essayer de faire pour la forêt d’Eu. Mais il serait un peu socialiste de demander qu’on le fasse pour toutes les forêts qui appartiennent à des particuliers. Et puis, cela deviendrait vite un moyen de chantage contre l’État. Payez, où j’y mets la cognée sinon des moyens de ratissage un peu plus perfectionnés ! Le sentiment qui fait agir le Touring-Club est donc des plus louables et l’opinion publique lui en sera reconnaissante, même s’il n’arrive pas à toucher l’âme ligneuse des marchands de bois. Il l’essaiera peut-être encore en leur démontrant qu’ils ont intérêt à conserver les arbres qui protègent plus qu’ils ne le croient les pâturages et les labours dont du moins ils ne sauraient contester l’utilité. Mais quel contraste entre ces instituteurs et ces enfants du peuple qui travaillent courageusement à l’œuvre du reboisement des flancs de montagne et des hauts plateaux et ces grands seigneurs qui vendent leurs forêts pour qu’on en fasse des poteaux télégraphiques, des traverses de chemins de fer et du papier ! Je sais bien que les forêts sont soumises à un mauvais régime foncier, mais ne pourraient-ils consentir à un léger sacrifice pécuniaire, quand il s’agit d’entretenir des domaines si beaux et si utiles au bien général ? Espérons que l’on trouvera des arguments idoines à la dureté de leurs cervelles.
Il paraît que M. Hennion a entrepris de résoudre le problème de la circulation dans Paris. C’est peut-être s’avancer un peu. Disons toujours qu’il l’étudie. Cela donne confiance. Mais qu’il ne s’engage à rien. Si c’était la quadrature du cercle ? Comment faire à la fois qu’une ville soit populeuse, riche, affairée, avide d’air, de promenades, et que ses rues, la plupart très étroites, soient dénuées d’encombrement ? Comment satisfaire à la fois ceux qui vont à pied et ceux qui vont en automobile, ceux qui veulent aller vite et ceux qui veulent être bercés dans une lente voiture. Le plus court serait de s’en prendre aux habitants et de ne leur permettre de ne sortir de chez soi qu’à tour de rôle ; mais puisque ce n’est pas possible, le mal n’a guère de remède. On voudrait supprimer les fiacres maraudeurs. Ils sont une gêne, soit. Mais il est bien commode de trouver sous la main la voiture dont on a besoin. Il y a si peu de stations de fiacres à Paris. Il en faudrait quasi à chaque coin de rue ; mais cela serait une nouvelle source d’encombrement, d’autant plus que l’administration a soin de les placer presque toujours à contre sens, le long du côté où les voitures n’auraient pas le droit de se tenir, si elles étaient en marche ; de sorte que pour quitter son poste, il faut qu’un fiacre viole la loi élémentaire de la circulation et de même pour le regagner, au retour. Mais ce n’est peut-être là qu’un point secondaire. Le grand inconvénient est le peu de largeur de quelques-unes des voies les plus fréquentées. L’avenue des Champs-Élysées, de la Concorde au rond-point, devrait être élargie, et la place respective des voitures à chevaux et des automobiles mieux répartie. J’y étais hier. C’était infernal, et chaque fois que les agents faisaient arrêter la quadruple file, c’était un remous effroyable. Chauffeurs et cochers sont heureusement admirables de sang-froid et de précision. Sans cela Paris serait un bien pire chaos. Il ne faut pas les abrutir par des règlements trop compliqués. Leur liberté d’esprit est notre seule sauvegarde.
Est-ce parce que les traitements sont trop maigres que les candidats se font plus rares aux fameuses « places du gouvernement » si chères à toute la province ? Je ne le crois pas. Ce qui éloigne les jeunes gens c’est d’abord la difficulté de certains examens devant lesquels ils se sentent à la fois incapables et paresseux. Puis les examens, à tort ou à raison, ont une très mauvaise réputation. On tient dans le public qu’ils ne sont guère que le masque de la faveur et que les listes de réception sont établies d’avance. Est-ce vrai ? Si j’en devais croire mon expérience personnelle, je répondrais presque affirmativement. J’en ai des exemples certains. Mais il serait injuste de généraliser. Enfin, la troisième cause de cette pénurie est la non progression de la natalité d’une part et la progression du nombre des emplois d’autre part. Voilà la vérité. La France ne produit plus assez de jeunes gens. Il y a beaucoup moins crise du fonctionnarisme que crise de la population. Comme il y a moins de jeunes gens, il y a moins de candidats capables d’affronter un examen sérieux. On dit que les grandes administrations privées en ont tant qu’elles veulent. Sans doute, mais plus prudentes que l’État, elles ne réclament d’eux qu’une capacité élémentaire et d’ailleurs suffisante à l’expédition de la besogne qui leur écherra. Elles recrutent facilement leurs employés et pourtant elles les paient beaucoup moins encore que l’État et sans leur donner cette stabilité qu’il leur offre. Non, même avec les appointements actuels, c’est l’État qui aurait la préférence si les examens qu’il impose n’étaient pas décourageants pour la médiocrité des candidats. Mais en abaisser le niveau, ce serait faire un aveu bien humiliant pour la nation.
Les nouvelles de Panama sont mauvaises. Un glissement s’est encore produit le long du canal et il est probable qu’il s’en produira toujours en attendant le tremblement de terre qui ravagera tout, qui défera l’actuel canal et peut-être en creusera un autre un peu plus loin. L’isthme semble en effet destiné à être coupé par les soins mêmes de la nature. Mais l’homme de ce temps est impatient. Il a hâte de mettre en œuvre les magnifiques instruments que lui fournissent la science et l’industrie, et, malgré tous les glissements, toutes les catastrophes prévisibles, on passera prochainement par le canal de Panama et ce ne sera pas une révolution aussi grande que celle qu’a construite l’imagination des hommes. On s’en apercevra peu d’abord, mais surtout on s’y habituera si vite qu’on ne se souviendra plus des temps où un bateau devait faire le détour par le cap Horn. Il fut un moment où pour aller à Buenos Aires, on était obligé de suivre un itinéraire fantastique imposé par la prudence espagnole. Les bateaux d’Europe s’arrêtaient devant l’isthme, on transportait les marchandises à Panama. Là elles reprenaient la mer jusqu’au Pérou, puis s’engageaient dans la longue voie de terre qui mène par de durs chemins vers La Plata. Ces tyrannies absurdes ont engagé les colonies espagnoles à la révolte. Il est vrai que des facilités de communication auraient sans doute eu le même effet. Le canal de Panama en aura un que l’on peut prévoir avec certitude. Il facilitera la main-mise de l’Amérique du Nord sur l’Amérique du Sud qui déjà en dépend économiquement. Toutes les républiques du Pacifique y passeront. Mais cela est-il de nature à beaucoup nous passionner ? Réservons nos émois pour des choses moins lointaines.
L’État fabricant et commerçant est un être de raison, mais de bien peu de raison, ou du moins doué d’une sorte de raison mystérieuse, dont l’essence échappe au commun. Ayant fabriqué tabac et cigares, non seulement mauvais commerçant, il se désintéresse de la vente, mais il se fâche contre ceux qui la propagent et l’encouragent. « J’ai, dit-il, des préposés pour cela. Mon tabac et ses succédanés ainsi que mes timbres, mes allumettes et mon papier à vignettes se vendent généralement en des endroits parfumés à l’absinthe, au tord-boyaux et au vin bleu. C’est là et pas ailleurs qu’il faut acquérir mes produits et, les ayant acquis, il faut les consommer soi-même. Qui les revend, avec ou sans bénéfice, est coupable, encore qu’il ne m’ait fait aucun tort et qu’au contraire il ait augmenté la vente desdits produits, dont au reste, je me contrefiche. C’est ainsi. » Oui, c’est ainsi. On peut admirer ou ne pas admirer, mais il faut en tout cas renoncer à comprendre. Et pour montrer qu’il ne plaisantait pas, il a commencé par faire condamner à l’amende un maître d’hôtel, un seul, qui offrait contre rétribution des cigares achetés au bureau de tabac voisin. Il aurait pu, tout aussi bien d’ailleurs, en faire condamner cinq cents, ainsi qu’un nombre illimité de garçons de café, car tous exercent ce petit commerce au grand jour. On se demande quelle tête ferait le client si on refusait de lui servir avec son café le demi-londrès traditionnel et si on lui répondait : « Allez le chercher vous-même. » Peu importe que le prix soit majoré ou non, le bénéfice se retrouve dans le pourboire. Mais n’est-il pas bien comique aussi qu’on occupe des magistrats surchargés de besogne à juger des causes à ce point saugrenues ?
P.-S. — Les Finances ont donné de la présente histoire une interprétation différente. Ce ne serait qu’un avis à la fraude et à la contrebande. Il fallait le dire.
J’ai mis un point d’exclamation à la suite de cette modeste formule pour indiquer que, moi aussi, je sais en apprécier les bienfaits théoriques, quoique pratiquement, il ne m’a jamais été possible d’y retrouver mon chemin. Je viens de lire, sur ce mode de numération, un véritable dithyrambe et certes je n’ai pas l’intention d’y contredire, car il paraît que l’on reconnaît le mauvais Français essentiel à ce qu’il ne s’évanouit pas d’admiration devant une manière de compter à la fois si simple et si hermétique. Pourtant ! Eh bien, oui, je le dirai. Le système décimal est beaucoup plus maniable pour calculer les distances astronomiques que pour acheter des pommes de terre, du tabac ou du sucre et généralement toutes sortes de marchandises ; les praticiens du commerce, grand et petit, ont eu recours à toutes les ruses pour éluder cette manière de compter, tout en ayant l’air de scrupuleusement la suivre. Les marchandises, quelle que soit leur unité de poids ou de quantité, ne se divisent pas par dix, comme l’exigerait ce système idéal, mais par deux, par quatre, par huit. Vous n’obtiendrez que très difficilement, dans une confiserie, cent grammes de gomme, et il y a même des chances pour qu’on ne vous comprenne pas ; mais si vous énoncez un quart, vous êtes servi de suite. Or un quart, en jargon commercial, c’est cent vingt-cinq grammes, cela n’a rien de décimal. Les révolutions n’y ont rien fait. L’unité commerciale est toujours la livre et tout ce qu’on a pu faire, c’est de rendre la livre décimale, mais de la supprimer du vocabulaire, impossible. Les autorités ont de même inventé le boisseau décimal, le demi-setier décimal, la chopine décimale ; le peuple n’a pas cédé, s’il décimalise, c’est sans s’en apercevoir. Et que de choses échappent à la fameuse règle ! La marine compte par nœuds, la typographie par points ; l’heure n’est pas décimale ; regardez la mesure inscrite au bord de votre chapeau, à l’intérieur de vos gants, à la semelle de vos souliers, rien de décimal. Le système est resté, même en France, aussi superficiel que possible et les pharmaciens commencent à inscrire l’once sur leurs catalogues. Est-ce bien le moment du dithyrambe ?
Le jury est une très ancienne institution anglo-saxonne, c’est-à-dire datant d’une époque où l’Angleterre n’était encore qu’un mélange obscur d’Angles et de Saxons. Il a traversé la période danoise, la période normande, plusieurs révolutions ; on peut donc dire qu’il est parfaitement adapté à la psychologie de ceux qui sont devenus et demeurés des Anglais et dans lesquels on n’aperçoit aucune trace de désaffection pour ce mode de justice. Il n’en est pas de même chez les divers peuples qui l’ont adopté au temps où l’Angleterre passait pour être le modèle des gouvernements. En France, par exemple, le jury inspire de sérieuses inquiétudes. Mais c’est peut-être parce que nous n’en avons guère transplanté que la moitié. Nous confions bien au jury criminel le soin de juger les crimes, mais nous avons gardé et même perfectionné une magistrature de carrière qui est appelée à connaître des délits. De sorte que tout ce qui est grave est soumis à la jugeotte de l’épicier, de l’horloger et du cafetier voisins, mais que pour tout ce qui est léger on fait appel à des gens munis de diplômes conquis à la suite de longues études judiciaires et qui, de plus, ont fait des stages prolongés dans la maison de justice où l’on apprend à connaître la psychologie du délinquant. Cela a l’air d’un défi au sens commun et cela n’en a peut-être que l’air. En Angleterre, on sait que le jury a une compétence universelle : il connaît d’une escroquerie aussi bien que d’un meurtre. Criminels et délinquants sont donc également privilégiés, si le jury est un privilège. Mais, toujours si le jury est un privilège, que dire d’un système judiciaire où le criminel seul est privilégié ?
Ce que la censure perd d’un côté, il faut qu’elle le regagne de l’autre. Abolie pour les écrivains de profession et même il me semble pour les militaires, elle vient d’être rétablie pour les préfets et sous-préfets. Mais ce n’est rien auprès de la grande victoire qu’elle vient de remporter en Italie. Un groupe de femmes catholiques, m’apprend un journal italien, La Voce, a réussi à persuader au gouvernement que le cinématographe était immoral et dangereux pour les mœurs. Donc, dorénavant, tous les films italiens, qu’ils soient fabriqués à Milan ou à Palerme, devront être envoyés à Rome où une commission les fera défiler sous ses yeux ahuris, mais perspicaces. Elle veillera à ce que les scènes de plein air se déroulent selon la plus grande décence, qu’une des ombres n’y prenne pas sur une autre ombre un baiser intempestif et que lesdites ombres, si elles sont féminines, y soient enfermées dans des robes montantes, dans l’ombre, veux-je dire, d’une robe montante non moins que descendante, et que toutes ces ombres veuillent bien s’agenouiller devant la madone, quand il y a lieu, et montrent enfin la plus grande déférence pour toutes les convenances sociales. On dira que j’exagère, mais j’ai vu assez de films italiens pour juger qu’ils n’ont qu’un défaut, celui d’être parfaitement inanes et du sentimentalisme le plus odieux, quoique le plus convenable et le plus sirupeux. Qu’est-ce que la censure pourra bien trouver à reprendre dans ces histoires sans paroles et même sans intentions et qui dépassent en niaiserie nos films parisiens, ce qui n’est pas peu dire ? Tout de même, il y aurait peut-être une censure à exercer au cinématographe. Elle prohiberait l’absurde « film d’art » et ne tolérerait que le film sans art, celui qui est la représentation toute bête d’un fait ou d’un spectacle naturel. J’attends cette révolution pour me plaire tout à fait dans ce lieu de délices. Quel art serait le cinéma sans le film d’art !
Une demande en mariage qui n’aurait pas été précédée d’un accord complet entre les parties aurait beaucoup de chance aujourd’hui pour paraître quasi-injurieuse à une jeune fille. Il n’en était pas de même dans le milieu du siècle dernier. La question se traitait d’abord entre parents, à la Turque, et ce n’est qu’alors qu’on demandait son avis à la jeune fille. Progrès certes sur l’époque et les mœurs où la jeune fille n’est pas même consultée, mais méthode qui nous paraît encore un peu barbare. Un journal contait hier que c’est ainsi que s’accomplit le mariage de Pasteur. Il n’eut donc rien d’original. Comme tout le monde, en 1845, il considérait que la jeune fille n’existait que dans le futur. Lui parler, chercher à s’en faire aimer aurait été considéré comme de conduite irrespectueuse, presque suspecte, surtout dans les rigides familles bourgeoises de province. Il y avait un protocole sévère. Un jeune homme bien élevé ne pouvait songer à s’entretenir, je ne dis pas même d’amour, mais de mariage avec une jeune fille. On faisait sa déclaration à la famille qui la transmettait, si cela lui plaisait. J’estime cependant qu’il y eut toujours des jeunes gens mal élevés, c’est-à-dire qui aimaient à traiter ces questions dans les petits coins, heureusement pour les jeunes filles. Et il y a des gens qui regrettent ces mœurs et qui appellent l’époque où elles dominaient, le bon vieux temps ! Il doit y avoir peu de jeunes filles de cet avis. Elles ont dorénavant la prétention d’exister, d’avoir leurs sentiments propres, leur volonté. On peut les attaquer sans qu’elles perdent contenance ; la riposte ne leur manquera pas. Et je trouve vraiment cela un peu plus digne, quoi qu’on dise, et plus respectueux de la liberté des filles et de leur jugement. D’ailleurs, c’est toujours le dernier état des mœurs qui semblera le meilleur à un homme sensé.
On reparle, et plus sérieusement que jamais, d’un impôt sur les célibataires. Rien, en apparence, ne semble plus juste, mais ce n’est peut-être qu’une apparence. D’abord, y a-t-il des célibataires, de vrais célibataires, des anachorètes ? Sans doute, mais ils sont assez rares, et si on ne frappait que ceux-là et d’une taxe modérée comme les billards, les chiens et les bicyclettes, cela ne fournirait pas un impôt très productif. Si l’on comprend sous ce titre tous les êtres de l’un et de l’autre sexe qui, à un certain âge, ne sont pas mariés, cela serait plus sérieux, mais peut-être pas très équitable, car on imposerait dans ce cas, outre une infinité de gens qui ne sont célibataires que de nom, avec ceux qui n’ont pas voulu, ceux qui n’ont pu se marier. La question n’est pas simple. Il y a le célibataire riche ou aisé et il y a le célibataire pauvre, mais il est rare que l’un ne fasse pas vivre une femme ; il est fréquent qu’il en ait un enfant ; quant à l’autre, sous prétexte d’atteindre le célibat, c’est la pauvreté que vous taxerez. Si c’est le fait de ne pas élever ostensiblement des enfants que l’on veuille atteindre, pourquoi laisser de côté les ménages stériles ? Si c’est le fait de s’être dérobé aux charges visibles de la famille, on devra noter que ces charges sont assez souvent compensées par une dot et que d’ailleurs la vie d’un couple est loin d’être deux fois plus onéreuse que la vie d’un être isolé. Enfin les promoteurs de la chose considéreraient-ils le mariage comme un tel enfer qu’on ne saurait s’y dérober sans payer à la société une compensation ? Cette vue serait bien imprudente au point de vue social. Mais surtout je considère un impôt de ce genre comme attentatoire à la liberté. Ce serait une immixtion vraiment un peu abusive de la loi dans la vie privée.
C’est le nom qu’elles se donnent et on peut le trouver de bon augure. Quand on est exploité et qu’on le sait, c’est signe que la révolte n’est pas loin. Révolte non pas seulement contre quelques patrons, révolte contre nous tous qui exigeons de tels salaires pour nous vêtir à bon marché, pour manifester à bon marché notre joie ou notre patriotisme. Il s’agit des ouvrières en chambre qui gagnent soixante centimes par jour à façonner les drapeaux dont précisément aujourd’hui même beaucoup de fenêtres sont pavoisées. Si elles préfèrent (mais à quoi bon choisir) se livrer à la confection des corsages de lingerie, ce sera le même prix, mais beaucoup de travaux analogues rapportent moins encore, cinquante centimes pour dix et quelquefois douze heures de peine ! Et les traités d’histoire vous diront que le christianisme a aboli l’esclavage et que, dernier progrès, la Révolution a aboli le servage ! N’en croyez rien et surtout ne croyez pas que l’esclavage romain fut aussi dur que celui que nous imposons aux malheureuses qui ne peuvent se résigner à la prostitution ou qui n’ont pas le facies exigé pour ce métier. Soixante centimes par jour pour se loger, se nourrir et s’habiller à Paris ! Mon chat, qui est logé pour rien, qui n’a pas besoin de robe, de souliers ni de chapeau, dépense cela chez le boucher. Il est vrai qu’il est très difficile et qu’il ne lui faut rien moins que du foie de bœuf. A la rigueur, celles qui confectionnent les abat-jours pourraient s’en offrir un morceau de temps en temps puisque la journée de collage et de découpage leur rapporte jusqu’à un franc. Les uns disent : c’est triste ; les autres disent : c’est infâme. Il faut que les exploitées elles-mêmes disent : il faut que cela finisse. Aidons-les, mais comment ?
Je lisais hier, en parcourant la collection d’un très ancien magazine, la liste de tous les procès d’animaux connus alors (1883), mais les archives sans doute en contiennent bien d’autres. Au premier abord, cette pratique paraît absolument folle, un procès supposant que l’accusé aurait pu ne pas commettre l’acte qui lui est reproché. Il met en cause la volonté et s’il ne peut prouver cette intervention, le caractère criminel de l’acte disparaît : il faut le ranger parmi les accidents. Du moins, c’est ainsi que je conçois le mécanisme social. Partant de ce point de vue, il est évident que l’on considérera comme absurde la sentence portée contre une truie qui a dévoré un enfant. Il n’était pas besoin de tant de cérémonies pour se débarrasser de l’animal dangereux et l’on aurait pu sans scrupule s’épargner cette parodie de la justice. Cependant, sommes-nous bien sûrs que beaucoup de nos procès criminels ne soient pas aussi des parodies de la justice ? On peut très bien supposer qu’un jour viendra où les hommes seront aussi honteux d’avoir condamné dans les formes tant d’impulsifs sanguinaires, qu’ils le sont en retrouvant la trace de quelques porcs féroces et quelques chiens enragés qu’on jugea solennellement avant de les pendre ou de les assommer. Je ne désire pas que l’on pende, ni que l’on assomme, ni que l’on raccourcisse, n’importe quel humain sans procès, mais je désirerais peut-être qu’on ne mêlât pas l’idée de justice à l’examen de la criminalité de certains êtres évidemment irresponsables. Ensuite, je voudrais que l’on jugeât des faits et non des intentions, la plupart du temps imaginaires. Et alors nous serions ramenés, ou à peu près, aux conceptions, au fond très naturelles, qui mettaient sur le même plan l’animal et l’homme. On les croyait également responsables, ce qui revient au même que de les croire également irresponsables. Il y a une telle distance aujourd’hui entre ce que l’on sait et ce que l’on pratique que tout a l’air, en effet, d’une parodie.
Le conseil général de la Meuse a décrété récemment que le moineau est un animal nuisible, oh ! nuisible à l’agriculture seulement, et c’est peut-être vrai. Mais cela ne l’est peut-être pas. En d’autres termes, le moineau qui mange certainement des graines, mange certainement aussi des insectes et des chenilles. La séparation entre les deux régimes alimentaires est beaucoup moins rigide qu’on ne le croit généralement. Il en est des animaux, en particulier des oiseaux, un peu comme de nous-mêmes. On mange ce que l’on peut, bien plus souvent que l’on ne mange ce que l’on veut. Comparons-les plus étroitement à des mendiants ou à des pillards, à des maraudeurs qui savent très bien qu’ils ont faim mais qui ne savent pas avec quoi le hasard leur permettra de calmer leur faim. Ce sera particulièrement vrai pour le moineau. Habitué à vivre autour des maisons, des cultures, des vergers, il mange indifféremment de presque tous les produits des champs et ces produits sont en même temps que graines et fruits, larves et insectes, les uns renfermant les autres. Il est à peu près chimérique de vouloir classer les oiseaux en utiles et en nuisibles à l’agriculture. Celui qui mange cette année toutes vos cerises est aussi celui qui a mangé les larves qui sans cela se développeraient au printemps suivant en redoutables insectes dévastateurs. Il y a là un cycle très complexe de causes et d’effets. Tout se tient dans la nature. Ce n’est jamais impunément que l’on détruit un de ses rouages. Les cultivateurs de la Meuse en feront l’expérience.
Il est naturel qu’une nation soit nationaliste, qu’elle se préfère aux autres nations, qu’elle se fasse l’illusion de leur être supérieure en vertus sociales, en intelligence, en manières. C’est pour elle une condition de vie. Cela correspond pour les individus à l’estime de soi et quand il s’agit de toutes petites nations, elles trouvent encore, sans que les plus grandes soient portées à en rire, des motifs de fierté et d’allégresse. Le nationalisme est un sentiment qui ne devrait être individuel que dans la mesure où l’individu se sent solidaire du sentiment national. Malheureusement il n’en est pas ainsi. Il se trouve toujours quelques citoyens pour ériger en vertu un sentiment qui est si naturel qu’il en est invincible, et comme la vertu, principalement la vertu factice, est contagieuse, un parti politique se forme bientôt, qui s’arroge la prétention d’être plus nationaliste que les nationaux vulgaires, d’être pour ainsi dire sur-nationaliste. Cependant, il faut justifier ce titre insolent et c’est alors que commence la surenchère. Chacun s’ingénie. On ne se demande plus si une chose est bonne : elle est étrangère, donc proscrivons-la ; si cet ouvrier possède bien son métier, si ce commerçant est honnête et ingénieux : ils sont étrangers, qu’ils s’en aillent. Pour le moment, et nous sommes sans doute au faîte, la croisade se lève contre les pauvres filles qui viennent en France pour être institutrices : elles sont étrangères, elles ne peuvent être que des démons. Il y a quelque temps, c’était aux étudiants étrangers que l’on s’en prenait : plutôt les banquettes vides dans nos facultés que ce flot empoisonné d’étrangers ! Cela est fort triste et un peu bête, en un pays si mal peuplé. La France est-elle en train de retourner à l’état d’esprit paysan pour qui tout être non indigène est un intrus et un ennemi ? Cette manière de marcher au rebours de la civilisation est affligeante.
Je ne me croyais pas destiné à entrer en relations avec l’administration de la rue Guénégaud. Pourtant cela est arrivé, mais je crois qu’elles resteront lointaines. Elle n’est pas, en effet, très engageante. Que fait-on rue Guénégaud ? On y poinçonne les matières d’or et d’argent, on y paie des droits de douane pour lesdites matières. C’est un embêtement particulier auquel j’avais jusqu’ici échappé. Donc voici la lettre que la poste me fit hier parvenir : « A M. (le reste en blanc). Timbre de bureau (absent). J’ai l’honneur de vous informer qu’un objet à votre adresse, originaire de Pékin, qui paraît contenir des matières soumises aux droits de garantie, doit être ouvert par vous-même au bureau de la Garantie, rue Guénégaud, 4, à Paris, le 4 avril, à 10 heures du matin. Vous êtes donc prié de vous rendre au bureau indiqué, au jour et à l’heure fixés. » Dans la suite, on me menace, si je n’obtempère pas, des plus grands malheurs, notamment de voir ledit objet versé au bureau des rebuts « conformément aux dispositions des articles 903 et 937 de l’Instruction générale sur le service des postes ». Une note m’avertit que si je me présente, il faut me munir de pièces justificatives, comme diplôme universitaire, contrat de mariage, permis de chasse, etc., mais que je puis me faire représenter par un fondé de pouvoirs justifiant d’une procuration régulière. (Régulière ! Ce mot fait frémir.) Or, de quoi s’agit-il ? Je le sais à peu près. De quelque sceau ou cachet chinois en bronze, peut-être en argent, d’une valeur légale de trente ou quarante sous. J’irai voir au bureau des rebuts, ne fût-ce que pour me gausser d’une administration imbécile. Notez que l’adresse de la lettre administrative est incorrecte, que mon nom y est estropié, que cela me met dans l’impossibilité ou de justifier de mon identité, ou de faire établir une procuration valable, et cela à moins d’un faux. Les administrations ne peuvent rien faire simplement. Ce sont de grandes voleuses de temps.
La statistique est une sorte d’algèbre. Ne la lit pas qui veut. Il ne suffit pas de bonne volonté. Elle suppose un tas de connaissances qu’elle ne contient point et dont il faut se munir d’avance. La statistique de la mortalité semblait prouver qu’on meurt plus en France que n’importe où et comme d’ailleurs il y a moins de naissances que n’importe où, cela nous donnait un tableau de notre pays assez sombre. Et l’on s’en prit aussitôt au défaut d’hygiène, aux taudis. Il apparaissait que la France n’était qu’un vaste quartier Mouffetard. Pourtant, il y a aussi quelques champs, quelques bois, quelques maisons ensoleillées. Alors quoi ? Cela tenait à quelque cause, puisque les statistiques l’affirmaient et que les statistiques ont toujours raison. C’est M. Mirman qui découvrit la clef de l’énigmatique statistique. On meurt davantage en France parce que la France est un pays de vieillards, un pays au contraire où la vie se prolonge souvent à son extrême limite. Mais si longtemps que vive un homme, il finit bien par mourir. On ne meurt davantage en France que parce qu’on n’y élève pas assez d’enfants. C’est comme si la statistique constatait qu’on disparaît plus souvent à soixante-dix ans qu’à sept ans. Cela n’a rien à voir avec la maladie et cela prouve au contraire qu’on meurt en France beaucoup moins de maladie que de vieillesse. Même il paraît que les épidémies y font relativement moins de ravages que les accidents, les violences et les suicides. A moins qu’on ne considère comme une épidémie permanente la tuberculose, ce philoxéra de l’humanité. Est-il vrai qu’on l’a enrayé en Angleterre et par quels moyens ? Est-ce qu’on ne confondrait pas avec la vaste Angleterre quelques rues vraiment trop empuanties de l’East End ? Et est-ce que dans son ensemble Londres serait devenu moins malsain que Paris ? Il faut tenir compte, même dans les statistiques, de la tendance de presque toutes les nations à se prétendre en meilleur point que les autres. Mais la pourriture est universelle.
J’aurais cru à une plaisanterie, pas bonne et très usée, si je n’avais lu cela dans un journal qui passe pour très sérieux et qui, d’ailleurs, cite sa source, le Bulletin municipal, organe moins badin encore que lui-même, et si le dit bulletin n’offrait pour garantie la signature du docteur Jacques Bertillon. Mais c’est un fait qu’affirme ce savant homme que les cas de suicide sont beaucoup plus fréquents chez les fruitiers que chez les crémiers, chose d’autant plus extraordinaire que les deux professions sont généralement exercées par le même individu. Il y a là chez le marchand de fromage et de céleri un phénomène de dédoublement de la personnalité encore inexpliqué. Le mystère devient plus profond, si possible, quand des professions aussi éloignées que les musiciens et les ramoneurs sont rapprochées par la statistique dans le chapitre du suicide, lequel fait également beaucoup plus de ravages chez les scieurs de long que chez les menuisiers. Les scieurs de long sont au contraire sur la même page que les libraires et que les cochers. La statistique de M. Bertillon, dont je ne donne ici qu’une faible idée, s’occupe également des maladies et nous révèle que le diabète sévit en particulier sur les membres du clergé, et que les coiffeurs meurent plus jeunes que les libraires. Pourquoi ? Tout est mystère dans la statistique. On m’avait apprit dans mon enfance qu’il y avait une herbe qui guérissait les coupures des charpentiers et était sans effet sur les serruriers et autres gens qui ne sont pas charpentiers. Cela ne m’étonnait pas, car j’étais encore dans l’âge de l’heureuse simplicité et d’ailleurs j’avais dans ma bonne une grande confiance.
Voilà que l’on n’est pas content non plus du monde électoral qui donne à Paris ses conseillers municipaux. Les quartiers, dit-on, n’ont aucune vie propre, ne répondent à aucun groupement d’intérêts. Il faudrait au moins que la circonscription électorale fût l’arrondissement. Je crois que l’arrondissement est, comme le quartier, une division bien factice et qu’au surplus, il est trop vaste, d’une population trop élevée, pour intéresser vraiment le modeste électeur municipal, qui souvent en connaît mal les limites, qui souvent vit confiné dans son quartier, pour lui vrai résumé de la grande ville. Puisqu’on parle de réformes municipales, je mettrai en avant celle qui m’agréerait : donner au quartier une existence propre, quoique limitée strictement à ses seuls intérêts, et faire en sorte que ses habitants le conçoivent réellement comme une entité vivante. Pour cela, lui accorder un conseil de quartier et une sorte de municipalité aux attributs restreints, mais évidents. En province, les citoyens peuvent et doivent s’intéresser à une portion souvent très petite du territoire. Quelque cinq cents habitants et souvent beaucoup moins élisent dix et douze conseillers municipaux. Tous les habitants notables ou seulement actifs peuvent aspirer à dire leur mot en ce qui concerne l’administration locale. Il n’en est pas de même à Paris. Le conseil municipal et ses administrations sont pour un Parisien des choses aussi lointaines que le Parlement et les administrations de l’État. Il n’y participe que par un vote qui est plutôt politique que municipal. Des conseils de quartier intéresseraient directement aux choses de Paris un grand nombre de citoyens et s’ouvriraient à des ambitions modestes, mais légitimes et concrètes. La besogne ne manquerait pas : que de travaux et de soins locaux ne pourrait-on pas leur confier, dont les grandes administrations s’acquittent mal ! Si c’est une chimère, convenez qu’elle n’est pas absurde.
Si Paris est, comme on l’écrit, et même un peu trop, une belle ville, cela ne tient pas à des beautés particulières et frappantes, car il n’en contient presque pas ; cela ne peut résulter que d’une impression d’ensemble, d’où le caractère des habitants ne doit pas être exclu, mais dont il faut même tenir le plus grand compte. Il est certain, en effet, que Paris n’est pas une belle ville, à la manière, par exemple, de Pise ou de Rouen. Elle manque de pittoresque et elle manque d’unité, étant trop grande. Mais précisément parce qu’elle est vaste et diverse en ses parties, on ne voit pas bien ce qui pourrait la gâter. On s’est récrié contre le trolley, on l’a évité aux rues les plus connues, mais on l’a établi, à la suite des inondations, sur la plus agréable, peut-être, des promenades, les quais de la rive gauche et personne ne s’en est aperçu : le trolley n’a rien gâté du tout. La beauté de Paris est tout à fait indépendante d’un fil de fer. Voici que l’on clame contre les abus de l’affichage et ici, c’est une autre question. Il s’agit de savoir si une ville est ou non enlaidie parce qu’elle se soumet aux coutumes modernes, qui sont que les industriels annoncent leurs produits par des réclames oculaires ? Paris serait-il embelli s’il prenait tout d’un coup l’aspect d’une ville figée à la norme du second Empire ? Laissez donc s’épanouir les affiches de couleur, et de paysages et de personnages. C’est vraiment le seul attrait des rues où l’on construit des maisons neuves. La partie récente du boulevard Raspail n’est tolérable que par ses longues palissades couvertes d’affiches illustrées. Peut-être que le même système rendrait de grands services à l’esthétique de certains palais aussi nouveaux qu’ils sont monstrueux ? En quoi des taches multicolores sur les murs gâtent-elles une rue ? Et quand une rue en serait, au sens de quelques-uns, enlaidie, est-ce que l’ensemble en est atteint ? La beauté de Paris, bien plus qu’un fait, est un sentiment.
Je n’aime pas beaucoup qu’on se préoccupe à l’excès du futur. Notre manière de le voir n’est pas la manière qui plaira le mieux aux générations à venir, dont l’idéal sera sans doute assez différent du nôtre. C’est pourquoi, j’entre avec une certaine réserve dans les plans de M. Delanney touchant le Paris de l’an 1980. Il sera peut-être plus grand, peut-être moins grand que le Paris actuel. La facilité de demeurer aux champs et de rester tout de même en communication constante avec la civilisation s’opposera peut-être à la tendance au rassemblement des hommes sur un même point. Mais, si c’est cette dernière tendance qui l’emporte, je crois qu’il serait sage de laisser aux hommes de demain le soin d’organiser à leur gré la cité agrandie. M. Delanney semble surtout préoccupé de ménager dans la banlieue, telle que destinée à une plus ou moins prochaine incorporation, des parcs, des jardins, des espaces libres, en un mot. Les trois quarts de cette région étant encore à bâtir, le souci semblera un peu prématuré. Le jardin public est une heureuse conception, mais ce n’est qu’un pis aller : combien plus heureuse est la conception du jardin privé ! Peut-être que l’édilité future reposera sur ce principe que la construction des maisons ne sera autorisée que sur un tiers ou sur un quart de la place disponible, je n’ose dire davantage. Les villes seront conçues en forme de parcs où s’élèveront de place en place des maisons pas trop hautes, ce qui sera charmant et très sain. Des villes américaines sont déjà ainsi comprises. Le jardin public sera la ville au lieu d’être dans la ville. Peut-être même les maisons n’auront-elles plus qu’un seul, rarement deux étages. Les rues ou allées auront cent mètres de large. C’est le moins, d’ailleurs que puissent demander les aéroplanes. Au reste, ne faisons pas de mal à l’avenir, mais ne lui faisons pas de bien, non plus : c’est lui qui choisira.
Il y a un vieux Paris que j’ai connu, je m’en suis aperçu hier en confrontant mes souvenirs avec la présente vision de l’avenue de l’Opéra. Jusque vers 1880 et encore bien après, c’était une voie maudite. Les commerçants hésitaient à s’établir dans ce désert d’où se détournaient les passants ; il y avait tout le long un tas de boutiques à louer. Cela semble à cette heure à peine vraisemblable et c’est l’exacte vérité. Les voitures même ne la prenaient pas volontiers. Ce n’est que vers 1889 qu’elle commença à devenir à la fois une voie commerçante et une voie commerciale et cela fut dû principalement aux étrangers et aux provinciaux qui affluèrent cette année-là et qui venaient admirer l’Opéra de Garnier, auquel les Parisiens furent très longtemps à s’habituer. Mon interlocuteur me fit remarquer que la vie intense des grands boulevards ne descendait pas alors jusqu’à l’Opéra, et c’est exact. Le mouvement avait encore son centre entre la rue Drouot et la rue Lepeletier, finissait à la chaussée d’Antin. On pouvait traverser la place de l’Opéra en flânant et, au-delà, c’était d’un calme presque champêtre. La rue Basse-du-Rempart existait encore avec ses escaliers et sa balustrade en bois, le long de l’actuel Olympia, à ce que je crois, où il y avait un dépôt de voitures ou d’omnibus. Les boulevards, en leur partie la plus brillante, étaient petitement éclairés et surtout par les boutiques, où l’on veillait tard. Rien des rutilances américaines qui éclatent si bêtement un peu partout. Il y avait encore de la discrétion et du goût. Les passages étaient très fréquentés et en cas de pluie soudaine on était sûr d’y rencontrer quelqu’un de connaissance. C’était en tout temps un lieu de rendez-vous. En trente ans cet aspect ancien de Paris s’est évanoui. Ces temps semblent archaïques. Quand on se les rappelle, il semble qu’on commence à être très vieux, beaucoup plus vieux que la réalité.
Le hasard, ou plutôt une curiosité légitime, mais qui ne m’était pas tout d’abord personnelle, me conduisit hier au Père-Lachaise, vers le tombeau d’Oscar Wilde, qu’un zèle maladroit a transformé en une sorte de but de pèlerinage. Oh ! qu’il faut monter le long des chemins mal pavés et qu’il faut chercher dans ce dédale sinueux où les fils conducteurs sont à tout instant interrompus ! Enfin nous apercevons le four crématoire. Ce ne peut être que dans cette région, la seule maintenant où l’on inhume. Le souvenir de Moréas que j’accompagnais là me guide et nous arrivons en vue d’un tombeau recouvert d’une bâche. On nous avait dit que nous trouverions des gardiens de bonne volonté qui soulèveraient le voile. Mais point. Il faut se mettre à leur recherche, cependant que passent les familles indifférentes et qu’aux bancs solitaires se tassent les amoureux. Il y a même un couple assez vif. Enfin voici l’homme à qui il incombe de dénouer les ficelles et il nous permet de voir à moitié le génie assyrien qui, dans une pose un peu tourmentée, veille sur les cendres du poète. Est-il choquant, ce génie ? J’en suis mauvais juge, rien de ce qui est dans la nature ne pouvant me choquer, mais je pense qu’il n’y a pas de quoi distraire d’une douleur vraie, ni de quoi allumer les curiosités. Le nôtre est fort déçue. Mais peut-être y a-t-il un rapport trop net entre la vie trop connue de Wilde et une statue trop symbolique. Il est vrai qu’étant donné la pose de son génie, le sculpteur ne pouvait s’en tirer qu’on lui donnant un corps de femme. Mais une femme aurait été là un paradoxe un peu ironique. La question n’a d’autre intérêt et nous redescendons, trouvant çà et là de bien plus évidents motifs de scandale, car qu’y a-t-il de plus scandaleux que la bêtise ? Oh ! cette Mme Dubois agenouillée, sans genoux ! dans une robe de bronze ! Ce cul-de-jatte en prière nous afflige. Nous avons à peine la force de sourire devant l’impudence de la famille Badin qui n’a pas su « qu’on ne badine pas avec la mort ». Les cimetières sont cruels. Ils empêchent d’envier les morts.
Je fus voir l’automne, hier, l’automne ambigu, dont on ne sait si c’est un dieu ou une déesse, encore que les premiers vents aient déchiré sa robe et qu’il ne reste autour de ses membres que des lambeaux de feuillage. Cette phrase emberlificotée veut dire que les uns écrivent la automne et les autres le automne. Quel embarras pour des mots qu’on a l’habitude de personnifier ! Pour moi je m’en rapporte au latin et à la symétrie : trois des saisons étant du genre masculin, il n’y a aucune raison pour conférer le genre féminin à la quatrième. Le latin hésitait entre le masculin et le neutre : tous deux se résolvent en français par le masculin. On parle du sexe des mots, je crois bien moi-même avoir disserté là-dessus, mais, toute réflexion faite, il ne faut voir là qu’une invention singulière des grammairiens. Il n’y a pas en latin de terminaison strictement réservée au masculin ou au féminin. Si tous les noms anciens en a sont féminins, bon nombre de noms en us le sont aussi et, par la suite, le grec fournit au latin beaucoup de noms en a qui furent qualifiés de neutres. Il y a bien l’hypothèse des deux langues, l’une réservée aux hommes, l’autre aux femmes, et qui se seraient mêlées à l’usage. Cela existe encore en plusieurs langues. Dans le basque, dans les langues indigènes de l’Amérique du Nord, une femme n’a pas le droit de se servir des noms réservés aux hommes. Il y a, pour chaque sexe, des verbes spéciaux pour exprimer le même acte. Pour l’automne il y a très longtemps que le mot, en France, est des deux genres. Saison ambiguë. Hier, c’était bien cela. Les arbres avaient encore leurs anciennes feuilles, à peine pâlissantes ou d’un jaune éclatant. Quelques-uns en avaient de nouvelles, d’un vert tendre. La saison était ambiguë, comme une femme.
On voit des choses bien amusantes l’été, à Paris, quand les étrangers sont le seul spectacle de la rue. Ils sont si à leur aise parmi nous, si bien d’aplomb dans l’étalage de leurs vices ou de leurs fantaisies, qu’ils en deviennent admirables. Qu’elle me récréa, cette Anglaise, à la terrasse d’un café du boulevard Saint-Michel, avec ses garçons en costume de midshipman, sérieux et ramassés, ne regardant rien que leur mère, n’écoutant que leur mère, évaporée assez jolie, qui leur traduisait, en riant aux éclats, les échos galants de la Vie Parisienne. Ils formaient tous les trois comme un flot extravagant parmi les rares buveurs de bière. Il était à peu près neuf heures et demie du soir et la dame, quand j’arrivai là, entamait sa troisième absinthe « avec beaucoup de glace », ajouta-t-elle avec un rien de pudeur et aucune minauderie. Les boys, sérieux, la considéraient avec un peu d’inquiétude, mais respectueuse, et le plus jeune, qui avait une dizaine d’années, versait goutte à goutte l’eau frappée sur les morceaux de sucre. Les garçons n’avaient bu qu’un mélange rose de sirop et de glace pilée. Qu’était-ce que l’absinthe pour cette femme, qui avait l’air de se sentir dans un lieu de délices ? Une habitude ou une découverte ? Plutôt une découverte, et assez récente, une joie toute nouvelle dont elle épuisait rapidement la délectation continentale. Passant quelques jours dans le pays de l’absinthe, elle devait en prendre à toute heure et n’importe à quelle heure, avant et après les repas. Elle n’était pas ivre, mais d’une gaieté un peu avancée et nerveuse. Quel paradis de liberté que la France pour une Anglaise, et avec quelle sagacité elle en tire aussitôt le plaisir qui lui convient le mieux !
C’est une fête que j’ai vue naître et que je serais bien fâché de voir mourir. Il faut, ce jour-là, avoir envoyé du muguet, comme il faut en avoir reçu. On en envoie à qui l’on aime, on en reçoit de qui vous aime, car le muguet porte bonheur et on ne saurait que vouloir le bonheur des êtres que l’on aime. Qui a inventé cela ? Peut-être les fleuristes. Peut-être les petites ouvrières de Paris, qui sont si superstitieuses. Mais au moins c’est là une jolie superstition à laquelle je me plie volontiers et, tout comme un autre, je serais très malheureux si quelques brins ne m’en étaient point parvenus dans la journée. Ne le croyez-vous pas ? Vous avez raison de ne pas le croire tout à fait. Je suis d’une superstition sérieuse et il faut autre chose que le manquement à un rite pour m’émouvoir. Je suis encore bien plus incapable de me fleurir moi-même de muguet pour faire croire qu’on a pensé à moi. C’est ce que je vis hier. Comme j’étais entré chez une fleuriste, je vis arriver une vieille dame qui choisit quelques brins de muguet, les attacha aussitôt à son corsage et sortit d’un pas plus léger. Personne n’avait songé à elle et elle ne pouvait le supporter, ni surtout supporter que les passants s’en aperçussent. Était-ce comique ou était-ce touchant ? Les deux à la fois, peut-être. Il y avait aussi dans ce geste quelque fierté de sentiment. On consent encore à être abandonné et malheureux, mais en secret. La peine devient plus lourde, que les autres voient et qu’ils peuvent commenter. Des gens ont horreur d’être plaints. Ils sont un peu de la race des martyrs, qui ne consentaient pas à avouer leur douleur. Je sympathise assez avec ces natures-là. Elles sont fortes et elles sont fières. Pourtant il faut bien reconnaître qu’elles ont plus de vanité encore que de fierté et que leur force est en partie faite de feintise. N’importe ! Cela vaut mieux que les geignards.
Je me suis égaré hier à la foire ou la fête des Invalides parmi les bruyantes baraques, les tirs et les loteries. Je n’avais pas vu cela de près depuis bien longtemps et il m’a paru que cette industrie était plutôt en décadence ou du moins dans un état affligeant de stagnation. Je vois bien que les chevaux de bois sont devenus des cochons, des vaches ou des aéroplanes ; il n’y a même plus aucun cheval dans ces ménageries tournantes, mais elles tournent toujours du même train et du même bruit. Les musées d’anatomie qui avaient été plus ou moins prohibés ont refait leur apparition depuis quelque temps et ce sont peut-être les choses les plus curieuses, mais pas les plus courues, qu’on puisse voir là. Rien. C’est fort mélancolique et probablement fort moral, mais aussi fort déprimant. Il faut que le comique se mêle à tout. Donc, c’est là que se perpétuent en cire, mêlées aux représentations anatomiques et pathologiques, les effigies de quelques malandrins et de leurs victimes ; ce n’est pas assez d’avoir été assassiné, on est perpétué, pour une éternité relative, dans ces bagnes de hideurs ! Nulle différence de beauté entre le tué et le tueur et j’ai vu prendre l’un pour l’autre. Cela donne une bonne idée de la justice de l’histoire. Plus loin, ce sont des tableaux vivants d’une nouveauté aussi piquante que leurs titres : le Crépuscule, la Nuit, le Sommeil de Vénus ! En intermède, un monsieur décoré de plusieurs ordres magnétise la jeune Égyptienne qui, soudain atteinte de lévitation, s’élève et plane devant les spectateurs ébaubis. Mais tout cela est mesquin, pauvre, et ne rappelle que bien médiocrement les vieilles baraques de jadis, si animées, si retentissantes. Peu de monde et pas très gai. Ces divertissements semblent s’acheminer vers le marasme définitif.
On accuse toujours la Révolution d’avoir démoli vieilles églises, vieux châteaux, vieux monuments de toute sorte. Certes, elle en fut la cause première, mais elle manqua d’argent pour passer des désirs aux actes. La plupart du temps, elle se contenta de confisquer et de vendre. Quand revinrent les Bourbons, tout était encore debout et ce n’est qu’à ce moment que se réalisa le grand vandalisme, celui qui à Rouen, par exemple, a remplacé par la triste caserne qu’on appelle l’Hôtel de Ville le délicieux Logis abbatial de Saint-Ouen, qui datait des premières années du seizième siècle. Cette merveille fut rasée en 1816. Tel fut un des dons de joyeux avènement de la Restauration, qui fut partout en France le contraire absolument de ce que signifie son nom. Est-ce aussi à ce moment-là que disparut la délicate porte Bouvreuil ? Je n’en sais rien, mais il n’y a aucun doute pour la porte du Bac qui, moins élégante, avait une grande allure. Je ne cite que ces fragments des vieux remparts, mais c’en est assez pour m’attendrir et je n’ai jamais passé sur les quais sans en reconstituer la vision. Comme ce qu’on a conservé du vieux Rouen, ce qu’on a supprimé aurait très bien pu s’accommoder à la civilisation moderne. D’ailleurs, quand on le démolit, avec une joie vandale, elle n’avait pas encore de bien grands besoins. On dévaste donc pour le plaisir, pour la propreté. Oui, c’est ainsi qu’on qualifiait la dévastation : on nettoyait. Tout ce qui sentait le moyen âge ou le seizième siècle paraissait odieux à des yeux auxquels le dix-huitième siècle avait enseigné les délices du fronton corinthien. Ces barbares étaient des classiques raisonnables : le romantisme ne régnait encore que dans quelques cervelles choisies, et c’est au romantisme que nous devons le respect et le sentiment de notre passé architectural. C’est à Notre-Dame de Paris que l’on doit sans doute la conservation de toutes les Notre-Dame de France.
Il est difficile de comprendre un individu un peu complexe, de pénétrer entièrement son esprit et son caractère, de découvrir comment ses sensations présentes se relient aux sensations anciennes, quel est enfin le principe de sa vie. Mais la psychologie d’une ville est bien plus malaisée encore à établir dans sa continuité vivante, surtout quand il s’agit d’une cité qui a réussi, comme Rouen, à loger la civilisation la plus neuve et la plus active dans le cadre le plus ancien et, en apparence, le moins fait pour la vie d’aujourd’hui. Mieux on connaît cette ville et plus elle semble se dérober à l’observateur. Le présent n’y est pas juxtaposé au passé ; ils coïncident. On dirait d’un Bernard l’hermite qui s’est logé dans une coquille de hasard : il ne l’a pas appropriée à ses besoins, mais ses besoins y ont pourtant trouvé leurs aises. Voyez ce poste central d’électricité : il a trouvé sa place dans une vieille ruelle de truands dont il n’a pas modifié le caractère. Paris n’a pas su faire cela. A Paris on a dégagé les rares monuments anciens qui lui demeurent et on vient d’abattre encore de vieilles maisons autour de Saint-Séverin. Rouen n’a cédé que fort peu à cette manie et semble s’en repentir, car on n’y démolit plus rien. Malgré cela, tramways et automobiles cheminent fort bien le long des rues étroites aux vieilles maisons où s’accrochent les fils du trolley. Il y a partout une accommodation merveilleuse, et Rouen a été récompensé de son ingéniosité par la conservation de son caractère, ce qui ne l’empêche pas de s’étendre extérieurement, le long de la Seine, et de grimper aux collines voisines.
Il vient un jour où les villes qui ont prospéré, qui se sont étendues démesurément sont atteintes à leur centre de congestion. Qu’il y ait quelques milliers ou quelques millions d’habitants autour de ce centre, le même phénomène se produit, à des proportions diverses : tous ces habitants, à certaines heures de la journée, affluent vers la partie centrale et les rues deviennent insuffisantes. Cette insuffisance a pris à Paris des proportions telles qu’aucun remède n’a été propice. On a doublé souterrainement les grandes artères, on y a mis un chemin de fer et cela n’a fait qu’augmenter le mal, en donnant aux multitudes le moyen d’affluer plus rapidement aux endroits de leur choix ou de leurs affaires. Alors il faut bien se résigner à élargir les rues, donc à abattre des maisons, et cela ne se fait pas sans dommage pour l’ancienne esthétique. Toute vieille rue menacée crie contre les vandales. Ce n’est pas toujours juste. Les vandales ne font souvent qu’obéir à la nécessité, et eux-mêmes qui ont crié le plus fort sont contents, un jour, que les vandales aient passé par là. D’autres fois, l’œuvre de démolition, où le vandale prend toujours du plaisir, n’apparaît pas d’une très claire utilité. Ainsi, en ce moment, il est question d’élargir une rue qui fait communiquer les deux rives à travers l’île Saint-Louis et des habitants de ce quartier insulaire s’insurgent contre ce que l’administration appelle, en son langage malséant, une opération de voirie, et ce qu’ils nomment, eux, une opération de vandalisme. Je ne fréquente pas assez l’île Saint-Louis pour me rendre compte de ses besoins, mais je l’ai toujours traversée avec une telle facilité qu’il me semble que la nécessité de lui agrandir ses rues pourrait bien n’être qu’illusoire. Il circule à ce sujet une pétition qui parle de son charme, de son parfum d’histoire française : est-ce un argument qui puisse toucher les ravageurs du calme et antique quartier Saint-Séverin ? J’en doute, mais je souhaite qu’il ait de la valeur.
Il y avait une statue ou un buste de Camoens. Il n’y en a plus. On l’enleva au moment même qu’en Portugal on célébrait sa mémoire en des fêtes populaires. C’est des histoires de rues dans le détail desquelles je n’entrerai pas. Camoens gênait le classement de son avenue. Voilà. C’est ici que cela devient amusant. Cet homme borgne, dit un conseiller municipal, ne s’harmonise pas avec la beauté de ces moellons sculptés et superposés en forme de cages à bipèdes. Nous tenons à l’harmonie. Faites-lui un second œil et nous classons. Le sculpteur protestait de son respect pour l’histoire où Camoens perdit un œil. Les propriétaires, avides de classement, déménagèrent Camoens. Alors on va classer. Le Portugal ne sera pas content, mais l’harmonie régnera à Paris, à ce que dit le conseiller municipal de ce quartier heureux. J’aime cette préoccupation d’harmonie. Cela indique une belle nature, mais je dois dire que je ne la comprends pas, car il y a des précédents à la désharmonie, des précédents qui ont tous été approuvés par le conseil municipal, dont cet harmonique conseiller n’est, après tout, qu’un fragment. Camoens a beau être borgne, était-il plus désharmonique que ce pochard de Musset qu’un ange gardien aide à s’asseoir au coin du Théâtre-Français ? L’était-il moins que ces tristes fantômes dont on a nanti le Cours-la-Reine, ou que le Béranger du square du Temple qui fait si peur aux enfants et ne fait pas peur aux moineaux ? Camoens avait cet avantage de ne pas tenir beaucoup de place et même de passer inaperçu, attendu qu’on ne passe guère dans son avenue. Allons ! Qu’on le mette au Luxembourg, ce cimetière des poètes !
J’ai, je l’avoue, une grande animosité contre les architectes, mais je leur pardonnerais encore plus volontiers des gabegies comme celle de l’Imprimerie Nationale que le mauvais goût de leurs constructions. Tel palais dans un beau quartier de Paris est plus scandaleux, à mon gré, que le gaspillage de millions auquel ils viennent de se livrer rue de la Convention. Néanmoins, on reconnaîtra que cette dernière histoire est assez caractéristique d’une incapacité générale qui va de l’art à la maçonnerie, à la menuiserie et au choix même des terrains et des matières premières. Enfin, on leur demandait de construire une imprimerie et ils se sont révélés incapables de le faire. Infatués d’eux-mêmes, ils n’ont même pas eu l’idée, quoique n’en ayant jamais vu, d’aller visiter une de ces grandes imprimeries qui fonctionnent à merveille et ils ont livré un bâtiment où les planchers n’étaient pas assez solides pour supporter les lourdes machines modernes. Et tout à l’avenant. C’est que je crois bien qu’il n’y a qu’un seul homme capable de surveiller la construction d’une usine, c’est l’usinier qui a intérêt à ce que de toutes ses parties résulte un fonctionnement harmonieux. Est-ce qu’on apprend aux architectes à construire pour l’industrie ? Est-ce que c’est un souci digne d’un « artiste », d’un homme aux cheveux longs ? Les Romains n’avaient point de bâtiments industriels, ni les Grecs, ni les Assyriens ; donc une chose appelée imprimerie, même nationale, ne mérite aucun souci. Pourvu qu’elle rapporte de beaux honoraires, on y montrera toujours assez de génie. Les honoraires ont été beaux et ce n’est pas fini, ils le seront encore, puisqu’on s’apprête à voter de nouveaux millions. Et quand au génie, qu’on ne leur demandait pas, ils l’ont mis dans le désordre, dans l’incapacité et dans l’inconscience.
FIN
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IDÉES ET SENTIMENTS DU SIECLE
COLLECTION D’ESSAIS
SOUS LA DIRECTION DE M. JEAN DE GOURMONT
On n’a pas assez remarqué combien un siècle curieux d’idées, comme le nôtre, se contentait le plus souvent d’essais hâtivement composés au gré d’une occasion et qui ne sont même parfois que de simples recueils d’articles. A ne rien approfondir, l’esprit, s’il est poussé vers la discussion des idées et des œuvres, risque de se disperser. La curiosité intellectuelle finit par s’émousser à ce jeu décevant où il est rare qu’elle trouve son compte.
Aussi bien aurons-nous souci de ne publier dans cette collection que des ouvrages essentiels et sur les sujets les plus importants qui s’imposent à l’esprit d’un honnête homme d’aujourd’hui. Notre curiosité ne connaîtra pas de limites, et c’est en quoi résidera surtout notre éclectisme.
Quant aux jugements que nous ferons connaître, ils accuseront un parti-pris intellectualiste que nous tenons à honneur d’affirmer dans un temps où l’anarchie est considérée comme une vertu esthétique et morale. La critique est, pour nous, créatrice de valeurs. C’est en nous fondant sur ce principe que nous essaierons de mettre à leur place les valeurs littéraires actuelles en les confrontant avec celles de la philosophie et de la science.
Cette collection doit constituer une véritable encyclopédie de l’esprit et de la sensibilité de notre temps.
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