The Project Gutenberg eBook of Belle Sylvie

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Belle Sylvie

Author: Charles Silvestre

Release date: July 10, 2024 [eBook #73999]

Language: French

Original publication: Paris: Plon-Nourrit, 1925

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BELLE SYLVIE ***

CHARLES SILVESTRE

BELLE SYLVIE

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e

Tous droits réservés

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
L’Amour et la Mort de Jean Pradeau. Préface de J. et J. Tharaud
Un vol. in-16.
Aimée Villard, fille de France.
Un vol. in-16.
(Prix Jean Revel 1924).
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Le Merveilleux Médecin
Un vol. in-16.
Cœurs paysans
Un vol. in-16.

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque nationale en 1925.

Il a été tiré de cet ouvrage :
3 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 1 à 3 ;
30 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 4 à 33.

L’édition originale a été tirée sur papier d’alfa.

Copyright 1925 by Plon-Nourrit et Cie.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

A MES MAITRES
JÉROME ET JEAN THARAUD
en hommage de haute admiration
Leur respectueux ami.

C. S.

BELLE SYLVIE

I

Le château d’Argé, dans le pays de Bonnal et de Rieux, s’élevait sur une colline. Il dominait une campagne fraîche, toujours verte et vive : le Limousin des étangs et des sources où se baigne un peuple de fées.

La demeure, bâtie en granit, ouvrait ses portes aux arceaux sculptés sur une cour dallée. Au rez-de-chaussée se trouvait la cuisine, à la monumentale cheminée, qui abritait un four à pâtisserie et des coffres à sel. Un escalier de pierre descendait aux caves, où des crochets de fer portaient des quartiers de porc salé, non loin des barriques de vin qui reposaient sur des madriers de chêne.

Au premier étage, la salle à deux cheminées s’éclairait par des fenêtres à croisillons. A la suite, donnant sur une galerie, se succédaient six chambres à coucher. Au deuxième étage, la disposition était la même. Deux tours, hautes de quatre étages, flanquaient le bâtiment central ; elles abritaient des appartements voûtés ; leurs murs avaient la largeur d’un homme de grande taille couché. Deux tourelles d’angle défendaient la porte maîtresse.

La sévérité du manoir était adoucie par les grâces du siècle. En mai de cette année 1788, Sylvie de Flamare avait épousé le vicomte d’Argé, fils du seigneur de Villemonteil, la Rebeyre et autres places, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, aide-maréchal des logis des camps et armées du roi, qui vieillissait maintenant, loin du harnois, veuf et seul, n’ayant obtenu qu’un enfant d’un mariage tardif.

Sylvie, fille d’un garde du corps du roi Louis XV dans la compagnie d’Harcourt, avait à peine dix-huit années. A cause de la parenté au quatrième degré qui unissait les deux maisons, une dispense fulminée par M. l’official général, signée : Jacquand, avait été demandée et obtenue.

Des représentants de la noblesse du Périgord, de l’Auvergne et du Limousin s’étaient pressés à Villemonteil, pour honorer les fêtes du mariage. Félicité de Flamare, dont le cadet Armand était mort aux Indes pour le service du roi ; le comte des Gontiers, Hubert de Combles, baron de Saint-Ouen, capitaine commandant au régiment de Penthièvre-dragons ; Charles-Albert de Villesauve, lieutenant des maréchaux de France, ancien capitaine commandant au régiment de Royal-cavalerie, chevalier de Saint-Louis ; M. l’abbé Hubert-Anselme de Virollier, seigneur de Morel ; Jacques d’Armaux, chevalier seigneur de Combard, officier de mousquetaires ; le comte de Claroy et de Grandchamps, seigneur de Vormy, Civaux, Puybel, Valbon et autres lieux, mestre de camp de cavalerie, sous-lieutenant en la compagnie écossaise des gardes du corps du roi, chevalier de Saint-Louis. Pour les nommer tous, il eût fallu une vive mémoire.

Sylvie, près de sa mère, avait l’air d’une petite princesse des fables environnée d’enchanteurs. Les gens de Bonnal s’étaient réjouis pendant trois jours. Le vin répandu à flots avait baigné les quartiers de viande ; les danses, bourrées, pelélé, aigue de rose, tisonnèrent le bon plaisir. Cette liesse marqua le printemps de l’an de grâce 1788. La lune d’amour était toujours dans son plein quand l’automne arriva. On le vit briller, çà et là, dans la toison des châtaigneraies. A la faveur du soleil et des pluies mêlées, la colline, la vallée de Gartempe, s’ouvrirent aux forces de la couleur.


Souvent, Claude d’Argé montait à cheval ; Sylvie, assise sur une jument blanche, l’accompagnait. Ils allaient au pas, échangeant peu de paroles, mais recevant les voix de la nature. Par un sentier tournant, ils gagnaient le faîte des collines de Blond. A mesure qu’ils montaient, l’étang de Rouille bleuissait dans l’écharpe de la prairie et des bois. L’horizon se reculait au fond du ciel. Ils arrivaient à ce point rocheux d’où le regard devine les monts de Guéret et d’Ambazac, ceux de Saint-Junien et de Mazerolles, dans une fumée bleuâtre que propage la saison. Une immense grappe d’or en pleurs s’écrasait dans les forêts, sur les plateaux où la bruyère devenait sombre, à travers les herbages, autour des eaux ; et l’éternelle magie s’élançait.

Sylvie s’asseyait sur l’herbe fine qui pousse entre les rochers, dans ces lieux que le paysan a nommés : la ville des pierres, et où habite la vieille mélancolie, assise et voûtée, ne regardant que son cœur noir.

Claude, haut guêtré, sanglé dans son habit de cheval, la bride passée au bras, aimait à tourner son visage rafraîchi au vent de l’horizon découvert où le jour changeait comme la plume des colombes. Il avait le nez long et mince des d’Argé, une bouche grande et le menton peu dessiné, un teint pâle que chauffaient de larges yeux. De sa taille brève et bien prise, il ne perdait pas un pouce. Ce soir-là, il se prit à soupirer :

— Sylvie, se peut-il que des violents pourchassent le cerf et même le sanglier, au milieu de ces arbres et de ces rochers paisibles ! Avons-nous le droit de pousser notre galop avec l’appétit du sang, dans cette nature où le Dieu des mondes nous regarde ? Pour moi, en ces lieux, il me semble que je nage dans un océan d’amour. Les sources sont mes sœurs et ces châtaigniers si nobles, mes frères.

Ce que disait Claude semblait mélodieux à Sylvie. Elle l’écoutait et cueillait quelques fleurs sauvages, qu’elle attachait près de son sein, que les Amours avaient formé ; ou bien elle appuyait sur l’épaule de Claude sa petite figure couleur de la fleur d’églantier. Fossette au menton où l’on eût voulu boire un pleur de l’aurore ; nez court et droit, au-dessus d’une bouche rouge, dont le sourire montait aux yeux, où vivait le plus doux rayon du ciel ; une blonde enfant de soleil et de plaisante saison.

A mi-route du château d’Argé, ils avaient faim et ils mangeaient dans leurs métairies, de la chair de ces animaux que l’on égorge coupablement. Sylvie prenait parfois en selle un agneau blanc, un pigeon gracieux. Dans le parc, elle gardait quelque temps la bête frisée en élevant une houlette où était noué un ruban de soie. Son petit chien, Cabri, que Félicité de Flamare lui avait rapporté de Londres, montrait les dents à l’intrus ; ses abois le repoussaient en arrière, mais il revenait de plus belle à la rescousse.

Elle avait nommé « Ver-Luisant » un agneau brun, en souvenir d’un soir où, dans un buisson, brillait une perle verte, tandis que Claude parlait d’amour.

Un après-midi pluvieux, le comte d’Argé arriva de Villemonteil, sans crier gare. Il sauta de son cheval et parut, tout chamarré, en grand habit, la main sur la garde de son épée. Sylvie, qui se tenait dans la salle, trembla à cette approche, et Claude laissa choir le tome des Mémoires d’un homme de qualité, qu’il lisait à haute voix.

Le comte entra, en levant ce nez long qui était une preuve de noblesse, jauni et dur comme une barre de vieil ivoire. Ses yeux gris prirent feu en découvrant le futile passe-temps de son fils. D’une botte éperonnée, il tenta d’écraser Cabri, qui était l’agilité même, et se cacha sous une commode ventrue.

— Monsieur, vous n’arriverez jamais à ces honneurs que dispense le roi. Je vois avec tristesse, et non sans une pointe de courroux, que votre jeunesse se prend au miel des barbouilleurs de papier. Du miel, non ! De la glu où se débattent les sots. Un Prévost, un sieur Rousseau, valent-ils que vous attachiez vos yeux sur leurs ouvrages ? Hélas, les hommes les mieux nés sont tombés dans ces pièges. Portez vos regards vers ces charges qui vous mettront en bon équilibre. L’étoffe ne manque pas ; il y faut tailler sans relâche. C’est le vêtement qui fait l’homme.

— Je ne suis pas si mal habillé que cela, répondit Claude d’une voix douce.

— Vous moquez-vous, monsieur ! s’écria le comte d’Argé. Est-ce de drap et de soie dont il s’agit ! Je n’aurais dû vous laisser ce manoir, mais vous tenir sous ma coupe à Villemonteil. Vous ne craignez pas de remplacer les sièges de bon chêne par des sophas et ces petits fauteuils mièvres. Levez-vous, monsieur !

Claude se leva, brusquement.

— Vous ne comprenez pas, monsieur. Je parle au figuré. Quand je dis : Levez-vous ! tout en restant moi-même assis, c’est à votre âme que je m’adresse. Vous êtes un sot !

Sylvie ne soufflait mot ; mais Mme de Flamare parut au moment où le comte allait dérouler de nouveaux reproches. Il lui baisa les mains, qu’elle tendit comme un rare trésor.

— Vous partez déjà ? dit-elle, d’une voix qui lui donnait congé.

Il savait bien que cette femme le démontait ; et, avec prudence, il battit en retraite.

Dans sa robe à paniers, Mme de Flamare montrait beaucoup de majesté, mais, peut-être, mettait-elle trop de rouge sur son visage fendillé, s’apprêtant ainsi une tête de grosse poupée peinte par un artisan enivré et malhabile. Portant sans grande amertume un veuvage précoce, elle passait les beaux jours au château d’Argé. Elle voulait régenter Claude mais, au fond, elle le méprisait un peu. S’il n’eût été marié à sa fille, elle ne l’eût aucunement distingué. Hors Sylvie, elle n’était charmée que d’une autre passion, celle du linge. Quand elle s’ennuyait, elle faisait étaler sur des tables, par des chambrières, maintes piles de draps, qui s’élevaient peu à peu jusqu’au plafond. Alors, elle grimpait sur des chaises pour mieux contempler ces amas de toiles fleurant la lavande. Toute une semaine ensoleillée, elle assistait à ces déploiements ; elle supputait la blancheur et le grain du tissu. Puis, les armoires refermées, lasse, gémissante, elle s’enfonçait dans une bergère. Les doigts croisés sur son giron, elle parlait sans relâche, éveillait cent digressions, et pouvait expliquer pendant une heure pourquoi le soleil avait succédé à la pluie. Elle lançait un souvenir, le rattrapait et le relançait, d’une langue légère dont on apercevait la petite palette entre les bonnes lèvres, ponctuées d’un bouquet de duvet. Le moindre événement lui permettait de le grossir et de le loger, comme un noyau de cerise, au centre d’un potiron de fables. Si nul ne l’écoutait, elle ne s’en souciait ; seule, elle jetait des interrogations et se faisait à soi-même les réponses. De temps à autre, elle se considérait au miroir, s’écriait : « Je suis faite comme un monstre ! » et ajoutait un nouveau rouge, qu’un franc buveur eût envié, à celui qu’elle étalait chaque matin sur son visage, qui prenait la gaie couleur d’un pot de confitures de groseilles.

— Voilà qui répare l’outrage des ans, disait-elle.

Elle était heureuse près du singe que lui avait rapporté des Iles Félicité de Flamare, et elle s’amusait follement si l’animal lui lançait à la tête les noix qu’elle lui avait données. Elle l’appelait pendant une heure : « Petit polisson, malappris, assassin ! » et elle lui faisait une leçon sur l’étiquette des cours de l’Europe.

— Mes enfants, dit ce soir Mme de Flamare, en suçant un sucre d’orge dont elle avait fait provision, je ne puis concevoir que le comte se détourne de moi. Je lui révélerais des secrets que, seuls, les grands ministres ont détenus. Je lui tracerais la route des premières charges de l’État. Je lui contais, l’autre jour, l’histoire de la pomme reinette. Je la tiens de mon aïeule, qui était une femme de bon sens. Le roi voulait manger de ces fruits, qui rafraîchissent le sang et dispensent une longue jeunesse. M. de Flavareille lui en fit présenter une corbeille immense. Elles étaient grosses comme de petits melons, mais M. de Colbert surprit dans le regard du roi un secret courroux. Le jardinier leur avait ôté la queue, pensant bien faire. M. de Colbert répara cette bévue et une heure après on apporta un panier de pommes reinettes dont les queues avaient été respectées. Le roi en prit une et la fit tourner entre le pouce et l’index par sa tige ; c’était du plus gracieux effet. Il ne toucha pas à la corbeille de ce pauvre M. de Flavareille, qui en fut malade pendant trois jours. La vie est faite de petites choses et de choses petites. M. de Flavareille serait monté bien haut.

Le singe Ko-Ko, qui batifolait dans la cuisine, où il choisissait de sa main leste quelques reliefs, entra et sauta sur une console. Entre ses doigts velus, il fit danser une pelure de cette pomme de terre que Parmentier venait de mettre en faveur.

Claude laissa Mme de Flamare en compagnie du singe Ko-Ko et se réfugia dans une sorte de boudoir orné de tous les brimborions que la mode répandait. Il voulait lire à son inspiratrice trois sonnets qu’il avait intitulés : le Matin, le Midi, le Crépuscule. Il les murmura à l’oreille de Sylvie.

II

L’automne jeta son feu au vent d’ouest qui tondait les châtaigneraies ; et saint Martin leva sa crosse sur le pays : une haute lumière qui cachait l’avancée des jours froids.

Par un matin de novembre, arriva de Paris une voiture pleine de meubles, d’objets, de tentures que Mme de Flamare avait achetés pour le plaisir de Sylvie. C’étaient des sièges recouverts en tapisserie de Beauvais et d’Aubusson, des estampes de Moreau le jeune, une pendule rocaille, trois paires de bras, ornés de feuilles de laurier ; une tenture de gros de Tours où l’on voyait, se mêlant : plumes, rubans et fleurs ; des guéridons tournés par les Amours, une coiffeuse en amarante, une table à ouvrage en acajou parées de bronze ciselé ; deux paires de vases en albâtre ; un baromètre en bois doré où Cupidon abandonnait son carquois. Des petits chenets remplacèrent dans la cheminée les landiers de fer forgé. Mme de Flamare gémit :

— Ils sont perdus dans ces antres, les pauvres mignons !

Puis elle déroula des tapisseries de verdure, si maladroitement qu’elle trébucha en tentant de les élever à bras tendus.

— J’ai manqué de me tuer, dit-elle ; c’est un mauvais signe.

Et elle se mit à rire. Sylvie poussait des cris de joie et Claude admirait les meubles gracieux qu’il plaçait et déplaçait sans cesse. Un sourire naissait dans la sévère demeure, comme si un enfant potelé y fût entré soudainement. Le cuivre doré étincelait, le bois précieux brillait ; et la tapisserie couvrit les murs d’où l’on avait enlevé des portraits trop majestueux peints par Largillière.

Les gens du château, chambrières, marmitons, filles de cuisine s’empressèrent autour de Sylvie et de Mme de Flamare, qui s’écria :

— Quand le comte reviendra…

Elle chanta ces premiers mots et poursuivit les mains levées :

— Il croira que nous avons été touchés par la baguette des fées. Il n’aime pas les fées, le pauvre !… Comprenez-vous que l’on n’aime point les fées, Isabelle, Marion, Nadalette ?

A ce moment, Jacques Chabane, le fils aîné du forgeron de Bonnal, entra. Il sciait souvent du bois à la cuisine ou rafistolait la batterie de cuivre et de fer. Il se rendait utile par maints travaux où il montrait beaucoup d’adresse.

— Qui t’a dit de venir ici ? dit Claude.

— J’ai pensé que je pourrais vous aider…

Du même âge que Sylvie, il était de haute taille et très robuste, avec une tête droite aux cheveux durs. Quand il regardait fixement, ses yeux bleus devenaient sombres. De la chemise de chanvre, le cou sortait, musculeux et mordu par la flamme de la forge.

Claude s’agitait et s’émerveillait, mais Mme de Flamare contraignit chacun au silence, car ses paroles se pressèrent avec une joyeuse fureur.

Jacques Chabane porta la coiffeuse et la table en amarante dans une chambre transformée en boudoir.

— Que le nid sera joli ! dit-il en joignant les mains.

On entendait Mme de Flamare qui criait :

— Tout cela ne m’a coûté qu’un millier de louis…

Les gens du château l’écoutaient, ébaubis. Quand tout fut remis en place, ils s’en allèrent. Et seule, dans la grand’salle, Mme de Flamare chanta :

Qui veut ouïr chansonnette
Des demoiselles de Paris,
Qui ne savent comment se mettre ?
Vous les voyez aujourd’hui
Dans un panier, landerirette
Dans un panier, landeriri.
La fille la plus honnête
Si elle veut se divertir
Afin d’être plus alerte,
Elle se met sans contredit
Dans un panier, landerirette,
Dans un panier, landeriri.

Elle répéta le refrain : landeriri, landerirette ; puis, s’arrêtant net, elle s’adressa au comte d’Argé qui était Dieu savait où :

— Ah ! monsieur le comte, monsieur du Bougon, il faut bien sourire un peu. Les grâces, les jeux, les ris ont plus de pouvoir qu’une troupe de guerre en ce temps-ci, tra la la li, en ce temps-là, tra la la la… Que dites-vous ? Oui, il vaut mieux que vous gardiez le silence… mais, monsieur, vous pouvez me répondre si vous voulez…

Sylvie, pour fêter l’arrivée de tant de choses ravissantes, s’était assise au clavecin et chantait un air d’Orphée ; Claude lui répondit par un chant mélodieux, tiré de l’Aspasie de Grétry.

Jacques Chabane se tenait en arrêt, dans une encoignure de fenêtre. Sylvie s’arrêta de jouer ; il lui parut que le regard du garçon la touchait :

— Vous pouvez vous en aller, Jacques, dit-elle.

Mais Mme de Flamare entra, en pinçant ses jupes du pouce et de l’index, le petit doigt en l’air.

— Il est gentil, cet enfant ; par son œil bleu, il mérite d’avoir du sang de même couleur.

Et elle le prit familièrement par la pointe du menton.


Tous les jeudis, le curé Broussel disait la messe dans la chapelle d’Argé. Avant qu’il eût atteint la quinzième année, Jacques Chabane la servait. Ce jour-là, il endossait sa veste la plus propre, mettait des bas fins et des souliers à boucles. Il avait fort bon air quand, d’un geste noble, il élevait le missel. Pour rien au monde, il n’eût manqué cette fête. Dès son plus jeune âge, il avait été enfant de chœur à l’église de Bonnal. Le curé, voulant le pousser dans les saints ordres, lui avait enseigné les premiers rudiments du latin, les règles de la langue française, tout en lui permettant de lire et d’admirer les bons auteurs comme Massillon et Fléchier. Il devinait en ce garçon une intelligence vive et un caractère bien trempé. Mais Jacques ne répondit pas à ses soins ; il ne pouvait se résigner à se séparer du siècle. Il préférait une humble vie tissée de peines et d’obscurs plaisirs à celle qui est faite de silence et de mortification. Depuis le jour où il brisa une burette sur les dalles de la sacristie, dans un mouvement d’extrême violence, et se déchirant les mains aux parcelles du verre broyé, l’abbé Broussel n’osait plus lui faire le moindre reproche. Il s’était mis à genoux pour implorer son pardon, mais un garçon qui montrait un sang si bouillant ne pouvait être un messager de paix.

III

Tout janvier, un froid terrible souffla du nord. Les feuilles tombées craquaient sous les pas, dans le parc ; la neige et le givre formaient des fourrés de silence et dressaient, sous le ciel, des clartés mortes. Les routes, les sentiers s’effaçaient ; la misère occupait le pays où le vent s’étouffait en des solitudes infinies. Les laboureurs des domaines d’Argé ne payaient que difficilement les redevances, et, chaque jour, des mendiants se pressaient dans la cour d’honneur. Claude leur faisait donner quelque monnaie, des fagots, du pain, mais il semblait que l’on jetât tout secours dans un abîme. Sylvie avait amassé des monceaux de toiles et de laines, qu’elle distribuait sans compter. La plainte de la faim l’avait touchée et, souvent, elle recevait elle-même ces pauvres que Dieu envoyait en si grand nombre. Elle les faisait entrer à la cuisine où, dans la cheminée, flambaient des troncs d’arbre, dont les reflets brûlaient sur la batterie de cuivre. Les garçons et les filles de table maugréaient de voir partout des traces de neige fondue et montraient leur crainte de la vermine.

Elle aurait voulu réchauffer et assouvir tous ces malheureux. Des mères survenaient, couvertes de haillons, un petit enfant dans les bras, qui s’attachait au sein tari. Elle avait envie de crier :

— Prenez tout, emportez tout, mais cachez-moi tant de souffrance !

Un jour, ne sachant plus que donner, elle mit dans la main tendue d’un vieil homme un pot de confitures et le congédia avec la plus charmante bonté. Hésitant à s’en aller, il se tenait sur le seuil, comme la figure du siècle finissant. Une barbe sale le couvrait jusqu’aux yeux, qui étaient chassieux et rougis. Sylvie fut prise de peur et s’enfuit à travers les salles du château. Alors, Mme de Flamare parut en gémissant ; elle attesta les cieux que sa fille était pure comme l’agneau tondu ; que cette enfant tentait de loger la mer dans une coquille de noix ; qu’il demeurait vain de laisser trotter son cœur sur des sentiers qui se perdaient dans le désert des afflictions ; que Sylvie perdrait, sous l’empire de tels soucis, nobles, à la vérité, ce fard dont la nature avait orné son visage de jeune déesse. Il était bien téméraire à des mortels de vouloir panser des blessures innombrables. Et elle conta l’histoire des brebis perdues et affamées ; l’une d’elles, ayant mangé dans la main du berger un morceau de pain rassis, un immense troupeau accourut des quatre coins de l’horizon, et de ses milliers de têtes avides étouffa le bonhomme. Quelque temps encore, elle accumula images et paraboles, en accabla Sylvie, puis courut dissiper les rêves de Claude qui, en ces heures, poursuivait le dernier vers d’un quatrain galant.

Peu de jours après, elle fit atteler son carrosse pour aller réveiller de sa voix fière son hôtel, qui s’élevait à Limoges sur la place Dauphine. Elle ne put décider Sylvie à la suivre et à quitter pour n’y revenir qu’au mois des roses, la terrible campagne sanglée dans le baudrier de l’hiver.

IV

Mme de Flamare, en son hôtel de la place Dauphine, qui était régi par de fidèles serviteurs, ouvrit son salon avec bruit, et bientôt, il fut rempli par des dames de son âge, assidues à l’écouter en croquant des sucreries dont les tables étaient chargées. Elle éprouva vite quelque langueur d’être éloignée de Sylvie. Elle lui écrivit chaque jour des lettres rapides. C’était une chronique de tout ce qui arrivait de marquant dans la ville.

— Toute-Belle, lui manda-t-elle, un soir, en revenant du théâtre que régissait le sieur Besse, vous ne sauriez imaginer le plaisir que j’ai eu en voyant de bons comédiens jouer : la Rosière de Salency. Cela est doux, mignon, du plus bel air. Limoges est un petit Paris, il faut bien l’avouer. La fille qui tenait le rôle de la rosière avait un œil un peu trop assassin pour jouer la vertu même aimable, mais, enfin, tous les garçons qui assistaient à ce spectacle lui pardonnaient, les monstres, de faire pirouetter sa jupe rayée de rose et de vert, car elle montrait des jambes faites au tour et comme il n’y en a pas chez le marchand. Le comte, l’homme sérieux, a beaucoup ri et il a daigné applaudir. Il aurait dû vous enlever de cette tanière d’Argé et, de force, vous mettre en croupe sur son cheval. Tous les yeux se fussent détournés de la sémillante rosière ; vous eussiez rallié tous les regards. On a joué une autre pièce où l’on voyait un mendiant magnifique, qui portait une barbe aussi large qu’une pelle de boulanger. Il a dit des choses ravissantes, mais il aimait mieux les baisers que les liards, car, à tous moments, on venait l’embrasser. Ce mendiant se nourrissait de baisers, c’est pour cela qu’il était si beau. Il avait un nez aussi noble que celui du comte. Je dis : il avait, car un mouvement un peu brusque, dans une embrassade, le fit tomber et découvrit le naturel, qui n’était guère plus gros qu’un haricot de forte taille. Il le ramassa et le rajusta avec beaucoup de grâce, en chantant d’une voix si mélodieuse que peu de spectateurs s’aperçurent de cette chute. Tel est le pouvoir de la musique ! Mais moi j’ai de bons yeux ; et il y a longtemps que j’ai vu qu’il n’était au monde plus belle enfant que ma Toute-Belle. Hé, là-bas ! Hé, là-bas ! Arrivez vite, ou je cours vous chercher, dussé-je en perdre mes pantoufles de soie !

C’était là un brimborion de billet, qu’elle avait tracé après minuit, en buvant deux doigts de vin d’Espagne. Les lettres qu’elle écrivait chaque jour montraient plus d’ampleur.

Elle revint sans crier gare au château d’Argé, dans la semaine de la Chandeleur. Elle apportait trois caisses de robes et de chapeaux, qu’elle avait achetés chez la meilleure marchande de modes. Sous les regards de Sylvie, elle déploya deux robes de satin à raies vertes et violettes, une pelisse de satin parée de queues de renard, un manchon de loup de Sibérie adouci par des rubans frivoles et un immense chapeau à l’espagnole.

— Quand vous échangerez des baisers par un temps chagrin, il ne pleuvra pas dessus. Pour vous, monsieur, dit-elle à Claude, j’apporte une paire de lunettes, afin de vous apprendre à me mieux voir et connaître. Vous avez été méchant de me priver de Sylvie. Elle a fort mauvaise mine ; un mois de mon absence a suffi pour que ses roses pâlissent. Que n’entendiez-vous mon appel et ne veniez à Limoges ? Un peu plus, et cette enfant se mourait !

Claude se garda bien de répondre ; il était trop heureux du plaisir de Sylvie.


L’hiver céda et de grandes pluies couvrirent la campagne. Mme de Flamare obtint que l’abbé Broussel jouât au piquet avec elle, au moins une fois la semaine. Elle lui donnait quelques louis pour les pauvres de Bonnal, et l’abbé essuyait patiemment ses discours, qui se chevauchaient sans cesse. Ils s’asseyaient au coin du feu et le singe Ko-Ko les imitait imparfaitement, balançant la tête d’avant en arrière, comme le faisait Mme de Flamare en examinant son jeu. Sylvie déchiffrait les œuvres nouvelles des musiciens ; elle accompagnait au clavecin les mélodies que Claude éveillait dans sa flûte d’ébène ; mais la voix de Mme de Flamare contrariait le chant et le dominait.

Ce soir, elle était de belle humeur. Elle considérait son partenaire avec un secret dédain. Il était petit et maigre, parlait peu et bas ; dans son visage desséché brillaient de grands yeux timides. D’un geste machinal, il assurait de temps à autre son rabat.

— Vous ne pouvez me vaincre au piquet, s’écria-t-elle en triant ses cartes. Je gagnerais une fortune, s’il me plaisait. Continuez de jouer cet air, mes chers anges, vous ne me dérangez pas… A vous, l’abbé. J’ai connu un homme de qualité qui ne fut jamais heureux… Ko-Ko, demeurez en paix un moment… Son livre de raison était admirable, car il avait de l’ordre. Par l’inventaire des articles, on voyait qu’il devait : deux mille pains de Gonesse au boulanger ; deux cents côtelettes de mouton sur le gril à la gargote ; quatre cents poulardes et six mille alouettes au rôtisseur ; cent quatre-vingt mille douzaines d’huîtres à l’écailler… Laissez-moi compter les points, l’abbé… trois mille pintes de vin au marchand ; deux mille six cent quatre-vingt-six carterons de fromage au boutiquier… Pourquoi vous arrêtez-vous de jouer, Sylvie Toute-Belle, c’était bien joli ce qui sortait de la flûte…?

Elle reprit d’une voix très forte :

— Six mille seaux au porteur… autant que je me souvienne. L’écriture était d’une extraordinaire netteté. Onze mille salades au jardinier ; deux millions six cent soixante mille pommes au fruitier ; huit mille tasses de café au cafetier…

Elle tira de la main gauche un papier qui était plié sur son sein, pour feindre d’aider sa mémoire, tandis que de la droite elle ouvrait ses cartes en bouquet.

— Trois mille barbes au barbier… Jouez ces airs, j’aime de parler au son du clavecin… quatre mille accommodages au perruquier… L’abbé, vous avez gagné ; ce n’est pas le Pérou… Treize mille blanchissages de chemises à la blanchisseuse ; vingt mille neuf cents décrottages de souliers au Savoyard ; quarante visites au médecin ; soixante saignées au chirurgien, et dix-sept cents pilules à l’apothicaire… Je vous avais bien dit, l’abbé, que cet homme avait de l’ordre. Quand il mourut, on savait ce qu’il devait ; c’était toujours cela. Pour qu’il eût un si long crédit, il fallait qu’il fût un plus grand comédien que ceux que nous voyons d’habitude aux chandelles.

— Je vous crois, madame, dit l’abbé sur un ton plaintif.

— Son appartement, mes chers anges, était singulier ; les murs étaient tendus d’enveloppes de jeux de cartes. Il assurait que cette tenture lui coûtait plus d’argent que la tapisserie des Gobelins qui est chez le roi. Il dormait sur deux mille jeux de piquet très poussiéreux ; à qui s’en étonnait, il répondait que c’était pour charmer les as.

On frappa à la porte et Jacques Chabane parut, hors d’haleine.

— On vient de forcer le grenier à blé de la Rebeyre !

Mme de Flamare se leva :

Une bonne nouvelle !… De quoi faire pendre par les pieds quelques brigands.

— Il faut les poursuivre dès ce soir. J’ai rassemblé de bons garçons qui sont munis de lanternes et de gourdins.

— Si nos métayers ont la goutte, tu ne l’as pas, mon enfant, dit Mme de Flamare. Sylvie, trouvez-vous pas qu’il a l’étoffe d’un joli sergent ? Vous, monsieur, cria-t-elle à Claude, laissez votre flûte et prenez votre épée. L’abbé, s’il y a des morts, vous les bénirez.

La douce voix de Sylvie s’éleva :

— Ils avaient faim, sans doute… Si les mères ne mangent pas, les petits n’auront pas de lait.

— Ah, madame ! Il y a tant de misère, dit le curé Broussel… Retire-toi, mon enfant.

Jacques Chabane sortit en cachant une grande déception. Il avait cru remarquer que Claude affectait de ne pas le regarder. Mme de Flamare continua quelque temps de jouer au piquet avec l’abbé Broussel mais, son indignation étant tombée, elle se taisait et cachait une secrète angoisse.

V

On ne donna pas suite au pillage du grenier à blé de la Rebeyre. Des nouvelles étranges couraient ; une sorte de peur en brouillards tournants ; une puissance obscure qui soufflait dans les cheminées paysannes où l’on se serrait autour du feu en mangeant de mauvais pain.

Le comte vint au château d’Argé. Il était soucieux et n’accabla pas son fils de conseils et d’objurgations. Depuis que, par un édit du roi, les États généraux avaient été convoqués, il ne cessait de s’agiter. Le 11 mars s’étaient réunis les députés de la sénéchaussée qui devaient nommer les électeurs qui désigneraient à leur tour les députés aux États de Versailles. Le cahier des doléances rédigé, l’espérance et la justice, la chicane et la révolte s’y mêlaient.

— Je crois, monsieur, dit le comte à son fils, que l’heure est grave. Peut-être avez-vous bien fait de ne pas songer aux affaires sérieuses. Vous serez plus dispos quand le roi aura besoin de vous. Je vais à Paris et ne reviendrai pas vite à Villemonteil. Je serai l’hôte de votre beau-frère, M. Félicité de Flamare. Je ne veux pas redire quels affronts j’ai dû essuyer cette année. Il faut tailler et recoudre.

Il baisa aux joues Sylvie, garda un moment les mains de Claude dans les siennes et embrassa solennellement Mme de Flamare, qui avait le souffle coupé par l’émotion. Puis, tournant les talons, il s’en alla et remonta à cheval.

VI

Mme de Flamare ne voulait plus habiter son hôtel de la place Dauphine, elle se croyait en meilleure sécurité au château d’Argé. Le printemps ne ramena pas la tranquillité dans les esprits. Les filles de cuisine et les garçons d’écurie n’obéissaient plus et agissaient à leur guise. La douceur de Sylvie ne les désarmait pas et Claude, d’un naturel si calme, enrageait. Il renvoya la plupart de ses gens ; il avait changé de vie, refermé les livres des poètes. Sylvie s’asseyait moins souvent au clavecin ; les airs chéris, elle les rappelait tout bas, avec crainte ; quand les loups sortaient du bois, pouvait-on chanter les mélodies des bergeries et de l’amour ? Elle passait ses journées à tricoter des laines pour les pauvres gens. A Bonnal, en simple appareil, elle frappait à la porte des chaumières ; quand elle paraissait, on ne pouvait que l’aimer. Elle maîtrisait son effroi sous ces toits pleins de misère où l’on vivait sur la terre battue. Elle laissait sur de méchants meubles un écu, un louis d’or, et s’en revenait bien triste de ne pouvoir apaiser toutes les souffrances. Quelquefois, elle s’asseyait sur un banc de bois, à la porte de la forge où travaillait le père Chabane, aidé par son fils. Jacques venait la saluer avec respect. Il lui dit un jour :

— Ah ! madame, il y a du nouveau ! Après les États généraux, tout le monde connaîtra le bonheur.

Il se mit à rire aux éclats et découvrit de solides dents blanches :

— Les méchants profiteront quelque temps de ces changements. Mais on ne touchera pas à un cheveu de votre tête.

Sylvie était souvent accompagnée par son petit chien Cabri ; il furetait çà et là dans les ruelles. Un soir, comme elle revenait au château à la nuit tombante, elle s’aperçut qu’il ne gambadait plus à ses côtés. On le chercha pendant plusieurs jours, mais Sylvie ne devait plus le revoir. Il avait été sans doute empoisonné ou assommé à coups de trique.

Mme de Flamare était corpulente. Aussi se rendait-elle à la messe du dimanche sur une mule ornée de pompons rouges et d’une selle en peau de Maroc. Elle aurait pu faire atteler son carrosse, mais elle aimait à cheminer ainsi en croupe au bruit des grelots et tenant les rênes d’une main ferme. Quand elle entrait dans l’église, l’office était commencé. Elle prenait place dans le banc de chêne aux armes des maisons de Flamare et d’Argé. Lorsqu’elle s’agenouillait, on entendait bruire sa robe de soie. Elle était croyante, mais il ne lui plaisait pas que la messe se prolongeât, et si le curé Broussel prêchait trop longtemps, elle toussait ou faisait résonner son chapelet pour l’avertir d’imiter les Romains dans leur concision.

Le matin de Quasimodo, comme à l’habitude, elle fit harnacher sa mule et, s’aidant d’un escabeau, elle y monta en se moquant du carrosse où s’asseyaient Claude et Sylvie. La mule allait au pas et Mme de Flamare saluait de la main les gens qu’elle rencontrait. Avant d’arriver à Bonnal, il fallait franchir un fort ruisseau. La mule entrait dans l’eau, qui lui montait à peine aux genoux, et Mme de Flamare était fière de cet exploit.

Quand elle arriva près du gué, un homme sortit du bois voisin et la salua à voix haute. Elle vit qu’il était fait comme un diable, mais elle répondit :

— Bonjour, mon ami…

Comme elle traversait le flot, l’homme ayant bondi, fit tourner un gourdin qu’il cachait derrière son dos et l’abattit sur les naseaux de la mule qui se cabra. Mme de Flamare tomba lourdement et s’évanouit. Lorsqu’elle reprit connaissance, elle tremblait de peur et de froid. Sa robe était pesante et souillée. Elle se releva, appela sa mule qui broutait sur la rive une herbe courte et cria au secours, mais en vain ; la campagne était déserte. Elle eut grand’peine à remonter sur sa bête. En arrivant au château, elle s’alita. Claude et Sylvie, ne la voyant pas venir à l’église, avaient fait le chemin qu’elle suivait d’habitude, sans la rencontrer. On appela en hâte un médecin. Elle ne put jamais expliquer ce qui était arrivé, car elle ne cessa de délirer. Elle mourut après cinq jours de fièvre ; Sylvie et l’abbé Broussel, qui se penchaient à son chevet, n’entendirent que des mots de pardon mystérieux, qu’elle mêlait à ses derniers soupirs.

VII

La mort de Mme de Flamare frappa cruellement Sylvie. Cette femme, qui agitait l’air de ses paroles et de ses gestes, cachait un bon cœur. Par son testament, elle laissait mille louis aux pauvres de Bonnal et deux mille livres au curé Broussel. Elle avait voulu reposer dans le petit cimetière où dormirait à son tour sa fille chérie, dans la sépulture de la maison d’Argé.

Il semblait que sa disparition marquât la naissance d’un autre temps. En vain, Claude interrogea ses gens, poursuivit de longues recherches pour découvrir comment elle était tombée de sa mule. Comme elle était de forte complexion, on pensa qu’elle avait été prise de vertige.

Sylvie se sentait trop solitaire dans le grand château. Au dehors, les chaumières aux toits bas semblaient des bêtes accroupies et menaçantes. Des rumeurs d’alarme arrivaient, plus nombreuses de jour en jour. Le comte écrivait de Paris des lettres où il ne cachait pas son inquiétude. Claude ne cessait de veiller sur sa chère Sylvie, qui montrait les promesses d’un enfant ; sa taille s’alourdissait et son beau visage devenait plus sérieux. Parfois, comme aux temps paisibles, il s’asseyait au clavecin et elle jouait de la harpe. Courte trêve. Quand elle s’arrêtait d’émouvoir les cordes, attristée soudain, il prenait place à ses pieds, levait vers elle un regard d’amour.

Il souriait, bien qu’il fût plein de trouble.

Ko-Ko, depuis la mort de Mme de Flamare, boudait dans un coin et se grattait le museau en battant de l’œil. Un soir, Claude le découvrit, inerte et glacé, étendu sur la première marche de l’escalier. Ses mains étaient repliées autour de son cou velu ; il faisait penser à quelque étrange enfant trop laid, que ses parents auraient abandonné. Claude le fit enterrer dans le parc sans en avertir Sylvie.

Jacques Chabane fréquentait le château d’Argé. Claude lui permettait de lire dans la bibliothèque. Il en avait une grande reconnaissance.

Les événements, qu’il voyait venir de ses yeux intelligents, lui donnaient une assurance nouvelle.

— Madame, dit-il un jour à Sylvie, n’ayez aucune crainte. Rien ne disparaîtra, si ce n’est la haine et l’injustice. Le bonheur va descendre sur la terre. Il n’y aura plus d’envie.

Parfois, il lui lisait des pages de l’Essai sur l’inégalité des hommes. Peu à peu, il haussait le ton et s’embrasait lui-même au style de l’homme passionné. Comprenant enfin qu’il soufflait un malaise, au milieu de ce logis paré de meubles mesurés, il se taisait, et ses regards pleins de volupté cachée se tournaient vers Sylvie.

Elle pensait que ce garçon au naturel bouillant lui était tout dévoué. En ce temps, ses épaules larges et son esprit décidé pouvaient être bien utiles. Elle avait le sentiment de sa faiblesse, près de Claude qui était de complexion délicate, d’âme généreuse, mais souvent incertaine.

VIII

Les États généraux s’étant tenus à Versailles, les journaux, la voix publique, les lettres du comte, l’annoncèrent au château d’Argé. Le cri de Mirabeau avait traversé le pays devenu sonore. La révolte et l’envie couraient ensemble. Sylvie ne sortait plus que dans le parc. Plus de réunions, plus de fêtes ; elle se parait pour Claude et les beaux arbres qui la saluaient de leurs branches. Parfois, le sentiment de sa fragilité était si grand qu’elle étouffait le désir de crier et de pleurer.

Le 15 juillet, Claude apprit du maître de poste de Bonnal que la Bastille était prise et que le sang coulait à Paris. A Bonnal, un vieil homme qui battait du tambour parcourut les campagnes. Des femmes, de jeunes garçons, des enfants, des vieillards traînant le pied le suivaient. De moments en moments, ils criaient : « Vive la liberté et le roi ! »

Dans la cour d’Argé, ils poussèrent cette clameur. Un valet, qui voulait fermer les portes, fut frappé à coups de poing, plongé dans une vasque pleine d’eau et renvoyé au milieu des huées.

Claude parut sur le seuil. Jacques Chabane avait pris la tête du cortège à côté de son père.

— Monsieur, prononça-t-il, nous annonçons la naissance de la Liberté ; nous venons à vous le cœur plein d’amour. Brutus a rejeté son poignard, car il n’en est pas besoin ; le roi nous aime et si le peuple s’est livré à quelque violence, c’est la faute d’une poignée de mauvais conseillers. Nous vous assurons, monsieur, de notre respect et de notre affection.

M. d’Argé, la main sur la garde de son épée, se sentait humilié par la force que montrait ce garçon qui, pour la première fois, le regardait aux yeux. Il répondit avec une hauteur qu’il tempéra de bonhomie et de prudence. Il eut la bonté de feindre qu’il ne voyait dans cette troupe hardie que des hommes emportés par la vertu. Le père Chabane caressait les muscles de ses bras velus et riait doucement dans sa barbe.

Ayant salué les gens de Bonnal avec d’autant plus de noblesse qu’ils étaient plus familiers, Claude appela à son aide le vin. Par ses ordres, un tonneau fut roulé dans la cour et dressé : grosse borne qui marquait la fin des discours. Un des fonds enlevé, le vin brilla sous le soleil. Claude y plongea un gobelet d’argent et but à la santé du peuple. Il fut acclamé et plus encore, lorsque des pots et des tasses d’étain apportés en hâte permirent à tous de boire et de s’échauffer.

Mais Jacques remarqua :

— Vous avez oublié le pain, monsieur.

Claude contint sa fureur et en demanda. Il s’apaisa en considérant le spectacle que formait la troupe vite enivrée. Autour du tonneau, on se donnait des bourrades ; c’était à qui boirait le plus. Peu songeaient à se couper une tranche de pain.

Jacques Chabane souffrait d’assister à cette beuverie. Il s’approcha de Claude et sur un ton bien contenu, il lui dit :

— Aimant le peuple, vous le ravalez…

Claude tourna le dos à l’audacieux, et il se promettait en d’autres jours de le ramener dans le chemin qu’il n’eût pas dû quitter. Des chansons grasses naquirent ; gros refrains, boutades paillardes. Jacques Chabane se tenait à l’écart, les bras croisés, près de son père qui n’avait pas voulu boire plus que de raison.

Claude s’écria :

— Qu’il ne reste plus de ce bon vin !

Il se divertissait de voir ces gens, qui étaient si résolus, osciller, maintenant et s’amollir ridiculement. Sylvie parut à la fenêtre ; on la salua de bravos et un vieux homme, Thomas Jacquier, lui envoya des baisers en se balançant sur des jambes faibles. Jacques Chabane menaça de le battre :

— Elle est si mignonne qu’un petit pigeon, répétait l’homme.

Il continua de plus belle, car Sylvie riait. Il y eut soudain une bataille autour du tonneau à moitié vide. Thomas Jacquier y plongea son chapeau crasseux ; du feutre percé, le vin pleuvait comme de la pomme d’un arrosoir. On frappa le vilain qui ne sentait pas les coups, tant il était ivre. Jacques Chabane dut le protéger et, plein de dégoût, il renversa du pied le tonneau dont le vin roula sur le pavé de la cour. A son tour, il fut assailli, mais son père vint à son aide. Un luron chanta à tue-tête un air de route qui poussait au départ.

Alors, Claude d’Argé dit à Jacques Chabane :

— C’est donc ce peuple que vous appelez à se gouverner ?

Sans attendre une réponse, il fouilla dans sa poche et répandit une poignée de louis ; à ce tintement, la troupe revint en courant. On se battit sauvagement. Un homme qui s’était couché à plat ventre sur quelques monnaies, fut frappé avec furie. Un autre, dont on agrippait les pieds et les mains, avait happé entre ses dents une pièce d’or et seule la mort eût pu la lui arracher.

IX

Jacques Chabane, depuis que la Bastille était prise, voyait les plus pauvres choses d’un regard qui les transformait. Parfois, un élan mystérieux le traversait. Alors, s’il travaillait, il laissait son marteau et devinait en lui un remuement sombre, comme en peut faire une troupe rythmée qui marche en silence dans la nuit. La terre était belle, il n’y prenait garde ; l’homme aussi avait ses saisons. Il s’élèverait, le mérite devenant la seule échelle. Ce Claude d’Argé proposant un tonneau de vin au peuple de Bonnal altéré de jeune liberté devrait être châtié. Sylvie s’était moqué de cette équipée. Et lui, elle l’avait vu, mortifié, mangeant sa colère.

Ce soir, tandis qu’il empoignait de nouveau son marteau, il s’exaltait. Qui pourrait l’empêcher de monter ? Sa force ne pouvait le tromper.

Des étincelles, qui ne sortaient pas du foyer de la forge, lui sautaient aux yeux. Cette grâce et ces fiertés que la noblesse détenait, il en aurait sa part. Il croyait entendre ces roulements de tambour qui précèdent les assauts dans les batailles historiques.

Il regagnait sa maison élevée sur la terre battue, et il se disait que la pauvreté éprouve les grandes âmes. Il avait fait d’un réduit qui servait autrefois de bûcher, une retraite où il lisait et rêvait à l’aise. Sur l’enduit à la chaux, se détachaient des images d’hommes fameux arrachées à un vieux Plutarque. Une mauvaise table lui permettait de s’accouder ; elle supportait une écritoire d’étain, quelques livres que lui avait donnés le curé Broussel, un rudiment de latin, les Mémoires d’un homme de qualité où se trouvait l’Histoire de Manon Lescaut, et les Études de la nature dans le tome qui contient les Amours de Paul et Virginie. Quant aux ouvrages de Jean-Jacques, il les gardait dans sa table de chevet et les méditait aux heures d’insomnie.

Lorsque cédait son désir de jouer un rôle, une douceur le touchait. Sylvie d’Argé était la dame de ses pensées. Depuis qu’il avait faussé compagnie au curé Broussel, il s’était mêlé davantage aux gens du château. Il n’oubliait pas la naissance d’un sentiment audacieux. Parfois il aidait Sylvie à monter en carrosse. Il voyait avec feu se tendre la jambe dans le bas de soie et se courber la taille de cette merveilleuse enfant. Un jour, il trébucha maladroitement comme il ouvrait la portière. Elle avait jeté un cri de compassion en lui tendant ses mains, comme elle aurait offert des roses. Là, peut-être, était le secret de sa jeunesse contractée. Cette folie le poussant, il avait dérobé dans le boudoir une miniature qui représentait Sylvie en corsage bas d’où sortaient les rondes épaules soutenant la précieuse tête, éclairée par les yeux, couleur d’un ciel si pur que toute peine s’y fondait. La disparition de cette peinture mit le château en émoi. Claude interrogea en vain les gens d’Argé. Puis, il crut se souvenir qu’il l’avait perdue en l’emportant à Paris pour en faire peindre une copie que son père désirait. Jacques la cachait dans une poche de sa veste. De son refuge, il découvrait un horizon de bois et de prairies, et la coupe de l’étang de Bonnal. Il appelait la nature à l’aide ; Sylvie était une fée des eaux et des herbages ; il la mêlait aux contes de son pays, que les enfants et les vieilles gens écoutent au coin du feu. Longtemps, il contempla le portrait brillant dans son cadre d’ébène cerclé d’or, sans oser y appuyer ses lèvres. Pour lui, Sylvie n’était pas une mortelle. Peu à peu, il la regarda avec d’autres yeux. Le trouble, la nouvelle des coups de force lui portèrent de l’audace ; et maintenant, quand il lisait des pages de Manon Lescaut ou de Paul et Virginie, il achevait sa lecture en baisant les traits adorés.

Sa tanière, il la peuplait de ses rêves. Sa mère, que le travail et les privations avaient épuisée ; ses deux petits frères, Hubert et Jean, toujours déguenillés ; son père, sorte de colosse fait pour battre le fer, il les transfigurait, voyait en eux l’image de la vertu. S’il apprenait que des gens de la ville voisine avaient pillé les convois de grains ou molesté des hommes riches, il s’en attristait. Voilà qui entachait cette révolution qu’il voulait pure. Le roi allait établir l’égalité des rangs, il ne fallait pas le décourager.

Quelquefois, Jacques Chabane regrettait de vivre en ces temps où il importait de montrer une âme héroïque. La robe de Manon Lescaut bruissait, changeait en parquet précieux la terre battue. Ah ! la maison écartée, le petit bois, le ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis, quelques amis vertueux et de bon sens, une table frugale et modérée… Ah ! les folles agitations des hommes… Mais ce jardin, il faut le mériter et sa voix où tournent les feux de la passion, quand elle dit : « Mon amour… »

X

Sylvie, en ces jours de trouble, montra, sans raison apparente, beaucoup de gaieté. Claude retrouvait dans ses gestes les mouvements de puérilité et d’insouciance qu’elle avait au temps des premières amours. Elle s’habillait avec coquetterie, mêlait ses doigts aux satins et aux soies de ses robes choisies selon la couleur du jour. Au soleil de ce juillet, elle présentait ses épaules nues que la lumière aimait en s’y mêlant. Chansons, jeux, espiègleries, elle éparpillait le trésor de son enfance. Et, peut-être, étouffait-elle un sanglot, comme si elle parait de ses atours, une dernière fois, une adorable morte que l’on va emporter. A la cuisine, elle commandait des mets coûteux et faits pour les heures galantes. Près de Claude, elle mangeait des choses succulentes en babillant ; et ils mordaient au même fruit en buvant un vin doré de Bergerac. Elle faisait naître des disputes qu’elle dénouait par un baiser. La harpe et le clavecin s’émouvaient de nouveau sous leurs doigts et formaient ces chants où deux cœurs amoureux se complaisent. Le soir venu, on allumait les girandoles et les lustres pour chasser la mélancolie. On ne savait plus que le petit chien était mort ; et l’âme de Mme de Flamare revenait aux souffles de la fantaisie.

Sylvie devinait le tourment caché de Claude ; et touchant son front de sa main gracieuse, elle dit un soir, comme le dîner s’achevait, et que les grenouilles coassaient dans les mares :

— Claude, mon amour, n’ayez pas de méchant souci. Nous nous aimons et cela suffit. Les redevances ne sont plus payées ; les gens prennent une mine du diable, mais le beau temps reviendra.

— Sylvie, le roi est entouré d’ennemis ! De toutes parts arrivent de mauvaises nouvelles. J’ai mesuré l’insolence des gens de Bonnal, lorsqu’ils ont rempli ma cour de leurs cris.

Les croisées étaient ouvertes ; la nuit de juillet faisait sa vapeur où clignait l’étincelle des étoiles. Sylvie chanta au clavecin l’air si doux de Chérubin et Claude vint s’asseoir à ses pieds sur un coussin de soie.

Comme la chanson s’achevait, quelque chose qui était lancé du dehors tomba dans la salle. Claude bondit et, se penchant, il vit sur le parquet un pigeon mort, à demi écrasé, les plumes blanches souillées de terre et de sang. Il pâlit, tira son épée pour punir la folle insulte ; mais sur le seuil, au milieu de ses gens accourus, il ne remarqua rien d’insolite dans la nuit d’été qui couvrait la campagne endormie.

XI

Le 29 juillet, vers les 10 heures du matin, Sylvie se promenait dans le parc, qui brillait sous la rosée. Une odeur de feuilles et de fleurs la charmait ; à l’ombre d’un vieil ormeau d’où pleuvait une paix fraîche, elle lisait un de ces livres galants qui étaient imprimés à Londres. Pourquoi le tourment des hommes ? Elle arrivait à ce point du cœur où l’on donnerait un royaume pour un plaisir cueilli avec humilité, comme on prend une fleur secrète dans l’herbe.

Elle achevait un chapitre charmant : une princesse défaisait son collier de diamants et l’abandonnait au fil d’un ruisseau ; puis elle entrait dans une chaumière où l’attendait un berger bien fait. Elle prononçait des paroles plus légères que l’air de la belle saison, et elle mangeait du pain bis dégouttant d’un lait embaumé.

Sylvie, refermant le petit livre, se demandait : « Que va faire la princesse ? Comment couleront désormais ses jours ? Voilà que tout est simple pour elle. »

Tout à coup vint jusqu’au parc et sur la tête de Sylvie le murmure des cloches de Bonnal. Ce n’était pas l’heure de l’Angélus aux trois notes pures. Une sorte de vent, qui soufflait sans qu’une feuille ne bougeât, chassa Sylvie.

Les gens du château se précipitaient au dehors, armés de broches, de couteaux à couper les viandes, de hallebardes rouillées, de masses de bois. Les plus heureux couraient sur la route, en élevant dans chaque main une paire de pistolets. Seuls demeuraient les femmes et les enfants qui gémissaient. Un grand cri se perdait au loin :

— Aux armes ! Les voilà, les voilà !

Les cloches sonnaient toujours ; Sylvie appela Claude, mais Jeanne Cabiaud, sa nourrice, l’avertit qu’il était monté à cheval et la supplia de ne point sortir, car elle serait égorgée sans pouvoir se défendre. Des brigands mettaient à feu et à sang le pays. Du Dorat, il ne restait que des pierres noircies ; Confolens était un monceau de cendres ; Bellac en péril, et bientôt ils cerneraient l’étang de Rouilles, pour y noyer les captifs, qu’ils avaient ravis en si grand nombre que leur marche en était ralentie. Les cheveux, à cette pensée, se dressaient tout droits.

Sylvie cria :

— Ils le tueront ! Ils le tuent !

Elle voulut se précipiter au dehors, mais ses jambes se dérobèrent et Jeanne Cabiaud la tenait fortement embrassée, pour qu’elle ne pût sortir.

Claude d’Argé avait gagné, à cheval et tout armé, la place de l’église de Bonnal ; Jacques Chabane et son père, plus de trois cents paysans se serraient autour de lui. Du clocher sortait une clameur continue que lançaient des sonneurs affolés, comme s’ils pouvaient ainsi repousser l’armée mystérieuse.

Le curé Broussel éleva un crucifix de cuivre et dit les prières qui préparent aux affres de la mort violente.

Des envoyés, l’œil écarquillé comme par les hallucinations de la faim, survenaient de moments en moments. On apprit que Champagne-Mouton et Allou brûlaient ainsi que bottes de paille. Des femmes qui portaient un petit enfant, imploraient secours. De vieux hommes poussaient devant eux des vaches maigres, rassurés par l’épée nue que gardait au défaut de l’épaule Claude d’Argé.

Enfin, il ébranla son cheval et s’avança, suivi de sa troupe en armes, sur la route de Bellac. Tous se taisaient et, sous le soleil de juillet, marchaient avec prudence. A une lieue de Blond parut sur la route un homme nu et qui dansait une sorte de bourrée, en chantant des paroles inintelligibles. On voulut lui porter secours, mais il s’enfuit à travers champs avec une agilité surprenante. Chacun pensait que la seule vue des brigands l’avait rendu fou. Du clocher de Blond sortait le tocsin. Claude d’Argé arrêta son cheval.

— Mes amis, revenons à Bonnal. Le courage grandit près du foyer en péril.

— Est-ce que vous auriez peur ? répondit le père Chabane, qui fit tourner entre ses mains une énorme barre de fer, comme il eût fait d’une canne de jonc.

Claude d’Argé ne répondit pas, mais il entraîna vers Bonnal la compagnie rustique. Jacques Chabane l’admirait, comprenant bien que la sérénité est le propre des bons capitaines.

Le soleil déclinait, et le tocsin sonnait toujours. Sur le parvis de l’église, le curé Broussel priait encore. Enfin, les sonneurs lâchèrent les cordes, car leurs mains saignaient.

Claude d’Argé mit pied à terre. L’espérance renaissait ; on se demandait si la horde n’avait pas été décimée. A ce moment, on vit venir, par une ruelle grimpante, un bourgeois de Blond, qui montait une mule pacifique. Il était fort gras et, dans son visage bien nourri, ses yeux brillaient. Il poussa sa monture vers Claude.

— Ah ! monseigneur, soyez vigilant ! Les brigands s’avancent. Un bruit comme peut en répandre le feu de l’enfer étant venu jusqu’à mes oreilles, j’ai eu l’audace de m’approcher de la ville de Bellac. Hélas, j’ai vu s’obscurcir le jour d’une prodigieuse fumée qui montait sans doute d’un amoncellement de cendres.

Claude d’Argé, après huit heures de cette comédie, interrogeait en vain l’horizon.

— Je crois bien qu’il s’agit d’une armée fantôme.

— Monsieur, repartit l’arrivant, en abandonnant les rênes de sa mule pour élever ses bras vers le ciel, ne parlez pas ainsi, je vous en conjure. J’ai lié un commerce agréable et sévère avec les esprits du feu et des eaux. Ils reconnaissent ma sagesse que l’âge a scellée ; et ils m’avertissent par grâce et bonté de tout ce qui peut réjouir ou navrer la boule terrestre. Les anciens lisaient le futur dans le vol des oiseaux ou dans leurs entrailles répandues. Je peux dire sans orgueil que j’ai le pouvoir de découvrir l’avenir dans la graisse bouillante d’un cochon de lait. Ce qui arrive ne m’a point surpris. Veillez, messieurs ! Je reviens vers ma cité de Blond qui est préservée, car elle cache, en ma personne, un enchanteur. Je vais célébrer le mariage du roi avec la Liberté qui est bonne fille. Bonjour, messieurs.

Il tourna bride, peu soucieux d’ouïr des paroles inconsidérées. Le vent, qui annonçait la nuit, dissipa les dernières fumées de la peur. Chacun regagna son gîte.

Claude d’Argé, avant de remonter à cheval, demanda à Jacques Chabane de l’avertir en hâte s’il arrivait du nouveau :

— Ah ! monsieur ! Quoi qu’il advienne, cette leçon portera ses fruits. Il faut prévenir ces paniques en restant prêts à affronter le danger.

Claude l’approuva et se hâta vers le château. Il fut étonné de voir venir vers lui Jeanne Cabiaud :

— Arrivez vite, notre gentille Sylvie a mis au monde un garçon beau comme le jour. Ça l’a prise d’un coup, il y a une heure. J’ai fait tout ce qu’il fallait. Il est lourd et gros.

Elle pleurait de joie. Claude se précipita dans la chambre où Sylvie gisait sur un lit, entourée de chambrières et de bonnes femmes qui mêlaient leurs propos. Dans un berceau de chêne sculpté, on devinait l’enfant plus qu’on ne le voyait. Jeanne Cabiaud, qui avait couru sur les pas de Claude, chanta :

Ha, le petit, ha, le petiot !
Ti, ti, ti, to, to, to,
Sur un beau petit chevau,
Hue, hue, hue, ho, ho, ho,
Ha, le petit, ha, le petiot !

Dans le château passait le souffle qui porte la fleur de vie. Claude, à genoux au chevet du lit, murmura, tandis que les suivantes et les commères sortaient à pas étouffés :

— Amour, vous avez souffert et je n’étais pas là…

Elle répondit, tournant vers lui sa mignonne figure pâlie :

— Le ciel m’a aidé, mon bien-aimé ; en ce temps furieux, la vie survient sans crier gare.

Alors, il embrassa Jeanne Cabiaud, humble femme desséchée par quarante années de dévouement ; et, penché sur son enfant, il pria Dieu de le garder. Et il s’émerveillait dans le nouveau tremblement de son cœur.

Quelques jours après la naissance de l’enfant, le curé Broussel le baptisa dans l’église de Bonnal. Le comte d’Argé écrivit de Paris qu’il ne pouvait, à cause des troubles, traverser la province pour embrasser son petit-fils, qu’il bénissait malgré l’éloignement.

Jeanne Cabiaud porta l’enfant et s’arrêta un moment sur le seuil de l’église, selon les rites. Peu de parents l’entouraient. Le parrain était le comte Anselme de Montval, ancien colonel au régiment de chasseurs à cheval de Franche-Comté, chevalier de Saint-Louis ; la marraine, tante de Sylvie à la mode de Bretagne, marquise de Charvigny. L’enfant allait s’appeler Paul-Marie-Gabriel. L’église était ornée de guirlandes de fleurs et magnifiquement illuminée. Le curé Broussel, revêtu de l’étole violette, reçut le nouveau-né, mais arrivé aux fonts, il prit l’étole blanche en signe de joie, et il prononça les paroles d’introduction :

— Éloigne-toi, esprit immonde, de cette image de Dieu et cède la place au Dieu vivant et véritable.

Ayant délivré Marie-Gabriel, par le baptême, il présenta le cierge allumé et, s’approchant de l’autel, il posa sur la tête de l’enfant son étole blanche en récitant l’évangile de saint Jean : In principio… La cérémonie achevée, il rappela que, s’il mourait, il verrait Dieu.

XII

Le soir de la grande alerte, Jacques Chabane mangea de bon appétit la potée habituelle de légumes que sa mère apprêtait. Il répondit à peine aux réflexions naïves de son père. Il avait hâte d’être seul et de retracer les événements singuliers de la journée. Ayant allumé une chandelle, il veilla dans le silence nocturne. Il avait tenu un rôle d’importance et bénie était la peur qui lui avait permis de montrer au soleil son courage. Claude d’Argé le considérait avec attention. Il était assez fort pour transpercer vingt brigands. Que n’avaient-ils paru ! Comme il souhaitait de les voir ! Mais ce Claude dirait-il à Sylvie qu’il avait lu dans ses yeux de grands sentiments ? Non, sans doute.

Il plongea ses regards dans la profondeur du ciel ; il y découvrit les signes de la Liberté que ponctuaient les étoiles.

Brusquement, il se souvint d’avoir erré sous les croisées du château d’Argé, poussé par un sentiment trouble. Les chants qui arrivaient jusqu’à lui l’avaient insulté. Pourquoi, ayant découvert ce pigeon mort, tombé dans le piège de quelque paysan affamé, l’avait-il lancé dans la salle illuminée, comme s’il eût voulu tuer ce qu’il admirait et qui le fascinait ?

— J’étais un gredin et un lâche, gronda-t-il. Je dois paraître au soleil.

Il lui sembla que ce geste allait s’étendre sur sa vie, il aurait voulu l’effacer.

— La tyrannie appelle la bassesse, murmura-t-il, pour tâcher de s’apaiser.

Il ouvrit le livre du Contrat social, qu’il avait acheté à un colporteur, un volume édité à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, édition sans carton, à laquelle on a ajouté une lettre de l’auteur au seul ami qui lui reste en ce monde. Il l’éleva dans ses paumes, comme il eût fait d’une lampe qu’aucun orage ne peut souffler. Et, l’approchant de la chandelle, il lut, réchauffé par un feu sourd : « On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit, mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère le désolent plus que ne le feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils si cette tranquillité est une de leurs misères ?… Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme. »

Il lut d’un trait le chapitre IV : De l’esclavage ; et, quand il eut achevé cette prose qui le brûlait, il répéta à voix basse :

— Être un homme et non pas un mouton dans le troupeau…

Au dehors, des grenouilles radotaient sur les étangs invisibles.

XIII

Une fille de Jeanne Cabiaud, femme d’un garde du château, avait été mandée en toute hâte. Elle s’appelait Marie et montrait cet embonpoint modéré, ce teint clair qui sont un des signes de la bonne nourrice. Ses seins, assurait sa mère, avaient la grosseur voulue et contenaient un lait délicieux ; ils n’étaient point trop pesants ni durs, ce qui peut rendre l’enfant sauvage et camus. A peine eut-elle commencé d’allaiter le petit que sa mère, qui gouvernait la cuisine, veilla à ce qu’elle mangeât du pain fait de pure fleur de blé, bien levé et bien cuit, quelques chairs de veau, d’agneau ou de volaille, en bannissant les épices et les viandes salées. Peu de vin, aucune chose lourde, et penser uniquement au nourrisson en éloignant les songes et les faits amoureux. Les œufs mollets, les bouillies de farine et les pieds de cochon d’Inde devaient garder au lait sa blancheur et sa douce force.

Sylvie aurait voulu nourrir son enfant, mais Claude ne l’avait pas permis, lui trouvant trop de fragilité.

Elle gisait sur une chaise longue, dans un amas de dentelles. Les femmes du pays la visitaient, quittant leurs sabots et entrant nu-pieds ou en chaussettes de laine. Elles donnaient des conseils, cherchaient et retrouvaient le bon chemin des coutumes. Mais Jeanne Cabiaud était maîtresse en ces choses. Déjà l’enfant avait mangé un morceau de pomme cuite le vendredi qui avait suivi sa naissance et il serait fort pour toute sa vie. Il faudrait lui tailler les ongles sous un rosier blanc, pour qu’il ait une voix qui répande un charme.

Sylvie chantait, pour l’endormir, ces berceuses qui se balancent sous le seuil entr’ouvert de la vie, des chansons simples avec des silences ; il n’est pas besoin d’élever la voix, quand le jour d’un petit enfant blanchit le ciel.

Elle et Claude, ils s’en revenaient, tout émerveillés, vers le temps de l’enfance. Ils repoussaient les inquiètes pensées ; de la blancheur les couvrait. Jeanne Cabiaud avait conjuré le mauvais sort en attachant au cou de la nourrice un sachet d’étoffe plein de gros sel.


Le comte annonça son retour par une lettre de Paris. A peine était-il revenu en ses terres de Villemonteil, qu’il fut attaqué par une troupe de paysans armés de faulx et qui avaient juré d’arracher des tourelles et des toits les girouettes dont ils étaient ornés. Il rassembla ses gens, fit déployer le drapeau rouge et lut à haute voix la loi martiale. Puis il donna l’ordre aux agresseurs de se retirer. Comme ils refusaient, il monta à cheval, et les dispersa sans effusion de sang. Le lendemain, au point du jour, ils assaillirent Villemonteil, au nombre d’environ trois cents. Ils incendièrent une aile du château qui, en cette saison chaude, brûla avec une effrayante rapidité. Le comte, surpris sans armes, eut le temps de sauter à cheval et de s’enfuir sur la route de Poitiers. Ces sinistres nouvelles furent cachées avec soin à Sylvie.

Un matin du mois d’août, Jacques Chabane vint au château d’Argé. Il était vêtu pauvrement, mais avec beaucoup de propreté et quelque recherche. Il osait enfin se servir de ces paroles inutiles et polies qui distinguent les hommes de qualité. Il présenta ses respects à Sylvie et son regard était plein de gravité. Claude refrénait son impatience en l’entendant dérouler son discours. Mais il lui prêta une grande attention quand il s’écria :

— Les événements qui viennent de se passer à Villemonteil sont déplorables. Il faut que l’ordre ne soit point troublé. Aussi, en suivant l’exemple que nous donne la ville de Limoges, ai-je assemblé de bons garçons, dans le dessein de former une milice à Bonnal, dont j’ai l’honneur de vous offrir le commandement.

Ayant prononcé ces paroles, il tremblait d’une secrète fierté. Ainsi, il avait le pouvoir d’honorer Claude d’Argé. Le feu caché qui couvait dans les livres de Rousseau était saisi par le souffle du siècle finissant, qui le porterait au nouveau. On ne les avait écrits ni lus en vain.

Claude d’Argé prit familièrement par le bras Jacques Chabane et sortit dans la cour. Il le remercia avec bonté et dit :

— Il faut que nous préservions le pays et, partant, le roi.

Il appuya, à dessein, sur le mot « nous » ; et Jacques en aurait crié de joie. Il poursuivit sur le ton de la conversation, comme s’il eût parlé à un égal :

— Les nouvelles qui sont arrivées de Limoges nous ont appris que les compagnies de garde nationale se sont assemblées sur le cours Tourny, à l’ombre de leurs drapeaux. Que n’y étions-nous ? Une grand’messe, m’a rapporté le curé Broussel, a été chantée par l’abbé Tanchon, chanoine de la collégiale, en l’église de Saint-Martial. Un festin a rassemblé dans la salle des Feuillants officiers et sous-officiers. Ceux de royal-Navarre y étaient conviés. On a bu sans économie au roi, à la nation, à l’Assemblée et à la garde civique.

Puis il parla de l’agression qui avait ruiné Villemonteil.

— Si vos terres étaient menacées, je saurais les défendre, repartit Jacques.

Il maîtrisa ce premier mouvement et ajouta :

— Pourquoi le comte a-t-il quitté Villemonteil ? L’absence est chose terrible.

Claude d’Argé ne répondit pas à cette question âprement posée. Mais il parla de la malice qui allait se former.

— Je sais que l’uniforme blanc est aujourd’hui remplacé par l’uniforme de la garde parisienne : bleu de roi, revers et parements blancs, collet rouge montant, doublure blanche avec passepoil rouge, veste et culotte de drap blanc à boutons dorés, chapeau bordé d’un galon noir et paré de la cocarde tricolore. Je ferai les dépenses qu’il faudra pour que notre troupe soit bien équipée. Adieu, monsieur, vous pouvez compter sur moi.

Il avait hâte de le congédier, car il ne pouvait plus soutenir son regard.

XIV

La fin de l’année 1789 fut marquée par maintes violences. Une bande avinée assaillit l’église dans la semaine de Noël. Des bouviers, des artisans, des femmes traînèrent les bancs de la maison d’Argé à travers la nef et les brisèrent sur la place. Le curé Broussel tenta de s’y opposer. On le repoussa et un langueyeur menaça de lui arracher la langue ; il s’agenouilla alors devant l’autel et pria, tandis qu’une ronde se formait autour des bancs, que l’on avait enflammés. La milice accourut pour dissiper les factieux. Claude d’Argé fut entouré d’énergumènes et frappé. Jacques Chabane le sauva en appelant à l’aide son père qui, de ses bras noueux, le dégagea. La danse reprit de plus belle et des filles haut troussées, au milieu des rires, sautèrent le bûcher. Jacques Chabane, dans l’uniforme que Claude d’Argé avait payé, s’effrayait de ce brusque débordement.

La nuit arriva et, dans l’église, le curé Broussel, soutenant son corps de ses mains jointes et appuyées sur les marches de l’autel, priait toujours. Quand il monta à la tribune pour sonner l’Angélus, il vit avec douleur que l’on avait coupé les cordes. Il dit à genoux la prière angélique et la cloche sonnait quand même dans son cœur.

XV

Par une journée de janvier 1790, un homme à cheval porta une lettre au comte d’Argé et repartit à la nuit tombante. Elle était datée d’une ville des Flandres. Le comte mandait à son fils qu’il avait quitté la France pour mieux servir le roi. Le temps était proche où il serait délivré et le pays avec lui. « Songez, monsieur, écrivait-il, en terminant une longue lettre où il exhalait sa colère et son espoir, songez, le moment venu, à rallier les fidèles troupes qui vont sauver, aux regards de l’Europe indignée, l’honneur du royaume. » Ce ton élevé cédait en s’achevant sur la plainte d’un vieil homme qui n’avait pu embrasser son petit-fils.

Claude était déchiré par des sentiments contraires : devait-il abandonner, même un jour, Sylvie et son fils, en ces temps de trouble ?

Il avait commandé quelque temps la troupe qui se décorait du titre de milice et qui obéissait avec impatience. Il la confia aux soins de Jacques Chabane.

Le 18 janvier, des femmes hardies pénétrèrent dans la cour, et demandèrent qu’on leur montrât Marie-Gabriel. Sylvie eût volontiers contenté leur désir où il entrait bien peu d’amour. Mais Jeanne Cabiaud parut sur le seuil, la coiffe en bataille, et les traita de gourgandines qui n’étaient pas dignes d’approcher un ange du bon Dieu. Mal lui en prit. Elle fut troussée en plein air, fouettée avec des baguettes vertes, et laissée pour morte après avoir crié les injures les plus sanglantes. Claude, pendant ce temps, était à Bonnal et, revenu au château, il trembla en pensant que ces folles eussent pu renverser le berceau de Marie-Gabriel, et malmener Sylvie.

Le curé Broussel trouvait à peine le morceau de pain qui le nourrissait. Il vint à Argé, après avoir dit la messe de la Chandeleur, où n’assistaient que peu de fidèles.

Comme il entrait dans la chambre où dormait Marie-Gabriel, Sylvie ne put retenir un cri. Il était décharné et ressemblait à un agonisant qui se serait levé pour mourir au lieu qu’il aurait choisi.

— Madame, j’ai cru tomber à l’autel en cette fête de la Chandeleur. Nous voilà arrivé au temps où le feu ne dispense plus de lumière. Les réserves de cire sont brûlées, les abeilles sont parties…

Claude fit apporter quelques aliments, qu’il mangea avec avidité, après les avoir bénits. Un peu ranimé par le feu de bois, il dit :

— L’église est déserte, et je dois m’en aller par les chemins, afin de rallier les quelques brebis qui reformeront le troupeau, plus tard, quand elles auront cessé de trembler.

Sylvie pleurait et ne pouvait parler.

— Il ne faut pas pleurer, mon enfant, mais plutôt se réjouir. Peut-être nous sera-t-il donné de souffrir et de mériter. Je ne veux pas encore mourir, car, au penchant de mon âge, je vois se lever le soleil des martyrs dont je désire recevoir quelques rayons sur ma tête, si Dieu pourtant m’en fait la grâce. Je vous demanderai un peu de ce pain que les hommes ne me donnent plus, me jugeant inutile et fâcheux. Il apparaît que les âmes n’ont plus faim.

Claude et Sylvie s’indignaient ; il leur imposa silence. Et avant de partir, il fit avec le pouce le signe de la croix sur le front de Marie-Gabriel, qui dormait et ne s’éveilla pas.

XVI

Suivant l’institution de l’Assemblée nationale du 11 décembre 1789, les habitants propriétaires de Bonnal furent convoqués par les syndics pour la nomination du premier maire. Ils se réunirent dans la maison commune le 21 février, afin d’accomplir ce devoir. Jacques Chabane faisait l’admiration de tous dans son uniforme neuf. Il portait haut la tête et criait sa fidélité à la Nation et à la Loi. Il regretta que Claude d’Argé ne fût pas présent, pour qu’il pût voir en quelle considération on le tenait, lui, fils d’un forgeron de village. Au milieu de ses compatriotes, il goûtait le règne du peuple.

Une table ayant été recouverte d’un mauvais tapis et entourée de chaises où des privilégiés pouvaient s’asseoir, on procéda à la nomination d’un président et d’un secrétaire. La pluralité des voix fut en faveur de Jean Chabane, forgeron, et de Victorin Chansac, marchand d’épices au bourg. Ils prirent place au bureau et Jean Chabane, président, jura de maintenir de tout son pouvoir la constitution du royaume, d’être fidèle à la nation, à la loi, au roi, et de choisir les plus dignes de la confiance du peuple. Cela fait, trois scrutateurs furent nommés, au nombre desquels se trouvait Jacques Chabane. Les billets recensés, leur nombre étant égal à celui des votants, le nom de Pierre Forclos, ancien greffier à la lieutenance d’Uzerche, qui vivait bourgeoisement à Bonnal, fut retenu et mis en lumière. L’assemblée allait nommer le maire par liste individuelle. Chacun porta son billet dans un pot de faïence, que surveillait Jean Chabane. Les billets recensés, comptés, ouverts et vérifiés, la majorité absolue se prononça en faveur de Pierre Forclos.

Jean Chabane proclama son nom. Il accepta l’honneur et la charge. Sortant d’un groupe de paysans où il se tenait caché, il vint au centre de la table. Le jour baissait et l’on ne voyait que bien peu un petit homme à la figure jaune sous des cheveux poudrés. Mais quand on alluma les chandelles, que l’on avait plantées dans des goulots de bouteille, ses yeux brillèrent d’un éclat froid sous des paupières clignantes de vieux matou. Un sourire démentait son air modeste et une sorte de lueur glissait entre ses lèvres serrées.

Il parla sur un ton aigre. Les hommes devaient s’unir et ils seraient forts en restant fidèles à la fraternité jurée. Amitié, union, fraternité, voilà qui tiendrait la nation, le peuple et le roi en un très bon point.

— Nous sommes les amants de la Liberté. Si quelque tyran la violait, cette vierge très pure, nous saurions la défendre jusqu’à la mort.

Jacques Chabane donna le signal des applaudissements et l’assemblée admira cet homme passionné, sans bien comprendre le sens des paroles qu’il prononçait en avançant la mâchoire, comme on mord une balle avant de faire feu.

Il s’étonna que le seigneur d’Argé fût absent. Puis il déclara :

— Le peuple ne doit pas se livrer à des violences, qui sont éloignées de son âme bonne et sensible. La loi est un glaive suffisant. La nation ne craint pas ses ennemis ; elle saura les réduire en poussière, mais avec ordre.

La flamme des chandelles, que l’on oubliait de moucher, s’étirait et allumait d’étranges reflets. Il fallait terminer cette soirée mémorable. L’élu parla de lui-même. Il n’était pas digne de l’honneur qui lui était fait, mais il s’efforcerait de le mériter.

— Ne m’avez-vous pas vu cheminer dans les sentiers de la vertu, porter dignement un veuvage précoce, garder dans une sublime pauvreté un silence de réprobation, quand les nobles régnaient avec impudence ? Je suis venu parmi vous après une carrière d’esclavage et je savais bien que cette heure sonnerait.

Jacques Chabane vint l’embrasser dans un premier mouvement d’enthousiasme. Des hommes l’emportèrent sur leurs épaules, comme ils auraient fait d’un petit gibier, mais avec plus d’orgueil.

— Il est maigre et fier comme le coq, cria-t-on.

Victorin Chansac précédait le cortège qui se formait. La municipalité se rallia autour d’une table longue, à l’auberge. Les pots de vin apparurent et l’on donnait à boire par la fenêtre basse, aux citoyens qui n’avaient pu pénétrer dans la salle.

XVII

Le 20 avril, l’état-major de la garde nationale de Limoges envoya aux citoyens et aux camarades de Bonnal une lettre qu’un homme éloquent avait dictée. Pierre Forclos en donna lecture dans la salle commune, avec tant de feu que les larmes montaient aux yeux de ceux qui l’écoutaient.

« Union, force, fidélité, voilà notre devise. Son emblème doit être tracé sur tous les drapeaux de la garde nationale, comme il se trouve figuré sur la poignée de nos sabres. Gravons-le à jamais, cet emblème précieux, sur nos armes et surtout dans nos cœurs. Il soutiendra le courage qui nous anime. Il en imposera aux ennemis qui voudraient l’abattre et nous les verrons peu à peu se désespérer d’être isolés, foulant aux pieds les diatribes que le souvenir des préjugés leur dictait, se mêler à nos concerts de félicitations pour l’Assemblée nationale et pleurer d’attendrissement de se voir admis à participer au serment d’une inviolable fidélité, à la nation, à la loi et au roi. Nous les verrons pénétrés du bonheur général, se présenter devant l’autel de la patrie, y faire le sacrifice honorable de leur fortune et de leur vie. Pour les y engager, empressons-nous, chers camarades, de leur donner l’exemple. »

Pierre Forclos osait à peine commenter cette lettre auguste. Une sorte de divinité se levait et il tremblait d’idolâtrie. Son trouble se dissipant, il prononça un discours coupé d’exclamations et il frappa du poing sa poitrine creuse avec tant de force qu’une femme s’écria :

— Oh ! Pas si fort, tu vas te tuer !

Il poursuivit, dressé sur la pointe des pieds :

— Je ne vois pas le seigneur d’Argé ! Sa place est au milieu de nous. Nous mépriserait-il ? A-t-il oublié qu’il commande la compagnie de Bonnal ? Si cela était, il mériterait la mort.

Victorin Chansac gronda des paroles de menaces :

— On pourrait bien lui faire danser la bourrée d’Auvergne !

Une rumeur de colère s’éleva de l’assemblée peu nombreuse, mais résolue. Quelques garçons se précipitaient vers la porte. Jacques Chabane les arrêta. Sa haute taille, son regard en imposèrent aux plus effrénés. Il pensait à Sylvie, qui veillait près de son enfant.

— Camarades, cria-t-il, Claude d’Argé n’est pas un ennemi de la nation, bien au contraire ! Il n’a pu venir parmi nous, car il est au chevet de sa femme, qui est d’une santé fragile. Si nous avons l’étoffe de vaillants soldats, nous ne sommes pas des hommes sans entrailles ! En l’absence de Claude d’Argé, je demande que six gardes nationaux soient envoyés à la fête qui se déroulera à Limoges le 9 mai prochain.

Pierre Forclos approuva prudemment Jacques Chabane et la réunion s’acheva sur des paroles de bonhomie.

XVIII

Claude ne s’abandonnait pas aux regrets. Lui qui avait été formé pour les douceurs et les harmonies de la vie, il était à présent plein de courage. Il évitait de considérer Sylvie avec des regards trop tendres, et il s’appliquait à refouler son amour quand le service du roi l’appelait.

Tout était préparé pour qu’il pût quitter le château, à la faveur de la nuit. Il gagnerait les Flandres, muni de passeports, et voyagerait sous les apparences d’un marchand. Il fallait sauver le roi et le sang de sa noblesse le couvrirait de la plus belle des pourpres.

Sylvie cachait ses craintes. Une grande angoisse la tenait parfois, quand elle veillait près de Marie-Gabriel. Mais si elle avait voulu retenir Claude, elle sentait bien qu’elle ne l’aurait pu. Il était bien changé. Son visage devenait sévère ; il avait l’aspect d’un homme qui écoute une voix incessante.

Un soir de mai, il la conduisit dans le parc, comme autrefois. Les jeunes fleurs ouvraient leurs boutons, la feuille des chênes se dépliait aux rayons de la belle saison.

Ils vinrent s’asseoir sur un banc de bois, qui était niché dans une charmille. Sylvie ne parlait pas ; elle levait la tête vers celui qui allait partir. Elle appuyait ses mains jointes sur son épaule.

— Sylvie, lui dit-il, ne nous plaignons pas ; le danger nous mesure. Fasse le ciel qu’il ne nous trouve pas de chétive qualité.

Elle se taisait, recueillant l’accent de la voix chérie.

— Quelques combats, une chevauchée, et nous reviendrons. Vous ne resterez pas longtemps seule.

Elle lui souriait, refoulant sa peur et lui, il la regardait pour emporter ce sourire, une rose blanche coupée dans un bosquet de féerie, quand la première étoile tremble et que l’on s’en va.

XIX

Jacques Chabane parut au château d’Argé l’avant-veille de son départ pour Limoges, où le drapeau d’union serait levé sur le peuple.

Il fut introduit dans la grand’salle. Où était la splendeur passée ? Jeanne Cabiaud et sa fille servaient sans faste, aidées par quelques jeunes chambrières. Il salua Sylvie et attendit que Claude lui offrît un siège. Puis il annonça que six gardes nationaux avaient été désignés pour assister à la fête de la Fédération ; il acceptait l’honneur de les conduire.

— On s’est étonné, monsieur, de votre absence. Il s’en est fallu de bien peu que des garçons excités ne vinssent attaquer Argé et demander raison de ce qu’ils considéraient trop vite comme une marque de mépris. J’ai su les en empêcher.

Il se tourna vers Sylvie, qui le remercia avec bonté.

— Ils se seraient bien trompés ; on ne méprise que ce qui compte ! dit Claude.

— Ah ! monsieur, repartit Jacques Chabane, je prends vos paroles comme une simple boutade !

Mais sa colère se fondit dans le doux regard de Sylvie.

— Je n’ai pas voulu parler de gens qui sont attachés au roi, mais de factieux qui ont ruiné Villemonteil.

— Il ne faut pas trop parler de Villemonteil, dont le maître est absent. Mais j’ai désapprouvé ces désordres.

Sylvie changea le cours de ces paroles ; elle s’anima de gaieté factice et brillante.

— Monsieur, faites-nous ce soir le plaisir de manger avec nous un bien modeste repas.

Jacques fut si interdit de cette invitation, qu’il s’inclina sans pouvoir répondre. Elle le considérait d’un œil clair, heureuse du trouble qu’elle éveillait en lui. Il maîtrisait avec peine son orgueil. Pour la première fois, il allait s’asseoir à la table des maîtres d’Argé.

Claude appela des jours où le roi et le peuple formeraient une grande harmonie.

Le soleil descendait ; par les fenêtres de la salle où le couvert était mis, il répandait sa pourpre, mêlée à la verdeur des prairies. Et du foyer des collines, la première étoile gagna le ciel, où elle trembla comme une pointe d’épi.

— Comment ne pas se sentir plein de paix, dit Jacques. La nature, selon Rousseau, nous y invite ! Qui peut songer à cette heure qu’un renard rêve d’égorger quelque lièvre innocent et que le reptile va dormir pour mieux fasciner demain l’oiseau sans défense !

Il cherchait une réponse dans les yeux de Sylvie, qui ne se détournaient pas. Quand le repas fut annoncé, elle pria Jacques, avec une grâce merveilleuse, de s’asseoir. Elle lui demandait s’il préférait tel mets à tel autre et s’efforçait de voiler sous des paroles ravissantes tout signe de hauteur. Au dessert, Claude déboucha un flacon d’un vin de Montbasillac.

— Je sens, mon cher Jacques, dit-il, que vous êtes attaché à notre maison. Il me plaît de voir en vous un défenseur de ma chère Sylvie et de notre petit Marie-Gabriel, si ce n’est de moi-même.

Jacques Chabane se leva pour mieux l’assurer de son dévouement. Et, s’asseyant de nouveau, il écoutait le charmant langage de Sylvie et il était éclairé d’une lumière enchantée. Le repas achevé, il osa demander à Sylvie qu’elle daignât jouer de la harpe. Elle accepta et le rayon de ses bras nus vibrait au regard de Jacques, plus que les cordes harmonieuses.

— Autrefois, murmura-t-elle, nous aimions, Claude et moi, à chanter de beaux airs, jusqu’au soir où nous avons senti se lever la haine près de nous.

Claude raconta comment un rôdeur avait jeté dans la salle un oiseau mort et souillé.

— Cela est triste, soupira Jacques Chabane.

Bientôt, il prit congé et s’en revint dans la nuit, où la lune, entre les arbres, mettait un accent de glace. Un moment, il s’arrêta de marcher et pleura.

XX

Quand Jacques Chabane regagna Bonnal, ayant joué son rôle dans les scènes de la Fédération, qui s’étaient déroulées à Limoges, il ne put reprendre tout de suite son marteau. Il médita sur cette journée pour ordonner les sentiments qui l’avaient traversé et il aperçut dans des profondeurs sa fortune qui lui faisait signe.

Il voulut retracer par écrit, sur un petit cahier, les phases de cette fête.

Le canon avait tonné dès le point du jour et les tambours battaient la générale. Les fédérés s’étaient massés sur la place d’Aisne et Jacques voyait encore se ranger avec superbe le régiment de cavalerie royal-Navarre.

Un chef qui caracole sur un cheval, en présentant au soleil sa poitrine où brille la goutte d’or d’une croix ; des soldats amis du danger ; un prêtre passionné qui chante sa messe devant quatre mille hommes en armes ; un général vieilli sous le harnois qui redresse sa taille pour prononcer son serment à la face de l’Éternel ; le cri : « Je le jure ! » qui sort de quatorze mille bouches ; ce spectacle formé par les hommes s’effacerait-il ? Ah ! vivent la nation, le roi, l’Assemblée, Lafayette, les gardes nationaux, le royal-Navarre ! Ah ! liberté chérie !

Quand tomba la nuit, les rues, les places s’éclairèrent de chandelles qui brûlaient aux fenêtres. La ville du feu qui nourrit la fleur de l’émail montrait son ardeur. A tous les carrefours, des chabrettes, des vielles jouaient des bourrées, le pélélé, l’aigue de rose ; et les danseurs se démenaient comme de beaux diables. Les Limougeaudes qui ont la jambe si fine, tournaient sans fatigue au bras de leurs galants. Jacques et ses compagnons s’en étaient donné à cœur joie.

Il tenta de réveiller ces heures qui avaient coulé trop vite. Il jeta sa plume avec colère ; tous les mots étaient vains. Jean-Jacques Rousseau, le sorcier, n’aurait pu que pleurer d’amour. Une seule tache, le silence du royal-Navarre et sa bouderie. Il n’avait pas courbé son étendard sur le passage de la bannière fédérative ! Une sorte de rocher humain ; quelques hommes seulement s’en étaient détachés ! Mais ces soldats étaient superbes. Il faudrait reformer leurs rangs.

« Il me semble que je me suis bien tenu, songeait Jacques. Sylvie m’aurait trouvé beau ; des femmes m’admiraient. »

Il s’accouda sur sa pauvre table. La liberté était reine, mais il importait de lui former une couronne d’épées. Ceux qui ne voulaient pas de ses bienfaits devraient mourir. Ce royal-Navarre, quelques coups de canon l’eussent mis à la raison ; une fusillade et il aurait aimé la Liberté. Ceux qui refusent de voir, il vaudrait mieux leur couper les paupières.

Comme il rêvait ainsi, son père entra :

— Jacques, la soupe est prête. Tu peux venir la manger. Il y aura du travail demain à la forge. Tu m’as manqué tous ces jours-ci.

Il vint s’asseoir près du feu chiche de la cheminée ; et sa mère tricotait en silence, près des enfants, qui jouaient sur la terre battue.

XXI

L’automne de 1790 arriva. Quelque temps, Claude avait espéré que l’ordre serait rétabli sans coup férir, mais à présent se resserraient autour du château la suspicion et l’envie. A Bonnal, il ne pouvait servir le roi. Le 8 novembre, tout fut préparé pour son départ. Il allait rallier l’armée des princes. Dans l’écurie, un homme tenait prêts deux chevaux de selle, qui feraient la route jusqu’à Poitiers. Tout avait été prévu. A Paris, des gens de confiance, envoyés par le comte d’Argé et Félicité de Flamare, faciliteraient l’émigration de Claude.

Ce soir, à la nuit tombante, le curé Broussel vint au château. Il était plus hâve que jamais.

— Je me demande, l’abbé, dit Claude, comment le vent qui souffle ne vous a pas emporté.

Le curé ne releva pas cette boutade ; il savait bien que Claude allait partir et il était triste.

— Les desseins de Dieu sont impénétrables, murmura-t-il. Vous quitterez pour un temps votre terre, et moi je dois abandonner l’église où j’ai beaucoup prié. Je ne prêterai pas le serment de liberté et d’égalité. Le trouble est partout, la paix cependant éclaire mon cœur et rien ne saurait l’en arracher, si ce n’est moi-même, en écoutant les conseils d’un siècle effréné.

On servit le repas du soir. Sylvie contenait des sanglots et mangeait avec peine. Le sourire qu’elle voulait garder à ses lèvres éclairait faiblement sa figure pâlie et creusée. L’abbé Broussel, en rompant le pain de celui qui allait partir, priait en silence, et Claude affectait quelque gaieté. Dans trois mois, sans doute, le bon peuple acclamerait le bon roi. Il aiguisait son courage. Jeanne Cabiaud gardait l’enfant et pleurait sans bruit. Sylvie se taisait, de peur que sa douleur ne se répandît à la faveur des paroles. Elle se repliait, ayant appris à souffrir.

L’abbé Broussel se leva et dit les grâces. Claude l’accompagna jusqu’au seuil ; la nuit d’automne froide et ventilée poussait la porte. Il se tourna vers le curé :

— Bénissez-moi, mon père, comme on bénit ceux qui vont au loin.

Il s’agenouilla et sur sa tête s’ouvrit le signe de Celui qui est mort pour le salut du monde. L’abbé s’éloigna dans le vent qui soufflait de l’Ouest.

Il pouvait être huit heures de relevée. Jeanne Cabiaud mordait son tablier pour s’empêcher de crier.

Claude prit dans ses bras Marie-Gabriel et le petit dodelinait sa tête où les cheveux faisaient comme une touffe de plumes. Il le reposa dans son berceau ; et il le caressa sous le menton pour le faire rire. Puis il le balança, pour qu’il s’endormît. Sylvie le considérait avec ardeur ; elle découvrait la fragile élégance de celui que la nature avait formé pour une vie facile. Le corps aurait-il la force de l’âme ?

Il s’habilla à la façon des hommes de négoce. Il sourit de se voir ainsi accoutré.

Dans la cour, deux chevaux sellés attendaient. Il voulut parler, mais il ne put que tenir embrassée Sylvie. Et, en étouffant le bruit de son pas, de peur d’éveiller Marie-Gabriel, il s’en alla.

XXII

Jacques Chabane apprit le départ de Claude d’Argé, mais, pour le moment, il lui plaisait d’en ignorer les vrais motifs. Il se traçait une ligne de conduite, à l’exemple des héros dont il avait lu l’histoire. Il délaissait la forge où le travail n’abondait pas, les terres demeurant en friche, par grandes étendues. Il passait des journées et des nuits de veille, à lire pêle-mêle les livres de l’Encyclopédie, qu’il avait empruntés à la bibliothèque d’Argé. Il repoussait à présent les Mémoires d’un homme de qualité, où il méprisait une vie trop facile ; cette Manon, qui l’avait fait tant pleurer, il la plaignait d’être tombée dans les pièges de l’or et du plaisir, tendus par un garçon que les vices de la noblesse avaient corrompu, et qui, en d’autres temps, eût fourni l’étoffe d’un héros. Il apprit les lois de la physique et de la chimie, les éléments de la philosophie ; il poussait son intelligence dans ces domaines jusque-là fermés. Les hommes étaient malheureux parce que trop ignorants ; la religion attachait un bandeau sur le front de ceux qui tournaient à la meule. Et quand il démêlait quelque problème, une chaleur d’orgueil lui montait aux joues.

Pousser en avant son esprit, cela était nécessaire, mais il fallait aussi endurcir le corps, le préparer aux combats. Cette garde nationale, ce n’était qu’un troupeau ; il entrerait dans les cohortes et retrouverait le pas romain qui fit trembler l’univers.

Il s’exerçait à tirer au pistolet et il cassait une branchette d’arbre à une bonne distance. Il élevait et abaissait, pour le roulement de ses muscles, un fort essieu de voiture qui se rouillait devant la forge de son père. Il s’habituait à courir d’un pas cadencé dans la campagne, en des solitudes. Il éprouva ainsi le souffle de ses poumons. Bientôt, peut-être, il bondirait pour des assauts ou se plierait au rythme des longues marches dans la nuit. Sur un vieux cheval de trait, il aimait à sauter et à réussir ces mouvements de voltige qu’un ancien dragon lui avait appris.

Il démêla vite que le comte et son fils quitteraient la France, mus par des desseins inavoués. Ils allaient vers la défaite, car la nation était souveraine et serait terrible. Ces nobles se prenaient en des lacets de procureur. S’ils étaient montés à cheval, d’un seul élan, pour défendre, épée à la main, pistolet au poing, leurs privilèges, qui les aurait arrêtés ? Le marteau bien manié assouplit le fer, à coups redoublés. Tant pis pour ceux-là qui n’avaient pas su garder leur pouvoir. Il sentait avec force que la considération de ses compatriotes l’entourait à présent comme celle qu’il eût reçue étant noble, avant la révolution. Quand il passait dans les ruelles de Bonnal, il voyait bien qu’on l’admirait. Dans la salle commune, sa parole était écoutée des vieillards ; et des femmes l’applaudissaient.

Sylvie était seule ; il désira de courir vers elle, et plein d’une joie si sombre de savoir qu’elle veillait sans défense, sublime et fragile, sur le berceau de Marie-Gabriel, qu’il en fut effrayé. Le cœur ne devait pas sauter comme le chevreau. Il attendrait, en se maîtrisant, d’aller la voir en cet air nouveau qui l’entourait depuis que Claude était parti. Une espérance folle se levait dans le silence de ses nuits ; il baisait la miniature qu’il glissait sous son oreiller. Malgré l’ombre, la couleur du visage chéri rayonnait comme d’un soleil caché.

Après une semaine d’attente volontaire, il prit la route d’Argé. L’automne soufflait ses cendres ; dans les brouillards qui se déroulaient en fumées, des arbres dépouillés de leurs feuilles ressemblaient avec leurs ramilles serrées à quelques filets qu’un gel fabuleux aurait durcis au point de les empêcher de retomber sur des océans de brume. Dans leurs mailles ne se prenaient que les vapeurs de la nuée ou quelques corbeaux croassant.

Si Jacques Chabane, qui avait lu les Rêveries d’un promeneur solitaire, découvrait un peu du mystère de la nature, la mélancolie du sol et des eaux ne pouvait rien contre son cœur trop vif. A son gré, Sylvie lui souriait, oubliait Claude, et elle ne souffrait pas de son départ. Mais vite il rappelait la réalité dont on sent le poids. Il se demandait comment il occuperait la vie de celle qu’il osait aimer, comme les grands capitaines, mêlant force et ruse, occupent la plus belle des villes. Il se méfiait de soi-même et des premiers mouvements qui l’agitaient, pour n’en garder que l’utile et le possible.

Quand il pénétra dans la cour d’Argé, une sorte de tristesse sortait des murailles et des fenêtres mi-closes. De la meute des chiens, ne restait qu’un vieux labri à la gueule enrouée. L’herbe poussait entre les pavés ; l’immense verger n’était plus cultivé, sauf une parcelle.

Il attendit à la porte et frappa plusieurs coups qui éveillaient de longs échos. Il découvrait la misère de ce manoir formé pour des hommes puissants et qui n’était plus habité que par une femme et un petit enfant.

Jeanne Cabiaud, en ouvrant la porte verrouillée, s’écria d’une voix plaintive :

— C’est toi, Jacques Chabane, je ne sais pas si la pauvre Sylvie a le cœur d’écouter quelqu’un.

— J’ai à lui parler de choses pressantes, dit-il avec fermeté.

Jeanne Cabiaud le fit entrer, ne voulant pas mécontenter ce garçon. Il entendit la voix de Sylvie ; elle jouait sans doute avec Marie-Gabriel. Il monta le grand escalier tournant, jusqu’au seuil d’un boudoir plein des grâces finissantes du siècle. Comme il frappait à la porte, il entendit les coups de son cœur et s’efforça en vain de l’apaiser. Sylvie vint ouvrir ; elle ne s’étonna point. Et comme pour prévenir toute question, elle dit :

— M. d’Argé, vous le savez peut-être, est à Paris pour régler des affaires d’intérêt. Je ne sais quand il reviendra. Il aurait voulu vous voir avant de partir.

Jacques Chabane regretta de n’avoir pu le saluer.

— Cette absence, dit-il, ne sera pas longue. De méchants propos courent déjà. Je saurai les étouffer.

Elle leva sur lui un regard d’amitié assombri par le souci. Jacques admirait en secret cette femme que la douleur avait mûrie. Un feu de châtaignier craquait dans la cheminée et le jour mourait. Dans une girandole d’argent, elle alluma trois bougies :

— On a posé les scellés au château de Villemonteil et fait l’inventaire. Cela est indigne.

Il écoutait avec ravissement le son de sa voix ; tant de beauté effaçait les mouvements de la révolution.

— Madame, dit-il, je suis votre serviteur et si vous daignez le permettre, votre humble ami. Vos grâces valent plus qu’un royaume. Moi vivant, il ne vous sera fait aucun mal.

— Je pense surtout à mon enfant.

Comme elle prononçait ces mots, deux gouttes d’un ciel infini brillèrent dans ses yeux, et un soupir gonfla sa gorge peu découverte. Le malheur ne pouvait flétrir la fleur de jeunesse en sa première saison. Jacques Chabane la regardait, émerveillé. Être un homme de qualité et se jeter aux pieds de cette femme, essuyer un refus, mais en formant un aveu plein d’orgueil et de douceur !

Il s’humiliait devant elle, baissait les paupières pour cacher des regards de feu et son amour le brûlait. Il éloigna enfin tant de trouble et, cruellement, il sentait que Sylvie n’aurait pu croire qu’il osât l’aimer.

L’enfant s’éveillait ; elle balança le berceau et chanta un de ces airs qui sont marqués d’un rythme bourdonnant et voilé. Elle considérait Jacques avec des yeux pleins de la clarté des cœurs purs.

— Mon enfant est beau, murmura-t-elle.

— Il vous ressemble, madame, dit-il d’une voix rauque.

Elle se tourna vers Marie-Gabriel, dont on ne voyait que les petites mains fermées.

Il se leva et dit tout bas :

— Le départ de M. d’Argé, c’est chose bien grave, madame.

S’il n’émouvait Sylvie par l’amour, il la toucherait du moins par la crainte ; ainsi, l’atteindrait-il au fond du cœur. Elle tressaillit et il eut la joie non pareille de l’entendre murmurer, penchée vers lui :

— Jacques, je vous supplie de nous protéger. Notre sort est entre vos mains. Je sais que Pierre Forclos est notre ennemi juré. Soyez notre ami.

Il crut défaillir dans le souffle de sa bouche. Il vit se lever, à la lueur des bougies, la lumière de ses mains tendues ; et voilà que paraissait la peur, une alliée qui rapprochait de lui celle qu’il considérait jadis comme une fée et qui était à présent une femme mortelle, de chair et de sang, implorant secours.

XXIII

Pierre Forclos se présenta au presbytère. L’abbé Broussel le reçut dans une chambre aux tentures moisies. Il se tenait assis auprès d’un feu de branches qui fumait. Il ne se leva pas de la chaise où il tremblait de froid.

— Que voulez-vous, monsieur ? dit-il en tournant la tête.

— Citoyen, repartit Forclos, en ôtant à regret son chapeau, je dois vous rappeler que le jour est proche où vous devez prêter le serment d’égalité et de liberté. La loi, vous le savez, a été sanctionnée et acceptée par le roi, en date du 26 décembre 1790. Nous avons eu la bonté de vous donner le temps de réfléchir. J’ai pensé que ce serment devait être entouré d’une certaine pompe, dimanche prochain, dans l’église, en présence de la municipalité.

L’abbé Broussel se leva et considéra Pierre Forclos.

— Monsieur, vous me demandez ce que je ne peux vous accorder. Le procureur-syndic m’a dicté des ordres, mais j’ai conclu un pacte avec mon Seigneur en dehors des hommes. Une âme sous l’empire de Dieu, vous ne pouvez qu’en briser la chaîne misérable qui est mon corps.

— Vous commettez là, citoyen, s’écria Forclos, une insigne folie.

— La folie de la Croix, dont parle l’apôtre Paul. Que pouvais-je donner quand les temps étaient faciles ? Je bénis mon Seigneur qui éprouve son serviteur très humble.

Forclos haussa les épaules et dit en tournant sur les talons :

— Vous ferez donc connaître votre refus.

Et il gagna la porte d’un pas rapide.

Le soir de ce jour, il reçut la lettre suivante, qu’il lut publiquement dans la salle commune : « Je soussigné, considérant qu’il m’est impossible de garder le troupeau confié à mes soins, contraint d’obéir à la Loi, je déclare à messieurs les officiers municipaux de Bonnal, que je quitterai ce soir le presbytère, me conformant ainsi aux ordres auxquels je ne défère que contraint et sans approuver la légitimité de la nomination qui sera faite à ma cure… »

Il commenta avec sévérité cet acte d’insoumission et l’assemblée, où la plupart ne savaient ni lire ni écrire, manifesta un violent mécontentement. Mais Jacques Chabane éleva la voix avec force. Il ne fallait pas montrer au curé Broussel des sentiments de haine qu’il ne méritait pas. Il avait été toujours bon et secourable aux pauvres gens.

— Citoyen, cria Forclos, tu déplaces la question. Je devrais te demander de retirer ces paroles, mais je ne le ferai, car je connais tes sentiments véritables.

Les regards de Jacques Chabane étincelaient. Il sortit de la salle en grondant que nul n’avait le droit de lui donner des leçons de civisme.

A la nuit tombante, le curé Broussel quitta le presbytère. Une métayère de La Fourcade, aidée de son homme, chargea sur une charrette quelques meubles et une caisse pleine de livres. Le curé suivit l’attelage. Il allait se réfugier sous le toit de ces bonnes gens. Il marchait en silence près des vaches maigres, dans le vent froid qui se levait, et il appuyait un coin de son manteau sur sa bouche.

Comme il arrivait près de l’étang de Bonnal, Jacques Chabane vint le saluer.

— Ha ! mon fils, ne me plains pas… Je vois les larmes de Dieu tomber sur la foule…

Jacques avait préparé des paroles de respect et d’orgueil. Au bord de la route, il s’arrêta jusqu’à ce qu’il ne vît plus l’homme courbé qui portait son âme, comme on cache sous son manteau une lampe qui rallumera le feu, pour la garder de la colère du vent.

XXIV

Le 15 mars 1791, Sylvie reçut des mains d’un inconnu déguisé en colporteur une lettre de Claude. Il était à l’armée du duc de Bourbon, dans le régiment de Conti-infanterie où son père commandait. Il annonçait à sa femme que l’hiver avait été dur ; bientôt le roi serait délivré et tout le pays avec lui. Le comte, malgré le poids des années, montrait la plus belle vaillance ; mais il avait tellement vieilli que Sylvie ne pourrait le reconnaître. Quelques mots d’amour éclairaient la fin de cette lettre. Deux lignes de tendresse fidèle et plus de cent d’un esprit guerrier. Il avait bien changé. « Mourrait-il pour moi avec autant de feu que pour le roi ? » se demandait Sylvie en se reprochant vite cette question qu’elle posait à son cœur plein du souvenir d’un Claude enjoué. Que deviendrait ce page charmant, plus fait pour être vêtu de satin et de soie que de drap rude ?

Sylvie, esseulée dans ce château trop vaste depuis que le tourment l’habitait, découvrait la dure condition des humains. Le prix du bois qu’elle faisait couper à ses frais, du pain et des aliments les plus simples, lui apparaissait cruellement, comme si, étant assise devant une table chargée des meilleurs mets du monde, un terrible hiver l’avait surprise, l’entourant d’un brusque désert. Elle avait vendu quelques bijoux qu’elle aimait, pour payer les dettes de la maison. Ceux qui travaillaient les terres ne portaient plus argent, volailles et paniers d’œufs. La plupart des domaines d’où sortait une vie fastueuse et facile restaient en friche. Elle n’osait rien demander. Elle qui n’avait jamais été très pieuse, élevée par une mère au cœur délicieux mais léger, elle se réfugiait dans la prière.

L’abbé Broussel disait chaque dimanche la messe à La Fourcade, sous le toit des métayers qui l’abritaient. Sylvie lui avait porté un calice d’argent et l’ornement blanc dont il se parait pour les offices des semaines de joie, dans la chapelle d’Argé. Elle cheminait par des sentiers détournés, pleine d’une crainte qu’elle offrait à Dieu en sacrifice, dans la campagne où elle n’était plus qu’une petite brebis isolée allant vers le bon Pasteur. On avait nommé à la cure de Bonnal un homme accommodant, mais le seul prêtre nommé par les âmes, c’était l’abbé Broussel. Dans le grenier de la maison paysanne qu’une lucarne éclairait faiblement, des planches qui avaient soutenu des sacs de blé, portaient à présent le Pain de vie. De vieilles gens et des enfants qui reformeraient le troupeau désolé, répondaient aux prières. Quand l’abbé, les mains ouvertes et élevées, se tournait vers les fidèles agenouillés et les invitait à prier avec lui, Sylvie découvrait sur son visage, éclairé d’une lumière intérieure, la preuve même de Dieu. Au fond des livres sacrés, il puisait les paroles où la douleur terrestre monte et va toucher le Saint des saints. Il gardait les vivants unis aux morts qui dormaient dans le cimetière de Bonnal. L’office achevé, il apparaissait vêtu de droguet, comme le plus humble berger ; il se rendait utile à ceux qui le nourrissaient en menant leurs troupeaux dans les champs.

XXV

Jacques Chabane voyait venir le temps où il pourrait montrer quelque héroïsme, mais les jours lui semblaient d’une monotonie odieuse. Ah ! la nation allait-elle crier au secours ? Aurait-on fini d’ergoter, de payer en paroles ? Avec des grappes d’hommes, ferait-on le vin des dieux ? Ils se tairaient, les fous, quand on leur enfoncerait un poing de bronze dans la bouche. Le sang du peuple, enfin versé, brûlerait la pourpre des rois. Les étendards de la mort et de la liberté arrivaient, penchés à l’horizon, sortes de grands feux couchés au souffle furieux qui sortait de poitrines si nombreuses qu’on ne les pouvait compter.

Dans la salle commune, Jacques Chabane, en qualité de secrétaire, recopiait les lettres que les administrateurs du directoire de Bellac adressaient à MM. les officiers municipaux de Bonnal, qui cultivaient leurs champs. C’étaient des mandements de l’imposition foncière que devait supporter la paroisse et de l’imposition mobilière de ladite, un état à remplir pour les charges locales de la municipalité. « Ne perdez pas de temps, citoyens, pour vous occuper de toutes les opérations préliminaires et indispensables ! » La missive demandait de la vigilance et de l’exactitude. Il s’agissait de patriotisme et de zèle pour la chose publique.

Jacques Chabane grondait de colère en remuant tant de papier. On parlait donc encore d’impôts ? Un bon sabre remplacerait parfaitement la plume que l’on arrache à l’aile des oies domestiques qui ne voleront jamais dans le ciel.

Pierre Forclos venait à son aide et blâmait ce qu’il appelait sa pétulance. Il s’asseyait gravement, chaussait ses besicles ; il aimait le murmure du bec de la plume taillée. Sur la table s’amassaient des pétitions qui demandaient des dégrèvements d’impôts, ou des suppliques pour des indemnités, quand une vache, un cochon avaient péri de mort accidentelle ou de maladie. Forclos, ayant travaillé quelque temps, repoussait les liasses de papier et faisait à Jacques Chabane des discours qu’il bouclait avec art. Il trouvait qu’on ne prêtait pas assez souvent le serment d’égalité et de liberté. Il aimait les serments répétés ; trop rares, ils perdaient leur pouvoir.

— A la façon dont un homme lève le bras ou présente la main, plus ou moins ouverte, je juge de la sincérité de son civisme. J’ai écrit, jadis, en des temps d’esclavage, quelques poèmes qui valaient bien ceux de Jean-Baptiste Rousseau. L’académie de Choufise, une admirable ville de trois mille feux, les a couronnés. Je les envoyai à M. de Voltaire, qui ne me répondit pas ; et j’ai connu dans la suite que le génie de ce prétendu grand homme était plus fait de carton que d’or pur. Le propre du génie est de rester ignoré ; dès qu’il est connu, il faut s’en méfier. Ainsi la lumière pâlit les beaux coquillages. C’est pourquoi j’ai voulu demeurer dans l’ombre. Mais j’ai écrit pour moi-même un poème sur la beauté que le bras donne au serment. Si Corneille vivait, il en serait jaloux.

Pendant qu’il parlait de la sorte, Jacques Chabane pensait : « Qu’arriverait-il si je baillais une chiquenaude sur le nez petit de cet homme ? » Et, plein de mépris, il souriait d’un sourire que Pierre Forclos prenait pour une marque d’admiration.


Il s’asseyait, le soir venu, près de la cheminée, dans la salle enfumée et basse où sa mère préparait de pauvres repas et vaquait aux besognes domestiques. Il contait à ses petits frères l’histoire des grands capitaines, qu’il arrangeait en forme de légende. Son père le regardait avec orgueil ; mais sa mère regrettait les beaux contes où les fées filent leurs quenouillées dans les landes et où les galants soupirent en rêvant à la bonne amie. Le règne de la liberté était venu ; le pot de la soupe bouillait toujours avec une noisette de lard et sans poule. La mère n’osait s’en plaindre à haute voix. Son fils, qui l’aimait, n’aurait pas craint de lui imposer silence au nom de la nation.

XXVI

Claude d’Argé et son père furent inscrits sur la liste générale, par ordre alphabétique, des émigrés de toute la République. Un arrêté du département avait constaté leur émigration, le 28 juillet 1792. Jacques Chabane savait que le directoire du district allait procéder à l’inventaire d’Argé et à l’estimation des domaines. Chaque semaine il venait au château et ne craignait pas d’être traité en suspect. Sylvie l’accueillait avec joie ; il était le seul ami qui lui restât fidèle dans la douleur. Elle en était très émue. Il s’asseyait près d’elle ; et, sous les regards de celle qu’il aimait plus que tout au monde, il devenait élégant et spirituel, comme un de ces hommes de qualité qu’il avait tant de fois enviés. Sa passion secrète répandait sur son visage un beau feu. Il arrivait que Sylvie oubliait le malheur des temps pour ne voir en lui qu’un aimable garçon. Quelquefois, il cessait de dire ces jolies paroles qu’il avait apprises dans les livres de l’abbé Prévost. Il laissait paraître son cœur ambitieux ; mais bientôt il modérait sa voix, adoucissait son regard, sentant bien qu’il faisait peur à Sylvie et que, à l’imitation des grands, il faut s’élever sans révéler son effort et son tourment.

Elle lui offrait quelques menus gâteaux où il baisait la trace de ses doigts. Il feignait d’admirer Marie-Gabriel, qui jouait près de sa mère. Un jour, Sylvie lui prit les mains dans un mouvement de reconnaissance :

— Jacques, vous êtes bon. Quand la révolution cessera et que l’ordre régnera de nouveau, je saurai reconnaître l’amitié et le dévouement que vous me montrez aujourd’hui.

Il aurait voulu l’étreindre et lui crier qu’il l’aimait. Il se maîtrisa à grand’peine et, pour cacher son trouble, il s’inclina en silence. Ce Claude d’Argé était un criminel qui trahissait la nation, mais cette femme était admirable !


Le 20 octobre, Jacques se présenta dans la matinée au château d’Argé, car, le soir même, le commissaire désigné par le district allait procéder à l’inventaire. Il dit à Sylvie d’un air grave :

— Madame, vous pouvez peut-être cacher quelques objets auxquels vous attachez une valeur particulière. C’est pourquoi je vous ai prévenue à l’avance.

Elle remercia dignement et pria Dieu de lui donner la force de supporter cette épreuve. Et lui, il la regardait, porté vers elle par une grande flamme qui le contractait.

Vers les quatre heures de relevée, le commissaire du district, qui se nommait Jean Laclôtre, se rendit à Argé, étant accompagné de Victorin Chansac et de Joseph Duchamp, conseillers municipaux à Bonnal. Le commissaire était un homme sanguin et vif, habillé de gros drap et portant haut la tête, comme si la hache de la loi le précédait. Jacques Chabane marchait à ses côtés et frappa à la porte maîtresse ; il n’eut qu’à la pousser, car elle était entrebâillée.

Jean Laclôtre attendit quelque temps dans le vestibule ; il s’impatientait ; bientôt Jacques Chabane vit avec saisissement paraître en haut de l’escalier qui enroulait la dentelle de fer de sa rampe, Sylvie qui tenait son enfant par la main. Elle descendit les marches dans une longue robe de soie, et si majestueusement, que les trois hommes se découvrirent ; c’était une petite princesse qui s’en allait, comme dans les grandes histoires du monde. Elle tourna vers Jacques ses yeux assombris. La première, elle parla :

— Vous venez, messieurs, pour faire l’inventaire du château qui appartient à Claude d’Argé ?

Elle eut la pensée de déclarer que son mari n’était pas émigré, mais elle la rejeta, ne voulant pas dissimuler quand Dieu lui envoyait de tels hôtes.

Jean Laclôtre annonça qu’il était en ces lieux pour exécuter la loi, datée des 12 et 24 mars 1792, et qu’il allait opérer en conformité d’icelle. Il sortit d’une poche de son habit une écritoire de cuivre et il tailla sa plume.

— J’obéis, messieurs, à la force de votre loi, dit Sylvie. Les portes ne sont pas fermées à clef ; souffrez que je ne vous suive pas.

Elle s’assit sur une banquette et elle tenait embrassé Marie-Gabriel. Elle pensait aux paroles que l’abbé Broussel redisait aux fidèles qui priaient dans le grenier de La Fourcade. Elle avait retrouvé dans un livre de la bibliothèque d’Argé le texte d’un sermon qu’il aimait à commenter, sur les âmes qui sont plongées dans la familiarité des ténèbres du purgatoire ou du monde. « Que cherchez-vous ? Pour voir où sont vos honneurs ? — Ah ! ne m’en parlez point ; ils ne sont plus. — Pour voir où sont ces beautés que vous avez idolâtrées ? — Hé ! elles se sont évanouies. — Pour voir enfin où sont vos biens ? — Je n’en ai plus. — Que cherchez-vous donc et que désirez-vous voir ? — Ah ! ce que je cherche et ce que je désire de voir, c’est Dieu seul ; c’est lui que je souhaite de voir, connaître, aimer et posséder. — Mais il faut encore fermer les yeux. — Hélas, après que mes yeux ont demeuré tant ouverts sans rien voir, il faut encore que je les ferme. Hé ! quelle peine et quel tourment. — C’est qu’il n’est pas encore temps de voir ce que vous désirez. » Sylvie sentait rôder autour d’elle ce feu purificateur dont parle l’homme de Dieu. Elle se repliait et souffrait dans une grande paix. Elle entendait à peine le commissaire qui désignait les meubles et les objets avant de les inscrire sur le cahier qu’il appuyait contre une planchette de bois. Il y avait tant de richesses qu’il aurait fallu plusieurs jours pour les inventorier avec un peu d’exactitude.

Jean Laclôtre dénombra à voix haute dans la galerie : huit pièces de tapisseries en découpures, quatre banquettes de moquette, une porte de toile piquée, une de serge verte, quatre fauteuils. Dans la chambre de M. d’Argé : six pièces de tapisseries, fond écarlate brodé aux armes de la maison ; une portière à bandes de moire, une commode en bois des Iles, avec un dessus de marbre ; un miroir à bordure de glace ; un coin de bois, une table verte ; cinq fauteuils en point de Hongrie, un autre couvert de toile, deux en paille ; un lit en niche, petit point or et argent, doublé de damas vert, la courtepointe et un soubassement de damas. Un bois de lit et deux matelas, un lit de plumes, un traversin, une couverture de laine d’Angleterre, une blanche piquée, un couvre-pieds en taffetas rayé, une table de nuit, quatre rideaux de fenêtre en deux pièces encadrés d’indienne. Dans la chambre de la petite niche : un lit de damas bleu et blanc, brodé de guirlandes, la courtepointe pareille…

Sylvie n’entendit plus la voix du commissaire du district. Marie-Gabriel se tourna vers elle comme pour l’interroger. Elle murmura en lui souriant :

— Sois bien sage, mon amour chéri… Ferme les yeux, dors, mon petit !

Et elle le berçait pour l’éloigner de ce monde.

Le pas de Laclôtre et des officiers municipaux retentit de nouveau. Sylvie perçut une plaisanterie étouffée et la réplique sévère de Jacques Chabane. Elle tressaillit quand elle put ouïr encore la suite de l’inventaire.

— Dans le grand cabinet : une tapisserie de camelot vert, la portière pareille, un paravent peint, une commode à dessus de marbre, deux tables de quadrille, une bergère couverte d’indienne, une duchesse tendue de taffetas vert, un gros carreau couvert d’indienne bleue, un sopha de damas brodé et paré de quatre mouchoirs des Indes…

La voix se perdait, puis redevenait claire :

— Une glace de cheminée, une pendule sur une console dorée, cent et trois tableaux de la maison, un guéridon, un écran de damas vert…

Choses immobiles, dénombrées ; un muet troupeau que l’on va tuer.

Le commissaire gagna la chambre qui s’ouvrait à côté du salon, où il trouva sept chaises et deux fauteuils de canne ; un sopha aux bandes de panne rouge et de tapisserie, une table de laque, fond noir, une pendule de marqueterie, un tableau d’Italie représentant le Seigneur et saint Thomas, un trumeau sur la cheminée en quatre glaces. Il recensa dans le cabinet de la Chine où volait encore l’âme fantasque de Mme de Flamare : une tapisserie de toile de perles encadrée de baguettes dorées, deux banquettes de basin brodé, couvertes de toile à carreaux ; un écran de découpures, une table de marbre, deux chandeliers de cristal, un trumeau sur la cheminée, en trois glaces. Il entra dans la chambre de damas cramoisi où la soie était galonnée d’or. Foulant de ses gros souliers le tapis de Turquie, il saisissait d’un œil vif le moindre objet qu’il notait avec tranquillité. Il ouvrit les armoires pleines de toiles, de couvertures, d’étoffes de toutes sortes.

— Est-il besoin de tant de choses pour vivre ? gronda-t-il.

Il remarqua que six chambres s’ouvraient sur le corridor du deuxième étage. Il nota : première chambre du corridor ; sous cette mention, il inscrivit quatre pièces de tapisseries de vendangeurs, six fauteuils de drap olive, un à cartouches de tapisseries. Il était gros et commençait à souffler. Il dit à Jacques Chabane, sans prêter attention aux deux officiers municipaux qu’il jugeait seulement capables de tirer le pis de leurs vaches :

— Je suis un artiste qui sais travailler le bois. Le district a compris que moi seul je pouvais dresser un inventaire convenable. Mais c’est dur ; un broc de vin ferait bien mon affaire.

Laclôtre, ayant inventorié les six chambres, arriva dans une salle qu’il appela : chambre au-dessus du cabinet. Six pièces de tapisseries de l’histoire d’Esther l’illuminaient ; un cabinet d’ébène se dressait dans un angle. Laclôtre le caressa de la main et soupira :

— Ça, c’est du bois ! Il s’est vendu au ci-devant diable, celui qui l’a sculpté !

Il monta au grenier et, dans une mansarde, il découvrit avec stupéfaction six pièces de tapisseries écarlate brodées aux armes de la maison. L’inventaire formait déjà un épais cahier couvert d’une écriture serrée. Laclôtre descendit l’escalier en s’écriant qu’il ne pouvait dresser qu’une liste sommaire. Le garde-meuble regorgeait de tapis de Turquie, d’indienne, de tapisseries, de meubles divers, tous d’un très grand prix. Il entra dans la cuisine, où Jeanne Cabiaud et sa fille étaient blotties sous le manteau de la cheminée. Il écrivit en hâte : une marmite de cuivre, une moyenne, cinq plus petites, deux brasières, cinq poissonnières, deux casseroles sans queues, plus quatre marmites, une poupetonnière, trois cuillers à pot, quatre écumoires, deux passoires, cinq couteaux à hacher, trois poêles, quatre grils, quatre flambeaux de fer.

Jeanne Cabiaud pleurait dans ses mains :

— Ah ! miséricorde ! soupira-t-elle.

Puis Laclôtre inventoria la vaisselle d’argent et d’étain. La nuit venait ; on entendait, quand le vent s’apaisait, le chant d’une goutte d’eau, d’une larme qui dansait. Sylvie était saisie d’un grand froid ; et craignant qu’on ne prît le tremblement de ses mains pour une marque de faiblesse, elle vint se chauffer dans la cuisine, en portant le petit dans ses bras. Jean Laclôtre lui demanda de signer l’inventaire, ce qu’elle fit en protestant au nom de son mari absent et en son nom propre. Les officiers municipaux écrasèrent leur plume sur le papier. Laclôtre apposa son paraphe ; il avait hâte de quitter le château et de boire une pinte de vin à l’auberge de Bonnal. Il fut ébaubi quand Sylvie dit d’une voix apparemment calme, avec une grâce infinie :

— Messieurs, je regrette qu’il n’y ait pas ici de quoi vous restaurer…

Jacques Chabane, qui voulait demeurer quelque temps auprès d’elle, fut tellement courbé par cette maîtrise, qu’il s’en alla en compagnie du commissaire. Que de siècles de civilisation il avait fallu pour qu’une femme sans défense pût atteindre à cette humaine hauteur, songeait-il. Comme il partait, il aperçut Sylvie qui élevait sur le seuil une petite lanterne pour éclairer la marche de ceux qui lui avaient apporté la douleur.

XXVII

Depuis que le malheur s’acharnait sur la frêle Sylvie, Jacques Chabane pensait à elle avec plus de passion. Celle qui l’avait émerveillé par sa beauté, l’inclinait à présent par la noblesse qu’elle montrait naturellement en des heures où tant d’autres se fussent abîmées dans le désespoir : un blanc roseau que la tempête courbait sans le briser. Comment, revêtu de prestige, éveillerait-il en elle un grand sentiment ? Il aurait abandonné les rêves qui lui ouvraient des horizons glorieux ; et toutes les richesses du monde ne l’eussent pas empêché de la suivre dans la pauvreté, si elle avait pu lui dire : « Venez, ami, j’ai deviné que vous m’aimiez et je réponds à votre cœur qui est tout plein de moi. » Et soudain il aurait été comme un petit enfant, léger, joyeux, tout plein d’une sorte de douce flamme. Et même il aurait accepté la mort, pourvu qu’en mourant elle lui soufflât son âme par les lèvres, en l’embrassant de ses bras nobles et purs. Ce désir qui le travaillait, l’éloignait des mouvements furieux qui soulevaient un beau peuple. Les paroles des clubs que rapportait avec emphase Pierre Forclos l’irritaient, et il se montrait moins assidu aux séances de la salle commune.

Il espérait que Sylvie, un jour, lui permettrait de s’agenouiller à ses pieds. Près d’elle, à présent, il gardait longtemps le silence ; et quand elle le considérait avec douceur, il croyait voir dans son regard cet éveil qu’il attendait. Il multipliait les attentions, les présents qui chargeaient une table trop frugale. Il pêchait dans l’étang de Bonnal des carpes qu’il portait à Jeanne Cabiaud et il ne voulait pas qu’on le remerciât. Les paroles aimables de Sylvie augmentaient son trouble. Il pensait avec colère à Claude d’Argé, qui trahissait la patrie et qui avait abandonné cette femme divine. Celui-là méritait la mort. Mais Sylvie, quelle figure céleste ! Le glaive de la loi n’avait pu la déchirer. Sans jamais montrer ni morgue ni faiblesse, elle avait assisté aux inventaires du château mi-ruiné de Villemonteil et de l’hôtel de Flamare. Pauvre et comme ligotée, elle portait ces richesses éternelles dont parle l’Évangile. Parfois, il s’étonnait que les prestiges de la terre dont elle avait été couronnée et qu’il appelait furieusement soi-même, fussent tout à coup moins forts que l’âme qui s’élève et accepte, comme si elle était délivrée, loin d’être appesantie et désolée. Heureuse et bénie celle que les biens du monde qui soufflent l’envie des misérables n’avaient jamais dominée et qui le prouvait aujourd’hui avec cette grâce ! Mais il n’était pas assez pur pour recevoir une telle leçon. Tandis que l’époque devenait plus frénétique, Sylvie arrivait aux cimes qui dominent l’humaine vallée. Dans ses veilles nocturnes, il murmurait :

— Sylvie, que n’ai-je le cœur doux et pur comme le vôtre ! Hélas, ne suis-je pas d’une étoffe trop rude et plein de la violence de ceux qui sont trop proches de leurs racines ? Ah ! Sylvie, quand serai-je digne de vous !

Il songeait à ces livres de l’abbé Prévost et de Rousseau, où le râle des impurs s’accorde à de trop délicieuses musiques ; mais Sylvie, c’était une enfant solitaire dans la forêt et elle entrait, ainsi qu’un rayon de l’aube, dans les domaines interdits aux hommes pesants. Et repris par la fureur de son sang, il chassait, à l’appel du jour levant, ces rêves où l’innocence valait plus qu’un grand peuple en armes.

XXVIII

Un soir de décembre, Jeanne Cabiaud vint à Bonnal. Elle frappa à la maison des Chabane ; la mère lui répondit que Jacques travaillait avec son père à la forge. Elle y courut.

— Le petit est malade, on a besoin de vous.

Le père Chabane était irrité que son fils fréquentât ce repaire de nobles, mais il n’osait le réprimander.

Jacques se lava les mains et suivit en hâte Jeanne Cabiaud, qui gémissait :

— Ça l’a pris au milieu de la nuit… La pauvre Sylvie est folle…

Chemin faisant, il se maîtrisait. Sylvie criait au secours ; elle s’était tournée vers lui, comme vers le seul ami ! Par de telles voies, il s’approcherait d’elle. Pourtant, ce Marie-Gabriel était le fils de celui qu’il abhorrait et qui élevait une barrière qu’il ne pourrait franchir. Et elle aimait cet homme qui trahissait la nation ! Il s’apaisait en pensant que l’enfant est toujours plus près de la mère. Et qu’elle l’appelât, cela suffisait pour qu’il accourût.

Comme il arrivait dans la cour, Sylvie parut sur le seuil et Jacques vit qu’un sentiment bien fort la bouleversait ; à la faveur de cette angoisse, l’atteindrait-il par surprise ?

— Jacques, venez vite ! s’écria-t-elle. Je meurs de tourment. Mon petit Marie-Gabriel est pris d’une mauvaise fièvre et tousse sans arrêt, on dirait qu’il va étouffer. Sauvez-le… Conseillez-moi, aidez-moi. Je suis seule.

Elle l’entraîna dans la chambre où l’on entendait un souffle pressé qui sortait d’un lit à l’ange. Sur des oreillers élevés, roulait la tête de Marie-Gabriel. Il toussait et respirait avec peine ; ses mains s’agitaient sur le drap et son visage était empourpré.

— Maman, de l’eau, de l’eau, j’ai chaud, chaud, pleurait-il.

— Jacques, implora Sylvie en lui serrant les mains avec force, venez à mon secours. Je perds la raison. Que l’on me prenne tout, mon Dieu, mais qu’on me laisse mon enfant.

En hâte, elle expliqua que Marie-Gabriel avait pris froid. Jacques Chabane considérait avec une folle jalousie ce petit être qui tenait sous son empire cette belle Sylvie.

— Madame, dit-il, il faut agir sans retard. Il n’y a pas de médecin à plus de cinq lieues à la ronde. Il faudrait aller jusqu’à Bellac ; je vais me procurer un cheval et je ramènerai un médecin.

Il sortit sans attendre qu’elle le remerciât. Il courut jusqu’à Bonnal, et il eut bientôt fait d’emprunter un cheval.

Sur l’accotement de la route, il poussa la bête au trot dans ses jambes dures. Quand il se mettait un moment au galop, il voyait devant lui, malgré la nuit qui tombait, les yeux de Sylvie pleins de larmes. Il exhortait de la voix sa monture, qu’il sentait plier sous lui. Bientôt il serait mêlé à quelques assauts militaires, mais ce soir il allait vers le cœur de Sylvie. La mort qui s’approche d’un petit enfant, comme son pas sonne haut et couvre tous les bruits de la terre ! Ce pas sonnait dans les sabots du cheval que Jacques jetait sans trêve en avant…

… Il ralentit son allure ; il entrait à Bellac ; on lui montra la maison de M. Ramond, qui était sise dans la rue de la Chapelle. Il attacha sa monture près du seuil de l’hôtellerie du « Mouton blanc ».

Ayant frappé à la porte du médecin, il fut introduit dans une salle meublée de chaises de paille et d’une table que seul ornait un buste d’Hippocrate.

M. Ramond entra, petit homme robuste au visage coloré.

— Je ne viens pas pour moi-même, monsieur, dit Jacques Chabane, mais j’ai fait près de huit lieues pour vous supplier de m’accompagner à Bonnal, au château d’Argé, où se meurt un enfant d’une sorte d’inflammation de poitrine.

— Vous ne pensez pas que je puisse aller, à mon âge, par ce temps et à cette heure, jusqu’à Bonnal ? dit le médecin avec froideur. Demain, je le pourrai.

Alors, il se jeta aux genoux de M. Ramond et s’écria :

— Ah ! monsieur, c’est mon fils ! Si vous ne me suivez dès ce soir, il sera trop tard pour le sauver. Vous ne pouvez refuser !

M. Ramond le releva et comme il pleurait, il dit :

— Allons, ne vous désespérez pas, je vous suis.

Il prit un coffret où il entassa des remèdes et il alla seller sa mule. Jacques Chabane courut détacher son cheval, mais, cette fois, il devait se régler sur le pas de la sage monture de M. Ramond, qui s’était mise au petit trot. A la lueur de la lanterne que portait le médecin, on voyait à peine la route. La nuit était noire et le vent du Nord y tournait.

— Je serais bien loti, monsieur, dit le médecin en soupirant, si quelque brigand passait par là. L’époque en est fertile.

— Vous pouvez aller en paix, j’ai deux bons pistolets chargés dans mes fontes et mes bras qui sont solides.

M. Ramond murmura :

— J’ai connu à votre regard que vous étiez un garçon décidé.

Il but une lampée de rhum de la Martinique pour combattre les souffles du Nord. Jacques Chabane n’avait pas envie de parler. Sylvie se mourait d’angoisse ; elle étendait jusqu’à lui les battements de son cœur à travers la froide campagne. Que l’enfant mourût, il n’en eût pas été bien attristé et il refoulait cette amère pensée ; mais puisqu’elle l’avait appelé au secours, il ne pouvait accepter de la voir à genoux et désespérée près de Marie-Gabriel inanimé.

L’étang de Bonnal parut sous le ciel qui s’éclairait ; quelques étoiles mêlaient une limaille blanche à ses eaux que soulevait le vent.

Bientôt, Jacques Chabane aperçut la faible lueur qui éclairait la chambre où veillait Sylvie. Il sauta à terre. Attachant près de la porte son cheval, il entra et s’écria d’une voix claire :

— Courage, madame !

Sylvie accourut en élevant un flambeau. Le médecin grommelait et demandait une couverture pour en couvrir sa bonne mule. Jeanne Cabiaud lui en apporta une tout en soie. Il ne craignit pas de l’étendre sur le poil rêche de sa bête. Alors, il vint dans la chambre où l’on avait approché le lit de l’enfant, gardé par un paravent, de la cheminée qu’un feu de bois embrasait. Sylvie implora :

— Sauvez-le, monsieur.

Il examina Marie-Gabriel et dit :

— Il est encore temps, un jour de plus et il était perdu.

Et se tournant vers Jacques :

— Monsieur, je sauverai votre enfant.

Sortant, du coffret qu’il avait apporté, des toiles propres, il demanda une bouilloire qu’il remplit d’un vinaigre de bon vin. L’ayant approché des braises, il attendit que le liquide fût assez chaud. Il en imbiba les linges fumants, dont il emmaillota la poitrine nue de l’enfant.

Sylvie se taisait, mais elle était portée vers Jacques par une reconnaissance émerveillée. Marie-Gabriel se plaignit quelque temps, puis sa respiration devint moins précipitée. Le médecin renouvela les linges et les trempa de nouveau dans le vinaigre bien chaud. Il dit :

— Vous ferez ainsi trois fois par jour et même la nuit, s’il en est besoin, jusqu’au soulagement marqué du petit. Vous lui donnerez de ce sirop de violettes qui adoucira la gorge, ainsi que des décoctions d’orge un peu épaisses. Je ne vous recommande pas l’esprit de soufre, l’enfant est d’un âge trop tendre. Si vous suivez mes avis, dans une semaine, il sera guéri. Réjouissez-vous, monsieur, et vous aussi, madame. Et faites donner, je vous en prie, à ma mule une mesure d’avoine. Elle couchera dans vos écuries, car elle ne pourrait fournir sans souffler une pareille traite. Elle et moi, nous repartirons demain matin, au petit jour.

Sylvie fit préparer une chambre où coucherait M. Ramond. Quand le médecin fut parti, Sylvie, près du lit de Marie-Gabriel, murmura :

— Jacques, vous m’avez sauvé plus que la vie, puisque vous avez sauvé celle de mon enfant.

Il lui demanda pardon d’avoir osé dire qu’il s’agissait de son fils, afin que le médecin fût touché davantage et vînt sans retard ; mais elle le remercia en l’admirant. Avant de revenir à Bonnal, il lui prit les mains qu’elle lui abandonna et, les baisant, il lui parut qu’il s’élevait librement jusqu’à son cœur.

XXIX

Le 26 novembre, la municipalité de Bonnal posa la première affiche qui proclamait la confiscation des biens des émigrés. A partir de ce jour, les citoyens étaient avertis que tout créancier d’émigré devait faire sa déclaration entre les mains du secrétaire du district et y déposer ses titres, à peine d’être déchu de sa créance. Les biens-fonds appartenant à Jean et Claude d’Argé et situés dans la commune étaient séquestrés entre les mains de la citoyenne Sylvie d’Argé : réserve consistant en jardins, granges, prés, pacages, terres labourables, bois châtaigniers, bois semis, quatre poulains et une jument, deux bœufs, cinq vaches avec leurs suites, deux brettes et quatre petits cochons, un moulin et six domaines dont suivait l’énumération.

Les élections eurent lieu le 3 décembre. Pierre Forclos fut réélu. Il parlait bien, savait lire et écrire à merveille ; au milieu de ses officiers municipaux, qui pouvaient à peine tracer les lettres de leur nom, il pérorait comme un homme éloquent qui prend à témoin des hommes parfaitement sourds. Il ne redoutait que Jacques Chabane et il le comblait de menues flatteries dont il ne lui était pas rendu monnaie. Le nouveau curé qui avait prêté le serment, Anselme Fanlac, ancien religieux, disait-on, se plaignit au maire que l’abbé Broussel lui enlevait un nombre important de fidèles.

Pierre Forclos fit mander Jacques Chabane :

— Je ne veux pas sévir contre cet homme qui a l’insigne folie de mépriser la loi. Son culte ne vaut rien, puisqu’il n’est pas approuvé par la nation. Je sais qu’il n’est pas un méchant homme ; aussi l’avertirai-je de cesser ses prières, qui ne sont pas légales, et c’est toi que je charge de ce soin.

Jacques Chabane, qui gardait à l’abbé Broussel une grande amitié cachée, accepta cette mission en pensant qu’il pourrait écarter le péril qui le menaçait. Il vint à cheval à La Fourcade ; comme il mettait pied à terre, il entendit du bruit sous les combles de la métairie. Il entra et s’écria :

— Je ne viens pas en ennemi !

Il monta d’un pas rapide au grenier. Des femmes poussèrent des cris étouffés, mais il se mit à genoux, comme l’abbé Broussel achevait de dire la messe. Cette attitude apaisa les fidèles. Quand le curé eut enlevé l’aube et la chasuble, il récita les prières d’action de grâces. Bientôt, il resta seul avec Jacques Chabane, qui s’approcha de lui avec respect, car il n’était pas un homme commun celui qui s’offrait tranquillement au glaive de la loi. Il l’avertit de prendre garde et de ne plus célébrer la messe sur le territoire de la commune.

— Tu me demandes ce que je ne peux accorder à personne ; et je tremble de te voir devant mes yeux en ces jours de deuil, car je lis le désarroi de ton âme. L’instruction que je t’ai donnée, tu la détournes de son cours. Pauvre enfant, tu es emporté !

Jacques Chabane repartit :

— Non, je suis libre.

— Libre comme le vent ; mais qu’est-ce donc que cette liberté ?

Alors, Jacques Chabane s’en alla précipitamment ; et il pensait que cet homme était bon, mais faible d’esprit ; il en pâtirait.


En ce temps de Noël le ciel s’éclaira. Les jours étaient d’un bleu glacé, la nuit haute et pure, brillante d’étoiles. Jacques Chabane allait souvent veiller au château d’Argé. Sylvie lui montrait une ardente amitié. Elle s’appuyait à ce garçon qui, dans sa solitude, sans défense, l’avait secourue. Il écoutait avec respect ses moindres paroles, et il se mouvait doucement dans sa vie, attendant l’heure… Cette force qu’elle devinait, elle l’aimait comme un gage de sécurité. Elle ne lui parlait pas de Claude d’Argé, car elle savait qu’il blâmait son départ. Il prenait sur ses genoux Marie-Gabriel à présent guéri, et il l’amusait en riant. Mais Sylvie, il faudrait bien qu’elle lui appartienne un jour. Il s’unirait, ayant franchi tous les obstacles, à cette femme qui portait en elle la grâce et la gloire de plusieurs siècles.

Un soir, il fut mis à une grande épreuve. Elle avait reçu des nouvelles de Claude et il le devina. D’une voix calme, il lui demanda :

— Avez-vous reçu des lettres de M. d’Argé ? Vous l’aimez beaucoup !

— Comment ne l’aimerais-je pas ! s’écria-t-elle, le visage en feu ; l’éloignement, le danger grandissent encore mon amour !

Longtemps, elle dit pourquoi elle admirait Claude et l’aimait, sans voir, emportée par sa passion, la figure contractée de celui qui l’écoutait. Si elle avait pu prêter attention au regard de Jacques tandis qu’elle parlait, elle se fût arrêtée soudain. Quand elle se tut, il repoussa l’enfant, comme s’il le brûlait tout à coup, et il baissait les yeux. Puis il se mit à sourire, murant sa colère, et il changea doucement le cours de la conversation. Ce soir, elle accepta de chanter un air de Rameau, au clavecin si longtemps fermé.


Triste fête de Noël que celle de 1792 ! Les fidèles que rassemblait l’abbé Broussel entendirent la messe de minuit dans le grenier de La Fourcade, tout paré de branches de sapin et de houx. Les cloches sonnaient au fond du ciel et ne descendaient plus sur la terre. En ce temps où l’Enfant divin apporte la puissance et la paix, le pays était plein de guerre. Les anges s’enfuyaient dans les hauteurs. On égorgea quelques volailles ; on bourra de leur sang les petits boyaux des cochons, le cidre coula dans les gobelets, mais on ne voyait pas le rire de l’étoile au sommet des airs. Et la chair est triste, abandonnée à son poids et sans lumière.

Jacques Chabane veilla cette nuit. Il n’entendait pas son père qui chantait des refrains gaulois au coin du feu, tandis que la mère contait à Hubert et Jean de vieilles légendes limousines. Il lut, comme autrefois, l’Évangile, quelques pages du Contrat social. Puis il songea. Il devait être mécontent de soi-même. Sylvie était une femme adorable, mais lui, il avait montré trop de faiblesse ; elle aimait son mari, elle osait l’aimer quand il perçait le sein de la patrie ! Mais elle n’était pas coupable, ignorant les vertus de la révolution. Bonne et pure, elle ne voyait pas le crime de Claude d’Argé… Cet homme qui ne craignait pas d’abandonner un ange et un fable enfant ! Ah ! Sylvie, qui la délivrerait ? Son amour était misérable. Il vaudrait mieux qu’elle mourût ou qu’elle brisât ces liens… Elle ne le pouvait et, pourtant, il le fallait.

Elle avait reçu des nouvelles de Claude ; malgré la distance, il exerçait sur elle une influence coupable. Peut-être même rôdait-il dans la province pour conspirer contre la nation et perdre Sylvie avec lui. Et la vrille du soupçon tournait.

XXX

Le lendemain de Noël, vers les huit heures de relevée, comme Sylvie couchait Marie-Gabriel dans le lit à l’ange, elle étouffa un cri et s’appuya à la cheminée pour ne pas tomber de saisissement. Claude avait paru sur le seuil de la porte ; il étreignit Sylvie, puis se pencha sur Marie-Gabriel, comme un homme que tient une soif terrible et qui ne peut parler. Enfin, elle regarda Claude ; dans le premier trouble, ses yeux s’étaient comme voilés. A la clarté de la seule bougie qui brûlait, il lui sembla qu’il avait beaucoup changé ; un visage tiré, desséché et, dans les orbites plus creuses, un regard plus grave. Il dit :

— J’ai été malade. Je vous ai vue, Sylvie, près de notre enfant, et j’aurai plus de courage. Je vous apporte de méchantes nouvelles. M. d’Argé, mon père, est mort. Son âge, déjà avancé, ne lui a pas permis de soutenir la vie des camps. Il est enseveli en terre d’exil. Félicité de Flamare est arrêté… Il faut prier pour lui.

Il parlait avec une sorte d’humilité, vêtu de pauvres habits, comme en portent les gens de petit négoce. Ses souliers étaient déformés et ses bas montraient un tissu grossier. Sylvie le considérait avec étonnement. Où était celui dont la vivacité s’alliait à tant d’élégance, le page en veste de soie, et qui aimait à tourner sur un talon en souriant à la vie ? Elle ne voyait plus qu’un homme doublement chéri et elle avait envie de pleurer, mais elle refoulait ses larmes, de peur de l’attrister davantage.

Il demanda à manger et la pria de donner des ordres. Il ne savait pas que la demeure était séquestrée et elle ne parlait pas des épreuves que Dieu lui avait envoyées.

— Sylvie, il faut allumer d’autres bougies, c’est du soleil que je voudrais voir sur votre visage bien-aimé.

Il ouvrait vers elle ses mains où tremblait son cœur.

— Je ne suis pas libre, Sylvie ; je ne veux point vous dire comment je suis arrivé jusqu’à vous. Plus tard, je vous conterai cela.

Elle l’attira contre elle et appuya sa tête sur son épaule ; elle ne disait rien, car le passé emportait toute parole. Jeanne Cabiaud prépara dans la chambre une table qu’elle chargea de mets apprêtés en hâte. Elle ne savait que dire en servant :

— Ho ! notre maître !

La bonne chère, une bouteille de vin de Bourgogne réchauffèrent Claude et, tout à coup, repoussant avec douceur Sylvie :

— Il faut sauver le roi. Nous avons juré de l’arracher à ses ennemis. Demain, je serai à Poitiers, où je m’arrêterai une journée pour rallier quelques garçons de mon étoffe.

Il leva son verre :

— Vive le roi, Sylvie ! Vive le roi, Marie-Gabriel !

Et son regard étincela.

— Ah ! Claude, plus bas ! implora Sylvie, car il lui semblait entendre parler Jacques Chabane.

Elle descendit à la cuisine et Jeanne Cabiaud, qu’elle interrogea, lui dit que Jacques était monté jusqu’à la porte de la chambre, mais ne voulant pas se présenter, il était parti en s’excusant.

Sylvie revint auprès de Claude. Il était assis sur un sopha et goûtait le délice d’ouïr le vent d’hiver battre les volets, tandis qu’il tenait sa femme embrassée, dans une chambre paisible. Il lui conta à grands traits comment il était arrivé au château d’Argé. Sans ressources, il avait dû gagner quelque argent en donnant des leçons de musique.

— Malade, j’ai voulu regagner mon pays, où, ne pouvant servir militairement le roi, je le servirai par la ruse… Pour manger du pain, je jouais à des étrangers les airs que nous chantions ensemble. Parfois, au milieu des rires, je m’arrêtais ; le souvenir m’étouffait. Je disais que j’étais pris d’un malaise passager.

Sylvie était inquiète. Pourquoi Jacques Chabane n’était-il pas entré dans la chambre pour saluer Claude ? A la réflexion, elle admira sa délicatesse. Claude éveilla l’enfant et Sylvie lui demanda de faire quelques gestes qu’elle lui avait appris. Pour envoyer un baiser, il couvrait d’un doigt sa bouche ronde, écarquillait ses yeux et le lançait soudain en l’air, en agitant ses petites mains. Claude le reposa sur son lit, quand il eut dit sa prière à Dieu et aux anges.

Le soir était avancé. Marie et Jeanne Cabiaud allèrent se coucher. Le silence de la pleine nuit arrivait. Claude regarda Sylvie avec angoisse :

— Mon amour, je n’attendrai pas le matin pour partir. Je vous mets en danger et je dois accomplir ma mission. Sylvie, j’ai pensé que vous rempliriez ma ceinture de cet or qui doit être répandu pour le roi.

Elle ne voulut pas dire la pauvreté où elle était elle-même plongée ; mais elle ouvrit une cassette et lui donna douze rouleaux de louis, qui formaient tout son avoir. Il trouva que c’était bien peu ; elle devina sa déception et le pria d’accepter une bague qui était illuminée par un gros diamant solitaire que Mme de Flamare portait avec orgueil, une pierre admirablement taillée et d’une eau bleuâtre.

Claude la prit et dit :

— Sylvie, votre cœur est plus beau que ce diamant.

Le souci barra d’une ride profonde son front. Il considéra avec passion sa femme, son enfant. Il voulut parler, il ne le put. Sylvie appuyait sa main sur sa bouche pour refouler un sanglot.

Elle l’accompagna jusqu’à la porte maîtresse. Il murmura :

— Je reviendrai bientôt. Au revoir, Sylvie, amie de mon cœur…

Elle pleurait en silence dans l’ombre, sur le seuil ; des gouttes de pluie se mêlaient à ses larmes. Il sella son cheval ; il y monta d’un bond et gagna la route de Nouic, vers Bussière-Poitevine.

La nuit était sombre ; il allait au trot ; comme il arrivait à Nouic, il crut entendre derrière lui, à une bonne distance, le pas d’un cheval, étouffé par l’herbe du talus. Il s’arrêta, prêta l’oreille et le bruit cessa. Il repartit, se mit au galop, et il semblait, malgré le souffle d’Ouest mêlé de pluie, que sa chevauchée éveillait un étrange écho qui tantôt le précédait, tantôt le suivait. Il s’accusa de folie, prit le pas pour ménager sa monture, qui devait fournir une longue traite ; et il respirait avec force le vent de son pays.

XXXI

Le printemps de 1793 plongea son soleil dans les hommes ; par les bourgs et les villes, la gloire et la mort, sœurs jumelles, commencèrent de battre les premiers coups de cette charge qui pousserait douze années, sans trêve, des garçons par myriades à l’assaut de l’Europe surprise. Les cordes du tambour éternel étaient de nouveau serrées à fond. Le grondement entra dans la maison des Chabane. Sans attendre, Jacques annonça à son père sa résolution de s’engager dans l’armée de Dumouriez et de partir sans retard.

— Va, mon garçon, dit Jean Chabane, nous ne pleurerons pas, la nation te veut. Depuis quelques mois, ta mine est plus sombre.

Cette matinée d’avril était belle, la terre environnante se montrait dans sa claire nouveauté. Jacques, ayant fait un paquet de ses hardes, l’éleva au bout d’un bâton d’épines qu’il appuyait à son épaule. Il embrassa sa mère et les enfants, et demanda à son père qu’il voulût bien l’écouter. Ils vinrent dans le jardin ; Jacques ne prenait pas garde à la treille qui verdissait, aux pommiers qui formaient leurs boutons dans une sorte de fumée bleuâtre et dorée, à cette jeune lumière qui semblait sortir de terre et glissait avant de s’ouvrir au fond du ciel.

Il était anxieux ; quelque chose l’avait durci.

— Père, dit-il, je ne pourrais partir, si tu ne jurais de protéger Sylvie et son enfant.

Il tournait le dos au soleil qui montait et il retenait une grande douleur cachée et vive.

— Le désir de mon garçon qui va défendre la patrie est sacré. Je fais le serment que tu me demandes.

On entendait sonner les grelots du coche qui allait à Limoges. Jacques cueillit un bouton de rosier dont il mordit la tige, et prenant place dans la voiture, il n’écoutait pas Pierre Forclos qui le saluait en criant, la main ouverte sur son gilet à fleurs :

— Bon courage, ô fier garçon de la patrie !

XXXII

Jacques Chabane, après la fête de Noël, n’était venu que rarement au château d’Argé. Sylvie avait remarqué que son humeur s’était assombrie. Il parlait avec une sourde fureur de son prochain départ vers les frontières menacées. Il ne se livrait plus à des jeux de paroles, mais il regardait Sylvie si fixement qu’elle baissait soudain les yeux ; ou bien il se jetait à ses genoux, lui baisant les mains et jurant de veiller sur elle. Elle le priait de se relever ; alors, il lui montrait un visage en feu où coulaient des larmes. Puis des semaines passaient sans qu’elle le vît paraître au château. Jamais il ne lui parlait de Claude et elle s’en félicitait. Lorsqu’il lui fit ses adieux, elle le trouva beau, et la flamme qui le portait la toucha secrètement.

Quand il fut parti, elle éprouva un sentiment de plus grande solitude. Il avait été le seul ami et le seul compagnon en des jours terribles. Sa force répandue lui soufflait de la sécurité et, lui présent, nul n’avait osé lui manquer d’égards. Peu à peu, elle connut que ses visites fréquentes l’avaient soutenue et charmée. Sa rudesse, mélangée d’admiration tendre et maîtrisée, lui manquait ainsi que ses boutades de garçon au visage formé pour la passion la plus humaine. A présent, il était grandi par le danger qu’il courait ; et bien qu’il défendît une cause qu’elle détestait, son courage l’émouvait. En rêvant, elle l’opposait à Claude le bien-aimé à l’âme si noble, mais si peu servie par un corps trop gracieux. Dans la demeure spoliée, une peur confuse la prenait, glissait dans ses os. Cette fois, elle était bien seule et pauvre comme elle ne l’avait jamais été. Quand le soir tombait, elle n’allumait que très tard une pauvre chandelle de village. Et, dans l’ombre, elle prenait les petites mains de Marie-Gabriel, comme si, tous les deux, ils allaient mourir doucement, emportés par les anges qui dénombrent les douleurs et annoncent que la mesure est pleine. Le matin revenait, comme pour la courber davantage sous sa trop claire lumière. Elle n’avait pas reçu de nouvelles de Claude depuis qu’il était parti au temps de Noël. Reviendrait-il victorieux, quand on jetait contre les défenseurs du roi tant de violents garçons ?


En floréal, ayant fait le calcul de ses ressources, elle congédia Marie Cabiaud, qui trouva une place à Limoges, grâce à l’appui de Jean Chabane.

Marie-Gabriel entrait dans sa quatrième année ; il égayait sa mère et la vieille Jeanne Cabiaud, mais sa gaieté, ses paroles vives, s’arrêtaient net quand Sylvie se mettait à pleurer. Alors, il se blottissait contre elle, levait sa petite figure anxieuse et ses yeux où grossissaient des larmes.

Elle ne sortait que pour entendre la messe de l’abbé Broussel en des lieux qui changeaient chaque semaine et qu’il annonçait aux fidèles comme autrefois les nouvelles du prône. Elle n’osait se plaindre quand cet homme si frêle couchait dans les champs, de peur qu’on ne l’arrachât à son troupeau ; mais autour d’elle tournait un souffle de frénésie, une sorte de vent noir.


Un soir de messidor, Pierre Forclos se rendit au château. Il entra avec superbe et trouva Sylvie dans la cuisine, où elle apprêtait elle-même son repas ; Jeanne Cabiaud travaillait au jardin. Elle dit :

— Que voulez-vous, monsieur ?

— Citoyenne, ne m’appelez point monsieur, mais citoyen.

Forclos chassa, d’une chiquenaude, les grains de tabac qui souillaient son jabot.

— Citoyenne, je n’ai pas une nouvelle agréable à t’apporter, bien au contraire.

Sylvie se leva, toute pâle.

— On a fusillé ton mari.

Elle porta ses mains à sa gorge, mais ne put étouffer un grand cri. Elle s’appuya sur une chaise pour ne pas tomber.

— Respire du vinaigre, s’écria Forclos.

Quand elle vit qu’il se penchait sur elle avec une étrange avidité, elle se roidit. Et l’on n’entendit plus que le rauque battement de ses sanglots.

— Il n’était pas digne de toi, car tu n’as pas trahi la nation, toi… Il a été arrêté à Poitiers, au début de nivôse, comme il mangeait à l’hôtel du Plat-d’Étain, en compagnie de traîtres.

Repoussant la chaise où il s’était assis, il lut :

— Le 20 avril 1793 (vieux style), je soussigné Marcel Cluzère, officier civil de la commune de Poitiers, ayant été averti que Marie-Claude Dargé — on a enlevé l’apostrophe, il ne nous apostrophera plus — né à Bonnal, département de la Haute-Vienne, et ancien lieutenant au ci-devant régiment Bouflers-dragons, marié à la citoyenne Flamare, était décédé aujourd’hui à midi, à l’âge de vingt-trois ans, à la porte de Limoges de cette commune ; je m’y suis transporté et, m’étant assuré du décès au désir de la loi, j’en ai dressé le présent acte, en présence et sur la déclaration des citoyens Hubert-André Corlier, instituteur, et Jules Dupré, menuisier, ces témoins majeurs et domiciliés en ce lieu et soussignés avec moi…

C’est une copie de l’acte, tu peux la garder, citoyenne.

Sylvie ne l’entendait pas et cachait sa tête dans ses bras.

XXXIII

L’an III de la République, Bonnal trembla de terreur. Par-dessus les plus humbles bourgs, une déesse au rire furieux portait au ciel, dans ses poings fermés, une motte brûlante de la terre patrie ; et cent mille garçons criaient dans sa bouche. Le craquement des os et des muscles que l’on force, la lueur du sang répandu couraient dans l’air. Le soupçon s’aiguisait ; les troupes effrayantes du mystère ralliaient celles des vivants. Ce qui est effréné montait dans les cœurs dont le battement se déréglait ; la colonne de feu marchait aux frontières en tournant, avec un nœud de foudre à son faîte.

La nouvelle de grands événements arrivait à Bonnal, murmure d’orage lointain dont on ne voit qu’une bande cuivrée sur la ligne de l’horizon. La peur frappait sourdement de sa cognée enveloppée d’étoupe.

Le curé jureur Fanlac annonça qu’il ne dirait plus sa messe et prit le coche sans avertir la municipalité. L’abbé Broussel fut arrêté. Le 19 frimaire an III, des gens sans aveu forcèrent le château d’Argé. Sylvie put se réfugier dans un souterrain, sauver sa vie et celle de Marie-Gabriel. Jeanne Cabiaud s’était échappée et avait prévenu Jean Chabane de ce qui arrivait. Il accourut accompagné d’hommes décidés, et mit en fuite les bandits. Forclos réunit sans retard les officiers municipaux dans la salle des séances et déclara que Sylvie Dargé et son fils se mettaient sous la protection de la commune. Jean Chabane, obéissant à la volonté de Jacques, qui ne manquait jamais dans ses lettres de lui recommander de protéger Sylvie, la pria de se réfugier sous son toit.

— Argé est trop éloigné de Bonnal, on ne pourrait vous porter secours. Dans ma maison, votre vie sera sauve et celle de votre enfant. Je ne risque rien, puisque vous n’avez pas conspiré contre la nation. Il ne faut point me remercier. C’est Jacques qui le veut. Il est à cette heure sous-lieutenant, et c’est un garçon courageux.

Sylvie hésitait ; sur le seuil de cette salle publique, dans le vent pluvieux, elle tenait embrassé Marie-Gabriel, sans prendre garde aux gens qui l’entouraient. Elle était sans force ; d’une main amaigrie, elle enveloppait dans son manteau le petit enfant qui se serrait contre sa jupe. On voyait à peine son visage à demi caché par une dentelle noire. Une seule pensée l’avait empêchée de mourir ; elle devait sauver Marie-Gabriel. Claude enseveli dans la fosse commune, mais dont l’âme volait dans ce pays de Bonnal, le lui criait. Elle suivit Jean Chabane. Quand elle entra dans la maison basse et comme accroupie sur la terre battue, qu’une chandelle de cire guère plus grosse qu’une corde éclairait, il lui parut qu’elle faisait un songe douloureux.


La fièvre ne tombait pas, les ordres de réquisitions arrivaient sans cesse à Bonnal : réquisition des grains que l’on conduisait à Bellac, des cendres à mesurer et à inscrire, des bœufs et des juments, des toiles, des draps bleus et blancs, des laines de toutes couleurs, des vieux tonneaux, des barriques et des charrettes, fers, fontes, poteries de fer, plaques de cheminées ; chanvre, cuir, chapeaux et tout ce qui peut servir à l’équipement. On requit des ouvriers pour faire des baïonnettes.

Forclos tenta d’apprendre aux citoyens de Bonnal comment on fabriquait le salpêtre ; il lut le rapport de Robespierre sur les idées religieuses et morales, les principes républicains et les fêtes nationales. On lui répondit par le cri de liberté que chacun poussait d’une poitrine fière. Après l’inventaire de l’église, il fut remis à la commune un calice avec sa patène, une grande custode, un soleil et une petite custode pour la campagne, le tout d’argent ; une chasuble rouge garnie d’or faux, une blanche avec une croix rouge au centre, une autre avec une croix en tapisserie, aubes, surplis, nappes, étoles, bannières.

Forclos, de sa belle plume, ne cessait de donner des ordres : « Suivant l’arrêté du Comité de Salut public de la Convention nationale du 22 germinal, tendant à mettre en réquisition tous les cochons existant dans la République, tant mâles que femelles, âgés de plus de trois mois, avons nommé pour procéder au dit recensement Joseph Boilier, Jacques Bonfils, aux fins de porter chacun, selon leur arrondissement, le recensement des dits cochons, avant la fin de la prochaine décade. »

Il regrettait le temps où il réquisitionnait d’autres oiseaux pour un poème duveté. Et il soupirait : « On ne pourra jamais recenser tous les cochons de la République. » Le 20 nivôse, il donna l’ordre de « descendre » la cloche de la paroisse. Ce n’était pas facile. Léonard Prufaud, sabotier, Victorin Chansac, Joseph Duchamp, maçon, et Jean Chabane, entrèrent dans l’église vers les neuf heures du matin. Depuis le départ du curé jureur Fanlac, elle était fermée. Quand on ouvrit la porte, une odeur aigre s’éleva ; les murs se moisissaient et, dans le chœur, l’eau des pluies fréquentes avait coulé sur les marches. L’autel était nu, le tabernacle ouvert comme en ces heures de ténèbres où le Christ est au Sépulcre, avant le samedi de la résurrection. Mais cette fois, la douleur veillait plus longtemps ; le divin blé que talonnaient des furieux dormait dans la terre. Un vitrail où l’on voyait saint Martin, le doigt levé pour bénir, était troué ; une des mules rouges qui le chaussaient avait été emportée par le jet d’une pierre sacrilège. Victorin Chansac pénétra dans le chœur et, sortant de sa poche un couteau, il coupa le nez et les oreilles d’un saint de bois. Il croyait rendre ainsi un grand hommage à la vérité. Jean Chabane l’appela rudement. Forclos donnait de la voix, mais l’écho lui déplut sans doute, car il se tut et gravit le premier escalier qui menait au clocher. Les leviers et les câbles étaient prêts ; à coups de pioche, on avait frayé un passage.

La cloche apparut, bellement suspendue ; sur sa robe étaient représentés un Christ en croix, la Vierge portant l’Enfant-Jésus et saint Martin bénissant. Précédé d’une croix grecque, se lisaient en caractères d’un fin relief les noms des parrain et marraine et celui du curé qui l’avait bénite en un jour de joie. Forclos l’émut d’une chiquenaude ; elle murmura.

On glissa un fort câble sous les tenants et, au moyen d’un levier, Jean Chabane la souleva ; puis les quatre hommes, accordant l’effort, maîtrisèrent son poids et elle descendit lentement. Ils avaient la prudence du fossoyeur qui hale un cercueil.

— Doucement, cria Jean Chabane.

Peut-être étouffait-il un regret qui montait de quelque profondeur, et certainement l’église était pleine de tous les morts dont cette cloche avait sonné le départ ; du chœur jusqu’au cimetière, leur peuple se répandait. Ils demandaient compte de ces battements qui avaient ému le cœur de Dieu, à leur naissance, sur la terre. La cloche glissa vers le plancher de la tribune où saignait le vitrail du seuil ; son battant heurtait de temps à autre le bronze et faisait une plainte, un halètement. Enfin elle reposa sur le plancher. On la coucha sur les marches de l’escalier, et, retenue par le câble, elle roula et gronda.

— On aurait dû enlever d’abord le battant, dit Forclos, les mains dans ses poches.

On lâcha sa robe d’airain et elle bondit sur les dalles. Prufaud et Victorin Chansac la poussèrent dehors. Sur la place, le citoyen François Clouzaud, métayer aux Vergnes, attendait levant sa guyade devant ses bœufs liés à une forte charrette. Il évitait de regarder la cloche que l’on mettait debout.

Victorin Chansac blasphéma et, saisissant un lourd marteau pour la fêler, il frappa de toutes ses forces le bronze qui cria. Il asséna un second coup, mais le marteau, en rebondissant, l’atteignit rudement au front. Il gronda, tout étourdi :

— Elle se venge, mais faudrait la fêler pour la tuer.

Forclos se plaignit d’avoir froid aux pieds.

— Allons, hâtez-vous, citoyens !

Au moyen d’un levier, la cloche fut hissée sur la charrette. François Clouzaud n’avait pas voulu la toucher :

— Je suis pour la conduire au département, rien que pour ça !

Il exhorta ses bœufs et s’en alla. Alors Forclos s’écria :

— C’est un grand jour, citoyens, elle sonnera dans la panse de nos ennemis, sous la forme d’un boulet.

XXXIV

Forclos, dans une séance mémorable, demanda à ses concitoyens que la fête de la Raison, à l’exemple des plus nobles cités, fût dignement célébrée. Il avait résolu de faire pâlir d’envie les citoyens de Bellac. Un grand enthousiasme naquit ; un plan à observer pour la cérémonie fut dressé avec un soin jaloux.

Par un décadi clair et froid, dès neuf heures du matin, Léonard Prufaud, de Villemonteil, ancien tambour au régiment royal-Navarre, tricota sur la peau d’âne sans craindre de la crever. Le cortège se forma dans un ordre très admirable. Non loin du drapeau déployé, Jean Chabane, de Bonnal, élevait entre ses fortes mains l’acte constitutionnel et les enfants de deux officiers municipaux soutenaient les rubans qui voltigeaient à la brise. Pierre Forclos, maire, tendant ses jambes maigres dans des bas de soie chinés, parut la tête assez roide, comme si elle avait été fixée à l’échine par une latte de bois invisible. Moins majestueux, venait le corps municipal en écharpe. Il n’en fallait pas moins pour permettre à Léonarde Viger, qui représentait la Raison, de cheminer dignement, vêtue d’une blanche robe, et le chignon couronné du bonnet de la liberté. A sa gauche, du côté du cœur, logis des grands sentiments, marchait Catherine Ploumaud, mère de deux enfants à la frontière. Quatre belles jeunes filles portaient sur une table le flambeau. La Raison était grasse et blonde ; c’était Pierre Forclos qui l’avait choisie. Elle ne cessait de sourire et son regard était calme comme celui de la génisse dans une prairie printanière. Elle ne prêtait point l’oreille aux propos des mortels qui célébraient son culte sur un ton un peu familier. Derrière elle, la société populaire de Bonnal, formée par Pierre Forclos, se divisa en deux lignes ; un écriteau élevé par un paysan grave où le mot : « VÉRITÉ » paraissait en gros caractères, montrait bien que le cortège ne pouvait errer. Fermant la marche, au nom de l’Égalité, une troupe de citoyens et de citoyennes fort animée se réjouissait au son de quatre chabrettes dont se mariaient les chants et les chansons.

Le cortège vint se replier et s’enrouler dans la salle commune où l’on put admirer à l’aise la belle Raison. Puis le peuple, au signal du maire, reforma ses rangs et entra dans l’église. Léonarde Viger s’assit en face de l’autel sur un fauteuil d’aristocrate, et l’on reposa sur les dalles la table où brillait le flambeau. Pierre Forclos, ayant coiffé sa tête d’un bonnet trop large qui lui couvrait le front jusqu’à la naissance du nez, parla avec force. Les préjugés dont le visage est noir et ridicule s’enfuyaient ; le rayon du flambeau les transperçait ; les chaînes se brisaient et l’on entendait des cris de douleur et de joie. Le fanatisme, la superstition, la tyrannie, étaient foulés aux pieds qui désormais couraient aux plus doux des bonheurs, dans les sentiers fleuris de la vertu. Alors, on cria : « Vive la Montagne… de Blond, vive la République une et indivisible ! Vive la Raison ! »

Léonarde Viger tourna son visage vermeil vers les fidèles. Elle était extrêmement flattée. S’élever à ce faîte après avoir gardé les troupeaux et tiré le fumier de l’étable ! Mais cette Raison demeura bonne fille et distingua entre tous, dans la nombreuse assemblée, son galant qui cultivait d’habitude un humble domaine.

Le soir fut marqué par des beuveries, des bals et des chansons. On célébra la République sur l’air de Colinette au bois s’en alla. Quand vint le matin, Léonarde avait tellement dansé au bras des citoyens qui imploraient cet honneur et ce délice, car on ne danse pas tous les jours avec la Raison, et elle tenait des propos si fantasques que son galant l’attendit pour la battre au coin du bois des Verrières.

XXXV

Jean Chabane avait arrangé en façon de chambre le réduit où rêvait jadis son garçon. Sylvie y plaça un lit qu’on lui avait permis d’emporter, une commode, quelques chaises, un tapis dont les couleurs étaient combattues par la froideur des murs blanchis à la chaux. Quelque temps, elle s’attrista d’être ainsi transplantée, mais le sentiment de sa sécurité l’emporta sur le regret d’avoir quitté une demeure fastueuse et d’ailleurs séquestrée. Elle ne craignait plus pour la vie de Marie-Gabriel.

En cet hiver de l’an III, elle se chauffait dans la cheminée paysanne et s’asseyait sur le coffre à sel. La mère Chabane lui montrait de ces délicatesses que, souvent, cachent d’humbles cœurs. Ce nivôse était pluvieux et Sylvie, malgré son deuil, souriait quand elle entendait dire avec gravité par la bonne femme :

— Janvier veut être sec et ne veut voir pisser un rat.

La mère Chabane prenait sur ses genoux Marie-Gabriel et gourmandait Hubert et Jean, ses garçons, quand ils jouaient trop rudement avec le petit. Ils n’étaient pas encore assez âgés pour travailler avec leur père à la forge. Bientôt Sylvie voulut aider la mère Chabane dans les soins du ménage. Elle la remerciait en rougissant :

— Petite dame, c’est pas pour vous, ces choses.

Elle s’émerveillait comme si quelque fée l’eût secourue. La Révolution avait eu beau passer, elle n’avait guère touché le cœur de cette femme. Elle continuait à prier la bonne Vierge pour son garçon qui était soldat.

Tous les matins, elle allait chercher très loin du lait pour Marie-Gabriel.

Quand elle apprenait que le sang des suspects ou des riches coulait à flots, elle hochait la tête un moment et elle disait :

— On ne peut tuer tout ce qui est gras…

Ou bien :

— Si ça continuait, les lièvres poursuivraient les chiens, m’est avis.

Lorsqu’elle s’asseyait en tricotant un bas, elle demandait :

— Racontez-moi ce qui se passait chez vous autres, petite dame.

Sylvie lui découvrait que l’on y riait, travaillait ou pleurait, comme chez les pauvres. Alors, la mère Chabane murmurait :

— Ce qui est dessous le gilet, c’est toujours fait de la même façon. Seulement change ce qui le couvre.

Depuis le terrible coup qui l’avait frappée, Sylvie se taisait des journées entières, se contentant de répondre brièvement quand la mère Chabane l’interrogeait, et il semblait aussi que le malheur précoce avait enlevé à Marie-Gabriel cette pétulance qui est le propre des petits garçons. Mais la bonne femme, voyant que Sylvie n’avait guère le cœur à l’amuser, s’en chargeait bien. Elle lui faisait remarquer que si le chat passe la patte sur son oreille, la pluie va tomber. Elle chantait d’une voix égale des refrains comme celui-ci :

Quand souffle Jean d’Auvergne,
Vieux, serrez-vous dans le canton,
Et là-bas, sous le grand vergne,
Plus de bourrées, plus de chansons.

Lorsque son homme était absent du logis, elle osait dire sa pensée. On vivait un méchant temps, on voulait tout avaler ; mais le morceau qui étrangle est toujours trop cher.

— Je me fais deuil, quand je vous vois dans votre robette noire, petite dame.

Sylvie était émue plus qu’elle ne pouvait le dire, par cette bonté naïve.

Un soir, comme le forgeron s’attardait dans la salle commune, où Forclos faisait sa prédication habituelle, la mère Chabane, en taillant le pain de la soupe, dit à Sylvie :

— Il avait bien raison de vous donner amitié, mon garçon. M’est avis qu’il grimpera haut. Voilà du temps qu’on n’a pas de ses nouvelles, depuis qu’il est fait lieutenant. Ah ! petite dame, on n’a jamais pris garde à moi ; une bonne femme, c’est pour apprêter le manger et c’est tout. Mais quand je suis seule, je vois toujours beaucoup de choses dans ma tête ; je le dis pas, le monde en rirait. Me semble que j’aurais porté drap et soie ; le gazouillement des belles paroles me fait tant plaisir. Des fois, la nuit, j’ai rêvé que je montais dans un château tout brillant, et autour, il y avait de mignons messieurs qui sautaient sur des chevaux si doux à voir que du velours. Je n’ai jamais conté ça qu’à vous, petite dame.

Sylvie, en regardant attentivement le visage de cette femme coloré par le rêve, pensait du même coup à Jacques si hardi et gauche à la fois, et qui aimait tant à venir au château d’Argé.

Chaque soir, on veillait jusqu’à une heure avancée de la nuit. Jean Chabane tressait un panier en parlant des événements de la révolution sans cette fougue qu’on lui voyait aux séances communales. Sa rudesse cachait un bon cœur ; et quand il regardait Sylvie qui se chauffait devant le feu claquant de châtaignier, il s’attendrissait et s’étonnait. Il parlait souvent de son fils qui sauvait la patrie ; celui-là, rien ne le ferait reculer. Sylvie l’écoutait alors avec attention et un plaisir secret ; Jacques n’avait-il pas été le seul ami quand le bonheur se dissipait ? Marie-Gabriel agrippait les jupes de la mère Chabane et il demandait des histoires.

Elle commençait d’une voix étouffée, en assurant que l’on aurait des portes de fer si l’on savait ce qui se passe la nuit. Il y avait de méchantes fées qui hachaient avec des couteaux la chair tendre des petits enfants qu’elles pouvaient attraper. Il en était aussi de très bonnes qui bercent les poupons quand ils s’éveillent et que leur maman a sommeil. Mais le drac qui ressemble à une guenon velue sortait, en ce temps d’hiver, sous le clair de lune, pinçait les reins des chevaux, tirait la barbe des voyageurs, faisait cent malices. On le repoussait en mêlant de la cendre à de la balle de blé noir que l’on place sur le bord des fenêtres pour l’empêcher d’y sauter ; ou bien on lui offrait sur le seuil une jatte de lait.

— Il est très sale et il fait sa lessive dans l’étang de Bonnal. Le matin, l’espace d’un moment, on peut voir que les eaux sont rouges, jaunes et vertes, avec des tremblements de feu blanc. Le bon Dieu te garde, petit !

Marie-Gabriel levait vers la bonne femme des yeux agrandis par cette peur et ce mystère qui travaillent le cœur de l’homme jusqu’à son dernier battement.

Le forgeron montrait à ses garçons comment on assouplit le brin. Il avait donné à Sylvie un panier où l’on voyait au fond une fleur tressée. Il n’interrompait pas sa femme, puisqu’elle intéressait l’enfant. Elle reliait maintes histoires comme celle de la fille assassinée, dont on devine dans l’ombre la plaie du cœur, comme une tache rouge qui tourne entre la terre battue et les solives du plafond. Puis le vent qui grondait dehors la faisait penser à la chasse volante, à cette course galérienne qui promène le cri des enfants morts sans baptême.

— On entend pleurer dans l’air, et, des fois, il tombe une pluie de sang. J’ai vu de ces gouttes, au matin, dans le verger.

Le lutin, qui prenait la forme d’une pelote noire qui se déroulait sans fin dans la campagne et s’enroulait de nouveau, un homme avait voulu le mettre dans sa poche pour que sa femme en reprisât ses bas, mais il eût porté plus facilement un millier de livres. Et cette histoire de la princesse qui dansait une bourrée si douce, dans une robe tissée avec des fils qui sortaient du blanc cocon d’une lune d’avril, la connaissait-il, Marie-Gabriel ? S’il était sage, on la lui ferait voir.

Sylvie écoutait avec plaisir la mère Chabane et s’émerveillait de voir briller, sous ce toit rustique, une source vive de rêves ; au fond du puits, dans le verger, tremble ainsi, encerclé d’ombres, un miroir d’eau que la lune touche un moment pour l’éveiller, quand elle arrive au milieu du ciel.

XXXVI

Au printemps, Sylvie vint habiter une maison qui dépendait du presbytère. Elle paya à la commune un loyer de cent cinquante livres. Un certificat de civisme lui avait été délivré. Jeanne Cabiaud, qui s’était louée quelque temps dans un domaine de Villemonteil, accourut pour la servir. L’hôtel de Flamare avait été vendu et Sylvie touchait du directoire du district une pension de douze cents livres.

La maison était cachée sous un rideau de tilleuls qui la séparait de la rue ; les murs épais retenaient de l’ombre et du silence. Sylvie passait ses journées à prier Dieu et à enseigner à Marie-Gabriel les lettres de l’alphabet. Quand parut la belle saison, elle se promena dans le jardin que Jeanne Cabiaud planta de légumes et de ces fleurs simples qui ne craignent pas les frimas : soucis, giroflées, tournesols.

Parfois, la mère Chabane lui tenait compagnie. Sylvie l’accueillait avec joie, car elle se sentait bien seule. Un soir de mai, elle se tenait assise sur un banc de bois, à l’ombre légère d’une tonnelle, quand la bonne femme parut à la porte du jardin.

— Petite dame, dit-elle avec mystère, Jacques nous a envoyé une lettre. Le père a mis longtemps à la lire ; il y en avait des feuilles larges comme un journal. Il paraît qu’il s’est battu aussi bravement qu’un vrai lion. Il a pris un grade, je crois que c’est chef de bataillon. Mais il va changer de pas ; il veut devenir riche, le pauvre enfant. Il fournira de tout ce que le soldat en guerre a besoin. Petite dame, il ne vous oublie pas. Il y a une moitié de page pour vous. Il est bien content qu’on vous ait tirée de peine. Quand il reviendra, il sera bien changé, il me semble, comme s’il avait passé par le pays des fées… Moi, j’ai toujours été amie des fées, et ceux qui s’en moquaient c’étaient des sots.

Elle regarda Sylvie pour juger de l’effet de ses paroles, et s’écria :

— Vous êtes contente, petite dame !

Sylvie ne cachait pas son plaisir ; une légère rougeur colora son visage amaigri.

— Jacques a été très bon pour nous, quand chacun nous fuyait. Puis-je l’oublier ?

La mère Chabane remarqua que Sylvie n’était pas assez couverte :

— Prenez bien garde, ma mie, dit-elle en s’en allant. Vous aurez froid à vos petites épaules. Les chevaliers du printemps Tropet, Georget, Tounet, Marquet, Crucet, n’ont pas encore fondu leurs couteaux de glace.


Elle avait accepté les épreuves envoyées par Dieu qui la torturait admirablement, selon la parole biblique. Dans la maison retirée, elle ouvrait son cœur sur son enfant, comme un manteau, se souciant peu d’être soi-même pauvre et nue. Marie-Gabriel allait avoir cinq ans, il annonçait un corps robuste, mais il montrait la fine coupe du visage de Claude d’Argé. Docile, plein de gravité précoce, il avait déjà reçu au fond de lui le reflet du visage de sa mère, tant de fois ému par les larmes et contracté. Il lisait d’habitude dans une Bible illustrée d’images et, comme il hésitait un jour à épeler les mots, il dit avec une profonde crainte :

— Si je sais pas, vous allez point pleurer, maman ?…

Sauf quand il dormait dans son petit lit, il ne voulait jamais la quitter, saisissant à deux mains sa robe, si elle sortait dans la rue pour quelques achats chez le marchand d’épices ou le boulanger.

L’été passa. La frénésie du temps semblait toucher au suprême accès. On avait posé une affiche à la porte de la salle commune. On y pouvait lire : « Dernière publication. Vente de biens nationaux provenant d’émigrés. Désignation des biens. » Suivait la liste des domaines avec l’estimation. Le château d’Argé et le mobilier étaient estimés soixante mille livres. Mais les acquéreurs ne se présentaient pas. Cette richesse spoliée et brusquement offerte à vil prix avait encore figure de sinistre aubaine ; il y fallait la lessive du temps, qui est galant homme.

Quelquefois, Sylvie, après le repas de midi, les journées étant longues, prenait la route d’Argé et Marie-Gabriel trottinait auprès d’elle. Quand il était las, elle le portait quelque temps dans ses bras, mais le reposait vite à terre, car il était lourd. Elle cueillait pour lui une fleur dans les buissons, la lui nommait, riant quand il écorchait le nom en le répétant. Elle pénétrait furtivement dans la cour d’honneur que l’herbe avait verdie. La haute demeure avec ses volets clos lui semblait morte. Elle en baisait le seuil en se souvenant que Claude l’avait franchi une dernière fois, comme il faisait nuit, allant vers l’inconnu et murmurant les dernières paroles d’amour.

XXXVII

La Révolution touchait à son terme. La terre n’était plus assez profonde pour boire tant de sang et elle le rendait. Forclos, dans la salle commune, s’écria que la justice succédait à la terreur. Et l’on compara aux plus vils pourceaux ceux que, hier encore, on traitait de dieux. Mais le bruit que faisait l’aile des victoires couvrait le râle des bourreaux. Le Limousin Jourdan avait gagné la bataille de Fleurus, comme montait le soleil d’été.

Par un matin de nivôse, la mère Chabane entra précipitamment dans la maison où habitait Sylvie ; il fallait qu’elle fût bien émue.

— Ah ! petite dame, cette fois notre Jacques devient riche tellement que j’en suis apeurée. Il travaille le jour et la nuit pour fournir les armées. Il a connu du beau monde à Paris. Je pensais toujours qu’on lui ferait fête, car il est fièrement tourné et il veut bien ce qu’il veut. Il mourrait plutôt que de quitter le morceau qu’il a mordu. Il nous a envoyé plus d’argent, en un coup, que nous en avons vu pendant dix années. Il parle toujours de vous dans ses mots d’écrit. Ah ! vous avez là un ami !

Ces paroles attristèrent Sylvie, comme si elles l’éloignaient de Jacques Chabane. Il lui apparaissait maintenant dans une atmosphère trop brillante.


Des mois passèrent ; le printemps de l’an IV parut. A Bonnal, on parlait avec envie et fierté de Jacques Chabane, qui était l’ami de hauts personnages. On exagérait le chiffre de sa fortune rapide, comme on fait d’habitude en des pays où chacun se plie au commun destin. La violence faisait place à des mœurs plus douces et un peu fantasques. Forclos lui-même montrait une nonchalance qu’il jugeait fort distinguée.

Sylvie continuait de vivre dans la pauvreté et les soins domestiques l’occupaient. Elle arrivait à l’âge où sa grâce s’alourdissait. Elle montrait cette beauté mûre qui répand plus d’émotion que d’émerveillement.

Par un soir de floréal, elle entendit le pas d’un cheval qui s’arrêtait sur le seuil et le bruit que peut faire un cavalier qui saute à terre. Son cœur se serra quand retendit le heurt du marteau. Elle ouvrit en hâte la porte et reconnut Jacques Chabane ; il lui parut qu’il avait grandi. Il dit en entrant, d’une voix étouffée :

— Je n’ai jamais cessé de penser à vous, Sylvie. J’ai plus tremblé pour votre vie que pour la mienne, bien que souvent j’aie marché au canon. Et vous, m’avez-vous accordé un souvenir ?

Elle leva ses yeux vers lui ; elle vit alors seulement qu’il était vêtu comme un homme de qualité.

— Oui, Jacques, murmura-t-elle, j’ai pensé à vous.

Il entra dans une salle qu’elle avait arrangée en manière de salon et où l’on voyait quelques fauteuils de paille jaune. Il lui baisa les doigts et s’assit près d’elle. Il parla avec un feu voilé.

— J’avais peur de ne plus vous revoir. Et voilà que je vous ai devant mes yeux ! Comme c’est triste, ici ; vous ne pourriez y vivre. Votre jeunesse et votre beauté s’y faneraient…

— Qu’importe, une femme et un petit enfant ne tiennent pas beaucoup de place.

— Ah ! vous avez souffert ! dit-il en s’approchant d’elle comme d’un mystérieux miroir.

La tête dans les mains, il se mit à sangloter. Ce chagrin émut Sylvie et quand il releva son visage, elle admira en secret des traits que la volonté la plus dure avait modelés.

— Sylvie, dit-il, j’étais chef de bataillon, mais j’ai pensé que vous étiez pauvre ; alors, j’ai consenti à descendre au rôle de fournisseur aux armées. Je ne suis à Bonnal que pour un mois bien court. J’ai su que le château d’Argé et la réserve étaient en vente. Je les achèterai cette semaine.

Il s’agenouilla aux pieds de Sylvie :

— Sans vous, Argé est sans âme. Je vous supplie d’y rentrer. Je ne me relèverai que si vous acceptez d’y vivre. Je ne suis toujours que votre très humble serviteur.

Il tendait vers elle son visage que colorait la plus grande passion.

— Jacques, vous m’effrayez. Quel gage d’amitié… Puis-je l’accepter ?

Elle lui demanda de se relever. Alors il montra une joie si sombre qu’elle en fut saisie. Elle parla quelque temps de choses banales qui l’éloignaient du sentiment nouveau qu’elle maîtrisait. Quand il prit congé, elle lui dit sur le seuil :

— Au revoir, noble ami. Pourrai-je reconnaître vos bontés ?

Et lui, il la regardait avec avidité, plein d’un tremblement d’amour et d’orgueil.

XXXVIII

Le 21 mai 1795 (ancien style), le château d’Argé, meubles et dépendances furent adjugés au citoyen Jacques Chabane, fournisseur aux armées, pour la citoyenne Sylvie Dargé, habitant au bourg de Bonnal.

En hâte, il vint lui annoncer la nouvelle :

— J’ai osé racheter à votre nom. Daignez me pardonner : j’ai voulu réparer tant d’injustices…

— N’avez-vous obéi qu’à ce sentiment ?

Il vit qu’elle pleurait.

— Ah ! permettez-moi de vous aimer et de vous servir…

Il la prit dans ses bras avec douceur ; elle se défendait faiblement, effrayée, ravie. Il la baisa sur les tempes, près des cheveux tordus en masses blondes, à la place où vient battre le sang. Il dit des paroles ardentes, légères, essayant de voiler tant de gravité, et il essuya les larmes de Sylvie d’une bouche que la passion séchait.

— Laissez-moi, Jacques, murmura-t-elle. Donnez-moi le temps de découvrir votre cœur. Je crois le bien connaître, cependant ; mais moi, puis-je de nouveau regarder la vie ?

Alors, il voulut la charmer par des accents où la fragilité s’allie aux jeux puérils. A Paris, il avait pu se polir dans une société qui gardait les grâces du siècle, bien que le triangle de la guillotine montrât près d’elle ses froideurs et s’emperlât de sang. La prose que Prévost avait ourdie sur le corps de Manon et son cœur pas plus lourd qu’une noisette où l’enchanteur enferma le flot de la passion, Jacques la déroulait sur soi. Il aimait. Quand le presserait-elle sur son sein que le malheur n’avait point fané ? Saurait-elle jamais par quelles routes nocturnes, quels dangers, quelles espérances jamais lasses de tenir leurs ailes en croix, il avait pu apparaître aujourd’hui à ses yeux ? En ces heures, il pesait sa force ; il songeait : « Elle est à moi. Le miracle s’est accompli », tandis qu’il contait des anecdotes agréables. Et quand elle souriait, il lui semblait qu’elle venait à lui davantage.

Il ferait commencer sans retard, au château d’Argé, les réparations nécessaires. La pluie et l’humidité avaient causé de grands ravages. Le parc devait retrouver son ancienne ordonnance et les terres de la réserve seraient cultivées comme il fallait. Marie-Gabriel, qui jouait dans le jardin, parut, et les dernières hésitations de Sylvie tombèrent. Il lui rappelait qu’elle n’était que faiblesse et douleur, sans un bras fort qui la soutînt. Comment, seule, élèverait-elle dignement son enfant ? Marie-Gabriel regarda Jacques Chabane et dit :

— Bonjour, monsieur.

Puis il pencha la tête gentiment, en croisant derrière lui ses mains. Il rougissait et Sylvie ne put obtenir d’autres paroles.

Ce jour-là, Jacques Chabane ne prolongea pas sa visite. Il fit ouvrir les fenêtres du château d’Argé, au soleil de ce printemps. Il avait réuni des maçons et des plâtriers, qui rendraient à la noble demeure son ancien lustre. Par les ruelles de Bonnal, on le vit, vêtu d’étoffe brillante, tout à l’aise dans du linge d’une finesse et d’une blancheur merveilleuses. A son poing solide, il faisait tournoyer et ronfler un gourdin et l’on devinait en lui une sorte de férocité joyeuse qui imposait une crainte salutaire et beaucoup de respect.

Il avait acheté pour ses parents une bonne prairie et un grand jardin qui étaient situés près de leur maison. Jean Chabane se trouvait assez heureux de posséder cette terre qu’il n’aurait jamais pu acquérir avec le salaire qu’il gagnait en forgeant de l’aube au soir. Quand son fils acheta le château d’Argé et la réserve, il grogna :

— Tu es le diable.

Mais, blâmant secrètement ce qu’il appelait une folie, il se garda de montrer son humeur. Il était flatté que son garçon aimât une fille de nobles. Quant à la mère Chabane, elle ne cachait pas sa joie ; elle ne connaissait pas sous le soleil une femme plus aimable que Sylvie.

Le congé de Jacques allait expirer. La commune avait tenu à fêter son glorieux enfant dans la salle publique. Forclos le compara à ces héros de l’antiquité qui reviennent tout attendris à leur terre natale. Un soir, comme Jacques avait daigné trinquer à l’auberge en compagnie des officiers municipaux, l’un d’eux, que l’envie dévorait, gronda :

— A cette heure, tu es pis qu’un noble, me semble.

Il ne put continuer ; Jacques leva sur l’insolent son poing massif ; mais se maîtrisant, il déboutonna le col de son habit et montra à la clarté de la fumeuse chandelle, la cicatrice d’un coup de sabre qui lui barrait la gorge.

— Ça, tu le saluerais sans me l’envier, si j’étais resté pauvre. Je vais repartir bientôt, mais retiens cela : s’il t’arrivait de causer la moindre peine à ceux que j’aime, je jure que je ferais sauter ta pauvre cervelle.

L’homme assura en tremblant de peur qu’il avait voulu plaisanter, mais chacun lui donna tort et il quitta la table tout déconfit.

XXXIX

Comme il est doux au voyageur qui a cheminé longtemps dans la nuit, étouffé par l’ombre, de voir grandir le jour et reparaître la beauté du monde, ses vergers, ses prairies, les bois clairs, le nuage et la source, toutes les formes qui se reflètent au fond de l’homme et sans lesquelles il mourrait ! Pourtant, il garde la blessure de son cœur, qui ne peut guérir, mais s’apaise. Ainsi de Sylvie.

C’est au milieu de l’été qu’elle reprit possession du château d’Argé. Tout lui paraissait nouveau ; les fleurs brillaient dans le parc, les allées avaient été sablées, les arbres taillés et la demeure s’animait dans un cadre charmant, de la tiédeur de la richesse. Marie Cabiaud, mandée en hâte, revint à Argé, près de sa mère, et montra une naïve joie en revoyant Marie-Gabriel, qu’elle avait nourri de son lait. Jacques Chabane était revenu aux armées ; il voulait achever sa fortune, afin de vivre en paix auprès de Sylvie. Il s’était gardé d’implorer ces promesses qui lient autant que des serments et il n’avait pas quitté l’humble maison de ses parents jusqu’à l’heure de son départ.

Peu à peu, Sylvie goûta le plaisir de revivre parmi de chers objets et des meubles tout pénétrés de son passé. Le moment arriva où elle sentit qu’elle ne les pourrait plus quitter. Elle qui n’avait jamais osé dénombrer ses douleurs, elle tremblait à la pensée que le miracle s’évanouît et qu’elle pût reprendre le courant de tant de pauvres journées. Elle pensait à Claude et demandait qu’il lui permît d’écouter Jacques Chabane et de lui laisser une part d’amour. Mais rien ne lui répondait et à ses questions succédait un grand silence. Jacques Chabane lui écrivait de longues lettres où il lui découvrait son désir avec mille détours et digressions. Sylvie songeait qu’il était d’une étoffe rare, celui qui s’élevait ainsi, sans les appuis d’une richesse depuis longtemps acquise. Parfois, quand le soir tombait, elle revoyait sa figure dont certains traits d’angoisse demeuraient en elle. Elle démêlait qu’elle avait été l’objet de ses constantes pensées, le feu secret dont il était chargé et qui lui avait permis de renverser tout obstacle. Elle en était flattée. Comme insensiblement, elle lui répondit avec moins de calme et laissa percer une tendre ardeur. Maintenant, quand Marie-Gabriel jouait près d’elle ou lisait dans un livre d’images, elle se disait, comme si elle avait pu en douter : « C’est Jacques qui l’a sauvé de la mort. » Dans ses prières, elle murmurait :

— Mon Dieu, il faut bien que nous tendions à votre bonheur éternel, car, ici-bas, des liens que nous savons si fragiles nous retiennent encore. Après qu’ils ont été brisés, nous les renouons en hâte…

Jacques Chabane lui écrivait tantôt de Paris, tantôt des bourgades où les armées de la République enfonçaient la hampe de leurs drapeaux. Toujours il montrait qu’il était à ses genoux et ne vivait que pour elle. Il fit envoyer à Argé des monceaux de dentelles et de soie, des éventails et des objets précieux, des meubles nouveaux dont les lignes alliaient la sévérité à la grâce. Tout cela était couvert de billets d’amour où quelques mots avaient la beauté d’un cri.

Sylvie se délassait. Elle occupait ses doigts à quelque travail de broderie ou, suivant l’invite de la saison, elle se promenait avec Marie-Gabriel au bord de ces prairies limousines que le soleil ne peut faner, car elles sont enchantées par les fées de l’eau. Le malheur desserrait sa prise. Elle faisait le chemin du Chaperon rouge pour aller boire en quelque métairie une jatte de lait, qu’elle partageait avec Marie-Gabriel. Le loup rentrait dans le hallier. On entendait des bergères chanter des chansons qui étaient nées sous le règne des rois. Claude souriait dans l’air brillant à Sylvie qui s’apaisait. L’âme suivait la pente du bonheur, comme l’eau pure qui s’ouvrait çà et là, en vives grappes de lumière. Cet étang que l’hiver avait assombri, mêlait les couleurs du ciel purifié et le vent des lointaines mers ne venait plus le tourmenter. Au retour d’une de ces promenades où elle s’aérait, Sylvie accorda sa harpe si longtemps silencieuse et elle joua un air mélancolique où le regret s’enlace à l’amour. Claude était auprès d’elle, penché sur son épaule, et il savait bien que Sylvie l’aimait toujours.


L’année s’écoula ainsi, tissée de jours calmes. Quand le souvenir de tant de deuils et de tourments l’assaillait, Sylvie le repoussait. Jacques veillait sur le bord de sa vie, et sans doute il n’en atteindrait jamais les sources gardées par Claude que la mort avait couronné. Elle se donnait à lui, réservant des parcelles sacrées. Au commencement de l’année 1797, il annonça son retour ; et, désormais, il ne voulait plus s’attacher à la fortune qui lui avait souri. Il était assez riche pour vivre près de Sylvie en veillant aux soins des domaines. Il avait racheté la majeure partie des terres spoliées.

Ils se marièrent dans la chapelle du château. Un prêtre réfractaire bénit leur union. La cérémonie fut entourée de mystère et nul n’osa traiter de suspect Jacques Chabane au comble de sa fortune.

XL

Il l’aima avec une sorte d’extase. Dans la première montée de son amour et de sa force comblée, il ne goûtait que sa propre joie et l’accomplissement de son rêve. Sylvie le ravissait par une parole, un mouvement de son corps, une lumière de ses yeux. Il vivait dans une ardente saison, qui, si elle change, devient plus enchanteresse. Peu à peu, n’ayant plus à commander des hommes ni à conclure de gros marchés préparés de longue main, sortant de ce dur chemin où il avait marché sans cesse, il eut le loisir de regarder au fond de lui. Il essaya d’écarter l’angoisse qui montait, en s’occupant de mettre en valeur les domaines d’Argé, mais ces soins lui parurent vite puérils.

Marie-Gabriel avait sept ans, ce que les hommes appellent l’âge de raison. Jacques décida de lui apprendre les éléments d’arithmétique. Il choisit pour le divertir les livres où le bon Perrault conte des fables. Ils se promenèrent ensemble dans la campagne et Jacques répondait à l’enfant qui l’interrogeait sur les plantes, les arbres, les eaux et les vents. Il l’instruisait avec la plus grande douceur ; mais, un jour, il reconnut en tremblant que Marie-Gabriel ressemblait de plus en plus à Claude d’Argé.

Sylvie s’étonna des humeurs sombres et des silences qui coupaient sans apparente raison, les signes du bonheur que montrait Jacques, quand il se tenait d’habitude à ses côtés. Quel sentiment, quel terrible souvenir l’étreignait, lorsqu’il passait des heures étendu sur un sopha et plein d’hébétude ? Il disait à Sylvie qui l’interrogeait :

— Je suis étrangement alourdi. Quand le désir d’arriver au but que je m’étais proposé me portait, je me sentais insaisissable.

Il semblait qu’il n’osât plus parcourir les salles du château, comme si un ennemi redoutable l’attendait derrière quelque porte pour le frapper.

Un soir, Sylvie le surprit dans le salon-bibliothèque où il se rencognait ; il était accoudé sur un bureau marqueté, un livre déchiré ouvert devant lui et il en mâchait un feuillet entre ses dents, tandis que ses yeux restaient fixes, braqués sur un pastel qui représentait Claude d’Argé souriant, cambré dans une veste de soie gorge-de-pigeon. Elle s’éloigna sans bruit ; une terreur confuse l’envahissait, une ombre où tournait du mystère. Peu de temps après, il montra à table quelque gaieté à la faveur du dîner ; mais toujours Sylvie devinait sous cette apparence une sorte de rayon noir.

Elle en fut tellement saisie, qu’elle s’écria :

— Vous souffrez !

Les yeux de Jacques se creusèrent et sa bouche se tira. Il ne put que répondre à voix basse :

— Non, Sylvie, mais je voudrais ne plus penser…

Le souvenir ne lui laissait plus de répit. Élève de l’abbé Broussel, par lui façonné dès l’enfance, il découvrait avec d’immenses regrets le royaume des cœurs purs.

Il ne recevait personne, si ce n’est ses parents, ou Forclos, qui montrait une sourde insolence et qui lui dit un jour :

— Tu n’es pas homme à t’embarrasser de vétilles. Je suis seul à savoir.

Jacques l’avait regardé de telle façon, qu’il s’était éloigné en hâte, avec le sentiment qu’il venait d’échapper à un grand danger.

D’une salle isolée, il avait fait une bibliothèque, où il lisait jusqu’à ce que ses yeux se ferment de fatigue, il ne savait quelles histoires. Nul n’osait troubler ce que l’on appelait : sa méditation. Seul, un chien de chasse, qu’il avait élevé, grattait à sa porte ; il gardait quelque temps, sur ses genoux, la tête de l’ami silencieux. Parfois, il se levait du sopha où il s’étendait comme sous un rocher ; un miroir luisait dans un angle ; il s’en approchait et ne se reconnaissait plus. Ou bien, il s’agenouillait et grondait, tout replié :

— Puis-je vous prier, mon Dieu, vous que l’abbé Broussel aimait. Ayez pitié de moi…

Quand son angoisse montait trop, il sortait au plein air, sellait un cheval et, le lançant à travers champs et châtaigneraies, il aurait voulu s’en aller aux limites de la terre. Un soir, la bête forcée s’abattit ; il revint seul au château, se coucha et délira toute la nuit. Des paroles si étranges lui échappèrent que Sylvie dut quitter son chevet.

Après de tels accès, il retombait dans des torpeurs que rien ne pouvait dissiper.


Noël arriva. Dans la grand’salle, Sylvie avait formé, avec de la paille de blé, une couchette où souriait un Enfant-Jésus de cire, sous une étoile de carton doré. Elle apprenait à Marie-Gabriel de vieux airs de la Nativité, qui tournent dans la mémoire plus doucement que la neige et, tous deux, ils recueillaient la paix que les anges laissent tomber du ciel.

Depuis plus d’un mois, Jacques s’isolait davantage. En cette fête de la divine humilité, il dit à Sylvie :

— J’ai soif d’une source qui me rafraîchirait… Pardonnez-moi cette méchante mine que j’ai malgré moi.

Il partagea le repas du soir et demeura silencieux. Ayant mangé, il sortit dans la cour ; il se retournait, comme s’il avait peur d’être suivi. Devant lui, la route s’enfonçait dans l’ombre. Par une nuit semblable, il avait dénoncé Claude d’Argé qui trahissait la nation. Il aurait pu le livrer au district de Bonnal, mais il fallait le saisir au nœud même de l’intrigue.

Ce soir, il revenait sur cette trace chaude que tous les hivers du monde n’eussent pu effacer ni refroidir. Il marcha quelque temps sur la route, dont il connaissait les moindres accidents depuis qu’il l’avait suivie, à cheval, derrière Claude, jusqu’à Poitiers. Et, tout à coup, il se demanda pourquoi il s’attardait en ces lieux, à cette heure. Il n’osait se répondre à soi-même ; Claude n’était plus le conspirateur, mais l’homme toujours aimé de Sylvie.

Il revint au château et parut sur le seuil de la salle où se tenaient Sylvie et Marie-Gabriell, près d’un trop clair feu de bois. Il supplia :

— Sylvie, priez pour moi…

Elle le fixa un moment, mais, se faisant violence, elle continua sa prière, à laquelle répondait l’enfant.


Le lendemain, de bon matin, il alla à Bonnal chez ses parents. Il écouta avec humilité les paroles de sa mère et, avant de repartir, il la tint embrassée plus longtemps que de coutume. Dans le verger, il cueillit une fleur de perce-neige, dont il décora son habit. Le ciel s’éclairait, le vent ayant tourné, le soleil monta.

Il regagna Argé ; on l’entendit, comme autrefois, parler haut, fredonner des refrains galants et guerriers. A midi, il s’assit à table, magnifiquement vêtu. Il avait invité quelques concitoyens et il s’occupa de les éblouir par des récits de bataille. Puis il se plaignit d’une vie monotone ; de nouveau, il ferait la guerre. Sylvie n’osait l’interrompre, devinant la fureur qui le tenait.

L’après-midi, il sortit dans la campagne, avec ses invités, et tira quelques lièvres qu’ils emportèrent.

Avant que le soleil ne fût couché, il salua Sylvie, habillé ainsi qu’un homme qui va monter à cheval. Il annonça qu’il partait le soir même et, transfiguré par l’adieu, il la regarda longuement. Elle lui rendit son regard, voulut parler, se troubla, mais il s’éloigna vite, n’ayant baisé que ses chères mains qui tremblaient.


Environ quatre mois après son départ, Sylvie reçut une lettre des armées ; elle portait la nouvelle de la mort de Jacques Chabane et l’assurance que sa glorieuse mémoire passerait à tous les braves qu’il avait commandés.

FIN

Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par
Plon-Nourrit et Cie,
à Paris, le 22 octobre 1925.