Title: Marion des neiges
Author: Jean Martet
Release date: December 31, 2024 [eBook #75005]
Language: French
Original publication: Paris: Albin Michel, 1928
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
JEAN MARTET
ROMAN
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS, 22 — PARIS
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
50 exemplaires sur vergé pur fil
Vincent Montgolfier
numérotés de 1 à 50.
Droits de traduction, de reproduction, de représentation théâtrale et d’adaptation cinématographique réservés pour tous pays.
Copyright 1928 by Albin Michel.
Jusqu’à Dalkeith le voyage se fit sans incidents notables.
La ligne traverse un pays de plaines, avec, de loin en loin, des bois de pins et de sapins, des hameaux de chasseurs. Nous avions une bonne machine, très basse sur roues, qui nous entraînait à belle allure.
Il faisait très froid. Toute la campagne était couverte de neige. Les wagons n’étaient pas chauffés et, comme il manquait bien deux carreaux sur trois, nous étions là-dedans à peu près comme sur le toit. Mais à Weedon j’avais pu m’emparer d’un coin, le dos tourné à la marche du train, je m’étais recroquevillé dans ma peau d’ours, — je n’étais pas trop malheureux.
J’avais pour compagnons huit hommes et deux femmes, tout cela dans le même compartiment ; nous étions donc onze, plutôt tassés.
Les hommes étaient presque tous des gens qui allaient aux pêcheries de Billebedoo, embauchés pour le travail d’hiver. C’étaient des espèces de brutes (je revois dans le tas un Mexicain… quelle tête sinistre !…) qui chiquaient, se grattaient, s’épouillaient sans vergogne, buvaient de grands coups d’eau-de-vie à même leurs gourdes en peau de phoque, mangeaient des bouts de poisson fumé ou de fromage qu’ils tiraient de leurs poches.
Sur ces huit hommes, il y en avait tout de même un que, du premier coup d’œil, j’avais mis à part : C’était comme moi (j’avais immédiatement vu cela à son accoutrement : il portait sous son manteau une sorte de petit complet à martingale, comme en ont les jeunes employés de magasin qui veulent se donner l’air chic, — j’avais surtout vu cela à son regard chargé de mille choses…) c’était comme moi un fils de l’aventure ; il allait vers l’or. De temps en temps il tournait vers nous un regard égaré et demandait :
— Où sommes-nous ? Sommes-nous bientôt à Aklansas ?
Il était assis à côté du Mexicain, qui ne lui répondait que par un sourd grognement et continuait à mâchonner son tabac. Les autres hommes ne se donnaient guère plus de peine ; ils ouvraient un œil, lâchaient, entre leurs couvertures trouées, un vague nom de station, déformé par le terrible accent de l’ouest :
— Beaumont… Ardrossan… Levenshulme…
Alors je faisais de mon mieux pour le renseigner :
— Nous venons de passer l’Aroyo. Nous serons dans une heure à Pensburg.
Il me regardait pendant deux ou trois secondes avec des yeux fixes, d’un bleu de pervenche, ne répondait ni merci ni rien, et, relevant la tête comme pour examiner le plafond, il continuait son rêve.
Des deux femmes, l’une était âgée de quarante ou quarante-cinq ans. Les premiers jours du voyage, elle nous avait rompu la tête à nous raconter sa vie, ses projets. Elle allait comme danseuse (la pauvre femme !) à Aklansas, dans une boîte de jeu et de noce, à la fois bar, hôtel, dancing, etc., qui s’appelait pompeusement le Cupido. C’était une malheureuse d’esprit extrêmement borné, qui, de sa jeunesse depuis longtemps enfuie, avait gardé de petites mines puériles, de petites moues qui voulaient être charmantes et qui n’étaient que ridicules et pénibles. Elle avait roulé auparavant dans toutes les villes de l’Orégon, à Salem, Portland, Astoria… Astoria, où, disait-elle, elle avait été fêtée… oh ! fêtée !… Un très riche marchand de sucre avait voulu l’épouser. Elle lui avait répondu :
— Non, cher. On n’épouse pas une Marjorie. C’est un petit oiseau qui ne se pose jamais.
Elle avait dû être jolie et peut-être qu’effectivement des hommes, par elle, avaient connu l’amour, la souffrance du cœur. Mais la peau de son visage commençait à devenir flasque et elle se collait sur la figure tant de poudre et aux lèvres tant de rouge que, la nuit, quand elle dormait, son masque, éclairé par le quinquet vacillant du wagon, avait quelque chose de tragique.
Du reste, depuis quarante-huit heures, terrassée par la fatigue, comme vidée de toutes ses pensées et de toutes ses jacasseries par le cahotement du train, nous ne l’entendions plus. Elle laissait tomber sa tête sur l’épaule d’un grand diable de bonhomme sec et flegmatique qui, quand il avait assez de ce fardeau, d’un coup bref, comme pour remonter une hotte, l’envoyait promener de l’autre côté.
L’autre femme était toute jeune — elle me parut avoir vingt ou vingt-deux ans, — jolie, un air à la fois douloureux et sensuel, une bouche à la fois gourmande et dédaigneuse, des yeux d’enfant, comme voilés d’une sorte de nuage léger et qu’ombrageaient des cils immenses. C’était une si charmante créature que ses compagnons de voyage, qui, pourtant, ne péchaient pas par excès de galanterie, s’étaient comme entendus pour lui laisser le plus de place possible et lui épargner leur répugnant contact. Elle ne leur témoignait d’ailleurs aucune aversion, et, l’un d’entre eux, un très vieil homme, qui avait une grande barbe blanche toute jaunie par le jus de la chique, s’étant trouvé malade entre Weedon et Beaumont, si malade (il vomissait le sang) qu’à Beaumont il fallut le descendre, elle voulut descendre elle aussi et, tout le temps que le train resta en gare, elle demeura près de lui, veillant à ce qu’on l’installât convenablement dans un coin des salles d’attente, à l’abri des courants d’air. Elle ne remonta avec nous que comme le train sifflait. Elle faisait d’ailleurs tout cela sans aucune espèce de sensiblerie féminine. Elle allait droit au but, exécutait sa tâche rapidement, adroitement, le front barré d’un pli d’attention, et, la chose finie, rentrait dans sa coquille.
J’avais mis trois jours à savoir qui elle était et où elle allait. Mais comme elle et moi nous étions descendus à Levenshulme pour prendre de l’eau dans nos gourdes, je me plantai, sur le quai de la gare, tout droit devant elle et lui demandai brusquement (car depuis mon départ de Denver j’avais soigneusement remisé, pour ne pas me faire remarquer et, surtout, pour me poser en homme, le ton et les manières des gens comme il faut) :
— Qu’est-ce que vous venez faire dans ce pays du diable ? J’espère que vous n’allez pas aux placers ?
— Non, dit-elle. Je vais chez un cousin à moi, qui a une ferme, à Swinnah, dans le Winnee. Je descends à Aklansas.
Je lui demandai si elle serait occupée dans cette ferme.
— Je pense que oui, dit-elle.
— Vous n’avez pourtant guère l’air taillée pour faire ce travail-là !
— Il est donc si dur ?
— Oui, dis-je. Surtout en ce moment que le jeune bétail est rentré. Il y a de la besogne de jour et de nuit.
— Bah !
— Sans parler des gens, qui ne passent pas pour être des modèles de douceur et de bonté, dans le Winnee.
— La douceur et la bonté ? fit-elle en haussant les épaules. Qu’est-ce que vous allez chercher là !
Puis m’interrogeant à son tour :
— Et vous ?
Je lui montrai mon permis de prospection.
— Vous espérez trouver de l’or ? me demanda-t-elle. A Weedon j’entendais dire que le Flower River avait débordé et que tous les terrains étaient sous l’eau…
— Mais je vais plus loin, dis-je. Je vais du côté du Sloo.
Quand nous fûmes remontés dans le train, elle me dit qu’elle s’appelait Marion, qu’elle venait de Sacramento, dans le Nevada. Elle avait d’ailleurs l’accent un peu rude de la Sierra.
A Dallas, l’homme qui était assis à côté de moi (un gros homme à grands yeux enflammés, longue barbe blanche, longs cheveux blancs où le peigne n’était jamais passé, énormes sourcils de mammouth), — cet homme descendit pour aller rejoindre un camarade dans un compartiment voisin. Marion, à ma demande, prit sa place. Pendant toute une demi-journée, nous bavardâmes, parlant du genre de vie que nous allions vivre, des chances que nous avions de ne pas y laisser notre peau, des chiens avec lesquels il allait falloir se familiariser, etc. Du passé, de notre double passé, — rien. J’eus beau lui tendre, au cours de ces longues heures de causerie, deux ou trois petits pièges, je ne pus obtenir de Marion aucune espèce de renseignement sur ce qu’étaient ses parents, sur l’éducation qu’elle avait reçue (elle s’exprimait avec correction), sur les gens qu’elle avait pu fréquenter. Parfois je sentais qu’une demi-confidence allait sortir de ses lèvres. Mais (et peu lui importait que ce fût en plein milieu d’une phrase ou même d’un mot) elle s’arrêtait net, me regardait en souriant tristement et me disait :
— Non. Pas ça. Tout ça est fini.
Moi, de mon côté, je taisais tout de mon enfance, de mes parents, — tellement je tenais à brouiller toutes traces à jamais… Pas un mot sur mes succès de collège, mon entrée chez les Sharrock, mes heureux débuts, l’affaire de Hadow, — ma rencontre avec Georgina, ma chute, ma folie, — mon crime !… Bouche close sur tout cela. Bouche close sur ma fuite… Devant ce doux visage je faisais même tout mon possible pour ne plus penser à ces choses. Je m’efforçais de voir en moi un être neuf, vierge, comme cette terre où le vent de l’aventure me jetait.
Dans la soirée de ce jour, les premières grandes neiges commencèrent à apparaître, entre la mer et nous, et le vent, qui soufflait du nord-ouest, devint abominablement froid. Marion n’avait pour se protéger qu’un mauvais manteau doublé de lapin. Elle grelottait. Je lui demandai si elle voulait partager ma peau d’ours. Elle refusa d’abord, assurant qu’elle n’avait « jamais eu si chaud », — puis, quand la lune, qui ce soir-là était pleine, parut au-dessus de l’horizon, le spectacle de toute cette neige et de tout ce givre étincelant la vainquit. Elle se serra contre moi et accepta sans mot dire que je lui misse la moitié de mon manteau sur les épaules.
Nous roulions ainsi, sous la lune, dont la grande face pâle éclairait le bouge infect de notre compartiment, nos compagnons sordides, roulés dans leurs loques immondes, nous roulions, ayant joué notre existence à pile ou face et nous précipitant, à grands coups de sifflets sinistres, vers quelque chose qui avait l’étrange attirance de la mort.
A Dalkeith, qui est un village d’une trentaine de maisons sur le Jorre, six des dix voyageurs de notre compartiment descendirent, les espèces de brutes à visage vaguement humain, qui allaient aux pêcheries de Billebedoo. Ils prenaient le bateau qui devait les conduire en quatre ou cinq jours (le trajet est assez long à cause des rapides) à Billebedoo, sur l’Océan. Du coup nous nous trouvions soulagés d’une partie de notre vermine et de notre puanteur.
Nous restions quatre : les deux femmes, le jeune chercheur d’or, et moi. Les deux femmes, et notamment la danseuse, qui, maintenant, était à bout, fripée et flapie comme une vieille poire tapée, purent s’étendre sur les banquettes. Elles s’allongèrent avec délices sur ces durs morceaux de bois.
Le jeune chercheur d’or, lui, parut un peu ouvrir les yeux à la réalité des choses et s’apercevoir, confusément, que nous existions. A un moment, alors que nous ne lui demandions absolument rien, il nous raconta tout d’une traite, comme un rouleau de phonographe, qu’il s’appelait Spiers, Jérémie, qu’il avait lâché le commerce des tissus d’ameublement dans une ville dont il ne put jamais, d’ailleurs, articuler le nom, et qui devait être Chillicothe, et qu’il allait, avec, pour toute fortune, cinquante-quatre dollars dans la poche intérieure de son gilet, dans le Muskegon, courir sa chance.
— Dans le Muskegon ! m’écriai-je. Alors nous serons voisins de bagne ! Je vais au Sloo…
— Pourquoi allez-vous par là ? me dit-il avec une moue de dédain. On n’y a jamais ramassé la moindre pépite.
— Parce qu’on a mal cherché, répondis-je. J’ai des renseignements là-dessus.
— Quels ? dit-il.
J’ouvrais la bouche pour lui dire en quoi consistaient ces renseignements et quelles choses m’entraînaient, à travers les plaines glacées, vers ce point désertique du globe, quand je sentis, sous la grosse couverture dont les poils nous entraient dans la peau, — je sentis la petite main de Marion qui se posait, tout doucement, sur la mienne.
Marion, la tête renversée contre la cloison du wagon, les yeux grands ouverts et comme perdus vers le toit de bois d’où filtraient des gouttes d’eau glacée, Marion, pourtant, semblait ne suivre notre conversation que de fort loin. Mais elle avait entendu et me criait fraternellement : attention !… Je me sentis rougir comme un gamin pris en faute.
— Quels renseignements ? répéta Spiers, dont les yeux braqués sur moi, étaient soudain devenus plus aigus.
Je m’en tirai en faisant la bête :
— Il paraîtrait, répondis-je, que sur les bords du Sloo (ce sont les peaux-rouges qui racontent cela) il y a, dans une immense forêt, les ruines d’une ville tout entière bâtie en or…
— Oui ?… fit-il, après un moment de silence, comme s’il s’était aperçu que je voulais lui donner le change.
Il se retourna du côté de la portière et sembla, en regardant se dérouler ces mornes plaines toutes blanches, sous un ciel presque noir, donner un autre cours à ses pensées. Marion me lança de profil un demi-sourire qui voulait dire : « Eh bien ! quoi donc ? En voilà un enfant ! »
C’est à partir de Deedwood que nous commençâmes à soutenir le choc des premières tourmentes de neige. Elles arrivaient, ces tourmentes, du fond de l’horizon et galopaient vers nous, ventre à terre, à travers la plaine immensément plate, comme un troupeau d’énormes chevaux d’un gris-violet, que nous regardions venir avec un certain effroi.
En un instant la chose était sur nous… boum !… et c’était un si formidable coup de massue, une attaque si brutale et si démesurée que, chaque fois, régulièrement, le mécanicien, affolé, bloquait ses freins.
Nous restions là, en pleine campagne, au hasard des longues voies droites ou des virages à angle aigu, nous restions là une heure, deux heures, dans une obscurité presque complète, un vacarme, des sifflements, des craquements effroyables, jusqu’à ce que le monstre hululant et ruant eût fini de s’acharner sur nous. Le pauvre train était pris là-dedans comme une coquille dans un casse-noisette. On avait l’impression que les wagons allaient culbuter hors de la voie ou que le toit allait être arraché.
Dans notre compartiment, la danseuse, pelotonnée dans un coin, claquant des dents de froid et de terreur, poussait de sourds gémissements. L’homme aux tissus d’ameublement, tantôt pestait contre le temps, la neige, le train immobilisé, la compagnie « qui aurait tout de même pu faire ceci… ou cela… », tantôt ricanait d’une façon stupide… Inutilisables tous les deux.
Il nous fallait donc, à Marion et à moi, faire tout le travail et, à nous seuls, empêcher la neige d’entrer et d’inonder notre pauvre étable. Or, presque tous les carreaux étaient cassés. Avec nos manteaux, avec nos couvertures, nous faisions de notre mieux pour boucher les trous, nous nous arc-boutions contre le vent, qui, parfois, d’un furieux coup de tête, nous envoyait valser jusqu’au milieu du compartiment… Rude besogne !… d’où nous sortions rompus, la moitié du corps glacé et l’autre trempé de sueur. Nous tombions assis sur la banquette et nous nous regardions l’un l’autre en hochant la tête et en souriant d’ébahissement.
— Du sport ! disait Marion. Du fameux sport !
La tempête s’en allait comme elle était venue, tout d’un coup… brouf !… A peine avions-nous eu le temps de dire : « Tiens ! ça se calme !… » la chose était déjà à trois kilomètres au delà. Au vacarme titanesque succédait alors un extravagant silence, un silence énorme, qui nous abasourdissait plus encore que le bruit. Dans mon gousset j’entendais tiqueter ma montre.
Puis un sifflet prolongé, lugubre, déchirant, — le train repartait.
Le pays était devenu beaucoup plus accidenté. Par moment, en plein milieu de cette plaine désolée où ne poussaient plus, désormais, que de rares arbustes rabougris, au feuillage et à l’écorce rongés par la neige et les lièvres blancs, se dressait, subitement, un énorme amoncellement de rochers rouges, couleur d’incendie. C’étaient la plupart du temps de grands pitons solitaires que le train n’avait guère de peine à contourner. Mais parfois le formidable coup de grisou qui avait rejeté du feu central ces grandes dalles plates, en forme de toits de dolmens (elles s’affrontaient, s’empilaient, se surplombaient dans des positions insensées !… en passant au pied de ces bouleversements nous avions toujours l’impression qu’une de ces roches, mal accrochée, allait glisser et nous dégringoler sur la tête…) ce même coup de grisou, parfois, avait déchiré, labouré, perturbé le terrain sur des lieues et des lieues. Force était donc à la voie (on n’avait pas fait de tunnels… les tunnels coûtent trop cher !)… d’escalader tous ces plissements et tous ces bourrelets de chair terrestre. Le train geignait, soufflait, patinait… Puis il fallait redescendre l’autre versant, — ce qui était encore moins drôle : car nous avions nettement l’impression que si un malheureux sabot de frein venait à lâcher, c’était la fin de tout. Le wagon prenait vers l’avant une telle inclinaison que la danseuse, terrifiée (il est vrai qu’elle vivait dans un perpétuel état de terreur !… c’était si bizarre de voir cette pauvre loque dans un pareil royaume du diable !) se cramponnait à Marion ou à moi, en roulant des yeux égarés, et poussait des cris déchirants : « Dieu ! Dieu ! Arrêtez !… »
Le nommé Spiers, indifférent à tout pourtant, ne pouvait s’empêcher de sourire à ce spectacle.
Marion avait sorti d’un vieux cabas de molesquine noire un Nouveau Testament qui était illustré de photographies représentant l’actuel pays de Judée.
Ces photographies étaient la chose la plus émouvante du monde, bien que, sous des noms magnifiques, comme Nazareth, Bethléem, Gethsemani, des noms à ce point riches de poésie, de légende et d’histoire, il n’y eût la plupart du temps que de pauvres bourgades, des terres pelées, des buttes caillouteuses, des arbres chétifs… Mais d’entre tout cela, malgré tout, on voyait se lever, blanches et pures, les ombres du Fils de l’Homme et de ses apôtres, — ombres de vérité ou de rêve, ce qui n’importe guère : car la noblesse qui vient de l’un équivaut bien à la grandeur qui vient de l’autre.
Ces petites images avaient l’air d’éveiller dans le cœur de Marion un monde de pensées. Elle resta en contemplation pendant un long, long moment devant une gravure où l’on voyait une sorte de petite colline basse au flanc de laquelle paissait un troupeau de moutons : c’était le Mont des Oliviers. Et quand elle tourna la page, je lui posai une question sur je ne sais plus quoi, pour qu’elle me regardât : ses yeux étaient pleins de larmes.
Les rivières devenaient nombreuses. C’étaient de larges cours d’eau paresseux qui coulaient à pleins bords, lentement, sauf quand toute cette majesté liquide avait à chercher sa voie dans les éboulis de rochers rouges ou dans les crispations, les blessures du sol convulsé.
Alors la vaste nappe presque immobile devenait torrent bouillonnant, et c’était une grande lutte rageuse et fracassante entre les eaux et les rocs. Les rocs étaient mis à nu, polis, arrondis, désagrégés, bousculés, — les eaux se cabraient, se creusaient… Une extraordinaire vapeur d’eau et une non moins extraordinaire clameur planaient au-dessus de tout cela.
Pour franchir ces rivières, il n’y avait que de grands ponts de bois à voie unique, qui paraissaient terriblement peu solides. Nous les passions au pas et ne commencions à respirer que quand nous étions arrivés de l’autre côté.
Chose stupide, ces ponts n’étant faits que de simples tabliers de bois jetés sur de gros pilotis mal équarris, de simples tabliers sans parapets, c’était peut-être cette absence de parapets qui nous impressionnait le plus, — comme si, grands Dieux ! une barrière de bois ou de fer aurait pu augmenter, en quoi que ce fût, notre sécurité !…
Une fois, en plein milieu du pont qui relie l’une à l’autre les deux rives très escarpées du Mandocino, le train, pour je ne sais quelle raison, s’arrêta. Or, la rivière, à ce moment, charriait de gros glaçons, faits d’une glace si pure et si transparente que, du haut du pont, nous apercevions à travers, les herbes et les cailloux du fond. Un de ces glaçons vint buter soudain (étranges rivières où les courants ont à la fois tant de lenteur et tant de force !…) contre un des madriers du pont, — et le pont, littéralement, oscilla. J’eus si nettement la sensation que pont et train, tout cela allait s’écrouler dans l’eau, que, d’un bond instinctif, je sautai sur la poignée de la portière, pour m’élancer sur la voie. Et je dois dire pour ma honte qu’en cette demi-seconde j’avais complètement oublié la pauvre Marion et la laissais bien tranquillement dans la chute et l’épouvante qui allaient s’ensuivre, s’expliquer avec la mort.
Mais cette idiote de danseuse (elle me sauva ainsi d’une espèce de petit déshonneur…) avait vu mon geste… Sans un cri, cette fois, avec des dents serrées par l’épouvante, elle s’était jetée sur moi, cramponnée après tout ce qu’elle avait pu trouver de mes bras, de mes jambes… Je retombai en arrière complètement immobilisé, et, à la fois, râlant de rage et secoué par une espèce de fou rire qui était bien un rire de fou.
Et le train ayant repris sa marche… mais vite !… vite !… car le mécanicien, lui aussi, avait senti le coup, — nous nous trouvâmes, une fois de plus, hors du cercle.
Le voyage s’acheva après cela sans encombre.
A Evenwood, un Indien, qui revenait de chasser la loutre, nous avait prédit qu’avant d’arriver à Aklansas, nous aurions de grosses difficultés avec la neige et que les hommes auraient plus d’une fois à descendre du train pour déblayer la voie. Mais ces pronostics ne se réalisèrent point. La neige ne dépassa jamais les marche-pieds des wagons et, comme, à Evenwood, on avait remplacé notre machine par une canadienne à éperon, notre marche s’en trouva à peine ralentie.
Cette arrivée à Aklansas !… J’étais en train (bien qu’il ne fît pas encore nuit, mais nous étions si fatigués, et, de plus, les journées nous paraissaient si longues !…) j’étais en train de sommeiller, la tête appuyée à la dure paroi du wagon et les pieds gelés, malgré les grosses chaussures fourrées que je portais, — et je rêvais, à mon ordinaire, — car je suis un terrible fabricant de rêves et, au cours de ma vie, j’ai peut-être autant vécu, avec autant d’intensité, du rêve que de la veille… Je me rappelle le songe étrange qui se développait dans mon esprit :
J’étais enfant, couché dans mon petit lit de bois à rideaux de tulle blanc, et, à côté de moi, sur un grand tabouret carré, se tenait assis un grand et bon terre-neuve qui avait veillé sur mes premiers ans avec un amour bien plus qu’humain : il s’appelait Toc. Il me regardait… Je revois encore ses bons yeux pleins de fierté et de soumission tout à la fois… Soudain je sentis qu’on me secouait et j’entendis Marion qui me disait : « Nous sommes arrivés. » J’ouvris les yeux, et, la première chose que je vis, ce fut la danseuse qui avait retrouvé toutes ses mines, ses sourires, ses fossettes puériles et qui, en avançant les lèvres comme pour un petit baiser d’oiseau, était en train de les couvrir d’une couche énorme du rouge le plus rouge.
Marion me dit :
— Je vais vous dire adieu et vous souhaiter bonne chance. On m’attend à la gare pour m’emmener en carriole à Swinnah. C’est à quatre-vingts milles d’ici. Je n’y serai pas avant quatre jours. Priez Dieu pour que je n’aie pas trop froid.
— Je le prierai, je vous le promets, répondis-je en souriant avec une certaine gravité.
— Et vous ? me demanda-t-elle. Qu’allez-vous faire maintenant ?
— Je compte, répondis-je, rester une huitaine de jours à Aklansas pour trouver un traîneau et des chiens, — et je partirai pour le Sloo. Mais je ne compte pas arriver dans ces parages bénis avant un mois ou un mois et demi.
— Eh bien ! dit-elle, en me tendant la main, — et sa voix, tout de même, tremblait un petit peu, — je penserai à vous. Vous êtes probablement comme moi : vous voulez oublier. Je souhaite que vous réussissiez.
Ces mots, qui étaient en somme, depuis que nous voyagions ensemble, les premiers par lesquels je pouvais projeter un peu de lumière sur son âme profonde et sur son passé, me parurent, en même temps, si bien peindre ma situation et mon propre état d’âme, que, pendant deux ou trois secondes, j’en demeurai comme bouche bée.
Puis je voulus répondre, — et répondre à ces mots-là par des mots du même ton et de la même qualité, des mots de franchise et de courage. La musique de ma réponse me chantait déjà dans la tête… Mais tout à coup, à quelque chose qui se passait en moi, une sorte d’afflux de sang plus chaud, plus fou, une sorte d’obscure vibration de tous les nerfs, je sentis que si je répondais quoi que ce fût, je serais perdu, — oui, je répondrais des choses telles que je serais forcé de les suivre, ces choses, et qu’elles entraîneraient ma vie dans une toute nouvelle direction. Ce serait la fin de l’histoire avant qu’elle eût commencé.
Je renfonçai donc tout cela en moi-même et me contentai de bredouiller de vagues banalités, des : « Adieu… », des « Portez-vous bien… » qui ne me compromettaient pas beaucoup et qui (mais tant pis !) n’étaient pas de nature à donner une riche idée de ma sensibilité ou, simplement, de mon intelligence.
Puis, comme le train entrait en gare, je me jetai, très affairé, sur mes bagages et me mis avec passion à ficeler et à arrimer. Je sentais derrière mon dos, Marion, droite, immobile, dans son espèce de grande mante bleu foncé, son cabas et son parapluie à la main, et qui devait me regarder avec des yeux interrogateurs, qui devait essayer de percer l’énigme de mon individu. Elle devait songer, — et tout de même j’en étais un peu attristé et crispé : « Au fond c’est peut-être tout bonnement un homme comme les autres… »
Quelle gare que la gare d’Aklansas ! Des quais défoncés, où les petites roues de fer des chariots Lagloriette avaient creusé des ornières énormes, une demi-douzaine de cabanes en planches dont je n’aurais même pas voulu pour mettre mes lapins, des amas de ferraille rouillée, des wagons à demi démolis qui étaient sortis des rails et s’étaient enfoncés dans la boue jusqu’à la caisse, — une chose minable, lamentable, un gâchis et une saleté de tous les diables : c’est par là que nous accédions à la Terre Promise.
Le train s’était arrêté. Je descendis, — et avec tout mon attirail, quelque chose comme cinquante kilogs : mon fusil, mes raquettes, ma peau d’ours, mes couvertures, mon grand sac de toile où j’avais enfoui pêle-mêle mes vêtements de rechange, mon linge, mes bottes…
Je tendis la main à Marion et à la danseuse pour les aider à descendre… La danseuse, pour la circonstance, afin sans doute d’enthousiasmer les populations, avait sorti de sa valise (une ex-valise de luxe en cuir fauve) un extraordinaire manteau vert de reine de tragédie, avec une collerette tout emperlée de verroteries multicolores… Il fallait voir de quel air faussement dégagé et indifférent elle tenait les plis de cette loque !… Elle descendit après avoir promené sur le morne spectacle des cahutes crevées par le vent, pourries par la pluie, des Indiens qui coltinaient les ballots, en marchant environnés d’un petit nuage de transpiration fétide, des fermiers qui, en attendant l’arrivée du train d’Abittibi, lequel amène l’épicerie, les conserves, le pétrole, etc., se curaient les dents avec d’énormes bouts de bois, — après avoir promené sur tout cela un sourire à la fois étonné et charmé comme une grande actrice en tournée que les peuples en délire viennent accueillir, avec des brassées de fleurs, à la sortie du Pullman…
Quant à Spiers, il parut, tout d’abord, ne pas comprendre qu’il était arrivé ; il restait dans son coin, les jambes étendues comme deux piquets, à siffloter : « Betsy, vous m’avez raconté l’autre jour… » Mais je l’appelai : « Hé !… c’est ici !… »
— Ah ! bon, fit-il en se levant. On y va.
Il descendit à son tour, toucha du doigt le bord de son chapeau en nous adressant à tous trois, circulairement, un sourire bref et crispé, et, en deux enjambées de ses longues jambes, se perdit dans la foule : ce furent tous ses adieux.
Un gamin d’une quinzaine d’années mais qui, déjà, avec la cigarette avachie au coin du bec, la démarche traînante et, dans ses yeux d’un bleu très pâle, une lueur de canaillerie cruelle, faisait l’homme, — attendait la danseuse à la sortie.
Il l’interpella brutalement :
— C’est vous qui venez danser au Cupido ?
— Oui, répondit-elle.
— Alors montez là-dedans.
Il lui montrait une sorte de carriole à deux roues à laquelle était attelé un petit cheval à longue queue traînante.
— Votre bête n’est pas méchante ? demanda la danseuse.
— Montez, dit-il d’une voix rogue.
Alors elle me serra la main avec effusion, embrassa Marion, l’appela : « sa petite chatte », « sa belle chérie », et, toujours minaudant, toujours jacassant, elle se hissa, sous l’œil narquois du jeune voyou, dans le tape-cul. En affectant des airs las, le gamin grimpa à son tour sur le siège, prit les guides, fit : « Hé ! vieille carne !… » et pan !… fit claquer un tel coup de fouet que la « vieille carne », affolée, bondit, et que la carriole eut l’air de s’envoler.
La pauvre danseuse s’était cramponnée au rebord de la voiture et poussait des cris stridents.
— Pauvre femme ! dit Marion, mi-souriant mi-apitoyée.
— Bah ! fis-je. Elle a la vie qu’elle s’est faite…
— Ah ! dit-elle, vous n’avez pas dû être bien malheureux pour vous figurer qu’on peut faire sa vie…
Marion m’avait déclaré qu’un nommé Meadows, le fermier chez qui elle allait, devait venir la chercher, elle aussi, en voiture. Or, toutes les carrioles qui étaient venues prendre des gens au train (il n’y en avait d’ailleurs pas plus de cinq ou six, toutes de vieilles pataches démantibulées, qui dataient du siècle précédent) s’en étaient retournées. La gare même s’était vidée de tout son flot de nouveaux arrivants. Il ne restait plus que les Indiens coltineurs (on entendait l’un d’eux tousser par moment d’une toux déchirante de phtisique), les gens qui attendaient le train d’Abittibi, — de grands gaillards, pour la plupart, avec, sous les vastes bords de leurs chapeaux, des regards sombres, — et malgré le froid, malgré la petite neige fine et cuisante qui s’était mise à tomber, ils n’avaient en tout et pour tout, sur le corps, qu’une méchante chemise de flanelle et un gilet sans manches, ouvert sur la poitrine… Ils attendaient, immobiles, échangeant de rares paroles, des espèces de grognements sourds…
Ne demeuraient plus, avec ces gens, que les employés de la gare, qui étaient peut-être, au plus, trois ou quatre et qui entraient dans leurs cabanes de planches, en sortaient d’une façon telle qu’on se demandait comment lesdites cabanes tenaient encore debout : les portes s’ouvraient, se refermaient à grands coup de pied ou d’épaule… boum ! boum !… Quelles aimables brutes !
Quand elle vit qu’il n’y avait plus de carriole et pas plus de Meadows que de navets (comme on dit) dans la vallée du Cleeve, Marion en conclut que le fermier s’était mis en retard, — et comme la nuit commençait à tomber, bien qu’il ne fût guère plus de quatre heures, elle et moi, après avoir fait un moment les cent pas sur la route, nous entrâmes dans la salle d’attente.
Cette salle d’attente ressemblait beaucoup moins à une salle d’attente qu’à un asile de nuit : des bancs de bois, une lampe à pétrole en cuivre qui se balançait au plafond et dont la mèche fumait horriblement… Mais ces messieurs les employés se souciaient bien de venir la moucher !… D’ailleurs avec leurs petits doigts délicats, qu’en serait-il resté ?
Au mur, et c’était à la fois comique et navrant, et pour ne pas les voir, pour ne pas se rappeler, instinctivement on fermait les yeux, — des affiches déchirées, lacérées comme à plaisir, mais où on apercevait encore des bouts de ciel bleu, des allées de palmiers…
La pièce était chauffée par un petit poêle dont le large tuyau noir traversait brutalement la salle et, pour sortir, vlan !… crevait la cloison.
Marion et moi, nous nous approchâmes de ce poêle, où un grand bonhomme à longue barbiche blanche et vaste chapeau de feutre gris, magnifiquement crasseux, venait, de temps en temps, avec majesté, sans mot dire, fourrer des bûches. Et quand le poêle était plein, il en refermait la petite porte de fonte d’un énorme coup de soulier… Nous nous attendions toujours à voir poêle et tuyau s’effondrer.
Nous ne disions rien. Nous étions las, nous nous sentions dépaysés et (sans oser naturellement nous l’avouer l’un à l’autre) un peu effrayés, un peu meurtris de ce qui s’offrait à nous. Quel pays !… Quelles gens !… Au bout de dix minutes, — Marion s’était assise sur le banc, j’étais resté debout, les bras croisés… nous rêvions, — Marion me dit :
— Eh bien ! je croyais que dans le train nous nous étions fait des adieux. Il ne faut pas rester là. Vous êtes las, allez vous reposer.
— Et vous ? fis-je.
— Oh ! moi !… Allez-vous-en… Vous êtes très gentil de m’avoir tenu compagnie.
— Je m’en vais, dis-je. Mais auparavant traitez-moi comme un ami. Dites-moi qui vous êtes, pourquoi vous venez dans ce pays de misère, ce que vous venez y chercher.
Alors elle me répondit d’une voix sourde, en baissant la tête, en ayant l’air de regarder ses mains, qu’elle avait posées à plat sur ses genoux :
— Je m’appelle Marion Kempt. Je suis de Sacramento, dans le Nevada. J’ai perdu ma mère quand j’étais toute petite. Mon père était médecin. Il gagnait bien sa vie. Il est mort il y a deux ans… Alors je suis allée chez le seul parent que j’eusse à Sacramento, un frère de ma mère, qui s’appelle… mais pourquoi vous dire son nom ? D’abord il m’a fait un mauvais accueil, il a voulu me chasser… Et j’allais passer la porte, il m’a prise par le poignet, il m’a dit : « Restez. » Et je ne comprenais pas pourquoi… Le lendemain, j’ai compris… Il est entré dans ma chambre et j’ai cru que tout était fini pour moi… Je l’ai battu, je me suis sauvée… et pendant trois mois, dans Sacramento, j’ai mendié, j’ai eu faim… Et un jour, j’ai compris que j’avais assez souffert. Je suis retournée chez mon oncle… D’abord il m’a rendu tous les coups que je lui avais donnés, et ensuite il a encore voulu… cette chose… J’étais revenue pour y consentir et pourtant je me suis encore sauvée. Je me suis rappelé que j’avais à Swinnah un cousin, le fils d’un frère de mon père. Je lui ai écrit. Il m’a répondu : « Venez » en m’envoyant de l’argent.
Elle releva la tête :
— Voilà…
— Eh bien ! dis-je, vous entrez dans la vie par une triste porte !
Et, m’approchant d’elle, gauchement, je lui pris une main, et la pétris un instant dans la mienne. Nous pouvions être en cette seconde unis pour la vie, — et pourquoi rien ne m’a-t-il dit ce qu’il fallait faire, où était le bon chemin ?
Au bout d’un moment, je laissai retomber sa main, rejetai sur mon dos mon sac, mon fusil, mes raquettes, et, sans plus oser regarder Marion, avec la conscience lourde de quelqu’un qui achève un crime que d’autres ont commencé, je tournai sur mes talons et m’en allai, le dos rond, vite…
Je sortis de la gare et me dirigeai tout droit devant moi. Je n’avais pas le choix : il n’y avait qu’un chemin, et quel chemin ! plein de fondrières et de cloaques… une piste plutôt…
Je m’attendais à trouver la ville tout de suite. Mais pour arriver aux premières maisons, il me fallut marcher pendant un bon quart d’heure, en pataugeant dans cette boue noirâtre et glacée, dans des ténèbres à peu près complètes, me guidant sur de vagues petites lumières qu’à travers le brouillard jaune, épais comme de l’étoupe, j’apercevais au loin.
A droite et à gauche du chemin s’étendaient des prairies où se dressaient, de loin en loin, des tas d’ordures, des amoncellements de vieux bidons ou de vieilles caisses de conserves. Personne… Je ne rencontrai quelqu’un qu’au moment où je faisais mon entrée (elle n’avait rien de sensationnel ! j’étais éreinté, crotté jusqu’aux genoux…) dans Aklansas. C’était un membre de cette société religieuse qui s’intitule la Société des Pêcheurs du Lac de Tibériade, ou, plus brièvement, la Société des Pêcheurs, — un tout jeune homme, rose, blond, de bonnes joues rondes, des yeux bleus candidement étonnés… Il se tenait au milieu de la route, dans la boue lui aussi, avec de petits prospectus à la main, — et je remarquai qu’il grelottait.
— Je vous attendais, me dit-il.
— Moi ? fis-je, un peu interloqué.
— Oui, comme j’attends tous ceux qui arrivent ici. Ne passez pas sans m’avoir écouté.
— Vous êtes très gentil, lui répondis-je, de bien vouloir vous occuper du salut de mon âme, — car je pense que c’est de cela qu’il s’agit, — mais je vous assure qu’en ce moment, mon âme, je n’y songe guère. Ce que je voudrais, c’est un coin, pour pouvoir poser mes bagages, et une cuvette d’eau pour me laver… Je ne me suis pas lavé depuis cinq jours.
Le pauvre petit entreprit, avec les mots, l’éloquence qu’on lui avait enseignée, de me démontrer que ce n’était pas de cette façon que j’avais besoin de me laver, qu’il me fallait un grand lavage, un lavage moral, — et il me tendit un de ses petits bouts de papier sur lequel je lus, écrit en grosses lettres :
Je ne puis m’empêcher de sourire et je lui dis :
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que les morts reviennent ? Quel rapport avec la question qui m’occupe ?
Il me regarda un moment, me toisa de la tête aux pieds, me soupesa, eut l’air de songer : « Encore un qui ne vaut pas cher, avec lequel il n’y a rien à faire… » puis, prenant son parti de la chose, lâchant la propagande pour la simple humanité (une humanité, d’ailleurs, assez peu chaleureuse, — mais je m’en fichais !) :
— Venez, me dit-il en fourrant dans sa poche toute sa collection de prospectus.
Je le suivis. Il ne disait mot. Je n’avais plus l’air de l’intéresser beaucoup. Nous étions entrés à Aklansas, qui me parut être une sorte de grand village, avec, par-ci, par-là, des prétentions de grande ville, des boutiques, brillamment, cruellement illuminées, où, derrière la glace des devantures, on apercevait des bijoux, de très beaux bijoux, qui devaient certainement coûter très cher, des bracelets, des colliers de perles, — ou bien des verreries, des faïences de luxe, des appareils compliqués, en argent, en vermeil, pour la fabrication du cocktail, — ou encore des robes de femmes magnifiquement emperlées, des montagnes de boîtes de cigares, toute une exhibition de marchandises que l’on sentait destinées à des gens gagnant rapidement leur argent et le flanquant non moins rapidement par les fenêtres.
Ce qui était très amusant, c’était d’abord la tête des commerçants, — leur tête et leur allure !… ils avaient presque tous le costume de la prairie, avec le grand chapeau, le foulard au cou, le revolver (des revolvers énormes, de quoi assommer un bœuf avec la crosse) sur la fesse droite, — et ils avaient l’air empruntés, maladroits, au milieu de leurs rivières de diamants et leurs déshabillés de soie, — c’était un vrai bonheur… Ils attrapaient ça avec leurs grosses pattes et avaient une façon de le montrer au client, d’un air de dire : « En veux-tu ? En veux-tu pas ? Non ? Eh bien ! va au diable !… » Râblés, hauts sur pattes, ayant gardé dans le déhanchement cette sorte de roulis un peu lourdaud à quoi l’on reconnaît le cavalier, c’étaient tous d’anciens fermiers ou d’anciens chasseurs qui, un beau jour, pour une raison ou pour une autre, avaient lâché la grande vie libre des plaines pour le négoce…
En fait de femmes, dans les boutiques ou dans la rue, je n’en apercevais que de deux sortes : les unes, vieilles, flétries, brisées par les durs travaux, qui se livraient aux besognes les plus basses, lavaient le parquet, nettoyaient la vaisselle, etc., de pauvres ilotes de la dernière catégorie… Ou alors (seconde catégorie de femmes et qui n’avaient point du tout l’air d’appartenir à la même humanité) des filles de joie, avec des yeux fous, des cheveux fous, des diamants, vrais ou faux, autour du cou et des poignets, riant très haut, criant, et qui étaient les jouets des hommes, de ces hommes pleins de poudre d’or et de dollars…
Mais la petite ouvrière, la petite bourgeoise, la petite femme à la fois agréable à regarder et convenable, telle qu’on la rencontre partout ailleurs, il n’en était nulle trace à Aklansas.
Une chose également assez curieuse : la façon dont ces boutiques illuminées, aveuglantes, s’enchâssaient dans des sortes de masures sordides, dont, à New-York, un chiffonnier n’aurait pas voulu. Un éblouissement… trois pas plus loin, c’était la cabane en planches, à moitié effondrée, le trou noir d’un terrain vague où le vent glacial tournait en soulevant des papiers sales…
Elles s’ouvraient, ces boutiques, sur une rue qui n’était qu’un entrelacs d’ornières, au fond desquelles clapotait une eau noire comme de l’encre… et les ordures s’y amoncelaient au hasard, n’importe où et n’importe comment. On se demandait si jamais personne venait les enlever. Des chiens passaient avec des os dans la gueule ou des déchets de viande.
C’était un mélange assez étrange de luxe, de misère et de saleté.
Mon jeune « Pêcheur » — il s’appelait Josué Coulombier, il était d’origine canadienne — me guidait au milieu de tout cela, toujours poupin et toujours muet, toujours fermé comme le Devoir. J’avais pitié de lui, parce que sous son mince petit paletot il devait crever de froid.
— Ça va-t-il par ici ? Faites-vous bonne pêche ? lui demandai-je pour rompre le silence.
Son regard s’éclaira :
— Oui, dit-il, ça va. Pour ne parler que de moi, j’ai, la semaine dernière, ramené dix-sept égarés dans mes filets.
— Oh ! Oh ! fis-je. Admirable !
— Ça n’est pas mal. (Il avait un petit air à la fois triomphant et modeste.) L’ennuyeux est que pour beaucoup il faut recommencer vingt fois l’opération. Vingt fois la chair faiblit. Travail terrible. Mais sur les dix-sept j’en ai deux que je crois définitivement tirés des Griffes. L’un est plongeur au Cupido. C’est une petite âme tout à fait jolie et qui voit le Christ comme je vous vois. L’autre est un nègre. J’ai peu le contact avec ce nègre. C’est un garçon de lavoir. Toute la journée il est à porter des ballots de linge. La nuit, il rentre chez lui, se laisse tomber sur son grabat et s’endort, d’un sommeil effroyable. Il a donc très peu de temps et très peu de force pour penser. Mais je suis arrivé à lui faire porter constamment sur lui les Évangiles ; le Livre pense pour lui.
— Parfait ! dis-je. Vous êtes à ce que je vois un fameux pêcheur…
Sans doute crut-il, à mes paroles, que j’entrais moi aussi dans le chemin du rachat, que je tendais l’oreille à la voix du Christ, car, sortant de nouveau ses petits prospectus de sa poche, il en fourra deux ou trois (pris d’ailleurs complètement au hasard, un bleu, un jaune, un rouge) dans la mienne :
— Prenez ça, dit-il. Vous serez mon dix-huitième. Vous lirez ça ce soir et vous verrez quelle lumière entrera en vous.
Puis, s’apercevant seulement que je peinais sous le poids de mon sac et de tout mon attirail, il me dit, d’une voix à la fois émouvante et un peu ridicule, — car elle était tout en même temps pleine de foi et de cabotinage :
— Donnez-moi cela, mon frère. Je veux vous aider pour Celui qui est Là-Haut.
Je ne me fis pas prier et lui passai mon fardeau.
— Il faut que je vous prévienne, me dit-il ; je ne vous emmène pas à une auberge comme vous me l’avez demandé. Il n’y a pas d’auberges à Aklansas.
— Où allons-nous ?
— Je crois que nous trouverons votre affaire chez une de nos Sœurs de la Vérité. C’est une femme admirable. Elle dirige une œuvre anti-alcoolique qui fait d’excellent travail.
Cinq minutes après, nous arrivions à un petit baraquement en bois peint de couleur claire.
— C’est ici, dit Josué.
Nous traversâmes d’abord un jardin grand comme un mouchoir de poche, où les plates-bandes étaient entourées de grands coquillages tout biscornus, d’un rose magnifique de jeune chair. Il n’y avait, d’ailleurs, dans le jardin, que cela : pas un arbre, pas un arbrisseau. Sous la neige, où les pattes des merles et des coconoas avaient marqué l’empreinte de leurs petits tridents, il ne devait guère y avoir plus de gazon.
Nous entrâmes dans le petit baraquement de bois. A l’intérieur on eût dit tout à fait une nursery ; c’était gentil, charmant — un peu fade et un peu puéril. Assis à de grandes tables à tréteaux, du modèle dont on se sert dans les écoles pour faire faire aux enfants leurs exercices de travail manuel (découpage, modelage, etc.) cinq ou six hommes, à la clarté douce des grandes lampes de cuivre qui pendaient au plafond, étaient en train de regarder, bien sagement, des journaux illustrés, de ces journaux où le texte est réduit au minimum et où les gravures représentent des mariages princiers, des matches de rugby, etc.
Ces hommes me firent un effet singulier. Ils avaient devant eux chacun un verre et une carafe d’eau, et, quand ils entendirent la porte s’ouvrir, deux ou trois d’entre eux se saisirent de leur verre et le vidèrent en donnant les marques de la plus vive satisfaction, comme si cette eau avait été un breuvage divin. Ils étaient âgés presque tous de plus de soixante ans. Ils avaient de longs cheveux d’argent, de longues barbes, et, pour la plupart, des yeux d’un gris d’acier, très clair, de petites pommettes d’un rose vif, — et ils souriaient de ce sourire un peu triste des enfants dociles.
Deux grands portraits présidaient à cette scène, des gravures en couleurs qui avaient autrefois servi de première page à l’Illustré des Salons et qu’on avait collées, par les quatre coins, à la cloison de bois. L’une de ces gravures représentait Tolstoï, dans son costume de moujik, avec son regard dur et inquiet, l’autre un personnage glabre, avec deux rides profondes, de chaque côté de la bouche, comme deux parenthèses, — et que je ne reconnus pas : quelque apôtre de l’eau claire et des repas sans viande.
Josué Coulombier (trop heureux de pouvoir se débarrasser un instant de son fardeau !… il devait avoir les épaules légèrement meurtries…) avait laissé tomber lourdement mon sac par terre et il contemplait, avec un large sourire exempt de toute espèce d’ironie, ce spectacle qui, à son âme innocente et un peu niaise, devait sembler admirable.
Moi, je ne disais rien, — mais je n’en pensais pas moins, — et je trouvais cela à la fois comique et douloureux, ces pauvres gens qui, sous la bannière de la désintoxication, avaient l’air d’être retombés, tout doucement, en enfance. Il y en avait un, un gros petit bonhomme à membres courts, qui semblait, dans cette troupe de vieux bébés, s’être assigné le rôle du petit espiègle. Il tournait les pages de son journal à la va-vite, sans les regarder, en hochant la tête, en faisant des grimaces lugubres de jeune écervelé.
Nous étions là depuis quelques instants quand une porte s’ouvrit et nous vîmes paraître une vieille petite dame qui, elle aussi, avait des cheveux d’un blanc magnifique et, elle aussi, ce sourire pâle et mélancolique que doivent avoir, là-haut, les séraphins. Elle avait la tête penchée un peu de côté sur l’épaule, les mains croisées sur le ventre, — et elle venait vers nous sans faire aucun bruit, sans déplacer un grain de poussière.
— Ma mère, dit Josué Coulombier, d’une voix à laquelle il s’efforçait de donner une sorte de simplicité évangélique, voici un voyageur qui arrive de très loin et qui est très las. Voulez-vous l’accueillir sous votre toit ?
La mère me regarda et sans doute lut-elle dans mes yeux une âme de laquelle elle n’avait rien à attendre, car, sans cesser de sourire, tournant lentement la tête de gauche à droite et de droite à gauche, elle répondit :
— Non. Il n’y a plus de place pour lui. Mes enfants sont déjà à l’étroit. Et j’en attends un autre ce soir, qui doit arriver de Desborough et qui a très, très besoin d’une maman.
— Rien qu’une paillasse dans un coin, pour cette nuit, dis-je, d’une voix dont la sonorité me surprit moi-même et qui fit lever la tête à quelques-uns des vieillards bébés. Je suis vraiment harassé.
Elle répéta :
— Il n’y a plus de place…
C’était à la fois un refus très doux, très faible, — et qu’on sentait irrévocable, d’une inhumanité parfaite. Avec une autre femme, avec la plus méchante, la plus cruelle, j’aurais peut-être essayé de discuter, — car effectivement je tombais de fatigue. Mais devant ce sourire angélique je sentis qu’il n’y avait rien à faire.
— Eh bien, allons voir plus loin, dis-je à Josué.
Auparavant, il voulut distribuer à chacun des buveurs d’eau un de ses petits papiers sur le retour des morts, le pain de la charité, etc. Ces malheureux s’en saisirent avec une sorte de théâtrale avidité et se mirent à les lire en tremblant de ferveur.
L’un d’eux, même, un grand bonhomme à la face largement et magnifiquement sculptée, se leva, tout droit, approcha son prospectus de la lampe et, d’une voix grave, profonde, commença de le lire tout haut : « Comme il est dit au Livre des Siècles… »
Mais la mère, continuant à nous regarder, Josué et moi, en souriant, sans se retourner vers le lecteur, dit, de cette voix étrange, qui avait l’air dépouillée de tout caractère humain :
— Manoël ! eh bien ! Manoël ?
Alors le grand bonhomme, comme un bambin rappelé à l’ordre, s’arrêta net, se rassit, et nous regarda, regarda la « mère » avec de grands yeux confus.
Nous repartîmes dans la nuit qui se faisait de minute en minute plus profonde.
Josué, qui avait sans doute compris tout ce que la scène précédente avait eu de surprenant pour moi, entreprit, bien que mon sac fût de plus en plus lourd à ses épaules, — car il avait absolument voulu s’en recharger, — entreprit de me faire un ardent panégyrique de la « mère ». Elle avait arraché au démon, sauvé de l’alcool, de la chair, etc., quantité de pauvres gens.
— Oui, dis-je. Mais j’aimerais mieux me damner pour l’éternité que d’être sauvé par elle et de cette façon.
— Comment donc voudriez-vous être sauvé ?
— Par moi et rien que par moi. Ou bien alors le sauvetage est plus dégradant que la chute…
Il me regarda avec des yeux stupéfaits, et, pendant quelques secondes, il me fit l’effet d’un homme qui vacille devant un gouffre, dont, tout à la fois, l’horreur, l’épouvante et le mystère le retient. Puis, se ressaisissant, il dit : « Orgueil ! Orgueil ! » et, d’une voix qui commençait à devenir essoufflée, il se mit à me parler de ce « fol orgueil » qui faisait de moi son esclave, qui savonnait la pente où j’étais en train de glisser, — et autres niaiseries.
Je ne l’écoutais même plus.
La neige s’était mise à tomber, une neige lourde, épaisse, qui, en quelques instants, ensevelissait l’objet le plus volumineux. Nous marchions comme dans une cage d’ouate et l’on eût pu braquer dans notre direction, à trois pas, la lueur d’un phare, qu’elle n’eût certainement pas percé jusqu’à nous.
Josué Coulombier, sous son mince paletot, devait être à la fois trempé de sueur et glacé, transi jusqu’à la moelle, — et j’en ai honte : je ne le plaignais pas, tellement il me paraissait s’offrir de gaieté de cœur à la mort et tellement, aussi, malgré toute la peine qu’il se donnait pour moi, il m’était peu sympathique. Je sentais parfaitement qu’en acceptant qu’il me secourût et m’accompagnât sous cette neige, j’agissais en quelque sorte comme si je lui avais planté un couteau dans la poitrine, — et je n’en avais aucun remords, et je n’en éprouvais pour lui aucune tendresse, tant je sentais ce malheureux loin de moi, hostile à tous mes rêves, fermé à toutes mes idées, bourré d’une âme étrange, semblable à la sciure de bois dont sont bourrés les pantins.
Au bout d’un moment seulement, comme il s’était mis à tousser, j’éprouvai une sorte de colère, en pensant que quelqu’un, d’humain ou de céleste, pouvait me voir commettre cet assassinat.
— Allons ! dis-je à Josué en me plantant devant lui. Donnez-moi le sac. Vous allez vous tuer.
— Je peux encore le porter, répondit-il, en faisant mine de continuer sa route.
— Donnez ! répétai-je méchamment.
Je le lui arrachai et, comme il restait là, chancelant et grelottant :
— Dites-moi vaguement où je dois aller et rentrez chez vous, dis-je. Je vous remercie. Je me tirerai d’affaire tout seul.
— Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous aide ? fit-il.
— Parce que vous n’en avez pas la force. Allez-vous-en.
Comme il ne répondait pas et qu’il se contentait de hocher la tête, en me regardant, d’un air de dire : « Quel drôle de bonhomme ! », je continuai mon chemin. Alors il me suivit comme un chien. Bien qu’entre nous deux il y eût la masse rebondie de mon sac, bien que la neige tombât de plus en plus dru, assourdissant tous les bruits, j’entendais sa respiration courte, oppressée.
Il me dit enfin :
— Attendez. Nous allons voir ici.
Il poussa une petite porte et nous nous trouvâmes au haut d’un petit escalier de bois qui descendait, raide comme une échelle, dans une espèce de cave, un grand puits carré plein d’ombres immenses où flottaient des nuages de fumée pareils à des écharpes et qui sentait la bière sûre, la crasse et le chien mouillé.
Étrange et dramatique local… Une seconde, je restai appuyé à la balustrade et, de là-haut, comme d’une tribune, je demeurai à examiner ces choses. Puis, comme Josué Coulombier, sans aucune émotion, sans aucune hésitation, s’était mis à descendre l’escalier branlant et geignant, je le suivis. Personne. On n’entendait que le ronflement d’un gros poêle flamand placé dans un coin et qui, chauffé au rouge, éclairait tout autant la pièce, à lui tout seul, que les quatre ou cinq grosses lampes à pétrole qui pendaient au plafond.
Des tables et des tabourets de bois grossièrement équarris. Un comptoir avec des bouteilles et des verres. Devant la fenêtre un vieux piano dont on n’apercevait de la salle que le dos tendu d’une étoffe grenat.
— Y a-t-il quelqu’un ? demanda Josué Coulombier.
— Il y a moi, répondit une voix, qui venait de derrière le piano.
Nous vîmes se dresser par-dessus le moulin à musique une tête d’homme, au crâne presque chauve semé de poils follets, une tête extraordinairement mobile, ravinée, jaunâtre, avec des yeux où brillait une flamme hoffmannesque.
Josué Coulombier ne parut nullement s’apercevoir de ce que cette apparition avait d’étrange et d’un peu diabolique.
— Ah ! c’est vous, Zarnitsky ? dit-il simplement, comme s’il avait eu affaire à l’hôtelier du modèle le plus courant. Voici un voyageur qui cherche pension pour quelques jours. Pouvez-vous le prendre chez vous ?
Le nommé Zarnitsky était entièrement sorti de derrière le piano. C’était un petit homme au corps grotesque et contrefait. Il portait, par-dessus un chandail de grosse laine brune, un grand tablier de cuisinier, qui avait dû être blanc ; il traînait sur le plancher de larges savates fatiguées.
Il m’examina un instant de la tête aux pieds, et, avec un accent russe très prononcé, qui lui découvrait les gencives :
— Oui, dit-il. J’ai une paillasse pour lui, et, s’il veut, il pourra partager mes repas.
— Dieu soit loué ! s’écria Josué Coulombier, en levant vers les ténèbres du plafond des yeux pleins de foi. Voici le havre du salut !
L’homme avait allumé une lanterne. Il nous fit un signe de la tête ; nous le suivîmes.
Nous traversâmes d’abord la cuisine : c’était une chose repoussante de désordre et de saleté. Je n’ai jamais vu tant de mouches velues, tant de toiles d’araignée, tant de linges immondes, etc. Comment ce malheureux pouvait-il vivre là-dedans ? Au-dessus de la cheminée, il y avait un agrandissement photographique représentant un Zarnitsky jeune, fringant, pommadé, conquérant, une casquette d’étudiant ou de fonctionnaire crânement posée sur l’oreille.
Nous nous trouvâmes ensuite dans une sorte de couloir qui, des deux bouts, s’ouvrait sur la tombée lente, muette, morne de la neige. Nous montâmes un escalier, suivîmes un corridor sinueux, où la lanterne faisait danser des ombres démesurées.
— C’est ici, dit Zarnitsky, en chassant une porte d’un coup de pied.
Je laissai tomber mon sac par terre, mes raquettes, mon fusil. Je ne tenais plus debout.
— Je serai très bien là, fis-je, sans même regarder autour de moi.
— Vous avez votre lit dans le coin, dit Zarnitsky, en indiquant d’un coup de menton une vague chose étendue.
J’eus encore la force de dire merci et de serrer la main de Josué Coulombier. Le jeune Pêcheur proféra deux ou trois mots sur le Christ, les Élus, que, gagné par le sommeil, j’accueillis d’un sourire stupide et n’entendis même pas.
Puis, comme à travers une brume je sentis que Zarnitsky et lui s’en allaient, que la porte se refermait… je ne pris même pas le temps d’enlever mon chapeau, mes chaussures, ma peau d’ours. Je pliai les jambes, tombai sur mon grabat, à travers lequel, tout de suite, mes genoux prirent contact avec le dur plancher. Je restai étendu comme j’étais tombé, en travers de la paillasse, une joue contre le drap, les bras en croix, — et glissai dans un néant… dans un néant délicieux, cent fois plus profond que la mort.
De ma vie je n’avais connu une pareille chute. De ma vie je n’avais été arraché à ce point, par des mains à la fois aussi douces et aussi péremptoires, à ce monde de souci et de lutte.
Dans le courant de la nuit, je fis un rêve, — un rêve d’une intensité de vie si grande et qui me procura une telle impression de bien-être et de bonheur que, malgré ma fatigue, il me réveilla.
Je rêvais que j’étais assis avec Marion dans un de ces petits lavoirs flottants comme il y en a dans les villages du Sud où passe une rivière : une sorte de barque carrée, amarrée à la rive, avec, par-dessus, un toit de chaume ou de branchages. Marion et moi, nous étions assis dans l’ombre douce de cette petite arche et nous regardions, sans mot dire, couler l’eau lente et dorée de la rivière. Et il faisait un été admirable, un été plein de soleil, avec de beaux oiseaux bleus qui passaient comme des flèches au ras de l’eau, de gros insectes ivres aux ailes couleur de nacre, — un été plein de fleurs, de verdure, de senteurs.
Devant nous, sur l’autre rive, une colline s’élevait avec des arbres de tous les tons, des chênes d’un vert sombre, presque noir, des amalias d’un vert léger et cendré, presque gris, de grands peupliers dont les branches, déjà, se teintaient de cuivre…
A un moment je dis : « Marion ! » Elle tourna vers moi ses yeux étonnés, à la fois souriants et tristes, qu’ombrageaient ses grands cils. Il y avait dans son visage quelque chose d’enfantin, de douloureux, — et de si divinement virginal !… Quelle aube de vie ! Quelle pureté d’âme ! Je répétai dans une sorte de demi-cri de bonheur ineffable et d’angoisse : « Marion !… » et je me réveillai.
En ouvrant les yeux, je m’aperçus que toute la petite chambre était illuminée par le clair de lune. Elle en paraissait tout ensemble misérable et féerique. Quel pauvre taudis ! C’était une soupente mansardée et où l’on n’avait même pas pris la peine de recouvrir de plâtre les tuiles du toit. Il y avait pour tous meubles, en dehors du grabat où j’étais étendu, une vieille chaise dépaillée et une petite table de toilette en fer, avec une cuvette et un pot à eau. Les murs étaient recouverts d’un abominable papier jaunâtre à grandes fleurs rouges. Rien qui eût pour mission ou pour intention de réjouir l’œil et de rendre la vie moins lourde. Pendant quelques instants, j’essayai, en refermant les yeux, de prolonger mon rêve… Peine perdue… La rivière, le lavoir, la colline, — Marion !… tout cela s’était évanoui, me laissant comme brisé et désespéré.
Alors je me levai et je m’approchai de la fenêtre.
Il faisait un clair de lune extraordinaire, d’un silence, d’une majesté !… Jamais je n’avais vu la lune si grosse, si ronde, si proche, si humaine. La neige avait cessé de tomber. L’atmosphère était devenue d’une limpidité de cristal. Devant moi s’étendaient des sortes de dune de neige, semblables à ces grandes dunes, mollement arrondies, du désert. Elles recouvraient et effaçaient toutes choses. On ne voyait s’en dégager que, de loin en loin, le piquet d’une clôture, le tronc d’un arbre, qui, trouant l’épais manteau aux scintillements de mica, apparaissaient d’un noir d’encre.
Tout cela était magnifique et désolé…
Je m’aperçus bientôt que j’avais faim. Je n’avais plus rien dans mon sac. J’avais vidé ma dernière boîte de harengs dans le train avant d’arriver à Aklansas… Je décidai d’aller visiter la cuisine du nommé Zarnitsky.
Je n’avais sur moi ni lampe ni allumettes. Mais de tous les côtés, par toutes les portes et toutes les fenêtres, la lune entrait dans la maison, l’éclairait à profusion. Je retrouvai facilement mon chemin.
Je m’étais mis sans façon à explorer les casseroles et les marmites de la cuisine, quand, de la salle à côté, une voix s’éleva :
— Qui est là ? Que voulez-vous ? Venez par ici !
J’obéis. C’était Zarnitsky, dont le lit était installé dans un coin de la pièce, sous l’escalier de bois, et que j’avais réveillé.
— C’est moi, dis-je. J’ai faim. Donnez-moi quelque chose à manger.
Sortant de dessous la couverture la plus invraisemblablement usée et trouée qui se pût voir, un bras nu, dont la maigreur me saisit, il me montra un placard derrière le comptoir.
— Cherchez là-dedans, dit-il. Il y a peut-être un morceau d’anguille fumée ou de fromage.
Je m’emparai de tous les comestibles que je pus trouver, et, m’installant à une table, près du lit de Zarnitsky, je me mis à dévorer. Le malheureux bonhomme était à la fois comique et effrayant à regarder. Son visage et ses épaules étaient tout en os et en peau. Pas une once de graisse ni de chair. Il avait un nez coupant comme un couteau et des yeux dont la particularité était qu’on n’apercevait au-dessus ni au-dessous aucune trace de sourcils ni de cils. Il avait l’air de s’être fait épiler.
— Vous êtes Russe ? lui demandai-je.
— Oui, répondit-il. Zarnitsky, Grégoire, d’Odessa (et avec un geste emphatique de son bras nu) sur la Mer Noire !…
— Qu’est-ce que vous êtes venu faire par ici ?
— Vivre. Comme vous, probablement.
— Chassé par les bolcheviks, hein ?
— Comme de juste !…
— Vous devez les bénir !
— Cher monsieur, je ne sais plus, je ne juge plus, — et je m’en fous. Je sais qu’ils ont tué mon fils, violé ma sœur, flanqué le feu chez moi, etc., etc. Mais au fond ça correspondait peut-être à un besoin. Ces bougres-là obéissaient peut-être à une loi. Il faut toujours chercher la loi.
— A quoi leur a servi de tuer et d’incendier ?
— Hé ! quand vous verrez quelque chose qui serve à quelque chose, vous serez bien aimable de m’en aviser, cher monsieur. Il n’y a qu’une chose que l’homme fasse proprement et qui ait un sens…
— Quoi donc ?
— La mort !
— Vous étiez fonctionnaire ? lui demandai-je.
— Non, dit-il. J’étais…
Il rejeta sa couverture et apparut dans un singulier costume fait, pour le haut du corps, d’une espèce de long gilet de flanelle, sans manches, horriblement sale, et pour le bas, d’un pantalon de toile bleu vif, qui avait dû appartenir à un pyjama.
Il s’était levé et était allé s’asseoir au piano :
— Écoutez ! fit-il. J’étais… ça…
Il avait levé ses deux mains très haut, et, pendant deux secondes, il les laissa planer, comme deux oiseaux de proie, sur le clavier. Puis elles fondirent d’un trait !… Et ce ne fut pas du tout l’accord énorme et sauvage auquel je m’attendais… Ce fut un accord d’une douceur et d’une paix extraordinaires. Jamais je n’avais entendu chose plus déchirante…
Puis les deux mains se mirent à courir et à danser, et, du vieux piano, qui peu à peu s’animait et semblait libérer de ses entrailles tout un monde de frénésie et de tempête, des flots de choses s’épandirent.
L’homme s’était transformé. Il était devenu presque beau. Il trépignait d’une vie tumultueuse et dramatique. Ses deux bras décharnés semblaient pétrir de la douleur et de la joie… Était-ce beau ? Je ne suis pas assez musicien pour le dire… Ce devait être très beau… Jamais je n’aurais cru que d’une misérable caisse de bois une telle mer grondante et passionnante pût sortir.
Soudain, et sur un dernier torrent de notes, les deux mains s’immobilisèrent… L’accord se prolongea pendant quelques secondes et parut emplir toute la pièce comme pour y vibrer à jamais.
— Voilà, dit Zarnitsky.
Il avait le visage ruisselant de sueur et continuait encore, en remuant la tête et les bras à la façon d’une danseuse, en se contorsionnant sous son gilet de flanelle, — c’était grotesque et tragique à la fois, — il continuait son chant intérieur.
— Vous m’avez l’air d’avoir un rude talent, fis-je. C’est vous qui avez composé ça ?
Il ne répondit que par un haussement d’épaules et retourna se coucher.
Il s’était fourré la tête sous les couvertures et je crus au bout d’un instant qu’il s’était endormi. Je m’étais remis à manger… Mais, soudain, à une sorte de reniflement qui partait du grabat et à un tremblement qui semblait l’agiter, je compris que le malheureux pleurait.
— Allons ! Allons ! Qu’est-ce qui vous prend ? dis-je.
Il ne répondit pas davantage. J’hésitai un instant en me demandant si je n’allais pas m’agenouiller près de cet homme et me pencher sur sa détresse… Puis je réfléchis que Zarnitsky, après Marion, cela faisait beaucoup de traquenards que le Ciel m’envoyait et que j’étais venu pour travailler, non pour aimer.
Le malheureux Zarnitsky, sous sa couverture en lambeaux, continua donc ses reniflements, sans que je m’en montrasse troublé. Je continuai à manger. Après le morceau d’anguille, j’engloutis le morceau de fromage au genièvre. Je mangeais tout cela sans pain. Tout en mastiquant avec bruit, je regardais ce décor de misère et de grandeur farouche : ce piano qui semblait avoir gardé un frémissement des deux mains qui l’avaient malaxé et torturé, cette salle aux grandes ombres, que la lueur sanglante du poêle incendiait, cet homme couché qui pleurait, — et surtout cet enveloppement céleste du clair de lune, qui, par toutes les ouvertures, entrait à flots… Jamais tant de choses ne m’avaient frappé à la fois. J’en étais comme étourdi…
Quand j’eus vidé tous les plats, je me levai, et, comme mes jambes s’empêtraient dans le tabouret, je le repoussai d’un coup de pied bruyant. Puis je m’en fus sans dire ni bonjour ni bonsoir.
Avant de me recoucher je regardai ma montre : il était quatre heures. Je ne pus m’empêcher de songer qu’à cette heure Marion devait dormir… où ? dans quel lit ? veillée par qui ?
Je me pris à dire tout haut, comme quand je faisais ma prière, autrefois :
— O mon Dieu ! Soyez bon pour elle !
Je fus longtemps avant de retrouver le sommeil.
Je restai chez Zarnitsky pendant tout le temps de mon séjour à Aklansas : c’est-à-dire pendant onze jours.
Non que je fusse bien chez lui, le malheureux ! Non que je fusse bien logé, couché, etc. C’était à ce point de vue tout purement exécrable, — une paillasse pourrie de vermine, une chambre où je gelais… je me réveillais le matin les jambes raidies par le froid… Non que je fusse bien nourri. La cuisine de Zarnitsky était étrangement fantaisiste et par moment infecte…
Mais ce phénomène m’intéressait. Je sentais en lui une si grande douleur et aussi un tel feu grondant de génie que j’étais comme son prisonnier : pour rien au monde je n’aurais voulu lui faire la moindre peine.
Pendant ces onze jours je m’occupai de mon équipement, — ce qui à première vue ne paraissait pas très compliqué : car les magasins d’Aklansas regorgeaient d’outils et d’armes de toutes sortes, depuis les plus rudimentaires jusqu’aux plus perfectionnés, — des pioches, des pelles, des battées… Mais justement il y avait trop de choix ! Pendant trois ou quatre jours, j’errai de boutique en boutique, comme un gosse qui au moment du nouvel an se demande s’il va se faire offrir un cheval à bascule ou les vingt-deux romans de George Max. Finalement j’allais acheter au hasard, les yeux fermés, les cinq ou six instruments dont j’avais besoin, quand, un soir, chez Zarnitsky, je fis connaissance d’un grand diable de bonhomme aux yeux hagards, qui regardaient tout droit devant eux, fixement, sans qu’on vît jamais les paupières s’abaisser, — un grand bonhomme plat, mince, un peu voûté, perdu dans ses vêtements, les jambes flageolantes, qui me dit :
— Hé !… tu vas à l’or ?
— Oui, répondis-je.
Je ne m’étonnais plus d’être tutoyé par des gens que je n’avais encore jamais rencontrés en ce monde.
— Eh bien ! fit-il, — tu es un rude fou. Il n’y a rien à faire avec l’or. Rien à faire, — non !… parce que, pour le découvrir, il faut suer son eau et son sang, risquer trente-six fois sa peau, et, quand on l’a découvert, il vous dévore et vous pourrit. Tu peux en croire William Parker, ex-avant de rugby à Salt Lake City, ex-architecte diplômé du P. O. V., — qui, avant de connaître l’or et d’être possédé par lui, avait encore une vague ressemblance avec cette noble combinaison d’ions et d’électrons qu’on appelle l’homme, — orgueil de Dieu !… et qui maintenant !… Examine-moi de près, — et songe…
— Je songe qu’on peut peut-être trouver de l’or sans se laisser assassiner par lui…
— Non, — par saint… euh !… Chose !… L’or qu’on a trouvé avec ses mains dans le sable ou le rocher, — et (il parut réfléchir profondément) je me demande si à ce point de vue l’or du sable n’est pas plus redoutable ?… cet or-là va immanquablement à des choses folles, mauvaises, diaboliques… Mais à quoi bon te raconter ça ? Il n’y a qu’à voir tes yeux : tu as la flamme. Va à l’or. Dans un an tu m’en diras des nouvelles. Moi, j’en ai ramassé de quoi faire craquer sous le poids cette table-là… Un moment, dans les criques du Meeka, j’en trouvais… j’en trouvais !… c’était une chose extravagante !… Je ne savais plus où le mettre… Je rentrais à la hutte avec mon sac, mes poches, mon chapeau, tout ça plein, plein d’or… d’or net, frais… Quelle folie !… Où est-il passé ? Je l’ai joué… Pourquoi ? Mystère !… Je n’aime pas le jeu… Le gain m’indiffère… La perte ?… je m’en moque…
— Il y a peut-être un peu de littérature dans votre cas, cher monsieur, ne pus-je m’empêcher de lui dire en souriant.
— Eh bien ! je me le suis demandé pendant quelque temps, fit-il, sans se fâcher. Mais si tu savais tout ! Si tu savais tout ! Si tu savais tout ce que l’or m’a fait faire, tous les coins où il m’a traîné, tu te dirais, mon garçon, que ton explication est peut-être un peu simpliste… D’ailleurs, permets-moi de te le dire en passant : tu as une gueule à simplifier exagérément les choses…
— Tu as été riche ? lui demandai-je.
— Très !… Mon garçon, rappelle-toi qu’une nuit que j’étais saoul, j’ai donné à un homme qui, d’ailleurs, ne me demandait rien, tant d’argent !… ça faisait des tas de banknotes hauts comme ça… qu’avec ça il a pu faire bâtir une église, laquelle s’appelle Saint… ah ! saint… saint ?… Saint Chose ! preuve que je ne mens pas !
— Et maintenant ?
— L’Église ?
— Non… toi ? qu’est-ce que tu fais ?
— Imagine-toi, chère âme, que le richissime William Parker est devenu tout doucement, de fil en aiguille, préposé au service des inhumations de la noble cité d’Aklansas !… Ah ! mon gars ! tu ne rigoles plus ?… Je suis fossoyeur !… Inutile d’ajouter qu’à Aklansas la chose manque un brin de majesté… Un enfouissement rapide et désinvolte… Houp !… En route pour le Néant !… Tenons-nous bien !… Belle fin de carrière, pas ?… Donc, que voulais-je te dire ?
Ses yeux s’immobilisèrent sur je ne sais quelle image lointaine…
— Ah ! fit-il, tapant la table du poing. Tu cherches des outils ? Veux-tu les miens ?
— Oui, répondis-je, s’ils ne sont pas trop damnés…
— Tout ce qui touche à l’or ou va vers l’or est damné. Je te les vends dix dollars… C’est du solide et du sérieux.
Il s’était levé :
— Viens, me dit-il.
Je le suivis. Il m’emmena à l’autre bout de la ville, dans la misérable cahute où il habitait et qu’il avait fabriquée de ses mains, avec de vieilles planches, des morceaux de tôle, des briques chapardées à droite et à gauche.
— Voilà, fit-il, en me montrant du pied tout un attirail de pioches, de pelles, etc., qui gisait dans un coin. Voilà le trésor. Tu en as pour tous les terrains, et, tu vois, tout ça, je l’ai acheté neuf, au temps de ma splendeur, — neuf, gauche, bête, mal adapté à la main de l’homme, mal trempé pour la lutte de l’or… Je l’ai refait !… Oui, mon garçon. A force de suer dessus, à force de m’écorcher les mains sur le manche des pioches, j’ai refondu tout ça, j’en ai fait des bibelots roublards, endurcis… Pour tous les terrains… La pelle plate à manche court pour le sable…
— Bigre ! m’exclamai-je. Pourquoi le manche est-il si court ?
— Feignant ! s’écria-t-il. Ne pose jamais de questions comme ça : l’or ficherait le camp à ton approche !… Parce qu’il ne faut pas travailler de trop haut et trop à ton aise… L’or est fait de la peine des hommes… Voilà la pioche légère pour la roche tendre… Le pic trempé et retrempé pour la pierre qui se défend… Tu as là sous les yeux toutes les péripéties de l’histoire.
Tout cela était bien un peu rouillé et détérioré. Mais j’y trouvais je ne sais quel air « professionnel » qui me plut. Ce n’était point de cet attirail d’amateur comme on en voyait aux vitrines des boutiques d’Aklansas.
— Bien, dis-je. Apporte-moi ça chez Zarnitsky.
— Aux ordres de ta seigneurie, répondit-il. Tu verras que tu seras content.
Le soir même j’étais en possession de tout le fourniment.
Parker, qui s’était pris pour moi d’une sorte de sympathie sarcastique, vint m’aider, dans les jours qui suivirent, à remettre tout cela en état, rajuster les manches, retendre les tamis, etc. C’était, ma parole, un singulier personnage que cet ex-architecte. Pas sot. Un peu détraqué. Pendant, quelquefois, des heures, il vivait, parlait, agissait, comme un être parfaitement raisonnable, racontait des histoires sur les maisons qu’il avait construites à Salt Lake City ou à Newmilns, sur ses confrères, ses clients, la crise de la main-d’œuvre, etc. Tout à coup, crac ! il déraillait ! C’est qu’un mot ou un geste l’avait amené à se souvenir de l’or. Il avait pour l’or une haine et une épouvante quasi-mystiques. Ce qui ne l’empêchait pas, de temps en temps, de regarder dans le vide avec des yeux extasiés et de murmurer : l’or !… l’or !… comme s’il avait parlé de la chose la plus douce et la plus belle du monde.
Un soir je lui dis tout à trac :
— Écoute-moi, Parker… Si je te demandais de partir avec moi ?
Il me jeta un regard à la fois désespéré et furieux, se leva, repoussa du pied tous les outils qu’il venait de rafistoler ou de nettoyer.
— Voilà, fit-il d’une voix tremblante, une chose qu’il ne faut jamais dire à quelqu’un qui « en revient » et qui n’y retournera plus. Tu ne comprends pas le choc que ça fait. Si au lieu de cette misérable carcasse vidée et brisée, j’avais tes vingt ans, — ah ! Dieu !…
Sur ces mots, il ouvrit les yeux le plus grand qu’il put sur les outils qui l’avaient accompagné « là-bas » et secondé dans ses entreprises… il les regarda comme s’il voulait — j’emprunte à dessein cette expression à la langue populaire… c’est la seule qui sache peindre… — les « avaler », les incorporer à jamais à sa mémoire et à sa vie, — et, chancelant, trébuchant, il gagna le palier.
Je ne le revis plus jamais.
J’avais terminé à peu près la mise en état de mon matériel et j’allais m’occuper du traîneau et des chiens, quand, un jour, au déjeuner de midi, Zarnitsky, tout en rongeant un os qu’il avait empoigné à pleines mains, me dit :
— Vous savez : ce jeune homme qui vous a amené ici, ce jeune Pêcheur du Lac… Coulombier… il va mourir…
— Mourir ! m’écriai-je.
Je répétai : mourir… d’une voix plus basse. J’étais stupéfait d’apprendre cette nouvelle et stupéfait de sentir que je m’y attendais… Pauvre Coulombier !… Pauvre être à la fois touchant et antipathique !… Je n’avais guère pensé à lui depuis mon arrivée chez Zarnitsky…
— Où habite-t-il ? demandai-je.
Il m’indiqua son adresse et je m’y rendis aussitôt.
C’était tout à côté de l’endroit où il m’avait accosté le jour de mon arrivée. Une maison de trois étages, en briques, morne et triste… Je grimpai l’escalier quatre à quatre… J’entrai dans une petite pièce d’où sortait comme un bruit de prière ou de sermon… Josué Coulombier était couché sur un petit lit de fer grossièrement peint au minium et dont la paillasse de varech s’était à l’usage aplatie comme une galette.
Il avait toujours le même visage à la fois prétentieux et illuminé, — mais les deux coins de la bouche et les deux ailes du nez se tiraient dans une sorte de grimace de douleur et d’angoisse.
A une petite table ovale placée au milieu de la pièce, deux femmes étaient assises, — deux femmes de la Société des Pêcheurs du Lac : l’une toute jeune, assez jolie, l’autre d’une quarantaine d’années, droite, sèche, les lèvres pâles et minces, les cheveux partagés en deux bandeaux très noirs, très plats, le nez chaussé d’une paire de lunettes. Debout contre la fenêtre et tournant le dos à tout le monde, un vieillard faisait une lecture à haute voix.
— Coulombier ! m’écriai-je. Qu’avez-vous ?
Il me fit signe de la main de me taire, — et je me tus, — et je demeurai là, planté sur mes pieds, entre ce mourant, ces deux femmes, ce vieillard.
— « Alors, continuait celui-ci, il arrivera ceci que toutes les vérités vers lesquelles nous tendions ici-bas nos mains éperdues, nous monterons vers elles, comme l’alouette vers le soleil, et, là-haut, enfin, ayant traversé tous les cercles et subi victorieusement toutes les épreuves, nous en aurons la révélation. »
— La révélation ! répéta d’une voix froide et forte la femme aux bandeaux noirs.
Pendant trois ou quatre minutes, la lecture se poursuivit. De quoi était-il question ? Je ne saurais trop le dire. J’entendais des mots : amour, gloire… Mais toute ma pensée allait à cet homme qui mourait pour moi et qui ne m’aimait pas, et que, bon gré, mal gré, même à cette heure, je ne pouvais pas aimer.
Enfin le vieillard se tut et j’entendis qu’il fermait le livre. Alors je répétai :
— Qu’avez-vous ? Depuis quand êtes-vous malade ?
— Depuis ce soir où nous nous sommes rencontrés, me dit Josué, en s’efforçant de prendre une voix sereine et détachée. En rentrant je suis tombé sur mon lit… Et voilà : je m’en vais.
— Vous vous en allez ! m’écriai-je. Mais pourquoi parlez-vous ainsi ? Vous n’avez pas vu un médecin ?
— Tout ce qu’il fallait faire humainement a été fait, dit-il. Mais Dieu m’appelle. Les hommes n’ont plus qu’à se taire…
Il chercha très loin son souffle :
— … quand la voix de Dieu se fait entendre.
Le vieillard s’était retourné. Il s’approcha de moi et me touchant l’épaule :
— Laissez-le seul un instant, dit-il à voix haute. Les minutes sont comptées.
Il passa dans le couloir. Je le suivis.
— Il va mourir ? demandai-je.
— Oui, répondit le vieillard d’une voix calme. Dans un instant. Je m’étonne même qu’il ne soit pas déjà mort. Mais à cet âge-là le corps est extraordinairement résistant.
— Vous êtes de sa famille ?
— Je suis son père.
Je restai bouche bée… Était-ce un fou ou une brute ? Ou un saint ?
Il continua :
— Le médecin est encore venu tout à l’heure et l’a ausculté très consciencieusement. Les deux poumons sont entièrement pris. Tout cela n’est plus maintenant qu’une fournaise qui le dévore…
Je lui dis brutalement :
— Mais sapristi ! vous m’avez l’air d’accueillir ça avec une sérénité !…
Il me regarda :
— Je vois que vous êtes de ces pauvres gens qui ont peur des ténèbres, dit-il. Sachez qu’il n’y a pas de ténèbres.
Pourtant, disant cela, ses yeux s’emplirent de larmes et il me sembla que le pauvre homme, sous le coup d’un choc intérieur, vacillait. Il se raidit, fit : hum ! hum ! passa doucement sa main un peu grasse sur son épaisse barbe d’un blanc sale et il alla se mettre à la fenêtre, comme pour regarder le spectacle du dehors.
A ce moment la porte de la chambre où le pauvre Josué était en train de mourir s’ouvrit ; la femme aux bandeaux noirs parut dans l’entre-bâillement :
— Venez, me dit-elle. Il vous demande.
J’entrai. On avait placé une chaise à côté du lit du moribond.
— Asseyez-vous, me dit Josué, d’une voix qui semblait sortir de la tombe.
Il s’était à demi hissé sur l’oreiller.
— Ne vous fatiguez pas, fis-je. Je suis sûr que si vous essayiez de dormir…
D’un geste bref et las de la main il eut l’air de balayer mes paroles :
— Parlons peu, dit-il, parlons bien. Je vais partir et je veux que vous sachiez que ce départ me cause une grande joie. Oui… C’est ainsi !… Je vais enfin pouvoir contempler face à face Celui qui est. Je n’ai qu’un regret : m’en aller en laissant derrière moi des âmes que j’aurais peut-être pu amener à la Vérité des Vérités et que, faute d’être assez adroit, assez courageux, assez persévérant, ou, peut-être même, faute d’avoir eu suffisamment la foi, je n’ai pas su gagner à Dieu… En disant cela je pense à la vôtre… à votre âme, oui !… ô vous dont je ne sais même pas le nom !… petit poisson du Lac, que j’ai essayé de pêcher avec un filet aux mailles trop larges… Et pourquoi votre âme m’est-elle un particulier sujet de souci ?… Peut-être parce que je sens que vous n’êtes pas si loin de Dieu que vous semblez le croire et qu’il suffirait de bien peu de chose… de ce très léger effort supplémentaire qui tire de l’ornière les chars les plus profondément embourbés… Oh ! vous !… vous !… quelle joie ce serait pour moi si, avant de retourner à Jésus, j’apercevais sur votre front la lueur sacrée de l’Esprit !…
J’avais bien envie de lui dire :
— Mais, mon pauvre ami, ne vous préoccupez donc pas de tout ça, de mon âme, de mon salut… Pensez à vous, défendez-vous, tâchez de vous tirer de là, ou, s’il est trop tard, mourez doucement, aussi confortablement que possible…
Mais à quoi bon parler aux gens une langue qu’ils ne comprennent pas et pourquoi leur faire de la peine ?
Je le regardai dans les yeux et posant ma main sur sa main brûlante :
— Écoutez, Josué, dis-je. Je crois que quelque chose est né en moi…
— Quelque chose ? Quoi ? fit-il avec des yeux fous.
— Un grand désir de Vérité…
— Christ vous a-t-il parlé ? Ah ! si Christ vous avait parlé !
— Josué, dis-je en laissant attendre le reste de ma phrase, — je crois avoir entendu Sa Voix…
— Sa voix ! La voix de Christ ! s’écria-t-il. Dites-vous vrai ?
— Je ne veux, dis-je, rien affirmer, — car c’est encore très faible, très lointain… Mais je crois bien que c’est Sa voix…
Alors le pauvre diable se mit à rire, et à pleurer, et à s’agiter dans son lit :
— Hosanna ! Hosanna ! dit-il. Christ a parlé ! O mes sœurs ! Chantons Dieu !
Les deux femmes s’étaient levées. Elles crièrent à pleine gorge : « Chantons ! » puis se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, s’embrassèrent, en se disant des choses puériles dans le genre de celle-ci : « Je sens comme du soleil… Voilà un nouveau frère que nous allons bien aimer. Il faudra le gâter… » et, finalement, tombèrent avec un bruit sourd… boum !… à genoux sur le parquet de sapin.
Josué, maintenant, courbé en deux, le poing sur la poitrine, toussait, toussait, et, après chaque accès de toux, faisait : « Hosanna !… Hosanna !… j’ai pêché un petit poisson !… O mon cher Lac !… » Puis, tout à coup, il se renversa sur son lit, brisé, glacé de sueur, un filet de sang au coin de la bouche.
Je profitai de ce que le vieillard rentrait pour m’éclipser :
— A ce soir, Josué. Je reviendrai avant la nuit…
— Oh ! mon ami !… oh ! mon ami !… dit-il. Allez !… Je n’ai plus peur maintenant que vous vous perdiez dans la nuit… Car la Lumière est en vous !
Et je me rappelle qu’en le quittant je dégringolai l’escalier quatre à quatre et, dans la rue, me mis à courir comme un fou, tellement j’avais hâte de m’éloigner de ce spectacle à la fois d’horreur et de démence. Je parlais tout haut : « Les hommes ! Les hommes ! Qu’est-ce qu’ils vont chercher ! Ils ne peuvent donc pas s’en tenir tout simplement à ce qui est ! »
Je rentrai chez Zarnitsky. La salle du bas était vide, — ou presque : il y avait juste un ouvrier tanneur, que je connaissais, un Allemand, nommé Gottlieb. Il était vautré sur une table, ronflant, trop abruti d’alcool pour pouvoir s’en aller.
— Zarnitsky ! appelai-je. A manger et à boire ! J’ai faim et soif !
Il m’apporta du pain, un morceau de caribou fumé, un verre de bière, et, sans un mot, plus décharné, plus laid, plus douloureusement contrefait que jamais, il alla s’asseoir au piano.
La la… la sol… fa fa… Je me rappelle ces six premières notes… Je portais mon verre à mes lèvres : je le reposai sur la table sans en avoir bu une gorgée… Ce Zarnitsky !… Quelle prodigieuse mécanique à moudre du rêve !… Je voyais sa tête chauve aller de droite et de gauche comme le balancier d’un métronome… Il dansait, soufflait, haletait… Ses doigts avaient l’air de saisir les touches pour leur faire suer de l’amour et de la nostalgie… On aurait dit qu’il se colletait avec cette vieille caisse sonore. Par moment c’était un flot tumultueux de notes qui se vidaient avec fracas et qui balayaient tout… Par moment ce qu’il jouait n’exprimait plus que du silence… Par moment c’était cruel et tourmenté comme la grimace d’un monstre. Par moment c’était frais et doux comme un songe d’enfant sous de blancs rideaux… Tout à coup les mains s’immobilisaient, et, du piano torturé, secoué d’une sorte d’ouragan, les ondes continuaient à sortir des flots… Puis les mains repartaient… Elles avaient l’air de courir désespérément après quelque chose et d’essayer désespérément d’attraper un voile flottant dans l’espace… Que poursuivaient-elles ? L’amour ? La jeunesse ? Quand on pense à toute cette poussière que remuent tant d’imbéciles parce qu’ils ont gagné un peu de millions… Que sont-ils à côté de cela ?
J’étais de retour chez Josué Coulombier vers les neuf heures. Le pauvre petit Pêcheur n’était pas encore mort.
Je rencontrai dans l’escalier son père qui descendait. De sa même voix faussement détachée, il me dit :
— Vous le trouverez toujours de ce monde. C’est à peine s’il a eu quelques petits râles.
— Vous partez ? lui demandai-je.
— Je vais au temple. C’est mon tour de prêche. Mais j’espère rentrer vers minuit.
La mort avait déjà commencé de faire son œuvre sur le visage de Josué. Le nez s’était pincé ; l’ossature des pommettes se dessinait nettement sous la peau de cire jaune.
— Comment vous sentez-vous ? lui dis-je.
— Bien, fit-il. Quoique… depuis un instant… Il n’acheva pas.
— Je vais rester auprès de vous, fis-je. Je me tournai vers les deux femmes qui depuis l’après-midi n’avaient pas bougé de place :
— Allez vous reposer, leur dis-je. Je le veillerai.
Elles se levèrent et s’en allèrent sans un mot et sans même regarder le mourant.
— Savez-vous, me dit Josué quand il eut entendu la porte de la rue se refermer, — savez-vous ce qui se passe depuis un moment ?
— Non, Josué. Quoi donc ?
— Je crois que j’ai trop présumé de moi-même… J’ai peur !…
— Peur de quoi ?
— Peur de la mort ! dit-il d’une voix que je ne lui connaissais pas, — la voix d’un enfant qui s’effraie, la nuit, d’aller tout seul dans une pièce sombre.
— Mais, mon pauvre Josué, lui dis-je, primo vous ne mourrez pas… on ne meurt pas comme ça !… et, secundo, à supposer que vous dussiez passer de cette vie dans l’autre, qu’est-ce que c’est que la mort ? Qu’est-ce qu’il y a d’effrayant là-dedans ?
— Oui, fit-il. C’est ce qu’on dit tant qu’on n’y est pas… C’est ce que je disais encore tout à l’heure… Puis il y a aussi ceci : je commence à me demander si cette vie ne méritait pas d’être vécue ?…
Ces derniers mots me parurent si humains, si près de mon cœur, si semblables aux mots que j’aurais pu prononcer moi-même, que j’eus l’impression que la mort, dans son abominable travail de désagrégation, venait de dégager une âme nouvelle, sensible à la grâce des choses, — et je me sentis bouleversé.
Il m’avait pris la main :
— Dites ? La vie ? Qu’est-ce que c’est ?
— La vie ? dis-je. Mais ne l’avez-vous pas vue ? Elle est pleine de mensonge, d’hypocrisie, de brutalité, de souffrance… Le vice y est triomphant. L’or est maître de tout. Dans les tanneries d’Aklansas on met aux cuves d’acide des enfants de dix ans… Pas un n’atteint sa quinzième année et ce sont les parents eux-mêmes qui les livrent à la mort pour gagner quelques sous… Il y a dans les maisons publiques des gamines de douze ans… C’est une loi terrible qui pèse sur tout cela…
— Oui, dit-il. Mais ailleurs ? Est-ce qu’il n’y a pas des pays plus heureux ?
— J’en viens, dis-je. Je viens de pays où il fait bon, chaud, où les hommes sont bien élevés, la vie souriante… Mais si vous levez le voile ?… que de turpitudes là-dessous !… Quel fond de violence et de méchanceté !
— Alors, nulle part, fit-il d’une dolente voix d’enfant, il n’y a de bonheur ?
— Hélas !
Ces mots désenchantés parurent le calmer un peu. Il se coucha complètement sur le dos et ferma les yeux comme s’il allait s’assoupir. Je le regardais… La peur et cette sorte de vague regret avaient fait de son visage quelque chose d’humain et d’émouvant. Je me sentais pris pour lui d’une amitié toute nouvelle et très forte qui allait montant en moi comme un flot.
Une question folle me brûlait les lèvres :
— Josué !
— Quoi ? me demanda-t-il après une seconde de pause.
— Est-ce qu’on a bien tout tenté pour vous tirer de là ? Est-ce que vous ne pouvez rien faire pour lutter ?
— Non, dit-il, — et des larmes perlèrent sous ses cils. C’est fini…
Et il me prit la main et la pétrit dans la sienne…
— Vous resterez là, dit-il… Jusqu’au bout ?
— Je vous le promets…
Ce fut de nouveau le silence. La petite chambre était tendue d’un papier à décor rouge sur fond crème : de petits personnages, des vignerons faisant la vendange, des paysans en costume du dix-huitième siècle dansant autour d’un arbre de mai, des patineurs, de petits amours volant… Toute cette illustration galante prouvait clair comme le jour le complet détachement du pauvre Josué pour le monde extérieur. Il avait vécu au milieu de ces naïves petites choses de gaîté et de libertinage sans même les apercevoir. Il n’avait rien vu de ce monde. Il n’avait vu que son rêve.
Au bout d’un instant il frissonna sous ses couvertures :
— Avez-vous froid ? lui demandai-je.
— Froid ? Non… Je n’ai pas froid… Mais je crois que je vais avoir froid… Ce doit être une chose glacée… Comme c’est étrange !… Est-ce qu’il y aura toujours de la mort ?
— Tant qu’il y aura de la vie, probablement, répondis-je, comme si je m’étais parlé à moi-même.
Une demi-heure à peu près s’écoula. La petite pièce était tout entière plongée dans la nuit, sauf un cône de lumière qui tombait de la lampe à pétrole placée sur la table de chevet et qui éclairait une partie du lit, les mains allongées du mourant, un pan de mur, des vêtements en paquet sur une chaise.
Pas d’autre bruit, que, par moment, dans le lointain, un aboiement de chien ou un sifflet de locomotive.
Au bout d’un instant, n’entendant plus respirer le malheureux, je m’approchai de lui et lui demandai tout bas :
— Josué !… Dormez-vous ?
— Non, dit-il. Je revois des choses…
Soudain il fut pris d’une sorte de crispation de tout le corps qui le recroquevilla :
— Oh ! dit-il… Quoi ? Quoi ?
— Allons !… Allons, Josué… Du courage !…
Je m’étais levé. J’avais posé ma main sur son épaule. Je répétais :
— Pauvre petit !… Pauvre petit !…
Il avait l’air si peu fait à cette heure pour affronter le combat ! Il s’était retourné vers le mur, tout pelotonné sur lui-même, comme une bête qui veut mourir dans son coin. Il bredouillait maintenant de vagues paroles incohérentes : « partir… lumière… » que hachait une sorte de hoquet sinistre et grotesque. Je perçus encore une phrase tout entière qu’il débita vite… vite !… comme quelqu’un qui se noie et dont l’eau va emplir la bouche : « Je vous dirai, messieurs, que nous sommes de vrais étourneaux !… »
Et ce fut la fin. Il se souleva un peu, se retourna de nouveau vers moi, me regarda avec des yeux, un visage où il y avait une sorte de sourire comme quand on dit : « Est-ce bête, tout ça !… » ouvrit la bouche à demi, dit encore : « Et puis ?… et puis ?… » et, tout à coup, sur une dernière convulsion, tout se relâcha, se détendit, s’étendit… Il était mort…
— Josué ! Mon Dieu ! C’est abominable ! m’écriai-je.
Je m’étais jeté à genoux et la tête dans mes mains je pleurais.
Le père du pauvre enfant revint un peu avant minuit. Il ne posa aucune question. Il resta seulement un long moment à regarder le cadavre de son fils, s’approcha du lit, posa sa main sur le front du mort, — sa poitrine se gonfla d’un énorme soupir, comme si toute la machine allait se briser en sanglots, — et ce fut tout : pas un pli de son visage ne broncha.
Il revint vers le milieu de la pièce, enleva son cache-nez, son pardessus, les plaça calmement sur le dossier d’une chaise, et, se tournant vers moi :
— Vous pouvez aller vous coucher, cher monsieur, dit-il. Je le veillerai.
Je m’étais levé, et j’allais m’en aller, j’avais déjà la main au bouton de la porte, quand quelque chose éclata en moi, qui était de la rage et du désespoir :
— Ah ! dis-je, quels crimes on peut commettre avec les meilleurs sentiments du monde !
Il me regarda surpris :
— Que voulez-vous dire ?
— Pourquoi avez-vous donné à cet enfant le dégoût de la vie ? Pourquoi ne l’avez-vous pas laissé vivre ? Pour qui donc prenez-vous Dieu ? Pour un monstre avide de sang ?
Il hocha la tête comme s’il venait d’assister à l’accès de colère d’un gamin :
— Allez… Allez, me dit-il. Vous êtes fatigué.
— A quoi avez-vous sacrifié le malheureux qui est couché là ? m’écriai-je. Il pouvait vivre, fonder une famille, se rendre utile, — et être heureux, en somme !
— Il n’y a de bonheur, dit-il, qu’en Dieu.
— Mais est-ce que Dieu n’est pas aussi bien ici que dans l’au-delà. N’est-il pas plus sûrement ici ?
— Lui, dit le vieillard, s’il était sûr de quelque chose, ce n’était pas de ce monde : c’était de l’autre.
Je m’en fus…
Zarnitsky m’attendait en essuyant ses verres et ses assiettes.
— Mort ? me demanda-t-il.
— Oui, mort ! répondis-je. Tué par des fous !
— Mais, fit Zarnitsky, est-ce qu’il n’y a pas que des fous ?
Minuit sonnait. Je montai dans ma chambre et me mis au lit.
Je n’assistai pas à l’enterrement du pauvre Josué.
Pour trois raisons :
1o Parce que, quand on est mort, on est mort, — j’ai toujours pensé cela. Le cadavre n’est rien qu’une hideuse caricature de celui qui a vécu… Rien de l’ex-vivant ne reste là-dedans… Il faut le fuir comme l’âme elle-même l’a fui. S’attarder autour de cette dépouille, c’est vraiment vouloir prolonger dans la laideur, dans l’horreur, une chose qui a été belle, car vivante.
2o parce que je me serais retrouvé avec ces gens de la Société des Pêcheurs, ce père insensé, pour qui j’éprouvais une sorte de haine.
3o parce que la mort de Josué Coulombier m’avait donné une frénésie de vie et de lutte. Plus que jamais je voulais partir et gagner ces terres du Nord où j’allais avoir à jouer de toutes mes forces physiques…
J’avais terminé la remise en état de mon matériel. Il ne me manquait plus que le traîneau et les chiens… Aklansas est plein de marchands de chiens. Vous trouvez des attelages à tous les prix. Trois fois par semaine, vous avez, autour du temple protestant, un marché en plein air, avec les plus belles bêtes comme avec les plus lamentables. J’ai vu vendre à un Italien qui partait comme un fou à la conquête de l’or un attelage de douze chiens qu’il paya mille dollars, sans sourciller… Mais le chien de tête, un vétéran de la neige, aux yeux de feu, aux reins et aux pattes d’acier, était une bête magnifique… Par contre, j’ai vu mettre en vente des chiots à moitié crevés, que des pauvres diables payaient un dollar, — et encore en geignant !
Je me promenais un jour au milieu de toutes ces bêtes et de toutes ces gens, — il tombait une neige rapide et serrée, qui, en un rien de temps, ensevelissait traîneaux et attelages… On était forcé, toutes les cinq minutes, de siffler les bêtes, pour qu’elles se secouassent de ce linceul… Alors elles sautaient sur leurs pattes en s’ébrouant et en envoyant de tous côtés ces espèces de duvets gluants.
Je fus accosté par un grand diable d’Indien qui me dit :
— Si vous achetez quoi que ce soit ici, vous allez vous faire voler. Adressez-vous à moi : vous en aurez pour votre argent.
— J’ai déjà entendu ce boniment-là, lui dis-je, dans la bouche de bien des canailles.
— C’est vrai, fit-il. Moi aussi. Faites donc à votre fantaisie.
Mais comme il me tournait le dos :
— Vous avez un traîneau et des chiens ? lui demandai-je.
Il fit demi-tour :
— Oui, dit-il. Venez chez moi.
Je le regardai au fond des yeux, et, je ne sais pourquoi, bien que le regard de cet homme eût quelque chose de cruel et de tourmenté, j’eus, comme il le souhaitait, confiance.
Il était plus grand que moi, vêtu à l’européenne, mais, à la mode de sa race, il s’était jeté sur les épaules une grande et lourde couverture sale, élimée, qui lui tombait jusqu’aux talons. Il était nu-tête. De chaque côté de son visage, aux joues creuses, strié, autour des yeux, de rides profondes comme des tatouages, une natte pendait, noire, avec des fils blancs.
— Comment vous appelez-vous ? lui demandai-je.
— Patrice. J’ai été baptisé. Mon nom de la Prairie est Flèche de Pierre. Car les gens de mon pays font encore leurs pointes de flèches avec du caillou.
— Allons chez vous, fis-je.
« Chez lui », c’était une tente de grosse toile verdâtre qu’il avait dressée tout à l’extrémité du champ de foire, dans un terrain vague où les habitants d’Aklansas venaient jeter leurs vieilles boîtes de conserves. Sous la tente, deux caisses de bois, vides, lui servaient de sièges ; de vieilles loques lui servaient de lit.
— Asseyez-vous, me dit-il avec majesté. Je n’ai rien à vous offrir, ni à boire ni à fumer. J’ai dépensé mes derniers cents ce matin pour la nourriture des chiens.
— Où sont-ils, vos chiens ? Pourquoi ne les avez-vous pas emmenés à la foire et mis en vente ?
— C’est ce que j’aurais fait demain probablement si je ne vous avais pas rencontré ce matin. C’est ce que je ferai si vous n’acceptez pas ma proposition. Mais figurez-vous que ces chiens, je les aime. Surtout deux, un certain Rag, qui a conduit le traîneau tant qu’il a été gaillard. Il a eu une épaule démolie, l’hiver dernier, dans les Bozoons… Ce qui n’empêche pas que c’est un très utile compagnon, plein de sens, de flair, de courage et d’autorité… Et un certain Pi-How, qui maintenant mène le train et qui est un maître chien… Une flamme admirable ! Je vendrai tout ça s’il le faut… Mais, j’aimerais mieux m’en dispenser. Il y en a que j’ai vus naître. Il y en a d’autres qui m’ont tiré de très mauvais pas. Il y en a dont j’ai dégelé les pattes à la flamme de feux allumés en vitesse avec les manches de mes outils… Nous avons fait ensemble les Terres Noires, les bords du Columbus, l’extrême pointe du Granador… Nous sommes allés jusqu’aux Iles…
— Mais, lui dis-je, si vous êtes allé si loin, si vous avez tant travaillé, comment se fait-il que vous soyez aujourd’hui dans cet état ?
— Ah ! répondit-il, en haussant les épaules d’un geste las, — les cartes !
— Vous aussi ? Tous, alors ?
— Beaucoup, dit-il. Sinon ce serait trop facile…
— Quelle combinaison me proposez-vous ?
— La plus simple : nous nous associons et nous partons tous deux…
— Diable ! m’écriai-je. Vous n’y allez pas par quatre chemins ! Vous ne me connaissez pas plus que je ne vous connais moi-même…
— Sans doute, fit-il. Mais nous aurons trop à faire pour songer à nous jouer des tours… Les pires canailles prennent là-bas le sens de la solidarité.
— Merci, dis-je en riant. Pourquoi ne partez-vous pas tout seul ?
— Deux raisons : pas le sou ; il ne me reste plus que mon Witneys, — et plus une cartouche pour mettre dedans… Tondu ras comme la paume !… Pas de quoi seulement payer les biscuits et l’eau-de-vie… Secundo : Il ne faut jamais faire ça tout seul ; il n’y a pas de pire jeu.
Alors, je lui dis :
— Vous me prenez un peu de court. Mais votre proposition est tentante. Après tout la vie n’est que la vie et je me fiche de tout.
Nous sortîmes de la tente. Il m’emmena à l’extrémité du terrain vague. Là, dans une sorte de masure branlante, il avait installé ses chiens, douze bêtes très belles du Yukon, aux pattes pelées.
Pi-How, à l’écart de la bande, isolé comme un roi, était splendide de feu, de force, et, ma foi, oui, de pensée. Quant à Rag, l’ex-premier, comme il était émouvant dans son abdication !… sous de gros sourcils broussailleux, luisait un œil noir, d’une tristesse indicible, qui se souvenait. Les autres chiens jouaient autour de lui, lui grimpaient sur le corps, le harcelaient, sans qu’il daignât même s’en apercevoir. Il était tout à son passé.
Patrice était entré dans la cabane. D’un coup de pied il en fit sortir le traîneau.
— Tout en bois d’amalia, dit-il, depuis les longerons jusqu’aux patins. Quant aux attaches, toutes en peau de phoque, séchée dans la cendre. Pas un clou. Pas une once de fer. Rien où le froid puisse mordre.
Je le poussai du pied à mon tour. Il m’apparut d’une légèreté et d’une solidité remarquables. C’était un bon outil, qui s’était fait à la neige et à la glace et qui gardait la marque des batailles livrées ; le bois s’était poli, noirci ; les attaches étaient entrées profondément dans le bois et faisaient corps avec lui. Sur le coffre d’arrière on avait peint, en rouge sang, une sorte de boomerang à manche court, dont la forme évoquait celle d’une tête de vautour, avec son bec recourbé, qui, d’une seule ligne, se continuait par l’os du crâne ; un gros œil stylisé en triangle s’ouvrait au milieu de cette tête.
Patrice me dit, en faisant un rapide petit salut de la tête et en se touchant le front bizarrement, avec l’index et le médius de la main droite, que c’était le signe de sa tribu.
— Voulez-vous vous rendre compte ? fit-il. Montez…
— Je ne demande pas mieux, dis-je. Mais ce n’est pas sur une seule promenade que je pourrai juger…
— Nous en ferons d’autres…
Il se mit à harnacher les chiens. Je vis qu’il avait un tour de main, une adresse, un sang-froid admirables… En cinq minutes, malgré le hurlement des bêtes, qui se mordaient, se bousculaient, sautaient, dansaient, prises d’une joie folle, et dont, avec ces apprêts de départ, les colères, les haines, les ambitions se réveillaient, — tout fut prêt. Je montai dans le traîneau, à l’avant, m’assis et, Patrice ayant tiré du fond de son gosier une sorte de sifflement lugubre, toutes choses, toutes bêtes se mirent en place, les guides s’ordonnèrent, Pi-How se trouva en tête, les reins et les jarrets déjà prêts à l’effort. Puis, mezzo voce, Patrice leur jeta un cri étouffé du genre de : Rrrra…i… Et comme une flèche le traîneau partit, — l’Indien le suivit pendant quelques mètres à la course, et, quand il le vit bien lancé, ayant congrument « pris la neige », — il grimpa sur les patins.
Nous allâmes ce jour-là jusqu’à un village qui s’appelait Fordingbridge, qui s’est bâti, il y a deux ou trois ans, autour d’un puits de pétrole. Je fus vraiment très satisfait de la façon dont se comportait l’attelage et le traîneau. Cette région est assez mauvaise : des rochers et des fondrières, — je ne sais quoi de brutal et d’hostile… Le traîneau sembla n’avoir dans tout cela aucune peine à se frayer son chemin : il vivait, s’adaptait aux accidents du sol, luttait de ruse ou de force avec eux. Pas une lanière ne se détacha ni ne se relâcha. Pas un morceau de bois ne sauta. Tout cela jouait à la perfection.
Quant aux chiens, — les bonnes bêtes ! Ils se jetaient à la conquête du terrain comme à la bataille ou à l’amour : avec frénésie. Ils s’excitaient, s’encourageaient, se défiaient les uns les autres… Je n’en étais pas à mon premier attelage, et, dix-huit mois auparavant, en revenant de l’Alaska, je me promenais encore en traîneau sur le Miliadas, avec une splendide équipe de chiens de la Terre de Grant, des chiens presque sauvages, d’un cran, d’une endurance, d’un courage prodigieux… Mais je n’avais encore jamais vu cette harmonie dans l’effort, cette cohésion, cette discipline… C’était vraiment beau.
Patrice me ramena jusque chez moi. Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain, « qui serait, me dit l’Indien, jour de neige et où nous pourrions voir réellement travailler les chiens ».
— Je commence déjà à avoir de l’estime pour eux, lui dis-je.
Je lui remis un billet de dix dollars dans la main, pour qu’il pût leur donner, ce soir-là, à manger. Un sourire éclaira sa figure craquelée.
— Venez avec moi, fit-il. Nous ferons des choses intéressantes.
— Je crois que nous partirons ensemble, lui dis-je.
Je passai toute ma soirée à me renseigner sur son compte. Zarnitsky le connaissait. Il croyait — mais savait-on jamais ! les hommes sont de si drôles de mécaniques ! — qu’on pouvait faire fond sur lui : sa réputation était intacte.
— Or, vous savez, dans ce pays, une réputation intacte est chose rare ! Quand le maître d’école de Sakewel, qui est un bourg à cinquante milles d’ici, est mort, on n’a trouvé pour le remplacer qu’un homme qui avait eu de vilaines histoires de mœurs. On l’a tout de même pris : car il importe par-dessus tout que les enfants sachent lire, écrire, et spécialement compter.
Un nommé Dick Sweeny, qui était employé au Cadastre, me raconta, même, sur l’Indien, une chose assez honorable :
Trois ou quatre ans auparavant, Patrice, revenant du Nord, les poches bourrées d’or, avait rencontré à Aklansas une petite servante. Ce n’était pas une Indienne, — ce qui eût rendu son geste, peut-être, moins magnifique, — mais une Espagnole, qui était en train de mourir de phtisie, — car on meurt beaucoup de phtisie à Aklansas ; sur dix habitants il y en a quatre qui sont touchés.
Patrice ne s’était point du tout amouraché de la petite bonne. Elle était d’ailleurs laide, sale, bête, — toutes les vertus. C’est à peine s’il avait échangé avec elle trois ou quatre paroles dans le bar où elle lavait les verres. Mais, un beau matin, sans crier gare, il lui avait mis dans la main deux cents dollars, « pour ficher le camp et aller se retaper au soleil ». La petite bonne, ahurie, n’avait même pas remercié Patrice, qui, d’ailleurs, ne quêtait aucun remerciement.
Elle avait dit à son patron :
— Il y a une espèce d’idiot qui m’a donné deux cents dollars… Qu’est-ce qu’il veut ? Je le vois venir… Mais j’ai les deux cents dollars et je les garde… Pour le reste qu’il aille se faire f…
Elle avait laissé ses verres, son tablier, était partie, le soir même, — et, d’après ce qu’on avait appris, trois semaines plus tard, elle était morte, peut-être plus rapidement que si elle était restée à Aklansas, car le soleil, quand on a recours à lui trop tard, hâte plutôt la fin qu’il ne la diffère, — mais elle était morte dans la lumière…
— C’était toujours ça, conclut Dick Sweeny. Il faut toujours sortir, mais il y a plusieurs portes.
Il m’arriva ce soir-là une autre histoire.
J’étais chez Zarnitsky, dans un coin de la salle, en train de causer avec divers individus, qui avaient été plus ou moins en rapport avec mon Indien. Un gamin, que j’avais déjà aperçu plusieurs fois, — il venait de temps en temps, quand il y avait presse, aider Zarnitsky, — s’approcha de moi et me fit signe qu’il voulait me parler.
Je me levai et le suivis dans le couloir.
— Est-ce que ce n’est pas du côté du Sloo que vous voulez aller ? me demanda-t-il.
— Pourquoi ?
— Parce que le brèche-dent qui est là-bas, près du piano, y va aussi, au Sloo… Il part mardi et il compte être rendu dans trois semaines ou un mois.
— C’est à peu près ce qu’il faut si le vent des neiges ne se lève pas.
— Il a retardé jusqu’à présent parce qu’il a eu un chien malade. Le chien va mieux.
— Bon. Merci du renseignement. Tu es un petit homme et pas sot.
Je tendis au gamin une pièce d’argent.
— Non, dit-il. Je n’ai pas besoin d’argent. Je vous ai dit ça par amitié.
Alors je lui serrai la main comme à un homme. Il était enchanté… D’où pouvait lui venir cette « amitié » pour moi ? C’est ce qui fait en grande partie le charme de ces terres lointaines : elles sont pleines de sentiments exaspérés et naïfs… J’y songe à présent. Je ne pensai même pas à lui demander son nom. Il avait de bons yeux, très bleus, très confiants, largement ouverts, — des yeux d’ange…
Ce départ prochain du « brèche-dent », — c’était une espèce de gaillard tendu, nerveux, élastique, qui avait toujours l’air de vouloir tomber en garde pour un assaut d’escrime, — me décidait à partir sans délai. J’avais tout de même eu du flair en rencontrant l’Indien !… Pourvu que le lendemain il n’eût pas changé d’avis !
Pour en finir avec l’histoire du brèche-dent, il partit effectivement (en direction du Sloo ou d’ailleurs) quelques jours après mon départ : le vendredi ou le samedi. Il était à peine à cent ou cent cinquante milles d’Aklansas qu’au passage d’une rivière, dont la glace était de formation récente, il se noya, ou, plutôt, étant tombé à l’eau, il parvint à regagner la rive, et, là, trempé jusqu’aux os, à bout de forces, sans qu’il y eût à cinquante milles à la ronde un être pour lui porter secours, il mourut gelé… Quand on trouva son cadavre, ce n’était plus qu’un bloc de glace.
Je n’oublie pas que c’est ce pauvre diable qui me poussa en avant.
Le lendemain matin, dès six heures, en pleine nuit donc, je me rendis à la tente de l’Indien, et, en arrivant, j’eus un terrible moment d’émotion : la tente était vide. Mais dix secondes après Patrice arriva, avec son traîneau, ses chiens, leurs hurlements, leurs batailles. Il était allé, me dit-il, faire une petite promenade autour de la ville, comme tous les matins, pour dégourdir ses bêtes.
— Les chiens, expliqua-t-il, ont besoin de vivre toujours sur leurs nerfs et à la limite de l’éreintement. Au delà, ils crèvent ; en deçà, ils engraissent, ce qui, pour un chien des neiges, est pire que la mort.
Je lui dis :
— Vous savez ? J’ai réfléchi et je pars avec vous…
— Quand partons-nous ? fit-il ravi.
— Tout de suite. Il y a un particulier qui a l’air de vouloir nous brûler la politesse.
— Partons donc, dit-il. Je suis prêt et rien ne me retient.
Alors il me demanda de m’en retourner à l’auberge ; dans une heure il passerait me prendre.
Je n’avais encore acheté ni les biscuits ni les conserves.
— Donnez-moi cinquante dollars, dit-il. Je m’en charge.
Je lui donnai la somme et revins chez Zarnitsky. Je trouvai le Russe couché dans la salle, sur son grabat, près du poêle, et ronflant comme un phoque. Je le secouai :
— Eh ! Zarnitsky !… Je pars !…
— Hein ? Vous partez ? fit-il, en ouvrant des yeux chassieux et ahuris.
Il ajouta, comme machinalement :
— Voulez-vous que je vous joue une étude de Scriabine ?
Il puait l’alcool.
— Ah ! Zarnitsky !… cher homme !… lui dis-je, en continuant de le secouer. Il ne s’agit plus de Scriabine… Je pars pour le pays de l’or !
— Pour le pays de l’or ? dit-il. Vous partez ?… Savez-vous ce que vous feriez si vous étiez humain ? Vous partiriez sans bruit…
Il retomba dans son sommeil. Je lui mis dans la main un billet de vingt dollars qui représentait peut-être plus, peut-être moins que ce que je lui devais… Puis, ayant sur ce billet, refermé ses doigts extraordinairement osseux, je montai dans ma chambre, arrimai tout mon attirail : mon sac, mes outils, mon fusil, — et descendis tout cela devant la porte.
La neige s’était mise à tomber, et, comme toujours, quand la neige tombe, un silence de tombeau s’était fait. La neige, au bout d’un moment, tomba si dru, le silence s’épaissit à ce point, que Patrice, ses chiens, son traîneau, tout cela, à un mètre de moi, sortit de ce grand mur blanc sans que je l’eusse entendu venir.
— Allez ! Montez vite ! me cria Patrice. Que les chiens n’aient pas le temps de se battre…
Je jetai tout mon fourniment dans le traîneau. Je m’y jetai moi-même, et, avant même que j’eusse eu le temps de m’installer et de me caler, l’Indien lança son cri étouffé : Rrrra…i !… Nous nous élançâmes dans cette espèce de nuit blanche.
— Eh bien ! me dit Patrice au bout d’un moment, la confiance est venue ?
— Bah ! fis-je. Qu’est-ce que je risque !
— C’est bien certain. Rien que la mort.
Entre Aklansas et le Sloo, sur les bords duquel je voulais courir ma chance, il y a bien, par temps normal et sauf complications, trois semaines ou un mois de route.
Mais, en fait de temps nous eûmes tout d’abord douze jours de neige, et d’une fameuse neige !… avec de véritables tourmentes, qui affolaient les chiens. Puis, après un répit de cinq ou six jours d’un temps à peu près supportable, que nous mîmes à profit pour doubler les étapes, nous eûmes près d’une semaine, encore, de pluies diluviennes, comme je ne pensais pas qu’il pût y en avoir dans ces terres glacées. Le sol n’était plus qu’un immense cloaque.
En fait de complications, deux de nos chiens, le lendemain de notre départ d’Aklansas, passèrent de vie à trépas, sans qu’on ait jamais très bien su pourquoi, peut-être empoisonnés par une charogne. Ils eurent une agonie qui dura toute la nuit et à laquelle nous ne nous décidâmes à mettre fin qu’au petit jour, tellement, Patrice et moi, nous acceptions avec répugnance de nous voir enlever ces pauvres bêtes. Elles hurlaient à faire pitié et nous regardaient, dans leur corps-à-corps avec la souffrance, d’un regard atrocement humain. Patrice les avait couchées sous la tente, et, toute la nuit, leur frictionna le ventre avec de l’alcool. Derrière la toile, les autres chiens, tout bas, pleuraient lugubrement.
Au petit jour enfin, voyant qu’il n’y avait plus aucun espoir, Patrice emmena les deux martyrs et les tua à coups de revolver que, grâce au sourd rideau de neige, je n’entendis même pas.
Puis au delà des Roches Pelées nous rencontrâmes les inondations. Il fallut rebrousser chemin et passer par la montagne. Ceux qui connaissent la route (si on peut appeler cela la route !) de Tempès, Argyl, Ardwick, etc., pourront juger de l’effort qu’il nous fallut faire. Heureusement, le traîneau était solide !… Un jour, vers la tombée de la nuit, il dégringola dans une espèce de petit ravin encombré de rochers, où, pendant un moment, nous nous demandâmes, avec quelle angoisse ! s’il ne s’était pas fracassé. Il n’avait rien ! Pas une fêlure ! Il avait rebondi de roche en roche comme un mannequin d’osier…
Bref, nous mîmes exactement deux mois et quatre jours pour atteindre le Sloo, — deux mois et quatre jours pendant lesquels nous n’aperçûmes pas un être humain ! L’après-midi du jour de notre départ, seulement, nous avions entre-deviné, à travers la tombée de la neige, de vagues silhouettes de chasseurs qui rentraient des Lacs.
Vers la fin décembre, donc, par une belle journée, nous arrivions au Sloo.
Patrice, pendant ces deux mois, bien que je n’eusse guère eu le temps de le regarder et de l’analyser, était entré profondément dans mon cœur. C’était un homme qui parlait peu, qui faisait peu de gestes, qui n’avait même pas une originalité très grande. Par ses manières, ses façons de parler et de penser, il était très près du blanc. Sa caractéristique consistait en ceci qu’il était parfaitement sain. Tout en lui était sain : la chair, le sang… Il s’était une fois blessé assez profondément à la jambe en tombant sur une roche. En trois jours la blessure s’était refermée et sans qu’une goutte de pus se fût montrée… Les idées : calmes, droites… Sans doute il y avait cette passion du jeu… Mais, quand la conversation tombait là-dessus, il en parlait avec tant de raison, tant de logique, qu’on finissait par se demander si, vraiment, l’amour du jeu n’était pas la chose la plus normale et la plus sensée du monde…
Quant à sa force, son adresse, son agilité, sous une apparence d’indolence et de lenteur, elles atteignaient le but avec une précision, une efficacité extraordinaires, par le moyen le plus joli.
De mon côté, j’avais, je crois, — et je ne sais ni pourquoi, ni comment, — gagné sa sympathie. Peut-être parce que je ne m’étais jamais forcé pour la conquérir. Cette sympathie, il ne la disait pas, mais, le soir, auprès du feu, en tirant de lourdes bouffées de fumée des gros cigares amers qu’il avait roulés lui-même, il me regardait, les yeux mi-clos, avec un indéfinissable sourire.
Après un premier mouvement de joie, donc, que nous eûmes en arrivant au Sloo, nous prîmes, mon compagnon et moi, une grande résolution : celle de nous reposer pendant toute une semaine.
— Patrice, lui dis-je, il faut que, pendant huit jours, nous n’ayons même pas à lever le petit doigt.
— Entendu…
Nous dressâmes la tente sur la grève même, pour ne pas avoir à creuser la terre glacée, dure comme du fer, ce qui aurait pu fatiguer nos muscles délicats de néo-flemmards. Puis, la tente dressée, nous disposâmes toutes choses de manière que, pendant ces huit jours, nous eussions le maximum de confort. Le traîneau fut déchargé, les sacs ouverts ; nous en retirâmes des tas d’objets auxquels nous n’avions pas touché depuis notre départ d’Aklansas, dont nous avions même, pour certains oublié l’existence : une marmite, une casserole, des fourchettes, une petite glace à trois faces, etc. Patrice, qui était né architecte, comme les castors, construisit un admirable four dans le sable avec des galets et des morceaux de bois pétrifié par l’eau du Sloo. Grâce à ce four, nous pourrions manger chaud, ce qui, pendant notre voyage, ne nous était pas arrivé tous les jours.
Enfin, suprême raffinement, destiné à nous prouver à nous-mêmes que nous étions encore des hommes, que nous avions encore des attaches avec la civilisation, nous épinglâmes artistiquement après la toile, à l’intérieur de la tente, une image extraite d’une revue illustrée de Chicago, le Monday Chronicle, que nous avions trouvée dans les bagages, enveloppant un morceau de savon. Je la revois encore, cette image. C’était une gravure tirée à l’encre bistre, représentant, avec des blancs et des ombres d’un cru !… un tournoi de tennis à Wimbledon. Une jeune fille était en train de donner un grand coup de raquette. Le photographe l’avait saisie une jambe en l’air, comme un pantin ivre, la figure contractée par l’effort et le soleil, — bon Dieu ! la pauvre fille, qu’elle était laide !
Notre installation fut terminée assez tôt dans l’après-midi. Patrice et moi nous étions ravis. Nous avions absolument l’air de petits employés qui vont prendre leur retraite et qui viennent de s’acheter une maison de campagne. Jusqu’à la tombée de la nuit, nous restâmes à flâner et à nous étirer paresseusement. Nous allions voir les chiens, leur jeter un morceau de biscuit, rafistoler un collier, nous revenions, nous nous asseyions devant la tente, dans le sable, les jambes étendues, sifflotant Peggy, petite innocente :
Nous n’avions jamais dîné de meilleur cœur. Nous vidâmes ce soir-là, en signe de réjouissance, une boîte de homard qui avait un abominable goût de fer-blanc.
Or, le lendemain matin, quand je me réveillai (il devait être environ sept ou huit heures, — j’avais dormi tout d’une traite, sans un rêve !), je m’aperçus que la place de Patrice, à côté de moi, sur la couchette de peau d’ours, était vide et froide. Il devait être parti depuis longtemps… J’eus immédiatement la certitude qu’il n’avait pu attendre et que, malgré le solennel engagement pris la veille (huit jours de repos !… de repos complet !…) il était déjà sur le terrain de chasse.
Je m’assis sur le bord de la couchette et je me mis à rire… Nul décidément, — même pas Patrice — ne pouvait rester de sang-froid dans le rayon d’attraction de l’or…
Je sortis de la tente. Le jour pointait à peine. C’est-à-dire qu’une sorte de lumière diffuse, opaline, dont on n’eût pu dire où était la source, commençait à faire vivre l’atmosphère. Grâce à cette lumière peut-être voyait-on à dix pas devant soi. J’éclatai de rire, de nouveau, en songeant à ce Patrice, qui, à tâtons, courbé sur le sable, était en train de chercher son or.
J’allai voir les chiens. Ils s’éveillaient eux aussi, et, sentant bien que ce jour ne serait pas jour de travail, ils s’éveillaient lentement, paresseusement, à grandes bâillées, bruyantes et chaudes. Pi-How, lui seul, en tant que roi, ne donnait point à ses sujets et ne me donnait point à moi-même la joie maligne de le voir aux prises avec le sommeil et la flemme. Le corps tendu, bandé, les oreilles droites, vibrantes, le regard de feu, pas une goutte de son sang n’avait été conquise, semblait-il, par la fatigue. On eût dit qu’il avait passé la nuit ainsi, aux aguets, son regard de chef trouant la nuit. Il fallut que je l’appelasse par deux fois pour qu’il consentît à se lever et à venir jusqu’à moi. Ce n’était pas un chien de caresse, et, sous la main de l’homme, tout son poil frissonnait et devenait rude comme de la limaille de fer.
— C’est bien, lui dis-je. Tu as bien travaillé. Tu as mené « tes hommes » épatamment. Maintenant tu peux te reposer et dormir.
Il ne répondit à mes paroles d’amitié par aucun signe de démonstration et s’en retourna, droit, digne, écrasant les pattes des chiots qui se trouvaient sur sa route, et qui poussèrent des cris aigus.
Je revins à la tente. J’avais une faim de loup et je me mis à manger un de ces poissons fumés qu’on appelle à Aklansas des « Klus » et qui n’ont de goût que par la quantité énorme de poivre vert qu’on y fourre.
L’air s’éclaircissait de plus en plus et déjà j’apercevais les premières petites falaises qui bordent le Sloo sur sa rive droite. Le poisson m’avait donné soif. J’allai jusqu’à la rivière boire dans le creux de ma main quelques gorgées d’eau. Elle avait un petit goût ferrugineux qui n’était point désagréable.
Je n’étais nullement inquiet sur le sort de Patrice, — car il était tellement prudent !… il connaissait tellement les lois de cette région !… mais, comme je m’ennuyais tout seul, je l’appelai : Patrice ! — Je fus surpris de voir combien dans cette atmosphère chargée de petits cristaux de neige la voix se propageait peu. J’eus l’impression d’avoir crié dans du coton. Personne ne répondit. Seul un chien aboya, stupidement, d’une voix aiguë, que Pi-How fit taire d’un grognement sombre. Alors, encore une fois, je m’en retournai vers la tente, et, pour tuer le temps, je me mis à nettoyer mon fusil, dont la rouille avait piqué le canon.
Patrice revint vers les dix heures.
— Eh bien ! lui dis-je. Qu’est-ce que vous êtes devenu ? Vous êtes allé sur le terrain ?
— Non, répondit-il. Je suis tout simplement allé prendre l’air. Il faisait une chaleur sous cette tente…
Mais il ne savait pas mentir. En disant cela il riait et mâchonnait une brindille.
— Allons ! insistai-je. Vous y êtes allé ! Vous n’avez pas pu tenir ! Qu’avez-vous vu ? Y en a-t-il ?
— De quoi ?
— De l’or, parbleu !
— Je vous dis que je n’y suis pas allé ! Je me repose ! Huit jours de repos !
Il me tourna le dos et il alla donner un coup d’œil aux chiens. Nous déjeunâmes. Puis ce fut l’après-midi, — une après-midi longue, longue… Nous allions, nous venions, nous tournions autour de la tente, nous bâillions, nous nous étirions, et, de temps en temps, l’un de nous disait :
— Ça fait tout de même du bien de se reposer !
A quoi l’autre répondait :
— Sûrement !
Puis le silence, de nouveau, se jetait sur nous, à la façon d’une couverture.
Je passai toute la journée à nettoyer mon fusil. Il en avait besoin. Mais moi aussi j’avais besoin de frotter et de récurer. Sans ce travail, je me demande comment j’aurais tué les heures. Patrice, lui, avait sorti de sa poche son couteau et il s’amusait à tailler de petits bouts de bois, assis sur le sable. Parfois, se renversant en arrière, comme un homme tué d’une balle, il restait étendu sur le dos, la face parallèle au plafond laiteux du ciel.
Nous eûmes un petit moment de distraction vers le soir parce que les chiens se mirent à grogner.
— Qu’est-ce qu’ils ont ? demandai-je.
Patrice alla leur jeter un coup d’œil et revint en disant :
— Pas grand’chose. Le poil n’a pas bougé. C’est une petite bête qui doit rôder dans les environs.
Comme mon fusil était tout battant neuf et que je ne voulais pas le salir, je pris celui de Patrice, un vieux Witneys, lourd comme une bombarde, au canon tout bosselé de chocs. Mais j’eus beau aller et venir sur la grève, pousser jusqu’aux premières falaises, fouiller les roches, je ne trouvai rien.
Je revins sur mes pas. Je trouvai Patrice en train de faire le dîner.
— Nous allons manger tout de suite, dit-il. Après quoi nous irons nous coucher.
Ce que nous fîmes. Nous dévorâmes silencieusement notre ration de biscuit et de poisson fumé (notre régime était exactement le même que celui des chiens) en nous regardant de temps en temps du coin de l’œil.
En fait, chacun de nous savait bien ce que pensait l’autre et la situation nous paraissait assez comique.
Nous nous couchâmes ce soir-là à six heures. Jamais nous ne nous étions couchés si tôt. Nous eûmes une peine énorme à nous endormir. Vers minuit ou une heure seulement, nous tombions dans le néant et après nous être cent fois tournés et retournés sur notre grabat.
A sept heures du matin, Patrice était debout. Il me réveilla en me secouant comme un sac avec son pied.
— Eh ! dites ! fit-il. Écoutez-moi !
J’ouvris un œil ahuri. Il était debout, tout équipé, avec ses raquettes et son fusil. Je me dressai sur mon séant :
— Qu’est-ce qui vous prend ?
— Est-ce que nous allons faire longtemps les imbéciles ? demanda-t-il. Je m’en vais. Je ne peux pas tenir en place. Je vais sur le terrain comme j’y suis allé hier…
— Je m’en doutais bien !…
— Parbleu !… Me prenez-vous pour un infirme ! Je serai de retour dans l’après-midi ou la soirée…
Il partit, sans même me dire au revoir, les yeux brillants, un peu comme un fou.
Je restai encore une bonne demi-heure au lit. Chose curieuse, quand, aujourd’hui, je me reporte à ces jours lointains, je ne me rappelle pas que la folie de l’or m’eût déjà gagné. J’étais venu de beaucoup plus loin que Patrice pour le trouver, cet or, et, comme Patrice, je voulais jeter dans l’aventure mon sang, ma vie… Mais l’or n’avait pas encore pour moi le même sens que pour Patrice. L’or n’avait pour moi qu’un sens financier. L’or, monnaie d’échange, moyen de vivre bien, luxueusement, de se payer du bonheur, de la liberté, de la puissance, — et, en ce qui me concernait, de jeter l’éponge sur une folie misérable… Car je voulais payer ! payer !
Pour Patrice, c’était bien autre chose !… c’était l’Or !… l’or, chose vivante, attirante, fascinante, ayant sa splendeur propre… Patrice, qui connaissait l’or, qui s’était, toute sa vie, battu pour lui, qui pour lui avait atteint aux limites de l’effort, de la peine, du danger, — Patrice était happé par l’or. Moi, je restais encore calme et je ne comprenais pas, — pas plus que l’homme sain, le petit bourgeois tranquille, placide, ne comprend l’homme qui boit, l’homme qui joue, l’homme qui tue.
Je passai donc encore cette journée-là sans trop de nervosité, à bricoler de droite et de gauche, à sentir ma fatigue, — cette fatigue de deux mois de route, de traîneau, de neige, de vent glacé, de hâlage, — à la dorloter comme un enfant meurtri, en tâtant, en palpant ma chair, mes muscles. J’étais assez content d’avoir fait ce que j’avais fait, d’avoir tenu l’effort, vaincu le froid. J’étais comme fier de me sentir revenu à l’animalité.
Patrice, que je n’attendais que le soir, revint peu d’instants après midi, — morne, le regard mauvais.
— Qu’avez-vous ? lui dis-je.
— C’est très simple, répondit-il. Je crois que nous sommes tombés sur un sale endroit…
— Le terrain est mauvais ?
— J’ai eu beau retourner le sable et gratter le rocher : pas un gramme d’or.
— Allons donc ! m’écriai-je. Comment avez-vous pu voir ça en cinq heures de temps ? Je vais y aller…
Je m’équipai à la hâte et, sans prendre mes outils, armé seulement de mon fusil, je partis.
Je fis toute l’anse de la rivière, longeant d’abord le fleuve qui coulait en chantonnant sur le sable rouge, longeant les falaises pour revenir. Je fouillai les rochers, déplaçai d’énormes blocs de schiste, grimpai après les aspérités de granits dont les feldspaths brillaient d’un certain éclat jaune qui (je commençais à être mordu !) me faisait battre le cœur.
Je revins à la tente alors que la nuit était déjà tombée et en me guidant sur les appels de Patrice, qui, toutes les deux ou trois minutes, me donnait la direction.
— Eh bien ? fit-il en me voyant sortir de l’ombre.
— Eh bien, dis-je, un peu angoissé, je n’ai rien trouvé, — moi non plus.
Je jetai mon fusil sur le grabat ; je me laissai tomber à côté, et, de bas en haut, regardant Patrice, qui, les bras croisés, me regardait :
— Voyons ! dis-je. Qu’est-ce que c’est que cette blague ?
— Voilà notre Eldorado, fit-il, — en souriant d’un sourire d’amant qui souffre, qui hait son mal et le chérit. Voilà les petites jouissances qui commencent. Vous verrez…
Je voyais déjà. J’étais saisi par quelque chose d’extraordinairement violent, et, à la fois, de doux et de douloureux. Cela ressemblait étrangement aux voluptueuses souffrances du jeu et de l’amour.
— Qui vous avait donné le conseil de venir ici ? Un ami ? demanda Patrice.
— Oui, répondis-je. Un homme qui est mort aujourd’hui et dont je bénis la mémoire… Mais d’ailleurs il n’y a rien à craindre. Nous n’avons fait qu’un tout petit coin du Sloo… Le Sloo est grand… Peut-être qu’il est là, l’or, à quelques milles d’ici…
— C’est très possible, fit Patrice, — quoique ce terrain ait quelque chose de mauvais et d’hostile. L’or est comme le gibier : même quand on ne le voit pas, on le flaire, et il y a je ne sais quoi, dans la couleur du sol, la silhouette des rochers, qui le fait pressentir. Le terrain de par ici est… oui… mort !… morne et vide… Rien qui soit de toutes les choses qui toujours accompagnent l’or : les sables verts, les cristaux… rien…
— Ne nous frappons pas ! lui dis-je. J’ai confiance… Demain…
— Demain, fit-il, dès que le jour poindra, nous partirons ensemble, vous et moi, laissant les chiens à longueur de corde, garder la tente. Nous ferons une fois de plus toute la crique et nous travaillerons un peu les rochers de base.
Comme nous aurions voulu être au lendemain ! Comme cette soirée, comme cette nuit, — nous dormîmes aussi peu l’un que l’autre, — nous parurent longues !
Vers deux heures du matin, comme ni Patrice ni moi, nous ne pouvions, les nerfs chargés d’électricité, nous endormir, je lui dis :
— Patrice ?
— Hé ?
— Vous savez : l’homme qui m’a dit cela ne peut pas avoir menti…
Il resta trois ou quatre secondes sans répondre. Puis enfin :
— James, dit-il, je suis, voyez-vous, de ces gens qui pensent qu’il en est de l’or comme de toutes les choses de ce monde : c’est uniquement affaire de vouloir. Il y a de l’or partout où il y a des hommes qui veulent. C’est notre cas. Vous êtes jeune, solide. Les chiens sont en forme. Nous irons jusqu’où il faudra aller. S’il faut faire tout le Sloo jusqu’à la côte, nous le ferons.
— Bravo, Patrice !
— S’il faut le lâcher, nous le lâcherons. S’il faut aller au diable, nous irons… Qu’est-ce que ça peut nous faire… Rien ni personne ne nous attend. Nous sommes maîtres de notre peau…
— Sûr ! m’écriai-je avec un rire nerveux.
— Pas d’autre issue que de rentrer riches !… très riches !… ou claquer, superbement… bouffés par les loups, raidis par la glace. Cela seul est digne de nous !
— Bien parlé, Patrice ! Avec un homme comme vous j’irais jusque dans la lune !
Calmés par cette exaltation, bandés pour de nouvelles folies, nous pûmes, enfin, trouver un peu de repos.
Le lendemain, à la petite pointe du jour, nous partîmes. Nous avions emporté des outils. Nous longeâmes d’abord toute la grève en suivant le bord de l’eau, jusqu’à un point qui, sur les cartes Bird au 20.000e, est indiqué à peu près par le deuxième o de Sloo ; puis nous revînmes à notre point de départ, en prenant, cette fois, par le milieu de la grève, à égale distance entre la rivière et des falaises. Puis nous repartîmes (il était à ce moment plus de onze heures et une petite pluie glacée s’était mise à tomber) en suivant le pied des falaises et en explorant les criques. De petits ruisseaux descendant des collines latérales venaient se perdre dans les sables du Sloo. Nous en remontâmes deux jusqu’à plus d’un demi-mille, ce qui nous força à grimper, de roc en roc, pendant plus d’une heure. Les rochers étaient pleins de grands oiseaux à tête de rapace et plumage gris tacheté de blanc, que je ne pus identifier. J’essayai d’un tirer un. Je dus le blesser à la patte. Furieux, il fonça sur moi avec ses grandes ailes qui claquaient comme des toiles, et, quand il fut à deux ou trois mètres de moi, sans doute eut-il peur, il se rejeta en arrière, reprit de la hauteur… Je vis qu’au-dessous de lui quelque chose de sanglant pendait.
En fait d’or, — rien.
Nous revînmes par les falaises. Elles sont couvertes d’une herbe rase, roussie, séchée par le froid et qui, sous le pied, se dissout en une sorte de poussière grise et fine comme de la cendre. De petits arbustes rabougris se débattent péniblement contre le vent glacé. Pas d’or. Aucune trace de terre aurifère.
Nous rentrâmes à la tente, trempés de sueur, exténués…
— Par le boomerang ! jurait Patrice. Vous n’avez rien vu ?
— Rien…
— Moi non plus ! Terre damnée ! Ce sont les démons qui nous ont amenés par ici. Celui qui vous a donné le renseignement est un fieffé coquin…
Pendant toute la soirée nous épiloguâmes là-dessus.
Nous étions nerveux, agités d’une sorte d’angoisse fébrile, — mais du reste pas découragés, — non, pas encore. D’ailleurs quel est donc l’homme des placers qui, jamais, s’est découragé ? Quel est donc le joueur que le sort contraire à lassé ?
Le lendemain, nous repartîmes, plus tôt encore, — en pleine nuit.
Nous poussâmes notre expédition, à belle allure, sans desserrer les dents, jusqu’à une falaise rouge, où nous avions vaguement aperçu, à travers la brume, de grandes zébrures sombres, qui pouvaient être des filons…
Nous n’atteignîmes la falaise qu’à deux heures après midi, et, tout de suite, d’un seul coup d’œil, nous comprîmes qu’il n’y avait rien là pour nous. C’étaient des traînées de cristaux énormes, fort beaux, d’améthystes, qu’on nous eût peut-être payés un assez bon prix chez les bijoutiers d’Aklansas. Mais nous n’étions pas hommes à nous rabattre sur ces demi-trésors.
Nous aurions été plus bas encore dans la misère et dans l’échec et l’on nous aurait tendu, pour nous détourner du but, cent, mille, dix mille dollars que nous aurions, je crois bien, repoussé tout cela, tellement l’or est chose folle, tellement nous étions fous et, dans notre folie, profondément désintéressés.
Nous rentrâmes fort tard, allongeant le pas, soufflant, sans mot dire, forcés, pour nous guider dans les ténèbres complètes, de suivre le bord de l’eau.
Nous fûmes accueillis par les hurlements des chiens, qui, n’ayant pas mangé depuis dix-huit heures, trouvaient le temps long.
— Ah ! Patrice ! dis-je. Ça va mal !
Je m’étais jeté sur le grabat.
— Allons, dit l’Indien. Vous n’allez pas déjà vous laisser abattre !
— Vous trouvez que c’est gai ?
Il eut ce mot :
— Pour des gens comme vous et moi, les choses gaies… ce n’est pas drôle…
Je ne pus m’empêcher de rire et, me relevant, je mangeai le morceau de poisson fumé que Patrice, mère nourrice, me tendait.
Il en fut ainsi pendant cinq jours encore.
Pendant cinq jours, comme des rats, enfermés dans une cage dont les barreaux rougis leur brûlent les pattes, nous allâmes, furetâmes, de droite et de gauche, — d’abord avec un peu de sang-froid et de méthode, puis, bientôt, au hasard, poussés par la superstition, allant où la brindille d’herbe emportée par le vent semblait nous guider, où les oiseaux des rochers, sautant de pierre en pierre, semblaient nous appeler.
Par tous les temps !… Par ces merveilleux temps de soleil glacé qui font chanter toute la nature… Par ces affreux temps de brume rougeâtre, jaunâtre, qui noient et qui étouffent. Par le vent soufflant, à larges, rudes, énormes bourrées, devant lesquelles il fallait se baisser, s’arc-bouter, pour n’en être pas jeté à terre…
Au tableau : nos dernières onces de graisse fondus, de la fièvre dans les yeux de Patrice… quant à moi, j’étais brisé, vidé de toute pensée…
Et la nuit qui suivit ce cinquième jour, j’eus encore un rêve, — un rêve tel que j’en suis encore à me demander si, dans une existence antérieure, je n’ai pas vécu cela…
C’était par une admirable nuit d’été. Je devais avoir quinze ou seize ans. J’avais laissé mon père et ma mère dans cette maison, dans cette grande salle à manger carrelée, le long des murs de laquelle des tapisseries étaient tendues… et je me rappelle… comme c’est bizarre !… descendant du premier étage dans cette salle à manger il y avait un petit escalier en colimaçon qu’on avait comme habillé avec une de ces tapisseries, sur laquelle on voyait dans de la verdure très vieille et très fanée, un loup gris foncé et un chien blanc sale.
J’étais sorti dans le jardin, où cela sentait bon !… Je me rappelle ce parfum : de printemps, d’œillets poivrés, de terre humide et chaude, de jeunesse et d’amour… Au-dessus de ma tête, un ciel de velours noir, éclaboussé d’étoiles !… Quelque chose de fou !
J’allais… et tout à coup je sentis qu’Elle était là, à côté de moi… Je lui pris la main, une petite main tiède et grasse. Elle me dit :
— Nous allons aller jusqu’à la grille et voir s’il n’y a pas de lettres dans la boîte…
Nous y allâmes. Rien dans la boîte. En agitant les feuillages, nous fîmes faiblement tinter la clochette cachée dans les vignes vierges…
— Revenons, dit-elle.
Et nous remontâmes l’allée, où les petits cailloux criaient sous nos pas, — et au moment où nous allions tourner le coin de la maison, il se passa quelque chose d’inouï : je l’attirai à moi, la serrai contre moi, en tremblant, et je l’embrassai, sur la tempe, sur ses cheveux…
— Que faites-vous ? me dit-elle.
— Ah !… Marion !… Marion !… répondis-je.
Je me réveillai… Le cœur me battait dans la poitrine !
Le sixième jour, — cela se passait le matin, assez tard, j’étais resté au lit, exténué et, aussi, bizarrement agité par ce rêve… Marion ! Marion ! Quel chemin souterrain elle avait l’air de faire en moi !… Patrice, qui, lui, était sorti, et de bonne heure à la pointe du jour, rentra, trempé jusqu’à la ceinture, dégouttant d’eau.
Il me dit :
— Je viens de traverser le Sloo et c’est d’ailleurs une assez désagréable opération. C’est plein de sables mouvants. On ne sait pas où poser le pied. J’ai failli trois ou quatre fois y rester.
— C’est idiot, lui dis-je. D’autant plus que rive droite ou rive gauche, les choses doivent bien se présenter à peu près de la même façon.
— Oui, fit-il, — stupidement de la même façon. J’ai tout de même voulu voir. J’ai vu. Il n’y a rien. Partons !…
Je me levai d’un bond :
— Vous avez raison, lui dis-je. Partons. Il n’y a rien à récolter par ici. Les froids vont nous tomber dessus un de ces jours et nous forcer à nous terrer. Pour six mois !… Dans un pays où il n’y a en fait de gibier que des espèces d’aigles avec quoi on ne pourrait même pas faire la soupe. Or, nos conserves s’épuisent. Nous en avons peut-être encore pour deux mois… Filons donc !… Tirons-nous de ce guêpier… Tâchons de trouver un coin où, bon Dieu !… il y ait tout de même un peu d’or et où, en tout cas, il y ait de quoi ne pas crever de faim…
Pendant que nous parlions ainsi, Patrice avait retiré ses bottes, changé de pantalon.
— Quand partons-nous ? lui demandai-je.
— Demain, dit-il. Il faut d’abord plier bagage, ficeler tout cela sur le traîneau, et, ensuite, réfléchir… Où aller, James ?
— Où aller, Patrice ?
— Il y a trois solutions. La première : retourner à Aklansas poches vides et tête basse…
— Cent mille fois plutôt crever !
— La seconde : lâcher le Sloo, piquer sur les placers classiques du New Koléa ou du Brundsey, où nous serons toujours sûrs de pouvoir, primo : ramasser un peu d’or… pas beaucoup, — mais enfin de quoi sauver la face… secundo, manger…
— Médiocre, çà, Patrice !…
— Très médiocre. La troisième : lâcher le lit du Sloo, vu qu’il y a le traîneau et que les traîneaux ne sont faits ni pour flotter sur l’eau ni pour trotter sur le sable, mais, plutôt, comme je me le suis laissé dire, dans de la bonne neige d’au moins six pouces…
— Lâcher le lit du Sloo, Patrice ?
— Le lâcher, oui, James, — suivre la route d’au delà des montagnes, par l’intérieur, reprendre la rivière plus haut, à l’entrée dans les plaines…
— Ah ! bon ! Vous m’avez fait peur ! Car vous savez : notre destin est sur le Sloo !
— Il est là et nulle part ailleurs, — oui !… Hein ! est-ce bête ! Je crois au Sloo plus encore maintenant qu’il m’a floué… La victoire est une simple question d’entêtement… Pas d’or ici ? Il y en aura là-bas !… là où le Sloo quitte les montagnes et vient battre sa flemme sur cent quarante milles dans les plaines… C’est là qu’il dépose ses petites saletés… Aucun homme de bon sens ne peut en douter. C’est ainsi que les choses se passent pour le Chari et le Rowl… C’est à la sortie des montagnes que les eaux lâchent leurs paillettes… J’ai réfléchi à cela toute la nuit… Qu’est-ce que vous avez fait, vous, cette nuit ?… Dormi, hein ?
— Oui, — et rêvé !… fis-je.
— Rêvé ! s’écria-t-il. C’est le comble de l’absurdité !
Ainsi fîmes-nous donc. Nous passâmes tout le reste de la journée à préparer le traîneau, à vérifier les attelages, charger les bagages, nettoyer les chiens, — sacré travail !… Ce jour-là nous nous couchâmes à minuit passé, — mais nous étions si contents de nous en aller !… et, le lendemain matin, dès que le premier petit jour s’annonça, nous partîmes, les chiens hurlant de joie. Il y avait plus de huit jours qu’ils étaient au repos. Ils en étaient devenus à moitié enragés.
Tout de suite nous nous éloignâmes du Sloo et piquâmes vers l’intérieur. Dans la matinée, nous fîmes dix-huit milles, — tellement nous avions hâte de nous éloigner de ce lieu maudit. Le courage, l’espoir, l’entrain nous étaient revenus. Patrice, silencieusement, riait des mille petites rides de sa face violette. Moi, je sifflais à tue-tête, sur l’air de :
Le voyage se fit sans trop d’incidents, sauf, quand, dès le lendemain de notre départ, nous nous mîmes à longer la base des Ayaks, qui, avec leurs éboulis de rochers, leurs forêts de sapins torturés par le vent, nous séparaient du Sloo. Car ces Ayaks sont de vrais nids d’ours. Jamais je n’en avais tant rencontré. Nous les voyions débouler au petit galop de la montagne, à ce petit galop titubant et un peu comique, de bons bourgeois qui courent après le train, — et dont il faut se méfier, diable ! car il cache une vitesse très grande et une force impressionnante. L’ours est un animal qui trompe parce qu’il a « une bonne tête ». Au fond, c’est une sale espèce et qui, peut-être la seule parmi celles des terres glacées, est capable de ruse.
Patrice et moi nous en abattîmes une bonne quantité ; Patrice en descendit sept ; moi trois. De quoi monter un petit magasin de fourrure…
Le dernier, d’ailleurs, nous donna chaud et je crois bien qu’avec lui mon voyage terrestre fut sur le point de se terminer : parce que je voulus, un peu, je le confesse, pour épater Patrice, — et on ne devrait jamais chercher à épater, — parce que je voulus, dans son assaut, l’attendre jusqu’à ce qu’il fût à dix ou douze yards de moi. C’était un ours magnifique, à la fourrure d’un brun clair, presque rougeâtre. Je le laissai donc venir, au petit galop… bodoum !… bodoum !… et quand il fut, comme je le disais, à une douzaine de yards de moi (j’entendais le souffle énorme qui lui sortait de la gueule…), je tirai, et, par la barbe de Mahomet ! le coup rata !… Je n’avais qu’une cartouche dans le canon… Ce fut comme si on m’avait pétrifié… Un frisson me parcourut et j’entendis Patrice qui criait : « Que faites-vous ? » Pourtant il est de ces dangers devant lesquels, en raison même de leur énormité, on ne tremble pas… J’eus la présence d’esprit et j’eus le temps tout juste de relever le chien et de tirer de nouveau… Le coup, cette fois, Dieu soit loué ! partit et la bête, frappée au défaut de l’épaule, tomba… Elle tomba assise sur son train de derrière, ses pattes de devant restant raidies, toutes griffes écartées… et, glissant dans cette posture, masse énorme de fourrure, de chairs déchiquetées, elle suivit son élan, continua sa course, morte, foudroyée, jusqu’à moi… Arrivée là, elle s’écroula, la gueule sur mes bottes… Je restai immobile, à moitié fou d’angoisse… Patrice, lui, après être également resté sans bouger pendant trois ou quatre secondes, accourut et me prit dans ses bras en disant : « Pourquoi faites-vous des choses pareilles ? »
— Mais, lui dis-je, en retrouvant ma respiration et, peu à peu, mon rire, — mais je ne l’ai pas fait exprès !
Quel moment !
En dehors de ces ours, nous rencontrâmes, en cours de route, des loups, qui nous suivaient de loin et qui ne paraissaient pas méchants. Quand ils s’approchaient de trop près, nous leur envoyions une balle et toute la bande se sauvait en poussant des cris aigus.
D’un côté du chemin que nous suivions et qui n’avait guère forme de chemin que quand nous étions passés, grâce aux patins du traîneau et au piétinement des chiens, il y avait, à gauche, les Ayaks, espèce de gros plissement de terrain, haut à peine de cinq ou six cents yards, — mais sauvage, escarpé, convulsé. A droite, la plaine, tout unie, sans un arbre, sans une pierre, et dont le lointain se perdait dans la brume.
Le thermomètre, chaque jour, descendait d’un ou deux degrés. Par moment, il se levait une petite brise, qui, courant à ras du sol, se jetant dans les pattes des chiens, comme des lanières de feu, faisait hurler l’attelage de douleur.
— C’est long, disait Patrice. Voilà les froids qui viennent. Je voudrais bien que nous soyons au bout de cette course. Sitôt sur le terrain, il faudra que nous construisions la hutte. Nous en aurons besoin.
Cette journée-là, nous fîmes encore plus de seize milles ; nous galopâmes jusqu’à la nuit tombée. Arrivés à l’étape, les chiens se laissèrent tomber si lourdement à terre que, Patrice et moi, nous nous demandâmes si nous n’avions pas exigé de ces pauvres bêtes un effort trop prolongé.
Mais le lendemain les collines à notre gauche s’infléchirent subitement et bientôt nous aperçûmes l’immense plaine de Cunley, où le Sloo, retrouvé, le Sloo large de plus d’un mille, apparut. C’était le salut.
— Dieu soit loué et le boomerang ! s’écria Patrice qui mêlait le Dieu des chrétiens à son totémisme.
Le Sloo, transparent, incolore, coulait en sautillant de mille petites vagues courtes et joyeuses sur un vaste lit de sable pâle dont le fleuve n’occupait guère que la moitié.
Ni Patrice ni moi nous n’eûmes la patience que nous avions eue, quinze jours plus tôt, en arrivant, pour la première fois au Sloo. Nous poussâmes l’attelage aussi vigoureusement que nous pûmes et, là où la neige finissait, nous arrêtâmes le traîneau ; les chiens furent dételés, attachés par trois, vite, vite !… fébrilement… et tous deux, Patrice et moi, comme des enfants, comme des fous, nous nous élançâmes sur les sables.
Patrice, malgré son harnachement, ses peaux d’ours, bondissait… En un instant il m’eut distancé de plus de cent yards… Je le vis arriver au sable, faire quelques enjambées, s’arrêter, se baisser, prendre une poignée de sable dans sa main, et, quand je le rejoignis, le cœur battant, — il avait mis un genou à terre… il ne se releva pas, ne dit pas un mot, mais, levant vers moi sa main pleine de sable, je vis que ce sable était chargé de paillettes d’or :
— Oh ! Patrice ! m’écriai-je d’une voix étouffée.
Les larmes me vinrent aux yeux. Il se releva enfin, jeta sa poignée de sable, en prit une autre, la rejeta… Nous fîmes encore quelques pas, puis, de nouveau, nous nous arrêtâmes et, nous prenant par le bras, émus, comme devant la révélation d’une chose mystérieuse, nous montrant l’un à l’autre du doigt ce sable où le soleil allumait mille petits points lumineux :
— Comme il est riche ! Comme il est beau ! dîmes-nous, presque tout bas, comme si nous avions eu peur qu’on nous entendît.
Puis l’affolement de la première émotion disparut ; nous revînmes à pas lents vers les chiens, leur donnâmes à manger, mangeâmes nous-mêmes, silencieux, trop bouleversés, trop pleins de rêves, de projets, pour pouvoir les traduire par des mots.
Il faisait d’ailleurs ce jour-là un beau temps sec et clair. L’air vibrait. On sentait que pour un peu le ciel fût devenu bleu et que le soleil se fût montré, globe immense, couleur d’or, comme dans les pays heureux.
Le jour même, dans une sorte de petit vallon protégé du vent du nord-est et sur les pentes duquel croissaient de petits boqueteaux de sapins, nous nous mîmes, avec un entrain joyeux, à construire la hutte.
Le travail nous prit douze jours et cela nous fut horriblement pénible de lâcher, pendant douze jours, cet or pour la conquête duquel nous avions bravé vie et mort. Mais sans la solide et ingénieuse protection de cette petite cabane de bois et de terre, que serions-nous devenus, grands dieux ! Quel merveilleux architecte, quel diligent charpentier, maçon, couvreur, etc., était ce Patrice ! Depuis la première minute jusqu’à la dernière, pas un instant il n’hésita dans sa tâche, pas un instant il ne se ralentit dans son effort. Il avait l’air de faire cela d’instinct, comme les abeilles font leur ruche.
Il fallut abattre les arbres, les débiter en madriers pour la charpente, en rondins pour la couverture, en planchers pour les cloisons, — et cela nous prit cinq grands jours, et, pendant ces cinq jours-là, nous ne chômâmes pas, certes. Puis, il fallut planter tout cela, l’assembler, — et nous y consacrâmes quatre jours. Pendant les trois derniers jours, nous couvrîmes la toiture avec des peaux, remplîmes de terre les interstices des planches, de manière que cette petite cabane nous mît autant que possible à l’abri du froid, de la neige, du vent, de l’eau.
Quand ce fut terminé, nous étions propriétaires d’une hutte d’environ trois mètres sur quatre, couverte d’un toit à double pente. En fait d’ouvertures, une porte en plein milieu de la façade, une fenêtre grande comme un mouchoir de poche et dont la vitre était faite d’un morceau de toile huilée, et, enfin, dans le toit, une sorte de petite lucarne pour laisser passer la fumée… Ladite lucarne s’ouvrait et se fermait à volonté, par le moyen d’une planchette qu’on poussait ou ramenait, comme un verrou, — système breveté Patrice, dit Flèche de Pierre.
En fait de plancher, la terre, bien battue puis recouverte de branches de sapins et de brassées de grandes herbes folles, très parfumées, que Patrice appelait des taoras. En fait de meubles, le traîneau, les caisses de biscuits, de conserves, les couvertures, et, dernier mot du confort, une table, que Patrice fabriqua en une heure de temps, en plantant dans le sol quatre pieux de sapin, en clouant par-dessus deux traverses qui tenaient lieu de lambourdes et, par-dessus ces lambourdes, cinq ou six planches grossièrement rabotées, qui tenaient lieu de plateau.
Quand nous voulions nous chauffer, nous ouvrions la lucarne du toit, allumions un feu de branchages et de bûches en plein milieu de la hutte, — ce qui nous réchauffait et nous asphyxiait à la fois… Nous trouvions cela charmant.
Patrice, qui aimait ses chiens et pensait à eux peut-être plus encore qu’il ne pensait à lui-même, avait eu cette autre ingénieuse idée d’installer leur enclos tout contre la cloison, au pied du pignon est. De telle sorte que les braves bêtes (il leur avait fabriqué un toit, un chenil pour les petits, etc.) étaient relativement à l’abri mais que, nous, séparés d’elles tout juste par l’épaisseur d’une planche, nous avions vraiment l’impression de partager leur intimité.
Comme ces bêtes sont d’une nervosité extrême, tendues comme des ressorts, geignant, rêvant, chassant en rêve continuellement, vous pensez à quel points nos premières nuits purent être paisibles…
Voilà donc notre installation. Voilà notre petite maison. Patrice, qui pensait à tout, l’avait placée à mi-pente du vallon pour que, protégée du vent, elle ne fût pas cependant sur le chemin des eaux qui, lors de la fonte des neiges, devaient descendre vers le Sloo.
Ce soir du douzième jour, il y eut chez nous un grand dîner, auquel, pour faire plaisir à Patrice, j’avais demandé que fussent conviés les chiens. Nous leur donnâmes à manger et à boire des friandises de haut luxe, telles que biscuits d’orge, lait condensé, etc. Pour nous cette pendaison de crémaillère eut presque un caractère religieux. Après le repas, particulièrement soigné, — boîte de homard, corned beef, confitures, — je chantai une vieille chanson que, trente ans plus tôt, m’avait apprise ma grand’mère Paterson, une vieille chanson des Orcades :
Après quoi, Patrice, à qui j’avais demandé de chanter, lui aussi, quelque chose de sa race, étendit ses deux bras en un geste d’adoration, s’inclina deux fois vers le sol, où, tous deux, nous étions assis, les jambes croisées, et, tout bas, tout bas, il se mit à psalmodier une lente mélopée, qui, soudain, s’arrêta… Il resta la bouche ouverte, l’œil fixe, perdu dans un rêve. Au bout d’un moment, il eut l’air de s’éveiller, il se leva, lourdement :
— Non, James, dit-il. Il ne faut pas chanter. Chanter c’est penser et la pensée coupe le courage.
— Ne chantons pas, ne pensons pas, répondis-je, buvons !
Il me tendit son gobelet. Je l’emplis jusqu’à ras bord d’eau-de-vie, j’emplis le mien, nous bûmes, sans conviction d’abord, sans entrain, puis, à la seconde ou troisième gorgée, avec plus de feu, et, quand le sommeil, enfin, nous prit, nous étions parfaitement ivres.
Ensuite nous nous mîmes à la besogne.
Tout d’abord nous avions décidé de travailler de compagnie. Nous nous étions installés sur les bords (ou plutôt dedans, carrément, car, si glacée que fût l’eau, nous en avions souvent jusqu’aux genoux) d’un des petits bras du Sloo, lequel, se séparant de la rivière à deux ou trois cents yards en amont de notre vallon la rejoignait à un ou deux milles au-dessous. C’était une sorte de petit ruisselet, large de dix pieds environ, qui, coulant sur un terrain très en pente et coupé de rochers, avait pour nous cet énorme avantage, grâce à ses chutes et à ses remous, de ne pas « déposer ». Le fond était continuellement ramené à la surface. Ce ruisselet était une merveille. Jamais je n’avais vu si mince cours d’eau charrier tant d’or et sous forme de paillettes si volumineuses.
Puis, — une fois de plus nous nous en rendîmes compte, Patrice et moi — la chasse à l’or est un sport où il faut de la lutte et de la compétition.
Je dis donc à Patrice un matin :
— Allez de votre côté. Je vais du mien. Nous nous retrouverons ce soir. Il sera amusant de voir qui aura fait la meilleure besogne.
— Voulez-vous dire par là, me demanda-t-il gravement, avec une pointe de tristesse, que nous ne devrons plus mélanger le produit de nos récoltes ?
— Si je voulais dire cela, n’eus-je pas de peine à répondre, ce ne pourrait être, vieil imbécile, que par amitié pour vous. Car il n’est pas douteux que vous connaissez le travail bien mieux que moi et que, pendant des semaines et des semaines encore, vous rapporterez, chaque soir, trois fois plus d’or que moi. Mais non. Je ne veux pas dire cela. Nous sommes frères et embarqués sur la même galère. Nos risques et nos gains doivent rester communs.
— C’est donc par simple amour du jeu ?
— Pas pour autre chose…
— Alors j’y consens !
A partir de ce jour-là nous tirâmes chacun de notre côté.
J’abandonnai le ruisseau à Patrice et allai m’installer plus loin à un endroit où la rivière vient presque lécher le pied de la falaise.
Il y a là, sur environ deux milles, entre la rivière et la paroi du rocher, une petite grève qui, tout de suite, m’apparut d’une richesse extrême, — et cette richesse se renouvelait en l’espace d’une nuit, — c’était admirable.
J’étais, chaque jour, rendu sur les lieux, comme Patrice à son ruisseau, à la première pointe du jour… Les journées étaient si vite finies !… Je me mettais au travail, et, quelque temps qu’il fît, par la pluie, le vent, la neige, — les grands froids annoncés par Patrice n’étaient pas encore venus et le thermomètre se maintenait entre 15 et 20 au-dessous de zéro, — je ne démarrais pas de ma tâche avant la nuit. Je travaillais avec une sorte de frénésie… Par moment, j’étais forcé de m’arrêter, de m’asseoir sur un plateau de rocher… Je haletais, j’étais trempé de sueur…
Vers une heure, deux heures après midi, je mangeais un morceau de poisson fumé, buvais une gorgée d’eau-de-vie, — ce qui me prenait bien cinq minutes, — et, sans me donner le temps de digérer ni de souffler, je me remettais à la besogne.
Ainsi jusqu’à la nuit complètement tombée…
Alors, je rassemblais mes outils, et, mes poches bourrées de paillettes d’or (oui, bourrées !… si extraordinaire que cela semble !…) je rentrais à la hutte, exténué.
C’était bien rare quand, mon compagnon et moi, nous ne rentrions pas ensemble et presque à la même seconde, tellement nos journées, à lui et à moi, étaient taillées sur le même patron.
— Alors, vieux garçon ? lui demandais-je, en me laissant tomber sur le traîneau.
— Alors, répondait-il en souriant de ses mille petites rides, la journée a été bonne… La vôtre ?
— Très bonne, disais-je.
Je posais les pépites sur la table et retournais mes poches pour en faire tomber la poudre. Patrice en faisait autant et, pendant un moment, sans mot dire, un peu effarés, un peu effrayés de cette fortune qui montait, nous restions à regarder cela. Puis Patrice ramassait le tout, et, durant que je mettais le couvert, — deux assiettes, deux verres, la caisse à biscuits, — il allait enfouir notre butin.
Cela avait été une affaire d’importance que de nous faire une cachette. Nous n’étions pas là de la journée et donc, bien que nous ne fussions guère dans ce coin perdu, à la merci des voleurs, nous eussions tenté le diable en cachant notre or dans la hutte : c’est là qu’eussent porté en premier les investigations de ces messieurs.
Nous avions donc imaginé d’installer notre coffre-fort au dehors ; dans un trou que nous avions creusé devant la porte. La cachette était sûre mais il fallait du temps pour l’atteindre et la reboucher. C’était Patrice qui chaque soir se chargeait de la besogne… Il avait une patience admirable…
Puis il rentrait. Puis nous dînions. Nous ne disions rien pour cette raison que nous n’avions rien à dire, si ce n’est, de ci, de là, deux ou trois mots sur une tourmente de neige, un peu plus forte que d’habitude, qui, dans la journée, nous avait assaillis, une bête que nous avions vue passer ou un coup de fusil que nous avions tiré… Commentaires brefs, qui, généralement, n’étaient relevés que par un grognement, ou plus simplement encore, par un hochement de tête.
Nous n’avions même pas la ressource de nous entretenir de nos santés respectives : nous nous portions magnifiquement.
A huit heures, nous étions au lit, — je veux dire étendus sur et sous nos peaux d’ours, côte à côte, nous réchauffant l’un l’autre et tombant dans le sommeil, dans un sommeil infini, d’une profondeur d’abîme, avant d’avoir eu le temps de nous dire l’un à l’autre bonsoir.
Vers le 20 janvier une sorte de cyclone glacé s’abattit sur la région.
Notre chasse à l’or nous passionnait tellement que, le jour où, comme parlent les livres, les éléments commencèrent à se déchaîner, nous voulûmes tout de même, Patrice et moi, aller aux sables.
Je sortis le premier. Mais je fus pris dans une sorte de tournoiement de lanières cinglantes et hululantes qui ne me donna pas envie d’aller plus loin. Je rentrai en toute hâte à la hutte et dis à Patrice, qui se préparait, lui aussi, à sortir :
— Ne sortez pas. Il y a de quoi crever.
— Vous plaisantez, répondit-il. J’ai vu bien pis.
Il ouvrit la porte et fut comme happé par la tempête. Dix minutes se passèrent. Puis j’entendis un cri, j’ouvris la porte, — et Patrice me tomba dans les bras, ahuri, livide. Je le couchai sur le lit, le frictionnai avec de l’alcool et, peu à peu, il revint à lui.
— Oui, dit-il. C’est un damné ouragan.
Toute la journée nous attendîmes que la tempête se calmât ou, tout au moins, diminuât d’intensité. Jusqu’au soir, Patrice resta dans un état voisin de l’idiotie, comme si on l’avait roué de coups, jeté dans un étang glacé, — et autres plaisanteries de ce genre. Moi, j’essayai d’abord de travailler, j’affûtai des couteaux et des scies, rafistolai le harnachement des chiens, — mais cette vie d’encagé, après tant de semaines d’horizons illimités, finit, en très peu d’heures, par me peser sur le crâne ; je restai là, sur ma caisse à biscuits, les mains vides, ne sachant que faire et n’étant même pas capable, avec ce toit au-dessus de ma tête, ces murs autour de moi, d’assembler deux idées.
La cabane, pendant que Patrice sortait de son cauchemar et que je sombrais dans cette espèce de demi-imbécillité, la pauvre cabane en voyait de rudes ! Heureusement encore qu’elle était protégée contre le vent du nord-est : sans cela elle eût été arrachée du sol, culbutée, enlevée comme une feuille… Le vent se ruait sur elle et fonçait dessus tête baissée… boum !… et par moment, changeant de tactique, il faisait le tour de la hutte, comme s’il eût essayé d’y trouver une issue, il semblait l’entourer d’un lasso sifflant, fou de rage… A gauche, à droite, nous entendions de sourds grognements, des sortes d’entrechocs, d’étreintes… Parfois, pris de peur, un chien poussait un hurlement.
Vers la fin de ce jour, — dont la lueur nous parvenait rare et jaunâtre à travers la toile huilée de notre unique fenêtre, — je m’étais assoupi, la tête dans mes mains. Une sorte de plainte me tira de mon sommeil. C’était Patrice, qui, à genoux, les bras étendus, devant une image de boomerang qu’il venait de tracer dans le sol à la pointe de son couteau, s’expliquait avec ses dieux. Il se jetait en avant, se redressait, bredouillait des choses, geignait, — et, sur son visage couleur de brique, de grosses gouttes de sueur coulaient.
Quand il eut fini cet exercice étrange :
— Alors, vous croyez dans tout ça ! lui demandai-je.
— Ce n’est pas le moment de douter, répondit-il.
Il se déchaussa, se leva, fit deux fois le tour, à petits pas, de son boomerang, une fois dans un sens et une seconde fois dans l’autre, et, avec l’orteil de son pied droit, effaça l’image sacrée.
Puis, à mille lieues de moi dans le temps et l’espace, il alla s’étendre sur le lit.
Nous nous figurions, quand l’ouragan commença à siffler, que cela durerait quelques heures… Cela dura neuf jours !… neuf jours pendant lesquels nous ne sortîmes de la hutte qu’à quatre pattes, pour aller donner à manger aux chiens, qu’à chaque visite nous trouvions acculés par le vent dans un coin du chenil, droits sur leurs pattes, poils hérissés. Neuf jours qui pour nous furent un supplice ; je les passai à boire, boire, fumer, dormir, tailler des bouts de bois avec mon couteau, d’un geste machinal et idiot… Les pauvres gens qui font des années de prison !… Patrice, lui, beaucoup plus adapté que moi aux caprices et aux nécessités de ce climat, continua sa vie et profita de ces neuf jours d’incarcération pour s’acquitter d’un tas de petites tâches dont les sables du Sloo l’avaient jusqu’alors détourné : il creusa dans le sol des caves pour l’eau-de-vie, l’eau, les biscuits, les conserves, reprisa ses vêtements, les miens, rapetassa ses chaussures, fondit des balles… et, quand il eut fini tout ce qu’il y avait à faire d’utile, il délaya dans de l’huile un peu de terre, du charbon de bois pilé, se fabriqua un pinceau avec des poils qu’il était allé couper à la queue d’un de ses chiens, — et il fit de l’art… oui, il peignit sur les murs toutes les bêtes des rocs et de la forêt, des ours, des loups, que poursuivaient des chasseurs, armés d’arcs et de flèches… et, au-dessus de tout cela, le boomerang… le Boomerang-Oiseau, symbole, égide, emblème de la tribu !
Vers le septième jour la tempête se fit à ce point affreuse que Patrice me demanda humblement si je consentirais à ce qu’il fît entrer les chiens avec nous.
— Naturellement ! répondis-je. Nous sommes tous frères…
Il alla les chercher. Ils étaient à moitié morts de froid, et, plus encore, d’abrutissement. Ils restaient sur leurs quatre pattes, flageolant, les yeux mi-clos, comme faisant tête encore à la tempête. Les petits, brisés de fatigue, s’endormaient et, dans leur sommeil, faisaient des rêves qui leur arrachaient des cris et des gémissements. Ils se réveillaient en hurlant de frayeur.
Enfin, le neuvième jour, vers midi, le cyclone disparut vers le Nord, et Patrice et moi, et les chiens, nous nous précipitâmes dehors. Quel soulagement !…
Durant quelques moments, nous nous étirâmes, allâmes et vînmes devant la hutte, jouant avec les chiens, comme des enfants.
Puis tout à coup :
— Dites donc, vieux ! m’écriai-je. Qu’est-ce que nous fichons là ?
— Allons-y ! répondit l’Indien.
Un quart d’heure plus tard, — pare à virer, comme disent les marins. Les chiens étaient rentrés, nous étions équipés, nous avions nos fusils, nos outils, nous descendions vers le Sloo, cependant que là-bas, devant nous, par delà la rivière, l’ouragan s’enfuyait, comme un nuage de poussière que le vent chasse.
Pendant les quinze jours qui suivirent, nous voulûmes rattraper le temps perdu. Jamais notre machine physique et morale n’avait besogné avec autant d’entrain… Jamais nous n’avions obtenu un tel rendement. Nous ramassions tant d’or que maintenant nous en avions presque peur. Nous voyions ce tas d’or s’élever et nous le contemplions comme une chose de mystère et de danger…
Un soir, Patrice rentra soucieux et, à la première question que je lui posai, il me répondit, en jetant dans un coin son attirail :
— Il y a un homme par ici…
— Un homme ? fis-je. Vous l’avez vu ?
— Non… Mais j’ai vu ses pas sur la grève. Il est allé au ruisseau. Puis il est remonté vers la hutte…
— Mais quand ?
— Cette nuit sans doute…
Pour la première fois depuis notre départ d’Aklansas nous eûmes vraiment l’impression que notre vie était menacée et qu’une force ennemie se dressait devant nous.
Nous mangions en silence. Je dis à Patrice :
— A quoi songez-vous ?
— Je songe, dit-il simplement, que ça n’est pas grand’chose, la marque d’un pas sur le sable… Pourtant, il y a de la mort au bout de ça…
— Fatalement ?
— Oui…
Pendant quarante-huit heures il ne se passa rien. J’en étais presque arrivé à penser que l’homme avait pu s’en retourner… Mais Patrice, à qui je confiai cette idée, haussa lentement et silencieusement les épaules, et se mit à sourire.
— Non, dit-il. Là où il y a de l’or on ne s’en retourne pas. Tenez-vous sur vos gardes et pensez à lui constamment. Car lui pense à vous.
Je m’endormis ce soir-là avec mon revolver à côté de moi.
Le lendemain matin, en sortant de la hutte, nous aperçûmes les traces du mystérieux personnage. Il avait aux pieds des raquettes norvégiennes qui avaient marqué profondément dans la neige leur large empreinte.
— Ah ! Ah ! dit Patrice. Le garçon a voulu jeter un coup d’œil…
Puis me montrant une mince fente pratiquée dans la toile huilée qui tenait lieu de vitre :
— Regardez, fit-il. Avec son couteau…
Il réfléchit une seconde :
— Heureusement, dit-il, les dernières bûches étaient éteintes et l’intérieur de la hutte noir comme la gueule d’un four… Sinon nous étions canardés comme des chiens…
— Mais, fis-je, à propos de chiens, pourquoi n’ont-ils pas aboyé ?
— C’est ma faute, répondit-il. Je les ai habitués à coups de fouet à respecter le sommeil des hommes.
Tout de suite et sans plus de discours, nous prîmes les précautions qui s’imposaient. Patrice fabriqua avec des planches un petit volet qui, de l’intérieur, s’appliquait, pour la nuit, sur la fenêtre. La fermeture de la porte fut renforcée.
Mais quand ce fut fait :
— Ce que nous faisons là est idiot, dit Patrice. Si nous n’avons, en fait de tactique, que celle de la défensive, nous sommes flambés, et, un de ces quatre matins, nous nous réveillerons avec chacun une demi-douzaine de balles dans le corps.
Pendant deux jours, nous battîmes le pays pour tâcher de mettre la main sur l’homme. Nous fouillâmes les rochers, les ravins d’alentour, les bois de sapins, descendîmes jusqu’à la plaine… Rien ! pas plus d’homme qu’au fond de ma battée… Patrice lui-même semblait croire que l’inconnu avait déguerpi.
— Bizarre ! disait-il. C’est la première fois que je vois ça… Sans un coup de feu ? Quel phénomène !
La nuit qui vint, vers deux ou trois heures, je fus réveillé par le bruit très particulier que fait la neige sous le poids d’un pas d’homme : le bruit d’une ouate qu’on bourre. Je me levai à moitié sur le coude, et, sans un mot, d’une main précautionneuse, secouai Patrice. Il était déjà réveillé et il me dit d’une voix basse :
— Voilà un quart d’heure que je l’entends. Il tourne autour de la maison. Ne bougez pas.
— Mais, fis-je, est-ce que nous n’allons pas lui sauter dessus ?
— Non. Il a l’œil sur la porte et, dès qu’il la verrait s’ouvrir, il nous fusillerait à coup sûr. Ne nous rendons pas ridicules.
Il avait pris son revolver. Je pris le mien et nous attendîmes, retenant notre souffle. Au bout d’un moment, Patrice, qui avait une oreille d’une incroyable finesse, me dit : « Il est parti… » Il se retourna contre le mur et se rendormit. Cette histoire m’avait un peu tordu les nerfs ; je mis plus d’une heure à retrouver le sommeil.
Mais le lendemain, quand, notre journée finie, nous regagnâmes notre gîte, nous nous aperçûmes qu’il avait été visité et fouillé en détail. On avait ouvert nos caisses, éparpillé nos hardes à droite et à gauche, creusé le sol…
— Par le boomerang ! jura Patrice. Cet animal-là me rendra fou ! Quel singulier travail il fait ! Tout ce que vous voudrez, James : ça n’est pas un professionnel… Il s’agite comme un gosse et ne sait où donner du nez.
Nous nous assîmes sur nos caisses éventrées en nous demandant ce que nous allions faire. Nous étions à la fois furieux, agacés de ce danger qui tournait autour de nous et rassurés, amusés : le malheureux n’avait pas flairé une seconde notre cachette et il n’y avait dans son opération ni ordre, ni méthode, ni intelligence… Un pauvre diable probablement.
Pendant quelque temps la vie revint au calme et, un jour, par un froid matin de petite bise coupante, j’étais seul au travail, au pied de ma falaise, quand un coup de feu retentit derrière moi ; j’éprouvai à la hanche comme la douleur aiguë et cuisante d’un coup de couteau. En une seconde, je sentis ma jambe droite s’engourdir, disparaître de ma sensibilité, comme si on me l’avait coupée, net, — et je tombai, le nez dans le sable, ne comprenant pas ce qui m’arrivait.
Je ne sais comment, dans ces moments-là, le travail se fait en dehors de vous, — et se fait si vite, si clair… Je me jetai de tout le haut de mon corps en avant et me mis à ramper vers mon fusil, en traînant le poids lourd et cotonneux de ma jambe droite… Je saisis mon fusil et alors seulement je songeai à me retourner et à regarder l’ennemi… Il était là, à cinquante pas, semblant stupéfait de ce qu’il venait de faire, debout sur un plateau de rocher, tenant son fusil devant lui, horizontalement, avec les deux mains…
Je me rappelle confusément que j’épaulai et que je tirai, à moitié couché, crispé, navrant et grotesque… le coup partit… et la seconde, la demi-seconde qui s’écoula ensuite me parut longue, si longue !… tout à fait un ralenti de cinéma… L’homme n’avait pas bougé, comme fasciné par le morceau de plomb que je lui envoyais… Et soudain sa main gauche s’ouvrit, lâchant le canon de son fusil, qui tomba sur le rocher avec un grand bruit, et, cette main, il la porta à son ventre, sa bouche fit un : oh ! silencieux, ses yeux se chargèrent de je ne sais quoi d’horrible, — il tomba, se disloqua, disparut derrière le rocher… J’entendis son fusil qui dégringolait de pierre en pierre…
C’était tout. Le silence était revenu, à peine entamé par le bruit des petites vagues dont se frisait la surface de la rivière. Je tenais toujours mon fusil… Je ne sais quoi d’écrasant me pesait sur le dos et les fesses. Peut-être dix minutes se passèrent ainsi… Je tremblais d’une sorte d’électrisation de tous les nerfs. C’était, mon Dieu !… le premier coup de fusil que je recevais et le premier que je donnais… et recevoir un coup de fusil est une aventure assez désagréable mais qui abrutit plus qu’elle ne terrifie… Tandis que tenir au bout de son canon un être qui est là, debout, immobile, cible immense et bien détachée entre le ciel et vous, qui vous regarde avec des yeux grands ouverts, béants, qui, pendant une seconde, semble s’offrir, comme un mannequin, — quelle chose atroce !
Puis un cri me vint : « Patrice !… » et de crier cela je sentis à la hanche cette sorte de brûlure… Je répétai d’une voix essoufflée : « Patrice !… » Rien n’avait répondu au premier cri. Rien ne répondit au second. Il était environ neuf heures. Patrice était à son ruisseau, à trois-quarts de mille de là, et, dans cette atmosphère chargée de neige, les sons ne se propageaient pas. Alors je cherchai dans le sable la position la moins incommode. J’étais tombé sur des pierres… Je les enlevai de dessous moi. Ma montre dans la poche de mon gilet commençait à me meurtrir les côtes… Lentement, prudemment, je la retirai de mon gousset et la mis dans la poche de mon pantalon, à gauche. Cela me prit encore quelques minutes… Tout de suite j’avais jugé la situation : mon « assassin » était touché et me ficherait désormais la paix… Quant à moi, — impossible de bouger… Je ne devais pas être mortellement atteint : quelque chose de profond me disait qu’aucun organe essentiel n’avait été démoli… Mais au premier mouvement je m’évanouirais de douleur. Il n’y avait donc qu’à attendre. A attendre toute une longue journée… Vers quatre ou cinq heures, Patrice viendrait me chercher : j’avais du temps devant moi…
Tout à coup, de derrière le rocher d’où j’avais descendu l’homme, un gémissement s’éleva, faible et imprécis, qui, bientôt, monta en une plainte désespérée et déchirante : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » J’en conclus que sa blessure était grave… Car dans les terres glacées on n’a pas l’habitude d’invoquer le nom du Seigneur pour une bêtise… « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Alors le gémissement devint une sorte de chose rythmée, périodique… mon Dieu !… mon Dieu !… toutes les huit ou dix secondes… mon Dieu !… Les heures avec cela passèrent et j’avais fini par ne plus penser à ma blessure… Je ne pensais plus qu’à cette voix et à cette souffrance…
Vers midi le gémissement devint encore plus atroce. Je criai à l’homme : « Mettez de l’eau sur votre blessure… Ça calme… » Il ne répondit rien et se tut pendant quelques minutes : j’avais dû le tirer de son cauchemar… Puis de nouveau la fièvre s’abattit sur lui et de nouveau il tendit les bras vers Dieu… La fièvre aussi me gagnait mais plus douce… Par moment je m’assoupissais un peu ; ma cervelle s’emplissait alors d’étranges figures géométriques, d’espèces de cristallisations qui se bâtissaient, se démolissaient, se reconstruisaient. J’avais très soif. Je n’étais guère séparé de la rivière que par trois ou quatre mètres… Mais autant eût valu que j’en fusse séparé par une montagne… Mon Dieu !… Mon Dieu !… en dehors de cette plainte affreuse, qui revenait toujours avec la même régularité, à la huitième ou neuvième seconde, j’entendais le friselis de l’eau qui courait sur le sable ou le cri des rapaces qui, du plus haut du ciel, nous avaient aperçus, l’homme et moi, et, en tournant à larges cercles, se préparaient sans doute pour le festin.
Les heures coulaient si lentement que je cherchais dans ma tête tout ce qui pouvait en meubler la monotonie. J’avais compté une première fois jusqu’à mille. Je recommençai… Mais arrivé à cinq ou six cents ce jeu stupide me lassa… Alors, je me récitai des vers, — du Shelley :
du Shakespeare :
Je me forçai à suivre par la pensée tout le dessin des côtes du Canada sur le Pacifique, de Vancouver à l’Alaska, avec tous les ports, tous les cours d’eau, toutes les pêcheries…
Puis, enfin, le jour, lentement, s’éteignit, le soir vint, — et je poussai un rude soupir de soulagement… Pourtant une heure encore s’écoula. Je m’étais assoupi, abruti de fièvre, d’impatience… Je sentis qu’on me secouait doucement et qu’on m’appelait à voix basse, oh ! de quelle voix tremblante et angoissée :
— James ! James !
— Ah ! c’est vous, Patrice ? dis-je. Que vous avez été long à venir !
— Qu’avez-vous ? Vous êtes blessé ?
— Oui. C’est l’homme qui geint là-bas… J’ai un coup de fusil dans la hanche… Tout le côté droit paralysé… Alors j’ai tiré aussi… Il a son compte… Ne lui faites aucun mal, Patrice. Il est en train de mourir.
— Qu’il crève donc ! dit Patrice.
Avec d’infinies précautions il me souleva de terre, me chargea sur ses épaules… et je souffrais le martyre, je poussais de sourds rugissements… Mais il avait une si douce façon de dire : « James ! James ! » que je me mordais les lèvres pour ne pas le troubler avec mes cris… Il m’emporta ainsi jusqu’à la hutte… Quel homme extraordinaire ! J’entendais sa respiration bien égale et bien maîtresse d’elle-même… De temps en temps il me demandait :
— Comment vous sentez-vous ?
A quoi je répondais :
— Bien… Reposez-vous, Patrice… Vous allez vous tuer…
— Laissez donc !
Nous étions passés près de l’homme, qui, au pied de son rocher, dans le sable, continuait à gémir : Mon Dieu !… Il se tenait le ventre avec sa main et cette main était toute sanglante. On avait l’impression qu’avec cette main il empêchait son sang de lui sortir tout entier du corps…
— Va ! Va ! lui jeta Patrice, plein d’une haine sourde.
Il fallut suivre toute la grève jusqu’au vallon et elle est coupée, cette grève, tous les cinquante ou soixante pas, de rochers qui, partant de la falaise, viennent, en arêtes aiguës, plonger sous l’eau… Il fallait donc escalader ces rochers, les redescendre… Quel travail !… Dans le sable le pauvre Patrice enfonçait jusqu’aux chevilles… Je souffrais mais comme je me sentais, maintenant, à l’abri, — sauvé !…
Enfin nous arrivâmes au vallon. Patrice en suivit le fond jusqu’à la hauteur de la hutte et, arrivé là, il attaqua la pente, à lourdes et puissantes enjambées… Et ce fut la hutte, enfin !… il poussa la porte d’un coup de pied qui fit trembler toute la cabane, s’agenouilla, me fit descendre doucement sur le lit de peaux d’ours… Il resta là, agenouillé, la bouche entr’ouverte, s’accordant, maintenant, le droit de haleter.
— Ah ! Patrice ! lui dis-je. Quelle mère vous êtes pour moi !
Alors il me coucha, me déshabilla, examina la blessure :
— Je ne veux pas que vous restiez infirme, dit-il enfin. La balle est dans le muscle… Si je vous l’enlevais, James ?
Je répondis d’une voix dolente :
— Mais vous n’allez pas me faire trop mal ?
— Un peu mal, dit-il. Mais il faut faire les choses convenablement.
Il m’enleva donc ma balle, — et ma foi ! je ne sais comment il s’y prit ni de quel instrument il se servit, mais, une fois que la résolution eut été prise par lui, le consentement vaguement donné par moi, ce fut vite fait… J’étais couché sur le côté gauche, la face tournée vers le mur de planches et de terre, et, pendant cinq ou six minutes, je l’entendis, derrière mon dos, remuer des choses… Puis il revint à moi et me dit :
— Cher monsieur, vous allez être un grand garçon. Prenez un chiffon et mordez dedans…
— Allez ! Allez ! lui dis-je. Pas besoin de chiffon…
Il appuya son genou sur mon épaule pour m’immobiliser tant bien que mal, écarta d’une main de femme, rapide et douce, les linges qui protégeaient ma plaie et, soudain, je poussai un cri :
— Patrice ! Patrice ! Que faites-vous, espèce de brute ?
— Mordez un chiffon, répondit-il d’une voix calme… Mordez ! Ce n’est rien…
— Mais bon Dieu ! hurlai-je, jusqu’où voulez-vous enfoncer ce morceau de fer ! Etes-vous devenu fou ?
— Oui, dit-il. Gueulez, mon amour…
Pendant quelques secondes qui me parurent peuplées de tous les démons de l’enfer la chose continua… Je hurlais sourdement : heuh !… heuh !… et Patrice, qui souffrait autant que moi, comme une mère de la souffrance de son enfant, reprenait du même rythme, sur un ton plus bas : heuh !… heuh !…
Puis, tout à coup, il poussa une sorte de cri de joie et je sentis qu’une paix fondait sur mon supplice, l’endormait :
— Je l’ai ! dit-il. C’est fini, James !
J’eus la curiosité de me tourner légèrement vers lui : je vis qu’il me tendait, entre son pouce et son index ensanglantés, quelque chose… qui devait être la balle, et, comme on se laisse couler à pic, je m’évanouis.
Quand je revins à la vie, je souffrais encore mais d’une sorte de brûlure profonde et calme qui, par moment, n’était pas sans charme. Patrice était agenouillé, là… et il me regardait avec des yeux immenses :
— Ah ! vous revoilà ! dit-il. Vous m’avez fait peur ! Qu’est-ce que vous avez ? On s’évanouit comme ça dans votre famille ?
Il me souleva légèrement la tête et me fit passer entre les dents une gorgée d’eau-de-vie…
— En voilà une femmelette ! dit-il tendrement.
Je lui avais pris la main et je la pressais à petits coups pour le remercier.
Ensuite il se leva et me confectionna avec des herbes qu’il avait tirées de son sac une sorte de matelas qu’il imbiba légèrement d’eau et qu’il appliqua sur ma blessure. Tout de suite je sentis un grand apaisement.
Une heure passa. J’attendais. Je ne savais pas encore très bien si ce n’était qu’une pause dans ma souffrance ou si, après ce moment de répit, le supplice n’allait pas recommencer… Je retenais mon souffle et observais comment se comportaient tous les nerfs de mon individu… Au bout d’une heure, la douleur continuant à sommeiller, je repris pied et je dois dire, — je ne suis pas meilleur que les autres mais j’avais cette image-là dans l’œil, ce râle : mon Dieu !… mon Dieu !… dans l’oreille, — je dois dire que ma première pensée fut pour l’homme qui agonisait, là-bas, dans le sable…
— Patrice, dis-je, nous ne pouvons tout de même pas laisser cet homme mourir comme une bête ? Il me semble que je l’entends d’ici…
— Vous n’avez pas de rancune, fit-il.
— Si fait. Achevez-le si vous voulez d’un coup de soulier… Mais ne le laissez pas souffrir comme ça…
Il hocha la tête en souriant, d’un air de dire : Quelle drôle de chose que les hommes !… remit sa fourrure, reprit son fusil, — et le voilà parti. Il ne devait pas être loin de neuf heures.
Je profitai de son absence pour me retourner sur le lit afin de reprendre contact avec les choses de l’œil : avoir à vingt-cinq centimètres du nez une cloison de sapin crépite de terre rougeâtre n’est pas d’un intérêt puissant. La conversion fut une rude besogne et je ne dus pas mettre beaucoup moins de quarante ou cinquante minutes pour faire passer ma tête de la tête du lit au pied et mes pieds du pied à la tête… Mais je fus récompensé royalement de cet effort : j’avais vue maintenant sur le feu où rougeoyaient deux ou trois grosses bûches dont la résine bouillait en chantant.
J’avais à peine fini cette acrobatie que j’entendis Patrice qui revenait et que les chiens accueillaient en s’ébrouant dans le box.
La porte s’ouvrit. Il ramenait l’homme sur ses épaules.
— Quel chic type vous faites ! m’écriai-je. Il n’est pas mort ?
Il ne répondit pas, et, comme il avait fait pour moi, il s’agenouilla, laissa glisser lentement à terre l’homme, qui, maintenant, avait remplacé son appel à Dieu par un râle sourd : â… â… â !… lequel, par moment, se cassait dans sa gorge.
— Vous avez naturellement éprouvé le besoin de vous agiter ? gronda Patrice.
Il vint à moi, remit en place sur ma blessure le cataplasme d’herbes qui s’était légèrement déplacé et, pour ranimer le feu qui n’éclairait la hutte que d’une vague lueur pourpre, il y jeta quelques brindilles. Une flamme claire, blanche, s’éleva, — et je fis : Oh !… j’avais reconnu l’homme…
C’était Spiers, l’homme du train, — celui devant qui j’avais dit stupidement : « Je vais au Sloo… » Marion m’avait alors pressé la main…
Patrice me demanda :
— Vous le connaissez ?
— Oui…
Je lui dis où je l’avais rencontré.
— Eh bien ! fit-il, — il est au Sloo, il y restera…
— Il est perdu ?
Patrice haussa silencieusement les épaules.
Spiers n’avait pas bougé. Seules ses jambes s’étaient légèrement étirées. Il avait les yeux ouverts, de grands yeux fous, pleins d’épouvante et d’ombre… et, sous l’empire de la fièvre qui montait, son râle s’interrompait souvent pour laisser la parole aux premiers cauchemars. C’étaient des mots sans suite, avec lesquels il avait l’air de jouer ou de lutter, qui avaient l’air de s’attacher à lui, de l’emprisonner comme des lianes gluantes :
— Caverne… De ma caverne… Cette caverne…
Patrice lui fit dans un coin de la hutte un lit de branchages et de fourrures. Il l’y traîna, le débarrassa de sa veste de cuir, de sa ceinture à cartouches, écarta doucement sa chemise, — et le ventre apparut, barbouillé de sang…
— Rien à faire, dit Patrice, — qu’à attendre.
Il lui lava sa blessure, lui mit entre les lèvres un peu de neige, qu’il était allé chercher dehors, dans le creux de sa main, — et Spiers, enfin, parla d’une voix humaine :
— Merci, dit-il. Mais vous avouerez que c’est une bien curieuse histoire…
Je restai onze jours couché à ne pouvoir seulement remuer la jambe : je ne la sentais plus. Puis, petit à petit, la sensibilité revint, se propagea de la plante aux doigts de pied, et, un jour, je pus plier, légèrement, cette jambe… Un autre jour je pus la plier tout à fait… Un autre jour je pus me lever et, me tenant à la table fixée dans le sol, tourner autour de cette table, faire deux ou trois pas d’automate détraqué qui me coûtèrent un tel effort que je tombai, anéanti, sur la caisse à biscuits qui nous servait de fauteuil…
Ce que fut pour moi Patrice, pendant ces mortelles journées d’immobilité, d’énervement et d’angoisse, — je me demandais si jamais je pourrais retrouver l’usage de ma jambe, — puis, tout de même, enfin, de retour au mouvement et à la vie, — ce que furent son dévouement, sa patience, la façon dont il se multiplia, étant partout à la fois et à toutes les tâches, — je renonce à le dire. Je me rappelle que quand j’étais à Chicago, j’avais une fois rendu un assez gros service d’argent à un Chilien, nommé Lope de Ijo, lui permettant ainsi d’échapper à un certain nombre d’ennuis, dont le moindre était d’aller moisir quelques années en prison. Il put désintéresser partiellement l’homme qui voulait le faire coffrer, put quitter le pays, gagna Antofagasta, et, de là-bas, sauvé, débordant de reconnaissance, il m’envoya un télégramme avec ces simples mots : « Tu es mon père, ma mère, mon frère. »
Ainsi fut pour moi, pendant ces jours, Patrice, dit Flèche de Pierre. Il fut, oui, mon père, — ferme et énergique dans sa décision de me ramener à la santé, — ma mère, tendre et affectueux… mon frère plein de gaîté et d’entrain…
Quant à Spiers… ah ! le pauvre Spiers !… Nous croyions qu’il allait mourir dans les deux jours… Il ne mourut pas… pas tout de suite… Il lui fallut payer sa dette et, avant de partir, vider sa pauvre âme fiévreuse et folle…
Pendant huit jours et huit nuits, il fut, littéralement, dans la mort, dans les ombres, parmi les spectres du néant, avec un délire étrange, qui n’était plus de ce monde et où semblait se construire, se dresser en vastes fresques hallucinées un univers plein de logique et de cohésion, qui n’était pas le nôtre, qui était celui de la Ténèbre.
Il souffrait atrocement. Par moment un flot d’écume rosâtre lui venait aux lèvres… Par moment il était agité d’un grand frisson : on eût dit qu’il se débattait avec épouvante contre quelque chose qui l’entraînait. Il parlait, parlait sans cesse… Pendant toute une journée, il fut question d’une île « avec de hautes, hautes colonnes » et des terrasses qui dominaient une mer si bleue !… Son teint était devenu couleur de cire. Son nez pincé, ses yeux entourés d’un cercle violet, ses lèvres décolorées… le pauvre Spiers !…
Patrice allait de moi à lui. D’abord il l’avait détesté d’avoir failli si idiotement me jeter dans la mort. Puis cette souffrance !… cette lutte avec la Parque, l’avaient désarmé… et il regardait cela avec stupeur, cet homme qui, le ventre déchiré, le cerveau pourri de fièvre, ne voulait pas mourir…
— Là ! Là ! lui disait-il en s’agenouillant près de lui et en prenant entre ses mains cette main brûlante… Ne déraisonnons pas. Soyons sage…
Puis, à notre grand étonnement, un matin, tout d’un coup, il y eut chez Spiers, comme un mieux… En nous réveillant, nous le trouvâmes comme apaisé et comme si, après s’être acharné sur lui, l’Ennemi, enfin, s’était lassé, l’avait quitté, pantelant mais vivant… La fièvre semblait tombée. Il souffrait moins. Il ne délirait plus.
Ce fut bien le plus atroce ! Car cette sorte de trêve dans la bataille lui permit de se retrouver et de se rassembler. Son âme vraie reparut !… non son âme de mauvais garçon fanfaron et aventureux, — mais son âme d’enfant, l’âme bleue de ses premières années…
— Je vais mourir, disait-il… Tout n’est que mort… Je me rappelle cette après-midi de mon enfance… Il faisait un grand soleil au dehors. Mais les stores étaient baissés et la pièce pleine d’ombre… Je ne sais qui, dans un pavillon voisin, jouait au piano le Premier Chagrin, du grand Schumann… Une petite voisine, Erna Sievers, est entrée, avec un grand chapeau qu’elle balançait au bout d’un ruban bleu, les joues rouges, la poitrine haletante, la peau du visage couverte d’un léger vernis de sueur… Elle n’était pas jolie… non, je ne crois pas… Mais elle sentait bon la vie, le soleil d’été, les quinze ans… Tout ça n’est-il pas de la mort ? Quid du Premier Chagrin ? Quid du grand chapeau et de son ruban bleu ?
— Racontez-moi votre histoire, Spiers, lui dis-je.
— Vous ne la croirez pas…
Il était de Chillicothe, dans l’Ohio. Il appartenait à une famille de petites gens sans fortune. Son père était quelque chose dans les chemins de fer.
La jeunesse de Spiers s’est déroulée dans le calme. Il avait fait d’assez bonnes études, des études sans éclat, mais, non plus, sans aucune de ces lubies ni aucun de ces écarts qui font parfois dérailler les meilleurs élèves. Quelque chose d’uni et de régulier. Il faisait peu de sport. C’était, aux environs de la vingtième année, un grand garçon, maigre, un peu voûté, portant lorgnon, timide et gauche. On l’appelait « la vieille fille ». Quand il eut passé tous ses examens, son père lui dit :
— Il y a une place à prendre chez Knibbs… La voulez-vous ?
— Si vous voulez, répondit Spiers.
Il entra donc chez Knibbs, qui vendait des tissus d’ameublement, et, pendant deux ans, avec une sorte de petite visière au-dessus des yeux, pour protéger sa vue de l’éclat froid et cruel des ampoules électriques, il compulsa des dossiers, vérifia des factures, rédigea des lettres où il était question de : « Votre honorée du tant… » de : « Vos échantillons de gros grain… » etc.
Au bout de deux ans son père lui dit :
— Mon garçon, je vais prendre ma retraite et aller vivre à la campagne. Mais je suis ennuyé de vous laisser comme cela, seul, à Chillicothe, qui, comme toutes les villes, est une ville de perdition. Mariez-vous donc…
— Je veux bien, répondit Spiers. Mais avec qui ? Je ne connais personne…
— Je m’en suis occupé, dit le père. Il y a la petite Holcroft. Elle vous a vu à une vente de charité et vous lui avez plu…
— Elle est affreuse ! gémit Spiers. Elle a de la moustache et quelque chose de ratatiné dans la figure. On dirait qu’elle a mangé ses lèvres… De plus elle a comme des prétentions à l’art et à la poésie. A cette vente de charité, elle était habillée d’une robe de satin rose sur laquelle elle avait peint elle-même des branches de gui avec des petits oiseaux.
— Jérémie, dit M. Spiers senior, je me demande un peu quelle importance cela a… Vous pourriez épouser la plus jolie femme du monde et la plus intelligente, au bout de trois mois vous n’y feriez plus attention… Est-ce qu’on regarde sa femme ?
Spiers épousa donc la petite Holcroft et il vécut avec elle pendant quelques années, ni heureux, ni malheureux, — indifférent, absent. Elle était terrible, la petite Holcroft. Elle était laide, et, surtout, elle était au suprême degré dépourvue de vie. Elle ne faisait aucun bruit, n’ouvrait jamais la bouche, ne riait, ne souriait jamais… une morte !… Pis qu’une morte, — parce que les mortes, on les enterre, et qu’une fois qu’elles sont enterrées, avec vingt-cinq kilos de fleurs sur leur tombe, on peut penser à autre chose.
Donc, cela alla bien pendant quelques années, — Spiers mangeait, buvait, dormait avec sa morte, et son patron, Knibbs, voyant que le malheureux était décidément perdu, que tous nerfs et tous ressorts chez lui étaient brisés, qu’il avait pris à jamais son parti de cet effroyable destin, Knibbs commença à le considérer avec une certaine sympathie, lui donna de l’avancement, lui confia le service de la correspondance avec l’étranger, etc.
Or, voici qu’un jour un des amis de Spiers, qui, lui, avait suivi un chemin tout différent… Il s’appelait Standring… C’était un parfait raté… De temps en temps, il était garçon coiffeur, de temps en temps marchand d’autos d’occasion, de temps en temps danseur dans les bars, etc. Il n’avait ni femme, ni ménage, ni mobilier, ni rien… Un jour Standring emmena Spiers au café, et, sans penser à mal, il le saoula.
Et dans sa saoulerie Spiers eut une révélation… Il vit sa jeunesse, telle qu’elle avait été, sinistre… sa vie actuelle, telle qu’elle était, dénuée de tout !… rivée à la laideur, à l’ennui, à la tombe !… Il vit aussi ce que son existence pourrait être, à condition qu’il la chargeât d’un peu de liberté, d’un peu de fantaisie, quelle chose charmante d’entrain, de couleur, cela pourrait être, — et il dit à Standring :
— Standring, c’est fini. Jamais plus je ne pourrai rentrer chez moi. Je vais partir, loin… loin !… je veux me mesurer avec le danger, avec le risque, piétiner la loi et la règle… Qu’on ne me parle plus jamais de l’honnêteté, de la correction… C’est une chose abominable !
— Spiers ! Spiers ! avait dit Standring, qui, malgré les verres de gin poivré, avait conservé une partie de son sang-froid. N’oubliez pas que vous avez une femme !
— Ah ! bon sang ! avait répondu Spiers. Je ne l’oublie pas, Standring ! Jamais de ma vie je ne pourrai oublier ça… Si loin que je m’enfonce dans les forêts des Tropiques, dans les glaces du Pôle, je la reverrai avec ses yeux comme ça (grimace), ses lèvres comme ça (grimace), son dos comme ça (contorsion)… Vous allez aller la trouver, Standring… Vous allez lui dire bien gentiment, le plus gentiment que vous pourrez, — car elle n’y est pour rien, la malheureuse !… que je l’exècre et que je la fuis comme le choléra…
Et, effectivement, ce soir-là, il ne rentra pas. Le lendemain, il alla à la banque, en retira les quelques douzaines de dollars que, pendant toutes ces années de raison démente, il avait, un par un, accumulés, prit d’abord le train pour le Mexique, puis, en route, sans qu’il sût bien pourquoi, reprit un autre train pour le Nord…
Son rêve, sa folie, sa gageure continuent. Il devient l’étrange compagnon de l’aventure que je rencontre dans le convoi cahotant d’Austin à Aklansas… Où va-t-il ? Vers l’imprévu et la bataille… Que veut-il ? Vivre avec ses muscles et lutter de force et de ruse… Alors il m’entend dans le train parler du Sloo… Il ira au Sloo !… Il va au Sloo… Comment ? Par les plaines, avec un convoi de pêcheurs qui gagnent la côte, des espèces de forbans qui jouent du couteau et du revolver tous les jours… Deux sont tués. On ne les enterre même pas… On les laisse là, — non pourrir, car, dans les terres glacées, rien ne pourrit… mais se ratatiner et se momifier sous la bise de jour et de nuit.
Spiers sait maintenant ce que sont la vie et la mort.
Il arrive au Sloo… Il croyait me trouver seul. Nous sommes deux, — Patrice et moi… Alors il nous observe pendant quelques jours, tourne autour de notre cabane, renifle notre or, — et, décidément, non !… deux hommes à tuer : c’est trop… Il renonce. Il s’en va… Il a déjà fait trente ou trente-cinq milles ; il est sauvé ou presque…
— Mes dents claquaient à la pensée de ce que j’avais failli faire…
Soudain, sans qu’il sache pourquoi, sans qu’il sache sous l’influence de quoi… peut-être a-t-il eu la vision de sa femme et de la maison Knibbs ?… il fait demi-tour, abat en une nuit le chemin qu’il vient de faire, se retrouve au Sloo, m’aperçoit, tire… Et, ce coup de fusil, c’est pour lui une chose prodigieuse, une chose d’épouvante !… Oui, il a jeté la mort… la mort !… lui, Spiers !… Il regarde cela avec des yeux désorbités… A mon tour, je lâche mon coup de fusil, sans qu’il songe à se défendre ou à se cacher, — et c’est fini, il tombe, l’hallucination s’envole… Pauvre Spiers ! Pauvre homme raisonnable qui avait voulu jouer au fou !
— Voilà ce qui m’est arrivé, conclut-il. Je n’y comprends rien…
Patrice et moi nous l’avions écouté en silence… Dans nos pays civilisés le meurtre met entre la victime et le meurtrier une barrière infranchissable… Ils se regardent l’un l’autre à jamais avec des yeux d’horreur. Dans les terres glacées, un meurtrier est, avant tout, un homme, — et un homme, c’est, peut-être, le danger, la douleur… c’est surtout la vie, c’est, dans le royaume du silence, une chose qui parle, c’est, dans le royaume du froid, une chose qui réchauffe : Spiers avait voulu nous tuer et nous dépouiller… Il avait été l’Ennemi. Maintenant qu’il gisait là, désarmé, terrassé, il n’était plus que l’Homme : il faut aller là-bas pour comprendre ce que peut être un homme !
— Il ne s’en tirera pas ? demandais-je à Patrice chaque fois que je croyais voir aux joues de Spiers revenir un peu de sang.
— Non, répondait l’Indien, en secouant la tête. Il est perdu…
Un jour, Patrice était sorti pour aller, non aux sables, — il n’était plus question de l’or !… mais à la chasse, — car il fallait manger… et j’étais venu m’asseoir à côté du grabat où Spiers était étendu tout de son long…
Nous nous taisions ; je le regardais, pénétré de l’horreur qui était en train de s’accomplir. Il tourna la tête vers moi et me dit :
— Vous savez : la petite jeune fille qui était avec nous dans le train… Comment l’appeliez-vous ?
— Marion ?
— Marion… C’est cela… je l’ai revue à Aklansas une huitaine de jours après que nous y étions arrivés. Je l’ai aperçue dans la rue. Elle était avec cette espèce de danseuse…
— Marjorie ?
— Oui… Drôle de phénomène entre parenthèses…
— Vous leur avez parlé ?
— Non. C’était deux ou trois jours avant mon départ. J’étais en plein dans mes préparatifs.
— Mais, dis-je, songeur, je croyais que la pauvre petite devait, le jour même de son arrivée à Aklansas, gagner Swinnah, où elle avait de la famille… Je l’ai laissée dans la gare. Elle attendait qu’on vînt la chercher…
— Ah !… fit Spiers avec indifférence… C’est qu’au dernier moment elle aura changé d’avis et aura préféré courir sa chance à Aklansas…
— Que pouvait-elle faire à Aklansas avec cette femme ?
— Je pense que vous vous en doutez ! dit Spiers, avec un faible sourire.
Le sang me monta à la figure et mes oreilles se mirent à bourdonner. Je me levai, tournai une minute dans la hutte, poussant du pied les bûches du foyer, puis, soudain, j’ouvris la porte et sortis :
— Ainsi finit l’histoire de Marion, dis-je au vent qui passait.
Puis la mort vint.
Un jour, le pauvre Spiers chavira de nouveau dans ce monde de délires et de fantômes dont je l’avais cru, tout de même, délivré. De nouveau il fut en lutte avec des ombres à la fois grotesques et tragiques. Il eut l’air de se pelotonner dans le giron d’une mère invisible, et, un soir, pourquoi ce soir-là ? la mort le cueillit.
Il n’avait pas reparlé de sa femme, de son père, du foyer, du travail qu’il avait laissés à Chillicothe. Tout cela, il l’avait rayé de ses pensées et j’ai l’impression qu’à ce moment encore, il haïssait moins la mort tumultueuse et hallucinante qui s’emparait de lui peu à peu que la petite vie calme, droite, correcte, dont il s’était évadé avec horreur et avec rage…
Nous eûmes une peine inouïe, Patrice et moi, — c’était ma première sortie, — à lui creuser une fosse dans la terre glacée. Il fallut piocher pendant de longues heures, et, en rentrant, j’étais si las et je dormis, cette nuit-là, d’un sommeil si profond et si épais, qu’à mon réveil, le lendemain, j’eus comme l’impression qu’une ombre, une ombre pâle, juvénile et désolée, avait fait de vains efforts, toute la nuit, pour pénétrer jusqu’à moi.
Elle flottait, là, à quelques mètres, semblable aux âmes fluides et légères de ce vieux fou de William Blake, — et je dormais !… Je dormais !… tout en moi était aussi clos que la pierre d’un tombeau. En y songeant je compris que c’était Marion… Marion !… Marion !… et de ne pas lui avoir ouvert « les bras de mon cœur », cela me pénétra de tristesse…
Le travail reprit plus fiévreux et plus productif que jamais et l’hiver se passa sans qu’un seul jour il nous vînt la pensée de nous retirer des affaires ou seulement de nous reposer… Pourtant, quel hiver ! Il fut si rigoureux, si terrible, avec de telles tempêtes de neige, ou, ce qui était pis encore, de vent glacé, coupant comme des lames de rasoir, que les bêtes descendaient du Nord par centaines, si affolées devant le froid qu’elles ne songeaient même pas à nous attaquer. Un loup, une fois, pendant que j’étais en train de piocher le sable gelé de la grève, me déboula entre les jambes. Je lui donnai un coup de pied. Il se sauva en poussant des cris aigus comme un chien qu’on fouette…
Vers la fin de février, enfin, il fallut s’arrêter. Nous n’en pouvions plus. Je me rappelle que ce soir-là nous mîmes près de trois quarts d’heure pour remonter du Sloo jusqu’à la hutte. Tous les vingt pas nous nous arrêtions, et, sans oser nous asseoir, — car un homme qui s’assied sous le vent des glaces est un homme mort, — nous restions ainsi, un bon moment, appuyés sur le manche de notre outil, à reprendre notre souffle. Arrivés à la hutte, une fois la porte refermée, nous nous laissâmes tomber sur notre grabat et nous nous endormîmes ainsi, sans manger.
Le lendemain, comme je me réveillais, j’aperçus Patrice qui, déjà debout, assis à la table, me regardait :
— Assez joué, dit-il. Nous sommes arrivés à la limite et un pas de plus dans cet enfer nous tuerait. Nous sommes riches. Aucun chercheur de paillettes n’a jamais eu la veine que nous venons d’avoir. Reposons-nous.
— Reposons-nous, dis-je. Nous reprendrons ça plus tard. Car le jeu me plaît. J’ai fini par aimer l’or, Patrice. L’or pour l’or. Peu m’importe de savoir ce qu’il y a au bout et ça m’embête de penser qu’il va falloir changer cela contre du pain, de l’alcool, de la poudre, de la noce, etc. L’or est tellement plus beau que tout…
— Oui, dit Patrice. Il n’y a qu’une façon de dépenser l’or qui soit digne de l’or : c’est de le jouer.
Nous passâmes toute notre journée à nous préoccuper de notre départ.
Nous avions décidé d’aller d’abord à Aklansas nous « refaire ». Nous y resterions trois semaines ou un mois et à ce moment nous verrions. Nous faisions des projets fous, qui, d’ailleurs, étant donné le nombre important de livres d’or que nous avions tirées du Sloo, n’étaient pas irréalisables. Patrice et moi, nous devions nous habiller de neuf, nous faire beaux comme des rois, et, en compagnie de nos chiens, aller nous montrer sur les plages mondaines de l’Est, descendant dans les palaces et menant grande vie.
Patrice et moi, il ne nous semblait pas que nous pussions nous séparer, que l’un pût agir à l’écart de l’autre, — à part, bien entendu, la petite visite que je devais aller faire au premier bureau de télégraphe pour rembourser les Sharrock. Je leur avais volé quatre mille dollars. Je quadruplai la somme. Il y a beaucoup d’honnêtes gens qui ne vont pas jusqu’à quadrupler.
Le lendemain, nous restâmes encore au Sloo. Nous ne pouvions nous en arracher… Il faisait moins froid que la veille. Nous vîmes voleter autour de nous des clocos, ces petits oiseaux à huppe bleue, qui annoncent le printemps. Pourtant notre résolution était prise, et, sitôt après le repas de midi, nous commençâmes à faire nos paquets.
J’étais en train de ficeler mon sac. Soudain la pensée de Marion me traversa.
— Vous ne savez pas ce que nous allons faire, Patrice ? Nous allons passer par Swinnah…
— Ça nous rallonge de cinq à six jours, fit Patrice.
— Aucune importance. Je veux revoir cette petite.
Il me regarda en hochant la tête et en souriant :
— Passons par Swinnah, James !
Malgré ce que m’avait dit Spiers j’avais encore de l’espoir et je voyais encore ma petite fermière en train de traire les vaches dans un grand seau de bois…
De passer par Swinnah, cela nous rallongea en réalité de neuf jours, car, à Birkenhead, loin de trouver, comme nous l’espérions, le Daggi encore gelé, nous nous aperçûmes que le fleuve était en pleine débâcle. Il fallut descendre, au triple galop, jusqu’à Monrose, pour pouvoir le franchir sur la glace, — et quelle glace !… j’ai encore dans l’oreille les craquements qui se faisaient entendre sous nos pas… Les chiens poussaient des grognements de peur…
Nous fûmes à Swinnah vers le 20 mars. Je croyais trouver un village ou tout au moins une douzaine de maisons. Ce n’était qu’une ferme : un corps de bâtiment central, en pierre, avec un toit en bois recouvert de plaques de zinc, et, tout autour, des étables et des écuries, d’une architecture plus que rudimentaire. Swinnah est placé au fond d’une sorte de cirque boisé avec des collines rocheuses tout autour ; en arrivant par la piste j’avais aperçu cela du haut d’une de ces collines et le premier coup d’œil avait été favorable : cela paraissait propre et coquet…
Mais nous descendîmes la pente et nous vîmes que tout était désert et mort. La ferme était entourée de grillages et de fils de fer barbelés. Il y avait une porte à claire-voie et à deux battants peinte en blanc… Elle n’était même pas fermée. Nous n’eûmes qu’à la pousser et nous entrâmes. Pas un être humain. Pas une bête. Les étables et les écuries étaient vides… La maison vide aussi. Dans la pièce principale, qui était assez vaste et qui devait servir de salle à manger et de cuisine pour tout le personnel de la ferme, il y avait devant la cheminée trois gros ballots de linge, proprement ficelés, que, dans la fuite, semblait-il, on n’avait pas eu le temps d’emporter. Des cinq ou six chambres l’une me fit un effet funèbre tellement elle était avenante et tellement on sentait que ceux qui y avaient vécu avaient pris soin de l’embellir et de la rendre confortable. Le lit était fait, les meubles en place, et, sur la cheminée, dans leurs petits cadres de peluche rouge, une main pieuse avait disposé aussi harmonieusement que possible une demi-douzaine de photographies jaunies, qui représentaient des hommes et des femmes à la mode d’il y a cinquante ans. Dans le bénitier il y avait encore quelques gouttes d’eau.
— Il y a eu du malheur par ici, dit Patrice.
Nous ressortîmes et jusqu’à la tombée du jour nous circulâmes dans les environs pour essayer de mettre la main sur un être vivant.
Personne.
Patrice était monté sur la plus haute des collines : il n’avait pas aperçu le moindre feu de campement.
L’impression de cette ferme morte était si lugubre que je n’aurais pas demandé mieux que de me remettre en marche immédiatement. Mais les chiens étaient las. Nous nous installâmes donc à Swinnah. Pour rien au monde je n’aurais voulu dormir dans la petite chambre où l’on sentait une invisible présence. Je fis mon lit dans un coin de la salle à manger. Je n’ai pas beaucoup peur des vivants. Mais les fantômes me fichent la frousse.
Le surlendemain de notre arrivée, Patrice, qui était allé faire un tour dans les environs et tirer quelques coups de fusil, revint avec un Indien qu’il avait rencontré chassant le castor.
Cet Indien nous conta l’histoire de Swinnah.
Ç’avait été une ferme florissante, tenue, pendant trois générations, par les Meadows. Il y avait un assez nombreux personnel, des chevaux, des bêtes de toutes sortes. Les Meadows étaient de braves gens aimés et craints à cinquante milles à la ronde.
Un jour, une espèce de peste, qui venait du Nord et que l’Indien ne nommait qu’après s’être prosterné trois fois, pour chasser le sort : le Toaë, s’était abattue sur le pays. Tous les enfants étaient morts, d’abord. Quinze enfants. Puis les jeunes femmes. Alors les Meadows avaient songé à fuir. Trop tard. Ils emportaient le mal avec eux. Ils n’avaient pas fait vingt milles qu’ils tombaient la face dans la neige. Le dernier Meadows, un grand bonhomme de soixante-seize ans voyant qu’il restait seul et que son heure était venue, était rentré dans son chariot, avait baissé la bâche et avait attendu. Pas longtemps.
Après avoir ravagé Swinnah, le Toaë s’était jeté sur les tribus d’Indiens qui campaient aux alentours. L’homme qui nous contait cela avait eu sa tribu décimée. Seuls quelques hommes qui, au moment du passage du fléau, étaient à chasser au loin, avaient survécu.
Quand il eut fini ce récit, je lui demandai s’il n’avait pas entendu parler d’une jeune fille qui, vers ce moment, serait arrivée à la ferme. Il me répondit que non.
Nous partîmes le lendemain. Cinq jours après nous étions à Aklansas. La veille de notre arrivée, nous nous étions arrêtés à un endroit qui s’appelle Ettingshall, pour dîner et coucher. Les chambres de l’unique auberge étaient pleines. Mais le patron, un Français, qui ne baragouinait que très imparfaitement l’anglais, nous avait autorisés à dormir dans l’écurie.
— A condition que vous ne foutiez pas le feu !
— Ayez la confiance de nous ! lui avais-je répondu en français.
Nous passâmes donc cette nuit dans le foin et je dois dire, d’ailleurs, que n’eût été le bruit insupportable que font les chevaux en tapant le sol dur avec leurs fers, comme avec des marteaux, nous aurions royalement dormi.
Avant de fermer l’œil j’avais dit à Patrice :
— Vous direz ce que vous voudrez. Mais il y a cette Marion… Pendant tout le temps que nous avons chassé l’or je n’ai guère pensé à elle… Maintenant il me semble que je lui cours après depuis toujours…
En arrivant à Aklansas nous allâmes d’abord chez Zarnitsky pour garer les chiens et le traîneau. L’étrange bonhomme n’avait pas changé ; il était toujours aussi grimaçant et parcheminé.
Il me tendit la main comme si nous nous étions quittés la veille :
— Ça va ? Je vous annonce que j’ai une femme… Elle est arrivée un soir… D’où venais-tu, petite ?
De derrière le comptoir, une jeune femme, qui pouvait avoir vingt ou vingt-deux ans, répondit deux ou trois mots, dans une langue inconnue, et, ceci dit, ses lèvres très rouges restèrent ouvertes sur ses dents très blanches.
— Elle ne sait pas, dit Zarnitsky, avec un haussement d’épaules. Elle ne sait jamais rien… Elle est amusante à regarder, n’est-ce pas ? Elle me fait penser à un Véronèse qu’il y avait à l’Ermitage… Je la crois complètement idiote… Mais qu’est-ce que ça fait ?
Il éclata d’un rire de pantin qui se disloque…
— Eh !… dit-il à la petite… Au fait comment t’appelles-tu ?
Puis sans attendre la réponse :
— C’est vrai… Tu ne peux pas savoir ça… Je t’appellerai : Op. 23, du nom de ce quatuor de Scriabine où il y a trois ou quatre mesures assez bien venues… Op. 23 !… Op. 23 !… Souris !… Je vois le ciel à travers ton sourire… Elle est décidément stupide… Quand elle est arrivée l’autre jour, elle était pleine de poux… Je l’ai nettoyée moi-même de haut en bas… Quel massacre !
Il se tourna vers nous :
— Vos chiens ? Combien avez-vous de chiens ?
— Dix, répondit Patrice.
— Dix chiens ! grogna-t-il. Où voulez-vous que je mette ça ! Enlevez-moi ça ! Au large !
Mais se ravisant aussitôt :
— Voyez au fond de la cour. Je crois qu’il y a d’anciennes cabanes… Op. 23 y a couché sa première nuit… Je l’avais flanquée dehors… Elle est restée là… Elle n’en est pas morte…
C’étaient des appentis où avait dû être installée autrefois une forge ; il y avait encore une enclume et des marteaux… Nous garâmes le traîneau et dételâmes les chiens.
Après quoi nous nous dépêchâmes d’aller à la banque déposer notre or. Cette banque était logée près du Temple Évangélique, dans une baraque sordide, toute en bois, avec des fenêtres dont la moitié des carreaux étaient remplacés par de vieux calendriers. Ce qui n’empêchait pas qu’elle était riche à milliards et solide sur ses pattes… L’employé qui s’occupa de nous était un vieux bonhomme chagrin et méticuleux ; il mit plus de vingt minutes à peser et à estimer notre or.
Ceci fait, il nous avança cinq cents dollars chacun et nous donna un reçu du reste.
Jamais de ma vie je n’avais été aussi riche et jamais de ma vie non plus je n’avais senti avec autant de netteté que le papier est bien pauvre à côté de l’effort.
Nous allâmes d’abord, pour commencer notre vie de noce, dans un bar qui s’appelle le Deux-et-Un et qui passe, à Aklansas, pour être un bar chic. Effectivement c’est presque propre. Le patron était un Japonais nommé Ichiharagun qui avait ceci de spécial qu’il n’ouvrait jamais le bec. Il était vêtu d’une veste approximativement blanche et réussissait assez bien les cocktails.
— Donne-nous du sec pour nous mettre en train ! dis-je en entrant.
Le Japonais répondit par un pâle sourire et déposa devant nous deux bouteilles pleines d’un liquide verdâtre. Nous n’en avions pas bu trois verres que déjà nous étions gris. A ce moment une idée me vint. Je me rappelai cette maison pour buveurs d’eau où m’avait emmené ce pauvre Coulombier. Je donnai un coup de poing sur la table et dis à Patrice :
— Écoutez ! Je connais un endroit où il serait assez plaisant de flanquer tout cul par-dessus tête !
Je l’entraînai.
Nous n’étions plus guère déjà dans notre assiette et les maisons commençaient à tourner autour de nous ; il nous fallut plus d’une heure pour faire le chemin. Patrice était encore plus ému que moi. De temps en temps, quand il voyait que j’étais à la veille de faire une excentricité, il essayait de me retenir, en geignant :
— Non, James ! Ne faites pas ça ! Vous allez vous attirer des ennuis !
Puis, soudain, se mettant à rire d’un rire fou, il sortait son revolver, le brandissait en criant :
— Damné cochon de Japonais ! Que je retrouve ce vilain singe-là ! Je lui mangerai le foie, James ! Aussi vrai que j’ai mon compte en banque ! Est-il permis d’arranger de la sorte de dignes gentlemen qui ne demandent qu’à se retremper dans les eaux de la civilisation !
J’aperçus enfin la petite maison de bois et les petits coquillages roses qui perçaient la neige du jardin. J’ouvris la barrière d’un coup de pied ; nous traversâmes le jardin en titubant… Je ne sais qui de nous deux poussa la porte et nous entrâmes. Je les reconnus. C’étaient les mêmes, — les mêmes vieux enfants dociles et sages, assouplis, énervés.
— Malheureux ! leur criai-je. Est-ce que vous n’avez pas honte ! Vous n’êtes pas dignes de porter des culottes ! A quoi sert qu’il y ait la vie, l’amour, les femmes ? Vous êtes un tas de moules et je vous crache mon mépris !
Ils nous regardaient, ahuris. Jamais je n’avais vu des yeux béant d’une telle stupeur et d’un tel émoi craintif, — d’un émoi d’enfant…
— Holà ! repris-je. Levez-vous, bande de veaux pâles ! Cent dollars à celui d’entre vous qui voudra se saouler ! L’alcool ! L’alcool, vieilles brutes confites ! Voilà pour vous le salut !
— Cent dollars ! Cent dollars ! cria Patrice en agitant une liasse de billets.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! fit l’un des buveurs d’eau, un grand diable à barbe blanche, avec des sourcils qui s’avançaient au-dessus des yeux comme des toits couverts de neige. Mon Dieu ! Que va-t-il se passer !
Ses lèvres tremblaient et elles étaient devenues toutes blanches.
La porte du fond s’ouvrit. La « mère » entra.
— Vous voilà ? lui dis-je. Vous voilà, vieille ensorceleuse !
— Que venez-vous faire ici ? me demanda-t-elle.
— Vous dire que je regrette bien que vous ne soyez pas un homme : je vous cognerais volontiers sur le museau !
Sortant mon revolver de l’étui, je le brandis dans la direction du portrait de Tolstoï, tirai… et boum !… ce fut, dans la petite cage de bois, comme un bruit de tonnerre. Deux ou trois des buveurs d’eau s’étaient jetés sous la table ; ils geignaient et bégayaient de vagues choses… L’un d’eux, le diable emporte cette caricature d’homme ! s’était jeté à genoux sur le parquet, et, mains jointes, m’implorait :
— Pitié ! Pitié ! disait-il d’une voix bouleversée.
— Sombre horreur ! lui dis-je. Tu te mets à genoux devant un de tes semblables ! Qu’est-ce que tu as donc dans les veines !
La « mère » était devenue très pâle.
— Que voulez-vous ? dit-elle. Que vous ai-je fait ?
— A moi, rien, répondis-je. Mais vous assassinez ces pauvres diables. Vous en faites des larves immondes. Au lieu d’en faire des hommes vous en faites des grenouilles. Cette sinistre comédie a assez duré ! Je veux qu’ils boivent ! Je veux qu’ils se saoulent !
— Mais qu’ils se saoulent ! dit-elle. Je ne les retiens pas…
Puis, se tournant vers eux :
— Voici ces messieurs qui vous invitent à boire de l’alcool. Vous savez que je n’ai jamais essayé de violenter vos consciences. Si le cœur vous en dit…
L’un des buveurs d’eau dit d’une voix tremblante et stupide :
— Mais où faut-il aller ? Nous sommes très bien ici. Nous avons une bonne maman… N’est-il pas vrai, mes frères ?
— Oui… oh ! oui… répondirent les autres.
— Cent dollars ! dit Patrice en agitant les billets.
— Qu’est-ce que c’est que cent dollars, fit le vieux qui s’était agenouillé sur le parquet, qu’est-ce que c’est que cent, que mille dollars à côté de la paix de l’âme ?
Le malheureux, disant cela d’une voix benoîte, avait les yeux levés au ciel, les mains croisées sur la poitrine.
— Ce qu’on peut faire d’un homme ! dis-je en le regardant. Vieille sorcière ! Venez, venez, Patrice… Ce que je viens de voir là va me flanquer le cauchemar pour le reste de mes nuits !
Patrice, avant de quitter ces lieux, voulut encore y aller d’un petit discours. Tendant le poing dans la direction de la « mère » il lui dit ces mots :
— Vous !… ah ! vous… vieille chose galeuse !… si je vous tenais dans la Prairie !…
Puis il se tut, eut l’air de réfléchir et, se tournant vers moi :
— Si je la scalpais, vieux James ?
Je le pris par le bras et l’entraînai.
Il n’y a à Aklansas qu’une seule maison où l’on puisse vraiment jouer : c’est le Cupido. Nous nous dirigeâmes sans plus attendre de ce côté : nous avions hâte d’abord de nous soulager de nos dollars ; nous portions cela dans nos poches comme des lingots de plomb à la fois lourds et brûlants…, et, en ce qui me concernait du moins, j’espérais aussi y revoir la vieille danseuse aux mines de bébé, la pitoyable et stupide Marjorie, par qui j’apprendrais peut-être quelque chose sur Marion…
Je ne m’étais pas trompé. Quand nous nous fûmes assis, Patrice et moi, dans un coin de la salle, et que nous eûmes commandé nos deux gobelets de gin, le premier visage que nous aperçûmes fut celui de cette vieille toquée. Elle était plus flapie que jamais, les tendons du cou saillants, la peau des joues pendante, et, surtout, les yeux qui semblaient lui rentrer dans la tête et qu’entourait un funèbre cercle noirâtre… Le triste spectacle ! En grande toilette naturellement… Une robe noire pailletée d’or et d’argent. La poitrine nue et le dos nu jusqu’aux reins… On apercevait sous la peau jaune et flasque ce pauvre squelette… Elle était assise à côté d’un grand jeune homme, blond, rose, l’air un peu niais, qui jouait aux cartes avec le patron du Cupido. Elle lui avait passé amoureusement ses gros bras autour du cou et surveillait attentivement les cartes ; à ses clignements d’yeux je compris tout de suite qu’elle était de mèche avec le patron de Cupido pour dévaliser le malheureux. Le patron avait une face bouffie de graisse, luisante, je ne sais quoi d’immonde dans le teint, dans les plis de la peau et dans ce regard d’acier qui filtrait entre les deux paupières presque jointes. Il avait une petite moustache noire, taillée en brosse, mal plantée, clairsemée, avec des taches blanches comme des plaques de pelade ; il fourrageait là-dedans avec de gros doigts aux extrémités plates et carrées.
J’appelai la danseuse :
— Miss Marjorie !
Elle leva la tête et m’aperçut :
— Mais je vous connais ! dit-elle d’une voix enrouée. Où est-ce que je vous ai donc vu ? Ah !… j’y suis… C’est vous qui alliez à l’or ? Vous voilà de retour ?
— Venez ici que je vous parle ! lui dis-je.
Elle me montra le jeu, les deux hommes :
— Tout à l’heure ! fit-elle. Moi aussi j’ai à vous parler…
Alors Patrice et moi nous nous mîmes à boire. Il y avait à côté de Patrice, sur le même banc, un homme d’une quarantaine d’années, avec des cheveux d’un noir bleu, les joues creuses, les yeux brillants. La tête appuyée contre le mur, semblant rêver, il regardait le plafond.
— Vous m’avez plutôt l’air de vous ennuyer ! lui dis-je. Chagrins d’amour ? Voulez-vous jouer avec moi aux Trois Rois ? Les cartes guérissent de tout…
Il me répondit d’une voix sourde :
— Oui, mais vous ne me raflerez pas grand’chose. Je n’ai plus sur moi que sept dollars et mon billet de chemin de fer. Je pars demain pour le Sud. Tout m’a craqué entre les mains.
En dix minutes il nous gagna cent cinquante-cinq dollars. Il était fou de joie. Il avala son verre d’eau-de-vie, se mit à fouiller dans ses poches, brandit, entre le pouce et l’index, son billet de chemin de fer :
— Vous voyez ça ? dit-il. Voilà ce que j’en fais !
Il le déchira en quatre, se leva, sortit en renversant les chaises.
La salle était grande, exactement carrée, très haute de plafond, avec, à la hauteur d’un premier étage, une galerie circulaire ; on accédait à cette galerie par un petit escalier en colimaçon, placé dans un angle, — un singulier petit escalier, frêle et vacillant, qui avait toujours l’air de vouloir s’effondrer sous le poids des gens qui le gravissaient ou le descendaient. Assis aux tables de la galerie, on apercevait de vagues individus qui jouaient aux dés sans mot dire et qui, très délicatement, quand ils voulaient boire, s’entraient dans la bouche deux doigts énormes et en tiraient une chique volumineuse, qu’ils posaient, avec beaucoup de précaution, sur l’appui de la balustrade.
En bas, il y avait peut-être une trentaine d’hommes, des chercheurs d’or comme nous, des Indiens, deux ou trois Juifs, qui allaient de groupe en groupe pour vendre leurs foulards, leurs paquets de tabac, leurs lacets de chaussures… Tout cela fumait, buvait, sentait le cuir, la sueur… Par moment, un chien, trempé par la neige du dehors, poussait la porte, venait se secouer près du poêle et se chauffer. Alors le patron, sans un mot, prenait un tabouret et le jetait à toute volée sur le chien, qui déguerpissait en baissant les reins et en hurlant…
C’est alors que j’aperçus Marion.
Elle venait d’entrer dans la salle par la petite porte du fond qui donnait accès aux chambres ; elle avait, elle aussi, une robe noire très décolletée et très pailletée : l’uniforme du Cupido.
— Bon Dieu ! fis-je. Patrice !
Je lui montrai Marion.
— C’est elle ? me demanda-t-il.
Je fis oui de la tête.
Elle entrait en se dandinant, une main sur la hanche, en secouant ses cheveux de brusques coups de tête, qui les rejetaient en arrière. Arrivée à une table placée à peu près au milieu de la salle et à laquelle étaient assis deux hommes, qui me parurent être des marchands de chevaux, — ils avaient fini de boire et ils fumaient silencieusement, las, la tête baissée, tournant leurs grands chapeaux gris dans leurs mains, — elle se laissa tomber sur les genoux de l’un d’eux et lui enleva de la bouche l’énorme cigare qu’il était en train de mâchonner…
Je crus qu’elle allait porter ce cigare à ses lèvres…
Mais à ce moment elle me vit.
Alors elle me regarda avec des yeux agrandis qu’emplissait une sombre épouvante…
Puis, elle secoua la tête, comme pour chasser un étourdissement, et, me quittant du regard, elle dit deux, trois mots à ces hommes, qui répondirent par un grognement monosyllabique. Elle sembla pendant encore quelques secondes ne savoir ce qu’elle devait faire… Elle s’était comme voûtée, comme repliée sur elle-même, — et elle était devenue très pâle…
Soudain, elle releva la tête, eut l’air de prendre une décision, et, posant le cigare sur le bord de la table, elle vint à moi. Je me levai. J’allai à sa rencontre. Sans mot dire, nous nous assîmes à une table, l’un en face de l’autre ; elle posa ses coudes sur la table, appuya son menton sur ses mains croisées, me regarda longuement, en hochant imperceptiblement la tête, — et :
— Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
— Voir ce que vous étiez devenue… Marion ! Est-ce possible !
— J’ai attendu dans cette gare jusqu’à onze heures de la nuit, dit-elle. Puis je suis sortie. J’ai erré dans la ville. Je suis tombée ici… J’ai retrouvé Marjorie… La chose s’est faite ainsi…
— Comme je vous plains !
Elle posa sa main sur ma main et se levant :
— Je n’ai besoin de la pitié de personne, dit-elle. Mais vous êtes un brave garçon et vous avez peut-être un peu de sympathie pour moi… Alors, partez. Laissez-moi.
Je lui pris la main et j’essayai de la garder dans la mienne : « Marion ! Vous ! Après avoir tant lutté ! »
— Bah ! dit-elle. Rien n’a d’importance ! On ne peut rien contre rien ! Il n’y a que folie sauvage ! Pourquoi se débattre ! J’ai compris ça trop tard…
— Marion ! Voulez-vous venir avec moi ?
Elle fit : oh !… porta la main à sa bouche comme pour étouffer un cri, se dégagea, toute secouée d’une sorte de convulsion profonde, et, ayant l’air de me chasser du geste : « Allez ! Allez ! » dit-elle presque brutalement.
Elle fit quelques pas gauches et comme blessés. Puis elle reprit le dandinement de sa profession et passa la porte sans se retourner.
Je m’étais levé à moitié. Je retombai sur mon siège.
Je restai ainsi cinq ou dix minutes en me demandant si j’allais partir ou rester…
Une main se posa sur mon épaule. C’était Patrice.
— Venez, dit-il. Vous n’avez plus rien à faire ici.
Je le suivis.
Il tombait une neige lourde et lente. Je voulais retourner au Deux-et-Un et boire. Mais Patrice me dit :
— Ce n’est pas d’alcool que vous avez besoin en ce moment. Je vais vous emmener chez un ami qui vous remettra d’aplomb.
— Allons ! dis-je.
Tout m’était suprêmement égal.
Nous traversâmes toute la ville. C’est décidément une triste ville qu’Aklansas. Il n’y a pas un coin où l’on voudrait vivre : toutes ces maisons sont bâties d’hier, et, pourtant, elles sentent la ruine et la décrépitude. Celles qui ne sont pas encore terminées ont l’air de ces maisons dont on a arrêté la construction faute d’argent. Je ne sais si ce sont les hommes, plus brutes et plus destructeurs qu’ailleurs, ou, plutôt, les éléments, la lourde neige et le terrible vent du Nord, qui frappe et larde comme de la grenaille de plomb, — je ne sais ce qui est cause que cette malheureuse ville semble ainsi couler si vite au néant et comme se désagréger d’heure en heure, — mais j’ai rarement ressenti une plus désagréable impression.
Nous arrivâmes, après un quart d’heure de marche, au quartier des tanneries, qui est bien le plus sinistre et le plus puant d’Aklansas, avec ses longues rues mornes, toutes droites, entre les hauts murs, de tous les orifices desquels sort une haleine tiède et empestée. Personne. Pas une voix. Pas un rire d’enfant. Mais une sorte de halètement profond et sourd et de temps en temps le bruit grinçant des roues de bois que les mille bras dérivés du fleuve font lentement tourner et d’où se détachent des paquets de neige et de glace qui tombent dans l’eau avec un plouf réfrigérant.
Nous étions arrivés à une petite maison d’un étage coiffée d’un toit de tuiles… La façade était peinte d’une ignoble couleur chocolat.
— C’est ici, me dit Patrice.
— Vous connaissez des endroits gais ! fis-je. C’est la maison du bourreau ?
Il poussa la porte. Nous nous trouvâmes dans un long corridor étroit et sale qui sentait l’humidité.
— Venez, dit Patrice.
Je lui emboîtai le pas. Je trouvais la plaisanterie stupide.
— Quel bouge, hein ? faisait Patrice, en souriant de ses rides violettes.
— Où m’emmenez-vous ? Ça pue la punaise et le rat !
Nous étions arrivés au bas d’un petit escalier dont la rampe était dans un piteux état : la moitié des barreaux étaient démolis et se balançaient dans des positions obliques et le revêtement de bois de la main courante avait entièrement disparu.
Mais soudain, je sentis l’odeur, — la sainte, la divine odeur.
— L’opium ! m’écriai-je. Ah ! vieux Patrice, ça n’est pas bête, ça !
Nous montâmes. Au haut du petit escalier il y avait un palier sur lequel deux portes s’ouvraient. Patrice me dit à mi-voix :
— Je vais entrer. Attendez ici. Ce sont des gens charmants. Mais il ne faut pas les brusquer.
Il entra par la porte de droite et je restai là. Le soir venait. J’étais au milieu d’une sorte de jeu d’esprit : après la crasse et le délabrement du couloir d’en bas et de l’escalier je m’attendais bien peu aux choses dont j’étais maintenant entouré.
Les murs du petit palier étaient tendus de nattes couleur blé mûr. Le parquet brillait comme un miroir et si finement les lames étaient jointes et les veines du bois raccordées qu’il semblait être fait d’une seule plaque de bois. Les deux portes étaient peintes en un bleu profond de nuit d’été et au milieu de chacune d’elles un pinceau fin et spirituel avait tracé un petit chef-d’œuvre.
Celui de droite représentait une scène assez compliquée et dont je n’eus pas le temps d’analyser chaque détail. Il y avait un dragon dont la tête cornue émergeait des eaux d’un fleuve et dont le corps disparaissait et reparaissait parmi des nuages ourlés d’or et des branches de pêchers en fleurs. Sur la rive du fleuve, un guerrier, cuirassé et casqué, attendait la bête de pied ferme, son court sabre levé et brandi à deux mains. C’était d’une imagination exquise.
Mais sur la porte de gauche, il y avait bien mieux : il n’y avait rien, — qu’une vague, une vague qui se creusait et se redressait en écume échevelée et, dans cette eau pleine d’une poésie majestueuse et sereine, le pinceau avait piqué des points d’argent. Qu’était-ce que ces points ? La lumière s’accrochant à l’eau ? Le reflet des étoiles d’hiver ? Peu importe…
L’air était saturé d’opium et déjà quelque chose de reposant et d’allégeant m’envahissait.
La porte s’ouvrit et j’aperçus Patrice qui me faisait signe d’entrer.
C’était une pièce carrée, assez vaste, tendue elle aussi de natte blonde et qu’éclairaient quatre petites lampes rouges, posées sur quatre petites tables basses, laquées de noir et placées chacune à l’un des angles de la salle. Par terre et le long du mur étaient étendus les matelas, et, sur ces matelas, des hommes fumaient, couchés tout de leur long ou appuyés sur leur coude gauche ; ils me regardaient de leurs yeux grands ouverts, où il y avait un sourire de quiétude et de bonheur.
Patrice me prit par la main et me mena à un vieux Chinois qui était en train de faire rissoler au-dessus de la lampe sa boulette d’opium.
— Voici James, dit-il. C’est un grand ami à moi. Nous avons couru ensemble quelques dangers.
— Ah ! dit le Chinois, tournant et retournant toujours sa boulette avec la longue aiguille d’acier qu’il maniait dextrement et élégamment, d’un pouce et d’un index aux ongles immenses, tordus comme des cornes de bélier.
Il ne rit pas. Mais la peau de son visage se rida de mille plis autour des yeux. Il ajouta :
— Des dangers ? Pourquoi des dangers ?
— Vous pensez qu’il faut être bien fou pour risquer sa peau ? fit Patrice.
— Je ne pense rien, dit le Chinois. Je fume.
Du bout de sa pipe de jade vert il nous montra un boy vêtu d’un long fourreau de soie noire, qui apportait à notre intention les pipes et le tankè d’opium. Nous nous étendîmes sur les matelas et je restai longtemps à préparer ma pilule. J’aimais et j’aime l’opium… Il ouvre les portes d’un monde tellement beau !… Patrice, lui, tout de suite, s’était mis à fumer, une, deux, trois pipes… Moi, savourant à l’avance cette béatitude de l’aspiration, qui est la plus grande volupté que je connaisse, je tenais dans mon bras gauche la légère pipe de bambou et, de la main droite, je faisais rôtir la pilule, qui grésillait au-dessus de la flamme.
Quand, enfin, le moment fut venu, je la posai sur le fourneau de la pipe, retirai d’un coup sec l’aiguille… et… hooo !… j’aspirai, j’aspirai cela !… et il me sembla que la drogue m’entrait dans le corps jusqu’aux doigts de pied. Il m’était arrivé souvent de fumer cinq ou six pipes sans que l’effet se produisît… Cette fois il fut immédiat. Incontinent je sentis que toutes choses devenaient légères !… légères !… et que plus rien n’avait d’importance et que tout était bien ainsi…
Nous étions huit hommes dans la pièce sans compter le boy, qui allait et venait, d’une table à l’autre, sur ses semelles de feutre, sans déplacer un grain de poussière. Les ombres prenaient, à la lueur rouge des flammes, une importance énorme et, peu à peu, je les sentais vivre et leur trouvais une richesse et une fantaisie plus grandes.
En face de moi était couché un Indien qui avait conservé la coiffure des Prairies : les deux plumes de faucon pendant sur l’oreille. Entre deux pipes, il s’adressait à Patrice, dans la vieille langue des tribus où la parole est remplacée par le jeu des mains et des doigts. C’est tellement moins fatigant et plus rapide que la voix… Peut-être un peu plus obscur… Mais celui qui fume l’opium comprend si vite toutes choses… Les mains, les doigts, allaient et venaient, s’unissaient, se disjoignaient, mimaient l’aile qui bat, le serpent qui rampe…
Un de ces gestes m’intriguait : l’Indien plaçait le pouce à l’entournure de son gilet et les quatre doigts restaient en dehors en s’agitant joyeusement.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demandai-je à Patrice.
— Qu’il s’en fout…
— De quoi ?
— De tout !
Nous restâmes chez Ts’ienn Siuann toute la nuit. Je fumai quarante ou cinquante pipes : je ne les ai pas comptées. Quelle nuit exquise ! En me couchant sur le matelas, j’étais brisé de fatigue par un an de travail, dans l’eau glacée, dans le vent et la neige ; j’étais courbaturé jusqu’aux moelles, la hanche encore douloureuse de la charge de plomb que ce pauvre fou y avait logée. Cette histoire de Marion me navrait et me révoltait…
Dès la troisième ou quatrième pipe, tout cela s’évanouit : mon corps devint impondérable, immatériel et absolument indolore, mon sang coula léger, frais, — mon âme se trouva affranchie de tous soucis. Comme on comprend que tant de pauvres gens se soient laissé prendre à l’opium ! Quelle évasion hors la vie ! Je ne sais trop comment je mourrai : probablement d’un coup de couteau au coin d’une rue, — et je le souhaite !… car la vieillesse et la maladie m’épouvantent également… Mais si, un jour, quelque mal rongeur devait s’installer en moi, — alors l’opium !… l’opium !… sortir de ce monde par la porte du rêve !
Vers minuit, Patrice avait posé sa pipe et s’était endormi. J’avais tenu bon jusqu’à l’aube. Je ne crois pas que tous les fumeurs tirent de l’opium les mêmes voluptés que moi. Il paraît qu’il donne à certains des rêves aux formes magnifiques : une débauche d’imagination… Moi, non. Je ne quitte jamais le sol. Pas un instant je ne perds conscience de ce que je suis et de ce qui m’entoure. Mais tout s’embellit. Tout prend une incroyable valeur d’art et de joie. Je me rappelle que quand l’un de mes compagnons de cette nuit posait sa pipe sur la petite table laquée, ce bruit, pourtant si léger et si mat, je le percevais avec une joie infinie, comme s’il avait été accompagné des vibrations les plus subtiles et les plus exquises… Chaque pipe avait un son spécial, une note à elle, selon qu’elle était de jade, de bambou, etc.
Quand je vis le jour filtrer à travers les volets, je me levai. Le vieux Chinois fumait toujours. Il n’avait pas bougé d’une ligne. Son visage n’était ni plus ni moins fatigué qu’au début de la nuit et les plis de sa robe de satin violet étaient restés les mêmes. Il était en dehors de ce monde.
— Merci, lui dis-je. Vous m’avez procuré une fameuse nuit.
— Cette maison est la vôtre, répondit-il, en me faisant un salut de sa pipe vert sombre.
Je lui demandai sottement :
— Que cherchez-vous donc dans vos pipes ?
— Que cherchez-vous dans la vie ? dit-il.
Et il aspira.
Je secouai Patrice et, tout dormant encore, titubant, je l’emmenai.
Nous arrivâmes chez Zarnitsky. Le Russe dormait sur son grabat, avec un bras nu, décharné, hors de la couverture criblée de trous. La jeune Op. 23, déjà debout, faisait le ménage, balayait. Elle était petite, large de taille et de bassin, un peu lourde, mais, au demeurant, exquise, à cause de son visage si frais, si rose, de ses lèvres très rouges entr’ouvertes sur des dents très blanches. Elle cessa de travailler et me regarda avec son sourire d’enfant.
— Mais tu es belle comme un ange, ma fille ! lui dis-je.
Elle continuait à me regarder et à sourire. Ce regard et ce sourire m’énervèrent… Je la pris par les deux épaules et l’embrassai brutalement sur la bouche.
— Allons ! Allons ! dit Zarnitsky, qui nous avait vus. Fichez-lui la paix ! Ce ne sera jamais fini pour neuf heures !
Op. 23, qui s’était prêtée à mon baiser comme à la chose la plus naturelle du monde, s’essuya simplement la bouche d’un revers de main et recommença à balayer.
Pendant huit jours nous fîmes ainsi la noce. Nous bûmes beaucoup, chez Zarnitsky, qui avait un kummel excellent et une espèce de champagne effroyablement sec, dur comme une râpe ; au Deux-et-Un, où le Japonais se torturait le cerveau pour arriver chaque jour à de nouvelles combinaisons de cocktails.
Au Deux-et-Un, il y avait deux ou trois espèces de petites bonnes femmes qui arrivaient du Sud pour chercher fortune. L’une était une Italienne. Elle s’appelait Paolina. Quel pinson ! Toujours en train de chanter et pouffer ! Incapable de rester trois secondes sur la même idée ! Sa cervelle était la chose la plus ahurissante que j’eusse jamais vue : on aurait dit une volière… Elle se confiait à nous comme à de vieux amis, nous contant sa vie passée, ses aventures, avec une verve, un humour, un sens du comique et du trait !… Vrai, en entendant cela, ces espèces de petits croquis tracés d’un coup de crayon fulgurant, ces déformations caricaturales enlevées avec une sûreté et une justesse folles, j’avais aux lèvres ce mot : génie… Dire que ce petit Hokousaï se prostituait, pour vivre, à des bouchers, à des tanneurs, qui lui demandaient mille choses atroces…
Le patron du Deux-et-Un, Ichiharagun, était hostile aux jeux, aussi bien de cartes que de dés, qui dégénéraient trop souvent en batailles et étaient cause d’une usure prématurée du matériel. Chez Zarnitsky, on jouait, — car le Russe se fichait de tout, — mais petit jeu et dans de telles conditions d’insécurité !… Un soir, Patrice et moi nous jouions avec des Mexicains, de beaux gars au teint olivâtre… Au milieu de la partie, il fallut sortir nos revolvers et ma foi ! il s’en manqua de peu que la poudre ne parlât !… Ces bandits-là avaient eu les quatre sept dans deux mains et prétendaient nous couper le roi de carreau !…
Au bout de trois ou quatre jours, donc, Patrice, qui enrageait de voir, probablement, son argent lui rester trop longtemps dans les poches :
— Écoutez, me dit-il, il n’y a qu’un endroit convenable dans Aklansas et où on puisse toucher une carte sans risquer de se faire assassiner : c’est le Cupido. J’ai envie d’y retourner.
— Allez ! Allez, vieux ! lui dis-je.
— Vous ne venez pas, vous ?
— Non…
— Vous êtes plus enfant que je ne pensais. Tout ça parce qu’une gamine…
Je l’interrompis :
— Ne vous mêlez pas de mon petit jardin, Patrice. Ne vous mettez pas en peine de savoir si j’y fais pousser des ananas ou de la betterave. Allez au Cupido. J’irai fumer chez les Ts’ienn Siuann.
Ce qu’il fit et ce que je fis. Tous les après-midi il allait se faire détrousser au Cupido par des gens, disait-il, « tout ce qu’il y avait de plus choisi et qui avaient le respect des cartes ». J’allais, moi, chez Ts’ienn Siuann et je fumais dix, vingt pipes, sans chercher l’ivresse complète et le grand départ pour l’empyrée, mais, simplement, un bon petit état d’euphorie. Je rencontrais chez le Chinois des gens charmants et d’à peu près toutes les classes de la société : des fermiers, des mineurs, etc., mais à qui l’opium avait donné comme une aristocratie de pensée et de sentiment. Je n’ai jamais vu un de ces êtres faire un geste brutal ou vulgaire. Je n’ai jamais entendu une parole choquante tomber de leurs lèvres. D’ailleurs, c’était bien simple : tant que l’opium ne les avait pas pénétrés, ne s’était pas emparé d’eux jusqu’au cœur, ils se taisaient et restaient tranquilles, comme honteux de leur lourde humanité. Ils ne commençaient à se manifester que quand la chère vieille drogue les avait affranchis… Alors ils maniaient le rêve et l’esprit comme des princes.
La première fois que Patrice était retourné au Cupido, il avait voulu, en rentrant, me parler de Marion :
— Silence là-dessus, lui avais-je dit. Elle a choisi sa route…
Comme les femmes me manquaient un peu, je m’étais arrangé avec Zarnitsky et, de temps en temps, Op. 23 passait la nuit dans mon lit.
La rue sur laquelle donnait l’unique fenêtre de ma chambre était comme toutes les rues d’Aklansas : pas l’ombre d’un pavé, une chaussée crevée d’ornières énormes, qui, au moindre dégel, s’emplissaient d’eau. Cent mètres plus loin, il y avait un grand hangar des Moulins Crescent, où, toute la journée et jusqu’à deux heures après minuit, d’immenses voitures, attelées de quatre ou six chevaux, amenaient de la paille, des milliers de bottes de paille, — lesquels charrois étaient accompagnés de hurlements de rouliers et de grincements d’essieux…
Ma chambre était terriblement haute de plafond. Il y avait, de chaque côté de la porte, une chromo-lithographie, dans une baguette noire, veuve de son verre. L’une de ces gravures prétendait évoquer, à grand renfort de couleurs d’un cru à hurler, des enfants en toilette d’il y a cinquante ans, qui s’amusaient à se balancer sur une planche posée en travers d’un tronc d’arbre. Sur l’autre, on voyait des canotiers dans une périssoire, auxquels, d’un petit ponton coquet, deux jeunes dames adressaient des sourires, en agitant des mouchoirs de dentelle.
Sur la cheminée en plâtre, qui voulait imiter le marbre, se dressait une statuette représentant un petit garçon, les mains dans les poches d’un grand pantalon, beaucoup trop long et trop large, la tête coiffée d’une énorme casquette… Il avait la bouche en cul de poule, et, sur une petite plaque de cuivre collée au socle, on lisait : Le Siffleur, par A. Antonelli.
Comme meubles, un lit de fer aux ressorts geignants ; pas de draps, des couvertures de grosse laine grise, dont les poils piquaient comme de la paille de fer ; une commode d’acajou, avec un marbre gris, cassé en deux morceaux, et, en fait de serrures, des trous. Pour ouvrir les tiroirs on passait le doigt dans le trou et on tirait. Une table branlante, recouverte d’un gros molleton rouge, deux chaises de paille.
C’est là que pendant quinze jours, et à raison de trois ou quatre fois par semaine, je filai le parfait amour avec l’exquise et stupide Op. 23. Ces jours-là, sitôt que nous avions dîné, elle montait avec trois ou quatre bûches dans son tablier, pour allumer le feu. Je jouais une partie de cartes avec Patrice et je montais à mon tour.
Je trouvais Op. 23 agenouillée par terre devant le feu, regardant les flammes violettes, qui faisaient danser les ombres dans la pièce. J’allumais une bougie et, tapant sur l’épaule de Op. 23, je lui faisais signe de se lever. Je la prenais dans mes bras et je l’embrassais sur les yeux, sur la bouche. Elle acceptait tout cela en souriant, bouche entr’ouverte. Alors je la déshabillais, je lui enlevais son foulard de tête, son châle, sa jupe, son corsage. Quand elle était en chemise, une longue chemise de toile, je la prenais par la main, lui faisais signe de monter dans le lit ; elle montait, attendait, et, quand j’avais retiré mes bottes, mon pantalon et mon gilet, je montais à mon tour ; je la prenais sans un mot. Elle ne paraissait trouver aucune espèce de joie à nos étreintes, les supportait sans ennui. Comme un sac de laine… Une poupée de son sans âme ni sens…
Je dois dire d’ailleurs que cela simplifiait bien des choses. Sitôt mon plaisir pris, je me tournais de l’autre côté et je m’endormais.
Au réveil, j’avais au-dessus de ma tête le haut plafond, dans les coins duquel d’énormes araignées noires avaient tendu leurs toiles. Dans la rue, la neige tombait en gros flocons silencieux, qui se collaient aux vitres comme des tampons d’ouate mouillée.
Op. 23 dormait encore. Je la secouais. Elle se tournait vers moi, me regardait. Quand elle voyait que j’avais envie d’elle, elle restait. Sinon, elle se levait, s’habillait, avec une parfaite tranquillité, et, sans dire ni bonjour ni bonsoir, sans même me regarder, s’en allait. Quand je descendais, je la trouvais en bas, dans la cuisine, en train de laver la vaisselle. Je passais derrière elle. Elle ne se retournait pas plus pour me donner un coup d’œil au passage que si j’avais été le chien.
Jusqu’à l’heure du déjeuner, je bavardais avec les clients de Zarnitsky. Jamais je n’ai vu tant de types originaux que dans cette espèce de cave, que, de temps en temps, sans raison, Zarnitsky, se jetant au piano, emplissait de musiques étranges et magnifiques.
Il y avait à ce moment, parmi les habitués, un grand garçon, maigre, un peu voûté, les pattes flageolantes, qui, au haut d’un long corps, portait une tête ravagée, avec des joues creusées comme à la gouge, un nez en bec d’aigle, des yeux bleus qui n’étaient jamais fixés que sur un rêve intérieur.
Il s’appelait Partridge.
Il lui était arrivé dans sa vie une aventure singulière. Il avait été roi en Afrique. Pour le compte d’une Société belge de bois précieux, il avait eu à administrer, aux alentours de Nyangoué, un territoire grand comme l’Orégon, quelque chose comme trente ou quarante mille nègres.
Pendant cinq ans, il avait vécu là, avec un village entier pour le servir, — un nègre pour son fusil, un nègre pour sa pipe, etc. Quand il s’ennuyait, il envoyait chercher les chefs, à vingt ou trente milles à la ronde. Ils arrivaient sur des chevaux superbes, dont les queues traînaient jusqu’à terre… Partridge et ses chefs nègres partaient pour la chasse…
— On partait, disait-il, et, au bout quelquefois, de deux jours de marche dans des espèces de grandes steppes semées de bouquets d’arbres, on tombait sur une bande de sangliers. On les chassait à l’épieu… Quand la bête faisait tête, on descendait de cheval et, l’épieu sous le bras, on attendait… Broum !… Ça fonçait !… Par moment, il y avait un de mes noirs qui faisait : ha !… on s’approchait : il avait ses tripes dans ses mains, le ventre troué d’un coup de boutoir… Alors il mourait, — en suant de douleur, mais, hormis la douleur, assez satisfait : ils ne font pas une grande différence entre la vie et la mort. Il faut être assez malin pour commencer à comprendre que la vie est une chose et la mort une autre.
Il menait là-bas une vie extraordinaire. Une vie comme aux premiers temps de la planète : une vie de liberté et d’absolue insouciance. Dans le désert, où les nuits sont glaciales, il s’étendait sur le sable, se roulait dans sa couverture, s’endormait, ayant au-dessus de lui un ciel éclaboussé d’étoiles, « à vous donner le vertige sidéral ». Pas de maître. Pas de patron. Des espaces illimités. A perte de vue la ténèbre verte de la forêt ou le moutonnement des dunes du désert.
Or, un beau jour, la fièvre l’avait pris. Il avait essayé de se cramponner à son royaume. Comme ce n’était pas un trop mauvais diable, qu’il n’avait tué ni violé personne, que, même, il avait rendu quelques petits services, comme de soigner et de guérir les ophtalmies à doses massives de permanganate… pan !… pan !… dans les yeux !… les noirs, qui avaient connu de pires échantillons de l’humanité civilisée, avaient fait le possible pour le garder. Ils étaient allés jusqu’à Nyangoué, par le fleuve, en pirogue, à deux cents milles de là, chercher un médecin, un médecin blanc !… qui avait longuement examiné Partridge et avait prononcé cette forte parole :
— Il faut vous en aller, mon garçon…
Partridge s’en était donc allé. Il avait repris sa vie, lui, ex-roi de la forêt, ex-roi des sables, il avait repris sa terrible petite vie de pauvre homme sans royaume, sans espace, sans lumière, — sans rien, — à Aklansas, où il était je ne sais quoi, gratte-papier dans une fabrique de bougies.
Alors voilà : il ne comprenait pas ; il ne comprenait plus… Il ne comprenait plus rien de tout ce qui se passait autour de lui. Tout cela, ces lois, ces barrières, ces maisons où on s’enferme, ces lits où on dort… coucher dans un lit !… pourquoi ?… ces longues, longues journées de travail courbé et vain, qu’on échange contre de petites rondelles d’argent ou des morceaux de papier crasseux, qu’on échange, à leur tour, contre du pain, de la bière, de la viande… il trouvait cela idiot !… Idiot !… Plus rien n’était conforme à la vérité. Tout était dépravé, perverti, détourné de sa signification première, disparaissait sous trente-six couches de cabotinage et d’hypocrisie ; plus personne ne montrait sa face réelle… Horreur ! Horreur ! Horreur et folie !
J’adorais ce Partridge. C’était un paradoxe perpétuel et qui n’avait rien de voulu. On commençait par l’écouter avec stupeur, et, au bout d’une heure, on songeait : « Mais il a raison ! Mais c’est nous qui déraillons ! »
— Le travail ! Le travail ! disait-il en ricanant. Il n’y a pas de pire déchéance ! Mais l’homme n’est dans le vrai que quand il ne fout rien ! Gloire aux paresseux ! Le nègre se croirait déshonoré s’il faisait la centième partie de ce que fait le plus fainéant d’entre nous… Voilà un homme ! Les gens de par ici aiment le travail pour lui-même… Ils le glorifient et l’exaltent ! On fait des bouquins et des poésies là-dessus ! Vous ne trouvez pas ça stupéfiant ?
Il y avait aussi un marchand de chiens qui s’appelait Staynes et qui était un phénomène. Jamais je n’avais vu un homme aussi volubile ni aussi grimaçant. Quand il se lançait dans une conversation, tout marchait : les mains, les doigts, les bras, la tête, les yeux, le nez, le corps, les jambes !… Fou !… Fou !… On eût dit un homme poursuivi par un essaim d’abeilles !… Ce qu’il disait, — impossible d’en comprendre un mot, naturellement !… tout au moins si l’on n’y portait pas une attention extrême : car les mots, dans sa bouche, avaient l’air de jouer à saute-mouton… Il était tellement pressé d’arriver au bout de sa phrase que les noms, les verbes, tout cela restait toujours amputé d’une ou deux syllabes… Pour dire : « Ma tante s’est acheté un chapeau violet » il disait : « Ma t… s’est ach… un chap… viol… » et il riait, pouffait, et, quand il avait l’impression, sans doute, qu’on commençait à comprendre quelque chose à ses discours, il se cachait la bouche derrière sa main.
Il fallait entendre une conversation entre Partridge et Staynes. C’était la chose la plus ahurissante qui fût… Car Staynes se répandait en un torrent de paroles incompréhensibles et en une folie de gesticulations et Partridge, ses grandes jambes étendues, les mains dans ses poches, sans du tout faire attention à ce qu’essayait d’exprimer le malheureux, poursuivait, à grand renfort de hochements de tête et de moues écœurées, son rêve de roi déchu.
Quand Staynes avait fini de parler, Partridge disait seulement :
— Mais tout est comme ça ! Nous vivons en pleine imbécillité !
Un jour, à déjeuner — nous déjeunions avec Zarnitsky et Op. 23, dans la cuisine, l’horrible cuisine, pleine de mouches et d’araignées, — Patrice me dit :
— Vous savez : la jeune Marion n’est plus au Cupido. Envolée.
— Le bon Dieu la bénisse ! répondis-je. Est-ce qu’elle s’est fait enlever ? Vous me croirez si vous voulez : je commençais à l’oublier…
Mais le lendemain Patrice me dit :
— L’histoire de cette petite est étrange. Car voici ce qui se passe : elle n’a pas été enlevée. La vieille Marjorie croit qu’elle est en train d’essayer de se racheter…
— De se… quoi ?
— De se racheter. D’expier sa faute.
— Ah ! fis-je.
Puis au bout d’un moment :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?
J’avais pris mon chapeau :
— Venez…
Le Cupido était vide. Il y avait tout juste, au premier, une famille de fermiers, le père, le fils et la bru, en costume des dimanches, qui faisaient silencieusement brûler un punch.
J’appelai le patron :
— Vous avez eu ici une nommée Marion ?
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? dit-il.
Il tiraillait sa petite moustache avec ses gros doigts sans ongles.
— Elle est partie ? demandai-je.
— Le bruit en court…
— Pouvez-vous me dire où elle est allée ?
— Non. Primo parce que je n’en sais rien.
— Vous n’avez aucune idée du lieu où elle peut être ?
Il fit non de la tête.
— Envoyez-moi votre Marjorie. Je vais lui dire un mot.
Il lança vers la porte : « Hé ! Miss Marjorie ! » et allant au comptoir il se tira un verre de bière qu’il avala d’une lampée.
Nous nous étions assis à une table.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’on me veut ? dit la vieille danseuse en entrant.
Elle arrivait en se dandinant et en minaudant. Mais tout à coup elle me reconnut et comprit du coup ce que nous venions faire. Son visage s’éteignit.
— C’est pour Marion que vous venez ? dit-elle. Vous avez de ses nouvelles ?
— Non, fis-je. Je venais vous en demander.
— Je ne sais rien.
Elle s’était assise en face de nous. Elle posa sa main sur la mienne et me regarda avec des yeux où je fus surpris de voir une vague lueur d’humanité.
— Où est Marion ? me demanda-t-elle. Vous savez que je l’aimais bien ?
— Je sais, fis-je. Racontez-moi l’affaire.
— Elle est partie l’autre matin. Elle m’avait dit adieu. Elle m’avait dit : « Vous avez été gentille pour moi, Marjorie. Mais je ne peux plus. Il faut que je m’en aille. » Elle était sortie. Elle avait fait un paquet de ses affaires. J’ai vu que sur la place elle était attendue par cette femme que l’on appelle la Mère et qui tient un club contre l’alcool…
— Bon Dieu ! dis-je en me levant. Est-elle tombée dans les pattes de cette mégère ?
— Je crois, dit la danseuse. La Mère était venue la veille avec deux hommes : l’un qui s’appelle Coulombier…
— Je connais, dis-je. Un Pêcheur du Lac. Un vieux fou.
— L’autre qui s’appelle Sqwal… Vous connaissez aussi ?
— Non. Je crois pourtant qu’on m’en a parlé…
— C’est un maître d’école. Je n’ai pas encore compris, dit-elle, en secouant gravement ses boucles folles de petite-fille, si c’était un saint ou un monstre.
Puis après une seconde de réflexion :
— Je crois plutôt que c’est un monstre… En tout cas il roue de coups ses gosses. Ils étaient donc venus tous les trois sous prétexte de faire une quête pour l’ouvroir de Sqwal, qui s’appelle… ah ! comment s’appelle-t-il, cet ouvroir ?… « Sanction et réparation ! » Ils ont parlé à Marion… Ils l’avaient prise là-bas, dans le coin ; je voyais qu’elle faisait : Oui !… Oui !… avec sa tête…
— Patrice ! dis-je. Expliquez ça si vous pouvez : j’avais pris mon parti de la voir rouler dans cent pieds de boue… Mais ça, — non !
Et je l’entraînai.
Nous allâmes d’abord chez ces pauvres imbéciles de Buveurs d’Eau. Leur société devait avoir un nom plus solennel : Société de Préservation Anti-alcoolique… Ou quelque chose comme cela… Je ne l’ai jamais su et n’ai jamais essayé de le savoir.
En nous voyant entrer les vieux bébés se mirent naturellement à trembler et à bégayer de terreur : « Eux ! Les voilà encore ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! » et trois ou quatre d’entre eux se laissèrent glisser derrière les tables pour se mettre à l’abri.
— Assez ! leur criai-je. Tas de lamentables larves ! Je vous laisse à votre sort ! Mais je cherche la Mère… Où est-elle ?
L’un d’eux se leva, comme un gamin que le maître interroge, et, en se balançant sur ses hautes jambes, il me répondit :
— Nous ne savons pas. La Mère ne nous dit jamais…
— Allez ! Allez ! criai-je encore plus fort, en sortant mon revolver de l’étui. Ne vous fichez pas de ma figure ! Où est la Mère ? Ou je tire dans le tas…
Alors l’un d’eux, une espèce de petit nain à visage ratatiné comme une pomme qui vient de passer six mois dans le grenier, — sans un poil de barbe ni de moustache, un petit monstre inquiétant me dit :
— Peut-être est-elle chez M. Sqwal ?
— Où habite votre Sqwal ?
— Ah !… fit le nain, ouvrant les bras en signe d’ignorance.
Mais un grand diable, qui avait d’énormes moustaches noires de bandit et qui tricotait je ne sais quoi devant la fenêtre, avec deux longues aiguilles de bois :
— M. Sqwal a son école à Lossiemouth, dit-il. Ce doit être à la troisième ou quatrième maison à gauche en arrivant au village.
Lossiemouth est à un demi-mille environ d’Aklansas. Il s’était mis à neiger : une neige lourde, dense, dans la tombée de laquelle nous nous creusions notre route comme dans les herbes hautes d’une brousse. A partir de Saint-Patrick les maisons devinrent rares ; on n’apercevait plus que de loin en loin des usines et des gazomètres. La route était enfouie sous un bon pied de neige solide.
L’école du nommé Sqwal était à l’entrée du village. Nous n’en vîmes d’abord qu’un haut mur gris par dessus lequel se dressait le squelette noir et désolé d’un grand arbre. Il y avait dans le mur une petite porte avec une sonnette en cuivre.
Je tirai la sonnette ; la porte s’ouvrit comme sur le déclic d’un ressort… Nous entrâmes.
Une cour s’étendait devant nous. A droite nous avions le pavillon où devait loger le portier ; en face de nous un triste bâtiment en torchis du siècle dernier. Toute la façade de ce bâtiment était percée de fenêtres terriblement symétriques. Elles étaient garnies de rideaux de toile blanche unie.
Dans le petit pavillon deux portes étaient percées. Au-dessus de la seconde de ces deux portes il y avait une plaque d’émail blanc avec ce mot en lettres noires : Humanité.
La première porte était ouverte. Il en sortit une grande et grosse femme, à visage empourpré, vêtue d’un long tablier noir et qui, en marchant, se déplaçait tout d’une pièce, sans qu’un pli de son tablier bougeât ; on voyait juste ses pieds se mouvoir.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d’une voix rude.
— C’est ici l’école de M. Sqwal ?
— Oui.
— Vous n’avez pas vu cette personne qu’on appelle la Mère et qui dirige une société antialcoolique ?
— Non. Elle était là hier. Je ne l’ai pas vue ce matin.
— M. Sqwal n’est pas là ?
— Je vais voir. Entrez au parloir.
Elle poussa la seconde porte et nous nous trouvâmes dans une petite pièce meublée d’une table de chêne et de chaises cannées. Au mur il y avait des quantités de gravures et de photographies. Une de ces photographies représentait, disait une inscription à l’encre, en bâtarde : « M. Sqwal au milieu de ses petits élèves ». On voyait un homme assis dans un fauteuil, ses grandes jambes maigres croisées, la chaussette tombant en accordéon sur la cheville, une tête toute petite, à la face ricanante, sur un cou de poulet. Tout autour de lui étaient groupés des enfants debout ; il en avait pris un sur ses genoux. Ils avaient tous la même expression : comme un air grave et hébété.
Sur une autre photographie on pouvait contempler « M. Sqwal jouant à colin-maillard avec ses petits élèves ». Sqwal, les yeux bandés, courait, avec ses grandes jambes et son ricanement, après une douzaine de gamins qui avaient l’air de tourner comme des chevaux au manège, sous la menace du fouet.
Il y avait enfin des diplômes, — beaucoup de diplômes : une Médaille d’Honneur de la Société de Pédagogie accordée à M. Sqwal « en récompense des services éminents rendus par ce pédagogue à la cause de l’enfance » ; une Mention Honorable de l’Exposition de San-Francisco de 1920… C’étaient des gravures de ce triste art officiel : des femmes symboliques, altières et voilées, posant majestueusement la main sur l’épaule d’enfants nus, qui levaient vers elles des yeux reconnaissants.
La concierge avait traversé la cour de son pas de jouet mécanique ; elle était entrée dans le bâtiment du fond dont la porte s’était rabattue sur elle avec bruit.
Nous nous attendions à la voir ressortir et à nous amener Sqwal par le même chemin. Point… C’est dans notre dos qu’une porte s’ouvrit et nous vîmes paraître une femme qui était bien la femme la plus laide que nous eussions jamais vue. Elle n’était qu’une grimace : un menton de galoche, des joues qui se creusaient… Quelque chose comme une vieille poire tapée !… et je ne sais quoi dans les yeux de si hagard et de si semblable à cette lueur pâle et vague que les déments ont dans le regard que je fus surpris de l’entendre dire d’une voix humaine et normale :
— Vous avez demandé M. Sqwal ?
— Peut-on le voir ?
— Il est allé à Aklansas pour tâcher de placer aux Docks un de ses anciens élèves. Car M. Sqwal estime que le devoir du maître ne s’arrête pas avec la fin de la scolarité. M. Sqwal suit ses élèves jusqu’au bout.
J’avais mis la main au bouton de la porte.
— Mais si vous voulez me confier à moi-même l’objet de votre visite ? fit-elle. Je suis madame Sqwal… C’est pour un enfant ?
— J’allais dire : Non… Mais une sorte de curiosité de coroner me traversa l’esprit.
— Oui, répondis-je. C’est pour mon gamin. Je reviens des placers avec quelques sous. J’avais envoyé le petit chez sa grand’mère à Mudledon. Je voudrais le faire venir près de moi.
— Nous pouvons causer si vous voulez, dit-elle. Je ne crois véritablement pas que votre petit puisse être mieux qu’ici. C’est une vraie maison de famille. Notre programme tient dans un mot : affection.
— Je sais, fis-je. Votre établissement m’a été recommandé par la Mère. C’est tout dire.
— Ah ! fit Mme Sqwal. Vous venez de la part de mistress Cockburn ? Il fallait le dire tout de suite… Mistress Cockburn est une grande amie de cette maison. C’est une femme admirable. Elle est venue hier soir apporter des friandises à nos enfants. Les chers petits l’appellent : « Bon ange… »
A ce moment nous entendîmes un bruit de sanglots et de gémissements qui semblait venir de la cour de derrière.
— Vous permettez ? fit Mme Sqwal avec un sourire.
Elle sortit et immédiatement le bruit s’arrêta. Elle revint en disant :
— Avec un baiser on apaise bien des petits chagrins…
Puis reprenant la conversation :
— Voyons ? dit-elle. Quel âge a ce bambin ?
— Onze ans, madame…
— C’est un âge bien intéressant… L’intelligence s’éveille. Ils sont curieux de tout. Un vrai petit trésor que vous allez nous confier là : un trésor pour le pédagogue et pour le bon papa qu’est M. Sqwal…
— Je n’en doute pas, répondis-je. Mais je voudrais vous adresser une prière : je serais heureux de jeter un coup d’œil sur votre école…
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle eut l’air de réfléchir deux ou trois secondes…
— Nous n’accordons jamais cette autorisation, dit-elle enfin. Car c’est un principe de pédagogie bien connu qu’il ne faut pas troubler ces petits êtres dans leur travail, ni même, et je dirais volontiers, fit-elle, avec un petit sourire contrefait et en ayant l’air de nous menacer maternellement du doigt, — ni surtout dans leurs jeux. Mais enfin vous nous êtes envoyés par la Mère. Cette maison est la vôtre. Venez…
Nous la suivîmes. La porte s’ouvrit sur nous et se referma comme une trappe. Nous suivîmes un couloir à l’autre bout duquel s’ouvrait une autre cour où des enfants jouaient. C’est du moins la première impression que j’eus ; je crus que ces enfants étaient en train de jouer. Mais cinq secondes ne s’étaient pas écoulées que j’avais déjà percé le fond de tristesse quasi désespérée de ce tableau : les enfants allaient et venaient en lançant à droite et à gauche des regards craintifs et douloureux… Il y en avait qui s’étaient comme réfugiés dans les coins et qui semblaient se confier les uns aux autres de lourds secrets ou de vagues espérances…
Quand ils nous aperçurent, il y eut parmi eux comme une silencieuse émotion et je vis les groupes se dissocier, les petites errances se détourner de leur route, — comme les petits poissons de la rivière quand le brochet paraît.
— Eh bien ! Eh bien ! dit Mme Sqwal. Où est M. Pflugh ?
Un grand garçon dégingandé qui était assis à l’autre bout de la cour et lisait son journal, accourut.
— Voyons ? fit Mme Sqwal. Pourquoi ne jouent-ils pas ? Il faut qu’ils jouent…
Elle frappa dans ses mains de petits coups secs et cria :
— Allons !… Wilkins !… Hedley !…
Les enfants se mirent à courir, à sauter, à pousser des cris timides et sans joie, — et une sorte de demi-vie s’empara d’eux…
Il y avait au milieu de la cour une espèce de petite cabane qui servait d’urinoir. Debout contre la porte de cet urinoir, les deux mains dans ses poches, sombre, le regard noir, comme perdu dans un rêve fier, un gamin était planté.
Mme Sqwal l’avait aperçu.
— Eh bien ! Gross ? dit-elle. Tu ne joues pas ?
Il secoua la tête sans répondre.
Elle reprit :
— Tu ne veux pas jouer, Gross ?
Il se tut. Mais il ferma les yeux et je vis ses paupières se gonfler de larmes.
— Petit sot ! dit Mme Sqwal, enjouée. Tu ne vas pas pleurer parce que je te dis de jouer ? Allons !
Elle le prit par le bras et fit le geste de le pousser vers des camarades qui passaient en courant… Il resta là, debout, levant la tête vers le ciel, la gorge serrée.
— Eh bien ! dit Mme Sqwal, la voix changée. Voilà qui est curieux ! On n’écoute plus Mme Sqwal ? On n’est plus mon bon petit Gross ?
Puis se penchant vers lui et lui parlant de plus près :
— Je te dis de jouer, Gross… Veux-tu jouer ? Oui ? Non ?
Après un temps :
— Non… Il ne veut pas jouer… Tu es libre. Mais tout à l’heure tu viendras dans le bureau de M. Sqwal et je te parlerai…
Alors il la regarda avec des yeux à la fois pleins de haine et de peur et comme s’il se réveillait d’un sombre petit rêve de révolte :
— Non, madame, dit-il. J’aime mieux jouer…
Il se mit à courir… Ses petits camarades l’avaient pris et l’entraînaient.
Mme Sqwal se remit à sourire :
— C’est un bon petit, dit-elle. Mais il a ses caprices…
Quand les enfants sentaient qu’on ne les regardait pas, ils s’arrêtaient de jouer, reprenaient leur air farouche de petits proscrits. Mais Mme Sqwal avait une tête extraordinairement mobile et qui savait se tourner de tous les côtés à la fois. Alors partout où elle projetait son regard, les jeux reprenaient aussitôt, comme l’herbe s’enflamme sous un rayon de feu… Mais quels jeux ! Des jeux de comédie et de complaisance où il n’y avait pas un cri, pas un geste, pas un rire, qui fût sincère… Un petit à grosse tête tournait autour de nous et ne cessait de dire : « Que je m’amuse ! Que je m’amuse ! » en regardant de notre côté.
Nous allâmes ensuite visiter les bâtiments. Ils étaient sinistres. D’abord cette odeur, — cette louche et indéfinissable odeur : cela sentait la crasse, la misère, l’urine… Puis la tristesse de tous ces lits rangés côte à côte, de ces casiers où s’empilaient des chaussures, où s’alignaient des brosses…
— Pas de peignes ! disait Mme Sqwal. Les cheveux sont une source de microbes… Nous les leur faisons couper ras. C’est infiniment plus hygiénique…
Des pancartes sur tous les murs et à tous les tournants de couloirs. Mais ici ce n’étaient point des pancartes à l’adresse des âmes sensibles. Il n’était plus question d’humanité… Elles commençaient presque toutes uniformément par ces mots : « Sous peine de sanctions sévères il est interdit de… » Et il était interdit de jeter de l’eau par terre et dans les lavabos, de bavarder au dortoir, de cirer ses chaussures avec la brosse à décrotter, de se moucher avec bruit, de cacher des friandises sous son traversin, etc., etc. Cela alternait avec des déclarations de principes du genre de ceci : « Toute dégradation du matériel entraîne : 1o réparation ; 2o sanction. » « Cracher par terre c’est attenter à la vie d’autrui », et, pour illustrer ce précepte, on voyait une main brandissant un couteau.
Ce n’était pas l’heure des classes. Mme Sqwal nous en montra deux ou trois. Je vis le triste tableau noir qui me rappela tant d’heures sombres, tant d’heures gâchées, cruelles… Car triste est la jeunesse des hommes ! Rien n’est peut-être plus absolument sot que ces leçons atroces où le maître, voulant descendre au niveau de son élève, descend infailliblement au-dessous ; l’enfant se fait une âme plus puérile encore et ne redevient homme que pendant les récréations.
— Nous avons aussi un petit atelier de travail manuel, dit Mme Sqwal. Car ces bambins seront plus tard des ouvriers. Nous devons songer à leur rendement social.
Elle poussa une porte :
— Voici, dit-elle. Voici notre petit atelier…
Et… mon Dieu ! quelle chose étrange !… quelle chose insensée s’offrit à nous !… J’avais posé la main sur le bras de Patrice… Nous regardions…
C’était une grande salle rectangulaire et nue, meublée d’une trentaine d’établis, avec des valets, des maillets, etc. Et près de l’un de ces établis, debout, il y avait un gros homme, vêtu d’une jaquette noire. Il avait sous le bras une petite serviette de moleskine, une règle à la main, et il… comment dire ?… il faisait manœuvrer un enfant de douze ans qui, comme une sorte de petite bête pour exhibitions de cirque, une petite bête affolée, haletante, grimpait sur l’établi, s’en laissait retomber, passait dessous, regrimpait de l’autre côté, — avec une espèce de frénésie démente, de précipitation désespérée, — qui me saisit le cœur…
Mme Sqwal avait poussé un cri :
— Arrêtez !
Le petit s’arrêta. Il resta assis sur le sol…
— Mais qu’est-ce que vous faites, monsieur Brown ? dit Mme Sqwal.
— C’est Mathews, dit le surveillant. Il a cassé une carafe au réfectoire. M. Sqwal lui a infligé deux heures d’écureuil.
— D’écureuil ? Qu’est-ce que vous voulez dire avec votre écureuil ? fit-elle ayant l’air de prendre la chose en riant. Mais c’est une plaisanterie ! On s’est moqué de vous, monsieur Brown ! Va, petit Mathews…
Quand l’enfant, qui s’était péniblement relevé, passa devant elle, elle fit mine de l’attirer contre soi pour le caresser.
— Pardon !… fit l’enfant, en levant le coude.
— Ah !… je ne veux pas, Mathews ! dit Mme Sqwal. On ne lève pas le coude ! Est-ce que je t’ai quelquefois battu ?
— N…on, madame…, balbutia le petit.
— Alors ! dit-elle, avec une amicale taloche. Va, petit fou !… et mets ton tricot… Il ne fait pas chaud ce matin…
Nous descendions l’escalier.
— Ce Brown a comme cela des bizarreries, dit-elle. Mais c’est un très brave garçon, la Mère nous l’a chaudement recommandé…
Quand nous fûmes arrivés à la loge :
— J’aurais tout de même bien voulu voir M. Sqwal, dis-je à cette femme.
— Il se sera attardé… Avec ces petits il est toujours par monts et par vaux… Voulez-vous revenir demain et amener votre gamin ? Il causera avec lui… Il y a un petit examen psycho-pédagogique à lui faire subir.
Nous prenions congé quand la sonnette de l’entrée retentit. La porte s’ouvrit et un homme entra en coup de vent, très rouge, — un petit homme tout rond mais trapu comme un tronc de saule.
— M. Sqwal ? demanda-t-il à la concierge.
On lui répondit sans doute que M. Sqwal était absent, — car il dit en élevant le ton :
— Alors qu’on me donne n’importe qui. Je suis le père du petit Farquard.
Patrice me poussa du coude.
Mme Sqwal nous reconduisait. Sans se soucier de nous l’homme se dirigea vers elle :
— Vous êtes Mme Sqwal ? J’ai à vous parler. Votre maison est une maison…
Une colère sourde l’étranglait.
— Je reconduis ces messieurs et je suis à vous, dit-elle en l’interrompant.
Quand nous fûmes sur le seuil, elle prit un air de compassion et, se touchant le front :
— C’est un malheureux qui a été trépané, fit-elle. Nous avons recueilli son petit par charité et c’est un pauvre petit dont on ne s’occupe guère dans sa famille… Mais pour cela je suis un peu une vieille folle : tous ces bambins je les considère comme miens… Quand j’avais cinq ans, ma mère me disait : « Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grande, Nancy ? — Maman, j’aurai beaucoup de petits enfants !… » J’avais déjà la vocation !… Je vous salue, messieurs. A demain.
La porte se referma avec un bruit sourd.
— Qu’est-ce que vous pensez de ça ? demandai-je à Patrice.
— La maison m’a l’air d’une jolie boîte ! Attendons le nommé Farquard… Il doit avoir de bonnes choses à nous raconter…
Nous attendîmes plus de vingt minutes. Nous nous étions cachés dans un petit passage qui aboutit juste en face de l’école. Les éclats de voix de Farquard parvenaient jusqu’à nous.
Je songeais :
— Qu’est-ce que Marion est allée faire là-dedans !
Enfin l’homme sortit. Nous nous dirigeâmes vers lui et je lui dis :
— Qu’est-ce qu’il y a ? On a battu votre gosse ?
Il me regarda d’un air furieux :
— Ça vous intéresse ?
— C’est que moi aussi j’ai une affaire avec les Sqwal et d’autres phénomènes de cet acabit…
En deux mots je lui contai l’histoire de Marion.
— Je vois ce que c’est, dit-il. Venez. Nous allons boire. Nous pourrons causer.
Nous reprîmes la route d’Aklansas ; à cent mètres de l’école il y avait un débit de boissons. Nous entrâmes. C’était une petite salle carrelée, avec un bar, une demi-douzaine de tables, où il ne devait pas venir s’asseoir beaucoup de clients, car, en nous voyant, le patron nous interpella :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Boire ! dit Farquard.
Nous nous assîmes dans un coin.
— Voilà, dit Farquard, sans préambule. Je suis arrivé du Sud il y a trois mois avec ma femme et mes quatre enfants. J’ai une fille qui a dix-huit ans et trois garçons qui ont treize, quatorze et dix-sept ans. La fille travaille dans les couronnes mortuaires. Le garçon de quatorze ans et celui de dix-sept sont à l’usine électrique où ils ont l’air de vouloir se débrouiller. Le petit de treize ans est un enfant de faible santé mais que je considère comme remarquablement doué sous le rapport de l’intelligence. J’ai donc voulu le pousser dans ses études. On m’avait dit : « Adressez-vous à une société de gens tout à fait bien qu’on appelle les Pêcheurs du Lac de Tibériade. »
— Bon ! fis-je. Fameux individus !
— Je m’adresse donc aux Pêcheurs qui me disent : « Sqwal. Voyez Sqwal. » Je mets mon petit chez Sqwal. Ça marche convenablement pendant deux mois. J’étais même plutôt content. Je ne sais pas si le petit faisait des progrès : car j’ai eu ma maison à monter et je n’ai guère eu le temps de m’occuper de ses devoirs. Mais le petit, qui est ordinairement un garçon instable, turbulent, paraissait se calmer et s’assagir. Jusqu’au jour où je m’aperçus que son regard changeait, — s’éteignait… Je ne sais pas si vous me comprenez ?
— Oui, dis-je. A tous les gosses de Sqwal j’ai vu ce regard éteint.
— Alors je lui ai demandé : « Tu n’es pas malheureux, Billy ? » Il m’a répondu : « Non… Non, père. Ça va. » Deux ou trois jours après je lui ai demandé : « Tu as l’air tout drôle ? Qu’est-ce qui se passe ? » Il m’a encore répondu : « Rien. Je me porte bien. » Bon. Avant-hier il est rentré de l’école comme brisé de fatigue… avec des yeux… vous savez : des yeux… comme quand on vient d’avoir un cauchemar… Il n’a pas mangé. Il s’est couché. Nous nous sommes dit : « Il a encore eu froid. Il a pincé un rhume. » Mais dans la nuit le délire l’a pris. Il s’est mis à s’agiter dans son lit et il nous prenait la main, à sa mère et à moi, en criant : « L’écureuil ! L’écureuil !… » Nous avons fait venir un médecin. Il a examiné Billy, l’a pris à part, l’a fait causer, — et il m’a dit : « Où donc va-t-il à l’école ? — Chez un nommé Sqwal… — Mais vous savez qu’on le maltraite ! — Qu’on le maltraite ? Qui ça ? — Son maître. Votre nommé Sqwal… — Mais c’est impossible ! M. Sqwal est un pédagogue ; c’est un homme très réputé… Il m’a été recommandé par des gens tout à fait bien… — Vous savez : pédagogie, philanthropie, — ce sont des mots. Il faut voir ce qu’il y a derrière… »
Il but une grande lampée de bière et s’épongea le front.
— Alors, dit-il, voilà, toute la journée d’hier j’ai fait une sorte d’enquête, — sur les Pêcheurs du Lac, — sur la Mère, qui m’avait également parlé de Sqwal dans des termes excellents, — sur les Sqwal, mari et femme, — et j’ai découvert des choses… des choses telles que, si je n’avais pas eu les preuves, je croirais volontiers qu’on s’est fichu de moi… Qu’est-ce que c’est donc que l’humanité ! On dit qu’elle est vieille de six mille ans… Au bout de six mille ans elle en est encore là…
Il eut l’air de se mettre à songer. Puis chassant cela de la main :
— Voyons, dit-il. Que je ne m’égare pas… Car je vous avouerai que depuis hier la tête me tourne un peu… D’abord j’ai appris que les Pêcheurs du Lac faisaient profession de sauver les âmes. Bon. C’est très bien… Seulement ils ont la haine des corps…
Il leva son index en l’air :
— Plus les corps souffrent, pensent ces malheureux, plus ils sont flagellés, torturés, — plus les âmes ont de chance d’être sauvées. Le pis est qu’avec ces théories-là, ils attirent du monde et une fois qu’ils tiennent quelqu’un, bon sang ! ils le tiennent bien !… Il n’y a plus rien qui existe : ni amour, ni famille, ni enfants. Les Winston avaient une fille qui s’appelait Grâce… Grâce !… c’est un joli nom… Il y a de la joie là-dedans et du sourire… Elle est entrée aux Pêcheurs. Maintenant, quand elle rencontre ses parents dans la rue, elle passe droit son chemin, — sans les saluer. C’est ainsi.
— Pourtant, fis-je, je me suis trouvé avec deux ou trois de ces Pêcheurs. Ce ne sont pas de méchantes gens…
— Ce sont des fous ! dit Farquard, des fous tragiques, — qui se sont arrachés le cœur !…
— On ne peut donc rien contre eux ?
— Il paraît que non. Les lois les protègent. Vous savez : ce n’est pas très intelligent, les lois… Tout dépend des mots qu’elles recouvrent. Or dans le cas des Pêcheurs il y a des mots comme : charité, rédemption, etc. Alors chaque citoyen peut être maudit et exècre ces gens-là. Mais la collectivité leur tire son chapeau.
— La Mère ? demandai-je à Farquard.
Il eut l’air de se recueillir une seconde :
— La Mère, dit-il, — c’est autre chose. C’est moins simple et moins clair. Nous entrons dans un domaine de haute psychologie où je patauge un peu. Voyons… Comment vous expliquer ça ? C’est une femme méchante. Elle aime avilir et dégrader. Mais, peut-être parce que les gens s’ignorent toujours un peu, et, peut-être encore, parce qu’ainsi elle peut mieux mener à bonne fin sa mauvaise tâche, elle l’a mise sous le couvert d’une idée honorable : l’antialcoolisme. Alors, avec son antialcoolisme, elle prend des hommes, sans doute dégradés, des ivrognes, des repris de justice, — et elle les sauve. Mais elle ne les sauve qu’en faisant d’eux des choses plus pitoyables encore que ce qu’ils étaient jusqu’alors, des êtres infâmes…
— J’ai vu ça…
— Des êtres à l’orgueil, à la dignité rompus, de pauvres chiens rampants. Wilkes était alcoolique et il rouait de coups sa femme, ce qui n’est pas très beau, — non. Elle l’a tiré de l’alcool. Mais Wilkes n’est plus un homme. Je voudrais vous le montrer. Vous auriez la chair de poule. On lui dit : « Wilkes, debout ! » Il se lève. On lui dit : « Assis, Wilkes ! » Il s’assied.
— Mais comment s’empare-t-elle de tous ces pauvres diables ?
— Je ne sais pas. On ne sait pas. Quelqu’un m’a dit qu’elle les regardait d’un certain œil. Alors ils tombent par terre et lui disent : « Ma mère chérie ! »
— Sqwal ? lui dis-je. Parlez-moi de Sqwal !
Il tira de sa poche une grosse pipe de racine, la bourra, l’alluma lentement, en tira deux ou trois bouffées :
— Sqwal, fit-il, est, après les Pêcheurs du Lac, après la Mère, d’un niveau encore supérieur dans le mal. Sqwal est un personnage démoniaque. Voilà… Je ne trouve pas d’autre mot. C’est un ancien forgeron. Un jour, — il avait à ce moment-là vingt-cinq ou trente ans, — il a décidé de se consacrer au relèvement des mineurs et des prostituées. Il a fait du battage autour de ça, des boniments de camelots, — et l’argent, cet argent qui se déclenche si difficilement quand il y a quelque chose d’intéressant ou simplement de sérieux à faire, — l’argent est arrivé. Le gouvernement, les pouvoirs publics, qui sont bien les choses les plus godiches que je connaisse, au lieu de se demander ce qu’il y avait derrière ça, ce qu’il y avait dans l’âme de Sqwal, le gouvernement et les pouvoirs publics se sont hypnotisés sur ce mot : Charité, — et, finalement, tant en dons qu’en subventions, Sqwal s’est trouvé à la tête de cent soixante mille dollars.
— Bravo ! dis-je. Un savant demanderait des fonds pour lutter contre le cancer ou le choléra…
— Il ne ramasserait pas dix cents. Alors Sqwal a installé son ouvroir, a fait le rabatteur à droite et à gauche, prononcé des discours, s’est fait interviewer, — et les pauvres femmes sont venues et il les a sauvées de la prostitution. Vous me direz encore : « Mais comment les prenait-il ? » Je crois au fond que beaucoup de gens ont le vertige de la souffrance…
— Quel système employait-il pour leur faire expier leur faute ?
— Mystère… Tout ce que je sais c’est qu’un jour la police a mis le nez là-dedans. On s’est aperçu que dans l’ouvroir de Sqwal il se passait des choses… regrettables… Des filles s’étaient un beau jour réveillées de ce cauchemar et étaient allées raconter ce qu’elles avaient souffert…
— On l’a coffré ?
— Non… Coffrer Sqwal ! Vous êtes fou ! On lui a simplement dit : « Pas trop de zèle ! » Sqwal, déçu, à côté de son ouvroir de repenties ouvrit une école, — parce que les gosses c’est plus sûr : ça ne parle pas.
— Mais, dis-je, l’ouvroir existe toujours ?
— Oui.
— Alors c’est là qu’est Marion ?
— Sans aucun doute…
— Mais quelle vie mène-t-elle là-dedans ?
— On ne les torture plus : c’est tout ce que je puis vous dire…
Je me levai :
— Patrice, dis-je à mon vieux compagnon, qui, pendant toute cette conversation, était resté silencieux à tailler des petits bouts de bois avec son grand couteau de chasse, Patrice, voulez-vous repartir avec moi loin de toutes ces folies ? Avec moi et cette malheureuse…
Sans attendre sa réponse :
— Voilà, lui dis-je. Vous allez rentrer au galop chez Zarnitsky ; vous le paierez, vous embrasserez pour moi Op. 23 et vous reviendrez ici avec le traîneau, nos frusques et nos bagages.
Patrice vida son verre et s’en alla.
— Sqwal, continua Farquard, ouvrit donc une école. J’ai fait porter tout spécialement ma petite enquête sur cette école. J’ai questionné les parents, les élèves…
— Et ?…
— J’ai découvert de bien belles choses !
— Vous allez saisir la justice ?
— Non…
— Bah !
— Non. Je n’ai pas besoin de la justice des autres. J’ai la mienne. Mais laissez-moi d’abord vous dire ce qu’est le nommé Sqwal et comment le nommé Sqwal comprend la pédagogie…
J’avais le dos tourné à la porte. J’avais Farquard en face de moi… A ce moment j’entendis la porte s’ouvrir, je reçus dans les jambes le coup de vent glacé du dehors, — et :
— Tiens ! dit Farquard.
Un homme venait d’entrer. Il secoua sur le seuil son manteau couvert de neige et, appelant le patron, qui, à son comptoir, était en train de rincer des verres :
— Monsieur Hudswell, dit-il, est-ce que ma femme est venue reprendre les deux bidons ?
— Oui, monsieur Sqwal, dit l’autre.
Farquard s’était levé à demi. Je crus qu’il allait se jeter sur le nouveau venu…
— Monsieur Sqwal ! dit-il, d’une voix joyeuse et cordiale. La santé est bonne, monsieur Sqwal ?
— Ah ! bonjour, monsieur Farquard, dit Sqwal, en éclatant d’une sorte de rire de cheval qui s’ébroue. Comment va notre petit bambin ? Je ne l’ai pas vu depuis deux ou trois jours…
— Il est un petit peu souffrant, fit l’autre. Je me demande si ce n’est pas la croissance…
— C’est très probablement la croissance, dit Sqwal, et, si j’ai un conseil à vous donner, monsieur Farquard : méfiez-vous. C’est un cap que nos garçonnets doublent parfois assez difficilement. Dans ces cas-là je ne saurais trop recommander les fortifiants…
— Ah !… dit Farquard, qui jouait admirablement les idiots, je suis content de vous l’entendre dire, monsieur Sqwal. Voilà un mois que je me tue à le répéter à ma femme : « Jane, ce garçon a besoin de fortifiant ! » Mais essayez donc d’avoir une conversation sérieuse avec une femme !
— Ah ! Ah ! Ah ! pouffa Sqwal, et les vitres en tintèrent… Il ne faut pas dire du mal de votre femme, monsieur Farquard. C’est une femme dont j’ai pu apprécier à différentes reprises les solides qualités de bon sens et le cœur excellent. D’ailleurs elle a ceci pour elle qu’elle aime les marmots ; or, voyez-vous, monsieur Farquard, quand on a devant soi quelqu’un qui comprend les enfants, qui s’attache à faire leur bonheur, et, retenez bien ceci, je vous prie, à les rendre meilleurs, j’estime qu’il faut passer sur tout le reste…
— Bien dit ! s’écria Farquard. Voilà qui est fortement pensé et joliment exprimé ! Monsieur Sqwal, — asseyez-vous donc… Nous allons boire quelque chose.
Sqwal fit un geste de la main et éclata de rire :
— Jamais d’alcool !
— Ah ! monsieur ! dit Farquard d’une voix triste et fâchée, je croirai, si vous me refusez ça, que vous avez honte de trinquer avec un pauvre diable comme moi !
— Mais, monsieur Farquard… disait l’autre, en se défendant…
— Allons ! Allons ! l’interrompit Farquard. Monsieur Sqwal, vous m’avez pris mon gamin ; vous êtes en train d’en faire un homme… Puisque l’occasion s’offre à moi de vous en remercier, vous ne m’empêcherez pas de la saisir…
Sqwal, ravi au fond et qui ne cessait de faire : ah !… ah !… ah !… Sqwal s’inclinait.
— Patron ! cria Farquard. On va passer dans la petite pièce du fond. On sera plus tranquilles pour causer…
Nous passâmes dans une espèce de salon qui n’était séparé de la salle commune que par une porte vitrée. C’était un réduit grand à peu près comme un placard. Deux ou trois tables. Des chaises. Une banquette de cuir. Il y avait au mur une gravure en couleur représentant « Bolivar abdiquant ». Sqwal, de tout son grand corps disloqué, se laissa tomber sur la banquette de cuir ; Farquard s’assit en face de lui, et, quant à moi, pour ne rien perdre de ce qui allait se passer, je m’assis entre eux deux, au bout de la table.
Le patron avait apporté trois verres et il s’apprêtait à nous y verser la dose habituelle de gin. Mais Farquard lui posa la main sur le bras :
— Laissez ça, dit-il. Je ferai le service moi-même.
Nous restâmes seuls.
— Eh bien ! Monsieur Sqwal, dit Farquard, les choses vont-elles comme vous voulez ?
Il remplissait le verre du maître d’école.
— Monsieur Farquard, répondit Sqwal, vous me posez la question franchement ; je vous répondrai avec non moins de franchise. Les choses ne vont pas comme je veux. En ce sens que les journées sont trop courtes et que je ne puis venir à bout de ma tâche. Vous me croirez si vous voulez, Monsieur Farquard : il y a des moments où je suis en train de réfléchir à un problème de pédagogie, de sociologie… tout à coup la tête se met à me tourner sur les épaules et Mme Sqwal en est réduite à me poser des compresses d’eau glacée sur les tempes et sur le front.
— J’ai idée, en effet, dit Farquard très sérieusement, que la pédagogie est un rude métier. Je me demande comment vous pouvez faire pour vous y reconnaître au milieu de tous ces gosses dont pas un naturellement ne doit ressembler à l’autre… A votre santé, Monsieur Sqwal ! A la santé de Mme Sqwal et à la santé aussi de votre… ah ! comment appeler ça ?… de votre sacerdoce ?…
— De mon apostolat, dit Sqwal. Nous sommes en quelque sorte des apôtres laïques. Il ne faut entrer dans l’enseignement que quand on est prêt à se dévouer corps et âme pour ces bambins. Il m’arrive de réveiller Mme Sqwal la nuit et de lui dire : « Chère amie, avez-vous songé à donner son cachet de quinine au petit Chappelow ? » ou encore : « Chère amie, qu’est-ce que vous pensez de la phonomimie ? »
Il but une lampée d’alcool.
— Si encore vous étiez toujours récompensé de vos efforts ! dit Farquard.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda Sqwal.
— Je veux dire tout simplement, Monsieur Sqwal, que, dans vos petits élèves ou leurs parents, vous devez bien souvent rencontrer des ingrats ?
— Cher monsieur, je dois dire que voilà le dernier de mes soucis. Il ne faut chercher de récompense que dans la satisfaction du devoir accompli. Les remerciements ? La reconnaissance ? Ni Mme Sqwal ni moi nous ne nous sommes jamais préoccupés de ça…
— Parce que vous êtes de rudement braves gens ! dit Farquard. Vous êtes de ces gens comme il faudrait qu’il y en ait davantage… Pas vrai ? fit-il en se tournant vers moi.
— J’ai vraiment plaisir à entendre M. Sqwal parler de cette façon-là ! dis-je d’un ton cordial et brusque.
— Ah ! Ah ! Ah ! ricana le pédagogue.
Je lui tendis par-dessus la table une main grande ouverte :
— Bravo ! Je voudrais avoir quinze gosses pour vous les donner, Monsieur Sqwal !
Il se laissa prendre la main. Je la lui serrai avec effusion.
— Tenez !… fit Sqwal, — nous parlions de gratitude… Un jour, — il y a de cela quelques années, — une mère m’amène un jeune garçon dont elle ne pouvait rien faire. Le gamin était arrivé à onze ans sans savoir son alphabet… J’examine l’enfant. Il était porteur d’une lourde hérédité pathologique et mentale. La voûte du palais nettement ogivale. Onychophage. Kleptomane. Pratiques solitaires.
— Fichtre ! siffla Farquard.
— Je dis à la mère : « C’est un sauvetage à tenter. J’y laisserai peut-être ma peau mais l’affaire m’intéresse : je veux bien essayer. » — « Merci ! Merci ! balbutiait-elle. Vous êtes mon sauveur ! »
— Un peu de gin ? monsieur Sqwal, dit Farquard.
— Eh ! dit Sqwal en tendant son verre. Il est sympathique… Sec mais sympathique… eh bien ! j’en reviens à mon histoire : deux ans ne s’étaient pas écoulés que le sauvetage était opéré. Le jeune homme lisait couramment, écrivait, d’une écriture gauche encore mais lisible, possédait son addition, sa soustraction, — et nous avions commencé à aborder la multiplication, quand il mourut, d’une méningite. C’est ici que la chose se corse… Je m’attendais à ce que la mère vînt me remercier de ce que j’avais fait pour son malheureux garçon. Or, en fait de remerciements, je reçus de cette femme une lettre où il n’y avait que ce mot : « Bandit ! » Signé : « Margaret Wheeler. »
Il but une gorgée de gin et ricana de nouveau :
— Il m’est assez souvent arrivé d’avoir à débrouiller de petits problèmes psychologiques, dit-il. Cette fois je dois avouer humblement que je n’ai pas compris. Il me paraît évident que cette femme m’en voulait… Pourquoi m’en voulait-elle ? Vous m’obligeriez infiniment en m’éclairant sur ce point…
Sqwal tenait bon. Il en était à son quatrième ou cinquième verre de gin et, à part une coloration plus vive des pommettes, un débit plus précipité de la parole, plus fréquemment entrecoupé de ses sinistres : ah ! ah ! ah ! le chavirement de l’ivresse semblait encore loin.
Farquard avait essayé vainement, à deux ou trois reprises, de le faire dérailler, en lui disant des choses comme : « Tout de même, voyons, Monsieur Sqwal, — un gamin qui ne veut rien faire… vous ne croyez pas qu’avec une bonne taloche ?… »
— Une taloche, Monsieur Farquard ? répondait Sqwal. Pourquoi une taloche ? Il y a tant de façons de se faire comprendre de ces bambins ! Vaut-il pas mieux se faire aimer ? C’est par le cœur qu’on arrive à leurs petits cerveaux…
Farquard regardait avec inquiétude et dépit sa bouteille de gin qui se vidait sans résultat. Tout à coup, j’entendis les grelots des chiens, la voix de Patrice, — et j’allais me lever, brusquer les choses, quand, juste à ce moment, subitement, la chose se fit. Sqwal se laissa glisser dans l’ivresse.
D’abord ce fut son rire… ah ! ah ! ah ! ah !… un rire qui n’avait plus rien d’humain et se prolongeait pendant quinze, vingt secondes, et, soudain, couic !… s’arrêtait net, comme cassé. Alors Sqwal, avec le plus grand sérieux, une espèce d’effarement, nous regardait et disait : « Nervosisme ! »
Puis il se prit pour Farquard d’une sorte de débordante amitié et il se mit à le tutoyer :
— Far…quard !… disait-il dans un hoquet, tu es un type plein de cœur… et… heu !… où donc que je t’ai déjà vu ? Tu n’étais pas en 22 à Lowestoft ? L’histoire des sacs ? Tu te rappelles ?
— Sqwal ! Sacré Sqwal ! répondait Farquard, en lui tapant dans le dos. Vieux Sqwal de mon âme ! Je te retrouve !
— Oui… oh !… copains !… copains comme pipe et gueule !…
Puis se penchant confidentiellement à l’oreille de Farquard :
— Seulement tu es ce que j’appellerai une vieille carne de cochon : tu m’as fait boire là un tord-boyaux insidieux…
— Ça ? Il n’y a pas plus brave gin et plus honnête !
Il y eut un moment de silence. Sqwal avait posé sa tête sur l’épaule de Farquard et nous crûmes qu’il allait s’endormir. Mais il se redressa et d’une voix coupée d’éclats de rire plus stridents que jamais et de sombres éructations :
— Farquard, dit-il, j’avais un canard, dans le temps, quand je n’étais encore qu’un gamin… Un canard… Cloc ! cloc !… ah ! ah !… Il s’appelait… Je lui avais foutu un nom… Quel nom ? Mystère !… et bref, un jour — j’aime la Science, tu sais… la Science !… Ne t’avise surtout pas de blaguer la Science !… C’est sacré !… Un jour, j’ai fait avec ce canard une expérience positive et scientifique… ah ! ah ! ah !… j’ai mis du grain sur une pierre… Alors le canard a fait ce que tu aurais fait toi-même : il est venu pour happer ce grain… Moi, scientifiquement, j’ai pris une hache et… ah ! ah !… je lui ai coupé le cou… Pan !… Chose très curieuse et qui démontre péremptoirement l’utilité des expériences scientifiques, le canard, mon vieux, a continué de marcher. Il a fait trois fois le tour de la cour… Après quoi j’ai recommencé l’expérience avec le chien. Ça n’a rien donné… Le chien est un animal au-dessous de tout quand on lui retire la tête… A noter, hein ?
— Voilà Sqwal ! fit Farquard, en me regardant.
Puis se tournant vers le maître d’école :
— Sqwal ! Sqwal ! dit-il. Tu as dû en faire quand tu étais petit !
— Eh ! dit l’autre. J’ai… Je me suis payé quelques bonnes rigolades scientifiques…
— Bravo ! Il faut ça ! Jeunesse n’a qu’un temps ! s’écria joyeusement Farquard. Mais écoute bien ce que je vais te dire… Écoute bien, Sqwal !… Ce que tu as fait n’est rien à côté de ce que j’ai fait. J’étais un gosse épouvantable…
— Ah ?… Eh ?… fit Sqwal.
— Je ne rêvais que sang et meurtre. Personne… tu m’entends ? ouvre tes oreilles, vieux !… personne n’a jamais pu me dompter…
Sqwal eut l’air de réfléchir une seconde.
— Parce qu’on ne savait pas, dit-il, dans un hoquet.
— Ah ! Ah !… rien à faire !… reprit Farquard. J’ai eu des maîtres qui s’y sont usé la santé. Il y en a un qui est devenu fou…
— Des blagues ! fit Sqwal. Quand on veut dresser un gosse on le dresse. Tu as toute la supériorité de ta force… Un gosse n’est pas de taille…
— Vieux Sqwal ! Vieux Sqwal ! dit Farquard en ayant l’air de le menacer gentiment du doigt. C’est des choses qu’on dit pour briller dans la conversation. C’est des mots… De simples mots… Mais j’aurais voulu te voir en face de Daniel Farquard, dit Dany. Qu’est-ce que tu aurais fait ?
— D’abord, répondit Sqwal, dans les yeux de qui une flamme s’alluma, d’abord, je t’aurais fait crier de faim, mon garçon. La faim est une très bonne chose… Je vois très bien mon Dany dans le gentil bureau de M. Sqwal… « Tu veux manger, Dany ?… A genoux !… A plat ventre, petit Dany !… Non ? On ne veut pas ?… On a son petit orgueil ?… Respectons ledit petit orgueil !… On mangera demain ou après-demain… » J’en ai eu un, — une abominable petite tête… Une barre de fer !… Je l’ai eu pourtant… Je les ai eus tous… Je le faisais jeûner un jour, deux jours… Je lui faisais passer les gamelles sous le nez… comme ceci, — tout doucement… Je collais une feuille de papier sur le morceau de viande, tu saisis ?… pour que ça s’imprègne bien de son odeur… et comme ceci… sous le nez !… sous le nez !… passez !… houp !… A la fin, Corsham… il s’appelait Corsham… il est tombé, évanoui… Ah ! Ah !…
— Je crois, dit Farquard qui avait pâli, que tu ne m’aurais pas eu par la faim. Je serais plutôt crevé.
— Alors, fit Sqwal, j’aurais pris mon petit Dany, je l’aurais planté dans un coin de mon bureau, les bras en l’air, une ampoule électrique de cinquante bougies, nue, devant les yeux. J’aurais dit à Dany : « Petit Dany, il faut garder tes bras en l’air et tes yeux ouverts, grands ouverts. Chaque fois que tu baisseras les mains ou que tu fermeras les yeux, je te taperai, avec cette règle, sur les mains ou sur la tête. » Au bout d’un moment, Dany aurait senti au-dessus de lui un poids de cent livres et tout le sang du corps lui serait venu aux yeux. J’en ai eu de cette façon-là deux ou trois qui étaient de petits bavards incorrigibles.
Farquard avait baissé la tête. Il ne disait plus rien.
— Puis, dit Sqwal, continuant, et comme s’il se fût raconté cela à lui-même… Puis il y a l’écureuil. L’écureuil a ceci de bon qu’il ne laisse aucune trace.
Il éclata de son rire glacial.
— J’ai vu un enfant faire l’écureuil, dis-je à Farquard. C’est une chose abominable.
— Oui, répondit Farquard. Il y a un homme qui s’appelle Greenhalgh, dont le petit garçon était paralysé d’un côté, incapable de se tenir sur son pied droit, de se servir de son bras droit. Sqwal lui a fait faire l’écureuil toute une soirée. C’était atroce parce que le petit ne pouvait se retenir, tombait de tout son poids, comme une pauvre chose brisée…
Sqwal continuait son monologue : « Sanction et réparation !… Là où il y a faute il y a nécessairement châtiment… Ah ! Dany !… On ne connaissait pas M. Sqwal, petit Dany !… A genoux !… Veux-tu te jeter par terre, Dany !… Comme une bête !… Comme une petite bête !… »
La porte s’ouvrit. Patrice entra.
— Les chiens s’impatientent, dit-il.
— Une minute, dit Farquard, qui sembla s’ébrouer comme au sortir d’un cauchemar. Voulez-vous avoir l’obligeance de rester devant la porte. Empêchez d’entrer qui que ce soit. Je vais avoir une explication avec monsieur.
Patrice sortit.
Farquard s’était levé :
— Sqwal, dit-il soudain, en élevant la voix et en retirant la table derrière laquelle le pédagogue était assis, Sqwal, c’est fini de rire… Lève-toi !
— Pour quoi faire ? fit l’autre.
— Parce que je suis Farquard, Daniel Farquard, de Banbury !
— Je sais, je sais…
— Je suis le père du petit Farquard, que tu as eu comme élève, — et que tu as torturé !
— Sanction et réparation !… fit Sqwal, stupide.
— Oui, dit Farquard. Sanction et réparation !… Belle formule !… et qui avec moi aura son sens plein !… Sqwal, abominable brute, pourceau immonde, nous allons sanctionner et réparer !… Debout !
— Mais… eh ! Farquard… tu es saoul !… bégaya le maître d’école, — et il fit mine de porter la main à son verre, pour boire, — ou pour jeter à la tête de Farquard.
Mais l’autre ne lui en laissa pas le temps. Il le prit par les cheveux… tira !… han !… Sqwal poussa une sorte de hurlement, se leva, pâle soudain, dégrisé, s’appuyant du dos au bord de la table, les traits crispés.
Et pan !… le poing de Farquard se décocha comme une énorme pierre… Sqwal reçut la chose en plein sur l’œil, bascula par dessus la table, les quatre fers en l’air, la tête cogna contre le mur avec un bruit sourd, il resta affalé, le corps sur la banquette, les jambes sur la table… Il n’avait pas fait ouf !… Je me penchai sur lui. Il avait la peau de la joue comme crevée d’un coup de couteau. Le sang coulait…
— Vous l’avez tué ! dis-je à Farquard.
— Pensez-vous ! fit Farquard. Ces charognes-là ne crèvent pas… Mais l’animal a la tête dure comme du bois. Je me suis à moitié foulé le poignet…
Il but une gorgée de gin.
— Un million ! dit-il. Je ne donnerais pas ce coup de poing-là pour un million !
Sqwal avait fait un vague mouvement.
— Mouillez-lui son aimable figure, me dit Farquard.
Je fis couler sur lui le contenu d’une carafe. Il ouvrit un œil, — le seul de ses yeux qui eût encore quelque possibilité de s’ouvrir, — se secoua, comme un chien qui sort de l’eau, — regarda, ahuri… se leva et, comme s’il ne nous avait pas vus, se dirigea vers la porte…
Alors… pan !… un second coup de poing du terrible petit homme le lança dans une bousculade de chaises et, cette fois, il disparut sous la table, sous la banquette… Il n’y avait plus que ses deux jambes maigres qui dépassaient, avec ses chaussettes qui retombaient élégamment sur les chevilles…
Farquard resta un moment à le regarder, en s’appuyant sur une chaise, — car il était à la fois essoufflé et tremblant de « nervosisme », comme eût dit Sqwal.
— Voilà. C’est fait, dit-il enfin. Nous pouvons nous en aller.
— Non, fis-je. Il me reste la petite à tirer de là. Je vais aller à l’ouvroir… Est-ce qu’il peut marcher ?
— Lui ? dit Farquard. Il ne s’est jamais si bien porté. Il nous enterrera tous… N’est-ce pas, vieux ?
Et il lui allongea un grand coup de pied dans les jambes…
Nous attendîmes un bon quart d’heure sans rien faire pour accélérer le retour de Sqwal à la vie. Il remua enfin, sortit en rampant de dessous sa table, resta un moment assis par terre, nous regardant hébété, avec une gueule extraordinaire, qui était peinte de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
— Vous n’êtes pas très joli à regarder, mon cher pédagogue, lui dit Farquard.
— Vous allez me tuer ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Pas forcément, répondis-je. Mais regardez ça.
Je sortis mon revolver de l’étui et le lui mis sous le nez :
— Si vous faites un geste, si vous dites un mot au cours de la petite expédition à laquelle nous allons vous demander de bien vouloir participer, vous avez une balle dans le ventre. Le moment est venu d’obéir, Sqwal, — et au doigt et à l’œil !… Comme une petite bête !
Puis me tournant vers Farquard :
— Vous allez voir, Monsieur Farquard. Il vaut mieux que sa réputation. C’est un garçon très doux.
Alors je commandai :
— Debout, Sqwal !
Il geignit :
— Peux pas !… jambe brisée…
— Je vais compter jusqu’à trois, Sqwal… Un !… Deux !…
Il se leva…
J’ouvris la porte. Patrice était là, appuyé contre le chambranle, les bras croisés. Le patron avait disparu ; on l’entendait scier du bois dans son hangar.
— Allez ! dis-je à Patrice, en lui montrant le maître d’école. Mettez-moi ça dans le traîneau. Je vous suis…
Ils passèrent la porte. Je vis Sqwal se laisser tomber, assommé, sur les peaux d’ours, la tête sur sa poitrine, comme un grand pantin disloqué.
Le patron venait. Je jetai sur le comptoir les deux dollars qu’il me demandait et Farquard et moi nous sortîmes.
— Conduisez-nous, cher monsieur, dis-je à Sqwal. Nous allons à l’ouvroir.
L’ouvroir était à deux cents mètres de là. C’était une grande construction de briques, sinistre. Jamais je n’avais vu murs aussi droits et aussi mornes.
La concierge balayait sur le pas de la porte. C’était une petite bonne femme échevelée, grouillante, qui remuait de tous les membres à la fois, en ayant l’air de se défendre contre une armée de démons taquins.
— Oh !… monsieur Sqwal !… que vous est-il arrivé ? dit-elle en apercevant Sqwal.
— Ne vous inquiétez pas, madame, dit Farquard. Le pauvre cher homme s’est malencontreusement heurté à quelque chose de dur. Mais quelques petites compresses d’eau fraîche sur ses petits z’yeux-z’yeux et, d’ici un mois ou deux, il n’y paraîtra plus.
Patrice resta dans le traîneau.
Farquard et moi, flanquant et soutenant Sqwal, qui n’y voyait goutte et dont les longues pattes flageolaient, nous entrâmes.
— Où sont-elles ? lui demandai-je.
— Quelle heure est-il ? fit-il d’une voix étranglée.
— Midi trois quarts…
— Alors elles sont au réfectoire. Allez au bout de la galerie et tournez à gauche.
C’était une sorte de cloître qui entourait une cour carrée : un toit de tuiles soutenu par des piliers de bronze. Il régnait un silence absolu et là aussi traînait comme à l’école cette odeur abominable de caserne ou de prison : soupe rance, choux avariés, etc. Nous nous étions arrêtés devant une porte dans laquelle un guichet à glissière était percé.
Sqwal allait mettre la main au bouton de la serrure.
— Laissez ! dis-je.
Je poussai le petit volet de bois du guichet et je regardai.
C’était une grande salle avec des bancs et des tables posées sur des tréteaux. Sur l’un de ces bancs, face aux fenêtres qui donnaient sur la cour, une grosse femme était assise, — une grosse femme à la poitrine énorme et croulante, un tablier bleu sur ses genoux écartés. Son visage avait je ne sais quelle expression de lassitude crapuleuse. Devant elle, par terre, il y avait une énorme marmite pleine d’une chose fumante, et, d’une main, — comment exprimer ce geste ?… d’une main avachie, elle plongeait dans cette sorte de colle blanchâtre une lourde cuiller d’étain. On eût dit une espèce de divinité qu’on serait allé chercher dans les bas-fonds les plus abjects de l’humanité.
Devant elle, alignés contre le mur ou contre les fenêtres qui y étaient percées, il y avait les pauvres, les tristes hôtes de ce lieu sinistre. Une trentaine de femmes… Elles étaient vêtues de longs tabliers à petits carreaux noirs et blancs qui leur tombaient jusqu’aux chevilles. Elles avaient les pieds nus dans des sabots. Elles étaient coiffées, sur leurs cheveux coupés ras, de ces petits bonnets blancs qu’on met aux enfants qui ont la teigne, et, sur la poitrine, à la place du cœur, elles avaient, cousu au tablier, un large carré de toile blanche portant un numéro : 17… 22… 27… un numéro énorme, — comme ceux qu’on trace à grands coups de pinceau sur les caisses de marchandises dans les gares.
La grosse femme à la marmite appelait : 22 !
Du mur se détachait alors une de ces malheureuses. Elle venait, faisait devant l’immonde créature un petit salut des deux jambes légèrement pliées, un sourire crispé. La femme puisait avec sa louche dans la marmite, jetait cette pâtée dans la gamelle qui lui était tendue ; la pauvre fille faisait encore un petit salut, souriait de nouveau et s’en retournait.
Pas un mot. Une sorte de terreur ahurie pesait sur tout cela.
— 20 ! dit la grosse femme de sa voix rude et traînante.
Je reconnus « le 20 » : c’était Marion…
J’ouvris la porte et j’entrai.
— Marion ! dis-je. Marion ! Que faites-vous ici ? N’aimez-vous pas mieux la mort ? Que cherchez-vous ? Vous voulez expier ? Expier quoi ! La folie de la vie ?
Elle m’avait aperçu, — pauvre petit être qu’ils avaient rendu grotesque et laid, — elle si jeune, si fraîche, avec son clair visage et ses grands cils qui abritaient tant de rêve !… Elle restait là, gauche, inerte, la bouche demi-ouverte comme sur un cri muet.
— Marion ! repris-je. Vous n’avez donc pas pour deux sous d’orgueil et de sang dans les veines ? Puisque vous voulez racheter votre faute, — si faute il y a !… vous n’êtes pas assez grande pour la racheter devant vous seule ? Vous donnez votre âme à ces brutes ?
Elle posa sa gamelle sur une table. Je crus qu’elle allait parler… Non. Elle ferma seulement les yeux et appuya ses deux mains tremblantes sur son visage.
— Venez ! dis-je. Venez ! le traîneau est là… Nous irons aux cinq cents diables, au pays des loups, de la neige, — loin des hommes et loin de tout.
Elle ne bougeait toujours pas et j’entendais déjà derrière moi le ricanement de Sqwal. Alors je m’approchai d’elle, — je lui posai doucement la main sur le bras, — et ce fut comme si la chaleur de ma main l’avait soudain tirée de son envoûtement : elle se jeta à mon cou et dans un flot de larmes elle me cria : « Sauvez-moi ! »
Je l’entraînai. Sqwal avait disparu. Farquard se mouchait bruyamment. Nous traversâmes la galerie… Elle courait. Elle perdit en route ses sabots…
Alors je la pris dans mes bras, franchis la porte, devant la concierge affolée, qui criait : « Arrêtez ! Arrêtez ! », la posai dans le traîneau, — et j’allais monter près d’elle, — Patrice avait déjà levé son fouet… Une main se posa sur mon épaule :
— Adieu ! me dit Farquard.
— Adieu ! lui dis-je.
— Rrrra…i !… cria Patrice, — et le traîneau se mit à glisser.
FIN
Établiss. Busson, 117, r. des Poissonniers, Paris (18e). — 15-12-28
ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, Rue Huyghens, PARIS
Vol. | |
BARBUSSE (Henri) Lauréat du Prix Goncourt 1916 | |
L’Enfer | 1 |
BENOIT (Pierre) | |
L’Atlantide (Grand Prix du Roman 1919) | 1 |
Pour Don Carlos | 1 |
Les Suppliantes | 1 |
Le Lac Salé | 1 |
La Chaussée des Géants | 1 |
Mademoiselle de la Ferté | 1 |
La Châtelaine du Liban | 1 |
Le Puits de Jacob | 1 |
Alberte | 1 |
Le Roi Lépreux | 1 |
Axelle | 1 |
BERTRAND (Louis) de l’Académie Française | |
Cardenio, l’homme aux rubans couleur de feu | 1 |
Pépète et Balthazar | 1 |
Le Sang des Races | 1 |
La Cina | 1 |
Gustave Flaubert | 1 |
CARCO (Francis) | |
Bob et Bobette s’amusent | 1 |
L’Homme traqué (Grand Prix du Roman 1922) | 1 |
Verotchka l’Étrangère | 1 |
Rien qu’une Femme | 1 |
L’Équipe | 1 |
De Montmartre au quartier latin | 1 |
Les Innocents | 1 |
L’Amour vénal | 1 |
Rue Pigalle | 1 |
CORTHIS (André) | |
Pour moi seule (Grand Prix du Roman 1920) | 1 |
L’Entraîneuse | 1 |
La Belle et la Bête | 1 |
DERENNES (Charles) | |
Vie de Grillon | 1 |
La Chauve-Souris | 1 |
Émile et les autres | 1 |
Gaby, mon amour | 1 |
DORGELÈS (Roland) | |
Les Croix de Bois (Prix Vie Heureuse 1919) | 1 |
Saint Magloire | 1 |
Le Réveil des Morts | 1 |
Sur la Route Mandarine | 1 |
Partir | 1 |
La Caravane sans Chameaux | 1 |
Le Cabaret de la Belle Femme | 1 |
DUCHÊNE (Ferdinand) | |
Au pas lent des Caravanes (Grand Prix Littéraire de l’Algérie 1921) | 1 |
Thamil’la (Grand Prix Littéraire de l’Algérie 1921) | 1 |
Le Roman du Meddah | 1 |
Aux pieds des Monts éternels | 1 |
Kamir | 1 |
La Rek’ba | 1 |
DUMUR (Louis) | |
Nach Paris ! | 1 |
Le Boucher de Verdun | 1 |
Les Défaitistes | 1 |
La Croix-Rouge et la Croix-Blanche | 1 |
Dieu protège le Tsar ! | 1 |
ESME (Jean d’) | |
Les Barbares | 1 |
GALOPIN (Arnould) | |
Sur le Front de Mer (Prix de l’Académie Française) | 1 |
Mathurin Le Clech | 1 |
La Sandale Rouge | 1 |
Le Bacille | 1 |
LEBEY (André) | |
Le Roman de la Mélusine | 1 |
L’Initiation de Vercingétorix | 1 |
Le Vénérable et le Curé | 1 |
LOUŸS (Pierre) | |
Aphrodite | 1 |
La Femme et le Pantin | 1 |
Les Chansons de Bilitis | 1 |
Les Aventures du Roi Pausole | 1 |
Psyché | 1 |
MAGRE (Maurice) | |
Priscilla d’Alexandrie | 1 |
La Luxure de Grenade | 1 |
Le Mystère du Tigre | 1 |
Le Poison de Goa | 1 |
MIRBEAU (Octave) | |
L’Abbé Jules | 1 |
Le Calvaire | 1 |
POURRAT (Henri) | |
Gaspard des Montagnes | 1 |
A la Belle Bergère | 1 |
RENARD (Jules) | |
L’Écornifleur | 1 |
Bucoliques | 1 |
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ROBERT (Louis de) | |
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Paroles d’un Solitaire | 1 |
ROLLAND (Romain) | |
L’Ame enchantée | 4 |
(I. Annette et Sylvie.) | |
(II. L’Été.) | |
(III. Mère et Fils, 2 vol.) | |
Clérambault | 1 |
Colas Breugnon | 1 |
Jean Christophe | 10 |
Liluli | 1 |
Pierre et Luce | 1 |
Le Jeu de l’Amour et de la Mort | 1 |
Pâques Fleuries | 1 |
Au-dessus de la Mêlée | 1 |
Les Précurseurs | 1 |
Les Léonides | 1 |
VILLETARD (Pierre) Grand Prix du Roman 1921 | |
M. et Mme Bille | 1 |
Les Poupées se cassent (Couronné par l’Académie Française) | 1 |
WILD (Herbert) | |
Le Conquérant | 1 |
Dans les Replis du Dragon | 1 |
Les Chiens aboient | 1 |
Le Colosse endormi | 1 |
Les Corsaires | 1 |
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