The Project Gutenberg eBook of Les "Faisans"

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Title: Les "Faisans"

Author: Jacques Dyssord

Release date: July 6, 2024 [eBook #73977]

Language: French

Original publication: France: La nouvelle revue critique

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES "FAISANS" ***
Couverture

JACQUES DYSSORD

LES
“FAISANS”

LES MAITRES DU ROMAN
La Nouvelle Revue Critique
24
PARIS

DU MÊME AUTEUR :

POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :

IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE, LE VINGT-QUATRIÈME DE LA COLLECTION « LES MAITRES DU ROMAN », MILLE VINGT-SIX EXEMPLAIRES, DONT UN SEUL EXEMPLAIRE SUR PAPIER DU JAPON DES MANUFACTURES IMPÉRIALES, JUSTIFIÉ ET SIGNÉ PAR LAUTEUR, SIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS HOLLANDE 1 A HOLLANDE 6, SIX EXEMPLAIRES SUR VELIN DARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 A ARCHES 6, SIX EXEMPLAIRES SUR VELIN PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, NUMÉROTÉS LAFUMA 1 A LAFUMA 6, ET MILLE EXEMPLAIRES SUR PAPIER BOUFFANT ORDINAIRE, TIRÉS SOUS COUVERTURE AZURÉE ET NUMÉROTÉS DE 1 A 1000, LENSEMBLE DES TIRAGES CI-DESSUS CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT LÉDITION ORIGINALE.

Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U. R. S. S.
Copyright 1926 by les Éditions de la Nouvelle Revue Critique, Paris.

A EDMOND TOURGIS,
dont j’aime le sourire réticent — cette moralité.

J. D.

I

Comme le régulateur westminster de la salle de baccara carillonnait le quart après minuit, quatre-vingt-dix francs — quatre jetons rouges de vingt et deux de cinq — restaient à Nom-d’un-petit-bonhomme.

Il devait ce sobriquet à son juron favori. Dans le cercle très ouvert qu’il fréquentait, on appelait chacun par son surnom ou son titre. Il y avait le Colonel, maints docteurs, l’Architecte, Col-de-Fourrure, Tire-à-cinq, Binoclard, le Grand-Père, Tout-en-Poils, Grand-Gosse, le Baron, Tête-de-Pipe, l’Avocat, et bien d’autres que j’oublie.

Aucun banquier ne se présentant plus, on convint d’un petit tour de chemin-de-fer. Après avoir fait circuler les cartes, le croupier les vissa dans leur sabot et l’on commença.

Le temps d’une hésitation et Nom-d’un-petit-bonhomme risqua ses six derniers jetons, sur sa main. Il gagna le premier coup, cela lui fit 180 francs. Il fut sur le point de passer la main, mais il se ravisa, les six coups suivants furent encore gagnants pour lui.

Quand il eut, devant lui, un peu plus de 8.000 francs, il se refusa à donner le coup et le regretta par la suite car celui-ci était de nouveau gagnant et l’enjeu se trouvait couvert.

Il alla à la caisse, échangea ses jetons et ses billets contre huit belles coupures de mille francs et quelques-unes de cent, puis il passa dans le salon de lecture. Là, il ouvrit un buvard, en sortit une grande enveloppe blanche, à en-tête du cercle, dans laquelle il glissa les huit billets de grand format et, après avoir écrit son adresse, en lettres bien lisibles, sur l’enveloppe, il sonna le chasseur pour lui demander un timbre. Ayant mis l’enveloppe dans la poche intérieure de son veston, il descendit au vestiaire où on lui donna sa canne, son pardessus et son chapeau. Pour la première fois de sa vie, au grand ébahissement du portier, il laissa deux francs sur le plateau.

L’air du dehors le saisit, il releva le col de son pardessus et jeta la lettre dans la première boîte rencontrée sur son chemin, devant un débit de tabac des Boulevards.

Se félicitant d’avoir ainsi trouvé, jusqu’au lendemain, le bon moyen d’échapper à la tentation du tapis vert, il sourit à l’image de sa concierge lui remettant une enveloppe de son écriture et décida — il n’était que 2 heures 1/2 du matin — d’aller s’offrir un bon souper, dans une boîte de nuit de Montmartre dont il jeta l’adresse à un chauffeur de taxi.

L’existence de Nom-d’un-petit-bonhomme, depuis ses plus tendres ans, avait été quelque peu bousculée. Tête-de-Pipe, son compatriote, confiait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait fait ses humanités à la Petite Roquette, était passé en Espagne, lors de la conscription et que, par la suite, les dépositaires de la loi avaient eu à s’occuper à plusieurs reprises de la façon dont il la transgressait.

— Des racontars que tout cela, répliquait le Grand-Père dont un éternel cigare avait rouillé, autour de la bouche, la majestueuse blancheur d’une barbe de fleuve.

Il retirait de sa fille, étoile de music-hall, un certain prestige et de rares subsides. Nul ne savait taper avec plus de bonne grâce et moins de prétention. Au demeurant, l’indulgence faite homme.


Il est des gourmets pour préférer la langouste à l’américaine au homard. Je partagerais assez leur opinion. La chair de la langouste est plus délicate que celle du homard. Il y a, de l’une à l’autre, la même différence que du poulet au canneton. Ce fut, ce jour-là, l’avis de Nom-d’un-petit-bonhomme.

Dans la carte des vins, son choix s’arrêta sur une bouteille d’hospice de Beaune dont, pendant douze années, de diligentes araignées avaient tapissé le goulot et la panse et sur une bouteille de Moët qui était loin de se douter que son bouchon sauterait pour célébrer une main heureuse prise, à minuit moins le quart, un vendredi de décembre 1926, par un joueur le plus souvent malheureux.

Deux femmes tentèrent, en vain, de tenir compagnie à ce soupeur dont le complet usagé détonnait en ce lieu. Qu’on vienne ensuite nous parler de l’ascendant qu’exerce la toilette masculine sur le beau sexe !

A quatre heures, Nom-d’un-petit-bonhomme, le cœur joyeux, ramenait sous son menton les maigres couvertures de son lit de célibataire. Le sommeil vint immédiatement le visiter, un de ces bons sommeils, sans rêves dans lequel on tombe de tout son long.

Il ne devait pas être loin de midi, quand il se réveilla, à en juger du moins par les bruits familiers de la cour. C’était là le seul moyen de connaître l’heure en ce galetas où un méchant réveil-matin avait renoncé, depuis belle lurette, à éclairer son propriétaire sur la fuite du temps.

Nom-d’un-petit-bonhomme mit, ce jour-là, plus de temps que d’habitude à sa toilette pourtant succincte, prenant un malin plaisir à différer le moment d’ouvrir la précieuse enveloppe qui l’attendait chez la concierge.

Celle-ci était en train de goûter, du bout de son index, la sauce du veau marengo qui mijotait sur son poêle, quand son locataire entra dans la loge.

— Bonjour mâme Méboux. Ça va toujours cette santé ?

— Ça va sans aller, rapport à ce rhumatisme qui me travaille toujours de trop, quand le temps va changer.

— Vous avez, nom d’un petit bonhomme !… quelque chose pour moi dans votre courrier, Madame Méboux ?

— Celui de onze heures, il n’y avait rien ; pour celui de 7 heures et demie, attendez, je ne crois pas…

— Comment, pas de lettre ? Vous êtes bien sûre ?

— Ah ! si, je me souviens, maintenant, un prospectusse… Il y avait même, marqué dessus, le nom de ce cercle que vous m’avez dit que vous êtes employé et qui vous envoie toutes les semaines des imprimés que vous jetez sans les ouvrir… Comme vous m’avez dit, l’autre jour, que je pouvais les garder, je m’en suis servie justement, pas plus tard que tout à l’heure, avec un catalogue du Printemps, pour rallumer mon poële qui ne tirait plus…

— Brûlé !… brûlé !… Madame Méboux ! Ma…

Il n’acheva pas. Un tremblement nerveux le secouait. Il se laissa tomber sur un large fauteuil à oreillettes qui encombrait la loge. Un chat, dérangé dans son sommeil, fit un bond et faillit culbuter le veau marengo.

— Qu’est-ce qui vous prend à c’te heure, dit Madame Méboux ?

Il se dressa, les deux poings levés comme pour l’écraser :

— Vous êtes une misérable, mâme Méboux, une… nom d’un petit bonhomme !… misérable ! Vous m’avez volé mes huit mille francs…

Alors elle, les deux mains sur les hanches, les yeux méprisants, laissa tomber, avec une moue de dégoût :

— Non, mais est-ce qu’il est louf, celui-là !… Huit mille francs !… Comme s’il avait jamais eu huit mille francs !… Quand on est malade on se soigne !… Pour ce qui est de vos insultes, ma signature, vous m’entendez bien, est au commissaire du quartier… vous pouvez toujours aller y voir… à moins que…

— A moins que quoi ?

Elle remua la tête de haut en bas d’un air pénétré.

— Enfin, je me comprends…

Il sortit de la loge comme un fou. Mais il ne fut pas chez le commissaire.

II

— Mademoiselle est rentrée très tard, ce matin. Elle repose. Elle m’a bien recommandé, avant de se coucher, de ne la déranger sous aucun prétexte.

Dans l’antichambre où, sur un bahut de vieux chêne, luisait un samovar de cuivre, le Grand-Père regarda, d’un œil émerillonné, la jolie fille qui lui donnait ces explications.

Un léger duvet de blonde mettait sur ses joues fraîches et son cou potelé comme une vapeur d’or. Il eut un soupir gourmand.

— C’est bien vilain à une belle enfant comme vous de mentir à un vieil homme comme moi.

Elle eut un franc éclat de rire :

— Oh ! un vieil homme…

Il parut flatté et voulut lui prendre la taille, mais, d’une claque de ses doigts prestes, elle prévint son geste.

— Pas toucher !… A bas les pattes !…

Il se résigna.

— Je vais attendre mademoiselle dans le boudoir chinois.

— C’est que le boudoir chinois n’est pas encore fait.

— Peu importe…

— Et mademoiselle, j’en suis sûre sera mécontente.

— Je prends tout sur moi.

— On dit ça ! Et, total, c’est moi qui serai attrapée !…

A ce moment précis, la sonnerie du téléphone retentit. La soubrette s’empressa. Profitant de son absence, le Grand-Père, ayant soulevé une tenture, s’introduisit dans le boudoir chinois et s’écrasa sur un large divan de soie rouge bordeaux, brochée d’or.

Il avait passé la nuit au jeu, n’était passé dans la chambre meublée qu’il occupait, rue Pigalle, que pour faire sa toilette et se trouvait las. Ayant ramené sous sa tête un des lourds coussins qui encombraient le divan, il s’apprêtait à faire un somme quand la jeune fille survint :

— Voyons, monsieur, ce n’est pas sérieux… Que va dire mademoiselle ?

— Elle dira ce qu’elle voudra. Si elle n’est pas contente, vous lui répondrez m… zut !

Elle eut un geste d’impatience.

— Puis ce n’est pas tout ça… Un ami de Mademoiselle vient de téléphoner. Il sera là dans un quart d’heure… Voyez-vous qu’il vous trouve !… C’est du coup que Mademoiselle elle me balancerait… et — entre nous soit dit — elle aurait raison.

Mais lui s’obstinait. Il se leva, avisa, sur une petite table de laque, une carafe de porto et, en ayant rempli deux verres :

— Faites-moi la grâce de trinquer avec moi.

— Mais, Monsieur, vous n’y pensez pas.

— Je ne pense, justement, qu’à ça, mon enfant.

Il lui mit le verre dans la main. Elle jeta un regard inquiet vers la portière et, ayant vidé son porto d’un seul coup, elle dit :

— Maintenant, Monsieur, il faut être gentil, vous allez partir…

Il s’était rassis.

— J’ai tout le temps.

— Et ce monsieur qui va venir ?

— Eh bien ! je ferai sa connaissance…

Elle tapait, maintenant, du pied, nerveuse :

— C’est pas du bon sens… Ça vous est égal n’est-ce pas ? de m’attirer des embêtements. Mais si je perds ma place, c’est-il vous, dites, qui m’en trouverez une autre ?

— Jolie fille comme vous l’êtes !…

Elle fit celle qui ne voulait pas se fâcher :

— Voyons, monsieur… je vous en supplie…

Il s’humanisa :

— C’est que… c’est que… j’avais besoin de voir Mademoiselle… J’étais venu tout exprès…

— Vous la verrez ce soir… demain…

— Il sera trop tard… oui… trop tard… Écoutez, il y aurait un moyen de tout arranger…

Et, se décidant :

— Vous n’auriez pas cinquante francs sur vous ?…

— Ah ! c’était ça !…

D’un air pénétré, il baissa, par deux fois, sa tête blanche.

— Attendez-moi une minute.

Cette minute lui parut fort longue. Elle revint, au bout d’un moment, tenant à la main un billet de vingt francs et un de cinq.

— C’est tout ce que j’ai sur moi, si ça peut vous contenter…

— Je tâcherai de m’arranger avec ça, mon enfant… Je vous remettrai cette petite somme ce soir… ou demain, sans faute…

— Entendu. Mais, maintenant, filez ! Je n’ai que le temps…

Après avoir coiffé son chapeau, d’un geste noble, il partit, non sans avoir tapoté paternellement la joue duvetée…


Quand il fut dans la rue, il respira. Il se félicitait, au fond, de n’avoir pas été reçu par sa fille dont la conduite, à son endroit, ne laissait point que de l’affliger.

Il ne se révoltait certes point — ce n’était point dans sa manière. Son scepticisme de vieux boulevardier répugnait à prendre les choses au tragique. Il savait, d’ailleurs, par expérience, qu’il n’est pas de situation aussi tendue soit-elle avec laquelle on ne finisse, grâce à quelque diplomatie, par trouver un accommodement.

Mais il repassait, non sans quelque mélancolie, le chemin descendu par lui depuis le jour où Nancy Nangis, commère au Grand-Casino, lui avait signifié qu’elle en avait assez de lui voir occuper un rez-de-chaussée au fond de la cour, dans le petit hôtel qu’un attaché à la légation de Moldavie lui avait fait aménager boulevard Lannes.

— Il ne sera pas dit, lui avait-elle spécifié, que je mets mon père à la rue. Mais pour ta dignité, aussi bien que pour la mienne, il est préférable que tu vives ailleurs.

Ils convinrent d’une pension annuelle convenable qu’elle lui servirait après lui avoir installé une garçonnière aux Ternes.

Mais, dès la seconde année, il dit préférer à cette rente un petit capital qui lui permettrait de s’intéresser à une affaire de tout repos qu’il avait en vue.

— Il s’agissait, prétendait-il, d’une entreprise de commission et d’exportation où, avec « une somme de » on pouvait réaliser, bon an mal an, « de gentils bénéfices ».

Il insista tellement que Nancy — payée cependant, si l’on peut dire, pour être méfiante, consentit à ce qu’il voulut. Peut-être caressait-elle le secret espoir d’être ainsi débarrassée de lui. Mais il n’en fut rien, bien au contraire. Au bout de quelques mois, celui qu’on appelait le Grand-Père, dans les Cercles, avait dilapidé, soit aux courses, soit sur le tapis vert, la commandite mise bénévolement par elle à sa disposition. Un beau jour, Nancy apprit, même, qu’ayant vendu les meubles dont elle avait garni son intérieur des Ternes, il logeait dans un hôtel de Montmartre où il devait déjà quelque argent. Une explication orageuse, où elle eut, bien entendu, le dessus, s’ensuivit entre eux. Si elle ne lui condamna pas formellement sa porte c’est qu’elle le savait capable, comme elle le lui dit, d’entrer par la fenêtre. Mais elle lui enjoignit d’avoir, dorénavant, à la laisser tranquille, s’il voulait que, de temps en temps, elle lui fît parvenir quelques subsides.

Sa guigne persistante au jeu lui fit enfreindre leurs conventions. Il ne cessa pas de la fatiguer de sa présence et de ses demandes incessantes d’argent, soit Boulevard Lannes, soit au Grand Casino où sa silhouette était devenue légendaire. Excédée, Nancy usait de tous les stratagèmes pour l’éviter. Mais la patience du vieux n’avait d’égale que son insistance.

— Ne se fâche pas avec moi qui veut, avait-il accoutumé de dire, en rééditant une parole célèbre.

Et le fait est qu’on se sentait autrement désarmé devant sa courtoisie et son obséquiosité qu’on ne l’eût été devant ses menaces…


Descendu du métro à la station de l’Opéra, il se dirigea vers le Café Parisien où il espérait trouver quelque ami, Nom-d’un-petit-bonhomme peut-être qui, le matin, y prenait son apéritif, avant d’aller déjeuner au Cercle. Ayant gagné la forte somme, la veille, celui-ci pouvait fort bien avoir, pour un jour, dérogé à ses habitudes. Mais, sait-on jamais ! Puis, le Grand-Père le connaissait joueur. S’il ne le trouvait pas là, il le rencontrerait sûrement, tout à l’heure, au baccara, en train de jouer les ténors — pour combien de temps, hélas ! Il sourit dans sa barbe. Nourri dans le sérail, il en connaissait les détours.

Il venait de s’installer à la terrasse, quand il s’entendit héler.

— Eh ! Grand-Père !

A une table avançant sur la chaussée, auprès d’un brasero auquel un énorme bull, au large collier d’or entouré de cabochons multicolores, rôtissait ses pattes de devant, un gros homme au buste raide était assis. Son front étroit pesait sur d’inquiétants yeux vert de gris. Il avait le masque glabre, énergique et bouffi d’un conventionnel. Son index lourdement bagué, tourné verticalement dans la direction du nouveau venu, semblait perpendiculaire à ses larges épaules de lutteur.

— Comment vas-tu, Chauvert, dit le vieux en s’asseyant à sa table !

— Un glass ?

— Si tu veux.

— Est-ce oui ou non ?

— C’est oui.

— Commande. Je te dis : commande.

L’apéritif apporté, il y eut un silence pendant lequel, n’eût été son index baissé, Chauvert ne se départit pas de son immobilité. Grand-Père allait prononcer un mot, n’importe lequel, pour se donner une contenance, quand l’autre lui dit :

— J’ai vu ta fille, hier, au Grand-Casino.

— Ah oui ! Elle y remporte un succès fou…

— Ce n’est pas vrai. Mais cela n’a aucune importance. Il y a longtemps que tu ne l’as vue ?

— J’en viens.

— Et elle ne t’a pas reçu ?

— Allons donc !

— Pas de paroles inutiles. T’a-t-elle reçu ?

— Je vais t’expliquer…

— Elle ne t’a pas reçu.

— Qu’en sais-tu ?

— Voilà. Et, bien entendu, elle ne te donne pas un sou ?

— En dehors de ma pension, elle…

— Elle ne te sert plus ta pension.

— C’est à dire que… elle me paie toujours mon terme…

— Tu n’as plus de terme…

— Mais enfin, qu’en sais-tu ?

— … tu loges en hôtel, rue Pigalle. Je pourrais te dire le numéro.

— Tu ferais un excellent policier.

La figure de Chauvert se détendit :

— Je n’ai pas envie de crever de faim. Ils n’y mettraient pas le prix. C’est moi qui le mets, quand il le faut… Ils sont à mes pieds, comme celui-ci…

Et il indiqua son bull que la chaleur du brasero avait endormi.

Grand-Père buvait son verre, à petits coups, pour le faire durer :

— Et tu gagnes beaucoup d’argent, demanda-t-il ?

— Est-ce que tu veux me taper ? Cette année, j’ai fait tomber 300 billets.

— Diable !

— Tu trouves que c’est beaucoup ? On ne va pas loin avec, quand on a les frais que j’ai… 300 billets… Qu’est-ce que c’est que 300 billets !… Rien qu’entre mon chauffeur, mon auto, mon château et ma chasse de Seine-et-Marne, les trois-quarts y passent. Je ne compte pas les frais de mon journal…

— Tu tires à combien d’exemplaires ?

— Le moins possible. Pourvu qu’il parvienne aux intéressés, c’est le principal.

Une sorte de géant à fortes moustaches, la pelisse tombant presque jusqu’aux pieds, les salua.

— Tu le connais, Grand-Père ?

— Non.

— Tu ne le connais pas ! C’est Lenoisais, l’ancien Sous-Secrétaire à la Marine Marchande. Je l’ai opéré de 25.000.

Et, écartant ses bras courts, comme un prêtre à l’offertoire, il ajouta :

— Depuis, bien entendu, il me salue. Il se détourne même de son chemin, pour me saluer. S’il oubliait, je n’aurais qu’à lui faire pstt ! comme à mon chien, ou à le faire appeler par le chasseur. Voilà ce que c’est, dans la vie, que d’être un faisan. Un faisan qui connaît son métier les met tous dans sa poche.

— Tu es un type épatant… je l’ai toujours dit… encore l’autre jour…

— Combien ?

— Quoi ?

— Je te demande : combien ?

— Mais je t’assure…

— Combien ? Eh bien ! moi je vais te le dire.

Il fit claquer un ongle sur ses dents.

— Pas ça…

— Justement, j’aurais voulu te demander… une question de huit jours… huit jours… dix, au plus, cinq louis…

Chauvert appela le garçon. Ayant réglé les consommations, il siffla son chien :

— Écoute, Grand-Père. C’est cinquante louis — tu m’entends, cinquante — que je te donnerai, comme je te l’ai déjà dit, il y a longtemps, si tu m’apportes ce que je t’ai demandé. De plus, tu toucheras ton pied, bien entendu, dans l’affaire.

— Mais pour te procurer cela il faut que je puisse mettre la main dessus.

— Oui ou non Nogaroff, le directeur de l’Omnium pétrolifère, va-t-il chez ta fille ? Oui ou non lui écrit-il ? Oui ou non essaye-t-il de s’y rencontrer avec ce cavé d’attaché moldave ?

— Ça, j’en suis sûr.

— Alors ?

— Il faudrait des intelligences dans la place.

— C’est à toi à t’en occuper.

— Cela demande de l’argent.

— Je te vois venir.

— C’est pour ça que je te demandais.

— Rien du tout. Quand il y aura quelque chose de précis en train, une lettre par exemple… c’est cela… apporte-moi une lettre… mais pas de boniments avec moi, tu le sais… viens à mon bureau.

— Aux Indiscrétions parisiennes ?

— Oui.

— Toujours rue Taitbout ?

— Oui… 92 au 2e la porte à droite ; téléphone avant, le numéro est dans l’annuaire.

Quand Chauvert fut parti, le Grand-Père alla donner un coup d’œil dans la salle pour voir si, par hasard, Nom-d’un-petit-bonhomme n’y était pas, et, ne l’ayant pas trouvé, il se dirigea d’un pas pressé, pour se réchauffer, vers son Cercle.

III

Le déjeuner était commencé. Les deux grandes tables, dont celle du Comité, se trouvaient au complet.

Un maître d’hôtel, qui ressemblait à feu Floquet, s’empressait, secondé par deux garçons albinos qu’on eût dit jumeaux et dont le teint malsain ne semblait guère fait pour vous mettre en appétit.

Grand-Père fut s’asseoir à une petite table, vis-à-vis de Grand-Gosse. C’était son vice que ce gamin-là. Pour lui seul, il lui était arrivé de se départir de son égoïsme de vieillard. Ce tapeur s’était, pour la première fois de sa vie, laissé taper, quelques jours auparavant.

Il y a fort peu de temps que Grand-Gosse fréquente le Cercle et le Grand-Père s’est senti irrésistiblement attiré vers lui, dès qu’il l’a vu.

— Ah si sa fille l’écoutait !… Mais il suffisait qu’il lui présentât quelqu’un pour qu’immédiatement elle se tînt sur ses gardes… Et cependant celui-là !


Comme il ne porte pas de moustaches, on se tromperait facilement sur son âge, 22, 24, 25 ans, peut-être plus. On lui en donnerait quinze quand il met certains faux-cols bas, à cause d’une nuque de collégien. Il rougit quand il n’est pas en cause et reste imperturbable devant les pires et les plus précises imputations. Il a tellement de vices qu’il en a fait une candeur. Quand il est poli, c’est de façon exagérée comme tous les timides. Il va au-devant des services que vous pourriez, après une très longue amitié, en attendre ou lui rendre, quitte à être très embarrassé un moment après. Il a trouvé là le moyen le plus sûr de se brouiller avec tout le monde et avec soi.

Il y a une telle chaleur dans son premier entretien avec vous que vous partez persuadé que vous avez enfin découvert l’ami. C’est l’inverse qui se produit. Il s’en remettra sur vous du soin de ses affaires.

C’est le côté négatif de son caractère qui le fait apprécier, à savoir sa merveilleuse nonchalance. Quand il en suit la pente aimable, la première chose qu’il rencontre est une façon de bonté. Il ne ferait pas, comme on dit, de mal à une mouche de plein gré, mais si, dans sa chambre, la mouche vient à l’obséder de son bourdonnement, il est capable de tuer tous les gens de la maison, sans avoir fait exprès, assurera-t-il, après coup et de très bonne foi.

Il n’est, pour l’arracher à ses chères habitudes, qu’un étrange besoin de séduction dont l’agitent tous les changements de lune. Alors, il est susceptible de tout, même de travail. Il supportera les veilles, le froid, la faim, il attendra un autobus sous la pluie, pour voir un visage s’éclairer de sa présence. Sa fièvre tombe vite. Il se réveillera, le matin, les membres perclus, en maudissant la Terre, le Ciel et les Hommes.

A force de se complaire dans le paradoxe, il lui arrive de le considérer comme une vérité de bon sens. C’est sur elle qu’il bâtit sa vie, et ses fantaisies ne sont telles qu’aux yeux des autres.

Il a poussé le scepticisme jusqu’à la dévotion. C’est la seule chose sur laquelle il n’aime pas être plaisanté. Il n’est pas, à cet égard, de marguillier plus pratiquant que lui.

Comme tout le monde, il est allé au Ciel, il en revient avec des mines dégoûtées en disant : « Ce n’était que ça » comme s’il s’était attendu à autre chose.

Il n’y a pas de femme qu’il n’ait aimé du moment où elle lui eût jeté un regard favorable.

Ce fut bien de lui de pratiquer la charité en la seule matière justement où elle ne soit pas de mise ! Il mit toute son application à trouver beau certain visage dont les yeux noyés de tendresse se posaient sur lui avec insistance. On ne lui en sut aucun gré.

Il est toujours arrivé à posséder ce qu’il désirait quelque temps après l’époque où il l’eût souhaité et il fallait voir comme il se dépensait pour en obtenir une sorte de jouissance rétrospective.

Il a été tellement riche, avant sa naissance, que jamais il ne s’enthousiasma à poursuivre la fortune ailleurs qu’au jeu ; quitte à s’étonner de ce que sa tiédeur à son endroit ne soit pas récompensée.

Il est coutumier de ce genre de maladresses qui passeraient pour des grâces dans le milieu auquel il était dévolu. La plupart de ses défauts ne sont que des qualités inemployables dans celui qu’il fréquente. Il le sait, mais il y reste parce qu’il s’est levé à midi et qu’il fera bon fumer quelques cigarettes en usant le temps autour du tapis vert.

On lui dit : vous avez encore des illusions, parce qu’il a le visage de ses illusions. C’est chez lui une coquetterie à son endroit que ce visage et c’est son sort de faire de chacune de ses coquetteries une mystification.

Il paraît naïf au premier abord, roué au second. Il n’est vraisemblablement, ni l’un ni l’autre. Mais il se permet quelquefois de l’esprit, comme on met des gants pour aller en visite ou quand il fait froid.

Les habitués du Cercle qui s’en rapportent à leur première impression, et ont la manie des sobriquets, l’ont baptisé Grand-Gosse.

— Avez-vous vu Nom-d’un-petit-bonhomme, lui demanda le Grand-Père ?

— Pas encore, Binoclard et Col-de-Fourrure, à qui il doit quelque argent, l’attendent avec impatience. Le caissier aussi, sans doute, pour le même motif. Quant à Tête-de-Pipe, il a une martingale, bien entendu, à lui proposer.

— C’est un homme très couru. Je souhaiterai le voir, ayant à m’entretenir avec lui.

— Inutile de se demander qui sera l’entretenu.

— Vous avez de ces mots, mon petit !

— Excuse me… Je n’y mets aucune malice.

— Je le sais.

— On prétend que je suis rosse. On a tort. Personne ne vous dira autant de mal de moi que moi-même.

— Je le sais également. Mais la question n’est pas là. J’ai bien peur que notre ami ne fasse charlemagne, quelques jours encore.

— On l’a vu cette nuit — ce matin, plus exactement — à Montmartre… Il soupait, en suisse, au Rat Mort.

— Pourvu qu’en sortant de là il ne se soit pas fait entôler !

— Lui ! Je suis tranquille de ce côté.

— La chair est faible.

— La sienne est à toute épreuve. En dehors du jeu…

— On dit ça, puis…

Deux chaises étaient vacantes à leur table. Un nouveau venu fit mine de s’y asseoir.

— Ces chaises sont retenues, le prévint Grand-Gosse.

Et quand l’intrus fut parti, il expliqua :

— Je déteste les emmerdeurs… Si vous aviez vu, Grand-Père, poursuivit-il, le beau gars qui luttait hier à l’Alhambra ! Des jambes d’une pureté de ligne… et pas de ces pectoraux absurdes comme en ont tous les sportifs… une poitrine de jeune dieu… j’ai fait sa connaissance au bar. C’est un numéro… Sur les planches, on eût dit d’un étudiant d’Oxford. Devant un glass, il n’y a pas plus frappe… Il s’appelle sur l’affiche Fred Matchless — un blaze à la noix, m’a-t-il expliqué dans son langage pittoresque. A Bois-Colombes où il est né, on le connaît sous le nom de Jojo Belles-esgourdes, parce que ce lutteur a des oreilles de femme — on dirait de certains coquillages…

— Vous avez d’étranges admirations, mon jeune ami, dit le Grand-Père. A vous entendre, on croirait… il y a des gens qui ont si mauvais esprit…

— Et que m’importe ! Honni soit qui mal y pense !… J’aime tout ce qui est beau, souple, félin… Si ma famille m’avait écouté, j’eusse été un artiste… On m’a sorti d’une boîte à bachot, pour me faire potasser les x… résultat complet des courses : je tire à 5… j’use ma vie autour d’un tapis vert…

— Vous avez tort.

— J’aime tant vous entendre faire de la morale…

— Il faut avoir, si l’on veut parvenir, de la conduite dans la vie.

— Oui, beaucoup de conduite dans l’inconduite.

Le Grand-Père eut un sourire encourageant et complice. Comme on passait les liqueurs et les cigares, il offrit un Henri-Clay à son jeune ami…


— Les cartes passent… J’en donne… J’en prends… Une carte… Une bûche… et je tire… neuf… baccara… Six…

L’office commençait dans la pièce à côté. Les deux amis s’apprêtaient à l’aller suivre, quand le chasseur vint porter un petit bleu à Grand-Père. Il prit son binocle d’écaille pour le lire, puis, s’adressant à son jeune compagnon :

— Je reçois, mon cher, un mot pressant de Nom-d’un-petit-bonhomme. Il a une affaire grave à me confier et me recommande de ne dire à personne l’endroit de notre rendez-vous… Je vais de ce pas, le rejoindre au Nègre du Faubourg-Montmartre…

— Une affaire grave ?… Vous aviez raison… C’était moi qui étais dans mon tort, tout à l’heure… Il a dû se faire entôler, décida Grand-Gosse

IV

— Ne bois pas comme ça. Cela n’avance à rien. Il te faut toute ta lucidité pour mener à bien cette affaire.

— Cette garce, nom d’un petit bonhomme ! Je la tuerai !

— On dit ça !

Une femme au museau de fouine, les cheveux à la Ninon, leva la tête de dessus un illustré, à une table voisine.

— Allons ! allons ! ne fais pas d’esclandre… Non, garçon, rien pour le moment… A ta place, moi, j’aurais insisté, que diable ! J’aurais essayé de l’intimider…

— Si tu crois que c’est facile !

— Tu lui dois de l’argent ?

— Un terme en retard et nom d’un petit bonhomme ! les étrennes de quatre à cinq ans.

— Tu m’en diras tant !

La figure de Nom-d’un-petit-bonhomme faisait peine à voir. On eût dit d’un noyé qu’on venait de sortir de l’eau.

— Alors ? questionna-t-il.

— Alors…

Grand-Père réfléchit un moment. Il fixa longuement les ongles coupés en pointe de sa main gauche, les polit, avec soin, du revers de sa manche droite.

— Je ne connais qu’un homme qui puisse te tirer de ce mauvais pas. Mais il est cher.

— Dis toujours.

— C’est Chauvert.

— Le maître-chanteur ?

— Pourquoi employer de ces mots qui ne veulent rien dire ?

— Combien me demandera-t-il sur les 8.000 ?

— Les trois-quarts — la moitié, au bas mot, si j’insiste.

— Et toi ?

— Oh, moi !… pour un ami…

— Je sais… je sais… je connais, nom d’un petit bonhomme ! les amis…

— Tu dis ?

— Rien… Que faudra-t-il te donner à toi ?

— Tu me paieras un bon déjeuner.

— C’est tout.

— Pour le reste, je m’arrangerai avec Chauvert.

— Allons-y tout de suite ; mais, nom d’un petit bonhomme ! auparavant, qu’est-ce que tu prends ?…

— Rien. Toi non plus… je t’assure, ça te fera mal.

— Je n’ai pas déjeuné ce matin.

— Raison de plus.

— Et je n’ai pas faim.

— Tiens prête-moi plutôt trente francs.

— Voilà nom d’un petit bonhomme ! deux louis.

— Je te remercie. C’est moi qui paierai le taxi…

V

Personne ne fut plus étonné que le Grand-Père quand il trouva, assis en tailleur, sur le divan de cuir des Indiscrétions Parisiennes juste au-dessous d’un dessin à la plume représentant Bertrand et Robert Macaire, Grand-Gosse, en train de fumer une cigarette.

Chauvert n’était pas arrivé, il l’attendait. Dans un coin, une dactylo tapait des bandes. Vis-à-vis d’elle, un jeune homme chauve à la figure boutonneuse découpait, dans les journaux, des articles qu’il collait dans un gros cahier cartonné. Aux murs, on voyait des affiches incendiaires, pour la plupart. L’une, en caractères majuscules, mettait en garde les souscripteurs du Dernier Emprunt. Une autre donnait les adresses personnelles des membres du Conseil d’Administration des principaux établissements financiers et des distributeurs de publicité de ceux-ci. Des dossiers soigneusement classés, par ordre alphabétique, sur des rayons, occupaient deux panneaux, à droite et à gauche de la cheminée.

Grand-Gosse, levé à demi, tendit une main molle aux deux arrivants.

— Comme on se retrouve ! Je ne savais pas vous rencontrer ici.

— La surprise est réciproque.

— Oh ! moi je suis un vieux collaborateur de la maison, dit-il en tendant son bras vers un cendrier. Rayon des mondanités — rien de la brigade mondaine…

Il eut un ricanement appuyé dont la vulgarité attrista le Grand-Père. Celui-ci se tourna vers Nom-d’un-petit-bonhomme, pour lui indiquer un siège.

— Croyez-vous que Chauvert tarde beaucoup, demanda-t-il ?

— Il est en général là à cette heure. Mais, aujourd’hui, il a dû passer chez Alfred… Vous ne connaissez pas Alfred… à votre âge !… Si j’étais à votre place, je n’oserais pas l’avouer.

D’un geste gamin, Grand-Gosse dirigea deux doigts en fourche vers le vieil homme comme pour lui faire honte.

— C’est juste… de votre temps !…

— C’est ça, vieillissez-moi !…

— De votre temps, ce n’est pas Alfred qu’il s’appelait. Nous avons changé ça. Alfred Lebidel, que nous dénommons plus familièrement Alfred, tout court, est le grand dispensateur de la manne…

C’est lui qui fait la liaison entre les requins de la finance et les brochets de la petite presse, sous le couvert de distribution de publicité.

Quand un brûlot menace de faire couler un dreadnought, il est chargé de composer avec le corsaire. Les mensualités qu’il sert aux petits canards du boulevard varient, suivant l’importance, non de leur tirage, mais de leurs attaques… Comme il touche une commission de dix pour cent sur les sommes qu’on lui confie à cet effet, il a quelquefois intérêt, pour augmenter la manne, à jeter de l’huile sur le feu. L’opération est connue des professionnels sous le nom de « truc ».

Le vocabulaire d’Alfred est toujours empreint de la plus exquise courtoisie. Cet homme a le culte de l’euphémisme. Il n’achète pas votre silence, « il cherche une formule de conciliation pour assurer la paix d’un établissement auquel il s’intéresse ». Il ne vous cache point « que la situation comporte des sacrifices de part et d’autre ». Il baptise le petit marché auquel il se livre « négociation, opération forfaitaire ».

Alfred est très bien vu en haut lieu… Au ministère des finances on ne jure que par lui — il est même arrivé qu’on y fit appel à sa collaboration avouée ou occulte… Son ruban rouge tournera au macaron, à la prochaine promotion…

— L’est-il assez rosse, ce sacré gamin ! L’est-il…

Et le Grand-Père se mit à lui taper amicalement sur l’épaule.

Nom-d’un-petit-bonhomme n’écoutait pas. Après cette période d’excitation, un grand accablement l’envahissait. Il paraissait plongé dans un abîme de réflexions — peut-être cuvait-il tout simplement son alcool.

Chauvert survint sur ces entrefaites. Il était tout guilleret.

— Je sors de chez Alfred, dit-il en entrant, sans avoir l’air de faire attention à Grand-Père et à Nom-d’un-petit-bonhomme.

« On étrangle un budget ! » vociférait dans l’antichambre ce ballot de Varodet, qui, avec son Petit Moniteur de l’Épargne, fait plus de barouf que de besogne.

— Ne t’en fais pas, lui dis-je — la vie est belle ! — et j’entre, d’autor, dans la place, sans me faire annoncer par l’huissier.

« Alfred pensait m’avoir, c’est moi qui l’ai eu. Entre nous, je le croyais plus fortich. On se fait des illusions. » — Votre journal, les Indiscrétions parisiennes, fort bien rédigé, ma foi… Des échos très parisiens… très amusants à lire. Je lui ai coupé son effet : « Mon journal n’est pas bien rédigé ou, s’il l’est, c’est sans le faire exprès. Je ne sais pas si ses échos sont très parisiens, amusants à lire, mais ce que je sais c’est que je suis un maître chanteur et que mon journal est un journal de chantage… Il compte même le devenir de plus en plus, à moins que vous n’y mettiez le prix. » Là-dessus, il sourit, balance sa jambe à son habitude : « Ce qu’il aime le paradoxe, ce brave Chauvert ! » Mais moi « ce n’est pas le paradoxe que j’aime, c’est l’argent. Lors de la dernière émission, vous m’avez inscrit pour 5 billets. J’en veux 10 cette fois-ci ». Il a eu un haut-le-corps. Je n’ai pas perdu le nord : « C’est à prendre ou à laisser. »

— Je vous téléphonerai demain. « Demain ce sera 13. »

— Laissez-moi, au moins, le temps de la réflexion.

— Je crois vous avoir dit que demain ce serait 15.

Bref, il m’a inscrit pour 10, pas un sou de moins. Et voilà comment on traite les affaires, quand on est un faisan à la hauteur — et, comme faisandier, je crois que je suis un peu là…

Le Grand-Père parut gêné. Il était d’un temps où l’on avait peur des mots et se prenait à déplorer les brutalités du nôtre. Il profita d’un silence pour présenter Nom-d’un-petit-bonhomme.

— Je ne pensais pas te voir de sitôt, Grand-Père, lui dit le directeur des Indiscrétions parisiennes. Tu as la lettre ?

— Pas encore.

— Alors ?

— Alors, je venais pour une autre affaire qui peut t’intéresser.

— Expose-la-moi en deux mots… Ou plutôt vous, dit-il en s’adressant à Nom-d’un-petit-bonhomme. Lui, à force de ressembler au Père Éternel, s’imagine toujours avoir l’éternité devant lui.

Quand l’autre lui eut expliqué ce dont il s’agissait, Chauvert lui tourna le dos et s’en fut à son bureau américain pour revoir des épreuves qu’on venait de lui apporter.

— Cette affaire ne t’intéresse pas, hasarda timidement le Grand-Père ?

Chauvert ne répondit pas tout d’abord, puis :

— Tu ferais bien mieux, au lieu de perdre ton temps, de t’occuper de ce que tu sais… Ceci ne tient pas debout.

Nom-d’un-petit-bonhomme était effondré. Son regard suppliait, le Grand-Père insista :

— Tu ne vois pas un moyen de rentrer dans ces 8.000 francs ?

— Il n’y en aurait qu’un, dit enfin Chauvert, c’est de le faire à l’estomac. Tu vas trouver la pipelette, en disant que tu es un agent de la Sûreté. Elle te croira peut-être — il y en a qui marquent plus mal… Mais elle doit être en rapport avec le commissaire de son quartier, sa signature doit être déposée chez lui — alors tu vois les complications qui peuvent en résulter ! Tu n’es pas de taille — tel que je te connais — à risquer le paquet…

— Mais toi ?

— Moi ? Un large sourire éclaira sa face bouffie. 8 billets à prendre ? et quand je dis 8, c’est 4 ou 5, 6 au plus pour moi !… Au revoir, vieux, pense à notre affaire, ça vaut mieux…

Et Chauvert retourna à ses épreuves. Quant à Grand-Gosse, il paraissait de plus en plus intéressé par le travail de la dactylo…

VI

A partir de ce jour-là, Nom-d’un-petit-bonhomme, persuadé qu’il ne remonterait plus jamais le courant, se laissa aller à la dérive.

Cette foi dans le hasard qui, jusqu’ici, lui avait permis de supporter les pires traverses, s’éteignit tout d’un coup après qu’on eut charbonné la mèche juste assez de temps pour empouacrer son cœur jusqu’à la nausée. Ce joueur qui, de fort loin, sentait son Cercle, comme un cheval l’écurie, n’y remit plus les pieds.

— Il a peur qu’on le tape, pensa l’un ; de ses créanciers, un autre ; il godaille ou court le guilledou, imaginèrent certains. Chacun se trompait.

Il vécut comme un somnambule, s’enveloppant d’un nuage de tabac et s’en remettant aux conseils du seul alcool pour prendre une décision.

Il fit mécaniquement les gestes essentiels pour arriver à subsister, à fumer, à boire aussi à sa convenance.

De sages tuyaux donnés par un garçon de café qui prenait des paris aux courses lui assurèrent une façon de matérielle. Il lui arriva même de toucher, par son entremise, 130 francs d’un coup sur un outsider. Il connut qu’il était guéri du tapis vert à ce que, ce jour-là, l’idée même des cartes ne vint pas à son esprit et en éprouva quelque épouvante. Une habitude invétérée qui vous quitte brusquement, n’est ce point comme la rupture d’un anévrisme ou comme une apoplexie ?

Il se prit à surveiller certaines absences de mémoire, un tremblement de sa main quand il écrivait, une paresse des muscles d’un côté de la figure.

La concierge ne le saluait plus quand il passait dans la cour. Il la surprit, un jour, qui amusait un fournisseur en lui contant son histoire. Ces mots arrivèrent à son oreille : « 8.000 !… cette purée ! »

Il eut l’air de n’avoir pas entendu, mais but, ce soir-là, plus que d’habitude. Parvenu péniblement à son galetas, il s’effondra tout habillé sur le lit.


… La lumière qui brûlait dans la loge, on eût dit qu’elle arrivait du sol… Mais, au fait, n’était-ce point, tout bonnement, la réverbération du poële chauffé à blanc ?… Il ronflait ce poële comme un ventilateur… Le bruit, maintenant, augmentait, il s’amplifiait jusqu’à occuper de son vrombissement le cube d’air de la cour… il montait jusqu’à sa fenêtre mansardée, c’était comme le moteur d’un avion qui volerait au ras des toits…

… La flamme gagnait une enveloppe sur laquelle son nom s’inscrivait en lettres soigneusement tracées, séparées les unes des autres, et dans chacune d’elles il retrouvait le mouvement qu’avait eu sa plume au bout de ses doigts… Puis, au moment où le papier commençait à se cerner, l’enveloppe s’évadait par la porte entr’ouverte du foyer et une liasse de billets de 1000 francs s’éparpillait sur le carrelage de la loge, pendant que le feu tordait les pages d’un catalogue…

… Ils étaient maintenant épinglés, reposant sur le tiroir du bas, fermé à clé, de cette armoire à glace dont la masse obstruait la fenêtre donnant sur la cour… La concierge était couchée… Le chat ronronnait sur son fauteuil et son ronronnement finissait par se confondre avec le ronflement du poële et celui de la vieille femme…

… Le balancier de la pendule s’est à peine affolé quand une main preste l’a soulevé pour prendre le trousseau de petites clés qui est caché dessous…

… Une serviette mise en tampon sur la bouche… la gorge molle d’abord, puis plus dure à mesure que la pression des doigts augmente… un soubresaut… c’est tout… Rien n’est dérangé dans la loge, le chat ne s’est pas réveillé… On entend dans la rue le bruit des poubelles qu’on vide, puis celui des boîtes à lait…

Avant de s’habiller, comme à son habitude, Nom-d’un-petit-bonhomme alluma une cigarette. Il ouvrit ensuite la fenêtre. De la cour monta un bruit de voix :

— La concierge, répondait l’une ? Elle est dans l’escalier.

Il frissonna au brouillard qui entrait dans sa chambre :

— Il doit être plus de onze heures, pensa-t-il.

VII

Ayant présenté au Cercle un jeune filateur roubaisien qui espérait l’être, par la suite, à sa fille, le Grand-Père put disposer de quelque argent. Il fit des folies. Un après-midi, il se décida à rendre à la jeune camériste de Nancy Nangis les 25 francs qu’il lui devait. Mais, comme elle n’avait pas de monnaie, il lui remit un demi-louis « en attendant ». Elle fut surprise et touchée tout à la fois de cet empressement. Il en profita pour prendre l’habitude de lui aller dire un petit bonjour quand sa maîtresse était absente.

Ce soir-là, il venait de téléphoner du Cercle à Chauvert que « leur affaire était en bonne voie », quand Grand-Gosse l’aborda :

— Vous qui avez des relations au music-hall, lui dit-il, vous devriez tâcher de trouver un engagement à Fred Matchless. Celui qu’il avait à l’Alhambra vient d’être résilié. Il se trouve disponible.

— Fred Matchless ? Ah oui ! l’intéressant jeune homme dont vous m’aviez déjà parlé…

— Soi-même… Vous savez que c’est un poteau pour moi.

Le Grand-Père fronça les sourcils :

— Vous ne devriez point, mon jeune ami, employer de ces expressions. Elles ne vous vont pas le moins du monde. Vous me faites l’effet de ces potaches qui disent de gros mots pour s’étonner et étonner les autres…

— Oui, Grand-Père.

— … Quant à ce Matchless, outre qu’il ne faille pas exagérer mon influence dans les music-hall parisiens, avant de le recommander, j’aimerais savoir s’il est recommandable.

— Je vous ai dit que c’était mon poteau.

— Quelles sont ses ressources ?

— Et les nôtres ?

— Ça c’est une autre affaire.

— Il s’explique…

— Le terme est vague.

— Il traduit, cependant, assez fidèlement ma pensée. Fred Matchless ou, si vous le préférez, Jojo Belles-esgourdes

— Je ne préfère pas.

— … possède plusieurs cordes à son arc. Le bonneteau et la passe anglaise n’ont pas de secrets pour lui ; le diamant qu’il porte à sa cravate, il le tient d’une charmante femme qu’il peut vous arriver de rencontrer, de quatre à six heures, faisant du footing sur le côté droit de la Chaussée d’Antin. Mais dès qu’il a bu — et il boit beaucoup depuis qu’il ne lutte plus à l’Alhambra — il lui arrive de fréquenter de curieux adolescents pour qui le commerce de la coco n’est qu’un pis aller, spécialisés qu’ils sont dans le cambriolage diurne ou nocturne. Il me fit part, l’autre jour, d’un plan assez complet qu’il possédait des divers pavillons de la banlieue nord susceptibles d’intéresser un collectionneur de bibelots…

— Mon jeune ami, vous ne sauriez croire à quel point vous m’affligez !

— Oui, Grand-Père. Connaissait-on la coco de votre temps ?…

— J’espère bien que vous n’en prenez pas.

— Par curiosité, simple curiosité…

— Mon pauvre ami !

Ils furent interrompus par l’arrivée du jeune filateur roubaisien. Le Grand-Père s’empressa auprès de lui, après avoir pris congé de son compromettant interlocuteur.

VIII

Quand il passait devant la loge de sa concierge, Nom-d’un-petit-bonhomme détournait les yeux. Il lui semblait qu’il n’aurait pu désormais supporter le regard de cette femme. Il arriva qu’un jour elle lui remit une lettre du propriétaire l’avisant d’avoir à payer son terme en retard. Il rougit et se mit à balbutier une façon de bonjour.

La nuit qui suivit, il entendit de nouveau le ronflement du poële… il revit le lit… la pendule… l’armoire… puis, ce fut le bruit des poubelles et des boîtes à lait…

Il se mit à boire de plus en plus, à rentrer chez lui le plus tard possible, mais, aussitôt dans son lit, les images se représentaient dans le même ordre, avec la même précision hallucinante…

Un matin qu’il prenait son repas chez un marchand de vins qui fait l’angle de la rue Madame et de la rue d’Assas où il habitait, il lui sembla qu’un individu assez suspect, l’air d’un agent en bourgeois, l’attendait en faisant les cent pas. Quand il sortit, l’homme avait disparu, mais il crut le reconnaître le lendemain, devant la Bourse, qui lui emboîtait le pas, puis, deux jours après, à la terrasse du bar où il avait ses nouvelles habitudes. Il n’osa plus lire les faits divers des journaux. Un jour, à table, il se surprit tordant machinalement sa serviette sur ses genoux. Il n’en réclama pas, le soir, à la serveuse. Quelques jours après, il résolut de changer de restaurant. Il en chercha un qui n’eût pas de poële…

Une conversation surprise entre deux étudiants en médecine, qui mangeaient auprès de lui, retint quelque temps sa pensée.

— Moi, disait l’un, je ne comprends pas les gens qui se servent d’un revolver pour se suicider. S’ils ne se tuent pas sur le coup, quelle boucherie ! La noyade suppose une telle volonté, de telles angoisses aussi avant ! Il en va de même, malgré toutes les plaisanteries d’usage, de la pendaison.

— Rien ne vaut le protoxyde d’azote, le gaz hilarant.

— On s’en va avec le sourire, reprit l’autre.

— Mais il n’est pas facile d’en avoir sous la main, objecta le premier, tandis qu’avec quelques cachets de véronal…

Ils s’entretinrent ensuite de sujets plus futiles. Nom-d’un-petit-bonhomme ne les écoutait plus…

Mais, comme ils s’en allaient, il s’aperçut que l’un d’eux poussait l’autre du coude en le désignant, et, au moment de franchir la porte, ils se retournèrent tous deux vers lui d’un air intrigué…

IX

Ayant quitté le Cercle à cinq heures du matin, aussitôt l’ouverture du Balneum, Grand-Gosse y fut prendre un bain de vapeur, cela lui tiendrait lieu de sommeil. L’eau froide de la piscine le regaillardit. Quand le masseur nègre lui eut passé un peignoir éponge et l’eut étendu sur un divan, les pieds enveloppés, au préalable, d’une serviette chaude, il savoura, quelque temps, le bien-être de ses nerfs ravivés. Puis, le petit déjeuner commandé, fumant sur une petite table de rotin auprès de lui, il y trempa un chiffon de brioche et se prit à réfléchir.

— A quoi emploierait-il bien sa matinée ?

Un grand besoin de tendresse monta en lui. Avant cette nuit passée au jeu, il s’était attardé, hier, en compagnie de Fred, dans ce restaurant de nuit où, par trois fois, il s’était rendu au lavatory, sous l’œil ironique d’une femme aux narines pincées, pour renifler cette cocaïne qui lui donnait une telle assurance.

Il se félicita de ce qu’à présent il ne perdît pas la grosseur d’une tête d’épingle de la précieuse poudre, grâce à une minuscule cuiller dont il se servait. Au retour, il stupéfia le lutteur par son entrain et son cynisme. Celui-ci ayant parlé d’une opération qu’il étudiait et qui devait lui rapporter gros mais présentait de nombreux aléas, il lui conta, pour se faire bien voir de lui, l’histoire des 8.000 francs de Nom-d’un-petit-bonhomme. Jojo Belles-esgourdes vit immédiatement le parti à tirer de cette révélation, mais émit des doutes sur la collaboration que pourrait fournir Grand-Gosse en cette occurrence.

— Je te connais comme si je t’avais pondu. Pour ce qui est du boniment, tu es un peu là, mais quand il s’agira d’en mettre un coup, tu auras les foies…

Il s’était défendu, ses trois prises aidant, et avait accepté, en principe, de faire le guet. Il le regrettait presque, maintenant, bien que l’autre l’eût assuré « qu’il n’y aurait pas de pet… »

… Quelle souffrance, tout de même, que cette timidité qui, de longtemps, l’avait brouillé avec lui-même. Pour se complaire dans son passé, il avait arrangé ses souvenirs. La sincérité avec soi est un don ou le fait d’une longue étude. Il n’était pas privilégié et répugnait à tout effort. C’était un homme comme un autre, sans plus. Un peu plus nerveux, peut-être, avec de ces délicatesses féminines qui sont d’un tel embarras quand on a sa vie à faire, et des rougeurs subites à propos de rien.

Collégien, il ne pouvait, quand il se trouvait en retard, traverser la salle d’études sans devenir pourpre jusqu’aux oreilles. Il préférait paraître ignorant que de supporter la fixité de regard d’un professeur qui l’interrogeait. Pour regagner la maison paternelle, il faisait de longs détours, à seule fin de ne point passer devant le magasin d’une modiste dont le sourire effronté l’effarait.

Afin de vaincre sa timidité, il se créait, chaque jour, un nouveau rôle qu’il oubliait à mesure, exagérant ses propos, affectant une malice dont il était bien incapable. Bref, il se mentait assidûment et mentait aux autres pour essayer de perdre, de noyer sa faiblesse, sans y parvenir.

Une femme aurait pu le guérir dont les yeux eussent chaviré charitablement sous les siens pour le convaincre qu’il l’avait séduite. Mais les femmes ne savent pas, elles n’ont pas le temps, et la vie est courte.

Vers ses dix-huit ans, il se mit à jurer et à fréquenter les bouges pour se donner une allure. Dans son âme ingénue comme un keepsake titubèrent des filles en peignoir et ricanèrent des faces torves.

Il disait : « Mes vices, mes chers vices ! » et, rentré chez lui, les photographies des parents morts protestaient, qu’il retournait contre le mur piteusement.

Pour se consoler de ne point agir, il bâtissait des projets dont il s’ouvrait à quiconque, prodiguant l’or de ses illusions, sans pudeur, au premier venu. Pauvre Grand-Gosse ! quelle séduction émanait de cette incessante tentative ! Quelle fièvre consumante était en lui, auprès de quoi l’on passait, la plupart du temps, sans savoir. On eût dit, par moment, de ces jardins clos dont les parfums tièdes vous surprennent au détour d’un chemin mais ne vous retiennent point parce que la route est longue et que le jour décline…

S’apercevant qu’il s’attendrissait, il désentrava ses pieds nus de leur serviette chaude, chaussa des babouches et regagna sa cabine pour s’habiller. Avant de passer sa chemise, il prit, dans une poche secrète de son gilet, une petite bonbonnière de vieil argent, en sortit une pincée de coco qu’il aspira précipitamment sur le revers de la main, puis une seconde, puis une troisième.

Il se revit, tout enfant, attablé chez ce vieil oncle dont on parlait chez lui à mots couverts. Il était assis en face de lui. Sur le mur, derrière le vieillard, un pan de la tapisserie bâillait qu’agitait un courant d’air :

— Petit, ne mets pas tes coudes sur la table…

— Pourquoi ?

— Parce que ça ne se fait pas.

— Et pourquoi ça ne se fait-il pas ?

— Parce que…

— Parce que quoi ?

— Tu es trop curieux ; les enfants ne doivent pas être curieux.

— Vous croyez, mon oncle ? Nous dînons seuls ici, mon père et ma mère n’y sont pas. Pourquoi me parlez-vous comme eux, alors que je sais…

— Qu’est-ce que tu sais ?…

— Rien…

— Mais encore ?…

— Rien, je vous dis…

— Ce n’est pas la peine de rougir.

— Eh bien ! oui, je sais quelque chose, mais vous n’allez pas vous fâcher, je vous aime tant ! Je vous aime comme l’image de ce que je voudrais être quand je serai devenu vieux.

— Merci…

— Vous m’en voulez ?

— Pas le moins du monde. Continue…

— Où en étais-je ?

— Tu savais quelque chose sur moi que tu ne voulais pas dire.

— Vous me promettez de ne pas vous fâcher ?

— Je te le promets.

— Eh bien ! je sais que…

— … que ?…

— … vous avez fait le malheur de la famille.

— Le malheur de la famille ! Et tu le crois, toi, mon petit, mon tout petit ? Ne te dérange pas, va, tu peux mettre tes coudes sur la table, maintenant…

— Mon oncle !…

Il se servit une grande rasade de vin blanc qu’il but d’un trait, puis il dit :

— La famille… S’ils ne m’avaient pas eu, ils m’auraient inventé… Vois-tu, petit, mais tu es trop jeune… Dans quelle classe es-tu ?

— En sixième…

— Et tu viens de commencer le latin ?

— A peine.

— Ainsi !…

Il remplit à nouveau son verre et le vida :

— La famille ! Moi seul ai vécu. S’ils l’osaient, ils s’accrocheraient à mes basques pour aller encore avec moi n’importe où. Tu ne sais pas ce que c’est, petit, que de n’avoir pour horizon que le cadran de la mairie et de se dire : « Je croyais être en avance de dix minutes, mais au fait je n’avançais que de cinq ! » Moi, je suis parti… Reprends du bouilli, mon petit… J’ai eu faim… j’ai eu froid… des gens m’ont fait baisser la tête sous leurs reproches, mais j’ai vu des pays, des pays…

— Comme sur la géographie ?

— Mieux que sur la géographie, des pays pour de vrai et dont chacun était comme un visage qu’on avait peur d’oublier.

— Vous avez vu des sauvages, mon oncle ?

— Comme je te vois.

— Et des hommes de toutes les couleurs ?

— Tous les hommes ont la même couleur, ils sont couleur du temps qui passe.

— Avez-vous eu des aventures, mon oncle ?

— Tu ne bois pas, mon petit, un doigt de vin rouge, tu l’as oublié après le bouillon, c’est le coup du docteur… Un soir, à Konakry, j’avais la fièvre, une de ces fièvres dont on n’a pas idée en Europe, j’ai senti sur moi le souffle de la mort. Tu ne saurais croire la force qu’il m’a fallu pour y résister. La mort, c’est, peut-être, la plus grande aventure. Une mouche d’or dansait déjà entre mes deux yeux ; je ne sentais plus mes bras, ni mes jambes ; une source coulait, je ne savais où, dont m’arrivait le bruit et vers laquelle je tendais, sans conviction, mes lèvres pour boire. C’était fort curieux.

— Vous n’avez pas fait fortune, mon oncle ?

— Petit, ne mets plus tes coudes sur la table, tes parents m’ont promis de venir prendre le café avec nous…

....... .......... ...

Grand-Gosse était habillé, maintenant, il sortit et descendit la rue Cadet vers le faubourg Montmartre. C’était l’heure où celle-ci s’emplit d’odeurs maraîchères et où commencent à rouler les rotatives des journaux de midi.

Ses parents ! lui aussi avait fait leur malheur dans la mesure de ses moyens. Il ne lui restait plus qu’une sœur, mariée à Paris, rue de Grenelle, à un ancien élève de l’école d’Athènes qui, ayant professé quelque temps au lycée impérial de Galata-Sérail, émaillait de mots turcs sa conversation. Il vous accueillait d’un khoch gueldinez et vous quittait sur un Saghol. Il portait des lunettes à branches d’or et sa barbe d’or pâle était taillée en éventail.

Si j’allais les voir, se dit Grand-Gosse. Mais ses souvenirs le harcelaient. Il se mit, en promenant au hasard, à batifoler avec eux…

Ce retour de l’enfant prodigue. Il avait dix-huit ans, alors. Son père et sa mère vivaient encore…

Quand il arriva à la grille du jardin, il fut étonné de ne pas entendre les cris du veau gras qu’on devait être en train d’égorger. A table, comme on servait de la brandade de morue, il en eut l’explication : c’était un vendredi, jour maigre. S’il n’avait su de longtemps être né sous l’influence de Saturne, il en eût été convaincu à ce signe…

… Mon Dieu ! quelle heure était-il donc à son cœur pour qu’il remarquât que la petite cousine de ses quinze ans avait (on ne trouve donc pas de crème Simon en province) les lèvres gercées ?…

… Dès le café, il avait compris qu’on ne le consulterait jamais que par politesse, lorsqu’il y aurait des invités.

Le curé avait dit, en s’asseyant comme pour toujours :

— Le voici donc, ce cher enfant prodigue !

Et, immédiatement, on avait parlé d’autre chose…

… L’après-midi se traîna interminable. C’est après les repas, ou avant, qu’on ne sait vraiment qu’entreprendre en province. A quatre heures, il y eut le crissement de souliers ferrés sur les dalles du corridor. Et la voix de l’oncle revenant de la chasse :

— Eh bien ! mon gaillard, te voilà réacclimaté dans ce pays ?… Enfin, tu t’es mis un peu de plomb dans la tête.

Et ce bruit de fusil qu’on pose dans un coin !…

— Non, décidément, je n’ai pas envie de me barber chez ma sœur et mon beau-frère, décida Grand-Gosse, et, pour profiter de ce lyrisme dont son cœur lui paraissait submergé, il entra dans un café, commanda un porto et « de quoi écrire ».

Quand il se sentait en verve, comme ce matin-là, il ne manquait jamais d’expédier un mot à son ami Pierre qui, ses études terminées, s’était retiré dans ses Pyrénées natales où il vivait en philosophe.

« Mon ami Pierre, se mit-il à écrire dès que le garçon eut apporté un buvard, à l’époque de l’état de grâce où le bel habit en papier d’argent du chocolat vous semblait, à l’heure du goûter, une grande richesse, mes professeurs se plaignaient de mon manque d’application. Ce que je devais en dépenser, par la suite, pour trouver aimable la vie, je t’assure que j’y emploie, encore, beaucoup de bonne volonté.

« On m’avait tellement prévenu contre elle en me disant qu’elle n’était que l’antichambre de la mort. Je sentais qu’on exagérait, qu’on y mêlait du parti pris. J’en mis, moi aussi, pensant rétablir la balance. J’allais à elle comme on va dans les maisons de femmes, pour me montrer que j’étais un homme, et aussi parce qu’elle était le fruit défendu. Mais je sentais confusément que le cœur n’y était pas. Autour de moi, à nouveau, on exagérait : on la disait divinement belle, elle était divertissante tout au plus. Puis, l’âme un peu empoissée par son fard, je me ravisai. Peut-être, pensai-je, qu’en retournant à la simplicité de mon enfance, elle viendra sans ce rouge aux lèvres. Elle vint certains soirs, mais je remarquai que ses lèvres étaient gercées. Alors ?

« Notre malheur, vois-tu, n’est que d’avoir possédé les choses à l’heure où nos désirs n’étaient plus que des souvenirs essoufflés. Nous sommes montés en wagon pour des endroits où nous pensâmes aller naguère sur le siège de la diligence, à côté du fouet claquant d’un conducteur en béret…

Il en était là de sa lettre quand il sentit une main se poser sur son épaule et la voix du Grand-Père s’éleva, bienveillante et presque câline comme à l’habitude :

— Serait-il indiscret de savoir quelle est la belle à qui, mon cher enfant, vous destinez ce poulet ? Est-elle blonde… brune ou châtain ?…

Mais Grand-Gosse haussa les épaules :

— Un porto ?… Un créancier, un vulgaire créancier à qui je demandais un délai.

Et, roulant son papier en boule, il l’envoya à l’autre bout du café…

X

Grand-Père achevait sa toilette devant l’armoire à glace, au tain usé, de sa chambre d’hôtel, quand le cri des camelots, galopant dans la rue Pigalle s’éleva :

— Demandez l’Information, Paris-Midi !

— Quelque chose de sensationnel, pensa-t-il… le ministère serait-il renversé ?

Au même moment, on frappa à sa porte. Il donna un dernier coup de peigne à sa barbe et fut ouvrir.

— Excusez-moi, mon jeune ami, de vous recevoir dans une chambre aussi en désordre…

Mais Grand-Gosse s’était effondré sur une chaise. Ses yeux cernés, la contraction des muscles de son visage accusaient sa fatigue. Grand-Père observa que la poche droite de son veston débordait de journaux.

— C’est à vous de m’excuser… je suis à bout…

— Qu’est-ce qui vous arrive, demanda, avec une sollicitude sincère, le vieillard.

L’autre ne répondit pas. Il regardait devant lui, fixant avec insistance la pendule de faux bronze de la cheminée. Au bout de quelques minutes, il parut se décider :

— J’ai fait une blague… une très grosse blague… Il faut absolument que vous me sauviez… Je n’ai pas d’autre ami que vous…

— En tout cas vous n’en avez pas de meilleur.

— Je le crois.

— Écoutez… j’ai beaucoup réfléchi… Il faut que je prenne le premier train qui partira pour Le Havre… là je me débrouillerai… je m’embarquerai — fût-ce comme soutier — à bord d’un bateau… L’important est d’arriver au Havre et d’avoir quelques sous pour attendre… Auriez-vous…

Le cri des camelots, atténué par le bruit des autobus, leur parvint à nouveau.

— …mation ! …ris-Midi.

Grand-Gosse devint livide.

— … trois cents francs à me prêter ?

Le Grand-Père ne prit pas la peine de montrer son porte-billets qui ne contenait qu’une coupure de vingt francs et une de dix.

— C’est trois cents francs qu’il vous faut ?

— Au moins.

— Venez avec moi.

— C’est que… je suis éreinté… j’étais si bien ici !…

— Nous prendrons un taxi, vous m’attendrez dans le taxi… Allons, venez… il le faut… mon pauvre petit !…

Il coiffa son unique chapeau, un de ces melons gris auquel il était resté fidèle depuis l’ancien Boulevard, et ils descendirent.

Il donna au chauffeur l’adresse de sa fille. Tout le long du trajet, le silence s’appesantit entre eux. A un moment donné, le Grand-Père tapota impatiemment la vitre à moitié relevée de la portière puis, il se replongea, de nouveau, dans ses réflexions.

Pourvu que Nancy n’ait pas eu l’idée de manger chez elle ! Elle avait accoutumé, après sa promenade au Bois qu’elle faisait, d’habitude, de dix heures à midi, tous les matins, avec ses deux bergers allemands, d’aller déjeuner aux Ambassadeurs… Mais, il suffisait que… Il avait tellement de guigne dans la vie !…

— Je vais vous expliquer ce qui s’est passé, Grand-Père… mais, promettez-moi de ne pas m’en vouloir… A vous, je peux tout dire, n’est-ce pas ?… C’est cette coco d’où est venu tout le mal…

— Ne me dites rien, mon enfant… D’ailleurs nous sommes arrivés… Écoutez-moi bien : quand je serai rentré dans la maison devant laquelle nous allons arrêter, vous irez au café d’en face. Là, vous attendrez quelques minutes, puis vous demanderez, au téléphone, Mademoiselle Nancy Nangis. C’est sa femme de chambre qui viendra probablement à l’appareil.

— Que faudra-t-il lui dire ?

— Je ne sais pas… ce que vous voudrez… l’important est que vous la reteniez un certain temps.

— C’est tout ?

— C’est tout…


… Au bout d’un quart d’heure qui parut fort long au jeune homme et pendant lequel il parcourut fiévreusement les journaux, Grand-Père parut, il était très grave.

— Voilà 500 francs, mon petit… Non, ne me remerciez pas.

Il eut un soupir :

— Vous n’auriez pas dû me faire ce chagrin… ce très grand chagrin… et maintenant partez, partez vite !…

Grand-Gosse se leva. Il pensa, un moment, à l’embrasser, puis il eut peur de paraître ridicule et il lui serra fortement les deux mains.

— Non, laissez-moi votre consommation, dit le Grand-Père.

Resté seul, le vieillard songea qu’il ne pourrait plus jamais se représenter chez sa fille, même en son absence. Pendant qu’allait téléphoner la soubrette qui se trouvait seule dans l’appartement, il en avait profité pour prendre les 500 francs dans un des tiroirs de ce chiffonnier sur lequel Nancy avait l’habitude de laisser les clefs… Une liasse de lettres de Nogaroff était à côté dont une seule aurait permis à Chauvert « d’opérer » l’attaché moldave. Mais il fallait faire vite. Puis, ce sacrifice fait à son affectation pour Grand-Gosse, il lui sembla qu’il le réhabilitait à ses propres yeux.

— Garçon, commanda-t-il, vous me donnerez un vermouth-cassis — avec beaucoup de vermouth.

XI

Nom-d’un-petit-bonhomme savait nombre de pharmaciens qui lui eussent donné un tube de comprimés de véronal, mais il préféra en acheter deux cachets chez plusieurs. Était-ce pour différer d’autant le moment de les prendre ou par un vague souci, au moment de disparaître, d’être en règle avec les usages ?

Quand il sortit de la pharmacie qui se trouve à l’angle du faubourg Montmartre et de la rue Lafayette, il jugea qu’il était encore trop tôt pour mettre son projet à exécution. Il remonta vers le carrefour de Chateaudun et s’arrêta quelques instants devant une confiserie dont la montre l’intéressa d’une façon inattendue et prodigieuse. De longs bonbons habillés de papier d’argent le retinrent. Il en imagina l’intérieur. Le souvenir d’un dont le chocolat en fondant, laissait s’évader l’amertume aiguë du kirsch, lui revint en mémoire.

Puis, une nuque brune s’interposa entre la vitrine et lui, une chair mate presque virile. Quand la femme tourna son visage à demi, il craignit une désillusion — il n’en fut rien — il en eût été autrement à un autre moment, pensa-t-il. Elle avait des lèvres épaisses, la supérieure légèrement ombrée et ses sourcils qui se rejoignaient. Un bel animal. Si un désir soudain l’avait remué, peut-être eût-il repris goût à la lutte. Mais, dans son corps flétri, rien que des nerfs usés jusqu’à la corde.

Il s’assit à la terrasse d’une brasserie et commanda de l’alcool. Auprès de lui, un gros homme essoufflé consultait l’indicateur. A une autre table, un couple d’amoureux s’interrogeait du regard. Sur la chaussée, un triporteur ameuta la foule contre un chauffeur de taxi qui l’avait heurté au passage. Un agent survint, sortit son carnet de sa poche et une vieille dame, au masque de guignol, donna des détails très précis en évitant de fixer le chauffeur. Un camelot cria l’Intran et la Liberté deuxième

Quand il eut payé le garçon, il compta qu’il lui restait 72 francs. Il pourrait finir décemment. Cela le releva à ses propres yeux. Ne voulant pas, bien entendu, revenir là-bas, il lui fallait prendre une chambre dans un hôtel. Il se trouvait, ainsi, en mesure d’éviter le vulgaire garni et d’offrir à ses derniers moments un décor convenable. Il savait un endroit, rue de Provence, où, moyennant cinquante francs, il aurait pour la journée, la disposition d’un petit pied à terre. Se méfiant de ses hésitations et bien que ce fût à deux pas, il prit un taxi pour s’y rendre.

Devant la porte, une auto de remise était arrêtée, d’où sortirent deux femmes aux fourrures pareilles qui répandirent sur son passage une forte odeur d’ambre. Il se souvint d’un nécessaire en cuir de Russie qu’il avait acquis à Monte-Carlo, un de ses rares jours de veine au trente et quarante, et qu’il avait revendu, peu de temps après, à Antibes à un brocanteur arménien rencontré au restaurant.

L’appartement qu’on lui montra comprenait, en dehors d’une chambre à coucher anglaise de style Elisabeth, un cabinet de toilette, salle de bains et une petite entrée.

— Monsieur est seul ? demanda la bonne dont le visage placide, sous un bonnet blanc, évoquait les bouillons Duval ou les dispensaires.

— Oui, nom d’un petit bonhomme !… évidemment.

Elle eut un sourire mécanique.

— Il y a une dame, justement, qui avait un rendez-vous et son monsieur n’est pas venu… alors, je pensais que peut-être…

— Non… non… pas pour le moment.

Et comme le visage de la bonne se fermait, il ajouta :

— Je verrai… plus tard… j’ai besoin, nom d’un petit bonhomme ! de me reposer quelques instants.

Quand elle fut partie, il passa dans la salle de bains. L’émail blanc de la baignoire et les robinets nickelés l’attirèrent. Il se dévêtit lentement. Quand on découvrirait son corps, on aurait, du moins, l’impression de se trouver en face d’un homme soigné. Au sortir du bain, après s’être épongé, il se coucha, un verre d’eau et ses cachets sur la table de toilette à portée de sa main.

Les bruits de la rue arrivaient, étouffés par l’épaisseur des tentures. De temps en temps, il entendait le glissement de l’ascenseur, le long des tubes huilés. Il prit successivement dix cachets. Les deux premiers, qui étaient gros, se gonflèrent dans sa gorge, il dut boire à plusieurs reprises pour les faire passer. Les huit autres furent avalés facilement…

… On ne revoit pas, ainsi qu’on le croit communément, sa vie entière au moment de mourir, mais les aspérités de celle-ci. Il en est qui baignent dans la lumière, d’autres dans la nuit… Chez cet oncle prêtre qui lui montrait le latin, une odeur de terre, de choux et de toile cirée occupait le presbytère. A lire la vie de saint Stanislas Kostka, à douze ans, une émulation s’était emparée de lui. Il eût suffi d’un rien, à cette époque, pour qu’il devînt un saint. Il fut moins cinq, pensait-il, maintenant.

Que de gens s’étaient trompés sur son compte, par la suite ! Tête-de-Pipe en particulier, qui racontait à son sujet des histoires à dormir debout… On n’est jamais ni aussi mauvais, ni aussi bon, qu’on le suppose. C’est dans cette cellule ripolinée de Fresnes qu’il avait réfléchi au peu de fortune qu’il faut pour être honnête et qu’il avait décidé de l’acquérir au plus vite, par le jeu…

Avait-il connu l’amour ? Peut-être, avec cette grosse fille de Harlem, mais, devenu scrupuleux, il eut peur. Ces attentions qu’a pour vous une femme qui vous aime — pour peu qu’on ait le sentiment de la justice — vous semblent tellement exagérées qu’on en est gêné, aussi bien pour soi que pour elle. Tout cela n’est pas clair ou l’est trop. Être aimé c’est s’introduire, par fraude, dans un cœur et bénéficier de ses largesses sans les avoir, le plus souvent, méritées…

On le recherchait, peut-être, à cette heure… On irait au Cercle où il n’était pas revenu depuis sa main heureuse. On y conserverait le souvenir d’un veinard… Il voulut rire… puis, tout s’éteignit en lui…

La porte s’ouvrit discrètement, après deux petits coups laissés sans réponse.

— On vous dérange, monsieur… J’ai pensé, comme vous étiez seul…

XII

De la naissance de l’apoplectique et monstrueux bébé Cadum à celle des miraculeuses fleurs de feu qui montèrent à l’assaut de la Tour Eiffel, Paris n’avait jamais assisté à une pareille débauche de publicité. On était tellement sollicité par elle, à tous les carrefours importants, qu’en oubliaient d’aller toucher leur prime de démobilisation d’anciens auxiliaires aux mollets encore ficelés de bandes bleu sale et nos hôtes de passage de vérifier, sur la cote de la Bourse, l’ascension régulière de l’entreprenante livre et de son frère obéissant le dollar.

Le Nouveau Journal, proclamait, en capitales démesurées, au sommet des échafaudages, des calicots géants, DIT TOUTET LE RESTE. C’était beaucoup. Quelques années auparavant on se fût même permis d’avancer que c’était un peu bien excessif. Mais le sentiment du goût, qui est aussi celui de la mesure et de la propriété des termes, fort mal en point déjà à la veille de telles complications bosniaques dont on ne s’est que trop entretenu par la suite, avait été une des premières victimes de la Guerre du Droit et, si l’on peut dire, de la Liberté des Peuples.

« On ne vit pas avec les morts » est un axiome auquel, au pays du bas de laine — et de soie — la sagesse populaire a de longtemps fait un sort enviable.

Par quel coup du sort Fred Matchless, dit Jojo Belles-esgourdes, qui, dix ans auparavant, n’eût été le suicide de Nom-d’un-petit-bonhomme, n’aurait point laissé d’être quelque peu inquiet du lendemain, se trouvait-il assumer dans ce grand quotidien les fonctions de directeur, propriétaire et administrateur ? Ceci risque, tout au plus, d’être un problème pour nos petits neveux, en admettant qu’ils aient le loisir de se préoccuper de ces choses. Pour nous, qui vivons en un temps où le sol que nous foulons affecte sous nos pieds la recommandable élasticité d’une piste de cirque, nous ne saurions que saluer au passage — et puisqu’il s’agit de journal, sans la moindre ironie — ce nouveau « numéro ».

Bien que c’en soit un peu trop, comme de cuisine, mêlé ce snobisme qui n’est pas le moindre — celui des gens de lettres — ne convient-il point, en effet, et de plus en plus, d’aimer les clowns ?

Eux seuls traduisent fidèlement le rythme de ces heures-là que nous vivons entre un accident d’auto et un tour de charleston ou un air de jazz. Cette confiance massive en son propre génie qui, dans la bousculade démocratique, est la loi même du succès ne l’enseignent-ils point excellemment, pour qui sait lire entre les lignes, de toute leur candeur désarmante ?

Ce n’est point sur l’Acropole — mais bien plutôt à Médrano — que nos contemporains ressaisis vont faire leur action de grâce.


Dans son bureau de sollicitor meublé de chêne clair, à l’américaine, Fred Matchless nettoyait soigneusement, ce matin-là, avec la petite lame de son canif d’acier plat, ses ongles spatulés d’ancien boxeur. Tout en fumant un long et gros cigare bagué d’or, il tendait alternativement ses épaisses semelles de crêpe à un radiateur électrique.

Le garçon de bureau, après avoir frappé, entra pour la seconde fois :

— C’est encore ce Monsieur que je vous ai dit…

Fred tira deux méticuleuses bouffées et laissa tomber, du bout des lèvres, ces paroles négligentes :

— Une purée, sans doute… des cartes de visite qui ne sont pas gravées… et du temps à perdre comme tous ces pierrots-là qui sont raides !… avec ça des boniments à la noix… total, une demi-heure d’emmerdement — et pour la peau… Fais-le entrer tout de même… on verra bien…

De son cigare il indiqua un siège au visiteur et, selon son habitude, attendit avant de lui adresser la parole, faisant ainsi preuve, sans y avoir réfléchi le moins du monde, d’une savante diplomatie.

L’autre, après avoir cherché du regard un endroit où poser son chapeau, se décida, en fin de compte, pour ses genoux et se mit à exposer, d’une voix hésitante, avec des phrases maladroites surchargées de retouches, le motif de sa visite.

— Le but du Nouveau-Journal, Monsieur le directeur, d’après ce que j’ai compris et ce que m’ont assuré des personnes autorisées appartenant pour la plupart — pour une large part, du moins, au monde de la politique, de la science et des lettres, se proposerait de ne point suivre les errements… les errements…

Il souffla, à ce mot, tira de sa poche un large mouchoir de coton rayé et se moucha gauchement :

— Je disais donc que votre journal… votre estimable — et justement estimé — je le déclare — journal… d’après ce que j’ai compris, avait à cœur d’éviter les errements…

Fred Matchless consulta sa montre-bracelet :

— Vous en avez pour longtemps ? demanda-t-il.

— Plaît-il ?

Les regards des deux hommes s’affrontèrent. Celui du visiteur céda misérablement. Il se réfugia sur le revers d’une redingote élimée où la rosette d’officier d’académie évoquait la proverbiale modestie de la violette. L’homme eut un long soupir :

— Le reste de la presse, en effet, continua-t-il, se désintéresse ab-so-lu-ment — il avait détaché de façon pédantesque les syllabes du mot — d’une des questions les plus angoissantes de l’heure présente : celle des classes libérales. Ces classes libérales, vous ne l’ignorez pas, Monsieur…

L’ancien boxeur lui coupa la parole :

— Où voulez-vous en venir ?

Mais l’autre était lancé maintenant. L’index pointé contre un ennemi imaginaire, il poursuivit :

— Elles n’en peuvent plus, monsieur, les classes libérales. Elles crèvent littéralement de faim, elles qui sont le sel de la nation…

Fred, en un haussement d’épaules d’infini détachement :

— Que voulez-vous que ça me foute !… Non, mais des fois, vous imaginez-vous que j’ai du temps à perdre ?… Vous l’imaginez-vous ?…

Il avançait vers son interlocuteur. L’autre esquissa un mouvement de prudente retraite :

— Je croyais… j’avais pensé, fit-il… excusez…

Et il détala piteusement, tandis que Fred Matchless, à travers la porte restée ouverte, interpellait le garçon de bureau :

— Espèce de pochetée ! Face de rat ! Du schnok ! Quand tu verras s’amener des ballots comme çui-là, si tu ne me les vires pas, et plus vite que ça, tu verras — ce n’est rien de le dire — comme ton sâle proze fera connaissance avec mes écrase-miffle !…


— Alors quoi, Fred, il n’y a plus d’amour ! dit Grand-Gosse qui fit irruption dans la pièce, attiré par le tapage et, refermant soigneusement la porte sur lui, continua :

— Je suis sûr que tu ne doutes pas qui est chez moi ?… Je te le donne en mille…

— Si c’est un fourneau comme celui qui sort d’ici…

— Pour un fourneau, je te prie de croire que ce n’est pas un fourneau, il sait nager… D’ailleurs, tu le connais… Ah ! mon vieux, je n’en reviens pas…

— C’est bon ! C’est bon ! Va au refil…

— Guillaumet…

— Gui…? Je croyais que…

— Il en est sorti. Oh ! ce n’est pas bien vieux… ce matin, il y a deux heures à peine. Et il a tenu…

— A ce que tu aies le pucelage. Charmant ! Comment as-tu bien pu le recevoir ?…

— Il n’a eu garde de se présenter sous son nom… J’aurais pu hésiter… quoiqu’au fond… Il m’a fait passer une carte ainsi libellée :

Antoine Muller,
Commission-Exportation.

« Muller est le nom de sa femme… Je n’y ai vu que du feu…

— Et il est dans ton bureau ?

— Installé dans le meilleur fauteuil, et pas près d’en décarrer, je te prie de le croire…

— Eh bien ! c’est du propre !

— Pourquoi ça ?

— Le Nouveau-Journal n’est pas que je sache une succursale du ballon…

— L’antichambre, tout au plus…

— Tu dis ?

— Rien. Je pense tout haut, simplement… Si tu savais comme il est rigolo… Il est entré d’autor… sans la moindre gêne… Un rescapé, a-t-il dit, dès le seuil, à qui vous allez faire, Fred et toi, le grand honneur — en même temps que le plaisir — de déjeuner avec lui… Oh ! sans chichi, à la fortune du pot… ou plutôt du dépôt…

— Quel esprit !

— … d’à propos, n’est-ce pas ?

— Il peut se l’agrafer, s’il compte sur moi…

— Tu viendras.

— Je te jure bien que non.

— Ne dis pas des bêtises. Chauvert en est…

— Je les croyais brouillés…

— Laisse-moi tranquille !… Est-ce qu’on se brouille entre faisans !…

— Chauvert, du moins, n’a pas été dans le trou.

— Que tu dis.

— En tout cas, ça ne s’est pas su.

— Tu m’amuses, ma parole, on te dirait pondu d’hier ! Est-ce qu’à Paris on se souvient ? Un mois passe sur une photo parue dans un canard et l’on ne se souvient plus si c’était un cliché anthropométrique, la frime du prince de Galles ou celle du champion du dernier match de rugby…

— C’est entendu, mais tu m’avoueras, de toi à moi, que Guillaumet a été un peu fort. Une autre condamnation et il risque d’être relégué.

— L’amnistie sera là pour un coup… Il compte même sur toi pour…

La sonnerie du téléphone les interrompit. Fred Matchless se pencha sur l’appareil :

— Le Nouveau-Journal, parfaitement… La direction, elle-même… Ah ! c’est vous, Maublanc, je suis bien content de vous avoir au bout du fil…

Ayant passé un des récepteurs à Grand-Gosse, il continua :

— … pour une engueulade, vous allez avoir une engueulade. J’ai envoyé quelqu’un à la Chancellerie… trêve de boniments, il n’y a aucune objection de ce côté-là… par conséquent, c’est votre patron qui met des bâtons dans les roues, nous lui revaudrons ça au prochain tournant. Mais si, mais si, comme je vous le dis !… Quant à vous, mon petit, vous savez ce que vous savez… donnant, donnant… C’est comme pour la naturalisation de Goldensohn, cela traîne de façon un peu trop exagérée. De vous à moi, je peux vous dire que Goldensohn commence à s’impatienter… Oh ! rien encore… Ne vous alarmez pas, mais enfin, mettez-vous à sa place… Je sais bien qu’il peut le faire et je suis le dernier à le plaindre, mais comme il dit « moi je sème, je sème toujours et la récolte elle ne vient pas du tout, mein Gott ! »

Ce fut à Grand-Gosse de lui succéder à l’appareil :

— Mon vieux Maublanc, je t’avertis que ça ne va pas du tout pour ton matricule. J’ai vu le président, à l’issue du Conseil des ministres hier… tu n’es pas sans ignorer comme il porte ton patron dans son cœur… ce n’est rien de le dire… la solidarité ministérielle, quoi !… Or, tu sais aussi bien que moi que les « papiers » de Jules Sorbier dans l’Éclaireur de Paris passent à juste titre pour être inspirés par lui… et tu l’as vue la petite note de l’Éclaireur de Paris de ce matin… Nous avons hésité pour savoir si nous ne la ferions pas figurer dans notre revue de la presse… Notre chef d’informations l’avait déjà envoyée au marbre… c’est moi qui l’ai arrêtée… Oh ! tu n’as pas à me remercier… encore du moins… elle est composée… on peut reprendre cela avec un commentaire, demain, en guise d’éditorial… à moins que… (Mademoiselle, ne nous coupez pas…) Quoi ? quoi ? tu demandes les conditions ? mais on te les a dites : la croix à laquelle nous avons droit et la naturalisation de Goldensohn… à moins que vous ne préfériez la guerre. C’est à prendre ou à laisser. Au revoir, mon vieux, mon bon souvenir à ta ravissante poupée blonde…

Ayant raccroché le récepteur, Grand-Gosse se tourna vers Fred Matchless et eut un geste gamin :

— Et voilà ! Maublanc doit avoir, à l’heure qu’il est, les foies. Je crois la partie gagnée. La promotion paraît après-demain. C’est couru d’avance, dans un fauteuil. Mais ce n’est pas tout ça, je vais rejoindre cet excellent Guillaumet.

L’ancien boxeur plaisanta lourdement :

— Aurais-tu laissé ta montre sur le bureau ?

— Ma montre ? Est-ce que tu t’imagines qu’il fait le détail ?

Et Grand-Gosse sortit avec une dignité fort bien jouée.

Il n’avait guère changé physiquement depuis certain départ précipité, bien qu’il eût connu des jours assez rudes à Southampton d’abord, puis à Londres, où, d’avoir trop bu de gin, après deux jours d’un jeûne forcé, il avait failli mourir de congestion sur le seuil d’un saloon. La guerre devait, par la suite, lui paraître une assez médiocre aventure. Il avait poussé la discrétion jusqu’à y prendre la part exacte d’héroïsme convenable à un adolescent qui, à force de tricher, a perdu le goût des cartes.

Fred, quand il songea à créer un journal, après certaines spéculations audacieuses sur les stocks américains, s’enquit de lui, utilisa heureusement son savoir et son savoir-faire et lui confia la rédaction en chef à des appointements tels que, du jour au lendemain, le jeune compagnon de Grand-Gosse eut son carnet de chèques, son chemisier et sa manucure. Ses yeux seuls avaient vieilli à cause sans doute de ces paupières meurtries qu’on eût dit d’un convalescent. Il ne l’était point cependant, mais de ceux-là plutôt qui entretiennent amoureusement leur fièvre et s’en nourrissent.

Sa sténo-dactylo, qui lui servait aussi de secrétaire, disait de lui, à qui voulait bien s’intéresser à ses propos :

— On lui donnerait le bon Dieu sans confession, ce qui vaudrait mieux, en somme, parce qu’est-ce qu’il vous balancerait comme confession !

Elle le croyait dangereux, cynique et faible tout à la fois.

En réalité, il cherchait son équilibre et, comme il aimait le risque, et que, malgré les apparences contraires, il possédait une extrême élégance morale, c’était au bord du précipice qu’il se livrait à ce jeu.

— Ah ! s’il voulait, pensait cette fluette enfant à la nuque châtaine et rase, qui tapait sous sa dictée son courrier et ses articles, comme les femmes — moi la première, pourquoi pas, après tout ? — seraient à lui corps et âme !

Mais, pour vouloir, il faut le temps, et cet effort d’attention qui semble tellement profane à de certaines têtes ! Puis Grand-Gosse, il faut bien l’avouer, malgré son dévergondage verbal, était un pudique. La femme, avec son appétit sensuel toujours en éveil, lui faisait peur, et cette éternelle initiative qu’elles escomptent de vous !… La fermeté d’un regard masculin lui en imposait davantage. De son éducation en une sombre ville sarrazine sur la frontière de l’Espagne mystique, il n’avait retenu que la volupté suspecte du sacrifice. Celle-ci, il faut bien en convenir, n’est point sans inquiéter quelque peu cette simple gourmandise amoureuse dans laquelle s’est réfugié le sens pratique de nos contemporaines. Il datait, ou anticipait — on ne savait au juste — mais son cœur n’était pas à la page, si son esprit, à force de prétendre y être, exagérait parfois.

XIII

Guillaumet, si le hasard l’avait fait naître à l’époque bénie de la Renaissance, eût rendu des points aux mécènes les plus fastueux. Nul ne s’entendait comme lui à recevoir, et ceci soit dit sans jeu de mots.

Le déjeuner auquel il avait convié, avec Chauvert, le directeur et le rédacteur en chef du Nouveau-Journal, dans un des salons particuliers du restaurant le plus justement réputé de la rue Daunou, pouvait passer pour le fin des fins de l’art culinaire. Une merveilleuse corbeille de roses rouges et saumon et de dahlias pourpres garnissait la table. Dès les belons et le pouilly qui les accompagnait, les langues se délièrent :

— Alors, questionna Chauvert, tu as appris l’anglais et le russe ? On peut dire que tu sais mettre à profit les loisirs forcés qu’une justice indiscrète t’assure de temps à autre.

Guillaumet, le monocle assuré dans une figure poupine d’enfant de chœur, observa :

— Le temps passe vite quand on exerce sa mémoire.

— Combien d’années as-tu tiré, demanda Chauvert, depuis que tu t’expliques dans la finance ?

— Une douzaine, moins quelques mois…

— Du train où tu vas, tu ne manqueras point, à moins que les petits cochons ne te mangent en route, de devenir polyglotte.

Fred Matchless paraissait fort peu goûter ces plaisanteries. Depuis qu’il était devenu un personnage, un grand souci de respectabilité l’habitait. Il n’avait rien fallu de moins que toute l’insistance de Grand-Gosse, lui affirmant que Guillaumet avait une affaire « épatante et de tout repos » à lui proposer et que Chauvert serait des leurs, pour le décider à prendre part à ces agapes. Il eut à cœur de faire dévier la conversation :

— Que comptes-tu faire maintenant, Guillaumet ?

— Continuer, dit celui-ci en jouant avec sa fourchette à huîtres… J’ai une combinaison concernant les gisements de pétrole du Sud-Ouest dont vous me direz des nouvelles…

— Ça va chercher loin, ces histoires-là. Dans les dix ans, au moins, énonça impitoyablement Chauvert.

— Trêve de rosserie… Si le Nouveau-Journal m’aide, c’est la fortune pour nous tous.

— T’aider ! t’aider ! Si tu crois que c’est facile. Brûlé comme tu l’es, insinua timidement Fred Matchless !

— Brûlé… est-ce qu’on est jamais brûlé à Paname quand on a un peu d’estomac ? Laisse-moi rire ! Puis les pseudos ne sont pas faits pour les chiens. Est-ce que tu t’imagines que je figurerai sous mon blaze ? Pour qui me prends-tu ? Guillaumet est mort — ou en sommeil — en attendant l’amnistie, c’est Antoine Muller que je m’appelle, à présent.

— Commission et exportation, précisa Grand-Gosse.

— Voici donc ce que vous allez faire au Nouveau-Journal, poursuivit Guillaumet. Si la combine vous intéresse, et je vous préviens qu’il y a gros, très gros à gagner.

— On dit toujours ça, hasarda Fred Matchless.

— Je te le prouverai quand tu le voudras, tu sais que je ne suis pas un enfant et que je n’ai pas, d’autre part, envie, le moins du monde, de retomber dans le trou. Mais, auparavant, laisse-moi achever. Il s’agit d’abord de créer un état d’esprit auprès de vos lecteurs. Je vois très bien la chose. D’abord une dépêche « de notre correspondant particulier », avec ce titre Du pétrole dans le Sud-Ouest. Effectivement, il y en a. Vous envoyez un de vos rédacteurs — un garçon sûr — faire un grand reportage à l’endroit où la nappe a été repérée.

— L’enfance de l’art, acquiesça Chauvert.

— Les articles font sensation. D’adroites coupures sont reproduites par nos confrères de Paris et des départements. Puis, le silence : on laisse mijoter le plat quelque temps, histoire de lui donner du liant. C’est alors que tu interviens, toi, Chauvert.

— Je te voyais venir.

— Tu espaces habilement dans ton hebdomadaire les Indiscrétions parisiennes, quelques échos malveillants où tu mets en doute la réalité des gisements pétrolifères en question. Tu vas aussi fort que possible, de façon à attirer l’attention du public, mettant en cause nommément le député des Basses-Landes, dans la circonscription duquel se trouve la nappe en question. Il se pique au jeu et te répond. Nous publions sa lettre et l’affaire est amorcée. Le reste n’est plus rien : constitution de Société, création d’un budget de publicité, etc… etc… je m’en charge. Pour la part de chacun, cela sera à débattre entre nous quand vous voudrez…

— Mais y a-t-il réellement du pétrole ? interrompit Grand-Gosse.

— Tu en doutes ? D’abord on en trouve un peu partout en France, du pétrole… ensuite, dans cette région plus particulièrement.

On discuta chiffres. Un projet d’exploitation fut esquissé. Bref, on en était aux liqueurs que l’affaire des pétroles du Sud-Ouest était, comme l’observait Guillaumet, dans le sac.

Chauvert rayonnait :

— Entre faisans, expliqua-t-il, c’est prodigieux comme on finit par s’entendre.

— Parle pour toi, bougonna d’un air agressif Fred Matchless.

Chauvert se tapa sur la cuisse :

— Elle est bonne, celle-là ! Comme faisandier, je ne me connaissais à Paris qu’un maître, c’était toi, et voilà — ce n’est pas gentil — que tu te dégonfles. Ma parole, tu es mûr pour la croix.

— Il est de la prochaine promotion, observa Grand-Gosse.

— Quand je te le disais !

— Et depuis hier du Syndicat de la Presse parisienne.

— Tout arrive, déclara Chauvert. Tu finiras avec la cravate de commandeur. Cela te pend au pif comme un sifflet de deux ronds.

Fred Matchless ramena dédaigneusement ses épaules :

— Quand tu auras fini de charrier, fit-il — l’ancien lutteur se retrouvait en lui. Non, mais des fois ! t’imagines-tu que tu m’auras à l’influence ?

Mais l’autre :

— Ne t’emballes pas, ma gosse ! Je t’aime comme ça ! C’est bien ton tour, après tout, de faire tomber un peu de fric. Il y a assez de cavés qui se sont engraissés jusqu’ici. Mais tu as un tort — permets-moi de te le dire — c’est d’oublier parfois les poteaux…

— Moi ?

— Oui, toi… Oh ! je sais bien, tu m’as chargé de faire en peinard la liaison entre le Nouveau-Journal et toutes ces combines à la manque qui risqueraient de compromettre la ligne politique — que tu dis — de ton canard. C’est moi qui opère à l’extérieur ; pendant que tu travailles en maison, je m’explique dehors — histoire de sauvegarder — que tu dis toujours — car ce que tu jactes bien, maintenant ! — la surface de ton journal. Mais il t’arrive d’oublier — oh ! ce n’est pas un reproche que je te fais ! mais, enfin ! — de me donner mon pied. Le prochain coup — foi de Chauvert ! — nous fadons ou je te grille… Qu’est-ce que tu as dû toucher, par exemple, dans l’affaire des Laiteries réunies de la banlieue parisienne ! Moi, j’ai été tout simplement de la revue, et pourtant qui t’avait porté le tuyau ?…

Fred Matchless ne daigna pas répondre. Il trouvait son collaborateur occulte — lui qui tutoyait des ministres et émargeait largement pour le Nouveau-Journal aux fonds secrets — décidément compromettant.

— Où t’habilles-tu ? lui demanda Guillaumet pour empêcher la conversation de prendre un tour dangereux.

— Un coupeur espagnol que j’ai connu autrefois et à qui j’ai prêté quelque argent pour s’installer. Je lui fournis l’étoffe, une étoffe tout ce qu’il y a de bath, comme tu vois, et tissée exprès pour moi en Écosse. Tâte… quel grain !… Tu peux courir avant de trouver la pareille !…

Et, sans la moindre transition, il parla d’un yacht qu’il venait d’acheter à un membre du Jockey, d’une villa « de 500 billets, sans compter l’installation » qu’on était en train de construire pour lui à Guéthary, « une villa tout en pierres de taille » ; de son château du Blaisois, « un château historique où il y avait un lit dans lequel avait couché Louis XIII ou Louis XIV. Il ne se rappelait pas au juste — à un Louis près… »

Grand-Gosse s’amusait follement :

— Est-il réussi comme nouveau riche, l’est-il ?

Guillaumet, à qui il s’adressait, eut un sourire d’infinie lassitude :

— Tout cela, dit-il, ne vaut pas mon château, à moi, en Périgord où, pour la pendaison de la crémaillère, j’avais à ma droite le procureur de la République et à ma gauche le président du Tribunal. Il y avait trois jours que je sortais de Melun, le collège, comme nous l’appelons, à cause du voisinage d’un établissement de ce genre. J’y avais comme intime un des rois du chalumeau qui avait débuté à Marseille en soulevant les devantures avec ce qu’ils appellent le « sucre d’orge ». Il était employé à l’imprimerie. Toujours l’utilisation des compétences ! Moi, je fabriquais des sommiers métalliques, sous l’œil paterne d’un surveillant huché sur son haut tabouret de bar.

« Grâce à un condé, je sortais tous les soirs faire quelque virée en compagnie de la fille du gardien-chef, une gosseline ferme et ambrée comme un brugnon, et à qui il ne fallait pas en promettre. On a fini par se trisser ensemble. J’ai même fait chauffer un train spécial — comme je te le dis — pour l’amener à Nice. Il n’y a rien comme quelques années de taule pour vous donner le goût de la dépense…

Le maître d’hôtel étant entré, juste à ce moment-là, avec les cigares, cela jeta un froid…

XIV

Devant la grande glace de sa salle de bains, Nicole était nue.

Elle songeait à Jean qui devait venir dans quelques instants, et toute cette beauté qu’elle allait lui offrir, elle en repassait méticuleusement les moindres détails.

Elle flatta du bout des doigts les fraises fermes et bises de ses seins haut placés et sous la blancheur desquels couraient de minuscules veines bleues, seins d’adolescente de la veille que gonfle déjà l’ardeur de la femme. Ses cuisses, longues et un peu grenues, soutenaient un ventre timidement tendu comme pour une craintive offrande, et où, sous la lumière tamisée du plafonnier, se doraient de fins copeaux châtains aux reflets roux. Elle leva ses bras potelés comme ceux d’un enfant pour comparer la couleur jumelle, un peu plus sombre à peine, de ses aisselles. Un imperceptible duvet noyait d’une buée ses mollets nerveux. Ses petits pieds cambrés aux ongles menus, on eût dit la floraison de ses chevilles patriciennes. Elle se plut ainsi et, pour mieux savourer ce bien-être de se sentir belle et désirable, elle éteignit un moment ses yeux noisette sous la prière silencieuse des longs cils. Ses narines battirent, sa nuque rase parut se gonfler et, des deux côtés de son front étroit, il y eut, aux tempes, un frémissement imperceptible.

Il la prendrait tout à l’heure. Il y avait quatre ans qu’ils se désiraient. Elle eut peur.


C’est à l’hôpital du lycée Carnot, à Dijon, où elle était infirmière, qu’elle l’avait connu. Il y était soigné pour des troubles nerveux consécutifs à un commencement de commotion provoquée par l’éclatement d’un obus.

Il profita de son état pour lui tenir des propos ignobles, ayant un besoin maladif de lui faire et de se faire du mal. Elle le comprit et elle qui se gardait jalousement depuis une déplorable aventure de sa dix-huitième année, connut que si elle se donnait à un homme un jour, ce serait à lui. Il avait, sans le savoir ni le vouloir, pris le meilleur moyen pour lui plaire qui était de se rendre odieux à ses regards.

Un dimanche, étant sorti en ville avec les pires voyous d’un régiment colonial, il rentra ivre et l’ayant rencontrée dans un couloir il l’insulta. Elle eût dû le faire punir. Elle ne le fit pas. Le lendemain, elle alla le trouver dans la bibliothèque. Il y cataloguait les livres. On l’en avait chargé, comme étant le seul parmi tous ces soldats pour la plupart illettrés, à pouvoir s’y employer.

— Vous m’avez fait beaucoup de peine hier, dit-elle.

Il ne répondit pas.

Elle hésita un moment, puis :

— Votre mère vous écrit-elle quelquefois ? demanda-t-elle en rougissant.

Il fit non de la tête.

— Vous êtes brouillés ?…

Il se tut.

— Vous avez fait des bêtises ?

Il eut un geste évasif.

— Monsieur Jean de Borce, quand on porte votre nom…

Alors, il ricana :

— Je n’ai plus qu’un sobriquet. On m’appelle Grand-Gosse à Paris… J’ai tellement roulé !

Il y eut un long silence entre eux deux. Elle parut se contraindre, hésita un moment, puis se décidant :

— Oh ! je ne vous ferai pas de morale… Je n’ai pas le droit de vous en faire… mais… mais je voudrais que vous me promettiez, la guerre finie…

Il la regarda. Elle était toute blanche. Il voulut jouer de son trouble :

— Qui est-ce qui vous autorise, lui demanda-t-il sur un ton de mauvaise humeur, à vous occuper ainsi de moi ? Que vous suis-je ? Si j’ai gâché ma vie, je n’en dois de compte — vous m’entendez bien — qu’à moi-même.

— Croyez-vous être le seul à…

Elle n’acheva pas. Un soldat entrait pour demander un livre et comme elle s’en allait, elle l’entendit qui disait à Grand-Gosse :

— Si des fois tu en avais un un peu cochon, vieille frappe, je te payerai un litre, et du bon, dimanche prochain…

A seize ans, sa mère morte, son père enfermé dans une maison de santé à la suite d’excès qui avaient détruit à tout jamais sa lucidité, elle avait été confiée à une sœur aînée de sa mère, mariée à Dieppe à un ingénieur des constructions navales.

C’était un homme froid, autoritaire et glabre qui, pour se donner l’air américain, portait des lunettes à branches d’écaille. Il n’avait pas d’enfant et se prit pour elle d’une affection paternelle. Ayant fait de sérieuses études pour une jeune fille, elle le secondait de son mieux dans sa correspondance et dans ses travaux, durant que sa tante dirigeait les soins du ménage. Celle-ci ne l’aimait guère, bien qu’elle l’entourât de prévenances. Elle était de ces personnes aigres, souffreteuses et confites en dévotion pour qui la jeunesse et la beauté sont une sorte de provocation. Son mari, qui souffrait de cette existence renfrognée, vivait le plus possible dans la compagnie de sa nièce, venue un jour, semblait-il, pour apporter dans sa maison l’aumône d’un peu de vie.

Des ciels, tour à tour d’étain, d’argent et de vert-de-gris, puis pommelés et ocre, effilochèrent leurs nuages pesants ou inquiets sur les promenades de ces deux êtres dont l’un se laissait porter par la vie, tout à la magnifique insouciance de sa jeunesse, alors que l’autre, attentif et vigilant, guettait sa proie avec le flair perspicace d’un chien couchant. Deux ans passèrent. Elle mûrissait avec cet éclat sombre d’un fruit pour qui la lumière est avare.

Un soir, dans son bureau, il essaya de l’attirer à lui. Elle se débattit et allait crier quand il lui mit la main sur la bouche.

— Partons, dit-il, je quitterai tout pour toi.

Elle refusa. Un immense dégoût monta en elle pour cet homme aux yeux perdus, aux lèvres balbutiantes qui haletait, les jambes tremblantes, la face congestionnée, devant elle.

Le soir même, elle décida de s’enfuir. Pour éviter le scandale, il lui remit une certaine somme avec laquelle elle gagna Paris où elle allait rejoindre une amie achevant ses études de licence en Sorbonne. C’était une féministe farouche qui eut tôt fait de la convertir à ses idées.

Dans son studio de la rue Huyghens, à deux pas de la Rotonde et du Dôme, elle recevait maintes garçonnes anglaises, américaines, scandinaves, avec lesquelles elle s’entretenait à perte de vue des droits de la femme et de l’infériorité de son partenaire masculin. Des intrigues se nouaient, dont celui-ci, comme de juste, était exclus. Leur fadeur devinée révoltèrent Nicole. Un grand besoin d’indépendance, en même temps que de netteté morale, ne cessait de solliciter les forces obscures de son âme. Un beau jour, elle prit congé de son amie et décida de voyager.

Cette virginité de corps, dont elle était d’autant plus jalouse qu’elle avait couru plus de périls, elle prétendait n’en faire l’abandon — royal, pensait-elle, avec toute l’ingénuité de son jeune orgueil — qu’à l’être de son choix.

Un soir, à Monte-Carlo, elle perdit son avant-dernier billet de mille et rejoignit Paris avec, en elle, toute l’incertitude du lendemain.

Il a fallu toute la poésie de ce charmant François d’Assise qui savait parler aux oiseaux et aux poissons pour élever la pauvreté au rang d’une grande dame. Les meilleurs chrétiens de nos jours évitent soigneusement de se commettre avec elle. Affaire de goût, sans doute. Elle est tellement voyante !

Dans ce petit café où elle était entrée pour, en mangeant un sandwich, faire l’économie d’un repas, les yeux de Nicole tombèrent sur les annonces d’un illustré galant.

La veille, on lui avait réclamé sa note à l’hôtel et la blanchisseuse devait venir le lendemain. Il lui restait 35 francs et quelques sous devant elle. Elle avait engagé, la semaine précédente, au Crédit municipal, les rares bijoux qui lui restaient. Sa fierté assaillie de toutes parts, elle connut, à cette heure, qu’elle penchait en elle comme un arbre sous la bourrasque…

Le taxi la déposa devant une maison d’excellente apparence bourgeoise de la rue La Rochefoucauld. Au quatrième étage, elle sonna. Madame Florence de Bligny, une aimable quinquagénaire, vint lui ouvrir elle-même, sa bonne, prévint-elle, étant en courses :

— C’est dans le Fou-Rire que vous avez lu mon annonce ? Un très bon journal et lu par une clientèle très chic — la clientèle étrangère surtout. Donnez-vous la peine d’entrer. Là, dans le salon japonais, nous serons mieux pour causer… C’est 100 francs d’inscription… Le prix n’est pas élevé, comme vous voyez, mais il est suffisant pour que se produise une sélection parmi les personnes qui viennent faire appel à mes relations. Je possède — et je peux le dire sans bluffer le moins du monde — les meilleures de tout Paris. Côté femmes : une marquise authentique et la femme légitime d’un de nos plus grands chirurgiens. Elles sont venues me trouver l’une et l’autre pour que je les mette en rapport avec un jeune homme du monde, bon danseur de préférence, ayant eu des revers de fortune, mais qui ne soit pas cependant un coureur d’aventures. J’ai déjà réussi pour l’une d’elle, ça ne saurait tarder pour l’autre.

« Côté hommes, nous faisons beaucoup avec la politique et la haute finance, la noblesse aussi — mais moins — elle est si dédorée en ce moment… Mais je cause, je cause !… Alors, vous étiez venue pour vous inscrire ?…

Nicole expliqua tout de trac, sans la moindre précaution oratoire, et la moindre rouerie féminine, son cas. Elle était gênée, très gênée… elle n’en pouvait plus… et elle n’avait jamais appartenu à aucun homme…

Un sourire de doute, sitôt apparu que disparu, passa sur les lèvres carminées de Mme Florence de Bligny, mais devant le regard de révolte de la visiteuse elle se ravisa subitement :

— Évidemment, évidemment… mais elle ne voulait pas d’ennui… Vous comprenez… on apprendrait… Toute femme qui n’a pas vingt et un ans sonnés…

Nicole s’impatientait visiblement. L’entremetteuse, ayant peur de laisser échapper une occasion aussi rare, se décida enfin…


Cela se passa le soir même dans un entresol voisin. Un gros homme chauve, bégayant, qui, après lui avoir dit qu’il avait occupé un des postes les plus importants de l’État, s’affola, voulut se ressaisir. Elle était devant lui comme une somnambule.

Lorsqu’elle cria de rage et de douleur sous l’abominable blessure, il prit peur :

— A…lors !… a…lors…! c’é-c’é-tait… vrai !… Moi… je… pensais… je croy… croyais… On… me… l’a… fait… fait… si… sou…vent !…

Quand elle rentra à son hôtel, une heure après, les nerfs tendus à en mourir, on lui remit une dépêche. Son oncle et sa tante de Dieppe avaient été tués la veille dans un accident d’auto. Comme elle était leur unique héritière, elle devait, à sa majorité, toucher 650.000 francs environ…


Sa vie, à partir de ce moment-là, ne fut plus qu’un repliement. Elle était aux écoutes d’elle-même, s’auscultant inlassablement pour essayer de discerner en elle l’être véritable, celui sur lequel n’avait pu mordre l’écœurante réalité et qu’elle prétendait, malgré qu’elle en ait, capter à sa source, à seule fin de défier la destinée. Elle était toute en retrait pour l’élan magnifique d’elle-même, de la Nicole d’avant, vers l’élu de sa chair et de son esprit.

La guerre vint. Elle se dévoua dans les hôpitaux, sans entrain, par besoin d’activité et pour se confronter aussi, elle la victime, avec d’autres victimes…


Elle s’était habillée comme pour sortir, ne voulant pas, par une sorte de coquetterie inconsciente, avoir l’air de l’attendre.

Dès son entrée et avant que de s’asseoir sur le divan qu’elle lui indiquait d’un geste, il avait compris son manège :

— Si vous avez une course urgente à faire dit-il, permettez-moi de vous accompagner, ma voiture est en bas.

Elle rougit :

— Mon ami, dit-elle, je vous attendais, mais j’étais impatiente.

Il la regarda. Elle ne mentait pas.

— Vous êtes gentil, continua-t-elle, d’avoir répondu à mon appel, car c’est moi qui ai voulu vous voir. Quelle surprise ça été que notre rencontre à cette répétition générale, depuis le temps… depuis Dijon…

— Oui.

— Je vous ai reconnu tout d’abord. Vous étiez cependant bien changé…

— Tant que ça ?

Elle eut un sourire déjà d’esclave heureuse :

— … en mieux.

— Croyez-vous ?

Sa figure s’était rembrunie, il paraissait maintenant sur la défensive.

— Je suis resté le même, dit-il — le même ou pis, mais la fortune m’a favorisée.

Elle alla vers une petite table gigogne, arrangea quelques fleurs dans un vase et revint vers lui :

— Avez-vous pensé quelquefois à moi depuis votre départ de l’hôpital ?

Il parut réfléchir :

— Et vous ? demanda-t-il.

Elle n’eut qu’un mot :

— Jean !

Et fut près de lui sur le divan.

Il sentit qu’elle s’offrait. Il eut un geste de repli.

— Vous ne me connaissez pas, dit-il.

Ses yeux devenus graves se fixèrent sur les siens :

— Mieux que vous, Jean. Oh ! pensez de moi tout ce que vous voudrez. Je ne serai pas coquette avec vous… Je vous attends depuis si longtemps !

Il l’avait pris dans ses bras ; leurs bouches s’unirent et ne se quittèrent que pour reprendre leur souffle.

— Déshabille-moi, dit-elle en s’étendant sur les coussins.

Il fut à ses genoux et la dévêtit lentement, couvrant son corps de baisers fiévreux. A son tour, elle arracha ses vêtements, abandonnant toute pudeur dans le besoin frémissant qu’elle avait de lui.

L’odeur fauve de leurs deux corps se mélangea pour n’en faire qu’une où pointait un parfum d’ambre brûlé. Elle s’employa, malgré le vertige de ses sens, à différer son plaisir pour attendre le sien. Ils connurent ensemble le bon anéantissement et des minutes passèrent qui leur semblèrent des heures avant qu’ils ne revinssent à eux.

Alors il parcourut tout son corps tendu, de baisers savants, quittant la bouche, pour le creux délicat de l’oreille, s’attardant aux seins, descendant ensuite vers la région d’ombre chaude dont l’attirait le secret. Elle gémit, implora puis se livra dans un ravissement de toute sa chair extasiée.

Puis elle l’attira à elle et osa, avec d’adorables maladresses de débutante, des caresses analogues. Et, soudain, elle se ressaisit. Qu’allait-il penser d’elle ?

Mais, maintenant, il l’avait prise dans ses bras. Il la berçait et les lèvres sur ses cheveux, la dorlotait comme un enfant malade.

Alors, elle eut une confiance absolue, irrésistible en lui. Elle lui dit, sans en omettre un détail sa vie, sa misérable vie.

Elle sentit, dans un triomphe de tout son être, que ses yeux fuyants de mauvais sujet se mouillaient de larmes.

— Ma pauvre petite gosse ! dit-il.

Mais elle :

— Jean, mon grand, mon aimé, j’aurais voulu te connaître avant… avant ce que tu sais… ah ! misère !…

Elle se rhabillait à présent, les yeux fixes, la bouche mauvaise :

— Mais je suis marquée, tu m’entends, mon petit, mon tout petit, marquée comme une du grand troupeau humain…

Puis le regardant bien en face :

— Toi aussi tu portes le tatouage maudit et c’est pourquoi je t’ai aimé dès le premier jour. Mais nous nous vengerons, n’est-ce pas ? Tu le promets, Jean ?

Il la regarda, fut à son veston et alluma une cigarette :

— Tais-toi, dit-il.

Et, à part soi :

— Un peu romantique, peut-être l’enfant, mais de la branche…

XV

Dans cette salle du cercle qu’on appelait le privé et où, devant chaque ponte, le moindre des jetons, de belles plaques oblongues couleur jade, était de cinq mille francs, un arménien taillait.

On eût dit d’un automate, tant ses gestes étaient mécaniques. Il venait de perdre 700.000 francs et, dans ses yeux éteints, on ne pouvait lire la moindre émotion. Pendant que le croupier payait, il lui arrivait parfois de sortir une cigarette de son étui en or, de l’allumer, de la porter à sa bouche avec des gestes réglés sur le même rythme exactement que celui qu’il avait pour donner les cartes.

Il faisait partie du consortium dont les chances finissaient par s’équilibrer et qui taillait pour la maison. Celle-ci avait bien changée depuis qu’elle avait émigré de son ancien local pour s’installer sur les Boulevards.

Les habitués lui avaient toutefois conservé son ancien nom. Son propriétaire, Léon, se vantait, non sans raison, de faire quotidiennement 40.000 francs de cagnotte. Il possédait les casinos de trois importantes stations balnéaires, avait son écurie de courses et était devenu un des principaux actionnaires du Nouveau Journal. Il avait des rabatteurs dans tous les grands palaces, les paquebots et les trains de luxe. Un ancien général était président du Cercle et il n’y avait guère de commissaire des jeux qui ne fût décoré. La table passait pour être une des meilleures de Paris, bien que le déjeuner n’y coûtât que quinze francs et le dîner un louis. Chaque vendredi il y avait un dîner de gala où se produisait quelque grande vedette de théâtre ou de music-hall.

Grand-Père, debout derrière un des pontes assis autour du tapis vert du privé, notait méticuleusement les points sur un bristol imprimé divisé en colonnes en tête desquelles se lisait alternativement les lettres B et P imprimées en rouge. B signifiait le banquier et P la ponte. Quand le banquier et la ponte avaient le même point — étaient en cartes, ainsi qu’on s’exprime en langage de cercle — Grand-Père indiquait d’un trait chevauchant les deux colonnes cette particularité.

Après avoir trouvé grâce à Grand-Gosse une situation dans les services de publicité du Nouveau-Journal, il n’avait pas tardé à revenir à ses premières amours. Le jeu était son élément. Il y vivait — assez mal d’ailleurs mais y vivait — comme un poisson dans l’eau. D’opportuns tapages et une surveillance discrète qu’il exerçait dans ces lieux pour Fred Matchless qui n’était pas fâché d’avoir barre sur son commanditaire — et aussi pour Chauvert — lui permettaient, comme il le disait, de se défendre. Il avait, parfois, également, recours à la bourse de sa fille qui lui avait pardonné, expliquait-il, ses gamineries, et beaucoup plus rarement — car il y mettait une sorte de pudeur — à celle de Grand-Gosse.

Comme il était en train de constater sur le carton qu’après une passe à la ponte, c’était maintenant l’intermittence, une conversation auprès de lui attira son attention.

— Pensez-vous, disait un gros garçon à la mine réjouie et aux cheveux frisés, à un petit homme maniéré au monocle circonspect, pensez-vous que ça fera un pli ! Sir Alexis Vonouzoff veut sa croix de commandeur. Léon la lui a promise et quand Léon veut quelque chose…

— Permettez, il y a le ministre des Affaires Étrangères.

— Vous ne savez donc pas que le Nouveau-Journal est devenu le journal officieux du gouvernement.

— Permettez, permettez… il est inspiré, éclairé si vous le voulez bien par l’Intérieur.

A ce moment-là, il y eut une discussion entre joueurs et Grand-Père perdit le fil du récit. Un moment après il perçut ces quelques mots :

— Mais vous n’ignorez pas la lutte qui va se livrer au sein même du Ministère, entre l’Intérieur et le nouveau ministre des Affaires étrangères ?… Sir Alexis Vonouzoff ne veut et ne peut avoir sa croix que de ce dernier — et il ne l’aura pas… Tant que Morel-Aubier restera au Quai d’Orsay, il peut en faire son deuil.

— Léon… deux, trois millions… une paille pour lui… quel placement !… Sir Alexis Vonouzoff… des milliards…


Un moment après au Nouveau-Journal, la sonnerie du téléphone retentit dans le cabinet du rédacteur en chef. Grand-Gosse qui attendait une communication de Nicole, se précipita à l’appareil :

— Allo ! qui est là ?… Ah ! c’est vous… Mais oui, je reconnais votre voix… Du nouveau me dites-vous ? Mon cher Grand-Père vous savez je suis très, très occupé… Si c’est sérieux, véritablement sérieux, prenez un taxi et venez… Sans quoi vous savez… Mais oui… un travail fou…

Ayant raccroché le récepteur, il sonna à un timbre qui se trouvait à portée de sa main et, quelques secondes après, le secrétaire de la rédaction entra. C’était un homme aux gestes raides, revêtu d’une longue blouse bleue, les cheveux coupés à l’ordonnance et qui portait les moustaches à la gauloise. Il avait à la main une grande paire de ciseaux comme en ont les tailleurs.

Grand-Gosse s’esclaffa, alors que l’autre paraissait tout décontenancé :

— Sosthène Grobaleau dans son numéro, annonça avec la voix d’un chansonnier montmartrois, le rédacteur en chef du Nouveau-Journal. Est-il réussi ainsi le gaillard ! On ne ferait pas mieux au Cirque ! Et ce nom à coucher dehors avec deux billets de logement, Sosthène Grobaleau ! On le dirait inventé ce nom, ma parole…

— Grobaleau est le nom de mon père, répliqua d’un ton prudhommesque l’interpellé.

— C’est d’autant plus rigolo, mon vieux. Ce serait un pseudonyme, il n’y aurait plus aucun charme. Dites-donc, posez vos ciseaux un moment, vous les reprendrez après, et prêtez-moi, comme dit l’autre, une oreille attentive. Je ne peux pas passer devant un kiosque à journaux sans y voir de petites brochures intitulées : Histoires de Pêche, Histoires de Brasserie, Histoires de tables d’hôtes, Histoires de théâtre, etc… etc…, le tout signé libéralement Sosthène Grobaleau. Et toutes ces histoires vous les découpez au petit bonheur, à la queue leu-leu, à droite et à gauche, va comme je te pousse ! C’est là un petit business qui ne doit pas vous fatiguer les méninges et si cela vous rapporte quelque argent ça prouve une fois de plus que le nombre des poires est incommensurable. Mais dites-donc, mon vieux, il ne faudrait pas pour cela, négliger votre travail. Je ne vous paye pas pour faire la concurrence au Père-Coupe-Toujours de la Porte Saint-Denis…

— Monsieur le rédacteur en chef, il me semble que vous ignorez à qui vous parlez. Je suis membre de la Société des Gens de Lettres, secrétaire du Syndicat professionnel de la Critique, trésorier du Groupement de Défense des Romanciers Littéraires…

— Et autres Sociétés Savantes… je sais. Bref, un parfait fonctionnaire de la République des Lettres. On a même fait, sur l’amateur de fiches que vous êtes, un mot. On vous appelle la fiche de consolation. Mais il ne s’agit pas de cela. Fermez d’abord cette fenêtre qui nous vaut un courant d’air et dites-moi ce que vous comptez mettre à la une, pour demain, comme cliché ?

— D’abord, cela va de soi, le portrait de Morel-Aubier, le nouveau ministre des Affaires Étrangères…

— Avec une biographie assez courte — pas de fleurs, surtout, je vous le recommande.

— Je croyais que sa politique était celle que défendait le journal.

— Comme vous êtes candide, mon cher. Mais il serait trop long de vous expliquer… Vous l’avez cette photo ?

— Je vais la chercher à la composition.

Au bout d’un moment, Grobaleau revint avec le portrait du nouvel occupant du Quai d’Orsay, une figure grasse et commune d’homme chauve avec des bajoues et une barbiche au poil rare.

— Ce qu’il peut être moche dit Grand-Gosse — et quand on pense qu’on l’a flatté !

— Monsieur Morel-Aubier, prononça solennellement Grobaleau, me semble avoir l’aspect grave et austère de ces grands bourgeois qui sont les colonnes de la République.

— Oui, mon vieux… ne te fatigue pas, va ! Et après ça… Ah ! dites donc, je tiens expressément à ce que passe encore à la une, avec un titre à cheval, l’article sur le Pétrole dans le Sud-Ouest.

— Je l’aurais vu à la deux. Nous avons la séance de la Chambre, très importante, la séance du Sénat, puis la manifestation des Pères de famille, anciens combattants, devant la tombe du Soldat Inconnu.

— Je m’en fous ! Le pétrole, d’abord !

— Mais, monsieur le rédacteur en chef, me permettez-vous de faire observer que la question ne me semble pas devoir tellement intéresser le lecteur ?…

— Vous n’y entendez rien.

— De plus, vous ne devez pas être sans ignorer ce qu’on chuchote un peu partout.

— A savoir ?

Grobaleau commença par bafouiller lamentablement, puis, il dit tout d’un trait :

— Que c’est là une affaire je ne dirai pas louche — oh certes non ! — mais suspecte. Que des capitaux allemands et russes…

— Mon vieux, oui ou non vous occupez-vous du secrétariat de la rédaction ou de la ligne politique du journal ?

— Mais, monsieur, et ma dignité de journaliste, qu’en faites-vous ?

— Ah ! laissez-moi rigoler avec votre dignité ! Si je n’avais pas autre chose à faire qu’à vous écouter, je ne vous donnerais pas dix minutes pour me déclarer la main sur le cœur que vous considérez la presse comme un sacerdoce et d’autres rengaines aussi éculées… Vous le portez bien — ce n’est rien de le dire ! — votre nom Grobaleau. Ah ! fichtre, oui !…

Le garçon de bureau étant entré avec une carte, Grand-Gosse en prit prétexte pour se débarrasser de son grotesque collaborateur.


Nicole était devant lui, un bouquet de violettes de Parme piqué dans sa fourrure, la figure toute rosée de l’air du dehors.

— Mon petit, dit-elle, je ne fais qu’entrer et sortir. Je passais devant le journal, un besoin fou de t’embrasser. N’oublie pas que je t’attends ce soir à dîner, le plus tôt que tu le pourras…

Elle était contre lui et lui caressait amoureusement les cheveux quand, jetant distraitement les yeux sur son buvard, elle y vit la photographie de Morel-Aubier. Ses yeux devinrent hagards, le sang se retira de ses joues…

— Oh ! fit-elle en portant la main à sa poitrine.

Il la questionna du regard. Elle acquiesça de la tête. Il avait compris, mais un besoin malsain de la torturer montait en lui :

— Rue Larochefoucauld, c’était ce…

Elle lui entourait le cou de ses bras pour le faire taire :

— Salaud ! dit-il en se dégageant.


Grand-Père s’était assoupi dans l’antichambre en attendant que Grand-Gosse voulût bien le recevoir. Rien de ce qui lui venait de son jeune ami n’était capable de le formaliser. Rebuffades, froideur, moqueries, il acceptait tout, ayant de longtemps pris son parti de tout supporter et y prenant cette sorte de plaisir béat qu’éprouvent les dévotes à remâcher des sucreries.

Aussi ne fut-il pas médiocrement surpris quand, à peine introduit dans le bureau, et ayant en deux mots expliqué les motifs de sa visite, il vit Grand-Gosse lui tendre cordialement les deux mains :

— Mon vieux Grand-Père, pour une fois, vous pouvez dire que votre démarche est de celles qui en valent la peine. Je vous prie de croire que nous n’allons nous ennuyer ni l’un ni l’autre… La fortune pour nous deux tout simplement… Car vous savez comme je suis régulier en affaires avec les amis. Mais motus, n’est-ce pas ? Pas un mot à quiconque ! A Fred, surtout, ni à Chauvert (à ce dernier je me réserve d’en parler quand il le faudra). Je sais — ici sa figure devint grave — que Morel-Aubier aime les fruits verts, ça peut l’entraîner loin cette petite histoire-là — à nous ça peut nous servir. Vous connaissez bien toujours le petit Masson de la brigade mondaine… Bon… parfait… Vous allez lui offrir de ma part un billet — vous m’entendez bien — un billet avec le double à revenir par la suite si je suis satisfait, à charge pour lui de me procurer le dossier relatif à Morel-Aubier…

Grand-Père rayonnait — et du contentement de son pupille — et d’avoir été chargé de ce qu’il considérait comme une mission de confiance.

Dès lors il eut toutes les audaces :

— Ma fille…

— Eh bien ! votre fille ?…

— Nancy Nangis donne un souper de centième après-demain, chez elle, et elle serait flattée… honorée… heureuse… que vous lui fassiez la grâce… la très grande grâce…

— J’ai compris, entendu. J’y serai.

Le vieux n’en pouvait croire ses oreilles.

Il prit les deux mains du jeune homme :

— Merci ! merci ! dit-il d’une voix toute chevrotante d’émotion.

Et il partit, comme un fou, pour annoncer la bonne nouvelle, en oubliant, du coup, sa canne dans le bureau.

XVI

Dans la salle des Quatre-Colonnes, à la Chambre, un espèce de nain au poil d’encre, l’index levé vers le plafond, pérorait, au centre d’un groupe de députés et de journalistes :

— Je vous dis qu’il a du plomb dans l’aile — et je ne parle pas des intrigues de couloirs.

— Il a une presse excellente, avança quelqu’un.

— Excellente… avez-vous vu certain petit filet dans le dernier numéro des Indiscrétions Parisiennes ?

— Le canard de Chauvert, une feuille de chantage, ça ne porte pas.

— Comme si toutes les feuilles, observa avec détachement un vieil adolescent au sourire désenchanté, ne sont pas plus ou moins des feuilles de chantage ! Ce que vous appelez chantage dans un hebdomadaire, s’appelle campagne dans un grand quotidien, mais le plat est le même, rien que la sauce le plus souvent, de changée. Il y a, d’un maître-chanteur professionnel à un leader politique, la même différence qu’entre une rôdeuse des boulevards extérieurs et une demi-mondaine. D’ailleurs, on a tort de dire du mal du chantage. Il est à la base de toutes les sociétés. Pas une tractation où il n’intervienne. Dieu lui-même en a usé avec sa créature et vous n’ignorez point le rôle que joue, dans l’amour, le chantage sentimental.

— Trêve de paradoxe, interrompit un obscur péquenaud endimanché, à face de pédagogue.

— Ceci n’est pas du paradoxe, poursuivit le vieil adolescent. Je me propose d’écrire un jour un Éloge du Chantage. J’y parlerai de ses lettres de noblesse : Aristophane, Machiavel, le divin Arétin, qui, entre parenthèses, ne s’embêtait pas avec ses Arétines, l’Étoile, Scarron, Ben Johnson, etc… etc…

Mais un homme l’entraîna. Il avait une tête de philosophe et une barbe de fleuve :

— Vous jetez des perles aux pourceaux, mon ami. Avez-vous pu vous imaginer un seul instant qu’ils connaissent un nom, un seul, de ceux que vous leur citez… Puis croyez-moi, il convient de ne point parler de corde dans la maison d’un pendu.

Cependant le nain continuait à justifier ses prévisions :

— Maintenant que cet intrus est parti, parlons sérieusement, poursuivit-il. Cette petite note si elle était parue dans tout autre de ces hebdomadaires qui sont la honte de la presse française…

— Bravo ! interrompit un journaliste.

— … n’eût pas mérité qu’on y attachât la moindre importance, mais nul n’ignore que Chauvert est l’homme des basses-œuvres de Fred Matchless, le directeur du Nouveau-Journal. Ceci est une amorce, croyez-moi.

— Et que dit cette note ?

— Une infamie. Elle fait allusion aux prétendus goûts qu’aurait notre actuel ministre des Affaires Étrangères pour les fruits verts.

— Il n’y a qu’à rejeter du pied une ordure pareille, proclama d’une voix de basse taille méridionale, un député de la majorité…

Le nain insistait :

— C’est une accusation ignoble, odieuse. Mais… le public est si nerveux, si impressionnable en ce moment… Si le Nouveau-Journal s’en mêle…

Grand-Gosse, à qui un reporter venait de faire connaître ces propos, dans la salle des Pas-Perdus où il s’entretenait d’un contrat de publicité avec le directeur d’une firme cinématographique, venu là en curieux, eut un sourire machiavélique :

— Très amusant, observa-t-il.

Et se tournant vers son interlocuteur, il reprit le fil de la conversation :

— Vous m’excuserez un renseignement sans intérêt pour mon journal… Où en étions-nous ? Ah ! oui, je vous disais donc, mon cher, que vous aviez tout ce qu’il faut pour réussir dans votre carrière. Un état civil assez vague (Valachie ? Lithuanie ? Syrie ?), une absence complète de culture intellectuelle, pas un sou à vous et un de ces culots qui tiennent lieu de tout. Vos bureaux sont assez bien situés, ils tirent assez l’œil pour que vous puissiez voir venir, sans tarder, des vedettes de choix et des auteurs de scénarios. Vous cuisinez celles-ci de façon à ce qu’elles vous apportent des capitaux et vous pillez ceux-ci, sans qu’ils puissent faire : ouf ! C’est ainsi, n’est-ce pas, que vous entendez votre métier ?

L’autre ne savait trop s’il devait prendre la chose comme une boutade. A tout hasard, il se décida à un sourire servile :

— Évidemment, reprit Grand-Gosse, vous auriez pu trouver aussi rémunérateur. La Banque, par exemple. N’importe qui peut s’installer banquier. Vous mettez « caisse » sur une plaque de cuivre fixée à un treillis de fer, à l’intérieur de vos bureaux et les badauds font queue pour y apporter leur brave argent. On m’a raconté hier, à ce sujet, une histoire bien divertissante, authentique et récente. Un de ces banquiers improvisés apprend que la mère d’un ancien camarade de régiment vient d’hériter à Langres, où elle habite avec son fils, de trois millions. Il se dit : ces trois millions sont à moi, et il part pour Langres. Langres est une petite ville, dont on a vite fait le tour une fois grimpé là-haut par le chemin de fer a crémaillère. Rencontre des deux amis. Apéritif au café. « Tu te souviens au 23e… Et qu’est-ce que tu es devenu ?… Moi je suis dans la banque… Ça marche fort bien… des opérations en bourse tout ce qu’il y a de sûres… » Bref, de fil en aiguille, mon banquier amène cet innocent à Paris où c’est immédiatement la grande vie : boîtes de nuit, dancings, restaurants cotés. L’innocent lui a confié 15.000 francs pour tenter la chance. Il les met dans son coffre et lui dit : vous verrez à la fin du mois. A la fin du mois, il les lui rend. Voilà ce que vous avez gagné, lui dit-il. Je double le capital en quelques semaines. L’autre d’écrire la merveille à sa mère. Celle-ci ne tarde pas à envoyer tout son actif. Mais elle ne devait plus revoir ses millions. Je vous prie de croire qu’en un tournemain mon banquier avait pris du champ.

« Il y a aussi la vente des tableaux, l’édition de luxe, avec toutes leurs combines, le trafic des sandows ou des roues d’avion. Vous n’avez que l’embarras du choix.

— Et vous, questionna le directeur de firme, visiblement interloqué, avez-vous fait fortune ?…

— Pas encore. Cela ne saurait tarder, répliqua Grand-Gosse avec un mauvais rire…

XVII

Une aube d’arrière-avril, désinvolte et futée, réveillait le feuillage neuf du parc Monceau, quand le Grand-Père quitta, tous les invités ayant pris congé, le petit hôtel de sa fille, laissant, sous un prétexte quelconque, Grand-Gosse en tête à tête avec elle.

— Nunc dimittis… eût-il prononcé avec un sentiment de gratitude pour le Très-Haut, si lui étaient restés familiers les vocables latins.

Sa carrière était close, maintenant, du moment qu’il avait abouti à trouver, pensait-il, le gendre de la main gauche de son choix.

Qu’eût-il dit, pauvre vieil homme, si le souci des convenances lui avaient permis de jeter un coup d’œil furtif sur la scène qui se déroulait dans le petit salon attenant à la chambre de Nancy Nangis.

Ayant revêtu un pyjama de soie violine, la comédienne, à qui la quarantaine avançante communiquait un épanouissement de la poitrine et des hanches, plus propre à satisfaire un sectateur d’Allah ou de Iaveh que du Dieu des Chrétiens, avait, sans autre préambule, ouvert ses bras pour les refermer sur ce Grand-Gosse qu’elle désirait depuis le premier jour où son père — combien d’années déjà, et celles de guerre qui comptent doubles ? — lui en avait parlé.

Cette attaque brusquée déconcerta le jeune homme. Il fut un moment avant de pouvoir retrouver son souffle.

De tout son poids, elle s’était nouée à lui. Il sentait ses seins se soulever contre sa poitrine. Les cuisses musclées emprisonnaient les siennes comme dans un étau. Les lèvres collées à ses lèvres, elle fouillait sa bouche d’une langue avide. L’odeur d’œillet et de poivre — d’encens aussi — de son aisselle lui monta au cerveau. Il allait se laisser entraîner vers le lit, quand les yeux révulsés déjà, elle essaya d’un geste plus précis.

Grand-Gosse, se rejetant brutalement en arrière, éclata d’un mauvais rire :

— Femelle ! lança-t-il.

Elle eut un regard d’angoisse.

— Oui, comme toutes les autres ! insista-t-il.

Elle avait mis ses mains aux tempes, le regard fixe comme celui d’une folle. Il lui sembla que ses jambes allaient céder sous elle. Elle battit l’air, chancela et dut s’affaisser lourdement sur le divan. Des sanglots montèrent à sa gorge. Elle crut un moment qu’elle allait étouffer, puis les larmes jaillirent et elle se mit à pleurer doucement, en silence…

Pendant ce temps, lui se promenait de long en large :

— Un de plus, n’est-ce pas ? Ça te disait de continuer ta collection ? Ah ! ce que vous me dégoûtez, toutes, toutes…

Elle releva la tête, le regard perdu, la bouche serrée :

— Tante ! siffla-t-elle.

Il fut sur elle, la main haute :

— Répète-le !

— Tante ! sale tante !

Alors, il la frappa. Elle avait mis les mains devant elle pour protéger sa figure. Ses lèvres enflées saignèrent, une de ses pommettes jaunit, puis tourna au réséda.

Il alla devant la psyché, rajusta sa cravate et rétablit, avec ses doigts, la raie de ses cheveux.

— Au revoir, fit-il, et il partit, en faisant claquer la porte brutalement…

L’air du dehors le remit d’aplomb. Il alluma une cigarette :

— La garce ! siffla-t-il entre ses dents. Il n’aurait plus manqué que ça…

Et l’image de Nicole, pâle dans sa fourrure que parfumait un bouquet de violettes, repassa dans son esprit :

— Il n’y a pas, grommela-t-il, je suis amoureux !

Et il essaya de badiner avec lui-même, mais le cœur n’y était pas — ou y était trop…

XVIII

Si la croix de commandeur de Sir Alexis Vonouzoff passa, si l’on peut dire, comme une lettre à la poste — Paris en avait vu bien [d’autres — il n’en alla pas de même pour] la mort subite de Morel-Aubier, survenue le lendemain du jour où paraissait la promotion à l’Officiel.

Chauvert, qui s’était brouillé avec Fred Matchless, fit crier sur le Boulevard un numéro spécial de ses Indiscrétions Parisiennes où il laissait entendre que, devant certaines révélations accablantes concernant ses mœurs, le ministre des Affaires étrangères avait mis fin volontairement à ses jours. Il ne cachait, d’ailleurs, pas qu’il croyait savoir que le Nouveau-Journal n’était pas étranger à cette décision.

Certains journaux s’emparèrent de cette version et, pendant quelques jours, les commentaires allèrent bon train. On fit des allusions à peines voilées à la rivalité qui existait entre les Affaires Étrangères et l’Intérieur. Le Nouveau-Journal ne passait-il pas pour être l’organe officieux de ce ministère ? Chacun se prit à douter que Morel-Aubier ait succombé, ainsi que l’assurait une note officielle, à une hémorragie cérébrale.

Grand-Gosse se surpassa, en la circonstance, alors que son directeur, affolé par la campagne menée contre son journal, avait déjà quitté son domicile pour s’installer au Grand-Hôtel où il se terrait.

Il fit savoir en haut-lieu que si le gouvernement ne s’employait pas à faire cesser, par des arguments sonnants et trébuchants, les attaques dont le Nouveau-Journal était l’objet, celui-ci publierait certain dossier de police, en sa possession, concernant Morel-Aubier.

Le silence se fit immédiatement et l’affaire fut classée.

Pendant ces quelques jours de fièvre, Nicole ne quitta pour ainsi dire pas son ami. Ils connurent l’un et l’autre, au cours de ces heures tragiques, à quelles sources suspectes s’alimentent les plus profondes voluptés.

Puis, quand le calme fut revenu dans les esprits, elle invoqua un prétexte pour s’absenter de Paris.

— Ne me pose pas de question, le prévint-elle. D’ici très peu de temps je te ferai signe. Un mot à ton chauffeur et tu viens me retrouver.

Il y avait trois semaines qu’elle était partie et il n’était pas sans inquiétude à son sujet, quand un soir elle le demanda au téléphone :

— Viens, dit-elle, je t’attends. Tu me trouveras à Villers-Cotteret, à l’Hôtel du Grand-Cerf.

Un feu de bois pétillait dans la salle à manger. Elle était sortie en forêt. Il se chauffa en l’attendant. Les minutes passèrent, puis une demi-heure, une heure. Il allait sortir à tout hasard pour aller à sa rencontre, quand elle rentra. Elle était chaussée de souliers de marche à talons bas et portait un feutre d’homme.

— Prend ton auto, dit-elle, et renvoie ton chauffeur.

Il obéit. Elle monta à côté de lui.

Quand ils furent sous bois, elle lui dit :

— Maintenant, tu vas me dire comment il est mort exactement…

— Morel-Aubier ?

— Oui. Ne me cache rien. Je peux tout entendre.

Il lui conta comment, pour obtenir la croix de commandeur de Sir Alexis Vonouzoff, il avait fait connaître à Morel-Aubier, alerté déjà par une note des Indiscrétions Parisiennes, qu’il possédait un dossier de police touchant ses… erreurs sentimentales. Celui-ci avait signé la nomination. Mais l’émotion avait été trop forte pour le ministre, il était mort le lendemain matin d’une hémorragie cérébrale.

Elle avait les yeux fixes, un tic agitait ses lèvres :

— Pourquoi voulais-tu cette croix de commandeur ?

Il expliqua que Léon, qui désirait s’assurer la collaboration de Sir Alexis, avait consacré un budget de trois millions pour parvenir à ce résultat.

Il y eut un silence pendant lequel ils perçurent le frémissement du vent dans les hautes branches, les coups de bec attentifs d’un pic-vert et, là-bas, tout là-bas, les sifflets alternés d’un train.

Puis elle dit :

— Alors c’est pour de l’argent que…

Elle aspira une bouffée d’air :

— … que tu l’as tué ou… que tu as provoqué sa mort ?…

Il ne répondit pas.

La voix de la jeune femme changea, tout d’un coup, elle parut à Grand-Gosse venir de très loin :

— Jean, c’est fini nous deux…

— Nicole !

Il avait stoppé, sur le coup de l’émotion.

Mais elle :

— Et maintenant, adieu, dit-elle… Je reviendrai à l’hôtel en me promenant. Toi, rentre à Paris.

Il la regardait l’air grave, avec plus rien dans son visage de ce Grand-Gosse qu’elle avait connu.

— Je ne te reverrai plus jamais ? demanda-t-il ?

— Jamais…

Alors, il se retrouva :

— Imbécile, dit-il.

Puis il ajouta :

— Non, mon petit, assez de tragique comme ça ! Le voisinage de tous ces arbres ne nous vaut rien. On se met à parler comme devant les portants au théâtre. C’est idiot !… Allons, remonte en voiture. Je sais une vieille auberge où nous mangerons d’un de ces petits poulets chasseur dont tu me diras des nouvelles…

Et l’auto ayant démarré à nouveau, elle lui tendit les lèvres au risque de provoquer un accident…

Gournay-sur-Marne, Paris — 1922-1926.

IMPRIMÉ SUR LES PRESSES
DES IMPRIMERIES RÉUNIES
DE MONTMARTRE
, 63, RUE
DU RUISSEAU
, PARIS (18e).
TÉL. : MARCADET 34-83.

Note du transcripteur

Les mots entre crochets : [d’autres — il n’en alla pas de même pour] sont une proposition de reconstitution d’une ligne omise dans l’original.