Title: Une année au désert
Scènes et récits du Far-West américain
Author: Auguste Nicaise
Release date: February 20, 2023 [eBook #70084]
Language: French
Original publication: France: T. Martin
Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
AUGUSTE NICAISE
SCÈNES ET RÉCITS
DU
FAR-WEST AMÉRICAIN
CHALONS,
IMPRIMERIE DE T. MARTIN, PLACE DU MARCHÉ-AU-BLÉ
1864
UNE ANNÉE AU DÉSERT
Scènes et Récits du Far-West américain.
Le départ. — La traversée. — Episode en mer. — Un capitaine abolitioniste. — Savannah. — Les chemins de fer en Amérique. — Macon et ses environs. — Montgommery. — Les rives de l’Alabama. — Mobile. — Les îles de la mer. — Une plantation de riz dans la Caroline du Sud. — L’hospitalité d’un planteur. — Une chasse aux caïmans. — Les bords du Potomac et la baie de Chesapeake.
Le 21 janvier 1858, je m’embarquai au Havre pour les Etats-Unis sur le clipper américain l’Ontario, dont le jeune capitaine Wilkie Fergusson était de mes amis. Je désirais toucher d’abord à Savannah, sur la côte de Géorgie, de là gagner par terre Montgommery et Mobile, au fond du golfe du Mexique, où m’appelait depuis quelque temps un parent dont l’affection avait entouré mon enfance des plus tendres soins, et que les orages politiques avaient banni de France. L’Ontario, frêté par la riche maison de Washington, Edward Bennett and Co, devait séjourner une vingtaine de jours à Savannah, faire voile ensuite pour Charlestown, dans la Caroline du Sud, et faisant escale le long des côtes de la Caroline du Nord et de la Virginie, aller enfin à Washington dans le Maryland, déposer le reste de la cargaison qu’il amenait d’Europe. De là je devais gagner New-York par terre, visiter Newhawen et Boston dans le Massachusetts, et enfin les grands lacs canadiens. Telle devait être en quelque sorte la première partie de mon voyage ; la seconde me conduisait à Saint-Louis en Missouri, à cent cinquante lieues à peine de l’immense et mystérieux Far-West américain.
Depuis longtemps je désirais ardemment contempler ces redoutables solitudes de l’Ouest, parcourues seulement par les Indiens, les trappeurs, les émigrants et les bêtes fauves ; de là gagner l’Orégon, ensuite redescendre au Sud à San-Francisco de Californie, y étudier dans les placers cette enivrante, mais souvent aride et périlleuse moisson de l’or, qui pousse depuis dix années vers le Sacramento des aventuriers de toutes les nations du monde. Peut-être me serait-il possible de descendre encore plus au Sud, de traverser les déserts du nouveau Mexique, ce Sahara américain, pour regagner les premiers forts du Kansas, en prenant la route espagnole, qui côtoie les hauts contreforts de la Sierra-Madre et le Rio-del-Norte. Mais cette dernière partie du voyage était tellement semée de privations et de périls, qu’il me restait des doutes nombreux sur la possibilité de l’accomplir, et de compléter ainsi un immense circuit de deux mille lieues environ.
L’Ontario n’emportait avec moi que trois passagers, un négociant de la Nouvelle-Orléans, et deux jeunes missionnaires catholiques, qui allaient répandre aux confins du Texas les lumières, les consolations de la religion, et commencer une vie de labeurs et de dangers. Le plus âgé d’entre eux n’avait pas vingt-cinq ans. Ils partaient joyeux, pleins de zèle ; la santé faisait éclater sur leurs visages de fraîches couleurs, qu’ont sans doute déjà ternies les souffrances, les veilles et l’action morbide d’une atmosphère souvent fatale aux Européens.
Nous sortîmes du Havre, par une brise du nord-est, et l’Ontario fendait gaillardement une houle assez forte. Au bout de quelques heures, la terre avait complètement disparu, et je vis sans regrets les côtes de France s’effacer dans la brume d’une triste journée d’hiver.
Les quinze premiers jours de notre traversée n’offrirent aucun incident remarquable, quelques grains de pluie ou de neige, quelques sautes de vent qui nous contraignaient à courir des bordées, ou à mettre à la cape, allure que l’Ontario supportait sans fatigue. Le vingtième jour, nous fûmes assaillis à la hauteur des Bermudes par un coup de vent qui nous jeta de vingt lieues environ en dehors de notre route. Cependant, malgré une grosse mer et des grains fréquents, nous rétablîmes facilement notre marche.
Le dix février, notre capitaine nous annonça que le lendemain matin nous découvririons probablement la côte d’Amérique. Nous accueillîmes cette nouvelle avec satisfaction ; nous étions déjà fatigués de la monotone existence du bord. Je ne dormis guère pendant cette nuit ; au lever du soleil, j’étais sur le pont, impatient, de contempler une terre nouvelle qui me promettait des émotions inconnues. La mer était houleuse, agitée encore par la tempête qui avait régné les jours précédents ; nous courions le vent au plus près, et l’Ontario, penché sur ses sabords, filait en secouant l’écume des lames qui fouettaient sa proue, lorsque, à travers les sifflements du vent et le bruit des vagues, un cri prolongé, qui ressemblait à un appel de détresse, parvint jusqu’à nous. La même clameur se répéta trois ou quatre fois dans l’espace d’une minute, en devenant toujours plus distincte. Les hommes de quart l’avaient entendue, et, montés sur les bastingages, interrogeaient l’horizon.
Au même instant, la vigie cria de la hune : « Un canot sous le vent, par le bossoir de tribord ! » Tous les regards se portèrent dans cette direction, et nous aperçûmes, à un demi-mille environ, un point noir qui disparaissait par intervalles, et semblait arriver sur nous. Nous reconnûmes bientôt que c’était une embarcation. Le capitaine fit mettre en panne, et lancer un canot à la mer, monté par le second et huit matelots vigoureux. Trois quarts d’heure après, ils ramenaient à la remorque un canot géorgien, à moitié rempli d’eau, dans lequel ils avaient trouvé, presque mort de froid et de faim, un nègre couvert pour tout vêtement d’un mince pantalon de toile de coton.
Le pauvre diable était tout ruisselant d’eau de mer ; il avait les traits fortement altérés ; on distinguait la pâleur sous l’épaisse teinte noire de sa peau. Lorsqu’il arriva sur le pont, il pouvait à peine se soutenir. Il eut cependant assez de force pour se jeter aux genoux de Fergusson, et les tenir embrassés. Il sanglotait, poussait des cris entrecoupés de paroles que nous ne pouvions distinguer. La douleur de ce malheureux fit sur moi une vive impression. Nos matelots, tout américains qu’ils étaient, semblaient aussi éprouver quelque compassion. En ce moment, je vis l’intelligente figure de notre capitaine s’animer, et une vive rougeur lui monter au front, surtout lorsque le nègre nous montra avec des gestes suppliants une blessure qui lui avait divisé presque entièrement, près de l’épaule, un des muscles du bras droit. Elle fut pansée tant bien que mal ; un verre de rhum et un peu de nourriture eurent bientôt ranimé les forces de ce malheureux.
Quatre jours après notre arrivée à Savannah, Fergusson apprit qu’un esclave s’était échappé d’une plantation de coton, située à peu de distance de la ville, et dont le propriétaire était connu pour sa brutalité envers les noirs. Le pauvre diable, arrivé d’Afrique et débarqué en contrebande quelques jours auparavant, avait été de suite employé par son nouveau maître à un travail assez difficile, dont il se tirait fort mal, malgré les bourrades qu’on lui prodiguait Effrayé et irrité tout à la fois de ces mauvais traitements, l’esclave s’assit dans un coin, en refusant de continuer de travailler.
Le maître, devenu furieux, le roua de coups, et voyant qu’il ne parvenait pas encore à le faire sortir de sa stupeur, il s’empara d’un bowie knife, et en frappa violemment le nègre au bras droit. Celui-ci, éperdu de terreur, s’enfuit de l’habitation et demeura caché pendant deux jours dans un marais voisin ; dans la nuit du deuxième au troisième jour il revint à Savannah, détacha un des canots amarrés dans le port, et croyant sans doute regagner son pays natal, à force de rames, il se dirigea vers la haute mer.
Assailli par la tourmente qui durait depuis quelques jours, il avait été emporté rapidement à trente lieues des côtes. Eperdu, mourant de faim, harassé de fatigue et de froid, il s’était couché dans la frêle embarcation, à demi remplie d’eau par les lames qu’elle embarquait à chaque instant, et il attendait une mort préférable pour lui aux souffrances de l’esclavage, lorsqu’il avait aperçu l’Ontario, et poussé les cris que nous avions entendus. Le capitaine ordonna que ce malheureux reçût tous les soins nécessaires, et qu’il restât caché à bord jusqu’à notre arrivée à Washington.
J’avais été surpris en voyant Fergusson éprouver autant de compassion pour ce nègre, car je connaissais le peu de pitié qu’excitent chez la plupart des Américains les souffrances des esclaves. Lorsque nous fûmes seuls, quelques moments après, je lui en exprimai mon étonnement :
« Cher ami, me répondit-il, avant de se révéler à vous, notre chère Amérique vient de vous montrer une de ses plaies les plus vives, l’esclavage, et les maux qui en sont inséparables. Vous m’avez vu rougir tout-à-la-fois de pitié pour ce malheureux, et de honte pour son bourreau. Il faut reconnaître cependant que tous les propriétaires d’esclaves ne les traitent pas avec la même inhumanité ; mais les exemples de cette nature sont encore trop fréquents, surtout dans les Etats du Sud. Vous allez visiter nos plus belles provinces ; vous y verrez des fleuves larges et profonds, qui, prenant leurs sources dans les glaces du pôle, courent verser leurs eaux dans les pays les plus aimés du soleil. Vous verrez des lacs grands comme des mers intérieures, des déserts dont l’œil et l’esprit ne mesurent l’immensité qu’avec effroi. Vous verrez des villes populeuses, riches en palais, des prairies luxuriantes, des forêts où la création déploie ses merveilles. Vous sentirez le génie américain éclater de toutes parts, dans ses chemins de fer, dans ses vaisseaux, dans son commerce, dans son industrie. Mais n’oubliez pas que l’Union porte au cœur un ver qui la ronge, c’est l’esclavage, source incessante de souffrances et de discordes, qui, tôt ou tard, déchirera en deux morceaux le drapeau parsemé d’étoiles, qui flotte aux mâts de mon vaisseau. »
Et Wilkie me montrait le yacht américain qui venait d’étaler ses vives couleurs, en même temps que la vigie nous annonçait la terre.
Trois heures après, nous jetions l’ancre dans le port de Savannah, et j’étais confortablement installé dans la maison d’un riche commerçant de la ville, parent de Fergusson. M. Clayton m’accueillit d’abord avec une bienveillance mêlée de réserve ; mais une fois la présentation faite par notre ami commun, il me déclara que lui et sa maison étaient à ma disposition. La présentation est en Amérique, peut-être plus encore qu’en Angleterre, le talisman qui donne aux relations les plus nouvelles l’attrait et les priviléges d’une ancienne amitié. M. Clayton mit pour le lendemain sa voiture et ses chevaux à mon service pour visiter la ville. Mais il ne pouvait m’accompagner que le matin, ses affaires exigeant dans la journée sa présence à la bourse.
Le lendemain, à neuf heures du matin, nous montions dans un élégant briska attelé de deux chevaux de race anglaise, qui nous emportaient rapidement au milieu des rues ombragées de la ville.
Savannah est assise à l’embouchure de la rivière de ce nom, qui prend sa source, à plus de cent lieues au nord, dans cette chaîne de montagnes dont le pic de la Table est le sommet le plus élevé, et qui traverse la Géorgie et la Caroline du Nord en effleurant seulement l’extrémité du territoire de la Caroline du Sud. Le terrain sur lequel Savannah est bâtie s’élève rapidement au-dessus de la rivière. Cette ville offre un aspect charmant ; elle est construite d’ailleurs d’une manière assez originale pour que peu de cités des Etats-Unis lui ressemblent. Savannah est plutôt une agglomération de riches villages qu’une ville proprement dite, et chacun de ces villages possède sa maison commune, sa promenade et son église. Chaque habitation est entourée d’un vaste jardin, embelli par une riche verdure, et où les productions des Tropiques se montrent mêlées aux fruits et aux fleurs de l’Europe. Le terrain est généralement sablonneux. Je fus frappé de la quantité d’écailles d’huîtres qui jonchaient le sol et contribuaient à la solidité des voies carrossables. Les huîtres, me dit M. Clayton, sont dans notre pays la nourriture presque exclusive du pauvre. C’est en vérité une manne que la Providence a semée sur nos côtes. Les huîtres sont chez nous une des bases de l’alimentation ; elles se présentent au déjeûner, au dîner et au souper ; et ce matin même, si je n’avais craint de heurter vos habitudes européennes, j’en aurais fait figurer sur notre table entre le thé et les sandwichs. Elles sont d’ailleurs d’une qualité parfaite.
Nous rentrâmes pour le dîner, où j’eus l’occasion de vérifier l’assertion de mon hôte au sujet des huîtres de Savannah. J’accompagnai M. Clayton à la bourse, qui présentait une assez grande animation. Il me conduisit au sommet de cet édifice, d’où l’on découvre un admirable panorama. Pour la première fois, je pus rassasier mes yeux de la nature américaine. D’un côté la mer, avec les îles qui bordent les côtes et l’embouchure de la Savannah, de l’autre un océan de verdure au milieu de laquelle se détachaient les habitations et la teinte plus pâle des rizières, enfin aux limites de l’horizon, les cimes bleuâtres des montagnes couvertes de forêts épaisses. Je m’arrêtai longtemps devant ce spectacle, et lorsque, une heure plus tard, mon hôte vint me chercher pour le retour, j’étais encore plongé dans cette délicieuse contemplation.
Quoique Savannah soit la ville la plus importante de l’Etat de Géorgie, comme population et commerce, elle n’en est cependant pas la capitale ; c’est à Milledgeville, située à soixante lieues environ de la côte, au centre de l’Etat, que ce titre appartient. Milledgeville ne renferme que trois mille habitants, tandis que Savannah en compte trente mille, dont à la vérité la moitié sont des esclaves.
Je ne pouvais prolonger mon séjour à Savannah, car j’avais hâte de me rendre à Mobile, dont trois cents lieues me séparaient encore. En ne séjournant dans aucun des points intermédiaires, il me fallait quatre jours pour effectuer ce voyage. Le chemin de fer me conduisait à Selma, où je prendrais le bateau à vapeur, qui descend l’Alabama jusqu’à Mobile. Mais j’avais l’intention de visiter Montgommery, située aux deux tiers de ma route, et en passant à Mobile sept ou huit jours, il ne me restait plus que le temps nécessaire pour regagner Savannah au moment où l’Ontario lèverait l’ancre pour Charlestown.
Le lendemain, à midi, le chemin de fer m’emportait à toute vitesse vers Macon. La voie que je parcourais fait partie de ces nombreux réseaux qui sillonnent dans tous les sens les Etats de l’Union, et activent dans ce grand corps la vie commerciale et industrielle, en même temps qu’ils favorisent le goût inné de l’Américain pour les voyages.
Le Quincy-Railway fut le premier chemin de fer construit aux Etats-Unis (1827) ; mais il ne transportait que des marchandises. Le Baltimore and Ohio railway, construit en 1830, transporta le premier des voyageurs ; sur ces deux lignes les wagons étaient traînés par des chevaux. En 1831, pour la première fois, les locomotives furent employées aux Etats-Unis sur les chemins de la Mohawk-and-Hudson et Baltimore and Ohio. Ces machines étaient excessivement lourdes, et n’atteignaient qu’une vitesse maximum de vingt milles à l’heure. Aujourd’hui cette vitesse est de cent milles. Mais, fort heureusement pour les voyageurs, cette rapidité n’est point en usage dans les transports journaliers. Si l’on considère en effet la négligence avec laquelle les voies sont construites, et la trop facile surveillance qu’on apporte en les exploitant, les accidents, nombreux déjà, se multiplieraient dans une proportion énorme sur les quatre-vingt mille milles de chemins de fer que comptent aujourd’hui les Etats-Unis.
J’arrivai à sept heures du soir à Macon, après avoir traversé de magnifiques campagnes couvertes de plantations de cotonniers. La production du coton forme la principale richesse des états de Géorgie et d’Alabama, où cette industrie a pris depuis quinze années un développement considérable. Lorsque nous approchâmes de Macon, le soleil était à son déclin, et le pays que nous parcourions avait à cette heure un charme indéfinissable. La lumière de l’astre à son couchant nuançait des plus riches couleurs la verdure des cotonniers, tandis que les montagnes revêtaient déjà les sombres teintes qui précèdent la nuit. Les nègres regagnaient les habitations en modulant un chant à la fois doux et triste. Tout cela ressemblait presque à une idylle, à un tableau de paix et de bonheur.
Le lendemain, à midi, j’arrivai à Montgommery, capitale de l’état d’Alabama, où je désirais m’arrêter quelques heures, que je regrettai bientôt ; et rien ne signalerait cette ville dans mes souvenirs, si je n’avais failli y mourir de faim, bien que je fusse descendu dans le meilleur hôtel. Il est vrai que c’était un dimanche ; j’eus toutes les peines du monde à me procurer du pain et du chocolat, que j’arrosai de brandy mêlé avec de l’eau. J’avais hâte de gagner Selma, dont douze lieues me séparaient encore, et où je pourrais peut-être me dédommager de ce jeûne forcé. J’y arrivai à huit heures du soir, et un souper assez confortable, suivi d’une nuit de repos, me consola de ma mésaventure de la journée.
Le lendemain, de bonne heure, je montai sur l’un des steamboats qui font le trajet de Wetumpka et de Selma à Mobile, et bientôt nous descendîmes rapidement le cours de l’Alabama.
L’Alabama, qui n’est en Amérique qu’une rivière de quatrième ordre, pourrait passer en Europe pour un fleuve majestueux. Elle est formée par la jonction de la Coosa et de la Talapoosa, et est navigable pour les grands steamboats jusqu’à 600 mille de son embouchure. Ses bords sont couverts d’une végétation remarquable, qui revêt encore un aspect sauvage et primitif. Nous étions quelquefois toute une journée sans apercevoir la moindre trace de civilisation.
Les tribus indiennes, qui habitaient autrefois le territoire de l’Alabama, ne sont point encore disparues entièrement. Mais ces peuplades, absorbées par la civilisation, abruties par l’usage du brandy et du rhum, tendent à s’amoindrir du jour en jour. Avant un siècle, peut-être, le dernier spécimen de cette race fera, comme rareté, la fortune d’un nouveau Barnum. Quelques indiens, trois hommes, deux femmes et un enfant, avaient été reçus par charité sur le bateau qui nous emportait. Ils s’étaient groupés timidement dans un coin sur le pont ; de temps en temps un d’eux s’approchait des voyageurs, et leur offrait des chapelets et des ornements d’écorce, la seule industrie de ces tribus. Ces descendants dégénérés d’une race autrefois puissante et forte, sont déjà bien loin de ces hardis Apaches, Comanches et Navajoes qui sont encore aujourd’hui la terreur des déserts de l’Ouest.
Après quarante-huit heures de navigation, j’arrivai à Mobile, et l’un des premiers visages que j’aperçus en débarquant fut celui d’une personne qui m’était chère à plus d’un titre.
Les premières heures de noire réunion furent consacrées tout entières au bonheur de nous revoir après une absence de neuf années. Nous parlâmes de la France, des amis que nous y avions laissés, de ceux qui n’étaient plus, de l’espoir pour les proscrits de revoir un jour le sol natal. Notre espérance n’a point été trompée ; la clémence du souverain s’est étendue sur eux, et une année plus tard l’exilé regagnait la patrie, lorsque moi-même, livré encore à toutes les chances d’un périlleux voyage, je parcourais les solitudes de l’Ouest américain.
Mobile est située à l’embouchure de la rivière de ce nom, au fond du golfe du Mexique. Elle fut fondée par un Français, au commencement du dix-huitième siècle, cédée à l’Angleterre en 1763, quelques années plus tard à l’Espagne. Il ne lui reste plus aucune trace de son origine française. Mobile n’offre rien de remarquable ; ses monuments sont construits sur des proportions assez mesquines ; elle ne renferme qu’une belle rue, celle du Gouvernement, ombragée dans toute sa longueur par des arbres magnifiques. Mobile possède un bois de magnolias gigantesques, qui sert de promenade aux habitants. Combien de fois, le soir, pendant mon rapide séjour, avons-nous passé de douces heures sous ces charmants ombrages, tandis que les brises chaudes et parfumées du golfe du Mexique répandaient autour de nous leurs senteurs enivrantes.
Mobile, voisine de la Nouvelle-Orléans, est quelquefois visitée par la fièvre jaune, le terrible vomito negro, qui dans ce moment même sévissait dans cette dernière ville. Un grand nombre de familles s’étaient réfugiées à Mobile, et je pus admirer là les traits charmants, l’élégance, et la gracieuse tournure des créoles de la Louisiane. Pourquoi faut-il qu’au milieu d’une aussi splendide nature, la Providence ait fait naître un horrible fléau, comme une ombre lugubre parmi les couleurs de ce ravissant tableau ?
Quelques jours après j’étais de retour à Savannah, et notre clipper quittait, l’embouchure de la rivière ; nous approchions de Sea-Islands, les îles de la mer, et nous étions devant Beaufort, leur ville capitale. Fergusson devait le lendemain visiter une des plantations des îles, il m’engagea à l’accompagner, en me promet tant une charmante excursion.
Les îles de la mer produisent le coton le plus estimé. Dans la saison d’été, les planteurs qui les habitent regagnent presque tous le continent pour éviter les atteintes des fièvres que les chaleurs développent dans ces parages. Mais au printemps le climat est excessivement sain. Au moment où nous visitâmes les îles, nous approchions de cette saison, et la population était au complet. Montés sur un petit sloop gréé pour cette navigation, nous entrâmes dans une série de canaux qui tantôt se resserraient de manière à laisser passer à peine de front deux embarcations, et tantôt présentaient l’aspect d’un grand fleuve. Quelquefois nous étions légèrement engravés, et le sloop n’avançait plus que poussé par de longues rames.
Le paysage était aussi ravissant que varié. A chaque instant nous apercevions d’immenses plaines couvertes de cotonniers, au milieu desquels apparaissaient des habitations. Les palmiers, les pins, les chênes, les cèdres mélangeaient cette verdure de teintes diverses. Cette scène était animée par une foule de nègres occupés aux travaux des plantations. Nous entrâmes à Beaufort à la nuit, et le lendemain, à trois heures du soir, nous jetions l’ancre dans la rade de Charlestown.
Jusqu’alors, bien que j’eusse passé déjà près d’un mois aux Etats-Unis je n’avais point encore pu examiner à loisir quels soins et quels travaux exigeaient les deux principales cultures des Etats du Sud, le coton et le riz, et je désirais vivement ne point quitter la Caroline du Sud sans emporter quelques notions à cet égard. J’exposai ce désir à Fergusson, et comme nous devions séjourner trois jours à Charlestown, il m’offrit de me faire visiter une plantation de riz, située à dix lieues de la ville.
Nous partîmes le lendemain matin. Une voie ferrée nous déposa à trois lieues de notre destination. Nous trouvâmes à la station une voiture qui nous y conduisit en une heure. Au moment où nous arrivâmes devant l’habitation, nous entendîmes plusieurs détonations, et quelques instants après le planteur accourut au-devant de nous, armé d’un fusil à deux coups, avec lequel il faisait une guerre acharnée à des bandes d’oiseaux qui s’abattaient sur de vastes rizières. Après que les formalités de la présentation eurent été remplies, M. James nous introduisit dans sa maison, près de sa femme, jeune et charmante créole des environs de Jackson. En attendant le déjeûner, et avant de visiter son exploitation, il nous fit servir d’abondants rafraîchissements où figuraient les crus les plus renommés de France, avec l’ale et le porter anglais. Puis nous sortîmes pour faire seulement le tour de l’habitation.
Cette maison était construite en bois de différentes natures, parmi lesquels on reconnaissait le cèdre, le pin et le chêne ; elle se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, avec un large toit couvrant une galerie extérieure qui régnait sur les trois faces principales. Derrière l’habitation, de vastes bâtiments et hangars, légèrement construits, servaient d’écurie et abritaient les récoltes et le matériel d’exploitation. Excepté sur sa façade antérieure, cette maison était presque complètement entourée de verdure. M. James nous fit visiter son écurie, qui renfermait trois chevaux, deux de race anglaise pure, et le troisième plus ramassé dans ses formes, et qu’il nous assura être le produit d’un étalon anglais et d’une jument de race indienne. Il nous apprit qu’il avait déjà gagné avec cet animal des paris assez considérables.
Pour que nous pussions juger de ses allures et de son énergie, il le fit monter sans être sellé ni bridé par un jeune mulâtre, qui remplissait chez lui les fonctions de groom. L’animal, renfermé dans sa boxe d’érable, semble être d’une humeur excessivement douce, et se laissait volontiers approcher et toucher. Mais lorsque le groom s’avança vers lui, en lui adressant quelques mots accompagnés d’un sifflement sourd et saccadé, le cheval tressaillit, releva la tête et voulut se dresser. Ramené à terre par une main vigoureuse, il s’élança rapidement par la porte de l’écurie, et, à ma grande surprise, il s’arrêta au bout de vingt pas en hennissant et piaffant d’une manière sauvage ; je pus alors mieux examiner ses formes. Sa robe était d’une couleur indécise et probablement innommée, qui se rapprochait de la nuance appelée en France, gris étourneau. Sa crinière, presque noire et fort épaisse, lui descendait à l’épaule, tandis que sa queue tombait presque jusqu’à terre. On retrouvait la race anglaise dans les lignes du poitrail de l’encolure et les jambes de devant, quoique le sabot fût plus court et plus évasé, mais le train de derrière et la tête rappelaient par leurs formes sèches et nerveuses la race des mustangs indiens.
L’animal semblait attendre un cavalier, lorsque tout-à-coup le mulâtre jeta un cri ; aussitôt la bête fit rapidement un mouvement de flexion comme si elle voulait s’accroupir, tandis qu’au même instant le groom, par un élan rapide, s’élançait sur son dos. Il la mit devant nous à toutes les allures, en lui faisant exécuter les mouvements d’un cheval parfaitement dressé. M. James nous fit remarquer le trot allongé de cet animal, qui, en Europe, aurait pu passer pour un véritable stepper, et c’était là un succès dont le planteur paraissait fier, car les chevaux indiens trottent rarement, leur allure favorite est le galop.
Bientôt un coup de cloche nous annonça que le dîner était servi. La charmante maîtresse du logis nous en fit les honneurs avec une grâce parfaite. Le repas se composait de gibier, de volaille, de poissons qui m’étaient inconnus, et d’une espèce de tortue d’eau nommée cooter. M. James nous apprit que tout cela était le produit de la pêche et de la chasse de ses esclaves. « Ne chassez-vous donc jamais, lui demandai-je, car je n’appelais point une chasse les représailles auxquelles il se livrait, lors de notre arrivée, sur les oiseaux des rizières. — Pardon, me répondit-il, l’équitation et la chasse sont mes deux plus chers loisirs. Notre pays est pour un chasseur un paradis terrestre. — Et lorsque de mon côté je lui eus fait connaître que j’étais passionné pour ce dernier exercice : Vous restez, continua-t-il, trop peu de temps parmi nous, pour faire ample connaissance avec le gibier de nos forêts. Mais je compte vous faire tirer dans quelques heures un gibier voisin de mon habitation, et sur lequel les balles ont souvent peu de prise. Permettez-moi de ne pas vous en dire davantage. » Je respectai la discrétion de mon hôte.
Après le dîner, nous partîmes pour visiter la plantation, qui, ainsi que toutes les propriétés de ce genre, était placée près d’un ruisseau dont le niveau était plus élevé de deux mètres environ ; au moyen d’une écluse on pouvait submerger tout ou une partie du terrain. Le riz n’est récolté que lorsqu’il a été inondé trois fois, et soumis dans l’intervalle à différents travaux de culture accomplis par des esclaves. Près de deux cents noirs travaillaient en ce moment sous la direction du contre-maître ; ils étaient proprement vêtus et paraissaient en bonne santé.
Nous visitâmes ensuite le village formé par la réunion des cases à nègres. Ces cabanes étaient bien construites, quelques-unes possédaient un petit jardin. Le village renfermait une chapelle desservie par un missionnaire, et où l’on célébrait la messe le jeudi et le dimanche. Nous vîmes aussi l’infirmerie et la maison d’école où se trouvaient en ce moment une cinquantaine de négrillons dont l’instruction était confiée au missionnaire.
Toute cette organisation annonçait de la part de M. James une grande sollicitude pour le bien-être matériel et moral de ses esclaves. J’en étais vraiment étonné, et j’en félicitai hautement, le planteur, qui me répondit :
— Je ne fais que suivre en cela l’exemple qui m’est donné par quelques-uns de mes voisins. Sans avoir une trop haute idée de la valeur morale des nègres, je crois qu’un propriétaire d’esclaves a tout à gagner à les bien traiter, et à ne sévir que dans de justes proportions.
Mes noirs n’ont pas toujours été mis sur ce pied. Mon père, qui a créé cette plantation, était imbu des vieux préjugés, et ne voyait dans ses esclaves que les instruments d’un revenu assuré. Pour moi, j’ai vécu dix années à Paris, où j’ai perfectionné mon éducation, et j’en ai rapporté d’autres idées. Je sais que dans un avenir plus ou moins éloigné l’esclavage doit fatalement cesser d’exister. Cet évènement, réservé peut-être à d’autres générations, des circonstances inattendues peuvent en précipiter l’échéance. Quoi qu’il en soit, lorsque sonnera l’heure de l’abolition, elle me trouvera préparé. Je désire, pour mes intérêts, et surtout pour la prospérité de mon pays, que cette révolution s’accomplisse d’une manière pacifique et graduée, sous l’empire des idées nouvelles. Mais je suis convaincu que si aujourd’hui j’offrais la liberté à mes esclaves, un grand nombre resteraient sur mon habitation, dans les mêmes conditions qu’ils s’imposeraient volontairement.
Pendant cette conversation, nous étions parvenus à l’une des extrémités de la plantation, à l’entrée d’une longue avenue qui pénétrait dans la forêt, et où nous attendait une voiture légère, attelée d’un seul cheval. Ce véhicule contenait trois fusils à bascule et autant de cartouchières garnies.
— Maintenant, messieurs, nous dit M. James, nous allons chasser le crocodile.
Croyant à une plaisanterie, je regardai notre hôte d’un air étonné.
— Rien n’est plus sérieux pourtant, continua-t-il ; à un mille d’ici, le ruisseau qui arrose ma propriété, forme une série de petits lacs où vit une population de caïmans sur lesquels je vais de temps en temps exercer mon adresse, surtout lorsque la négresse commise aux soins de ma basse-cour m’accuse des disparitions trop fréquentes parmi mes oies et mes canards. Il y a deux jours encore, un chien appartenant au plus vieux de mes nègres, à l’oncle Tom de notre habitation, a été enlevé par un crocodile au moment ou il se désaltérait. Ces amphibies ont un goût très-prononcé pour la viande de chien, et voici notre appât. M. James nous montrait un beau pointer, qui gambadait autour de nous.
— Comment, lui dis-je, vous aller exposer cet animal à la voracité des caïmans ?
— Certes non, me répondit-il, Jupiter est un trop excellent chien ; d’ailleurs, mistress James a pour lui beaucoup d’affection. Mais il se fait tard, partons de suite, si nous voulons avoir encore deux ou trois heures de jour. Dans dix minutes nous serons à destination.
En effet, un quart d’heure après nous arrivions près des bords d’une charmante rivière, dont le cours tranquille et profond formait une série de bassins naturels. Le site était délicieux ; la forêt nous entourait de tous côtés. Il régnait un silence profond, que troublait par intervalles le chant du whip-poor-will ou le bruissement d’ailes d’insectes aux riches couleurs. De temps en temps, nous faisions fuir un oiseau d’eau, qui se posait à peu de distance en poussant un cri l’effroi. Il était quatre heures du soir environ.
— C’est le moment, nous dit M. James, où les caïmans sortent de leur long repos des heures plus chaudes, pour songer déjà à leur nourriture. Nous attachâmes notre cheval à cent mètres de la rivière, et nous marchâmes vers le ruisseau, en tenant en laisse Jupiter, qui ne paraissait plus nous suivre d’aussi bonne grâce.
M. James nous posta, Fergusson et moi, derrière le tronc d’énormes lianes qui baignaient dans l’eau leurs vigoureuses racines, et lui-même gagna plus loin une position semblable.
Notre cocher maintint le chien sur le bord de la rivière, et lui fit jeter, en lui pinçant les oreilles, des gémissements de douleur, qui bientôt se changèrent en cris aigus. Au bout d’une minute un coup de feu se fit entendre non loin de moi tiré par Fergusson ; il fut bientôt suivi d’un second, et l’eau jaillit au milieu de l’étang, sous les convulsions d’un énorme caïman qui se débattait en teignant l’onde de son sang, et ne tarda pas à couler à fond.
Nous attendîmes un quart d’heure environ, au bout de ce temps, les oreilles de Jupiter furent pincées de nouveau. Je regardais avec attention la surface de l’eau, lorsqu’à vingt pieds à peine de l’arbre contre lequel je m’appuyais, et tout à fait en face de moi je vis le liquide élément s’agiter doucement, et apparaître les naseaux et l’horrible gueule d’un caïman. Je fis feu de mes deux coups ; l’animal disparut sans paraître blessé. Au même instant M. James tirait aussi sur un autre monstre, sans obtenir plus de résultat.
M. James nous assura que si le crocodile blessé par Fergusson l’était mortellement, il remonterait le lendemain à la surface et qu’il servirait à la nourriture de ses nègres, qui malgré une insoutenable odeur de musc, se régalent de ce mets répugnant.
Une heure après nous étions rentrés à l’habitation, et nous reprenions le chemin de la station prochaine, d’où le railway nous ramenait à Charlestown.
Nous remîmes bientôt à la voile pour Washington, et nous aperçûmes le même jour les côtes basses et boisées de la Caroline du Nord, qui paraissaient couvertes d’une sombre verdure que je n’avais point encore remarquée dans la végétation américaine. Fergusson m’apprit que ces forêts étaient formées par la réunion d’arbres résineux d’une espèce magnifique, et qui atteignent d’énormes dimensions. Ces bois produisent une grande quantité de résine, de térébenthine, de poix et de goudron, dont l’extraction est une des principales industries de la Caroline du Nord.
Pour extraire le suc de ces arbres, on pratique des incisions qui se communiquent entre elles et amènent la sève dans un réservoir commun placé au pied de l’arbre. Vers le mois de mars, la sève commence à paraître en devenant de plus en plus active à mesure que la saison avance, jusqu’à ce qu’elle cesse de couler aux approches de l’hiver. Le suc est enlevé au fur et à mesure du réservoir commun, et placé dans des barils où il se solidifie. Chaque arbre peut produire ainsi cinq gallons de sève par année. Au bout de quatre ou cinq ans, l’arbre épuisé finit par mourir. Il est alors abattu, découpé en morceaux qui, soumis à une combustion modérée et régulière, laissent encore échapper le suc qu’ils contiennent. C’est le goudron du commerce.
Nous passâmes successivement en vue de Smithville et de Beaufort. Le troisième jour nous parûmes devant Norfolk, sur la côte de Virginie, et quarante-huit heures après nous atteignîmes l’entrée de la baie de Chesapeake et l’embouchure du Potomac, et bientôt nous jetions l’ancre dans le port de Washington.
C’était à Washington que je devais quitter l’Ontario et son excellent capitaine pour atteindre par voie de terre les états de l’extrême nord et les lacs du Canada. Ce ne fut pas sans émotion que je me séparai de Fergusson et que je dis adieu à son vaillant navire. A ce moment il me semblait que le dernier lien qui m’attachait à l’Europe venait de se rompre. Je me trouvais désormais isolé sur le vaste continent américain, et au moment d’entreprendre un voyage de deux années, devant lequel reculerait plus d’un homme déterminé. Mais je repris courage et résolus de quitter le lendemain Washington et de gagner New-York en toute hâte. La première quinzaine de mars venait de s’écouler, et je devrais être rendu pour le 1er mai à Saint-Louis en Missouri, si je voulais faire partie d’une de ces expéditions qui s’organisent chaque année pour le Far-West et la Californie.
Le lendemain, de bon matin, je louai dans le port un canot monté par deux rameurs vigoureux, et je passai quatre heures fort agréables en visitant l’embouchure du Potomac, qui n’a pas, au-dessus de Washington, moins de trois milles de largeur. Des deux côtés du fleuve s’élevaient des hauteurs boisées, éclairées par un magnifique soleil de printemps. Une quantité considérable d’embarcations et de navires de toutes tailles entraient dans la rivière, ou en sortaient, et je saluai deux ou trois fois le pavillon français aux mâts de quelques uns de nos vaisseaux de commerce. J’apercevais au loin les marais de la baie couverts de bandes immenses de sauvagine. J’étais transporté en voyant cette activité, ce fleuve majestueux, cette admirable nature. De temps en temps passait, non loin de nous, un de ces grands Steamboats, qui naviguent sur le Potomac, et réunissent à la modicité du prix du transport une confortable élégance et une table bien servie.
New-York. — Broadway, Wall-Street. — Le gibier à New-York. — Le policeman américain. — L’aqueduc de Croton. — Les environs de New-York. — Le lac Michigan. — Chicago. — Milwaukee. — Les jeunes cités américaines.
Deux jours plus tard, j’étais à New-York après avoir seulement entrevu, Baltimore et Philadelphie. Je descendis dans l’un des magnifiques hôtels de Broadway, qui est avec Wall-Street une des plus admirables rues de New-York. Wall-Street est véritablement le centre et le cœur de la spéculation américaine, des banques et du commerce de railway et de toutes les affaires qui s’y rattachent. C’est l’exchange, la Bourse du nouveau monde, et ce lieu présente de neuf heures à trois heures un aspect d’activité que l’on comprendra en se rappelant que les Anglo-américains sont spéculateurs comme les Anglais, et ardents comme les Français. La rue était d’abord au centre de la cité ; mais par suite de l’extension rapide de New-York au nord et à l’ouest, elle se trouve presque à l’une de ses extrémités. Elle part de la partie basse de Broadway, près l’église de la Trinité, et se termine aux quais d’East-River. Elle est bordée de quelques beaux monuments en pierre et marbre, occupés par des banques et diverses administrations.
Au bas bout de Wall-Street abondent les colis d’exportation. C’est là que viennent aborder ces immenses steamers capables de recevoir commodément des milliers de passagers, outre des voitures, des wagons et du bétail, et qui partent avec une régularité d’omnibus tous les quarts d’heure pour Brooklyn. L’East-River, entre New-York et Brooklyn, est trop large et trop profonde pour qu’un pont puisse y être jeté. Brooklyn est une cité tranquille, propre, élégante, offrant un très-remarquable contraste avec New-York. Il est principalement composé des résidences particulières des marchands et négociants qui désirent trouver le calme et le repos, sans cependant s’éloigner du théâtre de leur activité et de leurs fatigues.
Broadway est l’une des plus larges et, sous certains rapports, l’une des plus belles rues du monde, et la plus splendide voie de l’Amérique. Elle est bordée de palais de pierre, de marbre, de fer, qui sont dignes de loger des rois, et sont tout simplement des manufactures.
Tels sont les environs de la demeure provisoire que je m’étais choisie à New-York ; et j’étais encore sous l’impression de cette grandeur, lorsque je m’aperçus qu’il était l’heure de rentrer à l’hôtel pour dîner à la table d’hôte ; mon estomac et mes jambes m’avertissaient d’ailleurs que j’avais fait au moins trois lieues dans la matinée. Un omnibus me conduisit rapidement devant la porte de mon gîte, et le dîner était déjà servi lorsque je me présentai pour en prendre ma part. Je fus frappé de la quantité de gibier qui figurait sur notre table, et c’est avec raison, je crois, qu’on peut regarder New-York comme une des villes du monde les mieux approvisionnées en gibier. L’Est, l’Ouest et les Canadas sont ses tributaires, et il n’est pas jusqu’à l’Europe qui ne contribue aussi par ses faisans anglais et les coqs de bruyère écossais à la recherche des tables de cette grande cité. La venaison se trouve sur tous les marchés en approvisionnements considérables, Les daims sont l’espèce la plus abondante et la plus estimée ; les cerfs n’y sont jamais rares dans la saison. En hiver ils arrivent de l’Ouest, tout dressés et conservés par la gelée. Les perdrix abondent depuis le mois de septembre jusqu’aux 5 janvier, époque à laquelle la vente en est interdite par la loi. On les chasse dans toutes les campagnes environnantes ; mais principalement dans l’Est. Les cailles ne sont point, en Amérique, de passage comme en France ; pendant l’hiver on les traque sur la neige en quantités immenses dans les plaines de l’Ouest. Le coq de bruyère et la poule des prairies viennent exclusivement de l’Ouest. En hiver, où ils sont les plus abondants, on les prend par compagnies au panneau. New-York en absorbe un nombre énorme.
Il y a peu de lièvres aux Etats-Unis. C’est à peine si on en trouve quelques-uns dans l’Etat de New-York et dans le Rhode-Island. Le Canada seul en possède en assez grande quantité, L’espèce en est beaucoup plus petite et la chair moins estimée qu’en Europe. En hiver leur robe devient blanche.
Les canards sauvages d’Amérique sont renommés à juste titre, Tel est par exemple le canwas-back, qui n’existe que de ce côté-ci de l’Atlantique. Le goût particulièrement exquis de ce gibier est attribué au céleri sauvage dont il se nourrit presque exclusivement sur les rivières Susquehannah et Potomac, ainsi que dans la baie de Chesapeake. Après le canwas-back, le canard le plus estimé est le tête rouge (redhead). On en trouve beaucoup sur Long-Island. Puis viennent le brant, considéré comme le meilleur canard d’eau salée, et le plus délicat de tous au mois de mai ; le mollard, qui ne quitte point les lacs et les rivières ; le canard noir, la sarcelle, le broad-bill, qu’on trouve aussi sur le rivage de la mer, le canard gris de Virginie, et plusieurs autres encore.
Lors de ma première promenade dans New-York, j’avais remarqué le policeman américain, si différent par la tenue et les mœurs de ses collègues de Londres ou de Paris. Le policeman de New-York est généralement nommé en récompense de quelque service rendu à l’occasion des élections, et il regarde sa situation comme un droit acquis au parti auquel il appartient, et dont celui-ci a la disposition. Son importance politique et son importance personnelle comme citoyen ne s’effacent jamais. Il porte bien un uniforme, mais il dédaigne de le boutonner suivant la mode militaire, et préfère laisser à découvert son linge blanc et ses diamants de Californie, qu’il fait voir avec ostentation. Mettre les mains dans la poche est une grave faute au point de vue de la tenue militaire, le policeman de New-York les met à peine ailleurs ; il fume constamment, et s’il rencontre un ami, il boit volontiers avec lui ; il cause, plaisante au coin des rues, sur le bord des portes avec la nonchalance d’un homme qui connaît les droits que la constitution lui a garantis, et sait comment il les revendiquera.
Quand on le voit à son poste, au lieu d’être un officier refrogné de la loi, disposé pour son tour de service, c’est simplement Tom, Dick ou Harry, du troisième ou sixième ward, avec lequel on a bu la veille un Mint-Julep, et qui prétend à la prochaine élection concourir pour une justice de paix, ou pour un siége à la législature. On l’accoste familièrement suivant l’habitude, sans être le moins du monde arrêté par son caractère officiel. Il n’est pas le serviteur de l’Etat, et il se croirait insulté si on l’appelait ainsi. Il est le candidat de son parti ; et c’est à lui qu’il reconnaît devoir son premier hommage. C’est pour lui un point d’honneur de se servir de sa position en vue de son propre intérêt. La pensée de vivre et mourir simple employé de police n’a jamais été dans son esprit. Cette place est pour lui la première marche, soit pour entrer au Congrès, soit pour obtenir une ambassade étrangère, soit jusqu’à ce qu’il puisse se faire admettre au barreau. En un mot, c’est un excellent garçon, d’un grand bon sens, d’un grand cœur, rempli du désir honnête et honorable d’améliorer sa position ; mais ce n’est pas un policeman.
Tel est le portrait d’ailleurs fort original et très-ressemblant que traçait du policeman, quelques jours après mon arrivée, le New-York-Daily-Times.
Une des merveilles de New-York, est le fameux aqueduc de Croton, qui alimente toute la ville d’une eau excellente et limpide, bien supérieure à la plupart des eaux qui desservent les plus grandes villes de France. Avant d’avoir vu ce travail remarquable, je le connaissais déjà par le Transatlantic-Wandering, du capitaine Oldmicon.
L’aqueduc de Croton est un sujet d’orgueil pour les New-Yorkers, et ils ont lieu en vérité d’être fiers de cette entreprise gigantesque, qui amène de 40 milles nord, sans s’inquiéter des vallées, et des rivières, et d’un niveau plus élevé que celui de leurs plus hauts monuments, une eau de source pure et limpide en si grande abondance, qu’elle suffit, et au-delà, aux besoins de la capitale des Etats-Unis. New-York compte aujourd’hui 800,000 habitants, et la quantité consommée égale à peine le cinquième de l’approvisionnement.
Ce superbe monument d’utilité publique commence à la rivière de Croton, dans le comté de West-Chester, par un réservoir situé à cinq milles de l’Hudson. L’aqueduc se continue par des tunnels au travers des rochers et par des levées au-dessus des vallées jusqu’au Harlem ; il n’est plus alors qu’à sept milles et demi de New-York. Le réservoir de New-York couvre trente-cinq acres, et contient cent cinquante millions de gallons. De là, l’eau est conduite par des tuyaux en fer dans un autre réservoir ou distributeur ; et la distribution des eaux se fait par des conduits en fer placés assez profondément en terre pour qu’ils ne puissent être atteints par la gelée, et il est curieux de voir avec quelle force prodigieuse l’eau s’élève lorsqu’on enlève l’obstacle qui la retient.
De toutes les villes du monde, il n’en est peut-être pas une qui soit dotée d’environs plus pittoresques que New-York. Si l’on se place sous le 43e degré de latitude, au nord de l’équateur, et le 74e, à l’ouest de Greenwich, et que du sommet du mont Emmons, à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer, on embrasse une étendue de cent milles de diamètre et d’une circonférence triple, on aura tracé les limites d’un vaste plateau bordé par une immense vallée ; à l’ouest, le Val-Champlain ; au sud, les Mohawks ; à l’est et au nord, les vallées de la rivière noire et du Saint-Laurent. On a sous les yeux le comté d’Hamilton tout entier et des portions de ceux de Waren, d’Essex, de Clinton, de Franklin, du Saint-Laurent, de Lewis et d’Herkimer.
Ce plateau est un lieu favorable à l’observation, bien propre à charmer les poètes. La vue y est agréablement reposée, la variété lui épargne toute fatigue. Des marécages humides, des collines arides, de hautes montagnes, de profondes vallées, des plaines immenses, de longues chaînes rocheuses, des rivières calmes, des cataractes impétueuses, un lac à l’aspect reposé et sans rides, ou bien une nappe d’eau que le vent soulève en vagues écumantes ; un coucher du soleil au milieu de la nature calme et silencieuse ; ici le vaste lac, là l’Océan, des forêts sans limites, des gouffres sans fond, des pics infranchissables, des montagnes ombreuses, des ondes argentées, tel est le tableau majestueux et sublime qui s’offre aux yeux fascinés.
En quittant New-York, je visitai successivement Boston, surnommé la Nouvelle-Athènes, patrie de Franklin, pleine des souvenirs de la guerre de l’indépendance, puis les bords de l’Hudson, le Niagara, le lac Ontario et ses îles verdoyantes, qui semblent flotter sur les eaux limpides, le lac Erié et Détroit, le lac Michigan et Chicago.
Le lac Michigan n’a pas l’aspect majestueux et pittoresque des lacs Erié et Ontario. A mesure qu’on avance vers l’ouest, la nature devient plus uniforme, et se pare de moins vives couleurs. Les bords du Michigan ont quelque chose de sauvage et se composent de plages sablonneuses et tristes, où vient s’arrêter une eau verdâtre, qui semble lourde. Aussi la ville de Chicago, avec son activité, ses jolies maisons en bois, ses jardins, ses nombreuses églises, forme-t-elle un contraste assez vif avec le paysage qui l’environne. Il y a vingt ans, Chicago n’était qu’un village ; elle est devenue aujourd’hui un point central d’où rayonnent de nombreux chemins de fer, et le plus vaste entrepôt de blé qui soit au monde. En 1840, Chicago ne comptait que 5,000 habitants, il renferme aujourd’hui plus de 100,000 âmes, et est relié à la navigation du Mississipi par un canal de trente lieues qui communique avec l’Illinois, un des affluents du grand fleuve.
Une autre ville a grandi sur le lac Michigan en même temps que Chicago, c’est Milwaukee dans l’état de Wisconsin. Ce pays était solitaire il y a peu d’années et ne contenait qu’une population errante de trappeurs et d’indiens. La fondation de Milwaukee date de 1835 ; en 1846 elle ne comptait que 1,800 habitants, elle en a aujourd’hui soixante mille ; et il est certain qu’elle suivra longtemps encore cette progression.
Milwaukee est assise à l’embouchure de la rivière de ce nom, à trente lieues nord de Chicago. La couleur paille des briques employées à la majeure partie des constructions donne à cette ville quelque chose d’agréable, que de nombreux jardins viennent encore accroître. Milwaukee possède aussi une grande quantité d’églises, des écoles, un institut universitaire, des orphelinats et diverses institutions de bienfaisance. Elle est complètement éclairée au gaz. Toute ville naissante, en Amérique, commence par se doter de trois choses : le gaz, une Bourse et un chemin de fer.
Le spectacle que m’offrait en ce moment cette partie des Etats-Unis, est un de ceux qui m’ont le plus intéressé pendant mon voyage. Rien en effet ne donne une plus haute idée de l’activité proverbiale des Américains, et de l’avenir de leur pays, que de voir des déserts se couvrir en quelques années de villes riches et populeuses qui deviennent bientôt un centre d’industrie et de commerce.
En quittant Chicago pour gagner Saint-Louis, je fis part de ces impressions à un Américain, mon compagnon de voyage ; elles amenèrent sur ses lèvres un sourire de contentement. Pour l’Américain, il existe une préoccupation constante : c’est l’Amérique ; vanter son pays en sa présence, c’est faire naître chez lui une vive satisfaction.
— Le centre de l’Union, me dit mon interlocuteur, se déplace tous les jours. Il n’est déjà plus sur les bords de l’Ohio, il est sur les rives du Mississipi, et s’avance incessamment à l’Occident. Les Etats de l’Ouest ne tarderont pas à l’emporter en puissance et en richesse sur tous les autres réunis. Le Wisconsin se fait remarquer entre tous par le développement inouï de son commerce et de son industrie. L’Iowa marche presque aussi rapidement dans la voie du progrès. La construction d’un village est là-bas l’affaire de quelques jours : dès qu’une maison élève son faîte au-dessus de la végétation environnante, d’autres viennent se grouper à l’entour ; les bois tombent sous la cognée et sont bientôt remplacés par des champs fertiles. On semble, dans ce pays, vivre en dehors de la réalité ; les changements s’y succèdent presque à vue d’œil. En quatre années, Kéokuk, sur le haut Mississipi a décuplé sa population. Le Minnesota, situé aux dernières limites de la civilisation, non loin des déserts et des lacs de la Nouvelle-Bretagne, est aussi appelé à de grandes destinées. Si la providence donne encore aux Etats-Unis un siècle de prospérité ; et si les besoins nouveaux, provoqués par les jouissances de l’esprit, viennent ensuite combattre et surmonter le culte des intérêts matériels, c’est alors que l’Amérique tiendra chez les nations civilisées la place qui lui revient de droit.
Saint-Louis en Missouri ; histoire et description. — Jefferson-City. — Hartwood le Trappeur. — Une vocation. — Préparatifs de départ. — Le Kansas ; aspect et colonisation. — Un duel au revolver ; mœurs du Kansas.
Le 29 avril 1858, j’arrivai à Saint-Louis en Missouri, pensant m’y reposer pendant quelques jours du voyage à outrance que j’avais fait depuis New-York. Mais à peine étais-je assis à la table de l’hôtel, où je m’étais installé, que j’entendis la conversation suivante s’engager en français entre mes deux voisins, dont l’un était évidemment mon compatriote, tandis que le second accusait par son accent une origine anglaise.
— Eh bien ! Cissey, vous nous quittez donc bientôt ; votre séjour à Saint-Louis aura été plus court que vous ne le pensiez.
— En effet, répondit le Français ; mais j’ai appris aujourd’hui qu’une occasion vraiment unique s’offrait à moi pour la Californie, et je veux être rendu après-demain à Jefferson-City pour en profiter. Un Trappeur canadien, bien connu dans l’Ouest, nommé William Hartwood, qui, il y a quelques années, accompagna le colonel Frémont dans ses derniers voyages d’exploration, organise en ce moment une expédition pour la Californie. Elle sera, m’a-t-on assuré, composée d’un petit nombre d’hommes choisis et déterminés ; je suis décidé à en faire partie, si cela m’est possible.
En entendant ces paroles, j’oubliai complètement ma fatigue et mon désir de rester quelques jours à Saint-Louis. Au bout d’une heure, j’avais fait la connaissance de ces messieurs. Nous passâmes ensemble le reste de la journée. M. de Cissey m’apprit que des affaires d’intérêt l’appelaient en Californie, où il avait depuis quelque temps des capitaux engagés. Au lieu de se rendre directement de France à San-Francisco, il avait voulu visiter une partie des Etats-Unis, et faire le voyage de l’Ouest. Sur le Steamboat qui l’amenait de Liverpool à New-York, il s’était lié avec l’un des rédacteurs d’une revue anglaise, chargé de faire en Amérique de sérieuses études sur le commerce et l’industrie. Après avoir parcouru ensemble une partie des Etats du Nord et du Sud-Ouest, ils allaient se quitter, l’un pour prendre la route de l’Ouest, et le second pour redescendre au Sud.
Le peu d’heures que je passai à Saint-Louis furent employées à faire quelques acquisitions indispensables pour le voyage, M. de Cissey m’ayant assuré que nous pourrions les compléter à Jefferson-City. Je n’eus donc point le temps de visiter Saint-Louis, et d’étudier quelque peu cette ville, qui sera bientôt la reine de l’Ouest, tant sont rapides son développement et sa prospérité. Pour donner quelques détails sur son état actuel, j’ai recours aux notes que m’a obligeamment communiquées M. Tyler.
Saint-Louis est situé sur le Mississipi, à vingt milles au-dessous du point où le fleuve reçoit les eaux noires et épaisses du Missouri.
Il fut fondé en 1746 par Laclède, et nommé Saint-Louis en l’honneur du pieux monarque français, d’autres disent en l’honneur du souverain régnant. Jusqu’en 1804, époque où il devint un village des Etats-Unis, ce n’était qu’un assemblage de huttes habitées par des Trappeurs, qui disputaient aux Peaux-Rouges les dépouilles des forêts, ou qui, par un trafic plus adroit qu’honnête, échangeaient de mauvais rhum, de méchante eau-de-vie, d’exécrables carabines contre d’excellentes fourrures revendues ensuite fort cher sur les marchés de l’Europe.
La première maison de briques bâtie à Saint-Louis fut élevée en 1818 ; un bateau à vapeur aborda pour la première fois dans cette ville en 1819, après avoir mis six semaines à remonter le Mississipi. Ce voyage se fait maintenant en six jours ; avant l’emploi de la vapeur il se faisait en six mois. En 1820, Saint-Louis ne comptait pas plus de cinq mille habitants ; lors de mon passage, la population était de cent quatre-vingt mille âmes. Anglais, Irlandais, Allemands, émigrants américains venant du Massachusetts, du Connecticut et d’autres provinces de la Nouvelle-Angleterre, renforcent chaque jour cette population, et par leur concours, ajoutent à sa prospérité. Cette foule développe les ressources des grandes et fertiles régions qui s’étendent du Mississipi aux Montagnes-Rocheuses et jusqu’aux sources du Missouri.
Il y a encore à Saint-Louis des citoyens propriétaires de terrains en ville vendus par le gouvernement au prix d’un dollar un quart (6 fr. 25 c.), il y a quarante ans. Ces lots, en conséquence de l’énorme progrès de la valeur foncière, ne se cèdent plus maintenant au-dessous de six cents à mille dollars le pied de façade, et sont couverts de magnifiques bâtiments, des palais du commerce. La fortune, les millions entassés ne tarissent pas l’ardeur des colons du Missouri. Pour augmenter leurs richesses, ou plutôt pour obéir à un besoin de conquêtes perpétuelles sur la nature, ils s’avancent dans les terres, disputant pied à pied le terrain aux Indiens. Toujours en lutte, à peine vainqueurs, ils combattent déjà pour la défense de leurs conquêtes.
Au-dessus de lui, Saint-Louis commande à la navigation du Missouri sur une étendue de deux mille milles, et à celle du Mississipi jusqu’aux chutes de Saint-Anthony. Au-dessous de lui, il commande au Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans et au golfe du Mexique.
La levée ou quai de Saint-Louis borde le fleuve sur une longueur de près de six milles. Aucune ville du monde n’offre aux yeux du voyageur un aussi vaste assemblage de steamboats fluviaux que la cité de Saint-Louis. Ces navires, comme tous ceux du Mississipi ou de l’Ohio, sont d’une construction particulière. Ils sont peints en blanc et ont deux tuyaux noirs pour laisser échapper la fumée de leurs fournaises. Ils sont construits pour voyager sur les fleuves, et conviendraient peu à la navigation maritime, surtout si le vent soufflait avec quelque violence. Mais ils sont parfaitement organisés pour leur service, et sans les collisions que leur course rapide à travers le brouillard rend plus fréquentes encore que les explosions de chaudières, ce serait le mode de voyager le plus agréable en Amérique.
Saint-Louis a deux théâtres et les deux plus belles salles de lecture des Etats-Unis. Il y a toujours dans cette ville une quantité considérable de Mormons, qui y retrempent leurs forces avant de partir pour leur lointain pélerinage du Lac-Salé. Généralement, ils restent une année à Saint-Louis. Comme ce sont, pour la plupart, des ouvriers et surtout des mécaniciens, ils trouvent facilement à s’occuper. Quand ils ont amassé la somme nécessaire pour gagner l’Utah, ils quittent Saint-Louis, chargés des dépouilles des gentils.
Le lendemain, vers le soir, nous arrivâmes à Jefferson-City. Cette ville, située à quarante lieues environ de Saint-Louis, lui est reliée par un chemin de fer, le seul railway qui pénètre aussi loin dans la direction de l’Ouest. Jefferson est en quelque sorte le point le plus avancé de la civilisation aux limites du désert ; Boonville, Lexington et Indépendance, que l’on rencontre ensuite avant d’atteindre le Kansas, et le sentier du Far-West, ne méritent pas le nom de villes. La plupart des expéditions californiennes, qui, il y a quelques années, s’organisaient à Saint-Louis, prennent maintenant Jefferson-City pour point de départ. Aussi les rues de Jefferson sont-elles continuellement sillonnées par une foule d’émigrants, de Trappeurs et d’Indiens, population bizarre et bigarrée, avec laquelle j’avais hâte de faire connaissance. Aussitôt arrivés et casés dans un log-house, nous nous fîmes indiquer où posait pour le moment William Hartwood ; une heure après, nous frappions à la porte de sa chambre. Une voix nous cria : Open the door ! et nous nous trouvâmes en présence du trappeur.
Hartwood est un homme de cinquante ans environ, d’une taille au-dessus de la moyenne, et qui annonce dans toute sa personne une énergie et une vigueur peu communes. Son teint, profondément bistré par le hâle de la prairie, sa barbe courte, rude et serrée, ses cheveux abondants, lui donnent au premier abord quelque chose de farouche, tempéré par la douceur de ses yeux bleu foncé et un air de bienveillance empreint quelquefois d’une légère ironie. Une longue et mince cicatrice, causée par la blessure d’une lance indienne, lui divise le front. Bien qu’il ait vécu un grand nombre d’années avec des hommes aux mœurs et aux habitudes grossières et sauvages, tout annonce chez Hartwood une éducation fort rare chez ceux qui exercent sa pénible profession.
Lorsque nous entrâmes, William était assis sur un escabeau et occupé à recoudre avec une aiguille et du fil grossier une déchirure existant dans une veste de chasse en peau de daim, dont l’apparence annonçait de longues années de service. Il n’avait pour vêtements qu’une chemise en laine rouge et une culotte en cuir tanné. Dans un coin de la chambre était dressé un rifle au canon duquel pendait accrochée une ceinture qui soutenait un revolver et un bowie-knife. Sur le lit, gisaient pêle-mêle un épais bonnet en fourrure de martre du Canada, une énorme corne de bison remplie de poudre, une gibecière, d’où sortait le tuyau d’une pipe grossière, enfin un sac contenant des balles et une paire de mocassins.
Nous fîmes connaître à Hartwood le but de notre visite. Il parut d’abord peu disposé à accueillir notre demande ; sa troupe, composée de trente-deux personnes était, disait-il, déjà trop considérable. Le nombre, qui est souvent une garantie de sécurité dans un voyage au Far-West, peut devenir aussi un élément de discorde. De plus, cette expédition n’était pas seulement une simple conduite de voyageurs et de touristes, mais elle devait s’écarter sur certains points de la route suivie par l’émigration : trois personnes, parmi celles qui la composaient, ayant reçu d’une grande compagnie américaine le mandat d’explorer certaines parties à peine connues, ce qui augmentait nécessairement les dangers du voyage.
Toutes ces raisons nous faisaient désirer plus vivement être de la partie, et au moment où M. de Cissey s’exprimait dans ce sens, Hartwood l’interrompant tout-à-coup : Pardon, nous dit-il, mais à l’accent avec lequel vous parlez notre langue, il me semble que vous êtes Français. Nous confirmâmes cette opinion. A cette déclaration, le Trappeur nous tendant la main : C’est chose convenue, messieurs, continua-t-il, nous irons ensemble en Californie. J’aime les Français ; je suis Canadien, et ma mère était Française. La conversation une fois posée sur ce ton, nous demandâmes à Hartwood quelques détails sur son existence, et comment il avait été amené à embrasser cette profession, qui passionne souvent au plus haut point ceux qui l’ont goûtée quelque temps. Après avoir accepté un cigare qu’il alluma au feu d’un briquet assez primitif :
Je suis, nous dit-il, le fils d’un ministre protestant, qui habitait Montréal, dans le Bas-Canada ; ma mère, aussi de la religion réformée, descendait d’une de ces familles françaises que la révocation de l’édit de Nantes contraignit à l’exil. Elle mourut deux ans après ma naissance. Mon père me destinant à suivre la même carrière que lui, commença mon éducation et m’envoya l’achever à Québec. Arrivé à vingt ans avec une santé de fer, une imagination assez vive et un corps qui semblait ne redouter aucune fatigue, je résolus de me faire missionnaire et d’aller porter la parole divine chez les Indiens, lorsqu’un livre, tombé par hasard entre mes mains, me révéla les dangers et les jouissances de cette vie de Trappeur, qui me séduisit, et que j’ai embrassée. Jusqu’alors j’avais bien vu, dans les rues de Québec ou de Montréal, ces hommes aux formes athlétiques, tout habillés de cuir, armés jusqu’aux dents, venir échanger leurs fourrures contre de la poudre et du plomb, et repartir ensuite pour le désert. J’en interrogeai quelques-uns et leurs récits achevèrent ce que le livre avait commencé. Depuis trente années, tour-à-tour trappeur, chasseur de bisons et d’Indiens, pionnier, batteur d’estrade, j’ai parcouru les solitudes américaines depuis la baie d’Hudson et le lac de l’Esclave jusqu’au Texas, du lac Ontario à la Sierra-Nevada californienne ; chassant quelquefois des mois entiers seul et pour mon propre compte, quelque fois engagé au service de la compagnie de la baie d’Hudson ; tantôt accompagnant les chercheurs d’or dans les solitudes brûlantes et mortelles du Nouveau-Mexique. J’ai pendant deux années vécu avec le brave colonel Frémont, un des nôtres, car il y a vingt ans à peine il n’était qu’un simple trappeur. J’ai exploré avec lui l’Utah, l’Orégon, la Sierra-Nevada, à la recherche d’une route pour ce fameux railway du Pacifique, qui doit relier les deux Océans. Depuis trente années, j’ai vu bien des spectacles sublimes et terribles ; je me suis trouvé bien souvent seul avec le désert, à mille lieues de toute civilisation, ne relevant que de Dieu et de mon fusil. J’ai dormi dans les montagnes brumeuses, couché près des volcans en travail de cette mystérieuse contrée. J’ai vu le soleil se lever sur des déserts sans bornes, des prairies en feu et des scènes de carnage ; et chaque fois j’ai béni la Providence, qui m’a donné, pour vivre ainsi, la santé, le courage et la liberté.
Maintenant, messieurs, parlons de notre prochain départ. Dans quatre jours, nous nous mettrons en route. Procurez-vous d’ici-là ce qui vous manque encore. Occupez-vous d’acheter trois solides chevaux, ayant déjà fait le voyage du Far-West, et qui puissent supporter en cas de besoin l’odeur des Indiens et des bêtes fauves. Ayez de bonnes armes, des munitions, un costume solide, chaud et léger tout-à-la-fois, et surtout des chemises de laine ou de flanelle, nécessaires au milieu des températures variables que nous aurons à traverser. Voilà l’indispensable.
Nous quittâmes Hartwood, enchantés du résultat de notre visite. Nous achetâmes trois chevaux à un parti d’Américains revenus depuis un mois de Californie. Ces animaux étaient bien reposés, et capables de supporter de nouvelles fatigues. Mes armes se composaient d’une excellente carabine à tige, à balles cylindro-coniques, d’un fusil double, du calibre 14, se chargeant par la culasse et par le canon, dans le cas où les cartouches seraient épuisées, d’un revolver à six coups, et d’un solide bowie-knife, à manche de corne. J’emportais avec cela vingt-cinq livres de poudre fine, du plomb et des balles. Qu’on ne voie point dans ce formidable armement la crainte exagérée de dangers possibles, mais non certains. Ces dispositions paraîtront toutes simples, si l’on songe que je devais, pour aller et revenir, rester une année au désert, et que nous comptions sur nos fusils pour subvenir, le plus souvent, à nos moyens d’existence. Mon costume, veste, culotte, et longues guêtres, était d’un cuir souple et résistant, ne gênant en rien les mouvements du corps. Un chapeau mexicain, en poil de vigogne, le complétait. Nos bagages, nos munitions, nos armes de rechange, ainsi qu’une tente de voyage, pouvant se monter et se démonter en quelques minutes, devaient être portés sur des charriots attelés de mules. La partie solide de nos provisions se composait de biscuit, de conserves de viandes et légumes, de sucre, de riz, de thé, et de pemmican, viande séchée et réduite à un mince volume. Nous emportions, avec cela, du rhum et du brandy qui, purs ou mélangés d’eau, devaient être, avec le thé, notre seule boisson. Dans une poche intérieure de ma veste était renfermée une pharmacie contenant des lancettes, une sonde à blessures, un rasoir, du laudanum, de l’alcali volatil, et du quinquina.
La veille de notre départ, nous assistâmes à une réunion générale des personnes qui composaient notre caravane, et nous pûmes faire connaissance avec nos compagnons de voyage. La plupart étaient négociants, chasseurs ou émigrants. Quelques-uns nous quitteraient en route, pour commercer avec les tribus indiennes, séjourner chez les Mormons du grand Lac-Salé, ou s’établir dans les parties nouvellement habitées de l’Orégon ; d’autres, allaient chercher la fortune dans les placers californiens, ou exercer une industrie à San-Francisco. Nous nous liâmes principalement avec MM. Wyde, Sheppard et Butler, chargés d’une exploration importante par une grande compagnie, qui compte parmi ses fondateurs des membres influents du sénat de Washington. Ces trois messieurs se rendaient à San-Francisco, où ils devaient séjourner plusieurs mois.
Nous partîmes, le 4 mai 1858, à cinq heures du matin, de Jefferson-City, nous dirigeant sur Boonville, que nous atteignîmes le même jour. Trois autres journées de marche nous conduisirent à Lexington et à Indépendance, dernière ville de l’Etat de Missouri. Le 9, à midi, nous franchissions la frontière est du Kansas, et nous entrions dans le Far-West, sur le territoire des Indiens Delawares.
A Indépendance, la route que nous avions suivie jusqu’alors se divise en deux branches ; celle du sud, après avoir traversé le Kansas dans sa longueur de l’est au sud-ouest, se dirige sur Santa-Fé, dans le nouveau Mexique, en contournant le pâté montagneux de la Sierra-Moro, et, redescendant brusquement au sud, côtoie le Rio Grande del Norte, pour entrer dans la province mexicaine de Chihuahua. La branche du nord, après avoir coupé l’angle nord-est du Kansas, traverse l’Etat de Nébraska en suivant, jusqu’aux premiers chaînons des Montagnes-Rocheuses, la vallée de la rivière Plate ou Nébraska, de là se dirige, à travers l’Orégon, sur la Californie, où elle effleure les limites de l’Etat de Washington, et gagne enfin San-Francisco, par la vallée du Sacramento, après un parcours de treize cents lieues environ.
A quelques lieues d’Indépendance, nous aperçûmes les fertiles campagnes du Kansas. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, nos yeux ne rencontraient que des forêts épaisses, des plaines verdoyantes sillonnées par de nombreux ruisseaux ; aussi l’émigration s’est-elle jetée avec énergie sur les bords du Missouri et de la rivière Kansas, où l’on compte déjà une douzaine d’agglomérations qui bientôt prendront le nom de villes, entr’autres le fort Leawenworth, sur le Missouri, et Lawrence-City, sur le Kansas, qui est le centre de l’émigration des Etats de l’Est. Le long de ces deux rivières, et même à une quinzaine de milles des deux côtés, toutes les terres qui ont quelque valeur sont déjà prises, et, sur le Kansas même, les Settlers se sont avancés jusqu’à cinquante milles au-delà du fort Riley, où se joignent les deux branches principales du Kansas.
Jusqu’à une trentaine de milles du Missouri, les Indiens et les métis occupent les terrains, et il y a souvent de ce côté, comme sur les bords du Kansas, des luttes sanglantes entre les colons et les Indiens, ou entre les colons eux-mêmes. Chez ces derniers, elles sont fréquemment suscitées par les passions politiques. Quelque temps avant notre arrivée, il s’était accompli dans un meeting politique, non loin de Lawrence, un drame sanglant, dont un des témoins oculaires nous fit le récit pendant notre halte à Indépendance. Je le donne comme un aperçu curieux et véridique des mœurs de cette partie du Nouveau-Monde. Je laisse parler le narrateur :
« Lorsque la majorité du comité eut présenté son rapport sur l’objet de la réunion, le président du meeting annonça qu’il attendrait celui de la minorité avant qu’on ne prît une décision. Le shérif du comté, nommé Jones, s’approcha. Plusieurs personnes, qui se trouvaient sur la plate-forme, commencèrent alors à parler à la fois. Vainement le président s’efforça-t-il de maintenir l’ordre. Un M. Sherrard, qui se trouvait dans la foule, immédiatement en face de lui, voulait aussi parler. Il s’exprimait avec violence, et finit par monter sur la plate-forme inférieure.
» Sherrard était un jeune homme fortement bâti, ayant le teint très-coloré et une expression sauvage et turbulente. La crosse d’un revolver sortait de sa ceinture. Il s’écria dès l’abord, avec la plus grande agitation : Je dénonce ceux qui voudraient juger mes actions. Je dénonce ceux qui voteraient pour les résolutions de la majorité comme des menteurs et des lâches. » Il fit une pause et reprit : « Je dénonce tout homme présent ou absent, qui osera condamner ma conduite, comme un menteur et un lâche ! » Il suffisait d’un coup-d’œil pour voir qu’une bataille préméditée allait commencer. Des signes expressifs étaient échangés entre les compagnons de Sherrard.
» On pouvait voir des hommes passer la main sous leurs habits, pour faire tourner sur leur taille la ceinture de leur revolver. Evidemment la violence et les défis de Sherrard étaient une satisfaction pour beaucoup d’entre eux. Alors un M. Sheperd s’avança et dit qu’il voterait pour les résolutions, parce qu’il les trouvait justes : « Eh bien ! je vous dénonce comme un menteur et un lâche ! » s’écria Sherrard.
» A ces mots, il s’élança dans la foule comme pour se préparer au combat. Ils se trouvaient tous deux seulement à quelques pieds de moi. Je vis quelqu’un brandir une canne ; mais si ce fut Sheperd ou tout autre, c’est ce que je ne saurais dire, car, dans le même instant, la détonation d’un revolver se fit entendre. Sherrard avait tiré un pistolet et fait feu sur Sheperd.
» Ce qui suivit défie toute description. Sheperd tira son arme et fit feu une fois ; la balle traversa la foule au plus épais des combattants. Sherrard continua à tirer sur lui à plusieurs reprises, tandis que Sheperd, lui faisant face à moins d’un yard de distance, essayait de rendre le feu coup sur coup, son arme ratant toujours.
» Dieu sait combien firent comme eux. Imaginez un groupe d’hommes furieux, les yeux flamboyants, cherchant à choisir un ennemi, tous le revolver au poing ; les coups de pistolet se succédant au milieu des cris et des imprécations, les volutes de fumée s’élevant en spirales à chaque explosion de la poudre, et les blessés ou ceux qui ne croyaient pas avoir sujet de combattre, ou qui voulaient éviter les balles sillonnant l’air en tout sens, se précipitant pêle-mêle au dehors. Une balle, qui vint siffler à mes oreilles, me rappela que cette querelle n’était pas la mienne, et que la distance pouvait ajouter beaucoup au charme de la perspective. Je tournais le dos à Sherrard lorsqu’il tomba. J’entendis le cri : « Sherrard est tué ! » et, me retournant aussitôt, je le vis en effet étendu par terre et bougeant à peine.
» Je n’oublierai pas l’incident qui suivit presque immédiatement : un enfant, le fils du shérif Jones, âgé à peine de sept à huit ans, s’était élancé en avant ; son père était au milieu du groupe, et sa vue fit oublier tout danger au pauvre petit dans l’élan de son affection filiale. Il s’arrêta tout près de Sherrard, jeta un regard épouvanté sur cette figure immobile, puis, levant les bras vers son père, lui dit en pleurant : « Oh ! papa, venez, venez à la maison ! » Sa voix avait une intonation éloquente et attendrie au plus haut point.
» Cependant le feu cessa. La mort de Sherrard avait déconcerté ses associés. Les hommes du travail libre, craignant un massacre, s’étaient reculés pour être mieux ensemble, et leur attitude rendait évident que le combat, en se prolongeant, tournerait fatalement contre les amis de Sherrard. Il s’en suivit une désertion générale de la place. M. Sheperd avait reçu deux balles dans la cuisse et une violente contusion à la tête, que Sherrard lui avait faite avec le canon de son pistolet. Il fut emporté par ses amis. Sherrard n’était pas tout-à-fait mort, il respirait encore ; et, au moment où on le releva, il remua le bras ; mais il avait été atteint au milieu du front, et la cervelle sortait par la blessure. Deux personnes qui se trouvaient dans la foule furent atteintes, l’une au genou, l’autre à la main. Quand on songe au nombre des coups tirés et à la position des combattants au centre de la foule, il semble merveilleux que si peu de balles aient porté, et l’on se demande où ont passé les autres. »
La vie des prairies. — Les indiens Ioways, Delawares et Osages. — Le désert. — L’Etat de Nebraska ; topographie et description. — Le fort Kearney. — Les Pawnees. — Les chasseurs de l’Orégon. — Un heureux coup de fusil. — Une alerte pendant la nuit. — Les chasses canadiennes ; récits du soir. — Les Mormons. — Un troupeau de bisons.
14 Mai. — Depuis quelques jours déjà, nous couchons à la belle étoile. Voici, d’ailleurs, à moins d’incidents ou d’accidents, notre vie de chaque jour. Nous quittons le campement peu de temps après le lever du soleil. Au bout de trois ou quatre heures de marche, nous faisons halte pour prendre un déjeûner, dont le thé, le pain et un peu de viande froide font tous les frais ; car nous avons emporté des derniers établissements du pain pour toute une semaine, et de la viande pour quatre jours au moins. Après cela, nous serons réduits aux conserves, au pemmican et au gibier que nous pourrons tuer en route. Nous marchons ainsi jusqu’à midi ; nouvelle halte, nouveau repas, mais cette fois plus substantiel. Nous nous arrêtons enfin deux heures avant le coucher du soleil dans l’endroit le mieux choisi pour camper. Les mules sont dételées, les chevaux dessellés, les charriots placés en cercle, les animaux mis au piquet, à quelques pas plus loin, où ils trouvent parfois une nourriture abondante, mais le plus souvent une herbe courte et serrée, qui suffit à leur sobriété.
Ces premiers arrangements terminés, nous prenons le repas du soir ; les groupes se forment selon les sympathies où les besoins de chacun. D’ordinaire, Hartwood, MM. de Cissey, Wyde, Sheppard, Butler et moi, nous nous asseyons à la même table, qui consiste en une toile cirée posée sur le gazon. Pour siéges, nous avons nos selles, les bâts des mulets ; ils nous servent aussi d’oreiller. Quelques sybarites sont assis sur de légers pliants. Après le repas, les pipes et les cigares s’allument ; on porte un dernier toast au pays et aux absents ; on regarde le soleil descendre à l’horizon, et la nuit couvrir peu à peu de ses voiles le désert immense ; on cause de l’Europe, des incidents de la journée, des mœurs américaines ; Hartwood nous raconte quelques-uns des épisodes de sa vie des prairies. Peu à peu les conversations cessent, les sentinelles sont posées pour veiller aux chevaux et à la sûreté de tous ; des ronflements sonores succèdent au bruit des voix. Si le temps est froid ou menace, nous rentrons sous notre tente ; s’il fait chaud, nous dormons sous la voûte étoilée. C’est l’heure où l’on n’entend plus que les bruits vagues du désert et de la nuit, les glapissements des coyotes on le cri de l’orfraie. Telle est et telle sera notre vie de tous les jours, jusqu’à notre arrivée à San-Francisco, dont quatre mois de marche nous séparent encore.
Maintenant, nous dormons tranquilles, sans redouter les Indiens voleurs de nuit. Les Delawares, les Ioways, les Kickapoos, dont nous traversons les territoires, sont encore à trop petite distance des établissements, et par conséquent trop facilement exposés à des représailles pour continuer ces habitudes de rapine enracinées chez la plupart des tribus indiennes du Far-West. Mais plus tard, en approchant des Montagnes Rocheuses, nous devrons redouter les Sioux, les Pawnees, les Blackfeets, les Crows, tribus puissantes et nombreuses, qui enlèvent parfois des partis entiers d’émigrants. Alors il faudra veiller sans relâche et sommeiller la main sur ses armes. Dormons donc en attendant des nuits plus menaçantes.
15 Mai. — Aujourd’hui, nous avons rencontré plusieurs troupes d’indiens Ioways, Delawares et Osages, se rendant aux établissements pour y faire des échanges. Les Delawares, tribu autrefois puissante, est peut-être celle qui a lutté le plus longtemps contre les envahissements de la civilisation. Alors ils comptaient de nombreux guerriers. Aujourd’hui, réduits à quelques centaines, ils végètent misérablement sur les bords du Missouri, et chantent les exploits de leurs ancêtres. Ils sont vêtus d’étoffes fabriquées par les Américains, et portent pour coiffure une espèce de turban.
Les Osages ont au contraire la tête nue et complètement rasée, à l’exception d’une touffe de cheveux où sont attachés des crins de cheval et des plumes d’aigle. Presque tous ont les épaules le cou et la poitrine nus, peints de différentes couleurs, et ornés de colliers de dents d’animaux sauvages. Je fus étonné de la vigoureuse stature et des formes remarquables de ces Indiens. Chez quelques-uns, la taille atteignait ou dépassait six pieds anglais.
17 Mai. — Depuis deux jours, nous sommes en plein Far-West, sur le territoire de l’Etat de Nebraska ; après-demain, nous arrivons au fort Kearney. Nous avons traversé la Rivière-Bleue et l’un de ses affluents. La Rivière-Bleue, un des tributaires du Missouri, prend sa source à quelques lieues du fort Kearney, et se jette dans le grand fleuve, un peu au-dessous du fort Riley, non loin de l’embouchure de la branche républicaine.
Aux limites du Kansas, le pays a changé d’aspect ; c’est bien la prairie avec ses ondulations recouvertes de gazons verdoyants ; peu d’arbres ; la place des cours d’eau est marquée seulement par un léger rideau de saules, de peupliers et de trembles. Sur tout cela, un soleil splendide, un ciel d’un bleu clair et limpide. Le long du sentier, je retrouve encore çà et là les végétaux qui croissent plus près du tropique. Les aloès balancent, sous l’effort d’une brise légère, leur hampe élancée ; des cactus, des saxifrages, des roses de prairies bordent le chemin. Toute cette nature est calme ; pas un bruit. Pourtant, à la halte de midi, nous entendons plusieurs coups de feu dans la direction du sud.
Hartwood pense que c’est un parti d’Indiens en chasse. Il entendait, nous dit-il, ces détonations bien avant que nos oreilles pussent les saisir. La vie des prairies a développé chez Hartwood, comme chez tous les Trappeurs et les Indiens, une perfection de sens inouïe. Il estime que, même en ce moment, où ces bruits sont perceptibles pour nos oreilles européennes, près de dix milles nous séparent des chasseurs. Au milieu de cette tranquille nature, le son court sans obstacles, et se perçoit à des distances considérables.
L’Etat de Nebraska est une portion de ce vaste territoire désert des Etats Unis qui a pour limites le 40e degré de latitude au sud ; les territoires d’Utah, d’Orégon et de Washington à l’ouest ; au nord, le territoire de Minnesota ; les Etats d’Iowa et de Missouri à l’est. Le 25 mai 1854, un acte fut passé, que le président des Etats-Unis ratifia le 30 du même mois, par lequel acte la plus grande partie des terres des Indiens et tout le territoire au nord-ouest étaient formées en deux provinces, sous le nom de Nébraska et de Kansas. Le bill garantissait que les propriétés des Indiens de ces territoires seraient respectées. Diverses tribus indiennes de la Nébraska concédèrent le sol qu’elles occupaient aux Etats-Unis, Les Omahas, les Ottoes, par exemple, cédèrent dix millions d’acres, pour lesquels ils reçoivent annuellement vingt-cinq mille dollars pendant trente années ; ils se sont réservés pour eux-mêmes une étendue de six milles de largeur et d’une longueur indéfinie.
Nous avons déjà traversé plusieurs cours d’eau. Dans ces régions, les ponts sont inconnus, si ce n’est près des forts. Lorsque la rivière est profonde, ce n’est qu’une affaire de quelques instants pour les cavaliers. Les charriots passent avec plus de peine, et c’est souvent à force de cris et de coups que nous décidons nos mules à franchir le mauvais pas. Cela donne lieu quelquefois à des épisodes comiques, qui, à la halte suivante, servent de thème aux plaisanteries. Une fois, entre autres, un charriot, qui contenait les bagages de MM. Butler et Wyde, fut renversé, lorsqu’il était déjà engagé dans la rivière. Au milieu des efforts déployés pour le relever, la toile qui le recouvrait se rompit dans la moitié de sa longueur : une partie du contenu s’échappa et menaçait de s’en aller au fil de l’eau. Nous nous précipitâmes à l’envi, et ce fut au milieu des éclats de rire que s’accomplit cette pêche d’un nouveau genre.
Lorsque le cours d’eau que nous devons franchir n’est pas guéable, nous nous servons d’un grand canot en caoutchouc, qui fait partie de notre matériel de voyage. Les charriots, dont toutes les parties sont reliées entre elles par du cuir et du bois, sont démontés et placés dans le canot, ainsi que les bagages. Les chevaux et les mules, traînés à la remorque, passent à la nage. Quelquefois, cette opération demande une journée entière.
20 mai. — Nous avons atteint aujourd’hui le fort Kearney ; c’est le premier établissement de ce genre que nous rencontrons sur notre route. De là à San-Francisco, les constructions de cette nature se multiplient, surtout aux abords des Montagnes-Rocheuses et dans l’Orégon. Elles ont été élevées par le gouvernement des Etats-Unis sur tous les territoires du Far-West, au moment où le commerce des fourrures avec les tribus indiennes était très-actif. Ces forts, en général suffisamment garnis de troupes et de canons, sont une perpétuelle menace pour les Indiens, et servent en même temps de lieux de refuge et de repos aux chasseurs et aux émigrants. Ils sont, pour la plupart, de forme massive et quadrangulaire, avec d’étroites et rares ouvertures sur le dehors, les habitations donnant sur une cour intérieure. Les portes en sont épaisses et garnies de fer.
Le fort Kearney est situé sur l’un des bras de la rivière Platte, eu Nébraska, que, à partir de ce point, le sentier de la prairie côtoie jusqu’aux Montagnes-Rocheuses. En approchant du fort, nous aperçûmes une troupe de Pawnees, campés à quelques pas de la route. La plupart d’entre eux étaient accroupis et fumaient en silence dans des pipes grossières, qu’ils fabriquent eux-mêmes. A quelque distance, leurs chevaux broutaient en liberté. Parmi ces Indiens, je ne vis que deux femmes. Ces créatures, aux traits anguleux et au nez aplati, n’offraient aucune trace de beauté. Je remarquai cependant l’air de douceur et de résignation empreint dans leurs yeux noirs, remplis de vivacité. Cette expression du visage est d’ailleurs assez commune chez les Indiennes qui n’ont point encore atteint la vieillesse ; elle résulte de l’état d’infériorité que leur condition leur impose. Mais, chez les vieilles femmes, cet air doux et résigné fait place à quelque chose de haineux et de furibond ; et j’ai vu peu de types aussi prononcés de harpies et de mégères que dans les wigwams indiens.
Tous les guerriers qui faisaient partie de cette troupe étaient dans la force de l’âge. Malgré l’apathie et l’indifférence qui se peignaient dans leurs regards, lorsqu’ils nous aperçurent, on devinait sans peine que cette attitude n’était qu’affectée, et que les chevaux de plus d’un parmi nous excitaient leur convoitise. Car, pour certaines tribus du Far-West, telles que les Sioux, les Apaches, les Comanches, les Pawnees, le cheval a une valeur considérable. C’est à l’aide de leurs coursiers, qu’ils manient d’ailleurs avec une hardiesse et une dextérité incroyables pour quiconque n’en a pas été témoin, qu’ils se transportent rapidement à des distances considérables, pour accomplir un acte de vengeance ou de rapine, ou pour échapper à des représailles souvent trop méritées.
Avec un arc, des flèches et un tomahawk, ces Indiens étaient tous armés d’un mousquet, et portaient en sautoir une corne remplie de poudre, tandis qu’un petit sac contenant des balles, et brodé de fausses perles et de piquants de porc-épic, leur descendait sur la poitrine. Lorsque nous passâmes à côté d’eux, Hartwood, qui marchait à quelques pas derrière moi, vint se placer à mes côtés, et me dit à demi-voix :
« Regardez bien ces coquins, avec leurs airs contrits et doucereux, ce sont les plus incorrigibles voleurs du désert, et je serais bien surpris si, d’ici au fort Laramie, ils n’essayaient pas de nous jouer quelque tour. »
Je demandai à Hartwood quelques détails sur les mœurs de ces Indiens, avec lesquels il m’assura avoir eu plus d’un démêlé en sa vie.
« Ces pillards, continua-t-il, habitent de préférence le territoire de Nébraska. Cependant, ils sont connus dans le nouveau Mexique et les Montagnes-Rocheuses, où les entraîne souvent leur passion pour la rapine. Ils vivent principalement du produit de la chasse aux buffles, dans ces vastes prairies de l’ouest qu’ils franchissent avec une incroyable rapidité sur leurs fins coursiers, légers comme le vent. Ils sont courageux, infatigables, mais vindicatifs, cruels, rusés comme les Comanches et les Pieds-Noirs. Sur leurs gardes autant que les animaux du désert, ils sont sans cesse en observation, pour attaquer ou se défendre. Un petit nuage se montre-t-il à l’horizon, les Pawnees, qui voyagent par petites troupes, s’arrêtent, montent sur leurs chevaux et observent. Si c’est une proie qui se présente, ils fondent dessus. Dans le cas contraire, et si l’ennemi semble impossible à vaincre, ils battent prudemment en retraite, et se réfugient dans quelque bouquet de bois, ou derrière un pli de terrain, qui les dérobe aux regards ; ils attendent, pour continuer leur marche, la disparition de l’ennemi. »
Les Pawnees passèrent la nuit en dehors du fort, et le lendemain ils y furent admis, mais après qu’ils eurent déposé toutes leurs armes, ce dont on s’assura. Ils venaient, m’apprit le commandant du fort, pour demander justice contre un parti de Trappeurs qui leur avaient tué bon nombre des leurs, accusés, comme toujours, de vols.
« Depuis quand, me dit Hartwood, ces coquins viennent-ils réclamer justice sans se la faire eux-mêmes, ce qui entre assez dans leurs habitudes ? Décidément les Indiens dégénèrent. C’est là l’effet du brandy et du rhum ; quoique, à vrai dire, ce soit du bien perdu, que d’employer deux liquides aussi estimables à l’abrutissement de pareilles vermines. »
Quant à moi, connaissant déjà suffisamment les mœurs des voleurs et des volés, je récitai, in petto, ces vers de La Fontaine :
22 Mai. — Nous avons pris au fort Kearney un jour de repos. Nous arriverons, dans une douzaine de jours, au fort Laramie, situé non loin des premiers contreforts des Montagnes-Rocheuses ; nous faisons route dans la vallée de la Nébraska.
La Platte ou Nébraska est peu profonde, mais excessivement large, parfois de deux ou trois kilomètres. A mesure que nous avançons, le sentier de la prairie devient à peine tracé ; c’est toujours la même nature qu’avant le fort Kearney, toujours le même océan de verdure herbacée. Les collines succèdent aux collines. Les plantes et les fleurs odoriférantes répandent dans l’atmosphère les plus douces senteurs. Le matin, lorsque chacune de ces plantes et de ces herbes porte sa goutte de rosée que l’astre du jour fait étinceler de ses rayons encore obliques, la prairie revêt un aspect et un charme indéfinissables, et je comprends que l’homme, qui a vécu longtemps au milieu de cette nature, ait tant de peine à s’en détacher ; car Hartwood nous assure qu’il compte y mourir, et que plusieurs Trappeurs ont péri pour l’avoir quittée, emportés par cette nostalgie qu’on appelle la fièvre des prairies.
27 Mai. — Depuis hier, la prairie se revêt de couleurs plus variées, et cependant plus tristes. La verdure cesse de temps en temps ; la terre nous apparaît comme de larges taches, tandis que des masses compactes de rochers s’élèvent de distance en distance, la pente du terrain devient plus rapide ; parfois la Nébraska précipite son cours, d’ordinaire paresseux et lent. De grands vautours et des aigles, comme des points dans l’espace, décrivent dans l’éther leurs cercles concentriques. On sent déjà, à l’aspect général de la contrée, que nous marchons vers une chaîne importante de montagnes, dont ces rochers dispersés annoncent les premiers soulèvements. Le sol, composé en grande partie de sable rouge, est plus dénudé ; les ondulations des collines sont parfois séparées par de profonds ravins. Nous avons traversé la branche sud de la Nébraska.
Vers le soir, au moment où nous préparions notre campement, une troupe de cavaliers passe auprès de nous. Ce sont des chasseurs qui reviennent de l’Orégon. Ils sont tous bien armés et habillés de cuir. Leurs chevaux portent en croupe un ballot assez volumineux, qui contient des fourrures, le produit de la saison de chasse. Ils s’établissent, pour passer la nuit, à un demi-mille de nous. Après le repas du soir, Hartwood va leur rendre visite. M. de Cissey et moi nous l’accompagnons. Deux de ces hommes connaissent William, et lui serrent la main. Ils nous offrent une place autour d’un foyer alimenté d’herbes et de broussailles, devant lequel rôtit un quartier d’un élan qu’ils ont tué la veille.
Ils nous apprennent qu’à deux journées de marche le gibier devient abondant, et que les buffles commencent déjà leurs migrations vers le nord, pour y chercher des pâturages moins brûlés du soleil. Nous accueillons cette nouvelle avec joie ; car jusqu’alors nous n’avons rencontré d’autre gibier que des chiens de prairie, des cailles qui sont en abondance, et des coyotes, qui viennent quelquefois rôder pendant la nuit autour de notre camp.
Mais ils nous apprennent aussi que plusieurs tribus indiennes marchent sur le sentier de la guerre, et que les Sioux et les Omahas se sont livrés il y a quelques jours un sanglant combat. Hier, ils ont aperçu, après le coucher du soleil, des ombres suspectes à quelque distance de leur camp ; et tous ont veillé toute la nuit. Ils nous engagent à nous tenir sur nos gardes, car les Indiens sont encore plus entreprenants lorsque la guerre a ranimé leurs instincts sauvages. Nous nous quittons en nous promettant en cas d’attaque un appui mutuel.
28 Mai. — Nous avons fait bonne garde toute la nuit, mais rien n’est venu troubler notre repos. Ce matin, avant le jour nous avons aperçu, à la faveur du crépuscule qui précède l’aurore, nos voisins lever leur camp, et s’éloigner en file indienne. Leurs chevaux hennissent, les nôtres leur répondent ; nous voyons pendant quelque temps leur troupe serpenter avec le sentier de la prairie ; puis ils disparaissent dans un pli de terrain ; et nous nous trouvons de nouveau seuls au désert.
Une heure après, nous nous mettons en marche ; je ne sais si Hartwood a flairé dans l’air quelque danger, mais il semble plus sérieux aujourd’hui ; il répond plus brièvement à nos questions, et nous interdit les accès de gaîté parfois bruyante que provoquent les plaisanteries de MM. Wyde et de Cissey, deux joyeux compagnons. Car M. Wyde, quoique Américain, a toute la gaîté et l’entrain d’un Français.
Vers midi, une troupe de daims traversent à toute vitesse le sentier, à un demi-mille de nous. Quelque temps après cinq élans leur succèdent. Bien que la distance soit assez considérable, nous pouvons, avec une lorgnette de poche, suivre de l’œil le trot allongé de ces magnifiques animaux. Parmi eux, trois sont des mâles et nous distinguons leur formidable ramure. Ils disparaissent bientôt dans la direction du nord. Ces animaux semblent effrayés, et Hartwood prétend qu’il y a des Indiens dans les environs.
Une troupe de dindons sauvages, suivant la même direction que les daims et les élans, passe devant nous d’un vol lourd et saccadé ; Ils vont s’abattre à cinq cents mètres plus loin, près d’une masse de rochers entourés de hautes herbes, et où la végétation verdoyante et plus élevée annonce la présence de l’eau. Malgré les représentations d’Hartwood, qui craint d’attirer par des coups de feu l’attention des Indiens, nous nous détachons au nombre de huit, et nous marchons vers le fourré, tandis que le reste de la caravane continue lentement son chemin. Nous nous éloignons de cinquante pas environ les uns des autres, de manière à former un demi cercle et à entourer d’un côté l’îlot de verdure.
A peine les pieds de nos chevaux ont-ils touché le premier rang des hautes herbes que les dindons sauvages s’élèvent lourdement, les coups de feu se succèdent ; plusieurs oiseaux tombent frappés à mort, d’autres blessés seulement s’échappent en courant rapidement. Quand tout-à-coup, au moment où nous rechargeons nos armes, un daim bondit à trente mètres de nous ; deux coups de feu sont dirigés sur lui sans l’atteindre ; déjà il a quitté les hautes herbes, il vole sur le gazon de la prairie, et nous le croyons à l’abri de nos balles, lorsqu’une détonation se fait entendre derrière nous. L’animal tombe en avant, se relève, bondit encore pendant une minute, puis il s’affaisse, et demeure sans vie. L’heureux tireur, c’est Hartwood qui, dédaignant de brûler sa poudre aux dindons, a réservé son coup de fusil pour une meilleure occasion, ou pour nous protéger en cas de besoin. A une distance de quatre-vingts mètres, il a frappé l’animal à trois pouces en arrière de l’épaule droite. Nous félicitons William de son adresse, et il nous répond qu’il n’est pas un trappeur qui ne soit capable d’un aussi modeste exploit.
Nous ramenons notre gibier aux charriots, et à la halte du soir, nous assistons à la curée de l’animal ; ce dont Hartwood s’acquitte avec une rapidité et une habileté qui étonneraient tous nos veneurs européens.
« J’ai tué peut-être depuis trente années plus de cinq cents animaux de cette espèce, nous dit le trappeur. Mais c’est au Canada que j’ai fait les plus belles chasses au daim, et cela de plusieurs manière. L’une d’elles consiste à lancer des chiens sur la piste, et à faire passer le gibier dans des lieux qu’il ne peut guère éviter, et où nous l’attendions pour le frapper à mort. L’arme dont on se sert pour ces sortes de chasses est un fusil à deux coups chargés de dix ou douze grains de plomb, qu’en France vous appelez, je crois, chevrotines. Mais un mode plus ordinaire consiste à chercher le daim, et à le tirer lorsqu’on le rencontre. C’est moins certain, mais cela s’accorde mieux avec les goûts de nous autres trappeurs. Au Canada, novembre est une délicieuse époque pour la chasse, les arbres sont dépouillés de leurs feuilles, qui forment sur la terre un lit fouillé par le pied des daims. Ces indices révélateurs conduisent le chasseur au gîte, et lui assurent sa proie. Un grand charme que l’on éprouve en chassant à cette époque, c’est le silence des bois. On n’entend dans ces vastes solitudes que le murmure des ruisseaux, les plaintes des arbres, et de temps à autre les coups secs du rifle, qui se répercutent en nombreux échos.
» Mais cette chasse offre bien moins de fatigues que celle de l’élan, qui a lieu surtout pendant l’hiver. Souvent pendant de rapides séjours à Montréal, lorsque j’étais las de l’inactive et monotone existence des villes, nous partions avec deux de mes amis, au milieu d’un rigoureux hiver, pour la région des lacs, où nous abattions bon nombre de ces animaux. La terre disparaissait sous une neige épaisse ; le poney attelé à notre traîneau enfonçait jusqu’au poitrail dans la poussière blanche. Les grands pins se dessinaient sur le ciel bleu, que la lune éclairait doucement. Nous étions couverts de cabans, dont le capuchon rabattu nous permettait à peine de respirer au milieu de notre barbe chargée de frimas. A l’arrière du traîneau étaient nos engins de chasse, et une marmite de fer, dans laquelle nous avons mangé plus d’un succulent repas.
» Nous arrivions enfin sur le lieu de l’action, situé au bord d’une rivière ou d’un lac. Quelques pieux soutenaient une toile imperméable à la pluie ; c’était là notre abri, la tente sous laquelle nous préparions le repas ; et lorsqu’après une journée de fatigues et de joyeuses émotions, nous y retrouvions, sur un foyer de branches sèches, la marmite d’où s’échappait avec une délicieuse odeur, le chant joyeux de la vapeur trop pressée, il fallait voir avec quel empressement nous faisions honneur à notre festin.
» Quelquefois nous suivions notre proie, montés sur une barque légère, qui nous conduisait rapidement au lieu où l’animal s’était remisé. Souvent aussi une piste nous amenait jusqu’au bord d’un lac, par une belle soirée de printemps ; et après avoir écarté doucement les branches dont l’extrémité effleurait le cristal limpide, nous apercevions parfois hors de la portée du fusil le majestueux animal, dans l’onde jusqu’au jarret, aspirant la brise du soir par ses larges naseaux, tandis que des gouttes d’eau s’échappaient de ses lèvres, semblables à des perles irisées aux reflets du soleil couchant.
» En automne, quand les grandes eaux mondaient le bord des lacs, des bouquets de bois ordinairement à sec étaient envahis par les eaux. Des élévations légères devenaient des îles : les élans, les cerfs, habitués à fréquenter ces lieux, gagnaient à la nage l’une ou l’autre de ces îles temporaires. Cachés dans un canot d’écorces d’arbre garni de feuilles, nous restions immobiles jusqu’à ce que l’animal fût assez rapproché de nous pour ne plus pouvoir nous échapper. L’un d’entre nous saisissait les rames, le léger esquif glissait sur les eaux tranquilles du lac. Le cerf, au premier bruit, avait retourné la tête, et vu le danger ; il changeait alors de direction, et fuyait éperdu. Bientôt une détonation se faisait entendre, la tête de l’animal s’enfonçait dans l’eau, la ramure seule apparaissait encore ; le sang teignait le sillage tout-à-l’heure si pur, et bientôt nous rapportions notre proie au village. »
29 Mai. — Cette nuit, deux coups de feu, tirés par un des nôtres, nous ont éveillés en sursaut. Croyant à une attaque, en quelques secondes nous avons tous été sur pied, nos armes à la main. Les chevaux et les mulets attachés au piquet s’agitaient avec violence. Nous apprîmes aussitôt la cause de cette alerte. Nos veilleurs avaient entendu le cri du coyote, répété à diverses reprises, avec certaines modulations, et qui semblait un signal. Ils avaient redoublé de vigilance, et quoique la plaine fût parfaitement unie, rien de suspect ne leur était apparu, lorsque tout-à-coup deux chevaux, appartenant à M. Butler, attachés un peu en avant des autres, chacun avec une double longe, avaient donné des signes de frayeur, et l’un de nos hommes, nommé Harris, avait vu distinctement le bras d’un Indien occupé à trancher les courroies, car le corps auquel il appartenait était complètement dissimulé dans l’herbe de la prairie. Harris envoya rapidement deux coups de feu ; la fumée, une fois dissipée, il ne vit plus rien. Le voleur avait disparu comme par enchantement, et il ne serait pas resté de traces de cette tentative, si l’un des liens n’avait été tranché. L’autre, resté intact, avait empêché heureusement les animaux de s’échapper, car ils eussent été probablement perdus pour nous.
Aussitôt que le jour commença à paraître, Hartwood examina les lieux avec attention, quelques gouttes de sang attestaient que le larron avait été blessé. Pendant cent mètres environ, le trappeur suivit la trace qu’avait, en rampant, laissée le corps de l’indien sur l’herbe à peine foulée de la prairie. A cette distance, les empreintes devenaient plus nombreuses, et prouvaient que nous avions eu affaire à plusieurs rôdeurs attirés, sans doute, par nos coups de feu du jour précédent.
Avant le coucher du soleil, nous avons rejoint un nombreux convoi que nous apercevions déjà depuis une heure. Ce sont des Mormons en marche pour l’Utah. Cette caravane se compose de dix charriots, de soixante chevaux, et d’une centaine de mules. Les émigrants, au nombre de cent cinquante environ, sont pour la plupart des hommes jeunes, robustes et bien armés, quelques femmes et enfants les accompagnent. Le soir, ils s’établissent à un demi-mille environ en arrière de nous, et comme le vent souffle de cette direction, nous entendons les hennissements de leurs chevaux et presque tous les bruits de leur camp. Déjà la nuit est venue ; des milliers d’étoiles s’allument au-dessus de la prairie, lorsqu’un chant, à la fois grave et doux, modulé par un grand nombre de voix, arrive jusqu’à nous, porté par la brise. Ce sont les Mormons qui chantent l’hymne du soir. Nous écoutons silencieux et recueillis cette harmonie lointaine, qui plane au-dessus du désert, cet appel de la créature au créateur au milieu des ombres et des dangers de la nuit.
31 Mai. — Hier, au déclin du jour, le ciel a été envahi par une immense lueur, dans la direction du sud. Ce ne peut être une aurore boréale, c’est un incendie dans la prairie. Tout l’horizon est embrasé ; on dirait qu’une ville immense est la proie des flammes. Notre imagination, surexcitée par ce magnifique spectacle, entrevoit des épisodes sublimes derrière ce rideau aux teintes sanglantes ; il décroît peu à peu vers le matin, et disparaît avec les premières lueurs de l’aurore.
2 Juin. — Ce matin, au moment où nous nous apprêtions à lever notre camp, un roulement semblable à celui d’un tonnerre lointain s’est fait entendre. Ce bruit a de la continuité et semble se rapprocher de nous. Hartwood, occupé à nettoyer sa carabine, interrompt sa besogne, et prête plus d’attention. Tout-à-coup un des nôtres descend en courant d’une petite hauteur voisine, et nous crie : « les bisons ! » Tout le camp est aussitôt sur pied ; nous courons à nos armes et à nos chevaux. Mais Hartwood contient notre ardeur, et nous prie de ne point oublier que les tribus dont nous traversons en ce moment les territoires sont en guerre, et qu’il serait dangereux pour nous et nos bagages de nous laisser emporter par le plaisir de la chasse. Nous gravissons lestement le petit monticule au pied duquel nous sommes campés. Il domine la plaine et la Nébraska. Voici le spectacle qui nous y attend :
A huit cents mètres de nous, et soulevant des flots de poussière, un troupeau de bisons, l’auroch américain, composé d’un millier d’animaux, court tumultueux, et roule ses vagues vivantes vers le fleuve. La terre tremble sous leurs pas, sous nos pieds le sol s’ébranle aussi. Bientôt les premiers rangs arrivent à la Nébraska, ils s’y précipitent comme une avalanche. Sous cette marée furieuse, le fleuve grossit et inonde ses rives. Contraints de rester spectateurs impassibles, nous les saluons au passage d’un hourrah formidable. Pendant trois quarts d’heure au moins, la Nébraska reçoit ce noir torrent, qui trace dans ses ondes un large sillon. Une heure plus tard, nous n’apercevons plus dans la plaine que les nuages de sable que le troupeau soulève autour de lui. Mais dans l’après-midi de nombreuses détonations nous arrivent, affaiblies par la distance. Les Indiens ou les chasseurs font curée. Plus d’un, parmi ces majestueux animaux, n’atteindra pas les pâturages du nord.
3 Juin. — Nous avons traversé aujourd’hui le Horse, un des derniers affluents de la Nébraska. En allant visiter, à peu de distance de ses bords, un terrier de chiens de prairie situé sur un large plateau, le cheval de M. Sheppard, lancé au galop, s’est abattu, le sol miné s’étant affaissé brusquement sous ses pieds de devant. Le cheval s’est dégagé aussitôt, mais le cavalier a été ramené sans connaissance aux charriots. M. Butler a pratiqué de suite une saignée abondante, et sauf un ébranlement général, résultat de la commotion violente qu’il a ressentie, M. Sheppard en sera quitte pour quelques jours de repos, qu’il pourra prendre au fort Laramie, dont nous ne sommes plus qu’à deux journées de marche.
Ce soir, nous avons pu distinguer les hauts pics des Montagnes-Rocheuses, dressant dans un ciel pur, à trente lieues de distance, leurs sommets couverts de neige, que le soleil couchant colorait de riches teintes rosées. Je contemple avec bonheur ces montagnes, dont l’aspect charme et repose mes yeux fatigués par l’incessante monotonie des plaines sans fin que nous parcourons depuis un mois.
Le fort Laramie. — Les Indiens. — Reconnaissance d’une indienne. — Un chef de Pieds-Noirs. — Une chasse à outrance, ruses indiennes. — Un mois de captivité chez les Comanches. — Les Montagnes-Noires, aspect et description. — Un solo de violon dans les Montagnes-Rocheuses. — Les trois routes de l’émigration californienne.
5 Juin. — Nous sommes arrivés aujourd’hui au fort Laramie, et c’est dans une petite cellule, dont les murs blanchis à la chaux renferment un mobilier fort simple, que je consigne sur mon journal les incidents des quatre derniers jours de marche. Tout en écrivant, je ne puis m’empêcher de jeter un coup-d’œil de satisfaction et de convoitise sur un lit, qui, dans une heure, va recevoir mes membres fatigués. Depuis un mois, ils n’ont eu pour matelas que le sol de la prairie, dont une couverture épaisse amortissait le contact souvent fort dur.
Le fort Laramie, encore aujourd’hui le principal poste de la compagnie américaine des fourrures, est, comme le fort Kearney, un bâtiment quadrangulaire construit en briques séchées au soleil, à la façon mexicaine. D’épaisses murailles de dix-huit pieds de haut, où sont ménagées de rares et étroites ouvertures, qui laissent passer la gueule des canons, le défendent des attaques du dehors. Au-dedans, toutes les habitations s’ouvrent sur une cour intérieure.
En arrivant au fort, nous y trouvons une affluence assez considérable d’Indiens. Toutes les tribus qui parcourent les vastes territoires situés entre les Montagnes-Rocheuses, la Nouvelle-Bretagne et les Etats de l’Ouest y sont représentées : Pawnees, Osages, Sioux, Omahas, Pieds-Noirs, Indiens Crows se croisent sous les murs de la forteresse. La saison des chasses d’hiver est terminée, et ils viennent échanger leurs fourrures contre des couvertures, des étoffes. Là se rencontrent comme sur un terrain neutre, et tenus en respect par les baïonnettes et les canons américains, les ennemis qui, la veille ou quelques heures auparavant, se poursuivaient le fusil au poing, le tomahawk à la ceinture. Dans ces yeux noirs et vifs brillent tour à tour, mal dissimulés, des regards d’étonnement, de convoitise, de haine ou de colère. Les Indiens entrent par petits groupes et sans armes dans le fort. Ils en ressortent bientôt, emportant les objets obtenus en échange de leurs pelleteries. Peut-être qu’à dix minutes de marche des murs du fort, les haines vont se ranimer et les hostilités se produire. L’amour du vol, une occasion de vengeance auront bien vite raison de cette contrainte momentanée ; car les sentiments de modération, de générosité, de reconnaissance sont rares chez les Indiens. On m’a pourtant cité de l’un d’eux un trait de généreuse reconnaissance, qui emprunte un charme de plus à cette naïve grandeur d’âme avec laquelle il a été accompli :
« Il y a quelques années, vers le mois de janvier, une pauvre indienne, portant le costume des femmes Cees du Nord-Ouest, se présentait à la porte d’un des riches propriétaires d’un village. Cette femme portait l’habillement de sa tribu, la couverture de drap bleu foncé, encapuchonnant la tête et descendant jusqu’aux pieds, les mitas diaprés de verroteries, et les mocassins de peau d’orignal, fleuretés avec des coquillages. Son capuchon était bordé de broderies et surmonté d’une houppe. Elle représentait la femme d’un chef, en un mot. Mais la couverture était usée par le temps, rongée par les mites, et les ornements du costume étaient dépareillés et tombaient en pièces. De plus la squaw avait dans ses bras, un de ces berceaux, espèce de planche plate, vivement colorié en rouge-vert et revêtu d’un linge de toile ou de laine, suivant la saison dans laquelle les indigènes emmaillotent les enfants.
» Saboïnigan (l’Anguille), avait vu mourir son mari sur le territoire des visages pâles. Lui, Kinibeck (le Serpent), délégué par les siens pour régler une affaire commune avec le gouverneur de la Baie d’Hudson, avait succombé en chemin. Son mari défunt, Saboïnigan demeura seule au Canada ; elle ne put faire valoir sa réclamation, et reprit sans ressources la route des pays hauts. Mais c’était en hiver, et quand elle parvint au village, où elle se décida à implorer du secours, la pauvre créature était épuisée. La nuit tombait. On lui refusa l’entrée de la maison où elle se présentait.
» Repoussée, Saboïnigan s’éloignait le désespoir au cœur, quand une jeune fille l’arrêta et lui dit : Mon père vous a renvoyée, mais prenez ceci et logez-vous quelque part, vous et votre baby. » En même temps cette jeune fille mettait dans la main de l’indienne un louis d’or, fruit de ses économies. « Dieu te conserve, ma sœur ! » dit l’infortunée.
» Elle partit. Les années se succédèrent. La bienfaitrice se maria ; des revers de fortune la plongèrent dans l’indigence. Depuis longtemps elle avait oublié une charité faite dans sa jeunesse, lorsqu’elle reçut la visite d’un homme qui lui dit :
» Te souviens-tu de Saboïnigan ? Elle répondit négativement ; l’Indien insista, rappela le trait de bienfaisance et la mémoire revint à celle qui en avait été l’héroïne. « Je suis, dit alors l’Indien, le fils de cette femme que lu as sauvée ; car ma mère mourait de faim lorsqu’elle vint implorer la compassion. Maintenant Saboïnigan est allée vers le Grand-Manitou. Avant de s’embarquer pour le dernier voyage, elle m’a parlé de sa sœur au visage pâle ; je me suis souvenu. »
» Après ces mots, l’Indien partit.
» Le lendemain, Mme R… recevait une traite du montant de mille louis avec cette signature :
» Reconnaissance d’un coureur des bois. »
Parmi les Indiens présents en ce moment au fort Laramie, ceux qui attirent le plus mon attention sont les Crows et les Black-Feets ou Pieds-Noirs, les deux plus puissantes tribus du Far-West, toutes deux ennemies acharnées l’une de l’autre, et redoutables par les qualités guerrières nui les distinguent. Les Crows et les Black-Feets manœuvrent leurs chevaux avec presque autant de dextérité et de hardiesse que les Comanches, les meilleurs cavaliers du désert.
6 Juin. — Ce matin, un détachement de Pieds-Noirs est venu rejoindre ceux déjà établis au fort lors de notre arrivée. J’ai été frappé de la haute stature, du costume et de l’attitude guerrière de ces hommes, et surtout de leur chef. Ce dernier montait un vigoureux mustang, dont la robe gris de fer très-foncé, couleur assez répandue parmi les chevaux indiens, faisait ressortir les formes vigoureuses. Ce chef était revêtu d’un magnifique manteau blanc, fait d’une peau souple et légère, orné de dessins aux vives couleurs, et retraçant des exploits accomplis ; sa tête supportait un diadème de plumes d’aigle et de faucon ; ses jambes étaient protégées par d’élégants mocassins et des jambières délicatement brodées. Sa longue chevelure noire et parfaitement soignée flottait sur la croupe de son cheval, qu’il dirigeait de la main gauche, tandis que la droite portait une lance ornée de touffes de plumes et de scalps enlevés à l’ennemi. Il s’avançait fier et majestueux, à la tête de soixante guerriers, tous bien montés et armés.
A trente mètres de leur campement était établi un groupe d’Omahas, ayant tous la peinture de guerre. Leur chef attira mes regards par son air de jeunesse et de douceur, expression peu commune chez les Indiens. Le directeur du fort, qui nous accompagnait dans notre visite, nous apprit que ce jeune homme, déjà célèbre par plus d’un exploit, était le parent et le successeur au pouvoir d’un chef illustre nommé Logan, qui avait péri un an auparavant en se dévouant pour sauver les siens. Il nous fit aussitôt le récit de cette aventure :
« Logan, à la tête d’un parti d’Omahas, conduisait dans les solitudes une expédition de chasse, comme il s’en renouvelle chaque année pendant l’été parmi les diverses tribus indiennes. Une portion des wigwams était plantée dans les plaines, près de la fourche aux loups, lorsqu’un jour un des jeunes guerriers, errant sur les collines voisines, reconnut une bande nombreuse de Sioux campée le long d’un ruisseau, dans un val retiré. Logan fut aussitôt instruit du voisinage et du nombre des ennemis de sa nation. Comme la lutte eût été tout-à-fait disproportionnée, avec un dévouement héroïque, le chef résolut d’assurer à lui seul le salut des siens, et de protéger leur retraite en attirant l’ennemi loin de leurs traces.
» Le camp fut levé immédiatement, et la bande entière se dirigea avec toute la célérité possible vers le territoire de la tribu. Logan resta seul. C’était au coucher du soleil, et les chasseurs en retraite avaient à peine disparu derrière les collines les plus rapprochées, que plusieurs éclaireurs Sioux apparurent dans le voisinage, et ne tardèrent pas à découvrir le lieu du campement. Selon les habitudes indiennes, ils examinèrent scrupuleusement tous les indices laissés, et reconnurent bientôt que les Omahas avaient passé là. Ils s’élancèrent dans la direction d’où ils étaient venus pour aller rendre compte de la découverte à leurs chefs.
» Logan qui avait tout observé du poste qu’il s’était choisi, comprit que le moment était venu de détourner les Sioux des traces de ses guerriers. Il s’élança sur son cheval à travers la prairie, et sans ralentir un instant son allure, se rendit à huit milles de là, sur une éminence qui coupait à angle droit la route suivie par les siens. Là, il alluma un feu destiné à attirer l’attention de ses ennemis, ce à quoi il réussit en effet. Les Sioux, à peine accourus sur l’emplacement du camp, et ne pouvant qu’avec peine discerner dans la nuit la trace des Omahas, n’eurent pas plutôt aperçu le feu, qu’ils s’élancèrent dans cette direction. Parvenus au lieu où les branches et les herbes sèches flambaient dans la nuit, ils purent apercevoir plus loin un feu semblable. C’était Logan, qui, après avoir fait piétiner son cheval tout autour du premier foyer, de façon à donner le change sur le nombre des guerriers qui s’y étaient arrêtés, avait repris sa course pour en allumer un second. Les Sioux ne doutèrent pas qu’ils ne fussent sur la trace d’une petite bande de chasseurs ennemis, et ils repartirent à leur poursuite avec une ardeur surexcitée par la facilité apparente du succès.
» Ils parvinrent ainsi jusqu’au troisième feu ; mais n’y trouvant encore personne, ils soupçonnèrent enfin un stratagème. Ils procédèrent cette fois avec une attention scrupuleuse à l’examen des traces laissées, et reconnurent qu’ils avaient été dupes d’un seul guerrier à cheval, qui, évidemment les avait entraînés loin de la véritable voie de ceux qu’ils croyaient poursuivre.
» Logan, toujours en observation, distingua au mouvement des torches et à l’agitation des guerriers que la ruse était découverte. Désormais il était trop tard pour que ses ennemis pussent retourner au camp et y reprendre la piste des fugitifs avec quelque chance de les atteindre. Le moment était donc venu de concentrer tous ses efforts sur les soins de sa propre sûreté, car les poursuivants n’allaient plus avoir qu’un désir, celui de s’emparer à tout prix de l’ennemi qui les avait dupés, et de venger par sa mort dans les tortures le succès de son stratagème. Il partit à toute bride et en ligne droite vers la résidence de sa tribu, tandis que les Sioux se partageaient en plusieurs bandes pour battre la campagne dans toutes les directions.
» Un jour entier dura la poursuite. Vers le soir du lendemain, Logan pensait avoir mis ses ennemis en défaut, lorsqu’à son désespoir il put les revoir encore aux dernières lueurs du jour, s’acharnant sur ses traces, et se rapprochant de lui de plus en plus. Il changea donc de direction, et réussit à atteindre un ravin couvert de taillis épais, où il rencontra une jeune Indienne puisant de l’eau à une source. La fille du désert vint en aide au fugitif dans le pressant danger où il se trouvait. Tandis qu’il se rendait à pied à un endroit convenu, elle, montée sur le cheval, poursuivait la course dans le bois, marquant sa trace en zig-zags par des rameaux brisés et des herbes foulées, dont les Sioux ne pouvaient manquer de suivre les indices. A une certaine distance, elle fit descendre sa monture dans le lit d’un ruisseau, dont elle suivit le cours de façon à laisser des empreintes indiquant cette direction, puis, remontant au-dessous de l’endroit où elle était entrée dans l’eau, elle en sortit par un sol rocailleux, où sa trace ne pouvait se retrouver, et courut rejoindre Logan, là où il était caché : « Mon frère peut continuer sa route en sûreté, lui dit-elle. Les ennemis s’éloignent sur une fausse piste ; il reverra son wigwam et celle qui l’y attend. »
» Logan reprit donc sa course, moins rapidement cette fois ; il parcourut une longue distance sans être poursuivi, et il se regardait déjà comme hors de l’atteinte des Sioux, lorsque, dans un défilé resserré, il se trouva en face d’une bande de cinquante d’entre eux, qui, ayant battu la campagne inutilement à la poursuite des Omahas, s’en revenaient à leur camp de chasse.
» Logan était perdu. Il ne songe plus qu’à mourir en brave, et à ajouter aux hauts faits de sa vie la gloire d’un dernier exploit. Son cheval épuisé ne pouvait le sauver par la fuite ; mais la fuite lui donnait la chance d’immoler plus d’ennemis. Il tourna bride vers le bois. Les Sioux poussant des cris de rage et de défi, s’élancèrent après lui comme une avalanche. Bientôt un coup de feu retentit, et l’un d’eux mordit la poussière. Un autre eut bientôt le même sort, puis un autre et un autre encore… Chaque fois que le fugitif s’arrêtait, la balle meurtrière allait traverser la poitrine d’un ennemi ; puis il reprenait sa course chargeant son arme au galop, et ne s’arrêtant que pour faire une nouvelle victime. Quatre guerriers étaient déjà restés sans vie dans les herbes, lorsque le cheval du chef Omaha, à bout de forces, culbuta sous lui. Logan roula à terre, et avant qu’il fût revenu de l’étourdissement causé par le choc, il fut atteint par les balles, les flèches, les tomahawks et les lances de ses féroces adversaires.
» Il se releva pourtant, et tout blessé qu’il était, armé seulement de sa carabine comme d’une massue, et de son couteau, il empila encore cinq cadavres sous ses pieds, et ne tomba que sur ce dernier trophée, le visage en l’air, et défiant encore ses ennemis. Logan fut scalpé sur place, et les Sioux dansèrent une danse guerrière autour du cadavre de leur ennemi. Ainsi mourut Logan Fontenelle, le chef héroïque des Omahas. »
7 Juin. — Hartwood, M. de Cissey et moi, nous avons dîné aujourd’hui chez le directeur du fort, en compagnie de MM. Wyde, Sheppard et Butler. Pendant le repas nous parlâmes de la vie des prairies, des vicissitudes auxquelles les voyageurs et les chasseurs sont exposés en les parcourant. Notre hôte nous félicita d’être parvenus jusqu’au fort Laramie sans avoir eu maille à partir avec les Indiens, ce qui rendait notre voyage beaucoup moins pittoresque, mais infiniment plus agréable.
A ce sujet, M. Wyde nous raconta les aventures d’un de ses amis, nommé Baily, qui partit, il y a trois années, en compagnie de neuf autres personnes, du golfe du Mexique pour le Rio-Grande.
« Arrivé à Indianola, nous dit M. Wyde, la troupe s’adjoignit un individu du nom de Ross. On gagna ainsi la rivière Nuces, où l’on campa ; là devait commencer le désastre. Pendant la nuit les Indiens enlevèrent les mules. Toute la journée du lendemain se passa à poursuivre les voleurs. Lorsqu’au soleil couchant M. Baily et sa troupe les eurent enfin rejoints, ils n’en comptèrent d’abord que six, dont leurs carabines les débarrassèrent immédiatement. Mais la fusillade attira une bande de trois cents autres Indiens cachés dans les bois, et quelques minutes plus tard M. Baily survivait seul à ses compagnons. Les Indiens résolurent de le conserver prisonnier, et rétournèrent avec lui aux charriots de la petite troupe, qu’ils pillèrent de fond en comble. Ils purent s’approvisionner là de deux caisses de revolvers de Colt appartenant au gouvernement, et de vingt barillets de poudre.
» Après avoir dépouillé le prisonnier de tous ses vêtements et l’avoir attaché pieds et poings liés sur un cheval, la bande se dirigea vers son campement ordinaire, dans les monts Wichataw. Pendant onze jours, M. Baily dut supporter les douleurs atroces du mode de locomotion qu’on lui avait choisi.
» Après huit jours de repos au camp, une expédition fut résolue pour attaquer la première caravane passant sur la route de Santa-Fé. Trois jours d’affût s’étaient déjà écoulés inutilement, lorsqu’apparut un convoi de marchandises ; surpris à l’improviste, tous les blancs furent massacrés. Après cet exploit, les Indiens gagnèrent l’établissement de Kickapoo pour échanger leurs mules contre des chevaux, puis retournèrent aux monts Wichataw, emmenant toujours avec eux leur prisonnier.
» Dans le jour on l’entourait de très-près, et il passait la nuit les mains liées au moyen de lanières de peau à une branche d’arbre assez élevée, pour qu’à peine il touchât la terre. Le seul repos qu’il prenait consistait en quelques heures de sommeil pendant le jour. M. Baily fut témoin de cinq expéditions semblables. Dans la dernière, deux blancs furent faits prisonniers ; ils s’étaient vaillamment défendus jusqu’à ce que toutes leurs armes fussent déchargées, et avaient tué douze Peaux-Rouges. Aussi les Indiens assouvirent-ils leur vengeance par le supplice le plus barbare ; ils lièrent à un poteau les deux prisonniers, et les écorchèrent vivants. Ils forçaient en même temps M. Baily à regarder cette horrible scène, et lorsque l’horreur lui faisait détourner ou fermer les yeux, la pointe aiguë d’une lance ou d’une baïonnette l’obligeait à les rouvrir. Par un raffinement de cruauté, les Indiens prirent cette peau humaine, chaude encore et ruisselante de sang, pour en fouetter le visage de M. Baily, en lui disant que tel serait son sort s’il tentait de s’échapper.
» Pendant les trois nuits qui suivirent cette scène sauvage, on se contenta de garder le prisonnier sans l’attacher. Dans l’entraînement d’une grande danse guerrière qui eut lieu la quatrième nuit, on l’oublia même complètement. Mettant à profit cette circonstance favorable, M. Baily se glissa derrière la tente pendant qu’on dansait devant, autour du feu, et, sautant sur un cheval, il prit aussitôt la fuite. Son absence ne tarda pas à être remarquée. Après cinq jours d’une poursuite acharnée, les Indiens le rejoignirent d’assez près pour faire feu sur lui, ce qui l’obligea à descendre de cheval pour se jeter dans les montagnes. Heureusement il rencontra sur sa route une petite crevasse, offrant juste assez d’espace pour s’y glisser. Un jour et demi il demeura dans cette position, entendant autour de lui le pas des Indiens qui le cherchaient.
» Certain qu’ils l’avaient enfin abandonné, il sortit de la retraite et se dirigea en droite ligne sur Kickapoo, distant de six cents milles. Il mit un mois à faire la route, vivant de racines de bouleau, qu’il arrachait avec ses mains. De Kickapoo, où il put se refaire et se vêtir, M. Baily gagna en quatre jours le camp de Caickasaws, d’où il parvint chez les Choctaws, qui le reçurent parfaitement bien. Il traversa ensuite le pays des Shawnees et celui des Cherokees, pour atteindre de là le Missouri, à vingt milles au nord de Neosho, et enfin Saint-Louis.
» M. Baily fit ce long et pénible voyage de retour en deux mois, et constamment à pied. A part quelques déchirures aux mains, provenant des blessures de tomahawk, M. Baily semblait n’avoir souffert que des privations et de la fatigue. Pendant son séjour chez les Indiens, il était nourri de viande fraîche de cheval. Il parle les idiomes de plusieurs tribus, et m’a raconté que, dans une des expéditions meurtrières auxquelles on le forçait d’assister, la malle fut attaquée ; les cinq hommes qui la conduisaient furent tués, les Indiens ouvrirent les lettres, découpèrent les vignettes des billets et rejetèrent le reste. Ils gardèrent aussi tous les journaux ayant quelques gravures, laissant de côté ceux qui n’offraient point d’images. »
10 Juin. — Nous avons quitté ce matin le fort Laramie. Ce repos de quatre jours a complètement réparé nos forces, et nous sommes prêts à affronter de nouvelles fatigues, et, s’il le faut, de nouveaux dangers. Pendant notre séjour au fort, nous avons eu deux jours de pluie amenée par les orages qui s’amassent au-dessus des Montagnes-Noires, et rendent en toute saison les pluies fréquentes dans ces parages, tandis qu’elles ne tombent que rarement, et à des époques à peu près fixes sur les solitudes de la prairie. Notre route côtoie toujours la Nébraska, qui roule maintenant dans une vallée resserrée de tous côtés par des montagnes. A notre gauche s’élève cette partie des Rocky-Mountains, appelée les Montagnes-Noires. Le paysage a complètement changé d’aspect. Ce n’est plus la prairie avec ses îles de verdure ; le pays est sablonneux, la terre couverte d’artémises et de plantes odoriférantes, qui exhalent de pénétrantes senteurs de camphre et de térébenthine.
Aux derniers plans s’élèvent les Montagnes-Noires, formées en grande partie de grès, avec leurs pics déchirés et abruptes, souvent recouverts de pins et de cèdres, leurs insondables abîmes, leurs torrents écumeux. Déjà, pendant notre halte au fort, j’avais, au sommet de l’édifice, passé plus d’une heure silencieuse dans la contemplation de ces sombres masses, qui élevaient à quinze lieues de moi leurs pics dentelés, et souvent, tandis que le soleil inondait de ses rayons le fort et la plaine, de sombres vapeurs, recélant dans leurs flancs la tempête, obscurcissaient les Montagnes-Noires d’un voile mystérieux, que l’éclair déchirait par intervalles.
Toute cette région des Montagnes-Rocheuses est singulièrement redoutée des Indiens. Leurs superstitions en ont fait l’asile des bons et des mauvais esprits, qui s’y livrent des combats acharnés. Et plus d’une légende racontée au foyer du wigwam a pour théâtre les gorges des Montagnes-Noires. Une foule de phénomènes, inexplicables pour les Indiens, tels que orages subits, détonations mystérieuses, convulsions souterraines, gaz sulfureux, fontaines bitumineuses contribuent encore à augmenter la terreur des Peaux-Rouges.
Le 15 juin, nous avons franchi le passage appelé la Porte-du-Diable, et traversé pour la dernière fois la Nébraska. Le 16, nous passons avec assez de peine le Sweet-River, ou rivière d’eau douce, qui coule entre des rochers à pic de deux cents pieds de hauteur. Le 17, nous campons près du Roc-de-l’Indépendance, énorme roche isolée, qui s’élève comme un jalon gigantesque posé par la Providence sur la route de l’émigration. Le 21, nous atteignons la passe du Sud, dépression des Montagnes-Rocheuses, vaste plaine de quarante lieues d’étendue, qui monte en pente douce à une hauteur de sept mille pieds. Le 24, nous arrivons au sommet de ce plan incliné, et nous dominons tout-à-coup le versant occidental des Montagnes-Rocheuses, la partie du continent appelé le Grand-Bassin, et les terres immenses dont les fleuves courent vers l’Océan-Pacifique. Nous jouissons alors d’un magnifique spectacle.
A notre droite, la chaîne du Vent, l’arête la plus saillante des Montagnes-Rocheuses, dresse ses pics énormes couverts de neige, que domine encore le pic Frémont, le plus élevé de la chaîne, et qui mesure quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Plus près de nous, les monts Rattlesnake forment les premières assises de ce prodigieux entassement de montagnes. En face, à l’Ouest, la chaîne de la rivière Verte, puis au loin, bien loin, les immenses horizons des terres de l’Orégon et de l’Utah. Le sol que nous foulons est torréfié par le soleil qui, à cette saison, a déjà desséché les herbes et les plantes.
26 Juin. — Hier, nous avons campé dans un des sites les plus pittoresques qui se soient encore offerts à nos regards.
A quelques lieues de l’extrémité du col du Sud, la route se resserre brusquement, d’énormes roches couronnées de pins la surplombent à une hauteur de mille pieds. Ce défilé se prolonge pendant un mille environ. A cette distance, la muraille de rochers s’entrouvre tout-à-coup, et laisse apercevoir une profonde vallée, ou plutôt un ravin d’une grande étendue, au fond duquel roule et bondit un ruisseau torrentueux. Une forêt d’énormes pins couronne l’extrémité des rochers, et descend, sauvage, échevelée, dans les profondeurs de cet immense câgnon, où les rayons du soleil pénètrent à peine, excepté à l’heure où l’astre est au sommet de sa course. Dans les autres moments de la journée il y règne un demi-jour contrastant avec la vive lumière qui dore le sommet du ravin. La nuit, les rayons de la lune y pénètrent encore plus doux et plus voilés. Des quartiers de roc, des pics déracinés ont roulé des hauteurs au fond de cette vallée. De temps en temps, pendant le jour, de grandes ombres passent sur les rochers : ce sont des aigles et des vautours à large envergure, qui tracent leurs cercles immenses au-dessus de cette nature sauvage ; en un mot, c’est un paysage de Salvator Rosa, avec les proportions et les couleurs étranges que revêt la nature américaine.
C’est dans le proscénium de ce sombre théâtre que notre camp est établi. Deux énormes feux, où brûlent des sapins entiers, combattent l’humidité de la nuit, et éloignent les ours gris, nombreux dans celte partie des Montagnes-Rocheuses. La flamme colore de teintes sanglantes les rochers, la sombre verdure des pins, et donne au paysage un aspect fantastique.
Après le souper, M. de Cissey se lève, comme frappé d’une idée subite, et se dirige vers son charriot ; il en rapporte bientôt un excellent violon d’Amati, et il en tire quelques accords. Aussitôt toutes les conversations cessent, les groupes sont rompus, un cercle compact et attentif se forme autour de M. de Cissey, qui, monté sur un quartier de roche, prélude en artiste consommé. Bientôt, au milieu du silence de la nuit, les admirables motifs de la création d’Haydn font vibrer les échos des Montagnes Rocheuses, puis deux morceaux de la Favorite, et enfin le prélude de Bach viennent tour-à-tour charmer nos oreilles.
Qu’on se représente, au milieu de l’imposant paysage que j’ai décrit, tous ces hommes aux vêtements étranges, aux visages bronzés et couverts de longues barbes, écoutant, recueillis et comme fascinés, ces suaves accents, tandis qu’une dizaine d’Indiens Cherokees, qui font route avec nous depuis le fort Laramie, pittoresquement groupés dans leur costume aux vives couleurs, regardent, dans une extase impossible à décrire, le violon merveilleux, auquel ils sont près d’attribuer une divine origine. Qu’on décuple encore, par l’effet de ce majestueux théâtre, cette puissance de l’artiste, qui attache, pour ainsi dire, à son magique instrument les esprits et les cœurs de ceux qui l’écoutent, et l’on aura une faible idée de ce concert inouï, donné dans la nuit, devant un parterre de trappeurs et de sauvages, dans une gorge des Montagnes-Rocheuses, à cinq cents lieues de toute civilisation.
27 Juin. — Nous descendons le versant occidental des Montagnes-Rocheuses, et nous faisons notre première halte au point où la route se bifurque. De là, trois chemins s’offrent à nous pour gagner la Californie par le nord-ouest, l’ouest et le sud.
Celui du nord-ouest se dirige vers le fort Hall, dans l’Orégon, côtoie pendant cent cinquante lieues la branche sud de la rivière Columbia, traverse le territoire des Indiens Shoshones ou Serpents, les Montagnes-Bleues jusqu’au fort Walla-Walla, sur les limites du territoire de Washington ; de là, inclinant directement à l’ouest, il suit de nouveau la vallée de la Columbia jusqu’à Portland, dans l’Orégon, et redescend brusquement sur San-Francisco, par Salem et Marysville, en suivant la fertile vallée du Sacramento.
Le sentier de l’ouest se dirige, en traversant la rivière Verte, sur le grand Lac-Salé ; à cinquante lieues du lac il se bifurque au fort Bridgers. Sa branche ouest suit la direction du nord pendant une centaine de lieues, en côtoyant la rivière de l’Ours, affluent du Lac-Salé. A vingt lieues du fort Hall, elle incline à l’Ouest, s’élance hardiment à travers les solitudes immenses qui séparent le Lac-Salé de la Californie, franchit les montagnes de la rivière Humboldt, suit pendant deux cents lieues la vallée de ce dernier cours d’eau, et passant entre les bassins du lac Pyramide et du lac Mud, tourne l’extrémité nord de la Sierra-Nevada, et redescend sur San-Francisco par la vallée du Sacramento.
Enfin, la branche du sud gagne la cité du grand Lac-Salé, à travers les monts Wasatch, descend directement au sud par le lac Utah, Fillmore-City, le territoire des Indiens Pah-Utah ; elle coupe l’extrémité nord-ouest du Nouveau-Mexique par les Vegas de Quintana, pénètre en Californie par la vallée de la rivière Mohave, la Passe-Walker, et remonte sur San-Francisco en côtoyant la Sierra-Nevada par Woodville, Washington-City et Stockton.
La seconde de ces trois voies, et la plus courte, est suivie de préférence par l’émigration ; les fertiles vallées et les riches pâturages de la rivière Humboldt offrant plus de ressources au voyageur que les déserts de l’Orégon, les brûlantes solitudes du Nouveau-Mexique et de la rivière Mohave. Nous devons prendre la route de l’Orégon, quoique la plus longue, les instructions de MM. Wyde, Butler et Sheppard les appelant dans les Etats de Washington et d’Orégon, en ce moment l’objet d’une vive attention de la part du gouvernement américain.
Nous nous dirigeons par le fort Bridgers vers la cité du grand Lac-Salé ; nous séjournerons huit jours chez les Mormons et regagnerons ensuite l’Orégon, en suivant la vallée de la rivière de l’Ours.
2 Juillet. — Depuis cinq jours, nous marchons dans la plaine. Ce soir, le fort Bridgers nous offre l’hospitalité, nous avons vu descendre peu à peu à l’horizon les hauts pics couverts de neige des Montagnes-Rocheuses, tandis que la chaîne des monts Wasatch, celte énorme barrière qui semble défendre les approches du grand Lac-Salé, apparaissait à son tour dans son imposante majesté.
Chez les Mormons. — Le territoire d’Utah, Topographie et introduction. — Cité du Lac-Salé, aspect et description. — Brigham Young, le chef actuel du Mormonisme. — Smith le fondateur. — De l’avenir du Mormonisme. — Le grand Lac-Salé.
12 Juillet. — Depuis quatre jours nous sommes chez les Mormons, dans la cité du grand Lac-Salé, mal vus, mal accueillis en notre qualité de Yankees. Mais avec un peu de prudence, nous pourrons terminer sans encombre notre rapide séjour chez les Saints.
Ici tout est nouveau pour moi, la nature qui m’environne, la société qui m’accorde pour quelques heures une hospitalité douteuse.
Le territoire de l’Utah s’étend du 27e au 42e degré de latitude septentrionale, entre les Montagnes-Rocheuses et la Sierra-Nevada. A l’est des monts Wasatch, sur un espace de cent-cinquante milles arrosés par les affluents du Colorado, il n’est pas habité, et, par sa nature, il est à peine habitable, si ce n’est par les Indiens. A l’ouest de ces montagnes est située la région appelée le Grand-Bassin, douée d’un système hydrographique particulier, car ses eaux s’écoulent dans des lacs dont le plus considérable est le grand Lac-Salé.
Toute cette région n’est pas encore complètement explorée, ses districts les plus connus sont coupés par diverses chaînes de montagnes, sillonnées par une multitude de vallées qui, sans aucun doute, seront colonisées un jour. Maintenant les parties habitées par les colons mesurent une étendue de trois cents milles dans les vallons qui, du nord au sud, longent le Grand-Bassin. La vallée du Lac-Salé a plus de trente milles de largeur, elle est arrosée par une rivière qui sort du lac Utah. Les Mormons ont donné à cette rivière le nom biblique de Jourdain. Utah est leur terre promise, et la cité qu’ils ont construite dans ce district est leur Sion.
Le terrain baigné par ce nouveau Jourdain et par d’autres cours d’eau produit d’excellents pâturages. Au printemps, l’herbe y pousse en abondance avec une extrême rapidité. La même vallée produit aussi des légumes et des céréales de toute nature : le pommier, le pêcher y prospèrent à merveille, la vigne y a été récemment introduite, et on commence à y élever des manufactures de sucre et de betterave.
Le climat de cette terre fertile est pourtant assez rigoureux. En hiver, une couche épaisse de glace couvre parfois la campagne ; en été, de longues sécheresses obligent les cultivateurs à de pénibles travaux d’irrigation. Certaines années, et malgré les plus actives précautions, tout s’étiole et tout dépérit.
Ce qui manque surtout aux Mormons de la cité du Lac-Salé, c’est le bois ; près de la ville, on n’y trouve guère que des cotonniers. A plusieurs lieues de distance, il est vrai, dans les montagnes, s’élèvent de vastes forêts de cèdres, de pins, d’érables ; mais il en coûte fort cher pour les faire abattre et les transporter par de mauvais chemins. Aussi ne voit-on guère de maisons bâties en bois, comme les nouveaux villages des Etats-Unis ; presque toutes sont construites en adobes, c’est-à-dire en briques cuites au soleil.
Jusqu’à présent, les routes qui rejoignent les diverses habitations de la vallée ont été fort négligées et sont presque impraticables dans les temps de pluie ou de dégel. Des ponts en bois traversent les rivières, quelques canaux ont été commencés par un travail de corvées, et l’on songe à creuser le Jourdain pour le rendre navigable jusqu’au lac Utah. On a trouvé de l’or à certains endroits de la vallée, mais en trop petite quantité pour qu’il fasse naître chez les Mormons la fièvre californienne. Mais ce qui vaut mieux pour cette colonie naissante, c’est une mine de salpêtre et d’alun, une nappe de sel, qui s’étend sur les bords du Lac, à une profondeur de plusieurs pouces, étincelante comme la neige, et facile à enlever comme le sable.
Le climat de cette contrée est du reste généralement assez sain, désagréable seulement en été, à cause des sécheresses continues ; mais il est parfois si rigoureux en hiver que, pendant plusieurs mois, la neige interrompt toutes les communications avec les Etats de l’Est et la haute Californie. En résumé, l’Utah n’est pas un pays aussi séduisant que la plupart des autres contrées du vaste continent américain. Mais après la persécution qui les a poursuivis dans leurs trois premières stations, les Mormons auraient difficilement trouvé un plus sûr et un meilleur refuge que ce territoire, situé comme une île, au milieu d’une région inhabitée, et défendu par une chaîne de montagnes qui lui fait une barrière plus difficile à franchir que l’Océan.
La ville du Lac-Salé s’élève autour d’un bourrelet montagneux dominé par le pic de l’Enseigne. Le terrain qui lui a été assigné a une étendue de quatre milles carrés, divisés par quatre squares de dix acres, sur lesquels sont tracés des rues à angle droit. Chaque square se subdivise en huit lots. Primitivement il n’y avait qu’une maison par lot ; le reste du lot était en culture. Mais déjà, sur plusieurs points les champs et les jardins ont disparu ; déjà on voit des rues où les maisons se touchent, comme dans les cités les plus populeuses. Les fondateurs de cette nouvelle Jérusalem ont, dans leur idée de magnificence, donné à ces rues une largeur de cent soixante pieds. Point de pavés encore et point de trottoirs, mais deux lignes de jeunes arbres, d’érables ou de cotonniers, qui, dans quelques années, formeront de fraîches avenues, semblables à celles qui ombragent plusieurs grandes villes américaines.
Le style d’architecture de ces maisons est d’une simplicité toute primitive. Quelques-unes ont deux étages, la plupart n’en ont qu’un. Celle de Brigham Young, le prophète de la communauté, se distingue de toutes les autres par ses vastes dimensions, sa façade blanchie, et ses persiennes vertes. L’apôtre de la polygamie vient d’y joindre un large bâtiment construit dans toute la splendeur du style gothique. Ce pompeux édifice est destiné à renfermer les femmes spirituelles et les autres, c’est-à-dire toute la crédule corporation féminine dont se compose son harem. Près de là est un autre bâtiment réservé pour les fêtes, les représentations théâtrales et les séances du Conseil. De trois côtés la ville est défendue par un rempart en terre, de dix à douze pieds d’élévation, garni çà et là de quelques bastions, et coupé de distance en distance par des poternes. C’est une œuvre parfaitement inutile, l’agile Indien escaladerait facilement un tel boulevard. Jusqu’à présent la sainte cité des Mormons ressemble plutôt à un grand village qu’à une ville. Telle qu’elle est, pourtant, elle a servi de modèle aux autres communautés de colons réunis dans les divers districts de l’Utah. Toute cette population, plus agricole que commerciale, a sacrifié l’idée d’agglomération et le principe de défense à l’agrément de disperser ses habitations sur un large espace. Formée peu à peu par des immigrations successives, elle est composée d’éléments très-hétérogènes. On y compte des Américains, investis de différentes fonctions par le gouvernement de Washington, des Ecossais, des gens du pays de Galle, qui ont une colonie distincte dans une vallée voisine, des Allemands, des Danois, des Piémontais et des Français.
Les Américains, surtout ceux des frontières occidentales des Etats-Unis, quoique formant moins du tiers de la population, ont le monopole du pouvoir. Ils sont presque tous polygames et d’une ferveur ardente pour leur doctrine. Le grand apôtre Kimball n’a que dix-huit ou vingt femmes. Sa résidence est celle d’un prince ; sur le frontispice est sculpté un lion endormi. Ce palais, nous assure-t-on, a coûté 30,000 livres sterling (750,000 francs). Au bout du palais est un observatoire surmonté du symbole de l’industrie des Mormons, une ruche.
Les Mormons aiment beaucoup la danse. Brigham lui-même ne dédaigne pas les mystères de Terpsychore. Ils préfèrent les cotillons et les gigues aux danses plus modernes, parce que dans ces dernières les danseuses sont trop rapprochées des cavaliers, étrange scrupule dans une société où les mœurs ne sont rien moins qu’édifiantes.
Pendant notre séjour chez les Mormons, ils se préparaient à célébrer, le 24 juillet, le onzième anniversaire de leur établissement dans l’Utah. L’année précédente, cette célébration avait lieu à vingt-deux milles de la cité, par une fête à laquelle plus de trois mille Mormons prenaient part. Tout-à-coup arrive la nouvelle que le Gouvernement fédéral envoie une armée contre les Saints. Grand effroi dans l’assemblée. Mais bientôt Brigham Young se lève et prend la parole. Dans un discours énergique, il déclare que tout lien est désormais rompu entre l’Utah et les Etats-Unis. Des bravos frénétiques lui répondent, et la rébellion est consommée.
Les Mormons semblaient croire que le moment était venu pour une lutte acharnée, et les conseils de leur chef étaient bien faits pour les exciter à des actes de violence, sous prétexte de défendre leurs foyers contre un gouvernement qui a résolu leur extinction. Un plan de résistance était tout préparé par Brigham Young, et ses adhérents étaient prêts à l’aider dans ses projets. Les appels faits publiquement à leur fanatisme étaient si adroitement donnés, qu’on ne peut s’étonner de l’impression qu’ils font sur les élus, dont ils exploitent habilement les intérêts, les passions et les croyances religieuses.
Brigham Young a une influence merveilleuse sur ce peuple, qui sait combien il est dangereux de lui désobéir. Tout Mormon en Utah, qu’il veuille ou non rejeter l’autorité de cet homme, est forcé de s’y soumettre. Il commande à des milliers de sujets qui ne marchent que par ses ordres. Brigham ne prononce pas un seul discours sans recevoir les applaudissements de la multitude. Mais aussi, comme il sait que la faveur populaire est changeante, et qu’en un moment il peut être précipité du pouvoir, il a eu le soin de fortifier sa maison, pour la mettre à l’abri d’un coup de main.
Lors de notre passage chez les Mormons, ils étaient très-inquiets de la mauvaise apparence des récoltes, et bien qu’ils prétendissent avoir des approvisionnements pour trois années, le fourrage y était excessivement cher ; les chevaux de l’armée fédérale d’occupation ne pouvaient en consommer qu’une assez faible ration, et les Mormons faisaient beaucoup de difficultés pour en vendre.
Brigham Young a déjà pris de sages mesures pour implanter deux ou trois industries dans son petit royaume, mais l’occupation par les troupes des Etats-Unis, à la suite des derniers troubles, est venue déranger ses projets. Il a également essayé d’émettre du papier monnaie ; mais on n’a jamais eu beaucoup de confiance dans ces valeurs, et elles sont tombées jusqu’à zéro.
Rien n’est faux comme de croire que le communisme est la pierre angulaire de l’édifice social élevé par Brigham Young. La fortune est répartie chez les Mormons d’une manière très-inégale. En fait de bien-être, il n’y a pas de position tierce : d’un côté la richesse, de l’autre la pauvreté. Young et les évêques vivent dans une abondance et un luxe princiers, tandis que la majorité de leurs frères sont plongés dans la misère. — Les Mormons sont astreints à payer des sommes énormes, particulièrement pour l’église. Cet argent est administré par les prêtres, hors de toute surveillance. Brigham Young s’est réservé à lui seul la manutention de trois millions, qui constituent le fond destiné à favoriser l’émigration. Tous ses administrés savent que sa provision sur cette gérance de capitaux est des plus raisonnables.
Joseph Smith, le fondateur du Mormonisme, n’avait ni éloquence, ni élévation dans les idées, mais il possédait à un très-haut degré certaines qualités précieuses pour un fondateur de secte, une volonté ferme et beaucoup d’audace. C’est à ses appétits sensuels, à sa passion pour les femmes qu’on doit certainement l’introduction de la polygamie dans le Mormonisne ; elle est venue s’amalgamer ainsi sans ordre, sans lumières, avec l’anthropomorphisme, le baptême par immersion, la négation du péché originel, l’imposition des mains, l’établissement de la dîme, enfin tout ce qui constitue la religion de cette étrange agglomération. De plus, Smith portait au cœur la haine de tous les gens heureux, riches, haut placés. Il devait donc trouver beaucoup d’adhérents.
Smith employait, pour réussir, une foule de ces moyens qui, avec l’aide d’une adroite fantasmagorie, entraînent toujours les masses peu éclairées et amies du merveilleux. Il prétendait avoir le don des miracles ; il ressuscitait les morts ; et plus d’un vieux mormon entend encore retentir à ses oreilles ces mots sacramentels : « Levez-vous, et marchez ! » que l’apôtre adressait aux cadavres vivants, auxquels une pitoyable comédie donnait les apparences d’une résurrection. Smith, qui tout d’abord n’ignora pas que son église serait une église militante, se créa une milice guerrière, une sorte de garde du corps, qu’il appela la Compagnie des frères de Gédéon ; elle fut chargée de la garde des Tables d’Or, qu’il disait avoir trouvées, et où sa loi religieuse était écrite. Malgré ses précautions et ses prétoriens, Smith finit comme un empereur du Bas-Empire ; il fut assassiné.
Son successeur actuel, Brigham Young, n’est autre chose qu’un intrigant, mais adroit et rusé politique. Parti d’en bas pour monter assez haut, ses ennemis lui reprochent, avant son élévation, une existence passée tour-à-tour dans l’intrigue, le vol et la débauche. Brigham leur rend injure pour injure, et dans une de ses fureurs contre les Yankees, il a été jusqu’à excommunier le président des Etats-Unis.
Malgré tous ces vices originels, et les attaques dont ils ont été l’objet, il faut reconnaître dans les Mormons beaucoup d’énergie, une volonté ferme, et, chez la plupart d’entre eux, une foi vive dans leur avenir. Ils ont résisté vaillamment aux attaques dirigées contre eux, et n’ont cédé que devant la force. Repoussés d’abord dans l’Illinois, et ensuite de l’autre côté des Montagnes-Rocheuses, la puissance que donne le nombre leur a seule manqué pour tenir tête aux persécutions. Ces persécutions ont fait jusqu’alors leur force et leur union. Si le gouvernement des Etats Unis avait dédaigné de s’occuper d’eux, leur secte se fût éteinte dans le ridicule et dans l’oubli. Mais on les a traqués, poursuivis comme des sauvages, leur religion est devenue celle des malheureux, et, par un retour consolant des choses de ce monde, le sang répandu a jeté des germes féconds.
Cependant, on est presque fondé à assigner au mormonisme, tel qu’il existe actuellement, peu de chances de vie. La civilisation se rapproche rapidement des déserts qu’il a peuplés tout d’abord ; demain, peut-être, elle les envahira. Que deviendront alors les Mormons, isolés au milieu de populations hostiles, à moins qu’ils ne modifient ceux de leurs dogmes qui froissent le plus les Yankees, aujourd’hui les maîtres de la plus grande partie de l’Amérique du Nord ? La polygamie surtout élève une barrière presque insurmontable entre les deux peuples. Le respect pour la femme, exclusif par conséquent de toute idée polygame, est une des plus brillantes qualités de la jeune Amérique. Chez les Mormons, la polygamie rabaisse la femme et la rapproche de ce niveau d’infériorité que lui ont assigné les religions de l’Orient et les mœurs des sauvages.
26 Juillet. — Nous sommes campés ce soir sous les murs du fort Hall, dans l’Orégon, à cent vingt lieues du Lac-Salé, sur la rivière Lewis, qui forme la branche sud de la Columbia.
Notre dernier jour chez les Mormons fut consacré à une excursion au Lac-Salé, distant de quelques lieues de la cité. Le chemin qui nous y conduisit traverse une contrée montagneuse, où nous retrouvions partout les traces d’une ancienne activité volcanique, telles que nappes de basaltes, sources d’eau chaude et sources gazeuses. A mesure que nous approchions du lac, le terrain était couvert d’efflorescences salines. Bientôt nous aperçûmes le Lac-Salé, qu’une brise carabinée du nord-ouest agitait assez violemment pour lui donner l’aspect d’une petite mer.
Le Lac-Salé est le plus vaste de tous les lacs répandus sur la surface du Grand-Bassin, c’est-à-dire de l’espace compris entre les monts Wasatch et la sierra Nevada californienne, et qui, recevant les eaux des rivières de cette immense contrée, forment avec elles l’ensemble d’un étrange système hydrographique, que n’offre aucun autre pays du monde ; ces cours d’eau ont tous leur embouchure dans des lacs souvent de peu d’étendue, et dont le niveau ne varie pas sensiblement ; ce qui a donné lieu à cette hypothèse, qu’il existe des canaux souterrains par lesquels s’écoule le trop plein de ces réservoirs naturels.
L’aspect du Lac-Salé est enchanteur, et l’on comprend que tout un peuple à la recherche d’une terre hospitalière soit venu s’établir non loin de ses bords. Cette vaste étendue d’eau, qui ne mesure pas moins de soixante-dix milles de longueur sur trente-cinq milles de large, est parsemée d’îles boisées. De magnifiques forêts couvrent le sommet des montagnes qui l’environnent. Le sol est généralement fertile et produit d’excellents pâturages, arrosés par de petites rivières aux eaux pures et frémissantes.
Le seul cours d’eau un peu important que reçoive le Lac-Salé est la rivière de l’Ours, qui prend sa source à l’est de la cité, dans l’un des contre-forts des monts Wasatch, contourne l’extrémité nord de la chaîne, et redescend ensuite sur le grand Lac-Salé.
La grande abondance d’efflorescences salines qui couvrent les alentours du lac, et les magnifiques pâturages qui l’avoisinent, y attirent beaucoup de gros gibier, ainsi que dans la vallée de la rivière de l’Ours.
A l’époque de notre passage, les bisons n’y étaient pas rares, les chaleurs ayant déjà desséché les pâturages situés au nord du Rio-Grande et de la Green-River, les deux principaux affluents du Colorado, sur la frontière du nouveau Mexique.
Une chasse aux bisons sur les bords de la rivière de l’Ours. — Black-Devil. — L’amour au désert ; l’Indienne Oiseau-qui-Chante ; Juana la Mexicaine. — Mistress Harriet Pewel. — Les Outlaws du désert. — Les Montagnes-Bleues. — Les troupes fédérales et les Indiens de l’Orégon.
Partis le 16 juillet de la cité des Mormons, nous reprîmes la même route jusqu’au fort Bridgers ; de là, nous remontâmes au nord sur le fort Hall, par la vallée de la rivière de l’Ours. Ce fut dans ces parages que nous pûmes vraiment, pour la première fois depuis notre départ du Kansas, nous livrer franchement et sans crainte au plaisir de la chasse. Les daims, les cailles, les grouses étaient en abondance. Chaque jour, nous nous écartions à deux ou trois milles des flancs du convoi, et nous revenions chargés de gibier. Sur la rivière nageaient des troupes nombreuses de canards et d’oies sauvages, dans lesquelles nous faisions de larges trouées. Nous n’avions guère à redouter que les ours gris ; mais nous n’en aperçûmes aucun. Pour cela, il est vrai, il nous fallait seulement traverser la rivière et gagner la montagne, où plus d’une gorge solitaire nous eût offert un tête-à-tête avec ces redoutables animaux.
Le 22 juillet, à midi, nous étions parvenus au point où la rivière de l’Ours fait un coude très-prononcé, et traverse deux fois le sentier dans l’espace de trois milles. Le cours d’eau forme ainsi un arc de cercle profond, dont la route serait la corde. Nous aperçûmes sur notre droite, et non loin du rideau verdoyant qui indiquait le cours de la rivière, une quinzaine de points noirs, que Hartwood nous assura être une troupe de bisons. En effet, à l’aide d’une excellente lunette de poche, nous distinguâmes bientôt seize de ces animaux, qui paissaient tranquillement le buffalo-grass. Ce gibier avait jusqu’alors échappé à nos recherches ; et, pour nous consoler de cet insuccès, nous faisions pleuvoir les plaisanteries sur Hartwood. M. de Cissey jurait bien haut que, revenu en Europe, il pourrait dire qu’il avait traversé en chasseur toute l’Amérique du Nord, sans avoir mangé une bosse de bison, ce qu’il considérerait comme le côté le plus original de son voyage. Mais il ajoutait que, dût-il aller conquérir ce morceau désiré dans la cuisine d’une tribu de Pieds-Noirs, il ne serait point dit qu’il viendrait jusqu’à San-Francisco sans avoir goûté ce mets américain. Nous avions toujours le cœur gros en nous rappelant ce magnifique troupeau auquel nous avions dû présenter les armes sur les bords de la Nébraska, sans pouvoir le saluer autrement que par un hurrah formidable.
Quelques jours plus tard, arrivés au fort Hall, nous apprîmes que cette prudence nous avait peut-être sauvé la vie, ou tout au moins écarté le danger d’un engagement avec une troupe nombreuse d’Outlaws indiens, sorte de brigands du désert, composée de l’écume de toutes les tribus du Far-West, qui, deux jours après, avait assassiné un parti d’émigrants. Mais revenons à nos bisons.
Notre excellent Canadien avait souri de nos plaisanteries, et nous ne doutions pas qu’il n’eût le plus vif désir de nous mettre aux prises avec ces animaux. Depuis deux jours, il interrogeait en vain la plaine pour y trouver l’objet de notre convoitise. Aussi, nos préparatifs d’attaque furent-ils faits rapidement. Nous laissâmes quatre hommes à la garde des charriots. Notre petit corps expéditionnaire fut divisé en deux troupes. L’une d’elles, et j’en faisais partie, ainsi que Hartwood et M. de Cissey, devait franchir la rivière au point où elle coupait pour la première fois notre route, faire un détour de quelques milles, et revenir ensuite sur le cours d’eau, tous les chasseurs espacés en demi-cercle, à une assez large distance les uns des autres, pour se rapprocher ensuite peu à peu.
L’autre troupe qui, avant d’agir, avait ordre d’attendre que notre mouvement tournant fût exécuté, devait, à un signal donné, rabattre sur nous les bisons. Au bout d’une heure, nous étions tous postés. Hartwood nous avait placés au centre, M. de Cissey et moi. Quant à lui, il avait gagné une des extrémités de l’arc de cercle. Nous avançâmes alors rapidement, sans crainte d’être aperçus des bisons, dont nous étions séparés par la rivière et le rideau d’arbres qui en couvrait les bords. William nous avait donné pour instructions de viser le gibier autant que possible au défaut de l’épaule ; car il est rare qu’une balle arrête court ces robustes animaux. On a vu même des bisons, atteints au cœur, courir encore pendant plusieurs centaines de mètres avant de rendre le dernier soupir. Un bison peut recevoir douze ou quinze balles dans les autres parties du corps, et, malgré une longue poursuite, échapper aux chasseurs. Dans ces sortes d’expéditions, les chasseurs et les Indiens, après le premier feu, rechargent leurs armes, au galop de leurs montures, en versant seulement la poudre et en glissant immédiatement par-dessus la balle mouillée de leur salive. Ils tiennent à cet effet sept ou huit balles toutes prêtes dans leur bouche. C’est le mode que suivirent ceux d’entre nous qui n’avaient pas de fusils à bascule.
Depuis plus d’un quart d’heure déjà, les cris et quelques coups de feu de nos rabatteurs nous avertissaient que leur mouvement était commencé ; quelques minutes de galop nous avaient portés à cinq cents mètres de la rivière, et nous attendions immobiles, à une portée de fusil les uns des autres, lorsque, tout-à-coup, la bordure de saules et de frênes s’entrouvrit de notre côté et nous laissa voir, arrivant sur nous à toute vitesse, d’abord deux bisons, puis quatre autres, et enfin la bande tout entière. L’eau ruisselait de leurs flancs. En quelques minutes ils furent sur notre ligne.
Un magnifique taureau se dirigeait sur l’espace resté libre entre moi et M. de Cissey. Piquant des deux, nous nous élançâmes à la fois sur lui ; il reçut à dix pas nos quatre coups de feu : il fléchit et s’agenouilla ; mais, se relevant bientôt, il chargea mon compagnon en poussant un mugissement effroyable. M. de Cissey, excellent cavalier, voulut l’éviter en enlevant son cheval par un saut de côté, lorsque tout-à-coup les jambes de derrière du coursier s’enfoncèrent dans le sol, et cheval et cavalier se trouvèrent sur le flanc.
M. de Cissey avait été heureusement jeté du côté opposé à celui par lequel arrivait l’animal furieux, qui, exerçant sa rage sur le cheval, lui déchira le flanc de deux coups de ses cornes courtes, mais acérées. M. de Cissey, avec le sang-froid d’un Gaulois chassant l’auroch dans les forêts de la vieille Europe, se dégagea lestement, et, d’un coup de revolver à l’épaule, acheva l’animal, qui s’affaissa lourdement sur le pauvre cheval, à moitié privé de vie. Une cache où des chasseurs avaient déposé des trappes à castor était la cause de cet accident.
Le cheval de M. de Cissey, excellent animal, étalon mustang, d’un noir de jais, à l’œil intelligent et plein de feu, qu’il montait depuis notre départ de Jefferson-City, outre les graves blessures que lui avait faites le bison, s’était brisé la cuisse gauche. Nous fûmes contraints de l’achever sur place : un coup de pistolet dans l’oreille termina ses souffrances. Pauvre Black-Devil ! Tout-à-l’heure encore si brillant, et pourtant si docile, il allait maintenant servir de pâture aux ours et aux coyotes.
Lorsque nous retournâmes au camp, je surpris des larmes dans les yeux de M. de Cissey. Au désert, pour le voyageur et le chasseur, le cheval, c’est souvent un compagnon fidèle, un ami, parfois c’est la vie.
Pendant que s’accomplissait ce rapide épisode, nos compagnons ne restaient pas inactifs. Les coups de feu pétillaient autour de nous. Je vis Hartwood, chargé par un bison blessé, l’attendre de pied ferme, jusqu’à ce que l’animal fût à cinq pas de lui, et, à ce moment, enlever son cheval par un bond de côté qui eût fait le plus grand honneur à un picador espagnol ou à un gaucho. En même temps, il lui envoyait entre la bosse et la nuque un coup de carabine qui le rendit fou de douleur. Le bison se précipita dans la rivière, qu’il teignit de son sang, et où bientôt il expira.
Sept bisons furent tués sur place. Trois autres, y compris celui qui périt dans la rivière, allèrent tomber à quelque distance du lieu de l’action. Le reste s’échappa, plus ou moins grièvement blessé.
La curée fut faite rapidement ; nous primes seulement la peau et la bosse de chaque animal. Nous regagnâmes ensuite le campement du soir. Quelques heures après, deux bosses de bisons rôtissaient devant un feu clair et vif, et nous fournissaient un succulent repas, que nous arrosâmes largement et gaîment en causant des incidents de notre chasse.
Le 24 juillet, nous arrivâmes au point où la route tourne brusquement à l’ouest, pour quitter l’Orégon et gagner les montagnes de la rivière Humboldt. Cette direction était opposée à celle que nous devions suivre pour arriver au fort Hall, situé au nord ; nous abandonnâmes la route tracée pour nous engager dans l’espace désert compris entre la rivière Lewis et l’extrémité nord de la chaîne Wasatch. Vers midi, nous entendîmes de nombreux coups de feu, et nous arrivâmes bientôt au campement d’une tribu d’Indiens-Serpents, située au fond d’une vallée. Tout le village paraissait en révolution. Les femmes poussaient des cris aigus et avaient revêtu leurs plus beaux atours. L’eau de feu circulait largement dans les wigwams. Cette tribu avait fait, quelques jours auparavant, au fort Hall, un échange de fourrures contre de l’eau-de-vie, des étoffes, de la poudre et des fusils. Cette opération commerciale était la cause des saturnales auxquelles les Indiens se livraient lors de notre arrivée. Parmi les femmes, quelques-unes n’étaient pas dépouillées de certains attraits ; leur visage aurait pu passer pour joli dans les établissements. Nous eu fîmes la remarque à Hartwood :
« Ces beautés, nous dit-il, ont encore aux yeux de nous autres coureurs du désert cette qualité de n’être point insensibles. Plus d’un trappeur a pour maîtresse, et quelquefois pour compagne fidèle, une fille ou une femme indienne. Moi-même, pendant le cours de mon existence aventureuse, j’ai noué et dénoué avec ces sauvages houris des liens que vous autres Français appelleriez charmants, mais qui, pour moi, étaient utiles avant tout, en me facilitant la connaissance des mœurs et des dialectes des Indiens, notions indispensables pour commercer facilement avec eux.
» J’ai obtenu chez les Sioux les faveurs d’une des plus jolies Peaux-Rouges qui aient jamais dormi sous un wigwam. Elle se nommait l’Oiseau-qui-Chante, et sa voix était aussi douce que celle du moqueur. J’ai toujours pensé qu’elle était fille d’un blanc et d’une Indienne. Elle avait en effet les traits d’une Européenne avec la peau cuivrée du sauvage.
» L’Oiseau-qui-Chante était la femme d’un grand chef.
» Elle était jusqu’alors restée stérile et son mari la battait toujours, parce qu’elle ne donnait pas de guerriers à la tribu, tandis que ses quatre autres femmes l’avaient rendu chacune père d’un fils dont on a dit depuis : c’est le sang d’un brave.
» La pauvre fille était honnie, conspuée par ses quatre rivales, fières de leur fécondité. C’était sur elle qu’incombaient les corvées les plus pénibles, les travaux les plus durs. Et pourtant elle restait toujours douce et bonne, sans haine contre ses bourreaux. Je la rencontrai pendant une saison de chasse, que je passai chez les Sioux. Cette misère supportée avec résignation me toucha le cœur au moins autant que les charmes de la pauvre délaissée. C’était près de moi qu’elle venait se consoler de ses mésaventures et de ses souffrances de chaque jour. J’ai vu bien souvent ses charmantes épaules et sa gorge arrondie porter les traces bleuâtres et parfois sanglantes de la brutalité de son mari.
» Au bout de quelque temps, le chef découvrit notre liaison. Il n’osa se venger sur moi parce que j’étais dans ce moment chez sa tribu le représentant de la compagnie américaine des fourrures, qui lui aurait fait payer ma mort. Mais il se dédommagea sur sa femme ; les coups et les injures plurent encore avec plus d’intensité sur la pauvre Oiseau-qui-Chante. Bientôt elle dut rester des journées entières enfermée dans son wigwam. Lorsqu’elle en sortait, elle était surveillée de près ou de loin par son tyran, ou une de ses femmes. Pour passer quelques minutes avec elle, je n’avais d’autre moyen que de me glisser la nuit tout armé dans sa tente, séparée seulement par une peau de bison de celle du chef.
» Je n’ignorais pas que ma vie courait alors un grand danger. Car si j’avais été tué dans une de ces excursions nocturnes, personne n’eût eu le droit de demander compte de mon sang au mari outragé, bien que les Indiens n’aient point à l’égard de leurs infortunes conjugales les mêmes susceptibilités que les blancs.
» Enfin, un jour, Oiseau-qui-Chante, à bout de forces, me proposa de fuir avec moi, et de quitter pour toujours la tribu :
— Ami, me dit-elle, Oiseau-qui-Chante a le courage de la panthère et les jambes du daim ; elle t’accompagnera dans la prairie elle sera toujours à tes côtés dans les fatigues comme dans le repos, la nuit comme le jour. Elle veillera pour toi au moment du danger ; elle te préparera ta nourriture. Quand ton bras sera fatigué, elle portera ta carabine. Oiseau-qui-Chante sera toujours heureuse et contente, si ton regard lui dit : C’est bien.
» En entendant ces douces paroles, des larmes me vinrent aux yeux. Un pareil attachement me remuait profondément malgré tous mes efforts pour me contenir. Oiseau-qui-Chante s’en aperçut.
— Mon ami accepte ! s’écria-t-elle en se précipitant vers moi, et en couvrant mes mains de baisers.
» Mais bientôt cette ivresse se changea en désespoir lorsque je lui fis comprendre que ce projet était irréalisable. La fin de mon séjour dans la tribu approchait. Je devais regagner Saint-Louis, où je séjournerais quelques mois. J’ignorais ensuite sur quelle partie du continent américain je dirigerais mes pas, et dans quel genre d’entreprise je me lancerais. La pauvre fille s’assit alors dans un coin de la tente, ramena sa robe sur ses yeux, et demeura ainsi deux jours sans prendre de nourriture, absorbée dans sa douleur.
» Quelque temps après, pour éviter une nouvelle effusion de larmes, ayant réglé mes affaires avec la tribu, je partis furtivement la nuit, comme un coupable, le cœur serré, emportant avec moi le regret des heures écoulées. Mais je n’ai point oublié Oiseau-qui-Chante, et plus d’une fois, seul au désert, j’ai revu dans le passé la douce figure de la pauvre indienne.
— Mais, dis-je à William, dans des liaisons de cette nature, les sens ont plus de part que le cœur. Permettez-moi donc de vous demander si, dans le cours de votre vie, les occupations qui l’ont remplie ont jamais laissé place à quelqu’une de ces affections sérieuses qui font le bonheur ou le malheur d’une existence tout entière.
— Oh ! oui, reprit Hartwood en pâlissant, et d’une voix émue. Il y a eu dans ma vie une grande catastrophe, un nuage qui l’assombrira jusqu’au dernier jour. Vingt années se sont écoulées depuis lors, et cependant tout est encore présent à mon souvenir comme si c’était hier. Ce drame, si je vous le raconte, vous paraîtra sorti de l’imagination de quelque conteur, et pourtant ces cheveux qui argentent mes tempes sont là pour attester la vérité. Ils ont blanchi en quelques heures ; c’est l’œuvre d’une nuit de douleur et d’angoisse.
Voici ce que le trappeur nous raconta :
— En 1838, j’étais venu me reposer à Saint-Louis d’un voyage dans l’Ouest. Je devais rester deux mois dans cette, ville où m’appelaient aussi quelques affaires d’intérêt. Je fis la connaissance d’un Mexicain nommé José Ibarra, qui habitait les établissements au nord du Nouveau-Mexique, à Taos, petite ville située à vingt-cinq lieues au nord de Santa-Fé, au pied de la Sierra-Moro, sur un des affluents du Rio-Grande-del-Norte. Cet homme, aux passions violentes et joueur effréné de monte, comme presque tous ses compatriotes, était au demeurant un assez bon garçon, lorsqu’on savait être assez prudent avec lui pour éviter une querelle. Gambusino de son état, il était venu à Saint-Louis dans le but d’enrôler pour une expédition sur la rivière Gila un certain nombre d’Américains, car il avait le bon sens de préférer la solidité et le courage de la race saxonne à l’énergie souvent de peu de durée particulière aux Mexicains.
On parlait, depuis quelque temps déjà, de la découverte de riches placers sur les bords de la Gila. Mais la plupart des expéditions organisées dans les établissements du Nouveau-Mexique avaient échoué devant les fatigues et les dangers de cette exploration. Ces trésors étaient étroitement gardés par les Navajoes et les Apaches, et souvent la soif et la faim se coalisaient avec les Indiens, ces redoutables ennemis des chercheurs d’or.
A cette époque j’avais déjà parcouru le Far-West depuis la rivière Kansas jusqu’à la Nouvelle-Bretagne, ainsi que les deux versants des Montagnes-Rocheuses. Mais la plus grande partie de l’Utah, l’Orégon, la Californie et surtout le Nouveau-Mexique, m’étaient complètement inconnus. Le désir de voir de nouvelles contrées, de courir de nouvelles aventures, et peut-être aussi de m’enrichir, me déterminèrent à faire partie de l’expédition de José Ibarra, qui ne me ménageait pas les séduisantes descriptions des merveilles de la terre de l’or.
Un mois après, nous partîmes pour Taos, en compagnie d’une vingtaine d’Américains. Nous y arrivâmes au bout de six semaines. Là, nous devions attendre pendant une quinzaine de jours environ que la portion mexicaine de l’expédition fût réunie. Nous nous installâmes assez commodément dans une auberge, qui devint le rendez-vous de tous ceux qui composaient notre troupe. Tous ces gens étaient plus riches d’espérances que d’argent, ce qui n’empêchait pas le maître de l’auberge de leur faire crédit, comptant pour être payé sur les profits de l’expédition.
Le second jour de notre arrivée, José me présenta à un de ses compatriotes, nommé Miguel Tula, qu’il appelait son associé. La figure dure et sombre de cet homme me déplut tout d’abord. Quoique petit et assez maigre, on me le présenta comme étant d’une force et d’une vigueur peu communes. Une profonde cicatrice, produite par la blessure d’un coup de couteau, lui sillonnait la joue gauche depuis le nez jusqu’à l’oreille, et j’ai vu depuis que, dans une querelle, il était toujours un des premiers à jouer du couteau.
Le lendemain, José me proposa de rendre visite à sa mère et à sa sœur, qui habitaient un petit rancho, situé à une demi-lieue de la ville. Je l’accompagnai volontiers, ne sachant comment tuer le temps en attendant le départ. Au bout de vingt-cinq minutes nous arrivâmes à l’entrée du rancho. C’était une petite construction en adobes, couverte en paille de maïs, et divisée en trois pièces. Les murailles étaient en mauvais état, et la toiture à jour dans plus d’un endroit. Derrière la maison s’étendait un petit jardin entouré d’une haie de cactus, et couvert en partie d’herbes sauvages et d’arbres à fruits, à l’exception de la portion la plus rapprochée de l’habitation, qui était cultivée et produisait des pastèques et des légumes.
Lorsque nous entrâmes, les deux femmes étaient occupées à fabriquer des tortillas en farine de maïs. Je fus frappé de la beauté de la jeune fille ; elle s’appelait Juana. Quoique ses traits soient pour toujours gravés dans mon cœur et dans mes yeux, je vous dirai seulement qu’elle était belle, mais belle comme le sont les femmes de son pays. Je n’avais jamais vu que les Indiennes ou les visages roses de nos jolies Canadiennes et Yankees. Je fus vivement impressionné par cet œil ardent et profond, par cette peau d’une blancheur mate qui faisait ressortir l’arc noir des sourcils et l’ébène de la chevelure.
Je m’aperçus bientôt que Miguel Tula produisait sur la jeune fille un effet désagréable. Miguel s’approcha d’elle familièrement, et lui prenant la main, voulut l’embrasser. Juana se jeta vivement en arrière, avec un mouvement de dégoût ; elle passa de suite dans la pièce voisine, après avoir échangé quelques paroles avec son frère. Cette retraite fut considérée par ce dernier et par Miguel comme une bouderie ou un caprice ; et José m’apprit qu’il avait autorisé son associé à faire la cour à sa sœur, dont ce dernier allait bientôt devenir l’époux.
Au bout d’un quart d’heure Juana reparut et vint partager notre repas. Il était facile de voir qu’elle avait pleuré. De tout cela je conclus que l’union projetée aurait lieu contre le gré de la jeune fille. Je l’examinai bien pendant quelques heures que je passai ce jour-là au rancho. Elle était bonne et douce, respectueuse envers sa mère, pleine de sollicitude pour son frère. José me dit qu’elle vivait retirée, et que jamais on ne la voyait paraître dans les parties de plaisir, tertullias ou fandangos, pour lesquels les Mexicaines montrent un goût si prononcé.
Le soir, en regagnant Taos, je sentis que mon cœur était pris, et que mon bonheur était lié désormais à cette jeune fille. Elle avait paru me savoir gré des prévenances et du respect que j’avais montrés pour elle pendant cette première visite. Le lendemain, pendant que José vaquait à ses affaires, ou jouait au monte, je revins au rancho, et j’y passai la plus grande partie de la journée. Deux jours après, José et son associé s’absentèrent pour une semaine.
Quand ils revinrent, j’avais fait à Juana l’aveu de mon amour, et j’étais certain qu’elle m’aimait.
J’appris alors que son frère l’avait fiancée contre son gré à Miguel ; qu’elle détestait cet homme, dont les vices ne lui inspiraient que du dégoût ; mais ce Miguel était un habile chercheur d’or, et José espérait se l’attacher pour longtemps en lui faisant épouser sa sœur.
Nous passâmes ainsi quelques nuits bien heureuses dans le petit jardin du rancho en parlant de notre amour. Dans nos rêveries de bonheur nous entrevoyions toute une existence à deux dans cette chaumière, et sous ces ombrages. Et cependant nous sentions que, persister dans ces projets, c’était amener une catastrophe inévitable ; car Miguel aimait Juana, et José n’abandonnerait pas facilement les espérances de fortune que cette union pouvait réaliser.
Un évènement inattendu précipita cette catastrophe. Dans la nuit qui précéda le retour de José et de son associé, la mère de Juana, déjà vieille et infirme, mourut en quelques heures. Quand j’entrai le matin au rancho, je trouvai la jeune fille qui pleurait auprès d’un cadavre. Deux heures après, Miguel et José arrivèrent. Ma présence parut les étonner ; par discrétion, je revins à Taos.
Dans la nuit je retournai à la chaumière ; j’entrai avec précaution par la haie du jardin, et je parvins sans bruit jusqu’à la fenêtre de la chambre de Juana. Elle était seule et m’attendait. José et Miguel dormaient dans la pièce voisine. Juana m’apprit que son frère lui avait annoncé qu’elle épouserait Miguel dans quelques jours, avant notre départ pour la rivière Gila, afin que le nom de son mari la protégeât du moins pendant notre absence, et qu’elle abandonnerait alors le rancho pour venir habiter la ville. Elle avait alors tout avoué à son frère. José était entré dans une violente colère, qu’avait bientôt partagée Miguel, et tous deux proféraient contre moi des menaces de mort.
En me faisant ce récit, la pauvre fille tremblait de tous ses membres, en proie à une fièvre violente causée par les émotions de la nuit et du jour précédent. Je la quittai pour rentrer à l’auberge. Le jour venu, je réglai mon compte avec l’hôtelier, je visitai mes armes et j’harnachai mon cheval, afin d’être prêt à tout évènement.
J’attendis tout le jour sans voir paraître José et son associé, retenus au rancho par l’enterrement de la vieille femme. Une heure avant le coucher du soleil les deux hommes entrèrent à l’auberge, et demandèrent à l’hôte si j’étais dans la maison. Sur sa réponse affirmative, je les entendis se diriger vers ma chambre. J’avoue qu’en ce moment le cœur me battait à rompre ma poitrine. J’avais cependant déjà couru bien des dangers, pris part à de terribles scènes de carnage. Mais cette fois il s’agissait de celle que j’aimais, de mon bonheur, de l’homme avec lequel j’avais vécu depuis plus de deux mois.
Lorsqu’ils entrèrent, je fis tous mes efforts pour être calme. J’étais en costume de voyage, mon bowie knife et mes pistolets au côté. Mes deux adversaires n’avaient pour armes, du moins en apparence, que leur couteau. José prit aussitôt la parole, et sans transition, il m’accusa d’avoir ensorcelé sa sœur, et manqué au devoir de l’hospitalité et de la confraternité qui me liait avec lui. Bien que ce reproche fût assez plaisant de la part d’un Mexicain, la circonstance était trop grave pour me donner à rire, je lui répondis tout simplement que j’aimais sa sœur, que j’étais certain de son affection pour moi, et que nous nous étions juré d’être l’un à l’autre.
Pendant que nous échangions ces paroles, Miguel Tula, qui paraissait se contenir à peine, et dont la main tourmentait le manche de son couteau, s’avança vers moi les dents serrées, en me demandant si je renonçais à mes prétentions sur Juana. Je répondis : Non ! d’une voix ferme. Miguel tirant alors son couteau, s’élança sur moi. Mais d’un bond je franchis la table près de laquelle je me tenais, et, avant qu’il pût me rejoindre, je lui fis sauter la cervelle. Au même instant José arrivait aussi sur moi, le couteau à la main ; je retournai lestement le pistolet, et, d’un coup de crosse, je l’envoyai rouler à l’autre bout de la chambre. En deux bonds, je fus à l’écurie, je sautai sur mon cheval, et quelques minutes après j’étais sur le chemin du rancho.
Les étoiles commençaient à s’allumer à la voûte céleste ; l’air était chargé du parfum des fleurs ; la brise du soir murmurait à tous les buissons. Mais la tempête et l’orage étaient dans mon cœur. Lorsque j’entrai dans la chambre de Juana, elle était couchée sur une natte ; je fus effrayé de sa pâleur. Je lui racontai la scène qui venait de se passer, la pauvre fille ne l’avait que trop prévue. Je l’engageai à fuir avec moi. J’avais alors un excellent cheval qui nous porterait tous les deux jusqu’aux premiers forts du Kansas, en admettant que je ne pusse pas m’en procurer un autre à Santa-Fé.
— Non, William, me répondit-elle, laissez-moi mourir ici, je serais peut-être plus tard pour vous un embarras et un remords. Ici la fièvre et le chagrin me tueront assez vite pour que je ne souffre pas longtemps. Regagnez les Etats-Unis. Souvenez-vous seulement parfois de la pauvre Juana, qui vous aimait bien.
Je tirai alors de ma ceinture mon second pistolet encore chargé, je l’armai et dirigeant sur mon cœur l’extrémité du canon.
— Juana, lui dis-je, je vous jure par les cendres de ma mère que si vous refusez de me suivre et d’être ma femme, je me tue à l’instant.
Mon air froid et déterminé, en prononçant ces mots, firent comprendre à Juana que j’étais homme à faire ce que je disais. Elle se leva faible et chancelante :
— Je suis prête, William, me dit-elle.
Il n’y avait pas de temps à perdre, je sautai sur mon cheval, la pris en croupe, et nous partîmes.
Je me dirigeai vers le Sud pour gagner Santa-Fé, tourner ensuite l’extrémité sud de la Sierra-Moro et rejoindre la route du Kansas. Il eût été plus court de traverser la Sierra, où il existait peut-être quelque col praticable pour les cavaliers ; mais ne connaissant pas le pays je n’osais m’y aventurer.
La nuit était obscure ; on eût dit que mon vaillant cheval comprenait que j’emportais tout ce que j’avais de plus précieux au monde, tant il galopait avec ardeur. Les deux bras de Juana m’entouraient la taille, et je les sentais frissonner sous l’étreinte de la fièvre, tandis que le feu qui brûlait ma compagne arrivait jusqu’à moi à travers ses vêtements et les miens. Quatre ou cinq fois par heure, je m’arrêtais pour laisser souffler mon cheval et donner à Juana quelques gouttes de l’eau contenue dans ma gourde, que je remplissais aux rares et maigres ruisseaux que nous traversions.
Le lendemain, avant midi, nous arrivâmes à une lieue de Santa-Fé. Je déposai ma compagne dans un rancho abandonné, et remontant à cheval je galopai vers la ville. Quelques heures après j’en revins, amenant avec moi un cheval tout harnaché, que j’avais acheté. Mais la pauvre fille était si faible que je dus presque la porter sur sa selle. Nous partîmes au coucher du soleil, emportant quelques provisions achetées aussi à la ville.
Le lendemain, vers la nuit, nous galopions sur la route du Kansas. Mais Juana s’affaiblissait de plus en plus sous la fièvre ardente qui la minait. Elle avait de fréquents évanouissements, et serait tombée vingt fois si je ne l’eusse attachée solidement sur sa selle, tandis que je conduisais moi-même son cheval. Nous étions arrivés à l’endroit où le sentier traverse la rivière Moro, à quelques lieues du fort Union ; la chaleur était suffoquante, et un orage, aux éclairs silencieux pour nous, allumait dans le lointain les sommets de la Sierra, lorsque Juana, qui, depuis quelques heures parlait avec peine, me fit signe d’arrêter. Sautant alors en bas de mon cheval, je la pris dans mes bras, et la déposai à quelques pas sur l’herbe qui croissait au pied d’un cotonnier, non loin du bord de la rivière.
A genoux auprès d’elle, je voyais à travers mes larmes sa figure amaigrie, et ses yeux qui semblaient briller d’un feu intérieur. Dans un moment où je me penchais pour entendre ses paroles, elle passa un de ses bas autour de mon cou, et attirant doucement mon visage près de ses lèvres :
— William, me dit-elle, je sens que je meurs, et je meurs presque heureuse, puisque tu m’aimes. Si Dieu eût voulu que je vécusse, ma vie eût été consacrée à ton bonheur. Que sa volonté soit faite. Allons, ami, du courage ! Le missionnaire français qui, il y a trois jours, priait sur ma mère, m’a dit que nous serions un jour tous réunis dans le ciel. Adieu, ami ; plutôt, au revoir.
Je n’entendais presque plus sa voix. Je collai mes lèvres aux siennes ; j’étais fou ! on eût dit que je voulais souffler la vie dans ce corps d’où la vie s’échappait. Tout-à-coup le bras qui pressait mon cou s’amollit. Je sentis un frisson suprême courir dans tout ce corps charmant. Un léger souffle vint errer de ses lèvres aux miennes. Tout était fini ! j’étais seul avec un cadavre.
En ce moment, l’orage qui grondait depuis quelques heures sur la Sierra s’étendait au-dessus de la plaine. Je passai toute la nuit dans un anéantissement profond, les mains de Juana dans les miennes, et sentant la chaleur quitter peu à peu le cadavre. Quand le soleil parut, je pris mon couteau, et je creusai la fosse où allait s’engloutir le plus grand bonheur de ma vie. J’y déposai ma bien-aimée, sa tête fut la dernière partie du corps que je couvris de terre. Je ne pouvais me décider à jeter entre elle et moi ce voile éternel et suprême.
Quand j’eus fini cette horrible tâche, je sautai sur mon cheval, et saisi de vertige je m’élançai sans tourner la tête dans la direction du nord. Je ne sais pas combien de temps je courus ainsi. Je me souviens seulement que tout-à-coup un nuage passa devant mes yeux, et je sentis les rênes échapper de mes mains, tandis que je tombais lourdement à terre.
Quand je revins à moi, j’étais entouré d’Indiens Arapahoes. Je prononçais des mots sans suite. Ils pensèrent que le Grand-Esprit m’avait visité ; ils me placèrent sur mon cheval et me conduisirent à leur village, éloigné de douze ou quinze milles. J’y restai deux jours sans prendre de nourriture. Avec le calme mes idées revinrent ; ce fut pour pleurer encore. Puis je me souvins que j’étais homme et que je pleurais devant des Indiens. Je remontai à cheval et me rendis au fort Bents. Quelques semaines après j’étais de retour à Saint-Louis. Mes amis ne me reconnurent pas ; ils me prenaient pour mon père.
Je ne restai pas longtemps à Saint-Louis. J’avais besoin d’être seul avec mes souvenirs. Je partis pour l’Orégon, et souvent, au désert, j’ai pleuré des nuits entières en contemplant les étoiles, qui semblaient se pencher vers moi pour me parler d’elle.
Depuis ce temps, je n’ai plus aimé ; la vue d’une femme jeune et belle me fait tressaillir, et je me détourne des gens heureux.
Le 26 juillet, vers le soir, nous arrivâmes au fort Hall, situé sur la rivière Lewis. Nous y trouvâmes plusieurs partis d’émigrants ou de trappeurs. Les uns revenant de la Californie ou de l’Etat de Washington, les autres se dirigeant vers ces contrées.
Au nombre de ces derniers se trouvaient une jeune dame américaine et son mari, se rendant en compagnie d’une dizaine d’hommes à Olympia, dans le Washington. Elle se nommait mistress Harriet Pewel. Partie de Trenton, dans le New-Jersey, elle faisait la route à cheval depuis Jefferson-City. Bien qu’elle parût d’une organisation délicate, elle supportait vaillamment les fatigues du voyage. Un seul charriot accompagnait Mme Pewel et son mari. Un de leurs compagnons nous assura que cette intrépide amazone ne profitait que bien rarement pendant le jour du petit lit de repos que la voiture renfermait. Quoique portant un costume dont la forme se rapprochait de celui d’un homme, mistress Pewel chevauchait sur une selle d’amazone. Elle était vêtue d’un justaucorps et d’un large pantalon en velours vert écru ; des guêtres de daim dessinaient sa jambe élégante et fine, des bottines en cuir, un chapeau en poil de vigogne complétaient son costume. A la voir ainsi légère et rieuse on l’eût prise pour un jeune homme de quinze ou seize ans, si de beaux et longs cheveux châtains descendant sur le col, soutenus par une résille, n’eussent révélé son sexe. Elle portait un léger fusil à bascule et une cartouchière en cuir verni dont la ceinture serrait sa taille élancée.
M. Pewel et sa charmante femme nous apprirent que, deux jours après notre passage sur le territoire des Pawnees, une troupe d’émigrants composée de quarante-cinq hommes, six femmes et deux enfants avaient été attaqués à vingt lieues du fort Laramie, près de la rivière Horse, par une bande composée d’une centaine de brigands du désert. On retrouva sur le terrain les cadavres de dix-sept hommes et d’un enfant. Ces malheureux avaient été scalpés, les femmes et les hommes survivants emmenés prisonniers, les charriots pillés et incendiés.
La bande coupable de cet assassinat était composée de l’écume des tribus au sud de la Nébraska, telles que les Cheyennes, les Arapahoes. On croyait que des Apaches et des Navajoes, qui habitent les déserts au nord du nouveau Mexique et du Texas, faisaient partie de cette horde. On trouva en effet, sur le théâtre de la lutte, car les émigrants s’étaient défendus, les débris d’une lance Navajoes.
A la nouvelle de cette catastrophe, les tribus avoisinant le fort Laramie, firent connaître au directeur de cet établissement qu’elles niaient toute participation à cet évènement ; et elles se mettaient à sa disposition pour châtier ces brigands, aussi bien les ennemis des Peaux-Rouges que des blancs.
15 Août. — Nous avons atteint aujourd’hui le fort Walla-Walla, au confluent des deux branches sud et nord de la Columbia, et sur les limites des Etats d’Orégon et de Washington.
En quittant le fort Hall pour nous diriger sur le fort Boisé, nous traversâmes le territoire des Indiens Bounacks, immenses plaines arides et desséchées sillonnées seulement par de rares et maigres cours d’eau, affluents de la rivière Lewis. Ce n’est que cent cinquante lieues plus loin, en approchant du fort Boisé et de la rivière aux Malheurs, que la végétation reparaît avec une splendeur qui annonce déjà les chauds rivages de l’Océan pacifique.
Arrivés le 5 août au fort Boisé, nous aperçûmes dans un lointain horizon les sommets des Montagnes-Bleues. Ce fort est situé à quelques lieues du point où la rivière aux Malheurs se jette dans la branche Lewis. Depuis cet établissement, jusqu’à la profonde vallée par laquelle notre route traversait l’extrémité nord de la chaîne des Montagnes-Bleues, nous côtoyâmes pendant dix jours de magnifiques contrées couvertes d’épaisses forêts et de prairies luxuriantes qui nous rappelaient, avec des teintes plus chaudes, les plus belles prairies du Kansas.
Cette partie de notre voyage s’accomplit sans incidents remarquables, nous ne fûmes en aucune façon inquiétés par les Indiens, quoique les tribus de cette partie de l’Amérique fussent en hostilités continuelles avec les troupes fédérales ; mais elles ont reçu quelques vigoureuses leçons. Deux années auparavant, le colonel américain Kelly, et le détachement qu’il commandait, fut mis par les Indiens dans une position assez critique, si l’on en juge par la dépêche suivante, dont on nous montra la copie au fort Walla-Walla :
« Nous nous rendions de la rivière Do Shute à la vallée de Whitman, lorsque nous fûmes attaqués par quatre cents Indiens contre lesquels nous nous défendîmes tout le jour, en avançant de dix milles le long de la rivière Walla-Walla. A la nuit, le combat fut suspendu par la fuite des Indiens. Nous les avons délogés de toutes leurs positions derrière les broussailles, sur le bord du fleuve et sur les hauteurs avoisinantes. Le lendemain, le combat fut repris et tout le jour encore le harcèlement continua. Le soir, ils s’enfuirent comme ils avaient fait la veille. Pendant cette seconde journée leur nombre s’était beaucoup accru ; ils devaient excéder six cents. Au jour, des projectiles furent échangés de nouveau, et, je regrette de le dire, beaucoup de braves soldats tombèrent à mes côtés. Cependant les pertes des Indiens ont dû beaucoup dépasser les nôtres.
» Parmi les morts, je dois citer le chef de la vallée Walla-Walla, le célèbre Peu-Peu-Mox-Mox ; il avait été fait prisonnier, et comme il essayait de s’échapper pendant la bataille, on le tua, lui et quatre autres prisonniers qui avaient partagé la tentative de leur chef. Le jour qui suivit, nous nous attendions à une nouvelle attaque, et j’avoue qu’elle nous inquiétait, impuissants comme nous l’étions à continuer le combat. Nos munitions commençaient à s’épuiser, et nos chevaux à succomber à la fatigue. Les pauvres animaux étaient devenus si faibles, qu’il nous était impossible de charger les Indiens. Ceux-ci, montés sur des chevaux frais, nous eussent facilement échappé. Nous nous maintenons derrière une palissade assez forte que nous avons construite. Nos munitions seront épuisées dans deux jours, et, si nous ne recevons pas d’ici là des secours du fort Henriette, notre situation sera des plus critiques. Quant aux provisions de bouche, il nous en reste au plus pour trois jours. Envoyez-nous donc toutes choses ici promptement, je ne quitterai ce poste qu’à la dernière extrémité. » Le brave colonel fut heureusement secouru à temps, et les Indiens définitivement repoussés.
Les conditions dans lesquelles on fait la guerre contre les Indiens, à l’ouest de la Columbia, en deçà des cascades, dans les territoires de l’Orégon et de Washington, sont d’une nature à part. C’est une entreprise fort sérieuse. Elle présente des difficultés de terrain, d’accès, d’approvisionnement, dont les autres luttes avec les Indiens donnent à peine l’idée. Elle place en outre les troupes des Etats-Unis en face d’ennemis réellement redoutables par leur énergie, leur courage, leurs armes et la résolution bien prise de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Les tribus indiennes de ces contrées ne sont cependant pas toutes disposées au combat, mais le plus grand nombre sont hostiles et ne seront réduites qu’avec de grandes difficultés.
Dans ces déserts, la marche des troupes est fort lente. Du fort Dalles à la jonction des deux bras de la rivière Snake, la distance à parcourir est d’environ deux cents milles. Quelques semaines auparavant, un détachement avait effectué ce trajet. Un officier, blessé pendant les premiers jours de l’expédition, et qui achevait de se rétablir au fort Walla-Walla, nous donna quelques détails sur la guerre dans ces contrées.
« Quel pays pour la poussière, nous disait-il. Elle est quelquefois si dense, qu’il est impossible de distinguer les objets à quelques pas. Les hommes sont contraints de marcher les uns près des autres, escortant les pièces d’artillerie ou les charriots, sous une chaleur étouffante, enveloppés d’une poussière impalpable, sous le rayonnement d’un soleil sans pitié, manquant d’eau, et ayant en perspective une marche de vingt-cinq milles par jour sur du sable, dans ces conditions. Vous pouvez concevoir l’idée des félicités dont jouissent ceux qui vont faire la guerre aux Siwaches du territoire de Washington. »
Le petit corps d’armée dont cet officier faisait partie était sur les bords de la rivière Snake, où il attendait des renforts. Aucun engagement sérieux n’avait encore eu lieu. Plusieurs fois, il s’était trouvé à portée des Shoshones, mais sans les inquiéter. L’ennemi contre lequel on devait surtout frapper se composait des tribus Spokans, Pelouse, Siwaches et leurs alliés. Un traité a été conclu avec les Nez-Percés. Ils ont fourni trente jeunes guerriers, qui marchent avec les troupes fédérales contre l’ennemi commun, et obéissent à des chefs renommés, Sported, Eagle et le capitaine John. Les Indiens portent l’uniforme des troupes d’infanterie, mesure jugée nécessaire pour les distinguer des autres Indiens. Ils sont fiers de porter ce costume, et c’est plaisir de voir combien un tel honneur les grandit à leurs propres yeux.
On considérait la saison déjà bien avancée pour commencer une campagne décisive cette année. Les Indiens ont pour tactique de laisser avancer l’ennemi, de mettre le feu aux herbes desséchées et de battre en retraite. Ils ne livrent de combat qu’autant qu’ils sont sûrs des avantages de la position. Ceux contre lesquels est dirigée l’expédition sont résolus à une lutte à outrance ; ils ont repoussé les ouvertures que leur a faites le général Clarke. Ce ne sont pas des ennemis à mépriser, et ils ne ressemblent en rien aux sauvages du Sud. Ils sont réellement braves, bien armés, pourvus de munitions de guerre, et bons tireurs. Ils sont au nombre de mille ou quinze cents guerriers. Ils combattent pour leurs pénates. Les troupes franchiront la rivière Snake, dans quelques jours. Les Indiens ont déclaré, dit-on, aux Fédéraux que, s’ils franchissaient ce nouveau Rubicon, aucun d’eux ne reverrait les Etats-Unis.
L’ensemble des forces qui doivent opérer contre ces Indiens est composé de six compagnies d’artillerie, sous le commandement du capitaine Keyes, et de six compagnies d’infanterie commandées par le major Grier et le capitaine Dent, en tout six cents hommes obéissant aux ordres du colonel Wright. En même temps que ce détachement doit agir dans la direction de Walla-Walla au fort Colville, le major Garnett, commandant une autre colonne, a mission de se porter sur la ligne de Simcoé à Colville, du côté de l’Est. Leurs mouvements sont combinés de manière qu’ils puissent se porter un mutuel appui, en pourchassant les Indiens dans tout l’est des Cascades. Du fort Simcoé, un détachement doit éclairer la voie qui conduit au fort Okanagan, direction que suivent les mineurs entre l’Orégon et les nouvelles mines du nord.
Le fort Walla-Walla. — Les Chimneys-Rocks. — L’Etat de Washington. — Topographie et productions. — Colonisation. — La Chaîne-Cascade. — De Portland à San-Francisco. — Une affaire d’honneur. — Les voleurs californiens. — Arrivée à San-Francisco.
Le fort Walla-Walla, situé au confluent des deux branches sud et nord de la Columbia et des rivières Yakima et Walla-Walla, est placé dans une magnifique position. D’un côté il domine les immenses plaines de l’Orégon, de l’autre les vastes plateaux de l’Etat de Washington.
Aux environs du fort, la nature est d’une admirable richesse, et surtout d’une originalité que je n’ai point rencontrée ailleurs en Amérique. La Columbia, fleuve large et profond, tantôt répand au loin ses ondes tranquilles, tantôt roule impétueuse à travers de gigantesques rochers. Nous restâmes six jours au fort, et tandis que nos compagnons s’occupaient de nivellements et de topographie, je fis, avec Hartwood et M. de Cissey, quelques excursions, notamment jusqu’aux Chimneys-Rocks. La plus curieuse de ces roches bizarres, qui dominent la Columbia, représente assez bien un pain de sucre, au sommet duquel se dresse un monolithe dont la forme hexagone assez régulière semblerait presque résulter du travail de l’homme, plutôt que d’un jeu de la nature. Mais la puissance humaine n’a jamais pu manier une semblable masse, qui, dans l’antiquité même, aurait défié les efforts des races Pélasgiques.
A partir du fort Walla-Walla, la rivière Columbia coule vers l’Océan pacifique ; monté sur l’un des sommets voisins des Chimneys-Rocks, j’apercevais devant moi le grand fleuve roulant ses eaux vers l’occident, au milieu de cette nature grandiose et sauvage, tandis que le mont Hood, le point le plus élevé de la chaîne Cascade, étincelait sous ses neiges éternelles.
L’Etat de Washington, dont j’ai visité seulement l’extrémité sud, le long du cours principal de la Columbia, est, avec le nouveau Mexique et l’Utah, le moins connu des territoires récemment annexés aux Etats-Unis. Lors de notre passage dans ces contrées, la découverte des riches mines de la rivière Frazer et de la Thompson-River, dans la Colombie anglaise, commençait à attirer l’attention sur cette partie du continent américain. Lorsque nous arrivâmes au fort Walla-Walla, avides d’avoir des nouvelles de France et du monde civilisé, nous demandâmes les journaux qu’apporte, chaque semaine, le courrier de Portland ; voici ce que disait une feuille de New-York, sur l’avenir et la topographie de ces contrées à peine connues en Europe :
« Puisque tous les regards sont tournés vers le nord, du côté des Nouvelles-Mines, le moment est favorable pour jeter, en passant, un coup-d’œil sur le territoire de Washington, appelé à figurer un jour parmi les Etats de l’Union. Nous avons dû nous occuper, tout d’abord, de fournir aux intéressés, soit directement, soit indirectement, les documents relatifs aux placers situés sur les possessions britanniques. En admettant que les prochaines nouvelles confirment le bruit répandu sur leur richesse, plusieurs chercheront à se rendre sur les lieux par la voie d’eau, en suivant la mer, le détroit du Puget et le golfe de Georgie, jusqu’au Bellingham-Bay ; d’autres préféreront peut-être la voie de terre, à partir de l’Orégon. Pour ceux-là et pour tous en général, quelques notions sur le territoire peu connu de Washington seront lues avec intérêt.
» Les ressources de ce territoire sont nombreuses. Il possède d’immenses forêts de cèdres, de sapins et de pins, qui s’élèvent à des hauteurs prodigieuses. Son sol est riche et capable de produire d’excellentes récoltes. Sa population est d’environ dix mille âmes. Olympia est la ville principale. Elle est assise à l’extrémité sud de Puget-Sound, à deux cent milles de l’Océan. Sa situation est admirable, et chaque jour voit s’accroître son importance. Elle possède plusieurs moulins à farine, des scieries mécaniques hydrauliques et à vapeur, et fait un grand commerce de bois de construction. Des établissements de quelque importance ont commencé à s’y former en 1844. Avant cette époque, toute cette partie du territoire était possédée par la Compagnie d’Hudson-Bay. Le voisinage des Indiens a été le principal obstacle à l’agglomération plus rapide de sa population. Des communications faciles existent entre cette place et Cathlamette, située à l’embouchure de la rivière Columbia.
» Puget-Sound est l’un des détroits les plus heureusement situés du monde. Il est coupé d’îles et de presqu’îles qui contournent dans toutes les directions, et créent de nombreux ports dont chacun aura un jour son importance. Sa largeur varie de six à quarante milles ; sa conformation révèle visiblement une origine volcanique. Plusieurs de ces îles offrent à l’agriculture les ressources d’une excellente terre végétale. Les eaux du détroit sont très-poissonneuses. On y trouve notamment en abondance, du saumon, de la morue, des huîtres, des clams, et une multitude d’autres coquillages.
» Steilacoom n’est encore qu’un village. Sa situation est pittoresque et des plus agréables. Il s’étend au pied d’une haute montagne, au-dessous d’Olympia. Il s’y est établi plusieurs usines qui prospèrent. Une compagnie y expédie des espars pour les îles Sandwich, pour San-Francisco, l’Australie et la Chine.
» Seattle se trouve à soixante milles environ, au-dessous du principal détroit. Tout près de là est une mine de charbon fort étendue. On y compte environ deux mille âmes. Cette petite ville possède des moulins, des magasins ; ses affaires sont en voie de progrès. Il faut citer encore les ports Orchard, Gamble et Ludlow. La douane est établie à Port-Townsend, ville éloignée d’environ cent milles de la capitale.
» Bellingham-Bay se distingue par de nombreux établissements. On y a établi un poste militaire. Un grand nombre de navires y prennent leur chargement. On y exploite de très-importantes veines de charbon, dont la qualité commence à être appréciée à San-Francisco. Ses gisements sont considérés comme inépuisables.
» L’île de Vancouver est séparée par le golfe de Géorgie de l’île San-Juan. Le droit à sa possession est l’objet d’une contestation entre les gouvernements anglais et américain. Elle est à cent soixante milles environ d’Olympia. Sa longueur est de quatre-vingt-dix milles, sa largeur de quatre-vingts milles. Une grande partie de ses terres est naturellement propre à la culture. Victoria en est le point habité le plus important. C’est aussi le centre des opérations de la compagnie d’Hudson-Bay. Sa population est de deux mille âmes. De cette ville s’expédient tous les ans, pour l’Angleterre, des fourrures pour une valeur qui dépasse un million de dollars.
» Il ne peut pas être douteux qu’avant peu d’années l’émigration envahira ce territoire réellement remarquable. Son climat est pur et salubre. Les terres y sont encore sans valeur, mais d’une qualité qui les fera certainement rechercher, et elles obtiendront un bon prix à mesure que la population s’y accroîtra. »
2 Octobre. — Nous sommes depuis hier à San-Francisco, en pleine civilisation californienne. Nous étions partis à une trentaine de Jefferson-City : huit d’entre nous arrivent seulement dans la capitale de la Californie. Depuis le Lac-Salé, nous avons semé nos compagnons sur la route : sept d’entre eux sont restés dans la cité des Mormons, où ils vont goûter les loisirs qu’Adam Smith a fait à ses élus ; cinq autres ont gagné les Montagnes-Bleues, dans l’Orégon, où ils s’établiront pour une saison de chasse. Le reste nous a quitté à Portland, à Salem, à Marysville, à Sacramento. Nous nous sommes presque toujours séparés à regret ; sans espérance de nous rencontrer jamais. Le hasard nous avait réunis sur le vaste continent américain ; nous avions dormi sous les mêmes étoiles, couru les mêmes dangers, c’était assez pour former entre nous ces liens dont on ne connaît la force que lorsqu’on les brise.
Il était temps que nous arrivassions. Nos pauvres chevaux succombent à la fatigue. Nos vêtements de peau sont usés et durcis par le soleil, l’air, la pluie, la chaleur ou le froid. Quant à moi, cette nourriture presque exclusivement composée de viandes, à laquelle nous sommes astreints depuis quatre mois, m’a causé un échauffement du sang, qui se traduit par des démangeaisons insupportables sur la surface du corps. Je me reposerai, pendant la saison d’hiver, en visitant San-Francisco et ses environs, et en prenant, si les requins me le permettent, quelques bains sur les tièdes plages du Pacifique.
Je reviens à notre départ du fort Walla-Walla.
Nous quittâmes cet établissement le 22 août, et nous marchâmes pendant six jours sur la rive droite de la Columbia, ayant devant nous les sommets neigeux de la Chaîne-Cascade, à notre droite le mont Adam, à notre gauche le mont Hood, le premier dans le Washington, le dernier dans l’Orégon. Le septième jour, nous atteignîmes les premiers contreforts de la chaîne, et nous entrâmes vers le soir à Cascade-City, la seule agglomération un peu importante, si l’on excepte la cité du grand Lac-Salé, que nous ayons rencontrée depuis notre départ de Jefferson.
Le lendemain, nous traversions la chaîne principale, en suivant la vallée de la Columbia. Dans ce parcours, le fleuve franchit plusieurs rapides, qui ont donné le nom de Cascades à ces montagnes. La route côtoie la chute principale, à une lieue de distance, et quoique éloignés nous entendions le mugissement des eaux, qui se précipitent à travers d’énormes rochers d’origine volcanique.
Dans cette vallée, la température était fort basse ; le 3 septembre, à midi, le thermomètre marquait seulement 9° centigrades au-dessus de zéro. A trois heures de l’après-midi, Hartwood m’apprit que nous descendions alors vers le Pacifique, dont nous n’étions plus éloignés que de vingt-cinq lieues environ. J’approchais donc enfin des rivages de cette mer, que j’appelais de mes vœux depuis quatre mois. Notre route, par certains endroits, était tellement déclive, que nous étions obligés de descendre de nos chevaux pour les soutenir, et d’enrayer les charriots. La végétation devenait plus abondante. Enfin, le soir, après avoir franchi un des détours du chemin, nous aperçûmes tout-à-coup les toits et les églises de Portland, qui étincelaient sous les rayons d’un admirable soleil couchant. Déjà la température était plus douce, l’air chaud et chargé de senteurs. On eût dit que nous venions de franchir la limite de deux mondes. Une heure après, nous entrions à Portland, et nous nous trouvions jetés tout-à-coup au milieu du mouvement et du tumulte d’une grande cité.
Nous séjournâmes vingt-quatre heures dans cette ville. Une journée et demie de marche nous conduisit ensuite à Salem, la ville capitale de l’Etat d’Orégon. Nous descendions alors droit au sud, nous dirigeant vers San-Francisco, par la belle vallée comprise entre le Pacifique et la côte ouest de la Chaîne-Cascade. Nous apercevions au pied des montagnes de magnifiques prairies, plus haut s’étalaient de sombres forêts, çà et là tachetées de neiges qui recouvrent ces hautes cimes que la superstition des Indiens a peuplées de mauvais esprits.
Le 10 septembre, nous aperçûmes les monts Langhlin et Pitt, les deux plus hauts pics au sud de la Chaîne-Cascade. Le 17, nous franchissions, dans la partie montagneuse, les limites de l’Etat de Californie, et nous descendions dans la vallée du Sacramento. Jamais peut-être, dans tout le cours de mon voyage, mes yeux n’avaient été frappés d’un spectacle plus grandiose.
Devant nous, presqu’à nos pieds, s’étendait la belle vallée de Sacramento, avec son soleil brillant, son ciel bleu foncé, ses brises chaudes et parfumées, ses magnifiques forêts, ses prairies toujours vertes. Derrière nous le mont Pitt et la Chaîne-Cascade ; à notre droite toute la partie de ces montagnes qui court vers le Pacifique ; à notre gauche, le mont Bashtl ; puis à l’horizon, à soixante lieues de distance, étincelaient les premières cimes de la Sierra-Nevada. Nous couchâmes à Yreka, bourgade située au pied des montagnes.
A mesure que nous approchions de San-Francisco, il était facile de reconnaître que nous foulions la terre de l’or. Une activité plus grande éclatait autour de nous ; à chaque instant nous rencontrions des voyageurs à pied ou à cheval, et de nombreux convois de mules ou de charriots. Les villes se multipliaient ; ce n’était plus le désert, avec ses horizons sans bornes, où l’on est seul avec la nature et Dieu. J’avais quitté la civilisation sur les bords de l’Atlantique, je la retrouvais jeune, emportée, ardente, sur les bords de l’Océan pacifique.
Le 26, nous entrâmes à Marysville. A quelque distance de la cité, nous aperçûmes sur notre gauche un rassemblement assez nombreux. Je me détachai de notre convoi, avec MM. Wyde et de Cissey, pour connaître quelle en était la cause. Nous apprîmes alors qu’une affaire d’honneur avait amené sur le terrain deux courtois terrassiers d’origine indienne, qui allaient vider leur différend les armes à la main, et selon les règles les plus rigoureuses du code du duel. Les deux champions avaient dédaigné l’usage du rifle à quarante pas. Le revolver à douze pas, avec facilité de marcher l’un sur l’autre et de tirer à volonté ne leur avait pas souri davantage. Se souvenant qu’ils appartenaient à une lignée de guerriers, ils donnaient la préférence à l’arc et aux flèches ; ce qui leur paraissait moins meurtrier. Ils étaient accompagnés de leurs témoins, bons amis de la bouteille.
Curieux d’assister à cette scène de mœurs, nous contemplâmes le combat du haut de notre selle. Les deux gentlemen échangèrent quelques flèches, et furent légèrement blessés. Les témoins déclarèrent alors satisfaites les exigences du point d’honneur et emmenèrent les adversaires au cabaret. Là, comme de vrais chevaliers, oubliant leur rancune après le combat, ils échangèrent de cordiales poignées de main, et cimentèrent leur réconciliation à l’aide d’un déjeûner convenablement arrosé de tafia.
Le 27, nous entrâmes à Sacramento-City. Quelque temps avant notre passage, les environs de Sacramento et de Marysville étaient exploités par une bande de brigands, dont le chef se nommait Tom Bell, et qui semaient dans cette contrée le vol et le meurtre. Tom Bell fut enfin pris et pendu. Le sherif Henson, du comté de Placer, dont je fis la connaissance à Sacramento, me donna les détails suivants sur cette capture, à laquelle il avait pris la part la plus active ; c’est là un des côtés les plus pittoresques de la vie du magistrat en Californie :
« Ayant reçu l’avis officiel que Tom Bell et une partie de sa bande étaient sur la route, dans le voisinage de Franklin-House, je formai un poste à Auburn et partis pour aller les arrêter. Il était tard lorsque la convocation eut lieu, et ce ne fut pas avant minuit que les volontaires arrivèrent au lieu indiqué. A cette heure, une partie de mes hommes s’approcha de Tom Bell, Ned-Conway, et un autre appelé Texas, près de Franklin-House, les reconnut et leur ordonna de se rendre. Les voleurs tirèrent leurs pistolets, mais le député sherif Moore, qui conduisait le détachement, les prévenant, fit feu, et atteignit Ned Conway, qu’il traversa d’une balle. Son cheval l’entraîna quelques pas plus loin dans les broussailles, et il tomba mort.
Bell et Texas ripostèrent au feu des assaillants, et une vingtaine de coups environ furent échangés ; l’un d’eux atteignit un des chevaux des hommes du sherif. Les voleurs se retirèrent alors avec rapidité sur la route. Accompagné du député sherif Bartlett, je me portai à leur rencontre ; nous étions tous deux armés de fusils à deux coups. Nous dirigeâmes alors nos armes vers les brigands ; mais nos deux premiers coups ratèrent ; nous visâmes alors une seconde fois, et nous vîmes Tom Bell et Texas tomber de leurs chevaux, après nos coups de feu, et se traîner dans les broussailles. Nous cherchâmes avec soin dans les environs, mais nous ne les découvrîmes point et on ne put s’emparer que des chevaux. Quelques jours après, Tom Bell fut fait prisonnier, et pendu le même jour, à cinq heures du soir. »
Le 1er octobre, nous tournâmes le Monte-Diabolo ; et San-Francisco, sa magnifique baie et ses mille vaisseaux apparurent à nos regards, tandis qu’au loin, la mer Pacifique roulait ses lames d’or.
San-Francisco en 1859. — Un immeuble qui voyage. — Le gouverneur de la Californie. — Les Chinois à San-Francisco. — Le théâtre chinois. — Les Chinois et le jeu. — Un tripot clandestin.
San-Francisco possède un des plus magnifiques ports de l’univers ; sa baie est assez vaste pour contenir les flottes de guerre et les flottes marchandes du monde entier, et les abriter contre le vent et la tempête. Cette baie renferme des îles admirablement situées pour être fortifiées et défendues. Je fus frappé de l’aspect imposant de certaines rues, d’une longueur remarquable, garnies de magnifiques maisons et de vastes édifices. Les faubourgs sont formés de maisons de campagne entourées de beaux jardins. Mais ce qui me parut surtout extraordinaire, c’était, au milieu de son originalité, l’aspect vraiment européen de cette ville, née d’hier. Bibliothèques, théâtres, cafés-concerts, restaurants à l’instar de Paris, rien n’y manque ; et j’avoue que j’éprouvai une joyeuse surprise à la vue de cette enseigne :
AU PÈRE LATHUILE,
HOTEL ET RESTAURANT.
Il me semblait en la lisant, que j’étais plus près de la France ; elle me rappelait aussi des souvenirs de jeunesse, qui n’étaient pas sans charmes à trois mille lieues de la patrie.
Au mois de novembre 1858, San-Francisco comptait plus de 60,000 habitants. Quelques chiffres indiqueront la progression rapide de cette ville, appelée à devenir le centre du commerce et le point de transit le plus important sur le rivage de l’Océan pacifique.
En 1846, San-Francisco ne comptait que 200 habitants ; en 1849, ce nombre était plus que doublé. Quatre années plus tard, cette ville renfermait 50,000 âmes. Elle compte aujourd’hui douze feuilles politiques paraissant tous les jours et plusieurs journaux hebdomadaires. Les signes précurseurs de temps meilleurs et plus prospères, pour la Californie et San Francisco, deviennent plus évidents et plus certains de jour en jour. On peut constater ce fait avec une satisfaction d’autant plus vive, que l’amélioration dont on ressent déjà les heureux effets paraît devoir être sérieuse et durable. Elle ne repose pas sur des espérances ou des illusions, elle a sa raison d’être. L’émigration nombreuse qui vient tous les jours augmenter la population est une garantie de la réalisation de ces espérances.
Au printemps de 1853, et malgré les bénéfices obtenus aux mines, il y avait à San-Francisco plus de cinq cents maisons à louer. En 1858, l’emplacement de la ville était déjà trop restreint, et le nombre des maisons en bois, la cause de tant et de si désastreux incendies, devenait moins grand de jour en jour. Un journal californien a publié une assez plaisante anecdote, où il est prouvé que si des habitations de cette nature ont l’inconvénient de brûler facilement, elles offrent du moins l’avantage d’être déplacées au gré du propriétaire ; ce qui est une précieuse ressource, dans le cas de mauvais voisinage.
« Une maison en bois, élevée de deux étages, ayant trente pieds de façade sur soixante de profondeur, a été transportée du coin des rues Pacific et Drum, sur un lot vacant rue Pacific, avec tout son contenu, locataires, meubles, fournitures et approvisionnements. Cette maison est une sorte d’hôtel garni, tenu par un Allemand, nommé Georges Roeben, qui payait trois cent soixante-quinze dollars par mois pour la location du terrain, en vertu d’un bail fait en 1853. N’ayant pu obtenir la diminution qu’il demandait, et ayant trouvé pour soixante-cinq dollars un lot vacant rue Pacific, il s’est décidé à emporter sa construction. Mais il y avait une difficulté, c’était de nourrir et de loger ses soixante-dix ou quatre-vingts pensionnaires pendant le temps qu’exigerait le transport. Puis il y avait au rez-de-chaussée un débit de liqueurs qui chômerait pendant ce temps, ainsi que la boutique d’un marchand de cigares et l’établissement de blanchisseur d’un Chinois. Georges Roeben qui est, paraît-il, un homme entreprenant, ne s’est pas trouvé arrêté par ces obstacles, qui constituaient seuls la difficulté ; car enlever et transporter sa maison, c’était le moindre des embarras.
» Il a donc prévenu tous ses locataires que sa maison allait se mettre en marche, mais que cette promenade n’apporterait aucune interruption aux affaires de chacun : ses pensionnaires seraient logés et nourris, le marchand de liqueurs et le débitant de tabac continueraient à vendre, l’un ses petits verres, l’autre ses cigares, et John le Chinois blanchirait le linge de ses pratiques. Et, de fait, la maison s’est mise en marche sans qu’on ait enlevé un verre, une chaise. John a, chemin faisant, rendu ou reçu le linge qu’il avait à blanchir, les pratiques sont venues boire le petit verre ou acheter leurs cigares ; les locataires de Georges Roeben ont déjeûné, dîné, couché comme d’ordinaire ; les chambrières ont fait les lits, et le chef a continué à chauffer ses fourneaux. Ce singulier voyage a duré quatre jours. La distance était courte, deux squares seulement à franchir ; mais la prudence commandait d’aller lentement pour arriver sûrement ; aussi la maison n’a-t-elle parcouru qu’un demi-square par jour. L’opération a parfaitement réussi, et le succès a justifié la confiance de Georges Roeben et de ses locataires. »
Lors de mon passage à Washington, il m’avait été donné une lettre de recommandation, près de M. Weller, gouverneur de la Californie. Ma première visite fut pour lui, il m’accueillit avec la plus aimable bienveillance, et après avoir pris connaissance de la lettre d’introduction, il me fit de nombreuses questions sur mon voyage. Nous causâmes ensuite de la Californie et du rôle que San-Francisco est appelé à jouer sur les bords du Pacifique.
M. Weller, gentleman d’une distinction parfaite et d’un savoir remarquable, est, comme administrateur, le choix le plus heureux qu’ait pu faire la Californie, dont il connaît à fond les besoins et les intérêts. Tour à tour avocat, magistrat, membre du sénat, et enfin gouverneur de la Californie en 1858, M. Weller, jeune encore, car il n’est âgé que de quarante-neuf ans, offre le noble exemple d’une vie consacrée tout entière au service de son pays. C’est à lui que la Californie est redevable de la création des voies importantes qui la rapprochent maintenant des Etats-Unis, et de l’organisation du service postal par le continent. M. Weller est aussi un des plus ardents promoteurs du grand chemin de fer du Pacifique, qui doit relier les deux Océans.
Dans cette entrevue, M. Weller me fit voir les armes de l’Etat de Californie. Elles représentent la déesse Minerve, placée sur un trône, et couvrant du regard la baie de San-Francisco remplie de vaisseaux ; à l’horizon s’élèvent les cimes de la Sierra-Nevada, sur le premier plan sont gravés un mouton, des plantes et un mineur au travail, le tout surmonté d’une couronne d’étoiles entourant le mot : Eurêka, avec la légende : The great seal of the state of California. Le sceau de la ville de San-Francisco représente un phénix émergeant des eaux de la baie.
Lors de ma première promenade dans les rues de San-Francisco, je fus frappé du nombre des Chinois que je rencontrai. En effet, les rapaces et industrieux enfants de l’empire du Milieu ont été des premiers à émigrer vers la terre de l’or. Mais peu d’entre eux sont allés aux mines. Habiles à se ménager des profits plus certains, ils préfèrent rester dans les villes, et faire du commerce ou y exercer des métiers. Ils ont presque à San-Francisco le monopole de certaines industries.
Aujourd’hui que cette ville a revêtu l’apparence d’une cité européenne, elle a beaucoup perdu de son originalité, et j’aurais, malgré le long séjour que j’y ait fait, peu de choses à noter, s’il ne m’avait été donné d’y étudier les mœurs et les habitudes de la population chinoise.
Je visitai d’abord le théâtre chinois, appelé théâtre Adelphi, où une troupe d’une trentaine d’acteurs donnait en ce moment des représentations. A mon entrée dans la salle, la pièce était commencée et je fus tellement étourdi par l’infernale musique d’une foule d’instruments chinois et discordants, que je faillis me sauver au bout de quelques minutes. Mes oreilles s’habituèrent enfin à cet affreux charivari, et je pus suivre avec attention l’action qui se déroulait sur le théâtre. Le drame était tiré de l’histoire de la Chine. J’assistai au renversement d’une dynastie impériale et à l’intronisation d’un nouveau pouvoir. Les acteurs étaient magnifiquement vêtus de satin de soie, avec une profusion d’ornements et de broderies. Je pris pour des femmes quelques-uns des acteurs à la voix grêle et aux formes féminines. Mais un voisin obligeant m’avertit de mon erreur, en m’apprenant que les femmes ne sont pas admises sur la scène chinoise, et que leurs rôles sont remplis par des jeunes garçons. Mon interlocuteur ne put me dire cependant si on exigeait d’eux un sacrifice de même nature que celui auquel étaient astreints les sopranos de la chapelle Sixtine.
La plupart des maisons de jeu de San-Francisco sont assidument fréquentées par les Chinois ; et bien que la police n’y permette plus l’existence des tripots, les enfants du Céleste-Empire ne résistent point facilement au jeu, l’un des vices les plus inféodés dans leur nature. Quelques jours après ma visite au théâtre chinois, je lisais, en savourant dans un café un verre de soda-water, l’anecdote suivante :
« Le chef de police Burke poursuit chaudement les gamblers de toutes les nations. Il a fait avant-hier, dans l’après-midi, rue Dupont, entre Washington et Jackson, une descente dans une maison où il venait de voir un Chinois se faufiler subitement. En arrivant à la porte, M. Burke la trouvant fermée l’enfonça sans plus de cérémonie. Au bout d’un étroit passage, une seconde porte également fermée fut ouverte par le même procédé. Mais une troisième plus solide résista d’abord ; le chef de police s’aperçut qu’elle était moins solidement attachée par le haut que par le bas. Il se hissa avec les mains de l’autre côté du passage, et d’un coup violent il battit la porte en brèche de toute la force de ses deux pieds.
» L’élan fut si vigoureux, qu’il passa tout d’une pièce à travers la porte, et vint tomber assis sur une table où le thé était servi. On peut imaginer l’effet de cette commotion soudaine au milieu des tasses, des soucoupes, des théières. Mais ce ne fut rien si on le compare à la panique dont les Chinois furent saisis par cette étrange apparition.
» La chambre était pleine de joueurs à longue queue, qui pensaient n’avoir rien à craindre de la police en plein jour, et derrière la triple serrure qui les protégeait. Aussi, à la vue du chef de police tombant si opinément au milieu d’eux, ils cherchèrent à fuir dans toutes les directions, sautant l’un par-dessus l’autre, se poussant afin d’échapper par les portes et par les fenêtres qui donnent sur le derrière de la maison. Cette scène fut semée d’incidents si comiques de chutes, de sauts périlleux, de longues queues se mêlant, et leurs propriétaires éperdus tirant en sens contraire, que le fonctionnaire perdit sa gravité, et fut saisi d’un long accès de fou rire qui le tint cloué pendant quelque temps sur la table où il était tombé, ce qui l’empêcha de constater le flagrant délit et d’appréhender par la queue quelques-uns des coupables. M. Burke dut se borner à revenir avec un interprète, et il fit expliquer aux Chinois qu’ils ne devaient jouer ni le jour ni la nuit ; et que fermer les portes à l’approche d’un officier de la loi était aussi un jeu dangereux. »
Les Chinois ne sont pas seulement passionnés pour les jeux de hasard, mais ils se montrent très-ardents pour ceux qui exigent de l’adresse ou une attention soutenue. Souvent, en visitant un intérieur chinois, j’en ai trouvé les habitants se livrant à ces distractions favorites.
La terre de l’or. — Le capitaine Sutter. — Les terrains aurifères. — Mines et placers. — La plus grosse pépite. — L’exploitation de l’or. — Montagnes et tunnels.
Je passai à San-Francisco l’hiver de 1858 à 1859. Vers la fin de février, quelque temps avant mon départ pour les placers, un des principaux négociants auquel j’avais été recommandé me présenta au capitaine Sutter, qui en 1848, découvrit les premiers gisements aurifères en Californie. Je fus heureux et ému tout à la fois de contempler le hardi pionnier, qui, le premier, vit briller sous le soleil les trésors du nouvel Eldorado.
Une de mes premières questions fut de lui demander à quelle circonstance il devait sa découverte.
« Au hasard, me répondit-il. Un jour du mois de juin 1848, après avoir fait ma sieste, j’allais m’asseoir à mon bureau pour écrire à mes parents de Lucerne, quand des pas précipités se firent entendre, et mon factotum Marshall, qui surveillait la construction d’un moulin à scie, entra dans ma chambre. Il ne m’avait quitté que deux jours auparavant, et je pensais ne le revoir qu’après ma bâtisse achevée. Jugez de mon étonnement quand je vis Marshall s’arrêter devant moi, immobile, le regard fixe, la bouche béante, les bras tendus. Comme il ne se pressait pas de parler, je m’écriai avec impatience : « Avez-vous perdu la tête ? — Perdu la tête ! — Je le croirais volontiers. » Puis, regardant autour de lui s’il n’y avait personne qui épiât ses paroles, il me glissa ces mots à l’oreille : « Des trésors inouïs ! des montagnes d’or ! — Que voulez-vous dire ? — Ce que je veux dire ? Eh bien ! voulez-vous faire une fortune immense, gagner des milliers de dollars, plein cette chambre ? »
» Je ne doutai pas que Marshall ne fût devenu fou, et je le lui dis sans déguisement. Mais, pour toute réponse, il ouvrit la main et en versa une quantité de grains d’or. Alors je devins tout comme Marshall était en se présentant devant moi. Il semblait que son cœur fût délivré d’un lourd fardeau, car, s’asseyant près de moi, il me conta son aventure :
» — Je montais et descendais, me dit-il, les bords de la rivière où l’on construit le moulin, surveillant les ouvriers, quand je remarquai dans la boue quelque chose de brillant. Je crus d’abord que c’était de l’opale, très-commun dans le pays, et je continuai mon chemin ; mon regard fut attiré vingt et trente fois par l’éclat des mêmes objets, sans que j’y fisse autrement attention. Cependant, la reproduction de ce phénomène m’étonna, et j’étais sur le point de descendre sur la rive pour examiner une de ces pierres éclatantes ; mais, me reprochant tout-à-coup mon inutile curiosité, je poursuivis ma marche.
» A quelques pas de là, l’instinct l’emporta sur la réflexion ; je saisis une de ces pierres, et, à ma grande surprise, je vis que c’était une pépite de l’or le plus pur. Vite, je me mis à l’œuvre et en ramassai une masse d’autres. Je m’imaginais que ce trésor, dont je devais la découverte au hasard, avait été enfoui là par des Indiens depuis des siècles ; mais, en visitant le sol avec plus d’attention, je m’aperçus qu’il était jonché d’or. Après en avoir rempli mes poches, je sautai sur mon cheval et j’accourus ventre à terre pour vous raconter cette merveilleuse trouvaille. » — Ma première pensée fut de lui demander s’il en avait fait part à quelque autre que moi. Sur sa réponse négative, je fis seller mon cheval, et nous retournâmes au moulin. A la tombée de la nuit, nous étions sur les lieux, et, fouillant la terre avec nos couteaux, nous recueillîmes une si grande quantité de pépites d’or, pesant plusieurs onces, que nous en étions pâles d’étonnement et de joie.
» Dominés par la sensation bien naturelle que produisait en nous cet évènement, nous rentrions au logis sans dire mot, quand les ouvriers vinrent au-devant de nous en criant à tue-tête : « De l’or ! de l’or ! » Nous sûmes ensuite que l’un d’eux nous avait observés pendant la nuit, et avait suivi notre exemple, mais sans pouvoir longtemps garder son secret ; et, le lendemain, des centaines d’individus étaient informés de la découverte. Au bout d’un mois, il y avait sur le terrain quatre mille chercheurs d’or.
» Au surplus, ajouta-t-il en terminant, vous avez dû lire en Europe une excellente notice de M. Jules Marcou, sur les gisements aurifères en Californie. »
Je lui avouai que je ne connaissais pas ce travail.
« Un de mes amis de San-Francisco le possède, continua-t-il ; je vous le procurerai dès ce soir. Lisez-le avec attention. Il est intéressant et surtout véridique. Ce sera pour vous une excellente préparation avant d’aborder les placers. »
Je remerciai vivement M. Sutter, et, en effet, le même soir, je trouvai à mon hôtel la notice de M. Jules Marcou. Je l’ai lue avec le plus vif intérêt. J’en citerai le passage qui suit, relatif à la composition des terrains aurifères et aux premières exploitations de l’or en Californie :
« Jusqu’à présent, l’or n’a été trouvé en Californie que dans deux formations différentes. D’abord, on l’a rencontré et exploité exclusivement dans le drift, roches ou terrains des époques quaternaires et modernes, qui occupent presque tout le pays ; il recouvre les roches éruptives, même au sommet de collines assez élevées. Le drift proprement dit est formé de sables et de cailloux roulés plus ou moins gros, suivant la position du terrain ; il est surtout développé sur le flanc des collines ou dans le fond des ravins, et aux points de rencontre de deux ou plusieurs vallées. Il y a aussi un peu d’argile mêlé au sable, et beaucoup de fer à l’état d’oxyde, qui donne une couleur rougeâtre à tout le dépôt. C’est dans cette partie du quaternaire californien que se trouve l’or, en pépites, en grains ou en paillettes ; le point le plus riche du drift est la partie la plus voisine de la roche éruptive, qui se trouve dessous.
» Cela se conçoit par la grande densité de l’or, qui tend toujours à le faire descendre dans les parties inférieures du dépôt. Le drift et l’argile de l’époque quaternaire ont été souvent remaniés, surtout le long des rivières, et, dans ce cas, ils forment un dépôt alluvial moderne, contenant aussi de l’or roulé en grande quantité. C’est dans ce terrain d’alluvion de l’époque actuelle que se trouvaient les premiers placers exploités, et c’est là aussi qu’on a découvert les plus riches dépôts aurifères. Ainsi, il y a des bars (remous et plages de rivières) d’où l’on a retiré des quantités d’or réellement prodigieuses. Tels qu’à l’île des Mormons, sur la rivière américaine, Long-Bar, Forster-Bar, French-Coral, etc. ; sur la célèbre et riche Yuba, où, dans des creux de rochers appelés par les marins poches, on a tiré en deux ou trois jours jusqu’à cent vingt mille francs d’or. De plus, des pépites d’un poids et d’une valeur considérable s’y rencontrent assez souvent ; la plus grosse pépite trouvée jusqu’à présent pesait cent soixante-et-une livres ; en calculant qu’elle contenait en maximum vingt livres de quartz, sa valeur était de 195,000 francs. Elle a été trouvée en novembre 1854, dans le comté de Calavera.
» L’état normal de l’or natif est d’être dans les filons de quartz, qui lui servent de gangue et de matrice ; il s’y trouve disséminé le plus souvent en particules très-fines, qu’on aperçoit rarement à l’œil nu. Ce n’est qu’en 1850, c’est-à-dire plus de deux années après la découverte de l’or en Californie, que deux mineurs de Genève découvrirent à Grass-Valley, dans le comté de Nevada, des veines de quartz aurifère ; près de Nevada-City même se trouve une de ces veines qui a été exploitée avec profit. Elle est connue sous le nom de mine de Canada-Hill, parce qu’elle fut découverte par des Français canadiens ; elle a de six à huit pouces d’épaisseur. Le quartz aurifère de Canada-Hill a la structure caverneuse avec cellules tapissées de fer à l’état de peroxyde et de pyrite, présentant souvent des paillettes d’or ou des filaments arborescents de ce précieux métal, visibles à l’œil nu. Par suite de cette structure cellulaire, la roche quartzeuse est moins dure que ne l’est ordinairement le quartz ; sa cassure est écailleuse et très-irrégulière ; sa couleur est d’un blanc laiteux, souvent jaunâtre, par suite de la grande quantité de fer qui s’y trouve répandue. La surface extérieure de la veine est de couleur jaunâtre et noire.
» On trouve rarement le quartz entièrement imprégné, et pour ainsi dire badigeonné de pépites d’or. L’un de ces plus beaux fragments badigeonnés d’or, et nommé par les mineurs big lump of gold, a été extrait de la mine de Lafayette-Helvétie, à Grass-Valley ; il pesait cent cinquante livres et contenait six mille francs d’or. La veine de cette mine a trois pieds d’épaisseur, et elle a atteint à un endroit jusqu’à cinq pieds ; elle est très-productive, et est la première veine découverte et exploitée ; elle appartenait à une société composée de jeunes mineurs suisses, français et hollandais, d’une éducation parfaite. On remarquait parmi eux des comtes et des marquis.
» Dès le commencement de l’exploitation de cette veine, elle donna de très-forts dividendes, malgré les dépenses excessives de l’achat du transport de la première machine à vapeur pour briser le quartz qu’il y ait eu en Californie. C’est à deux Génevois, faisant partie de cette société, que la Californie est redevable de la première usine pour l’exploitation du quartz aurifère. D’après ce que l’on a pu observer dans le peu de temps que les mines de quartz ont été exploitées, la richesse des veines va en diminuant à mesure que l’on s’enfonce, et c’est près de la surface du sol que les veines sont les plus riches.
» En 1854, il y avait en Californie quarante mines de quartz aurifère, dont les opérations payaient un dividende plus ou moins fort, selon leur importance. »
A ces renseignements intéressants sur les résultats des premières exploitations californiennes, j’ajouterai les détails suivants, relatifs aux divers modes d’extraction du précieux métal, et aux rudes travaux que nécessite la recherche de l’or. Ils émanent d’hommes spéciaux, de mineurs expérimentés, et notamment de M. C…, ingénieur des mines en Californie.
L’or, selon les calculs les plus probables est le résultat d’anciens volcans aujourd’hui éteints. Il peut encore être le détritus de roches qui se sont décomposées au contact et sous l’influence de l’atmosphère, ou bien il peut avoir même pour cause des soulèvements partiels qui auront dû fréquemment crever le sol au premier âge de la terre, en admettant l’hypothèse que la planète que nous habitons ait été dès l’origine un corps incandescent, comme le veulent beaucoup de géologues. L’or existe dans tous les terrains d’alluvion des montagnes, même sur le sommet des plus hautes montagnes, dans les monts Scotts et ceux qui séparent le bassin de Weaverville d’Orégon-Gulch.
On peut réduire à trois classes générales les diverses roches à la surface desquelles on trouve l’or. D’abord les granites, qui constituent la majeure partie des terrains primitifs, et sont des roches presque toujours à surface unie. On trouve quelquefois beaucoup d’or dans la couche de gravier qui repose sur le granite.
En second lieu, vient l’amphibole, roche excessivement dure, à couleur bleu verdâtre. Par sa nature, elle est très-peu propre à retenir l’or. Il arrive pourtant quelquefois que les crevasses ou poches dont elle est parsemée contiennent beaucoup d’or.
Vient enfin la classe des phyllades, roches à feuillets plus ou moins prononcés. Par leur principe constitutif, ces roches sont très-propres à retenir l’or ; aussi se montrent-elles quelquefois d’une richesse vraiment incroyable. Le nettoyage de ce genre de roches demande beaucoup de soins. On peut trouver de l’or jusqu’à un pied et demi de profondeur dans les fissures et faire de bonnes journées là où de nombreux mineurs auront passé. Il y a encore un autre genre de roches aurifères, que les mineurs désignent sous le nom de roches pourries, et qui paraissent appartenir à la famille des phyllades. Le tale domine en grande proportion dans leur principe constitutif ; or, le tale est de sa nature très-apte à se décomposer sous l’influence atmosphérique.
Telles sont les roches à la surface desquelles on trouve l’or, et qui constituent les placers. Dans les roches quartzeuses, au contraire, l’or se trouve à des profondeurs variables, mais toujours assez grandes, et qui nécessitent des travaux souterrains qu’on peut appeler mines.
Dans les placers, la veine est ou dans la roche ou dans le gravier. On dit que la veine est dans la roche lorsqu’on trouve la plus grande partie de l’or adhérent à sa surface. Le second cas a lieu lorsque le précieux métal se trouve répandu dans le gravier, et alors il est généralement fin. La veine existe plus particulièrement dans les lits creusés par les eaux. Dans les ravines, elle se trouve généralement au milieu. Il peut pourtant arriver qu’elle n’y soit pas du tout, ou bien qu’après l’avoir poursuivie pendant un certain laps de temps, elle s’arrête tout-à-coup. Dans ces deux cas, il faut pratiquer des saignées à droite et à gauche de la ravine, car il est probable, surtout lorsque les faces latérales des collines qui forment la ravine ne sont pas trop escarpées, que le lit aurifère a été comblé par d’anciens éboulements.
Lorsqu’il s’agit au contraire de l’exploitation de quartz aurifères, le premier soin à prendre est de bien s’assurer de la direction des couches du lit rocheux, afin de mieux suivre les veines de quartz qu’il renferme ; se munir d’un pic ordinaire, d’une pelle et d’un bon plat en fer, et prospecter la surface terreuse le long et à quelques mètres au-dessous des brisures des veines ; puis suivre une veine tant qu’elle se révèle, soit par ses affleurements ou par ses fragments détachés. Si, à la surface, qui avoisine la veine on reconnaît la présence de l’or, c’est une grande présomption en faveur d’une veine aurifère. Remarquer alors le point qui a fourni au prospect le meilleur rendement et pratiquer en cet endroit une coupure assez profonde, afin de savoir si la partie aurifère est contenue dans la veine du quartz ou dans son enveloppe rocheuse.
La meilleure méthode à suivre pour faire l’essai de la valeur du roc, est de le réduire en poudre fine dans un mortier portatif, et de procéder ensuite au lavage de cette poudre dans un plat. Si le résultat de l’épreuve est satisfaisant, enfoncer une sonde, qui coupe la veine juste à l’endroit où le meilleur prospect a été obtenu, et en suivre le travail à une profondeur de 40 à 50 pieds.
Au nombre des grands et pénibles travaux entrepris par les chercheurs d’or californiens, il faut donner une place élevée au percement des tunnels. Après l’exploration facile des surfaces est venue celle beaucoup plus laborieuse des profondeurs. Guidé par ses intérêts, par ses observations, et souvent aussi par d’heureux hasards, le mineur a introduit par le flanc ou par le sommet la sonde prospectrice, et il est arrivé qu’elle a ramené à l’orifice de son étroit passage des parcelles de terre ayant la couleur.
Plongeant alors plus avant à des centaines de pieds, elle a fait mieux, elle est remontée tenant dans ses serres des fragments de gravier si imprégnés d’or qu’à l’instant même et sans hésiter l’attaque du trésor mystérieux est résolue. Dans d’étroits couloirs creusés avec une patience et un courage infinis, courant souvent à chaque coup de pic le danger d’être écrasé vivant sous son œuvre, l’ardent et audacieux mineur s’est glissé comme une couleuvre, pour toucher de la main le gravier si étrangement enfoui sous une croûte de rocher. Il n’en faut pas douter, une rivière a passé par là, l’eau s’est épanchée dans une autre direction ; mais le lit est resté avec son gravier, ses galets ; et ce gravier est assez riche pour laisser une brillante rémunération à celui qui fait les frais de son extraction.
Ce sont là des travaux de longue haleine. Ils ont conduit à de curieuses révélations géologiques, que la science recueillera et qu’elle éclairera un jour de son flambeau. Ce sont des travaux ingrats, périlleux, dans lesquels l’expérience est souvent déjouée par les caprices du hasard. Il faut arriver juste à l’endroit cherché, ni trop haut, ni trop bas, sous peine de s’égarer dans son propre souterrain. Et cependant un grand nombre de mineurs se sont voués courageusement à ces travaux de montagnes, et d’énormes fortunes ont surgi de leurs fouilles. Il est des montagnes, dans certaines contrées, qui sont percées de tunnels au point de ressembler à des ruches à miel ; seulement, au lieu de l’abeille laborieuse, c’est l’homme non moins laborieux qui pénètre hardiment dans les sombres alvéoles.
Départ pour les placers. — La mine de Sonora. — L’avenir d’une pépite. — Les mines du Sud. — Sur un abîme. — Œdipe et Antigone. — Les placers du Nord. — La rivière Klamath. — Retour à San-Francisco.
Je passai ainsi l’hiver à San-Francisco, au milieu d’intéressantes études. D’ailleurs, sur les bords du Pacifique, l’hiver n’existait pour ainsi dire que de nom. Excepté pendant la saison des pluies, le ciel était toujours d’un bleu limpide, la mer chaude et azurée. L’éternel printemps du Sacramento émaillait les verts horizons de ses oiseaux et de ses fleurs, tandis que le froid déchaînait ses rigueurs sur les hauts plateaux de la Sierra-Nevada.
Presque aussitôt notre arrivée, Hartwood s’était hâté de quitter San-Francisco, pour aller passer l’hiver aux établissements de la rivière Carson, chez un de ses amis, trappeur comme lui, qui s’était créé une habitation près du lac Bigler. La rivière Carson est située dans l’Utah, sur le côté est de la Sierra-Nevada, où elle prend sa source pour se perdre dans le lac Humboldt. A cette époque, et depuis quelque temps déjà, la vallée de la rivière Carson était devenue un centre d’émigration. Ces petites colonies ont assez bien prospéré, malgré les fréquentes attaques des farouches tribus indiennes qui habitent le versant est de la Sierra, et les alentours du lac Pyramide et du lac Walker. Ces hostilités presque permanentes seront encore pendant longtemps un sérieux obstacle au développement de la civilisation dans cette belle partie du grand bassin.
Au commencement d’avril 1859, M. de Cissey ayant terminé la majeure partie des affaires, qui l’appelaient à San-Francisco, me proposa de faire avec lui un voyage aux placers. Nous partîmes le surlendemain.
Depuis dix années, le centre de l’exploitation aurifère a été considérablement déplacé. Jusqu’en 1852, il se bornait environ à la partie sud de la vallée du Sacramento et à quelques vallées de la Nevada. Aujourd’hui on recueille l’or, sur les deux versants de la Nevada, et depuis Sacramento-City jusqu’à Jacksonville et Cotton-Wood dans l’Orégon, sans parler des riches placers de la Colombie anglaise, qui venaient d’être découverts lors de mon arrivée en Californie.
Le centre des exploitations est maintenant aux confins de l’Orégon, à deux cents lieues de Sacramento-City. Les placers de la vallée du Sacramento ont perdu en partie leur activité, et sont presque déserts depuis que la rivière Frazer a livré le secret de ses riches trésors.
Cependant, le sud Californien paraît encore appelé à donner de beaux résultats. Car la première mine que nous visitâmes, quoique découverte récemment, avait déjà livré de magnifiques produits. Elle est située près de Sonora, petite ville assise dans la Sierra-Nevada, au milieu de la plus splendide nature que l’œil ravi puisse contempler.
D’après les renseignements que nous recueillîmes, le moulin établi par la compagnie formée pour l’exploitation de cette veine de quartz fonctionnait à peine depuis dix-neuf jours, que déjà, malgré l’imperfection reconnue des moyens d’amalgamation, il avait livré aux acheteurs de Sonora deux cent quinze livres trois onces d’or. Pendant l’espace d’une seule semaine, les propriétaires de cette usine ont recueilli de leur travail soixante-quatorze livres d’or. Le personnel employé à l’extraction du quartz, à sa trituration, à son amalgamation, se compose de neuf individus. Le prix de l’extraction et du transport du quartz au moulin n’excède pas quatre dollars (vingt francs) par tonne. Le rendement en or est calculé sur une moyenne de 200 dollars (mille francs) par tonne. Des essais faits à San-Francisco sur une partie de veine ayant une épaisseur de trois pieds, ont annoncé un rendement de sept cents dollars. La veine s’étend dans le claim des propriétaires, sur une surface de deux mille quatre cents pieds. Les sondages faits à divers endroits, à des profondeurs variées, ont constaté partout la présence de l’or en abondance à peu près égale. On a fait le calcul que vingt mille tonnes peuvent être extraites du même claim. En évaluant le rendement moyen à deux cents dollars, on arrive à un produit total de quatre millions de dollars ou vingt millions de francs.
Lorsque nous arrivâmes au moulin de trituration, nous vîmes un énorme monceau de quartz aurifère destiné à être livré à la meule. L’or natif brillait çà et là en fines paillettes ou en pépites de différentes grosseurs, qui n’excédaient pas en général le volume d’une tête d’épingle. J’aperçus cependant vers le sommet un morceau de quartz, qui contenait une pépite de la taille d’une noisette.
Elle était là, brillant dans sa gangue grisâtre, et jetant un feu doux et voilé, comme l’œil d’une femme sous un masque de velours noir. Je la saisis et pendant que je l’examinais :
« Combien te voilà humble et timide sous tes langes grossiers, lui disais-je. Bientôt, brillant papillon, tu sortiras de ta chrysalide, pour courir le monde sous la forme d’un dollar léger, ou d’un louis éclatant. Iras-tu soulager l’infortune, ramener le courage et la santé dans la mansarde du pauvre. Seras-tu le prix du déshonneur et de la honte, ou la rémunération du travail intelligent. Elégant bracelet, collier émaillé de perles et de diamants, bague au chaton ciselé, diadème orgueilleux, iras-tu parer le cou d’une duchesse, les bras charmants d’une créole de l’Amérique du Sud, ou le front d’un rajah indien ? »
Nous visitâmes ensuite Table-Mountain, qui deux années auparavant donnait encore de magnifiques résultats. Nous vîmes de là le terrain great blue lead, qui parfois recèle beaucoup d’or, et dont la veine se continue sur une longueur de plus de quinze lieues. Quelques jours après, en remontant vers le nord, nous vîmes Mount-Vernon, Downiéville et Rabbit-Creek, dans la Sierra-Nevada. Ces mines exploitées en tunnels, dont quelques-uns ont plusieurs mille pieds de longueur, nécessitent des frais énormes avant d’atteindre le moindre résultat. C’est seulement à une grande profondeur qu’on peut y trouver le gravier ou le ciment aurifères qui récompensent les mineurs de leurs peines.
Pour nous rendre de Nevada à Downiéville, et afin de nous épargner un assez long détour, nous dûmes traverser un des contreforts de la Sierra. La route que nous suivions serpentait sur un col étroit, qui le plus souvent ne nous offrait à notre gauche que des rochers à pic, tandis qu’un ravin profond bornait notre droite à deux mètres environ des pieds de nos chevaux. Quoique habitués déjà à la magnifique nature de la Nevada, nous montions lentement en admirant ces gigantesques murailles, qui de toutes parts bornaient l’horizon, et au-dessus desquelles tournoyaient de grands aigles et des vautours. Tout était silencieux autour de nous ; nous entendions seulement par intervalles des détonations sourdes, semblables au bruit du canon lointain, produites par des explosions de mines.
Arrivés à un détour de chemin, nous aperçûmes un aigle de forte taille posé à cinquante pieds au-dessus de nous, sur un quartier de roc en saillie. Il paraissait ne pas se douter de notre présence, et sa poitrine me présentait un si beau point de mire, que je ne pus résister au désir de lui envoyer un coup de revolver. Je fis feu et l’atteignis, il s’envola lourdement et alla tomber dans le ravin. Mais au même instant, mon cheval effrayé par cette détonation soudaine, qui fit gronder les échos de la montagne, se jeta brusquement à droite, et je me trouvai un moment suspendu pour ainsi dire au-dessus de l’abîme, l’un des pieds de derrière de mon coursier battant dans le vide. Piquant alors vigoureusement des deux, en assénant sur la croupe de ma monture un coup vigoureux avec le pistolet que j’avais encore en main, je me retrouvai d’un bond de l’autre côté du sentier, et j’aperçus alors M. de Cissey tout ému du danger que j’avais couru. Pendant tout le temps de mon voyage au Far-West, j’avais été tellement habitué à monter des chevaux qu’un coup de feu tiré contre l’oreille n’aurait pas effrayés, que j’avais cette fois oublié les précautions indiquées par la plus vulgaire prudence à l’égard d’un animal dont je ne connaissais pas encore toutes les allures.
Je rechargeais mon arme avant de continuer notre route, lorsque je vis arriver, descendant vers nous, un homme et une jeune femme. L’homme avait une longue barbe et de longs cheveux grisonnants. Il s’appuyait sur le bras de sa compagne ; lorsqu’il passa près de nous, je remarquai qu’il était aveugle. Il avait une figure belle et expressive. Des rides profondes, creusées plutôt par la souffrance que par l’âge, sillonnaient son front et ses tempes. Son costume était celui des mineurs, mais usé et délabré. La jeune femme était petite et brune ; elle avait le teint hâlé ; un chapeau de paille grossière abritait son visage contre les rayons du soleil qui, selon toute évidence, ne l’avaient pas toujours respecté ; ses vêtements simples, mais propres, constituaient la mise d’une ouvrière de nos villes.
En les voyant venir ainsi à nous, lui incertain dans sa marche, et dirigeant dans le vague ses yeux éteints ; elle pleine de sollicitude, et paraissant entourer ce vieillard d’affection et de soins, je crus apercevoir un nouvel Œdipe, une autre Antigone. Le paysage prêtait aussi singulièrement à l’illusion.
Nous nous rangeâmes pour les laisser passer. M. de Cissey adressa à la jeune femme quelques paroles en anglais. Elle lui répondit dans la même langue, mais avec peine et avec un accent français. Notre intérêt devint alors beaucoup plus vif, et nous les interrogeâmes longuement.
C’était bien deux Français, le père et la fille. Ils se nommaient P… Le père était en 1848 ouvrier ciseleur à Paris. Les évènements l’ayant laissé presque sans ouvrage, il partit pour New-York avec sa femme et sa fille encore enfant. Il y vécut pendant six années du produit de son travail. En 1854, la mère mourut ; sa maladie fut longue et épuisa la plus grande partie des ressources du ménage. La vue du père commençait aussi à s’affaiblir, et la main qui dirigeait son burin devenait de moins en moins sûre. Il entendait depuis longtemps parler des trésors californiens ; il voulut aller leur demander un peu de leur or. Il partit avec sa fille et une cinquantaine d’émigrants. Après un voyage de quatre mois, il arriva en Californie en suivant la route de la rivière Humboldt.
Quelques-uns de ses compagnons allaient tenter la même fortune, ils se l’associèrent, et, après quelques sondages, ils ouvrirent une mine auprès de Nevada. Le douzième jour, après le commencement des travaux, une explosion d’un fourneau rendit P… complètement aveugle. A bout de ressources, sans argent, il vécut pendant quelque temps de la charité publique. Il se rendit enfin à Downiéville, où quelques travaux de couture et de blanchissage, exécutés par sa fille, avaient défrayé leurs besoins. Mais il avait le regret de la patrie, et voulait mourir en France. Il résolut de gagner San-Francisco, tantôt à pied, tantôt recueilli sur des charriots. Là, peut-être, pourrait-il s’embarquer, et sentir encore sous ses pieds la terre de France, qu’il ne pouvait plus voir.
Cette misère nous avait émus. Il y avait là, à trois mille lieues de la patrie, dans une gorge de la Nevada, deux Français à soulager. Nous leur donnâmes assez d’argent pour vivre jusqu’à San-Francisco, et nous leur promîmes qu’aussitôt notre retour nous demanderions pour eux un passage gratuit au consul français.
Disons de suite que deux mois plus tard notre demande fut accueillie. L’aveugle et sa fille sont de retour à Paris ; et leur reconnaissance est peut-être un des fruits les plus doux de notre voyage.
A Downiéville, nous quittâmes la Sierra pour descendre dans la plaine, traverser la vallée du Sacramento et reprendre, vers le nord, la route que nous avions suivie lors de notre arrivée en Californie. Nous abandonnâmes de nouveau cette voie à Shasata, pour rentrer dans les montagnes situées à notre gauche, entre le Sacramento et la mer, et gagner les placers du nord, en commençant par Weaverville, où l’on trouve l’or dans un gravier tellement serré que la pioche l’entame difficilement. Nous descendîmes ensuite la rivière de la Trinité jusqu’à la rivière Klamath, en visitant successivement Rigdeville, Centreville et Scottbar. Dans chacune de ces exploitations, on trouve l’or dans des terrains divers, qui diffèrent eux-mêmes de ceux exploités dans le Sud. Rigdeville a donné d’abord de bons résultats ; il fut ensuite abandonné presque complètement. De nouvelles découvertes l’ont remis en faveur. On y trouve l’or dans une terre glaise mêlée de cailloux.
Scottbar, situé sur la rivière Scott, au pied de la montagne du même nom, a récompensé quelquefois les travaux des mineurs par une belle récolte du précieux métal. Mais, à l’exception des mines de quartz du Sud, c’est peut-être à Scottbar que les chercheurs d’or éprouvent le plus de fatigues. Avant de parvenir au gravier aurifère, ils doivent faire sauter d’énormes rochers, et creuser de profondes tranchées. Quelquefois plusieurs semaines de travail n’amènent aucun résultat.
La rivière Klamath, que nous atteignîmes vers la fin de mai, est un magnifique cours d’eau qui prend sa source au pied du mont Langhlin, dans l’Orégon, traverse le lac Klamath, et verse, après un cours de cent cinquante lieues environ, ses eaux dans le Pacifique. Une ville, qui porte le même nom, s’élève à son embouchure : c’est une cité naissante qui promet de prendre plus d’importance, à mesure que l’extension du commerce développera le cabotage sur les côtes de l’Orégon et de la Californie.
Sur les bords de la Klamath, le terrain est généralement aurifère, et cependant, à l’exception de quelques exploitations abandonnées ou de peu d’importance, on n’y voit guère que Beaver-Creek et Humbug-Creek, où la recherche de l’or fasse naître un peu d’activité. Quoique plus animés que les mines du Sud, ces deux placers se ressentaient aussi de l’abandon causé par les nouvelles découvertes de la rivière Frazer.
Deux jours après notre passage à Humbug-Creek, nous parvînmes à Ireka, que nous connaissions déjà, pour y avoir séjourné quelques heures lors de notre arrivée en Californie. Ireka est située entre la montagne et une plaine immense dont tous les terrains sont aurifères. Ceux qui donnent les plus beaux résultats sont composés d’une terre qui, par sa couleur et sa densité, se rapproche de la houille. Mais la grande difficulté pour les mineurs est de se procurer l’eau nécessaire au lavage, bien que de nombreux travaux aient été entrepris pour la multiplier dans les exploitations.
Ireka devait être le point extrême de notre voyage aux placers ; Jacksonville et Cotton-Wood, dans l’Orégon, ne nous offraient aucun intérêt nouveau qui compensât la longueur du trajet. Un mois après nous rentrions à San-Francisco.
L’habitation d’un trappeur. — Une chasse aux Indiens. — Hans Rubner. — L’arbre et son fruit, épisode d’une chasse à l’Ours gris.
En arrivant à San-Francisco, je trouvai des lettres qui me rappelaient en France. Je dus, en conséquence, abandonner mon projet de visiter une partie du Nouveau-Mexique. Je renonçai d’autant plus facilement à cette portion de mon itinéraire, que j’avais appris, quelques jours auparavant, à Marysville, qu’on redoutait un soulèvement général des tribus indiennes, depuis le lac Pyramide jusqu’à la rivière Mohave. On parlait même d’une alliance entre ces peuplades et les Navajoes, qui habitent les immenses solitudes au nord du Nouveau-Mexique. Les établissements de la rivière Carson étaient assez sérieusement menacés pour que l’on parlât à San-Francisco d’organiser des corps volontaires destinés à secourir les colons de Carson-Valley. Depuis plusieurs mois déjà, des symptômes de guerre étaient apparus par le pillage et l’incendie de quelques habitations isolées et l’assassinat des courriers de la malle des Etats-Unis.
J’arrêtai donc mon passage sur le steamer de la compagnie de transit le Montézuma, pour prendre terre à Panama, traverser l’isthme et m’embarquer à Chagres pour New-York, d’où je regagnerais l’Europe. C’était un voyage de deux mois et demi environ.
Le surlendemain de mon retour à San-Francisco, j’entendis frapper de bon matin à la porte de ma chambre, et j’éprouvai un certain étonnement en voyant entrer Hartwood, que je croyais encore dans la vallée de Carson. Il m’apprit que depuis le mois d’octobre, époque à laquelle il nous avait quittés, il avait fait beaucoup de chemin, et qu’en ce moment il revenait de la rivière Frazer.
— Vous savez, dit-il, qu’en vous quittant, il y a neuf mois, j’avais l’intention de passer l’hiver auprès du lac Bigler, où s’était établi un Canadien français, de mes amis, nommé Lefranc, avec lequel je m’étais lié lorsque nous explorions la Sierra-Nevada dans la troupe du colonel Frémont. Je parvins chez lui dans les premiers jours de novembre. A mon arrivée, je trouvai mon ami Lefranc assez bien installé dans une maison en bois, qu’il s’était construite non loin du lac.
Là, comme le terrain n’appartenait à personne, si ce n’est peut-être aux Indiens, propriété dont on s’inquiète d’ailleurs assez peu, Lefranc s’est adjugé six cents acres d’excellentes terres et pâturages, où les bois n’existent que pour l’ornement, c’est vous dire qu’il n’a point eu à perdre de temps à défricher et à sarcler son domaine. J’y ai trouvé en arrivant trois cents têtes de bestiaux, une cinquantaine de chevaux, et douze domestiques, que j’appellerai plutôt des engagés, tous gaillards solides et éprouvés, auxquels les Indiens et les ours gris ne font pas peur.
L’habitation de mon ami Lefranc, dont les pins et les cèdres ont fait tous les frais comme matériaux, est solidement construite au bas d’une vallée qui aboutit au lac, et protégée des vents froids de la Sierra par une muraille de rochers de quatre cents pieds de hauteur, garnie au sommet d’énormes pins. Cette maison peut résister à l’attaque de deux mille Indiens. Il faudrait le canon pour l’entamer, à moins que ces diables rouges ne se décidassent à y mettre le feu, ce qu’ils pourraient toujours faire par des moyens à eux, malgré les treize bons rifles qui la défendent. Elle est vaste, avec de bons hangars pour les chevaux, et de bons logements pour les hommes.
Derrière les palissades de clôture s’étendent pendant l’été de vastes champs de pommes de terre, un peu de maïs, de l’orge, du blé, qui poussent là, comme si Dieu les avait bénis. Le lac fournit à Lefranc de magnifiques saumons, la campagne lui donne d’excellent gibier, beaucoup de daims et de cerfs, quelques bisons au mois de juillet, et quand il lui plaît de manger un jambon d’ours noir, la forêt n’est pas loin. Quelquefois même les jambons viennent au-devant de lui, apportés par leurs propriétaires, qui veulent tâter des ruches à miel. Bref, mon ami Lefranc serait le plus heureux homme du monde, si ces maudits Indiens le laissaient tranquille.
Quelques jours après mon arrivée, je lui ai donné un bon coup de main pour châtier cette vermine, qui devenait par trop entreprenante.
Je vous ai dit que Lefranc avait trois cents têtes de bétail. Tout cela vit et couche en plein air, le plus souvent à la garde de Dieu. Avant l’automne, cent cinquante sur trois cents sont abattues, la viande salée ou boucanée, les peaux passées à la cendre. Tout cela prend le chemin de San-Francisco ou des Etats-Unis. Mais les cent cinquante bêtes qui restent comme reproducteurs ne pouvant être mises suffisamment à l’abri pendant l’hiver, sont exposées aux déprédations des Indiens, à court de gibier pendant cette saison.
Or, un jour, après le repas de midi, un engagé accourut pour nous annoncer que onze vaches et un taureau avaient été emmenés par une troupe d’Indiens, à son nez et à sa barbe, dans la direction de la montagne. Nous prîmes six hommes avec nous et nous partîmes immédiatement. Nous arrivâmes à la montagne, une heure avant le coucher du soleil. Le temps était froid ; la neige tombait déjà sur les hauts plateaux de la Sierra. Nous avions suivi sans peine les traces des ravisseurs, le corps du délit ne pouvant se dissimuler facilement. Nous passâmes la nuit au pied d’un rocher, sans allumer de feu, n’ayant pour nous réchauffer que du rhum, et pour souper de la viande fumée.
Le matin, avant qu’il fît jour, nous tombâmes à l’improviste sur nos voleurs, qui n’étaient encore qu’à moitié chemin de leur village. Ils étaient au nombre de trente environ. En un moment, nous en eûmes dépêché sept, les autres ne demandèrent pas leur reste ; ils détalèrent en abandonnant leur proie. Nous craignions bien de leur part un retour offensif à un certain endroit où nous étions contraints de passer par un défilé fort étroit, et où ils eussent pu nous assommer à coups de rochers. Mais ils se tenaient sans doute pour convenablement étrillés, car ils ne jugèrent pas à propos de nous jouer ce tour. Je ne fus pas fâché de cette petite expédition, j’avais besoin de me refaire la main à l’endroit des Peaux-Rouges.
Une semaine après cet accident, la neige tomba en abondance, et nous confinait souvent à l’habitation. Mais au premier rayon de soleil, nous partions en chasse, et il n’y avait pas besoin d’aller bien loin, car le lac regorgeait de sauvagines, tandis que dans la forêt l’ours noir dormait au gîte, où nous le tuions quelquefois le nez dans sa fourrure.
Vous m’avez dit souvent que vous désiriez chasser l’ours gris. Mais je ne vous souhaite pas de vous trouver dans une position semblable à celle de ce pauvre Hans Rubner, pendant mon séjour au lac.
Hans Rubner est un Allemand d’une cinquantaine d’années, émigré fort jeune en Amérique avec ses parents, et qui depuis quinze ans s’est attaché à Lefranc et l’a accompagné dans toutes ses expéditions. Au lac Bigler, il est le majordome de l’habitation ; et son maître a en lui la plus entière confiance, justifiée d’ailleurs par le courage et l’intelligence de ce brave garçon. Hans Rubner a une abondante chevelure, une barbe épaisse, laissant cependant apercevoir une bouche meublée de dents blanches, qui, lorsqu’elle rit, se fend jusqu’aux oreilles ; de petits yeux ronds de couleur grise et toujours en mouvement. Au demeurant, il est taciturne, aussi sobre de gestes que de paroles. Toute l’activité de sa personne semble s’être concentrée dans ses yeux. J’ai voulu vous dépeindre ce garçon, afin que vous puissiez mieux apprécier sa mine grotesque dans l’anecdote suivante :
Au commencement de mars, la neige ayant disparu dans la plaine sous les rayons d’un soleil plus chaud, l’herbe commença à pousser, et les bestiaux furent conduits aux pâturages. Un jour, en leur faisant sa visite quotidienne, Hans s’aperçut de la disparition d’un jeune taureau. Après quelques recherches, on trouva l’animal à moitié dévoré dans un ravin. D’après les traces laissées sur la terre humide, il reconnut facilement que le meurtrier était un ours gris de la plus forte taille. En suivant avec soin la piste, il fut conduit à cinq milles dans la Sierra, auprès d’un massif de rochers qui recelaient évidemment la tannière du Grizzly. Il nous raconta l’évènement le soir même, et nous décidâmes que, sans tarder, nous irions le lendemain dénicher cet incommode voisin.
En effet, le lendemain nous partîmes avec Hans. Arrivés au lieu désigné, nous examinâmes avec soin le massif de rochers. Partout où il y avait de la terre ou du sable, les traces étaient visibles ; la masse rocheuse se reliait à d’autres parties de la montagne par un col étroit qui fut d’abord visité avec soin et ne nous offrit aucune retraite capable de recéler le maraudeur. C’était donc dans le massif principal que nos recherches devaient être circonscrites. Des gradins naturels conduisaient à une trentaine de pieds en haut des rochers. L’animal pouvait avoir son repaire dans la partie élevée. Hans fut chargé de l’explorer, tandis que nous nous réservions les autres points. Si Hans découvrait quelque chose, il devait nous avertir et nous accourions de suite à son aide.
Au bout de cinq minutes, nous trouvâmes entre deux roches une excavation qui, au premier abord, semblait n’avoir point de profondeur. Mais à peine y était-on engagé qu’elle tournait brusquement et offrait un long couloir qui paraissait se diriger par une pente rapide vers le haut du rocher. Nous nous concertions à voix basse, lorsque nous entendîmes tout-à-coup deux coups de feu et des rugissements, qui nous annonçaient que Hans était aux prises avec l’animal.
En deux sauts, nous fûmes en haut des rochers et nous trouvâmes le pauvre Rubner dans une position où il faisait une si drôle de mine, que j’en riais de bon cœur en épaulant mon rifle. Jugez-en.
Hans était ait occupé à examiner les lieux, quand il entendit souffler derrière lui. D’une cavité qu’il n’avait point encore aperçue sortait un ours monstrueux qui se dirigeait vers lui. Rubner lui envoya ses deux coups de feu en plein poitrail. Mais l’animal continua à marcher sur lui, suivi bientôt d’un ours femelle. Ce monsieur venait de prendre femme et c’était probablement à célébrer les noces qu’avait servi le taureau de mon ami Lefranc.
Que pouvait faire le pauvre Hans. Il n’avait pas de revolver, et il savait que, les recevoir avec son bowie-knife, ce serait exactement comme s’il grattait à coups d’épingles le dos d’un buffalo. Il jeta donc son arme, et tourna les talons. Heureusement pour lui que, à cinq pas de là, poussait entre deux roches, un jeune pin dont la foudre ou le vent avait brisé la tête à une quinzaine de pieds du sol, en laissant trois ou quatre branches presque dénudées, ce qui lui donnait l’aspect d’un juchoir à poules. Hans y monta rapidement, si haut qu’il put monter, comme chantent encore les gamins français au Canada.
Il était temps, madame et monsieur arrivaient au même instant au pied de l’arbre, et je ne répondrais pas que le talon gauche de Rubner, un peu en retard dans le mouvement, n’ait reçu à travers son gros soulier une bonne estafilade. Mais enfin Hans était à peu près à l’abri ; car vous savez que les ours gris ne montent point aux arbres.
Quand nous arrivâmes, Hans était à cheval sur la dernière branche, embrassant vigoureusement le tronc, tandis que les deux bêtes enragées, debout contre l’arbre, le secouaient comme un prunier, et de temps en temps allongeaient à leur gibier de vigoureux coups de patte qui passaient à peu de distance de ses souliers. Debout, l’ours mâle avait bien huit pieds de haut, et quand il allongeait la patte, il fallait encore compter deux pieds en plus. Si nous n’étions pas arrivés lestement, ils n’auraient pas tardé, je pense, à jeter bas l’arbre et son fruit. Mais nous rétablîmes de suite les affaires du pauvre Rubner. D’abord, au moment où j’ajustais le mâle, il s’abattit lourdement. Il était mort des deux balles de Hans. Nos quatre coups de feu arrivèrent presque en même temps sur la femelle, dont un, si bien ajusté derrière l’oreille, que la bête battit un moment l’air de ses deux pattes, et tomba sans vie.
Quand l’affaire fut terminée, mon ami Lefranc et moi, en voyant la mine effarée de Hans et sa position sur le sapin, où il ressemblait à s’y méprendre à un singe, nous partîmes tous deux d’un formidable éclat de rire, que nous calmâmes avec beaucoup de peine, et dont j’ai maintenant encore une légère réminiscence.
En effet Hartwood riait en se tenant les côtes, de manière à me dérider moi-même.
Quand cette hilarité fut apaisée, il reprit :
Nous dépouillâmes les deux animaux, et Lefranc me fit présent de la peau de l’ours mâle. Depuis trois mois, elle m’a servi de lit de camp. Je l’ai apportée à San-Francisco, et je vous prierai de l’accepter comme un souvenir des heures que nous avons passées ensemble au désert, et un témoignage d’affectueuse gratitude.
Je serrai la rude main du trappeur, en l’assurant que rien ne pouvait m’être plus agréable ; et le priai d’accepter en échange ma carabine Devismes, dont il avait apprécié plus d’une fois la précision et la longue portée.
— Mais, lui dis-je, comment avez-vous été amené à faire un voyage à la rivière Frazer.
— Si Lefranc, reprit-il, est devenu assez riche pour fonder une habitation, avoir des gens à lui et acheter des bestiaux, ce n’est pas en travaillant comme je l’ai fait presque toute ma vie pour le compte des autres, ou en chassant et trappant tout seul ; métier où j’ai péniblement amassé en une vingtaine d’années cinq ou six mille dollars. Mais Lefranc a quitté le colonel Frémont en Californie, et a gratté par-ci par-là, et dans un bon moment, l’épiderme de la terre de l’or. En deux années, il a amassé soixante mille dollars, tandis que Hans commerçait pour le compte de son maître, en vendant aux émigrants, sur les placers, les objets de première nécessité ; et dans un temps pareil, c’est-à-dire, il y a huit ans, lorsqu’on se mettait à deux pour faire une fortune, cela allait quelquefois vite.
Or Lefranc, qui depuis quelque temps, entendait les allants et venants parler du Frazer, mourait d’envie de voir ce nouveau pays. Quant à moi, je l’avais parcouru en partie, comme attaché à la compagnie américaine des fourrures. Notre réunion imprévue lui paraissait une excellente occasion pour faire le voyage, et il fit tant que je me laissai aller d’autant plus facilement, que MM. Wyde, Sheppard et Butler m’avaient donné congé jusqu’au mois d’août, époque où nous devions reprendre par une autre route le chemin de Saint-Louis en Missouri.
La colonie anglaise. — Départ pour le Frazer. — La rivière Okanagan. — Une discussion à coups de fusil. — Les Indiens de la Colombie anglaise, mœurs et caractère. — Les volontaires français. — La rivière Frazer, description. — L’or du Frazer, exploitation. — Retour en Europe.
Nous partîmes tous deux, et seuls, dans la première quinzaine de mars, laissant l’habitation à la garde de Hans Rubner. Nous nous dirigeâmes sur le lac Pyramide, dont nous suivîmes les bords ; nous rejoignîmes ensuite la route de l’émigration, que nous quittâmes à l’extrémité nord de la Sierra-Nevada, au point où ce chemin tourne vers le sud. Cinq jours après, nous étions à Ireka, où nous espérions nous joindre à un parti de mineurs. Nous aurions pu éviter ce détour en traversant le désert qui sépare la chaîne Cascade des Montagnes-Bleues, et arriver ainsi au fort Walla-Walla. Mais j’avais parcouru une fois cette contrée, et je savais que, même au mois de mars, où les sources sont élevées par suite de la fonte des neiges, nous trouverions peu d’eau. Je savais aussi qu’il eût été imprudent à deux hommes de s’engager au milieu des Indiens Nolèles, qui habitent cette partie de l’Orégon. De son côté Lefranc, qui maintenant était riche et propriétaire, ne paraissait plus aussi disposé à jouer sa vie que lorsqu’il ne possédait qu’un rifle pour toute fortune.
Toutes ces raisons firent que nous prîmes la route que vous connaissez par Winchester, Salem et Portland. A Ireka, nous n’avions eu que l’embarras du choix pour trouver des compagnons de voyage. Nous nous joignîmes à une troupe de douze mineurs, dont cinq ou six au moins étaient Français. Ces gens furent enchantés de nous avoir pour guides, lorsqu’ils eurent appris que notre vie s’était passée dans le Far-West. Il y avait donc service réciproque.
De Portland, nous allâmes aux Dalles. Nous traversâmes la Columbia au-dessus du fort Walla-Walla. La vallée Simcoé, les Priest-Rapides, l’embouchure du lac Okanagan, et enfin les sources de la rivière du même nom furent nos différentes étapes. A la source de l’Okanagan, nous étions à destination, cinquante jours après notre départ du lac Bigler.
Ce voyage s’accomplit, pour ainsi dire, sans accidents, bien que, sur les bords de l’Okanagan nous ayons eu avec les Indiens une discussion qui finit par des coups de fusil, où deux d’entre eux furent tués. Ces gaillards, au nombre d’une vingtaine, vinrent le matin au campement, avec des allures pacifiques. Ils nous regardèrent faire nos préparatifs de départ. Au moment où nous allions nous mettre en route, nous nous aperçûmes de la disparition de plusieurs objets, et entre autres d’un revolver de Colt, appartenant à un mineur français. Celui-ci crut apercevoir son arme sous le manteau du chef de la bande. Il alla à lui, et écartant le manteau, il voulut rentrer en possession de son bien, quoique je lui criasse en bon français : « Parlementez, ne vous y prenez pas ainsi. Les Indiens, surtout les chefs, n’aiment pas qu’on porte la main sur eux. » Mais bah ! mon Français allait toujours. Vous autres, vous êtes un peu gens qui ne doutez de rien.
L’Indien fit demi-tour, et levant l’arme qu’on lui réclamait, il la dirigea vers le Français. Lefranc, qui surveillait ses mouvements, lui envoya dans la tête un coup de fusil qui l’abattit. Ce fut alors, de la part des Indiens, un sauve-qui-peut général. Mais, lorsqu’ils furent éloignés d’une centaine de pas, ils s’éparpillèrent dans les buissons, et nous envoyèrent des coups de fusil qui nous forcèrent à nous mettre aussi à couvert, et auxquels nous répondîmes. Après une demi-heure de cette conversation, ils se retirèrent, emportant un des leurs, tué pendant cette escarmouche. Les deux jours qui suivirent, nous fûmes continuellement sur nos gardes.
J’ai pensé, depuis, que l’Indien avait peut-être été soupçonné injustement, et qu’en se mettant en défense, il n’avait fait que protéger son bien. En effet, quelques-uns d’entre eux, surtout les chefs, possèdent des revolvers de Colt, achetés aux mineurs en échange de poudre d’or. Vous savez que toutes ces armes se ressemblent. De là, l’erreur probable du Français et la résistance de l’Indien.
Ces sauvages, comme toutes les tribus de la Colombie anglaise, sont forts et vigoureux, et bien supérieurs aux Peaux-Rouges qui habitent les bords du Pacifique et les deux versants de la Sierra-Nevada. Ils sont presque tous bien armés, et je les ai vus tirer assez juste pour des Indiens. Vous savez que je n’ai pas une grande affection pour tout ce qui dort dans une hutte ou dans un wigwam, et cependant je dois rendre cette justice aux Indiens du Haut-Frazer, qu’ils valent mieux la plupart du temps que les blancs qui les maltraitent. Pendant mon voyage, j’ai vu des mineurs accabler de mauvais traitements des sauvages innocents de tout méfait et qui, de cette manière, payaient pour d’autres. Un certain jour, un mineur réclamait en ma présence un plat à laver l’or, qu’il disait lui avoir été volé. Sur ces entrefaites, survient un Indien au service de quelques Américains. Le mineur l’accusa d’être le larron, et pendant qu’il le bourrait de gourmades, je le priai de remarquer qu’il n’était pas certain que ce fût le voleur. — Peu importe, me répondit-il, s’il n’a pas volé aujourd’hui, il l’a fait hier ou il le fera demain.
C’est avec de semblables procédés qu’on a irrité ces peuplades, animées tout d’abord, à l’égard des blancs, de sentiments assez bienveillants pour leur rendre parfois des services, leur donner l’hospitalité et partager avec eux leurs maigres provisions. Quand les Peaux-Rouges le méritent, mon avis est qu’on ne doit pas leur épargner le châtiment, mais j’ai toujours pour habitude de ne frapper qu’à bon escient.
De tout cela il est résulté que les actes d’hostilité se sont multipliés entre les deux partis ; les vols sont devenus plus fréquents ; car vous savez que le vol est un des moyens de représailles des Indiens. Ils se glissent, pendant la nuit, dans les exploitations, enlèvent les outils et les armes des chercheurs d’or, avec tant d’adresse, que l’un d’eux m’a affirmé qu’il lui a été pris une paire de revolvers enveloppés dans une peau de daim placée sous sa tête pour lui servir d’oreiller. Les choses en sont venues à un tel point qu’on a dû envoyer contre eux des corps de troupes fédérales, qui, bien entendu, ne peuvent agir que sur le territoire américain, et sont par conséquent très-limitées dans leur cercle d’opérations. Lors de notre retour, nous avons rencontré, dans la vallée Simcoé un de ces détachements, composé de deux cent cinquante hommes qui, après avoir guerroyé dans l’Orégon, avait quitté le fort Walla-Walla pour opérer sur les frontières. Ce renfort est devenu nécessaire, par l’impuissance dans laquelle se trouve la compagnie de la baie d’Hudson de protéger efficacement les travailleurs.
L’impunité a enhardi les Indiens. Aujourd’hui, ils accusent les blancs de vouloir les faire mourir de faim, en les empêchant de récolter le saumon qui remonte abondamment de la mer et compose la principale nourriture de ces tribus. Il n’est guère possible que des troupes régulières fassent avantageusement la guerre dans un pays accidenté, couvert de forêts inextricables, de broussailles, où chaque buisson peut recéler un ennemi vigoureux et bon tireur. Aussi, les troupes fédérales ont-elles déjà subi plusieurs échecs, et perdu un assez grand nombre d’hommes. Il faudrait organiser un corps de trappeurs et de batteurs d’estrade, et faire appel à deux ou trois cents des meilleures carabines du Far-West, et je vous assure que dans quelques mois la besogne serait faite, et les Indiens mis à la raison.
En attendant, les mineurs se sont organisés en corps de volontaires, parmi lesquels une petite compagnie formée d’une vingtaine de vos compatriotes fait des merveilles. Ce sont des diables incarnés, et leur réputation est déjà si bien établie, que les Indiens ne les attaquent qu’avec des forces nombreuses. Ils semblent les respecter en quelque sorte. Le nom français est l’objet d’une espèce de vénération chez ces peuplades ; et ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai retrouvé chez elles, apporté par la tradition, le souvenir de leurs pères français du Canada, car c’est ainsi qu’ils les appellent encore.
La rivière Frazer est un cours d’eau qu’en Europe vous appelleriez un fleuve, mais qui n’est en Amérique qu’une rivière de troisième ou quatrième ordre. Elle prend sa source dans les Montagnes-Rocheuses, et se jette, après un cours de cent soixante lieues, dans le détroit de Juan de Fuca, qui sépare la Colombie anglaise de l’île Vancouver. C’est une des rivières que je connaisse, dont la navigation soit la plus pénible. Son cours tout entier est semé d’obstacles, de rapides et de rochers. Les chutes y atteignent, surtout vers le Haut-Frazer, une altitude de vingt ou trente pieds, et il faut vraiment l’adresse des Indiens pour manier leurs immenses canots faits d’un seul tronc d’arbre durci au feu. Aussi la plupart des blancs ont-ils recours aux indigènes pour naviguer sur le Frazer.
On dit qu’à l’embouchure de la rivière il existe une barre que franchissent facilement les navires qui ne tirent que quatorze pieds d’eau ; et qu’ils peuvent remonter à trente milles du fort Langley. Mais je ne saurais l’affirmer, car je n’ai point dépassé le fort Hope, qui est encore à cent vingt milles du Pacifique. Le pays est d’ailleurs très-pittoresque, abondant en pâturages, et souvent couvert d’épaisses forêts composées de bouleaux, de peupliers, de cèdres et de pins. Les bords de la rivière sont tantôt arides et accidentés, tantôt plats et obstrués de fourrés inextricables ; et les mineurs auraient beaucoup de peine à gagner le Haut-Frazer, si la compagnie de la baie d’Hudson n’avait déjà fait ouvrir une route par les rivières Harrisson et Alouette.
Lorsque nous arrivâmes au mois de mai sur le Frazer, nous y trouvâmes beaucoup de gens inactifs, et qui regardaient tout simplement couler l’eau ; car tous les ans la rivière grossit au commencement d’avril, et déborde en mai ou en juin. Ce n’est qu’en août qu’elle commence à baisser, et la saison la plus favorable aux travaux est le mois de septembre ; aussi plus d’un émigrant trop pressé, arrivé en mars ou en avril, a-t-il été forcé de s’en retourner sans avoir pu donner un coup de pioche, et après avoir dépensé les quelques dollars qu’il possédait, car les vivres sont très-chers ; on s’en procure avec beaucoup de peine.
Je ne crois pas que, comme résultats généraux, la rivière Frazer vaille la Californie. L’or, il est vrai, y est assez abondant, on l’a même trouvé en énorme quantité dans certains endroits ; mais à l’époque de mon voyage, et sur tout le cours de la rivière, la moyenne des rendements n’était pas de quatre dollars par jour et par homme.
L’or est plus abondant à mesure qu’on remonte la rivière, aussi les terrains y sont-ils rapidement occupés. Dans la baie du Meurtrier, à quarante milles du fort Hope, nous séjournâmes deux jours dans un village de mineurs, composé d’une cinquantaine de cabanes. Chaque exploitant ne possède que vingt-cinq pieds carrés de terrain. On y trouve l’or dans une proportion croissante, à une profondeur de trois à sept pieds. Mais les pauvres diables meurent de faim sur leur or, et sans les Indiens, qui leur fournissent des pommes de terre et du saumon séché, ils seraient contraints d’abandonner la place.
Au bout de trois semaines de séjour dans la Colombie anglaise, nous dûmes songer au retour. Nous avions complètement écoulé les marchandises achetées par nous à Yreka, et réalisé un joli bénéfice qui comprenait et au-delà nos frais de voyage. Nous hâtâmes notre départ en apprenant par de nouveaux arrivants que les établissements de la rivière Carson semblaient sérieusement menacés par un soulèvement général des Indiens, et nous avalâmes en double la distance qui sépare Yreka du Frazer. A Yreka, je fus contraint de quitter Lefranc et de revenir à San-Francisco pour le 15 juillet, aux termes de mon engagement. Nous nous séparâmes avec peine, car j’aurais été enchanté de l’accompagner jusqu’au lac Bigler, afin de lui donner un coup de main à l’occasion.
Je suis arrivé d’hier ; et ne sachant pas si vous étiez à San-Francisco, je venais à tout hasard vous serrer la main.
Je fus heureux de revoir Hartwood. Jusqu’à mon départ nous passâmes chaque jour quelques heures ensemble. Au moment de monter sur le bâtiment qui m’emmenait vers l’Europe :
— Adieu, me dit-il avec tristesse.
— Au revoir peut-être, lui répondis-je, comme pour alléger la séparation.
Il secoua la tête.
— Il est peu probable, continua-t-il, que nous nous revoyions jamais. On ne vient pas tous les jours en Amérique. Mais si plus tard vos affaires ou vos loisirs vous ramenaient à Saint Louis, n’oubliez pas Hartwood le trappeur.
Je le lui promis, et une heure après nous sortions de la baie de San-Francisco pour gagner la pleine mer.
Hartwood est un des plus braves et des meilleurs cœurs que j’aie connus. La vie qu’il a menée depuis trente années, les dangers qu’il a courus, les hommes au milieu desquels il a vécu, ont pu rendre plus rude sa nature physique ; mais il a conservé la délicatesse de sentiments qui distinguent l’homme vivant au milieu de la civilisation. Sous la rustique enveloppe du chasseur des prairies, on retrouve toujours chez Hartwood le fils du pasteur de Montréal.
La Californie, notions générales, productions et climat. — Son avenir.
Le climat de la Californie est beaucoup plus tempéré que dans les contrées de l’Europe comprises sous les mêmes latitudes, et y est d’une salubrité remarquable. Les épidémies y sont inconnues, ainsi que les fièvres, qui règnent généralement dans les pays où l’on défriche des terres. Il n’y pleut jamais pendant l’été, mais alors la fraîcheur des nuits y supplée, et rend la terre assez humide pour que la végétation ne souffre pas. La pluie commence vers la fin de janvier et dure jusqu’à la fin de mars ; quelques ondées en avril terminent la saison pluvieuse.
La Californie renferme beaucoup de vallées, quelques-unes d’une très-grande étendue, et dont le sol est excellent pour la culture des céréales. Au commencement de l’émigration, la population se porta d’abord vers les mines, dont le travail offrait d’autant plus d’attraits qu’il était accompagné de l’espoir de riches découvertes ; mais aujourd’hui, que les chances de fortune sont moins grandes pour le mineur, beaucoup de bras se livrent à la culture du sol.
Outre le blé, la Californie produit beaucoup d’orge et d’avoine. On peut supposer que, lorsque sa population sera plus en rapport avec les ressources qu’elle offre et que la main-d’œuvre sera à meilleur marché, la Californie pourra exploiter le commerce des grains avec avantage. Le climat et le sol conviennent pour la culture de tous les légumes connus en Europe. Ils y atteignent une grosseur considérable et poussent avec rapidité. Cette culture est presque exclusivement exploitée par des Français, dont quelques-uns ont gagné beaucoup d’argent dans cette industrie. Ils se sont également adonnés à la culture des fleurs de jardin, qui était presque inconnue dans le pays avant l’occupation américaine.
Les plantes des régions méridionales s’accommodent très-bien du sol du sud de la Californie, comme celles des régions plus tempérées trouvent dans le nord une terre et une atmosphère en rapport avec leurs besoins. Du nord au sud, tous les arbres à fruits des régions tempérées et méridionales y sont cultivés avec le même succès, depuis le pommier et le poirier jusqu’à l’oranger et la vigne. Il n’est donc point étonnant qu’une terre aussi riche et aussi féconde voie augmenter chaque jour le nombre de ses habitants.
Mais, en même temps que nous sommes témoins du mouvement incessant qui amène sur les rives du Pacifique le trop plein du vieux monde, me disait un homme auquel la Californie est redevable d’une partie de sa prospérité, un autre et douloureux spectacle nous frappe en sens contraire : c’est celui de la vieille race californienne battant en retraite devant l’émigration. C’est par bandes plus ou moins nombreuses qu’on voit ces primitifs possesseurs du sol abandonner successivement leurs pénates pour se replier sur la Sonora. Là, leur nature indolente espère retrouver cette morne quiétude qu’est venu troubler l’élément étranger.
Il est profondément triste de voir s’éloigner ainsi de leurs foyers ces caravanes émigrantes. Depuis la conquête américaine, elles se sentent comme débordées, et prennent en dégoût leur propre sol, au moment où l’activité venue du dehors est en voie de le féconder. Elles ferment les yeux devant toutes ces prospérités incomprises, et croient fuir une terre maudite.
Avec son beau climat, ses riches productions, ses vallées fertiles, la Californie est une terre d’avenir, qui n’attend que des bras pour la rendre féconde. Située presque à égale distance de l’Indo-Chine et des archipels océaniens, elle deviendra, entre l’Europe et ses antipodes, le vaste entrepôt des cinq mondes, le point de transit du commerce universel. Ses rivages, aimés du soleil, se livrent mollement aux baisers de cette mer que les navigateurs ont nommée la Mer-Vermeille, lorsque leurs yeux éblouis contemplèrent pour la première fois l’azur de ses flots. Avec le railway du Pacifique, la Californie ne sera plus qu’à trente-cinq jours de l’Europe ; avec l’électricité, quatre heures seulement la sépareront du vieux monde.
Vous, les déshérités de la fortune, vous sur qui pèse la misère ou le malheur, vous aussi qui vous étiolez sans espérance et sans but au milieu de la vie énervante et des mesquines passions des cités, suivez ce flot humain qui roule vers l’Amérique, rompez avec courage ce lien qui, vous attachant au sol natal, y enchaîne tristement votre destinée. Là-bas aussi, on peut être heureux ; là-bas, une terre jeune et fertile n’attend que votre travail et votre intelligence pour vous donner, sinon la fortune, du moins le bien-être, la liberté et ce souverain contentement que procure le devoir accompli. Au milieu de la grande nature américaine, vous vous relèverez plus forts, plus courageux, plus dignes de vous et du rôle que l’homme est appelé à remplir au sein de la création.
Châlons, imp. T. Martin.