The Project Gutenberg eBook of Le Mirage

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Title: Le Mirage

Author: Auguste Gilbert de Voisins

Release date: March 26, 2022 [eBook #67719]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Albin Michel

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MIRAGE ***

GILBERT DE VOISINS

LE MIRAGE

Ce pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est.

Jules de GAULTIER.

PARIS
ALBIN MICHEL, EDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22

DU MÊME AUTEUR :

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

10 exemplaires sur papier du Japon ;
25 exemplaires sur papier de Hollande,

TOUS NUMÉROTÉS A LA PRESSE

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Copyright by Albin Michel, 1918.

Au Docteur Maurice de Fleury

en témoignage d’affection
et de reconnaissance.

LE MIRAGE

Ce pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est.

Jules de Gaultier.

CHAPITRE PREMIER

Etait-ce un jeu ? Le sais-je !… En tout cas, cela m’amusait fort, tout en m’effrayant peut-être un peu.

« Que fais-tu là, mon petit ? Un garçon ne doit pas se regarder dans une glace. »

Maman m’avait trouvé debout devant le miroir à trois pans de sa chambre. Elle en fut toute surprise. Mon père, qui la suivait, entendit ma réponse.

« Mais, Maman ! c’est pas moi que je regarde, c’est l’autre ! »

Encore fallut-il expliquer. J’étais d’ailleurs très fier de ma découverte : ce second moi-même que je voyais de profil, pourquoi avais-je quelque peine à le reconnaître ?… et ce troisième, vu de dos, je ne le reconnaissais pas du tout, j’aurais pu le prendre pour un étranger… pourquoi ?… puisque je me reconnaissais en me regardant tout droit !

Maman haussa les épaules, papa se mit à rire, mais il fournit aussitôt des explications, suivant sa coutume, et je compris que, me voyant rarement de profil ou de trois quarts, en temps ordinaire, je pouvais être étonné de mon aspect surgi dans un jeu de glaces. Assurément, cela rendait la chose moins amusante, moins effrayante, mais, tout de même…

Et, parlant à maman comme si je n’étais plus là, mon père ajouta de sa voix grave, toujours timbrée d’ironie :

« Il se trouve néanmoins des gens qui prétendent connaître leurs parents, leurs amis, le passant de la rue, quand un miroir à trois faces suffit à les rendre étrangers à eux-mêmes ! »

Maman lui répondit avec douceur :

« Il existe un moyen de connaître les autres… de connaître un autre entre tous.

— C’est possible, c’est possible, dit mon père, mais je ne crois pas. Tu penses à un miroir qui déforme sous le prétexte de rapprocher. Est-il plus sûr que celui de l’amitié ou de l’indifférence ?… Quoi qu’il en soit, dit-il encore en me regardant, ta mère a raison, abstiens-toi de te contempler dans les miroirs ; cela ne sert à rien. Abstiens-toi surtout d’y contempler autrui : tu pourrais croire que tu le connais ! »

Pourquoi me suis-je toujours souvenu de ces quelques répliques ?

Et maintenant, laissons passer le temps. Il me faut vous parler de Cigogne et du reflet multiple de Cigogne.

CHAPITRE II

Je dus répéter mon appel avant que Cigogne y prêtât la moindre attention. Il se tenait debout sous les ramures de l’arbre mort, la tête comme tendue au bout d’un long cou mal cravaté qui sortait de façon un peu comique de l’uniforme bleu sale. Immobile, les bras ballants, toute sa maigre carcasse était portée sur une seule jambe ; l’autre restait pliée suivant la pose aiguë de certains grands oiseaux. Volontiers nous accusions notre camarade de préparer ainsi son équilibre pour une amputation future. La face ajoutait à la singularité du geste : silhouette bizarre où la fuite du menton et du front accentuait encore la proéminence d’un nez courbe, mince, serré entre de petits yeux toujours clignotants, et ce nez semblait ramener en avant le léger crâne blond. Pour compléter la caricature, il eût fallu des lunettes, un lorgnon tout au moins, mais Cigogne n’en portait pas.

« Cigogne ! criai-je de nouveau ; Cigogne ! grouille-toi ! au galop ! le lieutenant te demande. »

Lentement, il se retourna.

« C’est bon ! c’est bon, Serval ! t’échauffe pas ! »

Sans se presser, il s’approcha par longues enjambées tranquilles et sauta enfin dans le boyau glaiseux qui menait à l’observatoire.

En me relisant, je m’aperçois que cette description de mon ami n’est guère honnête. Portrait chargé ? non point, mais incomplet, à coup sûr. Il ne faut pas imaginer un innocent de village, béant à la lune et de figure ahurie. Cigogne était plein de finesse ; sa voix, intelligente et sensible, excusait en quelque sorte la laideur étrange, le grotesque de ses traits ; enfin sa poignée de main, son regard n’étaient pas d’un imbécile, loin de là. En vous parlant de lui, je tâcherai toujours de lui rendre justice, mais que voulez-vous ! il avait, perché sous son arbre, un aspect bien étrange, et pourquoi choisissait-il cet arbre-là, si maigre, si retordu, si décharné, arbre de ballade romantique, où l’on se serait volontiers pendu, à l’occasion ?

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il t’a dit ? demandai-je quand Cigogne fut revenu, quelques instants après. Tu sais, il n’avait pas l’air content, le petit lieutenant ! Un de ces jours, tu attraperas un mauvais coup sous ton arbre ! Hein ? tu t’es fait engueuler ? »

Cigogne eut un sourire plein de douceur.

« Engueuler ? non, pas précisément ; il m’a seulement dit qu’il ne fallait pas sortir de la tranchée sans raison, parce que ça nous fait voir et qu’une balle est vite attrapée. Il a tort, le lieutenant. C’est vrai pour les autres, pas pour moi ; moi, on me raterait : je suis trop maigre. »

Je haussai les épaules ; discuter est oiseux avec ce garçon.

Il contemplait une fleur toute simple, d’un joli ton mauve, cueillie sur le talus de la tranchée. Le mouvement me sembla plein d’élégance et d’imprévu. Je tirai mon calepin et le notai par quelques coups de crayon ; la ligne de l’épaule et du cou était vraiment curieuse. Il me plairait tant de faire, un jour, le portrait de Cigogne ; ces croquis me serviront.

Cigogne ne parlait plus, il regardait sa fleur mauve, puis, la laissant tomber :

« Notre petit lieutenant a de bonnes manières, dit-il, et je l’aime bien, mais il s’oublie quelquefois. Ne m’a-t-il pas appelé « Cigogne » ! Il s’est repris, il a ri, mais n’empêche qu’il m’a appelé « Cigogne ». Ça finira par s’inscrire tout seul sur mon livret : Roger Maxence, dit « Cigogne ». Peu à peu, sous la crasse, les taches de jus et les taches d’encre, le premier nom disparaîtra. »

Cette supposition lui paraissait plaisante ; il s’amusait à la suivre. Son regard, instable et vif, sautait de droite à gauche, sans se poser jamais, ce qui lui donnait une expression très particulière d’absence, d’absence simplement, non pas de fuite… Je ne puis tolérer un regard qui fuit ; il me fait peur. Quand Cigogne voulait regarder droit, Cigogne donnait tout son regard, mais lorsqu’il était absent, ses yeux erraient, tandis que sa bouche souriait avec douceur, vaguement, sans malice, comme s’il s’excusait d’être parti.

Il s’assit près de moi, sur le petit banc que nous avions eu tant de peine à fixer contre la paroi d’argile de la tranchée.

« Eh oui, mon vieux, lui dis-je, tant que tu seras avec nous, ce nom te restera, pour sûr ; c’est une affaire réglée. »

Ce nom, je me souviens encore du jour où le gros Martin l’avait trouvé, en septembre, à Ballersdorf, peu de temps avant d’être tué. — Cigogne se tenait debout devant un pan de mur, la jambe repliée et le cou en avant. Martin l’aperçut et se mit à crier :

« Attention ! attention ! il va foutre le camp, que je vous dis, le bel oiseau ! Elle va s’envoler, la cigogne ! »

C’était vraiment si bien trouvé que tous les camarades éclatèrent de rire. Cigogne fut baptisé sur l’heure et je fis aussitôt, du bel oiseau maigre, mon premier croquis.

« … Jamais on ne t’appellera autrement ! Il faudra t’y faire ! Samedi dernier, en me parlant de toi, le capitaine disait : « Votre ami Cigogne », et, il y a cinq minutes, le petit lieutenant, malgré sa politesse, n’a pu s’empêcher…

— J’entends bien, murmura Cigogne, mais il y a vingt-neuf ans, à la mairie de Gaillon (Eure), j’ai été inscrit sur les registres de l’état civil comme devant me nommer Roger Maxence.

— Probable qu’on s’est trompé, ce matin-là, répondis-je d’un air grave. Petite erreur ! Ça ne t’arrive jamais d’écrire un mot pour un autre ?

— Si, mon vieux… quelquefois. »

Maintenant, il essuyait le cuir intérieur de son casque, minutieusement ; il s’appliquait à cette tâche.

« Cigogne, demandai-je, quelle est, au juste, la couleur de tes cheveux ?

— On n’a jamais su, répondit-il, depuis qu’ils sont ras. Cette teinte, dans le civil, c’était du blond cendré ; aujourd’hui, il faut trouver autre chose : fleur de pêcher… reflet de tabac d’Orient… En somme, j’ai des cheveux roses, mais on dit qu’ils sont jaunes, pour être poli. »

Cigogne remit son casque.

Et voilà que nous nous taisons, que nous tendons l’oreille… Un long sifflement mince, un éclat brutal, sans échos, de la poussière en pluie, de petits cailloux…

« Ils recommencent, dit Cigogne. Heureusement, je n’ai pas l’ouïe délicate ! »

Nous étions déjà dans l’abri de l’observatoire et je transmettais par téléphone à la batterie les ordres du lieutenant.

CHAPITRE III

« Si l’on pouvait, du moins, se faire blesser un peu proprement !… »

Le voilà qui rêve.

« Et si, murmura-t-il encore, ce surnom ridicule que vous m’avez donné servait à quelque chose, m’apportait une gloire… Mais je cherche en vain… Cigogne, Cigogne, c’est toujours l’oiseau grotesque à patte pliée que l’on perche sentimentalement sur un toit d’Alsace.

— Ne fais pas du roman !

— J’aimerais… J’aimerais bien ! »

Et Cigogne rougit.

Certains jours, voyez-vous, il m’exaspère. Ses absences deviennent trop fréquentes. Nos camarades disent alors qu’il saute dans la lune, qu’il part en permission. Je croirais plutôt qu’il rentre en lui-même ou, plus exactement, que, sans changer de place, il retrouve son vrai foyer. Nous le comparions à un échassier, voici qu’il me présente l’image rétractile d’un escargot. Quoi qu’il fasse, Cigogne est à l’étranger parmi nous. Sa demeure est en dedans. Lorsqu’il nous quitte de cette façon, n’insistez pas : vous ne tireriez de ce garçon scrupuleusement courtois que des paroles froides, voire blessantes, des ripostes. Il serait même grossier, à l’occasion.

Le chien couché devant un poêle grogne si vous le dérangez. Cigogne se chauffe à son cœur. Il a ses petites manies. Je m’amuse bien, le dimanche, à pêcher des goujons dans les trous de la Largue ! Pourquoi Cigogne ne se divertirait-il pas à sa manière ?

« Et puis, fous-moi la paix ! tu m’embêtes ! »

Ce disant, il regarde au loin, si loin que, pour répondre, on est pris de court.

CHAPITRE IV

J’ai, pour Cigogne, beaucoup d’affection. A vrai dire, si je fais le compte des jours, elle ne date pas de loin, mais ces jours furent vécus de façon si complète, si puissante, parfois, qu’il me semble avoir connu Cigogne depuis l’enfance.

Je le vis pour la première fois dans la cour du dépôt, tout au début de la guerre. L’étrille en main, je raclais les fesses de ma jument quand il passa devant les écuries.

« Faites attention ! me dit-il, Ranavalo est chatouilleuse. »

Je me retournai et, l’apercevant, j’éclatai de rire.

« Mon ami, poursuivit-il, je vous dis ça sans mauvaise intention. J’ai encore la cuisse gauche un peu sensible en souvenir d’un coup de pied de Ranavalo… D’ailleurs, elle a des qualités, mais, je vous le répète, elle est chatouilleuse et, parfois, elle tire au renard. »

Notre conversation s’acheva sur le remerciement que je lui fis. Peu après, nous nous retrouvions devant une table de la cantine.

« Pourquoi, demanda-t-il, vous êtes-vous tordu en me voyant ?

— Je ne sais trop ! pardon ! mais, tout de même, tu sais, tu as une tête pas ordinaire !

— Tu parles sans doute de ma gueule ?

— Tout juste.

— Pas ordinaire, en effet ; on me l’a souvent dit ; tu t’y habitueras. »

Et, depuis lors, nous avons causé tous les jours, le hasard quotidien et l’autorité militaire nous ayant constamment réunis.

Il sut voir, dès les premiers temps, voir et comprendre, l’ennui dont je souffrais cruellement. La vie sur le front a son charme, un charme que j’ai savouré, noble, mystérieux, magique et fort, qui transporte hors du commun de la vie, très haut, très loin, et retient néanmoins solidement sur cette terre peuplée d’hommes, mais la vie dans un dépôt est, le plus souvent, intolérable. Les heures me paraissaient bien lourdes.

« Serval, tu es un gosse ! me disait mon nouveau camarade, quelques jours plus tard ; tu rêves de la saveur d’un beau fruit que tu ne saurais manger. Il est tout hérissé de piquants. Sais-tu même le cueillir ? Son noyau est très dur ; tu t’y casserais les dents. On ne se jette pas sur un fruit parce qu’on lui trouve, de loin, une somptueuse couleur. C’est là le fait d’un enfant. Serval, mon gars, la guerre est un beau fruit sanglant… Crois-moi, si tu y mordais aujourd’hui, cela te ferait vomir… Patiente un peu. »

Quels étaient donc ces accents nouveaux ? On s’habitue très bien à des brutalités, à des scatologies répétées, elles ne surprennent pas, on s’y attendait, et les phrases obscènes deviennent vite d’un usage courant, mais cette façon de dire…

Il parlait ainsi d’une voix sourde, très basse, avec, parfois, de petits cris d’oiseau, bizarres. Brusquement, on se trouvait ailleurs, dans une forêt lointaine, près d’un grand fleuve lourd sur lequel tournoient des courlis. Pouvoir exotique de la voix ! Certains parfums ont une magie analogue et l’on se sent transporté sur l’autre face de la terre pour avoir respiré une fleur.

Pendant que je faisais ces voyages, Cigogne me regardait d’un air vague, non pas de ce regard habituel aux rêveurs et que l’on dit céleste parce qu’il se détache des choses de ce monde, mais d’un regard mobile et jamais posé. La fumée s’épaississait autour de nous, les conversations devenaient plus sonores, des rires éclataient, on chantait même… Sur la table tachée de vin, les longs bras de mon camarade restaient étendus comme deux choses inutiles, avec leurs mains ouvertes, la paume collée au bois.

Depuis cette rencontre, je ne m’ennuyais plus. Les petits incidents de la journée n’avaient pas changé de figure, mais ils me heurtaient moins. Je trouvais moins d’agacement à voir gesticuler le maréchal des logis Lieutard, toujours hurlant, jamais apaisé, et je m’occupais peu de l’humeur dangereuse et des faux sourires d’un adjudant corse dont j’oublie le nom et qui semblait tenir son personnage dans un roman antimilitariste.

Un de ses compatriotes m’a dit qu’il était, en temps de paix, herboriste à Bastia et qu’au milieu de ses plantes aromatiques, de ses simples, de ses racines, il vivait paisiblement, imprégné de thym et de lavande, mâchonnant dès l’aurore de la réglisse pour se tromper lui-même et ne pas enfumer de tabac sa chère boutique. Au demeurant, le meilleur homme du monde et le plus doux. La guerre faisait de lui un être sournois, maléficieux, vantard, toujours servile, toujours prêt à punir, de commerce impossible. Cet herboriste corse en uniforme m’avait fort échauffé, quelque temps. Je l’oubliai grâce à Cigogne qui le jugeait d’ailleurs sans indulgence :

« C’est le valet de chambre qui rosse le groom et la fille de cuisine, mais qui lèche les bottes du maître d’hôtel. Il doit y prendre du plaisir. »

Et Cigogne simulait un lointain crachat.

J’avais un ami. Au régiment, cela veut dire quelqu’un avec qui l’on peut causer.

« J’ai lieu de croire que nous nous verrons souvent. Qu’en penses-tu, Serval ?

— J’ai lieu… pareillement. Je pense comme toi. »

On se regardait d’un air moqueur.

Je disais bien : nous étions amis.

Celui que l’on devait, plus tard, nommer Cigogne, m’avoua, un soir que je le questionnais sur ses occupations du temps de paix, qu’il était chimiste, mais il se reprit aussitôt.

« Je veux dire, comprends-tu ? que je fais de la chimie… un métier, en quelque sorte, pour en avoir un ; néanmoins, voilà… je fais aussi autre chose. J’ai un peu de fortune, j’achète beaucoup de livres, et avec le fonds de mes parents : histoire, voyages, auteurs classiques, cela me compose une assez belle bibliothèque, alors, je lis, je lis… et j’écris aussi, oui, c’est là, surtout, ce qui m’intéresse.

« As-tu publié un livre ? » demandai-je.

Je ne croyais pas dire une inconvenance. Il sursauta brusquement et parut troublé.

« Bon Dieu ! non ! à quoi penses-tu ! Publier !… un livre !… C’est bien assez que je prenne tout le temps des notes et que, chez moi, les bouts de papier s’accumulent ! Publier ! que dirait ma femme, elle qui, déjà, trouve que je perds mon temps !

— Comment ! m’écriai-je, tu es marié ? »

Il me regarda peureusement.

« Je… j’avais donc oublié de te le dire, mon vieux Serval ? Ah ! quel fou je fais ! Oui, je suis marié, ici, dans cette ville… depuis cinq ans… Et maintenant, bonsoir, j’ai une permission. Je rentre chez moi. A demain. »

CHAPITRE V

Deux jours plus tard, me promenant sur la place Alsace-Lorraine où quelques mélodies indigentes et filandreuses se répandaient autour d’un kiosque de musique, je décidai de me reposer un moment au Grand Café en buvant de la bière.

J’entrai et me plaçai à une table discrètement située par rapport à celles où fréquentaient mes chefs. Presque aussitôt, j’aperçus mon ami Cigogne, non loin, et fus frappé par son expression tout à la fois accablée et hagarde. Il avait l’air de la bête que l’on traque. Il regardait avec insistance et son regard fuyait aussi cette grosse fille assez élégante nommée Adeline, je crois, dont les jambes hospitalières étaient célèbres dans la garnison. Une bonne personne, peu compliquée ; sa vulgarité de vaudeville, son stupéfiant appétit, sa voix vraiment joyeuse pouvaient plaire. De plus, elle semblait propre et sa peau saine gardait une jeunesse paysanne. Rien, en elle, n’inspirait l’épouvante. Or, c’était bien elle que Cigogne regardait avec tant d’effroi.

Je vous l’ai dit, j’aimais beaucoup Cigogne et cet effroi me faisait peine. De quel drame sourd me trouvais-je le témoin ? Adeline en paraissait bien innocente. Elle s’occupait à séduire, par de paisibles œillades, un capitaine d’artillerie coloniale nouvellement arrivé, blond, aimable et moustachu, qu’elle voulait s’attribuer en remplacement provisoire d’un autre capitaine, très chauve, son ami de dix ans, car elle avait charmé plus d’une garnison, et ce capitaine chauve manquait de jalousie. Tout à coup, elle se leva, jeta au colonial la rose de son corsage, d’un geste cocasse qui tenait de l’opéra-comique et du bastringue, et sortit. Cigogne poussa un grand soupir de délivrance, contempla la porte d’un air hébété, puis se prit la tête dans les mains. Mon bock vidé, je m’en fus le rejoindre.

« Que fais-tu là ? me dit-il. Assieds-toi. Tu bois de la bière ?

— Un bock, volontiers. Ce sera le second.

— Tu étais au café ?

— Oui, depuis un instant. »

Il balbutia quelques mots vagues, me regarda dans les yeux, tout droit et murmura, sans préliminaires, bien simplement :

« Serval, mon ami, je viens de souffrir de façon atroce.

— Je m’en suis aperçu ! répondis-je.

— Tu me voyais ? mais… »

Je l’interrompis en demandant, à voix très basse, mais fort scandalisée :

« Tu n’as pas, pour Adeline, un amour malheureux, j’espère ? »

Ma question ne parut point l’atteindre, tout d’abord. Il rêvait, puis son regard changea : il se mit à réfléchir. Le grotesque de la situation proposée le toucha sans doute, peu à peu, car sa bouche se détendit ; enfin il éclata de rire.

« Non, Serval, ne t’en fais pas. Je suis marié et j’aime ma femme, tendrement… N’empêche que j’ai passé une bien affreuse demi-heure à dévisager la grosse Adeline.

— Elle me semble plutôt réjouissante à voir.

— Eh oui ! mais… que veux-tu… »

Ses traits avaient perdu toute gaieté.

« … Elle est entrée, elle s’est assise à la table du coin. Je connais Adeline depuis longtemps. Si elle ne m’a pas dit bonjour, c’est qu’elle essayait de séduire ce capitaine à grandes moustaches qui se lève en ce moment. Moi, je ne la quittais pas des yeux, amusé par son manège, et brusquement, il me vint une idée horrible. Je me disais : si… mais tu vas te moquer de moi ! »

Le ton de sa voix était suppliant : la plainte humaine d’un chien battu.

« Parle toujours, Maxence ! »

Cigogne se nommait encore Maxence, à l’époque.

Il tâcha de s’expliquer, travail malaisé, car il ne se comprenait pas bien lui-même.

« Je me disais : si j’allais, sans raison plausible, m’éprendre de la grosse Adeline, qu’arriverait-il ? Et je m’imaginais la chose, je me figurais amoureux de cette brave fille, rêvant d’elle jour et nuit, m’échappant de chez moi, les soirs de permission, pour la rejoindre, me couchant à côté de son corps blond dont la peau doit être douce aux doigts, mentant à ma femme, n’aimant plus ma femme, ne pouvant plus souffrir ma femme, et déchiré par ce malheur. Ma femme pleurait, ma femme avait tout le temps les yeux rouges. Bien entendu, elle ne savait rien, elle ne devinait rien, mais elle soupçonnait un drame terrible, elle tremblait en y songeant, elle me tendait les bras, et moi, je n’osais plus l’embrasser, j’avais… j’avais peur d’être dégoûté par ses lèvres. Il me fallait retourner vers Adeline ! Contre la chair fraîche d’Adeline, je m’allongeais avec un gros soupir de satisfaction, avec une béatitude de bête. Ah ! tu vois ça Serval ? tu vois ça ? C’est à vomir ! Ma pauvre femme en mourra ! »

Il me parlait presque à l’oreille.

« Mais, grand imbécile ! murmurai-je.

— Non ! laisse-moi finir !… Si je la rencontre, demain, dans la rue ; car c’est demain que je vais me promener avec ma femme, je le lui ai promis… Alors, si je rencontre Adeline… Je l’aperçois de loin, tenant son ombrelle rose, n’est-ce pas ? Je propose à ma femme de s’asseoir sur un banc, à l’ombre ; moi, je reste debout, devant elle. Je regarde par terre, comme si elle avait laissé tomber quelque chose ; elle regarde aussi sous le banc et, tout de suite, je m’éloigne… Adeline est à quelques pas. Je m’avance vers elle ; je lui offre mon bras… « Venez, Adeline ! » et…

— Et tu vas te taire ! tu es fou ! interrompis-je, tandis que Cigogne balbutiait épaissement (on l’aurait cru ivre) :

— Mais j’aime ma femme, Serval ! je l’adore ! »

CHAPITRE VI

Je l’avoue : je me sens très gêné pour vous parler de Cigogne. Il me semble toujours que je le dépeins mal, que je dessine simplement le portrait d’un fou, et cela de façon peu honnête, puisque je souligne, au détriment des autres, les seuls traits où sa folie se révèle.

« Pourquoi, demanderez-vous, fut-il votre ami ? Pourquoi cette affection mal placée, inutile, surtout à une époque où les minutes ont tant de prix ? C’est folie que de gâcher des minutes d’affection. »

Oui, oui, je vous entends ! Et vous dites encore :

« De la pitié, à la rigueur ! mais votre amitié… Tel que je le vois, il ne la méritait guère. »

Je vous le fais donc mal voir. Ses étrangetés, certes très réelles, m’ont empêché de mettre en lumière les qualités de ce garçon dont l’âme était obscurcie de rêves et la volonté détruite par trop d’illusions… De la pitié ? non pas ! c’est bien de l’affection qu’il m’inspirait. Cigogne se rendait compte de sa faiblesse, il en avait honte, mais pas tous les jours et jamais tout à fait… complications où le cœur et l’esprit jouent chacun leur rôle. Un détail, n’importe lequel, le lançait soudain sur une voie qui n’aboutissait nulle part et qu’il suivait quand même ; il se sentait ridicule, éternellement ridicule, pour l’octroi innocent d’un surnom (et ce surnom, au début de la guerre, n’était pas encore héroïque : Cigogne ne signifiait rien ; plus tard il en eût souffert davantage) ; or, de ce ridicule il souffrait déjà de tous ses nerfs… Il faut que vous compreniez cela.

Par ailleurs, dans les petits emplois de la vie quotidienne, il fut un bon soldat régulier, dévoué ; il fit son devoir, comme il devait, mais je ne puis cependant vous présenter toutes ces images heureuses de mon sujet, car vous diriez, cette fois :

« Un bon soldat ? Est-il le seul ? Il a fait son devoir ! Combien d’autres l’ont fait ! Pourquoi parler spécialement de celui-là ? »

Si j’en parle, n’est-ce pas, au juste, parce qu’il avait plus de peine qu’un autre à agir, parfois, de cette façon qui vous paraît si banale ? Non, ce n’est en rien la vie d’un héros que je vous raconte, c’est la vie d’un homme entravé par son imagination et qui, somme toute, n’a finalement fait de mal qu’à lui-même.

Et qui vous dit qu’il ne souffrait pas atrocement quand il se forgeait une tentation en regardant la grosse Adeline ?… Plaignez-le si vous voulez pour cette tentation absurde. Mais qui vous dit qu’il n’a pas vaillamment lutté en tâchant de la vaincre ?… Alors, soyez équitable et, à cause de cette lutte, accordez-lui un peu d’affection. — Moi, je vous raconte simplement ce que j’ai vu et entendu, ce que j’ai supposé ou cru comprendre, rien de plus… Enfin, si mon ami Cigogne vous déplaît trop, si vraiment il vous impatiente, effacez son souvenir.

Il me semble que nous l’avons laissé au moment où il m’assurait de son amour pour Mme Maxence, sa femme. — Procédons.


Il l’avait rencontrée à Alger et s’était bien vite épris d’elle. A cette époque, il étudiait la chimie dans une école spéciale. Une jeune femme entrevue vint le distraire. Quelques promenades sur la place du Gouvernement, aux heures d’affluence et de musique, deux ou trois rendez-vous dans les environs, des causeries dans sa famille où il l’avait présentée… tout un petit roman banal et bourgeois, sans intérêt, une très médiocre aventure d’amour. — Il m’en faisait le récit, le lendemain même de notre conversation au Grand Café, dans la chambrée noire de mouches, et par bribes, d’une voix pénible, à tel point que je dus recoudre moi-même les fragments de l’histoire.

« Et puis non ! s’écriait-il, je dois me tromper ! ce n’est pas ça ! »

Arrêté au milieu d’une phrase, il n’y avait plus moyen de lui tirer un mot.

Ce projet d’union déplaisait à ses parents. La personne que leur fils voulait épouser appartenait à une famille fort honorable et ne laissait pas d’être charmante, mais comment oublier qu’un premier mariage avec certain capitaine au long cours avait jadis fait grand bruit dans la ville. De ces potins honteux, il reste toujours quelque chose. Depuis son divorce, la tenue de la jeune femme ne permettait aucune critique et le capitaine au long cours était allé mourir (de la peste, assurait-on), en quelque pays lointain. — N’importe ! on avait beaucoup jasé. Les parents de mon ami s’en souvenaient trop bien.

« Mais, disaient-ils, nous admettons qu’elle est charmante, tout à fait ! »

Charmante ! ils ne la trouvaient que charmante ! — Cigogne n’en revenait pas. Le rouge de la colère lui montait au visage en rappelant ce souvenir. Il me la décrivait alors et, d’un long moment, ne s’interrompait plus. — J’en vins à imaginer une petite femme grêle, très brune, avec de grands yeux doux, des cheveux noirs, courts et bouclés, une taille souple. Déjà, je voyais en elle quelque chose d’inquiétant, je ne sais quoi de trop menu, d’évasif, son vrai charme peut-être, cela même qui, dès l’abord, avait séduit Cigogne.

Il me touchait par l’effort passionné qu’il mettait à décrire son idole. Tant de paroles superflues, tant de peine et d’application, mais aussi, tant de complaisance !

« Figure-toi une petite princesse birmane descendant de sa jonque en bois précieux… »

Je ne pus m’empêcher de rire.

« Pardon, mon ami ! les princesses birmanes ont la chevelure lisse, coiffée serré, presque vernie ; or tu disais, je crois, que ta femme agitait une tête bouclée aux cheveux courts ?

— Bouclée ?… bouclée ?… oui, peut-être, à cette époque… mais qu’est-ce que cela peut te faire ? »

Il poursuivit :

« Regarde-la dans ses voiles roses !… Son premier mari connaissait l’Extrême-Orient… Eh ! non, cependant ! au début, il me semble qu’il était sur les lignes du Sud-Amérique. Tu m’as troublé par ta stupide interruption. Tais-toi ! Elle gardait tout de même un parfum de la Chine, des Indes, de Ceylan. Elle dansait… oh ! je désirais tant qu’elle sût danser ! »

C’était évidemment de la littérature (je n’en juge pas la qualité). Si mon ami s’en fût rendu compte, je l’eusse à coup sûr interrompu, mais il parlait comme si je n’étais pas là. Sa tête, portée par un long cou et déplumée, eût-on dit, tant ses cheveux paraissaient peu, tournait lentement de droite et de gauche, tandis qu’il clignotait à la façon d’un homme qui veut remettre en lumière une image devenue imprécise.

Néanmoins, ce flux romantique m’agaçait.

« Tu as oublié, dis-je, une plume d’oiseau de paradis qu’elle porte dans sa coiffure et qui balance, lourde du bout.

— O Serval ! répliqua-t-il, pardon ! »

Je m’attendais à une injure, mais cela, je ne comprenais plus.

Il murmura difficilement :

« Oui, tu as raison… la plume d’oiseau de paradis… qui balance… lourde du bout… Comment savoir au juste sa couleur ? »

Maintenant il rêvait. — Plaçait-il cette plume décorative dans les boucles noires ? Non, il dériva et, soudain :

« As-tu vu des gerboises ? s’écria-t-il ; on en trouve chez nous. Ce sont des bêtes délicieuses, de mignonnes petites choses aux pattes minces… et quel regard ! Ah ! mon vieux Serval ! j’aurais voulu lui donner des fleurs de serre, des perles, un chien minuscule et frisé, un négrillon… »

Tout de même, il fallut mettre à l’écurie des chevaux qui rentraient du terrain de manœuvres, et cela dura quelque temps, mais la conversation reprit, une heure plus tard, dans cette même chambrée un peu moins malodorante que la cantine.

Nous étions assez satisfaits, le détestable adjudant corse ayant été admonesté en termes vifs par notre capitaine. Je m’en sentais bien aise.

« Hein, mon vieux ! l’a-t-il reçu son paquet… et en pleine gueule encore ! »

Il répondit de façon absurde :

« Tu l’imagines, j’en suis certain ! Tu pourrais la peindre !

— Qui ça ?

— Ma femme… »

L’adjudant herboriste ne l’intéressait plus. Il m’entraînait d’une main forte vers Alger, vers des palmes, vers cette contrée chaude où il avait aimé. — Je me laissai faire, d’abord, mais voulus le rappeler à des réalités tangibles.

« As-tu des enfants ?

— Des enfants ? non ! pourquoi des enfants nous deux ? »

Il paraissait très interdit. — Ma question était donc bizarre ? Puis il alluma une cigarette et parla d’une voix mieux posée, presque tranquille.

Ses parents avaient agréé son choix, après quelques discussions tenues en famille, sans aigreur. Ce premier mariage qui les gênait tant, dont Alger s’était tant occupé, devait, à vrai dire, les trois quarts de sa notoriété à la qualité basse du mari. On finit par en tomber d’accord. Le capitaine au long cours ayant eu le bon esprit de décéder au loin (et la peste n’est-elle pas une mort infamante, une punition ?) on oubliait le regrettable divorce. — Cigogne fut heureux.

« Ah ! que je l’aimais ! » s’écria-t-il.

Et, d’une voix tout à fait rauque et basse, il ajouta :

« Ah ! que je l’aime ! »

Vraiment, je commençais à le savoir.

Peu de temps après son mariage, ses parents étant morts, Cigogne vint s’installer en France. Dès qu’il me l’eut appris, il tourna court, ne me parlant plus que de ses travaux de chimie, très absorbants.

— Tu me disais que tu t’intéressais à autre chose, que tu écrivais…

— Oh ! ce n’est qu’un passe-temps pour moi, pour moi seul. Et puis, ma femme aime bien les livres, certainement, mais elle aime mieux l’ordre et, que veux-tu ! mes notes traînent. D’ailleurs, ça ressemble toujours à quelque chose que j’ai lu ; alors, je déchire.

— Tu me présenteras chez toi, un de ces jours, mon vieux ? » demandai-je.

Il eut encore un regard stupide, presque scandalisé, puis, après un silence, il murmura :

« Bien sûr ! oui, Serval, bien sûr… eh oui ! bien sûr ! »

Après quoi, il se mit à rire, sans gaîté.

CHAPITRE VII

A cette époque, je n’eus pas l’honneur d’être présenté à Mme Maxence (j’écris ce nom difficilement : il ne m’évoque rien), car nous partîmes, trois jours plus tard, pour le front. J’étais brigadier, Cigogne avait passé maréchal des logis. Nous voyageâmes de conserve et l’on fut heureux de se trouver en Haute-Alsace, définitivement placés ensemble dans la même batterie.

Mais c’est, je crois, à la date de ce départ du dépôt qu’il me faut interrompre mon récit et ouvrir une parenthèse.

J’ai fait, longtemps après, la connaissance de la femme de Cigogne, je vous dirai comment. Or, pendant les longs mois qu’elle passa dans cette triste ville de province où je venais de m’ennuyer quelques semaines (le dépôt est toujours placé dans une ville ennuyeuse et triste), elle nota sur de grands cahiers brochés d’un papier lavande, ses impressions de chaque jour. De mon côté, lorsque je fus au front, j’écrivis à mes moments perdus, ce récit.

Vous verrez en quelles circonstances Mme Maxence me donna ses cahiers lavande… Je ne dis pas « me prêta » mais « me donna ». Ils étaient pleins de détails ménagers qui ne vous intéresseraient guère. J’en tire seulement ce qui a rapport à la vie de Cigogne, depuis son départ du dépôt, et j’intercale ces pages à leur place dans la suite des miennes, avec, en tête : du cahier lavande, pour que l’on se souvienne aussitôt de leur auteur. Elles pourront éclairer quelques faits, quelques sentiments, mal vus ou mal définis par moi. Enfin, que le lecteur ne m’accuse pas d’indiscrétion : je fus explicitement autorisé à me servir de ces notes comme je l’entendrais.

Ce sont, je le répète, de simples notes, griffonnées, le soir, tandis qu’il pleuvait inlassablement dans la rue, que le vent gémissait d’une voix souvent lugubre et que les bateaux s’estompaient dans le coin du port où ils semblaient composer une réunion de famille. Si elles se suivent assez mal, c’est que j’en ai laissé beaucoup sans emploi. Celles que j’ai choisies le furent dans le seul but de mettre au point mon histoire… Et surtout, ne tâchez pas d’y trouver de la littérature ! On en relèverait peut-être (et d’assez médiocre), fleurissant les discours de Cigogne, mais, dans les cahiers lavande de sa femme, non.

Il est donc entendu, n’est-ce pas ? que les pages du cahier lavande sont d’un auteur différent et d’une écriture féminine.

Cela étant bien compris, nous allons rejoindre Cigogne en Haute-Alsace.

CHAPITRE VIII

Un petit village, pittoresque et point trop malpropre, tel que je me le serais d’avance imaginé pour mon plaisir. Aucune surprise, en somme ; de plaisants points de vue, alentour ; une atmosphère vraiment rustique. Certains indigènes semblent offrir un accueil agréable. Des camarades, arrivés avant nous, vantent la cave du père Dietrich.

Des semaines passent, durant lesquelles nous apprenons ce qu’est cette nouvelle vie. Je gagne mon galon d’or, je reçois, en compagnie de Cigogne, le baptême du feu et nous avons tous deux la chance de n’être pas touchés, tandis que notre camarade Tierspoint, un gros garçon à mine réjouie, qui se tenait entre nous, reçoit un éclat d’obus en plein visage, visage dont il ne resta plus qu’un masque horrible et sanglant.

On s’habitue à ces choses, mais nous n’en étions pas moins tristes à la soupe du soir. Chacun se rappelait le rire jovial de Tierspoint et moi je revoyais (je reverrai toujours) sa face fauchée, couverte d’une bouillie rouge. Plus tard, d’autres blessures m’ont fait peur, m’ont transi de pitié et d’effroi, mais pas comme la face de Tierspoint. — On parla beaucoup de lui, on apprécia sa belle humeur, on déclara que l’on perdait un bon camarade, puis on fit une manille, et d’autres, que les cartes ne sollicitaient pas ou qui avaient encore soif, s’en furent boire chez l’aubergiste complaisant.

Nous nous couchâmes, Cigogne et moi, dans une grange où nous élisions domicile chaque fois que nous passions la nuit au cantonnement. On s’y trouvait, pour ainsi dire, chez soi. Elle était un peu trop aérée, les chauve-souris et les rats y menaient leur branle, mais ce sont là de petits inconvénients. On y pouvait causer, dans le noir, et Cigogne dardait parfois un rayon de sa lampe de poche sur la paille de notre couche, alors on se plaisait à croire, un instant, que la litière était en or. Par beau temps, le clair de lune nous visitait et un mince rayon bleu perçait l’ombre. Nous nous taisions, tant que durait sa présence, ou nous parlions plus bas.

Heures étranges qui suppriment toute peine. On peut rêver à son aise, sans dormir, on peut suivre le rayon de lune jusqu’en plein ciel.

Nous étions installés. Nous avions fait notre lit par des mouvements lents de tout le corps, par de très savantes reptations, et je m’apprêtais à sommeiller, la couverture ramenée au menton, quand Cigogne parla :

« On finit par ne plus s’émouvoir… Déjà les camarades qui sont ici depuis plus longtemps que nous n’y font aucune attention. Ils auraient peut-être chanté, ce soir, si l’occasion… et, pourtant… Vois-tu, Serval, un homme blessé à la jambe, au bras, un homme qui a la poitrine trouée, on peut le reconnaître : une balle dans le cœur, ça tue, mais on reste soi… Ah ! cette gueule d’étranger, cette gueule de carnaval macabre qu’il avait ! Je n’en dirai rien à ma femme, en lui écrivant demain (je lui écris tous les jours) ; la pauvre gosse ne dormirait plus… Je l’ai regardé de près, quand nous l’avons mis sur le brancard. Non, ce n’était pas lui ! c’était un mort inconnu, lui que j’avais entendu rire.

— Il riait bien, dis-je ; il riait clair.

— Et tu ne sais pas, Serval, ce qu’il y avait derrière ce rire. J’aimais beaucoup Tierspoint, mais son rire était un peu cruel… trop mensonger… trop mensonger. Il avait tant souffert, étant petit ! Ces gens, autour de lui, dans son village, semblaient si tristes, si mornes ! On ne saurait être gai, là-bas. Il sentait toute la désolation des plaines de betteraves.

— Allons donc ! interrompis-je, on rigole souvent, dans le Nord… »

Cigogne poursuivit :

« Songe, Serval, songe à la couleur du crépuscule en Provence !… Tierspoint avait sans doute pleuré, l’hiver, quand, de sa petite chambre mansardée, tout en haut de la ferme, à gauche, on n’entendait qu’un meuglement de vache, de temps en temps, ou le bruit d’une charrette lointaine, sur la route. Il pleurait tout seul, mais il voulait faire oublier aux autres leur mélancolie, alors il avait appris à rire, à rire comme tu dis : à rire bien, à rire clair, et les autres, à l’entendre rire, riaient aussi. Il avait de la bonté de reste : il l’offrait aux autres, en riant. »

Depuis quelques instants, notre rayon de lune lançait dans la grange sa flèche bleue, si familière.

J’écoutais Cigogne, sans comprendre.

« Mais, lui dis-je, tu connaissais donc Tierspoint ?

— Non, répliqua-t-il, tu ne saisis pas. Je ne le connaissais guère. Je ne savais presque rien de lui, mais il est mort de façon horrible et magnifique : il a dû bien vivre. Je l’avais entendu bien rire ; je voulais le connaître… je le connais maintenant.

— Cigogne, tu me racontes des histoires. De grâce, compose-les, une autre fois, sur des sujets moins douloureux. »

Je l’avais offensé : sa bouche se serra, sa parole devint sèche.

« Il y a des gens bêtes, tout de même ! Quand pourras-tu ?… »

Puis, d’une voix plus amicale et du ton que l’on prend pour expliquer des vérités premières à un pauvre imbécile sympathique, il ajouta :

« Voyons, Serval, mets-y un peu du tien ! Cet homme m’intéressait ; je le regardais vivre avec complaisance, je l’ai vu mourir et, soudain…

— Mais non, tu ne le regardais pas vivre avec complaisance ! tu ne le regardais pas du tout ! Quand il est mort, tu as fabriqué un développement posthume à son propos !

— Ferme ça ! ferme ça !… Je l’ai vu mourir et, soudain, il a revécu devant moi. Depuis cet instant, il est mon ami… mais taisons-nous, il dort. Ne parlons plus !…

— Ne parle plus, tu feras bien. »

La chauve-souris s’était accrochée à sa poutre, là-haut ; le silence prenait forme ; la nuit se dépouillait de ses derniers bruits ; on allait pouvoir dormir.

« Ne m’en veuille pas, Serval ! tu n’avais pas compris. »

La chauve-souris volait de nouveau, noire et grise, dans l’ombre et dans le clair de lune.

J’entendis encore quelques murmures sourds :

« Bonne nuit, mon ami Tierspoint… dors en paix. »

Cigogne lui parlait vraiment ; sa voix était prise par des larmes. S’il jouait un rôle, il y mettait alors tout son cœur. Pouvait-on le lui reprocher ? Bientôt, il s’endormit. Moi, je regardais le clair de lune.

CHAPITRE IX

Du cahier lavande.

Depuis que Roger est parti, la maison me semble vide. Il pleut. Je m’ennuie. A-t-il ce même temps triste, là-bas ? La soirée passe bien lentement : je regarde une carte d’Alsace, mais ne sais pas au juste où il se trouve, alors cela n’existe pas encore, comme pays. Plus tard, je pourrai me dire : « Il est là ! » et j’apprendrai par cœur le nom des villages alentour.

Que la journée a été longue ! Les amies que je rencontre, même quand elles ont un mari, un frère aux armées, ne m’intéressent pas : elles ne savent pas parler d’eux ; elles en parlent mal. Saurai-je parler de lui, moi ? Au fait, le mieux est peut-être de se taire. Il faudra pourtant que je continue à faire des visites, à m’occuper de la maison, comme s’il était là. Ainsi, Roger me semblera moins absent… Je voudrais tant le voir, lisant un livre et le fermant d’un geste brusque parce qu’une phrase lui a déplu !… Non ! il n’est pas là.

C’est pour me désennuyer que j’ai songé à écrire mon journal, chaque soir, comme je faisais quand j’étais jeune fille (dans des cahiers rayés de jaune) et plus tard, à Alger, dans de petits cahiers verts, à l’époque où j’ai rencontré Roger. J’avais eu peur de lui, les premiers temps. Je croyais être aimée par un poète, un artiste, comme on se les imagine !… Folle que j’étais ! Et cependant, il m’arrive parfois d’avoir peur pour les mêmes raisons, mais cela ne dure pas. Quand il rentre du café ou du cercle et qu’il dit tant d’absurdités, qu’il rêve tant de folies, je me demande s’il m’aime autant. Ce qu’il dit semble souvent très beau, mais lui, n’est-il pas très loin ?… Puis, il me revient, il s’assied au coin du feu, il roule sa cigarette, et nous causons… Maintenant, il m’a quittée pour longtemps. C’est pénible de vivre seule. Il est nécessaire que je me surveille pour que jamais dans mes lettres, il ne s’aperçoive de rien.

J’ai jeté mes premiers cahiers au feu ; je garderai ceux-ci, dont la couleur lavande me plaît, jusqu’au retour de Roger. A quoi serviront-ils, plus tard ?

Roger m’a dit qu’il partait avec un camarade assez agréable du nom de Cervalle ou Serval. Un peintre, paraît-il. Cela manquerait beaucoup à Roger de n’avoir personne avec qui causer des choses qu’il aime et qu’il admire. Pourvu que ce peintre soit un homme de bon sens !

Les premières lettres de Roger sont assez courtes. Il s’installe, il prend contact, il s’habitue. Son cantonnement est dans un village qui, dit-il, lui a révélé l’Alsace. J’espère que, bientôt, ses lettres seront un peu plus longues, mais je n’y compte guère : il n’a jamais aimé écrire, sauf pour lui-même, au crayon, sur mille bouts de papier. Et puis, peut-être, n’a-t-il pas le temps.

Roger semble très attristé de la mort d’un de ses amis, nommé Tierspoint, dont il ne m’avait jamais parlé avant. Tué tout près de lui ! ah ! mon Dieu ! Il me dit que le peintre est un gentil compagnon. Son nom s’écrit Serval.

Madame Lure m’a priée de la rejoindre à l’hôpital, demain matin. Non, ma vie ne sera pas la même qu’auparavant : l’hôpital m’occupera beaucoup. Tant mieux ! Mais les soirées seront toujours longues.

Que fait Roger, en ce moment ? A quoi pense-t-il ?

CHAPITRE X

Assis dans la tranchée, une planche posée sur ses genoux, Cigogne démonte sa montre dont les fantaisies l’inquiètent et le rendent nerveux.

« Pour connaître les gens, il faut les imaginer complètement, dit-il, comme s’ils vivaient, comme s’ils dansaient devant vous. Alors on les voit, alors seulement. Entends-moi bien : tu ne vois pas le personnage que tu regardes, qui te parle ; tu vois celui que ton esprit figure. Pourquoi chercher un détail de costume, la façon dont il noue ses lacets de chaussures ou sa cravate ? Pourquoi noter un trait de caractère ? Tout cela viendra s’inscrire sans que l’on y songe. En soi-même, on se raconte l’homme que l’on veut connaître. Il se compose avec des matériaux apportés en secret. Un jour, on le voit : c’est bien lui. Cet homme est l’homme vrai. L’autre !… »

Il fit le geste d’écarter quelque chose d’inutile, d’importun.

« L’autre est un fantôme.

— Cela s’appelle mentir, lui dis-je, et de la manière la plus dangereuse, car c’est, au juste, se mentir à soi-même.

— Tout au contraire, répondit-il, c’est se créer un monde vivant dans un univers d’apparences ; c’est peupler la vie d’êtres vrais qui doublent heureusement le jeu des pâles poupées que nos yeux, nos oreilles et nos doigts nous révèlent. Ah ! le monde imaginaire ! comme il est doux de se le représenter au fur et à mesure de nos besoins, de nos curiosités, de nos rêves, pour masquer l’autre ! comme il console de l’autre ! comme il détruira vite l’autre, l’affreux monde irréel de chair et d’os que mon concierge voit !

— De cette façon, lui dis-je, on fausse pour jamais sa vision des choses ; la vérité devient une simple question de sentiment et d’humeur. »

Il perdait patience :

« Va donc évangéliser des bonshommes tout nus, à Bornéo ! Voilà ta place ! Va leur enseigner la vérité ! Va vite ! Va te promener sous les palmes avec un livre noir à la main, vêtu d’une longue redingote et coiffé d’un casque à voile vert ! »

Son regard me prit en pitié.

« La vérité, Serval, n’est pas au fond des puits. L’eau des puits, en Alsace, est toujours sale. Lis la pancarte : « Puits curé… eau non potable. » Si je la cherchais, quelle vérité trouverais-je au fond ?… »

Je lui tendis un rouage de sa montre qu’il avait laissé tomber.

« Merci, mon vieux !… La vérité, Serval, ne réside pas plus dans les puits que l’heure idéale ne réside dans ma montre. Quelle heure est-il ? »

CHAPITRE XI

Cigogne est aimé par tous nos camarades ; ils apprécient chez lui une très particulière faculté de se mettre à leur portée, sans le laisser voir ni sentir. Cigogne sait leur parler, il s’intéresse à leur vie, à leurs aventures, aux inquiétudes, aux soucis qui les tourmentent. S’il se permet, trop souvent, en causant avec moi, des bizarreries de langage qui habillent des idées elles-mêmes bizarres, à coup sûr, j’en suis le seul témoin. — Demandez aux hommes de notre batterie leur opinion sur le maréchal des logis Maxence, plus connu sous le nom de Cigogne, chacun déclarera qu’il est un bon type, un brave garçon, pas fier. C’est là un insigne hommage. — On ne peut dire qu’il fasse effort pour se montrer sous un jour si plaisant ; ce jeu est naturel chez lui, ce jeu l’amuse et je m’amuse aussi à le voir dans ses rôles divers. Secrètement, en silence, j’applaudis, car ce sont vraiment des rôles : Cigogne s’imagine être sur les planches et je m’offre, plusieurs fois par jour, le spectacle dans un fauteuil.

« Bien joué, Cigogne ! »

Mais, parfois, la pièce me déplaît.

Le brigadier Chert va se marier. Ses noces coïncident avec la permission de huit jours qu’il va prendre. Ce jeune voyou m’est très peu sympathique. Il parle de la cérémonie toute proche avec un cynisme grossier qui me blesse.

« Et à l’église encore ! comme les bourgeois !… une idée de la famille !… Hortense va se foutre en robe blanche ! Ah ! je rigolerai pour mon argent !

— Tu veux dire pour le sien ? » interjette Cigogne, avec le plus charmant sourire.

La plaisanterie est jugée de bon goût, spirituelle et délicate.

« Un rigolo, le margis Cigogne ! un vrai ! » s’écrie cette petite crapule.

Raymond Chert ne nous laisse pas ignorer que celle qui sera bientôt Mme Chert lui est connue depuis plusieurs années, de très près. Il nous la décrit en détail. — Cigogne prend son air le plus attentif. Je trépigne. Chert ajoute quelques ordures à son premier récit. — Au fait, pourquoi ce mariage ? — Ah ! voilà ! le grand-oncle de sa fiancée vient de mourir et son testament fait de Mlle Hortense une personne que l’on peut, que l’on doit épouser. Elle a d’autres amants, mais c’est lui, le brigadier Raymond Chert, qu’elle adore.

Brusquement, il se tourne vers Cigogne.

« Maréchal des logis, vous penserez à moi, le jour de la noce ?

— Je tâcherai, » répond gravement Cigogne.

Et, quelques instants plus tard, comme nous nous promenons ensemble dans le cantonnement :

« Singulier garçon, me dit-il. Oh ! je me rends compte qu’il ne vaut pas la corde pour le pendre, mais… s’il trouvait Mlle Hortense autre qu’il ne se l’imaginait, après ces longs mois de guerre ?

— Eh bien ?

— Ce serait très dur pour lui… ce doit être très dur de se tromper ainsi.

— Voilà qui m’est égal ! »

Cigogne semble navré. Il secoue la tête ; il désespère de ma compréhension, de ma sensibilité.

« Mon ami, ton cœur est de roche ! »

CHAPITRE XII

Du cahier lavande.

Roger n’est pas un enfant, mais, de l’enfance, il garde quelque chose dans sa nature d’homme : de la gaîté, d’abord, quand le temps est beau, une gaîté charmante, puis, une extraordinaire faculté de distraction ; je l’ai vu, durant une causerie grave où il présentait ses condoléances à propos d’un deuil récent, se mettre à rire, tout à coup, et à battre des mains parce qu’un moineau s’était posé sur le rebord de la fenêtre ! j’en étais bien honteuse ! Enfin, il se laisse trop facilement influencer.

Avec Mahoudiaux qu’il connaît depuis vingt ans, il est tranquille, il vit, comme il le dit lui-même, « ses heures bourgeoises » ; avec ses amis du cercle (ceux qui ne l’ennuient pas trop), il discute de politique municipale et des potins de la ville, âprement… On dirait qu’il s’y intéresse, et Dieu sait que de pareilles questions le laissent froid ! — Ce serait tout simple si l’influence ne durait que le temps d’une conversation, mais elle se perpétue. Roger subit des influences comme d’autres gens ont la rougeole : il faut le soigner et qu’il guérisse.

Dans ce cahier où je me sens en confiance avec moi-même (c’est en confidence qu’il faudrait dire), j’avoue que, parfois, je suis moins inquiète des accidents de guerre qui peuvent frapper Roger que des influences plus nombreuses et si fortes qu’il trouvera au front. Je crains que certains de ses camarades ne lui semblent originaux, singuliers, bizarres et qu’il ne veuille les imiter… non, je me trompe… qu’il ne veuille les admirer, les comprendre trop bien, comme si c’était son devoir. Il fait cela pour les livres qu’il lit, et c’est très juste (bien qu’il aille parfois un peu loin dans cette voie), mais pour des personnes vivantes, n’est-ce pas dangereux ?

Il me gronderait s’il était là ! Il me dirait : « Lucienne, tu veux philosopher et tu arrives seulement à moraliser de façon très médiocre. » Il n’a qu’à regarder dans mon cœur pour voir qu’il se trompe.

Je l’aime, voilà tout ! je crois le connaître, je veux me rendre compte de ce qu’il pense, de ce qu’il sent… Mais n’est-ce pas précisément ce que je lui reprochais tout à l’heure ? — Non… non… Ah ! ce serait une bien terrible aventure que celle d’un confesseur qui ne provoquerait et n’écouterait la confession d’un pénitent que pour mieux penser, ensuite, et sentir comme lui ! — Moi, je veux guérir Roger… Allons ! me voilà, de nouveau, en pleine morale médiocre !

Maurice Mahoudiaux m’écrit qu’il n’a reçu de Roger que trois cartes postales « sans intérêt ». Il oublie que Roger a beaucoup de travail et qu’il est fatigant d’écrire. Les journées au front doivent être terribles, mais un géant comme notre cher Mahoudiaux croit volontiers que tout le monde a la même résistance que lui !

« J’espère, dit-il encore, que, de cette guerre qui, sûrement, finira bientôt, Roger reviendra avec l’idée qu’il est Napoléon, César ou tel autre général victorieux et célèbre. Même s’il ne touche pas à la gloire, il faut qu’il l’imagine. Croyez-moi, ma bonne Lucienne, le moindre Leipzig nous donnerait en Roger un affreux Waterloo et un Sainte-Hélène bien ennuyeux ! »

Que veut-il dire ? Il ne parle pas au hasard. Leipzig ? je me rappelle la date, 1813, mais, quel rapport ? Je vais prendre un volume de Thiers dans la bibliothèque et réapprendre mes guerres de l’Empire. Je crois pourtant les connaître un peu.

Tout de même, Roger aurait dû écrire plus souvent à Mahoudiaux. Je comptais tant sur l’influence de Maurice !

Quel est ce Raymond Chert dont Roger me parle ?

J’ai vu de bien affreuses blessures à l’hôpital ! La fille de Mme Cartesque me dit que je n’apprécie pas « leur beauté » ! Elle se montre d’ailleurs pleine de dévouement, elle est toujours là pour les opérations, pour les pansements, mais… Je ne puis pas exprimer ma pensée… Voyons, une blessure, en somme, c’est toujours laid. On peut admirer l’homme qui… non, je veux dire : on peut admirer le courage de l’homme qui… Enfin, je m’y perds !

J’ai dû me tromper grossièrement à propos de Raymond Chert, ce garçon étrange dont Roger me reparle encore. Il souffre beaucoup… oui, certainement, et l’idée que je me faisais de lui était assez peu charitable.

Ah ! je comprends ! Leipzig, une bataille indécise… Alors Roger perdrait courage et, s’il lui arrive ensuite des ennuis, les subirait mal.

— J’espère surtout qu’il ne lui arrivera rien ! Le reste, la gloire, il peut bien s’en passer : il a son foyer, il a sa femme.

CHAPITRE XIII

Hier, je décrivais à Cigogne certain tableau que j’achevais quand la déclaration de guerre vint m’enlever tout souci pictural. Le sujet parut lui plaire, il s’en montra même enthousiaste, mais, bien que je lui eusse fait un croquis pour guider un peu son imagination et mieux placer les figures, je crains qu’il n’y voulût voir plus de choses que je n’y avais mises, d’autres surtout.

Le fond de la toile était occupé par de grandes roches sévères dans les tons d’ocre, au-dessus desquelles s’élevaient, en pente rapide, des forêts, des neiges, puis des glaciers d’un bleu laiteux et lumineux à la fois, sous un ciel mauve, très léger. Au premier plan, une bande mince de gazon vert donnait une sensation assez crue. Sur cette herbe, de pauvres gens étaient accroupis ou couchés : deux laboureurs, un valet de ferme, un bohémien, une vieille femme roulée dans une couverture terreuse, et, tout à droite, une petite fille rousse, à genoux, les cheveux défaits, les mains hautes, la bouche bée. Figure principale, debout au centre de la composition, à la limite du gazon vert, une sorcière présentait à ce public humble et vautré, un gros bloc irrégulier de cristal où, comme dans une eau tranquille, flottaient de vagues reflets. Tous les visages étaient tendus vers ce cristal et je m’étais intéressé à peindre sur chacun une émotion de curiosité semblable et pourtant différente, nuancée d’étonnement, de joie, d’inquiétude ou de ravissement mystique. Tous regardaient, tous voulaient voir, et la sorcière, vêtue de hardes rouge sombre, profilée sur les roches d’ocre, sa tête brune se détachant contre les glaciers bleuâtres et le ciel mauve, présentait à tous son cristal et souriait avec un air de méprisante malice.

Le contraste des bleus, des mauves et d’un gris translucide avec les ocres épais, les rouges, le vert et certain jaune opaque m’avait beaucoup amusé à traiter. D’ailleurs, il ne restait d’inachevé que le second laboureur couché sur l’herbe et le torse de la petite fille. Les figures étaient demi-grandeur nature.

« Eh bien, demandai-je à Cigogne, peux-tu te représenter la chose ? »

Il semblait ému et ne savait que répondre ; puis, d’une voix mal assurée :

« Quelle était ta pensée, dit-il, quand tu as fait ce tableau ? Il me bouleverse.

— C’est très simple : j’ai voulu grouper autour de cette seule figure dressée toutes ces autres figures basses ; ajoute à cela quelques recherches d’expression et, quant à la couleur, il m’a paru intéressant de joindre des tons transparents au jour et d’autres assez peu lumineux. Ce fut mon plus gros travail et qui m’a obligé à de nombreuses recherches. J’espère que ma toile te plaira, quand je pourrai te la montrer. On ne peut guère donner d’un tableau une impression honnête par des paroles. Il me faudrait ma palette. Quelques couleurs offriraient de plus justes approximations que les phrases les plus subtiles, les plus cherchées. Voilà l’inconvénient de la critique d’art. Se servirait-on de l’arc-en-ciel pour exprimer clairement des idées philosophiques ? Non, n’est-ce pas ? »

Il ne dit mot, il ne m’écoutait plus, il rêvait. Soudain, baissant les yeux vers moi et reprenant conscience des choses, Cigogne parut revenir sur terre.

« Je comprends ce que tu as voulu dire, murmura-t-il d’une voix trouble ; ces pauvres gens voient dans le cristal les formes magiques de leur esprit ; ils se contemplent eux-mêmes tels qu’ils seront, tels qu’ils devront être ; ils interrogent leur avenir, ils escomptent le jour qui vient, ils devancent leur vie, en quelque sorte, et la malice hautaine qui tend la bouche de ta sorcière le prouve bien. Elle sait la puissance de son cristal ; il réunit en lui tant de rêves ! Tes deux laboureurs, ta vieille femme, ton valet de ferme (en sabots, je pense), ton bohémien, qui a beaucoup voyagé, et la petite fille rousse auraient admiré les glaciers bleus, la pente sombre des forêts, les rochers d’ocre qui les bordent ; ils se seraient livrés au jour le jour de la vie, mais ta sorcière, par son cristal, les en empêche, car c’est dans cette eau lumineuse et figée que se perdront leurs regards.

— Oui, interrompis-je, d’un air de mauvaise humeur, oui, sans doute, mais tout cela n’est pas de la peinture ! »

Et pourtant, je revoyais ma toile, en écoutant Cigogne, et je notai que la posture de mon valet de ferme était fausse et le ton brun de son manteau trop sombre. — Néanmoins, je répétai, par amour-propre :

« Tout cela n’est pas de la peinture ! »

J’en étais d’ailleurs persuadé.

« Tant pis ! répliqua Cigogne, reparti vers un pays lointain ; moi, je ne suis pas peintre ! »

CHAPITRE XIV

Dure journée, certes, mais qui sera riche en souvenirs.

Nous étions tranquilles depuis le matin. On tirait peu. Dans le ciel gris, libre d’avions, sous lequel soufflait un grand vent, des oiseaux tournoyaient, effarés, et l’on pensait qu’ils se heurteraient, qu’il en tomberait un, soudain. Il faisait froid, il faisait triste et nous étions inoccupés. Le lieutenant Bernaut fumait des cigarettes. Un de nos camarades, Leroy, gentil garçon qui revenait de convalescence, me racontait ses aventures du début de la guerre. — On tenait très bien, à quatre, dans ce coin de tranchée où nous étions assis tous les quatre.

« Alors, me disait Leroy, tu comprends, c’est en raccommodant le fil téléphonique que j’ai attrapé ça. Cinq mois d’hôpital, mon vieux ! deux mois de congé de convalescence auprès de Mme Leroy, enfin je reviens au front et ma jambe est aussi bonne qu’avant.

— Comment t’y es-tu pris ? » demanda Cigogne qui ne le quittait pas des yeux.

Leroy se mit à rire.

« Pour quoi faire ? pour être blessé ? pour raccommoder le fil ?… J’ai sauté par-dessus le talus, tout simplement, j’ai rampé dans la luzerne…

— Dans la luzerne… répétait Cigogne.

— Et puis… »

Vigoureuse interruption, grand vacarme. On se sépare. C’est la rafale, nous nous sentons assourdis. Cela ne cesse pas, mais le temps passe vite, tout de même. Chacun travaille de son mieux. Comme distraction, peu de chose. On n’en cherche pas.

Le lieutenant crache le bout de sa cigarette. Un oiseau pique droit dans le champ, comme s’il était touché d’une balle. Je l’ai suivi des yeux. Il repart aussitôt ; je l’avais prévu, simple fantaisie.

Leroy, souriant, me dit qu’il n’a plus de tabac ; je lui donne une pincée de poussière prise au fond de ma poche…

Encore un obus non loin de l’abri ; c’est le dixième. J’ai reçu un paquet de terre en pleine figure.

Et voici le onzième… Mauvaise nouvelle.

« Les chameaux ! le fil est coupé !

— Devant l’observatoire, dit Cigogne d’une voix tranquille. Mon lieutenant, si vous permettez…

— Non, pas maintenant ! plus tard ! Vous allez vous faire tuer bêtement. »

Mais Cigogne oublie d’entendre. Il a déjà franchi le talus en criant :

« Dans la luzerne ! Serval ! »

(Devant l’observatoire, on ne voit d’ailleurs qu’une herbe rase ; de luzerne, pas la moindre.)

Je reste dans la tranchée, me sentant à demi aveuglé, les yeux pleins de terre, inutile, en somme, et fort mécontent.

L’heure paraît plus lente. L’intérêt du spectacle se mue en angoisse. C’est tout autre chose de vivre sous cette pluie avec un ami non loin de soi.

Le temps souffre d’une panne… Pourquoi une comparaison aussi ridicule me venait-elle à l’esprit ?

Et le vacarme continuait toujours. J’avais perdu le compte des obus, l’un d’eux ayant éclaté, entre Leroy et moi, assez près pour me troubler la cervelle.

Encore de longs, de très longs instants, puis, soudain, la sonnerie du téléphone grelotta et Cigogne, la figure toujours tranquille, reparut en rampant. D’un bond, il fut dans la tranchée.

« Enfin ! bougre d’animal ! et… pas blessé ?

— Rien du tout, mon lieutenant ! quelques cailloux dans le dos. La communication est rétablie ? »

Leroy, qui voit ma figure encore pleine de terre, me demande en rigolant :

« C’est-y que tu as du chagrin ? tes yeux coulent, margis ! »

A ce moment, je m’aperçois, d’abord, que la rafale a cessé (on reprend pied dans une sorte de silence), puis que Leroy, qui me parle, est blessé au bras. Je lui en fais la remarque. — Il prend un air sérieux et cesse de me tutoyer.

« Dites rien, je vous en prie, margis ! »

Nous sommes seuls dans l’observatoire. Le lieutenant et Cigogne vérifient la ligne, le long du boyau.

« Ne rien dire ? t’es pas fou, Leroy ? »

Je le déshabille, je panse son bras. La blessure est superficielle, une éraflure.

« Merci, Serval. Tout de même, je vous en prie, ne dites rien.

— Mais, pourquoi ? Nom de Dieu ! »

Il se trouble ; il parle vite et bas :

« C’est pas commode à expliquer… En somme, je suis à peine blessé, ça compte point ! Alors, vous comprenez, j’ai comme une idée que ça ferait pas plaisir à Cigogne… à Maxence…

— Pas plaisir ?

— Oui… une égratignure comme ça, c’est plus la peine. Je dirais pas la même chose si c’était la première fois, mais maintenant, écoute voire ! ça ne sert à rien ! Je vous dis bien : c’est plus la peine ! Au lieu que lui est pas blessé du tout, alors, s’il a la croix de guerre (il l’aura, pour sûr), dans la citation, ça sera moins chic, sans blessures. C’est lui qui aurait dû attraper ça. Je serai guéri demain ; ça ne se verra pas… Merci de m’avoir pansé, margis, seulement… ne dis rien aux camarades. Je m’arrangerai. Demain, je serai guéri. Parole d’honneur ! ça ne se verra pas !… Oh ! je crois pas qu’il m’en voudrait, mais, Cigogne, il est point comme les autres, tu sais… un bon garçon, mais point… point… comme les autres. »

Le lieutenant revient.

« Ah ! vous voilà, mon lieutenant ! Leroy est légèrement blessé. Un des derniers obus, je pense ; celui qui nous avait tous arrosés de terre. »

Un murmure à mon oreille :

« Margis… c’est pas chic à toi !… »

Le lieutenant ne s’étonne pas. Il m’apprend que Leroy, pendant que tombait la rafale, s’occupait assidûment, de droite et de gauche, de la façon la plus discrète, la plus utile, la plus courageuse, à sa manière, enfin.

« Leroy, lui dit-il, vous êtes un brave ! et vous Cigogne aussi… mais je vous en veux beaucoup, polisson ! »

Le soir de cette bruyante journée, Cigogne avait l’air fort satisfait, le lieutenant lui ayant promis, malgré l’inexcusable « refus d’obéissance », une belle citation.

« La croix de guerre t’ira bien, Cigogne, lui dis-je en l’embrassant.

— Allons, Serval ; n’y mets donc pas du sentiment ! c’est trop facile ; je veux dire que c’est trop facile de raccommoder quelque chose dans ces conditions ; des gestes de ce genre ne coûtent vraiment pas assez cher ! Je suis content que ma croix te fasse plaisir, mais… ah ! Leroy est un veinard !… mais…

— Quoi donc ?

— Si j’avais été blessé, comme je serais plus content encore ! »

CHAPITRE XV

On s’ennuyait beaucoup, ce soir-là. Pour dire quelque chose, je demandai :

« Comment s’appelle ta femme ?

— Ma femme ?

— Oui. Il n’y a pas d’indiscrétion, je suppose ?

— Elle s’appelle…

— Je l’avais déjà baptisée, d’après les descriptions que tu m’as faites… Je l’avais nommée : Florimonde… Je me suis sans doute trompé.

— Elle s’appelle Lucienne. »

On eût dit, à son air, qu’il m’apprenait le nom secret (le seul vrai) d’une illustre déesse.

Que voulez-vous ! Lucienne, c’est très agréable, mais avouez qu’à bien chercher l’on trouverait mieux. Lucienne, ça peut être quelqu’un de charmant ou d’insupportable, un trottin délicieux ou une institutrice sèche, mais non point la femme que m’a révélée Cigogne. Lucienne, ce n’est rien de précis, mais quel nom pour Mme Maxence ! L’épouse de Cigogne s’appelle donc Lucienne ! Je n’en reviens pas. Cela a quelque chose d’offensant, il me semble, mais Cigogne ne s’en doute guère. Question d’habitude, sans doute. Tout de même… Lucienne !

Je demeurai coi et ne sus répondre que :

« Ah ! »

On n’est pas éloquent tous les jours. Mais il reprit :

« D’ailleurs, Florimonde a un air assez singulier ; je comprends Florimonde ; je te permets d’appeler ma femme Florimonde. »

C’est une permission dont je n’abuserai certes pas !

CHAPITRE XVI

Point de lune apparente : l’ombre et, bouchant le rectangle vague de la fenêtre, quelque chose qui n’est pas de la lumière, tout au plus de la nuit un peu moins noire. Nous avons eu dans la tranchée, aujourd’hui, quelques heures assez chaudes, mais rien de dramatique, ni même d’intéressant. Maintenant, dormirons-nous ?

« Oh ! s’écrie Cigogne, tout à coup, que pensera-t-elle de moi ? »

Cette voix inattendue, parmi les bruissements de la grange sombre, m’a fait presque peur.

« Qu’est-ce qui te prend ?

— Serval ! que va-t-elle penser de moi ?

— Qui ça ? ta femme ?

— Oui… Ah ! Serval, mon ami, que j’aurais voulu être blessé ! »

La voix est vraiment pathétique, elle ne tarde pas à m’émouvoir. Autour de nous, les souris trottinent, la paille se froisse, des poutres grincent mystérieusement, deux chats s’aiment, sans nulle retenue, sur le bord de la gouttière, un grand souffle, non point de vent, mais, dirait-on, de respiration nocturne, entre, de temps en temps, par la fenêtre. Seule, au milieu de ce concert, la voix de Cigogne est troublante. Sincère, cet accent où l’inquiétude touche au désespoir ? Pourquoi m’en occuper : il suffit bien qu’il soit poignant !

Notre excellent camarade Leroy ne tient certes pas bureau de psychologie, et pourtant, ne m’avait-il pas annoncé ce regret de Cigogne ?

Ecoutons.

« Lucienne se faisait sans doute une idée de moi, par mes lettres, mais toujours dans cette atmosphère, vraie ou fausse, que les journaux suggèrent de notre vie à ceux qui la voient de loin. Elle m’imaginait assis près de toi, dans la tranchée, braillant et plaisantant à l’heure de la soupe, traversant à cheval le village, marchant le long des routes, dormant ici ; quelques petites photos que le lieutenant m’avait données fixaient pour elle des coins de paysage. Elle souffrait de me savoir en danger, à coup sûr elle espérait que rien ne m’adviendrait de fâcheux, mais elle était certaine que je resterais soldat.

— Il me semble que tu n’es pas un civil ?

— Rester soldat, ce n’est pas seulement continuer à porter un uniforme, un matricule, c’est faire tous les gestes du soldat, assumer tous ses devoirs, courir honnêtement tous les dangers du moment. Quelle déception profonde lorsqu’elle lira ma citation qui aurait dû lui donner tant de joie ! une citation de civil, d’embusqué ; une croix de guerre volée, en somme ! Lucienne ne concevra pas toutes ces choses clairement, d’abord, mais comme elle ne manque pas de finesse, elle les sentira de façon sourde, assez pour… oh ! Serval !… pour en être honteuse !

— Le mieux, lui répondis-je, sera de te laisser continuer ! »

J’aurais voulu le battre ! Je m’allongeai tout à fait sur le dos et, la tête basse, presque renversée, je m’ingéniai à deviner les lignes de la grosse poutre du plafond.

« Ecoute donc ; ce que je dis n’a rien de singulier, mais il faut que tu te mettes un peu à ma place, que tu tâches de penser comme moi. Tu raisonnes en célibataire ; marié, on raisonne autrement. — Vivre avec une femme que l’on aime, être lié à cette femme par tant de liens divers, vous oblige à entretenir en elle l’idée qu’elle a de vous. On doit rester, en quelque sorte, semblable à soi, on le doit. L’absence est alors une épreuve bien dure. On sent son image défaillir, à distance. Comment la retoucher, lui rendre ses couleurs ? Ah ! si j’avais été blessé comme Leroy !… elle m’aurait revu tel qu’elle aime me voir. — Gagner une croix de guerre de raccroc pour avoir, au bon moment, renoué deux bouts de fil et roulé du chatterton autour, est abaissant quoi que tu puisses en dire… et tu n’aurais, d’ailleurs, que des lieux communs à présenter. Se glorifie-t-on d’avoir ramassé sur la route un fer à cheval, quand ce fer à cheval vous porte bonheur ? — Si Lucienne ne me méprise pas, elle m’estimera moins. Son amour en souffrira. Elle n’aura plus l’orgueil de son amour. Elle m’aimera, soit, mais comme l’on jette une aumône au mendiant du coin de la rue. Son geste restera élégant, sans doute… ce ne sera jamais qu’un geste charitable. Lucienne m’aimera par pitié ! quelle abjection ! »

Je l’interrompis :

« Cause moins fort, Cigogne !

— Je criais ? demanda-t-il, pardon ! »

Mais je ne prévoyais pas combien sa voix, basse, serait plus horrible encore. Il s’essoufflait, parlant bas, et je m’essoufflais à l’entendre.

« On peut, crois-moi, perdre son calme en voyant une vie se gâter ainsi, se détruire, et, de même que je m’inquiète en songeant à l’image que Lucienne garde de moi, je m’inquiète aussi de l’image que je garde de Lucienne. Est-elle juste ? Lucienne demeure-t-elle la femme que j’aimais à mon départ ? Loin de moi, ne change-t-elle pas ? Trouverai-je la même Lucienne ? J’ai si peur, quand je rentrerai en permission, que, soudain, se défasse le cher sourire que j’ai toujours dans ma mémoire, devant le sourire étranger d’un visage nouveau. »

Il s’affolait, brouillant ses murmures et bredouillant. Moi, je commençais à me sentir mal à l’aise, car de tels murmures perdaient toute humanité, devenaient de simples bruits, à peine compréhensibles, plus proches, me semblait-il, du trot des souris et du bruissement de la paille, que d’une émission significative de paroles. J’eusse aimé être ailleurs, en pleine nuit, sur la route bleue, les jambes libres, la figure lavée par le vent.

Et Cigogne rappelait obscurément ces heures affreuses où les images que l’on se compose du monde, douces images qui aident à vivre, sont salies. Que ne pouvait-il les fixer pour toujours dans leur fraîcheur première ! — Je crois que c’était sa pensée, mais je ne garantis rien.

Ce soir d’octobre, dans la grange, Cigogne m’effara. Je n’aime pas que les nerfs dominent leur homme à ce point… ou bien on se décide à prendre du bromure. — Et puis quelle est cette conception fantastique de la vie où l’on se fait une image des choses avant de les voir dans leur réalité, leurs formes, leurs couleurs ? Et, surtout, comment vivre cette vie imaginaire sans être aussitôt chassé de son rêve, puisque les tables ont des angles qui nous heurtent, que les routes ont des trous où l’on se tord le pied, que le ciel se couvre de nuées de pluie quand on veut le voir bleu ? — Au fait… n’eût-il pas mieux valu, peut-être, que Cigogne fût blessé ? Hélas ! il aurait trouvé autre chose à dire, je le crains fort, quelque chose du même ton !

Il n’a d’ailleurs pas fini son discours :

« Qu’en penses-tu, Serval ? »

Je ne réponds rien.

« Ecoute, mon vieux… »

Même silence. Vraiment Cigogne m’agace après m’avoir ému. Je l’entends qui pousse un gros soupir et qui murmure :

« Serval s’est endormi. »

Il ne tarda pas à faire de même, sans faux-semblant.

CHAPITRE XVII

Du cahier lavande.

Ah ! le brave homme ! je le reconnais : il s’est bien tenu, il a été courageux, simplement, sans phrases, sans grands gestes, comme il devait l’être, comme je voulais qu’il le fût. Je l’en aimerais davantage si je pouvais l’aimer davantage, mais peut-être pourrai-je l’aimer mieux et ne plus lui reprocher des fantaisies sans importance ni gravité. Encore une fois, je me suis montrée injuste envers Roger.

Et de quelle façon charmante il m’annonce sa croix de guerre ! On dirait qu’il a peur de me donner une trop forte émotion, tant il en parle discrètement, comme d’une chose toute naturelle, sur laquelle il ne convient pas d’insister. — Mon cher mari ! je ne lui en veux que d’avoir oublié de me dire, dès la première ligne, qu’il n’avait aucune blessure. Une lettre fut-elle jamais lue aussi vite ? J’avais si peur d’apprendre que ma joie ne pouvait être complète ! mais non… rien ! « J’espère que je ferai mieux, un jour », dit-il à la dernière ligne. Mieux ?… comment donc ? — Quel beau caractère que celui d’un homme brave qui est aussi un brave homme !

Vraiment, ils ont, au front, de bien singulières manies. Non contents de parler un langage très spécial, dont parfois je puis me faire une idée en écoutant certains blessés que je soigne, ils se plaisent encore, semble-t-il, à affubler leurs camarades, et aussi, mais plus discrètement, leurs chefs, de surnoms bizarres. Bizarre, en effet, et bien stupide, celui que l’on donne à Roger : Cigogne !

Cigogne ! c’est inepte ! Mais Roger ne s’en fâche pas : il a trop bon caractère.

Notre pauvre Mahoudiaux a été blessé au bras droit, assez sérieusement, paraît-il. La lettre (dictée) que je reçois de lui est fort gentille. Il souffre beaucoup, mais la fièvre est tombée depuis trois jours. Ce ne sera rien, je pense. Il me parle de l’admirable citation de Roger, qu’il venait de recevoir par mes soins, et me dit à ce sujet des choses tout à fait amicales.

Ils sont tous les mêmes ! Maurice a appris par Roger ce surnom ridicule de Cigogne. Il trouve cela drôle ! J’espère qu’il aura le bon goût de ne pas m’écrire : « Votre cher Cigogne… mon ami Cigogne… » Je finirais par le remettre à sa place. Dès ma prochaine lettre, je compte appeler Maurice : « Monsieur Mahoudiaux. »

Roger a dû avoir des ennuis : son billet de ce matin est un peu triste. Le cher garçon, déjà si éprouvé ! que lui arrive-t-il ?

Quelques-unes de mes amies sont venues me féliciter de la croix de guerre de Roger et de sa belle citation. Seule la petite Cartesque (elle semble avoir le goût du sang !) a eu l’insolence de me dire, sans pourtant le dire tout à fait, qu’une blessure légère… La pauvre fille ! elle est surtout très sotte… Bécasse !

Maurice a décidément beaucoup de chance. On lui donnera peut-être un long congé. Son bras s’ankylose. Je suis désolée de savoir qu’il souffre autant.

CHAPITRE XVIII

Le temps a changé ; il fait froid ; de lourdes bourrasques ont soufflé durant ces dernières semaines, puis une chute de neige a couvert le pays de ce manteau bien propre que les fourgons, les attelages, s’obstinent, depuis lors, à salir ; mais les prairies, le matin, sont vraiment jolies. Nous menons une vie assez dure et la cote 307 n’est pas la cote de mes rêves.

Hier soir, nous fîmes la connaissance d’un camarade nouveau, Jacques Doris, que le dépôt nous envoyait. Un fier gaillard, puissant, carré des épaules, rousseau, mais sans excès, la figure avenante et grave, à la fois, illuminée par d’étonnants yeux verts au regard vif. Sa bouche, quelque peu ironique, donnait un certain raffinement à ce visage.

« Tiens, dis-je à Cigogne, en l’apercevant, regarde-le, celui-là ; cause avec lui, profite de sa sagesse, car c’est sûrement un sage. Il doit voir juste avec ses petits yeux clairs ; il doit sentir finement, subtilement, peut-être, mais dans le plan vrai des choses.

— Tu le connais donc ? » répondit-il par allusion sans doute à un reproche au sujet de ses jugements trop hâtifs.

Je me contentais de rire.

Doris était un ouvrier électricien et, aussitôt arrivé, demanda au capitaine de faire le tour des installations à la surveillance desquelles il pouvait s’employer, ce qui lui fut accordé. Nous nous mîmes en route, aujourd’hui, à la pointe de l’aube, mais bientôt, des obus ayant commencé à tomber, Doris dut rester dans notre tranchée ordinaire, en cas d’accident aux lignes.

« Maréchal des logis, me déclara-t-il, je vais m’illustrer dès la première heure ! Un éclat fera sauter l’appareil entre mes mains, je le réparerai en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, vous verrez ça ! et je me serai couvert de gloire !

— Doris, lui répondis-je (c’est bien Doris que tu t’appelles ?), secoue d’abord ta capote couverte de neige… pour la gloire, on verra plus tard.

— C’est mal de m’enlever un bel espoir, margis !

— Doris, dit le lieutenant, vous voyez grand !

— On est toujours comme ça, mon lieutenant, pour ses débuts. Plus tard, on devient modeste. »

Puis, s’adressant à moi :

« Margis, montrez-moi la carte de ce que l’on découvre par le petit trou, là-bas. Ce sera un vrai service que vous me rendrez. Expliquez-moi comment il est bâti, ce pays sur lequel nous tirons et comment on peut s’y reconnaître. »

Je ne demandais pas mieux. Sauf le temps d’avaler notre soupe, nous causâmes sans arrêt, jusqu’à midi, une lunette aux doigts. J’étais ravi d’avoir sous mes ordres un garçon d’intelligence aussi lucide et capable d’attention soutenue.

« Et cette tache grise, au flanc du coteau ?

— Je crois que ce sont des tas de sable, Doris.

— Vous savez, margis, il faudra me donner encore des leçons sur la manière de lire les cartes et sur le tir direct.

— Bien volontiers, Doris. »

Nous eûmes, vers une heure, la visite de Leroy, qui venait apporter je ne sais quel billet au lieutenant. A ce moment, quelques obus tombèrent et je fus encore ravi de voir combien Doris suivait avec intérêt le tir que nous fîmes en réponse.

« Ah ! pour sûr, il y a plus de plaisir ici qu’au dépôt, disait-il. On se sent vivre !

— C’est votre baptême du feu, Doris ?

— Eh oui, margis !… Vlan ! un de plus !… On doit vite s’y habituer ?… Encore un ! Ils ne sont pas économes, les Boches ! ça fait mal à la tête d’abord… mais on dirait que ça réchauffe, en vous tournant un peu le sang, et c’est pas de luxe, aujourd’hui !

— Toi, lui dit Leroy, tu es déjà un bon artilleur. »

Il le regarda d’un air étonné.

« Je n’aime pas la guerre, mais…

— Tu veux comprendre ce que tu vois, dis-je en riant.

— Tout juste !

— Comprendre ce que l’on voit, ajouta Cigogne, au même instant… ce n’est souvent pas commode ! »

Nous causions ainsi de façon intermittente ; petit repos après lequel Cigogne transmettait de nouveaux les ordres de tir, Doris raccommodait un appareil, le lieutenant étudiait la carte en me faisant à son tour la leçon et Leroy tâchait d’augmenter l’activité sourde du poêle minuscule auquel nous présentions nos pieds et nos mains, de temps à autre.

« Voilà, mon lieutenant, dit Doris, c’est arrangé, les piles étaient mauvaises. »

Il ne bougeait pas, regardant la carte sur les genoux du lieutenant, puis, d’une voix hésitante, il demanda :

« Pourquoi ne tire-t-on pas plus à droite, mon lieutenant ? Le maréchal des logis me disait tout à l’heure que…

— C’est qu’il y a un repli de terrain derrière la route où les obus se perdent et que l’on n’aperçoit pas d’ici. Voyez, mon garçon, penchez-vous, suivez la pointe de mon crayon… Et vous savez, Doris, quand Serval ne sera pas là pour vous donner un renseignement, surtout, ne vous gênez pas : c’est mon métier, c’est mon devoir… Mais je crois que leur tir se rapproche. »

En effet, le dernier éclatement couvrait la corne du petit bois de Bahnholz.

Une heure plus tard, nouveau repos. Cigogne bâillait. Je lui bourrai les côtes.

« Ça t’embête, la guerre ?

— Ça ne m’amuse pas, et puis je sens que je n’ai rien à y faire, que je n’y participe pas. Il faut tant de simplicité d’âme pour se dire : « Cigogne, mon ami, le moindre de tes gestes, le plus humble a une répercussion mondiale ! » et même se le serait-on dit, comment y croire ? »

Notre lieutenant avait entendu ses dernières paroles. Je ne fus pas étonné qu’il les relevât, car il cause souvent avec nous.

« Maxence, écoutez-moi. Faire de la philosophie après les événements peut servir à composer des livres, en faire avant est utile pour prophétiser, mais, au moment même, il suffit d’ouvrir ses yeux et son cœur. La guerre, admettez-le, Maxence, n’est pas faite pour vous seul, par conséquent, tout ce que vous pourrez en penser ou en dire sera incomplet, sera faux, mais jouissez-en vite pendant qu’elle est là ! gardez qu’elle ne vous échappe ! »

Le lieutenant Bernaut a vingt-trois ans ; tous ses sentiments portent la marque de cette jeunesse dont la chaleur sincère et l’enthousiasme intelligent se perçoivent aussitôt.

Il se tut un instant, puis ajouta :

« Je crois que, la paix signée, vous souffrirez beaucoup, Maxence, d’avoir raisonné sur la guerre au lieu de la vivre ! »

Cigogne avait des larmes aux yeux.

« Et vous, Doris, dit encore le lieutenant, venez ici : je vais vous expliquez le dernier tir. »

Alors se produisit l’accident.

Il était une heure trente-deux (ma montre arrêtée me fournit, plus tard, cette précision). Un obus, qui fut l’avant-dernier de la journée, défonça le toit de notre observatoire et en détruisit l’angle sud-ouest. Il éclata, produisant un incroyable gâchis que je ne saurais décrire, ni peindre ; tout au plus pourrai-je dire les quelques souvenirs brutaux que j’en garde. D’abord un grand bruit et l’impression que, soulevé de terre, je retombe brusquement sur la tête, puis, dans l’ombre opaque, un cri monotone et mince (d’où vient-il ?) comme le cri lointain, la nuit, en mer, d’une sirène de bateau. Devant mes yeux, des feux d’artifice rouges et jaunes tournoient. Je me sens les épaules prises et les jambes libres, très vivant, mais respirant mal, la face, la gorge, la poitrine douloureuses. J’entends un second éclat, plus épais. Le poids qui m’étouffe reçoit une surcharge. Mes jambes sont toujours libres et je les remue avec fureur ; la sirène crie lugubrement, puis, soudain, le silence… et je coule, sans peine, dans une eau profonde, très bas, très bas, très lentement, le regard halluciné par ces roues de lumière jaunes et rouges, mais l’oreille sourde ; puis, plus rien.

Quelques minutes ; une demi-heure peut-être…

« Il a eu de la chance d’avoir reçu cette paillasse sur la gueule ! dit la voix de Cigogne.

— Espérons qu’il n’est pas trop abîmé ! répond le lieutenant.

— Il remuerait moins ses jambes, dit Cigogne.

— Oui, le téléphone marche. »

C’est Leroy qui parle.

Encore la voix du lieutenant, autoritaire et prenante, la voix d’un ami qui veut être obéi :

« Leroy, ne bougez pas ! restez tranquille. C’est un ordre que je vous donne, mon garçon. »

Et je passe aux résultats, après le déblaiement.

J’étais indemne, sans une égratignure. La paillasse m’avait protégé en m’étouffant un peu ; elle rendait moins lourd ce gros poids de terre sur mon buste. D’ailleurs la folle activité de mes jambes donnait confiance.

De même, Cigogne ne se ressent en rien de l’accident ; renversé, sans dommage, il se retrouve ensuite, debout, au complet.

Le lieutenant Bernaut a le bras cassé. Il s’est beaucoup servi de son autre bras pour donner des soins utiles.

Leroy est atteint d’une blessure profonde à l’épaule. Lui aussi voulait aider au déblaiement ; le lieutenant a dû intervenir.

Doris, assis, contre la paroi du fond de l’observatoire, le corps bien calé, la figure immobile, très paisible, les yeux ouverts, les mains posées sur les cuisses, nous regarde. La carte qu’il étudiait couvre encore son genou gauche. Il est mort. Aucun doute : ce grand trou dans la poitrine…

Par un geste irréfléchi, je lui enlève son cache-nez de laine ; comme si cela pouvait le gêner ! Brusquement, la mâchoire inférieure tombe. L’ironie légère de la bouche se change en stupéfaction. — Affreux, cet étonnement d’être mort ! Cigogne et moi étendons Doris par terre avec douceur. Le visage retrouve sa paix.

« Pourquoi celui-là ? murmure Leroy en montrant le cadavre.

— Mon ami, ce ne sont pas des questions à poser, surtout en temps de guerre, » dit le lieutenant avec un petit haussement des épaules.

Je ne puis détacher mes yeux de cette figure si calme. Je me suis assis tout près, pour mieux la voir. Je me penche sur elle, longuement ; ainsi, je ne l’oublierai pas. Et, si j’en ai pris un croquis, n’allez pas croire que ce soit par curiosité… non ! non ! j’avais seulement peur qu’un détail de la physionomie, fût-ce le moindre, m’échappât.

On amène bientôt un brancard, un seul (nous en avions demandé deux), et le cheval du lieutenant…

Leroy, qui est à demi évanoui, sera transporté tout de suite ; on viendra prendre Doris plus tard. Nous mettons le lieutenant en selle ; le pansement que je lui ai fait à son bras est bien sommaire et son écharpe le gêne. Ils partent. Nous restons seuls, Cigogne et moi, près du corps.

Nous sommes gelés, le poêle est détruit ; après l’explosion, un des charbons répandus a brûlé le soulier gauche de Doris. On reste là, sans rien dire, et puis, perdant toute pudeur, nous nous mettons à sangloter comme des enfants.

« Il m’aurait appris à vivre ! murmure Cigogne. Ah ! que je t’envie, Serval, de garder un croquis de lui ! Tu pourras le voir, le suivre, imaginer d’après des traits fixés par toi ce qu’il serait devenu.

— Je t’en prie, Maxence, ne recommence pas tes fantaisies macabres. Celles à propos de Tierspoint suffisaient amplement ; tais-toi.

— Mais ce n’est pourtant pas de ma faute, répond-il, si je regrette un camarade qui serait peut-être devenu mon ami ! Ton croquis représente…

— Mon croquis représente le visage de Doris tel que je l’ai vu ; rien d’autre. Je me garde un souvenir, je ne tâche pas de m’en composer un. J’ai dessiné, je n’ai pas prophétisé. Souviens-toi de ce que te disait le lieutenant.

— … Et quand, tout à coup, sa bouche s’est ouverte, tu te rappelles son expression stupéfaite ?… Quelle image était donc apparue devant ses yeux verts, qui l’étonnait tant ? »

La même idée avait passé en moi.

« Les muscles macétaires se détendaient : rien de plus simple, répondis-je avec mauvaise humeur.

— Ça, c’est une phrase d’étudiant en médecine.

— Possible ! »

Et nous demeurions là, l’un et l’autre, devant le cadavre de Doris, transis tous deux, claquant des dents, claquant des dents plus fort quand une bouffée nous apportait un supplément de neige et de froid par la fenêtre d’entrée des deux obus.

Ah ! il ne restait pas grand’chose du toit de notre observatoire si bien fermé !… La lunette pourtant n’avait pas souffert. Recampée par mes soins sur ses trois pieds précis, elle occupait insolemment le centre d’un tas irrégulier de terre sanglante et de ferraille sous lequel débordait un coin de matelas.

Cigogne eut un frisson et, pour se réchauffer, prit dans sa musette une croûte de pain qu’il mangea.

Doris, couché sur la planche que nous appelions « le dortoir », son menton soutenu de nouveau par ce cache-nez de laine noire qu’il nouait par-dessus ses oreilles, Doris, le nez pincé, les pommettes un peu tirées, d’un jaune creux, le front nu sous une courte frise de cheveux roux, souffrait encore. — Il semblait avoir froid, lui aussi.

Vraiment, sa peau prenait de singulières teintes, ses mains étaient bien des mains de trépassé, telles qu’on les imagine. Il les avait longues et vigoureuses, elles paraissaient plus longues. Ses yeux étaient fermés, cependant, il ne semblait pas dormir : on ne dort pas avec un pareil trou dans le corps. A quoi servait-il donc de couvrir Doris de sa capote, de l’étouffer sous son cache-nez ? On savait trop qu’en appuyant d’un doigt là, dans le milieu de la poitrine, ça céderait…

Une belle, une noble figure, calme, énergique et douloureuse. Oui, Doris souffrait de ce vent glacial qui, par bouffées, le saupoudrait de neige fine ; on eût dit qu’il ne voulait pas le laisser voir. Voilà pourquoi il tenait maintenant ses lèvres serrées et sa bouche si fermement close.

Je m’assis près du cadavre pour le regarder encore, la planche du « dortoir » étant large. — Une demi-heure passa. — De temps en temps, Cigogne contemplait ce visage emmitouflé de noir, exsangue et froid, aux pommettes striées de rouge, puis il se penchait de nouveau, le front dans les mains, et pleurait, je pense.

Brusquement, je me souvins d’une commission dont m’avait chargé le lieutenant et dis à Cigogne :

« Je vais suivre à gauche le boyau jusqu’au second tournant pour voir s’il y a du dégât. Je serai de retour dans un instant. »

La boue collait aux pieds ; sous le passe-montagne, les oreilles me cuisaient. Cela faisait pourtant quelque bien de traîner péniblement ses chausses dans cette gluante et glaciale ordure, mais j’avais toujours froid, froid au corps, froid au cœur, je songeais à la figure froide de Doris.

L’obus dont je devais chercher les traces s’était enterré en pleine glaise, sans dommage pour la paroi du boyau. Je rentrai.

« Voyons, Cigogne ! »

Cigogne, à la limite d’une crise de nerfs, pleurait à gros sanglots. Il s’était agenouillé à côté de Doris et serrait la main du cadavre.

« Il a si froid ! il a déjà si froid ! je voudrais le réchauffer ! Il a si froid, Serval ! Il regrette tant la chaleur de la vie ! Il regrette tant d’être mort !

— Maxence, lui dis-je, ne fais pas l’imbécile ! mets-toi debout !

— Oui, Serval. »

Il se tenait devant moi, tout tremblant, le regard humble, ne disant plus mot.

J’entendis des voix dans la tranchée.

« Voilà le brancard qu’on apporte, dis-je à Cigogne. Donne un coup de main. Tâche de servir à quelque chose.

— Oui, Serval. »

Et plus tard, quand nous fûmes rentrés au cantonnement, je lui dis encore :

« J’ai vu le lieutenant à l’ambulance. Il n’a besoin de rien. Va manger un morceau, puis couche-toi.

— Oui, Serval. »

Et il s’en fut, l’échine courbée.

CHAPITRE XIX

Cigogne m’a reparlé de sa femme, de Lucienne, de Florimonde, comme parfois il la nomme par plaisanterie. Il attend avec impatience la lettre qu’elle doit lui avoir écrite à propos de sa croix de guerre et qui n’arrive pas. Que lui dira Lucienne ? Cigogne s’en inquiète. Voilà de nouveaux motifs à rêvasseries tout trouvés.

Je passe à son sujet par de singulières alternatives d’indulgence et d’exaspération. Parfois je sens qu’il souffre sincèrement, qu’il met à souffrir toutes ses forces vives, alors je le plains, car je lui reste attaché, reconnaissant de tant de bonnes heures, durant mon triste séjour au dépôt, mais, d’autre part, comment garder son sang-froid, quand chez lui le cabotin se révèle ? Ses rêves ne sont-ils pas, en somme, des masques un peu mieux dessinés et peints que ceux de guignol, et beaucoup plus trompeurs ? Alors pourquoi Cigogne conserve-t-il cette fraîcheur d’âme qui le fait aimer de chacun ? On n’aime pas, à l’ordinaire, le comédien de métier : sa tare professionnelle est trop visible.

Je crois toujours avoir maladroitement parlé de lui, je crains de ne pas vous intéresser à son sort. A quoi bon décrire un être avec tant de détails, si l’on n’arrive pas à engager le lecteur à chérir cet être, quand soi-même, au fond du cœur, on le chérit.

Vous me direz : que n’en composez-vous un bon portrait, avec des ombres, des couleurs, au lieu d’user du langage plus difficile des mots ? Et vous aurez encore raison, mais ma réponse est facile : comment tenir une palette dans la tranchée ? D’ailleurs, je trouverai chez moi, classés par ma petite sœur que ce travail amuse, une soixantaine de croquis où paraît Cigogne et qui me permettront, j’espère, en des années plus paisibles, de tenter autre chose.

Ah ! je le vois si bien, le pauvre homme, suivant une route nue, jaune de soleil, son baluchon sur l’épaule, les jambes poudreuses, l’air inquiet… Il ne sait pas voir le paysage qui l’entoure et qui séduirait un autre, avec ses oliviers aux reflets d’argent, ses falaises dures et peut-être, là-bas, un coin d’horizon marin, bleu sombre. Cigogne est aveugle. A-t-il un chien pour le guider, ou lui suffit-il de humer la brise ? Son chien, c’est sa fantaisie, mauvais chien, roquet peu fidèle, et la brise est parfois traîtresse…

Voici qu’il heurte du pied un caillou, voici qu’il se met à rêver. Il marche d’un pas plus souple, les longues heures empoussiérées sont moins pénibles et moins chaudes. Quel merveilleux palais il a construit avec ce caillou ! Palais majestueux, palais où Cigogne règne, où Cigogne est heureux de régner… Il sourit, il s’exalte… Cela l’empêchera-t-il de se tordre la cheville au premier caniveau ? non, sans doute, et Cigogne roi, Cigogne qui vivait une vie si belle, si haute, si glorieuse, tombe à terre, se relève difficilement, et souffre.

Ah ! ne croyez pas que je blâme ceux qui distinguent une chevelure de sirène au creux écumeux des vagues et pour qui les branches de la forêt ont des gestes divins ! ceux-là sont les poètes heureux ; je les envie. Cigogne est d’une tout autre essence, Cigogne ne fait pas ainsi, car il ne lui suffit pas de relever la trace du faune près d’une source ou le long d’un sentier touffu, il lui faut être ce faune, courir comme lui, causer en langage secret avec ses frères sylvestres, violer une nymphe surprise, et quand Cigogne, en passant la main sur son front, ne sentira pas la courbe des cornes torses, il souffrira encore.

Que voulez-vous ! Cigogne est à plaindre. Pourquoi lui demander ce qu’il ne peut offrir ? Il n’a pas ces yeux clairs qui donnent le sens de la perspective dans un monde réel.

« Ceci est loin de toi, Cigogne, tu ne peux l’atteindre : ceci, tout au contraire, est à portée de tes doigts… Tu peux suivre le sentier de droite, mais ce sentier de gauche est coupé d’un fossé… »

Comment pourrait-il voir ? comment pourrait-il entendre ? Ne le jugez pas trop durement ; tâchez de l’aimer un peu…

CHAPITRE XX

Du cahier lavande.

Je n’y comprends rien ! Il n’a pas dû recevoir ma lettre. Que pense-t-il de moi ? Pourtant, je l’ai portée à la poste moi-même ; une lettre où j’avais mis toute ma tendresse… Ce sont toujours celles-là qui se perdent !… ou bien n’est-ce qu’un simple retard ? Cela est déjà arrivé. Que je suis donc inquiète !

Maurice va mieux. On l’a transporté à l’hôpital, ici. Ce garçon a toutes les chances. D’ailleurs, je ne suis pas son infirmière : il se trouve dans la salle 7. Je le vois souvent… Bientôt, on lui permettra de sortir et j’espère qu’il viendra passer le jeudi après-midi à la maison. Hélas ! il ne fera plus de musique ! son bras s’ankylose de plus en plus. Néanmoins, il n’est pas à plaindre : en si peu de temps, il retrouve son appétit, la fièvre disparaît, il peut marcher, il pourra se promener la semaine prochaine.

Mahoudiaux a d’ailleurs gardé toute sa gaîté. On l’admire beaucoup pour cela, mais, en toute justice, il doit se considérer comme un des heureux de la guerre. — Passé sous-lieutenant très vite (il connaissait depuis longtemps le colonel et avait, je crois, fait ses périodes en temps de paix)… oui, mais quand je songe que Roger est encore maréchal des logis !… Enfin !

Et puis Maurice a une blessure qui, grâce à l’ankylose, se voit comme celle d’un grand blessé et qui n’a pas dû, quoi qu’on dise, le faire tant souffrir. La guérison eût été moins rapide, car, en somme, le voilà guéri.

Une ankylose du bras droit doit beaucoup gêner, les premiers temps. Oh ! certainement, on s’y accoutume, mais, au début… Tout cela est bien triste ! Et puis Roger aurait eu si grand plaisir à l’entendre jouer le Petit Carnaval de Schumann !

CHAPITRE XXI

Il y a quelques jours, au baptême de Florimonde, Cigogne me paraissait un peu ridicule. — Ce matin, il m’a, je l’avoue, singulièrement gêné.

Que ce soient des lettres anciennes dont les auteurs sont depuis longtemps morts et sous terre, que ce soient des serments, des reproches tout récents, un billet banal, des nouvelles graves ou sans nul prix, il me déplaît toujours, y serais-je autorisé, en serais-je même prié, de lire une correspondance qui ne m’est pas adressée. Je trouverais, dans le tiroir d’un vieux secrétaire acheté chez le brocanteur, une liasse de papiers jaunes et poussiéreux, que je n’oserais en délier le fil. Je ne puis tuer en moi le sentiment que je commets une indiscrétion.

« Lis cette lettre, me dit Cigogne, ce matin.

— Pourquoi ?

— Lis cette lettre, elle date de dix jours ; un retard ridicule ! »

Il l’avait lue lui-même, durant la nuit, sous la lumière de sa lampe de poche. Je reconnaissais le papier gris-mauve. Il la lisait et la relisait. Il dormit mal et son agitation me tint éveillé.

Je pris la feuille :

« 29 décembre 1915. »

« Mon amour chéri »,

Je m’arrêtai.

« Voyons, Cigogne !…

— Je te dis de lire cette lettre : tu me rendras service.

— Très bien ! » répondis-je, sans cacher ma mauvaise humeur.

Et je lus, jusqu’aux dernières lignes :

« Ta femme qui t’aime. »

« Lucienne. »

Ce n’était pas la lettre que je prévoyais ; pas du tout. La princesse persane, la gerboise aux yeux tendres, la petite magicienne de ballet qui, dans ses boucles noires, porte une plume de paradisier (piquée là par mes soins), écrit fort posément. Elle doit, sous ses allures un peu trépidantes, cacher une âme tranquille, ou ce serait, alors… mais cela ne me regarde pas.

« Eh bien ? fis-je.

— Eh bien ? répondit-il.

— Je n’aime pas lire des lettres adressées à d’autres qu’à moi, mais puisque c’est fait, en quoi, maintenant, puis-je t’être utile ? quel service me demandes-tu ?

— Ecoute, mon vieux Serval, cette lettre, si tardive, m’inquiète. Je l’ai lue vingt fois, pendant la nuit ! je la sais par cœur… je ne la comprends pas. »

Que veut-il dire ? La lettre est charmante.

Mme Maxence exprime à son mari la joie qu’elle éprouve à le savoir décoré de la croix de guerre pour son seul héroïsme, sans être blessé. Une blessure est souvent l’œuvre du hasard et, par cela même, ne signifie rien, au lieu que Roger s’est vraiment distingué (mot souligné). Elle n’attendait pas moins de lui. Il ne faut pas que la croix de guerre soit simplement le prix du sang. Maurice Mahoudiaux (un de leurs intimes, sans doute) fut ravi de la nouvelle que Mme Maxence lui a communiquée. Il l’a priée d’embrasser de sa part Roger sur les deux joues et de lui dire qu’il était un brave, un poilu de bonne race. Maurice écrira lui-même, mais il lui faut dicter ses lettres et ce n’est pas toujours facile.

Cigogne m’interrompt pour me dire que Maurice Mahoudiaux fut récemment blessé d’un shrapnell au bras droit et que ce bras s’ankylose. Il a été maintenant transporté à l’hôpital où se trouve Mme Maxence. Cela, Cigogne le sait par d’autres lettres ; aussi, qu’il va mieux.

Je continue. Il y a, dans les considérations de Mme Maxence sur la valeur militaire de son mari, un certain enthousiasme à la fois sincère et raisonnable qui me plaît. Dans leur simplicité, les phrases sont chaleureuses et disent bien ce qu’elles veulent dire.

Mme Maxence donne ensuite divers détails ménagers très précis, très savoureux, que Florimonde, telle que je la vois, n’aurait certes pas su présenter ainsi. Elle achève en demandant avec insistance la raison pour laquelle Roger fut surnommé Cigogne. Il paraît que Maurice Mahoudiaux a trouvé cela drôle.

J’imagine cette jeune femme, les doigts crispés sur son porte-plume, secouant parfois sa tête, ébouriffant ses boucles, et s’appliquant de tout son cœur à écrire de façon sage, pour ne pas inquiéter l’héroïque Roger.

Mais en quoi donc cette lettre peut-elle le troubler, et quel service puis-je rendre à Cigogne ?

Nous venons de causer assez longuement.

Singulier garçon ! — Son inquiétude, car il est fort inquiet, se réduit, en somme, à ceci : Lucienne, quand il la reverra, ne sera plus la même. Les permissions vont commencer bientôt, assure-t-on. Cigogne rentrera chez lui pour y trouver une Lucienne inconnue. Savait-il seulement ce qu’elle était, au juste, avant de l’épouser ? Non… mais qu’importe ? c’est lui qui a fait d’elle ce qu’elle est (Cigogne ne se vante-t-il pas ?). Maurice Mahoudiaux est le meilleur des hommes, un géant aux larges épaules, toujours joyeux et de bonne humeur. Bientôt guéri, cet ami de dix ans reprendra ses habitudes chez Cigogne. Même à l’hôpital il est probable qu’il voit Mme Maxence très souvent. Alors… Lucienne ne subira-t-elle pas cette influence étrangère ?

« Oui, le meilleur des hommes, mais trop de bon sens, trop de sang-froid !… Que ferais-tu à ma place ?

Il se tait, non, il parle encore pour lui-même, à lèvres closes. Il doit parler passionnément : ses yeux sont plus instables que jamais. Parfois, ses lèvres muettes bougent. Je lui réponds d’un ton sec :

« A ta place, je défilerais moins d’âneries ; ta femme n’est pas une girouette. »

Il n’écoute pas, puis soudain :

« C’est aujourd’hui, dit-il, que Raymond Chert se marie.

— Tu pensais à Raymond Chert !… Je t’ai déjà laissé entendre que ce petit saligaud ne m’intéressait pas ! Il a dû te raconter de nouvelles ordures : qu’en son absence la jeune garce qu’il courtise avait pris un autre maquereau ! qu’il ne la tenait plus en main ! qu’il craignait de la trouver rebelle à son amour légal ! que sais-je encore ! Et tu transposes tout cela en pensant à ta femme… à ta femme ! misérable ! »

Je suis allé un peu loin. J’arrange les choses par quelques paroles amicales, mais me sens toujours en colère.

« D’ailleurs, lui dis-je, pour conclure, tu es, tout simplement, jaloux ! »

Il me regarde d’abord de façon stupide, puis il rit et me serre la main, puis il se défend avec vivacité, avec sincérité, je pense. Il a en Maurice Mahoudiaux une confiance sans bornes, et quant à Lucienne ! Non, il est heureux que son foyer ne soit pas trop solitaire, que sa femme ait bientôt auprès d’elle un aussi parfait camarade, plein d’entrain, pas bruyant… un colosse tranquille. — La voir, si petite, si mince, à côté de ce géant de légende, ah ! c’était presque ridicule ! Cigogne rappelait d’un air attendri leurs belles soirées de causeries, de musique, (Maurice jouait fort bien du piano).

« Au fait, maintenant… un bras ankylosé… »

L’image de Mahoudiaux blessé l’arrêta un moment, puis il reprit :

« Serval, tu n’as pas connu cela !… Et les heures passaient sans qu’on y songeât, des heures merveilleuses, mon ami. Lucienne se levait enfin et, avec une petite révérence moqueuse :

« Mes enfants, il n’est plus minuit depuis longtemps ! »

Cigogne me décrivait Mahoudiaux qui s’excusait gentiment, comme un grand gosse pris en faute, mais qui sait qu’on lui pardonnera toujours.

« Moi, jaloux de Maurice ! quelle idée absurde ! »

Je n’avais donc plus rien à dire.

CHAPITRE XXII

Cigogne parle :

« Quand tu rentreras à Paris, Serval, va te promener au Jardin des Plantes, s’il y reste encore des bêtes, et considère la cage des singes. Ce spectacle est d’un bon enseignement. Ils jacasseront, puis s’habitueront à toi. Fais-leur alors des grimaces. Ils tâcheront de t’imiter, de te singer. Ces grimaces seront d’abord inférieures aux tiennes, sans doute, mais, demain… qui sait ? J’imagine ces pauvres bêtes rêvant, la nuit, à des contorsions plus exactes, plus proches de celles qu’ils admiraient tant.

« Ce que l’on fait, Serval, est peu de chose. Simplement, il faut travailler d’après un bel exemple. L’œuvre, l’action, étant de passage, importent peu, mais choisissons bien le modèle. Un livre, une symphonie, un tableau mourront par oubli, par accident, au lieu que l’image qui les fit naître et que nulle bibliothèque, nul musée ne conserve, ici-bas, demeure éternellement. Elle se retrouvera dans des cerveaux humains qui l’imiteront encore et, par une ombre, un trait nouveaux, se rapprocheront d’elle en définissant mieux sa beauté, sous des formes plus précises. Un jour, la copie sera parfaite, elle se fondra, dans la première image… Alors seulement, elle vivra.

« Serval, nous imitons toujours… Nous voulons agir, nous voulons travailler selon notre rêve, jusqu’à l’heure bénie où nous l’égalerons. Plus tard, l’œuvre servira d’idéal aux araignées tapies dans leurs polygones, aux mollusques marins, aux vers de terre des sillons. Ainsi, nous les aiderons à penser, obscurément encore, eux qui ne connaissent que le seul désir.

« Oui, nous ne savons qu’imiter, comme les singes. Nous prétendons produire (la vanité, joli manteau, nous cache à nous-mêmes nos singeries), mais, à dire le vrai, nous singeons. Je ne suis pas biologiste et ces questions me laissent froid. J’ignore si l’homme s’allie au singe par la forme de sa mâchoire ou de son crâne, mais il faut bien admettre qu’il descend spirituellement de lui. — Tant mieux ! voilà pour l’homme un idéal tout indiqué : imiter son rêve ! le parfaire !… Passer à un autre, plus beau, si possible !… Chercher un dernier rêve, être séduit par une mort que l’on a choisie, que l’on s’est composée… Mourir, enfin. — Crever ? Non pas ! J’ai dit : mourir. Mourir ainsi, c’est vraiment vivre ! »

Cigogne regarde, autour de lui, le paysage froid, la terre dure, les bois sans feuilles, le ciel livide, comme pour mendier une approbation, mais sans doute n’y trouve-t-il pas ce qu’il cherchait. Je vois Cigogne qui frissonne, qui se trouble, qui tremble… Enfin, il se tait.

CHAPITRE XXIII

Du cahier lavande.

Mauvaise plaisanterie !… N’est-ce qu’une mauvaise plaisanterie ?

Roger m’a priée, la semaine dernière, de faire photographier « l’horreur » et de lui en envoyer au front une épreuve choisie. Je suis très mécontente, très. Ici, je peux l’avouer : j’en souffre.

Plaisanterie ?… Comment Roger a-t-il pu se la permettre ? On ne ridiculise pas ce que l’on prétend aimer ; on ne fausse pas volontairement l’image que l’on se forme de quelqu’un, fût-ce du premier venu, et quand ce quelqu’un vous est cher, cela devient une vraie faute, presque une action malhonnête, me semble-t-il.

J’espère qu’il ne soupçonne pas la peine que je ressens ! Mais sait-on ce qu’il pense, là-bas, dans ce monde étrange pour lequel il est si peu fait, où il se débat peut-être, où il est si malheureux ! Ah ! mon pauvre Roger !

Il a toujours montré du goût pour « l’horreur » ; j’aurais voulu la jeter au panier ; lui, l’aimait ; néanmoins il en riait parfois, au lieu que, dans sa lettre, il m’en parle gravement ; il tient beaucoup à avoir cette photographie le plus vite possible, et il donne des détails, il me dit de m’adresser à M. Massouin, de la rue des Récollettes, trop vieux pour être mobilisé et qui a de bons appareils. Je dois ensuite remettre l’original dans le tiroir du bureau, entre deux cartons… que sais-je encore ! Tout cela me fait du chagrin.

Maurice est venu me voir hier.

« Figurez-vous, Maurice !… » me suis-je écriée.

Il m’a interrompue :

« Tiens ! vous ne m’appelez plus Monsieur Mahoudiaux ? »

Lui m’avait appelée Madame Cigogne et je le punissais ainsi de son impertinence.

« Je n’ai pas envie de rire, ai-je répondu ; figurez-vous que Roger… »

Il m’interrompt encore :

« Quelle nouvelle sottise ?

— Roger me prie de lui envoyer une photographie de « l’horreur » ! Pour quoi faire, grand Dieu ! »

Alors Maurice s’est moqué de moi, disant que je prenais au tragique une simple fantaisie, que cela n’avait pas d’importance, que Roger ne cesserait pas de se montrer un peu fou, de temps à autre, que je finirais par tomber malade (il a peut-être raison), et d’autres bonnes paroles.

Les hommes sont tous les mêmes ! Je l’écris, je me le répète, pour arriver à le croire, et cependant, j’espère toujours que Roger… Mais non, Roger est sans doute aussi égoïste que les autres ! — Maurice veut que je voie la vie suivant son bon sens à lui ; Roger veut que je voie la vie suivant sa folle imagination… Je les condamne un peu vite, sans me demander si je ne veux pas, moi, que chacun voie la vie à ma façon.

Alors ?… Alors il est impossible, en ce monde, d’être heureux ; voilà tout, et je n’ai qu’à renoncer le plus vite possible au bonheur.

Mais que veut-il en faire de cette vilaine gouache ? Lorsque le jeune Pélaze la peignit, il considérait son œuvre comme une simple « recherche de couleurs », comme un amusement, et ce fut ainsi qu’il la présenta à Roger. Quand Roger me reconnut dans « l’horreur » (je lui donnai bientôt ce nom), un soir qu’il revenait du café-concert avec Pélaze, je ne pus en croire mes oreilles. Je me souviens que Pélaze riait, disant : « Vous allez un peu loin, Maxence ! pas plus votre femme que la danseuse que nous venons de voir au Tivoli ! » Brave petit Pélaze !

Depuis, Roger m’en a reparlé de temps en temps ; il la sortait de son tiroir, il l’admirait, il débitait mille absurdités. Quand nous avions des amis, il demandait parfois, en montrant « l’horreur » : « Reconnaissez-vous le modèle ? » Il s’étonnait qu’on ne voulût pas dire le nom qu’il attendait : le mien.

Va-t-il la montrer encore ? A qui ? « C’est là ma femme ? » Il m’afficherait dans sa cagna ? Il parlerait de moi d’après « l’horreur » ? Il me manquerait publiquement de respect ? Il dirait à tous : « Voyez Lucienne Maxence ! » Je ne m’en console pas ; je souffre, pourquoi ne pas l’avouer ? Je souffre ; j’ai envie de pleurer.

Hélas ! peut-être ne m’aime-t-il pas, puisqu’il veut que je sois autre chose que je ne suis… Et moi je l’aime tant !

Et puis, cette affreuse pensée me visite : « Toi qui l’aimes tant, le vois-tu comme il est ? »

Je fais de mon mieux ! je fais de mon mieux ! je jure que je fais de mon mieux ! Mais ça ! cette folie-là !… non… je ne comprends pas. J’ai mal.

CHAPITRE XXIV

Cigogne vient de me présenter à Mme Maxence… de façon lointaine, il est vrai, par une méthode indirecte. — Je n’ai reçu, au courrier de ce soir, rien d’intéressant, mais le vaguemestre a remis à Cigogne une grande enveloppe entoilée, cartonnée, ficelée avec soin, recommandée.

« Le portrait de ma femme ! enfin ! »

Je demande si c’est une photographie.

« De Lucienne ? Y penses-tu ! Je déteste les photos de figures ; ce sont toujours des trahisons. Non, un de nos amis d’Alger avait fait d’elle une étude fantaisiste, à la gouache, très particulière, et que j’aime. J’en voulais une photographie exacte, la voici… Enfin tu verras. »

Il coupa les ficelles.

« C’est bien réduit… et, naturellement, les couleurs manquent, mais tu es peintre, tu sauras y suppléer. »

Il me tendit la chose. La chose… en effet.

Il n’y avait guère moyen d’exprimer au juste ce que c’était ; néanmoins, si Mme Maxence ressemblait à la personne reproduite sur la feuille que m’offrait Cigogne, ses jambes, de toute évidence, étaient trop longues ; si elle se promenait dans ce costume, elle devait avoir souvent maille à partir avec la police ; si elle se coiffait ainsi, son coiffeur, pour habile qu’il fût, avait fort à faire ; enfin je n’imaginais pas cet entourage de grands phalènes, de gazelles langoureuses et d’orchidées dans un paisible port breton, ou même, jadis, à Alger : il y en avait trop !

Comme illustration d’un conte oriental, d’un programme de ballet, je pense que cette esquisse, d’ailleurs élégante et spirituellement dessinée, eût bien convenu, car dans les traits de Mme Maxence, je retrouvais encore Florimonde, à moins que ce ne fût Yanthis, Mélusine ou telle autre princesse (de music-hall peut-être), mais la femme d’un jeune chimiste de province n’y paraissait pas.

« Tout de même, dis-je à Cigogne, pour me représenter de façon vivante ton épouse, j’aurais préféré une photo directe, mon ami !

— Serval, tu ne l’as jamais vue. Ici, je la reconnais. »

Lucienne Maxence m’intrigue de plus en plus et je comprends sa lettre de moins en moins, sa lettre si tranquille, si conjugalement sage.

« Et ta femme, ai-je demandé à Cigogne, quelques instants après, aime-t-elle cette élégante gouache ? »

Il réfléchit, puis :

« Non, mon vieux, dit-il, je crois qu’elle ne l’aime pas.

— Tiens ! Ah !… tiens ! vraiment… »

Et je changeai de conversation.

CHAPITRE XXV

Je crois volontiers que les fées nous entourent de leur vol silencieux, qu’elles nous surveillent, la nuit comme le jour, et parfois même nous tiennent captifs, quelques instants… Ce sont là des instants dont nous gardons un long souvenir.

Il ne s’agit pas de chatte blanche, ni de tapis merveilleux, ni de palais baigné par la lune et qu’habite une magicienne ; non, simplement, l’on se sent tout à coup transporté ailleurs. Là, le temps se déroule selon d’autres lois, plus vraies, plus justes, évidentes (les seules possibles, semble-t-il). On croit être au sein d’un poème triste ou joyeux, robuste, délicat, rustique ou citadin, quelquefois âpre, tendre, le plus souvent, mais qui jamais n’a de rapport avec les heures que nous vivions, car cette nouvelle vie est bonne à vivre, elle a du goût, de l’harmonie, du rythme, de belles teintes, puis, soudain, le plancher craque, une branche casse, l’oiseau qui chantait fait une fausse note, et me voici rejeté dans ce monde-ci, où la campagne est boueuse, où l’on se plaint du sort, où l’on s’entretue de façon par trop laide, où la gloire se rencontre peu, où l’on s’ennuie.

Pareille aventure m’est survenue, hier, en compagnie de Cigogne.

Notre jour de repos à tous deux coïncidait, et nous avions décidé, d’un commun accord, de le passer bourgeoisement au village où, depuis quelques mois, nous cantonnons. Le père Dietrich nous prête volontiers sa salle à manger et, parfois même, il découvre à notre intention, dans sa cave, quelque vieux fond de bouteille qui sent bon le quetsche. Vous voyez que le père Dietrich est un brave homme.

Cigogne et moi jouions au piquet dans la petite pièce bien propre dont les murs de bois sont ornés de façon si naïve, si cocasse. On a ressorti et rependu au-dessus de la cheminée un portrait de Gambetta. La redingote flotte au vent, le tribun paraît content de lui-même. A droite de la fenêtre, une image d’Epinal nous raconte une très longue histoire, haute en couleurs ; à gauche, découpée dans je ne sais quelle ancienne « Illustration », la reine Victoria traverse une salle de bal, en grande pompe ; elle est accompagnée de Napoléon III. Des rosettes de rubans, de vieilles branches de buis, de laurier, de houx, complètent la décoration, avec un œuf d’autruche soigneusement rapiécé, suspendu dans un filet rouge, et qui fait pendant à une noix de coco chevelue.

Nous cartonnions, sans beaucoup parler, quand une discussion s’éleva de l’autre côté de la cloison. La chambre voisine est celle de nos hôtes. Mme Dietrich se plaint à son époux de la rigueur des temps ; sa voix est lamentable. Brusquement elle apparaît, très emmitouflée dans un châle de laine noire, et gagne la porte. M. Dietrich la suit d’un air maussade. Il s’arrête devant nous.

« Elle ne devrait pas sortir, dit-il. Elle va jusqu’à Ecklingen voir son neveu, le fils de Maria, qui a une mauvaise bronchite, mais elle laisse notre petite à la maison et moi je ne puis pas rester parce que, voyez-vous, il faut que j’aille à l’autre bout du pays vendre trois poules au colonel qui les a demandées très grasses à cause des officiers anglais qu’il reçoit demain. Ce sera un grand festin. Il y aura même du vin de Champagne. »

Il nous explique ces choses en un patois alsacien mitigé, truffé de mots inattendus.

« Je ne sais pas quoi faire. C’est triste, » ajoute-t-il.

J’objecte que les deux aînés pourraient garder leur petite sœur, mais alors M. Dietrich se répand en plaintes.

« Hans, méchant garçon, n’est pas rentré, ni Lisbeth non plus ! Ces deux aînés sont terribles ! toujours dehors avec les soldats ; avec l’ordonnance du commandant, aujourd’hui ; ils pêchent dans la Largue. Ça m’est égal, ils sont gentils, les soldats, mais ils ne parlent pas bien… Alors la petite, toute seule à la maison, va pleurer, va crier… C’est très ennuyeux. »

Cigogne, par une seizième majeure appuyée de quatre rois, a gagné la partie. Il se lève.

« Portez vos poules, Monsieur Dietrich, ne vous occupez pas de l’enfant. Je lirai mes journaux dans votre chambre et si la petite crie, si elle pleure, je saurai la faire taire et l’endormir en la berçant. »

M. Dietrich se montre très confus, mais il accepte, néanmoins, non sans nous avoir d’abord offert deux verres de quetsche. Offrir à boire et donner un pourboire sont choses différentes. M. Dietrich a toutes les délicatesses ; sa dernière est savoureuse et parfumée, trente ans de bouteille, assure-t-il.

Quelques instants plus tard, nous étions installés dans la chambre voisine. Il y fait chaud ; le lit de bois, sévère, d’un ton brun sombre, s’orne d’un édredon bleu de ciel, très ridicule, très obèse. Un autre lit de taille moindre est celui de Hans et de Lisbeth (édredon rose). Près du lit des parents, voici le berceau de la jeune Marguerite. Elle a dix mois et possède un tout petit édredon potelé, rose lui aussi, piqué de fleurs rouges. Marguerite ressemble à une poupée ; elle a d’une poupée les bonnes couleurs, le teint frais, la santé, l’expression tant soit peu stupéfaite. Elle me ravit aussitôt, car elle me tend les bras en un geste d’accueil, gentiment. On ne saurait y mettre plus de grâce simple et moins de littérature. Je dois vous rappeler qu’elle a dix mois d’âge, par conséquent…

Elle charme Cigogne. Nous sommes assis près d’elle, nous la regardons. Cigogne ne lit pas ses journaux, d’abord parce que l’on n’y voit pas assez clair dans cette chambre bien close, mais aussi parce que les feuilles se froissent sous les doigts et que les enfants ne se plaisent guère à ce bruit… N’est-ce pas, Marguerite ?

Marguerite ne répond pas… Si, elle répond par un petit bêlement qui peut passer pour un petit roucoulement. Sa réponse tient des deux et nous semble délicieuse. Marguerite regarde en l’air. Non ! jamais une poupée n’aurait, en ses yeux, pareille douceur laiteuse ! Marguerite suce son doigt, elle avance sa bouche comme pour un baiser. Elle ne paraît pas avoir envie de dormir encore. Cette enfant est une merveille. Je l’aime. Nous l’aimons.

Maintenant, Marguerite esquisse des grimaces. Pourquoi ? Sait-on jamais ! Alors Cigogne la berce avec douceur, avec assiduité… On l’embrasserait. Je veux bien dire que l’on embrasserait Cigogne pour le sérieux, pour la conscience qu’il met à bercer Marguerite. Jadis, au lycée, j’ai vu certains de mes camarades, bons élèves, s’appliquer de façon pareille à un problème qui ne les ennuyait pas et même (combien dirai-je ?) qui leur apprenait manifestement quelque chose. — De nouveau, Marguerite regarde en l’air et suce son doigt.

Eh là ! que signifie ce voile de tristesse couvrant soudain le visage de Cigogne ? Je le lui demande, sans paroles. On pose très bien une question en remontant les sourcils, en plissant le front, en haussant un peu le menton. Un regard interrogateur peut être aussi explicite que la phrase qu’elle sous-entend. Cigogne croit devoir me répondre verbalement. Cela ne gêne pas Marguerite. La petite tête joufflue ballotte de droite et de gauche, suivant un rythme doux. Ce sont là, je pense, les signes précurseurs du sommeil. Alors Cigogne s’enhardit : s’il parle bas encore, il parle longuement ; sa causerie procède par longs murmures enchevêtrés.

Je ne ferai aucune remarque ; je me tairai, j’écouterai Cigogne. Il en a pour longtemps… Au fait, à qui parle-t-il ? A Marguerite ? à Marguerite endormie ?… Prêtons l’oreille.

« Tu me donnes le repos, tu me donnes la paix ; c’est ainsi que j’aurais voulu vivre, tout près de ton berceau. Dors, mon enfant ! Elle… elle serait dans la chambre voisine, oui, dans cette chambre voisine… »

Ah ! tiens ! va-t-il nous parler de…

« Elle tricoterait une petite brassière bleue à ton intention. Par la porte entr’ouverte, je l’entendrais respirer. Elle a confiance en moi, elle sait que je te protège. Si tu pleures, elle ne se dérangera même pas. Ne suis-je pas là pour te bercer, pour t’endormir ? »

Que voulez-vous ! il est fier de ses nouveaux talents !

« Ah ! si tu tousses, elle viendra tout de suite. Les hommes sont si maladroits ! Mais, pour l’instant, elle est tranquille. Ses doigts se hâtent doucement, sans bruit, et, sous ses doigts, la brassière s’allonge ; sous ses doigts, la laine est souple. Les fées doivent tricoter ainsi. Dors, mon enfant ! La vie est bonne à vivre ; tu sommeilles, moi je te berce et ta mère compose pour toi des vêtements merveilleux. La lune, au dehors, verse de l’argent sur la campagne… »

J’attendais la lune ! Notez qu’il n’est pas cinq heures de l’après-midi.

« Dans la cheminée, le vent soupirera de temps en temps, pas trop pourtant : il sait bien que tu sommeilles ; le vent qui passe est ton ami. Un chien jappera dans la cour ; tu le connais, le gros chien jaune, si poilu, si pataud, jamais il ne te fera peur ; le gros chien jaune est ton ami ; et nous entendrons crier les hirondelles qui cisaillent l’air autour du toit… »

Où diable a-t-il vu les hirondelles voler la nuit, puisqu’il veut qu’il soit nuit, et autour de quel toit ?

« Plus tard, je t’apprendrai à aimer toutes ces choses qui t’entourent et qui font la beauté du monde, toutes ces choses que les passants dédaignent : le chant des ruisseaux, la couleur du crépuscule et son reflet dans les mares, les parfums que les brises apportent, la voix mince d’un crapaud perdu dans le pré vert… »

Ce crapaud, il le lui montrera peut-être…

« Et tu riras en regardant, en écoutant, en respirant la vie, comme… comme… comme une… »

Décidément, la comparaison ne vient pas. Alors il prend un chemin de traverse.

« Et plus tu riras, plus je serai heureux, car dans ton rire, je retrouverai le rire que j’aime tant, le rire de ta mère. Ta mère… écoute… elle pousse la porte. C’est vous, mon amie ! Je berçais l’enfant ! »

La voilà donc, notre chère Lucienne ! Elle manquait vraiment à la fête ! Puisque Cigogne vous évoque, entrez Madame !

« Elle vient poser une fleur dans ce vase, cette fleur divinise la chambre… Magique, sans doute, cette fleur… Ne te réveille pas, ma petite. Ah ! la glorieuse corolle ! Il fallait une tache rouge à ce fond brun sombre… »

L’insolent ! il parle de peinture ! Les couleurs, c’est ma partie ! Je ne parle pas de rêves, moi !

« Ah ! mon enfant chérie, regarde bien ta mère ! Vois comme elle marche légèrement… »

Mais N… de D…, puisqu’elle dort, cette gosse !

« Son pied se pose à peine. Vois comme la fleur rouge tremble dans son industrieuse main, si fine, si jolie. »

Industrieuse main n’est pas mal ! J’aime ce souvenir de la récente brassière.

« On dirait que ta mère transforme tout autour d’elle. Maintenant, nous vivons dans un rêve, de l’autre côté d’un grand miroir ; nous l’avons traversé. Tu seras princesse, mignonne ; je t’apprendrai comment on s’y prend, je t’apprendrai à te bien tenir, je réglerai les fastes de ta cour, mais, pour l’instant, dors, petite, ne pense pas à l’Oiseau bleu ! dors en paix, la vie est assez belle ainsi, suave et si tendre, n’est-ce pas ? Ecoute l’horloge, elle nous dispense notre bonheur, goutte à goutte… »

L’image n’est pas très neuve, il me semble, ni très sûre…

« Vivons le bonheur quotidien que les pauvres hommes perdus dans le bruit des villes ne connaissent pas ; n’en demandons jamais davantage. Dors, mignonne, et moi, je te bercerai. »

J’allais encore faire une critique, mais à quoi bon, puisque je suis ému ? car me voilà dans ce rêve où Cigogne, par son discours murmuré bas, m’avait invité, où j’ai glissé sans presque m’en rendre compte… oui, le fond du miroir… je suis au fond du miroir… Pourquoi me moquer de Cigogne quand je devrais lui rendre grâce ?

Soudain la porte s’ouvre, pour tout de bon, cette fois, et Mme Dietrich entre à grand bruit, venant d’Ecklingen, un parapluie à la main, un fichu de laine sur les cheveux. Marguerite se réveille en sursaut, elle regarde sa mère d’un air épouvanté, elle agite ses bras, sa figure rose se bouffit, elle pleure. Ah ! je puis dire que Marguerite pleure bien ! La mère accourt. Quel pas solide ! quelle assurance ! Elle prend la poupée dans son berceau, sans formalités (Cigogne penserait : sans tendresse !) elle la secoue. Marguerite beugle. Que de voix dans un si petit corps ! Mais Mme Dietrich ne s’émeut pas pour si peu.

« Mes bons messieurs ! passez dans la cuisine, l’enfant va faire trop de bruit. »

Le beau palais de songes est par terre.

Dressé, les bras ballants, une jambe repliée, Cigogne regarde le berceau vide avec l’expression de Perrette après la chute du pot au lait.

CHAPITRE XXVI

Il m’a reparlé de cette heure passée à bercer la petite Dietrich, il en reparle souvent. Il vante les douceurs de la vie conjugale, de la paternité, il s’émeut de ses paroles, il aime le tableau qu’elles composent, il a l’air ravi, ses yeux se mouillent de larmes heureuses, il sourit complaisamment. Dans son tréfonds, je pense qu’il se désespère.

Et c’est chaque fois la même histoire, chaque fois qu’il m’ouvre son cœur. Il goûte le bonheur supposé d’un autre, il se l’attribue, il se voit heureux, puis il se lamente de ne point l’être, et quand il vit lui-même quelque chose, il n’en souffre ni n’en jouit : il rêve d’être quelqu’un qui souffrirait ou jouirait autrement.

Je vous disais qu’il en est ainsi chaque fois qu’il m’ouvre son cœur. Chez certains êtres, ouvrir son cœur est une grosse affaire où il faut de la retenue ; ce cœur ils le tiennent sous clef, la serrure secrète ne se cambriole pas. D’autres ouvrent leur cœur constamment, à la moindre requête ou même sans qu’on les en prie ; y regarde qui veut dans ce cœur facile, y entre qui veut ; on ne paye qu’en sortant. D’autres encore mettent leur cœur à l’étal, mais ceux-là n’offrent vraiment pas d’intérêt. Cigogne appartient à une autre école. Il ouvre son cœur à ses amis dès que son cœur est plein, mais l’on n’y trouve jamais ce que l’on croyait y voir.

Imaginez un fruitier qui prétendrait n’offrir aux amateurs que des mangues, des avocats, des figues de barbarie, des letchis savoureux, frais cueillis ; il en peignit même les images sur l’enseigne de sa boutique. Vous entrez. Il vous tend une pomme normande, excellente, d’ailleurs, point blette, très mangeable, mais on ne laisse pas que de se dire : « Je pensais goûter des fruits exotiques, cette honnête pomme normande ne me dit rien qui vaille ! » Et l’on montre sa mauvaise humeur (moi, du moins).

Ou, si vous préférez une comparaison plus proche de notre ami Cigogne, souvenez-vous de quelle méchante façon l’on accepte au théâtre un tardif changement de spectacle qui vous oblige à écouter une farce quand vous désiriez pleurer sur le sort de deux orphelines (on n’a rien d’autre à faire, ce soir-là ; il faut rester !) ou qui mouille vos yeux quand vous vouliez rire. Cigogne ne sait jamais au juste ce qui se joue en lui, mais il invite ses amis à la représentation sur la foi d’une affiche dont la couleur l’amuse et qu’il a décollée d’un mur voisin.

Ainsi Roger Maxence se plaint de ce que sa femme ne lui a point donné d’enfants. Rentrant à son foyer, il ne trouvera pas de petite Marguerite endormie dans un berceau avec un petit édredon piqué de fleurs. Et il se plaint aussi de ce que Mme Dietrich ait le pas lourd et la voix forte, tandis que la voix de Lucienne est, je pense, un susurrement de flûte et son pas, l’évanescence d’un duvet.

De ce fait, Cigogne sera malheureux jusqu’à la prochaine occasion. Elle s’est présentée hier.

Pendant nos jours d’ennui, dans la tranchée (ils sont fréquents), je prête à Cigogne des livres que m’envoie ma famille et qu’elle sait choisir. Je profite de la critique, parfois singulière, que notre ami m’en présente (car je vous prie de croire qu’il n’est point sot), et, par la même occasion, je remets au point d’anciennes opinions tant soit peu scolaires que j’avais gardées de certaines œuvres. Si j’aime la critique de Cigogne, c’est qu’il a le don de vivre ce qu’il lit. Cela donne souvent à ses dénigrements, à ses enthousiasmes, une sincère éloquence. Cette faculté de s’incorporer au rêve d’autrui ne va pas, hélas ! sans quelques inconvénients.

Avant-hier, Lucienne (il m’autorise à la nommer ainsi), écrivit à Roger une fort gentille lettre, toute simple et bien tranquille, reposante, sentant bon la province ; Florimonde dût se tenir à quatre en composant cette lettre-là, pour peu que la plume d’un oiseau exotique tremble toujours, lourde du bout, dans sa chevelure. Cigogne m’a prié de la parcourir (je ne proteste plus contre cette indiscrétion) et je lui dis la joie que j’avais de savoir Mme Maxence en bonne santé et Maurice Mahoudiaux florissant, malgré sa si gênante blessure. Mais, cet après-midi, Cigogne m’a vanté, avec une soudaine ardeur, l’union romantique de deux êtres dont l’amour se nourrit d’actions héroïques, de sacrifices surhumains et constamment répétés (n’avait-il pas lu, la veille, quelque pièce de Musset ?).

Or, comme nous revenions à cheval au cantonnement, vers six heures, je fus étonné de voir Cigogne, passant devant un calvaire, se découvrir et compléter son hommage par un large signe de croix. Je ne lui savais aucun sentiment religieux, du moins n’en avait-il jamais manifesté auparavant, de manière explicite.

« Tu salues les calvaires ? lui dis-je, est-ce une habitude pieuse ?

— Oh ! non ! répondit-il d’un air gêné.

— Le geste me plaît, il est touchant, mais…

— Laisse donc ! dit-il en haussant les épaules.

— Pourquoi ça ?… Es-tu croyant ?

— Non, ou, du moins…

— Alors ?

— Ce paysan, tout à l’heure, a salué… a salué une croix de façon si belle !

— Mais…

— J’ai pensé que j’arriverais à toucher ce Christ en le saluant à mon tour… Il est mort pour nous… Je lui disais ma reconnaissance en faisant comme le paysan.

— Tu crois atteindre à la foi par un geste de comédien ! Ah ! tu es bien de la race des gens qui demandent aux femmes de se sacrifier d’abord, qui demandent à leur Dieu de mourir pour eux d’abord, et qui oublient d’aimer l’être souffrant ou le Dieu qui meurt ! Si tu veux toucher le Christ, aime-le avant de le saluer comme un singe ! aime-le avant d’escompter son sacrifice ! Cabot ! cabot ! Je préfère encore l’homme qui jouit d’un beau corps sans chercher plus loin, ou qui croit à un Dieu mécanicien qui mit en marche le monde et ne s’en soucia plus ! »

J’étais exaspéré contre Cigogne.

Il me répondit d’une voix lamentable :

« Je ne pourrais pas ! je ne pourrais pas ! Il me faut de la douleur pour être heureux ! Il me faudrait voir les sept plaies du Christ pour croire en lui !… »

Et je me demande si mon ami Cigogne ne faisait pas encore une fois de la littérature.

CHAPITRE XXVII

Du cahier lavande.

Je n’en pouvais plus ! il avait vraiment dépassé toute mesure permise. J’ai dû prendre un parti, tentative peut-être inutile, folle, sans doute, assurément inconvenante, mais, je le répète : je n’en pouvais plus !

Qui est-ce, M. Serval ? Je ne sais rien de lui que par les lettres de Roger, or il est rare que le jugement de Roger soit posé, puisqu’il le fonde, chaque fois, sur son impression d’un instant, à la manière des petits enfants qui disent : « Celui-là est beau ! celui-là est laid ! celui-là est méchant ! » Néanmoins, il a toujours parlé de M. Serval comme d’un galant homme, très cultivé, peintre de talent, paraît-il.

Alors… ai-je eu raison ? Hélas ! il faut attendre.

Depuis quelques jours, les lettres de Roger me déchirent le cœur. Il ne m’aime pas ! il ne m’estime pas ! il me prend pour une de ces filles de café-concert qui l’amusaient jadis. Ah ! je préférerais être appelée « Madame Cigogne ! » ce ne serait que grotesque, mais… Florimonde ! Dans quel bouge cela a-t-il traîné, Florimonde ?

Tout ce que nous aimions, il l’oublie, pis encore, il le ridiculise ou bien il le gâte. Il se croit quelqu’un d’autre ; il a trouvé sa voie, m’assure-t-il ; je dois le suivre… Où donc ? Il ne le dit pas ! Mais ce qu’il dit en paroles limpides, en phrases qui font mal, c’est que le passé ne compte plus. La vie que nous menions, avec ses bonnes soirées, ses longues causeries tranquilles, les mille occupations qui remplissaient la journée, nos projets, nos lectures, nos promenades, ses travaux de chimie qui parfois l’absorbaient tant, où il se montrait si appliqué, nos délicieux petits voyages de vacances, ce bonheur n’existe plus !

A son avis, nous ne pouvons, vivant seuls, vivre heureux ! Un enfant… Je le désirais autant que lui, peut-être davantage, puisqu’il avouait que la présence d’un enfant entre nous lui faisait peur, mais quand j’ai été si malade et qu’il a fallu renoncer à cet espoir… (18 septembre… comme j’ai souffert !) il paraissait sincèrement désolé. Il parlait du petit comme s’il l’avait connu. Il a pleuré. Sa peine était touchante. Il me consolait avec des paroles si douces, si habiles, si tendres ! « Plus tard, quand tu seras guérie, Lucienne, me disait-il, nous referons un nouveau rêve, et le rêve sera cette fois une petite fille ! » Hélas ! je ne me suis pas tout à fait guérie !… Qu’il était charmant, alors !

Je me souviens que ma vieille cousine Charlotte, toujours désagréable et pointue, disait même qu’un homme bien élevé ne devait pas parler ouvertement d’un accident de ce genre, ni le prendre si fort à cœur, puisque le bon Dieu l’avait voulu.

Eh bien, dans sa lettre d’hier, Roger ose m’écrire : « Nous ne sommes plus tout jeunes, Lucienne ; notre âge mûr sera triste, sans un vrai foyer, mais je n’y penserai plus si tu deviens Florimonde, j’oublierai cette voix d’enfant qui me poursuit, la voix de celle que nous aurions nommée Marguerite, n’est-ce pas ? Deviens Florimonde ! sois folle ! regarde-toi, reconnais-toi dans le portrait de Pélaze, et, pour la femme nouvelle que tu seras alors, je serai, moi (je suis déjà) un homme nouveau. »

Que signifient ces abominables phrases et pourquoi « Marguerite ?… » Jamais nous n’avions pensé à ce nom pour notre enfant… J’ai pleuré toute la nuit et, quand Mahoudiaux est venu déjeuner, ce matin, vers onze heures, je l’ai supplié d’écrire à l’ami de Roger, à ce M. Serval, pour lui demander l’explication de tout cela.

Alors j’ai vu combien le bon sens peut être un sentiment affreux !

« Ma chère amie, disait Maurice, de pareilles sottises ne valent pas la peine d’être écoutées ; pourquoi s’enquérir de leur cause ? Ce sont les écarts courants d’un homme qui s’ennuie et qui se plaît à rêver de travers… »

Je ne croyais pas que Maurice fût si bête, car il y a autre chose qu’il ne veut pas voir, qu’il ne veut pas sentir. En somme, il a refusé de me venir en aide. Alors, j’ai réfléchi, longuement, tout l’après-midi, et, après dîner, j’ai écrit moi-même !

Quelle lettre, mon Dieu ! quelle lettre ! et quelle folle sottise de l’avoir adressée à cet inconnu ! Que va-t-il penser de moi ? Répondra-t-il seulement ? Ne la montrera-t-il pas à Roger, malgré mon instante prière ? Ah ! que j’aurais voulu retirer l’enveloppe de cette boîte où je l’avais glissée ! Si j’avais pu !… Quand elle m’a échappé des doigts, quand j’ai compris que la lettre était envoyée… déjà partie… j’ai eu honte, je suis devenue toute rouge.

Pourvu que M. Serval soit un gentilhomme !

CHAPITRE XXVIII

Le vaguemestre m’a remis, au courrier de ce matin, la lettre suivante :

« Monsieur,

« Cela pourra vous sembler étrange de recevoir des pages aussi peu attendues, mais je me décide cependant à vous les écrire, ne voyant aucun autre moyen de calmer mon inquiétude. Je suis la femme de votre camarade, le maréchal des logis Maxence, et, dans ses lettres, mon mari me parle de vous si fréquemment, de façon si amicale, avec tant d’expansion, que je pense bien faire en m’adressant à vous, Monsieur, qui témoignez à Roger une affection vraiment fraternelle et avez su vous l’attacher par des liens dont je connais la force.

« Voilà que je ne trouve plus mes mots, que je ne puis vous exprimer ce que je voudrais tant vous dire, faute d’un petit fait auquel m’accrocher. Quand je me plains à notre ami, Maurice Mahoudiaux (un blessé de la guerre dont Roger a dû vous parler), celui-ci me répond gentiment, avec son gros rire : « Ma chère amie, votre mari continue d’être ce qu’il a toujours été. Le paysage change, de temps en temps, voilà tout. Votre angoisse n’a pas le sens commun. » Car c’est de l’angoisse, Monsieur, une angoisse profonde et perpétuelle qui me torture ! Je ne retrouve plus mon mari ! L’aurai-je donc perdu pour toujours !

« Lorsqu’il vivait à la maison et regardait le petit coin du port marchand, avec ses mâts et ses voiles, que l’on aperçoit par la fenêtre du salon, souvent je sentais que son esprit était ailleurs, mais, je savais le rappeler à moi par quelques paroles, une question, un simple geste, au lieu que, depuis qu’il est parti au front, ses lettres sont celles d’un étranger ! pis que cela ! elles sont écrites à une autre qu’à moi !

« Oh ! Monsieur ! ne me croyez pas folle ! je suis seulement affolée d’inquiétude ! Que lui arrive-t-il ? Est-il si malheureux, là-bas en Alsace, qu’il ait oublié notre bonheur passé ? Est-il tellement pris par cette maudite guerre qu’il ait perdu le souvenir de sa femme, de la paix de son foyer, de tant d’heures tranquilles ? Oui, je vous parle comme j’oserais à peine parler à un ami de vingt ans, mais vous m’excuserez, vous me comprendrez, n’est-ce pas ? vous saurez me dire la raison de ma misère.

« D’abord, j’avais prié Maurice de vous écrire à ma place, mais il n’a rien voulu entendre et m’a dit : « Ma chère amie, si M. Serval est un homme qui porte sa tête sur ses épaules et non pas au bout d’une perche pour agrandir son horizon (je vous cite ses paroles), il ne comprendra rien à des plaintes si peu fondées ; moi-même, je n’y comprends pas grand’chose. Exprimées par vous ou par moi, il n’y verra que des imaginations de femme inquiète. » Et puis il a ajouté que je « faisais » de la neurasthénie ! Moi, Monsieur ! pensez donc !… Il me faut du courage pour vous écrire !

« Ah ! si vous lisiez les lettres de Roger ! Quand je les ai finies, je pleure, et je les reprends dès que mes yeux sont secs, pour relire ces chères phrases qui me font tant de peine et que je ne reconnais pas pour des phrases de mon mari… et cependant, parfois, un mot tendre me le rend tout entier ! Quelles folies ! ah ! quelles folies ! et comme j’en souffre !

« Non, Monsieur, je ne suis pas princesse ! je ne porte pas dans mes cheveux une longue plume d’oiseau des îles « lourde du bout » qui balance. Il m’écrit ça, Monsieur ! Et je ne m’appelle pas… comment disait-il ?… Florimonde, qui est un nom pour une fille d’opéra… Et ce ne sont pas des plaisanteries qu’il fait là, je vous assure ! Si vous lisiez ses pages, vous pleureriez vous-même, peut-être !

« Vos camarades ont nommé mon mari : Cigogne, paraît-il… Pourquoi : Cigogne ? Il dit que, depuis lors, il est un homme nouveau et qu’à un homme nouveau il faut une femme nouvelle, et il me raconte, à moi, Monsieur ! des choses de ma vie qui n’ont jamais existé… comme s’il rêvait… comme s’il parlait de quelqu’un d’autre ! oui, c’est ça ! comme s’il parlait de quelqu’un d’autre ! Enfin, dans sa dernière lettre (vous ne le croirez pas et vous allez dire que je suis bien mal élevée), dans sa dernière lettre, il m’accuse… comment dirai-je… de ne pas avoir une santé tout à fait excellente. En effet, depuis le mois de septembre 1911, je ne me suis jamais très bien portée. Est-ce de ma faute ?

« Oh ! Monsieur Serval ! rendez-le-moi ! rendez-le-moi, je vous en supplie ! Roger est toute ma vie et si, parfois, j’ai passé quelques heures un peu tristes auprès de lui, quand il voulait si passionnément ce que nous ne pouvions avoir, quand il rêvait mille folies en rentrant du Café de la Poste ou du Grand Café, il savait tout de même apprécier le peu que nous avions et qui nous donnait tant de bonheur !

« Rendez-moi Roger, Monsieur Serval ! Pardonnez-moi de vous avoir écrit une lettre aussi inconvenante, surtout ne la montrez pas à Roger ! que Roger n’en sache rien… Répondez-moi.

« Croyez, Monsieur, à ma sincère reconnaissance.

« Lucienne Maxence.

« P.-S. — Et n’oubliez pas de me dire pourquoi l’on appelle mon mari : Cigogne. »

Eh bien ! si vous croyez que c’est drôle de recevoir une lettre pareille !… De plus, il faudra y répondre !… mais comment ?

CHAPITRE XXIX

Je l’avais ouverte à l’heure de la soupe.

« Hé ! hé ! me dit Blanc, le vaguemestre, tu reçois encore des lettres de femmes ! Mais cette écriture à l’encre violette sur papier mauve, je ne la connaissais pas ! Oh ! la belle petite enveloppe ! Elle sent bon ! elle sent la rose ! C’est de ta bonne amie, Serval ! Blonde ou brune ? Tu me donneras son adresse ? pas vrai ? J’irai lui dire deux mots à l’oreille !

— A l’oreille… à l’oreille… » ajouta Renaud, l’ordonnance du capitaine, toujours spirituel.

Charmantes plaisanteries ! et de si bon ton !

Je répliquai de façon un peu rogue :

« Au lieu d’examiner avec tant de soin les lettres du courrier, tu ferais mieux de les distribuer plus vite, salaud !

— Monte pas à l’échelle, Serval ! Y a pas de médisance ! Tout de même, cette enveloppe, tu…

— Ferme ça, Blanc ! »

Huyon, qui est un brave bougre, dit tout bas au vaguemestre :

« C’est peut-être de sa mère ou de sa sœur… pour ça qu’il le prend mal… »

Mais Blanc poursuivit :

« Curieux qu’il soit si souvent de mauvaise humeur, notre vieux Serval ! Il fait le méchant… »

Puis, se reprenant à un souvenir :

« Je voulais te parler, ajouta-t-il, du petit portrait de peinture que tu as dessiné de ma gueule, avec tes crayons. Ça a fait bien plaisir au père et à la vieille, mais, là, tout à fait. La famille, elle me dit de te dire merci. On le mettra dans un cadre. »

Et Cigogne, dans son coin, tout en décortiquant un morceau de singe, soupira :

« Serval ! tu reçois des lettres de femmes ! Quand on est célibataire, on peut se payer ça, pas vrai ?

— Mais, oui !… »

Puis, sans avoir l’air de rien, je demandai :

« Pas de nouvelles de chez toi ?

— Pas de nouvelles directes de Lucienne, dit-il d’un air maussade, mais, de mon ami Mahoudiaux, quelques lignes mal écrites (il commence à gribouiller seul, tout de même), où il m’annonce précisément que Lucienne ne va pas très bien. Elle est nerveuse depuis quelque temps, paraît-il, elle est triste. Maurice dit qu’elle a besoin de repos moral ; il me recommande surtout de ne pas l’inquiéter dans mes lettres, de me surveiller de près quand je lui écris. Il en a de bonnes, Maurice ! Inquiéter Lucienne ! comment ferais-je ? Est-ce en racontant la vie de bourgeois que nous menons ici, que je pourrais inquiéter Lucienne ? Pas un coup de canon depuis quarante-huit heures ! »

Agacé, nerveux, inquiet lui-même, il hausse les épaules et s’en va.

Mme Maxence est donc nerveuse ! Bon Dieu, que vais-je lui répondre ?

CHAPITRE XXX

Je rentrais de la tranchée, assez secoué par l’arrosage intense que nous y avions subi, et relisais, assis dans la cuisine du père Dietrich, la lettre, reçue la veille, de Lucienne Maxence. Je tâchais de rappeler à moi, de fixer ainsi mes idées, égarées par tout le vacarme de ces dernières heures, quand Cigogne entra brusquement. J’eus à peine le temps d’empocher le dangereux papier mauve et son enveloppe.

« Bon ! qu’arrive-t-il encore ? »

Qu’il fût arrivé quelque chose, on n’en pouvait douter. Cigogne avait le regard instable, les mains tremblantes ; de plus, il était, contre son ordinaire, terriblement rouge.

« Viens dehors, dit-il en bégayant, je ne puis te parler ici. »

Il me prit par les épaules ; il se pencha sur moi. Ses pauvres yeux fous faisaient mal à voir.

« Figure-toi ! commença-t-il, le capitaine m’avait dit…

— Puisque tu ne peux me parler ici, allons dans la cour. »

Nous sortîmes. La nuit commençante, fraîche et parfumée, évoquait une féerie. Un peu de clair de lune, un rien de brise, quelques étoiles encore timides, le profil, sur la route, d’un arbre noir à la cime argentée, composaient assez de beauté pour rendre un homme heureux. Le chant d’un rossignol eût passé la mesure.

Je murmurai malgré moi :

« Ah ! mon vieux ! qu’il fait bon vivre ! »

Et, me reprenant, j’ajoutai :

« Raconte ton histoire. »

Mais je ne pouvais m’empêcher de prêter l’oreille au petit coassement, si cocasse, d’une grenouille, près du puits.

Cigogne se tenait debout, à côté de moi, regardant de droite et de gauche, et me serrant le bras par saccades, comme s’il avait peur. Certes, il n’écoutait pas la petite grenouille, il ne voyait ni le clair de lune, ni l’arbre au chapeau d’argent !

« Allons ! un peu de calme ! lui dis-je, et raconte ton histoire.

— C’est une pénible confession, Serval ! »

Sa voix aussi trahissait un profond effroi. Quelque temps, il chercha ses mots ; enfin :

« Mon ami, dit-il, je suis un misérable !

— C’est entendu !… et puis ?

— J’étais resté à la cote 316 ; le capitaine a passé et m’a dit : « Maxence, vous allez porter ce pli au colonel. Il doit être à Altenach, en ce moment, avec son auto. Inutile de revenir ici ; il enverra la réponse plus tard. Et, surtout, pas d’imprudences ! » Je suis parti ; je suivais le chemin qui longe la prairie inondée, c’est plus court, tu sais bien !… En contournant le Bois Carré, voilà que le bombardement recommence… Oh ! c’était beau ! une vingtaine d’obus ont éclaté devant moi et à ma gauche. J’avais la tête libre ; je me sentais heureux, tranquille. »

Cigogne n’exagérait pas en parlant ainsi. Ce bon toqué n’a jamais tant de sang-froid que sous un arrosage d’obus.

« Et je marchais vite en me disant : si j’arrive, — si je suis un peu blessé, si j’arrive quand même, c’est une seconde citation, peut-être la médaille ! Dans vingt minutes, je saurai… Mais ça tombait ! ah ! oui, mon vieux, ça tombait !… La même chose qu’à midi ! Tu te rappelles ?… Et voilà que, derrière un arbre, j’aperçois une paysanne. Elle semblait avoir très peur. Elle était couverte d’une pèlerine avec un capuchon. Elle se cachait la tête dans le capuchon, pour ne pas voir, tant elle avait peur !… »

Lui aussi avait très peur en me racontant ces choses. Je le sentais frémir et sa voix se déclenchait, soudain, en petits cris d’oiseau.

« Puis, elle part en courant, parce qu’un nouvel obus… Elle courait, la tête basse, les mains serrées sur son capuchon. Je la rattrape et, en rigolant, je lui dis : « Mademoiselle, si vous voulez marcher près de moi, ce sera plus sûr. Les obus ne me touchent pas ! »

« Elle s’est blottie dans ma capote, comme une enfant, et, tout à coup, j’ai vu qu’en effet, c’était une enfant. Elle avait pris un mauvais chemin pour aller à Altenach ; elle n’était pas encore certaine d’avoir trouvé le bon. Perdue ! elle se croyait perdue… tout ce bruit d’enfer ! ah ! qu’elle avait donc peur ! une enfant, je te dis ! quinze ans ! Et les obus tombaient toujours… Nous avons fait route ensemble ; je ne pouvais la laisser aller seule… et puis…, et puis… Tu vas me mépriser, Serval !

— Tu peux y compter !

— Et puis j’ai vu, tout à coup, qu’elle était fraîche et jolie, et propre pour une fille d’ici, et il m’est venu une idée de fou. J’ai voulu la violer. Je l’ai serrée contre moi… Je marchais toujours plus vite, je l’entraînais et je m’imaginais, en marchant, que je la renversais sur le talus et que je troussais ses jupes ! Je l’entendais pleurer, je l’entendais me supplier, crier… je l’entraînais toujours, toujours plus vite. Alors elle disait tout bas : « Oh ! je suis essoufflée ! » Moi, je répondais : « Il faut se dépêcher ! Il faut que j’arrive à Altenach ! Il faut !… » Et elle riait, la pauvre gosse ! mais j’entendais encore ses cris, ses injures ! Elle ne voulait pas ! Elle se débattait !… Je la portais presque, en marchant. Elle me regardait de ses beaux yeux bleus, si clairs ; elle riait, tout près de moi, serrée tout contre moi. Elle avait encore peur. Elle riait…

« Enfin, j’ai vu la maison blanche au coin d’Altenach. Le bombardement avait cessé. J’ai lâché la fillette et je me suis mis à courir comme un dératé, tout seul, en avant, et quand j’ai remis le pli au colonel, je pouvais à peine me tenir sur mes jambes.

— Cigogne, lui dis-je, il y a des copains qui, pour avoir porté un pli de façon moins dangereuse, ont eu en effet la médaille. »

Je ne voulais pas dire autre chose que je ne disais, je vous le jure ! Il crut pourtant à une intention sarcastique.

« Comment peux-tu me blaguer, Serval ! J’ai souffert si fort, si profondément, et d’un mal affreux, je t’assure ! Oh !… Violer une enfant ! pense donc !

— Tu dis ça… Et, en rentrant lui, qu’as-tu fait ?

— Je me suis accroupi dans le coin de la cour, comme un singe malheureux, le menton sur les genoux, et je tenais mes jambes ; je ne bougeais pas… Oh ! je t’ai bien vu passer ! tu es entré dans la cuisine du père Dietrich et, sur le seuil, tu t’es arrêté pour jeter ta cigarette, puis tu as tiré de ta poche une lettre que tu as sortie de son enveloppe, puis tu as poussé la porte… Pas vrai ?

— Oui, répondis-je gravement, c’est vrai.

— Et moi, je pensais tout le temps : j’ai violé une petite fille ! »

Alors, perdant patience, je lui dis :

« Mais, bougre d’imbécile ! tu ne l’as pas violée du tout ! »

Je fus aussitôt ahuri de l’expression stupéfaite qui se lisait sur le visage de Cigogne. Il n’avait donc pas violé cette enfant ? Evidemment mon pauvre ami n’en croyait pas ses oreilles.

« Allons ! couche-toi ! tu n’as rien de mieux à faire. La grange doit être chaude. Je t’y rejoindrai dans un instant, mais va d’abord te fourrer la tête sous la pompe : tu es encore bien rouge. »

Il me quitta, marchant à pas lents.

Dans la nuit tiède et claire, la grenouille chantait toujours, près du puits ; l’arbre gardait son chapeau d’argent ; la brise était presque insensible. — Entouré d’un pareil décor, participant à cette magique douceur, entouré de cette paix pleine de parfums, de ce parfait silence, quel homme n’aurait pas rêvé, rêvé les pires folies, rêvé de n’importe quoi et réalisé ses rêves en un rêve nouveau !

Près du puits, la grenouille coassait, sur un ton faussement naïf. Dans sa voix, il y avait un peu d’ironie.

CHAPITRE XXXI

Ce matin, j’ai répondu à Mme Maxence. La lettre est partie. Comme je venais de la dater, en tête, j’ai éclaté de rire ; j’allais écrire : « Ma chère Lucienne. » Je pense si souvent à cette pauvre femme, qu’un peu de familiarité me paraissait sans doute naturel ; mais je me suis retenu.

Faute de pouvoir faire mieux, j’ai donc composé ceci :

« Madame,

« Loin d’être étonné par la lettre que vous avez bien voulu m’adresser, j’en ai été sincèrement touché et suis ravi de vous donner de votre mari des nouvelles qui je l’espère, allégeront l’inquiétude dont vous paraissez souffrir.

« Et d’abord, la santé de Roger est excellente. Notre cher camarade, qui a si bien su se faire aimer par tous et que nos officiers estiment si haut, a, en ce moment, une mine superbe. Le métier, souvent un peu rude, que nous exerçons et auquel il n’était certes pas habitué, ne le fatigue en rien, car je le vois, chaque matin, aussi prêt à la besogne, retrouvant son entrain et son ardeur de la veille.

« Mais c’est de son moral que vous vous plaignez, Madame ; là non plus, je ne vois aucun sujet d’inquiétude. Roger parle constamment de son foyer avec une émotion simple, parfois bien touchante. Il le regrette, il voudrait le retrouver, vous retrouver, par conséquent. Il n’a pas de plus cher désir.

« Les singularités qui vous ont troublée sont, il me semble, dues à ce simple fait qu’il vit dans un milieu nouveau. Son entourage, les conversations quotidiennes (il est très familier avec ses camarades qui, je vous l’ai dit, lui sont fort attachés), les spectacles tragiques ou pénibles qu’il a constamment sous les yeux, doivent exaspérer au plus haut point une sensibilité aussi fine que la sienne, une imagination aussi tendue.

« Dès qu’il reviendra chez lui (sa permission ne tardera guère, je pense), vous le verrez tel que vous l’avez toujours vu, comme vous l’annonçait d’ailleurs votre ami M. Mahoudiaux, et les craintes que vous vous étiez formées à son endroit s’envoleront.

« Espérant que ma lettre, hâtivement écrite, aidera à vous rendre le calme bien nécessaire à celles qui attendent, avec une patience et un courage si admirables, le retour de ceux qui sont au loin, veuillez agréer, Madame, l’hommage de mon très respectueux dévouement.

« André Serval.

« P.-S. — Pour ce qui est du sobriquet que ses camarades ont donné à Roger, il s’explique par la quantité de cigognes que l’on voit ici, perchées sur les toits et dont beaucoup de cartes postales illustrées ont reproduit l’image. »

… Oh ! que j’aurais aimé dessiner, au bas de la feuille, un bout de caricature où Mme Maxence aurait reconnu à la fois son mari et l’oiseau si poétique dont il porte le nom ! Mais je me suis retenu encore une fois.

Cette lettre est partie ; je puis la juger maintenant. Elle me semble sotte, dépourvue de toute espèce de psychologie, inutile et même maladroite, car les lieux communs que j’ai débités à propos de mon ami Cigogne ne sauront en rien, lus par son épouse, « alléger l’inquiétude dont elle paraît souffrir », comme cela est élégamment écrit ! — ils l’aggraveraient plutôt ! — Eh bien, le croirez-vous ? j’ai dû déchirer trois brouillons avant d’aboutir à ce pauvre fatras ! La littérature n’est pas mon fort ! Certes, Cigogne aurait mieux expliqué son cas à Lucienne ! Il aurait mieux menti !

Ma seule excuse est que je ne connais pas cette bonne Lucienne (pardon !)… que je ne connais pas Mme Maxence. Je ne la vois pas. Comment parler à une ombre, à un fantôme sans figure ? comment parler à quelqu’un qui n’est pour moi qu’un nom et qu’un prénom (deux, avec Florimonde !) ? Cigogne, qui connaît sa femme, pourrait… Au fait, la connaît-il ?… Et si je n’ai rien eu à dire à Lucienne Maxence, n’est-ce pas aussi, n’est-ce pas surtout, que je ne connais pas Cigogne ? Est-il un personnage de vaudeville, de drame ou de divertissement masqué ? Que sais-je de lui ? Rien que de petits détails plaisants ou tristes qui ne me recomposent pas le personnage. Est-ce un homme qui souffre ? qui s’amuse à souffrir ? un fou ? un pauvre diable ?

Si je n’ai pas su écrire à Mme Maxence, c’est peut-être que je ne connais pas son mari. Si je tentais de faire le portrait de Cigogne, ce serait en effet une banalité ou une caricature, l’image de n’importe qui, ou d’un oiseau grotesque ; je m’y suis déjà bien souvent essayé. — Son portrait ?… un reflet changeant ! — Comment peindre cela ?

CHAPITRE XXXII

Du cahier lavande.

La laitière qui nous sert depuis que nous sommes ici et dont la boutique fait l’angle du cours et de la rue des Clarisses, est une brave femme, très méritante. Souvent je m’arrête, à ma rentrée de l’hôpital, pour causer un moment avec elle, parfois même, je vais la voir exprès, car elle connaît tout le quartier (je devrais dire toute la ville) et me donne des indications précieuses sur tant de pauvres gens dont personne ne s’occupe, dont la misère reste cachée et que l’on peut aider de façon bien simple, en y mettant un peu de discrétion. — Que ne me suis-je bornée à l’écouter, elle seule ! Mais non…

Près de leur mère dont la tête était couverte d’un vieux châle en loques, ces deux enfants si maigres me faisaient peine. Je les rencontrais, presque tous les jours, devant l’hôpital ou dans une des rues avoisinantes. Ils ne tendaient pas la main, ils avaient froid, ils avaient peut-être faim. Je leur parlai. La mère me conta sa triste histoire : elle était malade ; son mari, au front, ne donnait aucune nouvelle… un récit pitoyable, celui que l’on entend constamment. Elle reçut ma petite offrande avec un air si gêné que je pensai : la pauvre femme n’a pas encore l’habitude.

Si courbée, si lasse, entre les deux mioches qu’elle tenait par la main, tout près, comme si elle avait peur de les perdre, cette malheureuse représentait pour moi toute la misère. J’avais brodé à son propos un petit roman, j’avais même attendri Maurice (qui, pourtant !…), je me promettais de lui venir en aide d’une façon plus durable et plus efficace, quand elle disparut, tout à coup.

Ce matin, la laitière à qui je demandais de me renseigner, s’écria :

« Ah ! ma bonne dame ! pour sûr que je vous dirai ce que la fille Angèle est devenue ! Vous auriez bien dû me le demander avant ! Un paysan peut vous mettre dans sa poche en faisant semblant d’être enrhumé. Vous courez tout de suite pour lui chercher un mouchoir ! Votre pauvre femme, eh bien, c’est, sauf votre respect, Madame, une traînée qui, avant la guerre, arrêtait les matelots sur le port. Depuis près d’un an, elle a loué ces deux bambins à une rempailleuse de chaises pour attendrir les braves gens comme vous, Madame. Ça rapportait plus que son premier métier. Et elle parle bien ! « Mon mari perdu, mes pauvres petits qui meurent de faim, et je n’ai pas l’habitude de mendier, et je suis malade ! » enfin tout ce qu’elle vous a certainement débité. Mais elle ne passait pas devant ma laiterie ! — On l’a arrêtée voilà quatre jours et les mioches sont rentrés chez eux… »

Ma laitière en avait trop long à raconter. Je suis partie. Quelle horrible aventure !

Alors, pour tout le monde, c’est donc la même chose ! On ne peut pas se faire une idée de quelqu’un sans se tromper grossièrement, ou bien est-ce moi qui me trompe toujours ? — J’ai avoué ma bévue à Mahoudiaux, mais, cette fois, il n’a pas ri. Il m’a répondu assez amicalement :

« Ma chère Lucienne, on a tout juste le droit de dire d’un âne que l’on devine par le bout de l’oreille : voilà qui pourrait bien être un âne. — De là à dire : c’est l’âne qui portait Notre-Seigneur, le jour des Rameaux, il y a loin, eût-on vu ses deux oreilles, ses quatre sabots et sa queue. »

Et c’est moi qui ai ri.

Je me souviendrai de cette première leçon, (quand j’étais petite, m’a-t-on assez mise en garde contre les jugements prématurés !) mais il paraît qu’elle ne suffisait pas : il m’en fallait une seconde. Je l’ai reçue par la poste de ce matin.

M. Serval m’a répondu… Cet homme, je le croyais intelligent, compréhensif ; je comptais sur lui, puisque Roger l’aime tant ; je me faisais de lui une image (comme pour la pauvre femme aux deux mioches), et sa lettre m’a plus décontenancée (ah ! certes oui !) que le petit discours de la laitière.

Je ne voudrais pas me montrer sévère, mais on n’est pas plus bête ! Il n’a rien compris, il s’est montré aveugle et sourd, il ne connaît pas Roger, il n’a pas deviné ma peine (je ne la lui cachais guère, pourtant !), et son barbouillage d’encre est un pâté de sottises. Au fait, je ne sais pas d’où il sort : de quelque magasin de nouveautés, sans doute, ou d’une étude de notaire de village. Il doit peindre (puisqu’il est peintre !) à ses moments perdus. Sa lettre est polie, en somme, mais comme on sent bien qu’il n’a pas d’usage, que ça le gêne d’écrire à une femme ! L’imbécile ! et, pour moi, quelle leçon ! Non ! on n’est pas si bête ! (je parle de moi-même, pour le coup). Mais je pourrai rire quand Roger me vantera encore le goût et la sensibilité de son cher Serval… Sensibilité ! Ah ! si ses peintures (que Roger n’a d’ailleurs pas vues) sont d’une sensibilité du même genre, moi, je les vois d’ici.

Bien entendu, je ne dirai rien à Maurice de tout cela : il aurait vraiment le droit de se moquer.

Je vais brûler la lettre de M. Serval.

CHAPITRE XXXIII

Il fait nuit dans la grange, nuit noire, cette fois. On se sent comme un enfant, tout seul, dans sa chambre ; on aurait volontiers peur. Je retrouve des impressions de jadis, du temps où j’étais gosse, des terreurs perdues, enfin cette vitre (vous savez bien : celle par où entre la lune), elle a l’air, maintenant, d’un visage sombre et sale. Demain, sans faute, je lui donnerai un coup de torchon mouillé.

Je n’ai pas envie de dormir. Je songe à la lettre que la femme de Cigogne m’a écrite ; non pas à ma réponse : à sa lettre à elle ; ma réponse était trop stupide… Cigogne… Lucienne… je songe au coin de port que l’on découvre des fenêtres de leur salon, avec les voiles et les mâts ; je songe au rêve qui peut naître à cette vue ; je m’imagine Cigogne, assis dans un fauteuil, fumant des cigarettes et regardant ce carré de paysage baigné de la lumière mauve d’un beau crépuscule ; je songe à l’influence évocatrice de la moindre échappée sur la mer, je songe aux songes que j’aurais si j’étais là, à cet endroit-là, enfoncé dans ce fauteuil-là, les jambes allongées, les pieds croisés sur le tapis, tandis que Maurice Mahoudiaux et Lucienne Maxence discutent paisiblement des nouvelles du jour… Mais pourquoi donc rêver à la place de Cigogne ? laissons-le rêver pour son propre compte.

« Toi qui aimes les paysages, Cigogne, quel paysage aperçois-tu de tes fenêtres, chez toi ? »

Une voix sort de la nuit :

« Drôle de question !

— Je pensais que ce paysage, s’il est beau, s’il est très laid, s’il est triste ou s’il est souriant, tu dois le revoir quelquefois. Le carré de nature que l’on admire de sa fenêtre nous accompagne jusqu’au bout de la terre.

— Comme tu as raison, Serval ! De ma chambre, je ne vois que la maison d’en face, grise et malpropre, dont le mur est coupé d’une longue lézarde oblique, mais du salon, qui est en pan coupé, je puis voir un coin du port, avec des voiles et des mâts, un coin du quai, avec des gens qui passent, des piles de cordages, des sacs et des paniers, un coin d’océan sombre, tout au loin, un coin du ciel, avec des oiseaux et le vent qui souffle, car on voit le vent quand il souffle fort, n’est-ce pas ?

— Oui, murmurai-je, on voit le vent quand il souffle fort ; c’est vrai… Mais comme ils sont beaux, les bateaux à l’ancre ! et comme on rêve à leur sujet !

— Et comme il est bon, dit Cigogne, de regarder cela sans bouger, sans vouloir en voir davantage, parce que le monde tient tout entier dans ce petit cadre. »

La nuit devenait plus épaisse, semblait-il. On n’entendait plus les petits bruits familiers, ceux de la paille que l’on chiffonne ; ceux des souris qui vont à leurs affaires. On les avait oubliés.

Et je dis encore, à voix basse :

« On suit sa fantaisie, on passe par la vitre, on s’évade, on se promène le long des quais, on monte sur un bateau, puis le bateau appareille, le bateau part, on se sent balancé par les premières houles, on gagne le large, on va, on va tout au loin !

— Tu as voyagé, toi ! répondit Cigogne ; tu connais ça ! mais moi, qui n’ai guère quitté la France que pour me rendre à Alger, il m’arrive pourtant de rêver des mêmes choses. »

Je ne l’écoutais pas. De temps à autre, mais seulement de temps à autre, j’ai bien le droit de me laisser prendre par ma fantaisie !… Aussi, je parlais un peu comme l’eût fait Cigogne, et je lui disais, à la manière du coureur d’aventures qui feuillette d’anciens souvenirs :

« J’aborde en Birmanie, en Indo-Chine, en Chine, je retrouve des pays que j’adore, que j’ai connus autrefois pour y avoir passé quelques heures, quelques jours, quelques semaines, et que je n’ai jamais oubliés. Je reconnais de beaux temples, et ce fleuve lourd, et ce parler bizarre… Puis une escale au Japon, quand fleurissent les cerisiers, puis, de nouveau, la mer et des îles aimées, la côte de Sumatra, des promenades solitaires dans un si beau jardin ! la mer… Bornéo qui est toute une tentation ! la mer, puis les Indes et leurs délices, et leurs parfums, et leurs couleurs, et leur magnifique histoire, et les ombres épaisses de leurs forêts. Puis, un repos en France, puis, la mer… et je retourne au chant des vagues, au chant des brises, des oiseaux, aux plaintes dans le vent ; je connais les tons d’ambre d’un crépuscule dans la baie du Requin, j’entends le bruit sauvage de la barre, au Sénégal, je me grise du parfum d’un fruit trop mûr qui m’avait déjà grisé… Oh !…

— Oh ! » murmura doucement Cigogne comme un lointain écho.

Je reviens à moi : l’heure présente finit toujours par me reprendre, par me rappeler, si loin que je sois parti. Et j’écartai Cigogne.

« Bonsoir ! laisse-moi dormir ! »

Je craignais qu’il ne voulût me répondre.

Une heure passa, je pense. Je dormais presque, je dormais tout à fait, peut-être, quand un bruit singulier me réveilla. Cigogne se levait. Un peu de lune me le laissait voir. Il se rhabillait ; il cherchait quelque chose à la lueur de sa lampe de poche ; il se rechaussa avec grand soin ; il prit sa capote bien qu’il fît chaud, dehors, sa montre qu’il pend d’ordinaire à un clou, son revolver qu’il examina… pourquoi son revolver ?… puis, à pas de loup, il gagna le coin de la grange où se trouve l’échelle qui mène à l’écurie. Il descendit avec précaution. Je me levai aussitôt et j’ouvris la petite fenêtre qui donne sur la cour.

Le voilà ! Il va, il vient, il fait trois pas à droite, trois pas à gauche. Il s’arrête, le menton levé. On dirait qu’il prend le vent. Il s’approche du puits, il boit quelques gorgées, à même le seau. Il allume une cigarette. Il marche encore de ci, de là. Brusquement, il fait volte-face vers la petite grille de bois, à côté de l’étable. Il la pousse. On peut rejoindre la route, à travers champs, en passant par là.

Alors, je me penche dehors et je crie :

« Cigogne ! »

Il se retourne, tout d’une pièce.

« Cigogne ! que fais-tu ? »

D’abord, il reste immobile, puis il passe la main sur les yeux, puis il revient sans hâte, il entre dans l’écurie, je l’entends qui monte lentement, lentement, avec un petit arrêt à chaque échelon. Le voici dans la grange.

« Cigogne ! que fais-tu ? »

Il est très calme.

« J’étais allé me promener.

— A cette heure !

— Oui.

— Où ça ?

— N’importe… loin !

— Et les sentinelles ?

— Bah !

— Qu’avais-tu besoin de ton revolver, de ta montre ?

— J’allais… tu avais raconté tant de choses !… j’allais partir. »

Sa voix est toujours très calme.

« Partir ? Mais pour où ça ? nom de Dieu !

— Partir pour n’importe où, loin, je te l’ai déjà dit. En tout cas, partir pour tout de bon.

— Imbécile ! tu aurais été ramené avant l’aube, et de quelle façon !

— Je voulais partir, aller là-bas où il y a ce que tu disais, où il y a les belles choses que tu disais.

— Tu sais, mon vieux, par les temps que nous vivons, ce n’est pas partir, ça, c’est déserter ! »

Il lui fallut un long moment de réflexion silencieuse avant de comprendre. J’aurais voulu voir son visage pendant qu’il reprenait conscience, mais la lune n’éclairait pas assez.

« Déserter… dit-il, sans trahir la moindre émotion. Déserter… »

Et le voilà qui tombe dans la paille, à sa place habituelle, tout chaussé, tout armé, sans un mot.

Maintenant il dort.

Allons ! il convient de surveiller ses paroles lorsque l’on cause avec Cigogne !

CHAPITRE XXXIV

Cigogne était, ce soir, d’humeur très joviale. Du plus loin qu’il me vit, il leva les bras au ciel et s’écria :

« Elle est bien bonne, Serval ! elle est bien bonne ! »

Je lui demandai le sujet de sa joie, mais il riait toujours.

« Elle est bien bonne, mon vieux Serval ! Tu vas rigoler ! »

Enfin, je pus savoir.

« J’ai encore reçu une lettre de ma femme ! Figure-toi que Lucienne s’est mise en tête de me donner son avis sur tous mes camarades, d’après ce que je lui en dis. Je parle souvent d’eux, tu sais. Et voilà qu’elle commence par toi. Ah ! ça promet pour les autres ! — Je saute le début qui traite uniquement de linge, de confitures et de mon ami Mahoudiaux, mais écoute la suite :

« Ton camarade, le maréchal des logis André Serval…

« Tiens ! comment sait-elle ton prénom ? je ne croyais pas le savoir moi-même ! J’ai dû le lui écrire, puis l’oublier.

« Ton camarade, le maréchal des logis André Serval est certainement de la province, de la petite province ; ce n’est, d’ailleurs, pas un reproche que je lui fais. Je suppose qu’il est clerc de notaire ou bien employé dans une administration. Bien élevé, mais un peu… empoté, comme dit Mahoudiaux, il n’a jamais dû aller dans le monde, il ne sait pas causer et pourtant ce n’est pas un paysan. Tu m’assurais qu’il fait de la peinture. Elle doit être d’un banal ! Je vois d’ici ses aquarelles trop bien lavées. Voilà l’idée que j’ai de M. Serval. Est-ce que je me trompe beaucoup ? Cela m’amuserait de savoir si mon portrait est ressemblant.

« Ensuite, elle parle d’autre chose. — Tu avoueras, Serval, que c’est tordant ! Ah ! elle est bien bonne ! J’en rigolerai huit jours !

— Si ta femme, lui répondis-je, dessine ce croquis d’après ce que tu lui as dit de moi, je suis peu flatté, mon cher Cigogne, non pas de son appréciation à elle, mais des renseignements qui la motivent.

— Ne dis pas de bêtises ! Comment peux-tu penser !… Non ! les femmes ont des imaginations si singulières, si baroques ! On les croirait folles, quelquefois… les plus sensées ! Lucienne écrivait au hasard. En répondant, je lui dirai qu’elle est une bécasse !

— Ah ! non, par exemple !

— Mais tu m’avoueras, Serval, qu’elle est bien bonne ! »

Malheureusement, on juge de l’excellence d’une plaisanterie à des points de vue très différents. Cette convergence de nos opinions sur un sujet sert souvent à donner du relief. — Ah ! certes, la plaisanterie, jugée de façon impartiale, est d’un goût délicieux !

CHAPITRE XXXV

Du cahier lavande.

Dans les journaux, aucune nouvelle intéressante ; le temps est gris, je suis souffrante et l’on m’a mise à la pharmacie de l’hôpital, le service des salles me fatiguant trop.

Les dernières lettres de Roger sont gentilles, affectueuses… Oh ! je lui pardonne de grand cœur tout ce qu’il m’a écrit de méchant ! Il ne se doute d’ailleurs pas de la peine qu’il me faisait. Pourquoi y repenser moi-même ? C’est une belle et bonne nature, avec des petits écarts dus à son imagination et que j’oublie vite.

Je reçois de Mahoudiaux des visites régulières. Il a sur moi une influence excellente : il m’empêche de m’inquiéter. Son bras va peut-être un peu mieux. Hier au soir il s’amusait à jouer du piano avec une main et un doigt. Il espère qu’à la longue…

Roger a tort de défendre son ami Serval, vraiment indéfendable ! Il s’obstine à me dire que c’est un homme d’excellente éducation et plein de finesse. S’il savait ! Par plaisanterie, il m’a menacée de lui lire la lettre où je donnais mon opinion sur ce monsieur, (moins durement que dans les pages de ce cahier, mais de façon un peu sèche). Roger n’osera pas.

On s’ennuie ; je fais de petits ouvrages, le soir, en causant avec Maurice, toutefois Maurice, lui aussi, malgré sa belle humeur ordinaire, est un peu mélancolique. Ce temps gris, cette constante humidité, ce manque de nouvelles… On serait triste à moins.

Il me vient des idées singulières. Ai-je rendu Roger heureux ? Ai-je fait tout mon possible pour lui donner le bonheur auquel il a droit ? Je disais plus haut que ses dernières lettres étaient affectueuses et gentilles… Mais ne se force-t-il pas pour me les écrire ? Il semble qu’il soit inquiet de moi et, si tendres que fussent ses phrases, elles me faisaient l’effet de celles que l’on dit à un enfant pour l’endormir, à un malade pour le consoler de son mal.

Voilà encore des folies. Je me sens si nerveuse depuis quelques jours ! — Assez parlé de ma petite personne, si importante : j’entends Maurice qui, dans l’antichambre, accroche son manteau.

Maurice vient de partir. Il m’a beaucoup intéressée, ce soir, en m’entretenant de Roger. Il a de lui une idée très particulière, un peu compliquée.

« Depuis dix ans que je le connais, il n’a pas changé d’une ligne, disait-il. C’est un homme qui rêve trop de ce qu’il voudrait faire avant de le faire et qui en rêve jusqu’au moment où il n’est plus temps de le faire, et qui s’imagine presque l’avoir fait, parce qu’il l’a rêvé. »

Je crois bien que c’est la phrase exacte.

« Et qui, ajoutait-il, souffrirait moins de la faillite d’une action entreprise que de la faillite du rêve trop ambitieux qui la motivait. »

Il parla très longuement ainsi et finit en disant avec un éclat de rire :

« C’est effrayant ! je deviens philosophe ! »

Etrange jugement ! Il y a là quelque chose que je comprends mal. Cependant, Maurice aime bien Roger ; il l’a beaucoup suivi dans sa vie. J’y réfléchirai demain.

Mon Dieu ! que je suis lasse ! Je vais me coucher !

CHAPITRE XXXVI

Je me sens gêné. Ce qu’il me faut raconter est bien simple, mais cependant je n’ose l’écrire, quand je songe à la déception de mon brave Cigogne, et, comme j’ai pour lui la plus sincère affection, le peiner, fût-ce indirectement et sans l’avoir voulu, voire même le désappointer, me navre. — Que dira-t-il de mon aventure ? que pensera-t-il de ma chance ?

J’ai été donc chargé, hier, lundi, d’une mission assez analogue à celle dont Cigogne avait profité pour rêver un peu chaudement d’une jeune fille dont il dirigeait les pas. Il s’agissait de porter à travers champs un billet, de la même tranchée à ce même village où se trouvait encore le colonel, et suivant le même chemin.

Je n’ai pas rencontré de paysanne, moi, mais les obus sont tombés dru. Je n’ai pas eu, moi, cette joie tranquille dont me parlait Cigogne. Il me semblait que j’avalais ma peur à grand’peine, et je ne distinguais pas du tout l’héroïsme de mon action, ni le brin de laurier que je cueillerais en fin de course. Non, j’avais simplement le ventre inquiet, si j’ose dire, et je souffrais d’un engourdissement assez pénible dans les mollets.

Comme j’atteignais les premières maisons du village, tout à coup, je mets un genou en terre (oh ! sans grâce, sans élégance !) et je me rends compte que je suis blessé à la jambe.

En traînant un peu la patte, j’ai pu arriver quand même à bon port et remettre le pli au colonel qui, précisément, était en conférence avec le médecin-major, à l’ambulance. Je fus donc reçu à la fois comme blessé et comme agent de liaison. Durant qu’on me pansait, le colonel me félicita, me parla de l’arrosage, me serra la main et, ma foi, au bout de quelques instants, je compris qu’il allait demander pour moi la croix de guerre, ce dont je fus très satisfait.

Comme il causait encore, je crus pouvoir glisser quelques paroles tendancieuses concernant Cigogne, ou plutôt Roger Maxence ; alors un petit lieutenant qui se trouvait là éclata de rire :

« C’est bien celui que vous appelez tous Cigogne ? »

Et il le décrivit au colonel de façon un peu inexacte, mais fort drôle, je l’avoue.

« Il est d’ailleurs insupportable ! » ajouta-t-il.

Insupportable ! Pourquoi donc ? Ce lieutenant n’aimait pas Cigogne ; il n’avait nulle autre raison de le trouver insupportable.

La seconde citation de Cigogne était fichue ; elle eût peut-être entraîné l’octroi de la médaille.

Pour conclure, le colonel décréta :

« La façon dont vous avez accompli votre mission, Serval, vous met tout au premier plan et vous pouvez en être fier. »

Je ne vois vraiment pas pourquoi, sinon que moi, j’ai eu la maladresse de me faire blesser.

Je m’apprêtais à expliquer à insister… Le colonel sourit… et me montra la porte de l’ambulance : sans doute, n’avait-il pas de temps à perdre.

La guigne s’attache donc à Cigogne ?

CHAPITRE XXXVII

Et voici la fin de notre vie guerrière ; triste, bien entendu, cette fin, comme sont presque toutes les fins, car on espère beaucoup plus et mieux que l’on n’a et l’on regrette ce que l’on vient de perdre. Ainsi l’homme oublie volontiers qu’il est heureux, mais il se rappelle l’avoir été. Les moments que l’on vit paraissent incomplets, même quand on se plaît à les vivre, au lieu que, dans le souvenir, les moments vécus se parent d’une splendeur étrange, leur ennui s’estompe, leur charme, leur beauté tragique ou pittoresque s’augmente, la peine quotidienne, si lourde parfois, devient un beau travail passé, l’affreuse lassitude de certains soirs se mue en bonne fatigue, la morsure cruelle du froid provoque un sourire, quand on y songe, et les accablantes heures de soleil où le casque pesait sur la tête, où le linge collait au corps, où l’on se sentait sans force et sans allant, ces heures-là font dire : « Bon Dieu ! avions-nous assez chaud ! » Un jour, je plaisanterai, peut-être, en me voyant patauger, naguère, dans la boue ! Plaisanter à propos de la boue… quelle inconvenance !

Que voulez-vous ! c’est le passé, c’est tout simplement le passé, un pays où l’on ne retourne pas et qui vous laisse sa nostalgie, un pays où la douleur perd quelque chose de son amertume, où la joie s’auréole, car un plaisir d’hier a le visage plus rayonnant qu’une joie d’aujourd’hui. — Merveille, n’est-ce pas, que l’herbier de notre mémoire nous conserve les plus fraîches teintes, les plus suaves parfums de fleurs que nous n’avions ni bien vues, ni bien respirées, quand ces fleurs furent cueillies au jardin ?

En temps de paix, penserai-je autrement ? qu’importe ! A ce propos, je crois que nous rêvons tous de façon analogue : nos souvenirs de guerre grandiront, la voix sonore du canon étouffera les plaintes, l’ensemble glorieux ne permettra plus de distinguer le détail morne. — Souvenirs de guerre… encore faut-il que ce soient des souvenirs de guerre ! Ah ! je voudrais que mon pauvre Cigogne, étant donné ce qui lui arrive, oubliât un peu la laideur du chagrin dont il souffre, dont il souffre, hélas ! sans phrases et raisonnablement. — D’ailleurs, cette histoire me donne une fois de plus la certitude qu’il n’arrive à chaque être, si fort qu’il s’évertue, que des aventures faites pour lui, tout exprès ; celle-ci que je vais vous dire, paraît imaginée par Cigogne en personne pour qu’il en pâtisse davantage. On jurerait que cet homme ne se connaît pas. Détrompez-vous : il se connaît pour placer sa blessure ! Le hasard a frappé Cigogne. Le hasard ?… Cigogne n’aurait pas trouvé mieux. Je plains Cigogne de tout mon cœur. — Ecoutez.

Ma blessure est plus grave que l’on ne pensait d’abord, et me voilà, pour longtemps peut-être, à l’hôpital. J’aimerais mieux autre chose ; je m’ennuie. Je passe la journée à écouter les conversations, à jouer aux dominos ; je tâche de m’intéresser aux anecdotes que me racontent les infirmières (il me semble les connaître déjà, ces anecdotes ; elles ne sont pas très originales !) A mes moments perdus, je prends, des passants ou des pensionnaires de la salle, quelques croquis, mais je crois qu’ils ne valent rien ; je suis fiévreux et dessiner devient bientôt une fatigue. De Cigogne, pas de nouvelles, sauf une carte postale sans intérêt, où il m’annonce son jour de repos qu’il passera à Dannemarie. Cela m’est égal. Cigogne m’oublierait-il ?

Hier matin, surprise peu agréable : je vois entrer le jeune Raymond Chert, vous savez bien ! ce brigadier de tournure apache, aux ongles sales, aux cheveux pommadés et qui a fait un si charmant mariage d’amour. Cigogne était pour lui plein d’indulgence. Il paraît chercher quelqu’un ; il regarde de droite et de gauche.

« Ah ! vous voilà, Serval ! »

Que me veut-il ?

« Bonjour, Serval.

— Bonjour.

— Pas eu le temps de vous féliciter encore pour votre citation ; je viens vous serrer les pattes.

— C’est pour cela que vous êtes ici, brigadier ?

— Pour ça aussi.

— Et puis ?

— Et puis, ça va de soi, pour vous donner des nouvelles des camarades. Hier, le capitaine m’a envoyé ici en mission… vous voyez, margis, que j’ai la confiance ! je retourne ce soir, alors le lieutenant Bernaut comme ça qu’il m’a dit : « Passez à l’hôpital et donnez ce billet à Serval… »

— Donne.

— Pour les camarades, ils vont bien, presque tous. Oui, pas d’embêtements nouveaux, sauf… »

Il a un petit sourire déplaisant au coin de la bouche. Il s’interrompt pour me dire des banalités. — Je ne sais pourquoi, Raymond Chert me dégoûte plus que jamais, aujourd’hui.

« Le père Dietrich tousse à se crever le ventre… Et votre jambe, comment va ?

— Donne le billet du lieutenant. »

Il fouille longuement ses poches.

« On dit aussi que Moreau, le nouveau téléphoniste, va passer brigadier…

— Donne le billet du lieutenant. »

— Ah ! bon Dieu ! où l’ai-je foutu, ce billet !… Et on a retrouvé du tord-boyaux dans la cave de…

— Donne le billet du lieutenant.

— Voilà ! voilà ! patience ! »

Il ne se fâche pas. Raymond Chert ne se fâche jamais. Raymond Chert est toujours poli, trop parfois, avec les gens dont il a peur. Il trouve le billet, enfin. Je l’ouvre. — Quelques mots affectueux et gentils du lieutenant Bernaut, mais que signifie donc ce post-scriptum ?

« Le brigadier Chert qui vous portera ce pli vous dira l’accident déplorable dont votre ami Maxence a été victime. Si vous voyez Maxence, surveillez-le : son moral paraît mauvais. »

Je demande aussitôt :

« Qu’est-il arrivé à Maxence ?

— A Cigogne ? »

Raymond Chert est content ; il prend un air de parfaite innocence, ses yeux sourient, ses lèvres tremblent d’aise.

« Oui, à Cigogne… Allons, raconte !

— Je croyais que vous le saviez, moi ! Ah ! le pauvre bougre, il est bien embêté ! il faut dire aussi que c’est pas de veine, mais il le prend mal, ah ! oui, qu’il le prend mal ! Epatant qu’on ne vous l’ait pas dit. C’est arrivé comme ça : trois jours après que vous êtes parti pour l’hôpital, Cigogne avait son jour de repos. Alors il est allé à Dannemarie pour se la couler douce, qu’il disait. Et puis, il rencontre deux camarades et ils dénichent un coin où ils sont allés boire. Ils buvaient à votre santé, margis, à cause de la citation, vous comprenez. Alors ils étaient contents… pas saouls, vous comprenez : contents. Et Cigogne, alors, il va sur la place ; il marchait pas très droit, mais on ne l’a pas su, et, vous comprenez, c’est pas moi qui l’aurais dit, n’est-ce pas ? et d’ailleurs je l’avais pas vu. Alors il chantait comme ça… Il était content pour votre citation, je suppose. Et voilà qu’il glisse et va se foutre sous une fourragère qui tournait le coin de la mairie, et il se fait pincer le pied. Ah ! du joli travail, on peut le dire ! Ecrasée, sa patte ! en marmelade ! On le porte à l’ambulance ; peut-être qu’on l’amènera ici, plus tard, et que vous le verrez ; ça se pourrait, mais c’est pas sûr. Ah ! comme il gueulait, le pauvre ! pas pour la douleur, car il a d’abord tourné de l’œil, comme une fille, mais après, parce qu’il disait, comme ça, que c’était pas bien, que c’était de sa faute. L’idiot ! pourquoi de sa faute ? Il avait glissé sur le pavé mouillé, voilà tout ! et une fourragère chargée, c’est lourd, n’est-ce pas ? D’ailleurs, les deux autres ont tenu leur langue. Ça les a dessaoulés, comme qui dirait, et on n’a rien su, mais Cigogne est pas joyeux : un pied écrasé, n’est-ce pas ? Et tout ça, parce qu’il était content, trop content pour la citation d’un ami… Hein ? il y a des gens qui…

— Tu as fini, brigadier ? demandai-je.

— Mais… je crois. »

Raymond Chert est un peu inquiet.

« Alors, va-t’en.

— Oui, c’est l’heure… Au revoir, margis… Comment ! vous ne voulez pas me serrer la main ? »

J’avais retiré la mienne trop manifestement pour que le foutriquet n’y prît pas garde.

« Non, et si je pouvais me lever, je te reconduirais avec mon pied. »

Il fait la grimace ; il tâche de trouver quelque chose à dire, une réponse venimeuse ; il échoue, et, comme personne n’a entendu, comme nous parlions bas, il passe l’incident à profits et pertes. Il hausse les épaules. Il décampe.

Mais, trois minutes plus tard, il rentre.

« Ah ! voilà qui est rigolo ! Je vous annonce une visite, margis. Cigogne est là, dans la cour, en ce moment. Oui, oui, je fous le camp ! Au revoir. »

Et, en effet, peu d’instants après, Cigogne paraît, soutenu à gauche par un infirmier robuste, à droite sur une béquille. — Il est maigre, il est pâle, il fait peine. A ma prière, on le couche tout près de moi. Il ne dit mot, d’abord, puis, avec un vilain sourire et montrant la béquille :

« Hein, Serval ? murmure-t-il, la béquille des grands blessés ! Coquette, ma gloire, pas vrai ? bien ajustée à mon héroïsme ! Lucienne pourra être ravie, ravie, je veux dire, de me revoir ! »

CHAPITRE XXXVIII

Je suis rentré chez moi. Je me retrouve tout seul dans mon atelier. Il fait beau. Je m’accoude au petit balcon d’où, tant de fois, j’ai contemplé l’aspect nombreux et divers de Paris, changeant au gré de l’heure et des jeux du soleil. Toute cette étendue, ce peuple de toits, cet air lumineux, facile à respirer, tout cela pour y perdre mon regard, et cette verdure de quelques arbres proches pour le reposer…

La tache blanche du Sacré-Cœur est un peu embrumée, ce matin, mais je reconnais le ton de cette eau lente qui passe, je reconnais les teintes de mon cher fleuve. — J’aimais être si haut perché ! j’aimais ce paysage ! Depuis nombre d’années, mon encombrante voisine, la tour Eiffel, ne me gênait plus ; j’admettais sa présence.

On peut observer la ville tout à loisir de ce septième étage, avec ses ombres, ses buées lointaines, ses détails, bientôt familiers, son dessin délicat et précis, l’agitation du menu peuple qui l’habite, les rêves qu’il vous livrera demain. — Mais aujourd’hui, pourquoi n’ai-je aucun plaisir à me pencher au balcon de mon atelier ?

J’ai mal au pied, mal à la jambe, un peu mal à la cuisse… Non, cela ne suffit pas. Il y a autre chose. Il y a que je ne suis pas ici, que je me sens loin d’ici… Eh ! quoi donc ? me faudrait-il être couché près de Doris, près de Tierspoint ?… C’est vrai ; je ne pense qu’à ceux-là qui dorment, protégés par quelques planches humides ; je songe à ceux que j’ai connus, avec qui j’ai parlé, que j’ai vus vivre et qui sont sous terre, à ceux qui ont passé près de moi, à d’autres, à tant d’autres dont je ne sais même pas le nom, et qui sont sous terre aussi, ou près d’y être. Je ne comprends plus cette ville vivante, étendue à mes pieds, mais il est une autre ville, immense, toute noire, pleine de cellules étroites, mal tenues… Dans cette ville-là, je me promène, tous les soirs.

Ma jambe me fait beaucoup souffrir… De temps à autre, un officier, un camarade permissionnaire, vient me féliciter d’avoir une jambe en mauvais état. Nous causons amicalement, mais toujours, quand il est parti, cette gêne revient de me retrouver seul chez moi. Lorsqu’on est blessé, même comme je le suis (modestement, en somme), il faut, en ouvrant la porte de son logis, y trouver des parents ou une femme et des enfants qui vous accueillent par des exclamations, qui admirent que vous soyez blessé et qui vous traitent de héros. Je n’ai pas connu cela.

Bien entendu, quand je suis allé la voir à Versailles où elle habite, ma chère maman a été délicieuse et ma petite sœur très émue, mais maman reste terriblement absorbée par ses bonnes œuvres et ma petite sœur semble fort préoccupée du sort d’un jeune enseigne de vaisseau que j’aime beaucoup, que maman aime beaucoup, qui plaît beaucoup à tout le monde.

Oui, voilà ! Maman m’échappe, ma petite sœur m’échappe. Maman n’a jamais voulu, ne voudra jamais habiter à Paris et ma petite sœur se mariera bientôt (peut-être pendant la guerre). Elle classe encore avec amour les croquis de son frère, mais… ah ! si son jeune enseigne faisait des croquis, combien les classerait-elle mieux !

Maman, ma petite sœur, quelles étranges choses vous m’avez dites de ma vie au front ! Maman, ce n’est pas de ma faute si je ne suis pas l’ami intime de tous les aumôniers du secteur ; j’en connais un qui est parfait, mais cela ne te suffit pas ! Et toi, petite sœur, tu as l’air de ne plus t’intéresser qu’à l’armée navale ! — Oui, ceux que je chéris m’échappent ; j’échappe à ceux que je chéris. — Je suis rentré de Versailles, le cœur un peu lourd.

A Paris, l’atelier où j’habite, où je me plaisais, où j’avais des souvenirs, n’est tout de même pas un foyer ; c’est un logis. Les deux choses ne se confondent pas, hélas !

Et pourtant, ma vieille bonne (elle s’appelle Joséphine) avait tout arrangé pour me recevoir. Que puis-je demander de plus ? Elle a enlevé la poussière, elle a battu le tapis et les rideaux, elle a fait disparaître les housses, elle a même accroché toutes les toiles (je les avais retournées contre le mur, dans un coin sombre), elle a su les remettre à leurs anciennes places : « la grande dame nue » au-dessus de la cheminée, « l’ami de Monsieur » à droite de la porte, « la demoiselle en vert » à contre-jour… Grimpée sur une échelle, à quelles dangereuses gymnastiques ne s’est-elle pas livrée, pour que Monsieur se sentît bien chez lui en arrivant !

Ah ! ma bonne Joséphine, ni cette propreté, ni cet ordre méticuleux, ni ce pot d’orangeade fraîche préparée de vos vieilles mains n’y changeront grand’chose : mon chez moi est loin d’ici. — Que je voudrais entendre un hennissement de cheval, un roulement de fourgon sur la route, les sifflets vifs de quelques balles, cette grosse voix tonnante, là-bas, puis les voix claires des camarades, un rire franc, même un cri de douleur, et la grosse voix encore qui se rapprocherait ! Que je voudrais voir devant moi un horizon tout simple avec deux villages, l’un en face, l’autre plus à gauche, qu’il convient d’observer avec minutie… Mon téléphone est là, tout près… Allons ! je déraille ! ce retour à Paris ne me vaut rien.

Je crains que ma jambe ne soit pour longtemps une jambe indésirable. Alors… le bureau ?… noircir du papier dans un bureau ?… pouah ! — Si j’ajoute que je n’ai pas la moindre envie de peindre, me voilà en bonne posture pour prendre la vie joyeusement.

Hier, j’ai rencontré trois blessés de la guerre qui n’avaient qu’une jambe à eux trois ; ils marchaient avec des pilons, sans béquilles ; chacun s’appuyait sur ses deux cannes. Ils se promenaient (ils se promenaient !) avec une jambe à eux trois. Ma jambe à moi est à peine cassée, un peu tordue, un peu abîmée, juste assez mauvaise pour gêner une allure qui jadis fut aisée… Ceux-là que j’ai vus en rentrant hier à Paris se promenaient avec une seule jambe ; or ils étaient trois hommes, ayant droit à deux jambes chacun ; cela fait six. Ils en avaient une. Moi, j’ai deux jambes, dont une en médiocre état.

Le paysage de cette ville m’ennuie ; je rentre dans mon atelier, en clopinant. Le voici, je le reconnais ; le jour y est très bon. Tiens ! ma dernière esquisse ! Je l’ai faite avant de partir, le 3 août. Je n’y comprends plus rien. Ce gâchis de couleurs, c’est donc moi qui l’ai commis, en prévision d’un tableau futur ? Ah ! vraiment… Eh bien, signez-la Martin ou Durand, et cette esquisse me sera tout à fait indifférente ; elle m’est déjà tout à fait étrangère.

Là-haut, sous le plafond, je reconnais mes anciennes toiles accrochées par les mains soigneuses de Joséphine ; paysages, portraits, natures mortes, ces essais divers me rappellent des façons de voir et de sentir que je n’ai plus, mais que j’aime encore. Je crois qu’ils sont restés vivants, malgré les fautes évidentes que l’on y trouve et qui témoignent souvent d’une hâte excessive, même de quelque prétention. J’étais jeune ; ces fautes, je me les pardonne et cela m’inquiète un peu de m’avouer que je ne saurais plus peindre ainsi. — En ce moment ces toiles font comme une frise de souvenirs chatoyants, en haut du mur de ton bistre et je me laisse prendre au plaisir de les regarder ; je retourne vers des circonstances, des impressions, des émotions de la même époque : une heure d’enthousiasme, une heure décevante où tout marchait mal, les débuts faciles de cette grande composition décorative que j’ai fini par gâcher… Tout cela, c’était moi, jadis : j’y vois mon image quotidienne plus nettement que dans les pages d’un journal intime.

Laissons passer quelque temps ; il se peut que je me remette à peindre, un jour, mais pour aujourd’hui, je n’y songe guère, et puis ma jambe est vraiment trop douloureuse quand je me tiens debout. Le médecin-major, en me réformant, conseillait un long séjour à la campagne et du repos ; j’ai donc eu raison d’accepter l’invitation inattendue que Mahoudiaux me fit, dimanche dernier, de façon si affectueuse et si simple.

L’excellent homme ! Je le vis pour la première fois, à l’hôpital, penché sur le lit de Cigogne et déversant, d’une voix sympathique et sonore qu’il étouffait avec peine, tout un flot de bonnes paroles. Je me réveillais d’un somme, quand j’aperçus cette espèce de géant. Ce ne pouvait être que Mahoudiaux, car Cigogne me l’avait maintes fois décrit. Maintenant, je comparais à loisir l’image évoquée et le modèle vivant, me sentant l’esprit libre et clair après cette courte sieste. J’écoutais la causerie voisine : Cigogne ne disait pas grand’chose, mais Mahoudiaux parlait pour deux, il parlait tout le temps.

Singulier plaisir que d’entendre une appréciation nouvelle de questions qui m’avaient intéressé, jadis, et me croyant médecin moi-même, de voir un autre médecin ausculter mon malade et tirer des ficelles dont j’avais essayé l’action sur cet esprit. Mahoudiaux était venu à l’hôpital en toute hâte, pour donner à Cigogne quelque courage, pour détruire en lui certaines pensées, pour en faire naître d’autres et, ma foi, il s’y prenait fort bien.

Non, Mahoudiaux n’était pas la bonne brute épaisse que l’on aime par habitude, le brave garçon sans conséquence que l’on a connu au collège, le colosse blond plein de qualités primitives et mal équarries, l’être affectueux, fidèle mais sommaire, que Cigogne m’avait présenté, un jour où il en était presque jaloux ! Non, dès l’abord, il m’apparut très averti, très fin, et sous sa rude enveloppe, d’une délicatesse charmante. Une demi-heure n’avait pas encore passé que, dans la grosse voix de nourrice normande, je devinais une émouvante, une insigne bonté.

« Alors… tu es sûr… disait Cigogne sur un ton mal assuré, tu es sûr que je puis…

— Je suis sûr, interrompit Mahoudiaux, que tu es perdu si tu te laisses couler maintenant. Tu n’étais pas fait pour cette guerre : voilà, sans doute, pourquoi elle t’a si brutalement frappé. Oui, c’est très dur, j’en conviens, mais d’où te vient cette rage de gratter ta plaie pour souffrir plus encore ?

— Voyons, mon vieux, dit Cigogne avec un sourire d’une amertume soulignée, mon pied est bien trop enveloppé de bandages ; je ne gratte rien du tout.

— Tais-toi ! reprit Mahoudiaux, je devrais te fouetter comme un enfant ! Tu m’entends parfaitement. Avec ce système, mon petit Roger, tu n’arriveras qu’à t’exaspérer, à exaspérer ceux qui t’entourent, à leur enlever le courage que tu as déjà perdu. Tu n’as pas eu de chance, mais un joueur en déveine est-il forcé logiquement de se jeter à l’eau ? — Dans tes souvenirs, tu ne choisis que les plus affreux pour les enlaidir encore ; les autres, tes beaux souvenirs, tu les tripotes, tu les gâches, tu les abîmes, jusqu’au jour où ils te font de la peine. Alors tu es content et tu retournes à tes souvenirs noirs ! Le résultat est simple : pour un accident très pénible qui pouvait en effet t’attrister quelque temps, tu perds la tête, tu la feras perdre à ceux qui t’aiment ! Roger, tu es un gosse insupportable ! Je ne reconnais plus l’ami de vingt ans que tu étais pour moi, et que va dire Lucienne, en te voyant à ce point brisé ? Songe que dans une heure (une heure, mon petit Roger !) son train sera en gare et que, peu après, tu la verras entrer ici ! Songe à cela ! Il faut que tu redeviennes ton maître, que tu redeviennes toi-même et puisque ce rêve de gloire que tu avais fait (tout de travers d’ailleurs) t’est refusé, t’échappe, il faut que tu t’en refasses un autre, un rêve à ta taille, cette fois un rêve que tu pourras vivre auprès de ta femme, chez toi. — Et c’est en somme tout ce que j’ai à te dire. »

Mais, néanmoins, il continua de parler et je pus voir qu’il connaissait bien Cigogne. Quelques instants plus tard, il regarda sa montre et vérifia l’heure du train de Mme Maxence. Il voulait l’amener lui-même à l’hôpital. Alors je crus bon de me réveiller officiellement ; nous fûmes nommés l’un à l’autre et quelques phrases aimables s’ensuivirent. Enfin Mahoudiaux sortit et je restai seul à côté de Cigogne qui semblait un peu agité.

« Serval… tu sais : ma femme va venir.

— Ah ! vraiment… »

Je dis le plaisir que j’aurais à lui être présenté et me hâtai de parler de Mahoudiaux.

« Un brave type, affirma Cigogne ; je te l’ai souvent décrit. Il voit un peu court, mais c’est un brave type, et il m’aime beaucoup… Serval ! Lucienne va venir ; je suis bouleversé. Devant elle, je ne dois pas me laisser abattre : il faut que je me tienne.

— Oui, c’est évident, répondis-je. A ce propos, je suis content que cette salle soit propre et ne donne pas une impression trop lugubre. Tiens, regarde : en ce moment elle est tout à fait gaie… Les femmes se laissent si facilement influencer par ces choses ! »

Puis je lui parlai de la nouvelle infirmière et lui fis part de divers potins. Nous causâmes ainsi, quelque temps. Bien que sans fièvre depuis trois jours, Cigogne paraissait encore très nerveux. Quand il voulait m’entretenir de sa femme, vite, je changeais de conversation, mais moi aussi j’étais fort anxieux de voir réellement et de mes propres yeux Mme Maxence. — Elle entra enfin, suivie de Mahoudiaux, qui ne resta pas longtemps.

Mme Maxence… que pourrais-je en dire ? Depuis lors, je l’ai vue presque tous les jours et mon opinion n’a guère varié. — C’est une personne de petite taille, assez mince, fort jolie, dont le visage inspire confiance par ses traits nets. Des cheveux châtain foncé, coiffés de façon tranquille, une robe beige, tranquille aussi ; une allure décidée, sans affectation d’importance ; de ravissantes, de délicieuses mains qu’elle déganta : des mains fines, intelligentes, sans bagues…

Lucienne Maxence a de la bonté dans le regard et de la gaîté, mais sa bouche est précise. Ses yeux savent rire, sourire, être tendres ; sa bouche, avec moins d’expressions diverses, se tient dans un calme bienveillant. Jamais d’ironie, jamais ce pincement sévère qui durcit les lèvres ; non, simplement de la sécurité. Les yeux gris sont plus jeunes que la bouche ; il y reste quelque chose de puéril qui me plaît ; je crois qu’ils rêveraient volontiers.

Dès l’abord, la femme de Cigogne eut toute ma sympathie, mais, songeant à ce que mon camarade me disait d’elle, naguère, je pensai :

« Comme vous vous expliquez mal, chère Madame ! comme vous vous expliquez mal, Florimonde ! »

Je vis bientôt que cette sympathie spontanée qu’elle m’inspirait ne m’était pas rendue. D’abord, elle me regarda d’un air grave :

« Ah ! oui… M. Serval… »

Un éclair furtif passa dans ses yeux, puis elle ajouta :

« Parfaitement. »

Un peu sec ce « parfaitement »… et l’on se mit à causer.

Tout en débitant mille banalités, je me donnai quelque peine pour la prévenir en ma faveur. Devant Cigogne, je parlai de Cigogne avec affection : à lui, j’affirmai que ses angoisses seraient allégées par la présence de sa femme, à elle, je contai des anecdotes aimables sur son mari, à Mahoudiaux, je redis combien de fois Roger m’avait vanté son ancienne et solide amitié. Puis j’ajoutai :

« Il a surtout besoin d’un repos moral qu’il ne trouvera ni dans des infirmeries, ni dans des hôpitaux ; il a trop souffert, de toutes façons et particulièrement des pires ; il n’était pas fait pour cette souffrance-là, Madame, et son courage n’en est que plus grand puisqu’il la supporte. »

Elle sourit avec une expression étonnée. Mahoudiaux sourit aussi et je crus voir, sur sa bouche de brave homme averti, des intentions sarcastiques. Il me semblait que Lucienne Maxence se disait : « Tiens, tiens, il parle mieux qu’il n’écrit, cet imbécile ! » et Mahoudiaux : « Tiens, tiens, il s’est aperçu de sa gaffe ; il tâche de s’en dépêtrer ! »

Insensiblement, les lèvres de la jeune femme perdaient leur aspect sévère. Enfin, je dis encore à Cigogne :

« Et tu vas reprendre goût à la vie, n’est-ce pas, Roger ?

Il me lança un regard sinistre.

« Tu prononces mon nom comme on avale une pomme de terre chaude ! Appelle-moi Cigogne, si Roger te gêne !

— Mais, interrompit Mme Maxence, pourquoi Cigogne ? Je ne comprends toujours pas ! »

Elle me regardait bien en face…

« Allons, ma chère ! dit Mahoudiaux, n’expliquons pas les surnoms : ils ont toujours leur raison d’être et sont parfois drôles.

— Je ne trouve pas, dit Mme Maxence.

— Moi non plus ! » murmura Cigogne.

Quelle voix pitoyable d’enfant malade que l’on harcèle ! Je repris aussitôt :

« Oh ! mon pauvre vieux, nous t’avions ainsi nommé parce que tu étais maigre et que tu te tenais si souvent perché sur une patte, comme font les cigognes, alors… »

Je n’en dis pas plus : Mme Maxence riait.

« Ah oui ! ah oui ! c’est vrai ; je ne voyais pas, je ne comprenais pas. Je l’ai remarqué plus d’une fois chez nous : une jambe pliée, l’autre bien droite, tout à fait à la manière des cigognes… On en voit sur les cartes postales. »

Elle riait de bon cœur.

« Excusez-moi, Monsieur, ajouta-t-elle, je n’y pensais plus ! »

Et changeant de sujet, elle me demanda d’un air amical et sérieux :

« Serez-vous longtemps alité ?

Alors nous parlâmes de moi.

CHAPITRE XXXIX

Je pus bientôt me lever et traîner dans la salle ma jambe douloureuse, puis descendre au jardin et regarder, en nombreuse compagnie d’infirmes, de malades, d’éclopés, les impertinents moineaux. Tous les jours, aux heures de visite, je retrouvais, près du lit de Cigogne, mes nouveaux amis, chaque fois avec plaisir. Quelques causeries seul à seul me permirent d’expliquer à Mme Maxence l’exaspérant effet qu’avait eu la guerre sur l’esprit nerveux de son mari et je compris qu’elle m’était reconnaissante. Malgré les gronderies du sage Mahoudiaux, la pauvre petite croyait son cher Roger déjà fou.

Du temps passa et l’on venait de me réformer pour tout de bon, quand, revenant d’une visite à l’hôpital de Cigogne, je fus accosté par Mahoudiaux.

« Dites-moi, Serval ! Quand vous rentrerez chez vous, à Paris où je compte passer aussi, cela vous gênerait-il que je vous accompagne un jour jusqu’à votre atelier ?

— D’autant moins, cher ami, répondis-je que je pourrai ainsi vous montrer des gravures dont je vous ai parlé ?

— Parfait ! Vous me sortirez aussi de vos cartons les caricatures et croquis que vous avez de notre ami Cigogne. Voyez ! je ne lui donne pas d’autre nom… Mais je veux vous entretenir d’un autre sujet, d’une idée que j’ai eue… (cela m’arrive !) et qui m’est chère. »

Il me l’expliqua tout au long. — Ma foi ! je finis par y souscrire.

« Vous ne savez pas le plaisir que vous me faites, Serval ! »

Mahoudiaux parle d’une façon plaisante, ses phrases n’accrochent pas : toutes rondes, elles roulent et rebondissent.

Il possède dans le Midi, aux environs d’Hyères, une campagne qui lui vient de famille et qu’il nomme « la Cassolette ». Avant la guerre, il s’y rendait chaque année, maintenant, il veut y mener Cigogne et Mme Maxence, Cigogne ayant besoin de repos et sa femme de répit, après tant de jours d’hôpital, mais Mahoudiaux tient à ce que je sois de la partie.

« J’y tiens absolument. Vous aussi, vous avez besoin d’un long repos, or je vous promets, là-bas, un air délicieux, des chaises-longues sur une terrasse, avec des roses grimpantes le long du mur, oui, mon cher ! une température qui vous plaira puisque vous ne craignez pas la chaleur, un soleil comme on n’en fait plus et, devant votre fenêtre, un charmant paysage : l’étang des Pesquiers, Giens et les deux golfes, tout cela de tons lumineux tout préparés pour un peintre. La Cassolette fut achetée par mes arrière-grands-parents et garde encore son aspect de vieille maison provençale. C’est un « mas » (ce mot vous dit-il quelque chose ?) Vous emporterez de quoi travailler ; vous entoilerez le soleil, mon soleil ! Et… mais il est indécent de vanter ainsi sa marchandise. Je me tais. Ne faites pas de phrases et venez. »

J’allais ouvrir la bouche pour répondre quand il reprit :

« Non, je ne me tais pas. Il y a d’autres plaisirs pour vous à la Cassolette, ceux qui couronnent une bonne action. Si vous ne venez pas chez moi par agrément, vous y viendrez par charité. Cigogne a besoin de vous : Lucienne, plus encore. Ecoutez. Ce grand fou, je l’aime comme un frère, mais il est de la terrible race des gens qui sèment le malheur autour d’eux, sans le vouloir, qui le distribuent à pleines mains, avec de beaux gestes larges ! Lucienne, la pauvre gosse, a vécu une vie abominable en l’absence de son mari, abominable, vous entendez ! avec cet air tranquille et cette bouche bien sage que vous lui avez vus. Il écrivait des lettres (j’en ai lu quelques-unes) qui mettraient tout être sensé hors de lui. Eh bien, je crois que vous avez sur Roger une influence excellente. Vous l’avez prouvée. Lucienne n’était pas d’abord de cet avis, mais les femmes, ça déraisonne à plaisir. J’ai peur de me trouver seul avec lui. Il n’y a pas d’autre manière de le dire ; j’ai peur ! Je ne m’en tirerais pas. Il partirait sur une piste nouvelle, au hasard, comme il a toujours fait, et alors, pour le rattraper, le bougre ! Parfois, Lucienne ne le reconnaît plus. Il est tellement changé !… Ou peut-être se l’imagine-t-il, ce qui revient au même… Venez passer quelques semaines chez moi, Serval ; vous garderez votre bienfaisante maîtrise sur Roger, vous m’aiderez à le retrouver, car je le perds, moi aussi, enfin vous ôterez à sa femme un cauchemar. Venez à la Cassolette, Serval !

— Affaire conclue ! » lui dis-je.

Que pouvais-je dire d’autre ?

CHAPITRE XL

Du cahier lavande.

Le monde est meilleur qu’il ne paraît. C’est là, pour moi, une pensée presque quotidienne, depuis que je rends visite à Roger tous les jours. Il commence à se lever ; nous nous promenons dans le jardin de l’hôpital, à petits pas, (il boitera toujours, le pauvre garçon !) je cause avec lui, nous évoquons nos vieux souvenirs, si chers, nous parlons du passé et ce passé je crois le revoir, je retrouve Roger tel qu’il était jadis.

J’ai eu tort, il faut bien l’avouer. Son absence m’a rendue injuste. Ces phrases qui me faisaient souffrir, il me les eût expliquées par quelques autres phrases, avec cet accent si tendre qu’il a pour me parler ; écrites, elles gardaient toute leur mauvaise allure jusqu’à paraître méchantes et méchamment voulues. Ce n’étaient que des maladresses. S’il avait été là, il m’aurait dit : « Lucienne, ma chérie, ce n’étaient que des maladresses ! » Comment ne pas se laisser convaincre ?… Et la si pénible impression se fût effacée, aussitôt.

Cette longue séparation m’a changée. Je ne suis plus telle que j’étais jadis… Devenue maladroite aussi ? Encore faut-il que Roger ne s’en aperçoive pas, n’en souffre pas ! Depuis un an, la moindre chose, la plus futile servait à m’exalter. Suis-je donc une enfant ! Un exemple entre mille : ce surnom que ses camarades avaient donné à Roger : Cigogne, comme je le comprends bien, aujourd’hui ! Cigogne, c’est tout simple… une position perchée que Roger prenait souvent… Ah ! je me souviens, devant la cheminée, chez nous, tant de fois ! Cigogne… un croquis rapide à la manière japonaise… M. Serval aurait pu le faire. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu que je dise des choses désagréables à M. Serval parce qu’il appelait mon mari Cigogne ! Je me rappelais sa lettre !

Ah ! M. Serval ! Je l’ai vraiment trop mal jugé ! Un brave garçon qui paraît même avoir du goût et qui certainement nous aime bien. Sa façon de parler à Roger est touchante. Cela n’empêche pas que j’étais toute prête à le détester ! Un jour Mahoudiaux m’a dit que, lorsqu’elles y mettent tout leur cœur, la plupart des femmes déraisonnent. Il parlait peut-être pour moi… Il ne parlait certes pas au hasard. Je suis curieuse de voir la peinture de M. Serval. Il m’a dit qu’il faisait des portraits. Et puis aussi, il est très modeste ; il s’exprime comme tout le monde.

Avant-hier, on a parlé de cette aquarelle ridicule que Roger aimait tant et qu’il m’a fait photographier. Ridicule… non, tout de même. Nous étions, M. Serval et moi, d’un avis pareil : jolie chose, pas très originale, trop cherchée, mais faisant preuve de talent. Roger l’avait nommée Florimonde. C’est le personnage de l’aquarelle que Roger avait nommé Florimonde. M. Serval riait aux éclats en me le disant. Et moi qui croyais que c’était un nom que Roger me donnait, à moi ! à moi ! J’en étais désespérée. J’en parle probablement dans ce cahier… Oui, l’absence est une terrible épreuve que j’eusse dû supporter mieux.

Un projet de Mahoudiaux nous occupe beaucoup. Ce cher Maurice ne sait quoi inventer pour amuser et entretenir ses amis. Il veut que nous nous transportions tous à la Cassolette, Roger et moi, lui et M. Serval. Ce serait exquis, cela me tente, surtout à cette époque. Il fera chaud, on pourra se reposer, contempler la mer, respirer à l’ombre des pins, écouter le vent et les oiseaux (car il y a des rossignols), enfin se promener, le soir, aux étoiles.

Avant la guerre, Maurice nous avait déjà invités à « la Cassolette » bien souvent, mais alors la campagne ennuyait Roger. Nous n’y sommes pas allés. Cette fois, Roger hésite, il ne dit pas non. Quand il m’a demandé mon avis, j’ai répondu que je n’y voyais aucun inconvénient et que, pour ma part, cela m’agréait fort.

Oh ! ne plus voir ces maisons tristes et toutes ces choses qui ne sont pas de mon pays ; tout ce gris, tous ces tons très fins mais un peu ternes. Je me souviens d’Alger en rêvant à « la Cassolette ». C’était si beau ! ce sera quelque chose de semblable. Je dormirai au soleil, comme jadis, sous une grande ombrelle blanche, et Roger, tranquille, lui aussi, rêvera de moi. Un autre jour, si M. Serval se met au travail…

Je serai ravie qu’un bon peintre fît mon portrait, sur le fond d’un vrai paysage, plein de lumière.

CHAPITRE XLI

Une lettre de Cigogne :

« Nous allons donc passer quelques semaines ensemble, mon vieux Serval ! J’en ai de la joie, pour sûr ! Tu n’en doutes pas, j’espère ? Mais, tout de même, avoue que ce n’est pas drôle de se retrouver ainsi, et qu’on aurait pu, sans se donner beaucoup de mal, imaginer des circonstances plus heureuses. Que veux-tu ! le destin est une vieille fille acariâtre qui fait des patiences : elle arrange minutieusement des combinaisons humaines en y mettant le maximum d’amertume. Ce jeu l’amuse. N’importe, mon ami, on causera, on rêvera, on se racontera des choses… Oh ! pas de souvenirs ! non, pour l’amour de Dieu, pas de souvenirs ! d’autres choses, de préférence des choses tranquilles, immobiles, des choses de tout repos ! Les souvenirs, vois-tu, ça vous navre trop, avec cette sacrée manie qui les possède de changer, à chaque instant, de forme, de couleur et d’expression, suivant qu’on les regarde de gauche ou de droite, de face ou par derrière. On en retire un du coin d’ombre où il dormait, on le secoue, on le plante devant soi, on lui sourit, dans l’espoir qu’il vous charmera, et puis on s’aperçoit qu’il a changé de gueule, que ce n’est plus ça du tout… Et le souvenir vous fait de la peine !

« Je sais ! tais-toi, Serval ! tu vas me dire que je raconte des histoires… Je l’admets, je ne discute pas, mais elles sont vraies, mes histoires, et ça ne les rend pas plus agréables, surtout quand il faut les vivre.

« Serval, mon camarade, quelle coupure ! Nous vivions ensemble ; on se rencontrait tous les jours, et voilà, soudain, ces points de suspension… Maintenant, nous allons reprendre contact, mais, Serval, c’est terrible de rencontrer quelqu’un qu’on aime dans un nouveau décor ! Tu es peintre… (tu es encore peintre, n’est-ce pas ?) Un peintre peut-il ignorer que les tableaux changent d’aspect en changeant de cadre ? Les maîtresses, les amis, les camarades subissent cette loi. Un ancien domestique auquel on s’était attaché devient intolérable parce que l’on n’habite plus la même rue ou que, dans la même maison, l’on est descendu à l’étage au-dessous. L’appartement est plus commode, mais Martin, ce vieil ami qui a servi vos parents, comment le supporter huit jours !

« Je te reverrai donc avant peu, non plus à l’hôpital, non plus au dépôt, ni en Alsace, mais dans cette campagne pleine de rayons et de parfums, où, de temps en temps, Mahoudiaux va se recueillir. Tu ne la connais pas, moi non plus ; elle nous ravira ; de cela, je suis certain : « la Cassolette » est un endroit merveilleux ; Mahoudiaux me l’a cent fois décrite. Le hasard de la vie a fait que je n’y suis jamais allé, ni Lucienne, mais j’ai dans les yeux ce paysage. C’est à « la Cassolette » que Mahoudiaux a vu les plus beaux couchers de soleil, les plus belles moirures sur la mer, les plus beaux reflets ; c’est dans le bois de pins d’alentour que, certains soirs d’été, il a respiré des parfums vraiment inoubliables, dans ce bois, où quelques rossignols ne cessent de chanter, enfin « la Cassolette » est pleine de petites fleurs dont on ignore le nom, d’abord, des fleurs minuscules, simples, délicieuses, que l’on apprend vite à connaître, à chérir, que nous chérirons bientôt… Ça, c’est parfait. Mais nous allons passer quelques semaines à « la Cassolette », ma femme, toi, Mahoudiaux et moi… Ça, c’est du nouveau, ça c’est de l’inconnu !

« J’ai peur, Serval, j’ai peur que tu manques de charité à mon égard ! Bien souvent, je me suis confié à toi, je t’ai dit tout ce que je sentais : mon angoisse, mes plaisirs… La peine dont je souffrais, je te l’ai dite avec maladresse, sans doute, peut-être tout de travers, mais je te l’ai dite. Tiens-m’en compte. Souviens-toi de nos causeries dans la grange, de la chauve-souris qui voletait autour de nous, du rayon de lune qui, parfois, nous rendait visite. Tâche de me comprendre, même si j’ai changé, et surtout, Serval, sois charitable !

« Cette dernière disgrâce m’a brisé, au moral, au physique, dans la chair et dans l’esprit ! Je ne suis plus qu’un déchet. Tout de même, c’est pas permis d’avoir une guigne pareille, à soi tout seul ! On la dirait faite à ma taille ; il semble que l’on ait pris les mesures à l’avance, pour que cette guigne sans défaut ne fasse pas un pli. — Serval, me voilà bien vêtu !

« En somme, je n’ai plus grand’chose à te raconter, mais je te répète ceci : ne sois pas trop dur, ni trop sévère, ni trop logique ; oui, ne sois pas trop logique… enfin… débrouille-toi.

« Je te serre les mains. Ton dévoué :

« Cigogne. »

Il y avait encore quelques lignes écrites en travers de sa lettre et d’une écriture plus nerveuse, plus instable :

« J’ai signé : Cigogne ! Ça colle, les sobriquets ! J’ai dû me faire une signature parce que vous m’aviez imposé un surnom ! J’ai dû changer de peau parce que vous m’aviez vu autre que je n’étais ! Maintenant, je signe ainsi tout naturellement, sans effort. Grâce à mes camarades, je suis devenu Cigogne, pour longtemps.

« A propos des camarades… ce brave Merville s’est fait tuer du côté de Traubach. Je l’ai su par un permissionnaire, par l’ordonnance du lieutenant Bernaut. Le lieutenant se porte bien et croit qu’il va être envoyé à Salonique. Evidemment, il s’y fera tuer à moins de frais qu’en Alsace où, depuis quelque temps, il n’y a rien qu’un peu de bruit, et encore pas tous les jours. Là-bas, à Salonique, il trouvera de bonnes fièvres en plus des obus. Il a de la veine, lui !… Mais, avant de te laisser à tes tableaux, à tes dessins, dis-moi, mon vieux, là, bien franchement, dis-moi ce que tu penses d’elle. Tu l’as vue, vous avez causé ensemble ; que penses-tu de Lucienne ? C’est bien elle, n’est-ce pas ? Tu l’as reconnue ? Son image a hanté nos causeries où je voulais te la montrer comme elle est, comme je l’aime. Ai-je réussi ?

« A toi de cœur :

« Cigogne. »

Je lui ai répondu aussitôt. J’ai tâché de le consoler un peu ; je l’ai assuré de mon affection ; je lui ai annoncé un séjour tranquille et charmant à « la Cassolette » où lui, Mahoudiaux et moi, ces trois vieux débris se consoleraient entre eux, où sa femme apporterait toute sa bonté, toute sa séduction et tout son bon sens. J’ai tâché de lui écrire gentiment, affectueusement. La moindre phrase tombant à faux ou mal comprise le perdrait dans un nouveau labyrinthe, or il n’en a pas besoin : il souffre déjà trop ; je sens bien qu’il souffre trop !… Charitable ? il me prie d’être charitable ? mais cela va sans dire ! Charitable ? Je ferai de mon mieux.

CHAPITRE XLII

Il y a toujours, dans les romans, un certain décor, choisi par l’auteur, devant lequel ses personnages s’exprimeront plus clairement, plus franchement, se jetteront les uns contre les autres, se feront du mal et pleureront. C’est le décor de leur champ de bataille : un lit, un lac, un beau soleil couchant ; il convient à leurs angoisses. — Je serais romancier, que j’aurais, à coup sûr, choisi la Cassolette pour enivrer, pour affoler mon couple amoureux, pour l’unir, un soir, avec des cris, des larmes, des soupirs, et le martyriser ensuite, comme il sied.

La question se pose d’autre façon et je ne vois, dans cette retraite, que trois pauvres éclopés qu’une jeune femme entoure de soins vigilants. Nous nous réunissons sur une terrasse qui domine des bois de pins dévalants, parsemés de roches blanches ; d’autres bois de pins la surplombent. Dans cette verdure, la maison de Mahoudiaux s’enfouit, mais, des fenêtres, la vue est libre, l’horizon haut. La terrasse couverte d’ombre est plus intime. Allez, maintenant, jusqu’à cette balustrade, penchez-vous et vous verrez de nouveau la mer scintillante, coupée d’une presqu’île, deux golfes d’un bleu profond, quelques villas, hélas ! monumentales et prétentieuses, mais lointaines, enfin beaucoup d’air lumineux. — J’aime le paysage que je découvre de ma fenêtre, il m’exalte, il me fait respirer à pleins poumons, il m’enivre un peu ; celui dont je jouis, couché sur ma chaise longue, près de Mahoudiaux et de Cigogne me procure un bonheur très doux. Le ciel plein de rayons, le bouclier bleu des eaux, se devinent entre les troncs noirs et rouges des pins ; tout près, à quelques pas, les broussailles odorantes sont piquées de petites fleurs mauves et blanches qu’il ne faut pas cueillir car elles se fanent trop vite. On lève lentement les yeux et, dans le lacis des ramures où s’accroche et serpente un lierre infini, le regard se perd.

Je pose mon livre sur mes genoux : les malheurs de Dominique ne m’intéressent plus ; je me laisse aller à mon calme plaisir, je rêve… Cigogne, son gros pied droit appuyé sur une chaise, fume des cigarettes et, l’air absorbé, plie et replie gravement une feuille de papier d’où, plus tard, naîtra une cocotte, une barque ou un chapeau de gendarme ; Mahoudiaux, lui, fume sa pipe, grogne, se lève brusquement, va donner quelques ordres (cette installation, ainsi comprise, n’est donc point parfaite ?), revient, se rassied et fume comme ferait un Olympien, tandis que Mme Maxence rôde, passe, repasse sans bruit, donne à Cigogne ses « gouttes », va s’appuyer à la balustrade, sourit en regardant la mer, me rappelle l’heure où je dois absorber deux cuillerées d’un mélange puant, nous recommande, en posant à portée de main un cendrier, de ne pas mettre le feu aux broussailles, puis s’allonge aussi, lasse, un instant.

« Lucienne ! »

Je l’appelle Lucienne, depuis hier : Cigogne m’en a prié.

« Lucienne ! je ne veux pas prendre ma drogue : elle sent trop mauvais !

— Voulez-vous bien avaler ça, tout de suite !

— Alors, pincez-moi le nez, Lucienne…

— Voilà, mon ami, et vous aurez un bonbon pour enlever le goût !

— On ne serait pas malade, Lucienne, qu’on le deviendrait, pour se faire soigner par vous. »

Elle rit, elle s’est allongée, elle s’évente avec un grand éventail de papier, acheté la veille au bazar de la ville, et qui prétend venir du Japon. Affreux, cet éventail ! à la première occasion, j’en offrirai un de mon pinceau à Lucienne, si tant est que je sache encore peindre ! Aujourd’hui, les couleurs m’importunent, je ne me plais qu’à humer les parfums de la Cassolette, si bien nommée.

Mahoudiaux se lève, une fois de plus, vide sa pipe, la récure, grogne encore, se plaint de la qualité du tabac, puis :

« Mon vieux Serval, dit-il, j’ai transformé pour vous la grande chambre du second étage en atelier. Il y fera chaud, je crois, mais le jour me semble excellent. Vous pourrez y travailler vos études prises en plein air. C’est bon ! c’est bon ! pas de phrases ! (Il dit toujours merci, l’animal !) Vous viendrez voir ça, après déjeuner. — Lucienne ! il faudra prier Emilie de porter les deux chaises de l’antichambre dans le nouvel atelier de M. Delacroix ! le pauvre bougre n’aurait pas de quoi s’asseoir…

— J’y vais tout de suite, Maurice. Non, non, ne bougez pas ! Je vous annonce que nous aurons des rougets, ce matin. Je viens de les admirer à la cuisine : ils sont magnifiques… Et puis des tomates farcies, des côtelettes… Le fromage n’est pas encore arrivé, mais Emilie m’assure qu’il ne tardera pas. »

Mahoudiaux rit et demande si ce fromage viendra tout seul, par le raidillon rocheux ou par la route… Mahoudiaux a des plaisanteries exquises.

Je reste le nez en l’air à regarder les branches. Domino, le petit chat noir et blanc, tourne autour de ma chaise longue, griffe mon pantalon, se décide à bondir sur moi, s’étire tandis que je le gratte soigneusement sous le menton, monte enfin jusqu’à ma figure et me donne un petit coup reconnaissant et poli de sa langue râpeuse.

La vie ainsi comprise… ah ! je veux bien la vivre !

CHAPITRE XLIII

Mahoudiaux, un torchon plié sur le bras droit (le seul bon), un plumeau rouge dans la main, a l’air tout à fait digne.

« Et voilà… me dit-il ; maintenant, vous saurez vous y retrouver, je pense. Si, par hasard, vous désirez faire des études de géographie ou d’histoire, ce qui me paraît improbable, vous trouveriez tout cela sur les rayons du haut, mais il faut se servir de l’échelle. En ce cas vous appelleriez Emilie qui ne rougit pas de montrer ses mollets. L’échelle est peu sûre, votre jambe l’est moins encore : ne vous risquez pas à des escalades. Et d’ailleurs, je ne vous accorde, comme lecture, que les romans de ces rayons du bas. Vous êtes ici pour peindre, vous distraire et vous délasser, non pas pour vous instruire. — Tiens ! bonjour, Roger ! »

La bibliothèque de la Cassolette est tout à fait remarquable. Depuis une heure, Mahoudiaux m’en révèle les richesses. Il la connaît à fond, il s’y promène comme en un jardin familier. Il prend un livre, l’époussette, essuie sa reliure, me le montre avec amour, en parle éloquemment. Cette collection est ancienne, mais il l’a, lui-même, beaucoup augmentée et réunie enfin, deux ans avant la guerre, dans cette salle, bâtie exprès en annexe à la maison. Mahoudiaux adore ses livres, ils l’émeuvent, néanmoins, je ne découvre pas en lui les travers un peu ridicules du vrai bibliophile, du bibliophile type. Ses livres sont vivants, il les lit ; c’est en les lisant, dit-il, qu’on les empêche de mourir.

« Ceux qui m’ennuient et qui jamais ne m’intéresseront, je m’en défais. »

Cigogne vient d’entrer, appuyé lourdement sur sa canne à bout de caoutchouc. Il regarde ce peuple nombreux vêtu de toile ou de cuir, bien rangé.

« Vous trouverez, ajoute Mahoudiaux, d’assez bonnes estampes dans le casier de gauche. Je vous recommande les Méryon… Tu cherches un livre, Roger ?

— Non, mon vieux, j’admire ! Ah ! Maurice, cette bibliothèque complète vraiment la campagne de façon tout à fait rare ! Plus je vois la Cassolette, plus je l’aime ; on y passerait sa vie !

— Je compte bien y passer la mienne, dit Mahoudiaux. Ne restez pas debout, mes enfants ; n’oubliez pas que c’est moi qui suis blessé au bras ; vous, c’est à la jambe… Asseyez-vous ! »

Cigogne a brusquement pâli. Je le regarde. Oui, il est devenu blême.

« Blessé à la jambe ! Oh ! Maurice ! si peu blessé ! Et puis, c’est au pied… N’importe… on s’arrangera mieux une autre fois ! »

Et il s’assied.

Mahoudiaux est mécontent.

« Quand je commets une gaffe, mon petit Roger, tu devrais avoir la simple bonté de n’en pas faire état. Tu sais parfaitement que, t’aimant comme je t’aime, ce n’est pas pour t’être désagréable que j’ai dit cette phrase stupide. Alors, ne prends pas aussitôt l’air empoisonné… Et, d’ailleurs, parlons un peu de ton accident ; j’y tiens ; si, si, je le veux…

— Je ne sais pas ce que tu pourras trouver de bien neuf, Maurice, mais si ça t’amuse, ne te gêne pas ! cause ! »

C’est à ces moments-là qu’on lui foutrait des coups !

Mahoudiaux ne se laisse pas démonter. Il parle en se promenant devant les rayons de livres, en époussetant ce petit in-12, en essuyant le maroquin de ce précieux Lamartine.

« Ça m’amuse en effet, comme il te plaît à dire. Ecoute… et vous aussi, mon cher Serval, écoutez ! vous avez beaucoup vu notre ami Roger, ces derniers temps ; vous m’avertirez si, à son sujet, je dis de trop fortes sottises. — Roger, tu manques de courage ! Tu t’étais préparé à la guerre ; au dépôt, tu te répétais chaque jour : « Durant cette guerre il peut m’arriver telle ou telle chose ou telle autre encore, et je sens que, dans toutes ces circonstances, je me conduirai bien, sans peine. » Quand tu es parti, tu te faisais ainsi de la guerre une image très nette, ni romantique, ni naturaliste, mais composée avec la précision d’un petit traité de civilité puérile et honnête. A un dîner de cérémonie, quand on est en habit, on ne se met pas les doigts dans le nez ; dans une tranchée, quand on porte l’uniforme, on ne fout pas le camp au premier obus, etc. Je suis persuadé que, dans chacun des rôles que tu avais prévus, tu te serais, en effet, très bien tenu…

— Vous pouvez dire, interrompis-je, qu’il s’est très bien tenu, car j’ai vu Cigogne dans certains de ces rôles divers, souvent malaisés à jouer, et il était parfait. Il a su gagner l’affection de ses camarades et l’estime de ses chefs, il a su montrer du sang-froid quand il fallait, prendre une décision quand on le lui demandait, faire preuve de gaîté, enfin, lorsqu’il était utile et très courageux de rire.

— Rien de tout cela ne m’étonne, dit Mahoudiaux, car Roger a une âme naturellement vaillante ; c’est depuis son accident qu’il flanche, et encore a-t-il été pris par surprise. — Voyons, mon petit Roger, tu ne sauras donc jamais accepter de la vie l’inattendu qui fait presque toute sa joie et sa douleur, cet inattendu qui nous donne le plaisir le plus vif et les peines les plus dures ? Il te faudra donc toujours imaginer ce que tu vas vivre pour le vivre avec honneur, pour le goûter ? C’est d’un orgueil par trop ridicule que de refuser les dons du hasard, c’est d’une faiblesse un peu basse que de te laisser abattre, tout de suite et pour de bon, sous un coup droit dont tu n’aurais pas appris la parade…

— Ta phrase me semble fort bien balancée… Elle est, en outre, d’une haute portée morale, » répond Cigogne qui regarde fixement le plafond.

Mahoudiaux laisse échapper un mot bref qu’il est inutile de citer, puis il ajoute :

« Tais-toi. »

Et reprend :

« Evidemment, tu ne pouvais supposer que tu serais frappé de cette cruelle manière ! Ah ! si un éclat d’obus t’avait démoli la figure ou fauché la jambe, tu aurais fait bonne contenance, je n’en doute pas ! Mais parce qu’une roue t’écrase le pied et t’estropie, pour de longs mois peut-être, tu te révoltes, tu deviens injuste, tu te supplicies toi-même et tu fais du mal aux autres.

— Et, répliqua Cigogne, mes amis les plus chers en profitent pour me faire du mal à moi. »

Il se leva et sortit lentement, nous laissant tous deux navrés ; Mahoudiaux avait les yeux pleins de larmes, néanmoins, il affecta le ton le plus bourru pour dire, dans le dos de Cigogne :

« Maintenant, il s’en va martyriser un peu sa femme !… Ah ! Serval, heureusement, il y a les livres pour nous consoler des hommes : on y retrouve toute leur folie, mais cette folie est fixée, on en sait la direction. »

D’abord, je ne répondis pas, mécontent de moi-même et de lui, de lui qui avait été par trop brutal avec Cigogne, de moi qui n’avais en somme rien su dire pour l’arrêter. Cigogne m’écrivait, la semaine dernière : « Sois charitable ! » L’ai-je été, aujourd’hui, en laissant Mahoudiaux galoper et foncer à son aise ?

« Vous croyez donc, mon cher Maurice, que la fréquentation des livres vaut mieux que celle des hommes ? Pour ma part, je n’oserais le conseiller à un imaginatif… Est-il moins dangereux de vivre dans le passé que dans des songes d’avenir, comme fait notre ami Roger ?

— Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend, Serval ? Vous philosophez ? Je ne veux voir en cette affaire qu’une chose : ce pauvre garçon, que je plains de tout mon cœur et que j’aime tendrement, torture les gens qui le chérissent, torture sa femme par de brusques fantaisies de sentiment et de pensée qui se renouvellent chaque jour, qui changent au gré de l’heure et du temps, et peut-être de la digestion de leur auteur. Il a toujours été ainsi, mais les surprises de la guerre l’ont complètement détraqué. Jadis, quand il vivait sa petite vie de bourgeois tranquille qui s’occupe de chimie, ses rêves étaient modestes, il accomplissait ses rêves, il y travaillait, tous les jours, comme un bon employé que sa besogne intéresse, et souvent, ma foi ! ces rêves sages arrivaient à terme. Le goût qu’il avait déjà de se voir autre qu’il n’est donnait d’ailleurs des résultats excellents, l’empêchait de s’enlizer dans le marécage bourgeois, l’intéressait à mille sujets divers : art, musique et littérature, sans déranger du tout ses travaux de chimiste, au contraire, mais, depuis le 2 août 1914, ah ! mon cher, quelle douloureuse série d’avortements ! Vous ne lisiez pas ses lettres, vous ! J’en ai vu quelques-unes à sa femme. Folles ! folles, vous dis-je ! méchantes et même, à l’occasion, habilement méchantes ! Notre pauvre Lucienne en pleurait toutes ses larmes. Et voilà qu’il recommence ! Ah ! non ! Enfin, si vous trouvez que j’ai été trop loin, à quoi sert de me le dire à présent ? Il fallait me couper la parole, comme je vous en priais, Serval, avant que le mal ne fût fait. »

Et je suis près de croire que le sage Mahoudiaux avait encore une fois raison. Je ne sus pas lui répondre grand’chose, je lui racontai quelques anecdotes sympathiques dont Cigogne était le modeste héros, il m’en cita bien d’autres de la vie civile de Roger, et tout aussi charmantes. Mahoudiaux connaissait à fond les mérites comme les travers de notre ami.

« Pour en finir, conclut-il, je vous accorde, Serval, que j’ai agi comme une brute épaisse, ce qui m’arrive plus souvent que je ne voudrais. Roger souffre, voilà le point important ; le recevant chez moi, quel droit ai-je de l’engueuler de la sorte ? Merci de me l’avoir fait sentir. Il faudra, maintenant, consoler du mieux que nous pourrons, le malheureux Cigogne. »

Nous le trouvâmes sur la terrasse, en compagnie de Lucienne, jouant avec Domino, le petit chat noir et blanc. Tous trois paraissaient heureux. Les yeux de Lucienne avaient leur regard le plus doux, Cigogne riait aux éclats et Domino faisait, comme toute petite bête de son espèce à qui l’on montre et l’on retire une boule de papier : il battait l’air de ses pattes à peine armées.

« Mon vieux Maurice, dit Cigogne de l’air le plus gai, apporte-moi donc des cigarettes, il ne m’en reste plus : tu trouveras un paquet sur le buffet de la salle à manger. Merci… »

Mais, avant de faire la commission, Mahoudiaux prit la tête de Roger dans ses fortes mains et l’embrassa sur le front.

CHAPITRE XLIV

Sur la terrasse, au crépuscule… Lucienne et Roger sont seuls ; Mahoudiaux classe dans sa bibliothèque une abondante collection de brochures ; souffrant de névralgie, je me suis allongé sur le divan de ma chambre.

« Lucienne, dit Roger, viens t’asseoir près de moi ; je voudrais te parler, mon enfant. »

Aussitôt le regard de Lucienne s’éclaire ; elle s’installe dans un fauteuil près de la chaise longue de Roger, lui allume sa cigarette, change la disposition des coussins auxquels il s’appuie, caresse sa main tendrement…

« Lucienne, il faut que je te dise certaines choses.

— Lesquelles, mon chéri ? »

Je pense que Cigogne ne le sait pas, au juste, car il se tait, la question posée étant peut-être trop précise. Il dit enfin :

« Lucienne, je dois, avant tout, te demander pardon, très humblement…

— Mais, de quoi ? grand Dieu ! Nous sommes réunis, Roger ; bientôt nous retrouverons notre chez nous, nos anciennes habitudes, loin de toutes ces affreuses misères auxquelles on a peur de songer. Déjà, nous goûtons ce bonheur si doux d’être ensemble, dans un pays qui nous charme, l’un et l’autre… De quoi me demanderais-tu pardon, puisque nous sommes heureux ?

— Non, mon enfant, écoute… Je t’ai trop fait souffrir, sans le savoir, oh ! certainement sans le savoir… mais tu n’en souffrais pas moins. J’ai été imbécile au lieu d’être criminel, voilà tout ! Laisse-moi parler, je t’en supplie !

— Roger !

— Mes lettres devaient te sembler horribles ! ces lettres, pourquoi les ai-je écrites ? et tu ne me laissais rien deviner de ta peine, tu répondais par des mots tendres… Avoue qu’en ouvrant mes enveloppes tu prévoyais chaque fois une angoisse nouvelle ; avoue que tu serrais les dents !

— Mon petit Roger ! calme-toi ! quelles folies !

— J’étais méchant, j’étais cruel. J’avais l’air d’inventer des moyens inédits pour te faire du mal, et toi, tu ne disais rien !

— Non, Roger, tu n’étais ni méchant, ni cruel, mais une lettre, vois-tu, ça s’écrit vite, ça se lit lentement, et alors… parfois…

— Il faut que je t’explique… Je crois, Lucienne, mon amour, je crois en toute sincérité que je n’ai rien voulu de tout cela. Cette guerre… eh bien… oh ! oui, je la trouvais belle, bien que, tout compte fait, je n’en aie pas vu grand’chose ! Je ne demandais pas mieux que d’y jouer mon rôle, glorieusement, mais je m’exaltais à vide, je me soufflais comme on souffle une bulle de savon… Quelquefois ça crève ! Jamais je n’arrivais à faire ce que je voulais faire, car j’avais le hasard contre moi, ce terrible hasard, cet inattendu qui nous donne ce qu’il y a de mieux et de pire dans la vie… Alors, tu comprends, j’étais sans cesse nerveux, irascible, injuste. Je rêvais des sottises, et ces sottises, je te les écrivais, toutes crues, sur une page blanche, sans ajouter les mille petits riens qui eussent pu les adoucir, les rendre raisonnables, et c’est alors, ma pauvre petite, que tu pleurais !

— Roger, tu ne devines pas la joie que tu me donnes ! J’écoute tes paroles, elles me sont douces, si douces ! Ah ! mon ami ! Si j’ai parfois été inquiète (injuste, moi aussi, et plus que toi !) me voici bien consolée, consolée pour toujours. Tu as si clairement vu ce qui, dans tes lettres, me troublait ! Et je te devinais si malheureux ! et c’était si dur ! Roger, dès cet instant, notre vie reprend son cours normal, son beau cours tranquille. Ce bonheur-là, je ne l’espérais plus. »

Ils causèrent ainsi, quelque temps, ils se dirent leur tendresse ; ils se serrèrent les mains, ils profitèrent de ce qu’ils étaient seuls pour s’embrasser ; puis ils parlèrent encore et Cigogne dit à sa femme comment il voulait employer utilement la fin de leur séjour à la Cassolette.

« Je vais me remettre à lire, ma chérie ; le souvenir de ces jours odieux que j’ai vécus m’affole ; leur souvenir même me trouble… Ah ! cette vie bruyante, tonnante et pleine de passion, cruelle et saccadée, dont on ne sent pas le rythme ! Je vais retrouver la paix dans les livres… La vie est différente dans les livres que l’on relit ! Là, je reconnaîtrai d’anciens amis fidèles, non pas oubliés, mais que je n’ai pas vus durant de longs jours. Nous causerons ensemble. Je sais leurs douleurs et leurs joies, je n’en serai pas surpris. Ils peuvent rire, pleurer, s’adorer en se trompant, se traîner dans la boue, battre l’air de leurs ailes sans s’élever de terre, être malades, agoniser, mourir, crever, pourrir, ressusciter au besoin, sans que je m’en étonne. C’est moi qui pliais leurs langes, leurs chemises de nuit et leurs linceuls, quand ils avaient fini de s’en servir.

— Mais, mon petit Roger… » dit Lucienne d’une voix timide.

Elle eût aimé l’arrêter. Il n’y prit point garde.

« Lucienne ! Lucienne ! disait-il, je les retrouverai tous ! j’accompagnerai Julien Sorel chez M. de la Môle, et Rastignac chez le père Goriot, je me roulerai dans le jardin de l’abbé Mouret, au risque d’écraser ses fleurs, je rentrerai à Paris, avec le colonel Chabert, sachant d’avance tous ses malheurs, mais ne lui en disant rien, et Adolphe me racontera la façon dont il martyrise Eléonore ; les personnages de Saint-Simon m’entraîneront à la cour, je farderai de mes mains la joue de Célimène et je tirerai les rubans verts d’Alceste ; avec Valmont je ferai couler les larmes de Cécile Volange et j’écouterai gémir Mme de Tourvel ; avec Dominique je me pencherai sur le châle de Madeleine et c’est dans mes bras que Madeleine tombera !… »

Mais Cigogne fut interrompu par Mahoudiaux qui, de la fenêtre de sa bibliothèque, criait d’une voix bourrue :

« Lâchez votre mari, ma bonne Lucienne, et venez me rejoindre ! Je veux vous montrer ma dernière trouvaille : un croquis merveilleux de Degas. Emilie me l’avait caché, par méchanceté, la rosse ! »

Aussitôt l’on entendit Emilie répondre en accents indignés, à son maître :

— C’est pas vrai, Monsieur Maurice. J’ai mis cette image au fond du tiroir parce qu’elle n’est pas convenable. Une petite dame toute nue dans son bain… On voit son derrière. Dieu me pardonne ! Comment pouvez-vous montrer ça ! »

La rustique Emilie est moins habituée que ma vieille Joséphine aux audaces de l’art.


Et voilà la causerie qui eut lieu sur la terrasse de la Cassolette, un samedi, à l’heure du crépuscule, devant un ciel couleur de perle et d’ambre, une mer violette et des bois assombris, telle que j’ai pu la reconstituer d’après ce que m’en disait Mme Maxence, six mois plus tard.

CHAPITRE XLV

Du cahier lavande.

Comme j’ai bien fait d’engager mon cher Roger à accepter cette invitation de Mahoudiaux ! Nous vivons ici des jours sans pareils : le temps est magnifique, le pays séduisant, la chaleur très modérée, enfin j’userais encore bien d’autres qualificatifs, si je voulais dire combien ce séjour me charme… et je n’y arriverais pas ! — Je suis heureuse ! Ces trois petits mots simples expliquent tout !

Les après-midi, les soirées passées sur la terrasse de la Cassolette nous feront de bien beaux souvenirs. Mahoudiaux, toujours le même, me ravit par un ton plaisant et rude qui ne manque pas d’être affectueux, quand il faut ; notre ami Serval (je ne l’appelle plus Monsieur Serval) est un fort galant homme avec qui je me plais à causer, et Roger… ah ! cela ne peut pas se décrire et j’ai peur que mon cahier lavande ne devienne indiscret pour moi-même, si j’avouais ce qui se passe dans mon cœur. — Je retrouve Roger tel qu’il était jadis, avant la guerre : attentionné, tendre et doux, si intelligent ! si compréhensif ! C’est bien lui ! — Non, je n’en dirai pas davantage ; certains jours, j’ai peur d’être trop heureuse.

Il m’assure qu’il va se remettre au travail, ou plutôt (je veux être juste), il m’a dit qu’il comptait se remettre à lire. C’est un premier pas et Mahoudiaux a ici une bibliothèque magnifique. Peu à peu, Roger oubliera les mauvais rêves qui l’avaient tellement troublé, il reprendra ses études de chimie, il redeviendra tout à fait le cher Roger de jadis, il songera au jour présent avant de s’imaginer le lendemain qui n’existe pas encore, il ne sera plus malade, il ne souffrira plus… il boitera très fort… eh oui, le pauvre garçon ! comme tant d’autres. Qu’importe ! il semble qu’il faille payer cher le devoir que l’on accomplit allègrement et tous les plaisirs que l’on a eus. Or la guerre a été pour lui un plaisir autant qu’un devoir… par conséquent ! De l’avis de chacun, mon Roger s’est conduit comme un brave ; Serval me l’a dit cent fois. Il revient estropié, sinon blessé… Il l’oubliera, il n’y pensera, plus, je l’aimerai tant !

Toutefois, il ne lui faudrait pas trop de lectures. Je crains que les livres n’aient sur lui, à la longue, une mauvaise influence. J’ai cru comprendre qu’il voulait lire des romans, surtout des romans, beaucoup de romans… En somme, il a besoin de se distraire ; pourquoi ne lirait-il pas des romans ? Sottement, peut-être, j’étais inquiète. Je m’inquiète de la moindre chose !

Ce séjour à la campagne me force à reprendre mes devoirs de maîtresse de maison. Mahoudiaux ne s’occupe guère que de ses livres. Moi, par contre, je m’entends très bien avec Emilie, une paysanne qui a connu Maurice tout enfant. La villa est grande, mais Emilie fait la cuisine et ses deux nièces, deux robustes filles, assurent le reste du travail. Tout marche donc pour le mieux. Le poisson est de premier ordre ; Roger, Serval et Maurice font des festins de mollusques qui m’épouvantent. J’y prends une part plus modeste. C’est très bon. — Une seule critique : Emilie s’obstine à mettre de l’ail et de l’huile dans tout !… Evidemment, le beurre, en ce beau pays, est médiocre.

CHAPITRE XLVI

Depuis deux jours, ma jambe, moins douloureuse, me permet, sinon de grandes promenades, du moins de petites flâneries aux environs de la Cassolette. Les vrais voyages de découverte seront pour plus tard, mais déjà ces modestes explorations m’enchantent. Je longe le bord de la mer, je m’en vais errer sur la route, je suis les détours d’un sentier sous bois, bordé de broussailles. Tous les cent pas, environ, je m’arrête, je m’assieds sur un banc, sur un rocher, sur une borne, et je fais connaissance avec le paysage. Je me remplis les yeux de lumière, je me laisse pénétrer par cette chaleur partout répandue, je respire, je goûte une brise plus fraîche, un peu salée, je regarde les ombres aux colorations fines, les ombres vertes des platanes, les ombres semées de disques jaunes du bois de pins, les ombres rouges, rousses et brunes des rochers marins, les ombres aux mille reflets qui courent sur la mer quand le soleil se voile d’un nuage passager… tant d’autres. — Je connais mal cette nature et par elle je me laisse séduire jusqu’à oublier qu’il est de grasses prairies que j’aimais bien, jadis, où l’eau serpente sous les pommiers. Dans quelque temps, je me remettrai à peindre ; je commence à m’en sentir l’envie, mais quels résultats obtiendrai-je ?… J’ai peur d’être brutal, de ne transcrire que la couleur violente de cette terre chaude et sèche, frappée par le jour, et de ne pas voir la subtilité, la délicatesse de ses teintes.

Ce matin, je me trouvais sur la route avec Mahoudiaux et je lui disais le plaisir que j’avais à me sentir plus sûr de ma jambe, au sujet de laquelle des chirurgiens galonnés et célèbres décrétaient, trois mois auparavant, que je ne m’en servirais plus.

« Nous avons bien fait 500 mètres, mon ami ?

— Depuis la grille de la Cassolette, 520 tout juste, dit Mahoudiaux ; et maintenant, si vous m’en croyez, Serval, nous nous arrêterons. Voici un banc, dressé tout exprès, semble-t-il. En outre, cette halte m’offrira l’occasion de faire un bout de causette avec Mme Michel. »

Nous nous trouvions devant une discrète maison grise, d’aspect charmant. Un potager la longeait, que bordait un très mince jardin de curé, brillant de ces fleurs que je prise fort et que l’on ne coupe pas pour les mettre dans des vases élégants : elles font mieux en terre. A quelques pas de la porte, il y avait un puits ; à droite, à gauche, deux vieux figuiers ; plus loin, un rideau d’ifs au feuillage sombre. Des jupons et des draps, pendus devant l’écurie, séchaient au soleil, sur une corde.

« Je connais Marie Michel depuis longtemps, dit Mahoudiaux. Nous avons joué ensemble, je lui ai tiré les cheveux, elle m’a giflé, je l’ai battue, tout cela par amitié ; je l’ai vue grandir, je lui ai servi de témoin quand elle a épousé Victor Michel, le fils du maquignon. Ils se sont installés ici ; ils ont un gosse, mon filleul, qui est gentil, deux ou trois champs, des oliviers, quelques vignes. Ils sont heureux. Je les aime beaucoup, elle et lui. »

A cet instant, la porte de la maison s’entrebâilla et une belle personne, grande, au visage régulier, couronnée d’une admirable chevelure noire, parut sur le seuil.

« Tenez, Serval : voilà mon amie Mme Michel… Et quand on a, comme elle, la beauté et la santé, en plus du bonheur, de quoi peut-on se plaindre ? »

A vrai dire, cette femme était magnifique. Son teint sombre et mat, ses royales épaules, sa taille point déformée, affirmaient encore cette majesté tranquille, reposée, sans lourdeur, qui lui donnait l’apparence d’une divinité moderne, protectrice des champs, des arbres et des moissons que le soleil dore. Paysanne, à coup sûr, mais déesse, son tout premier aspect inspirait de la joie.

« Hé ! la mère Michel ! cria Mahoudiaux.

— Monsieur Maurice ! Enfin ! Quatre jours qu’on ne l’avait vu !… J’arrive ! »

Elle descendit les quelques marches qui menaient à la route.

« Vous ne pouvez donc pas venir jusqu’à la Cassolette me dire bonjour, mère Michel ? Alors… on n’est plus amis ?

— Oh ! vous savez bien, monsieur Maurice, que je suis, comme vous dites, une personne réservée…

— Parce que j’ai du monde chez moi ! Allons ! encore des bêtises ! En tout cas, mère Michel, permettez que je vous présente, tout de suite, le maréchal des logis André Serval, mon ami, avec qui Roger Maxence était au front. »

Elle reconnut mon salut par une inclinaison de tête et ajouta en souriant :

« Je ne vais pas vous laisser sur le bord de la route ! vous n’êtes pas des bohémiens ! Venez vous asseoir sous mes figuiers, messieurs ; je vous ferai boire du vin blanc ; par cette chaleur, vous y trouverez du plaisir.

« Oh ! ce pauvre Monsieur ! reprit-elle, quand elle me vit debout… blessé lui aussi ! Il n’en restera donc pas un seul !

— Sauf Victor, répliqua Mahoudiaux. Il va toujours bien, lui !

— Toujours bien, monsieur Maurice, mais avouons qu’il a eu de la chance, le cher homme ! Autour de Victor, c’est un vrai massacre ; il me le raconte encore dans sa dernière lettre ; j’en avais la chair de poule. Et, tout de même, le misérable ; on dirait que ça l’amuse, comme les courses de taureaux quand nous allions à Nîmes. Ça l’amuse, monsieur Maurice ! comprenez-vous ? Mon mari deviendrait-il méchant ? Ça le changerait !

— Il ne devient pas méchant, mère Michel ; ne vous tourmentez pas : il continue simplement à se porter bien.

— Il se porterait mieux encore à la maison, près de sa femme et de son fils… Oh ! murmura-t-elle, ces hommes ! »

Elle se tourna vers moi pour ajouter avec un sourire charmant :

« Je me plains des hommes, je me plains souvent de mon mari, de M. Maurice, de mon petit, et c’est encore ces trois hommes-là qu’avec mon pauvre père j’ai aimés toute ma vie et de tout mon cœur ! »

Tout cela, si simplement, si noblement dit ! J’estime cette femme davantage à chaque parole qu’elle prononce.

« Et le petit, interroge Mahoudiaux, pourquoi ne le voit-on pas ?

— Le petit ! Vous n’y pensez pas, monsieur Maurice ! Votre filleul est à l’école. En voilà un qui aura, comme son parrain, le nez toujours fourré dans les livres ! Ça ne l’empêche pas d’aimer la campagne, les travaux des champs et la pêche. Il fait déjà sa partie, le mioche ; on dirait un homme ! Ici, à nous deux, nous remplaçons le père ; Maurice a de la bonne volonté, moi, je suis gaillarde ; quand Victor rentrera, pour sa permission, tout sera à peu près comme s’il n’était pas parti, grâce à Dieu, à notre santé et au courageux petit Maurice. »

Son regard était ravi.

« Verrons-nous bientôt Victor ? demanda Mahoudiaux.

— Dans trois semaines, je crois. En arrivant, il se donnera tout juste le temps de nous embrasser pour courir plus vite à la Cassolette.

— Et verrons-nous le petit Maurice ? demandai-je.

— Vous savez monsieur, il rentre assez tard. En sortant de l’école, il prend le tramway, bien entendu, mais il y a encore un morceau de chemin qu’il doit faire sur ses petites pattes… Oui, je l’enverrai à la Cassolette vous dire bonjour à tous, jeudi prochain. Ne lui donnez pas trop de chocolats, monsieur Maurice : c’est qu’il est gourmand, presque autant que son père ! et Victor ne laisse pas volontiers sa portion aux autres, ah ! non ! Mais, monsieur Maurice, le petit vous semblera tout timide et pas naturel s’il arrive chez vous quand il y a des invités…

— Je vous assure, mère Michel, qu’ils ne sont pas effrayants : les Maxence n’étaient jamais venus ici, pourtant je vous ai parlé d’eux bien souvent et depuis longtemps ; mon amie Lucienne est une brave petite femme sensée et gentille, son mari, une espèce de fou qui ne voudrait pas faire de mal à une mouche (ça n’empêche rien, n’est-ce pas Serval ?) et quant à André Serval, eh bien, le voilà, regardez-le ! a-t-il l’air d’un mauvais bougre ? De plus, il fabrique des tableaux, ce qui adoucit les mœurs. »

Mais Mme Michel pensait encore à son fils :

« Et doux avec ça ! reprit-elle, et sage, et poli !… Toujours obéissant, toujours tranquille ! Il sait pourtant se défendre, quand les autres gamins l’ennuient, et alors il tape dur, je vous en réponds… Ah ! le fier petit gars ! Il a été le deuxième de sa classe, samedi dernier, et le premier est beaucoup plus vieux que lui ! D’ailleurs il espère avoir des prix à la fin de l’année…

— Vous l’embrasserez de ma part, mère Michel. »

Nous nous levions pour prendre congé ; Mme Michel nous retint d’abord et ne nous permit de la quitter qu’en apprenant combien je marchais malaisément.

« Il faudra donc les voir tous abîmés ! murmura-t-elle, tous !

— Au revoir, mère Michel ! à bientôt !

— A bientôt… C’est bientôt dit, monsieur Maurice ! Bientôt, pour de vrai ?

— Je vous le promets, chère amie, et puis venez vous-même à la Cassolette.

— Et vous, monsieur, me dit-elle, quand vous vous promenez, choisissez ces chaises de paille sous mes figuiers pour vous reposer, cela me fera plaisir. »

Je la remerciai encore de son vin blanc que je trouvais très savoureux.

« Il y en a plein la cave ; enfin vous trouverez toujours dans notre petit clos un coin d’ombre pour boire, au frais.

— Au revoir, madame.

— Au revoir, mère Michel. Mes amitiés à Victor.

— Sans faute, monsieur Maurice. »


Heure charmante… Le paysage baigné de lumière, vu du seuil de cette maison est captivant, est émouvant, est bon à peindre. Je reviendrai. Oui, je reviendrai avec une toile et des couleurs.

CHAPITRE XLVII

Du cahier lavande.

Fille de paysans, presque paysanne elle-même, mais (pourquoi ce « mais » stupide ?) tout à fait charmante. Ah ! sa conversation est d’une autre tenue que celle des caillettes, comme disait Maurice, que je voyais à l’hôpital. « Lucienne ! parlez-moi de vos déplorables caillettes ! » Moi, je les défendais… J’avais du temps à perdre !

Elle est venue nous rendre visite avec son fils, un enfant délicieux, plein d’allant, de gaîté, pas timide (peut-être un peu farouche), propre, discret, bien élevé, bien tenu, surtout très vivant. On voit qu’il n’a pas été privé de soleil, celui-là : il ne ressemble guère à un enfant des villes. Elle le nommait si gentiment : « Mon petit homme. » Il trouvait ça tout naturel ; il se savait un petit homme, un vrai petit homme.

Tant de sérieux dans ses manières de parler, tant de conviction ! Il n’y avait pas à le traiter en enfant ; c’est singulier ; on pouvait causer avec lui ; j’entends, bien : causer. Il a parlé des travaux champêtres d’une façon qui m’a beaucoup plu. Evidemment, il était à son affaire.

Il a enthousiasmé Roger, mais Maurice nous l’a vite enlevé pour le conduire dans sa bibliothèque. Ce mioche est fou des livres. Alors Mme Michel et moi nous sommes allées nous promener. Ce qu’elle dit intéresse toujours, ce qu’elle explique est toujours clair, ce qu’elle sent, on le sent aussi, on le sent avec elle.

De quoi parlions-nous ? Oh ! de tout : du pays, des moissons, des coupes que l’on fait dans les bois, de la pêche, des études du petit Maurice, de son mari qui viendra avant la fin du mois en permission et que je suis curieuse de voir.

Nous n’arrêtions pas de bavarder, nous étions en confiance.

Que j’aimerais avoir une amie de ce genre, si belle, si pleine de santé, de bon sens, de charité. Pas de potins, rien qu’il faille murmurer à mi-voix ou sous-entendre ; tout pouvait se dire clairement. D’ailleurs, elle ne saurait pas mentir : elle ne pourrait pas. Quand elle parle de son pays, de la beauté de son pays, il semble qu’elle ait envie de chanter, on croit qu’elle va chanter et, si l’on osait, on chanterait avec elle.

Mme Michel m’a aussi beaucoup parlé de son mari qu’elle adore. Ce doit être un homme robuste et tranquille. Ils forment un heureux ménage. Elle a confiance en lui : ce qu’il fait est sûrement bien fait ; ce qu’elle fait est fait selon une règle qu’ils ont apprise tous les deux et que leur dicte leur belle santé, leur sentiment du devoir et celui aussi du plaisir de vivre… Vivre ainsi, comme cela doit être bon !

Je suis émue par ce couple plus que je ne saurais dire, l’idée de cette vie active et reposée m’enthousiasme. Cela paraît si naturel et c’est pourtant si rare ! Depuis que je connais Marie Michel, je crois mieux comprendre les arbres, les rochers, les vagues de la mer, et je commence à soupçonner des choses dont j’étais tout à fait ignorante.

Marie Michel est intelligente, perspicace, imaginative, mais, (saurai-je expliquer cela ?) dans les limites d’une parfaite santé. Elle est souvent drôle et m’a fait rire de bon cœur, comme je n’avais pas ri depuis longtemps. J’espère la voir souvent. J’irai bientôt lui rendre sa visite et elle m’a promis de revenir. Son amitié pour Maurice me touche. Ils sont liés depuis l’enfance. Des amitiés de cette qualité ne sont pas communes.

Roger a eu un peu de fièvre cette nuit. Il a lu très tard et n’a éteint sa lumière qu’à trois heures du matin. Aujourd’hui, à quoi rêve-t-il ? Il se fatigue à lire ; tous ces livres qu’il emprunte à Maurice, il les parcourt, les connaissant déjà, puis, à leur propos, il se passionne, il s’agite. La grosse Emilie disait vrai quand, hier, elle décrétait de ce ton sage et familier qui m’amuse tant chez elle : « Les malades, voyez-vous, madame, ça doit rester plus tranquille. Les feuilletons leur troublent la cervelle ! »

Roger a eu un mot affreux, peut-être une simple étourderie sans importance, et cependant… Il venait de poser un livre sur ses genoux (un roman que je n’ai pas lu : la Chartreuse de Parme) ; il regardait en l’air, il était tout à fait absent et je l’ai entendu murmurer :

« On s’amusait à cette époque… »

Puis, reprenant la pénible expression que je déteste et dont j’ai peur, il a baissé les yeux jusqu’à moi et, surpris que je fusse si près de lui, a ajouté, comme si je posais une question :

« Que veux-tu, ma petite, je m’ennuie à crever ! »

Comment s’y prend-il donc pour s’ennuyer ici ?

Le soir tombe… Pendant toute la journée, de gros nuages blancs ont roulé dans le ciel ; ils cachaient à chaque instant le soleil et jetaient sur nous une grande ombre. Quelques secondes plus tard, le paysage était entièrement doré. On ne savait pas s’il fallait se sentir joyeux ou triste. Devait-on rire ? Devait-on pleurer ? Un temps couvert m’est indifférent, dans le Nord ; souvent, il me charme. A la Cassolette, c’est autre chose : j’ai besoin du soleil, dès que je ne me sens pas tout à fait heureuse.

CHAPITRE XLVIII

J’ai fait assez peu de portraits. A mes débuts, le paysage surtout m’attira, puis j’eus envie d’y placer des figures et ce fut longtemps après que je m’attachai à peindre une expression humaine, mais ce fut là, en effet, un attachement sérieux. Il dure encore. Entreprendre un portrait n’est pas pour moi qu’un plaisir, c’est un absorbant devoir auquel je pense à longueur de journée, qui me tourmente, auquel je n’échappe plus, dès l’instant que je m’y engage. Certains portraits m’ont valu des heures vraiment pénibles.

Je travaille au portrait de Cigogne. La première esquisse ne me satisfait guère, mais je crois que je sortirai de la difficulté, qui est grande lorsqu’il s’agit d’une face aussi mobile, ondoyante et diverse. Je ne veux pas le peindre absent ; comprenez-vous ? je veux qu’il soit là, contre le fond d’arbres et de ciel que je lui ai choisi, bien présent sur ma toile. Il serait facile à coup sûr de rendre l’aspect de cette bouche molle, de ce front légèrement ridé du haut et de ces yeux sans lumière que je connais de reste. Je cherche autre chose : un Cigogne vivant, perdu peut-être dans un rêve, mais dans un rêve d’action.

Ce projet m’est venu parce que, samedi dernier, j’avais dessiné aux trois crayons, un petit portrait de Mme Maxence. Rien : une fantaisie. Commencé pendant qu’elle faisait la lecture à son mari, ce portrait ne devait être, d’abord, que l’indication rapide d’un profil que j’aime pour sa gravité sans rien de sévère, sa finesse sans rien de maladif et, surtout, sa grâce raisonnable… (je ne trouve pas à le décrire autrement), mais bientôt je voulus aller plus loin, car l’esquisse me semblait se réaliser selon mon désir. Le jour était très doux, Lucienne pose à merveille, mes crayons ne me donnèrent pas de surprises fâcheuses et j’étais content du papier. Trois heures plus tard, j’offris à Lucienne son portrait fini.

Elle s’en déclara très satisfaite. La chaleur qu’elle mit à me remercier, à me serrer les mains, m’étonna. Elle était tout à fait contente, elle le laissait voir, elle l’exprimait en paroles presque enthousiastes, fort agréables pour ma vanité de peintre, mais singulières chez Lucienne. Mahoudiaux lui aussi me félicita : « Il faut avouer qu’il dessine proprement, le bougre, déclara-t-il ; c’est bien là notre amie ! » Enfin, je passai la feuille à Cigogne.

Il la regarda sans rien dire, d’abord. Ses sourcils se froncèrent, sa bouche trembla, puis il me fit le petit discours suivant que je reproduis mot pour mot :

« Une fort jolie chose, assurément, un ravissant dessin, néanmoins… écoute, mon vieux, tu ne vas pas te fâcher, n’est-ce pas, si je me permets une critique ?… Eh bien, c’est Lucienne… sans son âme…

— Mais, nom de Dieu ! interrompis-je, je ne suis pas peintre d’âmes ! je te l’ai déjà dit cent fois, Cigogne !

— Laisse-moi t’expliquer : c’est elle et ce n’est pas elle ; c’est elle quand il pleut, c’est elle par temps gris, quand elle ne sait que faire et qu’elle s’ennuie. C’est Lucienne comme elle serait si elle ne m’aimait pas, si je ne l’aimais plus.

— Roger ! de grâce ! s’écria-t-elle.

— C’est Lucienne dans un herbier. Oui, voilà ! c’est Lucienne dans un herbier. On la reconnaît tout de suite, comme si on lisait une étiquette… Moi, je ne la reconnais pas. Ce n’est pas elle… »

Il valait mieux ne pas le contrarier : je lisais trop d’angoisse sur son visage. Je m’excusai, je le consolai, je fis quelques plaisanteries, je promis enfin d’essayer autre chose.

« Au fait, non, repris-je. La prochaine fois, je tâcherai de peindre ton portrait à toi.

— Ah ! c’est gentil ! » murmura-t-il avec un pauvre sourire.

Dès le début de ce morceau d’éloquence, Mahoudiaux s’était éloigné avec un haussement d’épaules, en grognant :

« Mon plus sincère compliment, Serval : vous avez du sang-froid ! »

Mais, quand je regardai Lucienne, je vis qu’elle pleurait.

CHAPITRE XLIX

La petite table de bois blanc était tout aussi propre, les trois verres pleins d’un vin aussi savoureux, les deux figuiers d’allure aussi biblique et Mme Michel aussi charmante. Le petit Maurice nous manquait encore une fois, car l’école finit tard.

Ce fut une causerie parfaite. Très à son aise avec Mahoudiaux, Mme Michel riait, parlait des choses les plus graves, rappelait d’anciens souvenirs, se passionnait sur un sujet, passait à un autre et me causait un grand plaisir en montrant, par ses façons familières et simples, qu’elle me tenait pour quelqu’un de sûr, un nouveau venu qu’elle agréait. De cette bonne camaraderie qui régnait entre nous, Mahoudiaux paraissait content.

« Et maintenant que vous les avez vus, demanda-t-il, que pensez-vous de Maxence, mère Michel ? que pensez-vous de sa femme ? »

Elle réfléchit un instant.

« Croyez-vous, Monsieur Maurice, que l’on juge les gens ainsi ? Oui, j’ai vu vos deux amis, mais je n’ai fait que les voir ; je ne les connais pas, sauf peut-être Mme Maxence qui a bien voulu causer avec moi, si délicieusement, si gentiment ! Ah ! voilà quelqu’un que j’ai aimé tout de suite, au premier regard ? Son accueil donne confiance. Avec elle, on ne perd pas son temps à se demander ceci ou cela… On sait que son cœur est bon, comme si on avait mis la main sur sa poitrine pour le sentir battre.

— Vous avez toujours raison, mère Michel, dit Mahoudiaux.

— C’est aussi, reprit-elle, que les bons cœurs sont faciles à découvrir, même quand ils se cachent. Malgré eux, ils donnent de la chaleur, et cela fait du bien.

— Et que pensez-vous de son mari ? demandai-je.

— Je l’ai à peine vu, Monsieur Serval : nous avons échangé vingt paroles ! J’aurais du chagrin à être injuste, aussi je ne veux songer qu’au pauvre homme malade (M. Maurice m’a raconté son accident) qui aura besoin d’être soigné longtemps, à ce qu’on dit. Tout ce que je puis savoir de lui, c’est par Mme Maxence, et Mme Maxence ne me fait pas l’effet d’une femme heureuse. Je vous donne mon impression comme ça… pour ce qu’elle vaut. Voyez-vous, le bonheur, on le devine aussi, comme la bonté, par la chaleur du cœur, aussi par le regard, et il se cache plus difficilement encore. On ne le cache même pas du tout. Ce serait malhonnête.

— Comment l’entendez-vous, Madame ? demandai-je.

— Cela fait plaisir aux autres qui ont moins de bonheur que vous. Lorsqu’on offre un bol de lait ou un verre de vin à ce pauvre qui passe, au lieu de lui donner deux sous, le pauvre aime mieux ça que les deux sous. Vous l’invitez un peu à votre table, c’est une manière de lui faire honneur en lui ôtant sa soif.

— Vous nous invitez à votre table, en ce moment, mère Michel !

— Alors, quoi, Monsieur Maurice !… on n’inviterait pas son frère et un ami de son frère ?

— Ah ! ma chère Marie ! vous avez un cœur qui doit être tout en or !

— Monsieur Maurice, vous dites des sottises !… mais je n’en fais pas mystère : je suis heureuse, très heureuse. J’ai un brave homme de mari que j’aime et qui me le rend, un petit garçon bien portant et travailleur, un ami d’enfance comme il n’y en a pas beaucoup… que demanderais-je de plus au bon Dieu, puisqu’enfin je ne suis jamais malade et que nous gagnons largement notre vie ? »

Elle me regardait en souriant.

« Oui, Madame, répondis-je, vous avez la bonne part.

— Je le crois, Monsieur Serval, et si Victor rentre du front pas trop fatigué par ces trois derniers mois de travail, je serai bien certaine d’avoir la bonne part, comme vous dites.

— Quand arrive-t-il ?

— Dimanche en huit ; plus que dix jours. Ah ! tout de même, le cœur me bat quand j’y pense, et mon petit Maurice, cette idée le rend fou ! « Je vais revoir papa avec sa seconde palme ! » Et il se met à courir sur la route comme un cabri, pour se calmer ; il ne peut plus rester en place. D’ailleurs son père sera aussi fou que lui.

— Après le métier que Victor a fait là-bas, dit Mahoudiaux, le retour au pays sera un beau retour.

— Oui, Monsieur Maurice, quand on retrouve sa femme, son enfant, son ami, c’est déjà un moment bénit, mais retrouver encore le pays qu’on aime !… il en perdra le souffle en arrivant.

— Pendant quelques jours vous reprendrez votre charmante vie de jadis.

— Vous pourrez nous surprendre encore, Monsieur Maurice, ici même, regardant tous les deux le soleil couchant… Ah ! tenez, Victor me disait si drôlement, dans une de ses lettres : « Vois-tu, ma bonne Marie, en Flandre, le soleil ne sait pas se coucher ! »

— Le misérable ! s’écria Mahoudiaux. Vous entendez, Serval ?

— Ah ! Monsieur Maurice, reprit-elle, ne lui en demandez pas trop ! soyez charitable ! Il ne comprend pas ces pays où l’on se promène tout le temps dans la boue. Ça lui donne le cafard. Alors, comme il a du bon sens et de la raison, il pense à chez nous et, peu à peu, la bonne humeur revient… mais vous ne me direz pas que le soleil en Belgique est aussi beau qu’en Provence ! »

Elle montra d’un beau geste tranquille la lumière sur le rivage et sur les flots, comme pour prendre à témoin son éclat, sa splendeur, puis elle reprit :

« Oui, sous ces figuiers nous avons eu de belles soirées, Victor et moi. Là-bas, les nuages rouges, ça brûlait encore comme une fournaise, et la nuit tombait lentement… lentement… Parfois nous restions ainsi des heures, et l’on était bien contents. Des gens passaient en automobile ; ils faisaient du bruit ; on les entendait rire et l’on riait aussi en songeant que notre petit jardin sentait autrement bon que leur essence. Puis on voyait aussi des vagabonds et je pensais à eux, et je me demandais où ils allaient avec cette figure qu’ils ont quelquefois : pas des figures de mendiants, des figures d’hommes contents de vivre ainsi, de marcher tout droit devant eux, et, pour quelque temps, je me mettais à être vagabonde, moi-même, et je disais à Victor tout ce que je voyais sur la route et dans cette grange du bord de la route, où j’allais dormir… Victor répondait que j’étais folle : « Tu as la cervelle tournée, ma bonne Marie ! » mais c’est si doux, une fois le travail de la journée terminé, de se reposer comme ça, de se laisser emmener par les gens qui passent, d’être un peu ces gens-là ! Vous comprenez, Monsieur Maurice, ce ne serait pas permis si l’enfant n’était pas bien couché, les vêtements du mari bien brossés et recousus, le linge bien lavé, la cuisine bien en ordre, mais quand tout est réglé à la maison, on peut sortir à sa guise, on peut rêver tout ce qu’on veut, on peut être cette personne qui passe à cheval au grand trot ou ce pêcheur qui s’en va sur la mer… On peut être tant de choses ! tant de belles choses ! Ah ! Monsieur Serval ! vous allez me traiter de folle, vous aussi, mais, une nuit que les étoiles brillaient dans le ciel tout à fait noir, et que nous prenions l’air ici, j’ai vraiment cru, un instant, que j’étais un des bergers du temps jadis, et j’attendais l’étoile qui me mènerait à l’étable où le petit Jésus serait couché. Je vous assure ! s’il y avait eu dans le ciel, à ce moment, une belle étoile lumineuse que je ne connaissais, pas, eh bien, ça ne m’aurait pas étonnée ! »

Maurice Mahoudiaux contemplait sa pipe avant de la curer et ne dit rien. Je voulus avoir de Mme Michel une explication encore :

« Mais, Madame, lui demandai-je, pourquoi ne peut-on se permettre un plaisir pareil que lorsque, suivant votre propre expression, « tout est réglé à la maison » ?

D’abord, elle ne répondit pas, puis, d’une voix un peu timide, un peu hésitante :

« Je vais, dit-elle, vous paraître une insupportable bavarde, pourtant vous touchez là à des questions, comment dirai-je ? auxquelles il faut avoir une réponse, si l’on tient à vivre en paix… et, d’autre part, je n’ai pas l’habitude de parler de ces choses. Vous comprenez : ma partie, c’est les olives, c’est les légumes, c’est les champignons, c’est la cuisine et les travaux du ménage, c’est pas les paroles… Pour s’en servir honnêtement, il faut savoir, et moi, je me sens peu habile à ce métier. Avec Victor, je n’ai pas grand’peine : nous nous entendons à demi-mot ; avec M. Maurice, ça ne va pas trop mal aussi, parce qu’il comprend tout de suite ce que je voudrais dire, et le dit pour moi, mais devant vous, Monsieur Serval, je me sens bien craintive et vous allez peut-être me trouver bien osée !

— Non, Madame Michel, répondis-je, soyez tranquille à ce sujet. »

Mahoudiaux eut un gros rire affectueux en préparant l’allumage de sa pipe.

« Avant tout, dit Mme Michel, nous sommes ici pour vivre, n’est-ce pas, Monsieur Serval ? mais la vie n’est pas toujours drôle : l’orage secoue les arbres fruitiers, le cheval se blesse à la patte, l’enfant s’enrhume, le mari est de mauvaise humeur, la femme tombe malade ; alors on tâche de rendre la vie plus belle pour qu’elle continue à faire plaisir et garde ce bon goût frais qui apaise la soif et donne de l’appétit… Comment s’y prendre ? On regarde ailleurs, plus loin ; on essaye d’être autre chose, de sentir autrement ; on tâche de voir plus clair par les yeux du passant, du voisin, de l’ami, ou même de l’inconnu. Bientôt, le monde paraît plus grand et l’on est heureux d’être là, vivant au soleil, et l’on ne demande qu’à continuer. Je pense, Monsieur Serval, que quand vous faites un tableau, vous devez… il me semble du moins (je vais dire une bêtise !) vous devez être dans votre tableau beaucoup plus que sur votre tabouret pliant, et quand vous faites un portrait, vous devez être dans la tête de la personne que vous regardez ; dans sa tête et dans son cœur, bien entendu. Ça doit se passer ainsi pour M. Maurice quand il voyage dans sa bibliothèque, pour Victor quand je le vois qui fronce les sourcils sans être fâché, pour le petit, enfin, quand il joue au soldat. Ah ! comme vous l’étonneriez en lui disant qu’il est le jeune Maurice Michel ! non, il est soldat jusqu’à la fin de la récréation ! Ainsi, chacun, à sa façon, s’en va un peu de chez lui. Ceux qui y restent toujours, je crois qu’ils ne doivent plus penser qu’à la branche morte du figuier, à la tache de vin que l’on n’a pas pu enlever sur le bord de la table neuve, à la culotte déchirée d’un petit Maurice quelconque et à l’augmentation du prix des choses, depuis la guerre ; alors ceux-là sont tristes, et c’est bien naturel, n’est-ce pas ? puisqu’ils s’enferment pour se fabriquer du malheur ; mais si l’on se permet des vacances, il faut avoir travaillé dur, et personne n’a le droit, comme je vous disais, de sortir avant que la maison ne soit en ordre et la soupe trempée, parce que l’important c’est de vivre d’abord… Oui, c’est pour vivre d’abord que le bon Dieu nous a placés ici. Maintenant, je me tais, Messieurs, en vous faisant mes excuses. »

Et Mme Michel devint toute rouge.


« Belle sagesse, disait Mahoudiaux, tandis que nous prenions ensemble, quelques instants plus tard, le chemin de la Cassolette, belle sagesse que celle de cette femme plus instruite, plus cultivée que ses pairs, et qui ne s’est pas déclassée, qui s’est mariée, au rang de sa famille, avec un brave homme, et qui n’en demande pas davantage !

— J’admire en effet, cher ami, mais avez-vous remarqué le très singulier rapport de ses dernières paroles avec les rêveries dangereuses de notre pauvre Cigogne ? Elle aussi ressent ce besoin qui le possède de vivre hors de soi, de se voir autre qu’on n’est, et pourtant elle semble semer le bonheur autour d’elle ; et nous ne pourrions en dire autant de lui !

— Vous avez raison, Serval, c’est le même besoin de l’âme qui se manifeste chez Marie Michel, chez Roger, chez bien d’autres gens, je pense ; néanmoins, la joie que se donne Marie est une douleur dans le cas de Roger : une songerie généreuse se transpose en un supplice cruel, sans grandeur. Marie vous en a dit la raison. L’image que nous avons de Marie Michel, c’est bien Marie Michel qui nous l’offre par ses actes, ses sentiments, ses pensées, ses paroles ; l’image de Cigogne est toujours un reflet… de qui ? de quoi ?… on ne sait ! du dernier livre lu, du dernier paysage regardé, de la dernière phrase entendue. Marie s’élève en devenant autrui, car elle le fait d’un cœur léger, d’un cœur tranquille ; quand elle emprunte les yeux, les oreilles ou l’imagination de quelqu’un, c’est pour s’en servir utilement, tandis que Roger ne cherche qu’une sensation vaine ; en se voyant autre qu’il n’est, il se perd et fait du mal aux autres.

— En somme, c’est bien par générosité que Mme Michel rêve ainsi.

— Je le crois : elle trouve en quelque sorte à sa bonté un nouveau terrain d’exercice ; elle ouvre à son regard des horizons lumineux qui lui font des yeux plus clairs ; à son imagination elle offre des perspectives qui permettent de découvrir un plus vaste songe ; elle montre à sa charité des exemples qui l’aideront à mieux compatir… Ah ! certes, Marie est née avec une âme charmante, mais elle a su la cultiver pour la rendre plus rare encore. »


Nous arrivions à la porte de la Cassolette. Tout au bout de l’allée on apercevait Lucienne qui lisait le journal à Cigogne étendu.

« Merci, Mahoudiaux, de m’avoir présenté à votre amie Mme Michel.

— Merci, Serval, répondit-il, de l’avoir si bien comprise. »

Et, cela dit, nous entrâmes.

CHAPITRE L

La tentative était ardue et nullement facilitée par la façon dont posait le modèle. J’ai cru d’abord que je ne m’en tirerais jamais, que je sabrerais ma toile avec du vermillon ou que, dans un mouvement d’impatience, je jetterais tout en l’air. Sans arrêt, les émotions les plus diverses défilaient sur le visage de Cigogne et c’était, à vrai dire, le portrait d’une procession rapide d’hommes dissemblables que j’entreprenais là, non pas celui d’un seul. Il causait abondamment, ce qui, d’ordinaire, ne me gêne pas pour travailler, mais c’est lui-même qu’il distrayait par sa causerie en me racontant (sur quel ton pathétique, indifférent, plaisant, lugubre, fiévreux et plat tout aussitôt !) les impressions qu’il cueillait à relire les romans de Balzac. Je connais bien « la Comédie humaine » ; je n’en ai plus le souvenir immédiat qui exaltait Cigogne. Couché sur sa chaise longue et me présentant un profil intéressant sur le fond vert des pins dépassant une balustrade de pierre grise, il s’étonnait du charme de Rubempré, souffrait des malheurs du curé de Tours, rendait visite à la femme de trente ans, plaignait Mme de Morsauf, tremblait dans le cabinet muré de la Grande-Bretèche.

— Cigogne ! tu ne lis pas : tu dévores, et tu assimiles instantanément.

— Tu penses bien, Serval, que je relis tout ça ; néanmoins, ces romans m’enthousiasment comme au premier jour ; plus peut-être.

— C’est entendu, mais pour l’amour de Dieu, reste un peu tranquille.

— Je ne bouge pas beaucoup, mon vieux ! Comment pourrais-je ?

— Tu ne fais pas des culbutes, tu fais pis : tu changes d’expression à chaque instant. Ce n’est pas ton portrait que je devrais t’offrir, c’est un film de cinéma de ta figure.

— Allons ! allons ! ne te fâche pas !… Puis-je fumer une cigarette ?

— Oui, à condition que tu foutes la paix à Esther Gobseck.

— Que veux-tu ! ils me ravissent ces gens ! Lorsque je me promène avec eux, je suis vraiment à Paris, et le recul des années ne me gêne en rien. Ah ! Serval ! quand elle est entrée tout à l’heure, avec cet air à la fois mystérieux et ironique… Voilà ! tu fais encore la tête !

— Non, Cigogne, je tâche de faire ta tête à toi ; c’est tout autre chose et tu ne me rends pas la besogne aisée.

— Je ne dirai plus un mot…

— Je n’en demande pas tant !

— Seulement, tu ne m’empêcheras pas de penser !

— Mon vieux Cigogne, je ne me permettrai jamais une liberté si grande.

— Et ils sont vivants, ces bonshommes ! Ils agissent, ils vont, ils viennent, ils meurent, ils mentent, ils aiment, ils trompent… Non ! je me tais pour de bon. »

En effet, il pensait toujours, et sa face laissait clairement voir les jeux de sa cervelle.

Je travaillai trois quarts d’heure, environ.

« Maintenant, lui dis-je, repos ! Je m’en vais faire un petit tour au bord de la mer. »

Nos séances de pose furent souvent du même genre. Parfois, Lucienne venait causer avec lui et l’on n’apercevait plus, sur le visage de ce pauvre fou, qu’un ennui bien évident. Je préférais encore le décor balzacien. J’avais prié mes amis de ne pas regarder cette toile : elle me donnait trop de tracas ; je préférais être seul à la voir ; elle m’inquiétait, je ne la comprenais pas, je ne sentais pas exactement où je voulais en venir. D’autre part, je me déclarais satisfait du fond : le ton gris de la balustrade me semblait juste, comme aussi celui des pins, sombres et denses, dépassant la pierre et découpés à leurs sommets contre une bande de ciel rougi par le soleil couchant. Oui, cela était bien, mais la gueule, la gueule de Cigogne, à quoi ressemblait-elle ? Et je me répétais à moi-même :

« Que j’aimerais faire un portrait de Lucienne, après le dessin aux trois crayons qui déplaît à son mari ; un vrai portrait de cette figure calme, où le regard aurait toute sa douceur, où la bouche montrerait son repos, son élégance, sa bonté sans mollesse, où la fuite du cou serait gracieuse, avec une écharpe pour en accompagner la ligne et couvrir l’épaule… Mais cette gueule de Cigogne, que veut-elle dire ? »

Huit jours plus tard, l’esquisse était assez poussée pour qu’il fût possible de la laisser voir. J’allais prier mes amis de venir dans l’atelier, quand la voix de Mahoudiaux se fit entendre, criant :

« Ohé ! Serval ! descendez donc au jardin ! Victor Michel est arrivé. »

CHAPITRE LI

Du cahier lavande.

Je ne sais vraiment où donner de la tête. Il me faut du courage pour écrire ces quelques lignes avant de me jeter sur mon lit et tâcher d’y trouver le sommeil. Je n’en puis plus. Je suis presque contente de me sentir si faible, si lasse, car, sans cette fatigue, je deviendrais folle. Pourtant, qu’est-il arrivé ? Rien que de très naturel en somme : M. Serval a fini l’esquisse du portrait de mon mari et M. Victor Michel, arrivé ici en permission, et rendant visite à son ami Mahoudiaux, s’est attardé à causer avec nous. Voilà… oui, mais pouvait-on prévoir ?

Roger, couché au bord de la terrasse, comme d’habitude, lisait le journal quand M. Michel arriva, tout seul. C’est un grand paysan vigoureux, très mince, très hâlé, une belle tête intelligente, l’air d’un soldat, portant bien l’uniforme, plein d’allure et scrupuleusement propre malgré le drap rapiécé, taché de boue et déteint. Cela m’a fait plaisir. Je n’aurais pas aimé que le mari de Mme Michel fût mal tenu. Elle mérite mieux. Maurice le traite comme un ami très cher. Ils s’aiment, ils s’estiment ; c’est visible. On les sentait si émus l’un et l’autre, quand ils se sont embrassés !

Il s’excusa d’être seul.

« La mère et le petit n’ont pas pu venir aujourd’hui, monsieur Maurice, mais, dès demain, ils monteront à la Cassolette vous souhaiter le bonjour… Ah ! que je vous regarde encore ! Vous n’avez pas mauvaise mine… »

Il s’installa près de nous et M. Serval, appelé par Maurice, nous rejoignit aussitôt.

« Vous étiez tout le temps sur le front du nord, sergent ? demanda Roger.

— Tout le temps, monsieur, depuis le début de la danse. Ah ! bon Dieu ! quel sale pays ! On patauge dans la boue, du matin au soir… C’est pas un département pour des Français ! Et triste avec ça ! et froid ! et sale ! Je pourrais en raconter long sur cette mélasse, mais j’aime mieux pas.

— Tu en as vu de sévères, Victor !

— Comme de raison, monsieur Maurice : on ne s’en va pas de chez soi pour rigoler, et je reviens tout de même sans une égratignure. »

Je craignais que la causerie prenant cette voie, il ne fît allusion, bientôt, à la jambe de Roger, en croyant que c’était une blessure. Sa femme l’avait sans doute averti (elle a toutes les délicatesses), car il ne dit rien, mais, plus tard, à la demande instante des « trois éclopés », il conta sa vie au front, des choses hideuses, des choses qui ne s’écrivent pas, et toujours sur un ton de gaîté saisissant.

Mahoudiaux riait, mon mari… mon mari semblait fou de bonheur, cependant on lisait sur son visage moins de bonheur encore que de folie, et Maurice s’en aperçut car pour changer de conversation, il dit à M. Serval :

« Vous devriez, cher ami, nous montrer votre esquisse de Roger… »

Et à M. Michel qui voulait rentrer chez lui :

« On te voit à déjeuner, demain, mon vieux Victor, avec Marie et le gosse ? J’y compte, n’est-ce pas ?

— Bien volontiers, monsieur Maurice. »

Il partit et nous allâmes dans l’atelier.

J’ai déjà parlé plusieurs fois et longuement du portrait aux trois crayons que M. Serval a fait de moi. Ce dessin me plaisait beaucoup ; il me plaît tous les jours davantage. Il a déplu à Roger, je ne sais pourquoi. Sa critique était absurde et jamais il n’a voulu en démordre. J’admirais la patience de M. Serval : il répondait à Roger comme l’on répond à un enfant malade et de mauvaise humeur, que l’on évite de gronder… mais tout cela, je l’ai déjà écrit, ici même, dans mon cahier lavande.

M. Serval a donc achevé l’esquisse d’un portrait à l’huile de Roger. Une très belle peinture, oh ! certainement, très belle ! ce qui n’empêche pas qu’en la voyant, j’avais envie de tomber dans un fauteuil et de pleurer à chaudes larmes. C’était la figure de Roger aux pires moments, à ces moments horribles où quelque chose de trouble passe dans son regard, où il se sent exilé parmi nous, où il voudrait être ailleurs, où il voudrait être quelqu’un d’autre et n’arrive qu’à se faire du mal.

L’impression de Maurice se rapprochait assurément de la mienne, mais ne jugeant que la qualité de la peinture, il put féliciter M. Serval et même lui dire : « Mon ami, pourvu que l’œuvre achevée soit comparable à l’esquisse, avec quelques portraits comme celui-là, vous deviendrez un grand peintre. »

Enfin Roger… D’abord il est resté tout ahuri par son admiration ; il ne pouvait détacher ses yeux de ce visage où il se reconnaissait trop ; sur ses lèvres, dans ses yeux, on lisait une sorte d’ébahissement stupide que je ne lui avais jamais vu, puis… ah ! je garde encore dans les oreilles le son de ses paroles, leur accent, et je me souviens de leur désordre ! Il a dit des choses bizarres, étranges. Il tremblait de tout son corps et, quelques instants plus tard, dans sa chambre où nous l’avons conduit, il fut pris d’une crise de nerfs, comme une femme.

M. Serval et Maurice m’ont conseillé d’aller me reposer. Le conseil est sage ; je vais le suivre. Pourtant, la nuit est si belle ! Tout à l’heure, M. Serval me montrait les teintes du ciel d’un bleu mystérieux, profond. Je voudrais sortir… Dormirai-je, dans mon lit ?

CHAPITRE LII

Je vais rentrer à Paris. Non pas que je m’ennuie à la Cassolette, ni que Mahoudiaux ne soit un hôte charmant, Lucienne Maxence la plus délicieuse des amies et Cigogne un pauvre garçon très à plaindre, mais à continuer cette vie, je deviendrais neurasthénique et vraiment il me semble qu’un demi-fou suffit dans une campagne provençale au bord de la mer.

Voir Cigogne tous les jours, le traiter comme on traiterait un ami intelligent et sensé, mène à commettre de lourdes gaffes, involontaires certes, mais qui n’en sont pas moins dangereuses. Cela m’ennuie, à la fin, de tourner ma langue trois fois dans ma bouche avant de dire quoi que ce soit et de ne jamais savoir, même vaguement, de quelle façon ce bougre va réagir sous le coup d’une émotion, fût-ce la plus quotidienne, la plus banale.

Aujourd’hui, Victor Michel est venu nous voir. Nous étions tous installés sur la terrasse, parmi cet enchantement de la brise salée et de l’innombrable parfum qui filtre dans le bois de pins. Cigogne, les yeux brillants, interrogeait d’une voix tremblante le jeune sergent bien découplé, d’aspect sain, rustique et solide, au regard vif, dont la présence paraissait salutaire pour chacun de nous.

« Sergent ! parlez-moi de votre existence, là-bas, demandait Cigogne. Quelle idée peut-on s’en faire d’après les journaux ! On ne voit pas les choses, et d’ailleurs, comment décrire l’élan des hommes sans l’avoir vu et ressenti, le bruit du canon, sans l’avoir entendu !… C’est seulement par le souvenir que l’on rend ces émotions-là.

— Pour sûr ! et tenez, Monsieur, dit Victor Michel, puisque vous parlez de l’élan des hommes, je me rappelle, un jour où nous avons chargé… mes hommes s’arrêtent tout net devant la tranchée ennemie, avec leurs baïonnettes à quelques centimètres de ces brutes… C’est pas de la blague !… et il a fallu, comment dire ? il a fallu les entraîner de nouveau pour les faire entrer dedans, dans les ventres boches… rigolo, pas vrai, Monsieur ?

— Vous avez aussi nettoyé des tranchées, sergent ?

— Ah ! oui, Monsieur, bien souvent, et, croyez-moi, c’est un drôle de métier. On finit par s’amuser à crever des Boches, comme des enfants qui jouent à la guerre. On tape plus dur, voilà tout. Et puis ça fait du bruit ; ils gueulent, que c’est un plaisir ! On nous racontait au catéchisme qu’en enfer on crie fort… on doit crier la même chose que les Boches… Et ça pue ! et le sang ça colle ! une saloperie, quoi !… Pardon, Madame !… Oh ! si Marie m’entendait, comme je serais grondé ! »

Mais déjà Cigogne avait les yeux hors de la tête. Autant l’enthousiasme cru et sincère de Michel me déplaisait peu, autant me révoltait celui de Cigogne, balbutiant et fiévreux.

L’intervention de Mahoudiaux coupa court à cette scène qui risquait de mal tourner (Lucienne avait déjà bien envie de pleurer) : comme Victor Michel prenait congé, il me pria de montrer mon dernier chef-d’œuvre, l’esquisse de la gueule de Cigogne. Le sergent s’en fut rejoindre sa femme et son fils ; Lucienne, Cigogne et Mahoudiaux vinrent dans l’atelier, où je plaçai ma toile dans un jour convenable. — Bon Dieu ! pourquoi n’ai-je pas, à ce moment, passé mon pied au travers !

Les avis furent partagés. Lucienne, visiblement, était navrée de mon petit travail ; Mahoudiaux me fit des compliments un peu gros, mais je crois qu’il aimait bien ça ; quant à Cigogne, il n’en eût pas dit davantage si Latour, Ingres, Delacroix, Manet, Rembrandt et Véronèse avaient tenu mon pinceau ! L’imbécile ! il croyait que, par cette esquisse, je confessais publiquement ses péchés ! Il finit par déclarer, après d’autres idioties :

« C’est moi ! c’est moi en face de la vie, devant un bel exemple de la vie, pas très lointain, mais qu’il faut atteindre. Saurai-je y arriver ? Le chemin est là, ouvert sous mes pas, facile à suivre et me menant où je veux aller, m’enlevant à l’ennui du bonheur quotidien, me révélant la joie du vrai plaisir, de la vraie gloire, de la vraie sagesse… Serval, tu es un peintre étonnant, mais pourquoi avoir si clairement écrit au fond de mes yeux que la tentative restait absurde, que je m’engageais dans un chemin mort… et que je m’en doutais ! Serval, mon camarade, tu es dur ! On ne défend pas à un manchot de cueillir des fruits au sommet de l’arbre ; il est cruel d’interdire les courses d’obstacles à un cul-de-jatte. M’empêcher de poursuivre un rêve de gloire vagabonde, mon rêve ! quand tu vois que je ne puis pas courir, quand je m’en rends compte aussi bien que toi !… »

Il avait l’air d’un fou. Dans sa chambre où nous dûmes le reconduire, il nous donna le spectacle d’une crise de nerfs, avec cris et pleurs. Maintenant, il dort.

Et, pendant ce temps, le ciel se fonçait de façon merveilleuse, et la mer, et les bois silencieux se préparaient à la grande joie muette, chaude et parfumée, de leur sommeil.

J’espère que cette pauvre Lucienne pourra dormir, elle aussi.

Je partirai avant la fin de la semaine.

CHAPITRE LIII

« Non ! me dit Mahoudiaux, sur la terrasse où nous faisions les cent pas en fumant, il ne faut pas nous quitter, Serval ; restez encore quelques jours. J’aurais vraiment de la peine à vous voir partir maintenant, et dans cet état d’esprit. Je me dirais que vous vous ennuyiez à la Cassolette, que j’ai été un hôte maladroit, que je n’ai pas su vous retenir, vous que je considère comme un ami. Allons, Serval, un bon mouvement ! Quant à l’autre projet, celui de détruire l’esquisse étonnante que vous nous avez montrée, je ne vous prie pas d’y renoncer, je vous l’ordonne, tout simplement (en termes violents, s’il vous plaît de les entendre !). Cette toile est déjà une belle chose et les belles choses ne doivent pas être détruites, surtout pour des raisons sentimentales. Serval, un second bon mouvement pour faire la paire avec le premier !… aussi pour me consoler un peu, car je suis triste, inquiet, plein de remords d’avoir invité Roger à la Cassolette. J’adore ce pays, mais n’est-il pas dangereux pour un esprit malade, pour une sensibilité écorchée ? Plût au ciel que Roger eût seulement une patte en mauvais état ! Sa tête me donne plus de soucis… Les soirs trop bleus, les crépuscules trop chatoyants, une mer trop étincelante, des bois trop odorants et ces quelques rossignols que vous avez appris à chérir, ne sont-ils pas des facteurs d’émotion bien puissants ? Si Roger s’en va d’ici plus désaxé encore qu’il y a quelques semaines, c’est moi seul qu’il faudra blâmer, moi qui lui offrais en toute innocence, un ciel, des flots, des arbres et une bibliothèque qui ne lui convenaient pas du tout !… Et puis, ce garçon est une boîte à surprises : tout ce qu’il pense, tout ce qu’il sent, tout ce qu’il fait est imprévisible ; on ne peut deviner où il a logé son âme pour vivre l’instant prochain. Voyez comme le récit de mon ami Victor l’a bouleversé ! Pourtant, avouez que ces quelques phrases n’avaient rien d’extraordinaire : au front, nous avons tous vu d’horribles choses, et de nos propres yeux.

— Mon cher Mahoudiaux, lui répondis-je, c’est justement le point sensible que vous touchez là. Voir de ses yeux est moins dangereux pour Cigogne et l’intéresse moins que voir par les yeux d’autrui.

— Victor Michel vient déjeuner, aujourd’hui, avec sa femme et son fils. Je le prierai de se surveiller. D’ailleurs, Marie étant présente, et le gosse, je gage qu’il parlera sur un mode plus doux. Vous agrée-t-il, ce ménage rustique ?

— Il me ravit.

— J’ai fait, ce matin, avec eux trois, une délicieuse promenade ; le petit Maurice avait congé. Vous savez que je me lève tôt, Serval, et si vous n’étiez pas un de ces déplorables peintres parisiens qui ne connaîtront jamais la couleur de l’aube, je vous aurais emmené, mais Monsieur dormait à poings fermés, pendant que nous parcourions les bois. J’avais besoin de me détendre, de regarder tout cela, autour de nous, qui est si beau, et plus beau encore de grand matin. Nous avons vu des fleurs charmantes, des reflets marins… ah ! mon cher !… il soufflait une brise paisible, savoureuse, et cet air convenait bien à la beauté particulière de ce jour… et néanmoins, M. Serval dormait dans son lit de plume… dont le sommier est d’ailleurs métallique.

— Maurice, répondis-je, vous êtes un raseur ! Dans des occasions pareilles, frappez à ma porte, secouez-moi, posez délicatement sur ma figure une éponge. Se promener le matin, par le temps qu’il fait, vaut mieux que de dormir, et, maintenant, ma jambe me permet ces joies.

— Entendu, mon ami, mais, pour vous réveiller, encore faut-il que vous ne partiez pas ! Vous renoncez donc à ces projets ridicules ?

— Vous les détruisez trop gentiment, Maurice, pour que je les défende. »

Nous continuâmes de causer ainsi. On parla de Cigogne, de sa femme, des Michel, de leur gosse, des pins, des oliviers, des vagues, des rochers, des grandes courses que nous pourrions entreprendre bientôt, moitié à pied, moitié en carriole, puis, comme d’habitude, on se mit à parler de l’avenir, de notre avenir à chacun, de ce petit bout d’avenir que l’on s’accorde tout dévoilé.

« Et vous, que ferez-vous, Serval ? »

Je le lui dis, dans la mesure où je pouvais le prévoir.

« Et vous, Mahoudiaux ?

— Je pense reprendre du service dans six mois, mais de quelle façon, je ne sais, avec cette stupide ankylose…

— Et nos amis ?

— Les Maxence continueront… ils continueront : Roger à être fou, à se créer un monde en croyant qu’il le touche, Lucienne à souffrir, à s’en cacher, à aimer son mari, à le plaindre. De même, les Michel continueront à former un heureux couple, sauf le cas où Victor recevrait une balle dans la tête… mais si cela arrivait… ah ! Serval, de grâce, parlons d’autre chose ! parlez-moi de peinture !… »

Alors je lui décrivis cette grande composition dont j’avais fait l’esquisse et que je pensais reprendre, où, sur une prairie verte, une magicienne présentait un cristal à des gens accroupis autour d’elle…

« Par un petit croquis, je vous mettrai ça en place, Mahoudiaux. »

Mais, soudain… Nous nous regardâmes d’abord, avant de lever les yeux vers la fenêtre du premier étage d’où partait le cri horrible, déchirant, prolongé, suraigu, qui trouait l’air.

« Ça, c’est Lucienne ! » dit Mahoudiaux.

Il n’en finissait plus, ce cri de femme. On crie ainsi pour se sauver, pour s’échapper, quand il n’y a plus d’espoir, et puis un hoquet rauque l’interrompit.

Alors il y eut des paroles. Ce fut peut-être moins affreux, parce que plus explicite.

« Au secours ! venez ! venez ! pour l’amour de Dieu ! il s’est coupé la gorge ! »


Il s’était en effet coupé la gorge, d’un coup de rasoir, assez maladroitement. Le lit sur lequel il reposait présentait un aspect immonde. Le linge sale, c’est toujours laid…

« Serval, téléphonez au No 8, dit Mahoudiaux. Le docteur Famin doit être chez lui. Avec sa bicyclette, il sera ici dans cinq minutes : il n’a qu’à descendre la côte. »

Et Maurice fit de son mieux pour arrêter le flot de sang. La bonne soignait Lucienne évanouie devant la fenêtre.

Les Michel arrivèrent quelques instants plus tard. On envoya aussitôt le gosse déjeuner à la cuisine. Ses parents nous aidèrent beaucoup par leur activité et l’exemple de leur sang-froid.

« Pourquoi ?… Il était donc malheureux ? » demanda Victor Michel avec simplicité.

Le médecin attendu parut peu après, sur sa bicyclette. L’heure qui suivit reste vague dans mon souvenir, toute peuplée de petits gestes utiles, précis, commandés par ce brave homme très averti.

« C’est pas pour dire, déclarait le docteur Famin, mais je vous garantis, Monsieur Maurice, que sa main a tremblé juste au bon moment. Il a eu de la veine… Maintenant, il ne risque plus rien. Le pauvre ! il y allait argent comptant, et puis, il a dû songer que la vie, c’était pas si mauvais, tout de même… et il a ralenti le mouvement. Non, Madame, votre mari est sauvé. Ne pleurez pas, je vous assure : il n’est pas nécessaire de vous rendre malade ! Allons ! allons ! un peu de calme ! Les hommes sont toujours des fous. Croyez-moi, Madame, il guérira. »

Cigogne avait ouvert les yeux et regardait devant lui d’un air étonné.

CHAPITRE LIV

Du cahier lavande.

Je n’ai pas ouvert ce cahier depuis un mois et demi ; je ne l’ouvrirai jamais plus. Pourquoi faire, puisqu’il n’est plus à moi ? L’horrible aventure que nous venions de vivre me bouleversait tellement que je n’avais rien écrit. Il me suffisait de pleurer en remerciant le ciel de ce que Roger fût encore vivant. J’oubliais si bien l’existence de ce cahier que je le laissais traîner !

Roger s’est rétabli assez rapidement ; il a recommencé à parler, à se lever, à nous faire part de ses projets. La fièvre légère dont il souffrait, chaque soir, et qui lui donnait de mauvaises nuits est tombée peu à peu ; le docteur Famin cessait de venir à la Cassolette. On commençait à respirer de nouveau. M. Serval, qui comptait partir, avait promis de rester encore et je lui en savais gré : sa conversation facile et sensée nous distrayait du drame…

Et puis, avant-hier, en rentrant d’une promenade au bord de la mer, je trouve, ici, dans le petit salon, Roger en larmes, la tête dans ses mains, et mon cahier lavande ouvert devant lui, sur la table ! Il lisait depuis une heure. Il avait tout lu !

D’abord, j’ai rougi… oh ! comme si l’on me déshabillait dans la rue ! Je tremblais, je crois que je claquais des dents, me sentant prise, pour la première fois de ma vie, peut-être, par ce que l’on appelle une vraie colère. Tout de suite, Roger s’est livré à une horrible crise de désespoir et, cependant, ma colère se changeait rapidement en une parfaite indifférence. Aucune pitié… non, j’ai bien dit une parfaite indifférence. Ce que mon mari pouvait exprimer ou penser, l’angoisse qui travaillait son visage, son regard suppliant, ses gestes, ses phrases, tout cela ne m’intéressait plus, m’était égal. A ce moment, je me suis rappelé une opinion de Mahoudiaux qui me semblait paradoxale, il y a quelques jours… il disait :

« Voyez-vous, Lucienne, un livre médiocre peut, à la rigueur, se relire. On continue à y ajouter son émotion à soi ; une comédie, un drame médiocres, ennuient dès la seconde audition : on ne s’en laisse plus imposer et, quelquefois, on se fâche. »

Je comprends un peu…

Roger se traitait de misérable, il implorait mon pardon, mais, s’il s’excusait avec tant de passion, ce n’était pas d’avoir lu mon cahier lavande, oh ! point du tout ! c’était de m’avoir tant fait souffrir. Il me connaît donc bien peu ! Souffrir par lui, je commençais à m’y habituer, mais cela, c’est pire. Souvent, une insulte brise le cœur plus qu’une peine, et l’on montre moins de patience… et l’on a raison. D’ailleurs, les hommes n’agissent pas autrement : ils endurent les plus affreuses misères sans protester ; ils se révoltent pour une gifle.

Mon pardon, il l’a eu bien vite. Sincère ? Je ne sais pas : aussi complet que je pouvais le donner, et néanmoins, je découvre, tout au fond de moi, comme un vieux dépôt de rancune… En somme, il aurait donc deviné juste ? Ce ne serait pas seulement sa vilaine action d’avant-hier qui me trouble à ce point ? Il resterait un résidu des chagrins passés ?… Alors, lui, je l’aimerais moins ?

Il faut, ce soir, que je sois honnête avec moi-même, comme on l’est en se confessant… Oui, mais un point reste parfaitement clair : mon cahier lavande est devenu le cahier de n’importe qui, depuis que Roger l’a ouvert !

Quand j’étais jeune fille, j’écrivais chaque soir quelques lignes dans des cahiers plus petits, rayés de rose. Je les brûlai, avant mon premier mariage, par un sentiment de honte : ils contenaient trop de sottises !

Plus tard, j’écrivis dans des cahiers verts et les brûlai aussi, la veille de mes noces avec Roger, pour qu’il ne pût jamais savoir combien j’avais souffert avant de le rencontrer, mais bientôt, je repris cette ancienne habitude et, dans mon cahier lavande, je disais tout mon bonheur.

Je pensais : « Un jour, je lui montrerai ça ; il devinera ce que je ne saurais lui expliquer, il me verra telle que je suis, il sentira de quelle façon je l’aime. »

La pauvre Lucienne était encore naïve !

Je n’ai pas fait lire ces pages à Roger… Il les a lues.

Hier, je comptais brûler mon cahier, puisque tout ce que j’écris semble voué aux flammes, mais j’ai pris une autre décision, plus raisonnable : je le garde, par prudence. Je ne veux pas être reprise, je ne veux plus souffrir. Ce document, je le relirai parfois. Il m’évitera de nouvelles erreurs, celle surtout qui consiste à me laisser attendrir par des discours, des gestes, des expressions de visage arrangés. Il se peut qu’une part de sincérité y subsiste, mais n’importe ! Je ne veux plus souffrir.

Je l’ai dit : rien de ce qui le touche ne m’intéresse plus. Quand il me jurait qu’il se remettrait incessamment à des occupations sérieuses, qu’il s’était déjà fait envoyer plusieurs livres de chimie, que, pour se distraire, il reprendrait ses travaux de photographie, au lieu de se fatiguer à lire, j’avais envie de répondre, d’un air amical et tranquille : « Très bien, très bien ; c’est fort sage ! » comme j’aurais répondu à M. Serval ou à Maurice Mahoudiaux.

Non, je ne veux plus m’émouvoir, je ne veux plus souffrir et jamais je n’écrirai plus une ligne dans ce cahier.

CHAPITRE LV

C’est le début de l’automne : un beau soir. Nous sommes réunis sur la terrasse, Lucienne, Mahoudiaux et moi ; nous regardons venir la nuit. Pas un souffle, mais les parfums de l’été sont encore en suspension dans l’air tiède. On les respire, on s’en pénètre.

Nous resterons ici une heure, je pense. Cigogne est déjà monté se coucher. Voilà qui nous assure un peu de tranquillité. Je supporte difficilement sa conversation de malade honteux ; pourtant, il est bien guéri de son coup de rasoir (maladroit, si l’on veut). Je rentre à Paris, après-demain ! Du moins, qu’il me soit permis de goûter pleinement le calme de cette fin de séjour à la Cassolette. Ah ! qu’il fait beau, ce soir !

Notre pauvre amie Lucienne a été très secouée par la dernière folie de son mari (autrement peut-être que je ne m’y attendais). Il a passé la mesure, cette fois. Elle paraît s’en rendre compte, comme pour l’enfant dont on pardonne un certain temps les sottises, mais à qui l’on dit, un jour : « Et, maintenant, en voilà assez ! » Elle est d’ailleurs fort gentille avec Cigogne, empressée à le soigner quand il faut ; elle lui fait la lecture, elle lui parle sans la moindre trace de rancune ou de fatigue, et pourtant, ce n’est plus la même chose : on le sent.

Ce soir, comme d’habitude, Maurice fume sa pipe ; moi, je respire… les parfums de l’air me suffisent ; Lucienne n’y voit plus pour achever son tricot, elle l’a posé sur ses genoux, elle respire aussi.

Nous causons ou, plutôt, nous échangeons des phrases.

« Il ne faudrait pas non plus vous montrer trop sévère, Lucienne, dit Mahoudiaux.

— Soyez plus clair, mon ami.

— Il ne faudrait pas en vouloir trop cruellement à ce garçon : il a des excuses.

— Je le sais, Maurice, mais je n’en puis plus ! J’ai encore pour lui de l’amitié, une certaine tendresse, beaucoup de pitié… ce qui manque, ce que je ne retrouve plus en moi, c’est la générosité stupide que donne un grand amour : il a trop souvent menti !

— Lucienne, vous vous trompez. Avant-hier Roger s’est conduit comme un mufle, j’en suis d’accord, mais pas un jour il n’a cessé d’être sincère…

— Voyons, Maurice !

— A sa façon.

— De grâce, ne plaisantez pas, Maurice : je souffre ! parlez sérieusement… et vous, monsieur Serval, que pensez-vous de Roger, à ce point de vue ?

— Madame, répondis-je, tout bien réfléchi, je serais plutôt de l’avis de notre ami Maurice. Vous ne pouvez juger de la sincérité ni du mensonge, parce que vous êtes naturellement véridique. Il n’y a pas que cette manière-là. Certaines gens mentent sans presque le savoir, sans même le savoir du tout : ils transmettent ce que leur imagination un peu folle leur présente ; l’allure, le ton, la conviction, la grâce s’y surajoutent et embellissent le discours ; leur talent, parfois leur génie, nous imposent à tel point que nous ne cessons d’être en adoration devant eux. D’autres encore n’ont pas cette qualité, ou la perdent, ou simplement s’adressent à quelqu’un d’averti qui ne les aime plus… alors il se trouve qu’ils ont menti ! Non ! je vous assure ! Ils ont seulement moins bien menti, ou devant un mauvais public. Tout cela ne permet pas à un homme de forcer un tiroir ni d’ouvrir indûment une lettre, mais peut expliquer beaucoup de choses…

— Cela excuse-t-il Roger de m’avoir tant fait souffrir, de m’avoir si mal comprise ?

— Lucienne, interrompit Mahoudiaux d’une voix presque dure, vous-même, l’aviez-vous compris dès le premier jour ?

— Oh ! taisez-vous, mon ami ! je l’aimais tant !

— Pour comprendre, est-ce un bon moyen ?

— J’avais si grande confiance en lui ! J’attendais si impatiemment qu’il fît ce qu’il désirait faire, ce qu’il pouvait faire ! et, chaque fois, il ne faisait rien, il se tirait de la difficulté par un nouveau mensonge.

— C’est simplement, Lucienne, que vous imaginiez un joli Roger bien au point qui, cependant, ne ressemblait pas au Roger de ce jour-là, dit Mahoudiaux.

— J’ai vu de lui, ajoutai-je, tellement de reflets divers ! Je l’ai écouté dans tellement de rôles !…

— Des rôles ! des rôles ! c’est ça ! je n’ai jamais dit autre chose. Une sincérité de comédien !

— Pourquoi pas ?

Mahoudiaux avait levé les yeux de dessus sa pipe pour poser cette question qui parut offenser Lucienne.

« Amusez-vous ! plaisantez encore ! dit-elle, vous ne serez jamais que des hommes ! Moi, j’étais sincère d’une autre façon et je vais vous le prouver… Tenez… (au fond, cela m’est égal de m’en séparer, maintenant…) Vous pourrez vous former une opinion. »

Elle se pencha sur sa boîte à ouvrage et en retira un cahier de couleur lavande :

« Voilà, reprit-elle, ce que Roger lisait quand je l’ai surpris. Lisez à votre tour, Maurice, lisez, monsieur Serval… Vous parlez souvent des reflets divers de votre ami ; vous en trouverez là-dedans quelques autres, assez singuliers. Non, non, il n’y a pas d’indiscrétion… une indiscrétion ? comment donc ! tout au contraire cela me fera plaisir et saura peut-être vous distraire quelque temps.

— Lucienne, demanda Mahoudiaux, pourquoi vous montrez-vous aussi nerveuse ?

— Nerveuse ?… Oh ! tant pis ! Je ne me surveille plus… Et vous le verrez là tel qu’il était, jadis.

— Vous voulez dire, Lucienne, tel qu’il vous semblait être jadis !

— Il ne jouait pas encore la comédie.

— Allons donc ! il l’a toujours jouée, mais vous aimiez son rôle.

— Madame, ajoutai-je, moi aussi, j’ai plus d’une fois aimé ses rôles ; dans certains, je l’ai même admiré, car il souffrait sincèrement en les jouant.

— Monsieur Serval, vous faites de la littérature ?

— Je ne saurais pas, chère Madame, étant peintre. Je l’ai souvent dit à votre mari en réponse au même reproche. »

Elle haussa les épaules d’un air exaspéré.

« Il aurait sans doute réussi comme acteur, dit Mahoudiaux, mais c’eût été déchoir. Il voulait régner, aimer, conquérir, de ses propres forces, tout seul, mais, incapable de vivre par lui-même, il cherchait d’abord un exemple, avant d’agir. Une vie tranquille et douce l’ennuyait ; il en sortait aussitôt ; sa vie héroïque, il l’a manquée, toujours pour les mêmes raisons… Il n’a même pas su se tuer, le pauvre bougre ! et pourtant je parie qu’il s’est donné inconsciemment le plus grand mal pour réussir son effet !

— C’est vous qui êtes injuste, dit Lucienne. Soit, je n’ai su voir de lui que des images, mais j’aimais Roger et, quand il m’aimait, il était sincère… C’est affreux à penser : aurait-il… aurait-il tâché de se tuer parce que moi, je ne l’aimais plus ?

— Les femmes sont d’une logique vraiment admirable ! dit Mahoudiaux.

— Qui donc vient de fermer une persienne, là-haut ? demandai-je.

— C’est la bonne, à qui j’ai recommandé de les rabattre toutes et d’ouvrir les fenêtres… Quant à mon cahier, vous le lirez, c’est bien entendu. Je m’excuse de ma mauvaise écriture, mais point du tout des sentiments que j’exprime. D’ailleurs, je n’en exprimerai plus de pareils, je vous le jure.

— Pourquoi, Madame ? demandai-je. On dirait, à vous entendre, que votre vie est finie. Cigogne vient de subir une cruelle épreuve et, cette fois, je suis sûr qu’il profitera de la leçon. Il vous aime de tout son cœur et vous l’aimez toujours… oui, oui, quoi que vous puissiez écrire ou dire, vous l’aimez toujours.

— Lucienne, ajouta Mahoudiaux, ne froncez pas les sourcils. Vous l’aimerez demain… et la vie est douce à vivre. »

Nous restâmes silencieux un bon quart d’heure. L’ombre nous entourait ; on percevait au loin un léger murmure dans les branches ; le feuillage fut traversé d’un long soupir : la brise se levait. Mon rossignol (celui qui fréquente l’arbre du coin gauche de la terrasse et avertit de sa présence par un petit prélude amoureux) ne chantait pas encore… On attendait son chant.

Lucienne reprit d’une voix moins froide et cependant plus calme :

« L’aimerai-je, demain ? c’est possible, en somme, et de toutes façons, je tâcherai. Maintenant que vous m’avez bien grondée, bonsoir, mes amis ; je fais un petit tour dans le jardin, puis je rentre. »

Nous rentrâmes aussi, Mahoudiaux et moi.

Dans ma chambre, je trouvai un billet de l’écriture de Cigogne, soigneusement épinglé au milieu de mon oreiller :

« Viens chez moi, tout de suite. »

Je m’y rendis.

Quelques instants plus tard, me penchant sur la rampe de l’escalier, j’appelai Mahoudiaux, entre haut et bas, aussi tranquillement que possible :

« Maurice, montez chez Cigogne. »

CHAPITRE LVI

« Il faudra toujours faire appeler le vieux Famin, dit Mahoudiaux, mais pas pour soigner Roger, car Roger est bien mort. »

A cela, il n’y avait aucun doute : Roger était bien mort.

« Maurice… quelle horreur ! m’écriai-je ; qu’est-il arrivé ? »

Ce corps couché sur le lit, ce corps si raide, si vraiment mort, m’épouvantait, avec ses lèvres pincées, son regard vide, son maigre profil d’oiseau pointant entre les deux mains posées à plat sur les joues.

« On va voir, dit Mahoudiaux, et ceci nous renseignera peut-être. »

Il prit sur le bureau une feuille de papier couverte d’écriture et lut les premières lignes.

« En effet… »

Il prit aussi un flacon, près de l’encrier.

« Cyanure d’or… On ne peut mieux. »

Il avait de la peine, notre bon Mahoudiaux, malgré cette affectation de grand calme. Les traits de son visage le montraient jusqu’à l’évidence, et sa voix, et ses yeux. Encore une fois, il considéra le corps, encore une fois, le touchant, il reconnut un cadavre, puis il s’approcha de la lampe électrique qui éclairait le bureau, et nous lûmes ensemble la feuille largement gribouillée de lignes fiévreuses.

« On entend très bien de cette fenêtre ce que vous dites au coin de la terrasse. Vous parlez discrètement, mais il suffit d’écouter. Une de vos paroles m’échappe de temps à autre. Peu importe : le reste est si clair, d’un sens si limpide ! Cependant, j’ai renoncé à savourer la fin du discours… j’ai fermé les persiennes au moment où l’on déclarait : « Le pauvre bougre n’a même pas su se tuer ! » C’était gentil, ça ! tout plein gentil ! Alors j’ai préparé, aussitôt, le petit travail que je ne comptais faire que plus tard dans la nuit, peut-être à l’aube. Les produits photographiques que vous trouverez sur ce bureau (d’autres sont dans mon armoire), sont destinés à assurer le succès de mon entreprise, de ma scène finale. (Il convient d’employer un terme de théâtre puisque j’ai raté ma vocation en ne montant pas sur les planches.) J’ai commandé toutes ces drogues, moins pour faire précisément de la photographie, que pour « fixer » (un joli mot, n’est-ce pas ?) ma dernière image, le reflet suprême de Cigogne.

« Allons ! adieu !… Je vais maintenant porter un billet dans la chambre de Serval ; en rentrant, je regarderai, par la fenêtre du couloir, le ciel et le petit bout de mer que l’on découvre, et la cime des bois…

« Ah ! j’en reviens ! ah ! c’était si beau ! mais les rossignols ne chantaient plus. Ils ont bien fait : j’aurais peut-être manqué de courage. Ils se sont tus : je ne savais pas les rossignols si charitables… Me tremper dans la vie de nouveau… ah ! non !

« Je vais donc boire ma potion : « Cyanure d’or. » Dire qu’il m’a fallu user de produits photographiques pour me montrer tout à fait sincère !… Il sera indispensable d’en prendre une forte dose. Ce n’est pas pour rien que, jadis, je fus chimiste. Enfin, j’irai m’allonger sur mon lit ; j’attendrai quelques instants encore dans ce monde-ci… puis je passerai de l’autre côté.

« En somme, je vous aime bien, malgré tout, mais il est trop tard pour recommencer, et d’ailleurs mon pied me fait très mal, ce soir. Adieu pour de bon. J’ai tort ? C’est possible. Tant pis… Adieu à tous… Adieu.

« R. M. »

« Il convient que notre amie ne voie pas ce papier, » dit Mahoudiaux d’une voix éteinte.

Il le pliait pour le mettre dans sa poche quand Lucienne entra.

Elle devina tout, au premier regard. Elle était livide.

« Mort ? » demanda-t-elle.

Et son geste vif cueillit, dans la main de Mahoudiaux, le papier funèbre.

« Lucienne !

— Non, non, Maurice, je le lirai, j’en ai le droit. »

Une fois de plus, il haussa les épaules.

On donna quelques ordres à Emilie que j’allai réveiller ; on fit le nécessaire : peu de chose, puis il n’y eut plus qu’à attendre, et nous restâmes avec le mort. La chaleur étant assez forte, j’ouvris tout grands les volets de la fenêtre et alors la lune entra, apportant avec elle sa folie, et la douceur de l’air nocturne, et le chant des rossignols (car ils s’étaient remis à chanter), et les parfums du bois, et le murmure lointain de la brise, et tout cela qui parlait d’amour et de bonheur tranquille et du plaisir charmant de vivre, cependant que, sur le lit, mon ami Cigogne refroidissait.

1916-1918.

FIN

Paris. — Imp. Paul Dupont (Cl.). — 10.5.1924.