Title: La faune des plateaux
Author: Tristan Bernard
Release date: November 22, 2023 [eBook #72205]
Language: French
Original publication: Paris: Flammarion
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
TRISTAN BERNARD
PARIS
ERNEST FLAMMARION, EDITEUR
20, RUE RACINE, 20
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.
Il a été tiré de cet ouvrage :
quinze exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 1 à 15
et vingt exemplaires sur papier vergé pur fil Lafuma
numérotés de 16 à 35
DU MÊME AUTEUR
Chez le même éditeur :
Chez d’autres éditeurs :
Essais et nouvelles :
THÉATRE COMPLET (t. I, II et III parus).
Pièces éditées séparément :
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright 1923, by Ernest Flammarion.
Le directeur est à l’avant-scène. Il a posé une chaise contre la rampe. A côté de lui, un homme tient le manuscrit et, stoïque sous mille invectives, souffle leur rôle aux acteurs. C’est un personnage aux cheveux bouclés, de vingt-cinq à soixante-dix ans, et dont on ne sait s’il est un noble ruiné ou un prolétaire non enrichi.
La répétition est commencée depuis une heure pour le quart. A deux heures et demie arrive un homme pesant, à qui le directeur tend une main distraite, sans le regarder, et qui prend place également à l’avant-scène sur une chaise avancée à la hâte par le deuxième régisseur. L’auteur — car c’est lui — a pris un air migraineux pour excuser son retard. Mais personne ne lui demande d’explication, cet incident n’ayant rien d’exceptionnel.
Il met un pince-nez pour suivre attentivement la répétition, darde un regard perçant sur les protagonistes, mais n’écoute pas un mot de ce qu’ils disent et se demande anxieusement quel prétexte de thérapeutique il va trouver pour s’en aller à quatre heures…
Non pas qu’il se désintéresse du sort de la pièce que l’on répète. Mais il sait qu’il y a encore trois semaines de répétitions, c’est-à-dire une éternité.
Il se lève et dit au directeur à voix basse :
« Je vous quitterai dans une heure, j’ai un rendez-vous chez mon notaire… » Le directeur lui fait un signe d’acquiescement qui ne veut rien dire, et attirant son attention sur la scène que l’on répète : « Regardez-moi ça. Il y a un trou… Il ne peut pas lui dire ce qu’il lui raconte, s’il n’est rassuré sur le sort de l’enfant. »
L’auteur réfléchit sans penser à rien, puis déclare : « Vous avez raison. J’arrangerai ça.
« — Il faudrait l’arranger tout de suite, dit le despotique directeur. Autrement, ils ne l’apprendront pas…
« — Je ne peux pas improviser un texte. Ce n’est pas du travail sérieux… »
Sur l’ordre du directeur, on installe l’écrivain dans le bureau de la régie.
« Tâchez de me donner une plume qui marche », dit-il avec autorité au régisseur. Il sait que toutes les plumes du théâtre sont rétives. Mais ce jour-là, c’est un fait exprès, on lui donne une plume excellente.
« Surtout qu’on ne me dérange pas ! »
On ferme la porte, mais elle est vitrée, et il faut changer un peu la position du fauteuil, de façon à tourner le dos à la vitre. Ainsi, la tête inclinée sur la poitrine par l’engourdissement d’une digestion un peu lourde donnera aux indiscrets du couloir l’impression d’une attitude méditative.
D’autres fois, l’auteur alléguera qu’il veut écouter la pièce de la salle, et il s’installera, pour méditer, au fond d’une baignoire obscure.
En somme, c’est un travailleur sérieux, qui ne veut travailler qu’à tête reposée. Mais il n’est pas sûr que, dans le théâtre, on ait cette opinion de lui. N’y a-t-il pas un peu d’ironie dans le respect que l’on témoigne à son labeur ? Aurait-on l’irrévérence de le soupçonner de paresse ? Ces gens-là ne le comprennent pas. C’est un artiste libre, et qui ne veut travailler qu’à ses heures. Ces heures sont-elles fréquentes ? Voilà qui ne vous regarde pas.
La générale n’aura lieu que le mois prochain, et ce n’est pas encore le moment du coup de feu. Il n’y a donc personne sur le plateau à une heure vingt, bien que la répétition soit à une heure pour le quart…
Si, tout de même, il y a quelqu’un, qui est là depuis dix minutes.
C’est l’auteur, qui s’abrite dans l’ombre. Il ne veut pas avoir l’air d’être arrivé trop tôt. Il n’ose pas s’emporter contre les retardataires. Il masque son énervement sous une politesse douloureuse.
Enfin, voici un accessoiriste. L’auteur a quelque chose à lui dire. Il a des observations prêtes pour tout le monde…
— Vous êtes-vous procuré le calepin pour le deux ?… Il faut que Saint-Gaston joue avec dès maintenant, afin de l’avoir bien dans la main…
Mais déjà il s’est précipité vers une vieille personne qui semble aveugle et qui tâtonne pour trouver sa chaise. C’est la souffleuse, une femme distinguée, dont on aimerait avoir l’avis sur les pièces qu’elle souffle. Or, elle n’en parle jamais… (Peut-être les chefs-d’œuvre perdent-ils leur saveur à être ainsi émiettés mot par mot ?)
— Madame, lui dit l’auteur, pensez bien à envoyer à Jenny le « Bien joué, Alfred ! » du premier acte. Hier, elle l’a attendu. Et ça loupe le mouvement…
… Ah ! le chef machiniste !
… Dites donc, Grosguillaume, le décor du deux que vous nous avez présenté hier, est-ce qu’il n’est pas un peu dur à équiper ? Vous savez qu’il me faut des entr’actes de dix minutes, pas plus. Autrement tout fiche le camp !
Mais voici qu’Il apparaît sur le plateau, Lui, le Directeur, le Patron, le Capitaine, le Maître avant Dieu…
L’auteur lui parle de la date. Si le directeur est pressé et veut passer le plus tôt possible, l’auteur dit en gémissant que la pièce est difficile et qu’il faut avoir le texte bien dans la bouche une bonne semaine avant la première… Si le directeur a le temps d’attendre et déclare qu’il ne passera pas avant trois semaines, c’est à l’auteur d’être impatient, pour mille raisons : il faudrait passer pour le Salon de l’Aéro… la pièce ne doit pas être répétée trop longtemps, afin que les interprètes ne s’en fatiguent pas et gardent leur fraîcheur d’impression…
Ce n’est pas que l’auteur ait l’esprit de contradiction… Mais il est inquiet… Il suffit qu’on l’engage dans un parti très net pour qu’il en craigne les conséquences. Alors il fait contrepoids de toutes ses forces en faveur du parti contraire, jusqu’au moment où l’on se range à son avis : il n’en faut pas plus pour le faire passer dans l’autre camp.
Après avoir conseillé au jeune premier, à la répétition de la veille, d’insister sur un sourire ironique, il se dit tout à coup que cette indication peut être dangereuse et il essaie maintenant de ramener son interprète à plus de naïveté… Hier, il a dit à l’ingénue qu’elle pleurait trop. Maintenant, il craint qu’elle ne soit un peu sèche.
Le secrétaire du théâtre traverse le fond de la scène. Ce n’est pas encore le moment de faire le service de générale. Mais l’auteur lui rappelle pour la septième fois qu’il lui faudra deux avant-scènes… Et puis cette recommandation qu’il oubliait pour les notes de publicité…
Tout ce qu’il fait là, ce n’est pas pour embêter le monde. Mais il a beaucoup de soucis et veut les faire partager à son prochain. Et puis, vraiment, on est à la veille d’un grand événement qui doit révolutionner le globe, la première de son œuvre ! Il ne peut supporter que l’on soit calme… Car s’il est doux de ne pas s’en faire quand tout s’agite autour de vous, il est révoltant de voir des gens qui ne s’en font pas, autour de votre âme agitée…
C’est un auteur célèbre.
On l’appelle maître et il mérite magnifiquement ce titre, car il est désormais incapable de s’instruire.
Depuis trente ans, ses qualités sont toujours les mêmes et de plus en plus perfectionnées et pures… mais il n’a plus de défauts… Il ne commet, hélas ! plus d’erreurs.
Quand il commence une pièce, il sait où il va. Presque tous les spectateurs le savent aussi.
Le vieux Louis XIV disait : « On n’est plus heureux à notre âge. » Le secours de la vénérable expérience a remplacé la collaboration du jeune Hasard. Jadis, un poète eût comparé notre dramaturge à une auto vagabonde, trop rapide, d’allure trop saccadée, aux freins insuffisants et qui capotait parfois dans les fossés.
Maintenant le même poète le regarderait comme un tramway somptueux qui accomplit implacablement son itinéraire sur des rails solides.
Le maître n’écrirait plus un ouvrage dont il ne serait pas entièrement satisfait. Il est sûr de ce qu’il écrit. L’équilibre de son œuvre lui donne une satisfaction intérieure qui peut-être n’est pas fatalement partagée par les personnes du dehors.
Sur le plateau, il est entouré d’une admiration universelle, un peu goguenarde chez le petit personnel qui le regarde comme un personnage surnaturel, mais légèrement infirme et gâteux.
Les jeunes femmes du théâtre le considèrent avec respect. Il lui est difficile de frayer avec elles comme il en a sans doute le secret désir… Comment descendrait-il de son pavois ?
Il n’a pas, comme jadis Jupiter, la ressource de l’incognito et ne peut adopter, pour rassurer ses partenaires, le dandysme onduleux du cygne ou la franche simplicité du taureau campagnard.
Quand il a lu sa pièce aux artistes, ils l’ont écoutée en silence et des applaudissements résolus ont salué la fin de chaque acte ; c’est qu’on est tranquille et que le jugement de chacun est à l’abri ; on est certain que la pièce est belle, étant signée de lui.
Puis, les répétitions se prolongent. A force de vivre avec le chef-d’œuvre monstrueux, on s’est familiarisé et la terreur admirative décroît à vue d’œil.
Le jour de la générale, il peut arriver que le public médusé acclame la pièce du bon maître. Alors tout le personnel du théâtre retrouvera son admiration. Ou bien la salle sera consternée. Alors on décidera que le maître est en déclin.
Dans ce cas, il aura toujours la ressource de se dire que la générale rend des jugements de première instance et que l’appel n’interviendra que des années après.
Il pourrait se dire cela aussi, et peut-être plus justement, s’il obtient un triomphe, car l’acclamation, en présence d’une œuvre nouvelle, est encore plus sujette à caution que le dénigrement. Mais, dans ce cas, comment ne pas encaisser le jugement et ne pas l’estimer définitif ?
— Vous comprenez, monsieur l’inspecteur, si je vous ai demandé au commissariat, c’est que je ne veux pas être exposée à des ennuis. Il y a deux ans, l’on m’a fait des reproches qui m’ont joliment tourmentée, la fois que je n’ai pas averti pour l’assassin de la rue Pigalle, qui était venu ici dans la maison, comme on l’a su après par l’enquête. Il avait des manières qui pouvaient donner la suspicion, je le veux bien, mais de là à se figurer ce qu’il était !… Celui d’aujourd’hui est assurément bien plus bizarre… J’ai lu encore ce matin, sur le journal, un forfait de vol dans une bijouterie… Ça m’a saisie, quand la personne qu’est avec lui est sortie un instant de la chambre pour me raconter ce qu’elle avait été à même de remarquer…
— C’est après déjeuner qu’il est venu ?
— Un peu avant trois heures. Il y a une heure de cela… Il a demandé une de ces dames sans trop choisir, et commandé du champagne… Il paraît qu’il ne tient pas en place dans la chambre, parlant, parlant, sans finir ses phrases, posant des questions et n’écoutant pas les réponses. « Y a-t-il longtemps que t’es ici ? » ou bien : « Raconte-moi comment t’as commencé ? » Tout ça pour causer, comme pour s’étourdir… Mais on voit bien que ça ne lui change pas les idées…
L’inspecteur dit qu’il n’y avait pas de présomptions suffisantes pour arrêter un homme, mais qu’on pouvait toujours le prendre en filature. Il avait d’ailleurs amené un camarade, qui l’attendait en bas. Lui-même descendit aussi, et alla flâner sur le trottoir. On convint d’un signal de rideau à une fenêtre, quand le type descendrait à son tour.
Vers cinq heures moins le quart, le type sortit. C’était un homme assez élégant, entre deux âges, ni grand ni petit. Il ne donnait pas de signes d’agitation. Mais les hommes de police ne s’y trompèrent pas : son allure était saccadée, et il serrait les dents. Il marcha pendant dix minutes, assez vite, puis, arrivé à un coin de rue, il s’arrêta, parut hésiter, s’engagea dans une petite ruelle, bordée de vieilles et sordides maisons. Les inspecteurs ne le suivirent pas tout de suite, pour ne pas se faire repérer… Mais, à trois maisons de là, l’individu entra dans une allée.
Au-dessus de la porte, un écriteau : Entrée des artistes. Les inspecteurs montèrent carrément l’escalier. Le palier était envahi par des gens. Le type était au milieu de cette foule. On l’entourait, on lui pressait les mains, on l’embrassait…
— Mon vieux, tu n’as jamais rien fait d’aussi beau. — Quelle conception et quelle exécution ! — C’est la plus belle générale depuis la guerre ! Ça se jouera deux ans ! — Mais qu’est-ce que tu fichais pendant les entr’actes ? On t’a cherché partout…
Le secrétaire général apparaît sur le plateau pendant la répétition, pour dire un mot au directeur. Si celui-ci est occupé à régler une scène, il attend que le patron ait fini et semble suivre pendant quelques instants le travail… C’est encore un sujet de déception pour l’auteur, car il est rare que cet auditeur lui dise : « Ah ! que c’est beau ! » Évidemment aussi, il est difficile d’apprécier une pièce sur quelques répliques… Mais l’auteur comprend mal qu’on puisse approcher de son chef-d’œuvre sans en être ébloui. Sa pièce est une pièce de drap d’or, dont chaque échantillon doit susciter une admiration impossible à taire.
Au fond, bien que le secrétaire général soit un homme de lettres, les pièces jouées sur ce théâtre ne l’intéressent pas. Il dit bien à l’auteur : « Je n’ai pu assister à la lecture, mais je vous applaudirai à la générale. » Ce n’est pas vrai. Il sera encore au contrôle une demi-heure après le lever du rideau, d’abord parce que c’est dans ses attributions et ensuite parce qu’il aime mieux ça.
Quelques jours avant le grand jour, il a déclaré qu’il était accablé de demandes de places et que le théâtre était trop petit de moitié. « Ah ! vous pouvez dire que votre pièce est attendue ! », telle est la phrase qu’il sert invariablement à tous les auteurs, cependant que ceux-ci se lamentent parce que les annonces ont été mal faites et que le grand événement leur semble rester inaperçu… Tout à l’heure encore, en venant à pied au théâtre, l’auteur a croisé des passants uniquement occupés de leurs affaires, et des boutiquiers qui causaient sur le pas de leur porte de toute autre chose que du fait historique en préparation.
Le secrétaire a remis à l’auteur un paquet considérable pour son service de première et de générale… L’auteur dit à peine merci, car il sait ce que contient cet énorme pli : quelques rares fauteuils d’orchestre, des balcons de troisième rang de côté, pour des personnes presbytes qui n’ont pas peur du torticolis, et des places de foyer et de troisième galerie pour ceux des amis d’enfance, fournisseurs et petits créanciers qui ne sont pas sujets au vertige.
L’auteur aborde le secrétaire dans son bureau et, selon son tempérament, hurle ou gémit… Le secrétaire, pour toute réponse, lui montre la feuille de générale toute noircie de noms. Il énumère les servitudes du théâtre, les bailleurs de fonds, la vieille propriétaire de quatre-vingt-onze ans, la longue (et lourde) chaîne des sous-locataires, les avocats, avoués, marchands d’autos de la maison… Le secrétaire répète une fois de plus que son métier est infernal… Pourquoi n’en change-t-il pas ? L’attrait du pouvoir compenserait-il ce dur martyre ?
L’auteur reverra le secrétaire général quelques semaines plus tard, le jour où, les recettes flanchant, on a mis une autre pièce en lecture. L’auteur voudrait que personne ne se doutât de ce cataclysme qui le déshonore… Mais, fatalement, dans la semaine, les journaux insèrent une petite note, louant la prévoyance de ce directeur, qui, malgré les formidables recettes de la pièce en cours, pense à monter un autre ouvrage… pour un avenir très éloigné… L’auteur est arrivé au théâtre, écumant ou lamentable, toujours selon son tempérament… Mais personne ne sait qui a fait passer cette note. Tous ceux que le malheureux interroge répondent avec de délicieux visages de fillettes innocentes.
Si l’auteur est navré et humilié, c’est à cause de ses amis qui croyaient, s’imagine-t-il, que son œuvre était partie pour une longue carrière. Il a tort de s’en faire sur ce point. Depuis la générale, les amis ont une idée bien arrêtée, et leur seule surprise est que la pièce ait pu aller jusque-là.
C’est la veille de la générale, on répète le deux dans le décor du un. Omer, le grand premier rôle, est agité. Sur une observation de l’auteur, il s’asseoit et boude.
Le Directeur. — Omer, allons ! pas de nervosité…
Omer. — On s’énerverait à moins. Voilà trois semaines que nous répétons la scène dans un sentiment qu’on n’a pas changé. La veille de la répétition, il faut tout chambarder.
L’Auteur. — Il ne s’agit pas de tout chambarder ; c’est une nuance que j’indique. C’est trois fois rien…
Le Directeur. — Alors si ce n’est rien, laissez-le tranquille.
L’Auteur, se montant. — J’ai le droit de parler ici autant et plus que n’importe qui.
Le Directeur. — Eh bien ! parlez, mon vieux, parlez tant qu’il vous plaira ! Il quitte le devant de la scène et va s’entretenir avec l’administrateur qui est au fond du plateau. Il affecte une grande indifférence. L’auteur s’en va d’un autre côté. Il voit tout à coup devant lui un gros petit jeune homme blond.
Édouard Audoir. — Maître, je suis M. Édouard Audoir, rédacteur à l’Espoir. M. Carbignac, notre directeur, tient particulièrement à vous être agréable et m’a recommandé de vous faire un long article d’avant-première.
L’Auteur. — Excusez-moi, je suis en pleine répétition.
Édouard Audoir. — J’attendrai, maître, j’attendrai.
L’Auteur, revenu à l’avant-scène, aux artistes, d’une voix un peu étranglée. — Alors reprenons. (A Omer.) Joue la scène comme tu la sens.
Omer. — Ah ! maintenant, je ne la sens plus du tout. (Sans s’adresser à l’auteur.) C’est vrai qu’on a besoin de tout son sang-froid. C’est tout de même nous qui paraissons en scène et qui payons de notre personne. On devrait bien ne pas nous troubler quelques heures avant la générale.
L’Auteur, avec un grand effort de bonhomie. — Allons, allons, que tout soit oublié, reprenons.
Omer et sa partenaire reprennent la scène, d’abord avec une fatigue volontaire ; peu à peu, ils se laissent gagner par le jeu et ils recommencent à « en mettre ». Tout a l’air de s’arranger quand le directeur revient brusquement à l’avant-scène.
Le Directeur, vif. — Tout ça n’est pas du travail. Nous perdons notre temps. (Autoritaire.) On ne répétera plus. La pièce passera demain telle qu’elle est.
L’Auteur. — Il faut pourtant revoir cette scène qui n’est pas sue.
Le Directeur. — J’ai dit qu’on ne répétait plus.
L’Auteur, sentant la nécessité d’un sacrifice humain. — Je m’en vais. Travaillez tout seul. On ne me reprochera plus de gêner le travail. (Il va dans le fond et tombe sur Édouard Audoir qu’il ne reconnaît pas.)
Édouard Audoir. — Édouard Audoir, rédacteur à l’Espoir. Maître, pourrais-je vous interroger ?
L’Auteur. — Je vous en prie, après la répétition.
Édouard Audoir. — C’est que la copie du courrier doit être donnée avant sept heures à l’imprimerie…
(L’Auteur se résigne et Édouard Audoir tire son carnet.)
Le Directeur, à l’Auteur. — Est-ce que vous leur avez donné le mot de sortie pour Claire ?
L’Auteur, redescendant à l’avant-scène en essayant de mettre le plus de dignité possible dans son oubli des injures. — Je l’ai donné hier à Madorec.
Madorec, le régisseur, apportant le manuscrit. — Voilà.
Le Directeur. — C’est ça le mot de sortie ?
L’Auteur. — Eh bien ! il est suffisant. Et je crois que ce sera un effet.
Le Directeur. — Bon, bon, si vous le croyez c’est déjà quelque chose. Et d’ailleurs nous n’avons plus le temps d’en trouver un autre pour demain. Enchaînons pour la sortie et dites votre mot.
(Claire dit son mot de sortie. L’auteur fait entendre un petit grognement d’approbation.)
Le Directeur, d’une voix profonde. — Il vaut mieux qu’elle sorte sans rien dire.
L’Auteur. — C’est vous qui avez demandé un mot de sortie ?
Le Directeur. — Je n’ai pas demandé celui-là. Mes enfants, répétons, répétons. La scène des deux hommes… Est-ce qu’on a fait des coupures ?
L’Auteur. — J’ai pensé, je crois qu’il serait dangereux de faire des coupures franches.
Le Directeur, avec une résignation bien ostensible. — Bon, bon, disons tout le texte, tout le texte.
L’Auteur. — Il vaut mieux qu’il y ait une petite longueur et ne pas risquer d’être obscur.
Le Directeur. — Voulez-vous être bien gentil, laissez-nous donc travailler.
L’Auteur, se rebiffant. — Que je vous laisse travailler !
Le Directeur. — Eh bien ! oui, nous passons demain. Vas-y Omer, vas-y Sénéchal. Toute votre scène, toute votre scène, sans en perdre un mot…
L’Auteur. — C’est intolérable, je m’en vais…
Le Directeur. — Adieu.
L’auteur irrité passe dans la salle sans savoir exactement où il veut aller. Il suit un couloir, monte un étage, puis deux étages, puis arrive dans le foyer des deuxièmes galeries, et, en se retournant, aperçoit Édouard Audoir.
L’Auteur, au sortir d’un rêve. — Qu’est-ce que c’est ?
Édouard Audoir. — Édouard Audoir, rédacteur à l’Espoir. Maître, si vous avez un moment…
L’Auteur, de guerre lasse. — Asseyez-vous là, sur cette banquette… Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Il commence à dicter, les yeux clos, d’une voix de revenant. Il faut parler de sa pièce mais il ne veut pas en déflorer le sujet. Alors il insiste sur ses intentions et sur ses principes de théâtre qu’il découvre d’ailleurs au fur et à mesure qu’il dicte. Il dit aussi que la pièce a été reçue d’enthousiasme et que tout s’est bien passé aux répétitions, dans la cordialité et la belle humeur.
Le régisseur est d’ordinaire un acteur, remarquable surtout par ses qualités d’ordre et de sérieux et qui manque peut-être de la séduction frivole que les brillantes vedettes exercent sur le public.
Parmi ses fonctions, la plus honorifique est de mettre en scène aux premières répétitions, quand le metteur en scène attitré n’est pas encore arrivé à son poste. On appelle cela débrouiller. C’est un travail très utile sans doute, mais dont rien ne subsistera aussitôt que le seigneur de ces lieux aura pris l’affaire à son compte. Tel personnage qui, selon les premières indications, entrait lentement au premier plan à gauche, fait maintenant irruption par la porte du fond. Le régisseur assiste avec une inconscience apparente à cette faillite de ses conceptions. Son emploi a changé maintenant : il consistera à remplacer, le manuscrit en mains, tous les artistes qui manquent à la répétition, à soupirer les plaintes de l’ingénue encore en déplacement sur la Côte d’Azur ou à hurler les grossièretés du hobereau, pour qui on n’a pas encore trouvé l’interprète idéal ou simplement convenable.
Il a encore d’autres fonctions délicates. Le matin, à 8 heures, il se met en campagne pour s’occuper de tous les meubles que le magasin du théâtre n’est pas en état de fournir. C’est lui également qui découvre les phénomènes : l’homme qui doit, en coulisse, imiter le rossignol, le montreur d’ours et son ours pour la fête villageoise du « un ». Il s’occupe en général du recrutement des artistes de second plan.
Ce pouvoir souverain que, dans les premières répétitions, il avait à l’avant-scène, il le retrouvera quelques jours après le succès, quand il dirigera, cette fois en maître absolu, les répétitions des doubles.
Souvent, pas toujours, ces répétitions se font un peu à la flan, comme le maniement d’armes dans la cour du quartier, quand c’est un gradé modeste qui surveille l’exercice et que l’officier de semaine n’est pas en vue.
Les doubles, c’est un certain nombre de personnages secondaires qu’une angine subite des protagonistes appellera un soir à un rôle capital. Honneur éphémère et surtout obscur, car les notes de presse, pendant tout le temps que durera le remplacement, resteront singulièrement muettes sur cette substitution. C’est seulement quand le titulaire aura repris son rôle que l’on rendra un tardif hommage à « M. Troupanel qui, pendant la maladie de son camarade, etc. ». L’important est que les spectateurs soient désormais assurés de trouver la vedette à son poste et ne soient plus exposés à y rencontrer M. Troupanel.
M. Troupanel sait tout cela et témoigne de peu d’ardeur à apprendre le rôle de son glorieux camarade. Parfois, pour doubler la prima donna, on est obligé d’engager une artiste en dehors du théâtre. Celle-là, si elle est jolie et si elle a une bonne réputation de talent, ne s’y met pas non plus avec beaucoup de fougue. Elle sait très bien que si le bruit se répand qu’elle fera de l’effet dans le grand rôle, la vedette la plus fragile de santé est capable de retrouver une robustesse à toute épreuve et ne manquera pas une représentation.
L’accessoiriste, comme son nom l’indique, est chargé du service des accessoires. C’est lui qui s’occupe des verres, des assiettes, des filets de sole en banane, du blanc de poulet en biscuit, du champagne en eau gazeuse, du cognac en eau teintée, des lettres, des télégrammes, des poignards, des revolvers.
Il ne se manifeste pas dès les premières répétitions. Les artistes boivent encore dans des verres absents et savourent avec délices des mets impondérables. Le vicomte, au moment où il doit exhiber le document révélateur, a plongé la main dans une des poches intérieures de sa jaquette, en a sorti rien du tout, qu’il a tendu fièrement à la comtesse. Celle-ci a lu la lettre fatale dans la paume de sa main ouverte, comme une femme pour qui la chiromancie a des secrets imprévus.
Peu à peu des accessoires provisoires ont fait leur apparition. La table du souper, que doit recouvrir un jour une nappe somptueuse, est pour le moment un pauvre meuble en bois blanc. On sable un champagne invisible dans des gobelets cabossés.
L’accessoiriste a dans son tiroir des billets de la Sainte-Farce, auxquels il tient comme à des vrais billets. Quand, à la représentation, Serge tendra au vicomte une liasse des fausses banknotes, celui-ci les mettra à l’abri dans son pardessus boutonné. Mais il ne les possédera pas longtemps. Car, à peine sorti de scène, il verra se dresser devant lui l’accessoiriste, qui lui dira simplement : « Mes billets ». Et le vicomte, sans piper, lui remettra le produit de son chantage.
Le vicomte, depuis les répétitions, a beaucoup changé. Il s’est vieilli, ou plutôt il a cru se vieillir. Il a étendu sur ses cheveux une sorte de confiserie argentée. Ainsi, il paraît à peine l’âge qu’il a vraiment dans la vie.
Pour garantir les personnages de la pièce contre un froid imaginaire, on a allumé une lampe à verre rouge dans la cheminée, derrière un solide feu de bois en tôle. C’est là que la comtesse jettera le paquet de lettres, que l’accessoiriste recueillera pieusement de l’autre côté du décor, pour la représentation suivante.
Il y a des accessoires qui ne peuvent resservir, tels que les enveloppes à cinq cachets rouges, que l’on décachète violemment. Ces enveloppes, c’est l’orgueil de l’accessoiriste, qui les prépare chaque soir avec amour. Et pourtant, il est bien rare qu’on le félicite de son zèle. Mais sa satisfaction intime lui suffit. Il aime son métier et serait très heureux s’il n’avait pas un souci cruel : les armes à feu, dont il a la garde et dont il doit assurer le bon fonctionnement.
Quand le revolver, qui devait abattre le traître, rate sinistrement, à la joie indécente du public, il y a quelqu’un, en coulisse, qui blêmit et qui chancelle, atteint au plus profond de son honneur.
Dans ce théâtre où l’on répétait ma pièce, Brec était depuis trente-cinq ans un employé minuscule, par la taille et par la fonction. Employé à quoi ? Aux accessoires, peut-être ; mais il n’était pas accessoiriste en pied. C’était lui qui faisait les commissions de tout le monde, quand le groom de la direction était absent ou trop nonchalant. Brec allait chercher une voiture pour l’auteur, un petit pain pour la comédienne affamée, ou, sur l’injonction du régisseur, apportait un crayon presque toujours sans mine. Cinq ou six fois dans sa vie, à des changements de directeur, on l’avait essayé comme souffleur aux répétitions, mais son registre vocal se composait de deux voix, une imperceptible et l’autre formidable, capable de couvrir l’artillerie d’une armée en pleine préparation d’attaque. Quand on l’avait entendue, cette voix étrange, on regardait Brec avec une telle stupeur qu’il n’osait plus la sortir.
Le groom de la direction, la femme de ménage du concierge, le chasseur de la poste étaient tous, et de très haut, les supérieurs de Brec sur qui, de tous les degrés de la hiérarchie, des injures tombaient sans relâche, mais elles ne lui arrachaient même pas un sourire. Il attendait la fin du chapelet, puis faisait un signe de tête, comme pour dire à l’insulteur : « Vous pouvez disposer ».
Brec était le plus indifférent des martyrs. C’est à peine si parfois, de la plus petite de ses deux voix, il disait au chasseur : « Ferme ! » ou : « Ça va ! » au groom de la direction. Des artistes et des auteurs il recevait parfois un petit pourboire qu’il accueillait sans grâce et sans hostilité, d’un simple hochement de tête approbateur.
Les légendes les plus romanesques et les plus contradictoires circulaient sur sa vie privée. Personne ne les avait contrôlées, car il habitait dix minutes plus loin que le point terminus de son métro. On prétendait qu’il était de noble famille et d’autres racontaient qu’il avait une femme énorme et onze enfants perpétuellement en bas âge.
Les auteurs nouveaux de la maison ne manquaient pas, le soir de la générale, de demander à Brec : « C’est un succès ? » De mémoire d’homme, il avait toujours répondu : « Pour sûr », ayant remarqué d’instinct qu’il n’y avait pas pour lui de réponse plus profitable.
Brec aimait-il le spectacle ? On ne l’a jamais su. Entré dans la maison à l’âge de onze ans, Brec, qui avait entendu aux répétitions les bribes de cent vingt pièces inédites, vu périr ou prospérer douze directeurs, monter et décliner autant de gloires d’artistes, Brec n’était jamais allé au théâtre.
Le marquis de Hottebrède, ses cheveux noirs cachés sous d’épais cheveux blancs, le visage soigneusement ridé, est sur le point d’entrer en scène, pour sa grande scène du troisième acte. A ce moment le traître Fourval, qui vient de poser ses conditions à la marquise, sort de scène, laissant Claire de Hottebrède effondrée sur un beau canapé ancien, prêté au théâtre par un grand tapissier.
Le Marquis, au traître. — Ça doit être couru à cette heure-ci. Il est quatre heures dix… Puisque tu n’es pas de la fin du trois, tu devrais faire un saut jusque chez le bistro, où les résultats sont affichés…
Le Traître, timidement. — Oh ! mon vieux, maquillé comme ça…
Le Marquis. — Ça n’a aucune importance. Il n’y a personne dans les rues… Tout Paris est à Chantilly ou à la campagne. Non, mon vieux, vas-y. J’ai six louis d’engagés dans la course, tu donneras le résultat à Fauvel. Il me l’apportera avant mon agonie.
Le Traître. — Oh ! tu fais de moi ce que tu veux ! (Il sort, pendant que le marquis, après s’être fortement voûté, entre avec trente années de plus pour la grande scène qui a fait le succès de la pièce (déjà 234 représentations), et s’avance jusqu’au canapé.)
La Marquise, levant la tête, et suffoquée de surprise pour la deux cent trente-cinquième fois. — Renaud !
Le Marquis. — Je vois que vous ne m’attendiez pas. (Elle se lève. Il s’approche du canapé et s’y assied. Elle est en face de lui. Ils se regardent en silence.)
La Marquise, bas. — T’as l’résultat ?
Le Marquis, entre ses dents. — On va l’apporter. (Haut.) Je ne suis pas seul, madame… Notre fils me suit à quelques pas. L’heure des explications a sonné.
La Marquise. — Gérald, Gérald va m’être rendu !… Ah ! quoi que vous fassiez de moi, je serai trop heureuse !… Il me semble entendre son pas… Ah ! quelle émotion !
Le Marquis, bas. — Je comprends. (Entre Gérald (Fauvel). Il se jette dans les bras de sa mère, qui l’embrasse avec frénésie.)
Gérald, bas, dans le cou de sa mère. — Pellsie première.
La Marquise, bas. — Et Frisky ?
Gérald, de même. — Nulle part.
La Marquise, de même. — Crotte !
Le Marquis a suivi anxieusement cette scène. Il est un peu loin d’eux. Il se lève et, changeant pour ce jour-là la mise en scène, s’avance jusqu’au couple. (Noblement.) — Quels que soient vos torts et vos fautes, je n’ai pas voulu mourir sans vous avoir réunis. (Il perd la respiration. Dans un souffle)… Eh bien ?
La Marquise, bas. — Pellsie.
Le Marquis, de même. — Pellsie ! (Haut, mais faiblement.) Il y a des châtiments trop inhumains pour qu’une créature humaine les prononce… (Bas.) Et je l’avais l’autre jour à Saint-Cloud. (Haut.) Je suis soulagé parce que mes forces m’ont porté jusqu’ici. Mais… mais… (Il s’abat lourdement et adroitement sur le sol. Gérald et la marquise se précipitent sur son corps.)
Gérald. — Mon père !
La Marquise. — Pardonne-moi, Renaud !
Gérald. — Son cœur a cessé de battre.
Le Marquis, bas. — Où est Esmée ?
Gérald. — Troisième.
Le Marquis. — Chouette. Je l’avais en couverture… Ça va faire du six contre un au moins… (Il meurt heureux.)
J’ai reçu la lettre suivante que je tiens à transcrire fidèlement :
« Monsieur,
« Vous avez publié, il y a quelques semaines, un petit article, intitulé : Le Prix de Diane en matinée, où vous montriez des artistes dramatiques qui, pendant qu’ils interprétaient un drame des plus austères, demeuraient préoccupés par les paris qu’ils avaient faits aux courses. L’inconvénient de ces fantaisies est de laisser croire qu’il n’y a place dans l’esprit de certains comédiens que pour des soucis aussi frivoles. Je tiens à protester au nom de ceux qui, comme moi, ne parient jamais aux courses, et consacrent le meilleur de leur soirée à jouer au poker.
« Ma protestation, si vous le voulez bien, restera anonyme… Aussi bien, hélas ! garderait-elle ce caractère, vis-à-vis de vos lecteurs, même si je signais de mon nom… Je suis peu connu, mon rôle se bornant la plupart du temps à faire part à des personnages de la pièce, titrés ou riches, de l’arrivée, dans une antichambre supposée, d’autres personnages importants, et de quitter la scène sur la réplique : « Faites entrer. »
« Je suis parfois en habit noir, d’autres fois en livrée à boutons de cuivre. Depuis quelques semaines, sans doute parce que mes maîtres sont de nouveaux riches (je ne connais pas exactement la pièce) ou bien parce que mon auteur a des idées un peu conventionnelles sur la tenue des domestiques du grand monde, je porte une culotte et une chaude perruque blanche, qui ne reste heureusement sur ma tête que pendant les courts instants de ma présence en scène.
« Le reste du temps — et il en reste — je suis installé dans la loge somptueuse d’une jeune fille ruinée et persécutée, en compagnie d’un vieux duc qui, lui non plus, n’est ni du « deux » ni du « trois ». Nous jouons au poker.
« Là, les différences de classe, établies arbitrairement par l’auteur, disparaissent tout à fait, et chacun reprend le rang qu’il mérite… L’humble serviteur que je suis domine de cent coudées le vieux duc (qui n’a d’ailleurs que 22 ans). J’ai l’habit d’un valet, mais j’ai l’âme d’un bluffeur de premier ordre…
« Ci-joint mon nom et celui de mon théâtre, que vous voudrez bien ne pas publier. Mais venez nous voir un soir, vers 9 h. 1/2. Vous ferez le quatrième.
« Mes sentiments les meilleurs. X… »
Oui, monsieur X…, j’irai certainement vous voir un soir. Et je vous rappellerai le souvenir glorieux de Joliet, de la Comédie-Française, qui, lorsqu’il n’était pas d’un acte, n’hésitait pas à quitter rapidement son costume, à reprendre pour une demi-heure ses habits de ville pour aller continuer une partie d’échecs au café de la Régence. Les vrais joueurs ont ainsi de ces traits magnifiques, dont les âmes mesquines de ceux qui ne jouent pas ne peuvent comprendre la beauté.
Ce grand garçon est toujours bien habillé. Donnons-lui vingt-cinq, trente ou trente-cinq ans, sans préciser, car il n’est pas seul de son espèce.
Il a certainement la vocation du théâtre, et c’est d’autant plus méritoire qu’il n’a aucune espèce de dons… Il est en bois et met une voix sourde et monotone au service d’une intelligence médiocre.
Mais sa taille avantageuse, l’élégance de ses costumes permettent de l’utiliser et de lui confier le rôle de monsieur en smoking qui, au début d’un acte, écoute, le cigare à la bouche, un autre fumeur visiblement plus important. Ou bien encore, il est le jeune homme, en pantalon et chemise blancs, qui passe au fond du théâtre, une raquette à la main. Parfois il a la gloire d’être censé faire la cour, à la cantonade, à l’héroïne, et sera même honoré, dans la pièce, des soupçons d’un jeune premier à 10.000 francs par mois.
Mais, d’une façon générale, ce qui lui arrive se passe en coulisse. Il case donc assez vite son rôle dans sa mémoire et peut employer ses loisirs à écrire des lettres sans nombre aux auteurs qui, bien entendu, sont toujours des « maîtres ».
Au nouvel an, la première carte que ces écrivains reçoivent est celle de ce fidèle.
Il s’éloigne passablement de l’ancienne conception des acteurs errants, compagnons sans souci, méprisés par les marchands drapiers. C’est un garçon sobre, réservé d’allures, mesuré dans ses propos. Il n’aime ni l’aventure, ni la fantaisie, ni même le théâtre. Il lui plaît seulement d’exercer la profession d’artiste dramatique. Voilà en quoi consiste son feu sacré.
Flamme point négligeable, certes, puisqu’elle le stimule sans cesse et le pousse à écrire ses lettres inlassables aux auteurs, à leur faire, à des intervalles courts et réguliers, de persévérantes visites.
« Maître, ce n’est pas mon genre de me mettre en avant et de venir parler de moi. Il faut que je me force… »
C’est qu’il est sincère. Il faut qu’il se force. Mais il se force bien.
On s’illusionne souvent sur la puissance des gens, sous prétexte qu’ils semblent occuper un emploi d’une haute importance, et qu’ils sont vêtus d’un costume impressionnant.
Il y a une quinzaine d’années, un dimanche, je passais, vers deux heures, devant un grand théâtre du Boulevard. On y jouait le Bossu, une pièce que je ne me lasserai jamais de revoir… J’y retrouve, à chaque représentation, ma haine fidèle du tortueux Gonzague et mon éternelle sympathie pour Cocardasse et Passepoil… Je suis les péripéties du drame avec angoisse, comme si ce qui est écrit et que je sais par cœur n’était pas définitif, et comme si le traître allait échapper, ce jour-là, à la fatalité du texte.
J’entrai par l’escalier des artistes, salué par un geste amical du concierge qui me connaît très bien (pas sous mon nom d’ailleurs, car il m’a donné un jour le nom d’un de mes confrères ; mais ceci n’est qu’un détail, et l’important est d’être connu).
La lumière du jour pénètre rarement dans les coulisses des théâtres, même en matinée. Je me dirigeai vers la Régie, où un artiste d’un certain âge était assis devant un petit bureau. Il jouait dans la pièce et se trouvait tout habillé et tout maquillé pour entrer en scène.
— Bonjour, comment ça va ? Y a-t-il moyen d’assister à la matinée ?
— Oh ! monsieur… je suis désolé… J’ai les ordres les plus sévères. En l’absence du directeur et du secrétaire, on me défend de donner des entrées à qui que ce soit… Je vous prie de ne pas m’en vouloir. Mais je n’ai aucun pouvoir pour cela, et c’est une consigne formelle à laquelle je suis forcé d’obéir…
Celui qui parlait ainsi n’était autre que le Régent de France, vêtu d’un habit somptueux, magnifique, couvert de pierreries, orné par surcroît d’un large cordon bleu clair qui ne se donnait pas à tout le monde.
La personne qui, dans la pièce précédente, avait répété — jusqu’au troisième jour avant la générale — le rôle de la concierge du deux avait reçu cette fois la mission d’incarner, dans la pièce nouvelle, une femme du grand monde, Mme de Juxanges.
La liste des personnages féminins comprenait d’abord l’héroïne, puis la mère de l’héroïne, puis la rivale d’amour de l’héroïne, puis toutes les bonnes, puis Mme de Livrac, puis Mme de Juxanges.
Il n’y avait pas, entre ces derniers noms, la petite conjonction « et » qui eût donné à l’interprète de Mme de Juxanges une apparence de « vedette américaine ».
Mme de Livrac, elle, était chargée de deux phrases : « Je le crois galant homme », et, plus loin : « Vous verrez qu’il fera sa soumission. » Mme de Juxanges n’avait rien à dire. Le jour de la lecture, on lui remit une feuille de papier, qui portait dans le coin, en grosses lettres de ronde : Mme de Juxanges. On indiquait simplement sur quelles répliques de ses camarades elle devait entrer, puis sortir.
Le directeur avait dit à l’auteur : « Il faudra lui donner une petite phrase. » Puis il avait dit à sa pensionnaire : « On vous piquera quelques mots. »
Chaque jour, à midi trois quarts pour une heure, Mme de Juxanges arrivait la première à la répétition dans une longue six-cylindres, don de M. Roibourg, grand brasseur d’affaires, et commanditaire de la maison. L’automobile stationnait devant l’entrée des artistes jusqu’à cinq heures. Pendant ce temps, Mme de Juxanges, assise sur une chaise rustique dans l’ombre du plateau, entretenait une conversation un peu stagnante avec la cuisinière du trois et le facteur du deux.
D’ordinaire, M. Roibourg arrivait, ses affaires brassées, vers cinq heures, et prenait livraison de Mme de Juxanges.
Le directeur, à deux ou trois reprises au cours des répétitions, avait dit à l’auteur : « Lui avez-vous mis sa phrase ? » L’auteur répondait toujours : « Demain. » A vrai dire, il éprouvait une difficulté singulière à prêter la moindre réflexion ou remarque à un personnage aussi peu défini.
Pourtant il dit de lui-même, quelques jours avant la générale, en voyant répéter Mme de Juxanges : « Il faut que je lui donne sa phrase. » Mais le directeur, par esprit de contradiction, avait dit à mi-voix : « Il y a des choses plus pressées. Établissez-moi d’abord votre baisser de rideau du deux, qui n’y est pas du tout. »
Ce qui ne l’avait pas empêché de demander sévèrement, le lendemain :
— Et la phrase de cette petite ?
Enfin, visité par l’inspiration, l’auteur trouva : Mme de Juxanges dirait à Mme de Livrac :
— Je ne suis pas très tranquille sur le destin de ce petit ménage.
Le jour de la générale, ce propos de mondaine avertie fut proféré très au-dessous du ton par une personne étranglée d’épouvante. On entendit cependant ceci :
— Je ne suis pras tès tancrille sur le dessin de ce petit mén…
La finale age, ce serait pour une autre fois.
Il y eut simplement aux fauteuils un petit : Oh ! oh !… isolé, qui, si discret qu’il fût, fut perçu de la salle entière.
A l’entr’acte, dans un coin obscur du plateau, le directeur passait quelque chose de sérieux à M. Roibourg.
L’auteur, qui faisait ses visites aux loges, n’entra pas dans le 15, où Mme de Juxanges, en larmes, disait à sa compagne de loge, la miss institutrice du trois :
— Je n’ai eu… je n’ai eu… mon texte… qu’il y a sept jours…
La tournée Espéron avait pris le train à la gare Saint-Lazare pour faire apprécier aux riverains des stations de la Manche un vaudeville un peu usé à Paris.
Deux compagnons bénévoles s’étaient joints à la troupe et profitaient des réductions de tarif accordées à l’impresario. C’étaient Jacques Bouzin, camarade sérieux de Mado Madolon, et Philippe Cru, qui s’intéressait à la jeune Pomonard.
Jacques et Philippe étaient des quinquagénaires bien confirmés, réparés avec soin, mis à neuf et repeints.
Mado Madolon avait joué plusieurs rôles de commère au music-hall. Cet emploi exige surtout de la beauté, aujourd’hui que les commérages de la commère sont réduits à leur plus simple expression. Il s’agit surtout, au moment où défilent les pierres précieuses ou les fourrures, de lancer au public des indications succinctes, d’une voix nette, sans passion.
Pomonard était la fille d’une femme de ménage, qui l’avait amenée avec elle un jour qu’elle travaillait en extra chez M. Cru. M. Cru avait reconnu tout de suite chez cette petite des dons sérieux pour le théâtre. Il l’avait fait engager par un de ses commandités, à d’honorables appointements qu’il avait élevés, sur sa propre cassette, à un chiffre moins honorable.
Pendant les représentations, Cru et Bouzin, qui connaissaient suffisamment la pièce, attendaient la fin du spectacle dans le hall du casino.
— De gentilles petites, dit Bouzin.
— Oui, dit Philippe, elles ont pour nous de la gratitude, et savent ne pas trop nous la montrer.
— Croyez-vous qu’elles nous voient aussi âgés que nous sommes ?
— J’en ai peur, dit M. Cru.
Un silence…
— Sommes-nous si vieux que cela ? dit M. Bouzin.
— Ça dépend de l’emploi qu’on nous donne. Pour figurer dans des conseils d’administration, nous avons l’âge qu’il faut, la « bouteille » nécessaire, une vigueur d’esprit encore appréciable. Mais pour d’autres ébats…
— La foi vous manque, dit M. Bouzin.
— Oui, dit M. Cru. Je me dis trop que, la petite et moi, on n’est pas très bien assortis. Ça me gêne. Quand je sors avec elle, je n’ai pas la satisfaction esthétique de former un groupe harmonieux.
— Ah ! si l’on pouvait rajeunir ! dit Jacques. Voyez-vous qu’un magicien surgisse, et qu’il exauce un vœu à notre choix ? Mon souhait à moi serait d’apparaître aux yeux de Mado avec l’âge d’un garçon de trente ans…
— Moi, dit Philippe songeur, je souhaite autre chose. Je voudrais croire moi-même que j’ai trente ans…
— Vous avez peut-être raison, dit, après réflexion, M. Bouzin.
Il y avait devant eux, dans une glace vraiment mal placée, deux messieurs qui leur ressemblaient d’une façon frappante, en plus vieux. Ils allèrent s’asseoir ailleurs.
SCÈNE PREMIÈRE
L’AUTEUR, LE DIRECTEUR
(Dans le cabinet du directeur)
L’Auteur. — Vous savez, je suis empoisonné depuis la répétition d’hier. Je trouve qu’Omer n’y est pas du tout.
Le Directeur. — Mon vieux, est-ce vous ou n’est-ce pas vous qui l’avez demandé ? Ce n’est pas faute de vous avoir prévenu, au moins ! Omer, c’est entendu, le public l’a à la bonne ; ça durera ce que ça durera. Pour le moment, ça dure encore, et Omer, qui compte là-dessus, n’en fiche plus une secousse. Et ce n’est pas un monsieur à qui on peut dire quelque chose. Vous avez voulu l’avoir, vous l’avez : il n’y a qu’à l’encaisser maintenant… Dites donc, mon petit, j’ai quelqu’un à recevoir. Je vous rejoins sur le plateau.
SCÈNE DEUXIÈME
L’AUTEUR, OMER
(Sur le plateau)
L’Auteur. — Écoute, je n’aime pas beaucoup ce que le patron t’a demandé de faire hier…
Omer. — Il faut le lui dire, mon vieux ! C’est à moi que tu dis ça ? Tu as fait ta pièce. Tu as le droit de la faire jouer comme tu l’entends.
L’Auteur. — Il est tellement susceptible ! Si c’était plutôt toi qui lui disais que tu ne sens pas la scène comme ça ?…
Omer. — Alors, c’est à moi qu’il en voudra. Je ne marche pas.
L’Auteur, résigné. — Il changera peut-être d’avis tout seul…
Omer. — Plus sûrement, en tout cas, que si on lui fait la moindre observation.
SCÈNE TROISIÈME
OMER, LE DIRECTEUR
(A l’avant-scène, pendant que l’auteur est en conversation
avec une petite interprète, au fond du plateau.)
Omer. — C’est curieux, ni au un, ni au deux, ni au trois, je ne retrouve ma bonne impression de la lecture. C’est creux. C’est banal… On pourrait peut-être lui dire de retravailler son deux…
Le Directeur. — Il l’abîmera davantage. Je sais ce qu’il peut faire maintenant. Il est encore capable d’apporter un travail de premier jet qui ne soit pas trop débecquetant. Mais si on lui dit de modifier, il ne voit plus clair, et il fait des bêtises. On va jouer la pièce telle quelle : ça donnera ce que ça donnera.
Omer. — Et alors, les indications qu’il nous envoie ! Dire qu’il faut avoir l’air d’écouter ça !
Le Directeur. — Il n’a jamais eu la moindre idée du travail d’avant-scène. Heureusement que, devant moi, il n’ose pas s’en mêler.
SCÈNE QUATRIÈME
L’AUTEUR, OMER, LE DIRECTEUR,
PLUSIEURS AMIS
(Après la répétition générale. Des applaudissements assez copieux ont salué le nom de l’auteur. Il est venu du monde sur le plateau en assez grand nombre, et les compliments, assez abondants ont paru assez sincères. Sur la scène, on croit assez au succès. L’auteur y croit peut-être un peu trop.)
L’Auteur, embrassant le directeur solennellement. — Voilà le grand homme de théâtre à qui je dois mon succès ! (A Omer, qu’il embrasse.) Mon vieux, tu as été génial ! Encore une belle bataille que tu m’as fait gagner !
Omer, sincère. — Avec une pièce pareille ! Tu n’as rien fait de plus beau ! Et je ne vois personne à l’heure actuelle…
Le Directeur, sincère. — Je ne m’y suis jamais trompé.
ÉPILOGUE
Le lendemain, la presse est tiède, la location un peu traînante. L’auteur, en les adjurant de ne pas divulguer ses paroles, confie successivement à vingt-quatre amis, et toujours avec sincérité, qu’il est trahi par l’interprétation et massacré par le metteur en scène.
Il dirigeait, dans un théâtre de comédie, quatre musiciens, installés en coulisse, et chargés de créer l’atmosphère, pour la grande scène de séduction du trois.
Petit homme sans prestige extérieur, il s’efforçait d’être chevelu, compensant la rareté de ses crins par leur longueur. On voyait par place, sous le ramenage incomplet, des îlots de cuir jaune, stériles en poils, mais généreux en pellicules.
Je crois qu’il profitait de son emploi de chef d’orchestre pour faire entendre sournoisement des morceaux de sa composition.
J’avais amené à une répétition de travail un ami d’enfance avec qui j’avais déjeuné. Mais il eut beaucoup de peine à suivre ma pièce, constamment hachée d’interruptions par le directeur, qui avait décidé ce jour-là de s’occuper surtout des bruits des coulisses.
L’acte de la séduction se passait à Fiesole. Une toile de fond qui, dans une pièce précédente, avait représenté les environs d’Hyères, évoquait cette fois avec la même complaisance un paysage florentin. Serge, appuyé à une balustrade, glissait des paroles perverses dans la nuque troublée de Madame Alfonso. J’avais particulièrement soigné ce passage, et je guettais d’un œil oblique l’impression de mon ami d’enfance… A ce moment, le directeur, assis près de nous à l’orchestre, cria d’une voix formidable :
— Et la musique !
Tout le monde s’arrêta. Serge, abandonnant la séduction de Madame Alfonso, se tourna vers le patron :
— Mais elle joue, la musique… Nous l’entendons parfaitement d’ici…
— C’est moi qui dois l’entendre. Où est le chef d’orchestre ?
Le chef d’orchestre apparut sur le plateau, et s’avança jusqu’au trou du souffleur. Il regarda dans le noir de l’orchestre : on eût dit un gros insecte apeuré… Une voix autoritaire précisa l’emplacement du patron.
— Où faites-vous votre musique ? Je n’en entends pas une broque.
Le gros scarabée était peu habitué au langage humain. Nous perçûmes un bourdonnement vague. Le régisseur apparut à son tour et d’une voix qui passait bien la rampe :
— La musique est dans la régie.
— Il faudrait ouvrir la porte de fer.
— Elle est ouverte, patron. Mais la régie est peut-être un peu loin…
— Alors qu’il mette ses musiciens sur le palier.
Nous attendîmes sans trop de patience le déménagement, qui s’opérait dans le lointain. Les quatre musiciens étaient sans doute plus ou moins vieux ou infirmes, ou simplement pas pressés. Enfin le régisseur annonça que tout était installé. Serge adressa à Madame Alfonso des phrases alliciantes qui, pour avoir été entendues déjà, n’en émouvaient pas moins la brave jeune femme… Soudain les violons se firent entendre, et l’on n’entendit plus qu’eux.
— Assez ! rugit le directeur.
Le régisseur et l’insecte envahirent à nouveau le plateau, troublant une fois de plus le tête-à-tête des amoureux.
— C’est un peu fort, cette fois ? demanda le régisseur.
— C’est-à-dire que ça devient un concert sur de la pantomime… Laissez-les sur le palier, mais fermez à demi la porte de fer.
Cette fois le changement fut plus rapide, les exécutants n’ayant pas à bouger. Serge, qui avait de la suite dans les idées, repartit à la conquête de Madame Alfonso… Musique.
— Ça va maintenant, dit le tout-puissant.
La scène se poursuivait, Serge de plus en plus incliné sur sa proie palpitante… Mais il ne touchait pas encore au but. De nouveau la voix dictatoriale emplit le théâtre, scandant des mots :
— Qu’est-ce que c’est cet air d’enterrement ?
Réapparition de la bestiole affolée… On finit par discerner une phrase :
— C’est bien l’air que vous m’avez demandé l’autre jour…
— Je ne vous ai jamais demandé ça !… dit le patron avec une mauvaise foi vigoureuse… C’est d’une tristesse épouvantable. Changez-moi ce morceau-là.
La scène reprit. Serge recommença son attaque perfide avec la même ardeur, jusqu’à l’intervention des musiciens, qui provoqua un hurlement du patron.
— Cette fois, ce n’est plus l’enterrement, c’est le bastringue…
Par la suite, il se prononça durement sur la valeur musicale des morceaux, sans savoir de qui ils étaient, et peut-être en s’en doutant. J’étais navré, parce que mon ami allait mal juger ma pièce. Mais il était heureux et flatté d’assister à une répétition de travail. Et puis, que mon œuvre fût bonne ou mauvaise, s’en souciait-il tellement ? Le directeur, lui, était heureux aussi, car il se sentait omnipotent et infaillible. Quant au chef d’orchestre secoué, il sentait grandir à chaque bourrade son orgueil intérieur et son mépris pour ces gens qui ne comprenaient rien à son génie.
L’ami de la maison est la plus considérable des personnalités sans mandat.
Il n’a pas une apparence physique bien déterminée, mais je le vois plutôt entre deux âges, et assez grand. Oui, il est mieux quand il est grand. Un oisif semble encore plus oisif quand il est de haute taille.
On le voit arriver pendant la répétition, à n’importe quelle heure de l’après-midi. Alors que les amis de ces dames osent à peine s’aventurer au fond obscur du plateau, l’ami de la maison vient parfois jusqu’à la rampe. Sans arrogance et sans déférence, il tend la main à l’auteur, qui la serre distraitement. Sa présence est si naturellement admise que personne ne la remarque plus, et qu’elle ne trouble en rien le travail de la scène.
Il est si intime avec le directeur qu’ils ne se disent jamais bonjour. D’ailleurs, quand ils sortent ensemble après la répétition, ils ne s’adressent pas la parole. Le véritable ami est celui à qui on n’a rien à dire. Il contente à la fois notre sauvagerie et notre besoin de sociabilité.
L’ami de la maison a peut-être dans la vie d’autres occupations. Il est à la Bourse, ou au Palais, ou dans l’industrie : il n’est pas question de cela dans les conversations.
La plupart du temps, ce n’est pas un amateur de théâtre. S’il vient dans la maison, c’est que son ami en est le maître. Il eût fréquenté de la même façon un restaurant ou un journal.
Il arrive que, devant l’auteur, le directeur pose une question à l’ami de la maison. Mais ce n’est pas du tout pour causer. Il lui demande : « Tu aimes ce deux, toi ? » ce qui veut dire : « Déclare nettement qui tu n’aimes pas ce deuxième acte. » Et l’ami obéit, avec la plus grande docilité. Il est évident que le directeur ne tient pas à cette opinion, et qu’il ne l’a sollicitée que pour fortifier, aux yeux de l’auteur, la sienne propre, à qui elle donnera tout de même un petit supplément de poids.
Si l’auteur, loin du directeur, coince dans un couloir l’ami de la maison, il faut qu’il s’y prenne avec adresse pour obtenir de lui un avis indépendant.
— Franchement, la scène du trois vous a-t-elle choqué ?
L’auteur est un être ingénu qui s’imagine encore qu’avec ce simple adverbe : franchement, il va faire naître de la franchise…
— Le patron veut que je coupe cette scène ? Ne trouvez-vous pas que cela enlèverait tout intérêt à la scène finale ?
Ces trois mots imprudents : « Le patron veut… » permettent à l’ami de la maison de prendre position.
— S’il vous dit de la couper, vous savez, n’hésitez pas !
L’important, pour l’ami de la maison, est de rester solide dans la maison.
Ajoutons, pour achever de le décrire, qu’il est célibataire d’aspect. Mais il n’est pas rare, le soir de la générale, de le voir au troisième rang d’orchestre, à ses places attitrées, à côté d’une dame encore jeune, assez forte, la plupart du temps, et qui montre sans voile des épaules charnues, visiblement conjugales.
Elle apparaîtra sur le plateau, à la fin du spectacle, au moment des compliments enthousiastes ou dévoués. Elle sera du souper intime, offert par le directeur et sa femme.
L’ami de la maison s’est promené dans les couloirs, et a recueilli les opinions défavorables à la pièce. Mais il ne les rapportera que lorsque la soirée a été indécise, et pour faire croire à la cabale, la bienheureuse cabale qui sauve l’amour-propre des auteurs.
L’ami de la maison a quelquefois, très rarement, une maîtresse dans la maison. Mais il faut pour cela que le directeur en ait une aussi. Alors, il semble que ce soit pour faire comme le patron, et ne pas le désobliger par l’exemple d’une vertu intempestive.
Elle apparaît un jour ou deux avant la répétition des couturières. La première fois, elle est suivie de deux employées qui portent d’énormes cartons remplis de robes encore incomplètes, ou bien de robes achevées, qui soulèvent le plus souvent une désapprobation générale. Mais madame la couturière ne s’émeut pas et rapporte le lendemain, miraculeusement, des toilettes toutes différentes.
L’auteur est toujours consulté, bien entendu… Il pense à sa pièce et regarde sans voir. Il dit d’abord que c’est très bien, puis, si l’on dit le contraire, il déclare que la robe est impossible.
… Pendant les deux dernières répétitions qui précédèrent la répétition des couturières, j’avais rencontré plusieurs fois, dans les coulisses et les couloirs, la forte dame extrêmement distinguée à qui incombait le soin d’habiller ma principale interprète. Le jour où l’on répéta la pièce d’affilée, devant une vingtaine de personnes qui, pour la plupart, avaient de petits rôles et des loisirs pour écouter leurs camarades, la dame était derrière moi, à deux ou trois rangs de distance. On avait ri dans les parages où elle se trouvait. J’espérais que c’était elle, mais c’était peut-être deux petits acteurs complaisants qui avaient ri à la lecture et riaient encore par tradition chaque fois qu’ils entendaient les mêmes répliques.
Au premier entr’acte, au deuxième et à la fin de la pièce, la dame ne m’avait rien dit, et pourtant je m’étais arrangé pour passer tout près d’elle ; on ne nous avait pas encore présentés ; mais j’espérais qu’un élan d’enthousiasme allait la précipiter dans ma direction.
Il me sembla, à cause de son silence, que cette dame avait un goût sévère et qu’elle ne se laissait prendre ni aux plaisanteries des passages gais, ni à l’émotion des scènes tristes. Et cette émotion me parut pour la première fois un peu chiquée… Toute la pièce, décidément, était factice et puérile… Il fallait d’autre pâture intellectuelle à cette personne sérieuse, directrice d’une grande maison parisienne.
Le soir de la générale, j’écoutai courageusement la pièce dans la salle et je supportai comme un stoïcien une déception sans cesse grandissante. Le premier acte avait passé. Le deuxième acte fut plus pénible. Et il me sembla que le troisième eût été parfait si on l’eût placé après les deux premiers actes d’une tout autre pièce.
J’étais à mon poste à tous les baisser de rideau pour attendre les amis. Mais un vent de plus en plus âpre dépeuplait, d’entr’acte en entr’acte, le morne plateau.
A la fin de la pièce, trois héros vinrent me serrer la main…
En somme, ce n’était pas le four… Non, très probablement, ce n’était pas le four…
Comme je me dirigeais vers la loge de mon interprète principale, je trouvai brusquement devant moi madame la couturière.
— Mes compliments, monsieur le triomphateur !
… Je la regardai… Elle avait l’air si absolument sincère que je n’osai dissimuler mes sentiments…
— Ça n’a pas été tout à fait comme j’aurais voulu…
Je m’attendais, après l’ampleur de son apostrophe, à ce qu’elle protestât incontinent.
Mais elle se borna à dire, à ma triste surprise :
— Que voulez-vous ! Ça ira mieux une autre fois…
Alors, pourquoi cette dame m’appelait-elle triomphateur ? Le triomphe, pour elle, ne représentait-il donc pas des chars, des fanfares, des rois vaincus enchaînés ?
Ou bien « triomphateur » désignerait-il simplement un auteur qui venait d’être joué ?
Après tout, étant données les difficultés dont on triomphe pour arriver à ce résultat, le mot n’était peut-être pas aussi impropre qu’il en avait l’air.
A la suite d’accords mystérieux avec l’administrateur, c’était la maison Gradis qui nous prêterait les meubles, pour le premier et le troisième actes de ma pièce nouvelle.
La maison Gradis, jusque-là, s’était peu occupée de meubles de théâtre, avant que son récent directeur, M. Aurélius, lui donnât cette orientation. M. Aurélius était un jeune dieu, imberbe et bouclé. Je fis sa connaissance dans le bureau de notre patron, et il me parut d’une grâce infinie. Il me pria, me supplia de lui prêter un manuscrit, pour établir « l’ambiance » de ma pièce. Il me déclara qu’il lui était impossible de travailler autrement, qu’il était choqué de voir à quel point les tapissiers se souciaient peu d’ordinaire de l’esprit de « l’œuvre » qu’ils avaient à meubler. J’étais charmé d’avoir trouvé un tel collaborateur, d’autant qu’il me parla de tous mes ouvrages, qu’à l’entendre il connaissait par cœur (les titres, semblait-il, exceptés). Il avait découvert dans mes livres des qualités singulières (inaperçues de l’auteur lui-même).
Il quitta le bureau avec des saluts onduleux. J’étais encore émerveillé de tous ses dithyrambes, quand le patron, âme médiocre, prononça cette phrase, sans me regarder, et en rangeant mollement les papiers de son bureau :
« Eh ben ! j’espère qu’en voilà de la pommade… »
Les meubles arrivèrent trois ou quatre jours avant la première, par détachements successifs. Ils précédaient largement les décors, car le décorateur, un vieux routier, avait la bonne tradition d’arriver toujours en retard.
Un jour, à l’heure de la répétition, j’aperçus sur la scène deux énormes lampadaires, au milieu de ce qui serait plus tard le modeste intérieur du « un », salon de petits employés gênés. C’était ainsi que M. Aurélius avait conçu l’ambiance de ma pièce. Il n’y avait qu’à s’incliner. Mais le patron ne s’inclina pas. Il signifia à M. Aurélius d’avoir à remplacer ces ornements imprévus par un machin beaucoup plus simple. Je fus stupéfait de voir avec quelle facilité l’artiste tapissier cédait sur ce point, et apportait peu d’intransigeance dans la défense de ses conceptions.
C’est ce qui m’encouragea, dès le lendemain, à protester contre un lit de repos, de dimensions inusitées, qui envahissait la scène, au milieu de ce qui devait être le boudoir du trois. Aucun meuble aussi évocateur n’était prévu dans les indications du manuscrit. Il promettait toutes sortes d’ébats, et serait une source de déceptions pour le spectateur frivole.
Je demandai qu’on enlevât ce meuble. M. Aurélius regarda le patron, qui fit un geste de neutralité. (J’avais sans doute eu tort de ne pas lui laisser l’initiative de cette proposition.)
Je mesurai en cette circonstance la limite de mon autorité. Le lendemain, le meuble était encore à sa place. Il semblait qu’il fût vissé au plancher.
J’élevai une voix où je m’efforçai de mettre le plus de courroux possible ; mais elle restait moins menaçante que plaintive… M. Aurélius regarda le patron, qui ne dit mot.
Seulement, le lendemain, quand le décor fut posé, on s’aperçut que le lit de repos empêchait simplement trois portes de s’ouvrir. M. Aurélius dut faire enlever le meuble, perdant l’occasion de trouver dans la foule éventuelle des spectateurs un acheteur pour ce vaste laissé-pour-compte.
Il subsista entre le tapissier et moi un léger froid. Ma victoire, trop aidée par des événements extérieurs, ne me donna aucune satisfaction morale. Quant au tapissier, il sentait qu’il avait altéré sans compensation l’image d’esthète désintéressé qu’il avait voulu me fournir de lui-même.
Le jeune directeur peut être, en certains cas, âgé de soixante-cinq ans. Mais, le plus souvent, il est jeune. C’est un monsieur qui a voulu avoir son théâtre. Il l’a maintenant, et il est installé dans un cabinet, dont la porte s’orne de cette inscription, fraîchement repeinte : Direction.
Il est encore extrêmement poli avec les auteurs en vue. C’est avec déférence qu’il leur demande des manuscrits. Mais aussitôt que l’un d’eux lui apporte un gros cahier de papier à couverture orange, il devient subitement méfiant… Il se dit que certainement cette pièce a été refusée par des directeurs plus vieux.
Et, cependant, l’auteur a bien pris soin de se procurer une copie toute neuve.
Le directeur reçoit la pièce, jugeant à la réflexion qu’il est avantageux pour son théâtre de débuter avec un nom d’auteur connu.
Il a commencé par déclarer qu’aucune distribution ne serait trop brillante ou trop coûteuse… Malheureusement, les vedettes convoitées ne sont pas libres. De l’étoile à mille francs par jour, on glisse mollement à de pâles nébuleuses, ou à des astres déchus, passés de la première à la troisième grandeur.
Le directeur change alors d’idéal et déclare qu’il veut former une troupe d’ensemble.
Il modifie également ses vues en ce qui concerne la publicité. Il parlait d’abord de placards quotidiens dans tous les grands journaux, et les murs de Paris devaient disparaître sous les « quadruple colombier ». Les couloirs, les stations et les tunnels du métro célébreraient sans trêve, de Dauphine à Nation, de Maillot à Vincennes, l’attrait de la pièce nouvelle et la gloire de la jeune direction…
Tous ces projets éclatants sont remis à plus tard. Il prétend, après avoir affirmé le contraire, qu’il ne faut pas de publicité préventive, mais un lancement énorme, aussitôt que l’on sera sûr, par l’accueil de la générale, de l’excellence du produit. Espérons qu’il ne changera pas d’avis une fois encore, et ne proclamera pas que le meilleur adjuvant pour une pièce, c’est la publicité parlée.
Son attitude avec l’auteur a évolué progressivement. Les premiers jours, il l’appelait maître, puis monsieur Untel, puis Untel tout court.
Et, pourtant, ce jeune directeur est, de sa nature, un bon petit garçon, très modeste. Mais, dès son avènement, l’administrateur, le secrétaire, le régisseur, les artistes l’ont hissé sur un pavois et ont allumé autour de lui tous les parfums de l’Arabie… Entretenue par les louanges, une foi considérable en lui-même lui a gonflé la poitrine et relevé le menton.
C’est maintenant un vrai directeur, assis sur un trône de certitude, isolé du reste du monde par le rideau de ses courtisans.
La petite Gazul a sept ans. Elle répète dans ma pièce le rôle d’un petit garçon qui réconcilie, par son charme angélique, son grand-père irrité et sa grande sœur coupable.
La petite Gazul arrive à la répétition sous la conduite de sa mère, une ancienne choriste, qui n’a fait qu’un court séjour au théâtre, le temps de connaître un électricien un peu bellâtre que le Destin avait marqué au front pour procréer la petite Gazul. Puis la mère de la petite Gazul avait épousé un placier en quincaillerie, qui s’imaginait sans doute être le père de l’enfant. « Quelle histoire si cela venait jamais ses oreilles ! » disait à tout venant la mère de la petite Gazul.
La petite Gazul, qui joue le rôle du petit Armand avec une intelligence merveilleusement précoce, est dans la vie une petite fille plutôt arriérée pour son âge, et aussi, il faut le dire, très mal élevée, bien que — ou parce que — sa mère ne cesse de s’occuper de son éducation. Elle s’en occupe avec une autorité mêlée de ménagements, car c’est, en somme, la petite Gazul qui fait vivre la famille.
Pendant les répétitions, la mère a sa place marquée au fond du plateau. Elle est assise là toute la journée, ayant sur ses genoux le manteau, le béret et la toque en faux astrakan de la jeune artiste. Elle est entourée de deux ou trois dames qui attendent leur tour de répéter et qui écoutent avec intérêt toute la vie enfantine de la petite Gazul, la façon dont elle a été nourrie jusqu’à deux ans avec du lait de vache et de l’eau sucrée, son habitude de dormir le jour et de bavarder toute la nuit, son goût de la toilette, son refus absolu d’aller à l’école… « C’est moi qui la fais travailler », affirme très sérieusement sa mère.
Les dames artistes, quand la petite vient au fond du plateau, la prennent sur leurs genoux et la câlinent, car les artistes tiennent beaucoup à accuser leurs sentiments de famille, maternels ou filiaux. Elles aiment aussi à montrer leur instruction et l’on a du mal, aux répétitions, à les empêcher de dire : « Tu as-z-eu tort, ou deux heur-z-et demie. »
C’est donc l’occasion pour ces dames de parler de leurs enfants. La belle Laure a déjà bien du souci avec le sien, un garçon de treize ans, étonnamment haut et grand pour son âge. Le fils de Daisy Bertin n’a que dix ans. Daisy lui fait repasser son histoire sainte.
« Il vous pose des questions insupportables. Ainsi, l’autre jour, cette histoire de Joseph et de la femme de Putiphar… J’ai eu de la peine à m’en sortir.
« — Ah ! celle-là, dit Laure, l’histoire du manteau ! Je ne la raconterai jamais à un enfant.
« — Pourtant, il y a façon de s’en tirer, dit Daisy.
« — Non ! dit Laure gravement. Jamais l’histoire du manteau. Ça leur apprend à ne pas faire attention à leurs vêtements. »
Il y a trente-cinq ans, c’était un petit employé de ministère, un être exigu, orné d’une barbiche et d’un pince-nez. A cette époque, il écrivait des pièces et des romans mondains. On y voyait de jeunes ducs dissipés, qui faisaient sauter la banque, et les « cercleux » parlaient volontiers de tirage à cinq. A vrai dire, l’auteur, assez étranger au monde des jeunes ducs, n’avait jamais vu de sa vie une partie de baccara.
Maintenant il a cinquante-neuf ans et il est chef de bureau. Il n’a pas augmenté de taille, mais il s’est arrondi, et son importance sociale le fait paraître plus grand. D’ailleurs, à un certain âge, en dépit de ce que pourrait dire la toise, on cesse d’être un homme petit.
C’est le modèle des époux et des pères. Ses deux filles sont mariées confortablement. Il a passé de la petite bourgeoisie dans la bourgeoisie moyenne.
Il a cessé de s’intéresser au grand monde et, suivant la Mode avec autorité, il peint désormais, avec tant d’autres écrivains, les mœurs de la basse pègre. Les soirs où sa compagne et lui ne restent pas au coin du feu, ils vont dans un music-hall écouter une de leurs nouvelles chansons, que profère une femme en cheveux roux, résolument inquiétante. Elle parle sans modération des amours de sa vie, et du « beau môme » dont l’œil la possède.
Tous les descripteurs attitrés des bas-fonds ont été mis à contribution par le brave chef de bureau qui, dans la paix de son cabinet, a mêlé sur du papier les jargons de toutes les époques, l’argot d’Eugène Sue et celui des réalistes de 1875, en y ajoutant quelques expressions plus « à la page » prises dans des productions plus modernes.
Depuis le jour où un flatteur, le félicitant d’une nouvelle chanson d’apaches, lui a dit avec conviction : « Ah ! vous les connaissez bien ! » le peintre de mœurs s’imagine de bonne foi qu’il a vécu avec ses personnages, et que sa grande qualité est de « faire vrai ».
Il a raison, d’ailleurs. La vérité, c’est ce que les bonnes gens croient être la vérité.
Le secrétaire général est un homme de lettres. L’administrateur est un homme d’affaires. Parfois, mais c’est l’exception, c’est un ancien comédien qui n’a pas brillé sur la scène, peut-être parce que son esprit méthodique et précis le privait de la souplesse nécessaire pour interpréter la pensée d’autrui. Le plus souvent c’est un monsieur que les hasards de ses relations ont amené à son poste.
Cette dernière variété d’administrateurs — ceux qui ne sont pas du bâtiment — se reconnaît à ce fait qu’ils jugent les pièces avec autorité. Leur avis, qui renforce toujours celui du directeur, n’en est pas moins libre et spontané. Mais ils sont entrés dans la maison avec une foi aveugle dans la compétence artistique du patron.
On voit parfois l’administrateur, pendant les répétitions, sur le plateau, s’il a quelque chose à dire au directeur. Mais il n’apparaît officiellement dans la salle qu’à la dernière représentation de travail, celle qui précède les couturiers et qui est exactement ce qu’était il y a quarante ans l’ancienne répétition générale. Il y a là des amis et parents de l’auteur, la femme du directeur, l’ami du directeur, et, dans une ombre épaisse, quelques protecteurs d’héroïnes, de confidentes et de bonnes.
C’est la journée la plus dure pour le malheureux écrivain. Dans cette bande d’êtres féroces, le plus terrible n’est pas ce jour-là le patron et les moins sanguinaires ne sont pas les amis de l’auteur.
Après chaque acte, il va de groupe en groupe. Il lui semble toujours que son approche arrête les conversations. Un ami se détache des autres, prend l’auteur par le revers de son paletot et lui parle avec gravité, comme un tuteur à un pupille dissipé.
« — Mais enfin, dit l’auteur, est-ce que tu crois que ça marchera ?
« — Je le crois… oui… je le crois… », dit l’ami sur un ton visiblement charitable.
Cependant l’auteur s’est approché de l’administrateur qui, n’ayant pas encore pris le vent, sourit avec politesse et ne dit rien.
« Ça vous a plu ? » demande l’auteur avec un grand effort de courage.
Même quand il n’est pas du bâtiment, l’administrateur sait déjà que la réponse non compromettante en cette circonstance est : « Il y a de bonnes choses… »
« — Enfin, croyez-vous que ça marchera ?
« — Eh bien, il faudra voir ça devant du public…
« — Enfin, dit l’auteur d’un ton faussement dégagé, vous ne croyez pas… à un insuccès ? »
Dire qu’après la lecture on avait prévu mille représentations ! Et le misérable ne songe maintenant qu’à sauver l’honneur…
« Non, dit l’administrateur, non ; je ne pense pas que ça puisse être un insuccès… Vous êtes aimé du public. »
L’auteur eût préféré que sa cote d’amour n’eût pas l’occasion de jouer. D’ailleurs, comme disait Capus, la faveur qui s’attache au nom d’un écrivain n’opère que pendant les dix premières minutes après le lever du rideau.
Passé ce délai de grâce, l’auditoire devient anonyme, sans affection, dénaturé, barbare, c’est-à-dire juste.
A vrai dire, la concierge que j’ai en vue ne faisait pas exactement partie de la faune des plateaux. Mais, en thèse générale, il ne faut pas exclure du plateau les concierges de théâtre. Il y en a qui s’y égarent, quand elles sont chargées d’un message pressé pour une artiste.
Mme Mageon était une femme de haute taille et de la plus grande épaisseur. Elle ne donnait pas l’impression d’être mobile, mais, comme on la retrouvait dans sa loge à des endroits différents, il fallait admettre tout de même qu’elle s’était déplacée.
Elle était mariée à un vieux petit écureuil, employé en ville l’après-midi, et que l’on voyait le soir monter et remonter sans relâche l’escalier des loges. On l’appelait Mageon, parce qu’il fallait bien lui donner le même nom qu’à sa femme, mais ils appartenaient à des classes sociales bien différentes, sinon comme éducation et comme langage, du moins comme aspect extérieur. Lui n’était qu’un simple petit commissionnaire de Paris. Mme Mageon rappelait certaines sculptures majestueuses d’Égypte ou d’Asie Mineure, dont je ne préciserai pas aujourd’hui l’époque, faute de compétence et d’ouvrages spéciaux sous la main.
Mme Mageon, énorme et surmontée d’une très ancienne torsade de cheveux, avait, au moins pendant une heure du jour, l’occasion d’exercer une fonction à peu près digne de sa majesté : c’était le moment où les quémandeurs de places venaient chercher les réponses.
Un règlement, en vigueur dans presque tous les théâtres, spécifie que les réponses non réclamées à 6 heures au bureau du secrétaire général, seront descendues chez le concierge.
Parmi ces enveloppes, il y en a qui renferment un coupon, et d’autres la lettre même du quémandeur, sur laquelle un crayon bleu a tracé la formule de regrets traditionnelle.
Rien qu’en palpant l’enveloppe, une concierge exercée sait bien si elle renferme la bonne ou la mauvaise réponse. Elle connaît, d’autre part, la tête de la plupart des solliciteurs : cette troupe avide contient toujours le même noyau patient et tenace, rompu à ce dur métier de l’assaut au secrétaire. Mme Mageon les reconnaît donc bien, eux ou leurs délégués, car beaucoup d’entre eux envoient leur petite amie ou le chasseur du café où ils sont installés pour le bridge quotidien. C’est avec tout l’empressement dont elle est capable que la concierge tend à ces personnes l’enveloppe qui contient l’avis de refus.
Car Mme Mageon n’aime pas remettre des réponses favorables. Elle souffre, autant que le directeur, de voir des gens venir à l’œil au théâtre. Le plaisir royal de dispenser des faveurs s’émousse rapidement, autant chez le directeur et le secrétaire que chez la concierge. J’ai connu un directeur qui faisait de belles affaires et dont la joie était gâtée par l’obligation où il se trouvait parfois de donner une loge ou deux fauteuils. Il ne haïssait pas le genre humain ; il était généreux en d’autres occasions : il détestait donner des places.
Il y a parmi les clients de Mme Mageon, des personnes qu’elle voit arriver aux portes de sa loge avec une satisfaction toute particulière. Il s’agit de jeunes gens sans surface, attachés ou rattachés arbitrairement à un vague périodique, et qui ont lassé le secrétaire par leurs demandes réitérées, si bien qu’il a jeté au panier leur dernière lettre, sans même y répondre.
Ce sont les bons instants de Mme Mageon. A la question : « Avez-vous quelque chose pour M. N…? » elle répond avec une politesse glacée mais irréprochable : « Non, monsieur ». « Voulez-vous avoir la complaisance de vérifier ? » demande le jeune homme, les dents serrées. Mme Mageon prend, sans se fâcher, le petit tas des réponses, et, avec la lenteur savante d’une personne bien sûre qu’il n’y a rien, fait durer le plaisir en regardant les suscriptions une à une. Le jeune homme s’en va, la rage au cœur, se promettant bien, le jour où il sera célèbre, de tirer une cruelle vengeance du directeur, du secrétaire et de la concierge. Viennent la gloire et la puissance, il oubliera ses rancœurs et sympathisera, de l’autre côté de la barricade, avec ces autres forces mauvaises.
[1] Pour répondre à des demandes éventuelles, les personnages décrits ici ne correspondent pas à des individus définis, dont je puisse fournir le nom et l’adresse.
C’est un garçon de trente-huit ans, petit, maigre et bien mis. Dans un moment critique, il a apporté trois cents gros billets, prélevés sur une large fortune gagnée dans l’industrie.
L’affaire s’est conclue au restaurant, à la suite d’un déjeuner à trois. Personnages : le directeur, le futur commanditaire, un ami commun.
Au fond, le commanditaire avait fait son sacrifice avant de se mettre à table, et les vins somptueux qu’il goûta n’arrivèrent pas à affaiblir ses bonnes résolutions.
Il parut de manières aisées ; ses paroles, rares, étaient choisies. Le directeur le prit pour un homme méfiant, alors qu’il était timide et simplement désireux de se rendre utile à une entreprise. Il n’affectait une grande prudence dans les affaires que par une peur bourgeoise d’être mal jugé et de passer pour un garçon irréfléchi.
Le soir d’une générale, qui n’avait pas très bien marché, on regardait le commanditaire avec un peu de gêne, mais il était plus gêné que tout le monde à l’idée qu’on pût le croire mécontent.
… Non, il n’a pas d’amie dans le théâtre. Quelques-unes des artistes pensent peut-être à lui mais n’osent le lui laisser voir. On imagine qu’il a une vie sentimentale mystérieuse et qu’il est l’amant d’une grande dame… Nos renseignements particuliers nous permettent de dire qu’il n’en est rien. On l’a vu dîner de temps en temps avec une petite amie de hasard et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Il a peut-être songé, de son côté, à telle ou telle artiste, mais il ne veut pas avoir l’air d’être entré dans ce théâtre pour se procurer des femmes…
Il n’y est entré que pour rendre service. Or, cet ami sérieux, qui voudrait être considéré comme un amant de cœur, n’est compris par personne. Le patron ne se doute pas de cette gentillesse foncière et de ce dévouement désintéressé… Cela vaut mieux, car il en jouerait grossièrement et, avec sa lourde habileté, gâterait cette charmante petite nature.
On se demandait comment Chabarre, ce petit homme au visage inexpressif, pouvait exprimer les sentiments de ses rôles.
Il ne les exprimait pas, voilà tout.
Depuis vingt-cinq ans qu’il était au théâtre, il n’avait fait aucun progrès dans le métier d’acteur. Il appartenait toujours à la même maison, et cela se comprenait. On n’engageait pas Chabarre. On le gardait. Mais on le gardait bien, par exemple. Il était soudé. Il ne serait venu à l’idée de personne de remercier Chabarre, d’abord parce qu’il était impossible de lui dire merci, même en le renvoyant ; mais surtout parce qu’une espèce de fatalité obligeait tout le monde à le subir.
Quand on arrêtait la distribution d’une pièce et que l’on arrivait aux rôles de comparses, le directeur disait : « Voyons, le second clerc de notaire… Chabarre ?… » Le régisseur hochait la tête. « Il y a encore pas mal de texte, patron. Une dizaine de répliques… Je me demande s’il s’en sortira… »
On lui donnait donc le greffier (trois répliques). Le jour de la répétition, il arrivait avec son visage maigre, et lisait d’une voix sourde et totalement indistincte la première de ses phrases. Le régisseur lui faisait une observation, d’abord parce que c’était Chabarre, et qu’il était entendu depuis vingt-cinq ans que Chabarre ne donnait pas une réplique juste. Il recommençait à quatre reprises toujours sur le même ton, si toutefois on pouvait appeler cela un ton. De guerre lasse, on passait à d’autres exercices.
Chabarre avait depuis ses débuts touché comme appointements le minimum de ce que l’on pouvait donner. D’ailleurs, au point de vue matériel, il n’était pas à plaindre. Sa femme tenait à Charonne un petit commerce, qui les faisait vivre, pas trop étroitement.
Le samedi d’avant la générale, une scène avait un peu accroché. Elle n’était pas au point. C’était la scène où figurait Chabarre. Pourtant le mal ne venait pas de lui. Il disait ses trois répliques d’une façon aussi indistincte qu’au début, mais on avait renoncé à toute tentative d’amélioration.
Le lendemain, dimanche, c’était la dernière matinée de la pièce en cours. On ne pouvait donc pas répéter, le théâtre et les artistes étant pris. Or, la répétition des couturières était le lundi, et l’on allait jouer devant douze cents personnes. Il fallait absolument travailler, avant cette épreuve publique, la scène qui flanchait.
— Je ne vois qu’un moyen, dit l’auteur… Voulez-vous, demain dimanche, de dix heures à midi, venir répéter à la maison ?
Les deux protagonistes et un autre comédien acceptèrent. Mais Chabarre s’approcha de l’auteur.
— Demain, je regrette… mais je ne pourrai pas…
— Vous ne pourrez pas, Chabarre ?
— Non… parce que, le dimanche, j’ai mes élèves…
— Vos élèves ?
— Oui, je fais un cours de diction chez moi, tous les dimanches matins…
Mme Cordelet, duègne, habite depuis 35 ans la plus tranquille des maisons de la rue du Bac. Elle a dans son quartier de modestes, mais solides relations. M. Cordelet, son mari, est un ancien clerc d’avoué. Il est attaché au bureau de bienfaisance. Leur fils est employé de banque ; il est marié et père de famille.
Mme Cordelet, jadis, a-t-elle eu des amants ? C’est possible, ce n’est pas sûr.
Si elle en a eu, il y a si longtemps, que ça n’a jamais existé. D’ailleurs, le physique de Mme Cordelet, plus gai et accentué que séduisant, l’a beaucoup préservée…
Mme Cordelet est une fervente liseuse. Elle lit dans l’autobus qui l’amène à proximité du théâtre. Elle lit dans sa loge. Elle lira dans le métro passé minuit.
Le dernier métro… Qui dira la place qu’il tient dans les préoccupations des artistes ? Si, par suite d’un entr’acte prolongé, la représentation a subi un retard de quelques minutes, toutes les pensées des personnages de la pièce sont concentrées sur ce point : aura-t-on le dernier métro ? Le traître dont le châtiment est proche, le mari magnanime prêt à pardonner, la désenchantée qui va mourir, tous ne songent qu’à l’heure pressante, à la grille inexorable qui va murer la station.
Le démaquillage sera rapide, incomplet, et la dernière rame du métro emportera des individus au teint ocreux, à l’œil trop fatal. Mme Cordelet ne sera pas de ceux-là. Quitte à être obligée de s’en aller à pied, elle prendra tout son temps pour défaire sa figure, pour enlever la robe et la perruque extravagantes d’une manucure, procureuse à ses heures, qui favorise de louches intrigues et vend de la coco.
Même à un âge plus tendre, Mme Cordelet n’eût pas été corrompue par ses rôles. Les bonnes influences, seules, agissent sur les interprètes. Tels artistes, tels auteurs aussi, acquièrent une vertu édifiante, à force de proposer au public de l’honnêteté et de grands sentiments.
Voici que se termine notre voyage dans la jungle. Nous avons montré toutes les puissances du plateau liguées contre l’intrus…
Le directeur, l’administrateur, le secrétaire général ont leur bureau, les artistes ont leur loge, le chasseur de la direction règne en maître dans l’antichambre, le chef machiniste est le souverain du plateau et fait trembler le patron lui-même, la buraliste s’abrite derrière un guichet inexpugnable.
L’auteur n’a pas un coin de la maison qui puisse lui servir d’asile.
Quel crime a-t-il commis, cet étranger ? Il a apporté sa pièce, c’est-à-dire le germe de vie faute duquel toute cette ruche resterait inactive. Aussi est-il déconsidéré et méprisé comme le mâle des abeilles. Certes, on lui a fait fête, le jour où il est venu, et l’on a poussé des cris de joie. Mais, peu à peu, les travailleuses agiles l’éliminent et il devient une espèce de parasite.
Il ne proteste pas : il ne pense qu’à l’enfant qui se crée, et pour qui il est le seul à se sentir des entrailles de père. Que sera-t-il, ce produit de son génie ? Sera-t-il viable et vigoureux ? Le pauvre auteur promène sur le plateau sa sensibilité inquiète et incomprise.
Il y a des années, je suivais, aux côtés d’un vieux maître, les répétitions d’une de ses pièces, et je m’étonnais ingénument de la façon cavalière dont lui parlait le directeur…
« Cela vous surprend, me dit doucement l’auteur dramatique, parce que vous appartenez à la famille des écrivains, et que vous voulez bien avoir du respect pour un de vos aînés. Mais la plupart de ces gens-là sont d’un autre bord, d’un autre pays, et n’ont en somme pas de raison de reconnaître une autorité dont ils n’aperçoivent qu’obscurément les droits.
« Ils ne savent pas combien notre métier est difficile, et combien de chances les plus forts et les plus habiles ont de faire fausse route. Ils attribuent haineusement à la maladresse ce qui n’est souvent que de la malchance, car les auteurs dramatiques n’ont pas toujours le hasard avec eux… »
Il me disait cela après la dernière répétition de travail… Le directeur avait émis des pronostics agressifs… Le maître en était à peine remis que nous fûmes abordés par une femme d’une dimension considérable et qui n’était autre que l’épouse même du directeur.
Peut-être, dans l’intimité, contredisait-elle parfois son mari. Mais, sur le plateau, devant l’ennemi, un devoir impérieux la poussait à renforcer brutalement l’autorité de son homme. Elle était très sûre d’elle-même. Sa compétence n’avait pas de limites (peut-être parce qu’elle ne les apercevait pas).
« Vous allez à un four, mon cher, dit-elle à l’auteur. Et, vous entendez, la femme qui vous parle ne s’est jamais trompée… »
Comme elle s’éloignait :
« Moi, je me suis trompé bien souvent, murmura le vieux maître ; c’est peut-être ce qui m’a permis d’arriver à la situation que j’occupe, que j’occupe du moins à vos yeux déférents. »
A cette époque de ma jeunesse, j’étais attaché comme secrétaire de la direction au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Mes fonctions consistaient à lire les manuscrits que la direction ne voulait pas jouer et à fournir ensuite aux auteurs des explications dulcifiantes.
J’avais aussi le droit d’assister, comme spectateur strictement muet, aux pièces que l’on mettait en répétition.
C’est ainsi que je vis répéter le Colonel Roquebrune, de Georges Ohnet.
Je n’avais pas pour Georges Ohnet une admiration sans réserves, mais j’étais loin de le considérer comme le seul mauvais écrivain de sa génération. Sans parler de son caractère, qui était celui d’un fort brave homme, j’estimais en lui de remarquables dons d’invention, et une faculté peu ordinaire d’attacher son public par une intrigue captivante.
Chez lui, l’invention était toujours assez méritoire.
Au troisième acte, quelqu’un disait à Roquebrune (mandataire secret de Bonaparte) :
« Vous le prenez de bien haut, colonel ! »
A quoi Constant Coquelin répondait :
« Je le prends de la hauteur de celui au nom de qui je parle ! »
Phrase très claire, en somme, où la noblesse de l’intention l’emportait sans doute sur l’élégance de l’expression.
Un jour, je perçus ces mots, qui s’appliquaient au comte de Moigneville (gentilhomme que les conjurés soupçonnaient de trahison) :
« Il a un pied dans tous les partis. »
Je m’approchai de Jean Coquelin, et lui dis à voix basse :
« S’il n’y avait que deux partis, ça irait bien. Mais il y en a davantage ; ne trouves-tu pas que ça fait beaucoup de pieds pour un seul homme ? »
Jean Coquelin glissa à Georges Ohnet une observation discrète et respectueuse. L’auteur modifia le texte, et l’on dit dorénavant du comte de Moigneville :
« Il a des intelligences dans tous les partis. »
Le mot pied était remplacé par le mot intelligence. La langue française a de ces ressources inespérées.
Mais, après la première, Francisque Sarcey écrivit, en racontant la pièce :
« M. de Moigneville qui a un pied dans tous les partis… »
Retrouvant, recréant d’instinct, le texte primitif, le prince de la critique refusait à son tour la qualité de bipède à l’infortuné comte de Moigneville.
Les trois actes de la comédie Le Désir d’Henriette, lus au directeur, firent sur ce quadragénaire énorme un effet moyen. Il dit à l’auteur : « Bien entendu, je te reçois, mais c’est parce que j’ai confiance en toi. Pour la pièce, je ne sais pas… Je suis un vieux routier. Mais mon théâtre me paraît un peu grand. Ça peut faire un succès, ou ça peut se ramasser. On sera fixé à minuit, le soir de la générale… »
L’auteur pensa : « Il n’y connaît rien. »
La lecture aux artistes fit un effet considérable.
Le directeur dit à l’auteur : « J’ai entendu ta pièce aujourd’hui pour la première fois. L’autre jour, tu me l’as lue comme un cochon. Aujourd’hui, je l’ai vue. Nous jouerons ça trois cents fois et nous ferons le plein deux cents jours. »
Ils s’embrassèrent. L’auteur déclara — et il le pensait — que le directeur était le premier homme de théâtre de Paris.
Les répétitions marchèrent sans un accroc et sans une dispute, d’autant que l’auteur et le directeur s’y trouvaient rarement en même temps. Ils donnaient aux artistes des indications contradictoires. Mais, dès qu’ils se rencontraient sur le plateau, ils arrivaient à corriger merveilleusement ces divergences, au grand contentement des interprètes qui se bornaient à déclarer, une fois le directeur et l’auteur partis, que c’était insupportable de travailler dans ces conditions-là.
Le soir de la générale, le premier acte, qui inspirait quelques craintes, marcha admirablement. L’auteur, aux nombreux amis qui vinrent sur le plateau, se bornait à dire : « Ceci n’est qu’un acte d’exposition. Attendez mon deux. »
Après le deux, les admirateurs revinrent, mais en moins grand nombre. Ils dirent à l’auteur que ça marchait très bien, mais :
Qu’on avait eu tort d’allumer le calorifère,
Que la robe de l’héroïne était trop mauve,
Qu’il y avait dans une baignoire une bande de gens ivres qu’on aurait bien dû expulser.
L’auteur attendait d’autres constatations. Il vit venir à lui un parent complaisant, qui affirma que c’était un triomphe. Il oublia volontairement que ce cousin était un bénisseur invétéré.
D’ailleurs, il comptait beaucoup sur le trois, qui était très gai, très en dehors.
Cet acte fut écouté par le public avec une satisfaction plutôt intérieure. Ce calorifère abominable empêchait les grosses manifestations. Après la chute du rideau, il y eut une récolte suffisante d’applaudissements pour le nom de l’auteur. On ne le demanda pas sur la scène, et il n’eut pas à faire triompher sa ferme résolution de n’y venir à aucun prix.
Deux amis seulement apparurent sur le plateau. Le directeur regardait l’auteur, ma foi ! très amicalement.
L’auteur lui dit : « Hé bien ! je crois qu’on peut s’embrasser. »
Le directeur avança sa grosse joue piquante.
L’auteur lui dit : « Enfin, tu es content ? »
Le directeur répondit : « Très content, mais tu as quelques amis dans la salle, qui sont venus te complimenter et qui sont de fameux salauds. »
— Qui ça ? qui ça ?
Le directeur battit en retraite.
— Je ne sais pas leurs noms, mais je sais que ce sont des amis à toi.
Le lendemain, à trois heures, l’auteur était au théâtre. La dame de la location travaillait à un très joli ouvrage de broderie.
— Comment ça va-t-il, madame Bouvet ?
— Moi, je vais bien… Ma feuille de location, c’est tout doux.
— Vous n’êtes pas contente ?
— On ne peut rien dire avant le premier samedi.
A quatre heures, le premier samedi, on avait cinq mille francs. Le directeur déclara que le soir on jouerait à bureaux fermés.
L’auteur vint de bonne heure pour jouir de ce spectacle. Mais il constata que les arrivants trouvaient tout de même des places. La recette se montait à 9.322 francs.
— C’est le plein ? demanda-t-il à l’administrateur.
— C’est le gros maximum… à peu de chose près.
— C’est le plein ? demanda-t-il un peu plus tard au secrétaire général.
— Oui, c’est tout ce qu’on peut faire.
Une demi-heure après, il rencontra le contrôleur-chef. Il se fit répéter le chiffre de la recette.
— C’est le plein ?
— Pas tout à fait. Nous pouvons faire onze mille.
… Quelle rage de poursuivre ainsi les enquêtes, et de ne pas se contenter de la première affirmation !
La recette était belle, mais l’indication n’était pas entièrement satisfaisante. En cas de succès, le directeur l’avait déclaré, on atteignait toujours le maximum le premier samedi.
La matinée, le lendemain, fut médiocre. Mais allez donc lutter contre Auteuil et ce match de rugby à Colombes !
Le dimanche soir, ce fut assez maigre ; ce n’était pas un théâtre populaire.
— Nous n’avons pas de location pour demain lundi, dit le directeur, on louera dans la journée. C’est le genre du théâtre. Nous ne ferons pas plus de 6.000.
On fit 2.400. Le directeur déclara que c’était très beau, étant donné le temps désagréable. Il était tombé du grésil. D’autre part, à la Bourse du commerce, il y avait un petit krach… Les gens se réservaient.
Ils montrèrent la même réserve les jours suivants. On garnissait les salles avec des faveurs, mais le théâtre était décidément un peu grand. L’auteur souriait vaillamment. Quelques compensations lui arrivaient, des louanges bien filtrées : la sœur d’une habilleuse avait déclaré que c’était la plus jolie soirée qu’elle eût passée au théâtre depuis trente ans…
Le samedi, la recette fut assez bonne… dans les neuf mille… huit mille quatre cents exactement. Et, pourtant, un boxeur poids moyen anglais de grande valeur rencontrait ce soir-là le champion de France au Cirque de Paris… « Ils ont fait deux cent mille francs de recette, dit le directeur. C’est de l’argent pris aux théâtres comme avec la main. »
Le dimanche fut un petit peu supérieur au dimanche précédent. L’auteur arriva le lundi après-midi dans le cabinet du directeur. Il le trouva en conférence avec un autre auteur. La conversation s’arrêta brusquement à son entrée. Tous deux lui serrèrent la main avec effusion.
— Croyez-vous que sa pièce est exquise ? dit le directeur à l’autre auteur. Quel talent il a cet animal-là ! Mais ce n’est pas tout à fait la pièce d’ici…
Le confrère joignit sa voix louangeuse à celle du directeur. Puis la conversation s’arrêta à nouveau. L’auteur du Désir d’Henriette prit congé, et s’en alla vers des arbres, au bois de Boulogne. C’était la première journée de printemps ; avec un léger effort et de la littérature, il lui trouva un certain charme.
Faut-il donner des répétitions générales ? Ne vaut-il pas mieux entrer tout de suite en contact avec le grand public, sans passer au préalable devant un aréopage un peu dur ?
Les jeunes auteurs sont et ont raison d’être partisans de ces représentations préliminaires. C’est le public des générales qui fait les gloires.
Mais c’est aussi lui qui les défait. Alors il vaut mieux pour les vieux maîtres ne pas courir cette épreuve redoutable.
Moi qui écris ceci, je n’aurai d’avis sur ce sujet qu’après ma prochaine générale. Comme j’aurai eu une grande confiance dans mon nouvel ouvrage (dont je ne connais encore ni le thème ni le titre), je n’aurai pas hésité à affronter des juges, tant il m’aura semblé impossible qu’ils ne me donnent pas raison.
Si la générale est mauvaise, je dirai qu’ils sont odieux, et je prendrai la résolution de ne plus donner de générales. Cette résolution durera jusqu’au moment où j’aurai entrepris la pièce d’après, certaine celle-là d’enlever tous les suffrages.
Si vous voulez bien, passons dans la salle et tâchons de retrouver les sentiments qui nous ont agités, quand nous avons assisté comme spectateurs à la générale d’autrui.
Le rideau se lève. A moins d’être pris tout de suite par une sensationnelle entrée en action, le spectateur, aux premières scènes, éprouve un sentiment d’ennui à se trouver en présence de gens qu’il ne connaît pas. Ils racontent leurs histoires de famille et il se fait l’effet d’être un intrus.
Puis, dès la première réplique qui l’accroche, il se dépêche de prendre un parti, comme s’il avait le feu au derrière, et de se déclarer à lui-même que c’est très bien. Si, par contre, la scène lui déplaît, il désire que la pièce soit très mauvaise. Car il est là pour s’amuser, c’est-à-dire pour rendre des jugements bien catégoriques dans un sens ou dans un autre. Et s’il a décidé que la pièce ne vaut rien, il verra venir avec irritation d’autres passages qui ont l’air d’être bons et vont peut-être l’obliger à déranger et à bousculer son opinion.
L’acte est terminé. On a applaudi, trop ou trop peu à son gré. Il s’en va dans les couloirs.
S’il est jeune, il affirmera son opinion et supportera mal les contradicteurs. S’il est vieux, il se montrera plus réservé, non par manque de courage, mais parce qu’il n’est plus très sûr de son avis, comme au temps de sa triomphante jeunesse. Et il ne se figure plus désormais qu’il est investi d’une mission.
Mais voici deux juges qui discutent. L’un crie au chef-d’œuvre ; l’autre déclare que c’est du chiqué médiocre. Ils ne rompent pas d’une semelle, mais s’influencent réciproquement sans s’en douter. Celui qui aimait la pièce aborde le second acte avec méfiance. Le détracteur, au contraire, se sent envahi par une bienveillance involontaire. Au deuxième entr’acte, ils se retrouvent en contradiction. Mais ils ont changé de camp. Ce n’est pas grave : au bar, ils finissent par transiger sur le dos de l’auteur.
A la fin de la pièce, ils se rencontrent encore, s’aident mutuellement à mettre leur pardessus. L’un résume son impression en un : oui, oui… indulgent qui ne veut pas dire grand’chose ; l’autre en un : oui, oui… méprisant qui n’a pas une bien nette signification. Leur verdict, en fin de compte, est neutre, et le pauvre auteur n’aura même pas de juges à maudire.
Il ne s’agit de rééditer ici ni Aristote, ni Lessing, mais d’offrir aux débutants quelques moyens pratiques pour se pousser dans la carrière.
Aujourd’hui, nous aborderons deux points également importants : le choix d’un pseudonyme, le choix d’un titre.
Il y a des années, à l’époque où nous traitions ces mêmes sujets dans la Revue Blanche, nous avons donné à nos confrères un conseil que nous jugions et nous jugeons encore excellent.
Choisir de préférence comme pseudonyme le nom d’une rue très passante. S’appeler, par exemple, Henri Poissonnière ou Gaston de Bonne-Nouvelle. Aussitôt que l’auteur aura acquis une certaine notoriété, la foule s’imaginera vaguement qu’il a reçu du Conseil municipal cet éclatant hommage : l’attribution de son nom à une des voies parisiennes les plus en vue.
Supposons que M. Henri Poissonnière ait franchi la première et la plus dure étape, et qu’il ait fait recevoir une pièce dans un théâtre (nous verrons dans une prochaine causerie les procédés à employer pour y parvenir). Il s’agit d’attirer l’attention sur l’ouvrage. Voici un système qui nous a donné souvent d’assez bons résultats :
Vous feuilletez la collection d’un grand quotidien. Aux abords de juin ou de juillet, vous y lisez le résultat d’une enquête : les auteurs, sollicités par les courriéristes, exposent leurs projets pour la saison qui vient, et donnent les titres de leurs pièces futures.
Vous choisissez un de ces titres, vous le donnez à votre pièce, et vous faites passer une note aux journaux.
Vous vous attirez dans les deux jours qui suivent une lettre de protestation. On réclame la priorité du titre.
Vous vous inclinez. Vous envoyez à l’auteur une lettre pleine de déférence admirative, et vous donnez publiquement à votre pièce un des titres retenus par un autre auteur.
Il faut s’arrêter au bout de trois fois. Les auteurs, c’est entendu, ne manqueront jamais de bonne volonté pour protester. Tout de même, à la longue, le procédé risquerait d’être mis à jour.
Mais le plus difficile n’est pas d’« allumer » le public sur une pièce ; il est autrement plus malaisé d’y intéresser un directeur.
Devant ce souverain juge, quelle est la situation la plus favorable ? Etre un peu connu ou tout à fait ignoré ?
La plupart des directeurs aiment bien le véritable auteur inconnu. Car, même lorsqu’ils ne sont pas des directrices, ils ont l’âme très féminine. Ils aiment mieux supposer et imaginer que connaître. Ils préfèrent l’espoir confus et illimité à la réalité trop strictement évaluée et définie.
C’est pour cette raison qu’une pièce non encore écrite les intéresse beaucoup plus qu’un manuscrit achevé. Nous avons maintes fois recommandé aux jeunes auteurs, s’ils arrivent à obtenir une entrevue, de ne jamais apporter au directeur le manuscrit de leur pièce. Il vaut mieux raconter le sujet avec entrain et ne remettre le manuscrit que beaucoup plus tard, au moment où le directeur, pressé par les circonstances, n’a plus le temps matériel de refuser votre ouvrage.
Mais partez bien de cette idée qu’il est extrêmement dangereux de laisser un directeur en tête-à-tête avec un manuscrit.
Même s’il ne le lit pas, c’est très grave.
La seule présence sur son bureau d’un gros cahier à couverture orange ou bleue suffit à le dégoûter de la pièce et de l’auteur.
Faites toujours dactylographier votre œuvre en plusieurs copies, de façon à pouvoir remettre à chaque directeur nouveau un manuscrit tout frais. Il ne faut pas que l’ouvrage semble avoir été profané par d’autres regards.
Je ne vous proposerai pas du tout en exemple ce jeune confrère qui parsema son manuscrit d’annotations au crayon anonyme : excellent, saisissant, gros effet certain. Même si le directeur eût pu être dupe de cette roublardise un peu grosse, c’était d’une mauvaise psychologie. Car un directeur est l’être le plus jaloux du monde. S’il lui plaît d’aimer une pièce, il veut être le premier à l’aimer.
Il n’est pas mauvais, pour avoir plus facilement ses entrées auprès des directeurs, de se faire « une situation dans le journalisme ».
Mais comment y arriver ?
Voici l’histoire instructive de notre confrère Joseph Lembaumé.
Il était professeur de première dans un petit collège de province. Passionné des « choses de théâtre », il ne trouvait, dans la ville de H…, personne avec qui s’entretenir agréablement de ses préoccupations favorites.
Pour se distraire, Joseph Lembaumé proposait à ses élèves des dissertations françaises sur les sujets qui lui tenaient à cœur.
« Que pensez-vous de cette loi d’Aristote, etc. ? »
« Comment interpréter cette remarque de Diderot ?… »
Les réponses malheureusement manquaient d’intérêt… La génération de cette année de première, dans cette petite sous-préfecture, n’avait rien donné d’éblouissant.
Aussi, après six mois d’ennui, Joseph Lembaumé se décida-t-il à gagner Paris, où un de ses parents occupait un emploi d’administrateur dans un grand quotidien.
Aujourd’hui, Joseph Lembaumé s’est fait une place en vue. Sa culture ne le dessert pas pour le métier de journaliste. Elle l’empêche en tout cas de faire parade, à tout bout de phrase, de ses connaissances grammaticales, et lui permet d’éviter les imparfaits du subjonctif que les primaires parvenus étalent avec tant d’ostentation.
D’ailleurs, son travail de rédaction est extrêmement réduit. Chaque quinzaine, il fait faire une composition de français aux plus notoires de nos auteurs, directeurs et acteurs.
« Quelle sera l’influence du ciné sur le théâtre ? Vous paraît-elle salutaire ou néfaste ? Justifiez votre opinion. »
« Que pensez-vous du théâtre social ? »
« Que pensez-vous de l’alternance des spectacles ? »
Son questionnaire envoyé, Joseph Lembaumé se rend au cercle et, pendant que ses vénérables élèves rédigent leurs copies, ou les font rédiger par des secrétaires, le professeur se livre à d’émouvantes parties de bridge.
Le signataire de ces lignes — il l’avoue avec un certain orgueil — fut admis plusieurs fois à « composer ». Il lui arrive de décliner tacitement cet honneur, et de s’abstenir d’envoyer sa contribution à ces enquêtes.
Il y a une douzaine d’années, je reçus un petit bleu urgent. Il émanait d’un de mes confrères attaché à un grand magazine. On me demandait mon avis sur « l’Au-Delà », rien de plus. On ajoutait que le périodique était sous presse et que l’on attendait ma réponse dans les vingt-quatre heures.
Je répondis par un autre pneu, en m’excusant de n’avoir aucune opinion toute prête sur l’Au-Delà. Je m’étais, alléguai-je, spécialisé dans « l’en deçà », qui suffisait largement à absorber mon activité intellectuelle.
C’était une réponse. Elle ne fut pas publiée, non plus d’ailleurs que l’enquête, qui n’avait probablement pas rendu ce que l’on avait espéré.
Deux ans après, nouveau petit bleu du même confrère. Il me posait cette question plutôt indiscrète :
« Quel a été le souvenir le plus désagréable de votre vie ? »
Je répondis, faisant les frais d’un nouveau pneu :
« C’est, il y a deux ans, après avoir été sommé par vous de répondre à une enquête, d’avoir constaté que cette enquête n’avait jamais été publiée. »
Depuis cette dernière réponse, le magazine en question me considère comme un élève indiscipliné et me dispense de toute composition. Dans un sens, c’est plutôt agréable pour un étudiant qui n’est plus de la première jeunesse, et qui demande à travailler, pendant quelques années encore, sur des sujets de son choix.
Vaut-il mieux connaître personnellement les critiques ?
Oui, certainement.
Un critique que vous connaissez pourra, c’est entendu, vous faire un mauvais article. Mais il l’aurait peut-être fait tel s’il ne vous eût pas connu.
Quand on vous présente à un critique, faut-il être discret et réservé dans les compliments qu’on lui fait ? Mais non, jeune homme ! Allez-y carrément, et pas avec le dos de la cuiller.
Émile Berr a fait cette juste remarque que les gens qui s’offensent de recevoir un pourboire sont beaucoup moins nombreux que nous nous plaisons à l’imaginer.
Les louanges les plus outrées, la plupart des critiques les acceptent à guichet ouvert.
On vous racontera l’histoire du critique légendaire qui, par amour du paradoxe, écrit un article enthousiaste sur un auteur qu’il ne connaît pas. Mais qui vous dit que ce sera sur vous que tombera cette aubaine hasardeuse ?
Seconde étape. Les articles ont paru. Faut-il remercier les critiques ? Mais oui, jeune homme, mais oui. Je connais un auteur dont c’était aussi l’avis, mais qui n’arrivait pas à écrire toutes ses actions de grâces, parce qu’il voulait envoyer à chacun un remerciement spécial, approprié, sur mesure !… Quels soins superflus ! De la louange de confection, en choisissant la plus grande taille. Quelque chose de ce goût : « Aucun éloge ne pouvait autant m’émouvoir et m’enorgueillir. »
C’est un peu servile ? N’ayez pas peur. Avec la crise actuelle du change, le verbe s’est fait de moins en moins cher, et l’épithète est tombée au taux de la couronne.
Pour les mauvais articles, laissez-nous vous soumettre, sans vous la préconiser, une réponse que nous avons écrite, et que nous avons, en fin de compte, jugé inutile d’envoyer à un critique assez jeune encore, de talent, ma foi ! mais un peu serin, et dont l’air d’autorité nous avait paru exagérément précoce.
« Mon cher ami,
« Je voudrais bien être aussi sûr que ma pièce est bonne que vous êtes certain qu’elle est mauvaise. »
(Si le destinataire se reconnaît au signalement ci-dessus, il n’aura qu’à réclamer la lettre à l’Éditeur.)
Voici une petite histoire probablement vraie que nous soumettons aux méditations des jeunes auteurs et dont ils pourront tirer profit.
Un dramaturge débutant avait obtenu une lecture d’un directeur. Il faut dire qu’il était le neveu d’un gros marchand de grains, lequel avait mis des fonds dans le théâtre, ce qui avait créé, entre le directeur et lui, une de ces amitiés solides qui survivent parfois à l’épuisement de la commandite.
Il vaut mieux lire une pièce que de la donner à lire. Le directeur n’écoute pas constamment. Mais, tout de même, il connaît mieux votre ouvrage que s’il laissait le manuscrit ficelé à son chevet.
Ce directeur, après la lecture, demanda au jeune auteur qui « il voyait » dans le rôle de l’héroïne. L’auteur prononça avec assurance le nom d’une actrice assez en vue.
— Ça ne serait pas mal, dit le directeur. Ce n’est pas tout à fait son affaire, mais le nom est bon pour l’affiche. Et puis, c’est une bonne camarade à moi, pour qui j’ai beaucoup d’affection. Il faudrait aller lui lire votre pièce…
Un auteur ne refuse jamais de lire sa pièce. Il se déplacera jusqu’aux extrémités de la périphérie, de la banlieue ou même de la province pour aller provoquer de l’admiration chez la femme du directeur ou chez l’amant de la prima donna.
— Le rôle ne peut pas lui déplaire, dit-il timidement.
— Non, non, je ne crois pas. Mais il ne faut pas lui lire la pièce telle que vous me l’avez montrée…
— … Pourquoi ?
— Attendez… Vous allez d’abord commander un autre manuscrit où vous écourterez considérablement le deuxième rôle de femme…
— Y pensez-vous ? Ma pièce en sera démolie…
— Ne vous en faites pas. Ce n’est que provisoire…
… Il ne s’en fit pas. Il lut la pièce à la jeune comédienne qui accepta d’enthousiasme le rôle principal. On signa l’engagement et, aux répétitions, le second rôle de femme reprit sa première importance à l’aide des phrases un instant supprimées, et rétablies peu à peu sous forme de petits béquets sournois.
Inviterez-vous vos amis à vos répétitions générales ?
C’est selon…
Votre ambition se borne-t-elle à obtenir un succès de hasard, créé par les bonnes dispositions fortuites de la foule ?
Si vos prétentions sont aussi modestes, ne convoquez pas vos amis. Vous n’êtes pas digne d’eux.
Ce n’est pas le rôle d’un ami de favoriser, par une lâche complaisance, un succès qu’il juge immérité.
Il est bien pénétré de la grandeur de sa tâche, et il suffit qu’il soit invité à votre générale pour se sentir tout à coup une conscience de bronze. Il devient une sorte de vestale de l’Art.
Évidemment, sa fonction d’ami véritable et sévère ne va pas jusqu’à l’obliger à se mettre ouvertement en travers du succès.
Il ne découragera pas positivement les spectateurs enthousiastes.
Quand on le prendra à partie : « Croyez-vous que c’est bien ? » il répondra avec modération : « Mais oui… mais oui… Vous pensez que ce n’est pas moi qui dirai le contraire… »
« Ça fera deux cents représentations ! » dira l’un.
« Dieu vous entende ! » répondra-t-il, laissant percer son angoisse fraternelle.
« C’est une œuvre bien intéressante ! » s’exclamera un autre.
« Oui, dira-t-il, c’est un effort ! »
« Vous ne trouvez pas que c’est sa meilleure pièce ? »
« Il a tout de même fait mieux », corrigera-t-il avec une grande douceur.
Et il citera un autre ouvrage de vous, inconnu à peu près et inoffensif.
Il n’est pas seulement le conservateur de la Vérité et de l’Art. C’est lui qui a la garde jalouse de votre personnalité, et qui l’empêche de sortir des limites qu’il lui a, une fois pour toutes, assignées. Comme on fait la part du feu, il a fait celle de votre talent.
Il sait mieux que vous ce que vous êtes, et ce que vous valez. Il veut pour vous des réussites de son choix, et qui soient dans votre ligne. Il est un tuteur sévère, qui a charge d’âme. Si vous vouliez être traité avec une lâche indulgence, ce n’est pas lui qu’il fallait inviter…
Tragédie-sketch en un acte et un épilogue
A Pierre Veber.
[2] L’Assemblée des Auteurs à laquelle il est fait allusion, se proposait de rétablir l’ancien article 17 de leurs statuts. Entre autres interdictions, cet article défendait aux directeurs de jouer sur leurs théâtres des pièces signées de leur nom, du nom de leur fils ou du nom de leurs parents.
PERSONNAGES :
SCÈNE PREMIÈRE
Lui, Elle
Lui
Elle
Lui
Elle
Lui
Elle
Lui
Elle
Lui
Elle
Lui
Elle
Lui
Elle
Lui, douloureusement
Elle
(Elle s’apprête à sortir.)
Lui
Elle
Lui, suppliant
Elle
(Elle sort.)
Lui
(Assommé par sa douleur et d’un cœur trop sensible au mal de mer pour supporter pendant plus d’une strophe le balancement d’un débat cornélien, il tombe évanoui sur le sol. Musique. Apparition de l’Homme de paille, dont le corps est fait de bottes de paille réunies).
L’Homme de paille,
qui, étant de création relativement récente, s’exprime
dans un style plus moderne.
(Fanfare.)
Lui,
qui renonce, vu l’urgence, à s’expliquer en vers.
Homme de paille, j’aurai recours à toi !
L’Homme de paille
C’est inutile pour le moment… J’arrive de la Société des auteurs…
Lui
Tu es sociétaire ?
L’Homme de paille, gêné
Non… Enfin, mettons que j’aie écouté aux portes. J’ai entendu que l’article 17 était rétabli…
Lui
Malédiction !
L’Homme de paille
Bénédiction, veux-tu dire ! Il n’est rétabli que pour l’avenir, et l’on respecte les droits acquis. Tu continueras à être joué chez ton beau-père et tu n’as plus besoin de divorcer.
Lui
Alors, il n’y a rien de changé ?
L’Homme de paille
Jusqu’à la prochaine. Voici toujours mon adresse.
(Il sort. L’auteur téléphone à sa femme, à l’aide d’un appareil d’appartement.)
Lui
Amène-toi, Jenny. L’affaire est arrangée.
(Mais déjà il est à sa table de travail et commence un nouveau chef-d’œuvre.)
Pages | |
Une variété d’auteur | |
Un numéro bien agréable | |
Le Maître | |
Le Criminel | |
Le Secrétaire Général | |
Édouard Audoir, rédacteur à l’“Espoir” | |
Le régisseur et les doubles | |
L’accessoiriste | |
Brec | |
Le prix de Diane en matinée | |
Loisirs | |
Le feu sacré | |
Les Attributs du pouvoir | |
Le texte de Mme de Juxanges | |
Amateurs de théâtre | |
L’entente cordiale | |
Le chef d’orchestre | |
L’ami de la maison | |
Madame la couturière | |
Le tapissier | |
Le jeune directeur | |
La mère de la petite Gazul | |
Le peintre de mœurs | |
L’Administrateur | |
La concierge du théâtre | |
Une variété de commanditaire | |
Chabarre | |
Mme Cordelet | |
Un contre vingt | |
Souvenirs | |
Est-ce bien un succès ? | |
Le spectateur de la “Générale” | |
Conseils aux jeunes auteurs | |
“Le Gendre”, tragédie-sketch |
(9994-7-23). — PARIS. — IMP. HEMMERLÉ, PETIT & Cie.
Rue de Damiette, 2, 4 et 4 bis.