Title: Panouille
Author: Thierry Sandre
Release date: March 20, 2023 [eBook #70327]
Language: French
Original publication: France: Nouvelle revue française
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
PANOUILLE
Le présent roman, intitulé Panouille, du nom de son principal personnage, avait été annoncé sous le titre de L’Églantine.
DU MÊME AUTEUR
ROMANS :
TRADUCTIONS :
Le prix Goncourt 1924 a été décerné à Thierry Sandre pour Le Chèvrefeuille, roman, Le Purgatoire, souvenirs d’Allemagne, et Le Chapitre treize, traduction.
THIERRY SANDRE
PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, RUE DE GRENELLE, 1926
L’ÉDITION ORIGINALE de cet ouvrage a été tirée à MILLE TROIS exemplaires et comprend : cent neuf exemplaires réimposés dans le format in-quarto tellière, sur papier vergé Lafuma-Navarre au filigrane nrf, dont neuf hors commerce marqués de A à I, et cent destinés aux Bibliophiles de la Nouvelle Revue Française, numérotés de I à C, huit cent quatre-vingt-quatorze exemplaires in-octavo couronne sur papier vélin pur fil Lafuma-Navarre dont quatorze hors commerce marqués de a à n, huit cent cinquante destinés aux Amis de l’Édition originale numérotés de 1 à 850, et trente exemplaires d’auteur, hors commerce, numérotés de 851 à 880. En outre, il a été tiré cinquante exemplaires d’auteur hors commerce sur papier Turner Or numérotés TS. 1 à TS. 50.
EXEMPLAIRE No
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays y compris la Russie.
Copyright by librairie Gallimard, 1926.
A POL NEVEUX
— Fixe !
— Repos.
Les hommes ayant pris l’attitude commandée, le lieutenant Calorgne salua, s’immobilisa, pieds joints, au milieu de la chambre, regarda l’un après l’autre les canonniers en bourgeron fichés sur place, parut satisfait, puis se donna un coup de cravache sur la jambière et, n’ayant dans la voix ni dans l’allure plus rien d’un chef qui veut imposer, il prononça :
— Autour de moi, rassemblement.
Il s’était assis au pied du lit le plus proche.
— Vise-le ! murmura Rechin derrière le brigadier. Il va faire son petit capitaine.
Le capitaine Joussert avait en effet accoutumé de s’asseoir au pied d’un lit, lorsque, passant dans les chambres, il désirait haranguer familièrement ses canonniers. Mais, ce que les hommes acceptaient de leur capitaine comme une marque spontanée de bienveillance, ils le tournaient à singerie de la part du lieutenant. Car ils savaient que le lieutenant Calorgne n’était sorti ni de Polytechnique ni de Versailles et qu’il n’avait dû son galon de sous-lieutenant qu’aux hasards de la guerre, où il n’avait accompli aucune action d’éclat.
Un bruit de voix venait de la pièce voisine.
— Fermez la porte ! cria le lieutenant Calorgne.
Et il sacra pour souligner son ordre.
Une vingtaine d’hommes, le calot à la main, se pressaient devant lui, curieux. Il eut un geste découragé.
— Mes amis, commença-t-il.
Pour la troisième fois, il recommençait le discours qu’il avait déjà tenu devant les hommes de la première, de la deuxième et de la troisième pièce.
— Mes amis, dit-il sans enthousiasme, vous connaissez les événements du Sud-Algérien. Les dernières nouvelles sont excellentes. L’attaque des Beni-Aïn a échoué complètement.
Il répéta :
— Complètement.
Et il ôta son képi noir galonné d’or qu’il posa à côté de lui.
— Néanmoins, continua-t-il, et il avait l’air ragaillardi de se servir de ce mot, la situation ne laisse pas d’être sérieuse.
Rien ne fixe l’attention d’une assemblée mieux qu’une phrase vague, sourde, chargée de menaces et de réticences, et qui dupe d’abord celui qui la lâche avec une circonspection inquiétante. Devant le lieutenant Calorgne, les vingt hommes de la quatrième pièce ouvraient des yeux inquiets. Il y retrouva un peu d’assurance pour achever sans variantes notables le discours qu’il avait déjà tenu aux hommes de la première, de la deuxième et de la troisième pièce. A quoi tendait-il ? A recruter des volontaires pour la campagne du Sud-Algérien.
Les visages demeuraient impénétrables. Le lieutenant Calorgne pataugeait dans de longues considérations sur la qualité des armements du caïd Abd El Kracine.
— Abd El Kracine, disait-il à chaque retour de phrase.
Et il prononçait ce nom comme on prononçait en France le nom de Guillaume II au début de la guerre de 1914.
— La guerre ! disait aussi le lieutenant Calorgne.
Et il prononçait ce mot comme d’autres prononcent le mot Dieu. Après quoi, il s’oubliait à rappeler un des premiers engagements de 1914 auxquels il avait assisté, en Belgique, près de Roselies. Ce qui l’amenait à célébrer la fraternité véritable des soldats de la grande guerre, puis, par une pente naturelle, à demander que l’exemple des aînés fût suivi et que de nombreux volontaires se fissent inscrire, afin d’aider à la relève nécessaire des troupes du Sud-Algérien et pour permettre aux camarades harassés de goûter un repos qui leur était bien dû.
A mesure qu’il parlait, le lieutenant Calorgne, en dépit des lieux communs qu’il dévidait avec application, s’échauffait et devenait pressant. Pas un homme cependant ne levait la main ou ne faisait un pas vers lui.
— Réfléchissez, dit le lieutenant Calorgne. Agissez selon votre conscience. La patrie a besoin de vous.
Il se leva. Les hommes s’écartèrent pour le laisser partir.
— Rompez ! commanda-t-il.
Puis, s’étant recoiffé, et plus familièrement :
— Au revoir, dit-il.
Mais il ne semblait pas ravi de son succès.
Or, comme il allait sortir, un canonnier entra, qui avait poussé la porte avec violence. L’homme traînait un paquet de brides et de bricoles. Il paraissait furieux. En apercevant le lieutenant, il s’immobilisa.
— Hé ! Panouille ! lui cria Rechin, au milieu du brouhaha que provoquaient le départ du lieutenant et l’arrivée brusque de ce Panouille. Tu veux aller en Algérie ?
Troublé, mais toujours furieux, Panouille, sans hésiter, répondit :
— Du flan.
La réponse du canonnier Panouille avait été si agressive que le lieutenant ne put pas feindre de ne pas l’avoir entendue. La suite, on la devine : observation du lieutenant, maladroites excuses de Panouille, remontrances, attitude plus maladroite du coupable, annonce d’une punition, réplique inutile, mines sournoisement réjouies des camarades témoins de la scène, départ enfin du lieutenant, et le classique juron, bref et sonore, exhalé par Panouille.
Le dénommé Panouille n’était pourtant pas une des fortes têtes de la batterie. Loin de là. On le connaissait plutôt comme un des canonniers les plus inoffensifs. On se contait les farces dont il avait été la victime. Il n’avait qu’un tort : il se fâchait quand il croyait qu’on se moquait de lui. Et il le croyait souvent parce que, natif de Passenans (Jura), enfant trouvé, paysan dénué de toute instruction au point qu’il ne savait pas lire en arrivant au régiment, il souffrait d’être en quotidien contact avec des citadins, parisiens pour la plupart. Eux, sans méchanceté, s’amusaient de lui, le taquinaient. Lui, n’entendait pas la plaisanterie, se méfiait, et, n’usant jamais de sa force afin de châtier les rieurs, il se contentait de les injurier. Il n’avait à sa disposition qu’un vocabulaire restreint, mais il l’épuisait à tout propos. A fréquenter les Parisiens de sa pièce, il l’avait enrichi de quelques grossièretés d’argot que, brave garçon, il employait sans malice. Il ne pensait ainsi qu’à mater les rieurs avec leurs propres armes. Il n’excitait que davantage leur joie.
Pauvre Panouille ! Dès les premiers jours, au régiment, il s’était senti perdu. Les autres, camarades ou chefs, avaient vite compris qu’il était sans défense, malgré sa taille d’hercule et ses mains formidables de valet de ferme. Renonçant à lui faire retenir la nomenclature du revolver d’ordonnance, les chefs n’avaient pas abusé de sa simplicité : on lui confiait les corvées pénibles, dont il s’acquittait avec zèle. Plus souvent qu’à son tour, il était de balayage ou garde d’écurie. Mais il devait surtout ces charges à la ruse de ses camarades, qui en profitaient sans remords. Et, s’il essayait de protester quand il voyait qu’on exagérait, les plaisanteries des uns, s’ajoutant aux ordres des autres, l’obligeaient à plier en silence après de gros mots lancés comme des pavés dans la discussion.
Un seul des hommes de sa chambre devinait que la patience de Panouille finirait par éclater. C’était Rechin, son voisin de lit, habile entre les habiles, qui savait se débrouiller pour filer en permission à Paris tous les dimanches.
Rechin évitait de blesser Panouille, comme il évitait de se heurter de front à tout le monde. Forte tête, cependant, lui, difficile à duper, s’avouant en particulier antimilitariste et pacifiste, mais correct, voire obséquieux en face du moindre gradé, il affectait de ne pas se moquer ouvertement de Panouille. Il en tirait aux yeux de Panouille une espèce de supériorité que Panouille respectait. Et le brave Panouille ne démêlait pas dans les propos de Rechin ce qu’ils avaient d’astucieux.
C’était, on s’en souvient, l’apostrophe de Rechin qui avait suscité la malencontreuse réponse de Panouille en présence du lieutenant, et la punition qui s’ensuivit. Mais Panouille tout aussitôt l’oublia ; car, à peine le lieutenant disparaissait-il, Rechin murmurait de durs reproches à l’adresse de cette brute à galons ; seulement, il s’arrangea pour que nul autre ne pût les entendre ; ce qui n’empêcha point que Panouille, au milieu des rires de la chambre, se crut moins abandonné.
Panouille avait jeté sur son lit son paquet de brides. Il jeta rageusement son calot sur le tout. Et il accompagna le geste d’un juron bref et sonore.
— Ça va, ça va, fit à mi-voix le brigadier, qui craignait le retour du lieutenant.
Panouille eut un sursaut.
— Vous trouvez que ça va ?
Et il renouvela son juron.
Déjà les hommes, gouailleurs, pressentant l’orage, se rassemblaient. Le brigadier, brigadier depuis huit jours, vit son prestige en péril. Il répéta :
— Oui, je vous dis que ça va. Et que ça suffise, hein !
Il était devant Panouille, les mains dans les poches, fier de son autorité et redoutant de la perdre.
Panouille aurait peut-être répondu. Par malheur, ce que craignait le brigadier se produisit : le lieutenant Calorgne revenait sur ses pas. Il avait entendu les dernières paroles du brigadier. Il s’arrêta.
Panouille, confus et ulcéré, n’eut pas le temps de se ressaisir. Sans comprendre ce qu’il disait, il répéta machinalement son juron.
— Insulte à un supérieur ! exclama le lieutenant. Votre affaire est claire, mon ami.
Panouille ne dit plus rien. Ses lèvres remuèrent. Il serrait les poings.
— Misère ! murmura dans un souffle Rechin, derrière lui.
Alors, poings dressés, Panouille s’élança.
— En prison ! cria le lieutenant qui brandit sa cravache.
Mais deux hommes déjà tenaient Panouille.
— En prison tout de suite ! ordonna le lieutenant.
Un beau tumulte se déchaîna promptement dans la chambre, après le départ de Panouille, que le lieutenant Calorgne conduisait lui-même jusqu’aux locaux disciplinaires. Des autres chambres, les canonniers affluaient, curieux. Chacun donnait son avis, approuvait ou désapprouvait Panouille ou le lieutenant, demandait une explication, se faisait conter la scène. Les canonniers de la chambre de Panouille étaient à l’honneur. De la batterie, la nouvelle courut aux batteries voisines.
Bientôt, dans tout le groupe, il ne fut plus question que de l’affaire Panouille. L’heure au demeurant s’y prêtait. A l’instant qu’on emmenait Panouille en prison, le trompette de garde sonnait la soupe. Panouille, qui n’était peut-être pas connu de tous les hommes de sa batterie, fut en peu de temps connu du groupe entier. Au réfectoire, on ne parla que de lui. Et naturellement il y eut vite des versions différentes, contradictoires, sinon extravagantes, d’une scène qui avait été bien simple. Et Rechin ne perdit pas l’occasion de murmurer contre les ignobles rigueurs de la discipline militaire, le récit détaillé qu’il faisait de la scène ne semblant servir que d’illustration à ses théories d’homme affranchi, car il se qualifiait tel. Et on l’écoutait sans discuter.
Cependant, au bureau de la batterie, le lieutenant Calorgne s’évertuait à rendre compte au capitaine des événements dont tout le quartier s’entretenait. Le capitaine Joussert avait d’abord écouté, lui aussi, sans discuter.
Quand le lieutenant, qui s’essuyait le front, eut achevé :
— Voulez-vous sortir une minute, je vous prie ? dit aux deux fourriers le capitaine.
— Emballez donc le paquetage de Panouille, ajouta le lieutenant qui se sentit gêné.
Point par point, le lieutenant dut préciser les circonstances de l’affaire. Le capitaine interrompait les digressions, posait des questions nettes, exigeait de nettes réponses, si le lieutenant se dérobait ou répondait de façon insuffisante.
— Considérez, mon capitaine, disait l’un, non sans emphase.
Et il invoquait le règlement intérieur, revendiquait les droits de la discipline, bredouillait en s’emportant comme si l’autre refusait de se laisser convaincre.
Et l’autre demandait :
— A quel moment avez-vous levé votre cravache ?
Bref, le capitaine réserva son jugement. C’était un homme petit, maigre, au regard aigu. Il n’alla point jusqu’à désavouer son lieutenant. Il lui dit :
— Il faut être prudent, Calorgne. La discipline suppose plus de tact que d’intransigeance.
— Mais, mon capitaine…
— Ce Panouille n’est pas un mauvais canonnier ?
— Mauvais, non, mais on ne peut pas dire qu’il soit bon canonnier. Comme conducteur de derrière au caisson…
— Je l’interrogerai devant vous, cette après-midi, conclut le capitaine.
Puis, lentement :
— Si on pouvait lui épargner le conseil de guerre.
— Mon capitaine…
— Voulez-vous avoir l’obligeance de rappeler les fourriers ?
Le lieutenant n’insista pas.
Le capitaine Joussert se remit à ses paperasses : une circulaire du ministre était étalée devant lui.
Mais, brusquement :
— Mon capitaine, dit sur un ton de triomphe le lieutenant Calorgne, en rentrant suivi des fourriers, regardez ce qu’on a trouvé dans le paquetage de Panouille !
Il montrait un journal plié.
— L’Humanité !
— Ah ! fit le capitaine. De quand ?
— D’hier. Vous voyez, mon capitaine, quand je parlais de discipline…
— Mais, répliqua le capitaine, je croyais que cet homme ne savait pas lire ?
— Il ne savait pas lire quand il est arrivé au corps, en effet. Mais il a suivi le cours des illettrés. Et la preuve qu’il sait lire à présent…
— Donnez-moi ce journal, dit le capitaine. Où l’a-t-on trouvé ?
Le maréchal des logis répondit :
— Entre la veste et la culotte no 2, mon capitaine.
— Par conséquent caché, souligna le lieutenant.
— C’est fâcheux. Avec ces histoires du Sud-Algérien…
Le capitaine Joussert frappa de toute sa main ouverte sur le journal posé près de la circulaire du ministre.
— Enfin ! nous verrons. Je ne vous retiens plus, Calorgne. A ce soir, et bon appétit.
— Merci, mon capitaine, et à vous de même.
Le lieutenant joignit les talons, salua, serra la main que le capitaine lui tendait, salua plus mollement les deux fourriers qui s’étaient levés de leur chaise, et sortit.
— Je ne vous retiens pas non plus, dit alors le capitaine aux fourriers, qui obéirent sans retard.
Et, demeuré seul dans le bureau, il déplia le journal de Panouille.
Le lieutenant Calorgne était marié. Depuis deux ans qu’il servait sous les ordres du capitaine Joussert en qualité de second, mais il disait, lui, de lieutenant en premier, comme on disait avant la guerre, il n’achevait pas un repas sans faire à sa femme la critique d’un acte ou d’une parole de son capitaine. Le capitaine Joussert en effet était plus jeune que son lieutenant et il n’avait pas connu ce temps prodigieux d’avant la guerre.
Quand le lieutenant Calorgne disait « avant la guerre », il disait tout et n’avait plus rien à dire. Avant la guerre, les capitaines observaient les règlements, tous les règlements, règlement intérieur et règlement de manœuvre, et ils exigeaient qu’on les observât autour d’eux. Avant la guerre, les capitaines dirigeaient de haut l’économie, la discipline et le travail de leurs batteries : ils laissaient quelque initiative à leurs lieutenants ; ils en laissaient même à l’adjudant et aux maréchaux des logis rengagés ; ils ne se mêlaient pas de tout comme ils s’en mêlaient depuis la guerre. En tout cas, avant la guerre, les capitaines acceptaient les punitions que leurs subordonnés infligeaient ; ils ne se permettaient que de les aggraver. Et en tout cas, avant la guerre, un lieutenant en premier savait sur quel pied danser.
Autre expression favorite du lieutenant Calorgne, qui achevait en 1914 comme maréchal des logis sa treizième année de service : avec un capitaine tel que le capitaine Joussert, il ne savait jamais sur quel pied danser. Il l’avouait devant sa femme à peu près une fois par jour. Et sa femme hochait la tête, sans se risquer à la contradiction, car, ayant été épousée par un maréchal des logis qui rêvait de devenir adjudant, elle était devenue la femme d’un sous-lieutenant, puis d’un lieutenant. Comme son mari, elle avait pris du galon et elle se surveillait. Comme lui, chaque fois qu’elle disposait de loisirs, elle lisait, afin de ne pas être indigne de son nouveau rang. Le lieutenant Calorgne, conscient des charges de son grade, s’efforçait de dépouiller le vieux sous-officier. Avant la guerre, il lisait le Journal ; depuis la guerre, il ne lisait plus que l’Écho de Paris, qu’il tenait ostensiblement à la main pour n’être pas mal jugé par ses supérieurs. Tirant un peu d’orgueil d’être un des anciens de son régiment, il ne se rappelait jamais sans fierté que le colonel avait un jour déclaré que les traditions de l’armée française seraient sauvegardées et maintenues par les sous-officiers d’élite dont la guerre avait fait des officiers.
Il ne faudrait donc pas décider trop tôt que le lieutenant Calorgne fût une brute, la brute à galons que le canonnier Rechin, ajusteur de Levallois, stigmatisait sévèrement. Non. Il se croyait investi d’une responsabilité qui le préoccupait. Certes, tandis que maréchal des logis il rêvait, avant la guerre, de finir dans la tunique d’un adjudant, il rêvait, depuis la guerre, quelquefois, qu’il endosserait peut-être un jour la vareuse à trois bouts de galon d’or d’un capitaine ; mais, lieutenant, il était content de son sort, d’autant que, sincère envers lui-même, il ne considérait pas sans appréhension que le réglage du tir d’une batterie est chose délicate. Lieutenant, il n’était chargé que de veiller à ce que le capitaine eût à son service un personnel sûr et un matériel éprouvé. Tâche néanmoins importante. Sur l’un et sur l’autre, le lieutenant Calorgne veillait dans sa batterie. Seulement, depuis la guerre, l’esprit des hommes n’était pas ce qu’il était avant la guerre. Celui des officiers non plus, ou du moins celui de certains officiers. Et la tâche du lieutenant Calorgne s’en trouvait moins facile, sinon moins importante.
La résistance du capitaine Joussert, qui n’avait pas semblé juger que le cas du conducteur Panouille fût grave, on concevra qu’elle ait pu émouvoir le lieutenant Calorgne. Il s’en plaignit à sa femme pendant le déjeuner. Même il n’attendit pas la fin du repas pour s’en plaindre.
— Qu’on ait la guerre demain, dit-il avec amertume, et je ne réponds pas des hommes avec un capitaine comme celui-là. Il hésite, il cherche des si, des car et des pourtant. On ne sait jamais sur quel pied danser. Tiens ! ce Panouille, le type même de la bête à qui on ne peut rien faire comprendre, mais qui comprend assez bien quand il s’agit du mal, c’est tout juste si le capitaine ne l’a pas défendu contre moi.
— Contre toi ?
— Oui, contre moi. On croirait, ma parole, que je ne connais pas mon métier. J’en ai pourtant vu, des cabochards, au cours de ma carrière ! Le capitaine, lui, il n’a pas égard à mon expérience. Il s’imagine tout connaître par lui-même. Des hommes, ça ne se manie pas comme des chiffres, que diable ! Il faut de l’expérience, que diable ! Et le capitaine aura beau poser ses qui, ses comment, et ses pourquoi, veux-tu que je te dise ? Ce Panouille, en gros et en détail, il ne mérite aucune pitié. Songe donc à quel moment nous sommes ! On nous demande des volontaires pour le Sud-Algérien, parce que, soit dit entre nous, les renseignements officiels sont excellents, mais moi je pense que, si la situation était excellente, on n’aurait pas besoin des troupes de la métropole.
— Tu ne vas pas partir, au moins ?
— Je partirai si je dois partir. Écoute, à une époque comme celle-ci, j’estime qu’il ne faut pas que la discipline se relâche. Moi, je te dis : l’affaire de ce Panouille est plus sérieuse que le capitaine n’a l’air de se le représenter. Ce Panouille, c’est un misérable, et rien de plus.
A la même heure, dans le bureau de la batterie où le lieutenant Calorgne avait quitté son capitaine, le capitaine Joussert, demeuré seul, repliait, après l’avoir lu attentivement, le journal qu’on avait découvert au milieu du paquetage de Panouille, et, s’oubliant jusqu’à parler tout haut, exclamait :
— Les misérables !
Comme il allait sortir du quartier, salué par l’homme de garde à la porte, le capitaine Joussert, ayant rendu le salut, s’apprêtait à saluer le colonel, qui venait de sortir aussi et allumait une cigarette. Le colonel l’arrêta.
— Eh bien ! Joussert, avez-vous beaucoup de volontaires ?
— Nous en aurons, mon colonel.
— Certainement, nous en aurons.
— Nous en aurions davantage, si les journaux de gauche ne menaient pas la campagne qu’ils mènent.
— Les journaux de gauche ?
— Oui, mon colonel : l’Humanité, le Prolétaire, l’Ami du Peuple.
— Ce ne sont pas des journaux de gauche, Joussert : ce sont des feuilles communistes.
— Si vous voulez, mon colonel, mais le gouvernement devrait interdire de pareilles publications.
Le colonel prit le bras du capitaine.
— Comme vous êtes entier ! Toujours le même, alors ? Toujours le Joussert qui pleura, le jour de l’armistice, parce que, à son avis, on signait quinze jours trop tôt ?
Respectueusement, mais fermement, le capitaine se dégagea de l’étreinte de son supérieur.
— L’intérêt de la France, après tant de sacrifices consentis…
— La France n’a pas voulu verser une goutte de sang de plus qu’il n’était nécessaire.
— C’est pourquoi elle en versera des litres et des litres, avant que ses régions dévastées soient reconstruites.
— Votre Maurras le dit.
— Mon colonel, je ne suis pas royaliste : je suis Français.
Le ton du capitaine devenait sec.
— Ne vous emportez pas, Joussert, je ne vous parlais pas en supérieur. Nous sommes deux Français qui causons de notre pays.
— J’aime mon pays, mon colonel.
— Qui ne l’aime pas ? Reste à savoir si vous ne l’aimez pas comme font ces jaloux qui rendent la vie, sinon impossible, du moins très dure à celle qu’ils aiment. Je connais vos opinions, Joussert. Elles ne me regardent pas quand nous sommes en service ; mais ici, dans la rue, nous pouvons en discuter. Nous en discutions là-haut, sur le front, en toute franchise.
— La guerre est finie, mon colonel.
— Et vous ne pardonnez pas à la République de l’avoir gagnée ?
— Mon colonel, la République l’a gagnée en se servant de tous les Français, sans chercher à savoir s’ils étaient républicains, et par des moyens d’une orthodoxie douteuse.
— Oui, Clemenceau, la censure, le Parlement muselé, toute l’antienne ! Mais avouez donc que la République fut intelligente.
— Je conçois mal l’intelligence d’une entité aussi vague.
— Géomètre, va !
— Sans doute, mon colonel, et avouez à votre tour que j’ai le droit de m’étonner que, si peu de temps après l’armistice, cette République, rentrée dans son ornière, se laisse entraîner vers une guerre de diversion qu’elle peut achever du jour au lendemain, si elle le désire.
— Vous en tranchez à votre aise.
— Mais non, mon colonel. Le soulèvement des Beni-Aïn était facile à prévoir et à prévenir. Rappelez-vous que les montagnards de l’Aurès se sont déjà soulevés pendant la grande guerre : la répression fut immédiate et, en France, on l’ignora. Aujourd’hui, l’Islam, exaspéré par l’Angleterre et attisé par la Russie, cherche à se délivrer. Voyez l’Égypte, voyez l’Inde. Nous verrons la Tunisie, le Maroc, toute l’Algérie peut-être, pour le seul profit de l’Allemagne qui, cachée dans la coulisse, s’amuse de nous énerver ainsi sans risquer autre chose qu’un peu d’argent.
— Hé ! mon ami, la République n’ignore pas, je pense, ce que vous n’ignorez pas ? Faites-lui confiance. Elle a conquis l’Islam par une politique d’humanité plutôt que par les armes : elle saura garder sa conquête. On a beaucoup exagéré l’importance de cette guerre du Sud-Algérien, parce que nous avons été surpris. Au fond, ce n’est qu’un soulèvement de trois ou quatre tribus : pour nous, une promenade militaire, quand notre corps expéditionnaire sera prêt. Ça ne vous tente pas, Joussert ? Je regrette quant à moi qu’on n’ait pas besoin de colonel : je reviendrais peut-être de là-bas avec les étoiles, tandis qu’ici je ne peux plus rien espérer, et pourtant je ne me plains pas.
Ils étaient arrivés au tournant de la rue. Le colonel tendit la main au capitaine.
— Au revoir, Joussert. Vous allez à gauche ?
— C’était sans le vouloir, fit-il de suite.
Et il sourit à son jeu de mots. Mais, afin de ne pas se séparer du capitaine sur une plaisanterie, il ajouta, sans transition :
— L’adjudant de semaine m’a dit qu’on avait conduit un de vos hommes aux locaux disciplinaires. Rien de grave ?
— Non, mon colonel. Rien.
— Au revoir.
Le capitaine Joussert joignit les talons et salua, réglementairement.
Quand le brigadier de garde, jugulaire au menton, ouvrit la porte du cachot, Panouille leva la tête.
— Voilà ta soupe, lui annonça Rechin, qui se hâta d’entrer.
Panouille sourit tristement à son voisin de lit.
— T’es un bon pote, dit-il.
— C’est bien le moins. Les autres n’y pensaient même pas, à ta soupe. J’ai dû le rappeler au cabot.
— Allons, allons ! commanda le brigadier. Pas de discours ! Défense de communiquer avec les prisonniers.
Rechin protesta.
— Tu fais du zèle ?
— Ne me tutoie pas, répondit le brigadier, et dépêche-toi de sortir. Tu ne vois pas que l’adjudant de semaine nous regarde ?
— Bon, bon, je sors. T’avais qu’à le dire.
Rechin sortit du cachot.
— Quel métier ! murmura-t-il. Si c’est pas une honte de traiter des hommes comme ça, pire que des forçats qui ont commis un crime ! Ah ! vivement la classe !
— Cent quinze demain matin, acheva le brigadier en soupirant.
Mais il se ressaisit, et, élevant la voix :
— Dites donc ! Faudrait dire à votre maréchal des logis de semaine que cet homme-là n’a pas de couverture, et puis qu’on ne l’a pas fouillé. C’est la consigne. Vous le direz à votre maréchal des logis : je tiens à ma perme de dimanche, moi.
— Le copain n’ira pas, lui, lança Rechin, la bouche amère.
— Ce n’est pas une raison pour que je n’y aille pas, répliqua le brigadier.
— T’as rien à cacher de tes affaires ? demanda Rechin à Panouille qui mangeait machinalement.
— Allons ! allons ! répéta le brigadier. Que ça finisse !
— Je m’en vais, je m’en vais.
Et Rechin s’éloigna, sans hâte.
La gamelle entre les genoux, Panouille mangeait. Debout devant la porte, le brigadier attendait, le trousseau de clefs à la main.
— Qu’est-ce que c’est que vous avez fait ? dit-il d’une voix indifférente.
Panouille en laissa la cuiller à mi-chemin de sa bouche, puis, la reposant dans la gamelle :
— Des bêtises, dit-il sourdement. Ils m’avaient mis à ressaut.
— Qui ça ?
— Le logis de semaine.
— Je croyais que c’était le lieutenant Calorgne.
— Lui aussi, mais après, parce que j’étais à ressaut. Le lieutenant, c’est une charogne, sûr et certain, tu parles ! Mais le maréchal des logis, ah !…
Et derechef il lâcha le juron qui, dans la chambre, une heure plus tôt, avait déchaîné sur lui l’orage.
— Comprenez, brigadier, poursuivit-il, ne mangeant plus. Il m’en veut, celui-là. Ça fait le troisième dimanche que je suis garde d’écurie. C’est-il juste ?
— Évidemment, trois dimanches…
— Sûr et certain. Et puis, vous savez, c’est pas mon tour. J’ai calculé, c’est pas mon tour, je devais avoir ma perme. Ça fait deux mois que j’en ai pas demandé. Il a rien voulu savoir : ça m’a mis à ressaut, comprenez.
— Je comprends. C’est pas drôle.
— La petite m’avait écrit.
— Vous êtes fiancé ?
— C’est pas ça. C’est parce qu’elle avait des ennuis dans sa place avec le gars qu’ils ont pris après moi.
— Je comprends.
— Comprenez, qu’est-ce que ça va devenir maintenant ? J’en aurai bien pour trente jours par le général.
Le brigadier, moins indifférent, hocha la tête.
— C’est un cas de conseil, prononça-t-il lentement.
Panouille blêmit.
— Un cas de conseil !
— Probable. Voies de fait contre un supérieur à l’occasion du service.
— Voies de fait ?
— T’as pas l’air de comprendre. As-tu frappé le lieutenant, oui ou non ?
— Je l’ai pas frappé.
— Tu es sûr ?
— Je l’ai pas frappé. C’est lui qui voulait me foutre sur la gueule avec sa cravache.
— Alors, je ne sais plus.
— Ça peut pas être un cas de conseil. J’ai jamais fait de mal à personne.
— Mange toujours, tu as le temps d’y penser. Grouille-toi, voilà l’adjudant qui rapplique.
— J’ai pas faim.
— Faut manger.
Panouille n’avait plus faim. La crainte du conseil de guerre, éveillée en lui par le brigadier, l’écrasait tout à coup. Il essayait de se débattre contre l’obsession prochaine. Il en demeurait stupide. Il répéta :
— Ça peut pas être un cas de conseil.
— Vous ne voulez plus manger ?
Le brigadier prit la gamelle à moitié pleine que Panouille lui abandonnait, et la posa devant la porte.
— Dites, brigadier !
Les yeux de Panouille imploraient.
— Dites ! ça peut pas être un cas de conseil ? J’ai pas frappé le lieutenant.
— Je ne sais pas, moi.
Le brigadier cherchait parmi les clefs du trousseau la clef nécessaire.
— Il ne peut pas dire que je l’ai frappé. Je l’ai pas frappé.
— Dans ce cas, vous n’avez rien à craindre.
Il poussait la clef dans la serrure.
— Vous croyez, brigadier ?
— On ne sait jamais.
Il tira la porte à lui.
La porte fermée, Panouille disait encore :
— Je l’ai pas frappé. Ça peut pas être un cas de conseil.
A l’habile Rechin, canonnier servant qui s’écriait « vivement la classe ! » le brigadier de garde avait répondu : « Cent quinze demain matin. » Les deux hommes, comme Panouille, canonnier conducteur, avaient encore cent quinze jours de service militaire à décompter jour par jour, selon la coutume de tous les soldats, avant d’être rendus à la vie civile. Cent quinze jours : à peine un peu moins de quatre mois : le tiers d’une année : pour un soldat qui attend sa libération, le tiers d’une année est un laps de temps considérable ; pour les soldats de la classe de Panouille, ces cent quinze jours représentaient à la fois une menace et un réconfort : une menace, parce que chacun d’eux songeait aux hommes de la classe 1911, qui comptaient moins de soixante jours à tirer quand la guerre de 1914 éclata ; un réconfort aussi, car chacun d’eux se persuadait que, pour une guerre spéciale telle que celle qui venait d’éclater dans le Sud-Algérien, on se contenterait d’employer des volontaires de la métropole à côté des troupes coloniales, désignées d’avance. Et si chacun souhaitait que de nombreux volontaires pussent empêcher le gouvernement d’envoyer d’office contre le rebelle Abd El Kracine des unités constituées, chacun se trouvait d’excellentes raisons de ne pas grossir le nombre des volontaires.
Il est certain que Panouille, canonnier conducteur, ne s’était jamais égaré dans de subtiles réflexions sur ces événements du Sud-Algérien dont ses camarades s’entretenaient devant lui avec des opinions diverses, et sur les conséquences que ces événements pouvaient avoir quant à lui. Paysan des moins favorisés de toute façon, il était sans famille. Si loin qu’il remontât vers le passé, il se revoyait travaillant à des besognes ingrates pour un maître difficile. Plus tôt qu’à son tour, il avait pesé de ses poings sur le manche d’une charrue, abreuvé les chevaux, sué de fatigue et de poussière près d’une batteuse, supporté les bourrades des valets plus âgés que lui et la perpétuelle mauvaise humeur d’une maîtresse qui se plaignait qu’il la ruinât avec son appétit, le tout au milieu du désordre et des exigences nés de la guerre. L’humble Panouille, enfant trouvé, avait grandi sans connaître aucune tendresse, voire aucune sympathie. Nul ne s’était inquiété des droits que les lois inopérantes lui accordaient en principe. A vingt ans, l’humble et solide Panouille ne savait pas lire, n’ayant au reste jamais eu le temps ni le goût d’y penser.
Penser, établir des rapports entre certaines choses et certaines autres, comparer et juger, qu’on l’observe, c’est faire œuvre de loisir et de luxe, même quand l’intelligence n’est pas d’une évidente supériorité. L’intelligence de Panouille ne s’était appliquée qu’aux réalités les plus simples de son étroite vie journalière. Si maigrement partagé, il était cependant sans méchanceté et sans jalousie. La caserne lui avait donné conscience de sa force et cette revanche contre les brimades et les moqueries dont il avait été l’objet dès le début de son service militaire. Il s’était ainsi découvert un avantage qui l’avait soutenu.
Mais il avait fait une autre découverte au régiment : c’est que lui, le Panouille sans famille, sans ami, sans attache d’aucune sorte, se sentait plus seul à la caserne qu’il ne l’eût senti s’il n’avait pas laissé à la ferme la Marguerite, fille simple comme lui, chargée des travaux de la cuisine, comme lui toujours rabrouée par la maîtresse, bien qu’elle le fût moins par le maître, comme lui sans famille quoique pour des raisons différentes. S’il n’avait pas laissé la Marguerite à la ferme, la Marguerite avec qui il pouvait causer de ce qui les intéressait tous deux, il n’aurait peut-être jamais demandé ces permissions qu’il demandait de temps en temps pour aller au village. Mais Panouille désirait épouser Marguerite, qui n’avait pas refusé de l’accepter. Il emporta sa promesse en partant pour la caserne. A la caserne, il sentit, tandis que les jours s’accumulaient, qu’il tenait à elle davantage. A chacune de ses permissions, il la retrouvait plus belle et plus douce.
— Cent quinze demain matin !
Il avait, avec les autres, jeté son cri dans la chambre au réveil. Le dimanche suivant, trois jours plus tard, il espérait aller voir sa Marguerite. Il l’espérait et il le voulait. Ne lui avait-elle pas écrit, car elle savait écrire, d’une grosse écriture bien lisible, que la maîtresse lui conseillait avec trop d’insistance d’épouser le valet qui avait remplacé Panouille à la ferme ? Et Panouille entendait dire deux mots à la maîtresse, et deux mots sérieux, le dimanche suivant, prêt qu’il était à chercher une autre ferme et d’autres maîtres pour Marguerite et pour lui, dès sa libération.
— Cent quinze demain matin !
Mais on sait comment le maréchal de logis de semaine, en assignant à Panouille la garde d’écurie du dimanche suivant, avait dangereusement détruit le projet de Panouille. Et l’on sait le reste, à cause de cette brusque réponse que Panouille jeta dans la chambre, devant le lieutenant Calorgne, à Rechin, son voisin de lit.
Arrivé au troisième étage du bâtiment B, Rechin, sans souffler, enfila rapidement le couloir de gauche et, à la septième porte, frappa trois coups, en détachant le dernier par un léger temps d’arrêt.
La porte s’ouvrit. Rapidement, Rechin entra dans une petite chambre qui avait pour meuble une table placée devant la fenêtre, deux façons d’armoires fixées au mur de chaque côté de la table, deux chaises et deux lits, pareils à ceux des chambres d’hommes, allongés contre le mur de chaque côté de la porte. La porte se referma, découvrant le maréchal des logis Faituel, qui s’était effacé derrière le battant pour laisser entrer le canonnier Rechin.
— C’est toi ? fit simplement le maréchal des logis. Je t’avais recommandé de ne plus venir. Faut se méfier, et vaut mieux qu’on se retrouve à ma carrée en ville.
— Oui, mais il y a urgence.
— Tu as du nouveau ?
— Et du bon !
Rechin se frottait les mains en clignant de l’œil, d’un air mystérieux et satisfait.
— Alors dépêche-toi, j’ai à me raser.
— Oh ! tu peux te raser. Je te conterai l’histoire pendant.
— Doucement donc ! Ne crie pas comme ça : le fourrier est dans sa chambre, à côté.
Le maréchal des logis Faituel, sans vareuse, les manches de sa chemise à carreaux relevées au-dessus du coude et le col déboutonné, avait la joue droite toute blanche de mousse de savon. Il se ficha devant le minuscule miroir à trois faces qui était accroché à son armoire, et continua de se savonner le visage.
— Vas-y, dit-il. Je t’écoute.
Rechin se planta près de lui.
— Je t’apporte de quoi faire un article de première.
Et il conta son histoire.
C’était celle du canonnier Panouille, mais arrangée par Rechin, et quelque peu augmentée.
— Quel nom que tu dis ?
— Panouille.
— Ça sonne mal.
— Pas plus que Badina. Et puis quoi ? Si c’est son nom, à ce garçon ? Tout le monde peut pas s’appeler Marty.
— Alors, comme ça, tu dis qu’il a refusé d’être volontaire ? Et au lieutenant ?
— Tu parles qu’il a refusé ! Même qu’il a répondu… Sais-tu ce qu’il a répondu ?
— Non.
— Il a répondu : « Du flan. »
— Ça, c’est riche. Et alors, ils se sont battus ?
— Je peux pas t’assurer qu’ils se sont battus. Dans ces machins-là, ça va toujours trop vite, on ne voit pas bien. En tout cas, le lieutenant gueulait comme un veau.
— Le lieutenant Calorgne, que tu m’as dit ?
— Oui, l’ancien juteux.
— Attends une seconde. Comment que ça s’écrit, Panouille ?
Le maréchal des logis Faituel s’était dirigé vers sa vareuse et fouillait dans la poche intérieure. Il en tira un calepin, sur lequel il inscrivit quelques mots.
— Ta batterie, demanda-t-il, c’est la 5e, n’est-ce pas ?
— Oui. Capitaine Joussert.
— Avec un t ou un d ?
— Je crois un t.
— Bon, ça va. Tu sais qu’à ma batterie il n’y a pas un seul volontaire ?
— A la mienne, je ne sais pas encore. Ils sont tous après l’affaire de Panouille, tu comprends ? Mais c’est du hasard s’il y a des volontaires. On s’en ressent pas pour leur guerre du Sud-Algérien.
— Il paraît que, chez les biffins, le colonel a fait un grand discours de propagande dans la cour du quartier. Mais ça n’a presque pas rendu. Chez nous, avec cette histoire de ton Panouille et le raffut que le parti peut faire autour, faut espérer que ça ne rendra pas non plus beaucoup. Mais dis donc, comment qu’il est, ton Panouille ? Il est intelligent ?
— Ça, mon vieux, non. Pour tout dire, une vraie gourde, un ballot pur jus. Et vaut mieux pas insister de ce côté.
— C’est embêtant. Et il n’est pas avec nous, naturellement ?
— Oh ! tu sais, il ne connaît pas très bien le parti. Je te dis, il ne connaît pas grand’chose à rien.
— C’est embêtant. Il est vrai que le refus d’un imbécile peut être d’un meilleur exemple.
— Faut que je te dise en tout cas : les fourriers ont trouvé dans son paquetage l’Humanité d’hier.
— Oh ! ça, c’est excellent. Il lisait l’Humanité, ton Panouille ?
— A toi j’aime mieux te le dire : non. J’ai essayé, mais c’est tout juste s’il peut lire un petit bout d’article. Après, il déclare que ça le fatigue et que c’est pas fait pour lui.
— Alors, ce journal d’hier ?
Rechin sourit finement.
— Nous sommes voisins de lit, avoua-t-il. A l’heure qu’il est, il ne sait peut-être pas qu’on a trouvé ça dans son paquetage.
— Je comprends. Tu es un homme utile. Il faudrait un homme comme toi dans chaque batterie.
— C’est à l’Humanité que tu enverras ta lettre ?
— A l’Humanité et à l’Ami du Peuple, aux deux. Il faut marquer le coup.
— Je vois d’ici la tête du colonel.
— Bon, ça suffit. J’ai assez vu la tienne. Décanille en vitesse, que j’écrive mes lettres avant la reprise. J’ai à peine le temps, et il y a un type qui part pour Paname ce soir à 6 heures.
— Rendez-vous à ta carrée ?
— A six et demie. Mais pas d’imprudence, hein !
— Sois tranquille.
— Et merci.
— Tu veux rire !
Les deux camarades se serrèrent la main, et le maréchal des logis poussa dehors le canonnier.
Le capitaine Joussert, commandant la 5e batterie, n’était ni aussi prétentieux que l’affirmait une fois par jour à sa femme le lieutenant Calorgne, ni aussi entier que l’imaginait son colonel. Devant ses supérieurs, il gardait un air d’indépendance qui ne plaisait pas à tous, et qu’il avait rapporté de la guerre, où souvent il avait dû prendre des décisions contraires aux ordres de ses chefs. Devant ses subordonnés, il était presque toujours plein d’indulgence et de bonhomie : il savait de quel dévouement, de quel courage, de quelle patience s’étaient montrés ses hommes pendant la guerre ; et si, la guerre finie, il ne commandait plus qu’à des hommes dont il n’avait qu’à préparer l’instruction en vue d’une guerre future, que tout le monde en France et lui-même espéraient à jamais impossible, il songeait, lui, avec quelques autres, que l’impossible parfois se réalise et il préparait, non sans une infinie compassion, en vue de cette future guerre impossible, les jeunes soldats que l’administration lui confiait. Le capitaine Joussert, officier né de la guerre et formé par elle, car il avait à peine vingt ans le 2 août 1914, était officier comme certains sont prêtres. C’est pourquoi, bien que sans morgue, il tolérait difficilement les préjugés et les scrupules de son lieutenant, le lieutenant Calorgne, serviteur zélé, mais serviteur trop zélé.
Qu’on ne s’y trompe pas : le colonel aimait à taquiner le capitaine Joussert, en l’appelant, avec une pointe d’ironie, disciple de Maurras ; mais, si de jeunes officiers français ne cachent pas leur désir ardent d’être les officiers d’un pays où l’ordre ne soit pas constamment menacé et dont le sort ne soit pas à la merci d’une clique politique jouant, pour son profit, des hasards du suffrage universel, le capitaine Joussert, tête de mathématicien et cœur prompt à s’émouvoir, rêvait avec plus de calme, sinon plus d’amour, d’une France grande, forte, respectée, et par là même inattaquable. Jeune lui aussi, il observait curieusement les jeunes recrues qu’il avait à instruire. Il cherchait en eux les traces du destin misérable de leurs pères et de leurs frères aînés, et quelle âme leur avait forgée le temps de guerre où d’enfants ils devenaient hommes, et de quel avenir ils rêvaient, eux, pour leur pays sauvé du désastre. Tête de logicien et cœur pitoyable, le capitaine Joussert ne se résolvait à punir qu’à la dernière extrémité.
— Punir ! disait-il. Punir, quand demain ils se feront tuer sans broncher !
Un tel capitaine, on l’admettra, ne pouvait pas accepter les yeux fermés l’affaire Panouille. Il connaissait Panouille pour un canonnier qui tenait avec soin son attelage et qui ne s’était jamais fait remarquer.
— Un de ces hommes qui nous arrivaient du dépôt, se disait-il, ravitaillaient de nuit la batterie en position, et, quinze jours plus tard, étaient pulvérisés sur leur cheval par un 105, sans que le capitaine eût vu, même une seule fois, à la lumière du soleil, leur bonne figure tranquille et résignée.
Le capitaine Joussert avait décidé qu’il interrogerait Panouille, l’après-midi, en présence du lieutenant.
— Vous ne parlerez, Calorgne, que lorsque je vous prierai de parler. Cet homme est un simple. Ne l’intimidons pas, si nous voulons qu’il s’explique.
— Il n’était pas si timide, ce matin, mon capitaine.
— Je sais, Calorgne, attendons.
Amené au bureau par le brigadier de semaine et laissé en face du capitaine et du lieutenant, les deux fourriers ayant été renvoyés, Panouille fut timide comme le capitaine l’avait prévu.
— Panouille, fit le capitaine, vous n’avez pas eu jusqu’ici de punition grave. Vous êtes bientôt libérable. Comment avez-vous pu vous oublier, ce matin, jusqu’à…
— J’ai pas frappé mon lieutenant, coupa Panouille.
— Pas si vite ! fit le capitaine. Nous n’en sommes pas encore au lieutenant. Procédons par ordre.
Le lieutenant lança :
— Il a commencé par insulter le brigadier. Il lui a dit…
Et il répéta le mot que Panouille avait dit.
— Je vous en prie, Calorgne !
Le lieutenant se tint coi.
Non sans peine, le capitaine Joussert parvint à remonter aux causes de l’incident malheureux. Non sans peine, car Panouille, affirmant tout à coup qu’il n’avait pas frappé le lieutenant, embrouillait le fil de l’histoire. Non sans peine, car, pudique et secret comme la plupart des simples, Panouille sembla longtemps vouloir refuser de prononcer le nom de Marguerite.
— Mais parle donc ! lui ordonna presque rudement le capitaine, qui le tutoya, comme il tutoyait au front quelques-uns de ses canonniers. Parle donc ! Tu ne sens donc pas que c’est le principal que tu caches ?
Ainsi toute la déplorable vérité s’était révélée. Une seule ombre subsista : Panouille parut ne pas comprendre quand on lui demanda pourquoi un numéro de l’Humanité se trouvait dans son paquetage. Mais le capitaine comprit mieux sans doute que le délinquant. Du moins ne s’attarda-t-il pas sur ce détail.
— Ma religion est faite, conclut-il. Qu’on le reconduise en prison, Calorgne, voulez-vous ?
Panouille inquiet, salua. Avant de sortir, il dit au lieutenant :
— Je vous jure, mon lieutenant, je vous ai pas frappé.
Mais le lieutenant n’avait pas prétendu que Panouille l’eût frappé.
— Qu’en pensez-vous, Calorgne ? demanda le capitaine, tête à tête.
— Mon capitaine…
Il n’osait pas.
— Mon capitaine, je m’en rapporte entièrement à votre décision.
— Je pense, Calorgne, que, si nous appliquons le règlement dans toute sa rigueur, nous commettrons une mauvaise action. Tenez-vous à ce que cet homme fasse du rabiot et n’aille pas épouser la pauvre fille qui a besoin de lui ?
— Il est certain, mon capitaine…
— Il mérite pourtant une punition. Je n’entends pas l’absoudre. Mais il a droit aux circonstances atténuantes. Je suis d’avis de lui infliger quatre jours de prison, avec un motif adouci.
— Quatre jours…
— Ça lui en fera huit par le colonel, Calorgne. Vous ne croyez pas que ce soit suffisant ? Franchement ? Entre nous ?
— Surtout qu’il n’a jamais eu de punition grave, mon capitaine, comme vous disiez.
— Comme vous dites, Calorgne. Rappelez-moi les fourriers, voulez-vous ?
Le lendemain, la 5e batterie ne parlait plus de Panouille.
Un lit avait été inoccupé dans la chambre, mais un lit inoccupé ne se remarque pas dans une chambre de caserne : l’homme est de garde, ou permissionnaire, ou à la salle de police, et il reviendra le lendemain occuper son lit. Et Panouille, au surplus, n’était pas de ces soldats dont la présence s’impose à l’attention de leurs camarades. Il était absent, on savait que le capitaine, bon fieu comme à son ordinaire, n’avait pas chargé le motif de Panouille ; Panouille s’en tirait avec quelques jours de prison.
Le gros événement de la veille s’était réduit à un incident de chambrée. Et tout le monde, sans doute, était content.
Rechin, voisin de lit de Panouille, Rechin seul pensait encore au gros événement de la veille. Habitué, par principe plutôt que par expérience, à compter tous les officiers et tous les sous-officiers, du général au maréchal des logis, — le maréchal des logis Faituel excepté, — pour autant de brutes à galons, il se sentait maussade. La matinée lui parut éternelle. Désigné de corvée au parc pour le nettoyage des pièces, il avait apporté à sa tâche plus de nonchalance que jamais. En vain pourtant s’efforçait-il de travailler le plus lentement possible, afin de se donner l’illusion que le temps coulerait plus vite : il bâillait, et, à neuf heures, s’écriait déjà, d’une voix pâteuse :
— Vivement la soupe ! Je la crève.
C’est qu’à l’heure de la soupe, les exercices du matin terminés, le cycliste du colonel revenait de la gare avec sa grande sacoche pleine de journaux. Il n’avait le droit, — encore vaut-il mieux dire que ce n’était qu’une tolérance, — de rapporter que les journaux qu’on nomme journaux d’informations, ceux-là étant considérés comme inoffensifs. Mais il en rapportait d’autres, qu’il dissimulait et que, en raison des risques qu’il courait, il revendait avec un sou de bénéfice. Il faisait d’ailleurs preuve d’une stricte neutralité et revendait indifféremment l’Humanité, l’Égalité, l’Ami du Peuple, feuilles communistes et révolutionnaires, les Temps nouveaux, organe radical plus rouge que rose, ou l’Action française, feuille royaliste.
Rechin ne fut pas le dernier à prendre, des mains noires d’encre du cycliste, le journal qu’il préférait. Mais d’autres avaient déjà leur Ami du Peuple ou leur Humanité.
— Grouille, grouille ! lui dit le cycliste. Je n’ai plus d’Humanité. Ça barde. Le colonel a lu le canard, il est dans une colère de tout le tremblement.
— Ah ! fit Rechin.
— Tu parles !
— Donne vite.
Et, son journal enfoui dans la poche de son pantalon de treillis, il courut s’enfermer au fond de la cour.
L’Ami du Peuple avait monté en épingle la nouvelle qu’il tenait du maréchal des logis Faituel et qu’il déclarait tenir d’un groupe de canonniers exaspérés.
Des titres, en caractères énormes étalés sur la largeur de deux colonnes, en bonne place, en première page, annonçaient :
LE CAPITALISME AUX ABOIS
UN CRIME A LA CASERNE
Un soldat qui refusait de partir pour le Sud-Algérien est assommé par les officiers.
Et l’incident de la veille, qui avait été pour la batterie de Panouille un gros événement et qui ne l’était déjà plus, devenait un drame effroyable. Le canonnier Panouille, désigné d’office pour le Sud-Algérien, parce qu’on le considérait au régiment comme un homme dangereux, avait refusé de partir et répondu : « Non, je n’irai pas me faire tuer pour le capitalisme bourgeois. A bas la guerre ! » Sur quoi, une immonde brute à deux ficelles, alcoolique et affiliée aux bandes réactionnaires et cléricales de l’Action française et de l’Écho de Paris, avait assommé le courageux Panouille à coups de cravache. Le capitaine, qui assistait à cette scène d’ignoble sauvagerie, dont tout le prolétariat devrait s’alarmer, n’était intervenu que pour commander à deux canonniers de tenir la victime sanglante, qui, à chaque coup de cravache reçu, répondait : « A bas la guerre ! » Pas un seul canonnier n’avait obéi au commandement du sinistre capitaine. On avait dû appeler deux sous-officiers, vils flicards. Déjà toute la caserne était sur pied. Des rassemblements se formaient sous les fenêtres du bâtiment A. Des cris montaient vers les assassins casqués. Le poste de police avait pris les armes. Et c’est au milieu d’une escorte de fusils, mais aussi de cris de protestation, que le canonnier Panouille, martyr du prolétariat et victime du militarisme, le visage tuméfié et l’œil droit probablement perdu, avait été transporté par quatre traîtres à la prison régimentaire. Le comité de direction de l’Ami du Peuple, estimant la mesure comble, terminait le récit de ce drame symptomatique en engageant le prolétariat ouvrier et paysan à se lever contre les assassins du camarade Panouille et en adressant aux soldats ce conseil viril : « Imitez le canonnier Panouille, exemple de conscience humaine. Refusez de partir pour la boucherie du Sud-Algérien. Le Sud-Algérien aux Sud-Algériens ! A bas la guerre ! »
Cette fois, le gros événement de la veille, qui n’avait ému que le deuxième groupe, courut tout le quartier. En moins d’une heure, les trois groupes du régiment étaient en effervescence. Dans toutes les chambres, aux écuries, à la cantine, dans les bureaux, dans la cour, au parc d’artillerie, officiers, sous-officiers et canonniers, ne s’entretenaient que de Panouille. Il n’était peut-être pas entré au quartier, par les soins du cycliste, plus de trente exemplaires de l’Humanité et de l’Ami du Peuple, qui avaient circulé promptement, et le cycliste du colonel regrettait sans doute de n’avoir pas acheté tout le stock de journaux de la gare. Mais il n’était plus personne, quand le trompette de garde sonna la soupe, qui ignorât au quartier l’aventure de Panouille.
Un officier l’ignorait pourtant, ou du moins l’ignorait sous la forme où les autres la connaissaient : c’était le capitaine Joussert, qui signait les paperasses du rapport quotidien. Le lieutenant Calorgne ne s’était pas encore présenté au bureau, et les fourriers travaillaient autour du capitaine, lequel ne signait rien sans avoir exigé les explications d’usage.
Mais le capitaine Joussert n’ignora plus longtemps ce qui troublait la vie monotone du quartier. Un planton lui apporta une enveloppe cachetée.
— De la part du colonel, mon capitaine.
Le capitaine lut.
— Tout de suite ? Bien, j’y vais.
— Et vous trouvez que ce n’est pas grave ? Vous trouvez qu’il n’y a pas lieu de s’émouvoir ?
Le colonel n’avait plus sa voix amicale de la veille. Mais le capitaine Joussert n’en paraissait pas ému.
— Pourquoi serais-je ému, mon colonel ? répliqua-t-il. Tout, dans le récit de ce journal, sent le mensonge et la provocation. Qui pensez-vous qui s’en émeuve ?
— Qui ? Vous êtes jeune, capitaine Joussert, très jeune. Oui, je sais que vous avez gagné la croix sur le champ de bataille, et que vous avez été blessé deux fois, je sais, et que votre audace a sauvé la division sur la Vesle. Mais la guerre est finie, vous me le disiez vous-même hier, non sans amertume.
— Moi, mon colonel !
— Mettons : sans amertume ; mais la guerre est finie, et l’audace, en temps de paix, ou la bravoure, comme il vous plaira, n’est pas une vertu que l’on requiert de vous. L’armée en temps de paix…
— Mon colonel !
Le colonel rougit subitement. Droit devant lui, au garde à vous, le capitaine Joussert venait de claquer des talons en les joignant, et les éperons avaient cliqueté. Le colonel voulut se ressaisir.
— Demandez à votre commandant, Joussert !
Le chef d’escadron, qui fumait près de la fenêtre, et qui n’avait presque rien dit depuis le début de l’entretien, leva les mains à hauteur de la poitrine, pour signifier qu’il désirait laisser au colonel la responsabilité de tout. Il avait vu, le matin même, dans les papiers du rapport, la punition infligée à Panouille par le capitaine Joussert. Elle ne l’avait pas arrêté. Il la transmettait sans augmentation au colonel, lorsque le colonel l’avait fait appeler. Le colonel était hors de lui, et, tout en plaçant sous les yeux du chef d’escadron étonné les deux journaux en cause, il avait fait appeler le capitaine Joussert. Un peu vexé qu’on n’eût pas daigné prendre son avis, le chef d’escadron boudait, écoutait, et ne disait rien.
Mais le colonel s’était ressaisi.
— Vous parlez de mensonges, Joussert, et ce sont des mensonges, soit. Empêcherez-vous les gens d’y croire ?
— Veuillez observer, mon colonel, que l’une de ces feuilles prétend que le canonnier Panouille fut porté en prison au milieu d’une escorte de fusils. Ce détail seul ne peut tromper personne, car personne n’ignore que les artilleurs n’ont pas de fusils.
— Oh ! fusils ou mousquetons, pour le public, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Ne jouons pas sur les mots, je vous prie. Le public croira… Et nous n’avons pas le droit de démentir. D’ailleurs, si ce journal ment, il ne ment qu’en partie : on vous répondra qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Et tout retombera sur nous, car enfin vous avez puni votre canonnier et vous avez transformé le motif de la punition.
Le colonel cherchait sur sa table la feuille de situation de la 5e batterie.
— Mon colonel, répliqua, toujours calme, le capitaine Joussert, le règlement n’interdit pas la mansuétude aux officiers.
— Sans doute, mais vos quatre jours de prison m’obligent de les porter à huit. Huit jours de prison ? Cela non plus ne peut tromper personne, et l’on jugera que nous avons eu peur de la vérité.
— Peur, mon colonel ? Ayez l’obligeance de me rendre ma situation : je vous adresserai une plainte en conseil de guerre.
— Vous êtes fou ?
— Mon colonel, je suis très jeune, mais je défends à quiconque de douter de ma conscience. Avant de punir le canonnier Panouille, qui était coupable, mais auquel je reconnaissais, moi, l’excuse des circonstances atténuantes, j’ai réfléchi. Il mérite quatre jours de prison infligés par moi, huit par vous, mon colonel. Ce n’est pas un journal d’exploiteurs du peuple qui changera rien à ma décision.
— Je vous prie de ne pas faire ici de politique, capitaine.
— Je ne fais pas de politique. Ces journaux sont à la solde de l’étranger.
— Raison de plus pour ne pas leur donner d’armes contre nous. Mais, encore un coup, laissez ce chapitre. C’est moi qui vous conseillais de réfléchir davantage.
— J’ai réfléchi.
— Bien. Mais vous n’aviez pas prévu les conséquences de cette affaire.
— Je n’ai pas à les prévoir.
— C’est votre dernier mot ?
— Oui, mon colonel, je ne diminuerai pas la punition que j’ai portée.
— A votre aise. Je n’oublierai pas que vous avez refusé de nous aider à étouffer un scandale qui rejaillira sur toute l’armée. Nous n’avions pas besoin de scandale en ce moment.
Le colonel congédiait le capitaine Joussert.
Pâle, le capitaine Joussert hésita. Puis, ayant regardé le chef d’escadron qui semblait soucieux, il prononça :
— Mon commandant, j’aurai l’honneur de vous présenter une demande d’envoi au Sud-Algérien, pour moi. Je vous serais reconnaissant de la transmettre avec avis favorable.
— Nous vous regretterons, Joussert, répondit le commandant. Mais je ne m’opposerai pas à votre volonté.
Et il tendit la main au capitaine, qui la serra vigoureusement, puis rectifia la position, salua le colonel, coude haut, et sortit.
— Et voilà ! marmonna le colonel. Ce petit freluquet ira se faire nommer chef d’escadron en Algérie, pendant que nous… Il n’en faut pas plus pour briser la carrière d’un colonel.
Le chef d’escadron allumait une nouvelle cigarette.
Quoi qu’il en eût dit, le colonel Bouteril n’avait peut-être pas prévu toutes les conséquences de l’affaire Panouille. Il ne les prévoyait que dans le sens militaire, et à titre personnel. Sa première pensée avait été celle qu’il finit par avouer devant le chef d’escadron commandant le deuxième groupe de son régiment. Car, bien qu’il eût déclaré, la veille, au capitaine Joussert, qu’il n’espérait plus, la guerre étant finie, recevoir jamais les étoiles de général et qu’il ne s’en plaignait pas, il ne désespérait point de les décrocher, un jour, quand son tour d’ancienneté serait venu.
Dès l’armistice, il avait calculé ses chances, dénombré les généraux qui seraient placés avant peu de temps dans le cadre de réserve, dénombré aussi les survivants de sa promotion, et leurs droits, et leurs chances. Trois colonels lui seraient probablement préférés, à cause de ses opinions : tout en se défendant, et avec ardeur, d’en avoir, il se mordait les doigts de ne s’en être pas assez défendu, jadis, avant la guerre. Mais qui pouvait deviner, vers 1910 et même aux premiers mois de 1914, que la guerre éclaterait et que l’esprit de radicalisme, dont tant d’officiers avaient cru bon de se réclamer pour distancer leurs camarades, s’évanouirait sous le dégoût et la colère d’une France amenée au bord du gouffre et ressuscitée de son sommeil ? Lui, ne l’avait pas deviné plus que les autres. Et il se reprochait de n’avoir pas deviné que la guerre renverserait les valeurs et que l’esprit nouveau, méprisant les vieilles querelles intestines dont la France avait failli mourir, élirait la Chambre du Bloc National du 16 novembre 1919. Ah ! comme il se reprochait de n’avoir pas eu le courage de se faire affecter à l’armée de Salonique, au temps que Sarrail la commandait ! Il y aurait été promu plus vite colonel, et il ne serait pas, à cette heure, condamné à piétiner sur place, ou à s’incliner devant des chefs qu’il avait dédaignés jadis. Mais il ne désespérait pas complètement.
— Sait-on jamais, se disait-il, avec le suffrage universel ? La Chambre de l’armistice est une Chambre de droite. Qui peut deviner si celle qui lui succédera ne sera pas une Chambre de gauche ? Et alors…
Alors le colonel Bouteril rêvait, et s’efforçait de tenir son régiment de telle façon qu’on n’eût pas l’occasion de lui imputer la moindre peccadille.
Rien de plus aisé au demeurant.
Certes, il tenait garnison, après un an d’occupation sur la rive gauche du Rhin, dans une ville ouvrière où le communisme avait un grand nombre de partisans. Mais la ville était petite, — trente mille habitants environ, — et, outre un régiment d’artillerie de campagne, elle avait un régiment de chasseurs à cheval et quatre bataillons d’infanterie, sans compter le quartier général et tous les services qu’il entraîne. Aussi les artilleurs n’avaient-ils guère à craindre d’intervenir en cas de troubles ou de simple grève. Le 1er mai, cavaliers et fantassins suffisaient à maintenir l’ordre. Par précaution, le colonel Bouteril consignait au quartier ses artilleurs, mais sans fièvre. Et les colonels des chasseurs et de l’infanterie étaient quelquefois sifflés au passage dans les faubourgs, tandis que les batteries du colonel Bouteril ne recueillaient que plaisanteries sans aigreur, quand elles gagnaient le polygone de manœuvre.
Or, c’est dans cette tranquillité sans mélange que surgissait, inopportune et terrible tout de suite, l’affaire Panouille. L’affaire Panouille ! Tout de suite, en effet, le colonel Bouteril avait songé aux journaux du lendemain. Les titres énormes de l’Ami du Peuple et de l’Humanité lui annonçaient les titres de la presse entière. Il voyait déjà son nom mis en vedette, et il redoutait les explications qu’il devrait fournir au général, — un catholique fervent, que sa ferveur avait, avant la guerre, immobilisé dans tous ses grades jusqu’à l’extrême limite de la décence et que cette constante disgrâce n’avait pas lassé.
Depuis qu’il avait lu ces journaux de malheur, le colonel Bouteril tâchait vainement de garder son sang-froid. En face du capitaine Joussert, il s’était trahi. Car, plus qu’aux explications qu’il entendait, il pensait à celles qu’il fournirait. L’heure s’avançant, il s’irritait davantage. Il attendait qu’un cycliste du quartier général lui apportât l’ordre de comparaître que lui-même avait, quelques instants plus tôt, envoyé au capitaine Joussert. Mais nul ne frappait à la porte du bureau, et le colonel, impatient à la fois et découragé, s’était hâté de congédier le capitaine trop fier de ses décorations, puis le chef d’escadron dont le silence lui était moins tolérable que l’orgueil de l’autre.
Comme il l’attendait, il reçut enfin l’ordre de comparaître.
L’enveloppe déchirée, il relut et relut les trois lignes que le général avait écrites de sa fine écriture très nette. Il essayait d’y découvrir un indice des sentiments du général. Il n’en découvrit aucun.
N’ayant plus de hâte, il traversa la salle des secrétaires sans saluer les cinq « auxis » qui s’étaient dressés de leurs chaises.
— Où est l’adjudant ? dit-il au planton qui se dressa de son banc.
— Au poste de garde, mon colonel.
— Non, non, restez là. J’y vais.
Mais le colonel n’avait pas prévu toutes les conséquences de l’affaire Panouille. En débouchant du couloir qui menait à ses bureaux, il s’arrêta : les hommes de garde et l’adjudant de semaine repoussaient hors de la cour du quartier une trentaine de civils qui semblaient résister.
Le colonel marcha droit à la grille.
— Qu’est-ce que c’est ? criait-il de loin.
Et il gesticulait.
— Fermez la grille ! cria-t-il encore.
Puis à l’adjudant :
— Ordre au commandant major : le quartier est consigné. Personne ne sortira sans billet de service. Et défense de stationner dans la cour.
Et au brigadier de garde :
— Mon cheval !
Il n’avait pas fini de parler, et déjà l’adjudant, d’une part, et deux canonniers, d’autre part, couraient où il l’ordonnait.
Les civils s’étaient retirés en maugréant. Rassemblés à quelques pas de la grille, ils discutaient entre eux.
Quand le colonel sortit du quartier, à cheval, des coups de sifflet fusèrent. Pour la première fois, on l’insultait dans la rue.
Il piqua son cheval, qui prit le trot.
Le brigadier de garde repoussait vers les bâtiments les canonniers en treillis que l’aventure égayait.
Dans l’étroite et sombre cellule qui lui servait de prison, l’humble Panouille se morfondait. Il ignorait, naturellement, que sa petite histoire fût l’objet de toutes les conversations au quartier. Il avait appris, la veille, à l’heure de la soupe du soir, que le capitaine ne lui infligeait que quatre jours de prison, et il avait voué une reconnaissance infinie à cet homme dont l’indulgence le déconcertait.
Quatre jours de prison. Six ou huit par le colonel. Peut-être dix. Peut-être huit seulement. Et par le général ? En supposant que le général fût très sévère, Panouille espérait s’en tirer avec un maximum de vingt jours. Vingt jours ! Il admettait qu’il devait s’estimer heureux de s’en tirer avec vingt jours. Cela, grâce au capitaine. Mais vingt jours, même mérités, vingt jours, presque trois semaines, trois semaines en fait pour simplifier, trois semaines à demeurer dans cette étroite et sombre cellule sans fumer, sans voir personne en dehors des heures de la soupe, quel supplice ! Trois semaines sans voir personne, sans voir surtout la Marguerite qu’il n’avait pas vue depuis deux mois, et qu’il s’était promis de voir le dimanche suivant, quelle atroce punition ! Marguerite l’appelait ; elle serait déçue. Que ferait-elle sans lui ?
Il ne pouvait même pas lui écrire qu’il n’irait pas la voir. A-t-on le droit d’écrire quand on est en prison ? Et oserait-il écrire qu’il était en prison pour trois semaines ? Sans compter que, les trois semaines écoulées, il n’obtiendrait peut-être pas d’emblée une permission de vingt-quatre heures. En la demandant au capitaine ? Le capitaine avait été très bon pour Panouille. Mais, de toute façon, que ferait Marguerite jusque-là ? Et que dirait-elle, sans nouvelles de son ami ? Elle croirait qu’il ne voulait plus d’elle. Elle obéirait à la maîtresse, et elle se marierait avec le gars de Sellières qui avait remplacé Panouille à la ferme. En revanche, si elle savait que Panouille pensait toujours à elle, ne pensait qu’à elle dans sa prison, elle serait rassurée. Comment la rassurer ?
Dans sa cellule, Panouille avait mal dormi. Non pas qu’il y fût plus mal couché qu’à l’ordinaire : il avait dans sa chambre le plus mauvais lit, et il y dormait bien ; et il dormait bien sur la paille des baraquements, quand il était garde d’écurie. Mais de penser à Marguerite l’avait perdu. Il ne s’était assoupi qu’après avoir entendu sonner, au cadran du bâtiment central, toutes les heures, jusqu’à deux heures. Puis il s’était réveillé en sursaut, au milieu d’un cauchemar où le gars de Sellières et le lieutenant Calorgne l’étranglaient ensemble. C’était nuit pleine. Et, longtemps avant de s’assoupir à nouveau, il avait entendu sonner trois heures. Mais, à cinq heures, le trompette de garde et le jour naissant, qui entrait dans la cellule par une ouverture en forme d’entonnoir évasé vers le ciel, l’avaient définitivement éveillé.
— Ils prennent le jus, songeait-il.
Lui, puni de prison, ne prendrait pas de café. Il n’avait droit qu’à l’eau de la cruche, s’il en désirait : ce que Rechin nommait du jus de canard.
Rechin ? Il consentirait peut-être à écrire pour Panouille à Marguerite ? Mais comment demander ce service à Rechin ? Par l’entremise du camarade qui apporterait au prisonnier la gamelle de midi ? En priant Rechin d’apporter la gamelle du soir ? Tout s’arrangerait ainsi. Rechin écrirait. Marguerite ne serait pas sans nouvelles, et le prisonnier endurerait avec moins de peine le supplice de ses trois semaines de prison.
A chaque sonnerie de trompette, Panouille prêtait l’oreille. Ayant fait le tour de ses pensées, délivré de cette crainte du conseil de guerre qui le hantait la veille, délivré du souci d’écrire à Marguerite, il se morfondait. L’inaction lui pesait : il lui eût préféré la corvée la plus harassante, car il n’était point paresseux, et il ne semblait jamais si embarrassé de ses puissantes mains que lorsqu’il ne s’en servait pas.
Assis au bord du bat-flanc, jambes écartées, coudes aux genoux, ses puissantes mains pendantes, il regarda ses mains. Un jour, un dimanche d’août, — le souvenir s’en ranimait en lui, — comme ils rentraient à pied de la fête de Darbonnay, bras dessus, bras dessous, Marguerite avait posé sa main dans la main de Panouille, paume contre paume, à plat, pour les mesurer toutes deux. Et celle de Marguerite était si menue au milieu de la grande patte de Panouille, qu’il avait dit en riant :
— Une soucoupe sur une assiette.
Sur quoi Marguerite ne s’était pas privée de rire aux éclats.
Mais, dispersant les souvenirs agréables, le trompette sonna la soupe.
Panouille craignit qu’on ne l’oubliât dans sa prison, et trouva les dernières minutes plus longues que les heures de la matinée.
Il fut récompensé de son attente, et au delà de ce qu’il souhaitait. Et tant, qu’il poussa un juron joyeux à la vue de l’homme qui lui apportait sa gamelle, car c’était Rechin, son voisin de lit, son fidèle copain.
— Mon vieux pote !
— Ferme ! ferme ! dit précipitamment Rechin, et dégrouille, cache ça.
Il lui jetait un journal roulé en boule.
— Qu’est-ce c’est ?
— Boucle ! Tu verras.
Et Rechin se retournait pour s’assurer que le brigadier de garde ne s’occupait pas d’eux.
Mais la feuille s’était dépliée, et Panouille en aperçut le titre.
— Qu’est-ce c’est ?
Déjà, il abandonnait sa gamelle.
— Lis, lui dit Rechin. Le cabot s’en va. L’adjudant de semaine lui a fait signe. Tu as le temps.
Panouille, lisait, lentement, tête basse.
— Range ça, les voilà qui radinent. C’est tapé, hein ?
Rechin, sur le seuil de la cellule, reculait.
— Range ça, que je te dis ! Les voilà.
Panouille leva la tête. Il avait l’air hagard.
— C’est toi ? fit-il, la voix lourde.
— Range donc ! Vrai, ce que tu es nouille !
— C’est toi !
Brusque, Panouille, dressé, saisit sa gamelle et, de toutes ses forces, la lança vers Rechin.
L’autre reculait. Il s’effaça. La gamelle alla tomber aux pieds de l’adjudant de semaine.
— Bon Dieu ! fit Panouille.
Les révélations de l’Humanité et de l’Ami du Peuple avaient moins ému les hommes que les officiers. Les hommes, qui s’étaient instruits auprès de leurs camarades de la 5e batterie, savaient que l’incident Panouille se réduisait à peu de chose et que les journaux exagéraient. Certes, chacun possédait de l’incident une version qui n’était ni celle du capitaine Joussert, ni celle du lieutenant Calorgne, ni celle de Rechin, ni celle de Panouille. Mais tous, ou presque tous, n’éprouvaient, à l’annonce du scandale, qu’une impression de joie.
Au milieu des petits tracas de leur vie quotidienne, l’incident Panouille, se greffant sur les événements du Sud-Algérien dont tous s’occupaient, procurait aux canonniers un sujet de conversation facile où le tempérament de chacun s’exerçait, et le plaisir, si humain, qu’on éprouve en face des ennuis d’un supérieur qu’on n’aime pas. La vie de caserne, si elle enseigne les vertus de la solidarité, c’est longtemps après que l’on n’est plus soldat. Tant qu’on la mène, ou qu’on la subit, elle ne développe pas, chez ceux qu’elle assemble, l’amour du prochain. Et la plupart des jeunes soldats étant incapables, par leur âge ou leur éducation, de se hausser jusqu’aux idées générales les plus modestes, imputent en bloc à leurs chefs immédiats, officiers et sous-officiers, les petites misères de cette vie de caserne que leur imposent la loi du service militaire obligatoire et les lois informulées, mais aussi strictes, qui régissent toutes les communautés d’hommes. L’incident Panouille, exagéré par la presse révolutionnaire, ne pouvait pas ne pas causer maints ennuis à la gradaille du régiment, et tous les canonniers, peu ou prou, s’en réjouissaient. Mais, dans ce concert de bavardages, nul ne se souciait de Panouille. Panouille n’existait pas. Seul existait l’incident Panouille, l’affaire Panouille.
— N’empêche qu’on est consignés, grognaient les uns.
— Encore heureux si on ne nous expédie pas tous en Algérie, d’office, franco de poste et d’emballage ! enchérissaient les autres.
— Tas d’idiots ! criait un malin. C’est le colonel qui encaissera, et ils amélioreront l’ordinaire.
Dans l’affaire Panouille, Panouille disparaissait pour ses camarades. Si peu d’entre eux le connaissaient ! Et ceux qui le connaissaient auraient été bien empêchés de dire si l’humble Panouille était capable de se révolter contre ses chefs. L’affaire Panouille introduisait au quartier une distraction : les camarades du prisonnier n’en demandaient pas davantage. L’affaire leur arrivait du dehors, avec les journaux : elle leur en paraissait plus grosse et plus vague, et par conséquent plus passionnante.
Mais ce fut différent quand on apprit, après la soupe du matin, la dernière nouvelle, colportée sans retard par Rechin et par les plantons de la salle des services : Panouille, le prisonnier Panouille, avait lancé sa gamelle à la tête de l’adjudant de semaine. Et Panouille devint un personnage extraordinaire. Parce qu’il avait osé lancer sa gamelle à la tête de l’adjudant de semaine, on crut ce qu’affirmaient les journaux trop rapidement lus ; on crut qu’il avait refusé de partir pour le Sud-Algérien ; on crut qu’il avait répondu : « A bas la guerre ! » N’en était-il pas capable ?
L’effervescence au quartier s’accrut d’autant, et, comme il est naturel, elle se traduisit par un silence qui pesa sur tout le quartier pendant toute l’après-midi. Les canonniers, si bavards à l’heure de la soupe, se regardaient sans parler. Ou, s’ils parlaient, ils parlaient à voix basse, comme dans la chambre d’un malade. On vit, dès deux heures, revenir le colonel Bouteril, en auto, un colonel pressé qui s’enferma dans son bureau jusqu’à l’heure de la soupe du soir. On vit le capitaine Joussert se diriger vers le bureau du colonel, — bâtiment C. On vit s’y diriger également le lieutenant Calorgne, le canonnier Rechin, l’adjudant de semaine, le brigadier de garde, puis le prisonnier Panouille, encadré par deux servants en armes, puis encore le capitaine Joussert, et l’adjudant de semaine encore. Le même planton faisait la navette entre le bâtiment C et les autres bâtiments. L’immense cour du quartier semblait plus déserte que jamais. Dehors, derrière la grille fermée, on voyait des civils qui s’arrêtaient, regardaient, et s’en allaient, ou tenaient des conciliabules qui intriguaient les artilleurs.
A l’heure de la soupe du soir, le quartier étant consigné, la cantine fut envahie. Jusqu’à l’heure de l’appel, elle fut pleine d’un brouhaha inaccoutumé. Le vin aidant, et les alcools versés en cachette au comptoir dans les verres de café, les esprits s’échauffèrent. Le brigadier de garde dut emmener au poste un canonnier ivre que le cantinier expulsa brutalement.
Au crépuscule, quand les usines s’ouvrent pour laisser fuir leurs ouvriers fatigués, des rassemblements, plus importants que ceux du matin, se formèrent devant la porte du quartier. Un journaliste, arrivé de Paris, insista longtemps, pour être reçu par le colonel. On vit le colonel sortir, en auto, parmi les huées des civils rassemblés devant la grille. Et la nuit était noire, quand on vit passer un capitaine, petit, maigre, voûté, triste, que la foule hua comme elle avait hué le colonel. La foule ignorait que, contraint par son colonel qui prétendait l’ordonner de la part du général, le capitaine Joussert avait remis à son colonel une plainte en conseil de guerre contre le canonnier Panouille, et, en même temps, mais de lui-même, sa démission, qu’il adressait au ministre.
Dans les affaires du genre de l’affaire Panouille, il vient un moment où, avec la meilleure volonté du monde, l’homme le moins partial ne discerne plus le vrai du faux, et le possible de l’invraisemblable ; et la suite des événements échappe à ceux qu’elle intéresse le plus.
Importe-t-il de relever ici, minutieusement, le détail des interrogatoires que le colonel Bouteril, prenant l’affaire en main, fit subir aux principaux acteurs de ce drame ? Panouille ne comprenait rien à tout ce qu’on lui reprochait. Secret et têtu comme tous les simples quand ils croient avoir raison, intimidé par ce colonel qu’il n’avait toujours aperçu qu’au milieu d’une pompe militaire propre à faire impression sur lui, dérouté par cet article de journal mal lu qui gâtait tout lorsque tout s’arrangeait, abasourdi par les griefs de communisme, antimilitarisme, bolchevisme, pacifisme, etc., que le colonel inscrivait à sa charge, il ne sut ni se défendre, puisqu’il n’était pas coupable, ni dire la vérité, car elle lui paraissait sans rapport aux crimes dont on le chargeait. Rechin, lui, on s’en doute peut-être, se montra d’une candeur digne d’éloges ; le lieutenant Calorgne et l’adjudant de semaine, victime de la fureur de Panouille, déposèrent sans haine, mais aussi sans bienveillance ; les autres gradés ne savaient et ne pouvaient pas dire grand’chose ; et le capitaine Joussert, qui ne s’expliquait pas le dernier geste de Panouille, exaspéra le colonel par son calme et par sa volonté de n’agir que selon sa conscience.
Devant les manifestations, encore isolées et bénignes, mais redoutables pour les jours suivants, que les civils avaient déjà provoquées à la porte du quartier d’artillerie et qui révélaient une intention de désordres, le colonel jugeait nécessaire de ne plus étouffer le scandale ; mais il estimait qu’il le résoudrait en donnant à l’affaire du canonnier Panouille des dessous que le capitaine Joussert ne voulait pas admettre. Sommé d’accomplir enfin son devoir, le capitaine Joussert avait rédigé la plainte en conseil de guerre que motivaient les gestes du canonnier Panouille ; toutefois, sans tenir compte des dessous mystérieux que le colonel vitupérait, il n’avait pas négligé de noter honnêtement ce qui sauverait l’accusé. Le colonel mécontent et le capitaine tenace s’étaient affrontés sans témoins. L’un avait poussé l’autre à bout en lui reprochant de travailler à la ruine de la France républicaine, et l’autre, refoulant ses larmes et son envie de châtier celui qui l’injuriait, avait décidé d’abandonner la partie.
Loin de s’atténuer, l’affaire Panouille s’enfla. Vainement le colonel s’était enfermé dans son bureau avec le capitaine Joussert : on sut que le capitaine Joussert donnait sa démission. Pas plus que Panouille, les canonniers ne comprirent.
— Faut pas chercher à comprendre ! disaient-ils.
C’est le refrain éculé de la philosophie militaire. Mais pouvaient-ils comprendre ? Qui pouvait comprendre ? Des bruits, ramenés de la ville par les plantons, couraient de chambre en chambre au moment de l’appel du soir. On chuchotait que le général avait infligé trente jours d’arrêts simples au colonel ; que le député Cachin, du parti communiste, était arrivé, à fin d’enquête, par le train de huit heures ; que les chasseurs à cheval, par crainte de grabuge, étaient consignés au quartier comme les artilleurs, mais en outre alertés ; que les fantassins partaient le surlendemain pour l’Algérie au grand complet, jusqu’aux hommes libérables dans trois mois ; que le capitaine Joussert avait giflé le colonel Bouteril, cependant que certains affirmaient le contraire, ce qui compliquait la situation ; quoi encore ?
Mais rien de ce qui se chuchotait au quartier, ce soir-là, ne faisait présumer ce que réservaient les journaux du lendemain.
Les grands journaux d’informations étaient vides pour la plupart, et les curieux en concluaient déjà que l’affaire Panouille n’était pas si terrible que d’aucuns l’imaginaient. En revanche, les journaux d’extrême-gauche ne consacraient pas moins de trois colonnes au nouveau crime dont se souillait le militarisme bourgeois. Ainsi les canonniers avides — que le cycliste du colonel avait cette fois largement approvisionnés, apprirent que leur camarade Panouille, martyr du Prolétariat, faisait dans sa prison, — un taudis immonde, — la grève de la faim, pour protester contre la barbarie de l’impérialisme capitaliste. Et le Prolétariat était convié à protester aussi, par les moyens dont il disposait et dès que le Comité d’Action le décréterait opportun, contre les procédés indignes que la bourgeoisie employait pour obtenir des volontaires en vue de la guerre sud-algérienne. Après quoi, l’Ami du Peuple laissait présumer que le Comité d’Action préparait des mesures énergiques, annonçait de prochains détails sur la conduite singulière d’un capitaine qui avait donné sa démission, et publiait le texte de la demande d’interpellation que le député communiste Vaillant-Couturier avait déposée sur le bureau de la Chambre pour le président du Conseil, ministre de la guerre.
Les canonniers ne riaient plus. Ils sentaient trop que, pour une affaire où ils ne comprenaient rien, ils seraient les premières victimes de ce beau mouvement que préparait le Comité d’action de l’Ami du Peuple. Ils savaient que, depuis le matin, toutes les troupes de la garnison étaient consignées et que des patrouilles de gendarmerie circulaient dans la ville. Et le cycliste du colonel glissait à l’oreille de qui voulait l’entendre, que, par le train de Paris, avaient débarqué des voyageurs dont le nombre insolite dissimulait à la fois des chefs du parti communiste et des agents de la sûreté.
Son numéro de l’Écho de Paris sous le bras, sa cravache et ses gants dans la même main, le lieutenant Calorgne, qui portait toujours la tenue noire d’avant la guerre, rentra chez lui d’un air soucieux. De toute la matinée, il n’avait pas pu arracher trois phrases au capitaine Joussert.
— Tu vois ? dit-il à sa femme, on ne sait jamais sur quel pied danser avec cet homme-là. Il a voulu faire le malin. Total : il donne sa démission. Je te demande un peu si c’est raisonnable !
Il attendit. Sa femme se contenta de hocher la tête. Il continua :
— Avant-hier, il colle quatre jours de prison à Panouille. Hier, il le traduit en conseil de guerre. Ce matin, tu ne sais pas ce qu’il a fait ?
— Non.
— Il a fait l’inventaire du magasin d’habillement.
— Puisqu’il a donné sa démission, il s’apprête.
— Le colonel nous a prescrit, ce matin, de nous montrer le moins possible en uniforme dans les rues, pour éviter de créer des incidents.
— Il a peut-être raison ?
— Il a raison, il a raison… En tout cas, avant la guerre, on ne baissait point pavillon comme ça devant les anarchistes. Rappelle-toi, au printemps, quand il y avait retraite militaire, le samedi soir, tout le peuple suivait. Et même, les conseillers municipaux des faubourgs ont réclamé, parce que les retraites ne passaient point par les faubourgs. Ainsi, tu vois !
— Nous ne sommes plus avant la guerre.
— Foutre non !
— Édouard !
Madame Calorgne se permettait quelquefois de relever les écarts de langage de son mari. Il n’avait que trop souvent tendance à parler comme il parlait avant la guerre, quand il était sous-officier. Et le lieutenant Calorgne tolérait ces reproches de sa femme.
Il s’était assis à table et dépliait sa serviette.
— Revue d’armes tantôt, dit-il. Ça va barder.
— Le capitaine est de mauvaise humeur ?
— Non, pas du tout. C’est moi qui passe la revue. Avant la guerre, c’était le lieutenant en premier qui passait la revue d’armes. Quand j’étais bleu…
Il s’arrêta.
— Écoute ! fit-il.
Ils écoutèrent.
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle le regardait.
— L’Internationale. Tu n’entends pas ?
Il alla vers la fenêtre et l’ouvrit.
Un cortège d’hommes et de femmes, chantant l’hymne révolutionnaire, débouchait du pont.
— Ils vont du côté du quartier, dit le lieutenant Calorgne.
— Que c’est bête ! murmura sa femme.
Le cortège défila sous leurs fenêtres. Des femmes sans chapeau et des hommes à casquette marchaient au pas, quatre par quatre, derrière un drapeau rouge.
— Que c’est bête ! répéta madame Calorgne.
— Ils se prétendent antimilitaristes, et vois-les ! Ils marchent au pas, hommes et femmes, mieux que nos servants. Ils vont sûrement au quartier. C’est le 1er groupe qui est de service.
— Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?
Madame Calorgne était inquiète. Comme la plupart des femmes, elle tremblait à la pensée de la révolution dont tous les journaux signalaient, vantaient, ou déploraient, depuis l’armistice, les progrès certains.
— Oh ! dit le lieutenant Calorgne. Beaucoup de bruit, peu de danger. Ils agitent leur drapeau rouge comme un épouvantail à moineaux. Mais, qu’on me donne seulement un peloton de chasseurs, et tous leurs épouvantails s’évanouiront.
— Tu crois ?
— Viens manger. Laisse-les chanter leur Internationale : ça distraira nos canonniers, qui sont consignés à cause de ces braillards. Eux, ils s’en fichent : avec leur semaine anglaise, ils ont toute cette après-midi et toute la journée de demain pour se promener ; ils s’en moquent bien, que nos soldats ne se promènent pas ! Mais ça ne les empêchera pas de crier : « Vivent les petits soldats ! A bas l’armée ! »
— Je ferme la fenêtre ?
— Si tu veux. Tiens ! les côtelettes sont froides maintenant.
— Mets de la moutarde.
— C’est de la neuve ?
— Oui.
— De la coopérative ?
— Oui : vingt-sept sous. La même qu’on paye un quatre-vingt-quinze chez tous les épiciers.
— Tu m’as acheté du papier ?
— Trois mains. Il a augmenté de deux sous par main.
— Elle est un peu douce, la moutarde.
— Oh ! toi, il te faut du sinapisme !
— Tu exagères.
Ce samedi-là, le maréchal des logis Faituel était chef de poste au quartier.
Excellent sous-officier qui n’avait jamais attiré la moindre réprimande, il s’acquittait de son service avec un zèle remarquable. Seuls, Rechin et deux ou trois autres canonniers connaissaient mieux le véritable Faituel. Pour eux, il se réservait moins que pour tout le monde. Il les recevait assez souvent, le soir, après la soupe, dans la chambre qu’il avait louée, en ville, chez une vieille dame sourde dont il excitait l’admiration par sa courtoisie et sa sagesse. Jamais le maréchal des logis Faituel ne recevait une femme chez lui. Chaque soir, il arrivait en uniforme bien taillé, vers cinq heures. A sept heures, qu’il eût eu ou qu’il n’eût pas eu la visite de ses camarades, il repartait, en civil. Vers neuf heures, il rentrait, se déshabillait, et regagnait le quartier. Mais Rechin, qui n’était pas un sot, le soupçonnait d’avoir en ville une autre chambre, sinon tout un appartement, où l’on ignorait qu’il fût soldat et où il ne recevait aucun soldat.
Au quartier, le maréchal des logis Faituel évitait toute rencontre familière avec les camarades qu’il traitait en ville comme de véritables amis. Il avait même dû, à plusieurs reprises, en avertir expressément Rechin, qui le jugeait timoré. Pas n’est besoin sans doute de spécifier que, ce samedi-là, troisième jour de prison de Panouille, le maréchal des logis Faituel, plus circonspect que jamais, renvoya sans ménagement le canonnier Rechin qui cherchait à l’aborder dès la fin de la parade de garde. Rechin, toutefois, ne désirait lui dire que deux mots :
— Tâche de voir Panouille. Moi, je suis brûlé, tu le sais.
— Bon. Rompez ! répondit le chef de poste.
Faituel avait d’autres soucis, car il pressentait que son tour de garde ne serait pas des moins délicats, mais il s’était promis de ne pas perdre une si précieuse occasion de causer avec Panouille. Chef de poste, il était responsable, et par conséquent il pouvait pénétrer dans tous les locaux pour s’assurer, à telle heure qu’il lui plairait, que tout y était bien en ordre.
Il visita les prisons quand son brigadier fut revenu de la corvée de soupe aux prisonniers. Il eut soin seulement, avant d’ouvrir la cellule de Panouille, d’abaisser le plus possible sur ses yeux la visière de son casque.
Il était adroit. Il sut trouver quelques paroles suffisantes pour que Panouille ne regimbât pas d’emblée. Et, les ayant prononcées, il n’eut plus aucune crainte : il était maître de Panouille.
— Mais oui, mon pauvre vieux, lui dit-il doucement, vous avez des amis. Ils vous sauveront.
— J’ai rien fait. J’ai pas frappé le lieutenant et j’ai pas lancé la gamelle à l’adjudant. Je vous jure…
— Oh ! moi, je vous crois. Mais ici, dans ce métier, ce n’est pas toujours la vérité qu’on croit. Et à votre place, moi, je ne persisterais pas à nier. C’est un très mauvais système de nier avec obstination : il y a des juges que ça incommode, surtout au conseil de guerre.
— Alors, sûr et certain, ils me font passer au conseil ?
— Dame !
Panouille, une fois de plus, exhala son juron favori.
— Vous les connaissez, poursuivit le maréchal des logis : tous des brutes, qui ne sont contents que du malheur des pauvres types. Ah ! si tu étais riche, mon pauvre Panouille, sois tranquille : tu ne serais pas où tu es, et on n’aurait pas voulu t’envoyer d’office en Algérie. Ici comme ailleurs, il n’y a de misère que pour les misérables. Mais ça ne durera pas toujours : nous nous vengerons. Toute l’armée, c’est de la racaille à pendre.
— Ils sont pas tous mauvais, hasarda Panouille que semblables paroles, d’un sous-officier, rendaient perplexe. Le capitaine Joussert, il est bon fieu.
— C’est vrai qu’il ne voulait pas te punir ?
— Sûr et certain. Et gentil avec ça. Il comprend les choses.
— Ça me fait plaisir de te l’entendre dire. Est-ce que tu sais qu’il a donné sa démission ?
— Non !
— A cause de toi.
— Alors, je passerai pas en conseil ?
— Au contraire.
— Ah ! alors, je suis foutu. J’aurai personne pour me défendre.
— Mais si, tu auras un avocat. Un grand, qui te fera acquitter.
— Acquitter ?
— Oui. Et puis, on me disait que tu avais un ami, comment donc ? Rochin ? Regin ?
— Rechin ? C’est un faux frère. Il m’a fait poisser hier un sale journal.
— Non, Panouille, non. Rechin est ton ami. Écoute-le, tu ne t’en plaindras pas.
— Vous le connaissez ?
— Non, mais un de mes camarades le connaît très bien.
— Ah !
— Ce journal qu’il t’apportait hier, c’est lui qui te sauvera.
— Vrai ! vous me dites des choses ! Si c’était pas vous, je le croirais pas.
— Ne le répète à personne. Garde ça pour toi.
— Sûr et certain.
— Tu sortiras de prison, la tête haute, Panouille. Tu es du peuple, le peuple te délivrera.
— Personne me connaît.
— Plus que tu ne penses, Panouille. Allons, courage ! Donne-moi la main. Espère.
— Ah ! maréchal des logis ! J’aimerais mieux pas passer au conseil.
— Il vaut mieux que tu y passes. Ton procès est le procès du peuple. Tu auras tout le monde de ton côté.
— Vous croyez ?
— Adieu, Panouille, et silence.
Et la porte de la cellule fut refermée sur Panouille, plus perplexe que jamais.
Le cortège qui chantait l’Internationale, le capitaine Joussert l’avait vu passer, lui aussi, de la terrasse du Café des Sports où il était attablé en compagnie d’un camarade, ingénieur de l’une des usines dont la ville tenait à la fois sa richesse et son air lourd de fumées.
— Pauvres gens ! murmura-t-il.
Mais il n’avait dans la voix aucun mépris.
— Pauvres gens qu’animait jadis une foi religieuse propre à les consoler de leur vie si dure, et qu’anime à présent une autre foi, mais basse, et sans issue ! Tels qu’ils marchent vers ils ne savent trop quoi, ils marchaient vers l’ennemi, le jour de la bataille de Guise. Il suffit d’exalter en eux cet instinct d’abnégation et de dévouement qui dort au cœur de tous nos compatriotes, pour les emmener n’importe où. C’est un beau peuple, ami, que le peuple de France.
— Tu ne les vois pas à l’atelier, toi, répondit l’ami. Ce sont les premiers ouvriers du monde, tant par leur intelligence personnelle que par leur application. Mais, Français, ils aiment à se critiquer et à critiquer leurs patrons ; et les chefs communistes sont impardonnables, qui méprisent ces ouvriers au point de les vouloir ravaler tous au niveau de simples manœuvres égaux.
— Impardonnables ? répliqua le capitaine Joussert. Ineptes, plutôt, les uns parce que, sincères dans leur conviction, ils n’ont les yeux fixés que sur leur idéal, et les autres parce que, véritables exploiteurs de la misère populaire, ils n’ont pour les troupes qui les suivent que le dédain le plus écœurant. Ni les uns ni les autres de ces chefs ne sont de vrais chefs : intellectuels ratés dans la plupart des cas, ils manquent ou d’esprit pratique ou de conscience. Ils perdront leurs troupes, non sans les faire d’abord décimer par la guerre civile et sans les précipiter dans une misère plus grande. Une révolution, comme une guerre, ne profite qu’à une minorité de sacripants. Le peuple n’en fait que les frais.
L’ingénieur posa la main sur le bras du capitaine.
— Comme te voilà triste !
— J’ai donné ma démission.
— Toi ?
— Tu ne sais pas ce qu’est devenue notre prodigieuse armée de la guerre, cette élite de la nation. Elle est devenue ce que la nation redevient peu à peu, tandis que les anciens combattants, fatigués, s’engourdissent : la proie des anciens embusqués, des anciens lâches, la proie des partisans de toutes les compromissions.
— Allons ! dit l’ingénieur, avoue-le : tu t’aperçois que tes doctrines sont en train de faire faillite.
— Non.
— Mais tu n’y crois plus.
— J’y crois plus que jamais. Plus que jamais, je crois que la France a besoin d’une monarchie.
— Le peuple, qui vote, n’en veut pas.
— Le peuple ne sait pas. Dès l’école, on le trompe ; on lui enseigne que les rois mangeaient son pain et buvaient sa sueur ; mais on ne lui enseigne pas qu’il ne faut pas imputer aux rois ce qui est imputable à la noblesse, et on se garde bien de lui enseigner que les rois étaient toujours en lutte contre la noblesse et que c’est contre la noblesse, avec le peuple et pour le peuple, que les rois ont créé le royaume de France. On ne lui enseigne pas que cette noblesse d’autrefois n’était que ce que sont les banquiers, les agioteurs, les accapareurs, les sociétés anonymes d’aujourd’hui. On ne lui enseigne pas que les rois étaient moins dangereux pour le peuple que ne le sont aujourd’hui ces Normaliens défroqués et ces avocats sans clientèle qui composent les trois quarts du parlement tout-puissant. Si le peuple savait…
— Veux-tu faire de la politique ?
— Faire de la politique ? Car c’est un métier, n’est-ce pas ? C’est la France qu’il faut faire, mon ami.
— Toujours des guerres ?
— Où as-tu lu ton Histoire ? Louis XIII et Louis XIV avaient fait la France intérieure, mon ami. Il faut refaire cette France. Il ne s’agit pas de la refaire contre un étranger quelconque, il s’agit de la refaire contre ceux qui la désagrègent intérieurement. La démagogie, qui penche vers l’internationalisme, étrangle un pays et le met à la merci des autres. Que m’importe que la Russie et l’Allemagne soient fortes et prospères, si ma France est prospère et forte aussi ? Je ne souhaite la mort et la ruine ni de l’Allemagne qui voulait nous conquérir, et nous l’avons vaincue, ni de la Russie, qui rêve de détruire le monde entier. Il me suffit que ma France ne meure pas. Et ces gens qui chantent l’Internationale, je suis sûr qu’ils ne sont pas plus assoiffés de paix que moi-même.
— Alors, pourquoi quittes-tu l’armée ?
— Une altercation avec mon colonel. C’est un peureux autoritaire. Je n’aime pas ce genre d’hommes, surtout quand ils prétendent me faire agir contre ma conscience. Je suis au service de mon pays, je ne suis pas au service d’un colonel. Au reste, de nous deux, il n’aura pas le dernier mot. As-tu entendu parler de l’affaire Panouille ? Tu ne lis ni l’Humanité, ni l’Ami du Peuple ?
— Non.
— Tu en entendras parler. Ces gens qui chantaient l’Internationale vont certainement la chanter devant notre quartier. Si le colonel fait un geste maladroit, nous aurons peut-être du vilain. Le tout, à cause d’un pauvre diable auquel j’ai dû infliger quatre jours de prison. Mais tout s’est embrouillé. Je t’expliquerai plus tard. C’est assez curieux. Je rentre au quartier : le ministre n’a pas encore accepté ma démission.
— A demain ?
— A demain.
Le quartier des artilleurs occupait un vaste quadrilatère limité par une place, où s’ouvrait la grille d’honneur, et par des rues aux maisons pauvres qui ne se réveillaient qu’aux premières heures de la nuit, quand les soldats quêtent un peu de distraction. Dans la journée, les jeunes recrues faisaient leurs classes à pied sur la place ; mais les rues qui bordaient le quartier étaient à peu près désertes.
Le capitaine Joussert s’engagea dans une de ces rues assez tôt pour apercevoir deux hommes, deux civils, dont l’un grimpait sur les épaules de l’autre, le long du mur d’enceinte du quartier.
Prompt, le capitaine pressa le pas. Les deux hommes ne l’entendaient point. Celui qui servait de soutien à l’autre tendait la main vers le sol pour y saisir un sac de toile bise, sans compromettre l’équilibre de son compère.
Le capitaine courut.
Du côté de la place où la grille d’honneur s’ouvrait, on chantait l’Internationale.
Le capitaine fut rapidement sur les deux hommes.
Un bras qui brandit la cravache. Un derrière cravaché. Deux cris. Un homme qui tombe. L’autre qui veut s’enfuir, avec son sac. Mais le capitaine Joussert lui agrippait le poignet.
— Qu’est-ce que vous fichez là ?
— …
— Voyons ce sac. Des brochures de propagande ?
L’homme agrippé dénoua la ficelle. L’autre se massait la jambe droite.
Le capitaine, tenant toujours l’homme, prit une brochure.
— Soldats, fraternisez ! C’est gentil. Alors, vous n’avez pas le courage de faire entrer ça par la porte ?
Les deux compères se taisaient.
— Bon. A chacun selon son mérite ! Toi, tu as ton compte ?
Il s’adressait à celui qu’il avait cravaché.
— Et voilà pour toi ! Vous ne serez pas jaloux.
Et deux gifles retentirent sur les joues de l’acolyte.
— Maintenant, au large !
Et, le pied sur le sac, son butin, il chassait les deux hommes, penauds, qui détalèrent.
Traînant le sac de brochures, le capitaine Joussert, ragaillardi par son exploit, gagna la place.
On y chantait toujours l’Internationale. Deux ou trois cents hommes et femmes, graves comme à l’église, massés devant la grille autour d’un drapeau rouge, chantaient profondément. Entre leur masse et la grille du quartier, qui était fermée et gardée par une sentinelle, la chaussée, libre, semblait préparée comme un piège. A toutes les fenêtres de tous les bâtiments, il y avait des soldats.
Le capitaine Joussert, calme, traînant son sac, prit le milieu de la chaussée.
Le refrain s’achevait.
— A bas l’armée !
— A bas la guerre !
— Mort aux galonnards !
— Vive Panouille !
— Rendez Panouille !
— Délivrez Panouille !
Un tumulte hurlait tout à coup. Les rangs des manifestants se disloquaient. On avait vu le capitaine Joussert. On le menaçait.
— Vive Panouille !
— A bas la guerre !
Pâle, mais calme, sans morgue, traînant son sac, le capitaine Joussert s’avançait.
— Vive Panouille !
Et les vociférations de gronder.
Mais, au bout de la place, un nouveau cortège apparaissait, drapeau rouge en tête, qui chantait aussi l’Internationale. Les cris redoublèrent. Des femmes s’élancèrent à la rencontre du capitaine.
— Aux armes ! cria la sentinelle.
Les manifestants se précipitaient vers le capitaine. Sans lâcher son sac, il jeta sa cravache derrière lui. Il n’avait plus qu’une dizaine de mètres à franchir pour toucher à la grille. Les hommes du poste accouraient, mousqueton à la main, commandés par le maréchal des logis Faituel.
— La petite porte ! cria le maréchal des logis.
Ce fut bref.
Entouré, le capitaine disparut au milieu des manifestants.
— Au capitaine ! cria le chef de poste.
Par la petite porte, trois canonniers se ruèrent.
Mais, soudain, deux détonations, coup sur coup. Et, subitement, les assaillants, se bousculant, reculèrent, refluèrent, s’échappèrent. Un vide se trouva fait devant la grille. La sentinelle était toujours debout. Deux hommes gisaient au bord du trottoir : un civil à casquette, et le capitaine Joussert.
Le nouveau cortège, chantant l’Internationale, approchait.
Quelques manifestants, qui s’étaient ressaisis après la panique, se baissaient autour du blessé. Les canonniers relevaient le leur, et l’emportèrent dans la cour du quartier. Blême, le maréchal des logis Faituel, revolver au poing, refoulait vers l’intérieur ses hommes de garde. La cour s’emplissait de canonniers. L’adjudant de semaine hurlait des ordres que nul n’exécutait. La foule, dehors, son chant coupé net, s’enflait autour de son blessé.
— Il est mort ! lança une voix de femme.
— Assassins !
— Assassins !
La foule criait à la mort.
Pendant vingt minutes, elle secoua la grille du quartier. La sentinelle avait été emmenée par les plus furieux. Derrière la grille, le maréchal des logis Faituel avait éloigné tous les canonniers.
— Assassins !
— Assassins !
— Assassins !
Et là-dessus, perçant les vociférations, brusquement, un cri affolé :
— Les chasseurs !
En moins de cinq minutes, la place fut déserte.
Le peloton de chasseurs passa au trot à hauteur de la grille des artilleurs, sans trouver autre chose devant ses chevaux que quatre hommes qui en emportaient un cinquième, mort ou blessé, que pas un cheval ne frôla.
Dans son étroite et sombre cellule, Panouille se réveilla en sursaut.
— Alerte !
Il avait entendu crier alerte à l’instant même où il se réveillait. Il se frotta les yeux.
Il avait eu peur. Il sourit.
— C’est samedi, songea-t-il. C’est manœuvre de la pompe.
Et il songea que, dans deux heures, les permissionnaires à destination de Paris se rassembleraient dans la cour, devant la salle des services, et que, ceux-là partis, se rassembleraient ceux de la direction de Besançon, de Dôle et de Lons-le-Saunier, et donc ceux de Passenans.
Ceux de Passenans ? Ils n’étaient guère que deux au régiment : le fils d’un fermier de Darbonnay, qui allait chez lui presque tous les dimanches, et lui, Panouille, qui n’allait chez ses maîtres que tous les deux mois, ou à peu près. Encore n’y allait-il qu’à cause de Marguerite.
Panouille se frotta les yeux. Il avait dormi, lourdement dormi. Pendant combien de temps ? Deux heures ? Trois heures ? Les camarades désignés pour la manœuvre de la pompe à incendie l’avaient, en criant alerte, tiré de son sommeil. Il dormait si bien !
— J’aurais pas dû rien répondre au brigadier, songea-t-il, ni à Rechin, ni à personne.
Sans cette sotte réponse lancée à Rechin, sans ce juron exhalé à la face du brigadier de chambrée, Panouille, à cette heure, brosserait sa culotte et sa veste numéro 2 pour aller en permission, en permission à Passenans, voir la Marguerite qui avait besoin de lui, la Marguerite qui l’attendrait peut-être à la descente du train.
— Ah !
Panouille, une fois de plus, exhala son morne juron, cause de son malheur.
Il avait dormi. Avait-il rêvé ? Tant de pensées contradictoires lui montaient en même temps à la tête ! Comment les débrouiller ?
Qu’était-ce que cette histoire de ce maréchal des logis de garde, qu’il ne se rappelait pas avoir jamais vu, et qui parlait d’une voix douce en baissant le front, de telle sorte que l’on n’eût pas pu dire de quelle couleur étaient ses yeux, et qui conseillait à Panouille d’espérer ?
Espérer ? Espérer quoi, puisque Panouille n’allait pas en permission ?
Panouille se frotta les veux.
Aller en permission ? Voilà trois jours qu’il était prisonnier, et il était prisonnier en prévention de conseil de guerre. Conseil de guerre ? On l’accusait d’avoir jeté sa gamelle à la figure de l’adjudant de semaine. On l’accusait aussi d’avoir frappé son lieutenant, le lieutenant Calorgne. On l’accusait encore d’avoir insulté son brigadier de chambrée. Et on l’accusait enfin de cacher dans son paquetage des journaux qu’on ne doit pas lire au quartier. C’était, selon le colonel, le grief le plus grand. Mais Panouille n’avait jamais ni le temps ni le goût de lire un journal. Ses camarades lui racontaient la politique et les faits divers, et les conférences de la paix où participaient les ministres de tous les pays, et la guerre du Sud-Algérien, et les mutineries des marins de la Mer Noire. Et Panouille ne savait pas si la Mer Noire est une mer de Chine et il ne se souciait pas de ces balivernes. Il avait assez à faire d’astiquer les bricoles de ses deux chevaux pour la corvée du lendemain. Que lui reprochait-on de lire des journaux ?
Du reste, ce maréchal des logis de garde n’avait pas l’air d’estimer que Panouille fût coupable. Il lui annonçait qu’un avocat le défendrait devant le conseil de guerre et que le peuple le ferait acquitter. Certes, ce maréchal des logis si bienveillant, bienveillant comme le capitaine Joussert, avait raison : Panouille était du peuple. Mais tout le monde n’est-il pas du peuple ? Les riches ne sont pas nombreux. A Passenans, il n’y en a guère. Et ils ne sont ni farauds, ni méchants. Les fermiers sont de beaucoup plus avares et difficiles que les propriétaires. Mais il y a plus de valets de ferme que de fermiers. Le maréchal des logis pensait-il que les valets de ferme de Passenans enverraient une pétition en faveur de Panouille, qui allait être traduit devant le conseil de guerre ? Mais tous ne savent pas écrire, ou même signer leur nom seulement, et tous ne sont pas Français. Et les autres n’aiment pas être mêlés à des affaires de justice et de tribunaux.
Panouille avait-il rêvé ?
Il concevait mal que son cas ne fût pas grave. Puisque le colonel l’avait fait comparaître devant lui, le cas certainement était grave. Le colonel ne fait pas comparaître devant lui tous les canonniers qui lâchent de gros mots. Et d’autres que Panouille lisaient ces maudits journaux qu’on l’accusait de lire, quand il ne les lisait pas. Et ces autres, tels que Rechin, ils ne passaient pas en conseil de guerre.
Le maréchal des logis de garde, qui baissait le front, parlait d’une voix trop douce. Panouille ne douta pas d’avoir rêvé. Ah ! que n’avait-il aussi bien rêvé de Marguerite, de sa Marguerite qu’il ne verrait pas, puisqu’il n’irait pas en permission à Passenans ?
En permission… Marguerite…
Cent treize demain matin… Passenans… Marguerite… Libération… Retour au pays… Les chevaux à la charrue… Marguerite…
Marguerite…
Panouille dormait.
Il n’est pas besoin de motifs extraordinaires pour qu’un homme devienne célèbre. Désirant la gloire que dispensent les journaux, Panouille ne l’eût probablement pas obtenue. Elle vint à lui, généreuse et bruyante. Huit jours après les incidents minimes qui avaient troublé une chambre d’artilleurs, puis une batterie, puis un régiment, puis toute la garnison et toute cette ville de province dont la population industrielle affectait de ne pas aimer les militaires, le nom de Panouille avait été imprimé par le plus petit des hebdomadaires de France et livré à la curiosité publique. Et, selon la couleur des gazettes, Panouille avait été présenté comme un martyr ou comme un misérable, et une partie de l’opinion l’élevait au rang des héros du prolétariat, tandis qu’une autre le rabaissait au niveau des tristes individus qui ne valent pas la corde dont on doit les pendre.
L’affaire, étant obscure, excitait les passions. Certains parlaient des temps proches sur un ton d’amertume et de menace, et certains déploraient la faiblesse d’un gouvernement qui mettait le pays à la merci d’aventuriers dangereux. Les deux communiqués que le Ministère de la Guerre avait rédigés afin de dissiper le malentendu naissant, n’avaient rien dissipé.
— On sait bien, se disait-on, qu’un démenti officiel n’est qu’un aveu.
Et les journaux des différents partis politiques s’étaient enflammés de plus belle.
Les détails de l’affaire, il est vrai, pouvaient permettre toutes les hypothèses et toutes les déductions. Dès le début, un homme était mort, tué, à cause de Panouille, de chaque côté de la barricade : un ouvrier, et le capitaine qui connaissait mieux que personne la vérité. Les différents partis en profitèrent de leur mieux.
Pendant trois semaines, la ville, qu’un simple mot lancé par Panouille avait placée en vedette, fut animée de manifestations et de patrouilles. Des cortèges d’ouvriers en grève parcouraient les rues désertes dont les maisons bourgeoises, volets clos, semblaient inhabitées. Ou bien des pelotons de chasseurs faisaient sonner les fers de leurs chevaux sur les pavés, tandis qu’à d’autres heures des sections d’infanterie se hâtaient en cadence ; mais soldats et grévistes évitaient de se rencontrer. Et, malgré l’arrivée de deux nouveaux bataillons, ce bonheur des rencontres évitées avait peu à peu fatigué l’arrogance des grévistes et la colère des soldats. Après trois semaines de cortèges, de chants, de défilés, de cris, les ouvriers avaient repris le chemin des usines, et l’on ne voyait plus de patrouilles dans les rues qui se réveillaient timidement. Si bien qu’on put de part et d’autre se féliciter que les obsèques rivales des deux victimes du début se fussent déroulées dignement, sans bagarre ; et le succès avait été d’autant plus difficile que, par déférence, le maire et le général s’étaient fait représenter à l’enterrement du manifestant tué, tandis qu’une délégation d’ouvriers avait suivi le corbillard du capitaine, — double déférence qui, dans de telles conjonctures, risquait d’être de part et d’autre mal accueillie et d’entraîner des protestations mauvaises.
Le Gouvernement était d’ailleurs intervenu. A la Chambre des Députés, le Président du Conseil déclarant qu’une enquête sévère était menée et que la justice suivrait son cours, la demande d’interpellation du communiste Vaillant-Couturier avait été renvoyée à la suite.
D’être nommé par de si hauts personnages à la tribune de la Chambre, pouvait enorgueillir dans sa cellule l’humble Panouille. Panouille en fut plutôt d’abord vaguement effrayé. De tant de complications imprévues, il n’augurait rien de bon. Il savait de science plus certaine qu’il passerait devant les officiers du conseil de guerre et il eût préféré passer devant eux en accusé moins illustre. A ce bruit dont on entourait sa chétive personnalité, il dut cependant un avantage : transféré des locaux disciplinaires du régiment à la prison militaire de la ville, il fut traité avec plus d’égards assurément que s’il n’eût été qu’un soldat entre les soldats, au lieu d’être Panouille. Mais il était Panouille.
Panouille était Panouille. Il le comprit plus nettement quand il reçut, dans sa prison, la première visite de son avocat.
Son avocat ! Le maréchal des logis Faituel et le canonnier Rechin lui avaient annoncé qu’il serait défendu par un grand avocat, mais il n’osait pas croire que ce pût être vrai. Et il fut effaré, le pauvre Panouille, quand l’avocat se nomma devant lui, pour lui.
En réalité, ce grand avocat n’était grand que depuis qu’on le comptait parmi les chefs du parti communiste. Député, naturellement, grâce à sa faconde et grâce à l’héritage que lui avait légué son père, le Citoyen Maître Pigace ne plaidait que pour les martyrs du parti. La liste de ses victoires était courte. Lui, et les journaux du parti, imputaient ses constants échecs à la sottise, à la peur et à la bassesse des juges bourgeois devant lesquels il ne défendait que des héros. Mais il ne prenait guère la peine de les défendre. Il se contentait d’attaquer violemment tout le monde autour de lui, témoins, juges et société, et, sans se soucier du malheureux qu’il abandonnait à l’infâme justice capitaliste, il tournait ses plaidoyers en apologies pour le communisme, transformant le tribunal en salle de réunion politique et ne cherchant qu’à provoquer de retentissantes condamnations dont il s’indignait ensuite, toujours violemment, dans l’un des journaux du parti.
Au milieu de l’affaire Panouille qui s’enrichissait de grèves, de mutineries militaires, et de deux morts, le Camarade Pigace pouvait trouver un des beaux triomphes de sa carrière.
— Monsieur, lui dit Panouille.
Il coupa :
— Appelle-moi maître, je suis ton avocat.
Les explications de son client lui parurent à la fois insuffisantes et superflues. Il connaissait l’affaire Panouille mieux que Panouille.
Mais Panouille se rappela que ses amis lui avaient conseillé de ne pas nier, et il interrogea le camarade Maître Pigace.
— C’est que, dit-il, j’ai pas frappé le lieutenant, et j’ai pas crié : « A bas la guerre ! »
— Tu n’as rien à répondre, trancha l’avocat.
Il avait pesé son client.
— Je suis là pour te défendre, fit-il. A toutes les questions que l’on te posera, réponds seulement : « Je n’ai rien à répondre. » Je me charge du reste.
— Bien, monsieur, dit Panouille…
Alors le camarade Pigace commença devant Panouille une longue conférence véhémente, qui était peut-être un projet de plaidoyer, et dont plus d’un point échappait à Panouille.
— Tu me suis ? demandait le grand avocat.
Et Panouille n’osait pas dire qu’il ne suivait pas.
Il osa toutefois demander à son tour, quand il crut que Maître Pigace avait fini :
— Est-ce que je serai acquitté ?
Mais l’avocat riposta :
— Laisse-moi faire.
Et il continua de parler.
Panouille était plein d’admiration. Il ne quittait pas du regard l’étonnant défenseur qu’il estimait plus merveilleux qu’il ne l’eût espéré. Et l’autre, s’enivrant de l’effet qu’il produisait sur l’humble Panouille, continuait de parler.
Néanmoins il s’arrêta. Et il attendait sans doute des félicitations.
— Je serai acquitté, dit Panouille.
— Nous aurons une belle affaire, répliqua Maître Pigace. N’oublions pas que l’affaire du collier a été l’une des causes actives de la Révolution de 89.
— Quel collier ? fit Panouille.
Maître Pigace sourit.
Reprenant contact avec la réalité, il se mit à causer familièrement. Panouille se sentit plus conquis encore de tant de bonté après tant de talent.
S’il avait quelque désir à exprimer ? Certes. Il songeait à Marguerite. Depuis cette désolante affaire, il était sans nouvelles. Il ne songeait qu’à Marguerite et qu’à son silence. Ou bien gardait-on les lettres qu’elle lui écrivait ?
— Sûr et certain, dit Panouille, si vous vouliez lui écrire…
Le camarade Pigace promit. Avec effusion, Panouille l’en remercia. Pour remercier, il trouva les mots qu’il n’avait pas trouvés pour féliciter. Touché de compassion, l’avocat s’attarda auprès de son client.
Humblement, simplement, Panouille avoua son secret, décrivit la ferme où il rêvait d’unir sa vie à celle de Marguerite, parla de cette vie qui serait la sienne après sa libération, s’enhardit, parla des travaux et des plaisirs de la campagne, des travaux surtout, parla, parla lui aussi.
Le camarade Pigace hochait la tête d’un air grave. Il écoutait avec patience.
— Mais les fermiers ? disait-il.
Il s’instruisait.
— Et les métayers ?
Panouille, tant bien que mal, donnait explications sur explications.
A son tour, l’avocat se taisait.
Et, quand Panouille eut tout dit :
— Oui, murmura le camarade Maître Pigace, on ne sait pas assez ces choses : il faut étroitement marier la faucille et le marteau. Très important. Capital même. Vital. Sinon, le parti est dans le lac.
Mais Panouille ne comprit pas.
L’affaire Panouille dépassait Panouille et l’engloutissait. Il l’ignorait, et c’est normal. Et il ignorait que sa légende pouvait l’écraser, et c’est encore normal.
Dans sa prison de sa petite ville, il ne songeait, lui, qu’aux moyens de revoir sa Marguerite. Mais la petite ville, rentrée dans l’habituelle tranquillité, oubliait déjà l’artilleur qui l’avait tirée pour quelques semaines de ses habitudes et rejetait parmi les vieilles histoires l’histoire du canonnier Panouille.
Et cependant, s’élargissant peu à peu, l’affaire Panouille était devenue une de ces affaires qui gênent un gouvernement : elle y avait gagné de l’ampleur et perdu de l’acuité.
Presque chaque jour, une gazette y faisait allusion. On ne disait pas tout à fait Panouille comme on avait dit, vingt-cinq ans plus tôt, Dreyfus. L’affaire Panouille ne divisait pas le pays en factions hostiles, mais elle servait à tous les partis : chacun y trouvait ce qu’il désirait y trouver. C’était à une heure où les patriotes français craignaient que la fatigue née de la guerre, ou le dégoût d’un état de choses puant l’impuissance et la veulerie, ne livrât la France, découragée de sa victoire de 1918, à l’expérience bolcheviste. L’armée et la marine subissaient une propagande active. Coup sur coup, les noms de Marty, de Badina, de Sadoul et de Panouille avaient alerté l’opinion publique.
Aussi le procès de Panouille ne pouvait-il pas ne pas souffrir des querelles qu’il alimentait. Et Panouille fut condamné, après un plaidoyer de Maître Pigace qui dura trois heures.
Condamné. Condamné durement, sans pitié. Panouille en demeura confondu.
S’était-il, en attendant l’heure du jugement, accoutumé à l’idée qu’il serait acquitté ? La plupart des gens qui l’avaient approché, le lui affirmaient sur tous les tons : il serait acquitté. Or, il fut condamné sans ménagement. Stupeur. Panouille ne se rendait pas compte de la situation exacte. Le jugement de ses juges l’écrasait. Quel crime avait-il donc commis, le pauvre Panouille, pour encourir cette effroyable disgrâce ?
Être séparé de Marguerite pendant des années et des années : voilà le supplice qu’on lui infligeait. Le reste n’existait pas : la vie de prison n’était point plus lourde à Panouille que la vie de caserne. Mais la vie sans Marguerite ? Il se représenta d’emblée le pire châtiment, que ses juges n’avaient pas nommé : Marguerite perdue. Perdue à jamais. Car les maîtres, cette fois, à Passenans, auraient bien raison de sa résistance, si elle résistait, et elle accepterait d’épouser le gars de Sellières qui avait remplacé Panouille à la ferme.
Stupeur : première émotion de Panouille. La seconde fut de la colère. Jusque-là, il s’était considéré comme la victime d’événements absurdes dont l’absurdité serait reconnue et proclamée. Il se considéra comme victime de la méchanceté et de la tyrannie des hommes. Des phrases, prononcées jadis par Rechin ou naguère par son avocat, lui revenaient à la mémoire. Alors que ces mots n’avaient jamais eu pour lui un sens réel, il devina tout à coup ce qui se cache de terrible sous le militarisme et le capitalisme.
Une rancune profonde monta lentement en lui. Il n’eut pas besoin de la vaine consolation que lui offrit son avocat. Il n’en voulut pas. Il serra les poings.
Condamné. Il était condamné. Injustice noire. Ces interminables jours de prison préventive qu’il avait subis ne suffisaient-ils pas ? Quel crime, quel crime avait-il commis ? Tant d’événements incompréhensibles le harcelaient. Le capitaine Joussert avait été tué, un ouvrier avait également été tué, et Panouille revoyait les témoins de son affaire : le lieutenant Calorgne, impitoyable ; le brigadier de chambrée, timide et accablant ; et surtout le colonel Bouteril, qu’on venait de nommer général ; et Maître Pigace, avocat merveilleux, qui avait su flétrir d’avance publiquement la méchanceté des juges militaires. Et, parmi tant d’événements incompréhensibles, Panouille seul pouvait démêler le seul qui eût une importance véritable : Marguerite perdue.
Marguerite perdue se marierait, oublierait Panouille, le mépriserait peut-être, alors qu’il n’était condamné que parce qu’il avait voulu la revoir. Perdue, Marguerite, et perdue toute la vie magnifique dont il rêvait pour elle, à côté d’elle, avec elle !
Perdue, en effet, et sans aucun espoir, car l’infortune s’acharna sur Panouille.
— Soyons courageux, lui dit son avocat après le jugement.
Il savait ce que Panouille ne savait pas encore et sut bientôt : depuis une semaine, Marguerite était fiancée et promise. Le curé avait lu la promesse officielle. Maître Pigace le savait.
Panouille, en l’apprenant, quand il l’apprit enfin, se sentit rougir. Il ne prononça pas une parole, il ne fit pas un geste. Cette condamnation, plus pénible que l’autre, l’achevait. Et, renonçant à le consoler, Maître Pigace le quitta ; il laissait dans la prison un Panouille anéanti.
Les affaires du genre de l’affaire Panouille deviennent névralgiques peu à peu par périodes. Ce n’est pas d’abord et une fois pour toutes qu’elles prennent leur signification et leur gravité. Au moment où Panouille passa devant les juges du conseil de guerre, l’intérêt commençait à se détourner de lui. Le procès le raviva. La condamnation, désirée pour les uns, redoutée, au moins en apparence, par les autres, fut pour tous une surprise.
— Comment ? Encore ?
— Ce n’était donc pas fini ?
— Qu’a donc fait ce malheureux ?
Condamné, Panouille fut la victime et le martyr indiscutable.
Le parti communiste tenait en lui un otage sérieux. Par ses journaux, par ses députés, il le mit au premier plan. L’heure était bonne : dans le Sud-Algérien, les rebelles d’Abd El Kracine, utilisant au mieux les retraites des montagnes de l’Aurès, tenaient tête sans peine au corps expéditionnaire. Condamné pour des motifs mal établis, mais aussi pour avoir probablement levé la main sur ses chefs, et certainement pour s’être levé contre la guerre, Panouille, élu chef de file du parti communiste, était devenu un symbole ardent.
On plaçait sous sa présidence d’honneur les métignes de protestation, organisés à Paris. Car le parti communiste, on ne l’ignore pas, organise des métignes de protestation à propos de tout et de rien, afin de témoigner de son existence et pour mériter les subsides qu’il reçoit de Moscou.
Un soir, à la salle Wagram, on laissa vide un fauteuil au milieu des orateurs inscrits, et, lorsque le président de la séance eut déclaré que ce fauteuil était le fauteuil du camarade Panouille, une puissante acclamation lui répondit.
— Vive Panouille !
— A bas la guerre !
— Vivent les Soviets !
— Vive Panouille !
Les employés, receveurs et conducteurs de la Compagnie des Transports en commun de la région parisienne décrétèrent une grève de vingt-quatre heures pour prouver leur sympathie à Panouille et pour exiger que, soldat condamné à cause de ses opinions, il fût traité au régime des prisonniers politiques.
N’ayant pas obtenu satisfaction, ils décrétèrent, un mois plus tard, la grève sans limite.
Après huit jours de résistance, et une interpellation au Sénat, et une menace de grève de solidarité des employés des Postes et Télégraphes, le gouvernement capitula.
Panouille fut transporté dans une nouvelle prison et bénéficia de faveurs auxquelles il ne s’attendait pas. Sans le savoir, sans le vouloir, il était devenu l’épouvantail que les révolutionnaires agitaient devant les bourgeois inquiets.
Lui-même ne comprenait pas bien comment il pouvait avoir tant d’importance, puisqu’on l’avait condamné sans égards. Mais, réfléchissant, et considérant que son crime avait été fort exagéré, il acceptait cette manière de compensation qu’on lui offrait.
Il en vint ainsi à ne plus s’étonner de ce changement de régime dont il profitait. Homme simple, il regardait comme normal et naturel tout ce que toutes les autorités ordonnaient. Et, sur la foi de ce qu’imprimaient les journaux communistes qui lui arrivaient dans sa prison, il se tenait pour une victime digne d’un sort meilleur.
Qu’il fût un personnage d’exception, comme ces mêmes journaux le laissaient entendre, il en doutait. Trois mois après sa condamnation, il était encore un pauvre homme qui eût préféré qu’on parlât moins de lui dans tous les journaux.
Cependant, peu à peu, sous l’influence déprimante de la vie qu’il menait, et à mesure qu’il se voyait davantage l’objet de l’attention publique, il comprit différemment.
Peu à peu, parce qu’il ne lisait guère d’autres feuilles, il approuva sans réserve ce qu’il lisait dans l’Humanité et dans l’Ami du Peuple.
Il s’émut de toutes les injustices, de toutes les misères, de tous les crimes dont la société bourgeoise, militariste, impérialiste et capitaliste, était quotidiennement accusée. Il s’émut, comme aurait pu le faire un étranger, de la misère et de l’injustice dont il souffrait. Et souvent il avait envie de dire, ou d’écrire, à ces hommes compatissants, qu’il approuvait leurs rancœurs, leurs campagnes.
Quelle ne fut pas son émotion, un matin, en ouvrant l’Ami du Peuple ! Un article d’une colonne était signé : Panouille.
Panouille lut rapidement, puis relut.
L’article, dénonçant la situation précaire des prolétaires de la campagne, invitait les ouvriers agricoles à s’unir, dans le sein du parti communiste, aux ouvriers de la ville. « Tous frères ! » clamait Panouille dans cet article généreux. Et Panouille, lisant cet article signé de son nom, n’y trouvait rien à reprendre.
« Mariez étroitement la faucille et le marteau ! » concluait le Panouille du journal.
Alors, le Panouille de la prison se rappela que Maître Pigace s’était exprimé en ces propres termes devant lui, la première fois qu’il l’avait vu dans sa prison.
— Sûr et certain, se dit Panouille, qu’il faut marier la faucille et le marteau.
Il répéta :
— La faucille et le marteau.
C’est l’emblème dont s’ornent en manchette les journaux communistes.
Panouille regarda longuement l’emblème mystérieux. Puis, il relut l’article qu’on avait signé de son nom.
Trahi par sa fiancée, condamné par les hommes, Panouille ruminait dans sa prison.
Il avait cru d’abord que Marguerite n’était pas informée du malheur qui frappait Panouille. Mais Rechin avait certainement écrit à Marguerite pour lui conter le comment et le pourquoi de l’affaire. Mais l’excellent Maître Pigace avait certainement écrit aussi à Marguerite. Et elle ne répondait rien. Et Panouille, dans sa prison, se désolait de l’indifférence de sa Marguerite.
Pouvait-elle être indifférente ? Elle non. Brave fille au cœur loyal, elle plaignait sans doute l’infortuné Panouille. Mais il songeait qu’on le desservait sans doute auprès d’elle, et il cherchait un moyen de l’avertir. Or, tandis qu’il luttait contre l’inquiétude, il avait appris que Marguerite se disposait à se marier. Il ne pouvait dès lors plus douter de quoi que ce fût : Marguerite le trahissait. Et Panouille s’assombrit.
Seul désormais au monde, et libre de réfléchir à loisir, il réfléchit tristement. Des phrases lues soutenaient ses pensées. Il attribuait ses infortunes à sa naissance.
Il était né… De qui était-il né ? On l’avait trouvé au pied de la colline de Passenans, près du ruisseau où les paysannes lavent le linge. Un fermier s’était offert pour l’élever. L’élever ? Ou le préparer à lui servir d’esclave ? Panouille avait grandi en paria. D’autres enfants se moquaient de lui. Hommes et femmes ne s’adoucissaient pas plus pour lui que pour le chien de la ferme. Panouille enfant ne comptait pas. Panouille adolescent tint l’emploi d’un valet. On abusait de lui plus que d’une machine. Un jour, il avait trouvé un peu de sympathie chez une fille que ses maîtres venaient d’engager. C’était Marguerite, sa Marguerite.
Et voilà que sa Marguerite le trahissait. Loin de lui envoyer quelque lettre de consolation ou d’encouragement, elle se préparait à épouser un rival de Panouille.
Panouille était écœuré, dolent, découragé. Il se disait :
— Si j’étais riche…
Mais il n’était pas riche, et, depuis qu’il lisait les journaux communistes, il savait que les riches sont la cause de tous les malheurs que subissent les pauvres. On lui avait pris sa fiancée, on l’avait condamné pour un crime qu’il n’avait pas commis. Comment n’eût-il pas été écœuré ?
Dans sa prison, Panouille exhalait à voix haute d’ignobles jurons. A quel avenir pouvait-il rêver ? Quand sortirait-il de cette prison ? Et où se rendrait-il ? Qui lui donnerait du travail ? Ne refuserait-on pas d’embaucher un valet de ferme qui sortirait de prison ? Les fermiers sont gens qui n’ouvrent pas si facilement leur porte.
Maître Pigace, avocat et député, lui disait bien de ne pas désespérer avant l’heure.
— Tout n’est pas fini pour toi, précisait-il. Au contraire, ton affaire commence à peine.
Panouille eût mieux aimé des précisions plus franches. Il n’avait plus grande confiance en la justice. Que lui parlait-on de révision et, à défaut de révision, d’amnistie ?
— Le parti ne te lâchera pas, lui affirmait le camarade Pigace.
Panouille n’espérait plus rien que du parti communiste.
— Des hommes comme toi font la force de nos revendications sociales, déclarait encore l’avocat.
Et Panouille, indécis, ne demandait qu’à se laisser persuader.
Quand le souvenir de Marguerite ne le harcelait pas trop, il se voyait, réalisant les ambitions de son avocat, apportant sa pierre à l’édifice commun, tel que Maître Pigace l’obligeait à se voir. S’il pensait douloureusement à Marguerite, un goût de vengeance et de rancune se mêlait à son envie de réussir. Il n’imaginait pas que ses nouveaux amis dussent ne pas l’aider, lorsqu’il sortirait de prison. Ne parlaient-ils pas de lui dans les termes les plus flatteurs ? Ne parlaient-ils pas déjà de susciter toutes les grèves nécessaires pour arracher au gouvernement une amnistie totale, que les journaux voulaient complète et totale ?
De sa prison, Panouille s’exagérait à la fois les facilités et les difficultés de l’entreprise. Il faisait figure de personnage célèbre dont tout le pays avait prononcé ou prononcerait toujours le nom. Il n’ignorait pas enfin la campagne que ses amis menaient en faveur de Marty et de Badina, et, se jugeant plus intéressant, il attendait un secours efficace de ses défenseurs de l’Ami du Peuple et de l’Humanité.
Ainsi Panouille aurait sa revanche. Marguerite regretterait de s’être tant hâtée à conclure le mariage qu’on lui imposait, et les maîtres de la ferme regretteraient d’avoir si mal conseillé Marguerite. Lui seul, Panouille, sourirait. Mais de quel sourire !
Ce qui frappait le plus Panouille, dans la prison où on l’avait transféré après les manifestations organisées par le parti communiste, c’était d’échapper aux autorités militaires à mesure que l’heure tournait.
A la vérité, l’opinion publique menaçant d’intervenir sans aménité, l’affaire Panouille avait cessé d’appartenir à la justice militaire. Elle appartenait à la Politique. De jour en jour, à mesure qu’il échappait à la discipline de l’armée et que s’estompaient en lui les souvenirs de ses chefs et de ses compagnons de chambrée, dans ce monde étroit de sa cellule où, n’entendant qu’un son de cloche, il acceptait de se regarder comme un personnage, Panouille éprouvait que ses geôliers, obéissant à un ordre ou opérant d’eux-mêmes, s’ingéniaient presque à lui rendre le moins insupportable possible sa prison.
Il en fit la remarque à son avocat qui, toujours plein de faconde et d’orgueil, visitait parfois son client.
— Hé ! répondit Maître Pigace, ne perdez pas de vue que le fond de votre affaire est politique. Supprimez-en l’élément politique, isolez votre action des circonstances de la guerre algérienne, qu’en reste-t-il ? La faute assez vulgaire d’un simple soldat qui injurie l’un de ses chefs. Au lieu de cela, Panouille est le citoyen conscient de ses droits et de ses devoirs qui, devant un crime dont sa patrie se rendait coupable, s’insurge et en appelle au peuple. Car tel est bien le sens de votre action.
— Oui, oui, dit Panouille qui enviait son avocat pour cette aisance avec laquelle il s’exprimait. Lui, demeurait le paysan gêné qui s’exprimait lentement en mêlant à ses phrases laborieuses ses ordinaires jurons.
— C’est ce qui vous sauve, continuait l’avocat. Condamné politique, victime politique, vous avez tout le peuple derrière vous. A la moindre injustice que l’on vous infligerait maintenant, le peuple en demanderait compte.
— Mais, interrompait Panouille.
— Plaît-il ?
— Mais on m’a condamné : c’est une injustice.
Maître Pigace sourit. Il souriait avec une distinction de grand style.
— Félicitons-nous de cette injustice. Elle nous a permis de resserrer l’union des travailleurs autour de vous, qui symbolisez la haine de la guerre et du militarisme odieux. Et puis, ne sois pas ingrat, camarade. Il en est plus d’un qui payerait cher pour être à ta place !
— A ma place !
— Dame ! Regarde le journal de ce matin.
Panouille déplia le journal que maître Pigace lui tendait.
Il vit, lut et se passa la main sur le front.
Un titre en caractères gras annonçait qu’aux prochaines élections municipales du dix-septième arrondissement de Paris, les travailleurs feraient triompher la candidature de Panouille, candidat du parti.
Ce fut pour Panouille un éblouissement.
Maître Pigace savourait son plaisir.
— Mais… mais…
Panouille était effaré.
— Mais, arriva-t-il pourtant à énoncer, je ne saurais pas être conseiller municipal.
— Tu seras député, mon ami.
— Député !
— Député.
— Alors, on m’acquittera ?
Et Maître Pigace sourit encore, comme un homme qui est heureux d’être le premier à porter une bonne nouvelle.
Panouille demanda quelques renseignements. Passé le moment de la surprise, il désirait être mieux éclairé.
Il s’inquiétait déjà du nom de ses adversaires, les autres candidats. Maître Pigace avoua son ignorance.
Panouille eut l’air dépité.
— Qu’importe ? dit Maître Pigace. Entre nous, tu joues sur le velours. Tu n’as même pas besoin de présenter un programme comme tes concurrents. Tu es Panouille, et ton titre te suffit. Tout le prolétariat votera pour toi.
Son avocat parti, Panouille, qui était modeste, se reprit à réfléchir. Cette nouvelle apportée par Maître Pigace, donnait un tour imprévu à ses réflexions.
— Et Marguerite ? se dit Panouille.
Elle serait aussi étonnée que Panouille. Mais quelle punition pour elle ! Conseiller municipal de Paris ? Ce Panouille, qu’elle avait dédaigné aux jours de sa misère, serait conseiller municipal, et de Paris ?
Panouille rêva. L’avenir lui apparut sous des couleurs moins sombres.
— Combien qu’ils gagnent, les conseillers municipaux de Paris ? se dit-il.
Il avait oublié de poser la question à Maître Pigace.
— Faudra pas que j’oublie ! songea-t-il.
Puis :
— Faudrait peut-être avertir Marguerite : elle se marierait peut-être pas.
Puis :
— Conseiller municipal, dame, c’est quelque chose.
Et aussi :
— Qu’est-ce qu’il dirait de ça, le capitaine Joussert ? Il était bon fieu, il serait content.
Puis :
— Et le lieutenant Calorgne ? Ah ! celui-là…
Panouille le qualifia vertement et se frotta les mains.
Le nom de Panouille revenait de temps en temps comme une obsession devant les yeux du public. Pour les uns, il signifiait : remords ; pour les autres : menace ; pour tous : prison. Un véritable prestige, pour tous et pour chacun, bon gré, mal gré, émanait des mornes syllabes de ce nom de Panouille. Quand il s’afficha sur les murs du quartier des Épinettes parmi ceux de ses concurrents, le nom de Panouille, candidat du Bloc Ouvrier et Paysan, éclata comme celui du favori.
Il ne s’agissait que d’une élection partielle, pour remplacer un conseiller mort d’un accident de voiture. Six candidats s’affrontaient : ils menèrent entre eux, les uns contre les autres, une campagne féroce. Réunions, placards, prospectus, toute la pompe électorale habituelle fut exploitée sans merci. Panouille seul ne présenta pas lui-même aux élections son programme. Des militants du parti communiste s’en chargèrent pour lui, rédigèrent le texte de ses affiches, convoquèrent les électeurs.
Panouille fut élu, dès le premier tour de scrutin.
Le lendemain, toute la presse annonçait, avec ou sans commentaires, la victoire de ce martyr du prolétariat ouvrier et paysan. Mais la plupart des journaux ne cachaient ni leur dépit ni leur réprobation.
Des controverses s’allumèrent. L’affaire Panouille, qui sommeillait, se réveilla. Pendant plusieurs jours, elle eut à nouveau les honneurs de la publicité. Pour la plupart des commentateurs, Panouille élu discréditait l’institution nationale du suffrage universel.
Panouille, en effet, et l’on en donnait au moins deux raisons, n’était pas éligible.
Sans valeur, l’élection devait être annulée. Elle le fut.
Il fallut procéder à une nouvelle consultation des électeurs.
Panouille, encore candidat, fut encore élu.
Il fallut procéder à une nouvelle annulation.
Les journaux républicains s’indignèrent ; les communistes se turent ; d’autres se réjouirent. Pendant toute une longue année, un quartier de la capitale n’eut pas de représentant à l’Hôtel de Ville.
Entre la deuxième et la troisième élection, une nouvelle place de conseiller municipal se trouva disponible, dans le treizième arrondissement cette fois.
Panouille fut candidat, et il fut élu.
Cette fois, les feuilles républicaines découvrirent qu’il était absurde et révoltant que de pareilles plaisanteries pussent entraver la vie politique du pays. Mais, en attendant que le Conseil d’État eût annulé ces différentes élections, Panouille était, en fait, sinon de droit, l’élu de deux quartiers de Paris où il n’avait jamais paru.
Dans sa prison, Panouille connaissait des heures étranges d’espoir, de joie, de contrariété, de découragement. Lui non plus n’estimait pas que la plaisanterie fût excellente ; mais c’est la sottise du régime républicain et l’infamie de ses lois bourgeoises qu’il accusait, avec ses amis qui le jetaient dans cette aventure. Il ne concevait pas que, choisi par ses électeurs, ils n’eussent pas le droit de le choisir.
Cependant, les communistes saisissaient l’occasion de réclamer, au Parlement et par des métignes en plein air, l’amnistie que Maître Pigace avait promise à Panouille.
Sur ces entrefaites, un député mourut. Il était de Lyon. Pour le remplacer, le parti communiste présenta Panouille.
Panouille fut élu député.
Cette élection n’était naturellement pas plus valable que les autres.
Dans sa prison, Panouille attendait impatiemment d’être libéré par l’amnistie. Il rêvait. Conseiller municipal, député, quel avenir se préparait devant lui ! L’Ami du Peuple publiait souvent des articles signés Panouille, que Panouille lisait avec curiosité, et qui vantaient à ses frères les ouvriers agricoles la nécessité de l’union communiste. « A bas la guerre, camarades ruraux ! » clamait le Panouille de ces articles. Et il engageait les prolétaires de la ville et de la campagne à former front unique contre l’ennemi capitaliste.
— Et Marguerite ? se disait-il.
Était-elle mariée ? Il aurait tant voulu la voir, ne fût-ce qu’une fois, avant son mariage ! Mais elle le méprisait sans doute, parce qu’il était en prison, et parce qu’elle ignorait sans doute aussi qu’il avait été élu conseiller municipal de Paris et député de Lyon.
— Marguerite…
Pensait-elle à lui quelquefois ?
— Marguerite…
Et il n’osait rien dire de Marguerite à Maître Pigace, qui eût dédaigné de si maigres soucis.
Depuis quinze mois déjà, Panouille était en prison, au régime des détenus politiques, ce qui lui faisait paraître moins longs ces quinze mois d’attente. Il s’accoutumait aux égards qu’on avait pour lui. N’avait-il pas été condamné injustement ? Et ne méritait-il pas quelques faveurs ?
— Ne parle pas de faveurs, lui disait son avocat. Tu es, de par la volonté du prolétariat indigné, conseiller municipal de deux arrondissements de Paris et de trois villes de province, et tu es en outre député de quatre circonscriptions. On te doit…
— Mais, objectait Panouille, puisque ça ne compte pas !
— Ça ne compte pas ?
Maître Pigace bondissait.
— Ça ne compte pas ? Ça ne compte pas aux yeux de ces bourgeois et de ces embourgeoisés qui tremblent pour leurs coupons de rente, mais la volonté du peuple est formelle. Si les lois sont idiotes, nous abrogerons les lois. Ça ne compte pas ? Attends un peu. Que soit votée enfin cette amnistie que nous réclamons tous, et tu verras si l’on osera t’empêcher de siéger à la Chambre et à l’Hôtel de Ville.
— J’attends, répliquait Panouille. Même que ça fait une paye que j’attends. Quinze mois !
En réalité, Panouille exagérait. Après tant d’années de labeur où les jours de repos qu’il goûtait étaient rares, il menait depuis quinze mois une existence de repos. Quand il s’interrogeait, il ne se plaignait pas. Il souffrait pourtant d’avoir été séparé de sa Marguerite. Sans ce souci, il eût avoué qu’il n’était pas malheureux. Mais de vieilles pudeurs de paysan l’empêchaient d’être sincère. Devant son avocat, qu’il regardait toujours comme un homme supérieur, il gardait sa timidité des premiers jours. Et il hésitait à le questionner ou à lui demander ce que devenait Marguerite.
— Sois raisonnable, lui disait Maître Pigace. Que l’amnistie…
— Pourquoi que vous la votez pas ?
— Ils ne la votent pas à cause de toi. Ils savent que nous la désirons surtout pour toi. Songes-y ! Nous avons eu les mutineries de la marine, et nous avons maintenant la tienne : la mutinerie du soldat, en pleine guerre coloniale. Mieux : le communisme libérateur a trouvé de nombreux adeptes dans le prolétariat ouvrier, et les grandes villes sont nôtres ; avec toi, c’est la campagne qui vient à nous, c’est la révolte du prolétariat agricole qui se prépare. Et tu penses bien que ce parlement de polichinelles n’a pas envie d’être balayé par la révolution.
— Oui, concluait Panouille.
Mais là non plus il ne comprenait pas, et son air le prouvait.
— Panouille en liberté, décrétait Maître Pigace, c’est l’immense soulèvement rural dont nous avons besoin pour que la révolution réussisse.
— Oui, je comprends.
— Et tu comprends qu’ils ne te lâcheront pas sans rechigner.
— Sûr et certain.
Ces visites de Maître Pigace réconfortaient Panouille. Il en restait mieux convaincu de l’importance qu’il avait prise, et il y puisait un peu de patience. Et sans doute n’avait-il pas tort de croire qu’il était devenu un personnage d’importance, car les égards qu’on avait pour lui dans cette prison, s’il les trouva d’abord étonnants, il s’habitua sans peine à les trouver légitimes. N’était-il pas, en effet, quatre fois député et cinq fois conseiller municipal ?
— Songe, lui disait Maître Pigace.
Panouille songeait au jour où il sortirait de sa prison. Il imaginait les scènes de triomphe que le parti lui réservait. On viendrait le chercher en cortège. Il sortirait, vêtu d’un complet-veston neuf et coiffé d’un chapeau de feutre, comme Maître Pigace. Il prononcerait un discours. On l’emmènerait en automobile. On le conduirait à la Chambre des députés. Là aussi, il prononcerait un discours.
Et Marguerite ?
Il aurait préféré revoir Marguerite au moment où il sortirait de prison. Il serait passé près d’elle sans la regarder, pour la punir de sa trahison. Mais Marguerite, mariée à Passenans, n’assisterait pas au triomphe de Panouille. Saurait-elle même que Panouille était devenu un grand personnage ? Le savait-elle ? Elle ne lisait jamais les journaux, autrefois.
Panouille irait donc à Passenans, non plus en soldat libéré qui veut reprendre sa place de valet à la ferme où il travaillait avant son service, mais en représentant du peuple que tout le monde salue.
— Monsieur le député, lui dirait-on.
Ses anciens maîtres se cacheraient de honte, ou bien ils salueraient très bas leur ancien valet devenu député. Et c’est lui qui leur parlerait en maître.
— De par la volonté du prolétariat.
L’avocat de Panouille s’exprimait à merveille. De par la volonté du prolétariat, Panouille, député et représentant du peuple, prononcerait à Passenans un discours. Il avait eu le temps d’apprendre par cœur, dans sa prison, les articles que publiaient sous son nom les journaux du parti. Ah ! il leur dirait des choses dures, aux exploiteurs du prolétariat paysan. Les fermiers baisseraient la tête. Il les désignerait à son auditoire pour les représailles proches.
Et Marguerite ?
Panouille emporté s’arrêtait. Comment verrait-il Marguerite ? La verrait-il ? Devenu un grand personnage dont l’arrivée au pays susciterait la curiosité de tous, il ne pourrait pas voir Marguerite en secret, comme il aurait voulu la voir, pour lui reprocher sa trahison.
Si fier de la vengeance que le sort lui offrait, Panouille commençait à regretter cette gloire qui l’empêcherait de rentrer dans son village sans être remarqué.
Or, tandis que Panouille, ancien valet de ferme, ex-canonnier conducteur de derrière au caisson, cinq fois conseiller municipal et quatre fois député, — car il fut tout cela, — achevait mélancoliquement son seizième mois de prison, il arriva que le gouvernement lui joua, et au parti communiste, le plus vilain tour.
Au lieu d’abdiquer devant des sommations théâtrales en faisant voter par le Parlement le projet d’amnistie que proposait le camarade Cachin, le Gouvernement, sournois et tranquille, usa de son droit de grâce amnistiante.
Tout le tapage que le parti de la Faucille et du Marteau déchaînait pour obtenir de force la mise en liberté de Panouille, s’acheva par un long feu, comme une fusée sous la pluie. Du jour au lendemain, sans éclat, quand nul ne s’y attendait, Panouille fut déclaré libre.
Les chefs du parti se regardèrent avant de prendre une décision.
Le soir même, en effet, un métigne extraordinaire devait avoir lieu à Paris. Ils espéraient que la salle Wagram retentirait de cris et d’applaudissements. Ils avaient convié le prolétariat ouvrier à manifester à la fois contre la guerre du Sud-Algérien qui se perdait dans les sables du Sahara où Abd El Kracine s’était enfui, et pour le prolétariat paysan martyrisé en la personne de Panouille. Les premiers ténors du parti étaient inscrits parmi les orateurs : les affiches menaçaient les passants bourgeois de noms hauts de quinze centimètres. Et, par mesure de prudence, le préfet de police avait mobilisé toutes ses troupes, cependant que l’on interdisait la réunion de la Ligue d’Action Française annoncée pour le même soir à la salle Austerlitz. De quoi l’on pouvait conclure que la manifestation communiste, redoutée du gouvernement, aurait un retentissement sérieux.
Or, le matin, on apprit que Panouille était libéré. La formidable manifestation s’achèverait-elle, elle aussi, par un long feu, comme cette guerre du Sud-Algérien à laquelle ni le gouvernement ni le Bloc Ouvrier et Paysan n’avaient pu donner une fin honorable ? L’ennemi s’était volatilisé. La France, victorieuse dans l’Aurès, ne trouvait plus devant elle ni soldats à combattre ni rogui qui signât une paix quelconque : elle eût été mal fondée à se vanter de sa victoire, mais le parti communiste ne l’avait pas contrainte à déposer les armes. Piètre dénouement, sauf pour ceux qui s’étaient battus et dont nul ne s’inquiétait, hors de leur entourage immédiat.
Mais Panouille était libéré.
Panouille accueillit sans enthousiasme la nouvelle. Maître Pigace, héraut joyeux, était accouru, les bras chargés de l’un de ses vieux complets, d’un vieux pardessus, et d’un vieux chapeau de feutre qui fut trop grand pour Panouille, mais qu’on ajusta en glissant une bande de papier plié sous le cuir intérieur.
En réalité, Panouille n’éprouva pas une joie sans ombre. Venue l’heure qu’il avait tant souhaitée, il ne se sentait pas prêt. Toutes les résolutions lentement machinées lui remontaient en même temps à la tête. Il craignit de décevoir ceux qui allaient le fêter.
— Est-ce qu’il y a beaucoup de monde, dehors ? demanda-t-il.
— Mais non, répondit Maître Pigace. Dépêche-toi de t’habiller.
Maître Pigace avait-il seulement écouté la question ?
Panouille, docile, enfila le vieux pantalon de son avocat.
— Et Cachin ? demanda-t-il.
— T’occupe pas de Cachin, répliqua Maître Pigace. Tu boutonnes ton pantalon tout de travers.
Le veston endossé, Panouille se regarda. Le pantalon était un peu court, le veston un peu étroit.
— Ah ! fit Maître Pigace. J’ai oublié le faux-col.
— C’est vrai, constata Panouille.
— Ça vaut mieux. Avec un faux-col, tu aurais l’air de vouloir poser devant les camarades. Tu n’as pas l’intention de poser, n’est-ce pas ?
— Non, maître.
— Ah ! pas de ça ! coupa Maître Pigace. Je ne suis plus ton avocat. Pour toi, comme pour tous les camarades, je suis le camarade Pigace, rien de plus.
— Du moment que vous me le dites…
— Et puis, tutoie-moi, que diable ! Perds ces habitudes qui ne riment à rien. Entre camarades, on se tutoie.
— Bon. Je tâcherai. C’est vrai que j’ai pas l’habitude. Mais…
Il se gratta la nuque.
— Allons ! dit le camarade Pigace, plein d’aménité. Qu’y a-t-il encore ?
Panouille encore hésita, puis :
— Est-ce qu’il faut tutoyer aussi Cachin ?
— Pourquoi pas ? Il n’est ni plus ni moins que toi et moi.
— C’est drôle, avoua Panouille. Ça me fait drôle maintenant.
— Tu veux rire ? Que sera-ce donc, ce soir !
— Je le verrai ?
— Qui ?
— Cachin.
— Tu le verras, et il t’embrassera devant dix mille camarades.
— Dix mille !
— Salle Wagram.
Panouille lâcha son juron favori, celui-là qui avait causé son malheur d’abord, puis l’extraordinaire fortune dont il entrevoyait la splendeur désormais certaine.
Il n’eut pas le temps de penser à Marguerite.
Les formalités accomplies, il se dirigea vers la porte de la prison. Il marchait derrière son avocat.
A la porte, Maître Pigace s’effaça, cédant le pas à Panouille.
Panouille sortit. Il se sentait faiblir des genoux.
Dehors, le long du trottoir, une automobile attendait. Le chauffeur sauta de son siège.
— Salut, Panouille ! fit-il.
— Camarade… fit Panouille.
Mais le camarade Pigace poussait Panouille dans la voiture.
— En route ! ordonna-t-il au chauffeur.
La rue était déserte.
Comme si Panouille ne fût pas sorti de prison le jour même, les organisateurs du métigne de la salle Wagram n’avaient fait aucun changement au programme de la manifestation. Ils n’en avaient du moins annoncé aucun.
Au milieu de l’estrade réservée aux orateurs, on avait laissé un fauteuil vide :
— Le fauteuil du camarade Panouille, déclara le président de séance, sous la présidence d’honneur de qui nous plaçons la manifestation d’aujourd’hui en hommage fraternel à celui qui souffre dans les prisons du capitalisme criminel pour la libération du prolétariat ouvrier et paysan.
Et une clameur avait approuvé le président.
— Vive Panouille !
— A bas la guerre !
— Vivent les Soviets !
— Vive Panouille !
— A bas Poincaré !
— Vive Lénine !
Avec force gestes pacificateurs, le président amena un silence relatif.
Les premiers orateurs inscrits devaient parler contre la guerre du Sud-Algérien, qui s’éternisait.
— La parole est au camarade…
Le camarade dont on n’entendit pas le nom crié par le président, se leva, et, à mi-voix, comme s’il renonçait avant plus d’effort à se faire entendre, commença :
— Camarades ! Depuis près de deux ans, la campagne d’Algérie, chaque jour, vide un peu plus la France de son or et de son sang. Les communistes ont démontré à la Chambre et dans le pays, sans que personne ait jamais pu les contredire, que nous nous battons là-bas pour satisfaire les appétits d’un petit groupe de forbans financiers.
Est-ce parce qu’il manquait de souffle ou de conviction, ou parce qu’il répétait ce qu’il avait lu dans une brochure de propagande éditée par le parti ? L’orateur ne s’emparait point du public, et sa voix ne dominait pas le brouhaha de la salle surpeuplée. Il n’en fut pas moins plusieurs fois interrompu par des applaudissements et des vociférations.
Des deux orateurs qui lui succédèrent, le dernier eut un sort plus heureux. On l’écoutait avec plus d’attention : il se servait d’un langage plus vert. Quand il disait que l’aube allait luire où le prolétariat pendrait les généraux aux réverbères de la place de la Concorde, toute la salle trépignait de satisfaction. Et il en profita pour menacer du même supplice les banquiers, les mercantis, les curés, M. Loucheur, le directeur de la Compagnie des autobus et Léon Daudet.
Il n’oublia que de parler de la guerre dont il devait parler. Mais on l’applaudit tellement qu’on ne s’en aperçut pas. Et la parole fut donnée au camarade député Fesselard qui ne prononçait jamais un discours sans lire des fragments d’articles dont il avait les poches gonflées.
Le camarade député Fesselard tenait à la main une feuille de papier, quand il se leva pour parler en faveur de l’amnistie.
— Camarades !
Il assujettit son binocle. Il voulait citer d’abord les termes exacts d’une déclaration que le ministre de la Marine avait faite naguère à la Chambre.
— Le ministre déclarait…
Et il lut :
— « Lorsque les sanctions judiciaires deviennent susceptibles de provoquer dans la nation des sentiments de colère, nous devons tenter par tous les moyens d’apaiser ce ressentiment et conclure le plus tôt possible ce traité de paix civile qui s’appelle l’amnistie. »
Un roulement d’applaudissements l’arrêta. Le camarade député, fâché que la salle se méprît, agitait les bras pour la réduire au silence. On applaudissait le ministre, on avait tort. On avait tort, dit-il, car le gouvernement ne tint pas la promesse du ministre et le ministre n’avait pas l’intention de la tenir plus que les autres membres du gouvernement.
Il continua.
Tout bourré de lectures qu’il était, et capable de présenter comme siennes des idées ou simplement des phrases qui ne lui appartenaient pas, — mais rien appartient-il à personne pour un vrai communiste ? — on peut croire, quand on sait ce qui s’ensuivit, qu’il avait préparé son discours avec soin. En effet, rassemblant ses forces pour dominer le brouhaha de la salle, il dit, en détachant les mots :
— Les sentiments de colère qui auraient pu obliger le gouvernement à déposer un vrai projet d’amnistie, n’ont pas été déchaînés. La nation a trop escompté la clémence des gouvernants. Aujourd’hui, ceux-ci, d’un ton rogue, osent dire : « Jamais ! » Au pays de répondre : « Demain ! »
Il se retourna. Et il sourit.
Au milieu des applaudissements que son appel avait excités, on vit s’avancer sur l’estrade, poussé par plusieurs hommes parmi lesquels on reconnut le camarade député Maître Pigace, un inconnu sans faux-col qui semblait fort embarrassé de son chapeau.
Maître Pigace cria :
— Camarades, nous avons vaincu ! Voici le camarade Panouille, que je vous amène.
Coup de théâtre. Tous les manifestants s’étaient dressés. Et soudain, sans que personne en eût donné l’ordre ou le signal, il se passa une chose magnifique, une chose magnifique et profondément émouvante ; car, si l’estrade où péroraient les chefs avait des airs de théâtre, la salle, confiante, crédule, mais sincère et prête au sublime, était émue ; et soudain, le refrain révolutionnaire éclata, chanté par tous les manifestants debout :
Hommage unanime et bouleversant. Le refrain avait été chanté avec ferveur par tous les manifestants debout. Qui fût entré à ce moment dans la salle, eût pu se croire entré dans quelque église d’un culte nouveau à l’heure d’une cérémonie exceptionnelle. Mais l’estrade réservée aux orateurs n’était pas un autel : elle avait des airs de théâtre. Et c’est de l’estrade qu’une voix, celle de Maître Pigace, lança le début du couplet :
Le couplet était moins assuré que le refrain. Moins de bouches le chantaient.
Panouille, immobile, son chapeau pendant au bout du bras, demeurait interdit.
— Chante donc ! lui conseilla Maître Pigace.
Bouche close, Panouille n’osa pas répondre qu’il ne connaissait pas l’Internationale.
La salle chantait, s’exaltant :
Et de nouveau, puissant, nourri, plus houleux, plus tragique, le refrain :
Quand l’émotion se fut un peu calmée, le camarade député Fesselard, content du succès qu’il avait créé, n’éprouva pas le besoin de reprendre son discours au point où l’arrivée de Panouille l’avait interrompu. Mais il avait la parole, et, dans un dernier effort pour se faire entendre, il clama :
— Camarades, je passe la parole au martyr du prolétariat ouvrier et paysan ; je passe la parole au camarade Panouille.
De longs applaudissements, mêlés de « Vive Panouille ! » l’approuvèrent et le remercièrent. Il s’assit.
Panouille, debout au bord de l’estrade, eut l’impression que le plancher vacillait sous ses pieds.
Pour lui, le silence s’établit, plus prompt, plus complet. Après le tumulte qui avait salué son arrivée, Panouille se sentit moins ferme encore devant le silence et la curiosité de la salle surpeuplée.
— Camarades !
Il avait cru que sa bouche ne s’ouvrirait pas. Elle s’était tout à coup desséchée.
— Camarades !
— Vas-y, lui intima Me Pigace.
— Camarades, j’ai qu’une chose à vous dire.
Il regarda autour de lui, puis, brandissant son chapeau :
— A bas la guerre ! cria-t-il.
Et il s’assit brusquement dans le fauteuil qui était derrière lui.
La salle applaudit à toutes mains.
— Vive Panouille !
— A bas la guerre !
— Vive Panouille !
— Vive Panouille !
Elle désirait peut-être un discours. Elle accepta que le camarade Pigace le prononçât à la place de Panouille.
Maître Pigace s’était levé en hâte. Il prit la salle à témoin de la pâleur de Panouille, de l’énergie de Panouille qui, après deux années de réclusion, — deux années ! — et tout ébloui de la lumière qu’il revoyait enfin, avait eu le courage et la volonté de venir remercier sans délai le prolétariat qui l’avait tiré de son cachot.
La voix du camarade Pigace, avocat, portait loin. Il en jouait comme un virtuose joue de son violoncelle.
— Voilà, dit-il, l’homme qui, pendant deux années, a effrayé la bourgeoisie et le gouvernement. Voilà l’homme qu’on refusait d’amnistier parce qu’on le supposait trop dangereux. Voilà l’homme en effet qu’on n’avait pas à amnistier, car il n’était pas coupable. Son crime ? Quel était son crime ? C’était d’avoir, un jour, craché au visage des suppôts du militarisme et de la réaction sa haine du massacre, sa haine de la guerre, sa haine de la haine.
Maître Pigace parlait avec aisance. Il parla pendant vingt minutes. Et sa péroraison enflammée dressa toute la salle comme l’avait dressée l’arrivée de Panouille.
Panouille était émerveillé. Il écoutait attentivement, mais il ne saisissait pas le sens de bien des phrases de son avocat. Et il admirait que la foule qui emplissait la salle pût le saisir.
Mais le métigne touchait à sa fin. Le président lut un ordre du jour qu’on n’entendit pas, déclara que l’ordre du jour était voté à l’unanimité par les quinze mille prolétaires présents, et annonça :
— La séance est levée.
Pour arracher Panouille à l’enthousiasme de la foule, Maître Pigace le fit sortir de la salle par une porte de service. Panouille fut cependant accompagné par une vingtaine de fidèles, mais qui étaient de l’état-major du parti communiste. On l’installa dans un taxi, à côté d’une femme et en face de Maître Pigace et d’un gros littérateur qui s’étaient contentés des strapontins. Maître Pigace se dispensa de nommer Panouille à sa compagne et à son compagnon, mais il lui nomma Romaine Vacaza et Gaston Pelle, tous deux journalistes.
Les cinq taxis du cortège de Panouille gagnèrent Montmartre. Un souper fut commandé.
Assis sur la banquette du fond, entre Romaine Vacaza et Maître Pigace, Panouille, intimidé, gauche, silencieux, effaré par les événements de cette journée qui s’achevait, mangeait et buvait comme jamais de sa vie il n’avait bu et mangé.
Peu à peu, il s’échauffa. Romaine Vacaza lui versait à boire. Il s’enhardit. Ce fut pour conter des histoires de caserne et des souvenirs de prison qui ne prenaient de couleur que sous les termes d’argot, presque toujours orduriers, dont il les agrémentait.
— Quel type ! disait Romaine Vacaza en lui versant à boire.
Et Panouille lui souriait béatement : il n’avait jamais vu de si près une aussi jolie femme, et elle lui plaisait, car, comme lui, elle agrémentait ses propos d’ordures banales.
Quand il s’aperçut qu’il était seul à côté d’elle, sur la banquette du fond, devant une table chargée de bouteilles vides que leurs compagnons avaient quittée, il ne trouva même pas que son bonheur fût excessif.
Il était entré de plain-pied dans le beau royaume de la gloire.
Le beau rêve fut d’abord incomparable : en quelque lieu que Romaine Vacaza emmenât Panouille, et elle l’emmena de tous côtés à travers Paris, on les recevait comme des personnages de qualité. Romaine, que certains nommaient sans façon Zaza, ce qui offensait Panouille, était fière du héros que chacun désirait connaître. On questionnait Panouille avec empressement. Il savourait les douceurs de la gloire.
Il estimait cependant que la plupart de ces inconnus, qui se montraient si empressés à le connaître, auraient pu se rappeler qu’il était député et conseiller municipal. Au lieu de quoi, chacun le congédiait avec des mots de compassion et d’encouragement. Avait-on donc à Paris si peu de respect pour les élus du peuple ?
Il craignait d’interroger Romaine là-dessus.
Dès le lendemain de leur rencontre, il lui avait demandé si Rechin était de ses amis.
— Rechin ? Qui c’est ?
— Le copain au maréchal des logis Faituel, tu sais bien ?
— Faituel ?
— Oui, le maréchal des logis.
Et elle lui avait répondu :
— Il n’y a que sept maréchaux de France, et on sait déjà pas leur nom à tous les sept. Tu penses alors ce que c’est pour tes maréchaux des logis !
— N’empêche, avait-il répliqué. J’aimerais voir Rechin.
— Pourquoi faire ?
— Ben ! pour le voir. Il doit être baba que je soye député.
— Oh ! tu es député sans l’être.
— Sûr et certain, avait-il conclu, afin d’éviter des complications.
Mais Romaine l’avait blessé. Et il s’était engagé à part soi à ne plus lui poser de questions de ce genre.
Pauvre Panouille ! Même aux plus pures heures de sa gloire, il gardait cette pudeur qui lui avait toujours été funeste. Ne lui suffisait-il pas d’être content, sans approfondir ?
Romaine Vacaza, elle, n’eut pas besoin d’approfondir beaucoup pour juger Panouille.
— Un vrai ballot ! glissa-t-elle à l’oreille de Maître Pigace, dès le lendemain de l’arrivée de Panouille. Quelle pochetée !
— Dame ! répondit sobrement l’avocat.
Et Romaine, déçue, répétait la même courte phrase définitive, à tous ses amis.
Éberlué par sa conquête, victoire qui couronnait ses autres victoires, Panouille, rabroué par Romaine, ne comprenait pas pourquoi il avait perdu si vite l’ascendant qu’il avait pris, si vite aussi, sur elle. Il songeait à Marguerite, qui l’aimait déjà tant quand il n’était rien du tout. Ah ! que n’assistait-elle à la manifestation de la salle Wagram ! Elle aurait vu quel homme était devenu son Panouille, comment une foule de quinze mille prolétaires accueillait son Panouille, avec quels applaudissements on approuvait le discours qu’il avait prononcé.
Croyait-il vraiment qu’il eût prononcé un discours ?
Le surlendemain de la manifestation à la salle Wagram, il était prié de présider à une réunion des employés des Postes et Télégraphes. Il accepta, ajoutant qu’il prononcerait un discours ; car les journaux communistes, qui avaient relaté les circonstances de son entrée triomphale à Paris, ne s’étaient pas privés d’enguirlander la réalité.
Panouille donc s’assit dans le fauteuil de président que lui offraient les postiers et télégraphistes assemblés. Romaine Vacaza était au premier rang des spectateurs.
Salué d’applaudissements serrés lorsqu’il se leva, Panouille déclara, non sans bredouiller :
— La séance est ouverte.
Puis, aussitôt :
— La parole est au camarade…
Et il nomma le camarade qu’on lui avait dit de nommer.
Les postiers et télégraphistes s’étaient assemblés pour discuter de l’insuffisance de leurs salaires et pour rédiger un ordre du jour qui intéressât le gouvernement à leur situation. Panouille écouta les orateurs qui se succédèrent à la tribune ou qui, demandant de leur place la parole, dissertaient d’indices, d’échelles mobiles et de péréquations, — langage trop mystérieux pour Panouille. Mais Panouille comprit du moins que ces orateurs protestaient contre un état de choses inique, car l’un d’eux parla précisément d’iniquité sociale, et qu’ils se plaignaient d’être les victimes du capitalisme. Et il applaudit à son tour les orateurs. Si bien que, sur l’air des lampions, l’assemblée exigea de lui quelques mots.
Il dut obéir.
Il se leva.
— Camarades !
Sa bouche s’était desséchée, comme à la salle Wagram, deux jours plus tôt.
Il se raidit.
— Camarades ! reprit-il.
Et à nouveau il bredouilla :
— J’ai qu’une parole à vous dire : A bas la guerre !
De maigres applaudissements s’égrenèrent. Les employés des Postes et Télégraphes comptaient, de la part de ce fameux Panouille, sur un discours mieux approprié à la circonstance.
— Non, fit aigrement Romaine, à la sortie. Tu es trop gourde. Je préfère arrêter les frais. Bonsoir, mon vieux.
Elle lui tendit la main. Il la serra, sans être sûr d’avoir compris.
Elle s’éloigna, d’un pas rapide. Il la regarda s’éloigner. Avait-il compris ?
A la vérité, tout s’était passé trop vite et dans une fièvre trop grande.
Que pouvait comprendre Panouille ? Il s’était déjà tellement senti dépaysé, lors de son arrivée au régiment, au milieu d’un monde nouveau ! Il commençait à peine de s’y trouver moins gêné quand son affaire éclata, le retirant de ce monde plein de pièges et de surprises de la caserne pour l’enfermer, pendant des semaines et des semaines, dans une prison. Là, comme sous un vase clos, et l’air lui manquant, Panouille déconcerté n’avait pas pu se défendre contre les amitiés tapageuses qui s’offraient à lui de la façon que l’on sait. Après la dangereuse solitude où mainte tête plus solide eût tourné comme la sienne, l’ivresse de la gloire que le Paris communiste lui réservait l’avait achevé. Que pouvait-il comprendre au caprice d’une Romaine Vacaza ?
Romaine, qu’on nommait si souvent Zaza sans aucune espèce de considération, et que l’on tutoyait avec désinvolture, il avait fini par comprendre qu’elle n’était point une « dame » fort respectée, sinon fort respectable.
— Une créature, quoi ! se dit-il, quand elle l’eut laissé en plant dans l’avenue de Wagram, à la sortie de la réunion des postiers.
Et il regarda autour de lui, après l’avoir regardée qui s’éloignait. Mais, si deux ou trois manifestants des P. T. T. le saluèrent au passage, les autres, qui discutaient entre eux en gagnant la station de métro la plus proche, ne firent même pas attention à lui. Et bientôt, il fut seul.
Il fut seul dans Paris pour la première fois. Pour la première fois depuis sa sortie de prison, il se sentit embarrassé de ses puissantes mains sans emploi. Alors il eut soif, et, avisant un bar d’aspect modeste, il s’attabla à la terrasse.
— Une chopine de blanc, commanda-t-il.
Et il ajouta pour le garçon qui le servait d’un air distrait :
— Il faisait rudement chaud là-dedans !
— Ah ! oui, répondit l’autre sans plus d’entrain. Qu’est-ce que c’était, le métingue de ce soir ? Les ouvriers du bâtiment ?
— Les P. T. T.
— Ah ! dit encore le garçon. Vous êtes dans les postes ?
— Non, non, je…
— J’ai un frère facteur à Saint-Bali…
Mais un client réclamait le garçon. Le garçon coupa court et disparut.
Panouille haussa les épaules.
— Quel veau ! songea-t-il, mais l’expression qui lui vint à la pensée était obscène.
Ce garçon de café ne connaissait point Panouille, ou ne l’avait pas reconnu.
Panouille examina les gens qui l’entouraient, puis ceux qui défilaient sur le trottoir devant lui. Nul ne semblait le reconnaître. Et il s’en étonnait.
— Tiens ! se dit-il tout à coup. On jurerait le lieutenant Calorgne !
Un passant le regardait, mais ne s’arrêta pas et ne parut rien voir.
— On jurerait, se dit Panouille, mais c’est pas lui.
— Quelle vache, celui-là ! songea-t-il.
Cependant il eût été heureux de rencontrer le lieutenant Calorgne, pour l’écraser de sa gloire.
— Oui, mon vieux ! songeait-il qu’il dirait à son bourreau de jadis. Cette nouille de Panouille, on l’a élu député, oui, mon vieux, et conseiller municipal de Paris, et on l’applaudit quand il prononce des discours à la salle Wagram.
Douce vengeance. Panouille était satisfait. Sans doute, tout le monde encore ne le reconnaissait pas. Mais on n’avait pas eu le temps de s’accoutumer à sa présence. Dans deux ou trois mois, assurément, Panouille ne pourrait plus passer inaperçu, même dans cette ville de Paris où les hommes grouillent comme vers en fromage, nuit et jour.
— Quelle heure qu’il est ? demanda Panouille au garçon qui essuyait une table voisine.
— Minuit vingt.
— Je vas me pieuter. Combien que je vous dois ?
Autre sujet d’embarras : à minuit, Panouille était dehors, seul, sans savoir où il dormirait, puisque Zaza l’avait abandonné. Il s’enquit d’un hôtel.
— Un bon hôtel, précisa-t-il.
— Y a que ça dans le quartier, répondit le garçon en empochant son pourboire. Vous n’avez qu’à prendre la première rue à main gauche.
L’hôtel où Panouille se présenta, l’avait attiré par sa double porte à petits carreaux ouvrant sur un large couloir généreusement éclairé. Et ce fut le patron en personne, lequel était sur le point de se coucher lui-même, qui accueillit le client d’allure assez peu dégagée que faisait Panouille.
L’hôtelier, un gaillard solide et rubicond, jaugeait le client.
— Un lit à un ?
— Oui.
— Sans bagages ?
— Oui.
L’hôtelier consulta le tableau de ses chambres disponibles.
— Le trente-six, au quatrième. Dix francs. On paye d’avance, ça vous va ?
— Ça va, dit Panouille.
— Donnez une fiche à Monsieur, Édouard.
Le veilleur de nuit tendit à Panouille un porte-plume et la fiche d’identité à remplir. Panouille ôta son chapeau, comme s’il avait à exécuter un ouvrage de force. Il ne savait guère écrire, en effet. Il fut lent.
Quand il eut fini, et remis sa fiche :
— Panouille ! exclama le patron. C’est vous, Panouille ?
— Oui, c’est moi.
Il souriait, savourant son plaisir.
— Ah ! C’est vous ! reprit l’hôtelier. Eh bien ! vous pouvez retourner là d’où vous venez. Je ne reçois que les honnêtes gens, moi, vous entendez ? Et les fainéants qui se tapent la cloche aux frais de Moscou en attendant de se les rouler aux nôtres, vous entendez, je n’en veux pas chez moi. Vous entendez, monsieur Panouille ? Vous entendez, camarade Panouille ? Les communistes et les anarchistes, moi, je les ai quelque part, et ils ne me font pas peur, vous savez ! Allez, ouste ! Du balai !
Et, colosse chassant l’autre colosse, il montrait la porte à Panouille.
Stupide, son chapeau à la main, Panouille battit en retraite sans répliquer d’un mot.
Tous les hôteliers de Paris n’attachent pas la même importance aux opinions politiques de leurs clients et ne subordonnent pas leur intérêt à l’intérêt national. Tous non plus n’exigent pas que leurs clients d’une nuit remplissent rigoureusement la fiche d’identité que la police exige : ce leur est une façon supplémentaire d’échapper au Fisc avide. Panouille échoua sans difficulté dans une chambre qui sentait le parfum à bon marché, le moisi et la vieille pipe.
Il trouva moins facilement le sommeil : la soirée lui avait apporté trop de déceptions imprévues. Un nuage s’allongeait devant son soleil.
— Cette Zaza, tout de même !
La regrettait-il ? Aurait-il pu vivre longtemps avec cette femme qui tutoyait tous les hommes et qui avait, un an plus tôt, en pleine avenue de l’Opéra, tué de deux coups de revolver un général et un des chefs du parti royaliste ? Elle effrayait un peu Panouille, qui n’était pas méchant. Et, s’il la regretta, ne fût-ce que pendant cinq minutes, dans cette chambre d’hôtel où il avait échoué, supposons que ce fut parce que, dans la chambre voisine, un couple s’oubliait sans scrupule, malgré l’heure et la fragilité des cloisons.
Un grain de sable s’était glissé dans la machine. Un rien. Ce rien toutefois inquiétait Panouille.
— Faudrait voir !
Panouille pensait le plus simplement du monde. Somme toute, où en était-il de ses affaires ? Au même point que lorsqu’il sortit de prison. Il avait serré des mains nombreuses et reçu des hommages flatteurs.
— Et puis après ?
Il avait été l’amant d’une des femmes les plus célèbres du parti révolutionnaire. Il ne l’était plus.
— Et après ?
Que ferait-il le lendemain ?
Il songea, délivré de Zaza qui en riait, à son camarade Rechin, ouvrier de Paris, et au maréchal des logis Faituel. Celui-ci ou celui-là, celui-là surtout, eût été, dans la circonstance, de bon conseil. Mais où et comment les atteindre ?
— Faut une solution. Alors ?
Panouille pensa qu’une visite aux chefs du parti s’imposait. Ne lui avait-on pas promis aide, protection, fraternité, revanche et triomphe ? Son avocat, le Camarade Maître Pigace le jurait sur tous les tons, quand Panouille espérait l’amnistie.
— Alors, faut pas s’en faire.
Zaza n’était qu’une grognasse après tout ; le garçon de café qui ne connaissait point Panouille, un veau ; et l’hôtelier qui avait expulsé Panouille de son hôtel, un sale bourgeois que la peur des reprises imminentes exaspérait. Pour le reste…
— Faut pas s’en faire.
Et Panouille finit par s’endormir, persuadé que le lendemain lui rendrait sa joie.
Vers onze heures du matin, ayant tiré à pile ou face avec un jeton de cinquante centimes pour savoir s’il irait d’abord aux bureaux de l’Humanité, ou à ceux de l’Ami du Peuple, il héla un taxi.
— A l’Ami du Peuple.
Les deux journaux communistes ont leur siège dans la même rue, l’un près de l’autre, non loin de l’endroit où Jean Jaurès fut assassiné en 1914. Panouille monta les deux étages, poussa la porte qu’on était prié de pousser sans frapper, et entra dans l’antichambre dont des rayons chargés de piles de brochures garnissaient les murs. Zaza l’avait déjà conduit à l’Ami du Peuple : il fut moins timide.
— Le camarade Chipline, dit-il au camarade huissier qui s’avançait vers lui.
— Il ne vient jamais le matin, répondit le camarade huissier. Et il ne reçoit que sur rendez-vous, entre quatre et cinq. Si vous voulez lui écrire…
— C’est pour Panouille…
— Eh bien ! Dites à Panouille qu’il écrive ou qu’il vienne entre quatre et cinq. Lui, Panouille, peut-être qu’il sera reçu.
— C’est moi, fit Panouille.
— Eh bien ! venez entre quatre et cinq.
— Bon.
D’un geste large, Panouille tendit la main au camarade huissier qui la serra sans rien ajouter.
Cette fois, en redescendant, il souriait.
— Tu parles d’un frère ! se disait-il.
Il n’était pas vexé que l’huissier ne l’eût pas reconnu. Lui-même n’avait pas reconnu l’huissier, qui n’était sans doute pas de service quand Panouille avait suivi Zaza, la première fois, à l’Ami du Peuple. Et il souriait, convaincu que le camarade huissier devait se morfondre de sa maladresse ou de son ignorance.
Le soir, il est vrai, Panouille fut reconnu. On l’introduisit tout de suite dans une grande salle aux murs garnis de rayons où s’empilaient des brochures et des livres. Une table énorme, couverte de journaux, accaparait presque toute la salle.
— Un instant ! annonça l’huissier qui revenait par la porte à double tambour capitonné du fond. Le camarade Chipline est en conférence.
— Bon ! dit Panouille. J’attendrai.
Il prit un journal au hasard sur la table : c’était La Liberté de la veille, qu’il attaqua de confiance, présumant, à l’aspect du titre, que ce journal fût des amis du parti.
Tandis qu’il lisait, des hommes et des femmes allaient et venaient devant lui, entrant dans le bureau du camarade directeur ou en sortant. Certains s’arrêtaient, qui reconnaissaient Panouille, eux, et lui serraient la main et échangeaient avec lui quelques paroles sans importance. D’autres ne le remarquaient pas, et filaient, prompts, affairés.
Chaque fois que la porte capitonnée du bureau directorial s’ouvrait, Panouille entendait deux ou trois mots dont le double tambour, en se refermant, étouffait la suite. Ainsi Panouille perçut peu à peu :
— Sud-Algérien…
— Maroc…
— Syrie et Tunisie…
— Cent mille hommes…
L’instant d’attente que le camarade huissier avait demandé à Panouille, durait. Panouille prit, sur la table aux journaux, l’Intransigeant, qui a un titre mystérieux, du moins pour Panouille.
Des mots toujours s’échappaient du bureau de Chipline. C’étaient :
— Abd El Kracine…
— … Krim… (ou : Crime ; plutôt Crime, selon Panouille.)
— Mais il n’est pas prêt !
Toute une petite phrase que le double tambour n’avait pas coupée assez vite. Mais Panouille ne comprenait pas. Et il ne cherchait d’ailleurs pas à comprendre.
Deux hommes s’arrêtèrent devant Panouille. Ils avaient l’air content.
— Vous faites école, mon vieux, lui dit l’un.
— Oui, précisa l’autre. Trois soldats, en Auvergne, ont fichu une tournée à leur capitaine, pour protester contre l’insuffisance de l’ordinaire.
— Vous avez donné l’exemple.
— C’est excellent.
— Vous verrez ça demain dans les journaux : trois soldats d’un coup !
— C’est excellent.
Panouille souriait, modestement, comme s’il était le héros de ce dernier exploit. Il aurait voulu obtenir de nouveaux détails ; mais les deux camarades journalistes, pressés, le quittaient.
Il attendit encore.
A 6 heures 20, le camarade huissier, revenant une fois de plus du bureau directorial, annonça :
— Chipline est désolé de ne pas vous recevoir. Il a rendez-vous à la Chambre avec les députés du parti, à 6 heures. Si vous voulez revenir demain…
Panouille semblait ne pas comprendre.
— Demain, ou après-demain, dit l’huissier. Quand vous voudrez…
— Bon, répondit Panouille.
Il s’en alla, doutant s’il devait s’attrister.
— C’est embêtant, se dit-il simplement.
Mais il se servit d’un mot plus gros.
Maître Pigace, avocat et député communiste, habitait un appartement de douze pièces, au premier étage d’une maison neuve de la rue Édouard-Detaille. Un valet de chambre en gilet à manches et à rayures jaunes ouvrait la porte d’un air grave et introduisait les visiteurs dans un petit salon de style Directoire où, sur une table charmante, voisinaient les feuilles communistes du jour, les livres de Barbusse et de Maurice Rostand, un cendrier de porphyre, et une adorable coupe de cristal pleine de cigarettes.
— Je ne sais pas si le camarade Pigace reçoit ce matin, fit sans ironie le valet de chambre.
— Dites que c’est Panouille.
— Monsieur a le pédicure, expliqua l’autre.
Mais, pour Panouille, l’explication n’expliquait rien.
Panouille entra dans le petit salon et attendit. Il alluma une cigarette de Maître Pigace. Puis, il déplia l’Ami du Peuple.
Déçu par sa visite vaine au directeur de l’Ami du Peuple, Panouille, hélant un taxi, s’était fait conduire aussitôt chez Maître Pigace. Mais l’avocat avait partagé son après-midi entre le Palais de Justice et la Chambre des Députés, et il dînait en ville. Panouille remit au lendemain sa visite.
— Maître Pigace reçoit le matin, lui avait dit le valet de chambre.
Comme il avait attendu la veille le directeur Chipline, Panouille attendit son défenseur, en lisant. L’Ami du Peuple reparlait de l’assemblée des postiers, qui avait été présidée par Panouille, mais il ne parlait pas du président de la séance.
Cependant le camarade valet de chambre reparut.
— Si tu veux venir, fit-il, le patron te recevra dans son cabinet de toilette.
Maître Pigace en pyjama, se rasait.
— Quoi de neuf ? demanda-t-il joyeusement sans se retourner.
Panouille était déconcerté. L’endroit lui semblait mal choisi pour une conversation sérieuse. Comme nulle réponse ne venait :
— Ça ne va pas ? reprit Maître Pigace en se retournant.
— Dame !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ben, y a tout.
— Tout ? Mais encore ?
— Je suis seul.
— Zaza t’a quitté ? Le grand malheur ! Tu n’avais pas l’intention de l’épouser, je suppose ?
— Dame, non.
— Alors ?
— Je voulais vous poser une question.
— Pose.
Péniblement, mal aidé par l’attitude indifférente de Maître Pigace, Panouille exposa qu’il désirait savoir s’il était, oui ou non, député.
— Mais non, tu ne l’es pas. Quelle question !
— Vous m’aviez dit que j’étais élu. Les journaux aussi le disaient.
— Tu as été élu, oui, mais les élections dont tu es sorti trois ou quatre fois en tête…
— Quatre, précisa Panouille.
— … N’étaient pas valables. Elles furent annulées.
— Pourquoi ? Parce que j’étais en prison ?
— Naturellement.
— Ben ! Je n’y suis plus.
— Et alors ?
— Ben, alors, pourquoi que le parti me représenterait pas, maintenant ?
Maître Pigace regarda son client.
— Est-ce que tu veux te payer ma tête, Panouille ?
— Moi !
— Réfléchis un peu, voyons. Ainsi tu crois que n’importe qui peut être député, comme ça, de but en blanc ?
— Non, bien sûr.
— Alors ?
— Je croyais…
Maître Pigace était rasé.
— Écoute, dit-il, viens dans mon bureau. Nous y serons mieux.
Dans le bureau, meublé à l’américaine, Maître Pigace se carra au fond de son fauteuil de cuir.
— Mon pauvre ami ! dit-il. C’est le bruit de la salle Wagram qui t’a grisé ? Il faut pourtant que tu comprennes. Oui, je comprends, tu t’imaginais… Le parti t’a présenté comme candidat à tous les sièges de député ou de conseiller municipal qui ont été vacants depuis un an, et tu as été élu parce que le parti ordonnait à ses adhérents de voter pour toi. Mais sais-tu pourquoi on te présentait, pourquoi on t’élisait ? Pour obliger le gouvernement à te tirer de ta prison. Une injustice avait été commise envers toi. Le parti, qui protège tous les opprimés, t’a défendu sans même s’enquérir de tes opinions. Est-ce vrai ?
— Oui.
— Tu ne pouvais pas échapper à la condamnation.
— J’avais rien fait.
— Comment l’aurais-tu prouvé ?
Panouille baissa les yeux.
— Je sais pas.
— Condamné, nous t’avons tiré de la prison. Tu n’es pas content ?
— Si.
— Alors ?
— Je sais pas, murmura Panouille.
— Rappelle-toi le soir de la salle Wagram. Tout le monde était content de te voir libre. Ça ne t’a pas fait plaisir ? Et toi, comment as-tu remercié ces braves gens ? Tu n’as pas su les remercier. Tu n’as même pas chanté l’Internationale.
— Je la connais pas.
— Alors ?
— Je sais pas, répéta Panouille.
Il était penaud, le pauvre Panouille. Quel réveil, après ces songes merveilleux des derniers mois de sa prison !
— Comprends-tu ?
— Je comprends.
Il comprenait.
Comment avait-il pu s’imaginer qu’il fût capable de devenir un député, ainsi que ce Me Pigace qui avait été si bon pour lui ! Panouille cherchait dans sa tête une phrase qui forçât Maître Pigace à lui pardonner son insolence. Mais l’avocat ne lui en laissa pas le loisir.
— Mon cher Panouille, dit-il, tu es un brave type. Tu ne redoutais pas le travail, autrefois. Il faut t’y remettre. Tu te feras aimer et estimer partout. Un gars comme toi…
Il se tut soudain : Panouille, sans bruit, pleurait.
Maître Pigace marcha vers son infortuné client et, lui appliquant la main sur l’épaule, l’étreignit, affectueusement.
— Allons, vieux ! Courage ! Tu es jeune. Quel âge as-tu ?
— Vingt-quatre ans du mois dernier.
— Vingt-quatre ans ? Mais on n’est éligible qu’à vingt-cinq. Tu l’ignorais ?
— Oh ! fit Panouille. C’est pas ça.
Il s’essuya les yeux.
Maître Pigace ouvrit un tiroir de son bureau, y prit un billet de banque, le plia discrètement et le posa dans la large patte de Panouille en la lui serrant pour le congédier.
Panouille, qui comprenait peut-être tout enfin, se leva.
Maître Pigace lui serra encore la main.
— Au revoir, Panouille. Et, tu sais, si tu as jamais des ennuis, n’hésite pas à nous appeler : le parti te défendra, comme il t’a défendu. Ne l’oublie pas.
— Merci, dit Panouille, le cœur gros.
Sur le palier, Panouille regarda le billet que Maître Pigace lui avait si discrètement offert. C’était une coupure de vingt francs.
FIN
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 26 AVRIL 1926
PAR EMMANUEL GREVIN
A LAGNY-SUR-MARNE