Title: Faiseurs de peines et faiseurs de joies
Author: Dora Melegari
Release date: July 28, 2022 [eBook #68621]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Original publication: France: Fischbacher
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
DORA MELEGARI
Deo favente
TREIZIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
SOCIÉTÉ ANONYME
33, RUE DE SEINE, 33
Tous droits réservés
OUVRAGES DE DORA MELEGARI
AMES DORMANTES
7e édition, 1 volume in-12 5 fr. »
Ouvrage couronné par l’Académie française.
FAISEURS DE PEINES ET FAISEURS DE JOIES
11e édition, 1 volume in-12 6 fr. »
CHERCHEURS DE SOURCES
6e édition, 1 volume in-12 5 fr. »
AMIS ET ENNEMIS
1 volume in-12 5 fr. »
ROMANS
Expiation (sans nom d’auteur). | |
Marthe de Thiennes (sous le pseudonyme de Forsan). | |
Les Incertitudes de Livia | Id. |
Dans la vieille rue | Id. |
La Duchesse Ghislaine | Id. |
Kyrie Eleison | Id. |
La petite Mlle Christine (sous le nom de l’auteur). | |
Les Mères : Caterina Spadaro | Id. |
Les Mères : Mes Filles | Id. |
AUTRES OUVRAGES
Journal intime de Benjamin Constant, et lettres à sa famille et à ses amis, avec une Introduction par Dora Melegari.
Lettres intimes de Joseph Mazzini, avec une Introduction par Dora Melegari.
La Jeune Italie et la Jeune Europe. Lettres inédites de Joseph Mazzini à Louis-Amédée Melegari, publiées par Dora Melegari, 1 volume in-12 5 fr. »
EN ITALIEN
Le tre capitali. — 1er volume : La città forte.
Il sonno delle anime, 2e édition.
La Giovine Italia e la Giovine Europa, dal carteggio inedito di Giuseppe Mazzini a Luigi Amedeo Melegari.
Artefici di pene ed Artefici di gioie, 2e édition.
Aux
LECTEURS D’AMES DORMANTES
Ce livre, que je dédie aux lecteurs d’Ames dormantes, s’adresse, comme le précédent, à tous ceux qui cherchent la justice et voudraient trouver le bonheur dans l’harmonie de leur être avec les réalités de la vie et les vérités supérieures. Les réflexions qu’il contient n’ont point le but orgueilleux d’expliquer le mystère de notre individualité, ses origines et son avenir, mais d’établir une communication mentale entre ceux qui partagent les mêmes espérances.
Nous assistons, en ce moment, à une décomposition, ou plutôt à une désagrégation de l’ancien monde, de ses mœurs et de ses principes. Elle s’est d’abord préparée lentement, puis a progressé avec une vertigineuse rapidité. Cependant, les molécules qui composaient l’édifice social sont restées les mêmes, et si tout tend à se transformer, rien ne sera détruit. Dans cette recomposition inévitable, certains angles faux, sous lesquels tant de choses étaient considérées, disparaîtront, et les préjugés tomberont comme les feuilles mortes des arbres, pour se reconstituer peut-être sous une autre forme.
Mais, pendant quelque temps du moins, on sera forcé de voir plus vrai et plus juste, parce que l’horizon de tous se sera élargi. Un ardent admirateur de l’Asie a écrit que les Européens, ne connaissant qu’un demi-hémisphère, n’avaient eu jusqu’ici que des demi-pensées ! Avons-nous même toujours des demi-pensées ? L’évidence de ce qu’il y a d’incomplet dans nos perceptions cérébrales nous saisit parfois si fortement, que nous sentons notre ignorance avec une douloureuse intensité.
Même sur les questions les plus simples, formulées en axiomes par les générations antécédentes, le doute a pénétré les esprits sincères et les consciences droites. L’ancien langage ne nous contente plus ; nous voudrions des formes nouvelles pour exprimer les pensées nouvelles en gestation dans notre cerveau. Et, n’ayant à notre disposition que les vieux mots, nous les torturons pour leur attribuer un sens qu’ils n’avaient pas autrefois.
Le besoin d’être débarrassé d’une foule de raisonnements surannés, de conceptions étroites, d’idées toutes faites que les générations successives se sont transmises, sans les analyser jamais, tourmente l’homme. Mais il continue encore à redire machinalement, d’une voix découragée, où la conviction ne vibre plus, les phrases que répétaient ses pères, et il n’ose pas porter une main suffisamment hardie sur les formules de l’ancienne psychologie pour les éclaircir, les enrichir et les simplifier.
Celle-ci avait une façon dogmatique de diviser les hommes en bons et mauvais, sages et fous, forts et faibles, purs et impurs, athées et croyants ; elle avait trop de nuances ou trop peu ! Ne serait-il pas plus pratique et plus vrai de les partager désormais en deux nouvelles catégories, correspondant aux tendances vers lesquelles s’oriente l’avenir : Faiseurs de joies et Faiseurs de peines, puisque, chaque jour davantage, tout sera calculé à cette mesure ?
Le christianisme semble disposé, tout le premier, à revenir aux formules simples et à se concentrer en deux notions principales : celle d’un père divin d’où nous procédons et vers lequel nous devons retourner, et celle de la fraternité entre les hommes. La pratique de cette fraternité tend à devenir — mille symptômes l’indiquent, — la véritable pierre de touche des vies religieuses. Du reste, la logique l’impose : refuser de reconnaître ses frères visibles, équivaut à renier le père invisible et commun. Sortir de l’impasse est impossible.
L’époque approche où l’homme (en dehors de tout parti politique ou confessionnel) apprendra à dire nous et aura honte d’abuser du monosyllabe moi. Déjà aujourd’hui, lorsque, dans l’existence réelle ou dans les créations littéraires, une personnalité vivante ou fictive étale pompeusement ses émotions, ses déboires, ses difficultés, comme si son état particulier avait pour l’univers une importance capitale, elle provoque chez les autres une certaine impatience. Donner tant de poids à ses sensations personnelles, paraît aux esprits modernes une faiblesse puérile et ils ne s’émeuvent plus, comme jadis, aux tristesses et aux lamentations des poètes.
Chaque âme, chaque intelligence, chaque conscience a en soi, pour les spiritualistes du moins, une valeur réelle ; diminuer cette valeur enrayerait, à leurs yeux, tout progrès moral. Mais les âmes, les intelligences, les consciences d’autrui devraient avoir pour chacun le même prix que la sienne propre. Si l’homme sentait réellement battre dans son cœur le cœur de l’humanité, la route d’un bonheur relatif s’ouvrirait probablement devant lui.
Jusqu’ici, il a tâtonné dans ses efforts vers le bien, et il suit encore des sentiers obscurs où des clartés fugitives paraissent et disparaissent. Sa destinée est probablement de ne jamais connaître, sur cette terre, la lumière éclatante du vrai complet, mais il est certain qu’il sent en lui la possibilité d’intensifier et d’élargir sa vie d’une façon illimitée, et d’arriver, plus tard, au seuil des portes lumineuses, derrière lesquelles la vérité rayonne.
Cette recherche ardente de la signification de notre destinée ennoblit l’homme, et si la théorie de l’immortalité conditionnelle était juste, ce serait sans doute là un des moyens de la conquérir. Mais il en est un autre, plus simple, plus à la portée de tous : celui de ne pas faire souffrir et de répandre la joie autour de soi. Si cette préoccupation dominait les âmes et les vies, que de larmes seraient essuyées, et que de floraisons nouvelles égayeraient nos jardins !
Dora Melegari.
Rome, mars 1905.
Je demande d’avance pardon aux lecteurs des quelques répétitions qu’ils trouveront dans ce livre. Elles sont inévitables dans un ouvrage de ce genre, les mêmes remèdes s’appliquant dans l’ordre moral à des maux différents, et les mêmes causes produisant souvent des effets dissemblables.
FAISEURS DE PEINES
ET
FAISEURS DE JOIES
Temer si dee di sole quelle cose,C’hanno potenza di far altrui male.Dante.
La souffrance est la grande éducatrice. Sans elle, l’âme humaine resterait un champ brûlé, sec et stérile. Le malheur est semblable à la pluie qui, pénétrant dans les profondeurs de la terre, fait germer les semences. Le bonheur est comme le soleil, il éclaire, réchauffe, et, sous son influence, les arbres et les plantes fleurissent. L’homme a donc besoin de l’un et de l’autre. Si la félicité constante retarde son évolution, la continuité de la douleur a pour effet certain de le déprimer jusqu’à le rendre incomplet, incapable de produire des fleurs odorantes et des fruits savoureux : à lui aussi, il faut des saisons de joie pour s’épanouir et rayonner.
Mais comment arriver à ce juste équilibre, comment dispenser en parts égales les sourires et les larmes, distribuer à chacun la dose qui lui convient des deux éléments ? Cette répartition, quels que puissent être dans l’avenir les progrès de la science et les perfectionnements sociaux, est et restera impossible. Le grand distributeur des biens et des maux en fera toujours à sa guise. L’homme, cependant, pourrait éviter partiellement la souffrance, d’abord en apprenant à se bien aimer[1], ce qui écarterait de sa vie les chagrins inutiles, et, ensuite, en s’imposant le devoir d’être aussi peu que possible, pour autrui, un faiseur de peines.
[1] Voir le chapitre : « Le faux amour de soi », dans Ames dormantes.
Aujourd’hui, lorsque nous souffrons de l’injustice, de la mauvaise foi, de l’intolérance, de la jalousie, de la méchanceté de notre prochain, nous ne pouvons plus accepter ses coups d’estoc et de taille comme des épreuves venant directement de Dieu, pour nous punir de nos manquements et de nos erreurs. Cette conception moyenageuse a cessé de correspondre à la mentalité moderne ; nous savons que les blessures par lesquelles notre sang coule sont simplement le résultat des intentions venimeuses du cœur d’autrui. Or, est-il nécessaire que ce cœur soit rempli de sentiments hostiles, d’envies de nuire et de désirs injustes ? Si l’homme se rendait compte du mal qu’il cause, peut-être apprendrait-il à se contrôler davantage et à réfléchir aux responsabilités qu’il assume en cédant à ses impulsions malfaisantes.
Mais devenir conscient du résultat de ses actes indique déjà la possession d’une conscience relativement active. Or, il y a une foule de personnes qui ont étouffé la leur — si elle a jamais fonctionné — et pour lesquelles savoir qu’elles donnent du chagrin équivaut à les pousser à en donner davantage. Elles sont, en tous cas, absolument indifférentes aux peines qu’elles causent. Faire souffrir leur semble une preuve de puissance. Dans leurs yeux — ce sont même souvent de beaux yeux — passent des lueurs malignes, et l’on voit la pointe de leurs doigts s’enfoncer dans la paume de leur main comme dans le cou d’une victime qu’on étrangle.
Le raisonnement ni la pitié ne peuvent rien sur ces cœurs. Pour les attendrir, il faudrait de bien autres bouleversements, et la réflexion ne les amènera jamais à une vue nette de leurs responsabilités. Ce n’est pas pour eux que j’écris ces pages, mais pour ceux qui, tout en faisant souffrir, parfois jusqu’à la cruauté, ont cependant dans leurs âmes de vagues aspirations de bonté, de justice, de droiture…
« Tous nos chagrins nous viennent des autres. » Cette affirmation pessimiste d’un homme auquel la vie n’avait plus rien à apprendre, renferme une part de vérité, mais, pour la rendre complète, il faudrait ajouter : « et toutes nos joies en dérivent ». En effet, les esprits capables de sentir la beauté et le charme de la solitude sont rares. Les mots : Beata solitudo, sola beatitudo sont compris de peu d’âmes, et même celles qui ont le plus besoin de silence, qui ne sauraient vivre sans des heures de méditation, ne peuvent supporter un trop long isolement. « Rien de grand ne se fait sans la solitude », disait Lacordaire ; mais les heures où l’on essaye de faire grand sont rares et courtes, et il y a des cœurs qui n’y aspirent jamais.
Du reste, quelles que soient les tendances intérieures de l’esprit, la plus grande partie de l’existence des individus normaux s’écoule en contact avec les autres hommes. Nous avons besoin les uns des autres, et sommes, par conséquent, les uns pour les autres, des sources constantes de peines ou de joies.
Les êtres absolument indépendants, qui n’appartiennent à aucune communauté, qui ont secoué le joug de la famille, se trouvent, eux aussi, sauf quelques cas de misanthropie accentuée, dans les mêmes conditions. Il faut être arrivé à un haut degré d’évolution et se trouver en communion intime et permanente avec Dieu et les amis invisibles, pour ne plus souffrir des variations d’humeur des autres hommes, pour supporter avec sérénité et indulgence leurs torts et leurs défauts. Mais ce sont là des situations mentales fort rares et la plupart des êtres se replient douloureusement aux contacts désagréables et s’épanouissent aux contacts affectueux, encourageants et doux… Aussi, en réfléchissant à ce que l’on peut pour ou contre le bonheur d’autrui, on se sent écrasé et l’âme se met à trembler.
Si nous pouvions procéder à un minutieux examen rétrospectif de toutes les phases de notre existence passée, de nos douleurs et de nos joies, des pas en avant et des pas en arrière qui ont avancé ou retardé notre marche, et des tendances imprévues qui, pendant une courte durée, ont semblé s’éveiller en nous ; si nous nous rappelions les arrêts et les progrès subits de notre développement intellectuel et moral, les jours de courage et les jours de découragement qui se sont succédé sans cause apparente et ont, tour à tour, élevé ou abaissé la température de notre vie intérieure, nous nous rendrions compte de l’influence que les pensées et les paroles de notre prochain ont eue sur les oscillations de notre être.
Les hommes subissent l’impulsion de forces diverses d’action et de réaction : celles des puissances invisibles, celles de leur propre ego, celles des existences antécédentes qu’ils ont peut-être vécues, celles de l’atavisme et celles enfin de leur prochain. Ces dernières sont les plus facilement réalisables et analysables.
Parents, instituteurs, amis, indifférents, tous ont une part dans nos plaisirs et nos tristesses. Les premiers dirigent nos vies ; les seconds, nos pensées, par les livres qu’ils nous font lire ; les troisièmes notre sentimentalité ; les derniers représentent l’opinion publique qui exerce également une action considérable sur notre orientation morale. Du jour de sa naissance au jour de sa mort, l’homme est donc la proie des autres. Si le cercle des influences qu’il subit est restreint, elles n’en sont que plus profondes et actives. S’il est plus étendu, elles sont indirectes, complexes et moins reconnaissables, mais tout aussi réelles.
Dans la formation de notre esprit et les vicissitudes de notre vie, la part des autres est immense, sans que nous nous en rendions nettement compte. Ceux qui échappent à la domination de leur entourage subissent l’influence du prochain par les courants de la pensée générale, auxquels nul ne peut se soustraire complètement. Les plus farouches défenseurs de leur indépendance dépendent, eux aussi, d’autrui, pour certains de leurs plaisirs et de leurs chagrins, à moins qu’ils n’aient réussi à supprimer dans leur être toute sentimentalité et toute sensualité.
L’affirmation de ce que les autres peuvent pour ou contre nous est indéniable, et pourtant la proposition contraire est vraie également : le bonheur et le malheur de l’homme résident surtout en lui-même. Et cela, non seulement en raison des satisfactions que lui donnent la richesse ou la pauvreté de sa vie intérieure et ses communications avec le divin, mais parce qu’il peut apprendre, par la culture d’une certaine philosophie, à jouir des rayons de chaleur qu’irradie la sympathie humaine et à opposer aux vents glacés de l’hostilité une cuirasse d’indulgence, de patience et de froideur. Au contraire, s’il se laisse aller au pessimisme et à la violence de ses impressions, il contribue à augmenter, jusqu’à l’invraisemblable, la somme de souffrances que lui cause autrui.
En résumé, l’homme est en grande partie l’artisan de sa propre destinée, mais cependant l’influence du prochain sur son bonheur, son malheur et l’orientation morale de sa vie est immense et décisive. Il croit y échapper en s’enfermant avec ses livres et ses souvenirs. Mais que sont les livres ? Les pensées des autres. Que sont les souvenirs ? Le rappel des jours passés avec les autres, des peines et des satisfactions qu’ils nous ont données. L’homme ne pourra donc assurer ses joies possibles et échapper aux douleurs inutiles qu’en modifiant ses rapports avec ses semblables.
Quelles que soient les améliorations qu’il est possible d’espérer dans les relations des hommes entre eux, il y a évidemment des séries de douleurs auxquelles l’être humain ne pourra jamais échapper : la pauvreté, la maladie, la mort ! Souvent les uns et les autres sont provoqués ou précipités par les efforts d’autrui. Il est certain, cependant, qu’indépendamment des mauvaises volontés humaines, l’homme est destiné à souffrir et à voir souffrir, à mourir et à voir mourir, ce qui suffit à rendre sa destinée tragique. Le stoïcisme ou la résignation peuvent lui apprendre à souffrir avec fermeté, sans se plaindre ; mais voir souffrir ceux qu’il aime, rien ne pourra lui enseigner à le supporter sans un intolérable déchirement d’âme. Il est presque plus facile de voir mourir.
Sans arriver à accueillir la mort des siens avec des manifestations de joie, comme le faisaient, paraît-il, les anciens Égyptiens, les cœurs très pieux trouvent dans la conviction profonde du revoir certain et de l’entrée des disparus dans la vie bienheureuse, une consolation à la séparation momentanée. Pour eux les morts ne sont pas des absents, ils sont des invisibles.
Aucune espérance ne vient par contre adoucir l’angoisse causée par la souffrance des vivants que nous aimons ; elle broie le cœur, et le plus ferme esprit ne parvient pas à l’étouffer. Tant qu’il s’agit de lutter, de disputer à la pauvreté, à l’insuccès, à la maladie, des êtres chers, avec l’espoir de réussir, une force soutient ; mais devant l’irrémédiable, la liqueur amère se boit jusqu’à la lie et une intolérable sensation d’impuissance torture l’âme.
Les cœurs vaillants parviennent à opposer le stoïcisme à leurs souffrances personnelles, mais ils ne les sentent que davantage peut-être, car la douleur qui ne s’extériorise pas, creuse en profondeur. Tous d’ailleurs ne sont pas des cœurs vaillants ; ceux-ci même sont très rares. La seule idée de la maladie terrorise certaines âmes, et elles ne voient dans la mort que « la reine des épouvantements ». Ces âmes tremblantes n’hésitent pourtant pas à causer à des êtres destinés, eux aussi, à la souffrance, à la maladie, à la disparition, un surcroît de chagrins déprimants, rongeants, inutiles… Il y a quelque chose à la fois de tragique et de puéril dans les peines que nous nous infligeons les uns aux autres, sachant que nous sommes tous des condamnés à mort qui ne peuvent être sûrs du lendemain.
Vivre pour soi, ne pas compter sur les autres, se renfermer dans les satisfactions égoïstes, représente pour beaucoup d’esprits la suprême sagesse. Ils se croient indépendants, et ils sont d’autant plus esclaves ; car, même pour les plus personnels et matériels plaisirs, le concours d’autrui est indispensable, sous quelque forme que ce soit. Les joies de l’ambition satisfaite dépendent de l’admiration des autres ; celles de l’amour, de la tendresse ou de la complaisance des autres ; celles du confort, de l’intelligente organisation du travail des autres, et ainsi de suite, indéfiniment. Nous ne pouvons échapper à ces contacts et à cette dépendance.
Ceci établi et constaté, les éducateurs intelligents devraient se préoccuper de diminuer les souffrances humaines, en éveillant les consciences sur ce point spécial, en forçant l’homme à reconnaître l’énorme responsabilité qui lui incombe dans les peines qui attristent le monde. Le jour doit arriver où tout être sincère et non méchant apportera le même soin à ne pas être un faiseur de peines qu’à ne pas commettre une action reconnue malhonnête ou violemment cruelle.
La préoccupation de ne pas aggraver les malheurs d’autrui se borne forcément à l’entourage direct ; l’homme ne peut envisager beaucoup au delà la répercussion de ses actions. Cependant, le moindre mouvement accompli ayant une influence indirecte et indéterminée sur le mouvement général, le bien qu’on fait à quelqu’un peut avoir pour résultat le malheur d’un inconnu. C’est pourquoi Renan raconte, dans ses Souvenirs, qu’il était arrivé à la détermination de ne jamais recommander personne, de crainte de commettre une injustice. Mais en poussant cette théorie à l’extrême, on arrive au plus effroyable égoïsme, sans rétablir le règne de l’équité.
L’homme est, aujourd’hui encore, un être extrêmement limité, et peut-être le restera-t-il toujours ; la sphère où il agit directement est fort restreinte. Sa pensée seule peut dépasser les bornes de l’horizon que ses yeux perçoivent, et se répandre au loin. Mais, pratiquement, il n’a guère pour prochains que ceux dont la vie se mélange à la sienne par la famille, par l’amitié, par les intérêts communs. S’il se donnait comme devoir, — sans se désintéresser des grandes préoccupations humaines, — de ne pas rendre malheureuses, par sa faute, les existences qui dépendent de lui, un pas immense serait fait, et une bonne partie des peines sous lesquelles succombent les habitants de la terre, s’allégerait merveilleusement.
Mais comment amener les hommes à cette résolution, ceux surtout dont l’éducation n’est plus à refaire et qui ont vécu jusqu’ici parfaitement insouciants des conséquences de leur caractère et de leurs façons d’agir ? La plupart même n’ont jamais pensé aux dommages qu’ils ont causés. Quelques rares âmes délicates et sensibles sentent seules le scrupule d’avoir affligé, découragé, froissé… Les autres foulent d’un pied paisible les petites fleurs qui croissent sur le sentier où elles marchent ; leurs mains brutales écornent et brisent ce qui passe à leur portée, et elles écartent avec une dédaigneuse indifférence les obstacles qui les gênent. Les violents, les maussades, les injustes, les jaloux torturent la vie des autres, sans presque en avoir conscience, tellement il est admis que l’on peut avoir un détestable caractère sans risquer la mésestime.
Or, c’est là le point sur lequel la mentalité humaine doit se transformer. Les défauts de caractère méritent d’être considérés comme des tares morales, et jugés comme tels. L’opinion publique est seule capable de produire ce mouvement de pensée ; l’essentiel est d’établir un courant, pour faible qu’il soit ; il s’élargira ensuite et dominera les esprits. Lorsqu’il sera admis que tourmenter son prochain équivaut à le dépouiller de sa bourse, les gens ne lâcheront plus aussi facilement la bride à leurs tendances irritables, impérieuses, intolérantes et injustes. Certains êtres s’arrogent le monopole de cette licence et en tirent même une sorte d’orgueil étrange qu’ils décorent du nom de courage ou de franchise, et peut-être sont-ils de bonne foi ! Mais cette bonne foi est basée sur une telle erreur de jugement, qu’on ne peut en tenir compte.
La formation d’une opinion publique sur cette matière est donc le seul remède aux maux variés que les hommes se causent entre eux. Il est nécessaire d’établir des courants de pensée en ce sens, et tous doivent s’y essayer. L’analyse des sentiments et des mobiles qui poussent les gens à se tourmenter les uns les autres est le premier pas à faire dans cette voie ; le second est de leur ouvrir les yeux sur les conséquences, souvent désastreuses, de leurs actes et de leurs paroles. Il faut, en somme, que l’être humain devienne conscient, l’inconscience étant le grand obstacle à son évolution.
Mais, dira-t-on, il est parfois utile de faire souffrir pour former les caractères. En évitant toujours de causer de la peine à autrui, on risque de perdre toute influence moralisatrice, de provoquer un amollissement général des facultés, et surtout des facultés de réaction si nécessaires à la santé physique, intellectuelle et morale des individus. La souffrance est bonne…
Pour ce qui est du dernier argument on peut se tranquilliser, la souffrance ne manquera jamais, la Providence ou la destinée se chargeant toujours de nous la faire connaître. Mais la première partie de l’objection est juste : il faut savoir, dans l’éducation, toucher et blesser certains sentiments, les faire saigner même, et viriliser les caractères en leur imposant l’effort, le renoncement, le travail, toutes choses qui, au moment même, ressemblent étrangement à des peines. Les enfants ont à ce sujet des perceptions étonnamment justes. Ils préfèrent presque toujours les parents sévères à ceux qui ne le sont pas, pourvu qu’ils découvrent, sous leur rigueur apparente, un esprit de justice et de bonté. Évidemment un père, une mère qui, pour éviter une contrariété à leurs enfants, leur permettent de se lever tard, de négliger leurs études et de consacrer leurs forces au plaisir, sont leurs pires ennemis. Par une indulgence puérile et une faiblesse inintelligente, ils risquent d’endommager l’avenir de leurs fils et de leurs filles de façon irrémédiable ; ils méritent donc d’être placés parmi les pires faiseurs de peines.
Mais tout raisonnement suppose une intelligence capable de le comprendre. La vérité la plus évidente, sottement appliquée, peut avoir des résultats pires que le mensonge. Ainsi la nourriture est indispensable à la vie, l’air, au fonctionnement des poumons ; mais gaver un enfant d’aliments, ou l’exposer à un vent du nord glacé, pendant des heures entières, est atteindre un but contraire à celui que l’on se propose. Il en est ainsi de la trop grande complaisance. Vouloir écarter de ceux qu’on aime les difficultés à vaincre et les occasions d’effort, est le plus mauvais service à leur rendre, surtout s’il s’agit d’enfants et de jeunes gens. Il faut, au contraire, inventer les obstacles, si les conditions de la vie n’en fournissent pas. Telle parole incisive, tel blâme sévère sont comme le sel qu’on mêle aux aliments ; ils servent de stimulant. Ne pas savoir, à l’occasion, causer volontairement un moment de peine, serait mal aimer ou montrer une déplorable absence de compréhension.
Mais entre une critique méritée, destinée à produire un effet salutaire, et des paroles malignes, reflet de sentiments injustes, jaloux, ou pis encore, aucune comparaison ne peut s’établir. La première est semblable au remède qui guérit, même si le goût en est âcre ; les secondes sont des liqueurs qui empoisonnent.
On objectera encore que telles personnes, capables de formuler les plus dures vérités, ont été des sonneurs de cloches efficaces. Que d’âmes réveillées par ces langues acerbes ! Jamais un doux berger n’aurait eu cette influence. C’est qu’il y avait en ces hommes, aux paroles brusques et sévères, l’étoffe d’un apôtre, et qu’ils s’exprimaient en mots cinglants, emportés par leurs convictions et non par un esprit de méchanceté, d’intolérance ou d’injustice. Il est certain, du reste, que leur influence dépendait de la valeur et de la force de leur caractère et non des formes brusques et dures dont ils enveloppaient leurs enseignements et leurs blâmes. Avec plus de douceur et d’indulgence, le même effet aurait été produit, peut-être même un effet meilleur.
En quelques cas, en certaines circonstances, avec les natures molles et léthargiques, il est possible que la violence soit nécessaire pour éveiller les consciences. Elles ont besoin de l’effet physique produit par la voix irritée, les paroles rudes et les manières brutales. Le fait se vérifie surtout avec les enfants. Plus tard, l’esprit critique s’étant développé chez l’individu, la boursouflure dans les reproches en détruit l’efficacité.
De toutes façons, une démarcation nette doit être établie, dès le début, entre les faiseurs de peine par altruisme et conscience et les faiseurs de peine par égoïsme et inconscience. Les premiers savent ce qu’ils font, même s’ils se trompent dans la forme qu’ils emploient ; les seconds sont semblables à des aveugles, qui mettent le feu partout où ils passent, sans discerner les désastres dont ils sont cause. Ces criminels sans le savoir sont les plus à plaindre des hommes, car ils risquent de se trouver devant l’irréparable, le jour où ils ouvriront les yeux à la vue nette des responsabilités qu’ils ont encourues.
Sûrement si les créatures vivantes pouvaient voir les conséquences de toutes leurs mauvaises actions… elles s’en détourneraient avec horreur.
Imitation de Boudha.
Ernest Renan s’exprimait à peu près en ces termes, en parlant de l’éducation religieuse : « Nos enfants ont été élevés sous l’influence de l’ombre du christianisme, mais qu’en sera-t-il de nos petits-enfants ? Ils n’auront plus que l’ombre d’une ombre : or, c’est bien mince ! » Nous en sommes maintenant à cette ombre d’une ombre, et c’est bien mince, en effet ! Cependant, dans certaines classes sociales, l’instruction religieuse se donne encore par conviction ou par convenance, et l’on enseigne le décalogue aux jeunes gens et aux enfants. Mais la plupart sont disposés à penser, comme d’ailleurs le faisaient leurs pères, qu’une partie des dix commandements ne les regarde point, ceux surtout qui défendent le vol et le meurtre. Les personnes qui les instruisent les forcent à s’y arrêter, leur démontrant qu’on peut voler son prochain sans lui dérober apparemment aucun objet matériel, en diminuant injustement sa réputation, en dénigrant ses capacités, en lui faisant perdre du temps lorsqu’il vit de son travail, en retardant les payements qui lui sont dus, en essayant d’obtenir des rabais exagérés sur le prix des objets qu’on lui achète. Les exemples peuvent se multiplier à l’infini, et tous représentent des vols, inconscients peut-être, mais non moins réels et pernicieux dans leurs effets.
Quand il s’agit du : « Tu ne tueras point », les instructeurs sont plus embarrassés et moins clairs. Toute pensée de haine, disent-ils, impliquant le désir de la disparition de l’ennemi ou du gêneur qui encombre notre route, peut être assimilée à l’homicide. Mais si l’on tue plus souvent par la pensée que par le poignard ou l’arme à feu, ces élans meurtriers sont toutefois assez rares, et s’ils révèlent des cœurs violents, rancuniers, intéressés, ils sont du moins nuls dans leurs effets, car ceux que l’on occit en espérance sont d’ordinaire les plus rebelles à quitter le monde d’où l’on voudrait les exclure.
Des façons de tuer bien autrement réelles et sûres peuvent être citées : un fils qui triche au jeu, une fille qui se déshonore, amènent ou précipitent la mort de leurs parents. Certaines cruelles trahisons d’amour ont parfois aussi le même résultat. L’associé infidèle qui ruine l’ami confiant est souvent la cause directe de la maladie qui emporte celui-ci. Énumérer les occasions tragiques où l’homme est responsable d’avoir abrégé les jours de son semblable serait trop long. Les cas extrêmes que je viens de citer sont rares cependant. La plupart des gens honnêtes ou appelés tels n’ont ni déshonneur, ni trahison, ni ruines à se reprocher. Ils vont de l’avant dans la vie, la conscience sereine, certains de n’avoir pas manqué au sixième commandement et, si on le prononce devant eux, ils relèvent vertueusement le front. Cet ordre, qu’ils n’ont jamais enfreint, ne les regarde pas ; il s’adresse à ceux que la police traque ou que les prisons abritent.
Cette parfaite tranquillité d’esprit est-elle justifiée ? Sommes-nous réellement certains que ces paroles ne nous regardent pas et que, s’adressant à un peuple entier, Moïse, sous l’inspiration divine, ait prononcé des paroles inapplicables à la plupart des hommes ? Il est probable, au contraire, que les ordres donnés l’étaient pour tous, s’adossaient à tous, correspondaient à des tentations et à des possibilités communes à tous.
Il y a dans la vie humaine, comme je l’ai dit déjà[2], un côté grave dont on a rarement conscience. Si l’on s’en rendait nettement compte, l’orientation de l’existence serait différente. J’entends parler de la portée qu’ont les actes, les paroles et, qui sait ? même les pensées personnelles. N’est-il pas effrayant que tout ce que nous disons ou faisons ait une répercussion immédiate qui influe sur notre propre destinée et sur celle d’autrui ? C’est dans le fait de cette répercussion qu’il faut chercher en quoi le sixième commandement regarde tous les hommes, et pourquoi ils sont dans l’erreur en voulant l’appliquer à une seule catégorie d’individus.
[2] Voir le chapitre : « Faiseurs de peines ».
Quelle que soit la forme des doctrines religieuses, philosophiques ou positivistes qui gouvernent les vies, certaines notions sont communes à tous les hommes. La nature, l’hérédité et l’influence des milieux sont la cause de ces analogies. En tout cas l’on peut affirmer que tous les êtres créés souffrent des mêmes peines. Quelquefois leurs joies sont diverses, mais la douleur les assimile les uns aux autres. Comme la mort, elle est le grand niveleur, et « la garde qui veille aux barrières du Louvre n’en défend pas nos rois ». La même qualité de larmes rougit les yeux des misérables et des puissants, et leurs cœurs se serrent de la même façon, sous l’étreinte de la souffrance. Nous pouvons donc tous mesurer ce qu’elle représente pour autrui, et nous rendre compte des ravages qu’elle produit dans l’organisme physique.
Si réellement l’on doit trouver dans l’au-delà un règne de justice où toutes les actions secrètes des hommes et tous les effets de ces actions seront pesés à une juste balance, il y aura de singulières surprises. Parmi les meurtriers que Dante a placés dans le septième cercle de l’enfer, au milieu d’une rivière de sang bouillant : Lungo la proda del bollo vermiglio ove i bolliti faceano alte strida, nous verrons peut-être surgir des figures que nous n’aurions jamais supposé devoir faire partie de la sinistre cohorte. Et si le grand poète demandait à entendre le récit de leurs fautes, ces damnés ne pourraient plaider ni la passion folle, ni la jalousie aveuglante, ni l’ambition effrénée, car c’est inconsciemment qu’ils ont été assassins.
Mais jusqu’à quel point l’homme de notre époque a-t-il le droit de se déclarer inconscient, de plaider l’ignorance et de décliner les responsabilités qui lui incombent ? Son premier devoir d’être civilisé n’est-il pas justement de savoir ce qu’il fait, d’être conscient de ses actes et de leurs conséquences ?
Il y a évidemment des peines involontaires dont nul n’est responsable et des peines salutaires[3] qui sont un devoir. Cependant qui de nous est certain de n’avoir jamais fait souffrir sciemment et inutilement les êtres dont l’existence se trouve mélangée à la nôtre, et d’avoir ainsi abrégé des vies ? En certains cas, ces peines furent passagères, et le repentir de ceux qui les provoquèrent en a effacé la trace et le souvenir. Mais il y a des individualités qui s’arrogent le droit, avec suite et persévérance, de causer les pires souffrances à ceux qui ne leur ont point fait de mal. Sans parler du déshonneur, de la ruine et des catastrophes innombrables que certaines créatures malfaisantes provoquent autour d’elles, il y a des formes infinies de chagrins usants que les hommes se donnent les uns aux autres, sans même avoir pour excuse la loi de la conservation, cette loi inférieure et cruelle, derrière laquelle s’abritent les égoïsmes effrénés. On peut ramener, il me semble, la plus grande partie de ces peines inutiles à la formation incomplète des caractères et à l’habitude de ne pas tenir compte des impressions que nos actes et nos paroles produisent sur les sentiments d’autrui.
[3] Voir le chapitre : « Faiseurs de peines ».
L’augmentation croissante des suicides est un fait indéniable et général. Les causes qui les provoquent, — sauf dans les cas passionnels, — ne sont plus tout à fait les mêmes qu’autrefois. Ainsi les suicides pour échapper au déshonneur ont diminué, et ceux pour échapper à la maladie et à la misère ont quintuplé au moins. Le phénomène s’explique aisément. Le mot honneur est composé des mêmes lettres, mais sa signification a varié, et ses limites se sont étonnamment élargies ; ce n’est plus l’île escarpée et sans bord où nul ne pouvait rentrer quand il l’avait quittée, c’est une plaine qui s’étend à l’infini et dont on ne discerne plus nettement les bornes. Par conséquent, la crainte d’en être expulsé a cessé à peu près d’inquiéter les consciences.
D’autre part, la résignation étant désormais considérée par les écoles modernes comme la vertu des faibles et des incapables, la plupart des gens ont honte de la pratiquer. Et lorsque les nuages s’amoncellent, ils s’enfuient de la pauvreté et de la souffrance, en se jetant dans la mort. Ceux qui ont désappris aux âmes la beauté et la grandeur de la patience auraient dû prévoir ce que cette doctrine provoquerait de désespérance chez les malheureux, désespérance que les meilleures lois sociales ne guériront pas, car les souffrances physiques et morales échapperont toujours à leur contrôle.
Peut-être ces contempteurs de la résignation ont-ils, au contraire, prévu le résultat de leurs leçons et estiment-ils que les êtres inutiles à la société font bien de se supprimer ? En ce cas ils ne mériteront pas une accusation de légèreté. Il faut même reconnaître qu’ils n’ont pas travaillé en vain et que leur influence sur les âmes a été réelle.
La responsabilité d’une autre catégorie de suicides, assez fréquente de nos jours, et qui a pour cause les chagrins domestiques, peut en partie leur être attribuée également. Les trahisons conjugales ne se cachent pas sous cette dénomination (ayant leur rubrique spéciale) ; il s’agit simplement des tortures que les membres d’une même famille s’imposent les uns aux autres et qui, parfois, produisent des exaspérations telles, que les victimes de ces misères préfèrent en finir avec la vie plutôt que de continuer à les supporter.
Le dédain ouvertement exprimé pour la patience et la résignation contribue, certes, à ces accidents, mais d’autres facteurs entrent également en jeu, et ce sont le manque de contrôle sur soi-même et l’irascibilité qu’on ose aujourd’hui étaler impudemment en les décorant du nom de nervosité : « Dans ma jeunesse, la neurasthénie s’appelait mauvais caractère », disait une femme au franc parler. Évidemment elle avait le tort de trop généraliser, mais un fond de vérité ornait ses paroles. Que de choses appelées honteuses autrefois et que, sous le nom de nerfs, on se pardonne aujourd’hui avec une aisance étonnante. Accuser quelqu’un d’impatience, d’irritabilité, d’injustice et même de mauvaise foi n’est plus une injure : « Ce sont les nerfs », répond-on, et ce mot magique explique et excuse tout. Chacun se sent devenir irresponsable, car ces nerfs-là, chacun les a, chacun serait tenté par moment de leur lâcher la bride.
Une certaine réaction contre l’importance excessive donnée aux désordres nerveux commence à se manifester dans le monde médical, et d’autres moyens de cure que la complaisance, dont les spécialistes ont usé jusqu’ici, sont préconisés. On essaye, par l’éducation de la raison, de démontrer aux malades que l’état de leurs nerfs dépend en grande partie de l’état de leur esprit, et que c’est celui-ci qu’il faut guérir. Mais après avoir persuadé aux gens qu’ils ont un système nerveux détraqué, il est excessivement difficile de les convaincre que la guérison dépend d’eux-mêmes. Leur amour-propre se met de la partie, car ils sont devenus intéressants à leurs propres yeux, regrettent leur situation de sujets pathologiques et n’éprouvent aucun désir de redevenir responsables de leurs propres actes.
Le phénomène est singulier, mais très réel. Évidemment on se sent humilié des maladies enlaidissantes, répugnantes et qui mettent des entraves aux jouissances ; mais si la vanité et le plaisir n’en souffrent pas, certaines gens trouvent une sorte de satisfaction orgueilleuse à parler de leurs maux. Le personnage de Dickens, qui était si démesurément fier de la frêle santé de sa femme, n’est, comme toutes les caricatures, qu’une exagération de la vérité.
Le nervosisme n’a pas créé les défauts par lesquels les hommes de tout temps se sont fait souffrir les uns les autres, mais il les a aggravés, leur a fourni le prétexte de s’étaler avec impudeur ; en même temps, il diminuait les qualités d’endurance. De là un malaise général ; les nerfs des uns ne veulent plus supporter les nerfs des autres ; X se laisse aller à son irascibilité, et Z se révolte contre les façons désagréables qu’il avait jusqu’ici supportées avec patience.
Un examen de conscience s’imposerait à tous, car tous, plus ou moins — sauf quelques lumineuses exceptions — font souffrir et souffrent. Or, ces souffrances sont inutiles et pourraient être, en partie du moins, éliminées, si la préoccupation de ne pas être des faiseurs de peines pénétrait les esprits, et si chacun apprenait à mesurer ses responsabilités. Le mauvais caractère d’un membre d’une famille n’amène pas nécessairement le suicide des autres, mais il décolore leur existence et peut accélérer le développement des maladies dont ils portent le germe. Dans beaucoup de cas, il précipite les morts.
Les organisations sensibles, fières et délicates, les cœurs profonds sous une apparence brusque, les êtres de bonne foi et de justice sont ceux qui souffrent davantage des contrariétés de la vie domestique. Ils ont le besoin intense d’un centre d’harmonie et de paix où se reposer des luttes extérieures, et ne savent se résigner à ne pas le trouver sous leur toit. Le regret les ronge et les rend moroses, ternes, découragés. Ils contribuent ainsi à alourdir l’atmosphère morale de la famille. D’abord victimes, ils finissent par devenir bourreaux, tellement l’humeur chagrine est une maladie contagieuse. Le prince de Bismarck a dit, je ne sais où, que les gens de bonne humeur avaient toujours raison. En tout cas, les grognons ont toujours tort. Comme il suffit d’une brebis malade pour empoisonner un troupeau, il suffit d’un caractère chagrin pour gâter tous les autres, c’est la traînée de poudre. La minute d’avant, on riait ; le fâcheux entre, et au bout d’un instant chacun boude !
Ces effets désastreux se manifestent surtout dans les familles, parce que la gêne en est bannie et que, s’aimant davantage, on est plus sensible aux procédés désagréables. Et puis c’est l’histoire de la goutte d’eau qui, tombant chaque jour, finit par creuser le sol. Telle attitude, prise fortuitement dans le monde par un indifférent, froisse sans affliger, mais de la part d’une mère, d’une femme, d’un frère, d’un mari, elle blesse aux points sensibles du cœur. Est-ce à dire que la vie de famille nous expose à des expériences douloureuses auxquelles nous échappons ailleurs ? Il est impossible de le nier, et cependant la famille est encore ce que l’on a inventé de mieux en ce monde, et ceux qui voudraient la détruire n’y parviendront pas.
On pourra la dissoudre, elle se reformera fatalement. La supprimer serait priver l’homme de tout appui et de toute consolation. Mais la rendre douloureuse, comme le fait notre manque d’altruisme, c’est la forcer à dévier de sa mission véritable, qui est d’être un abri, une école et un but. Comment concevoir une humanité sans famille ? Les hommes ne seraient plus que des voyageurs solitaires, passant d’un hôtel à l’autre, n’appartenant à personne, sans devoir, sans responsabilités, ne connaissant que la joie de contacts passagers, d’où naîtra peut-être une autre créature solitaire, dont l’État s’emparera et qu’il lancera ensuite dans l’existence, sans le souvenir d’un passé, sans l’espérance d’un avenir.
Les êtres brutaux et violents, méchants même, ne sont pas toujours ceux qui enveniment davantage la vie de famille. Les caractères injustes et de mauvaise foi — l’un ne va généralement pas sans l’autre — causent des misères plus profondes, et le mal qu’ils font est autrement subtil et dangereux. L’affirmation paraîtra paradoxale et ne l’est pas. D’abord les premiers sont rarement aimés ou cessent promptement de l’être, et leurs actes ne produisent souvent que des effets extérieurs ; ils donnent des coups de poing qu’on peut rendre ou dont on peut guérir. Les seconds versent un poison lent qui tue.
Certaines natures ne souffrent que faiblement de l’injustice ou de la mauvaise foi de leur entourage ; tout glisse sur elles, pourvu que leurs intérêts ou leurs plaisirs ne soient pas compromis. Pour les êtres droits et sensibles, au contraire, tout contact avec ces deux forces dissolvantes représente une torture qui les exaspère et les humilie.
On m’a accusé de juger sévèrement les femmes, et certains passages d’Ames dormantes m’ont valu des reproches de la part de celles qui, reconnaissant leurs propres mérites, trouvaient mes réflexions déplacées. D’autres, au contraire, âmes admirables et droites, se sont montrées d’une humilité touchante, me reprochant de n’en avoir pas dit assez sur les lacunes de l’esprit féminin. Je crains, cette fois-ci encore, d’éveiller des susceptibilités en osant prétendre qu’au point de vue de l’injustice, les femmes rendent des points à l’autre sexe.
C’est surtout dans la famille que ce manque d’équité se manifeste. L’homme ayant au dehors de nombreux champs d’action et d’évolution, se complaît parfois, chez lui, au rôle de bon juge. La mère, l’épouse, la sœur y prétendent rarement. Dites à un homme qu’il est injuste, il s’offense. Retournez l’accusation contre la femme, elle ne se révolte pas, elle sourit parfois même avec complaisance. Les scrupules ne l’arrêtent guère dans ses aveugles préférences ni dans ses appréciations fausses. Elle estime que de ne pas avoir à se soucier de ce qui est juste, représente un des privilèges de son sexe…
Les femmes sincèrement chrétiennes et les femmes intellectuellement supérieures ne tombent pas dans cette basse erreur. Elles se croient dignes d’aspirer à la justice, et l’accusation d’y manquer les blesse autant que l’homme. Mais tout ce qui est haut est rare. Pour qu’il y ait un changement dans les conditions psychologiques de l’humanité, il faudrait que certaines habitudes morales s’établissent sur le terrain commun. Il ne sera possible d’y arriver que par l’éducation et l’influence de l’opinion publique, lorsque celle-ci se reformera sur des bases nouvelles.
Quand l’injustice nous touche directement et lèse nos intérêts, nous nous révoltons, nous nous indignons, mais notre plus fine substance n’est pas seule touchée. D’autres éléments s’y mélangent, et les sentiments qui nous agitent sont tellement imprégnés de colère et de rancune personnelle, que le sens de l’équité blessée se fait moins sentir. C’est lorsque les actes, les paroles et les pensées injustes ne sont pas dirigés contre nous, mais contre autrui, que nous connaissons, dans toute son intensité, cette souffrance spéciale, intolérable aux âmes droites.
L’injustice vis-à-vis des enfants est la plus inique ; ils ne peuvent se défendre et ne se rendent même pas compte de ce qui les fait souffrir ; on voit passer dans leurs yeux une surprise, une détresse qui angoissent le cœur. Dans la jeunesse, l’effet des injustices subies est moins émouvant, mais plus dangereux ; il aigrit, endurcit et souvent déprave les âmes. Il éloigne de la famille, prématurément, ceux qui auraient encore besoin d’être guidés par elle ; il dépose dans les jeunes esprits des germes de défiance et de rancune qui ne s’éliminent jamais.
Un fils, une fille, qui voient l’un de leurs parents victime de l’injustice de l’autre, en sont plus frappés que s’il s’agissait de torts plus graves qui se dissimulent mieux et heurtent moins au fond.
Si encore on parvenait à démontrer leurs torts aux êtres injustes, une sorte de soulagement s’ensuivrait. Mais on n’y parvient jamais, souvent parce qu’ils sont inconscients, et presque toujours parce qu’ils sont de mauvaise foi vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres. Il est rare que la mauvaise foi ne soit pas alliée à l’injustice ; elles marchent presque toujours de conserve, l’une appuyée sur l’autre. De la famille où elles s’exercent journellement, ces deux sœurs perverses s’étendent à tous les rapports sociaux, qu’elles gâtent et attristent.
La mauvaise foi est subtile, s’insinue partout, même dans l’amour et aussi souvent dans l’amitié. Les relations mondaines en sont saturées, et elle atteint des proportions gigantesques dans la vie publique. Le jeu des partis dans le système parlementaire est basé en grande partie sur la mauvaise foi. Cette nécessité de désapprouver toute noble initiative du parti contraire, et d’approuver aveuglément les sottises de son propre parti donne aux âmes l’habitude de se mentir à elles-mêmes. Les esprits droits tendent à réagir contre ce servage politique, mais au point de vue du système représentatif, ces velléités d’émancipation morale sont réprouvées. Sur certaines questions l’on voit aujourd’hui les groupes se désagréger, les caractères indépendants se refuser à voter contre une motion qui leur paraît bonne, simplement parce qu’elle est présentée par des adversaires. Ces symptômes semblent indiquer un avenir meilleur, où les hommes, au lieu de se ranger sous un drapeau, représentant des intérêts, se disciplineront sous le joug de principes librement acceptés, dont le but unique sera le bien général.
Que nous sommes loin encore de cette sincérité d’âme ! Dans quels rapports humains la mauvaise foi ne règne-t-elle pas en maîtresse ? Les gens, en ce monde, paraissent surtout préoccupés de se tromper l’un l’autre. De l’homme d’État, qui éblouit le pays de promesses qu’il sait ne pouvoir tenir, jusqu’au négociant, qui vend des produits falsifiés, et à l’ouvrier, qui fait par calcul un ouvrage sans durée, pour s’assurer une clientèle, la mauvaise foi s’étale à tous les degrés de l’échelle sociale. On le sait : quelques-uns s’indignent, d’autres sourient ; mais tant qu’elle ne lèse que des intérêts matériels, qu’elle ne se manifeste que dans la vie publique et les rapports extérieurs, on la supporte et on n’en meurt pas.
Mais si elle pénètre dans l’intimité de notre existence sentimentale, elle devient, elle aussi, tout comme l’injustice, une cause de mort, car elle soulève des révoltes dans la partie la plus délicate de notre être. Découvrir de la mauvaise foi chez ceux que l’on aime, — même en dehors de l’amour, — est autrement douloureux qu’une injure ou un acte brutal. Il est triste de ne pouvoir tabler sur le dévouement d’un frère, d’une sœur, d’un ami, mais ne pouvoir compter sur leur bonne foi est plus triste encore. Le cœur se gonfle d’indignation jusqu’à éclater et n’a pas la ressource de se soulager par des reproches comme pour un tort tangible, le caractère de la mauvaise foi étant justement de nuire et d’exaspérer, sans en assumer la responsabilité.
Des personnes, qui seraient fort étonnées si on doutait de leur honorabilité, se permettent de dire les choses les plus blessantes et les plus injustes à leur entourage, de ces choses qui font saigner l’âme. Puis, si leur victime essaye de réagir, elles jouent la surprise, déclarent qu’elles ne comprennent pas pourquoi on se fâche, que pas une parole, dont elles aient à se repentir, n’est sortie de leur bouche. Et cependant leurs lèvres sont chaudes encore des mots incisifs et cruels qu’elles ont prononcés ! Est-ce lacune mentale ou mauvaise foi ?
D’autres individualités ont pour système, dans une discussion, de ne jamais tenir compte des arguments de leur interlocuteur, et reviennent toujours à leur point de départ pour défendre leur égoïsme, imposer des sacrifices à autrui ou reprocher des torts qu’on ne leur a pas faits. Aucune démonstration, aucune explication ne les persuade, les bonnes raisons n’arrivent pas à leur cerveau. Du moins elles n’en tiennent aucun compte et, après des heures de discussion, remettent sur le tapis leurs premiers arguments, dont la fausseté cependant leur a été victorieusement démontrée. Ces mêmes personnes ont pour système de ne jamais reconnaître ce qu’on a fait pour elles et ne se souviennent que de ce que l’on a oublié de faire. Si l’on s’abaisse à rappeler des actes positifs de dévouement accomplis à leur égard, elles regimbent, vous accusent de leur reprocher les bienfaits reçus et déclarent qu’elles n’en avaient nul besoin !
Tout esprit manquant de droiture est, par cela même, ingrat. Or l’ingratitude, jointe à la mauvaise foi et à l’injustice, font tant de mal aux êtres sensibles, que la plupart des maladies de foie et de cœur qui, tout à coup, emportent nombre de gens, ont été lentement préparées par la tristesse, l’amertume, la révolte qu’éprouvent les âmes loyales et tendres à ces contacts douloureux.
Les femmes en général, — exception faite naturellement des femmes de cœur et d’intelligence supérieure, — ont l’habitude de dire du mal des maris, en tant que catégorie. Ils le méritent sur beaucoup de points sans doute. Mais il en est cependant de dévoués, de bons, s’exténuant de travail pour donner du bien-être à leur famille, qui sont tués lentement par l’ingratitude, l’injustice et la mauvaise foi de leur femme. Celle-ci est peut-être une très vertueuse personne, qui n’a jamais manqué à ses devoirs d’épouse, mais elle se plaint toujours ; elle ne reconnaît jamais ce que l’on a fait pour elle ; elle a des caprices constants et une irritabilité chronique. Le pauvre homme rentre dans son intérieur où jamais une bonne parole ne l’attend, où jamais ses oreilles n’entendent un raisonnement juste. S’il est faible et sans principe, il cherchera des compensations ailleurs, mais s’il est honnête et affectionné, il se contentera d’être malheureux, de se ronger intérieurement, et de ces rongements naissent les maladies qui emportent.
Dans les vies mondaines et les maisons riches, où les obligations d’une grande fortune finissent toujours par extérioriser forcément les existences, ces misères morales se sentent moins, parce que l’on dépend moins les uns des autres. Mais dans les milieux modestes et laborieux, l’homme aurait besoin de trouver dans sa famille, qu’il soit mari, père, fils, ou frère, un abri pour se reposer des luttes de la journée et se préparer à celles du lendemain, un abri où il soit sûr de ne pas rencontrer l’injustice, la mauvaise foi, l’ingratitude, ces ennemis qui le guettent à chaque instant dans la vie publique.
Il y a aussi, bien entendu, des maris, des pères, des fils brutaux, injustes, de mauvaise foi et ingrats, — surtout ingrats, — mais, en général, les torts des hommes prennent d’autres formes, ils tuent d’une autre façon, et leurs torts sont plus apparents, plus grossiers, plus tangibles… Impossible pour ceux-ci de plaider l’inconscience. Ainsi on voit des hommes ruiner leur famille par leurs vices, leur imprudence ou leur faiblesse, mais, du moins, ils ont la responsabilité de ces catastrophes, puisque l’administration de la fortune est entre leurs mains. Pourtant que de fois c’est la femme qui pousse au luxe, se refuse à l’économie, ne veut pas sacrifier ses robes et ses colifichets et rend impossible les réformes que le chef de famille voudrait imposer.
Des statistiques de la criminalité, il résulte que les hommes recourent aux moyens violents pour se débarrasser des femmes, dans une proportion très supérieure à celle de l’autre sexe ; mais dans la catégorie des empoisonnements, celui-ci reprend le dessus. Il en est de même pour les torts qui, sans avoir recours au crime, amènent la mort des membres d’une famille : ceux des femmes sont plus subtils, ils ne frappent ni le regard, ni le toucher, ni l’opinion, et si la loi se mêlait de les rechercher, ils échapperaient à son contrôle.
Les hommes prennent leur revanche sur d’autres questions, car ils sont faiseurs de peines tout autant et même davantage que les femmes. Ainsi dans les malheurs qu’amène l’amour, leur responsabilité est plus considérable, et il en est de même sur beaucoup d’autres points. Mais leurs torts, leurs fautes, leurs crimes représentent, la plupart du temps, des réalités positives, tangibles, visibles, dont ils doivent rendre compte. Leur injustice, leur mauvaise foi revêtent des formes agressives et brutales et se montrent plus souvent encore dans la vie publique que dans la vie privée, tandis que la femme, n’ayant pas cette ressource, exerce son action seulement dans la famille et dans l’intimité.
Si la façon perfide de faire souffrir, où excellent certaines créatures humaines, excite l’indignation à cause des découragements douloureux qu’elle provoque et des malheurs qui en résultent, une tristesse profonde se joint à l’indignation, car ces créatures ont souvent le cœur affectueux ; elles aiment ceux qu’elles torturent, elles voudraient être bonnes, remplir leur devoir, elles croient le remplir et sont parfois — pas toujours — absolument ignorantes du mal qu’elles causent.
Lorsque, dans cette existence ou dans des existences successives, elles auront développé leur conscience et que l’éducation de leur raisonnement sera faite, leur réveil sera terrible, car le mot trop tard est le plus douloureux que les lèvres humaines puissent prononcer. Trop tard pour être heureuses elles-mêmes, trop tard pour rendre heureux ceux qu’elles aimaient, trop tard pour réparer les ravages qu’elles ont produits, trop tard pour redonner la vie…
L’œil ne peut pas dire à la main : je n’ai pas besoin de toi, ni la tête dire aux pieds : je n’ai pas besoin de vous.
Saint Paul.
Parmi les faiseurs de peines, il faut placer au premier rang les utopistes généreux et fous qui ont jeté dans le monde le mot d’égalité. Ce mot, qui répond au besoin de justice qui tourmente les consciences modernes, a séduit les âmes ; pourtant jamais mot n’a contribué davantage à détruire la paix des cœurs en éveillant en eux d’irréalisables aspirations. Une partie du malaise qui trouble la société actuelle en procède directement, car donner pour but aux hommes l’égalité, c’est les placer en face d’une chimère éternellement fuyante.
Sur quoi se basent, en effet, les espérances égalitaires qui aujourd’hui soulèvent les foules ? Où que nous regardions, l’inégalité règne partout : dans les œuvres de la nature, les formations humaines, les infinies variétés psychologiques des individus. Depuis le commencement des siècles jusqu’à maintenant, sous aucune forme, l’égalité n’apparaît dans le monde ; preuve que d’immuables lois s’y opposent. Les religions s’en sont si nettement rendu compte qu’elles ne l’ont jamais proclamée, même au point de vue spécial de la situation de la créature vis-à-vis du créateur.
Le christianisme lui-même, tout en proclamant que tous les hommes sont enfants de Dieu, contredit absolument, par la doctrine des appelés et des élus, le principe égalitaire. Pour nous en tenir à la religion de l’Occident, il résulte de l’ancien et du nouveau Testament que l’Éternel n’a pas vis-à-vis de chacun des intentions identiques, qu’il emploie des mesures diverses, qu’il crée des vases d’élection et des vases de perdition. N’est-il pas le potier qui se sert d’éléments différents pour des fonctions différentes et avec lequel nul n’a le droit de contester ? Les paroles de l’apôtre Paul sont à ce sujet nettes et explicites : Dieu appelle qui Il veut, rejette qui Il veut, et pourtant, tous sont ses enfants, tous sont égaux devant son amour et sa justice.
C’est là le mystère que le sentiment de la solidarité bien comprise tend à éclaircir ; la tête a besoin des bras et les bras, de la tête. Et ce besoin mutuel crée une sorte d’égalité entre les membres d’un même corps ; mais l’inégalité des conditions et des dons durera aussi longtemps que le monde, et même peut-être au-delà du monde.
Les fondateurs d’État et les différentes civilisations, s’inspirant des inégalités de la nature, établirent des régimes, basés sur tant de tyrannie, d’abus et de criantes injustices, qu’enfin le cœur de l’homme se révolta. La déclaration, relativement récente, de l’égalité de tous devant la loi, procède de cet éclat d’indignation, si fort chez quelques-uns, qu’il a créé d’irrésistibles courants et imposé dans la législation quelques principes à base d’équité.
On n’est encore qu’au commencement de la route à parcourir. De grandes réformes restent à accomplir, et le devoir de tous est de travailler, même au prix de graves sacrifices personnels, à accélérer les conquêtes de la justice. Celles-ci promettent à l’humanité un avenir meilleur, où les revendications seront moins âpres, étant moins justifiées, où les poussées de l’envie s’atténueront, où, lorsque surgiront des conflits, chacun sentira qu’il existe des « juges à Berlin », et une opinion publique intelligente et droite dont les arrêts auront moralement force de loi. Ce jour est éloigné encore, bien que l’aurore en semble proche à quelques-uns ; mais que ce résultat soit atteint à longue ou à brève échéance, il représente la seule victoire contre l’inégalité à laquelle l’homme puisse prétendre.
Le mirage de l’égalité des conditions, qu’on fait miroiter devant les foules, est aussi décevant que les plus fausses chimères dont on ait jamais amusé l’humanité. Autant promettre à l’homme de l’empêcher de mourir ! Un médecin qui leurrerait ses clients de pareille espérance, passerait pour un charlatan, un ignorant ou un fou ! Les prophètes, annonciateurs d’une société future dont tous les membres posséderont les mêmes avantages, préparent, à ceux qui leur prêtent foi, de terribles déconvenues. En tous cas, ils développent dans les âmes un inguérissable mécontentement, une croissante irritation, qui, au lieu d’augmenter le sentiment de la fraternité, en étouffe les germes.
On répondra que mes arguments enfoncent des portes ouvertes, que les plus ignorants se rendent compte des inégalités de la nature, et savent que pas une feuille d’un même arbre n’est semblable à l’autre. Nous ne songeons pas, s’écrient les nouveaux apôtres, à modifier les lois de la création, dont la cause première est encore inconnue, mais à transformer la société que les hommes ont constituée, à abattre les barrières qu’ils ont dressées, à donner à chacun la part qui lui revient dans les fêtes de la vie, à établir, en somme, un état idéal, où tous occuperont une place au festin. Certes, chacun n’aura pas le même visage, la même taille, la même vigueur physique, les mêmes dons intellectuels, mais la future organisation sociale pourvoira à donner à tous la même situation et le même tremplin.
Comme si cette situation et ce tremplin ne dépendaient pas justement du visage, de la taille, de la vigueur physique et des dons intellectuels dont le distributeur, de quelque nom qu’on l’appelle, n’en fit jamais qu’à sa guise ! Mais aucun raisonnement ne prévaut. Le mot d’égalité semble avoir égaré les meilleurs esprits ; ils se sont laissés enivrer par cette fausse divinité. Joseph Mazzini, malgré la hauteur de son intelligence, tenait absolument à inscrire la décevante parole sur le drapeau de la Jeune Italie ; il y tenait plus qu’à toute autre, non seulement pour galvaniser les foules, mais parce que, de bonne foi, il n’en voyait pas le vide et l’absurdité. L’univers, dans toutes ses manifestations, dit : « Inégalité », et l’homme, le faible roseau pensant de Pascal, ose répondre : « Égalité ! »
Il y a dans cette irréalisable aspiration une part de puérilité et une plus grande part de tristesse. Quand on entend des personnes, dont l’ignorance garantit la sincérité, exprimer certaines certitudes, une compassion saisit l’âme. On voudrait prémunir ces cœurs gonflés d’espoir contre les inévitables déceptions et faire luire à leurs yeux de réalisables perspectives, car toute espérance continuellement déçue est pour l’âme un poison corrosif.
Même en admettant la possibilité de constituer par décret législatif un état de choses où les enfants, à leur naissance, seraient tous propriétaires d’un morceau de terrain identique, et auraient tous droit à la même éducation et instruction, l’égalité ne serait pas établie pour cela, non seulement parce que la Providence restera toujours maîtresse de son choix et qu’aucune puissance humaine ne pourra la contraindre à une distribution égalitaire de ses bienfaits, mais parce qu’aucune loi au monde, même soutenue par la violence, ne pourra empêcher qu’il n’y ait des hommes nés pour commander et d’autres pour obéir, dans toutes les classes sociales.
La même hygiène, les mêmes exercices, la même nourriture, pourront peut-être diminuer la dissemblance des formes extérieures (et encore sera-ce possible ?). Mais l’intelligence, le caractère, les sentiments, rien ne les ramènera jamais à un niveau égal. Il ne s’agit pas seulement des différences d’éducation et d’hérédité ; deux frères élevés de façon identique donneront les résultats les plus opposés : l’un comprendra tout dans la vie, l’autre ne comprendra rien ! Leur situation dans la société sera donc fatalement différente, leur travail aura une rétribution différente, l’un aura du prestige sur les volontés et les esprits, l’autre ne pourra que subir le courant général. Voilà donc l’égalité détruite dans les circonstances où elle paraissait le plus facile à établir.
Que sera-ce dans les cas où les débuts de l’existence, l’influence des milieux et l’empreinte atavique sont diamétralement opposés ? D’ailleurs, outre la naissance, la fortune, les dons extérieurs, l’intelligence, le caractère, tant de forces secrètes différencient les hommes les uns des autres, que, même si on parvenait à niveler tout le reste entre eux, ils resteraient toujours dissemblables. Il y a dans chaque être des puissances spéciales dont on n’a pas pénétré l’essence et dont il est tout aussi impossible de déterminer que de régler les effets. Pourquoi tel capitaine, tel chef d’usine, tel maître d’école ont-ils du prestige sur leurs soldats, leurs ouvriers, leurs élèves ? Pourquoi tel autre, doué peut-être de qualités supérieures, ne parvient-il jamais à se faire écouter ni obéir ? La psychologie moderne n’est pas encore arrivée à découvrir par quelles mystérieuses forces certaines organisations dominent les autres, donnent une impulsion aux autres, attirent les âmes comme la flamme les phalènes. Contre ce magnétisme qui donne le pouvoir, provoque l’amour, influence l’opinion, aucun féroce niveleur ne pourra prévaloir jamais. Ce sont là vraiment des portes closes, au seuil infranchissable.
Dans les classes pauvres et dans la longue parabole des déclassés, si nombreux aujourd’hui, il est naturel que le mot égalité ait fait fortune ; il semble le remède à tant de justes besoins et d’injustes souffrances. Mais après avoir jeté son poison dans le cœur des ignorants et des malheureux, pour lesquels il est synonyme de revanche, il a pénétré l’âme générale du monde, et les privilégiés de la fortune et du bonheur y ont puisé le droit de se rebeller contre toute supériorité. Ceux dont l’existence est facile et bonne, y trouvent le prétexte d’un mécontentement continuel et d’une mauvaise humeur chagrine. Le cri qu’on entend n’est plus seulement celui des êtres persécutés et souffrants ; c’est la plainte des vanités exacerbées, qui toutes veulent grimper aux premières places et supportent malaisément de ne pas y être poussées de force par l’opinion publique.
Les quatre syllabes qui, lorsqu’elles partent de la bouche des meneurs d’hommes, poussent le peuple aux émeutes, aux grèves, aux révolutions, ont produit dans la vie intime des classes[4] bourgeoises des bouleversements également dangereux.
[4] Voir Ames dormantes.
La diminution du respect des enfants vis-à-vis des parents en procède de façon directe. On l’attribue au développement de l’individualisme, résultat de l’éducation moderne ; mais ne provient-il pas plutôt de ce que l’esprit a perdu le sens des mesures et a désappris à les évaluer ? Seuls les êtres d’élite savent s’incliner encore devant les supériorités. Les médiocres s’y refusent, depuis le collégien qui s’imagine être sur le même pied intellectuel que son père ou son professeur, jusqu’au néopoliticien qui traite d’imbéciles les principaux hommes d’État de son pays, et au sous-lieutenant qui appelle son général : vieille ganache !
Cette prétendue indépendance n’empêche point ceux qui croiraient se diminuer en subissant le prestige d’hommes supérieurs, de rechercher avidement les puissants du monde, pour solliciter les avantages dont ils disposent. Aucune admiration, aucun respect sincères ne se mêlent à leurs efforts pour obtenir qu’un rayon du soleil tombe jusqu’à eux. Ils se sentent égaux à tous, — mais ce sentiment, au lieu de développer dans leurs âmes une dignité fière, les pousse à l’abaissement moral de feindre, en vue de leurs intérêts, une humilité dont ils enragent de devoir porter le masque. Pourquoi lui et pas moi ? se demandent-ils. Ces mots sont écrits aujourd’hui dans la plupart des cœurs. Les plus naïfs les formulent à haute voix, et il y a quelque chose d’inexprimablement triste dans cette exclamation puérile de gens incapables, qui se croient en mesure de gouverner le monde, de produire un chef-d’œuvre, de découvrir une des forces ignorées de la nature.
Si les jugements que les hommes portent les uns sur les autres étaient connus, la plupart des liens se rompraient, sauf dans les cas rares des âmes qui sentent le respect de leurs affections. Ces appréciations malveillantes sont-elles toujours l’effet de l’envie, de la méchanceté, de la calomnie ? Oui, certes, parfois, mais en général, elles proviennent des cœurs que le venin de l’égalité a infestés.
Ne pouvoir arriver, sur certains points, à la compétence des autres, leur est insupportable ; ils veulent passer le niveau sur les têtes. Or, il n’y a qu’un moyen : abaisser les fronts qui se dressent trop haut, et la meilleure manière d’y parvenir est le dénigrement. Une actrice célèbre disait d’une autre : « C’est une comédienne parfaite, rien ne lui manque, que l’art. » Ces mots blessaient savamment le point sensible, c’est-à-dire celui qui fait la raison d’être d’une existence. Eh bien, c’est ce point-là que les égalitaires visent toujours.
Ils ne diront pas d’un savant : il manque de littérature et de philosophie, mais : sa science est incomplète, superficielle… S’il s’agit d’un homme politique, d’un psychologue, d’un historien, ils l’attaqueront sur sa culture générale. La femme ne s’acharnera pas sur les pires défauts d’une autre femme, mais elle essayera de démolir ses qualités ou ses avantages, ceux surtout qui font son prestige et auxquels elle a le plus sacrifié. C’est le besoin d’égalité qui excite à ce genre de démolissement, dont parfois la méchanceté positive est absente.
Le mécontentement qui attriste tant de vies a également sa source dans la notion erronée qu’il faut posséder ce que les autres possèdent. Les malades, — car c’est là une maladie de l’esprit, — ne se disent pas la chose si nettement à eux-mêmes, mais ils la sentent toujours ; il suffit de les observer d’un peu près pour s’en convaincre. Le nombre des gens qui ne sont pas satisfaits de leur sort est immense, et je ne parle que des classes dirigeantes. Tous possèdent des appétits supérieurs à leur condition, et quand la condition s’améliore, l’appétit croît et le mécontentement reste le même.
Les gens excessivement riches, ou ceux qui occupent une haute situation personnelle ou sociale, sont en général indemnes de la maladie égalitaire ; les indépendants, les solitaires, les philosophes et les sages ne la connaissent pas, et ils en sourient quand ils la constatent chez autrui. Les natures droites, bonnes et simples l’ignorent complètement, mais tous les médiocres d’âme en sont atteints ; leur bas niveau offre un terrain admirable à la culture du bacille. Et cette rage d’égalité en fait immédiatement des faiseurs de peines. Dans leur famille, dans leur entourage direct, la mauvaise humeur, résultant de ce besoin non satisfait, les rend insupportables, irascibles, injustes…
La doctrine de l’égalité a nui énormément à l’auto-critique ; le sentiment de la mesure se perd, les gens s’arrogent le droit de trancher les questions qu’ils ignorent. Avec le sentiment de la mesure et la perception juste de l’échelle des valeurs, le tact, cette chose subtile qui adoucit les angles et rend aisés les rapports sociaux, diminue nécessairement. Les épithètes les moins flatteuses sortent des lèvres les plus incompétentes, non seulement en littérature (la littérature prétendant être l’image de la vie, chacun peut se croire en mesure de la juger), mais en peinture, en musique, en science même…
Cette dernière, surtout sous sa forme médicale, intéresse vivement les femmes, ce qui est juste, du reste, car, ayant charge d’enfants, elles doivent connaître les règles de l’hygiène et savoir, en cas d’absence du médecin, appliquer certains remèdes urgents ; mais il est un peu ridicule de les entendre légiférer sur les méthodes de cure, et lancer sans ménagement, à l’adresse de praticiens parfois célèbres, l’épithète d’imbécile ou de charlatan. Quelle est la source cachée de cette singulière audace ? Le besoin d’égalité. Parce qu’elles ont appris le nom de quelques-uns des remèdes à la mode et des nouvelles applications de la thérapeutique, elles s’imaginent en savoir à peu près autant que ceux dont la vie a été consacrée à ces études.
Il en est de même dans toutes les branches du savoir humain : les hommes, tout comme les femmes, se plaisent à trancher sur les choses qu’ils ne connaissent pas. La plupart du temps, ils ne savent pas eux-mêmes quel mobile les pousse à mettre ainsi à découvert leur ignorance. Ils obéissent non pas aux pièges de leurs instincts, comme lorsqu’ils sont guidés par le génie de l’espèce, mais à ceux de la fausse doctrine égalitaire, qui a été répandue dans leurs âmes. Se taire ou interroger n’équivaudrait-il pas à confesser qu’ils reconnaissent à celui qui parle une compétence qu’ils ne possèdent pas eux-mêmes ? Les gens d’esprit ne tombent pas dans cette erreur, mais si les gens intelligents sont innombrables, combien sont rares les gens d’esprit, capables d’auto-critique !
Il est impossible de connaître et d’approfondir chaque sujet, mais il est indispensable d’avoir des « clartés de tout », pour s’intéresser aux arguments en discussion et même pour y toucher. Mais entre toucher et trancher, entre glisser une appréciation ou dogmatiser péremptoirement, il y a la distance qui sépare une brise légère d’un gros vent de pluie.
En présence d’hommes dont l’autorité est reconnue en certaines branches, on voit des gens fort médiocres se carrer dans leur fauteuil, avec l’air de dire : « Vous passez pour un grand savant, un grand artiste, un grand ministre, mais sachez bien que, malgré cela, je me considère comme votre égal ! » Les mots ne sortent pas des lèvres, mais l’attitude et le regard parlent clairement. Des sots outrecuidants ! dira-t-on. Oui, des sots outrecuidants, mais la doctrine égalitaire tend à les multiplier de façon effrayante.
Ce genre de sentiments alourdit et aigrit la vie sociale. Il pénètre dans les familles et les désagrège. Tous les membres ne sont pas doués des mêmes facultés et des mêmes dons ; celui qui s’élève au-dessus des autres par sa beauté ou son esprit, ne flatte plus que rarement l’amour-propre de ses proches ; au contraire, cet amour-propre s’insurge contre sa supériorité, réelle ou apparente. Volontiers on conspire à son détriment, et, dans l’existence familiale, il est le plus malheureux de tous, car il a contre lui toutes les vanités en révolte. Ses actes, ses paroles, ses façons d’être sont l’objet de critiques sourdes et continuelles. Sans la doctrine égalitaire, la famille aurait été heureuse et fière de constater le charme ou la célébrité d’un de ses membres, ce qui aurait assuré des satisfactions à tous. Loin de là, il y a rébellion dans les âmes : la vie de celui qui a émergé est empoisonnée par les hostilités qui l’entourent, le cœur des autres se consume dans des rancunes mesquines. Ces peines en engendrent d’autres, à l’infini, et elles forment, réunies les unes aux autres, un fardeau qui courbe les épaules de l’humanité sous un poids déprimant.
Un autre fâcheux effet de la doctrine égalitaire est de détruire toute originalité. Dans le désir d’être semblable aux autres, l’homme abolit en lui tout ce qui le différencie de son prochain. Il a toujours suivi les mêmes modes, les mêmes habitudes de vivre, il s’est toujours cru obligé aux mêmes plaisirs, mais la tendance, qui déjà existait du temps de Rabelais, — et Rabelais avait des ancêtres, — tend à s’accentuer davantage. Les originaux diminuent de plus en plus ; personne ne ressort en saillie. On n’a qu’une pensée : copier les usages des autres, et, naturellement, de plus haut que soi. Les parents s’agitent, dès qu’ils voient des goûts spéciaux se manifester chez leurs enfants. Une jeune fille, qui n’aime ni le monde, ni la toilette, est considérée comme un échantillon de mauvais goût. Les mères s’alarment : il faut aimer ces choses-là, par force, pour être au niveau des autres ! Et celles qui savent par expérience ce que le développement de ces goûts entraîne pour l’avenir, n’en sont pas moins désireuses de les voir naître et fleurir chez leurs enfants. Ce sentiment illogique, d’où procède-t-il, sinon de l’esprit d’égalité qui trouble les cerveaux ?
On voit des mères intelligentes, droites, honnêtes, se résigner d’avance à toutes les sottises que commettront leurs fils, comme à un droit de péage auquel il est impossible d’échapper, à cause de la parité absolue des êtres entre eux. Voilà la capitale erreur : les hommes ne sont pas tous semblables ; l’instinct, en plusieurs cas, les différencie les uns des autres, et, plus encore, les moyens de le gouverner ou de le réprimer.
Il n’y a rien de plus antipathique et de plus ridicule au monde que la fausse originalité, que la recherche de se distinguer d’autrui ; mais quand on a réellement des goûts et des façons de penser particulières, pourquoi ne pas s’y abandonner simplement ? Ce besoin d’appartenir à un troupeau est l’un des plus absurdes qui existe. Si une initiative part d’assez haut pour qu’il soit élégant de la suivre, on voit la masse des gens s’empresser de la seconder, même si elle ne correspond à aucune de leurs tendances. C’est pourquoi l’on s’ennuie si vite de toutes choses ! Le nombre de ceux qui y participent sans conviction produit ce désastreux effet.
Les meilleurs et les plus éclairés ne résistent pas toujours à cette tendance à l’imitation, qui a pour complice la lâcheté et la paresse inhérentes à l’homme. Leur devoir serait, au contraire, de la combattre avec toutes leurs énergies, puisqu’elle rapetisse l’individu et rend la vie monotone.
Si la notion égalitaire n’avait pas étouffé tout germe d’originalité dans les âmes, l’élargissement des points de vue, la plus grande indépendance dont chacun jouit et l’entrée dans un nouveau siècle auraient dû faire éclore des variétés infinies dans les personnalités. Mais cette notion a pénétré la majorité des cœurs et arrive même à étouffer chez quelques-uns les dons qui les auraient mis en valeur, tellement le besoin de se conformer à la sottise générale est puissant.
La mode est l’image frappante de cet état d’esprit. La femme très riche, et la plus petite bourgeoise sont vêtues de même : identique forme de robe, de manteau, de chapeau ! Seulement, ce qui est élégant chez l’une est laid chez l’autre, à cause de la coupe et de la qualité des étoffes et de la façon dont la toilette est portée. Si la petite bourgeoise, aux ressources modestes, avait assez d’imagination et d’originalité pour adopter un costume inventé par elle, conforme à ses moyens, elle serait bien plus charmante, dépenserait moins et ne ressemblerait pas à une mauvaise copie. Mais elle n’a pas cet esprit, et sert à son tour de modèle à l’ouvrière, qui imite ses chapeaux et ses robes.
On raconte qu’un célèbre peintre français du XIXe siècle confectionnait lui-même les robes de bal de sa femme. Il drapait sur elle des morceaux d’étoffe, de la gaze, des rubans, des fleurs ; tout cela attaché par des épingles et inventé au dernier moment. L’effet était merveilleux, et les toilettes de Mme *** justement célèbres. Quelle femme se prêterait aujourd’hui à pareille fantaisie ? L’idée de ne pas ressembler aux autres, de ne pas être suffisamment banale la glacerait de terreur.
Il en est de certains défauts comme de certaines robes, il faut les avoir. Si quelqu’un s’en passe, il est pris pour un détraqué. Le monde est beaucoup plus exigeant sur les défauts que sur les qualités. Il ne permet pas qu’on lui escroque ceux qu’il est habitué à constater. Avec les années, lorsqu’ils ont cessé d’occuper l’attention du monde, les individus sont autorisés à affirmer leur manière d’être particulière, mais en général, à cet âge, on a perdu toute saillie, comme les pièces de monnaie qui ont trop circulé. Jusqu’à quarante-cinq ou cinquante ans, — sauf s’il appartient à la catégorie des solitaires et des indépendants, — l’homme est obligé à certaines attitudes ; il doit manifester certaines passions et pratiquer certains vices, même innocents. S’il s’en abstient, on croit à de l’hypocrisie, à une pauvreté de nature ; en tout cas, cette non identité complète avec les gens du même âge ou de la même condition paraît un fait anormal qui n’éveille aucune sympathie et provoque les défiances.
L’uniformité en toutes choses est le trait caractéristique de ce commencement de siècle : tout le monde, homme ou femme, se coiffe de la même façon, s’habille de la même façon, se meuble de la même façon, cultive les mêmes sports, adopte les mêmes formes de langage. Démarche, allures du corps, gestes des mains, une mode implacable règle tous les mouvements. Regardez des jeunes filles passer dans la rue, ne dirait-on pas des poupées mécaniques sorties d’un même atelier ? La maternité et l’expérience mettent quelques nuances dans cette monotonie d’attitude, mais jusqu’au mariage ou à l’amour, elle est absolue. Celles qui savent rester elles-mêmes, marcher et se tenir comme la nature ou leur vision personnelle du beau le leur suggère, sont les intelligentes et les rares. La généralité montre une pauvreté d’imagination déplorable et pose avec constance, non en vue de l’esthétique, mais de l’uniformité correcte.
La variété est déjà une beauté en elle-même, et partout où la volonté de l’homme peut atteindre, il s’acharne à la supprimer. La nature, qui a plus d’esprit que nous, ne répète jamais le même visage, joli ou laid. Pourquoi ne pas l’imiter, au lieu de gâter les choses belles par des copies serviles et fades ? Il y a des gens qui, s’ils le pouvaient, identifieraient les sexes pour tout égaliser.
On ne peut méconnaître que le féminisme pose une grave question d’économie sociale et de dignité humaine, mais, dans ses excès, d’où procède-t-il, lui aussi, sinon de l’idée égalitaire ? Il a fait de justes conquêtes et en fera encore, s’il se garde de vouloir uniformiser les êtres. L’homme doit lutter contre la nature pour l’asservir à ses besoins, non pour en détruire les lois fondamentales. Il y a une sorte de plan divin ou d’ordre naturel des choses qu’on ne peut essayer de renverser. Tout effort prolongé en ce sens aurait des conséquences contraires au but poursuivi.
Pourvu que les femmes ne s’enivrent pas d’illusions égalitaires, elles arriveront à conquérir, auprès de l’homme, une place toujours plus considérable : l’instruction intégrale se généralisera, et les moyens honorables de vivre se multiplieront. Mais si elles s’attachent à la chimère des fonctions identiques, elles auront de pénibles surprises. Il y a des femmes supérieures et des hommes fort médiocres, c’est indéniable ; mais l’excès d’intelligence d’un côté et sa pauvreté de l’autre ne suffisent pas à établir l’égalité.
Oh ! le malheureux mot qui ne peut jamais s’appliquer en aucun sens et fausse les cerveaux et les cœurs ! Prenons comme exemple la banale comparaison d’une souveraine et d’une paysanne. Naturellement cette dernière ne peut songer à être l’égale de la première, et pourtant, si la fermière est belle et la reine laide, c’est la reine qui, sur ce point spécial, n’est pas l’égale de la fermière. Le moindre petit professeur, s’il a du génie, peut refuser de reconnaître comme son égal le plus riche personnage du royaume ; de même l’homme bien élevé vis-à-vis du voyou ; cependant le voyou, par la force de ses muscles, regagne l’avantage dans un pugilat, et l’inégalité s’établit à son profit. Et ainsi de suite, indéfiniment.
Ce mot, fatal à la paix du monde, devrait être rayé de toutes les langues et se réfugier uniquement dans le code. Mais, dira-t-on, sans ce besoin d’égalité qui tourmente les âmes, aucun progrès ne se serait accompli dans le monde : c’est lui qui a poussé les hommes aux conquêtes… En est-on bien sûr ? Ne les doit-on pas plutôt, comme le dit Pasteur, aux travaux désintéressés de l’esprit ? Même au point de vue social, il ne faut pas confondre le désir normal, sain et juste, de l’amélioration pour tous avec le chimérique désir d’un état identique pour tous.
Quant à la question de réforme légale, le simple sentiment de la justice aurait suffi à faire modifier la législation de façon plus équitable ; et pour les réformes encore indispensables sur ce point, c’est sur lui qu’il faut compter, car le besoin d’égalité ne répond pas, si on l’analyse de près, à l’esprit de justice ; il voit presque toujours les choses sous un seul angle. L’homme demande à être l’égal de son supérieur, presque jamais de son inférieur, ce qui réduit l’aspiration égalitaire à un besoin de monter, d’atteindre des conditions matérielles et morales supérieures à celles qu’on possède, aspirations légitimes, mais qu’il est pernicieux de déguiser sous un faux nom.
Justice et fraternité, ces deux termes devraient être le catéchisme social de l’homme moderne. Eux seuls sont capables de pacifier l’âme et d’établir entre les créatures humaines des rapports qui ne soient pas réciproquement une source de souffrance. Ils renferment les éléments capables d’améliorer la vie de chaque individu et celle des sociétés humaines ; la recherche de l’égalité, au contraire, ne sera jamais qu’une puérile erreur, grosse d’inévitables déceptions ; elle empire la destinée de l’homme et rend son cœur amer.
Sans diviser absolument, comme le faisait le comte de Gobineau, — ce prédécesseur français de Nietzsche, — les valeurs humaines en quatre catégories : fils de rois, imbéciles, drôles, brutes, il est certain que la terre donne parfois naissance à des êtres d’élite possédant, selon le mot de Carlyle : « La divine idée du monde », et qu’il est impossible de les confondre avec la grande masse des médiocres et des instinctifs. La seule égalité possible consiste en ce que, tous, nous avons besoin les uns des autres : chaque être humain a sa fonction définie dans le grand mouvement de l’univers. On ne le comprend pas toujours ; si l’on s’en rendait mieux compte, les rapports des hommes entre eux s’adouciraient singulièrement. Les rares êtres qui, persuadés de cette vérité, essayent d’y conformer leurs actes, vivent dans une atmosphère de justice et de fraternité dont le chaud et clair rayonnement se répand sur tous ceux qui les approchent.
L’important est d’acquérir la conscience des choses ; l’inconscience est la grande ennemie ; elle nous fait marcher en aveugles et nous mène parfois jusqu’au crime.
Garde ton cœur plus qu’aucune chose que l’on garde, car c’est de lui que procèdent les sources de la vie.
Proverbes.
Les petites tares de l’âme sont la source d’une bonne partie des misères que les hommes se font les uns aux autres. La plupart d’entre eux n’en soupçonnent même pas l’existence, et s’ils apprenaient à remonter de leurs actes aux causes qui les ont produits, ils seraient stupéfaits de découvrir dans leurs cœurs ces excroissances malfaisantes.
Cette ignorance de leur vie intérieure où presque tous les hommes vivent, rend difficile la guérison des maladies morales. Ce qui, au début, n’était qu’une tendance facile à réduire, devient promptement une infection incurable. Apprendre à connaître les véritables mobiles de ses sentiments et de ses actions[5] devrait être le premier devoir de tous les êtres pensants. Or, cette étude subjective est, au contraire, absolument négligée.
Sauf aux époques de grande crise, l’homme vit automatiquement, sentant, agissant sans se rendre compte de ce qui le pousse dans un courant plutôt que dans un autre. Lorsque ses intérêts sont en jeu, il devient plus accort, mais c’est chez lui un travail intellectuel et non moral. S’il prenait l’habitude de s’examiner davantage, son cœur serait un jardin mieux cultivé, dont les mauvaises herbes seraient parfois arrachées.
Nous sentons cet organe par ses contractions de joie ou de peine, mais nous le traitons comme l’une de ces chambres abandonnées où la poussière, les insectes, les toiles d’araignée s’étalent à l’aise, sans qu’un plumeau diligent vienne les disperser jamais. Les examens de conscience ont toujours été rares, la paresse des âmes et des volontés s’y étant sans cesse opposée ; on les pratiquait tout au plus à certaines époques de l’année, pour cesser d’y penser ensuite.
Dans la vie moderne, si agitée, le temps manque pour les retraites ; il faudrait revenir au système de Pythagore, et repasser sa journée chaque soir, comme on prend son bain, le matin. Mais le soir, on est d’ordinaire si exténué, que les descentes dans l’âme sont brèves et superficielles. Le seul moyen pratique de savoir ce qui se passe en nous, serait de nous le demander à chacun de nos actes et de nos paroles. Nous avons bien l’habitude de regarder où nous mettons les pieds pour diriger notre marche, et cela ne nous coûte aucune fatigue. Pourquoi n’appliquerions-nous pas à l’ordre moral ce que la prudence, dans l’ordre physique, nous fait accomplir si aisément ?
Mais pour comprendre la nécessité d’interroger sa conscience, il faut avoir appris à lui donner de l’importance. Ceux pour qui elle représente une formation artificielle, héritage des générations antécédentes et que les générations futures ne connaîtront plus, hausseront les épaules à l’idée d’en faire un objet d’usage journalier. Ceux qui la nient parce qu’ils ne la sentent plus tressaillir, n’ont qu’à fermer ce livre : il ne peut offrir d’intérêt qu’aux âmes pour lesquelles l’existence d’une voix qui les approuve ou les blâme représente une réalité vécue.
Cette voix est-elle un souffle de l’esprit ou une substance plus fine que la matière animale, puisqu’elle en condamne les instincts aveugles ? Le saurons-nous jamais ? En tout cas, cet organe ou ce souffle produit des phénomènes divers et changeants ; à quelques-uns, il ne s’est jamais révélé ; d’autres l’ont endormi de force, et, toutes les fois qu’il a donné signe de vie, il a été étouffé comme Desdemona par Othello. Chez d’autres encore, il est sujet à des sommeils et à des réveils subits que rien n’explique.
Les personnes qui vivent en communion continuelle avec leur conscience sont fort rares ; ce sont les êtres supérieurs, ceux qui savent diriger leur vie et exercer une influence bienfaisante sur celle d’autrui. Les faiseurs de peines ne se recrutent pas dans leurs rangs. Mais cette élite est peu nombreuse. Des êtres bons, généreux, aimant le bien, détestant le mal, n’en font point partie, car on n’arrive pas sans peine à cet état qui demande un effort constant et une attention patiente. Sans tomber dans les scrupules excessifs qui obscurcissent l’esprit et angoissent inutilement le cœur, nous devons réfléchir aux effets de nos actes et de nos paroles. Tout dans ce monde, ne l’oublions pas, a une plus longue portée que l’esprit borné de l’homme ne le suppose. S’il s’en rendait mieux compte, sa vie intérieure et sociale s’orienterait sans doute différemment.
La vanité, l’envie, la jalousie et l’impatience de toute supériorité sont, avec leurs dérivés, les petites tares des âmes relativement honnêtes. Il y en a de sciemment injustes, criminelles, vicieuses, méchantes, de mauvaise foi ; sur celles-ci, aucun raisonnement humain ne peut avoir de prise. Pour les ébranler, il faudrait une intervention divine : le miracle de la route de Damas, qui foudroya l’apôtre Paul !
Les quatre petites tares que je viens d’énumérer sont généralement unies comme des sœurs qui s’aiment ; mais, suivant les caractères, l’une prévaut sur l’autre, et il est rare qu’elles soient de même taille et de même envergure. La vanité règne seule quelquefois, si elle est accompagnée de sottise suffisante et d’absence d’esprit critique. On voit, en effet, des hommes et des femmes, s’avancer dans la vie le visage satisfait et la bouche souriante, s’admirant eux-mêmes, et parfaitement certains d’exciter l’approbation d’autrui. Ils ne connaissent ni l’envie, ni la jalousie, tellement ils sont certains d’avoir toujours la première place dans le cercle où ils se meuvent. L’impatience de la supériorité d’autrui ne les tourmente jamais, puisqu’ils ne la discernent pas ; la fureur de l’égalité leur est inconnue, car ils se trouvent toujours préférables aux autres. Lorsqu’une femme possède ce don de la satisfaction permanente, beaucoup de souffrances lui sont épargnées. Elle n’est jamais jalouse en amour : son mari peut la tromper, même avertie, elle n’y croit pas ! Des phénomènes identiques se manifestent chez les hommes. Les moindres honneurs, dès qu’on les leur rend, se gonflent à leurs yeux de façon démesurée ; satisfaits au suprême degré, ils n’envient pas les autres. Mais cette catégorie d’êtres est si peu intéressante en soi, qu’après en avoir noté l’existence, elle ne vaut pas la peine de s’y arrêter.
Beaucoup de fierté vraie sauve de la vanité ; le fatalisme également ; une grande finesse d’intelligence produit le même effet ; les âmes stoïques ne la sentent presque pas ; les âmes chrétiennes victorieuses l’ont bannie, mais, chez la grande masse des individus, elle est à la base des impulsions, des paroles, des actes. Les êtres intuitifs, les esprits à perception nette, la devinent et la sentent immédiatement chez les autres. Cette vulgaire production du cœur ternit les plus nobles qualités. Trouver une nature dépourvue de vanité procure une joie rare qui redonne confiance dans la nature humaine.
Malgré leur parenté apparente, il faut tracer une ligne de démarcation nette, entre la vanité et l’ambition. Cette dernière peut être noble ; la première ne l’est jamais. L’être vaniteux qui ne lutte plus contre son instinct de paon, devient, par cela même, capable des plus basses pensées, et des plus méchantes actions ; il est fatalement un faiseur de peines, car la vanité est implacable. Pourtant elle représente une faiblesse et non une force, mais le mal que peut produire la force brutale est moins cruel et moins dangereux.
Il y a des femmes, — les ravages de la vanité masculine revêtent généralement d’autres formes, — irréprochables en apparence, sans faiblesse passionnelle à se reprocher, capables même d’actes de bonté, persuadées par conséquent de leur droit au respect, et qui ont fait plus de mal, par leur vanité et leur jalousie, que n’en ont jamais causé, malgré le retentissement de leurs fautes, d’autres femmes, ouvertement immorales, mais qui n’étaient, du moins, ni vaniteuses, ni jalouses.
La jalousie dont je parle ici n’est pas celle du cœur. Elle naît de l’avidité des louanges, ce sentiment qui rend insupportable les succès d’autrui et produit un irrésistible besoin de dénigrement. Tout rayonnement, autour du front du prochain, irrite ces amours-propres ultra-sensibles ; un désir aveugle de ternir cette auréole les saisit, les emporte, les domine… Ils ne se demandent pas quel sera le résultat de leurs paroles perfides et de leurs manœuvres insidieuses ; ils ne pensent qu’à la satisfaction immédiate de faire descendre du piédestal ou du moins de quelques échelons, les êtres dont la supériorité en un genre quelconque les offusque. Ces échelons descendus peuvent avoir, pour ces derniers, des conséquences désastreuses, qu’importe ! ou, pour mieux dire, nul ne s’en occupe.
L’habitude de consulter sa conscience est forcément abandonnée par les vaniteux ; ils ne pourraient se supporter eux-mêmes, s’ils l’interrogeaient. Lorsqu’ils la sondent, c’est sur d’autres points ; ils n’en ouvrent que quelques portes et cadenassent les autres. C’est là une pitoyable ruse dont presque tous les hommes se rendent inconsciemment coupables. Écouter toutes les voix du juge intérieur est gênant à certaines heures de la vie. Il y a des moments où l’on se bouche l’oreille de droite pour ne laisser arriver les sons qu’à l’oreille de gauche. Mais ce sont là souvent des lâchetés momentanées ; chez les vaniteux, au contraire, l’habitude est devenue invétérée. Leur mal est comparable à la gangrène qui empoisonne le sang, amène la mort, et pourtant ne produit pas ces lancements violents qui indiquent au malade le siège et les progrès du mal.
Malgré cet engourdissement chronique de leur conscience, ces faiseurs de peines sont les premières victimes de leurs malfaisantes pensées. A moins d’être des sots, ils ne sont jamais satisfaits de leurs avantages sociaux. Voir des gens posséder ce qu’ils n’ont pas, est une écharde dans leur chair. Si Dante vivait aujourd’hui, il ajouterait un nouveau cercle à l’enfer, celui de la vanité insatiable et jamais rassasiée.
Les vaniteux et les jaloux répandent du poison autour d’eux ; ils détruisent ou ternissent ce qui fleurit de meilleur dans le cœur humain : sympathie, amitié, estime ! Qui n’a fait l’expérience des refroidissements inexplicables que rien ne justifie. Les poignées de mains deviennent moins cordiales, le ton moins affectueux, les paroles moins confiantes. C’est comme une défiance soudaine, une ombre qui s’interpose, un je ne sais quoi de changé qui n’y était pas la veille. Inutile de chercher bien loin la cause du malentendu, il n’y en a pas, la plupart du temps. Il a suffi de l’influence d’un être vaniteux et jaloux, pour répandre dans les esprits, par le dénigrement ou la calomnie, le germe destructeur des sentiments d’affection et de respect.
En pareil cas, impossible de parer le coup ; on ne se défend pas contre des ombres ! L’expérience de la vie, une bonne dose de philosophie, un certain stoïcisme d’âme aident à supporter ces pénibles surprises, sans que l’on perde son équilibre. Mais les caractères moins bien dressés, plus enthousiastes, plus impulsifs, en souffrent cruellement. Ils en souffrent à cause des amitiés qui se voilent et qu’ils craignent de perdre ; ils en souffrent, parce qu’ils avaient confiance dans l’ami qui les a desservis, et que la preuve de sa trahison les anéantit.
Parfois le dommage n’est que passager, car la vérité est plus puissante que le mensonge ; elle triomphe des médisances et des soupçons : elle a des rayonnements soudains qui dissipent les nuages. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Certains caractères, une fois que le doute les a pénétrés, ne parviennent jamais à s’en délivrer, même devant l’évidence ; le travail de la médisance et de l’insinuation calomnieuse a chez eux un retentissement éternel.
Le charme des rapports qui unissaient les êtres est rompu ; c’est une douceur enlevée à la vie, un lien brisé que rien ne renoue. Souvent les conséquences de cette rupture sont infinies et imprévues dans l’ordre moral. Dans l’ordre matériel, les effets peuvent être également pernicieux : il y a des carrières perdues ou enrayées par la petite vanité d’un cœur jaloux ; il y a des gens qui perdent leur pain quotidien, parce qu’ils ont eu le malheur d’obtenir une notoriété qui a agacé les amours-propres de leur entourage. Ces exemples pourraient se multiplier à l’infini.
C’est surtout dans l’art de refroidir les amitiés et de glacer l’admiration que les femmes jalouses et vaniteuses excellent. La jalousie et l’envie des hommes s’attaquent à des biens plus concrets. C’est en vue d’une place, d’une situation, d’un gain quelconque qu’ils s’attaquent et se trahissent les uns les autres. Lorsque le poison a pénétré leur cœur, ils n’ont pas plus de scrupules que les femmes. Et, bien entendu, je ne parle que des gens qui prétendent à l’honnêteté. Pour les autres, ces façons de nuire auxquelles l’intérêt les pousse, sont naturelles et logiques. Se sentir des faiseurs de peines excite même leur orgueil, ils se figurent ainsi acquérir des forces ou affirmer leurs puissances.
La plupart des vaniteux jaloux, hommes ou femmes, ne se doutent pas du mal qu’ils font. Si on formulait contre eux des accusations, ils répondraient, fort étonnés : « Mais comment donc ! Un tel ou une telle ? Mais je suis son ami, je voudrais même lui être utile. J’ai dit du mal sur son compte ? Quelle idée ! Évidemment chacun a sa façon de penser. Faut-il abjurer toute indépendance de jugement ? Ainsi par exemple… » Et de nouveau la charge commence, le dénigrement s’exerce…
Je suis persuadée que, si la plupart des pauvres êtres, que ces vulgaires passions agitent, analysaient la bassesse de leurs motifs, ils en seraient honteux et surpris. Au lieu de les haïr pour les chagrins qu’ils causent, il faut surtout les plaindre. Ils renoncent aux joies les plus parfaites, et vivent dans un malaise continuel. Ces visages ridés prématurément, ces bouches tordues en un pli amer, ces teints grisâtres que le mécontentement, et non la maladie, ternit, tout cela indique un état de trouble pénible. Il y a des jaloux au teint clair, c’est évident, mais cependant, pour l’observateur perspicace, aucune sérénité harmonieuse ne rayonne sur ces visages, reflets d’une âme médiocre, qui ne sait pas se réjouir des joies des autres.
Tous les cœurs, dira-t-on, renferment en germe ces deux passions sœurs ; tous nous sommes vaniteux et tous nous sommes jaloux. C’est à la fois vrai et faux. D’abord, il serait injuste de confondre la vanité avec l’amour-propre ; ils sont d’essence diverse et ne se ressemblent qu’apparemment. Ensuite, il y a réellement des natures qui ne sentent presque pas les atteintes de ces deux ennemies. En tout cas, elles en étouffent avec énergie les moindres manifestations et les traitent en rivales vaincues. Il faut appartenir à cette catégorie de vaillants, pour songer à devenir des faiseurs de joies. Tant qu’on reste une âme vaniteuse, on ne peut répandre le bonheur autour de soi.
L’envie est tellement liée à la jalousie et à la vanité qu’on ne sait comment les séparer, et pourtant de nombreuses nuances les distinguent. Quand on est envieux, on est généralement vaniteux et jaloux, et pourtant on peut être l’un sans l’autre ! L’envie est quelquefois uniquement dirigée vers les biens matériels, sans désir de prestige. On veut l’argent pour l’argent, le bien-être pour le bien-être, le plaisir pour le plaisir ; aucune préoccupation d’amour-propre ne se mélange à cette volonté d’accaparement. Les natures que les jouissances matérielles absorbent et qui les envient désespérément lorsqu’elles leur manquent, sont souvent dépourvues de vanité. Elles se moquent des apparences et des approbations ; ce sont choses vaines. Le tangible seul a du prix à leurs yeux.
C’est plutôt le cas des hommes ; chez les femmes, un peu de vanité se mêle presque toujours à l’envie qui se porte sur les avantages dans lesquels le désir de plaire, de surpasser, de briller, trouve son compte. Les caractères droits, simples et dignes ne connaissent pas ces tares. Ils sont ce qu’ils sont, tout uniment, et la somme de peines qu’ils causent est par conséquent bien moindre.
Les envieux, dans un but d’accaparement souvent illusoire, essayent de détruire et de diminuer les avantages d’autrui, ils laissent tomber les mots perfides qui ternissent les réputations, endommagent les célébrités et répandent autour d’eux une atmosphère lourde, déprimante, empoisonnée de malveillance et de dénigrement. Jamais la nouvelle d’un bonheur ne les réjouit, et, s’ils sont assez bien élevés pour témoigner une satisfaction factice, on sent, sous leur sourire, une âcreté envieuse, et un froid se répand qui glace les cœurs. La plupart des gens n’analysent pas, ils sentent le malaise sans en percevoir la cause.
Ces trois sœurs perfides, unies ou séparées, sont les vraies destructrices du bonheur, de la paix, de la bonne direction des vies. Certaines personnes, apparemment respectables, auront à ce sujet de terribles comptes à rendre. Elles ont empêché et gâté tant de joies, tari tant de bonnes volontés, jeté le doute desséchant sur tant d’affections, dénigré tant de talents, qu’elles auraient fait moins de mal en tordant simplement le cou à une ou deux personnes. Cela aurait limité les ravages à quelques morts violentes.
Malheureusement, réformer le code n’est pas chose facile ; il se bornera toujours à punir les homicides et les vols visibles et positifs. L’opinion publique, elle aussi, quoique plus libre, ne pourra jamais suffisamment atteindre les coupables. Il n’en reste pas moins vrai que les pires ennemis des hommes ne sont pas toujours ceux qui vident les caisses et jouent du couteau.
Ce qui est gai et brillant, ce qui représente la fortune et le succès exerce un irrésistible prestige, et tous se précipitent d’instinct vers ce qui répand chaleur et lumière. De la part des envieux, le mouvement est automatique et non volontaire, car ils trouvent plus facile de pleurer avec ceux qui pleurent que de se réjouir avec les cœurs contents. Il y a cependant des nuances. Certaines personnes jalousent le monde entier, d’autres se limitent à envier leurs proches, ceux qui occupent une position à peu près analogue à la leur, qui poursuivent les mêmes buts et ont les mêmes spécialités.
L’élévation des objectifs n’empêche pas toujours ces venimeuses efflorescences : les œuvres philanthropiques, sociales et éducatrices servent souvent de champ clos à ces luttes perfides. Le besoin de se mettre en avant, de paraître, de faire prévaloir son opinion, gâte les meilleures initiatives. Que de personnes, ne pouvant y jouer le premier rôle, se désintéressent des plus utiles recherches. Et quelle rancune contre celles qui, faisant le bien pour le bien, acquièrent une juste prépondérance. On s’étonne parfois de voir une œuvre s’anémier et périr. Sans qu’on s’en doute, elle meurt des sentiments médiocres qui s’y sont glissés.
Toute pensée d’envie, de rancune ou de perfidie crée des forces perverses et destructrices qui s’exercent ensuite, indépendamment de la volonté qui les a mises en mouvement. Les pensées sont autrement efficaces dans leurs résultats que les actes et les paroles. Une mauvaise pensée non formulée cause plus de ravages que des mots acerbes. Dans l’intimité surtout, elle suffit à tarir les sources de la joie et de la paix.
Il y a des familles où la défense des intérêts communs est si fortement sentie que les membres se tiennent serrés les uns aux autres, comme les soldats d’une compagnie prête à s’élancer sur l’ennemi. D’autres ressemblent à des sociétés d’admiration mutuelle. Dans d’autres encore, l’amour est si profond qu’il enseigne toutes les choses bonnes et douces, et salutaires. Mais il en est que l’envie et la jalousie dévorent ; c’est une conspiration qui s’ourdit contre l’un des membres de la communauté. Tous se mettent d’accord pour le critiquer, blâmer ses actes et sa façon de vivre. On le jalouse en toutes choses ; on ne voit que ses avantages, on nie ses malheurs, aucune pitié ne va jamais à lui ! S’il a quelque élévation de caractère ou d’intelligence, quelque indépendance d’esprit, c’est pire encore, les mauvaises volontés s’accentuent…
Il y a, au fond de tout être vaniteux et jaloux, un tyran impatient de ce qui le dépasse. Que de personnes réservent leur indulgence aux êtres bas, déséquilibrés, en qui ils sentent des inférieurs. Ils éprouvent en leur présence une délicieuse impression de supériorité. Ce sentiment assure le succès des gens médiocres et rend la vie difficile à tous ceux qui s’élèvent un peu au-dessus de la masse par leurs talents ou leurs aspirations.
Ne les plaignons pas trop cependant : puisque le parfait bonheur est dans la communion avec le divin, s’en approcher, même de loin, doit être une joie.
Les souffrances volontaires causées à autrui sont le plus sûr moyen d’interrompre nos communications avec l’hôte mystérieux qui vient nous visiter parfois, et je me demande si un grand péché, qui ne cause peine ou dommage à personne, n’est pas moins repoussant que le petit péché dont le but est la peine du prochain ? Évidemment, il n’y a pas de péché sans conséquence, mais je crois fermement que, dans la balance divine, l’importance du péché en lui-même pèsera moins que le mal dont il aura été la cause.
Reprends ton ami, peut-être n’a-t-il rien fait, et, s’il l’a fait, ce sera pour qu’il ne continue pas.
Ben Sirach.
Parmi les peines inutiles, dont l’existence est « embroussaillée » et obscurcie, il faut compter les griefs. Le mot semble insignifiant, mais il représente une telle série de sentiments mesquins et de pensées nuisibles, qu’il devient formidable dans ses conséquences.
Semblables à ces petits rongeurs qui finissent par détruire des maisons entières, les griefs portent le trouble dans tous les cœurs où ils naissent, passent et vivent. Dès qu’ils y apparaissent et s’y accumulent, la paix et la joie en sont bannies. Dans tous les rapports sociaux, ils distillent du poison. Leur présence, au début, se fait à peine sentir, et l’on ne s’en aperçoit que lorsque, maîtres de la place, ils en ont chassé tous les sentiments doux : confiance, gratitude, tendresse ! Leur dent malfaisante tranche les fleurs des prairies, et le sol où ils ont passé reste aride et sec.
Il n’y a pas d’affection qu’ils n’assombrissent ; on dirait ces essaims d’insectes qui, en certaines saisons et en certains climats, obscurcissent tout à coup l’atmosphère. La pluie de sauterelles que l’Éternel envoya aux Égyptiens représente au figuré une pluie de griefs. En effet, ceux-ci s’abattent sur l’âme comme les sauterelles sur la terre. Il faut une rare élévation d’esprit pour leur fermer toujours l’entrée de soi-même ; lorsqu’on s’y attend le moins, ils fondent sur les cœurs. Aucune plante au monde n’a une croissance aussi rapide : nains le matin, ils sont géants le soir ! Ils détruisent les meilleures intentions et les meilleurs sentiments. On se sentait prêt à une action généreuse, les griefs surviennent, et les bonnes volontés tarissent !
Le plus souvent, le grief ne repose sur rien ; c’est ce qui fait sa force et son danger. Le cri angoissant de Macbeth, qui se plaint de n’avoir à combattre que des fantômes, se rapporte très bien à la calomnie, mais s’applique tout aussi bien aux griefs. Ils sont d’étoffe si mince que, par amour-propre, nul ne les avoue jamais. Capables de produire, en s’accumulant, des haines meurtrières, ils échappent obstinément à l’explication sincère qui pourrait les dissiper, et demeurent incrustés et dissimulés dans le fond intime de l’être. Le mot de Marie Tudor, disant qu’à sa mort, si on lui ouvrait le cœur, on y trouverait gravé le nom de Calais, peut se répéter pour certains griefs. Il y a des âmes qui les portent en elles-mêmes jusqu’au tombeau. La plupart du temps, si l’on remontait à leur origine, la honte serait grande d’avoir nourri tant d’amertume pour de si maigres torts.
Les personnes qui ne sont pas sujettes à se faire de griefs sont celles qui en donnent le plus aux autres, car elles ne se figurent jamais qu’on puisse leur en vouloir de tel ou tel oubli, de tel ou tel acte insignifiant, de tel ou tel mot dit sans intention. La prévoyance, la prudence, la bonté ne les sauvent pas. Elles devraient rapetisser leur âme pour se figurer certaines mesquines rancunes.
Il y a, par contre, des catégories d’individus qui semblent prendre plaisir à défier les hostilités ; ils n’ouvrent la bouche que pour prononcer des paroles dénigrantes, lancer des calomnies, des médisances, et n’ont jamais pour personne un mot bienveillant ou une attention. Leur but semble être de provoquer les antipathies et les vengeances… Irritables, nerveux, colériques, ils aiment à froisser, à blesser, à humilier, se figurant sans doute affirmer ainsi une supériorité qu’ils sont seuls à reconnaître. Ces faiseurs de peines ne méritent pas qu’on s’occupe d’eux ni qu’on essaye de les prémunir contre les griefs qu’ils excitent volontairement et justement.
Mais on voudrait en préserver les doux, les paisibles et les justes. Comment les mettre à l’abri des rancunes que leurs qualités elles-mêmes suscitent ? L’unique moyen est qu’ils gardent leur âme libre de toute pensée amère. Et alors, peut-être par ces communications mystérieuses d’esprit à esprit, dont on sent parfois les effets, sans en connaître la cause, ils arriveront à déblayer le cœur de leur prochain des griefs qui le rongent.
Le traitement à entreprendre est donc uniquement subjectif, car seul un travail intérieur parvient à délivrer l’âme des parasites qui en absorbent le suc vital. Il ne faudrait accorder aux autres hommes le droit de nous faire souffrir que par la pitié ou l’amour qu’ils nous inspirent. N’y a-t-il pas du ridicule à être la victime du regard froid des indifférents, d’une parole acerbe, d’une négligence, d’une impolitesse de la part de gens dont notre vie sentimentale ne dépend point ?
Et même, quand ces blessures nous sont portées par des amis, des proches, des êtres qui nous donnent le bonheur ou le malheur, n’est-il pas maladroit de leur accorder de l’importance ? Si ces froissements sont légers, ne vaut-il pas mieux les étouffer ? S’ils sont de nature à affliger sérieusement, le plus sage n’est-il pas de les pardonner en silence ? S’ils sont trop graves pour être pardonnés en silence, on gagnerait à les exprimer par des mots.
Impossible ! dira-t-on. Tous ceux qui, sentant des ombres s’interposer entre eux et leurs amis, ont recherché naïvement une explication, se sont trouvés en face d’un mur de glace. — Quelque chose contre vous ? Mais comment donc ? — Il n’y a rien, absolument rien ! — Vous avez une imagination étonnante ! — Et un sourire de raillerie souligne les paroles fausses. Il semble dire, ce sourire : « Vous vous figurez m’avoir blessé ! Quel sot amour-propre est donc le vôtre ! »
L’amour-propre, voilà le grand obstacle à ces expositions sincères de nos blessures morales. Il est, en général, compris de façon singulière. Les hommes ne se soucient guère de la réalité des choses[6], mais bien plutôt du rôle qu’ils jouent, en tant que marionnettes sociales (oh ! pas tous, bien entendu, mais le plus grand nombre). Le cabotinage a tellement envahi les mœurs et les esprits que tout se fait pour et sur la scène, y compris la bienfaisance. Jadis, les auteurs dramatiques et les acteurs se préoccupaient à peu près seuls des applaudissements des foules ; aujourd’hui les conférences, les congrès et les expositions multiples sont autant de théâtres où presque toutes les catégories de citoyens ont leur rôle à jouer.
[6] Voir Ames dormantes, le chapitre : « Le faux amour de soi ».
A certains points de vue, le cabotinage est utile ; il sert d’émulation, il apprend à se mieux tenir, délivre de la timidité. L’habitude de se présenter au public donne, dès l’enfance, un aplomb étonnant ; on voit des petites filles jouer la comédie avec une désinvolture amusante ; elles récitent des compliments aux souverains ou présentent une adresse au Saint Père avec un aplomb et une absence d’émotion que leur envierait une actrice vieillie sur les planches. Pas un battement de cils ! Elles ne rougissent même pas. La rougeur n’est plus que l’indice de l’amour-propre blessé : les causes qui la provoquaient autrefois, pudeur et honte, sont à peu près éliminées de la vie moderne.
Ce développement du cabotinage a donné une impulsion insensée aux vanités et a, par conséquent, augmenté de beaucoup le nombre des griefs secrets. Tous aspirant à un succès personnel sur une scène quelconque, il serait maladroit d’admettre le succès d’autrui. En ce monde, bientôt, il n’y aura plus que des compétiteurs !
Le plaisir de la médisance a peut-être diminué, parce qu’on a moins de temps à y consacrer, mais l’éloge spontané et sincère a disparu des habitudes morales du XXe siècle, et elles sont rares, les gloires qu’on n’essaye pas de démolir ! Pour échapper au dénigrement, il faut avoir de singuliers mérites, ou travailler dans des branches à concurrence limitée. En tout cas, il est indispensable que le grand homme vive solitaire, loin des foules, de façon à ne pas irriter le prochain par le bruit des applaudissements qu’il recueille. Les contacts trop fréquents sont de sûrs provocateurs de griefs.
La grande loi des causes et des effets est mise en doute, à cause des démentis que l’expérience lui donne. Mais sont-ce des démentis ? Si l’on tient compte des causes ignorées, on ne saurait prétendre qu’il y ait jamais un effet sans cause. On ne peut dire non plus qu’il y ait des causes sans effets, les résultats directs d’une cause étant parfois détruits ou paralysés par d’autres causes plus fortes que nous ne percevons pas, et qui provoquent des effets différents de ceux que la cause visible semblait indiquer comme certains. Toutes les inconnues qui entourent la vie de l’homme, et dont on constate l’existence à chaque pas, permettent à cette loi, qui satisfait le besoin de logique et l’instinct de justice que nous portons en nous-mêmes, de conserver sa valeur. Valeur d’hypothèse si l’on veut, mais tout n’est-il pas à peu près hypothèse, dans ce monde de l’incertitude où nous naissons, vivons et mourons ?
On peut donc affirmer que l’exacerbation de l’amour-propre, résultat du cabotinage moderne et de la doctrine égalitaire, a pour conséquence immédiate le grief, car celui-ci trouve dans la vanité une source intarissable où s’abreuver et se renouveler. L’homme vain a désespérément besoin des autres, parce qu’il en attend les approbations et les flatteries dont il est assoiffé. Mais s’il exige des joies, il n’en donne pas et est presque toujours lui-même un faiseur de peines, non par méchanceté ou férocité instinctives, mais simplement parce que l’éloge n’atteint jamais à la hauteur de ses désirs, et que, si on le lui refuse, il regimbe et devient la proie de rancunes qui le transforment en être nuisible. Le petit grief prend facilement chez lui des allures de haine.
Les effets nuisibles des griefs se retrouvent dans tous les rapports sociaux. Entre deux personnes, des relations cordiales s’établissent ; elles ressemblent à un commencement d’amitié. Tout à coup les poignées de mains deviennent plus fraîches, les regards plus distraits, les paroles moins aimables : un pouvoir dissolvant a désagrégé les éléments bons. Ce changement est parfois l’œuvre de la médisance ou de la calomnie, mais souvent il a pour cause un simple grief vaniteux ou sentimental, causé par un léger oubli de l’amour-propre du prochain, ou par un succès qui le heurte, ou une apparence de froideur qui le blesse. A la privation d’une joie possible, qui aurait été l’amitié entrevue, se joignent bientôt les procédés désagréables, car tout grief qui ne s’avoue pas ouvertement recourt, pour se manifester, à des manœuvres secrètes et pernicieuses.
Le caractère des griefs est de créer une atmosphère hostile à ceux qui les ont involontairement causés : demi-mots significatifs, insinuations perfides, soupçons vagues répandus avec art. Le malheureux qui se débat dans cet écheveau habilement embrouillé rencontre des mauvaises volontés partout et ne sait à quoi les attribuer. Devant lui, on se dérobe, les mains se retirent, les offres de service se renient… Évidemment la vérité possède une force en soi, elle triomphe en général de la calomnie, et toute existence pure et droite finit par s’imposer à l’estime. Quand on vit dans une maison de cristal, on ne peut prétendre, à la longue, que votre vie s’écoule dans d’obscures cavernes ; mais le doute propagé avec ruse a suffi à paralyser vos efforts, à retarder votre carrière, à remplir votre cœur d’une amertume dont la saveur âcre ne disparaît entièrement que chez les natures assez fortes pour s’en délivrer par un acte d’énergie.
Les griefs entre gens qu’unissent des liens de parenté n’ont pas autant de répercussion extérieure ; ils nuisent moins à l’existence sociale, mais empoisonnent la vie intime. Il faut les diviser en deux catégories : vanités et sentiments blessés. Les effets sont les mêmes : yeux froids, visages maussades, sourires sarcastiques, paroles piquantes, sous-entendus gros de rancunes… En voyant les membres d’une même famille réunis, on pourrait supposer parfois, d’après leurs attitudes, qu’ils ont de graves méfaits à se reprocher les uns aux autres, et, au fond, ils s’aiment tendrement et sont prêts à se dévouer les uns pour les autres. L’ombre provient d’embryons de torts, non de torts réels, mais ces embryons, grossis par l’imagination, dénaturés par l’amour-propre ou un par faux sentimentalisme, développent et maintiennent les griefs.
Les natures susceptibles s’en forgent sans cesse de nouveaux, pour se torturer elles-mêmes et torturer les autres ; les caractères boudeurs, grognons, pervers, excitables, en ont besoin comme d’un aliment indispensable, pour conserver l’attitude mécontente qui fait le tourment de leur entourage et le leur propre. L’affection, le dévouement, les égards dont on les entoure ne parviennent jamais à tarir cette source d’amertume continuellement jaillissante dans leur cœur. Le don de soi-même ne les touche pas, mais, si vous oubliez de leur faire un message ou si vous ne consentez pas à bouleverser votre journée pour satisfaire leur caprice, ils vous considèrent comme un ennemi. La crise passe, mais pour recommencer deux jours plus tard.
L’art de se tourmenter réciproquement est fréquent entre personnes qui s’aiment. Des gens équitables dans la vie publique et sociale cessent de l’être avec leurs proches et ils ont une audace dans l’injustice qui frise le cynisme. Ils pèsent de tout le poids de leur humeur chagrine sur ceux qui les entourent, et ne pouvant réagir contre les véritables auteurs des désagréments dont ils souffrent, ils inventent des griefs contre leur famille pour se venger sur elle des torts d’autrui. Il y a des maisons d’où la gaîté est bannie, non par les malheurs, mais par les griefs.
Quand ils revêtent la forme sentimentale, ils sont plus exaspérants encore. On rentre un peu en retard, le visage joyeux, apportant une bonne nouvelle ; on trouve des visages sombres qui semblent vous accuser de tous les méfaits.
Une seule personne susceptible suffit à gâter la vie d’une famille entière. On craint toujours de la froisser, on tremble à l’idée de son mécontentement. Semblable à une divinité malfaisante, elle demande sans cesse, pour être apaisée, de nouveaux sacrifices à la bonté ou à la lâcheté d’autrui.
Il est facile de se faire des griefs, car le cœur humain y est enclin et la pente est glissante. S’y laisser aller est la faute la plus grave que l’on puisse commettre contre sa propre âme. Tout homme libre, maître de lui-même, devrait, au premier indice, écraser ces plantes venimeuses sous son talon. Les grandes douleurs ne nous guettent pas toujours, et pourtant, que d’existences tristes et mornes ! En éliminant les griefs, on verrait les sourires refleurir sur des lèvres qui en avaient perdu l’habitude.
Se fâcher contre ceux qu’on aime est absurde ; les tourmenter est criminel. Quand on réfléchit à ce qu’a de tragique la destinée humaine, les souffrances naissant de nos susceptibilités paraissent misérables et folles. Devenir son propre bourreau est de la démence inintelligente. Et c’est ce que tous les hommes font, à peu près, du plus au moins. On dirait que les hauteurs sereines les effrayent ; ils préfèrent les luttes infécondes où, sans rien conquérir, le sang des cœurs coule inutilement et douloureusement.
Mais, dira-t-on, il est impossible de ne pas être sensible aux torts, et que cette sensation ne se change pas en grief. Les âcretés que l’on garde en soi fermentent inévitablement. En famille, il y aurait, pour éviter ces fermentations malsaines, un moyen pratique à employer. Puisque l’aveu direct du froissement éprouvé coûte trop à l’orgueil, on devrait déposer dans un meuble, dont chacun aurait la clef, un registre sur lequel, tour à tour, chacun des membres de la communauté énumérerait les procédés dont il se croit victime. Quand il s’agirait de choses graves et délicates, un pli cacheté, avec une adresse, serait glissé entre les feuillets.
Dénoncer les culpabilités, sans avoir besoin de recourir aux paroles, serait pour tant de pauvres cœurs étouffés par l’accumulation de leurs griefs un soulagement intense. Ce système pourrait, en outre, provoquer chez les âmes scrupuleuses un besoin de réparation, et ainsi, plusieurs plaies morales, involontairement causées, seraient pansées et cicatrisées.
La méthode que je suggère ne sera évidemment pas suivie : les rancunes continueront à être nourries dans les cœurs ; sous le toit familial les mêmes visages renfrognés s’aligneront. Les hommes et les femmes qui, après les combats de l’existence journalière, rentreront au foyer avec le désir de s’y reposer et de s’y réchauffer, y trouveront assis le grief, ennemi de toute paix et de toute chaleur. Ils entendront les voix s’abaisser à leur approche, et ils seront forcés de comprendre que les paroles échangées formulaient des plaintes dont ils étaient l’objet.
Dans la vie publique, les carrières et les professions où les hommes se font concurrence les uns aux autres, il serait utile aussi de pouvoir ouvrir un livre des griefs. La chute d’un Cabinet, qui a parfois pour le pays des conséquences redoutables, est due souvent à des séries de petits griefs dont celui qui les a suscités n’a pas le moindre soupçon. Que d’hommes de valeur éloignés du pouvoir, simplement par les hostilités qu’ils ont inconsciemment provoquées ! Que de votes de méfiance causés par les mêmes motifs ! Que de carrières retardées ou entravées par les rancunes bureaucratiques !
Le médecin, l’avocat, le banquier sont également victimes des griefs : ils voient leur clientèle diminuer et n’en comprennent pas la raison. Des obstacles sans cesse renaissants s’amoncellent sur leur route ; la conspiration des griefs en est cause : deux ou trois bonnes rancunes se sont coalisées et ont réussi à provoquer contre les malheureux un mouvement d’opinion défavorable. Et il en est de même dans toutes les professions et dans tous les métiers. Les ennemis invisibles sont bien plus redoutables que les adversaires connus et tangibles, pour féroces qu’ils soient.
S’il y a des individus dont le trait caractéristique est de susciter les hostilités, par leurs façons brutales et leurs paroles âcres, il en est d’autres dont les âmes ressemblent à des ruches, dans lesquelles, au lieu d’abeilles, se presse l’essaim bourdonnant des griefs : griefs personnels, griefs impersonnels, recueillis pour fortifier les leurs propres. Lorsqu’ils parlent, on sent qu’il ne parviendront jamais à exprimer toutes les rancunes qui bouillonnent dans leur cœur, et c’est à peine s’ils paraissent soulagés, quand ils en ont formulé amèrement quelques-unes. Jamais on ne pourra assez plaindre ces tristes individualités, leur pain quotidien est arrosé de fiel ; mais en même temps, il faut les dénoncer à l’opinion comme les pires faiseurs de peines que la société ait produits. Ce ne sont pas de grands malfaiteurs occasionnels ; leurs délits sont journaliers et, par conséquent, infiniment plus nuisibles.
Dans toutes les classes sociales on retrouve ces misérables natures dont les griefs forment la substance psychique ; ils en mangent, ils en boivent, ils en meurent. Sans arriver à ce degré d’irritabilité morbide, combien de très honnêtes gens n’ont aucun scrupule de nourrir en eux-mêmes de bons petits griefs, nuancés de haine, contre leurs proches ou leurs amis ?
Les privilégiés du destin, ceux dont l’existence s’écoule dans une large aisance tranquille, ne devraient pas connaître les griefs. Et pourtant, ils y sont sujets tout comme les lutteurs à outrance ou les vaincus de la vie. Le récit biblique de l’unique brebis, possédée par le pauvre, et dont le riche s’empare, se renouvelle constamment, car les favorisés du sort font volontiers un grief aux malheureux du moindre avantage qu’ils possèdent. On est parfois surpris de constater certaines rancunes inexplicables. Aucun tort n’a été commis vis-à-vis de ceux qui les nourrissent. Personne n’a marché sur leurs brisées. Pourquoi alors ? Comment expliquer leurs regards hostiles, leurs paroles soudain malveillantes ? Nul ne suppose que la vue d’une unique petite brebis a pu offusquer les possesseurs de grands troupeaux. Si le prophète Nathan leur montrait ce qu’ils ont dans le cœur, comme il fit pour le roi David, peut-être se mettraient-ils à jeûner, honteux de la petitesse de leur âme. Mais si les prophètes se présentaient à la porte de nos contemporains, ils seraient chassés probablement comme d’importuns solliciteurs dont on n’a nulle envie d’entendre le message.
Les griefs que l’attitude hostile révèle ne sont pas les pires. Les griefs cachés sous une apparence cordiale sont les plus dangereux. C’est souvent le cas en amitié, et surtout en amour. Par fierté, par grandeur d’âme, par peur de ce qu’on pourrait découvrir, par crainte d’explications pénibles ou pour d’autres causes plus basses, on cache ses griefs. Tant que la passion dure, ses manifestations ardentes dissimulent les rancunes secrètes. Le jour où l’amour diminue ou s’éteint, elles dressent la tête, et celui qui découvre qu’il en est l’objet, recule épouvanté devant les sentiments hostiles dont le soupçon ne l’avait même pas effleuré.
Il y a encore la catégorie des griefs qu’on se crée volontairement contre les autres, pour expliquer les torts graves qu’on a vis-à-vis d’eux : ce phénomène se produit dans tous les genres d’attachements, mais spécialement dans l’amour. Celui qui cesse d’aimer le premier, cherche des raisons à son inconstance ; celui qui rompt le premier, par légèreté, par opportunisme ou par peur, essaye de se forger des rancunes qui l’excusent. Une femme que son meilleur ami avait quittée subitement, sans une querelle, sans une scène, sans une raison apparente de rupture, après de longues années d’une union étroite, et à laquelle je disais : « S’il pense à vous, il doit avoir des remords », répondit : « Des remords ? Quelle idée ! Il se figure aujourd’hui que tous les torts sont de mon côté. Rétrospectivement il s’est créé des griefs imaginaires. » Je me récriai, indignée, prête à la plaindre davantage. Elle sourit et, posant ses doigts sur ma bouche pour me faire taire : « Ne me plaignez pas, dit-elle, je pourrais avoir des griefs et n’en ai pas ; c’est donc moi, malgré tout, qui ai la bonne part ! »
Elle avait raison. Les griefs sont pareils à une épée à double pointe dont l’une blesse le cœur qu’elle vise et l’autre le cœur d’où elle sort ; mais le plus malheureux des deux cœurs est encore celui qui tient l’épée, car la pointe qui le transperce s’enfonce plus fortement, et il est presque impossible de l’arracher de la blessure.
Tout le monde, en substance, est victime des griefs : ceux qui les nourrissent, comme ceux qui les inspirent, parce que tous se refusent aux explications franches. Et ce qu’il y a de plus triste, c’est que, produisant tant de mal, ils ont souvent une cause si mince, semblables en cela aux duels de ce Napolitain, qui s’était battu dix-sept fois à propos des mérites respectifs du Tasse et de l’Arioste, dont il n’avait jamais lu les œuvres !
Un mot, un regard peuvent effacer des années d’affection.
Balzac.
Parmi les peines que les hommes se causent les uns aux autres, les chagrins intimes occupent une place importante, quoique la vie sentimentale ait diminué de vivacité sous toutes les latitudes et dans toutes les classes. Ce cuirassement contre la sensibilité s’appelle progrès. En effet, dans les pays les plus avancés comme civilisation, l’individualisme outré, les habitudes mouvementées, l’extériorisation générale des existences empêchent le cœur de vivre avec intensité et d’avoir conscience de ses battements. Chez les peuples qui ont couru avec moins de rapidité sur la voie de l’indifférentisme pratique et de la froideur élégante, les affections ont gardé plus de force, et les passions plus de violence : la tendresse familiale attendrit toujours les cœurs, et les désespoirs d’amour sont féconds en catastrophes.
Dans le midi de l’Europe, le dévouement aux parents, aux enfants, au mari produit des miracles d’abnégation, et les femmes sont capables de s’oublier elles-mêmes complètement pour l’homme qu’elles aiment. Un spirituel écrivain français me disait un jour : « Vos compatriotes sont les seules femmes qui savent encore aimer. Regardez une Française dans la rue : elle est toujours élégante, tirée à quatre épingles ; le mari, au contraire, est souvent négligé dans ses vêtements, tandis qu’en Italie l’homme est plus soigné que la femme ; celle-ci s’efface… On comprend que les ressources de la modeste famille sont employées à mettre en valeur le chef, le représentant de la communauté… »
L’observation a du vrai[7], l’Italie est le pays où l’amour sous toutes ses formes — qu’il soit maternel, filial, fraternel, conjugal et même extra-légal — est encore le plus sincèrement pratiqué. Évidemment la civilisation à outrance finira par y pénétrer et l’on y apprendra à raisonner avec plus de froideur. Cependant, quels que soient les effets desséchants de cette civilisation sur les âmes de toutes les races, il y a certains sentiments tellement instinctifs par nature et enracinés dans le cœur, que rien ne parviendra jamais à les détruire de façon complète, et que l’homme le plus raffiné continuera à en souffrir.
[7] Dans les grands centres, cependant, la préoccupation de la toilette chez les femmes augmente de façon inquiétante.
Dans de précédents chapitres, j’ai parlé des chagrins que s’infligent les uns aux autres les gens qui croient s’aimer. Parmi les membres d’une même famille, combien semblent nés pour se tourmenter réciproquement ! Les griefs[8] et les malentendus qui séparent les cœurs sont infinis. Pour les êtres aimants une parole dure, un mouvement hostile, une fausse interprétation de leurs actes ou de leurs intentions équivaut à un coup de couteau moral. C’est pourquoi la jeunesse traverse des moments d’indicible amertume et d’intense désespoir, car elle croit à la durée des impressions douloureuses ; ceux qui les provoquent ont si peu l’habitude de considérer l’effet de leurs paroles qu’ils n’ont pas le moindre soupçon des maux dont ils sont la cause.
[8] Voir le chapitre : « Les griefs ».
Une des souffrances intimes les plus secrètes et les plus démoralisantes que les êtres jeunes subissent, est d’assister aux défaillances de caractère des personnes qu’ils ont aimées et respectées dans leur enfance, alors qu’ils ne savaient encore ni discerner ni raisonner. A mesure qu’ils acquièrent l’expérience de la vie et la faculté de juger, les anciennes idoles tombent de leur piédestal, et cette chute provoque une amère douleur.
La jeunesse est intolérante, elle n’admet pas les circonstances atténuantes, elle ne tient compte de rien, elle ne s’arrête pas à considérer, elle donne des interprétations positives à certaines apparences incertaines. Souvent elle est dans le vrai, souvent aussi elle se trompe, mais, que ses impressions soient réelles ou fausses, la peine ressentie est la même. Avoir été cause, même sans le vouloir, d’une pareille déception, remplit de remords les consciences habituées à sentir leurs responsabilités.
Les gens maussades, grognons, capricieux, de mauvaise foi, sont des faiseurs de peines, non seulement parce qu’ils empêchent les autres de danser en rond et attristent leurs vies, mais parce qu’ils ternissent l’image que ceux-ci avaient d’eux dans le cœur. C’est là une subtile souffrance d’ordre sentimental dont il est impossible de mesurer les effets sur l’avenir des âmes.
Une amie me disait un jour : « Tant que mes enfants étaient petits, j’ai vécu à l’aise avec mes défauts et mes mauvaises habitudes. Peut-être gênaient-elles les autres, moi, elles ne me gênaient nullement ! Mais depuis qu’ils sont grands, j’ai honte. Je rencontre leurs regards qui m’embarrassent, je comprends qu’ils me jugent, qu’ils observent mes attitudes, ma manière d’agir, qu’ils mesurent mes paroles. Rien ne leur échappe : ni le petit accroc à la vérité, ni le raisonnement illogique, ni l’irritation injuste, ni aucune des mille imperfections dans lesquelles je me complaisais autrefois. Je suis obligée aujourd’hui de me surveiller constamment, et il se trouvera, à la fin des fins, que mon éducation aura été faite par eux, beaucoup plus que la leur par moi ! »
André Towianski, le mystique polonais, qui voulait rétablir toutes choses en Christ, prétendait que le seul crime véritable était de repousser l’affection ; la pire des actions malfaisantes est d’offrir un caillou à qui nous offre du pain, et les peines que les hommes infligent sans nécessité aux êtres qui les aiment seront comptées, sans doute, comme autant de crimes par la justice suprême.
Beaucoup de gens prennent plaisir à ce jeu, même des gens qui se déclarent et se croient honnêtes et vertueux. Il y a, paraît-il, dans l’âme humaine, des recoins cruels, comme un besoin secret de faire souffrir ceux sur lesquels on a du pouvoir, peut-être parce que, se reconnaissant indigne de leur affection, on les méprise instinctivement de la ressentir.
Ce phénomène, qui a rendu amer le pain quotidien de tant de cœurs endoloris, se manifeste dans tous les genres d’attachement, mais c’est dans l’amour qu’il trouve son expression la plus complète et se produit avec le plus de fréquence.
La question de l’amour est trop complexe pour qu’il soit possible de la traiter dans ces pages ; l’expérience de la vie, la réflexion, l’étude objective des sentiments et des sensations qui exaltent et troublent l’être intime font comprendre à tout observateur sincère qu’aucune forme de déterminisme ne lui est applicable. Les plus savants docteurs en la matière, s’ils tiennent honnêtement compte de la nature complice, des conditions de l’existence sociale, des droits et des devoirs des individus, et, en même temps, des préceptes moraux indispensables aux sociétés bien organisées, doivent se déclarer incompétents à la résoudre.
En premier lieu, appliquer une loi générale à l’amour est impossible, il n’y a que des cas particuliers. Ceux qui méconnaissent ce principe risquent d’exagérer la rigueur ou d’en manquer trop. De toutes façons, même dans une société en progrès, l’amour restera éternellement un élément de trouble. Si on atteint l’idéal d’élever un temple à la vérité dans la cité de la justice ; si on parvient à supprimer la misère, à éteindre les ambitions et les cupidités vulgaires, à installer le règne de la probité morale et matérielle, on n’arrivera jamais à détruire l’attraction qui pousse irrésistiblement, les uns vers les autres, les hommes et les femmes. Par conséquent toujours, dans l’ordre le mieux établi, le désordre risquera de reparaître par l’amour, cause perpétuelle de félicités et de peines.
La douleur étant la réaction naturelle de la joie, ce genre de souffrance ne peut pas être supprimé. Il est toutefois certain qu’on y ajoute des amertumes inutiles par les faux points de vue auxquels on se place. Si l’on savait mieux s’aimer[9], l’intensité des affections ne diminuerait pas, mais les hommes et les femmes cesseraient d’être leurs propres bourreaux.
[9] Ames dormantes, chapitre « Le faux amour de soi ».
La catégorie des amours appelés malheureux est celle où un énergique effort de volonté, joint au raisonnement, pourrait guérir le malade. Ce genre de sentiment, où l’un des cœurs reste froid, tandis que l’autre se consume en vains regrets et en inutiles espérances, est un objet de moqueries, parfois injustes, car, si certains de ces attachements sans réciprocité sont ridicules, on en recentre aussi souvent de touchants. Ces accidents fâcheux sont inévitables, car tous plus ou moins, hommes ou femmes inspirent, dans leur vie, des inclinations auxquelles il leur est impossible de répondre. Parfois ces inclinations sont provoquées volontairement par les coquetteries des femmes ou les flatteries banales dont certains hommes sont coutumiers vis-à-vis des descendantes d’Ève, mais ce sont pour la plupart des phénomènes spontanés dont personne n’est responsable. Ils deviendront, probablement, moins fréquents au XXe siècle, la sentimentalité tendant à disparaître de nos mœurs.
Du reste, l’amour malheureux étant un peu déraisonnable en soi et ne présentant pas de perspective de longue durée, — sauf chez les êtres doués d’une excessive sensibilité, — on le met au second rang dans la nomenclature des douleurs de l’amour. Aux époques romanesques, quelques jeunes filles en mouraient ; aujourd’hui encore on voit des jeunes hommes se suicider parce que leur passion ne peut être satisfaite ; mais c’est plutôt chez eux révolte contre la souffrance, que preuve de sentiment.
Il est curieux d’observer, quand la fièvre bat son plein, combien la façon de procéder des deux sexes est différente. En général, les femmes se moquent des amoureux qu’elles n’aiment point ; aucune pitié n’amollit leur cœur, et parfois leur indifférence moqueuse va jusqu’à la cruauté. Quelques-unes, les conscientes, les bonnes, les douces, — qu’elles aient eu une part directe ou non dans la naissance du sentiment qu’elles inspirent, — essayent de consoler leurs adorateurs éconduits. Et certaines excellent si parfaitement en cet art de transformer l’amour en amitié, que les malheureux qui ont passé par leurs mains conservent de cette cure morale un souvenir attendri, préférable peut-être à celui d’une bonne fortune.
Les hommes sont moins habiles en ce genre de traitement, ils préfèrent une autre méthode : celle de s’émouvoir et de se laisser aimer. Il est certain qu’ils s’apitoient beaucoup plus facilement que les femmes. Est-ce vanité ? bonté ? Les deux choses peut-être à la fois. En tout cas, ils se refusent presque toujours à être des faiseurs de peines pour les cœurs qui se tendent vers eux, sans réfléchir que cette condescendance amoureuse a parfois des conséquences plus cruelles que l’indifférence nettement affirmée.
Mais ces amours unilatéraux ou ceux établis sur une émotion passagère ne marquent pas ordinairement l’âme de traces profondes et n’abrègent pas les existences. C’est lorsqu’il y a entre deux êtres échange complet de toutes les forces, que les douleurs succédant aux joies produisent ces déchirements qui altèrent les sources même de la vie. Les êtres doués d’une robuste santé physique n’en meurent pas, mais en eux quelque chose reste brisé. Ces déchirements naissent souvent de ce qu’il y a d’incompatible entre les aspirations et les capacités des hommes. De loin en loin, il est vrai, quelques cœurs se convient à des noces éternelles ; mais ils sont rares, ces fidélités prolongées étant, paraît-il, contraires aux lois de l’impérieuse nature, sur laquelle, jusqu’ici, nous avons un si faible empire.
L’amour, qui naît de rien, meurt de tout. On voit parfois les êtres qui se sont le plus tendrement aimés et qui semblaient avoir confondu leurs existences morales, se séparer tout à coup sans une raison valable, sans une querelle, sans une infidélité, comme si la substance dont étaient formés leurs cœurs, leurs esprits et leurs sens s’était soudain transformée et ne s’amalgamait plus.
Quand le triste phénomène se manifeste dans les unions sanctionnées, il n’y a pas de brisure apparente, mais la joie disparaît des vies. Entre ces deux êtres qui avaient jusqu’ici vécu cœur à cœur, il ne reste plus qu’un seul et froid trait d’union : l’habitude et les intérêts communs ! Lorsqu’au contraire, le lien n’a pas aliéné l’indépendance, la rupture est rapide ; les amis de la veille, fiancés ou amants, semblent ne pouvoir jamais mettre entre eux assez de distance, pressés qu’ils sont d’oublier leur passé d’amour, par honte peut-être de ce reniement de leurs âmes.
Lorsque le détachement se manifeste en même temps dans les cœurs, il n’y a pas de souffrance, rien que la tristesse d’une lumière qui s’éteint. Mais en général, l’amour déjà mort chez l’un, vit encore chez l’autre et s’exaspère par l’abandon. On accuse les hommes de sonner les premiers le glas. C’est vrai et faux en même temps. Vrai, dans le sens qu’ils sont plus facilement infidèles. Faux, en ce qu’ils savent parfois rester constants en devenant infidèles, tandis que la femme, à la première tentation qui l’assaille d’un autre amour, n’a plus qu’un désir : liquider l’ancien ! Est-ce sincérité plus grande de sa part ? Ou moindre richesse de nature ? Ou parce que son âme plus légère n’a pas reçu d’empreinte assez forte ? Ou que chez elle tout nouvel amour entre d’emblée dans le cœur en maître absolu ?
En tout cas, il est certain que les femmes possèdent, en général, beaucoup plus que les hommes la faculté d’oublier ce qui a été, et de passer l’éponge sur leurs souvenirs. Elles revoient parfois avec une parfaite désinvolture ceux qu’elles ont aimés, sans qu’une vibration fasse tressaillir leur cœur et leur être ! La vue de celui pour lequel, souvent, elles ont tout risqué, ne les émeut pas ; il est redevenu à leurs yeux une quantité négligeable quelconque. Les hommes, eux, se vantent de ne jamais oublier, même après avoir remplacé un nombre respectable de fois la femme jadis aimée.
Dans cet ordre de sentiments et de sensations, les nuances sont infinies, et il est impossible d’établir des points de repaire, même relatifs. Une seule chose est sûre et indéniable : les hommes et les femmes sont des faiseurs de peines à l’égard les uns des autres, après avoir été des faiseurs de joies. Ce résultat est-il absolument nécessaire ? Cette réaction est-elle fatale ? Ne dépend-il de nous d’aucune façon d’en empêcher les effets, d’en diminuer la violence, d’en atténuer la tristesse ? Un plus large développement de conscience, une vue plus nette des responsabilités réciproques, la compassion s’étendant aux peines de l’âme et un grand respect de l’amour pourraient peut-être empêcher quelques-unes des catastrophes morales qui dévoient et détruisent tant d’existences.
Il n’est pas question ici, bien entendu, des tragédies violentes dont les passions de l’amour sont causes : meurtres, suicides, innocents sacrifiés, vies jetées au vice, familles déshonorées… Tout cela rentre dans le tu ne tueras pas. Ceux qui sont responsables de tels malheurs, même si leur conscience est en léthargie, savent intellectuellement qu’ils ont commis des crimes, manqué aux lois sociales, été des perturbateurs de l’ordre et détruit quelque chose dans l’harmonie de l’univers[10]. La loi, en certains cas, intervient pour les châtier, et, si ces délits échappent au code pénal, la société les punit d’une autre façon. Dites plutôt qu’elle les récompense, s’écrieront les esprits pessimistes. C’est vrai aussi, mais d’une vérité apparente qui rentre dans les monstruosités que la nature produit parfois, pour montrer qu’elle est supérieure à ses propres lois.
[10] Cet état de demi-conscience tend à disparaître. On en arrive, de nos jours, à admirer les beaux crimes pervers et à traiter d’inintelligents et d’inhumains les esprits droits qui croient encore à la nécessité d’un châtiment pour les homicides.
Évidemment, si une transformation morale s’accomplissait chez les êtres capables de délits aussi graves, si l’idée d’une sanction divine pénétrait leur cerveau, ils se puniraient eux-mêmes par leurs remords et leurs regrets du mal dont ils sont responsables ; mais la grâce seule, cette opération mystérieuse — qui restera l’éternel secret des dieux — peut produire dans les âmes une révolution semblable.
Aucune influence humaine, pour intense et énergique qu’elle soit, ne saurait y parvenir. Il faut qu’une conscience soit déjà à peu près éveillée, pour qu’on puisse l’interroger, la toucher, la faire tressaillir. Tout tressaillement moral présuppose une certaine honnêteté de pensée, un certain désir du bien, une certaine honte du mal…
Ce degré d’évolution ne nous empêche pas, du reste, de causer à autrui d’indicibles et inutiles souffrances. Inutiles, car ce qu’il y a d’inévitablement douloureux dans le flux et reflux des passions, n’est pas toujours le côté le plus amer des chagrins de l’amour. Ce qui torture l’âme plus que la brièveté des heures heureuses, c’est la trahison, le mensonge, la lâcheté. Il y a pis encore : s’apercevoir tout à coup qu’on a aimé un fantôme, que l’être auquel on a donné sa vie pendant des années était un inconnu dont on n’avait jamais aperçu le vrai visage, voilà la douleur insupportable ! Si les êtres qui s’aiment avaient quelque respect l’un pour l’autre, ils se montreraient sincères avant, pendant, après. Avant, cette sincérité empêcherait bien des liens de se nouer et des mariages de se faire ; pendant, elle donnerait un sentiment de sécurité qui ferait mieux goûter le bonheur ; après, c’est-à-dire à l’heure de la séparation ou de la désunion, elle permettrait la douceur du souvenir ; le passé ne serait pas empoisonné, et, dans le cœur resté fidèle, l’image encore aimée ne serait pas ternie.
Mais le préjugé contre la sincérité, en amour surtout, est l’un des plus généralement répandus. Le prétexte des égards que l’on se doit les uns aux autres le fortifie, comme si la plus haute forme du respect n’était pas, toujours et partout, la franchise. On a le tort de la déclarer impossible en amour. Et pourquoi ? Les tours bâties sur l’argile s’effondreront, mais sera-ce dommage ? L’amour vrai résistera comme les forteresses bâties en pierre de taille. Le reste s’appellera de son nom réel : génie de l’espèce, vanité ou vice, besoins, ceux-là, que l’on trouvera toujours moyen de satisfaire, sans les assaisonner des fourberies qui les rendent criminels et en font des causes de souffrances et de déceptions[11].
[11] Voir dans Ames dormantes, le chapitre : « Le culte de la vérité ».
Remettre toutes choses à leur vraie place, donner à toutes choses leur vraie valeur, c’est la seule véritable science de la vie, et elle peut être appliquée à l’amour comme au reste. Mais, dira-t-on, enlever à celui-ci ses guirlandes, ne sera-ce pas diminuer son attrait ? Les fleurs en sont l’essence et l’accompagnement indispensable :
[12] Une fleur tombait sur ses genoux, — Une autre sur ses tresses blondes, — Une autre se posait sur la terre, — Une autre sur l’onde, — Une autre, par une erreur gracieuse, — Tournoyant, semblait dire : Ici règne l’amour.
Pétrarque a raison de faire pleuvoir des fleurs autour de Laure, car il ne faut pas en priver l’amour, mais seulement substituer les fleurs fraîches aux fleurs artificielles et ne couronner avec elles que le front du dieu, en laissant ses contrefaçons sans parure.
Les empiriques des foires, qui préconisent leur drogue comme étant apte à guérir tous les maux, sont un objet de risée, et pourtant la drogue merveilleuse existe au point de vue moral : c’est cette sincérité dont on ne veut point ! Où qu’on l’applique, elle est salutaire : sincérité vis-à-vis des autres, et sincérité vis-à-vis de soi-même. Si l’être humain apprenait à discerner la nature des émotions qui l’étreignent, les tragédies seraient moins fréquentes dans la vie sentimentale, et les liens d’amour, lorsque l’heure de la séparation aurait sonné, se dénoueraient plus dignement. Souffrir n’est rien, mais que d’âmes sont perdues parce qu’elles ont été mal aimées. Dans les existences jetées au vice, on trouve presque toujours, comme fait initial, un désespoir d’amour ou une complication sentimentale.
En général, on ne s’occupe que des conséquences directes et immédiates de l’amour, et les consciences scrupuleuses elles-mêmes ne voient pas au delà. Personne presque ne réfléchit aux effets ultérieurs qu’il peut avoir sur le caractère et la future existence morale des deux êtres qui s’unissent. Les intéressés n’y pensent pas plus que les autres, non seulement dans la jeunesse, ce qui est excusable, mais dans la maturité, ce qui l’est moins !
L’adoption d’habitudes sincères aurait pour résultat d’éveiller dans les consciences un sentiment de responsabilité. Se faire aimer, accepter un grand amour, le rendre et en jouir, c’est assumer réciproquement charge d’âme. Les hommes et les femmes auxquels on aurait enseigné, dès l’enfance, que les faiseurs de peines par légèreté, égoïsme, lâcheté ou tout autre sentiment mauvais ou médiocre peuvent être assimilés à des criminels véritables, acquerraient forcément, en amour aussi, un sens plus profond et plus délicat de leurs obligations.
Il est difficile d’établir quelles sont, en réalité, les plus fréquentes victimes de l’amour. Au point de vue social, ce sont les femmes, l’opinion publique se montrant plus sévère à leur égard. Plusieurs se sauvent par l’habileté et la ruse, beaucoup succombent, et, n’ayant plus la possibilité de guider leur destinée, elles deviennent la proie du hasard.
Au point de vue moral également, la femme est la grande vaincue ; elle ne sait pas garder son équilibre comme l’homme, elle s’abandonne tête baissée à ses impulsions passionnelles, et le désordre la marque bien plus rapidement de ses stigmates extérieurs. Dès que ses mœurs deviennent trop faciles, elle prend un aspect dégradé, tandis que son compagnon de l’autre sexe, dans les mêmes conditions de vie, garde souvent un air plus noble. C’est que d’autres passions le dominent, tiennent ses facultés en éveil et servent de correctif aux effets du vice.
Enfin, au point de vue du sentiment, on a l’habitude de penser que la femme souffre plus que l’homme. C’était absolument vrai autrefois ; l’est-ce aujourd’hui au même degré ? Le sera-ce encore demain ?
La fin du XIXe et le commencement du XXe siècle ont facilité l’éclosion d’une catégorie de jeunes filles, dont la façon de considérer l’existence déconcerte ceux qui ont vécu avant elles. Le flirt lui-même, si son but reste identique, a changé d’intonation, il n’est plus sentimental. Quelques-uns visent au mariage ou au mauvais motif. D’autres sont de simples jeux, résultats du calcul féminin qu’il faut avoir de nombreux flirts bien placés dans le monde, car ils sont utiles, posent une femme, et renforcent sa situation. L’amour, comme on le voit, n’a pas grand’chose à faire dans ces manœuvres, et la plupart des mondaines échappent aux douleurs qu’il apporte. Si elles sont sujettes à des faiblesses, il serait naïf d’en chercher la cause dans la sensibilité de leur cœur ou l’ardeur de leur imagination : elles succombent pour des raisons qu’il est inutile d’énumérer ici.
Mais ces flirteuses mondaines ne se recrutent que dans certaines classes et ne représentent qu’une petite partie de l’humanité féminine. D’autres femmes sentent encore à peu près comme sentaient leurs mères et, faisant dépendre le bonheur de l’amour, se désespèrent quand on cesse de les aimer. J’incline donc à croire qu’aujourd’hui encore les femmes souffrent sentimentalement davantage que les hommes. « Quelle erreur ! me disait dernièrement un vieillard de haute intelligence, très versé en ces controverses, quand un homme aime réellement : il aime bien plus qu’une femme, il en meurt même parfois. Dans ma longue vie, j’ai connu plusieurs hommes qui n’ont pu survivre à la mort ou à la trahison d’une femme aimée, tandis que la femme survit toujours. Quand elle meurt ou se tue, c’est que le chagrin d’amour se complique d’autres raisons. »
Les opinions étant diverses sur l’entité et l’intensité de la souffrance sentimentale chez les deux sexes, on ne peut établir de théorie à ce sujet. Du reste, en amour, il n’y a que des cas particuliers, comme je le disais en commençant ; chacun souffre, non pas suivant son sexe, mais selon sa capacité de souffrance ; il y a des êtres organisés merveilleusement pour la douleur ; d’autres sont tournés vers la joie, comme certaines plantes vers le soleil. Une seule chose est certaine : la peine, et c’est cette peine qu’on voudrait empêcher, alléger, consoler, transformer.
Au mal, trois remèdes s’appliquent : la sincérité en amour, le respect de l’amour, l’altruisme en amour.
J’ai déjà parlé de la sincérité qui, en empêchant de prostituer le nom, facilitera le respect pour la chose. L’homme est étrangement inconséquent à ce propos. Il subira pour l’amour les pires dangers et les plus grandes catastrophes, il risquera sa fortune, sa santé, sa vie, et en souffrira dans ses fibres morales les plus intimes, et il en parle avec dédain, comme d’une chose basse ; plus on descend dans l’échelle sociale, plus le phénomène s’accentue. Or, il est tout naturel qu’on n’ait aucun scrupule de traiter légèrement ce qu’on méprise dans le fond. En effet, les souffrances que les êtres humains s’infligent les uns aux autres, dans cet ordre d’idées, ont presque toujours pour base l’absence de respect pour le sentiment qu’il s’agit de blesser. Si on en mesurait mieux le caractère, l’intensité et la profondeur, certains égards s’imposeraient et, avant tout, la franchise dans les relations et les procédés.
Il est donc possible d’affirmer que la sincérité et le respect en amour dépendent réciproquement l’un de l’autre.
Quand on ne se trompera pas mutuellement sur la nature de l’attrait qu’on ressent, le faux amour cessera d’être confondu avec le vrai. Et quand ce sera l’amour véritable, il aura chance de durer plus longtemps, chacun le respectant dans l’autre. Et s’il doit se transformer ou mourir, le souvenir des jours heureux ne sera pas terni dans les cœurs ; l’intolérable et humiliante souffrance d’avoir aimé un inconnu dont on n’avait jamais rencontré le vrai regard, sera épargnée à l’âme.
L’altruisme en amour ! Je me sers de ce mot, faute d’un autre capable d’exprimer mieux ma pensée. Il est certain que l’égoïsme, le désir d’obtenir autant ou plus qu’on ne donne, la préoccupation de ne pas être dupe, la jalousie contre tout ce qui peut solliciter l’attention ou l’intérêt de celui ou de celle qu’on voudrait entièrement absorber en soi, sont autant de causes de souffrance. Au point de vue religieux, d’acerbes et justes critiques sont adressées aux dévots qui prient Dieu pour la récompense qu’ils en attendent et l’aiment pour les joies qu’il peut distribuer. Les incrédules se servent comme d’une arme de cette mesquine façon d’envisager les rapports de la créature avec son créateur, et ils ont raison. Mais eux-mêmes, comme la plupart des gens, appliquent ce procédé à l’amour.
Si l’on aimait parce qu’on aime, tout simplement, si l’on aimait la personne pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle peut donner, si l’on pensait à elle plus souvent et moins à soi, si l’on était généreux dans la liberté qu’on lui accorde, que d’amertumes épargnées ! Mais alors, dira-t-on, ce ne serait plus l’amour ! Et pourquoi ? Pour aimer, est-il donc nécessaire d’être égoïste et exclusif ? Je ne puis qu’effleurer le sujet, mais j’ai connu des personnes, rares il est vrai, qui aimaient de cette façon généreuse, et ce sont elles qui ont été aimées le plus longtemps. Elles le seront peut-être toujours.
N’y a-t-il pas quelque chose de bassement mercantile, dans notre volonté d’exiger l’équivalent de ce que nous donnons ? Cela n’enlève-t-il pas aux affections toute générosité et toute grandeur ? Si l’on apprenait, même en amour, à aimer les autres pour eux et non pour soi, tout s’élargirait et s’ennoblirait dans le cœur et dans la pensée. Quand cela arrive, quand l’affection est désintéressée entre parents ou amis, comme l’on se sent à l’abri d’un certain genre de douleur ! Toute une catégorie de souffrances sentimentales disparaît, et c’est la plus âcre.
Pourquoi ne pas essayer d’appliquer cette même méthode à l’amour ? L’on demandait un jour au Romain Atticus, comment il avait fait pour conserver ses amis jusqu’à la fin de sa vie ; il répondit simplement : « Je n’en ai jamais rien attendu. » Il est difficile peut-être de conserver, dans l’emportement de la passion, cette sérénité indulgente que l’amitié permet. Mais, sans arriver au « rien attendre » d’Atticus, si la préoccupation de beaucoup donner dominait les âmes, l’aiguillon de l’amour-propre blessé cesserait de s’enfoncer dans la chair, parce que l’amour-propre changerait d’objet : il mettrait son orgueil à donner et non à recevoir[13].
[13] Voir dans Ames dormantes, le chapitre : « L’avarice morale ».
Je n’ai pas voulu, comme je l’ai dit en commençant, écrire un chapitre sur l’amour ; je n’ai fait qu’effleurer le sujet, étudiant uniquement cette passion au point de vue des chagrins dont elle est cause et que la sincérité, le respect, l’altruisme pourraient éliminer en partie, si l’on voulait cesser une fois de croire que le mensonge est sa base essentielle, le mépris mutuel sa fin certaine et l’égoïsme son inévitable compagnon.
Mais, pour atteindre ce but, il faudrait que les hommes et les femmes apprissent à se mieux connaître.
Maîtresse d’apprendre et de devenir tout ce qu’elle peut être et devenir sans sortir de sa nature de femme.
Tennyson.
Les adages et les axiomes, s’ils contiennent à peu près tous une petite part de vérité, ont souvent une large part d’erreur. Ainsi on a l’habitude de dire que les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent, et que, si les hommes sont ce qu’ils sont, ils le doivent aux femmes qui les ont élevés et qu’ils ont aimées. L’affirmation est exacte en ce qui concerne l’éducation maternelle, elle l’est moins, lorsqu’il s’agit des rapports d’un sexe à l’autre, car tout mâle porte en lui un esprit de rébellion qui le rend impatient des influences féminines, tellement il est jaloux de sa liberté et craint d’en aliéner la moindre parcelle. La femme, par contre, est toute disposée à suivre les conseils de l’homme et à subir sa direction.
Quand Alexandre Dumas fils déclarait que le chef de famille devait représenter, pour la femme, non seulement l’époux, mais l’ami, le conseiller, voire même le prêtre, on trouva qu’il donnait une portée démesurée à l’influence de l’homme sur l’esprit de sa compagne. Les revendications féministes ont, depuis lors, ébranlé fortement la théorie du moraliste dramaturge, mais le démenti qu’elles lui opposent est peut-être plus apparent que réel. L’avenir nous apprendra s’il se borne à une question de paroles, ces paroles qui enivrent l’humanité et qui, même vides de sens, acquièrent une portée formidable par les poussées qu’elles provoquent.
En parlant des femmes, on ne peut toujours généraliser, les différences d’éducation créant entre elles des mentalités différentes. Cependant certains instincts leur sont communs, et en s’adressant aux femmes des classes dirigeantes, on les comprend toutes, à peu près, dans la définition de leurs tendances ou le pressentiment de leurs destinées.
Il est impossible, du reste, de les diviser par catégories et de spécifier à chaque page que tel argument concerne la mondaine brillante, tel autre la bourgeoise sérieuse, tel autre encore la femme écrivain, artiste, éducatrice, ou bien la femme du peuple et l’ouvrière. Ces dernières ont évidemment une psychologie moins complexe que celle de leurs sœurs plus développées, et offrent moins de prise à l’analyse. Les labeurs matériels qui oppriment leur vie, ne permettent guère d’étudier sur elles les influences intellectuelles et morales des milieux, des événements et des hommes. Les femmes cultivées, possédant un certain raffinement d’éducation et d’habitudes, fournissent un meilleur champ d’observation, car elles commencent à prendre conscience d’elles-mêmes, à connaître les forces dont elles disposent, et savent parfois scruter leurs âmes.
Les femmes du monde sont évidemment portées, par leur genre de vie, à se préoccuper plus que les autres femmes de l’opinion des hommes à leur égard ; d’abord parce qu’elles les fréquentent davantage, et ensuite parce qu’elles ont plus besoin de leurs suffrages. C’est affaire d’instinct, de coutumes et de raisonnement : elles estiment que l’admiration masculine confère à leur personne et à leur esprit une sanction que celle des femmes est impuissante à donner. Sur deux points seulement elles recherchent l’appui et l’approbation de leurs sœurs ; la situation mondaine et ce qu’il est convenu d’appeler les élégances féminines : la toilette et ses accessoires, l’ameublement et les mille petits détails d’une maison bien tenue. Pour les équipages, le sport et même la table, l’appréciation de l’autre sexe leur paraît infiniment plus flatteuse ; elle leur donne un sentiment de sécurité qui les met bien en équilibre vis-à-vis d’elles-mêmes et d’autrui.
Ces côtés spéciaux de la question se rapportent exclusivement à la vie mondaine et luxueuse, privilège ou corvée du petit nombre, mais l’état d’âme qu’ils révèlent se retrouve à tous les degrés de l’échelle sociale. La poussée du féminisme n’y a apporté que de très légères modifications. Les femmes ont, en général, la même façon de sentir : leur contentement dépend de l’approbation de l’homme, et chez les plus farouches revendicatrices des droits féminins, en y regardant de près, la même faiblesse se révèle, — pour dissimulée qu’elle soit sous une apparence d’hostilité, — si toutefois l’on peut appeler faiblesse cet irréductible instinct.
Quelques femmes d’esprit religieux ou simplement d’âme haute et fière, dépourvues de vanité dès leur jeunesse, recherchent pour leur vie morale une sanction plus haute que celle des hommes de leur entourage ; mais ces femmes mettront cependant, lorsqu’il s’agit de leur personne, plus de prix à un compliment masculin qu’à un éloge féminin. L’atavisme leur a donné l’habitude de penser que l’homme seul pouvait décréter si une femme était capable de plaire ou non. Or, comme le mot plaire a et aura toujours un énorme prestige sur le moi féminin, toute fille d’Ève continuera à rechercher l’admiration de ses compagnons de route, du moins tant que durera sa jeunesse ou tant qu’elle essayera de la retenir.
Sur ce point particulier, aucun changement total n’est possible, et l’on verra toujours la femme s’épanouir sous le regard approbateur des hommes. Il y a des nuances évidemment ; telle ne tient qu’à l’opinion d’un seul ; telle autre limite ses ambitions à un cercle restreint de parents et d’amis ; d’autres, plus banales, plus vulgaires, d’une vanité plus insatiable, ont soif de l’hommage de tous les regards, d’où qu’ils viennent.
Pour les choses de l’esprit, le même phénomène se manifeste, et il est également justifiable. Chaque époque a donné quelques personnalités féminines supérieures, mais, à part ces cas isolés, la femme n’a pénétré que récemment dans la vie intellectuelle ; elle voit donc dans l’homme un frère aîné qui l’a précédée sur la route ; elle reconnaît en lui des connaissances plus amples que les siennes, des facultés de raisonnement qui lui manquent. Elle constate aussi dans ce cerveau, préparé par une suite de générations aux recherches abstraites, des puissances de déduction dont elle est incapable. Elle comprend également que l’homme dispose, pour les luttes de la vie publique, de forces qu’elle ne possède point. Dans leur admiration, avouée ou dissimulée, consciente ou inconsciente, pour cet être qui les domine par tradition, par orgueil sexuel et parce qu’il se sent physiquement le plus fort, beaucoup de femmes sont disposées à oublier leurs propres dons de perception rapide, de finesse souple, d’intuition souvent merveilleuse.
Ce servage intellectuel (qui se mélange souvent au mépris moral) sera secoué par les femmes intelligentes à mesure qu’elles apprendront à mesurer l’échelle des valeurs. Elles n’accorderont plus aveuglément à l’homme le droit de dominer leur esprit, et sauront discerner quand il mérite d’être reconnu et choisi pour juge. Déjà les plus conservatrices ont cessé d’être le troupeau rusé ou docile d’hier ; quelques-unes ont appris à se former des opinions personnelles, à formuler des jugements d’êtres libres, à traiter elles-mêmes leurs intérêts. Cependant, le nombre des femmes qui ont réellement conquis leur indépendance intellectuelle est très restreint encore.
En pays latin on les compte ; le type est plus fréquent chez les Anglo-Saxonnes et les Scandinaves, qui prétendent s’être mentalement libérées du joug. En effet, les femmes du Nord ne connaissent plus l’amour sous la forme du don complet d’elles-mêmes ; elles se prêtent sans se donner. Mais recherchent-elles moins avidement pour cela les suffrages masculins ? Si elles considèrent désormais l’homme comme un adversaire, c’est un adversaire qui les occupe singulièrement.
On peut, par conséquent, établir, en dépit des protestations de certaines féministes outrancières, que la femme du XXe siècle est encore fascinée par l’homme, non pas seulement en amour, ce qui est fatal, mais presque sur tous les autres points. Il faut donc compter avec cette influence, quand il s’agit des destinées futures de la femme, étudier comment elle s’est exercée jadis, se rendre compte sous quelle forme elle se manifeste aujourd’hui, et prévoir de quelle façon elle pourrait se modifier dans l’avenir.
Je n’ai ni l’intention ni la prétention de refaire ici l’histoire des conditions sociales et morales de la femme à travers les siècles. Tout le monde connaît les phases diverses de son évolution, les lois sous lesquelles elle a dû se courber, les variations de l’opinion publique à son sujet, et les conquêtes qu’elle a faites peu à peu en certains pays au point de vue de l’indépendance économique et de la liberté individuelle.
De cette vue d’ensemble, un fait semble ressortir évident. Dans toutes les sociétés fortement organisées, on voit la femme soumise à l’homme, gardienne du foyer et acceptant le joug paternel et conjugal. Dans les sociétés en décadence, au contraire, elle s’émancipe, acquiert des privilèges et s’impose à l’attention ; la corruption des mœurs semble briser ses chaînes. Le christianisme, à ses débuts, la relève, il est vrai, mais bientôt, par réaction contre les excès vicieux du paganisme mourant, l’Église fait de la femme la tentatrice suprême. Elle devient l’arme la plus efficace de Satan, et l’on va jusqu’à discuter dans un concile si elle a une âme !
La chevalerie la tire de cette condition honteuse et lui donne une importance nouvelle. Elle n’est pas libre, mais elle monte sur un piédestal. La réaction a lieu, cette fois, contre les mœurs brutales et tyranniques de l’époque : on divinise la femme, on en fait un symbole. Cette espèce de divinisation l’enveloppe d’une cuirasse, dont les époux partant pour les croisades et les guerres lointaines, appréciaient l’avantage. Ils croyaient mieux assurée ainsi la fidélité de leurs femmes. La vertu de la chasteté était alors portée aux nues ; mais lorsque les épouses y manquaient, leurs seigneurs se réservaient le droit de les punir brutalement et férocement, comme de viles esclaves et non en gentes et nobles dames dont ils avaient porté avec ostentation les couleurs, en Terre Sainte ou dans les tournois.
Durant la Renaissance, par la corruption croissante des mœurs, les femmes acquièrent une grande importance sociale, importance qui, en France, dure jusqu’à la révolution. Le XVIIe siècle se montre plus sévère dans ses jugements sur les passions de l’amour. L’influence de Port-Royal et des grands évêques français s’exerce même sur les héroïnes de la Fronde, romanesques et dissolues, et sur les belles dames galantes de la cour du Roi Soleil. Malgré leurs fautes, elles sentent passer Dieu sur leurs âmes, et l’on voit les Longueville et les La Vallière courber leur orgueil et mortifier leur chair dans la pratique de l’expiation volontaire.
Le XVIIIe siècle devait effacer les notions de morale dans l’esprit des femmes appartenant à la cour et au monde, et cela à peu près dans tous les pays d’Europe. Que leur demandait-on, en effet, dans ce temps-là ? D’être charmantes, fines et tendres, d’avoir du courage, s’il fallait mourir, et de l’esprit dans toutes les occasions. Leurs mœurs ne préoccupaient que médiocrement l’opinion, et l’on taxait d’aimables faiblesses ce que l’Église, les réformateurs et les moralistes de toutes les époques ont appelé d’assez vilains noms.
Il fallut l’influence de Rousseau pour réveiller la conscience de la femme, lui révéler la nature et la maternité, ouvrir à son esprit des horizons nouveaux de vie, développer sa sensibilité et la ramener à la vertu, une vertu sensualisée, assez éloignée de la pureté chrétienne, mais cependant une vertu, la vertu de Julie qui a aimé Saint-Preux et qui, devenue Mme de Volmar, cultive les voluptés innocentes. M. Faguet a tracé, il y a quelques années, un piquant parallèle entre les idées de Rousseau et celles de Fénelon, sur l’éducation des femmes, où il démontre que l’archevêque de Cambrai est infiniment plus moderne dans ses vues que Jean-Jacques. Celui-ci demande qu’on élève les femmes pour plaire à leurs maris ; l’adversaire de Bossuet voit dans la femme une créature humaine dont l’âme est immortelle et qui doit avant tout apprendre à vivre, en vue de son perfectionnement personnel. Le reste vient en seconde ligne.
Fénelon pressentait la femme, telle que la première moitié du XIXe siècle l’a conçue et parfois réalisée. Une conception de la destinée plus sérieuse que celle du siècle précédent avait pénétré son esprit : les vertus bourgeoises d’ordre, de droiture, d’austérité, apportées par le règne du tiers état, étaient fort estimées, non au point de vue de l’agrément mondain, mais comme bases essentielles de la famille. L’opinion publique soutenait alors ces vertus, et les hommes croyaient de leur devoir ou de leur intérêt de ne pas les froisser directement. Il suffit de relire la littérature de l’époque, pour s’en convaincre. Les écrivains ou les auteurs dramatiques assez hardis pour les attaquer ou les ridiculiser par des audaces de langage, — qui passeraient aujourd’hui pour des timidités, — soulevaient de graves indignations. Ainsi la censure essaya d’imposer à Émile Augier de vertueuses modifications, lorsque les Lionnes pauvres furent soumises à son examen. Il fallait que l’héroïne reçût sur la scène « le juste salaire de son crime ». Si le mari ne voulait pas la tuer, il était facile de faire contracter à la coupable une bonne maladie, la petite vérole par exemple, qui, la frappant dans sa beauté, répondît au besoin de moralité des spectateurs.
L’accusation d’hypocrisie est volontiers lancée contre cette époque dont les mœurs, dit-on, ne valaient pas mieux que les nôtres. Discuter cette question m’entraînerait loin de mon sujet, mais il est certain cependant que la corruption des idées était moins générale qu’aujourd’hui et se limitait au cercle borné des gens de plaisir. L’évolution du roman sert du reste à le prouver. Dans ma jeunesse, certains livres étaient interdits, dont les mères les plus sévères du XXe siècle permettent couramment la lecture à leurs filles. Est-ce un mal, est-ce un bien ?
Il faut tenir compte des forces de réaction. Souvent des péchés dont on devine seulement l’existence ont plus de prestige qu’ils n’en auraient s’ils étaient brutalement dévoilés. Tout mystère exerce un attrait. Cependant l’habitude d’appeler toujours un chat un chat peut offrir des dangers, et, ne fût-ce que pour l’esthétique, l’on regrette quelque peu l’époque où des voiles habilement jetés maintenaient l’illusion.
Mais on ne peut jamais revenir en arrière. La femme d’aujourd’hui, même celle qui n’aspire pas à sortir de la route où ses aïeules ont cheminé avant elle, se trouve, à peine sortie des langes intellectuels et dès qu’elle met les pieds dans le monde, — surtout dans les grands centres, — en contact avec les réalités les plus brutales. Comment pourrait-elle encore ignorer quelque chose ? Les journaux, les propos qui circulent librement, les œuvres sociales et philanthropiques dont les titres suggestifs s’étalent partout, les romans qu’elle lit ouvertement ou en cachette, les conversations auxquelles elle participe, la mettent au courant des dessous de l’existence, avant que le mariage, la maternité ou l’expérience vécue, l’aient instruite directement.
La femme de toutes les classes est donc appelée, beaucoup plus tôt qu’autrefois, à envisager certaines questions délicates à un point de vue général. Or, du général elle arrive inévitablement au particulier. Jadis la femme était la proie de l’accident, de l’imprévu, parce qu’elle n’avait pas réfléchi aux éventualités de l’avenir ; sa ligne de conduite dépendait du hasard, de sa foi religieuse, de ses sentiments personnels et de la crainte de l’opinion. Aujourd’hui, elle sait que l’opinion peut être circonvenue facilement ; quant aux sentiments, elle a appris à douter de leur durée, ce qui l’arme contre eux et la désarme en même temps, suivant les occasions. La religion, dans les âmes où elle règne encore, s’est évangélisée : elle est devenue plus humaine et a adouci ses arrêts. Le hasard seul n’a pas changé, puisqu’il est inconnaissable de par son essence même.
Il y a, par conséquent, quelque chose de plus raisonné et de plus voulu dans l’impulsion que la femme moderne donne à sa vie sentimentale. Mais ce progrès ne se réalise que chez les intelligentes et les fortes. Les faibles, les impressionnables, les variables, les nerveuses se trouvent désemparées et, manquant de tout appui moral, ne savent plus guère pourquoi elles devraient lutter contre les instincts ou les désirs dont elles-mêmes sont complices. Chez quelques-unes, l’instinct est meilleur que la volonté, et, décidées à faillir, trouvant qu’il n’y a aucun avantage dans la résistance, elles ne faillissent pas.
Mais cette façon involontaire d’échapper aux fautes ne peut se décorer du nom de courage et ne saurait donner aucune joie. C’est sans doute pour cela que certaines femmes, dont la réputation est intacte et qu’aucun malheur n’accable, ont des visages si mécontents et si mornes. Elles sont restées sur la rive droite, sans savoir pourquoi, par hésitation, timidité, manque de hardiesse, et, pour se consoler du bonheur qu’elles s’imaginent avoir perdu, elles n’ont pas le souvenir de l’ivresse que doit donner la victoire aux âmes vaillantes.
Même si leur participation au mouvement social ne s’élargit pas autant qu’elles le demandent, les femmes sont appelées désormais à mieux prendre conscience d’elles-mêmes, à mieux savoir ce qu’elles veulent, à mieux discerner la direction qu’elles comptent donner à leur avenir et, en particulier, à leur vie sentimentale.
Pour quelques-unes, la démoralisation sera peut-être plus prompte, plus voulue, moins excusable ; les chutes seront moins pathétiques, les repentirs plus difficiles, mais il y aura, comme contrepoids, des vertus plus conscientes, plus douces, plus humaines.
Ayant réfléchi, dès leur jeunesse, aux conséquences de leurs actes, sondé leur cœur, mesuré leurs forces, évalué les avantages de leur situation morale et sociale, les femmes qui auront sciemment préféré le droit chemin, auront plus de compréhension et de pitié, non seulement pour leurs sœurs faibles et passionnées, mais pour celles qui, par hérédité, sont incapables de résistance et d’effort, vaniteuses, sottes, folles même ou vicieuses.
Dans cette évolution de la consciente féminine sur ce sujet spécial, quel rôle peut et doit jouer l’opinion des hommes, cette opinion encore si prépondérante sur l’esprit féminin ?
A côté des enseignements religieux et des conseils de morale et de sagesse sociale, bases de l’éducation donnée aux jeunes filles, il était d’usage, — et cela l’est encore dans certaines familles, — d’insister sur le mépris que les hommes nourrissent dans leur for intérieur pour la coquetterie et la liberté de mœurs chez les femmes. Leurs apparents hommages ne sont que le déguisement d’un dédain réel ; ils n’épousent pas les jeunes filles provocantes ; ils n’ont aucune estime pour les femmes qui font parler d’elles… Le thème était développé à l’infini, et je suppose que les mères qui formulaient ces axiomes et les formulent aujourd’hui encore, étaient et sont convaincues de leur exactitude.
Cependant, de nos jours, il est un peu difficile, pour des observateurs même médiocres, de soutenir cette thèse qui, dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, contenait une grande part de vérité. L’opinion publique agissait alors comme la censure : elle exigeait que la morale fût respectée apparemment, et le mal puni. Une jeune fille trop libre d’allures trouvait, en effet, difficilement à se placer, et les femmes qui vivaient dans une situation équivoque voyaient certaines portes se fermer devant elles. Les hommes eux-mêmes n’osaient pas trop les soutenir, par crainte de se déconsidérer aux yeux du monde.
Depuis lors, la société a marché, comme la littérature qui en est la reproduction plus ou moins fidèle. En tout cas, l’interprétation donnée aux mots s’est modifiée. Sous le nom de flirt, la coquetterie est acceptée partout, sous toutes les formes ; on ne se défend plus de la pratiquer. On l’affirme comme un droit, et l’on se vante même d’en user. Une jeune fille qui ne sait pas flirter est considérée dans un salon comme une quantité négligeable ; elle est moins invitée que d’autres. Les hommes du monde déclarent ouvertement que c’est son premier devoir social, et la coquetterie, même outrée, n’est plus considérée par les jeunes gens ou leurs familles comme un empêchement à la conclusion d’un mariage.
Il faut reconnaître, du reste, que, comme toutes les choses pratiquées avec franchise, la coquetterie a perdu de son danger ; elle n’a plus l’attrait du fruit défendu, elle est moins sentimentale, et a pris les allures d’un sport. Dans les grands centres et les cercles à la mode, jeunes femmes et jeunes filles parlent sans réticence de leurs flirts. Ceux-ci sont des sortes de camarades, avec une nuance en plus ; on peut en avoir plusieurs : un flirt pour la littérature et les arts ; un autre pour la danse ; un autre pour le sport et les élégances, et ainsi de suite, à l’infini. Leurs privilèges varient : ils se contentent de presque rien et peuvent aspirer à tout !
La chose est innocente en soi : le péril est dans l’habitude ; ce besoin d’excitation cérébrale peut, en se prolongeant dans la vie, jouer de mauvais tours. Il est semblable à l’ivresse : pour la procurer, les doses de la veille ne suffisent plus le lendemain. On voit des jeunes filles très flirt renoncer à ce jeu quand elles se marient. D’autres le continuent, en l’intensifiant de toute l’expérience acquise ; elles savent qu’en y mettant un peu d’habileté, nul ne leur reprochera de provoquer l’attention des hommes. Eux-mêmes moins que personne ! Ils disent : « Mais nous sommes reconnaissants aux femmes d’être coquettes, même si nous n’en n’espérons rien ; c’est un hommage qu’elles nous rendent. Celles qui ne se soucient pas de notre admiration nous font l’effet d’être sans sexe ! »
Ce sentiment se retrouve dans toutes les classes, et même chez le peuple. Les jeunes ouvrières s’en servent comme excuse, si on leur reproche des allures provocantes ou des frais de toilette exagérés : c’est le seul moyen, disent-elles, de conquérir un mari. Évidemment, toute une catégorie de gens sérieux pense différemment, mais c’est une minorité. Il y a aussi des amants de l’idéal auxquels répugnent les comédies et les feintes, et qui gardent de la femme, dans leur cœur, une image pure et fière ; mais ils représentent, eux aussi, un tout petit groupe, et, dans une vue d’ensemble, c’est la majorité qu’il faut considérer.
Il est donc faux, en général, de donner comme soutien aux principes éducatifs, l’affirmation que la coquetterie nuit aux jeunes filles dans l’esprit de l’autre sexe, puisque c’est le contraire qui arrive, surtout si cette coquetterie est accompagnée d’une tenue élégante et si un peu de hauteur s’y mêle comme piment. Il est également faux, et ceci est plus grave, de vouloir leur persuader que les hommes d’aujourd’hui jugent sévèrement les légèretés de conduite des femmes. Évidemment s’il s’agit de leur fille, de leur sœur, de leur fiancée ou de leur femme, les pères, les frères, les fiancés ou les maris ne sont pas indulgents à leurs faiblesses, parfois même, en Italie par exemple, ils sont prêts à exterminer les coupables ; mais c’est bien plutôt une question de jalousie, d’amour-propre, d’honneur personnel que de morale ou de répugnance pour la faute. Et encore, ce besoin de châtiment tend à disparaître chez les classes dirigeantes. Cet adoucissement de la pensée masculine, ce renoncement aux représailles provient de deux éléments : cynisme et justice. Cynisme, parce que les hommes sentent moins le point d’honneur pour la femme ; justice, parce qu’ils considèrent davantage les cas particuliers et n’englobent plus uniformément, dans un mépris général, toutes celles qui ont aimé. Et puis, pour athée que soit la société actuelle, la parole du Christ : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre », commence à pénétrer la conscience moderne.
Au point de vue éducatif, il serait plus utile, plus sérieux et plus digne de regarder les choses bien en face et de sortir, une fois pour toutes, des lieux communs qui se répètent de génération en génération, sans que personne se donne la peine de vérifier leur exactitude ou leur vraisemblance. Rien de plus dangereux que de proclamer des axiomes dont le néant est manifeste à la première expérience, l’édifice qui s’écroule risquant alors d’entraîner dans son effondrement les pierres angulaires elles-mêmes.
Ici, il convient de distinguer nettement entre les hommes religieux et ceux qui ne le sont pas ; les premiers sont sévères pour les fautes des femmes comme pour les leurs propres, — parce qu’ils estiment que les unes et les autres éloignent de Dieu et voilent son image dans les âmes ; mais les athées, les matérialistes, les indifférents, ne peuvent être sincèrement sévères à l’égard de faiblesses dont ils profitent, à moins qu’elles ne leur portent un dommage personnel. En résumé, l’homme moderne n’a pas en grande estime la chasteté de la femme, sauf dans les cas où sa jalousie et son amour-propre entrent en jeu. Et, au fond, cet état d’esprit est naturel, car comment tenir beaucoup pour les autres à une chose à laquelle on ne tient pas pour soi-même ?
Pour peu donc que la femme soit intelligente, observatrice et réfléchie, elle doit arriver à se convaincre que ce n’est pas dans l’opinion des hommes qu’elle trouvera une sanction pour la pureté de sa vie. Si elle est honnête, elle souffrira de cette constatation, et il lui sera dur de renoncer à une idée qui, de génération en génération, a été transmise aux cerveaux féminins. Mais si elle la conserve contre l’évidence, ses pieds continueront à se poser sur le sol mouvant où s’élèvent les fragiles édifices qu’un coup de vent renverse.
Fénelon et ceux qui ont pensé comme lui sont dans le vrai : la femme doit être ce qu’elle veut être pour elle-même et pour Dieu. Ce n’est pas sur l’opinion de l’homme qu’elle peut appuyer aujourd’hui sa conscience, puisque cette opinion n’est pas formée encore, qu’elle est instinctive, flottante, indécise et par conséquent impermanente, parfois profondément injuste et souvent d’une clémence démoralisante, justement parce qu’elle s’appuie sur une connaissance imparfaite de la femme, sur de vieilles traditions hors d’usage et sur un dédain inconscient et général de la personnalité féminine.
Il ne faut pas se faire d’illusion : l’indulgence actuelle des hommes pour les faiblesses de la femme a plus souvent pour base le cynisme que la justice. Ils éprouvent, en outre, une sorte de plaisir à trouver si dociles, sur ce terrain, les créatures assez hardies pour prétendre leur tenir tête sur un autre. Jusqu’ici la poussée du féminisme n’a pas servi à relever la femme aux yeux de l’homme en tant que personnalité morale. Au contraire, elle a effacé la révérence, assez platonique du reste, que lui inspirait la femme dévouée et la mère.
Nous sommes au seuil d’un siècle nouveau et assistons au début, peut-être heureux, d’une modification dans les rapports de l’homme et de la femme. Pour la préparer, il faut déblayer la route des vieilles erreurs qui l’obstruent et établir quelques points essentiels : l’un est que la femme met encore un très grand prix à l’opinion de l’homme ; l’autre, que l’homme ne s’occupe en rien de travailler à l’élévation morale de sa compagne.
Il y a là une force perdue qui pourrait s’exercer efficacement et servir au bonheur des deux parties de l’humanité.
Les écoles mixtes qui fonctionnent de façon satisfaisante, non seulement dans certains pays du Nord, mais même en Italie où, malgré la chaleur du soleil, elles n’ont donné lieu à aucun inconvénient, apprendront aux hommes à mieux connaître les femmes. Ces contacts familiers et sérieux, durant l’enfance et la période des études, leur enseigneront à discerner les nuances du caractère féminin, sans attendre les rencontres de salon, où l’artificiel prend toujours le dessus sur le naturel, ni les premières atteintes de l’amour, où la nervosité inhérente à ce genre d’émotions oblitère fatalement le jugement.
Les écoles mixtes sont encore l’objet de préjugés sérieux, dont M. Marcel Prévost, dans ses Lettres à Françoise, relève fort bien l’absurdité et l’illogisme. Comment, l’on estime parfaitement convenable que les premières rencontres aient lieu au bal, alors qu’à moitié déshabillées les jeunes filles sont jetées dans les bras des jeunes hommes qui les font tourner, serrées contre leurs poitrines, au son d’une musique suggestive, et l’on trouve d’une inconvenance suprême que ces mêmes jeunes gens, lorsqu’ils sont enfants, écrivent leurs thèmes dans une salle d’école commune, sans autre agent provocateur que la voix du maître de latin, d’histoire ou de géométrie.
L’application large de l’éducation mixte, qui doit finir par s’imposer, aura d’immenses avantages ; elle donnera à la personnalité féminine, intellectuelle et morale, une importance qu’elle n’a jamais eue aux yeux des hommes. L’habitude, prise dès l’enfance, de considérer la femme comme un être pensant, avec lequel on a fait l’apprentissage de la vie, pourra exercer une influence considérable sur l’orientation future des rapports entre les deux sexes.
L’homme a réellement besoin d’apprendre à connaître sa compagne — en dehors des idées de bonheur et de plaisir qu’elle éveille en lui. Et son ignorance est grande à ce point de vue. Tandis qu’il disserte sur ce sujet, les lèvres féminines sourient, tellement sa psychologie est rudimentaire. Quelques hommes — ce type devient de plus en plus rare — se sont fait une spécialité de l’étude de la femme, mais leur perspicacité ne s’exerce que sur les choses de l’amour et les tendances qui s’y rapportent, et, sur ce sujet spécial, ils possèdent une certaine compétence, bien que presque toujours les causes leur échappent. Ils ne savent discerner que les effets. En tout cas, la psychologie masculine ne dépasse pas les limites personnelles. Elle n’analyse que la créature d’amour ; toute la vie intime et personnelle de la femme lui reste inconnue.
Quant à la généralité des hommes, — exception faite des esprits religieux qui, voyant dans tout être humain une âme immortelle, attribuent autant d’importance à celle de la femme qu’à la leur propre, — ils ne se donnent la peine d’étudier leur compagne d’aucun côté. Ils la prennent telle qu’elle se montre, se défiant toujours d’elle, et accordant pourtant une confiance aveugle aux bouches menteuses qui veulent bien les tromper.
Quelle différence avec la perspicacité de l’autre sexe ! Une femme, pour peu qu’elle soit intelligente et équitable, sait parfaitement juger la valeur réelle des autres femmes ; elle distingue nettement les clartés et les ombres, tandis que l’homme les perçoit de façon confuse, en myope qui ne peut discerner les zones de lumière des zones obscures. Les choses feintes ont plus d’influence sur lui que les choses vraies. Le fait peut s’observer surtout en ce qui concerne la franchise ; une nature réellement droite ne le frappera pas, mais ils sera persuadé de la loyauté de la femme menteuse qui a toujours le mot de sincérité à la bouche !
Un homme d’une grande valeur disait récemment, à propos d’une femme de sa connaissance : « Jamais elle ne veut parler d’elle-même, c’est un oubli complet de sa personnalité ! » Ses interlocuteurs l’écoutaient confondus, car cette femme, non seulement se mettait constamment en avant, mais dévoilait à des étrangers, sans nécessité, les secrets les plus intimes de sa vie. Comment expliquer pareille illusion chez un esprit supérieur ? Simplement par dédain de la Psyché féminine : la femme avait affirmé devant lui son impersonnalité, et, sans se donner la peine d’observer, l’homme s’était formé une conviction.
Que l’orgueil masculin ne se cabre pas ! Il y a des hommes perspicaces qui, analysant tout, savent percer aussi les secrets de l’âme féminine ; mais, en général, la majorité se laisse tromper avec une facilité singulière sur les tendances et les qualités morales des filles d’Ève, justement parce qu’elle leur accorde peu d’importance. Le jour où on leur en donnera davantage, on les étudiera mieux.
Cette ignorance est la cause du peu de bonheur que les deux parties de l’humanité se donnent l’une à l’autre, sauf en de fugitifs moments d’émotion. En se connaissant mieux, les heureux seraient plus heureux encore, et ceux qui ne le sont pas, apprendraient peut-être à le devenir ; en tous cas il y aurait moins de désagréables surprises.
Comme l’a dit Spinoza, il ne peut y avoir de bonheur en dehors de la recherche du perfectionnement. Ceux qui en éveillent le désir et y poussent par leur influence sont les véritables faiseurs de joies. Certes la femme doit tendre à son amélioration propre, pour elle-même et pour Dieu ; mais lorsqu’elle verra que d’être loyale, généreuse, juste, augmente son prestige aux yeux de son compagnon de destinée, elle marchera plus joyeuse sur la route qui conduit aux cimes.
L’homme a vis-à-vis de la femme une sérieuse mission à remplir, mission dont il n’est pas conscient. Le jour où il sentira réellement son bonheur en péril, il se rendra compte qu’en démoralisant la femme, en se servant de son influence pour développer uniquement la vanité et les vices de sa compagne, il travaille à son propre malheur et, faiseur de peines pour les autres, risque de le devenir pour lui-même.
Il existe, dans l’esprit de la femme, un manque visible de la plus abstraite des émotions, qui est ce sentiment de justice qui règle la conduite, indépendamment des affections, des sympathies et des antipathies qu’inspirent les individus.
H. Spencer.
S’il est absolument certain que les hommes se trompent en général dans leurs opinions sur les femmes, — eux-mêmes d’ailleurs les déclarent incompréhensibles, à l’exception de certains savants qui ramènent toutes les manifestations psychiques de la femme à des phénomènes physiologiques, — on peut également affirmer que les femmes, elles aussi, dans leur façon de juger les hommes, commettent de graves erreurs d’appréciation.
Elles les considèrent subjectivement, c’est-à-dire par leur pire côté, car c’est dans ses rapports avec la femme que l’homme se montre le plus à son désavantage. Il s’est fait, à l’usage de sa compagne, un code de morale spécial : souvent droit et loyal avec son prochain du même sexe, il croit, vis-à-vis d’elle, pouvoir user impunément du mensonge et de la tromperie. Manquer de parole à un autre homme équivaut au déshonneur, manquer de parole à une femme représente un aimable jeu auquel le public masculin applaudit et contre lequel — chose plus singulière — les victimes elles-mêmes ne se révoltent pas. Chacune s’indigne pour son compte particulier, mais, s’il s’agit des autres, elle trouve le procédé naturel, sa pensée étant héréditairement habituée à voir les hommes trahir les femmes, sans scrupules. Celles-ci en usent parfois de même à leur égard, mais la plus rusée en a toujours quelque remords ou quelque scrupule.
Grâce à cette façon subjective de juger, il y a dans l’esprit de la femme, malgré le prestige énorme que l’homme exerce encore sur elle, un fond de mépris à son endroit. Il est moins fort chez les très honnêtes femmes, dont l’ignorance conserve les illusions, mais celles qui ont une plus large expérience de la vie, de l’amour et des hommes sont souvent implacables dans leurs jugements. Plus une femme est dégradée, plus l’homme lui apparaît méprisable, et s’il l’écrase de son dédain féroce, elle le lui rend au centuple, en secret. Et cela, parce qu’elle aussi le voit uniquement au point de vue de sa conduite vis-à-vis d’elle.
Les femmes qui jugent les hommes dans leur ensemble, sans sottes illusions et sans parti pris étroits et unilatéraux, sont fort rares. Celles qui savent discerner leurs faiblesses et en même temps comprendre les côtés nobles de leur vie, représentent une si faible minorité qu’elle est presque introuvable. Or, par respect pour la vérité et la justice, cette minorité devrait devenir majorité. Le bonheur y gagnerait, car cette vue plus synthétique et plus équitable de la personnalité masculine servirait à établir entre les deux sexes des rapports moins tendus et moins hostiles, lorsqu’ils ont commencé souvent par être trop exaltés et trop tendres.
Pour les fausses interprétations des femmes, comme pour celles des hommes à leur égard, un seul remède est efficace : celui de se mieux connaître, et cette connaissance plus complète ne deviendra possible, je l’ai déjà dit, qu’avec l’éducation mixte. Lorsque l’homme aura cessé de dédaigner la femme, intellectuellement, qu’il saura que, si elle le veut, elle est capable de partager ses études, et par conséquent d’apprendre à raisonner avec autant de logique que lui, sa façon de comprendre l’honneur vis-à-vis d’elle se modifiera forcément. De même, quand la femme, cessant de voir uniquement dans l’homme, le séducteur, l’adorateur, le fiancé ou le mari possible, apprendra à connaître ses défauts et ses qualités dans les différentes branches de l’activité humaine ou dans la manifestation de ses sentiments, elle deviendra plus équitable dans le jugement qu’elle portera sur son compagnon de route.
Si les hommes et les femmes voulaient bien apprendre à se considérer comme des êtres condamnés par un impénétrable mystère à la même destinée tragique, qui est d’ignorer, sauf par les yeux de la foi, d’où ils viennent et où ils vont, ils cesseraient, par pitié les uns pour les autres, de se mesurer comme des adversaires. Si l’image de l’amour possible ne hantait pas sans cesse leur imagination, si celui-ci arrivait de façon imprévue et n’était pas créé artificiellement par l’obsession des pensées sentimentales ou sensuelles, il serait plus sincère, plus vif, plus frais… Rien de ce qu’il y a de bon ou d’agréable dans les rapports des deux sexes ne serait perdu ou diminué ; seuls les désagréments inutiles disparaîtraient.
L’idée de l’instruction intégrale mise à la portée de la femme a pénétré presque tous les esprits. Nous sommes loin du temps où Pie IX réprimandait sévèrement Mgr Darboy, archevêque de Paris, pour ses idées trop avancées sur l’éducation des jeunes filles. Aujourd’hui, celles qui veulent participer aux études masculines ont la route ouverte devant elles. Leur nombre est encore restreint, et il le restera peut-être. Beaucoup de cerveaux féminins sont rebelles aux abstractions et aux labeurs acharnés de l’intelligence, mais il suffira qu’une élite s’achemine sur cette voie pour établir un équilibre qui sera aussi utile à un sexe qu’à l’autre.
Quelques personnes sont encore contraires au développement intellectuel de la femme. Elles s’imaginent qu’il pourrait avoir pour résultat la diminution du charme féminin, l’abandon du foyer, la désagrégation de la famille. Si une femme est belle, séduisante, tendre, passionnée, savoir lire l’Énéide dans l’original ne lui enlèvera aucun de ses attraits ; Aspasie prétendait que la géométrie lui avait appris à mieux dominer le cœur des hommes. Si la femme est laide, froide, revêche, l’ignorance ne l’embellira point et ne la rendra pas plus désirable.
Quant à l’abandon du foyer, les quelques femmes appartenant aux classes dirigeantes qui le chérissent encore, sont justement les studieuses, les méditatives, celles que l’art ou l’étude retiennent chez elles. Les autres, celles qui ne lisent pas, qui n’apprennent pas, qui ne travaillent pas, sont hors de la maison toute la journée. Elles courent de visite en visite, de magasin en magasin, on les voit partout, sauf au logis !
Pour ce qui concerne la désagrégation de la famille, quelqu’un croit-il encore sérieusement que l’ignorance de l’épouse et de la mère suffise à l’empêcher ? On peut plaider victorieusement le contraire. Si quelque chose est capable de redonner aux rapports familiaux leur force perdue, c’est le complet développement de la femme et l’influence qu’elle parviendra ainsi à acquérir directement sur ses enfants et, de façon réflexe, sur son mari et sur les hommes de son entourage.
Quand, dans les rues des grandes villes et dans tous les endroits de rendez-vous mondain, on voit des cohortes de femmes oisives errer de lieu en lieu, la tête vide certainement de toute préoccupation intellectuelle, on se demande de quel mal leur ignorance et leur frivolité peuvent les garder et quels avantages ces lacunes de leur intelligence assurent à la vie domestique ?
Jadis, les conditions de la vie étaient différentes : les soins matériels de la maison absorbaient tellement la mère de famille, surtout si sa position de fortune était modeste, que le temps lui manquait pour les préoccupations d’un autre ordre. Mais tout cela a changé maintenant : on ne file plus à la maison la toile des chemises et des draps ; la vie matérielle s’est facilitée au point que, si le goût du luxe ne créait pas des besoins difficiles à satisfaire dans les milieux médiocres, on n’en sentirait presque plus le poids. En tous cas, elle laisse des heures de loisir… Bref, si le foyer est délaissé, je ne crois pas qu’il faille en accuser le développement cérébral des femmes, mais bien plutôt ce besoin de toilette, de mouvement et de plaisir qui semble les affoler toutes ; c’est lui qui les détourne des études sérieuses, empêche la méditation et les pousse à déserter leur chez soi, où les maris, les fils et les frères ne sont sûrs de les trouver qu’aux heures des repas, où d’ailleurs elles arrivent bien souvent en retard !
Presque toujours, quand un esprit impartial entend, dans l’intimité, les femmes parler des hommes, il éprouve une sensation de surprise[14], tellement leur jugement semble peu formé et établi sur des bases incertaines. Il est subjectif au point d’être révélateur, et il donne aisément la clef de la vie sentimentale de celle qui le prononce. Si elle-même n’entre pas en jeu, c’est le sort d’une sœur ou d’une amie intime qui lui fournit ses arguments, bien rarement une vue d’ensemble de la question.
[14] Les jugements des hommes sont tout aussi singuliers parfois. Voir le chapitre : « Ce que pensent les hommes des femmes ».
Cependant, dans ce cercle restreint où sa pensée se meut, la femme, tout en manquant de justice, fait preuve d’une perspicacité étonnante sur certains points et d’une finesse d’intuition singulière. Son instinct la trompe rarement. Pour découvrir certaines culpabilités, aucun juge d’instruction ne la vaut ! Mais elle « sentencie » en bloc, attribuant volontiers à tous les hommes les fautes d’un seul et refusant d’admettre chez le coupable aucune qualité qui le réhabilite. S’il l’a blessée dans ses sentiments ou ses préjugés, tout s’efface de ce qu’il a pu accomplir de généreux ou de noble dans d’autres ordres d’idées.
Rapporter tout à elles-mêmes est une habitude mentale propre aux femmes. Elles ne fondent pas d’ordinaire leurs amitiés sur les mérites ou le caractère, mais sur l’amabilité qu’on déploie à leur égard. Cette tendance de l’esprit féminin se manifeste dans tous les rapports sociaux, mais surtout dans les relations avec les hommes. Le plus grand pécheur, s’il leur montre de l’admiration ou de la déférence, réussit facilement à se faire pardonner, bien entendu s’il n’a péché que vis-à-vis des autres femmes. Aussi entend-on de fort vertueuses personnes rompre des lances en faveur d’individus que leurs principes les forceraient à exécrer. Mais elles ferment obstinément les yeux à tout mérite et à toute gloire, lorsque leurs sentiments ou leur vanité ont reçu la plus petite blessure. Parce qu’on commet une faute, faut-il les commettre toutes ? Tel homme léger, tel mari infidèle est parfois un excellent père et un citoyen dévoué. L’envelopper dans un mépris général n’est pas équitable, pas plus qu’il ne serait équitable d’appliquer ce jugement unilatéral aux erreurs des femmes.
On rencontre cependant quelques exceptions à cette règle : en ce cas, il n’y a pas de jugement auquel on doive donner plus de poids qu’à celui d’une femme intelligente, perspicace, expérimentée et équitable. Elle sait saisir les moindres détails d’un caractère, l’analyser jusque dans ses replis intimes, en discerner toutes les lumières et toutes les ombres. L’homme ne sait juger qu’avec son intelligence et sa raison ; la femme y ajoute l’intuition, puis elle fait passer son jugement par le crible de son cœur, ce qui en atténue l’âpreté. Mais, pour juger ainsi, il faut être impersonnelle, or l’impersonnalité est rarement féminine, ce qui ne veut pas dire que l’homme la pratique souvent, quoique l’habitude de s’occuper des intérêts généraux lui en donne plus facilement l’apparence.
Même dans l’âge mûr, alors que les passions de l’amour-propre se sont amorties, la femme reste subjective dans ses vues. Il lui faut un grand cœur, ou une forte intelligence, unie à une profonde compréhension de la vie humaine, pour qu’elle soit juste et objective dans ses appréciations.
En général, elle ne parvient pas à voir dans l’homme un être destiné avant toutes choses à accomplir son évolution et à vivre sa destinée propre, mais une créature mise au monde pour l’adorer, la protéger et la servir. Le plus grand benêt de la terre, qui est l’esclave dévoué d’une femme, leur paraît l’homme modèle par excellence, et elles le citent volontiers comme exemple à leurs maris et à leur fils, quittes cependant à se moquer de lui à l’occasion. Il est question, bien entendu, ici, des femmes appartenant aux classes supérieures. Pour la femme du peuple, l’homme est un maître brutal, dont souvent elle est l’esclave, de gré ou de force. Le meilleur d’entre eux ne se prête pas à satisfaire les caprices des femmes.
L’influence des Américaines a beaucoup contribué à développer, dans certains cerveaux féminins d’Europe, l’idée que le but de la vie des maris et des pères devrait être de mettre en relief la personnalité féminine, en lui fournissant toutes les armes de victoire possibles. N’est-il pas juste que l’homme travaille pour parer la femme et la mettre en valeur, en lui permettant de développer ses instincts de coquetterie et d’élégance ? En se sacrifiant pour elle, il joue son rôle ; elle le sien, en acceptant. Par conséquent, elle ne lui doit de ce chef ni gratitude ni déférence.
Il y a là une déformation, à ce qu’il me semble, dans l’idée primitive du couple. En Europe, et dans les pays latins surtout, la mentalité féminine ne l’a pas subie à ce degré, bien que la femme se figure être le rayon de soleil de la vie de l’homme. Elle le croit trop, pour son malheur. Un spirituel critique italien écrivait récemment : « C’est un rayon de soleil dont nous nous passerions volontiers à certains moments. » La boutade, quoique un peu brutale, renferme un léger fond de vérité. Moralement et intellectuellement, l’homme moderne ne recherche pas la femme autant que celle-ci se l’imagine, justement parce que, en général, il ne tient en estime ni son caractère ni son esprit[15] et qu’il se passe très bien d’elle dans les rapports sociaux.
[15] Voir : « Ce que pensent les hommes des femmes ».
La femme doit reconquérir son ancien prestige ou en acquérir un nouveau, mais elle n’y parviendra point en se berçant de fausses illusions sur l’importance de la place qu’elle occupe dans la psychologie de l’homme du XXe siècle. Il vaut mieux pour elle ouvrir les yeux et comprendre qu’il ne lui suffit plus d’être mère pour influencer ses enfants, ni d’être épouse pour inspirer l’amour. La nécessité de mériter la place qu’elle veut occuper, doit peu à peu pénétrer son esprit. Elle se croyait souveraine par droit divin, or ces couronnes-là sont si ébranlées que les plus solides se voient forcées, aujourd’hui, de renoncer aux anciens systèmes et de chercher, contre le flot destructeur envahissant, de nouveaux points d’appui.
Si les femmes ne trouvent guère d’encouragement chez les hommes, lorsqu’il s’agit du développement de leurs qualités nobles, l’homme, lui aussi, rencontre rarement chez sa compagne une inspiratrice qui le pousse à faire grand. La femme appartient d’instinct à l’école empirique : en toutes choses, elle voit les résultats apparents et pratiques : l’argent, la situation, les honneurs… Tout cela, elle l’apprécie, et elle honore, par conséquent, celui qui sait se les procurer et en faire jouir sa famille. Il est rare qu’elle voie au delà. L’intégralité des caractères l’intéresse peu, en général. Il y a des femmes évidemment qui seraient prêtes à tous les sacrifices, plutôt que de voir leurs maris, leurs fils, leurs frères s’abaisser à un compromis quelconque, mais nous savons tous combien ces consciences délicates sont rares. D’ordinaire les femmes, même honnêtes, préfèrent ne pas regarder de trop près et jouir des bienfaits que le sort leur concède, sans se demander quelle en est la provenance. Cet aveuglement volontaire et intéressé est souvent à la base des catastrophes où sombrent tant de familles.
Tout cela revient à dire que les femmes et les hommes ne donnent que peu de valeur aux âmes les uns des autres. Ils commettront des crimes passionnels, — les homicides et les suicides par amour vont croissant de façon effrayante, — mais ils ne s’intéressent que fort peu à leur existence morale et se méprisent au fond réciproquement.
Quelques femmes, il est vrai, conservent encore d’énormes illusions sur les hommes, et elles vont trop loin dans leur crédulité. Non seulement elles subissent leur influence en tout[16] ; elles estiment leur façon de voir supérieure, elles donnent à leur opinion un poids extraordinaire, mais elles refusent de reconnaître leurs faiblesses et leurs vices. Le nombre de ces femmes, crédules jusqu’à la sottise, va décroissant. Cependant, il en existe encore, et leur système les rendrait heureuses, si le bonheur pouvait se trouver hors du réel et être le fruit d’un mirage.
[16] Voir le chapitre : « Ce que pensent les hommes des femmes ».
Je ne le crois pas ; il me semble qu’en toutes choses la vérité est l’unique remède. La plupart des malentendus qui attristent ou aigrissent les rapports des deux sexes ont leur source, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, dans l’incomplète connaissance qu’ils ont l’un de l’autre. S’ils apprenaient à se considérer avant tout comme des êtres sociaux, devant vivre leur propre vie et accomplir leur évolution en dehors des relations sentimentales qui peuvent les unir d’une façon durable ou passagère, ils deviendraient l’un pour l’autre des faiseurs de joies et seraient beaucoup moins souvent qu’aujourd’hui des faiseurs de peines.
Il y a des gens qui vivent comme des brutes, se contentant uniquement des satisfactions matérielles et n’attribuant leur malheur qu’à la privation de ces satisfactions, — non ragioniam di loro, ma guarda e passa, — mais ceux qui pensent et sentent, ceux qui ont rêvé au bonheur, savent presque tous, s’ils descendent dans leur cœur et leur conscience, qu’une désillusion d’amour est à la base de ce qu’il y a eu d’incomplet et d’amer dans leur vie. Lorsque cette déception a lieu dans le mariage, les effets en sont plus graves et plus durables, mais toujours, dans n’importe quelle condition, ils sont des artisans de souffrance. Pour la joie ou le malheur, l’influence d’un sexe sur l’autre est immense. Pour le bien et le mal également.
Si l’on enseignait à l’homme, dès l’enfance, à honorer dans la femme certaines qualités intellectuelles et morales, il contribuerait efficacement à leur développement, comme je l’ai dit dans le chapitre précédent, et resterait tout de même libre de porter son amour à celles qui ne les possèdent point. Du reste, pourquoi ces qualités enlaidiraient-elles les jolis visages ? Et peut-être, réflexion faite, les hommes seraient-ils satisfaits de les rencontrer dans la mère de leurs enfants. Puisqu’elles contribuent au bien-être domestique, à la dignité de la maison et à cette honorabilité extérieure qui est encore la meilleure politique pour réussir dans le monde.
Nous avons vu, dans le précédent chapitre, que les hommes en général donnent peu de poids à l’opinion des femmes. C’est humiliant pour elles, quoique parfois mérité, les femmes se préoccupant rarement de ne pas dire de sottises. Elles croient que l’illogisme est une grâce de plus, que leur déraison et leur façon enfantine de parler, constituent un attrait. En quoi elles se trompent. On rencontre des femmes intelligentes et relativement cultivées qui se complaisent à formuler des pensées absurdes : faux sentimentalisme, faux raisonnements, incohérence en tout et sur tout. Si elles ont vingt ans, cela amuse, on rit… Plus tard cela ne divertit personne et devient ridicule. Elles perdent ainsi toute autorité, et devraient se convaincre que le sens commun, la modération, la bonté et la sagesse sont les seuls charmes de la maturité.
Si les hommes ont du dédain pour les jugements féminins, les femmes s’en vengent en les méprisant eux-mêmes : ils sont adorés parfois, recherchés toujours, craints souvent, admirés intellectuellement, mais la plupart des femmes expérimentées les tiennent en mince estime. Entre elles, quand elles sont sûres de ne pas être entendues, elles formulent sur eux des appréciations qui frisent le mépris.
En s’obstinant à ne les observer que sous certains côtés et à ne les considérer que relativement à elles, les femmes sont injustes. Il faut avouer toutefois que ces représailles sont méritées. Le malheur est que l’homme ne s’en rend pas compte. Conscient de son prestige, il ne s’aperçoit nullement que ce prestige est doublé de mésestime. Le sens de l’autocritique lui manque. La femme, plus fine, plus intuitive, perçoit, sous les adorations de l’homme, le dédain qu’il a d’elle, en tant que personnalité indépendante. A peine s’incline-t-il devant la mère, mais là encore il manque de perspicacité, car il ne discerne pas l’esprit de la lettre, et on le voit s’attendrir sur des louves, pourvu qu’elles portent ce nom sacré. Il ne s’aperçoit pas qu’elles le déshonorent et ont perdu le droit de le porter.
La femme du XVIIIe siècle connaissait bien mieux les hommes que celles du XIXe. C’était sa science propre, disent les frères de Goncourt, l’aptitude la plus haute de sa fine et délicate nature, l’instinct général de son temps, presque universel dans son sexe, et qui en révélait la profondeur et la valeur cachées. Peut-être alors les hommes, subissant davantage l’attrait de ces natures admirablement intuitives, les étudiaient-ils davantage. Le XIXe siècle, plus sérieux, plus utilitaire, ignorant des loisirs, a émoussé la délicatesse des perceptions chez les deux sexes. Un voyage de découvertes mutuelles serait donc indispensable, de part et d’autre, et je voudrais y convier tous les esprits justes et les cœurs sincères.
Pour quelques-uns, le voyage est inutile. Ils ont l’âme vivante et, sous sa direction, ils classent chaque chose et chaque sentiment à sa place réelle ; mais ces précurseurs du monde futur sont rares ; la plupart des hommes et des femmes persévèrent dans leurs anciennes erreurs que certaines idées nouvelles sont venues aggraver encore. L’homme continue à voir dans la femme un être frivole que, dans la lutte féroce pour l’existence, il n’a pas le temps d’étudier. La femme, de son côté, s’irrite de ne plus trouver dans l’homme l’adorateur esclave dont parlaient les romans d’autrefois. Elle voudrait entrer en lutte avec lui sur d’autres points et le ramener en amour aux apparences chevaleresquement soumises des époques disparues.
Ce dernier désir est irréalisable ; il n’y a plus d’oisifs aujourd’hui, et il y en aura de moins en moins ; or, pour consacrer de longues heures aux femmes, il faut des loisirs que la vie moderne ne permet pas. Les femmes doivent donc viser à conquérir l’homme d’une autre façon.
C’est le fond de la pensée qu’il faudrait modifier chez les uns et les autres. Il est nécessaire que l’homme élargisse l’idée qu’il a de la femme, et lui accorde son estime, comme il l’accorde à un autre homme, si celui-ci y a droit. La femme, de son côté, redonnera son estime à l’homme, quand elle verra qu’il apprécie en elle autre chose que le plaisir ou l’utilité.
Pour quelques-uns il est trop tard, tellement ils sont enlisés dans le marais du faux point de vue et du préjugé sexuel. Mais il y a les jeunes, les enfants d’aujourd’hui, destinés à être les hommes et les femmes de demain. C’est eux que l’avenir attend, c’est à eux qu’il faut montrer la voie qui conduira les générations futures à une vie relativement heureuse, où, en bons compagnons de route, les hommes et les femmes, délivrés de leurs séculaires malentendus, prendront les chemins qui mènent aux vallées fertiles et aux cimes élevées d’où l’on domine le monde.
He who, doing what he ought… gives pleasure to others, shall find joy in the other world.
Imitation of Boudha.
Le surhomme, ou plutôt l’homme supérieur, en donnant au mot sa vraie et grande acception et non le sens absurde que certaine école récente et plagiaire lui a mérité, devrait avoir pour trait distinctif d’être un faiseur de joies. Accomplir avec orgueil, intensité et cruauté des actes égoïstes, mauvais ou bas, dont les êtres les plus vulgaires sont capables, ne constitue pas une supériorité. La préoccupation de l’esthétique extérieure et des beaux gestes ne suffit pas non plus à l’établir. Tous les véritables surhommes ont été des altruistes, même les conquérants, la conquête étant une sorte d’altruisme sui generis, un effort, pour joindre, aux terres qu’on possède déjà, d’autres terres, destinées à enrichir le patrimoine national.
Non que l’esprit de conquête territoriale soit louable en soi, mais parce que l’homme qui conquiert s’occupe directement de son prochain, quoique ce soit peut-être inconsciemment. Il sacrifie des vies, c’est vrai, mais s’il remporte la victoire, il augmente le bien-être matériel et moral de ses sujets ou de ses concitoyens. Il peut même se faire l’illusion, si les vaincus sont des peuples barbares ou arriérés, qu’il leur apporte la civilisation.
L’homme de talent, préoccupé exclusivement de sa gloire et de son plaisir personnels, ne doit pas être considéré comme un surhomme, car la subjectivité abaisse toujours et limite la pensée. Le génie véritable a une force d’expansion extraordinaire ; il va au-delà de la personnalité. S’il s’y renferme, il pourra être brillant, incisif, élégant, il manquera de puissance et aura un fond de puérilité que toute la magie d’une imagination créatrice ou d’une plume éloquente ne masquera pas longtemps.
Sans parler des anciens, Dante, Shakespeare et Gœthe ont toujours eu l’humanité pour objectif. Dante voyait Dieu reflété dans l’humanité, mais c’est elle qu’il plaignait et châtiait sous ses formes coupables, admirait et révérait sous ses formes élevées et pures. Les plus grands esprits se sont rarement chantés eux-mêmes. Leur personnalité n’est intervenue qu’indirectement et secondairement dans leur philosophie, leurs drames ou leurs vers. Que penserait-on d’un peintre ou d’un sculpteur qui, avec son pinceau ou son ciseau, représenterait perpétuellement sa propre image ou des scènes de son existence personnelle ? On le jugerait vite, quelle que fût sa valeur apparente, vaniteux et mesquin. Les grands peintres de la Renaissance, s’ils ont parfois reproduit dans leurs tableaux les traits de leur visage, se sont toujours, avec intention, confondus dans la foule des personnages secondaires. Le même procédé s’impose dans chaque manifestation intellectuelle. Travailler pour soi et non en vue ou en faveur des autres, c’est se frapper de stérilité. Nul n’échappe à cette loi inéluctable, quel que puisse être le scintillement des fausses gloires.
La théorie de l’art pour l’art, telle qu’on la pratique aujourd’hui, est donc condamnable. L’auteur de la frise du Parthénon ne faisait certes pas de la sculpture éthique, mais toute œuvre sereine de beauté devient moralisatrice par le fait même de sa perfection. Phidias a sa place marquée parmi les surhommes, bienfaiteurs de l’humanité, car il a été pour les yeux de la Grèce un grand faiseur de joies ; et, après tant de siècles écoulés, les débris de son temple sont encore, pour les regards, une occasion de plaisir élevé et rare.
Mais, si l’on ne peut mériter le nom de surhomme que par cette expansion géniale qui se répand sur les autres en bien-être, en espérance, en bonheur ou en gloire, il n’est pas nécessaire d’être un surhomme pour devenir un faiseur de joies. Les plus humbles et les plus modestes peuvent y aspirer. Souvent les moyens matériels manquent pour des bienfaits considérables, mais il y a telles petites attentions du cœur qui donnent plus de plaisir aux âmes que des dons somptueux.
Un de mes amis de Rome accompagnait un jour un médecin de sa connaissance dans l’un des faubourgs les plus misérables de la ville. Il vit tout à coup, dans l’allée qui précède le quartier populaire, une femme en haillons sortir de derrière un arbre où elle s’était dissimulée, s’approcher du docteur, et lui tendre un petit bouquet de violettes fraîches. Le médecin prit le bouquet, sourit en silence et passa les fleurs dans sa boutonnière avec le geste machinal dont on accomplit les actes quotidiens, mais sans mettre la main à sa poche. Déjà la malheureuse s’était éloignée. Mon ami, étonné de ce manque de générosité, voulut courir après elle pour lui donner quelques sous, mais son compagnon l’arrêta :
— Vous l’offenseriez, dit-il.
Et comme l’autre insistait pour avoir une explication de la petite scène, le docteur raconta que, durant une épidémie de diphtérie, il avait eu le bonheur de sauver un des enfants de la pauvre femme. Grande joie dans le misérable ménage ! Mais on n’avait pas d’argent pour payer le médecin. Alors, voulant absolument lui prouver sa gratitude, la mère reconnaissante se levait à l’aube, chaque jour, pour courir la campagne à la recherche des premières violettes. Puis elle guettait son passage et glissait le bouquet dans les mains qui avaient sauvé son fils. La première fois, le médecin avait voulu donner quelque argent en échange des fleurs, mais le regard que lui lança la femme était si rempli de reproche, qu’il laissa tomber les pièces de monnaie et ne recommença plus.
— Je n’oserais pas, murmura-t-il avec émotion, en tirant d’un geste caressant les tiges des violettes, afin de mieux les assujettir à sa boutonnière.
Mon ami demanda :
— Ces fleurs vous font donc réellement plaisir ?
— Très réellement, répondit le docteur, c’est un petit rayon de soleil qui me réchauffe !
Si l’on pensait davantage au petit rayon de soleil dont on pourrait éclairer tant de vies ternes, la somme des joies croîtrait en ce monde, ce qui rétablirait l’équilibre, car jusqu’ici elle a été terriblement inférieure à celle des douleurs.
Mais, pour donner du plaisir aux autres, il faut que nous nous fassions un peu de joie dans nos âmes. Or, l’éducation de la joie est à faire. Entourés de sources de jouissances, nous ne savons ni les découvrir, ni nous y abreuver. Apprendre à discerner et à goûter la beauté et la poésie des choses est une science qui exige des études. Chacun de nous en a plus ou moins fait l’expérience : tel aspect qui nous laissait indifférent nous devient cher tout à coup, parce que, l’ayant mieux regardé, nous en avons perçu le charme. L’amour de la nature, par exemple, n’est pas toujours spontané. Il naît souvent de la lecture des poètes qui l’ont chantée, de l’observation voulue de ses merveilles, de la culture de certaines tendances de notre être et de certaines facultés de notre intelligence.
Pour beaucoup de gens la nature est belle, mais muette et froide. Ils ne sont pas entrés avec elle en communion intime, ils n’entendent pas ses voix : l’esprit des eaux, celui des forêts et des montagnes ne leur parle jamais. Ils voient la réalité de ses formes, mais le grand secret des nuits étoilées leur échappe. Les joies que donne la contemplation de l’univers leur sont inconnues, et, ne les connaissant pas, ils ne peuvent ni les enseigner aux autres, ni les inviter à y participer.
Tout éducateur ou éducatrice qui ne sent pas la nature devrait être écarté, car son enseignement est fatalement incomplet, puisqu’il néglige d’enseigner à goûter une partie des joies sereines et pures que l’homme peut savourer. J’ai vu des personnes baiser passionnément l’herbe verte des prairies qu’elles revoyaient après une longue absence et éprouver sur la haute montagne des sensations d’ivresse et de puissante émotion qui étaient peut-être les plus fortes que la vie leur eût fait connaître.
Combien d’hommes ne connaissent pas ce livre profond, ou se sont bornés à le feuilleter distraitement, absorbés qu’ils étaient par les menus incidents de la vie journalière ! On les voit traverser presque automatiquement les plus beaux sites, calculant les kilomètres parcourus, l’heure du départ et celle de l’arrivée ; mais leur âme ne sent pas la fraîcheur délicieuse des sources cachées dans les forêts, et ils ne prêtent pas l’oreille au vent de la montagne qui leur apporte le salut des neiges éternelles.
Développer en soi et chez les autres le goût profond de la nature et la faculté de saisir la beauté des choses, c’est être un faiseur de joies.
Il en est de même pour la poésie et l’art. Lire les poètes n’est rien, il faut faire pénétrer en soi leur pensée, s’en imprégner et l’avoir toujours présente à l’esprit, pour appliquer leur façon de voir et de sentir aux images qui passent sous nos yeux. Mais d’ordinaire nous ne saisissons pas ces analogies ; parmi les lecteurs de Virgile, combien se souviennent des Bucoliques, devant les champs d’or du blé mûr !
Tous les Italiens connaissent le Dante, tous l’appellent le divino poeta, tous en sont orgueilleux. Mais il n’est une source de joies que pour quelques-uns, pour les rares intelligences qui ont tâché d’identifier leur pensée à la sienne, et qui cherchant sous ses paroles, parfois obscures, le sens caché qu’elles renferment et, oubliant leur scepticisme, essayent de se créer une âme forte et pieuse, capable de comprendre les violences magnifiques du poète, et de le suivre dans les abstractions subtiles de la métaphysique moyen-âgeuse.
Les mêmes considérations s’appliquent à la musique et à l’art, ces autres formes de la beauté, mais, pour le développement de ces deux passions, des dons particuliers sont nécessaires, surtout pour la musique qui demande, pour être goûtée et comprise, un sens spécial. Ceux qui en sont dépourvus, mais auxquels le sentiment de l’harmonie générale des choses donne l’intuition de ce qu’ils perdent, comprennent qu’il ouvre à ses privilégiés possesseurs un monde nouveau, le monde varié et délicieux du rythme, source de jouissances subtiles et raffinées. Mais c’est là aussi une mine qu’il faut creuser, pour en extraire la paillette d’or.
Le goût du beau en architecture, en sculpture et en peinture, quoique demandant aussi certaines dispositions particulières, est plus à la portée de tous. Bien mieux que celui de la musique, on peut le développer artificiellement. Il procure aussi d’intenses plaisirs. S’il est accompagné d’une large culture artistique, permettant d’établir des rapports et des comparaisons entre les époques, les écoles et les artistes, les satisfactions qu’il donne dépassent le simple plaisir des yeux et de la sensibilité pour devenir aussi une jouissance de l’esprit. La connaissance profonde des étapes successives parcourues par l’art permet, en outre, de saisir dans un monument, une statue, un tableau, des beautés que le regard ignorant ne perçoit pas et qui paraissent d’autant plus précieuses que leur découverte est absolument personnelle.
Les éducateurs intelligents devraient donc se préoccuper beaucoup plus qu’ils ne le font d’ordinaire — malgré Ruskin et tous les apôtres de l’esthétique — du développement du goût du beau, en tant que source de joie. Il faudrait que les élèves, à leur tour, dès qu’ils ont atteint l’âge de raison, les aident dans leur tâche pour s’assurer des plaisirs toujours renouvelables. Malheureusement, l’esprit moderne est tellement tourné vers la matérialité des choses qu’il néglige les satisfactions durables pour s’assurer celles qui sont fugitives, médiocres et vulgaires.
C’est donc à la recherche des joies vraies et à la lutte contre les joies fausses qu’il faudrait convier les vaillants et les sincères. On devrait leur persuader que de créer du bonheur en soi et autour de soi est le premier des devoirs pour l’homme qui comprend le sens profond de la mission que Dieu lui a confiée. Plus cet homme appartient à l’élite et est dépositaire de forces précieuses, plus il doit les répandre autour de lui en dons généreux. Nietzsche trace une distinction entre la morale des maîtres et celle des esclaves, et il a raison en un certain sens. Le maître est forcé d’avoir une morale bien plus haute que l’esclave, toute supériorité imposant l’obligation d’être, plus que les autres, bon, compatissant, équitable.
Si le devoir de chaque homme est d’être un faiseur de joies dans la mesure de ses capacités, pour les privilégiés de la vie ce devoir est imprescriptible. Quand on se reconnaît fils d’un père commun, la fraternité s’impose ; quand ce père vous a comblé de dons, y faire participer autrui devrait être un impérieux besoin du cœur et de la conscience.
Pour devenir un faiseur de joies, il faudrait d’abord s’interdire absolument d’être un faiseur de peines, en évitant avec soin toutes les occasions de faire souffrir les autres inutilement. Mais, dira-t-on, l’homme n’agirait plus, s’il avait la mentalité des Hindous et craignait d’écraser un insecte en s’asseyant. Je l’ai dit déjà[17], éviter des souffrances à son semblable ne signifie point tomber dans la mièvrerie et la puérilité. Il y a des chagrins indispensables, nécessaires, il y a des coups de fouet sauveurs, il y a des sévérités faites de justice, d’intelligence et de bonté, qui assurent les vies heureuses, comme il y a des indulgences pernicieuses qui détruisent l’avenir de ceux qui en sont l’objet.
[17] Voir le chapitre : « Faiseurs de peines ».
Mais les sévérités, pour qu’elles soient salutaires, devraient être toujours contrôlées par le cœur, approuvées par la raison et n’avoir jamais pour cause la mauvaise humeur, l’irritation, l’impatience… Une femme qui a joué un rôle important dans l’histoire du Risorgimento italien, disait toujours : « Quand on veut châtier un enfant, il faut aller chercher une verge. Pendant ce temps, la colère se calme ; on peut raisonner, et si l’on punit quand même, on est sûr que le châtiment est mérité. »
Je ne parle pas des occasions où les rigueurs procèdent de la pure méchanceté, bien que cela arrive, l’homme étant, comme le dit Schopenhauer, le seul animal qui fasse souffrir autrui pour le seul plaisir de faire souffrir ; je me borne à indiquer par quelles impulsions certains caractères éprouvent le besoin de tourmenter leur prochain, sans lui vouloir précisément du mal, par simple envie d’épancher leur bile ou d’affirmer leur prépondérance.
Procurer des joies, disent certaines personnes, nous le voudrions bien, mais comment faire ? Nous ne savons pas ! Réfléchir un instant pour découvrir les plaisirs qu’elles pourraient procurer effraye leur paresse. « Penser, voilà ce que personne ne veut faire », a dit je ne sais plus qui. Ces mots renferment l’explication de l’insuffisance et de la médiocrité de la vie humaine. En effet, personne ne veut penser ; que de gens, même intelligents, vivent sans jamais accomplir cette fonction, car réfléchir représente une opération bien plus profonde et complexe que celle de grouper dans notre cerveau les faits matériels et intellectuels nécessaires à notre conservation et à notre rôle social.
Si l’on voulait réellement essayer d’améliorer et d’adoucir la vie des autres, la première résolution à prendre serait de ne pas la leur empoisonner par l’usage de la lamentation perpétuelle. Que de bonnes et réellement honnêtes personnes attristent l’existence de leur entourage par cette déplorable habitude. Elles se plaignent de tout et de tous, leurs griefs sont innombrables[18] ; on les entend geindre continuellement. Souvent elles possèdent le bonheur, mais n’en sont pas plus satisfaites ; le moindre nuage suffit à leur voiler le soleil, et chaque petit incident, dont d’autres ne s’apercevraient même pas, assombrit leur humeur. En famille et dans l’intimité, elles n’ouvrent la bouche que pour formuler des plaintes ; à les entendre, on dirait qu’elles sont seules dans l’univers à sentir le froid et le chaud, les malaises, les contrariétés… Un énorme égoïsme est évidemment à la base de cette façon d’accepter et de comprendre la vie. Je connais des familles entières dont les jours se traînent monotones et sans joies parce que le mari ou la femme, le père ou la mère, le frère ou la sœur ont contracté l’habitude du gémissement quotidien.
[18] Voir le chapitre : « Les griefs ».
Quelquefois cette disposition peu égayante a pour résultat la révolte et, par conséquent, la désagrégation de la famille. Les caractères patients et affectueux ne se rebellent pas, ils se courbent sous le fardeau pénible qu’on leur impose sans équité, mais ils s’attristent, perdent leur énergie et le goût de vivre les abandonne. Or, je le demande : est-il juste qu’un seul être pèse ainsi de tout son poids sur l’existence des autres ? S’il a une conscience, pourquoi reste-t-elle muette ? Simplement parce qu’il n’a pas l’habitude de l’interroger.
Pour être un faiseur de joies, il faut donc, en premier lieu, renoncer à la plainte puérile, devenir un vaillant, mépriser les petites contrariétés et porter les vraies croix avec courage et le front serein. Les grands maîtres de l’antique philosophie nous ont enseigné cette leçon que le christianisme a formulée également. Ceux qui ne l’ont ni apprise ni acceptée ne pourront jamais gravir les échelons qui conduisent aux hauteurs sereines, ni être pour autrui des distributeurs d’énergie et de félicité.
Si, pour tirer du bonheur de l’amour, il faut apprendre à respecter l’amour, il est tout aussi nécessaire de respecter les bonheurs des autres et les nôtres propres. Une fausse morale et une fausse religiosité ont fait longtemps consister la vertu en une sorte de morosité austère. Rien ne lui a fait plus de tort ; elle a ainsi éloigné d’elle les cœurs. Cette fausse opposition entre la sagesse et la joie a eu une funeste influence sur plusieurs âmes. Oui, certes, nous devons souffrir, et tout essai de révolte contre cette loi inévitable et probablement salutaire serait aussi puéril qu’inutile ; mais primitivement, avant la mystérieuse tragédie qui a fait peser sur tous les fils d’Adam une si redoutable condamnation, nous avions été créés pour être heureux, et notre cœur, rempli d’un si inextinguible besoin de bonheur, s’en porte garant.
Or, ce besoin que la nature a mis dans nos âmes, il faut le respecter comme l’indice de notre origine divine ; c’est la seule chose qui nous rattache à une existence meilleure et plus élevée. Les joies, même insignifiantes, doivent être sacrées, et il faudrait éviter avec soin de les assombrir ou de les diminuer, à moins qu’elles ne soient absurdes, sottes ou dangereuses. Mais la préoccupation de ne pas ternir le contentement d’autrui est inconnu à la généralité des êtres, et, dans les familles, il y a toujours quelqu’un pour se charger du rôle de trouble fête, soit en n’accordant qu’à la dernière heure une permission demandée, soit en menaçant de la retirer, soit en l’accompagnant de tant de reproches et de recommandations que le plaisir attendu est gâté d’avance.
Les gens capricieux pratiquent fréquemment une autre façon d’empoisonner les jouissances de leurs semblables. On combine une partie de théâtre, une promenade, une course, un voyage ; à la dernière minute, un des membres de la famille ou du groupe déclare qu’il n’ira pas, sans qu’aucune raison valable justifie ce changement d’intention. Il a simplement changé d’idée, et gâte, sans scrupule, le plaisir des autres, oubliant que lui-même avait imposé ses goûts dans l’organisation du projet et que tout avait été combiné pour le satisfaire. Choses sans importance, dira-t-on. Mais non, une joie enlevée aux pauvres créatures humaines, destinées à tant souffrir, est une sorte de vol, en tous cas une cruauté inutile, sans compter que ces procédés désobligeants provoquent dans les cœurs un inévitable sentiment d’irritation.
Mais ne pas causer de peines inutiles, respecter scrupuleusement les quelques joies que la Providence accorde aux hommes, ne suffit pas. Pour accomplir le devoir de fraternité que la foi en un père commun impose aux uns, et que certaines doctrines humanitaires imposent aux autres, une action plus directe est nécessaire : il faut que nous intervenions efficacement dans la vie du prochain et apprenions à devenir pour lui un faiseur de joies.
Avez-vous connu des faiseurs de joies ? Pour mon compte j’en ai rencontré quelques-uns, et je crois fermement que la continuation du genre humain leur est due. Sans les sourires qu’ils provoquent, les chants qu’ils font éclore sur les lèvres, les rayonnements qu’ils amènent sur les visages, le soleil, depuis longtemps, aurait cessé de luire sur un monde continuellement maussade et triste, la terre se serait refroidie et le dernier homme aurait expiré en grelottant. Eux seuls nous ont sauvés et nous sauvent encore. Heureusement ils sont plus nombreux que les justes dont l’Éternel exigeait l’existence dans Sodome et Gomorrhe, pour épargner à ces deux villes iniques la pluie de feu qu’il leur réservait.
Parmi les faiseurs de joies, il y en a d’instinctifs et de volontaires. Lorsque les deux forces de l’instinct et de la volonté se combinent dans une même personne, le résultat est glorieux et bienfaisant. Ceux qui appartiennent à la première catégorie sont les gens les plus agréables et les plus sympathiques du monde, ils exercent une attraction presque universelle, on se groupe autour d’eux, on se sent moins malheureux en leur présence, ils redonnent l’espoir, en tous cas ils provoquent une sensation de bien-être et de plaisir qui réconforte le cœur et le délivre momentanément de ses fardeaux les plus lourds.
Mais les joies que procurent les simples instinctifs ne sont pas toujours bien choisies ; ils satisfont parfois des désirs dangereux, des aspirations dont le résultat final est souvent le trouble et l’angoisse. Pour donner le bonheur, ils mettent de côté les scrupules gênants. Aimer à rendre heureux représente parfois, pour ceux que ce désir étreint, une tentation suprême et redoutable. Ce point particulier pourrait être développé largement, mais ce serait entrer sur un terrain qui n’est pas celui de ce livre. Je ne fais pas uniquement allusion, ici, aux faiblesses passionnelles que le désir de voir nos semblables contents nous pousse peut-être à considérer avec trop d’indulgence, mais à toute la série des concessions et des compromis qu’on est tenté de faire, pour assurer les joies de ceux qu’on aime.
Les purs instinctifs sont donc à craindre, même dans la catégorie bénie des faiseurs de joies. Cependant, on ne peut s’empêcher de croire qu’il leur sera beaucoup pardonné, même s’ils ont beaucoup erré, car, sous leurs faiblesses et leurs fautes se cache un chaleureux élan de fraternité, un ardent désir d’essuyer les larmes qui mouillent les visages humains et de ramener le sourire sur les lèvres qui l’avaient désappris.
Après les instinctifs, viennent les faiseurs de joies par bonne volonté. Ce ne sont pas les plus charmants, mais ce sont les plus admirables. Souvent, ils ont à lutter contre leur propre nature, qui est violente, impatiente, irritable, et qu’il faut vaincre constamment pour l’amener à la douceur, à l’enjouement, à l’indulgence. Parfois on sent l’effort sous leurs bonnes paroles, sous leur sourire encourageant, sous les services qu’ils rendent. Mais ils ont, plus que les instinctifs, le sens de la mesure, l’art de distinguer les fausses joies des vraies, et ils ne tombent pas dans les complaisances dangereuses.
La troisième catégorie, celle des êtres privilégiés qui, étant créés pour donner le bonheur aux autres, ajoutent à l’instinct la bonne volonté raisonnée, constitue ce que l’humanité offre de plus parfait et de meilleur. Quand on les rencontre, une lumière et une chaleur pénètrent les cœurs. Souvent, ces faiseurs de joies se bornent à frôler nos âmes ; ils ne peuvent ni changer, ni déterminer notre destinée, mais ils nous aident à la supporter. Un regard, un sourire, une main pressée au moment opportun suffisent parfois à relever les courages. La sympathie de la pensée est aussi une arme puissante, elle enveloppe et réchauffe ; silencieuse, on la sent davantage, car les mots gâtent presque tout.
Lorsque ces échanges subtils ont lieu entre personnes dont les vies sont unies par les liens de la famille, de l’amitié, de l’amour, leur influence est plus considérable encore sur le bonheur, car alors les conditions même de l’existence peuvent être transformées. Avoir près de soi quelqu’un qui se préoccupe de vous donner de la joie, qui vous accueille toujours avec un sourire heureux, qui est prêt à sympathiser à vos ennuis et à vos douleurs, à se réjouir de vos succès, à réveiller vos espérances, dont les façons sont enjouées et les pensées vaillantes, c’est déjà le bonheur. Que de fois, au contraire, on tremble en pensant à la manière dont sera reçue, par les siens, la nouvelle d’un insuccès personnel, car on sait qu’au lieu d’en alléger le poids, ils le feront peser plus lourdement sur nos épaules.
Il est difficile de rencontrer chez un seul être, l’ensemble de force, de douceur et d’optimisme dont je viens de parler, mais combien pourraient, du moins, sur quelques points, répandre un peu de joie autour d’eux, redonner du courage à ceux qui en manquent, rendre la foi en eux-mêmes à ceux qui l’ont perdue, dire le mot qui relève les cœurs abattus et fait passer sur eux une lueur, même passagère, de contentement. Telle phrase élogieuse et douce produit l’effet d’une rosée bienfaisante. Je n’entends point, par là, préconiser le système de la flatterie habile ; basé sur le mensonge, il déprave les âmes qui le pratiquent et celles sur lesquelles il s’exerce. Mais, pour dire des choses agréables, il n’est pas toujours nécessaire de mentir, car presque chaque créature humaine a quelques qualités physiques, morales ou intellectuelles qu’on peut relever sans fausseté ; il s’agit de savoir les découvrir, et de joindre à l’esprit d’observation un peu de bienveillance et de pitié. C’est là un sujet sur lequel je reviendrai[19].
[19] Voir le chapitre : « Les consolatrices ».
Dans l’ordre matériel également, les faiseurs de joie ont un large champ sur lequel ils peuvent s’exercer. Si l’on tendait plus fréquemment la main au prochain, lui offrant l’aide fraternelle qui peut remettre un homme à flot, sans qu’on ait à faire d’autre sacrifice que ceux d’un effort persévérant et d’une bonne volonté inlassable, il y aurait moins de larmes en ce monde et moins de cœurs aigris où l’image de Dieu s’est effacée.
Les petites attentions sont également des sources de joies auxquelles on ne pense pas assez. La trame de la vie est au fond faite de petites choses, et le charme d’une pensée amicale ou gracieuse, se révélant dans les menus faits de l’existence quotidienne, s’exerce puissant et doux. Les femmes modernes, trop affairées, ont désappris cet art. J’en connais cependant une dernière représentante. Est-ce durant les rêves ou les insomnies de la nuit que le désir d’être agréable aux autres se transforme dans son cerveau en idées ingénieuses ? Mais chaque jour elle invente pour l’un ou l’autre de ses amis quelque attention aimable. Elle étudie leurs goûts et s’efforce de les satisfaire matériellement et moralement. Elle connaît leurs déboires secrets et s’essaye à redonner l’espérance à leurs cœurs. Ses pensées nobles et tendres, ses façons fines et caressantes ont mis un coin d’idéal dans plus d’une vie qui en manquait. Mince et frêle jusqu’à l’invraisemblance, avec des cheveux de neige, nul ne songe à demander son âge, tellement on sent qu’une éternelle jeunesse vit dans son cœur. D’autres ont accompli peut-être des actes héroïques, elle a donné des joies.
L’influence d’une parole de bonté tombant de certaines lèvres ne peut être mesurée. Je me souviens d’un homme modeste, timide, un peu singulier d’aspect et de manières qui, chaque dimanche, avait l’habitude de se rendre dans une maison où le chef de famille, — homme supérieur et de haute situation — lui disait bonsoir avec bienveillance, en s’informant de sa santé. Ces simples paroles, toujours les mêmes, avaient un tel prix pour cet être solitaire que, lorsque celui qui les prononçait fut mort, le malheureux ne put supporter de vivre dans la ville où il l’avait connu, et, quittant l’emploi qui le faisait vivre, alla, à son tour, mourir de chagrin dans un coin ignoré.
On pourrait multiplier ces exemples de l’influence involontaire que les hommes possèdent les uns sur les autres. J’en parlerai dans un prochain chapitre ; en tous cas, il suffit de réfléchir pour se convaincre que, soit dans l’ordre matériel, soit dans l’ordre moral, on néglige trop souvent les occasions de rendre les gens heureux.
Lorsque l’Écriture dit qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, ces paroles semblent injustes, exagérées et dures. La richesse serait-elle donc une malédiction ? Elle représente, au contraire, un immense privilège, puisqu’elle offre l’occasion de donner tant de joies aux autres. Ne pas les donner, voilà le crime. Elle permet, non seulement de faire l’aumône, de vêtir le nu et de secourir l’affamé, mais d’embellir et de faciliter la vie de ceux pour lesquels les moindres douceurs de l’existence ne s’obtiennent qu’au prix d’un effort souvent rude et pénible.
Il n’est pas du reste besoin d’être riche pour essayer de développer, en soi et chez les autres, les éléments de la joie. L’une de ses sources les plus profondes est un sentiment que notre époque néglige, dans sa hâte de vivre, et qui renferme pourtant des puissances bien grandes de plaisir et de consolation. Je veux parler de l’amitié.
Sans vertu, l’amitié ne peut exister, et, sauf la vertu, rien n’est supérieur à l’amitié.
Cicéron.
Le plus beau présent qui ait été fait aux hommes après la sagesse, c’est l’amitié.
La Rochefoucauld.
Jamais on n’a autant abusé du mot et jamais, peut-être, on n’a été aussi loin de la chose ! Entendez parler les hommes et les femmes d’aujourd’hui, ils se servent du mot amitié avec une facilité extrême. Tous ceux qui ont, avec eux, des relations mondaines fréquentes ou des rapports d’affaires, sont désignés sous ce nom.
L’habitude est si généralisée que, tout en reconnaissant son absurdité, chacun participe à l’abus de cette appellation. Or, elle devrait être réservée au nombre restreint des êtres auxquels nous lient ces affinités secrètes qui, tout en n’étant pas l’amour, exercent sur la vie intérieure une si décisive influence.
Le camarade, le compagnon, le confrère, le collègue sont devenus des amis, justement peut-être parce que l’ami vrai commence à manquer un peu partout. Le snobisme a eu une large part dans cette application exagérée du mot amitié, car il est agréable à beaucoup de gens de désigner sous le nom d’amis, de simples connaissances dont la situation flatte leur vanité. Ils laissent tomber négligemment dans le cours d’une conversation : M. X., mon ami ! Mme Z., une bonne amie à moi. Et si les X. et les Z. les entendaient, ils seraient fort surpris, sans doute, d’appartenir à l’intimité de gens qu’ils connaissent souvent très peu. Mais, la plupart du temps, ils n’en sont pas avertis, et l’effet est produit.
Il en a du reste été de même à toutes les époques : la célébrité et la puissance ont exercé, à travers les siècles, un attrait singulier sur les âmes. On met dans la bouche du pape Pie II (Enea Piccolomini) le quatrain suivant :
« Rien de nouveau sous le soleil », disait l’Ecclésiaste, fils de Salomon. C’est vrai, mais il y a, suivant les périodes, des tendances qui s’accentuent ou diminuent, des façons différentes de concevoir la vie et de sentir les choses. La nôtre est celle de la vulgarisation générale ; tous les penseurs modernes l’ont constaté. Dans l’industrie, même artistique, les productions belles et rares sont immédiatement imitées de façon laide et ordinaire. Le dessin d’une étoffe à quarante francs le mètre sert également pour les étoffes à vingt sous. Les tableaux eux-mêmes ne sont pas respectés : l’oléographie a réussi à rendre odieux ceux qu’elle reproduit. Les boîtes à musique et le phonographe rendent le même service à la musique et au chant.
Heureusement la création échappe à cet abâtardissement général de toutes choses ; si elle était livrée aux mains de l’homme, qu’en ferait-il ? Partout où il peut la défigurer ou la souiller, il n’y manque pas, comme si le disgracieux et le médiocre étaient son idéal. Au point de vue utilitaire, il en tire ce qu’il peut, et nous devons à ses efforts en ce sens les commodités de la vie moderne. Mais quant au beau, au noble, au grand, il n’en a souci. Ce beau, ce noble, ce grand, s’il le rencontre sur sa route, il s’empresse de le réduire en fractions, pour que son emploi se généralise. A la base de cette vulgarisation et de ce morcellement, on trouve l’utopie égalitaire[20].
Ce qui se passe dans le monde matériel se reflète dans l’ordre des sentiments. Le nombre des connaissances banales que chacun possède s’est élargi de façon prodigieuse par l’extériorisation de l’existence et par les voyages. Si l’on pouvait établir un travail de statistique sur le nombre des relations qu’un homme possédait il y a cent et même cinquante ans et celles qu’il a aujourd’hui, la différence serait énorme. Et chacun tend encore à élargir son cercle : les ambitieux avec discernement, les imbéciles à l’aveuglette, sans que la sympathie ou l’intérêt les guide. J’entendais une femme dire avec orgueil : « J’ai deux mille visites à faire dans l’hiver. » Et elle en tirait vanité devant ses amies plus modestes qui n’avaient qu’un millier de noms inscrits sur leur carnet.
Peut-on rien voir de plus sot au monde que cette soif d’augmenter sans cesse les coups de chapeau qu’on donne ? Que de lest inutile, dans ces interminables listes qui ne laissent plus place à une heure d’intimité intelligente ou affectueuse ! A force de passer perpétuellement de salon en salon, certaines personnes ont une conversation aussi plate qu’une pierre qui aurait trop roulé. Pas de saillie, pas d’angle, pas de forme même ! Des gens pareils n’ont que faire de l’amitié ; ils se contentent de camarades indifférents et sans cesse renouvelables.
Aux mondains à outrance — ces forçats du plaisir — il faut des compagnons de chaîne avec lesquels ils puissent danser partout la grande farandole internationale. Tout ce qui demande un peu de réflexion, de patience et de soins leur paraît ennuyeux, agaçant… Avoir à s’occuper d’un ami, rentre dans la catégorie des corvées.
Dans la plupart des rapports sociaux, il suffit amplement d’échanger quelques bavardages, ou de se livrer ensemble à des sports de genres divers ; toute liaison plus intime, en dehors des relations passionnelles, semble à beaucoup de gens de l’exagération sentimentale, à peine pardonnable chez des pensionnaires qui, en attendant le mariage, déversent le trop plein de leur cœur sur quelques compagnes d’études, ou chez des lycéens ignorants de la vie qui ont pris Cicéron au sérieux. Plus tard, devenus des hommes et des femmes, ceux-ci apprendront à ne donner du poids qu’à leurs plaisirs et à leurs intérêts, et riront de leur naïveté d’antan.
Ce dédain de l’amitié se retrouve chez de très honnêtes personnes qui ont l’esprit pratique. Elles admettent qu’il est utile d’avoir des relations. Quant aux sentiments d’affection pour des personnes auxquelles ne les lie aucun intérêt commun, c’est vraiment du superflu à leurs yeux. Pour occuper leur cœur, leurs enfants et leurs maris, sans compter les autres membres de la famille, suffisent amplement. Pour se distraire, un cercle nombreux de connaissances est plus utile et plus varié.
Tout le monde ne s’exprime pas avec la même sincérité un peu brutale, mais cette façon de penser est commune à beaucoup de gens. C’est souvent égoïsme et médiocrité ; c’est aussi, chez certaines natures généreuses, besoin de se répandre, d’être tout à tous, comme le recommande saint Paul, et peur de se concentrer dans les sentiments exclusifs. Il me semble que la conciliation est possible, qu’il y a place dans la vie pour quelques amitiés intimes et profondes, sans que la sympathie envers les déshérités qui ont besoin de nous en soit diminuée.
Ceux qui ne comprennent pas l’amitié, ne la ressentent pas, ne l’inspirent pas, sont des pauvres dans l’ordre moral. Ils pourront obtenir toutes les satisfactions de l’amour-propre, toutes les joies de l’amour ; quelque chose manquera à leur richesse, puisque le seul sentiment désintéressé que l’homme puisse ressentir est étranger à leur cœur et qu’ils ignorent les joies rares dont il est la source.
L’antiquité a compris et pratiqué l’amitié mieux que ne l’a fait le christianisme ; depuis l’avènement de celui-ci c’est l’amour qui a pris sa place. La femme ayant été relevée moralement par l’Évangile, l’homme a pu sentir pour elle une affection élevée et en faire la confidente de ses pensées. En Grèce, où elle n’était considérée que comme un instrument de volupté, toutes les forces du cœur des héros et des philosophes étaient nécessairement tournées vers l’amitié. La légende grecque, en effet, n’est qu’un hymne à ce sentiment, auquel on dressait des autels à Athènes et à Rome.
Les Grecs représentaient l’amitié sous la figure d’une jeune fille, la tête nue, une main posée sur son cœur, l’autre appuyée sur un ormeau frappé par la foudre, autour duquel s’enlaçait une vigne chargée de grappes. Sa robe était soigneusement agrafée et son attitude chaste. La conception des Romains était plus compliquée et plus moderne. La gorge à moitié nue, la tête couronnée de myrthe et de fleurs de grenadiers, la jeune fille tenait dans sa main deux cœurs enchaînés, et la frange de sa tunique portait ces mots : la mort et la vie. Sur son front on lisait : hiver et été, et, de la main droite, elle montrait son côté gauche, ouvert jusqu’au cœur, sur lequel était écrit : De près et de loin.
Tout le monde connaît les grands exemples d’amitié fournis par l’antiquité ; il est inutile de les énumérer ici, tellement ils sont passés dans le langage courant. Le traité de Cicéron donne la mesure de ce que les anciens entendaient par cette affection sacrée, qui demande des âmes fortes, calmes et surtout indépendantes. Les snobs et les neurasthéniques d’aujourd’hui sont évidemment incapables de la ressentir. Ce sentiment, que Pythagore a appelé l’égalité de l’harmonie, n’a plus d’autels, tellement nos contemporains ont peur, en se donnant, d’être dupes l’un de l’autre. Au XVIe siècle, il était plus en honneur, et Montaigne disait, en parlant de La Boëtie, ces paroles touchantes : « Si l’on me presse d’expliquer pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi ! » Voltaire lui-même appelait l’amitié un mariage de l’âme entre deux hommes vertueux.
Un grand but poursuivi, des sacrifices accomplis en commun sont un terrain favorable à l’éclosion de ce sentiment : ainsi les martyrs du Risorgimento italien, poursuivis, persécutés, n’échappant à la prison et à la mort que par l’exil, connurent les fortes amitiés. Il y eut celle de Gœthe et d’Eckermann, et, de nos jours, la publication de la correspondance de Renan avec Berthelot, de Gambetta avec Spuller, prouve que la seconde moitié du XIXe siècle en a encore produit quelques-unes. Ce sentiment équivaut à des lettres de noblesse intellectuelle et morale, car un bon cœur ne suffit pas, il faut y joindre la supériorité de l’esprit. Mais, sans l’aide de la sensibilité, les rapports restent arides et durs et se brisent au premier choc, comme du bois trop sec. Quand je rencontre deux personnes éprouvant réciproquement l’une de ces amitiés qui ont su braver le temps et l’absence, et chez lesquelles le besoin de la confiance et des communications intimes de l’esprit est demeuré vivant et impérieux, je m’incline, comprenant que je me trouve en présence d’êtres auxquels les dieux ont accordé des privilèges rares.
Sainte-Beuve a dit que les amitiés humaines étaient bien petites, si Dieu ne s’y mêlait. En effet, sans la croyance au divin sous une forme quelconque, il est difficile qu’elles naissent et subsistent.
L’amour ardent de la patrie, l’attachement à une idée généreuse, le culte de la vertu tel que le comprenaient les anciens, peuvent remplacer la foi en Dieu comme lien entre deux âmes ; mais, ces formes de l’idéal, que sont-elles, sinon une religion sans dogmes derrière laquelle Dieu se cache ? La première condition pour connaître les amitiés fortes est donc la foi dans le divin et le respect de l’âme humaine.
Les cœurs bas et médiocres ne peuvent ressentir ces affections sérieuses et désintéressées, car comment consentiraient-ils à aimer chez autrui les vulgarités qui remplissent leur propre âme ? Les natures supérieures savent discerner les lacunes et les ombres des caractères, sans perdre pour cela leur foi dans la nature humaine, et, sous les cendres, ils cherchent l’étincelle qui brûle encore. Mais les gens médiocres ne distinguent pas. Ce qu’il peut y avoir de noble et de généreux dans les autres cœurs leur échappe, et si un éclair le leur montre, vite ils se couvrent les yeux, car cette vue prolongée leur donnerait la perception désagréable de leur infériorité.
Pour aspirer, non au simulacre de l’amitié, mais à sa réalité élevée et profonde, une certaine distinction mentale et morale est donc indispensable. Cependant, beaucoup de personnes intelligentes et honorables sont incapables de la ressentir. Les unes par scepticisme ou pauvreté de nature ; d’autres par égoïsme ; plusieurs par cette timidité qui scelle les lèvres et rend impossible toute expansion. Hamilton a écrit : « J’ai renoncé à l’amitié de deux hommes ; l’un parce qu’il ne m’a jamais parlé de lui ; l’autre parce qu’il ne m’a jamais parlé de moi. » Deux mauvais symptômes, en effet ! Lorsqu’un seul des amis s’épanche, l’amitié est trop unilatérale et porte en elle-même un germe de destruction. D’où vient ce silence d’une des deux parties ? D’un manque de confiance ou de ce qu’elle doute de l’intérêt de l’autre pour ce qui la concerne ? Une réserve absolue est l’indice d’une lacune dans l’amitié qui, à l’inverse de l’amour, a besoin, pour subsister, d’un certain équilibre.
L’avarice morale[21], qui préside si souvent aux rapports des hommes entre eux, a contribué, elle aussi, à étouffer dans les cœurs les élans de l’amitié. Le snobisme a fait le reste et, pour ne pas rayer le mot du dictionnaire, on s’est décidé à donner le nom d’amis à tous ceux dont la situation ou les relations pouvaient servir nos intérêts. Y a-t-il rien de moins évangélique au monde que cette façon d’envisager les rapports des hommes entre eux ? Les païens nous donnent, à cet égard, des leçons de noblesse qui devraient faire rougir la société chrétienne. S’employer à relever le prestige de l’amitié et apprendre à la jeunesse à en cultiver le désir jusqu’au jour où elle pourra les satisfaire par une rencontre semblable à celle que Montaigne fit de La Boëtie, c’est être un faiseur de joies.
[21] Voir dans Ames dormantes, le chapitre : « L’Avarice morale ».
L’amitié se divise en plusieurs catégories. On peut distinguer les amis qui nous aiment parce qu’ils ont aimé nos parents, et auxquels nous vouons un respectueux attachement ; les êtres jeunes pour qui nous ressentons une affection protectrice, et enfin les amis personnels, avec lesquels les rapports sont établis sur un pied d’égalité. Parmi ces amis, il faut distinguer entre ceux que les circonstances nous ont imposés et ceux que nous avons délibérément choisis. Les premiers sont les compagnons d’études et de jeux ; ils ont une place à part dans notre cœur, nous accompagnent de l’enfance à la mort et jouent dans notre vie un rôle important. Mais il est assez rare de pouvoir nouer avec eux ces liens étroits, intellectuels et moraux, qui constituent les amitiés célèbres. Ces rencontres-là ont lieu plus tard, lorsque déjà l’esprit est en voie de formation et que, de l’enfance, on passe à la jeunesse.
A Rome, près de la porte Saint-Paul, non loin du monument de Caïus Sestius, se trouve le cimetière protestant du Testaccio, le plus poétique séjour des morts où l’on puisse rêver de dormir son dernier sommeil. Les lauriers-roses s’enroulent autour des cyprès et mêlent leurs fleurs éclatantes au feuillage sombre et à la silhouette rigide de ces gardiens des sépulcres. Dans la partie la plus élevée de ce funèbre jardin, une longue pierre tombale, autour de laquelle croissent des iris bleus, recouvre les cendres de Shelley. Tout à côté, une seconde plaque de marbre s’étend. Un autre mort est venu dormir auprès du grand lyrique anglais. Son ami, Trelawney, après lui avoir survécu plus de soixante ans, a voulu que son cadavre fût transporté à Rome pour reposer près de celui du poète qu’il accompagnait et ne put sauver dans le tragique naufrage où périt l’une des gloires de l’Angleterre. Rien, dans son âme fidèle, n’avait réussi à effacer le souvenir de son ami de jeunesse : ni la longue vie vécue, ni les nouvelles affections, ni l’éloignement du pays où il avait brûlé, sur le rivage de la Méditerranée, en présence de lord Byron, selon les rites funéraires antiques, le corps de l’auteur de Prométhée délivré.
Devant ces deux pierres tombales, on demeure pensif, en mesurant la différence qui sépare ces âmes profondes, sur lesquelles le temps n’a pas de prise, des âmes anémiées d’aujourd’hui, pour lesquelles le mot : hier, n’a plus de signification. A l’impression d’infériorité se mêle un peu d’envie, car l’homme n’est heureux et ne vaut, au fond, que par ce qu’il sent. Tout le reste n’a qu’une valeur relative, sauf quand ce reste sert à alimenter et à ennoblir la force du sentiment.
L’éducation moderne a eu raison de déclarer la guerre à la fausse sentimentalité ; mais enlever à l’homme un seul des sentiments vrais qui consolent la vie, est un crime abominable. Les diminuer en quoi que ce soit est déjà une périlleuse erreur.
L’amitié, outre son rôle direct, doit être à la base de tous les autres sentiments ; elle leur donne une douceur et un charme spécial. Lorsqu’elle se joint aux liens de parenté, elle les fortifie et les élève ; une fille qui est l’amie de sa mère ou de son père, acquiert une importance plus considérable dans leurs cœurs. L’amitié entre frères et sœurs, chose assez rare, est un secours puissant dans la vie. On peut beaucoup s’aimer, en famille, et ne pas être l’ami l’un de l’autre, l’amitié impliquant entre deux êtres une communion intime, naissant de conditions spéciales de mentalité, de sensibilité et de caractère, qu’il est impossible d’improviser à volonté. Dans l’amour même, l’amitié représente un élément précieux ; elle est la pierre angulaire des unions durables, dans le mariage et hors du mariage. Sans elle, aucun attachement ne peut se prolonger, car elle est aux affections ce que l’oxygène est à l’air que nos poumons respirent. Dans la famille et dans l’amour, son influence est indirecte quand elle existe. Au contraire, dans les liaisons de choix, c’est directement qu’elle influence l’individu et lui procure des joies. Le désintéressement est sa force principale : « Les amitiés qui paraissent les plus fortes ne sont que des intérêts concertés. » Cette boutade de Saint-Évremond est absolument fausse, ou plutôt son auteur décore du nom d’amitié des habitudes utilitaires qui en sont la négation.
A force de creuser le cœur de l’homme, on peut arriver à trouver dans toutes ses affections instinctives la tare de l’égoïsme : la mère qui donne sa vie pour ses enfants le fait pour échapper à une pire douleur, celle de les perdre ! L’homme, mari ou amant, qui se jette à l’eau pour sauver la femme qu’il aime, accomplit cet acte de courage parce qu’il sent que, privé d’elle, l’existence lui serait insupportable ! Tous deux, en effet, n’agissent peut-être pas d’une façon complètement désintéressée, mais dans l’amitié, au contraire, à moins qu’on ne soit associés ou complices, les sacrifices qu’on accomplit les uns pour les autres n’ont presque jamais l’intérêt personnel pour base. Disposer les cœurs à l’amitié, c’est donc les élever jusqu’à la plus noble des manifestations sentimentales et leur assurer des joies qui défient les années et la vieillesse.
On répondra qu’éveiller chez les individus le désir des amitiés profondes, c’est leur préparer de nouvelles occasions d’être déçus, les inciter à donner une partie de leur âme à des êtres pour qui l’amitié ne représente qu’une intimité plus ou moins opportune et passagère. Or, ces déceptions leur causeront des chagrins qu’ils pourraient éviter en se contentant des banales et fugitives camaraderies à la mode aujourd’hui.
C’est là, en effet, un risque à courir. Mais il faudrait être bien malchanceux ou inintelligent pour tomber mal constamment et ne jamais savoir discerner la valeur de ceux qu’on choisit pour amis. Dans le nombre, il y aura bien quelques cœurs profonds et aimants. Sans croire que les amitiés puissent se multiplier indéfiniment (pour être précieuses, elles doivent être rares), elles n’exigent cependant pas l’exclusivisme absolu de l’amour. Il est possible d’en avoir plusieurs sans qu’elles se fassent tort réciproquement.
Les nuances de l’amitié sont infinies. On aime telle personne pour certaines qualités qu’elle possède ou certaines affinités qui la lient à notre moi intime ; on chérit telle autre pour des raisons différentes. Ceux qui naissent, vivent et meurent dans le même milieu ont un nombre plus restreint d’amis, parce que l’occasion d’en former d’autres leur manque ; qu’étant entourés d’anciennes intimités, ils n’en sentent pas le besoin. Par contre, les gens qui changent fréquemment de résidence contractent forcément des liaisons nouvelles. L’homme ne peut vivre solitaire pendant des années, se contentant de communications écrites, et là où il se trouve, il a besoin de nouer des rapports plus étroits que ceux des relations banales.
Une des premières conditions, pour que l’amitié donne toutes ses joies, est le respect, aussi indispensable que dans l’amour. Il faut respecter l’amitié, d’abord, et l’ami ensuite. Quand nous parlons de lui, il devrait toujours pouvoir nous entendre. On peut rester amoureux sans confiance, tandis que l’amitié meurt d’un soupçon. Son mérite est justement de forcer l’homme à la noblesse des sentiments et des procédés.
Dans toutes les affections humaines, il y a une personne qui embrasse et une autre qui tend la joue. La plus heureuse est toujours celle qui donne davantage, bien que cela puisse être contesté en amour, à cause de la fierté blessée. Pour l’amitié, il n’y a pas de doute ; la personne qui la ressent le plus fortement connaît les meilleures joies ; être aimé est très doux, aimer soi-même est autrement passionnant et savoureux.
La vanité n’entrant pas en jeu dans l’amitié et la réciprocité y étant toujours assurée de quelque façon, aucune amertume n’attend le cœur royal qui aime le mieux. Il n’a que des plaisirs en perspective.
« Les femmes vont plus loin en amour que les hommes, mais les hommes l’emportent sur elles en amitié. » La Bruyère n’est plus de mode, mais certaines de ses réflexions sont toujours vraies et justes. En effet, les femmes, quoique abusant, elles aussi, de ce mot dans leurs relations courantes, connaissent et pratiquent rarement la véritable amitié. Aucun grand exemple d’amitié entre femmes n’est cité dans l’histoire. Il y a eu quelques attachements féminins célèbres, mais toujours de bas en haut : une esclave pour sa maîtresse, une suivante, une dame d’honneur pour sa souveraine. Mais ce n’étaient pas des relations d’égale à égale, et aujourd’hui pareils sentiments écloraient difficilement dans les cœurs.
Plus on descend vers le Midi, moins l’amitié entre femmes est comprise. Dans les pays du Nord, elle l’est davantage : on voit les femmes y rechercher la compagnie les unes des autres, probablement parce que leur degré de culture est plus avancé. Les amies célibataires ou veuves unissent parfois leurs solitudes ; elles s’aident à l’envi et se consolent réciproquement. En France et en Italie, le cas ne se produit jamais ou du moins fort rarement. Plutôt que d’aller vivre avec une amie que l’on aime, on préfère l’asile d’un couvent ou l’hospitalité d’une parente quelconque, à laquelle aucune affection ne vous lie. Est-ce manque d’indépendance morale, résultat d’une mentalité encore anémiée, ou indice d’indifférence pour tout ce qui n’est pas l’amour ?
Les femmes, en ne recherchant pas l’amitié les unes des autres, au moins au sens large du mot, car les amitiés banales abondent, se privent d’un puissant soutien moral. Savoir qu’il y a dans le vaste monde quelques âmes fidèles qui prennent part à vos peines, se réjouissent de vos satisfactions, s’indignent des torts qui vous sont faits, donne le courage de vivre.
Dans une visite, au milieu d’une fête, tout est transformé, ennui ou plaisir, par la présence d’une amie véritable. On ne sent plus le froid de l’indifférence ou de l’hostilité ; les manifestations de la jalousie et du dénigrement passent inaperçues. Un regard, un sourire échangés vous disent qu’on comprend, qu’on sympathise, qu’il y a harmonie ! Et tout cela dans le calme, dans la sécurité, sans l’agitation et le tremblement intérieur que donne l’amour.
Les âmes qui ont connu ces joies pures et profondes ne peuvent comprendre qu’on n’y aspire pas, et elles voudraient faire entrer le désir de les connaître dans l’éducation morale, non seulement des hommes, mais des femmes.
J’ai été particulièrement heureuse en amitié, mais j’essaye d’être objective en parlant et de ne pas aller du particulier au général. Je reconnais que les amitiés entre femmes sont rares, très rares ; mais elles existent pourtant. Si j’ai eu le bonheur de rencontrer quelques amies parfaites, pourquoi d’autres n’auraient-elles pas la même chance ? Je ne possède pas la spécialité d’appeler à moi les cœurs capables de la ressentir. Il y en a partout. Si j’ai été favorisée, c’est peut-être parce que j’ai toujours cru à l’amitié et lui ai rendu un culte dans ma pensée.
J’ai connu par elle[22] ces moments d’entente parfaite dans l’indépendance absolue qui donnent à l’être humain l’avant-goût, hélas ! fugitif, de ce que sera la fraternité dans les existences supérieures auxquelles sont appelés ceux qui y croient.
[22] Je demande pardon aux lecteurs de parler de moi, mais j’ai voulu saisir cette occasion de dire à mes amis ce que je dois à leur amitié.
Lorsqu’il existe réellement, entre deux femmes, l’une de ces affections profondes dont l’influence calmante s’exerce même de loin et enveloppe d’une tendresse protectrice, il semble qu’on n’a plus besoin de prier pour soi-même, qu’une autre s’en charge. Parfois l’amitié est une entente de l’esprit, une façon semblable de comprendre les complexités de la vie sentimentale et de saisir les ridicules et les tristesses de la comédie humaine. Elle revêt souvent aussi la forme d’un dévouement actif, intelligent, fidèle et réciproque sur lequel on peut compter dans tous les moments difficiles ; c’est un conseil toujours sûr, un ensemble d’attentions qui éclairent les jours tristes. On pourrait multiplier les exemples de ce que les femmes peuvent être l’une pour l’autre, quand elles s’aiment réellement. L’amitié des hommes entre eux a plus de force, celle des femmes plus de tendresse.
Pourquoi ce sentiment si parfait est-il si peu développé chez le sexe féminin ? D’abord, à cause de cette vanité qui pousse les filles d’Ève à voir sans cesse des rivales dans leurs sœurs, et les incite à s’attaquer mutuellement. Ensuite, parce que les femmes ont une trop mince opinion de leurs capacités réciproques, ce qui empêche entre elles tout sentiment de solidarité et de vraie confiance. Leurs progrès intellectuels auront pour conséquence de les rapprocher, non dans une commune accusation de frivolité et d’incompétence, mais dans un respect mutuel pour le résultat de leurs efforts.
Les hommes ont l’habitude de ridiculiser les amitiés féminines, parce qu’ils n’y croient pas, et que les expériences faites leur ont appris à quel point une femme était toujours prête à sacrifier sa soi-disant meilleure amie pour une question de vanité ou de flirt. Ils estiment aussi que les femmes n’y recourent que pour se consoler des déboires de l’amour, et qu’à la plus petite reprise de l’élément passionnel dans leur existence, elles lâchent l’amitié, le cœur léger. Souvent, hélas ! ce jugement est fondé ; mais les exceptions sont nombreuses, et il dépend des femmes de modifier l’opinion des hommes à cet égard.
Je voudrais parler encore ici d’un autre genre d’amitié sur lequel les deux sexes se montrent également sceptiques : celle qui existe entre les hommes et les femmes. Beaucoup de gens la nient ou n’y voient que le masque de l’amour. Elle est toujours soupçonnée. Les habitudes modernes de camaraderie tendent cependant à la faciliter, et l’éducation mixte[23] la fera entrer dans les habitudes sociales, ce qui sera un heureux résultat, les hommes ne pouvant apprendre à connaître réellement les femmes qu’en devenant leurs amis.
[23] Voir le chapitre : « Ce que pensent les hommes des femmes ».
En certains cas, évidemment, l’amitié se changera en amour ; mais du moins celui-ci naîtra en connaissance de cause et avec quelques chances de bonheur en plus.
Si l’amitié entre personnes du même sexe est l’une des grandes joies de la vie, celle des personnes de sexes différents est meilleure encore. C’est un échange mutuel de sentiments et d’idées que l’un des deux ne possédait pas. Les confidences ne seront pas aussi intimes, car, si l’homme a moins de pudeur physique, il a plus de pudeur morale que la femme ; mais une amitié d’homme donnera à la femme un sentiment de protection plus complète, et une amitié de femme aura, pour l’homme, des consolations douces que l’intimité d’un autre homme ne pourra jamais lui donner.
Ces amitiés-là ressemblent à l’amour, mais sans sa plénitude et sans ses tourments, et elles ne peuvent se développer que dans une sphère tout à faire libre. C’est un état où l’âme conserve sa paix et la possession d’elle-même. Aucune entrave positive ne s’oppose à la naissance de ce sentiment ; mais mille entraves secrètes en empêchent le développement. Il faut mettre en première ligne les fausses interprétations du monde, la jalousie des maris, celle des fiancés, l’opposition des parents en certains pays, et mille préjugés, si bien enracinés dans les âmes, qu’en Europe personne n’est arrivé à s’en débarrasser encore. Il faut une grande indépendance de caractère ou de situation pour affirmer hardiment des intimités masculines, si l’on tient à ne pas être l’objet de commentaires malveillants. L’âge mûr n’en préserve pas, et des sourires absurdes pleins de sous-entendus effleurent les lèvres, si un homme et une femme à cheveux gris ont l’imprudence de se montrer trop souvent ensemble.
Il faudrait se moquer des méchants propos ; l’amitié en vaut la peine ; mais toutes les femmes n’ont pas ce courage ou ne peuvent l’avoir. Cependant, l’avantage de ces contacts de l’esprit entre les deux sexes est immense ; on reconnaît les femmes qui cultivent les amitiés masculines à quelque chose de plus large dans la pensée, et les hommes qui ont pour amies des femmes distinguées à un je ne sais quoi de plus fin, de plus courtois, de plus mesuré. Les Italiens passaient jadis pour des hommes particulièrement aimables : c’est que, n’ayant pas de patrie, pas de devoirs publics, ils consacraient une grande partie de leur temps aux intimités féminines.
C’était un malheur évidemment, puisqu’un homme dans la force de l’âge, qui passerait sa vie entière à échanger des idées avec une femme, nous semblerait aujourd’hui assez inutile et presque ridicule. Mais il est bon et utile pour l’homme d’avoir une amie, pourvu qu’il la choisisse bien. S’il la choisit mal, toute son existence morale s’en ressent, car elle peut être plus dangereuse qu’une épouse ou une maîtresse. Mesquine, intrigante ou menteuse, elle est comme la pierre attachée au cou du noyé : il enfonce et ne peut plus remonter à la surface.
On prétend généralement que l’homme n’éprouve jamais pour la femme d’amitié sincère, qu’il ne peut l’aimer de façon désintéressées. J’ai connu des exemples de dévouement masculin sans double fin qui démentent absolument cette assertion. L’homme peut ressentir de l’amitié, même en étant amoureux ailleurs. Évidemment, les brutaux et les médiocres en sont incapables. Un homme passionnément épris d’une autre femme disait un jour à son amie :
— Je me suis demandé qui je sauverais si je vous voyais toutes les deux en péril de mort, et mon cœur m’a répondu que ce serait vous !
— Pour retourner ensuite mourir avec l’autre ! répondit la femme en souriant, mais sans douter de lui.
Il avait dit vrai, c’est elle qu’il aurait sauvée ! Propos de jeunesse ! dira-t-on. Mais les années ne comptent pas en ce genre de sentiment ; il est de tous les âges et de toutes les latitudes. Ainsi j’ai entendu raconter jadis que, dans certaine tribu de l’Asie, tous les jeunes gens arrivés à l’âge d’hommes choisissaient une amie, destinée à leur servir de guide, de conseil, d’appui moral. Vis-à-vis d’elle, la confiance devait être complète ; s’ils avaient des difficultés dans leur existence privée ou politique, c’est à l’amie qu’ils s’adressaient. Mais il fallait que cette femme leur fût sacrée et, si l’amour entre eux remplaçait l’amitié, tous deux étaient immédiatement condamnés à mort sans rémission possible.
Ceci prouve que notre civilisation se vante beaucoup trop ; d’autres ont eu une conception plus élevée de ce qui était bon pour l’âme des hommes, même lorsqu’un peu de barbarie s’y mêlait encore. Du reste, en tant de choses, malgré nos formes hypocrites et nos prétendus sentiments de fraternité, ne sommes-nous pas encore des barbares ? L’histoire contemporaine en témoigne hautement.
La culture de l’amitié indique, en tout cas, un état moral très élevé, car, comme le dit Cicéron par la bouche d’un sage grec : « Toutes les choses qui existent et se meuvent dans le monde entier sont agrégées les unes aux autres par l’amitié et se désagrègent par la discorde. » Elle est donc la base essentielle de la vie, et, comme telle, on doit l’honorer, la rechercher, l’enseigner.
Une femme dont la maternité s’étend à tous, il faudrait s’agenouiller devant elle à chaque minute, car elle reflète le divin.
Ames dormantes.
Ce chapitre, comme son titre l’indique, est spécialement destiné aux femmes. Je crois fermement que leur condition, dans la vie et vis-à-vis de l’homme, pourra s’améliorer de beaucoup et que, si elles le veulent, elles obtiendront de leurs compagnons de route la considération morale et intellectuelle qui leur a été, sauf exception, un peu injustement refusée jusqu’ici. Elles seront alors en mesure de mieux assurer leur bonheur, si elles le possèdent, ou d’apprendre à s’en passer, si le sort a été à leur égard avare de sourires.
En tous cas, ce qu’il y a souvent d’ambigu dans la position des femmes, disparaîtra en grande partie, et elles auront, tout comme l’homme, droit à une place au soleil.
Cependant, malgré les améliorations que l’avenir leur réserve, il existera toujours dans la destinée des femmes, des côtés difficiles et tristes, côtés irréductibles, car ils dépendent non seulement de la nature elle-même, mais des facultés et des lacunes de l’être féminin dans sa plus intime essence. Le défaut de force physique (bien que les jeunes filles d’aujourd’hui soient en train d’en acquérir par les exercices sportiques), les nerfs plus faibles, les crises de santé, les vêtements qui entravent les mouvements du corps, mettront toujours la femme, physiologiquement, dans une situation d’infériorité vis-à-vis de l’homme.
Légalement et économiquement, sa position, qui est mauvaise, le restera longtemps encore. Même dans la plus favorable des hypothèses, les réformes en sa faveur ne se feront que lentement ; l’homme restera le chef de la communauté, les débouchés ouverts à son activité seront toujours plus nombreux, et le travail féminin continuera à être moins rétribué que le travail masculin. Et cela, parce que les femmes pourront difficilement prétendre, comme l’homme, aux carrières honorifiques, ni se lancer dans les aventures qui rapportent aux audacieux intelligents ces fortunes fabuleuses, qui assurent la puissance et électrisent les faibles âmes humaines.
La loi du plus fort étant la meilleure (et je crains qu’aucun degré de civilisation ne parvienne jamais à changer cet inique point de vue), la femme, dans la majorité des cas, dépendra de l’homme. Or, toute situation de dépendance présuppose un certain degré d’humiliation qui se reflète dans tous les autres rapports. Non seulement l’homme est le plus fort, mais c’est lui qui choisit la femme. Les femmes, il est vrai, essayent aujourd’hui d’intervertir les rôles, mais elles n’ont rien gagné à cette transformation, sauf un peu de mépris. En s’offrant, elles perdent leur prestige et leur ancien pouvoir est renversé. Il suffit, pour s’en convaincre, d’entrer dans un salon et de pouvoir ensuite retourner de vingt ans en arrière dans son souvenir. Les hommes ne s’empressent plus, l’initiative a passé à l’autre sexe. Il y a bien quelques exceptions, mais elles appartiennent pour la plupart à certaines catégories de personnes et de sentiments dont il ne peut être question ici.
La majorité des jeunes gens ont, de nos jours, une idée extraordinairement avantageuse d’eux-mêmes, surtout vis-à-vis de la femme. Ils sont tous persuadés à peu près qu’ils n’ont qu’à le vouloir pour plaire, pour être agréés comme maris et remporter les plus difficiles victoires. Ils sont convaincus, en outre, que la femme vit dans l’attente unique du regard que l’un d’eux fera tomber sur elle. Et ils ont naturellement, pour tant de bonne volonté, le dédain des acheteurs pour les marchandises offertes en trop grande abondance.
L’attitude empressée de certaines femmes et leur insistance à solliciter des hommages qui ne sont pas spontanés, contribuent à donner une apparence de raison à cette conception de la vanité masculine. Quand les jeunes gens auront appris à mieux connaître les jeunes filles, ils sauront faire, entre elles, des différences, et se rendront compte que, s’il y en a d’effrontées, dépourvues de dignité, les meilleures ne sont pas de si facile défaite, et qu’il vaut la peine de les mériter.
Les hommes, assez intelligents et assez fins pour comprendre que les femmes peuvent parfois se passer d’eux, sont encore fort rares. La majorité nourrit à ce sujet les idées les plus arriérées et étroites. Ils sont persuadés que toutes les femmes, pour leur compte ou celui de leurs filles et de leurs sœurs, n’ont qu’une aspiration : le mariage coûte que coûte et plutôt avec n’importe qui qu’avec personne ! Lorsqu’ils sont obligés de constater le contraire, ils concluent à une pauvreté de nature, à l’égoïsme, à une ambition sans limites…
Une femme est-elle froide, ils le lui reprochent comme une tare. Est-elle passionnée et tendre, ils la croient toujours prête à faillir. Si elle est trompée, ils la ridiculisent. Si elle se venge par des représailles, ils lui appliquent des mots brutaux. Ces vulgaires appréciations sont, hélas, fort communes et forment autour de la femme une atmosphère humiliante.
Donc physiquement, économiquement, légalement, elle est inférieure ; moralement, elle est considérée comme un être nécessaire à la conservation de l’espèce et au bonheur de l’homme, mais toujours dépendant de son bon plaisir et gardant socialement, vis-à-vis de lui, une posture d’infériorité. L’audace chez la femme et la prétention à l’égalité ne changeront pas sa situation ; elle s’améliorera par d’autres moyens. Même lorsque les hommes auront appris le respect de la femme et le respect de l’amour, sa condition de fille d’Ève sera toujours pour elle une source de tristesse et de désillusion, si elle ne donne pas à sa vie une direction nouvelle.
La femme ne peut se relever efficacement que par l’élargissement du sentiment de maternité étendu à toutes les créatures qui l’entourent. Lorsqu’elle aura appris à considérer l’homme comme un être dont elle doit avoir soin, tout sentiment d’abaissement et d’amertume disparaîtra de son cœur. On ne peut être humilié par ceux que l’on protège et console. Elle gagnera ainsi une supériorité qu’elle pourra opposer à celles que l’homme aura toujours sur elle sur d’autres points.
Si, au contraire, la femme sort de son rôle maternel, proclame son droit à l’égoïsme et au plaisir, elle marchera, je le crains, de tristesse en tristesse, car sa dignité est dans l’exercice d’une sollicitude s’étendant, au-delà des enfants de sa chair, sur tout ce qui peut avoir besoin de son aide matérielle et morale.
Dieu a-t-il bien fait de créer l’homme et la femme et d’en continuer l’espèce ? C’est là une question qu’il sera toujours impossible aux plus savants de résoudre. Mais le fait est là, impérieux : rêver de disjoindre les deux parties de l’humanité, même au nom de l’idéal le plus élevé, serait aussi absurde qu’irréalisable. Ce n’est donc pas en se séparant de l’homme ou en réduisant ses rapports avec lui à des contacts passagers, que la femme doit chercher à améliorer sa situation. Elle devrait, au contraire, s’intéresser à lui objectivement beaucoup plus qu’elle ne le fait aujourd’hui, s’occuper de sa vie intellectuelle et sentimentale et désirer qu’il puisse donner toute sa mesure.
La femme aurait là un rôle admirable. Mais il demande évidemment un large développement d’esprit. J’en connais quelques-unes de ces femmes que j’appellerai les consolatrices et qui font penser au sonnet de Dante sur Béatrice. Revêtues de majesté et de douceur, le calme est sur leur front. Elles ne sont ni nerveuses, ni agitées ; elles ne cherchent pas l’admiration ; elles ne forcent pas leur voix pour attirer les regards, ni leur sourire pour les fixer. Elles peuvent aimer et souffrir, mais la pitié domine tout dans leur cœur. Le mal qu’on leur fait n’excite pas en elles de rancune, tellement la laideur morale que ce mal représente les attriste. Elles sont toujours prêtes à panser les blessures qui saignent et à essuyer les yeux qui pleurent.
La dignité de ces femmes ne peut jamais être sérieusement compromise, même si un amour extrême devait les conduire aux plus téméraires imprudences et à l’oubli des lois sociales. Leur patience, leur compassion pour les douleurs, les faiblesses et les erreurs de ceux qu’elles aiment donnent à leur attitude un cachet de maternité et d’abnégation qui empêche de les confondre avec les autres femmes se trouvant dans la même situation. Mais évidemment la mission consolatrice que le plan divin a dévolu à leur sexe, s’accomplit plus efficacement et plus sûrement quand les vies sont pures et les actes sages.
La femme qui a pris cette attitude morale ne peut plus être humiliée par rien et par personne. Les points de vue injustes et brutaux des hommes la chagrinent sans l’atteindre. Quand elle les voit grossiers, sensuels, égoïstes, elle s’en écarte. Si ces tristes échantillons de l’espèce font partie de son entourage direct, c’est pour elle une douleur profonde, oui, certes, mais sa dignité de femme reste intacte. Elle les juge, essaye de les plaindre au lieu de les mépriser, et guette en silence le moment où Dieu abaissera le front des orgueilleux et des coupables. Alors seulement elle tendra vers eux ses mains bienfaisantes dans un élan de compassion maternelle.
Mais, dira-t-on, il faudrait être parfaite pour remplir un semblable rôle. Comme si tous les rôles, en ce monde, ne demandaient pas la perfection pour être joués comme ils le devraient ! Au théâtre, par exemple, n’est-on pas forcé souvent de se contenter de médiocres acteurs qu’on écoute cependant avec plaisir ? Le fait se renouvelle dans toutes les branches de l’art, et il en est de même dans les rapports sociaux. Certes, la douceur jointe à la force, la compassion à la perspicacité, la patience à la dignité, forment un ensemble rare et précieux, difficile à rencontrer. C’est comme la parfaite beauté, dont on ne voit guère que de lointaines imitations, et à laquelle pourtant toutes les femmes aspirent ; quelques-unes font même des efforts désespérés pour s’en approcher le plus possible. Pourquoi n’auraient-elles pas la même énergie pour se mettre hors d’atteinte, en acceptant l’attitude maternelle dont la nature leur a donné l’instinct ?
L’on dira encore : la femme est lasse de l’effacement et de l’abnégation. Mais qui lui demande de s’effacer ? Au contraire, elle doit travailler de toutes ses forces à son développement, pour donner tout ce qu’elle peut valoir et arriver aux cimes dans tous les ordres d’idées. Plus elle sera saine, forte, jolie ou agréable à voir, plus elle sera intelligente et enjouée, plus son esprit sera cultivé et largement ouvert, et plus son influence s’exercera, plus son prestige augmentera, plus elle pourra consoler efficacement.
Quant à l’abnégation, je regrette de le dire, car mes paroles déplairont à beaucoup de mes sœurs, la femme ne peut y échapper. C’est injuste, je veux bien ; mais le grand distributeur des joies et des peines ne doit de comptes à personne, et il a créé les cœurs féminins pour le dévouement. Il est certain qu’une femme ouvertement égoïste représente un être déplaisant, dont la place n’est marquée nulle part. C’est tellement vrai, que les plus féroces amantes de leur moi essayent de dissimuler cette sécheresse de cœur, surtout en ce qui concerne leurs enfants, sous des mots mensongers.
Les hommes, par contre, étalent leur égoïsme et même s’en vantent, inconscients de ce qu’a de vulgaire la préoccupation absorbante de son propre bien-être et de son propre avantage. Mais ces attitudes et ces propos d’un individualisme outré sont moins répugnantes chez eux que chez la femme.
La femme égoïste, comme je le disais, n’a pas de raison d’exister, sauf comme agent reproducteur de la race, car tout ce qu’elle produit de grand et de bon est inspiré par le sentiment. Dans l’art, la poésie, la littérature, elle ne vaut que par ce qui passe dans son cœur et son âme et qu’elle rend ensuite aux autres, suivant ses facultés, par de beaux tableaux, de beaux vers, de beaux livres. La femme est avant tout éducatrice ; on le voit dans les écoles. Pourquoi l’est-elle ? Justement parce que dans son enseignement elle se donne elle-même et influence ainsi davantage ses élèves. Enlevez-lui ce don par la culture de l’égoïsme, et elle tombera très au-dessous de l’homme, même dans l’enseignement primaire.
Quand une femme est décidée à jouir de la vie, à en savourer toutes les satisfactions, à avoir sa part de tous les festins, son infériorité s’accentue immédiatement et douloureusement. Elle ne peut lutter avec l’homme sur ce terrain. Pour que l’équilibre s’établisse entre eux, il faut qu’elle ait plus de vices que lui, et alors elle se dégrade. Dès que sa jeunesse passe (bien qu’aujourd’hui la femme se défende mieux), elle perd sa valeur, tandis que celle de l’homme augmente en importance par l’autorité qu’il acquiert et les charges qu’il assume. Une femme dans la maturité de l’âge ne vaut que par ses qualités de bonté, d’indulgence, de sagesse, de modération, par l’affection qu’elle a répandue et répand autour d’elle. Or ce ne sont point des qualités que l’on peut prendre tout à coup en vieillissant ; il faut les avoir eues dès sa jeunesse. Les faiseuses de joies, celles qui ont eu toujours pour but de créer autour d’elles des bonheurs ou des plaisirs, ne vieillissent jamais, ou du moins, si leurs visages se rident, on sent qu’une source inépuisable alimente leur cœur. Il y a en elles un incessant renouvellement, comme si la jeunesse et même l’enfance des existences futures auxquelles elles sont destinées jetait déjà son rayonnement sur leurs vies finissantes.
Dans le Phédon de Platon, Cèbes, le Thébain, suppose que nous portons en nous un enfant, et qu’à cet enfant nous devons apprendre à ne pas avoir peur de la mort ; Giovanni Pascoli, le poète italien, reprenant cette pensée du philosophe grec, voit dans cet enfant l’inspirateur de tout ce qui se fait en ce monde de bon, de pathétique et de beau. C’est lui qui riait et pleurait dans Homère, et il est le dernier vestige de notre origine supérieure. Ne serait-il pas plutôt l’aurore des existences purifiées qui nous restent encore à parcourir ? Il n’existe pas en tous, et sa présence ne se révèle jamais dans les cœurs stériles, mais il est toujours présent chez les faiseurs de joies.
Je connais une femme dont la première pensée au réveil est de se demander ce qu’elle pourrait faire pour être agréable aux autres, et lorsqu’elle y a réussi, ses yeux bleus brûlent d’une flamme merveilleuse. Très différente de la contemplative dont j’ai parlé dans Faiseurs de joies, celle-ci est jeune encore, active, remuante, et aucune fatigue ne la rebute pour atteindre son but. Elle se multiplie et éprouve presque du plaisir à ce genre de lassitude. Inutile ! disent les gens moroses. Elle se sacrifie et ne fait que des ingrats ! Encore si elle accomplissait quelque chose de réellement utile, mais donner un moment de plaisir, cela ne compte pas ! » Comment, cela ne compte pas ? Au contraire, cela compte infiniment. Mettre un sourire dans la vie équivaut au morceau de pain donné à l’affamé, au vêtement dont on couvre les membres grelottants du pauvre et, dans la balance divine, savons-nous ce qui pèsera davantage ?
Cette amie, faiseuse de joies, à laquelle je reprochais de faire trop de cas de gens qui ne le méritaient pas et de leur dire trop de choses agréables, me répondit ces mots si tendrement humains : « Il faut bien s’encourager un peu les uns les autres, la vie est si triste ! »
Oui, tous nous avons besoin d’encouragement, même les privilégiés de ce monde. Le secret est de savoir formuler la parole qui relève et qui touche. Les intuitifs et ceux qui sont en relations constantes avec le divin la trouvent spontanément. D’ordinaire, nous ne réfléchissons pas assez à l’importance que peut avoir telle ou telle phrase, nous parlons la plupart du temps automatiquement, comme nous agissons, et quand, des années plus tard, nous entendons dire : « Tel jour, vous m’avez dit telle ou telle chose, et ces mots ont eu une influence décisive sur ma vie », nous restons stupéfaits.
Tous les êtres ne possèdent pas à un degré égal le redoutable pouvoir d’influencer leur semblable, mais presque tous peuvent quelque chose pour son bonheur. Les natures extra-sensibles et timides ont, par exemple, un intime besoin de mots tendres et élogieux. Ces paroles sont pour elles un aliment indispensable, non parce qu’elles sont vaniteuses, mais parce que, doutant sans cesse d’elles-mêmes, elles doivent être constamment relevées à leurs propres yeux.
Une jeune femme maladive et sans enfants, mariée à un homme supérieur, mais occupé et distrait, souffrait infiniment lorsqu’elle mettait une robe nouvelle ou ajoutait quelque ornement à son salon, de constater que son mari ne s’en apercevait même pas. Jamais un éloge ne sortait de ses lèvres ! Un jour, elle lui avoua son chagrin. « Mais, que veux-tu, s’écria-t-il, désolé, je ne sais pas voir ! Comment faire ? » La femme réfléchit un moment, puis un accord intervint entre eux ; il fut entendu que, quand il y aurait quelque chose à remarquer, elle lui ferait un petit signe conventionnel. Averti, il comprendrait, regarderait, admirerait. « Et je me contente ! disait-elle, un peu honteuse de sa puérilité. Les mots qu’il prononce ne sont pas spontanés, je le sais, et pourtant j’ai du plaisir à les entendre. Ils éclairent ma vie. »
Ce petit fait absurde et touchant révèle un état d’esprit que certaines natures ne peuvent comprendre, mais qui est plus général qu’on ne le croit. Des gens, même fort énergiques, portent en eux des sensibilités cachées qu’ils n’avouent pas, et qu’une parole tendre ou compréhensive caresse doucement.
L’important est surtout de relever les courages. Tant que le courage dure, la vie est supportable ; elle peut même être belle dans les pires circonstances, car le courage est toujours uni à l’espérance, et l’espérance compte plus que le bonheur dans l’existence humaine. Il y a des êtres dont la mission semble être de les abattre ; ils accentuent désagréablement chaque chose pénible et coupent avec volupté toutes les ailes qui passent à leur portée. Il en est d’autres, au contraire, dont la présence est remontante, ils éveillent les énergies et savent découvrir le point bleu, même dans un ciel couvert. L’atmosphère qu’ils créent est chaude ou doucement tiède, et après les avoir quittés on sent moins les brouillards humides du dehors.
On rencontre des hommes, sonneurs de cloches, dont l’action s’étend sur toutes les consciences, mais il est rare qu’ils sachent être des consolateurs ; ce rôle est réservé par la nature aux mains plus souples des femmes. Certaines mains féminines possèdent un merveilleux pouvoir réparateur ; on le sent à leur toucher, elles communiquent la paix, donnent la force et se posent si douces sur les blessures que celles-ci se cicatrisent miraculeusement. Ces femmes-là redonnent le goût de la vie à ceux qui l’avaient perdu, et le terrible Weltschmerz est quelquefois guéri par elles !
Pour remplir ce rôle de consolatrice, qui seul met la dignité féminine complètement hors d’atteinte, certaines qualités sont indispensables, et en premier lieu la douceur, car c’est en elle que réside pour les femmes la plénitude de la force. Quand elle n’est pas un don naturel, celles qui en ignorent le pouvoir ou négligent de l’acquérir, commettent une erreur considérable. Car c’est, leur arme la plus redoutable. Je ne parle pas, bien entendu, de cette douceur bête, fille de la faiblesse, de la peur ou de la sottise, dépourvue de perspicacité et de force de résistance, mais de la douceur intelligente et qu’accompagnent la fermeté de l’âme et une certaine finesse de perception. Rien ne peut lui résister longtemps ; pour le bien comme pour le mal, son pouvoir s’exerce, irrésistible. La femme douce et persévérante dans ce qu’elle veut est certaine d’obtenir sur son entourage une influence prépondérante.
On répliquera que, dans les ménages, les femmes douces sont des victimes. Elles le sont, non à cause de leur douceur, mais à cause de leur manque d’intelligence, de raison, de force ou de charme. Si elles avaient possédé ces dons, la douceur en aurait quintuplé la puissance, car elle est indispensable au prestige des femmes. Sans douceur, elles deviennent facilement impatientantes, irritantes et ridicules. Une femme qui crie fort, gesticule violemment, ne peut jamais être attrayante et perd toute dignité. La plus jolie est gâtée par la colère, dès que celle-ci s’extériorise. Certes, il y a des moments dans la vie où il faut savoir s’indigner et même manifester une indignation, dont les accès, toutefois, pour être efficaces, doivent être rares !
Un autre élément qui, joint à la douceur, centuple le pouvoir des femmes, est l’enjouement. On le néglige trop ; être gaie, savoir plaisanter, trouver le côté plaisant des choses, rend la vie facile à chacun. Tous les hommes, même les personnalités supérieures, éprouvent un immense besoin d’être distraits et amusés. Une mère de famille qui possède ou a acquis ces dons est une consolatrice, et, à moins d’avoir, comme entourage, des monstres ou des misanthropes invétérés, elle sera aimée et obéie.
Les silencieuses peuvent être aussi, dans un autre genre, des consolatrices efficaces, car elles pensent davantage, et les pensées ont plus de vertu que les paroles. Les femmes qui parlent beaucoup, formulent parfois des choses irritantes, s’arrêtent sur des arguments inutiles ou médiocres, et leur autorité en est diminuée.
Les consolatrices ne sauraient être des vaniteuses, la vanité empêchant le développement des qualités altruistes. Elles doivent faire effort, cependant, pour se rendre le plus agréables possible, car certaines qualités extérieures exercent un immense ascendant. Quelques femmes remplies de vertus l’oublient trop et perdent ainsi le pouvoir de consoler.
Les natures soucieuses, si excellentes soient-elles, ne pourront jamais appartenir à la catégorie des consolatrices, car les nuages noirs dont elles s’enveloppent repoussent, au lieu d’attirer, et on les fuit plus qu’on ne les recherche. Demandant sans cesse à être soutenues et consolées, elles ne peuvent consoler elles-mêmes. Les êtres, comme les plantes, cherchent d’instinct la lumière, la chaleur, la force, et se tournent irrésistiblement vers les êtres qui les possèdent ou les ont acquis.
J’insiste sur ce dernier mot, car je suis persuadée qu’avec de la bonne volonté on peut se modifier et acquérir ce qui manque. Dans la jeunesse surtout c’est possible, car il y a dans l’être jeune une élasticité et une malléabilité qui lui permettent de se transformer.
Mais il faut le vouloir. Plus tard, quand les habitudes mentales sont prises, le travail subjectif devient difficile et demande plus d’efforts.
On rencontre, dans le monde, des jeunes filles maussades, prétentieuses et égoïstes, mais il en est de délicieuses qui semblent posséder tous les dons. Quelles consolatrices elles pourraient faire dans l’avenir, si le contact du monde ne les gâtait pas ! La mère elle-même est souvent la première à les dévoyer par son exemple ou ses leçons. On les jette dans des recherches de vanité, puis on les confie à un égoïste qui les convertit à ses principes, et elles vont augmenter la nombreuse cohorte des femmes médiocres et nuisibles.
Pour devenir une consolatrice, une autre qualité est essentielle : le calme ! Sans lui, comme l’a dit si justement Ernest Legouvé, rien ne se fait de grand, et aucune action efficace ne peut s’exercer. Cet écrivain ne parle pas ici du calme qui indique une somnolence de nature, mais du calme, effet de la sagesse, de l’expérience et d’un parfait contrôle sur soi-même. La femme qui l’a reçu en don ou qui l’a acquis par un patient travail sur son âme obtiendra toujours des résultats supérieurs à ceux des créatures impulsives et agitées.
La douceur, l’enjouement, le calme forment donc le triangle sur lequel doit se baser l’influence féminine dans le monde. Sans ces trois coefficients, la femme pourra peu de chose pour elle-même et moins encore pour les autres.
Les femmes suivent la mode avec une docilité extrême ; elles se prêtent à toutes ses excentricités et acceptent les vêtements incommodes avec une obéissance servile (en cela, les hommes se montrent plus intelligents, car les tailleurs ne leur feraient jamais adopter des vêtements sans poches ou qui entraveraient la liberté des mouvements du corps). Cette soumission à des ordres reconnus supérieurs pourrait être exploitée pour le bien. Si certaines délicatesses de l’âme devenaient à la mode, si un groupe de femmes en vue arborait ce drapeau, les autres suivraient. A la parole de Rousseau, toutes ses contemporaines se sont bien mises à aimer la nature, qu’elles n’avaient jamais regardée auparavant. La voix éloquente de Jean-Jacques pourrait être remplacée par celle d’une collectivité de femmes d’élite qui déclareraient la guerre à toutes les vulgarités ; c’est donc l’élite qu’il faut découvrir et caractériser.
Il y a, dans un roman contemporain publié par un écrivain d’infiniment de talent, une fort jolie phrase, bien qu’elle se rapporte à une femme que je ne citerais pas en exemple à mes lectrices : « Quand elle se sentait bonne, elle s’aimait elle-même, elle aurait voulu s’embrasser. Lorsqu’elle lisait un livre éloquent sur une femme pudique, elle sentait une pudeur extrême avec des délicatesses et des raffinements infinis. » Le malheur est que les livres éloquents sur les femmes pudiques ne s’écrivent plus aujourd’hui. D’après une statistique récente, la chaste Angleterre elle-même s’est adonnée à une littérature où tout ce que la loi condamne est présenté comme un devoir social et décrit dans des termes fort libres. Les romancières tiennent, en ce genre, le record de la hardiesse[24] ; c’est à qui s’aventurera le plus loin sur ce terrain glissant, tout comme, sous le Directoire, il y avait lutte entre Mme Tallien et Mme Hamelin sur la façon de se présenter en public, le moins vêtue possible.
[24] Monthly Review, du 15 septembre 1905.
Le besoin de remettre en honneur les raffinements et les délicatesses de l’esprit et du cœur est donc urgent ; le goût des choses propres et pures devrait redevenir de mode. Ils font partie du beau. Évidemment il y aurait, en ce genre, des vocations factices qui ne tiendraient pas. Peu importe, elles sont inévitables en toutes choses. Pourvu qu’on permette aux véritables de se développer, le but est atteint. Combien de natures, faites pour les hauteurs, et qui se traînent misérablement sur les terres basses ! Elles ont négligé leur volonté, n’ont pas appris qu’on pouvait « s’enivrer de son âme[25] » et, ayant besoin d’ivresses, les ont cherchées ailleurs.
[25] Victor Hugo.
Il existe, dans la vie, de subtiles et secrètes influences[26], qui ne répondent à aucune des catégories auxquelles on peut mettre une étiquette. Est-ce magnétisme ? Est-ce l’action du subconscient ? Est-ce l’hôte mystérieux plus grand que nous, qui habite en nous, parle à certaines heures et détermine nos actions et nos paroles ? Le mystère qui enveloppe ces subtilités ne sera jamais percé, peut-être, mais un fait est certain : ceux qui exercent ce pouvoir sont toujours des êtres à l’âme vibrante et qui se contrôlent eux-mêmes parfaitement. « La vraie liberté, a dit Montaigne, est de pouvoir toutes choses sur soi. » Pouvoir toutes choses sur soi, c’est pouvoir infiniment sur les autres. Aimer le beau, le poursuivre avec sa volonté, l’atteindre en soi-même, c’est en communiquer le goût à ses semblables, de la façon la plus certaine.
Toutes les femmes qui s’appliqueront à combattre avec de pareilles armes seront sûres de vaincre en persévérant. Elles feront d’admirables consolatrices, non seulement pour l’homme, père, fils, mari, frère, ami, mais pour les autres femmes, dans la famille et hors de la famille. Nous pourrions tant, les unes pour les autres, si nous le voulions bien ! Je ne parle pas des dons matériels, — pour être efficaces, ils doivent se faire largement, et c’est le rare privilège de quelques-unes, — mais il y a le don moral et intellectuel.
Lorsque le besoin de s’aider, de se soutenir et de se consoler entre elles aura pénétré leurs cœurs, les femmes ne sentiront plus au même degré l’envie, la jalousie, la rancune. Les sympathies, dont elles sentent l’impulsion, cesseront d’être entravées par les barrières redoutables de la rivalité. Elles verront, les unes dans les autres, des sœurs soumises aux mêmes épreuves, supportant les mêmes tyrannies, exposées aux mêmes douleurs ; les mains qui, si souvent, s’avançaient pour blesser, se tendront pour étreindre.
Pourquoi se combattre, se haïr, se faire des torts réciproques ? La vie est si courte. Pour ceux qui espèrent, c’est un moment entre deux éternités. Pour ceux qui nient, c’est une mauvaise comédie où tous les acteurs, tôt ou tard, sont des victimes.
CHAPITRES. | Pages. | |
Préface | ||
I. — |
Faiseurs de peines | |
II. — |
Criminels inconscients | |
III. — |
Égalité | |
IV. — |
Petites tares de l’âme | |
V. — |
Les griefs | |
VI. — |
Peines sentimentales | |
VII. — |
Ce que les hommes pensent des femmes | |
VIII. — |
Ce que les femmes pensent des hommes | |
IX. — |
Faiseurs de joies | |
X. — |
L’amitié | |
XI. — |
Les consolatrices |
TOURS
IMPRIMERIE E. ARRAULT ET Cie
6 ET 12, RUE DE LA PRÉFECTURE
1590
LIBRAIRIE FISCHBACHER, 93, rue de Seine, Paris
OUVRAGES DE DORA MELEGARI | |
Ames dormantes (Ouvrage couronné par l’Académie française), 7e édition, in-12. | 5 » |
Faiseurs de peines et faiseurs de joies, 11e édit., in-12. | 6 » |
Chercheurs de sources, 6e édition, in-12. | 5 » |
La jeune Italie et la jeune Europe. Lettres inédites de Joseph Mazzini à Louis-Amédée Melegari, in-12. | 5 » |
Amis et ennemis, in-12. | (épuisé) |
OUVRAGES DE CHARLES WAGNER | |
L’Ami. Dialogues intérieurs, 5e édition, in-12. | 6 » |
Justice. Huit discours, 8e édition, in-12. | 5 » |
Jeunesse (Ouvrage couronné par l’Académie française). 30e édition, in-12. | 5 » |
Vaillance, 20e édition, in-12. | 6 » |
La Vie simple, 12e édition, in-12. | 4 50 |
Auprès du Foyer, 6e édition, in-12. | 4 50 |
L’Évangile et la Vie. Sermons, 6e édition, in-12. | 5 » |
Sois un homme ! Simples causeries sur la conduite de la vie, 3e édition, in-12. Broché 1 fr. 75. Relié. | 2 50 |
L’Ame des choses, 3e édition, in-12. | 5 » |
Le long du chemin, 5e édition, in-12. | 5 » |
Vers le cœur de l’Amérique, 3e édition, in-12. | 5 » |
Pour les Petits et les Grands. Causeries sur la vie et la manière de s’en servir, 2e édition, in-12. | 4 50 |
Par la Loi vers la Liberté, in-12. | 2 50 |
A travers les choses et les hommes. Pour apprendre à vivre, in-12. | 4 50 |
Par le Sourire, in-12. | 4 50 |
Ce qu’il faudra toujours, in-12. | 4 50 |
Pages choisies et fragments inédits, de Félix Pécaut. Philosophie et Religion ; Politique ; Éducation, in-12. | 5 » |
Sermons laïques, ou Propos de morale et de Philosophie, par Paul Stapfer, in-12. | 5 » |
Fragments d’un journal intime, par Henri-Frédéric Amiel, précédés d’une étude, par Edmond Scherer, 8e édition, 2 volumes, in-12. | 10 80 |
Le Bréviaire d’un Panthéiste et le Pessimisme héroïque, par Jean Lahor, 2e édition, in-18. | 4 » |
Aux Croyants et aux Athées, par Wilfred Monod, in-12. | 5 » |
Esquisse d’une philosophie de la Religion, d’après la Psychologie et l’Histoire, par Auguste Sabatier, 8e édition, in-8. | 10 » |
Les Religions d’autorité et la Religion de l’esprit, par Auguste Sabatier, 3e édition, in-8. | 10 » |
Ma Religion, par le comte Léon Tolstoï, in-8. | 8 » |
Montaigne moraliste et pédagogue, par Mme Jules Favre, in-12. | 5 » |
La Morale de Cicéron, par Mme Jules Favre, in-12. | 6 » |
3315. — Tours, Imprimerie E. Arrault et Cie.