The Project Gutenberg eBook of La roue

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Title: La roue

Author: Élie Faure

Release date: November 18, 2023 [eBook #72160]

Language: French

Original publication: Paris: Georges Crès

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA ROUE ***

ÉLIE FAURE

LA ROUE

« Plus on est de fous, plus on rit… »

Sagesse des Nations.

ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET Cie
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
5, RAMISTRASSE, ZURICH

MCMXIX

DU MÊME AUTEUR

Velazquez (H. Laurens, Ed.)
1 vol.
Formes et Forces (H. Floury, Ed.)
1 vol.
Eugène Carrière (H. Floury, Ed.)
1 vol.
Histoire de l’art (H. Floury, Ed.)  
1. L’art antique
1 vol.
2. L’art médiéval
1 vol.
3. L’art renaissant
1 vol.
Les Constructeurs (Crès et Cie, Ed.)
1 vol.
La Conquête (Crès et Cie, Ed.)
1 vol.
La Sainte Face (Crès et Cie, Ed.)
1 vol.
POUR PARAITRE
Histoire de l’art (H. Floury, Ed.)  
4. L’art moderne
1 vol.
Napoléon (Crès et Cie, Ed.)
1 vol.
L’Esprit des Formes
1 vol.
Dialogues sur le grand chemin
1 vol.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
30 exemplaires sur papier vélin de Rives
(dont 5 hors commerce)
numérotés de 1 à 25 et de 26 à 30.

Copyright by G. Crès et Cie, 1919.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

A CHARLES PEQUIN
Peintre

LA ROUE

DIALOGUE SUR LE GRAND CHEMIN

D’où venaient-ils ? Où allaient-ils ? Peut-être n’en savaient-ils rien l’un et l’autre. Depuis un moment déjà, ils cheminaient côte à côte, sans s’être encore parlé. L’un était un long homme maigre, grisonnant déjà, avec des os saillants, des traits creusés, la taille droite, un regard triste et un grand pas régulier et majestueux. L’autre petit, replet, des yeux plissés, un crâne chauve, une figure de magot. Celui-là propre et net, sous la poussière de la route, à travers qui luisaient des boutons d’uniforme et quelques galons d’or pâli. Celui-ci tout huileux de taches, avec un habit mal coupé.

— Je suis pharmacien, dit enfin le petit homme.

— Et moi soldat, dit l’homme long.

— Avez-vous fait la guerre ? interrogea le pharmacien.

— Oui, répondit le soldat. Et cela d’un ton mort, sans que remuât son visage.

— Je vous envie. L’homme qui n’a pas fait la guerre n’a pas vécu…

Il y eut un silence prolongé. Le pharmacien était timide. Il n’eût pas dit cette phrase audacieuse si l’autre n’eût été soldat.

On ne s’entendait guère sur son compte dans le pays d’où il venait. On le disait patriote parce qu’il ne haïssait pas ce pays. On le disait internationaliste parce qu’il ne haïssait pas tout ce qui n’était pas ce pays. On le jugeait immoral parce qu’il demandait parfois qu’on lui définît le droit. Anticlérical parce qu’il n’allait pas à la messe. Clérical parce qu’il ne passait jamais devant la cathédrale de l’endroit sans étudier longuement les sculptures du porche et les verrières de la nef, que les dévots ne voyaient pas. Parce qu’il n’avait pas de principes, illogique ou pur logicien, selon l’interlocuteur. Idéaliste, dès qu’il interprétait les faits. Réaliste, dès qu’il s’en prenait aux idées. Sceptique, parce que sa foi n’était pas accessible aux autres. Mystique, parce qu’assez souvent il prononçait le nom de Dieu. Insexué, parce qu’il cachait sous une pudeur invincible une force amoureuse immense. Sans passions, parce qu’il n’était ni buveur, ni fumeur, ni inverti, ni morphinomane. Sage, parce qu’il était fou. Et fou, parce qu’il était sage.

— Je hais la guerre, répondit enfin le soldat.

Il avait gardé sa voix morne. Mais elle était très fortement articulée, et bien qu’il n’y eût pas un mot plus accentué ni plus précipité que l’autre, ils sortaient d’entre ses dents jointes avec une énergie tranquille, comme un rang anonyme d’hommes allant au combat. Il était d’un bloc, lui, et sans mystère. On savait tout ce qu’il pensait, même quand il ne parlait pas. Il n’avait que des idées simples et les suivait jusqu’au bout.

— Je hais la guerre. Un jour viendra, qui est proche, où personne n’en voudra plus.

— C’est un point de vue, dit le pharmacien. Certains jours, je me dis qu’il est ridicule de croire qu’il n’y aura plus de guerre. D’autres jours, je me dis qu’il est ridicule de croire qu’il y en aura toujours. Car enfin, c’est vrai, la guerre est horrible. Mais l’est-elle plus que la vie ?

— Le jour, dit le soldat, où tous les hommes et toutes les femmes qui sont auront connu la guerre, fait la guerre, souffert de la guerre, la guerre aura vécu.

— Ainsi soit-il, dit le pharmacien. Mais après les hommes et les femmes qui sont, d’autres seront. Je n’ai point votre faculté d’arrêter la vie en marche, de lui interdire pour toujours un procédé qui pourra lui servir. Voyez-vous, la vie crée sans cesse, rompt les équilibres anciens, déborde la raison qui la canalise un siècle… Qu’est-ce que la guerre ? Un moyen de recréer un équilibre rompu, ou d’en établir un nouveau. Peut-être en trouvera-t-on d’autres. Mais ce n’est pas sûr. Car, si l’un des habitants de la maison est plus fort que ceux qui l’entourent, et sent ou croit sentir qu’il va périr avec eux parce que les autres délibèrent au lieu de soutenir le toit qui va tomber, est-il tellement à blâmer s’il assomme le plus entêté à l’empêcher d’agir ? Après tout, quand on ne sait plus, c’est une solution la guerre. Et parfois, une solution, il en faut…

— Tueriez-vous ? dit le soldat.

— Non, dit le pharmacien.

— Alors, vous déléguez les autres à ce travail ?

— Le hasard a voulu que ce ne fût pas ma besogne. Et voilà tout. Sans ça, j’aurais fait comme vous, qui ne voulez pas tuer, et tuez. J’aurais tué. Mais je crois bien que je n’en aurais rien su. On ne tue pas, à la guerre. On libère une vie latente qui remue au fond des entrailles de l’organisme universel. L’individu n’est qu’un phagocyte à la guerre.

— Il est vrai, dit le soldat. J’ai tué et n’en éprouve aucun remords. L’action guerrière est inconsciente. Elle est condamnée par cela.

— Par cela elle est justifiée, comme l’amour. On ne crée que dans l’inconscient.

Une seconde, le soldat parut sortir de la fausse impassibilité des hommes fiers dont le cœur s’entoure de pierre, comme pour les préserver des salissures du dehors. Il avait peut-être aimé, mais il ne voulait pas le dire. Et il parut souffrir. Et comme le pharmacien reprenait :

— Croyez-vous que la guerre, que vous voulez tuer pour les souffrances qu’elle cause, en déchaîne plus que l’amour ?

— Moins, dit-il, mais on les voit mieux. D’ailleurs — sa parole hésita pour la première et la dernière fois — je n’ai pas souffert de l’amour…

— Si fait moi, dit le pharmacien, qui rougit un peu, et la paume de la main sur la bouche, toussa deux coups. Il est vrai que moi, je ne me bats pas.

— Dans la guerre on tue, dit l’autre. C’est fort rare dans l’amour. Et prenez garde. On tue, dans la guerre, sans avoir envie de tuer. Tandis que dans l’amour on a envie de tuer, et on ne tue pas.

— Reste à savoir, dit le magot, si ce n’est pas l’amour qui provoque la guerre, ce formidable instinct qui pousse l’un au vice, l’autre à la conquête, le troisième au renoncement et tous trois à la tragédie. Qui sait si on ne tue pas, dans la guerre, pour se détendre les nerfs de ne pas tuer dans l’amour ? Et si ce n’est pas parce qu’on tue sans haine qu’on a l’impression de ne pas tuer ? Je le répète : « à la guerre, on ne tue pas. »

— Soit, mais on ne crée pas.

— On crée.

— Allons donc ! Dites-moi ce qui naît de ces boucheries ? Autrefois, peut-être, quand les hommes n’avaient pas d’autres moyens de se connaître ? Mais c’est fini. Ces moyens, ils les ont forgés. Ils repoussent l’inconscient. Malgré tout l’esprit monte, et la solidarité. La guerre sociale seule est possible encore, car les hommes sauront pourquoi ils se battront.

— Pas plus que nous. Pour des prétextes. Plus je crois à la puissance de la foi et moins je crois à la valeur des prétextes de la foi. Les hommes ne savent pas ce qui naît des révolutions. Ni des guerres. Croyez-vous donc que ceux dont vous parliez aient aperçu la fécondité de leurs guerres ? C’est vous qui la voyez, après des siècles. Ce qui naît de la boucherie ? Je répondrai mille ans plus tard. La guerre jette dans l’avenir un tourbillon d’énergies inconnues. Son utilité ? laissez-moi rire. Condamnez-vous le feu parce que vous n’arrivez pas à y allumer votre chandelle ? la mer, le jour où elle est trop grosse pour que vous y preniez votre bain ? Les hommes veulent quelque chose. Et ce n’est pas tout à fait ça qui vient. Ils exigent de l’utile. Ils exigent de l’immédiat. Ils n’ont pas souvent l’un et l’autre. L’accouchement, sans doute, est utile à la sage-femme, ce n’est pourtant pas pour elle que se fait l’accouchement. Un enfant vient, quelque chose de neuf paraît. On ne peut pas dire autre chose. Avez-vous des enfants, Monsieur ?

— Non.

— Quand votre femme sera grosse, saurez-vous qui sera l’enfant ? et si vous voulez un garçon et qu’elle vous donne une fille, la prétendrez-vous stérile pour cela ? Et si l’enfant, au lieu d’être Jésus, est César, ou l’inverse, trouverez-vous qu’il est manqué ? d’ailleurs, saurez-vous s’il est Jésus, ou César ? Vous serez mort avant.

Le soldat, un moment, s’arrêta sur la route, croisa les bras, pencha le front.

— Si c’est la souffrance qui crée, il est inutile d’accepter celle de la guerre, après celle de l’amour, puisque la mort qu’on trouve à la guerre supprime la souffrance et que l’amour, dites-vous, est plus terrible que la guerre, et moins mortel.

— Dans l’amour, dit le pharmacien, c’est l’individu qui souffre. Dans la guerre, le corps social. Et, là sans doute, est sa vertu. Quand vient la guerre, le drame de l’amour dépasse l’individu pour bouleverser tous les hommes et arracher à leur automatisme deux ou trois générations. Par la séparation, la peur, le risque, le chaos, la responsabilité et la mort, la guerre disperse à l’infini le drame, accroît la passion et l’esprit. Et l’amour surtout se déchaîne, hurle, brûle, dévaste, jette au drame sexuel les êtres hier les plus forts. Les cœurs, les sens sont plus ravagés que la terre, retournés jusqu’au granit. Les forêts sont broyées, les sources déplacées et le cœur des volcans ouvert. L’homme et la femme éperdus tournent sur l’abîme. La tragédie sème partout les réalités éternelles.

Deux minutes, il se tut. Ses yeux s’agrandissaient sous les paupières lourdes et fixaient un point invisible qui paraissait noyé au centre de la flamme qu’elles révélaient en s’élevant.

— Songez, dit-il, à la cellule mystérieuse qui enferme en quelques millièmes de millimètres l’incommensurable amas de toutes les images et de toutes les forces du présent et du passé. Songez à l’exaltation amoureuse de la seconde où elle est lancée dans l’avenir par ces enfants tragiques qui sont à l’âge des plus puissantes illusions et dont l’un sort du combat pour y revenir et y tomber et dont l’autre ne sait si cette première étreinte ne sera pas la dernière aussi. Comparez ça à la fornication maussade du rond de cuir et de sa bourgeoise infidèle entre le lait de poule et le bonnet de nuit. Vous saurez où se tient le dieu qui nourrit du sang de la guerre son monstrueux devenir. L’esprit sort de l’action, d’autant plus fort qu’elle est plus forte. Pour que naisse un enfant sublime, il faut que, dans la même ivresse, l’homme risque sa peau, la femme son bonheur.

— Le fils de l’assassin et de l’alcoolique est le grand homme désigné, dit le soldat.

— L’assassin et l’alcoolique sont des malades, et le guerrier n’en est pas un. L’illusion désintéressée sépare la guerre du crime, et tout est là.

— L’illusion guerrière est morte.

— C’est une ressemblance de plus avec l’amour, qui commence dans l’enthousiasme et finit dans la lassitude. L’exaltation de l’amour au cours des grands drames sociaux n’est sans doute que le reflux de l’exaltation guerrière. En tous cas, à ces heures-là, la puissance amoureuse règne. Et voyez-vous, l’esprit est forme. Il est concret. Il se transmet comme le sang, comme la structure du squelette, comme la couleur des yeux. Il précipite ses mirages dans le plus lointain avenir. Je vois cent mille fois plus d’énergie créatrice dans l’étreinte de deux enfants se sachant guettés par la mort que dans tous les discours prononcés depuis le commencement de la terre pour organiser la paix. Il n’y a que l’amour, l’amour seul. Et tout ce qui l’exalte multiplie l’homme intérieur et modèle son avenir pour des générations entières… L’amour seul. Sous toutes ses formes. Du plus élevé au plus bas, au viol, à l’inceste, à tout ce que vous voudrez. L’instinct pur, rendu à lui-même…

— La guerre purifie, dit le soldat, et il rit, d’un rire étranglé.

— Elle purifie le soldat, dit le pharmacien, et vous en êtes la preuve. Pour les autres… La vie, mon cher monsieur, est une orgie sexuelle continue, que la guerre brasse et révèle dans ses grandes profondeurs. Ce n’est pas, il est vrai, la moralité du monde qu’accroît le drame. C’est sa subtilité, sa sensibilité, son énergie, sa puissance de création. Tous les hommes sont Prométhée, le jour où Dieu sème la guerre. Ils s’y brûlent le poing, mais ils y saisissent le feu.

— Celui qui saisit le feu ne tue pas, dit le soldat, si ce n’est lui le plus souvent. Il l’installe sur la hauteur.

— Et les bateaux, qu’il fascine, se brisent sur les récifs. L’esprit crée la guerre, qui crée l’esprit.

— L’esprit monte. Il vaincra. Il se vaincra. Il exterminera la guerre. Par le réseau nerveux qu’il étend sur le globe, il sentira qu’il est partout, et que tuer une part de lui-même, c’est tuer l’autre.

— Ou l’exalter.

— La férocité primitive reculera devant l’esprit. Quand tous les hommes seront moi, qui hais la guerre, ou vous-même qui l’acceptez mais qui avez horreur du sang, tous refuseront de tuer, tous.

— L’inconscient reprendra, je vous le dis en vérité. Notre esprit accomplit au-dedans de lui-même mille fois plus de silencieux massacres que le primitif qui tue avec sa hache de silex. Le plus cruel des êtres, c’est l’esprit. Mais il se le cache à lui-même, surtout quand il forge ou aiguise de nouvelles armes à la mort. C’est un monstre, je vous le dis. Les grands anthropoïdes ne se battent pas entre eux. Les premiers hommes vivaient de fruits, peut-être. Le fauve était l’ennemi principal, ou le froid. Quand l’homme tuait l’homme, il était innocent. Sa férocité est venue avec son sadisme, c’est-à-dire avec la civilisation, et ce n’est pas seulement dans la guerre qu’elle s’est manifestée. Elle est entrée dans l’art, dans les mœurs, dans l’industrie, dans la science même, qui constate et progresse avec cruauté. L’esprit de l’homme noble, alors, s’est tendu tout entier à écarter la férocité de la guerre, à en supprimer la haine, à l’organiser en jeu. Remarquez qu’à mesure que la guerre devient plus terrible, l’homme tue moins directement. Plutôt que d’y renoncer, il la transforme. Il installe peu à peu l’anonymat dans la tuerie, comme s’il voulait arracher l’esprit, non au spectacle de la mort, mais au spectacle de la haine. Les formes musculaires et directes de la guerre agonisent aujourd’hui. L’esprit monte, à coup sûr. Et c’est pourquoi l’autorité passe des muscles dans l’esprit…

— L’autorité tuera la guerre.

— A moins qu’elle ne la provoque pour maintenir l’autorité.

— L’autorité descendra toute vers ceux qui sont en bas, quand ceux qui sont en bas sauront s’entendre pour vaincre ceux qui sont en haut.

— Et la guerre civile naîtra, pour une harmonie quand même victorieuse qui se déroulera impassible entre ses flancs, du charnier des guerres nationales. Et ainsi de suite. Il y aura toujours entre les hommes des différences de niveau. Et vous savez ce qui se passe dans les vases communiquants ? L’eau du plus haut se précipite en avalanche. Voyez-vous, la vie continue, et, pour continuer, elle tue…

— La vie s’éduque, dit le soldat. Elle se règle, se stylise, et c’est même cela qui est la civilisation. Je vous l’ai dit. J’admets et même j’admire que la guerre ait pu être, en d’autres temps, un moyen d’orchestrer la vie. Automatiquement, ce moyen-là doit disparaître ou rentrer au-dedans de l’homme où le drame jouera dans les limites de l’esprit. Que la férocité première persiste, je le veux, si vous le voulez. Mais elle changera de forme. L’homme, de plus en plus, répugne à verser le sang. Quand j’ai tué, je ne l’ai pas senti, c’est vrai. Mais je l’ai vu. Et ça suffit. Je n’oublierai pas que j’ai tué. Quand tous les hommes auront tué, aucun homme ne l’oubliera. Oui, le massacre intérieur de l’amour, le massacre intérieur de la vie sont plus terribles mille fois que le massacre de la guerre. Mais ils ne versent pas le sang. Tout est là. Tu ne tueras point. Car cet être est fait comme toi, et ni pour toi, ni pour lui, tu ne crois à une autre vie. Quand l’homme ne croira plus, il refusera de tuer. Enseignez-lui la vérité.

— Si vous n’avez pas souffert d’avoir tué, vous n’avez pas tué, dit l’homme, et si vous avez oublié que vous avez souffert, vous n’avez pas souffert. L’homme oublie, et là est sa force. Il réinvente et redécouvre sans arrêt. Enseignez-lui la vérité. Il oubliera la vérité. Il n’oublie pas le mythe seul, ou le renouvelle, parce qu’il est son besoin même d’imaginer sans lassitude le moyen de continuer la vie et de la conduire plus haut. La vérité ? J’ai connu sa sœur dans le temps. Elle s’appelait la beauté. Je la crois morte. Elle était atteinte du cerveau. Prenez garde ! c’est de famille. Elle ne pouvait se reconnaître toutes les fois qu’elle consultait son miroir. Ainsi, quand elle y voyait une réunion de pauvres en guenilles, porteurs d’ulcères et crachant leurs poumons, elle niait que ce fût elle, mais elle s’y reconnaissait tout de suite quand un nommé Rembrandt lui présentait le miroir. Elle ne pouvait dire pourquoi, alors, elle voyait si distinctement ses guenilles, ses ulcères, les lambeaux de ses poumons, et pourquoi elle ne les voyait plus, bien qu’elle s’y reconnût encore, quand Rembrandt passait le miroir à un nommé Titien. Voyez-vous, j’ai bien peur que la vérité, sa sœur, soit déjà sérieusement atteinte, malgré les soins des docteurs en Sorbonne dont les uns raclent ses orteils et savonnent son visage, dont les autres polissent et repolissent son miroir. La Bruyère, Lenain, Vauban nous content, par exemple, que la vérité, sous le règne de Louis XIV, dit le Grand, c’est que la misère du peuple fut atroce. Mais Racine, Molière, La Fontaine, Turenne, et Lenain, et La Bruyère et Vauban eux-mêmes, et après tout Louis XIV, ne sont-ils pas aussi la vérité ? Saint-Simon dit la vérité quand il nous laisse entendre que Versailles et ses bosquets sentaient la merde. Mais Versailles et ses bosquets, qui ne sentent plus la merde, ne sont donc pas aussi la vérité ? Ils durent, et l’odeur se dissipe. Il y a votre vérité. Il y a la mienne. Il y a celle de tel blessé que vous avez dû voir sur vos champs de bataille : ses jambes sont mortes, il ne peut retenir son urine ni ses excréments. Il y a celle du fossoyeur luisant de santé et de graisse qui creuse, en sifflotant, la maison des morts. J’en connais qui cherchent la vérité avec les rats, dans la moisissure des archives. D’autres, sur des tableaux crasseux. D’autres, au fond d’une cornue. D’autres, dans un cliché photographique. D’autres, dans leur journal. D’autres, dans une symphonie de Beethoven. Et d’autres dans un phonographe. Pour saisir la vôtre — que je respecte — vous en retranchez avec soin la réalité. Je ne connais pas la vérité. Je connais la réalité, celle que croient, ou découvrent, ou nient, ou démontrent, ou créent les réalistes et les idéalistes, les intuitifs et les rationalistes, les optimistes et les pessimistes, les guerriers et les pacifistes, les poètes et les crétins. On nous dit maintenant que l’art grec fut un mensonge. Possible. Mais comme il reste — et reste seul — de la Grèce dite historique, voilà qu’il est la vérité. Vous me direz que son harmonieux équilibre repose sur un abîme d’illusions et d’erreurs. Peut-être m’amènerez-vous par là à reconnaître qu’il y a, en effet, une vérité générale et une beauté générale, mais ce ne seront point les vôtres, je le crains. La vérité ? C’est que la vie ne cesse pas d’être un phénomène cruel. La beauté ? C’est que la vie ne cesse pas d’être un phénomène nouveau. La beauté ? la vérité ? C’est l’imagination des forts. Elles sont dans Jésus-Christ, certes, mais aussi dans Napoléon. Tous deux mentaient, pourtant. L’un aux autres en mentant à lui. L’autre à lui en mentant aux autres. Elles sont dans Titien, certes, mais aussi dans Rembrandt. Tous deux mentaient à tous les autres, puisque la vision de tous les autres n’est pas semblable à la leur. Mais voilà, ils sont les plus forts. Ils durent. L’Histoire n’existe pas en dehors de ceux qui la font. Ce n’est pas ceux qui enseigneront la vérité qui tueront la guerre, mais ceux qui seront assez forts pour imposer aux hommes leur vérité. Je souhaite que ce soit les pacifistes. Souhaitez que les pacifistes d’aujourd’hui ne fassent pas demain la guerre pour maintenir leur paix.

Le soldat se dressa :

— Des mots, monsieur ! Je ne veux plus me battre sans passion.

— Et le prolongement de la passion, qu’en faites-vous ? On se bat aujourd’hui sans passion parce qu’il y a un siècle, on s’est battu avec passion. On se battra avec passion dans deux siècles parce qu’aujourd’hui on se bat sans passion. Il n’est pas passionnant de prendre un lavement, mais on le prend parce que l’avant-veille on a trop passionnément mangé.

— Encore des mots ! Je me moque d’hier. Je me moque de demain. J’en ai assez d’être un esclave.

— Un mot aussi.

— Non, une chose.

— Soyez donc Napoléon, répondit le pharmacien.

— Pour égorger Napoléon et rendre impossible la guerre, je mourrais volontiers.

— Vous feriez donc la guerre pour cela. Et vous seriez l’esclave d’une foi que je suis libre de ne pas partager, bien qu’étant aussi un esclave. L’homme n’a pas le choix entre la liberté et l’esclavage, mais quoi qu’il arrive et partout, entre deux formes d’esclavage. Si le socialisme tue la guerre, ce que je ne regarde pas comme absolument impossible, ce sera en se soumettant à un esclavage spirituel que les religions du moyen-âge ont seules connu jusqu’ici. Et encore !

— En attendant, on mangera. En attendant on ne tuera pas le passant parce qu’un autre passant vous aura mis, en vous le désignant du doigt, une escopette entre les mains.

— Les animaux domestiques mangent leur saoul et ne tuent pas. Tout système d’éducation qui tend à donner du pain, suppose le mépris de ceux pour lesquels on l’imagine. Même quand il invoque et pratique les principes les plus libéraux, le pédagogue est un chaouch. Toute démocratie qui gouverne par des idées amène le règne de l’esclave, parce que l’idée est aristocratie et que le plus grand nombre, dans ce domaine, est fait pour obéir. Tout droit nouveau ne se conquiert qu’à condition de croire à certains enseignements d’ordre disciplinaire qui tiennent les foules dans la foi. D’autres viennent, qui ne croient pas, c’est la guerre avec ceux qui croient, parce que leurs boyaux sont pleins. Même parfait, un organisme crée à chaque seconde un grand flot de vie imprévue qui tend d’elle-même, dès qu’elle est mûre, à vaincre et à s’organiser. La révolution et la guerre sont la condition du progrès, dont le but dernier nous paraît être la paix et la stabilité. L’équilibre du monde est fondé sur la foi. L’intérêt et l’intelligence brisent l’équilibre du monde, que le lyrisme rétablit. De l’un à l’autre, il y a la révolution et la guerre, qui ont été données à l’homme pour tuer l’illusion mourante et nourrir l’illusion naissante de son sang.

Le soldat regarda le ciel :

— Si tout n’est que sanglant passage d’une illusion qui meurt à une autre qui mourra, vous interdisez à l’homme jusqu’à l’espoir de l’illusion.

— Détrompez-vous, j’ai la seule éternelle. C’est l’illusion de ma puissance — où je sens l’illusion de l’humanité elle-même — à m’illusionner. C’est l’illusion artiste, l’ivresse de sentir, la souffrance de connaître, l’ivresse de sentir encore après avoir souffert en connaissant. Je m’enivre du vertige de m’illusionner quand même, sachant que tout est illusion. Le plus grand poète est Montaigne.

— J’avoue, dit le soldat, que je ne pensais guère à lui, quand je tuais. Et d’ailleurs, je ne l’ai pas lu. Parfois, aux heures de repos, je lisais ceux qui ont chanté la guerre, afin d’arracher à mon dégoût l’illusion héroïque du sacrifice et du renoncement. Mais j’étais jeune alors. Quand on est saturé de tranchées, d’attaques, de bombes, de grenades, de mitrailleuses, de gaz toxiques, de pétrole enflammé, de faim, de soif, de froid au ventre et aux pieds, d’ennui, on se fout des poètes, monsieur le Pharmacien !

— Et eux, qui créent la guerre, de vous… Le plus grand poète est Montaigne. Les autres n’ont pas souri. Il est le seul qui ait souri. Le plus grand, vous dis-je. Il se meut dans l’espace intellectuel, partout encerclé par la mort, comme un musicien. Il orchestre les idées. Les autres se révoltent, objurguent, gémissent, menacent. Lui seul joue avec tous les aspects du monde, même avec celui de la mort. L’amusement qu’il a de vivre va jusqu’à s’amuser de mourir. Il danse sur le feu et l’eau.

Un moment, il se tut. Le soldat revoyait sa vie. Le jour du départ pour sa première guerre. Le jour où, entre deux tueries, une femme, qu’il aimait, s’était livrée à lui dans un bref élan de désir. C’étaient les deux sommets lyriques du voyage à travers le feu. Le carnage et la luxure y grondaient dans les flammes tristes où son esprit s’alimentait. Il entendait, lointaine, égale, la voix de l’homme immoral :

— Le poète est comme la guerre. Il est le plus utile à l’homme, mais son utilité n’apparaît pas. Quand les métaphysiciens se trouvent acculés aux derniers repaires de l’idée, quand ils ont délogé Dieu, tout ce que fait cet être inconcevable, l’homme, qui doit mourir et qui le sait et qui agit pourtant comme s’il ne devait pas mourir ou s’attendait à revivre, tout ce que fait l’homme est un jeu. L’art est un jeu, aussi la science, aussi la guerre. Et la vie, après tout. Mais ont-ils vu qu’une seule chose est utile : le jeu ? N’est-ce donc rien que d’accroître notre puissance par l’exercice de nos dons ? N’est-ce pas tout ? Êtes-vous jamais monté à bord d’un sous-marin, monsieur ? Un jour, j’ai circulé dans cette forêt sans clairières de barres et de roues de fer, d’anneaux et de tubes de cuivre, de manettes, de fils, de câbles, d’écrous, de claviers et de pistons. J’étais avec un homme vertueux que ce spectacle désolait. — Tout cela, disait-il, pour tuer ! Tant d’invention, tant d’ingéniosité, tant d’énergie perdues ! — Ce jour-là, monsieur le soldat, à cette minute, en entendant pleurer ce juste, j’ai compris. J’ai compris, et une ivresse singulière m’a saisi. L’homme est un poète, d’abord. Et après ? Un poète. Ce qu’il y a d’admirable en lui, c’est qu’il aime à tel point le jeu, qu’il va, au lieu d’y renoncer, à mesure que la vie se perfectionne et se complique, jusqu’à perfectionner et compliquer les moyens de perdre la vie. Mourir, plutôt que de ne pas jouer. On me dit que la guerre tuera la guerre parce qu’elle n’amuse plus. Je réponds qu’il y a des ressources : l’air, l’océan, et qu’on y songe. On me dit que, privé de foi, l’homme ne voudra plus mourir. Je réponds, moi, qu’il n’atteindra toute sa taille que quand il mourra, incrédule, pour s’amuser.

— Tu ne tueras point, dit le soldat.

I

La clameur de la rue entrait par les fenêtres. Onde après onde, comme des spasmes de torture ou de volupté. Des flots humains grondaient dehors, la fièvre y roulait en tumulte, les transparents et les enseignes lumineuses flamboyaient. Le même soir offrait aux passions engourdies la certitude d’une guerre et le meurtre d’un héros.

La famille Chambrun se mettait à table. Le père et la mère se faisaient face. Comme depuis vingt-cinq ans. La pendule était maintenant de marbre rouge et de bronze massif, mais elle avait le même son aux mêmes heures. L’argent pesait plus lourd que le ruolz d’antan sur la table, mais la même viande y fumait. Que le geste de l’homme fût devenu plus péremptoire et son visage plus cordial, que les paupières de la femme jouassent sur ses yeux comme des rideaux plus épais, ils ne lisaient pas l’un dans l’autre plus couramment. Rien n’éclaire, que la passion de manifester sa nature. Rien, même le miracle d’avoir fait un être vivant. En face d’une place vide, il y avait une jeune fille. Ses cheveux fauves étaient tordus avec des rubans bleus. Animée de longs yeux vivants, de dents, de lèvres ardentes, une admirable grâce souple courait du corps entier en lignes ondoyantes vers l’éclatante joie du teint.

Précisément, Élisabeth parlait. Elle vivait tout haut, dressant son buste à chaque affirmation nouvelle, brûlant d’un enthousiasme que son père ne semblait pas partager. Commissionnaire en marchandises, il craignait l’arrêt des affaires. Patriote avant tout, il savait bien qu’on dicterait la paix à Berlin dans les trois mois, mais que d’argent à dépenser ! Et les impôts ! Et la Révolution ! Et la concurrence étrangère ! Mme Chambrun parlait peu. Elle ne parlait jamais beaucoup. Trois cuirasses couvraient son cœur : le satin des robes montantes, la graisse de la cinquantaine, les principes définitifs. Avait-elle aimé ? C’est possible. Avait-elle souffert ? C’est possible. On n’en avait jamais rien su, Chambrun pas plus que les autres. Le confesseur était discret.

Élisabeth parlait. Les gros bouquets épars insinuaient l’odeur des roses dans l’odeur de ses cheveux. Sur le frémissement des vitres qu’ébranlait le bruit de la rue, sa voix émouvante éveillait des vibrations plus hautes. Les verres de la table et du lustre striaient de flammes son regard. Comment savoir où commence notre empire sur les choses, l’empire des choses sur nous ? Aux autres la table pesante, le service cossu, les chaises de chêne sculpté, l’épais tapis de couleur sombre, les rideaux de velours grenat dont pas un seul pli ne bouge, les toiles primées sur le mur. A elle le souffle des fleurs, les lumières dansantes, les tintements clairs du cristal, tout ce qui rôde de vivant dans les ombres et les murmures. Elle disait sa foi dans le destin de la France. Ne suffisait-il pas qu’une jeune fille qui était belle et dont la voix avait le son, la fraîcheur, la limpidité de l’eau pure eût cette foi, pour que la France eût ce destin ?

— J’y perdrai de l’argent.

— Qu’importe, papa, nous vaincrons.

— Sans doute, sans doute, et vite. Mais d’ici là, il faut maintenir le crédit… C’est un peu compliqué pour ta petite tête… Plus tard, tu comprendras…

— Qu’importe, papa, le droit est avec nous, le reste suivra.

— Mais ta dot ?

— Je m’en moque.

— On dit ça…

— Et ton frère, Élisabeth, songe qu’il est soldat, qu’il partira des premiers !… Et Mme Chambrun, partagée entre l’orgueil et la crainte, les interrogeait du regard.

Élisabeth, brusquement muette, fixait un point sur la nappe. M. Chambrun, toujours cordial, proclamait sa certitude de voir son fils rentrer avant la fin de l’hiver « avec l’épaulette et la croix »… Élisabeth secouait ses cheveux : « Papa a raison. Et puis j’ai mon brevet d’infirmière. Si Georges est blessé, je m’installe à son chevet. D’ailleurs, papa a raison. Il reviendra glorieux, et indemne. » « Dieu veuille nous accorder cela, concluait Mme Chambrun. Je prierai tant. Et lui-même est si pieux. Si Dieu le rappelle à lui, Georges est de ceux qui n’ont rien à craindre de la mort. » Élisabeth, une vague de sang tout à coup montée au visage, mordait sa lèvre supérieure, baissait le nez, avec une colère sourde, un peu d’envie, quelque humiliation. M. Chambrun, de plus en plus cordial, riait : « Ne nous attendrissons pas, voulez-vous ? Buvons à la France. »

Un jeune soldat entrait justement dans la pièce, et, au moment où M. Chambrun levait son verre, s’approchait à pas de loup d’Élisabeth et lui mettait les deux mains sur les yeux. Elle allait pleurer, elle rit, tourna vivement la tête, tendit le front, tendit les bras. Il était assez grand, mais un peu fluet et pâle, imberbe, blond, de teint mat uniformément, le visage pur, les yeux fiers, un air de jeunesse extrême. Pourtant, à cet instant, fébrile, racontant sa journée en s’asseyant à table, le régiment assemblé dans la cour de la caserne, la présentation du drapeau, l’allocution du colonel, la Marseillaise, l’enthousiasme général, les cris de la foule massée derrière les grilles, l’ovation, les fleurs jetées, le délire muet des soldats. « C’était beau, c’était beau. Ils ne peuvent éprouver ce que nous éprouvons. Ils ne tiendront pas devant nous. Nous marcherons comme un seul homme. Dieu est avec nous. Vous verrez… » Il pleurait presque. Élisabeth, très pâle, ne retenait plus ses larmes. Mme Chambrun le regardait avec orgueil, le seul orgueil qu’elle voulût se permettre, ne pouvant faire autrement. M. Chambrun avait la gorge aussi serrée qu’au théâtre et tambourinait la Sambre et Meuse sur la table pour cacher son émotion. La clameur de la rue entrait par les fenêtres.

Onde après onde, comme des spasmes de torture ou de volupté. Un peuple titubant comme une bacchante enivrée, comme elle secouant autour de ses tempes les pampres et les cheveux roux. Nul n’entendait, au fond de l’ombre, le rire sinistre du Dieu. Il n’est de grand poète que celui qui ne cesse pas un moment, même dans l’amour, de fixer la mort. Pour qu’un peuple tout entier se hausse au suprême lyrisme, il faut qu’il soit face à la mort. Si Dieu rit, à ces heures-là, c’est qu’il ne se sent pas vivre en dehors de ces heures-là.

Le dessert. Un autre homme entra, jeune aussi. Il avait de longs cheveux bruns, une face osseuse et inquiète, des yeux gris enfoncés sous des arcades creuses, des lèvres aux coins abaissés. Il était si pâle, si défait, qu’Élisabeth et Georges se levèrent, lui prenant les mains. Il parla tout de suite à voix basse…

— Ils l’ont tué. Tout à l’heure. Près de moi. Un coup de revolver derrière la tête. Il s’est affaissé… J’étais de ceux qui l’ont porté. Il y avait un officier en uniforme, nu-tête, qui tenait un coin de la couverture. Il était tout blanc… Ils l’ont tué pour sauver la patrie… Ils ont tué la patrie…!

Il s’asseyait, au bout de sa tension nerveuse, et pleurait à gros sanglots. Georges lui serrait une main. Élisabeth écartait ses cheveux pour lui essuyer les tempes. Mme Chambrun préparait un grog. Chambrun, planté près de lui, répétait : « Qui ? Mais qui ? Qui a-t-on tué ? le Président ?… »

La voix plus basse encore, le jeune homme murmurait : « Jaurès, Jaurès… » M. Chambrun respira.

Élisabeth, d’un mouvement ardent, appuyait sur son cœur une des mains du jeune homme, et, penchée sur lui, l’embrassait longuement sur les yeux. Mme Chambrun sursautait :

— Que fais-tu, ma fille… Tu n’y penses pas… Tu n’es que sa fiancée. Adolphe, ce n’est pas moi qui l’ai élevée ainsi, je te le jure.

Le grog, posé à faux sur le bord de la table, se répandait sur le tapis. Chambrun, les deux mains levées, répétait :

— En voilà une histoire ! En voilà une histoire ! » et, pirouettant sur ses talons, arpentait la pièce. « En voilà une histoire ! C’était à prévoir, d’ailleurs. On n’excite pas impunément les passions populaires. Sans doute, il parlait bien. Mais que de mal il nous a fait ! C’était à prévoir, et ma foi, j’ai beau faire, je ne partage pas votre indignation, jeune homme. Je connais vos idées. Vous savez combien, malgré votre fortune, j’ai hésité à donner ma fille à un révolutionnaire. Je me suis dit que l’âge et les responsabilités de la famille vous assagiraient. Et puis, je suis là… Mais vous allez tout de même un peu loin. Après tout, ce n’est qu’un bavard de moins… et un bavard dangereux…

Pierre Lethievent ne pleurait plus. Il avait doucement écarté la jeune fille. Il regardait Chambrun du fond des profondes orbites, chaque mot traversait son cœur. C’était le père d’Élisabeth, ce gros homme vulgaire qui piétinait son jardin… Sa voix, toujours basse, trembla :

— Révolutionnaire ? Je ne sais pas si je le suis… Mais je l’aimais. Comment peut-on ne pas aimer une force ? Comment faites-vous ?

— Des mots, des mots. Il nous conduisait aux abîmes. Et bien que je réprouve l’assassinat politique, j’estime que c’est un danger de moins que nous aurons à surmonter pendant la guerre…

Pierre haussait sa voix, où la fureur montait : « C’est notre première défaite. Lui seul, peut-être, eût remonté la pente… Maintenant, nous sommes perdus. »

— Ah ! permettez ! Vous ne diriez pas ça si vous aviez entendu Georges tout-à-l’heure… Vous allez voir ce que vous allez voir. Ils seront balayés !

— Ils seront à Paris dans un mois. Vous ne les connaissez pas. Vous ne connaissez pas l’Allemagne…

— Mais si, et mieux que vous. J’y fais des affaires. J’y suis allé dix fois… C’est très riche, c’est très puissant, mais c’est du bluff, de la façade. Ça tombera d’un seul coup devant une charge à la baïonnette.

— Je connais ça. A Berlin ! à Berlin ! C’est même mieux. La première fois, au moins, ils n’étaient pas aussi riches et pas plus nombreux que nous.

— Mais les Anglais sont là !

— Qui n’ont pas d’armée.

— Mais nous avons les Russes ! Les Cosaques seront à Berlin avant nous.

— Avec les manches à balais qui leur servent de fusils et les tuyaux de poêle qui leur servent de canons. D’ailleurs, qu’importe… Nous méritons la défaite. L’Allemagne naît, et nous mourons…

Élisabeth, depuis un moment, s’était un peu écartée. Elle écoutait, les yeux tout grands, les deux mains le long du corps.

— Pierre, Pierre ! C’est vous qui dites ça. Prenez garde, le chagrin vous égare, si la passion politique aveugle papa. Vous voulez la paix, vous me l’avez dit cent fois. Et vous faites le jeu de ceux qui veulent la guerre !

— Nous aussi nous l’avons voulue, ou fait comme si nous la voulions, mais sans y croire, sans la préparer. Nos remparts étaient de carton. Mieux vaut s’effacer devant la trombe. Après tout, c’est le meilleur moyen d’éviter la honte de la guerre. Jetons nos armes. Nous aurons la paix malgré eux…

— A condition de cirer leurs bottes. Jamais !

Elle était debout devant lui, une douleur violente aux lèvres.

— Jamais, vous dis-je. C’est une morale de domestique, et c’est vous, vous, c’est vous Pierre, qui nous la servez ?

Ses épaules ondulaient, ses cheveux tordaient des flammes, ses narines battaient, ses dents éclataient dans le sang. Il fut ébloui, s’élança vers elle, voulut prendre une de ses mains, qu’elle retira furieuse, puis, d’un mouvement, lui rendit…

— Élisabeth, voyez votre frère, et tant et tant d’enfants… Ce sera une boucherie… Tant d’enfants, tant d’enfants ! L’homme croit encore à Moloch. Songez-y Élisabeth ! Lise !

— Mais ce sont eux qui perpétuent ce culte horrible. Ce sont eux qui ont relevé les autels de la guerre. Mon frère, c’est Thésée qui part pour aller forcer le Minotaure ! Regardez-le !

Elle le montrait d’un bras fier, tout droit, tout blanc, le front levé.

— Élisabeth, écoutez-moi. Ils sont la force, la seule force organisée du monde, la seule capable d’organiser le monde. Et la force organisée est la seule digne de vivre.

— Nous verrons bientôt si notre force n’est pas digne de faire plier la leur. Vous me faites pitié. Vous parlez comme un enfant battu, comme un malade.

Elle avait retiré sa main.

— Mais vous ne les connaissez pas. Nous ne pouvons rien, rien. Ils n’avaient pas besoin de nous faire la guerre. Ils nous tenaient déjà avant. Même dans l’hypothèse invraisemblable où ils seraient battus, ils nous ressaisiraient après. Même vainqueurs, nous perdons tout !

— Qu’importe, Pierre ! Nous sommes le seul peuple au monde qui se moque d’être payé.

— Des poires, quoi !

Elle se dressa :

— Oui, des poires ! Mais pour cela, depuis mille ans, notre esprit règne, même quand on prétend qu’il nous a quittés, même s’il nous a quittés !

— Idéal bourgeois, morale bourgeoise. L’ordre futur est avec eux.

— C’est possible, et je n’en sais rien, ni vous… Mais je sais que nous vaincrons, parce que je ne veux pas que la terre soit une caserne, même si l’eau chaude y circule, même si tout le monde y porte du linge blanc, même s’il y a des salles de lecture, même si les cabinets y sont bien tenus, même si le système des verrous y est pratiqué…

Épuisés de souffrance aiguë, ils se regardaient. Brusquement, il la haïssait. Elle le haïssait. Un abîme s’ouvrait entre eux, qu’un seul mot eût comblé, ils le sentaient encore. Mais une fierté sauvage leur interdisait de le dire. Mme Chambrun s’était enfuie. Georges semblait ne pas comprendre, promenant de l’un à l’autre ses grands yeux. M. Chambrun profitait du premier silence pour placer son mot :

— L’organisation ? Affaire d’autorité. Si nous étions bien gouvernés…

Pierre se tournait vers lui, les crocs dehors :

— Oui, je sais. Il pleuvrait au printemps, il gèlerait en hiver, et un mois avant la moisson, nous aurions une chaleur sèche !

— Dites donc, jeune homme, vous vous fichez de moi. Vous avez tort. Nous ne sommes pas encore passés par la Mairie ! Vous feriez mieux de vous engager, puisque vous n’avez pas été assez costaud pour faire un soldat !

— Papa, c’est indigne.

Il vit sa fille devant lui. Cela arrêta net son accès d’idéalisme. Il pensa soudain à la fortune de Pierre, et non moins vite il se calma…

— Allons, allons ! je plaisante. Donnez-moi la main. Il faut être unis devant l’ennemi, que diable ! L’Union sacrée…

Il s’avançait, son gros rire et son gros ventre devant lui. Mais l’insulté, les mains aux poches, reculait vers la porte, prêt à rompre, dans sa fureur intransigeante d’ascète intellectuel.

Au moment de la franchir, il trouva Georges devant lui. L’enfant lui entourait les deux épaules des deux bras :

— Ne t’en va pas. Je te défends de t’en aller. Nous t’aimons. Je sais que tu souffres. Mais songe à la grandeur du drame. Tout doit s’effacer… Tout, surtout les sentiments particuliers. Qu’est-ce que le meurtre d’un homme politique devant ce qui va se passer ?

— Mon petit Georges, tu ne dirais pas ça si les ouvriers, qui l’aimaient comme moi, refusaient de marcher.

M. Chambrun remontait d’un bond dans les sphères idéalistes :

— On les fusillerait, c’est simple.

— Rassurez-vous, vous n’aurez pas à faire ce beau travail. Je les connais, presque tous en sont encore aux idées d’Élisabeth. Ils marcheront. Pas moi. Vous l’avez dit, je ne suis pas assez costaud. Et ma peau, malgré sa qualité médiocre, m’est chère. Ce stupide massacre ne l’aura pas. L’odeur du sang m’écœure. Je fuis l’abattoir.

Il sortit violemment, suivi par Georges. Une minute, on entendit le bruit de leurs voix, puis plus rien. Élisabeth allait au-devant de son frère :

— Où est-il ! Qu’en as-tu fait ? Non, il n’est pas parti ? Ce n’est pas vrai ?

Elle se jeta sur le palier juste à temps pour entendre le retentissement dans l’escalier du battant de la porte cochère qui se refermait en bas. Elle rentra, s’assit, les yeux dans le vide… Mme Chambrun était là, ramenée par le silence.

— Voilà le résultat de l’École sans Dieu. Ni religion, ni patrie, ni morale. Que t’avais-je dit, ma fille ? Mais on ne croit plus à l’expérience des parents. C’est toi qui l’as voulu. C’est lui qui part.

— Tais-toi, Thérèse ! Il reviendra. Tout ça c’est des enfantillages. Ce mariage doit se faire. Je suis là.

Élisabeth, sans un mot, se levait, regagnait sa chambre, vaguement éclairée par la lueur du dehors. Il était entré là, deux ou trois fois. Ils y avaient été seuls, quelques minutes. A cet endroit précis, il lui avait baisé la bouche pour la première fois. Une flamme la traversa, suivie d’un grand vide, au centre duquel elle ne sentait que son cœur, comme serré par une main. Elle ouvrit la fenêtre, se pencha. Un grand flot noir en mouvement sous une buée rousse, des enseignes lumineuses, rouges, bleues, vertes. La Passion des hommes continuait, indifférente à sa foi, à sa colère, à sa souffrance, à son malheur. Il était là, quelque part, perdu, noyé, mort pour elle. Il ne reviendrait pas. Pourquoi l’avait-elle blessé ? Oh ! le reprendre ! lui demander pardon, lui dire que leur amour était plus vivant que ces choses ! Quelles choses ? Ah ! oui, la guerre, la patrie, le droit… Misères ! Comment avait-elle pu… Pourtant, il ne pouvait méconnaître, lui, lui, où était le droit ! Il ne pouvait pas ne pas revenir !… Il ne l’aimait donc pas, qu’il lui préférât ses idées ?…

Elle se déshabilla, très lentement, suspendant toute sa vie chaque fois qu’elle entendait, en bas, battre la porte de la rue. Elle se coucha, s’étendit, les mains croisées derrière la tête, les yeux sur le rectangle pâle que découpait la fenêtre au plafond. Elle recommença à penser avec soin, hypothèse après hypothèse, puis recommença dans le même ordre, avec la même douleur horrible au même endroit, le même espoir violent au même endroit. Elle se leva pour fermer les vitres, voulant entendre son cœur battre, mieux sentir son mal en l’isolant, scruter les bruits de l’escalier. Elle aspirait au bonheur d’être sûre qu’il souffrait comme elle, de la même plaie qu’elle, cette meurtrissure fixe dans le silence de tout. Le bruit de la rue baissa peu à peu, puis presque brusquement cessa, avec les lumières. Elle était seule, dans le noir, avec les quarts d’heure qui tombaient de l’horloge la plus voisine. Les idées tournaient en débâcle autour de l’angoisse immobile qui encerclait sa vie et lui défendait le sommeil.

II

En face de lui, à cent mètres, le sergent Chambrun regardait monter de la nuit l’énorme étoile immobile entre deux déserts indistincts, la fuite lourde des nuages, le moutonnement de la terre, rase et noire, que d’autres étoiles, plus loin, noyaient en s’éteignant ou s’allumant dans la ténèbre uniforme ou la demi-clarté révélatrice d’autres solitudes pareilles, à l’infini. Il avait dû quitter son trou que la boue emplissait plus qu’à mi-hauteur. Il s’était fait une petite excavation dans le talus de la tranchée, pour être assis. Mais la boue baignait ses genoux et le dessous de ses cuisses. De temps à autre, il les soulevait, s’agrippait au talus, des deux talons. Seulement, il ne pouvait pas garder longtemps cette attitude. L’atroce crispation des membres l’obligeait à chercher autre chose, ou bien la terre tout d’un coup cédait. Il éprouvait d’ailleurs un court soulagement à changer de souffrance, à passer des longues aiguilles de feu dont le vent perçait ses cuisses humides, à l’endolorissement glacé des jambes bloquées dans la glaise. Sa somnolence douloureuse, au fond de qui veillait la peur de dormir, était tranchée d’élancements aigus, à chaque affaissement brusque des muscles contracturés… On ne jurait plus près de lui. On ne gémissait même plus. Les guetteurs dormaient-ils ? Il faisait des efforts violents pour tâcher de saisir la volonté d’aller s’en rendre compte. La brûlure du froid n’arrivait même plus à l’arracher à son atonie grandissante. Les fusées montaient maintenant comme du fond d’un cauchemar, même celles qui partaient d’à côté de lui. Il ne s’apercevait pas qu’elles s’espaçaient peu à peu, qu’un jour livide, lentement, inondait l’étendue sinistre, le désert des pierres mortes et des arbres déchiquetés, l’ondulation solitaire de la plaine en ruine où le passage des hommes était marqué par quelques cadavres épars.

D’un sursaut, il s’éveilla. Un souffle soyeux venait, courbant les têtes, puis attirant les regards en arrière, où, à moins de cent mètres, dans les décombres du village, jaillissait une gerbe rougeâtre dont une explosion gémissante paraissait couronner la cime, comme si elle se heurtait à quelque voûte de métal. C’était le réglage quotidien sur les ruines de l’Église. Allaient-ils bombarder la tranchée ou le carrefour du village par où passaient tous les boyaux d’accès ? Trois minutes, l’anxiété se suspendit aux souffles passant en trombe, les coups trop courts ou trop longs y apportant des crispations soudaines, des détentes inattendues où les rires éclataient. La menace absente, on souffre. La menace présente, on agonise. La menace écartée, on rit. L’esprit frémit à son sommet dans l’illusion toujours renaissante d’une liberté insaisissable, comme les feuilles, attachées au sol par les racines, prennent le vent.

Bientôt, ils surent ce qui les attendait pour ce matin-là. Les ravitaillements n’étant pas venus avant l’aube, échoués quelque part dans la boue, sans doute, ils n’arriveraient pas avec ce tir continu. C’était la faim, et comme la mort s’écartait pour une heure, le concert des lamentations et des jurements commença. Georges seul ne disait rien. Il écoutait. Il écoutait la plainte éternelle de la victime contre le bourreau, du pauvre contre le riche, du mouton contre le loup. Où était l’ennemi ? Devant ou derrière ? Ou nulle part ? Ou partout ? Il ne le savait plus. Eux le savaient. C’était le monstre vague qui tantôt lançait contre eux du fer et tantôt ne leur apportait pas le pain, en tous cas les tenait ici, malgré eux. Malgré eux ? L’eussent-ils écouté s’il leur avait dit : « Vous êtes libres » ? Non, sans doute, puisqu’ils n’auraient pas su d’où venait la voix, s’ils trouveraient le pain, si le fer ne tomberait plus dès qu’ils s’en iraient en arrière ou que, sans armes dans les mains, ils marcheraient en avant. L’incertitude épouvantable des grandes heures de l’Histoire pesait sur ce fossé boueux. Georges ne se demandait pas encore s’il était un héros ou s’il était un esclave. Eux non plus. Mais ils n’aimaient déjà plus que les papiers imprimés les traitassent de héros. Si les mêmes papiers les avaient traités d’esclaves, ils eussent sans doute protesté… Il était semblable à eux. Il n’était pas mort tout à l’heure, mais il allait avoir faim. Il regarda le ciel opaque, la fange où il plongeait jusqu’aux aines, le désert pelé, les décombres où tombait le fer. Des souvenirs classiques lui revinrent. Il vit les jeunes filles athéniennes jetant des fleurs sous les pas des marins de Thémistocle, les Légions traversant les forêts intactes sur des dalles de granit, les chevaliers tout noirs, une croix sur la poitrine, dont le Christ habitait le cœur, les seigneurs poudrés et frisés qui, avant de se battre, échangeaient des propos courtois, la chevauchée victorieuse dans la lumière de l’aurore, derrière l’archange de la guerre, le long du Danube asservi.

Cependant, courbé sous les souffles, s’appuyant des mains et des coudes au talus visqueux, refoulant des genoux, comme un cheval, la boue liquide qui s’ouvrait avec un bruit doux, un homme arrivait. Il était habillé de fange. Il contait ses cheminements pour traverser le barrage, s’extasiant sur sa tenue et blaguant sa mauvaise humeur, cependant qu’il extrayait d’une poche intérieure un paquet souillé de boue et dénouait de ses doigts raides la ficelle qui le liait. Les lettres ! Il calait le paquet au creux de sa main gauche, tandis que l’index droit en inventoriait le contenu. La plupart l’entouraient avides, d’autres ne bougeaient pas. Ceux-ci, depuis six mois que durait la guerre, n’avaient encore rien reçu, n’attendaient plus rien. L’usure sentimentale était venue, ils n’avaient plus ces sauts du cœur des premières semaines, ces chutes dans le noir qui les suivaient.

Georges, pour donner l’exemple, restait à sa place les dents serrées, les yeux fermés, les jambes molles, la poitrine pleine de chocs. Il prit ses quatre lettres qui, fangeuses comme les autres, tranchaient sur elles pourtant — cartes postales à sujets patriotiques, au crayon, enveloppes jaunes translucides où l’adresse commençait en haut — par leur aspect confortable, leur parfum, leurs suscriptions assurées, avec une sensation physique délicieuse, tout le corps soudain détendu, un brusque afflux de sang aux joues, aux mains, aux jambes. Il s’accota dans sa niche et lut.

La première venait de Suisse. C’est Pierre qui l’écrivait. Huit longues pages, clamant l’horreur du massacre, la haine du « capital » qui l’avait déchaîné, le mépris de ceux qui consentaient à s’y soumettre, le plaignant d’y être plongé, l’exhortant à réagir, lui faisant part des efforts des associations pacifistes, lui vantant les méthodes allemandes, soulignant et raillant les fautes des alliés. La Marne ? Un hasard. L’Yser ? Une défaite, car c’est nous qui voulions passer. La paix, vite la paix. La France n’était pas de force. Et puis, la paix, c’était la victoire morale. La défaite seule grandissait les peuples… Georges, rageusement, froissa la lettre, l’enfouit en boule dans la poche de sa culotte, et comme il était presque en face d’un créneau à ciel ouvert, s’arma de l’argument placé à cent mètres de lui, la ligne brune continue, hérissée de broussailles de fer. Pour s’apaiser, il lut les autres, d’un seul trait. Quand il les eut finies, il était plus calme. Cependant, au fond de sa foi, une inquiétude était tapie. Il restait triste. Il cherchait sans s’en rendre compte le soulagement que lui donnaient toujours les nouvelles de chez lui. Il avait la sensation vague qu’un filet de poison coulait dans le sang de ses veines.

Il s’ébroua. Une corvée, avec des pelles, tentait de vider le boyau, rejetait la fange liquide au delà du talus. Il prit un outil. Il aida ses hommes hargneux. On l’aimait. Il était juste. Les jours de péril, il se jetait au premier rang. Il sentit se noyer son malaise dans le soulagement qu’il leur donnait. Par malheur, la pluie commençait, d’abord violente, puis têtue, une de ces pluies droites, égales, tombant d’un ciel uniformément gris, qui semblent avoir toujours été. L’équipe, en pataugeant, se dispersa. Georges, pour éviter une salve trop courte qui soulevait en trombe, à trente pas, et projetait dans le boyau des paquets de brique et de boue, s’accroupit, les genoux au menton, dans l’eau jusqu’à la poitrine. Plus loin, près de la mitrailleuse où subsistait le seul abri couvert, où l’eau ne montait qu’aux chevilles, il vit au mitrailleur, pâle sous la croûte boueuse, un visage si désolé, que son angoisse revint.

— Qu’avez-vous, Puteau ?

— Rien. I pleut. J’m’emmerde. J’voudrais savoir pourquoi j’suis là…

Georges tira de sa poche la lettre de Pierre, mouillée, froissée, la déplia, l’étala de ses mains boueuses, lut une phrase, hésita, puis lança le papier au loin, pour ne plus souffrir à le lire. Et bien que la pluie commençât à filtrer, par endroits, entre les rondins, il s’assit, il prit dans sa poche la lettre d’Élisabeth.

— Nous t’admirons tous, ici, mon Georges… Nous vous aimons, toi et tous tes camarades, pour l’entrain, la gaieté, l’enthousiasme avec lesquels vous offrez votre vie aux idées qui ont fait la gloire et propagé l’influence de la France dans le monde. Si tu savais le courage de tous ces petits que je soigne ! Ils ont envie d’y revenir. Quand tu souffres, dis-toi bien que les tiens te réservent la récompense d’un amour multiplié et que tu dois sentir s’accroître la paix intérieure qu’on trouve dans l’estime qu’on a pour soi. Ne sens-tu pas frémir des ailes invisibles au-dessus de la tranchée ?

Georges eut juste le temps de se garer. Un grand pan de terre coulait du talus ruiné par la pluie, comblant presque le boyau. Une odeur affreuse souffla, qui fit jurer Puteau. Un tronc et une jambe à demi décharnés, sous des lambeaux d’étoffe sombre, sortaient de terre, là où l’épaulement avait cédé. Une sanie noirâtre suintait du gril des côtes, des muscles verts s’effilochaient. Il chercha un autre refuge. L’eau bourbeuse emplissait tout, clapotant sous l’averse, reprenant motte après motte les parois qui s’effondraient. Il ne trouva, au fond d’un cul-de-sac, qu’une étroite plate-forme en planches, visqueuse d’excréments noyés dans la boue et de papiers liquéfiés : « Ne sens-tu pas frémir des ailes invisibles au-dessus de la tranchée ? Ce sont celles de la patrie. Elle les secoue dans la lumière sur la terre généreuse qui nous a donné notre pain. »

De nouveau, il hésita. Sa main était levée, le papier en boule au creux d’elle. Lentement, il baissa le bras, remit dans sa poche boueuse la lettre qui sentait l’iris. Il eût voulu maintenant retrouver celle de Pierre, les confronter. Où était-elle ? Il prit celle de sa mère, quatre pages égales, sans accent, sans ratures, comme la pluie qui tombait.

« La bonté de Dieu est infinie… » Il s’aplatit dans l’ordure. Le souffle était venu si vite que trois éclatements presque confondus gémissaient au moment où sa face heurtait la planche. Il se pelotonna sur lui-même, la lèvre en sang, risqua, la tête dans les épaules, un regard en dessous vers l’issue du boyau, à moins de cinq mètres de lui. Une mer de boue noire en montait, dans un jet oblique, avec des gerbes géantes, à travers un voile de poussière, de pluie et de fumée bleuâtre que l’averse refoulait dans le fossé. Une odeur d’acier chaud, des bourdonnements durs, une grêle molle, des cris. Il se releva d’un bond, courut. Quatre hommes étaient là, un mort, la tête broyée, un œil intact nageant dans une bouillie grise. Un autre, la cuisse écrasée, avec des morceaux d’os blancs amalgamés au drap de la culotte par le sang, disait interminablement, d’une voix douce, tremblotante : « Maman, maman, maman… » Un autre, la face livide, regardait sans mot dire une anse d’intestin qui, à chaque respiration, s’élargissait sur son ventre, où la capote fendue comme avec un rasoir bâillait. Un autre était appuyé du dos au talus bouleversé, défaillant, déjà presque exsangue… Il n’avait plus son bras droit. De l’épaule arrachée, un long jet de sang sortait à chaque seconde, arrosant l’homme au ventre ouvert. Au fond de l’excavation creusée par le fer, ce sang moirait la boue liquide qui filtrait entre les éboulis de terre et recouvrait déjà presque à demi le cadavre et les blessés.

Georges, les jambes molles, s’empressa pourtant. Ses doigts tremblants dépliaient son pansement individuel, tamponnaient l’artère coupée, tandis que l’homme, fléchissant soudain, tombait dans la fange, la face en avant. Georges dut s’accrocher au bras qui restait pour élever au-dessus de l’eau montante la bouche du moribond. Des hommes, un infirmier, venaient. Le poste de secours étant noyé, ils durent tenir sur un brancard, en l’air, l’un après l’autre, les blessés, couper les vêtements boueux, rentrer l’intestin de leurs mains boueuses, entourer de bandes boueuses le ventre décousu, la cuisse broyée. L’homme à la cuisse hurlait. L’homme au ventre, livide, couvert d’une sueur poisseuse que la pluie lavait sur son torse et sa face murmurait : « Ah ! la guerre ! ah ! la guerre ! » L’homme à l’épaule, les yeux blancs, râlait, la boue gargouillant dans sa bouche, à chaque hoquet. De la blessure béante, le sang ne coulait presque plus.

Où les mettre ? Derrière, le barrage continuait, par salves de deux ou de quatre, soulevant des volcans liquides dont les longues éclaboussures atteignaient les blessés chaque fois. Ils durent installer des toiles de tentes sur un brancard posé d’un bord de la tranchée à l’autre, fixer tant bien que mal dessous, aux parois qui s’éboulaient, les autres brancards où gisaient les deux survivants. Un vif bourdonnement de balles salua ce travail, crevant les toiles, rasant ou écorniflant les brancards, recroquevillant dans leur chair meurtrie les blessés épouvantés. Georges, épuisé, s’assit dans la boue, le dos au talus, si défait que l’infirmier dut s’occuper de lui. Quand il put se relever, la pluie cessait, un vent très froid soufflait, qui bousculait les nuages, noirs et gris, moutonnant, montant toujours de l’ouest, passant très vite et très bas au-dessus de la bataille, plongeant à l’est, comme si c’étaient les mêmes qui faisaient le tour de la terre et revenaient promener le visage triste du ciel au-dessus de la même ornière où des hommes agonisaient. Georges leva les yeux, chercha, ne vit que la ronde sinistre. En lui, du vide, un vide immense, où le désespoir se levait, tout seul, quelques lambeaux d’idées fuyant en déroute de tous côtés. Dieu ? Il l’appela, tenta une courte prière que recouvrit le désespoir. Il voulut pleurer. Il ne put pas. Un poing lent s’installait autour de sa gorge, choisissant la place des doigts, serrant avec douceur. Ses lettres ? Il tâta sa poche. Celle de sa mère n’y était plus. Au moment de la salve, elle s’était noyée, sans doute. Le contact de ses doigts avec celle d’Élisabeth, roulée, froissée, souillée, fut si pénible, qu’il la jeta violemment. Celle de son père était encore là, il eut du soulagement à la rouvrir, il ne se souvenait plus d’elle. L’avait-il lue ? En tout cas, elle serait nouvelle pour lui, le rendrait à son équilibre. Son père était un homme fort.

« Mon cher Georges, tes lettres me font plaisir. Le courage qu’elles respirent et dont j’ai eu des échos d’autre part m’enchante. Je reconnais bien là mon sang. Tiens bon. Tenez tous bon. Je tiendrai aussi, sois tranquille. Après le désarroi des premiers mois, je me suis remis à l’ouvrage avec l’entrain que tu connais et puis t’annoncer que les affaires reprennent et vont aussi bien que possible. Je ferai une année triple au moins de celle qui aura précédé la guerre. La Suisse seule achète vingt fois plus qu’elle ne faisait auparavant. Et ça ne fait qu’augmenter. Tu seras riche, mon cher Georges, c’est la récompense que te réserve ton père pour avoir si bien fait ton devoir. Que sont quelques mois, quelques semaines peut-être seulement encore de fatigues et de périls auprès de l’avenir que je te réserve ? Au fond, tu es un veinard. Tu auras vu de belles choses. Ma vie est bien terne auprès de la tienne. Que veux-tu ? Je dois me résigner à n’avoir plus vingt ans. Je me console en pensant que je travaille à te faire une vie moins pénible que la mienne. »

Georges frissonna. La boue séchait sur lui, le vent buvait l’éponge du tricot et de la capote. Un froid mortel l’envahissait. Aux jambes, qu’il ne sentait plus, le choc sourd des artères éparpillait par instant sur la peau des millions de piqûres d’épingles. Il essaya de les mouvoir. Elles étaient si insensibles qu’il dut regarder ses pieds pour s’apercevoir qu’il pouvait les bouger à peine. Toute la chair du torse et des bras, au contraire, cinglée de lanières tranchantes, grelottait. Une crampe violente tordait ses boyaux qui grondaient. De nouveau il dut s’accroupir dans la boue. La faim voilait ses yeux, faisait bourdonner ses oreilles. Il vomit du vin qu’il avait avalé d’un coup, pour se réchauffer. Il défaillait. Au-dessus de lui, les glissements soyeux des bombes passaient toujours, tirant du fond de sa somnolence même, à chaque fois, l’invincible réflexe qui fait plier l’échine, rentrer la tête dans le cou. Les nuages fuyaient toujours, de leur même allure régulière. Il était si meurtri qu’il ne sentait même plus, éternelle, infinie, — divine, — autour de son être, l’indifférence de la nature et des humains.

III

« Élisabeth, ma sœur, la guerre est ignoble. Je ne puis plus te le cacher. On est écrasé dans la boue, à la place même où l’on reste des mois et des mois sans bouger et d’où l’on ne voit qu’un ciel pluvieux, par des paquets de fer qui viennent on ne sait d’où et que vous lancent des gens qui ne vous connaissent pas, ne vous voient pas, ne peuvent pas vous haïr. Pourquoi ? Pour qui ? Pierre aurait-il raison ? La patrie ne serait-elle qu’une idole que ses prêtres arrosent de sang humain ? Je ne sais plus. En tout cas, il ne faut pas maudire Pierre. L’horreur du sang versé est un sentiment qu’un chrétien comme moi, une idéaliste comme toi peuvent voir pousser sans révolte à ses conséquences extrêmes. Dieu nous a défendu de tuer, et si nous tuons, c’est contre ses commandements. Je suis parti à la guerre, il est vrai, pour défendre l’idée chrétienne que la France a incarnée dix siècles et qui continue dans les croyants de ton espèce. Mais les prêtres allemands disent aussi parler au nom du Christ ! Alors, si tous se sacrifient, le bourreau, la victime, où est la vertu du sacrifice ? Ne sommes-nous pas victime et bourreau tour à tour ? Dieu veut-il étouffer pour toujours, dans l’instinct de l’homme, la soif horrible de la guerre ? Je ne sais plus, je ne sais plus. Devons-nous tuer pour fonder l’amour universel ? Mais les autres, que feront-ils ? Devons-nous déposer les armes et, comme les martyrs du Cirque, tendre la gorge au couteau ? L’athée Pierre serait-il plus près de mon Dieu que je ne le suis moi-même ? Pourtant, en s’effaçant, c’est le meurtre qu’il laisse passer. Mes idées tournent sur un gouffre. Je ne sais plus.

En tout cas, toi, écris-lui, et reviens-lui, rappelle-le à toi. Il en est digne. Ne t’entête pas dans une attitude dont tu souffres. S’il ne t’a pas écrit depuis huit mois, je suis sûr que c’est par orgueil. Toi aussi. Et vous mourez de ne pas vous parler, avec le mur de votre orgueil entre vous deux. Par pitié pour moi, écris-lui. Je voudrais au moins te savoir heureuse, avant de mourir. »

Il y en avait ainsi dix pages, qu’elle avait relues dix fois. Une colère montait d’elle, contre ce frère qui pliait. Ne souffrait-elle donc pas, elle ? Ne sentait-elle pas, pour avoir voulu maintenir au-dessus de son bonheur même, une image de la patrie qui se confondait peu à peu avec l’image de sa fierté invulnérable, la vie se rétracter en elle peu à peu, ses flancs jadis gonflés de sang s’emplir de cendres, sa peau flétrir, ses beaux cheveux qu’elle n’avait plus aucune joie à tresser avec des rubans et des perles, devenir secs ? Elle sentait grandir sa haine pour les fleurs. Elle leva les yeux vers le miroir de sa toilette, auprès de laquelle elle était. Elle eut envie de le briser, il ne lui renvoyait pas d’elle une image assez hideuse. Elle avait de si larges creux noirs sous les paupières, que le bleu des iris semblait devenu sombre et n’être plus, au fond d’un gouffre, qu’un reflet du ciel sur l’eau souterraine. Là où elle avait une sensation de sécheresse, aux joues, aux tempes, la peau prenait un grain si délicat que le réseau des veines y paraissait par transparence, comme des nervures bleuâtres sous l’épiderme d’une fleur. Les cheveux blonds, moins contenus, élargissaient le mystère mouvant des ombres sur le visage amaigri. Et du buste, moins riche, le cou sans collier émergeait si pur qu’il avait l’air d’une hampe portant comme une arme la tête osseuse aux yeux ardents.

Le brasier brûlait lentement, sans qu’une goutte d’eau tombât sur lui. Elle n’avait pas pleuré une fois, depuis le départ de Pierre. Après deux semaines affreuses où chaque coup de sonnette, chaque entrée, toutes les portes qui s’ouvraient, toutes les lettres reçues creusaient des sillons sanglants dans sa chair, où elle avait dû, pour ne pas écrire, demander à sa mère de prendre ses plumes, son papier, de la verrouiller chez elle, où elle n’avait pas eu une minute de sommeil, l’orgueil avait vaincu. Elle ne dormait toujours pas. Mais elle savait qu’elle n’écrirait jamais à celui qui n’avait pas eu besoin ou avait écrasé en lui le besoin de lui écrire. Elle avait ordonné à Georges, à son père, à sa mère, de ne pas lui parler de lui s’il leur écrivait, de ne pas lui dire ce qu’il faisait, où il était. Sa haine pour lui passait sur son cœur comme un vent brûlant sur l’herbe et la source, et sa douleur de le haïr fortifiait sa haine. L’amour du sol, en elle, devenait une manie rageuse, mystique, elle en faisait un refuge inaccessible au pardon et à l’amour.

— Que t’écrit Georges ? questionna Mme Chambrun qui travaillait auprès d’elle.

— Rien, il va bien. Il m’exhorte à pardonner… » L’orgueil du sang fermait ses lèvres.

— J’espère bien que tu ne l’écoutes pas !

Elle eut un élan de fureur, et, d’un seul flot, tout son amour revint, comme chaque fois qu’on tentait de la maintenir dans sa haine : « Ce serait chrétien, ma mère. »

— Le pardon, c’est l’oubli des offenses, et tu as oublié l’offense puisque tu ne te venges pas. Mais un mariage chrétien ne peut être sans la confiance réciproque et l’amour.

— Je l’aime et je me venge, puisque je ne lui dis pas.

— Tu te trompes sur toi-même. Une jeune fille comme toi ne peut aimer un homme qui se dérobe à son devoir.

Elle eut envie de lui jeter la lettre de son fils, se contint, mais en même temps, revenue toute à cette lettre, sentit que la colère qu’elle éprouvait contre son frère ravivait sa haine pour celui qu’il désignait à son amour. Elle ne put aller jusqu’au bout de sa pitié pour sa mère. « J’oubliais aussi de te dire que Georges doute de Dieu, que le carnage l’effraie, qu’il se demande pourquoi Dieu a permis de telles choses. »

Mme Chambrun eut un haut-le-corps, mais très vite se rasséréna. « J’ai confiance en lui. C’est une de ces défaillances que le meilleur chrétien éprouve et qui lui sont nécessaires pour se démontrer à lui-même qu’il est chrétien. Nous n’aurions pas à savoir, d’ailleurs, pourquoi Dieu permet ces choses si nous n’en trouvions pas les raisons dans nos péchés. »

Élisabeth bondit : « Les péchés de Georges ? Il est né. C’est son seul péché jusqu’ici. » A ce moment elle haït la guerre.

— Mais c’est un péché que de naître, et Georges, comme nous tous, doit le racheter.

— Mais maman, c’est horrible. Même si ce que tu dis est vrai, il paierait en ce moment mille fois plus cher que toi, que moi, que tous ceux qui passent dans la rue, où les pécheurs sont si nombreux qu’on ne trouverait peut-être pas un être, hors les petits enfants, qui soit innocent comme lui. »

Mme Chambrun s’exaltait. « Personne n’est innocent ma fille. »

— Même ton fils ?

— Même lui, surtout s’il est vrai, comme tu le dis, qu’il doute de Dieu. Mais je le connais, tu as mal lu sa lettre. Ce malheur nous sera épargné. Il vient d’avoir sa seconde citation. Se battrait-il comme il se bat, s’il n’était plus chrétien ?

Un miracle entrait. En se contentant d’exister, il eût répondu pour la jeune fille. Un miracle. L’éternelle guerrière qu’on pourrait, dans toute l’Histoire, suivre à des traces de sang si elle ne laissait aussi dans son sillage l’ineffable parfum des fleurs. Elle était grande, avec des épaules larges, régulièrement inclinées, d’où les bras tombaient purs et ronds. Elle marchait si fièrement qu’elle semblait nue. Elle était nue. La splendeur sinueuse des chairs obligeait les étoffes à se modeler sur leurs masses tournantes comme une atmosphère soyeuse qui l’accompagnait. Du talon haut, de la cheville sculptée à la tête petite et haute, la longue ondulation charnue montait avec la fermeté glorieuse d’une plaine qui se déroule sous la lumière de l’été. Cela progressait sans un heurt, l’oblique élan des jambes longues s’élargissait aux flancs épanouis que la dépression ondoyante des hanches, pareille au cadre d’une lyre, réunissait au creux des reins. Du ventre à peine ondulé au dur jaillissement des seins qui tremblaient à peine sous le taffetas du corsage, croisé sous eux, les plans soutenus s’élançaient, tournaient, cintraient la poitrine bombée, érigeaient le cou cylindrique, d’une pâleur dorée, où battait le sang des artères et au sommet duquel, sillonnés d’ombres et de flammes, les cheveux noirs à reflets roux tordus en tresses circulaires couronnaient le crâne rond. La face était une splendeur fauve, avec la grande bouche aux dents serrées et régulières, ourlée de sang, gonflée de sucs, le nez droit aux ailes fières, les immenses yeux gris, enfoncés dans une ombre chaude, violets à la lueur des lampes et où des étincelles vertes s’allumaient et s’éteignaient. Elle avait de grands mouvements qui paraissaient continus et n’avoir jamais commencé et ne devoir jamais finir. Il suffisait qu’elle marchât, qu’elle tournât la tête, qu’elle levât la main pour délivrer des ondes musicales. Immobile, elle les captait comme un troupeau obéissant.

— Que dis-tu, maman ? » La voix avait des profondeurs liquides, un flot de cristal qui heurtait des parois d’airain… « Que dis-tu ? Tout le monde se bat bien, et tout le monde n’est pas chrétien, il s’en faut. Des socialistes, qui sont partis pour faire la guerre à la guerre, des instituteurs pour défendre la morale outragée, des Juifs pour se faire une patrie, des milliers de bourgeois sceptiques, d’ouvriers révolutionnaires tombent tous les jours au premier rang. Tu connais les idées de Richard ?… Je venais précisément t’annoncer qu’il a décroché, lui aussi, sa seconde citation, et la médaille militaire, encore… Il a descendu un avion boche…

Quand elle prononça le nom, ses larges paupières battirent, recouvrant d’un voile d’or la flamme des yeux gris, son cou, gonflé d’un spasme musculaire, s’empourpra, sa poitrine battit, monta comme une vague, tandis que ses épaules ondulaient. Elle n’avait pas une fleur, pas un bijou, pas un parfum. Mais une telle force d’amour rayonnait d’elle qu’Élisabeth souffrit dans sa chair desséchée et que Mme Chambrun, obscurément choquée, faillit se signer. C’était Clotilde, l’aînée, la fille si longtemps préférée, choyée pour sa passion mystique, et à qui le mariage, en quelques mois, avait rouvert les portes de l’Éden. Avec la force de l’époux, la joie révélée peu à peu dans ses plus grandes profondeurs, l’union miraculeuse des sens larges ouverts avec la vie universelle, tout l’ancien édifice de l’éducation qu’étayaient tant de désirs obscurs et d’impressions irraisonnées s’était effondré soudain. L’époux. L’époux seul, sa puissance infinie, ses idées qu’elle déterminait comme un brasier crée la lumière, et le lien brûlant qui l’attachait à lui, entraînant avec elle en lui, confusément, le flot des souvenirs, des pensées, des sensations, des sentiments confondus.

— Georges est chrétien. Il ne peut pas faiblir. Tous les autres, ton mari le premier, ne se relèveront plus à la première défaillance. Tous les socialistes finiront par penser comme celui qui fut le fiancé de ta sœur. Les instituteurs ne pourront retenir dans le devoir des hommes à qui ils ont appris qu’il n’y avait pas de Dieu. Les Juifs font déjà des affaires… Ton père le leur reprochait encore hier. Georges ne faiblira pas.

— Richard non plus, maman ! il est trop vivant pour ça ! Il n’aura même pas de défaillance. Ah ! je le connais, je le connais ! Il s’enivre de lui-même. C’est dans sa puissance seule que réside son besoin d’action, tout lui, ses sentiments, ses goûts, ses idées même. Tu sais combien j’ai souffert, bien que je l’aimasse déjà, quand il m’a demandée, de ce qu’il était épicier en gros. J’étais bête. Je voulais un médecin, ou un avocat, ou un ingénieur, ou un banquier, que sais-je ? La veille de la guerre encore, ça m’ennuyait qu’il vendît de la cassonade et achetât du raisin sec et ne songeât pas à s’en cacher. Tout ça est loin. Ingénieur, médecin, avocat, banquier, il eût été le même, un conquérant. Il est soldat sans effort, et magnifique soldat. C’est un mâle !

Elle avait dressé le buste, secoué sa belle poitrine, puis, devant l’effarement de sa mère, rougi. Et comme elle se tournait vers sa sœur, d’un mouvement instinctif, elle lui vit la face si tragique que ses larmes jaillirent et qu’elle lissa les cheveux de la délaissée avec la paume de sa main. Élisabeth la laissa faire, pardonna même d’un regard, mais ne dit rien.

Mme Chambrun avait vu les larmes. Mais elle n’avait pas compris. Quelque chose bougea dans son cœur : « Tu pleures, Clotilde ? Je te comprends. Hélas ! Où est ton refuge, maintenant que tu ne crois plus, contre l’inquiétude, contre le malheur possible ? Comment cette guerre n’apprend-elle pas à tous où est la vérité, la morale, la paix du cœur ?

— Non, maman, je ne pleure pas. Je n’ai pas d’inquiétudes. Je n’ai jamais eu d’inquiétudes. Il ne lui arrivera rien. Il est trop fort. Ce n’est pas son aéroplane qui le porte. C’est lui qui porte son aéroplane. Un homme comme lui ne meurt pas. Il domine les événements. » De nouveau elle s’était dressée, sa joie refoulait la pitié tendre qu’elle éprouvait pour sa sœur, l’afflux du sang au cœur noyait les larmes. Amoureuse de la force, elle était vaincue par la force. Elle trouvait dans sa défaite sa gloire de femme et la paix. Sa main tremblait d’émoi sur les cheveux de sa sœur, mais elle ne la regardait plus. Et Élisabeth, déchirée d’amour et d’envie, l’admirait.

— Et toi, ma pauvre maman ? Si tu savais combien je pense à toi, à Georges ! » Elle mentait, elle aimait bien son frère, mais pensait trop à son mari pour penser beaucoup à son frère. Elle mentait facilement, éprouvant le besoin de répandre sur tous le bonheur qui l’étouffait. Elle mentait parfois aux autres, pour leur être agréable, mais à sa nature jamais. « Comme tu dois souffrir, quand tu songes à ce qu’il souffre, à ce qui peut lui arriver. Ah ! ce n’est pas Richard, lui ! C’est un faible, au fond, et si doux, et qui se bat par noblesse de cœur, contre ses sentiments, ses besoins, ses moyens, contre lui-même… »

Mme Chambrun baissa la tête. Pleurait-elle ? On ne le vit pas. On ne le voyait jamais. Elle fit un effort sensible. Il ne fallait pas qu’elle parût moins courageuse que cette fille qui n’avait plus besoin de Dieu. Elle n’avait plus désormais un sentiment direct. Elle se demandait toujours de quelle manière elle devait le refouler pour que cela fût agréable à Dieu. « Georges ne court aucun danger. Un chrétien ne court jamais de danger. S’il meurt, il est sauvé. Le seul danger que puisse courir un chrétien, c’est de perdre la foi chrétienne ! »

Un silence tomba. Les deux sœurs se regardèrent. C’était donc là leur mère ! Elle livrait son fils au Minotaure parce qu’on lui avait appris que cela apaiserait Dieu. Elle eût préféré le voir mort plutôt que détaché de Dieu. Elle avait considéré comme un châtiment à l’insuffisance de sa piété l’abandon de sa fille aînée, l’indifférence de sa cadette… Mais cette fois, c’était le drame. Si Dieu permettait que son fils se retirât de lui au cours du drame, et à propos du drame où il se manifestait, cela montrerait à coup sûr l’indignité définitive de la mère et des enfants.

Clotilde appuya son regard sur le regard de sa sœur, longuement, tendrement. « Tu vois où elle en est, disait ce regard, et comme nous sommes plus libres ! » Élisabeth n’en put supporter l’assurance. Sa vérité lui échappait. Elle se sentait faible et pauvre devant la force et la richesse de sa sœur. Devant l’humilité de sa mère, elle sentait la misère de son orgueil. Où était-elle ? Où était-elle ? Elle essayait en vain de fixer, au centre du désarroi de ses sentiments anciens, une croyance arrêtée, une volonté définitive autour de qui elle eût pu contraindre ses sentiments nouveaux à graviter. A cet instant, elle ne pensait qu’à ceci : il y avait dans sa famille deux êtres qui étaient au feu, deux êtres qui s’y étaient conduits en braves, le fils de sa mère qui était là, l’époux de sa sœur qui était là. L’être qu’elle aimait, elle, n’avait pas voulu se battre, il n’avait ni citation, ni médaille, pas de gloire. Il n’était pas un héros. Pas même un martyr. Il ne risquait rien pour ses idées. Il voyageait pour son plaisir. Il était à l’abri des coups. Elle n’avait pas voix au chapitre. Sa mère avait le droit de sacrifier son fils à ses idées puisque la douleur de le perdre, qu’elle l’avouât ou non, la laverait de cette idolâtrie. Sa sœur avait le droit de proclamer la beauté de la guerre puisqu’elle aimait un conquérant. Elle n’avait aucun droit, elle. Ni Dieu ni l’homme ne répondaient à son appel. Il y avait là deux chairs sous le couteau, et ces deux chairs souffraient moins qu’elle, dont le couteau s’écartait ! La mort n’était donc rien, c’était l’amour qui délivrait…

Elle était sauvée. Elle sentit monter les larmes. « Qu’importe que Pierre soit un héros, mais que je l’aime, et qu’il m’aime. » Un spasme si violent la traversa, arrêtant son cœur, voilant ses yeux, contracturant les muscles de sa face, que Clotilde comprit tout :

— Lise, ma sœur, veux-tu que j’écrive à Pierre ?

— On n’écrit pas à un fuyard, répondit Élisabeth.

IV

Pierre Lethievent parcourait la libre Helvétie. Depuis dix mois qu’il s’y trouvait, il en connaissait toutes les gares, toutes les montagnes, tous les hôtels. Il avait revu plusieurs fois les mêmes endroits, atteint d’une fièvre ascensionnelle et déambulatoire qui s’alimentait d’elle-même et qu’aucun site, aussi célèbre qu’il fût, aussi cher qu’il payât pour le contempler, n’apaisait. Il avait vu sept fois le soleil se lever sur le Righi, il avait fait trois fois l’ascension de la Dent Blanche, deux fois celle de la Jungfrau. Il avait parcouru quatre fois six lacs, exploré neuf glaciers, visité une grotte de glace dont un tourniquet défendait l’entrée et où un virtuose incomparable jouait de l’accordéon. Il avait bu le café au lait une fois à quatre mille cent vingt-trois mètres de hauteur. Il avait côtoyé en funiculaire des gouffres impressionnants. Il était monté sans secousses pour trois francs trente centimes à dix mille six cent onze pieds et trois lignes au-dessus du niveau de la mer. Maintes fois, il s’était livré à la méditation solitaire dans cinq forêts de sapins. Maintes fois, il avait loué une nacelle pour glisser sur l’eau calme de quelque lac du milieu duquel on entendait tinter les clochettes des troupeaux, et lâché les rames afin de rêver. Il avait skié en hiver. Il avait skatingué en été. Qu’il logeât à l’hôtel de Winkelried, au chalet de l’Oberland, à l’auberge de l’Edelweiss, au palace de Guillaume Tell ou à la pension du Ranz des Vaches, du fond des vallées brumeuses, du bord des eaux tranquilles, du sommet des monts sourcilleux, quatre fois par jour à la même seconde, il avait entendu le tumulte strident des gongs marquer l’heure des repas, huit fois par jour, quatre fois par nuit à la même heure, un roulement lointain et d’impérieux sifflets annoncer le passage des trains, quarante-deux fois à la même minute, une trompe signaler l’arrêt des tramways, et chaque soir, avec les deux minutes et trois à cinquante-cinq secondes prévues par le calendrier d’avance ou de retard, toutes les fenêtres fleuries de tous les sanatoria s’ouvrir au moment précis où le soleil couchant inondait de teintes roses la neige sur les hauteurs.

Il avait voulu étouffer sous la multiplicité et l’amas des sensations esthétiques la plaie qui cuisait et lançait au centre vivant de son être. Cette plaie, au contraire, s’était élargie jusqu’à envahir tout à fait le formidable ennui qui lui venait de tous ces plaisirs tarifés, de toutes ces sublimités honnêtes, de toute cette beauté indiscutable, de tout cet impitoyable bonheur. L’image d’une jeune fille ne quittait pas cette étendue déserte et monotone qu’il voyait se dérouler en lui quand il y tournait ses regards. Elle était de jour en jour plus floue, cette image, mais plus hallucinante ainsi. Après la douleur crue des premières semaines, l’angoisse insistante, entêtée, s’était installée à demeure. Il voyageait en forcené, elle l’accompagnait paisible. Elle assistait aux réunions pacifistes où il parlait, discutait, s’indignait, votait. Quand il écrivait à ceux de ses amis qui étaient dans la bataille les lettres les plus passionnées pour les détourner du sacrifice consenti, de l’esclavage subi ou du jeu librement cherché, il la voyait courant dans l’ombre de sa plume. Son intelligence était libre. Il raisonnait de tout, sur tout, avec la subtilité et la rigueur d’autrefois. Mais l’image restait en marge. Jamais il ne la réunissait à la sensation vivante par les mille secrets passages qui font d’un esprit supérieur le fleurissement continu, toujours frais et frémissant, de tous les sens en émoi. Il n’avait plus que deux ressources pour retrouver l’unité de son être : chasser l’image de sa mémoire ou l’incorporer à sa chair… L’amour lui interdisait la première, l’orgueil la seconde. Il errait…

Pour la troisième fois, il débarquait à Lucerne, hésitant à descendre en Italie — où l’appelait la propagande — par le Saint-Gothard. Il s’était assis au bord du lac, sur la terrasse d’un hôtel. Le temps était admirable, doux, plein de fraîcheur et de calme. Une chute d’après-midi vermeille donnait à l’air et aux formes du monde l’occasion la plus favorable pour apparaître dans leur gloire à qui sait les regarder. Il se sentait un besoin d’admirer presque douloureux. Cependant, ici comme ailleurs, pour la centième fois, il trouvait à l’eau paisible des tons savonneux, aux neiges ensoleillées des violets et des mauves froids, interchangeables de montagne à montagne et de saison à saison, aux forêts de sapins des bleus ardoisés, neutres, sans reflets, sans transparence, aux formes colossales entourant le lac de partout une monotonie immobile et bouchée. Pas un plan vigoureux et net révélant à l’intelligence l’architecture de la terre, pas une ligne assez ferme et soutenue pour imposer à son éternel besoin d’ordre quelque direction évidente qui devînt à la fois une certitude pour les sens et une inquiétude pour le cœur. Il ferma les yeux, afin de voir plus nettement l’image qui insistait sur le fond terne de sa méditation désenchantée. Et comme elle était là, toujours présente, comme elle lui tendait les bras, la tête en arrière, avec un rire enivré, ainsi qu’il se souvenait de l’avoir vue la veille de la rupture et qu’il la voyait toujours, il comprit soudain. Il comprit et pour la première fois réunit à une idée vivante son chagrin. Il comprit la vision poétique et banale que certains peuples ont de la terre qui les nourrit. Il comprit pourquoi ils cherchaient en eux et reportaient candidement dans leurs paysages d’où la vie aérienne des lumières et l’harmonie formelle sont proscrites avec le feuillage bruissant, nuancé, éclairé en-dessous par les feux mouvants du soleil, avec la poussière colorée où jouent les fantômes, avec la gloire illuminante des mille reflets dansant dans la vapeur d’opale au bord des mers, un refuge sentimental contre la vulgarité de ces paysages et l’ennui qui s’en dégage. Il saisit dans un éclair le sens profond de la musique, protestation des âmes élevées contre la platitude ou la grossièreté de la nature et des mœurs, monument intérieur dressé par le héros sur le chaos environnant des sentiments et de l’espace. Et comme il rouvrait les yeux, comme son regard embrassait les montagnes, il vit que les mille chalets dispersés sur leurs pentes avaient l’air très sûrs d’être honnêtes, d’abriter partout la vertu, mais qu’aucun d’eux ne lui montrait un profil fier, une arête grave et nue, la moindre humble façade exprimant dans sa coloration, ses proportions et son dessin une idée commune à tous, claire, tranchante et poursuivie obstinément dix siècles à travers le feu et le fer.

Une servante rose, avec la nuque blonde, les bras nus, des bas blancs bien tirés sur des chevilles un peu lourdes, le servait. Flanqué de pain grillé, de miel, de beurre, le café au lait, qui était exquis, l’écœura. Il se leva, gagna sa chambre, contempla avec irritation la propreté presque incroyable de la pièce, ses meubles frais, les lavabos fixés au mur, leurs robinets d’eau chaude, d’eau froide, d’eau tiède, tous ces indices d’une civilisation que son manque d’imagination prophétique l’obligeait de trouver parfaite. Il ouvrit sa fenêtre, regarda les bois presque noirs, les glaciers hautains, les eaux mornes. Quelque chose d’inexpliqué étouffait son cœur. « Je ne comprends rien à tout ça ! C’est honnête, oui. Mais c’est informe. Quelle est la forme de tout ça, dans notre commun souvenir ? C’est heureux, oui. Et après ? Si c’était trop heureux ? Ou trop paisible ? » Une douleur aiguë le traversa : « Zut ! » Il sortit en tirant violemment la porte. Comme il mettait le pied sur le palier, une femme, la tête baissée, montait la dernière marche. Elle leva la tête, l’aperçut, fit un cri léger, s’arrêta. C’était Élisabeth Chambrun.

Ils étaient face à face. Ils auraient pu s’étreindre s’ils s’étaient tendu les bras. Elle s’appuya du dos à la rampe où se crispèrent ses deux mains. Il recula jusqu’au mur. Ils se croisaient sur la piste de guerre et s’observaient avec une attention aiguë, comme pour guetter les frémissements et les tassements musculaires qui précèdent le bond. Aucun élan l’un vers l’autre. Il la trouvait maigre, vieillie, laide, avec un visage osseux, la peau tirée et desséchée, les épaules rentrantes et, dans la mise, mille imperceptibles négligences dont l’ensemble l’outrageait. Il vit qu’elle avait souffert, qu’elle souffrait, qu’il en était cause. Il essaya d’avoir pitié. Il ne put pas. Il n’aimait plus. La réalité le délivrait de l’image. Il respira. Il se sentit impitoyable et fort.

Elle, au contraire, le trouvait beau, plus qu’autrefois. Sa peau s’était hâlée, elle était d’or et de feu sombre. Sa poitrine était plus large. Le masque avait une fierté meurtrie, qu’accentuait la courbe de la bouche, ferme et descendante aux coins, la profondeur des orbites où la flamme de l’œil jouait dans les ombres bleuâtres, le modelé violent du front vertical, bossué au-dessus des sourcils, creux aux tempes. Elle lui en voulait d’être ainsi, alors qu’elle enlaidissait. Elle se souvint. Il était parti. Il avait fui. Il ne lui avait pas écrit une lettre. Il était bien mis, bien portant. Elle pensa à Georges, hâve, malpropre, enlisé dans la boue rouge de sa tranchée. Et, comme elle rencontrait son regard presque hostile, il lut du mépris dans le sien.

Cela dura dix secondes. D’autres personnes montaient. D’abord Clotilde Esperandieu, toujours splendide, qui s’arrêta interdite, puis M. Chambrun, les bras au ciel :

— Comment, c’est vous Lethievent ! En voilà une rencontre ! Je ne suis pas fâché de vous voir… »

Il s’interrompit. Il avait surpris l’attitude de Pierre et d’Élisabeth, leur silence, la gêne de Clotilde qui avait baissé la tête, et, du bout de l’ombrelle, traçait des hiéroglyphes sur le tapis du palier.

— Comment ! vous boudez encore ? Il y a beau temps que je ne pense plus à ces histoires, moi ! Embrassez-vous donc, sapristi !

Et il poussa Pierre vers Élisabeth.

Elle ne voulut pas qu’il comprît sa haine. C’est pour cela qu’elle tendit sa main. Une main molle, qu’il serra vite, en s’inclinant un peu. M. Chambrun était radieux.

— Je vous savais bien en Suisse, Georges me l’avait écrit, mais je ne m’attendais pas à vous voir presque le jour de notre arrivée. Le monde est petit. » Il sentit qu’il fallait parler de la patrie : « Sans doute, je n’approuve pas votre conduite. Mais après tout, vous êtes réformé… Allons ! vous dînez avec nous. C’est étonnant ce que cet air de la montagne ouvre l’appétit. »

Pierre, devant la main large tendue, hésita une seconde à y poser la sienne. Mais sa haine pour le père était partie avec son amour pour l’enfant. Vis-à-vis d’eux, l’indifférence. Vis-à-vis de tout, une lassitude infinie. Il vit dans cette soirée une diversion à l’ennui. Il répondit à l’étreinte, baisa le bout des doigts de Clotilde dont il avait toujours aimé l’animalité généreuse, accepta d’un signe de tête et descendit sur la terrasse de l’hôtel.

Le dîner fut assez morose. Tous s’observaient. Seul, M. Chambrun gardait sa verve. Il était venu pour ses affaires et avait décidé ses filles, dont la santé était médiocre, à l’accompagner. Pierre, en effet, en regardant avec plus d’attention Clotilde, surprit des mouvements fébriles, un tremblement léger des lèvres, quelques signes de nervosité, d’inquiétude, presque de souffrance, d’autant plus visibles qu’il se la rappelait plus puissante, plus calme, plus triomphalement assise dans la paix conquérante des sens toujours enivrés. Il s’informa. Son mari, depuis deux mois, était en « mission spéciale ». Elle le savait vivant, il lui donnait de ses nouvelles par la Suisse précisément. Mais auparavant, presque une semaine sur deux, elle quittait Paris pour passer quelques jours avec lui dans un de ces villages de l’arrière-front, à proximité des parcs d’aéroplanes, où le fruit défendu prenait une incomparable saveur. Elle conta leurs ruses pour se voir. Elle parla du bruit du canon, des convois sur les routes, du passage des armées. Ils en vinrent à la guerre. M. Chambrun semblait gêné. Pierre disait la paix prochaine, la rupture du front étant de part et d’autre impossible, les soldats s’affirmant partout résolus à ne pas passer un second hiver. M. Chambrun hochait la tête, jugeait la paix encore lointaine, ne paraissait pas y tenir. « Il faut aller jusqu’au bout. Les Anglais s’organisent. Les affaires reprennent. On les aura ! » Pierre pensait à Georges, dont une lettre, huit jours avant, lui avait avoué la détresse. Mais il était assis à la table de Chambrun. Il serra les poings, il serra les dents. Chambrun, d’ailleurs, réussissait à parler d’autre chose :

— Au diable la guerre, mes enfants ! Quelle paix ici ! Et quel pays !

En effet, le soleil étant caché par les montagnes, mais encore présent sur l’horizon, un jour égal et blanc éclairait la table, ses cristaux, ses métaux, ses verres, les fruits nouveaux qu’on apportait. Partout la paix et le confort. Le public des dîneurs, sans doute, était mêlé. Peu de Français, — eux seuls peut-être, — mais pas mal de gentlemen courtois et corrects, en smoking, avec de jolies femmes blondes en costumes de soirée, qui jasaient comme des oiseaux. Quelques profils aigus, bruns et durs, de péninsulaires de race. Surtout des messieurs entre deux âges au crâne rasé, au cou gras, au visage rose avec des balafres violacées, qui, dans l’indifférence générale, échangeaient à voix presque haute des propos coupés de gros rires et mangeaient beaucoup. Une neutralité tacite régnait. Les deux baies étaient grandes ouvertes. La nature aussi restait neutre. Dans le calme infini, on entendait des bruits de rame, des meuglements éloignés, des tintements argentins, la sirène d’un bateau. Les eaux du lac, de plus en plus ardoisées, avec de grandes plaques livides par endroits, s’assombrissaient peu à peu. La couronne noire des pins, fleuronnée de chalets pittoresques, les entourait de partout. Tout en haut, sur le ciel vert pâle, un glacier rouge, sans nuances, s’éteignait.

— Est-ce beau ! Est-ce beau ! » L’enthousiasme de Chambrun délivrait la fureur de Pierre.

— J’admire qu’un paysage aussi accidenté puisse être aussi plat, dit-il.

Élisabeth, le nez dans son assiette, n’avait pas dit un mot depuis le début du repas. Pourtant, à cette phrase qu’il lança brusquement, sur le ton passionné d’autrefois, elle leva les yeux sur lui. Clotilde, surprise, le regardait aussi. Il était nerveux. Il passait une main rapide sur ses cheveux désordonnés. Il déplaçait son couteau, ses verres, avec ces mouvements saccadés qu’elles connaissaient l’une et l’autre et qui annonçaient l’orage. Chambrun protestait :

— Comment ? Mais c’est superbe ! Ce paysage est d’une sérénité qui attendrirait un Turc !

— Justement, il est trop serein. Il manque d’accent. Je l’ai trop vu, depuis dix mois, toujours pareil, même quand il neige. C’est une affiche de gare. Il m’assomme.

Clotilde l’interrogeait :

— Tiens ! vous n’aimez pas ça ? Moi non plus d’ailleurs. Ça me glace… Mais pourquoi y êtes-vous ?

— D’abord, j’ai tenté de l’admirer, puis, comme j’avais à y faire, j’y suis resté. Mais j’en ai assez. Je ne suis pas né exclusivement pour boire le meilleur lait du monde, dormir dans les meilleurs hôtels, gravir les meilleures montagnes. Je veux vivre.

— Pourtant ce pays est hors de la guerre. Il veut rester hors de la guerre. Il jouit de tous les bienfaits de la paix. Vous devriez l’aimer pour cela.

Ce coup droit toucha Pierre au cœur. Il éprouvait la souffrance que la même idée lui avait donnée, un peu avant sa rencontre avec Élisabeth…

— C’est vrai, mais je ne puis. Je veux un milieu passionné, et non raisonnable, curieux, et non instruit, une nature ardente, et non pittoresque, une civilisation enthousiaste, et non confortable…

Élisabeth levait décidément les yeux, oubliait les fruits sur son assiette, appuyait ses coudes sur la nappe, son menton sur le dos de ses mains croisées, le regardait sans le savoir. Elle parla :

— Il y a pourtant de belles choses, ici. Nous venons de Bâle. Nous y avons vu le Musée. Vous aimiez bien ces maîtres-là, autrefois, Holbein, Bœcklin…

Sa voix que, depuis dix mois, il n’avait plus entendue, se brisait en notes si pures, comme si d’anciens sanglots maîtrisés y avaient mis leur houle pour toujours, qu’il fut violemment remué. Il parla sans la regarder, comme s’il s’adressait à un absent :

— Précisément, j’en arrive aussi. C’est là que j’ai compris. J’admire Holbein, toujours. C’est la seule œuvre définie, volontairement abrégée, qu’il y ait dans la peinture allemande. C’est sa seule protestation visible contre le sentimentalisme, le pittoresque attendri, le lyrisme diffus et flou. Elle choisit. Elle élimine. Et comme elle est seule, par ici, à éliminer et à choisir, elle souligne le manque de cohésion spirituelle de cette civilisation. C’est un refuge de la sensibilité conquérante, comme la musique en est un du sentiment outragé… Holbein, c’est un cri viril dans le silence unanime… Les musiciens viendront bientôt, beaucoup plus haut, loin des glaciers, là où la plaine est sombre, vers le versant des mers polaires… Et vers le versant du soleil, un peu plus bas, là où les vallées sont blondes, Rousseau, ce musicien de la pensée modulée par les chocs du cœur… Quant à l’autre…

Au vol, il surprit une Élisabeth passionnée, vivante, reprise, que ses paroles soulevaient…

— Quant à l’autre… J’avais vu des photos, autrefois. Et surtout j’avais lu des livres. Ah ! celui-là est bien au plan de son milieu, qui n’en a pas. Ah ! il ne proteste pas, lui ! Pauvre diable, qui se croit seul dans les foudres du Sinaï ! C’est un lac sans reflets, mais plaqué de noir et de rouge, où des touristes se mirent, un Baedeker sous le bras. Il s’exténue à exprimer par la peinture un tas d’idées pâteuses qui ne sont pas de son ressort. Il patauge dans ses mythes puérils pour en tirer quelque symbole étique trempé de café au lait et barbouillé de confitures où la groseille prend une intention dionysiaque, le melon un sens moral, la reine-claude une vertu idéaliste… O Renoir !

Soulagé, il sourit en regardant Élisabeth. Et il reconnut l’image. Elle n’était plus maigre. Ses épaules s’ouvraient, se déployaient avec orgueil, sa poitrine battait, se gonflait sous le corsage. Elle n’était plus laide. Fixés sur lui, ses yeux foisonnaient de lueurs qui enveloppaient de longues caresses sa propre imagination délivrée et pour la première fois depuis dix mois planant à sa hauteur nécessaire. Le sang, monté aux joues, au front, aux tempes, noyait les creux, comblait les rides, dorait le cerne des paupières. La mise n’était plus négligée. Trois tapes machinales avaient remis en place la masse fauve des cheveux où ses mains serraient un ruban, tordaient, lustraient une mèche tombante. Sans s’en apercevoir, elle avait pris à un bouquet, sur la table, une anémone qu’elle piquait à l’échancrure du corsage. La pénétration de l’esprit avait remué ses entrailles, réveillé le besoin obscur d’une communion plus intime, comme l’odeur d’un fruit ouvre la faim. La profonde unité de la vie amoureuse les environnait tous deux. Son cou se gonfla, elle laissa monter les larmes. Clotilde, jalouse, labourée, conquise, regarda Pierre avec une moue affectueuse et souffrante en baisant la main de sa sœur. Chambrun déclarait qu’il ne comprenait pas ces théories, qu’il ne voyait pas ce qu’il pouvait y avoir de commun entre un lac et un peintre, à moins qu’il ne fût paysagiste…

— Ta-ta-ta ! La nature reste, vous avez beau dire, mon garçon. Et vous ne me prouverez pas que celle-ci n’est pas grandiose… Grandiose… Je le maintiens. Et puis, elle porte à la rêverie. Elle est tellement au-dessus de nos moyens artistiques !

Et son geste embrassait le cercle des montagnes mornes, de l’eau morose, y rassemblant la foule des mangeurs dont les faces commençaient à luire et les conversations à couvrir le bruit des mâchoires. Le contentement de la nourriture amorçait la communion.

Pierre s’assombrit. Il était jeune. Tout ce qui n’était pas sa propre passion l’irritait. Il n’avait pas encore assez la connaissance de lui-même pour se respecter dans les autres, même quand ils n’étaient pas respectables. Il perdait son temps à vouloir réformer les autres, plutôt que de s’approfondir. Il se contint. Mais il se tut. Et comme Élisabeth le fixait, suppliante, sentant qu’il regagnait son aire, seul, il lui jeta un regard dur.

Le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, — la vie sentimentale se rythme ici sur les repas — Pierre descendit sur la terrasse. Élisabeth, qu’il comptait y trouver, n’y était pas. Il avait mal dormi. Elle aussi. Mais lui de regrets, de remords. Elle de révolte. Il ne l’aimait donc plus qu’un mot de son père ait suffi à l’écarter d’elle, après cette minute immortelle où ils s’étaient ensemble, et si facilement, reconquis sur leur orgueil ? De nouveau, elle le haït, retrouvant ses mauvais mots de la soirée, sa fureur contre la guerre, ses ironies sur la patrie, ses silences vindicatifs. Et lui, de nouveau, l’adora. Pourquoi n’avait-il pas retenu ce bonheur immense, de la voir redevenir belle parce qu’il redevenait vivant, de l’emporter dans son vol, vaincue, ravie, où il voulait ?

— Que m’importe cet imbécile ! Je l’aime. Elle m’aime. Pourquoi ne vient-elle pas ?

Elle ne vint pas. Il passa la matinée à monter dans sa chambre, espérant la rencontrer dans l’escalier, dans les couloirs, à en descendre en quelques bonds, certain de la trouver sur la terrasse. Elle ne vint pas. M. Chambrun non plus. Ni Clotilde. Le coup de gong du déjeuner de midi était donné depuis longtemps. Il s’informa. Ils avaient prévenu qu’ils ne déjeuneraient pas. Un tumulte douloureux emplit sa poitrine. Il ne prit rien, sortit, erra au hasard, déterminé à la trouver, à s’humilier. Et il parcourait, à grands pas, les rues, les quais, les promenades, courant après deux jupes qui tournaient à un coin, sautant dans un tramway où il venait d’entrevoir un chignon, un chapeau à travers la vitre. Une fois, comme le funiculaire le déposait au Gütsch, il reconnut de loin, à une table de café, la silhouette de Chambrun. Il courut, s’arrêta à vingt mètres. Chambrun causait avec deux messieurs corpulents, qui montraient leur nuque rose et rase entre le col d’un pardessus mastic et un chapeau de feutre vert. Ni Élisabeth, ni Clotilde n’étaient là. Il redescendit, gagna l’hôtel, où on lui apprit qu’elles étaient rentrées, puis ressorties. Rentrées, ressorties ? C’était pour lui. Il eut un espoir fou, reprit sa course errante… Comme il traversait pour la dixième fois la Reuss sur un de ses ponts de bois décorés de vieilles peintures, il aperçut les deux femmes qui venaient au-devant de lui.

Il s’élança, les mains tendues. Élisabeth ne les prit pas. De nouveau, il la vit hostile, sans beauté, près de sa sœur qui secouait la tête tristement en le regardant. Cette fois, il ne lui en voulut pas d’être laide. C’est à lui qu’il en voulut. Maintenant, il savait que sa laideur n’était pas définitive. Elle serait belle tout de suite si elle voulait le regarder.

— Élisabeth, écoutez-moi.

— Pour quoi faire ?

— Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre. Vous n’en avez pas le droit.

— Pas le droit ? Comme si vous ne me l’aviez pas donné depuis dix mois !

— Écoutez-moi, écoutez-moi.

Clotilde avait disparu. Le temps était bas et triste. Le courant chantait sur les pilotis, faisant frémir les planches. Les squelettes de la Danse Macabre semblaient entrechoquer leurs os.

— Écoutez-moi. Je vous aime. Souvenez-vous. J’ai eu tort de vous quitter ainsi. J’étais fou… L’assassinat, la guerre, j’étais fou… Pardonnez-moi. J’ai trop souffert… Si vous saviez !

— Et moi, croyez-vous que je n’aie pas souffert ? Elle parlait durement, avec un accent découpé. « Ah ! vous souffriez ? Et moi, et moi… Vous êtes parti sans un mot, sans un regard, lâchant votre fiancée comme une gueuse… Vous ne m’avez pas même écrit. Vous m’avez préféré je ne sais quelles idées, je ne sais quel orgueil. Quand ma chair était happée par la guerre, vous vous êtes écarté de l’engrenage. Vous avez préféré la paix à mon amour ! » Cette fois, elle avait les yeux dans ses yeux. Au bout des mains serrées, ses doigts s’étaient joints. Du talon, elle martelait les planches : « Que faites-vous ici, quand ceux de votre âge meurent, quand Georges, en ce moment, peut-être, tombe dans sa tranchée, quand on fusille Richard ou qu’il s’écrase sur le sol, quand vos amis sont entre la tempête et vous. Cela pour vous protéger. Cela pour vous, qui êtes ici. Cela pour vos semblables, les neutres, qui se voilent les yeux d’une main et détroussent les cadavres de l’autre. Vous, vous ! »

Elle tremblait de colère. De nouveau, elle fut très belle. Mais comme il se sentait aimé, comme il la tenait sous sa griffe, comme ce n’était plus ce silence épouvantable du matin, l’incertitude, l’absence, la perspective encore de longs mois, d’années sans la voir, sans entendre parler d’elle, il se tassa dans sa demi-victoire, il fit front. Il ne voulut pas qu’elle pensât hors de lui-même. Il songea au miracle de la veille, quand elle roulait dans son sillage, éperdue de reconnaissance à ne dépendre que de lui.

— Je fais ce que je peux pour arracher mes amis au massacre, pour arrêter le massacre. Georges vient de m’écrire. Il désespère. Il est écœuré. Et tous ainsi, partout. Vous n’êtes donc pas encore saoulée de sang ?

Elle blêmit, mais sentit la houle guerrière monter de ses entrailles et soulever son cœur.

— Vous savez que s’il faut le mien pour que le massacre cesse, il cessera à l’instant. Mais à condition que le bourreau, après, jette sa hache, rentre dans sa patrie, cultive son jardin. Je lui pardonne par amour pour ceux de la Marne, qui lui ont cassé les genoux.

— Le bourreau, mais c’est l’internationale toute entière du capital ! Ceux de la Marne ? Des esclaves. Avez-vous jamais réfléchi à la somme de lâcheté qu’il faut pour se laisser jeter à la tuerie contre son gré ? La patrie ? les patries ? elles ne commenceront à vivre que le jour où mourra la guerre.

— Si nous ne tuons pas la guerre, vous savez bien que ce sera le triomphe de la patrie qui croit le plus à la patrie et aura déchaîné la guerre. Par haine du chauvin d’ici, vous en êtes un de là-bas.

— Mais eux vivent, du moins. C’est le peuple le plus vivant. Il est organisé. Il est cohérent. Il va d’un bloc ; et nous ne sommes que poussière.

Elle eut un rire ardent.

— La poussière a brisé le bloc. Et pour vous le bloc est force et la poussière lâcheté. Riez donc avec moi, Monsieur le logicien. C’est vous qui profitez du sacrifice, visitez les musées, ascensionnez, philosophez, palabrez, c’est vous le lâche !

— Hélas ! vous savez bien que je ne profiterai pas de ce que vous appelez le sacrifice. Vous savez bien que ma vie est perdue. Vous savez bien que la France m’est interdite. Je suis un réprouvé.

— Alors, pourquoi as-tu fait ça ?

Il chancela.

— Ma conscience me défend de tuer.

— Niaiserie. A la guerre, on ne tue pas. On délivre. Ah ! vous êtes un réprouvé ! Auriez-vous donc une patrie, comme les autres ? Votre conscience est bonne fille. Elle laisse mourir les « lâches » pour défendre le sol, les eaux, les mots, les images qui l’ont faite. Et vous le savez bien, et vous le savez bien ! Vous profitiez plus qu’eux de la patrie. Ils en bêchaient la terre, vous en mangiez le pain. Vous en respiriez les fleurs, l’âme.

— C’est cette âme qui m’a appris l’amour de l’âme universelle qu’expriment toutes les patries dans un langage différent.

— Soit. Mais si l’une de ces patries veut broyer l’âme de la vôtre ?

Il ne répondit pas. Ils avaient quitté le petit pont. D’instinct, à travers les rues de la ville, ils se dirigeaient vers l’hôtel. Pierre regardait distraitement les devantures cossues, hymnes plastiques au tourisme et à la santé, où les vingt ours taillés dans le mélèze pour orner les encriers, les parapluies, les couteaux, les étagères, les pendules, exprimaient des besoins esthétiques à coup sûr beaucoup plus honnêtes que ceux dont la carte postale obscène témoigne aux louches étalages des métropoles enragées de la luxure et du combat. Une détresse immense environnait son amour. Toujours hostile, mais inquiète de son silence, celle qui marchait près de lui attendait. Il allait dire : « Je vous aime » quand, au tournant de la dernière rue avant d’arriver à l’hôtel, ils se heurtèrent à Clotilde qui venait au-devant d’eux, un télégramme à la main :

— Où est papa ? Georges…

— Georges, mon Georges !

Élisabeth avait saisi le papier : Georges blessé grièvement. Venez.

Pierre serra les poings : « Hélas ! vous voyez bien.

— Quoi ?

— Lui aussi, lui aussi ! Pauvre petit ! Et vous ne voulez pas que ça finisse ?

— Je vois qu’il paie vingt siècles d’une grandeur à qui il doit toute la sienne, et que vous avez fait faillite, vous.

— Mais vous savez bien qu’il trouve le prix excessif ! Il n’a rien à payer. Vous l’immolez à une idole. Et il commence à le savoir…

— Il est jeune. Il souffre. Il le dit. Je lui pardonne et je l’adore. Vous, je vous hais.

Il lui saisit le poing :

— Pourquoi m’avez-vous dit tu tout à l’heure ?

— Parce que je vous aime.

Il eut un élan victorieux, la tira à lui violemment.

— Alors ?

Elle se dégageait, folle de rage et d’amour.

— Alors, rentrez en France, battez-vous.

— Non.

— Vous êtes une femme. Non, une fille. Adieu !

V

La plaine artésienne, ondulant à l’infini, semée de villages sordides qu’entourent de petits bois, jaune et verte, colzas, avoines, blés lointains frissonnant comme une peau. Un immense ciel circulaire où les nuages effleurés d’argent, d’azur, de nacre, de rose, entassent des architectures qui moutonnent et s’étagent en tours, en cirques, en dômes amoncelés. Au sortir de la route boueuse et rase où circulent de maigres convois militaires, quelques groupes de soldats, des autos, des cavaliers, la carriole de paysan qui transporte les deux femmes tourne à l’angle d’une allée d’ormes conduisant au vieux château. Vautrés sur les talus, des deux côtés, des infirmiers fument leur pipe. Très haut, à droite, un aéroplane tourne, encadré de flocons blancs. Un grondement continu vient des profondeurs de l’espace, serré, cohérent, roulant dans ses propres limites, comme visible, ne couvrant ni le bruit des feuilles, ni les ramages et les sifflements des oiseaux, ni les aboiements des chiens, ni les nasillements des hôtes de la basse-cour, masse sonore, accompagnant de ses rondeurs, de ses passages, de ses vives reprises, de ses silences solennels, les mille murmures du monde qui dénoncent le drame éternel sous les herbes, dans l’air, dans les branches, dans l’eau croupie des étangs, dans les glycines suspendues.

Une cour. Des bâtiments bas, une façade nue, de pierre et de brique alternées, un toit d’ardoises. Du vieux pavillon de chasse, on a fait une ambulance. Des poules, un coq, quelques oies échappés de la ferme proche picorent devant la porte, clabaudent, grattent le sol, se dispersent, quand la carriole arrive, avec des battements d’ailes et des piaillements effarés. Les deux femmes sont descendues. Élisabeth, crispée d’angoisse, n’ose parler à sa mère qui garde, depuis le début du voyage, un silence obstiné. Trois jours pèsent sur elles, trois jours, trois nuits. Est-il vivant ? Elles ont traversé, tout le matin, la gloire du prochain été, les moissons gonflées et fleuries de points bleus et rouges, la joie de l’air, la joie des eaux, la divine lumière éparse. Un enfant pourrait-il mourir ce jour-là ? Pourrait-il être cloué dans un cercueil, enfoui sous la sombre terre, dans l’indifférence de tous ? Que va-t-on leur dire à leur arrivée ? Parlera-t-on avant elles ? Que liront-elles sur le premier visage qui se tournera vers le leur, dès qu’on saura qui elles sont ?

Ce visage est celui d’un officier gestionnaire. Il est rouge, avec une barbiche jaune, qui veut l’allonger. L’homme, très court, est martial, fier d’accueillir des affligées de marque, de jouer un rôle de médecin, de donner des détails techniques, de montrer deux galons en or et d’entendre le canon. Il fait de son mieux pour paraître sévère, quoique bon. Il est bon d’ailleurs. Il faut que les bons s’amusent, comme tous. Il est très ridicule, donc, en ce moment-là, très redoutable… « Georges »… Élisabeth, les yeux fermés, attend.

— Du courage, Mesdames… les mains, un bras, les yeux… la poitrine… nous n’osons, ces messieurs n’osent… nous n’osons répondre de lui… Moi-même… une grande bataille… nos vitres tremblaient, un obus est tombé à moins de trois cents mètres d’ici… moins de trois cents mètres… J’étais là, à cette place même. Il parle difficilement. J’ai à vous demander des renseignements indispensables… mon dossier.

— Il vit, il vit ! Où est-il ?

Élisabeth a saisi l’homme par la manche, le pousse devant elles, vers la porte d’entrée.

— Montrez-nous-le.

— Madame, l’émotion… des ménagements… ces messieurs… les papiers qu’il me faut… et la visite du…

— Montrez-nous-le !

Aux gestes qui protestaient elle avait deviné qu’il était dans la salle à droite du vestibule carrelé. La porte en était ouverte, elle entrait vivement, suivie de Mme Chambrun et du petit homme éperdu.

D’abord, elle ne le vit pas. Elle ne vit que du blanc avec des taches de soleil. Dix lits à peu près, de part et d’autre, entre de larges fenêtres ouvrant d’un côté sur la cour, de l’autre sur un parc que prolongent des champs en pente. Vingt couches basses, cadres de bois, paillasses, draps grossiers, celui-ci sanglant. Ils étaient couchés là, ou assis, ou soutenus par des polochons sous les aisselles ou les épaules, pour mieux tolérer la fracture ou le ventre ouvert. Il y avait une odeur fade, avec d’âcres élans. Un infirmier de garde fumait, crachait par terre. Un enfant, les yeux creux, les pommettes rouges, un grand bandage autour de la poitrine, toussait. Un homme âgé, la barbe grise, la face fendillée de rides, un pansement triangulaire lui tenant l’épaule et le bras, jouissait du soleil, du repos, de la digestion commençante, en vieil animal. Élisabeth comprit que son frère occupait l’avant-dernier lit à droite, parce que, malgré quelques têtes bandées, quelques mâchoires étayées, pas un seul de ces visages n’était le sien, et que celui qui était couché là avait la face entièrement couverte de bandages, sauf la bouche et une narine que chaque souffle tirait.

Elle s’arrêta. Elle hésita, approcha sans bruit, les mains jointes. Elle entendait, derrière elle, le petit homme bourdonner…

— Georges, Georges, qu’as-tu ?

Elle avait parlé à voix basse.

— Georges, c’est moi, Élisabeth.

La bouche, desséchée, suintante, avec des croûtes noires, s’entr’ouvrit, laissa voir les dents qu’un enduit jaunâtre couvrait. Les blessés regardaient, penchés, soulevés sur leurs coudes, ou le cou tendu, avec des visages curieux. Mme Chambrun, au pied du lit, la face en pierre, ne bougeait pas, ne parlait pas :

— Qu’as-tu ?

Les lèvres tremblèrent, mais il ne dit pas un mot. Élisabeth se pencha, baisa ces lèvres, chercha sur la couverture la main. Il n’y avait pas de main sur la couverture. Doucement, elle soulevait le drap… Le corps entier était emmailloté de bandes où, par places, une tache rose, auréolée de jaune, perçait. Une jambe était nue, pauvre chose amaigrie, blafarde, malpropre. L’autre était dans une gouttière toute entourée d’ouate et de bandes, grosse masse cylindrique d’où une odeur de pourriture venait.

— Qu’as-tu, mon chéri, souffres-tu ?

Un souffle chaud sortait des lèvres, avec quelques mots très bas, où elle crut reconnaître son nom. Elle penchait vers lui son oreille. Elle ne comprenait pas :

— Maman est là, Georges.

La bouche remua encore, Mme Chambrun s’approcha, mit sa joue sur elle… Un silence affreux commença.

Des pas rapides approchaient. Le médecin de garde. Il parla à voix étouffée, avec des gestes évasifs. Il paraissait gêné. Les bras… les yeux… Une amputation ? On n’était pas encore fixé, ni sur l’intervention à faire, ni sur l’avenir du blessé. Une jambe…? Sur cette chose inerte qui avait été un jeune homme, l’horreur planait. Elles n’osaient pas questionner. La chose ne bougeait guère. De petits mouvements de tout le corps ensemble, comme rampant, et chaque fois un soupir tremblotant, dans la contracture des lèvres. Le silence reprit. Elles ne savaient pas ce qu’il fallait lui dire. Elles ne sauraient jamais. Élisabeth, de temps à autre murmurait : « Georges, mon petit Georges… » à voix très douce, et se penchait sur les lèvres brûlées. Le médecin s’était éloigné, après leur avoir recommandé de ne pas rester longtemps. Que lui dire, d’ici-là ? Élisabeth cherchait, se désespérait de ne pas trouver, de lui sembler froide en ne disant rien, de ne pouvoir montrer sa peine pour ne pas lui faire peur. L’image de Pierre surgit :

— S’il était là, se dit-elle, je souffrirais moins que mon frère fût mourant.

Elle eut l’horreur violente d’elle-même. Mme Chambrun parlait, ce lui fut un soulagement.

— Georges, as-tu vu un prêtre ?

Les lèvres remuaient.

— Que dit-il ?

L’infirmier s’approchait, un gros homme rouge, avec des pattes d’amphibie. Georges voyait l’aumônier souvent. Il s’offrait à l’aller chercher. Mme Chambrun acquiesça, soudain délivrée, avec un redressement du buste et une large inspiration. Elles attendirent. Élisabeth avait posé sa main sur le front entouré de bandes. L’horrible odeur venait par bouffées chaudes, elle portait son mouchoir à ses narines puis l’écartait, avec remords.

Il y eut du bruit devant la porte, des voix, des pas. Par la fenêtre qui était près d’elle, Élisabeth vit des autos entrer dans l’allée, tourner dans la cour, des personnages en descendre, civils, officiers, des présentations, des inclinaisons de têtes et de bustes, des serrements de mains. Congestionné, le petit homme ouvrait la porte :

— Je l’avais bien dit, le voilà !

Il gesticulait, il redressait son képi qu’il portait d’habitude en arrière, il grattait de l’ongle une tache qu’il avait sur le genou, il faisait le tour de la salle, revenait sur ses pas, piétinait sur place, se désespérait de trouver des crachats par terre, objurguait l’infirmier de disparaître après les avoir essuyés. On entendait, du vestibule, venir des phrases confuses, avec de petits silences, des reprises, un haut murmure rythmé :

— Les brutes, ils me font manquer les discours !

Élisabeth remarqua que le parquet était ciré de fraîche date, les draps très blancs, les vitres très propres, que des bouquets de boutons d’or, de bluets, de coquelicots décoraient quelques embrasures de fenêtres, la vieille cheminée, la table où s’entassaient, en ordre, des objets de pansement… La porte s’ouvrait, solennelle. Le gestionnaire, raidi, après un très long salut, restait au garde-à-vous. Un haut personnage, suivi de généraux, d’officiers, de médecins, entrait.

Il fit le tour des lits, interrogeant les médecins, félicitant les blessés, serrant les mains disponibles. Il ne cherchait pas ses phrases, il avait trop l’habitude, et elles ne changeaient pas. Rien ne change, que les costumes. Il n’avait pas même l’air distrait. Cela aussi, c’est l’habitude. Devant le lit de Georges, il s’arrêta plus longuement, et comme un médecin expliquait le cas qu’il semblait écouter avec attention, hochant la tête, approuvant, s’apitoyant, il consulta du regard un petit papier qu’il tenait au creux de son gant, épingla une médaille neuve au pansement de la poitrine :

— Vous vous êtes conduit en héros ! Votre mère peut être fière.

Il s’inclinait devant les femmes…

— Soyez tranquille mon ami, vous guérirez vite. Vous retournerez bientôt dans nos tranchées !

Élisabeth blêmit. Georges eut un mouvement des lèvres, qui rougirent, tenta de se soulever, retomba, et comme le groupe passait dans la pièce voisine, sa sœur, qui s’était penchée, entendit :

— Merci… je suis content… la médaille…

Détaché du groupe, l’aumônier restait près du lit.

C’était un homme du monde, mince, élégant, avec une barbe d’or fauve, l’œil myope et attentif. Il y eut un dialogue à voix basse. Mme Chambrun accueillait avec ferveur les paroles moites. L’aumônier lui disait la résignation de l’enfant. Il avait pu saisir quelques réponses, interpréter les mouvements des lèvres. Dieu l’habitait. Le chrétien se montrait à la hauteur de l’épreuve infligée. Il avait communié trois fois. Il avait reçu les sacrements avec une piété et une douceur exemplaires. La vie rentrait dans la mère à mesure. L’invisible présence la soulevait visiblement. Les larmes délivrées coulaient sur le visage détendu. Élisabeth, qui n’entendait presque rien du dialogue, s’attendrit. Jamais elle n’avait vu pleurer sa mère. Elle pleura aussi. L’usure des traditions, le chancellement des croyances, la banalité des mots, tout est emporté par l’amour. Quand cette force passe, Dieu existe réellement. Elles se retiraient, avec le prêtre, après avoir embrassé Georges, lui avoir dit qu’elles ne s’éloignaient pas. Elles n’entendirent pas son murmure quand l’aumônier avait cessé de parler :

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai…

Rien n’était vrai. Rien n’est vrai. Rien des mots. Rien des phrases. Rien de ce qu’on ne croit pas. Rien que le mirage des symboles. Rien qu’une seconde de foi. Un ruban pour le fils. Une idole pour la mère. Tout cela précédé, suivi, environné d’un appareil formidable de niaiseries ou de mensonges… Ce qu’une parole étrangère avait créé d’illusion dans un être et fait passer d’illusion dans un autre, une parole du même être, dite au même autre, le détruisit. En sortant de la salle, Mme Chambrun rayonnait :

— Je suis heureuse ! Dieu est en lui !

« Maman !… » Elles descendaient dans le parc, où des bestiaux broutaient l’herbe, à l’opposé de la cour. « Maman !… mais c’est horrible. Un bras de moins, l’autre broyé, une jambe menacée, les yeux perdus peut-être… C’est ton fils… J’ai mal dans ma chair, moi… Tu ne sens pas ? C’est ton fils, c’est ton fils… »

— Je suis récompensée par lui des souffrances de ma vie. Il supporte en saint le martyre. Il nous sauve tous…

— Maman ! Il est infirme pour toujours. Tu ne te souviens pas. Tu l’as nourri. C’est toi qui l’as nourri. Tu l’as fait marcher sur ces jambes qui pourrissent. Tu lui as appris à parler. Tu l’as fait lire, avec ces yeux qui ne voient plus. Tu l’as fait écrire avec cette main qu’on lui a coupée. Tu l’as bercé dans tes bras. On vient l’y prendre, on le jette au feu, devant toi. Et tu dis merci !

Élisabeth, d’un pas fiévreux, arpentait l’allée magnifique, bordée d’arbres géants où bourdonnaient les oiseaux, où le frémissement des feuilles versait, dans la brise d’été, une chaude odeur de vie. La voix roulante du canon arrivait par rafales, avec quelques trous de silence où s’entendaient, dans le bâtiment proche, dont les fenêtres étaient ouvertes au soleil, le piétinement officiel et les propos ennuyés des visiteurs. Un matelas plein de sang séchait au bord du sentier.

— Oh ! maman ! maman ! C’est son sang qui est là, peut-être ? Pauvre petit !… Et tout cela dans cette paix, cette lumière. Vois ces fleurs… Comment laisses-tu faire ça ? Il était fait pour vivre, il ne demandait qu’à vivre. Il te demandait à vivre… Et tous ces idiots, tous ces menteurs qui le félicitent, qui lui souhaitent de recommencer ! Ils ne voient donc pas que c’est un enfant, un petit, une pauvre chose en lambeaux… Oh ! Et toi non plus, qui l’as fait…

Elle parlait violemment, elle dit cela comme une insulte.

— Élisabeth ! Ces expressions… je le tiens de Dieu. Il est à lui. Je ne puis que préférer qu’il le sente comme moi à le voir sans foi comme toi. Moi aussi, je souffre dans ma chair, ce sont des souffrances viles. La béatitude de son âme l’empêchera de sentir ses infirmités. Vis-à-vis de Dieu, de son pays, des siens, il a fait son devoir…

Son devoir… L’image de Pierre accourut. Il se promenait quelque part au bord des lacs italiens ou suisses, loin de l’horreur, loin du danger. Et son frère était couché là, mutilé, peut-être aveugle. Élisabeth s’assit lourdement sur un vieux tronc d’arbre abattu qui barrait presque le sentier. Elle avait envie d’aller s’étendre à côté du blessé, de le prendre entre ses bras, de le bercer en disant des mots à voix basse, de tant l’aimer qu’il oubliât dans sa tiédeur la brusque déchéance, l’effroi de vivre hors des vivants. L’autre voyageait… Elle ne le prendrait jamais entre ses bras, l’autre. Il se portait trop bien, il était beaucoup trop beau, il n’avait pas besoin d’elle… S’il avait été là et si elle avait eu une arme, elle aurait coupé sa main, cassé son pied, crevé ses yeux… Elle offrit en secret toute sa chair vierge à son frère, on prendrait son sang pour le lui donner, elle serait la mère de ses os broyés, de ses muscles déchirés, elle le guiderait par la main dans la rue… Elle voulut cela d’un cœur ardent. Elle fut certaine qu’elle voulait cela, qu’elle ferait cela. Elle ne fut pas soulagée…

VI

Deux jours après avoir quitté Lucerne, Pierre Lethievent, la nuit tombée, sortait de la gare de Bologne. Il laissait à la consigne ses quelques paquets. Quand il arrivait dans une ville inconnue, il faisait un tour d’exploration avant de choisir son hôtel. Dans la cour de la gare, des tramways électriques, toutes lampes allumées, l’attendaient. Il monta, parcourut de longues rues étroites que de sombres arcades bordaient de chaque côté. Il n’avait encore à peu près rien vu de l’Italie, où il venait pour la première fois. Il avait voyagé de nuit jusqu’à Milan dont la station misérable, qu’il compara aux gares suisses, le froissa. Il n’avait fait qu’un tour en ville. Le bruit lui fit mal. Rien qu’un regard hâtif au Dôme, horrible pâtisserie blanche, rien qu’une audition forcée des cris nasillards des vendeurs de journaux qui lui semblaient parler patois : « C’est ça l’Italie ? J’aime mieux la Suisse. » L’après-midi avait été torride, dans les plaines lombardes et émiliennes monotones où les moissons, à perte de vue, s’étendaient sous l’air vibrant. Il avait somnolé dans son coin, après sa nuit blanche. Bologne lui sembla morose. Il ne quitta le tram qu’au bout de son trajet, au seuil d’une place illuminée. Et soudain, il fut ébloui.

Par toutes les rues qui menaient à la place, une foule fluait, refluait, ardente et presque silencieuse, sans qu’il y eût aucun événement. Les promeneurs français flânent et baguenaudent, en quête de quelque anecdote, stupides de l’ennui qu’ils éprouvent de ne pas être à leur bureau. Dans les villes du Nord, ils vont d’un pas militaire, là où leur fonction les attend, même quand elle est le plaisir. Ici, ils sortent pour sortir. Ils vont par flots sous les arcades. La place, jusqu’en son milieu, est encombrée de chaises et de tables de café. Les arcs voltaïques y versent une flamme dure, des groupes de chanteurs circulent, s’arrêtent, se groupent, préludent après quelques accords, roulant l’or des voyelles entre les consonnes d’acier. Tout autour, des palais farouches, noirs et droits, qui montent dans la nuit comme une menace de tous les côtés suspendue. Une sombre lueur, au-dessus des créneaux du plus haut d’entre eux, à soixante pieds du sol dallé de la place, lisse et sonnant comme du bronze, éclairait faiblement, avec l’arête rectiligne de son faîte, une grande horloge de fer.

Il fut ébloui. « O fades voyageurs, écœurants d’odeurs frelatées, d’accordéons et de romances, bardés de flots d’azur et de fleurs d’orangers, qu’avez-vous fait de ce pays dans nos imaginations ? » Il s’assit sur de hautes marches, au pied d’une grande statue dont l’airain presque noir luisait. Tout suait la passion, l’idée nue allant droit au but, ou pour frapper ou pour étreindre. Il songea aux peintures de Bœcklin, s’en excusa en silence, quand son regard, de nouveau, eut fait le tour des quatre forteresses. Un éclair dur montait de son cœur à sa tête. Il vit l’esprit comme un rayon, sortant du noir soleil des appétits de chair et de puissance pour sculpter, au front des artistes, les idées simples, les plans purs, les symboles essentiels. Un vent violent soulevait ses sources lyriques que la douleur, l’ennui, les discussions doctrinaires envasaient depuis dix mois : « Voici le royaume du feu. Ici je comprendrai, ou je brûlerai mes ailes. » D’un pas précipité, il marcha jusqu’au seuil de la cathédrale sinistre, dont les lumières de la place éclairaient, des deux côtés du porche, les bas-reliefs discrets de Jacopo della Quercia. L’Éden, le Péché, l’Homme et la Femme chassés du paradis par l’ange, le Travail, l’Enfantement. Les images de pierre rayonnaient d’une sombre force, dans leur modelé sommaire, leurs rudes gestes, l’innocence formidable de leur nudité. Ève filait, ses seins puissants étalés au vent du désert. Adam bêchait la terre dure. « La guerre m’a chassé du paradis. Elle nous en a tous chassés. Est-ce pour bêcher des pays arides, pour gonfler de pain frais les mamelles des femmes…? »

Il ne put dormir de la nuit. Il lui semblait avoir la fièvre. Il se retournait dans son lit, se levait, gagnait la fenêtre donnant sur une rue étroite, triste et nue, avec un mur noir vis-à-vis. Il but une carafe d’eau. L’ardent pays, l’ardente nuit le dévoraient. Quelques moustiques, vibrant et se posant dès qu’il s’assoupissait dans un cauchemar entrecoupé, promenaient sur sa peau des brûlures irritantes. Une chaîne de fer liait sa vision de la veille au souvenir d’Élisabeth. Au bord du lac paisible, ils s’étaient battus avec rage. Dans cette ville encore en paix, il avait vu la guerre inscrite dans le tranchant des murs, le pal des fenêtres accouplées, les poings qui sortent des murailles, les bosses et les creux faits dans la pierre par le ciseau d’un sculpteur. Les trains de l’autre nuit roulaient dans sa tête, le va-et-vient des promeneurs tournait, les chants d’amour, les chants de meurtre montaient, baissaient en lui. Au petit jour il se leva, s’arrosa d’eau froide, descendit sur la grande place, vide à cette heure, dure et nue comme un théorème, écrivant d’un bloc, et pour jamais, la plus catégorique des histoires. Un ciel pur, des façades nettes, dix avenues claires et droites s’ouvraient à la fois dans son esprit.

Il erra tout le jour. Il gravit l’Asinelli, plantée de travers dans le granit de la rue même, comme l’épieu de fer de quelque géant irrité. Partout des tours carrées, des lignes sobres, autour une campagne nue, au delà la vague de pierre de l’Apennin déferlant. Le Musée l’écœura. Il y lut une âme asservie. La place était le siècle fort, le combat des cœurs et des rues, la résistance, l’attaque, l’huile ardente sur le rempart. Ici le siècle serf, la France, l’Espagne, l’Empire rançonnant les Républiques aveulies qui les imploraient ou les subissaient tour à tour, mendiant, l’échine courbe, le sourire et l’aumône du premier soudard qui passait. Il fit la connaissance des Carrache, de Guido Reni, du Guerchin. Partout l’emphase. Partout la grimace oratoire. Partout la larme niaise. Partout le geste aimable qui dissimule la peur. La peinture avait pâli avec le sang des hommes, et quand les profils fiers s’étaient effacés, quand les pas violents sur les dalles avaient cessé de sonner, voici qu’étaient venues les révérences, les attitudes arrondies, les formes pleines de vent.

Il s’enfuit. Il prit un train dans l’après-midi même, traversa les rudes montagnes, découvrit d’en haut les lignes ardentes des campagnes florentines, les cyprès et les ifs montant comme des fers de lance, l’Arno bleu froid comme un poignard, le ciel vert pâle étendu comme un fond de fresque devant les jardins noirs, les tours, les dômes, les farouches villas dispersées sur les hauteurs.

Désormais, l’histoire ancienne, l’histoire présente des hommes, sa propre histoire, ses sensations, ses idées, ses sentiments, tout se mettait à son plan sans effort. La force éducative de l’Italie le pénétrait par tous les sens. A Florence, à Arezzo, à Pise, à Sienne, partout où des façades crénelées prolongent la dalle des rues, partout où d’obscures chapelles portent la trace des âmes dramatiques en éclaboussures de feu, il sut que là où avait été la passion intransigeante, là où, pour affirmer un droit ou combler un désir, l’homme avait répandu le sang de l’homme au risque de voir le sien même rougir le pavé, là où le besoin de la vie avait vaincu la crainte de la mort, des statues étaient sorties du sol, avaient peuplé les niches des Églises, des peintures rutilantes, sobres, inscrites aussi nettement dans l’espace que l’esprit aux pages des livres, avaient envahi les murs. A Sienne, un jour qu’il parcourait la place de la Seigneurie, la place creuse en éventail qui coule comme une eau en pente, et qu’il suivait de l’œil l’ascension violente des tours tout autour d’elle, les tours orgueilleuses qui se menacent, se surveillent, font un effort terrible pour se dépasser, il trouva la réponse à la question qu’il se posait depuis cette fin de jour où il avait fait, à Lucerne, la rencontre d’Élisabeth.

Il sortait du palais, enivré des grandes fresques, rouges et noires, d’Ambrogio Lorenzetti, qui font vibrer le mur comme une harpe de fer. Il marchait à grands pas, il parlait haut, tout seul, mais cela est normal en Italie, comme le silence sinistre, le rire ou la danse en plein air : « Pas d’art où il n’y a point la volonté toujours tendue, par toutes les armes à portée de la main de l’homme, d’affirmer sa nature propre et de conquérir ses besoins. Pas de style si cette volonté de chacun ne rencontre chez tous les autres des résistances acharnées et l’unanime approbation d’un milieu naturel qui puisse imposer par son caractère une harmonie formelle au langage de tous. Pas de civilisation là où il n’y a pas de style. La guerre ? La paix ? Des moyens. La civilisation sort une des passions en lutte de la foule, comme, des passions en lutte de l’artiste, le poème ou le tableau ». Il fut délivré d’un brouillard sur l’intelligence, ce brouillard tomba sur son cœur. La guerre ? Élisabeth, comme toujours, était présente. Il se souvint de leur dernière lutte, des derniers mots, de l’adieu brutal. Il avait maudit la guerre, pour cela elle l’avait chassé. Et maintenant, la sombre place lui semblait inondée de sang. Le soleil qui tombait teignait de pourpre les palais, les tours, les dalles, toutes les pierres de la ville, nues et raclées comme des os. La puissante harmonie de la cité guerrière l’emplissait d’une ivresse forte qu’il se reprochait, car il ne pouvait s’empêcher de réunir à sa splendeur présente son histoire et sa dureté. Après tout, le monde actuel n’était-il pas fonction de l’ancien monde ? Les formes si solidaires dans l’espace, ne le seraient-elles pas dans la durée ? Il songea aux derniers mots qu’ils s’étaient jetés là-bas comme des pierres, sa fiancée perdue et lui : « Il paie vingt siècles de grandeur ! » — « Vous l’immolez à une idole ! » Le passé, une idole ? Oui. Mais l’avenir ? N’est-il pas aussi une idole ? Il savait que si demain éclatait la révolte, il serait sur la barricade à côté des révoltés. Pourquoi ? Pour assurer la vie à une idole. Hier la Patrie, avant-hier la Cité, Dieu, l’Autocrate, demain la Révolution. Toujours l’amour, toujours la guerre. Georges n’avait-il pas donné son sang pour protéger non vingt siècles passés, mais vingt siècles futurs ? Toute idole nouvelle n’était-elle pas contenue dans l’idole abandonnée, comme un noyau compact qui sort d’un fruit pourri ? La Cité, la Patrie, Dieu, la Révolution, l’Autocrate, n’étaient-ce donc que des prétextes propres à maintenir en nous l’énergie de la liberté, de l’affirmation, du choix ? Défendre le sol, la culture, l’idéal, des mots, d’horribles mots. Tout est esprit. On ne se bat pas bien quand on défend de la matière inerte, de la mort. On ne se bat bien, jamais, que pour imposer de la vie. La France ? Ses vieux trésors n’étaient pas vulnérables, ils vivraient en ceux qui seraient, le dernier Français fût-il mort… Il sentait si bien, dans son être, comme des organes vivants, solidaires les uns des autres, salant les os, roulant dans le sang, vibrant dans les nerfs, Rabelais, Montaigne, Descartes, Racine, Pascal, Molière, Watteau, Voltaire, Hugo, Michelet… Ce n’était pas pour protéger son patrimoine que la France livrait au Minotaure les plus fermes entre les fibres de ses muscles, les plus riches en fer entre les globules de ses veines. C’était pour rester digne de conquérir son esprit sur la mort.

Il eut un spasme au cœur, un poinçon froid, sentit une sueur brusque. Il s’assit près d’une fontaine où une figure de femme, de ce même sculpteur qu’il avait découvert si mâle sur un vieux mur de Bologne lui apparut, par son agitation profonde sous le calme et l’énergie de l’attitude, comme l’image de la puissance à contempler en face et à forcer le destin. « Les jeunes gens qui meurent sont ceux qui font l’avenir. Les vieux, les infirmes doutent, ils ont peur, se cachent, invoquent toujours le passé. Georges est-il donc tombé pour assurer notre avenir, mon avenir ? » Une souffrance insupportable le poignarda. « Il est mort, peut-être, et pour moi. Et si ça n’est pas la vérité qu’il défendait, mort, et plus de cent mille autres avec lui, dans l’illusion que c’était elle… Qu’est-ce qui n’est pas illusion ? Qu’est-ce qui compte, hors l’illusion ? Ses lettres ? Ses lettres ? Misère… C’est la longueur de la souffrance qui lui arrache des cris. Quand on souffre de l’estomac, on maudit son estomac… Mais il est enfoui sous terre, ou couché dans ses os broyés, ou aveugle, et je suis ici, dans le soleil, j’apprends, je vibre, je m’augmente, à l’abri de son corps, à l’abri du corps de tous les paysans de ma race qui n’ont jamais joui des trésors amassés pour moi et pour ma race. » Il revenait, sans s’en rendre compte, aux arguments d’Élisabeth… « Je veux leur bien, pourtant. Mais leur bien, est-ce l’esclavage ? Ne sommes-nous pas tous liés par des fibres vivantes, eux les racines, moi le fruit ? Ceux qui voient le soleil, ceux qui ne le voient pas ? Et quand on coupe les racines, le fruit vit-il ?… Si on leur passe sur le ventre, que je sois ou non avec eux, on marchera dans ma cervelle… » Il s’était pris le front dans les deux mains, il regardait, entre ses pieds, la pierre qui descendait d’un flot jusqu’au seuil du vieux municipe. Que cela était donc simple ! Ses idées tourbillonnaient pourtant. Il ne voyait plus clair. Il avait quitté la région des abstractions intransigeantes et des sentiments ingénus pour pénétrer dans l’empire des faits et leur complexité tragique. « Où suis-je ? Où en suis-je ? Je dois comprendre. Je suis venu ici pour comprendre. Je ne quitterai pas ce pays avant d’avoir compris. Je tiens le bout du fil. S’il casse, je suis perdu, je n’aurai plus l’ancienne foi, la nouvelle sera mort-née. Allons ! »

Il se leva, rentra chez lui, au travers des rues étroites qui coulent du plateau de pierre comme des torrents étranglés par des falaises de granit. Il se coucha dès que ce fut la nuit. Il avait acheté le jour même un des cent livres qui racontent la vie de Saint François. Il le lut dans son lit, d’un bout à l’autre. Le poème de sa douceur le transporta. Il eut le cœur gonflé. « Voici la vie ! Élisabeth ! ma chérie, mon amour, tu feras comme moi, avec moi, par moi, la conquête de la bonté. L’esprit monte vers la justice, à travers la force et le carnage. Il vaincra, je le sais bien. Sans cela ce livre banal ne serait pas si beau… » A l’aube, il traversait les campagnes toscanes, suivait au bord du Trasimène la route d’Annibal, entrait en Ombrie dans la puissance et la chaleur du grand jour. Ici, partout la paix, des ondulations molles, des labours profonds et bruns sur les tertres mamelonnés, de grands bœufs gris aux longues cornes dans les champs, des mûriers, des blés, des vignes, et, au fond de lui-même, un singulier apaisement. Ses yeux étaient fixés sur une étoile dans la traversée du désert. Un homme qui apportait l’amour au monde était si fort que six ou dix-neuf siècles après sa mort, les hommes redevenaient purs dès qu’ils retrouvaient sa trace.

Dès son arrivée à Assise, il courut à l’Église basse. Il était venu de la station à pied, par la route poussiéreuse et sans ombre qu’écrasait un soleil brûlant. La crypte était obscure et fraîche. D’abord il ne vit rien, s’assit, pénétré d’un profond bien-être. Bientôt, de vagues formes apparurent sur les murailles, demi mangées par le salpêtre qui mettait sur elles une atmosphère d’or verdâtre où le mystère s’accroissait. Sur ces fonds d’azur noir, il lui sembla qu’il découvrait soudain, après la fuite d’un nuage, la marée de perles ardentes qui ruisselle autour de la terre, d’un bout à l’autre du ciel. De grands visages ingénus, avec leurs yeux immenses, des gestes purs comme l’esprit, un ordre divin et rythmé comme une musique lointaine venaient à lui du fond des temps. Son cœur déborda. Il versa des larmes. Le génie de Giotto faisait couler dans ses artères mêmes la tendresse de Saint François. Le monde entier, ses cieux, ses eaux, ses arbres, ses oiseaux, ses pierres même, tout chantait, berçait un espoir, montait vers la paix et l’amour dans le balancement des palmes. Il fit le tour des ténèbres illuminées. Il s’arrêta, après une longue adoration muette du groupe du vieux Cimabué, qui prie et pleure et soupire et gémit comme un chœur de violoncelles, devant une fresque ardente et funèbre, noire de nuit, rouge de sang. Des soldats sanglants, bras nus, des couteaux entre les dents, des tabliers de bouchers aux reins, égorgeaient, mutilaient, décapitaient des enfants. Des femmes tentaient de les leur arracher, suppliaient, s’agenouillaient, ouvraient leurs bras, tombaient mourantes devant les petits morts en tas… Un étau de glace serra ses boyaux. L’image de Georges surgit. Il en voulut au vieux peintre, mais la puissance harmonieuse de la peinture l’enchaînait. Vaincu, il assista, dans les profondeurs de lui-même, au naturel accord dans le lyrisme de ce qui est horrible et de ce qui est beau.

— Je suis là. Et on l’a mutilé, tué peut-être. Et je ne serais pas là, et je n’admirerais pas s’il n’y avait consenti. Si j’avais vu cette chose avant sa blessure, avant la guerre, j’aurais admiré, sans doute, mais sans saisir en profondeur le sens de cette harmonie invincible jaillissant d’un charnier. Le peintre qui a fait cela avait vu des choses semblables, ou aurait pu en voir. Il vivait dans la tragédie. François d’Assise eût-il été si doux, s’il n’avait vécu dans la tragédie ? Le monde est combat. C’est l’horreur, c’est la menace qui créent la sensibilité. C’est la bêtise et l’incompréhension qui fabriquent l’intelligence. L’amour, l’esprit sont une réaction contre le meurtre et l’habitude. L’humanité n’aurait pas dépassé la tourbe si elle n’avait pas saigné. Elle redeviendrait tourbe si elle ne saignait plus. Si je m’accrois en ce moment, c’est parce que Georges tombe. Ma passion s’exaspère, et mon besoin de la comprendre, et ma soif de l’utiliser… » Il se souvint du dernier chapitre de l’histoire de Saint-François. Des hommes, après sa mort, s’étaient battus sur son cercueil pour s’emparer du cadavre. Et, dans les siècles qui suivirent, le génie italien avait éclaté avec d’autant plus de puissance, que l’orgie meurtrière avait plus déchiré les mœurs. L’épouvante et l’orgueil s’étaient élancés côte à côte, comme pour conquérir à l’homme quelque équilibre perdu. Il y a bien celui du canard. Celui de l’aigle, volant du côté de la foudre, est un peu plus près du soleil.

Il sortit. Le jour était de braise ardente. Derrière la ville, un pic de pierre gravissait l’azur dans le feu. Tant de douceur, dans ce lieu terrible… Le contraste le poursuivait. Pas d’eau, pas de feuilles, pas un oiseau, là où le tendre anachorète avait pris pour confidentes l’eau, les feuilles, sifflé pour charmer les oiseaux. Il faillit écraser du pied une vipère qui dormait sur une roche. Quand François l’appelait, la vipère venait aussi. Dante, rouge d’enfer, était l’ami de Giotto, tout nimbé des ailes des anges. Angelico, Masaccio, l’âme ouvrant à la forme, sans en dévoiler le mystère, l’accès du ciel, l’énergie virile tendue à arracher à la forme son plus redoutable secret, venaient ensemble dans l’Église et se heurtaient au parvis. Sforza, Vinci, le plus sauvage instinct, la plus divine intelligence, collaboraient. Raphaël et Buonarotti se rencontraient sur une cime après avoir traversé pour l’atteindre, l’un des prairies pleines de fleurs, l’autre un formidable désert… Sur le petit ermitage de terre, une énorme église de marbre écrasait l’espoir.

Il resta là huit jours, cherchant le sommeil, la paix du cœur, en proie à un délire d’intelligence qui le précipitait sans merci, sans arrêt, des certitudes les plus consolantes aux doutes les plus cruels. Il allait seul par la campagne, sombre de flamme fixe à pic. Quand il trouvait quelque fontaine, il y regardait son visage, dont l’expression violente et volontaire l’exaltait. Il enfonçait son front dans l’eau froide, et, quand il l’en sortait, il s’en allait plein d’une angoisse étrange parce que l’eau froide, agitée, ne lui renvoyait plus de lui qu’une image confuse. Nu-tête alors, il laissait le soleil sécher sa face, et la poussière, de nouveau, poisser ses cheveux mouillés. Ailleurs, on l’eût pris pour un fou. Ici, on le laissait errer à l’aise. Il allait à la Portioncule demander à un Franciscain, tout riant et gazouillant, de lui parler de saint François. L’autre ne se lassait jamais de lui conter la charmante aventure, les dialogues avec les oiseaux, de lui montrer les roses sans épines, de le conduire à un figuier où crissait une cigale, la même qui donnait au saint des conseils. Il vit, dans un tombeau étrusque, des figures grimaçantes, l’innombrable aspect de la mort. Il fut témoin d’une idylle adorable entre un couple de scorpions. Il vit les approches troublantes, les grâces, l’émoi, l’aveu. Quand le mâle eût conquis la joie, la femelle perça son cœur.

VII

Il parcourut Rome à pied, en tous sens. La ville formidable lui apparut comme un sépulcre ancien, partout fissuré par la poussée des plantes. Sous ce couvercle de granit posé sur un désert, la passion, depuis vingt siècles, avait germé trois fois, brisant les arcs cintrés, les pierres cimentées, les voûtes, dans un titanique effort. Les aqueducs qui portaient, à travers la campagne morte, l’eau vivante des sources à la république de fer, l’œuvre de Michel-Ange après, lui semblèrent les symboles mêmes de l’esprit toujours victorieux de l’inertie matérielle. Le combat contre la fatalité et la nature était lisible partout, dans le geste démesuré des colosses de la Sixtine, la dictature de Moïse, les arches gigantesques qui enjambaient les champs de cailloux et les marécages comme les pas irrésistibles de quelque monstre primitif. Encore la guerre. Pourquoi, ayant à vaincre l’immobilité du monde et de la loi, l’homme, entre temps, égorgeait-il celui qui marchait près de lui sur la route, vers le même horizon ? Il ne comprenait pas… Mais un jour qu’il visitait les chambres de Raphaël, il sut pourquoi ce style social reposant sur tant de cadavres, avait creusé dans l’imagination des hommes de si profonds sillons, qu’ils lui obéissaient encore, après deux mille ans. Il vit la fresque d’Héliodore, la Messe de Bolséna, l’arabesque qui lie les gestes, entraîne dans sa courbe sinueuse les bras qui supplient ou menacent, les fronts qui dominent et les visages prosternés, et fait entrer d’un bloc la grâce et la terreur dans l’harmonie vivante d’un esprit. L’homme résiste à l’homme sur la route même qu’ils suivent, parce qu’ils ne vont pas du même pas. L’un fixe la poussière et l’autre la colline ardue, un autre un astre dans le ciel. Que de morts ! Que de ruines ! Des milliers d’assassinés. Rien n’est intact. Les fresques s’écaillent. Les cirques sont éventrés. L’Italie, deux fois, trébuche au moment de toucher le faîte. Qu’importe ? Rien n’aboutit, qui vise à arrêter la loi dans la formule pour toujours. Ce qui est grand, ce n’est pas de fixer la vie, c’est de déployer l’énergie et l’amour qu’il faut pour l’ordonner une minute. Le style est la seule conquête, il brode sur le néant. La vie s’étale, envahit, se nourrit de son propre sang, s’y noie, sans monter ni se définir. Le style l’endigue et la sculpte, haussant chaque fois son niveau. Hors l’Histoire, hors le Poème, tout est fumée, ouate et cendre. Quelque nom qu’on donne à Dieu, fût-ce négation ou doute, il est cruel, s’il est vivant.

Il sortit du palais, poursuivant par les rues et les places le fantôme de son esprit. Comme il advient toutes les fois qu’un renouvellement s’effectue dans l’intelligence, sa pensée redevenait obscure. Tout organisme embryonnaire hésite à s’affirmer. Ce soir de juin, l’ombre même était étouffante. La lourde poussière de Rome, soulevée par le vent du sud, tournoyait. Il alla s’asseoir sur la margelle de marbre de la fontaine de Trèves. Des gamins, pieds nus, y couraient. Quelque fraîcheur venait de ces eaux abondantes, qui faisaient un tumulte clair. L’ombre des palais d’alentour, brassée par les masses liquides que versent sans arrêt les vasques et les conques de bronze, y roulait en volumes pourpres. Les yeux de Pierre erraient, sans voir. Cependant, comme ils s’étaient fixés sur une écorce d’orange qui flottait, tantôt noyée dans les remous, tantôt poussée par un courant et voguant droit comme une barque, ils la suivirent jusqu’à l’autre bord, en face de lui. Une ombrelle blanche essayait de l’attirer contre la berge. Il remonta jusqu’à la main, jusqu’au bras nu. Une femme en toilette claire était penchée sur l’eau rouge. Sa grande silhouette y dansait. Il eut, il ne sut pas pourquoi, une étreinte légère au cœur. Il fit le tour de la fontaine. Près d’elle, toujours penchée, un grand chapeau de feutre clair lui dissimulant le visage, il se courba en deux sur la margelle, saisit l’écorce au vol, la lui tendit, pendant qu’elle se dressait en riant. Clotilde Esperandieu, plus belle qu’il ne l’avait jamais vue, était devant lui.

Elle ne sembla pas surprise qu’il fût là. Elle lui expliqua qu’elle était arrivée à Rome depuis quelques jours et qu’elle l’y cherchait un peu. Elle n’était pas retournée en France avec son père et sa sœur. Elle avait eu du chagrin de céder à leurs instances, se rendant compte pourtant que deux femmes suffisaient autour d’un blessé, ayant d’ailleurs besoin de bouger, de changer, de voir, d’échapper à elle-même. Elle avait suivi, depuis Lucerne, à peu près le même chemin que lui. Elle était restée quinze jours à Milan et à Florence. Une semaine plus tôt, à Assise, elle avait lu le nom de Pierre sur le registre d’un hôtel. On lui avait appris qu’il était parti pour Rome. Elle s’attendait à l’y voir.

Georges ? Il avait un bras de moins. On essayait de sauver l’autre. Pour ses yeux, on ne savait pas encore. On avait été obligé de lui couper la jambe droite, que la gangrène prenait. Sa vie n’était plus en danger. Mme Chambrun, Élisabeth, étaient encore près de lui. Elles habitaient chez un paysan, dans le village voisin… Richard ? Il était toujours en mission, ses nouvelles se faisaient plus rares. Quand elle dit son nom, sa voix s’étrangla, elle eut une contraction des artères, elle pâlit.

Pierre la regardait, tandis qu’elle expliquait ces choses. Le souci, l’insomnie, l’énervement de l’attente embellissaient encore la merveilleuse créature. Ses paupières étaient meurtries. Le ton d’or de la peau devenait plus égal, mat et mâché, comme une pêche mûre. L’œil gris, sous la pénombre du chapeau, s’allumait de flammes sombres que voilaient d’ombres transparentes les lueurs des cheveux cuivrés. Une robe de tussor la sculptait comme une draperie, portant, sur la ceinture haute, les seins libres de tout corset. L’échancrure du corsage découvrait leur globe naissant, chaque spasme du cœur en accusait la courbe, gonflait d’ondes musculaires le cou. Sous la nuque, qu’elle inclinait, des frisures puissantes se tordaient, emperlées à la base de gouttelettes de sueur. Pas de gants, pas de bagues. L’alliance seule, chaude sur la grande main pâle. Les bras lourds étaient nus jusqu’au-dessus du coude. Une odeur profonde montait d’elle, une odeur de fruit et de pain.

Ils marchaient côte à côte. La liberté de la rue italienne les mettait en amitié. Elle attendait visiblement qu’il lui parlât d’Élisabeth. A deux ou trois reprises, elle avait prononcé son nom, glissant chaque fois un regard vers le jeune homme qui, chaque fois, avait eu une contraction de la bouche, un froncement du sourcil. Il vit qu’il pouvait tout lui dire. Et il se décida, vida son cœur. Elle écoutait avec une sorte d’ivresse. Une souffrance analogue à la nôtre n’est pas un soulagement, c’est une volupté pour nous. Tout ce qui met en communion délivre. Deux êtres se mêlent. L’espérance et la force les soulèvent en même temps.

— Pierre, il faut vous réconcilier. Il faut qu’Élisabeth soit votre femme.

— Je le veux, Clotilde. Elle m’aime, et je l’adore.

— Alors ?

— J’ai vaincu mon orgueil. Je le lui ai dit à Lucerne. Je le lui ai écrit depuis cinq ou six fois. Elle ne répond pas. C’est son orgueil qu’il faut vaincre, et vous m’aiderez.

— Je vous aiderai. Il faut qu’elle soit votre femme. Je ne veux pas qu’elle reste fille. Et c’est vous qu’elle aime. Elle n’épousera que vous. Si vous la quittez, elle meurt à la vie. Elle ne sait pas ce qu’est l’amour. Elle souffre, parce qu’elle vous aime. Mais aimer, ce n’est pas savoir ce qu’est l’amour. Elle ignore l’amour. Si elle savait ce qu’est l’amour ! » Elle avançait comme un navire, déployant les épaules, balançant le buste, avec une démarche ondoyante d’une telle noblesse que Pierre s’effaçait à tout instant pour la laisser passer devant lui dans la cohue et admirer ses mouvements.

— Pierre, songez à la vie d’une femme qui n’a jamais connu l’amour. La vie n’a pas d’autre but que l’amour. On vit une seule fois, une seule ! Et il y a des êtres qui traversent cette unique aventure sans pénétrer son unique mystère ! C’est horrible. Avez-vous jamais songé à quel point c’est horrible ? Une plante sur un caillou, quand autour c’est l’eau, c’est la terre ! Une cloche de verre au-dessus, quand au delà c’est la lumière et l’air ! Se dessécher, brûler ses cendres même… Et on a divinisé la vierge !… » On eût dit une déesse irritée. Elle marchait à grands pas. Sa face s’empourprait de sang, elle secouait ses épaules, sa poitrine dure tremblait.

Pierre n’avait jamais vu si loin. Il n’avait jamais essayé de voir si loin. Il trouvait que la femme vierge représentait une valeur sociale médiocre, et peut-être là seulement se trompait-il. Le charme des vieilles légendes et l’égoïsme masculin lui avaient toujours masqué la monstruosité du phénomène. Il vit passer dans sa mémoire des êtres racornis, d’aigres silhouettes, entendit des propos de vinaigre et de fiel. Ce seul corps étranger dans l’universel échange ! Cette aride solitude au centre du monde vivant ! Il gémit. Élisabeth lui était apparue, à Lucerne, déjà flétrie, faute de l’espoir confus de subir son embrassement. L’attente de l’amour suffisait à charger les femmes de lumière, à les emplir de sucs et de chaleur. Il vit cette descente épouvantable dans la nuit, d’un être sorti de la nuit et traversant le jour unique, aveugle de tous ses sens. Il se sentit prêt aux plus pénibles sacrifices, même celui de ses idées, pour tenter d’empêcher cela. Et comme il aimait, ce lui fut très facile. Un attendrissement puissant lui fit saisir la belle main qui, près de lui, avec des gestes admirables, objurguait, maudissait, caressait l’espace. Il la baisa longuement, dans la rue, devant les passants jaloux et charmés. Clotilde lui sourit, les lèvres encore tremblantes. Le pacte était conclu.

Ils se virent tous les jours. A chaque fois, ils s’attendaient avec une fièvre croissante. Ils étaient atteints tous deux du vertige des confidences qui jette au-devant l’un de l’autre l’homme et la femme inassouvis. Chacun d’eux recherchait la volupté poignante de découvrir dans l’autre le drame et les circonstances du drame qui étaient en lui. Ils se faisaient de ces aveux qu’on ose à peine dans l’alcôve. Leurs deux ardeurs, depuis tant de mois refoulées, jaillissaient d’eux comme des flammes, qui léchaient l’autre et le laissaient haletant. Une tierce présence, quelle qu’elle fût, les gênait. Dans un lieu public, ils se parlaient à voix basse, sans cesser de se regarder. Ils promenaient leur innocence dans les ruines, dans les musées, dans les églises, dans les sombres jardins de lauriers et de buis qui ceignent la ville funèbre d’une couronne de deuil. Des cygnes blancs y glissent sur l’eau morte à l’ombre des pins parasols. Des cyprès s’élancent, noirs et purs. Il y a des bancs de marbre blond sous l’ombre des roses, dont l’odeur est mortelle, les jours d’été.

Un jour — ils s’étaient rencontrés deux semaines auparavant — ils allèrent voir Michel-Ange. Clotilde ne le connaissait pas. Pierre n’avait pas mis les pieds à la Sixtine depuis l’heure même qui suivit son arrivée dans la ville. La formidable symphonie les transporta. Deux heures durant, ils circulèrent sous la foudre. Ils étaient presque seuls, seuls à certains moments. Il lui prenait la main, le bras, il la saisissait aux épaules pour l’entraîner dans son admiration. Le tonnerre roulait sans cesse. Le drame de la création ouvrait, fermait, obscurcissait, illuminait les cieux. La couleur unanime, rousse et argentée de la composition géante, faisait ruisseler sur la voûte comme une poussière d’étoiles. Ils assistaient aux premiers jours. Dieu volait au milieu des astres. La voix des prophètes tonnait. Toute nue, l’humanité désespérée avait beau travailler le sol, tendre aux petits ses mamelles gonflées, le déluge déferlait sur elle. La rame de Caron frappait, Abraham levait le couteau sur son fils, et les femmes sciaient la tête des héros. « Voyez, Clotilde ! Dieu rôde dans la création, cherchant un mauvais coup à faire. » Ils s’étaient arrêtés au-dessous du drame central, quand le talon de Dieu broie l’innocence de l’homme. « Voyez, voyez, Clotilde ! Voyez l’ange, celui qui chasse Adam et Ève du jardin. Michel-Ange a refait la Genèse. L’ange sort de l’arbre même, il est l’une des têtes du serpent. La tragédie est dans l’innocence elle-même, la connaissance peut refaire l’ingénuité. L’homme ne sortira pas de ce cercle. Il est fermé comme l’orbite des planètes. L’homme souffre dès qu’il apprend, dès qu’il apprend il crée, dès qu’il crée il jette dans le monde un mode nouveau de sentir, un mode nouveau de souffrir, un mode nouveau de créer. Il saigne, et le germe futur naît dans la blessure même. L’homme est un monstre sublime qui marche, son sang aux genoux, vers une destinée qu’il ignore, et qui fuit toujours… »

Clotilde était pâle. Elle serrait avec violence la main qui serrait sa main.

— Toujours, toujours l’amour, dit-elle. Pourquoi est-il la tragédie centrale, pourquoi la Bible et Michel-Ange l’ont-ils choisi pour incarner le symbole de la vie même ? Tout tourne autour de lui dans cette voûte. Il est partout.

— Lui et la guerre. Voyez, de la Création au Jugement, le carnage règne ! Le Christianisme, lancé contre l’amour et la violence, a redoublé la violence et l’amour. L’amour, la guerre. Supprimez l’un. L’autre s’éteint. Et la mort règne. Clotilde, dites-moi pourquoi la guerre étant la fille de l’amour, c’est-à-dire de la femme, la femme est presque toujours, dans le monde, la plus acharnée contre la guerre. Tout n’est que contradiction.

Ils se turent. Ils se tenaient toujours la main, allant de long en large et levant parfois la tête en silence vers le plus haut poème humain… Pierre, le premier, s’arrêta. Et il parla à voix presque basse, avec l’innocence terrible de l’homme revenu aux portes de l’Éden :

— Clotilde, il n’y a que l’amour. Le drame guerrier n’est rien à côté du drame de l’amour. L’action, la pensée, la guerre elle-même, tout n’est que procédé imaginé par l’homme errant dans sa propre solitude pour donner le change à l’amour. L’amour, c’est l’art. L’art complet. Il est musique, par la voix, par les inflexions et les timbres de la voix, par les murmures, les cris, les chants, par les sanglots, par les pas qui approchent, par les gémissements et les rires de la possession. Il est poésie par le souvenir et l’attente, et l’enthousiasme et la fièvre, et la souffrance, les regards intérieurs qu’il ouvre, les paysages qu’il évoque, les paysages profonds du monde imaginaire et la germination des fleurs et des ronces dès qu’il apparaît. Il est architecture par la majesté et la logique de sa taille et de sa structure, le monument dont il emplit un horizon qui s’absorbe en lui tout entier, accourt de toutes parts pour définir ses relations avec les maisons, les routes, les arbres, la mer, le ciel. Il est sculpture par les profils essentiels qu’il dessine dans l’espace, le torse, le cou, les bras, les jambes, le crâne, les plans qui arrêtent, modèlent, modulent, subtilisent le désir. Il est peinture par la lumière qui l’épouse, les passages secrets qui la distribuent et la nuancent, les reflets et les ombres que le jour et le soir combinent avec les forces intérieures et les mouvements, le sang qui flue ou se retire, le mystère, dans la pénombre, d’un œil qui luit, des cheveux qui tordent leurs lueurs où saigne une fleur écarlate, les tons fauves ou pâles de la chair dont la demi-clarté ondule, les ombres chaudes qui s’amassent aux centres de la volupté. Il est danse. Il n’avance jamais qu’en secouant dans ses deux poings des myrtes ensanglantés. Il est danse. Voyez sa démarche, voyez la poitrine dressée, le balancement des reins, l’émoi, l’orgueil, l’enivrement du geste, la gorge qui se gonfle, la chevelure secouée, la bouche tremblante, la lente ondulation du ventre aux moments les plus sacrés… Pardon, je bafouille… Tout cela ne s’exprime pas. Cela se vit. Rien de cela n’est séparé. Danse, architecture, peinture, poésie, sculpture, musique se pénètrent dans l’amour même par des lignes, des passages, des mouvements qu’on ne voit pas. L’amour est tout cela ensemble chaque fois que nous le rencontrons. Le son de la voix et du pas dansent, même quand on n’entend ni la voix, ni le pas. L’amour danse, même immobile. Il chante et pleure, même muet. Même dans la nuit absolue, il se colore et se construit. Il élève le plus vulgaire aux plus grandes hauteurs lyriques… Il est l’art lui-même, vous dis-je. L’artiste, c’est celui à qui l’amour manque ou plutôt l’image inouïe qu’il s’est faite de l’amour et qu’il poursuit ou complète avec l’arme qu’il trouve en lui, la forme, la couleur, le son, le volume, le mouvement… Si Michel-Ange avait rencontré sur sa route une femme capable de réaliser la sculpture, l’architecture, la peinture, la poésie, la musique et la danse en des images fuyantes et sans cesse renouvelées qu’il eût saisies chaque jour imparfaitement en elle, sa solitude eût été si peuplée qu’il n’aurait pas créé. Il n’en aurait pas eu besoin… Mais peut-être n’y a-t-il pas de femme aussi puissante que cela ? Peut-être y a-t-il des artistes assez puissants pour vaincre même une femme aussi puissante que cela ?

Pendant qu’il disait ces choses, ils étaient sortis du palais. Ils se trouvaient de nouveau dans la rue, la rue ardente d’Italie, silencieuse presque, où il n’y a pas de trottoirs, où le flot roule sur les dalles, et là ils se sentaient tout à fait seuls. Ils se tenaient encore par la main. Plus tard, ils se souvinrent qu’ils avaient croisé un régiment — la guerre venait d’éclater entre l’Italie et l’Autriche — , que la foule jetait des fleurs, qu’il y avait des fleurs et des feuilles dans le canon des fusils. Pierre avait parlé, à voix haute, comme à lui-même :

— Ce peuple est passion, tout entier. Il définit la vie même. Sans lui, on ne comprendrait rien. On le dit peu militaire. C’est possible. Pourtant il se bat. C’est qu’il est passion. C’est qu’il porte en lui la guerre, même quand il ne l’aime pas, même quand il ne la veut pas, même quand il ne la fait pas.

Ils avaient suivi les rives du Tibre, traversé le Monte-Citorio, gagné la place Colonna. Devant la colonne Trajane que dorait la lumière déclinante, une jeune femme chantait. Ils s’arrêtèrent, toujours se tenant par la main. Elle chantait une chanson d’amour, banale probablement, mais ils ne le surent pas. Elle était presque immobile, les bras pendants. Son visage, osseux, accentué, était levé, le menton en avant, pour que la voix sortît plus forte. Elle était profonde, cette voix, très pure, avec des accents dramatiques, des déchirements rauques, de larges ondes frémissantes qui semblaient une eau souterraine émergeant d’une terre en feu. La lumière du soir sculptait d’ombres et de lueurs le masque tragique. La bouche s’ouvrait toute noire, les joues, le front luisaient comme un marbre caressé de flamme, les yeux sombres brûlaient au fond des orbites immenses dont les ténèbres noyaient les bords.

— Voyez, Clotilde ! Tout le malheur, toute la grandeur de l’homme éclatent dans ces traits. L’âme qui est au-dedans épouse la lumière au niveau des plans solides et des creux où l’obscurité s’accumule. Que de meurtres, que d’amours, que de sacrifices, que d’énergies intransigeantes, que d’orgueil, que d’épouvantes maternelles les hommes n’ont-ils pas entassés depuis cent mille ans pour que deux promeneurs puissent saisir, sur les traits d’une chanteuse, l’union indissoluble de la tragédie et de l’art… Nous sommes d’accord avec elle. Nous sommes faits des mêmes drames qu’elle. Elle et nous justifions la guerre. Les clartés et les ombres de son visage sont dans nos cœurs et le sien…

Ils l’écoutèrent jusqu’au bout, serrés l’un contre l’autre. La foule gardait le silence. La voix ardente, venue des profondeurs les plus lointaines de l’humanité disparue, précipitait l’humanité présente dans l’aventure impérissable. Elle vivait passionnément l’immortalité fraternelle de la souffrance et de l’espoir.

Sans le savoir, sans mot dire, ils montèrent jusque chez Pierre, qui habitait près de là. Clotilde se laissa tomber sur un fauteuil. Pierre était debout devant elle. Elle haletait. Il voyait battre sa poitrine. Son buste était renversé, sa tête s’appuyait sur le dossier du fauteuil. Elle avait jeté son chapeau. Ses cheveux entouraient sa tête d’obscures lueurs enlacées. Ses paupières étaient closes. Sa bouche, où le bord des dents luisait, était entr’ouverte et tremblait un peu. Ses deux bras nus s’abandonnaient, les mains ouvertes, la paume en l’air, reposant sur les genoux. Il ne sut pas qu’il s’agenouillait devant elle, posait sa bouche sur ses mains. Elle ne sut pas que ses mains l’attiraient vers sa bouche à elle, qui restait entr’ouverte. Elle ne releva pas ses paupières et sa tête ne bougea pas. Ils étaient innocents. Il la prit dans ses bras. Il l’emporta avec une force héroïque. Il ouvrit les yeux pour la voir. La bouche était toujours béante, mais crispée, les narines dilatées, les paupières bleues, les muscles fiers du cou tendus. Elle gémissait faiblement. Des larmes coulaient sur le visage auguste, et la houle des pleurs et la houle du plaisir roulaient ensemble dans le torse qui ondulait comme la mer.

VIII

Quand Pierre ouvrit les yeux, réveillé par le bruit des rues, des chambres, le va-et-vient des couloirs, il pensa tout de suite à ce qui s’était passé la veille. Bien qu’il eût dormi d’un trait, il sut que pendant qu’il dormait, quelque chose était resté suspendu sur sa conscience, qu’il s’était réservé d’examiner à son réveil. La sœur d’Élisabeth était devenue sa maîtresse. Il n’eut d’abord aucun remords, mais une sorte de surprise. Il aimait Élisabeth. Il avait pour Clotilde une amitié très vive, faite de sympathie pour sa générosité naturelle et d’admiration pour sa beauté. Elle adorait son mari qu’il estimait beaucoup lui-même. Pourquoi avaient-ils succombé ?

Ils étaient innocents. L’avait-il désirée ? Il ne s’en souvenait pas. Quinze jours, ils avaient eu l’un pour l’autre une amitié ardente dont l’un et l’autre avait besoin. Quinze jours, ils n’avaient pu se passer l’un de l’autre, parce que l’un cherchait dans l’autre le complément de la solitude intérieure qui l’obligeait à poursuivre un fantôme capable de la peupler. Elle avait pleuré au cours même de leurs étreintes, et comme il lui demandait pourquoi, elle avait répondu :

— Je l’aime.

— Qui aimez-vous ?

— Richard.

— Pourquoi vous êtes-vous donnée ?

— Je ne sais pas. Je n’avais pas l’amour, dont je vis, quand il est là. C’est vous qui étiez là. Quand vous me reprendrez, je pleurerai.

— Pourquoi ? Vous regrettez ce que vous avez fait, Clotilde ?

— Non.

— Vous m’en voulez ?

— Non.

— Mais pourquoi m’avez-vous choisi ?

— Je ne vous ai pas choisi. Nous étions dans un tourbillon. Tous deux, nous cherchions l’amour. Vous parliez. Vous êtes enthousiaste. Vous êtes fort. Je n’ai pas compris. Je n’ai pas lutté… J’étais comme une morte… Je ne sais pas !

Il avait senti dans sa chair même la saccade de ses sanglots. Il frémit. Il ferma les yeux. Le lit était encore imprégné d’une odeur puissante. Les bras étendus, à plat ventre, il la recueillit longuement. Il revit le corps illustre illuminant de grandes vagues fauves le crépuscule qui dorait la chambre à travers les rideaux tirés. Une douleur voluptueuse frissonna le long de sa moelle. Il mordit les draps. Il fouailla sa mémoire, afin qu’elle n’oubliât rien. Il l’entoura cruellement d’images précises. Le désespoir sensuel l’emplit de sa grande marée. Il sentit qu’il ne devait plus voir Clotilde, il se demanda s’il serait assez fort pour ne plus la voir, il souhaita de ne pas l’être. Et comme il souffrait de se dire qu’il ne l’aurait plus, le remords de souffrir à cause de cela envahit en vagues pressées la souffrance physique du regret et du souvenir.

C’était un visuel. Et il n’y avait point de sa faute si sa culture imprégnait tout son être au point de mêler les visions de l’art aux visions de la vie, de les fortifier les unes par les autres et de les précipiter plus profondément solidaires dans son imagination. Avec son ventre raviné, ses seins rigides, un peu bas, ses bras héroïques, avec les muscles de son cou tendus de la poitrine au crâne, ses yeux fermés, sa grande bouche, son visage dramatique, la torsion de son torse dans la volupté, elle lui rappelait les femmes de Michel-Ange. Il avait possédé la Nuit. Il ne la posséderait plus. Il avait serré dans ses bras un être qui souffrait dans le plaisir même et réunissait dans la tragédie amoureuse l’esprit de Dieu à la forme terrestre, un être tel que seul le génie d’un héros peut en bâtir de pareils. Et désormais, il promènerait par le monde le désespoir immense que cela ne fût jamais plus. Où était la force ? Dans l’enfer du renoncement ou dans l’enfer de la conquête ? La guerre à soi. La guerre aux autres. Un homme antique eût marché dans le sang des autres. Un chrétien marché dans le sien. L’un au risque de mourir. L’autre au risque de ne pas vivre. Voilà le choix.

Et pourtant, il ne l’aimait pas ! Il aimait Élisabeth. Il n’eût pas voulu lier sa vie à celle de Clotilde. Mais ne plus l’avoir ! Chaque fois qu’il les opposait l’une à l’autre, une grande onde de douleur, suivie d’une sueur subite, tordait son être, et il étreignait ses draps. Il cherchait l’odeur ardente, pour souffrir plus. Ce n’était pas assez, il voulut souffrir davantage. Il évoquait l’image de la fiancée, leur dernier baiser à Paris, la veille de la rupture, leur rencontre à Lucerne. Et il lui revint aussitôt ce que Clotilde lui avait dit d’elle, qu’il fallait qu’il l’épousât.

— Je ne veux pas qu’elle reste fille.

L’élancement devint intolérable, parce que cette idée s’associa brutalement au souvenir de la gloire charnelle de la sœur d’Élisabeth. L’une ou l’autre. Il était trop pur pour que ce fût l’une et l’autre. A moins qu’il ne fût pas assez fort…

— Je dois fuir. Où aller ? La guerre…

Qu’était la guerre, auprès de la torture qu’il sentait ? Jamais il n’avait tant souffert depuis le début de la guerre. Et jamais, depuis quinze heures, il n’avait tant vécu. La guerre… Il refit son ardent voyage, Bologne, Sienne. Assise. Il revit sourdre le sang d’entre les dalles des cités. Des cités libres, qui avaient jeté le monde dans la voie de la conquête déchirante de l’individu. La guerre… Il connaîtrait le drame humain dans sa totalité, dans son ensemble, puisque l’occasion sacrilège en était offerte aux humains. Il connaîtrait pour s’accroître, pour féconder l’avenir. Il irait, avec tous les autres, arroser de sa sueur sanglante la terre toujours ingrate où pousserait un pain qu’il ne mangerait pas. Il se leva, presque joyeux, délivré d’un poids formidable. Il partirait le jour même pour la France, pour là où on se battait.

Il courut ouvrir les rideaux, derrière qui les croisées ouvertes lui montrèrent de nouveau le paysage immortel, les grandes façades rigides, la colonne triomphale, les collines amères où le noir feuillage poussait. Clotilde peuplait ce paysage, et soudain il la vit partout. Un spasme le terrassa. Il s’écroula sur le fauteuil où elle était tombée la veille, et s’en souvint. Il se courba, les coudes aux genoux, roulant sa tête entre ses mains. Et le cercle de la torture recommença à tourner. Jusqu’à ce qu’il fût arrivé au point où Élisabeth lui était apparue et où l’idée de la fuite vers la guerre avait surgi.

Il sentit qu’il devait accrocher à ce projet sa résistance. Et il commença par s’interdire de discuter les idées qui le délivraient. Il se dit : « Je suis riche. Je voyage. J’apprends. De pauvres gens tombent chaque jour par milliers pour protéger ma richesse, pour couvrir mon voyage, pour accroître mon savoir. Et parmi ces jeunes gens, le frère… » Il eut un spasme, il pensa vite, pour ne pas s’y arrêter. « Pendant qu’un ami meurt, peut-être, je prends sa femme, et s’il n’est pas mort après la guerre, je lui serrerai la main, s’il consent à prendre la mienne. » Encore une image cruelle qu’il repoussa. « Ma fiancée me méprise. Si elle savait ce qui s’est passé ici, je la dégoûterais. Et quand elle veille son frère, elle doit me haïr. » Il chercha autre chose. « Tout le monde est stupide, tout le monde ergote sur les aspects et les prétextes de la guerre, nul ne la regarde fixement. Le sentimentalisme imbécile et féroce du patriote m’écœure. Le simplisme puéril du pacifiste m’exaspère. Nul ne voit qu’un monde naît, qu’il faut aider à le faire naître, par n’importe quel moyen, pourvu qu’il naisse… Les accoucheurs emploient le fer… » Il s’en voulut de l’argument physiologique. Il chercha de nouveau : « Que faisait Chambrun à Lucerne avec les hommes en chapeau vert ? Des affaires ?… Il paraissait bien peu pressé que la guerre cessât. Il mange la chair de son fils. Et il engraisse. Moi, je veux que ça finisse. Mais la guerre peut-elle finir autrement que par la guerre ? Chambrun l’allonge. Le pacifiste aussi. Si j’accrois la force d’un groupe, la force de l’autre décroît, la guerre s’abrège… Je pars !… »

Il se leva, il se mit à sa toilette. De temps à autre, un élancement douloureux l’arrêtait, fixait son esprit. Et parfois il devait s’asseoir pour souffrir plus à son aise. A un moment il se dit que Clotilde, qui était partie dans la nuit sans dire quand elle reviendrait, pouvait entrer d’une minute à l’autre. La lutte, alors, prit une forme nouvelle. Il faisait durer sa toilette, ou la pressait. Comme il allait l’achever, il eut un remous violent dans les veines. Des bruits de pas, des bruits de jupes s’arrêtaient devant chez lui. On frappait. Il courut ouvrir, bouleversé. Ce n’était qu’une lettre.

Il reconnut l’écriture, et son émoi changea d’objet. Élisabeth lui écrivait. L’enveloppe portait l’adresse même de l’hôtel. Il sut ainsi qu’elle répondait aux lettres que Clotilde et lui-même lui écrivaient depuis quinze jours…

« Mon Pierre, pardonne-moi. C’est toi qui as raison. Je t’adore. Georges n’a plus de bras. Il n’a plus qu’une jambe. Il est aveugle pour toujours. Voilà ce que la guerre a fait de ce petit. Il paraît que la guerre a pour but d’assurer aux enfants une vie heureuse et ce sont précisément les enfants qu’on livre à la guerre. Explique-moi cela, mon Pierre, toi qui sais tout.

« Tu as raison. Je ne sais comment j’ai pu vivre ainsi près d’un an à la porte de l’abattoir, sans en sentir l’odeur. La machine à tuer arrive. On lui jette de la chair fraîche. Et c’est nous, les sœurs, les fiancées, les femmes, les mères même, qui la lui jetons. C’est ignoble. Je ne veux plus. Comment ai-je pu le vouloir ? Il faut donc que ce soit notre chair à nous, celle qui est plus à nous que la nôtre, celle du frère, du mari, du fils, pour que nous comprenions ? J’ai compris, tout d’un coup. J’ai compris quand je l’ai vu sans bras, sans yeux. J’en avais vu mille autres avant. Mais ça n’était pas lui. Je ne croyais pas que ce qui arrivait aux autres pût lui arriver à lui. Et ça lui est arrivé !

« Il est là, près de moi. Il ne dit rien. Sa tête est renversée en arrière, comme s’il cherchait le jour. Il faut le lever, il faut le coucher. Il faut l’habiller. Il faut le faire manger bouchée par bouchée, et comme il ne voit pas la cuillère, la fourchette, lui dire d’ouvrir la bouche. Il faut le promener, et comme le moignon de la cuisse n’est pas encore fermé, qu’il n’a pas de pilon, qu’il ne peut se servir de béquilles, puisqu’il n’a plus de mains, le pousser dans une voiture. Il faut le porter aux cabinets, venir l’y reprendre. Je ne puis te dire, mon Pierre. Lui ne parle presque pas. On ne sait pas ce qu’il pense au fond. Quelquefois il me demande, ou à maman, de mettre notre visage sur sa bouche, et il nous embrasse. Quelquefois, il me dit de me mettre contre lui et il pose sa tête sur mon épaule, et les moignons de ses bras remuent, comme s’il voulait me serrer. C’est affreux, c’est affreux, mon Pierre ! Et je ne veux pas pleurer, j’essaie d’être gaie, pour lui. Mais j’ai peur de l’être trop et que cela l’attriste. Et maman remercie le ciel.

« Mon Pierre, reste où tu es. J’irais t’y rejoindre, si je n’avais mon frère, mon enfant infirme, à soigner. Mais un jour, la guerre finie, nous pourrons tous nous réunir. Reste où tu es. Je ne veux pas qu’on fasse de toi ce qu’on a fait de lui. Tu as raison. Tu montres plus de courage en refusant de te laisser tuer ou mutiler pour célébrer le culte d’une idole qu’en consentant à te battre pour assurer le règne de ses prêtres. Reste où tu es. Apprends, grandis, améliore-toi par la lutte intérieure et l’apostolat pour la paix. Je t’adore. J’ai reçu toutes tes lettres. Si je n’y ai pas encore répondu, accuses-en ma vanité. Mes yeux ne se sont pas ouverts d’un coup, je t’en ai voulu d’avoir raison. Pourtant, je souffrais de ne pas répondre. Et maintenant, je veux t’écrire tous les jours. Je serais la plus heureuse des femmes qui sont sur la terre — ceci n’est pas difficile, hélas ! — si Georges n’était pas crucifié. Pourtant, j’ai honte de le dire, je suis moins malheureuse qu’avant, puisque je t’ai reconquis. Je sais que tu me pardonneras ce que je te dis là. Tu es trop humain pour ne pas en sentir l’humanité. Je souffre, mais je suis heureuse. L’amour est le plus fort, vois-tu, et je le savais bien. Même si ce qui est arrivé n’avait pas changé mes idées, je sentais que nous nous retrouverions, que je serais ta femme. L’amour est le plus fort. Je t’aime. »

Pierre jeta un regard sur la ville. Dans les ruines, les jardins, près des fontaines, là où se promenait dix minutes avant le fantôme de Clotilde, il vit celui d’Élisabeth. Une joie puissante le rendit soudain à lui-même. Mais comme il goûtait cette joie et en cherchait la cause, il sentit tout de suite que cette joie ne vivrait pas s’il revoyait Clotilde, s’il ne partait à l’instant. Il sentit qu’il ne retrouverait Élisabeth qu’à condition de lui désobéir, d’aller prendre part à la guerre. En cultivant son angoisse, il exaspérerait son amour. S’il restait, au contraire, Élisabeth serait trop calme et Clotilde trop proche… Pas une minute il ne voulut discuter les idées mêmes de la lettre. Il ne savait pas au juste si elles étaient encore les siennes, il réservait cette question. Pour le salut et le bonheur futur de tous, il fallait qu’il allât se battre. Il partirait donc tout de suite, avant que Clotilde ne vînt.

Il partit tout de suite. De la gare même, après une lutte courte, mais très dure, il écrivit à Clotilde un mot :

Je vais en France, me battre. Élisabeth m’écrit. Elle m’aime. Si je vis, vous serez ma sœur, Clotilde. Pardonnez-moi. Je vous respecte infiniment…

Comme il n’y avait pas de train, il passa la journée dans un café, en face, jusqu’à l’heure du départ. Le lendemain soir, il arrivait à Paris…

Il ne reconnut pas la ville. Des trottoirs nus, s’enfonçant dans l’obscurité. Quelques lueurs clignotantes. Ni passants, ni voitures. C’était sinistre. On eût dit une cité crispée dans l’horreur de l’attente des foules qui ne seraient plus. Il erra autour de la gare, ses valises à la main. Rue de Lyon, il vit un taxi, rangé le long du trottoir, ses deux lanternes éteintes. Le chauffeur était sur son siège.

— Vous êtes libre, chauffeur ?

— Non, je suis marié.

— Vous dites ?

— Vous me demandez si je suis libre. Je vous réponds : je suis marié. Voilà mon alliance.

Et il mit sa voiture en marche, en ricanant. Pierre, furieux, bondit sur le marchepied de la voiture, ses deux valises et son manteau sous les deux bras, et s’y tint en équilibre, vaguement accroché d’un doigt à la portière. L’autre filait à toute allure, faisant de violents zigzags, rasant les trottoirs, les réverbères, frôlant les quelques voitures qui venaient en sens inverse, pour tenter de tamponner son voyageur. Pierre eut peur. Mais une rage violente le crispait. Il injuriait et menaçait la brute, qui ne disait rien. Elle aussi avait peur, sans doute. Elle ne savait pas ce qu’allait faire cet homme qui était là, dans l’ombre, cramponné à ses flancs. La voiture volait, virait aux croisements sans ralentir, festonnait, passait sur des tas de pavés, sautait en cahotant dans les trous et les ornières. Pour ne pas rester à sa merci, Pierre se décida soudain, jeta ses colis au hasard, fit un saut dans la nuit, roula sur du gravier pointu, resta un moment étourdi, se releva en sang, les coudes, les mains, les genoux cuisants, pleins de poussière poisseuse, comme ivre, le cœur bondissant…

Telle fut sa seconde étape dans la voie de la connaissance.

IX

Mais pour ce qui est de la troisième étape, voici…

Un mur de feu, à cinq cents mètres. Un mur, surmonté et crevé de grands panaches noirs ou sulfureux qui tourbillonnent. Des bruits géants, comme si des millions de planches, en tas, et de très haut, étaient jetées sur un brasier. Derrière ce mur, rien n’apparaît. Au-devant, une ligne rousse, d’où la flamme et la fumée montent, faisant un autre mur, ou plutôt comme une vague près du sol, poussée par le vent vers le sud. Le ciel est pâle, un peu verdâtre, avec quelques bandes étroites de nuages argentés que le soleil, encore sous l’horizon, frange de rose vif. De nombreux aéroplanes, dont les parties de métal brillent, tournent très haut. Au-dessus des hommes tapis dans la tranchée de départ, un orage de piaulements, de sifflements, de râles, de souffles circule, qu’un fracas métallique immense, ponctué de déchirements et d’éclats accompagne… C’est comme une usine monstrueuse, invisible, l’espace de Dieu conquis par l’homme pour y lancer sa foudre à lui. Pas un vivant n’apparaît.

Pierre est très calme. A peine une oppression légère. C’est la première fois qu’il va sortir. Tous, autour de lui, sont muets. Un homme, appuyé du dos au talus, son fusil debout contre lui, relit de vieilles lettres. Un autre regarde une photographie d’enfant. Un autre a le front dans ses mains, on ne voit pas son visage. La plupart sont sans expression, comme indifférents. Quelques-uns sont très pâles. Il y en a un qui boit longuement, le goulot du bidon aux lèvres. Il y en a un qui pleure sans faire de bruit… Pierre regarde un officier qui tient sa montre et vient de dire à voix haute, avec un coup d’œil circulaire, qu’on n’a plus qu’une minute à rester là.

Il le regarde. Mais il songe à autre chose. Il sait qu’il va sortir de terre, que, dans soixante et une secondes, il sera peut-être mort. Mais il ignore s’il le croit. Il sait que c’est possible, et voilà tout. Il se demande à quoi il pourrait bien penser pendant ce moment qui passe avec beaucoup plus de lenteur qu’il ne l’aurait supposé. Comme il ne trouve pas, il se décide à revoir toute sa vie, qui défile dans sa mémoire avec une allure uniforme, paisible lui semble-t-il, très précise, remplie d’anecdotes et de détails. Elle s’est déroulée entière, il a revu Élisabeth et Clotilde. Il en a souffert trois secondes, le temps qu’elles occupent dans sa vie d’une minute. Il en est à son arrivée au milieu de cette nuit même, dans la tranchée où il se trouve, quand l’officier lève la main. Il achève vite la nuit pour attraper cet instant.

La main, suspendue en l’air oscille, puis, d’un geste net, coupe l’espace en avant. Tous sont dehors. Pierre a déjà fait quelques pas. Il voit devant lui la ligne rousse, sous un autre aspect, moins surélevée, et d’où ne sort plus qu’un peu de fumée traînante, qu’effiloche un vent léger. Le mur de feu, derrière, a reculé de cinq cents mètres, d’un bond. Tous marchent au pas, sans un mot, les yeux sur la ligne qui vient. Pierre est plein de vide. Un vide environné, à toutes les surfaces de son être, d’une exaltation nerveuse inouïe. Il perçoit toutes choses à portée de ses sens avec une acuité impitoyable, mais elles restent sans relation avec l’esprit, isolées les unes des autres. Il évite les fondrières et les trous avec une sûreté telle qu’il la remarque, et en fait une espèce de jeu. Sur sa gauche, à vingt mètres, un volcan noir jaillit de terre. Il se dit que c’est un obus. Mais il n’a pas l’habituel geste qui fait mesurer le sol. Dans la fumée, la terre qui retombe, il devine quelques silhouettes, qui semblent danser. Quand il peut voir, trois sont à terre. L’un de ces hommes crie, on le voit à sa bouche ouverte, d’où aucun son ne paraît sortir. Plus en arrière, un autre semble chercher quelque chose à terre. Un autre rampe sur les coudes. Trois, dont l’un boîte, s’en vont, il semble, sans se presser. Pierre les compte. Ils sont huit en tout. Plus près de lui, un peu en avant, quelqu’un hurle. C’est l’officier. Pierre n’entend pas ce qu’il dit. Rien, peut-être. Il hurle, en le regardant. Il a un trou béant, à la place de l’épaule, la droite, et plus de bras. Un jet de sang jaillit, par saccades. Pierre avance. Il entend derrière lui le hurlement qui continue, puis cesse brusquement, comme tranché…

La ligne approche. Il en est à soixante mètres. Il voit les effondrements qui la coupent, les exhaussements, les éboulis, un tronc décapité juste en face, qu’un fouillis de fils de fer soutient droit, un quart de métal qui luit au sommet d’un monticule, puis, tout d’un coup, à sa droite et à sa gauche, deux petits flocons de fumée claire. Des bourdonnements durs l’entourent, un brusque essaim. Un bruit déchire le tumulte, un bruit rythmique et violent. Çà et là, dix, douze hommes tournoient, tombent, s’arrêtent. Il les voit très nettement. Ils se démantibulent. Ils sont comme des chiffons mous. Pas un cri, dans le grand tumulte. Des gestes bizarres, presque risibles. A trente pas, sur sa gauche, il y en a un qui danse sur un pied. Pierre ne pense à rien, qu’à regarder la ligne rousse. Deux, trois volcans sortent de terre, mais derrière lui. Maintenant il court pour arriver plus vite. Voici des broussailles de fer, qui flottent sur des cratères. Une tête, face au ciel, le regarde, du fond de l’un. Il saute, se glisse, descend, monte, pose le pied aux bons endroits. Il est au bord du talus roux, saupoudré de craie blanchâtre. Il bondit, à pieds joints, dans de la fumée, court au fond d’une ornière informe, franchit des corps gisants à moitié ensevelis, évite une main qui sort de terre, entend derrière des gens qui jurent, des sauts, des piétinements. A six pas, une mitrailleuse crépite, qu’il ne voit pas. De la fumée, où bougent des fantômes vagues. Il voit le dos d’un homme assis, il le saisit aux épaules, il l’arrache à son engin. Derrière, un flot arrive, l’homme est submergé. On n’entend plus les mitrailleuses, mais un roulement de pas mous, des cris sourds, un bruit souterrain. Pierre est près d’un abri dont les marches s’enfoncent. De brusques fumées rousses en giclent, avec un craquement dur.

Son exaltation croît. Il ne sait pas ce qu’il pense, mais il sait très bien ce qu’il fait. Un soir de fête, il a été près de l’ivresse, et c’était ainsi. Il se sentait une lucidité légère, une sorte de joie nerveuse à saisir au vol ses gestes pour admirer leur précision. Il ne sait pas comment cinq ou six hommes sont autour de lui, qui lui passent des grenades, ni pourquoi l’un d’eux tombe, se tenant le ventre à deux mains. Lui est étendu sur le côté, au fond du boyau, contre le talus, lançant des engins dans le trou. Il en sort des bruits indistincts, de la fumée, de sourds éclats, des jets de flamme. Pierre tend la main en arrière, la ramène, jette la bombe avec une allégresse presque gaie. Il a envie de scander ses mouvements en déclamant des vers. Il répète vingt fois le même, en faisant bondir les mots : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn… » Pourquoi celui-ci ? Il se le demande, ne trouve pas, continue de déclamer. D’en bas, des voix étouffées montent, « Kamerad, kamerad », au milieu des explosions et des roulements souterrains. Trois hommes sanglants sortent, livides, avec des yeux clignotants. Pierre, en trois bonds, descend les marches. Dans les ténèbres absolues, qu’une âcre odeur remplit, où il suffoque, il ne voit qu’une face rousse, barbouillée de sang, que sa lampe électrique éclaire. « Kamerad, kamerad !… » Derrière lui, le carré de jour se voile, des pieds roulent dans l’escalier. Pierre trébuche. Il y a des choses molles, il sent ses souliers clapoter. Il promène sa lampe. Des corps en tas, du sang, un homme agrippé des deux poings sur un cadavre en boule, le visage tendu vers lui, les yeux blancs, un trou sombre à la place du menton et de la bouche, d’où sort un râle rauque, gargouillant, inarticulé… « J’ai tué, j’ai tué », dit Pierre. L’ivresse persiste. « J’ai tué… » Rien ne bouge en lui. « J’ai versé le sang humain. » Rien. « Je suis enfoncé dans la mort, j’ai de la mort jusqu’aux genoux… La mort… J’ai tué… Je suis enfoncé dans la mort. »

Rien ne bouge en lui. Ses fibres sentimentales dorment, au fond d’un vide infini. Par contre, la lucidité de ses sens se répand en nappes éclatantes dans tous les coins de son intelligence jusque-là suspendue par le combat. Une exaltation spirituelle surnaturelle et pourtant paisible, le berce éperdument sur le vertige des idées. Il lui semble qu’il a des ailes, et cependant, comme il braque sa lampe vers le sol, il voit ses souliers teints de sang. « Le poète est celui qui a fixé la mort. Il y en a plus qu’on ne le croit, en France, Villon, Pascal, Baudelaire, Delacroix. Ils étaient comme moi jusqu’au ventre dans la mort. Derrière tous les visages de la vie, l’enfance, l’action, l’esprit, la puissance, l’amour, ils ont vu celui de la mort. » Il se dit des vers de Villon, désespérés d’être si tendres, des vers de Baudelaire d’où suaient le pus et le sang. Quelques phrases de Pascal, flamme enfermée dans un sépulcre. Il vit passer devant ses yeux les harmonies funèbres du peintre du carnage et de la sombre volupté. « J’ai tué… j’ai tué pourtant… Saurions-nous que nous mourrons, si nous ne faisions mourir ? Et si nous ne savions pas que nous mourrons, vivrions-nous ? »

Ils étaient maintenant dehors, à la lumière. Le boyau était plein de soldats. On portait des pelles, des pics. On remuait de la terre. Le feu s’éloignait. Une seconde vague avait roulé sur eux, dépassé la tranchée conquise. Des souffles ronflaient, quelques éclats volaient en bourdonnant, des fumées traînaient sur la droite. Mais le feu s’éloignait. Une brusque gaieté convulsait les vivants. Un petit, gouaillant et crânant, parlait des « copains d’en face » avec une sympathie volubile et bourrait de tapes amicales les côtes de quelques prisonniers boueux qu’on rassemblait hâtivement. Un commandant serrait la main de Pierre, lui parlait de sa conduite, lui donnait, pour finir, une corvée à diriger. Le voilà déblayant un fossé à demi comble, faisant jeter la terre du côté de l’ennemi. L’ivresse nerveuse tombant, une lassitude subite, infinie, l’obligeait à s’asseoir. « Ai-je vraiment tué ? » Il ne souffrait pas de se dire qu’il avait vraiment tué. Sa lassitude était physique, un ressort qui se détend…

… Le soir, quand une troupe vint relever sa compagnie presque détruite, ils refirent, en sens inverse, la route du matin. Les troncs d’arbres déchiquetés, où ne restait pas une feuille, paraissaient rougis au feu. Le champ des entonnoirs s’étendait pourpre, sans un fragment de sol vivant, comme si le noyau volcanique du sol avait été mis à nu. Sur la gauche, on voyait jaillir d’une ombre commençante, la longue flamme des canons. Des brancardiers portaient une informe bouillie dans une toile de tente au bord de qui, pendu par une lanière de peau, un pied, dans un soulier intact, se balançait à la cadence de leurs pas. Pierre savait maintenant que des hommes étaient morts à cause de lui, mais il était bien sûr de n’avoir pas tué. Toute son exaltation était tombée, mais il n’avait aucun remords. Il lui semblait qu’une force inconnue avait traversé son être pour se répandre dans ses gestes, laissant sa conscience intacte, et en dehors. L’abattement subit du matin faisait place à une sorte de paix animale qu’un repas englouti en quelques minutes et une heure de sommeil dans la boue tassaient. Il était maintenant frappé par la grandeur terrible du spectacle, cette planète dépouillée, ces éclairs dans la nuit tombante, ces brusques météores rouges qui craquaient en heurtant le sol, ces canons qui hurlaient au loin, la force de l’homme seule vivante sur l’univers assassiné. Au cantonnement de la veille, qui maintenant était plus loin des lignes des deux ou trois mille mètres conquis, il but du vin, il mangea, il dormit dans une cave, sur un lit de paille pourrie, et ne s’éveilla qu’au grand jour.

Il était bien. Il y avait un puits dans la cour ruinée, encombrée de tuiles et de poutres des bâtiments effondrés. Il se mit nu, il s’arrosa d’eau froide. Le ciel d’automne était ouaté d’or roux. Les dernières chaleurs de l’année tiédissaient peu à peu la matinée fraîche. Le canon roulait. Quelques fusants éclataient haut, vers les lisières du village. Il songea aux événements de la veille comme à des choses qu’il aurait vues en spectateur. « J’ai tué. » Était-ce bien sûr ? Ce mot tombait en lui comme une pierre sur une pierre, il en percevait seulement la sonorité, sans aucune meurtrissure. Il tenta de s’en vouloir. Il se dit même : « je m’en veux », mais en songeant à autre chose. L’espace frais, les ruines roses, l’intéressaient. Il sortit sur la route, où des convois militaires s’embourbaient entre les entonnoirs. Des chevaux morts gisaient dans le sang et les tripes. Sur sa droite, à cent mètres, de l’autre côté du chemin, des hommes étaient assemblés autour d’un travail inconnu. Il aperçut un champ ruiné de pierres et de briques, un mur bas partout éventré, des objets de fer tordus, un Christ tout blanc qui n’avait plus de jambes et restait cloué d’une main. Le cimetière ? Il approcha. Une odeur fade flottait. Il vit. Deux ou trois cents morts étaient là, rangés sur le dos, côte à côte, le visage vers le ciel. Ils étaient là, dans un ordre parfait. On en faisait l’inventaire. Pourquoi étaient-ils là ? Pourquoi étaient-ils morts ? Pour quelle raison étaient-ils morts ? L’avaient-ils connue, seulement, la raison pour laquelle ils pouvaient mourir ? La connaissait-il lui-même ? Des oiseaux chantaient. Les vivants, la pipe aux dents, faisaient en paix leur besogne. Ils étaient là. Ils avaient l’air de mannequins empaquetés, de sinistres choses grotesques, avec leurs mains raidies et leur visage blanc. Un bras coupé était le long du premier de cette rangée, comme un objet. Hier matin, tous étaient vivants, tous étaient des hommes. Et on leur avait dit : « Marchez au-devant de ce fer qu’on lance pour vous tuer. » Et ils avaient marché contre ce fer. Et la seule chose qui justifiât leur naissance, le miracle de vivre, avait cessé tout à coup, parce qu’ils avaient marché quand on le leur avait dit. Voici. Hier ils vivaient, et aujourd’hui ils étaient morts. L’horreur physique du cadavre faisait entrer en Pierre, brutalement, l’horreur morale de ce que les hommes faisaient. La mort des autres est plus horrible que la nôtre, parce que nous la voyons…

Il ne se repentit pas d’avoir tué, bien qu’il se dît sans cesse : « J’ai tué. » Il était obligé de s’avouer enfin à lui-même qu’il ne se rendait aucun compte d’avoir tué. Seulement, il souffrit, pour eux, que ceux-là qui ne souffraient plus, fussent morts. Pour eux, qui étaient morts. Ils étaient dans la nuit totale. Leur conscience n’existait plus. Et la sienne, à l’autre extrémité de l’axe, avait la puissance incroyable de sentir, de jouir, de souffrir, de raisonner et de vouloir. Ils étaient bien portants et jeunes la veille. Et des vieillards et des malades vivaient. Leurs enfants étaient là. Et leur chair s’effondrait dans la pourriture. Et il y avait sur la même terre, éclairées par le même soleil, des chairs qui rassemblaient en elles toute la lumière de Dieu, toutes ses eaux, toutes ses plantes, et les odeurs de sa fécondité. Il ferma les yeux. Le corps de Clotilde surgit. Une douleur horrible le poignit, comme toutes les fois qu’il songeait à Clotilde et qu’il n’avait pas sous la main une lettre d’Élisabeth. Et cette fois, il souffrit davantage, parce que tous ces cadavres étaient là. Pourquoi cet épouvantable contraste ? Clotilde, ceux ou celui qui l’auraient absorberaient en eux le monde, et le sauraient. Le monde absorberait ces charognes, sans le savoir. Il rouvrit les yeux, regarda les corps pitoyables. Il tenta de haïr Clotilde. Il ne put pas, ne l’aimant pas d’amour. Et puis il s’en voulut. Il était trop intelligent pour haïr une fleur parce qu’elle était une fleur et qu’il y avait autour de ses racines de l’ordure. Égalité… fraternité… La loi n’était donc rien ? Ces misérables étaient morts. D’autres aimeraient Clotilde. L’effroyable fatalité pèserait donc toujours sur l’homme et le hasard exigerait que celui-ci fût Dieu et celui-là une nourriture de Dieu ?

Il s’enfuit. Il évita, en traversant la route, une grosse marmite qui l’obligea à un plat-ventre brusque, songea avec terreur pour la première fois, pendant qu’il fuyait en courant la zone malsaine, qu’une autre, dans une seconde, pourrait le priver pour toujours d’être ce qu’il voulait être, d’aimer qui il voulait aimer. Il se réfugia dans la cave qu’il partageait avec quelques autres, alluma un bout de bougie, le fixa sur une poutre dans la cire, tâta sa poche, en sortit une lettre reçue deux jours auparavant. Après trois mois, Élisabeth exhalait encore sa colère. Elle évoquait, pour la dixième fois, l’arrivée à Paris de Pierre qu’elle croyait à l’abri, puis son premier mouvement d’ivresse, puis l’affreuse anxiété pendant le conseil de guerre, l’élan de joie après l’acquittement, la chute nouvelle dans l’angoisse lors de l’envoi presque immédiat dans les chasseurs…

« Je t’aime, je t’aime. Et c’est au moment même où je t’ai reconquis sur moi qu’on t’envoie au massacre ! Je ne veux pas qu’on te tue, je ne veux pas. Écoute. Je ferai tout. Je te cacherai… Je te trouverai un moyen de gagner la Suisse, l’Espagne. Oh ! dis oui ! Je veux être heureuse. Je veux que tu sois heureux. Je me moque de la patrie. Je me moque de l’humanité, et de tout et de tout, sauf de toi et de moi… »

La lettre lui fit oublier le spectacle de tout à l’heure. Il songea aux combats anciens entre eux deux et contre lui-même. Il s’avoua que sa conscience était plus paisible qu’alors. « Je risque la mort, soit. Mais je souffre moins qu’en Italie, ou en Suisse. Est-ce parce que j’ai retrouvé Élisabeth ? Non. Avec Clotilde, le drame est rentré dans mes sens. Mais cela, c’est indépendant de la guerre. Je serais à leur côté que le drame serait pire. Oui, ma chair souffre. Mais pas ma conscience. Je comprends, j’accepte de la vie bien des choses que je voulais en retrancher. J’ai tué pourtant. J’ai tué. Ai-je tué ? Et mon orgueil ! Hier, je le mettais à refuser de tuer, de me laisser tuer pour des choses auxquelles je ne crois plus. Aujourd’hui, je n’y crois pas davantage. Peut-être moins. Pourtant, j’ai tué pour ces choses, j’ai risqué d’être tué. Et mon orgueil est plus tranquille. C’est idiot. Je suis fier d’avoir été brave, et je ne savais pas ce que je faisais. J’ai été brave. On me l’a dit. J’ai sauté le premier dans la tranchée boche. Oh ! ce mot, voilà que je le dis aussi ! La communion dans le meurtre est-elle donc plus humaine que la solitude dans la justice ? Je suis moins seul. Je souffre moins. Et d’ailleurs, en me révoltant, étais-je juste ? Ne suis-je pas plus juste en acceptant ma part ? Ma part de vie ? Ma part de risques ? J’ai vaincu la conscience. J’ai vaincu la peur. Hier j’étais inconscient. N’est-ce pas vaincre la mort ? Que penser ? Je ne sais plus… La conscience, la mort ? Des mots. Je puis donc risquer la mort pour porter un bout de ruban à gauche de la poitrine ? Moi ! »

Il s’était couché sur sa paille. Près de lui, la plupart dormaient. Un seul nettoyait son fusil, sans mot dire. Un autre inventoriait le contenu de sa musette, et rangeait sur une caisse défoncée une croûte de pain, quelques bouts de ficelle, deux enveloppes froissées, un dé à coudre, un morceau de crayon épointé, un paquet de tabac vide. Quelques-uns parlaient de leur misère, montraient le poing à l’invisible, appelaient la révolution. Pierre, qui venait de se trouver si pauvre, se sentit pour eux plein de tendresse et de dédain. Toujours le mythe ! Il avait cru qu’on se délivrait des idoles, maintenant il en doutait. Quand l’idole est en poussière, nous ramassons cette poussière pour modeler avec ivresse l’autre idole qui naît de nous. La forme future de Dieu n’est jamais ce que nous pensons. Chacun de nous travaille son morceau d’airain pour que la statue soit à sa taille, lui parle sa langue à lui, le protège contre tous les périls de vivre, lui donne son pain quotidien. Dressée, elle est énorme, nul ne la voit d’ensemble, elle est froide, insensible, inféconde et ne parle pas… Nous la lions d’un câble, nous tirons, et elle nous tombe dessus.

X

Ils étaient dans une salle d’hôpital, où quatre ou cinq officiers blessés lisaient, calés sur leur couchette, des magazines et des romans. Richard Esperandieu, la jambe gauche dans un plâtre, souriait à Pierre, qui venait d’entrer. Il l’avait toujours regardé comme un personnage un peu trop compliqué pour lui, mais sympathique. Il avait appris avec plaisir son retour en France et ses exploits. Pierre était devant lui, dans sa tenue déjà austère de sous-lieutenant de chasseurs. Il avait bien pâli devant la main tendue où ses doigts tremblaient encore. Mais l’étreinte était forte et le regard peu scrutateur. Pierre essayait d’y fixer le sien, mais il ne savait pas si les élancements qu’il avait sous le sein gauche lui venaient de sa brusque honte devant la face de cet homme ou de l’absence de Clotilde, qu’il souhaitait depuis deux jours et redoutait de trouver là. Jamais elle ne lui avait écrit. Jamais il n’avait eu directement de ses nouvelles. Peut-être pour cela, depuis plus d’une année, dans sa chasteté militaire, le poursuivait-elle encore ? Il n’y avait pas de solution, puisqu’elle serait sa sœur et que Richard serait son frère et qu’il la désirait toujours. Lors de ses permissions, il ne l’avait pas rencontrée, elle était près de son mari. Et chaque fois, il se prenait à chercher avidement, dans les lignes du corps d’Élisabeth, qu’il aimait avec désespoir parce qu’il ne savait plus bien s’il l’aimait encore, les lignes du corps de Clotilde qui apparaissaient furtives et se dérobaient tour à tour. Qu’étaient donc, auprès de cela, les souffrances de la guerre, qui ne tuaient jamais l’espoir ? Il méprisa la guerre. Mais il haït l’amour…

Richard parlait, de sa voix haute et ferme, joyeuse, où sonnaient la force et l’entrain. Une balle, quinze jours avant, à 3.000 mètres de haut, lui avait brisé la jambe… « Clotilde était là il n’y a pas une heure. Elle est partie à Paris pour deux jours, faire des courses. Mon vieux, elle sera furieuse, quand elle saura qu’elle vous a manqué. Vous ne pouvez vous figurer ce qu’elle est emballée sur vous. J’en suis jaloux… »

Pierre se leva, tourna autour du lit, tenta une respiration profonde, et pour mieux cacher sa souffrance, s’assit à contre-jour. Il fermait les paupières à demi pour ne pas voir les yeux si clairs, le teint sans tache, le beau visage ardent modelé comme une sculpture, le nez busqué que les orbites courbes soutenaient ainsi que deux ailes, le front droit où les cheveux bruns, séparés en deux masses, s’élevaient drus, la bouche puissante et bonne sous la brosse étroite des moustaches, l’énergie des mâchoires rases dont les plans, tendus comme un bronze, asseyaient le visage dans un calme impérieux. Pierre regardait en lui-même, il se jugeait misérable devant cette puissance sans efforts. Il se maudissait de penser. Il se maudissait de sentir… Être un aigle. Boire le feu. Fondre sur l’aire, y faire voler sous l’étreinte les plumes de l’aigle vaincue, reprendre l’espace sans bornes pour la seule ivresse du vent. Saigner les bêtes pantelantes pour la seule ivresse du sang. Ne pas penser. Ne pas sentir. Agir, dans un mouvement droit.

« Oui, mon vieux, elle ne parle que de vous, de vos promenades à Rome dans les ruines, les musées, les jardins, des fontaines, de Michel-Ange, d’une chanteuse dans la rue, de choses trop compliquées pour moi… Elle dit que vous êtes un type épatant. Vous savez tout. Vous comprenez tout. On n’a qu’à vous écouter. Elle prétend en avoir plus appris dans ces quinze jours à Rome, que dans tout le reste de sa vie. Ça n’est pas flatteur pour moi. » Il rit de son grand rire clair. Et Pierre n’ouvrit pas les yeux.

Il crut qu’il allait tout lui dire. Pourrait-il épouser Élisabeth s’il ne jetait ce fardeau ? Mais si Richard savait, ne perdrait-il pas sa fiancée ? Souffrirait-il ainsi toute sa vie, s’il se taisait, de ce besoin tyrannique qui l’isolait des vivants : revoir Clotilde sans songer à la glorieuse étreinte, la revoir gaiement, en frère, aux côtés d’Élisabeth, ou bien à l’improviste ou sachant qu’elle allait venir ou qu’il allait la trouver là, aimer Élisabeth sans élan mortel vers Clotilde, sans poison dans le vin de l’heure, ne pas les comparer l’une à l’autre aux grandes minutes de l’amour… L’image de la volupté revint en lui avec une force implacable, comme un seul coup de hache qui l’ébranla tout entier. L’image de la volupté devant cet homme. Et il sentit, dans le flot trouble qui montait du fond de son être, l’anxiété d’un nouveau combat. Trois sentiments violents, le souvenir, le remords, la jalousie, ondulaient avec précision et lenteur entre les parois de sa poitrine, les déchirant à chaque heurt. Il haït Richard, et Clotilde, et lui-même. Il étouffa de la misère d’avoir vaincu la morale et la mort. Il crut qu’il allait tout dire. Assassiner un homme, par orgueil.

Mais celui-ci continuait, faisant les questions, les réponses. Et brusquement, Pierre comprit qu’il ne parlait plus maintenant de ce qui était pour Richard une succession d’événements sans importance, pour Pierre le drame central de ses jours.

— J’espère bien que je ne vais pas pourrir là. Je sue. Ma jambe infecte. Ça sent ici le phénol et le lavement. C’est incroyable ce que la terre et les maisons sont riches en mauvaises odeurs. Je m’y crois toujours dans l’ordure.

— Si vous connaissiez la tranchée, dit Pierre dans un élan de délivrance qui lui parut définitif…

— Je la connais, en amateur, évidemment… Mais si ça sent mauvais, il n’y a qu’à en sortir. Ça vous est arrivé souvent, je le sais. Vous avez été épatant…

— Non. Et puis, si oui, je ne m’en suis pas aperçu.

— Mais c’est ça qui est épatant ! Moi, quand j’en tiens un, je suis ivre. Je tourne autour, je passe dessus, je passe dessous, je m’amuse à lui faire peur. Il titube, il tangue, il roule. On dirait qu’il accroche l’air. Quand il est touché, qu’il pique, je suis un type dans le genre de Dieu. Je ne sens plus rien, que ma force. Il me disputait le ciel, il n’y est plus. J’y suis seul. Et voilà. Et les bombes autour de moi ! Et les nuages qui courent à mille mètres au-dessous ! Et la terre, qui court aussi, qui vole, plus bas, avec ses bois ras comme un pré, ses routes ! Et le vent ! Et le bruit de mes mitrailleuses ! Et mon moteur qui bat dans ma poitrine ! Je sens mes ailes aux épaules. S’il en venait vingt, j’entrerais dedans ! Je suis le maître de l’espace. Le souffle de mon sillage suffit à les écarter !

Il avait un peu pâli, son œil s’était dilaté et ses bras, croisés sur son cœur, tressaillaient de soubresauts brusques qui passaient dans ses poings serrés.

— J’ai vu les morts allongés côte à côte après le combat, dit Pierre. Ils étaient quatre ou cinq cents…

— Je n’en vois jamais, moi ! Un peu de fumée, parfois un jet de flamme, un tourbillon d’air et plus rien. La mort n’existe pas, puisque je vis. Et si je meurs, non plus. La guerre a délivré en moi des choses que j’ignorais. Je sais qu’elle est horrible parce qu’on me l’a dit. Mais je n’en vois pas l’horreur. On me dit aussi qu’elle est absurde, mais que voulez-vous, je ne suis pas intelligent. On prétend qu’elle disparaîtra. Mais je suis heureux qu’elle n’ait pas disparu avant ma disparition. Mon vieux, soyez sincère. Si vous en revenez à peu près d’aplomb, — mettons avec trois pattes, quoi ! — regretterez-vous de l’avoir faite ? Non. Alors…

— C’est la dernière guerre, dit Pierre. Tous les hommes la font. Tous les hommes la voient. Telle qu’elle est, ignoble. Ils le disent, ils l’écrivent. Ils le répandent. Cela pénètre avec une puissance inconnue dans l’histoire d’aujourd’hui et la conscience de demain. C’est la dernière guerre…

— Oh ! je veux bien ! Je suis épicier, après tout. J’ai ma vie à gagner, du luxe et du bonheur à donner à ma femme. J’aime les fleurs, les cristaux, les belles épaules autour de moi.

Pierre fit un effort :

— Vous le voyez bien ! Quelle parenthèse dans votre vie !

— Mais non, ça n’est pas une parenthèse… J’ai beaucoup vécu au cours de la guerre. C’en est donc une dans la vôtre ? Vous gardez toutes vos idées, la guerre même les renforce. Alors ? Il n’y a pas de parenthèses dans la vie. Dans la paix, dans la guerre, quoiqu’il arrive, on est ce qu’on est… Voilà…

Pierre se leva. Ces paroles simples l’outrageaient.

— Ça n’est pas la vie, ça ! Tout meurt, rien ne naît plus. On massacre même les arbres. Le sol est si dévasté qu’il ne portera plus de moissons, là où la guerre a passé. Avez-vous donc oublié le spectacle des campagnes, avant la guerre ? Et les amoureux dans les bois ? Et les enfants ? Et le charme de contempler, et l’ivresse d’être doux, et tout ce qui est vie enfin ?

— Je suis très vivant, dit Richard.

En effet, il était vivant. Car c’est en nous seuls qu’est la vie, en notre idée, en nos actions. Dans un désert, l’homme qui agit ou qui pense est cent mille fois plus vivant que la forêt luxuriante où l’homme n’a pas pénétré. Hors nous, qui pourtant entassons des ruines et ne pensons qu’à la mort, il n’est que ruines et mort. Il y a peut-être des planètes qui roulent dans l’azur des bois fleuris, des fleurs géantes, un chœur immense de fauves, d’insectes, d’oiseaux, l’éternelle chanson du vent… Ces planètes sont mortes, si l’homme n’y habite pas.

— La guerre mourra, dit Pierre, parce que cette guerre est morte. Elle ennuie. On s’ennuie.

— Pas moi.

— Si fait moi. Vous êtes une exception, vous. Et puis vous vous battez en l’air.

— Beaucoup sont comme moi, et il y en aura de plus en plus qui se battront en l’air. Peut-être que la guerre, au lieu de mourir, ne fera que changer de forme… D’ailleurs, si vous vous ennuyez, c’est que vous ne bougez pas. Point de guerre sans mouvement. Dès qu’on bouge, on ne s’ennuie plus. Et la guerre en est ennoblie…

— La guerre est stupide. Elle nous rend stupides. Lisez nos livres, nos journaux.

— Pourquoi les lirais-je plus pendant qu’avant la guerre ? Je ne les lisais pas. Je suis épicier…

— Elle est stérile.

— Stérile ? Des ports s’ouvrent, des usines sortent de terre, la population des villes triple ou quintuple en quelques mois. Pour une de détruite, dix se fondent. Les peuples les plus lointains, les plus opposés se confrontent, l’amour brasse et mêle tout. Vous avez dû vous en apercevoir comme moi. On les a toutes. Ah ! il y en aura, il y en aura dans le Nord, des yeux noirs après la guerre, et des yeux bleus dans le Midi ! La fidélité des femmes, c’est très beau, certes, ça maintient dans l’orage quelques navires de haut bord, mais les eaux des mers qui se pénètrent, n’est-ce pas aussi fécond ? Tout ça m’épate, mon vieux, et j’admire !

Il riait toujours. Chacun de ses mots souffletait Pierre qui sentait avec désespoir monter en lui sa haine contre la simplicité de l’homme et la candeur du mari. Le mari, bouffon des âmes basses, bourreau subtil des âmes hautes, celui qui juge et martyrise en étant heureux, celui qui dort et hante l’insomnie, celui qui vous inflige sa confiance comme un fouet, celui dont on souhaite la mort, comme si la mort d’autrui vous délivrait de votre vie.

Pierre qui, depuis un moment, se promenait de long en large, se rassit, pour se prouver à lui-même la discipline de son cœur. Et par fureur d’ascète, il se déchira les entrailles un peu plus profondément. « Le commerce, l’industrie, la navigation, je m’en fous. Vous pétrissez tout ça dans les os et le sang des hommes. Pour une famille qui tient, cent mille sont dévastées, on tue l’enfant, on tue le père quand l’enfant n’a pas l’âge d’être tué. Et la mère se livre au premier soldat qui passe. Vous êtes un mari heureux, vous n’avez pas d’enfants. Vous n’avez pas la parole. » Il dit cela avec fureur, comme on insulte, pour que le mensonge héroïque passât malgré lui.

« Mais vous non plus vous n’avez pas d’enfants, et vous êtes un fiancé heureux… La vie m’amuse, elle vous ennuie. Et voilà tout. Prenez-la comme moi, votre femme sera fidèle aussi et je vous souhaite des enfants que je n’ai pu encore avoir. Je ne sais pas pourquoi, par exemple, car j’ai bien travaillé pour ça. » Et il rit.

Pierre se leva. Il n’en pouvait plus. Tout, ici, outrageait ses sentiments intimes, cet homme qui ne doutait pas de la vertu de sa femme, qui ne se croyait pas tenu de lui garder la sienne, qui riait quand c’était la guerre, qui ne voyait pas la souffrance de celui qui l’avait trompé. Tout de lui, tout en lui, sa bonhomie cordiale, son inconscient courage, son bonheur, sa facilité amoureuse et son bon sens un peu grossier. Y a-t-il deux races, celle qui traverse l’enfer en joie, ne voyant pas que c’est l’enfer, celle qui a l’enfer en elle et dont la joie même est enfer ? Qu’est donc la guerre, et qu’est la paix, puisque chez celui-ci le cœur est toujours en guerre, chez celui-là toujours en paix ?

Une fois de plus, malgré lui, celui qui ne voulait pas tuer souhaita la mort de celui qui consentait à tuer et ne souhaitait la mort de nul au monde. Il se leva, tendit la main, avec une sorte de répugnance dont il ne savait pas si Richard ou lui-même était l’objet. Richard la serra fortement.

— Bonne chance, disait Pierre.

— Merci, mon ami, vous de même. Pensez à la petite Élisabeth, sacré veinard ! Et ne parlez plus de mourir. C’est une blague. Je ne sais si un jour il n’y aura plus la guerre, mais comme je n’y serai pas, ça m’est égal. Pour le moment, je suis vivant, et très vivant. Demandez plutôt à Clotilde !

XI

Tous deux étaient debout, enlacés et face à face, et Pierre berçait lentement Élisabeth sur son cœur.

— Je t’aime, disait-il. Demain, tu seras ma femme. Demain tu me défendras contre mes fantômes. Demain je te protégerai contre les heurts du dehors.

— Je t’aime, disait-elle. Tu es fort. Tu vas déposer dans mon cœur ta gloire. Tu as souffert pour tous les hommes. Tu as souffert pour moi. J’ai le droit de t’aimer, maintenant. Je t’aime.

— Je t’aime. Tu es belle. Je sens tout ton corps contre moi. J’oublierai dans tes bras l’horreur. J’oublierai la vie.

— Je t’aime. Je te révélerai la vie. Tu m’apprendras comment je te révélerai la vie.

— Je t’aime. Si je suis tué, je t’aurai eue.

— Tu ne seras pas tué. Celui que j’aime ne peut pas être tué. Je t’aime.

Ils se balbutiaient ces mots contre leurs lèvres, avec une tendre fureur. Dieu, comme au premier jour du drame, riait. Pourquoi tué ? Un jour plus tôt… Tous deux sécheraient lentement, comme tout le monde, et mourraient. Et pourtant, c’étaient eux qui avaient raison contre Dieu. L’amour absorbe Dieu quand c’est la guerre. Devant la frénésie de vivre où la présence de la mort précipite les humains, l’adultère, le viol, l’inceste, tout peut être sanctifié. Un être qui glisse à l’abîme arrache une fleur en se cramponnant à son bord. La fleur tourne encore sur le gouffre quand lui-même y a disparu.

— Je t’aime. Tu ne mourras pas. Nous avons payé d’avance. J’ai souffert. Et tu m’as vaincue.

— Je t’aime. Je ne veux pas t’avoir vaincue. Je ne veux pas. Je ne veux pas te voir ainsi trembler sous le poing d’un soudard. C’est à toi de te vaincre en venant à ma foi.

Ils se trompaient tous deux. La victorieuse était la femme. Elle avait une certitude, et lui pas. Elle était calme. Il s’irritait. Ils étaient là, l’un devant l’autre, comme à la veille de la guerre. Mais il avait fait la guerre. Et pour cela, elle était calme, parce qu’elle l’avait vaincu.

Repris par sa passion de comprendre et de convaincre, Pierre l’avait quittée, un peu brusquement, et marchait dans la pièce, à grands pas. Il avait pris une rose écarlate qui était seule dans un verre et la froissait entre ses doigts.

— Je ne veux pas que tu m’aimes parce que je me suis battu. Je suis un boucher. Je suis un de ceux qui ont aveuglé, mutilé ton frère. Ces deux pieds, ces deux mains que voilà ont trempé dans le sang humain.

— Tu risquais le tien.

— Mais rappelle-toi donc ton frère ! Rappelle-toi les lettres que tu m’envoyais là-bas. Rappelle-toi ton horreur de la guerre. Tu étais venue toute entière à la haine de l’horreur !

— Je suis femme. Tu m’as traînée par les poings dans ton sillage sanglant. Tu t’es battu en héros. En saint, puisque tu te battais contre toi-même. Je marcherai maintenant droit par la vie, au lieu d’y chercher les coins d’ombre où se retirent ceux qui ne veulent pas vivre en communion avec tous.

— Lise, Lise, écoute-moi.

Il s’était assis devant elle, il lui avait pris les deux mains.

— Écoute-moi. Je ne crois plus à rien, sinon à l’ignominie de la guerre, et qu’il faut que les hommes forts, les hommes cruels, tu m’entends, cruels pour eux, cruels pour tous, imposent aux hommes faibles, et par tous les moyens, la paix. La patrie ? Je n’y crois plus. La démocratie ? Je n’y crois plus. Je crois à la force. Mais la force s’organise pour vaincre et conquérir sans tuer. C’est sa dernière maladie. Les hommes vont haïr la guerre, parce qu’ils n’en ont plus besoin. Et la guerre en mourra.

— Je t’aime. Je t’ai retrouvé par la guerre. Je ne puis donc haïr la guerre. D’ailleurs, on hait ce dont on a besoin. J’ai haï l’amour, mon Pierre, quand tu m’avais abandonnée. Ni lui, ni toi, ni moi n’en sommes morts.

— Elle en mourra, elle en mourra, te dis-je. Elle n’est qu’une caricature sinistre de l’amour. Il faut, pour qu’elle dure, qu’on ait pendant mille ans redit aux hommes qu’elle est sainte. Pour l’amour, c’est le contraire. On l’a maudit pendant mille ans. Par cela même, on l’a exaspéré. Il faut des prétextes à la guerre, la justice, après Dieu, la démocratie, après le roi, le droit, après l’honneur. Il n’en faut pas à l’amour.

— Si, dit Élisabeth. Les mêmes qui invoquent tous les prétextes que tu dis pour maintenir ou provoquer la guerre invoquent, pour justifier l’amour, l’enfant, la famille, la société. Il s’en moque, comme la guerre. Comme elle il dure, voilà tout.

Pierre l’avait reprise dans ses bras.

— Tais-toi. Tu vas me faire horreur. Vois ton frère. Ton frère ! Il n’a plus d’yeux, il n’a plus de bras.

Elle baisa la main qui s’était collée à sa bouche et dégagea sa tête ardente, qu’elle renversa.

— Pourquoi ne veux-tu pas que je te regarde, toi ? Si tu savais, si tu savais comme tu es plus beau qu’avant, quelle flamme, quel orgueil tu as dans les yeux ! Tu ne t’es battu ni pour le droit, ni pour la démocratie, ni pour la patrie. Tu t’es battu pour ton orgueil, et tu as comblé le mien. Je peux t’aimer sans en souffrir. Je t’aime.

Il s’irrita.

— Mais pourquoi as-tu haï la guerre ? Pourquoi ?

— Je ne pouvais me faire à voir Georges comme il était. Et quand tu y es entré, j’ai eu peur. Peur qu’on te tue. Peur qu’on fasse de toi ce qu’on avait fait de lui. Peur de tout. Mais tu as vaincu ma peur. Tu m’as vaincue. Je dois tout cela à la guerre.

— Elle n’est pas finie. Je puis mourir.

— Non, tu es plus fort que ma peur, plus fort que la guerre. Tu traînes dans ta force avec moi ce pauvre Georges lui-même. Tu es vivant. Plus que tu ne crois. Tu es vivant comme Richard. L’esprit de vie, dans cette guerre, t’a traversé comme les autres, et comme tu es plus noble que les autres, tu as fait plus que les autres, contre tes idées, contre tes goûts, contre ta foi. Je t’aime.

Précisément, l’infirme entrait, avec sa mère. Elle avait une main posée sur son épaule, pour le guider. Il marchait comme marchent les aveugles, le front levé, plongeant sur son pilon, à chaque pas, le buste roide, parce qu’il n’avait plus le balancier de ses deux bras. Il s’arrêta à trois pas d’eux, paraissant attendre qu’ils parlent. Ils s’étaient tus. Pierre le regardait avec une douleur furieuse, Élisabeth avec une tendresse exaltée, mais aucun d’eux n’osait parler. Il était le remords vivant et le témoignage mystique. Il dit :

— Pierre, Lise, vous êtes là ?

— Oui, mon Georges.

— Je suis content que vous vous mariiez demain. Vous savez que c’est un peu ma faute. Maman voulait attendre la fin de la guerre.

Il eut un sourire pâle, et attendit. Il semblait toujours attendre quelque chose qui ne viendrait plus. Cependant, aidé par sa mère, il s’assit, et Élisabeth se mit à genoux devant lui.

— Comment te sens-tu aujourd’hui, mon Georges.

— Très bien. Il fait moins froid. Mes moignons ne me font pas mal.

Il se pencha, baisa les cheveux de sa sœur.

— Très bien, je bénis Dieu de ce qu’il a fait pour moi. On ne m’a jamais tant aimé, maman, toi, Clotilde, Pierre… Richard est bon. Papa… Il ne faut pas vous inquiéter de moi. J’ai le cœur en paix.

— Mon pauvre petit, dit Pierre ! Si tu savais combien, à propos de toi, j’ai maudit la guerre, surtout quand je l’ai connue comme toi, d’aussi près que toi.

— Il ne faut pas maudire la guerre. Elle a fini de me révéler Dieu. Et la patrie, à qui je suis reconnaissant de m’avoir donné l’occasion de lui témoigner mon amour. Et toi. Et moi-même. Et les miens.

Pierre eût voulu se taire. Il ne put pas. Il haït l’infirme. Il le prit à partie, cruellement. Il se battit contre l’infirme.

— Mais tu as été, comme moi, dans la boue glacée jusqu’au ventre, des semaines, des mois entiers ! Nous avons traversé le feu. Nous avons vu tuer des hommes. Nous en avons tué. Nous avons vu des têtes écrasées, des membres arrachés. Nous avons vu des enfants porter leurs tripes. Nous avons marché dans la cervelle. Pourquoi, pourquoi cela ? Pourquoi n’as-tu plus de bras ? Pourquoi n’as-tu plus d’yeux ? Pourquoi ne peux-tu plus prendre les choses, voir la lumière, les fleurs, les femmes, plus rien, plus rien ?

Élisabeth, éperdue, lui faisait des signes. Mme Chambrun le regardait avec mépris.

— Pourquoi ? pour mieux comprendre, disait Georges. J’ai oublié ces souffrances que tu rappelles. Je marche environné d’amour. Mon ennui, c’est d’être obligé de demander tant de services, de ne pouvoir rien faire seul, ni manger, ni m’habiller. Mais j’ai maman, Élisabeth. Je sens le bien que je leur fais. Si je souffre parfois aux souvenirs dont tu parles, ou d’être fait comme je suis, c’est d’avoir maudit mes souffrances.

Et Mme Chambrun le regardait avec orgueil.

Pierre se tut, navré. Élisabeth parut gênée. Mais elle n’en voulait déjà plus à Pierre. Et elle le vit, grand, sombre et beau dans sa sévère tenue noire rehaussée d’argent. Le brusque orgueil de vivre à ses côtés monta de ses genoux tremblants.

— Mon Pierre, dit-elle à voix basse, regarde-le. Sans bras, sans yeux, il est aussi beau que toi. Là où vous êtes passés, vous avez ramassé l’esprit. Il a pris la résignation, toi la révolte. Mais peu importe vos idées. Vous êtes tous les deux plus forts qu’avant. Vous obéissez mieux qu’avant. Vous savez plus de vous-même.

— Sais-je donc plus, se dit Pierre ? » Il s’assit, la tête inclinée, les deux coudes aux genoux. Savoir, savoir. Un écho lointain, dans ce mot, chuchotait des choses tragiques. Il revit Bologne, la Sixtine, l’homme et la femme cachant leur giron des deux mains. Le spectre de Clotilde nue renversée entre ses bras lui apparut à ce moment avec une netteté telle qu’il faillit crier. Il se leva, marcha à grands pas dans la pièce, le cœur sanglant. Pour la première fois, une idée germait dans son crâne, claire, brutale, et si obsédante qu’il sut qu’elle deviendrait très vite intolérable, s’il ne s’en délivrait pas. Il ne pourrait pas posséder Élisabeth, s’il ne lui avouait qu’il avait possédé sa sœur. Ce fut si net, ce fut si fort qu’il vit d’abord l’aveu facile et n’aperçut pas les conséquences effroyables qu’il entraînerait certainement. Il serait libéré par là du remords et de la luxure. Et voilà tout. Il saisit sa fiancée au poing, pour lui ordonner de le suivre. Et comme ils franchissaient le seuil, ils aperçurent, dans le grand salon qui faisait suite, Clotilde et Richard qui passaient.

Ils venaient au-devant d’eux. Mais ils ne les avaient pas vus. Ils passèrent, les laissant entre la porte et la fenêtre, dans le crépuscule du soir. Ils allaient côte à côte. Ils ne se donnaient pas la main, mais les regards de l’un étaient dans les regards de l’autre. Pierre n’avait pas revu Clotilde depuis Rome. C’était encore une nouvelle femme, le miracle multiplié. Elle illuminait la pénombre. Richard allait, de son pas de conquête, calme et sûr. Clotilde, en avançant de sa grande démarche, avait des torsions lentes et des redressements soudains du buste qui proclamaient la certitude et la tranquille attente d’un inépuisable bonheur. Ils avaient un sourire grave, le même. Ils se regardaient, chacun accueillait de tout l’autre les promesses et les souvenirs. Profondément, sans voir ailleurs. Regard commun, qui réunissait leur chair spirituelle commune sur le chemin au-devant d’eux. La gloire marchait sur leurs pas. Et la liberté. Et la justice. Et la bonté envers les créatures. Et l’obéissance glorieuse à la force du créateur.

Et voici : Si Pierre avait rencontré Clotilde seule, tout peut-être eût été changé de son destin et du destin d’Élisabeth. Mais l’esprit qui passait remit leur vie sur sa vraie route. Tout d’abord, il ne comprit pas. Il ne comprit pas pourquoi cette paix soudaine en son cœur, cette vive aurore éclairant tout à coup les ombres louches de son être, les ombres où se distille le poison du doute et du chagrin. Il comprit si peu qu’il trouva de vertueux prétextes à la décision qu’il prit tout d’un coup, dix secondes à peine après avoir pris la contraire. « Je ne dirai rien. Pourquoi tuer en ma fiancée une illusion de plus, la plus ardente, la seule même en ce moment ? Pourquoi risquer d’éclabousser de soupçon et de tristesse ces deux êtres admirables ? Il faut résister à la conscience, quand la somme de tragédie qu’on a vécue est déjà assez lourde pour satisfaire à son avidité. C’est être courageux que de cacher aux autres, à certaines heures, des vérités qui peuvent diminuer la confiance humaine qu’ils ont. Je ne dirai rien, même si je souffre. On peut jouir de tordre sa conscience, si les autres en sont heureux. »

Comme il ne souffrait pas, comme sa conscience était calme, il se donnait la comédie. L’homme est plus simple qu’il ne croit. Il se dit grand. Il joue de son héroïsme verbal avec un orgueil enfantin. Mais son esprit de sacrifice et de devoir est une soumission à une force où il cherche une volupté. La vie venait de passer devant celui-là, sous sa forme la plus grandiose. Et elle emportait la morale et le remords, et la loi. Et comme il aimait une femme, comme le souvenir d’une autre femme n’était entre la femme qu’il aimait et lui qu’un obstacle fantomatique, une image qui grandissait et devenait plus obsédante à mesure que la réalité même s’éloignait, tout fut balayé à l’instant, parce qu’il avait vu cette autre femme entraînée par une puissance devant laquelle sa conscience n’était rien. Il fut sûr que, dans son souvenir à elle, il ne l’avait jamais eue. Devant un train lancé, l’homme s’efface et ne souffre pas de s’effacer. Il s’effaça. Tout d’un coup, il ne souffrit plus. Il sut qu’il ne souffrirait plus. Et sa « conscience » s’éteignit.

Il n’avait pas quitté le poing d’Élisabeth, debout à ses côtés et comme lui saisie par la force mystérieuse qui était passée devant eux. Il la regarda.

— Que me voulais-tu, mon Pierre ?

— Rien, je t’aime.

Il la serra violemment contre lui, prit ses lèvres, les quitta pour ses yeux fermés. Elle défaillait. Non. Il n’avait pas eu Clotilde. Il prit sa fiancée à la taille, rentra dans le petit salon. Et comme Clotilde venait au-devant d’eux avec une exclamation de plaisir, il l’embrassa sur les deux joues, avec une joie simple qu’elle partagea visiblement. Sans gêne, elle lui parlait de sa conduite à la guerre, du mariage du lendemain, de leurs souvenirs d’Italie, en le regardant dans les yeux, en sœur, comme s’il n’y avait rien eu. Il n’y avait rien eu. Il rit en dedans de la vanité des mobiles qu’il invoquait tout à l’heure pour conserver son secret. Ce secret n’existait plus, ni en lui, ni en Clotilde. Richard les délivrait tous deux.

Ainsi, la guerre avait passé sur ceux qui étaient dans cette pièce, la guerre, qui n’est qu’un paroxysme de la vie. Et tous ceux qui étaient dans cette pièce se retrouvaient ce qu’ils étaient avant que la guerre apparût. Deux époux amoureux, deux fiancés avides, une mère chrétienne, un jeune homme mystique et doux. Tous avaient exploré des contrées inconnues où poussaient des fruits et des ronces. La tragédie les avait atteints tous, labourant leurs chairs, avivant leurs nerfs, tordant leurs cœurs. Mais ils revenaient tous à leur point de départ. Aucune orientation nouvelle, rien qu’un drame intérieur de plus, mais commun, et laissant sur eux une énorme alluvion que n’apercevait personne. Ils avaient multiplié leur être. Mais dans le sens même de leur être. Qui le saurait, même parmi eux ? Il y avait bien un crucifié, rançon visible que la famille plus puissante dans ses mouvements secrets allait porter dans sa procession par la vie, comme pour payer sa joie accrue, sa force accrue, sa faculté de lutter et de souffrir accrue et aussi les turpitudes qui se cachent sous tout cela. Chambrun, à son tour, venait d’entrer. Et il était plus lui qu’avant, comme les autres, dans son propre sens à lui :

— Mes enfants, je viens de gagner deux cent mille francs en dix minutes. Et il y a des gens qui se plaignent de la guerre !

Alors ?

Alors ? Ils avaient touché le feu, et comme le feu calcine, ils rétractaient leur chair pour la soustraire à sa brûlure mais portaient au-dedans d’eux-mêmes cette brûlure comme un vin. Ils se réfugiaient passionnément dans leur nécessaire égoïsme, ceux qui jouissaient, ceux qui agissaient, ceux qui doutaient, ceux qui souffraient, tous face à face avec l’idole spirituelle qui leur marquait leur destin.

— Deux cent mille francs en dix minutes ! répétait M. Chambrun.

Georges avait un rire très simple :

— Papa, nous sommes assez riches. Moi du moins. Pour ce que je ferai de cet argent !

Et Mme Chambrun :

— J’espère bien, Adolphe, que tu vas m’en donner une grosse part pour mes œuvres.

Pierre murmurait ardemment :

— Tu penseras ce que je pense, sur les lèvres d’Élisabeth.

Clotilde, appesantie, s’appuyait au bras de son mâle et le regardait gravement. Richard riait :

— Beau-père, vous êtes épatant ! Nous nous associons après la guerre. Je commence à en avoir assez. Et mon vieux métier m’attend.

Chacun suivait sa propre pente. L’un ne songeait qu’à s’enrichir. Cet autre, ayant la paix du cœur, eût bien voulu prendre seul son mouchoir de poche. Cette autre conduire, pour son salut, derrière son enfant mutilé, toute sa famille à Dieu. Ce conquérant du ciel pensait à conquérir de la mélasse. Ceux-ci souhaitaient approfondir un peu plus leur mystère. Ceux-là le déchirer.

L’homme n’est pas cruel. Ce qui l’est, c’est la force qui le traverse. Pour grandir et se maintenir, elle prend ce qu’elle peut, l’alcool et l’eau, le sang, le sel, le fer, la viande, les larmes, les intelligences, les cœurs. Et ça n’est pas sa faute si tout cela est en chacun de nous, ni notre faute si nous nourrissons tous ainsi, sans le savoir, la forme qu’elle précipite sur les routes de l’avenir.

XII

Élisabeth, toute vêtue de noir, était très belle. Le buste et les bras s’étaient remplis. Le cou charnu émergeait de la robe un peu échancrée. La tête, devenue mate et pâle, se couronnait d’or assombri. Pour la millième fois, elle relisait la dernière phrase de la dernière lettre que Pierre avait écrite de l’ambulance, une heure avant de mourir. Il y répétait pour son fils, qui venait alors de naître, le même mot qu’il lui avait dit un jour où elle lui prenait la main pour l’appuyer sur sa taille où rampaient, par saccades, à travers la robe, de dures ondulations. Elle se souvenait… « Tu lui enseigneras la haine de la guerre… » Et comme, sans mot dire, et souriant un peu, elle embrassait les rubans qu’il portait sur son cœur, celui qui est rouge, celui qui est jaune et vert, celui qui est vert et rouge, il les avait ramassés violemment, d’un geste, et jetés dans le feu.

Le feu brûlait aussi ce jour-là. Le feu, qu’on dit gai, est sinistre. Il est éternel. La forme fond en lui, y laisse une poussière grise, pareille à des cheveux morts. Il rit sans se lasser, comme un squelette. La nuit est dehors, ou le froid. On est seul près de lui, dans le crépuscule des chambres. On le regarde fixement.

Élisabeth, un genou entre ses mains jointes, arracha son regard du feu. A trois pas, sur sa petite chaise, le fils de Pierre embrassait son pantin en balbutiant des mots sans suite. Élisabeth frémit. Au sein de la pénombre où éclataient les bosses, où les creux se comblaient de noir, il avait le masque de Pierre, si profondément accentué qu’elle crut voir la face du cadavre éclatante de vie dans cette ébauche puissante où l’avenir du monde tremble sous la brume charnelle des traits encore indistincts. Il ne baisait plus la figure de carton rose dont les boucles blondes volaient. Le pantin qu’il tenait aux pieds sautait de bas en haut, tournait, virait, ondulait, dansait dans l’illumination rougeâtre projetée par la flamme brusque dont les reflets multicolores promenaient sur sa face des rires, des moues, des sourires, une fantastique animation. Par les poings de l’enfant, l’homme dieu jouait à la vie. Sur son tablier blanc, Élisabeth voyait, à chaque secousse, grandir une tache de sang. Elle avança la main, épouvantée. Le foyer teignait en rouge le son qui s’épanchait d’une entaille qu’il avait faite dans le ventre du pantin.

MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN