The Project Gutenberg eBook of L'ange du bizarre

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Title: L'ange du bizarre

Author: Pierre Mille

Release date: February 27, 2023 [eBook #70162]

Language: French

Original publication: France: Ferenczi

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ANGE DU BIZARRE ***

PIERRE MILLE

L’ANGE
DU
BIZARRE

— PARIS —
J. FERENCZI, ÉDITEUR
9, rue Antoine-Chantin (XIVe)

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

20 exemplaires
sur papier vergé pur fil
des Papeteries Lafuma
numérotés à la presse.

Copyright by J. Ferenczi, 1921

LA HACHE

… La grande danseuse avait fini de danser, maintenant on s’en allait. Dans la nuit, les languides mollesses d’un vent tiède, qui venait du sud, faisaient trembler doucement les franges jaunes et rouges de la tente de toile que, par magnificence, la direction avait jetée de la porte du théâtre jusqu’à la chaussée. Les belles autos noires, les autos de luxe, silencieuses et souples, s’arrêtaient tour à tour au bord du trottoir. On voyait, une seconde, sur leur marche-pied, briller l’or ou l’argent d’un soulier de bal, puis derrière la vitre, une figure de femme apparaissait, un peu lasse sous les fards décolorés, mais très fière, heureuse d’avoir été vue trois heures durant, au fond d’une loge, dans ce lieu de luxe et d’ennui ; et elle avait raison, puisqu’on la nommait.

Ils étaient là trois hommes, qui regardaient. Inconsciemment peut-être, ils avaient la sensation qu’à cette minute, sous la lueur incomplète et fausse des globes électriques allumés sur la place, les couleurs de ces soies et de ces brocarts, l’éclat changeant des vieilles robes de Chine transformées en « sorties » de spectacle et de soirée, les teintes d’or ou de bois des îles des chevelures ondulées, prenaient enfin toute leur valeur et leur magie. L’un d’eux murmura subitement, comme se parlant à lui-même et soulagé :

— C’est beau, ça, c’est vraiment beau ! Ceux qui sont restés dehors, les pauvres diables qui ouvrent les portières et attendent nos bouts de cigarettes aux entr’actes, n’ont rien à nous envier.

Les deux autres eurent un petit mouvement de stupeur et presque d’indignation.

— Alors, vous, Marlis, ne trouvez pas qu’elle danse bien ?

— Si vous voulez, répondit-il lentement et comme cherchant sa pensée, si vous voulez. Mais je suis un homme trop simple, sans doute, je vis les trois quarts de l’année dans ma Bretagne, à l’époque où vous n’y venez point, vous autres, en plein hiver et au printemps, ce délicieux printemps breton qui apparaît comme uns épiphanie, parmi les faces rudes des hommes, et comme en dérision de la mer insolente… Alors je suis devenu pareil à ces hommes. Pour eux, comme pour moi maintenant, la laideur est la laideur, telle qu’on l’a toujours connue, et la beauté est la beauté, telle que nous l’avons aimée au cours des siècles, normale, saine, et ordinaire… Oui, j’ai changé ; j’ai perdu, j’en ai peur, ma couche de civilisation et j’en suis arrivé à croire que la beauté c’est l’ordinaire, l’ordonné, si vous voulez, épuré, sans accidents. Mais les brutes qui m’entourent en sont encore bien plus convaincues que moi. Ce sont eux qui m’ont converti.

» … Si vous saviez ce qu’elle était pareille à cette nuit où nous sommes, la nuit que j’ai passée dans un bouge de Paimpol, voilà cinq ou six ans. Pareille malgré toutes les différences, malgré l’horreur, malgré la bassesse, malgré la malpropreté du lieu. Vous connaissez ces instants où le sentiment d’amertume spirituelle, de honte fangeuse qu’on éprouve de soi-même est sans cause, et vient du dedans ; où on est dégoûté de tout, de l’univers entier, plus encore de soi-même, sans savoir pourquoi. Ils sont fréquents, surtout pendant les années de jeunesse. Je suppose que c’est la rançon du courage impétueux, de l’enthousiasme sans bornes qui vous grandit le cœur à d’autres heures. On se sent vil, inutile et sale, oui, sale ! Et on a envie de se salir encore davantage, de se rouler dans la boue.

» Voilà pourquoi j’étais entré dans ce bouge. Je savais que j’y trouverais ce que je cherchais : une infamie laide et vengeresse, qui me dirait : « Il y a plus bas encore que ton âme : regarde ! » Vous pensez en vous-même que cela est bien romantique, mais le romantisme est l’état d’âme vrai des jeunes gens. Ce cabaret, d’ordinaire mal fréquenté, avait été transformé en un café-concert, un « beuglant » de dixième ordre, à l’occasion du retour des Terreneuvas. Ils y buvaient leur part de pêche, ils y exaspéraient leurs instincts de mâles, sevrés de femmes pendant quatre mois de froid noir, de travail écrasant et de solitude. Les chanteuses étaient ce que vous pouvez prévoir : des misérables qu’on sentait immondes. Les obscénités qu’elles subissaient, les encourageant, entre chaque pause, étaient moins écœurantes pour moi que les platitudes infâmes qu’elles débitaient. Mais ces matelots riaient de toutes leurs forces, ils applaudissaient de toutes leurs mains affreuses, douloureuses, que le sel des saumures, le gel des mers boréales avaient rongées jusqu’à l’os : blessures sanieuses qui me faisaient détourner les yeux.


» Tout à coup, voici que deux hommes arrivèrent, portant sur l’estrade dressée à l’un des bouts du cabaret une longue planche de bois peinte d’un blanc aveuglant. L’un boitait fort bas, l’autre avait la lippe molle et pendante des idiots. Je les connaissais. C’étaient deux malheureux que leur infirmité réduisait, sur le port, à ces basses besognes qui ne sont que l’excuse et le voile d’une mendicité habituelle. Ils étaient presque toujours ivres : ce soir-là, ils étaient très ivres, comme tout le monde. Ils couchèrent cette planche sur des tréteaux solides, de telle sorte qu’elle fit avec le sol de l’estrade un angle assez ouvert. Alors un autre homme parut, un grand voyou blême, long, rasé, habillé en torero espagnol ; et les deux pauvres diables déposèrent en titubant, à ses pieds, une caisse emplie de longs couteaux flexibles, dont l’acier clair frissonna quand cette caisse toucha le plateau de la scène.

»  — La princesse Elsa, dans ses exercices ! annonça le torero.

» Le vieux rideau d’andrinople rouge, au fond de le scène, s’entr’ouvrit, et ce fut une tempête de rires, de rires sonores, insultants, de rires de monstres qui s’ébaudissaient. Ils avaient ri auparavant, ces Terreneuvas ensauvagés d’alcool et de rut, mais pas comme ça, pas de cette manière-là ! La « princesse » Elsa était une géante, une géante maigre, quelque chose de fou, d’inattendu, d’inhumain, avec des jambes démesurées, des jambes qui firent crier à un matelot : « C’est pas à elle ! C’est postiche ! » Et, en marchant, cette femme les soulevait, en vérité, comme si elles eussent été étrangères à son corps : une échelle pliante, articulée, surmontée d’une tête !

» Mais elle dansa ! Elle dansa, et je clamai à haute voix, malgré moi :

»  — Mais c’est beau ! C’est très beau !

» Le même matelot qui venait de parler se retourna brusquement, d’un air de stupeur et de mépris. Qu’est-ce que je disais donc, moi l’imbécile, moi le Parisien ? Ça n’était pas beau, c’était rigolo ! On était là pour rigoler, voyons ! Il avait une figure de vieux marin, toute gercée, avec des boucles d’oreilles toutes rondes qui disparaissaient presque dans des fourrés de poils gris, et sa face difforme, mangée par les embruns comme celle d’une statue pêchée dans la mer, avait l’hilarité d’un dieu. Il ne voyait pas qu’elle était jeune, cette femme, et que sa figure était belle, d’une beauté immobile, abstruse et déconcertante ; elle était hors des proportions humaines, donc il lui préférait encore les rebuts d’humanité qui l’avaient précédée. Le piano qui accompagnait la saltatrice était un piano mécanique, usé, détraqué, toutes les notes qui en sortaient avaient quelque chose de faux, de cuivré, de nègre ! Elle dansait toujours, et, toujours, pendant qu’elle dansait, je distinguais une sorte de sifflement cinglant et redoutable, et à chacun d’eux les rires redoublaient. Ma vue était si obstinément fixée sur elle que je ne voyais qu’elle, son cou reptilien, ses bras, ses jambes surtout, ses jambes inhumaines et surhumainement souples. A la fin, je m’arrachai à cette espèce d’incantation : c’étaient des couteaux que l’homme, habillé en torero, lançait autour d’elle, entre ses doigts ouverts, entre ses jambes perpétuellement harmonieuses et mouvantes, à droite, à gauche, partout, je vous dis, à l’effleurer. Et c’était le jeteur de couteaux qui était sympathique à l’assistance, non pas cette femme hors nature, cette femme qui continuait à faire « rigoler », parce que, n’étant pas comme les autres, elle faisait un peu peur.

» A la fin elle s’arrêta, et l’homme l’attacha, par les pieds et par les mains, sur la longue planche peinte en blanc : une suppliciée des Peaux-Rouges, au poteau de torture, ou bien une martyre : saint Sébastien, voilà de quoi elle avait l’air. Et l’homme, en effet, recommença contre elle ce jeu cruel des couteaux : Han ! et la dague, bien dardée, bien droite, s’en allait à son but, lumineuse et perfide, au milieu de la fumée des pipes. Han ! Han ! Han ! Elles s’envolaient, vives, méchantes, directes, comme des oiseaux, comme des guêpes. Han ! Han ! Han ! On entendait le bruit net de leur pointe qui s’enfonçait dans le bois. C’était comme si un sauvage eût planté des clous de cuivre autour d’une image, contre un mur. Le corps de la femme était dessiné par ces dagues, sur la planche. Han ! Une lame encore s’enfonça entre ses jambes, fermant l’angle des cuisses juste contre son sexe. Il ne restait plus qu’un espace vide, au sommet du crâne, tout contre les cheveux tordus et serrés, couleur de paille ardente. Mais l’homme prit une vieille hache d’abordage, cet outil de meurtre, désuet et fier, dont le double tranchant est surmonté d’une pointe aiguë : Han ! La hache fusa et vint se planter, d’un coup sec, sûr, éclatant, à la place qu’il fallait, dans ce chignon clair, qui fut traversé, au-dessus de ces deux yeux froids, mais vivants, qui nous regardaient.

» Il se fit un grand silence. On n’applaudit pas. L’homme habillé en torero eut l’air déçu. Il ouvrit la bouche pour dire : « Un petit bravo, messieurs et dames ! » Mais le vieux marin cria, d’un air dégoûté :

»  — Nom de Dieu ! Il l’a ratée ! C’est malheureux !


» C’est depuis cette nuit-là que j’ai compris, conclut Marlis, qu’il n’y a pas de beauté dans le bizarre pour les simples. Et je me demande s’ils n’ont pas raison. »

ARAGNOL, DIEU

Il y avait quinze jours qu’Aragnol ne payait plus ce loyer de vingt sous qu’il s’était engagé à verser quotidiennement, pour un humble cabinet sous les toits, au propriétaire de l’hôtel du Pôle-Nord et de Californie, rue des Ecouffes. Et l’on était au jeudi 1er mai, onze heures du matin. Le logeur dit à Emile, le garçon de chambre :

— Il n’est pas encore descendu ? On l’a pourtant prévenu hier qu’il n’avait qu’à f… le camp. Tu peux le sortir, et vivement.

Emile est un gars costaud, qui sait la manière. Et il était déjà en manches de chemise, ce qui lui épargna la peine d’ôter sa veste. Il grimpa les six étages, d’un pied puissant et décidé, négligeant délibérément de frapper à la porte. Mais, malgré sa résolution coutumière, il s’arrêta sur le seuil, étonné du spectacle qui s’offrait à lui.

Aragnol avait dressé sa couchette de fer contre le mur, de façon à en faire un plan incliné ; et, sur le matelas, il demeurait étendu, nu comme un poisson et les bras en croix, l’air tout à fait content de lui, majestueux.

— M’sieu Aragnol, dit pourtant Emile, c’est pour vous dire que si vous ne pouvez pas abouler les quinze francs qu’ vous d’vez…

— Je me suis mis en croix, répondit Aragnol avec béatitude, pour expier les péchés du monde. L’encens ! Emile, apporte l’encens !

Et comme Emile ne disait rien du tout, médusé, il passa tout à coup du ravissement à la plus extrême fureur, sauta d’un bond sur le plancher et cria, étreignant le pot à eau :

— Ver de terre, qu’attends-tu pour me rendre hommage ? Prosterne-toi !

Emile referma tout doucement la porte et s’en fut au rapport. Le patron réfléchit.

— Y avait longtemps, dit-il, qu’il avait l’air tout à fait marteau. Maintenant, ça y est : il est fou. Moi, j’veux pas d’histoires avec la préfecture : une fois qu’elle a mis le nez quelque part, on sait plus c’qui peut arriver. Laisse-le tranquille, ce maboul. Quand ses idées auront tourné ou quand il aura faim, faudra bien qu’il sorte ; et une fois sorti, il est bon ! Il rentrera pas, c’est moi qui te l’dis.

Le propriétaire de l’hôtel du Pôle-Nord et de Californie ne se trompait pas : Aragnol était fou, parfaitement fou, et il y avait déjà pas mal de temps que ses méninges avaient commencé de se détraquer. D’abord, il avait éprouvé une extraordinaire indifférence aux réalités extérieures, et c’est pourquoi il avait perdu sa place de préparateur dans une pharmacie : il est impossible, en effet, de garder dans une officine un garçon qui prend une solution de sublimé pour diluer une potion destinée à l’usage interne. Aragnol, devenu gardien de charrettes aux Halles, puis homme-sandwich, puis rien du tout, avait essuyé sans les sentir les coups du destin. Il se sentait devenu léger, incroyablement léger de corps et d’âme ; il planait. Il lui semblait aussi que son estomac ne pouvait être rassasié ; mais, d’autre part, ramassant aux Halles des choses innommables, il pensait se nourrir d’ambroisie. Enfin devenu, lui jadis si timide avec les dames, inconcevablement hardi malgré ses guenilles, il épouvantait presque ses conquêtes par des exploits surhumains. D’ailleurs, il leur révélait qu’il avait de l’argent, de l’argent à ne savoir qu’en faire, qu’il était assis sur des milliards. Et, un jour, il s’avéra décidément pour lui qu’il n’y avait pas d’obstacles ni de limites à sa puissance. C’est pourquoi il en conclut logiquement qu’il était Dieu. Cette révélation lui apparut justement comme tout à fait certaine ce dernier jour où il s’était couché le ventre creux, menacé d’expulsion par son logeur : on lui en voulait parce qu’il était Dieu ; il ne pouvait y avoir d’autre explication à l’écart monstrueux qu’il constatait entre sa puissance infinie et les traitements qu’on lui faisait subir. Ce fut là, pour lui, un instant d’exaltation suprême, de délices sans bornes. Et c’est alors qu’Emile, le garçon de chambre, était venu le déranger : mais il lui avait fait voir clairement sa façon de penser.

Cependant, ainsi que l’avait déduit l’homme sage qui présidait à l’administration de l’hôtel, l’état d’euphorie où il se trouvait ne l’empêcha point de sentir de plus en plus vivement l’aiguillon de la faim. Il s’habilla, descendit l’escalier, bénit avec trois doigts Emile et le patron, qui ne lui en manifestèrent aucune gratitude, et remonta la rue d’un pas glorieux, bien que fléchissant légèrement sur ses jambes. Boulevard de Strasbourg, il entra dans un bar, se fit servir un alcool, exigea « de quoi écrire » et composa une belle lettre ainsi conçue :

Monseigneur, je suis Dieu, né à Paris le 18 mai 1871. Je viens vous voir pour déjeuner avec vous et m’entretenir des nécessités de mon culte.

Il mit sur l’enveloppe : « A monseigneur l’archevêque de Paris », et s’en alla si simplement que nul n’osa lui réclamer ses quarante centimes. Toujours souriant, hilare, l’âme aux cieux, il gagna Notre-Dame, pénétra en maître bénévole sous les voûtes sacrées du temple, aborda un ecclésiastique et lui remit sa lettre, d’un air fier et satisfait. Le prêtre rompit l’enveloppe et lut gravement. Ce n’était pas la première fois que cette chose arrivait, il avait l’habitude.

— Attendez un peu, mon ami, fit-il, et d’abord suivez-moi.

Aragnol fut introduit dans une petite pièce attenante à la sacristie, où on l’enferma soigneusement à clef. Une heure après, quatre hommes en chapeau melon et en gros souliers à clous lui offrirent une voiture « pour le conduire chez monseigneur ». Il y monta de fort bonne grâce et se trouva sans savoir comment à l’infirmerie du Dépôt. On n’eut pas besoin de lui enlever son faux col ni sa cravate, car il n’en avait pas, et le lendemain il était transféré à Sainte-Anne.

— Vous avez écrit à l’archevêque de Paris une lettre où vous lui affirmez que vous êtes Dieu, ajoutant que vous êtes né en 1871, dit le chef de clinique quand il passa la visite des nouveaux arrivés. Ça ne vous paraît pas contradictoire, d’être Dieu et d’être venu au monde il y a si peu de temps ?

— Non ! répondit Aragnol, sincèrement.

Dans son esprit, il incarnait deux personnes : celle d’Aragnol, qu’il continuait à bien connaître, et celle du Tout-Puissant. Il était les deux, voilà tout, et pensait tantôt comme Aragnol, tantôt comme Tout-Puissant. Ça lui paraissait tout naturel. Et il était enchanté, plus encore que la veille, ayant été nourri deux fois : au Dépôt et à Sainte-Anne.

Le chef de clinique se tourna vers un des externes.

— Etablissez le diagnostic, dit-il.

— Puis-je voir la lettre — demanda l’externe.

— C’est bien, ça, c’est très bien, déclara le maître, de commencer par scruter le graphisme.

— Caractères inégaux, dit l’externe, tremblement des mains… Comment vous appelez-vous ? Qu’est-ce que vous faisiez ?

— Aragnol. J’étais préparateur chez un pharmacien.

— L’articulation est nette. Diagnostic nul à cet égard, fit l’externe. Voyons les réflexes… Réflexe rotulien exagéré. Pupilles égales, mais contractées, ne réagissant pas à la lumière. Les faits qui amènent le malade ici prouvent qu’il a des illusions d’un caractère agréable. Il est content de lui…

Il ajouta d’une voix plus basse :

— C’est un P. G. au début, dans la période d’excitation, avec idées de grandeur.

Aragnol devait être classé dans les paralytiques généraux, cela ne pouvait faire aucun doute. Le chef de clinique approuva silencieusement et sourit.

— Vénus y est peut-être pour quelque chose.

Et l’on posa la question. Subitement, Aragnol entra dans une grande fureur. On l’insultait, lui, le maître du ciel et de la terre, et on lui tapait sur les genoux, au lieu de l’adorer, et on le regardait insolemment dans le blanc des yeux ! Il menaça ses contempteurs de la foudre, et, comme elle ne descendait pas, il voulut aider la foudre. Alors on lui fit prendre une potion au bromure de potassium, et il fut mis provisoirement en cellule.


Le bromure opéra. Aragnol passa une nuit très calme. Le lendemain, on lui permit de descendre dans la cour.

L’erreur est assez générale, de croire que les aliénés vivent murés dans leur rêve, incapables de communiquer entre eux, solitaires et sauvages. Cela est vrai pour les déments, les alcooliques en pleine crise, les mélancoliques qui s’absorbent dans une douleur affreuse et sans cause, les paralytiques parvenus au stade de dépression. Mais les autres, les maniaques, les « paranoïques » en rémission, les paralytiques généraux moins avancés ! Ils ne sont pas absolument séparés du monde extérieur, ils lisent des journaux et des livres, ils s’assemblent, ils causent, il se forme entre eux des amitiés étranges, parfois passionnées, le plus souvent fugaces, obnubilées, confuses comme leur pauvre cerveau. Et, suprême ironie, il leur arrive de se moquer les uns des autres, de se considérer comme fous réciproquement. Ou bien, au contraire, mais plus rarement, ils admettent la prétention du compagnon d’infortune qui leur arrive : entre celui qui possède des millions imaginaires et son voisin qui se figure avoir inventé une machine capable de soulever le monde, il intervient de sublimes et décevantes tractations. Il suffit que la folie de l’un s’adapte à la folie de l’autre.

Ceux qui pouvaient encore penser par fragments disjoints et communiquer bizarrement ensemble apprirent l’arrivée à l’asile de ce nouveau pensionnaire, qui se disait Dieu. Pommier, ancien avocat, qui se croit empereur des socialistes, traita cette nouvelle avec dérision : d’abord, Dieu n’existe pas ! Il en fut de même pour Buchaillat, ancien clerc d’huissier, président de la République. Mais Bernizet, qui sait qu’il est Victor Hugo, se souvient, de plus, qu’il fut voyageur pour la miroiterie ; et l’idée qu’il allait pouvoir fréquenter avec Dieu le frappa.

— Il faut voir, dit-il gravement, il faut voir.

La paralysie générale donnait une petite hésitation à ses paroles.

— Qu’est-ce que ça peut te faire, interrogea Buchaillat, peu crédule.

— Je p…pourrais, répondit Bernizet-Victor Hugo, obtenir une c…commande de glaces pour le p…paradis !

Sur ces entrefaites, ils virent venir « le nouveau ». Aragnol, calmé par le bromure, avançait lentement, frôlant un mélancolique douloureux qui demeurait assis, les poings au menton, dans une posture d’infini désespoir, enjambant un dément qui demeurait vautré à terre. Et il s’intéressait vaguement à toutes choses, généreux et guilleret.

Bernizet mit de l’empressement à s’avancer vers lui. Il préparait déjà des phrases, des phrases ingénieuses et engageantes, telles, enfin, que les lui suggérait le souvenir de son ancienne profession. Subitement, il changea de figure et ricana, immensément dédaigneux :

— Non, alors, c’est vous qui dites que v…vous êtes D…Dieu !

— Je suis Dieu, affirma paisiblement Aragnol.

— Mon v…vieux, cria Bernizet, faut pas nous la f…faire. Tu n’as pas s…seulement de chapeau haut de f…forme !

Et le pauvre Aragnol lui-même, surpris par cet argument, un instant douta de sa divinité.

L’ATHLÈTE

… Il se peut que ce monsieur ait regardé le pochard avec une insistance indiscrète, bien que, j’imagine, vous seriez assez disposés à la juger excusable. Chacun sait en effet, par expérience, que les personnes en état de publique intoxication jouissent du privilège honorable d’attirer irrésistiblement notre curiosité. C’est sans doute, et nous ne l’ignorons point, que leurs actes sont imprévisibles, leurs paroles d’une incohérence qui confine au lyrisme. Enfin, si leur démarche est vacillante, leurs gestes ont une bizarrerie séduisante, leurs paroles semblent respirer ordinairement la bonne humeur. Illusion parfois décevante : car l’imagination d’un mortel qu’échauffent les perfides fumées de l’ivresse lui présente avec une incroyable célérité des tableaux successifs et contradictoires ; il peut bondir, le temps d’un éclair, de la cordialité attendrie à la fureur la plus désastreuse. Aussi ferait-on mieux de ne le point regarder ; mais il est rare qu’on sache observer une réserve si sage.

Le monsieur avait l’air d’un monsieur à son aise, il portait un pardessus à taille, son pantalon offrait un pli distingué. Son visage glabre, rasé de frais, amène et rose, dominait paisiblement sa carrure athlétique. C’était, visiblement, un homme du nord, un homme de force. Le pochard semblait un pauvre diable, indigent, malingre et miteux. Les membres inférieurs, depuis les hanches jusqu’aux genoux, puis des genoux jusqu’aux pieds, dessinaient un angle double rappelant la forme de la dernière lettre de notre alphabet, ou ce que l’esprit d’observation populaire a coutume de baptiser la manche de veste. Le fer n’avait point passé, sur ses joues plombées, depuis une bonne quinzaine, négligence d’autant plus nuisible à son apparence extérieure que sa barbe était rare. Il était tout mal fichu, tout biscornu, tout gringalet. Ses petits yeux chassieux, à demi fermés par l’ivresse, pleuraient. Toutefois, ils ne laissaient point d’y voir assez bien : ils distinguaient que le monsieur bien mis le regardait.

Ces choses avaient lieu tout près de Saint-Pierre de Montrouge, sur le trottoir de l’avenue d’Orléans, dont les dimensions, à cet endroit, sont plutôt généreuses. Cependant l’espace était devenu presque étroit pour les évolutions du petit homme mal fichu. Mais le petit homme mal fichu, voyant que le monsieur bien mis le dévisageait, s’arrêta tout à coup, empoigna, pour affermir sa position, la grille circulaire qui entourait le tronc d’un marronnier municipal, réfléchit un petit instant, sourit enfin bénévolement, et proposa au monsieur bien mis d’aller boire un verre.

Cette offre était incontestablement empreinte de toutes les meilleures traditions de notre plus antique courtoisie : le monsieur n’eut pas l’air de l’entendre. Même, avec une mine un peu gênée, il reprit sa marche vers le lion de Belfort. C’est à quoi il eût dû se décider alors un peu plus tôt ; car ce dédain trop visible, en réponse à sa politesse, produisit chez le pochard une de ces brusques sautes de sentiments dont nous venons de signaler la fréquence et le péril. Incontinent, il manifesta l’indignation la plus violente. Cette indignation se traduisit par un grand nombre de paroles, toutes ailées, bien qu’injurieuses. Tout à l’heure, pour contempler le spectacle, il y avait du monde. Dès ce moment, ce fut une foule. Ce phénomène eut une conséquence regrettable : il empêcha le monsieur de s’esquiver.

Constatant que le public lui était en somme sympathique, le pochard revint à une appréciation plus indulgente.

— Je suis, dit-il au monsieur, je suis comme la lune… On ne résiste pas à mon att…, à mon attraction ! Viens prendre un verre !

Mais le monsieur ayant fait imprudemment une moue qui révélait sa répugnance, le pochard éprouva de nouveau la plus vive irritation. Voici de ces miracles qui prouvent la puissance du dieu de Nisa : alors que le petit homme, quelques minutes auparavant, tenait à peine sur ses jambes, il devint d’une agilité funeste et tout à fait extraordinaire : d’un premier coup de poing, il fit tomber sur le trottoir le chapeau du monsieur. Puis il tenta sur le menton un « direct » qui fut, à la vérité, paré du coude gauche. Alors il attaqua le plexus solaire dans un corps-à-corps, avec plus de succès : le monsieur eut la respiration subitement coupée. Cela permit à son assaillant de réussir un magnifique uppercut sur l’oreille droite. Le monsieur n’avait même pas essayé de riposter ; il tentait seulement d’éviter les coups, du reste avec une adresse assez singulière, quoique insuffisante, par des mouvements de bras, en rapprochant, comme précieusement, ses deux poings de sa poitrine. Cette tactique ne l’empêcha point d’être rapidement vaincu. Il alla tomber sur un banc.

Comme tout était fini, il arriva un agent, et puis deux agents. Un de ces agents mit la main au collet du petit homme. L’autre se pencha vers le monsieur bien habillé, avec une certaine bienveillance. Mais le petit homme, sans protester contre la rigueur que la force publique exerçait à son égard, déclara :

— Il m’a insulté !

Des voix, dans la foule, s’élevèrent pour confirmer que le monsieur avait insulté le petit homme. Affaire d’opinion. En effet, le petit homme avait d’abord été bien aimable. L’autre aurait dû accepter son invitation !

Donc les agents décidèrent de les conduire tous les deux, impartialement, au poste de police. Le monsieur en parut affecté, car c’était une injustice, mais il déféra. Pour le pochard, sa victoire l’avait dégrisé ; il était fier. Le public le regardait avec sympathie.

— Voilà ce que c’est, disait-on, que de savoir la boxe ; l’autre est certainement deux fois plus fort que lui, et il n’a pu seulement se défendre !

Au poste de police, M. le commissaire venait d’arriver, tout justement. Il interrogea les deux citoyens convaincus d’avoir troublé la paix publique et de s’être livrés à des voies de fait, sur un des boulevards de la ville de Paris. Tout d’abord, comme il se doit, il s’enquit de leur identité. Le pochard, dégrisé, fit connaître qu’il se nommait Pacifique-Innocent Ledoux, domicilié rue des Vertus.

— Et vous ? demanda le commissaire au monsieur.

Le monsieur répondit d’une voix peinée, avec un petit accent anglais :

— Jim Forward.

Le commissaire sursauta.

— Voyons, fit-il, vous ne voudriez pas me la faire ? Vous n’êtes pas Jim Forward, le fameux boxeur, le champion du monde ? Le Jim Forward qui a remporté 84 victoires sur 86 combats, qui a battu Sam Thurloë, le nègre imbattable ; qui a mis Bill Grindstone et Bob Togger out, au premier round, l’un en une minute et demie, l’autre en 18 secondes, et qui a eu Carpentier, notre immortel et national Carpentier lui-même, aux points ?…

— Si, affirma le monsieur d’un ton désolé, c’est bien moi, je suis le même…

— Mais ce rien du tout, cet ivrogne qui ne tenait pas sur ses jambes, vous a rossé comme un sac vide. Et vous ne vous êtes même pas défendu !… Ah ! monsieur, c’est beau ce que vous avez fait là ! C’est généreux, c’est héroïque !

— Non, fit Jim Forward, ce n’est pas héroïque… Ah ! cria-t-il, éclatant, si j’avais eu mes gants ! De bons gants de cinq onces ! Ce que je lui aurais passé, à ce cochon-là !

— Vos gants ? fit le commissaire étonné.

— Oui. Comment voulez-vous que je me batte, sans mes gants ! Monsieur le commissaire, je ne me suis pas battu à main nue depuis l’âge de quatorze ans, depuis que mon manager, l’inappréciable Patsy Brown, m’a remarqué dans les rues de Stoke-on-Trent en train d’administrer une pile, avec une rare facilité, à un copain de mon âge. Je ne peux plus, depuis ce temps-là, je ne peux plus, vous comprenez bien ! Un boxeur ne peut pas s’abîmer les poings, et ça les abîme de taper à main nue ; ça vous casse les jointures !

Il soupira. Ses traits se contractèrent : un des damnés du septième cercle !

— Et maintenant, fit-il, maintenant que je suis champion du monde, je n’ose plus ouvrir une portière de voiture ; je n’ose plus donner une poignée de main ! Vous savez ce qu’elles valent, ces mains-là : six cent mille francs pièce !

Le commissaire admira, d’un regard furtif, ces deux opulentes extrémités. Jim Forward les cacha dans ses poches, avec horreur.

— Je me fais l’effet de Guillaume II, fit-il. Tout le temps je pense à Guillaume II. Imaginez où il en serait, celui-là, s’il n’avait pas aventuré sa classe ! Moi, je veux garder la mienne. Un enfant, monsieur le commissaire, une femme, un gosse, un employé des pompes funèbres, n’importe qui peut me coller des marrons. Je ne répondrai pas : il me faut mes gants !

— Monsieur, dit le commissaire, je compatis à votre juste douleur. Vous êtes, en vérité, un homme bien malheureux.

— N’est-ce pas, monsieur le commissaire, n’est-ce pas !

Ils se serrèrent la main. Jim Forward retira tout de suite la sienne.

— Pas si fort, je vous prie, pas si fort !

LE CONDAMNÉ CARDEVAQUE

Les exploits de Landru ont produit, dans le centre pénitentiaire de Cayenne, la plus forte impression. Si vous voulez bien y réfléchir un court instant, vous concevrez qu’il n’en peut être autrement : quand, après avoir ôté la vie à son prochain, on n’a soi-même échappé à la mort que de l’épaisseur d’un cheveu ; quand, après avoir pris toutes les précautions que peut inspirer la prudence pour éviter les conséquences d’un crime, on s’est vu pourtant appréhendé par la police, astucieusement interrogé par un juge d’instruction, condamné par des jurés cette fois sans indulgence, tout nouveau procédé imaginé pour éviter la peine suprême, pour laisser planer, si l’on est pris, le doute qui doit sauver votre tête en supprimant la preuve fatale, — là-bas, en Guyane, trois mille forçats, pensifs, savent apprécier votre travail à sa juste valeur ; à leur manière ce sont des artistes, ils connaissent, d’expérience, combien l’innovation est rare, combien tout perfectionnement des vieilles méthodes, même, est difficile.

— Et dire, pourtant, objecta Sicougnot, homme du meilleur monde, et qui avait des lettres, condamné à perpétuité pour avoir empoisonné sa femme, dire que s’il s’était arrêté, s’il avait su s’arrêter à sa onzième fiancée, il n’aurait même pas été découvert ! Mais voilà : le génie ignore ses limites, et l’histoire de Landru est celle de Napoléon !

— Cela n’empêche point, répondit Maltrat, un autre « perpétuité », qu’il a des chances de n’être pas fauché, et de venir ici. C’est quelque chose ! Et nous lui ferons une belle réception. Il la mérite : un homme comme lui, ça honore la corporation.

Mais Pietr’ Athanasi, un Corse, jugé et condamné après douze meurtres, et qui se vantait de ne jamais penser comme tout le monde, prononça tout à coup :

— Il y a ici quelqu’un qui est encore plus fort que Landru ! Et vous n’avez jamais fait attention à lui : vous méconnaissez son mérite !

— Nous méprisons la justice ! répliqua le distingué Sicougnot, et croyons en avoir le droit ; mais nous honorons l’équité. Nous sommes toujours prêts à rendre hommage au talent : toutefois, cherchant honnêtement de qui tu veux parler, je ne distingue personne digne d’un tel éloge.

— C’est Cardevaque ! jeta Athanasi d’une voix ferme.

Il y eut, dans l’assemblée, un petit rire de mépris. Tout le monde connaissait Cardevaque : c’était, de mine, un assez pauvre homme, à la fois chafouin et rondouillard, qui servait la messe à l’aumônier ; et celui-ci, par manière de récompense, l’avait fait placer comme infirmier au dispensaire. Au bagne, on n’aime pas ceux qui savent obtenir des faveurs.

— Cardevaque est un condamné à mort commué, répondit Pietr’ Athanasi ; et si vous lui aviez demandé le truc qu’il a eu pour se faire commuer, vous lui feriez le salut quand il passe. Ou plutôt vous seriez jaloux : vous n’auriez pas eu, à vous tous, assez d’instruction pour l’inventer.

Un jugement si dédaigneux ne pouvait manquer de froisser Sicougnot. Il ricana, dédaigneusement. Mais les autres, qui n’avaient que peu de sympathie pour cet homme du monde, furent d’avis qu’il fallait voir. On décida d’interroger Cardevaque.

Athanasi s’en fut le chercher. Il arriva, l’air bien modeste, comme il convenait devant un si puissant aréopage ; mais, sommé de conter son histoire, ne se fit point prier.

— Comme Landru, dit-il, je fus enfant de chœur dans mon enfance…

— Ah ! ah ! murmura Sicougnot.

D’une part il faisait profession de détester les curés, d’autre part il les considérait comme capables d’enseigner à leurs élèves des vues profondes et victorieuses.

— Oh ! ce n’est pas ce que vous croyez, avoua Cardevaque, bien doucement. Le coup que j’ai fait n’a rien de particulièrement savant. Bien au contraire : j’avais tué une femme avec un chenêt ; je n’avais pris aucun soin pour dissimuler ni ma responsabilité, ni ma culpabilité, ni ma préméditation. Les journalistes me taxèrent de grossier et de brutal criminel ; je fus condamné à l’unanimité du jury, et mon pourvoi en grâce rejeté.

— Mais puisque tu as été commué !… protesta Sicougnot.

— N’interromps pas, fit Athanasi : tu vas voir, c’est le beau de la combinaison.

— J’avais été condamné en mars, poursuivit Cardevaque, et cette année-là Pâques tombait en avril. En lisant le Magasin pittoresque et Vingt mille lieues sous les mers, en jouant à la manille avec mes gardiens, je songeais tout le temps : « Pourvu qu’ils ne pensent pas à me gerber avant la semaine sainte, bon Dieu ! Pourvu qu’ils n’y pensent pas. Et qu’ils ne retardent pas après ! »

— Qu’est-ce que ça te faisait ? Avant, c’était embêtant, mais après c’était du rabiot ! dit Sicougnot.

Athanasi rigole :

— C’est comme ça qu’aurait raisonné un daim !

Sicougnot le regarda de travers. Mais, les apaisant d’un geste de la main, Cardevaque continua :

— Et j’eus une veine, une veine ! Le mardi, le mercredi d’avant Pâques arrivent : rien ! on me laisse bien tranquillement dormir. Le jeudi saint, dès potron-minet, comme c’est l’usage, la porte de ma cellule s’ouvre, je vois entrer le procureur général, le chef de la Sûreté, M. de Paris, ses aides, mon avocat, monsieur l’aumônier. Je le dévisage, monsieur l’aumônier : et il faisait une tête, une tête ! Il tremblait de tous ses membres : « Bon ! que je me dis, tu trembleras bien plus encore tout à l’heure ! »

— Mais pourquoi ?… interrogea Sicougnot.

— Tu vas voir. Ça commence comme à l’ordinaire, le procureur général me dit : « Du courage ! Votre recours en grâce est rejeté ! » Je lui répondis : « J’en aurai ! » Je fume une cigarette, et puis je m’adresse bien poliment au curé : « Monsieur l’aumônier, je voudrais me confesser !… » Il consent, bien entendu, c’était son métier, mais il avait toujours l’air dans ses petits souliers, et j’ajoute tout de suite :

« … Et aussi, entendre la messe ! »

» Alors il pâlit, il bredouille, il se tourne vers les légumes qui étaient là, il leur crie : « Je vous l’avait bien dit ! Je vous l’avais bien dit ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Et les légumes criaient à leur tour : « Mais c’est absurde, monsieur l’aumônier, c’est absurde ! Il doit y avoir un moyen ?… » Mais lui faisait « non », de la tête, et moi, qui rigolais intérieurement de tout mon cœur, je me tenais les mains jointes, et l’air bien contrit.

»  — Je vous avais prévenu, fait l’aumônier. Si cet homme — j’allais dire par malheur, mais je n’en ai pas le droit — demande que je célèbre pour lui le Saint-Sacrifice, ce sera impossible, impossible ! On ne dit pas la messe le jeudi saint ! Les règles de l’Eglise n’autorisent ce jour-là qu’une consécration, qui se fait dans chaque paroisse à une messe seule et unique !… Je ne puis pas célébrer la messe ! Je-ne-le-puis-pas !…

»  — Eh bien, déclare le procureur général, de fort mauvaise humeur, si vous ne le pouvez pas, le condamné s’en passera !

»  — Je n’ai pas le droit de célébrer la messe, dit l’aumônier, mais vous, vous n’avez pas le droit d’envoyer ce malheureux dans l’autre monde sans qu’il l’ait entendue, s’il le désire. C’est un principe sacré, qui a toujours été respecté. Vous pouvez prendre le corps, vous ne pouvez damner l’âme. Je m’y oppose, solennellement !

»  — Alors, dit le procureur général, à demain vendredi. C’est contre toutes les habitudes, d’exécuter un condamné vingt-quatre heures après qu’il a été averti. Mais enfin !

»  — Je puis encore moins célébrer la messe le vendredi saint que le jeudi saint, répliqua l’aumônier, les larmes aux yeux. Et le samedi saint, c’est comme le jeudi et le vendredi.

»  — Dimanche, alors ? suggère le chef de la Sûreté, timidement, car il trouvait que c’était déjà bien tard.

»  — Monsieur le chef de la Sûreté, fait monsieur de Paris, le dimanche est un jour férié : on ne peut pas exécuter les jours fériés !

»  — Mais, sacré nom d’un chien ! gémit le procureur général, le lundi de Pâques aussi est jour férié, légalement ! Tonnerre de Dieu de tonnerre de Dieu !

Il jurait à en épouvanter l’aumônier, qui n’avait pas besoin de ça.

»  — Ecoutez, Cardevaque, fait le procureur général, se tournant vers moi, avez-vous vraiment besoin d’entendre la messe ? C’est une idée naturelle, touchante même de votre part, mais voyons, estimez-vous que ce soit tout à fait indispensable ?

»  — Monsieur le procureur général, répliquai-je, c’est mon idée !

»  — Elle est propre, votre idée ! blasphéma ce magistrat exaspéré. Un homme sans aveu, un assassin, qui n’a même pas le courage de mourir comme il a vécu ! Un anticlérical avéré — car je connais votre dossier, vous ne direz pas le contraire ! — qui renie les convictions de toute sa vie, à l’heure de la mort ! On ne sait plus à qui se fier, il n’y a plus d’énergie sur terre, — et il n’y a plus de justice possible ! Allons, Cardevaque, un bon mouvement ! Ça sera dans les journaux, que vous êtes mort comme un anticlérical conscient, en refusant les secours de la religion !

»  — Monsieur le procureur général, lui dis-je, je voudrais vous faire ce plaisir, mais ça ferait trop de peine à ma mère !

»  — Alors, à mardi, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, conclut le procureur général dégoûté.

»  — Vous remettez à mardi, fait mon avocat, qui était resté muet jusque-là. Mais moi je vais présenter au président de la République un second recours en grâce. Pas un être au monde, eût-il un cœur de tigre, encore moins notre vénéré et bienveillant chef d’Etat, ne saurait trouver en lui assez de férocité pour signer l’arrêt de mort d’un homme qui aurait, cinq jours durant, connu dans sa cellule les affres de la plus affreuse agonie. Je vous salue, monsieur le procureur général. Et je ne vous reverrai pas ici mardi prochain, j’en ai la ferme assurance !

» Et il avait raison : je fus gracié, comme il l’avait prévu. »

— C’est un coup épatant ! déclara Maltrat.

Et Sicougnot, bien que plein de jalousie, ne put y contredire.

LE TRAITRE

Sur le trottoir de l’avenue de Breteuil, Guérande consulta sa montre : une heure du matin. La bise d’automne était froide, il releva sur son habit noir le collet de son pardessus. Son second mouvement fut d’appeler une voiture ; il dirigea vers son gousset un geste instinctif et sourit sans gaieté. « Ils auraient bien pu me payer mon cachet ce soir même ! » songea-t-il. Il avait joué sept ou huit morceaux : deux sonates de Mozart, une autre de Bach, un menuet de Couperin, accompagné les Roses d’Ispahan, de Fauré, pour la maîtresse de la maison, qui professe à l’égard de la musique contemporaine une admiration dont celle-ci se pourrait passer sans en souffrir, et On ne doit faire aux enfants nulle peine, pour un monsieur dont il ignorait le nom, mais qu’il fallait, paraît-il, absolument faire chanter. Guérande haussa les épaules : uns heure de marche jusqu’à la rue Victor Massé. « Que la vie est bête, murmura-t-il, que la vie est bête ! » Car la nuit et la solitude, quand la soirée s’est passée sans la pointe d’excitation que donne un bon repas, sans sympathie avec les hommes et les femmes qui vous entourent, et dans la conscience importune d’une posture stipendiée, suggèrent des généralisations pessimistes. On ne sait plus pourquoi le monde est fait, et on le trouve mal fait. Guérande considérait les hautes maisons neuves, dont quelques fenêtres, encore éclairées, plongeaient sur lui un regard de lumineux dédain. « Ils sont riches, là-dedans, se dit-il. Je ne les envie pas ; mais si du moins ils pouvaient comprendre !… Bah ! ce n’est pas leur faute, ils ne sont peut-être pas si bêtes que ça ; personne ne comprend jamais personne, voilà tout. Ils ne m’ont pas seulement demandé de jouer ma musique… »

Il venait d’arriver à un résultat. Il savait maintenant pourquoi il se sentait le cœur lourd et la bouche amère : pour un motif personnel, au bout du compte. Il n’en fut pas plus fier, ni humilié. Il réfléchit seulement : « Comme on pense vite, quand on est tout seul, et qu’on n’est pas devant son piano. » Puis : « Et ça ne me sert à rien. Ces idées-là sont morales ou abstraites ; elles ne sont pas musicales ! » Alors il s’efforça d’admirer l’ombre et la lumière. Sous les quatre rangées d’arbres de la spacieuse avenue, les étoiles radieuses des réverbères muaient étrangement la couleur des feuilles. Non plus du vert : de l’argent, du bleu, du bronze. C’était contre nature et délicieux. Paris se taisait, on l’eût cru, et l’on se serait trompé ; mais une pédale retombait sur cet immense instrument toujours sonore. Le silence mentait. Ce n’était pas du vrai silence : un ensemble d’accords étouffés dans une laine épaisse, obscure… « Ça, au moins, s’affirma Guérande, ce ne sont plus des idées, ce sont des sensations. Encore un instant, et elles vont se transformer, je rentrerai dans mon métier. » Et il ne quitta plus des yeux les beaux arbres paisibles.

Un grand calme était entré dans son âme. Il s’efforça de le posséder plus grand encore, de se faire une âme heureuse, expectante, vide, pour recevoir la communion. Il connaissait cela : le moment rare et sublime où le cerveau, en une seconde, s’emplit d’une joie surhumaine et sans cause. Et après on crée. Je veux dire qu’on travaille, qu’on recompose, qu’on essaie de prolonger et de reconstituer dans le temps ce qui a été hors du temps… Brusquement, une secousse physique le fit rentrer dans la vie extérieure, dans la vie des hommes et des faits immédiats, brutaux, qui exigent un acte, une décision : une ombre venait, un instant, de se montrer derrière un tronc d’arbre et d’y rentrer, muette. Et derrière celle-là il eut l’impression vague, la prescience plutôt, qu’il y en avait d’autres, derrière d’autres arbres. Trois ou quatre. Quelques minutes auparavant, alors qu’il souffrait dans sa fierté, dans sa sensibilité, triste, découragé, déprimé, stérile, il n’eût pris d’autre décision que de fuir. Sa résolution, au contraire, fut rapide, exacte, spirituelle : car il y a presque ordinairement de l’esprit dans le sang-froid. « Ah ! les pauvres gens ! C’est eux qui sont volés ! » Et, dans la même seconde : « J’ai tout avantage à les en avertir ! » Il tira gaiement de sa poche une petite bourse d’acier.

— J’ai quarante-cinq sous, cria-t-il. Si vous les voulez ?…

Et il continua sa marche, sans presser le pas, sans détours, montrant toujours sa bourse, content de se trouver naturellement si brave. Un homme sortit de l’ombre du platane. Sa casquette était enfoncée très profondément sur ses yeux, mais l’on voyait, au duvet de son menton et de ses joues, qu’il n’avait pas vingt ans. Il allongea la main.

— C’est-il vrai, ça ?

Il compta : un billet de deux francs et des sous. Il dit :

— Nib de galetouse ! C’est tout ?

Guérande retourna ses poches.

— Il y a aussi ma montre, fit-il. En acier. Douze cinquante.

L’homme proféra, d’une voix plus haute :

— C’est un pané !

Il rendit même la bourse, dédaigneux.

— Je vous remercie, dit Guérande.

Il avait donné à sa voix le ton de la plus simple et même indifférente politesse. Ce n’était pas le moment d’une ironie, qui eût sans doute été mal prise. Et il passa.

Une autre ombre apparut. Cette fois, l’homme avait un chapeau melon, un pantalon noir, un veston court de la même couleur, une chemise et un faux col bas très sale, une cravate noire. Face terreuse d’alcoolique. « J’ai déjà vu de ces figures, pensa Guérande. Chez les huissiers ? Aux courses ? Les deux, très probablement. » Et il reprit sans crier, d’un air de confidence :

— Puisque je n’ai que quarante-cinq sous ! Vous n’avez donc pas entendu ?

Il voulut de nouveau en faire la preuve. L’homme secoua la tête.

— L’autre a regardé, fit-il d’une voix molle… Quelle mouise ! On n’est pas fadé, ce soir…

Guérande s’excusa :

— Ce n’est pas ma faute, allez !

— Non, dit l’homme au chapeau melon, ce n’est pas votre faute, je le pense bien… C’est des fois une consolation, vous voyez. Une consolation pour vous.

Ces paroles dénotaient un esprit tourné vers la philosophie, et comme une nuance de fraternelle pitié. Guérande en profita.

— Ecoutez, dit-il, je crois qu’il y en a encore, là-bas ?…

— Oui, fit l’homme. Deux. Des copains. On s’est mis ensemble, ce soir. Et pourquoi, bon Dieu de bon Dieu ?

— Eh bien, vous ne pourriez pas m’accompagner ? Si je dois me remettre à expliquer comme ça, jusqu’au bout de l’avenue, c’est ennuyeux. Je vous les donnerai pour la peine, mes quarante-cinq sous.

— Pour quatre ? dit l’homme amèrement. Ah ! c’est pas la peine. Mais pour la chose de vous faire conduite, je veux bien tout de même.

— Ça vous réchauffera ! expliqua Guérande.

L’homme au chapeau melon ne répondit pas à cette plaisanterie. Il marcha. En route, il lui prit d’interroger :

— Comment qu’ça se fait qu’vous êtes dans la mouise, vous, en habit noir ? C’est donc qu’vous êtes officier ?

— Moi ? fit Guérande étonné. Pourquoi ?

— Mis en homme du monde, et si déchard ! Alors, comme on est tout près de l’Ecole militaire…

— Je suis un pauvre musicien.

— Alors, c’est pas bon non plus, ça ? On vit de bricoles ? C’qu’y a du monde qui vit de bricoles !

— Et vous ?

— Y a les courses. Des fois on gagne, avec son argent. Des fois on ramasse un bon ticket.

— Dans les poches ? suggéra Guérande.

— Où qu’ça s’trouve.

De nouveau, le silence plana sur la grande avenue.

— C’est donc pas votre métier, ordinairement ? demanda le musicien.

— Quoi ?

— … Ce que vous faites ce soir ?

— Non. Mais y a huit jours qu’on fait plus rien, sur la pelouse. On sait pas comment on vit. Tout est à la manque. On n’avait plus l’sou pour Maisons, demain ; alors, on s’est dit qu’en essayant comme ça on ferait bien quarante ou cinquante, des fois : la peau, oui, la peau !

La forme oblongue du dôme des Invalides commençait de se profiler vaguement sur le ciel. Un rayon de lune, perçant les nuages, jeta sur ce toit métallique une mince et dérisoire lueur d’or.

L’allégresse de Guérande avait changé de cause. Elle n’était plus intellectuelle, extatique, pensive, mais physique et active. Il dominait une situation difficile, il avait triomphé, tout seul, par sa seule bonne humeur et sa bravoure. Il en avait de la reconnaissance à celui qu’il coudoyait. S’il n’eût craint que ce geste ne lui parût offensif, il lui eût volontiers frappé affectueusement sur l’épaule.

— C’est pourtant des gens riches, par ici, continua l’homme au chapeau melon, regardant les belles maisons de pierre.

— C’est riche, dit Guérande, bien entendu, c’est riche ! Mais c’est des bourgeois tranquilles, ils ne sortent pas après minuit. Et ceux qui viennent les voir, on leur fait chercher des voitures. Que diable alliez-vous faire là ? Vous ne savez pas votre affaire !

— Si vous aviez eu du pognon, fit l’homme, froissé, vous auriez vu !

— Mais je n’en avais pas, poursuivit Guérande. Et personne n’en aura, de ceux qui descendront : des serveurs, peut-être. On vient de leur donner dix francs. Bonne idée, que de risquer la correctionnelle pour deux billets de cent sous !

— On fait comme on peut, dit l’homme tristement.

— Et dire, éclata Guérande, qu’en ce moment la partie bat son plein dans les cercles, que dans une heure vous verrez sortir le gagnant, l’heureux gagnant, heureux, confiant, un peu saoul, un cigare à la bouche, reconnaissable à vingt pas, et les poches pleines de billets de banque. Vous êtes idiots !

— Monsieur, dit l’homme avec une sorte de respect, on est des pauvres bougres, vous comprenez, on ne sait pas !

De nouveau, ils se turent. Puis l’homme interrogea, avec timidité :

— Ces… choses-là, ces cercles, comme vous dites, où c’que c’est ?

— Ma foi, dit Guérande, je passe devant, c’est ma route. Si vous voulez venir…


Quand Guérande a fini de conter cette histoire, on s’écrie, on lui demande :

— Mais où l’avez-vous laissé, votre voleur ?

— Où il fallait. Et je suis parti.

— Et alors, qu’est-ce qu’il a fait, qu’est-ce qui est arrivé ?

— Je n’en sais rien, mais je m’en f…

UN BEAU MARIAGE

… A cette époque — c’est demain — le nombre des divorces avait tellement augmenté à Paris, qu’il fallut créer, dans une annexe du Palais de Justice, dix nouvelles chambres qui toutes ne s’occupaient qu’à dénouer les liens conjugaux des habitants du département de la Seine.

Ce jour-là, le rôle, qui d’ailleurs était, selon l’habitude, très lourdement chargé, annonçait plaidoirie et jugement sur la demande en divorce intentée par Joseph Pouilledieu, ouvrier plombier-zingueur, contre son épouse, née Louise-Emilie Barbenoire. Aucune requête reconventionnelle n’était introduite par celle-ci et les faits de la cause semblaient obscurs. La procédure préliminaire de conciliation n’avait amené aucun résultat. Pouilledieu s’obstinait à vouloir divorcer d’avec sa femme pour « cause d’indignité » de celle-ci. Mais les preuves de l’indignité, dans les conclusions présentées par son avocat, Me Dumont-Pouque, n’apparaissaient que fort confusément. On n’y incriminait guère que l’existence menée par la femme Pouilledieu antérieurement à son mariage. Cette dame pouvait bien en effet avoir été fort légère ; mais il est de jurisprudence banale que le mariage efface toutes les fautes commises avant sa célébration, à moins cependant que celles-ci n’aient été dissimulées au conjoint ; et il n’était point allégué que ce fût ici le cas. Louise-Emilie Barbenoire protestait qu’elle avait toujours été à l’égard de Pouilledieu une épouse fidèle et dévouée. Bien plus, elle continuait d’entourer son mari d’une affection tenace, passionnée, véritablement touchante. Ses lettres, dont son avocat, Me Michonneau, était à même de communiquer quelques-unes, incorrectes, mais spontanées et certainement sincères, son attitude même au cours de l’instance en faisaient foi. Enfin c’était là une de ces causes qui mettent à l’épreuve la sagacité du juge parce que, ainsi qu’il n’arrive que trop souvent dans ces sortes d’affaires, les parties ont volontairement dissimulé les motifs réels de leur désaccord. En pareil cas, une prudence toute naturelle dicte la décision du tribunal. Mal éclairé, il ne peut que laisser les choses en l’état. Pouilledieu devait donc, selon toutes les apparences, être débouté des fins de sa demande.

Me Dumont-Pouque s’en aperçut. Après un colloque discret avec son client, il s’aventura un peu plus loin qu’il n’avait été convenu d’abord.

— Je tiens à faire remarquer au tribunal, dit-il, que Louise-Emilie Barbenoire est une vieille habituée de cette chambre, ou des voisines. Il y a quinze ans, alors qu’elle ne comptait que vingt-cinq printemps, elle a — nous en déposons ici les preuves — divorcé d’avec Antoine-Justin Perronnet, qu’elle avait épousé deux ans et demi auparavant. Trois ans plus tard, le tribunal de la Seine, toujours au bénéfice de son conjoint, prononçait son divorce d’avec Henri-Valentin Barbier. Trois ans encore plus tard, c’était Jules-Hyacinthe Lépine qui faisait prononcer, à son profit, la dissolution du nœud conjugal le liant à cette personne ; puis ce fut, toujours dans le même laps de temps, Hippolyte-Albert Chamussot. Cette femme en est à son cinquième divorce ; et jamais, dans un de ces précédents, elle n’a nié les charges d’infidélité, de violences, d’injures, d’abandon du domicile conjugal, de concubinat, alléguées contre elle. Que le tribunal médite ce mystère, et notre malheur : nous sommes les premiers à nous trouver en présence de la même épouse, qui se prétend, cette fois, pure de tout péché !

Mais le président, M. Torteru des Ormeaux, interrompit l’avocat pour lui faire remarquer que tout cela ne changeait rien aux faits de la cause. On ne se trouvait pas en présence de Louise-Emilie Barbenoire, épouse Perronnet, ou Barbier, ou Lépine, ou Chamussot ; mais de Louise-Emilie Barbenoire, épouse Pouilledieu, et vierge, en tant qu’épouse Pouilledieu, de tout reproche susceptible d’être pris en considération. Il avait à peine fini de parler que le demandeur, qui montrait depuis quelques instants des signes d’agitation, sollicita la faveur de s’expliquer lui-même.

— Nous ne désirons que ça ! répondit M. Torteru des Ormeaux, un peu sèchement.

— Monsieur le président, dit Pouilledieu, c’est quand j’ai été pour faire mon service militaire… J’suis syndiqué, comme tout le monde, parce qu’on peut pas faire autrement, mais j’suis pas anarchiste, j’suis pas antipatriote, j’aime la France, monsieur le président !

— Ces sentiments vous honorent, approuva M. Torteru des Ormeaux, mais ce n’est pas la question.

— J’aime la France, continua Pouilledieu, mais je gagnais de bonnes journées, j’étais bon ouvrier, ça m’embêtait de me perdre complètement la main, et enfin, n’est-ce pas, tant qu’à tirer trois ans, il vaut mieux les tirer le plus doucement qu’on peut. C’est légitime, c’est dans l’ordre… Alors je reçus, comme tous les camarades, une circulaire d’une agence pour me marier.

— Vous dites ? interrogea le président.

— La v’là, fit Pouilledieu, j’l’ai conservée… Elle dit qu’il y a une loi qui fait de grands avantages aux soldats mariés, qu’on les laisse sortir à cinq heures, qu’on leur donne la permission de la nuit tous les soirs, et des congés chaque année, de vraies vacances, quoi : des vacances où c’est qu’on peut travailler et gagner sa vie. Et la circulaire disait aussi que l’agence s’engageait à me fournir une femme qui promettrait par écrit, quand ça serait la classe, de divorcer, de tirer de son côté, moi du mien, ni vu ni connu… Monsieur le président, c’était à considérer ! On m’a présenté à Madame, en me disant qu’elle était de tout repos, qu’elle avait l’habitude d’épouser des soldats pour ça, qu’elle en était à son quatrième divorce avec des soldats, et que ça n’était pas bien cher, la prime à payer. J’avais des économies, j’ai fait le coup. Mettez-vous à ma place !

— L’institution du mariage, répondit le président, écartant cette proposition, est d’un intérêt primordial pour la société. Celle-ci ne peut admettre, dans les conventions conjugales, de clause résolutoire pour les parties.

— Monsieur le président, poursuivit Pouilledieu sans comprendre, j’ai tiré mon temps assez agréablement. Les jours d’été, j’trouvais encore à bricoler chez d’anciens patrons, j’faisais aussi des heures de nuit, comptées double. Le lendemain matin, dame, j’avais les jambes un peu molles à la manœuvre ; mais on mettait ça sus l’compte que j’étais nouveau marié : ça passait. Et puis, à partir du mois d’juin, bonsoir la compagnie, on peut dire ! On m’voyait plus à la troisième du deux. Pendant c’temps-là, j’m’arrangeais assez bien avec Madame…

Il se tourna vers Louise-Emilie, qui se cachait la figure dans les mains.

— C’est une femme d’expérience, poursuivit-il placidement ; elle a vingt ans de plus que moi ! Et pour ce qui est du ménage, on peut plus mal tomber. Elle a du soin, elle est économe, elle est propre, elle s’habille pas mal — à c’t’âge-là, les femmes, faut qu’ça s’habille, sans ça… Mais, m’sieur l’président, cria-t-il, d’un sursaut, c’était tout de même une affaire qu’on avait fait, n’est-ce pas ? On était marié jusqu’à la classe, on d’vait s’démarier après, c’était l’contrat. Madame est bien gentille, elle est même trop gentille, dans un sens, et j’ai rien à dire contre elle : mais elle a quarante ans, j’en ai vingt-trois : j’peux pas traîner toute ma vie avec elle, c’est pas sérieux, elle est trop moche. Elle a promis de s’divorcer, qu’elle s’divorce ! J’connais qu’ça.

Alors, Louise-Emilie Barbenoire, femme Pouilledieu, se leva, criant à son tour :

— J’veux pas ! Non, j’veux pas !

Elle était mise comme une femme qui a porté des robes de soie, qui n’en a plus, mais qui s’en souvient. C’était ridicule et pitoyable. Elle avait « fait » sa figure ravagée, parce que, ça aussi, elle avait appris ; ses bras, réhabitués aux soins du ménage, étaient trop rouges, entre les poignets de son corsage et ses gants noirs à deux boutons ; et sur son visage on pouvait voir de la bassesse, de l’enthousiasme, de l’amour, de la férocité, de la rapacité charnelle : parce que cet homme, c’était son dernier. Et c’était son mâle, et c’était aussi son enfant, qu’elle avait caressé, gâté, dorloté, et c’était, avec tout ça, son gagne-pain ! Après lui, elle n’aurait plus personne. Parce qu’elle ne voulait pas et parce qu’elle ne pourrait pas. Mettez d’abord le motif que vous voudrez. Mais rien de tout cela, elle ne pouvait le dire : par prudence ou par pudeur ; ce qui est d’ailleurs pour les femmes presque la même chose. Elle répétait seulement :

— J’veux pas ! Non, j’veux pas ! L’contrat avec l’agence vaut rien.

Et elle ajouta, l’ayant entendu dire :

— L’contrat est immoral !

Elle avait raison. Le tribunal, après une très courte délibération, refusa de prononcer le divorce au bénéfice du demandeur. Pouilledieu se fit répéter par son avocat les termes du jugement dont il ne comprenait pas le style. Alors il cracha par terre, puis haussa les épaules.

— C’est pas ça qui m’empêchera d’la plaquer ! dit-il.

Mais Louise-Emilie reniflait dans ses sanglots ravalés, la tête haute : car Pouilledieu restait son mari légitime et il ne pourrait pas se remarier. Ça la consolait. Les femmes croient au sacrement.

LA LETTRE

… En sortant de table, M. Le Courant s’était dit : « Tout à l’heure, il faudra que je demande au maître de la maison le nom de ma voisine de gauche. Il n’y a rien de plus embêtant que de chercher des sujets de conversation pendant une heure et demie, du turbot aux petits fours, avec une personne dont on ne sait rien, sinon qu’elle est apparemment du sexe féminin, mais dont on ignore tout le reste. On nous a bien présentés l’un à l’autre avant le dîner, mais, comme toujours, de façon que je ne pusse rien percevoir des syllabes proférées. Et quant à lire ce nom sur la carte qui lui indiquait sa place, c’était, pour le myope que je suis, de la plus ridicule impossibilité. J’ai bien essayé, au moment du potage, mais sans obtenir d’autre résultat que d’avoir l’air d’un satyre, à force de me rapprocher inutilement de son épaule nue… Du reste, je m’en fiche : c’est une femme qui ne m’intéresse nullement. »

Sa curiosité était, en effet, si médiocrement éveillée qu’il oublia de poser la question. D’ailleurs, vous n’êtes pas sans avoir observé qu’il n’est rien de plus rare que de garder dans la tête, après un dîner suffisamment copieux, la mémoire des idées antérieures : les impressions se succèdent avec la multiplicité banale des notes d’une tyrolienne ; on ne saurait attacher son attention à aucune.

Le souvenir du mince et même insignifiant problème ne revint à M. Le Courant que trois quarts d’heure au moins après qu’il fut rentré chez lui. Fumant une dernière cigarette sur les colonnes d’un journal du soir qu’il n’avait pas eu le temps de lire avant son départ pour ce repas prié, il avait laissé Mme Le Courant s’aller mettre au lit toute seule. « Tiens, songea-t-il, je vais demander à ma femme. Toutes les femmes ont causé ensemble, jusqu’à onze heures du soir, à part des hommes, suivant l’insupportable usage encore respecté dans ce milieu désuet. La mienne doit savoir maintenant le nom de ma voisine. »

Mais quand il pénétra dans la chambre à coucher, Mme Le Courant dormait déjà profondément ; il ne voulut point troubler son sommeil et, s’étant dévêtu, s’endormit à son tour.


Le lendemain, s’étant levé le premier, il passa dans le cabinet de toilette, le plus silencieusement qu’il put. Sur le marbre de la console qui servait de coiffeuse à Mme Le Courant, au-dessous d’une glace étroite et longue, il retrouva, épars, tout ce que celle-ci y avait laissé la veille en s’habillant pour la soirée. « Cette femme de chambre est bien négligente, pensa-t-il d’abord. Il faudra que je lui en fasse l’observation. » Puis ses yeux errèrent avec indifférence sur ces petits objets abandonnés : des limes, un polissoir, du rose pour les ongles, une brosse en argent, un mouchoir, le sac à main d’après-midi de Mme Le Courant, enfin une lettre assez chiffonnée, dont ses doigts s’emparèrent machinalement.

Il en parcourut les premières lignes, presque sans y songer. Puis il poursuivit sa lecture avec une attention accrue. Il en reconnut l’écriture : celle d’un ami, d’un vieil ami de la maison. Mais de quel ton d’affection confiante, ardente même, elle était écrite : « Pourrais-je vous cacher un seul de mes sentiments ? Pourriez-vous les ignorer, même si je cherchais à vous les dissimuler ?… » M. Le Courant éprouva, dans la région du cœur, une étreinte physique où il entrait plus d’inquiétude encore que de jalousie : « Est-ce que… » se demanda-t-il à lui-même. Et il n’acheva pas, même en pensée. Seulement, il mit assez longtemps à s’apercevoir qu’il essayait de boutonner ses bottines avec une lime à ongles. Il jeta avec colère l’innocent objet sur le tapis de linoléum.

Il y avait dans sa cervelle un tel désarroi que, deux ou trois minutes, il lui fut impossible de rassembler ses idées. Une paire d’haltères dormait dans un coin du cabinet de toilette : il les empoigna d’une main un peu tremblotante et les brandit comme s’il en voulait assommer un adversaire. Toutefois, telle est sur les hommes la puissance de l’habitude qu’en même temps il se mit à compter : « Un ! Deux ! Trois ! Un ! Deux ! Trois ! » et continua de décomposer ces mouvements gymnastiques jusqu’au moment où ses muscles lui refusèrent le service. Alors, se sentant plus calme, il s’appliqua à remettre de l’ordre dans ses pensées.

« Je dois être au-dessus de ça ! » Tel fut le principe consolateur qu’il essaya, pour commencer, d’affermir en lui-même. Et, en effet, quand autrefois il lui était arrivé de songer à la possibilité de l’événement qui l’affrontait à cette heure, il s’était déclaré que, certes, il serait au-dessus de ça. De nos jours, on n’est plus des sauvages, ni des romantiques, on sait qu’il y a de plus grands malheurs, et que celui-là ne vaut pas plus de meurtriers éclats qu’il ne constitue un crime impardonnable. Par malheur, il constatait maintenant que la chose n’était pas si simple qu’elle lui avait paru quand il y réfléchissait platoniquement, comme à une mésaventure qui pourrait lui arriver ainsi qu’à tout le monde, mais qui, probablement, ne lui arriverait pas. En premier lieu, selon que, dans son entourage, on « savait » ou on ne savait pas, le cas était différent. Si l’on savait, il y avait une attitude et une décision à prendre, pour n’être pas ridicule. Et quelle attitude, quelle décision ? Il en était un grand nombre, depuis la rupture brutale et le divorce jusqu’à l’élégante résignation d’un homme du monde qui s’arrange pour montrer qu’il n’est pas dupe et qu’il est décidé à rester « l’associé » de sa femme, alors qu’il n’en est plus que l’époux honoraire. Ou bien, on ne savait pas. Alors, il y avait aussi une foule de solutions, depuis le silence absolu jusqu’à la mâle franchise qui dit : « Je n’ignore rien. Madame, il faut choisir entre ce nouvel amour et vos devoirs. »

Choisir ! Ce mot arrêta la méditation de M. Le Courant. Avant d’offrir ce choix à sa femme, c’était à lui de le faire d’abord. Et c’était justement cela qui l’embarrassait… M. Le Courant tenait un faux col dans ses mains. Il le regarda comme s’il lui demandait conseil. Mais le faux col garda le silence. Tristement, M. Le Courant le replaça sur une commode, haussa les épaules et prononça : « Que c’est bête, sapristi, que c’est bête ! »

Puis il reprit la lettre. S’il avait été sûr, du moins, si la situation avait été claire ! Mais, pesant les termes, il lui parut qu’elle ne l’était point. Il pouvait encore n’y avoir là qu’un fleuretage, une affection sentimentale, les effusions d’un homme qui, dans les secousses violentes de sa vie devenue périlleuse, s’exprimait avec vivacité, et rien de plus. Les deux correspondants en étaient, sans doute, en resteraient toujours peut-être, à la période de la confiance attendrie et des confidences émues. C’était plutôt cela : Mme Le Courant était une âme droite. « … Elle est plus droite que moi ! » s’avoua même son mari, qui n’était point sans se souvenir de quelques infidélités, qu’il avait toujours jusqu’ici jugées comme étant, de sa part, sans conséquences.

Cependant le jeu pouvait, dans l’avenir, n’être pas sans danger. En mettant les choses au mieux, Mme Le Courant était sur une mauvaise pente. Il se devait à lui-même de l’avertir, affectueusement, indulgemment, comme un vieux camarade, un ami qui ne doute pas de l’amour d’une femme toujours aimante, mais veut la mettre en garde contre les résultats de légèretés irréfléchies, involontaires. Oui, c’était ça, c’était bien ça. Tout de la sorte se mettait harmonieusement d’accord, sa dignité et l’intérêt de la paix conjugale. Il s’entendait déjà parler : « Ma chérie, tu ne t’es pas rendue compte. Et tu peux faire le malheur de ce pauvre garçon, sans le vouloir. Son imagination peut lui montrer un espoir qui n’est pas, une fin qui n’a jamais été dans ta pensée… »

M. Le Courant fit un pas vers la chambre à coucher, puis s’arrêta.

« Ça va faire une scène ! se dit-il. J’aurai beau m’y prendre le plus doucement, le plus gentiment du monde, ça fera une scène. »

Il avait horreur des larmes, il avait horreur des scènes, des repas muets ou boudeurs, des nuits insomnieuses où deux êtres humains, un homme et une femme, durant que leurs corps se touchent, agitent des pensées ennemies, grandissent maladivement de médiocres griefs, qu’ils pensaient, l’un et l’autre, oublier et qui remontent à la surface de leur conscience.

« Je le dois, pourtant ! » décida M. Le Courant, rassemblant toute son énergie.

Il ouvrit la porte de la chambre conjugale. Mme Le Courant trempait un toast dans une tasse de thé.

— C’est toi ? Tu es habillé ? fit-elle, en levant vers son mari des yeux tranquilles.

— Je voulais seulement te demander, dit M. Le Courant… Cette dame, cette Américaine, je crois, à côté de qui j’ai dîné hier, qui est-ce ?…

LE SIMULATEUR

Il y a des heures où les hommes révèlent, sans cause apparente, les plus intimes secrets de leur vie, même ce qui peut leur nuire, même ce qui peut les rendre ridicules. Et quand ils ont parlé, ils ne savent plus pourquoi. Assez rarement, en tout cas beaucoup moins fréquemment qu’on ne pense, c’est qu’ils ont trop bien soupé. Plus souvent c’est qu’un grand silence tombe, juste au moment où au cercle, entre amis, la conversation vient d’être si vive qu’elle a excité les cerveaux et qu’on donnerait tout au monde pour qu’elle continuât. Alors, inévitablement, il se trouve quelqu’un qui veut continuer : et dans son esprit il ne découvre plus rien à dire que ce qu’il avait toujours caché. Il ouvre la bouche, et c’est comme si une force aveugle le poussait.

… On venait de rappeler le nom de ce cuisinier de navire, qui a pris le nom, tout simplement, d’un prince de maison impériale, associé sa vie à celle d’une femme très distinguée, dont il avait fait sa première dupe, et soutenu d’escroqueries cette fausse grandeur.

— Il voulait se procurer de l’argent, voilà tout ! dit un des membres du cercle.

Et tout le monde se tut parce que cette phrase paraissait énoncer une si grosse vérité qu’elle en était grossière, et fermait la conversation. Mais Hervé Benty posa un peu brusquement sa tasse de verveine sur le manteau de la cheminée.

— Vous croyez que ça suffit comme explication, vous ? dit-il. Vous croyez que la seule avidité, la paresse, le manque de scrupule suffisent pour produire ces grands acteurs ? Comme ça serait simple, n’est-ce pas ! Seulement, ce n’est pas vrai. Et j’ai le droit de vous le dire, moi : j’en sais davantage, et par expérience !

Benty possède une des fortunes les mieux assises de France. Il n’a pas de grands besoins, il ne joue que ce qu’il faut pour ne pas être remarqué, et « faire vivre le cercle », suivant une expression courante ; il n’a pas de liaison coûteuse. Comment savait-il d’expérience ?… Ce fut avec une certaine curiosité qu’on le regarda.

— La première condition, poursuivit-il, c’est d’avoir besoin de sortir de sa peau, d’être un autre ; et je comprends. Je comprends parce que je suis comme ça ! Depuis des années et des années, depuis le collège, tenez, je me suis ennuyé d’être moi, toujours moi. J’y éprouvais une extraordinaire fatigue. Mes idées, mes sentiments, mes opinions, je les connaissais trop, c’étaient des acquisitions faites une fois pour toutes. Pour qu’elles reprissent un aspect nouveau, il m’aurait fallu les travailler, les développer ; et mon cerveau n’en a pas la force. Avec mon imagination superficielle très mouvante, très active, je souffre de l’impossibilité de rien approfondir. Ma famille, mes amis ? J’ai l’impression de coudoyer des morts n’ayant gardé qu’extérieurement l’apparence de la vie. Toujours les mêmes gestes, toujours les mêmes phrases ! C’est que je ne les aime pas assez pour m’intéresser à eux sérieusement. Ils ne changent plus parce que je ne change pas. Je vis dans une perpétuelle sensation de vide, une espèce de dégoût de moi-même, de mon insignifiant moi-même ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est. Ça peut pousser au suicide !

» Je serais peut-être mort à cette heure d’ennui et d’écœurement si, pendant que j’accomplissais, à Lyon, un stage de deux ans aux dragons, je n’étais entré un soir avec des amis dans je ne sais quel bouge de la Guillotière, un de ces établissements « où le service est fait par des dames », ainsi que le disent les annonces que portent des hommes-sandwiches. L’aspect du lieu, sans doute, et je ne sais quelle fantaisie peu spirituelle me poussèrent à prendre en poussant la porte un infâme accent de barrière. Une femme, habillée comme ses compagnes en suissesse d’opéra-comique, me sauta au cou en criant :

»  — Toi, t’es Parigot !

» Je suis de Roubaix. Mais subitement je ressentis un plaisir immense, un plaisir qui dépassait incomparablement la valeur du mensonge vulgaire que j’allais commettre. Et je répondis :

»  — Sûr ! Quoi on s’rait, alors ?

» Elle me dit qu’elle était née tout près du Père-Lachaise, et s’assit à mes côtés, les yeux brillants de joie. Moi, je déclarai que j’étais de Belleville, que mes parents étaient de petits entrepreneurs, pas bien riches, mais enfin… on a de quoi tout de même, on n’est pas malheureux ! A mesure que j’improvisais cette histoire absurde, au son de mes propres paroles, j’éprouvais une allégresse extraordinaire, de vrais transports de joie. J’étais un autre, maintenant, un autre ! Cette femme, une grosse blonde, ni jeune ni jolie, portait tous les stigmates d’une dégradation incurable, mais qu’importait ! Durant tout le reste de mon congé je la gardai pour maîtresse, fabriquant des lettres du père et de la mère que je m’étais donnés, montrant leurs photographies, achetées en plein vent, à la porte d’une roulotte : des têtes de braves gens, devant lesquelles je prenais un air touchant. Et quand j’eus fini mon temps, quand j’eus quitté Lyon et ce que vous voudrez bien, pour me faire plaisir, appeler ma conquête, j’avais trouvé ma voie, mon plaisir, ma raison de vivre : me donner une autre personnalité que la mienne propre, auprès de femmes qui ne pouvaient pas connaître ce que j’étais en réalité : Hervé Benty, l’héritier des Raffineries Benty, celui que vous voyez devant vous !

» J’ai été… Je ne peux pas vous dire tout ce que j’ai été : ingénieur de mes propres manufactures, et jamais je n’ai pris autant d’intérêt qu’alors à ma fabrication, au ballon d’Alsace, aux paysages de Remiremont. J’avais de plus la joie de vilipender, auprès de ma maîtresse, le patron, c’est-à-dire moi. J’ai été consul de France à Djeddah, dans la mer Rouge, et pour soutenir mon rôle j’ai consulté je ne sais combien de géographies, lu des rapports au ministère des affaires étrangères, appris presque les devoirs de la fonction que je prétendais remplir. J’ai été sous-préfet, et, ma parole, j’ai recommandé des gens avec succès ! J’ai joué avec désintéressement, pour le plaisir, des rôles que se réservent les seuls escrocs.

» Vous comprenez bien que si j’avais dû faire le consul, l’ingénieur ou le sous-préfet toute la journée, j’en aurais été aussi fatigué que de ma propre personnalité. Mais c’était au contraire un immense repos que ce changement perpétuel : j’étais moi, et j’étais un autre, en représentation devant mon vrai moi.

» Mais voilà qu’un soir, dans le métropolitain, j’aperçois une petite femme pas plus grande que ça, avec un teint délicieux, comme translucide sous l’éclat des lampes électriques, des traits en harmonie avec sa taille, c’est-à-dire un peu trop menus, un peu trop « saxe », mais si jolie parce qu’elle boudait ! J’ai un principe qui est certainement le vôtre, c’est qu’une femme ne peut bouder que son mari ou son amant. Celle-là, c’était contre son mari.

— Comment le savez-vous ? demandèrent les amis du cercle.

— Parce que je l’ai demandé, voyons ! Je ne pouvais manquer une telle occasion d’entrer en rapports ! Mais tout le temps, avec celle-là comme avec les autres, j’avais l’impatient désir de savoir quel personnage elle allait me faire prendre : car c’est, vous le comprenez bien, par le goût des femmes, leurs curiosités, leurs affections ou leurs antipathies que je me laisse conduire. Celle-ci avait été, semble-t-il, une bonne petite épouse, très fidèle sans amour, jusqu’à l’heure de notre rencontre. Elle se montrait aussi avare de questions que de confidences. Après deux ou trois entrevues, qui étaient restées parfaitement chastes, j’allais renoncer à poursuivre mon entreprise, car, si mes sens peuvent supporter l’attente, mon obsédante manie de simulation exigeait un plus immédiat assouvissement. Mais à la fin, et, je le suppose, à la suite d’une nouvelle discussion avec son mari, elle me dit :

»  — Ah ! vous ne pouvez vous figurer quel motif de dissension c’est dans un ménage, quand le mari et la femme appartiennent à des religions différentes !

» Et j’appris ainsi que, tandis que son mari était catholique, elle appartenait à la confession méthodiste.

» De ma vie je n’avais entendu parler du méthodisme. J’ignorais aussi complètement ce qu’il peut y avoir dans le méthodisme que dans le spectre chimique des étoiles les plus lointaines : et ce fut ce qui me tenta.

»  — Quelle chose étrange ! m’écriai-je. Vous êtes méthodiste, et moi aussi !

» Ses yeux très tendres brillèrent d’une lueur encore plus tendre, et elle dut être étonnée, au contraire, de ma froideur subite. C’est que j’avais maintenant une peur atroce et bien naturelle de ne pouvoir jouer mon rôle ! Je m’enfuis le plus vite possible et gagnai d’un saut la Bibliothèque nationale. Certains ouvrages, évidemment entachés de partialité, m’apprirent que le méthodisme avait été fondé, au dix-huitième siècle, par John Wesley, auteur d’un livre intitulé Le Papisme examiné de sang-froid, « pamphlet plein de mensonges et de calomnies ». Mais le Dictionnaire des Religions, infiniment plus objectif, m’enseigna non seulement que John Wesley fut un apôtre de mœurs très pures, mais encore me donna des lumières très suffisantes sur son système. Je pus, dès le lendemain, affronter un nouveau rendez-vous, étant ferré à glace sur la justification, le salut et la prédestination. Et bientôt ce fut la flambée, le grand amour. Ma nouvelle amie se reprochait son mariage comme un crime, elle n’avait donc aucun remords, elle se livrait au délire avec une impétuosité délicieuse et rajeunissante, une hardiesse qui allait jusqu’à l’imprudence. Longtemps encore, cependant, malgré ses instances, je refusai d’aller chez elle. J’ai toujours considéré l’insécurité comme incompatible avec l’amour, et il m’est peut-être aussi resté des préjugés, des petits langes tachés de vertu, comme disait Balzac. Il me paraissait à la fois inconvenant et dangereux d’aller tromper un honnête homme chez lui, d’autant plus que je me trouvais dans un état d’esprit assez singulier : l’Hervé Benty véritable avait perpétuellement envie de discuter avec l’Hervé Benty méthodiste, et de lui poser des objections ! Mais on finit toujours, c’est là une vérité proverbiale, par faire ce que veulent les femmes. Il vint une fois où je me trouvai dans le salon de mon amie, seul avec elle, les domestiques envoyés en course, le mari ne devant rentrer qu’à une heure encore lointaine. J’abrège, parce que vous prévoyez ce qui arriva. Nous entendîmes une clef tourner dans la serrure avec cette autorité que seules possèdent les clefs conjugales. Vous connaissez l’admirable rapidité avec laquelle les femmes reprennent leur sang-froid. Mais, pour moi, j’avais les nerfs tout secoués, quoique rien dans notre apparence extérieure ne nous pût trahir, lorsque le mari entra.

» Et je demeurai debout, l’air stupide, incapable de prononcer un mot, dévisagé froidement, avec une certaine méfiance déjà, par cet homme, qui ne m’avait jamais vu. Mais cet instant d’anxiété ne dura que deux secondes.

»  — Mon ami, dit la femme, Monsieur est le pasteur Stewart, qui vient pour ses œuvres.

» Alors ce fut un autre sentiment, l’expression d’une autre haine, qui apparut dans les yeux du mari. Il fouilla dans sa poche, en tira une pièce de quarante sous, me la tendit insolemment.

»  — Voilà tout ce que je puis faire pour vous ! dit-il.

» … Eh bien, moi, Hervé Benty, des raffineries Benty, continua le narrateur, j’ai pris les quarante sous. Et vous croyez peut-être que j’en ai ressenti de la mauvaise humeur, de l’embarras, de l’humiliation ? Vous ne savez pas ce que c’est qu’une passion. Je n’eus qu’une pensée, c’est que je jouais mon rôle, et avec succès. Je savourai la comédie, j’ai remâché durant des semaines les voluptés de ce mensonge. Voilà comment fait l’âme d’un simulateur. Il est victime… si vous dites d’une névrose, je ne me fâcherai pas.

SIGNAL D’ALARME

On dit que les Anglais sont des gens pratiques ; maintenant, j’en doute un peu.

C’était il y a quelques années déjà. Je revenais de Manchester vers Londres dans un compartiment à peu près complet. Et comme je venais de lire : A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, de M. Demolins, je contemplais avec vénération les choses et les êtres. Les banquettes me paraissaient supérieures, les wagons me paraissaient supérieurs, les paysages me paraissaient supérieurs. Quand ce n’était pas des fabriques, c’étaient de petites maisons bien lavées, au milieu de petites pelouses bien peignées, et de petites collines bien moulées ; quand ce n’était plus des maisons bien lavées, c’étaient des fabriques, et ainsi de suite. Et l’employé qui m’avait, par faveur spéciale, trouvé une place dans un compartiment à peu près complet, m’avait pris six pence pour sa peine, afin de me prouver sa supériorité.

Mais ce que j’admirai, parce que c’était pleinement et simplement admirable, — et ici je ne plaisante pas, je veux seulement essayer de dire avec exactitude une chose vraie, — c’était le respect de mes compagnons de route les uns pour les autres. Ils ne se parlaient pas, ou quand ils étaient deux amis ensemble, n’échangeaient leurs pensées que par un murmure qui ne troublait personne. On dit que la maison d’un Anglais est sa forteresse : il a une seconde forteresse, qui est lui-même, son inaccessible et magnifique lui-même, son for intérieur où nul ne cherche à entrer sans sa permission. Et c’est très beau.

M’efforçant de me rendre égal aux circonstances, — il suffisait de me tenir tranquille, — j’avais pris un journal, que je lisais fort paisiblement, quand le train s’arrêta et la portière s’ouvrit sous la clef du conducteur, qui disait :

— Plenty of room here, sir !

« Beaucoup de place » me parut une exagération : il y avait une place, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Le nouvel occupant de cette place était une manière de géant, habillé d’un costume couleur œuf de vanneau, bien joli à voir. Il trébucha deux ou trois fois, regarda toutes choses avec des yeux qui me semblèrent surnaturellement fixes, et s’assit sur mes genoux. Je suppose que si j’essayais de serrer sur mon sein un bœuf primé au comice agricole, la sensation serait analogue : il était très lourd ! J’entendis mon voisin dire à demi-voix :

— This gentleman is drunk !

Et il est parfaitement vrai que le gentleman était « bu ». Il l’était même splendidement. Mon voisin ajouta que c’était une « disgrâce ». C’était tout à fait mon avis : principalement parce que le gentleman bu persistait à demeurer sur mes genoux.

Mon voisin lui indiqua sa place avec une courtoisie froide et distante à laquelle je rends hommage, et il la prit, en disant « qu’il n’y avait pas d’offense ». J’eus envie de protester que cette opinion lui était personnelle. Mais je me tus : il était trop grand ! Du reste, il abandonna ma personne pour s’appuyer, de toute son épaule et de la tête, avec un bon sourire, sur son compagnon de gauche. Je remarquai qu’il avait les doigts fort tremblants ; et quand vous rencontrerez un gentleman intoxiqué dont les doigts tremblent très fort, faites attention : ce n’est pas bon signe.

Le voyageur qu’il avait choisi pour se consolider lui dit avec une grande politesse :

— Un peu souffrant, n’est-ce pas ?

Mais il répliqua, plein de béatitude :

— … Never felt better in my life !

Ayant ainsi affirmé que de sa vie il ne s’était senti mieux, il allongea les pieds sur la banquette d’en face, afin d’augmenter encore sa part de bonheur, — il y avait du monde sur la banquette d’en face, mais il ne daigna point s’en apercevoir, — et montra tous les signes d’un assoupissement prochain.

Mon voisin murmura d’un air épouvanté :

— Ne le laissez pas s’endormir ! Pour l’amour de Dieu, ne le laissez pas s’endormir ! Parce que… je connais ça : il se réveillerait dans dix minutes, et il ne se sentirait plus du tout confortable !

J’entrevis le drame que prédisait cet homme sage et je frémis. Mon voisin continua en s’adressant au gentleman :

— Je suis sûr que vous n’êtes pas bien. Vous ne vous en rendez pas compte, mais vous n’êtes pas bien. Ce serait si prudent de votre part de descendre à la prochaine station !

Mais cette proposition n’eut aucun succès. Loin de là, hélas ! Elle souleva au contraire un orage dont je garderai toujours le plus déplorable souvenir. Imaginez une toupie hollandaise abattant des quilles, un thon pêché dans un filet trop étroit, un taureau furieux entré dans un omnibus, et vous n’aurez qu’une idée affaiblie des ravages auxquels peut se livrer, dans un compartiment complet, un grand diable de Grand-Breton atteint de delirium tremens. Mon voisin cria :

— Il va nous tuer ! Tirez le signal d’alarme.

Je cherchai le signal d’alarme. Mais je ne vis rien qu’une affiche, une longue affiche, avec des mots, des mots, des mots.

— C’est l’explication, dit le voyageur. Lisez l’explication, je ferai l’appel !

Pendant ce temps, le gentleman en délire avait ouvert la portière.

— Dieu soit loué ! dit mon voisin, il veut sauter dehors : laissez-le faire !

Vain espoir, bientôt déçu. Le gentleman en délire, s’étant seulement emparé de ma valise, la jeta sur la voie. Ce jeu paraissant lui plaire, il fit subir le même sort aux bagages de mes compagnons.


— Lisez l’affiche, alors ! fit mon voisin.

Je lus : « La communication entre le voyageur et le conducteur, dans les rapides et express, a lieu au moyen de la corde qu’on trouvera à l’extérieur du wagon. » (Ah ! le signal est dehors ; c’est pour ça qu’on ne le voit pas.)

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous : il casse tout !

En effet, le gentleman en délire cassait les vitres. Je continuai :

« La corde est près de la corniche, au-dessus de la portière, à main droite, dans la direction où va le train. »

— Au-dessus de la corniche, une corde ? Bon, j’y suis.

Il se pencha par la portière de plus de la moitié du corps, et ses compagnons, pour l’empêcher de tomber se cramponnaient à ses chausses. Cependant le gentleman en délire, courant vers l’autre portière avec une allumette-tison enflammée, mit le feu à un rideau vert qui brûla très bien.

— Il y a encore quelque chose d’écrit, ajoutai-je. Il y a : « Tirez dessus tant que vous pourrez ! »

Mon voisin se mit à tirer de toutes ses forces. Les autres, ceux qui étaient à ses chausses, tiraient aussi de toutes leurs forces. Il se fit un grand bruit, et la corde cassa. Alors tous retombèrent à jambes rebindaines.

Mais le train ne s’arrêta pas.

Seul, le gentleman en délire continuait à s’amuser beaucoup. Après avoir mis le feu à tous les rideaux, il s’efforça de faire subir le même sort aux coussins. Mais ses allumettes n’y creusaient que de petits trous roussâtres. Les coussins du London and North Western sont à peu près incombustibles : je le sais maintenant, et m’en applaudis.

Les expériences infructueuses du gentleman en délire le firent patienter jusqu’au moment où le train s’arrêta à une nouvelle station. D’un commun accord, nous nous préparâmes à bondir sur le quai. Mais le verrou de la portière résista victorieusement à nos tentatives : nous avions oublié que les conducteurs de trains anglo-saxons, afin de prouver leur supériorité, ont l’habitude d’enfermer les voyageurs à clef.

Alors nous appelâmes, nous appelâmes désespérément ; et le chef de gare, le conducteur, les hommes d’équipe accoururent à nos cris.

— C’est un fou que nous avons dans notre compartiment. Il a jeté toutes les valises sur la voie… Il a mis le feu aux rideaux… Il a roussi les banquettes !

On nous ouvrit. On s’empara du gentleman en délire. (Il causa, quelques minutes plus tard, de grands désordres dans la lampisterie, où on l’avait enfermé.) Après quoi, le chef de gare nous considéra tous d’un œil sévère et demanda :

— Pourquoi n’avez-vous pas fait jouer le signal d’alarme ?

— Mais nous avons tiré, tiré, tiré ! Même que la corde s’est cassée.

— C’est du propre ! répliqua le chef de gare avec un grand mépris ; il y a deux cordes ! Vous avez pris la mauvaise. Vous n’avez donc pas lu jusqu’au bout ?

En effet, l’affiche continuait abondamment : « Il y a des cordes des deux côtés du train. Mais celle qui est à droite est la seule qui puisse procurer la communication. »

C’est vrai que nous n’avions pas lu jusqu’à la fin. Mais considérez que le gentleman en délire était troublant. Et puis, j’ai découvert que l’autre corde, la bonne corde, était à l’autre bout du wagon, où nous ne pouvions pas aller.

UN DIMANCHE SOIR…

Il y avait bientôt trente ans que M. et Mme Cauche habitaient le même village des environs de Versailles, dans la même demeure, où les meubles occupaient la même place ; et ils disaient, parlant d’eux-mêmes avec une certaine fierté : « Nous autres, nous ne sommes pas des Parisiens ! »

En effet, leur maison, tout près de l’église, sur le sommet du plateau, était toute blanche, en plâtre bien proprement peint à l’huile, avec des moulures à la grecque autour des fenêtres et un œil-de-bœuf sous les combles, au-dessus du premier et unique étage. Les maisons des Parisiens, au contraire, plus neuves, sont massées autour de la gare, dans la plaine, et bâties en brique et pierre meulière apparentes, avec un portique de bois ouvré, et un toit qui forme une espèce d’auvent en surplomb. Leurs jardins sont plus petits et s’étalent devant la façade, par gloriole ; les plafonds sont plus bas, les pièces plus étroites, et ceux qui y vivent prennent le train tous les jours pour aller à des affaires qu’on ne connaît pas. De plus les fournisseurs leur font des prix différents. On les reconnaît aussi à ce qu’ils ne sont que locataires.

Ainsi, de n’être point des Parisiens, M. et Mme Cauche tiraient un sentiment de supériorité aristocratique. Ils avaient jadis déploré de n’avoir point d’enfants : car le désir de se survivre dans sa descendance, qui est naturel à tous les hommes, devient plus vif lorsqu’on sait qu’on pourra léguer du bien à sa postérité. Mais à la longue leurs regrets s’étaient effacés ; même, si l’on peut dire, ils étaient devenus à eux-mêmes leurs propres enfants : ils s’observaient, se soignaient, jouissaient de leur santé, de leurs revenus, de leurs fleurs, des fruits de leurs espaliers. Il leur fallait aussi des soucis. N’en ayant point de réels, ils s’en donnaient d’imaginaires. Si vous voulez bien y réfléchir une petite minute, cela est inévitable ; en effet, les plaisirs de la vie ne se peuvent guère sentir que par contraste. Voilà pourquoi les gens heureux, mais oisifs, s’offrent si souvent l’illusion d’un trouble qui n’existe pas. La plupart redoutent « la révolution ». Mais M. et Mme Cauche, fort peu préoccupés de politique alors qu’ils étaient jeunes, en étaient devenus de plus en plus insoucieux à mesure qu’ils vieillissaient, n’y entendant rien. D’ailleurs ils manquaient d’idées générales, et la politique, à moins qu’on n’y soit mêlé, n’apparaît faite que d’abstractions. Les Cauche avaient besoin d’une inquiétude immédiate et concrète. Ils vécurent donc dans la crainte des voleurs. Et après tout, quand on habite Paris ou les environs, c’est encore le sujet d’appréhension le plus légitime : il y a des voleurs, cela est certain. Il y en a même beaucoup plus qu’on n’en arrête ou qu’on n’en arrêtera jamais.

Voilà pourquoi, depuis vingt ans, ils regardaient tous les soirs sous leur lit.

Mme Cauche explorait aussi les armoires et les cabinets obscurs, et M. Cauche, avec une lanterne, allait faire un tour à la cave. Leurs amis, auxquels ils avaient confié le secret de leur tâche nocturne et quotidienne, les en raillaient, doucement. Emmeline, leur unique servante, s’étant accoutumée, ne montrait pas beaucoup plus d’indulgence à leur manie, et quand M. Cauche demandait sa lanterne, quand Mme Cauche, avec un frémissement toujours nouveau, ouvrait la porte de la chambre aux robes, d’abord un tout petit peu, puis à moitié, puis toute grande, la domestique s’en allait bien tranquillement finir sa vaisselle. Elle le savait bien, n’est-ce pas, qu’il n’était entré personne !


Les Cauche recevaient le dimanche soir. Il y avait une table de bridge et une table d’écarté. A dix heures, on servait du thé pour les dames et de la bière pour les hommes ; et puis les hôtes s’en allaient, c’était fini jusqu’à la semaine suivante. Ce dimanche-là, ce fut M. Subre, de l’enregistrement, qui prit congé le dernier. Il dit en riant :

— Et maintenant, vous allez faire votre petite perquisition ?

Le ménage ne répondit rien. A la longue, l’espèce de légèreté qu’on mettait à railler une habitude qui leur était devenue aussi chère que la cause en était poignante, avait fini par les vexer. Emmeline alla se coucher, et les Cauche, à leur tour, montèrent dans leur chambre. Ils étaient comme humiliés. Ce n’est pas au bout de vingt ans qu’on inflige un démenti aux principes de toute une existence, mais vraiment ils étaient bien près de s’avouer qu’il est un peu ridicule de se donner du mal pour rien.

— Il y a des voleurs, prononça M. Cauche, rien n’est plus sûr : les journaux, tous les jours, sont pleins d’histoires de voleurs. Mais décidément, s’ils viennent un jour ici, ce sera durant notre sommeil ou en notre absence. Et l’on se moquera de nous, d’autant plus que nous aurons pris en vain plus de précautions.

Durant qu’il parlait, Mme Cauche avait ouvert les placards et les avait refermés, sans y rien trouver, comme toujours, et M. Cauche haussa les épaules.

Tout à coup, Mme Cauche laissa tomber son bougeoir. Heureusement, il y avait encore une petite lampe allumée sur la table de nuit.

— Quoi ? demanda M. Cauche.

— Il y a un homme, dit sa femme, un homme sous le lit. J’ai vu sa barbe, j’ai vu ses yeux… Ah !

— Ce n’est pas possible ! répondit M. Cauche, rendu sceptique malgré lui par vingt années de fouilles infructueuses.

Cependant, il prit son revolver.

Alors il entendit une voix timide et assez maussade, qui disait :

— Ne tirez pas ! Je m’rends ! Puisque j’vous dis que je m’rends !

M. Cauche réfléchit qu’un voleur sous un lit n’était pas un adversaire dangereux.

— Restez où vous êtes, dit-il. Qu’est-ce que vous venez faire ?

L’homme ne répondit pas à cette question, mais à une autre qu’on ne lui avait pas faite. C’est ce qui arrive quelquefois quand on n’est pas à son aise.

— J’suis entré par la fenêtre du jardin, fit-il.

A ce moment, M. Cauche aperçut sur son bureau une forte barre d’acier terminée en biseau et un trousseau de clefs. Ceci lui enleva ses derniers doutes : l’homme n’était pas venu pour la bonne comme il l’avait soupçonné un instant. Il cria :

— Emmeline, Emmeline ! descendez, il y a un voleur sous le lit !

— C’est pas possible ! répliqua Emmeline du haut de l’étage mansardé.

Cependant, comme elle n’était pas encore tout à fait déshabillée, elle se précipita pour voir.

L’homme avait fini par sortir de sa cachette, sans que M. Cauche, tout agité, songeât à le lui défendre. Il avait l’air d’un pauvre diable. Ses pieds nus, sur la descente de lit, étaient très laids.

— J’ai rien pris, dit-il. J’avais encore rien pris.

Mme Cauche cria :

— C’était un voleur, un voleur ! Emmeline, vous voyez bien !

— Oui, madame, dit Emmeline.

— Et si nous n’avions pas regardé ! dit M. Cauche.

Oui, s’ils n’avaient pas regardé ! On avait eu tort de se moquer d’eux : ils avaient eu un voleur, à la fin, et ils l’avaient trouvé.

Alors un étrange sentiment d’indulgence lui vint à l’âme :

— Mon garçon, dit-il, je vais vous montrer la porte. Mais n’y revenez pas.

Le voleur déclara, en termes qu’il vaut mieux ne pas reproduire, qu’il n’avait pas l’intention de recommencer, du moins dans cette maison.

M. Cauche lui fit descendre l’escalier, en ayant soin, toutefois, de marcher derrière lui. Quand ils furent dans le vestibule, la porte du salon, restée ouverte, montra vaguement la bouteille de bière des réceptions dominicales. M. Cauche se souvint qu’on y avait à peine touché ; il s’aperçut en même temps qu’il avait très soif.

— Allons, dit-il au voleur, vous prendrez bien un verre de bière ?

L’autre, abruti de peur, et ne comprenant plus rien à la tournure que prenaient les événements, répondit tout de même :

— C’est pas de refus.

Lui aussi, il avait la gorge très sèche. Les deux hommes finirent la bouteille ensemble. Mais quand il n’y eut plus rien dans les verres, ils n’échangèrent plus l’un et l’autre que des regards détournés : ils n’avaient rien à se dire, ils ne pouvaient décemment rien se dire, et c’est ennuyeux, quand on a bu ensemble ! Silencieusement, M. Cauche ouvrit la porte de la maison.

Quand il eut regagné sa chambre, sa femme lui demanda, avec une émotion où il entrait on ne sait quoi qui ressemblait à de la sympathie :

— Il est parti, tu en es sûr, il est parti ?

— Oui ! fit le mari, de la tête.

— Tu as bien fermé la porte à clef, tu as mis le verrou, la chaîne ?

M. Cauche avait mis le verrou de sûreté, la chaîne. Tous deux se déshabillèrent, et leurs mains tremblaient un peu, mais ils n’eussent su dire s’il n’y avait pas un peu d’orgueil mêlé à leur agitation. Couchés, ils ne purent dormir. Tout à coup, Mme Cauche se releva, ouvrit la porte, et cria dans l’escalier :

— Emmeline ! Emmeline !

— Madame est malade ? dit la bonne. Madame demande…

— Vous l’avez vu, n’est-ce pas, Emmeline, dit Mme Cauche, vous pourrez le dire à tout le monde, que nous avons eu un voleur !

LA BOMBE

L’honorable John William Williams était juge à Goshavar dans le nord de l’Inde. Il est inutile de chercher Goshavar sur les cartes, c’est un nom que j’ai inventé ; mais le reste de l’histoire est véritable.

John William Williams avait deux mille cinq cent livres de traitement, ce qui fait plus de cent mille francs de notre monnaie, et s’endettait un peu chaque année, parce qu’il est un gentleman. Il savait aussi d’ailleurs qu’il finirait bien un jour par être nommé juge au Bengale, avec des appointements presque doubles, à moins qu’il ne mourût auparavant du choléra : et dans les deux cas ses comptes seraient apurés. Ses fournisseurs, qu’il faisait attendre, et l’usurier banyan qui lui avait prêté de l’argent, ayant envisagé ces deux hypothèses avec autant de tranquillité que lui-même, avaient enflé leurs créances en proportion du risque, et William Williams s’endormait chaque soir, après avoir pris son dernier peg de whisky, la conscience en paix.

Trois fois par semaine, il se rendait à son tribunal, et y jugeait, avec autant de conscience que de célérité, tout ce qu’il y avait à juger. Je veux dire que si une affaire intéressait l’empire, il décidait dans le sens le plus avantageux à l’empire ; si elle concernait un fonctionnaire anglais et un indigène, il appliquait à l’indigène, quand celui-ci avait le moindre tort apparent, des peines très fortes, afin de faire respecter la majesté du blanc ; et si c’était le blanc qui n’avait pas raison, il lui faisait savoir qu’il ferait bien de régler son compte discrètement, avant le verdict, comme un gentleman : sans quoi il subirait au club, de la part de ses pairs, un accueil plus pénible qu’une condamnation à mort. Mais quand le litige avait éclaté entre deux Hindous, l’honorable John le renvoyait autant que possible à un juge hindou, qui en général donnait gain de cause au plus riche contre le plus pauvre. Une longue expérience a démontré que c’est là le mieux pour la sécurité de l’empire, les riches ayant un plus grand nombre d’amis : et la justice, en somme, si l’on veut bien considérer encore une fois l’intérêt de l’empire, consiste à faire le moins de mécontents qu’on peut. Le reste n’est que particularités individuelles et négligeables.

Aux heures chaudes du jour, quand il ne pouvait dormir, William Williams lisait parfois l’édition hebdomadaire du Times, ou bien le Pioneer, qui se publie à Calcutta, et des journaux de sport. Tout le reste lui paraissait rot, c’est-à-dire bavardage inutile et fatigant. C’est ainsi qu’il pensait déjà, lorsqu’il était écolier à Marlborough, en Angleterre, et l’exercice de sa profession lui avait démontré qu’aussitôt qu’on a appris les règles principales du droit, on ne gagne rien à s’absorber dans les papiers. Pour ce qu’il faut savoir du reste, une conversation de cinq minutes, au club, avec l’homme qui sait, vous en apprend davantage que les plus longues lectures. Il restait donc beaucoup de temps au juge de Goshavar pour jouer au golf et au polo, qui sont des jeux nobles, maintiennent les membres souples et l’esprit clair, empêchent le corps de prendre un embonpoint funeste. Car la paresse relâche non seulement les muscles des bras et des jambes, mais aussi les ligaments du ventre, et lorsque la graisse s’est glissée dans leurs interstices, on est plus disposé aux congestions du foie.

Telle était la morale personnelle de William Williams : faite d’hygiène et de sensations qui se résolvaient en voluptés sportives. Elle s’ajoutait sans lui nuire à la morale religieuse qu’il avait reçue de ses parents et de ses maîtres. Il a gardé aussi celle-là, jugeant qu’elle contribue à faire de lui un homme propre. Cela ne l’empêche point de jouir, étant resté bachelor, d’amitiés féminines très vives et satisfaisantes ; aux Indes, les exigences de la vertu ne sont pas telles qu’en Angleterre. Les conquérants s’y considèrent un peu comme les dieux de l’Olympe, dont les actions ne doivent pas être appréciées du même point de vue que celles des hommes. On a seulement le devoir d’être discret, la discrétion étant elle-même une propreté, comme de ne pas élever la voix, de parler seulement de la bouche et des lèvres, et non du fond de la poitrine, ce qui fait grossièrement retentir les mots quand on est sous la pankah d’une véranda ou d’un salon.

On ne sait pas très bien comment les doctrines funestes des anarchistes européens se sont, depuis quelques années, introduites dans l’Inde. Il y a eu des famines, dont les peuples ont gardé un souvenir affreux, et les libéraux anglais, qui sont des imprudents, ont répandu l’instruction parmi les indigènes. Il y a eu aussi les victoires du Japon ; il y a eu la guerre, il y a enfin les livres ; il y a l’idée, qui est britannique, du droit des populations de s’administrer elles-mêmes avec un Parlement. Pour faire courte une longue histoire, de jeunes Hindous firent d’abord des discours subversifs, et même écrivirent dans leur langue des livres, des brochures et des articles de journaux, où ils réclamaient en termes vagues et ardents une chose nommée liberté. John William Williams, lorsqu’ils furent conduits devant son tribunal, les condamna fort sévèrement, toujours dans l’intérêt de l’empire. Il le fit avec d’autant plus de sincérité que la traduction que son interprète lui fit de leurs pamphlets ne lui donna qu’une très médiocre opinion de cette littérature. Elle était grandiloquente et confuse, citait fort peu de faits, abondait en expressions lyriques et injurieuses auxquelles John William Williams ne comprenait rien, sinon que cela était de mauvais ton et sentait le nègre. Il ne savait pas qu’au début d’un mouvement populaire, même des images usées, médiocres ou sales, peuvent cacher un sentiment vrai.

Il n’en était pas tout à fait ainsi de son amie, Mrs. Ethel Hobson. Ce qu’on appelle l’intuition des femmes vient de ce qu’elles ont des sentiments plus naturels, moins déformés par l’éducation. Et puis, son ayah, sa femme de chambre indigène, lui avait peut-être parlé.

— Dear, lui dit-elle un jour, vous ne devriez pas être aussi sévère avec eux.

— Avec qui ? demanda William Williams, très étonné.

— Ces babous, ces jeunes Mahrattes qui écrivent des niaiseries. Ils ont des amis, dear, et l’on dit que ces amis peuvent vous faire du mal.

William Williams ne répondit rien du tout, et n’en pensa pas davantage. C’était comme si on lui avait dit qu’en jouant au polo, il peut arriver qu’un coup de crosse vous casse la jambe : cela ne doit pas vous empêcher de jouer au polo.

Il continua donc d’exercer sa profession comme par le passé. Les journalistes subversifs, il les faisait fouetter ; les agitateurs, il les faisait pendre, car tel est son devoir à l’égard de l’empire. Mais un jour, il vit arriver Higginson, du police survey.

— Où est la bombe ? demanda Higginson. Elle n’a pas éclaté, vous êtes encore en vie ?

— Je suis, répondit Williams.

Cette question lui parut même choquante, parce qu’elle était oiseuse. Mais il réfléchit qu’Higginson est Irlandais. Les Celtes disent des choses oiseuses.

— Vous avez pourtant reçu une bombe, continua Higginson. Nous en avons l’évidence.

William Williams réfléchit. Puisqu’on le lui disait ! Il chercha dans sa mémoire si quelque chose était arrivé chez lui qui ressemblât à une bombe, et ne trouva rien.

— Egad ! fit-il, s’il était arrivé une bombe, je le saurais.

— Nous en avons l’évidence, insista Higginson. Elle était dans un livre.


Il avait à peine prononcé ces paroles que la physionomie de John William Williams s’éclaircit.

— Elle était dans un livre, vous dites ? Well, alors, c’est possible. Je comprends. Venez avec moi.

Il conduisit Higginson dans une pièce obscure qui servait de débarras.

— Vous pouvez chercher, dit-il.

Un jour léger pénétrait par une petite fenêtre. En tas, depuis le plancher jusqu’au plafond, s’étageaient tous les livres que John William Williams, juge à Goshavar, a reçus depuis cinq ans qu’il avait pris ses fonctions. Il y avait la collection de l’Indian Census, les Statistical Returns, les Commercial Returns, les Indian Laws and Customs de sir John Marsden, les Burmese Customs, les Forest Department Contributions et d’autres publications.

— Je suppose, dit-il, que la bombe est là-dedans. Voilà le dernier paquet qu’on m’a envoyé. Je ne l’ai pas ouvert. Pas plus que les autres.

Higginson prit le paquet avec précaution et le fit mettre sur une petite voiture aux roues caoutchoutées. Son œil exercé avait déjà distingué que c’était bien là l’objet de ses recherches. On le transporta sur une pelouse isolée, en y attachant un bout de mèche Bickford bien allumée. Le paquet sauta, creusant dans la pelouse un trou de dix pieds de profondeur.

— C’était de la dynamite volée au gouvernement, dit Higginson.

— Well, fit Williams, je le vois assez ; elle est très bien faite.


Ce fut ainsi que John William Williams conserva la vie parce qu’il n’aime pas la lecture et considère que tous les livres sont rot, principalement ceux que lui envoie l’administration.


Ce conte a aussi pour objet d’expliquer pourquoi l’Inde anglaise est pleine de magistrats excellents.

JEAN-CLAUDE OU LA LOTERIE

« Tout le monde ne peut pas être orphelin ! » disait Poil-de-Carotte. Parole profonde, sur laquelle les commentateurs pourront disserter jusqu’à la fin des siècles sans jamais en épuiser toutes les significations. N’empiétons pas sur leur domaine. Mais il sera permis de noter brièvement ici un fait incontestable : c’est qu’un orphelin est un jeune homme ou une jeune fille qui a hérité, s’il a de quoi. Cette vague, mais séduisante couronne qu’on nomme « les espérances » s’est déjà transformée sur leurs fronts en un radieux diadème. Ils entrent dans la vie parés de toutes les roses de la jeunesse, et dans leurs mains heureuses, portent par surcroît les fruits d’or de la maturité.

Jean-Claude était un jeune homme et un orphelin. A dix-huit ans, il se trouva émancipé par un tuteur indolent, et libre possesseur de larges revenus issus d’immeubles d’un bon rapport et de valeurs de premier ordre. Il s’en félicita. « De même, se disait-il, qu’on affirme qu’il est des mariages écrits au ciel, il est certainement des fortunes instituées par la providence. » En effet, il se rendait cette justice qu’il eût été incapable de gagner même trois francs par jour comme terrassier ; et cependant il eût encore préféré travailler de ses mains que de se fatiguer la cervelle. En quoi il avait bien raison, car l’homme n’a point, de toute évidence, été créé pour penser : la pensée ne se rencontre que chez quelques rares exemplaires de l’espèce, comme un accident, une tare, une maladie ; et les peuples où ces exemplaires deviennent trop nombreux finissent mal. Mais, à cet égard, Jean-Claude ne faisait courir aucun risque à la France.

Une paresse précieuse, qu’il cultivait comme un Hollandais ses tulipes, le soin de sa santé, dont il faisait grand cas, l’éloignaient d’autre part des plaisirs dispendieux. Même il était économe, bien qu’il ne fût point généreux : son jugement, son bon sens, eussent souffert de donner beaucoup d’argent à des personnes qui, après tout, ne valent jamais que quelques minutes de conversation. Il professait pour la sagesse de ses ascendants une déférence d’autant plus respectueuse qu’il n’avait jamais connu ceux-ci que par leur côté le plus incontestablement agréable : les biens terrestres dont il jouissait si paisiblement, à l’abri de lois tutélaires. Et comment eux-mêmes les avaient-ils acquis ? Sans rien faire, par une série d’établissements avantageux, de mariages prudents. A une époque où l’on ne parle que de traditions, Jean-Claude gardait, d’instinct, la véritable tradition française : se marier comme ses pères, d’une façon aussi bienfaisante à ses propres intérêts ; avoir comme eux peu d’enfants, un seul autant que possible, tel était l’enseignement transmis, le devoir qui lui incombait. Il lui paraissait facile et plaisant.

Toutefois, il s’aperçut bientôt qu’il y a quelque chose de changé dans les mœurs contemporaines. Ayant coutume de parler peu, de laisser parler les autres avant de tenter des démarches qui l’eussent pu compromettre, il fit une observation qui lui donna fort à réfléchir : par imitation sans doute, pour obéir à un nouveau, mais toujours aveugle préjugé, les familles exigent, avant de céder leur fille à un jeune homme, que celui-ci « fasse quelque chose », à moins qu’il ne possède un titre nobiliaire ; car alors il y a des grâces d’état. Jean-Claude ne possédait point de titres nobiliaires. Il était, d’autre part, bien trop prudent pour déplacer ses fonds et les enfouir dans des entreprises industrielles aventurées, où on lui eût accordé une part d’influence illusoire. Le problème lui parut si épineux qu’il abandonna de le résoudre. Ainsi que j’espère l’avoir fait comprendre, il n’aimait point imposer à son intelligence des efforts trop violents. Mais le hasard le servit.

Un jour qu’il entrait à l’Odéon par la porte de derrière, afin de retirer au secrétariat un billet pour deux fauteuils qu’il ne paierait point, un ancien camarade de collège le croisa dans le corridor obscur et le reconnut malgré l’ombre pesante.

— Toi aussi, dit-il à Jean-Claude, toi aussi !

— Oui, répondit Jean-Claude faiblement.

Il aimait bien ne point payer sa place au théâtre. Il se souciait moins qu’on le sût.

— Ah ! mon ami ! Et toi qui n’as pas besoin de ça ! Que vas-tu faire dans cette galère : le métier est fichu. Monte comme moi prendre des nouvelles de ton manuscrit, tu vas voir ce qu’on va te répondre !

Jean-Claude ne comprenait pas encore. L’ami ajouta :

— Combien d’actes, ta pièce ?

— Cinq ! répondit Jean-Claude au hasard, et à cause qu’il se souvenait confusément qu’au collège les tragédies ont cinq actes.

— Mon pauv’ vieux !… Alors, c’est un drame… Je te souhaite bien du plaisir.

Il s’engouffra dans un autobus. Jean-Claude demeura sous les arcades, illuminé comme Paul sur les routes de l’Anti-Liban : il serait auteur dramatique ; et, puisque les pièces ne sont jamais jouées, il n’est pas même nécessaire de les écrire.

D’ailleurs il ne fut au début que pour bien peu de choses dans sa réputation. L’ami se chargea de tout : en huit jours, le Paris qui compte connut que Jean-Claude avait un drame déposé à l’Odéon ; et on lui disait :

— Eh bien, ce drame ?

Il haussait les épaules, douloureusement. Les gens murmuraient, pour le consoler :

— Voyez-vous, il n’y en a que pour « le trust ». Il faut être du trust, ou sans ça…

Insensiblement, il en arriva à parler lui-même du trust avec une amertume suffisamment sincère, et on lui suggérait :

— Du reste, un drame… Vous devriez essayer de placer quelque chose de plus léger. On a plus de chances de réussir. Tenez, un arrangement de roman étranger, du Dickens, par exemple. Bien usé, pourtant le Dickens, c’est déjà pris. Mais il y a encore…

— La Bibliothèque Rose ! cria Jean-Claude, poussé par un génie secret.

— Vous êtes sur la Bibliothèque Rose ? Bonne idée, ça plaît, en ce moment. Mais quoi ? Je ne vous demande pas, bien entendu…

— Les Mémoires d’un Ane, annonça Jean-Claude, mystérieusement. Mais gardez ça pour vous.

— Je suppose que c’est en vers ?

Jean-Claude ne répondit pas. On s’abstint de l’interroger. Tout le monde sait qu’un dramaturge doit savoir demeurer discret.


C’est ainsi que Jean-Claude continua sa paisible existence, muni d’une profession de tout repos. Il faisait des pièces et on ne les jouait pas ; on ne les lisait même pas, ce qui est le sort commun. Il arriverait peut-être un jour, à l’ancienneté, ou par une chance incompréhensible. Il disait lui-même, modestement :

— Il faut bien travailler ; mais c’est une loterie !

En très peu d’années, quatre ou cinq à peine, sa situation fut assise, respectable, honorée. Quand il demanda la main de Mlle Blanche-Reine Buvat, il exposa fort clairement à M. Buvat l’état de sa fortune, qui était brillant. Puis il ajouta, avec modestie :

— Quant à ma profession…

— Je sais, dit M. Buvat, je sais ! Il faut du temps, jeune homme, pour percer. Mais vous avez du talent, je suis renseigné, j’ai confiance. Tout est comme ça, du reste, aujourd’hui : ainsi les tableaux ! On n’en donnerait pas cent sous. Tout à coup, ça vaut quatre cent mille francs. C’est une loterie !

— C’est une loterie, répéta Jean-Claude.

— Mais ne vous fatiguez pas trop, poursuivit M. Buvat. Pas de surmenage, pas de neurasthénie. Avec le bagage que vous avez, vous pouvez attendre ; des relations, des démarches, de la tenue en même temps, et laissez venir.

Jean-Claude était très résolu à laisser venir. Il fut parfaitement heureux en ménage, parce que son caractère était égal, ses revenus abondants, ses habitudes régulières. Il faisait chaque jour une longue sieste après déjeuner, et sortait ensuite pour cultiver ses relations. Blanche-Reine respectait son travail et révérait cette méthode.

Un jour, comme il venait de s’éveiller, vers quatre heures, un inconnu lui fit passer sa carte. Il semblait fort ému par le luxe de l’appartement. Sa mise était décente, il n’osait ôter ses gants.

— Monsieur, dit-il, excusez ma hardiesse. Vous n’avez jamais, je le sais, admis la collaboration ; vous avez jusqu’ici lutté seul pour l’art, pour l’art pur, noble, désintéressé, sans compromissions. Mais ce que j’ai entendu dire de la probité de votre talent, les conceptions qu’on vous prête, — pardonnez-moi si je me trompe…

Jean-Claude indiqua, d’un geste, qu’il consentait à pardonner.

— … Je ne suis qu’un de vos plus modestes émules, poursuivit l’inconnu. Mais j’ai écrit une pièce, moi aussi : la Clef de la maison. Je crois que c’est bien. Oh ! je puis m’abuser, je n’affirme pas ; vous serez juge, vous modifierez ce que vous voudrez. Pourquoi je m’adresse à vous ? J’y ai mûrement réfléchi : les autres ont leurs collaborateurs, vous n’en avez point encore. Les autres sont joués, c’est cela qui m’intimide. Vous ne l’êtes pas, mais vous êtes sur le point de l’être, et je ne l’ignore pas… Je bénéficierai des efforts que vous avez déjà faits, je m’en rends bien compte. Aussi vous prié-je de croire que vos conditions seront les miennes, que votre nom sera le premier, si vous m’accordez l’honneur de joindre votre signature à la mienne. Quant aux conditions, j’accepterai celles que vous voudrez.

— Les conditions ? fit Jean-Claude gravement ; ce sera selon les usages…

— Oui, dit l’inconnu, les usages quand un débutant s’adresse à un vieux lutteur. Vous êtes trop généreux, monsieur, trop généreux ! Merci.

Jean-Claude porta le manuscrit à la Comédie-Parisienne : Le directeur l’accueillit immédiatement :

— Ah ! dit-il, vous m’apportez une nouvelle pièce ?

Jean-Claude baissa les yeux.

— Oui, dit le directeur, nous n’avons pas pu, jusqu’à présent… que voulez-vous, on est tellement bousculé ! Du reste, vos manuscrits, je ne les ai pas lus : c’était sous l’ancienne direction, je ne suis pas responsable. Mais je les ferai rechercher. D’ici quinze jours…

— Lisez ça d’abord, fit Jean-Claude. C’est peut-être parce que c’est plus neuf, mais j’ai la vanité d’en être assez content…


La Clef de la maison alla aux nues. Blanche-Reine, les larmes aux yeux, entendit, après des rappels, proclamer : « La pièce que nous venons d’avoir l’honneur de représenter devant vous est de M. Jean-Claude et de… » Le nom du collaborateur fut bafouillé, et nul ne l’entendit, mais nul ne songea à s’en inquiéter. Le père Buvat, radieux, le plastron de sa chemise trempé des sueurs de l’émotion, disait à son gendre :

— Ah ! mon gaillard, mon gaillard ! Vous n’avez rien perdu pour attendre !

— C’est une loterie ! affirma encore une fois Jean-Claude.

L’AVEU

… Je dirai cette histoire aussi simplement que je pourrai, et telle que Harry Furniss, le grand caricaturiste de Punch, nous la conta une nuit, au Savage Club de Londres.


— Vous croyez sans doute, nous dit-il, qu’entre l’art du peintre et celui de l’illustrateur, il n’existe qu’une différence de degré, puisque, chez le peintre, il y a le dessin plus la couleur, et que par conséquent son art est plus complexe et en même temps le rapproche davantage de la réalité. C’est vrai, ou du moins, quand un peintre a du talent, il est possible que ce soit vrai. Mais il y a quelques années, avant que la photographie instantanée ne changeât dans son essence même le métier du dessinateur, il y avait une autre différence, et bien plus profonde : le plus modeste d’entre nous était obligé d’inventer. On nous disait : « A l’autre bout du monde il s’est passé telle scène : tâchez de vous l’imaginer, et reproduisez-la. Un navire a fait naufrage : inventez le naufrage, et le navire, et la mer. Le feu a pris dans une mine, il faut que le public voie ce que vous n’avez pas vu : l’explosion rouge des poussières, la face noire et stupéfiée des morts, la terreur des vivants, leur fuite dans les galeries, les bennes remplies d’hommes accrochés en grappe. Et voici des crimes, des émeutes, des cyclones, des fêtes dans des jardins, des rois acclamés par leurs peuples. Trois lignes de télégramme disent tout ce qu’on en sait en ce moment : rien et tout ; c’est à vous de créer le reste.

» Et c’est pour ça — vous n’y avez, j’en suis sûr, jamais pensé — que plus un illustrateur a le génie de son art, moins il est capable de travailler d’après le modèle. Il a des visions, ce qui est tout autre chose, et il faut qu’à la hâte, avec des simplifications, des raccourcis, des sous-entendus, il manifeste ses visions. On m’a dit que Gustave Doré, que les Français n’ont pas estimé à sa valeur, mais que nous avons tant admiré, nous autres Anglo-Saxons, ayant fait venir un jour une belle fille dans son atelier, la fit dévêtir, monter sur le plateau coutumier, et l’ayant sous ses yeux, dessina… un paysage ! C’est nous qui sommes, ou qui devrions être, des poètes : nous apercevons entre les choses des correspondances lointaines et significatives. Voilà même pourquoi tout artiste du crayon devient si facilement un caricaturiste : les hommes se changent en oiseaux, les figures deviennent des mufles. Mais ce n’est pas cela que je voulais vous dire. Mon intention était de vous expliquer comment il se fait qu’en dix ans je n’aie jamais eu dans mon atelier qu’un seul modèle, toujours le même : il ne me servait en somme que de mannequin. Je lui faisais esquisser un geste, je lui jetais une étoffe sur les épaules pour me rendre compte d’un effet. Mais la figure, la scène, le mouvement, tout cela je le trouvais en moi.

» C’était tout au début de ma carrière, je n’étais pas encore devenu caricaturiste. J’acceptais les ordres des journaux, j’habillais, si je puis dire, des fictions ou des réalités, des faits-divers ou des romans. Il y avait des dessins que je faisais par plaisir, d’autres par métier, sans pouvoir choisir encore ; presque tous les artistes ont connu cette époque dans la vie.

» Un matin que je me mettais à ma tâche du jour, un modèle sonna à ma porte. Je vous ai dit le peu d’usage que j’en faisais ; mais celui qui me servait d’habitude m’avait abandonné depuis quelques semaines, et le nouveau venu insista ; il avait besoin de gagner sa vie, il ne demanderait pas cher, dehors il faisait froid et ce serait déjà un bonheur pour lui que de s’abriter quelques heures sous un toit. Il disait tout cela d’une voix suppliante et pourtant assez noble, avec un accent italien prononcé. Et puis quels yeux sauvages et pleins de lumière ! Enfin, j’eus la curiosité de voir jouer les muscles de son corps. Dans notre pays d’athlètes, les membres gardent quelque chose de rond, de charnu. Cet homme était d’une magnifique et vigoureuse maigreur. J’avais besoin de deux bras nus pour un match à l’aviron sur la Tamise ; il n’avait rien d’un jeune rameur entraîné, mais ce fut justement peut-être ce qui me séduisit, l’espèce de perversité qui gît au cœur de tout caricaturiste me hantait peut-être déjà. Je le fis entrer.

» Quelques secondes me suffirent pour deviner que ce n’était pas un modèle de profession. Il ne savait pas poser ; il fallait lui expliquer longuement les attitudes ; quand il les avait prises, il s’en fatiguait vite ; et il y avait dans l’homme même, dans tout ce qui n’était pas sa chair, ses os, ses nerfs, ses traits, une expression indéfinissable, inquiète, terrible et terrifiée, bondissante et contenue, qui eût été parfaitement inutile à un peintre, qui en faisait le plus détestable des modèles, car il ne pouvait rester en place, mais m’inspirait le désir de faire de la vie, d’imaginer des êtres et des actes. Visiblement, il mourait de faim. Je lui jetai quelques loques sur les épaules et j’en fis, après lui avoir donné du thé et des tartines, un magnifique misérable à une distribution de soupe populaire. J’avais aussi à illustrer je ne sais quelle nouvelle historique : il devint un reître aux joues creuses, sec et noueux, et jamais mâchoire n’avait mieux été faite pour retenir ou pour mâcher la jugulaire d’un casque. A la fin, je le laissai marcher ou se reposer à sa fantaisie, me contentant de noter en quelques traits, sur un album, les idées qu’il m’inspirait. Ma silencieuse patience l’avait un peu apprivoisé. Pourtant, il lui restait toujours, dans les gestes et dans la voix, un mélange de sournoiserie et de férocité qui me faisait penser à un chat de gouttière entré dans une maison après une grande bataille malheureuse, mais qui craint d’être pris au piège. Je ne sais si ce fut cette pensée qui me suggéra la fantaisie de lui faire poser une scène que je devais reproduire pour un journal hebdomadaire, en m’abandonnant d’ailleurs entièrement à ma fantaisie, puisque nul ne savait encore avec certitude comment les choses s’étaient passées. On avait trouvé, dans les bosquets d’un square de Soho, une femme assassinée et décapitée. On n’avait pas identifié la victime, on n’avait pas retrouvé sa tête, et l’assassin, depuis huit jours, demeurait inconnu. C’était un de ces crimes à la fois vulgaires et tragiques qui n’arrêtent pas longtemps la curiosité parce que, précisément, nul indice ne permet d’entretenir celle-ci : une femme est morte, voilà tout, et on n’y a vu qu’un corps anonyme ; cela est brusque et décevant.

» Il y avait dans mon atelier un mannequin en bois, articulé, comme tous vous en avez vu. J’en démontai la tête avec une parfaite indifférence, car le travail que j’allais accomplir, je vous le jure, me paraissait assez bassement commercial, et je n’y attachais aucune importance. L’homme lui-même me regardait fort tranquillement et sans comprendre. Il n’y a rien de moins humain que ces ridicules formes de bois, dont la tête n’est qu’une insignifiante masse oblongue. Mais quand j’enveloppai celle-ci d’une serviette, ses beaux yeux sauvages clignèrent un peu. Il devint plus attentif, comme si ça l’intéressait.

» J’allai ensuite chercher un carton à chapeau, un très ordinaire carton à chapeau en cuir jaune, portant les étiquettes multicolores qu’y avaient laissées des années de vagabondage sur le continent.

»  — Voilà, dis-je. Vous allez prendre cette tête, enveloppée comme ceci ; vous ouvrez le carton à chapeau…

» L’homme qui avait pris le fardeau d’un geste involontaire, se mit à trembler de tous ses membres. On aurait dit qu’il venait de rapetisser, et je vois encore la lippe de sa mâchoire détendue, son nez qui s’amincissait, et une affreuse ride, droit au milieu de son front. Mais je songeai seulement :

» Vraiment, ces Italiens sont des acteurs nés !

» J’ajoutai, continuant à dessiner :

»  — Je ne vous demande pas de jouer, voyons ! Gardez un peu la pose. C’est bien facile : vous avez tué cette femme, vous l’avez décapitée. Alors, vous allez cacher la tête…

» Je n’eus pas le temps d’achever. L’homme, qui était resté en manches de chemise depuis le début pour être prêt à recevoir tous les oripeaux dont je le couvrais, avait fait un saut farouche jusqu’au vieux veston qu’il avait soigneusement plié et mis sur un fauteuil. Jamais je n’ai vu sur une face expression de terreur plus abjecte. Il cria pourtant :

»  — Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Laissez-moi m’en aller !

» J’étais trop décontenancé pour le retenir. Il ouvrit la porte et s’enfuit tête nue. Je crois que j’ai encore son chapeau quelque part, dans un fond d’armoire. Je le garde comme souvenir. »


— Mais, demanda l’un de nous, vous l’avez dénoncé ?

— Moi ? répondit l’artiste. Non. Je ne joue pas les détectives. Seulement, que j’aie vu, ce matin-là, l’assassin de Soho square, j’en suis aussi sûr que d’avoir le plaisir de vous regarder.

LE BON MASSEUR

… Comme je me promenais à travers le Salon de l’Automobile, qui vient d’ouvrir, en faisant tout ce que je pouvais pour m’y intéresser, — la vérité est que je n’y comprends absolument rien : je ne regarde que la carrosserie et mes amis me considèrent en conséquence comme un déplorable idiot, — j’aperçus un homme de bonne mine, qui errait mélancoliquement à travers les allées, traîné dans une voiture d’invalide. Par désœuvrement, je le suivis durant quelques minutes. Il avait l’air de s’ennuyer autant que moi et de nourrir, quant aux choses qu’il contemplait, une ignorance pareille à la mienne. Cela m’inspira de la sympathie pour lui. Nous finîmes par lier conversation.

Il était fort intelligent et ses manières trahissaient l’homme de sport. En politique, je crus m’apercevoir qu’il était indifférent. En philosophie, il était réactionnaire. Je veux dire qu’il manifestait pour la science et pour tout ce qu’on nomme progrès une horreur profonde et comme une rancune personnelle.

— Toutes ces machines me dégoûtent, me dit-il avec amertume. Il ne devrait y avoir qu’un seul moyen de locomotion autorisé : la marche ! Et, justement, je ne peux plus marcher !

Je crus devoir compatir à sa douleur.

— Vous avez eu un accident ? lui dis-je.

— Oui, dit-il, mais c’est guéri. Ce n’est rien, les accidents.

— Il vous est resté de l’atrophie musculaire, de la faiblesse dans les jambes ?

— Moi ! cria-t-il, de la faiblesse ! Regardez !

Il souleva la couverture placée sur ses jambes et me montra deux cuisses formidables, impressionnantes, monstrueuses. Quelque chose comme les chênes de la forêt de Fontainebleau — ou comme les piliers de Notre-Dame — ou comme le budget tout entier, le budget de la France : des cuisses monumentales, infinies, surhumaines.

— Et vous savez, dit-il, ça n’est pas du soufflé ! Vous pouvez taper dessus. C’est dur, c’est solide, c’est musclé. Il n’y a pas de lutteur qui en ait comme ça, pas de prize-fighter. Le nègre Johnson, Dempsey, Carpentier, qu’est-ce que c’est que ces gens-là à côté de moi ?

— Mais alors, demandai-je, complètement égaré dans la forêt des hypothèses et des suppositions, pourquoi vous faites-vous promener dans une petite voiture ?

Il poussa un hurlement de fureur.

— Pourquoi je me fais rouler dans une petite voiture, pourquoi ! Je vais vous le dire, et vous verrez s’il est une infortune comparable à la mienne.

» Ecoutez ! Il y a deux ans, j’étais un homme comme tout le monde. Un peu mieux que tout le monde, je m’en vante, et d’une adresse particulière à tous les exercices du corps. Au golf, au cricket, à l’escrime, je ne craignais personne. Vous savez ce que c’est que le cricket : un jeu violent. Aux îles Samoa, il a complètement remplacé la guerre pour les indigènes, et c’est même un grand souci pour les pacifistes, car, dans les guerres que les Samoens se faisaient entre eux, on ne tuait jamais personne, tandis que dans leurs parties de cricket il y a toujours une douzaine de têtes cassées… Juste au moment où j’allais marquer un essai, deux des meilleurs hommes de l’équipe adverse me jetèrent fort brutalement par terre, comme il se doit, et je me relevai assez mal en point. J’avais un genou démis : le genou droit.

» On me reconduisit chez moi ; mon médecin accourut, me remit le genou, diagnostiqua un épanchement de synovie et me roula proprement la jambe dans une bandelette plâtrée.

» Au bout de quinze jours, quand il l’enleva, il me dit :

»  — Ça va très bien. Vous êtes guéri. Seulement…

»  — Seulement ?

»  — Votre jambe droite, au-dessus de l’articulation, a maintenant six centimètres de tour de moins que la jambe gauche. C’est le résultat du repos, de l’immobilité : les muscles de votre jambe droite se sont atrophiés.

»  — Diable ! dis-je. Que faut-il faire ?

»  — Oh ! c’est très simple : vous faire masser. Il y a maintenant des masseurs merveilleux. Faites venir l’illustre Van Stetten.

» Et je fis venir l’illustre Van Stetten, Hollandais qui applique la méthode allemande. Ah ! monsieur ! malgré la haine que m’inspire maintenant cet infâme individu, il faut que je le reconnaisse : ce massage local de la cuisse gauche était un délice ! Van Stetten commençait par des insufflations d’air chaud sur ma cuisse, et nul mot ne pourrait vous peindre l’impression de bien-être que laissait, en vérité, cette brise tiède et caressante. Puis, sans rudesse, au contraire avec une douceur infinie, il jouait des muscles de cette cuisse comme on joue de la lyre. C’était un poème, monsieur, un poème silencieux et magnifique. Etendu sur le dos, les yeux au ciel, j’avais l’impression de bondir, de sauter des obstacles, de planer au-dessus d’eux.

» Au bout de trois semaines de ces soins assidus et de ces voluptés, Van Stetten me dit :

»  — Je crois que l’effet est produit. Mesurons vos jambes.

» Il mesura mes jambes, et sa figure marqua un certain étonnement.

»  — C’est singulier, me dit-il, vous avez réagi avec trop de rapidité. C’est maintenant votre jambe droite qui est de six centimètres plus forte que la gauche.

»  — Ah ! vraiment ! fis-je. Cela, dites-le-moi, a-t-il quelque importance ?

»  — Evidemment, avoua-t-il, cela est d’importance. Car, comprenez-le bien, cette différence augmenterait progressivement, parce que vous vous serviriez, d’instinct, de cette jambe-là plus que de l’autre.

»  — Que faire ? demandai-je, un peu inquiet.

»  — Oh ! c’est très simple : il n’y a qu’à masser la jambe gauche.

» Van Stetten me massa donc la jambe gauche, et je retrouvai, à ses savants exercices, les mêmes dangereux plaisirs. Même il s’y joignit bientôt celui d’une activité conforme à mes goûts et à mes habitudes d’énergie : ce docteur, plein d’astuce et de ressources, me conseilla, pour hâter la cure, d’attacher à mon pied gauche un sac de plomb, du poids d’une livre, et de l’élever rythmiquement de vingt centimètres au-dessus du sol cent cinquante fois par jour. Homme de sport, je connais toute l’importance d’un entraînement méthodique : cent cinquante fois par jour, comme un saint sacrement, je levai mon sac de plomb.

» Van Stetten me dit enfin :

»  — Le moment est venu de prendre mesure de vos membres inférieurs.

» Il tira donc de sa poche un mètre en ruban et me prit mesure. Monsieur, les Hollandais ne savent pas ce que c’est que la rapidité de réaction des Français ; ils ont la science, c’est possible, mais ils ne possèdent pas les mystères de notre psycho-physiologie : ma cuisse gauche dépassait maintenant ma droite de six centimètres ! Van Stetten se montra un peu confus de ce résultat. Mais il ne voulut pas abandonner la lutte.

»  — Ma réputation, mon honneur même, me dit-il, sont attachés à ce que vous ayez deux jambes parfaitement égales. Nous emploierons les grands moyens.

» Je suis comme beaucoup de Français, j’aime les mots qui sonnent héroïquement. Je me sentis plus vivement excité encore quand j’appris que ces grands moyens consistaient surtout en mouvements de « gymnastique médicale », et je mis toute ma conscience, j’appliquai toute ma vigueur physique et intellectuelle à m’assimiler les instructions qui me furent données. Suspendu à une sorte de barre fixe, je me laissai attacher un sac de plomb pesant un kilogramme au pied droit, — puisque c’était celui-ci qui était devenu le plus faible, — un autre, qui ne pesait qu’une livre, au pied gauche, et je les soulevai alternativement six cents fois par jour, en six « leçons », pour employer le mot de Van Stetten. Ce docteur profond avait, en effet, réfléchi que c’était à coup sûr l’inertie totale d’un des membres, tandis que l’autre fonctionnait, qui causait l’arythmie de leur développement respectif. En même temps, il s’occupa d’en solliciter les muscles de façon différente, selon leur état actuel : par de spirituelles titillations d’un côté, par des sollicitations plus viriles de l’autre. Cela dura six mois, et à la fin, monsieur, avec l’aveugle conviction des hommes qui ne voient jamais que l’objet qu’ils poursuivent, il me dit, d’un air de satisfaction :

»  — Je pense qu’à cette heure nous avons réussi : vos deux jambes doivent avoir aujourd’hui exactement le même gabarit. Et je l’entends non seulement de leur forme extérieure, mais de chacun des muscles, des nerfs et des os, de toutes les veines, de toutes les artères, et, si j’ose le dire, du système pileux lui-même. J’ai obtenu un miracle d’harmonie.

» Alors, il opéra les mensurations nécessaires et redressa bientôt vers le ciel un front triomphant :

»  — Il n’y a pas un demi-millimètre de différence, dit-il. Vos deux cuisses mesurent chacune soixante-dix centimètres de tour au-dessus des genoux ! J’ai fini. Je n’ai plus à vous revoir : vous êtes ma plus belle cure !

» J’entassai devant lui des monceaux d’or, et il daigna les accepter. Puis je fis venir un tailleur, car il y avait, vous le comprenez-bien, certaine partie de mes vêtements dont il était absolument indispensable de changer les proportions. Je dus adopter une forme de pantalons dits à la hussarde. Mais aucun hussard, en réalité, n’en porte plus : je n’arrivai à ressembler qu’à un compagnon charpentier, et cela me fut pénible, car, s’il faut vous l’avouer, je n’aime pas le peuple. Par contre, je sentais dans mes membres inférieurs une force extraordinaire. Je m’en applaudis tout d’abord et retournai au Bois de Boulogne pour m’y exercer au football avec mon équipe : le ballon creva du premier coup de pied que je lui donnai. J’accusai la mauvaise qualité du cuir dont il était couvert, et m’en fis donner un autre : il eut le même sort immédiatement !

»  — Vous tapez trop fort ! me dit un de mes partners.

» Alors, j’y mis toute la douceur, tout le moelleux dont j’étais capable : le ballon ne creva pas, mais il prit son vol et s’en alla retomber à Saint-Cloud, de l’autre côté de la Seine, sur la place du Château. Je dus donner ma démission de l’équipe : je n’étais plus bon à rien.

» Et depuis ce moment, mes malheurs n’ont fait que grandir. Ils ont crû comme mes jambes, et cette phrase n’est pas, dans ma bouche, une image vaine, une exagération, car on est porté naturellement à se servir davantage des portions de sa personne physique qui ont le plus de dispositions à l’activité. Expulsé des terrains de football, je me rejetai sur les courses à pied : je fus bientôt le champion du monde, puis disqualifié comme un monstre qui n’avait aucun mérite à remporter la victoire. « On ne fait pas courir un cheval contre des hommes », déclara un jury de spécialistes, qui s’était assemblé pour décider de mon cas. Et ces bonds, ces élans pédestres avaient encore rendu plus parfaite — perfection dérisoire, progrès funeste ! — l’œuvre du docteur Van Stetten : mes jambes étaient devenues ce que vous les voyez !

» J’avais atteint un étrange, un impossible degré de hideur. Je n’osais plus me montrer, on riait de moi, on me montrait au doigt. Mon humeur s’en ressentit, je voulus châtier un de mes insolents. Je l’ai châtié, monsieur : c’est le seul homme, depuis la création du monde, je pense, qui soit mort sur-le-champ d’un coup de pied dans le derrière. Ceci lui fera un nom dans les ouvrages médicaux. Pour moi, je n’y ai rien gagné que d’être traduit devant les tribunaux de mon pays, et d’avoir perdu la virginité de mon casier judiciaire. Lorsque je sortis du refuge que m’avait donné malgré moi la société, j’allai trouver un médecin, qui n’était pas Van Stetten, car le nom seul de Van Stetten, maintenant, me faisait horreur.

»  — Il n’y a qu’un remède, me dit-il, c’est l’immobilité, l’immobilité la plus complète. Si vous avez le courage de ne pas remuer vos jambes pendant quatre ou cinq ans, vos muscles perdront peut-être ce superflu de vigueur. »

J’avais écouté avec stupeur ce récit déconcertant.

— Et c’est pour cette cause, dis-je, que je vous vois maintenant porté dans une petite voiture ?

— Oui, monsieur, répondit-il, oui ! Je suis un invalide par excès de validité. Vous imaginez-vous mon supplice ?

ABUS DE CONFIANCE

On n’a peut-être pas assez clairement distingué l’un des motifs qui jettent à l’anticléricalisme un grand nombre de personnes. C’est que, dans le vocable « libre penseur » il y a « penseur ». Professer des opinions contraires à la foi, et nier le surnaturel, est donc, d’une façon tout à fait évidente, se donner un brevet d’intellectualité. Voilà pourquoi M. Lefoullot, propriétaire d’un magasin de nouveautés et conseiller municipal à Mouchy-sur-Indre, éprouvait une réelle fierté à se proclamer nettement anticlérical. Certains de ses raisonnements l’éblouissaient lui-même. C’est ainsi qu’il était parvenu à ruiner, jusque dans ses fondements, le dogme de la présence réelle. « Que Dieu, disait-il, se trouve dans une hostie, je le comprends, à la rigueur. Mais qu’on puisse le rencontrer à la fois dans toutes les hosties, à la même heure et dans toutes les parties du monde, c’est ce qu’on ne me fera jamais croire ! » Cette puissance d’argumentation lui avait acquis quelque renommée dans sa patrie, particulièrement à ses propres yeux.

Lorsqu’il vint à Paris pour renouveler ses approvisionnements de printemps, après qu’il eut visité ses correspondants, il se trouva qu’il lui restait encore une bonne demi-journée avant de reprendre le train de Mouchy-sur-Indre. Homme timide, prudent, doué d’instincts d’économie, M. Lefoullot se couchait à Paris d’aussi bonne heure qu’en province, afin d’éviter la dépense et les tentations ; la haine qu’il avait de toutes les superstitions ne l’empêchait point d’avoir de bonnes mœurs. Aussi s’était-il levé de fort bon matin. Il commença d’errer par les rues, alors qu’on n’y rencontre encore que des employés qui se hâtent vers leur bureau ou leur magasin, le nez dans leur journal. Le soleil brillait dans un beau ciel pommelé, l’air lavé par les averses de mars était d’une transparence singulière ; il faisait bon marcher. Du quartier de la Bourse du Commerce, où se trouvait son hôtel, M. Lefoullot gagna, sans même s’en apercevoir, la ligne des grands boulevards ; et ce fut ainsi qu’il aperçut au bout d’une étroite rue transversale, assise sur la colline de Montmartre comme sur un socle, tranquille, solide, radieuse dans l’éclat du jour jeune, la basilique du Sacré-Cœur. M. Lefoullot haussa les épaules d’un air de pitié dédaigneuse, mais décida « d’aller voir ».

Quand il eut dépassé Notre-Dame-de-Lorette, il perdit de vue les coupoles rondes et le dôme altier de ce château fort de la foi. Mais il était trop près, désormais, pour se perdre ; il gravit allégrement l’âpre côte de la rue des Martyrs, traversa le boulevard extérieur, à la hauteur du collège Rollin, et, par la rue de Steinkerque, atteignit la place Saint-Pierre. Alors la formidable église lui apparut de nouveau. Elle envahit son regard, elle impose sa domination. Au delà des pentes gazonnées, aveuglant le ciel de sa masse énorme, elle était pourtant comme tassée ; il semblait que, si elle l’avait voulu, elle eût pu se lever sur ses jambes de pierre et paraître plus haute encore. Tous les cabarets à chansons, tous les lieux de plaisir, à cette heure, étaient hermétiquement clos. Montmartre n’avait plus son air de frivolité. Au contraire, de bonnes vieilles en mantes à cloche, comme dans la province la plus éloignée, la plus arriérée, montaient les pentes à tout petits pas, un livre de messe à la main ; et, partout, l’on vendait de saintes images, des chapelets, des médailles luisantes, prêtes à la bénédiction des officiants. Et c’était dans tout cet espace d’air printanier et de vieilles maisons, au-dessus de Paris à la fois clair et fumeux, un grand silence impitoyablement solennel. M. Lefoullot monta derrière les vieilles…

Au sommet du tertre, plaquée contre une barricade en planches, presque dissimulée, très humble, il distingua une pauvre petite statue, la figure douloureuse d’un homme debout, les mains liées. « Encore une idole ! » songea-t-il. Et il allait s’en détourner avec mépris quand une inscription l’informa que c’était le chevalier de la Barre, victime de l’intolérance. Il eût bien voulu alors lui rendre un hommage visible, pratiquer une sorte quelconque de culte, et constata en lui-même que cela lui était impossible, puisqu’il n’y avait que lui de son opinion sur la place, et que le seul culte possible en ces occasions est public, officiel, et consiste en discours prononcés devant une assemblée recrutée tout exprès. Il s’éloigna, découragé.

Un bedeau insinuant lui offrit de visiter la crypte. Il déclina cette offre avec horreur. Quelques instants après, sans doute parce que personne ne le lui demandait, par une sorte de contradiction, il était dans l’église et fut étonné de sentir qu’il avait déjà pris, sans y penser, son chapeau à la main. « On se découvre dans toutes les maisons, se dit-il par manière d’excuse, cela ne prouve rien. » La vérité c’est qu’on lui avait inculqué, dès sa toute petite enfance, l’habitude d’ôter son chapeau dans les églises, et que d’ailleurs la hauteur des voûtes, l’immensité de la nef lui imposaient. Sous la coupole centrale, il eut l’impression subite d’être à l’intérieur d’un ballon qui va s’enlever. Il eut envie d’étendre les bras pour se mieux sentir planer. Afin de retrouver son dédain, il s’appliqua patiemment à lire les inscriptions des ex-voto de marbre qui recouvraient les colonnes. Des jeunes gens remerciaient le Sacré-Cœur pour un succès dans leurs examens ; des malades lui attribuaient leur guérison ; d’autres signalaient seulement « une grâce particulière ». M. Lefoullot se plut à imaginer là des sous-entendus criminels ou hypocrites, la mort d’un mari détesté, l’échéance inattendue d’un héritage douteux. Tout à coup, le grand portail s’ouvrit à deux battants, et, avec l’aveuglante lumière tombée brutalement du beau ciel du sud, ce fut l’irruption, à travers les portiques, d’un chant farouche hurlé par deux mille voix. M. Lefoullot eut l’impression physique d’un vent très fort ; il aperçut des bannières bleues, des bannières blanches, des oriflammes de soie lumineuse, une croix d’or, des hampes d’or. « Sauvez Rome et la France !… »

… L’hymne se précipita sur lui en même temps que deux mille pèlerins fanatiques aux bouches noires, aux yeux clairs, certains d’être chez eux, certains de faire ce qui se devait faire, ivres d’un délire sacré. M. Lefoullot essaya de fuir, de gagner, par des bas-côtés, une des portes latérales. Le flot humain qui l’épouvantait le prit, l’emporta, le bouscula. Encore quelques instants et il allait être rejeté devant le chœur, il allait prendre part, lui, M. Lefoullot, édile de Mouchy et nettement anticlérical, à des cérémonies idolatriques, il allait être malgré lui jeté à deux genoux, le front humilié, devant l’autel d’une divinité qu’il ne voulait pas reconnaître : car le moyen de demeurer debout, en protestataire courageux, sans être assommé ? Eperdu, M. Lefoullot s’accrochait aux chaises quand il aperçut, entrebâillée, la porte d’un confessionnal. Il pénétra vivement dans cette espèce de cage hospitalière, trouva un petit banc de bois, s’assit, et referma la porte sur lui.

Alors, il se crut sauvé. Il n’avait qu’à laisser passer le torrent, et, quand tout le monde aurait pris sa place, quand l’attention de tous serait détournée de lui par les épisodes du grand drame religieux qu’on allait célébrer, son évasion silencieuse ne serait plus qu’un jeu. Il souffla longuement, soulagé… Un bruit singulier le fit subitement tressaillir, le bruit d’une jupe qui se froissait légèrement contre les parois de l’un des compartiments du confessionnal, et il entrevit, entrevit très vaguement, à travers le grillage de l’un des guichets, un chapeau de femme bordé de tulle noir, très discret, très modeste, peut-être un peu ridicule même dans sa médiocrité, et les traits fatigués, effacés, mais honnêtes et purs, d’une petite bourgeoise qui avait certainement dépassé la quarantaine. « Mon père, bénissez-moi… » Une des pèlerines avait eu un remords de conscience, ne s’était pas senti l’âme complètement en paix et venait se confesser !

Et cela lui parut très drôle d’abord, à M. Lefoullot. Il allait savoir les fautes, les bassesses, les vilenies, les chutes peut-être d’une dévote ; il allait renforcer, par une expérience définitive et incontestable, la conviction qu’il avait toujours professée « que ces femmes-là, vous savez, ne valent pas mieux que les autres ». Celle-là était pressée, elle était accoutumée au sacrement, elle en accomplit les rites préliminaires avec une telle rapidité que M. Lefoullot n’eut qu’à rester muet, sans que son ignorance eût à se dénoncer. Il écouta, et voilà qu’il éprouva tout de suite une espèce d’inquiétude, presque un petit remords : sa pénitente révélait qu’elle exerçait un commerce, un petit commerce très pareil au sien, à celui de sa femme ! Elle lui devint plus proche, il lui sembla qu’il violait, non plus le secret de la confession, dont il n’avait pas souci, mais le secret professionnel. Et comme c’était ennuyeux de savoir ces histoires qu’il ne devait pas savoir ! Une fois, cette dame avait servi un client le dimanche. La belle affaire ! Elle avait « rafraîchi » à la benzine un stock de gants marqués aux plis. Tout le monde en fait autant. Elle se reprochait sa paresse dans l’exercice de sa profession, ses impatiences à l’égard de son mari. Mais quelle brave femme, vraiment ! M. Lefoullot avait presque envie de l’embrasser. Et la confession se déroula ainsi, aveux émouvants à force d’innocence, à force d’insignifiance, aveux d’une pauvre et noble petite bourgeoise, vieillie courageusement dans son effort quotidien à faire son devoir envers les siens, envers les hommes, envers une toute-puissance qu’elle révérait naïvement, sans doute, depuis son enfance. M. Lefoullot gronda intérieurement :

— Que diable est-ce que je f… ici ?

Il était embêté comme jamais il ne l’avait été de sa vie ; il trépignait, il se jugeait, car c’était un brave homme, parfaitement indélicat. Et, à la fin, il n’eut plus qu’une idée : s’en aller ! S’en aller n’importe comment ! S’en aller à tout prix.

— … Mon père, je m’accuse d’avoir, un jour, regardé immodestement un de nos voisins qui…

Ah, non ! M. Lefoullot ne pouvait supporter un mot de plus ! Il prononça d’une voix forte, — un peu trop forte pour sa situation :

— Je ne puis pas vous entendre, madame, véritablement, je ne puis pas, je ne veux pas vous entendre ! Adressez-vous à un autre !

Et, rouvrant la porte du confessionnal, il s’enfuit comme s’il avait eu, dans cette église, le diable à ses trousses.


Mais la pénitente se demande encore pourquoi on n’a pas voulu lui donner l’absolution ce jour-là. Soucieuse, elle est revenue depuis bien des fois à cette basilique de Montmartre : personne n’a pu lui donner le nom de ce confesseur si sévère.

L’EAU QUI DANSE

L’hôtel du Crédit Universel et Populaire, cette magnifique institution qui étend aujourd’hui le réseau de ses succursales sur tout le territoire de la France, est le plus bel édifice de Charlemont. Les touristes soucieux d’architecture qui traversent la ville ne manquent jamais de s’y faire conduire. On ne s’en étonnera pas si l’on sait que ce délicieux palais fut dessiné et aménagé par Gabriel, au dix-huitième siècle, pour les évêques de Charlemont, qui l’habitèrent jusqu’à la séparation. M. Barbier-Morel, directeur de la succursale du Crédit, a pu le racheter, au compte de la banque, pour une somme véritablement dérisoire, quoique le beau jardin à la française — presque un parc — qui s’étend par derrière en augmente encore la valeur. « Et pourtant, ne manque-t-il jamais d’ajouter quand il parle de son acquisition, nous ne sommes pas excommuniés, — il importe que la clientèle le sache bien ! Nous avons fait, vis-à-vis la mense épiscopale, tous les sacrifices nécessaires : le Crédit Universel est en règle avec l’Eglise. »

M. Barbier-Morel donne ces explications d’une voix très haute, d’abord afin d’être mieux entendu, mais aussi parce qu’il est sourd. C’est le seul défaut de cet homme excellent, dont les capacités professionnelles sont très hautement appréciées à Paris. Depuis qu’il dirige la succursale, les affaires ont plus que quintuplé. Ce n’est point seulement à cause du récent essor industriel de Charlemont, qui, bien que n’étant qu’une sous-préfecture, est aujourd’hui l’une des villes les plus importantes de la région, dépassant de beaucoup la préfecture, Saint-Didier, où l’herbe pousse dans les rues. C’est aussi grâce à son activité : une à une, toutes les banques locales, même Bouxier-Mahaut, qui se vantait de plus de deux siècles d’existence, ont dû fermer leurs guichets. Le Crédit Universel et Populaire est seul à profiter de ce développement récent de l’industrie et des mines.

M. Barbier-Morel, qui se couche chaque soir à neuf heures, se lève tous les jours à six heures du matin. Il se promène durant une heure à travers les plates-bandes rectilignes de ce beau jardin, un sécateur entre les doigts et conférant avec son jardinier. Car il aime passionnément les arbres et les fleurs. C’est sa seule faiblesse, c’est par là seulement qu’il est capable d’enthousiasme et de désintéressement, d’amour. Mme Barbier-Morel, qui a trente ans, de fort beaux yeux, la voix profonde et chaude, le laisse parfois entendre avec un sourire un peu désabusé. Son mari est beaucoup plus orgueilleux de ce bel hôtel historique, de ces ombrages, de ces pelouses, de ces massifs fleuris, qui ne sont pas siens, pourtant, mais qu’il a su procurer à l’opulente maison qu’il représente, qu’heureux de posséder en toute propriété une femme dont la beauté, depuis bien longtemps lui est devenue assez indifférente. Ce n’est point qu’il ne remplisse ses devoirs d’époux, mais c’est par hygiène et sans galanterie. Et Mme Barbier-Morel eût aimé d’être aimée.

Elle n’en trouva l’occasion que le jour où Charlemont vit arriver un nouveau sous-préfet. Il s’appelait M. Luze. Ce nom est doux ; l’homme était charmant. Cette femme un peu négligée lui laissa voir qu’elle n’était insensible ni à sa jeunesse, ni à sa barbe blonde, qu’il porte en éventail, ni à une façon qu’il a de prendre la main des femmes, comme s’il souhaitait la presser sur son cœur et l’y reposer éternellement ; et quand il ne veut point paraître langoureux, il est gai. M. Luze ne manque pas d’intelligence. Je veux dire qu’il est assez sage pour demeurer convaincu qu’on n’est sous-préfet que pour passer préfet, que c’en est même la seule excuse, et que, pour passer préfet, le mieux est de ne rien faire : en vertu de ce principe qu’il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais. Donc, il ne s’était jamais trompé, sa conduite politique n’avait à aucun moment prêté au moindre reproche. Que M. Félicien Vincent, son protecteur, redevienne président du conseil, et il est sûr de toucher le but de ses ambitions. Cette conduite si prudente lui laisse de grands loisirs. L’attitude favorable de Mme Barbier-Morel à son égard lui donna l’espoir de les occuper agréablement. Ils débutèrent par s’appeler plaisamment « mon cher voisin » et « ma chère voisine ». Le hasard avait voulu, en effet, que la sous-préfecture touchât à la succursale du Crédit Universel. Du jardin de l’hôtel on en peut apercevoir la façade, du plus médiocre style Louis-Philippe ; et de grands ormes entrelacent leurs branches au-dessus du mur mitoyen : c’était déjà comme un mariage. Dans quelques soirées officielles, ils ne purent échanger que des paroles. Celles-ci ne leur laissèrent aucun doute sur l’ardeur de leurs sentiments réciproques ; quelques-unes même furent brûlantes. Après quoi ils ne se trouvèrent pas plus avancés.

Enfin, ils se rencontrèrent dans le train de Paris. M. Barbier-Morel, il est vrai, était présent, et même les trépidations, comme il arrive, lui rendaient l’ouïe un peu plus fine. Mais ils s’évadèrent dans le couloir du wagon.

— A Paris ? proposa nettement M. Luze.

Mais elle secoua la tête.

— Nous y allons pour vingt-quatre heures, et mon mari ne me quittera pas.

— Alors, fit-il, jamais ?

Elle goûta ses yeux insatiables et attristés. Le goût du romanesque hâta la décision de son âme intrépide.

— Ecoutez, dit-elle : seriez-vous homme à descendre dans le jardin de l’hôtel la nuit ?

M. Luze calcula. Le mur n’a que deux mètres de haut, et, avec une échelle de son côté… il n’y a pas besoin d’être un athlète complet.

— Certes ! affirma-t-il avec un grand courage.

— Eh bien, mon mari monte se coucher à neuf heures tous les soirs, et je reste dans le salon jusqu’à minuit. Ah ! bien seule, bien seule, hélas !… Seulement, il m’oblige à fermer les volets de toute les pièces du rez-de-chaussée, par prudence : les fenêtres ouvertes et sans défense d’une banque, cela peut tenter les voleurs. Je puis cependant laisser un de ces volets entrebâillé et l’ouvrir sans bruit ; mais il faut que j’aille vous rejoindre dans le fond du jardin, je ne voudrais pas vous laisser entrer dans la maison : ce n’est pas prudent… Et comment saurai-je que vous êtes là ? Vous ne pouvez venir tous les jours, et il est dangereux de s’écrire !… Attendez !

Elle venait d’avoir une idée. Elle la révéla en mots pressés.

— C’est bête, fit M. Luze en riant. Mais pourquoi pas ?…


Le lundi suivant, à dix heures, M. Luze enjamba le mur, puis se laissa délicatement couler à terre. Il connaissait ce beau jardin ; il y était déjà venu en plein jour. D’ailleurs, un clair de lune tendre et lumineux le guida comme un complice. Sans trop hésiter, il découvrit une prise d’eau, à l’extrémité d’une pelouse. Un tuyau de caoutchouc et une lance d’arrosage y étaient attachés. Il commença d’asperger un massif de bégonias, puis la pelouse même, qui semblait toute bleue sous la lune ; puis des iris panachés. Et une ombre s’avança vers lui, légère, ah ! si légère ! et toute blanche, à travers l’herbe, évitant les allées…

— C’est toi, mon amour ?

— C’est moi, ma joie !

— Alors, tu m’as entendu tout de suite ?

— Tout de suite ! J’en étais sûre : j’entends toujours, tous les volets fermés, quand c’est le jardinier qui arrose.

Et il fut Roméo, et elle fut Juliette, non pas jusqu’à l’aube, mais jusqu’à minuit. Puis Mme Barbier-Morel montra à M. Luze qu’en mettant une chaise contre la resserre du jardinier et en montant sur le toit de cette resserre il pouvait gagner la crête du mur sans se fatiguer. M. Luze lui fut sincèrement reconnaissant de cette attention.

Le lendemain, au cours de sa promenade matinale, M. Barbier-Morel constata, avec quelque surprise, que la moitié du jardin, la moitié seulement, à partir du mur du fond, semblait avoir été l’objet d’une pluie bienfaisante.

— Tiens, dit-il au jardinier, vous avez arrosé déjà, ce matin ?

— Non, monsieur, répondit cet homme.

— Voyez, pourtant. Et il n’a pas plu cette nuit : le baromètre est au plus haut. D’ailleurs, il n’y a que la moitié des pelouses et des plates-bandes qui soient mouillées…

— C’est la rosée, monsieur le directeur, répondit le jardinier, c’est la rosée. Elle fait souvent des coups comme ça. Principalement par les clairs de lune.

Il dit cela par la raison qu’un jardinier, devant ceux qui l’emploient, ne doit jamais avoir l’air de rien ignorer de ce qui se passe dans un jardin.

… Ce que M. Luze trouvait d’agréable dans la combinaison, c’est qu’elle lui permettait de venir ou de rester chez lui, comme il voulait. Il était l’arbitre de la situation : les soirs seulement où il se sentait du vague à l’âme il envahissait le domicile de son voisin et prenait la lance d’arrosage ; et Mme Barbier-Morel accourait, amante soumise et passionnée. Les autres soirs il se disait retenu par les grands intérêts confiés à ses soins. M. Barbier-Morel continuait cependant de s’émerveiller du phénomène météorologique dont son jardin était le théâtre. Mais le jardinier encore bien plus, par la bonne raison qu’il ne croyait pas à son explication. Il s’enferma donc une belle nuit dans la resserre, et il entendit, très nettement, qu’on marchait sur le toit, puis qu’on sautait à terre. Alors il entr’ouvrit la porte : une ombre se tenait devant lui, la lance de cuivre à la main, et comme enlacé dans un serpent de caoutchouc.

— Dites donc, vous ! cria-t-il.

Et il entendit un autre cri, faible et peureux, tandis qu’un fantôme candide qu’il n’avait pas encore aperçu, fuyait avec précipitation. Alors la lumière se fit dans son esprit. Mais M. Luze fut à la hauteur de la situation.

— Mon garçon, dit-il, ça m’amuse, d’arroser les jardins la nuit. Est-ce que ça vous gêne ?

— Non, monsieur, dit le jardinier, au contraire !

Quelque chose venait de passer de la poche de M. Luze dans la sienne.

— Et vous me porterez… vous me porterez quelques fleurs toutes les semaines, n’est-ce pas ?


Durant trois mois encore, la sous-préfecture reçut beaucoup de fleurs. Puis M. Félicien Vincent devint président du conseil et M. Luze fut son chef de cabinet. Il quitta Charlemont. Aujourd’hui, quand M. Barbier-Morel fait les honneurs de son jardin aux habitants de Charlemont, il a coutume de dire :

— C’est très curieux, figurez-vous : pendant près d’un an, principalement les nuits de lune, la rosée, une rosée extraordinaire, drue comme une pluie, tombait là, tenez, et s’arrêtait là, exactement ! Et puis, tout à coup, plus rien !

Et les visiteurs répondent :

— Vraiment, vraiment ?… d’un tel air qu’on peut craindre que le jardinier n’ait pas été tout à fait discret. D’autant plus que, s’il est présent à la conversation, il ajoute :

— Une rosée comme ça, monsieur le directeur, ça ne peut pas durer toujours : vous n’auriez plus assez de peine !

LES MYRTES SONT FLÉTRIS

Vers onze heures du matin, après avoir surveillé du coin de l’œil et tout en achevant sa toilette la femme de chambre du Titanic Hotel, qu’il avait chargée de « faire » sa valise, M. Scévenoz sortit, rasé de frais, le sang fouetté d’eau froide, souriant inconsciemment à toutes choses. Comme l’air était doux, lumineux, caressant, ce jour de novembre, comme il était bon d’y aspirer ces suprêmes parfums de l’automne agonisant, un peu amers, délicieusement amers, mélancoliques, voluptueux et déchirants comme l’amour d’une femme qui vieillit ! M. Scévenoz tira sa montre : il avait tout le temps de passer chez son banquier, rue de Richelieu, puis chez Herbelin, le joaillier, rue de la Paix, et de déjeuner sans se presser avant de sauter dans le rapide de Tours, à trois heures. Et il ne prendrait pas de voiture, il faisait trop bon marcher.

Non loin du carrefour Vivienne, il s’arrêta un instant pour écouter des chanteurs, un baryton guitariste, un ténor, une femme, dont les voix usées, mais encore émouvantes, jaillissaient du fond d’une cour par la porte cochère, telle une bouffée d’air tiède, en hiver, d’une chambre bien chauffée. Les chanteurs de rue remplissent obscurément un sacerdoce, ils devraient bénéficier d’une subvention d’Etat : ce sont eux qui conservent et transmettent, à la mémoire populaire, les mélodies sentimentales qu’aima notre jeunesse et que les salons n’entendent plus parce que la mode a changé et qu’une dame du monde qui se respecte ne doit pas même avoir l’air de savoir qu’elles existent :

Au temps de nos amours, ma toute belle,

roucoulait le baryton, de sa voix trop grasse. Et M. Scévenoz continuait involontairement à demi-voix, les yeux un peu humides et le cœur frémissant :

Vous entendiez souvent… ma ritournelle !

en traînant comme il convient sur la dernière syllabe. Il lui parut que le sort lui envoyait des émotions qui s’ajoutaient tout naturellement à celles que son cœur nourrissait. Il avait les sens calmés, tout à fait calmés, il éprouvait même ce plaisir égoïste et intime, commun à la plupart des hommes, « que ça fût fini ». Cette semaine passée, ces nuits passées avec la Tcherkowska, la sublime interprète des beaux hymnes brusques et poignants de Moussorgski, ne lui laisserait que des souvenirs délicieux, inoubliables, et pas un regret, pas un souci, pas un remords : il allait retrouver son usine, ses ouvriers, sa femme encore charmante et toujours fidèle, toute la réalité enfin de son existence ordinaire, raisonnable, active, honorée, décente : un beau décor où il s’admirait. Un grand coup de soleil changea en gros diamants toutes les fenêtres, d’un côté de la place Louvois. Il s’aperçut que les marronniers du square avaient repoussé des hampes de fleurs nouvelles : « L’été de la Saint-Martin ! songea-t-il. Ce n’est donc pas une invention, il y a un été de la Saint-Martin ! » Il en félicita lui-même et la nature.

A la banque Horn et Decker, qui avait la clientèle de sa maison depuis cinquante ans, il prit quarante mille francs, les serra dans son portefeuille, qu’il mit dans une poche intérieure de son gilet, car c’était un homme prévoyant et soigneux, et s’en fut chez Herbelin, le joaillier.

C’était là une chose convenue tacitement, élégamment, entre lui et Mme Tcherkowska. Sans avoir éprouvé l’un pour l’autre une passion dévorante et tumultueuse, ils s’étaient plu réciproquement tout de suite, et avec vivacité, dès le premier soir où Scévenoz, le jour même de son arrivée à Paris, avait rencontré, dans une maison amie, cette brillante étoile du Nord. L’illustre chanteuse, à la fois romanesque et sensuelle, impulsive et calculatrice, ne se piquait pas de vertu ; elle ne tenait qu’à ce qu’il faut exiger, pour ne pas déchoir, de décence et de discrétion. L’admiration et le désir de ce provincial solide, sain, vigoureux, sans excès de culture, sans balourdise non plus, lui apportait quelque chose de neuf que ne lui avaient donné ni les Parisiens, ni ses compatriotes. Il y a, pour les étrangères une séduction parfois irrésistible dans cette phrase, qu’elles échangent assez souvent entre elles, et qui est flatteuse pour notre vanité : « C’est un Français de bonne souche. » Elles cherchent à définir par là un ensemble harmonieux de qualités moyennes, d’intelligence sans ostentation, de simplicité, de politesse innée, de grâce naturelle même dans les moments amoureux, où la plupart des mâles ne cherchent point d’excuse pour être uniquement des mâles, sans plus. Enfin, sa sensibilité avait été subitement émue, et non sans violence : elle n’était point femme à ne point faire indulgence à sa sensibilité. Mais, d’autre part, ayant les mœurs de sa caste et de sa profession, elle n’avait jamais compté que cette semaine d’amour, bien qu’elle en eût apprécié l’agrément en toute sincérité, ne valût point, de la part de M. Scévenoz, ce qu’on est convenu d’appeler un petit souvenir. Au fond, toutefois, elle n’y tenait pas autant que des esprits froids et mesquins seraient portés à le croire. Mais, si elle n’eût obtenu, en le sollicitant avec délicatesse, cette espèce de « don du matin », elle se serait crue déconsidérée à ses propres yeux ; les sentiments ne doivent jamais empêcher qu’on s’estime à sa valeur.

Voilà pourquoi elle avait fait, un jour, une visite chez Herbelin, qui est son joaillier ordinaire, et, distinguant une paire de dormeuses en brillants qui lui parut le seul objet digne d’elle, n’avait pas hésité à en demander le prix.

— Trente mille francs, madame, dit Herbelin.

Mme Tcherkowska réfléchit. Elle retrouva dans sa mémoire les habitudes, la taille, la figure de M. Scévenoz ; elle le vit penser, elle pensa véritablement avec lui parce qu’elle était bonne, à sa manière. Et puis, elle ne voulait pas qu’il gardât de leurs relations, l’ayant trouvé « si gentil », une idée qui, sur le point tout spécial de l’économie domestique, eût un arrière-goût un peu amer.

— Ecoutez, dit-elle, je reviendrai avec un ami. Vous lui montrerez ces dormeuses. Et s’il en demande le prix, vous direz vingt mille. Vous n’êtes pas inquiet du reste, n’est-ce pas ? Nous sommes en compte…

— Oh ! madame… avait répondu Herbelin.

C’est ainsi que Mme Tcherkowska était revenue le lendemain avec M. Scévenoz ; et M. Scévenoz avait compris, avec les éloges qu’on donnait au bijou, ce qu’on attendait de lui. C’est aussi pourquoi, prêt à partir, il était allé chez son banquier. Maintenant, l’argent était là, dans sa poche. Il en échangerait la moitié contre un écrin et il enverrait l’écrin, bien serré dans une belle gerbe de roses d’automne. Il lui plaisait d’y songer ; il revoyait un grand lit, le matin, un grand lit qu’il connaissait bien, et l’éclat fier des gemmes sur la candeur des draps, tout près des fleurs jonchées.

Midi. Il retrouva les chanteurs dans la rue Thérèse : « Les myrtes sont flétris, les roses mortes ! » Intérieurement, il enleva le refrain avec eux. Un pigeon, venu jusque-là des toits du Louvre, hospitaliers à sa race, battit des ailes sur la chaussée, monta pesamment, puis devint plus léger, plus vite, et disparut. M. Scévenoz eut des impressions de voyage, de lointain ; il se vit en wagon, puis chez lui… Chez Herbelin, il se montra très bref, très décidé, prit l’écrin, le mit dans sa poche, paya, partit en courant déjeuner. Le café à peine avalé, il rentra dans sa chambre du Titanic. C’était un homme très ponctuel ; il voulait faire, sans se presser, ses derniers préparatifs.

Mais tout d’abord il ouvrit l’écrin. Il n’était point sans avoir quelque connaissance des joyaux, comme tout homme bien élevé, assez favorisé des dons de la fortune, qui a eu assez souvent l’occasion d’en voir et d’en manier ; il les aimait pour leur éclat, leur destination, qui est heureuse, leur valeur ; et il avait des traditions, il les considérait comme une réserve, une fortune qui dort, mais en s’étalant, ajoute au crédit de ceux qui les possèdent. Ce sont des choses qu’on aime à revoir, à tenir, à détenir… Il fit trembler les deux dormeuses dans sa paume largement ouverte, à la lumière.

— Les beaux diamants, fit-il à demi-voix, les beaux diamants ! Et vingt mille francs… ce n’est pas cher.


Le lendemain, Mme Tcherkowska reçut une gerbe de roses rouges opulentes, glorieuses, parfumées, orgueilleuses. Elle défit, elle-même, avec un peu d’impatience, dans cette attente du plaisir imminent qui brusque les gestes et les énerve, le papier qui les enveloppait : « Je sais, disait-elle, je sais… » La carte de Scévenoz tomba sur le tapis. Elle répéta : « Je sais » en la ramassant, l’air ravi, et rompit la gerbe. Et ce fut une gerbe, rien de plus, un amas splendide, odorant et vide ; des roses, voilà tout, des roses rouges, ardentes, croulantes, insolentes. Mme Tcherkowska murmura :

— Ce n’est pas possible, voyons. Ce n’est pas possible… Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a erreur !

Elle courut chez Elise, la fleuriste.

— On ne vous a rien donné à porter avec les roses que vous m’avez envoyées ? Il n’y avait pas autre chose… une petite boîte, un écrin ?

— Non, madame, répondit Elise.

Alors elle alla chez Herbelin.

— La personne, fit-elle, la respiration un peu courte, l’ami avec lequel je suis venue l’autre jour n’a donc pas acheté ces dormeuses ?…

— Si, madame. Hier matin. Au prix où vous m’aviez dit de les lui laisser. Si vous désirez que je vous les reprenne ?… Dans le cas contraire, ne vous pressez pas.


On admire beaucoup, dans son entourage, les belles dormeuses de Mme Scévenoz. Et elle dit en souriant, un peu fière : « Mon mari a fait une folie ! » Alors M. Scévenoz répond :

— C’était une occasion, figurez-vous, une véritable occasion. Je n’ai pas voulu la laisser échapper !

Et sa femme lui jette un regard reconnaissant…

LE CADEAU

Le 24 décembre 1913 M. Lepoupin, rentrant chez lui quelques minutes avant le dîner, ou plutôt avant l’heure à laquelle il aurait dû normalement dîner, trouva dans son vestibule un carton de forme carrée, assez vaste, et soigneusement enveloppé de papier brun.

« Encore un cadeau de jour de l’an ! » pensa-t-il.

Il commença de dénouer la ficelle, mais ses mains étaient inexpertes, et il n’avait pas de canif. Il reposa l’objet sur une des deux consoles de la galerie, s’en donnant pour raison :

— Il vaut mieux laisser ouvrir ça par ma femme : d’abord, ça lui est désagréable, quand on ouvre un paquet avant elle ; elle veut être la première à voir, autant que possible ; en tout cas elle déteste n’être que la seconde. Ça lui enlève du plaisir : moi, ce que je m’en fiche !

Donc il s’installa paisiblement dans son bureau, chaussa ses escarpins fourrés, nourrit d’une bûche ou deux le feu de la cheminée, presque éteint, rompit la bande du Temps, et attendit Mme Lepoupin, sans témoigner d’une impatience excessive : il était accoutumé à son défaut d’exactitude. Notons, pour mémoire, qu’il n’en était pas de même de Mme Lepoupin à l’égard de son mari, s’il arrivait que celui-ci fût en retard, ce qui n’était point fréquent. Il avait essayé, avec des circonlocutions adroites, de lui en faire la remarque. Mais Mme Lepoupin avait répondu, non sans logique :

— C’est justement parce que tu es exact en général que ça m’agace quand tu ne rentres pas à l’heure ; tandis que moi, tu sais bien que ce n’est pas la même chose.

M. Lepoupin s’était donc, une fois pour toutes, résigné à ce que ce ne fût pas la même chose. Enfin sa femme arriva, vers huit heures un quart, ce qui lui parut à peu près raisonnable. Il ne fit aucune observation, il lui dit seulement :

— Tu sais, il est arrivé un paquet… encore un cadeau de nouvel an, je suppose.

— Je sais ! dit Mme Lepoupin, qui tenait le paquet par la ficelle, du bout de ses doigts encore gantés.

Et, sans même dépouiller ses mains du souple chamois qui les emmaillotait, avec une adresse à laquelle son mari rendit intérieurement hommage, elle défit la cordelette, extirpa le carton de sa chemise brune, l’ouvrit, et en retira une chose habillée de papier de soie.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda M. Lepoupin, quittant son fauteuil.

Il éprouvait une certaine curiosité. Il est impossible de ne point éprouver une certaine curiosité : un objet vous arrive, qui va être à vous, qui est à vous, et on ne sait pas encore ce que c’est. On est intrigué.

Cette fois, c’était un vase de cuivre, avec un décor en relief contourné selon les principes du style le plus moderne, et d’autres ornements gravés en creux, d’une beauté plus moderne encore.

— Ce que c’est boche, cette affaire-là ! fit M. Lepoupin, déçu.

J’ai précisé que l’événement se passait le 24 décembre 1913, ce qui suffit à prouver que ce vocable, devenu fameux, fut connu dès avant la guerre.

Mme Lepoupin avait assez souvent quelque disposition à être d’un avis opposé à celui qu’exprimait son époux ; mais, dans cette occasion, elle estima qu’en vérité il n’y avait pas moyen. Elle avoua :

— Le fait est que ce n’est pas joli !

— C’est infect ! décida M. Lepoupin.

En retournant le vase, Mme Lepoupin en fit tomber une carte. Elle constata :

— C’est le cadeau des Boisvieux.

— Ils en ont, un goût, ces gens-là ! dit M. Lepoupin.

Puis il s’efforça d’introduire le vase malencontreux sous le canapé de son bureau.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda sa femme.

— Je le cache. J’aime mieux ne pas voir ça.

— Tu n’es pas fou ! protesta sa femme : nous avons un cadeau à faire aux Girardon !

— Ça, reconnut M. Lepoupin, c’est une excellente idée.

Ils se mirent à table, soulagés. Après le dîner, Mme Lepoupin prit sa plume et écrivit à Mme de Boisvieux le plus gentil billet du monde :

« Pourquoi, vous deux, nous gâtez-vous de la sorte, belle amie ? Et que je vous gronderais si je n’éprouvais tant de plaisir ! Tout ce qui vient de vous est toujours d’un goût charmant, mais cette dois, que vous dire ?… »

Il y en avait un peu plus long. Cependant on peut s’en tenir là. Après quoi, Mme Lepoupin remit le vase dans son enveloppe, non sans y avoir glissé la carte de M. et Mme Lepoupin, couvrit le carton du même papier brun, s’applaudit d’avoir même conservé la ficelle intacte, sonna sa femme de chambre, et lui dit : « Demain matin, vous irez porter ça chez Mme Girardon. Prenez le métro. Vous descendrez à Courcelles ; on change à Villiers. »

Elle reçut, le surlendemain, de Mme Girardon, le plus gentil billet du monde :

« Pourquoi, vous deux, nous gâtez-vous de la sorte, belle amie ? Et que je vous gronderais si je n’éprouvais tant de plaisir ! Tout ce qui vient de vous est toujours d’un goût charmant, mais cette fois, que vous dire ?… »

Ce n’était pas absolument les termes, vous concevez bien, mais ils signifiaient absolument la même chose.

La vérité est que M. Girardon, d’un autre tempérament que M. Lepoupin, et qui porte toujours, lui, un canif dans sa poche, avait coupé la ficelle avec décision, devant sa femme, qui était là. Et il avait dit :

— Qu’est-ce que c’est que cette saleté ! Les Lepoupin feraient bien mieux de ne rien envoyer du tout… A qui diable allons-nous pouvoir recoller ça ?

— C’est dommage, répondit Mme Girardon que ça ne soit pas arrivé deux jours plus tôt. Maintenant, tous nos cadeaux sont faits !

— Alors, conclut M. Girardon, fiche-moi ça dans une armoire, jusqu’à l’année prochaine.

M. Franc-Nohain s’est complu jadis à retracer les voyages et tribulations, désormais célèbres, d’un simple bouchon de champagne. Les déplacements de ce morceau de cuivre ciselé furent tout aussi nombreux et variés. Son odyssée, s’il eût été doué de sensibilité, d’intelligence, de mémoire, lui eût révélé de multiples intérieurs, des aspects bien divers de la bourgeoisie parisienne, et il fréquenta jusqu’à la province. En 1914, il alla chez un ingénieur en chef des ponts et chaussées, homme fort insoucieux des beaux-arts, mais qui, l’ayant méticuleusement examiné, estima qu’il fuyait. En 1915, il partit pour Limoges, chez un général ; mais, en 1916, le général en fit don au député qui l’avait fait rappeler à Alençon ; Alençon n’était pas encore au front, mais ce poste était cependant moins « voyant » que Limoges. Le général avait estimé qu’il devait bien quelque chose à son protecteur. En 1917, le député l’adressa, fort aimablement, à M. Jacques Tahureau, le journaliste bien connu, qui venait de signaler ses heureux efforts pour obtenir, pendant cette guerre, la neutralité de la Patagonie. Mais Mme Tahureau, qui n’aime que « l’ancien », lui déclara que pour un empire elle ne saurait garder chez elle cette horreur. En conséquence, elle suggéra à M. Tahureau que l’objet ne pouvait convenir qu’à un nouveau riche. Il arriva donc, en 1918, entre les mains des Corbulon, qui se sont acquis une fortune presque illimitée dans les cirages militaires. Mais les Corbulon ont pris la résolution, une fois pour toutes, de ne rien avoir chez eux qui ne vienne de chez Wassermann, l’antiquaire. Ses prix sont élevés, mais, quand on ne s’y connaît pas, c’est une garantie, on peut dire aux gens : « Tout ce que nous avons, ça vient de chez Wassermann. » D’autre part, les Corbulon ont conservé des habitudes d’économie. Ils ont pour principe de ne rien laisser se perdre.


… Le 24 décembre 1919, M. Lepoupin trouva, en rentrant chez lui, un paquet enveloppé de papier brun, avec la carte des Corbulon, cette fois bien en évidence. Il attendit sagement, pour l’ouvrir, que sa femme fût présente.

— Adolphe, cria Mme Lepoupin, c’est le même !

— Le même quoi ? interrogea M. Lepoupin.

— Le même cuivre d’art que nous avons reçu avant la guerre, tu ne te rappelles pas ? Celui que nous avons donné aux Girardon !

— Ah ! les cochons ! s’écria M. Lepoupin, sincèrement scandalisé.

— Ecoute, lui représenta sa femme, avec plus de probité d’esprit, nous-mêmes nous ne l’avions pas gardé…

— Ça c’est vrai, admit M. Lepoupin. Personne ne voudra garder ça… Eh bien, il faut le bazarder. C’est la seule façon de s’en débarrasser.

Il s’en fut donc avec ce cuivre obstiné chez un marchand de curiosités.

— C’est moderne ! fit ce commerçant, dédaigneusement.

— Je le sais bien, reconnut M. Lepoupin. Vous ne me l’apprenez pas… Je vous demande seulement ce que vous en offrez.

— Cent cinquante francs.

— Cent cinquante francs ! dit M. Lepoupin. Vous dites ?…

Ça l’impressionnait : un objet dont il n’aurait pas donné cinq sous.

— C’est le bout du monde. Voyez-vous, une machine comme ça, c’est un article qui valait dans les trente-cinq francs avant la guerre. Mais il y a le métal. Le cuivre a monté.

— Et… interrogea M. Lepoupin, est-ce qu’il montera encore ?

— Il y a des chances.


— … Comment, observa Mme Lepoupin, une demi-heure plus tard, tu me rapportes ce… ce crachoir !

— Ma chère amie, répondit M. Lepoupin, il paraît que c’est un placement.

LE PÈRE BIGAME

C’est une erreur, léguée par nos aïeux, mais aujourd’hui universellement redressée, que les légumes et les fruits poussent à la campagne. Ils sont produits à Paris, à Paris seulement, bien que l’on ne sache encore par quels moyens. Les œufs apparaissent brusquement aux Halles par caisses de douze douzaines ; les abricots et les pêches, les poires, dans des petites boîtes, et généralement dans du coton, ce qui tendrait à prouver que cette fibre coloniale est indispensable à leur croissance ; les choux, les carottes, les navets et les pommes de terre dans les charrettes, et le cresson dans des paniers, ce qui prouve que c’est bien à tort qu’on le dénomme cresson de fontaine.

Hors de Paris, on ne peut se procurer ces objets d’alimentation qu’en s’adressant à des sorciers très puissants, dont les procédés d’incantation pour les faire naître demeurent mystérieux, et qui tous, sans qu’on puisse absolument savoir pourquoi, sont Espagnols. Certaines personnes sont portées à croire qu’ils reçoivent ce don de Notre-Dame-del-Pilar, en récompense de la dévotion qu’ils lui témoignent ; d’autres présument qu’ils sont vendus au diable ; aucune de ces hypothèses n’a pu être, jusqu’ici, scientifiquement démontrée.

Mais, dans le pays tout à fait campagnard que j’habite pendant ces vacances, il n’y a ni halles, ni marchés, de quoi l’on ne saurait s’étonner outre mesure ; il n’y a pas non plus d’Espagnol, ce qui est plus extraordinaire : l’expérience m’avait enseigné qu’en France il y en avait partout. Alors j’ai dit aux habitants : « Il me sera donc impossible de manger, pendant trois mois, un chou, un melon, une pomme, ou même un topinambour ? » Ils m’ont répondu : « Mais si ! Mais si ! Vous n’avez qu’à vous adresser au père Bigame ! »

Le père Bigame est un homme qui ressemble à tous les hommes et qui est Français, non pas Espagnol. Il passe tous les deux ou trois jours, avec un petit âne, qui se nomme Baptiste, une petite charrette qui n’a pas de nom ; et il me vend tous les légumes que je veux. Ceci, bien qu’incroyable, est la vérité ! Ma cuisinière lui dit : « Bonjour, père Bigame ! » Je lui dis : « Bonjour, père Bigame ! » Et tout le pays l’appelle « père Bigame ». Dans les premiers temps, j’étais si content d’avoir des légumes que je ne me suis même pas aperçu que ce nom était un peu singulier : il se fût appelé Guillaume II ou Merlin l’Enchanteur, que cela m’eût été bien égal. Mais, à la fin, la réflexion m’est venue. J’ai osé suggérer : « Père Bigame, vous avez là un nom peu ordinaire ! »

Il m’a répondu, non sans fierté :

— Je m’appelle Martin ; mais je suis le seul bigame de France légalement et perpétuellement autorisé à être bigame. Et je suppose que les quatre enfants que j’ai de mes femmes, vivantes, bien vivantes, aussi longtemps vivantes que possible, je l’espère, car je ne leur veux aucun mal, porteront ce nom après moi, tant celui de Martin est oublié !

— Monsieur Martin, lui dis-je, vous avouerai-je que je ne comprends pas ? La bigamie, si je ne me trompe, est considérée comme un crime. Elle est même citée, par certains auteurs et jurisconsultes, parmi les crimes créés par la loi. Car rien n’empêche un homme de posséder plusieurs femmes, à condition qu’il n’en épouse qu’une ou aucune. Cela est immoral, mais la justice n’a rien à y voir. Si, au contraire, il les épouse toutes deux, il encourt les travaux forcés. Dans ce cas, c’est la peine qui qualifie le crime, et non le crime qui entraîne la peine, et de la sorte, on peut dire que celui-ci est créé par la loi. Or, vous affirmez, sous ce ciel de France, à deux pas d’une gendarmerie, que vous êtes légalement bigame ! Monsieur Martin, vous êtes fou, ou bien vous vous fichez de moi !

Le père Bigame répliqua paisiblement :

— C’est l’opinion de la Justice !

— C’est l’opinion de la Justice que vous pouvez avoir deux femmes légitimes ? Ce n’est pas possible.

— Il n’y a pas eu de jugement décidant que l’une des deux n’était pas légitime. Alors, elles le sont toutes les deux : est-ce vrai, ça, oui ou non ?

» Voilà comme ça s’est passé, monsieur. Tout ça, c’est aussi naturel, quand on y pense, que pour vous de m’acheter ce raisin — goûtez-le, il est bon : ce n’est pas du chasselas, je ne veux pas vous mettre dedans ; mais c’est du raisin de vigne, bien sucré, franc de goût ; du pineau, qu’on appelle.

» Je m’avais marié dans mon pays, les Ardennes, avec une fille à mon goût — du reste, elle est toujours à mon goût, et j’ai rien à dire contre elle, — il y a sept ou huit ans. Bien brave, bien travailleuse, pas vilaine. Moi, j’avais déjà du goût pour la bricole ; j’aime bien le travail de la terre, mais j’ai pas de bien ; j’allais chez l’un, j’allais chez l’autre, je maraudais le poisson dans la rivière. La guerre arrive. Bon ! Je suis mobilisé comme tout le monde, je fais Virton, je fais je ne sais pas quoi, je recule, j’avance, je fais ce qu’on fait, qui n’est pas intéressant, excepté que je ne suis pas tué, qui est agréable pour moi. Et puis, à la fin, vers 1916, j’arrive dans ce pays-ci. A l’époque, ça ne s’appelait pas un pays, ça s’appelait un secteur. Les hommes disaient qu’il était pépère ; les officiers prononçaient « passif ». Ça n’empêchait pas d’aller au repos, à quelques kilomètres derrière, là où il y avait encore de l’habitant ; et comme ça, je fais la connaissance d’une fille à mon goût, bien brave, bien travailleuse, pas vilaine. Je lui dis ce qu’on dit quand on a envie ; elle me répond qu’elle est honnête, qu’elle ne marchera que pour le bon motif, et moi, je me pense : « Pourquoi pas ? On pourrait plus mal tomber. »

— Mais l’autre ? protestai-je, scandalisé. Vous étiez déjà marié !

— Puisque l’autre, c’était dans les Ardennes ! fit le père Bigame, étonné. Les Ardennes, c’était plus à nous, c’était à Guillaume. Et qui pouvait savoir si ça ne serait pas toujours à lui ? Alors, un mariage en pays boche, c’est-il un mariage ? Est-ce que j’y serais retourné, après la guerre, dans les Ardennes boches ? Non, n’est-ce pas, on est Français avant tout ! Alors je demande à mes chefs une autorisation pour me marier ; ils exigent mes papiers ; je réponds : « Ils sont chez Guillaume ; demandez-lui ! » Ça fait que mes chefs décident qu’on se passera des papiers et qu’on rédigera un acte de notoriété comme quoi on ne peut pas se les procurer. Me voilà donc marié pour la seconde fois, et toujours soldat dans le secteur pépère. J’avais l’idée, que tout le monde avait, que la guerre durerait indéfiniment dans les mêmes positions. Est-ce qu’il y avait une raison pour que ça finisse ? Expliquez-moi pourquoi ça a fini ? Personne n’en sait rien. Et voilà tout de même qu’en 1918, au moment où on s’y attendait le moins, on quitte les tranchées, on avance, on avance — et je me retrouve… savez-vous où ? Dans les Ardennes ! On m’aurait dit qu’un jour je me verrais en Angleterre ou en Sibérie que je ne l’aurais pas cru davantage ! Et j’arrive dans le village où qu’était ma première femme. Elle me saute au cou, elle me crie : « Comment ! tu n’es pas mort ! » Je lui réponds : « Non. Toi non plus ?… Mariée, peut-être ? » Parce que ça aurait tout arrangé, vous comprenez ! Elle fait : « Comment peux-tu supposer une chose pareille ! » Et là-dessus un copain, qui avait la langue trop longue, lui dit : « Parce que lui, il est remarié ! » Vous voyez le coup ! La patronne fait un foin de tous les diables, et puis elle se calme. Ça s’arrange. Mais la Justice l’apprend et je suis traduit devant un juge d’instruction pour bigamie. Moi, je dis au juge :

»  — J’y comprends rien ! Qu’est-ce qu’on me reproche ? Je viens d’avoir une perme de huit jours. J’en ai passé quatre avec la première et quatre avec la seconde. Tout ce que j’avais dans ma bourse, je l’ai partagé entre les deux, moitié à l’une, moitié à l’autre. Est-ce qu’elles se plaignent ? Elle se plaignent pas !

» Le juge rigole, l’avocat rigole, le greffier, mes deux femmes rigolent. Le juge d’instruction réfléchit, et il déclare :

»  — Après tout, ça ne me regarde pas, tout ça ! Ça s’est passé quand l’accusé était soldat. Ça n’est pas du ressort de la justice civile. Renvoyé au conseil de guerre !

» Alors je passe en conseil de guerre. L’officier qui devait requérir contre moi se lève et dit :

»  — Pourquoi cet homme est-il ici ? C’est incompréhensible, c’est une erreur ! En quoi la bigamie intéresse-t-elle l’ordre et la discipline des armées ? Qu’est-ce que ça peut lui faire, à l’ordre et à la discipline, qu’un militaire ait une femme, douze, ou pas du tout ? Plaise au conseil de guerre se déclarer incompétent !

» Voilà. Il n’y a pas eu de jugement. J’ai toujours deux femmes légitimes, par conséquent. Elles ne réclament pas. Moi non plus. »

LE FIACRE

Il ne savait pas si elle viendrait. C’était leur premier rendez-vous, et tout s’était passé, la veille, si brusquement, dans cette première et unique rencontre dont André, en faisant les cent pas devant le bureau d’omnibus de la place Saint-Germain-des-Prés, savourait le hasard puéril et la grâce un peu dérisoire… En sortant de la gare de Lyon, dans le tramway qu’il avait pris pour rentrer chez lui, par instants il passait sa main, avec un peu d’inquiétude, sur son genou endolori : un voyageur maladroit, dans le train qui l’avait ramené de Fontainebleau, lui avait fait crouler sur la rotule, du haut au filet, une valise lourdement chargée. Et André, qui souffrait encore, interrogeait, avec un respect infini de sa personne, ses muscles froissés. « Demain, se disait-il, je ne sentirai peut-être plus rien. Mais c’est peut-être aussi un épanchement de synovie. Et alors… » Il essayait de se représenter les horreurs d’un épanchement de synovie et n’y arrivait point, ne connaissant ce mal que de réputation. Tout évertué à s’apitoyer sur lui-même, il n’éprouvait à ce moment ni désirs vagues, ni curiosité, ni ambition de conquête. Ce ne fut donc que par une fortune singulière qu’ayant enfin levé les yeux il aperçut en face de lui l’ombre d’un grand chapeau sur une toute petite femme.

Sous la lumière pâle du fanal électrique, ce chapeau avait des agitations singulières : la petite femme sanglotait, bien évidemment. Mais ses traits un peu durcis trahissaient plus d’irritation que de douleur. C’était une des vanités intellectuelles d’André de prétendre pénétrer des pensées, des états d’âme, des caractères, d’après certains aspects des visages et le mouvement des physionomies. « Cette personne, songea-t-il, vient de soutenir un débat amer et vif. Elle est encore sous l’empire de l’indignation. » Il la considéra plus attentivement. Par degrés, les sentiments de sa voisine semblèrent changer de nature. Il distingua sur sa bouche un sourire malin, pervers, un peu voluptueux déjà. « C’est un ami ou un époux qui l’a blessée, se dit André. Et elle est en train de penser que toute femme, si la nature ne l’a point traitée en marâtre, tient toujours à sa disposition la plus sûre vengeance. »

Cette supposition lui fit oublier le souci qu’il avait tout à l’heure de lui-même. Il ressentit le besoin passionné de savoir s’il ne s’était pas trompé, si son hypothèse était juste. Il voulait d’ailleurs qu’elle le fût, il l’espérait, il était tout disposé à plaindre cette inconnue. Et c’était déjà un peu l’aimer.

Voilà pourquoi, l’ayant vu descendre sur cette même place de Saint-Germain-des-Prés, il n’avait pas hésité à la suivre. Et, l’abordant tout de suite, il proféra presque involontairement ces paroles dépourvues de tout sens apparent :

— Eh bien, madame ?

Elle s’était retournée avec un grand sursaut, la protestation d’une personne très honnête, qui n’est point habituée qu’on la traite sans considération et qui, pourtant, vient de rêver, de rêver avec malice à la décision qu’elle prendrait si ce qu’elle venait de souhaiter vicieusement arrivait à point nommé, et par miracle. Oui, c’était bien vrai, pendant vingt minutes, elle s’était dit : « Ah ! si quelqu’un se présentait ! Ce soir, je me sens capable de tout : il le mérite ! »

Et voilà que ce qu’elle avait imaginé se réalisait. C’était comme dans les vieux contes, où on appelle Satan, et où il vient. Cette invraisemblance la désarmait. Elle ne trouva rien à répondre, sinon :

— Faites attention, monsieur, mon mari va venir, je l’attends… avec un gros chien ! Et il est très méchant !

— Le mari, ou le chien ? demanda André légèrement.

— Monsieur, répéta-t-elle, je vous supplie de vous en aller. Je vous ai parlé sérieusement. Mon mari va venir. Vous me compromettez !

Cette suprême défense donnait à André tous les espoirs. Il répondit :

— Eh bien, madame, je vous attendrai ici même demain, à trois heures de l’après-midi. Mais vous viendrez ?

— Oui, avait-elle dit, oui ! Mais allez-vous-en !


Et voilà pourquoi André attendait, à la même place où le tramway s’était arrêté la veille. Et elle vint !

Elle avait un carton à chapeau à la main. Résultat d’un demi-mensonge qu’elle s’était fait à elle-même. Mme Sévoy avait passé une nuit épouvantable et une matinée plus affreuse encore. « Irai-je ? N’irai-je point ? » Le bonheur, c’était peut-être le bonheur qui l’attendait ! Ce qui s’était passé la veille était tellement inattendu, bizarre, précipité, que c’était peut-être un décret de la providence qui avait tout arrangé. Si peu d’événements, dans la vie de la plupart des femmes, depuis les premiers jours de leur jeunesse jusqu’à leur mariage, et après leur mariage même, proviennent des décisions de leur propre volonté qu’elles prennent assez naturellement des habitudes de passive résignation ; et elles en souffrent assez, dans le cours ordinaire des choses, pour ne pas se défendre quand la chance veut que ce qui leur arrive soit conforme à leur secret désir. Subissent-elles un sort infortuné, elles se donnent pour devoir d’accepter leur destin. Dans le cas contraire, elles croient à la providence.

Telle était la manière de penser de Mme Sévoy. Mais, d’autre part, se livrer ainsi ! Revoir un homme, dont elle ignorait tout, dans de telles conditions qu’il pourrait immédiatement tout exiger ! Car pour qui la prendrait-il ? Alors qu’au contraire c’était bien la première fois. Oui, elle n’aimait pas son mari ; oui, elle le détestait ; oui, elle était malheureuse, très malheureuse ! Mais, cependant, c’était la première fois ! Et elle n’avait pas l’habitude, elle ne savait comment faire, comment se conduire… Elle maudissait donc son inexpérience.

Mais ses yeux étaient tombés sur le carton à chapeau, qui lui avait donné une idée. Et, apercevant André, elle l’aborda franchement, gaiement, avec une fausse ingénuité :

— C’est vous ? dit-elle. Mon Dieu ! si j’avais pensé… C’était un tel enfantillage, l’aventure d’hier ! Ou plutôt vous m’avez fait tellement peur ! Je ne me figurais pas que vous viendriez, et c’est par hasard, absolument par hasard, que je suis ici : je reporte ce carton chez ma modiste ; et c’est ma route, comprenez-vous, c’est ma route !

— Elle est longue, la route ? demanda André.

— Jusqu’à la rue Condorcet, fit-elle d’un air innocent.

— Eh bien, dit-il, je vais vous y conduire en voiture.

Elle accepta, parce que c’était ce qu’elle avait souhaité. Pourtant, une fois qu’elle fut dans la voiture, son cœur battit très fort, à la fois de crainte et de désir, et que la peur se mêlât ainsi à la volupté lui paraissait très doux.

Le fiacre s’ébranla. André n’avait pas commis l’erreur de prendre une automobile. Il se félicita même que le cheval parût vieux, poussif, traquenardant à travers les brancards. Il n’était pas pressé d’arriver rue Condorcet. Il n’était pas encore pressé.

— Comme je vous ai comprise, hier, dit-il, et comme je vous remercie de me récompenser maintenant d’avoir compris !

Mme Sévoy avoua qu’il avait l’esprit sagace et profond.

— Vous veniez d’avoir une scène, dit-il. Avec votre mari, n’est-ce pas ?

Elle avait, en vérité, l’air trop honnête pour que ce fût avec un amant.

— Oui, répondit-elle. Il voulait rentrer à pied pour promener le chien, et moi, j’étais si fatiguée… je demandais une voiture. Il n’a pas cédé, il est parti ; et moi, je suis montée en tramway : il me laisse toujours sans argent !

Le fiacre, avec lenteur, remontait le boulevard Sébastopol ; et, quand il rencontrait une lourde charrette, une voiture de livraison, un enterrement, il se mettait derrière.

— … Oh ! quel homme ! continua Mme Sévoy.

— Vous ne l’aimez pas ? fit André.

Il lui avait pris les deux mains, approchant sa bouche de la sienne. Mais Mme Sévoy recula subitement : le cocher venait d’apparaître à la portière. Il l’ouvrit, eut l’air de regarder, attendit un petit moment, remonta sur son siège, et l’on repartit.

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Mme Sévoy, épouvantée.

— Je n’en sais rien du tout, répondit André.

Ils demeurèrent quelques instants sans parler. Une crainte vague planait, parmi des cahots.

— Il faut m’aimer, reprit André. M’aimer comme je vous aime et comme je vous désire… N’ayez pas peur, n’ayez peur de rien. Vous serez à moi sans vous en apercevoir, comme les petits enfants qui ne savent pas quand ils s’endorment…

— Oh ! dit-elle lentement, vous êtes très doux…

Cette fois, elle se laissa prendre un baiser. Leurs lèvres s’immobilisèrent. Il montait en elle de longues vagues de désir ; elle ferma les yeux.

On était arrivé au carrefour des grands boulevards. Rien d’étonnant, alors, si la voiture faisait une pause. Et comme, sur ses joues pâles, Mme Sévoy laissait retomber ses longs cils, elle ne s’aperçut point que le cocher descendait encore une fois de son siège. Mais la portière s’ouvrit, claqua, se referma, et elle aperçut de nouveau la figure terne et sale de cet homme, à la hauteur de son regard. Puis elle le vit qui remontait à sa place, tranquillement.

— Il est de la police ! cria-t-elle. Il fait des rapports, c’est certain, il est payé par mon mari !

— C’est idiot ! affirma André. La première fois, comme ça… Voyons !

Ils se regardaient : lui, perplexe et importuné, elle, glacée de terreur. Lui-même, ce monsieur ?… Que les femmes sont imprudentes, légères, folles ! Est-ce que ce jeune homme aussi n’était pas du complot, est-ce qu’il n’était pas l’allié du mari, le complice du cocher ? Elle commençait à considérer André avec une méfiance angoissée. Voilà pourquoi elle fut brave.

— Excusez-moi, dit-elle, il m’a semblé qu’hier… oh ! cela ne fait rien, vous êtes charmant… qu’hier vous traîniez un peu la jambe ?

— Un petit accident, répondit André, un muscle froissé. Je n’y pensais même plus ! Ce matin, c’était tout à fait passé. C’est vous qui m’avez guéri…

Il voulut lui reprendre les mains. Elle resta froide. Et elle parlait, parlait ! Expositions, toilettes, température, théâtre, villes d’eaux. Tout ce qu’elle disait aux dames, à son jour, le samedi, elle se le rappelait précipitamment, pour le répéter.

— Non, cria André, non ! J’aurais été très doux, très gentil, très respectueux : mais ça ! Si vous ne voulez pas m’écouter quand je vous dis que je vous aime, je vous le prouverai tout de suite.

Elle se défendit. Il était le plus fort, il était irrité, il était un peu effrayant… et au moment où elle le désirait le moins, ne sachant plus, du reste, ce qu’elle désirait, la portière s’ouvrit encore et le cocher parut, froid, méditatif, astucieux, impitoyable.

— Je descends, cria-t-elle, je descends ! Cocher, ne repartez pas, je descends ! Monsieur… monsieur me manquait de respect.

Elle prit son carton à chapeau, ne fit qu’un bond jusqu’au trottoir, regarda à droite et à gauche comme un petit oiseau qui va s’envoler, bouscula deux passants, tourna derrière le kiosque d’une marchande de journaux, et disparut.

— Ah çà ! dit André, furieux, au cocher, qu’est-ce que c’est que cette comédie ? Est-ce que vous voulez entrer dans la voiture, est-ce que vous venez m’espionner ? Est-ce que vous êtes un simple idiot, ou un fou, ou un sadique ? Je vous ferai enfermer, vous savez !

— J’vas vous dire, mon prince, expliqua le cocher. C’est pas d’la mauvaise volonté d’ma part… Mais j’ai un cheval qui n’veut faire que les petites courses… Alors, de temps en temps, j’m’arrête, j’ouvre la portière, j’la referme, j’attends une petite minute. Je l’trompe, comprenez-vous ?

L’INCULPÉ

… Quand le monsieur traversa, pour gagner le cabinet du juge d’instruction, le long corridor dallé de pierres blanches, il mit son chapeau devant sa figure. Ce lui fut un soulagement, à cette heure, bien qu’on l’eût laissé en liberté provisoire, de se rappeler avoir lu jadis, dans les journaux, que les prévenus pouvaient mettre leur chapeau devant leur figure, afin de n’être ni photographiés, ni reconnus. Sans cela, il n’aurait pas su s’il avait le droit. C’était sa grande préoccupation, de se rappeler ou de deviner les choses qu’il pouvait faire sans mécontenter la justice, et sans attirer plus de juste colère sur lui…

Le garde municipal le fit entrer dans le bureau et se tint debout, entre la porte et la muraille ; et le monsieur aussi resta sur ses pieds, parce qu’il ignorait ce qu’il devait faire. Seulement, comme il avait déjà son chapeau à la main, il s’inclina deux fois, très profondément, pour le greffier et pour le juge.

Le petit avocat, qui avait suivi, un avocat désigné d’office, car le monsieur avait déclaré n’en connaître aucun, gardait le silence, comme un enfant bien sage. Tout noir, dans sa robe et sa toque, il semblait guillotiné par la ligne blanche de son faux-col.

Le juge d’instruction consultait son dossier.

— Vous vous appelez Boiry, Ambroise-Armand, né à Choulletot, Seine-Inférieure, le 18 mai 1866, contrôleur des contributions indirectes. Prévenu de vol… Contrôleur des contributions indirectes, une des administrations de France restées les plus irréprochables ! C’est la première fois, monsieur, qu’il m’arrive de voir ici un membre de ce corps rigoureusement honorable !

Le monsieur étouffa un sanglot. On le touchait au point sensible, bien plus qu’en le brutalisant. Lui aussi ne faisait que penser au déshonneur qu’il jetait sur l’administration.

— Vous êtes prévenu, continua le juge, d’avoir dérobé un portefeuille dans la gare Saint-Lazare. Vous faisiez queue, avec d’autres personnes, devant un guichet. En acquittant le prix de son billet, un des voyageurs qui vous précédaient a laissé tomber son porte-cartes. Vous l’avez ramassé précipitamment, et, quittant la file, vous vous êtes dirigé vers l’escalier de la place du Havre… Mais vous avez été vu, vous avez été poursuivi ; vous avez été arrêté, sans résistance de votre part, d’ailleurs, sur les premières marches.

— Je n’ai pas fait de résistance, dit le monsieur, lamentablement. Mais on m’a terrassé, j’ai reçu des coups…

— Vous pouviez vous y attendre ! fit le juge sèchement.

— Oui, mais…

— Niez-vous avoir pris, soustrait ce portefeuille ? On l’a trouvé sur vous.

L’avocat intervint avec timidité :

— Cela ne suffit pas pour que l’intention de vol soit démontrée…

— Oui, je sais, répondit le magistrat. Le prévenu alléguera qu’il a cru que ce portefeuille était le sien. Alors, pourquoi n’a-t-il pas retenu son billet, pourquoi a-t-il pris la fuite ?

Le monsieur se tourna vers l’avocat :

— Je ne conteste rien, murmura-t-il d’une voix découragée. Je savais que ce portefeuille n’était pas à moi. Je l’ai pris, oui, je l’ai…

— Vous l’avez volé, insista le juge. Vous, un fonctionnaire, et jouissant d’une fortune personnelle, d’après les renseignements de police… A propos, avez-vous été condamné ?… Je parie que vous avez déjà été condamné !

Il regardait le greffier. Le monsieur l’interrompit :

— Ne cherchez pas, monsieur le juge d’instruction ; c’est la première fois que je viens ici. Je vous en donne…

Il allait dire : « Je vous en donne ma parole d’honneur », mais se coupa, d’un ricanement désespéré.

— … J’ai pris ce portefeuille. Je suis coupable, j’avoue que je suis coupable !… Mon Dieu, comme ça vient, comme ça vient ! Monsieur le juge d’instruction, écoutez-moi ! Il y a trois ans, j’attendais l’autobus de la place Pigalle, un jour de pluie. Nous étions une masse devant le conducteur, qui appelait les numéros. Moi, j’avais le numéro 53. Et voilà tout à coup que le monsieur qui avait le 52, à l’appel de son numéro me bouscule comme pour entrer. J’allais lui crier : « Ne poussez donc pas comme ça ! » quand il laissa tomber un porte-cartes dans la boue noire, sans chiffre, tout à fait ordinaire, de ceux qui se ressemblent tous. Alors, au lieu de me fâcher, je lui dis poliment : « Monsieur, vous avez laissé tomber quelque chose. » Il ramasse le porte-cartes, me remercie d’un mot, et ajoute : « Décidément, il pleut trop ! J’aime mieux prendre une voiture ! »

» Il s’en va, sans se presser ; je monte dans l’autobus ; et, vers la station des boulevards, comme j’avais gardé mon ticket à la main, je pense tout à coup — car j’ai de l’ordre — qu’il vaut mieux le serrer. Je mets la main dans la poche de mon veston, et alors je dis tout haut, devant les voyageurs :

»  — C’était mon porte-cartes ! Mon Dieu, c’est mon porte-cartes que ce monsieur m’a enlevé !

» Comprenez-vous ? C’était mon porte-cartes que ce pickpocket m’avait pris en me bousculant, et qu’il avait laissé tomber par terre. Et moi qui lui avais dit : « Monsieur, vous avez perdu quelque chose » ! Et tous les voyageurs qui riaient, qui riaient de tout leur cœur au lieu de me plaindre ! J’avais l’air d’une poire, j’étais une poire, n’est-ce pas ? Je fis une déposition devant le conducteur. Je la renouvelai devant un agent de police ; inutile de vous dire que ça n’a servi à rien. Il y avait trois cents francs dans mon porte-cartes.

» Mais ce n’était pas seulement mon argent que je regrettais. Ce qui me bouleversait la cervelle, de quoi je ne me consolais pas, c’était d’avoir été une poire, je vous le répète. Ce pickpocket avait raté son coup, et moi, bêtement, je lui avais mis ma propriété dans la main, pour ainsi dire !… D’abord, pourquoi est-ce qu’on ne les arrête pas, les pickpockets, pourquoi est-ce qu’on ne les arrête jamais ?

Le juge fit un geste de protestation.

— On ne les arrête jamais, insista le monsieur. La société ne fait plus rien pour les particuliers. C’est une blague, la société, maintenant !… Alors, je me suis mis à penser, malgré moi : « Si une fois je trouve quelque chose… On m’a pris, je prends ! » Remarquez, monsieur le juge d’instruction, que je ne croyais pas que ça arriverait un jour. Quel est l’homme qui ne s’amuse pas, comme ça, à imaginer des choses ? On se figure qu’elles ne sortiront jamais de la cervelle, que ça n’ira pas plus loin. Mais on se voit, faisant les gestes qu’il faut, on s’habitue… Et, l’autre jour, voilà ce portefeuille qui tombe sous mon nez. Il ressemblait au mien. C’était presque le mien, je vous assure…

Le petit avocat prit la parole.

— Monsieur le juge d’instruction, la personne volée n’a subi aucun dommage, puisque son portefeuille lui a été restitué. Et elle consent à retirer sa plainte si nous versons cinq cents francs à l’Assistance publique. Nous sommes prêts.

— Je suis prêt, dit le monsieur suppliant.

Il importe, à cause de l’insuffisance du nombre des juges à Paris, de ne pas encombrer le rôle des tribunaux correctionnels. Le juge d’instruction prit acte du retrait de la plainte.

Mais le monsieur mit quelques instants à comprendre comment, ayant été si vite inculpé, il était si rapidement blanchi. Quand il eut enfin compris, le souvenir de son désespoir et de ses terreurs passées lui inspira d’étranges réactions. Après s’être condamné dans sa conscience, il cherchait maintenant à s’absoudre. Il protesta :

— Et les pickpockets ? Pourquoi est-ce qu’on n’arrête pas les pickpockets ? Pourquoi la société ne protège-t-elle pas les honnêtes gens ?

— Dites donc, vous, fit le juge, parce qu’on vous lâche, vous n’allez peut-être pas me faire la leçon ? Elle est forte, celle-là !…

LE VOLEUR

… Quand Marlis, qui avait dîné chez des amis, tout au bout d’Auteuil, se trouva dans la rue, l’idée de rentrer chez lui en voiture lui sembla ridicule ; le ciel était si pur, le pavé si sec, il sentait, avec son sang, courir dans ses veines tant d’ardeur et de gaieté ! C’est ce que les physiologistes appellent l’état d’euphorie. Tout le monde en a éprouvé quelquefois dans la vie les effets délicieux ; en automne, le matin, quand on a eu le courage de se lever de bonne heure pour aller à la chasse, et qu’on a l’impression d’être aussi jeune, aussi fort, aussi joyeux que le jeune, le joyeux, le vigoureux matin, si clair, limpide et baigné de rosée ; après avoir entendu certaine musique, des symphonies de Beethoven, des lieder allemands ; ou quand on est amoureux, et heureux de l’être, ou qu’on a passé une heure auprès de certaines personnes, car il en est qui versent l’énergie comme un astre la lumière, naturellement ; enfin pour des causes plus banales après un repas généreux et l’excitation que laisse parfois la conversation quand on y a brillé, qu’on s’est amusé de soi-même et des autres. Marlis se sentait extraordinairement léger, adroit, intelligent. Il descendit jusqu’à la Seine, tout plein de cet enthousiasme sans cause. Ce sont des instants où, selon les tempéraments, on se croit un homme de génie ou un athlète.

Comme il suivait maintenant les quais, heureux d’entendre sonner ses talons sur les dalles, un homme qui venait au-devant de lui, d’une allure innocente, tira tout à coup les mains de ses poches et les allongea vivement vers la poitrine de Marlis, qui perçut d’abord un frôlement plutôt qu’un choc, puis un geste plus brutal, en sens contraire, qui déboutonna presque entièrement son gilet de soirée. Sensation alors de quelque chose d’arraché, bruit assez semblable à celui d’une pièce de cinquante centimes tombant par terre. C’était un maillon de chaîne d’or qui roulait. Et l’homme continua sa route, mais en courant à toutes jambes, filant vers le viaduc du Point-du-Jour qu’on distinguait vaguement : des pans de ciel étoilé à travers des arches noires.

Marlis porta la main à son gilet ; l’homme venait de lui voler sa montre. Les réactions physiques se font suivant l’état où on se trouve, et Marlis venait d’être heurté en pleine vigueur, en pleine exaltation. Il passa de la joie sans cause qui le pénétrait tout entier à un besoin furieux d’action et de lutte. Ses pensées s’enchaînaient d’une façon extraordinairement claire et rapide ; il les voyait en images, des images d’actes à accomplir aussitôt que perçus, un peu comme dans un assaut d’escrime. Il avait un revolver dans la poche de son pardessus. Son premier mouvement fut d’en palper, à travers l’étoffe, la crosse et le canon, formes amollies par l’étui en peau de daim. Puis il songea :

— Si je reste là, dans le clair de lune, l’homme me verra et je ne l’apercevrai pas. Il a dû se mettre du côté des maisons, dans l’ombre. Il faut que je fasse comme lui.

Il traversa la chaussée et aperçut, déjà loin, son voleur qui courait toujours. Alors il se mit à sa poursuite, les coudes au corps, fier de son entraînement physique, de la célérité régulière de ses bonds, suivant le long des arbres afin de rester le plus possible dissimulé par la ligne oblique qu’ils opposaient au regard. Tout à coup l’homme disparut. Il n’y avait pas à cette hauteur de rue transversale et Marlis comprit : son voleur avait dû s’abriter dans l’embrasure d’une porte ; peut-être, c’est un stratagème connu, s’être fait ouvrir en donnant un nom connu ou balbutié, pour ressortir quelques instants après.

Marlis continua donc de courir. Il ne se trompait point sans doute, car l’homme, un peu plus loin, lui sembla jaillir de l’ombre. C’était la même silhouette, la même taille, le même chapeau melon, le même pardessus au col relevé au-dessus des oreilles, pour cacher la figure, évidemment. Mais cette fois il marchait d’un pas de promenade, comme quelqu’un qui n’a rien à se reprocher, parce que c’est la ruse inévitable, imposée, nécessaire. Car un homme qui court, n’est-ce pas ? tout le monde le remarque, et le témoin, le passant que Marlis espérait, lui devait frémir de crainte à la pensée qu’il pourrait survenir !

Sur la pointe des pieds, gagnant du terrain prudemment, Marlis se rapprocha. En apparence, le voleur maintenant ne se souciait plus de rien. Il allait la tête un peu basse, tranquillement, comme un honnête homme, absolument comme un honnête homme ! Ah ! il en faut du sang-froid pour ce métier-là. Il devait avoir l’habitude. Une seconde, Marlis l’admira, puis cela lui donna de l’inquiétude. La « reprise » qu’il méditait ne se ferait peut-être pas toute seule. Il tira son revolver, le dépouilla de sa gaine, sans cesser de courir, et le garda derrière son dos. Il n’était plus qu’à quelques mètres de l’homme, qui ne se hâtait pas, mais entendit sûrement quelque chose derrière lui, ou fut averti par un instinct secret, car il tourna un peu la tête. Marlis cessant de courir, il ne se douta de rien : quelqu’un suivait le même chemin que lui, voilà tout. Marlis, marchant plus vite, parvint à le dépasser, puis se retournant lui braqua le revolver entre les deux yeux, et prononça d’une voix qu’il voulait rendre tranquille, mais qui l’étonna par l’accent sauvage qu’elle prit dans sa gorge :

— Allons, cher monsieur, la montre ! La montre, hein ? Vous savez ce que je veux dire !

Et comme il venait de prononcer ces mots, il distingua la figure de l’homme à la lueur d’un bec de gaz : une figure effroyablement pâle, des yeux révulsés, et — tiens, ça donnait envie de rire ! — deux paires d’oreilles qui remuaient un peu, des deux côtés de ce masque blême. Allons, allons, il n’y aurait pas besoin de se battre !

— La montre, avec sa chaîne ! répéta Marlis. Dépêchez-vous, voyons !

L’homme n’hésita plus. Il prit la montre et la chaîne à même son gousset, et la tendit d’une main qui tremblait très fort.

— Ça va bien, fit Marlis gaiement. Nous n’avons plus rien à nous dire. Bien le bonsoir !

Et il tourna le dos. L’homme ne le poursuivit pas. Il s’en alla vers le Point-du-Jour, sur ses jambes qui flageolaient. Aux environs du pont de Grenelle, Marlis aperçut un fiacre, le héla, donna son adresse au cocher, et s’étendit sur les coussins en allument un cigare. Un soldat qui vient de charger et revient victorieux, sans blessures, après avoir enfoncé l’ennemi, doit éprouver une ivresse aussi forte que celle qui lui gonflait le cœur. Il riait silencieusement, il avait une poitrine singulièrement élargie, comme aérée par des masses d’air énormes qui lui rafraîchissaient le sang.

— J’ai vaincu, j’ai vaincu ! se disait-il. J’ai fait ma petite affaire tout seul, sans rien demander à personne. C’est un fier plaisir ! Et quand je le raconterai !

C’est ainsi qu’il jouissait par tout son corps du goût de la gloire. Arrivé chez lui, il entra dans sa chambre à coucher, tourna un commutateur électrique, et se regarda dans une glace. Il lui parut qu’il était un autre, plus beau, plus grand, plus ferme sur ses pieds, avec une face splendide, impérieuse, des yeux de maître à qui l’on ne résiste pas. Il regretta d’être seul. C’était vraiment dommage qu’il n’y eût personne pour le voir.

A la fin, lentement, contemplant toutes les choses qui l’entouraient comme si elles étaient neuves, parce qu’il se sentait intérieurement renouvelé, il commença de se dévêtir.

— C’est le moment, murmura-t-il, de regarder l’heure. Ma montre !

Il la tira de son gilet.

C’était une montre d’or comme la sienne, une chaîne qui ressemblait à sa chaîne, mais ce n’était pas sa chaîne, ce n’était pas sa montre.

— Quoi ! cria-t-il, quoi !


Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte de l’horreur de l’aventure. L’homme qu’il avait poursuivi, qu’il avait abordé, qu’il avait menacé de son revolver, ce n’était pas celui qui lui avait ravi son bien ! Il s’était trompé, il avait pris, à main armée, la montre d’un passant, d’un pauvre diable de passant !

Il demeura aussi blême que l’homme qu’il avait — le mot lui vint à la bouche, sec et cruel — que l’homme qu’il avait volé.

LE VAISSEAU DU DÉSERT

Ç’avait été un grand deuil : la mascotte du 27e fusiliers de l’armée royale anglaise, une délicieuse antilope parfaitement apprivoisée, que, depuis douze ans, le régiment avait promenée de l’Egypte aux Indes, des Indes en Angleterre, d’Angleterre à Malte, cette bête charmante qui passait la revue derrière le colonel, et la passait mieux que lui, prétendaient les troupiers, ne verrait pas les hauts faits qu’accompliraient ses amis dans la grande guerre continentale ; dès les premiers jours du mois d’août 1914, au cours même de la traversée, ses tendres yeux s’étaient fermés à la lumière : elle était morte d’une indigestion, les uns disaient de tabac navy cut, les autres de cirage, ses deux friandises préférées.

Contrairement à toutes les règles de l’art littéraire, nous allons passer sans transition à un sujet tout différent.

Quelques jours avant la guerre, M. Aristide Pimperel bâillait sur la jetée d’Ostende. Cette expression manifeste de découragement, en présence de toutes les joies que peut présenter l’existence, était rare chez lui : M. Aristide Pimperel était un homme qui passait pour ne s’ennuyer jamais, bien qu’il n’eût rien à faire, se trouvait affligé d’une agréable fortune. C’était, comme on dit en Belgique, une riche nature, douée d’une intarissable gaieté. Blond jusqu’au jour qu’il devint chauve, solide, grand, gros et gras, bon garçon et bon vivant, il avait des éclats subits de bizarrerie formidables. Ce sont ces sortes de gens-là qui inventent les zwanzes : la galéjade méridionale est un mot ou une histoire ; la zwanze belge est un acte, une plaisanterie en acte, énorme, imprévue, déconcertante. La galéjade sort du cerveau, la zwanze est l’expansion d’un tempérament.

Ayant bâillé, M. Pimperel se le reprocha comme un crime. Il alluma un cigare et s’en fut faire un tour au Kursaal, mais les plaisirs qu’il y rencontra avaient quelque chose de trop connu ; il les dédaigna. Après avoir échoué dans un bar pseudo-américain, où il absorba des boissons glacées, mais violentes, il reprit sa course sans but, étonné lui-même de son vague à l’âme.

Ce fut ainsi qu’il parvint au Tattersall. On y vendait des chevaux, des automobiles et des bicyclettes. M. Aristide Pimperel n’aimait pas les chevaux ; il possédait une automobile, et les bicyclettes ne lui disaient rien du tout. Mais, subitement, son cœur battit : on mettait en vente un chameau.

De sa nature, le chameau est un animal triste. Mais, en Belgique, il a l’air plus triste encore. Ce n’est pas sa place, il y est visiblement dépaysé. Celui-là était un laissé pour compte d’une ménagerie qui n’avait pas réussi. Son entrée fut saluée par des applaudissements dérisoires. Des messieurs sans éducation se plurent à faire allusion à la concurrence qu’il pourrait faire, sur la plage, à certaines personnes. D’autres, insistant, répondirent « qu’il y en avait déjà assez » ! Par esprit de contradiction, M. Aristide Pimperel affirma que celui-là était charmant, et, en tout cas, « beaucoup mieux ». Il commençait de se réconcilier avec l’existence. Sans qu’il sût encore pourquoi, la vue du chameau l’ébaudissait.

— Alors, achetez-le ! fit quelqu’un.

Le préposé aux ventes en avait demandé cinq cents francs, puis quatre cents, puis trois cents, mais nul ne savait quoi faire d’un chameau en Wallonnie ou dans les Flandres. Ce n’est pas un animal d’appartement.

— Faites une offre, au moins ! cria ce fonctionnaire, découragé.

— Cinquante-deux sous ! proposa M. Aristide Pimperel.

Il l’eut pour douze francs cinquante, aux félicitations de l’assistance. Ceux qui le connaissaient lui demandèrent : « Qu’est-ce que tu vas en faire, Pimperel, de ton chameau ? » M. Pimperel, à la fois songeur et dédaigneux, refusa de répondre. Ses yeux s’illuminaient.

Vers cinq heures du soir, le lendemain, ses deux vieilles cousines, Mlles Lucile et Adélie Justadieu, qui avaient loué pour la saison un chalet près de la Panne, reçurent une lettre de leur cousin Aristide, les avertissant qu’elles recevraient bientôt une petite curiosité et qu’il les priait de l’agréer. La nouvelle leur en fit plaisir.

— Aristide est un peu fou, dit Mlle Lucile, mais il a bon cœur. Il ne nous oublie pas. Quand il est à Ostende, il nous envoie toujours quelque chose : des fleurs, un beau poisson, un baril d’huîtres.

— Cette fois, il dit que c’est une curiosité, remarqua sa sœur.

— Ce doit être une porcelaine, conclut alors Mlle Lucile : Aristide se connaît en porcelaines, il en a une belle collection.

Mais le chameau arriva deux jours plus tard, conduit par un groom du Tattersall qui semblait, du reste, ne le considérer qu’avec une méfiance mêlée de dégoût. La présence de ce ruminant causait déjà une révolution dans la Panne, qui était à cette époque, hélas ! un endroit paisible.

— Jésus mon Dieu ! cria Mlle Adélie, qu’est-ce que c’est que ça !

— C’est le chameau, dit le groom, concis. Le chameau de M. Pimperel.

Et il tendit des papiers qui le prouvaient, demandant un reçu, comme pour une caisse d’emballage.

— Mais qu’est-ce qu’il veut que nous en fassions ! gémirent les deux demoiselles.

— Il y a des personnes qui montent dessus ! dit le groom, sans paraître lui-même y croire.

Les deux demoiselles Justadieu déclarèrent que jamais, au grand jamais, elles ne monteraient sur cette bête féroce. Le groom haussa les épaules. Ça ne le regardait pas.

— Et qu’est-ce qu’il mange ? demanda Mlle Adélie.

Le groom réfléchit :

— Il ne mange pas de viande ! déclara-t-il après un instant.

— Ah !

— Ni de poisson ! ajouta ce jeune homme sagace… Mais, à part ça, il mange… il mange de tout… excepté des oignons. Ça lui f… la colique, les oignons.

Comme pour confirmer ces renseignements, le chameau, toujours mélancolique et désillusionné, venait de dévorer tout un massif de roses trémières. Le jeune homme était déjà parti. Il revint sur ses pas :

— Vous pouvez ne lui donner à boire que tous les trois mois ! déclara-t-il avec conviction.

Le chameau fut un drame dans la vie des demoiselles Justadieu. Il les épouvantait, elles ne savaient qu’en faire, et, pourtant, dans la bonté de leur cœur, elles ne voulaient pas le laisser mourir. Il devint leur maître et leur tyran. D’autant plus que, comme elles ne lui donnaient point à boire, sur la foi des dires du groom, il fut de fort mauvaise humeur jusqu’au jour où il découvrit tout seul la fontaine publique de la Panne. De tous les environs, on accourait pour voir le chameau de Mlles Justadieu. Cela leur fut plus pénible que tout le reste : elles n’aimaient point être l’objet des conversations.

— Aristide viendra le chercher ! disaient-elles parfois pour se consoler.

Ce ne fut pas M. Aristide qui vint, mais les Allemands. Ces demoiselles Justadieu n’eurent le temps de rien emporter : elles s’enfuirent par le dernier train sur route : le tramway qui suit la côte.

Mais avant de partir, s’emparant de son licol, avec une crainte affreuse d’être dévorée, Mlle Adélie, dans une attendrissante compassion pour son persécuteur, avait rendu la liberté au chameau.

Celui-ci erra dans les dunes, savourant, sans doute, la liberté qui lui était si mystérieusement rendue, après tant d’années d’esclavage. Quand il entendit tomber autour de lui les premiers shrapnells, il secoua philosophiquement la tête, en animal qui sait que le bonheur ne peut être durable, et prit sa course vers l’ouest, qui lui paraissait plus tranquille.

… Et c’est ainsi que les fusiliers du 27e d’infanterie anglaise ont retrouvé une mascotte. Ce n’est plus une antilope, c’est un chameau. Il avait une balle dans l’épaule et deux autres sous la bosse, que le vétérinaire a soignées. Considérant qu’il est tombé du ciel, ils éprouvent pour lui une affection pleine de fierté.

LE CHAPITRE DES CHAPEAUX

Vous n’avez pas remarqué combien les occasions de devenir fou se multiplient ? Par exemple, il y a les grands magasins.

J’y vais le moins souvent possible, mais toutes les fois que j’en sors, la tête me tourne. Encore, si j’étais toujours sûr d’en sortir ! Mais c’est trop grand. Une fois j’y étais allé — pas dans tous du même coup, ce miracle serait affreux, dans un seul, c’est bien suffisant — pour acheter un savon. Rien n’a l’air plus facile que d’acheter un savon : Eh bien, dans un grand magasin, il faut avoir un plan, une carte de géographie, et un interprète de langues orientales, peut-être une escorte. On traverse le Japon, la Chine, la Corée, des pays où on s’est battu ; c’est très dangereux. Pour commencer, on me fit monter un grand escalier. Je l’ai monté sans défiance, et c’est alors que j’ai rencontré le Japon, et puis la Chine, et puis la Corée. Comme si l’on devait avoir besoin de traverser tous ces pays pour acheter un savon ! C’est répugnant d’illogisme. Du haut de cet escalier quarante mille potiches me contemplaient. J’essayai de leur rendre leur regard. Mais je n’étais pas fier : elles étaient trop. Je hâtai mon allure. J’aurais bien voulu courir, mais n’osais, par respect humain.

A la fin, je franchis les potiches. Alors quarante mille pantalons m’emboîtèrent le pas. Et puis quarante mille jupons valsèrent. Et puis quarante mille boas de plumes se mirent à remuer doucement tout autour de moi : des boas de plumes, des bêtes qui n’existent pas dans la nature ! Où les grands magasins vont-ils les chercher ? C’est absurde. Absurde et terrifiant. Comment j’ai pu m’échapper de cette ménagerie, je me le demande encore, mais je la quittai pour tomber dans les phonographes, les gramophones, les graphophones. Ils rugissaient la Marche indienne, ils rugissaient Sambre-et-Meuse, ils rugissaient la romance du Tannhäuser, ils rugissaient Connais-tu le pays ! Ils rugissaient tous, et ils étaient tous enrhumés. Est-ce qu’on ne pourrait pas les envoyer chez le pharmacien ? Ou à l’hôpital, en leur conseillant le repos ? Ou à Luchon, très loin, là-bas, là-bas, dans la montagne ?

C’était trop. Toute fausse honte m’abandonna, je pris la fuite. J’arrivai en courant donner contre un mur, et contre un employé, qui me dit :

— Monsieur désire ?

— Un savon, criai-je, un savon, un savon ! Ou plutôt je désirais un savon, mais j’y renonce. Je ne désire plus que m’en aller.

Je dois reconnaître que cet homme fut très poli.

— Eh bien, me dit-il sans insister, si vous voulez vous en aller, c’est par là !

Et il me montra la route, la longue route que je venais de parcourir. Je la repris donc, à l’envers. Et voilà maintenant ce qu’il y a de plus étonnant, de plus épouvantable. Je suis sûr, absolument sûr, d’avoir repris la même route. J’ai entendu les mêmes phonographes, j’ai revu les mêmes boas, les mêmes jupons, les mêmes pantalons, les mêmes potiches : et au bout de tout ça, il n’y avait plus d’escalier ! Il n’y avait plus rien, qu’une balustrade, un utile garde-fou au-dessus d’un abîme dont j’apercevais le fond ; un fond de gants, de cravates, de bicyclettes et de parapluies. Il y avait aussi un polichinelle, grandeur nature. Tout courage m’abandonna. Je m’assis dans une potiche.

Ce fut là que me découvrit un second employé, qui me demanda, avec la même impersonnelle courtoisie ce que je désirais. Je lui répondis :

— Depuis que je suis monté ici, on a enlevé l’escalier. J’attends qu’on le remette !

Il me contempla avec commisération et me conduisit à gauche, à un endroit exactement semblable à celui où je me trouvais, et où il y avait un escalier. C’est trop grand, je vous dis, et c’est trop pareil. Il n’y a pas moyen de s’y reconnaître. Et après tout, même maintenant, je ne suis pas bien sûr qu’on ne les enlève pas, les escaliers, toutes les dix minutes, pour vous forcer à rester là, et acheter des choses.


Malgré cette douloureuse aventure, j’y suis retourné, dans le grand magasin, et le ciel favorable m’y a offert ma vengeance. C’est lui qui a tout fait. Moi, je n’y suis pour rien, excepté qu’auparavant, par un acte d’imprudente hardiesse, j’avais acheté un chapeau au rayon des chapeaux.

C’est une dure loi, mais une loi suprême que, lorsqu’on a un chapeau, il est obligatoire de lui faire donner parfois un coup de fer. Quand on le porte chez un chapelier quelconque, c’est quarante sous. Quand on le ramène chez son auteur responsable, c’est gratuit, mais on prend généralement une voiture pour l’y conduire. Alors, c’est cent sous. Pénétré des plus sains principes d’économie domestique, je sautai donc dans une auto, et reportai ma coiffure au grand magasin qui me l’avait vendue.

Après de longues et pénibles recherches, je finis par retrouver le comptoir des chapeaux : quelque chose d’énorme, naturellement, une maison dans une maison de dix mille maisons ; et quarante mille chapeaux, je n’ai pas besoin de vous le dire. Je murmurai timidement à un fonctionnaire qui était derrière ce comptoir :

— C’est pour un coup de fer…

Ce fonctionnaire ne répondit rien du tout. Il prit mon couvre-chef, sans même le regarder, le posa sur une espèce de plateau, fit un geste de magie extrêmement noire, et… pfuitt ! le chapeau et le plateau disparurent dans les entrailles de la terre. J’aurais dû m’en douter. Tout est ensorcelé, dans ces établissements. Pour épargner la place, ils font donner les coups de fer dans une cave, et probablement par le diable, à prix réduits, la main-d’œuvre étant très bon marché dans l’autre monde, à cause de l’excès de population.

Pour moi, je demeurai muet, les bras ballants et tête nue devant ce comptoir.

Or, j’en suis sûr, vous n’avez jamais réfléchi que la seule chose qui distingue un simple et méprisable pékin, un vulgaire acheteur, d’un majestueux employé, dans un grand magasin, c’est que le pékin est toujours non seulement pressé, non seulement ahuri, non seulement tout caché-perdu, mais qu’il a un chapeau. Tandis que l’employé est immobile, ferme dans son propos, et nu-tête. Vous commencez peut-être à distinguer le développement fatal de la situation. J’étais immobile, ferme dans mon propos, puisque j’attendais qu’on me livrât quelque chose, et nu-tête : on me prit pour un employé.

Les personnes qui commirent cette erreur bien naturelle étaient un monsieur, une dame, et le rejeton de ces deux adultes. Le rejeton paraissait appartenir plutôt au sexe mâle. La dame me dit :

— Monsieur, je voudrais un chapeau pour mon mari, et un autre pour l’enfant.

J’ai beaucoup de défauts, mais j’aime à me rendre utile. Pourquoi ne leur eussé-je pas essayé des chapeaux, après tout, à ces gens-là ? Le monsieur se découvrit de lui-même. Il avait une loupe sur le crâne. Quant au rejeton, je m’empressai de le décoiffer, d’un geste obligeant et vif. Comme il avait une élastique à son béret, une élastique passée sous le menton, je lui écorniflai le nez et lui râclai les oreilles. Il se mit à crier comme une sirène de bateau à vapeur. A quoi je ne prêtai aucune attention.

— Quel genre ? dis-je froidement.

— Pour l’enfant, répondit la dame, — j’aurais été étonné qu’elle parlât d’abord de son mari — pour l’enfant, je voudrais un Jean-Bart à grands bords.

Je dois faire ici un aveu pénible : j’ai des notions de géologie, d’économie politique, de sténographie, je me rappelle même le commencement de mon catéchisme, mais on ne m’a jamais appris ce que c’est qu’un Jean-Bart. Je ne voyais même pas comment cela peut bien s’écrire. Dans mon ignorance, j’apercevais ce vocable orthographié « jambart » et n’arrivais pas à comprendre comment un mot aussi ridicule avait pu s’introduire dans le vocabulaire de la chapellerie. Par bonheur, la dame me tira d’embarras en me désignant du doigt de vastes galettes de paille, cerclées d’un ruban où l’on pouvait lire : « Victoria », ou bien « Carnot », ou bien « Suffren ». Je choisis le plus laid. Il était laid remarquablement : jaune d’or, avec des dentelures rouges, des petits gribouillis verts, et tout pareil à un fromage au dernier degré de la décomposition.

— Il coiffe admirablement votre bébé, fis-je avec hypocrisie. Vous ne pouvez pas trouver mieux.

La dame objecta qu’elle aimait beaucoup mieux « ceux tout jaunes ». Le fait est qu’ils étaient beaucoup moins vilains. Mais je répliquai chaleureusement :

— Il faudrait alors changer le ruban. Le ruban porte : Victoria. Un nom anglais !

Le monsieur me donna raison. C’était un vrai patriote. Donc, le couple se décida pour l’abominable chose jaune d’or, avec des dentelures rouges et de petits gribouillis verts. Ça, c’est une des joies de ma vie. J’ajoutai :

— Et pour monsieur ?

Le monsieur voulait un panama. A 19 francs 95, ajouta sa femme. Cette avarice me pénétra de mépris. Comme le monsieur, je l’ai mentionné, avait une loupe sur le crâne, je m’évertuai à lui trouver un panama qui ne couvrît absolument que sa loupe. Je finis par réussir presque au delà de mon ambition. Je regrette que vous ne puissiez pas voir le résultat : c’était un magnifique résultat !


… A ce moment, l’employé auquel je m’étais adressé revint vers moi, me tendant mon chapeau, sorti tout brillant, au bout de quelques minutes, de la cave diabolique. Je le pris négligemment, et m’éloignai avec mes clients.

— Nous allons à la caisse ? dit la dame.

— A la caisse, dis-je, à la caisse ? Oh non, madame, non : pas aujourd’hui. Aujourd’hui, les chapeaux, le magasin les donne en prime !

Là-dessus je m’esquivai, poursuivit par l’expression d’une gratitude que j’ai conscience d’avoir méritée.

LA FIN DU MONDE

Le 17 décembre 1919, en ouvrant les journaux, j’appris que la fin du monde était pour ce jour même. Un savant américain l’avait annoncé ; la chose était sûre.

Alors, je sonnai :

— Félicie !

— Oui, monsieur…

Félicie, c’est ma cuisinière. Une des rares personnes qui me répond « oui » quand je lui parle ; pas toujours, mais quelquefois.

— Félicie, vous allez descendre. Vous m’achèterez chez Durouchoux une bouteille de Moët-et-Chandon, grand crémant rosé. Après ça, vous passerez rue des Petites-Ecuries, pour me prendre un foie gras — c’est le moment des foies gras, — un vrai foie gras de Strasbourg bien rose, sans farce : ça n’est pas pour rien, j’imagine, que nous avons repris l’Alsace et la Lorraine. Et puis, chez Prunier, pour des huîtres. Et puis… rapportez tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit excellent. Et puis… je crois que c’est tout. Non, attendez : en revenant, vous vous arrêterez chez mon propriétaire, et vous l’avertirez que je ne lui payerai pas mon terme.

— Bien, monsieur… Monsieur voudra bien me donner l’argent ?

— Ne vous occupez pas de ça ; c’est complètement inutile. Sur votre chemin, si vous voyez par hasard chez un bijoutier un beau collier de perles, une rivière de diamants, quelque chose de bien, enfin, de tout à fait bien, vous pouvez vous le passer autour du cou ; je vous le donne.

— Monsieur me donne une rivière de diamants ?

— Oui, mon enfant, oui. Il y a longtemps que je voulais vous faire ce petit cadeau, inégal encore, croyez-le bien, à vos mérites et à vos services : mais la vie était si dure !

— Ah ! oui, monsieur, ah ! oui ! Tout est raugmenté. Et il paraît que ça va encore raugmenter, rapport au pain… Tout de même, monsieur ferait bien de me donner l’argent, pour la rivière de diamants : les bijoutiers, c’est pas des fournisseurs qui me connaissent assez pour me faire crédit…

— Rien ne raugmentera plus, Félicie, répondis-je d’une voix sinistre. Et je ne vous donnerai pas un sou. Félicie, aujourd’hui 17 décembre, à 4 heures de l’après-midi, vieux style, c’est la fin du monde !

— Oui, monsieur.

Décidément, aujourd’hui, c’est une fille qui dit très bien oui. Elle est dans ses bonnes. Alors j’en profite pour continuer :

— Et savez-vous ce qui arrive, Félicie, quand la fin du monde arrive ? Les gens donnent tout ce qu’ils possèdent, ils ne s’inquiètent plus du lendemain. C’est bien naturel, n’est-ce pas, puisqu’il n’y aura plus de lendemain ! Ils ne s’occupent plus que de leur salut éternel, et font retentir les églises de leurs gémissements… A propos, vous entrerez aussi à l’église Saint-Paul, et vous ferez brûler un cierge en mon nom… Moi, je suis un peu enrhumé, je préfère ne pas sortir, mais tout de même je crois à propos d’offrir quelque chose au Seigneur. Vous pouvez aussi en allumer un pour vous, mais à votre compte : c’est bien le moins, puisque je vous donne une rivière de diamants. Du reste, il est plus que probable que la préposée aux cierges, à Saint-Paul, vous donnera aussi les cierges pour rien. Car rien n’a plus aucune valeur, Félicie, aucune valeur ! Je ne comprends même pas que le gouvernement s’occupe d’équilibrer le budget : c’est absolument inutile. Et c’est bienheureux que ce soit devenu inutile : qu’est-ce que nous allions payer, comme impôts ! Par contre, je suppose que les Espagnols vont être embêtés : avec le change à 220 ! Ça tombe mal pour eux, mais bien pour nous.

— Monsieur est sûr, demanda Félicie, que ça se passe comme ça, à la fin du monde ?

— Absolument sûr. Car c’était déjà comme ça en l’an 1000, quand ça a failli arriver et que tout le monde croyait que ça arriverait ; le roi Robert décousait lui-même les ornements d’argent de sa lance pour les donner aux moines, et proposait à ses ministres, ou à des voleurs, je ne sais plus, d’emporter ses chandeliers. A cause de la fin du monde, qu’on attendait : Anno Domini MX, in multis locis per orbem tali rumore audito, timor et mœror corda plurimorum occupavit, et suspicati sunt multi finem sæculi adesse. Ainsi s’exprime la chronique de Guillaume Godel, ou Godeau, je ne puis m’en rendre compte, parce qu’il signait Godellus.

Quand on cite du latin à Félicie, elle est très impressionnée. Les chose ont l’air tout de suite bien plus sérieuses quand on ne les comprend plus. Cependant, elle objecta :

— Pourtant, elle n’est pas arrivée, la fin du monde, en l’an 1000, puisqu’on est en 1919 ?

Cette objection marquait du bon sens. Je sus la rétorquer :

— Elle n’est pas arrivée, mais il paraît que ça n’a tenu qu’à un fil. Du reste, l’important pour les commissions que je vous donne n’est pas qu’elle arrive, mais qu’on croie qu’elle va arriver.

— Ça, c’est vrai, répondit Félicie, Monsieur a raison… Et est-ce qu’il y a des signes, quand ça va arriver ?

— En l’an 1000, citai-je, ce qui acheva de convaincre la population de l’imminence de la catastrophe, c’est que le soleil était exceptionnellement jaune.

Félicie regarda par la fenêtre, et constata :

— Il n’a jamais été plus jaune qu’aujourd’hui. Un sale jaune. Alors, ça se pourrait bien…


Elle revint trois heures plus tard, respectablement chargée. Ayant aligné ses emplettes sur la table de l’office, elle me dit :

— Monsieur, il y en a pour 366 francs.

— Pour 366 francs ? répétai-je. Eh ! eh ! c’est une somme. Mais puisque vous n’avez pas payé…

— Je n’ai pas payé parce que Monsieur ne m’avait pas donné d’argent. Mais les fournisseurs ont inscrit les commandes sur leurs livres et ils ont dit comme ça qu’ils feraient percevoir à la fin de la semaine.

— Vous ne leur avez pas dit que c’était la fin du monde à quatre heures, en vitupérant leur rapacité ?

— Monsieur, je leur ai dit, mais ils se sont fichus de moi… Pourtant, j’ai payé les cierges. La dame des cierges ne fait pas crédit. Et il n’y avait personne, dans l’église. J’ai pas entendu les gémissements que Monsieur me parlait.

— La callosité des pécheurs, Félicie, est décidément scandaleuse. Mais, dites-moi, le propriétaire ?…

— J’y suis passée aussi. Il a dit que si Monsieur ne payait pas son terme, la commission arbitrale était là pour un coup, et qu’elle n’avait pas été inventée pour les chiens.

— Vous ne lui avez pas fait connaître que, à quatre heures exactement, il irait en enfer ?

— Monsieur ne m’avait pas dit de lui dire…

— En effet. Je le regrette. Et la rivière de diamants ?

— Je suis bien été chez un bijoutier, répondit Félicie tristement. J’ai pas osé lui demander de me la donner pour rien, mais je l’ai questionné quelles réductions il faisait sur la marchandise à cause de la fin du monde. D’abord il a pas eu l’air de comprendre, et puis après il m’a conseillé de revenir le 1er avril.

— Alors, les cœurs sont toujours aussi endurcis ? Ça ne fait rien à personne, cette épouvantable menace suspendue sur nos têtes ?

— Si ! répliqua Félicie.

— Ah ! enfin ! Je savais bien…

— Rue Saint-Antoine, il y avait une vieille femme qui était saoûle, révérence parler, comme la bourrique à Robespierre. Parce que, qu’elle a dit si le monde finit à quatre heures, après personne n’aura plus soif. Mais, Monsieur, c’est une vieille femme que je la connais, et elle est saoûle comme ça quatre fois par semaine.


Le jour de la fin du monde m’aura donc coûté 366 francs, que je payerai : car il est, à l’heure où j’écris, quatre heures cinq minutes exactement, 17 décembre, et il m’est impossible de constater le moindre détraquement cosmique. Si vous voulez que je vous avoue ma pensée, je n’en suis pas absolument étonné. Mais je voulais espérer que mes contemporains y croiraient un peu plus : c’est la faillite de la science !

C’est la faillite de la science non point parce qu’un astronome qui, je le soupçonne, était astronome à peu près comme je suis géomètre — et alors je le plains ! — a fait une prédiction aventurée, mais parce que personne n’a daigné attacher la moindre foi à cette prédiction, qu’elle n’a ému personne. J’en conclus que la science, de nos jours, obtient beaucoup moins de créance que la Sainte-Ecriture il y a mille ans. Cela n’a pas encore remplacé ceci. Je ne sais s’il faut le regretter ou s’en applaudir, mais c’est un fait.


… Toutefois, ayant repris les vieilles chroniques, je suis parvenu à cette conclusion que la fin du monde ne pouvait pas encore arriver : il manque une condition ! Il est très vrai que le soleil est jaune, « tel du safran », comme le vit l’armée de l’empereur Othon, d’après Raoul Glaber. Il est très vrai qu’il y a eu sinon des pestes, du moins la grippe, qui était bien une peste, et une guerre dont les braves gens de l’an 1000 n’avaient pas idée. Il est très vrai qu’il y a eu l’Antechrist — Audivi quod… Antechristus adveniret — puisqu’il y a eu Guillaume II. Mais il manque encore quelque chose : le diable ne s’est pas présenté officiellement au pape, en habit de cérémonie. Et il paraît que cela est indispensable. Faisons donc la plus grande attention, dans les jours qui vont suivre, aux dépêches de Rome.

VÉRIDIQUE HISTOIRE D’ARISTIDE

Il s’appelait Aristide et il était marié. Ces choses ne sont pas assez extraordinaires pour que vous ayez de la peine à me croire. Mais le reste de ce que j’ai à vous dire est plus singulier : peut-être en pourrez-vous entendre le récit avec quelque intérêt.

C’est un fait que le jour exceptionnel dont il va être question, alors que M. Aristide et sa femme franchirent ensemble, après déjeuner, le seuil de leur appartement, jamais le ménage n’avait paru d’un plus complet accord. Tous les témoignages sur ce point sont unanimes. Avec une égalité inaccoutumée, M. Aristide avait attendu, sans se fâcher, que Mme Aristide eût fini de mettre son chapeau. Il s’était abstenu de toute remarque désobligeante, il n’avait pas tiré une seule fois sa montre, il n’avait pas une seule fois fait observer qu’on était en retard et qu’on serait obligé, par conséquent, d’employer des moyens de transport rapides, mais coûteux. Seulement, une fois que derrière eux, sur le palier, la femme de chambre eut refermé la porte, quand Mme Aristide voulut employer, pour descendre, l’ascenseur qui, par hasard, se trouvait arrêté à la hauteur de leur quatrième, son mari conseilla tout doucement :

— Non. Prenons plutôt l’escalier. Rien n’est dangereux comme les ascenseurs à la descente.

Voilà ce qu’affirme avoir entendu la personne à leur service, et nul n’en sait plus long, car le drame qui suivit n’eut pas de témoins. Personne ne sut jamais comment, de l’étage inférieur, qui était le troisième, Mme Aristide fut précipitée à travers la cage vide de cet ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée, où elle demeura privée de vie. Mme Aristide était morte sur le coup, le fait est certain. Mais il était beaucoup plus difficile de savoir si son époux avait joué dans cette catastrophe une part directe, efficiente, volontaire. C’est pourtant ce qu’affirma audacieusement la justice, et, c’est pourquoi M. Aristide connut les horreurs, d’ailleurs adoucies par la bienveillance stipendiée des gardiens, de la prison préventive.

Presque tous les jours, un garde municipal le conduisait, avec beaucoup d’égards et de politesse, vers deux heures de relevée, dans le cabinet de M. Rasurel, juge d’instruction. Il gardait les poignets libres de menottes, à cause du respect qui se doit, dans une libre démocratie, à un notable commerçant qui a toujours payé régulièrement sa patente.

— Voyons, monsieur, demandait M. Rasurel, la porte de la cage, au troisième étage, était-elle ouverte ou fermée, quand vous êtes descendu avec Mme Aristide ?

— Elle était ouverte ! répondait-il.

— Des témoins, répliquait le juge d’instruction, viendront vous dire qu’elle était fermée. Vous les entendrez. Ce serait vous, selon la prévention, qui l’auriez ouverte. Et alors, un mouvement d’impatience… et d’épaule… On ne calcule pas toujours ses gestes. Nous ne discutons pas en ce moment la préméditation. Avouez que vous avez poussé Mme Aristide sans le vouloir.

— Je n’avoue rien du tout, répondait M. Aristide.

Le lendemain M. Rasurel lui disait :

— On a trouvé chez vous, dans un tiroir de votre bureau, une correspondance assez compromettante. Vous aviez une amie…

— J’admets cette faiblesse, faisait M. Aristide, généreusement. Je ne crois pas qu’elle me soit tout à fait personnelle. Toutefois je me permettrai de vous faire observer qu’il ne s’agit pas ici d’une instance en divorce. D’ailleurs je suis veuf.

— C’est précisément ce que nous vous reprochons… Je dois ajouter que les perquisitions faites chez la personne dont il s’agit ont permis de découvrir vos réponses. Vous y laissez voir, à l’égard de votre femme légitime, des sentiments qui n’ont rien de particulièrement affectueux, vous y souhaitez l’heure de la délivrance, vous semblez prêt, même, à provoquer cette délivrance.

— On dit tant de choses ! se contentait de répliquer M. Aristide.

— Cela est grave, affirma M. Rasurel, cela est grave ! C’est une présomption…

— Monsieur le juge d’instruction, cria M. Aristide avec énergie, si l’on devait assassiner tous les hommes et toutes les femmes qu’on envoie tous les jours au diable, il n’y aurait bientôt plus personne sur la terre !

Cette réflexion parut forte. Il sembla que M. Rasurel en fût ébranlé. M. Aristide rentra dans sa cellule en se frottant les mains. Mais à l’interrogatoire suivant, il se trouva en présence d’un visage devenu subitement sévère.

— Cette personne a tout révélé ! déclara M. Rasurel.

— Vous dites ?… fit M. Aristide.

— Votre maîtresse a fait hier, après votre sortie de ce cabinet, la déposition la plus catégorique. Après… après l’événement, vous lui auriez avoué que vous n’y étiez pas pour rien, que vous aviez aidé la fatalité. Elle cite la date, l’heure, le lieu. Tout dans ses paroles crie la sincérité.

— Monsieur le juge d’instruction, répondit tranquillement M. Aristide, vous ne lisez donc pas les journaux ? Toutes les femmes maintenant prisent la cocaïne. Allez donc les croire !

Et telle fut désormais l’attitude de M. Aristide. Il n’ouvrit plus la bouche que pour maudire les dangereux poisons qui font perdre à nos contemporaines le sens du respect qu’on doit à la vérité. Des scènes violentes et dramatiques marquèrent les confrontations qu’il eut avec son ancienne amie. Mais il tint bon, sa défense fut héroïque. Parfois le juge d’instruction considérait à la dérobée son gardien, le municipal en uniforme : et cet homme avait l’air ému. L’âme d’un garde municipal est si semblable à celle d’un juré ! Il ne faut pas négliger les signes que fournit cette pierre de touche.


Mais M. Aristide, à l’instar de beaucoup de vaillants soldats, avait pris l’habitude de rayer chaque soir, sur son petit calendrier de poche, les jours qui s’écoulaient depuis son incarcération préventive. Un certain vendredi, il constata qu’il en était à son cent cinquante et unième.

— Je ne l’aurais jamais cru ! rêva-t-il. Mes affaires finiront par en souffrir. A quoi ai-je bien pu penser, mon Dieu, à quoi ai-je bien pu penser ? J’ai été stupide.

Douze heures plus tard, il proclamait, devant M. Rasurel :

— Eh bien, oui, j’ai jeté ma femme dans la cage de l’ascenseur ! Il y avait assez longtemps que j’en avais envie. J’aurais bien voulu vous y voir !… Vous allez m’interroger encore, creuser la préméditation ? Il y a eu préméditation : j’avais tout calculé, tout ! Et si vous en doutez encore, vous n’avez qu’à chercher dans un petit coin, chez moi, un petit coin que vos policiers n’ont pas découvert. On y trouvera une lettre que j’adressais à Madame, et que je n’ai pas envoyée. Elle ne vous laissera aucun doute, vous entendez bien, aucun doute !

M. Rasurel le considéra quelques instants avec stupeur.

— Je ne m’explique pas bien, dit-il d’un air soupçonneux, ce qui vous pousse à faire si brusquement une communication que vous avez évitée durant près de trois mois.

— J’ai réfléchi, monsieur le juge d’instruction, dit simplement M. Aristide. Vous me gardez indéfiniment parce que votre religion n’est pas éclairée : j’y perds ! Je veux aller devant le jury, moi, devant le jury parisien ! Et pour avoir assassiné ma femme ! Et pour l’avoir fait exprès ! Au moins, comme ça, je recouvrerai ma liberté tout de suite, on m’acquittera : on acquitte toujours ! Tandis qu’ici il n’y a plus de raisons pour que ça finisse !


Mais M. Rasurel le garda encore cinq semaines à sa disposition. Il procédait au classement du dossier avec une lenteur insupportable, revenait sur toutes les pièces, interrogeait de nouveau tous les témoins.

— Mais puisque j’avoue, monsieur le juge d’instruction, puisque j’avoue ! protestait M. Aristide.

— C’est précisément pour ça, finit par admettre M. Rasurel. Vous serez acquitté, vous l’avez dit, et tout me porte à le croire. Alors il n’y a que le moyen que j’emploie de vous faire accomplir un petit temps de prison.

— Ça, c’est injuste ! pleura M. Aristide.

LES ONZE DERNIERS

… Vers ce temps-là, Mme Sophie Dupont, considérant son mari, M. Dupont, avec une grande affection, lui demanda tendrement :

— Tu m’aimeras toujours, n’est-ce pas ?

— Certes ! répondit-il.

— Mais toujours, toujours, toujours ?

— Ah ! fit-il alors, je ne sais plus ! Toujours, je ne dis pas : mais toujours, toujours, toujours, c’est trop, à la fin !

Sur quoi Mme Sophie Dupont, l’âme emplie du plus amer et du plus légitime désespoir, s’en fut chercher son revolver. C’était une arme élégante et d’une grande précision qu’elle s’était fait offrir par son époux à l’occasion du nouvel an, donnant pour motif que toutes ses amies « avaient le leur », et que n’en point posséder la mettait dans le plus fâcheux état d’infériorité mondaine. Appuyant ce bijou sur l’oreille droite de M. Dupont, elle lui fit sauter le crâne en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire ; je parle ici, on le comprend bien, le langage littéraire de l’acte d’accusation.

Car Mme Dupont passa en cour d’assises. Simple formalité d’ailleurs, vous n’en doutez point. Elle fut acquittée sans difficulté, le jury n’ayant feint que pour la forme de se retirer pour en délibérer ; sa conviction était faite avant même l’ouverture des débats. Si quelque hésitation s’était, par impossible, manifestée chez certains de ses membres, un document irréfragable, produit par l’avocat de l’accusée, eût suffi à le dissiper. Cette pièce n’était autre que la copie de l’acte de mariage, appuyée du contrat signé par Me Dupuy-Roger, notaire à Paris ; Mme Dupont était bien la femme légitime de M. Dupont, on ne pouvait garder aucun doute à cet égard. Il n’en fallait pas davantage pour entraîner la conviction des quelques jurés, bien rares d’ailleurs, qui attachent encore quelque importance à la solennité un peu désuète des justes noces : Mme Dupont étant la femme légitime de l’homme qu’elle avait décervelé, elle avait le droit imprescriptible, reconnu quelque temps auparavant par la bouche même du ministère public, de le décerveler. Et tout le monde se déclara entièrement satisfait de ce verdict, y compris l’administration des pompes funèbres.

Mais il se trouva que la mort inattendue de M. Dupont jeta le plus grand trouble dans l’âme de M. Dulac, son ami, dont elle désorganisait l’existence. M. Dulac était affligé de ce besoin d’amitié intellectuelle que seule peuvent satisfaire des épanchements cordiaux et quotidiens avec un vieux camarade. Il se sentit lésé dans ses droits comme dans son affection. Sans contester la justice de la décision prise par le jury, puisqu’il s’agissait d’un crime passionnel, il considéra qu’étant lui-même un passionnel, son premier devoir était de tuer incontinent Mme Dupont, qui l’avait blessé dans ses sentiments. Donc s’étant présenté chez elle sous couleur de lui offrir ses félicitations, il la jeta par la fenêtre, et elle en mourut comme il faut.

Le motif noble et désintéressé de cette défenestration ne se pouvant contester, ce fut avec une tranquillité au moins égale à celle qu’avait montrée précédemment sa victime qu’il se présenta aux assises. Un juré cependant, au cours de la délibération qui suivit les plaidoiries, émit une objection : « Le droit personnel qu’avait l’accusé de suivre les impulsions de son cœur généreux, dit-il, est hors de discussion. Mais est-il permis d’oublier que la personne qu’il a exécutée avait été précédemment acquittée par le jury : et n’y a-t-il pas dans son acte, par conséquent, un outrage à la majesté de cette institution, outrage qui exigerait un châtiment ? »

La question ainsi posée parut délicate. Cependant le chef du jury s’étant élevé avec vigueur contre une condamnation de pure rancune, rappela ses collègues à l’observation des principes et des traditions : et M. Dulac fut acquitté. La presse eut soin de noter les applaudissements qui éclatèrent dans le prétoire.

M. Dulac eut quelque peine à fuir la foule de ses enthousiastes admirateurs. Il y parvint enfin. Comme il touchait, solitaire, au seuil de sa demeure, un jeune homme dont le maintien marquait à la fois la mélancolie et la dignité l’aborda fort courtoisement :

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, lui dit-il ; mais le fait est que j’étais l’amant de Mme Dupont. Vous comprenez ce qui me reste à faire : toutes mes excuses !

Ce disant, il lui enfonça sous le sein gauche un poignard fort méticuleusement aiguisé, et M. Dulac tomba sans pousser même un soupir.

— Que tes mânes maintenant reposent en paix, mon ange ! dit le jeune homme. Ce poignard valait mieux que le glaive émoussé de la loi.

Et il se laissa, sans résistance, arrêter et conduire aux cachots de la préfecture. Devant les douze concitoyens qui le jugèrent, son attitude fut tout à la fois mâle et désenchantée. Il réclama la mort à grands cris, disant que l’existence ne lui était plus rien, puisqu’il avait perdu l’objet de son unique amour, à jamais dérobé à ses étreintes par l’imbécile qu’il avait châtié. Cette attitude ayant jeté le désordre dans l’esprit des jurés, il eut la surprise de s’entendre condamner à quelques années de travaux forcés. Alors il protesta, faisant valoir qu’il était idiot et même immoral d’envoyer au bagne, où l’on vit fort mal, un homme qui ne veut plus vivre du tout. Les jurés, saisis de remords, signèrent séance tenante son recours en grâce et le gouvernement s’empressa, bien entendu, de satisfaire leur désir dans le plus bref délai.

Mais les choses ne s’arrêtèrent point là. Ainsi qu’on devait s’y attendre, ce jeune homme fut exécuté, à sa sortie de prison, par la femme légitime de M. Dulac, inconsolable de la mort de son mari, puis elle-même succomba sous les coups du père de sa victime. Et la France tout entière fut alors divisée en deux partis également impétueux, également farouches : l’un demeurant persuadé que le jury avait bien raison d’acquitter toujours, l’autre déclarant qu’il commençait à en avoir assez. Ce fut là le motif d’un grand nombre d’autres meurtres, incontestablement commis dans l’élan de la passion la plus sincère, et qui furent, ainsi qu’il se devait, l’objet d’autres acquittements. Et comme les acquittés ne tardaient pas à être assassinés à leur tour, ces généreux et légitimes massacres s’étendirent bientôt à toute la France. Et pendant ce temps le jury acquittait, acquittait toujours, dans son dévouement magnifique au dogme de l’acquittement, qui est le devoir et l’honneur de cette institution. Cependant tout a un terme. Un jour il ne resta plus, sur l’étendue sanglante et dévastée du territoire de la France, que douze jurés, et l’un d’eux, ne pouvant s’accoutumer au silence de sa demeure, eut la faiblesse de se pendre. Alors les autres se regardèrent, surpris et choqués : il leur fallait se dissoudre, parce qu’ils n’étaient plus en nombre.

C’est ainsi que furent conservés les onze derniers Français.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
La hache
Aragnol, Dieu
L’athlète
Le condamné Cardevaque
Le traître
Un beau mariage
La lettre
Le simulateur
Signal d’alarme
Un dimanche soir…
La bombe
Jean-Claude ou la loterie
L’aveu
Le bon masseur
Abus de confiance
L’eau qui danse
Les myrtes sont flétris
Le cadeau
Le père Bigame
Le fiacre
L’inculpé
Le voleur
Le vaisseau du désert
Le chapitre des chapeaux
La fin du monde
Véridique histoire d’Aristide
Les onze derniers

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Pierre Veber Une Aventure de la Pompadour. (Roman)
Louis-Frédéric Rouquette Le Grand Silence blanc. (Roman)
André Lichtenberger Raramémé. (Roman)
Sheridan Renée, Confession d’une Amoureuse. (Roman)

Tirage spécial sur papier vergé pur fil des Papeteries Lafuma et sur papier Alfa.

IMPRIMERIE GAMBART ET Cie, 52, AVENUE DU MAINE — PARIS
Imprimé sur Papier Louis MULLER et Fils, 38, rue de Flandre — PARIS