The Project Gutenberg eBook of Sous les marronniers en fleurs

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Title: Sous les marronniers en fleurs

Author: Henri Bachelin

Release date: October 8, 2023 [eBook #71831]

Language: French

Original publication: Paris: Société littéraire de France

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS LES MARRONNIERS EN FLEURS ***

COLLECTION “ESSAIS ET NOUVELLES”
1920

Henri Bachelin

SOUS LES
MARRONNIERS
EN FLEURS

PARIS
Société Littéraire de France, 10, rue de l’Odéon

Tous droits réservés.

I

Quand j’essaie de jeter un regard en arrière sur les premières années de mon enfance, elles m’apparaissent comme un pays merveilleux qu’en pleine nuit j’ai traversé, bien avant le lever du soleil sur les champs et sur les maisons. De ci, de là, pourtant, un souvenir brille comme la lanterne qu’un homme d’équipe balance sur le quai. Partout ailleurs c’est l’ombre, c’est un brouillard que creuse le vent de la mort sans réussir à le dissiper. Des vieux et des vieilles dont j’avais peur quand je les rencontrais ont pris depuis longtemps le chemin du cimetière, des hommes et des femmes aussi que j’ai connus dans la force de l’âge, et encore des jeunes filles qui avaient dix-huit ans lorsque j’en avais quatre et que je considérais comme de grandes dames très importantes. Il me semble parfois que de loin ils me fassent signe. Qu’attendent-ils de moi ? Que je leur crie de se lever en les appelant par leurs noms ? Comment le pourrais-je, ne les ayant jamais sus ? Ils sont pour moi des anonymes dont au cimetière il ne reste même plus une pincée de cendre.

Jusqu’à ce que j’eusse l’âge de raison je fréquentai l’école maternelle qu’on appelait la salle d’asile et que dirigeait sœur Marthe. C’était à cent pas de notre maison, mais chaque fois que j’y allais il me semblait partir pour un pays très éloigné. Quand il y avait de la neige, mon père me portait sur ses épaules. Je longeais la douzaine de sapins plantés au-dessous du petit arbre de la Liberté, regardant avec crainte les trois ou quatre chemins qui s’entrecroisaient dans ces parages ; si je ne suivais pas le bon, Dieu sait où je finirais par m’égarer !

A sept ans on m’envoya à l’école des frères. Et ce fut à dater de cette époque que ma mère commença à me reprocher de n’être pas comme les autres.

Ils aimaient les jeux bruyants, saluaient jusqu’à terre les messieurs et les dames qu’ils rencontraient, étaient obéissants au point de prévenir les ordres et même les désirs de leurs mères.

Je préférais, le jeudi, m’acagnarder à lire. Je n’aimais pas à courir dans les bois : des bêtes terribles y devaient habiter. Et je ne pensais ni aux renards ni aux loups. Mais les grenouilles, les crapauds, les lézards, les serpents, d’autres bêtes encore dont jamais je ne saurais les noms, qui remuent dans les ténèbres, au fond des eaux croupies, avec des yeux à fleur de tête, des membres inachevés, et qui venaient me visiter dans mes cauchemars ! Tout au plus allais-je jusqu’aux premiers arbres du bois de la cascade. Quelques minutes j’écoutais l’eau tomber dans le ravin ; je regardais s’étendre devant moi la vaste plaine qui me résumait le monde, et je me hâtais de rentrer, apeuré de sentir la solitude me happer de toutes ses tentacules.

J’avais contracté la manie de disséquer et mes sentiments et ceux que je prêtais aux autres. Il m’en coûtait d’être poli avec les gens que je croisais dans les rues ou trouvais à la maison, et d’exécuter les ordres que me donnait ma mère. J’eus mon orgueil d’enfant, qui me fit me croire pétri d’une autre pâte que ceux de mon âge et même que ces vieilles filles dont les manières et les cancans m’exaspéraient, que ces graves messieurs dont la suffisance me paraissait ridicule.

Je devinais que si tout à coup j’étais redevenu pareil aux autres, — il en était peut-être temps encore ? — c’eût été une trop grande satisfaction pour ma mère : de ce revirement elle n’aurait pas manqué de s’attribuer le mérite ; je ne l’aurais dû qu’à l’efficacité de ses prières et de ses gifles. Et je m’obstinais. Plus j’allais et moins je ressemblais aux autres dont rien, jusqu’à l’âge de sept ans, ne m’avait distingué, et moins je ressemblais à celui que j’aurais pu être. Je me déformais à plaisir et pour ma joie personnelle, une joie plus âpre encore que la saveur de ces grains de raisins que je dérobais à notre treille dès les premiers jours de juillet. J’étudiais mon rôle jusqu’au jour, qui ne tarda guère, où je fus, non plus l’acteur, mais le héros de ma propre vie.

Quelquefois, les jeudis d’hiver, quand je me tenais derrière notre porte, un livre à la main et le nez contre la vitre pour profiter d’un reste de lumière, j’apercevais un enfant de mon âge qui rasait le mur des promenades et regardait du côté de notre maison. Il avait une grosse tête aux yeux étonnés, aux oreilles écartées. Il marchait en battant le briquet, et balançait ses mains comme des choses molles. Je me retirais vite. Sans savoir pourquoi, j’avais aussi peur de lui que d’une bête des bois.

Un jour qu’il rôdait selon son habitude, ma mère à qui je refusais d’obéir s’écria, en me le désignant du doigt :

— Tiens ! veux-tu que je te dise ? Tu n’es qu’un original. Tu es encore pire que lui, car au moins il « écoute » sa mère, lui !

Je ne protestai point, blessé dans mon amour-propre : je n’étais donc pas seul à n’être pas comme les autres ? A huit ans à peine commençais-je à prendre contact avec ma petite ville. Certes, j’allais maintenant un peu plus loin que la salle d’asile, mais les quartiers voisins du nôtre m’en paraissaient effroyablement distants, et je n’osais point traverser la grand’rue. A l’école des frères j’étais encore parmi les petits, et me tenais à l’écart des grands. A plus forte raison ignorais-je les élèves de l’école communale.

En même temps que le nom de mon rival je finis par apprendre qu’il fréquentait cette école et que ses camarades l’y avaient surnommé Berlâne. Je m’applaudis de ce que l’on ne m’eût pas donné d’aussi ridicule sobriquet.

II

Le lundi matin en arrivant à l’école, il fut étonné que l’on y récitât la prière. Quelques-uns d’entre nous étaient agenouillés pour de bon sur les bancs qui font corps avec les tables, mais le bois rude, bien que poli et luisant, leur meurtrissant les os, ils ne cessaient pas de remuer. D’autres, ceux du fond surtout, n’étaient agenouillés qu’à demi. Deux grands en blouse, qu’il trouva très crânes, n’hésitaient pas à se tenir debout, la jambe gauche à peine repliée sur le banc. N’ayant pas encore de place il resta près de la porte.

Comme nous nous retournions pour le voir, il jugea bon de regarder les cartes et le plafond pour nous bien prouver que la religion ne l’intéressait pas : venant de l’école communale d’où l’on avait retiré tous les crucifix, il savait à quoi s’en tenir. Son père, que tout le monde considérait comme un libre-penseur, étant mort, sa mère n’avait rien eu de plus pressé que de l’enlever à l’instituteur pour le confier aux frères.

Il laissait là-bas des habitudes, un ou deux camarades. Peut-être pensait-il y laisser aussi son sobriquet.

Dès que la prière fut terminée il entendit chuchoter :

— Berlâne… C’est Berlâne…

L’école des frères et celle de l’instituteur avaient beau être situées à une certaine distance l’une de l’autre : le jeudi, les gamins de la ville se réunissaient pour jouer ; chaque matin et chaque soir ceux des villages venaient et s’en retournaient ensemble, sans distinction d’opinions religieuses. On n’ignorait pas dans l’une ce qui se passait dans l’autre.

« Si c’est pour que l’on m’embête ici comme là-bas, pensa-t-il, maman aurait mieux fait de me laisser où j’étais. »

— Dumas, lui dit le frère, mettez-vous là, en attendant.

Il lui désignait la dernière table.

A la récréation de dix heures nous n’eûmes pas plus tôt rompu les rangs que quelqu’un cria :

— Berlâne ! Berlâne !

Nous fîmes cercle autour de lui. Je l’examinais avec curiosité. Pour la première fois nous nous trouvions en face l’un de l’autre. Tout de même, pensai-je, j’ai l’air moins bête que lui. Bien qu’il tremblât, il essaya de nous intimider. Nos regards se croisèrent. Il n’eut plus l’air que d’un pauvre animal qui implore secours. Je tressaillis et, le premier, me détournai. Mais ils étaient trop contre lui seul : il dut baisser les yeux. Le frère arrivait, le pouce et l’index plongés dans sa tabatière. Nous nous dispersâmes pour jouer.

Je venais de passer dans la première classe, celle des grands qui, d’abord, aux récréations et à la sortie du soir, m’en avaient fait voir de rudes. Mais il leur fallut bientôt me prendre en considération, tant j’eus vite fait de les rattraper et même de les dépasser en leçons et en devoirs. Je jouais comme eux et avec eux, tantôt contre mon gré, tantôt m’oubliant jusqu’à y prendre goût.

Il fut facile de voir que Berlâne n’aimait pas prendre part à nos amusements. Pourtant, aux récréations du matin et de l’après-midi, il fallait bien que, comme nous, il sortît dans la cour. Mais il commençait par aller aux cabinets, cédait son tour, puis cherchait des yeux le groupe le plus pacifique. Jouer aux billes lui plaisait ; on ne se bouscule pas, on ne crie pas. Bien qu’il ne gagnât pas souvent, c’était toujours lui qui proposait une partie.

L’hiver, à cause du froid, il essaya de se terrer dans un coin du hangar. Mais le frère le rejoignait en se frottant les mains :

— Allons, allons, Dumas ! Vous avez l’air gelé ! Voyons, remuez-vous ! Jouez avec vos camarades !

Ses camarades ! Dans la neige il enfonçait ses doigts gourds. Sans force, au petit bonheur, il lançait ses boules mal pétries : à peu de distance elles s’éparpillaient en poussière blanche. Les autres — ses camarades, — serraient les leurs entre leurs genoux pour qu’elles fussent plus dures, — moi je me contentais de faire semblant, — et c’était lui qu’ils visaient en criant :

— Sur Berlâne ! Sur Berlâne !

Chaque fois qu’on l’appelait ainsi — et il n’y avait à ne le point faire que le frère, qui lui donnait son vrai nom, et moi, qui ne lui adressais point la parole, — il pâlissait comme s’il avait reçu au cœur un coup de couteau. J’étais égoïstement heureux qu’il fût là. Sans lui j’aurais pu, comme cela m’était arrivé quelques fois malgré mes bonnes places, servir de cible. A la fin, le frère était obligé d’intervenir. Pour lui, je voyais qu’à grand’peine il retenait ses larmes. Il ne nous avait jamais fait de mal : pourquoi donc avions-nous l’air de lui en vouloir ? Ah ! le pauvre risque-tout qui nous était venu de l’école communale !

Il essayait surtout de se rapprocher de moi. Il devait aussi me connaître de réputation, et sans doute ne s’expliquait-il point que je ne lui eusse pas tout de suite tendu la main. Mais j’avais déjà bien assez de moi-même et mettais tous mes soins à l’éviter, tant il me semblait voir en lui mon double déformé et caricatural. Ma répulsion instinctive de naguère s’était changée en curiosité inquiète. A la dérobée, je l’observais continuellement. Sans en avoir l’air, j’étais au courant de tout ce qu’il faisait. Le moindre indice me suffisait à reconstituer ce que j’ignorais de sa vie. Nous étions semblables à deux jumeaux qui dès la minute de leur naissance ont été séparés et qu’un hasard rapproche plusieurs années après. Je le regrettais. Lui, je devinais qu’il en était heureux. Je n’avais plus, pour me protéger, le rempart des murs ni de la porte de notre maison. Dans la salle de l’école nous étions à plusieurs tables de distance l’un de l’autre, mais il m’arrivait, malgré que je prisse toutes mes précautions, de le coudoyer dans la cour. Sa grosse tête aux yeux étonnés, j’aurais pu la toucher. Il s’arrêtait, attendant que je lui parle : je me hâtais au contraire de m’éloigner. Je n’aurais pas voulu le faire souffrir directement à l’exemple des autres, et j’étais peut-être plus cruel qu’eux.


Quand le printemps fut venu, il trouva la paix sous les marronniers en fleurs. A mesure qu’il faisait plus chaud, notre besoin de mouvement et de jeux parfois brutaux s’apaisait. Dans la poussière nous nous asseyions le dos au mur. Lui, tout seul, faisait des petits tas de sable et de belles fleurs rouges qui, prématurément, à un souffle de brise, tombaient des branches.


Son écriture était anguleuse et nette. Ses livres, soigneusement recouverts de ce papier glacé dans lequel on enveloppe les paquets de biscuits, n’avaient pas une tache. Mais, quoiqu’il fût plein de bonne volonté, il comprenait difficilement les données des problèmes et n’avait pas beaucoup de mémoire. Même lorsqu’à force de s’appliquer il avait fini par apprendre sa leçon, il ne pouvait la réciter. Dès qu’il voyait arriver son tour il se mettait à trembler. D’habitude, il bégayait un peu, mais alors son émotion était si forte qu’il ne pouvait prononcer trois mots de suite.

Le frère disait à Mme Dumas :

— C’est sa timidité qui lui fait le plus de tort.

Il ne pouvait pourtant pas ajouter :

— Et surtout il n’est pas intelligent.

Mme Dumas se serait sans doute fâchée. Il faut connaître les parents et ménager leur susceptibilité.

Il ne quitta point la dernière table. Tous les samedis, d’après les notes de la semaine, nous changions de places, le premier occupant le bout de la première table, près du bureau du frère. Les plus dissipés, qui avaient les moins bonnes notes, étaient les plus éloignés de toute surveillance. Quel supplice pour Berlâne d’être à côté d’eux !


Le jour de la distribution des prix fut un beau Dimanche d’été comme je n’en ai jamais vu que dans mon pays, un Dimanche qui sentait la résine des sapins, le parfum des tilleuls, l’odeur forte des marronniers : on aurait même dit qu’il sentait le soleil. Dans la cour de l’école avait été dressée une estrade en planches recouvertes de tapis apportés de l’église ; de l’église aussi on avait descendu des chaises et des bancs aussitôt après la grand’messe ; des chaises, c’était à qui en porterait le plus sur sa tête, accrochées les unes aux autres par les pieds : les plus grands et les plus forts disparaissaient presque sous l’enchevêtrement des sièges de paille et des montants. Berlâne, qui n’était ni grand ni fort, voulut tout de même en descendre quatre ; à mi-chemin il fut obligé de s’arrêter, tellement il était las et en sueur.

C’était un beau Dimanche et un grand jour que nous attendions tous depuis longtemps. Nous chantâmes des chœurs ; des discours furent prononcés ; il y eut des récitations de monologues comiques, et surtout la lecture du palmarès. Berlâne eut le prix de bonne conduite et n’eut que celui-là. J’avais été appelé bien avant lui, et j’avais regagné ma place, tremblant encore d’émotion pour être monté sur l’estrade où recevoir ma couronne et mes livres ; mais enfin, j’étais débarrassé, et je me réjouissais à l’idée de voir comment lui se comporterait. Il se leva, s’imaginant lui aussi que tous les regards étaient fixés sur lui. Comme l’assistance était nombreuse ! Il y avait dans la cour certainement plus de la moitié de la petite ville, et beaucoup de paysans étaient tout exprès venus de leurs villages. Il trébucha en montant sur l’estrade, reçut sa couronne et son livre, et, suivant la coutume, descendit pour aller se faire couronner par sa mère. A ce moment, il devint écarlate de honte, parce qu’il lui fallut traverser une partie de la cour pour atteindre sa mère. Je la vis qui l’embrassait en s’essuyant les yeux. Mais ce n’était sans doute que de joie qu’elle pleurait, parce qu’il avait le prix de bonne conduite.

III

Elle était propriétaire, dans la grand’rue, d’une boutique de mercerie à devanture blanche. Elle y gagnait assez pour elle et pour lui. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre de grands besoins, et jamais il ne lui demandait d’argent pour les fêtes ; le bruit, d’où qu’il vînt, la foule, quelle qu’elle fût, l’effrayaient. Elle le trouvait plus docile que beaucoup d’autres et disait :

— Moi, madame, je fais de lui tout ce que je veux. Je ne me rappelle pas qu’il m’ait désobéi. Quand je lui dis : « Albert, va me chercher deux sous de lait », s’il est en train de jouer devant la maison ou dans la cour, il rentre tout de suite. Il prend la boîte. Il part. C’est dommage qu’il soit si timide. Le cher frère me le disait encore l’autre jour en propres termes. Mais il faut espérer qu’il changera.

Il allait souvent chez les Chovin dont la boutique n’était séparée de la mercerie que par la largeur de la grand’rue. Derrière les vitres de la devanture, des sabots de toutes dimensions étaient accrochés par le talon à des fils de fer tendus. L’atelier, glacial en hiver, prenait jour par un vitrage fait de morceaux de verre tant bien que mal adaptés. Glissant entre leurs jointures, la pluie tombait sur les copeaux. Là Chovin travaillait avec des lunettes bleues, un tablier de cuir, et la chemise ouverte sur sa poitrine velue. Le jeudi, ses devoirs terminés, Berlâne arrivait à pas de loup. Bien qu’il eût l’habitude de la boutique, il ne se décidait pas tout de suite à entrer. Il passait et repassait d’abord sur le trottoir, s’arrêtait un instant à regarder les sabots comme s’il ne les avait jamais vus, disparaissait et réapparaissait.

Quelquefois il fallait que Mme Chovin ouvrît la porte pour lui dire :

— Eh bien, tu n’entres donc pas ?

Alors il avait envie de lui répondre :

— Oh ! non, madame ! Ce n’est pas la peine. Je vous dérangerais.

Mme Chovin et sa fille cousaient, leurs boîtes à ouvrage posées sur une chaise basse aux pieds rognés. Marie était une grosse petite fille à peu près du même âge que nous deux, mais plus intelligente que lui. Chez les sœurs, elle avait toujours les premières places. On ne pouvait savoir si plus tard elle serait laide ou jolie.

Il prenait un petit tabouret et la regardait coudre, tout en surveillant la grand’rue.

En hiver personne ne passait. Ou bien c’était une bande de gamins, ceux-ci encapuchonnés, ceux-là les oreillettes de la casquette rabattues, qui couraient, les mains dans les poches. S’il y avait de la neige, ils faisaient une glissoire le long de la rue qui dévale de l’église au Bout du Pavé. De la boutique on les apercevait. Mme Chovin disait :

— Tu ne vas donc pas jouer avec les autres ?

Il répondait :

— Non. Pour attraper du mal !… Et puis il ne faut pas que j’use mes sabots.

Mme Chovin n’aurait pas demandé mieux, puisque c’était chez elle que se fournissait Mme Dumas.

Quelques gamins s’arrêtaient pour souffler et s’amusaient à faire, du dehors, de la buée sur les vitres. Quand ils l’avaient aperçu sur son tabouret ils chantaient :

Jean-fillote
à la grolote…

Que voulait dire « à la grolote » ? Mais « Jean-fillote » signifiait clairement leur mépris pour ce garçon toujours fourré dans les jupons des femmes. Il s’occupait même à de menus travaux d’aiguille et confectionnait des fleurs artificielles.

Il ne courait pas davantage avec les autres dans les bois, ni sur les routes, ni sur les bords de l’étang du Goulot : pour se noyer il suffit d’un faux pas sur la chaussée. Il se tenait dans leur jardin où il se distrayait en creusant la terre molle avec une pelle en bois. Dans le sable il plantait des fleurs dont il arrosait les tiges cassées ; au coucher du soleil elles étaient flétries.

IV

Ces détails, je les avais recueillis l’un après l’autre ; chaque fois c’était comme si j’eusse découvert dans un miroir grossissant des traits que j’ignorais de mon visage. Mais c’était aussi pour me dire tout de suite :

« Moi, tout de même, je ne vais pas jusque-là ! »

Je m’en serais voulu de passer des après-midi dans la boutique des Chovin. Pas-comme-les-autres tant qu’on voudra, mais « Jean-fillote », non. Berlâne n’avait pas un vrai seul camarade, j’en avais quelques-uns, et je ne m’ennuyai point durant les vacances qui suivirent ce dimanche où il n’avait eu que le prix de bonne conduite.

Certes, il m’était agréable de rester à la maison, soit que la fraîcheur des matinées s’y réfugiât, chassée du dehors par le soleil qui montait vite, soit que l’après-midi même y fût moins brûlante que sous les tilleuls des Promenades ou sur les routes poussiéreuses. Couché sur les carreaux froids, assis sur un fauteuil dont je tâtais machinalement le velours râpeux, je lisais des récits de belles aventures et les tranquilles histoires de la Bibliothèque Rose. Ou bien j’écoutais et regardais autour de moi. Savez-vous que les meubles et les cloisons vivent ? Las d’être toujours à la même place, fatiguées de porter le poids du plafond, ils font craquer leurs jointures, elles s’étirent. Les carreaux rouges ne se ressemblent pas entre eux. Chacun a son visage particulier. Il y en a d’intacts, de cornés, de fendillés, de fendus. Celui-ci est traversé du nord au sud par une ligne droite, celui-là de l’est à l’ouest par une ligne brisée. L’un a des hachures ; l’autre, usé en son centre, fait penser à un petit réservoir. Les fleurs du papier collé au mur ne sont-elles pas changeantes comme les nuages ? Selon que je les regarde de mon lit, ou debout près de la fenêtre, ou assis dans mon fauteuil, la même représente un oiseau le bec ouvert, un homme la bouche fermée et le nez en trompette, une poire entaillée. Aux approches du soir, la maison s’agrandit. A mesure qu’elle entre, l’ombre semble repousser cloisons et murs. Les fleurs disparaissent. Je n’ose pas me lever pour marcher les mains en avant, comme un aveugle. Je sais que j’irais trop loin dans la nuit.

Mais, si bien que j’y fusse, je ne pouvais passer toutes mes vacances à l’intérieur de la maison. J’affrontai les ardeurs de l’été. Je me souviens de ces journées brûlantes où regarder le ciel était une souffrance, tellement il semblait que l’azur lui-même fût embrasé par le soleil. Pas un souffle d’air. Les feuilles étaient desséchées et l’herbe roussie. Tantôt, à deux ou trois, nous nous amusions à creuser des trous dans le terreau de notre cour, à faire des bulles de savon que nous regardions disparaître ; tantôt nous descendions aux moulins pour voir tomber l’eau sur les roues massives ou pour pénétrer dans la chambre des meules puissantes qui nous auraient écrasés comme des grains de blé.

Tantôt je m’en allais rôder seul autour de l’église. Il y avait sur les pelouses des touffes d’absinthe à odeur forte. Je contemplais toute la petite ville à mes pieds avec ses arbres dans les jardins, avec ses maisons que tuiles ou ardoises coiffaient de rouge sombre ou de bleu, avec ses petites rues, ses chemins et ses routes qui la relient au reste du monde. Plus loin et tout à l’entour c’étaient les bois monotones dont la sombre verdure demeurait immobile. J’écoutais des tailleurs de pierres frapper de leurs maillets de bois sur les ciseaux de fer. Puis j’entrais dans l’église par une des portes latérales. Le soufflet du tambour se rabattait avec un bruit étouffé. J’ôtais ma casquette et je marchais sur la pointe des pieds, de peur de troubler le silence, mais j’ouvrais tout grands les yeux pour mieux voir la lumière plus délicate et plus belle de filtrer à travers les vitraux bleus, verts, rouges, jaunes et violets. Je m’enhardissais jusqu’à entrer dans le chœur, où je soulevais le couvercle de l’harmonium dont jouait le frère Théodore. Je regardais les touches blanches et noires, les registres sur lesquels étaient écrits des noms tels que Bourdon, Clairon, Flûte, Clarinette, Hautbois. Je n’allais pourtant point jusqu’à souffler du pied ni appuyer du doigt sur une touche : il me semblait que l’église se serait écroulée pour m’ensevelir sous ses ruines si j’avais eu l’audace de profaner un instrument dont pouvait seul s’approcher un homme de la science du frère Théodore. J’aimais les cérémonies religieuses, non par piété, mais par une sorte de sentiment de la poésie que je ne pourrais définir. Ces chants d’église me plaisaient, toujours graves, qu’ils fussent tristes ou joyeux ; parfois j’aspirais vaguement à devenir un grand organiste, dans le genre du frère Théodore.

V

— Madame, voulez-vous qu’Albert vienne s’amuser avec nous ?

C’était l’après-midi d’un jeudi d’octobre, le deuxième après la rentrée des classes. Assis près de la cheminée où deux bûches se consumaient lentement, Berlâne rêvait à vide, le menton appuyé sur la paume des mains.

— Mais certainement, monsieur Georges ! dit Mme Dumas. Je ne demande pas mieux : cela le distraira. Regardez-le donc ! Il est là à s’abâtardir au coin du feu. Mais il est vraiment mal habillé pour sortir avec vous. Je vais lui donner son autre blouse noire.

— Vous n’y pensez pas, madame ! répondit M. Georges. Pour jouer on est toujours trop propre.

La porte de la salle à manger restée entr’ouverte, Mme Dumas était assise à son comptoir, attendant les clients. M. Georges ne venait rien acheter, mais elle était plus heureuse que s’il lui avait pris d’un seul coup pour un louis de mercerie. Ce gamin de dix ans, qu’elle appelait M. Georges, était le fils cadet des Labrosse, bourgeois qui se fournissaient chez elle. Elle était leur humble servante, comme de tous ceux qui voulaient bien lui donner leur clientèle : même dans une petite ville on n’a entre les commerçants que l’embarras du choix. Georges venait en éclaireur de la part de Robert, son aîné. Je ne les aimais ni l’un ni l’autre. Comme Berlâne et moi, ils étaient élèves de l’école des frères ; ils se distinguaient parmi les moins appliqués à l’étude et les plus turbulents dans la cour des récréations. Leurs deux camarades intimes, les fils Rouget, étaient, au commencement du mois, partis pour le lycée. Et ils restaient seuls, désemparés et s’ennuyant. Alors ils avaient pensé à leur plus proche voisin. Ou, plutôt, c’était leur mère qui avait dû leur dire, les voyant comme deux corps sans âme :

— Allez donc inviter ce pauvre Albert.

Mme Duras considéra que c’était un grand honneur pour elle, en la personne de son fils. Elle déplorait qu’il restât toujours seul, et elle souffrait à la pensée qu’il fût si déshérité que personne ne tînt à rechercher sa compagnie.

Il se leva. Pourtant, lui non plus, il ne les aimait pas, les deux Labrosse. Ils étaient de ceux qui, l’hiver précédent, lui avaient lancé des boules de neige en criant : « Sur Berlâne ! » Mais, puisque sa mère le lui ordonnait, sans protester il suivit « Monsieur Georges » comme un petit domestique.

Les deux maisons se touchaient presque, mais qu’elles étaient différentes ! Qu’il y avait loin de l’humble boutique à la demeure des Labrosse avec ses deux étages ! Au rez-de-chaussée, les trois fenêtres du salon donnaient sur la grand’rue. Que de fois, lorsqu’elles étaient ouvertes, il avait, en passant, regardé les beaux meubles vernis, les cadres dorés accrochés aux murs et la grande table ronde, au milieu, chargée d’albums, dont il eût voulu caresser le cuir épais ! Il ne lui venait même pas à l’idée qu’un jour il y pût entrer. Et voici que Georges n’eut qu’à pousser deux portes, celle du corridor, qu’il referma sur eux, puis une autre : et Berlâne se trouva sur le seuil du salon, si interdit qu’il ne pensa pas tout de suite à enlever sa casquette. Assise dans l’embrasure d’une fenêtre, Mme Labrosse faisait du crochet avec Mlle Gertrude, sa fille, qui avait dix ans. Étendu sur le canapé, les mains croisées sous la nuque, Robert sifflotait comme un homme.

— Maman, dit Georges, voici Albert que je ramène. Il va jouer avec nous.

— Tu es content, Albert ? lui demanda Mme Labrosse.

— Oh ! oui, madame ! répondit-il en devenant tout rouge.

Il était au supplice. Il regrettait son coin de cheminée ; quelle bonne après-midi il eût passée là !

— Eh bien, mes enfants, allez ! dit-elle. Et n’oubliez pas de rentrer pour vos quatre heures.

Il dut, à leur suite, traverser le salon en s’efforçant de ne point glisser sur le parquet ciré. Il n’avait osé ni lever les yeux pour voir de plus près les cadres dorés, ni avancer la main pour toucher le cuir des albums.

— Qu’est-ce que nous allons faire à présent ? dit Robert, lorsqu’ils furent dans la cour.

— Si nous allions dans le bois ? dit Georges. Nous emmènerions le chien.

Roux comme un renard, presque aussi gros qu’un loup, Stop était dans un tonneau, à l’entrée de la cour. Depuis qu’il les avait vus, il aboyait en tirant sur sa chaîne. Berlâne avait, comme moi, peur des chiens. Vous croyez qu’ils se promènent par les rues, pacifiquement, en quête d’une borne ou d’un angle de mur ? Non. Ils ont des intentions bien pires. Ils passent avec leurs mâchoires ornées de crocs pour me mordre.

Il pensa dire :

— Il vaudrait peut-être mieux le laisser ici. Dans son tonneau il ne doit pas être malheureux, pas plus que je ne l’étais tout à l’heure au coin de la cheminée.

Mais il n’osa encore pas. Le chien avait ici beaucoup plus d’importance que lui. Nul doute que, si Stop avait pu causer, Georges ne fût pas venu inviter Berlâne.

Il faut voir cette après-midi d’un jeudi d’octobre. Tout le long du chemin qui mène au bois, les feuilles jaunes, pour toujours détachées de leurs branches, volent à l’aventure, égarées. Elles se réunissent au pied de la haie. Les entendez-vous qui se concertent, inquiètes ? Elles ne savent ce qui leur arrive.

Dans le ciel, des nuages d’un joli gris passent si vite qu’on a juste le temps de les voir et de les saluer de loin.

Las de l’été, le soleil commence à prendre du repos, et le vent, que l’on n’a guère entendu depuis l’hiver dernier, se remet à donner de la voix, comme Stop, que voici revenir d’une course folle et qui gambade autour de ses maîtres, autour de Berlâne, qui n’est pas fier.

Berlâne essayait de sourire au chien pour se concilier ses bonnes grâces, mais le moyen de voir sans trembler cette gueule ouverte, langue pendante et dents pointues, de sentir cette chaude haleine passer sur ses mains qu’il ne retirait pas de peur que Stop, s’excitant au jeu, ne s’avisât de les lui happer ?

Mais Robert et Georges n’étaient-ils pas là pour le défendre ? Non : ils ne faisaient pas plus attention à lui qu’à leur chien. Et Berlâne se contentait de les écouter parler de l’école, des tours de force que Lagache exécutait au trapèze et des bons tours qu’il jouait au frère Stanislas. Lagache ? Un parisien dont les parents venaient de s’installer ici. De tous nos camarades c’était certainement celui dont Berlâne et moi nous avions le plus peur. Mais Berlâne se crut obligé de sourire tout le temps que les deux Labrosse en parlèrent : il souriait bien au chien !


Robert dut éprouver un violent besoin d’action. Il bondit en poussant un cri qui ressemblait à un cri de guerre, Georges le suivit. Berlâne, resté seul, hésita d’abord, puis se mit à courir lui aussi. Mais il n’en avait guère l’habitude. Tout de suite essoufflé, il dut s’arrêter : son cœur battait trop fort. Un instant il crut que sa tête allait l’entraîner en avant.

— Eh bien, vrai, lui dit Robert quand il les eut rejoints, tu ne cours pas vite !

Une fois de plus il essaya de sourire ; mais il ne réussit qu’à faire une grimace et ne trouva rien à répondre.

Il s’assit près d’eux sur le socle d’une croix qui se dresse au carrefour de quatre chemins.

— Si on en grillait une ? dit Robert qui tirait de sa poche un paquet de cigarettes.

Georges en prit une.

— Une cigarette, Albert ?

— Merci bien, dit-il. Je ne pourrais pas fumer : ça me rendrait malade. Et puis c’est défendu.

— Défendu, ricana Robert. Et par qui donc ?

— Mais maman m’a toujours dit qu’il ne faut pas fumer.

— Oh ! Ta mère… Eh bien, tu vois si ça me gêne, moi.

Heureux de poser à l’homme devant Berlâne, sur la pierre il fit craquer une allumette : il lui semblait qu’il y eût entre eux non pas deux ans, mais vingt, de différence.


— Et ta bonne amie, est-ce qu’il y a longtemps que tu ne l’as embrassée ? lui demanda Robert entre deux bouffées.

Cette fois Berlâne ne sut quelle contenance prendre. Il rougit beaucoup plus encore que dans le salon : il devint écarlate, comme dans les grandes circonstances. Ses oreilles bourdonnèrent : que venait-il d’entendre ! Sa « bonne amie » ! Mais cela aussi était défendu, comme de fumer. Certes il éprouvait parfois de profonds désirs de tendresse. Mais c’était en lui-même un jardin secret dont il n’avait point la clef et qu’il n’apercevait qu’entouré d’un brouillard bleu pâle. Et voici que quelqu’un brutalement déchirait le voile et enfonçait la porte…

— Je n’en ai pas, répondit-il tremblant dans l’attente du nom que n’allait pas manquer de prononcer Robert.

— Tu n’as pas de bonne amie ! Alors pourquoi est-ce que tu es toujours fourré chez les Chovin, si ce n’est pour embrasser la Marie ?

Berlâne respira : Robert ne savait rien.

— Laisse-le donc tranquille, dit Georges à son frère. Tu vois bien que tu l’embêtes.

— Avec ça !… Il est bien content, au fond.

Ah ! oui, Berlâne était content ! Il trouvait l’après-midi interminable. Est-ce que les Labrosse n’auraient pas pu se promener sans lui ? Comme tous les fils de riches ils devaient avoir à la maison beaucoup de jeux intéressants : tirs, soldats que l’on fait défiler, ménageries avec arbres et animaux en bois peint. Il n’avait peur des chiens que vivants. Sans doute eût-il encore préféré rester seul, mais voir et toucher ces beaux objets eût été une compensation à son ennui. Tandis qu’ici, que faisaient-ils ? C’était cela qu’ils appelaient s’amuser ? Oui. Car ils étaient bien plus heureux de fumer en cachette de leur mère que de tirer du fond d’un placard ces jeux auxquels ils ne s’intéressaient plus : Robert, aux environs de sa douzième année, Georges lui-même, moins âgé, ne voulaient plus qu’on les prît pour des gamins. Leur enfance, ils la considéraient l’un et l’autre comme terminée. Mais Berlâne, lui, était toujours un enfant : peut-être le resterait-il toute sa vie ?


— Allons voir du côté de l’étang s’il y a des grenouilles, dit Robert.

Ils entrèrent sous bois, et par des sentiers boueux aboutirent à l’étang desséché que de récentes pluies avaient légèrement rempli.

Aussitôt qu’elles les eurent entendus, les grenouilles se hâtèrent de sauter dans la vase : s’ils voulaient venir les y prendre, elles les attendaient. Elles ignoraient que Berlâne eût peur d’elles, loin de leur être un ennemi. Il eut un brusque haut-le-corps.

— Tu as donc peur des grenouilles ? lui dit Robert qu’au surplus cela ne surprenait guère.

— Mais non ! répondit-il d’un tel accent que Robert pensa : Nous allons bien rire, et dit à voix basse quelques mots à son frère.

Quelques grenouilles, plus confiantes, étaient restées parmi l’herbe humide. Robert en saisit une et la tint par les pattes de derrière. Berlâne la trouva horrible.

— Tu vois bien, dit Robert, que ce n’est pas méchant.

Il fit un signe à Georges qui maintint Berlâne par les bras, et il rapprocha la grenouille de son visage.

— Non ! Non ! implorait Berlâne en se débattant.

Décidément ils avaient eu une bonne idée de l’amener avec eux : jamais Stop ne se fût effrayé ainsi à la vue d’une grenouille. Et, puisqu’ils le tenaient, ils ne le lâchèrent pas. Ce n’étaient pas de méchants garçons, mais ils ne furent pas maîtres de cet instinct qui souvent pousse les riches à faire des pauvres leurs souffre-douleurs. Positivement Berlâne sentait le pauvre. Et ce n’était pas seulement son attitude, mais son corps même, qui le désignaient comme la victime nécessaire de toutes les plaisanteries et de toutes les persécutions.

Robert ne se contenta point de rapprocher de son visage la grenouille : il la lui promena sur la peau. Berlâne poussa un grand cri, celui que j’aurais poussé dans les mêmes circonstances. Si Georges avait cessé de le tenir, il serait tombé raide. Que c’était amusant ! Robert, jetant la grenouille comme un instrument devenu inutile, se tordait de rire. Il…

Mais qu’y avait-il donc ? Berlâne fermait les yeux ? Pâle d’habitude, il était maintenant plus blanc qu’un mort. Ils le regardèrent tous les deux en même temps.

— Il a tourné de l’œil ! dit Robert. Nous sommes frais ! Va vite tremper ton mouchoir dans l’eau.

Ils lui mouillèrent les tempes.

Deux minutes après il ouvrit les yeux ; mais il ne se reconnut pas tout de suite : il se rendit compte seulement qu’il sentait la vase. Puis il se rappela tout. Stop, assis sur son séant, le regardait : depuis qu’il avait vu de trop près l’horrible grenouille, Berlâne le trouva sympathique.

— Tu peux te vanter de nous avoir flanqué une de ces frousses !… dit Robert. C’était pour rire ! Il fallait nous dire que tu n’es qu’une poule mouillée.

Mouillé, Berlâne l’était en effet. De l’eau avait coulé sur le col de sa chemise et sur sa blouse : Mme Dumas avait bien fait de ne point lui donner sa plus neuve. Il prit son mouchoir et s’essuya. Il n’avait pas encore prononcé une seule parole : il en aurait été incapable. Il frissonnait.

Le soleil, qui se dégagea de derrière les nuages, descendait vers l’horizon occidental. Les arbres, qui n’avaient pas encore perdu toutes leurs feuilles, étaient si serrés les uns contre les autres qu’on devinait plutôt qu’on ne les voyait les obliques rayons de lumière.

C’était l’heure mélancolique qui dans les petites villes et au-dessus des champs va sonner l’arrêt du travail et de la vie. Comme le laboureur qui écoute l’angélus lointain, on se recueille dans le silence ; partout les bougies s’allument comme pour une veillée funéraire, et c’est ainsi que chaque soir semble ramener la fin du monde.

Il sembla soudain à Berlâne qu’une grande tristesse se répandît par les bois désertés, planât au-dessus de l’étang abandonné, et lui entrât dans l’âme. Auprès des deux Labrosse moqueurs ou hostiles, il lui sembla qu’il fût à cette heure à une infinie distance de sa maison. Ses larmes jaillirent.

— Voilà que tu pleures à présent ? dit Robert. C’est le bouquet ! Allons-nous-en, Georges. Il nous suivra s’il veut.

Si Berlâne avait été un enfant grincheux comme on en voit beaucoup, qui se privent de nourriture pour punir leurs parents de les avoir grondés, il serait resté là, tout seul, quitte à avoir peur, pour se venger des Labrosse en les obligeant à revenir sur leurs pas pour le supplier de les suivre. Il n’en fit rien. Il leur emboîta le pas ; Stop était resté derrière ses maîtres pour servir, eût-on dit, de trait d’union entre eux trois. Stop n’était pas méchant ; Berlâne osa lui passer la main sur la tête et ne fut pas mordu.


— Eh bien, mes enfants, vous êtes-vous bien amusés ? leur demanda Mme Labrosse. Mais vous êtes en retard : quatre heures et demie viennent de sonner.

— Nous ne sommes pas payés à l’heure, riposta Robert qui traitait avec sa mère de puissance à puissance. En tout cas, nous ne nous sommes pas ennuyés, n’est-ce pas, Albert ?

— Non, dit Berlâne.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? lui demanda Mlle Gertrude qui disposait sur la table de la vaste cuisine — Berlâne n’était pas un invité de marque, — des assiettes et des verres.

Il baissa tout de suite les yeux. Il essaya de répondre, mais en vain, trop ému pour ne pas bégayer : il lui était encore plus difficile d’adresser la parole à Mlle Gertrude que de réciter une leçon. Avec ses yeux presque verts qui luisaient dans son visage fin sous ses cheveux blonds, Mlle Gertrude ressemblait à une jeune fée qui vole en rasant les herbes de la prairie, et son écharpe bleue flotte derrière elle au gré du vent du matin ou de la brise du soir.

— Tu es malade, Albert ? lui demanda Mme Labrosse.

— C’est le grand air. Il n’y est pas habitué, répondit Georges à sa place.

— C’est vrai qu’il ne sort pas souvent, réfléchit Mlle Gertrude.

Plus que dans le salon Berlâne était au supplice. On lui servit des confitures de coings, qu’il n’aimait pas et qu’il dut manger tout de même. Assis entre Mme Labrosse et Mlle Gertrude, il maniait gauchement sa petite cuiller.

— Nous te faisons donc peur ? lui dit Mme Labrosse. Il ne faut pas être si timide !

Son embarras redoubla. Mlle Gertrude le regardait en souriant, et Dieu sait si elle avait l’air terrible ! Un doigt de vin pur le réconforta un peu, sans qu’il reprît confiance en lui-même. Quand le goûter fut terminé, il eut pourtant le courage de dire :

— Je vous remercie beaucoup, madame. Maintenant je vais rentrer.

Robert et Georges se gardèrent d’insister pour qu’il restât : ils avaient assez de lui.

Sa mère lui demanda comme Mme Labrosse :

— T’es-tu bien amusé ?

Elle ajouta :

— Mais tu as ton col de chemise tout sale !

Il n’avait jamais bonne mine : elle ne remarqua point sa pâleur.

— C’est que nous avons joué au bord de l’eau, répondit-il. Je ne me suis pas ennuyé.

— Tant mieux ! dit Mme Dumas. Je suis contente. Cela te distrait, et c’est meilleur pour toi que de toujours rester seul. Je remercierai Monsieur Georges et je lui demanderai qu’il pense à toi, de temps en temps, quand ça ne les dérangera pas.

VI

Ce fut le recommencement des misères qu’il endura plusieurs années de suite ; malgré sa timidité, il était trop fier pour s’en plaindre, même pour en parler à sa mère. Il avait eu la chance que jusqu’alors les Labrosse n’eussent pas fait trop attention à lui ; on peut vivre presque porte à porte et être les uns pour les autres comme des étrangers. Or il avait suffi que cette idée de l’emmener avec eux leur fût venue pour que sa vie menaçât de changer et de lui devenir intolérable. Il ne s’en alarma pas outre mesure. Les deux Labrosse n’en avaient point parlé à leur mère, mais ils eurent vite raconté à l’école la scène du bois dans ses menus détails, et Berlâne fut considéré comme un capon tel qu’il était impossible que la terre en portât un semblable. Il eut beau se faire violence et affecter de prendre part à tous les jeux les plus périlleux : à lui étaient réservés les coups les plus secs des balles le plus durement rembourrées de chiffons et de son, les positions les plus fatigantes au jeu de saute-mouton, et l’hiver il redevint plus d’une fois une cible vivante pour les amateurs de boules de neige. Il retenait des larmes de dépit quand il entendait Robert crier, en le désignant aux plus enragés :

— Sur Berlâne ! Sur Berlâne !

Il n’était plus l’Albert du jeudi d’octobre : il était redevenu Berlâne, le pauvre gamin ridicule vers qui convergeaient moqueries, rires et coups.

Les Labrosse se gardèrent bien de revenir l’inviter le jeudi : Mme Dumas avait eu beau les remercier et leur faire comprendre que, s’ils voulaient recommencer, elle en serait heureuse et fière. Il ne le regretta point : il avait trop souffert dans le salon et au bois. Et pourtant il lui semblait qu’à la longue, et surtout l’hiver, il aurait fini par s’habituer à l’atmosphère de luxe de leur maison, et qu’à force de regarder Mlle Gertrude il aurait cessé d’avoir peur d’elle : peut-être même aurait-il pu avoir avec elle de longues conversations. Au lieu de cela il ne l’apercevait guère que le dimanche, et jamais il n’aurait osé lui adresser la parole. Mme Labrosse, pas fière, causait un peu avec Mme Dumas qui lui répondait humblement. Mais il n’était pas question de lui. Elle ne disait pas :

— Il faudra nous envoyer Albert.

Sans doute avait-il laissé à Mme Labrosse une mauvaise impression.

Son refuge resta la boutique des Chovin. Les premières fois qu’il y retourna, il ne put regarder Marie sans rougir : était-il possible qu’elle fût sa bonne amie ! Par des bouts de conversations qu’il saisissait à l’école, il devinait bien qu’une bonne amie c’est une gamine, une jeune fille qu’on embrasse en cachette. Avec Marie, jamais cette idée ne lui serait venue. Avec Mlle Gertrude encore bien moins, mais pour des motifs tout différents. Elle était si jolie !

Mais en lui s’opérait une transformation que j’étais loin de soupçonner.

VII

Peut-être sa mère y fut-elle pour quelque chose ? Je n’en sais rien.

Mme Dumas ne faisait point partie du groupe des femmes pieuses que l’on rencontrait plus souvent à l’église ou à la chapelle des sœurs que chez elles. Les nécessités de la vie, surtout depuis la mort de son mari, l’obligeaient à quitter le moins possible sa boutique. Mais elle ne manquait pas de fermer sa porte, le dimanche, pour assister à la messe et aux vêpres. En semaine elle s’associait par la pensée à celles qui, plus libres, avaient le bonheur de pouvoir réciter en commun le Rosaire devant la statue de Notre-Dame de Lourdes et faire chaque vendredi l’exercice du chemin de la croix.

De beaucoup de manières notre maison était en quelque sorte une succursale de l’église.

Mon père étant sacristain, il ne se passait pour ainsi dire pas de jour que soit le curé-doyen, soit le vicaire ne vinssent frapper à la porte pour annoncer un baptême, un enterrement, un mariage ; souvent ils s’arrêtaient, prenaient une chaise et restaient longtemps à causer avec ma mère. C’étaient aussi des gens qui venaient, à toute heure du jour, se renseigner sur les offices, quand par exemple ils avaient entendu, la veille au soir, les cloches sonner un glas : c’était un enterrement pour le lendemain matin, et il y avait de ce fait une messe supprimée, soit celle du vicaire, soit celle du doyen.

Ma mère faisait partie du groupe des femmes pieuses à qui il ne suffisait point d’assister le dimanche à la messe. Et ce n’étaient ni les crucifix, ni les bénitiers, ni les images de sainteté qui manquaient chez nous. Sur le manteau de notre cheminée il y avait deux statuettes de la Vierge et de saint Joseph, et sur le coin d’une petite table de nombreux livres de piété. Ma mère savait nettement différencier le bien du mal. Elle n’ignorait point que ce fût un péché de jurer par « sacristie ! » au lieu de « sapristi ! » Chaque année, des voisines venaient se renseigner auprès d’elle sur la façon d’accommoder les plats le Vendredi saint ; celles qui emploient le beurre encourent la colère de Dieu. Elle savait qu’il est nécessaire de réciter sa prière le matin en se levant et le soir avant de se coucher ; qu’il ne faut pas se mettre à table sans faire le signe de la croix, parce que c’est à Dieu, et à lui seul, que nous devons de nous asseoir devant la nourriture : que chacun de nous est continuellement guetté par le démon contre les attaques duquel le protège son ange gardien. Elle parlait du ciel, du purgatoire et de l’enfer comme de pays dont elle eût connu les moindres accidents, et plus d’une fois je frissonnai à l’évocation terrible de Lucifer siégeant, le trident à la main, dans des régions souterraines emplies des lamentations et des cris de haine des damnés. Elle ne cessait de me diriger dans la voie du bien. C’était mal de courir avec les petites filles, mal d’assister aux bals publics et de regarder danser, mal d’entrer dans l’église sans prendre de l’eau bénite, mal de dire « le curé » au lieu de « Monsieur le curé », mal de prononcer de gros mots comme faisaient les élèves de l’école communale, mal de trop boire et de fumer, et après cela elle me reprochait de n’être pas comme les autres !

Depuis un an j’étais enfant de chœur, et depuis six mois j’apprenais le latin. Dans une petite ville personne n’ignore ce que cela signifie : le latin est la langue de l’Église. Le moment venu je partirais donc pour le séminaire. On ne m’avait pas demandé si cela me convenait.

Or, quelques soirs après la Toussaint de cette même année, ma mère me dit, comme nous nous mettions à manger la soupe :

— Mme Dumas est venue me voir tout à l’heure. Elle voudrait qu’Albert soit enfant de chœur. Il paraît que c’est lui qui en a parlé le premier. Elle dit qu’il fera tout son possible pour apprendre.

J’en fus étonné. Il n’y avait pas encore tout à fait un an qu’il était sorti de l’école communale. Il était arrivé chez les frères avec la certitude de sa supériorité sur nous qui étions officiellement des enfants pieux puisque chaque matin nous récitions en commun la prière. Il avait donc changé sans que je m’en fusse aperçu ? Cela m’eût d’ailleurs été impossible, puisque je ne le fréquentais pas, tout en m’abstenant de me moquer de lui : mes rires ne se seraient-ils pas retournés contre moi ? Mais je ne pouvais admettre qu’il se rapprochât de moi.

Je dis avec orgueil :

— Lui, apprendre les réponses de la messe ? Il est bien trop bête pour ça !

Ma mère ne manqua point de me réprimander.

— Ce n’est qu’au bon Dieu, dit-elle, qu’on doit l’intelligence que l’on a. Et il ne nous tiendra compte plus tard que de notre bonne volonté et des efforts que nous aurons faits pour le bien servir. Puisque Albert demande à être enfant de chœur sans que personne lui en ait parlé, c’est qu’il a été touché par la grâce. Car ce n’est bien sûr pas l’instituteur qui a pu lui mettre cette idée dans la tête. Avec du travail on arrive à tout, et il apprendra à servir la messe aussi bien que toi, et peut-être mieux, car tu ne te tiens guère bien. Demain j’en dirai un mot à M. le curé.

En ce qui me concernait, elle avait raison. Moi qui n’ai jamais su ce que c’était que la piété, je baignais de toutes parts dans une atmosphère religieuse. Sans doute n’étais-je pas, à neuf ans ni à quatorze, un précoce incrédule, et je n’aurais contesté l’existence de Dieu, ni de ses saints, ni des anges, ni même du démon : mais il m’était impossible d’avoir de ces élans affectueux qui vous font tomber à genoux, les mains jointes devant le visage soudain inondé de larmes. Sans trembler d’effroi je servais la messe, et, sans être persuadé de la sublimité d’une vocation que je ne sentais pas, j’apprenais le latin. Je n’en eus que plus de mépris pour Berlâne. Il n’était pas intelligent : il ne lui manquait vraiment plus que de devenir pieux.

Mais ce fut bien pis quand, quelques jours après, ma mère dit :

— Il paraît qu’Albert voudrait aussi apprendre le latin.

Elle rayonnait : c’était une vocation de plus — en comptant la mienne, — dans le canton. C’était pour elle le dernier coup de la grâce. Pour moi ce fut le coup de grâce. Ainsi, maintenant, j’allais l’avoir toujours auprès de moi ? Nous étions une cinquantaine d’élèves à l’école des frères. Il deviendrait peut-être bientôt, — dès la première vacance, — un des six enfants de chœur. Et tout de suite — car je ne doutais pas que « Monsieur le curé » n’acceptât, — il allait être, avec moi, le seul qui apprît le latin ? Il allait s’attacher à mes pas, comme mon ombre. D’un pied léger il s’engageait dans cette voie où l’on m’avait poussé par les épaules. Quel imbécile, décidément !

VIII

Nous prenions nos leçons dans la chambre qu’occupait au presbytère l’abbé Bichelonne, le vicaire. Il avait l’accent auvergnat. Là-bas surabondance, ici disette de vocations : le diocèse de Clermont-Ferrand prêtait chaque année à celui de Nevers quelques jeunes prêtres.

Berlâne faisait un petit détour pour me cueillir en passant : je suis sûr qu’il n’aurait pas reculé devant une lieue. La première fois que nous prîmes contact — il y avait juste un an qu’il était arrivé chez les frères, — il me dit respectueusement :

— Je suis heureux de ce que maintenant nous nous allons être ensemble.

Qu’est-ce qui me retint de lui répondre :

— Eh bien, moi, je ne le suis pas !

Fut-ce manque de cruauté ? Ou que, malgré moi, cette marque de déférence me toucha ? Je n’en sais rien. Mais je gardai le silence. Ma supériorité sur lui m’en donnait le droit. Il attendit, comme l’année dernière dans la cour de l’école. Quoi ? Une bonne parole, sans doute. J’évitai de le regarder. Sinon je n’aurais peut-être pas pu m’empêcher de lui répondre :

— Moi aussi.

Mais je ne voulais à aucun prix qu’il se raccrochât à moi comme un chien galeux que tout le monde repousse, ni qu’il s’imaginât, lui dont personne n’acceptait la compagnie, que je pouvais être heureux de le voir auprès de moi : j’avais envie de le renvoyer aux Chovin et à leur boutique. Hélas ! La douceur et la misère m’ont toujours ému. Et tout ce que je pouvais faire, c’était de ne pas répondre.

Le jeudi, jour de la leçon de latin, je partais le plus souvent un quart d’heure plus tôt, quitte à muser sous les sapins, autour de ce petit arbre de la Liberté avec qui j’avais fait connaissance de plus près, depuis l’époque, pas si éloignée pourtant, où j’allais à la salle d’asile. Mes livres et mon cahier sous le bras, pour m’esquiver je profitais d’un moment d’inattention de ma mère. Elle tenait à ce que j’attendisse Berlâne. Elle avait cessé de voir en lui « l’original » qui me ressemblait pour ne plus prendre garde qu’à ses qualités qui n’étaient pas les miennes : l’obéissance et la piété.

Quand nous montions ensemble vers le presbytère, j’affectais de ne pas entendre les questions qu’il me posait de sa voix la plus douce. Je sifflotais comme un homme. Avec lui, seul à seul, j’avais beau jeu à prendre des airs de matamore ! Pourtant, je l’ai bien vu depuis et je m’en doutais alors, ce n’était comme moi qu’un pauvre gamin qui eût été si heureux de rencontrer une vraie sympathie ! Mais je ne voulais pas de la sienne, pas plus que je n’aurais voulu faire plaisir à ma mère en devenant tout à fait obéissant. S’il ne me l’avait pas offerte, peut-être l’aurais-je recherché, qui sait ? Mais non : nous nous ressemblions sur trop de points pour pouvoir nous entendre. Certes, il n’aurait tenu qu’à moi que nous fussions amis : seulement mon orgueil montait bonne garde.


J’avais plaisir à l’entendre bégayer et bafouiller, confondant les cas des déclinaisons et les temps des conjugaisons. Ses premiers thèmes fourmillèrent de barbarismes, ses premières versions de contresens. A la fin des fins, l’abbé Bichelonne s’emportait et Berlâne, tirant son mouchoir, s’essuyait les yeux. Je haussais les épaules. S’il s’était évanoui, comme le jour de la grenouille, je crois que je l’aurais giflé : peut-être cela l’eût-il fait revenir plus promptement à lui. Moi aussi, plus d’une fois, j’avais pleuré dans cette même chambre. Maintenant encore, maintenant surtout que j’abordais le De viris et que je me dépêtrais tant mal que bien au travers de textes tout exprès, me semblait-il, semés d’embûches, les larmes souvent me venaient aux yeux : l’abbé Bichelonne était prompt à se mettre en colère. Il ne comprenait point que l’on ne comprît pas. Mais devant Berlâne je me tenais à quatre : pour rien au monde je n’aurais voulu qu’il me vît pleurer.

Plus avancé que lui, j’aurais pu l’aider à faire ses devoirs et lui éviter ainsi quelques observations. Je m’en gardais bien. Mais je devins moi-même son professeur, ayant été chargé de lui apprendre à servir la messe.

Il fallait qu’il sût par cœur tous les répons à l’officiant, depuis Ad Deum qui laetificat juventutem meam, jusqu’au dernier Deo gratias. De ses journées il ne perdait pas une minute.

Si ma mère avait de l’estime pour lui, Mme Dumas en avait pour moi. Elle trouvait en moi telle qualité qui manquait à son pauvre Albert. Elle me faisait des confidences comme à quelqu’un qui déjà comprend tout.

— Le soir, me disait-elle, il faut que je le déshabille de force ; autrement il ne se coucherait pas. Ainsi, croyez-vous !…

Parfois elle disait à ma mère :

— Ah ! Madame, si mon Albert ressemblait à votre fils !…

Mais elle, dédaigneuse :

— Ne vous plaignez donc pas, Madame Dumas. Chacun a les facultés que le Bon Dieu lui a données. Et j’aimerais bien mieux le voir obéissant et pieux comme Albert.

C’était dur pour lui. Il lui fallait penser non seulement à ses leçons et à ses devoirs de latin et de l’école, mais aussi à ses répons au milieu desquels il s’embrouillait. Dans le Confiteor, d’une longueur invraisemblable pour lui, il perdait pied, faisant passer les saints Pierre et Paul après le bienheureux Michel archange. Moi, vieux routier, qui depuis un an avais servi plus de quatre cents messes, — une chaque matin, très souvent deux le dimanche et les jours de fête, — je faisais avec lui mon abbé Bichelonne, frappant du pied quand il se trompait, tâchant de rouler de gros yeux. J’aurais été heureux de le faire pleurer : je n’y réussissais pas. Il me regardait et me disait :

— Ce n’est pas ça ? Je vais recommencer.

Je lui répondis plus d’une fois :

— Non, ce n’est pas la peine. Tu ne sais rien. Va-t’en et tâche de mieux apprendre pour après-demain.

Il tournait sur lui-même et autour de moi avant de partir. Je suis sûr qu’il avait envie de me demander :

— Au moins, tu n’es pas fâché ? Je fais tellement ce que je peux !

Je le savais bien, et j’en étais touché, mais je feignais de l’ignorer. Qu’il pût être enfant de chœur — à l’église nous nous faisions chacun une centaine de francs par an, — c’était une bonne aubaine pour sa mère qui ne gagnait pas grand’chose.

Enfin, plus vite que je n’aurais pensé, le jour arriva où il fut en état de servir la messe. Il n’avait pas de respect humain. Moi aussi bien que les autres enfants de chœur, — nous étions six y compris Berlâne, — nous affections de n’être point émus par le sens mystérieux des cérémonies. Chez moi, qui apprenais le latin, il pouvait y avoir en apparence quelque contradiction. Je le sentais parfaitement, mais j’aurais voulu que tout le monde se rendît compte que vraiment je n’avais pas cette vocation que l’on avait cru devoir me découvrir. Tout le temps que durait la messe, nous regardions à droite, à gauche ; en récitant le Confiteor, nous battions sans conviction notre coulpe ; en passant devant le tabernacle, nous escamotions les génuflexions.

Mais Berlâne ne s’était pas en vain progressivement rapproché du chœur. Des bancs placés au fond de l’église, où se tenaient les élèves de l’école communale, il était venu s’asseoir sur ceux des frères, dans la chapelle de la Vierge, qu’enfin il avait quittée pour pénétrer dans le Saint des Saints. Pour lui quelle joie spirituelle ! Modestement il baissait les yeux. Non content de ployer le genou, il inclinait la tête. Il se frappait la poitrine comme peur prendre à témoin de sa confusion tous les saints du Paradis, la vierge Marie et Dieu. Le groupe des femmes pieuses l’admirait, disant :

— C’est un petit saint.

Les quatre autres, Mignard, Fèvre, Chicard et Philizot, se moquaient de lui : il n’y faisait pas attention.

Je ne pouvais prendre ouvertement parti pour eux, encore moins pour lui. Je les laissais dire et faire, les approuvant de clins d’yeux et de sourires discrets. Peu m’importait que ma position fût fausse.


Ils lui jouèrent — nous lui jouâmes, devrais-je dire, — deux bons tours.


Il y avait trois croix : l’une à manche de bois, la moins lourde ; l’autre toute en métal nickelé, qui pesait davantage : la troisième en bronze doré, que seuls les plus forts pouvaient porter. Nous ne la prenions que lors des processions de la Fête-Dieu et des enterrements de première classe. Berlâne était enfant de chœur depuis neuf mois — il entrait dans sa dixième année et il était toujours le même : petit, maigre et faible, — lorsqu’en juillet une vieille dame mourut. Elle habitait, presque hors de la petite ville, une grande maison bourgeoise entourée d’un vaste jardin, d’un parc et de bois. Mignard, le plus ancien de nous six, n’attendait, eût-on dit, que cette occasion. Berlâne avait trouvé moyen de ne pas porter la croix de bronze pour la Fête-Dieu : cette fois il n’y « couperait pas ». Mignard ne comprenait qu’une chose : puisque Berlâne gagnait autant que nous, il devait fournir la même somme de travail, sinon il n’avait qu’à céder sa place à un autre. A douze ans Mignard était socialiste, mais brutalement et sans le savoir.

Nous allâmes chercher le cadavre de la vieille dame à l’autre extrémité de la ville. La coutume était qu’au retour on s’arrêtât au bas de la rue escarpée qui monte à l’église pour permettre aux hommes qui portaient le cercueil de souffler et de s’éponger le front : surtout au mois de juillet.

Certainement Berlâne devait s’y attendre ; à un geste que fit Mignard, il s’approcha, obéissant. Mignard lui passa sur l’épaule la courroie à godet de cuir, et de nouveau le cortège s’ébranla.

Comme entraîné par le poids de la croix qu’il avait légèrement penchée, Berlâne oscilla, puis réussit à reprendre son équilibre, et il me sembla que j’oscillais avec lui. Je ne respirai que quand je vis qu’il n’était pas tombé. Il marchait, s’agrippant à la croix comme à quelque chose de solide et de fixe qui lui servît de point d’appui quand, au contraire, c’était elle qui comptait sur lui pour rester droite, et il me semblait que je m’y cramponnais en même temps que lui. Tout de suite il fut couvert de sueur, et mon front et mes joues se mouillèrent d’angoisse. Il grimpait vraiment le long de la montée de l’âpre calvaire. Il y allait de son honneur d’enfant et de la tranquillité de sa mère. S’il était incapable de porter cette croix, sans doute pensait-il qu’il serait rayé de la liste des enfants de chœur. Ses talons martelaient le sol dur. Chaque pas qu’il faisait me torturait. J’aurais voulu lui prendre son fardeau, mais le respect humain m’en empêcha : les quatre autres se seraient moqués de moi.

Ils avaient du mal à contenir leur joie. Philizot me poussa du coude.

— Regarde-le donc ! dit-il.

Je ne le regardais que trop. Mais j’étais leur complice.

C’était surtout à l’entrée de l’église qu’ils l’attendaient. Pour passer sous le tympan de la grande porte, il faudrait qu’il inclinât la croix, trop haute, et cette fois elle ne manquerait pas de l’entraîner pour de bon. Il aurait beau essayer de résister : il fallait être assez fort et en avoir l’habitude. En effet. Si Mignard, en pouffant de rire, ne s’était pas précipité pour le retenir, elle se serait brisée sur les dalles. En même temps — mais bien malgré lui, — il empêcha Berlâne de tomber. Comme si j’avais buté contre quelque invisible obstacle, je me penchai en avant et il me sembla que c’était moi que retenait Mignard.

Nous formions un groupe jaloux de son indépendance. Pour ne point obéir à un code de lois spéciales, nous n’en avions pas moins nos habitudes particulières, et nos manies de caste. C’est ainsi que, je ne me rappelle plus pour quel méfait, Philizot fut mis en quarantaine jusqu’à ce qu’il demandât grâce.

Nous nous racontions les hauts faits des précédentes générations d’enfants de chœur, de ceux qui avaient douze ou treize ans à l’époque où nous n’en avions que cinq ou six et que nous considérions alors comme des géants. Notre plus profond désir était d’arriver comme eux au jour de notre première communion pour porter enfin, au lieu d’une culotte courte, un pantalon noir dont le bas dépasserait notre soutane rouge.

Nous avions notre sacristie : il y avait « celle de M. le curé » et « celle des enfants de chœur ». En vérité nous n’y jouissions que d’un placard, tous les autres étant occupés par des chandeliers, par des vases de fleurs, par différents ornements, par des chapes pliées en deux sur de longues tringles en bois mobiles, par les habits du suisse et de mon père qui avaient un placard pour eux deux. Mais cette sacristie était vraiment la nôtre, tant nous l’emplissions de notre turbulence, parfois de nos querelles. Dans le placard chacun de nous avait, par rang d’ancienneté, sa place attitrée où accrocher ses soutanes noire et rouge et ses surplis. Malheur à celui qui eût prétendu empiéter sur le territoire de son voisin !

Tous n’étaient pas capables de porter le pain bénit : pour ne point faire tomber les deux couronnes, il fallait avoir le tour d’épaules. Mais ceux qui le portaient aidaient à le couper en petits morceaux avant qu’il fût distribué, et non seulement ils en mangeaient à satiété, mais ils en bourraient leurs poches. La plupart du temps ce n’était que du pain très ordinaire, et pareil à celui que nos mères nous envoyaient prendre chez le boulanger. Mais nous le considérions comme infiniment meilleur. Aussi était-ce à qui « porterait » le plus souvent le pain bénit. Et quand les deux plus jeunes tentaient de faire valoir leurs droits, ils en entendaient de belles !

Les deux plus anciens étaient spécialement chargés le premier de l’encensoir, le second de la navette d’encens. Les quatre autres attendaient que leur tour vînt. Nous admettions généralement et volontiers qu’il fallût être doué d’aptitudes exceptionnelles pour encenser, les jours de grande fête, à Magnificat, monsieur le curé, le vicaire et le peuple.

Aux enterrements, aussitôt prononcé sur le bord de la fosse le dernier Requiescat in pace, nous rentrions dans l’église et nous nous précipitions vers le chœur pour y éteindre nos cierges qui avaient brûlé durant toute la cérémonie. Car chaque membre du « clergé » avait droit à son cierge qu’il emportait chez lui. Nous épargnions ainsi peut-être un millimètre de cire, mais nous pensions réaliser d’importantes économies.

Mais nos grands jours étaient ceux des « rouloires ». Et ce fut à cette occasion que nous jouâmes à Berlâne un autre bon tour.


Depuis le vingt et un mars le printemps aurait dû être à son poste avec ses dernières perce-neige et ses premières violettes. Mais il venait sans doute de loin, à petites journées, car il y avait encore de la neige dans les bois, le long des sentiers et des haies. Cependant c’était le mercredi de la semaine sainte. Encore trois jours, et ce serait Pâques. Qu’est-ce que le printemps faisait donc cette année ?

Cela ne nous empêcha point de partir vers huit heures du matin, panier au bras, bâton à la main, comme nous avions fait la veille et l’avant-veille. Mignard était notre chef : il allait avoir treize ans. L’autorité qu’il avait sur nous, il la devait non seulement à son ancienneté, mais aussi à ses yeux mauvais et à ses manières brusques. Le plus jeune, c’était Berlâne. Pour la deuxième fois il venait avec nous chercher des œufs dans les villages. C’est une vieille habitude dans nos pays. Nous appelions cela : aller aux rouloires.

Qui en avait fixé l’itinéraire ? Cela remontait peut-être à une époque très lointaine. Le lundi nous parcourions les villages, les hameaux et les fermes disséminés à l’ouest de la petite ville ; le mardi nous allions dans la direction du nord, et le mercredi nous cheminions vers l’est, nous enfonçant davantage, à chaque pas que nous faisions, dans le Morvan.

La tournée du mercredi, la moins fructueuse, était aussi la plus fatigante. Nous visitions des villages très éloignés les uns des autres, et non plus groupés comme ceux du lundi et du mardi sur des terrains fertiles, et nous avions dans les jambes, malgré le repos de la nuit, les kilomètres des deux jours précédents. Déjà, le mardi soir, Berlâne était rendu de lassitude. Nous pensions qu’il ne pourrait pas venir le mercredi, mais il fut exact au rendez-vous. Il se dévouait pour sa mère : les œufs qu’il lui rapportait, elle n’avait pas besoin de les acheter.

Nous ne fûmes pas contents de le voir. Nous avions espéré que, la fatigue l’obligeant à rester à la maison, nous pourrions entre nous cinq nous partager sa part. Comme c’était son droit de venir, nous ne le renvoyâmes point, mais Mignard nous dit :

— On va le faire trimer. Faudra qu’il reste en route.

Nous partîmes. Nous frappâmes en vain à certaines portes. Celles-ci étaient closes parce qu’on travaillait dans les champs, celles-là parce qu’on était pauvre et qu’il est inutile de donner des œufs qui peuvent se vendre. Ici l’on nous demandait de chanter un cantique, et cela semblait tout drôle, de chanter dans cette ferme, la porte ouverte sur la cour boueuse où pataugeaient oies et canards. Là une vieille nous disait, malicieuse sous sa coiffe noire :

— Tenez, mes petits : voilà dix œufs que j’ai mis de côté pour vous ; mais il faudra venir me chercher le plus tard possible pour m’emmener là-haut.

Elle désignait l’église dont on n’apercevait que la flèche lointaine et le cimetière, invisible à cette distance, mais auquel on pense quand même.

Nous nous arrêtâmes à midi pour « goûter » à l’abri d’une haie, dans un champ où la neige avait fondu. Il pleuvait un peu. Le ciel était tout gris. Nous allumâmes un feu de bois mort et de balai vert. Nous avions tous du vin, sauf Berlâne qui ne buvait que de l’eau, le vin lui donnant des maux de tête.

Puis nous continuâmes notre tournée. Il recommençait à traîner la jambe, mais il faisait son possible pour ne pas rester en arrière. L’après-midi passa. Le soleil s’était montré vers deux heures. Nous n’avions pas besoin de lui : à marcher on a vite fait d’attraper chaud. Mais, quand il fut cinq heures, nous sentîmes le froid.

En sortant du dernier village, nous nous arrêtâmes à la corne d’un bois pour partager nos œufs. C’était tout de même une bonne journée, puisque nous en eûmes chacun vingt-huit dans notre panier. Cette année, les gens avaient été plus généreux.

Nous nous reposâmes dix minutes parce que nous avions encore une bonne lieue à faire avant d’arriver à la petite ville. Puis Mignard dit :

— A présent nous allons rire.

En effet. Nous mîmes les enjambées doubles en traversant le bois qui n’en finissait plus. Berlâne réussit à nous suivre l’espace d’un demi-kilomètre. Après, ce fut plus fort que lui : il ne pouvait plus respirer. C’est qu’il ne s’agissait pas aujourd’hui de rejoindre Robert et Georges qui s’étaient assis pour allumer une cigarette !

A un tournant nous disparûmes. Il restait tout seul dans le bois envahi par le crépuscule. Il voulut courir, trébucha et tomba sur son panier plein d’œufs.

Nous nous étions arrêtés pour écouter s’il appellerait au secours. Nous n’entendîmes rien. Tout de même nous ne pouvions pas revenir sans lui. Je proposai :

— Si nous retournions voir ?

Je le découvris pleurant à chaudes larmes ses œufs perdus. N’y pouvant résister, je dis aux autres :

— Si nous lui en donnions chacun quatre ?

Ils ne m’écoutèrent pas.

IX

Ce fut pour ainsi dire sa dernière faiblesse. Rien désormais ne put avoir raison de sa sérénité. Nos vexations ne l’atteignaient plus. Il se disait que, si nous agissions ainsi, ce ne devait être qu’après avoir mûrement réfléchi. De mes silences ce n’était pas moi, mais lui seul qu’il rendait responsable : pour lui si peu adresser la parole, à quels impérieux motifs ne devais-je pas obéir ! Comme il était loin de nous qu’il imaginait autres et meilleurs que nous n’étions ! Comme il vivait dans un monde idéal ! Je ne pourrais pas affirmer que, lorsqu’il m’adressait la parole, ce ne fût pas avec lui-même qu’il s’entretînt. Et ce n’était plus pour me demander conseil au sujet de ses devoirs. C’était pour me parler — peut-être pour se parler, — de l’histoire sainte qu’il commençait à apprendre en français pour les jours de catéchisme et à traduire du latin pour les jours de leçons. Mais pour sa joie intérieure il l’avait lue déjà et relue de la première à la dernière page.

Le Dieu terrible des armées, devant lequel il faut se voiler la face, tantôt parlait aux hommes environné de fumée, d’éclairs et de tonnerre, tantôt s’entretenait avec eux comme avec de petits enfants. Il y avait des plaines fécondes où les patriarches plantaient leurs tentes, et des déserts que les peuples se hâtaient de traverser. Comme si ce n’était pas assez des flammes du soleil sur la morne Arabie et de leur réverbération sur les sables, il faut qu’au sommet de l’Horeb brûle en plein midi le mystérieux buisson qui ne se consume pas. Les anges descendent souvent du ciel, porteurs des conseils et des ordres de l’Éternel ; ils marchent sur la terre absolument comme s’ils n’avaient pas d’ailes. Parce que les desseins du Très-Haut sont sur Rébecca, les chameaux d’Éliezer se couchent aux portes de la ville à l’heure où les jeunes filles viennent puiser de l’eau à la fontaine. Partout la présence de Jéhovah qui conduit son peuple par la main. Le merveilleux est la réalité de chaque heure. Comme les captifs de Babylone songeaient en pleurant à Sion disparue, Berlâne vivait là-bas, dans les plaines de Judée.

Puis Dieu lui-même, en une de ses trois personnes, descendait parmi nous. Et, depuis sa naissance dans une étable jusqu’au matin triomphal de sa résurrection, l’Évangile n’était qu’un long tissu d’enchantements. Par respect humain j’affectais de montrer que je n’étais pas ému par le symbolisme des cérémonies religieuses. Lui s’y abandonnait tout entier. Son visage, rayonnant pour Pâques, pour la Pentecôte, pour Noël, était couvert de tristesse dès le dimanche de la Passion, comme les statues d’un voile violet.

S’il ne lisait ni les livres de la Bibliothèque Rose, ni les œuvres de Jules Verne, d’Henri Conscience et de Paul Féval, dont je faisais mes délices, il trouvait le temps de se familiariser avec les vies des saints. Il trouvait parmi eux des pontifes illustres et d’humbles moines, des reines et des paysannes, de grands savants et des ignorants qui ne pouvaient que réciter leur chapelet, des riches qui pour obéir à Dieu n’avaient pas quitté leur palais, des pauvres dont la vie s’était écoulée au fond des bois dans une grotte obscure et froide : ils se rassasiaient de pain dur et buvaient de l’eau d’une source voisine. Ils ne se seraient pas permis de cueillir les mûres des ronciers ni les prunelles des haies. Mais leurs miracles foisonnaient comme les épis d’une riche moisson. Ils commandaient aux éléments et charmaient les bêtes féroces. Leur pouvoir s’étendait même sur les anges du ciel et ils enchaînaient le démon.

C’était avec eux aussi que vivait Berlâne. Ces légendes dont je ne voulais retenir que la naïveté poétique étaient pour lui des sujets d’édification. Il croyait au loup soudain domestiqué, à la croix apparue entre les bois du cerf.

A mesure qu’il se rendait compte de sa transformation, l’abbé Bichelonne devenait plus doux pour lui. Souvent il nous emmenait avec lui, surtout le dimanche après vêpres, dans les bois ou dans les villages les plus proches.

L’été, nous prenions nos leçons dans le jardin du presbytère, sous des marronniers dont les longues branches attachées au mur formaient berceau : leurs dernières fleurs rouges tombaient sur les pages de nos livres. C’était tout autour de nous l’habituelle torpeur des chaudes après-midi. Je songeais que ceux de mon âge s’amusaient près de l’étang du Goulot, barbotant dans l’eau tiède sous les regards des jeunes filles, que Robert et Georges se baignaient et qu’il y avait sur la chaussée, les surveillant, Mme Labrosse et Mlle Gertrude, et d’autres demoiselles. Ici, dans ce jardin, je me sentais à l’écart de la vie de la petite ville. Des envies me prenaient de jeter ma grammaire latine sur le sable et de m’en aller. D’ailleurs je n’aurais jamais osé me baigner avec tout ce monde.

Je regardais Berlâne. Attentif aux paroles du vicaire, il ne tressaillait pas comme moi d’impatience. Rien ne manquait à son bonheur. Maintenant c’était sa tranquillité qui m’exaspérait.

Un an avant lui je fis ma première communion, au mois de mai. Et en octobre je partis pour le petit séminaire où il devait me rejoindre l’année suivante. Enfin j’allais donc être délivré de lui pour quelque temps !

X

Non : je n’en menais pas large ! Abandonné à mes propres ressources, pour faire le fanfaron je n’avais plus Berlâne auprès de moi.

J’avais fini par m’illusionner sur moi-même. De le voir si obéissant à tous, j’étais arrivé à me considérer comme un foudre de guerre, de le voir si pieux, à me croire un cerveau d’homme libre. Maintenant qu’il me manquait, je me retrouvais tel que je n’avais jamais cessé d’être.

A l’entrée du petit séminaire, la voiture me déposa comme un colis, sous les murs de la chapelle, au milieu d’une espèce de cour dont aucune barrière n’interdisait l’accès. Des marronniers — j’en retrouverais donc partout ? — laissaient tomber en même temps leurs derniers fruits mûrs et leurs premières feuilles mortes. Je n’étais pas de voiture descendu seul, mais déjà les autres s’éparpillaient dans toutes les directions. J’en suivis quelques-uns au hasard pour aboutir à une autre cour fermée, celle-ci, de tous côtés. Je découvris le petit séminaire avec ses deux étages et ses toits mansardés. Je voulus m’habituer aux visages et aux manières de ceux que je voyais aller et venir autour de moi : j’y renonçai. J’en aperçus qui devaient être comme moi des nouveaux et avec qui j’aurais pu lier conversation : ils me paraissaient inabordables. Tous formaient des groupes. Si j’avais eu Berlâne à mes côtés, pour la première fois de ma vie j’aurais vraiment causé avec lui. Peut-être même, dans le désarroi où n’eût pas manqué de le jeter lui aussi ce brusque éloignement de notre pays, nous serions-nous juré une éternelle amitié.

Je m’ennuyai longtemps. Mes pensées se suivaient avec cette mélancolie monotone des lits alignés au dortoir sous leurs couvertures grises, quand il pleut à trois heures de l’après-midi sur les ardoises. Je n’avais pas l’habitude de la vie en commun. Par timidité mélangée d’orgueil, dans mon pays je m’isolais.

Pareil à un mouton que le chien mord au jarret pour qu’il rejoigne le troupeau, je me tenais à l’écart tout en étant obligé de me mêler aux groupes de ceux qui jouaient de grand cœur. Divisés en deux camps, ils se renvoyaient balle ou ballon à coups de galoches ou d’échasses. Je me tenais toujours au dernier rang, non par peur de recevoir des coups, mais parce que ces jeux bruyants me semblaient sauvages : les plus impétueux, les chefs, avaient des échasses bardées de fer.

Je me liai avec Autissier qui me paraissait être beaucoup plus grand que moi, bien que nous fussions du même âge et qu’ayant commencé très tard à apprendre le latin il vînt d’entrer en septième : il y était avec des gamins dont le plus âgé avait trois ans de moins que lui. Parmi eux il avait vraiment l’air d’un « grand » et moi qui étais en quatrième je me considérais auprès de lui comme un élève de septième : on aurait dit que, moi aussi, j’eusse trois ans de moins que lui. La vocation à l’état ecclésiastique ne lui était venue qu’un peu avant sa première communion. Tout de suite le vicaire de son pays — Saint-Pierre-le-Moutier, — lui avait donné les premières leçons. On le disait assez intelligent pour passer, en six mois, de septième en cinquième.

En attendant, nous nous promenions ensemble, comme deux philosophes, à la récréation du matin. Je l’écoutais me parler de la ville où il était né.

Elle possédait une église du XIIe siècle, les restes d’un cloître et de remparts du XVe et quelques vieilles maisons. La grande ligne de Paris à Clermont la touchait en passant et, pour baigner ses murs, l’Allier n’aurait eu qu’à légèrement détourner son cours.

Plusieurs fois Autissier était allé à Moulins. Il en connaissait la cathédrale aux deux grandes flèches, qu’en voit de loin, la tour Mal Coiffée, le Jacquemart et les vieilles maisons plus nombreuses qu’à Saint-Pierre-le-Moutier. Il avait entendu sonner les trompettes du régiment de chasseurs à cheval, et il me parlait avec enthousiasme de leurs shakos, de leurs dolmans bleus et de leurs pantalons rouges à basanes.

Il rêvait d’être lui-même un jour chasseur à cheval. Alors, pourquoi donc était-il venu au séminaire ? Espérait-il pouvoir tenir d’une main le bréviaire, et le sabre de l’autre ? Pour l’instant, cela ne nous inquiétait ni lui, ni moi. Je pensais seulement que j’étais beaucoup moins avancé que lui.

Il n’y avait chez nous qu’une église trop neuve, bâtie dix ans avant ma naissance. J’en trouvais trop clairs les vitraux et les fenêtres trop larges. Pas une de ces vieilles maisons pittoresques que j’aimais pour les avoir vues en images. Pour la première fois, en octobre, j’avais traversé une toute petite partie de Nevers, et je me disais que Moulins, que je ne connaissais pas, devait être bien mieux. Pour venir jusqu’ici, c’était la deuxième fois que je fusse monté dans un train après avoir roulé une heure et demie en diligence, et je m’étais senti pénétré d’admiration pour tous les employés de chemins de fer, depuis le dernier homme d’équipe jusqu’aux chefs de gare, sans oublier le mécanicien. Souvent j’avais rêvé au bonheur de ceux qui n’ont que quelques pas à faire pour venir s’accouder aux barrières des gares ; ils entendent arriver les trains avant d’avoir vu d’eux autre chose que de la fumée. Puis la locomotive apparaît avec son large poitrail et son long cou. On ne voit pas ses pieds ; elle préfère se servir de roues. Mère imposante des wagons qu’elle entraîne, ils la suivent, comme de petits veaux leurs mamans vaches.

Ils défilent en bon ordre, ne s’arrêtent pas toujours et font beaucoup de bruit en passant. On entre dans l’intimité des employés, dont on finit par ne plus avoir peur. Le jour où l’on réussit à donner au chef de gare une poignée de main doit être marqué d’un caillou blanc. Et Autissier connaissait le chef de gare de Saint-Pierre-le-Moutier.

Nous nous promenions donc ensemble à la récréation du matin. Les autres nous regardaient tourner comme deux chevaux au manège, deux chevaux des chasseurs de Moulins. Le reste du temps, il n’hésitait pas à se lancer dans la mêlée, au premier rang, parmi les plus enragés.

J’étais au supplice quand il me fallait traverser sous les regards des autres l’étude ou la chapelle dans toute sa longueur. Mes bras ballants m’embarrassaient. Il m’arriva de trébucher d’émotion. J’attendais avec anxiété le mercredi, jour d’instruction religieuse à la chapelle pour les classes réunies de quatrième, cinquième, sixième et septième.

Je tremblais à l’idée que l’on pût m’interroger au milieu de cette assemblée : même les petits de septième m’en imposaient. Le jour où je dus me lever à l’appel de mon nom, mes dents s’entrechoquèrent. En classe même, où nous n’étions qu’une quinzaine, il me fallut plusieurs mois pour m’habituer à répondre en public. J’en arrivais à bégayer comme Berlâne. Et l’on m’eut vite fait une réputation d’ours, d’original, de pas-comme-les-autres, pour parler comme ma mère.

Je pensais :

« Eh bien, qu’est-ce qu’ils diront de Berlâne ! »

Et j’attendais avec impatience la prochaine rentrée d’octobre.

Mais je le retrouvai avant, lors des vacances de Pâques. Je me rattrapai sur lui de ma contrainte et de mes humiliations de six mois. Non sans morgue, je lui parlai du froid qu’il fallait endurer, des jeux terribles auxquels nous nous livrions corps et âme, des études difficiles, de certains élèves redoutables et de professeurs pas commodes. A m’en croire, j’avais eu raison de tout et de tous. Je lui décrivis le dortoir comme une grande salle glaciale et sombre, éclairée seulement par deux veilleuses et jamais chauffée, où les plus hardis sortaient de leur lit à deux heures du matin pour tirer des oreilles, pincer le nez de ceux qui ronflaient trop fort et même des paisibles dormeurs. Il me demanda comment était construite la chapelle !

Sa tranquillité m’irritant, je forçai encore la note, mais aller au petit séminaire faisait partie de sa conception de la vie. Et je me demandais si ce n’était pas là qu’il serait dans le seul milieu qui lui convînt. Au fond, j’étais confus qu’il m’écoutât comme je faisais moi-même d’Autissier : avec respect.

Trois autres mois passèrent après la rentrée. Nous pensions tous au beau jour de la distribution des prix, qui serait celui du départ des grandes vacances. Encore aujourd’hui je ne m’en souviens pas sans fièvre, et souvent la nuit j’en rêve. Dans ma malle que je ferme et ficelle, dans des caisses que je cloue maladroitement, je me revois empilant mon linge, mes livres, tout ce qui m’appartient, courant de la case aux chaussures à la chapelle, où j’ai oublié mon Graduel et mon Vespéral. Nous nous bousculons dans les escaliers, mais déjà nous ne nous connaissons plus : chacun de nous pense à son pays qu’il va retrouver pour deux longs mois. Sur les ardoises et sur la poussière que nous piétinons, il y a le grand soleil de juillet. Toutes les fenêtres sont ouvertes, comme des portes de cages d’où les oiseaux vont s’envoler.

La distribution des prix me laissait à peu près indifférent : déséquilibré, j’avais mal travaillé. Je m’étais tenu dans une honnête médiocrité. Ce ne fut pas sans étonnement que je m’entendis appeler pour le premier prix d’instruction religieuse, — pourtant avais-je assez tremblé lors des interrogations, et la piété n’était pas mon fort, — et pour deux ou trois autres accessits. Puis, après un Te Deum chanté à pleine gorge à la chapelle sans le secours de nos antiphonaires emballés de la veille, en route sur la grand’route qui conduit à Nevers.

XI

Quelques mois auparavant je songeais, avec une joie ironique et mauvaise, à la rentrée d’octobre. Mais quand ce ne fut plus qu’une question de jours, quand la dernière nuit de septembre eut été emportée par le vent qui soufflait avec rage et que le premier matin d’octobre fut dénoncé par la gelée blanche sur l’herbe, je fus envahi d’une grande mélancolie : que pouvait me faire, à présent, que Berlâne partît en même temps que moi ? Je m’occupais bien de lui, en vérité !

Je revis les deux mois que j’avais passés à courir partout, sauf en ville, où je me montrais le moins possible et presque toujours seul, tant il m’en coûtait de supporter la compagnie de Berlâne : l’expérience que j’en avais faite aux vacances de Pâques me suffisait.

J’étais tout de même obligé de le voir de temps en temps, soit qu’il vînt me surprendre avant que je fusse parti pour la promenade, soit que ma mère me dît :

— Va donc chez Albert. Ce n’est pas lui, pour sûr, qui te donnera de mauvais conseils. Je me demande ce que tu trouves de si intéressant à traîner toujours seul dans les bois.

Ces jours-là étaient pour moi marqués d’un caillou noir.

Je le voyais aussi le dimanche à la grand’messe et aux vêpres, vêtu de sa soutane rouge d’enfant de chœur, plus pieux que jamais. Au mois de mai dernier, il avait fait sa première communion.

Quelquefois enfin, il venait avec le vicaire me prendre. Tandis qu’ensemble ils parlaient religion, j’écoutais les guêpes bourdonner autour des grandes digitales qui poussent dans les clairières où les charbonniers jadis ont tassé leurs meules. L’abbé Bichelonne me disait :

— Sais-tu qu’Albert a fait beaucoup de progrès depuis ton départ ? Je crois que maintenant il est aussi fort que toi.

J’essayais de sourire, tout en souffrant à penser que c’était peut-être vrai. L’abbé trouvait-il que je n’avais pas eu assez de prix ? Eh bien, dès la rentrée on allait voir !

Il s’en fallait pourtant que j’attendisse ce jour avec la même impatience que Berlâne : au contraire. Lui, plus nous nous rapprochions de la date et plus son visage s’illuminait. Tout étonnée, sa mère me répétait :

— Je n’y comprends rien. On dirait qu’il est heureux de me quitter.


Lorsque nous fûmes tous les deux dans la diligence, sa joie me fit mal. Il n’avait donc pas de cœur ? Il ne voyait donc pas sa mère agiter son mouchoir ? Il ne pensait donc pas qu’avant de le remettre dans sa poche elle s’en essuierait les yeux ? Quand je me rappelais mon premier départ, quand aujourd’hui encore, sentant la vie inexorable tirer sur moi comme avec une corde le bûcheron sur un arbre qui lui résiste, j’avais les larmes au bord des paupières, et que je le regardais, lui, assis en face de moi, j’avais des envies de le gifler, de le griffer, de le mordre. Et il eut l’audace de dire :

— Enfin, nous voici partis !

Les mains sur les genoux, sa grosse tête inclinée, il obéissait aux cahots de la diligence. Nous croisions des troupeaux d’oies grises à ventre blanc qu’effrayait le bruit des grelots sonnant aux colliers des trois chevaux.


A partir de la première gare où nous prîmes le train, à presque chaque station je ne fis que retrouver des élèves, — je ne dis pas : des camarades, — plus jeunes ou plus âgés que moi. Refrogné dans un coin, avec Berlâne toujours en face de moi, je les laissais causer, s’épanouir et rire. L’un d’eux me demanda :

— C’est un nouveau que tu amènes ?

Je fus sur le point de répondre :

— Oui. Et nous l’appelions Berlâne.

Je ne doutais point que le mot n’eût fait fortune. Mais, me retenant, je me contentai de dire :

— Oui. Nous sommes du même pays.

Et je fus stupéfait de le voir, toute sa timidité d’autrefois disparue, prendre contact et causer avec eux, au bout de quelques minutes, comme s’il les avait connus depuis très longtemps. C’était moi qui avais l’air d’être le nouveau.

J’affectai de me désintéresser de leur conversation et regardai défiler ces paysages qui ressemblaient de moins en moins à mes horizons familiers. Je sentais qu’à mesure que je m’éloignais de mon véritable pays, Berlâne se rapprochait de celui qui deviendrait sa terre d’élection.

Quand nous fûmes arrivés, je le laissai se dépêtrer tout seul, mais en l’épiant du coin de l’œil et de loin, m’attendant à ce qu’il vînt me demander indications et secours. Non. Il était déjà comme poisson dans l’eau. Je regrettai de lui avoir donné, lors des vacances de Pâques, trop de détails sur ma première installation : il n’en avait pas oublié un seul !

Il parvint à me rejoindre avant que nous n’entrions au réfectoire et me dit :

— Toutes mes affaires sont rangées.

Je ne le savais que trop. Mais croyait-il donc que cela pût m’intéresser ? Il ajouta :

— Je t’aurais bien demandé de m’aider, mais je n’ai pas voulu te déranger.

Ainsi l’enfant qui, pour la première fois, marche seul, se retourne, étonné, vers sa mère et s’excuserait, s’il pouvait parler, de n’avoir pas eu besoin de son soutien. J’avais eu l’air très affairé, allant d’un groupe à l’autre, affectant de serrer des mains d’élèves qui, toute l’année précédente, m’avaient tenu à l’écart, et de leur parler comme si nous avions été d’excellents amis ; ils n’en revenaient pas. Mais je voyais bien que Berlâne, seul, trouvait cela tout naturel. Il m’avait toujours considéré comme un puits de science, et pour lui je ne pouvais point ne pas être, ici, au-dessus de tous. Il me fallait, bon gré, mal gré, m’introduire dans la peau du nouveau personnage qu’il allait, sans le savoir, me contraindre à jouer.

XII

C’était avec satisfaction que j’entrais en troisième. Le Séminaire comprenait seulement deux divisions : les petits, les grands. Dans celle des grands, il y avait les élèves de seconde et de rhétorique ; dans celle des petits, tous les autres, de la septième à la troisième ; parmi ces derniers, pourtant, certains, que désignaient leur âge, leur taille et les premiers poils qui leur poussaient sur les joues, faisaient partie des grands. Ainsi, parmi mes condisciples de quatrième, deux n’étaient pas dans l’étude des petits : Thomas et Doreau, que nous appelions « le vieux Doreau » : il avait quinze ans ! Toujours le dernier, d’ailleurs. Il avait plus de barbe au menton que de jugement, mais, sachant que ce n’était point sa faute, il était fier d’être parmi les grands : peu lui importait d’être le dernier en classe. Je ne le valais pas et restai avec trois autres de mon cours chez les petits pour une année encore : nous allions être, nous quatre, les plus importants de la division.

J’occupai, à l’étude, la table du fond, comme il convient à quelqu’un qui n’a plus besoin de surveillance immédiate. Berlâne avait trouvé sa place marquée à la craie trois tables en avant de la mienne : j’estimais que la distance entre lui et moi n’était pas suffisante.

J’ai oublié de dire qu’à la rentrée de Pâques, Autissier avait sauté de septième en cinquième ; de sorte qu’en quatrième Berlâne allait être son condisciple. Il avait pris rapidement la tête de sa classe, et j’avais la consolation de penser que, du moins, avec lui Berlâne serait rarement le premier, si tant était que l’abbé Bichelonne eût dit juste en me vantant ses progrès. Dans la crainte d’être obligé de me rendre à l’évidence, je n’avais pas voulu m’en assurer par moi-même : pas une fois je ne l’avais interrogé sur le grec ni sur le latin.

Le lendemain de la rentrée, nous composâmes tous, selon la coutume, sauf les élèves de septième, en version latine. Inutile de dire que les six textes étaient différents.

Puis la retraite commença le mercredi soir, pour se terminer le dimanche matin par une communion générale. Je n’aimais pas ces trois jours où nous étions occupés uniquement à des prières, à des examens de conscience, à des confessions et à écouter des sermons. Non que j’eusse à me reprocher des crimes, mais je vivais malgré moi dans ce milieu où m’avaient poussé les circonstances. J’aimais mieux étudier que prier. Il me semblait que dans un lycée j’aurais mieux travaillé. Et je fis ma retraite tant bien que mal.

Il n’en fut pas ainsi de Berlâne. A la chapelle, à l’étude, au réfectoire, au dortoir, il avait une tenue exemplaire, ne tournant jamais la tête, priant non point parce qu’il en était l’heure, mais parce qu’il en sentait le besoin, répondant du fond du cœur au surveillant qui, dès que nous étions couchés, récitait à haute voix deux dizaines du chapelet en marchant dans l’allée centrale du dortoir. Le matin, je le voyais sauter joyeusement de son lit ; je l’entendais répondre d’une voix claire Deo gratias au Benedicamus Domino que le même surveillant prononçait, de son cabinet, au premier coup de cloche. En quelque saison que ce fût, me lever à cinq heures du matin était pour moi un supplice, et pas une fois encore je n’avais pu me résoudre à dire ce Deo gratias.

J’attendais le dimanche de clôture de la retraite, parce qu’après le repas de midi le Supérieur devait donner en public les places obtenues à la composition de rentrée. De toute l’année précédente je n’avais pas été aussi ému. Sous la table mes genoux se heurtaient d’impatience et d’angoisse. Rhétorique. Seconde. Troisième : j’étais premier ! Mais mon inquiétude ne se calma point : non que le sort du « vieux Doreau » me tracassât. Nous étions quinze, et j’entendis comme de coutume :

— Quinzième : Jules Doreau.

Seulement j’avais hâte de savoir ce qui s’était passé en quatrième. Le premier ? Parbleu, ce fut Autissier. Le second ? ce fut Albert Dumas ! Le second, pour moi, ce fut Berlâne qui, chez nous, à l’école des frères, occupait la place à laquelle dans mon cours tenait le vieux Doreau. Je n’avais qu’à me résigner. L’abbé avait vu juste. Le travail pouvait donc suppléer l’intelligence, l’obstination remplacer le don ? Pour tout dire, à dater de cette minute, si je cessai de le mépriser, je devins jaloux de Berlâne. A une classe de distance, ce fut entre nous deux une rivalité sourde, une lutte silencieuse que personne, même pas lui, ne soupçonnait.

J’avais presque cessé, de Pâques aux grandes vacances, de me promener le matin avec Autissier, parce qu’il avait cessé, lui, de me parler de son pays et des chasseurs à cheval. Un changement s’était opéré en lui. Sa vocation, qui ne s’était si brusquement déclarée que pour chanceler aussitôt après, s’était affermie. Il ne pensait plus qu’à nous donner l’exemple de la piété, et ses conseils ne m’allaient guère. Je revins à lui et, sans en avoir l’air, lui donnai à mon tour des conseils sur son travail. Le programme de ses études était le même que l’année précédente pour moi. La Cyropédie, les Églogues de Virgile, la mort d’Icare étaient hérissées pour lui des mêmes difficultés qui, douze mois auparavant, m’avaient rebuté. Je les lui signalais négligemment, en évitant de lui parler de Berlâne.

J’évitais aussi Berlâne. Lui-même de nouveau recherchait moins ma société. S’était-il donc rendu compte de mes sentiments ? Ou bien, ses succès lui tournant la tête, se considérait-il comme aussi fort que moi ? J’aurais dû m’estimer heureux d’être débarrassé de lui : je n’en éprouvais que dépit. Je n’en travaillais qu’avec plus d’acharnement. Dans ce combat engagé entre nous deux, moi seul marquais les points et je constatais, la rage au cœur, que je n’avais pas toujours le dessus. Et invariablement il me dépassait pour les mentions de bonne conduite.

« Qu’est-ce que cela peut me faire ? me disais-je. C’est le type du fort en thème, du bon élève sur toute la ligne, qui ne perd pas une minute parce qu’il n’est pas intelligent, qu’il n’a pas de mémoire et qu’il sait qu’il n’aura jamais trop de temps pour comprendre et apprendre. »

Et j’affectais de flâner à l’étude, de causer et rire sur les rangs, de regarder en l’air à la chapelle. Je m’arrangeais pour qu’il me vît : il n’avait pas l’air de s’en apercevoir et mon dépit ne faisait que croître. Cependant, je ne consentais à lâcher pied que sur le chapitre de la conduite, parce que de temps en temps il ne me déplaisait point de passer pour un héros rebelle à toute contrainte : idée d’enfant dont la vie a vite raison. Quant au travail, même lorsque j’avais l’air de flâner, je repassais ma leçon ou songeais à la solution d’un problème de géométrie.

La tranquillité de Berlâne m’agaçait de plus en plus. Je ne peux pas dire que nous ne nous fréquentions plus du tout. Quand nous étions ensemble, il n’y avait rien de changé dans ses manières avec moi. Mais j’aurais voulu qu’il me parlât de notre pays et il n’en soufflait mot.

Un jour je prononçai le nom de Mlle Gertrude. Je m’attendais à ce qu’il rougît : j’avais deviné, au récit des Labrosse, qu’il l’aimait comme un gamin de dix ans peut rêver d’une petite fille du même âge que lui, comme moi-même je l’aimais parce qu’avec ses yeux verts sous ces cheveux blonds elle ressemblait à une fée. Il ne sourcilla point et me répondit :

— Je ne sais pas ce qu’elle devenait. Je ne la voyais plus du tout.

Il parlait comme si elle eût été morte. Elle l’était en effet pour lui.

Vraiment, d’un jour à l’autre, il avait fait peau neuve. Rien ne l’embarrassait. Bien qu’à côté de lui je fusse un ancien, c’était moi qui continuais de rougir et de ne savoir que faire de mes bras quand j’étais obligé de traverser l’étude, moi qui continuais de trembler à l’idée qu’au cours d’instruction religieuse je devrais me lever à l’appel de mon nom, moi qui continuais d’éviter de me mêler aux groupes bruyants, tout cela malgré ma dignité d’élève de troisième. La position que je venais de prendre à la tête de mon cours ne m’avait mis en évidence que pour que ma prétendue « originalité » ressortît davantage encore. Je redoutais que quelqu’un se moquât de moi en présence de Berlâne ; était-il possible que déjà il ne se fût aperçu de rien ? Je constatais avec colère que personne ne faisait attention à lui, sinon pour en dire du bien. Il ne tranchait pas sur les autres comme je l’avais espéré. Sa tête même, sous la casquette d’uniforme, ne paraissait plus aussi disproportionnée.

En plein silence de l’étude du soir, je pensais me lever et leur crier à tous en leur désignant :

— Celui-ci est Berlâne. C’est le nom qu’il portait dans mon pays, et qu’il mérite. Il était toujours le dernier et nous nous moquions de lui. Comment ne voyez-vous pas qu’il est ridicule et que je ne le suis pas, qu’il ne se maintient qu’à force de travailler comme un galérien, tandis que j’arrive premier en me jouant, qu’il est pieux à l’exagération et respecte le règlement jusqu’en ses moindres détails, tandis que je fais fi des ordres importuns, que je suis déjà un homme et qu’il restera toute sa vie un gamin ?

Mais pour ce long discours je manquais d’audace. Non, je n’étais pas « déjà un homme ».

Un jour d’hiver que, pour me garer du froid, je m’étais blotti sous le hangar, — comme jadis Berlâne à l’école ! — le surveillant m’y découvrit et me montra, par manière de plaisanterie, à quelques-uns qui pour se distraire lançaient au hasard des boules de neige. En moins d’une minute, ils furent tous à me viser et je fus plus mouillé et plus glacé que si j’étais resté avec eux. Bien qu’aveuglé, je cherchais à voir si Berlâne était parmi mes ennemis. Non. Mais je le découvris à quelque distance sous un marronnier. Il regardait dans ma direction. Mon humiliation, je ne puis songer à la décrire. J’aurais préféré qu’il se fût joint au groupe. Je me serais précipité non sur eux, mais sur lui. J’aurais eu un motif de lui frotter ses longues oreilles jusqu’à ce qu’elles devinssent écarlates. Je me serais enfin un peu vengé. Alors je me souvins des cris que jadis j’avais entendus : Sur Berlâne ! J’étendis le bras et ouvris la bouche. Vit-il mon geste ? Devina-t-il ma pensée ? Il se cacha derrière le tronc de l’arbre. J’eus conscience que les autres ne me comprendraient pas. Je me tus. Ils se dispersèrent. Berlâne vint à moi qui me secouais.

— Ils ne t’ont pas fait mal ? me demanda-t-il. Veux-tu que je t’essuie avec mon mouchoir ?

Il s’y apprêtait quand je fis un bond de côté.

— Ne me touche pas ! Laisse-moi tranquille ! criai-je.

Il fut peiné. Il se demandait ce qu’il avait pu me faire.

— Je ne t’en ai pas jeté, me dit-il.

Je lui répondis :

— J’aurais préféré que tu m’en jettes !

Cette fois il ne comprit plus du tout. Il s’en fut avec sa grosse tête aux longues oreilles que je regrettais de n’avoir pas eu l’occasion de frotter au sang.

XIII

C’était à la récréation du soir, en mai.

Tout à l’heure, à la prière du mois de Marie, nous avions vu l’autel orné de fleurs. On nous avait lu un chapitre du merveilleux récit des apparitions à la grotte de Lourdes. Bernadette avait contemplé la Vierge vêtue d’une longue robe plus blanche que la neige des montagnes ; sur chacun de ses pieds s’épanouissait la rose mystique, et elle portait une ceinture couleur du ciel bleu. Nous avions récité ses litanies et je l’avais vue à mon tour pâle comme l’étoile du matin qui descend vers l’horizon, rose comme la rose qui pousse non loin des vignes d’Engaddi quand, le printemps venu, les pluies se sont dissipées. Ses yeux étaient ceux des colombes. J’étais dans un pays d’enchantement. Je marchais parmi de grands lys sous les cèdres. Descendant de la montagne des aromates chantée par Salomon, des torrents de poésie soulevaient mon âme et l’emportaient comme une feuille. L’époux conjurait les filles de Jérusalem, et les chevreuils, et les cerfs de la campagne de point réveiller sa bien-aimée, et de ne la point tirer de son repos jusqu’à ce qu’elle le veuille.

Je n’avais pas été sans entendre des prédicateurs expliquer l’allégorisme de ces versets : c’était le Christ qui parlait à l’Église, son épouse mystique ; d’autres commentateurs y voyaient la préfiguration de la Vierge Marie. Je ne pensais pas à l’Église. Si je m’arrêtais quelques instants à orner l’Apparue de Lourdes de toutes les beautés de l’épouse du roi Salomon, malgré moi je revenais à Mlle Gertrude. Elle était à la fois la fée qui effleure la pointe des herbes sans en faire tomber la rosée, dans un vallon romantique où les chasseurs du moyen-âge sonnent du cor, et la toute belle en qui il n’y a pas une tache et qui s’élève des déserts de l’Arabie comme une fumée montant des parfums de myrrhe, d’encens et de toutes sortes de poudres de senteur.

Plusieurs fois je l’avais aperçue pendant les dernières vacances de Pâques. Elle portait encore une robe courte, mais elle avait déjà ce charme énervant des « gamines » qui vont tout à l’heure être des jeunes filles. Elle me faisait penser — et ses yeux y étaient bien pour quelque chose, — à un fruit vert où j’aurais voulu mordre. Pour cela aussi je manquais d’audace et devais me contenter de la regarder quand elle passait. J’allai plusieurs fois chez Mme Dumas, beaucoup moins pour voir Berlâne, qui occupait ses vacances à travailler, que pour stationner, surmontant ma timidité, sur le seuil de la boutique : j’espérais que Mlle Gertrude se montrerait à l’une des fenêtres du salon. J’aurais juré, sur le nombre d’années qu’il me restait à vivre, qu’elle serait mon premier et dernier amour.

J’ai oublié de dire que, vers la fin de l’hiver, Berlâne s’était mis à tousser. Sans avoir besoin de nous pincer le nez ou de nous tirer les oreilles, il nous réveillait la nuit. Le médecin l’avait mis au régime de l’huile de foie de morue. On l’entourait de soins qui m’exaspéraient. Il me semblait qu’il prît de ces airs de quelqu’un à qui le monde entier s’intéresse comme si notre sort à tous eût dépendu du sien. Dumas par ci, Dumas par là, vous travaillez trop. Il faut vous ménager. Plus nous allions et moins je pouvais le sentir. Je ricanais à part moi :

« Ce serait du propre, s’il travaillait moins ! Il aurait vite fait de devenir le vieux Doreau de son cours ! »

Je pensais qu’un jour prochain Autissier et lui ne pourraient manquer de se lier d’amitié, bien qu’ils fussent rivaux, mais ne serait-ce pas pour la plus grande gloire de Dieu ? Je pris les devants, et dis à Autissier, comme si je n’avais attaché à ce détail aucune importance :

— Tu sais que dans mon pays nous l’appelions Berlâne ?

— Pourquoi donc ? me demanda-t-il intrigué.

— Je ne sais pas, répondis-je, qui lui avait trouvé ce surnom. Mais cela lui convenait très bien, parce qu’il avait l’air bête et qu’il l’est en réalité. S’il te suit de près, ce n’est qu’à force de travail, mais il est beaucoup moins intelligent que toi.

On pense bien que j’ajoutai tout bas :

— Et que moi.

De cette médisance je n’éprouvai aucun soulagement. En même temps je me rendis compte que je venais de commettre une méchante action, mais c’était plus fort que moi. Un instant je pensai à éclater de rire — d’un rire qui aurait sonné faux, mais tant pis, — et à dire à Autissier :

— Ce n’est pas vrai. C’était pour voir ce que tu me répondrais.

J’hésitai trop longtemps. Une minute après, j’estimai qu’il était trop tard, et j’eus sur la conscience ce poids qui nous étouffe quand nous savons que, sans motif, nous avons tenté de nuire à notre prochain.

J’ajoutai seulement :

— Mais ne le répète pas.

Moi qui venais de me montrer si déloyal, j’avais confiance en la bonté d’Autissier.


Donc, ce soir-là, un des premiers du mois de mai, sortant du réfectoire, nous venions de nous disperser dans la cour sous les marronniers en fleurs. Il faisait encore assez clair pour que les plus acharnés pussent entamer des parties de billes que la nuit les forcerait d’interrompre avant la fin de la récréation. Les autres se promenaient ou restaient immobiles. De quelque côté qu’on regardât, on ne pouvait voir que le ciel bleu semé d’étoiles ; il descendait jusqu’à l’horizon des collines, jusqu’à toucher terre, et ces lumières que j’apercevais dans la plaine c’étaient encore des étoiles parmi les peupliers sur lesquels déteignait la nuit bleue. Je me promenais avec Autissier. Nous ne causions pas beaucoup. Je rêvais à Mlle Gertrude. Lui, à quoi pensait-il ? Ce que j’avais cru prévoir ne s’était pas produit : il ne s’était pas lié avec Berlâne. Devais-je me féliciter de lui avoir ouvert les yeux ?

Tout à coup, comme nous passions près d’un groupe que la tombée de la nuit confondait avec l’ombre diffuse, j’entendis quelqu’un tousser : je reconnus la toux de Berlâne. J’entendis aussi Jouassin lui dire :

— C’est vrai que dans ton pays on t’appelait Berlâne ?

Il toussa une autre fois, mais moins fort, comme lorsqu’on est très ému. Je tressaillis comme si j’avais reçu… non : comme si j’avais donné un coup de couteau. Je ne voyais point Berlâne, mais je me rappelai comme il devenait pâle, là-bas, chaque fois que quelqu’un lui jetait au visage ce sobriquet. Ici, grâce à son application, à sa modestie et à sa piété, du premier jour il était redevenu Albert Dumas, et c’était de moi seul, de moi, misérable ! qu’il dépendait qu’il le restât. Moi seul détenais le secret de sa vie, et je n’avais pas pu le garder. Il était dans son cours quelqu’un avec qui les autres et Autissier lui-même avaient à compter : sa grosse tête n’était-elle pas une preuve de son intelligence ? Et voici qu’un brusque rappel de son passé l’atteignant en pleine poitrine, — c’est le cas de le dire, — le faisait chanceler.

Je ne regardai pas Autissier.

Jouassin était un élève brutal qui, l’année précédente, m’avait brisé d’un coup de pied le verre de ma montre dans la poche de mon gilet. C’était lui, le vieux Doreau de sa classe. Presque du même pays qu’Autissier, ils se fréquentaient.

Je ne vis plus que ce groupe sombre. J’entendais tousser Berlâne. Je pensai à sa mère qui, plusieurs fois pendant les vacances de Pâques, m’avait demandé :

— Est-ce qu’il tousse comme ça, là-bas ?

Je lui avais répondu :

— Ce n’est rien, madame. Cela se passera.

Je pensai à sa mère qui n’avait plus que lui. Mes yeux se brouillèrent. J’aurais voulu me tuer. Et j’entendis des cris de « Berlâne ! Berlâne ! » Je me crus rajeuni de trois ans, transporté par miracle dans la cour de l’école des frères. J’eus envie de me précipiter pour les disperser à coups de poings, tous ceux qui piaillaient là comme des moineaux autour d’une pauvre chouette aveuglée. Je ne sais quelle fausse honte me retint. Je continuai de faire les cent pas avec Autissier.

Heureusement la cloche sonna la fin de la récréation.

A la chapelle, Berlâne n’était qu’à un banc de distance de moi. Je pouvais en allongeant le bras le tirer par sa blouse noire. Tout le temps que dura la prière du soir, je le vis prosterné, comme affaissé. Il fut secoué par un sanglot qu’il réprima. Il toussa deux fois de suite, si fort que le Supérieur s’interrompit de lire la prière pour se tourner vers lui. Tout le monde regarda de son côté. Il n’en vit rien. C’était moi qu’on aurait dû regarder.

De nouveau je pensai à sa mère, qui m’avait dit le jour de son premier départ :

— N’est-ce pas, je vous le confie ? Vous aurez bien soin de lui ?

Je lui avais répondu oui. Et qu’avais-je fait, sinon de le tenir à l’écart et, dernièrement, peut-être de briser sa vie ? Mais j’avais mon orgueil : je ne voulais pas que Berlâne arrivât chez nous, pour les grandes vacances, avec autant de prix que moi. N’aurait-il pas dû comprendre que ce n’était pas son droit ?

Le lendemain il me parut tout changé, comme s’il avait suffit d’une nuit pour qu’il fût redevenu Berlâne. Toute l’étude chuchotait ce nom. Il baissait la tête. Moi aussi.

Il continua de travailler avec ardeur, mais avec moins de succès. Il fut dixième en thème latin. Tout le monde en fut étonné, surtout les professeurs. J’aurais dû me rengorger. J’avais de quoi être fier, n’est-ce pas ? J’en souffris comme s’il s’était agi de moi, à tel point que, huit jours après, j’eus une mauvaise place en composition de chimie. Et toujours ce respect humain qui me retenait d’aller à lui pour lui demander pardon et le réconforter ! Je restai retranché derrière mon orgueil et mon apparente insensibilité.

J’eus même l’affreux courage de lui demander :

— Comment ont-ils pu savoir que chez nous on t’appelait Berlâne ?

— Je ne sais pas, dit-il. Mais cela ne fait rien, puisque je n’en ai plus pour longtemps à vivre.

Je le regardai, atterré. Je pensai à sa mère, à la petite boutique à devanture blanche. Une émotion dont je ne fus pas maître me bouleversa. Mes yeux se brouillèrent. Il ajouta :

— Quand je serai au ciel, je penserai à toi. Je t’aimais et je t’aime encore beaucoup. Si je t’ai ennuyé bien des fois, je ne l’ai jamais fait exprès. Il ne faut pas m’en vouloir.

Je ne sais ce qui m’empêcha de me jeter à son cou. Je me mis à trembler. A grand’peine je retenais mes larmes. Mais je ne pouvais pas encore me résoudre à lui faire l’aveu de ma méchanceté. Je lui dis seulement :

— Il ne faut pas avoir de ces idées. Tu ne vas pas mourir.

Il me répondit :

— Je le sens bien. Si l’on me laissait m’en aller chez nous !…

Jouassin passait alors à côté de nous, courant après la balle. Il cria : « Berlâne ! » Cette fois je me précipitai vers lui en serrant les poings, dont je me serais aussi bien martelé la poitrine.

— Essaie un peu de répéter ! lui dis-je.

Il me regarda, dut voir que pour l’instant j’avais cessé d’être celui à qui l’on peut impunément briser le verre de sa montre, et s’éloigna en haussant les épaules, mais sans rien dire.

XIV

Le lendemain, jour de la visite hebdomadaire, le médecin fit entrer Berlâne à l’infirmerie. On jugea inutile d’en avertir sa mère : cette toux, bien que persistante, n’était pas grave. J’allai le voir tous les jours. Il commençait à me parler de notre pays, des rues, des chemins, des jardins qui sont sous le cimetière. Il me disait :

— Le vôtre en est tout près. Quand tu iras…

Et il se taisait.

Et il tenait toujours son chapelet. Comme les femmes pieuses de chez nous, la sœur infirmière répétait :

— C’est un petit saint.

Mais le jour où j’appris qu’une méningite venait de se déclarer et que tout espoir était à peu près perdu, qu’on allait télégraphier à sa mère, je forçai la consigne. Je me jetai à genoux à la tête de son lit. Je lui dis à travers mes larmes :

— Il ne faut pas m’en vouloir. Ce n’est pas toi qui as quelque chose à te reprocher. C’est moi qui ai dit que nous t’appelions Berlâne.

Il me passa la main sur les cheveux comme une grande personne fait à un enfant, et il me dit, n’ayant pas encore perdu connaissance :

— Je l’avais deviné. Je ne t’en ai pas voulu un seul instant. C’était moi qui t’ennuyais : je t’en demande pardon. Et puis, j’ai toujours su que je mourrais de bonne heure. Il y a des années que je le sens. Ce n’est pas du tout ta faute.

Je suffoquais. Ensuite il murmura :

— Tu diras à maman que je faisais tout mon possible pour bien travailler, pour avoir beaucoup de prix à la fin de l’année et qu’elle soit contente. Toi, je sais que tu les auras tous. Tu penseras à moi le jour de la distribution des prix, et pendant les vacances tu viendras me voir au cimetière.

On dut m’emmener. Je déchirais mon mouchoir. Je voyais du sang sur ma blouse, sur ma chemise ; je les aurais déchirées. J’aurais dû m’occuper de lui. J’aurais dû le comprendre, du premier jour où je l’avais connu. J’aurais dû lui ouvrir la porte de notre maison quand je l’apercevais, le jeudi, rasant le mur des Promenades. J’aurais dû l’attirer au lieu de le repousser, lui parler affectueusement au lieu de le rudoyer. Pauvre plante délicate, il se serait épanoui peut-être au lieu de refermer presque tout de suite ses pétales : au moment où il commençait à le faire, c’était moi qui d’un coup de badine avais brisé sa tige. Le coupable, l’assassin, ce n’était ni Autissier, ni Jouassin ; c’était moi seul.

Sa mère vint s’installer à son chevet. Elle espérait malgré tout en la miséricorde de Dieu. Il avait encore pu la reconnaître et lui dire :

— Maintenant tu vas être toute seule sur la terre, maman. C’est la volonté de Dieu : il faut s’y résigner. J’avais toujours pensé que je ne vivrais pas longtemps, mais je ne voulais pas te le dire.

Peu de temps après, il perdit connaissance. Je le voyais avec sa grosse tête qui enflait encore. Je voyais sa mère qui pleurait. Je me rappelais les recommandations qu’elle m’avait faites. J’aurais voulu me crever les yeux.

Après qu’un service funèbre eut été célébré à la chapelle pour le repos de son âme, nous le reconduisîmes tous jusqu’à la route. Les marronniers de la cour sans barrière secouèrent leurs fleurs rouges sur le drap blanc qui recouvrait son cercueil. C’était une chaude matinée de juin, et les abeilles de l’abbé Charlon, notre professeur de chimie, bourdonnaient un peu partout.

Nous continuâmes à quatre, avec sa mère qui trouvait toujours des larmes et le père Savelon qui était chargé de la quatrième. Il récitait son bréviaire. Autissier et moi marchions la tête basse.

A la gare, il y eut des formalités à remplir. Heureusement le père Savelon était là : à force de pleurer, la pauvre Mme Dumas n’y voyait plus clair.

L’enterrement se fit le lendemain dans notre pays, dans ce pays qui était celui de Berlâne et le mien. On avait pour deux heures exposé son cercueil dans la petite boutique blanche. Ma mère vint m’embrasser, — elle pleurait comme si c’était moi qui fusse mort, — puis mon père qui détournait de moi ses regards.

Nous avions passé devant la maison des Labrosse, et je n’avais guère pensé à regarder si Mlle Gertrude se tenait à la fenêtre du salon.

Le cortège se mit en marche vers l’église… Je me souvins du jour où Berlâne avait porté la lourde croix…

Nous passâmes sous les plus longues branches des marronniers du presbytère : eux aussi secouèrent de leurs fleurs sur le cercueil. Peut-être l’année dernière, ce même jour de juin, était-il assis à leur ombre avec l’abbé Bichelonne qui, en décembre dernier, avait repris le chemin de l’Auvergne…

On chanta la messe des morts. Au moment de l’offerte, je vis Mme Labrosse et Mlle Gertrude, Mme Chovin et Marie. Mlle Gertrude déchiffonnait un pli de son corsage ; Marie avait les yeux rouges.

Quand on le descendit dans la fosse, Mme Dumas sanglota :

— Mon petit !… Mon pauvre petit !… Tu t’en vas trop tôt.

J’étais près d’elle. Elle m’embrassa. Alors je ne pus me retenir de fondre en larmes.

Je vis ma mère qui pleurait encore.

Mon père, qui se tenait sur le bord de la fosse, mordillait sa moustache courte en regardant le petit cercueil…

Avec Autissier je portais la couronne offerte par le petit séminaire. Elle était lourde. Pour nous deux elle pesait beaucoup plus encore que son poids. Il y en avait d’autres en perles, en fleurs, en buis. Il y en avait une que déposa Marie Chovin. Ce n’étaient pas celles, hélas ! pour lesquelles il avait tant travaillé, mais je ne doutais pas qu’il n’eût déjà reçu celle qui pour lui était la plus précieuse de toutes : la couronne des élus.

ACHEVÉ D’IMPRIMER
le dix-huit juin mil neuf cent vingt
PAR
L’IMPRIMERIE ORLÉANAISE
POUR
LA SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE DE FRANCE