Title: Rose Perrin
roman
Author: Alice Pujo
Release date: February 8, 2024 [eBook #72905]
Language: French
Original publication: Paris: Plon
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
ALICE PUJO
ROMAN
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
Tous droits réservés
LA LISEUSE
COLLECTION DE ROMANS
POUVANT ÊTRE MIS ENTRE TOUTES LES MAINS
ROSE PERRIN
DÉJÀ PARUS (Novembre 1922)
1. |
Henri ARDEL | TOUT ARRIVE. |
2. |
Henry GRÉVILLE | PETITE PRINCESSE. |
3. |
CHAMPOL | SŒUR ALEXANDRINE. |
4. |
M. AIGUEPERSE | A DIX-HUIT ANS. |
5. |
A. LICHTENBERGER | NOTRE MINNIE. |
6. |
Jean de LA BRÈTE | AIMER QUAND MÊME. |
7. |
Éveline LE MAIRE | LA MÉPRISE DE COLETTE. |
8. |
Paul BOURGET | LAURENCE ALBANI. |
9. |
Henriette BEZANÇON | A LA RECHERCHE D’UNE PERLE. |
10. |
Jacques VINCENT | VAILLANTE. |
11. |
Jacques DES GACHONS | LE MAUVAIS PAS. |
12. |
Alexis NOËL | PAULETTE SE MARIE. |
13. |
Jules PRAVIEUX | LE NOUVEAU DOCTEUR. |
14. |
Marie LION | POUR SAUVER LA REINE. |
15. |
Jean de LA BRÈTE | UN CARACTÈRE DE FRANÇAISE. |
16. |
Henry GRÉVILLE | JOLIE PROPRIÉTÉ A VENDRE. |
17. |
Alice DECAEN | JACOTTE ET SON COUSIN. |
18. |
M. AIGUEPERSE | LE MAL DU PAYS. |
Il paraît un volume nouveau le 3e mercredi de chaque mois.
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
ROSE PERRIN
Le valet de chambre ouvrit la porte à deux battants et annonça :
— Le général d’Antivy.
De même que presque chaque soir, à la même heure, depuis des années, le général d’Antivy traversa le petit salon et vint s’incliner devant la bergère, où la marquise de Trivières l’accueillit comme à chaque visite d’un :
— Eh bien, mon ami, quelles nouvelles ?
Après le baise-mains accoutumé, le général redressa sa haute taille bien prise dans son dolman : sous ses cheveux blancs, son teint fleuri et ses yeux vifs démentaient ses soixante-dix ans.
Il répondit :
— Nous les tenons toujours, belle amie… patience !
— Mais que c’est long ! Mon Dieu, que c’est long ! gémit la marquise.
Le général jeta un coup d’œil autour de la pièce élégante et chaude, confortable, puis sur la personne encore agréable enfouie dans un fauteuil moelleux, et répondit avec un rien de moquerie dans l’accent :
— Je suis de votre avis, marquise… Ah ! oui, ajouta le général avec tristesse, de ceux que j’ai suivis, formés à Saint-Cyr, combien en reste-t-il seulement de la dernière promotion ?
— Il vous reste votre neveu, Hubert, fit Mme de Trivières, comme consolation.
— Blessé deux fois. Croix de guerre, Légion d’honneur.
— A vingt-quatre ans… C’est superbe !
— Il est le plus jeune officier de la compagnie.
Tous les autres, ses anciens camarades, ont été tués… sauf cependant un Breton que j’ai connu aussi à l’école, un bon garçon que les hasards de la guerre ont rapproché d’Hubert. Je n’en suis pas fâché, il est plus âgé que lui, très sérieux ; il joue le rôle de Mentor auprès de mon jeune fou.
— Il s’appelle ?
— Hervé de Kéravan… petite noblesse bretonne.
— Et pauvre sans doute ?
— Comme Job !… Des nuées d’enfants ; pas de fortune.
Mme de Trivières reprit au bout d’un instant, formulant à haute voix une pensée qui la faisait rêver, les yeux fixés sur le tricot que ses doigts poussaient machinalement.
— Oui, où sont-ils tous ces beaux garçons ? Chatenay, Lestérac, de Roysel et tant d’autres. Les conducteurs de cotillons, les joueurs de tennis, les prétendants de Diane…
— Ou de sa dot ! acheva le général, sceptique.
Mme de Trivières plaisanta :
— Ce n’est guère aimable pour Diane, mon ami, ce que vous dites-là !
Croyez-vous que ma fille ne soit pas assez belle pour inspirer une réelle passion ?
— Votre fille est une merveille, marquise, pourtant… je ne lui connais qu’un défaut.
— Ah ! Voyons, dites.
La marquise de Trivières leva ses yeux, encore très beaux, sur son visiteur, et un petit sourire incrédule adoucit ses traits aux lignes toujours pures, bien qu’un commencement d’embonpoint général menaçât d’envahir son visage.
— Vous, général, vous trouvez un défaut à Diane votre enfant gâtée ?
— Et ma pupille… Parfaitement !
— Voilà une nouveauté. Attendez au moins que je la fasse venir pour qu’elle puisse répondre elle-même à votre chef d’accusation.
Le général arrêta le geste de la marquise qui s’apprêtait à sonner.
— Non, attendez, chère amie, puisque le tour de la conversation nous a amenés sur ce sujet, j’ai à vous faire part, à vous seule, de certaines réflexions concernant ma chère pupille, qu’il me semble plus opportun de ne point traiter en sa présence.
— Oh ! fit Mme de Trivières d’un ton ennuyé, vous allez encore me parler de l’éducation de Diane ?
— Rétrospectivement, du moins, — hélas, comme ça nous pousse ! — puisque dans deux mois la chère enfant échappera à ma tutelle avec sa majorité… et elle retombera sous la seule direction maternelle.
— Bon ami… Vous savez bien que pour mes enfants il n’y a pas d’âge…
— Oui, je sais… je sais ! C’est égal, je ne serai plus son tuteur que de nom… Vous reconnaîtrez du moins, chère amie, que, depuis huit ans, je n’ai point abusé d’une autorité…
Avec élan, Mme de Trivières tendit ses mains :
— Vous avez été un père pour mes enfants depuis la mort de notre pauvre Bernard, et, pour moi, le meilleur et le plus indulgent des amis.
— Indulgent ! ah ! ah ! nous y voilà, reprit le général ; peut-être reconnaissez-vous, belle dame, qu’une certaine indulgence était parfois nécessaire ?
Mme de Trivières eut une moue coquette qui la fit ressembler davantage à ce qu’elle avait été, c’est-à-dire à une charmante femme.
— Nos idées, nos manières de voir là-dessus, étaient si différentes… si éloignées !
— Éloignées d’un quart de siècle… au moins !
— Vous vous vieillissez, général. C’est vrai, je reconnais que je n’ai pas toujours suivi vos conseils à la lettre, par exemple en ce qui concerne la présentation de ma fille dans le monde, la fréquence de nos sorties : vous la trouviez trop jeune, vous ne compreniez pas le plaisir que j’avais à montrer ma fille, à m’en parer, vous me disiez que je la rendais mondaine… Ne faut-il point qu’elle le soit ? Diane est destinée à faire un brillant mariage…
— Pourquoi ne dites-vous pas un heureux mariage ?
Mme de Trivières eut un petit rire.
— Cela va de soi… Vous savez que je ne la contraindrai point… Mais je n’admets pas que la question sentiment passe avant les autres. Enfin avouez, bon ami, que je n’ai pas si mal réussi, après tout ! Mon Jacques est un brillant élève ; il est, disent ses professeurs, en excellente posture pour passer son examen de Saint-Cyr.
— Il y arrivera sans peine. Il est intelligent.
— Quant à ma fille, vous disiez tout à l’heure…
— Et je le répète, chère amie, c’est une merveille, une fille délicieuse, très fière, très noble, avec des qualités de race, une intelligence réelle, très développée par vos nouvelles méthodes d’enseignement moderne… que je suis loin pourtant d’approuver complètement.
— Ah ! Ah ! dit la mère, qui avait suivi cet éloge avec une expression de plaisir manifeste, vous reconnaissez donc…
— Pardon !
M. d’Antivy leva la main.
— Ce n’est pas tout ?
— Non, il y a un mais…
— Ah oui ! le défaut dont vous parliez tout à l’heure : ce quelque chose qui manque à ma fille pour être une perfection.
— Oui… et ce défaut est assez difficile à définir. En un mot, marquise, ce qui lui manque, c’est… l’étincelle ! Je m’explique. Si vous voulez, prenons une comparaison. Vous avez beaucoup voyagé.
Vous avez fait autrefois, si je ne me trompe, quand votre mari était attaché à je ne sais quelle ambassade lointaine, un séjour aux Indes.
— Oui. Mais, grand Dieu ! général, quel rapport ?
— Attendez… Vous avez dû assister à des fêtes bouddhiques ; vous avez vu le peuple hindou se presser dans les pagodes pour porter des offrandes aux idoles ?
— Je vous avoue que je ne vois pas où vous voulez en venir… Nous parlions de ma fille…
— J’y reviens. Parmi les innombrables divinités qu’adorent ces païens, j’ai remarqué une magnifique déesse au sourire énigmatique, qui était choyée particulièrement ; on éparpillait des fleurs à ses pieds, on lui brûlait sous le nez des huiles parfumées : comme vous le pensez, elle recevait les hommages de ses fidèles avec le même sourire indifférent, la même attitude impassible.
— J’espère, dit Mme de Trivières en prenant un air choqué, que ce n’est pas le portrait de Diane que vous faites-là ?
— Un peu, si. Ne vous fâchez pas ! Vous souvenez-vous du nom de cette idole qui préside aux fêtes humaines ? Elle porte un bien joli nom : c’est Mayâ-Davi, la reine Illusion.
Le général d’Antivy s’arrêta de parler et regarda la marquise avec un fin sourire.
Celle-ci dit d’un ton un peu sec :
— Je n’aime pas les apologues, général, et le vôtre me semble ténébreux…
— Bon ! suivez mon raisonnement. Telle la déesse Illusion, votre admirable fille attire et captive par sa rare beauté ; comme elle, elle reçoit d’un air impassible les offrandes de ses adorateurs, elle aime attirer les hommages, elle joue avec le feu pour dédaigner ensuite ceux qu’elle a subjugués…
— Pourquoi ne pas me dire tout simplement que ma fille est une coquette ?
— Non, chère amie… Je n’entends pas cela. Diane ne peut être confondue avec une coquette vulgaire parce qu’elle ne quête aucun hommage. Comme mon idole Mayâ-Davi, elle se contente de les laisser venir à elle sans qu’un muscle de son visage vibre. La seule expression de son regard froid est l’orgueil satisfait.
— Vous ne voudriez pas, bon ami, que Diane, une fille bien élevée, s’éprît, à tort et à travers, de tous les jeunes gens qui lui ont fait la cour.
— Oh ! non, morbleu ! cela nous entraînerait loin, seulement… Tout vieux grognard que je suis, je me souviens d’avoir été jeune… de mon temps où les jeunes filles n’étaient ni avocates, ni doctoresses, ni ferrées sur les sciences exactes comme de vieux professeurs, on se servait d’une expression courante pour traduire leur charme ; on disait : « Elle a du sentiment. » Aujourd’hui, ces demoiselles sont ravies quand on dit d’elles : « Elles ont du chic. »
Mme de Trivières réfléchit un moment, puis :
— Si je vous comprends bien, tout ceci signifie : « Chère amie, votre fille est délicieuse, mais elle est une idole sans âme, et c’est la faute de l’éducation frivole que vous lui avez donnée. » On ne saurait parler avec plus de franchise, ni être plus aimable, vraiment !
— Voyons, marquise, n’exagérons rien ! Je vous en prie, ne voyez dans mes paroles que l’intérêt très profond que je porte à cette chère enfant. Sans dire que Diane manque de cœur, j’avoue que j’en verrais plus souvent avec plaisir les manifestations, et, si je puis me permettre une critique au genre de vie assez… mouvementé que vous aviez adopté, je dirais qu’il eût été préférable, au milieu des distractions mondaines, de réserver peut-être une part plus grande aux choses sérieuses, aux œuvres charitables, par exemple…
— Mais, général, vous ne savez donc pas que je fais partie de toutes sortes d’œuvres. Tenez, aujourd’hui encore, j’ai envoyé cent francs aux soldats tuberculeux.
— L’argent a son bon côté, oui, j’en conviens ; mais ce n’est pas tout ! J’ai rencontré dans mes tournées d’inspection de bonnes petites infirmières qui n’avaient certainement pas la fortune de Diane, mais qui possédaient infiniment de mérite.
— Comment, bon ami ! s’exclama Mme de Trivières sincèrement indignée, voudriez-vous que j’autorise ma fille à s’en aller seule, dans des hôpitaux, soigner des gens malpropres, remplis de maladies contagieuses… ce serait convenable ! ce serait…
— Permettez ! nos hôpitaux sont fort propres, et du reste, quand il y aurait un risque… Seulement ce sont des questions que Diane ne comprendrait même pas et auxquelles elle n’a jamais songé… Cependant, d’autres l’ont fait… Ainsi la petite de Lizerolles, la fille du colonel, une ancienne amie de votre fille, partie en expédition à Salonique avec la Croix-Rouge.
— Ah bien ! s’écria Mme de Trivières suffoquée, je vois Diane à Salonique !
Le général dit en riant :
— Et moi, je ne la vois pas… non, pas du tout ! J’ajoute même que je suis très heureux que ma pupille ne m’ait pas mis dans l’alternative ou de lui refuser mon consentement, ou de passer à mes propres yeux pour un mauvais patriote. Mais, entre ces… exagérations du devoir et l’indifférence complète de Diane, il me semble qu’il y aurait place pour ce que j’appellerai « le sens de la guerre ». Ainsi j’aimerais qu’en un temps où tous les dévouements sont précieux, Diane, au lieu de rêver à ses toilettes, cherchât un peu quel bien elle pourrait faire autour d’elle… Ce serait peut-être aussi intéressant que de s’occuper de ses… — comment dit-elle ? fleurts — flirts ?
Sentant la justesse de ces réflexions et le bien-fondé de ces reproches, la marquise avait pris, depuis un moment, le parti de tamponner ses beaux yeux de son petit mouchoir pour marquer son affliction.
Elle dit enfin d’un ton plaintif :
— Vous êtes bien dur, chez ami : pour les soldats que pourrions-nous faire de plus ? Diane a huit protégés ; on leur écrit, on leur envoie des paquets… ainsi…
— Ah !… ah ! très bien ! très bien cela, j’ignorais…
Le général d’Antivy resta silencieux, pendant que la marquise, calmant son émotion légère, faisait disparaître son mouchoir et passait d’un geste habituel ses belles mains sur les côtés de sa coiffure, savant échafaudage où l’oxygène et le henné n’étaient pas étrangers à certain lustre de jeunesse persistante… ce pendant qu’elle fixait son regard sur son visiteur en se demandant ce qui allait encore sortir de désagréable pour elle de son long silence.
Tout à coup le général demanda :
— Quel est celui des admirateurs de Diane qui tient en ce moment le rôle de prétendant ?
— Des admirateurs, général ? C’est beaucoup dire ! Les pauvres garçons ne sont plus là ! Et du reste, notre vie mondaine, cette vie que vous m’avez assez souvent reprochée, est devenue bien restreinte… à part quelques dîners… bridges… ou concerts…
— Ah ! marquise, je vois que vous me gardez rancune !…
— Mais non, mais non, bon ami, je suis habituée.
— Quand je vous exprime, dans mon franc parler de soldat, mes opinions, vous ne devriez y voir que ma profonde tendresse pour vos enfants, les enfants que mon vieux camarade m’a recommandés à l’instant de sa mort… Je lui ai juré de les protéger… de les guider… de tenir sa place, enfin !
Mme de Trivières, toute frivole qu’elle était, possédait un excellent cœur… Par un revirement plein de charme, elle sourit au vieillard et lui tendit sa main, spontanément.
— Pardonnez-moi, bon ami, je sais bien que je devrais plus souvent tenir compte de vos conseils… Mais, que voulez-vous… je suis de mon temps, ou plutôt de celui de mes enfants… Vous savez que je ne vis plus que pour eux !
Le général baisa galamment la belle main et Mme de Trivières ajouta :
— Maintenant que la paix est faite, dites-moi vite pourquoi vous m’interrogez sur un prétendant possible à la main de Diane ? En auriez-vous un à me proposer ?
— Peut-être… Je ne vous en ai encore jamais parlé pour plusieurs raisons : d’abord, c’est que mon candidat était extrêmement jeune et qu’il lui manquait un peu de plomb dans la tête pour en faire un mari ; ensuite, au moment où je pensais à en parler la guerre a commencé et il aurait fallu ajourner nos projets. Enfin, la plus délicate de ces raisons, c’est que je jugeais préférable que Diane eût un peu vu par elle-même si, dans les différentes réunions où vous la conduisiez, elle ne rencontrerait pas l’élu de son cœur, ce qui m’eût dispensé de jamais vous parler d’un autre… Je crois que le cœur de ma pupille n’a pas encore parlé ?
— Non… S’il est tel que vous le dites, général, il est peu probable…
— Ah ! marquise, la paix est signée !
— Oui, c’est vrai. Et votre candidat… c’est ?
— Quelqu’un à qui vous avez fait allusion…
— Votre neveu Hubert ?
— Mon petit-neveu : le fils de ma pauvre nièce Charlotte de Louvigny… Vous l’avez connu, je l’ai amené ici il y a quelques années quand il était au lycée, faisant sa préparation à l’École. Je vous l’amenais quelquefois, le dimanche.
— Oui, je me souviens. Il jouait avec les enfants. Un beau garçon, assez fort, grand, blond, distingué, très causeur, très gai…
— C’est cela ! toujours le même, exclama le général. Eh bien ! que vous en semble ?
— Mais que ce serait parfait ! Comment se fait-il que nous n’y ayons pas pensé plus tôt ?
— J’y pensais, c’était mon plus cher désir d’unir ces enfants pour qui j’éprouve la plus grande affection… Je ne vous en parlais point pour les raisons que j’énumérais tout à l’heure.
Mme de Trivières fit avec un petit sourire :
— Dites-moi, bon ami, vous n’avez pas peur que le gros défaut de Diane fasse fuir votre neveu si vous le lui dévoilez ?
Il répondit sur le même ton :
— Ah ! c’est bien possible, chère amie : si notre jeune beauté prend ses grands airs de reine, il fuira, malgré sa bravoure… Pourtant, cette petite, elle est si ensorceleuse quand cela lui plaît !… Elle a des moments — des moments très courts, où il faut la saisir — c’est une expression de visage, un mot, un sourire ; on sent que la bonté, la sensibilité sont là… à fleur d’âme pour ainsi dire, qu’il suffirait du moindre choc pour ouvrir la source fermée… pour la laisser déborder.
— Vous avez toujours été poète, général, dit Mme de Trivières, sérieusement. Vous avez manqué votre vocation… Un poète et un sentimental ; tout le contraire de mon pauvre mari auquel Diane ressemble tant !
— C’est pour cela que nous nous entendions si bien, en vertu de la loi des contrastes. Plus j’y pense, plus je suis convaincu que ces enfants sont faits l’un pour l’autre… Belle fortune des deux côtés : vous savez qu’Hubert était fils unique. Il a hérité de la totalité de la fortune des Louvigny et des d’Antivy… sauf la part que je lui réserve. Tout irait parfaitement, mais voilà… Hubert est un sentimental comme son vieil oncle ; il s’est mis en tête de choisir sa femme, de ne faire qu’un mariage d’amour, et si nous les présentons l’un à l’autre tout bonnement…
— Eh bien ? demanda la marquise prête à remonter sur ses ergots… ne trouverait-il pas ma fille de son goût ?
— Il ne s’agit point de cela. Comment pourrait-elle ne pas lui plaire ? La difficulté c’est que si Mlle Diane ne l’agrée pas du premier coup, Hubert restera décontenancé, il perdra de ses moyens et… l’affaire sera manquée.
Il faudrait trouver un moyen, une… ruse quelconque qui leur permît de faire leur connaissance réciproque et approfondie sans qu’ils fussent avertis qu’il s’agit de mariage… presque en dehors de nous, qui les fît ébaucher un petit roman et s’aimer comme de vrais amoureux… des amoureux de mon temps.
— Ah oui ! dit la marquise en riant, la petite fleur bleue, les marguerites effeuillées, les tendres aveux. Mon ami, je crois que votre neveu sera un fameux magicien s’il peut convertir ma fille à ces charmantes bêtises sentimentales.
— … Sait-on jamais ? Qui vous assure que Diane ne soupire pas aussi après le moment où elle découvrira la petite fleur bleue ?
— Ah ! ah !
— C’est pourtant cette fleur de poésie qui fait le charme le plus certain des préliminaires du mariage… C’est du reste pour cette raison que, ne l’ayant jamais trouvée, je suis resté vieux garçon.
— Ou bien, vous avez passé auprès du bonheur, vous l’avez rencontré par hasard sans le connaître.
— Par hasard ? rencontré ? Non, marquise. Pour moi, le bonheur n’est pas un effet du hasard. Je considère le bonheur comme un art très difficile, très compliqué et dont la condition première est, pour nous autres hommes : la femme. J’entends une femme digne d’être aimée… Voici pourquoi je désire qu’Hubert, cet enfant qui représente le plus grand intérêt de ma vie, mette dans son jeu tous les atouts en choisissant une femme accomplie…
— Et malgré toutes les précautions, raisonna la marquise, il arrive souvent que ce bonheur si bien combiné tombe et s’écroule comme un château de cartes.
— Mais reconnaissez de bonne foi que si le château de cartes est d’avance boiteux et mal ajusté, il n’en aura que plus de chances pour s’écrouler.
— Mon Dieu, soupira Mme de Trivières, qu’y a-t-il de stable en ce monde ?… et surtout à l’heure actuelle ? Je vous avoue que je tremble en m’occupant de mariage pour ma fille en un tel moment !
— Ce n’est qu’un projet très éloigné, notez bien, mais… nous pourrions toujours les fiancer… en attendant.
— S’il arrivait malheureusement que Diane s’éprît tout à fait de votre neveu qui, d’après ce qu’il promettait, doit être devenu tout à fait agréable.
— Il est charmant… très beau garçon… spirituel…
— Et si…, continua la marquise, suivant son idée, il disparaissait tout à coup, pensez au désespoir de ma pauvre enfant…
— Il faudrait alors que notre Diane fût bien changée !… Voyons, marquise, tâchons d’être plus optimistes… Prenons le temps présent tel qu’il est, et ne soyons point trop exigeants. Tâchons de procurer à nos enfants, qui sont en pleine jeunesse, l’illusion que nous avons eue, — ou aurions pu avoir, — pendant la nôtre… Le temps où ils vivent leurs meilleures années n’est déjà pas si gai !
Depuis un moment, la marquise ne suivait plus son vieil ami… Elle était absorbée dans ses réflexions,
— Oh ! s’écria-t-elle soudain, j’ai trouvé !
— Quoi donc ?
— Notre moyen : le moyen du petit roman qui doit obtenir, suivant vous, la poésie dans le mariage, le sentiment, toutes ces choses rares dont vous parliez tout à l’heure…
— Ce moyen, quel est-il ?
— Puisque nos enfants ne peuvent faire une connaissance approfondie l’un de l’autre en se voyant, votre neveu étant à l’armée, pourquoi ne la feraient-ils pas par correspondance d’abord ?… Ils se verraient plus tard.
— C’est une idée… mais pour qu’ils s’écrivissent, il faudrait un prétexte.
— Oh ! mon Dieu ! Diane écrit bien à ses filleuls… cela lui en ferait un de plus…
— Si elle lui écrit de la même façon, chère amie, ce ne serait peut-être point le bon moyen pour séduire Hubert !
— Mais nous lui dirons de qui il s’agit. Laissez-moi faire. Je me charge de parler à Diane de son ancien camarade de jeux… Je rafraîchirai ses souvenirs. Nous lui dirons que ce malheureux jeune homme, n’ayant plus de famille, se trouve très abandonné, personne pour lui écrire.
— Et moi, chère amie, vous me supprimerez ?
— Oui, dit la marquise en riant, je vous supprime. Nous aurons comme prétexte que, devant partir en tournée d’inspection ainsi que vous nous l’aviez annoncé…
— Je venais même vous faire mes adieux. Je pars après-demain.
— C’est parfait. Je dirai que vos nombreuses occupations ne vous permettront plus, durant plusieurs mois, d’écrire à votre neveu ; il va être désespéré, c’est un affreux remords pour vous, aussi, vous nous avez chargées, Diane ou moi, de la suite de votre correspondance pendant le temps que vous inspecterez et rédigerez vos rapports… N’est-ce pas bien trouvé ?
— Bravo ! Machiavel n’était rien auprès de vous, et naturellement vous verrez les lettres ?
— Ah ! vous êtes naïf, général ! Comment voulez-vous que ces enfants s’écrivent librement s’ils savent que chaque mot sera contrôlé. Non, je ne le demanderai pas… Mais je connais ma fille, continua Mme de Trivières avec assurance. Je sais qu’elle me montrera ses lettres, elle ne m’a jamais rien caché.
— Elle vous les montrera jusqu’à un certain moment.
— Comment ? Qu’insinuez-vous, sceptique !
— Hé ! hé ! belle amie, j’insinue que vous les verrez jusqu’au moment que nous désirons et que nous aurons provoqué : c’est-à-dire celui où mon Pygmalion animera votre Galathée !
— Décidément, vous tenez à faire des comparaisons plus ou moins avantageuses pour ma fille. Je vous passe Galathée, mais ne me dites plus jamais… vous entendez ? jamais ! que Diane est une idole hindoue… cela je ne vous le pardonnerai pas !
— C’était pourtant une très belle idole, je vous assure. Puisque je suis en veine de comparaisons mythologiques, savez-vous à quelle déesse votre superbe Diane peut être le plus justement comparée ?… Non ? Mais à celle dont elle porte le nom païen, à Diane chasseresse. Malgré moi, je cherche toujours au-dessus de son front le croissant symbolique.
— Taisez-vous, la voici, dit Mme de Trivières, en reprenant activement son tricot. Ne parlons de rien maintenant…
— Vous m’écrirez ?
— Oui, je vous tiendrai au courant.
Au même instant, une voix profonde, richement timbrée, résonna dans la pièce :
— Vous étiez ici, bon ami, et on ne m’a pas prévenue ?
Ils regardèrent entrer une grande jeune fille à la taille élégante, à laquelle on aurait pu appliquer l’expression : « un port de reine ». Sa tête couronnée d’opulents cheveux bruns était petite et fine ; elle avait les traits réguliers de sa mère, avec moins d’expression dans la physionomie et plus de fermeté dans le regard de ses yeux brun foncé… Ainsi que la dépeignait son tuteur, Diane de Trivières était une admirable statue.
En entrant, la jeune fille vint présenter son front au baiser de son tuteur.
— Je t’attendais pour servir le thé, lui dit sa mère.
— Je vais le faire, maman. On ne m’avait pas dit qu’il était servi.
— Et ton frère, mon enfant, est-il rentré ? demanda le général en recevant une tasse des mains de la jeune fille.
— Non, bon ami, Jacques ne rentre qu’à six heures. Il a une répétition après le lycée. Vous dînez avec nous, n’est-ce pas ? J’ai dit qu’on mette votre couvert.
— Certainement. Tu as bien fait, appuya la marquise.
— Non, vraiment, je suis désolé, mais ce soir je dois passer à mon cercle pour y rencontrer quelques amis avant mon départ.
— C’est votre tour d’inspection ?… Vous partez déjà ?
— Oui, ma petite fille… Je vais être surchargé de besogne ! des revues, des inspections, des rapports ! Ne compte pas trop que je t’écrirai pendant mon absence !
— Oh ! bon ami, vous nous donnerez de vos nouvelles ? Nous ne saurions nous en passer.
Diane éprouvait, autant qu’elle en était capable, une réelle affection pour son tuteur, qui l’avait, depuis son enfance, comblée de gâteries. Quant au général, il se sentait heureux dans ce milieu d’affections féminines, le seul où il eût l’impression de se sentir un foyer familial.
Tout en suivant avec plaisir les mouvements harmonieux de sa belle pupille, il pensait :
« Oui, vraiment, cela ferait un joli couple, Diane et Hubert… bien assorti !… La tête sage et la tête folle… trop de sécheresse d’un côté, un peu de légèreté de l’autre, mais tout cela fondu, amalgamé, fera un tout parfait ! Quel dommage qu’elle n’ait point été élevée autrement ! qu’elle n’ait reçu d’autres notions de la vie que des frivolités ! Avec les dons d’intelligence, la nature élevée qu’elle possède !… Ah ! si mon vieux camarade avait vécu !
Mme de Trivières suivait aussi avec satisfaction les allées et venues de sa fille. Elle dit tout à coup, interrompant le monologue intérieur du général :
— A propos, bon ami, pendant que je pense à vous le dire, j’ai reçu une lettre de mon gérant, Delarbre, au sujet des loyers arriérés de ma maison. Il me demande des ordres. Faut-il poursuivre, donner des congés ?
Avec l’afflux des réfugiés qui vivent à Paris, me dit-il, nous ne manquerions pas de locataires si certains locaux étaient rendus disponibles… Conseillez-moi, je ne sais que répondre ?
— Delarbre m’a parlé de cela : je l’ai vu hier.
Dans l’espèce, comme on dit au Palais, il s’agit des appartements les plus modestes de votre immeuble de l’avenue Malakoff, celui qui touche cet hôtel… Je ne vois guère comment on pourrait faire, les locataires étant, pendant la guerre, couverts par le moratorium… Ce sont, d’après ce que m’a dit le gérant, d’un côté une veuve chargée d’enfants, de l’autre, une vieille dame aveugle. Il est facile de comprendre que le renchérissement de la vie a dû bouleverser l’équilibre de leur petit budget… Mon Dieu ! ce n’est point pour vous un revenu si appréciable… Dans ces conditions… donner des congés…
— Oh ! non, non, n’est-ce pas ? qu’on les laisse tranquilles ; j’ignorais ces détails. J’écrirai à Delarbre, dit vivement la marquise, dont la bonté naturelle et spontanée reprenait facilement le dessus.
Diane dit d’un ton posé :
— Pourquoi, ma mère, user de tant de générosité envers des inconnus ? Je trouve, moi, que si vous avez le droit de reprendre vos appartements pour leur faire rapporter ce qui est dû, il est très naturel que vous en profitiez. Vous ne pouvez entrer dans le détail de circonstances particulières plus ou moins intéressantes…
« Aïe ! aïe ! pensa le général, voilà mon idole hindoue ! »
Et tout haut :
— Si je te comprends bien, Diane, ta mère devrait donner immédiatement congé à ces femmes qui n’ont pas droit à la protection du moratorium, cette veuve avec ses nombreux enfants qui n’ont d’autre tort que de ne pas être des orphelins de la guerre…, cette dame vieille… et aveugle ? Évidemment, les affaires n’ont aucun rapport avec le sentiment. Ta mère parle « générosité » et tu réponds « droit ».
Je crois, marquise, que le meilleur homme d’affaires de la maison, c’est votre fille ; c’est avec elle que votre gérant devrait s’entendre. Vous seriez certaine de ne rien perdre de vos droits.
Mme de Trivières, un peu gênée, faisait avancer ses aiguilles avec une ardeur inusitée.
Diane avait saisi la leçon, car un flot de sang envahit la pâleur nacrée de son teint.
Elle hésita, puis… s’approchant de son tuteur, elle lui passa une main autour du cou, et dit à mi-voix les yeux baissés :
— Bon ami, vous êtes fâché ?
Il la força à relever la tête et à le regarder :
— Non, mon enfant, je ne suis pas fâché. Je suis peiné seulement, peiné… et étonné. Tu n’as jamais souffert de la vie : c’est ton excuse !
— Maman écrira dès ce soir au gérant de laisser ces gens en paix… C’est ce que vous voulez ?
Embrassez-moi, bon ami. Je ne peux pas supporter d’être fâchée avec vous !… surtout au moment de votre départ.
Le vieillard baisa avec affection le beau front blanc, il soupira… et, laissant aller la jeune fille, il répondit à une question de la marquise qui l’interrogeait sur son prochain départ.
Une demi-heure plus tard, le général traversait le jardin de l’hôtel.
Il se retourna avant de franchir la grille et entrevit derrière la haute vitre éclairée la toilette blanche et le profil pur de Diane.
La marquise, placée derrière sa fille, lui fit en souriant un signe d’intelligence. Diane lui envoya un dernier geste d’adieu ; le général leur répondit en élevant son képi, et comme conclusion à ses réflexions, il dit à demi-voix :
— Quel dommage !
Après avoir passé la grille basse qui entourait le jardin, M. d’Antivy se trouva dans une cour vaste et dallée. On y remarquait, à droite, les remises et écuries ; à gauche, le bâtiment destiné au portier dont la loge, comme celle de tous les concierges parisiens, ouvrait sa large baie sous la voûte de l’immeuble dont il a été précédemment question.
Cette maison de rapport, fort importante, de cinq étages, surélevée de mansardes, se trouvait sur le devant, en bordure de l’avenue Malakoff, tandis que, au fond de l’espace de terrain plus long que large, converti en jardin, se trouvait l’hôtel des propriétaires.
L’inconvénient de cet arrangement était la servitude qui obligeait ces derniers à emprunter la voûte de la maison, commune à tous les locataires, pour gagner la rue.
Mme de Trivières s’en accommodait, mais la fière jeune fille en éprouvait quelquefois de l’ennui.
Le général referma la lourde porte à deux battants qui aboutissait de la cour à la voûte, il regarda devant lui en entendant marcher et s’aperçut qu’une vieille dame appuyée au bras d’une domestique venait lentement à sa rencontre.
Au même instant, le concierge parut au seuil de la loge, salua le général, et appela :
— Mlle Corentine, une lettre pour Mme de Kéravan.
Ce nom qu’il connaissait — c’était celui de l’ami intime de son neveu — frappa M. d’Antivy.
Il ralentit sa marche et regarda avec attention la personne en noir, très âgée, qui se tenait immobile au milieu du porche pendant que la domestique la quittait pour recevoir sa lettre.
Entendant marcher tout près d’elle, la dame étendit la main d’un geste hésitant et le général se dit :
— Ah ! c’est cette dame aveugle qui n’a pas payé son loyer !
Prenant doucement la main de l’aveugle qui l’avait touché au passage, il la conduisit au bas des marches de l’escalier.
— Vous êtes en plein courant d’air, madame, dit-il, permettez-moi de vous mettre à l’abri.
— Ce n’est donc pas vous, Corentine ? demanda la vieille dame… Où donc êtes-vous ?
— Ici, madame. Le concierge me donnait une lettre.
— Une lettre de lui ! Une lettre d’Hervé, enfin ! Mais qui m’a conduite ici ?
— Un passant, madame, répondit le général, avec son plus respectueux salut, bien qu’il dût être perdu pour l’aveugle, le général d’Antivy. Puisque le hasard me met sur votre chemin, permettez-moi de vous demander si le nom que je viens d’entendre est le vôtre ?
— Oui, général ; je suis la baronne de Kéravan.
— Pardonnez mon insistance. Vous êtes sans doute parente d’un jeune officier que j’ai connu à Saint-Cyr et qui doit être actuellement à l’armée ?
— Hervé ! Hervé de Kéravan, n’est-ce pas ?
C’est mon petit-fils ! Vous le connaissez ?
Vous venez peut-être de l’endroit où il est ? Vous l’avez vu ? Il vous a parlé ?
— Non, madame. Mais je vais repartir pour le front et il se peut que je le rencontre, car je sais qu’Hervé de Kéravan fait partie du même régiment que mon neveu. J’aurai grand plaisir à le revoir. J’ai pu apprécier ses brillantes qualités au temps où j’étais instructeur à l’École, et je suis heureux de vous en féliciter.
La main de la vieille dame tremblait de joie sur le bras de sa servante.
— Oh ! je voudrais vous donner la main, général, pour vous remercier du bel éloge que vous faites de mon enfant ! Si vous le rencontrez là-bas, dites-lui qu’il ne se tourmente pas, que sa vieille grand’mère va très bien… et merci… merci !
Ayant serré avec émotion la main de la vieille dame, le général d’Antivy rejoignit l’automobile qui l’attendait sur l’avenue.
Un indiscret rayon du pâle soleil de mars pénétra dans la chambre de la jeune fille, soie bleue et boiseries gris perle ; cette chambre Louis XV avec ses glaces à guirlandes, ses petits fauteuils de bois ancien, ses consoles fleuries, était le nid douillet où reposait Mlle de Trivières.
Sous des rideaux de dentelles retenus au plafond par deux amours enguirlandés de roses, elle dormait encore, étant rentrée la veille assez tard d’une soirée de bridge agrémentée de musique.
La demie de huit heures sonna à la pendulette placée sur une console entre les fenêtres.
La cheminée était ornée d’un superbe marbre, cadeau du général d’Antivy à sa filleule pour ses dix-huit printemps.
C’était la reproduction de la Diane chasseresse de Houdon ; la chaste Diane vêtue de la légère tunique à plis droits, ses jambes longues, son buste gracieux, sa tête fine aux traits classiques, rappelait en plus d’un point la belle jeune fille qui s’éveillait à ce moment.
Elle sonna. Sa femme de chambre entra, portant un plateau chargé.
— Déjà huit heures et demie, Marie ?
— Oui, mademoiselle. Comme mademoiselle était sortie hier, j’ai pensé qu’il fallait la laisser dormir.
— Ma mère est-elle réveillée ?
— Mme la marquise est à sa toilette.
— Donnez-moi le plateau…
Marie avait tiré les rideaux.
Le rayon de soleil réfléchi dans un miroir incliné dansa de côté et d’autre, s’accrochant aux cuivres du petit bureau, sautant parmi les roses du baldaquin, ou mettant une flamme à la pointe du croissant de Diane, tandis que la Diane vivante, assise sur son lit, prenait son déjeuner matinal et ouvrait son courrier.
La femme de chambre était passée dans le cabinet de toilette adjacent où elle préparait les accessoires du bain.
Diane ouvrait, sans grand intérêt, les journaux, revues de jeunes filles auxquelles elle était abonnée ; son œil allait droit aux rubriques mondaines, à l’article mode, au petit roman anodin qu’elle parcourait distraitement. Puis, elle décacheta quelques lettres : annonces de conférences, quêtes, invitations, concert au profit des orphelins de la guerre…
Tout cela l’ennuyait à mourir.
L’ennui, c’était sa grande maladie. Elle se levait le matin avec la préoccupation de ne point s’ennuyer ce jour-là, et elle s’endormait le soir en se faisant ce morne aveu :
« Comme je me suis ennuyée ! »
Depuis que la guerre avait supprimé une partie des plaisirs qui, par leur répétition bruyante, masquaient le vide de son existence et la sécheresse de ces distractions, Diane trouvait sa vie dénuée d’intérêt, les petites émotions d’orgueil envolées aux premiers coups de canon avec les beaux danseurs des hivers précédents, et rien n’avait comblé le vide : ni les habitudes machinales d’une piété très superficielle, ni aucun élan de charité ou de dévouement.
Plusieurs de ses amies avaient réagi, chacune avec leurs différences de goûts : l’une en s’occupant activement d’une quantité de filleuls, d’autres, comme Lucie de Lizerolles, en soignant des blessés ; mais vraiment ces hôpitaux regorgeant de malades aux plaies infectées ne lui disaient rien !
— C’est un métier de domestique ou de garde-malade, pensa Diane. Voyons, que vais-je faire aujourd’hui ? Quel temps fait-il, Marie ? demanda-t-elle en élevant la voix.
La femme de chambre apparut au seuil du cabinet de toilette.
C’était une grande pièce claire. Peu de meubles, très simples.
Une longue table-coiffeuse, placée entre deux fenêtres espacées qui donnaient sur le jardin, montrait son étalage d’instruments délicats aux manches de vermeil.
La glace inclinée, placée au-dessus, la reflétait. L’encadrement de cette glace était une guirlande de fleurs de porcelaine, dont les calices contenaient des ampoules électriques.
Cette pièce était le lieu de prédilection de la jeune fille. C’était là qu’elle écrivait ou lisait — rarement — quelqu’un des livres à la charmante reliure verte et or qui garnissaient les tablettes d’une bibliothèque tournante.
C’était là surtout qu’elle rêvait, et depuis la guerre ressassait ses ennuis.
Marie jeta un coup d’œil sur le ciel pommelé où des nuages légers obscurcissaient par moments le soleil.
— C’est un temps entre les deux, mademoiselle. C’est du soleil qui va chercher la pluie. Faut-il préparer l’habit de cheval ?
— Non, je ne monterai pas ce matin. Donnez-moi une robe d’intérieur et, pour cet après-midi, mon tailleur bleu à boutons d’acier.
— Mademoiselle doit se souvenir qu’elle a commandé de rectifier à la maison son dernier peignoir de lingerie, avec des valenciennes.
— Oui. Eh bien ?
— Je voulais dire à mademoiselle que c’est un ouvrage bien délicat pour moi. J’ai pensé que si mademoiselle permettait, je pourrais le donner à faire à la lingère.
— Quelle lingère ?
— Une petite ouvrière qui travaille à la maison depuis l’année dernière. Mademoiselle n’a pas dû la voir ; elle vient deux fois par semaine aider aux raccommodages et elle est adroite comme une fée.
— Eh bien ! donnez-le-lui. Que ce soit vous ou une autre, cela m’est indifférent. Arrangez-vous.
— Il faudra sans doute essayer. Si mademoiselle permettait que cette fille travaille dans le cabinet de toilette, cela éviterait de transporter le peignoir de la lingerie ici. Ces dentelles blanches, c’est si délicat !
La jeune fille réfléchit une seconde.
— Eh bien ! oui. Quand j’aurai fini ma toilette, dites-lui qu’elle pourra descendre dans mon cabinet.
— Oh ! elle ne gênera pas beaucoup mademoiselle. C’est une fille si tranquille, si réservée, elle ne fait pas plus de bruit qu’une souris, et pour l’honnêteté, mademoiselle peut être tranquille.
— Cela suffit, dit Diane que ce bavardage ennuyait, le bain est-il prêt ?
Trois quarts d’heure plus tard, Mlle de Trivières s’asseyait devant le petit bureau de sa chambre.
Elle devait répondre à une invitation et renouveler un abonnement.
Tout à coup, le souvenir lui revint d’une promesse qu’elle avait faite à sa mère.
C’était la veille au soir, dans l’auto qui les ramenait de leur soirée de bridge. Mme de Trivières avait dit :
— Diane, j’ai fait ce soir une promesse ; je me suis engagée pour toi.
— A quoi donc, maman, envers qui ?
— Envers ton tuteur. Le pauvre homme va être débordé d’occupations, il n’aura pas un instant à lui pour sa correspondance particulière. J’ai promis que tu lui servirais de secrétaire.
— Cela me paraît bien compliqué, avait répondu Diane.
— Pas du tout, avait repris la marquise. Je t’aiderai. Moi, je me charge des lettres d’affaires ennuyeuses, toi, tu écriras à son neveu Hubert qui est orphelin ; le malheureux n’a pas de famille proche, sauf ton tuteur, et si son oncle cesse de lui écrire, tu vois qu’il sera tout à fait abandonné. C’est vraiment une charité de s’en occuper. Et nous soulagerons cet excellent bon ami qui a tant fait pour nous ! Tu dois te souvenir de lui ? Il jouait avec vous quand vous étiez enfants, Hubert de Louvigny…
— Je déteste écrire, vous le savez, maman… et à quelqu’un que je connais si peu…
— Bah ! en ce temps-ci, on supprime les cérémonies ! Et puis, avait ajouté l’artificieuse marquise, si tu préfères les lettres d’affaires, je te les cède volontiers, avec documents à l’appui !
— Ah ! non, merci ! avait répondu Diane, gardons chacune notre lot. J’aime encore mieux le pauvre orphelin sans famille… J’écrirai.
— C’est bien entendu. J’informerai ton tuteur qu’il peut compter sur toi ?
— Oui, maman… Mais, grand Dieu ! quelle idée a eue bon ami de m’infliger cette corvée !
Elle se répétait à ce moment même, devant une feuille de papier blanc :
« Quelle corvée ! »
Et voici qu’au moment d’écrire, un souvenir la fit arrêter net, la plume en l’air.
C’était, la veille, son entrée au salon, sa mère et son tuteur chuchotant à voix basse, la regardant d’un certain air, échangeant ensuite un regard d’intelligence.
Diane avait surpris tout cela : ce n’avait été qu’une impression, mais elle la reliait dans son esprit avec le ton dégagé qu’avait eu la marquise en lui parlant du neveu du général. Elle flairait un mystère. « Pourquoi, réfléchit-elle, bon ami ne m’a-t-il pas demandé lui-même d’écrire à son neveu ?… Il ne se gêne pas avec moi… et ma mère m’avertit de cela comme d’une chose convenue à l’avance… Ce n’est pas naturel !… Encore un prétendant ! Ce sera le numéro dix-neuf… Cette histoire de correspondance n’est qu’une invention de mon tuteur pour nous faire refaire connaissance… Bah ! A quoi cela m’engage-t-il ? Je lui prédis autant de succès qu’aux dix-huit autres. Lui aussi, sans doute, connaît le chiffre de ma dot !
Mlle de Trivières eut un sourire désabusé bien étrange sur une bouche de vingt ans.
Cette triste certitude de ne jamais être recherchée pour elle-même la rendait d’avance insensible et glacée.
La méfiance, l’habitude de douter des sentiments les plus vrais s’était peu à peu insinuée en elle, altérant les plus généreux mouvements de son cœur.
« Tous, se dit-elle, oui, tous ont soupiré pour ma dot. On ne m’a jamais aimée… L’on ne m’aimera jamais. »
Une petite toux sèche, venant de la pièce voisine, interrompit ses réflexions.
Diane se pencha en arrière pour regarder dans le cabinet de toilette dont la porte — une sorte de baie — était large ouverte. Cependant, il lui semblait que Marie était sortie, son service terminé. Ce n’était qu’une petite ouvrière, la lingère qui avait apporté le peignoir et cousait près de la fenêtre sans lever les yeux.
Diane ne l’avait jamais vue : elle la regarda un instant.
C’était une assez gentille fille, bien que d’une figure commune, avec ce teint pâle, déjà fané des ouvrières parisiennes qui ont travaillé trop jeunes.
Celle-ci était de taille plutôt petite, mais bien prise dans sa robe simple en grisaille que recouvrait, devant, le petit tablier luisant de lustrine noire.
Elle pouvait avoir vingt ans, avec un air modeste, effacé. Les yeux baissés, elle cousait vite, sans arrêt, même quand sa petite toux sèche la secouait et mettait une nuance rosée à ses pommettes.
« Cette fille a l’air poitrinaire, pensa Mlle de Trivières ; je dirai à ma mère de la renvoyer, cela peut devenir malsain… »
Diane reprit sa plume, et sa pensée se reporta sur celui à qui elle avait promis d’écrire et dont elle se souvenait très vaguement.
Au physique : grand, assez distingué, bien que trop gros, de beaux yeux bleus, toujours gais… Au moral, doux, aimable et causeur.
Le portrait n’avait rien du classique héros de roman fatal ou chevaleresque, mais, somme toute, il pouvait faire un mari présentable. « Tout à fait mon vieux bon ami, en plus jeune… Ah ! s’il pouvait m’aimer vraiment, celui-là ; m’aimer pour moi !… Comme je serais prête à le lui rendre… Lui ou un autre, quel qu’il soit ! »
La petite toux sèche qui l’agaçait ramena encore son attention vers le cabinet.
Diane jeta un regard sur l’ouvrière et pensa :
« En voici une qui peut être certaine de ne pas être aimée pour son argent ! »
Puis une idée bizarre lui vint tout à coup, elle eut un sourire, un haussement d’épaules, comme pour repousser une chose impossible, et, enfin, se décidant :
« Pourquoi pas ? Je puis essayer. Ma mère et mon tuteur ont voulu me prendre au piège, ce serait me venger d’une façon amusante et si cela réussit… Je serai bien sûre, cette fois, d’être aimée pour moi-même ! »
Diane de Trivières posa sa plume ; elle se pencha de nouveau pour mieux examiner la lingère qui continuait à coudre sans s’apercevoir qu’elle était l’objet de cette observation.
Diane pensa encore :
« Pourquoi refuserait-elle ?… Avec de l’argent on obtient tout ce que l’on veut de ces gens-là. Allons, je me décide ! Je ne vais plus m’ennuyer… ce sera très amusant ! »
Et de fait, depuis cinq minutes, Mlle Diane oubliait de s’ennuyer ; la pensée nouvelle qui l’animait donnait à sa physionomie un entrain inusité.
Elle appela :
— Dites-moi, ma fille ?
— Mademoiselle m’a parlé ?
L’ouvrière releva la tête, et Diane rencontra son regard.
C’étaient vraiment de jolis yeux d’un bleu clair, nuancés de gris, avec de longs cils bruns. Une couronne de cheveux follets entourait le front d’innombrables frisettes qui remuaient au moindre mouvement de tête.
Cette physionomie très douce ne manquait pas d’intelligence.
Par instants, une flamme sautillante passait au fond de ses yeux gris et les faisait pétiller d’esprit ou de malice.
— Oui, dit Mlle de Trivières, en reprenant le ton hautain dont elle se servait d’ordinaire avec les domestiques, je vous parle. Comment vous appelez-vous ?
— Rose, mademoiselle.
— Y a-t-il longtemps que vous venez ici ?
— Un peu plus d’un an, mademoiselle. Deux fois par semaine, je vais coudre dans la lingerie. Mais, ce matin, Marie m’a dit que je pouvais m’installer ici.
— Je l’avais permis… Y voyez-vous assez pour faire les petits plis ?
— Oh ! oui, mademoiselle. On est si bien ici ! La lingerie est claire, mais on n’a, en face de soi, toute la journée, qu’un grand mur tout nu ! Tandis qu’ici… sur le jardin… Ça vous donne du cœur à travailler avec le beau soleil et le chant des oiseaux !
Diane jeta un regard du côté du jardin, où rien pour l’instant ne justifiait l’enthousiasme de l’ouvrière, car les nuages cachaient complètement le soleil, et quant au chant des oiseaux, il fallait avoir une vive imagination pour suppléer à leur absence.
La jeune fille dit sèchement :
— Il va pleuvoir et il n’y a pas un seul oiseau dans le jardin.
La lingère eut une expression drôlement désappointée en regardant au dehors sans cesser de tirer l’aiguille.
— Eh bien ! mademoiselle, dit-elle avec un petit rire, ce que c’est que l’idée tout de même ! Ça vous fait voir des choses ! Il y avait un rayon de soleil quand je suis entrée dans la chambre ; je l’aurai gardé dans ma tête ! D’abord, moi, rien que de voir un arbre, des feuilles qui pourraient être vertes, ça me donne des idées de printemps, et je vois tout en beau !
Diane écoutait vaguement avec son air impassible.
« Drôle de fille ! » pensa-t-elle.
Après sa longue tirade, Rose posa d’un mouvement instinctif sa main sur sa poitrine pour s’empêcher de tousser.
— Vous êtes malade ? dit Mlle de Trivières sèchement. Vous devriez cesser de travailler.
La lingère prit un air aussi étonné que si elle eût entendu : « Vous devriez cesser de respirer. »
— Ça n’est rien, mademoiselle. C’est un rhume que j’ai pris en janvier. Ça passera quand mon soldat reviendra…
Diane releva la tête.
C’était l’entrée en matière qu’elle cherchait depuis un moment.
— Ainsi, dit-elle, feignant un vague intérêt, vous avez quelqu’un des vôtres à la guerre ?
— Quelqu’un ?
A cette question, le visage de la petite ouvrière se couvrit entièrement d’une couleur rose pareille à ses pommettes ; toutes les frisettes de son front s’agitèrent d’un même mouvement ; elles firent surgir à leur appel une quantité de fossettes de tous les coins du visage illuminé d’un sourire radieux.
Mise en confiance par l’intérêt que semblait prendre à elle cette demoiselle si fière qu’elle n’avait fait jusqu’alors qu’entrevoir de loin, comme une créature d’un monde supérieur, Rose répondit, continuant à faire courir ses doigts lestes dans la dentelle :
— Oui, mademoiselle. J’ai « quelqu’un ». « Il » est fantassin, « il » a la croix de guerre ! C’est Victor qu’il s’appelle. Il ne faudrait pas que mademoiselle se fasse des idées de choses qui… qui ne sont pas… Enfin, je veux dire, on a beau n’être qu’une ouvrière, ça n’empêche pas d’être honnête fille. Nous devons nous marier quand il reviendra de la guerre et que nous aurons assez d’argent pour entrer en ménage. Moi, je ne suis pas ambitieuse, mais lui, mademoiselle, il voudrait toujours me voir la plus belle… Qu’est-ce que ça fait, puisqu’il m’aime telle que je suis ? Je mettrais tant de bonheur dans notre petite chambre, qu’il ne s’apercevra pas qu’elle est nue, et je peux bien me marier avec ma pauvre robe de laine comme je suis là, ce n’est pas encore ça qui nous empêchera d’être heureux… Ah ! oui !… bien heureux !
Une vague sensation d’envie et de tristesse s’insinua dans le cœur de la riche héritière, en remarquant les yeux humides de tendresse de la pauvre fille qui exprimait si naïvement son rêve de bonheur.
— Vous écrivez souvent à… cette personne ?
— Mademoiselle comprendra qu’on n’a guère le temps d’écrire quand on travaille. Je suis toujours dans la bousculade ! Le matin, j’ai beau me lever à cinq heures, avant que j’aie fait mon petit déjeuner, rangé ma chambre et que j’aie passé à l’église — il faut bien, mademoiselle que je dise ma petite prière pour mon Victor, s’il lui arrivait malheur, je croirais que c’est de ma faute ! Eh bien ! avec le temps de mes courses pour me rendre au travail, je n’arrive pas à prendre la plume… C’est seulement le dimanche que je peux lui écrire une bonne lettre. Je lui raconte toute ma semaine. Ah ! mais alors, je lui en dis ! Une vieille demoiselle institutrice qui demeure dans ma maison m’a dit que j’écrivais autant qu’une dame qu’elle connaît, une certaine Mme de Sévigné, qui écrivait comme ça à sa demoiselle… Sans doute, une de ses anciennes patronnes.
Diane ne put s’empêcher de sourire, et toutes les frisettes de Rose, voyant leur succès, appelèrent à la rescousse les jolies fossettes qui s’épanouirent de gaieté :
L’ouvrière reprit en s’excusant :
— J’ai peur d’ennuyer mademoiselle avec mon bavardage !… C’est que je suis si contente de causer !… A la lingerie, c’est joliment triste quand Marie n’est pas là !
Mlle de Trivières avait repris sa plume et paraissait vouloir cesser la conversation. Après un silence, elle se décida à parler :
— Rose, j’ai un petit service à vous demander.
— Un service !… A moi, mademoiselle ?
— Oui, c’est même un service assez délicat qu’il ne me conviendrait point de demander à tout le monde. On m’a dit que vous étiez discrète et honnête… Je crois que je puis avoir confiance.
Cet exorde était si solennel, que Rose cessa de coudre, et les frisettes, frappées d’immobilité, parurent écouter avec attention.
Mlle de Trivières reprit :
— Voici ce que c’est. J’ai un ami d’enfance, un très ancien ami qui est au front. Je voudrais lui écrire sans qu’il sût que cela vienne de moi. Il faudrait que je puisse signer mes lettres d’un autre nom et lui donner une autre adresse que celle-ci, afin qu’il puisse m’y répondre…
Jusque-là, Mlle de Trivières avait parlé les yeux fixés devant elle, dans le vide ; elle tourna la tête du côté de l’ouvrière et comprit, à son regard vite abaissé, la pensée secrète de Rose.
Diane rougit légèrement et se hâta d’ajouter :
— Ma mère est au courant de cette correspondance ; c’est même sur son avis que je l’entreprendrai ; mais c’est une idée à moi d’intriguer ce jeune homme, en lui laissant ignorer le nom et la qualité de sa correspondante.
— Je comprends, dit Rose épanouie ; c’est une idée comme ça qu’a mademoiselle pour s’amuser. Une supposition que ce serait le 1er avril et que mademoiselle voudrait faire une farce ! Oh ! c’est une bonne idée. Je crois bien que mademoiselle peut se servir de mon adresse tant qu’elle voudra !… Et je lui rapporterai la réponse… Comme je reçois déjà des lettres de militaires dans ma maison, on n’y trouvera rien à redire… Mais pourvu que Victor ne l’apprenne pas !
C’était vrai. Diane n’avait pas songé à cela. L’idée ne lui était même pas venue que cette fille pût tenir à sa réputation.
— Vraiment, Rose, cela ne vous contrarie pas ?
— Au contraire, mademoiselle, je serai bien contente de vous faire plaisir !
Et d’un petit air entendu :
— Je sais bien ce que c’est ! Les hommes, il faut savoir les prendre ! Il y en a qu’il leur faut du sentiment, d’autres, c’est de la gaieté… C’est comme nous, pardi, et c’est souvent le plus galant qu’on aime le mieux !
Toutes les frisettes sonnèrent le carillon pendant qu’un rire clair fusait dans la chambre.
Mais Rose s’arrêta soudain devant l’air choqué de Mlle de Trivières.
Elle balbutia, confuse :
— Pardon, mademoiselle !… Excusez. J’aime à rire, c’est pas de ma faute… Quelquefois, c’est la vie qui est si drôle !
Diane reprit sans faire de réflexion :
— C’est donc entendu, je pourrai me servir de votre adresse, et quand il arrivera des réponses, vous me les porterez ici même. Voulez-vous me dire votre nom ? Je vais l’écrire.
L’ouvrière posa son ouvrage.
Elle s’approcha du bureau où Diane préparait une enveloppe.
— Si mademoiselle veut me permettre, dit-elle, j’écrirai mon nom et mon adresse comme j’ai l’habitude.
— C’est cela. Écrivez.
Sous les yeux de la jeune fille, la main hésitante de l’ouvrière traça en grosses lettres maladroites :
Mademoiselle Rose Perrin,
183, rue de Longchamp, Paris.
Diane remarqua la maigreur de la petite main à l’index piqué d’une quantité de trous d’aiguille ; elle vit de près le cerne profond des yeux, le nez retroussé, drôlet, de l’enfant des faubourgs, pincé par la phtisie, la fraîcheur factice des joues enfantines, faites pour le rire, que la terrible maladie marquait de son sceau.
Rose finit avec un beau paraphe et dit en posant la plume :
— Ça sera drôle ! Qui sait si le monsieur va s’y laisser prendre ? C’est qu’une demoiselle comme mademoiselle, qui a de l’éducation, qui a fait toutes ses classes, doit écrire autrement qu’une petite bête comme moi qui ai quitté l’école à dix ans !
Diane eut un petit sourire.
— Vous m’aiderez un peu pour commencer, Rose.
Elle se récria :
— Ah ! ça ! ça serait fort que je montre à mademoiselle à écrire une lettre ! Mademoiselle, qui a plus d’esprit dans son petit doigt que moi tout entière, de mes frisettes à mes talons.
Diane se pencha sur le bureau.
Comment allait-elle commencer ?
Cette fille disait vrai dans sa simplicité. Une Diane de Trivières écrivait autrement qu’une Rose Perrin… Cependant, elle voulait que l’illusion fût complète.
— Rose ?
— Mademoiselle ?
— Comment dites-vous en commençant, quand vous écrivez à votre fiancé ?
— Comment je mets, mademoiselle ?
Rose rougit, hésita… sourit, et une demi-douzaine de fossettes jouèrent à cache-cache autour de sa bouche.
— … Pas toujours pareil… cela dépend des fois. Il y a des jours, c’est « Mon petit Victor » ; d’autres, « Mon grand poilu »… ou encore — elle eut un petit rire qui fit envoler les frisettes — je l’appelle « Mon gros loup chéri ! »
Mlle de Trivières avait vingt ans, son rire fit écho à celui de l’ouvrière…
— Mais tout ça, dit Rose après avoir toussé, c’est des manières à nous. Chez nous, on n’a pas les façons du grand monde !
— Supposez, dit Diane en reprenant son sérieux, que vous écriviez pour la première fois à un monsieur, un officier, comment diriez-vous ?
— Je dirais… je dirais : monsieur l’officier.
Et Mlle de Trivières, de son écriture ferme et élégante, écrivit :
« Monsieur l’officier,
« Un de mes amis que vous connaissez m’a appris que plusieurs hommes de votre compagnie manquaient de marraines ; je vous serais très reconnaissante d’en choisir un et de me l’indiquer, car je suis à la recherche d’un filleul. Bien que possédant de faibles ressources, je lui enverrai de temps en temps quelques douceurs et je serai heureuse si… »
La plume s’arrêta, Diane se relut, puis :
— Aidez-moi, Rose, je ne sais comment finir ma phrase : « … lui envoyer quelques douceurs, et je serai heureuse, si… »
— Si, dicta Rose, « s’il pense quelquefois à sa petite marraine qui, de son côté, fera tous les matins pour lui une bonne prière… et pour vous aussi, monsieur l’officier, afin que vous soyez protégé… parce que, des braves, il nous en faut pour défendre notre cher pays. »
— Merci.
Diane continua seule.
« Si vous éprouvez vous-même du plaisir, monsieur l’officier, à continuer à correspondre, j’en serai charmée. Je sais que vous n’avez plus de famille, si mes lettres doivent rompre l’ennui de votre solitude, veuillez me le dire, et nous reprendrons cette correspondance.
« Recevez, monsieur… »
— Rose, comment diriez-vous, pour finir ?
— Pour finir ? Voyons…
« Au revoir, cher monsieur l’officier, je vous envoie mes respectueuses salutations. »
— Non, dit Diane en souriant, j’ai déjà mis « Recevez, monsieur ». Ah ! j’y suis ! « mes sincères salutations ».
Elle signa lentement d’une écriture appuyée :
« Rose Perrin ».
… Puis elle écrivit l’adresse lisiblement : « 183, rue de Longchamp, Paris. »
La lettre relue et cachetée, Mlle de Trivières contempla son œuvre.
L’enveloppe, adressée au lieutenant H. de Louvigny, 10e régiment d’infanterie, secteur postal 322, se détachait toute blanche sur le velours vert du petit bureau.
Maintenant que son idée avait pris corps, Diane jugeait son action téméraire, hasardeuse ; elle la regrettait presque.
Puis elle eut un geste d’insouciance contraire à ses habitudes, et elle pensa :
« Qu’importe ! c’est presque anonyme, puisque je ne me suis pas nommée. Si bon ami me gronde, plus tard, je lui dirai tout, j’expliquerai mon idée, et je crois qu’il la comprendra. »
Mlle de Trivières s’avisa qu’elle devait bien une récompense à la modeste fille dont elle venait d’emprunter le nom. Elle prit dans un tiroir à clef de son bureau un billet de cent francs, et allant elle-même au cabinet, elle le tendit à l’ouvrière.
— Tenez, ma fille, prenez ceci, vous l’ajouterez à vos économies.
Rose, d’un mouvement indigné, repoussa sa chaise et se leva.
— Oh ! Mademoiselle !… Mademoiselle avait pensé que ça pourrait être pour de l’argent ? Ah ! non ! par exemple, non ! Rose Perrin ne prend que l’argent qu’elle a gagné avec ses doigts.
Elle hochait la tête… toutes les bouclettes se soulevaient dans un mouvement de réprobation… et ses yeux gris devenaient presque noirs.
Mlle de Trivières avait eu si souvent sous les yeux le spectacle d’indignations semblables, qui se terminaient par une main tendue, qu’elle crut devoir insister :
— Allons, Rose, ne faites pas de façons ! Ce sera un petit appoint pour monter votre ménage.
Mais Rose, la gorge serrée, les larmes aux yeux :
— Merci bien de l’intention, mademoiselle. Oui, je sais qu’une pauvre fille ne devrait pas être si fière. Mais… si j’acceptais de l’argent que je n’ai pas mérité, je ne serais plus digne d’être la femme de mon poilu, et je croirais me manquer à moi-même… Que mademoiselle excuse ce que je dis… il ne me serait pas possible de faire autrement… Victor ne m’aimerait plus !
L’accent dont l’ouvrière prononça ces derniers mots était si pathétique, si sincère, que Mlle de Trivières ne sourit pas ; elle mit au fond de sa poche le billet bleu et dit doucement :
— Oubliez cet incident, Rose, nous n’en parlerons plus ! Mais je veux quand même faire quelque chose pour vous, ne serait-ce que par simple… intérêt (elle avait hésité à dire charité…). Je vous trouve en mauvais état ; vous toussez et vous ne vous soignez pas. Vous devez vous soigner.
— Oh ! un simple rhume, mademoiselle ; ça n’en vaut pas la peine !
— Vous vous soignerez parce que je le veux… et aussi pour me faire plaisir. Voici ce que vous allez faire…
En parlant, Diane était revenue à son bureau. Elle écrivit rapidement quelques mots sur une de ses cartes qu’elle mit sous enveloppe.
— Vous porterez cette carte et vous la présenterez de ma part au docteur Beauchamp, rue de l’Université. Vous voyez : l’adresse est dessus. Il vous examinera, et vous n’aurez plus qu’à exécuter son ordonnance.
— Merci, mademoiselle, dit la lingère d’un air gêné. Seulement… ces grands médecins, c’est très cher…
— Cette question me regarde, dit Mlle de Trivières de son ton tranchant. Le docteur ne vous demandera rien ; il vous auscultera et vous me direz le résultat. Il est bien entendu que je me charge des remèdes : vous me porterez l’ordonnance.
— Oh ! mademoiselle ! s’écria Rose.
Elle fondit en larmes et saisit la main de la jeune fille qu’elle couvrit de baisers. Que vous êtes bonne et que vous savez faire la charité sans blesser ! Ah ! les autres peuvent dire que vous êtes froide, hautaine et orgueilleuse ? Je sais bien, moi, maintenant, que vous avez un noble cœur, si pitoyable aux misères des pauvres gens !
Diane était devenue pâle et elle reculait en retirant sa main lentement.
Était-ce seulement pour se dérober à cette débordante reconnaissance ou bien par peur de la contagion ?
Son cœur était remué profondément par une émotion encore jamais éprouvée.
Elle reprit très vite son empire sur elle-même et dit en se détournant :
— Allons, ma fille, calmez-vous ! Vous allez encore tousser. Désormais, vous viendrez travailler ici. Tâchez de finir mon peignoir aujourd’hui et n’oubliez pas de rectifier la manche gauche, qui est un peu plus longue que l’autre.
— Oh ! oui, mademoiselle ! Ça sera fait, et bien fait ! Les petits plis que je vais faire ! Et mon ourlet à jour donc ! Mademoiselle verra. Ah ! ah ! si je vais m’appliquer !
Rose riait, montrant toutes ses fossettes, cependant que des larmes roulaient encore sur ses joues.
Ces larmes et ce rire mêlés en ondée d’avril, c’était toute Rose Perrin…
C’était la fin du jour au cantonnement. Un cavalier mit pied à terre devant la maison de paysans la plus cossue du village, qui avait à ce moment l’honneur d’abriter la popote des officiers de la compagnie. Grand, fort et blond, l’œil et le teint animés par la course, il avait un air de jeunesse et d’entrain qui séduisaient au premier abord.
Comme il sortait de la poche de son dolman un paquet de lettres et de journaux, les officiers présents tendirent les mains :
— Pour moi ! pour moi ! Louvigny, ici ! ici !
— Il répondit en riant :
— Attrape ! attrape ! Il y en aura pour tout le monde ! Tenez, Jacquet, pour vous ! Kéravan, mon vieux, c’est ta princesse. Claudal, deux lettres… Roysel, avec tes armes et ta couronne, lettre du paternel… Et deux pour moi ! Les journaux, qu’on se les partage !
Une ordonnance vint annoncer au seuil de la maison que « ces messieurs étaient servis ». Mais ils étaient absorbés par la lecture de leur courrier ; cela primait tout ; et le cuistot dut faire mijoter encore un quart d’heure le lapin de garenne qui courait le matin même dans le petit bois ; un coup de feu de Kéravan, grand chasseur.
Ce dernier, de même que ses camarades, avait reçu une lettre ; mais, au lieu de la dévorer, il l’avait mise tranquillement dans sa poche.
De Kéravan était un grand garçon de vingt-sept à vingt-huit ans, aux cheveux noirs, abondants et lisses, aux yeux bleu foncé qui étonnaient par leur regard profond, d’une timidité farouche, sur lesquels s’abaissaient très vite les paupières, sur un heurt, une parole vive. Kéravan appartenait à la vieille souche bretonne. De sa race, il tenait la volonté énergique, l’endurance à la peine, l’obstination têtue, les convictions religieuses, le courage simple… et rarement — quelques privilégiés, seuls — apercevaient en lui une très fine et très ombrageuse sensibilité. Certains hommes de sa compagnie aussi le connaissaient sous ce jour — généralement les plus déshérités, les malheureux. Ces derniers le nommaient entre eux affectueusement : « le petit père Kéravan ».
Lorsqu’un soldat allait mourir, c’était lui parmi les autres officiers qu’on allait prévenir. Lui seul était capable de recevoir les dernières recommandations, les souvenirs, les bouts de lettres maculés de terre et de sang qu’il fallait envoyer aux familles avec un mot ému, des délicatesses pour annoncer les tristes nouvelles…
Kéravan était encore le seul qui savait dire, sans livre, les prières des agonisants, quand le prêtre ne pouvait venir. Lui seul trouvait, à la minute suprême, les paroles qui réconfortent.
On avait confiance en lui.
Si, au moment des attaques, les regards se portaient avec ensemble sur le lieutenant de Louvigny, commandant de compagnie, les plus faiblards pensaient :
— Le petit père Kéravan est là, à côté, quand on y sera (dans la tranchée ennemie) il se battra avec nous.
Et ils se redressaient… rassurés.
C’était, à cette popote, devant le lapin sauté du cuistot Bertrand, un joyeux quintette, tous anciens de l’École, sauf Jacquet et Claudal.
Le premier avait passé par les rangs et monté rapidement en grade depuis les premiers jours de la guerre où il s’était distingué sur la Marne.
De Roysel, irréprochable, astiqué comme à la parade, ce qui ne l’empêchait pas, disaient ses hommes, d’en « mettre un coup » quand il le fallait.
Claudal, avocat, beau parleur, détonait un peu dans ce milieu de soldats.
Et enfin Louvigny, plus jeune que les autres, et déjà commandant de compagnie en remplacement des anciens, tués.
Il avait fait la Marne, il s’était battu dans la Somme, dans l’Aisne, et maintenant en Champagne, n’attrapant jamais que des blessures insignifiantes pour lesquelles il refusait de se faire évacuer.
Il avait gagné sa Croix de guerre et sa Légion d’honneur à force de bravoure entraînante et de mépris de la mort.
Malgré son air sérieux, Kéravan montrait dans l’intimité joyeuse de ces repas en commun une pointe d’esprit qui souvent frappait juste ; il avait une manière à lui de jeter son mot piquant dans la conversation quand il était en belle humeur.
Alors ses camarades déclaraient :
— Voilà l’homme sérieux qui s’émancipe !
A cause de la distribution des lettres, on parla de Paris, de ses plaisirs… presque tous en étaient ou y avaient vécu, ils s’intéressaient avec passion à ce qui s’y passait, revoyant toujours dans leurs souvenirs le Paris d’avant guerre, pimpant, bruyant et lumineux.
Entre ces cinq hommes de conditions diverses, la guerre avait fait disparaître l’inégalité des positions sociales.
Dans la vie civile, Jacquet pouvait être le fils d’un gros directeur d’usine ; Claudal, l’avocat élégant des causes parisiennes ; Kéravan, modeste propriétaire provincial de vieille famille sans éclat, et Roysel et Louvigny des jeunes gens riches et titrés appartenant à la plus haute société. Ici, dans ce trou de village, à six kilomètres des Boches, ils n’étaient que cinq camarades que les dangers affrontés en commun et la vie hasardeuse avaient unis, plus que l’eussent fait vingt ans de vie civile, parmi les conventions et les barrières sociales.
C’était vraiment l’union sacrée, dans toute sa beauté.
Louvigny, bavard, amusant, présidait, découpait, servait, sans oublier de soigner son robuste appétit.
— Tu es gai, tu as reçu de bonnes nouvelles ? lui dit de Kéravan.
— Deux lettres, l’une de mon vénéré oncle, le général, l’autre d’une belle inconnue.
— Belle, fit Jacquet, puisqu’elle est inconnue, tu le supposes ?
— C’est pourquoi rien ne m’interdit de l’imaginer aussi belle que Vénus !
— Que te dit ton oncle ? s’informa Kéravan. Comment se porte-t-il ? Quel brave homme c’était de mon temps ! Je me demande s’il se souviendrait de moi ?
— Comment donc ! Il se souvient de tous ! Une mémoire ! Et solide pour son âge… droit comme un piquet ! C’est un beau vieillard ; je vous en souhaite à tous autant !
Roysel laissa tomber du haut de son cou :
— Peu probable, mon cher, que ces messieurs d’en face nous permettent d’en arriver là.
Louvigny reprit :
— Mon oncle est parti en tournée d’inspection. Il m’avertit qu’il m’écrira à peine deux ou trois fois… Trop occupé, mais !… Suivez-moi bien : le cher homme m’annonce qu’il sera avantageusement remplacé par une certaine personne dont je dois reconnaître le nom, car je l’ai connue dans ma prime jeunesse.
— Au maillot ?
— Il paraît que nous avons joué ensemble ! Il m’engage à répondre dans le plus bref délai à la personne en question ; il espère que notre correspondance deviendra des plus actives et ajoute qu’il ne peut en sortir pour moi rien que d’excellent et d’agréable… Maintenant, messieurs, les paris sont ouverts : est-ce un homme ? est-ce une femme ?
— Tu n’as pas la plus légère idée ?
— Pas la moindre !
— C’est un cachottier, ton vieil oncle, dit Jacquet ; il l’est presque autant que notre petit père Kéravan qui dissimule dans sa poche le dernier poulet de sa princesse.
Kéravan changea de visage ; il prit un air gêné et ennuyé qui fit dire à Louvigny, toujours prêt à défendre son ami :
— Laisse-le donc tranquille avec sa princesse, puisqu’il ne veut pas en parler !
Kéravan, pour rompre les chiens, sourit au jeune lieutenant et lui demanda :
— Et toi, Hubert, tu nous as annoncé deux lettres. Que te dit la belle inconnue ?
Louvigny fredonna : « Un ange, une femme inconnue », en sortant de sa poche une enveloppe froissée sur laquelle s’étalait une écriture droite et élégante.
— Voici : « Monsieur l’officier. »
— Une femme du monde, plaisanta Roysel.
— Une ouvrière, dit Claudal.
— « Un de mes amis, que vous connaissez… » Elles commencent toujours par là, seulement l’ami, on le connaît, c’est la petite annonce de trois lignes que j’ai fait paraître, il y a quinze jours, dans l’Œuvre des marraines du poilu ; elle tombe mal, tous mes hommes sont déjà pourvus. Mes amis, la jeune demoiselle est en quête d’un filleul…, qui en veut ? Qui en veut ?
Le jeune homme élevait la lettre en l’air et la tendait aux autres convives qui refusaient en souriant, d’un : « Occupé ! occupé ! »
Kéravan, le dernier, la prit et, pendant qu’il la parcourait, son ami lui dit à demi-voix :
— Il y a dans le milieu une phrase sur la prière de tous les matins… c’est gentil ! Tu sais, Hervé, je crois que cette petite marraine-là ferait bien ton affaire !
— Mais c’est à toi qu’elle écrit, protesta l’officier, ton adresse est très bien mise. Pourquoi ce qu’elle te dit ne serait-il pas vrai ?
— En effet ! s’écria Claudal, frappé d’un trait de lumière, ne serait-ce point la personne mystérieuse que t’annonce ton oncle ?
— Tu oublies que je dois reconnaître son nom, or, je n’ai jamais même entendu celui-ci.
Kéravan regarda au bas de la lettre.
— Un petit nom tout simple, dit-il, « Rose Perrin ».
— Rose Perrin, répéta Louvigny, cherchant dans ses souvenirs, non, je n’ai jamais entendu ce nom-là… Occupe-t’en, Kéravan !
Le Breton mit la lettre dans sa poche en disant :
— En tout cas, il est facile de lui procurer un filleul ; plusieurs hommes de ma compagnie se sont fait inscrire…
— Ne l’offre pas au grand Plisson, Victor, il en a quatorze, ce mâtin-là, les colis pleuvent sur lui, et déjà trois d’entre elles l’ont demandé en mariage !…
Après une dernière tournée d’inspection, Kéravan remonta dans la chambre du premier étage qu’il partageait avec Louvigny.
En fait de meubles, deux étroites couchettes sans matelas, une table à trois pieds qui tenait contre le mur par un miracle d’équilibre et deux chaises dépaillées.
En guise d’ornements, Louvigny avait eu l’idée de recouvrir les murs de gravures découpées dans des journaux illustrés, ce qui produisait une galerie de portraits et des effets de couleur saisissants.
Ils se sentaient là chez eux, bien que jamais sûrs d’y revenir après chaque voyage à l’avant.
Qu’importe !
Ils y dormaient, sans souci des marmites, de lourds sommeils d’enfants.
Louvigny s’était couché de bonne heure, après une partie de piquet avec Roysel ; il dormait déjà quand Hervé rentra, fatigué.
Mais avant de s’étendre sur ses fils de fer, le sous-lieutenant vint s’asseoir devant la table.
C’était le moment qu’il avait attendu pour prendre connaissance de sa mystérieuse missive, celle de « sa princesse ». Penché sur un grossier papier de cuisine, l’officier déchiffra péniblement cette épître dont nous corrigeons l’orthographe :
« Monsieur Hervé,
« C’est pour vous dire que Mme la baronne va bien. Je lui donne des œufs à la coque, ça passe toujours. Nous avons des nouvelles poules sur le balcon, elles vont bien. L’autre soir, on a rapporté à Mme la baronne qu’on s’était battu en Champagne et j’ai été mettre un cierge à Notre-Dame-des-Victoires à votre intention.
« Rien d’autre à vous mander, monsieur Hervé ; madame vous fait répéter qu’elle n’a besoin de rien et que tout va bien.
« Elle vous embrasse, et moi, cher monsieur Hervé, cher enfant que j’ai vu naître, je vous dis que le bon Dieu vous préserve et vous ramène bientôt.
« Votre fidèle servante,
« Corentine. »
« P. S. — Madame n’a pas payé le loyer, mais la propriétaire ne nous tourmente pas. »
Kéravan sourit, content, tout allait bien. Ce loyer arriéré, il s’en occuperait à sa prochaine permission.
Il revit en pensée le modeste salon de l’avenue Malakoff avec ses vieux meubles de province, son petit piano droit devant lequel il avait passé tant d’heures heureuses, et la tapisserie ancienne qu’il avait fait porter de Kirvanac’h en s’installant à Paris : Anne de Bretagne et Charles VIII fiancés… Il avait senti le besoin, chez lui, de ce rappel de sa Bretagne.
Il revit encore, devant la porte-fenêtre du balcon où picoraient les poules, la chère aveugle, assise dans sa bergère, cherchant le soleil et levant son visage ridé aux paupières fermées, vers les rayons du jour qu’elle ne voyait plus.
C’était afin que son aïeule, sa dernière et plus proche parente, — avec ses trois sœurs, toutes mariées, — afin que l’infirme fût environnée d’air et de lumière que le jeune homme avait choisi, en arrivant à Paris, ce petit appartement de l’avenue Malakoff, bien exposé, assez confortable et d’un prix modéré.
Ils n’étaient pas riches, tirant toutes leurs ressources de leur domaine de Kirvanac’h, en Morbihan, tout l’argent liquide dont les enfants avaient hérité de leur père, disparu en mer dix ans auparavant, ayant servi à doter Mlles de Kéravan, qui auraient couru grand risque de rester filles.
Elles étaient bien mariées, heureuses dans leur Bretagne, où elles élevaient des nichées d’enfants ; elles s’intéressaient de loin au succès de leur unique frère, parti à Paris pour compléter sa préparation à Saint-Cyr.
La baronne douairière de Kéravan avait tenu à accompagner son petit-fils.
Pour la sainte femme, Paris représentait la Babylone moderne où les garçons sans foyer perdent irrémédiablement leur foi, leur âme et leur santé.
Elle s’était décidée, non sans peine, à quitter son manoir et la baie d’où elle avait vu partir pour la dernière fois son fils, le père d’Hervé, que l’Océan n’avait jamais rendu.
Depuis, lentement, la cataracte s’était étendue sur ses pupilles qui avaient trop pleuré et pour la pauvre femme, l’éternelle nuit avait commencé.
Telle qu’elle était, âgée, faible, aveugle, Mme de Kéravan s’était sentie de force à lutter contre les enchantements pernicieux de la capitale.
Et de fait, durant ses années d’école, son petit-fils n’avait point goûté de plaisir plus vif que celui qu’il prenait auprès d’elle, les dimanches, lorsqu’il lui faisait la lecture, ou l’obligeait dans les beaux jours à sortir dans les avenues, à s’en aller à son bras, à petits pas, jusqu’au bois de Boulogne.
C’étaient les jours de fête de l’aveugle. Et aussi de ce grand garçon qui savait qu’il était la joie, les yeux, la vie de l’infirme.
A cause d’elle, il s’était tenu à l’écart des tentations de la vie parisienne et il avait gardé intacte son âme bretonne, inaccessible comme le granit de ses grèves, sentimentale et poétique comme ses vieilles légendes.
Ayant lu la lettre hebdomadaire de la servante, les yeux d’Hervé tombèrent sur l’autre enveloppe qu’il avait sortie en même temps…
C’était la lettre de la personne qui demandait un filleul.
Il la relut avec soin, quelque chose dans le style simple, dans l’écriture souple, hardie, l’attirait.
Il voyait tous ses camarades s’amuser à entretenir des correspondances plus ou moins sérieuses avec des soi-disant marraines, et l’idée ne lui était point venue de les imiter.
Par principe, il s’écartait de ce qui pouvait devenir une occasion de dépense…
Ce n’était pas tout que de correspondre. On faisait souvent connaissance au temps des permissions, et il devenait difficile de ne pas se laisser entraîner par ces marraines si séduisantes.
Pourtant, celle-ci paraissait modeste… Le milieu de la lettre avec sa phrase naïve et pieuse le rassurait… cela ne lui paraissait pas si effrayant…
— Si j’essayais ? murmura-t-il.
Un mouvement derrière lui le fit retourner.
Il vit Hubert, assis sur son lit, qui le regardait.
— Tu es rentré tard !… fit-il en bâillant, que dit-elle, ta princesse ?
— Que tout va bien. Mais, dis… mon vieux, parlons d’autre chose ; cela ne te contrarie pas de me céder cette lettre que tu as reçue ce soir ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Toi ou un autre ? Est-ce que je la connais, cette Blanche Perrin ?
— Rose… Rose Perrin !
— Rose ou Blanche, je m’en moque ! Écris-lui donc, on verra qui c’est.
— Ce qui m’ennuie, c’est que sa première phrase indique bien que c’est à toi qu’elle s’adresse, et il est fort possible que, voyant que tu ne lui réponds pas, toi, Louvigny… elle ne réponde pas non plus…
— Eh bien ! c’est très facile : signe de mon nom !
— Oh ! quelle idée, mon cher ; cela ne se fait pas !
— Mon pauvre Hervé, tu ne seras jamais de ton temps !… Quand je te regarde, je cherche toujours où tu as posé ton armure. Sois jeune, que diable ! Penses-tu que ces choses-là ont une grande importance ?… Une personne qu’on ne connaît pas !… Que tu ne verras sans doute jamais. C’est dit ! Tu vas lui écrire, tout de suite !… Et si tu crains qu’elle ne réponde pas, signe carrément de mon nom ! A cette distance, elle n’y verra que du feu ! Tu sais… pour les dangers que tu lui feras courir… Ah ! mon vieux, tu ne t’emballes pas, toi ! non…
Hervé se fit encore prier, mais comme il avait, dans le fond, bonne envie d’écrire, il se décida et dit tout à coup :
— Voyons, toi qui es au courant ? Dirons-nous madame ou mademoiselle ?
— Mademoiselle. Si c’est une jeune fille, ça tombera bien, si c’est une vieille dame, ça la flattera.
Hervé écrivit :
« Mademoiselle,
« Je suis charmé de la bonne pensée que vous avez eue de vous adresser à moi pour vous aider à choisir un filleul.
— « Il s’agirait cependant de s’entendre, souffla Hubert de son lit, et de savoir ce que vous désirez : si c’est un filleul des pays envahis, j’en aurai quelques-uns à vous proposer, très dignes d’intérêt, si, comme certaines expressions de votre lettre me le font supposer, vous cherchez un correspondant… »
— Tu ne trouves pas que c’est aller bien vite ?…
— Tiens ! tu me fais hausser les épaules !… arrange-toi !
« … c’est-à-dire un combattant sans famille, privé de recevoir de temps à autre un mot de sympathie, continua Hervé, j’avoue, mademoiselle, que je suis moi-même dans ce dernier cas, et je me mettrai volontiers sur les rangs… trop heureux, si… »
— Aide-moi, Hubert, « trop heureux, si… »
— Ah ! tu vois, tu ne t’en tires pas ! Marche :
« … Trop heureux, si vous consentez à vouloir bien faire de moi le plus dévoué et le plus reconnaissant des filleuls…
« Agréez, mademoiselle, mes respectueux hommages.
— Et signe : « H. de Louvigny. »
— C’est fait.
— Attends, dit Hubert, il faut penser à tout. Ajoute : « Au cas où vous consentiriez à m’agréer comme correspondant, ayez l’obligeance de me donner sur vous-même quelques précisions. Je répondrai volontiers aux questions que vous voudrez bien m’adresser… »
— Après cela, est-ce tout ?
— Après cela, mon vieux, tu peux souffler la chandelle qui coule, et je te souhaite une bonne nuit ! dit le comte de Louvigny en se retournant du côté du mur.
« Lieutenant Hubert de Louvigny,
Secteur postal 322.
« Monsieur l’officier,
« C’est avec grand plaisir que je vous accepterai comme filleul.
« Je vois que vous avez compris tout de suite quelle sorte de correspondant je désirais.
« C’est très aimable à vous d’avoir répondu si vite à une petite jeune fille inconnue, très insignifiante, alors que vous devez recevoir d’autres lettres bien plus attrayantes ; cependant, je veux espérer que vous lirez les miennes sans trop de déplaisir et que vous y répondrez.
« Vous me demandez des précisions ?
« J’imagine que cela signifie : Comment est ma marraine ? Jeune ou vieille ? Brune ou blonde ? Laide ou jolie ? Quelle est sa situation dans le monde ? Son genre de vie ? et peut-être vous demandez-vous davantage encore ?…
« Je veux bien satisfaire votre curiosité jusqu’à un certain point, mais je vous demanderai, en échange, la même confiance.
« Voici mon portrait : au physique… Eh bien ! non ! Je ne vous le dirai pas ! Quand vous saurez que votre correspondante est brune, élancée, qu’elle a les yeux comme ceci, la bouche comme cela, me connaîtrez-vous davantage ?
« Je vous laisse libre d’imaginer une marraine suivant votre fantaisie ; c’est la meilleure manière d’être certain qu’elle vous plaira.
« Quant à son caractère, à ses idées, vous en jugerez par ces lettres, où je veux vous parler non comme à un inconnu, — l’état de guerre autorise un peu plus de sans-façon — mais un ami ou un confident.
« J’ai entendu faire votre éloge par une personne qui vous connaît beaucoup, je sais donc que je puis me fier à votre honneur et à votre discrétion.
« Mais continuons à « préciser ».
« Ma condition sociale est modeste, ma fortune nulle, cependant j’ai reçu une certaine instruction.
« J’aurais peut-être pu la prolonger par quelques lectures, mais la lecture m’ennuie, et du reste… »
— Comment dites-vous cela, Rose ?
« … Étant obligée de travailler pour vivre, il ne me reste pas beaucoup de temps pour mes distractions… »
(Rose dictant) : « … excepté le cinéma où je vais quelquefois le dimanche. »
— Oh ! non, Rose, pas cela ! Cherchez autre chose.
— Oui, mademoiselle… voilà :
« Je cultive les fleurs qui sont sur ma fenêtre. Quand mes résédas seront sortis, je vous en enverrai un brin, et je serai heureuse désormais de les soigner en me disant qu’ils vous porteront un peu de la pensée de votre petite amie… Elle n’a pas grand’chose à donner, mais c’est de bon cœur !… et si vous avez besoin de quelque chose, livre ou journal, qu’il soit en mon pouvoir de vous procurer, dites-le-moi tout simplement, et vous l’aurez !
« Votre nouvelle amie vous souhaite bonne chance.
« Au revoir, monsieur le lieutenant, et à bientôt une lettre.
« Rose Perrin. »
« Mademoiselle Rose Perrin,
« 183, rue de Longchamp, Paris.
« Bonjour, petite amie Rose ! Vous permettez, n’est-ce pas ? Mademoiselle est sous-entendu.
« Voulez-vous que nous laissions de côté les mots encombrants de marraine et filleul pour nous en tenir à ces appellations si douces : « Ami »… « Amie » ?
« Voulez-vous que, sans nous être vus, nous essayions de nous bien connaître et d’ébaucher une de ces amitiés entre homme et femme qui sont d’autant plus précieuses qu’elles sont rares ?
« Merci de la confiance si touchante que vous me témoignez… Je vous réponds de suite et je dois avouer que je suis déjà très enthousiaste de mon amie et correspondante. »
Après avoir lu par-dessus l’épaule d’Hervé, Hubert de Louvigny :
— Tu aurais dû mettre « emballé », tu ne sais rien dire de neuf !
— Écoute, mon vieux, tu me donneras ton avis quand je te le demanderai… Enthousiasme me plaît, à moi ! Me l’as-tu cédée ; oui ou non ?
— Là !… là ! ça va bien ! Je ne te dirai plus rien !
Hervé continue :
« Vous voudrez bien alors, puisque cette idée charmante vient de vous, petit à petit, dans chacune de vos lettres, m’apporter un élément nouveau qui me permette de préciser, au fur et à mesure, l’image très vague encore de la jeune Parisienne prénommée Rose, qui cultive avec amour le réséda et que la lecture ennuie.
« De moi, que vous dirai-je ?
« L’ami auquel vous faites allusion, — cet ami que vous vous refusez à nommer m’intrigue passablement ! — cet ami a dû, du moins, vous faire mon portrait physique… Je ne m’y étendrai donc point.
« Comme âge… »
— A propos, Hubert, quel âge as-tu, au juste ?
— Ça ne te regarde pas, ni ta demoiselle non plus ! Il me plaît à moi de ne pas le dire !
— Idiot, va !
Un haussement d’épaules et Kéravan continue :
« Mettons entre vingt-cinq et trente… Donc, vieux ! Comme caractère : fantasque, souvent triste, rarement très gai, en un mot, un sauvage ! »
Hubert, après avoir regardé de nouveau :
— Dis donc, tu m’arranges bien ! Parle pour toi…
— C’est pour moi que je parle… Mais, tu sais, le plus sauvage des deux…
— Quel animal !
Hervé écrivant :
« Quant à mon être moral, cette correspondance vous le fera connaître.
« Pour moi, je crois voir d’ici la gentille Rose penchée sur son ouvrage.
« Je sais déjà qu’elle a le cœur compatissant puisqu’elle s’offre à combler la solitude morale d’un pauvre soldat, je sais qu’elle aime les fleurs et j’en suis enchanté : ce goût nous est commun, et je la soupçonne de posséder, sans qu’elle s’en doute, une âme d’artiste, un peu poète. Je l’ai reconnue à la dernière phrase de sa lettre d’une sensibilité exquise.
« Me suis-je trompé ?
« Et maintenant, charmante amie (mademoiselle toujours sous-entendu), si mon style, mon écriture, mon portrait ou toute autre chose vous déplaisent en moi, dites vite, sans détour.
« Je tâcherai, dans ce cas, de vous dénicher un autre filleul qui vous donne satisfaction.
« En tant que nouvel ami, vous m’autorisez, je l’espère, à déposer sur votre jolie main un baiser très respectueux.
« H. de Louvigny.
« P.-S. — Envoyez moi quelques livres, si vous voulez. »
Hubert, furieux :
— Ah ! que c’est bête, mon pauvre vieux ! C’est romance, c’est rococo, 1830, quelle confiture !
— Si cela t’ennuie, tu n’es pas obligé de lire ce que j’écris.
— Non, mais quand je pense aux fadeurs qui s’écrivent sous mon nom ! Tiens, je vais faire un tour, je ne m’en mêle plus !
— Mais, grand Dieu, je ne te demande que cela !
« Monsieur Victor Plisson, fantassin,
« Secteur 322.
« Mon cher Totor,
« Tu n’imagines pas comme j’ai attendu ta carte avec ton petit mot toujours pareil : « Ça va bien, on les aura ! Totor. » Deux jours de retard ! J’étais folle ! Heureusement que Mlle Lancelot — tu sais, l’ancienne institutrice qui demeure sur mon palier ? — m’a remonté le moral en me disant que c’était la faute de la poste.
« Enfin, je l’ai et je l’ai mise avec les autres sur mon cœur.
« Quelle bonne idée j’ai eue, mon Totor, d’acheter ces cartes pour te les envoyer et que tu me les renvoies !… et quelle chance d’avoir juste trouvé les endroits où nous nous sommes tant promenés le dimanche : Nogent, le bois de Vincennes, Clamart… Figure-toi que j’ai fini par trouver la rue Lepic, juste à l’endroit où on jouait tous les deux quand on était petits, sur le trottoir, devant la loge de tes parents, là où, quand ta mère était en colère, tu te laissais donner des claques à ma place, quand nous avions fait une sottise ?
« Dire qu’on s’est aimés si petits, nous deux, et que ça finira par un mariage, comme dans les romans !
« Ah ! Totor, jure-moi bien au moins que je suis la seule et que tu n’as pas d’autre tendresse dans l’esprit ni dans le cœur !
« Mais je suis là que je bavarde, et je ne te mets pas les bonnes choses qui me sont arrivées depuis ta dernière.
« Tout ça m’est venu par une de mes clientes, une demoiselle de la haute qui s’est intéressée à ton petit bouton de Rose — un mot à toi !
« Tu sais le rhume que j’ai pris à ta dernière permission ? Cette fois qu’on était allé se promener dans le cimetière de Bagneux. Ce qu’il pleuvait !
« On n’était pas pressé, on marchait tout doucement à travers les tombes, on était si seuls, tu avais ton bras passé autour de ma taille, et tu causais si bien ! Il n’y a que toi pour ça !
« S’apercevait-on qu’il pleuvait ? Je ne crois pas.
« Pour en revenir à Mlle Diane (oui, il paraît que c’est aussi un nom de demoiselle), elle m’a entendu tousser pendant que je travaillais, et voilà qu’elle s’est mis en tête de me guérir !
« Mon petit, si on dit devant toi qu’il n’y a pas de bons cœurs parmi les riches, tu pourras toujours parler de celle-là !
« Voilà qu’elle me donne l’adresse de son médecin avec un petit mot de recommandation.
« Je me fais belle, et j’y vais.
« Non ! J’aurais voulu que tu voyes cette maison, toi qui aimes l’élégance : et le tapis et ce salon avec des statues partout ! J’en ai vu pourtant, tu sais !…
« J’étais dans mes petits souliers, si bien que j’en ai oublié de retirer tes cartes de mon corsage, et voilà-t-il pas qu’au moment où le grand médecin veut m’ausculter, en défaisant mes boutons… patatras.
« Tout le paquet s’étale sur le tapis !
« Tu penses si j’avais honte !
« Le grand médecin m’a aidée à les ramasser, et j’ai vu qu’il avait envie de rire, mais il n’a rien dit ; il m’a seulement regardée d’un drôle d’air, et moi, comme de juste, j’ai rougi comme une pivoine !
« Il m’a fait une ordonnance qui n’en finissait plus et il m’a demandé très sérieusement si je ne pouvais pas aller à la campagne le mois prochain.
« Ces beaux messieurs et ces belles dames s’imaginent comme ça qu’on lâche son travail pour aller se promener… Ça serait bien commode !
« Eh bien ! et manger, et payer son loyer, et envoyer des colis à son petit soldat, et mettre de côté pour son futur ménage ?
« J’ai répondu que ça ne m’était pas possible.
« Alors, il m’a dit comme ça, brusquement :
« Vous êtes au service de Mlle de Trivières, je lui en parlerai. Allez. »
« Ah ! ça va rondement ! Dix minutes à chacun, comme à confesse !
« Mlle Diane m’a demandé à voir l’ordonnance. Il y en avait bien pour 20 francs.
« Le soir même, on m’apportait le paquet de chez le pharmacien, et, depuis, j’en ai avalé des drogues, et je suis retournée plusieurs fois chez le médecin, qui m’a fait des pointes de feu…
« Il paraît que c’était plus grave que je ne croyais, mais, rassure-toi, je vais déjà bien mieux, et je ne tousse presque plus.
« Ça n’est pas encore toute la bonté de Mlle Diane ; elle m’a prise tout à fait comme lingère pour que je ne coure pas de droite et de gauche, et tu me vois installée dans son cabinet de toilette, les pieds au chaud, l’estomac bien garni, et, en face de moi, les arbres du jardin qui commencent à sortir leurs petites feuilles vertes…
« Ça, Totor, c’est meilleur que tout pour me guérir. Mlle Diane me donne ma tâche tous les matins ; elle m’en donne si peu, que j’en suis honteuse ; et le soir, comme je ne suis pas fatiguée, je couds un peu tes chemises neuves que tu trouveras faites quand nous nous marierons.
« Là-dessus, mon chéri, plus rien à te dire, excepté que j’ai été voir ta mère dimanche. La pauvre femme était fatiguée ; alors je lui ai fait son ménage à fond. Nous avons parlé de toi tout le temps. Quel bon dimanche !
« Au revoir, mon Totor, une bonne bise de ta petite fiancée.
« Rose. »
« Monsieur Hubert de Louvigny,
« Secteur Postal 322.
« D’abord que je vous rassure en vous disant que mon correspondant, pour fantasque et sauvage qu’il est, ne me déplaît pas ; et, puisque j’ai assumé la grave responsabilité de son réconfort moral, je ne m’en dédirai point.
« Parlons de la question des livres. Je suis très perplexe pour chercher ce qui pourrait vous plaire.
« Je n’aime pas la lecture et n’ai sur tout cela que des idées assez vagues.
« Soyez assez bon, monsieur le lieutenant, pour me donner sur vos goûts particuliers quelques précisions.
« Il y a, de nos jours, peu de romans que les jeunes filles puissent lire. Je pense, du reste, que les lectures d’un officier ne doivent pas ressembler aux nôtres. A tout hasard, je vous envoie : Grandeur et décadence militaires, d’Alfred de Vigny, mais vous le connaissez, sans doute ?
« Oui, je voudrais bien aussi m’intéresser à la lecture. A quoi peut penser une jeune fille qui ne lit pas, qui ne sort guère — Paris est devenu si morne ! — et qui, jusqu’ici, n’a jamais eu beaucoup de penchant pour l’amitié de ses semblables ?
« Vous parlez de solitude morale, monsieur, de la vôtre qui n’est que momentanée, sans doute, parce que vous avez quitté d’excellents amis… Mais que diriez-vous d’une solitude de cœur absolue, d’une timidité de sentiments telle que les pensées les plus délicates sont refoulées au plus profond de l’être, que lorsqu’une velléité d’épanchement vous monte aux lèvres, on se sent tout à coup glacée, morfondue, et que l’on rentre en soi-même avec le regret de ne pouvoir se faire comprendre… ou encore une autre crainte que je ne puis vous confier et qui vous empoisonne le cœur ?
« Vous voyez combien nous sommes déjà d’intimes amis, puisqu’à vous seul j’ose parler de mes tristesses.
« Il est vrai que ces aveux s’adressent à un homme que je ne connaîtrai sans doute jamais, qui m’a offert spontanément sa sympathie, mais que j’oserais à peine regarder en face s’il était devant moi.
« Ne vous connaissant pas, il me semble que j’écris un peu pour moi-même et malgré moi je me laisse entraîner.
« C’est si bon de parler sans contrainte ! D’être bien soi… sans crainte, sans arrière-pensée !
« Laissez-moi donc user de ce plaisir, à distance, monsieur mon correspondant, à une condition :
« C’est que vous me promettrez que vous ne chercherez jamais à rencontrer Rose Perrin, si vous ne voulez pas voir rompre l’enchantement qui lui permet de s’ouvrir à vous.
« Ainsi, pour la première fois de ma vie, j’aurai rencontré l’ami véritable, celui que de mesquines jalousies féminines ne pourront m’enlever, ou que des sentiments d’une autre nature que l’amitié ne pourront atteindre.
« Je veux être pour vous une Rose Perrin tout idéale, que je ne vous défends pas d’aimer, de loin, comme une sœur.
« D’après vos lettres, je vous crois capable de comprendre mon désir et d’en apprécier toute la délicatesse.
« Voulez-vous bien ?
« Vous ne me chercherez pas. Nous ne nous connaîtrons jamais !
« A cette condition, j’aurai, moi, un confident unique, et vous, monsieur le lieutenant, une amie sûre et fidèle, très discrète, à qui vous pourrez confier tout ce qu’il vous plaira.
« C’est entendu, n’est-ce pas ?
« Puisqu’il est convenu que nous jouons au petit jeu des devinettes en ce qui concerne nos caractères, je vais essayer de deviner le vôtre.
« Je me demande si votre sauvagerie ne cacherait pas au fond une grande sensibilité, un psychologue, un rêveur, plus qu’un homme d’action. En décrivant mon caractère, vous cherchez à me parer des dons que vous estimez le plus : artiste, sensible, poète !
« Hélas ! j’ai bien peur d’être loin de ressembler à ce portrait.
« Est-ce une cause qui doive nous empêcher de nous comprendre ?
« Non, je ne le pense pas.
« La différence des natures est au contraire un attrait. Et si je dois subir les effets de vos humeurs fantasques, je m’y résignerai… »
— Rose… une petite phrase simple pour finir ?
— Sur quoi, mademoiselle ?
— Ce que vous voudrez, quelque chose de gentil.
— Voyons… que je cherche…
« Si vous saviez quel plaisir ce sera pour votre amie de penser à vous souvent, en marchant, en travaillant, à vous qui passez votre vie à souffrir pour la France… Ainsi je me sentirai plus près de mon Totor… »
— Oh ! pardon, mademoiselle, je me trompe !
— Cela ne fait rien, Rose, c’est corrigé : « de mon ami » ; ensuite ?
— « De mon ami. A toute heure, je me dirai : A-t-il bien ce qu’il lui faut ? Mange-t-il à sa faim ? Souffre-t-il du froid ou du chaud ? Est-il en grand danger ? Et je prierai Dieu de vous préserver de tout mal ; je lui demanderai d’écarter les obus de votre route, de vous envoyer la pluie qui rafraîchit ou le soleil qui réchauffe, de vous permettre le bon sommeil qui réparera vos forces, afin de vous donner tout le bien que je vous souhaite de tout mon cœur…
« Votre amie dévouée,
« Rose Perrin. »
— Oh ! Rose ! Rose ! vous m’en faites trop dire !
— Ça n’est pas bien, mademoiselle ? Quand mademoiselle me dit de l’aider, je fais comme si je pensais tout haut… Nos pauvres soldats ! Ils font tant pour nous !
— Oui, mais… c’est peut-être même trop bien…
Enfin, c’est écrit… Savez-vous à quoi je pense, Rose, en relisant ?
— Non, mademoiselle.
— C’est que, si La Fontaine ne vous avait pas devancée en écrivant la fable des Deux pigeons, vous auriez pu l’inventer.
— Voyez-vous comme les beaux esprits se rencontrent !
Où demeure-t-il ce M. La Fontaine ?
Si mademoiselle veut me donner son adresse, j’aimerais à causer avec lui ?
— Vous auriez de la peine à le rencontrer, ma pauvre Rose, il est mort depuis plus de deux cents ans.
— Ah !… mademoiselle m’en dira tant !
« Marquise de Trivières,
« Avenue Malakoff, Paris.
« Belle amie,
« Impossible de vous donner en ce moment le conseil que vous me demandez… j’ai besoin d’y réfléchir et je suis littéralement débordé.
« Je m’excuse même de cet informe gribouillage écrit sur le coin d’une table d’auberge.
« Reçu hier une lettre de mon neveu Hubert.
« Pourquoi Diane ne lui écrit-elle pas ainsi qu’il était convenu ?… Je l’avais prévenu, il s’étonne… Il attend.
« Répondez si vous avez renoncé à notre projet, alors j’écrirais de temps à autre à ce pauvre garçon.
« J’embrasse les enfants.
« Merci à Jacques de son petit mot. Bon courage pour son examen.
« Je baise vos belles mains, chère amie.
« Agréez mes respectueux hommages.
« G. d’Antivy. »
« Mademoiselle Rose Perrin,
« rue de Longchamp, Paris.
« Savez-vous, petite amie Rose, que je dois faire sur moi-même un effort surhumain pour souscrire à la condition effrayante que vous m’imposez, et que vous me faites mériter cruellement la faveur de votre amitié ?
« Hélas ! vous connaissez trop déjà le pouvoir que vous possédez et je sens bien que je n’ai plus le choix !
« Il ne me reste qu’à obéir.
« Je mettrai cependant à cette obéissance une restriction… une seule ! que je vous supplie d’accepter.
« Je consens et je vous promets de ne jamais chercher volontairement à vous voir, de ne point abuser de l’adresse que vous m’avez donnée pour me rapprocher de vous… Cependant, si, par la suite, le hasard — ou ma bonne étoile — nous mettaient en présence, si, sans l’avoir voulu, nous arrivons à nous rencontrer, alors, petite amie qui m’êtes déjà chère, promettez à votre tour que vous ne vous déroberez pas, que vous ne chercherez pas de faux-fuyants, et que, si jamais je viens à vous en disant : « Est-ce vous ? » Vous me répondrez aussitôt : « Oui, mon grand ami, c’est moi, Rose Perrin !… »
« Quelle jolie aventure ce serait de vous trouver sans vous avoir cherchée !
« Vraiment, reconnaissez que je ne suis point trop exigeant ?
« C’est entendu, n’est-ce pas ? Vous dites oui ?
« Ceci établi, je vous remercie du livre que j’ai reçu.
« Je le connaissais, mais je l’ai relu avec grand plaisir.
« Les belles choses ne vieillissent point et on ne s’en lasse jamais. Merci encore.
« J’ai relu plus de dix fois votre dernière lettre et l’impression qui m’en est restée est celle-ci :
« Vous la trouverez bizarre. C’est qu’il me semble être en présence de deux Rose, l’une très sérieuse, réfléchie, je dirai même raisonneuse, d’une intelligence subtile, avec une certaine amertume de ton qui indiquerait un cœur déjà déçu…
« L’autre Rose, petite âme toute droite, bonne, la nature même, avec un charme de simplicité naïve, qui sollicite l’affection…
« Balançant de l’une à l’autre, également séduit et attiré, je ne saurais prononcer à laquelle va le plus volontiers ma pensée…
« Une seule chose m’étonne et me déconcerte dans le portrait que vous tracez de vous-même :
« Vous n’aimez point la lecture, vous l’avouez !
« Ceci est tellement contraire à la nature de l’une et l’autre Rose !
« Quoi ! nos grands génies français : Racine, Corneille ne vous ont point émue ?
« La superbe Andromaque, la tendre Bérénice, le sublime Polyeucte ne vous ont jamais arraché des larmes ? Je voudrais avoir encore la fraîcheur de sentiment de ma première jeunesse pour retrouver, en les lisant, les mêmes émotions.
« Mais, en admettant que la grande tragédie vous soit inaccessible, petite Rose, regardez plus près de vous… lisez du Dickens par exemple ; je m’étonnerais bien si les malheurs de David Copperfield ou de la petite Dombey vous laissaient indifférente. Lisez encore cet admirable Récit d’une sœur, de Mme Craven, qui a le mérite d’être une œuvre vécue.
« Une nature aussi richement douée que la vôtre ne peut que gagner encore en se développant.
« J’ai l’air, vraiment, de vous donner des conseils.
« C’est un peu le rôle du grand ancien ami que je suppose déjà être pour vous.
« Et si vous voulez bien me permettre de compléter ces conseils par un autre, je vous dirai :
« Ne laissez jamais l’ennui pénétrer jusqu’à vous. Repoussez-le par tous les moyens…
« Que ce soit par la lecture, par la prière ou par le dévouement dont je vous crois si capable, à cause de la noblesse de votre cœur…
« Dans les temps malheureux que nous traversons, on a tant de façons de faire le bien !… et pour oublier ses soucis — croyez-m’en, petite amie, j’ai une certaine expérience de ces choses — il n’y a rien de plus efficace.
« Essayez et vous verrez que vous ne souffrirez plus autant de cette « solitude du cœur » qui vous pèse.
« Voici un sermon bien sévère pour la petite Rose, si bonne qu’elle voudrait me donner « tout le bonheur qu’elle souhaite pour moi de tout son cœur ».
« Qu’elle me le pardonne en faveur de notre pacte d’amitié et de l’intérêt très vif qu’elle a su éveiller en
« Son ami obéissant et dévoué,
« H. de L. »
« Général d’Antivy,
« G. Q. G., secteur 156.
« Je commence par vous dire, bon ami, que votre neveu est un étourneau qui ne sait ni ce qu’il fait, ni ce qu’il dit… ou encore que vous-même êtes si occupé que vous ne vous souvenez plus de ce qu’on vous écrit !
« Il est tout à fait inexact que Diane n’écrive point au lieutenant de Louvigny.
« J’ai vu — de mes yeux vu — une enveloppe de lettre à son nom prête à mettre à la poste et que ma fille a écrite devant moi.
« Que vous faut-il de plus pour être convaincu ?
« Et je vous avouerai même que je me sens un peu inquiète de la tournure que prend cette correspondance !
« Une drôle d’idée, vraiment, que vous avez eue là, général !
« Je suis forcée de reconnaître que vous ne vous trompiez pas en prédisant que ma petite cachottière de fille ne me ferait part de ses lettres que jusqu’à un certain point… Vous entendiez par là le moment où l’amour commencerait à montrer le bout de ses ailes dans la correspondance de nos jeunes gens.
« Eh bien ! cher ami, ce moment a dû venir très vite, car je n’ai pas vu une seule des lettres de Diane et pas seulement aperçu la couleur de l’écriture de M. Hubert.
« Voilà où ils en sont après six semaines d’un échange de lettres assidu !
« Oh ! oui ! cela va bien… trop bien !
« Sentimental bon ami, vous avez placé ces enfants sur la pente et moi j’assiste, sans pouvoir l’arrêter, dans les limites que les convenances de notre monde devraient leur imposer, au déroulement du petit roman que vous avez combiné… J’en reste confondue, effrayée, tandis que vous, qui avez mis le feu aux poudres, vous vous en tirez en disant : Arrangez-vous !
« Ah ! vraiment, je me demande si vous n’êtes pas encore le plus jeune de nous tous !
« Mais l’étonnant de l’aventure, ce sont les transformations que ses nouvelles idées produisent tous les jours dans les manières et les habitudes de Diane…
« Volontairement elle a renoncé à aller dans le monde et au théâtre pour la raison, me dit-elle, qu’il lui paraît choquant de penser au plaisir alors que tant des nôtres tombent à chaque instant… Cette chère enfant, elle m’a plongée, bien malgré moi, dans un abîme de réflexions. Je ne puis que l’approuver et trouver qu’elle a raison ; aussi, depuis quinze jours, je refuse toute invitation ; nous menons ici une vraie vie de cénobites !
« Diane a fixé l’emploi de son temps heure par heure, ayant découvert un beau jour qu’elle avait une maladie nommée l’ennui et que, pour la combattre, il lui fallait réformer de fond en comble son existence… et la mienne ! Eh ! mon Dieu, vous trouveriez, mon bon ami, que votre pupille prend de plus en plus vos idées et sans nul doute vous seriez enchanté de la voir chaque matin partir à la messe de huit heures, puis, avec une liste des malheureux du quartier, aller dans les rues les plus pauvres distribuer elle-même ses aumônes.
« C’est l’abbé Grenet, l’ancien directeur de ses catéchismes, qui la guide et la conseille. Et elle me revient de ses courses fraîche et rose, avec un appétit dévorant et une physionomie animée que vous ne lui avez jamais vue. Diane se transforme et, vous avouerai-je, cher ami, qu’à part quelques exagérations, son changement me rend bien heureuse ?
« Elle a pris goût au travail ; en ces derniers temps une fringale de lecture l’a prise. Cela a commencé par les œuvres de Racine, où elle s’est jetée à corps perdu, si bien qu’un jour, en lui voyant à déjeuner l’air préoccupé, je lui demandai : « A quoi penses-tu, chérie ? » Elle me répondit : « A Polyeucte ! La première fois qu’on reprendra Polyeucte au Français, vous m’y conduirez… Que ce doit être beau de l’entendre répéter son : Je suis chrétien ! » Je cite textuellement, vous pourriez croire que j’invente. Et notez que la veille, elle avait refusé d’aller à un petit théâtre où l’on joue en ce moment une pièce à la mode.
« Ces petites filles !… Comme tous les jours elles deviennent plus compliquées !
« Vraiment, bon ami, vous qui me reprochiez de ne pas élever Diane assez sérieusement, que pensez-vous du résultat ?
« Je commence à croire que cette vertu à laquelle vous donniez le nom de « sens de la guerre » l’a touchée de sa grâce : peut-être bien aussi que les lettres de son prétendu filleul ont contribué à la lui inculquer.
« Car, non seulement il écrit, mais ce doit être des volumes, à en juger d’après l’épaisseur des enveloppes que mademoiselle ma fille escamote sous mes yeux et emporte dans sa chambre d’un pas léger et avec un air tout nouveau aussi…
« Les vacances de Pâques vont commencer. Je n’en suis point fâchée pour Jacques, que ses études fatiguent.
« Vous savez que nous allons chaque année faire un petit voyage à cette époque.
« Hier, j’émettais l’idée d’aller en Suisse, puisque c’est l’un des rares pays neutres où nous pouvons mettre le pied. Diane s’est arrachée à une lecture qui la captive : le Récit d’une sœur, livre d’une tristesse noire dont je n’ai pu lire dix pages sans pleurer, et elle m’a annoncé son intention de rester à Paris jusqu’à notre grand départ pour Vauclair, sous prétexte que Paris est charmant à cette époque, le Bois délicieux, surtout depuis qu’on n’y rencontre personne… que c’est le moment ou jamais d’en profiter, etc.
« A-t-elle peur que ses précieuses lettres ne soient égarées en route ?
« Bref, Jacques m’a priée aussi de le laisser à Paris : il désire prendre pendant ses vacances quelques répétitions de mathématiques.
« J’ai cédé ; comme toujours je me sacrifierai et je partirai seule pour Montreux, puisque ces méchants enfants ne veulent point m’accompagner. Ma santé exige absolument un changement d’air à cette époque.
« Voici, cher ami, une bien longue lettre en réponse à votre petit mot. Aurez-vous seulement le temps de me lire ?
« Ne vous fatiguez pas trop, n’abusez pas de vos forces et n’oubliez point votre régime !
« Vous savez combien votre santé nous est précieuse et, en dépit de nos petites escarmouches, j’espère que vous ne doutez point de ma sincère affection.
« Hermine de Trivières. »
« Marquise de Trivières,
« Avenue Malakoff, Paris,
« Mille grâces pour votre charmante lettre et pour les excellentes nouvelles que vous me donnez.
« Je vois, d’après ce que vous me dites, que ce scélérat d’Hubert veut jouer au plus fin avec son vieil oncle. Enchanté de l’apprendre !
« Puisqu’il ne veut rien dire, je n’aurai pas l’indiscrétion de l’ennuyer de mes questions.
« Si vous m’en croyez, marquise, faites comme moi, ne nous en mêlons ni l’un ni l’autre ; laissons l’amour faire nos affaires en s’occupant de nos enfants… Nous interviendrons quand il en sera temps…
« Ma tournée menace de se prolonger et je crains bien de ne pouvoir me rendre à Vauclair cet été, ainsi que je le fais chaque année.
« Je vous baise les mains… Souvenirs à vos enfants.
« Votre respectueusement dévoué,
« G. d’Antivy. »
« Mademoiselle Rose Perrin,
« 189, rue de Longchamp, Paris.
« Mademoiselle,
« Avant son transfert dans un hôpital de l’intérieur, votre correspondant m’a chargé de vous avertir qu’il avait été évacué pour une blessure au bras droit, heureusement légère, mais qui le met pour quelques semaines dans l’impossibilité de tenir une plume. Il a, de plus, subi un commencement d’asphyxie par les gaz.
« II vous fait toutes ses excuses d’être obligé d’interrompre votre correspondance, mais il espère qu’après sa guérison, vous voudrez bien vous souvenir de lui et la reprendre.
« Il vous adresse, mademoiselle, ses plus respectueux hommages.
« Recevez, mademoiselle, l’expression de mes sentiments respectueux.
« P. Jacquet,
« Sous-lieutenant au 10e d’Infanterie. »
— Rose, j’ai vu le docteur Beauchamp.
— Alors, mademoiselle ?
— Il vous trouve beaucoup mieux, mais il ordonne que vous partiez à la campagne pour achever votre guérison… Vous partirez demain.
Les yeux de Rose s’ouvrent pleins d’étonnement :
— Où cela, mademoiselle ?… A la campagne ?… Je ne connais personne…
— Vous partirez demain avec Pascal, le cocher. Il va à Vauclair conduire le cheval de M. Jacques, qui a besoin d’être mis au vert.
— C’est comme moi alors, dit Rose, en agitant dans un rire les petits grelots autour de son front. Pourtant, mademoiselle… vous êtes si bonne !… Trop ! Trop ! Qu’est-ce que je vais faire là-bas sans mademoiselle ?
La petite lingère courba la tête sur la chemisette de batiste où elle faisait des « jours ».
Aussitôt les grelots s’allongèrent en clochettes et deux ou trois larmes brillantes glissèrent le long de ses joues.
Mlle de Trivières répondit sans la regarder, d’un ton qu’elle voulait rendre impassible :
— C’est pour votre santé, ma fille… Et, de plus, nous avons besoin d’une lingère à Vauclair pour tout cet été.
« La femme de charge du château devient vieille, elle a de mauvais yeux ; pour certains travaux délicats, il faut là-bas une bonne lingère.
Un regard à l’adresse de la bonne lingère qui a des larmes plein les yeux.
— A moins que cela ne vous contrarie et que vous ne préfériez me quitter…
— Quitter mademoiselle !… Quand mademoiselle m’a sauvé la vie !… Ah ! bien, alors ! A moins que mademoiselle n’ait assez de moi…
Un hochement de tête désolé, et Rose enfouit sa figure et ses frisettes dans ses mains et sanglote.
Un petit silence.
Mlle de Trivières contemple d’un air embarrassé cette image de la désolation qui profère des mots entrecoupés.
— Moi qui m’étais si bien habituée… Qu’est-ce que je deviendrais sans mademoiselle ? Elle a tout fait pour moi !… Oui, tout !… Jusqu’à l’huile de foie de morue que mademoiselle m’a forcée d’avaler… malgré que ça me fait mal au cœur…! Mon Dieu ! Mon Dieu !
Mlle de Trivières interrompt les lamentations en disant d’une voix douce et contenue :
— Rose, vous n’êtes pas plus raisonnable qu’un enfant ! Vous savez que, dans deux mois à peine, nous serons tous à Vauclair, vous voyez donc qu’il n’y a pas lieu… puisque je dois passer l’été là-bas…
L’ouvrière relève son front et sa physionomie changeante passe aussitôt à l’expression de la joie.
— Mademoiselle viendra !… tout l’été. Ah ! quel bonheur !
— Allez préparer vos affaires… Laissez cela ; Marie le finira. Rentrez chez vous, faites vos paquets et soyez prête pour le train de 8 h. 15 demain matin, à la gare d’Orsay. Vous y trouverez Pascal… Il vous indiquera l’endroit.
— Je ne verrai donc plus mademoiselle aujourd’hui ?
— Je vais au Bois ce matin. Vous pourrez me voir un moment ce soir, avant le dîner. Je vous donnerai des instructions pour votre travail là-bas. Mais j’exige avant tout que vous vous reposiez… que vous évitiez toute fatigue. Vous m’obéirez, n’est-ce pas ?
— Oui, mademoiselle.
L’ouvrière pliait avec soin la chemisette commencée. Tout à coup elle s’écria, en regardant par la fenêtre au delà du jardin, avec cette liberté de langage que Mlle de Trivières lui avait laissé prendre bon gré mal gré :
— Ah ! voilà la Bretonne du cinquième qui secoue par la fenêtre un dolman d’officier… Elle le secoue tellement fort… Elle va le lâcher !… Là !… Qu’est-ce que j’avais dit ! Où va-t-il tomber maintenant ?… Oh ! la Bretonne se penche ! Elle va y passer aussi ! Non ! elle se décide à descendre.
« Si mademoiselle permet, j’irai le lui ramasser… Il est tombé dans le jardin.
— Allez, Rose.
Mlle de Trivières jeta un dernier coup d’œil à la glace, pour voir si sa nouvelle amazone lui allait bien ; elle prit sur son bureau sa cravache et ses gants et descendit.
Il était à peine dix heures, elle avait déjà terminé sa tournée charitable.
Par cette matinée d’avril ensoleillée, le Bois serait d’une fraîcheur délicieuse.
Elle traversait le jardin pour se rendre aux écuries, lorsqu’elle rencontra Rose Perrin qui rentrait.
— Eh bien, vous avez rendu ce vêtement ?
— Oui, mademoiselle. Je l’ai donné à la Bretonne. C’est à son maître, un officier qui vient d’arriver en convalescence.
Diane passa et se dirigea vers la cour à droite. Le vieux Pascal, prêt à l’accompagner, finissait de vérifier les attaches de sa selle.
Diane caressa du plat de sa main l’encolure de la vieille jument que la réquisition lui avait laissée, puis jetant par hasard un regard du côté des stalles, elle fut surprise d’y voir un beau cheval bai-brun qu’elle ne connaissait point.
— Quel est ce cheval ? dit-elle, étonnée.
Pascal rougit et se pencha davantage en rebouclant la sous-ventrière. Il balbutia :
— Mademoiselle… c’est le cheval d’un officier qui est arrivé hier dans la maison de devant. Il n’avait pas d’endroit pour loger son cheval. Alors, comme il doit rester un bout de temps — deux mois au moins — Moreau (c’était le portier) et moi, nous avons pensé qu’on pouvait offrir à ce monsieur une petite place…
— Dans nos écuries ? Sans notre autorisation ? Sans celle de ma mère ?
— Mme la marquise est absente, reprit le cocher, penaud… Madame aurait sûrement permis… L’écurie est vide.
Il ne convenait point au cocher d’avouer que l’officier en question avait donné à Moreau une bonne gratification dont lui-même, Pascal, avait bénéficié et que, tous deux avaient affirmé au propriétaire du cheval que Mme la marquise permettait, que cela ne faisait pas un pli, etc.
Diane ignorait cette petite histoire. Elle dit, de son ton le plus autoritaire :
— Et moi, ne suis-je pas ici ? Et ne pourriez-vous me consulter avant d’accorder à n’importe qui le droit d’entrer dans les dépendances de l’hôtel à toute heure du jour ?
« Ce monsieur a accepté, sans notre permission ? Vraiment, c’est d’un sans-gêne qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer ! »
Mlle de Trivières tournait le dos à la cour, elle élevait la voix et n’entendit point un pas d’homme qui se rapprochait.
A peine avait-elle fini de parler qu’une voix, dont l’accent indiquait une colère contenue, répondit :
— Cet homme n’est pas en faute, mademoiselle. Il croyait bien faire…
L’inconnu salua :
— Mlle de Trivières, je crois ? C’est moi qui n’aurais pas dû accepter avec un pareil « sans-gêne » l’offre de votre portier.
« Croyez que je regrette vivement. Toutes mes excuses… Viens, Farfadet, débarrassons les lieux…
« Vous pouvez vous tenir pour assurée, mademoiselle, que mon cheval ne rentrera plus ici… »
Diane interdite serrait nerveusement le manche de sa cravache… Ses yeux étincelants ne quittaient pas l’officier.
Celui-ci, un lieutenant de haute taille, en tenue de campagne bleu horizon, faisait sortir son cheval, qu’il avait sellé avec l’adresse d’un homme habitué à se servir lui-même.
L’étranger salua encore en partant, d’un geste cérémonieux. Son œil bleu, profond, rencontra le regard hautain de la jeune fille.
Arrivé au milieu de la cour, il sauta en selle avec aisance, tourna la tête du côté de Mlle de Trivières et dit, d’un ton ironique, en soulevant son képi :
— Il ne me reste plus, mademoiselle, qu’à vous remercier de votre gracieuse hospitalité.
L’officier enleva sa bête et disparut. Depuis son arrivée, Mlle de Trivières n’avait plus prononcé un mot. Seulement, elle avait pâli en recevant son dernier salut et, comme elle se mettait en selle, ses traits prirent une expression de froideur méprisante.
En sortant de la maison, elle aperçut de loin la haute silhouette de l’officier qui tournait le coin de la place du Trocadéro. Il allait prendre l’avenue Henri-Martin.
Elle observa sa direction.
Il lui aurait fortement déplu de le rencontrer de nouveau.
Diane changea ses habitudes et, tournant la tête de sa bête, dans la direction opposée, elle se dirigea vers l’avenue du Bois.
Elle se sentait mécontente d’elle-même et furieuse contre l’officier.
Il avait eu l’audace de se moquer d’elle… Rien que cette pensée fouettait le sang à son visage… Elle avait senti son orgueil cinglé par ses dernières paroles… et elle s’en voulait de n’avoir rien su trouver à lui répondre.
Ce monsieur s’était permis de lui donner une leçon, à elle, Diane de Trivières, elle, dont les jeunes gens se disputaient, naguère, les rares sourires !
Elle frémissait en se rappelant le ton sec, froid et ironique avec lequel il avait relevé ses paroles… Elle était d’autant plus agacée de la leçon qu’elle comprenait l’avoir méritée.
— Il est vrai, se disait-elle, que ma mère eût accordé cette autorisation, mais il aurait pu se déranger pour la demander lui-même !… C’est aux petits détails qu’on reconnaît un homme bien élevé… Des petites gens, sans doute !
Elle se souvint de la réflexion de Rose, tout à l’heure, et de l’incident du dolman tombé dans le jardin.
« Un officier en convalescence arrivé la veille… au cinquième étage… »
Il devait faire partie de ceux qui n’avaient pas soldé leur loyer… Un parent de la vieille dame aveugle ou de la veuve chargée de famille qui lui avaient déjà valu une admonestation de son tuteur.
Ces gens-là ne lui occasionneraient que des ennuis ! Ils ne payaient pas leurs dettes et ils trouvaient le moyen de s’imposer aux autres !
Diane essaya de chasser de son esprit le souvenir désagréable de cet incident, mais malgré elle, il revenait sans cesse l’importuner. Elle abrégea sa promenade.
En revenant dans sa chambre, elle eut une petite impression de regret en apercevant, dans son cabinet de toilette, la place vide auprès de la fenêtre.
Rose n’était plus là…
Diane songea que, pendant plusieurs semaines, elle ne rencontrerait plus à cette même place la petite figure sympathique, toujours ébouriffée, et les beaux yeux gris au regard dévoué, levés sur elle en quête d’un sourire ou d’une parole. Mais c’était pour son bien.
Beauchamp avait garanti la guérison certaine à cette condition de longs mois d’air pur et de repos… Ainsi, la petite lingère reviendrait à la vie avec du sang neuf, régénéré.
Diane eut un petit sourire en pensant avec plaisir que c’était son œuvre ; l’intérêt qu’elle avait témoigné à cette humble fille l’avait sauvée, car, elle le savait par le médecin, sans son intervention, elle était perdue…
Tout ceci ne s’était point passé sans risques pour elle-même, mais elle avait tenu à garder la jeune fille auprès d’elle afin de la surveiller… Elle en avait conçu un orgueil intime, et s’était attachée à la petite ouvrière, qui, heureusement, ignorait les réflexions de la Paméla de Richardson, quand celle-ci disait : « S’il ne s’agissait que de sauver ma vie, je ne voudrais exposer qui que ce fût au monde pour une pauvre et indigne créature comme moi ; mais mon âme est d’une aussi grande importance que celle d’une princesse. »
Mlle de Trivières avait fini par se pénétrer de cette vérité sublime : c’est pourquoi elle avait poursuivi son œuvre et sauvé la petite créature dont l’âme charmante, naïve et pure, s’était dévoilée à elle malgré les vulgarités de son enveloppe.
Et puis, elle sentait en cette fille une admiration et une affection sans bornes pour elle-même et elle en était secrètement flattée.
Il arrivait ainsi quelquefois à Mlle de Trivières, depuis cette histoire des lettres, de rapprocher sa façon de penser de celle de la lingère, ou de chercher, sans en avoir l’air, à connaître le jugement de Rose, toujours droit ou spontané, sur telle ou telle question.
Depuis que Diane avait appris à connaître la vie des humbles, son cœur, volontairement endurci jusque-là, s’ouvrait à la divine pitié et à mille autres sentiments encore confus.
Sur bien des sujets auxquels elle eût autrefois dédaigné d’arrêter sa pensée, elle réfléchissait maintenant et son jugement était plus indulgent.
Privée des services du vieux cocher parti avec Rose au château de Vauclair, dans la Sarthe, la jeune fille pria son frère de prendre chaque jour deux ou trois heures sur le temps de son travail pour l’accompagner dans ses promenades du matin.
La santé du jeune homme, surmenée par sa préparation aux examens, se trouverait bien d’un exercice régulier.
C’était le moment propice des vacances de Pâques.
Depuis leur petite enfance, Diane n’avait jamais vécu très intimement avec son frère, que ses études et ses distractions éloignaient de la maison.
La nouveauté de leur tête-à-tête, depuis le départ en Suisse de leur mère, les rapprocha et leur permit de se connaître mieux.
Bien que ressemblant beaucoup à la marquise, Jacques de Trivières avait plus d’un point de ressemblance avec sa sœur ; il tenait de son père une nature sérieuse, un esprit ferme et droit, une intelligence mûrie par les événements. Persuadé jusque-là que Diane, qu’il jugeait coquette et frivole, était incapable d’apprécier une conversation autre que celles qui avaient trait à ses plaisirs futiles, il n’avait jamais eu l’idée d’aborder avec elle un de ces sujets profonds qui, traités avec une entière liberté de pensée, font que deux personnes se pénètrent parfois davantage en une heure qu’elles ne l’ont fait durant des années.
Ce fut ce qui arriva ce jour-là au déjeuner. Au dessert, après une longue causerie, Diane pria Jacques de l’accompagner dans ses promenades, l’absence de Pascal la laissant sans escorte, et cette question lui rappelant la scène qui s’était passée la veille elle la raconta sans en rien omettre.
— Je n’admets pas qu’on se permette de parler à une femme de la sorte, acheva-t-elle.
— Avoue que c’était bien ta faute, Diane ? Je suis sûr que ce monsieur n’a pas eu un seul instant la pensée qu’il pouvait être indiscret en acceptant, pour son cheval, une place dans nos écuries. En somme, c’est une histoire plutôt ennuyeuse… Il s’agissait d’un officier… Refuser en ce moment un léger service, c’est se faire mal juger sans motif.
— Nous nous soucions peu de l’opinion de ces gens.
— Pourtant, fit le jeune homme, en souriant, il faut que l’opinion de cet officier que tu ne connais pas ne te soit pas si indifférente, tu en parles avec une rancune…
— Il a voulu me donner une leçon… Il s’est moqué de moi !… C’est intolérable !…
— Oh ! tu exagères… Sais-tu ce que je pense que nous lui devons, à ce monsieur ?
— Des excuses, peut-être ?
— Parfaitement ! de plates excuses… Quand je le rencontrerai… Un officier blessé, tu dis ?… Arrivé d’hier. Je demanderai à Moreau de qui il s’agit…
— Et, tu as l’intention de lui offrir les stalles de nos écuries pour tous les chevaux qu’il voudra ?
— Je le dois, Diane. Comprends donc les choses… C’est bien le moins que nous ayons quelque complaisance pour des hommes qui se battent pour nous…
— Oh ! si tu le prends sur ce ton !… Fais comme tu voudras. Mais si je le rencontre dans la cour, je ne le salue pas…
— Allons, tu te fais plus mauvaise que tu n’es.
Trois ou quatre jours plus tard, le frère et la sœur débouchaient d’une allée du bois, quand ils virent venir à leur rencontre deux cavaliers.
— Tiens, dit Jacques, voici M. de Roysel, je ne savais pas qu’il était à Paris.
— Oh ! fit Diane avec un léger sursaut, sais-tu avec qui il est ?
— Non.
— Avec notre locataire, l’officier blessé, tu sais ?… Regarde, il a le bras droit bandé…
— Eh bien ! mais, fit Jacques, voici l’occasion. Arrêtons-nous. Parlons-leur.
— Tu veux lui parler… à lui ?
— A ton ennemi ?… peut-être. A Roysel, d’abord. Écoute, Diane, fais un petit effort ! Dis-lui quelques mots. S’il est galant homme, il acceptera n’importe quelle excuse venant de toi…
— Des excuses, de moi à lui ? Jacques, tu es fou !
Pendant ce colloque, Roysel disait à son compagnon :
— Je vois venir le petit Trivières avec sa sœur.
— Vous les connaissez ? demanda très vite le lieutenant de Kéravan. Si vous avez l’intention de vous arrêter, je…
Roysel regarda son ami en disant :
— Vous aussi, vous les connaissez ?
— Non… non, du tout !
— Ah ! fit l’autre en riant, vous auriez pu être l’une des nombreuses victimes de Mlle Diane… Mais pourquoi auriez-vous de la répugnance à lui être présenté ?
— J’ai horreur des nouvelles connaissances.
— Vous avez tort, mon ami. Mlle de Trivières est une de nos héritières les plus en vue…
— Les héritières ne sont point mon fait ! Arrêtez-vous pendant que je m’esquiverai à l’anglaise.
— Trop tard ! murmura Roysel.
En effet, Jacques de Trivières avait devancé sa sœur et piquait sur eux, la main tendue.
Roysel présenta son ami.
— Un de mes camarades du front : le lieutenant de Kéravan.
Très raide, l’officier salua…
En relevant les yeux, son regard rencontra le regard glacial de la jeune fille ; elle détourna la tête.
Pendant ce temps, Jacques disait :
— Nous allons retourner aussi. Je serai content de causer un moment avec vous, Roysel…
Ils prirent les devants.
Diane se trouva ainsi un peu en arrière au côté de son « ennemi ».
Ils gardèrent d’abord un silence embarrassé, puis Diane, faisant un effort sur elle-même, se décida à parler la première.
— Ce n’est pas la première fois, monsieur, que nous nous rencontrons, quoique vous ne m’ayez pas encore été présenté.
— Il me semble, en effet, mademoiselle, répondit-il d’un air détaché, avoir eu déjà l’honneur de vous parler…
Au souvenir de ce qu’il lui avait dit en cette occasion, Diane se sentit rougir et pressa un peu l’allure de son cheval.
— C’est un souvenir qui n’a pas dû vous laisser une impression très… agréable, dit-elle.
Elle s’arrêta, attendant un mot…
Elle le regarda, il avait toujours son air lointain, regardant droit devant lui avec ce petit sourire ironique qui l’avait tant blessée déjà.
Cependant, pour être agréable à son frère, elle ajouta :
— Nous sommes désolés, monsieur, de n’avoir pas été prévenus à l’avance. Mon frère et moi, nous nous serions fait un plaisir de vous offrir…
Il ne la laissa pas achever et répondit d’un ton glacial :
— Je vous suis reconnaissant, mademoiselle, ainsi qu’à monsieur votre frère. Je vous remercie infiniment. Mais j’ai pris, en ce qui concerne mon cheval, d’autres dispositions.
« L’orgueilleux ! » pensa Diane.
Elle poussa son cheval du côté de son frère, tandis que l’officier prenait la droite de Roysel.
A l’entrée de l’avenue du Bois, la petite troupe se sépara en deux parties.
Kéravan, après avoir salué cérémonieusement, s’apprêtait à suivre son ami, quand Jacques, se rapprochant de lui, tendit sa main d’un geste aimable en disant :
— Enchanté d’avoir fait votre connaissance, monsieur. Nous sommes voisins, je crois. S’il vous était agréable de loger votre cheval dans nos écuries, elles sont à votre disposition.
— Merci, monsieur, répondit l’officier d’un ton moins maussade devant l’affabilité du jeune homme, je vous suis très obligé de votre aimable intention, mais j’ai déjà répondu à mademoiselle votre sœur que j’avais pris d’autres dispositions.
— Ah ! je regrette.
Après un dernier échange de saluts, Jacques rejoignit sa sœur, qui l’attendait à quelques pas. Diane lui dit avec vivacité :
— Pourquoi as-tu insisté ? C’était maladroit… Il avait déjà refusé.
— Je l’ignorais… J’ai cru bien faire.
— Oui, il avait refusé avec un air de dédain insupportable… Nous en avons fait assez, je pense… Qu’il n’en soit plus question !
Cependant, le lendemain soir, à l’heure du dîner, Jacques revint en disant :
— Décidément, Diane, il était écrit que je devais faire la connaissance de ton ennemi ; si je ne voulais pas te faire bondir, je dirais même que je le trouve extrêmement sympathique…
Non seulement c’est un homme d’une bravoure incontestable — Roysel m’a parlé de lui — mais il est fort intelligent… très agréable causeur dans l’intimité.
— Tu es déjà de ses intimes ?… Je t’en fais mon compliment.
— Nous nous sommes rencontrés chez Roysel, qui m’avait invité à venir voir ses trophées… Il a un casque allemand, une carabine et des grenades d’un nouveau modèle que j’étais curieux de voir… Pendant que j’y étais, M. de Kéravan est venu pour le charger de quelques commissions pour leurs amis communs. Tu sais qu’il retourne au front après-demain ? Et M. de Kéravan et lui sont du même régiment, de la même compagnie ; ils font popote ensemble avec les autres officiers. Oh ! à propos tu te souviens du neveu de bon ami, Hubert de Louvigny ? Ils ont parlé de lui. C’est aussi un de leurs amis. C’est pour lui que M. de Kéravan avait une commission : une jumelle qu’il s’était chargé de lui acheter… Quel garçon adorable et sympathique !
— De qui parles-tu ? D’Hubert ?
Diane avait eu un léger mouvement en entendant prononcer le nom de son correspondant ou plutôt de celui de Rose Perrin.
Elle eut une seconde la pensée de se confier à son frère, de lui montrer ses lettres…
Puis elle se demanda comment il jugerait la chose ; il la blâmerait, discuterait, ne comprendrait pas les raisons qui l’avaient fait écrire sous un faux nom… Décidément il valait mieux ne rien dire.
Pendant que ces réflexions lui traversaient l’esprit, Jacques répondait :
— Je parle de M. de Kéravan ; nous avons passé ensemble une bonne demi-heure, et comme il rentrait chez lui en sortant de chez Roysel, je lui ai offert une place dans l’auto…
— Qu’il a acceptée ?
— Qu’il a acceptée en me faisant grand plaisir. Nous avons continué à causer ; je le trouve tout à fait charmant. Il m’a parlé de son temps de Saint-Cyr ; il m’a donné des conseils pour mon examen et il veut même me recommander à un vieux bonze qu’il connaît.
— Nous n’avons pas besoin de lui, fit Diane d’un ton de mauvaise humeur. Pour cela bon ami suffira…
— Allons ! je vois que tu lui en veux toujours… Moi, je t’avertis que si nous rencontrons le lieutenant de Kéravan, au Bois ou ailleurs, je n’ai pas l’intention de lui tourner le dos.
— Maman sera enchantée de voir que tu te lies avec des étrangers… des gens qui ne sont pas de notre monde !
— Roysel m’en a fait le plus grand éloge. Et il est calé sur le d’Hozier… Il paraît que ces Kéravan portent l’un des noms les plus anciens de Bretagne. S’il ne fait pas partie de notre monde, c’est parce qu’il n’a pas voulu s’y faire présenter… Il ne sort jamais, paraît-il, il n’a jamais invité qui que ce soit à aller chez lui, ni accepté aucune invitation… C’est un…
— Un ours !
— Non, un timide.
— Il ne m’a pas fait cet effet.
— C’est depuis qu’ils sont au front tous ensemble, que Roysel, Louvigny et les autres l’ont mieux connu. Il se bat comme un lion, et Roysel m’a appris que c’est en sauvant la vie d’Hubert de Louvigny, qu’il a ramené sur son dos, presque asphyxié, alors qu’il se tenait à peine debout lui-même, que Kéravan a gagné sa croix, à la dernière attaque par les gaz… Il paraît que ce sont les plus terribles…
— Il s’est vanté, devant toi, d’avoir sauvé son camarade ?
— Jamais de la vie ! J’ai voulu y faire allusion, comme nous rentrions en voiture, mais il a aussitôt détourné la conversation, et j’ai vu qu’il était contrarié que Roysel m’en eût parlé.
— Enfin, c’est un héros ! Tout cela est très bien, mais je ne tiens pas à faire plus ample connaissance.
— Diane… tu réfléchiras ! Crois-tu qu’avec la vie qu’ils mènent ils ont le temps de s’arrêter à des vétilles ? Ils ont pu oublier quelques-unes des conventions de notre monde…
— Un homme bien élevé reste bien élevé malgré tout. A moi, ton « héros » me déplaît fortement, et, comme je ne suis point obligée de le voir…
— Si nous le rencontrons, j’espère, du moins, que tu seras polie ?
Diane ne répondit pas…
Au fond, elle lui en voulait moins depuis qu’elle avait appris que Kéravan avait sauvé la vie de son ami au péril de la sienne, de cet Hubert de Louvigny, qui écrivait à Rose Perrin des lettres pleines d’agrément.
Il lui parut aussi que Jacques n’avait pas tout à fait tort en disant que les « héros » de notre belle et vaillante armée ont le droit d’oublier certaines conventions… quand ils paient ce droit de leur sang…
Aussi, lorsque, deux jours plus tard, en faisant leur promenade matinale, Jacques lui dit tout à coup :
— Tiens, voici le baron de Kéravan arrêté devant Bagatelle, je vais lui dire bonjour… Viens-tu ?
Elle répondit :
— Allons… Mais c’est bien pour te faire plaisir.
Et elle rendit assez gracieusement son salut au lieutenant.
Kéravan accepta, au grand plaisir de Jacques, de faire route ensemble…
C’était une aubaine pour le jeune garçon que d’entendre parler du sujet qui le passionnait, surtout par un des acteurs du grand drame qui en rapportait des impressions toutes fraîches.
Et Diane qui, jusqu’alors, s’était fort peu préoccupée de la guerre — Paris était loin du front et dans un certain milieu les privations étaient alors si peu sensibles ! — écouta avec un intérêt croissant le lieutenant raconter les attaques nocturnes sous les rafales d’artillerie, les sombres jours de la retraite que l’officier avait opérée depuis Charleroi jusqu’à la Marne, — six jours sans vivres ! harcelés par l’ennemi et la rage au cœur !
Il parlait de ce temps avec une émotion contenue qui altérait par instants le son de sa voix et qui affirmait mieux que des déclamations enthousiastes son ardent amour pour la France.
La jeune fille s’étonnait que de tels événements, d’une horreur tragique, se fussent déroulés à quelques lieues de Paris, que des Français en eussent souffert jusqu’au dernier degré de la misère humaine, alors que d’autres et elle-même, en particulier, n’en avaient pas été autrement troublés…
L’égoïsme humain lui parut laid tout à coup… Elle ressentit une sorte d’humiliation intérieure en face de ce héros de la Grande Épopée qui racontait les choses si simplement.
Le lendemain matin, Diane elle-même dit à son frère :
— Allons nous promener devant Bagatelle au même endroit qu’hier, M. de Kéravan nous a dit qu’il y allait tous les jours… Puisqu’il t’intéresse…
— Il me semble que tu te réconcilies.
Elle avoua en souriant :
— Moi, oui. Mais lui, je crois qu’il m’en veut toujours. As-tu remarqué qu’il ne s’adresse jamais à moi ? Il a l’air de parler pour toi seul comme si je ne comptais pas. C’est à peine poli !
— Cela te change des fadeurs de tes amoureux, dit Jacques en riant.
— Ah ! oui, je peux dire que celui-là ne ressemble guère aux autres. Je suis bien sûr qu’il ne me fera jamais la cour.
— Cela te vexe ?
— Du tout ! Avec lui je n’ai pas peur de voir surgir un compliment à chaque tournant de phrase. Et puis… je me demande s’il saurait ?
Il était même évident que leur nouvelle connaissance savait à peine parler aux femmes.
Il était peut-être moins timide en leur écrivant, mais, de cela, Rose Perrin même ne se doutait pas !
Il répondait avec une contrainte marquée aux questions que Diane plaçait de temps à autre dans leurs conversations.
Il ne la regardait jamais en face, strictement poli, mais ne devenant franchement aimable et naturel qu’avec Jacques.
Les promenades à cheval se renouvelèrent presque chaque jour.
Par un accord tacite, sans s’être donné de rendez-vous, les cavaliers se retrouvaient dans l’avenue Henri-Martin, à la même heure, et ils partaient ensemble, tantôt dans une direction, tantôt dans une autre.
Ils choisissaient les chemins ombreux et discrets auxquels la solitude presque totale du Bois laissait tout leur charme.
Au commencement de mai, ils purent suivre d’un jour à l’autre les progrès du printemps.
C’était un arbre qu’ils avaient remarqué la veille et dont tous les bourgeons avaient éclaté à la fois… C’était une allée qui leur avait paru, deux jours plus tôt, triste et dénudée, et qu’ils retrouvaient baignée dans une ombre verte où passaient des rameaux empanachés ; c’était, sous les sabots des chevaux, l’herbe fine pointant de plus en plus touffue ; c’était encore le soleil plus chaud, la clarté plus lumineuse.
En nul autre endroit la beauté de Diane ne pouvait paraître plus à son avantage que parmi les bois, dans ces matins printaniers d’une lumière si pure…
Son habit d’amazone soulignait la ligne souple de son buste… Elle paraissait vraiment dans le cadre fait pour elle lorsque, très droite en selle, sa tête fine campée en arrière, son teint, pâle habituellement, rosé par l’ardeur de la course, sa poitrine ronde soulevée par la respiration, ses yeux animés, sa svelte silhouette se profilait sur l’horizon des verdures nouvelles.
Plusieurs fois, soit qu’il la vît arriver de loin avec son frère, soit qu’il osât porter les yeux sur elle quand, arrêtés tous trois dans une clairière, ils discutaient sur le chemin à prendre, Hervé de Kéravan n’avait pu s’empêcher de donner à ses yeux ce régal de beauté.
Mais le guerrier au cœur sage tournait bien vite son regard vers des aspects de la nature inanimée moins dangereux pour son repos.
Les millions de la belle Diane suffisaient à écarter de lui à tout jamais les velléités de plaire.
« Quelques jours agréables et vite passés, raisonnait-il, en chevauchant aux côtés de la jeune fille, et ce sera tout ! J’irai me replonger dans la fournaise. Elle gardera peut-être le souvenir vague d’un pauvre officier bien peu intéressant qu’à défaut d’autres elle a daigné accepter comme cavalier… Allons, mon vieux, ajoutait-il, en s’admonestant lui-même, cette belle héritière n’est pas pour toi !… Crains les déceptions, les désillusions… ferme les yeux, ferme ta bouche, ferme ton cœur.
Malgré sa résolution, il ne pouvait s’empêcher d’y penser même, et surtout, en son absence…
« Quelle femme est-elle au fond ? se demandait-il. Quelle surprise réserve cette magnifique énigme ?
« Élevée dans un milieu ultra-mondain, uniquement formée pour plaire et ne connaissant d’autre loi que son caprice et nulle limite à ses volontés… elle n’est point la compagne désirable d’un homme habitué à un autre genre de vie, aux goûts sérieux, à l’esprit simple et modeste.
« Allons, concluait-il, en sortant avec effort de ses dangereuses rêveries, je suis insensé de m’arrêter, même un instant, à ces idées. Heureusement que chaque jour me rapproche de mon départ et de notre séparation… Je serai là-bas bien à l’abri et je reprendrai tranquillement ma correspondance avec ma petite amie Rose… Celle-là n’est pas dangereuse ! »
Ce qui lui plaisait surtout dans ses relations avec Rose, ce qui était bien conforme au fond idéaliste de sa nature de Breton, c’était la condition expresse qu’elle lui avait imposée de ne jamais chercher à percer le voile de l’anonymat dont elle avait voulu se couvrir.
Hervé s’était rappelé la légende de la fée des Korrigans, que lui contait Corentine quand il était petit.
La fée aux voiles blancs, qui punissait de mort l’être humain assez audacieux pour s’aventurer dans la lande au douzième coup de minuit, et chercher à surprendre les divertissements des fées et des gnomes dansant sous les rayons de lune.
Il ne verrait jamais Rose Perrin, mais leur correspondance lointaine suffirait à donner un aliment aux aspirations sentimentales dont ses vingt-huit ans lui troublaient parfois le cœur ou l’esprit, et il se tiendrait toujours éloigné de la lande mystérieuse où son cœur courait un mortel danger…
Voilà pourquoi Hervé de Kéravan demeurait circonspect et glacé en la présence de Diane.
Celle-ci prenait son attitude pour un reste de rancune ou de méfiance. Pourtant, ces manières distantes irritaient l’orgueil de la jeune fille, et la pensée de l’officier l’occupait plus qu’elle n’eût voulu se l’avouer.
Elle était étonnée et irritée à la fois de constater qu’un homme pouvait rester insensible au pouvoir de ses charmes. Et il fallait que ce fût ce Breton, si pauvre, si sauvage, qu’il n’admettait personne dans son intimité, qui opposât une froideur glaciale aux avances dont elle daignait l’honorer ! Depuis longtemps, Diane ne se souvenait pas d’avoir fait autant de frais, d’avoir été aussi naturelle, aussi aimable, en pure perte.
— Quel entêté ! Quel orgueilleux !
Le granit des rochers de son pays n’était pas plus dur à entamer que cette nature obstinée, rebelle à toute emprise !
Diane, dépitée, se reprochait d’y trop penser et de négliger le souvenir d’Hubert, lui qui, certes, pensait-elle, eût été trop heureux de lui payer son tribut d’admiration.
« Je devrais supprimer ces promenades, se disait-elle, mais Jacques y tient, il lui reste si peu d’amis ! Il partira dans quelques semaines et je l’oublierai. Pourquoi Hubert n’écrit-il plus ? Est-il fatigué de notre correspondance ou a-t-il été blessé ? »
Cette question l’inquiétait.
Un jour — ils se promenaient à pied dans la roseraie de Bagatelle, ayant laissé leurs chevaux à la grille — Diane profita de ce que son frère était un peu éloigné, occupé à causer avec un jardinier, pour demander au lieutenant, qui continuait à marcher auprès d’elle avec l’air contraint qu’il gardait toujours :
— Je crois que vous connaissez le lieutenant de Louvigny ?
— Oui, mademoiselle, Hubert de Louvigny et moi sommes très liés. Vous le connaissez aussi ?
— C’est un de nos anciens camarades de jeux. Je me souviens à peine de lui. Il venait autrefois à la maison, pendant qu’il faisait ses études, avec son oncle, qui se trouve être notre tuteur à mon frère et à moi. N’a-t-il pas été blessé ?
— Il avait subi un grave commencement d’asphyxie pendant la dernière attaque… Il a eu la chance d’en sortir.
Diane jeta un regard involontaire sur la croix qui étoilait la poitrine de l’officier ; mais, sachant qu’il ne souffrait pas d’allusion à sa bravoure, elle se contenta de dire :
— Il était très gai autrefois. Comment est-il devenu ?
— Toujours le même, c’est un si excellent garçon, plein d’entrain, d’une santé resplendissante et le plus joyeux compagnon de notre popote ! Rien de pareil à la gaieté communicative de Louvigny pour éloigner le cafard… Avec cela, c’est le meilleur et le plus serviable des amis… Et son courage égale sa bonté. Il est aussi réconfortant de le voir au combat que de l’entendre à table.
Ils s’étaient arrêtés au détour de l’allée pour attendre leur compagnon. Mlle de Trivières considérait avec étonnement la physionomie du lieutenant pendant qu’il faisait l’éloge de son ami.
Ainsi, cet homme froid était donc susceptible d’éprouver de l’amitié ?… Comment la gaieté exubérante d’Hubert cadrait-elle avec le flegme imperturbable du rude Breton ? Encore un mystère de la loi des contrastes.
Cependant, elle lui sut gré de son attachement sincère pour celui auquel elle se croyait destinée.
Diane réfléchissait souvent à la situation qu’elle s’était créée par sa correspondance avec le neveu de son tuteur…
Lorsque, la comédie jouée, elle enlèverait son masque, Hubert n’aurait plus qu’à tomber à ses genoux en lui jurant un amour éternel. Mme de Trivières, ainsi que le général, assisteraient au dénouement et viendraient à point pour donner leur bénédiction en feignant une grande stupéfaction, ainsi qu’il est de règle au troisième acte de toute comédie bien conduite.
Le plan en était tracé d’avance. Pas de surprise ! Rien à craindre !… que la balle ou l’éclat d’obus qui pouvaient interrompre le cours de la pièce en supprimant le héros.
Et ce danger constamment suspendu sur sa tête rendait celui-ci encore plus intéressant.
Diane était satisfaite du portrait qu’en faisait de Kéravan ; elle n’y trouvait qu’une seule chose à reprendre : c’est que ce portrait ne s’accordait nullement avec celui qu’elle s’était plu à imaginer.
Le correspondant de Rose Perrin, d’après ses lettres, lui paraissait plutôt sentimental.
Il se disait lui-même : « Gai rarement, triste le plus souvent. »
Elle le voyait, ce fin psychologue, d’esprit sérieux, réfléchi, plutôt penchant du côté de la mélancolie que de la gaieté ; sans doute était-il très différent dans sa correspondance, ou bien sa gaieté habituelle n’était-elle qu’en surface et voulait-il donner à ses camarades l’exemple d’un entrain nécessaire…
Quoi qu’il en fût, Diane n’hésitait pas dans son choix ; entre ces images différentes elle s’avoua que l’auteur des lettres à Rose Perrin emportait ses sympathies…
Après trois longues semaines de beau fixe, le temps se mit soudain à la pluie et, pendant deux ou trois jours, la promenade au Bois fut impossible.
— Moreau m’a remis tout à l’heure un bouquin de théorie militaire de la part de M. de Kéravan. Nous en avions parlé ensemble. Je lui ai envoyé quelques mots de remerciements et je le prie de vouloir bien venir ce soir ou demain reprendre son livre… Je n’ai qu’un renseignement à y trouver.
Je le recevrai dans mon cabinet depuis que tu passes tes soirées dans le petit salon.
— Pourquoi cela ? répondit Diane. Reçois-le au salon. Vous pouvez aussi bien discuter devant moi votre théorie militaire, d’autant plus que vous ne vous en privez guère pendant nos promenades… Si votre conversation m’ennuie, je rentrerai chez moi.
Or, le hasard voulut qu’après le dîner, le temps s’était rasséréné…
Le petit jardin, rafraîchi par la pluie, envoyait dans l’air les parfums les plus pénétrants de ses lilas en fleurs… Jacques descendit pour faire un tour dans les allées encore humides. Diane était demeurée dans le petit salon, en compagnie de son ancienne institutrice qui était venue habiter l’hôtel depuis le départ de la marquise.
Étant arrivé à la grille qui séparait le jardin de la cour, Jacques de Trivières aperçut le lieutenant de Kéravan qui s’avançait.
Il ouvrit avec empressement.
— Bonsoir, mon voisin, dit le jeune homme avec un sourire accueillant. Quelle belle soirée ! n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Hervé de Kéravan en serrant cordialement la main de son jeune ami. Après ces deux jours de bourrasques, c’est un vrai plaisir de respirer au dehors.
— Surtout pour vous qui n’êtes pas habitué à rester enfermé ?
— Aussi, ce matin et hier, j’étais l’un des rares habitués du Bois qui se promenaient sous la pluie, sous des caoutchoucs ruisselants. Je vous ai cherché sans conviction.
— Je voulais venir, n’eût-ce été que pour avoir le plaisir de vous voir, mais ma sœur m’a rappelé les recommandations maternelles au sujet de ma précieuse santé… Il ne me reste plus si longtemps à leur obéir pour que je risque maintenant de leur donner des inquiétudes qu’elles n’auront que trop de raisons d’avoir plus tard… quand je serai là-bas… Ma sœur et son institutrice sont dans le salon. Voulez-vous que nous rentrions ou ne préférez-vous pas que nous nous asseyions un moment sur ce banc sec… ou à peu près, pour jouir de cette belle soirée ?
— Asseyons-nous ici un instant. Notre conversation manquerait de charme pour ces dames. J’irai saluer mademoiselle votre sœur avant de me retirer.
— Eh bien, venez sous le balcon… Nous recevrons bien quelques gouttes des branches du lilas, mais le banc paraît sec. Nous serons à l’abri… Une cigarette ?
— Volontiers. Bien que le major m’ait défendu de fumer, je vais, pour cette fois, me permettre une infraction. Eh bien ! avez-vous regardé le passage que je vous avais signalé et annoté ?
Pendant ce temps, Mlle Guiraud disait à son ancienne élève :
— Diane, ma chère enfant, faites-moi un peu de musique. Cela s’accordera si bien avec cette ravissante soirée !
— Mademoiselle, comme vous sentez ces choses-là ! dit la jeune fille sur un ton de moquerie amicale. Vous souvenez-vous que vous répétiez souvent autrefois que, de nous deux, vous étiez la plus jeune ?
En parlant, elle avait ouvert l’Erard placé au fond du salon.
La vieille fille regardait d’un air pensif son ancienne élève.
Elle déclara soudain :
— Eh bien ! je dois dire que les choses sont bien changées. Depuis ces derniers jours, je vous étudie et je cherche à m’expliquer une énigme…
— A mon sujet ?
— Oui, vous-même ! Est-ce moi qui ai beaucoup vieilli depuis la guerre, ou est-ce vous plutôt qui avez singulièrement changé de caractère ? Mais vous avez changé… C’est un fait !
— Comment, changé ? En plus mal ?
— En mieux, ma chère Diane. Avec vous j’ai mon franc-parler, je sais que vous ne vous fâcherez pas : j’avais gardé de vous le souvenir d’une enfant plutôt renfermée, oisive, indifférente à tout, tandis que maintenant…
Diane regardait curieusement sa vieille institutrice, elle tenait à la main un des cahiers de musique qu’elle cessa de feuilleter.
— Et maintenant ? dit-elle, qu’y a-t-il de changé ?
— Vous avez changé en tout. C’est insaisissable ; ce sont des nuances, mais pour qui vous connaît, ou croyait bien vous connaître comme moi, le changement est réel.
— Vraiment ? Expliquez-vous, chère mademoiselle.
— Ainsi, par exemple, il est bien rare que je vous voie inoccupée : vous lisez, vous travaillez, vous qui détestiez la lecture et que j’avais tant de peine à faire toucher à une aiguille !
Vous causez plus volontiers, vous avez des éclairs de gaieté, et c’était justement ce qui me désolait autrefois, de vous voir trop raisonnable, vieille pour votre âge… Aujourd’hui vous vous intéressez à des choses qui vous laissaient tout à fait indifférente… Ainsi, ce chandail que je tricote pour un soldat, vous avez voulu apprendre à le faire… J’en suis restée confondue !
— C’est pourtant bien ordinaire, murmura Diane.
Elle avait l’air de réfléchir, les yeux baissés sur les feuillets qu’elle remuait d’une main distraite.
— Pour une autre, oui, mais pour vous ? Cela vous ressemblait si peu !… si peu à la Diane que j’ai connue ! Enfin, ma chère enfant, je n’ai qu’à vous féliciter de votre heureux changement !
La vertu de la guerre vous a touchée, et si la cause n’en était pas si triste, je me réjouirais du résultat…
Diane avait fini par s’asseoir devant le piano ouvert. Les yeux perdus dans une rêverie, elle paraissait être à cent lieues de là.
— Eh bien, chère enfant, dit Mlle Guiraud en reprenant son tricot, jouez-moi ce que vous voudrez… Vous savez que Chopin est mon préféré… Je vous écoute.
Par la fenêtre grande ouverte les sons assourdis de l’instrument arrivèrent jusqu’aux causeurs assis, sous le balcon.
Hervé de Kéravan leva la tête pour écouter.
— Ne faites pas attention, dit Jacques, c’est ma sœur qui endort tous les soirs sa vieille institutrice en lui jouant ses airs préférés.
Ils reprirent leur discussion.
Mais, à partir de ce moment, l’officier fut distrait et il laissa bientôt tomber la conversation.
Comme pour donner confirmation aux remarques de la vieille demoiselle. Diane mit dans son jeu une expression toute personnelle que des années d’études n’avaient point réussi à lui communiquer.
Le Nocturne de Chopin qu’elle avait choisi s’harmonisait si bien avec la transparente nuit de mai, que Jacques lui-même, gagné au charme de la musique, se tut et écouta.
Quand le piano cessa, sur un accord en mineur, le lieutenant dit à demi-voix :
— Mademoiselle votre sœur est excellente musicienne.
— Je ne m’y connais guère, avoua Jacques. Mes professeurs de musique ont toujours perdu leur temps avec moi… Quant à ma sœur, j’ai souvent entendu dire que si elle manquait d’expression, elle avait un brillant doigté.
Hervé pensa, à part soi, que reprocher à Mlle de Trivières de manquer de sentiment musical était une grande injustice, et il écouta de nouveau.
Cette fois, le chant d’une belle voix de contralto se mariait aux sons du piano.
Il reconnut la plainte désolée de Fortunio :
Au milieu du silence de la nuit, les paroles arrivaient, distinctes.
De sa voix richement timbrée, la jeune fille chanta les trois couplets, d’une si fine sensibilité. Après qu’elle eut laissé tomber lentement les dernières paroles :
Hervé de Kéravan poussa un profond soupir.
Jacques lui dit :
— Ma sœur a une belle voix. Diane est en veine, ce soir ; il y a longtemps qu’elle n’avait chanté comme cela.
Hervé ne répondit pas.
Les yeux fixes, dans la nuit, il songeait.
Une voix qui parlait au-dessus d’eux les fit tressaillir :
— Tu es là, Jacques ? Tu vas t’enrhumer. On vient de porter le thé, rentre donc !
— Encore un petit moment ! On est si bien dehors.
— Tu attendais ton sauvage, tu vois qu’il n’est pas venu !
Un éclat de rire de Jacques répondit, en même temps qu’une forme sombre se dessinait au bas du balcon, et qu’une voix grave disait :
— Le sauvage est ici, mademoiselle, depuis assez longtemps. Il tient à déclarer qu’il est assez civilisé pour apprécier le talent d’une musicienne telle que vous et il vous est reconnaissant du plaisir que vous lui avez donné.
Le sauvage ne s’exprimait pas trop mal. C’était le discours le plus long qu’Hervé eût encore adressé à Mlle de Trivières. Il est vrai que l’obscurité favorise les timides.
Confuse d’abord, Diane avait rougi dans l’ombre.
Puis, elle prit le parti de rire et dit plaisamment :
— Je suis enchantée de vous avoir fait plaisir… sans le savoir. Monsieur le sauvage, vous seriez bien aimable de dire à mon imprudent de frère qu’il va prendre un rhume sous ce balcon humide, et vous viendrez avec lui prendre une tasse de thé qui vous attend ici. Mlle Guiraud va se réveiller tout exprès pour vous en faire les honneurs.
— Ne la dérange pas, s’écria Jacques, ce serait un meurtre ! Laisse-la dormir. Je sais un moyen d’éviter de la réveiller. Allons, mon lieutenant, un peu de gymnastique !
Ce disant, le jeune garçon avait saisi le tronc noueux du lilas, dont les branches montaient à hauteur du balcon. De la plus haute, il s’agrippa au rebord ajouré des pierres formant saillie et fit un saut jusqu’auprès de sa sœur.
Hervé de Kéravan l’imita et arriva au balcon presque en même temps et se trouva devant Mlle de Trivières qu’il salua respectueusement.
— Mademoiselle, dit-il de sa voix profonde, voyez combien vous aviez raison, tout à l’heure, en me traitant de sauvage : voici la première fois que j’entre chez vous et il faut que ce soit par la fenêtre ! Le sauvage s’en excuse et l’homme civilisé dépose à vos pieds ses respectueux hommages.
Diane tendit la main avec un sourire.
— C’est à moi de m’excuser, monsieur. J’ai parlé de vous un peu… cavalièrement ! Si j’avais pu me douter que vous étiez ici…
Il répondit, toujours sérieux :
— Vous n’avez rien dit d’autre que la vérité, mademoiselle, j’en ai bien peur…
Ils rentrèrent dans le salon où Mlle Guiraud, n’entendant plus de musique, venait de secouer sa somnolence. Jacques présenta son grand ami.
Diane servit le thé.
Elle était animée, en train, très en beauté. Sa taille haute et gracieuse mettait une note de clarté dans tous les endroits du salon où l’officier suivait du regard le sillage de sa robe blanche.
C’était la première fois qu’il la voyait dans son cadre habituel, et en vêtements d’intérieur ; il s’étonnait de la trouver très féminine de gestes et d’allure et reconnaissait à peine l’amazone des bois à la fière tournure qui lui avait paru si distante.
Celle-ci était plus accessible… Sa parole simple, presque familière, le charmait. Elle le traitait non seulement en invité, mais en ami déjà ancien… Le mot qu’elle venait de jeter du haut du balcon, ce mot de sauvage qui se rapportait à leur première rencontre, avait rompu la glace.
Hervé eut l’impression qu’à partir de cette soirée, leurs relations étaient changées.
Désormais il la retrouverait dans son souvenir non plus en amazone hardie, mais en femme délicieusement gracieuse et belle… Il comprit que sa destinée était fixée, que l’amour impossible entré dans son cœur n’en sortirait plus, mais de même que Fortunio il se sentait de force à
Mlle de Trivières, lui ayant arraché l’aveu qu’il était « un peu » musicien, le força de se mettre au piano pour lui accompagner l’air de Dalila : « Réponds à ma tendresse », réclamé par son frère.
Hervé avait parlé trop modestement de ses talents de musicien. A la vérité, l’aînée de ses sœurs, artiste supérieure et professeur consciencieux, s’était appliquée à lui communiquer une partie de son talent.
Il était devenu par ses soins, secondés par de grandes aptitudes naturelles, un excellent musicien, ce dont Mlle de Trivières s’aperçut très vite.
Quand il eut fini, elle lui dit, avec cet air d’accorder une faveur qu’avaient ses moindres paroles :
— Nous ferons encore de la musique avant votre départ. Je n’ai jamais trouvé personne qui m’accompagnât comme vous… Il faudra revenir.
Le jeune officier devait se souvenir longtemps de cette soirée et y repenser plus tard pendant les mortelles heures d’attente dans les tranchées.
Il devait revoir souvent les yeux admirables, la taille flexible, le teint nacré, brillant sous les cheveux bruns comme un reflet de lune dans une nuit obscure, et ce sourire indéfinissable des lèvres qui disaient :
« Il faudra revenir. » Oui, souvent, souvent, il devait y penser !
Le lendemain et les jours qui suivirent, le temps permit aux jeunes gens de reprendre leurs excursions, non seulement au bois, mais dans les environs de Paris.
Diane était devenue matinale et ne se faisait jamais attendre.
Ils partaient de bonne heure, et, d’un galop, gagnaient les portes des fortifications.
Ces excursions, qui les ramenaient souvent très tard, étaient un grand plaisir pour l’étudiant. Jacques s’était pris d’une grande affection pour le Breton, dont l’esprit sérieux savait se mettre à la portée de son âge.
Bien que toujours réservé avec Diane, le lieutenant avait désormais avec elle de longues causeries animées. Il se laissait aller au plaisir de la voir chaque jour, de jouir de sa présence pendant le peu de temps qui lui restait à dépenser. Plus tard… c’était le grand aléa, l’inconnu mystérieux qui, peut-être, l’éloignerait d’elle à jamais !
En attendant, il jouissait pleinement du présent.
La jeune fille, de son côté, paraissait de jour en jour goûter davantage sa société ; c’était elle maintenant qui rappelait à Jacques leurs rendez-vous.
Auprès d’Hervé, elle se donnait le plaisir rare d’être franche, naturelle, délivrée enfin de la crainte qui l’avait poursuivie si longtemps.
Le caractère d’Hervé de Kéravan le mettait au-dessus des calculs intéressés ; il avait si peu des allures de prétendant ! Ainsi que Diane l’avait dit à son frère, au début de leurs relations, « celui-là ne ressemblait pas aux autres, et il ne saurait jamais lui faire la cour… »
Quand cette pensée lui revenait à la mémoire, c’était comme un hommage rendu à l’élévation d’esprit de l’officier et comme une marque de confiance qu’elle lui accordait.
Au cours de leurs longues chevauchées, l’éducation morale de Diane faisait aussi un rapide chemin. Auprès de ce soldat, à qui son passé d’héroïsme donnait une singulière autorité, Mlle de Trivières se sentait parfois très petite fille… Il lui arrivait de souhaiter une approbation, une marque d’estime venant de ce héros et, sentant confusément combien sa vie frivole de naguère devait déplaire à sa tournure d’esprit, elle évitait d’en parler.
Un jour, en rentrant à l’hôtel, le lieutenant prévint ses amis qu’il serait privé de les voir le lendemain. Il avait promis de visiter un de ses camarades blessés, en traitement au Val-de-Grâce.
— Je regrette de ne pouvoir aller avec vous, dit Diane. J’aurais aimé visiter un hôpital.
— Il me sera très facile de vous faire pénétrer au Val-de-Grâce, répondit de Kéravan, si vous le désirez. C’est là que j’ai été soigné lors de ma première blessure, et j’ai gardé d’excellentes relations avec un major en chef… En m’adressant à lui, j’obtiendrai aisément, je crois, votre introduction.
— Cela nous sera très agréable, dit Jacques, mais nous ne voudrions pas vous gêner…
— Nullement. Venez demain vers dix heures dans la cour du Val-de-Grâce, je m’y trouverai et j’aurai obtenu d’avance les autorisations nécessaires. Vous pourrez visiter certaines salles pendant que je me rendrai auprès de mon malheureux camarade.
A l’heure convenue, Mlle de Trivières et son frère descendaient d’auto devant la grille de l’hôpital.
Ils aperçurent le lieutenant qui causait avec un médecin militaire dans un angle de la cour.
Il vint à leur rencontre et présenta le major, qui se mit à la disposition des jeunes gens pour les conduire à travers le dédale des couloirs vers les salles de blessés.
Pendant que Diane et Jacques de Trivières partaient, accompagnés du major, Kéravan allait de suite rejoindre son malade, le sous-lieutenant Jacquet, qui l’attendait.
Diane n’avait jamais pénétré dans une salle d’hôpital ; elle éprouvait en ce moment même une vague répugnance, mais intérieurement elle se reprocha cette mauvaise disposition et dompta, par un effort de volonté, la légère hésitation qui l’arrêta sur le seuil.
Qu’était-ce que la vue pénible des pansements tachés de sang ? Qu’était-ce que l’odeur fade qui lui fit porter à son visage son petit mouchoir parfumé, auprès des trésors d’héroïsme dépensés par ces hommes, leurs longues souffrances, leurs sacrifices sans nombre ? Diane pensa à ces choses d’une façon confuse en s’avançant aux côtés du major, entre les rangées de lits.
Ce n’était pas l’heure habituelle des visites. Aussi l’entrée d’étrangers provoqua-t-elle une petite sensation parmi les malades.
Appuyés sur leur coude, ceux qui pouvaient remuer suivaient des yeux la jeune fille dont la radieuse beauté leur faisait l’effet d’une vision de rêve.
Diane avait apporté des boîtes de cigarettes. De place en place le major lui désignait les blessés auxquels il était permis de fumer. Elle présenta d’abord la boîte de loin, sans se courber, avec son grand air de condescendance qui n’empêchait pas les regards d’admiration de se porter sur elle…
Ce lui était une gêne…
Au fond de la première salle, un soldat barbu dont un énorme pansement entourait l’épaule veuve de son bras, laissa échapper :
— Mazette ! la belle fille !
Au froncement de sourcils du major, il comprit qu’il avait dit une sottise et se cacha la tête sous sa couverture.
Mais Diane, choquée d’abord, se pencha bientôt avec plus de grâce au-dessus des lits de souffrance. L’exclamation brutale venait de lui faire comprendre quelle joie était la vue de sa beauté aux yeux de ces malheureux, repus de spectacles d’horreur.
Ainsi qu’elle le faisait naguère au temps de sa vie mondaine, mais d’une autre manière, avec une nuance de pitié tendre, elle se mit en frais de coquetterie pour eux.
Tout à fait humanisée, réconciliée avec leur souffrance, elle abaissa sur les visages ravagés de fièvre son rayonnant sourire.
Elle semblait demander pardon aux pauvres êtres mutilés de se montrer à eux telle qu’elle était : toute épanouie de grâce et de santé.
Une douce expression atténua l’éclat de ses yeux.
Elle n’eut plus l’air de porter son offrande comme une aumône, mais elle trouva un mot aimable pour chacun ; son pas souple s’attardait devant les plus malades, et elle leur réservait ses plus doux sourires.
Au moment d’entrer dans la salle où ils devaient retrouver de Kéravan, le major s’arrêta, la main posée sur le bouton de la porte.
— Mademoiselle, dit-il en baissant la voix, je vous préviens que si vous n’êtes pas habituée à la vue des plus affreuses blessures, ou si vous ne pouvez compter absolument sur vos nerfs, il vaudrait mieux vous arrêter ici… C’est dans cette salle que nous traitons les blessures de la face…
Diane jeta un coup d’œil à son frère, qui paraissait décidé. Elle répondit sans hésiter :
— Je préfère entrer.
Mais, malgré sa résolution de bravoure, le premier regard que jeta la jeune fille sur le lit placé à sa droite lui révéla d’un coup toute la souffrance humaine.
Elle ne put retenir une exclamation de pitié ou d’horreur à la vue du visage, ou plutôt d’une moitié de visage tuméfié… Une énorme balafre le coupait, laissant une orbite vide, que la cicatrice non complètement fermée tirait sur la joue, de côté. La bouche n’avait plus qu’une lèvre pendante, l’autre, fendue par le milieu, laissait à découvert des dents cassées, un trou béant !
C’était affreux… pitoyable !
Diane frissonna, pendant que le major lui disait tout bas :
— Je vous avais prévenue, mademoiselle.
De loin, elle vit le lieutenant de Kéravan qui s’avançait à sa rencontre ; elle se raidit et, se dominant par un violent effort, elle s’approcha tout près du blessé puis, avec un sourire très doux, les yeux sur l’atroce blessure, elle dit gracieusement, comme dans un salon :
— Voulez-vous me faire le plaisir, monsieur, d’accepter une cigarette ?
C’était un officier. Un sous-lieutenant tout jeune, blessé à sa première rencontre.
Il saisit le mouvement de sublime pitié qui se penchait vers lui, et Diane vit passer sur ce chaos de débris qui avait été beau visage d’homme, une reconnaissance éperdue.
Quand elle releva la tête, ses yeux rencontrèrent ceux de Kéravan fixés sur elle et son regard profond rempli d’une muette admiration.
Il vint à elle et la voyant très pâle :
— Voulez-vous, dit-il, que nous passions rapidement et que je vous fasse sortir par l’autre porte ?
— Non, dit-elle avec calme, je n’ai pas fini ma distribution, il y aurait des jaloux.
Elle continua d’aller de lit en lit, passant seulement sans s’arrêter lorsqu’une tête détournée à dessein l’avertissait que le blessé avait la pudeur de sa laideur.
En approchant de l’extrémité de la salle, Mlle de Trivières reconnut le malade auprès de qui se tenait le lieutenant de Kéravan quand ils étaient entrés.
Elle allait à lui.
Hervé lui dit, très vite :
— Non, mademoiselle, je crois qu’il préfère… que vous ne le voyiez pas… Il est honteux, le pauvre garçon.
Diane répondit doucement en baissant les yeux :
— Je vais passer sans le regarder… voici la boîte, donnez-lui tout ce qui reste et dites-lui… dites-lui qu’il a grand tort d’être honteux… Plus leurs blessures sont hideuses, plus elles sont belles, et plus ils ont le droit d’en être fiers…
Hervé sourit pour toute réponse et se dirigea vers le lit de son camarade.
Lorsqu’il rejoignit la jeune fille un moment après, il lui dit d’un ton d’émotion contenue :
— Il vous est très reconnaissant, mademoiselle ; il vous remercie : il est très ému… très touché…
Et elle comprit, au regard qui accompagnait ces paroles, que le lieutenant se les appropriait et que c’était lui qui venait de dire :
« Je suis très ému… très touché !… »
Elle rougit en détournant la tête et s’empressa de se joindre à son frère qui remerciait le major de son aimable accueil.
Ils remontèrent tous ensemble dans l’auto qui les ramena avenue Malakoff.
Mais Jacques alimenta presque à lui seul la conversation ; ses compagnons de route, et surtout Diane, paraissaient absorbés par leurs réflexions.
— Eh bien, Diane, fit-il enfin, à quoi penses-tu ? Tu gardes pour toi seule tes impressions. Tu sais que je t’ai trouvée rudement « chic » tout à l’heure dans la dernière salle. Demande à M. de Kéravan. J’ai vu que le major s’attendait à te voir piquer une crise de nerfs comme l’auraient fait neuf femmes sur dix.
— Je crois que tu te trompes, répondit-elle. Si les femmes n’apprennent pas pendant cette guerre à dompter leurs nerfs, quand le feront-elles ?
Si Mme de Trivières avait entendu la réponse de sa fille, elle se serait demandé avec stupeur comment Diane avait pu changer à ce point…
Cette dernière ajouta comme pour mieux faire saisir sa pensée sous la forme d’une comparaison :
— Tu te souviens lorsque mon amie Lucie est partie à Salonique pour soigner les blessés ? J’ai dit — et nous étions tous du même avis — j’ai dit que c’était une folie, un suicide !
— Oui, je me souviens.
— Eh bien ! aujourd’hui, je comprends son héroïsme et je l’approuve ! Tant que l’on n’a pas tout donné, on n’a rien donné.
— Bon, s’écria Jacques, stupéfait. Tu ne vas pas nous faire le tour de t’enrôler pour Salonique ! Mon cher lieutenant, vous avez bien réussi en menant ma sœur voir des blessés !
Diane reprit en souriant :
— Je remercie M. de Kéravan qui m’a procuré ce matin l’une des meilleures émotions que j’aie ressenties de ma vie… et des plus douces.
Hervé salua en balbutiant quelques mots, et Diane reporta son regard sur le paysage mouvant qui filait à la portière.
Elle continuait de poursuivre sa pensée intérieure.
Le lieutenant, assis auprès de la jeune fille, ne voyait d’elle que son profil perdu, nettement découpé sur la glace.
Il lui parut que le beau sphinx venait de soulever les voiles qui dérobaient à la vue ses secrètes pensées et qu’il les refermait à nouveau.
Au moment de la séparation, au seuil de la maison, Jacques pria son ami de venir encore passer quelques soirées avec eux avant son départ.
Mais Kéravan, alléguant son désir de passer auprès de son aïeule les dernières soirées, s’excusa.
Du reste, il allait être obligé de retourner en Bretagne, où il irait ramener son cheval, et il profiterait de cette circonstance pour jeter sur son domaine le coup d’œil du propriétaire.
— Lieutenant, s’écria Jacques de Trivières, désolé, vous n’allez pas partir comme cela, sans nous donner encore un jour ! Faisons demain la grande promenade dont nous avions parlé, dans la vallée de Chevreuse. Ma sœur et moi ne la connaissons pas et nous aurons bien plus de plaisir à y aller avec vous.
Hervé hésitait.
Il attendait un mot de la jeune fille avant d’accepter.
— Je désire beaucoup, dit Diane, connaître cet endroit que vous dites si joli. S’il fait beau demain, voulez-vous pour la dernière fois nous servir de guide ?
Il s’inclina.
— Je serai trop heureux, mademoiselle, de vous satisfaire. Mais vous ne pouvez entreprendre une excursion aussi longue en un seul jour. Si vous voulez bien me confier vos chevaux avec votre jeune domestique, je les conduirai à Versailles où ils passeront la nuit, et vous les y trouverez demain. Nous pourrons prendre un train de bonne heure pour Versailles, cela raccourcira de beaucoup la distance.
— C’est une excellente idée, approuva Jacques, demain soir, nous dînerons aux Réservoirs et nous pourrons prendre encore le chemin de fer pour rentrer… Qu’en pensez-vous ?
Firmin ramènera nos chevaux après-demain.
— Mais, objecta Diane en regardant l’officier, cela vous privera d’une des soirées que vous vouliez réserver à madame votre grand’mère.
— Le sacrifice sera compensé par le plaisir de la passer avec vous.
La matinée du lendemain se leva dans un réseau de brumes bleuâtres qui promettaient une éclatante journée de printemps.
En débarquant à la gare des Chantiers vers neuf heures, la première personne que virent les jeunes de Trivières fut le lieutenant, leur ami, qui les avait précédés.
Leur domestique tenait les chevaux en main à l’extérieur des grilles.
Diane avait passé un long cache-poussière par-dessus son costume de cheval, elle s’en débarrassa et sauta en selle à la porte de la gare.
Sous les allées ombreuses et ensuite à travers bois, ils prirent la route des Vaux de Cernay.
Tous trois, enchantés de la lumineuse journée de printemps, de leur jeunesse, de leur sympathie réciproque, bavardaient et riaient à qui mieux mieux.
Pour l’officier, c’étaient les dernières heures de répit avant la séparation définitive…
Il ne se lassait pas d’entendre la jeune fille.
Heureuse comme une pensionnaire à qui on a mis la bride sur le cou, celle-ci montrait une animation inusitée. Les cheveux au vent, les yeux brillants, Hervé lui répondait avec le même entrain décidé à jouir de l’heureux temps, si court, qu’il ne retrouverait sans doute jamais.
Vers onze heures, ils arrivaient en vue du petit restaurant de la mère Hippolyte où M. de Kéravan avait promis qu’on trouverait un bon déjeuner.
— Le service ne ressemblera guère à celui des Réservoirs, mais la cuisine vous dédommagera.
Cette brave femme vous aura bientôt confectionné une gibelotte de lapin exquise et une fricassée de poulet dont elle a la réputation.
Mlle de Trivières était décidée à trouver tout bon et agréable, même la serviette de grosse toile qui remplaçait la nappe, les assiettes de faïence blanches et bleues enluminées de naïfs personnages, les couverts d’étain frottés et reluisants, et les deux roses trempées dans un verre, au milieu de la table étroite ; tout, jusqu’à la petite servante aux joues rubicondes et aux mains maladroites qui tournait autour d’eux.
Ils déjeunèrent devant une fenêtre large ouverte sur le jardinet qui rappelait la guinguette des environs de Paris avec sa tonnelle ronde au fond et ses berceaux de verdure.
Tonnelle et berceaux étaient heureusement vides. Ils ne se remplissaient que le dimanche.
Au delà du petit mur qui encerclait le jardin, la vue s’étendait sur l’admirable vallée. Au premier plan le village de Vaux, dont les maisons groupées pittoresquement entouraient le clocher.
Ce fut un gai déjeuner rempli d’incidents imprévus. Des poules entrant sans façon pour venir picorer les miettes sur la robe de Diane ; un papillon que Jacques réussit à attraper et piquer malgré les protestations de sa sœur. Puis, la mère Hippolyte en personne sortant de sa cuisine entre chaque service, s’essuyant les doigts à son tablier bleu pour venir quêter quelques compliments sur sa cuisine.
— Eh ben, mon officier ? et vous, madame, et vous le p’tit jeune homme ? Qu’est-ce que vous en dites de mon lapin sauté ? hein ?
On irait loin pour manger le pareil !
Et mon p’tit vin blanc ? Y s’laisse boire !
Allez ! faut pas vous gêner ! Il n’est point méchant. Y en a d’autre à la cave…
Marie, tu remonteras deux bouteilles… du bon, tu sais, les militaires, faut pas les attraper…
Allons, s’pèce d’engourdie ! R’mue-toi, et pus vite que ça !… Excusez, messieurs, madame ; à c’t’ âge-là, ça n’a que l’amour en tête ! Ah ! jeunesse !
Avec des clins d’œil rieur du côté des jeunes gens, la mère Hippolyte repartait à petits pas, toute sa forte poitrine secouée de rires et répétant :
— Ah ! c’te jeunesse ! Toutes les mêmes ! Allez, allez ! ça y passera avant que ça me r’prenne !
Le repas terminé par un café exécrable, Jacques sortit afin de faire seller les chevaux pendant que sa sœur s’apprêtait.
Debout devant la glace pendue au-dessus de la cheminée, Diane, les bras levés, remettait son chapeau et son voile.
De loin, Hervé suivait ses mouvements. Il s’avisa que la jeune fille avait laissé ses gants et sa cravache sur une chaise à l’entrée de la salle ; il alla les prendre.
De l’endroit où elle était, Diane suivait ses mouvements dans la glace tout en continuant à causer.
Elle le vit revenir vers elle, lentement, en retournant les gants entre ses doigts avec délicatesse, puis… (Était-ce pour sentir l’odeur dont ils étaient parfumés ?) il les porta très vite à sa bouche en lui jetant un regard furtif et il s’approcha…
Diane avait saisi le geste étrange ; cependant elle ne se retourna pas et dit d’une voix tranquille, continuant la conversation du dessert :
— Vous ne voyez pas le moyen de renvoyer votre Farfadet en Bretagne sans y aller vous-même ?
— Cela serait possible ; mais, de toutes façons, il est préférable que j’y aille moi-même. J’ai plusieurs affaires à régler avec mes fermiers.
Il ajouta plus bas, avec un accent pénétré :
— Oui, cette promenade est la dernière que je fais avec vous…
Ayant pris ses gants, elle les boutonna lentement, toujours tournée vers la glace.
Elle eut l’idée d’y jeter un coup d’œil.
Elle rencontra alors le regard de Kéravan fixé sur elle avec une intense et douloureuse expression. Regret, douleur, tendresse… Il y avait tout cela ! A cette minute, Diane se sentit pénétrée de la conviction absolue qu’il l’aimait… comme elle avait longtemps désespéré d’être aimée…
Puis, une réflexion traversa son esprit :
« Il m’aime, mais il n’osera jamais me le dire. »
Elle se retourna très calme, puis, prenant sa cravache :
— Venez, dit-elle. J’entends les chevaux ; ils doivent être prêts.
A plusieurs reprises, pendant le cours de l’après-midi, Jacques remarqua que sa sœur avait des distractions ; elle ne parlait plus avec sa gaieté légère du matin, ou bien elle arrêtait souvent ses yeux sur leur compagnon et l’examinait avec attention.
Le lieutenant devait faire effort sur lui-même pour soutenir la conversation au diapason du matin ; mais, à mesure que les heures passaient, sa mélancolie naturelle reprenait le dessus.
Somme toute, cette belle partie, commencée avec un joyeux entrain, s’acheva dans une impression de tristesse à laquelle le prochain départ de l’officier pouvait servir de prétexte.
Ils rentrèrent à Paris par le dernier train. Avant de se séparer de ses compagnons, l’officier promit d’aller faire ses adieux durant son court passage à Paris entre ses deux voyages… Et ils se séparèrent.
Le lendemain, dans le wagon qui l’emportait vers la Bretagne, Hervé de Kéravan repassait de souvenir les semaines qui venaient de s’écouler… ces jours rapides, si vite passés, qui, à ce qu’il lui semblait, avaient bouleversé toute sa vie !
Trois visions familières prenaient tour à tour possession de son esprit au point qu’il ne pouvait s’en détacher.
C’était Diane dans les attitudes et les situations où quelque aspect nouveau de la jeune fille l’avait frappé.
Diane, chez elle, pendant cette soirée de mai avec sa robe blanche aux mouvements onduleux, sa taille gracieuse, et le sourire qu’elle avait en disant : « Il faudra revenir » et encore, pendant la même soirée, quand il avait ressenti les premiers symptômes de son amour, la voix enchanteresse au timbre si pur qui, par une coïncidence étrange, lui avait pour ainsi dire tracé sa ligne de conduite… Comme Fortunio, il savait que son secret ne dépasserait jamais ses lèvres, dût-il en mourir !
Il voyait encore Diane à l’hôpital, sa face pâle, ses grands yeux rayonnants d’une douce pitié, et l’air dont elle lui avait dit : « Plus leurs plaies sont hideuses, plus ils ont le droit d’en être fiers ! »
Si jamais il devait revenir, comme ce pauvre Jacquet, défiguré ou mutilé, daignerait-elle jeter encore un regard sur lui ?
Il se répondait « oui », car il la croyait aussi noble et aussi bonne qu’elle était belle.
Mais, hélas ! ce n’était point sa pitié qu’il eût convoitée…
C’était enfin Diane insouciante et gaie, la veille, dans la forêt, ou encore à la petite table du déjeuner avec son visage animé, le rire fusant de ses lèvres ouvertes et ce rayon de soleil filtrant à travers les branches qui mettait des tons chauds sur ses cheveux bruns.
Ces trois silhouettes, d’abord distinctes, finirent par se confondre et il s’endormit croyant voir devant lui le sourire énigmatique de l’amazone telle qu’il l’avait rencontrée pour la première fois.
Hervé revint à Paris deux jours plus tard, rompu de fatigue, ayant passé le temps à se promener dans ses terres dont il avait constaté le triste abandon et à écouter les doléances des fermières qui, en l’absence de leurs maris, déclaraient ne pouvoir payer leurs fermages.
Pourtant il recueillit une somme suffisante pour solder le compte arriéré de ses loyers et, aussitôt de retour à Paris, il l’envoya au gérant de la marquise de Trivières.
Hervé ne voulait plus revoir celle qui occupait ses pensées.
Il avait trop rêvé de son image durant sa courte absence ; il ne se sentait plus assez sûr de lui-même, plus assez certain qu’en sa présence rien ne trahît ses sentiments.
Ayant vu Mlle de Trivières traverser le jardin accompagnée de son frère, et ayant entendu résonner sous la voûte le roulement de l’auto, il se présenta à l’hôtel et laissa sa carte au bas de laquelle il griffonna quelques mots de regrets et d’adieu…
Le soir, en rentrant, Mlle de Trivières reçut cette carte qu’elle examina longuement.
Puis la jeune fille monta chez elle, très vite.
Elle ouvrit un tiroir de son petit bureau où elle prit une lettre ouverte et, debout auprès de l’embrasure de la fenêtre, elle compara longuement les deux écritures : celle de la lettre et celle de la carte d’Hervé de Kéravan.
Elle murmura :
— C’est étrange ! Je n’aurais pas cru qu’il fût possible de trouver deux écritures se ressemblant autant !
Feu le marquis de Trivières avait fait élever, à deux ou trois kilomètres de son château de Vauclair, un chalet au milieu des bois. C’était un rendez-vous de chasse où il aimait quelquefois réunir ses amis, les nemrods de la contrée. Sa fille ayant toujours montré une prédilection pour cette demeure champêtre, d’ailleurs admirablement située, une clause du testament du marquis l’en avait instituée légataire.
A partir de cet été, où elle atteignait sa majorité, la jeune fille devenait la maîtresse incontestée de la Biche-au-Bois. A peine arrivée à Vauclair, elle s’ouvrit à sa mère de son désir d’installer dans son petit domaine le siège de plusieurs œuvres qu’elle désirait fonder. Il y aurait de la place, en haut, en abattant quelques cloisons, pour une quinzaine de lits, et l’hôpital de Bonnétable, le gros bourg le plus rapproché, serait heureux d’y envoyer des convalescents ; plus tard, on ferait venir des petits orphelins. Enfin, la grande salle du bas servirait d’ouvroir et les femmes du pays pourraient y venir travailler. Le curé de Vauclair, venu saluer les châtelaines, s’intéressa aux projets charitables de Diane. Par son entremise, on vit bientôt arriver à la Biche-au-Bois des convalescents, des ouvrières et des religieuses dont le dévouement fut fort apprécié. La marquise de Trivières donnait à sa fille le concours de sa fortune et de ses relations dans le pays.
Dans l’ouvroir de la Biche-au-Bois, six heures du soir. Les ouvrières sont parties.
Mlle de Trivières termine des comptes devant un bureau ; Rose Perrin fait des reprises dans des chemises de soldats.
Une jeune religieuse compte des serviettes qu’elle empile sur une longue table.
Mlle de Trivières s’informe sans tourner la tête.
— Rose, le facteur est-il passé ?
— Oui, mademoiselle. Il y en avait une pour Ramée, une pour Graindor, une autre pour la sœur Philomène et une pour moi, que je ne connais pas. Mais sûrement ce n’est pas celle que mademoiselle veut dire…
— Laissez vos reprises, Rose, et lisez votre lettre. Six heures ont sonné, c’est le temps du repos.
— Je n’ose pas, mademoiselle. Si c’était une mauvaise nouvelle ?
— Allons ! vous êtes par trop enfant ! Lisez-la, et ne restez pas dans le courant d’air.
— Oh ! mademoiselle, avec la santé que j’ai maintenant, courant d’air ou pas courant d’air, c’est tout comme ! Mais, si mademoiselle voulait bien la lire, ou bien vous, ma sœur des Anges, j’aurais plus de courage pour écouter…
Une voix claire, celle de sœur des Anges.
— Si cela vous fait plaisir, mademoiselle Rose, je lirai.
La sœur décachète l’enveloppe avec de petits mouvements nets, proprement, et lit :
« Mademoiselle Perrin,
« La présente est pour vous apprendre en douceur, comme il me l’a bien recommandé, que votre filleul et ami Plisson Victor, de la quatrième, vient d’être gravement blessé… »
— Oh ! mon Dieu ! Qu’est-ce que je disais ? Continuez, ma sœur.
— On lui a coupé la jambe hier, la gauche, ça s’est très bien passé ; il avait reçu dedans un éclat d’obus dans le gras de la… » Lisez, mademoiselle Rose, il y a un mot…
— « De la cuisse ! » Ah ! mon pauvre Victor ! Ensuite, ma sœur ? Est-ce qu’il donne des détails ?
— « Peut-être bien qu’il en reviendra, mais c’est pas sûr ! Seulement, comme c’est un garçon bien cos… » Il y a encore un mot que je ne dois pas dire…
— « Costaud ! » Oh oui ! il l’était ! C’est rien de mal, ma sœur, vous pouvez le dire…
— « … Costaud, il a des chances de s’en tirer… Pour lors, mademoiselle Perrin, excusez-moi d’abréger. Il faut que j’écrive encore aux treize autres marraines de mon pauvre copain pour…
— Comment ! comment ! ma sœur, vous lisez mal, treize autres marraines ! Pas possible !
— C’est écrit. Voyez la lettre, mademoiselle Rose, et ne tremblez pas si fort !
— Où ? où ? Ah oui ! « aux treize autres marraines ». C’est vrai, c’est écrit !
Rose continue d’une voix larmoyante :
— « … marraines de mon pauvre copain. Seulement, ce que je peux vous assurer, sûr et certain — et ça c’est de mon cru — c’est que vous êtes la celle qu’il aime par-dessus les autres, vu qu’avec vous, c’est pas seulement l’histoire des petits colis qu’on se partageait, mais qu’il porte votre portrait dans la petite poche qu’est sur son cœur, et sûr et certain que vous y êtes toute seule… Moi qui vous le dis, je l’ai vu ! Je suis pour la vie le sincère camarade de votre ami avec un respectueux bonjour de… »
Rose lâche la lettre et sanglote :
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Que je suis donc malheureuse !
— Voyons, voyons, Rose, vous n’êtes pas raisonnable. Vous allez vous rendre encore malade !
— Ah ! qu’est-ce que ça fait maintenant, mademoiselle ? Pour qui ? pour qui ? ma santé, si ce n’était pas pour lui ! et, à présent… plus rien !
— Il n’est pas mort, mademoiselle Rose. C’est offenser le Bon Dieu que de ne pas avoir confiance en sa miséricorde. Même avec une jambe en moins, votre fiancé…
— Oh ! non, ma sœur, ne me parlez pas de sa jambe ! Ce n’est pas ça, ce n’est rien… rien du tout ! C’est les quatorze ma… ma… marraines !
Des sanglots effrayants secouent Rose ; toutes ses frisettes, au désespoir, sonnent le glas de la confiance morte !
— Ma sœur, ordonne Diane, emmenez-la à l’église. Elle va prier et se calmer.
— Mademoiselle… je ne peux pas ! Je ne peux pas prier pour lui… Je ne lui pardonnerai jamais !
— Notre-Seigneur a pardonné trois fois à saint Pierre qui l’avait renié. Il lui a ouvert les portes de son Paradis, et vous…
— Oh ! ma sœur, moi je ne suis pas saint Pierre, et je dis… je dis que s’il devait aller au Paradis, suivi de ses treize autres marraines, eh bien, non ! je lui tournerais le dos !… Mais, quant à lui pardonner, jamais !
Les frisettes s’agitent, dans une colère folle. Sœur des Anges lève au ciel des bras scandalisés et Diane prend une voix sévère :
— Vous dites des folies, ma fille. Votre chagrin est hors de proportion avec sa cause.
— Il faudra vous en confesser, dit la sœur en se signant. Je prierai Dieu de vous envoyer la sainte résignation.
— Oh ! pardon, ma sœur ; je vous scandalise ! C’est vrai, aussi, je suis trop malheureuse ! Vous ne pouvez pas comprendre tout ce qu’il était pour moi, mon Victor !
Toute ma famille ! Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur ; ils sont tous morts ! Alors lui, je m’étais dit qu’il me remplacerait tout ! Et j’avais tant de confiance ! Depuis qu’on était petits, on s’était promis… Même à sept, huit ans, du temps de la rue Lepic, on s’appelait petit mari, petite femme. Il disait qu’il n’aimerait que moi, rien que moi, et voilà, maintenant… voilà que nous sommes quatorze ! Non, c’est trop dur ! Quatorze ! Ah ! ma vie est finie : je peux bien mourir !
— Rose, je vous défends de parler ainsi.
— Ah ! pourquoi mademoiselle m’a-t-elle rendu la santé ? Mon Dieu, pour souffrir encore !
— Voyons, dit la sœur des Saints-Anges, de sa voix douce, est-ce que la lettre ne vous dit pas que… que ce malheureux blessé vous aime plus que les autres, et que vous êtes la seule… dans la petite poche ?… Mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai dit ?
— Vous voulez me consoler, ma sœur, mais qui sait, s’il n’a pas fait écrire la même chose à toutes les autres ?
— Je suis certaine que non, dit Diane avec autorité. Il y a dans la lettre de ce garçon un accent de naïveté, de vérité qui ne trompe pas. Il faut croire ce qu’il vous dit.
— Je le croirai naturellement si mademoiselle me l’ordonne. Mon Dieu, que c’est désolant ! Et sa jambe ! le pauvre malheureux !
— Enfin, mademoiselle Rose, votre cœur s’incline vers le pardon !
— Ma sœur, je lui pardonnerai tout ce qu’on voudra, excepté d’avoir eu qua…
— Songez, interrompt Mlle de Trivières, de sa voix profonde, qu’il a été blessé pour la France… pour nous !… Pensez à cela, et allez à l’église avec la sœur, tout de suite. Rose, obéissez.
— Mademoiselle oublie que c’est moi qui sers la soupe aux petits, parce que la sœur Philomène n’y voit pas clair et qu’elle verse tout à côté ?
Non, ce n’est pas encore M. Plisson, ni sa jambe, ni ses treize marraines qui me feront manquer à mon devoir !…
— Allez à l’église, répète doucement Mlle Diane ; je servirai la soupe aux enfants.
Rose Perrin et la sœur des Anges, parties dans l’allée des sapins, l’une soutenant l’autre, Mlle de Trivières s’installe devant le bureau où elle fait les comptes de la petite colonie.
Ce meuble ne rappelle en aucune façon son joli bureau de Paris.
On l’a pris au château, dans la pièce du rez-de-chaussée, où feu le marquis de Trivières recevait son intendant et ses fermiers.
Carré, massif, solide, ce meuble de chêne foncé énonce des souvenirs de comptes, échéances, quittances, etc. Aussi clairement que le bureau de la chambre de Diane, aux guirlandes de roses sur vernis Martin, évoquait la pensée de charmants billets parfumés, de lettres féminines nouées de rubans aux couleurs tendres.
Cependant, depuis qu’il sert aux comptes d’une jolie femme, le vieux bureau lui-même a ses faiblesses : c’est d’abord un tiroir fermé à clef qui contient quelques lettres et, sur la tablette extérieure, un vase de verre transparent avec un lis et deux ou trois roses qui répandent leur odeur à travers la salle.
Diane sort du tiroir en question le paquet de lettres ; elle en relit des passages.
Par la fenêtre ouverte, la jeune fille voit passer les convalescents qui se promènent lentement sous les sapins ; au loin, elle entend les éclats des voix aiguës des enfants et la basse plus forte de sœur Philomène qui les gronde.
« Il faut que je profite de ce moment de solitude, se dit-elle ; je vais lui écrire la première pour savoir de ses nouvelles, puisqu’il n’en donne pas… Il y aura bientôt trois mois qu’il n’a donné signe de vie ! Diane prend une feuille blanche, mais elle reste longtemps sans y toucher.
Au moment de commencer, elle songe :
« A quoi bon continuer la comédie que j’ai inventée ? Nous sommes fiancés dans l’esprit de nos parents. Pourquoi ne pas signer de mon nom ? »
Elle hésitait, partagée entre deux partis : l’un, qu’il faudrait bien que la mystification prît fin ; l’autre, que du moment où elle se serait dévoilée, il faudrait renoncer à la liberté de leur correspondance, au plaisir de tout dire sous un nom emprunté, et c’était justement cette liberté qui en faisait le charme ; il faudrait retomber dans la banalité des formules convenues ; et elle pensa que, dès lors, elle n’aurait plus aucun goût à écrire.
Ce fut cette idée qui la décida. D’ailleurs, que faisait-elle de mal ? De toute façon, Hubert deviendrait son fiancé, peut-être son mari, avant la fin de la guerre…
Mari… fiancé ?
Elle essaya de se représenter Hubert de Louvigny tel qu’il devait être aujourd’hui d’après le souvenir qu’elle en avait gardé, mais la bonne figure ronde et rieuse de l’ancien étudiant ne lui inspirait rien…
Soudain Diane rougit violemment.
Un autre visage aux traits mélancoliques, aux yeux profonds et graves, se dressait devant elle.
Elle revoyait ce regard douloureux, résigné, qu’une glace lui avait renvoyé, le regard qui lui avait appris qu’elle était aimée comme elle désirait l’être.
— Je rêve ! fit-elle à mi-voix en secouant ses épaules, c’est absurde de penser à lui !
Écrivons à Hubert.
Elle écrivit rapidement :
« Voici plus de deux mois, mon cher correspondant, que j’attends de vos nouvelles et ne vois rien venir.
« C’est moi qui viens vous demander si vous vous souvenez encore de Rose Perrin et si vous avez l’intention de reprendre notre correspondance interrompue.
« Vous remarquerez par le timbre de ma lettre datée de la Sarthe que j’ai quitté Paris : cela ne m’empêchera pas de recevoir vos réponses à la même adresse que précédemment ; une amie se chargera d’en faire l’envoi. » — (L’amie en question était celle de Rose, Mlle Lancelot.)
« Êtes-vous curieux de savoir ce que je fais dans ce pays et ce que je vois autour de moi ?
« Je vais vous le décrire :
« D’abord l’endroit, un pays ravissant en plein bois, ni ville, ni village, pas même un hameau, une maison isolée au milieu de grands arbres ; cette maison même n’est qu’un chalet rustique.
« Une vigne vierge et des clématites le recouvrent en partie d’un côté, de l’autre il disparaît sous les roses grimpantes. Tout autour c’est la forêt, sans fleurs, rien que des arbres, chênes, sapins, et des taillis profonds où les pas des promeneurs font lever des lièvres et des biches.
« A cent mètres environ du chalet, on aperçoit le toit de tuiles rouges d’une ferme basse et longue.
« D’ici, j’entends l’aboi des chiens, les cris des enfants, et les roucoulements des pigeons, au matin, le chant du coq. Cela met un peu d’animation dans mon coin perdu toujours plein de silence : c’est un véritable ermitage.
« Et voici la salle où je vous écris.
« Elle est grande et claire étant percée de quatre fenêtres dont deux regardent sur une éclaircie qui domine la vallée et les autres donnent sur une longue allée de sapins.
« Seul le crissement sur le sol des aiguilles de pin avertit de la venue des rares visiteurs de mon ermitage.
« C’est au milieu de cette paix profonde que mes jours se passent, non dans l’oisiveté, car je suis devenue très active ; vous allez en juger :
« Je dois inscrire les piles de linge qui entrent et qui sortent, les bandes de pansement fabriquées par nos ouvrières et les vêtements d’enfants qui prennent le chemin de la ferme pour servir à tout un petit peuple remuant et gai.
« Vous l’avez deviné, cher monsieur, l’endroit où travaille Rose Perrin est un ouvroir ; c’est là que, du matin au soir, je vais et viens de mon bureau à la table chargée de linge, et, de là, aux chambres des blessés convalescents que nous soignons et guérissons au bon air de ces bois.
« Vous me disiez l’hiver dernier : « Occupez-vous, chassez l’ennui par tous les moyens ! » Vous le voyez ; je suis votre conseil ; je ne connais plus l’ennui et je m’en trouve bien. Ici, où je me sais utile, je me sens très heureuse ; une grande sérénité, une paix profonde m’enveloppent si doucement que je me laisse vivre, oubliant de compter les jours… Ma vie est transformée et je me sens l’âme légère comme elle ne l’a jamais été.
« Est-ce donc que, pour être heureux, il ne faut point vivre pour soi ?
« Je me reproche quelquefois mon heureuse quiétude en pensant à tout ce qui souffre sur terre en ce moment.
« J’en ai eu un exemple sous les yeux dernièrement, en visitant un hôpital où l’on soignait d’horribles blessures…
« Ce jour-là, j’ai compris bien des choses et je me suis promis de ne jamais laisser passer une souffrance près de moi sans essayer de la soulager…
« Faut-il vous compter au nombre de ceux-là, monsieur le lieutenant ? Êtes-vous encore souffrant, blessé au moral ou au physique ?
« Si ce n’est qu’au moral et si les lettres de votre petite amie peuvent être un soulagement à votre mal, rendez-lui confidence pour confidence.
« J’attends de vous une longue lettre qui resserrera le pacte d’amitié auquel reste toujours fidèle
« Votre amie Rose. »
Mademoiselle Rose Perrin,
183, rue de Longchamp, Paris.
(Faire suivre.)
« Mademoiselle Perrin,
« C’est mon camarade Plisson, Victor, qui est bien anxieux à cause qu’il ne reçoit rien de vous.
« Il dit comme ça qu’il n’y tient plus et que si il avait encore la jambe qu’on lui a coupée, il ne resterait pas un jour de plus à l’hôpital ; il dit qu’il irait vous demander si c’est que vous l’avez remplacé comme promis parce que vous auriez honte d’un mari avec une jambe de bois.
« Ça, alors, ça serait mal ! (Ce que je vous dis là, c’est de mon cru !)
« Il se fait du mauvais sang rapport à vous que ça fait peine à voir et que ça lui donne la température, que dit M. le major.
« Les autres demoiselles lui ont toutes écrit des petits mots bien aimables, et même qu’elles ont été jusqu’à envoyer des petits paquets, dont des cigarettes qu’on a fumées ensemble en causant de vous… Victor ne sait plus causer que de vous, mademoiselle Perrin ; il en devient « rasoir ». Quant aux lettres de ces demoiselles, c’est moi qui les lis ; Victor veut pas même les voir puisqu’il dit comme ça qu’il n’y en a qu’une qui compte pour lui et que c’est celle-là qui ne dit rien.
« Allons, mademoiselle Perrin, un bon mouvement. Faut pas lui en vouloir de sa jambe, quoi ! C’est pour le pays qu’il l’a laissée, pas vrai ?
« Je ne sais pas vous arranger ça comme il faudrait, mais je me comprends et je pense que vous me comprenez pareillement, parce que, comme dit Victor, vous êtes fine comme une mouche et rusée comme une ablette !
« A part ça, rien de nouveau à vous dire, excepté que Victor a été cité à l’ordre de l’armée et qu’il aura une palme sur sa croix.
« Bien le bonjour, mademoiselle Perrin, de votre respectueux
« Caporal Landin Joseph. »
C’est un clair matin à l’ouvroir, où les ouvrières diligentes bavardent en travaillant, car à la Biche-au-Bois, la gaieté est de rigueur.
Seule, Rose Perrin fait exception.
Les lèvres serrées, elle n’ouvre plus la bouche, que pour les monosyllabes indispensables.
C’est un deuil général à la Biche-au-Bois où on l’entendait rire si souvent quand ce n’était pas le son de sa petite voix aigrelette lançant le refrain du Temps des cerises. Mais Rose s’entête dans son chagrin farouche et repousse toute idée de pardon.
La sœur des Anges, qui est douée d’une nature douce et tendre, s’intéresse vivement à cette triste aventure.
On l’entend dire et répéter :
— C’est à croire qu’elle n’a pas de cœur !
Une jambe coupée, la croix de guerre, la fièvre, le désespoir, que lui faut-il de plus pour la toucher ?
Mademoiselle Rose, le bon Dieu se lassera de vous, à cause de votre dureté ! Songez qu’il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui…
— C’est facile, ma sœur, répond la coupable, de parler de choses qu’on ne peut pas comprendre, surtout quand « on » ne sait pas ce qu’« on » ferait à la place des autres…
Sœur des Anges rougit très fort, mais, en baissant sa cornette sur la grosse chemise qu’elle reprise, elle ne peut empêcher un sourire fin de voltiger autour de sa bouche un peu grande, aussi bien faite pour le rire que pour la prière.
Le fin sourire signifie :
« Oh ! si, je sais bien ce que je ferais à votre place. J’accueillerais le pécheur repentant, le pécheur douloureux, mutilé pour la France, et je lui ouvrirais les portes du ciel ! »
Mais Rose n’admet pas qu’on parle de pardon quand la confiance est enterrée à jamais !
Cependant, bien que toute sa jolie gaieté se soit enfouie sous un voile de deuil, la petite lingère n’en accomplit pas moins sa tâche d’abeille industrieuse et ponctuelle.
On dirait même qu’elle redouble de zèle à tirer l’aiguille, à soigner les malades ou à guider les pas des convalescents qui regagnent en petits soins prévenants ce qu’ils ont perdu en gaieté.
Et c’est toujours la compagnie de Rose qu’ils préfèrent à celle de Mlle de Trivières, qui leur en impose, ou de la sœur des Anges, qui les sermonne.
Quelques jours plus tard, Rose s’en va à la recherche de mademoiselle, qu’elle trouve assise sur son banc, à l’abri du gros chêne.
— Mademoiselle, deux lettres pour vous : une à mon nom, mais je crois que c’est le monsieur officier ; et une autre…
— Eh ! bien, Rose, allez-vous mieux ?
C’est du moral que s’informe Mlle de Trivières car, pour le physique, Dieu merci, il n’en est plus question.
— Non, mademoiselle, c’est pire…
— Vous savez que nous avons demain la visite des personnes qui sont au château. Avez-vous veillé à ce que tout soit prêt ?
— Oui, mademoiselle. Tous les malades ont des draps propres, et les enfants des tabliers neufs. On a nettoyé partout, les vitres sont lavées, les parquets cirés. Sœur des Anges mettra des fleurs dans les vases et même elle a fait une guirlande en papier rose plissé pour mettre autour de la sainte Vierge… On ne peut rien faire de plus…
— Non, vraiment, acquiesce Diane avec un petit sourire. Allez, Rose, c’est bien.
L’ouvrière s’éloigne sans bruit dans l’allée et Diane, en la suivant des yeux, pense à sa triste figure et songe :
« Pourquoi souhaiter connaître l’amour puisqu’il est une cause de souffrance ?…
« Mais, voyons ce que dit Hubert ?… »
Encore ce visage troublant, ces yeux profonds et tristes, qui s’interposent entre son regard et l’écriture serrée où elle retrouve un souvenir.
Non pas celui d’anciennes lettres, mais d’une simple carte de visite avec deux lignes d’adieu…
Elle s’empresse de lire pour chasser la vision :
« Mon amie Rose,
« Vous permettez n’est-ce pas que je reprenne l’appellation familière qu’autorise le pacte d’amitié dont vous voulez bien vous souvenir et que vous me rappelez si gentiment ?
« Je ne sais comment vous exprimer tout le plaisir que j’en ai ressenti !
« Moi non plus, je n’ai point oublié notre traité d’alliance et j’y suis resté fidèle.
« Jugez-en :
« Étant à Paris en congé de convalescence, je n’ai pas cherché une seule fois à me rapprocher de vous… Je vous l’avais promis…
« Bien qu’il m’eût été facile de me renseigner, je ne l’ai même pas tenté : un officier n’a qu’une parole ! — Mais j’avoue, pour diminuer mon mérite, que Paris n’était pas le cadre où j’eusse voulu vous connaître si j’en avais eu le choix.
« Si j’avais pu choisir, j’aurais voulu vous voir dans le milieu rustique et champêtre que vous me dépeignez, tout occupée à vos simples devoirs, allant et venant, des enfants aux malades, des blessés à l’ouvroir, un sourire aux lèvres et l’âme légère !
« Ah ! petite amie, pourquoi existe-t-il des femmes si différentes ?… de splendides lis de serre chaude fiers, purs et superbes, mais qui savent à peine se pencher sur la misère humaine et que les émotions communes aux autres femmes semblent ne devoir jamais atteindre !
« Vous êtes, vous, douce amie, la rose des baies au charme discret. Votre grâce délicate n’attire pas les regards et ne recherche aucune louange.
« Lorsque vous faites le bien ce doit être comme une émanation naturelle de votre cœur : le doux parfum de la fleur !
« Que Dieu me garde des beaux lis fiers, et me conserve votre amitié, Rose !
« Nous sommes auprès d’un misérable village dont il ne reste guère que le souvenir, quelques caves et beaucoup de rats, des souris aussi, très jolies, que nous avons apprivoisées.
« Deux ou trois plus familières regardent courir ma plume de leurs petits yeux brillants où je veux voir une vague lueur d’intérêt.
« On se sent là si seul, si séparé du monde civilisé ; le mauvais temps porte aux humeurs noires ; il fallait la lettre de mon amie Rose pour secouer la vague de tristesse qui fait comme la pluie et s’insinue lentement…
« Ah ! quand le temps de l’action viendra-t-il ! Quand le grand souffle du combat viendra-t-il balayer les torpeurs de l’attente !…
« Alors il n’y aura plus de place pour le regret de ce que la vie aurait pu être, ni pour l’amertume des espoirs impossibles… Donner sa vie pour une belle cause, la sacrifier au plus grand et au plus pur amour, n’être enflammé que de la seule passion qui devrait faire battre le cœur d’un soldat : après l’amour divin, celui de la Patrie !
« Douce amie, puisque vous m’avez promis de prier pour moi, tâchez d’obtenir du Ciel ces faveurs…
« Je me reproche d’avoir peut-être assombri de ma tristesse votre « âme légère ». Vous m’avez dit un jour que vous étiez patiente. N’ai-je pas abusé aujourd’hui ?
« Toujours votre respectueux et dévoué,
« H. de L. »
Le charmant garçon, se dit Diane en refermant sa lettre. Qu’est-ce qui peut le rendre triste ?…
… Je me demande si « l’autre » saurait écrire comme lui ?…
Mlle de Trivières aperçoit l’autre lettre où son adresse est tracée d’une écriture féminine, correcte, inconnue.
Elle décachète et lit :
Mlle de Trivières
La Biche-au-Bois
par Bonnétable (Sarthe).
« Mademoiselle,
« Je me permets de m’adresser directement à vous à l’instigation d’un soldat mutilé dont j’ai reçu la visite et qui me charge de vous supplier de vouloir bien vous intéresser à lui.
« Le pauvre garçon a payé largement sa dette à la patrie, ayant perdu une jambe en Champagne.
« Réformé, il est rentré chez sa mère, brave concierge du quartier Montmartre et cherche actuellement un emploi afin de la décharger de son entretien. Mais cette question n’est pas celle qui lui tient le plus à cœur.
« Cet ancien soldat se recommande à vous, mademoiselle, connaissant l’influence que vous possédez sur la jeune fille avec laquelle il était fiancé.
« Elle se nomme Rose Perrin, et elle est à votre service en qualité de lingère… Vous avez eu la grande bonté de vous intéresser à sa santé.
« Rose, qui avait gardé jusqu’en ces derniers temps une correspondance régulière avec ce jeune homme, a cessé complètement de lui écrire depuis qu’il a été blessé.
« Ainsi que je l’ai affirmé au pauvre garçon désespéré de son abandon, je ne puis croire que la cause en soit sa mutilation si digne de pitié.
« Cette petite ouvrière était remplie de cœur, elle n’est point de celles qui reviennent sur leur parole pour un semblable motif, cependant j’avoue que je ne comprends rien moi-même à son silence obstiné, et j’ai promis au fiancé malheureux d’obtenir, mademoiselle, votre intervention en sa faveur.
« Je connais assez votre bonté compatissante dont j’ai eu la preuve par l’intérêt que vous avez témoigné à mes pauvres blessés, pour être assurée que vous n’hésiterez pas à confesser Rose et peut-être à la faire revenir à de meilleurs sentiments envers le malheureux à qui elle s’était promise.
« Recevez de nouveau, mademoiselle, l’expression de ma sincère gratitude, et les sentiments tout dévoués de
« Marie Lancelot,
« 189, avenue de Longchamp, Paris. »
« Voici une commission peu facile », pense Diane.
Elle réfléchit longuement, et, tout à coup, un sourire éclaire son visage.
Elle se lève et se dirige vers le chalet.
— Ah ! petite obstinée, pense-t-elle, nous verrons qui aura le dernier mot !
Bien seule dans l’ouvroir — il va être six heures et demie : c’est l’heure du repos du soir. Diane s’asseoit devant son bureau et trace ces lignes :
« Mademoiselle,
« Je reçois à l’instant votre lettre et voici la solution à laquelle je me suis arrêtée comme étant la plus pratique et comme celle qui doit donner le meilleur résultat.
« Je n’ai pas confessé Rose qui s’obstine dans une idée fixe.
« Je pense que mon intervention serait inutile et j’estime que si quelqu’un est mieux qualifié que tout autre pour plaider sa cause ce ne peut être que le coupable lui-même — coupable d’avoir eu quatorze marraines ! Tel est son crime.
« J’ai décidé que M. Plisson prendrait le train pour Bonnétable au jour le plus proche et viendrait en personne présenter ses excuses et obtenir son pardon.
« A en juger d’après certains indices, je ne crois pas que ce soit une chose impossible.
« Il pourra même passer plusieurs jours à la Biche-au-Bois — si tout s’arrange comme je le pense — et, si le pays lui convient, y rester en qualité de gardien.
« L’emploi manque encore de titulaire.
« Je cherchais justement un homme honnête et, de préférence, un mutilé de la guerre.
« Nous fixerons ultérieurement ses appointements.
« Vous trouverez ci-inclus, mademoiselle, deux billets de cent francs.
« Je vous prie de vouloir bien en donner un à Plisson pour le défrayer de ses frais de voyage et de garder le second que vous emploierez à des douceurs pour vos blessés.
« Recevez, mademoiselle, l’expression de mes sentiments distingués.
« D. de Trivières. »
Diane finit d’écrire les derniers mots quand la petite sœur des Anges entre sur la pointe des pieds portant très haut, avec une infinie précaution, une superbe guirlande de papier… La sœur s’approche de la cheminée où elle dispose son œuvre avec art, puis recule de deux pas pour juger de l’effet, et enfin tourne sa cornette du côté du bureau, où elle rencontre le regard de Mlle de Trivières.
— C’est joli ? mademoiselle, demande la sœur en rougissant.
— Très joli, répond Diane, retenant un sourire.
Les roses de papier luttent de couleur avec les joues de la sœur des Anges, mais c’est à leur désavantage.
— Ma sœur, dit Diane en faisant un signe, venez ici, je vais vous dire un secret.
Sœur des Anges palpite rien qu’à l’idée d’apprendre le secret, mais sa joie et son enthousiasme débordent quand elle le sait et elle s’écrie en battant des mains comme une enfant.
— Oh ! Mademoiselle, la bonne idée ! Cette fois, si l’endurcie résiste, il n’y aura plus qu’à l’abandonner à la divine Miséricorde.
— Elle ne résistera pas, ma sœur. Maintenant vous seriez bien aimable d’aller dire à la ferme qu’on attelle les poneys, je vais être en retard pour le dîner et je n’aurai pas le temps de changer de robe.
Cinq minutes plus tard, Mlle de Trivières, emportant sa lettre, franchit la distance qui la sépare du village d’abord, où elle s’arrête devant la poste, puis du château.
Elle accélère le pas vif des poneys en franchissant la grille, car elle entend résonner les premiers coups de la cloche du dîner ; elle sait qu’on attend des invités.
Diane entra dans le grand salon au moment où Mme de Trivières prenait le bras de sir Richardson pour passer à la salle à manger.
La marquise jeta à sa fille un regard de reproche et dit cependant avec un sourire aimable à l’Américain qui saluait :
— Vous connaissiez ma fille, je crois ?
Sir Richardson répondit avec un fort accent et en cherchant ses mots :
— J’ai eu l’honneur, chère Mrs Stevens, un long temps avant d’être présenté, et quand on a eu le plaisir de voir mademoiselle une fois… on n’oublie pas !
Diane sourit en réponse au compliment, puis salua au passage Mrs Richardson qui suivait au bras du comte de Voylans.
Il y avait en tout une douzaine de convives, y compris les hôtes du château.
Les invités du cru étaient deux vieux ménages, voisins de campagne, plus deux officiers venus à cheval du cantonnement de Bonnétable.
Diane s’excusa de son retard sur ses nombreuses occupations, et la baronne de Rivoire, qui s’intéressait aux œuvres de bienfaisance du pays, s’informa des progrès en cours à la Biche-au-Bois.
Elle manifesta son admiration de ce que la jeune fille avait su créer avec ses seules ressources.
Sir Richardson écoutait attentivement.
Très grand ami de la France, l’Américain s’y était fixé depuis qu’ayant cédé la direction de ses immenses affaires à son fils unique, il s’était trouvé libre de suivre ses goûts.
Depuis la guerre, il avait largement contribué aux œuvres fondées par ses compatriotes pour venir en aide à la France.
Et, sans embarras, sans faste, saisissant les occasions qui s’offraient ou les faisant naître, sir Reginald Richardson répandait l’or à pleines mains et soulageait des misères sans nombre.
L’initiative de cette belle jeune fille dont la haute taille gracieuse, les manières libres, le ferme et droit regard, lui rappelaient les façons de ses compatriotes, lui plut. Il admira la volonté, l’esprit d’organisation qui avaient su créer une œuvre avec des ressources limitées.
— Splendide fille, pensait sir Reginald en regardant Diane ; grand nom, caractère, énergie, beauté et de la race ! By Jove ! tout à fait la femme désirable pour mon Joe. Il serait fier de présenter à New-York cette fille de marquise… Attention !… Il faut voir.
Il se ménagea dans la soirée un tête à tête avec la jeune fille, sous prétexte de faire un tour au bord du bassin où les cygnes, leur long col replié sous la neige de l’aile, dormaient au clair de lune.
Sir Reginald n’était pas sensible à la beauté des cygnes ni à celle du clair de lune, mais il l’était beaucoup aux attraits de la charmante fille en robe blanche qui marchait à son côté !
Leur conversation avait pris un tour général sur les mérites respectifs des deux pays amis. Sir Richardson s’étendit aussi sur ceux de son fils.
— Joe Richardson sera un rude combattant.
Un bon garçon, mon Joe, vous savez : du cœur, de la tête, du jarret et une bonne poigne !…
Un garçon qui rendra une femme heureuse !
Diane écoutait distraitement.
Soudain, l’Américain dit sans transition :
— Je désire, miss Diana, je désire vivement visiter le sanatorium, l’école des enfants, l’ouvroir.
Je suis curieux de cette Biche dans les bois dont vous avez entretenu vous-même à table avec la forte dame en noir.
— Dès demain, sir Reginald, nous nous proposons de vous emmener là-bas si toutefois ce n’est pas un ennui pour vous ?
— Tout à fait le contraire, miss Diana.
— A côté des œuvres dont vous vous occupez, c’est si peu de chose ! Un simple chalet dans les bois avec quelques malades, une cour de ferme où jouent des enfants… Ce n’est rien !
Je rêverais, moi aussi, de plus grandes choses…
— Il ne faut pas rêver, miss, il faut agir.
Sur cette parole laconique, sir Reginald jeta son cigare et ils rentrèrent au salon.
Après la soirée, quand ils furent rentrés dans leur appartement, sir Reginald dit à sa femme :
— Jessie, jolly girl, je pense bientôt vous faire une surprise.
— Agréable, cher ?
— Certainement, puisque c’est une surprise pour vous. A very pleasant one !
— Oh ! dites ?
— Non, c’est encore trop tôt. Attendez !
— All right, dear !
Mrs Richardson passa dans le cabinet de toilette et son mari, s’asseyant devant une table Empire destinée à cet effet, écrivit le brouillon d’un télégramme qui devait être câblé le lendemain à New-York.
C’était sa manière habituelle de correspondre.
« Monsieur Joe Richardson,
« 278, 5th Avenue, New-York.
(Nous traduisons.)
« Cher fils, laissez les affaires à Smith. Partez par le prochain paquebot. Venez en France.
« Trouvé pour vous splendide fiancée, grand nom, petite fortune, tout à fait la chose pour vous. Je vous attends château de Vauclair, Bonnétable (Sarthe). Vous oublierez miss Smith ; celle-ci est préférable, mais il faut conquérir.
« Affectionately yours.
« R. Richardson. »
— A partir de demain, je regarde avec attention dans le Herald les noms des navires torpillés.
Sur cette parole de tendresse paternelle qu’il proféra à mi-voix, l’ex-directeur de cinquante usines et le propriétaire d’un quartier de New-York s’endormit et fit les songes les plus agréables.
Il y vit passer tour à tour un lac agrémenté de cygnes, une jeune fille belle comme une reine… Celle-ci contemplait avec admiration l’héritier de la raison sociale, Richardson Smith and Co, lequel se tenait à ses pieds, une main sur son cœur et l’autre appuyée sur la tête d’une biche blanche, le tout dans un décor de verdures.
Un petit vent d’est, rafraîchissant et chargé de l’odeur résineuse des sapins, faisait trembler les corolles des clématites lorsque, le jour suivant, vers quatre heures de l’après-midi, Rose Perrin dit à Mlle de Trivières, occupée à compter des bandes de pansement :
— Mademoiselle, j’entends les voitures… les voilà. Elles sont dans l’avenue.
On appelait l’avenue la simple allée de sapins, pareille à toutes les autres, mais aboutissant directement du château à l’ancien pavillon de chasse.
Deux automobiles débouchaient dans la petite clairière et stoppaient devant l’entrée.
Diane parut sur le seuil au milieu de son état-major d’ouvrières et de gardes-malades. Au même instant, la troupe d’enfants, sous la conduite de la sœur Philomène, sortait du chemin de la ferme.
Une fillette en blanc, portant un gros bouquet, marchait la première ; elle devait avoir l’honneur de réciter le compliment de bienvenue à Mme la marquise.
Voyant descendre d’auto deux dames également belles et respectables, l’enfant hésita, ne sachant à laquelle s’adresser, et Mrs Richardson faillit recevoir l’hommage destiné à la châtelaine, bévue qui eût été fort sensible à Mme de Trivières.
Cependant, la marquise répondit très gracieusement au compliment ; elle daigna accepter le bouquet et adressa même quelques mots de félicitation à sœur Philomène sur la bonne tenue de ses enfants.
Et ces derniers, en souvenir des bonbons qu’ils avaient reçus et dans l’espoir de ceux qu’ils attendaient encore, se mirent, sur un geste de la bonne sœur, à crier à pleins poumons :
— Vive madame la marquise !
Très sensible à l’accueil chaleureux qui lui était fait, Mme de Trivières, saluant de droite et de gauche, prit le bras que lui offrait sir Richardson et entra au chalet, suivie de tout son monde.
La visite dura plus d’une heure et se termina par celle de la ferme, où un goûter champêtre était préparé.
Sir Reginald approuvait et admirait tout ; les dames s’extasiaient, la marquise s’avouait étonnée et satisfaite.
Elle laissait sa fille faire les honneurs de chez elle, expliquant à ses amis comment le domaine de la Biche-au-Bois appartenant à ses enfants par héritage, elle les laissait entièrement maîtres d’en disposer. Comme on retournait du côté du pavillon où attendaient les autos, sir Richardson, qui marchait auprès de Diane, laissa passer le groupe de visiteurs pour s’arrêter au milieu de la clairière, d’où la vue embrassait la vallée.
On découvrait de là, à une courte distance, les tours du château ; sur la droite, le village de Vauclair et un peu plus loin, à gauche, le gros bourg de Bonnétable.
Il répéta à plusieurs reprises :
— Beautiful country… Splendid country !
— N’est-ce pas, dit Diane, que c’est un beau pays ? L’endroit est si favorable à nos convalescents que ceux qui arrivent à la Biche-au-Bois n’y restent que très peu de temps ; ils repartent guéris au bout de peu de jours. Quant aux enfants… vous avez vu leur mine ?
— Je pense, dit sir Reginald après un silence pendant lequel il n’avait cessé de fouiller le terrain du regard, je pense que c’est une pitié qu’il n’y a pas ici plus de sept ou huit malades et une si petite quantité d’enfants… Qu’est cela ? Rien.
Ce qu’il faut dans ce splendide pays avec cet air vivifiant, c’est soixante ou quatre-vingts malades et cent enfants !
Diane eut un petit rire :
— Oui, sir Reginald, je pense comme vous.
Mais ces idées font partie des rêves ambitieux dont je vous parlais hier. Tout cela est magnifique… en imagination.
— Ah ! que vous êtes bien Française, miss Diana !
Bien que vous soyez une pratique petite femme, vous me répondez par l’imagination quand je parle, moi, de réalités… Que vous ai-je dit hier, miss Diana ?
— Je ne me souviens plus, dit-elle, ne sachant où l’Américain voulait en venir.
— J’ai répondu : il ne faut pas rêver : il faut agir… Well ! we will act ! (Nous agirons !)
— Vous oubliez, dit-elle d’un ton pratique, que nous avons déjà beaucoup de peine à entasser dans un si petit espace un ouvroir, un refuge d’enfants et huit convalescents.
« Nous avons fait des dortoirs en abattant quelques cloisons et c’est à peine suffisant !
« Il serait vraiment impossible de…
— Ne dites pas impossible : ce mot n’est ni français ni américain.
Voici : j’ai encore besoin de penser pour mûrir mon idée, car j’ai une idée.
Elle est petite encore, mais elle deviendra une vraiment grande idée !
Je vois déjà ce que nous pouvons faire.
Il faudra élargir ce rond-point ; abattre des deux côtés ces arbres inutiles ; bien dégager le plateau et bâtir ici — il indiquait l’endroit avec sa canne — l’hôpital ; un hôpital modèle avec cinquante chambres, des dortoirs, salles de désinfection, de chirurgie, etc. Nous abattons ce pavillon…
— Ah ! non, s’écria Diane, s’il vous plaît, ne touchons pas au pavillon ; mon père l’a fait construire et il aimait à y venir souvent… J’y tiens !
— Question de sentiment ! Ah ! Française ! Laissons donc le chalet debout. Il servira de lieu d’isolement pour les maladies contagieuses.
Elle demanda, croyant toujours qu’il plaisantait :
— Et mon ouvroir ? Qu’en faites-vous ?
— Nous le mettons à la ferme avec les enfants.
— La ferme avec cent enfants et l’ouvroir !
— Je ne parle pas de ce misérable bâtiment, miss Diana — excusez-moi, nous parlons affaires — mais d’une construction nouvelle, claire, spacieuse, confortable, construction arrangée spécialement pour les besoins de la jeunesse.
Vous mettrez là quelques-unes de ces respectables personnes avec des voiles et des bonnets blancs, les sisters, ce sera parfait ! Que pensez-vous de mon idée, miss Diana ?
— Je pense, sir Reginald, que vous vous amusez à vous moquer de mes rêves ambitieux…
L’Américain répondit d’un ton froid :
— Je m’amuse rarement, je ne plaisante jamais et je pense : un vrai gentleman serait honteux de se moquer d’une femme, spécialement une charmante, brave et intelligente fille comme vous. On nous attend, miss Diana, venez, nous reprendrons plus tard cette conversation.
— Oh ! sir Reginald, exclama la jeune fille avec un mouvement de joie, vraiment tout ceci est sérieux ? Je pourrai voir réaliser mes plus chers désirs à la Biche-au-Bois ?
— Oui, miss de Trivières, dans l’avenir, les habitants de ce pays et les convalescents guéris par vos belles mains rapprocheront votre nom avec le nom de Richardson dans leur action de grâces. Et il ne tiendra qu’à vous, ajouta-t-il d’un ton de voix plus bas comme ils se rapprochaient des autos, que ces noms deviennent unis d’une façon plus intime.
— Je ne vous comprends pas, murmura Diane.
— Vous ne devez pas comprendre encore, c’est trop tôt. Mais voici madame votre mère qui nous fait signe… Rentrez-vous avec nous ?
— Non, je vous retrouverai ce soir, au dîner.
La jeune fille, après avoir salué ses hôtes, regarda partir les voitures sans faire un seul mouvement… Elle était encore stupéfaite par tout ce qu’elle venait d’entendre et intriguée surtout par le sens caché des dernières paroles de l’Américain qu’elle ne parvenait point à s’expliquer.
— Mademoiselle, dit la sœur Philomène à Diane qui arrivait le lendemain à la ferme, les mains pleines de jouets pour les enfants, dont les hôtes du château avaient bourré sa charrette anglaise, mademoiselle, il est passé tout à l’heure un soldat amputé d’une jambe et qui vous demandait.
— Un amputé ? Venait-il de l’hôpital de Bonnétable ?
— Non, mademoiselle, il arrivait de Paris, et il venait à pied de la station ; il m’a dit qu’il s’appelait Victor et qu’il venait pour la chose que mademoiselle savait bien.
— Merci, ma sœur. Je vais voir.
— Il n’a pas voulu en dire davantage. Je lui ai indiqué le chemin du pavillon, il doit y être en ce moment…
— Prenez ces jouets, ma sœur, vous les distribuerez.
Diane s’empressa de rentrer, elle souriait d’avance de la figure qu’allait faire Rose en voyant surgir devant elle le pécheur repentant.
La première personne qu’elle rencontra dans le vestibule fut la petite sœur des Anges qui vint à elle, plus rouge qu’une cerise, un doigt sur ses lèvres et les yeux brillants.
Elle chuchota :
— Mademoiselle, « il » est arrivé ; je l’ai fait entrer sans rien dire dans le petit parloir et puis j’ai été « la » chercher.
— Elle a consenti à le voir ?
— Elle ne savait pas que c’était lui ! Je lui ai dit que quelqu’un la demandait, je l’ai poussée dans le parloir, j’ai refermé la porte… et voilà !
La sœur des Anges soupira de contentement.
— Ils y sont encore ! acheva-t-elle.
— Y a-t-il longtemps ?
— Dix minutes, peut-être…
Mlle de Trivières réfléchit qu’en dix minutes on peut dire beaucoup de paroles et que si la rupture devait être consommée le tête-à-tête aurait déjà pris fin.
On pouvait donc présumer que tout allait bien.
En effet, Diane ayant pris la précaution de tousser avant d’entrer, pénétra dans le petit parloir.
Victor Plisson était précisément occupé à signer le traité de paix de baisers sonores plaqués sur les fossettes de Mlle Rose qui riait, ayant encore au bord des cils des gouttes perlées telles qu’on en voit briller sur le rosier étincelant aux premiers rayons d’un soleil de juin.
Victor Plisson était un homme de peu de paroles. Il alla droit au fait.
— Mademoiselle, dit-il à Diane d’un ton respectueux, j’ai décidé Rose à nous marier le plus vite possible. Pour ce qui est de la place que mademoiselle a la bonté de m’offrir, elle me convient, surtout comme ce pays-ci plaît à Rose, qui ne veut pas, même pour moi, — il jeta un regard à sa rougissante fiancée, — même pour moi, quitter mademoiselle… Alors, en nous prenant tous les deux, ça ferait le ménage, et mademoiselle n’aura pas à s’en repentir…
— Oui, ajouta Rose, j’ai dit à Victor que s’il me fallait quitter mademoiselle, notre mariage était rompu… J’ai pardonné les… les autres personnes, mais je ne lui pardonnerais pas de m’enlever d’ici. J’espère qu’avec le temps et… avec moi — un petit sourire à l’heureux fiancé — avec moi, il s’habituera au pays et qu’il ne s’y trouvera pas trop malheureux !
— Mademoiselle l’entend ! s’écria le brave garçon ravi, pendant que Rose enfouissait ses frisons sur son épaule, comme si je pouvais me trouver malheureux là où elle est ! Mais elle est rusée comme une ablette, elle aura toujours le dernier mot.
Le jour même, l’amputé, promu au grade de gardien en chef de la Biche-au-Bois, prenait possession de son poste.
Mlle de Trivières apprit avec plaisir qu’outre ses fonctions, Victor serait capable de cultiver la terre avoisinant la ferme, de soigner la basse-cour et le clapier, de conduire au besoin et de remplacer le chauffeur, qui se rendait à Bonnétable tous les matins pour les besoins de la colonie. C’était une précieuse acquisition, et Mlle Rose disait en se rengorgeant à la sœur des Anges, sa confidente :
— C’est un homme capable ! On irait loin pour trouver son pareil ! Il a quelquefois des idées d’indépendance, mais vous verrez, ma sœur, quand nous serons mariés, si je le mettrai au pas !
Ce même jour, au château, sir Reginald recevait cette réponse de son fils :
« New-York, 20 juin 1916.
(Traduction.)
« Prendrai prochain bateau si vous l’ordonnez, mais mon cœur est brisé. Engagé à miss Smith depuis deux ans, je l’aime. Elle m’aime.
« Cher père, je vous supplie encore, réfléchissez. Attends confirmation avant départ.
« Miss May is a sweet girl, pensez à cela.
« A respectful shake-hands from your
« Joe. »
(Réponse.)
« Vauclair, 22 juin 1916.
« Je ne puis, dear Joe, que confirmer dernière dépêche. Venez !
« Miss May est une douce fille, oui… Mais Mlle de T… est une fascinating beauty.
« Vous serez fier, old Joe, avec une telle femme à votre bras. C’est votre père qui vous le dit, et il s’y connaît. Make haste.
« Sincerely yours.
« R. Richardson. »
Depuis près d’une semaine qu’avait eu lieu la visite du château au pavillon, sir Reginald n’avait plus reparlé à Diane de ses projets, mais elle comprenait qu’il y pensait toujours.
Il avait, en la regardant, un air de malice plein de sous-entendus, et plusieurs fois, en rentrant au château, elle avait surpris l’Américain causant confidentiellement avec la marquise.
Ils se taisaient en la voyant.
Ce mystère ne laissait pas que de l’intriguer.
S’agissait-il seulement de l’hôpital en projet ou d’une question qui la touchait de plus près ?
Diane savait l’existence du fils Richardson, mais la mère ayant fait un jour, devant elle, allusion aux fiançailles de son Joe, elle ne soupçonnait pas qu’une proposition de mariage pût lui venir de ce côté.
Un après-midi, à la Biche-au-Bois, on vint avertir Mlle de Trivières qu’un monsieur demandait à la voir.
Diane se rendit au petit parloir et vit avec étonnement sir Reginald, avec qui elle avait déjeuné et qui ne lui avait pas annoncé sa visite.
Très étonnée, elle lui tendit la main en disant :
— Quelle bonne surprise, sir Richardson. Je ne m’attendais pas au plaisir de vous voir cet après-midi.
Vous deviez aller visiter le château de Bonnétable avec ma mère et nos amis…
— J’ai donné un prétexte, miss Diana. Je désirais causer avec vous loin des curieuses oreilles.
— Nous pouvons parler ici en sûreté. Voyons, de quoi s’agit-il ? Est-ce de votre grand projet ?
— Oui, premièrement. Ma petite idée a fait du chemin ces jours passés. J’ai téléphoné à Prévôt, mon architecte, à Paris.
La difficulté sera de trouver assez d’ouvriers. Nous en ferons venir de Suisse, s’il le faut.
Il sera nécessaire, peut-être, miss Diana, que vous obteniez une autorisation de votre tuteur.
— Je suis majeure, dit Diane, mais mon frère est encore mineur et ce domaine nous appartient à tous deux. Je connais d’avance la réponse de mon frère et je suis certaine d’obtenir l’autorisation de notre tuteur.
— Bien. L’architecte est prévenu, le plan va être fait ; il n’y aura plus qu’à commencer quand vous l’ordonnerez.
C’est vous, miss Diana, qui poserez la première pierre de l’édifice et, si vous voulez m’accorder cette faveur, j’en serai le parrain…
Diane tendit sa main et dit avec émotion :
— Vraiment, sir Reginald, je ne sais comment vous exprimer toute ma reconnaissance !
— Ne cherchez pas, chère miss, j’ai trouvé un moyen.
— Vous ? sir Richardson ?
— Oui. Mon moyen se nomme Joe Richardson et, avec le consentement de la respectable marquise, votre mère, je vous demande si vous n’auriez pas de répugnance à faire sa connaissance ? Mon fils viendra exprès d’Amérique pour avoir l’honneur de vous être présenté… à vous la plus fascinating girl du vieux monde.
Ayant prononcé cette longue tirade d’un ton solennel, sir Richardson demeura immobile, son chapeau à la main, fixé au sol dans une attitude rigide et les regards rivés sur la jeune fille.
Diane fit attendre un instant sa réponse.
Elle pensait :
« C’est le vingtième. Encore un ! »
Puis, elle revit le long regard douloureux de celui qui l’aimait.
Elle se tourna lentement du côté de l’Américain et répondit avec effort :
— Je suis étonnée, sir Reginald, que ma mère ne vous ait pas fait part d’un projet de mariage qui a été ébauché par elle-même et par mon tuteur avec… un ami d’enfance, le propre neveu du général d’Antivy.
— Well, miss Diana, si vous n’aimez pas l’ami d’enfance et si le projet est seulement ébauché, je pense vous pouvez rompre ? Joe Richardson est un beau garçon, vous savez, un mètre quatre-vingt-deux de hauteur, solide santé, le cœur à la bonne place et, enfin, bonne fortune, c’est mon unique héritier. Joe vous aimera et vous serez une heureuse femme.
Diane eut un léger sourire.
Cette manière de mêler les affaires au sentiment était bien américaine ; le pratique et l’idéal tout ensemble.
Comme elle ne répondait pas :
— Miss Diana, ajouta sir Reginald, d’un ton moins assuré, je ne vous demande aujourd’hui que de consentir à recevoir mon fils, à l’étudier comme un « aspirant » possible à l’honneur de votre main. Quand vous le connaîtrez, j’ose espérer que votre cœur parlera pour lui.
En Amérique, nous faisons toujours des mariages d’inclination : vos sentiments seront libres, miss. Quand vous aurez vu et jugé, vous direz oui… ou non, simplement… et si c’est non, Joe reprendra le prochain paquebot… Ce sera pour lui une petite promenade qui lui donnera le plaisir de revoir la France.
Pendant que l’Américain parlait, Diane se disait :
« A quoi bon le laisser venir ? Je serai plus gênée de dire non après, surtout si ma mère s’est mis en tête de me faire faire ce mariage.
« Je sais que je dirai non… Pourquoi ? Qu’importe, je le sais !… Il vaut mieux trancher la question maintenant… »
Elle répondit avec fermeté, en plongeant son regard droit dans les yeux anxieux de sir Reginald :
— Je pense, cher monsieur, que cette petite promenade en France, qui pourrait porter préjudice aux affaires de monsieur votre fils, sera parfaitement inutile.
Je n’ai point le plaisir de connaître M. Joe, sauf par le portrait flatteur que vous m’en faites. Je suis donc bien à mon aise pour vous déclarer que je ne suis pas disposée à me marier maintenant et peut-être avant longtemps…
— Vous attendrez le retour de l’ami d’enfance ?… S’il revient !… Ah ! Miss Diana, je vois clair ! Vous êtes rougissante… Vous ne dites pas non…
« Vous aimez !
« Oui, je comprends, j’aurais dû me douter, belle comme vous l’êtes… Votre cœur est pris. Joe viendrait trop tard…
Vous êtes une fille avec une noble nature, tout d’un seul morceau, vous êtes incapable de changer. La question d’argent est nulle pour vous… Bien ! bien ! Je ne briserai pas votre cœur… ni celui de Joe… et de miss Smith aussi… Je n’insiste pas ! Joe choisira un autre temps et une autre place pour faire son petit voyage et, by Jove ! ce sera un voyage de noces ! avec la sweet girl ! La respectable marquise, votre mère, sera désappointée, je le suis également… mais, no matter ! Moi aussi, j’avais mes ambitieuses pensées, vous me faites comprendre qu’elles sont impossibles… All right !…
Maintenant, parlons de notre hôpital…
— Quoi, sir Reginald, malgré mon refus, vous ne renoncez pas…
— Renoncer ? Jamais ! quand une chose matérielle est en cause…
On ne doit pas briser un cœur, miss Diana ; on peut et on doit briser les obstacles quand il s’agit de rendre la vie à ses semblables.
Diane tendit la main à l’Américain, qui la serra avec force…
— Sir Reginald, dit-elle, vous êtes un noble cœur !
— Et vous, miss Diana, vous êtes la most fascinating girl que j’aie connue en France. Je regrette pour Joe qu’il soit trop tard… réellement ! Je souhaite le retour de l’ami d’enfance… un bon retour, et beaucoup de bonheur !
Diane était si confuse qu’elle ne savait que répondre.
Ce que voyant, sir Reginald se leva en disant qu’il désirait rentrer au château avant l’arrivée des invités et de la marquise.
— Je vais faire atteler mes poneys pour vous reconduire, proposa la jeune fille. J’ai maintenant un cocher à ma disposition.
Elle désigna de la main l’amputé qui fourbissait les harnais dans un coin de la cour avec autant d’ardeur qu’il en mettait naguère à frotter son ceinturon les jours de sortie.
— Non, merci ; je préfère la marche. Trois petits kilomètres, c’est une promenade.
Venez avec moi, chère miss, vous m’accompagnerez jusqu’à la lisière de vos bois…
Nous causerons de notre hôpital. J’ai reçu une réponse de l’architecte.
Et, avec une étonnante liberté d’esprit, tout le long de l’allée des sapins, sir Reginald commença à déployer son grandiose projet dont les plans étaient déjà parfaitement élaborés dans son esprit.
Mlle de Trivières le quitta à l’orée du bois. Elle reprit seule le chemin du pavillon.
La démarche lente, la tête penchée, elle tâchait de trouver la clef d’un problème que, sans le savoir, sir Richardson venait de lui poser.
Elle aimait… Comment l’avait-il deviné ? Pourquoi, en entendant cette affirmation, n’avait-elle pas protesté ?
Elle ne pouvait s’expliquer, même maintenant, le trouble que ces paroles avaient soulevé tout au fond de son cœur.
Diane n’osait plus donner à la question une réponse négative et, malgré cela, il lui était tout aussi difficile de répondre par l’affirmative.
Elle aimait, c’était un fait.
Son esprit était sans cesse occupé d’un être qui lui avait fait découvrir le sens du mot « amour » ; mais cet être, quel était-il ?
Il avait tantôt le regard profond, la physionomie grave d’Hervé de Kéravan, tantôt les yeux rieurs, la figure animée d’Hubert de Louvigny.
Car, si elle ne pouvait se rappeler sans émotion certains moments passés à Paris auprès du premier, les lettres d’Hubert possédaient un charme inexprimable… Elle les attendait, les désirait et les voyait arriver avec une joie toujours renouvelée.
Lequel ?
« C’est Hubert, et ce doit être lui, raisonna-t-elle en arrivant au pavillon. Bon ami me le destinait, notre mariage le rendra heureux et ma mère le verra volontiers.
« C’est lui que j’aime… Je dois l’aimer ! »
Aussitôt rentrée, Diane se mit avec entrain à écrire à Hubert pour se faire pardonner l’infidélité de sa pensée dont les souvenirs la ramenaient sans cesse vers un autre.
Pendant ce temps, sir Richardson, revenu à Vauclair et trouvant que la bande des promeneurs n’était pas encore rentrée, monta dans son appartement, où il griffonna ce télégramme :
« Cher Joe,
« Inutile venir si votre présence nécessaire à New-York. Je renonce à la french girl ; son cœur n’est plus libre… Too late !
« Épousez May Smith et Dieu vous bénisse.
« Prévenez-nous avant le mariage. Votre mère désire assister.
« Je regrette quand même la fascinating beauty, mais puisque vous croyez être heureux avec la sweet girl… All right ! A bientôt.
« Votre père affectionné,
« R. Richardson. »
Extraits de lettres.
« Rose Perrin à H. de L.
« Je suis navrée de votre tristesse. Est-ce du découragement, de l’ennui ?
« Puisque notre traité d’amitié comporte la clause que nous ne devons rien nous cacher de nos sentiments intimes, dites-moi vite ce qui cause votre peine afin que j’essaie de la consoler… Tant d’amertume, tant de tristesse ne sont pas compatibles avec la nature d’un homme d’action tel que vous…
« Ayez confiance, monsieur le lieutenant, sinon ce serait un crime de lèse-amitié et vous ne seriez plus digne de recevoir la mienne.
« Supposez que vous adressez votre confidence à l’une des jolies souris qui viennent vous regarder écrire… Je ne tiendrai peut-être guère plus de place dans votre vie et puisque vous vous imaginez éveiller en elles une vague sympathie, pourquoi refuseriez-vous de croire à celle que je ressens pour vous ?
« Sympathie, affection, tout idéales, n’est-ce pas ? et qui n’engagent à distance que notre pensée…
« Voici pourquoi, mon lieutenant, vous me devez toute la vérité. »
— Cette bonne petite Rose, pensa le lieutenant, elle a raison… Mais comment oserai-je lui parler d’« elle » ? Est-elle seulement capable de comprendre un amour comme celui que je « lui » ai voué ?… Oui, elle est femme, elle comprendra…
Plusieurs jours après, Mlle de Trivières recevait cette réponse :
« Comme vous savez trouver les choses qu’il faut dire pour me rappeler aux devoirs de notre amitié et faire que je ne puis me dérober à ses exigences sans me rendre coupable d’un crime à votre endroit.
« Mais vos doigts délicats, petite amie, ouvrent si doucement la porte des confidences qu’elles viennent à vous sans effort.
« La cause de ma tristesse, du profond dégoût où je m’enfonce depuis mon dernier congé, la devinez-vous ?
« Hélas ! Entre vingt et trente ans, est-il pour un homme une autre cause de désespoir que l’amour ?
« Qui est « elle » ? me demanderez-vous et pourquoi sa pensée vous remplit-elle de doute et de découragement ?
« Connaissez-vous, petite amie, la chanson du barde Botrel ?
« Les siens sont bruns, mais la fin de l’histoire est la même :
« C’est tout !
« Êtes-vous satisfaite de la confidence, curieuse souris ? »
Après cette lecture, la lettre tomba des mains de Diane et elle exclama : « Une autre ! Et il ose me le dire !… J’ai bien fait de lui écrire sous un nom supposé… Sans cela, je ne l’aurais jamais su ! Eh bien ! cher monsieur, je suis fort aise d’être mise au courant ! Cela m’épargnera désormais de me mettre en frais de correspondance… »
Mlle de Trivières passa tristement la fin de l’été. Bien qu’elle ne voulût point se l’avouer, les lettres habituelles étant supprimées laissaient un grand vide dans sa vie et il fallut tout l’intérêt qu’elle prit à la construction du nouvel hôpital pour la distraire d’une visible préoccupation.
Cependant un travail se faisait en son esprit. La lumière y pénétrait ; elle arrivait insensiblement à la solution du problème qu’elle s’était posé :
Lequel ?
Si son esprit lui avait répondu : « Hubert », son cœur maintenant lui criait de toutes ses forces : « Hervé ».
Elle sentait qu’il fallait dire adieu à l’amour tout imaginatif qu’elle avait cru éprouver pour l’ancien compagnon de jeux de son enfance, et s’avouer enfin l’attraction véritable qu’elle ressentait envers celui qui, seul, l’avait aimée sans le dire.
La dernière lettre d’Hubert déclarant sa passion pour une autre femme l’avait froissée dans sa vanité de jeune fille, mais l’avait aussi éclairée sur l’état de son propre cœur. Il lui sembla qu’elle devait déclarer la vérité à celui qu’elle prenait pour Hubert et un jour de septembre elle se résolut à écrire :
« Cher monsieur et ami,
« Vous devez être étonné de n’avoir pas reçu de réponse à votre dernière lettre… Ma vie est si remplie et si sérieusement, que je dois souvent remettre à plus tard ma correspondance personnelle.
« Mais, après vous avoir rappelé la première notre pacte d’amitié, je serais impardonnable, ne le pensez-vous pas ? d’y être infidèle.
« Je réponds à votre lettre comme si elle m’était arrivée d’hier… Il y était question d’un violent chagrin au sujet de certaine personne.
« Vous aviez raison de croire que votre confidence m’intéressait.
« Un cœur de femme s’ouvre naturellement à la sympathie quand il s’agit d’un penchant malheureux, et d’autant plus quand il ressent lui-même une tristesse analogue.
« Voici un bien gros aveu de la part d’une jeune fille. C’est à l’ami loyal qui m’a fait la promesse de ne jamais chercher à connaître Rose Perrin que je m’adresse.
« Vous vouliez être consolé ?
« Vous vouliez que je vous plaigne ?
« Aimeriez-vous mieux être à la place d’une pauvre fille condamnée à garder le secret de son cœur, à en souffrir, tout en sachant qu’elle est aimée ?
« Mais à quoi sert d’être aimée, de le savoir à n’en pouvoir douter, si celui dont l’aveu serait reçu avec joie ne se décide jamais à le prononcer !
« Est-il donc si impossible de vous faire agréer ? Vous êtes un homme, c’est à vous à faire les premiers pas.
« Déclarez-vous !
« Qui vous dit que celle que vous traitez de femme insensible n’a pas déjà été touchée par votre amour.
« Ce serait plutôt à moi de vous dire :
« Plaignez-moi, consolez-moi ! »
« Mais je ne veux être ni plainte ni consolée.
« Aimer sans espoir n’est pas un malheur irréparable quand on a la force de sortir de soi-même pour se dévouer au bonheur des autres.
« La charité est une des formes de l’amour, et c’en est même la plus belle, parce que la moins égoïste.
« C’est vous, monsieur le lieutenant, qui m’avez appris à penser et à parler ainsi par les lectures que vous m’avez indiquées, par les conseils que vous m’avez donnés.
« Est-ce à moi aujourd’hui qu’il appartient de faire la leçon à mon maître ?
« Je suis réellement très occupée par une tâche absorbante et j’aurai peu de temps à vous consacrer.
« Cependant, si vous y tenez toujours, continuez d’écrire à la même adresse ; je vous répondrai par des billets plus courts, néanmoins ils seront une preuve de l’intérêt amical que ne cesse de vous porter :
« Votre amie Rose. »
Avenue Malakoff, au début de l’hiver 1918-1919.
C’est tout en haut de l’hôtel, dans la claire et vaste lingerie bien chauffée, que Mlle de Trivières, aidée de Rose, vérifiait des piles de linge destiné à l’hôpital de la Biche-au-Bois.
Il n’est plus question de l’ancienne Rose Perrin, la modeste et délicate ouvrière, sentimentale, un peu bébête, toujours entre le rire et les larmes : Rose est aujourd’hui une sérieuse matrone, mariée depuis cinq mois bientôt à l’heureux Plisson.
Elle est grasse, ronde, toujours active, et tout fait présager pour le printemps suivant la venue au monde d’un petit Français de plus.
Hélas ! il en faut tant de ces petits pour remplacer ceux qui sont tombés !
Rose n’était venue à Paris que pour huit jours, son domicile habituel étant fixé à la Biche-au-Bois, où son mari remplissait toujours ses multiples fonctions, et où la sienne propre était de diriger la lingerie de l’hôpital…, ce qui n’était pas une sinécure.
— Voici, dit Mlle de Trivières, douze paires de draps que vous pourrez emporter.
Vous ferez faire les paquets par Marie, je ne veux pas que vous vous fatiguiez à les faire.
— Mademoiselle pense trop à ma santé et à celle du petit ; solides comme nous sommes, Victor et moi !… Je vais regarder ces serviettes, si ce sont celles que je dois prendre.
— C’est bien demain que vous retournez là-bas ?
— Oui, mademoiselle, Victor m’attendra à la gare avec l’omnibus…, celui qui roule le plus doucement. Il m’écrit qu’on attend une nouvelle arrivée de blessés. M. Richardson a encore envoyé une quantité de literie : l’hôpital nouveau va être plein.
Il faudra que mademoiselle vienne voir au jour de l’an quand tout sera bien fini.
— Oui, sans doute ; j’ai l’intention d’y aller plusieurs fois cet hiver.
— C’est Mlle Lancelot qui sera contente ! Cette pauvre demoiselle, depuis qu’elle est là-bas, directrice de l’hôpital, elle me dit qu’elle est rajeunie de dix ans ! Ah ! mademoiselle a eu une bonne idée !
— Il me fallait une personne de confiance et déjà habituée à ce genre de travail ; du reste, je n’ai eu qu’à me louer de la gestion de Mlle Lancelot. Comment s’entend-elle avec les religieuses ?
— Oh ! très bien ! mademoiselle. Il faut la voir au milieu des enfants de l’orphelinat ! Elle trouve le moyen de leur faire tous les jours une petite classe… La sœur Philomène en est dépassée !
— Dites-moi, Rose… — Diane aimait à entendre parler de son œuvre, qu’elle avait dû quitter deux mois plus tôt pour suivre sa mère à Paris, — dites-moi, je me demande si M. Richardson n’a pas été imprudent en demandant si tôt qu’on nous envoie des malades, quand les murs de l’hôpital sont à peine secs.
— Oh ! ils le sont, mademoiselle ! Si mademoiselle avait vu les tonnes de charbon qu’on fait brûler, nuit et jour ! Ah ! on peut manquer de charbon à Paris, comme une pauvre dame dans la maison, qui est obligée de rester couchée parce qu’elle n’a rien pour se chauffer !
— Vraiment ! Qui vous a dit cela ?
— C’est M. Moreau, mademoiselle. Il paraît que c’est la vérité vraie. Mais, pour en revenir à ce que nous disions, pour sûr qu’à la Biche-au-Bois on n’en manquera pas avec celui que M. l’Américain a fait envoyer… Plein les caves ! Et c’est tellement exposé au bon air et au soleil !
Quand M. l’architecte est venu fin octobre avec M. Richardson, il a dit : « Dans un mois, les blessés pourront arriver, ce sera sec. »
Un mois après, ils y étaient.
Et maintenant que c’est fini, avec les drapeaux français et américain sur le toit de la grande bâtisse, c’est si beau à voir que Victor et moi, quand notre travail est fini, vers le soir, nous descendons la colline du côté de Vauclair pour avoir le plaisir, quand nous sommes en bas, de regarder l’effet que fait l’hôpital sur le plateau, avec les sapins verts tout autour.
Quelquefois, de le regarder, on en a les larmes aux yeux ! Ah ! qui est-ce qui m’aurait dit, à moi qui suis née sur le pavé de Paris, que je m’en irais vivre dans un pays comme celui-là, où il y a des fleurs, de l’herbe, des arbres à foison, et que ce serait pour y être si heureuse !
Ah ! Mademoiselle, c’est à vous…
Rose se retourne, une serviette déchirée à la main.
— En voilà une qui n’est bonne qu’à faire de la charpie !
— Ah ! Mademoiselle ! c’est à vous que je dois tout mon bonheur !
— Ne parlons plus de cela, Rose, je vous l’ai défendu.
— Oui, mademoiselle, j’obéis. N’empêche que je ne manque pas un jour de faire une prière avec la sœur des Anges pour que le Bon Dieu vous en donne autant !… Si j’osais, je demanderais à mademoiselle quelque chose qui me tourmente ?
— Qu’est-ce donc ?
— Mademoiselle ne pensera pas que je suis indiscrète ?
— Mais non, parlez.
— Je suis curieuse de savoir si mademoiselle a toujours des nouvelles de M. le lieutenant ?
— Oui, de temps en temps ; ses lettres sont plus rares, répondit Diane évasivement.
Rose aurait eu bien envie d’en entendre davantage, mais ayant vu la physionomie de sa maîtresse se refermer subitement, elle se tut et, bientôt, Diane redescendit chez elle.
Ce quatrième hiver de guerre était devenu pour les malheureux une terrible épreuve, et pour tous une succession de jours mornes où l’on vivait dans l’attente d’événements qui tardaient à venir.
Comme Diane rentrait à la fin de l’après-midi, ce jour-là, elle eut l’idée de s’informer auprès du portier à propos d’un mot de Rose, qui lui revenait à la mémoire.
— On m’a dit que certaines personnes de la maison parmi nos locataires manquaient de moyens de chauffage. Est-ce vrai ?
— Oui, mademoiselle, et c’est bien triste. C’est une vieille dame aveugle qui demeure tout en haut… Sa domestique a cherché partout du charbon sans en trouver… Elle a dit en secret à ma femme qu’elle avait fait coucher la pauvre dame depuis deux jours pour lui éviter de prendre mal.
— Je croyais que la maison avait le chauffage central.
— Jusqu’au quatrième seulement, mademoiselle ; les petits appartements du cinquième ne sont pas chauffés.
Diane se doutait bien du nom de la vieille dame aveugle qui demeurait là-haut ; mais, afin d’en être plus sûre, elle demanda :
— Quel est le nom de cette dame ?
— Mme la baronne de Kéravan. Si mademoiselle avait la bonté de s’y intéresser… Seulement, c’est des personnes très fières. Mlle Corentine, la bonne, avait fait bien promettre à ma femme de ne le dire à personne !
Mlle de Trivières était fille de décision. Pourtant, à la pensée de ce qu’elle allait faire, sa main hésita un peu à ouvrir la porte de l’ascenseur.
Comment sa démarche serait-elle accueillie ? La vieille dame avait dû entendre parler d’elle. Elle devait être au courant des relations qu’ils avaient eues avec son petit-fils.
Aller chez lui alors que personne ne l’en avait priée, c’était une action hardie.
Mais pouvait-elle, à sa porte, laisser la pauvre aïeule mourir de froid parce qu’elle-même avait la faiblesse de trop penser à l’absent ?
Voici l’arrêt du quatrième. L’ascenseur stoppe, il ne va pas plus haut.
Décidément les locataires du cinquième n’ont pas été gâtés.
Heureusement que l’étage est bas.
Plus on monte, plus les plafonds s’abaissent, plus l’espace a été mesuré.
Le tapis rouge continue à courir sur les marches à la montée facile.
Deux portes sur le palier.
Est-ce à droite…, à gauche ?
Diane a oublié de le demander.
Mais elle entend des cris d’enfants sortir de l’appartement de droite. Ce devait être en face.
Elle sonna.
Un pas ferme, presque masculin, résonna à l’intérieur. On ouvrit et la jeune fille se trouva en présence d’une domestique. C’était une femme entre deux âges, en costume breton, au visage renfrogné, dont les petits yeux noirs se remplirent d’étonnement en voyant sur le seuil la belle demoiselle de l’hôtel, la fille de la propriétaire.
— Madame de Kéravan. Puis-je lui parler ?
— Madame est malade, elle est au lit ; mais, mademoiselle, si c’est pour la quittance de loyer que vous venez, je peux certifier que mon maître a payé ; on ne doit rien.
Diane eut un petit sourire.
— Non, ce n’est pas cela qui m’amène, reprit-elle. Voici : Nous avons fait rentrer dans les caves de l’hôtel une grande quantité de charbon au début de l’hiver. Nous en avons plutôt trop. J’ai pensé que certaines personnes de la maison pourraient en manquer, surtout celles qui n’ont pas le chauffage central, et je viens vous proposer de vous en envoyer quelques sacs.
Au mot magique de « charbon », la porte s’était ouverte tout à fait.
— Entrez donc, entrez, mademoiselle ! Dame ! je peux bien vous avouer qu’en fait de charbon nous ne sommes pas riches ; et c’est la misère pour en avoir. Si nous en avions tant soit peu, je pourrais faire du feu à Mme la baronne, et c’est ça qui lui ferait du bien, ma doué !
Avec force révérences, la Bretonne, la figure élargie de contentement, engageait la belle demoiselle à entrer.
Diane refusa : elle était pressée, elle rentrait à l’hôtel et allait faire monter immédiatement le précieux combustible.
En effet, aussitôt rentrée, la jeune fille donna ses ordres au domestique, le vieux Pascal, qui s’empressa d’obéir.
Depuis la fondation de l’hôpital, tous les serviteurs de la marquise professaient une admiration sans bornes pour Mlle Diane.
Pour elle, ils auraient dévalisé leur maîtresse !
Le lendemain matin, Mlle de Trivières était encore à sa toilette quand on vint lui demander si elle voulait recevoir une personne qui demandait à lui parler.
— Faites entrer.
Une femme se présenta : c’était Corentine.
Mais une Corentine différente de celle de la veille.
Elle avait revêtu, dès huit heures du matin, son costume de gala : jupe à bande de velours, fichu à franges et tablier de soie de couleur éclatante ; les ailes ouvertes de son léger bonnet avaient l’air d’être la continuation de son large sourire épanoui.
Corentine se tint d’abord immobile au milieu de la chambre, fort intimidée, et incapable de prononcer le petit discours qu’elle avait préparé.
Diane lui fit signe d’avancer.
— Avez-vous une commission à me faire ? Parlez.
— Oui, mademoiselle. De la part de Mme la baronne. C’est pour remercier mademoiselle du charbon et aussi savoir combien on vous doit.
— Je l’ignore, dit Diane, qui n’avait pas pensé à cette question. Que votre maîtresse ne s’inquiète pas, le valet de chambre fera le compte de ce qu’il a porté.
— Ça n’est point tout encore, mademoiselle, fit la servante, qui reprenait peu à peu ses esprits : Mme la baronne fait dire à mademoiselle qu’elle serait venue elle-même la remercier si elle pouvait descendre, mais depuis trois mois elle n’a pas mis les pieds dehors. Madame dit qu’elle serait très heureuse si la bonne demoiselle voulait bien se déranger, comme voisine, pour lui faire là-haut une petite visite.
Ma doué ! ajouta d’elle-même Corentine, elle est toujours seule, la pauvre dame ; elle n’a pas grandes connaissances à Paris, et elle s’ennuie. Moi, je suis trop bête pour lui tenir des conversations, tandis que mademoiselle ! Ah ! oui ! que madame serait contente d’avoir quelqu’un à qui causer de M. Hervé. Elle s’en dévore, cette pauvre madame !
Ces dernières paroles étaient de trop. Diane faillit refuser.
Était-il possible après le mouvement de bonté qui l’avait poussée chez elle la première, de répondre à l’invitation de Mme de Kéravan par une impolitesse ?
Pourtant, que dirait Hervé s’il apprenait qu’elle avait franchi sa porte, lui qui avait à un si haut degré la pudeur de sa pauvreté ?
— C’est un acte charitable envers une femme âgée et infirme, pensa-t-elle, et puis… je saurai ce qu’« il » devient !
Diane se décida :
— A quelle heure Mme de Kéravan pourra-t-elle me recevoir ?
— Tous les jours, quand mademoiselle voudra. Mme la baronne se lèvera cet après-midi.
— Bien. Prévenez Mme de Kéravan que j’aurai l’honneur d’aller passer quelques moments auprès d’elle dans l’après-midi.
A l’heure du déjeuner Mlle de Trivières dit à sa mère :
— A propos, maman, j’espère que vous ne me blâmerez pas d’une petite charité que je me suis permis de prendre sur vos réserves de charbon.
— Sur le charbon de la maison ! Diane, tu es folle ! Au moment où le combustible devient introuvable !
Et pour qui t’es-tu permis une telle prodigalité ?
Diane ayant raconté à sa mère l’histoire de la vieille dame aveugle et alitée, la marquise s’attendrit et refusa même d’entendre parler du paiement.
— Cette dame n’accepterait pas, maman. Elle m’a déjà envoyé demander ce qu’elle devait.
Pascal en fera le compte… Vous savez, c’est une parente du lieutenant de Kéravan dont Jacques vous a parlé l’été dernier ; un ami de M. de Roysel ?
— Oui, je me souviens. C’est pendant mon voyage en Suisse que vous avez fait sa connaissance.
Comment est-il ce jeune homme ?
Mlle de Trivières réfléchit avant de répondre :
— Très sérieux…, très intelligent… Nous avons fait ensemble quelques promenades à cheval. Jacques s’était lié pas mal avec lui… Il lui donnait de bons conseils ; il lui a aussi prêté des livres pour son examen… En somme il a été très complaisant. Si vous le permettiez, maman, j’irais faire une petite visite à cette vieille dame qui m’a fait dire qu’elle désirait me voir pour me remercier. Elle ne peut venir elle-même, elle ne sort pas.
— Fais comme tu voudras, répondit la marquise, qui pensait déjà à autre chose. Viendras-tu à la soirée de bridge de Mme de Saint-Clair ?
— Mais oui, si cela vous fait plaisir…
Vers deux heures, Mlle de Trivières gravissait le dernier étage de la maison voisine.
— Où cela me mènera-t-il ? pensait-elle. Lui qui n’a jamais invité Jacques à entrer chez lui ! Il en sera peut-être furieux.
On eût dit que le destin la poussait à se rapprocher précisément de celui auquel elle se reprochait de penser trop souvent.
Maintenant qu’elle avait promis, il n’y avait plus à reculer.
Comme la veille, la Bretonne vint lui ouvrir, mais sa large figure n’était plus renfrognée, bien loin de là !
En traversant l’antichambre en longueur sur laquelle ouvraient plusieurs portes, la domestique expliqua :
— Excusez, mademoiselle, si je ne vous fais pas entrer dans le salon. Madame se tient dans sa chambre depuis les grands froids.
Elle ouvrit une porte au fond et introduisit la visiteuse dans une belle chambre à deux fenêtres.
Devant un feu flamboyant, Diane vit, enfouie à demi dans une grande bergère, la forme menue d’une charmante vieille qui tendait à la flamme ses mains aux tons d’ivoire jauni, que rosait le reflet du feu.
La vieille dame tourna son fin visage encadré de papillotes blanches en entendant ouvrir, et elle demanda d’une voix fluette comme toute sa personne :
— On a sonné, Corentine. Ce doit être elle ?
— La voici, madame. Voilà la bonne demoiselle.
— Oh ! qu’elle est gentille de venir ! Je n’osais pas l’espérer. Approche un fauteuil, Corentine. Donnez-moi votre main, mademoiselle !
Diane approcha et prit la main de la vieille dame, qui lui souriait en levant vers elle son visage aux paupières fermées, mais ce sourire y mettait de la vie, une grâce aimable mélangée de bonté.
— Comme je vous suis reconnaissante, continuait l’aveugle. Grâce à votre charmante pensée, je puis enfin me chauffer…
— Je suis trop heureuse, madame, de vous avoir rendu ce léger service.
— C’est que ma pauvre Corentine, toute dévouée qu’elle est, n’est pas du tout débrouillarde ; elle n’a jamais pu prendre les habitudes de Paris. Quant à moi… Moi, je ne suis plus bonne qu’à tricoter pour mon soldat !
L’aveugle montrait une chaussette de laine qu’elle avait posée sur ses genoux.
— Je vous en prie, madame, continuez ; n’interrompez pas votre travail pour moi.
— Merci, merci, c’est pressé, c’est pour mon petit-fils, le lieutenant de Kéravan ; mais, vous le connaissez ? Il m’a dit qu’il vous avait rencontrée au Bois, l’été dernier, avec monsieur votre frère. Comment se porte M. de Trivières ? Est-il parti au front ?
Pendant qu’elle répondait aux questions de la vieille dame, Diane jetait un regard autour d’elle.
N’eussent été les dimensions assez exiguës de la pièce, on se serait cru transporté en plein moyen âge, dans une chambre de vieux manoir breton.
Un grand lit de chêne ciré et sculpté du temps de la reine Anne occupait le fond de la chambre. Il était surmonté d’un immense baldaquin supporté par quatre colonnes torses. Des courtines de gros reps bleu de roi à personnages — dames en hennin, pages et seigneurs empanachés — pendaient autour de ce monument à l’aspect antique et solennel.
La table massive, l’armoire énorme aux portes pleines dont le chêne était fouillé délicieusement de naïfs dessins et de gracieux feuillages ; les chaises incommodes à hauts dossiers avec chacune leur coussin de reps pareil à celui du lit, les lourds fauteuils semblables, les portraits de famille à l’aspect sévère, tout contribuait à donner à cet appartement parisien un caractère d’archaïsme, une couleur locale qui transportait le visiteur très loin de la capitale moderne, de ses mœurs et de son temps.
Diane pensa en regardant les portraits des Kéravan alignés le long des panneaux qu’après avoir toujours vécu dans un pareil cadre, les façons réservées, les sentiments profonds du descendant de ces preux austères, n’avaient plus de quoi étonner.
Il avait été façonné degré par degré, par l’atavisme laissé comme une marque indélébile par la lignée de ses ancêtres, et, s’il ne portait plus l’armure des anciens âges, son âme n’était pas moins restée, comme celle des aïeux, couverte d’une enveloppe d’airain, sans défaut.
Mme de Kéravan disait de sa voix fine qu’il fallait recueillir comme un souffle :
— Vous regardez peut-être nos portraits, mademoiselle ? Tout le monde sait en Bretagne que les Kéravan portent l’un des noms les plus anciens et les plus respectés du Morbihan.
Je suis moi-même une Kéravan par ma mère : vous savez que dans notre pays on cousine pendant des générations.
Les parentés se conservent aussi pieusement que des reliques ; c’est ce qui fait la force des liens de famille. Ainsi, je puis bien vous parler de certain projet que nous avions formé pour mon petit-fils Hervé.
C’était de lui faire épouser une arrière-petite-cousine qui a reçu, dans un couvent de Vannes, une éducation en rapport avec nos idées. Douce, pieuse… et jolie, à ce qu’assurent mes petites-filles… Pas une de ces évaporées comme on en voit dans les grandes villes.
Je l’ai rappelé à mon petit-fils dernièrement, pendant son congé. Annaïk m’avait écrit une lettre si gentille pour s’informer de son cousin. Bah ! il a à peine écouté.
Autrefois, il en parlait volontiers ; et maintenant… Oui, maintenant, pourquoi répond-il d’un ton indifférent ?
Pourquoi m’a-t-il affirmé qu’il ne se marierait pas, qu’il voulait vivre toujours avec sa vieille grand’mère ?
Il n’a pas le droit de parler ainsi !
Il est le dernier des Kéravan de la branche aînée. Il sait que la vieille souche s’éteindrait avec lui. Et puis, cette petite Le Gallec est fille unique. Elle aura du bien, de l’argent. Est-ce qu’il veut végéter toute sa vie, pauvre officier sans fortune ? Quelle figure fera-t-il, lui un Kéravan de la branche aînée, sans autre argent que sa solde, fier comme il l’est ?
Est-ce qu’il saura jamais briguer un avancement, une faveur ? Non, non. Les Kéravan ne doivent rien qu’à leur mérite. Mais la fortune n’y a jamais nui… au contraire. Pourquoi a-t-il changé ainsi ?
Pourquoi ne veut-il plus épouser Annaïk ? Oui, pourquoi ?
Depuis longtemps, la vieille dame avait oublié la présence d’une personne étrangère.
Elle parlait en hochant la tête, d’une voix à peine perceptible. Son visage était tourné vers la flamme à laquelle elle présentait ses mains transparentes ; elle les frottait l’une contre l’autre comme s’il lui était impossible de les réchauffer.
La pauvre aveugle vivant dans la réclusion devait avoir pris l’habitude de ces longs monologues, de ces questions répétées qui restaient sans réponse. Elle ne paraissait même point en attendre, enchaînant avec volubilité les questions aux réflexions personnelles.
Elle passait sans transition d’un sujet à un autre, suivait le fil d’une idée qui s’égarait, y revenait ensuite et continuait ses questions sans fin…
Mlle de Trivières restait devant elle, gênée, n’osant interrompre ce flux de paroles et craignant de recevoir des confidences qui ne lui étaient pas destinées.
A quelques-unes de ces questions, et surtout aux dernières, elle se disait, à part soi, qu’il lui eût été assez facile de donner des réponses.
Pourquoi le lieutenant de Kéravan ne voulait-il plus entendre parler de sa petite-cousine au trente-sixième degré, Mlle Annaïk ? Mlle de Trivières était peut-être mieux qualifiée que quiconque pour l’expliquer.
Mais elle garda pour elle ses réflexions et tenta d’attirer l’attention de la baronne en lui touchant le bras légèrement.
L’aveugle tressaillit. Elle passa sa main sur ses yeux sans regard.
— Oh ! pardon, mademoiselle. Excusez-moi ! Je vis si retirée ! Il m’arrive quelquefois d’avoir des absences.
— Je suis obligée de vous quitter, madame, dit Diane en se levant. J’ai rendez-vous avec ma mère à trois heures pour des visites. Je regrette de ne pouvoir rester davantage, mais je craindrais de vous fatiguer.
— Oh ! non, chère demoiselle. Ne dites pas cela, s’écria l’aveugle en tendant ses mains. Vous m’avez fait tant… tant de plaisir !
Quand mon petit-fils est ici, je ne m’ennuie jamais. C’est un si bon enfant ! Il me donne presque tout son temps ! Et cependant ma société n’est pas bien amusante pour un garçon de son âge.
Il me fait la lecture. C’est un plaisir si rare pour moi qui ne lis plus ! Ma pauvre Corentine arrive à grand’peine à me lire les communiqués de la guerre. Cela suffit pour me tenir au courant. Je me dis : Hervé était peut-être ici… ou là. Il a pris part à tel assaut ! Et quand les nouvelles sont plus terribles, je prie davantage la bonne sainte Anne, ma patronne, de protéger mon enfant !… Qu’est-ce que je vous disais ?
Ah ! oui ! je parlais de lectures… Cette pauvre fille lit d’une manière si insipide qu’elle m’endort. Oui… le croiriez-vous ? elle m’endort ! répéta l’aveugle avec un petit rire narquois à l’adresse de sa lectrice ordinaire.
Diane se sentit touchée de tant d’abandon :
— Madame, dit-elle, voulez-vous accepter que je vienne de temps en temps vous faire la lecture ? J’en serai très heureuse ! J’ai pris depuis la guerre beaucoup de goût à la lecture et je passerai près de vous le temps que j’y consacre habituellement.
Une joie véritable illumina le visage de l’aveugle.
— Vraiment ! vous feriez cela ? Oh ! chère demoiselle, soyez bénie pour cette bonne pensée ! Vous ne pouvez imaginer le plaisir que vous me ferez. La solitude est ce qu’il y a de plus affreux pour les vieillards… Je savais déjà que vous étiez belle…
— Madame !
— Oui… oui, on me l’a dit ! Et depuis hier, je sais que vous êtes bonne… bonne !
A bientôt, ne me faites pas trop attendre !
Fidèle à la promesse qu’elle venait de faire, Diane renouvela souvent ses visites dans la chambre aux portraits.
Maintenant qu’ils avaient fait connaissance, il semblait à la jeune fille que ceux-ci l’accueillaient avec condescendance, mais sans froideur.
Ses toilettes parisiennes à la dernière mode, jupe étroite et courte, découvrant les bas de soie et les fines bottes à hauts talons, blouses de soie claire, jaquettes du bon faiseur, les offusquaient encore, mais il y avait une pitié si douce, de telles inflexions de caresses dans les yeux et la voix de la visiteuse quand elle abaissait sa lumineuse beauté sur le pauvre visage éteint, sur le corps émacié et les mains diaphanes de leur descendante, que les portraits laissaient fondre leur glace ; ils jetaient à la jolie Parisienne des regards moins farouches.
Il est vrai de dire que si Mlle de Trivières avait entrepris son œuvre charitable sans grand enthousiasme, elle fut elle-même surprise de constater qu’elle y trouvait du plaisir et elle s’accoutuma sans peine à monter chaque jour avant le dîner jusqu’au cinquième étage pour passer un moment auprès de la recluse, qui attendait sa visite en comptant les heures.
Lorsque la lecture fatiguait Mme de Kéravan, elles causaient.
Il arrivait encore, mais de plus en plus rarement, que la causerie dégénérait en monologues où l’aveugle ressassait les souvenirs de sa jeunesse ; elle racontait le départ de son fils, le père d’Hervé, parti un jour sur son brick, la Sainte-Anne, et qu’on n’avait jamais revu…
Elle parlait de la terrible attente des deux femmes restées au foyer ; de la disparition de la plus jeune emportée par une maladie de langueur et laissant à l’aïeule la charge de ses quatre petits. Les réminiscences de Mme de Kéravan se terminaient toujours par une histoire commençant par ces mots :
« Quand Hervé était petit… »
Diane connaissait maintenant la vie antérieure du lieutenant mieux que ne devait la connaître la cousine Annaïk elle-même.
Elle se plaisait à faire répéter à la grand’mère des traits de délicatesse ou de courage, que celle-ci ne se lassait jamais de redire.
Et Diane s’imaginait le voir à des âges différents, toujours avec ce regard bleu si pénétrant qu’il semblait vous fouiller jusqu’au fond du cœur et laissait rarement deviner ses propres pensées.
La bonne aïeule avait souvent en parlant d’Hervé un mot : « Mon petit. » Diane souriait en se représentant la haute taille du lieutenant, sa voix grave, ses épaules larges.
Du reste, pour le revoir tel qu’il était naguère, elle n’avait qu’à regarder autour d’elle en suivant la direction du doigt de Mme de Kéravan.
— Ici, sur le guéridon, cette photographie de Vannes, il avait cinq ans. Si je me souviens toujours il portait son costume marin avec son col bleu.
Ce costume avait causé toute une discussion entre mon fils et nous, les femmes.
Son père aimait le voir en marin.
Il rêvait la mer pour son fils unique.
Ah ! la traîtresse !… Nous l’aimons malgré tout. C’est dans le sang !
Mais ma belle-fille, une de Kérouât, qui avait eu son frère aîné perdu sur la Marie-Yvonne, résistait à son mari. C’était le seul sujet sur lequel ils ne n’entendaient point.
Et ce costume marin qui lui allait si bien le petit gredin, c’était son père qui le lui avait choisi lui-même un jour qu’il l’avait emmené avec lui.
Ah ! celui-là l’avait aussi la vocation, la passion de la mer ! Mais sa mère et moi l’en avons détourné de toutes nos forces, et, plus tard, lorsqu’il a eu compris la peine qu’il m’aurait faite en partant, il y a renoncé de lui-même, le cher petit, sacrifiant tout à sa vieille grand’mère !
— Et celui de la tête du lit ! demanda Diane.
— Celui de mon lit, c’est le portrait de l’époque de sa première communion. Il est un peu maigre, vous voyez ; il avait eu la scarlatine. Il était si pieux à cette époque… un ange !
« Maintenant, regardez la cheminée. C’est le plus récent.
« J’ai demandé à Hervé de le faire faire quand il est entré à Saint-Cyr, l’un de ses premiers dimanches de sortie. J’y voyais encore un peu en ce temps-là. Maintenant… je ne puis plus que me souvenir…
L’aïeule inclinait tristement la tête et Diane s’empressait alors de parler d’autre chose.
Un après-midi, Mlle de Trivières était venue de bonne heure, étant libre tout le jour ; elle proposa à la vieille dame de lui faire une longue lecture.
— Oh ! bien volontiers, chère enfant, tant que vous ne serez pas fatiguée. Mais nous avons fini notre dernier roman.
Voulez-vous choisir un livre dans la bibliothèque ?
Elle est dans le bureau de mon petit-fils. Ouvrez la porte à la tête du lit… c’est là.
Pendant que vous chercherez, moi, je ferai mon petit quart d’heure de sieste : ne vous pressez pas.
Diane savait que le petit quart d’heure se prolongeait souvent de trois autres ; elle se dirigea du côté de la pièce voisine où elle n’était jamais entrée, ayant jusqu’alors apporté de chez elle les éléments de leurs lectures.
Le cabinet d’Hervé…
Qu’est-ce qui reflète le mieux l’état d’âme, les goûts, le caractère, que la pièce où l’on vit habituellement et qui reste tout imprégnée d’un peu de nous-mêmes ?
Le cabinet d’Hervé de Kéravan devait ressembler assez à la chambrette du village bombardé qu’il avait dépeinte dans sa première missive à Rose Perrin.
Des murs presque nus. Aucun tapis, point de rideaux, des vitres claires, d’où, entre deux grandes bâtisses, la vue s’étendait jusqu’à la petite place du musée Guimet, et, au delà, sur le scintillement du fleuve où l’on apercevait par éclairs — tache fuyante — la course rapide d’un bateau-mouche.
La clarté crue du soleil d’hiver mettait en relief les moindres détails du paysage parisien.
C’était bien là le point de vue choisi par l’homme amoureux des vastes horizons, que devait faire souffrir l’étroitesse de ces murs… Ce petit coin de fleuve entrevu de loin lui rappelait, sans doute, l’Océan breton dont la nostalgie l’oppressait.
D’un regard, Diane embrassa la pièce, simple et ordonnée comme une chambre de prêtre.
Sur le mur de face, il y avait une carte d’état-major appliquée avec des punaises.
Au-dessus de la cheminée se dressait un grand crucifix d’ivoire jauni.
Au milieu, une petite table-bureau chargée de papiers méthodiquement rangés, une écritoire de bois noir fort simple et une photographie.
Diane prit le portrait pour l’examiner de plus près.
C’était celui d’un homme de grande taille, à l’air autoritaire et fier, en costume d’officier de marine, auprès de qui se tenait une jeune femme blonde dont la physionomie intelligente et douce rappelait celle d’Hervé.
« Son père, sa mère, pensa-t-elle ; il leur ressemble à tous deux… »
L’ameublement de la pièce était complété par deux vieilles chaises bretonnes à paillage de couleur, et une antique bibliothèque de chêne… C’était tout.
A l’extrémité opposée à celle où elle était entrée, la jeune fille aperçut une porte grande ouverte qui donnait accès dans le salon.
Elle avança en glissant doucement sur le parquet brillant — la propreté devait être comptée par Corentine au nombre des vertus théologales — et jeta un regard sur le petit salon que les persiennes fermées laissaient dans la pénombre.
Il avait l’aspect antique d’un salon de province avec son meuble vieillot en acajou et velours grenat fané : aucune fantaisie, pas un bibelot. Mais, de même que dans la chambre, de superbes portraits de famille, en ligne serrée, occupaient les murs, excepté au-dessus du canapé. Le regard de Diane fut attiré par les couleurs vives d’une tapisserie ancienne qui tenait tout le panneau.
La tapisserie représentait l’entrée du roi Charles VIII dans sa bonne ville de Rennes.
Les costumes, les personnages, étaient frappants de vérité. Dans une large rue pavée, c’était un cortège magnifique, le roi Charles en tête, monté sur un cheval blanc empanaché de plumes.
Le prince, jeune et beau, levait la tête du côté d’une fenêtre basse, au balcon de laquelle étaient penchées trois jeunes femmes. L’une d’elles, un peu en avant des autres, petite, gracieuse et fine, coiffée du hennin à voile retombant, portant une collerette évasée, un corsage à pointe et une ample jupe à godets, n’était autre que la princesse Anne, l’héritière du beau duché, envoyant à son royal fiancé un geste de bienvenue.
Diane examina longuement la superbe tapisserie ; c’était une œuvre de prix de toute beauté.
Elle comprit par intuition la pensée qui avait poussé Hervé à apporter dans son appartement de Paris cette grande pièce mieux faite pour décorer les panneaux d’un salon monumental ; elle y voyait l’amour profond du jeune homme pour son pays natal, la petite patrie si chère aux cœurs bretons.
Hervé avait cru emporter avec lui un morceau de sa Bretagne…
Diane se tourna machinalement du côté du piano droit placé de dos, dans un angle.
Elle remarqua auprès des piles bien rangées de partitions anciennes : la Norma, la Dame blanche, la Traviata, etc., qui avaient dû appartenir à la défunte baronne de Kéravan.
Mais, ayant fait le tour du piano, elle vit qu’il était resté ouvert et qu’une feuille de musique à l’aspect neuf était placée toute dépliée sur le pupitre.
La jeune fille regarda le titre : la Chanson de Fortunio. Elle rougit soudain en lisant une date écrite au crayon à l’angle de la feuille : 14 mai 1918.
Elle reconnut la main qui avait écrit cette ligne de cette écriture ferme et serrée qui ressemblait si étonnamment à celle d’Hubert de Louvigny.
Diane avait rougi en reconnaissant la date. C’était celle du jour — le seul jour — où Hervé était venu chez elle, le soir, en sautant sur le balcon, ainsi qu’il l’avait dit en plaisantant, comme un sauvage ou un voleur, et venant la complimenter sur son chant. C’était, elle s’en souvenait bien, précisément cette romance qu’elle avait chantée. Depuis cette soirée il l’avait faite sienne et elle devinait qu’à cette même place il avait dû répéter bien des fois lui-même :
Cette musique encore ouverte, cette date précise, n’était-ce pas l’aveu de l’amour d’Hervé signé de sa main ?
Diane demeura longtemps, le coude appuyé au bord du petit piano, la tête inclinée sur sa main.
« Jamais, pensait-elle, jamais on ne m’a aimée ainsi… Et je sais qu’il n’en dira rien ! Faudra-t-il que tant d’amour reste vain ? Et moi-même oserai-je jamais y faire allusion ?
Elle comprenait qu’elle ne pourrait s’en ouvrir à sa mère. La marquise jetterait les hauts cris : épouser un officier sans fortune, de petite noblesse, et qui pouvait la laisser veuve d’un moment à l’autre, ce serait fou, alors qu’elle avait éloigné les plus beaux partis !
— Quelle impasse ! soupira-t-elle. Que le bonheur est donc une chose difficile !
Elle ne se doutait pas, qu’en parlant ainsi, elle répétait presque mot pour mot une phrase de son tuteur…
La voix faible de Mme de Kéravan lui parvint du fond de l’appartement. L’aveugle appelait, s’étonnait de se trouver seule.
Diane revint au cabinet de travail, elle prit au hasard dans une rangée un roman de Walter Scott et rejoignit la vieille dame.
Celle-ci lui déclara que son petit quart d’heure — il avait duré quarante minutes — lui avait fait le plus grand bien, et qu’elle était toute disposée à entendre ce que la lectrice voudrait bien lui narrer.
Mais la lectrice de la baronne eut, ce jour-là, de fréquentes distractions ; il lui arriva de tourner deux ou trois pages à la fois sans qu’elle, ni son auditrice, s’en aperçussent. Vers la fin, cependant, elle prit un vif intérêt aux aventures de la princesse Isabelle et de Quentin Durward ; elle lut avec expression le passage où ce dernier déclare avec douleur à l’objet de sa flamme :
« Je ne puis oublier la distance que le destin a placée entre nous, et vous exposer à la censure de votre noble famille comme l’objet de l’amour le plus dévoué d’un homme pauvre.
« Que cette idée passe comme un rêve de la nuit pour tous… excepté pour un cœur où, tout rêve qu’elle est, elle tiendra la place de toutes les réalités. »
Et, au lieu de clore l’entretien en disant comme la princesse : « Adieu, ne m’oubliez pas, Durward, je ne vous oublierai jamais ! » Diane, se substituant à Isabelle, eût voulu répondre : « Pourquoi désespérer, Hervé ? Pourquoi tenir ce langage désolant ? Qu’importent les considérations de fortune ! Ne comprenez-vous pas que, moi aussi, je… »
Le reste se perdait dans les lamentations de la princesse de Croye dont Quentin baisait les mains avec une tendresse passionnée.
Hélas ! le héros de 1918 reviendrait-il vainqueur du gigantesque tournoi engagé contre les ennemis de sa race ?
Oui, la victoire était certaine ; mais « lui » reviendrait-il pour recevoir la récompense de ses exploits… et celle de son amour ?
— Comme vous lisez avec expression, chère enfant, dit l’aveugle. C’est une privation pour moi de ne pouvoir jouir de la vue de votre beau visage… Car vous êtes charmante, je le sais.
— Qui vous a dit cela, chère madame ?
— Qui voulez-vous que ce soit, petite masque ? C’est Hervé, naturellement !
Le lendemain de ce jour, Mlle de Trivières arriva au milieu d’une discussion entre Mme de Kéravan et sa domestique.
Il s’agissait de dresser une liste d’objets dont Hervé pouvait avoir besoin, afin de la soumettre à l’approbation du lieutenant.
— Vous écrivez si mal, ma pauvre Corentine, disait la baronne en forçant sa voix, que l’autre jour, le cher petit avait compris « chandelle » pour « chandail » ; il a répondu qu’il n’avait pas besoin de chandelles, que sa lampe de poche lui suffisait…
— Hé ! c’est déjà bien beau, madame, répondait Corentine avec son rude accent, d’écrire comme je fais, quand on a été à l’école à la queue des vaches ! Ma doué ! ça me coûte tant de les écrire, ces lettres, c’est une si dure ouvrage, que si c’était point pour notre Hervé, j’aimerais autant recevoir cent coups de bâton !
Mme de Kéravan renvoya sa servante à sa cuisine et se plaignit ensuite de la difficulté de correspondre avec son petit-fils, et d’être obligée de le faire si brièvement qu’elle ne pouvait rien lui dire.
— Si vous étiez bien gentille, mademoiselle Diane, dit-elle, je vous demanderais de vouloir bien recopier cette liste d’objets que Corentine a déjà faite, du moins si vous pouvez vous y reconnaître… Vraiment, j’ai peur d’abuser, mais vous êtes si complaisante !
— Je suis enchantée de vous être utile, répondit la jeune fille. Ce sera fait en un instant !
Et, de son écriture élégante, droite et haute, Diane recopia l’informe gribouillage de la Bretonne :
Deux caleçons ;
Quatre paires de chaussettes ;
Un chandail de laine, etc.
… Sans se douter de la perturbation que l’énoncé de ces objets prosaïques allait jeter dans l’esprit d’Hervé de Kéravan.
N’allait-il point s’imaginer y reconnaître l’écriture de Rose Perrin !
Lorsque ce fut fini, Diane proposa gentiment :
— Je serai très heureuse de vous servir de secrétaire, chère madame, puisque les talents de Corentine sont insuffisants. M. de Kéravan me lira plus facilement. Vous lui direz qu’une de vos voisines vous a offert ses services.
On juge avec quel empressement Mme de Kéravan accepta l’offre de sa jeune amie. Elle en profita aussitôt et dicta une longue lettre où elle fit passer par la plume de Diane ses appréhensions maternelles et les expressions de sa tendresse.
« Tu sais, mon Hervé, disait-elle, combien je t’aime et comme je pense à toi tout le long du jour. Prends donc bien garde à ta santé ! Je ne dis pas aux balles et aux obus ; je sais que mon enfant fera grandement son devoir comme un Kéravan qu’il est : « Bon sang ne peut mentir ! » Mais veille à ta santé, pour ta vieille grand’mère qui t’en prie, si ce n’est pour toi.
« Je dis mon chapelet matin et soir pour que sainte Anne et la Vierge te protègent. Qu’elles gardent ton corps sain et ton âme sans tache. Je sais que tu ne négliges aucun de tes devoirs. Cependant je te rappelle que tu m’as promis de dire la prière que je t’ai envoyée chaque fois que tu devras aller à l’assaut. Y penses-tu ? Je dors si peu que chaque nuit, je te suis en pensée, je te vois… sachant que ces heures de la nuit sont les plus terribles pour les combattants. Je te recommande à Celui qui peut tout et je Le supplie de me rendre le fils bien-aimé qui est le seul bonheur de ma vie !
« Je t’aime et t’embrasse de toutes mes forces.
« Ta grand’mère affectionnée.
Pour Mme de Kéravan :
(Signature illisible.)
— Il ne saura pas que c’est moi, se dit Diane en écrivant ; il ne connaît pas mon écriture. S’il apprenait jamais, qu’en penserait-il ?
Eh bien ! après tout, M. de Kéravan pourrait-il lui en vouloir d’avoir témoigné de la bonté envers son aïeule ?
Dès lors, la lettre hebdomadaire adressée au lieutenant de Kéravan fut écrite de la main de Diane de Trivières, qui évitait toujours de signer lisiblement.
Les mois de janvier et février s’écoulèrent. Hervé ne parlait pas encore de permission.
Lorsque après la première lettre de Diane, il avait demandé, anxieux d’apprendre la réponse : « Qui donc écrit maintenant ? », Mlle de Trivières, dans la lettre suivante, avait modestement supprimé les éloges dont voulait la couvrir la vieille dame, pour répondre simplement : « La personne qui me sert de secrétaire est une de nos voisines. Elle s’est offerte à remplacer Corentine et s’acquitte avec plaisir de cette tâche. » Et le lieutenant avait eu beau insister, supplier qu’on lui dît un nom, il n’en avait pas appris davantage.
Mais le temps marchait. Les offensives du printemps 1918 allaient bientôt commencer.
Corentine à la fenêtre de sa cuisine recueillait les derniers rayons d’un jour pluvieux de mars pour achever un raccommodage pressé.
Tout en tirant l’aiguille, elle parlait à sa poule noire, Freluquette, qui picorait des miettes sur le carreau. La poule s’interrompait par moments pour regarder la servante de son œil vif et brillant, une patte levée, d’un air profond.
Tout à coup, Corentine tressaillit :
On avait sonné deux fois à la porte d’entrée.
— Par ma foi ! murmura-t-elle, si je ne savais point que ça n’est pas le temps de sa permission, je jurerais bien que c’est lui !
Elle alla ouvrir… C’était le lieutenant !
Sa grande taille s’encadra dans le chambranle.
— Jésus, Marie ! Monsieur Hervé ! Si je m’attendais à vous voir ce soir !
— Embrasse-moi, d’abord, Corentine. Comment va grand’mère ?
— Tout doucement ; elle se maintient. Mais, Seigneur, vous êtes trempé ! Entrez dans la salle à manger que je vous essuie, vous allez m’égoutter partout sur mon parquet ciré… Eh bien ! en voilà une surprise !
— J’ai vingt-quatre heures de permission. Grand’mère est-elle dans sa chambre ?
— Elle ne l’a point quittée de tout l’hiver, la chère dame. Mais je vous préviens que la demoiselle est avec elle.
— Quelle demoiselle ?
— La demoiselle qui vient tous les jours, dame ! Celle qui lui fait la lecture, qui…
— Qui écrit ses lettres à ta place ? dit Hervé vivement.
— Oui, et ça fait tant de plaisir à madame ! Au moins elle peut vous en mettre long…
C’est plus comme de mon temps !
Hervé se mit à marcher de long en large ; le front penché, il réfléchissait.
Au grand étonnement de la Bretonne, il n’avait pas l’air pressé des dernières fois pour courir à sa grand’mère aussitôt entrée.
A quoi rêvait-il donc ?
Tout à coup, le lieutenant s’arrêta et dit à mi-voix :
— Écoute, Corentine, puisqu’elle ne m’attendait pas, je veux faire une surprise à grand’mère.
J’arriverai doucement dans sa chambre sans qu’elle s’en doute.
Entre chez elle en trouvant un prétexte…
— Je peux toujours porter une bûche au feu, souffla la servante dont toute la figure se plissa dans un rire silencieux.
— Si tu veux. Tu repartiras ensuite par mon cabinet en laissant la porte entr’ouverte, tu comprends ?
— La porte entr’ouverte ? Oui, oui, monsieur Hervé.
Ce qu’elle va être contente, madame !
Pendant que la servante entrait dans la chambre de sa maîtresse par la porte de l’antichambre, le lieutenant traversa la salle à manger, le salon et de là, il pénétra dans son cabinet où il attendit dans l’obscurité.
Une minute plus tard, Corentine entra d’un air mystérieux, laissant entr’ouverte la porte qui communiquait à la chambre de la baronne.
— C’est fait, monsieur Hervé, dit-elle à voix basse, madame ne se doute de rien et la demoiselle non plus.
— Va, répondit-il, laisse-moi. J’entrerai tout à l’heure.
Malgré la joie qu’il éprouvait à revoir le cher visage ridé qui lui faisait face, et ne pouvait le voir, le lieutenant de Kéravan ne se pressait pas de courir à son aïeule.
Après lui avoir jeté un regard de tendresse, le cœur battant d’attente et de curiosité, il tenta d’apercevoir l’autre personne, celle qui, à ce moment, écrivait sous la dictée de Mme de Kéravan.
— Enfin, se disait-il, je saurai qui est cette Rose Perrin. Ce ne peut être qu’elle, les écritures sont identiques… il n’y a aucun doute !
La jeune femme, assise en face de sa grand’mère, lui tournait à demi le dos ; il la voyait de trois quarts, c’est-à-dire qu’il n’apercevait d’elle que la courbe d’un cou très blanc, un ovale fuyant et des cheveux bruns encadrant la tête penchée sur le papier.
Hervé, de peur de trahir sa présence, ne bougeait plus, le silence de l’appartement était tel qu’il entendait, de sa place, le grincement de la plume que maniaient avec dextérité des doigts longs et fins.
— Rose Perrin, se répéta-t-il, c’est elle, je vais la voir ! Comment se trouve-t-elle ici ? Tant pis !… j’entre !
Il passa le seuil très doucement, et à pas feutrés, assourdis par le tapis, il se rapprocha de la table…, lentement…, lentement.
La jeune fille — elle était jeune ; la taille, les cheveux, ce beau cou onduleux, tout l’indiquait — la jeune fille continua d’écrire, inconsciente de son approche, et l’aveugle dictait :
« Au revoir, mon enfant chéri, je compte les jours jusqu’à ta prochaine permission. Si ce pouvait être bientôt, je serais si heureuse !
— … Si heureuse ? répéta une voix qui fit tressaillir le jeune homme de la tête aux pieds.
— C’est tout, reprit Mme de Kéravan. Mettez : « Je t’embrasse bien tendrement » et signez.
La jeune inconnue écrivit :
« Je t’embrasse tendrement » ; elle allait signer, lorsqu’elle se retourna brusquement ; elle venait de sentir une présence tout près d’elle.
Mais Hervé fit un geste ; lui aussi la reconnaissait. Diane ! c’était Diane !
Il regarda la jeune fille, hésitant, stupéfait, puis… une inspiration le saisit ; il voulut savoir.
Prenant la plume que Diane venait de poser, il traça rapidement deux mots au bas de la lettre.
C’était la signature qui y manquait.
Diane y jeta les yeux, elle lut :
« Rose Perrin ? »
Puis elle leva son regard étonné sur le jeune homme qui tenait le sien fixé sur elle d’un air interrogateur.
Elle baissa la tête et dit très bas :
— Oui, c’est moi !…
Mme de Kéravan, qui assistait sans la voir à cette scène muette, s’étonna de ne rien entendre ; elle demanda :
— Vous avez fini, chère enfant ?
— Oui, madame.
— Mais… Vous n’êtes pas seule ! J’entends remuer près de vous. Qui est là ? Est-ce que Corentine est rentrée ? Il faut lui donner la lettre.
Hervé allait parler. Mlle de Trivières lui fit signe de se taire, puis :
— Non, chère madame, ce n’est pas Corentine ; et je crois que nous aurons écrit une lettre inutile…, une lettre que votre petit-fils ne recevra jamais…
— Grand Dieu ! Est-ce que cela signifie ?…
— Cela signifie que je suis ici, grand’mère, tout près de vous… Me voici !
Et le lieutenant s’agenouilla sur le tapis pour mettre son visage à la portée des caresses de l’aïeule. Mme de Kéravan, suffoquée de joie, embrassait son petit-fils et prononçait des mots entrecoupés :
— Mon petit !… mon enfant ! Hervé ! Dieu soit loué ! Tu es là, mon chéri… bien portant… Quel bonheur ! Mais… où est Mlle Diane. Est-elle partie ?
— Non, chère madame, répondit la jeune fille en prenant une des mains de l’aveugle, mais je vais vous quitter, maintenant que je vous vois en si bonne compagnie.
— Si tu savais, Hervé, reprit la baronne en retenant Diane par la main, comme elle est bonne et charmante ! Quelle délicieuse petite compagne j’ai là !…
— Madame ! dit Diane en riant, laissez-moi partir… Je ne veux pas en entendre davantage !
Hervé s’était relevé.
— Permettez-moi de vous reconduire, mademoiselle.
D’un air cérémonieux, le lieutenant ouvrit la porte et fit passer Mlle de Trivières dans le vestibule où elle reprit son manteau de pluie.
Elle s’apprêtait à en rabattre le capuchon sur sa tête, car on entendait au dehors la pluie qui cinglait les vitres.
Hervé l’arrêta d’un geste, et, ouvrant le salon, il dit, d’un ton moitié grave, moitié plaisant :
— Voulez-vous que nous causions un instant ? Ne pensez-vous pas, mademoiselle, que Rose Perrin me doit quelques explications ?
— Et vous, répliqua-t-elle en le précédant dans la pièce où il alluma l’électricité, et vous, monsieur de Kéravan, m’expliquerez-vous que vous me nommiez par ce nom que vous devriez ignorer ?
— Comment pourrais-je l’ignorer, lorsque la personne qui a pris ce pseudonyme m’écrit depuis près d’un an ?
— Vous écrit… à vous ? Non, mais à votre ami Hubert de Louvigny !
— Ah ! c’est vrai !
Hervé s’était si bien substitué à son ami qu’il en était arrivé à oublier qu’il écrivait sous son nom.
Et, se souvenant soudain de tout ce qu’il avait osé écrire, il se recula dans l’angle le plus obscur du salon.
Mlle de Trivières reprit :
— C’était donc vous qui m’écriviez ? Vous qui signiez H. de L…? Dites ?
— Oui, de même que vous écriviez sous un nom supposé. Au moment où est arrivée votre première lettre, Hubert ne se souciait pas de prendre une correspondante… Il m’a poussé à écrire à sa place.
— Pourquoi n’avez-vous pas signé de votre vrai nom ?
— Vous disiez connaître Hubert par un ami… J’ai pensé que vous ne répondriez peut-être pas à un inconnu et…
— Et vous avez abusé de la bonne foi de Rose Perrin…
— Qui abusait de celle d’Hubert de Louvigny !
Ils rirent ensemble en se regardant.
Diane reprit la première d’un ton piqué :
— Si M. de Louvigny ne voulait pas correspondre avec moi, il pouvait ne pas répondre du tout !
— Cette lettre était si charmante, dit Hervé de sa voix profonde. Quelque chose me poussait à y répondre… Le regrettez-vous ?
Diane baissa les yeux à son tour, gênée, confuse Elle fit un léger signe de dénégation, puis elle s’assit devant la table du milieu et cacha son front dans ses mains.
Hervé se rapprocha, et plus bas :
— Dois-je vous rendre vos lettres ? dit-il, le désirez-vous ?
— A quoi bon ! répondit-elle, sans le regarder. Elles ne sont pas signées de mon nom et Rose Perrin ne risque pas d’être compromise par… ses confidences. Mais si vous-même, monsieur, vous préférez que je vous rende les vôtres, surtout les dernières, où il est question de certaine personne ?…
Elle osa le regarder…
Elle voulait être plus certaine de ce qu’elle savait déjà.
Hervé était devenu très pâle. Il était si troublé qu’il ne pensait pas à dissimuler l’altération de ses traits.
Il ne répondit rien et se détourna légèrement.
Diane comprit au tremblement de ses lèvres ce qu’il brûlait de dire et s’était juré de garder.
Une joie profonde l’inondait. Cet homme si fort, ce héros, ce brave, tremblait devant elle.
Elle comprenait que son amour pour elle était de ceux qui durent toute une vie…
Elle attendait, le cœur palpitant, qu’il prononçât le mot qui lierait leurs destins… Mais non, il ne le dirait point !…
Cependant, ici même, dans ce petit salon, quelque chose avouait pour lui.
Diane se dirigea vers le piano : elle prit la chanson ouverte et la présenta en souriant.
— C’est vous qui avez écrit cela ?… Oui, n’est-ce pas ? Je reconnais la date…
— Vous ne l’avez pas oubliée ?
— Non… Me permettez-vous de vous donner un conseil, monsieur de Kéravan, puisque nous nous retrouvons ce soir comme d’anciens amis ?
Relisez bien certaine lettre que Rose Perrin vous écrivait l’automne dernier ! d’oser… de vous… déclarer !
— Mademoiselle ! Cet amour dont vous parliez aussi… puis-je croire ?
— Croyez ce que vous voudrez, et ne me parlez de rien maintenant. Réfléchissez, parlez à votre grand’mère… A bientôt !… Espérez !
Elle partit très vite, sans qu’Hervé tentât de la suivre.
Il demeura quelque temps dans le salon essayant de comprimer la joie qui l’étouffait.
Elle l’aimait… Diane ?
Cette chose était possible !
Elle avait compris son amour et elle y répondait…
Comment se méprendre au ton dont elle avait dit : oser, espérer !
Ainsi, son espoir le plus cher pourrait se réaliser ? Quel avenir de félicités s’ouvrait devant lui !
Tout à coup sa joie tomba et se changea en angoisse… Il venait de se rappeler la fortune de Diane, la situation de sa famille et la sienne propre.
Qu’était-il pour la marquise de Trivières autre chose qu’un inconnu, pauvre, obscur, étranger à son monde et à sa vie ? Et quelle réponse lui ferait cette mère quand il oserait aller déclarer ses sentiments ?
N’allait-elle point le renvoyer honteusement comme un vulgaire intrigant, lui qui possédait pour tout bien son pauvre manoir breton, sa croix et son épée ?
Et lorsque la marquise apprendrait de quelle façon étrange étaient nées leurs relations, ne le soupçonnerait-elle point d’avoir voulu se substituer à Hubert de Louvigny, le prétendant officiel, d’avoir inventé ce stratagème dont l’enjeu était le cœur de sa fille… et sa dot ?
Cette pensée amena une rougeur au front de l’officier. Oh non ! non ! Plutôt que de subir certains soupçons, il aurait le courage de renoncer…
Oh ! Diane ! Diane ! si noble, si parfaite, il faudrait donc se détourner du bonheur qu’elle-même lui offrait !
Hervé essuya quelques larmes qui avaient coulé jusqu’à sa moustache sans qu’il s’en aperçût, et, assurant sa voix par un violent effort, il rentra dans la chambre de l’aveugle.
Mlle de Trivières était rentrée chez elle dans le même état d’esprit que le lieutenant au début de sa songerie.
Une joie ailée la transportait.
Elle traversa le jardin en rêvant, sans s’apercevoir que la pluie descendait en cataractes du ciel.
Cette soirée était à ses yeux la plus belle du monde.
Hervé l’aimait, ils s’étaient expliqués…
Diane croyait toucher le bonheur de la main.
Certes, elle ne se dissimulait point les difficultés qu’elle rencontrerait du côté de la marquise.
Mais elle avait une foi tenace dans la force de son amour et elle se faisait fort, en fille habituée à faire ses volontés, d’obtenir le consentement de sa mère.
— Ce ne sera pas très facile, se dit-elle.
Mais elle sourit avec un petit haussement d’épaules, qui bravait toutes les embûches.
Ils s’aimaient, ils se l’étaient dit…
Ils se l’étaient même écrit sans le savoir…
Dans le piquant de leur aventure la marquise finirait par reconnaître la main de la Providence qui les destinait l’un à l’autre.
Il lui tardait de parler à sa mère.
— Madame est-elle rentrée ? demanda-t-elle à sa femme de chambre.
— Non, mademoiselle. Madame la marquise a dit qu’elle ne rentrerait qu’à huit heures pour le dîner.
— Qui est venu ? dit-elle en prenant des cartes sur un plateau.
— M. le général est venu à six heures, très contrarié de ne trouver ni madame ni mademoiselle.
— A-t-il dit s’il était revenu depuis longtemps ?
— Depuis hier soir, mademoiselle.
Diane remonta chez elle, pensive.
Bon ami à Paris !
N’était-ce pas une indication de la Providence qu’elle invoquait tout à l’heure en faveur de son amour ?
Si une opinion était susceptible de peser sur l’esprit de Mme de Trivières, c’était celle du général.
Diane réfléchit longuement au meilleur parti à prendre.
Elle se dit que le général avait été le meilleur ami de son père et avait pris devant lui l’engagement de veiller sur ses enfants. Cela, sans nul doute, impliquait aussi la grave question de leur avenir.
Autant de raisons d’avoir confiance en lui. « Il faut que je le voie, pensa-t-elle, et seul.
« Bon Ami parlera à ma mère… Ce sera lui que j’enverrai en ambassadeur… Il est bon, il ne refusera pas… » Elle sentait bien qu’Hervé n’oserait jamais agir par lui-même et que c’était elle-même qui devait préparer les voies…
« Bon Ami va être furieux, réfléchit-elle, avec un sourire moqueur ; il avait si bien comploté son petit roman avec Hubert !…
« Il va tempêter quand il apprendra que cela a tourné au profit d’un autre.
« Je laisserai passer l’orage… Quand il aura bien crié, il finira par se rendre à mes raisons.
« A nous deux, nous convaincrons ma mère que le monde et l’argent ne sont pas les seuls buts du bonheur. Le cœur doit bien aussi compter pour quelque chose ! »
Si le général d’Antivy, suprême espoir de Diane, avait pu lire cette dernière réflexion dans l’esprit de sa pupille, il eût été charmé et étonné de la trouver si bien d’accord avec ses principes.
La jeune fille passa cette soirée en tête-à-tête avec sa mère, sans rien lui dire du sentiment qui faisait luire son regard et entr’ouvrait ses lèvres dans un heureux sourire.
Diane chanta.
En l’écoutant, la marquise remarqua que la voix de sa fille prenait une merveilleuse ampleur et une expression qu’elle n’avait point atteinte jusqu’alors.
Le pauvre garçon qui pleurait là-haut sur son espoir condamné entendit-il les accents de cette enchanteresse ?
Leur expression passionnée eût ravivé le lancinant regret qui, à cette heure même, broyait son cœur et le déchirait d’une douleur sans nom !
Il était environ dix heures du matin. Le général d’Antivy, reposé de ses fatigues par une bonne nuit et content de retrouver ses habitudes, ayant pris sa douche et déjeuné, parcourait les journaux du matin.
Son ordonnance vint l’avertir qu’une dame désirait lui parler.
Au même instant, Mlle de Trivières entrait sans cérémonie.
Ce visage animé, ces yeux rayonnants ! Le général s’avoua à part soi que sa pupille avait singulièrement embelli.
— Toi, ma chère enfant ! Tu es gentille d’avoir pensé à venir embrasser ton vieux tuteur.
Voyons cette mine ?… Superbe !
Tu sais que je suis allé avenue Malakoff, hier. On vous l’a dit ?
— Oui, bon ami. Votre tournée s’est-elle bien passée ? N’êtes-vous pas trop fatigué ?
— Sain comme l’œil, petite. J’ai retrouvé mes jambes de vingt ans. Si tu m’avais vu marcher, dans les terres labourées, moi qui me traîne sur les boulevards, tu ne m’aurais pas reconnu !
A propos de prouesses, j’ai entendu parler de toi ; tu as fait des merveilles à Vauclair ! Mes compliments ! As-tu reçu mon obole ?
— Votre chèque ? Oui, bon ami, et je vous ai écrit pour vous remercier. A moins que ma lettre…
Diane cessa de parler, car le général s’était levé comme mû par un ressort et il se tenait debout devant elle, les bras croisés, la regardant d’un air courroucé.
— Ah ! oui, mademoiselle, s’écria-t-il d’une voix de stentor, parlons-en de lettres ! Qu’est-ce que m’a chanté ta mère ? que tu entretenais une correspondance avec mon neveu ? Voyons, de qui se moque-t-on ?
Lui as-tu écrit, oui ou non, réponds ?
« Nous y voilà ! » pensa Diane.
Elle s’était demandé tout le long du chemin comment elle aborderait la question brûlante, et voici que son tuteur entrait de lui-même dans le vif de la question.
Il n’y avait plus qu’à faire face à l’ennemi.
Elle le regarda. L’ennemi avait des yeux fulminants, une moustache hérissée, mais Diane fit la réflexion qu’il n’était pas si terrible qu’il en avait l’air.
Elle répondit d’un ton innocent :
— Je lui ai écrit, certainement, bon ami, c’est-à-dire que…
— Voyons ! tu ne me feras pas croire cela, à moi ! J’en arrive. J’ai vu Hubert. Il m’a juré ses grands dieux que tu ne lui avais pas écrit une seule fois ! Pourquoi t’obstiner à soutenir le contraire ?
— Mais, bon ami, vous ne me permettez pas de m’expliquer…
— Il n’y a pas d’explication, mademoiselle !
Aucune !… aucune ! Tu as écrit ou tu n’as pas écrit ! Je ne sors pas de là !
— J’ai écrit, mon tuteur, et très souvent.
— Alors fichtre ! Qu’est-ce que ces cachotteries de la part d’Hubert ? J’y perds mon latin ! Sarpejeu ! ne peut-on me dire la vérité ?
— C’est ce que j’essaie de faire, bon ami.
Hubert ne ment pas… et moi aussi je dis la vérité. Votre neveu n’a jamais reçu mes lettres, sauf la première, et encore… je ne l’avais pas signée de mon nom.
Le général se laissa tomber dans son fauteuil.
— Par exemple ! Voilà qui est fort !… Explique-toi, que diable ! Voilà une heure que je te le demande.
— Eh bien, bon ami, voici ce qui s’est passé.
Diane alors ouvrit tout son cœur à son vieil ami qui se demanda plus d’une fois, en l’écoutant, s’il entendait bien cette histoire romanesque sortir des lèvres de sa pupille : de la froide, pratique, insensible Diane, qu’il avait comparée naguère à une idole.
Diane lui avoua son ardent désir d’être aimée pour elle-même, malgré la question d’argent qui empoisonnait à ses yeux tous les sentiments, dans l’espoir de se faire aimer sous un nom d’emprunt.
— Très bien ! interrompit le général ; je comprends maintenant pourquoi Hubert affirme que tu ne lui as jamais écrit : il ignorait que c’était toi. Mais que vous ayez correspondu sous un nom ou sous un autre, le résultat est le même : je suis certain qu’il est tombé amoureux.
— Bon ami, je suis désolée d’accuser votre neveu, et c’est là le point le plus épineux de l’histoire, mais il est arrivé une chose à laquelle je ne pensais guère.
C’est qu’Hubert de Louvigny a fait fi de ma lettre et… qu’il l’a passée à l’un de ses amis.
Le général fit retentir la table d’un coup de poing.
— Le fou !… De sorte que toi, Diane de Trivières, tu as entretenu pendant un an une correspondance suivie avec un inconnu, qui est capable de s’être amouraché de toi ?
Elle baissa la tête et dit très doucement :
— Oui, je le crois… Mais ce correspondant, mon cher tuteur, n’est pas tout à fait un inconnu. C’est un officier de mérite que vous-même avez connu…
— Son nom ?
— Hervé de Kéravan, lieutenant au même régiment que votre neveu.
Le visage du général se détendit un peu.
— Ah ! cela aurait pu être pire !
M. d’Antivy se leva et se mit à arpenter son salon à grandes enjambées, tirant sa barbiche d’une main nerveuse.
Diane le suivait des yeux.
Elle entendait de temps à autre des phrases hachées sortir de sa bouche comme autant de boulets de canon :
« L’imbécile ! l’idiot ! Je lui tirerai les oreilles… A sa prochaine permission, je lui flanque quatre jours, aux arrêts, dans sa chambre ! Ça lui apprendra ! »
Tout à coup, le général se planta devant sa pupille :
— Enfin, puisqu’il est trop tard pour revenir sur toutes ces sottises… j’espère, du moins, que cette correspondance a cessé ?
— Oui, bon ami.
Diane regardait le bout de ses souliers vernis avec un petit air embarrassé.
Qu’y avait-il encore ?
Le général devint très rouge et dit d’un ton rogue :
— J’espère que tu as déjà oublié ces balivernes et qu’il n’en sera plus question ? Mettons qu’il y a de ma faute dans tout ceci : j’aurais dû te parler carrément. Puisque ces lettres ne sont pas signées de ton nom, elles ne te compromettront pas. Du reste, je connais Kéravan ; c’est un homme d’honneur.
Laissons cela.
A sa prochaine permission, je te referai faire la connaissance de mon neveu… Tu verras quel gentil garçon !
Allons, fillette, regarde-moi !
Que diable ! Je m’emporte, mais la minute d’après je n’y pense plus !
Tu deviendras ma nièce comme je l’ai résolu. Vous ferez un gentil ménage, Hubert et toi…
Il en sera quitte pour redemander tes lettres à son camarade… Cela ira tout seul !
Pendant ce petit discours, Diane avait pâli davantage. Elle reprit peu à peu son empire sur elle-même et, se levant, elle dit d’un ton calme :
— Bon ami, je ne vous ai pas encore tout dit. J’étais venue ce matin pour faire appel à votre affection comme à celle du meilleur ami de mon père. Je vous parle à vous qui le remplacez comme je lui parlerais s’il pouvait m’entendre.
Très ému, le général prit doucement la main de la jeune fille et la fit asseoir près de lui.
— Tu me fais peur, Diane. Que vas-tu me dire encore, grand Dieu !
— Voici, bon ami, c’est que vous aviez deviné juste : M. de Kéravan m’aime…
— Il ne te connaît pas !
— Pardon, Jacques et lui se sont liés l’été dernier ; nous nous sommes vus assez souvent. C’était pendant le séjour que ma mère fit en Suisse.
— Ah ! ta mère a la manie de changer de place ! Mais, mon enfant, remarque que c’est une chose dont on n’est jamais sûr…, à moins que l’un des intéressés ne l’avoue…
— M. de Kéravan ne me l’a pas avouée. Il sait la différence de fortune qu’il y a entre nous. Malgré cela, je suis sûre qu’il m’aime.
— Eh bien, ma chère petite, s’il t’aime, le pauvre garçon, c’est très regrettable ; mais ce n’est pas cette raison qui t’empêchera d’épouser Hubert ?
Il ne voulait donc pas comprendre !
Diane pencha la tête et, cette fois, une lueur rose aviva la pâleur de son teint.
Elle dit presque bas :
— Mon bon ami, je suis désolée de contrarier vos projets, mais… je n’épouserai pas un autre homme que M. de Kéravan.
— Ah ! ça, Diane ! tu as juré ce matin de me faire sortir de mon caractère ! Kéravan est un brave garçon, certes, un officier d’avenir. Mais, ma pauvre petite, il n’a pas le sou ; ce n’est pas un mari pour toi !
— C’est un mari pour moi si je l’aime ! Et c’est le seul que je puisse épouser, puisque c’est le seul que j’aimerai.
— Ta ! ta ! ta ! c’est à en perdre la tête, sacrebleu !
Je vous ai donné l’adresse d’un jeune homme, mademoiselle, pour que vous deveniez amoureuse de celui-là… et non d’un autre !… Et voilà comme on m’obéit !
— Ce n’est pas ma faute, mon tuteur, répondit Diane avec à-propos, c’est celle de votre neveu.
« Elle a raison, parbleu ! pensa le général, en se calmant tout à coup. Voilà qu’elle va pleurer maintenant ! Le diable soit des femmes ! J’étais plus tranquille en Champagne ! »
— Que dit ta mère de tout cela ? dit-il brusquement.
Diane dit en le regardant d’un certain air :
— Maman ne sait rien encore. J’étais venue à vous, bon ami… en toute confiance, parce que j’avais pensé…
— Que c’était moi qui aurais la corvée agréable d’aller demander ta main pour ce monsieur ?
Au fond, il était flatté que sa pupille l’eût pris pour confident de préférence à la marquise.
Il se laissa entourer le cou de deux belles mains, tandis qu’une voix câline disait à son oreille :
— Oui, mon cher bon ami : j’ai compté sur vous pour parler à maman ! Oh ! ne dites pas non, je vous en prie ! vous êtes si bon !
Mais le général détacha les mains de Diane et se remit à marcher en roulant ses épaules d’un air furibond.
— En voilà une corvée ! Parler à ta mère ! lui demander ta main pour un autre qu’Hubert !
T’aider à faire un mariage absurde, alors que je t’en avais arrangé un qui t’allait comme un gant !
Il plaisait à ta mère, il plaisait à ton tuteur, il aurait plu à Hubert… et à toi quand tu l’aurais mieux connu…
Non… non, mon enfant, ne compte pas sur moi pour cette besogne ! Tu as voulu embrouiller toute seule tes affaires, au lieu de suivre tranquillement le plan qu’on t’avait tracé… Arrange-les !… Je ne m’en mêlerai pas.
Diane se tenait assise auprès du bureau, la figure cachée dans ses mains.
De temps à autre le général lui lançait un regard entre deux bouts de phrases.
Soudain, il alla à elle, enleva les mains qui voilaient le beau visage désolé et, sortant son mouchoir de sa poche, il essuya les larmes qu’il avait vu couler entre ses doigts.
— Je suis furieux ! bougonnait l’excellent homme, en l’embrassant, furieux ! On le serait à moins ! Ce n’est pas une raison pour te désespérer. Allons… allons ! puisqu’il faut finir par céder, c’est entendu : je parlerai à ta mère.
Mais m’envoyer te demander en mariage pour un autre que pour mon candidat, bigre ! tu m’avoueras que c’est raide !
Diane revint chez, elle rassérénée : elle avait obtenu de son tuteur la promesse qu’il viendrait le soir même trouver la marquise entre cinq et six heures.
Elle ne devait pas être présente à l’entretien. D’autre part, elle s’était interdit de remettre les pieds chez Mme de Kéravan tant qu’elle n’aurait point obtenu le consentement de sa mère.
Vers quatre heures, ayant vu rentrer la marquise, Mlle de Trivières commanda l’auto et, pour tromper le temps de l’attente, elle se fit conduire dans divers magasins où elle avait à faire des emplettes pour la Biche-au-Bois.
Lorsqu’elle rentra, le général était parti.
Sa femme de chambre lui remit une lettre qu’on avait apportée en son absence.
Diane tressaillit en reconnaissant l’écriture d’Hervé ; elle monta à son appartement sans entrer dans le salon où l’attendait sa mère.
Elle décacheta la lettre d’une main tremblante et lut :
« Mademoiselle,
« Vous m’avez donné hier le plus immense bonheur, et de cela mon cœur vous gardera une reconnaissance infinie. Je me suis répété après votre départ les paroles magiques que vous aviez prononcées : oser, espérer !
« Hélas ! ce rêve est trop beau !…
« Souvenez-vous, mademoiselle, de ce que votre correspondant écrivait à Rose Perrin à la même époque. « Des raisons majeures me tiendront pour toujours éloigné d’elle. »
« Ces raisons existent.
« L’honneur, ma conscience, ma fierté m’interdisent de chercher jamais à me rapprocher de vous. Elles me font un devoir de me détourner de la félicité incomparable que vous m’avez fait entrevoir.
« Je ne vous dirai rien de mon déchirement. Un soldat n’a point le droit de penser à soi quand son pays est en péril.
« Je pars ce soir rejoindre mon poste, mais je vous aurai vue !
« Je connais maintenant toute la valeur de la femme sublime à laquelle je renonce, et je la supplie de ne pas me garder rancune d’un sentiment qu’elle comprendra…
« Adieu, mademoiselle. Je n’implore de vous qu’un souvenir dans vos prières.
« L’offensive est proche : la dernière, sans doute. C’est votre nom adoré que je répéterai en partant à l’assaut.
« Daignez agréer mes respectueux hommages.
« H. de Kéravan. »
Mlle de Trivières avait négligé d’allumer l’électricité tant elle était pressée de lire sa lettre aux derniers reflets du jour.
Il faisait complètement nuit quand elle eut achevé sa lecture ; malgré l’obscurité, elle demeura longtemps à cette place, le front appuyé à la vitre du jardin où les branches des lilas tournoyaient en gémissant sous les rafales du vent.
Un quart d’heure plus tard, entendant sonner la cloche du dîner, elle s’éveilla comme d’un songe, baigna longuement ses yeux rougis et descendit au salon.
En voyant entrer sa fille, Mme de Trivières lui dit d’un ton sec :
— Tu t’es fait attendre, Diane. Je désirais te parler avant le dîner. Maintenant il est trop tard.
— C’est inutile, maman. Je n’ai plus besoin d’entendre ce que vous aviez à me dire…
— Comment, c’est inutile ! Tu profites de la faiblesse de ton tuteur à ton égard pour me faire arracher mon consentement à un mariage ridicule et tu ne t’inquiètes pas de connaître ma réponse !
Tu t’imagines sans doute que je vais m’estimer très heureuse de donner ma fille et ses millions à un intrigant qui devait savoir parfaitement en te faisant la cour que…
— Ma mère ! interrompit la jeune fille.
Son cri était si douloureux qu’on eût dit que ces paroles l’avaient blessée.
La marquise remarqua alors les traits bouleversés de sa fille.
Celle-ci, pour toute réponse, lui tendit un papier d’un geste brisé.
— Voyez, lisez, dit Diane d’une voix contenue, comme vous avez peu sujet de l’accuser…
Quand Mme de Trivières eut fini la lecture de la lettre, elle resta un moment sans rien dire, la feuille entre les mains, confondue par la preuve d’un désintéressement qui lui avait paru impossible.
Puis, par l’effet d’un de ces revirements dont elle était coutumière, la marquise courut à sa fille qu’elle prit entre ses bras et, appuyant la belle tête brune sur son épaule, elle la baisa avec tendresse.
— Dianette, ma chérie, dit-elle, retrouvant l’appellation qu’elle lui donnait dans son enfance, pourquoi n’as-tu pas eu confiance en ta mère ? Pourquoi ne m’as-tu pas parlé plus tôt ?
— Oh ! maman, vous aviez toujours tant de choses à penser ! Et puis, savais-je moi-même avant-hier que nous en arriverions là ?… Vous m’aviez permis d’aller chez sa grand’mère. C’est là que je l’ai rencontré…
— Et tu lui as écrit pendant un an sans que je m’en doute ?
— Moi non plus, maman, je vous assure.
Je croyais écrire à Hubert ; vous-même m’aviez donné l’adresse.
— C’est vrai ! C’est ton original de tuteur qui est cause de tout avec ses idées romanesques. Il a bien réussi ! Et nous voilà bien avancées ! Tu n’épouseras pas son neveu, dont tu ne voudrais pas… et tu n’épouseras pas davantage ce monsieur qui ne veut plus de toi…
Te refuser, toi, ma fille ! Cela, c’est trop fort. Ce petit lieutenant a bien de l’audace !
— Mais, maman, vous lui reprochiez tout à l’heure d’oser prétendre à ma main et vous lui reprochez maintenant de se retirer !
— Tiens ! ne parlons plus de tout cela ! Je me suis déjà mise en colère avec ton tuteur. Oh ! je ne lui ai pas caché ma façon de penser. C’est assez pour un jour. Allons dîner.
Que dirais-tu d’un petit voyage à Vauclair ? Nous serons bientôt à Pâques.
— Oh ! oui, oui. Allons-nous-en, partons d’ici… Et à Vauclair plus qu’ailleurs.
J’y retrouverai mes malades, mes occupations. Cela m’empêchera de trop penser, de trop me souvenir…
Et elle ajouta en elle-même :
« De trop souffrir… »
Le printemps à Vauclair.
Un printemps coupé d’averses, de gelées, de rafales, mais le printemps quand même.
Autour de l’hôpital, les crocus et les primevères apparaissaient sous l’herbe mouillée, les premières violettes sortaient leurs boutons corsetées de vert tendre et, dans les parterres du château, les beaux lis blancs, au cœur d’or, sonnaient les alléluias triomphants des dimanches de Pâques.
Diane de Trivières passait indifférente aux merveilles du renouveau ; elle ne regardait qu’en elle-même.
Elle y retrouvait sans cesse l’image mélancolique de deux yeux fiers au regard pénétrant.
Malgré qu’elle eût repris ses multiples occupations d’infirmière, qu’elle eût revu avec plaisir son œuvre agrandie, en plein essor, rien ne parvenait à rompre le sortilège malfaisant qui retenait son âme enchaînée dans un cercle de sombres pensées.
Comme autrefois, elle allait encore du château à l’hôpital aux mêmes heures ; sa blouse blanche passait dix fois par jour le long des salles qu’elle inspectait d’un œil vigilant, mais, comme le disait Rose avec tristesse :
« C’était mademoiselle et ce n’était plus elle : on croyait qu’elle était là, mais son cœur n’y était plus ! »
Quant à Mme Rose Plisson, elle y était bien certainement et plutôt deux fois qu’une !
Sa petite personne était devenue fort encombrante, mais on comprenait que c’était par une cause momentanée.
Sa figure brunie par les intempéries, ses joues fraîches et rebondies, ses bras potelés, ne rappelaient que de très loin l’ouvrière parisienne, la petite fleur du pavé de Montmartre, mièvre et pâle.
Aujourd’hui, c’était l’églantine des bois, dont le parfum était la franche gaieté qu’elle répandait autour d’elle, et il était clair que la fleur épanouie allait porter son bouton.
L’événement arriva précisément une nuit du commencement d’avril, pendant le séjour des châtelains à Vauclair.
On prévint au matin Mlle de Trivières de la naissance du bébé.
Avant d’entrer à l’hôpital, Diane alla faire une petite visite à sa protégée.
C’était touchant de voir les précautions que prenait Victor pour éviter de frapper le plancher avec sa jambe de bois.
Il avait l’air d’un gros corbeau sautillant et maladroit, lorsqu’il essayait de glisser sur un seul pied en se rattrapant à l’armoire qui gémissait sous son poids, ou lorsqu’il prenait dans ses grosses mains le fragile fardeau… Rose le suivait des yeux avec inquiétude et le suppliait, au nom du ciel, de s’asseoir et de ne rien faire.
Diane trouva la jeune maman allongée, son bébé dans ses bras.
C’était un joli spectacle de la voir à demi soulevée sur son lit blanc, ses mains pâles sortant de sa camisole festonnée et ses cheveux bouffants emprisonnés dans un coquet bonnet orné d’un ruban bleu.
Quand nous disons : « ses cheveux », il est bien entendu que les frisettes font exception.
Ces folles bouclettes se moquaient de toutes les barrières et de toutes les prisons. Elles s’épanouissaient sur l’oreiller, s’en donnant à cœur joie de sautiller de droite et de gauche ! Ici, du côté du papa, là-bas du côté du bébé, elles formaient, autour du front de Rose, une charmante auréole, qui accompagnait sa rayonnante maternité.
— Mademoiselle, dit la lingère, je vous avais promis un filleul, mais ce sera pour une autre fois ! Il faudra vous contenter d’une filleule.
— Je suis très contente d’avoir une filleule, répondit Diane. Nous profiterons de ce que je suis à Vauclair pour la baptiser. Avez-vous arrêté un nom ?
Cette question s’adressait aussi bien au père qu’à la mère.
Ceux-ci se regardèrent l’un l’autre, en souriant.
— Justement, nous en causions et nous nous disputions pour ce nom quand mademoiselle est entrée.
Victor voulait à toute force qu’elle s’appelle Rose, comme moi. Il disait, ce grand nigaud, — n’écoute pas, tourne-toi ! — il disait qu’il n’y aurait jamais trop de Rose Perrin et que, de cette façon-là, ça lui en ferait deux !
— Il n’y a plus de Rose Perrin, dit Diane.
— Oh ! pourtant, mademoiselle, fit la jeune femme en baissant la voix, à ma connaissance il y en a déjà eu deux : que mademoiselle se rappelle !
— Ne parlons plus de cela ; c’est du temps passé !
Et vous ? Comment désirez-vous appeler votre fille ?
— Moi, je voudrais l’appeler comme son père ; cela ferait Victorine ; c’est un joli nom !
Mlle de Trivières fit la moue, puis elle décida :
— Puisque je suis la marraine, il me semble que j’ai voix au chapitre. Voulez-vous que nous la baptisions Victoire. C’est un beau nom de guerre.
Rose battit des mains, au risque de réveiller le poupon.
— Victoire ! c’est très joli. Qu’en dis-tu, Totor ?
Totor était le petit nom d’amitié de Rose à son mari.
L’ex-soldat souriait béatement en approuvant de la tête. Il n’était guère plus habile à faire des phrases qu’à glisser sur le parquet sans sa jambe de bois ; mais il était bien heureux, c’était évident ; il voulait tout ce que voulait sa petite femme ; c’était à elle de décider…
— Allons ! mademoiselle Victoire, dit Rose, en tournant le bébé du côté de Diane, regardez votre marraine, votre belle marraine, vous pouvez en être fière ! Ça n’est pas comme… — elle jeta un coup d’œil du côté de Victor — comme certaines personnes qui ont des marraines à revendre, des marraines à la douzaine ; tu n’en auras qu’une, toi, ma jolie, mais une bonne et une belle !
A cet instant, le papa de la jeune Victoire fut pris d’une quinte de toux qui l’obligea d’aller prendre l’air sur le seuil de la porte.
Pendant qu’il se calmait, Diane dit d’un ton de reproche :
— Je croyais, Rose, que vous lui aviez pardonné. Pourquoi réveillez-vous les mauvais souvenirs ?
— Oh ! il faut qu’il se souvienne, mademoiselle. J’ai pardonné, oui, c’est vrai. Mais, quand on a été trompée une fois, il n’y a plus la même confiance !… Non, non, il faut qu’il se souvienne.
— Ne vous agitez pas. Je vais dire à votre mari de rentrer et je me dépêche d’aller à l’hôpital. Vous recevrez, ce soir ou demain, un petit cadeau pour ma filleule.
Victor entrait à ce moment, osant à peine regarder du côté du lit, mais Rose eut un geste vers lui, avec un sourire si doux qu’il s’avança sans nul égard pour le tac-tac de sa jambe de bois.
Avant de sortir, Mlle de Trivières eut le temps de le voir mettre un baiser maladroit entre les boucles folles, un baiser timide qui sollicitait un pardon que le sourire de Rose avait accordé d’avance.
Et Diane tira la porte avec un soupir sur ce joli bonheur qui était à moitié son œuvre.
Elle prit lentement l’allée des sapins. Une buée obscurcissait ses yeux.
Même cet humble bonheur ne serait point à sa portée ! Elle haïssait sa fortune qui, d’une façon comme de l’autre, la privait du seul bien dont son cœur souffrait le besoin.
« Je ne me marierai pas, se dit-elle. Je me consacrerai aux œuvres, à mon hôpital, aux enfants abandonnés… Puisque ma fortune m’empêche d’être heureuse, je leur donnerai tout…, tout ! »
Elle monta comme à l’ordinaire dans la salle vaste et claire où les malades la regardaient passer dans un silence respectueux ainsi qu’une lumineuse apparition.
Après son passage, ce jour-là, ils firent entre eux la réflexion que mademoiselle avait l’air moins triste. Elle les avait regardés avec une expression très douce, toute nouvelle, et cela les consola un peu de ne pas voir apparaître la frimousse de Rose, qui chassait toujours la mélancolie, et de ne plus entendre sa voix fausse qui égrenait, dans les escaliers et les couloirs, le refrain du Temps des cerises.
Mlle de Trivières se donna chaque jour davantage à sa tâche charitable.
Elle voulait contraindre son mal à céder, à se fondre dans la douceur de se donner, de n’être plus que la sœur compatissante des êtres souffrants, des mutilés de la gloire.
Elle y réussissait à de certaines heures. Mais à d’autres, quand la solitude la rendait à la vie intérieure, elle retrouvait sa peine aussi cuisante, son fardeau aussi lourd ; et elle se demandait avec effroi si elle devrait vivre ainsi des années dans l’amertume de stériles regrets.
Dans cette lutte secrète où l’âme de la jeune fille s’anoblissait en se purifiant, son corps perdait de ses forces. Le sommeil fiévreux, l’appétit languissant, Diane changeait de jour en jour d’une manière très sensible.
La marquise de Trivières, dont la tendresse maternelle avait été mise en éveil, remarquait ce changement et s’en désolait.
L’expression résignée du beau visage, les cernes bleus qu’elle remarquait sous les grands yeux tristes remplissaient la mère d’inquiétudes qu’elle voulait dissimuler.
Connaissant sa fille pour ce qu’elle était, si absolue dans ses sentiments, si ferme dans ses volontés, la marquise se demandait si elle n’eût pas mieux fait d’aider de tout son pouvoir à la réalisation de ce mariage, y consentir du moins de bon cœur, au lieu de se réjouir secrètement de la défection du jeune homme.
C’était trop tard !
Les tourments qui dévoraient Diane avaient encore d’autres causes que son amour déçu.
Bien qu’elle eût pris la résolution d’éviter tout ce qui pouvait la ramener au souvenir d’Hervé, elle suivait avec un tremblement les communiqués de la guerre se rapportant à l’offensive de Champagne.
Elle lisait chaque matin la liste des tués ou disparus, tremblant d’y voir le nom du lieutenant de Kéravan. Elle savait que son régiment prenait part à l’attaque déclenchée entre Soissons et Reims.
Les mots des communiqués relatifs à cette partie du front étaient les seuls qu’elle voyait. « Le Chemin des Dames, le mont Cornillet, Moronvilliers », ces noms se détachaient sur les autres en lettres capitales, et le cœur de la jeune fille battait à soubresauts violents, tandis qu’elle songeait : « Il était ici, il a marché à l’assaut en avant de ses hommes, il a dû traverser ces tirs de barrage meurtriers, c’est lui qui a pris cette tranchée, qui a poursuivi l’ennemi en déroute, sous un déluge de balles, dans des flots de sang… Hervé ! » Son amour s’exaltait à ces visions.
Et le pire était encore de ne rien savoir.
Sans être ni épouse, ni mère, ni fiancée, elle vivait la vie angoissée de celles qui attendaient en tremblant, dont l’espoir vacillant était à la merci d’une lettre… d’une nouvelle.
Un matin, qu’auprès de Rose convalescente, non loin du chalet, Diane causait avec la jeune femme assise sous le gros chêne, Rose tenait son enfant sur ses genoux et surveillait de loin son mari occupé devant le chalet. Celui-ci, grimpé à une échelle — par quel miracle d’équilibre ? — debout sur un seul pied, taillait les clématites et le rosier de la façade.
Rose dit à mi-voix :
— Il va tomber… c’est sûr ! Et après, comment fera-t-on pour le ramasser ? Mademoiselle l’entend siffler d’ici ? C’est qu’il est content ! Il a reçu ce matin une lettre d’un camarade de son régiment. Ça lui a fait plaisir d’avoir des nouvelles.
Mlle de Trivières avait des raisons personnelles pour s’intéresser au régiment de Victor, puisque c’était le même que celui de certain lieutenant.
— Quelles nouvelles a-t-il reçues de son régiment ? A-t-il été très éprouvé ? Était-il aux dernières affaires ?
— Oh ! oui, mademoiselle ! Et ils ont joliment écopé !… Pardon ! c’est des mots de Paris qui me reviennent… Il paraît que c’est leur régiment qui est entré le premier dans Noyon, pour en chasser les Boches ; et ils les ont poursuivis jusqu’à une autre ville qu’on appelle Ham… Il dit, ce camarade de Victor, que c’est un lieutenant de sa compagnie, un grand, qui a planté le drapeau français sur une forteresse qu’il y a là et, à cause de cela, on a donné à tout le régiment le droit de porter la fourragère. Victor m’a expliqué que c’est un cordon vert et rouge avec des aiguillettes d’or au bout qu’ils portent sur l’épaule… Et je me demandais si Victor aurait le droit de la porter, lui qui n’y était pas. Il est vrai qu’aussi, il aurait pu y être, et qu’il ne serait pas arrivé le dernier !
Rose se rengorgeait d’orgueil ; elle prit sa fille pour l’allaiter.
Une question brûlait les lèvres de Diane. Elle ne pouvait se décider à parler.
— Seulement, continua Rose, il en est resté sur le terrain ! Ah ! mademoiselle, c’est le cas de dire qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs !… Il dit qu’il n’en est revenu pour ainsi dire pas !… surtout les officiers.
— Quelques-uns, pourtant ?
— Oui, plus ou moins abîmés. Il n’y a que le lieutenant de Louvigny, un ancien de mon mari, qui n’a rien eu ; mais, lui… ses soldats disent qu’il est « verni ». Ils l’aiment bien.
Celui qu’ils aiment le mieux c’est un Breton.
Justement, m’a dit Victor, celui qui a planté le drapeau sur le fort.
— Comment se nomme-t-il ?
— Le lieutenant de Ki… Kér… enfin, un nom breton dans ce genre-là !
— De Kéravan, peut-être ?
— Oui, mademoiselle, Kéravan, c’est bien ça ! Le pauvre jeune homme ! C’était un brave, mais il l’a payé cher !
— Comment cela ? Est-ce qu’il est… il est ?
— Mort ? S’il ne l’est pas à cette heure-ci, il n’en vaut guère mieux ! Le camarade dit qu’il a reçu un éclat d’obus dans la tête et un autre dans le côté… On ne sait pas s’il est mort ou vivant.
Diane se leva ; elle manquait d’air.
Elle essaya de marcher, ses oreilles bourdonnaient. Tout à coup ses jambes fléchirent et elle tomba à la renverse avec un cri étouffé.
— Victor ! Victor ! cria Rose, appelle vite la sœur des Anges. Mademoiselle vient de se trouver mal.
Une heure plus tard, Mlle de Trivières, transportée au château, voyant au pied de son lit la marquise en larmes, lui dit doucement :
— Maman, ne pleurez pas…, venez près de moi.
Voyez-vous, la vie est si triste que je voudrais mourir. Au ciel on ne doit plus souffrir !
— Diane, mon enfant adorée, que dis-tu ?
Si tu te sentais malade, pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?
La jeune fille secoua la tête tristement.
— Je ne me sens pas malade… J’ai de la peine.
— Je le sais, ma Dianette, toujours la même cause. Mais, mon Dieu ! qu’y faire ?
— Rose ne vous a pas dit ce qu’elle venait de m’apprendre, là-bas, tout à l’heure ?
— Non, elle a dit seulement que vous parliez de la guerre et que tu t’étais trouvée mal tout à coup.
— Rose venait de dire qu’« il » a été blessé, mortellement blessé… Oh ! maman… je voudrais savoir.
— Nous le saurons, ma Dianette, je t’en supplie, reste calme ! Je vais faire rechercher où ce jeune homme a été soigné. Bon ami est à Paris, il s’informera… Je lui écris à l’instant…
— Vous ne me cacherez rien ?
— Non, à la condition que tu seras courageuse.
Tiens, voici ce bon docteur qui vient te voir.
Bonjour, docteur ! je vous attendais avec impatience.
Le vieux médecin de Vauclair, qui avait vu naître la jeune fille, comprit à demi-mot ce qu’on ne lui disait point.
De l’anémie, de la tension nerveuse, des points au cœur ; il prescrivit beaucoup de calme, une potion et des distractions.
Il partit en affirmant à la marquise qu’il ne voyait rien d’inquiétant dans l’état actuel de sa fille, mais que, cependant, il serait prudent de ne pas laisser se prolonger cette situation.
Mme de Trivières écrivit au général d’Antivy pour le prier instamment de faire toutes les recherches possibles afin de retrouver les traces du lieutenant de Kéravan.
Elle terminait en disant : « Et quand vous aurez retrouvé ce jeune homme, cet oiseau rare qui se permet de refuser deux millions et une fille comme la mienne, j’espère, général, que vous saurez lui faire entendre — si le pauvre garçon est toujours de ce monde ! — qu’il se doit au bonheur de cette enfant dont il s’est fait aimer… Hélas ! où est le temps où vous compariez Diane à certaine idole hindoue !… Elle souffre maintenant d’avoir le cœur trop sensible, oui, trop sensible !… Ma pauvre chérie, général, elle vous ferait pitié ! Prévenez-nous vite par un mot si vous avez des nouvelles. »
Dans la soirée, la malade reçut une autre visite qui lui fit du bien.
Ce fut celle du bon curé de Vauclair, qui venait, de lui-même, prendre des nouvelles, ayant appris l’indisposition de Diane par le médecin.
C’était un prêtre rustique dont la simplicité n’excluait point une grande finesse naturelle et une connaissance approfondie des âmes qu’il avait puisée dans son long sacerdoce.
Celle de cette jeune fille, qu’il avait jugée longtemps énigmatique, l’avait, depuis un an, rempli d’étonnement d’abord, puis d’une profonde admiration.
Pas à pas, il avait suivi son évolution, et il avait été heureux de constater dans cette âme pure, mais longtemps fermée à la charité, une floraison éclatante de vertus que la guerre avait fait éclore.
Suivant avec intérêt le développement de l’œuvre de la Biche-au-Bois, il s’en était institué l’aumônier volontaire et il n’était guère de jour où il ne passât y faire une petite visite.
Sa conversation fit le plus grand bien à Diane, qui passa une soirée et une nuit assez calmes.
Le lendemain, vers midi, Mme de Trivières reçut un télégramme ainsi conçu :
« Trivières. Vauclair. Sarthe.
« Mea culpa. Commence recherches. Aurez bientôt nouvelles. — d’Antivy. »
Jacques de Trivières était venu attendre sa mère et sa sœur à la sortie de la gare Montparnasse.
Très grand dans son costume de saint-cyrien, il s’était étonnamment fortifié durant son année d’école. Ses traits avaient pris une expression virile que complétaient son regard sérieux et sa fière tenue.
La génération des hommes très jeunes, au début du plus effroyable cataclysme qu’aura connu l’humanité, a été mûrie par les circonstances.
Les préoccupations qui s’agitent sous les fronts de vingt ans sont si différentes de celles que connurent leurs aînés, qu’on peut dire que cette époque aura vu des adolescents posséder le jugement et le tranquille courage des hommes faits, tandis que des jeunes hommes ont acquis l’expérience de vieillards.
En voyant paraître Diane auprès de sa mère, dans son costume de voyage en drap sombre qui accusait sa pâleur, Jacques fut frappé du changement qui s’était opéré en sa sœur depuis leur dernière rencontre.
Il s’en inquiéta, mais la jeune fille répondit hâtivement qu’elle n’était pas malade, qu’elle se portait très bien et s’informa de suite si, depuis sa sortie, le saint-cyrien avait revu leur tuteur.
Jacques l’avait manqué la veille, étant allé chez lui pendant que le général se présentait à l’hôtel de Trivières et demandait ces dames.
— Il n’a rien laissé pour nous ?
— Il a laissé dire qu’il reviendrait demain matin et a paru content d’apprendre que vous rentriez ce soir.
Après une nuit passée dans l’anxiété, Mlle de Trivières se leva avec la certitude que cette journée ne s’écoulerait point sans lui apporter la réponse qu’elle désirait et redoutait à la fois.
Vers dix heures, le général se fit annoncer. La marquise n’était pas encore sortie de sa chambre.
Diane descendit seule au salon.
Quand il la vit paraître, mince et blanche comme un lis, son visage torturé par la pensée intérieure qui brûlait comme une flamme dans ses yeux ardents, le vieillard lui trouva une physionomie tragique, un air de douleur résignée, dont la grâce touchante lui alla au cœur et le remplit de remords.
Pour un peu, il se fût pris pour un assassin en face de sa victime.
Il vint à elle, lui saisit les mains, mais elle ne le laissa pas parler.
— Vous savez… bon ami ?
— Oui, je l’ai retrouvé.
— Vivant ?
— Vivant !
Si le général avait encore douté des sentiments de sa pupille, il les eût compris à ce moment.
Il la conduisit à un fauteuil, car elle se soutenait avec peine.
Elle dit très bas et vite :
— Parlez ! parlez, bon ami ! Est-il gravement blessé ? où est-il ?
— Il est ici, à Paris. Oui, son état est très grave. Mais… Allons ! allons ! ma petite fille, fit l’excellent homme, en tapotant les cheveux de Diane qui pleurait sur son épaule, sois forte, que diable ! Comment pourrai-je te dire le reste, si tu…
— Le reste ? Ce n’est pas tout ?
Le général ne répondit pas.
Comme lorsqu’il était ému, il fit un tour dans le salon, les bras croisés derrière le dos, l’air sombre.
Enfin, il eut pitié des grands yeux qui renfonçaient leurs larmes pour l’interroger.
Il revint à la jeune fille, et lui prenant de nouveau les mains, il les serra avec force.
— Diane, mon enfant, puis-je compter que tu seras plus qu’une femme courageuse…, que tu auras la fermeté d’un homme ?…
Ses lèvres blanches articulèrent avec peine :
— Oui, bon ami !
— Eh bien ! va mettre un chapeau. Je t’emmène ; nous allons le voir !
Diane jeta un petit cri qui était presque de joie et retrouva des forces pour courir à la porte.
— Et maman ? dit-elle en se retournant.
— Je préfère que tu viennes seule d’abord ; ta mère viendra plus tard… si tu le désires.
L’auto roulait vers un quartier lointain de Paris : Cours-la-Reine, le long du fleuve tranquille, boulevard Saint-Germain, où Diane s’étonna de voir des gens à l’air paisible marcher, parler sans émoi, alors que son cœur, à elle, battait à lui faire mal.
Maintenant la rapide voiture montait la pente du boulevard Saint-Michel jusqu’à une petite rue que Diane reconnut : la rue du Val-de-Grâce, avec l’hôpital militaire de face, au fond.
Tandis qu’ils descendaient cette rue, le général, qui n’avait guère parlé pendant le trajet, dit, avec inquiétude, en regardant les yeux secs et brillants de sa pupille :
— Tu seras courageuse ? Tu sauras maîtriser tes nerfs ? Je l’ai vu hier. Je connais son état. Souviens-toi qu’il n’est pas hors de danger, et qu’une émotion trop violente le tuerait…
Diane baissa la tête sans répondre.
Le général ajouta :
— Ce que nous faisons-là était défendu… Il ne devrait voir absolument personne !
Mais, à cause de toi, j’ai insisté auprès du médecin en chef. On nous permet d’entrer pour dix minutes seulement.
Ils descendirent devant la grille.
Diane se souvint de l’avoir franchie une autre fois au côté de l’officier, du héros, qui, peut-être à cette minute, agonisait derrière ces murs.
Déjà un an. Comme ses sentiments pour lui avaient changé !… Mais non, il lui parut qu’elle l’avait toujours aimé ; elle ne se souvenait plus de rien de ce qui n’était pas lui.
Appuyée au bras de son tuteur, elle se laissa guider à travers les couloirs compliqués ; ils arrivèrent enfin devant une salle dont elle reconnut l’entrée.
C’était celle où Diane avait entrevu le malheureux Jacquet, le camarade d’Hervé.
Elle croyait comprendre la nature de son mal. Si on l’avait mis dans cette salle où l’on soignait les maladies de la face, c’est qu’il était défiguré.
C’était cela que bon ami redoutait pour elle ; pour cela qu’il lui recommandait du courage ! Ah ! qu’était-ce auprès de la douleur de le perdre pour toujours !
Qu’il vécût seulement !
Qu’importait la beauté de son visage si son cœur n’avait point changé !
Mais Hervé n’était pas dans cette salle.
Bon ami alla un peu plus loin. Il s’arrêta devant une petite porte vitrée recouverte à l’intérieur par un rideau blanc.
Là ils durent parlementer.
M. d’Antivy présenta à l’infirmier une carte d’admission écrite de la main du major-chef. L’infirmier s’inclina et tourna doucement le bouton de la porte.
Le général dit à voix basse :
— Veux-tu entrer seule ? Si tu le préfères, je t’attendrai.
— Peut-il me comprendre ? Me reconnaîtra-t-il ? demanda-t-elle.
— Oui, madame, répondit l’infirmier. Il n’y a que douze jours qu’il a été trépané ; il ne parle presque pas, mais il reconnaît ; il y voit un peu. Surtout, ne restez pas longtemps et appelez-moi si quelque choc n’allait pas.
Diane se tourna vers son tuteur :
— J’entre seule… Voulez-vous m’attendre ?
Le regard qu’elle jeta à son vieil ami était si beau d’espoir, de tendresse, de pitié, que ce dernier, pourtant bronzé par des mois de campagne, se détourna soudain vers la petite fenêtre ouvrant sur les jardins et ne put prendre sur lui de retourner la tête tout le temps que dura la visite.
Diane s’était glissée sans bruit dans la chambre presque obscure.
Le lit étroit, tout blanc, faisait tache au fond.
Elle s’en approcha en retenant son souffle.
Le silence l’oppressait et aussi la vue de ce long corps étendu, dont elle ne voyait que deux mains exsangues, aussi pâles que le drap, et le bas du visage immobile dont toute la partie élevée disparaissait sous des linges.
A voir cette immobilité, elle se crut en présence d’un cadavre.
Était-il vraiment mort ?
Le lui avait-on caché jusqu’à ce moment ?
Non… une telle cruauté ! Bon ami n’aurait pas fait cela !
Elle éprouvait le besoin de se rassurer et, n’osant appeler, elle toucha légèrement la main du blessé.
Il fit un mouvement. Elle respira.
Puis il se tourna un peu, très peu de son côté.
Alors, elle s’aperçut que la moitié seulement de la face était cachée par le pansement. Sauf dans le haut où le bandage faisait le tour de la tête et encerclait le front.
Il fixa sur la jeune fille son œil unique, fixe, qui paraissait sans pensée…
Cela dura un certain temps… Diane n’osait bouger.
Peu à peu, la fixité du regard se détendit, l’intelligence y reparut comme un rayon de clarté au-dessus d’une eau trouble et, sans étonnement, le blessé prononça son nom :
— Diane…
C’était la première fois qu’elle le lui entendait dire. Ce nom — son nom ! — dans sa bouche, à cette heure, elle le reçut comme l’aveu du plus brûlant amour…
Des larmes emplirent ses yeux pendant qu’elle parlait tout bas :
— C’est moi, Hervé, vous me reconnaissez ? Je suis venue…
— Diane !
— Je suis venue pour vous guérir et vous consoler… parce que… je vous aime !
Il ferma cet œil pitoyable où l’on entrevoyait, telles des ombres, se disputer la mort avec la vie…
Sa pauvre bouche disloquée essaya un sourire. Il pressa faiblement la petite main qui avait pris la sienne ; elle lui dit doucement :
— Je vous fatigue… Ne pensez pas !
— Je ne pense pas… Je suis heureux !
Une grosse larme coula le long de sa joue. Il tourna sa tête avec effort du côté opposé et dit d’une voix lente, embarrassée :
— Diane…, si vous voyiez ! Je n’ai plus… figure humaine !… Je suis hideux !
— Vous êtes, répondit-elle en se penchant au-dessus du lit, vous êtes celui qui m’aime… et que j’aime, le fiancé, l’époux que j’ai choisi !
— Je vous… ferais horreur !
— Non… Je ne désire qu’une seule chose : c’est que vous viviez, et que je puisse me dévouer à vous toujours.
Avant qu’elle ait eu le temps de prévoir son mouvement, il avait écarté le bandage et découvrait une affreuse plaie à peine cicatrisée partant du front, traversant la paupière droite et descendant sur la joue, du côté de l’oreille où elle finissait.
— Regardez !
Diane ne tressaillit pas ; elle regarda en face l’horrible cicatrice rouge, à peine fermée et, sans rien dire, elle se pencha davantage, elle appuya lentement ses lèvres sur la plaie…
En se relevant, elle répéta, les yeux rayonnants d’amour :
— Je vous aime, Hervé. C’est pour la France que vous avez souffert. Vous serez toujours, à mes yeux, le plus noble et le plus beau. Hervé, c’est moi qui vous le demande humblement : m’aimez-vous ?
— Oui… Diane, je vous aime !
Le silence était très profond dans la petite chambre. Avant d’y entrer, le général toussa doucement, puis il s’approcha à petits pas.
Il ne savait trop, dans l’obscurité, de quel côté se tourner, quand la voix de sa pupille dit près de lui :
— Venez, bon ami, que je vous présente mon fiancé.
La guérison miraculeuse du lieutenant de Kéravan fut un étonnement pour le corps médical qui n’y comptait plus.
Les médecins l’attribuèrent à une nouvelle méthode qu’ils avaient expérimentée à cette époque. Nous croyons plus simplement que Diane et Hervé rééditèrent la jolie aventure de l’Amour médecin, ou que Dieu voulut conserver au monde une noble figure de héros.
On prétend que les Bretons ont la tête dure. Le fait est que le trépané s’en tira à peu de frais. La balafre qui lui barrait le visage n’intéressait pas directement l’œil droit. Il put bientôt l’ouvrir et y voir presque aussi bien que de l’autre. Enfin, la cicatrice elle-même, traitée par la nouvelle méthode qui fait revivre les tissus, ne servit bientôt plus qu’à parer son mâle visage et à le marquer d’un souvenir glorieux.
Il arriva un moment où Diane retrouva complètement la physionomie grave et douce, le regard profond qu’elle aimait tant.
Trois mois après sa sortie de l’hôpital, le lieutenant de Kéravan et sa jeune femme partaient pour Vauclair, où ils allaient passer leur lune de miel et célébrer la Victoire.
Quinze jours plus tard, ils voyaient arriver la marquise de Trivières, qui déclarait ne plus pouvoir se passer de son gendre, Mme de Kéravan et sa fidèle Corentine, puis le général d’Antivy et son neveu Hubert de Louvigny, — le vrai ! — en congé de vingt jours. Il devait repartir avec les troupes d’occupation.
Ce dernier se jeta avec effusion dans les bras de son ami :
— Ai-je besoin, demanda Hervé, de te présenter à ma femme ?
— Nous nous connaissons déjà, dit Louvigny, mais notre connaissance date de loin.
— Pas tant que cela, plaisanta la jeune femme. Oubliez-vous, monsieur, qu’une certaine Rose Perrin vous écrivit une charmante lettre que vous avez dédaignée ?
— Me le pardonnez-vous, madame ? demanda le jeune homme, d’un ton malicieux.
Diane rougit, et souriant à son bien-aimé, elle répondit :
— Rose Perrin ne vous le pardonne pas…, mais Diane de Kéravan vous en remercie.
FIN
PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 28525.
IL FAUT LIRE
GERMAINE ACREMANT
CES DAMES
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Prix Nelly Lieutier de la Société des Gens de Lettres
* Roman en un volume in-16… 7 fr.
* Roman à mettre entre toutes les mains.
« Ravissant petit roman provincial, écrit d’un style clair et vivant, qui mérite d’être lu par toutes les jeunes filles. »
L’Intransigeant. Les Treize.
« Mme G. Acremant possède ce sentiment de la mesure, de la pondération, qualité essentiellement française, et qui donne à son récit ce parfait équilibre, cette harmonie, marques certaines d’une œuvre où domine le goût le plus sûr et le plus averti. »
La Renaissance. Marc Varenne.
« Mme Acremant, qui fait ses débuts dans la littérature, a su, avec un charme pénétrant, évoquer le train-train fait de mille petites choses de la vie provinciale. »
L’Avenir.
IL FAUT LIRE
ANDRÉ DUMAS
MA PETITE YVETTE
* Roman en un volume in-16… 7 fr.
* Roman à mettre entre toutes les mains.
« Rien de plus déchirant, de plus poignant que ces pages où André Dumas a jeté devant nous avec un tranquille courage son pauvre cœur d’homme sur qui la vie s’est férocement acharnée…
« Le premier, j’ai eu entre les mains le manuscrit de Ma petite Yvette et je me souviendrai toujours des larmes que m’arracha ce récit, cette confidence… »
La Renaissance politique, littéraire, artistique. Marc Varenne.
« Un livre pour tous les pères, pour toutes les mères… Un livre que liront avec des larmes tous ceux de nous, hommes de ce pays, toutes celles de vous, femmes de ce pays, qui, une heure, un jour, avez senti l’aile froide et méchante du monstre aveugle effleurer seulement le front de l’enfant endormi. »
La Victoire. Sébastien-Charles Leconte.