The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une vieille fille
    
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Title: Mémoires d'une vieille fille

Author: René Bazin

Release date: January 27, 2025 [eBook #75225]

Language: French

Original publication: Paris: Calmann-Lévy, 1908

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE VIEILLE FILLE ***






  RENÉ BAZIN
  DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

  MÉMOIRES
  D’UNE
  VIEILLE FILLE


  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3




DU MÊME AUTEUR


LIBRAIRIE CALMANN-LÉVY

Format grand in-18

  UNE TACHE D’ENCRE (Ouvrage couronné par l’Académie française)   1 vol.
  LES NOELLET                                                     1  --
  A L’AVENTURE (croquis italiens)                                 1  --
  MA TANTE GIRON                                                  1  --
  LA SARCELLE BLEUE                                               1  --
  SICILE (Ouvrage couronné par l’Académie française)              1  --
  MADAME CORENTINE                                                1  --
  LES ITALIENS D’AUJOURD’HUI                                      1  --
  TERRE D’ESPAGNE                                                 1  --
  EN PROVINCE                                                     1  --
  DE TOUTE SON AME                                                1  --
  LA TERRE QUI MEURT                                              1  --
  CROQUIS DE FRANCE ET D’ORIENT                                   1  --
  LES OBERLÉ                                                      1  --
  DONATIENNE                                                      1  --
  PAGES CHOISIES                                                  1  --
  RÉCITS DE LA PLAINE ET DE LA MONTAGNE                           1  --
  LE GUIDE DE L’EMPEREUR                                          1  --
  CONTES DE BONNE PERRETTE                                        1  --
  L’ISOLÉE                                                        1  --
  QUESTIONS LITTÉRAIRES ET SOCIALES                               1  --
  LE BLÉ QUI LÈVE                                                 1  --


ÉDITION ILLUSTRÉE

  LES OBERLÉ, un volume in-8 jésus, aquarelles et dessins de
    CHARLES SPINDLER.


LIBRAIRIE ÉMILE-PAUL

  LE DUC DE NEMOURS                                               1 vol.


535-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--5-08.




Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
compris la Hollande.




AVERTISSEMENT


J’ai extrait ces histoires des papiers qu’une vieille fille m’a
récemment légués. Le titre est de son choix. Il figurait sur le cahier
de gros papier couvert d’une écriture ferme, sans discipline linéaire,
jetée à la hâte, entre deux visites. Et elle voulait exprimer ainsi que
ce qu’elle raconte a été vu par elle, que ce livre est, avant tout, le
témoignage direct d’une personne qui fut mêlée à la vie de deux
fractions de l’humanité, bien peu connues en tout temps et en tout pays:
les pauvres et ceux qui les aiment. Des relations d’étroite parenté
m’unissaient à l’auteur des _Mémoires_. Tantôt elle habitait Paris, et
tantôt une propriété voisine d’Orléans, dans cette Beauce plumée comme
une volaille grasse, sans haies, sans bouquets d’arbres, qu’elle
regardait pourtant avec plaisir, ayant le goût passionné des lignes
longues, de l’espace et de la lumière. Bien des gens croyaient la
connaître et la jugeaient tout de travers, ce dont elle riait avec moi.
On la disait optimiste. Elle était sans illusion. Je crois même qu’elle
souffrait cruellement de l’impuissance où nous sommes de guérir les maux
très généraux que nous constatons autour de nous; mais, persuadée qu’il
se cache encore un orgueil dans cette souffrance, elle la taisait, et
s’efforçait de l’écarter, comme une cause permanente de faiblesse. Elle
refusait de se lamenter, pour ne pas cesser d’agir. On la rencontrait
dans le monde; elle en était; elle ne l’aimait pas. Mais elle aimait et
elle fréquentait l’élite religieuse de la France, élite nombreuse,
vivante, incomparable, fondée par la volonté de tous et sur la grâce
d’un seul, composée de riches et de pauvres, de clercs et de laïques, de
ceux qui prient, qui pensent de l’éternel, qui ne haïssent point, qui ne
cessent d’affirmer, dans l’obscur dévouement, la fraternité dont ils
parlent peu. De ceux-là, elle a dit quelque chose dans ses _Mémoires_.
Elle s’est étendue plus longuement sur les scènes de la vie populaire,
et surtout de la vie de misère, dont elle fut le témoin volontaire et
tenace. Ayant parcouru en tous sens un domaine qui ne sera jamais très
fréquenté, elle en avait rapporté des récits, des croquis de route,
comme font les voyageurs, et aussi des méthodes, des leçons, des
opinions, celle-ci, par exemple, que le monde des travailleurs manuels a
plus encore besoin de noblesse que de pain, qu’un grand nombre d’entre
eux le devinent obscurément, et que la plus sûre manière et la plus
prompte de les émouvoir, de les gagner, de les relever, c’est de leur
donner la certitude qu’on les aime uniquement pour leur âme. Paradoxe?
Non, vérité profonde, expérience de toute une vie, que ceux-là seuls
nieront qui ne connaissent pas les hommes. Chez l’auteur des _Mémoires_,
c’était là une idée directrice et maîtresse, qu’elle n’a peut-être pas
exprimé sous cette forme, mais dont ce livre est intimement pénétré.

R. B.




MÉMOIRES

D’UNE

VIEILLE FILLE




I

LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE


C’est une de nos supériorités de vieilles filles: nous avons notre âge.
J’ai trente-sept ans sonnés, comptés, oubliés déjà par mon prochain et
presque par moi-même. Pour qui essayerais-je de me rajeunir? Je ne fais
partie de la vie d’aucun être; je ne ralentis la marche d’aucune
ambition, je n’en aide aucune, et je n’ai près de moi aucune de ces
tendresses passionnées de mari ou d’enfants, qui souffrent de voir
tomber en ruines la force qui les sert et la part d’idéal qu’ils
croyaient avoir confisquée pour eux seuls. Et la vieillesse s’en empare!
C’est une mauvaise partageuse. Elle finit par ne rien laisser.

Je n’en suis pas là. Sans être vieille, je suis assez loin de la
jeunesse pour que ma liberté soit parfaite. Je puis aller, venir, à la
ville ou dans les chemins de campagne; monter les étages des maisons
pauvres; arrêter Valérie, qui sort de son atelier; demander des
nouvelles de leur père aux trois petits Blancpignon qui jouent sur le
trottoir, sans que personne y prenne garde. Quand on veut se rendre
utile aux pauvres, il n’est pas nécessaire d’être laide, mais on ne doit
pas, comme me l’a dit une fois ma rempailleuse de chaises, «faire son
bijou d’argent»; il faut que celle, ou celui qu’on va chercher, quand il
vous aperçoit de loin, pense tout uniment: «C’est une femme»; quand il
vous parle: «C’est une dame»; quand il vous quitte: «C’est une amie». Je
suis sûre qu’ils m’aimeraient moins, si je suivais la mode, et si je
n’étais donc pas, d’une visite à l’autre, tout à fait la même; ils
croiraient moins que je les aime, si je portais sur moi tant de preuves
que je ne pense pas toujours à eux. Ils en voudraient à mon astrakan ou
à ma zibeline, à mes plissés, à mes volants, à la pointe de mes talons
et à l’aigrette de mon chapeau.

Si j’avais à conseiller une autre cliente de sainte Catherine, tentée
par les mêmes œuvres que moi, et qui me demanderait mon avis, je dirais
d’abord: Mademoiselle, il y a dix mille manières d’être simple dans sa
toilette; la plus fâcheuse consiste à l’être trop; on peut blesser en ne
l’étant pas assez; il suffit, pour trouver la mesure, d’un peu de cœur
et d’habitude.

Je lui dirais en second lieu: Vous n’aurez aucune peine à vous faire
respecter des pauvres. La charité n’a pas besoin d’être expliquée à ceux
qui en profitent, ou simplement qui voient autour d’eux,
quotidiennement, la souffrance. Elle vient sous des noms différents,
qu’on ne sait ni tout de suite, ni toujours; mais elle se penche, avec
le même geste inlassé, sur les mêmes maux qui renaissent; elle a
toujours été du quartier; on ne se souvient pas d’un temps où il n’y
avait ni crèches, ni garderies, ni visiteuses de pauvres, ni
distributions de vêtements d’hiver, ni bons de pain, ni garde-malades,
ni assistance par le travail, ni prêt de berceaux, ni don de layettes.
Il n’y a point de rue si sombre et si puante où n’ait passé, bien des
fois, une femme comme nous, portant un peu de pitié dans ses mains et
dans ses yeux. D’où elle était partie? Pourquoi elle était venue dans le
quartier? Quelle réflexion, ou quel goût, ou quelle peine, ou quel
intérêt l’y avait engagée, puis retenue, puis ramenée? Les pauvres ne le
cherchent pas, pour la bonne raison qu’ils le savent. Ils savent que
voilà dix-neuf siècles, une idée fraternelle a été semée dans le monde,
et que depuis lors il s’est trouvé des âmes, des femmes presque
toujours, croyantes pour la plupart, quelquefois non, qui s’en sont
souvenues. Ils savent même qu’il n’en manquera jamais plus. Les gens du
monde ont des étonnements, au contraire. Le premier de tous est de nous
voir rester vieilles filles. Quelle catastrophe! Ils tâchent de
l’expliquer. Ils ne se demandent pas si, à défaut d’autres motifs, les
exemples de bonheur qu’ils nous offrent, dans leurs ménages, n’auraient
pas suffi à nous rendre prudentes. Non, il leur faut une explication qui
nous diminue, et qui les relève: nous sommes trop laides, nous sommes
trop pauvres, nous avons eu des chagrins d’amour, l’être adoré nous a
plantées là, soit involontairement et parce qu’il est mort, soit par
trahison. Pauvres petites! Et nous nous consolons,--si l’on peut se
consoler ainsi, et leur doute est extrême,--«en faisant du bien». J’ai
entendu, j’ai deviné ces ritournelles autour de moi, pendant dix ans.
J’ai subi des entrevues qui n’eurent jamais de lendemain; j’ai lassé
toutes les initiatives matrimoniales, et la douairière elle-même: «Vous
le regretterez, mon enfant, et il sera trop tard, oui, trop tard.» Je
n’ai pas été, avant la trentaine, libre de ne pas me marier, ou plutôt
absoute de ne pas l’avoir fait. Il en sera de même pour vous, je vous en
préviens.

J’adresserais un troisième avertissement, à la candidate qui me
consulterait. Après la trentaine, lui dirais-je, pas plus qu’avant, ils
ne croiront à votre vocation. Ils vous auront seulement classée, comme
on dit au Palais, je crois, parmi les «sans suite», les affaires qu’il
est inutile de poursuivre. Mais il est certaines gens qui poursuivent
toujours, et l’âge n’en libère point. Défiez-vous des admirations
désintéressées. Parce que vous aurez réussi à fonder une œuvre nouvelle
ou à développer une œuvre ancienne; parce que la vente de charité que
vous avez organisée aura attiré du monde; parce que l’un de vos amis,
traversant le faubourg en automobile, vous aura aperçue au milieu d’un
groupe d’enfants ou de femmes, et que vous aviez mis votre blouse
d’infirmière, et que vous étiez, pour elles, une amie évidente, on
chantera vos louanges dans le ton majeur; on vous présentera des
auréoles, à choisir: «Une vraie sainte, ma chère, une apôtre; elle fait
des merveilles, et aucune santé, vous savez, aucune...» Ces discours
n’enflammeront pas les jeunes gens, mais ils réveilleront la curiosité
des hommes mûrs. Vous serez louée, gravement, par des magistrats en
retraite ou en exercice, des sénateurs, d’anciens gagnants du tir aux
pigeons. Ils seront sincères, ils seront émus, ou croiront l’être.
Quelques-uns proposeront des souscriptions, qu’il faudra toujours
accepter. J’ai été bien souvent entourée et regardée ainsi, pour l’amour
des pauvres, à ce qu’on prétendait, mais je vous assure que l’amour tout
court était du jeu, et que je me sentais sur la treille, comme
autrefois, un peu hors d’âge seulement, un peu singulière, grappe de
chasselas conservée dans un cilice de crin. Vous ferez bien de vous
soustraire, avec esprit si vous pouvez, à ces béatifications illicites.
Elles ne sont pas dangereuses pour nos mœurs, mais si peu qu’on y prête
attention, elles ruinent ce bel oubli de soi, sans lequel nous ne sommes
que des filles non mariées, mais non plus des vieilles filles.

Je dirais enfin à ma candidate: Nous avons une très longue histoire, et
très noble, qu’il faut continuer, c’est l’histoire des familles de
France. Elles ont été, en notable partie, l’œuvre des vieilles filles,
dont la France d’autrefois était plus abondamment pourvue. Quelle est
celle qui n’avait pas sa tante Gothon, sa tante Marion, sa tante Ursule?
Personne n’héritait en bloc de ces femmes habituellement pauvres ou
appauvries; mais il y a l’héritage quotidien, celui que distribuent nos
actions. Tante Gothon filait, tante Marion berçait, tante Ursule
enseignait à lire. Les mères, très fécondes, trouvaient de l’aide qui ne
coûtait rien, pour élever les petits. Il y avait quatre, six, huit bras
pour endormir, plusieurs voix pour chanter, un seul cœur pour instruire.
Les tantes se répandaient toujours un peu hors de la maison, et c’est ce
qu’il faut faire. Que j’aurais voulu les connaître! Elles devaient avoir
tant de recettes et de maximes concernant leur état! J’ignore ce que
peut dire là-dessus la statistique. Mais, quoi qu’elle affirme au sujet
du nombre des célibataires en France, je suis certaine que le nombre a
diminué des vieilles filles utiles à leur parenté et à leur voisinage,
des célibataires ayant une mince fortune et qui mènent dans le monde à
peu près la vie d’une religieuse. Nous sommes loin de suffire à la
tâche, nous n’y suffirons jamais. Cependant, je crois que nous allons
recevoir des recrues. De meilleures que nous, de plus saintes, dans
beaucoup d’œuvres de charité extérieure, nous avaient remplacées ou
devancées. A présent qu’elles s’en vont, spoliées et chassées, il est
probable que plusieurs de celles que le couvent eût appelées
s’adjoindront à nous, dont la vocation fut moins parfaite.

Ne craignez pas l’ennui. Quand j’ai couru tout le jour, ma petite, dans
le pays de misère, dont la carte ne sera jamais achevée, j’ai les yeux
las, les pieds las, le cœur tout plein des peines que j’ai écoutées ou
vues. Mais le temps me manque pour être triste. Et j’ai tant d’enfants,
loin de chez moi, qui attendent mon réveil, que je m’endors tout de
suite.

Quand il n’est pas l’heure encore, et que je suis dans mon petit salon
de Paris ou dans ma chambre à la campagne, je prends mon cahier de
notes, et j’écris un souvenir de cette vie frémissante, trépidante, qui
est celle de beaucoup d’autres femmes, et que peu de gens connaissent
parmi ceux qui lisent des livres. J’appelle cela mes mémoires: histoires
que j’ai vécues, ou que j’ai devinées, douleurs qui ne parlent guère,
joies que j’ai approchées de si près que j’ai cru un moment, et même
plus tard, qu’elles étaient à moi.




II

UNE VIE


_7 février 1887._--Jour d’hiver, très peu de vent, mais une brume
glacée, traîtresse, impossible à fuir, qui pèse sur le corps et sur
l’âme, qui est chargée de mort, comme d’autres nuages sont chargés
d’électricité, comme l’air du printemps est chargé de vie. La boue de la
rue se dissout lentement, elle devient pareille à de la graisse
d’essieux, et toute la chaussée en est enduite, et les voitures qui
passent y laissent une trace couleur de fer, comme des rails. Les
promeneurs l’évitent autant qu’ils peuvent. Mais les petits qui
ramassent le charbon y pataugent et y plongent les deux mains. Ce sont
les glaneurs noirs, quatre enfants, deux de douze ou treize ans,
peut-être plus,--on ne sait jamais bien l’âge quand la misère s’associe
à la vie,--une petite fille de neuf ans, un petit gars de quatre ou
cinq. Ils suivent une file de lourds tombereaux qui portent à une usine
sa provision de houille, et quand un fragment se détache du chargement
cahoté et tombe à terre, ils se jettent à droite, à gauche, tous
ensemble, presque sous les roues, jusque sous le pied des chevaux, et
saisissent le morceau de charbon. Chacun d’eux a un sac pendu à la
ceinture, excepté la petite fille, qui tient son sac à la main. Elle
m’intéresse plus que les autres, parce que je puis plus aisément
m’occuper d’elle et de ses pareilles. Les vieilles filles comme moi ont
une réserve de tendresse à dépenser, et c’est heureux, pour tant de
créatures qui, sans elles, n’auraient jamais été aimées. Je me mets à
suivre les tombereaux, moi aussi, mais sur le trottoir. Comme elle a
bien cette physionomie de l’enfant sans mère, que je reconnais de loin à
présent que j’en ai tant vu de près! Elle dort mal, elle mange mal, elle
est abandonnée, elle est vicieuse, je le devine à son petit visage de
chèvre, tout pâle, marqué de taches de fièvre au-dessus des pommettes,
et à la violence de son geste quand elle pousse le plus petit de la
bande pour attraper avant lui le charbon, et à son rire où il y a déjà
du défi et de l’insulte, quand les plus grands lui parlent, et à ses
vêtements, qui n’ont jamais été réparés ni lavés. Ont-ils même été
cousus solidement une première fois? La robe, de mérinos noir, remonte à
droite, descend trop bas à gauche, et forme en arrière un paquet de
plis, comme une queue qui traîne sur les talons et dans la boue. Tiens,
elle a de jolis cheveux, blonds, d’un blond déjà déteint, entre paille
et foin. Il y a de l’or là-dedans.

Peut-être aussi dans l’âme?

J’ai continué de suivre les tombereaux. Ils ont monté une rue de
faubourg, pavée, étroite, où le charbon coulait, du haut de ces gros tas
ambulants, en menus grêlons qui faisaient des sillages. Les quatre
enfants ne s’arrêtaient plus de se baisser et de se redresser. Tout à
coup, les voitures tournèrent à angle droit, une porte s’ouvrit à deux
battants, comme mue par un ressort devant la première, et se referma dès
que la dernière fut entrée dans une cour déserte entre deux murs. Les
petits demeurèrent un moment immobiles, regardant cette barrière; puis
ils mirent leurs sacs dans le fossé et les trois garçons escaladèrent la
haie d’un champ qui commençait à trente pas de là. Je m’approchai de la
petite fille, qui était lasse et qui respirait vite, le dos appuyé
contre un arbre.

--Comment t’appelles-tu?

Elle répondit, avec l’évident désir d’être débarrassée de moi:

--Georgette.

--Est-ce que tu cours les rues, comme cela, tous les jours?

--Non, les jours de charbon seulement.

--Tes frères ne suffiraient pas?

--C’est pas mes frères, c’est des gars. Je n’ai de frère que le petit.

--Ton père n’a donc pas de travail?

Elle se tut.

--Ta mère non plus?

--Elle est poussive.

Je sentis au cœur, comme une blessure, l’écho de cette parole animale.
L’enfant eût dit de même, s’il s’était agi d’une jument, d’une truie ou
d’une chatte. Elle n’avait d’ailleurs aucune intention d’injurier sa
mère ou de m’étonner. C’était le mot de son monde et de son palier. Je
demandai: «Où demeures-tu?» Elle me jeta par-dessus son épaule un numéro
et un nom de rue. Je ne rencontrai pas son regard. Elle écoutait,
ardente, le cou tendu, les cris des trois gamins qui devaient suivre une
haie, déjà loin. Et, ayant repris haleine, elle courut vers la même
brèche, et sauta dans le champ pour les rejoindre.

                   *       *       *       *       *

_Mai 1890._--Je suis restée trois ans sans avoir de nouvelles de
Georgette. Elle m’avait donné une fausse adresse. Et puis la vie m’a
empêchée de pousser plus loin mes recherches. J’ai tant d’autres
clients, de ceux qui reviennent et de ceux qui passent, de ceux qui
passent surtout! La misère est si mobile de cœur et de logement! Je
n’avais pas oublié, cependant, la glaneuse de houille. Je la rencontrai
un jour, inopinément, dans une maison où j’allais souvent, où je ne me
doutais pas que sa mère habitât depuis plusieurs années. Elle me
reconnut la première, et en ressentit une espèce de joie qui éclaira son
visage de petite chèvre blanche. Je la trouvai grandie, trop grande pour
son âge, et triste, dès qu’elle m’eut dit bonjour. Nous étions au bas de
l’escalier, dans une maison de banlieue, pas encore vieille, pas encore
sale, derrière laquelle on voyait, par la porte entr’ouverte du
corridor, un jardin divisé en six, des choux presque partout, et un
tréteau chargé de linge mouillé qui s’égouttait.

--Tu laves?

--Je fais tout; «elle» ne peut rien faire. Quand je suis rentrée de
l’école, j’en ai, oui, du travail, et le matin, c’est la soupe, les
lits... Heureusement qu’on n’en a pas chacun un.

Il y avait dans le ton cette colère, cette envie de s’échapper, cette
révolte qui sont des signes de la grande ignorance. Nous causâmes de
l’école. Elle ne cessait point de regarder du côté du jardin. Le soleil
oblique dorait les choux et l’arête du mur. Un moineau pépiait, les
plumes toutes soufflées de bien-être, répétant: «Qu’on est bien! qu’on
est bien!» Georgette était parmi les premières de sa classe. Je devinai
qu’elle avait envie de me le prouver et je l’interrogeai. Elle savait
tout: «François Ier, 1515-1547; Henri IV, 1589-1610, assassiné par
Ravaillac le 14 mai 1610; bataille de Wagram, 5 et 6 juillet 1809;
présidence de M. Grévy, 1879-1887;... le volcan de Popocatépelt, dans
les Montagnes-Rocheuses.» Elle souriait, en dessous, de tant d’autres
choses qu’elle aurait pu répondre. Je lui demandai.

--Sais-tu que tu as une âme?

Elle leva les épaules, sans trop marquer le geste.

--A quoi cela sert-il?

--A vivre et à mourir, ma petite, tout simplement. Tu ne peux comprendre
ce que tu gagnerais, même en courage et en joie, dans ta vie rude, à
savoir que tu as une âme et un Dieu.

Pour la première fois je vis ses yeux, qui se levèrent sur les miens.
Ils étaient bleus, une lueur de tendresse étonnée passait à la surface,
et il y avait de l’ombre tout au fond. Ce fut l’ombre qui gagna. Le
regard devint dur, parce que le cœur se fermait.

--Bah! dit-elle, où est-ce que ça s’apprend, ces choses-là?

Nous causâmes encore une demi-minute, puis le rappel du temps, et la
mauvaise défiance contre moi, et d’autres passions inquiètes la
mordirent. Elle secoua ses mèches fauves en désordre, fila le long du
corridor, descendit deux marches, et j’entendis le premier coup du
battoir.

J’appris, quelque temps après, qu’elle avait été trois fois au
catéchisme de la paroisse, «pour faire plaisir à la demoiselle». Mais
elle s’y trouva dépaysée, l’une des plus grandes, et l’une des moins
brillantes. Elle ne revint pas. On me raconta aussi que la famille avait
changé de maison, et que Georgette était entrée «en fabrique».

                   *       *       *       *       *

_8 septembre 1900._--Je me promenais, hier, sur le trottoir d’une grande
avenue plantée, et je jouissais vivement de la douceur de l’air, et de
la physionomie détendue, et de la flânerie de ceux qui se promenaient
comme moi. Les dimanches de septembre nous font voir une ville que nous
ne voyons ni si bien ni si complètement aux autres mois, une ville
presque homogène. En hiver, en été, un joli chapeau en cache beaucoup de
laids. Mais, en septembre, les jolies plumes, les jolis rubans, les
jolies pailles sont à la campagne. Je m’amusais donc à observer cette
foule toute populaire et à suivre l’étonnante descente de la mode à
travers les classes sociales. La ville n’a plus que les petites copies à
bon marché. Quand on voit la dernière transformation de ce qui fut une
idée de luxe et de beauté, ce n’est pas le sourire qui monte aux lèvres,
du moins pas aux miennes. Il faut se consoler en regardant les visages
et le contentement d’être belle, si répandu. Je songeais ainsi, quand un
couple me dépassa. Le fiancé était un ouvrier très jeune, imberbe, plus
petit que la femme, amenuisé et réduit par l’alcool. Il paraissait très
tendre, riait beaucoup sans aucun embarras, et ostensiblement serrait le
bras ou la main gantée de sa compagne. Georgette était gantée: des gants
de Suède couleur paille. Elle avait un chapeau d’au moins neuf francs
soixante-quinze, de ceux qui ont du velours demi-soie et des roses
demi-fines. Elle ne riait pas. Elle aurait même voulu qu’on fût très
sage, très digne, très fier pendant cette promenade. Mais elle
pardonnait tout au mari de demain, à celui qu’elle aimait et qui
représentait pour elle la vie plus libre, peut-être même la vie oisive,
ce grand rêve des pauvres. Un charme était en elle. Ses cheveux, séparés
en bandeaux, soufflés, relevés, frémissants, ressemblaient à deux ailes
de perdrix. Le jour l’enveloppait. Les promeneurs devinaient la joie
rapide et la regardaient passer. Il y avait des femmes qui se
détournaient après l’avoir considérée, à cause de l’émotion que font ces
choses quand on se rappelle. Georgette m’avait reconnue. Mais il lui
déplaisait sans doute d’avoir à expliquer nos rencontres. Elle me frôla
l’épaule, fit semblant de s’intéresser à un groupe qui chantait, très
loin, en avant, et ne salua pas.

Elle n’était pas mariée encore, puisqu’il y avait derrière elle,
traînant la jambe, un couple de vieilles gens, oncle et tante, cousins
ou amis, que les fiancés emmènent très souvent avec eux dans ces
promenades de la veille, et qu’ils font boire dans les auberges.

                   *       *       *       *       *

_16 mars 190..._--Ce matin, j’allais vite, je traversais une petite rue
toute bordée de boutiques minuscules, qu’entaillent des couloirs
sombres, voûtés, ouvrant, au bout de vingt mètres, sur des cités
ouvrières. Une femme, débouchant par un de ces chemins d’ombre, me
heurta légèrement et, nerveuse, dit: «Pardon, madame, j’ai de si mauvais
yeux!» Nous nous regardâmes. Et avant que j’eusse parlé, deux mains se
tendirent vers les miennes pour m’entraîner, et je vis les lèvres qui
reprenaient:

--Venez! oh! venez, j’ai de la peine pour deux!

On ne résiste pas à ces mots-là. Elle rentra avec moi dans l’ombre et je
l’écoutai se plaindre. Son mari la délaissait. Deux enfants étaient une
lourde charge, et elle ne savait pas de métier, et la fabrique retient
si longtemps dehors! Les mains ne me lâchaient pas; les yeux ne me
quittaient pas. Elle se jetait vers moi, dans sa détresse, parce que,
treize ans plus tôt, je l’avais plainte d’autre chose que de sa
pauvreté.

Nous causâmes intimement, surtout de ses enfants, et des projets qu’elle
me confierait en détail quand je viendrais la voir chez elle. Je promis.

--C’est que, fit-elle en me reconduisant au jour, moi je ne suis pas
bien, vous savez... Voyez comme j’ai la peau blanche! Je suis...

Elle eut un sourire, qui me fit mal, elle se souvenait, elle dit:

--Je suis poussive, comme l’autre.

Elle ajouta, très bas, en me quittant:

--Ça serait peut-être le moment de m’apprendre les choses que je ne sais
pas, puisque ça ne sert pas seulement à vivre...




III

OCTAVIE MERLE


Dans la cour où demeure Georgette, la cour du Laurier-Bleu, j’ai passé
hier une heure douce et cruelle. La douceur n’est venue que tout à la
fin, quand j’ai cru comprendre que la confession de sa souffrance avait
calmé cette âme épuisée par le silence. Le silence des religieuses est
plein de conversations avec Dieu. Mais celui de ces pauvresses qui ne
croient à rien pèse comme un couvercle de tombe sur la douleur vivante.

Lorsque j’entre dans les cités de misère où je suis connue, il y a des
femmes qui regardent d’abord le sac de soie noire où je serre mes bons
de pain et de charbon; il y en a aussi qui regardent d’abord mes yeux,
et ce sont mes amies. Toutes ne causent pas avec moi. Pour avoir le
droit de plaindre une peine il faut l’avoir gagné. Cela s’achète
quelquefois très cher.

Je saluais donc, depuis cinq ou six ans, Octavie Merle, la femme qui
demeure au quatrième, à gauche, sous les toits. Les voisines de la cour
m’avaient prévenue en sa faveur, ce qui est rare:

--La Merle! Ah! mademoiselle, en voilà une qui a du mal! Elle gagne la
vie de deux hommes, le sien et puis le frère du sien, deux pas
grand’chose, je vous assure. Elle se tue de travail. Mais elle ne vous
demandera pas la charité. Non, c’est plus fort qu’elle: il faut qu’elle
se taise, et même devant nous elle n’a pas de mots sur son chagrin.

Or, hier je frappais à la porte qui ouvre sur le même palier, à droite.
Je voulais savoir des nouvelles d’une jeune femme,--une souriante et une
causante, celle-là,--qui m’avait priée de la faire inscrire sur la liste
du bureau de bienfaisance. Elle devait avoir son troisième enfant
pendant les vacances. Et au retour des vacances, que j’ai dû prolonger
cette année, je venais rendre visite à la jeune mère et à l’enfant.

Une fois, deux fois, trois fois je frappai. Personne ne répondit. Dans
la cage de l’escalier, le vent seul, aspiré par quelque lucarne de
grenier, grognait ou sifflait en montant. Je me détournais pour
descendre. La porte de gauche s’entr’ouvrit, et le pâle, le mince visage
tragique d’Octavie Merle se pencha.

--Que cherchez-vous?

--Votre voisine, madame Merle.

--Elle est morte.

--Ah!... pauvre femme! Que dites-vous là?... Morte!

--Vous voulez donc que ça n’arrive qu’aux braves gens de mourir?... Vous
aurez beau frapper, personne ne vous entendra... Tout est parti... Je ne
les regrette pas.

Elle disait cela sèchement, avec une flambée de colère dans les yeux, et
le secret plaisir de me blesser. Cependant les lèvres, toutes
fendillées, ne tremblaient pas seulement de haine, au passage des mots,
mais de froid, de détresse, de faiblesse.

--Si vous êtes curieuse de savoir à qui vous faisiez la charité,
continua-t-elle, entrez chez moi: je vous l’apprendrai.

Ce que j’allais apprendre, surtout, et je le pressentais, c’était la vie
de celle qui m’invitait de la sorte. Je m’assis au milieu de la chambre
mansardée, près du petit poêle de fonte, qui mêlait sa fumée à l’odeur
fade des cuirs cirés. Octavie Merle était piqueuse de bottines. Des
paquets de tiges et d’empeignes couvraient la table étroite d’une
machine à piquer que la femme avait mise entre le poêle et la fenêtre.
L’ouvrière s’accouda dessus et, pour ne pas me regarder, regarda dehors.

--Ma vue a bien baissé, dit-elle. J’ai trop travaillé, et j’ai mal dès
que je m’applique.

Par la fenêtre, nous apercevions un paysage de toits et de ciel:
beaucoup de pentes d’ardoises, de cheminées, de tuyaux, de fils de fer,
et les fumées, qui sont de la vie que le vent tourmente.

Elle demeura un peu de temps silencieuse et puis elle me raconta, par
phrases courtes, sans émotion apparente, sans cesser de regarder les
toits, le triste mariage qu’elle avait fait. Elle avait épousé un homme
plus jeune qu’elle, malingre, exempté du service militaire pour cause de
faiblesse de constitution, et qui n’avait vu dans le mariage qu’un moyen
de ne pas travailler. «J’étais forte, disait Octavie, je ne refusais pas
l’ouvrage, je croyais tout ce que mon mari me racontait sur les longs
chômages de son métier d’ajusteur-mécanicien, sur la difficulté de
trouver une place dans un nouvel atelier. Et puis, en ce temps-là, je
l’aimais; c’était un enfant: je le sentais faible, peu raisonnable, et
j’avais peur de le perdre. Vous l’avez rencontré quelquefois, dans la
cour du Laurier-Bleu; il vous connaît, il me l’a dit. C’est un homme
distingué; il a l’air d’un monsieur; jamais un mot grossier avec lui
tant que j’ai pu suffire à payer la dépense; même il ne buvait pas. Je
l’aimais.» Au ton dont elle disait cela, je comprenais qu’elle l’aimait
encore. La pauvre créature s’était épuisée pour nourrir son mari.
Bientôt il avait amené chez lui et logé sous son toit son frère, un vrai
malade, celui-là, qui mourait lentement de la poitrine et qui se
soignait en buvant. Et, obligée de travailler pour les deux hommes et
pour deux enfants nés au début du mariage, Octavie Merle avait passé
près de quatre années sans quitter cette machine sur laquelle à présent
s’amoncelait l’ouvrage en retard, dormant deux heures par nuit, usant
ses yeux, ses mains, ses nerfs, afin que son cœur fût épargné. Alors, il
arriva ce qu’elle aurait dû deviner, ce qu’elle avait prévu peut-être:
elle devint une vieille femme en quelques mois, et son mari la délaissa.

Dans le ciel, par la fenêtre aux vitres étroites, elle regardait les
toits de la ville qui s’en vont si loin, si loin, chacun abritant une
peine ou une plainte. Pour me parler de l’infidèle, elle, si dure quand
elle jugeait l’atelier, les camarades, son beau-frère, ses enfants, son
travail, elle avait des mots indulgents, des mots qu’elle maniait avec
une prudence instinctive, comme des armes qui auraient pu la blesser
elle-même. «Il a toujours été si léger... Autrefois il m’aimait... S’il
n’avait pas été entraîné par l’autre, je ne serais pas la femme finie
que je suis et plus malade que les médecins ne sont savants.

»Il rentrait à toute heure de nuit, quelquefois au petit matin. Il me
trouvait toujours attelée à ma besogne de piqueuse, et nous nous
disputions. J’aurais mieux fait de ne rien dire peut-être? Mais le
moyen, quand tout le cœur n’est qu’un cri?

»Tout ce que j’ai fait a tourné contre moi. Tenez, cette voisine que
vous avez secourue, j’avais eu pitié d’elle, moi aussi. Ça n’était pas
marié; ça faisait la noce; ça riait toujours. Nous ne nous parlions
guère. Pourtant, quand elle a eu son troisième enfant, les commères d’en
bas m’ont dit: «Elle ne vivra pas», et je suis allée la voir. Je n’avais
que le palier à traverser pour entrer chez elle. Dès qu’elle
m’aperçut,--le lit était au fond de la chambre qui ressemble à celle
d’ici,--elle dit: «Vous n’auriez pas dû venir». Et je pensai qu’elle se
souvenait de plusieurs paroles de mépris que je lui avais adressées.
Elle était toute menue sous son drap, comme une petite fille. Elle avait
la fièvre. Elle tenait près d’elle, dans le lit, son nourrisson, dont
elle cachait le visage avec un mouchoir. Je lui parlais, comme on fait
en pareil cas, de sa santé, du temps, du médecin, des voisines. Elle me
regardait comme si j’étais la mort. Elle n’avait plus que des yeux, des
creux d’ombre avec une petite veilleuse, au fond, qui avait peur. Je
pensai alors que son heure était proche, que les enfants allaient
demeurer à l’abandon, que c’était une pitié, et je lui demandai: «Quel
est le père de votre petit qui est là?» Elle fit un grand effort pour
tourner la tête de l’autre côté, et pendant que je l’aidais de mes deux
mains, elle répondit: «Je ne peux pas le nommer devant vous! Pas devant
vous!»... Trois jours après, elle était morte.

--Et l’enfant, qu’est-il devenu?

--Les deux aînés ont été pris par l’Assistance publique... Le dernier...
je ne pouvais pas le laisser à d’autres, n’est-ce pas? je l’ai gardé.
Mais c’est la force qui va me manquer pour nourrir tant de monde,
mademoiselle...

Le soir commençait à roussir les toits. La fumée sortait plus épaisse
des cheminées. Des corneilles, taillées dans de la suie et de la brume,
coulaient avec le vent au-dessus de la ville. Je causai une demi-heure
encore, avec Octavie Merle, qui s’était penchée sur la machine et
reprenait son travail.

Puis je regagnai ma maison, l’âme partagée, comme il m’arrive souvent,
entre la tristesse et l’admiration. Je me demandais où de pareilles
créatures, qui n’ont plus la force de la foi, puisent ce courage
héroïque, cette tendresse, cette patience surhumaine. Et je me répondais
qu’elles vivent encore, moralement, sur la réserve de vertus et de
mérites de leurs vieilles mères croyantes et disparues.




IV

LE PÈRE MULOT


C’est un brave homme; tout le monde le dit, et, bien que je n’aime pas
cette locution vague, où tant de culpabilité ou d’inconscience peut
tenir, je l’emploie en parlant du père Mulot. On ne saurait guère
s’exprimer autrement: car il faut le juger en gros, et par comparaison.
Je l’appelle brave homme parce qu’il devrait être mauvais, et qu’il ne
l’est pas trop. C’est un miracle fréquent, et grâce auquel la société
vit encore. Nos neveux l’expliqueront.

Le père Mulot est, depuis trente ans, peigneur de laine dans une grande
filature. Son fils aîné peigne aussi; sa fille, qu’il a eu l’idée
d’appeler Sylvie, est rattacheuse, ce qui veut dire qu’elle noue, sur le
métier en mouvement, les deux moitiés des brins qui se rompent. Il y a
donc trois Mulot qui gagnent, et qui vivent pendant douze heures dehors.
Il en reste trois à la maison: la mère, et deux enfants petits qui
suffiraient à épuiser une santé plus robuste: l’un parce qu’il est
bruyant, violent et incapable de repos; l’autre parce qu’il ne cesse pas
d’être malade. Le pain n’a jamais manqué chez les Mulot, ni le charbon,
ni même le fagot de bois, dont on fait une flambée, quand le froid est
trop noir, à l’heure où l’homme revient. Ce ne sont pas des pauvres,
précisément; mais le champ de la misère est bien plus grand que celui de
la pauvreté. Celle qui se nomme elle-même la mère Mulot m’a conté ses
peines. Dans la chambre du rez-de-chaussée, ornée de chromos et de
découpures coloriées,--au lieu des images pieuses d’autrefois,--nous
étions assises, un dimanche matin, devant la plaque de la cheminée.

--Ils sont tous sortis, mademoiselle, me disait-elle, le père, le grand
Joseph, Sylvie, les deux petits.

--Où sont-ils allés?

--Acheter le journal.

--Vous faites de la politique?

Elle avait ramené les plis de sa robe de laine noire, et elle les tenait
serrés entre ses deux mains et entre ses deux genoux. Ainsi immobilisée
et tendant son corps tout plié vers la cendre, d’où sortait une tiédeur
légère, elle répondit d’abord par un sourire et par un regard qui
allèrent à la crémaillère. Le visage maigre, un peu trop aigu de partout
et pâle uniformément de madame Mulot, en fut tout égayé une seconde,
comme un vieux toit sur lequel passe un soleil de giboulée.

--Oh! dit-elle, la politique, il faudrait être riche pour en faire.
Jusqu’à l’année dernière, nous n’achetions jamais le journal, par
économie. Mais, à présent que Joseph est devenu un homme, il ne veut
plus rester avec nous le dimanche, s’il ne lit pas. Ça l’amuse, ça le
retient, mais ça le change...

--Quel journal choisissez-vous donc?

Elle me jeta le nom d’une feuille socialiste, et, devinant que je
n’approuvais pas:

--Les premiers temps, mademoiselle, nous aurions pu acheter pour lui
n’importe lequel, et il y aurait pris le même plaisir. Mais ni le père
ni moi nous ne connaissions les journaux. J’ai dit à Mulot, quand il est
sorti, la première fois, pour en acheter un: «Prends-le au bureau de
tabac, dans la plus grosse pile!» Je pensais que ça serait le meilleur.
Et je m’aperçois bien, à présent, que mon garçon se met à dire des
choses pas honnêtes contre les curés. Mais il reste à la maison: c’est
toujours ça... Il est, en vérité, plus facile à tenir que sa sœur.

--Sylvie?

--Oui, mademoiselle: une fille jolie qui aime rire, qui aime la
toilette, qui est à l’âge où les violons parlent.

--Quel âge a-t-elle?

--Seize ans bientôt. Et pas plus le goût de la lecture qu’une
tourterelle. Ce n’est pas elle qu’on retiendrait à la maison avec un
journal! Elle a le goût de la compagnie. Mais son père a l’œil, vous
savez. Je crois qu’il serait encore plus sévère que moi. Il est haut
d’honneur, tout à fait, pour Sylvie. D’abord, il l’accompagne, le matin,
jusqu’à la porte de l’atelier; je les vois qui filent, dans le petit
jour, elle presque toujours à la remorque, achevant de tapoter ses
cheveux ou de boutonner son corsage dans la rue, puis rattrapant le père
qui va devant, du même train, comme un roulier. A onze heures, ils se
retrouvent au restaurant.

--Ils ne reviennent pas manger chez vous?

--Le temps leur manque, mademoiselle. D’un coup de sirène à l’autre, ils
ont une heure et demie. Et nous sommes trop loin pour qu’ils refassent
deux fois la route. Non, ils déjeunent avec les camarades, à la Treille,
dans la grande salle où l’on danse le 14 juillet; mademoiselle se
rappelle bien?

--Parfaitement.

--La jeunesse voudrait faire bande à part. Le père ne veut pas. Il sait
que les grandes réunions de ce genre-là, ça finit toujours par des
petites. Et il se défie. Tant de mauvais drôles à l’usine, des garçons
qui n’ont jamais entendu seulement parler d’une bonne action! Ils
n’approchent pas trop près, quand ils voient mon homme et le grand
Joseph à côté de Sylvie. Mais le dimanche! En voilà une question
difficile, le dimanche!

--Envoyez votre fille au patronage, chez les sœurs!

--Je l’ai fait. Nous avions peur, le père et moi, que les sœurs ne
l’acceptent pas, parce que Sylvie a été élevée à la laïque. Mais non.
Depuis six mois, chaque dimanche, elle y allait, elle s’amusait, elle
trouvait des filles de son âge, elle revenait contente... Le malheur a
voulu...

La mère Mulot, du bout du doigt, sembla chercher et renfoncer, au coin
de ses yeux, une larme qui s’y trouvait souvent, en faction.

--Le malheur, reprit-elle... on l’a renvoyée, dimanche dernier.

--Pourquoi?

--Parce qu’elle a chanté: «Viens, poupoule, viens!»

--C’est impossible, mère Mulot!

--Vous allez l’entendre vous le dire: elle rentre!

Elle rentrait, en effet. La porte s’ouvrit, et le père Mulot parut le
premier, grand, la poitrine creuse, le visage tout couvert de poils
gris, moustaches, favoris, sourcils, touffes de supplément, qui
poussaient avec fougue, et au milieu desquels luisaient deux yeux tout
petits, tout noirs, et prêts à flamber comme deux grains de poudre. Il
portait un cache-nez et un complet d’étoffe mince. Comme l’hiver n’était
pas encore fini, tout le luxe du ménage s’était réuni sur la personne de
Sylvie. Elle seule devait avoir chaud. Elle seule était presque
élégante. Elle avait des gants de peau,--pleins de déchirures non
recousues, il est vrai;--une jupe à deux volants gros bleu; un manteau à
la mode, avec des manches en forme de ballon dégonflé; un col droit, une
cravate multicolore, un chapeau à trois cornes, et elle eût été
plaisante à regarder, avec son nez de chat, tout court, ses lèvres
longues et rouges comme une gousse de piment, ses yeux bridés et vifs,
sans l’insolence qu’on sentait déjà chez elle toute formée, irrémédiable
et dominante. La mère Mulot s’était détournée, je m’étais levée, et
j’eus un joli sourire de Sylvie, lorsque je tendis la main aux deux
arrivants, le sourire qu’elle aurait dû avoir toujours. C’est une
tristesse, pour ceux qui visitent leur prochain, surtout les pauvres, de
songer à ce qui eût été possible. Nous renouâmes connaissance. Mais, dès
que j’eus prononcé le nom de patronage, ce fut une autre Sylvie qui me
répondit, offensée, irritée, intraitable:

--Oui, pour une chanson! On m’a fait des affronts pour une chanson! Je
n’y retournerai pas! Ni vous, ni mon père, ni ma mère, vous ne m’y ferez
retourner!

--Lors même que j’en aurais moyen, je ne vous y forcerais pas, Sylvie:
il faut s’amuser de bonne humeur. Mais, qu’est-ce que vous ferez
désormais, le dimanche?

Le bonhomme répondit pour elle. Il n’avait pas cessé de la regarder,
avec une admiration inquiète, avec la peur secrète de ceux qui n’ont
qu’un moyen d’action, l’autorité, et qui ne savent pas s’il suffira.

--Eh bien! fit-il, je renoncerai à ma partie de boules, et j’emmènerai
Sylvie se promener. Voilà ce qu’elle fera!

Un rire de faunesse emplit la pièce. Le père Mulot n’en pensa rien. Mais
la mère eut le sentiment de la note fausse et perverse. Elle me parut
plus pâle, plus menue, plus repliée sur elle-même qu’auparavant, et,
quand elle me reconduisit, l’instant d’après, elle me dit:

--On n’est plus facilement leur maître à présent.

Elle ne s’expliqua pas davantage. La phrase vague mourut dans la brume
de la rue, et je m’éloignai.

Comme je l’avais bien deviné, Sylvie n’avait pas été renvoyée du
patronage; elle avait reçu des observations, non pour avoir chanté, mais
pour s’être battue. Je la rencontrai plusieurs fois, le soir, à l’heure
où l’usine verse dans les avenues ses régiments mixtes, et, parmi les
femmes qui revenaient, cinq ou six de front, ébouriffées, la bouche
ouverte pour parler, pour rire ou pour boire l’air nouveau, j’en vis une
qui me faisait un signe d’amitié. Le père n’était jamais loin.

Le père Mulot tenait sa promesse. Lui peu marcheur, lui joueur de boules
et amateur passionné des stations à l’auberge, il sortait chaque
dimanche dans la banlieue et même la campagne. On l’apercevait, dans les
bois suburbains, pillés et traversés jour et nuit, cueillant la violette
et la primevère.

--Sylvie, disait-il, rapportons de quoi fleurir la maison! En es-tu?

Elle en était, sans enthousiasme. Et, dans le crépuscule tardif, quand
ils rentraient, ayant chacun une brassée de fleurs liée avec une ficelle
et serrée contre la poitrine, ils entendaient dire, par les petits
rentiers assis sur le seuil des portes et respirant la poussière et les
quelques bonnes odeurs que le hasard y mêle: «Sentez-vous la jolie
glycine? Ça doit être celle du grand jardin?» Eh! non, la glycine,
c’était Sylvie avec ses bouquets, Sylvie qui traînait la jambe, et qui
souriait un peu, dans l’ombre, au compliment. D’autres fois, le bonhomme
prenait une ligne, sa fille prenait le panier de provisions, et ils
suivaient le cours d’une rivière, et s’installaient, pour l’après-midi,
au coin d’un pré, à l’endroit où la vase des rives, criblée d’empreintes
de semelles, disait que les remous ou les herbiers voisins avaient une
renommée. Mais qu’il se promenât à l’est, à l’ouest ou au midi, le père
Mulot se rendait compte que sa fille ne le suivait que par force. Vers
la fin du printemps, un matin qu’ils partaient pour la campagne et
qu’elle était demeurée en arrière, il l’avait surprise à faire des
signes à trois jeunes ouvriers de l’usine, cachés à l’angle d’une
ruelle. Il avait eu le pressentiment d’un malheur; il avait compris que
toute la bonne volonté, toute la rudesse et même tout l’amour d’un vieux
comme lui ne suffiraient pas à retenir Sylvie. Et, le dimanche suivant,
au moment où il s’apprêtait à se mettre en route, ayant appelé:
«Sylvie?» il n’avait pas reçu de réponse.

Il attendit, s’inquiéta vite, courut chez les voisins, assembla la
fourmilière qui sort si vite au bruit, de toutes les cours, de toutes
les mansardes, de tous les corridors.

--Vous ne l’avez pas vue? Elle avait son chapeau à plume bleue; sa
cravate rose...

Mais personne ne l’avait vue. Il eut l’idée folle d’enlever le couvercle
de planches qui fermait l’entrée du puits. Il courut au commissariat de
police, où l’on ne savait rien, chez des amis logés très loin, dans des
cafés où plus d’une fois, elle et lui, ils s’étaient reposés, et il
rentrait, exténué, à quatre heures du soir, quand la mère Mulot, restée
à la maison, lui dit, pâle comme la cendre, en lui ouvrant la porte:

--Ta fille est perdue, Mulot! Le buraliste l’a vue, qui filait à
bicyclette avec deux gars de l’usine!

Alors, les voisins se rassemblèrent de nouveau, autour de l’homme qui
criait:

--Je la tuerai! Si elle reparaît devant moi, je la tuerai!

Il allait, d’une chambre dans l’autre, montrant le poing au lit de
Sylvie, aux images pendues au-dessus, aux joueurs de boules, ses amis,
qui essayaient de l’apaiser. A cinq heures, il y avait autant de monde,
dans la maison, que pour un enterrement, et plus d’émotion. Les enfants
pleuraient. Des hommes et des femmes, par groupes, s’entretenaient à
voix basse. Il faisait presque nuit. Tout au fond de la seconde pièce,
on ne voyait plus le père Mulot, affaissé sur une chaise et serré par
une vingtaine d’hommes et de femmes, aussi furieux que lui, et qui
l’écoutaient. La voix ne s’élevait que par intervalles, frémissante et
vibrante:

--Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour elle, moi Mulot? criait-il. Qui
peut dire, ici, que je ne l’ai pas fait bien élever? A-t-elle été à
l’école, oui ou non? Je les ai pris tout à l’heure, ses cahiers, dans
l’armoire... Écoutez bien ce qu’il y a dessus;--on entendait le
froissement des pages lourdement maniées;--il y a écrit: «La bonne tenue
est indispensable aux jeunes filles». C’est-il une leçon, ça, oui ou
non?... Écoutez encore le cahier: «Le progrès de tous ne peut s’obtenir
que par la moralité de chacun.» Est-ce tapé? Voilà comment elle a été
instruite!... Et jamais elle n’a été à l’usine toute seule... Et le
dimanche!... Je vous dis que je la tuerai, ma fille, quand elle
reviendra!...

Les réponses venaient irrégulièrement, timidement. Un homme disait,
comme se parlant à lui-même:

--Moi, je la battrais seulement.

Un autre ajoutait:

--Les enfants d’aujourd’hui... ils sont secoués par trop de choses.

Une femme murmurait, sans s’expliquer davantage:

--On n’est pas assez aidé, voyez-vous, mon pauvre Mulot, pas assez.

Et la nuit tomba tout à fait, sans que Sylvie fût rentrée.




V

LA HAIE D’ÉPINE NOIRE


J’ai passé une partie du carême et la quinzaine d’après Pâques dans un
pays que je trouve très beau. J’ose à peine dire, comme le poète, qui
j’ose aimer. C’est la Beauce. Elle est monotone pour ceux qui la
traversent en chemin de fer; elle est grande, elle est belle, pour ceux
qui la regardent vivre. Quant à prétendre qu’elle est plate, je suis
prêt à soutenir et à prouver qu’il n’y a pas d’injustice plus
criante,--je parle des injustices envers les choses.--La Beauce a les
mêmes ondulations que la mer calme, la même géographie souple, continue,
sans brisures; elle a moins d’arbres peut-être que l’autre ne porte de
bateaux; entre les collines qui la contiennent de loin, elle donne la
même impression d’une force prodigieuse, incapable de repos, agissante
et cachée dans les profondeurs où la lumière n’atteint pas, mais qui se
lève souvent, et monte à la surface, et se révèle dans un remous, dans
un frisson, dans des reflets qui ont toutes les couleurs des yeux. Je le
sais pour avoir non pas rêvé,--les vieilles filles ne doivent pas
rêver,--mais étudié cette plaine éloquente, tout autour du parc de ma
sœur. Nous habitons le sommet d’une vague de terre, haute de quelques
mètres à peine, et dont les pentes, indéfiniment longues, régulières et
nues de tous côtés, n’ont d’autre chemin qu’une avenue sans plantation
d’aucune sorte et droite parmi les champs. En haut, un château du XVIIe
siècle, une futaie, un mur autour. Sur une colline semblable, à trois
kilomètres, le village est posé. Nous nous regardons sans nous gêner.
Nous sommes les seules feuilles de chêne dans le cercle d’horizon; il
est le plus proche amas de maisons, le plus éteint, le plus accablé sous
l’immensité du ciel, des soleils ou des pluies. Quand tous ses habitants
crieraient ensemble, le bruit de leurs voix serait mort avant d’arriver
à un autre village, et le vent l’aurait laissé tomber parmi les froments
verts ou les froments blonds. Ils sont, comme nous, les prisonniers des
blés, les insulaires d’une île minuscule, enveloppée dans les houles
soyeuses de l’herbe, dans les lames plus larges et chantantes des épis.
A l’automne, pendant deux mois, l’air a le goût du pain. C’est la fleur
de chez nous. On cultive trop, pour que les autres, les sauvages, les
délicates, les chercheuses d’ombres durables aient le temps de
s’acclimater. Mais tout ce que le paysan sème à la main ou au semoir,
avoine, seigle, trèfle, luzerne, froment, donne son parfum au fleuve de
vent qui passe, le froment surtout, qui est la grande moisson de la
Beauce.

Cependant je connais un buisson, un seul. Il est à mi-coteau quand on
monte au village; il a une centaine de mètres de longueur; il est
touffu, inégal, unique monument de la nature libre, avec sa fleur
blanche, qui s’ouvre et meurt avant que les feuilles n’aient poussé,
avec ses merles, qui n’ont point d’autre abri pour le soir, avec ses
laboureurs qui dorment à l’ombre, ses rôdeurs qui observent, ses
amoureux quelquefois. C’est une haie d’épine noire, le dernier talus,
vestige d’un temps où la limite entre les parcelles de terre ressemblait
aux fortifications.

Or, nous avions, pour inscrire, promener, surveiller, amuser les trois
enfants de ma sœur, une jeune fille qui s’appelait mademoiselle
Brigitte. Avait-elle un nom, outre son prénom? Longtemps je n’en ai rien
su. Nous l’aimions, ce qui n’est pas commun. Elle nous le rendait, ce
qui est rare. Je ne l’avais jamais vue pleurer. Je me disais: «Cette
petite est heureusement bien abritée ici contre la vie, car c’est une
innocente qui se laisserait prendre aux belles paroles du premier fat
venu; une pauvre fille trop lettrée, trop shakespearienne, trop
lamartinienne, trop liseuse de magazines, et qui serait tout à fait
incapable de diriger un ménage. Heureusement, les blés de Beauce la
protègent contre les hommes». Ma sœur partageait là-dessus mon
sentiment. Mais nous ne voyons bien les âmes que les jours d’orage, à la
lueur de l’éclair. Et entre nous le temps se maintenait au beau fixe.
Mademoiselle Brigitte était fine, élancée, élégante, toute blonde, et
elle avait des yeux bleus, avec de grands cils comme les poupées. On
nous l’avait recommandée, autrefois, en nous vantant sa «distinction».
Elle avait appris le monde, en effet, avec une perfection singulière, et
je me demandais souvent à quels signes l’origine populaire se trahissait
en elle. Je ne trouvais que de rares indices et très légers. Le
dimanche, dans l’après-midi, elle avait congé, et, presque toujours,
nous la voyions prendre la route du village, un livre à la main. Nous
disions: «Mademoiselle est une paroissienne comme il n’en existe pas
d’autre dans toute la Beauce; elle ne manque jamais les vêpres.»

Un dimanche, j’entrai dans la chambre de mademoiselle Brigitte, et je
m’approchai de la fenêtre, dont le balcon nous servait de séchoir pour
nos photographies. En passant près de la table, je vis le buvard ouvert,
et, sur la feuille blanche et épaisse, quatre lignes de la ferme
écriture de l’institutrice, quatre lignes qui s’étaient imprimées là,
tout récemment, et dont la première, que je reconstituai malgré moi,
portait: «Oui, mon cher Philippe...» Je me crus obligée de continuer:
«dimanche, près de la haie, comme d’habitude».

Comme d’habitude!

Je courus au balcon. Il n’y avait qu’une haie dans le pays, là-bas, à
mi-coteau, ce petit chiffonné vert, barrant les nappes de blé. Était-ce
possible! Un rendez-vous! Et pas le premier! Je n’ai pas coiffé sainte
Catherine pour avoir peur de me renseigner sur la conduite de
mademoiselle Brigitte. Je descends, je prends dans le hall mon ombrelle,
je traverse le parc, je sors par la petite porte, et me voici sur la
pente de notre colline, dans le désert des moissons qui n’ont que moi
pour passante.

C’était au milieu de l’été dernier. Je me rappelle que la chaleur était
vive, que j’allais vite, et que mes regards se reportaient sans cesse
vers la haie complice. Devais-je l’aborder de front, ou la tourner? Je
me résolus à la tourner, et quand je fus rendue au plus creux de la
dépression des terres, je pris, à droite, un sentier qui enveloppait de
ses ornières la colline du village. Après une demi-heure de marche je
m’arrêtai. Le buisson, vu en raccourci, faisait le dôme au-dessus des
épis, et tout semblait désert, d’un côté comme de l’autre. Mais la
pensée que ce n’était là qu’une apparence; que Brigitte se trouvait à
cinq cents mètres de moi, là-haut, qu’elle m’avait vue sans doute,
qu’elle se moquait de moi, qu’elle nous avait tous trompés, qu’il allait
falloir la renvoyer devant le témoin que j’imaginais; la fatigue enfin
et l’embarras de ma situation m’avaient exaspérée. Je répétais les mots
que j’avais choisis en route, les mots cruels, et mérités, avec lesquels
je l’accueillerais. Un sentier montait vers la haie. Je m’y engageai.
Mais à peine avais-je fait dix pas que je m’arrêtai de nouveau. Ils
venaient de sortir tous les deux, de l’abri de la haie, et ils
descendaient vers moi. J’eus le temps de les observer. Ils allaient
lentement, et ils causaient. Quand ils furent à peu de distance, je vis
que l’institutrice était tout à fait pâle, et que son amoureux, un homme
jeune, vêtu en bourgeois, très grand, épais, le visage trop large,
allongé par la barbe en pointe, devait lui demander tout bas: «Faut-il
que je reste pour vous aider à vous défendre?» Elle répondit, tout haut:
«Allez, mon cher Philippe, quittez-moi. Mademoiselle ne me trahira pas».

--Par exemple! m’écriai-je, mais, c’est mon devoir...

--De ne rien dire, interrompit mademoiselle Brigitte, et je vais vous le
prouver.

L’homme se découvrit, s’inclina, et nous laissa seules.

--Je n’ai personne qui s’intéresse à moi, si ce n’est lui, reprit la
jeune fille. Je l’ai connu cet hiver, à Orléans, pendant le séjour que
nous y avons fait. Il va s’établir à son compte. C’est un employé de
commerce. Nous sommes fiancés. Voilà quatre fois qu’il vient me parler
ici...

--En effet, je vous félicite, c’est d’une convenance!

--Oh! dit-elle, les pauvres filles comme moi n’ont pas le choix de leurs
heures. Vous en parlez à votre aise! Mais, moi, pouvais-je faire
autrement? Si j’avais demandé à recevoir Philippe au château, et à me
promener avec lui dans le parc, Madame aurait-elle trouvé cela
convenable? Et les enfants! Et les visites possibles! Et les
domestiques! Est-ce vrai, dites?

--Peut-être.

--Alors, ne me trahissez pas, mademoiselle. Aidez-moi. J’ai besoin de
trois mois encore pour gagner mon trousseau. Et vous devez comprendre
que, quand on s’aime, il faut qu’on se voie... La haie d’épine noire
n’est à personne; c’est pour cela qu’elle est à nous.

Mademoiselle Brigitte s’exprimait hardiment, avec une émotion qui
changeait son visage, avec un accent de rudesse populaire que son
esprit, par l’étude et au contact du monde, avait perdu, mais que son
cœur, d’ordinaire silencieux, avait gardé. En ce moment, c’était son
cœur qui parlait. Je croyais voir devant moi une des grandes du
patronage dont je m’occupe.

Nous revînmes vers le château. Elle avait besoin de continuer sa
plaidoirie, car je me taisais, et surtout d’ouvrir son âme pleine de
secrets. Elle me raconta sa famille dispersée, son enfance misérable,
son effort pour s’instruire, ses déceptions, ses projets d’avenir. Je me
calmais peu à peu. Elle reprenait confiance et je retrouvais la finesse
de langage, la justesse de ton, la correction étonnamment bien apprises
qui faisaient la réputation de mademoiselle Brigitte. J’inclinai bientôt
mon ombrelle de son côté. Le soleil était terrible. Elle se serra près
de moi. Quand nous arrivâmes à la porte du parc, je me retournai, et,
tandis que le buisson lointain tremblait dans l’air chauffé et dansait
comme un crible:

--Vous êtes une honnête fille, lui dis-je, et je vous crois. Ma sœur
serait sans doute plus sévère: je ne dirai rien.

Elle me remercia avec deux larmes de joie, et retourna vers les élèves.

Le soir, dans les allées de la futaie, très tard, comme je me promenais
sous la lune, je vis revenir à moi mademoiselle Brigitte. Elle me
cherchait pour me souhaiter le bonsoir. Une question qui s’était vingt
fois posée dans mon esprit reparut en même temps: comment une jeune
fille aussi affinée s’était-elle éprise d’un homme qui n’avait ni son
instruction, ni son éducation même, ni ses goûts. Je n’eus pas de peine
à provoquer l’aveu.

--Oh! me dit-elle, si vous saviez comme il est bon! Il ne permettra pas
que je fasse tout le ménage à la maison. Nous prendrons une femme de
journée, et même une bonne s’il le faut. Il ne veut pas que je souffre.

Pour la seconde fois, elle avait dit un mot du profond peuple; elle
m’avait entr’ouvert son âme, et, pour définir son amour, elle avait crié
le rêve éternel, celui qui entraîne les foules à la suite d’un homme:
«Il ne veut pas que je souffre!»




VI

LA TRAGÉDIENNE


Je la rencontrai au coin de la rue de Seine, ou plutôt, l’ayant aperçue
qui longeait les premières maisons du quai Malaquais, j’allai vers elle.
A la bravoure de son geste, à l’émotion de ses doigts qui serraient les
miens, ses longs doigts ardents par où fuyait son âme, j’eus la
certitude que je ne me trompais pas.

--Je vous retrouve à un moment heureux? lui dis-je.

Elle ne répondit pas à ma question, mais elle dit:

--Quatre ans ne vous ont pas changée! Oh! pas du tout!

Elle désirait m’entendre répéter la même phrase: «Vous, non plus, vous
n’avez pas changé.» Mais je pensais précisément le contraire, et elle le
devina sans en être peinée. Nous nous regardions l’une l’autre avec une
curiosité avouée. Je sentais le rayon rôdeur de ses yeux sur ma robe peu
ornée et d’une coupe à peine sensible à la mode, sur mes joues, sur mon
chapeau, sur mes mains gantées de fil, et moi j’étudiais, peut-être sans
appuyer autant, la jolie enveloppe mousseuse, dentelle, plumes,
guipures, d’où se dégageait le cou vainqueur d’Edmée Sargent, le cou
rond, d’une ligne pure comme une plage à mer pleine, le cou flexible et
fier encore de sa fleur déjà touchée par le temps. Elle avait, si mes
souvenirs ne me trompent pas, trente-deux ans. Je reconnaissais bien et
j’admirais, mais avec un petit effort qu’il ne me fallait point
autrefois, celle que son oncle appelait «la blonde tragique». C’était,
sous l’ombre et sous la lueur de ses cheveux, le même masque un peu trop
fort, un peu dur, et ces yeux que je me rappelle avoir enviés, parce
qu’ils étaient clairs et impérieux, comme si leur destinée était de
commander. «Vocation!» avait dit l’oncle. «Belle comme tu l’es, avec ta
voix, ta mémoire et la passion qui est en toi, Edmée, tu n’as qu’à le
vouloir pour être une grande tragédienne.» Elle appartenait au monde le
plus rangé, le plus traditionnel. Son père, après son grand-père,
dirigeait une maison de maroquinerie, dans le quartier de
Notre-Dame-de-Lorette, «A l’Antilope». Il avait de l’esprit comme tant
de boutiquiers de Paris, un goût moyen qui lui faisait deviner les
préférences probables de la clientèle, et lui permettait de ne commander
aux ouvriers d’art, ses collaborateurs, que des objets faciles à vendre,
d’un style déjà d’accord avec la mode; il avait une petite fortune.
Malheureusement, il avait aussi, logeant dans son appartement, buvant et
mangeant à sa table, tenace comme une hypothèque et beaucoup plus gai,
un frère ruiné qui se maintenait et régnait par deux moyens: la critique
des dessins qu’on soumettait au patron, et l’éloge outré de sa nièce. Ce
raté avait découvert la vocation d’Edmée; il avait désigné le professeur
de diction, accompagné Edmée au cours, soutenu le courage de l’enfant
qui travaillait et du père qui payait, assisté aux premières auditions
dans le monde, raconté en les exagérant les premiers succès de salon de
la «tragédienne», entretenu dans le paisible entresol, au-dessus du
magasin de maroquinerie, une atmosphère de rêve et d’illusion qui
commençait à se dissiper. Et c’était lui qui se plaignait à présent, et
qui faisait expier ses fautes à ceux qui n’en avaient jamais profité.
«Tu ne m’as pas écouté! disait-il à son frère. Tu as eu peur du
Conservatoire, pour Edmée, peur du théâtre, peur de te séparer d’elle,
peur de tout! Sans toi, ta fille serait célèbre aujourd’hui. Elle
gagnerait des millions. Au lieu de cela et parce qu’elle n’a pas de
titre, pas de diplôme, elle est à peine connue. Malgré son admirable
talent, elle végète. Les leçons lui rapportent peu; les soirées où l’on
demande du tragique sont rares, de plus en plus rares. La comédie
l’emporte, parce que les temps sont tristes et les pensées lugubres. Et
comme la maroquinerie va mal, et que tu n’as jamais rien compris au
grand art, quel avenir nous attend? Nous sommes menacés de la gêne, ta
fille, toi, et moi aussi. Tu l’auras voulu!»

Je me rappelais ces confidences d’Edmée Sargent, que j’avais rencontrée
dans plusieurs salons autrefois, et qui s’était prise de tendresse pour
moi, parce que je lui avais fait un compliment qui s’adressait à la
femme plutôt qu’à la diseuse. Elle se retrouvait sur ma route. L’éclat
de ses yeux était le même, mais le halo bleu avait grandi autour. Son
teint était encore éblouissant, mais l’heure jeune où toutes les nuances
se fondent était passée.

--Puisque vous l’avez deviné à mon air, reprit Edmée, je vous avoue
qu’en effet j’ai un espoir, un grand, depuis quelques jours... Une pièce
nouvelle, une pièce étrangère va être montée... C’est encore un
secret... On a parlé de moi au traducteur. Je vais chez lui.

Elle me regarda avec toute sa joie ravivée.

--Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi? Ne refusez pas! Venez! Je
suis sûre que devant vous je dirai mieux. Je réciterai pour vous.
J’aurai un public: deux personnes... Et je me sentirai plus libre.
Venez!

Je me retournai. Le soleil de mars descendait vers la Seine entre des
nuages. Nous allâmes de ce côté, Edmée et moi, rapidement. Le
rendez-vous était pour cinq heures. Que m’importait, en somme, une
visite dans une maison inconnue, sans les présentations préalables et
sans avertissement? J’en ai tant fait de la sorte chez des pauvres, que
j’ai la manière.

Le traducteur habitait au quatrième, un appartement prodigieusement
capitonné. Le petit salon où nous fûmes introduites ressemblait à un sac
fourré ouvert sur la rue, à une chancelière ayant une fenêtre et une
porte, tant nous étions enveloppées de tentures, d’étoffes drapées, de
tapis.

--La voix ne résonnera pas, murmura Edmée en se penchant vers moi.

Et je la vis se troubler.

L’homme de lettres entra, jeune et mince, froid, soigneusement négligé
dans sa tenue, la tête un peu penchée en avant et portée comme une chose
lourde. Il avait des moustaches brunes, qui grimpaient le long des joues
pâles, et s’y élargissaient, en espalier. Et je crois qu’il était doué
d’une vue excellente, mais je n’oublierai jamais l’art, dont il fit
preuve, de composer ses yeux, de les diriger avec effort et comme s’ils
quittaient à regret une vision intérieure, sur la terrestre et
tremblante Edmée, de les gonfler, de les tenir en arrêt, sans un
sourire, sans un rayon, sans une expression quelconque, surtout de
galanterie, et de paraître s’absorber, puissamment, uniquement,
fatalement, dans la contemplation de celle qui n’était point pour lui
une femme, mais l’interprète possible, celle qui peut-être exprimerait
la Pensée. Il croyait à toutes les majuscules dès qu’il trouvait aux
mots une parenté avec lui-même. Il étudiait Edmée comme une œuvre d’art,
ou comme une belle bête. Oh! ce mépris! Je crois qu’elle ne le sentit
pas. De son côté, lui qui avait le sens aigu du ridicule, il ne semblait
pas se douter que les profondeurs ne donnent pas le vertige à tout le
monde. Elle et lui, ils jouaient un rôle, sans le vouloir. Quand il
estima que la méditation avait assez duré, il laissa se dissiper
l’espèce de brume qui voilait son regard, et, avec une gravité douce,
comme il convenait:

--Enlevez donc votre chapeau, dit-il, et votre pèlerine.

--Oui, dit vivement Edmée, j’aime mieux réciter sans chapeau, et les
bras libres... J’ai appris la grande scène entre Gudmund et Margit...
Vous voudrez bien me donner la réplique, n’est-ce pas?

Le traducteur se tourna pour la première fois vers moi, et soupçonnant
que cette petite robe noire n’allait pas souvent au théâtre et n’était
pas de leur monde:

--Il s’agit de _la Fête à Solhaug_, d’Ibsen, une merveille.

Il s’était mis debout près de la fenêtre, à contre jour, les mains
derrière le dos, appuyées à sa table de travail.

Au fond de la pièce, Edmée, le visage contracté, les sourcils
rapprochés, les lèvres entr’ouvertes, les bras tendus pour accuser et
pour implorer, rajeunie par la passion et par les ombres lourdes sur
lesquelles s’enlevait son geste, représentait déjà la femme du trop
vieux seigneur Benght, à l’heure où son ami d’enfance revient proscrit
et l’interroge. Elle commença:

--Écoute-moi attentivement, et tu comprendras! Pour moi, la vie est
sombre comme la nuit dépourvue d’étoiles. Rien ne saurait adoucir ma
douleur. Car j’ai vendu ma jeunesse. J’ai échangé mon joyeux espoir
contre de l’or. Je me suis enchaînée de mes propres mains. Crois-moi,
l’or est bien peu de chose. Oh! comme j’étais heureuse, jadis, quand
nous étions enfants; nous étions pauvres, notre maison était modeste;
mais l’espoir fleurissait dans mon cœur.

De l’autre bout du salon, la réplique vint, non vibrante, malgré les
mots:

--Et déjà ta magnifique beauté se dessinait.

--Sans doute, reprit Edmée; mais ce fut la louange qui me perdit. Tu dus
partir pour l’étranger, hélas! et l’harmonie de tes chants résonnait
toujours dans mon cœur, et mon front s’assombrit au souvenir du passé...
Ensuite, les amoureux arrivèrent de l’est et de l’ouest, et puis
j’épousai mon mari.

--Oh! Margit! dit Gudmund sans conviction.

--Il ne se passa pas beaucoup de jours, reprit-elle, et je versai des
larmes amères. Songer à toi, mon ami et mon parent, ce fut le seul
bonheur qui me resta. Combien vide me semblait le grand hall de Solhaug!

--Pardon, mademoiselle, interrompit le juge. Ce n’est pas cela!

Edmée n’était déjà plus la tragédienne. Elle était la femme qui craint
de manquer un examen, qui essaye de comprendre l’observation, qui se
fait toute petite devant l’examinateur, et qui sourit pour lui plaire,
avec l’épouvante dans le cœur. Elle avait pâli.

--Je ne comprends pas, maître, dit-elle aimablement. Expliquez-moi...

Il leva les yeux vers le plafond, et lentement, en détachant les
syllabes:

--Ce n’est pas cela, reprit-il. Cela manque de composition,
d’architecture. Vous êtes partie trop tôt. Il y a une progression dans
la pensée. Suivez-moi bien. Margit ne livre pas son secret tout de
suite. Elle parle d’abord avec une réserve feinte; elle attend l’effet
de ses premières confidences; elle s’enhardit; elle ne crie son amour
qu’à la fin...

Il continua. J’avais trouvé, moi, qu’Edmée jouait très bien. Mais elle
ne se défendait pas, en ce moment. Elle savait l’inutilité d’une
contradiction. Elle disait:

--Oui, maître, je comprends... Je comprends parfaitement... Voulez-vous
que nous reprenions?...

Ils reprirent; elle fut moins bonne parce qu’elle souffrait atrocement.
Et, quand elle eut achevé la scène, il n’y eut, pour répondre à sa
question muette et anxieuse, que des phrases déjà entendues et faites
pour tuer l’espoir. «Nous verrons... La diction est ferme; avec de
l’étude, vous feriez une Margit émouvante... Si j’étais seul, je vous
dirais dès ce soir de travailler le rôle. Il faudra que j’en cause avec
mes amis...» Elle ne répondit pas. Je ne sais même pas si elle écoutait
encore. Elle remettait son chapeau; elle nouait fiévreusement sa
voilette; elle jetait sur ses épaules sa pèlerine ornée de guipures et
son boa de plume blanche.

Pendant ce temps, l’homme de lettres s’approchait de moi, et, à voix
basse, ne voulant pas que l’essai se renouvelât, me disait:

--Elle n’a pas le tempérament, votre amie. Elle est faite pour se
marier.

Si bas qu’il eût parlé, elle entendit, car je la vis frissonner.

--Venez-vous? dit-elle.

Dans la rue, où l’ombre brumeuse avait remplacé le jour, nous
n’échangeâmes que peu de mots. Edmée fit semblant d’espérer un peu. Je
ne pouvais lui dire que je la plaignais. Et, à cause de cela, je la
quittai bientôt. Mais à peine m’eut-elle dit au revoir que je me mis à
la suivre. Je l’apercevais, de loin, marchant vite, le front levé,
indifférente à tout ce qui vivait autour d’elle. Au tournant d’un pont,
il me parut qu’un homme la frôlait en passant et lui parlait. Elle
tourna la tête un instant, irritée. Elle devait penser à ce mot cruel de
tout à l’heure: «Votre amie est faite pour se marier! pour se marier!»
Elle continua sa route, plus nerveusement. C’était maintenant que je la
trouvais tragique. Quand elle fut rendue devant la porte de sa maison,
sur le trottoir désert, elle resta un long moment avant de sonner, et je
vis ses deux bras s’incliner ensemble dans un geste de lassitude et
d’abandon, comme si elle laissait là un espoir, un rêve, ou peut-être,
au contraire, une déception qu’il ne fallait pas faire entrer avec soi.




VII

UN DISPENSAIRE


Il n’y a pas de barrière ni de poteau qui indique les quartiers ouvriers
de Paris; mais on les reconnaît tout de suite, à l’air «pareil» qu’ont
les façades et les vêtements. La couleur diminue, et non pas le
mouvement mais la hâte, et aussi l’étincelle de joie, ou de jeunesse, ou
d’orgueil des visages. Dans une de ces rues, où tout se ressemble,
j’ouvris une porte au-dessus de laquelle il y avait écrit, en petites
lettres modestes: «Assistance maternelle». Je me trouvais dans une salle
spacieuse, toute pleine de mères qui tenaient leur enfant sur le bras,
sur les genoux ou entre leurs genoux; car, il y en avait plusieurs
assises, sur des bancs ou des chaises. Je les reconnus toutes, sans les
avoir jamais vues; c’étaient les miennes, celles que je visite en
province, ou qui viennent me voir, et dont je suis la sœur, toujours
moins que je ne voudrais, puisqu’elles continuent de souffrir. Elles
avaient la même usure précoce, la même tenue négligée--l’on sent que la
femme de l’ouvrier est si peu ménagère!--la même habitude, évidemment,
de sortir coiffées en cheveux; elles avaient, pour bercer dans leurs
bras l’enfant et pour l’endormir, le même geste de tout le corps, et la
même penchée du front au-dessus du nid. Cependant elles parlaient mieux
que mes provinciales, et plus vite, et le sourire, quand il n’était pas
instinctif, était nuancé. Elles attendaient. Quelques-unes donnaient le
sein à leur nourrisson; d’autres se promenaient, d’autres causaient,
debout, deux ou trois ensemble.

--Alors, vous avez trouvé à vous loger?

--Non. Ils me disent tous la même chose, quand je leur ai répondu que
j’ai cinq enfants.

--Quoi encore?

--Ils disent: «Avez-vous un mari?» Je suis bien forcée de répondre non,
puisqu’il est mort. «Avez-vous un homme?»--Pas davantage.--«Eh bien!
vous pouvez aller chercher ailleurs: avec quoi payeriez-vous votre
loyer?» J’ai beau leur répéter que je travaille, ils savent bien que ça
ne suffit pas.

Le mot, si lourd de sens, ne parut pas étonner la mère à laquelle il
était dit, et qui tourna la tête, en disant:

--C’est mon tour, je crois.

Elle détacha, en un tour de main, les épingles qui retenaient les langes
de son enfant, lui laissa sur le corps une chemise à peine large de
trois doigts, et soulevant et portant à bout de bras le petit qui
étirait ses jambes arquées et grêles, elle le posa dans le plateau de la
balance où chaque nourrisson était pesé à son tour. Elles étaient deux à
suivre du regard l’aiguille de la balance, la mère et une jeune fille,
dont la robe de ville était cachée sous une blouse de toile tombant
jusqu’aux pieds, et qui inscrivait les poids sur des feuilles où chaque
semaine elle ajoute une ligne. Les jeunes mères du quartier ont pris
l’habitude de venir tous les huit jours au pèse-bébé. A chaque minute il
en vient une nouvelle. La plupart s’en vont contentes, il y a un bel
orgueil tendre dans le geste qu’elles font pour reprendre l’enfant et
l’emporter.

--Il a profité! dit-on autour d’elle. Ce n’est pas comme le mien!

D’autres passent, après l’épreuve de la balance, ou même avant, dans la
salle de consultation. Là, je rencontre l’amie que je venais voir, celle
qui a donné sa vie à la misère des autres, et qui est parmi elles la
science abordable, la bonté et la paix. Elle est jeune aussi, elle porte
la blouse d’infirmière; elle a le don d’organisation, et l’habitude du
monde qui souffre, moins aisée à prendre que celle du monde qui s’amuse,
elle n’est ici une inconnue pour personne, on sait qu’il suffit d’être à
plaindre pour être reçu.

--Voyez, me dit-elle tout bas, la mère de ce petit est phtisique; c’est
la sœur qui est venue. Il va moins bien, depuis la semaine dernière.

Derrière une table, un jeune médecin est assis et examine l’enfant, puis
signe une ordonnance. Deux, trois, quatre, six enfants passent dans ses
bras, pendant que je cause avec la directrice du dispensaire. L’un d’eux
tousse, un autre a la fièvre, un autre est déjà maigre et bleu comme
ceux qu’on ne reçoit plus; un autre a le ventre ballonné et l’air sombre
et à moitié bestial, et on apprend, en interrogeant la mère, qu’il a été
nourri en Bretagne, pendant deux ans, et qu’il était robuste alors, et
qu’«il buvait l’alcool comme de l’eau». Une femme, tout à fait vieille,
ou qui paraît telle, apporte un bébé de trois mois, qu’elle allaite.
C’est la grand’mère; elle a eu un enfant en même temps que sa fille en
avait un, et comme elle a perdu le sien, elle nourrit son petit-fils.
Après elle, entre une femme de vingt ans, jolie, blonde, aimable, qui
s’assied adroitement, en faisant une gerbe avec les plis de sa pauvre
robe. Elle a des dents éblouissantes, qui fleurissent son pâle visage.
Elle soulève une mousseline recouvrant un paquet.

--Je vous apporte Charlot, dit-elle.

--Je le reconnais, dit le docteur. La diarrhée a disparu?

--A peu près. Mais il diminue. Je l’ai fait peser par la demoiselle à
côté: depuis deux semaines il diminue.

--Vous l’allaitez toujours?

--Oui, monsieur le docteur.

--Combien de fois?

La bouche mince, spirituelle, nerveuse, s’allongea un peu plus, un rire
léger en sortit.

--Il est si vorace! dit-elle. Combien de fois? Mais, tant qu’il veut!

--Vous voulez le tuer, alors?

--Oh! monsieur!

Il lui expliqua l’imprudence grave qu’elle commettait, et je voyais
décroître et s’effacer le sourire jeune et charmant, comme s’efface une
lumière.

Le défilé des malades continue. Entre les consultations, ou dans les
rares moments où la directrice se trouvait libre, je pus causer avec
elle. Elle m’apprit qu’elle avait fondé, dans le même quartier, un
dispensaire pour les tuberculeux, et une sorte de magasin où les femmes
enceintes et les mères de famille venaient chercher du travail qu’elles
faisaient ensuite à domicile, des vêtements à coudre, ou, _pour celles
qui ne savent pas coudre_, des fils de fer à tordre, pour coiffer les
bouteilles.

--Mais, ajouta-t-elle, ce sont mes enfants qui sont les préférés et les
gâtés. On vient les voir, on les aime, on m’aide à les faire vivre.
C’est plus aisé que d’empêcher les parents de mourir jeunes. Le
dispensaire a nourri plus de cent petits gars ou petites filles du
quartier, l’année dernière, et en a soigné plus de six cents. La ville
de Paris nous donne aussi.

--Combien?

--Trois cents francs par an.

--Elle y gagne!

Puis, ramenées invinciblement, l’une et l’autre, vers le sujet vrai, qui
n’est pas tant la manière d’équilibrer un budget que la manière d’aimer
ceux qui ont si peu d’amis, hors les temps d’élections, nous avons parlé
d’eux; des préjugés qu’ils doivent sacrifier lorsqu’ils prennent notre
main; des haines qu’ils abandonnent,--non pas tous ni toujours;--de
leurs étonnements devant celles qui n’attendent rien d’eux; de l’horizon
de misère, qui recule à mesure qu’on essaie de l’atteindre; des heures
cruelles et des minutes inoubliables, où le bonheur des autres passe si
près de nous que nous pouvons y boire.

--Tenez, me dit-elle, un jour que j’étais ici, avant les consultations,
une de mes amies du faubourg, la femme d’un maçon, vint me voir. Elle
avait sept enfants. Je la savais très courageuse et très fière. Comme
elle ne me disait rien d’elle-même, je compris qu’elle était inquiète,
et, comme le jour du terme approchait et que j’avais de l’argent par
hasard, je lui offris de payer son loyer. Elle ne s’y attendait pas.
Elle se mit à fondre en larmes. «Ah! cria-t-elle, comment faire pour
vous remercier?» L’élan était si vrai que je répondis: «Embrassez-moi!»
Elle se jeta à mon cou, et je me sentis plus joyeuse qu’elle, de cette
joie qu’on a causée, qu’on peut porter avec ses peines, et qui ne meurt
pas du voisinage.




VIII

MONSIEUR JOSUAH


Puisque je m’occupe des pauvres, j’ai donc connu beaucoup d’artistes, ou
du moins beaucoup de gens qui se disaient tels. C’étaient presque tous
des hommes. Les femmes ne prennent ce titre que lorsqu’elles sont
jeunes, et qu’elles peuvent y ajouter «lyrique» ou «dramatique». Et
c’est à peine un mensonge. Il n’a jamais trompé que ceux qui l’ont bien
voulu. Les hommes persistent plus longtemps à inscrire sur leur carte de
visite: «artiste peintre, sculpteur, photographe, ciseleur, tourneur,
comique...», sur la pauvre carte qui a passé par tant de mains de
concierges ou de cuisinières, a monté tant d’étages, en a tant descendu,
et n’est pas revenue, chaque fois, avec vingt sous. La plupart ne
peignent plus, ne sculptent rien, ne cisèlent que les routes de France
en traînant leurs souliers, et ne jouent la comédie qu’à moitié, pour
vivre, devant des spectateurs qui n’applaudissent point et se défilent
volontiers. On les écouterait mieux s’ils n’étaient pas «artistes». Le
peuple qui peine dur, celui des campagnes ou des métiers, se défie de
ces mendiants qui ressemblent à des rentiers par le vieux chapeau de
soie, la vieille redingote, le vieux reste de prétention, ou l’accent,
ou l’œil qui a vu trop de choses. Ils le savent, mais cette fausse
noblesse les console peut-être. Ils y tiennent. Et puis, dans le nombre
de ceux qui se disent artistes, j’en ai connu deux ou trois qui avaient
dû l’être.

Josuah Orset fut même un peu de mes amis. Il avait un prénom admirable,
et qu’il prononçait avec sentiment: «Josuah, mademoiselle, pour vous
servir»; il avait un nez de modèle, droit et long, des yeux demi-fermés,
clignotants, luisants d’un reste de feu et d’un reste d’esprit, une
barbe grise en queue d’hirondelle, de longs cheveux autour d’une
tonsure, une vareuse autrefois noire, une habitude de la blague qui lui
faisait croire, à lui-même, qu’il venait de quitter l’atelier; il avait
surtout, signe de la profession, une boîte à couleurs et un appui-main,
qu’il portait en tout lieu.

Quels étaient le passé de cet homme, son état civil, son âge exact, la
raison ou les raisons qui l’avaient fait déchoir, s’il avait eu un rang?
Personne ne l’a jamais su.

Un soir, après une pluie d’octobre, qui l’avait trempé jusqu’aux os, il
sonna à la porterie d’un couvent de Trappistes, situé, comme tous les
couvents de cet ordre, en pleine campagne, dans un pays de chênes et de
coteaux. On lui ouvrit.

--Je voudrais faire une retraite? dit-il.

--De combien de jours?

--De trois.

Comme l’hospitalité des Trappistes a toujours dépassé, en largeur et en
discrétion, même celle de l’Écosse, il se trouva bientôt dans une
chambre nue, mais parfaitement propre, devant un feu clair qui séchait
la vareuse, près d’une table sur laquelle était posé un livre de
méditations, n’ayant eu à fournir aucune référence,--il en avait très
peu,--content d’avoir chaud, content de penser au souper, même maigre,
dont l’heure approchait, flatté surtout d’avoir été accueilli, au seuil
de l’hôtellerie, par le Père abbé en personne, et par le prieur, qui
l’avaient reçu avec beaucoup de respect et de dignité, comme un
personnage, selon la règle.

Pendant trois jours, il vécut dans ce monde de silence, lisant un peu,
songeant davantage, assistant aux offices, se promenant seul dans un
grand jardin clos, n’ayant de relations qu’avec un vieux trappiste,
carré de tête et de corps, bourru de ton, bêcheur de pommes de terre,
semeur de blé, faucheur de foin, qui lui parla d’éternité. Il s’habitua
au mot, et bientôt à l’homme, qui était simple comme un paysan, et qui
jugeait durement le monde et indulgemment chacun des hommes dont il
parlait.

Le quatrième jour, au matin, il descendit, avec la boîte de couleurs et
l’appui-main, dans le grand corridor, voûté et vitré, qui s’étendait, au
rez-de-chaussée, sur toute la longueur du jardin. Il envoya chercher le
prieur pour lui faire ses adieux, et lui demanda même, par politesse
d’artiste, s’il ne devait pas quelque chose pour une si bonne
hospitalité.

Il lui fut répondu que «messieurs les hôtes» n’étaient point obligés de
donner, et que, s’ils croyaient devoir le faire, ils pouvaient donner ce
qu’ils estimaient convenable.

Josuah Orset trouva que ce n’était pas cher. Et, ayant remercié le
prieur qui s’éloigna aussitôt, après l’avoir salué, il eut une idée.
Peut-être l’avait-il eue déjà, il est vrai, mais, en ce moment, elle lui
sembla plus digne d’attention. Il s’approcha de la pancarte qui pendait
à droite de la porte d’entrée, et se mit à méditer,--il savait
maintenant ce que c’était--le «règlement de l’hôtellerie».

Ce fut une demi-heure extrêmement recueillie. Personne ne la troubla.
Les grands corridors blancs n’avaient plus même un papillon, battant de
l’aile contre les vitres.

«Article premier.--Messieurs les hôtes se lèvent à cinq heures, et se
rendent à l’église le plus tôt qu’ils peuvent.»

--Je me lève plus volontiers de bonne heure depuis que je suis vieux,
songea Josuah. Il y a une harmonie singulière entre la vieillesse et le
matin. L’article ne me gênerait guère.

«Art. 2.--Ils assistent tous les jours à la messe de communauté, aux
vêpres et au _Salve Regina_. Le coucher aura lieu à huit heures en
hiver, à neuf heures en été.»

--C’est un régime dont je n’avais pas l’habitude, avant ma retraite, et
qui pourrait être amendé. Je pourrais être, sans doute, en
demi-retraite, comme on est en demi-solde. D’ailleurs, le chant du
_Salve_ m’a donné une forte émotion artistique. Je l’entendrai
volontiers chaque soir. Ces Frères en brun, d’un côté de la nef, ces
Pères en blanc, de l’autre; ces têtes énergiques devinées à travers
l’ombre, ces voix graves que recueille l’air muet du dehors...

«Art. 3.--MM. les étrangers doivent toujours éviter la rencontre des
religieux et des frères convers, et s’écarter des lieux où ils sont à
travailler. Les religieux, étant astreints à un perpétuel et rigoureux
silence, ne peuvent donner aucune réponse à ceux qui leur adresseraient
la parole.»

--Article magnifique! Quelle satisfaction de ne plus entendre les hommes
parler, et d’avoir la certitude qu’ils ne vous interrogeront pas! Voilà
un vœu que j’ai souvent formé, et que j’ai cru irréalisable... Des
sympathies qui se taisent; des antipathies qui ne s’expriment pas; des
défiances qui n’ont pas la permission de se traduire par des mots ou
même des gestes... Je n’ai trouvé cela qu’ici.

«Art. 4.--MM. les étrangers qui amènent avec eux leurs chevaux ne
doivent régler avec le Père hôtelier que leur propre dépense. Pour celle
des chevaux, ils s’entendent avec le Frère chargé des écuries.»

--Cela ne me regarde plus, dit Josuah. Mais l’ensemble des conditions
m’agrée.

Il sortit aussitôt, et traversa le jardin sablé de sable de carrière,
car il venait d’apercevoir, en se détournant, la tête chenue du prieur
entre deux cônes de poiriers.

--Monsieur le prieur, fit-il, j’ai eu une idée que je crois bonne. Je
voudrais demeurer ici.

--A quel titre?

--Comme peintre.

--Nous avons deux frères qui s’entendent assez bien à étendre le minium
et à délayer le badigeon. Cela nous suffit.

--Mais pardon, je suis peintre d’histoire.

Le vieux grognard, retraité sous la bure, et qui ne saisissait pas très
bien la nuance, répondit à tout hasard:

--Nous n’en usons pas.

--Mais vous avez une église?

Le prieur ne répondit pas, étant ménager des mots.

--Votre église est nue comme vos granges. Je propose de décorer le
chœur. Je ferai une grande composition, comme nous disons. Vous me
nourrirez, et je vous donnerai mon travail. Je serai au pair.
Acceptez-vous?

Le vieil homme considéra ce chemineau, et il songea sans doute que, lui
aussi, il avait fait de rudes étapes, avant de trouver l’abri.

--C’est à voir, dit-il simplement.

Josuah eut la permission de rester. Il eut sa chambre, son couvert
d’étain, son coin de buanderie transformé en atelier, pour le travail de
l’esquisse. La campagne environnante lui plaisait infiniment. Les
derniers jours d’automne l’invitaient à la rêverie. Il jouissait
d’assister à cette fin de moisson sans paroles; de voir les charrettes
pleines de sacs de pommes de terre, ou pleines de tiges de maïs, ou de
trèfle sec, rentrer au pas des bœufs. Les bouviers, en froc blanc ou
brun, quand ils le rencontraient, dans les chemins creux, pensaient:
«Monsieur Josuah cherche l’inspiration.»

Elle devait être bien cachée, à en juger par tant de promenades faites
pour la découvrir.

Elle finit par venir. Elle était quelconque. Le peintre, sur un immense
papier, traça, au fusain, quelques silhouettes groupées, des ronds qui
représentaient des nuages, une barre qui figurait la terre, cinq rayons
autour d’un noyau, qui devait être une étoile. Le titre de l’œuvre,
était: «Le Cortège des rois mages.» Josuah s’était décidé à traiter,
après quelques autres, ce sujet qui permettait de mettre en scène trois
rois,--il avait toujours désiré en peindre un,--trois écheveaux de
personnages derrière eux, et tout autour une ménagerie complète. Il y
avait bien, de ci, de là, des jambes ou des pattes trop longues, des
bras trop courts, des cous drôlement attachés. Mais n’est-ce pas ainsi,
souvent, dans la nature?

Les juges de l’esquisse ne firent pas d’objections. Et l’artiste comprit
qu’il avait devant lui tout l’hiver assuré: coucher, manger, chauffage,
sans compter la compagnie de ces moines silencieux, qu’il commençait à
aimer.

Il fallut tout le printemps pour dessiner les personnages, d’après
nature. Par grande faveur, l’artiste obtint de faire poser devant lui
quelques vieux frères, un notamment, qui était chargé de la basse-cour,
et qu’on voyait, trois fois le jour, s’avancer jusqu’au milieu de la
grande cour des étables, s’arrêter et tourner la manivelle d’une petite
crécelle pendue à sa ceinture, et dont le grincement rassemblait les
poules éparses sur les fumiers. L’été fut employé à peindre sur toile la
grande composition; l’automne à la fixer autour du chœur de l’église et
à la corriger.

La correction ne finit jamais. Deux ans plus tard, Josuah était encore à
la Trappe, quelquefois au sommet de l’échelle roulante, reprenant un
bout de draperie, ajoutant un ange pour masquer un trou dans le tableau,
allongeant la barbe d’un mage, ou mettant du poil neuf aux jambes grêles
des chameaux; mais plus souvent dehors, dans les champs où ne s’arrêtait
jamais, de l’aube au crépuscule, le travail muet des hommes.

Il s’était habitué. Il s’était senti aimé. Compris? c’est autre chose.
Comme il n’y a jamais eu de cœur vivant sans une fibre cassée, Josuah,
dans sa joie, avait un regret mêlé. Il avait peut-être des juges: il
n’avait point de public. Les étrangers visitaient rarement la chapelle,
marchands de chevaux ou de bœufs pour la plupart, éleveurs de porcs,
acheteurs de foin ou de blé de semence. On voyait, le matin, quelques
blouses bleues, parmi les robes de bure retroussées jusqu’aux genoux et
tachées par la boue des chemins; elles disparaissaient vite du côté des
étables ou des greniers. Quant à ces vieux Pères, blancs de cheveux,
bronzés de visage, quand ils se prosternaient dans leurs stalles, quand
ils se relevaient, quand ils chantaient, ils étaient admirables à voir,
images saisissantes de la prière, de la pénitence et de la force, mais
voyaient-ils? Voyaient-ils les trois mages, et les trois cortèges, et la
bordure symbolique du panneau, où l’on eût dit que l’arche de Noé avait
versé son contenu, tant les bêtes y abondaient? Josuah inclinait vers la
négative. En tout cas, ils n’exprimaient pas leur avis, et c’était, pour
Josuah, comme s’ils n’en eussent pas eu.

Deux ou trois fois, croisant l’un d’eux, au seuil de la chapelle, il
avait essayé de le faire parler. Il avait dit, à demi-voix respectueuse,
et désignant de la main la peinture magistrale:

--C’est enfin achevé... Trois ans d’effort... Depuis trente ans, je n’en
avais pas fait autant, parce qu’il y a des mortes saisons, dans la
carrière d’artiste... Mais je tiens mon œuvre... Je crois que je puis
être content?

Le vétéran s’était borné à saluer en passant, un peu plus bas que
d’ordinaire.

La vanité de l’artiste était restée souffrante. Sauf en ce point, depuis
le commencement de son séjour à la Trappe, M. Josuah s’était beaucoup
amendé. Il avait eu l’exemple et il avait eu le temps. Ce chemineau
était devenu une manière de cénobite. Quand il développait ses idées sur
l’art, dans les rares occasions où la loi du silence était levée,
presque toute la communauté l’admirait. D’autres souriaient. Tout le
monde lui était fraternel. On s’inquiétait déjà de le perdre.

--Monsieur Josuah, notre artiste, me semble bien souffrant, dit un jour
le prieur.

C’était vrai. L’hôte de la Trappe était le seul à ne pas s’en douter. Il
ne souffrait pas; il finissait. Un après-midi de printemps, que le
soleil plus vif, à travers la paille des ruches, pénétrait jusqu’aux
abeilles et les mettait en rumeur, le peintre vit passer dans la cour le
frère chargé du rucher, un paysan d’hier, jeune, élancé, qui avait l’air
d’un soldat par la hardiesse de l’allure et d’un enfant de chœur par la
naïveté de son visage, tout piqué de taches blondes. Le frère s’en
allait, les mains cachées sous la bure, le museau levé comme les jeunes
chiens qui sentent de loin les bois pleins de gibier; il aspirait le
vent où avaient éclaté les grains semés par lui dans les labours
d’hiver, et il allait vers ce bosquet planté de mûriers et clos d’une
palissade, où les ruches s’éveillaient.

--Frère Jean?

L’autre continua sa route, et le dépassa.

--Frère Jean, par charité, venez avec moi rendre visite aux mages! C’est
l’heure où, par les vitraux, le soleil les enveloppe, comme dans les
plaines de Judée? C’est l’heure où je les ai vus, et où personne ne les
voit!

Frère Jean hésita, se détourna, et suivit l’artiste, qui marchait
difficilement, malgré la joie, et qui se frottait les mains, d’avoir
trouvé un public, et levait la tête, aussi, vers sa peinture encore
cachée.

Quand ils furent à l’entrée du chœur, le frère à gauche, l’artiste à
droite:

--Frère Jean, regardez ces trois têtes: quelle majesté dans Balthasar,
quelle bonhomie dans Gaspard, quelle inquiétude chez Melchior! Et les
trois cortèges, sont-ils assez bien réglés sur l’état d’âme des
monarques? Qu’en dites-vous?

Il n’eut pas de réponse.

--Songez que j’ai employé deux ans, deux grandes années à peindre ce
panneau. Je ne les regrette pas. Je puis bien vous assurer que c’est là
le meilleur travail de ma vie, et presque le seul. Mais je l’ai fait
pour des muets volontaires, qui m’ont commandé l’ouvrage, m’ont
accueilli ou plutôt recueilli, ont comblé de prévenances un pauvre
diable qui ne demandait que le pain et le gîte, mais qui ne m’ont pas
jugé. J’en souffre, frère Jean. Dites-moi, vous qui êtes sans détour et
sans parti pris, qui ne savez pas ce que c’est que l’impressionnisme, ni
que le symbolisme, ce que vous éprouvez en regardant mes mages?

Le fils des laboureurs voisins ne devait pas éprouver grande émotion
d’art. Il ne regardait avec attention que les parties vivement colorées
de la décoration, ou les visages qui lui semblaient de connaissance. Et
ses mains levées, sa tête penchée, son air de déconvenue faisaient
comprendre qu’il regrettait de chagriner M. Josuah, mais qu’il ne
pouvait rien dire, rien du peu qu’il pensait.

La poursuite de l’éloge est la plus âpre de toutes.

--Frère Jean, continua l’artiste, ce n’est pas de mon art seulement
qu’il s’agit: c’est du repos de mon esprit. J’ai beaucoup médité, à
votre exemple; j’ai senti, dans votre solitude, monter mon ambition.
Répondez-moi, car je veux savoir si j’aurai le mérite que j’ai cru
acquérir. Comprenez-moi bien. Ce que nous appelons art, nous autres,
c’est quelque chose de nos âmes que nous mêlons à nos œuvres, à force
d’amour. Ces pensées, enchaînées à la matière, restent là frémissantes,
et reconnaissables, et ceux qui les aperçoivent nous admirent en elles.
Mais j’imagine qu’elles s’échapperont du marbre, ou de la toile, ou de
la planche de cuivre, le jour où nous mourrons, et qu’elles crieront à
Dieu... Vous suivez bien, Frère Jean?

Il entendit un faible oui.

--Qu’elles crieront à Dieu: Me voici; je suis une pensée de ce pauvre
homme qu’on nomma le peintre Josuah; j’habite la toile qu’il a peinte,
je suis l’auréole, la couleur, la ligne, le geste de ses mages; j’ai
embelli des heures qui eussent été inutiles ou mauvaises, pour lui et
pour d’autres. Pardonnez-lui, à cause de moi, Seigneur, à cause des
semailles qu’il a faites...

Le jeune frère, regardant vaguement au-dessus des cortèges, dit cette
fois:

--Comme c’est religieux!

Parlait-il de la peinture? Josuah le comprit ainsi, et fut joyeux. Et
personne ne le détrompa jamais, car, à peine avait-il prononcé ces trois
mots, arrachés par la pitié, frère Jean sortit en toute hâte.

Josuah mourut à la Trappe. On voit sa tombe parmi celles des frères
bruns, et son cortège des mages n’a pas été recouvert d’un badigeon.

Je n’ai guère vu d’aumône plus discrètement faite, ni continuée, même au
delà de la vie.




IX

CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ


J’arrive du sermon. C’est moi qui le faisais. Je n’avais qu’un auditeur,
et c’était monsieur l’abbé. Il a vingt-cinq ans. Il est le fils de ces
Gurmier qui sont assurément la plus belle famille rurale et la meilleure
de ce village que j’habite pendant l’été. Nouvellement ordonné, envoyé
en vacances, pour quelques jours, parmi les siens, il venait me faire
visite, en attendant la décision épiscopale qui devait choisir pour lui
un poste de vicaire dans quelque paroisse de campagne. Je l’ai connu
tout petit. Je l’ai tutoyé quand il portait la veste. Je lui ai dit vous
à sa première soutane. En le revoyant, au moment où il allait entrer
dans la vie, avec une mission si difficile, une connaissance élémentaire
du mal, un zèle si vif pour le bien, je lui ai dit: Monsieur l’abbé,
laissez-moi vous faire un sermon, à charge de revanche?

Il consentit.

Monsieur l’abbé, il sera en trois points, dont vous ferez votre profit
plus tard, à l’heure où je n’oserai plus vous donner d’avis.

Et d’abord, vous constaterez que l’idéal que le monde se fait du prêtre
séculier n’est plus le même qu’autrefois. Pour des causes diverses, il
est modifié; je dirais volontiers qu’il s’est élevé. Ce qu’on demande
aujourd’hui à un curé ou à un vicaire, d’austérité de vie, de retenue,
de zèle et de discipline, ressemble fort à ce qu’on attend d’un
religieux. La bonhomie n’a plus de place parmi nous, la facilité des
mœurs n’a fait qu’accroître la sévérité publique, dès qu’il s’agit de
juger un prêtre. Ah! que nous sommes loin, monsieur l’abbé, de la
liberté que laissaient à vos pareils, dit-on, les âges de foi, j’entends
de l’honnête liberté de mots, d’allure, et d’appétit! L’indifférence est
plus exigeante que la foi! Elle vous suit d’un œil attentif; elle
contemple en vous l’exemplaire d’une religion dont elle ne sait pas la
doctrine; elle est scandalisée de peu, ou prétend l’être, et votre rôle
est en vérité redoutable, à une époque où le jugement de tant de
personnes, sur la doctrine, est rapetissé et comme renfermé dans le
jugement qu’elles portent sur un homme. Pensez-y toujours;
persuadez-vous que, par la plus curieuse des sévérités, ce monde qui ne
croit pas tolère malaisément que vous lui ressembliez, même dans une
foule de choses permises. Vous ne vous enrichirez pas, vous ne fumerez
pas, vous n’irez pas à bicyclette, vous ne chasserez pas, vous ne
dînerez pas trop souvent en ville. Sur ce dernier point, je vous avoue
que je pense un peu comme lui, bien que je n’aie pas l’esprit aussi
rigoureux. Le dîner! Quand vous serez à l’âge, mon cher monsieur l’abbé,
vous ferez mieux de refuser, trois fois sur quatre. J’admets qu’il y ait
des exceptions, à la ville et à la campagne. Mais je parle de
l’habitude. Ceux qui l’ont ne sont pas nombreux. Plusieurs ont cru la
prendre par charité. Elle est fâcheuse. Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un
exemple que je vous cite. Presque toujours, une pensée vient à l’un ou à
l’autre des convives, une pensée qui vous honore, en somme, et qui est
celle-ci: «Voici deux, trois, quatre heures que monsieur le curé est
parmi nous. Pendant ce temps, est-ce qu’un pauvre n’a pas frappé à sa
porte et ne l’a pas trouvée fermée? Est-ce qu’un malade ne le réclame
pas? N’avons-nous pas pris, pour nous seuls, un temps qui est, comme
l’argent d’aumône, destiné à toutes les misères? La nôtre n’a-t-elle pas
retenu plus que sa part?» Et pour quel profit? Remarquez que les
conversations sont, la plupart du temps, d’une futilité, pour ne pas
dire d’une platitude extrême, et que le prêtre, qui n’est pas là chez
lui, peut tout au plus réfuter une erreur sur dix qui sont formulées.
Encore est-il sûr qu’il le fasse bien? Eût-il toute la science et tout
l’esprit du monde, il peut être décontenancé par la suffisance d’un
professionnel de la conversation, comme il en existe, gens médiocres et
redoutables, que rien n’intimide, que le sens commun irrite comme un
défi, qui se font une spécialité de tout contredire, et, pressés par un
argument, s’échappent dans l’historiette, qu’ils content à ravir, et par
où ils triomphent. Car l’auditoire n’est pas difficile, et il n’a
souvent pas d’autre critérium, pour juger une thèse, que l’amusement
qu’il y prend. C’est ce qui faisait dire, à un curé, ce mot mystique:
«Il est plus malaisé de faire un bon dîner qu’un bon sermon». Monsieur
l’abbé, vous voyez par là les exigences de nos contemporains. Ils sont
restés jansénistes en ce qui concerne la discipline des clercs. Et je
pourrais résumer ainsi mon premier point: vous avez, par vocation même,
le droit de vivre «séculièrement»; ils vous demandent de vivre
«régulièrement».

Ce n’est pas tout ce qu’ils vous demandent. Et j’oserai vous l’avouer,
monsieur l’abbé, sur un second point, bien plus que sur le premier, je
me trouve d’accord avec eux. Ils ont raison. Les gens du monde
saisissent à merveille cette contradiction entre la vocation
ecclésiastique et le désir de parvenir. Leur mépris n’est jamais loin,
lorsqu’ils s’aperçoivent que le prêtre confond sa mission avec une
carrière humaine, qu’il poursuit son avancement par les mêmes moyens qui
leur servent à eux, se rabaisse aux mêmes recommandations, aux mêmes
inquiétudes, aux mêmes compromis. Lisez-vous les journaux? Je n’en sais
rien, et je ne souhaite pas que vous en lisiez beaucoup, mais si vous en
lisez, vous devez rencontrer souvent, contre tel ou tel candidat à
l’épiscopat, ou contre tel évêque, des articles où sont révélées de
prétendues manœuvres que ce prêtre aurait acceptées et suivies afin de
gagner la crosse et la mitre. Le ton est injurieux; les gros mots, les
insinuations calomnieuses abondent dans ces premier-Paris ou dans ces
entrefilets, au bas desquels on lit fréquemment la signature d’un
écrivain «conservateur». Je n’excuse que le sentiment: il est
parfaitement légitime. Il rencontre, dans la foule, un de ces échos
profonds qui révèlent que l’idée même du juste et de l’injuste est
intéressée dans la question. Et elle va en effet jusque-là. C’est au nom
de son bon sens, de sa vieille droiture que le peuple condamne le prêtre
soupçonné d’une telle faiblesse, et il faudrait que vous entendissiez le
langage de ceux qui, de près ou de loin, par autorité directe ou par
influence, ont eu une part dans les nominations ecclésiastiques! Ils
sont d’une ironie bien instructive lorsqu’ils parlent des solliciteurs.
Et le roman, le roman que vous ne lisez pas, que vous ne devez pas lire,
comme il est sévère sur ce chapitre! Nous sommes assez riches,
malheureusement, en auteurs qui ont essayé de peindre des prêtres bons
et mauvais, surtout mauvais, et qui n’ont réussi que dans le second cas.
Les bons prêtres, dans ces romans, manquent de surnaturel, c’est-à-dire
de tout ce qui les constitue essentiellement. Ils agissent, parlent,
jasent, en braves gens, un peu usés par l’âge, très indulgents,
capables, dans la vie ordinaire, de mille petites charités, et, à
l’occasion, d’un héroïsme qui ressemble beaucoup à celui des sauveteurs
médaillés: d’arrêter un cheval emporté, de se jeter à l’eau pour sauver
quelqu’un, de soigner avec dévouement un pestiféré. On ne peut leur
refuser sa sympathie, mais on peut se demander en quoi ils diffèrent
d’un bon vieux notaire, célibataire et philanthrope. Les mauvais sont
mieux réussis, et, parmi eux, les plus sûrement, les plus fortement
flétris sont les prêtres qui ont vendu aux hommes leur caractère divin.

Mon cher monsieur l’abbé, que voilà un bel éloge de votre vocation!
Comme ceux qui ne la comprennent pas y croient malgré eux, puisqu’ils
vous reprochent, comme un crime, ce qui leur semble si naturel chez le
commun des hommes! Je sais bien que je n’ai aucune autorité en de tels
sujets. Mais je puis bien vous ouvrir mon âme de simple croyante, et
vous dire que je n’ai jamais, moi non plus, compris cette ambition d’un
prêtre. Il me semble que celui qui a été appelé d’en haut doit se dire,
chaque matin de sa vie, quelque chose comme ceci: «J’ai renoncé à
moi-même; je suis libre, de la grande liberté qu’apporte avec soi le
renoncement, et j’ai cette dignité suprême d’être pauvre sans convoitise
de la richesse, de ne désirer rien, de n’être l’homme d’aucune
désillusion, d’aucun désespoir humain. Toute mon ambition est
d’apparaître aux yeux des hommes parmi lesquels je vis, comme la preuve
évidente d’un autre idéal que le leur. Dans la paroisse rurale où
j’habite, il y a plusieurs centaines, plusieurs milliers d’âmes
peut-être, qui tiennent à la mienne par le lien de l’exemple, de la
prière, de la charité que je leur dois. N’est-ce pas infiniment plus que
mes seules forces ne me permettraient d’en soulever, et si je me
chargeais, volontairement, par témérité, d’une seule âme de plus, de
quelle grossièreté je ferais preuve, et, au fond, de quelle
incrédulité!»

Ma troisième observation sera très courte. Ce ne serait pas la dernière,
si je voulais être complète. Mais il faut se borner, surtout dans le
sermon. Je vous dirai donc simplement que, parmi les hommes qui ne
partagent pas votre foi, dans ce monde où vous allez entrer, on pourrait
distinguer deux groupes, tout à fait inégaux. Quelques-uns sont
absolument hostiles à toute idée religieuse; le plus grand nombre
professe une sorte de respect pour les choses religieuses, respect
infiniment variable, qui va de ce que les chimistes appellent, dans
leurs analyses, «des traces», jusqu’au désir de croire. Cette
disposition respectueuse s’unit, le plus souvent, à une ignorance
vraiment extraordinaire de ce qu’est le _Credo_ d’un fidèle. Je fais
allusion ici à une élite intellectuelle et même savante. Et je me
permets de vous supplier, en passant, lorsque vous rencontrerez
quelqu’un de ceux-là, plus tard, soit dans un salon, soit dans une
assemblée, soit dans une discussion écrite, de toujours vous souvenir
que vous avez eu une éducation qu’ils n’ont pas eue, et qu’ils ont eu,
parfois, des difficultés de connaître la vérité et de la suivre, qui
vous ont été épargnées. N’oubliez pas non plus qu’il y a une infinité de
surmenés. Que de choses à dire encore sur ce sujet! N’ouvrez pas d’abord
les livres de controverses. Ouvrez votre cœur d’homme agrandi par la
charité, et montrez-vous fraternel, avant d’être d’accord.

Il m’a promis, et je suis restée confuse de la présomption dont j’avais
fait preuve.




X

MÉDITATION SUR LE VILLAGE


Beaucoup de femmes n’ont d’autre idée générale que d’aimer. Cela suffit,
pour faire des vies admirables ou mauvaises, ou bornées et médiocres.
Tout dépend de l’objet. Dans ce village de Beauce que j’ai là, devant
moi, sur la colline distante, toute soyeuse de blé jaune, et que le
soleil va quitter tout à l’heure, dans cet amas de maisons qui ne sont
que de la terre levée en murailles et coiffée de chaume ou de tuiles, je
connais presque toutes les mères, presque toutes les jeunes filles et
les petites qui vont à l’école. Elles sont la meilleure partie de la
population, les gardiennes de l’idéal appauvri. Médisantes, hargneuses
quand elles sont vieilles, souvent légères quand elles sont jeunes,
négligemment instruites dans leur religion, elles semblent abîmées dans
le souci du ménage, et tout près du sol, comme leur chambre et comme
leurs étables. Et pourtant, quand je les regarde de près, je reconnais
la race baptisée, généreuse, et capable de toutes sortes de noblesses
qu’elles ignorent elles-mêmes. C’est qu’elles ont souffert ou commencé
de souffrir pour d’autres. Elles n’ont pas eu plus de travail que les
hommes, qui sont de durs tâcherons, mais elles ont eu plus de cette
peine qui n’est pas pour l’argent, et qui ouvre le cœur. Elles sont
mères, elles sont sœurs, elles sont voisines, elles sont la communauté
permanente, tandis que les laboureurs avec les chevaux s’éparpillent
dans l’étendue. Cette Perrine, une femme de gueux, a recueilli deux
enfants, qu’elle élève avec les siens, et qu’elle dotera du même baiser,
quand ils auront vingt ans; cette grande Marie, fermière occupée tout le
jour, soigne, le soir, depuis huit ans, les plaies d’un berger
alcoolique, crasseux, pouilleux, et «qui ne lui est de rien», comme on
dit ici; cette autre fait le lit et balaye la maison d’une idiote venue
on ne sait d’où, un jour, par les routes, et qui s’est arrêtée au
village pour attendre la fin de la pluie, et qui croit peut-être qu’il
pleut toujours; dix autres supportent, et quelques-unes sans se
plaindre, des maris odieux, ou de vieux parents acariâtres; et cette
Véronique, une enfant élevée sans mère, belle comme les glaneuses des
peintres, comme celles qui vont devant dans leurs tableaux, fait lever
tous les yeux jeunes quand elle traverse la plaine, ou qu’elle appelle
les valets de ferme, à l’heure du souper, mais personne n’oserait
plaisanter avec elle, parce qu’il y a en elle une espèce d’honneur pur,
qui tient en respect même les brutes. D’où vient tout cela, et tout le
reste que nul ne sait? Où ont-elles pris ces parties de vertus
supérieures? A leurs aïeules surtout. Elles sont les héritières de
longues générations de femmes qui avaient une forte conscience
religieuse, les fragments reconnaissables du chef-d’œuvre mutilé, de
cette merveille qu’était presque partout, le paysan français. Ah! qu’il
avait raison, l’ancien qui me disait: «La France vit sur sa graisse.»
Oui, elle en vit heureusement, car on la nourrit mal, du dehors, et on
lui fait boire de mauvais alcool frelaté.

Les hommes ont moins bien résisté que les femmes à ce régime. Je parle
d’un village de la Beauce, et je n’ignore pas que nous sommes ici
au-dessous de la moyenne, et qu’il y a des provinces nombreuses où l’on
sent moins l’effritement moral. Mais la constatation n’en est que plus
intéressante. Elle permet de deviner l’avenir. Eh bien! je les trouve
presque tous envieux à un degré nouveau, et lâches pareillement. Il a
toujours été difficile de faire dire à un paysan ce qu’il pense de bon,
plus difficile encore de lui faire avouer ce qu’il a gagné, ce qu’il a
perdu, et même son opinion sur le temps du lendemain. Mais la jalousie,
comme elle sort des yeux, des mots, des gestes, des silences, comme je
l’entends, derrière moi, qui me suit quand je traverse la place, et
comme elle est fugace en même temps, car, si je me retourne, ils me
saluent! Ils n’ont point de haine contre moi, ils en ont contre ma
richesse, contre mon chapeau, ma voilette, mes bottines, les mots même
dont je me sers. Et je suis riche puisque je donne. Et je ne fais que
restituer, puisque je suis riche. Quand je leur tends la main, ils
s’imaginent que je veux les corrompre. Quand je leur souris, ils
cherchent l’intérêt. Si j’étais un homme, ils croiraient que je prépare
une candidature. Quelque chose a péri ou va mourir en eux, et c’est ce
que j’appelle l’amour, ce que j’ai rencontré si souvent chez mes amis
plus pauvres de Paris ou des villes de province, cette faculté
d’émotion, cette certitude prompte, qui répond: «L’espace est franchi,
je sais que vous m’aimez». C’est de la fraternité qui s’en va, et c’est
de la haine qui monte, et, avec elle, de la peur. Ils se redoutent les
uns les autres; ils craignent la délation, le journal, le député qu’ils
ont nommé, les répartiteurs, le percepteur, le garde champêtre, tout ce
qui pourrait les desservir auprès de la puissance monstrueuse et
prodigue de promesses, d’où ils attendent, de plus en plus, le pain
quotidien, qu’ils demandent encore à la terre mais avec moins de
confiance et moins de gratitude. Servage nouveau, bien pire que
l’ancien, car c’était jadis une condition des personnes, et je crains
bien que ce ne soit devenu un état des esprits.

Les hommes de ce village,--et de combien d’autres?--sont des abandonnés.
Ils n’ont eu ni formation suffisante, ni direction. A l’école, des mots,
des formules de morale pâles comme des conseils d’hygiène; à la caserne,
les mêmes formules délayées en conférences, et puis, en dessous, à la
caserne même et dans la ville, des leçons de débauche, de désertion, de
mépris des chefs; à présent, toutes les rumeurs mauvaises du vent qui
souffle: voilà ce qu’ils ont appris. C’est tout. Personne ne les
détrompe, personne ne raffermit leur sens commun ébranlé. Ne sachant que
l’alphabet, les quatre règles de l’arithmétique et ce qu’il faut
d’histoire calomnieuse pour perdre toute fierté du passé de la France,
ils doivent lutter, seuls, contre la plus furieuse invasion de sophismes
qui ait menacé la raison des illettrés, et même celle de quelques
autres. C’est le plus cruel de la pauvreté, cette faiblesse devant
l’erreur. Le curé n’y peut rien. Ils sont prévenus contre lui et
l’évitent sans le connaître. L’instituteur, qu’ils connaissent bien, ne
serait pas mieux écouté, lors même qu’il voudrait parler. Les paysans ne
le considèrent pas comme un ami, ni même, au fond de leur cœur, comme un
égal. Il n’est pas du pays; il n’a pas été choisi par les pères et les
mères du pays; il ne possède aucune parcelle du sol; il n’a point de
mission divine; il n’exerce qu’un métier humain: il passera. Son
influence sera tout au plus politique; il n’est point un notable, ou,
comme on disait jadis, une autorité. Quelque chose de plus fort que les
lois et les règlements s’y oppose. Qui donc aura l’autre influence, la
permanente, la moralisatrice, l’apaisante, l’heureuse? Dans des temps
abolis, elle fut exercée par sept familles, de bourgeoisie ou de
noblesse, qui n’ignoraient pas, la plupart du moins, qu’habiter c’est
servir. Aujourd’hui, ma sœur a encore «son principal établissement» ici,
à trois kilomètres du village, en haut de la colline d’où je vois, tout
le jour, le jeu de la lumière et du vent sur les blés. Elle y passe sept
mois de l’année. Pas une seule autre famille lisante et pensante ne
demeure sur le territoire de la commune. Car je ne puis qualifier de la
sorte les Japermont, les deux fils du grand marchand de bois, dont le
château est caché, tout à l’extrémité de notre territoire, dans un pli
de la forêt. Ils chassent à courre ou à tir, et ils ne font, dans leur
château, que des apparitions. J’ai rencontré le second, hier matin,
celui qu’on dit intelligent. Je venais de quitter la mère Bûchette, la
ramasseuse et peut-être aussi la faiseuse de bois mort. Elle
s’éloignait, son fagot sur le dos, en me disant:

--Au revoir, mademoiselle; je suis contente de vous avoir bonjourée!

Un cavalier sauta de la grande taille de la forêt dans la petite,
m’aperçut, galopa vers moi, arrêta son cheval à trois pas, et l’homme et
la bête me regardèrent ensemble, du même air jeune et content de vivre.

--Vous suivez la chasse, ma belle voisine?

--A pied, n’est-ce pas?

--Voulez-vous une auto? J’en ai amené deux.

--Merci.

--Alors je vous retiens pour après-demain soir. Vous dînerez. Nous
jouons une comédie. Marcelle sera si heureuse!... Vous ne voulez pas? On
ne peut jamais vous avoir! Vous n’êtes de rien.

--Je suis de beaucoup de choses, au contraire, mais justement de celles
dont vous n’êtes pas.

Il sourit, salua, et se remit au galop.

Un cor de chasse, au loin, sonnait l’hallali courant. Et d’abord je pris
plaisir à l’écouter. Mais cela ne dura pas. La seconde fanfare m’irrita,
comme si elle n’avait été qu’une succession de notes fausses. J’aurais
voulu courir jusqu’au maître d’équipage, et lui dire:

--Plus bas, je vous en prie, plus bas: il y a des malades!




XI

LA QUÉRENTE DE PAIN


Il y avait, dans un des coins de France que j’aime, une veuve qui
s’appelait Victorine Loux et qui était réputée, dans tout le pays, à
plus de deux lieues sous les ormes et les noyers, pour sa fermeté autant
que pour sa charité. Elle avait perdu depuis dix-huit mois son mari, et
elle gouvernait seule, sans que ni gens ni bêtes eussent à se plaindre
d’elle, sa famille de cinq enfants, ses domestiques hommes et femmes,
ses troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons, et ses chevaux, et toute
sa volaille qui ne cessait de chanter qu’à la nuit. «Rien ne manque de
rien chez la Loux», disaient les voisins, admirateurs ou envieux. Et ils
disaient vrai.

Or, voici ce qui lui arriva.

On était à la fin de l’été, à l’époque où il y a encore des bouquets
d’herbe drue à la limite des champs moissonnés. L’aire était pleine de
paille et de foin; l’odeur du blé mûr sortait par les fenêtres des
greniers; les poules couraient dans les chaumes; les valets attendaient,
pour commencer les labours, la première pluie de septembre et l’ordre de
la maîtresse. Celle-ci, dans la cour que fermaient de trois côtés des
bâtiments aux toits longs, voyant rentrer les moutons qui se
bousculaient à la porte de la bergerie, appela d’un signe la femme qui
les menait. C’était à la nuit tombante. Maîtresse Loux s’était adossée,
en face de la bergerie, au mur de l’étable. Elle avait le visage plus
grave que de coutume, son mince visage que serrait, du front jusqu’au
bas des joues, l’étoffe unie d’une coiffe de lin. Elle était de taille
élancée et droite. Elle avait retiré à demi ses pieds de ses sabots, et
appuyait ses talons sur le rebord, ce qui la faisait paraître encore
plus grande. La femme qui venait à elle, courtaude et marchant
pesamment, appartenait à cette catégorie d’êtres à moitié privés de
raison, «innocents», dont le roman, presque toujours obscur, fait frémir
ceux qui le pénètrent ou qui le devinent. Elle avait les traits
ramassés; elle n’était pas belle; elle était jeune encore. En arrivant
près de la fermière, elle leva ses yeux, où l’esprit passait
irrégulièrement en lueurs fugitives.

--La quérente de pain,--c’était le surnom, et peut-être le seul nom de
cette fille de ferme,--je t’ai appelée pour te parler d’une chose qui me
coûte bien à dire.

L’autre ne répondit pas. Elle était immobile, le cou tendu, et comme en
arrêt devant les mots qui allaient s’envoler.

--Voilà longtemps que je t’ai prise chez nous, ma pauvre fille, continua
Victorine Loux...

--Quinze ans, grommela la gardeuse de moutons.

--L’âge de ton premier enfant, oui, tu te souviens bien; il avait à
peine un mois quand tu nous l’as apporté. Tu sais que je vous ai bien
traités, toi et lui, et l’autre encore, et que je t’ai défendue.

--Oui.

--Si j’étais seule dans ma ferme, je te garderais encore. Mais les
enfants de chez moi ont grandi. Mon aîné a un peu moins d’âge que le
tien, et le voilà qui s’essaye à tenir la charrue, comme fait aussi ton
fils Pierre, et à écouter quand je vends mes bêtes ou mon froment aux
marchands qui passent. Ils ont été élevés ensemble, et trop près à près
pour que mon gars commande le tien. Ils ne s’entendraient bientôt plus:
il faut nous séparer, ma pauvre fille.

La quérente de pain tressauta, et, dans ses yeux toujours fixés sur la
fermière, une angoisse, un souvenir, un reproche, une supplication parut
et s’évanouit. Les lèvres n’en exprimèrent rien. Elles s’abaissèrent
seulement et dirent:

--Vous êtes la maîtresse.

--Je ne t’abandonne point, reprit Victorine Loux; demain, tu mettras ta
meilleure robe et tu iras, avec Pierre, chez mon parent de la métairie
de Langogne; je lui ai demandé de vous donner du travail. Et il le fera,
à cause de moi. Dans quatre jours, vous nous quitterez.

--Vous êtes la maîtresse, répéta, plus bas, la pauvresse.

Et les deux femmes se séparèrent. Et, en ce moment, une troisième femme
traversa la cour, et, passant derrière Victorine Loux qui rentrait dans
la grande salle de la ferme:

--Ce n’est pas trop tôt que vous chassiez de chez vous cette
engeance-là! dit-elle.

Mais la fermière, contrairement à ses habitudes, ne releva pas cette
mauvaise parole que disait Rose Goufier, la seconde fille de ferme. Elle
avait trop de chagrin.

Pour la quérente de pain, elle s’était dévouée en effet, et elle avait
souffert plus d’une contradiction. Quinze ans plus tôt, quand elle avait
manifesté sa volonté d’accueillir sous son toit cette coureuse de route
dont on ignorait le nom, l’origine, la vie, et qui se présentait,
mendiante, avec un enfant sur le bras, les voisins, le mari même,
n’avaient pas manqué de s’élever contre une charité si imprudente: «Quel
besoin de secourir des gens sans aveu? D’où venait celle-là? Où était le
père de son enfant? Ah! elle aurait vite fait de quitter la maison où on
la recevait, et on s’apercevrait, un matin, qu’elle avait repris la
grand’route, emportant avec elle plus que les gages qu’elle avait
gagnés!» Victorine Loux avait tenu bon.

La gardeuse de moutons n’avait ni volé ni cherché à quitter la ferme,
mais six ans plus tard, au scandale de tout le pays, elle avait eu un
second enfant, et Victorine Loux ne l’avait pas chassée. Plusieurs,
parmi les plus considérables de la commune, s’étaient prononcés, à cette
occasion, contre une fermière, une honnête femme, une mère, qui tolérait
le désordre près d’elle et ne pensait pas à l’exemple. «J’y pense bien,
répondait Victorine, mais mon fils aîné est encore tout petit, et, quand
il sera grand, il verra moins la faute de cette pauvresse que la charité
dont elle aura bénéficié.» Et les années étaient venues, apportant
chacune un peu plus d’oubli que la précédente. Les enfants de la
quérente de pain, Pierre et André, Pierre, hardi, batailleur et brun de
cheveux, André, tout rose et blond, et timide comme une fille, avaient
été élevés avec les enfants de la ferme; ils avaient mangé le même pain,
bu le même lait et le même air, reçu les mêmes caresses, entendu les
mêmes voix, suivi la même école et vu les mêmes mottes de terre d’où
germe pour les hommes, en même temps que les moissons, une si puissante
fraternité. Victorine Loux ne faisait presque point de différence entre
ceux qui étaient à elle et ceux qui étaient à l’autre. Il avait fallu
que le sang, peu à peu, parlât au cœur des fils légitimes, des héritiers
du sol et des troupeaux, et y mît l’obscur besoin de commander. Alors
les premières querelles sérieuses s’étaient élevées entre les aînés des
deux races inégales. Et la fermière avait compris que ce qu’elle avait
fait, ses enfants allaient le défaire.

Personne ne souffrait autant qu’elle de la décision qu’elle avait prise:
ni la vraie mère, assurément, ni les enfants qui n’avaient pleuré qu’une
heure, en apprenant que deux d’entre eux vivraient au loin désormais, et
qui, maintenant, formaient des projets et combinaient des revoirs; ni
les domestiques de la ferme, qui dédaignaient la quérente de pain ou la
jalousaient.

La nuit acheva de tomber; le souper fut moins gai que de coutume, parce
que les sept enfants observaient les deux mères qui se taisaient; puis,
ce fut le sommeil; puis, le jour reparut. Dans le petit matin, levée
avant toute sa maison, Victorine Loux, par la fenêtre de la boulangerie,
vit la quérente de pain et Pierre qui descendaient le chemin bordé de
noyers jeunes, et qui gagnaient ainsi, à cent pas de la ferme, la
grand’route cachée par les haies.

Toute la journée, elle fut si triste, que les enfants ne reconnaissaient
plus la maison, où manquait l’humeur vaillante de la mère, et elle
parcourut ses greniers, et ouvrit ses armoires et les coffres où elle
serrait ses provisions. Les voyageurs revinrent tard. Ils étaient las.
Quand ils furent entrés dans la salle, où toute la famille et les
serviteurs de la Loux étaient réunis et causaient un moment avant
d’aller dormir, Pierre, qui seul pouvait s’expliquer clairement, raconta
que le métayer de Langogne l’avait bien reçu, et que, dès le lendemain,
et sans attendre la fin de la semaine, il faudrait partir.

Alors, du coin de la cheminée où la fermière s’était assise,--car il
commençait à faire bon se tenir près du chaudron,--regardant tout ce
monde groupé autour de l’âtre et qu’une seule flamme dansante éclairait:

--Quand ils partiront demain, dit-elle, je veux, mes fils, qu’ils
emportent avec eux la petite charrette qui vous sert, au temps des
châtaignes, à courir les châtaigneraies. Vous y mettrez un sac de
froment et un sac d’oignons, et dix mètres de toile, et plusieurs choses
encore que j’ai préparées, car je ne veux pas qu’ils arrivent chez les
autres comme la mère est arrivée chez moi, voilà quinze ans. Je veux
qu’on ne méprise point nos amis.

--Vous vous moquez, maîtresse Loux, dit une voix, car celle-ci est la
pire ennemie que vous ayez eue!

C’était Rose qui montrait du doigt la quérente de pain. Tous les gens de
la ferme s’étaient levés. Les enfants criaient. Un homme retenait
Pierre, qui voulait se jeter sur la servante et qui la menaçait du
poing.

--Toi, Rose, dit maîtresse Loux, je ne te garderai pas à mon service. Tu
as trop mauvais cœur. Car c’est la deuxième fois que tu accuses la
quérente, avec qui j’ai vécu quinze ans, et qui s’en va demain.

Le lendemain, dans la clarté chaude du milieu du jour, la petite
charrette où l’on transportait les châtaignes ayant été tirée hors du
hangar, et remplie de tant de hardes et de provisions qu’elle n’en
pouvait porter plus, l’ancienne gardeuse de moutons se plaça entre les
brancards et se mit à descendre vers la grand’route. Les enfants
l’entouraient, les uns attelés à des ficelles qu’ils avaient attachées à
la voiture, d’autres poussant aux roues. Seuls, Pierre et André étaient
restés en arrière.

Ils disaient adieu aux bêtes et aux choses; ils couraient de l’étable où
étaient «leurs bœufs» à la grange où ils avaient tant joué. On entendait
le bruit de leurs souliers ferrés sur les barreaux des échelles et sur
le carreau des greniers. Enfin, ayant tout revu et tout remercié, à la
manière des enfants, d’un sourire bref et d’un serrement de cœur, ils se
jetèrent au cou de Victorine Loux, qui était debout, dans son vêtement
de deuil des dimanches, sur le seuil de la grande salle.

--Adieu, maman Victorine! On reviendra! On ne vous oubliera pas!

--Adieu, mon grand! Adieu, mon petit!

Elle les pressait tour à tour contre sa poitrine, et laissait aller
Pierre pour reprendre André, et André pour reprendre Pierre.

Les domestiques étaient aux champs ou dans la maison. Le cortège de la
quérente de pain s’éloignait. La fermière embrassa une dernière fois les
enfants.

--Je ne sais pas lequel j’aime le mieux! disait-elle. Partez, mes
petits, l’heure est venue!

Ce fut l’aîné qui partit le premier. Il courait vite. En un moment, il
fut à la moitié du chemin qui descendait. Le plus jeune trottinait et se
retournait. Et l’on voyait ses cheveux blonds frisés et ses yeux
brillants de larmes.

Alors, un rire aigu partit du toit de l’étable. La fille de ferme,
passant la tête par la lucarne du grenier, cria:

--Vous avez raison de le chérir, maîtresse Loux: c’est le fils de votre
mari!

Le petit s’en allait à reculons. La veuve, debout dans l’embrasure de la
porte, était devenue toute pâle. Vrais ou faux, les mots l’avaient
atteinte, et pour toujours peut-être. Elle n’y répondit pas; mais,
levant ses deux bras:

--André! cria-t-elle.

Le petit s’arrêta.

--André, c’est toi que j’aimais le mieux!

L’enfant agita sa casquette, et continua sa route.

Victorine Loux, qui avait épuisé tout son courage, et même un peu plus,
se détourna vivement, et rentra dans la maison.




XII

LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE


C’était un peu après la récolte, quand les tourterelles s’en vont. La
plupart des fermiers attendent, pour commencer le labour, que les
premières pluies aient amolli la terre, mais les trois fils blonds de la
Haussière, Julien, Antoine et Toussaint, n’avaient point coutume
d’attendre ainsi, et, à peine le froment coupé, mettaient le soc dans
les chaumes. Une si belle ferme, de si beaux gars et de si beaux bœufs:
on pouvait bien n’en faire qu’à sa tête. Un après-midi du mois d’août,
les deux fils aînés qui venaient de tenir la charrue chacun pendant une
heure, le troisième qui venait de herser, se reposaient sous un vieux
châtaignier, qui avait déjà les feuilles jaunes et toutes ses bogues de
châtaignes vertes. Ils s’étaient étendus sur l’herbe de la chintre, et
près d’eux, rangées le long du talus, les bêtes soufflaient, lasses
comme leurs maîtres.

Julien, qui avait quarante ans passé, cuirassier de l’armée
territoriale, calme de visage et lent de parole, dit:

--Ça n’est pourtant pas si difficile de faire comme nous: suffit d’être
trois frères qui s’entendent!

Et, sous ses moustaches, comme il riait, on vit le clair de ses dents.

--Ce n’est pas tout de s’entendre, dit Antoine, le plus grand des trois
frères et le plus blond: il faut les champs de la Haussière!

Les laboureurs, le herseur et même les bœufs enjugués, regardèrent en ce
moment la poussière qui s’élevait des chaumes défoncés, la longue pente
nue au soleil et, tout au bout, le toit de tuiles, que coiffait un vieux
poirier tordu.

Toussaint, qui était plus brun et plus nerveux que ses frères, s’absorba
plus longtemps qu’eux, dans cette songerie qui lui venait toujours quand
il voyait la maison, et il dit à son tour:

--Vous ferez ce que vous voudrez, toi Julien, toi Antoine, et le père
qui est à la maison, et Mariette qui se mariera probablement avant nous
autres: moi, je ne quitterai jamais la métairie!

Personne ne s’étonna, car le serment n’était pas nouveau. Une des
juments ayant rué, à cause des mouches, les trois frères se levèrent et
se remirent au travail.

Ils vivaient à la Haussière, l’aîné depuis quarante ans, le second
depuis trente-cinq, le plus jeune depuis trente-deux ans. Le même cas de
force majeure, le service militaire, les en avait éloignés, l’un après
l’autre, dans des temps déjà lointains. Ç’avait été la seule absence.
Ils n’étaient pas les maîtres, puisque la ferme appartenait au père,
mais ils pouvaient dire «chez nous», car ils hériteraient du sol, et ils
le cultivaient, et ils l’aimaient passionnément. Ce goût de la terre, le
travail qui les réunissait souvent et ne les séparait jamais beaucoup,
le même sang, les mêmes espoirs parfois déçus, parfois comblés, et
l’amitié qui en naissait, la paix aussi d’âmes religieuses et même
pieuses, que l’envie n’entamait pas, formaient, pour chacun des trois
frères, un bonheur qui paraissait suffire à Julien, à Antoine, à
Toussaint. Les filles de ce coin de bocage vendéen, plusieurs du moins,
avaient songé à ces beaux jeunes hommes. Mais tous, ils les regardaient
toutes du même air, répondant avec le même sourire gauche aux bonjours
qu’elles leur disaient, le dimanche, sur la place de l’Église, quand on
se demande, les uns aux autres, des nouvelles des fermes, comme font les
marins des îles, quand ils se rencontrent au large. Ils passaient
indifférents, les trois fils de la Haussière, et le père qui les
suivait, plus lent à cause de l’âge, s’arrêtait plus volontiers qu’eux,
et se montrait moins sauvage. A peine s’ils entraient au cabaret. Un
verre, deux verres, puis ils partaient. Mais quand personne ne les
voyait plus, et qu’ils voyaient leurs champs, c’est alors qu’ils se
mettaient à parler, c’est alors qu’ils avaient des regards de
contentement et presque d’amoureux, pour l’avoine qui levait, pour le
vesceau en fleurs, pour les javelles de blé, ou, dans la saison noire,
pour les planches de choux qui s’égouttaient au vent comme des forêts
mouillées. Leur sœur Marie accourait à leur rencontre: «Salut, les
frères, j’ai du tourteau pour vous!» Et le père survenait, et disait,
moitié sérieux et moitié triste: «Mes gars, vous êtes trop heureux chez
moi; je mourrai sans vous voir établis.»

Un soir d’hiver, avant le souper, à l’heure où les mottes paraissent
toutes molles et grises comme du ciel tombé, une femme entra dans la
salle de la Haussière, où le métayer songeait, seul sur un banc, et
écoutait le bruit de ses étables. Elle était jeune encore et un peu
forte; elle était vêtue de noir.

Le métayer lui fit signe qu’il la reconnaissait, malgré l’ombre, et elle
resta debout, émue et baissant les yeux, comme si elle était devant le
tribunal.

--Mon oncle, dit-elle, vous savez que je suis veuve, et que j’ai deux
enfants de mon défunt, et que nous n’étions pas riches, en nous mariant.

--C’est vrai, ma fille.

--Depuis huit mois, j’ai essayé de conduire toute seule la métairie, et
je ne peux pas dire que je n’ai pas réussi. Mais je me fais trop de
tourment pour la plus petite chose; les valets m’obéissent mal; je n’ai
pas la parole assez rude, et je sens bien que je ne peux pas gouverner.

Le vieux hocha la tête, considéra avec attention cette femme qui venait
assurément demander quelque chose, et répondit:

--Tant de gens et tant de bêtes à mener, c’est trop pour les trois
quarts des femmes, et pour la moitié de l’autre quart. Que veux-tu de
moi?

--Que vous m’aidiez. Vous êtes mon parent le plus proche, et vous avez
trois gars.

Le métayer de la Haussière eut un saisissement qui l’empêcha de répondre
tout de suite.

Quand il eut rassemblé ses idées, et son courage pour les dire:

--Tu as raison, fit-il. Je dois t’aider.

La femme s’en alla.

Une heure plus tard, après le souper, quand les valets de ferme eurent
quitté la salle, et que Mariette se fut mise à laver la vaisselle dans
la décharge voisine, Julien, Antoine et Toussaint, accoudés sur le haut
bout de la table, éclairés de près par la chandelle qui faisait flamber
leurs yeux verts, commencèrent à causer des choses de la ferme, selon
leur coutume. Mais le père, qui s’était approché du feu, et qui était
revenu s’asseoir à côté de l’aîné, leur fit signe à tous de se taire. Il
raconta la visite qu’il avait reçue, et comment il avait promis son aide
à la veuve de la Faguinière. Il ajouta:

--Quel est celui de vous, mes gars, qui tiendra ma promesse? Je n’ai
point de préférence pour quitter l’un ou l’autre. Celui qui dira oui, je
le laisserai aller.

Il regarda Julien, puis Antoine, puis Toussaint. Mais ils avaient tous
les trois tourné la tête, comme ceux qui ne veulent pas être obligés de
parler. Dans la salle, contre l’habitude, il y eut un tel silence qu’on
entendit longuement la plainte du volet que le vent tourmentait.

Le vieux, qui avait le visage long et tout rasé, laissa paraître, au
coin de ses lèvres, comme une petite joie du silence de ses fils. Mais
la voix ne mollit point, et elle s’enhardit plutôt, quand il reprit:

--Puisque pas un de vous ne veut s’en aller, c’est donc à moi de
commander.

Il les regarda encore une fois tous les trois, et il conclut:

--Toi, mon cadet Antoine, tu iras demain à la Faguinière, et tu y
resteras autant de temps que ma nièce aura besoin de toi.

Ni celui qui était désigné, ni les deux autres ne répondirent; mais ils
se levèrent tous, et sortirent dans la nuit qui était froide.

Le lendemain, un peu avant midi, Antoine ayant fait ses adieux à chacun
de ceux qui vivaient sur la métairie, prit ses hardes sous son bras
gauche, son aiguillon dans la main droite, et chercha le père, qui
rôdait dans les granges et dans les étables, et qui se cachait pour
pleurer. Il le rejoignit près du pressoir à cidre. Le vieux se détourna.
Le fils salua et dit:

--Mon père, je ne peux pourtant pas être seul, à la Faguinière.

--Je ne peux pas non plus, mon pauvre gars, me priver d’un autre fils.

--Non, laissez-moi emmener deux des bœufs noirs de chez nous: ça me
tiendra compagnie. Je les achète pour la métairie de là-bas.

Et ils partirent trois de la Haussière, les deux bœufs, et le grand gars
roux qui les menait.

Dix-huit mois passèrent. Antoine n’avait pas reparu une seule fois à la
Haussière. «Je sens que c’est plus fort que moi, disait-il; si j’y
revenais, j’y resterais.» Il voyait son père ou ses frères, de temps en
temps, sur la place du bourg, au cabaret, sur les chemins quand on va
livrer le grain au même meunier, et il recevait aussi leur visite,
rarement, à la Faguinière. Il habitait une ferme à mi-coteau, dont les
champs et les prés coulaient vers le levant. Il avait tout remis en
ordre. Il s’était montré bon laboureur, bon faucheur, bon économe, bon
chef, un peu rude comme le père, mais point emporté dans le fond, et
raisonnable dans sa sévérité. Les voisins disaient: «C’est un homme qui
a de l’entendement; mais il ne parle pas assez.» Il parlait peu, n’ayant
guère dans l’esprit qu’une pensée qui n’était point heureuse: le regret
de sa Haussière. Ni l’hiver, ni l’été, ni la beauté des récoltes, ni
l’estime qui grandissait autour de lui, ne diminuaient sa peine. Presque
tous les soirs, quand il avait donné l’ordre de quitter le travail, il
laissait partir le harnais, avec les bouviers, les journaliers, les deux
enfants qui commençaient déjà à piéter dans les mottes, et il restait
seul, en haut des champs. Alors il regardait, du côté du couchant, des
terres plates, qu’on devinait plutôt qu’on ne les voyait, et un toit qui
n’était pas plus gros qu’un pois, et au dessus les nuages qui étaient
toujours rouges, comme le sang d’un cœur jeune.

A la fin du deuxième été, le vieux maître de la Haussière, un après-midi
qu’il faisait chaud, buvait un coup de cidre dans la salle de sa
métairie. Il venait de dormir dans le foin, et il avait encore des brins
d’herbe au col de sa chemise. La porte de la pièce s’emplit d’ombre tout
à coup. Il se détourna:

--Bon sang de la vie, dit-il, c’est Antoine! Mariette, apporte un autre
verre! Qu’est-ce qu’il y a, mon gars, puisque tu reviens?

Quand le jeune homme se fut assis, il répondit:

--Il y a que je ne peux plus rester.

--Ma nièce t’a renvoyé?

--Non.

--Tu manques de courage, alors? J’aurais pas cru ça d’un de mes gars.

L’autre ne répondit pas tout de suite. Il fallut bien un quart d’heure
pour qu’il se décidât à dire:

--C’est pas le courage qui me manque; c’est votre nièce qui est toujours
après moi pour qu’on se marie tous deux.

--Est-ce qu’elle te déplaît?

--Pas plus qu’une autre.

--Eh bien! mon gars, faut te marier: la ferme est bonne, la femme aussi.

Dix minutes plus tard, les deux frères, Julien et Toussaint, appelés par
le père, entraient dans la grande salle. Quand ils surent l’événement,
ils se mirent à rire silencieusement, chacun de son côté.

--Qu’as-tu à rire, toi, l’aîné? demanda le vieux.

Julien se fit prier, puis il avoua, ne riant plus qu’à moitié:

--Notre père, je ne l’aurais pas fait, bien sûr, tant qu’on avait des
chances de se retrouver tous trois à la Haussière; mais, à présent
qu’Antoine nous quitte pour ne pas revenir, moi aussi, je vais vous
quitter: je veux me marier avec la fille de la métairie du Sableau.

--C’est une jolie ferme aussi, répondit le bonhomme; mais, dis-moi,
Julien, est-ce que ça t’est venu, comme ça, en entrant dans la salle?

--Oh! non, notre père, il y a six ans que je lui «cause». Mais, sans
Antoine, il n’y avait rien de fait.

--Et toi, Toussaint, qu’est-ce que tu penses?

Le plus jeune était le plus vif. Il répliqua, sans hésiter:

--Moi, notre père, je redis ce que j’ai toujours dit: qu’après vous
c’est moi qui gouvernerai la Haussière.




XIII

LA PERLE


Il pleuvait interminablement, depuis le matin, depuis le commencement de
la dernière nuit peut-être, et les rues de Paris avaient leur glacis de
boue couleur de café au lait. J’avais trotté, comme un fiacre, à travers
deux ou trois quartiers de la rive gauche, allant d’un dispensaire à une
crèche, visitant des amies riches que j’intéresse à mes amies pauvres,
lorsque, vers la fin de l’après-midi, je me décidai à rentrer chez moi.
J’étais lasse. Chez moi, c’est quelque part au delà de l’Élysée. Je
sentais le poids de ma jupe, de l’air saturé d’eau et de fumée, le poids
aussi des misères vues et entendues. Les médecins, les chasseurs, les
soldats connaissent la songerie stérile de ces retraites sous la pluie.
En passant devant le magasin de l’orfèvre Miège, l’idée me vint, subite
et qui m’épanouit: «Si j’achetais le bijou?»

Le projet était déjà vieux de quelques mois, mais j’avais toujours
manqué du temps ou de l’humeur qu’il fallait pour le réaliser. Mes amies
me répétaient: «Vous n’êtes pas une religieuse. Vous êtes une vieille
fille vivant dans le monde, ayant besoin du monde, et transmettant son
aumône aux pauvres qu’il aime par procuration. Passe encore de ne porter
que des robes sombres, de paraître en corsage montant dans les dîners et
les soirées où nous venons décolletées: tout au moins, ma chère, ayez un
bracelet, un collier, un médaillon au bout d’un fil, une broche même,
oui, une broche d’aïeule, si vous voulez, et qu’on puisse voir, quand
vous entrez, que deux minutes avant de quitter votre appartement vous
avez pensé à nous!» La plainte était raisonnable, ou m’a semblé l’être.
J’étais décidée depuis longtemps. J’ai donc ouvert la porte de Miège, et
fait sonner le timbre.

--Je désirerais voir des colliers, or ciselé seulement.

--Très bien, madame.

Deux jeunes femmes se sont levées. Elles étaient assises derrière le
comptoir de droite, et, à la façon dont leurs yeux descendirent entre
les paupières, examinant mon chapeau, ma robe et mes bottines boueuses,
au petit sourire, identique chez elles deux et finissime, qui suivit
l’inspection, je compris que j’étais classée dans la catégorie des
petites clientes négligeables. Elles se baissèrent, avec un air de
nonchalance affecté, et me présentèrent, sérieusement alors et
froidement, comme si le devoir officiel commençait à cet instant précis,
deux bijoux qui me firent l’impression, l’un de s’appeler Durand,
l’autre de s’appeler Martin: je les avais rencontrés cent fois.

--Cela se porte beaucoup, dit l’une des vendeuses.

L’autre risqua une variante. Je dis nettement:

--C’est quelconque. Je venais ici pour trouver mieux.

Le sourire finissime reparut, mais il ne s’adressait plus à moi. Je
tournai un peu la tête, et j’aperçus, au fond du magasin, dans l’ombre,
un gros visage rasé, qui exprimait le plus parfait scepticisme et
quelque chose de plus. Ces yeux vifs et mordants, ces lèvres fortes que
l’habitude de l’ironie avait abaissées aux angles, et fixées dans un
rictus amer, disaient, à n’en pas douter: «Vous vous imaginez que cette
cliente a du goût! Vous me demandez de quitter le tabouret où je médite
un dessin nouveau? Allons donc! Une poseuse comme d’autres! Elle veut
faire la difficile, et tout à l’heure, elle choisira non pas un collier,
mais une chaîne de montre, mesdemoiselles, une gourmette avec un cadenas
fabriqué à la douzaine, comme pendentif! Vous ne connaissez pas le goût
de la clientèle moyenne. C’est à faire pleurer. Laissez-moi donc!» De
leur côté, les vendeuses insistaient. Leur regard disait, non moins
clairement: «Monsieur Miège, vous ferez bien de venir?»

Elles eurent gain de cause. Discrètement, légèrement, avec un aplomb qui
dénotait aussi de l’habitude, elles s’évadèrent, à droite, à gauche,
disant: «Nous allons chercher autre chose.» Et ce fut M. Miège, en
personne, qui vint derrière le comptoir.

Il était juste aussi grand que moi. Et je vis, de tout près,
l’insondable scepticisme de l’artiste. La voix ne corrigeait en rien
l’impertinence de la physionomie.

--C’est un cadeau, bon marché, que vous voulez faire? Une fête? Un
anniversaire?

--Non, monsieur, j’achète pour moi.

--Alors, c’est un bijou de prix?

--Pas nécessairement: de style, cela suffit.

M. Miège perdit un peu de son mépris.

--Cette petite chaîne plate, fit-il, un chemin d’or avec ronds points
d’améthyste, modèle italien, qu’en pensez-vous, madame?

--Jolie. Trop jeune pour moi. Je vous demande du classique, monsieur
Miège, un bijou qui ne crie pas, surtout qui n’ait pas l’air de
concourir avec les autres, et qu’on aimerait même au cou d’une voisine.

Brusquement, il ouvrit une armoire, une seconde, une troisième, puis,
avec une tendresse de geste et une habileté de créateur montrant son
œuvre, il me présenta vingt colliers merveilleux, dont il expliquait,
d’un mot exact, le dessin, l’esprit, les parentés d’art, les harmonies
savantes. Il parlait de ses ouvriers ciseleurs, du temps qu’il avait
fallu pour exécuter les pièces, des offres qu’il avait refusées, et il
répétait, comme un refrain: «Puisque vous aimez le beau travail,
regardez-moi le mouvement de cette feuille de lierre, et ces deux
enfants qui tiennent le médaillon, et ces émaux où le rouge et le vert
sont comme des gouffres, on y peut plonger...»

Le coin de la salle était réjoui par la lumière de nos doigts maniant
les bijoux. J’avais oublié la pluie et la fatigue. L’orfèvre avait l’air
d’oublier que j’étais une acheteuse, et je me demande encore si, en
effet, il ne l’oubliait pas. Je choisis une chaîne assez courte, d’un
dessin large, qui retenait un médaillon Renaissance. Au bas du médaillon
pendait une perle longue. L’orfèvre ayant énoncé un prix qui dépassait
notablement mes prévisions:

--C’est grand dommage, lui dis-je, c’est deux loyers de pauvres de plus
que je ne veux dépenser. Je vous laisse donc le collier... à moins que
vous n’enleviez la perle...

--Enlever la perle! interrompit M. Miège, qui reprit le ton du début,
vous voulez me faire mutiler une de mes œuvres! Mais vous n’y pensez
pas, madame!

--Je n’y pense plus... Au revoir, monsieur.

Je me détournai, après avoir souri, involontairement, à quelques-unes de
ces merveilles que j’allais quitter. Je dis souvent adieu aux choses. Le
remarqua-t-il? M. Miège me rappela:

--Prenez le bijou, dit-il, prenez-le avec la perle, que vous ne payerez
pas. Vous le porterez dans les salons de Paris; il fera, tel que je l’ai
rêvé, son entrée dans le monde, avec son air de page et sa plume
blanche; on devinera qui l’a bâti et habillé, on vous dira: «C’est du
père Miège», et vous direz oui; nous n’y perdrons ni l’un ni l’autre...

--Moi surtout. Mais je quitte Paris en avril.

--Eh bien! vous reviendrez en avril, et ce que je ne pourrais pas me
décider à faire aujourd’hui, je le ferai: il aura vécu cinq beaux mois.

J’emportai le bijou, et la convention fut exactement observée. Plusieurs
reconnurent, à la correction du style, à la patine de l’or, au moelleux
de toutes les courbes, un bijou de chez Miège. Je leur racontai
l’histoire. «Il faudra voir, dirent-elles, comment elle finira.»

Voici comment elle a fini.

A la fin de l’hiver, je suis retournée chez l’orfèvre. En m’apercevant,
il eut un petit haussement d’épaules, et dit:

--J’aurais presque autant aimé que vous ne fussiez pas revenue... Une
perle... j’ai des clientes qui l’auraient oubliée...

Quand il tint, dans sa forte main gauche, le collier dont la beauté
était plus grande à cause de la jeune lumière, il le caressa un moment,
s’amusant de l’éclat furtif et du grillotis des maillons qui coulaient.
Une nuance d’émotion, très discrète, atténua l’expression d’ironie que
le vieil orfèvre ne devait pas perdre souvent. Il prit une pince, et,
serrant légèrement l’anneau qui attachait la perle longue au médaillon:

--Quel crime vous me faites commettre! dit-il. Mais je sais maintenant
qui vous êtes, j’ai pris mes renseignements, mademoiselle; vous êtes une
artiste dans votre genre, une philanthrope... quelqu’un qui n’est jamais
content de sa journée, parce qu’il reste trop à faire...

Il soupira, pressa nerveusement sur les deux leviers de la pince, et
l’anneau se rompit, délivrant la perle. M. Miège saisit celle-ci, et, me
la remettant:

--Je ne reprends jamais ce qui est sorti de chez moi, dit-il d’un ton
bourru, faites-en ce que vous voudrez; vous en aurez le placement, dans
vos œuvres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’avais le «placement», en effet. J’ai vendu la perle pour sept cent
trente francs: le prix de deux loyers de pauvres, comme je l’avais dit à
M. Miège.




XIV

L’ALLIANCE


Elles s’étaient promis de vivre toujours ainsi, chacune à son étage,
dans la même maison. Elles étaient alliées, tante et nièce, l’une
vieille fille, l’autre nouvellement veuve. La première avait l’âge où
l’on pense surtout aux autres, quand on a le don et qu’on l’a cultivé;
la seconde quittait à peine la période de jeunesse, d’illusion, de
tendresse et de succès où l’on pense surtout à soi. Elles s’aimaient
donc, c’est-à-dire que la plus âgée aimait la plus jeune, et que
celle-ci était contente d’être aimée. Contente, mais non point heureuse:
elle pensait, avec tant de gens qui considèrent la vie comme un gâteau,
qu’elle n’avait pas eu toute sa part de bonheur. Elle en redemandait,
sans le dire tout haut, sans même qu’il y parût dans le regard de ses
yeux bruns, ou dans le pli de ses lèvres qui, depuis dix-huit mois,
avaient perdu leur long sourire, et s’arrêtaient toujours à moitié
course, au cran de sûreté.

Mademoiselle Valentine Dourd venait de dîner avec madame Ledoël. Elles
avaient passé de la salle à manger dans le petit salon, qui ouvrait sur
des jardins. Elles habitaient une maison neuve de la rive gauche, près
de l’Abbaye-aux-Bois, l’une au second étage, l’autre au quatrième. Elles
dînaient presque chaque soir ensemble, travaillaient à quelque ouvrage
de couture ou de crochet, causant ou se taisant, également sûres, dans
la causerie ou dans le silence, de s’entendre et de s’aider l’une
l’autre. A neuf heures et demie elles prenaient, madame Ledoël une tasse
de thé, mademoiselle Dourd une tasse de tilleul. A dix heures, elles se
séparaient.

--Tu restes debout? demanda mademoiselle Valentine.

La jeune femme répondit affirmativement, d’un mouvement de tête lent et
léger, qui fit courir un peu d’or sur ses bandeaux châtains. Appuyée
contre le rideau, tout entière encadrée dans cette ombre étroite et
haute, sur laquelle s’enlevaient son front, son nez busqué, ses lèvres
et ses joues pâles, et la pâle ligne de son cou tendu en avant, madame
Ledoël, mince et fine, vêtue de noir, regardait à travers les vitres la
dernière lueur du jour qui mourait entre des cheminées et des cimes
d’arbres. Ses paupières, comme de coutume, battaient vite sur ses yeux
calmes.

Sa tante, presque au fond du salon, s’était assise, et commençait à
tricoter un châle, tandis que le gros peloton de laine, jeté près d’elle
sur le tapis, tressautait et roulait à chaque mouvement du crochet de
bois. Mademoiselle Dourd, plus grande que sa nièce, très maigre, avait
d’admirables cheveux gris, un visage couperosé et des yeux clairs, d’une
gaieté hardie comme ceux des enfants, des yeux vivants, vibrants,
guetteurs, qui ne rêvaient jamais et se mouillaient aisément. Elle
attendit, respectant la pensée qu’elle croyait deviner, puis, ayant vu
que la main nerveuse et fine, là-bas, cessait de tourmenter l’étoffe du
rideau et retombait dans l’ombre:

--Gabrielle, dit-elle, il est temps d’allumer la lampe.

La jeune femme traversa le salon, prit une lampe, l’alluma, et, la
posant sur un guéridon, près de sa tante, dit, à demi détournée comme si
la lumière l’aveuglait:

--Excusez-moi: je vais remonter.

--Souffrante?

--Non.

--Pas triste, j’espère? Pas les anciennes idées noires?

--Pas davantage.

--Regarde-moi!

Madame Ledoël se pencha, son visage frôlant l’abat-jour, regarda un
instant mademoiselle Valentine, l’embrassa à deux reprises, plus
affectueusement que d’ordinaire, et sortit.

«Elle n’est peut-être pas triste, mais elle a quelque chose, songea la
vieille fille. Elle me le dira quand elle le voudra. Je ne
l’interrogerai pas. Pauvre petite! Elle aurait voulu sourire; elle n’a
pas pu. Je devine qu’elle entre dans cette période du chagrin, la plus
longue, où l’on n’ose plus avouer qu’on souffre autant qu’au premier
jour...»

Mademoiselle Dourd revit en imagination, pour la millième fois, son
neveu, officier de spahis, efflanqué, agile, ardent, la barbe rousse
comme un jeune loup; elle revit la scène des adieux, à Marseille, quand,
après deux ans de mariage, le capitaine Ledoël, surpris lui-même d’une
nomination qu’il avait souhaitée autrefois mais qu’il n’attendait plus,
s’était embarqué, un matin de janvier, pour le Soudan d’où il ne devait
pas revenir... Quelle mort tragique! Quelques mois plus tard, un mot,
dans les journaux, avait appris à des milliers d’indifférents et à une
jeune femme qui s’était évanouie en lisant la nouvelle, que le capitaine
Ledoël, au cours d’une tournée d’inspection, avait été attaqué par les
noirs, dans la brousse, et assassiné. Depuis lors, on avait su très peu
de chose: un nom de tribu, un nom de village non inscrit sur les cartes.
C’était tout.

La femme de chambre ouvrit la porte du salon, et annonça que quelqu’un
demandait à parler à mademoiselle.

--A cette heure-ci!

La domestique tendit une carte, sur laquelle étaient écrites quelques
lignes d’excuse et d’explication.

--Faites entrer.

Le châle tomba à terre. Mademoiselle Dourd se souleva un peu, très pâle,
les mains appuyées aux deux bras du fauteuil. Un homme entra, un
officier en civil, correct, petit, très brun, large d’épaules, la figure
ramassée et énergique.

--Mademoiselle, dit-il, vous savez déjà mon excuse. Je ne fais que
traverser Paris. Je n’ai pas osé me présenter devant madame Ledoël; j’ai
pensé qu’une femme, une parente comme vous, saurait mieux dire les
choses, mieux préparer... Voici... Nous autres, quand nous sommes
victimes d’un guet-apens, en Afrique, nous ne sommes pas vengés. On fait
une enquête. J’ai fait l’enquête sur la mort de Ledoël. J’ai pu
recueillir quelques témoignages; je les ai consignés, tant bien que mal,
dans un rapport que je vous prie de lire, et de remettre, si vous le
jugez possible, à cette jeune femme, qui saura par là, du moins, comme
il a été brave, lui, mon camarade Ledoël, au dernier moment, héroïque
même...

En parlant, il posait sur le guéridon une enveloppe scellée. Puis,
tenant entre ses doigts une petite boîte enveloppée de papier noir,
qu’il avait prise dans sa poche, en même temps que la lettre:

--J’apporte un autre souvenir précieux, continua-t-il. C’est l’alliance
de Ledoël. J’ai pu l’acheter à un des noirs, dont c’était sans doute la
part de butin. Vous la trouverez là. Elle est encore tachée de sang.

--Ah! monsieur, que vous avez bien fait de venir chez moi d’abord!... Si
cette pauvre enfant, sans avoir été prévenue... Elle est toujours si
malheureuse!... Elle vient de me quitter.

L’officier éprouvait un allègement manifeste. Sa courte figure
s’allongeait et se détendait. Sa jeunesse avait hâte de s’écarter plus
encore de cet objet funèbre, qui reposait maintenant à côté de la
lettre. Il ajouta quelques mots, qui devaient être transmis à madame
Ledoël, de la part d’un ancien chef du capitaine, répondit à deux ou
trois questions, et se retira.

Le papier noir était déjà développé, les doigts fiévreux de mademoiselle
Valentine enlevaient déjà le couvercle de la petite boîte de bois, et le
mince anneau d’or apparaissait, dans ce diminutif de cercueil, avec la
tache de sang, qui courait autour comme un brin de lierre caduc. Elle
eut envie de baiser cette relique d’un neveu très aimé, d’un enfant
qu’elle avait élevé avec l’aide de Guillaumine, la vieille femme de
chambre. Un scrupule l’arrêta. «Le premier baiser, pensa-t-elle, c’est
la petite qui doit le donner; c’est son droit; c’est son bien.» Elle
contemplait l’objet avec une douleur si vive, que très vite elle ne
distingua plus rien. Elle comprit qu’elle allait pleurer, roula
promptement la boîte dans le papier, hésita un instant, et dit:

--Elle me reprocherait de ne pas l’avoir avertie dès ce soir. Je monte.

Mademoiselle Valentine monta les deux étages, portant la boîte noire sur
l’enveloppe blanche, religieusement. Elle avait la clé de l’appartement.
Elle ouvrit la porte. Au bruit, une domestique accourut dans le
vestibule, et, l’arrêtant d’un geste:

--Non, je vous en prie, mademoiselle, pas ce soir. Madame m’a donné
l’ordre...

C’était Guillaumine, à la démarche habituellement traînante, au visage
las et enflé, aux cheveux déteints et rares, Guillaumine aux yeux encore
inquiets, comme au temps où elle élevait, dans la joie, le petit Jean
Ledoël. «Je ne veux pas que tu me quittes, avait dit Jean Ledoël en se
mariant. Tu fais partie de ma maison et de ma dot.» Elle était venue.
Elle était restée après la mort du maître qu’elle aimait. Elle accourait
maintenant, effarée, pour faire respecter la consigne.

--N’entrez pas, mademoiselle, c’est impossible...

Puis, remarquant le visage altéré de mademoiselle Valentine:

--Mademoiselle, est-ce qu’il y a un malheur dans la famille?

A voix basse, dans la demi-clarté du vestibule, mademoiselle Valentine
expliqua ce qu’elle venait faire. Et à mesure qu’elle parlait,
l’agitation, l’embarras, l’angoisse de Guillaumine s’avivaient.

--Vous ne le ferez pas!... Redescendez!... Pas ce soir, surtout pas ce
soir!... Demain matin...

--Laisse-moi! dit mademoiselle Valentine, en l’écartant. Il faut que je
la voie. Elle est dans sa chambre?

Une voix navrée murmura:

--Au salon.

Mademoiselle Valentine traversa le vestibule, tourna le bouton de
cuivre:

--C’est moi, chérie, ne t’effraie pas!

Un cri lui répondit. Elle se recula. Par l’entrebâillement de la porte,
elle avait vu madame Ledoël, assise sur le canapé; elle avait vu, assis
près de sa nièce, sur le tabouret de piano, un homme jeune, qui s’était
levé lestement. Elle n’eut pas le temps de se remettre. Elle entendit le
rire de la vie heureuse, celui qui ne sonnait plus, depuis dix-huit
mois, dans sa maison. Deux bras tendres l’attirèrent. Elle se sentit
pressée contre la poitrine de la jeune femme, et au milieu des baisers,
des soupirs, des rires étouffés et des larmes, des mots lui arrivaient:
«Oh! pardonnez-moi!... Je suis confuse, mais je suis si heureuse!... Je
voulais tout vous dire demain matin... Ce n’est que la troisième fois
que nous nous voyons ici, je vous l’assure, je vous le jure... Quand
vous le connaîtrez, vous comprendrez... Je ne croyais pas que ce serait
si prompt... Nous sommes presque fiancés, presque... Voulez-vous me
permettre de ne pas le renvoyer encore? Je lui ferais tant de peine!...
Attendez-moi dans ma chambre, là, le temps de dire oui.»

Madame Ledoël s’écarta, pour laisser à mademoiselle Valentine la liberté
de répondre.

--Qu’est-ce que vous avez dans la main? demanda-t-elle. Vous m’apportiez
une lettre?

--Rien, ma chérie, le courrier de ce soir; ce n’est pas pressé.

La jeune femme crut comprendre qu’elle était pardonnée. Elle rentra dans
le salon. Mademoiselle Valentine retrouva, dans le couloir, la vieille
domestique qui venait aux nouvelles.

--Tiens, fit-elle, en lui remettant la petite boîte noire, touche-la de
tes mains! C’est moi qui vais la garder; c’est l’alliance, l’ancienne.
Je la rendrai demain... ou plus tard. Tu penses comme moi, n’est-ce
pas?... Nous serons les fidèles, toutes les deux, nous serons celles qui
prient sans lassitude, et qui ne changent pas de regret.

Et comme elle ne recevait pas de réponse, toute l’âme de Guillaumine
étant penchée sur la relique:

--Vois-tu, reprit-elle, ma pauvre Guillaumine, les vraies veuves n’ont
pas toutes été mariées.




XV

LES ÉTRENNES


--Mesdemoiselles Caille, pouvez-vous me rendre un service? C’est pressé:
il s’agit de transformer les manches de mon corsage?

--Il n’est pas trop de Paris? Pas trop compliqué?

--Prenez quand même: adroites comme vous l’êtes, vous vous en tirerez
toujours.

Nous voici parties, elles et moi, dans une conversation qui eût mis les
voisines aux écoutes, si mesdemoiselles Caille avaient de proches
voisines. Mais tout le monde sait qu’elles habitent la dernière maison
du bourg, et que celle-ci, bâtie en profondeur, ayant sa porte ouverte
sur la route, ouvre sa fenêtre de gauche sur un champ, celle de droite
sur un jardinet. Personne ne nous écoutait, non, pas même la vieille
mère dont le battoir, près du puits, sonnait en mesure, bruit sourd et
familier, que l’écho renvoie en dormant. Les deux sœurs,--on continue,
par habitude, de les appeler mesdemoiselles, bien que l’aînée soit
mariée,--mademoiselle Marie qui passe un peu la trentaine, mademoiselle
Joséphine qui la suit de près, étaient assises au milieu de la salle
carrelée et nue qui leur sert d’atelier. L’ouvrage pressait. Elles
n’avaient pas cessé de travailler, mais elles s’interrompaient de
coudre, et se redressaient, tantôt l’une, tantôt l’autre, quelquefois
pour se reposer, quelquefois pour sourire, quelquefois pour me regarder,
par politesse, en me répondant, moi qui étais debout, le long des vitres
de la fenêtre. Je voyais alors leurs yeux jeunes, leurs paupières
plissées par le jour, et l’ample mouvement de leur poitrine qui
s’ouvrait, s’emplissait d’air et frémissait toute. Je ne sais plus de
quoi nous parlions; les mots, souvent, n’ont qu’un sens de caresse, et
disent simplement: «Nous ne sommes qu’un bavardage d’amitié, rien de
plus; on est bien ici.» Elles le comprenaient, mesdemoiselles Caille, si
nettement qu’après dix minutes, l’aînée devint sérieuse tout à coup,
baissa la voix, et soupira:

--Mademoiselle, je n’osais pas, la dernière fois que vous êtes venue;
mais j’ose à présent: j’ai un gros ennui.

--Moi aussi, fit la seconde, et c’est le même.

J’eus un doute, je l’avoue, et ce début de confidence m’en rappela
d’autres, lamentables; mais je me trompais; je le vis presque aussitôt:
elles n’avaient pas baissé les yeux.

--C’est par rapport aux _Mystères de la grande vie_, dit l’aînée.

--Moi, par rapport aux _Joyeuses Amours_, dit Joséphine.

--Soixante-dix-sept livraisons, Mademoiselle!

--Moi, mademoiselle, soixante-neuf! Et elles sont toujours doubles!

Elles reprirent ensemble:

--Croyez-vous! Des pauvres couturières comme nous! Ah! nous en avons
fait, une sottise?

J’interrogeai; mesdemoiselles Caille m’apprirent qu’elles avaient
souscrit à deux ouvrages illustrés «par les meilleurs maîtres», et que
faisait paraître «la plus grande librairie du monde», à Paris. C’étaient
_les Mystères de la grande vie_, et _les Joyeuses Amours_, deux romans
qu’elles avaient choisis, dans une longue liste des chefs-d’œuvre à
l’usage des pauvres. La grande vie avait plu à l’aînée; les amours, avec
l’épithète de «joyeuses», avaient plu à la seconde, qu’un ouvrier du
pays courtisait en ce moment. Une livraison par semaine, une livraison à
soixante-quinze centimes, la charge n’était pas lourde. On rirait bien
pour ce prix-là, on aurait la lecture, les images, et le rêve qui tient
ensuite compagnie. Pouvait-on résister?

--Et puis, mademoiselle, ajouta Marie, il y avait une dame, qui était
venue exprès de Paris, pour nous faire signer; elle est restée plus
d’une heure chez nous; elle était si bien habillée, et elle parlait tant
et si vite, que nous ne savions dire que comme elle, ma sœur et moi.
Elle nous a promis des primes.

--A moi une glace, dit Joséphine.

--A moi une étagère, dit Marie. Seulement, la prime n’est livrée
qu’après la cinquantième livraison, et encore il faut, pour la recevoir,
envoyer vingt francs de supplément... Ah! mademoiselle, comme j’y
renoncerais, à la prime si je pouvais me désabonner!... Ce n’est pas gai
pour moi d’entrer en ménage avec un franc cinquante de dettes par
semaine. Je ne l’ai pas encore avoué à mon futur.

--Ni moi à mon mari, mademoiselle. Depuis que je lis _les Mystères de la
grande vie_, quand il me demande des comptes, je suis obligée d’inventer
des blagues. J’aimerais mieux pas. Si vous pouviez nous tirer d’affaire,
ma sœur et moi!

Nous fîmes des comptes, penchées toutes trois au-dessus de la table,
dans le tiroir de laquelle elles serraient les livraisons «doubles», les
prospectus de la plus grande librairie du monde et les engagements,
hélas! doubles aussi et dûment signés. Chacune avait déjà versé
cinquante-quatre francs. Mais ce n’était pas la moitié de la somme
promise. Pour les _Mystères_ et leur prime, Marie devait 135 fr. 50, et
Joséphine, pour les _Joyeuses Amours_, devait 123 fr. 50. Elles
connaissaient les chiffres; mais quand elles les revirent, écrits de ma
main sur une feuille de papier d’emballage, elles se mirent à pleurer.
Je m’attendris par contagion, et je sortis, mécontente de moi-même,
n’ayant pu trouver le remède, ou la formule d’espoir, l’ordonnance qu’on
me demandait.

Rentrée chez moi, je m’interrogeai. Que fallait-il faire? Porter plainte
au procureur de la République, dénoncer ce commerce dont toute la
campagne est victime? Mais toutes les précautions étaient prises, les
pièces régulières, les légalités constantes. Fallait-il au moins
réclamer avec indignation, essayer d’intimider, dire à l’entrepreneur ce
que je pensais de ses feuilletons populaires à cent francs l’exemplaire,
de son texte, de ses gravures sur bois, de ses primes? Je n’aurais fait
qu’enrichir sa collection d’autographes. Tout lui avait été dit, et
Marie, et Joséphine avaient déjà dépensé six timbres et six fois exprimé
leurs sentiments, dans un langage d’une clarté qu’aucun ornement ne
diminuait. J’allais céder à ce mouvement, lorsqu’un souvenir me revint à
l’esprit, un mot, la devise d’un avoué de la Seine, qui disait: «La
dernière ressource contre un adversaire, c’est de faire un éloquent
appel à la qualité qui lui manque le plus. La difficulté est dans le
choix.» Quelle vertu invoquerais-je? Un moment je fus perplexe.
J’écartai la justice, à cause des images que le mot peut évoquer;
j’écartai l’honneur, comme un peu vague, et je me décidai pour la
sensibilité. Je m’adressai au bon cœur de la plus grande librairie du
monde, en la personne de son gérant. Je peignis la pauvreté de mes
clientes, leur regret d’avoir signé, leur désir de ne plus recevoir la
publication de grand luxe, leur confiance et la mienne dans l’équité de
la maison. J’ajoutai un timbre pour la réponse, j’écrivis en belle ronde
le nom du château de ma sœur, et je mis la lettre à la poste.

Les maisons les plus exactes ne répondent pas par retour de courrier,
quand c’est un service qu’on leur demande. La plus grande librairie du
monde me fit attendre trois semaines.

Un matin, à la fin de décembre, le facteur m’apporta, enfermées dans une
enveloppe de papier bulle, cinq lignes de belle écriture signées d’un
nom illisible.

Je sautai de joie après les avoir lues, et vite je repris le chemin du
bourg. En montant parmi les guérets, je sentais combien la jeunesse et
la joie sont une même chose. J’allais sans m’essouffler, et je voyais le
bleu à travers les nuages. Le carré de papier que j’avais glissé dans
mon corsage me tenait chaud. Il me semblait que j’étais encore toute
petite, et que je portais dans mes bras les étrennes d’une de mes sœurs:
«Tiens, regarde, voilà ce qu’on m’a donné pour toi!» Les trois saules du
village beauceron luisaient comme des aigrettes. Les femmes que je
rencontrai dans les chemins sourirent l’une après l’autre, comme si
elles devinaient. Une puissance créatrice était en moi, et renouvelait
le monde devant mes yeux.

Quand j’entrai dans la maison de mesdemoiselles Caille, Marie, chaussée
de sabots et les jupes retroussées, lavait le carreau de l’atelier.

--Appelez votre sœur, lui dis-je. J’ai une réponse.

Comme j’avais pris une physionomie grave, Marie crut que la réponse
était mauvaise. Elle fit cinq ou six pas, lentement, levant son balai en
mesure, comme une canne, et, s’arrêtant sur le seuil de la chambre
voisine, elle appela sa sœur, d’un brusque geste de la tête rapprochée
de l’épaule. Joséphine apparut aussitôt, s’appuya sur elle, dans
l’encadrement de la porte, m’aperçut, comprit, et devint toute sérieuse
à son tour.

J’avais tiré la lettre de l’enveloppe. Je commençai de lire:

«Mademoiselle, en possession de votre honorée du 5 courant, nous vous
ferons observer que les abonnements ne comportent aucune clause de
résiliation...»

Les visages s’assombrirent. Je continuai:

«Néanmoins, prenant en considération les raisons que vous nous exposez,
de notre plein gré, nous consentons à délier de leurs engagements
mesdemoiselles Caille.»

J’entendis un cri: «Eh! la mère?» Mais je ne sais pas qui l’avait jeté:
mes couturières, d’un même élan, avaient couru à moi, et, comme si
j’étais devenue, du coup, la sœur aînée, m’embrassaient, s’exclamaient,
m’interrogeaient, se disputaient la lettre: «C’est-il possible?... On ne
doit plus rien?... Oh! mademoiselle, que je suis contente!... Moi, à
cause de mon mari!... Et moi à cause de mon futur!...»

Ce fut une petite minute parfaitement incohérente et fraternelle.

L’arrivée de la vieille mère y mit fin. La mère Caille, menue, ridée,
essuyant, par habitude de laveuse, ses mains à son tablier, disait, du
bout de la salle:

--Je savais bien qu’il y aurait du bonheur aujourd’hui. Ça ne pouvait
pas manquer. Te rappelles-tu, Marie, que tu n’as pas pu dormir de toute
la nuit? A quoi pensais-tu?

--A rien.

--C’était ça qui venait. Et toi, Joséphine, quand tu es sortie dans le
jardin, ce matin, est-ce vrai qu’il y avait plus de dix oiseaux sur les
fagots: ils te voyaient, ils te suivaient, ils ne te quittaient pas?

Mais la petite, qui ne voulait pas paraître superstitieuse, et qui a de
l’esprit, répondit en me regardant:

--C’est encore la plus jolie prime, de ne plus rien devoir du tout!




XVI

UN CÉLIBATAIRE


Parmi les vieux garçons que j’ai connus, je n’ai guère trouvé ce que
j’ai rencontré chez tant de vieilles filles: la vocation. Le célibat,
pour eux, est moins un état paisible qu’une aventure qui se prolonge ou
une révolte qui s’affirme. Il y a du schisme dans leur cas; il y a en
eux de l’insoumis, non pas aux femmes, grand Dieu! mais à une loi qui
n’admet, chez les hommes, d’exceptions heureuses que les exceptions
saintes. Ils prétendent le contraire, mais leur humeur trahit leur
erreur.

Quand j’étais toute jeune, et que je voyageais, avec mes parents, tantôt
en Bretagne, tantôt en Vendée, campagnes où les fermes sont des îles
dans la culture immense et des cités gouvernées par un chef, bien des
fois j’ai aperçu, à côté du maître, des hommes de quarante ou cinquante
ans, liant ou déliant des bœufs, tenant la charrue, ou chargés d’aller
vendre au marché une poulinière et son poulain. Ils mettaient au travail
un soin plus minutieux que les valets de ferme n’en apportent
d’habitude. Ils saluaient comme des gens qui sont de la maison, et qui
reçoivent. Je m’informais. C’étaient des fils aînés, ou des frères, qui
ne s’étaient pas mariés, volontairement, pour que la métairie ne tombât
pas en des mains mercenaires, et qu’elle eût son compte de bons
tâcherons, tous proches parents, avec un seul ménage au pouvoir, et une
seule femme pour gouverner la marmite, la volaille, les armoires et la
table. On les disait, en général, un peu sombres, mais de mœurs
honorables, très économes, plus braconniers que les gardes eux-mêmes, et
adroits comme ceux qui n’ont pas de souci, qu’il s’agît de réparer le
timon d’une charrette, de tresser des paniers, de gauler les noix à la
fine pointe de l’arbre, ou de siffler, en marchant à la tête des bœufs.
Ils faisaient partie d’un ensemble, et d’un chef-d’œuvre, en vérité,
plus beau que les plus belles œuvres d’art: la famille paysanne dans les
pays croyants.

Les hommes du monde qui ne se marient pas ont un rôle moins défini. La
famille paternelle les retient rarement, et ne leur offre guère qu’un
abri «sans obligation ni sanction», diraient les philosophes. On les
accepte, on les tolère, le vrai mot serait: on les souffre. Ils peuvent
se créer des devoirs, ils n’en ont point, et chacun sait que ce sont là
des créations de peu d’importance et de peu de durée. Le rôle d’Antigone
est un rôle de femme. Celui de père nourricier et de protecteur
d’orphelins est rempli, le plus souvent, par des gens déjà chargés de
famille. C’est le mariage qui adopte, ou la virginité.

M. Lionel, mon voisin dans la Beauce, n’a adopté personne. Je le connais
depuis l’enfance, et il m’a même tutoyée jusqu’à l’âge où j’ai commencé
à porter des jupes longues. Nous sommes restés très bons amis, il ne
manque jamais l’occasion de me l’affirmer. Il a dix ans de plus que moi,
ce qui lui donnerait droit aux cheveux gris. Il a préféré une généreuse
calvitie avec couronne basse et presque noire. Il a de nobles traits
droits, les yeux profonds, la barbe en rectangle long, comme un prince
assyrien, et la taille assez mince encore pour que les très vieilles
dames puissent murmurer, quand il s’assied devant un piano: «Ce jeune
homme joue avec une passion! Ne trouvez-vous pas?» Son existence a fait
envie à bien des gens, à lui-même d’abord, puisqu’il a été maître de la
modeler à sa fantaisie. Pendant quinze ans, pas un chasseur ne s’est
amusé autant que lui: il n’invitait personne, sous prétexte que sa
chasse était trop modeste, mais lui, on l’invitait partout, parce qu’il
était jeune, bon cavalier, bon tireur, d’une gaieté égale avant et après
le dîner, par temps de neige et par petite rosée. Ses compagnons le
tenaient pour artiste, parce qu’il était capable d’illustrer un menu, et
pour savant à cause des allusions qu’il faisait quelquefois à la
littérature classique. Je dois ajouter, pour ne pas être injuste, que M.
Lionel rachetait en partie l’inutilité de sa vie par la facilité de son
humeur. Les paysans l’abordaient volontiers, le chargeaient de leurs
commissions pour Paris, comme s’il avait été leur député, et souvent
même, croyant à la licence en droit, que le châtelain avait conquise
pacifiquement, lui demandaient conseil. Il donnait le conseil avec
aplomb et l’aumône avec modestie. Ce fut la période triomphante. Toutes
les marieuses l’inscrivaient sur leurs listes. «Ah! j’en ai eu des
entrevues, me disait-il, de toutes les sortes, des préparées, des
improvisées, des embarrassées, des allègres, des impétueuses. J’ai
assisté à un défilé de jeunes beautés et de jeunes dots, si long et si
varié, que seul le palmier majeur des messes de mariage peut se vanter
d’en avoir vu autant. Mais il entend des oui, le palmier et, pour moi,
tout finissait par non.» M. Lionel reprenait avec fatuité: «Le non que
j’étais seul à dire.» Il ne se vantait pas, et je crois qu’à cette
époque, entre la vingt-cinquième et la quarantième année, s’il ne fit
pas ce qu’on appelle un grand mariage, c’est qu’une parfaite légèreté
d’esprit l’en sauva.

L’âge est venu, comme il vient toujours, sournoisement, vieux maître de
jiu-jitsu, frappant à la tempe qui blanchit, à la poitrine qui souffle,
à l’orteil qui enfle. Le beau Lionel a senti qu’il était mûr, et, en
même temps, l’invincible timidité l’a saisi. Lui, qui sautait, à la
chasse, tous les obstacles, il a commencé, quand on ne le voyait pas, à
tourner les barrières et à grimper les talus. Lui qui avait refusé tant
de fois «d’étudier», comme on le lui demandait, un projet de mariage, il
accueillait, «en principe», les propositions, de plus en plus rares, qui
lui étaient faites, et se perdait si bien, au milieu des objections, des
suppléments d’enquêtes et des atermoiements, qu’on finissait par lui
dire non, avant qu’il eût répondu oui. Il avait peur. On racontait, à
son sujet, des histoires sentimentales, absolument fausses, et qu’il
laissait courir, comme une explication flatteuse de ses hésitations.
J’entends encore le dialogue de ces deux jeunes femmes, dans un salon de
la rue de Monceau. M. Lionel venait de chanter, de sa profonde voix, des
mélodies hongroises dont il conserve, avec un soin jaloux, le monopole.

--Délicieux! Il a dû inspirer de grandes passions?

--Oui, et il ne s’est pas marié.

--Un chagrin?

--Oui.

--Une femme du monde, j’en suis sûre?

--Oui.

--Il est riche?

--Très.

A ce moment M. Lionel, très applaudi, se leva et dit négligemment: «Nous
les accompagnons quelquefois à deux pianos, alors c’est une merveille.»
L’une des dames--je le vis au mouvement de ses lèvres--fut sur le point
de demander: «Qui est ce second piano?» Elle se contenta de murmurer,
assez haut pour être entendue, assez bas pour avoir l’air de faire une
confidence:

--Que c’est beau de se sacrifier ainsi à une passion malheureuse!

Or, je le connaissais bien, le second piano, c’était moi! Nous avions
essayé, un mois plus tôt, de jouer l’accompagnement, lui sur une
épinette et moi sur un piano, qu’abrite, à la campagne, le grand salon
de ma sœur.

La seconde période est close depuis quelques années. Il est infiniment
probable, désormais, que mon voisin mourra, comme moi, célibataire. Mais
pourquoi dit-il tant de mal du mariage, n’en ayant pas souffert? Il
chasse moins; il habite plus longtemps Paris; on l’invite autant que
jamais; il est l’homme autour duquel les hommes aiment à se grouper, et
qui raconte à demi-voix, dans un angle, la vie anecdotique de toute
personne présente. Il dit tout, histoire et légende, légende surtout,
sans marquer la différence: il n’est pas de l’École des Chartes. Les
gens qu’il a amusés s’en vont disant: «Ce Lionel est méchant.» Je suis
sûre du contraire. C’est un homme qui a des regrets et qui se venge, sur
les gens mariés, de l’erreur qu’il a librement commise en ne faisant pas
comme eux.

Sa plus vive manie est de ne pouvoir souffrir qu’on cite devant lui un
ménage heureux. Un veuf heureux? oui assurément; un heureux célibataire?
peut-être; un heureux époux? allons donc! Cela ne doit pas être. «Je ne
l’ai jamais vu», conclut M. Lionel. Il est résolu à ne point le voir.

Récemment, son chauffeur l’avait conduit à la mairie du village;--M.
Lionel n’est pas conseiller municipal, et se contente de la qualité de
contribuable le plus imposé de la commune;--il attendait «le patron»; il
était assis moelleusement, protégé du vent par le toit de l’automobile,
par la casquette russe d’uniforme, par la peau de chèvre grise dont un
petit soleil mêlé de brume lustrait le poil soyeux, et son visage tout
jeune, tout rose et rond comme un hortensia, cherchait d’une fenêtre à
l’autre, autour de la place, quelque objet qui pût occuper la pensée
d’un chauffeur. Il le trouva. Tout de suite après l’école des garçons, à
l’angle de la place, il y avait une maison basse, une grande fenêtre, un
vase de verre avec un oignon de jacinthe surmonté de cinq baguettes
vertes, et au-dessus de cette promesse de fleur, la tête et les épaules
d’une femme qui lisait. Elle s’interrompait de lire, quelquefois, et
elle regardait, elle aussi, songeant que l’heure était douce, et que
rien n’est plus curieux, dans un bourg où rien ne remue, qu’une
automobile arrêtée.

Quand M. Lionel sortit de la mairie, vingt minutes plus tard, il aperçut
le chauffeur qui causait avec l’institutrice adjointe.

--C’est assommant, dit-il, le maire n’aura que ce soir le rapport de
l’agent-voyer: il va falloir revenir!

Il revint avant le coucher du soleil. Il faisait encore blond, sur la
place de l’Église, à cause du sable, à cause du ciel, à cause des blés
peut-être, qui laissent, dans les pierres des maisons de la Beauce, un
peu de poussière de paille. La liseuse était à la même fenêtre. Elle
était seule. Le matin, elle avait dit à la directrice,--qui ressemble au
portrait de la femme de Rubens, moins le chapeau, bien entendu:

--Mademoiselle Clémentine, vous êtes beaucoup plus jolie que moi. S’il
vous voit, il ne m’aimera pas. Ne vous montrez pas, quand il reviendra!

Mademoiselle Clémentine n’est pas seulement une jolie personne: elle a
compris, elle a fait ce que lui demandait l’adjointe. L’une se montrant,
l’autre se cachant, il arriva, comme vous le supposez, que le chauffeur
devint amoureux.

Quand il annonça son prochain mariage, hier même, à M. Lionel, il
comptait que celui-ci augmenterait les «honoraires» de son chauffeur,
car un chauffeur qui se range augmente nos chances de durée. Point du
tout. M. Lionel s’est mis à rire, de son mauvais rire méprisant.

--Mon pauvre garçon, a-t-il dit, je n’ai pas l’habitude d’encourager les
sottises: il n’y avait qu’une jolie femme à l’école, et vous épousez
l’autre.

Il fut de mauvaise humeur tout le lendemain. Lui-même, il vient de me
l’avouer. Que lui importait cependant? Et ce dernier trait m’a prouvé
plus sûrement encore que, jeune, mûr, ou déjà vieux, mon voisin
célibataire n’a jamais eu la vocation.




XVII

MADAME CANTEREINE


On admire certaines mains, et j’en sais d’admirables. Il y en a aussi
d’émouvantes. Ce ne sont ni les plus blanches, ni les plus fines; elles
ont pris de la peine, elles ont bercé, cousu, ravaudé, tricoté, orné des
formes de chapeaux, réparé des culottes et des casquettes de petits
garçons, elles ont fait ce qu’il fallait faire à chaque moment des
journées longues, et elles en ont gardé des rides et des piqûres. Ce
sont des mains qu’on ne baise pas, mais qui auraient le droit de bénir.

Madame Cantereine n’était jamais revenue à Paris, depuis le temps où,
toute jeune et paraît-il jolie, elle faisait son voyage de noces avec M.
Cantereine. Que de jours écoulés, que d’épreuves subies ou redoutées!
Elle était veuve quand je l’ai connue; elle habitait tout près de la
cathédrale d’Orléans; elle avait quatre enfants,--un cinquième était
mort en bas âge,--et elle disait: «Sur les quatre qui me restent, je
n’en ai qu’un qui soit tiré d’affaire, mais j’aimerais mieux qu’il fût
encore petit, et à ma charge.» Madame Cantereine appartenait à cette
légion de Françaises qui sont des mères passionnées, toujours inquiètes
des corps, des âmes, des avenirs lointains, des examens prochains, de ce
qu’elles peuvent voir ou prévoir, de la part grandissante de l’inconnu
dans la vie de l’enfant. Elles s’étonnent, elles se troublent de ne plus
savoir tout. Il n’y avait point de haie, autrefois, sur l’héritage, et
en voilà une qui pousse, et qui fleurit peut-être, mais qui divise tout
de même, et qui cache tant de choses, et de plus en plus!

On vivait quatre, à Orléans, sur le produit d’une petite ferme, payeuse
irrégulière, à quoi s’ajoutait une pension, que madame Cantereine
recevait de l’État, en qualité de veuve d’officier. L’aîné des fils,
Claude, secrétaire chez un agréé, à Paris, avait cessé depuis dix-huit
mois de compter au passif du budget maternel. Sa mère parlait de lui
avec une complaisance où il entrait de la reconnaissance, car «il se
suffisait»; de la fierté, car il réussissait, et un désir déjà vif de le
marier, car il venait d’avoir vingt-quatre ans. Madame Cantereine était
d’avis que les hommes doivent se marier jeunes. «Croiriez-vous,
disait-elle, que c’est lui, à présent, qui m’envoie des étrennes? Il ne
me demande plus jamais rien.»

Le vingtième mois, il demanda quelque chose. Il écrivit: «Je vais
soutenir ma thèse de doctorat, le 19 juin. On est toujours reçu, je le
serai donc. Maman, il faut que vous soyez là, non pour m’entendre
discuter sur le privilège du vendeur, mais pour vous réjouir avec moi,
quand j’aurai conquis le titre de docteur et le droit de porter
l’épitoge rouge à trois rangs d’hermine fausse. Je vous emmène, le soir,
au théâtre!»

Madame Cantereine protesta, pour ne pas perdre sa réputation de personne
raisonnable, mais dès le premier moment, au fond de son cœur, elle avait
accepté. Elle irait. Le projet se réalisa. Paris, qui ne s’étonne pas
pour si peu, vit passer une petite dame de plus, tout en noir, marchant
menu, intimidée et rajeunie par le bruit, par la foule, par le perpétuel
«excitement» de la rue, et causant sans s’arrêter (si ce n’est pour
laisser courir les automobiles) avec un grand jeune homme qui faisait un
seul pas tandis qu’elle en faisait deux. Elle avait juré qu’elle
visiterait les principaux monuments, et spécialement les musées, en
souvenir de deux promenades qu’elle avait faites dans les galeries du
Louvre, vingt-six ans plus tôt, au bras du lieutenant Cantereine: elle
visita en réalité le Bon Marché,--une promesse à ses enfants
d’Orléans,--et Notre-Dame-des-Victoires. Le soir, elle se laissa mener
au théâtre.

Quel théâtre avait choisi Claude? Quelle pièce? Je l’ignore, et peu
importe. Je sais seulement que la salle n’était pas celle de la
Comédie-Française, et que la pièce n’avait rien à voir avec le
répertoire. Dans une loge de côté, où ils étaient seuls, Claude et sa
mère continuaient la conversation de l’après-midi. Madame Cantereine
avait orné d’un piquet de fleurs violettes sa meilleure capote noire, et
tiré de l’écrin la broche composée d’une petite perle avec beaucoup d’or
autour. Elle s’était assise à droite de son fils, dans la lumière, et
elle suivait le jeu des acteurs, elle riait même assez souvent, d’un
rire discret comme toute sa personne et toute sa vie, mais le principe
de sa joie, vous le devinez, c’était la présence de ce jeune homme
blond, un peu pâle encore, comme il convient de l’être après une longue
argumentation, ou plutôt c’était l’image de l’enfant plus jeune, de
celui qu’elle avait guéri, à force de soins et de veilles, jadis, d’au
moins deux maladies mortelles, avec lequel elle avait commencé le latin
et le grec, et qu’elle avait protégé, avec un amour si opiniâtre et si
subtil, contre le danger des camaraderies mauvaises et des lectures
inavouées. Elle était comme toutes les mères, et comme beaucoup de ceux
qui vieillissent: la jeunesse était sans âge devant elle. Elle demandait
à Claude: «Dis-moi, mon petit, tu ne vas pas être trop fatigué, ce soir?
C’est tard, minuit. Demain matin, j’écrirai un mot à ton agréé...» Elle
aurait écrit, si Claude l’avait voulu, comme elle l’avait fait si
souvent autrefois, quand elle disait: «Monsieur le professeur, l’élève
Cantereine ne pourra pas assister, ce matin, à votre classe...»

Le deuxième acte allait finir; Claude et sa mère étaient appuyés et
penchés sur le devant de la loge, tout près l’un de l’autre. L’actrice
qui jouait le principal rôle,--une très jolie femme que madame
Cantereine trouvait même trop jolie,--déclara qu’elle allait se
déshabiller. Elle se retira, en effet, au fond de la scène, à gauche, où
était un lit à colonnes, dégrafa son corsage, et en deux temps, bras
gauche d’abord, bras droit ensuite, l’enleva. Elle commença aussitôt à
déboutonner son cache-corset. A ce moment, madame Cantereine poussa un
petit cri, et Claude, le nouveau docteur, son Claude de vingt-quatre
ans, sentit une main frémissante qui se posait sur ses yeux, et qui les
fermait. Cela ne dura qu’une seconde, ce ne fut qu’un geste d’amour
maternel. Claude n’essaya pas d’écarter la chère main. Il attendit
qu’elle se retirât d’elle-même, puis, quand il la vit s’écarter, pendant
que la mère s’excusait en riant: «Pardon, mon petit, cela a été plus
fort que moi», il la saisit cette main amie, il l’attira sur ses lèvres,
et, sans se soucier des regards ni des sourires, la baisa, et dit:
«C’est délicieux de vous avoir pour maman!»

                   *       *       *       *       *

Je pensais à cette histoire, en visitant, voilà quelques semaines, une
exposition de peinture où figuraient exclusivement des œuvres de femmes.
On m’avait assuré que madame Cantereine exposait. Pourquoi n’aurait-elle
pas, elle aussi, fait un peu d’aquarelle? Veuve, et moins que fortunée,
pourquoi n’aurait-elle pas essayé d’ajouter à ses maigres rentes le
produit de la vente de quelque œuvre d’art?

Des professeurs, dans sa jeunesse, avaient dû lui apprendre à tenir un
pinceau ou à travailler le cuir. Je fus sur le point de demander à l’un
des surveillants: «Où est le tableau de madame Cantereine?» et
d’ajouter: «Je suis certaine qu’elle a un talent de décoratrice.
Voyez-vous, monsieur, toutes les femmes ayant la vocation essentielle de
la maternité, leur imagination va tout droit à la parure qui est la
préface ou à la maison qui est le rêve dernier; leur esprit s’y
complaît; leur finesse s’y emploie; elles ne songent pas beaucoup à
l’histoire: et comme elles ont raison!»

Je traversai les galeries du premier étage, et je fus ravie d’avoir tant
d’arguments à la fois pour appuyer ma théorie: de nombreux portraits,
naturellement, quelques paysages, mais que de fleurs, et quel sentiment
de la fleur! Les vraies serres de la Ville de Paris, les voilà! Et je
descendis, cherchant toujours l’œuvre qu’aurait soignée minutieusement,
et qu’aurait signée la main maternelle de madame Cantereine. Je trouvai
bientôt, au rez-de-chaussée, les chefs-d’œuvre de cette exposition.

Une des exposantes avait peint, sur quatre feuilles de paravent, un
paysage d’un dessin médiocre, mais encadré par des géraniums qui vivent,
et qui respirent; une autre avait combiné les diamants, les pierres
fines, avec des émaux translucides, et fait des bijoux éclatants et
simples, des bijoux qui attirent et qui retiennent, même les yeux des
hommes, comme cette treille dont mon jardinier me disait: «Elle avait de
si beaux raisins, mademoiselle, que tout le monde leur parlait». Je leur
parlai, moi aussi, et, continuant ma visite, j’aperçus, tout près de là,
des mousselines peintes à l’huile, transparentes comme les émaux, et des
vitrines pleines d’objets en cuir repoussé et patiné.

Assurément, madame Cantereine a choisi cet art intime et toujours
demi-deuil. Reliures, pochettes, boîtes, porte-cartes, ceintures,
buvards, que de patience, et d’adresse, et de tendresse autour d’une
idée, qui finit par se laisser dompter et par entrer dans la peau d’une
bête! Ce tabouret a été acheté par l’État. Ces trois reliures sont
vendues... Tiens! celle-ci ne l’est pas: elle va l’être. J’ai deviné
quelle main l’a dessinée. Sur le fond fauve du cuir, elle a semé deux
bouquets d’alises pourpres, tiges noueuses qui montent parallèlement, se
courbent, et élargissent leur double grappe au-dessus du titre d’or. La
femme qui a créé cette merveille avait une âme profonde. Car, pour
comprendre une fleur, ou des fruits, il n’est pas besoin d’une
sensibilité aussi délicate. Mais, pour faire revivre une poignée de
baies, pour choisir ce modèle-là, il faut un être doué pour le songe et
pour la souffrance. Dans l’arrière-automne, et presque dans l’hiver,
malgré le froid, malgré le vent, les baies résistent, alises, sorbes,
cormes, baies de lierre et d’églantine, mûres à tête rouge. C’est tout
ce qui reste de la splendeur de l’été; c’est un peu de vie et de couleur
qui se défend; c’est une petite veilleuse au bout des branches, et qui
tremble avec elles, mais qui ne s’éteint pas, et qui tout à l’heure
rallumera l’incendie nouveau.




XVIII

LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT


Un matin, voilà six ans, je revenais d’assister à l’office du vendredi
saint, et comme je demeure assez loin de l’église, j’avais vu se
disséminer peu à peu les fidèles dont, pendant deux heures, mes yeux
avaient reflété la nuque ou le profil connu. J’étais donc seule parmi
les passants, indifférente au mouvement de la rue, anonyme sans doute
pour elle, mince dame ou vieille fille qui s’appliquait à relever sa
robe noire. La pluie avait tombé toute la nuit. Il ventait furieusement.
C’est une tradition populaire, dans nos pays, que la semaine sainte ne
va guère sans tempête. Au tournant de ma rue, je devinai que j’allais
être abordée par un homme qui se tenait au milieu de la chaussée. Je le
devinai, bien que j’eusse la tête penchée et le chapeau en proue dans le
vent, parce que cet homme, en m’apercevant, s’était arrêté, et que je
sentais son regard et sa pensée fixés sur moi. En effet, quand j’eus
fait vingt pas en avant, il en fit trois de mon côté, et, saluant:

--Pardon, mademoiselle... Vous me reconnaissez?

--Oui, monsieur, il me semble... le capitaine de Harles, n’est-ce pas?

Je l’avais vu une fois, au moment de son arrivée au régiment; il m’avait
présenté sa femme, une très belle femme blonde, dont les yeux gris,
magnifiques, où vibraient de petites algues rousses, cherchèrent tout
d’abord les miens, et me demandèrent: «Quel éblouissement vous causent
ma jeunesse, ma beauté, ma fortune et ma venue?» puis, sitôt la réponse
donnée, semblèrent distraits. Depuis lors, comme monsieur et madame de
Harles étaient du monde, et que je n’en suis guère, ils n’étaient
revenus ni l’un ni l’autre.

--Je suis chargé pour vous, mademoiselle, d’une commission pressée,
délicate... Un cas de conscience à résoudre.

--Mais, monsieur, je ne résous pas les cas de conscience, surtout par un
temps pareil. Je n’ai pas la moindre autorité, pas la...

Un coup de la bourrasque souleva mon chapeau, déplaça l’épingle de
droite, et tira ma voilette en biais.

M. de Harles aurait dû s’excuser de nouveau. Il n’y pensa pas. Il
demeurait devant moi, découvert, les cheveux tordus et ramenés sur les
tempes par le vent, et son visage, d’ordinaire plein et calme, était
sillonné de rides qu’un effort de volonté essayait d’effacer, mais que
l’angoisse, une souffrance plus forte que toutes les disciplines et que
tous les mensonges, ramenait aussitôt et creusait encore plus.

Je pensai que je pouvais difficilement faire entrer M. de Harles dans
l’appartement que j’habite seule. Mademoiselle Zoé, ma femme de chambre,
l’eût-elle permis? c’est douteux.

--Entrons chez l’antiquaire, dis-je en ouvrant la porte qui se trouvait
là tout proche. Il est de mes amis, passablement sourd, et me laisse
fureter dans sa boutique... Bonjour, père Grünne, c’est moi, qui me
réfugie chez vous, et qui vous amène un de mes amis. Il est connaisseur.

--Regardez donc ce que vous voudrez, ma chère demoiselle, dit une voix
dans la pièce voisine. J’ai justement des ivoires que j’ai dénichés la
semaine passée, une belle occasion... Dans le coin à droite, oui, c’est
cela, vous y êtes... Excusez-moi, j’ai mes rhumatismes, et je me
chauffe.

Je m’assis rapidement, au fond du magasin, dans un fauteuil de vieille
tapisserie, et, dans l’étroite allée où je m’étais engagée, M. de
Harles, à deux pas de moi, entre une pile de livres reliés en veau et
une crédence Louis XV, s’arrêta.

--Qu’y a-t-il? demandai-je.

Il passa la main sur son front, et la posa sur un des gros livres à
tranche pourpre, comme s’il prêtait serment.

--Un de mes amis vient d’avoir une affreuse douleur; il me l’a confiée,
et vous m’en voyez si ému que c’est à peine si je puis en parler
moi-même. Sa femme l’a trompé! une femme qu’il a gâtée, pour laquelle il
s’est à moitié ruiné, qui lui faisait mener une existence absurde, à lui
qui n’aimait pas le monde; une femme qui était sa grande fierté, et sa
folie... Il a appris cela tout à coup, sans avoir eu de soupçons... Pas
d’avertissement... La mort est entrée à l’improviste.

--Est-il sûr?

--Trop sûr! Elle a avoué.

--Cela vaut mieux.

--Vous trouvez?

Pour la seconde fois, il me regarda fixement, impérieusement,--l’âpreté
de ce regard me brûle encore le cœur;--voulant savoir si je pensais en
effet: «Cela vaut mieux».

--Et maintenant, ajouta-t-il, mon ami veut savoir que faire. Il y a
plusieurs solutions, vous comprenez, et il y en a de terribles. Il les a
toutes dans l’esprit, toutes ensemble, se heurtant, se combattant, et ne
se détruisant pas. Il est comme fou, et ce qu’il veut, ce qu’il exige de
vous, c’est un conseil.

--Mais, permettez, monsieur, pourquoi vous adressez-vous à moi? Je suis
jeune, je ne suis pas mariée, je n’ai...

--Vous avez bien trouvé les ivoires? demanda la voix de l’antiquaire.
Ils sont jolis, hein?

--Oui, oui, père Grünne. Je les ai sous la main.

Je me sentais mal à l’aise, dans cette sorte de confessionnal où je
m’étais assise en souriant.

--Oui, pourquoi moi? répétai-je tout bas. Vous avouerez, monsieur, que
c’est une étrange démarche que celle que vous faites!

Un frisson rapide contracta le visage de M. de Harles.

--Elle-même a supplié son mari de s’en rapporter à vous. C’est un
violent et qui aimait. Il a failli la tuer. Vous voyez, je ne vous cache
rien. Elle s’est jetée à genoux; elle a imploré; elle a promis; elle a
aussi, comme elles savent le faire, accusé son mari.

--De quoi?

--De la seule chose, en effet, dont il fût coupable: de l’avoir aimée
jusqu’à la faiblesse, de l’avoir suivie au lieu de la guider, de l’avoir
mal gardée, en somme. Et, comme il parlait alors de la quitter et de
partager les enfants, elle a dit: «J’accepterai ce qu’il faudra. Je vous
en supplie seulement, ne me jugez pas sans avoir pris le conseil d’un
être qui sache ce que c’est que la pitié!--Qui? une de vos
amies?--Jamais! Elles me détestent!» Elle cherchait un nom
désespérément. Comment a-t-elle pensé à vous? Je ne sais. Elle vous a
désignée. Et ce que vous direz, elle attend que je le lui rapporte:
décidez donc!

Il attendait, lui surtout, et je ne crois pas que l’angoisse de l’autre
fût aussi poignante. Sur la table, à côté de moi, pendant qu’il parlait,
j’avais pris un des ivoires de l’antiquaire. C’était un crucifix ancien,
d’un art médiocre, mais la réponse était en lui. Je ne l’élevai pas, je
le tins seulement dans ma main ouverte, et je dis:

--C’est aujourd’hui le vendredi saint, monsieur: vous n’avez qu’à vous
en souvenir.

M. de Harles considéra cette petite croix brunie par le temps, la
saisit, voulut parler, balbutia quelques mots sans suite, et me quitta.

--Ce monsieur qui est venu avec moi, dis-je au brocanteur qui entrait, a
choisi un de vos ivoires, et m’a chargée d’en acquitter le prix.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois mois plus tard, j’apprenais que M. de Harles avait donné sa
démission, et qu’il s’était retiré, avec sa femme et ses deux enfants,
dans une terre aux environs d’Arles. La veille du départ, j’avais reçu
une carte, qui portait la mention traditionnelle «p. p. c.», mais
précédée d’une croix, lourdement tracée par une main d’homme.

Le conseil, c’est la graine jetée par-dessus la haie: n’allez jamais
voir si elle a poussé. J’ai fait l’expérience. Trois ans et demi
s’étaient écoulés depuis la consultation que j’avais donnée chez
l’antiquaire des bords de la Loire. Je voyageais en Provence. L’imprévu
commande ma vie. Vers la fin de l’après-midi, l’amie qui me recevait me
dit: «Nous allons chez les de Harles, vous m’avez raconté que vous les
aviez connus?--A peine.--Cela suffit pour que je vous emmène. Ils seront
ravis de vous voir, la soirée sera belle, à la campagne.» J’aurais dû
refuser. Je crois que ce fut la sournoise curiosité qui me fit être
faible, et qui prétendit s’appeler, en ce moment, pitié, sympathie,
politesse même, car au premier janvier, régulièrement, le facteur me
remettait une carte de visite: «Monsieur et madame de Harles, domaine de
X...» Nous montons en voiture. Le soleil est fulgurant; les mûriers,
plantés en lignes, taillés en rond, dans les champs plats, ont l’air de
pelotes d’étincelles. Une heure de trot, et nous sommes reçues dans un
grand salon, où toute la fraîcheur du matin a été conservée, savamment.
L’ombre y est épaisse; j’ai été mollement nommée par mon amie; m’a-t-on
même reconnue? Mon amie en doute. M. de Harles, très libre d’esprit,
très rural, n’a cessé de parler Provence, vignes, bouilleurs de cru; sa
femme, belle encore, mais devenue timide dans la solitude, l’a écouté,
sans le contredire, sans l’approuver, sans ennui apparent. Ç’a été toute
la belle visite promise. Nous nous sommes salués, comme des
indifférents.

--Vous voyez, chère petite, m’a dit en sortant mon amie, ils vous
avaient déjà presque oubliée!

--Pas encore assez! ai-je répondu.

Elle ne pouvait comprendre, et n’essaya pas même.

Hier matin, la poste m’a apporté une grande enveloppe blanche, j’ai
ouvert, j’ai tiré le carton bristol, j’ai lu:

«Monsieur et madame de Harles ont l’honneur de vous faire part de la
naissance de leur fille Madeleine.»

Seulement, à mon intention, deux mots avaient été rayés; «l’honneur»
avait été biffé, et à la place, une main de femme, une main légère et
sûrement heureuse, avait écrit: «la joie».




XIX

LE DRAME DE KERFEUN


Je causais aujourd’hui, avec M. Le Duizel, de l’empoisonnement de la
Bretagne par l’alcool.

Ah! me dit-il, quelles scènes j’ai vues, il y a huit jours! Vous devez
l’avoir éprouvé comme moi: ce qu’il y a de plus cruel, dans une ruine
humaine, c’est le sentiment de la hauteur d’où tout cela est tombé. On
peut n’y pas penser, quand l’être est totalement dégradé. Mais quand un
de nos clochers à jour s’écroule, les pierres qu’on ramasse dans la
boue, si profonde qu’ait été la chute, ont encore un côté sculpté, ou
bien, dans une fêlure, quelque bout de lichen qu’avait semé le vent du
large. Cela est cruel à voir!

Vous vous rappelez mon vieux logis, tout bas, qui n’a de noblesse que
ses touffes de lierre, et deux fenêtres à meneaux parmi d’autres sans
art, sa terrasse en avant, plantée en verger, et, en arrière, l’avenue
d’ormes, si large, si longue, qui n’aboutit plus, aujourd’hui, qu’à de
menus chemins errants, dilués dans les blés noirs. Je me promenais, au
commencement de l’avenue, jeudi soir, et je regardais, entre les arbres,
mes champs dévorés de soif, quand je vis accourir à moi, de très loin,
un homme qui levait son bâton, toutes les trois ou quatre enjambées, et
qui criait:

--Monsieur le maire?

J’allai à sa rencontre.

--Monsieur le maire, il faut venir vite à la ferme de Kerfeun: il y a un
malheur!

--Quoi donc?

--La mère qui a été tuée! Elle est dans la grange; je l’ai vue, la
pauvre; on ne l’a pas touchée, comme de juste, et l’homme m’a dit: va le
prévenir, il faut qu’il vienne.

Je partis aussitôt, avec le messager, marchand de bœufs et de porcs bien
connu dans le pays, et nous remontâmes l’avenue pour prendre, à
l’extrémité, un sentier qui descendait le long des ajoncs. La ferme de
Kerfeun est distante d’environ deux kilomètres de chez moi, et située
précisément à la limite de mes terres. Pendant le trajet, le marchand de
bœufs, essoufflé par la course et prudent d’ailleurs comme tous les
paysans qui savent un mauvais secret, ne parla presque pas, et, dès que
nous arrivâmes en vue de la hêtrée de Kerfeun, prétextant une affaire
qui l’appelait à la prochaine gare, il me laissa. J’avais appris
seulement que la vieille femme avait été frappée au retour de la foire,
dans la cour même de la ferme, et qu’elle était allée tomber sur un tas
de trèfle sec, à l’entrée de la grange. Qui l’avait tuée?

C’était à moi et à la justice de découvrir le meurtrier.

Je traversai la hêtrée au sol bossué, où les fermiers de Kerfeun, depuis
des temps très anciens, abritent leurs meules de paille et leurs barges
d’épines, puis la cour éclairée par la lune et déserte. J’avais en face
de moi les bâtiments, qui forment un angle droit, habitation à gauche et
étables à droite. Au bout des étables, sous le même chaume verdi par la
pluie, je reconnus la grange, dont la porte était grande ouverte. Mais
la ferme semblait abandonnée. Pas d’autre bruit que le meuglement sourd
d’un animal tourmenté par les mouches; pas une lumière aux fenêtres.
J’appelai. Quelques secondes s’écoulèrent.

On m’attendait. Une flamme courut sur les vitres de la salle commune, à
l’endroit où la maison se soude avec les étables, et le fermier Jobic
sortit, portant une lanterne qui n’était pas utile. Il marchait droit.
Il était en pleine lumière. Je voyais son visage long et rasé levé vers
moi, sa bouche mince et serrée, son nez tombant, ses yeux couleur de
graine de foin, et qui avaient peur des miens, ses cheveux roux taillés
court, et coiffés d’un feutre large, posé en auréole. Jobic avait encore
sur les épaules la blouse de coton bleue, très courte, que les Bretons
mettent souvent par-dessus leur veste, quand ils voyagent.

--Mène-moi là où elle est!

Il porta la main gauche à son front, et cacha ses yeux, tandis que la
poitrine se soulevait, comme s’il allait sangloter. Mais, quand il
rabaissa la main, il n’avait pas pleuré; la figure grimaçait seulement.

--Tu étais à la foire, toi aussi, Jobic, et tu as bu?

--Presque pas, monsieur le maire, je vous le jure!

--Alors, tu vas tout me raconter. Précède-moi.

Il se dirigea vers la grange, lentement, et, comme elle était ouverte,
il alla droit au tas de trèfle, et, se baissant, il écarta une loque,
couverture trouée ou manteau de roulier, je ne sais pas bien, qui
cachait le cadavre de sa mère. Le corps de la vieille femme était ployé
en avant, les bras étendus et les mains ouvertes, le visage enfoui
presque entièrement dans l’herbe sèche. Sur le sommet de la tête, les
cheveux étaient mêlés et collés par le sang.

Jobic regardait ce spectacle de mort sans attendrissement, et sans
horreur. Il semblait que chez lui tout sentiment naturel fût aboli, et
tout souvenir, et toute intelligence de ce qu’avait été, pour lui, cette
pauvre créature qui gisait là, entre nous. Une seule préoccupation
obsédait son esprit: le souci que rien ne fût changé dans l’attitude de
la morte avant l’arrivée du juge. Comme j’avais écarté un des bras, pour
mieux voir le visage, il prit à son tour, sans émotion, cette main qui
l’avait bercé, et la remit à l’endroit où elle était auparavant.

Cependant, il respira quand il fut dehors, dans la lumière de la lune,
dans le vent, loin du tas de trèfle. Je le pressai de questions. Il
raconta, il laissa deviner qu’au retour de la foire, où il était allé
avec sa mère et sa sœur,--la servante ayant gardé la maison,--une
dispute s’était élevée entre les femmes dans la cour. Quand je demandai:
«Qui a frappé?», il étendit les bras dans la direction de la chambre,
tout au bout de la maison.

--La servante?

Il fit un signe de dénégation.

--Alors, c’est ta sœur qui est la meurtrière? Elle est là? Conduis-moi
encore!

Il ne bougea pas. J’allai seul jusqu’à la maison, j’ouvris la porte de
la chambre qu’éclairait seulement un peu de lumière venue du dehors, et,
ayant levé la lanterne que j’avais arrachée aux mains de Jobic, je vis
deux femmes, l’une, la servante, qui se sauva, épouvantée, dans le coin
le plus reculé de la chambre, et s’y blottit, et l’autre, ivre morte,
couchée sur le lit, les cheveux dénoués, les joues pâles, la bouche
tordue par la congestion alcoolique. C’était la sœur du fermier, celle
qui avait frappé et tué la mère, et qui n’avait pas eu conscience du
crime, presque certainement, fille tardive d’un père dégénéré, chétive,
dont j’avais remarqué bien souvent, dans les chemins ou les champs
autour de Kerfeun, la physionomie bestiale, embrumée et sournoise.

Je revins trouver Jobic.

--Vous êtes le gardien responsable de votre sœur, lui dis-je. Si elle
s’éveille, empêchez-la de fuir. Je vais avertir le procureur de la
République.

Il resta muet, et je crus qu’il allait pleurer. Au moment où je quittais
la cour de la ferme, je le vis apporter une brassée de paille au pied du
petit perron qui conduisait à la chambre d’Anna, et s’étendre pour
passer la nuit.

Le lendemain fut un jour tout plein pour moi d’obligations pénibles. Je
n’avais qu’un rôle passif, ou à peu près, mais je dus assister à tous
les actes de la première procédure d’information: examen du cadavre et
du lieu du crime: interrogatoires d’Anna qui ne se souvenait de rien, de
Jobic qui ne voulait pas se souvenir, de la servante qui eut une crise
de nerfs; reconstitution de la scène; rédaction des procès-verbaux. La
ferme appartenait à la justice. Le procureur, le juge d’instruction, le
greffier, le médecin légiste, allaient et venaient dans les chambres,
les greniers, les étables. Les gendarmes donnaient à manger aux chevaux
de Jobic et à leurs propres chevaux logés dans la même écurie. Des
estafettes partaient pour les fermes voisines, et ramenaient avec elles
des hommes ou des femmes, qui défilaient un à un, mornes, et traînant la
jambe comme des prisonniers, et qui, sitôt libres, n’ayant rien dit de
compromettant, sautaient par-dessus les talus et disparaissaient dans la
campagne. D’autres passants encore augmentaient l’animation et le
désarroi de Kerfeun, des curieux d’abord qui rôdaient autour des
bâtiments, tâchant d’apercevoir «l’assassine», ou le frère, ou le juge,
puis des porteurs de nouvelles, convoqués selon l’usage par le maître de
la maison, et qui devaient aller, à travers les landes et les moissons,
annoncer la mort aux parents et aux amis, et les convoquer à
l’enterrement. Selon l’usage aussi, Jobic les faisait boire et manger
dans la grande salle.

En vérité, je crois qu’aucun des principaux acteurs ou témoins du drame
n’avait encore recouvré toute sa raison. Pendant que les hommes dînaient
dans la grande salle, le médecin légiste faisait l’autopsie dans le
caveau contigu qu’éclairaient une fenêtre basse et deux meurtrières.
J’étais là. On avait placé le pauvre corps sur des planches qui
reposaient elles-mêmes sur les barriques alignées. Je n’avais pas le
courage de regarder de ce côté. A un moment, la porte s’ouvrit, et un
homme, qui portait une cruche, se baissa pour passer sous la poutre,
disant:

--Faudrait tout de même du cidre!

C’était Jobic. D’un coup de poing, quelqu’un repoussa la porte et dut
renverser l’homme, car nous entendîmes le bruit d’une chute, et, pendant
plusieurs minutes, les dîneurs parlèrent bas.

La nuit vint. Les magistrats quittèrent la ferme. La voiture qu’on avait
demandée à la ville voisine, pour emmener Anna, étant arrivée très tard,
il fut décidé que la prisonnière serait gardée par les gendarmes, et ne
partirait que le lendemain.

Le matin se leva clair et frais. L’aspect de Kerfeun avait changé. Tout
était ordonné, décent, recueilli. Longtemps avant l’heure fixée pour
l’enterrement, une foule silencieuse, Bretons et Bretonnes en habit de
deuil, était assise en demi-cercle dans la hêtrée et sur les pentes
d’herbe qui descendaient vers la cour. A l’intérieur de la salle, la
morte était encore étendue sur le grand lit à quenouilles, un crucifix
sur la poitrine et le visage à découvert. Au pied du lit, Jobic
pleurait, tandis que des parents proches, agenouillés au fond de la
pièce, récitaient le chapelet. Quand il entendit sonner huit heures, il
se redressa, et alla ouvrir la porte qui faisait communiquer la grande
salle avec la chambre d’Anna.

Quelques secondes passèrent. Anna parut entre les deux gendarmes chargés
de l’emmener. Elle baissait la tête et la tournait à droite, et elle
aurait voulu traverser vite, vite et sortir. Mais son frère l’arrêta.

--Anna, dit-il, tu ne t’en iras pas de la maison avant d’avoir embrassé
la mère, pour lui demander pardon.

Elle eut un soubresaut, et l’émotion fut si forte que le visage fut
transformé et renouvelé. Nous vîmes une autre Anna, celle que le poison
avait détruite, ressusciter, et une fille déjà flétrie, mais aux yeux
droits, aux lèvres fines, au regard noyé de tendresse, de respect et de
regret, se pencher vers le front de la morte et le baiser.

--A présent, récite un _Ave Maria!_ reprit Jobic.

Elle dit très bas, très vite, la prière. On entendit seulement:
«Maintenant et à l’heure de notre mort...»

--Ainsi soit-il! dit le frère.

Et elle fut entraînée dehors, tandis que plusieurs, par pitié ou pour la
voir, se levaient et l’accompagnaient avec des gémissements.




XX

LE FAUCHEUR D’HERBE


Le soleil brillait encore pour les habitants de la plaine. Il ne
brillait plus, depuis longtemps déjà, pour ceux de la montagne, entre
Albertville et Moûtiers. Bien au-dessus des villages blottis au bord de
l’Isère, au-dessus des prés en pente et des roches fauves, enchassés
comme des morceaux de verrière dans le plomb des forêts de sapins, une
lumière ardente vibrait encore dans le ciel, illuminait une crête, un
sommet rond, une plaque de neige: mais il fallait lever la tête pour la
voir. Elle était comme les bandes d’oiseaux qui passent trop loin, et
dont les cris ni le vol ne réjouissent plus.

Cinq heures venaient de sonner à l’horloge de la cuisine, et à cette
heure-là on pouvait dire que la grande solitude commençait pour la
cabane du garde forestier Biélé, qui habitait sur la rive droite de
l’Isère. Les brouillards cachaient la vallée, la trouée étroite et
toujours menacée par les montagnes, où se précipitaient, serrés l’un
contre l’autre, tordus, tressés ensemble comme les cordes d’un câble, le
torrent toujours blanc d’écume, la route bordée d’un parapet, et la voie
du chemin de fer. C’était l’unique paysage, l’unique vue sur le monde.
Car, à gauche de la maison, et à petite distance, le ravin se
rétrécissait et tournait brusquement; la route et l’Isère
disparaissaient derrière un éperon de rochers noirs, le chemin de fer
entrait sous un tunnel, et tout semblait finir à cette barrière. Quand
le train du soir passait, ses lanternes surgissaient de l’ombre, et son
bruit éclatait comme un coup de canon.

Cinq heures. Pour prendre l’air, pour échapper à la fumée qui
envahissait la cuisine,--cette brume ensevelissante pesait sur la
cheminée,--Thelma Biélé ouvrit la porte. Elle fit trois pas dehors, sur
la terrasse qui surplombait la route, et où achevaient de mûrir leurs
graines quelques pieds de capucines, d’œillets rouges, de giroflées, et
deux énormes soleils jaunes qui n’avaient plus qu’une couronne
incomplète de pétales et qui ressemblaient à des feux d’artifice qui
s’éteignent. Rien ne passait, ni gens, ni bêtes. La route était déserte
au ras de la terrasse, l’Isère grondait au delà, et, derrière la maison,
les sapins se levaient sur la pente abrupte.

Thelma rentra, repoussa du pied des tisons que la flamme avait, en les
tordant, jetés hors du foyer, baissa de quelques crans la crémaillère où
pendait la marmite, puis, se redressant, elle se mira dans la glace qui
était justement posée au-dessus de la cheminée. Elle regardait son
visage avec émotion. Elle pensait: «Je ne dois plus être la même, à
présent». Et elle cherchait les traces visibles de la transformation
qu’elle sentait au fond de son cœur. Elle voyait une femme de
trente-cinq ans, fraîche et rousselée, au nez court, aux yeux enfoncés,
aux tempes blondes serrées dans la coiffe tarine. Elle n’était pas une
beauté, Thelma Biélé, mais elle était jolie «pour le pays», grande,
mince et marchant bien. Elle avait surtout un charme dans ses yeux
d’ombre, au bord desquels, pour un compliment, pour un salut qu’on lui
faisait, pour une pensée, une lueur courait et tremblait tout le long de
la paupière, larme ou sourire, on ne savait lequel. Les hommes qui la
voyaient seulement passer ne l’oubliaient pas tout de suite. Ç’avait été
son malheur d’être admirée. Mariée très jeune à un homme borné, maladif
et buveur, elle était montée de la plaine voilà trois ans, avec son mari
que l’administration forestière changeait de canton pour la troisième
fois. Elle était étrangère au pays, plus fine, plus rose, plus fiérotte
que les autres femmes. Bientôt on avait dit partout: «Vous savez, la
Thelma, c’est elle qui empêche son mari d’être mis à pied. On la voit
tout le temps avec le brigadier forestier, un homme qui en a eu des
histoires, ma chère, mais qui est habile, dépensier, et si dur de
commandement, qu’il n’a jamais souffert personne à côté de lui, si ce
n’est Biélé.»

Les femmes ne mentaient pas. Toute comédie, toute tragédie du grand
monde a sa réplique dans le petit. Les mêmes passions, les mêmes moyens,
les mêmes causes. Et cependant, si un romancier s’était avisé d’étudier
le «cas» de Thelma Biélé, il aurait dû rechercher quels éléments de
moralité, quelle éducation de la conscience, quelles forces voisines,
cette pauvre fille, sœur de tant d’autres, avait trouvés autour d’elle.
A présent, elle avait rompu avec son péché; elle était toute changée, du
moins elle voulait l’être, et elle se sentait dans ce trouble qui ne
laisse à l’âme qu’une seule puissance, celle de ne pas cesser de
vouloir. Elle souffrait; elle se craignait elle-même; elle avait peur de
celui qu’elle avait quitté. Tout cela était nouveau, surprenant, presque
incroyable pour elle-même. Un acte si peu réfléchi! Une curiosité qui
l’avait poussée dans l’église de la paroisse, quelques semaines plus
tôt, pendant un sermon de mission, et puis des souvenirs, une horreur de
soi-même, un appel au secours, des larmes. Voilà pourquoi la solitude
lui était si cruelle.

Mais, pour une autre raison encore, Thelma Biélé souffrait ce soir. Elle
n’avait plus de pain pour le lendemain. L’homme rentrerait très tard
dans la nuit; on l’avait envoyé en tournée tout à l’extrémité du canton
forestier, et il trouverait la soupe chaude, comme d’habitude, sur la
cendre. Mais au réveil, quand il demanderait: «Du pain, la femme! Il n’y
a plus de pain dans la huche!» faudrait-il avouer que deux fois, depuis
huit jours, elle avait dû supplier la boulangère de lui faire crédit, et
que les derniers mots de la marchande avaient été une insulte: «N’y
revenez pas, la belle; à présent qu’on ne sait plus qui paiera pour
vous, les comptes sont finis: pas d’argent, pas de pain».

Tout le pays connaissait déjà l’affront qu’on avait fait à la pauvresse.
C’est pourquoi elle avait attendu la nuit. Elle irait encore au village;
elle engagerait, s’il le fallait, les petites choses en doublé qu’elle
avait reçues, au temps de son mariage.

Ah! si le faucheur d’herbe était là, son fils, ce beau valet de ferme
qui venait de prendre ses quinze ans, et que, malgré l’âge un peu trop
tendre, trois fermiers s’étaient disputé, parce qu’il était fort comme
un homme, et courageux à l’ouvrage, oui, et plaisant comme pas un! Il
n’avait guère qu’un défaut, celui-là même qu’avait la mère: il se
tourmentait vite, se consolait lentement, et ne disait point son mal.

Thelma Biélé avait laissé la porte ouverte, à cause de la fumée. Et
voici qu’au moment où elle pensait à lui, il apparut sur le seuil,
coiffé d’un grand chapeau de paille, vêtu de la veste courte, portant
sur son épaule la faux encore mouillée de la sève des herbes, et aussi
un paquet de hardes noué tout au bout du manche. La mère courut à lui,
l’enveloppa de ses bras, le serra à l’étouffer, le baisa au front et aux
joues, comme pour boire au sang de son fils la paix qu’elle n’avait pas.

--Mon André! Tu descends donc des granges? Ils ont donc fini là-haut?
Que tu es gentil de venir! Vois comme je suis contente! Tu es mon
trésor. Nous allons souper, et puis nous irons au village, acheter du
pain.

--A cette heure-ci?

Elle demeura tout interdite. Est-ce qu’il savait quelque chose? Mais
non. Il déposait, dans le coin de la cheminée, la faux et le paquet de
linge, et il disait:

--Je comprends: c’est pour le père, demain matin.

La mère enleva la marmite, trempa la soupe, dressa un couvert sur la
table de cerisier rouge, dont les pieds, près du sol, étaient poreux
comme des éponges.

--Mange, mon petit!

--Et toi, maman?

--Moi, je ne mangerai pas.

Il la regarda, de ses yeux tout luisants de vie vorace, et qui
s’étonnaient que tout le monde n’eût pas faim. Des cloches, au loin,
sonnaient, annonçant que les villages allaient bientôt dormir, et leurs
volées, mêlées au bruit du torrent, montaient le long des sapins,
clochers aussi, qui frémissaient au passage. André se hâta de finir.
Thelma Biélé choisit dans l’armoire, peut-être à cause de la brume, un
manteau de drap noir très long et qui la couvrait toute. L’un près de
l’autre, la mère et l’enfant descendirent le talus sur lequel était
bâtie la maison, et prirent la route du côté où elle montait et
tournait. Il faisait sombre. L’Isère grondait à droite dans le nuage.

Les voyageurs tournèrent donc avec la route; ils devinèrent, dans les
ténèbres, les trois noyers, sous lesquels était abritée la maison du
brigadier Lauzanier. La mère avait pris la main de son fils; elle
tâchait de ne pas faire de bruit en marchant. Mais, à peine avaient-ils
quitté le cercle froid que faisait, même dans la nuit, l’ombre du
dernier noyer, qu’un homme, en arrière, sauta sur la route.

--Thelma?

--C’est monsieur Lauzanier, dit le jeune homme.

--Ne lui réponds pas, et viens vite; il nous en veut, depuis quelque
temps... ne l’écoute même pas, André, viens, viens!

Et elle l’entraînait.

--Je t’ai reconnue, Thelma Biélé. Je vois la nuit, comme tu sais.
Inutile de te cacher... Tu es avec un autre homme... arrête-toi, et
viens me parler!

La fuite continuait. Pendant un moment, l’homme attendit une réponse.
Mais, comme il n’en recevait aucune, si ce n’est le bruit des souliers
de la mère et des sabots d’André, trottant de conserve:

--Courez donc! cria la grosse voix rude; j’ai de quoi me venger!

--Que dit-il? demanda André.

--Rien.

--Mais si; voilà que tu pleures; que dit-il?

--Qu’il fera révoquer ton père; qu’il nous dénoncera...

Elle tourna la tête, un peu, pour tâcher de lire sur le visage tout
proche de son fils. Et elle crut voir des yeux ardents, des yeux qui ne
voulaient pas la regarder, et qui restaient levés obstinément, vers les
montagnes invisibles.

--C’est que le père est souvent malade, tu sais, mon petit;... et moi,
je me suis remise à aller à l’église;... voilà ce qu’il dira;... les
raisons ne manquent pas, quand on veut nuire au monde...

La route bifurquait; une vallée s’ouvrait à gauche; une maison annonçait
le village, trente maisons le composaient, et c’était une seule rue,
presque droite, avec une tour d’église au bout. Les vieilles vitres des
fenêtres et des devantures de boutiques, pauvrement éclairées,
laissaient tomber sur le chemin, çà et là, des écailles de lumière.
Thelma s’approcha d’une de ces lueurs qui creusaient la brume, monta
deux marches, et fit sonner une sonnette en poussant la porte.

--Ah! mais non!... commença une voix sèche qui partait du fond de la
boutique; je vous ai avertie...

La boulangère,--deux petits yeux couleur de raisin cabas dans un visage
ridé, couleur de pain de seigle,--levait à bout de bras la lampe à
essence qu’elle avait prise sur le comptoir, afin de découvrir quel
était l’homme qui suivait Thelma. Quand elle reconnut André, elle
changea de ton.

--Qu’y a-t-il pour votre service, madame Biélé?

--Deux pains pour ce soir, dit André. Quand je suis là, on mange double.

Il avait sa bonne figure audacieuse et contente. Il était fier de
commander, de protéger, de payer. Lentement, malhabilement, il déliait
les cordons d’une bourse de cuir qu’il avait tirée de sa ceinture, et,
pendant que la mère prenait les pains et s’effaçait, gagnant la porte,
lui, il comptait l’argent sur le marbre. Il aligna plusieurs pièces
blanches, et des pièces de deux sous autant qu’il en avait, puis il dit:

--Payez-vous; c’est la mère qui m’a donné l’argent; faudra lui faire
crédit, une autre fois.

La boulangère cligna ses yeux rouges, comme si elle disait oui, mais
elle se contenta de saluer. Le jeune gars de ferme sortit, retrouva sa
mère sur le chemin, et le retour fut meilleur que n’avait été la
première partie du voyage. Lauzanier, à cette heure-là, avait dû quitter
la vallée pour faire une tournée dans la montagne. Thelma le savait.
Elle parlait avec André de la ferme de la Faverge et des foins des hauts
plateaux que le garçon venait de couper. Mais André ne répondait guère
qu’un mot pour trois qu’elle lui disait.

--Si je pouvais voir son cœur! pensait la mère.

Ils rentrèrent, André se coucha, et la mère borda le lit de son fils, et
elle embrassa «l’enfant»; mais il y avait entre elle et lui deux ans
déjà de vie séparée: cela fait tant d’inconnu qu’un baiser ne l’efface
pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Très tard, dans la nuit, le garde Biélé, qui était de service du côté du
roc Marchand, rentra. Il trouva sa femme endormie et son fils éveillé.

--Père, dit André, quelle tournée monsieur Lauzanier fera-t-il demain?

--Il est déjà parti. Avant neuf heures, il doit être au chalet haut de
la Faverge, puis il reviendra par Vorchère. Mais quelle idée as-tu de
demander cela? Tu rêves, mon garçon. Dors bien vite, et à demain!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avant neuf heures, dans le pré de la Faverge, qui est entre deux forêts
de sapins à deux mille mètres en l’air, quand le brigadier Lauzanier
arriva, par grand soleil et vent frais, il vit qu’il y avait un homme
couché vers le milieu du pré et au bord du sentier. Il continua sa
route, et bientôt, au geste de la tête qui se dressait et guettait, il
jugea que cet homme était jeune. Il s’approcha encore, et reconnut André
Biélé.

Celui-ci, étendu à plat ventre sur l’herbe rase, avec sa faux près de
lui. Les bras croisés et soutenant le haut du buste, il tenait son
regard attaché sur le forestier qui venait, et ce regard était plein
d’une pensée unique, si directe et si forte que le brigadier forestier
s’arrêta, et dit:

--Qu’est-ce que tu me veux?

Cependant, le faucheur n’avait pas encore parlé.

Il ne bougea pas; il eut seulement plus d’étoiles dans ses yeux fixes,
comme un jeune chat qui a cessé de jouer.

--Monsieur Lauzanier, dit-il, je suis monté pour vous donner un avis...

--Oui dà!

--Vous avez menacé de dénoncer mon père?

--Et je le ferai si ça me plaît, gamin!

--Vous ne le ferez pas, monsieur Lauzanier! Les mots qu’on dit ici n’ont
pas de témoins, et cela vaut mieux; écoutez bien l’avis que je vous
donne: il y a tous les ans, par ici, des accidents de montagne, il y en
a beaucoup...

--Eh bien?

--Eh bien! si vous ne vous taisez pas, il vous en arrivera un, monsieur
Lauzanier, un mauvais, on peut vous le prédire...

Le forestier regarda André d’un air de défi, leva les épaules, et
s’éloigna. Mais la flamme qu’il avait vue dans l’œil du faucheur l’avait
rendu prudent. Il s’est tu.

André Biélé a regagné la ferme, là-haut, à la limite des neiges. Il a
continué de payer le pain d’en bas. Mais il n’est jamais revenu.




XXI

LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE


Sébastien Courlot était quelque chose comme vétérinaire; mais c’est là
un titre qu’on ne lui donnait jamais. Avait-il étudié dans les livres?
Possédait-il un diplôme? Nul n’aurait su le dire aussi bien que lui,
mais il n’en parlait pas. Pour toute la campagne, à vingt kilomètres du
bourg où sa maison était tapie, bonne dernière, au ras de la mare où on
lave, il était «le mégeyeur». Et tout le monde sait, depuis la banlieue
de Paris jusqu’au plus profond des campagnes, que le mégeyeur peut avoir
une jolie carriole peinte en rouge, ou même un cabriolet dansant comme
un sommier, un cheval fin, des poules, une étable, des rentes: jamais il
n’aura la situation d’un homme considérable, je veux dire qui tient à la
terre par la semelle de ses deux sabots. Le fermier se défie de l’homme
qui guérit ses bêtes. Comment guérissent-elles? On donne des poudres à
celles qui enflent; on met aussi des poudres dans la boisson de celles
qui maigrissent: n’est-ce pas singulier? Le mégeyeur connaît tous les
troupeaux; il a dans son esprit le compte des moutons, comme un chien de
berger; les bouchers l’arrêtent sur les routes, et causent avec lui des
demi-heures, accoudés à une barrière; on le voit ici et on le voit là:
un homme qui a tant de relations en dehors de la commune n’en a pas que
de bonnes; il échappe au contrôle; il n’est pas dans l’horizon; il n’est
pas sûr.

Bien peu de gens du bourg, ou des fermes, étaient d’une mine plus
engageante que Sébastien Courlot, un homme qui avait la bouche relevée
aux angles et faite en croissant de lune, tant il riait souvent; des
joues pleines, vermillonnées par l’alcool et par l’hiver beauceron; un
petit nez décidé, lisse et râblé comme une tuile vernie, et des yeux qui
n’avaient jamais l’air sérieux, soit que le bonhomme prononçât: «Votre
brebis va mieux», soit qu’il prophétisât: «Je ne crois pas qu’elle
broute longtemps.» Il était grand, tout rond de corps, portait un
chapeau à larges bords, des cravates d’un ton toujours vif, et,
par-dessous sa blouse, de bons complets de drap qu’il faisait venir
d’Elbeuf. On le disait riche, bien qu’il jurât qu’il ne l’était point.
Mais comment le croire? Un homme qui ne soignait pas seulement les
bêtes, qui «s’attaquait même au monde»? Oui. Courlot donnait des
consultations. Il était guérisseur, il avait un secret. Quand un
chrétien souffrait d’une péritonite, il n’appelait pas le médecin du
chef-lieu de canton, il n’appelait pas un médecin d’Orléans: il envoyait
querir le mégeyeur. Courlot arrivait au trot de sa jument, entrait dans
la maison, mettait à nu le ventre du patient, le palpait de sa main
potelée, souple et savante, et se retirait en disant: «Ça ne sera rien».
Le plus curieux c’est que, en effet, le malade se rétablissait. On m’a
cité des exemples, j’en ai vu d’autres. J’ai même demandé au mégeyeur de
m’expliquer son procédé.

--Mademoiselle, je ne peux vous dire qu’une chose, c’est la manière dont
je l’ai appris. J’étais jeune, j’étais loin d’ici, je faisais la guerre
autour de Metz, dans l’armée du maréchal. Nous avions marché longtemps;
nous étions exténués, et, la nuit venue, voici que je découvre, avec
trois camarades, une auberge. L’hôtelier met sur la table une bouteille
de vin, je remplis les verres, j’allais boire, quand la porte s’ouvre,
et un coureur, un chemineau, aussi trempé, aussi crotté que nous, se
faufile dans la salle. «Qui est-ce qui me donne à boire?» Personne ne
répond. «Qui est-ce qui me donne à boire, je le récompenserai!--Plus
souvent!» disent les camarades, et ils lampent d’un trait leur verre de
vin. Moi, je commence aussi à boire, puis je m’arrête. «Tiens, que je
dis, il y en a pour deux.» Alors, quand il eut bu, le chemineau fit
claquer sa langue, et me demanda: «Viens dehors que je te parle!» Je ne
sais pas pourquoi j’y allai, mais j’y fus. Et là il m’enseigna ce qu’il
savait. Et quand il eut fini, il rouvrit lui-même la porte, et dit:
«Rentre à présent; moi je m’en vas; pour ton verre de vin, c’est la
fortune que je t’ai donnée.»

Comme le mégeyeur, et devant lui, la légende courait. Malheureusement il
y en avait une autre, une plus ténébreuse. A certains moments de
l’année, deux fois, trois fois, «c’est selon» disaient les gens, cet
homme gras maigrissait; il se mettait au lit; ses traits s’altéraient
profondément; pendant une semaine il ne recevait personne; on assurait
même qu’il ne goûtait plus ce petit vin de Vouvray, dont il avait
toujours en cave une provision, et qui souffle hors de la bouteille,
quand on tire le bouchon, un nuage de fumée bleue comme celle d’un grain
d’encens. Il était malade, direz-vous? Voilà justement l’affaire. De
quelle maladie? Pourquoi n’appelait-il jamais le médecin? Pourquoi ne
laissait-il approcher aucun de ses amis, s’il en avait? Pourquoi
s’alitait-il précisément dans le même temps où Le Harquelier, le berger
de la Porchée, se plaignait de douleurs intolérables, et se jetait,
farouche et ployé en deux, sur la litière de ses brebis?

La campagne se tait, mais elle observe tout. Le berger habitait la
grande ferme qui est à la limite des bois. Il avait un âge, assurément,
mais lequel? On savait que ce pauvre gars, en 1900, un soir de mai,
s’était offert comme berger avec son chien, un chien noir aux yeux
verts. On ne lui avait rien demandé, sinon le prix qu’il voulait. Et
déjà, à ce moment-là, Le Harquelier, rongé par la misère qui est une
fièvre, fouetté par la pluie, secoué par le vent, perclus par
l’immobilité, le silence et l’espace, ressemblait à une de ces truisses
de saule, oubliée au bord d’un talus, et dont on ne peut dire: «Elle est
jeune; elle est vieille.» Son regard fuyant, brumeux, perdu, n’était
compris que par ses bêtes. Tant que durait le jour, Le Harquelier,
lentement, parcourait la plaine, tantôt en avant, tantôt en arrière de
ses moutons, que la peur du chien et du berger maintenait en cercle. Sa
limousine sur le dos, comme un vieux morceau d’arc-en-ciel, il servait
de perchoir aux étourneaux qui reconnaissaient la laine.

On ne l’entendait jamais parler. Deux ou trois fois seulement, chaque
année, il geignait, il restait le matin couché dans la bergerie, sans
vouloir dire où il avait mal. Le fermier de la Porchée, qui n’est point
un méchant homme, et qui allait visiter son berger et lui demander:
«Veux-tu ta soupe?» avait remarqué que, ces jours-là, Le Harquelier
avait les jambes qui tremblaient, et les sabots et les houseaux couverts
d’eau et de boue, comme quelqu’un qui a couru la nuit.

Trois ans durant, il l’interrogea, sans avoir de réponse. Un jour
pourtant, comme il questionnait encore, avec des paroles amies, son
berger à demi mort sur la litière des bêtes, il vit celui-ci se
redresser; il se sentit frôler par le regard qu’on ne rencontrait
jamais; il entendit une voix forte et basse:

--Écoute, as-tu peur de ce que tu ne connais pas?

--Peut-être bien, dit le patron.

--Si tu as pitié de moi, il ne faut pas avoir peur. Trouve-toi, cette
nuit, à deux heures, au carrefour du Chêne. N’amène personne avec toi:
on ne te fera pas de mal.

--Vous serez donc plusieurs?

--Nous serons six, dont tu connais deux au moins. Trois prendront la
gauche; trois prendront la droite. Moi, je serai le dernier, à gauche.
Tu ne parleras pas?

--Non.

--Ni à présent, ni plus tard?

--Non.

--Apporte donc ta fourche, et pour me délivrer, tâche de me tirer du
sang!

Le fermier de la Porchée n’était pas rassuré. Il fit cependant ce qu’il
avait promis. Avant deux heures du matin, par un grand froid de fin
d’automne, il était au carrefour du Chêne. Il n’avait pas oublié
d’emporter sa fourche d’acier bleu. Tous les bois étaient couverts de
gelée, et pas une feuille ne remuait. Au premier coup de deux heures, il
entendit: «Gniaf! Gniaf! Gniaf!» mais sans rien voir. Au second coup, il
vit venir dans le chemin, trois de chaque côté, six petits chiens
couleur de fougère morte, bas sur pattes, crottés, fourbus, tirant la
langue, et qui jappaient, couraient, roulaient à la poursuite d’un
gibier qui ne se montrait pas. Le fermier eut peur. Il se gara au milieu
de l’allée. Comme le dernier allait passer devant lui, de toute sa force
il lança la fourche, qui atteignit le chien au jarret.

Un hurlement lui répondit.

Et aussitôt le fermier de la Porchée ne vit plus que cinq chiens qui
entraient dans l’ombre et s’y perdaient. Mais il avait maintenant, à
côté de lui, son berger Le Harquelier, qui boitait, et qui saignait,
blessé au mollet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi, dans les soirées d’hiver, quelquefois, je raconte à mes neveux
les histoires que j’ai surprises, les secrets les mieux gardés qui
soient au monde: ceux de la campagne superstitieuse.




XXII

LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU


Les veuves! Il y a longtemps que saint Jérôme a dit du bien de leur
état. Mais pas assez. Avec sa permission, je continue le paragraphe.
Elles sont précieuses, dans la charité. Non pas toutes! Je ne parle pas
de la grande veuve, qui s’occupe sans cesse de lui pour qu’on s’occupe
d’elle, et pour qui le souvenir est un bruit; ni de celles dont le vieux
solitaire disait qu’elles ne sont pas des veuves vraiment veuves. Je
veux parler des autres, qui ont pris leur parti d’avoir été; qui ne
souhaitent pas de rajeunir, et qui s’en vont, droites, simples, capables
de passer près de la joie sans l’envier ni la troubler, mais portées
vers la peine, comme vers un amour nouveau, plus grand que l’ancien.
Ont-elles été heureuses? Était-il fidèle? On ne sait. Elles ont la
mémoire silencieuse du passé. On devine qu’elles y vivent encore, mais
seules, jalousement, à leurs heures, gardiennes qui portent la veilleuse
et la clé, pour entrer sans témoin dans les chapelles secrètes.

Souvent, j’ai eu l’occasion de comparer leur manière d’être, de
comprendre une œuvre charitable ou sociale, de la lancer, de la
développer, de la défendre, avec notre manière à nous, jeunes filles ou
vieilles filles. Nous sommes mieux faites pour l’action; nous avons plus
d’élan, plus d’imprudence heureuse, moins de retour et de repliement.
L’audace dans le bien est une vertu des vierges. Demandez-leur d’enlever
une barricade, de soigner un lépreux, d’illuminer une conscience toute
noire, de quêter une mondaine, de convaincre un ministre, de cacher
trente ans de leur vie dans une infirmerie: elles le feront. Elles
peuvent tout écouter parce qu’elles ne savent pas tout, et, peut-être à
cause de cela, tout consoler, et tout relever. Il n’y a pas de fange
humaine à côté de qui on ne les voie. Elles retiennent de leurs mains
frêles, et le monde ne s’en doute pas, des armées prêtes pour la
révolte. Les veuves ont moins d’allure. Ayant plus vécu, elles doutent
davantage. Mais elles sont conseillères, patientes, visiteuses; elles
plaignent mieux les peines de cœur, et elles n’aiment pas mieux que nous
les enfants, non, mais elles ont toutes, pour causer d’eux avec les
mères, des mots, des regards, des silences qui savent le chemin. On
s’entend tout de suite avec elles; on ne cache rien. Et puis la liberté
plus grande de leur vie les rend hospitalières. Les veuves tout à fait
pauvres sont peut-être ici les plus étonnantes. Voyez la mère Moineau.

Elle habite Paris depuis toujours. Les quartiers lui sont indifférents,
pourvu qu’elle puisse payer son loyer avec beaucoup de retard. En ce
moment, elle fait partie du faubourg Saint-Germain, parce que, après
cinq ans d’essai et d’huissier, on n’a plus voulu d’elle aux
Batignolles. Elle paye difficilement, mais elle ne demande rien. Elle a
sa rente insuffisante, le revenu des économies qu’elle avait faites,
malgré M. Moineau, un dépensier, hélas! quand ils étaient concierges, au
pied de la tour Saint-Jacques. Le pire malheur n’est pas de souper d’une
salade et d’un morceau de pain. Ce n’est pas non plus d’avoir soixante
ans, du rhumatisme dans les deux jambes et une petite taie sur l’œil
droit. Si vous aviez rencontré, l’hiver dernier, sortant de chez elle,
la mère Moineau, vous l’auriez prise pour une personne «qui a le moyen»:
deux bandeaux bien lissés, soufflés par des crêpés, des yeux noirs, pas
commodes, et celui de droite un peu recouvert par la paupière, des
pommettes bien rondes, la poitrine aussi, la taille courte, une robe
noire sans une tache, une broche de jais au col, et des mitaines aux
mains. Elle allait au marché, avec son filet. Il lui arrivait de revenir
en rapportant son filet vide, quand les légumes étaient trop chers. Mais
vous auriez dit, en la voyant, comme ses voisines: «Madame Moineau a un
chagrin». Si elle en avait un! Son œil malade le racontait un peu plus
que l’autre, mais ils pleuraient tous deux, lentement, des larmes bues
par le vent de la rue. Madame Moineau n’aidait pas le vent avec son
mouchoir. Que lui importait qu’on la vît pleurer? Tout le monde ne
saurait-il pas, bientôt, que Joséphine, son unique, l’avait quittée
depuis trois jours, une fille qui n’avait jamais eu beaucoup de conduite
et qui n’en avait plus du tout? «Comment se fait-il qu’elle n’ait pas pu
souffrir vingt ans de misère, quand moi j’en ai porté soixante?»

Elle ne trouvait pas la réponse. Madame Moineau n’avait pas changé de
pensée un seul moment, lorsqu’elle heurta du coude, sans l’avoir voulu,
à l’entrée du marché, une femme qui était là immobile, adossée au mur,
sur le trottoir.

--Pardon, madame!

--Ça n’est rien, madame!

--Tiens, vous pleurez, vous aussi? Il faut croire que c’est le jour.

La mère Moineau, qui ne se savait pas psychologue, mais qui l’était,
jugea qu’elle coudoyait une vraie pauvresse et une vraie peine.

--Le vôtre vous a lâché? demanda-t-elle.

--Non, je ne l’ai plus.

--C’est comme moi mon défunt Moineau. Que vous ont-ils donc fait?

--Ils m’ont mise à la porte parce que je ne payais point.

--Ça m’est arrivé, à moi aussi.

--Alors j’ai juste six sous devant moi, pour moi et pour le petit que
vous voyez là.

Un avorton de trois ou quatre ans, mou comme un paquet de nouilles, se
traînait sur l’asphalte.

--Il est mignon, dit la mère Moineau. Ça ne doit guère manger?

--Des pommes, ma chère dame, c’est ce qu’il aime le mieux, mais elles
sont hors de prix.

--Je vous crois! Vous n’êtes pas la mère?

--Non, elle est morte.

La mère Moineau vit que la maigre mâchoire de la femme s’était allongée,
et qu’au-dessus du creux des joues, les paupières battaient.

--Si vous n’aviez besoin que d’un lit, dit-elle, j’ai le mien. Jusqu’à
ces jours-ci, je couchais à deux, avec ma fille, qui ne reviendra pas.
Il est large; vous n’êtes guère épaisse. Mais c’est le petit?

Les paupières cessèrent de battre. Dans la tête endolorie, vide
d’espérance, le jour se levait. La taille se plia, la main droite saisit
l’enfant et l’enleva, pour le montrer.

--C’est gros à peine comme un chat. Une caisse suffirait.

--J’en trouverai une, et de la laine pour faire un matelas. Car, pour
des couvertures, Dieu merci, je n’en manque pas. Avez-vous du travail?

--Plus de travail que de payement, ma chère dame. J’aide à la vente,
chez une marchande de légumes. Mais, comme je suis vieille, on ne me
donne que cinq francs par semaine.

--Cinq francs, ça nous aidera tout de même. Attendez-moi.

La mère Moineau monta, plus lestement que d’habitude, la marche de la
halle. Elle revint avec le filet presque plein. Et les deux femmes,
tenant le petit entre elles, s’en allèrent vers la rue de Bellechasse.
La mère Moineau expliquait qu’elle habitait au second, sur la cour;
qu’elle n’avait qu’une chambre, mais bien propre par exemple, un grand
lit en fer, trois chaises, une table, un poêle pour la cuisine et une
commode: tout ce qu’il fallait. Quand elle fut rendue devant le numéro
de la maison, à l’entrée du passage:

--J’ai oublié de vous demander une chose: comment vous appelez-vous?

--Madame Marais; madame veuve Marais.

Depuis un an ou à peu près, madame Moineau et madame veuve Marais
vivaient ensemble, n’ayant qu’une chambre, qu’une table, qu’un poêle et
qu’un lit. Les voisines avaient pris l’habitude de les traiter comme des
sœurs, associées de misère, et qui élevaient l’enfant, ce chétif qui
avait de la chance, en somme, d’avoir deux grand’mères. Elles ne
voyaient pas beaucoup madame Marais, employée depuis la première heure
jusqu’au soir chez la marchande d’herbes et de légumes, mais elles
continuaient de rencontrer, sur le palier, dans l’escalier, dans les
rues du quartier, la mère Moineau, et même de recevoir la visite de la
vieille femme. Car celle-ci, trop impotente pour travailler, était de
force encore à monter des étages. On la demandait, on l’envoyait
chercher, elle avait une clientèle, surtout parmi les jeunes mères, qui
la savaient expérimentée, complaisante, et bavarde juste assez pour que
le temps ne parût ni long ni court en sa compagnie. Elle faisait
chauffer le lait pour le biberon, emmaillotait, démaillotait, berçait le
nourrisson, donnait à la mère des tisanes rares et souveraines,
tricotait près de l’accouchée, racontait les histoires de toutes les
loges de la rue de Bellechasse et de la rue Saint-Dominique, en
inventait quand elle avait vidé son sac, ou bien, près des malades
sérieusement malades, elle se taisait, dévouée alors, compatissante,
capable de se tenir immobile et silencieuse dans le coin de la chambre,
comme la flamme d’une veilleuse qui regarde l’endormie.

Un jour du mois dernier, sa plus proche voisine vint lui dire:

--La petite femme Grésil, de la rue Vaneau, voudrait vous voir; elle est
bien malade. C’est la poitrine, toujours!

La petite femme Grésil! Qui n’a pas visité une salle d’hôpital parisien,
qui ne s’est pas arrêté devant un lit blanc, où repose, la tête soulevée
par l’oreiller, très pâle, très fine, confiante encore dans la vie et
pourtant condamnée, une employée de la couture ou de la mode, celui-là
ne peut imaginer combien était émouvante et même délicieuse à voir la
petite femme de l’ouvrier plombier. Elle n’avait pas été transportée à
l’hôpital; elle était restée dans cette chambre du quatrième, un peu en
désordre maintenant, mais encore pimpante, à cause des meubles neufs et
des rideaux à fleurs. Elle avait des yeux bruns, des yeux que la maladie
avait agrandis, tout pleins d’esprit, de jeunesse et de câlinerie. On
lui eût rendu service, rien que pour les voir se fermer à demi, sourire
et dire: «Merci, la mère Moineau!» Quand la mère Moineau arriva, ils
pleuraient. Elle gronda, elle plaisanta, elle demeura longtemps, et ne
réussit point. Ce fut elle-même qui perdit sa joie.

--Ma petite Grésil, dit-elle, puisque vous êtes triste, et que vous vous
croyez très malade, si j’étais que vous, je recevrais le bon Dieu.

La tête pâle, sur l’oreiller, remua faiblement pour dire non.

--Je ne demanderais pas mieux, mère Moineau, mais ici, dans cette
maison, c’est impossible. Il y a de si mauvaises gens! Vous n’imaginez
pas! Voilà six mois, il est venu un curé, pour une malade comme moi, et
ils l’ont tellement injurié, ceux d’en bas, et même frappé, qu’il a été
obligé de se retirer. On n’est guère libre, vous savez.

--Votre mari voudrait-il?

--Bien sûr, le pauvre!

La mère Moineau resta songeuse un moment.

--Alors, il y aurait peut-être un moyen. Vous diriez que vous allez vous
faire soigner dans une maison de santé. Je viendrais vous chercher en
voiture,--je ne sais pas qui payerait, mais je trouverai,--et vous
prendriez ma place, dans mon lit, pour trois ou quatre jours. Madame
Marais n’est pas épaisse; elle est tranquille; elle ne dort pas plus de
six heures par nuit. Moi, je dormirai sur une chaise. Ma petite Grésil,
il faut accepter!

Il en fut ainsi. La bouchère paya le fiacre. Madame Marais fit le ménage
«à fond», et mit dans le lit la meilleure paire de draps. Deux
locataires, des jeunes, des inconnues pour elle, aidèrent madame Grésil
à monter l’escalier. Elle se reposa deux jours. Le troisième, au matin,
quand le vicaire vint, il trouva plusieurs femmes à genoux, et une
grosse vieille debout, qui soutenait la tête de la malade. A côté du
lit, sur la table, il y avait un tout petit crucifix de plâtre, et une
touffe de chrysanthèmes, qu’avait envoyée la marchande de légumes.

--C’est votre fille? demanda-t-il à la mère Moineau.

--A peu près, répondit-elle.

Et c’était vrai, et pour la petite Grésil, et pour la mère Marais, et
pour l’enfant qui dormait dans la caisse pleine de laine, et pour
d’autres sans doute.

Quelle histoire on ferait avec la charité des pauvres!




XXIII

LE BOURG ABANDONNÉ


Tout à la fin de septembre, une invitation inattendue m’amenait pour
quelques jours dans un coin perdu de la côte bretonne. Mon amie de
pension, Jeanne, qui est veuve et qui a deux grandes filles, m’écrivait:
«Je suis malade, tu les promèneras. Je suis triste, tu me guériras.»
J’ai pris le train, j’ai voyagé longtemps, et je suis arrivée à une
station que la lettre de Jeanne m’avait désignée: mais j’étais loin
encore de la maison de mon amie.

L’adjectif «perdu» est bien celui qui convient au village où j’étais
appelée, perdu entre les vagues de la mer et celles de la terre
bretonne, loin des chemins de fer, loin de toute ville même de médiocre
importance, ignoré des baigneurs, deviné seulement par les chauffeurs
qui font le tour de la Bretagne, et qui peuvent, un instant, du haut
d’une colline distante de deux kilomètres, apercevoir deux plages
séparées par un cap, et là, au commencement de l’éperon noir, après de
maigres champs d’avoine et de sarrasin, avant une lande en pointe, un
groupe de maisons blanches évidemment «sans intérêt». Jeanne m’en avait
fait la description.

Dans la cour de la petite gare, une carriole m’attendait. Le conducteur
était un irrégulier de la profession, un fermier qui, ayant de bons
chevaux et le goût de l’auberge et du cidre doux, consentait moyennant
finances, et quand la récolte ne s’y refusait pas, à faire la longue
trotte avec les haltes qui l’allongent. Il plaça mon bagage à l’arrière,
me fit asseoir près de lui, sur la banquette, et, sans me demander mon
avis, me jugeant comme lui-même hospitalière, offrit de monter, tour à
tour, à quatre ou cinq amis rencontrés sur la route, et qui nous tinrent
compagnie chacun pendant une demi-heure. Nous les prenions à l’entrée
d’un sentier; nous les déposions plus loin, à l’entrée d’un chemin vert.
Les côtes succédaient aux descentes, sans que la jument ralentît son
allure. Elle avait deux bourrelets d’écume à chaque endroit de son poil
gris où tombait et se levait en mesure une courroie du harnais. L’homme,
ivre et sommeillant dans la gloire comme un pommier en mai, laissait
aller, les yeux songeurs dans le vent frais. Il souriait vaguement au
danger des raidillons et des tournants, aux brusques rencontres de
charrettes ou de carrioles que nous manquions d’accrocher à chaque fois.
On eût dit qu’il avait reçu, pour un jour ou pour tous les jours,
quelque promesse d’en haut de ne point verser. Il devait se croire sur
la mer sans obstacle. Je lui demandais:

--Combien de kilomètres encore?

--Trois ou quatre lieues de pays, à peu près.

Les lieues de pays, multipliées par l’à peu près, défilèrent pendant
tout l’après-midi: champs étroits, toujours penchés, toujours bordés
d’ormes émondés; ravins aigus au fond desquels l’eau se devine seulement
à l’épaisseur des herbes; solitudes cultivées; futaies sur les collines
et futaies sans château, avenues seigneuriales d’un seigneur disparu;
tertres de fougères et de bruyères, où quelqu’un, qui ne vient plus, a
dû s’asseoir pour regarder l’ombre bleue des vallées et le croissant fin
qui monte, salué par les grillons. Le fermier qui me conduisait était un
silencieux, mais plus encore un craintif. A quelques réponses fuyantes
et brèves, que j’obtins de lui, je compris qu’il était un assez bon
homme, mais qui craignait de laisser voir le fond religieux de sa race.
Il avait peur d’être trahi, peur de vexations qu’il m’était impossible
de préciser. Là comme dans les villes, je rencontrais la peur. Une femme
eût été moins en garde et plus brave.

Comme j’étais entrée, avec mon guide, dans la salle basse d’une auberge
bien tenue, propre, je remarquai, à droite de la cheminée, une niche de
bois accrochée au mur, ornée à l’intérieur de papier doré, de vases en
plomb, de coquillages, au milieu desquels trônait une statuette de la
Vierge. Deux hommes qui conduisaient chacun deux chevaux admirables,
attelés à une charrette pleine de goëmon frais, s’arrêtèrent devant la
porte, et s’avancèrent, en portant la main à leur chapeau de feutre
d’ancienne mode. C’étaient deux fermiers riches de la contrée, le père
et le fils, et rarement j’ai vu des visages de paysans d’une finesse,
d’une distinction de traits égale à celle de ces deux Bretons blonds.
Ils demandèrent un verre de rhum,--de quelle Jamaïque, hélas!--burent
debout, d’un trait, et reprirent la route de la ferme.

J’arrivai avant la nuit, à l’heure où la clarté de la mer survit encore
à celle des feuilles et des pierres. Jeanne ne m’avait pas trompée;
j’avais bien sous les yeux le paysage large et sauvage qu’elle m’avait
annoncé: des rochers, des plages mouillées et nivelées à chaque marée,
et dont pas une villa ne brise la belle courbe nue, des dunes couvertes
d’herbes folles, des champs moissonnés et beaucoup de ciel au-dessus.
Mon amie habite à un quart d’heure de la côte, sous les premiers arbres
que le vent ne tord plus, une ancienne gentilhommière qui n’eut jamais
d’hôte prodigue, assurément, et qui s’est passée de tourelles, de
sculptures, et de parc.

Nous sommes dans la campagne, sans fossé, sans haie, sans transition.
Raison de plus pour l’étudier un peu. J’ai fait mon enquête. Et les
hommes comme les choses m’ont dit leur abandon.

Le «port» a été le chef-lieu de la commune, et ne l’est plus. Le vent de
la côte qu’on a voulu fuir, une grande route dont on a voulu se
rapprocher: voilà les raisons du délaissement. L’église neuve, la
mairie, l’école, plusieurs cabarets, une épicerie, le bureau de tabac,
le bureau de poste se sont groupés là-bas, sur la colline, à deux
kilomètres dans les terres. Il ne reste ici que des maisons vieilles,
les unes blanchies à la chaux, les autres grises comme de l’ajonc sec,
où logent des pêcheurs de maquereau et de congres, des douaniers, des
ouvriers tailleurs de pierres et deux ou trois fermiers riverains de la
mer. La plupart des cultivateurs habitent des fermes isolées,
disséminées dans les vallées, cachées derrière les haies. Paix profonde,
n’est-ce pas, idylles champêtres, légendes bretonnes? Hélas! tout cela
pourrait être, mais tout cela n’est pas. Tous ces pauvres sont, comme
des riches, divisés en vainqueurs et vaincus. Dans ces campagnes si
longtemps calmes et saines d’esprits, les pires mensonges font leur
chemin, et personne ne peut plus réparer toutes les brèches. Un homme
pouvait le faire autrefois, le curé, s’il était vraiment prêtre. Mais on
l’a si bien désigné aux défiances et aux haines, que la moitié de sa
paroisse n’a plus de guide et n’a plus d’exemple, en aucune chose,
morale, sociale, française; et de même quand il s’agit seulement
d’éviter une faute d’hygiène ou de goût. L’ancienne église était bâtie
sur la pente d’une lande, au-dessus de la falaise; elle était en granit
rouge, d’un beau style du treizième, forteresse par l’épaisseur des
murailles, ornée de colonnes, percée de fenêtres d’une ligne pure. Un
seul paroissien vigilant, un homme de goût habitant le pays: et cette
beauté vénérable eût été conservée. Il ne reste plus de la nef que des
pans de murs. Le chœur seul est intact. Il sert de chapelle de secours
pour la population du port. Dans l’encadrement d’une ogive, quand on
entre dans la sacristie, on aperçoit la mer, à quarante mètres
au-dessous de soi, et les pointes d’écueils toujours cernées d’écume, et
le grand ciel qui est si souvent, en Bretagne, le soir, d’un mauve
léger, comme les bruyères fanées.

Une femme m’a dit: «Il y a bien une veuve parmi nous, qui soigne les
malades, et veille les mères en couches, et fait ce qu’elle peut pour
que le monde n’ait pas trop faim et pas trop froid dans les hivers. On
l’aime tous, excepté ceux qui la «regrettent» parce qu’elle est
dévotieuse. C’est une vraie bonne sœur en plein vent. Son défunt était
pilote, loin d’ici. Elle a de quoi vivre, mais elle n’a guère de quoi
donner; et moi je sais que ça la prive.»

J’ai entendu un autre mot, un de ceux qui m’émeuvent parce qu’ils sont
le résumé tout simple d’une âme rarement parlante. Il a été dit par
hasard, devant moi. Je montais à travers les mielles, à la brune, et je
rentrais au logis de mon amie. Au carrefour, à la limite des champs, une
charrette coupait la route devant moi. L’homme qui marchait à la tête
des chevaux, un beau jeune fermier, celui que j’avais vu entrer à
l’auberge avec son père le jour de mon arrivée, leva la main, saisit la
guide et arrêta l’attelage. Ce n’était pas pour reposer ses bêtes. Il
avait aperçu devant lui, l’unique «baigneur» venu en ce pays désert, un
avocat de l’Est, inconnu ici voilà quatre semaines, et que, cependant,
les gens du bourg et de la campagne ont pris en affection; il faisait
pour lui ce qu’il n’eût peut-être pas fait pour son maître: il cherchait
à causer avec lui, sans intérêt, par amitié. Que s’était-il passé? Rien
que d’ordinaire, en apparence. Cet étranger, comme tant d’autres, avait
cherché à connaître les marins, les paysans, les enfants, les vieux, les
pauvres. Au hasard des rencontres, il leur avait souhaité le bonjour et
dit un mot; mais, à la différence des autres passants, il avait laissé
deviner en lui un cœur sans curiosité, sans vanité, un cœur ami et
dévoué; il avait aussi réuni une fois, une seule fois, dans une grange
prêtée par Jeanne, les familles des fermiers voisins, et il s’était mis
à raconter des histoires où revivait la Bretagne et d’où Dieu n’était
pas absent. Les auditeurs de la semaine dernière arrêtaient à présent
leur ami dans les chemins. Et c’est ce qu’avait fait le métayer, au
carrefour des mielles.

--Eh bien! monsieur, vous partez donc demain?

--Mais oui.

--Vous reviendrez chez nous, n’est-ce pas, une autre année?

--Peut-être.

Et le beau gars breton, serrant la main de l’étranger qui partait,
répondit gravement:

--Faudra tâcher. Car il n’y a qu’un mois que vous êtes chez nous,
monsieur, et c’est pourtant comme si vous étiez né dans le pays!

L’attelage continua sa route. Je pris le sentier. Mais je ne pouvais
distraire mon esprit des mots de ce paysan, philosophe sans le savoir,
et qui venait d’exprimer la plainte d’une société rurale incomplète et
souffrante.




XXIV

LA VILLE AU ROUET


Il y avait bien des Villes au Rouet, dans la France que nos mères ont
connue, bien des fermes et des logis où s’était conservée l’habitude de
filer le fil dont serait faite la toile des draps et des chemises. Celle
dont je veux parler, et qui porte le nom du métier que toutes les mains
de femme, les mains rudes et les mains blanches, savaient faire chanter,
est située dans une contrée sauvage et voisine de la mer. Je dis
sauvage, parce qu’il y a peu de routes à travers les champs, des ajoncs
sur les talus, des mots de patois sur les lèvres des paysans, et, dans
le cœur de tous les habitants, qu’ils soient nobles, bourgeois, artisans
ou laboureurs, une secrète défiance contre ce qui vient par terre de
l’étranger, marchandise ou marchand, idée même: car ce qui vient par mer
est généralement bien accueilli. La maison, bâtie en moellon, coiffée de
forte ardoise qu’a rouillée le sel de la brume, est flanquée à l’ouest
d’un jardin, à l’est d’une prairie, qui mettent de l’air autour d’elle,
et de la lumière, et un parfum de fleurs ou d’herbe. En avant du jardin,
une petite futaie de chêne laisse passer l’avenue mal empierrée. Et le
parc, c’est toute la campagne environnante, les cultures divisées par
des talus plantés d’arbres, les minces vallons tournants, qui guident
vers la côte des ruisseaux invisibles, les chemins verts innombrables,
déserts sauf au temps des semailles et de la moisson, et qui ont, en
leur milieu, un sillon de poussière fine où la patte d’un moineau, le
pied d’un écureuil ou d’un lièvre creuse une empreinte durable. Mais
rien n’égale en beauté, à bien des lieues à la ronde, la hêtrée de la
Ville au Rouet.

Si vous passez par là, vous la reconnaîtrez à ce que j’en vais dire. Un
chemin part de la futaie de chênes et descend en demi-cercle à la mer.
D’abord de pente douce et à peine encaissé, il devient bientôt rapide,
s’enfonce dans une tranchée dont les parois ont dix mètres, puis vingt
mètres de hauteur; il est obstrué par des quartiers de roche que roulent
les torrents d’hiver; il tourne et, tout à coup, il s’ouvre un peu, pour
recevoir la lumière de l’eau vive. Un arpent de prairie et de sable le
sépare de la baie. On peut aborder là. Il y a une roche avec un poteau
pour amarrer les barques. La merveille, c’est que le ravin est une
avenue couverte, c’est que, des deux talus rapprochés, des hêtres
s’élancent et croisent leurs branches au-dessus du sentier. La mousse,
tout le long des pentes, est soulevée et modelée par leurs racines; ils
ont des troncs courts, vite épanouis en rameaux, des troncs qui «font la
main», et qui sont d’un gris rose à l’automne et marbrés de bleu quand
la sève est nouvelle. A peine si on devine du dehors ce berceau de
hautes ramures. Toute leur ombre, toute la charpente de leur corps, tout
leur bruit, tout le parfum de leurs faînes et de leurs feuilles tombées
appartiennent au sentier. Le sentier appartient à la Ville au Rouet.

La femme qui habitait la maison,--il y a peu d’années encore,--n’avait
pas, depuis longtemps, quitté la paroisse où elle était venue après son
mariage, où elle avait vécu heureuse et entourée, où elle vivait seule,
à présent, veuve et n’ayant plus qu’un fils qui passait, chaque année,
le mois d’août à la Ville au Rouet. Il arrivait de Paris, par un train
qui s’arrêtait à l’entrée d’un petit port, de l’autre côté de la baie,
et il prenait un canot pour traverser le bras de mer. Madame Guéméné
l’attendait sur la plage, à l’ombre du dernier hêtre. Ensemble, ils
remontaient le chemin couvert et tournant, le chemin merveilleux, qui
leur était cher comme la reliure d’un livre où vivait leur pensée. Ils
s’arrêtaient pour se redire la joie du retour: «Tu as bonne mine!--C’est
la joie!--Et l’air d’un homme! Tout à fait! Monsieur le financier, avec
votre belle barbe blonde, on vous prendrait, en pays d’Orient, pour un
seigneur! Regarde-moi, sais-tu que tu as encore grandi? Je m’étonne
toujours d’avoir un si grand fils.--Et moi une mère qui n’a pas vieilli.
Vous n’avez pas un cheveu blanc.»

Cette chétive madame Guéméné, fine de visage, toute voisine de la
cinquantaine, avait gardé de sa jeunesse, de son enfance même, un
sourire agile et de tous les traits à la fois, et que l’âge avait
achevé, en lui donnant un sens mélancolique. Son fils débarquait,
l’esprit tout plein du mouvement de Paris. Il parlait des affaires
industrielles, variées comme l’invention humaine, qu’il avait étudiées
et qui le passionnaient, des théâtres, des expositions, des concerts, et
du train du monde, c’est-à-dire du cercle assez court où chacun vit.
Elle écoutait; elle était intéressée, amusée souvent: elle n’enviait
pas. Et il s’étonnait.

--C’est un mystère pour moi, disait-il. Comment pouvez-vous habiter
seule, toute l’année, à la Ville au Rouet? L’été, passe encore: vous
recevez quelques visites de voisins de campagne, ou de baigneurs
installés dans les villas de la côte; vous avez la visite prolongée de
votre fils. Mais l’hiver? Mais le printemps? Mais l’automne? Avouez que
les conversations avec vos fermiers, vos blanchisseuses et votre
jardinier ne sont pas folâtres...

--Folâtres, non; mais je n’ai plus l’âge, mon ami... Elles sont plus
nourries que tu ne penses. Et puis tu oublies que j’ai un autre
interlocuteur.

--Lequel?

--Moi-même, et qu’on ne cause bien avec soi que dans le désert.

--De qui parlez-vous, avec vous-même?

--De toi surtout.

--Vous ne me connaissez presque plus!

--Assez pour imaginer, prévoir et m’inquiéter: tu vois bien que c’est
vivre, cela!

Les grands hêtres verts les écoutaient rire.

Depuis quelque temps, M. Guéméné sentait grandir son admiration pour sa
mère. Il était arrivé à cette conclusion, qu’il prenait pour une
découverte, que sa mère devait être une femme d’intelligence supérieure,
et que c’était dommage qu’elle vécût si retirée. Comment ne s’en
était-il pas avisé plus tôt? «Comme nous sommes pauvres de jugement,
pensait-il, nous qui aimons seulement nos mères, et qui ne comprenons
leur mérite qu’à l’heure où leur vie est déjà près de finir!» Il le dit,
et sa mère eut assez d’esprit pour rire encore.

--En toute vérité, je crois que tu te trompes, mon ami, dit-elle. Les
femmes devinent, plus et mieux que les hommes. Elles ont une tendresse
intelligente, qui ne dépend point de leur condition, qui s’attache
d’abord aux enfants, et de là s’étend plus ou moins sur le monde. Avoir
eu souvent peur pour les autres, pour les âmes, les corps et les biens,
c’est posséder une grosse expérience, et presque un passe-partout. Pour
aller très droit dans la vie, il n’y a pas besoin d’avoir une
intelligence supérieure,--heureusement,--il faut mettre à profit cette
modeste clarté que la poussière des routes battues projette sur les
fossés. Il faut autre chose encore: ce que j’appelle la bonne volonté.

--Plus rare, celle-ci!

--Infiniment. Se décider en bonne foi; sacrifier ce qui est cher à ce
qui est clair; oublier ce qu’on a souhaité, pour vouloir autre chose:
voilà le difficile, et ce qui fait les abîmes entre les hommes...

Celui à qui sa mère parlait de la sorte était sans doute encore trop
jeune. Il ne répondit pas, mais il pensa: «Ce sont des mots, personne ne
peut vouloir contre soi-même, ni toujours, ni même souvent.»

Et une année s’écoula. L’année suivante, les hêtres du chemin qui tourne
virent passer trois promeneurs au lieu de deux. M. Guéméné avait amené
sa jeune femme à la Ville au Rouet: il lui avait recommandé: «Ma mère a
bien changé, depuis six mois; elle s’affaiblit; il importe de la
ménager: si elle vous demande de venir habiter avec elle, évidemment
nous n’en ferons rien, mais laissez-lui un peu d’illusion.» Le jour du
départ, la mère descendit avec ses deux enfants jusqu’à la plage où le
canot était amarré. Ce fut elle qui détacha la corde, et qui dit:

--A l’an prochain! J’espère que nous serons quatre?

Beaucoup de temps passa encore. Madame Guéméné était devenue vieille, si
vieille que, pour attendre son fils, elle dut s’arrêter tout au
commencement de la pente couverte de hêtres. Ce n’était pas le retour
joyeux, espéré, préparé, pendant onze mois de solitude. Les arbres, au
vent froid qui montait de la mer, agitaient plus de bourgeons que de
feuilles. M. Guéméné arrivait ruiné et affolé. Il embrassa en pleurant
cette créature diminuée par l’âge, et dont le visage disparaissait sous
l’amas des châles de tricot. Elle ne lui reprocha rien; elle eut cette
charité merveilleuse de sembler croire tout ce qu’il disait, et cette
autre d’écouter jusqu’au bout un homme que le chagrin faisait
déraisonner. «Mon parti est pris, disait-il, et il vous plaira: je
reviens à la Ville au Rouet; je ne suis plus rien, je ne travaille plus
et je n’aurais jamais dû travailler puisque j’ai été vaincu; nous
vivrons ensemble; je vous demande asile.» Madame Guéméné, quand il eut
fini de dire de grands mots inutiles, leva sa main qu’un peu de fièvre
agitait, comme aux jours où elle signait un bail. «Non, dit-elle; la
gestion de mes terres sera désormais facile; tu vaux mieux que cela; je
viens de vendre deux fermes, l’une qui payera tes dettes, et l’autre qui
te permettra de recommencer ta vie.»

L’homme qui m’a raconté ces choses, un soir d’été, sur les falaises de
la baie, me montrait de loin le ravin où remuaient en grandes houles les
cimes déjà jaunes des hêtres. Et il ajoutait:

--J’ai osé parler, quelquefois, de ma force, de mon esprit de décision,
de mon dévouement aux miens: mais, devant ces arbres-là, ce sont des
mots que je ne dis plus jamais.




XXV

LES YEUX


Il y en a qui disent tout; il y en a qui ne disent rien; la plupart ne
disent qu’une ou deux choses, toujours les mêmes.

Depuis le temps que la littérature les célèbre, en prose et en vers, nos
yeux de femmes sont un sujet qu’elle n’a point épuisé. Elle y cherche
l’amour et rarement la pensée. Nous sommes durement traitées par tant de
poètes qui n’écrivent pas pour nous déplaire. Ils aiment seulement en
nous l’amour que nous avons pour eux, ou que nous pourrions avoir, et
ils nous réduisent à un seul rôle, et nous renferment dans un seul âge.
Quelques-uns ont été d’un réalisme aigu, les plus grands. N’est-ce pas
Homère qui a parlé de déesses et de mortelles «aux yeux de génisse»? Il
voulait exprimer la longueur de ces yeux, et leur placidité, et leur
velours épais, où vit l’unique reflet des herbes et du sol. Il avait des
images de pasteur. Et j’avoue que celle-là, toute déplaisante qu’elle
soit, m’est souvent revenue à l’esprit. En omnibus, en chemin de fer,
dans la rue, dans un salon, le regard d’une voisine ou d’une passante
m’a fait songer: «C’est cela même! O vieillard qui savais combien un mot
d’éloge peut porter et cacher de vérités cruelles! Elles souriaient les
jeunes Grecques, flattées de ce qu’un si grand poète admirât leurs
grands yeux. Il avait mis en vers les propos de leurs amants. Le reste
importait peu!» Les modernes ont inventé ou répété cent formules, où ils
semblent plus épris de la couleur que de la forme des yeux; j’ai lu,
dans les romans et les recueils de poésies, l’irrésistible attrait des
yeux couleur de violette, ou noirs comme la nuit, ou jaspés, ou bleus,
ou gris de lin. Mais ce sont presque toujours des yeux qui aiment. Et il
me semble à moi, que j’ai rencontré dans la vie, plus souvent que ces
écrivains, des yeux qui pensent.

Quelle souveraineté! La beauté pensante! Elle attire et elle intimide;
elle veut bien se faire toute voisine, elle nous parle, elle nous
sourit, mais elle a gardé dans ses yeux l’immensité inconnue d’où elle
vient, où elle a passé toute seule, où elle retournera, où l’emporteront
ses ailes qu’elle a repliées pour une heure et par pitié pour nous.

Plusieurs religieuses m’ont donné cette émotion délicieuse et cruelle,
l’une surtout que je connais bien. Elle est belle et elle ne le sait
pas. Elle n’a pas de miroir quand elle attache sa guimpe et qu’elle
épingle son voile. Ses compagnes, si elle était laide, l’accueilleraient
du même air de contentement fraternel. Quand elle entre, et qu’elle me
regarde tout droit, et qu’elle dit: «Bonjour», c’est la lumière qui
entre avec elle. Quand elle dit: «Que je suis heureuse de vous voir!
Donnez-moi des nouvelles de tous ceux que j’aime? J’ai tant pensé à eux!
Où est celui-ci? Que fait-il? Et celle-là? Et celle-là encore?» Je sens
passer sur moi comme une grande vague vivante et accourue du large,
toutes les pensées de cette âme, toute sa tendresse, tous ses souvenirs,
et quelque chose d’inconnu, de fort et de joyeux, devant quoi je me
mettrais à genoux; mais elle ne le voudrait pas.

Je me souviens aussi d’une femme que je ne verrai jamais et qui
cependant m’a parlé, qui m’a regardée, qui a laissé dans mon cœur
l’image de ses yeux clairs. Le souvenir est récent encore. Je voyageais
en Angleterre, et je m’arrêtai pour un jour dans une ville
universitaire. J’avais pour hôte un des directeurs de ce collège
célèbre, où la jeunesse est si bien encadrée par les murs sculptés et
verdis, les cloîtres, le parc au bord du fleuve, les ormes vénérables,
tout le passé énergique et poétique. Nous avions visité la bibliothèque,
pleine de trésors qui sont aimés,--tant d’autres, ailleurs, ne le sont
pas,--l’église où les stalles des abbés et des chanoines de jadis sont
pieusement occupées par les maîtres d’aujourd’hui, et nous étions
remontés dans les appartements privés du vice-recteur, en attendant le
déjeuner, qui devait avoir lieu à deux heures et demie. J’examinais une
série de portraits des plus illustres élèves du collège, photographies,
gravures, pendues aux murs du palier. Il y avait aussi des reproductions
de tableaux anglais ou italiens, choisies, en petit nombre, éclairées
par la lumière des baies larges. Et, tout à coup, je m’écriai:

--Oh! voilà une merveille!

Le vieux maître anglais, tout blanc, très mince, très grave, ne me
répondit pas, mais je vis qu’il s’attendrissait.

--Qui est cette femme admirable? Est-ce une peinture de primitif? Qui
l’a peinte? Il n’y a pas de date dans son visage. Elle est l’immortelle.

--Elle vit, me dit-il.

C’était une photographie, demi-grandeur. La tête, droite et vue de face,
rappelait par ses lignes ces sculptures antiques qui expriment
puissamment le repos, l’équilibre, une sorte d’harmonie plus qu’humaine.
Aucune grâce mièvre, aucun ornement: des joues pleines, des lèvres
sérieuses, une chevelure abondante et légère, blonde assurément, relevée
autour du front. Tout le prodige était dans les yeux. Ils étaient clairs
et profonds, ardents et comme délivrés du souci d’être beaux. Par quel
hasard, avec leur image, avaient-ils donné leur magnificence, leur
secret, leur pensée même qui s’était imprimée sur cette feuille de
papier? Je ne sais. Je conversais avec eux comme avec des yeux vivants.
J’y devinais une intelligence jeune et hardie, pleine d’idées qui ne
sont point dans les livres, mais que l’esprit trouve dans ses voyages,
au large du monde, et qui le suivent d’elles-mêmes, sans l’alourdir,
comme du soleil au bord des voiles. A quel pays appartenait cette femme
étrange? A quelle petite catégorie de nos sociétés humaines? Riche ou
pauvre? Lettrée, ignorante, inconnue ou illustre? Rien ne l’indiquait.
La robe, un peu échancrée, et qui laissait voir l’attache du cou, avait
l’air d’être faite d’une étoffe sombre et commune.

Déjà, plusieurs fois, mon hôte m’avait fait signe, mais je ne l’avais
pas vu. Des ombres avaient passé derrière nous, et je n’avais pas
compris. Il jouissait silencieusement de mon admiration. Enfin, il dit:

--C’est le portrait de la femme d’un poète écossais, poète elle-même.
Elle est de nos amis très chers, malgré la différence des âges. La
photographie qui vous a arrêtée au passage, et qui est un chef-d’œuvre,
a été faite par une ancienne domestique de chez nous. Oui, une
domestique, qui était sans le savoir une artiste géniale.

--Le chef-d’œuvre, monsieur, c’est surtout le modèle.

Le vieil humaniste se tourna vers moi. Une joie vive, celle d’un
souvenir préféré, faisait battre les cils blancs de ses paupières. Il
répondit, avec une lenteur passionnée:

--Vous dites bien. Quand elle nous fit l’honneur de venir ici, voilà
trois ans déjà, j’étais au fond de mon jardin. On m’appela. Je l’aperçus
debout, dans le matin, sur la plus haute marche du perron. Le vent
jouait avec ses cheveux dorés. Elle me regardait approcher, elle me
regardait avec ces yeux dont vous n’avez ici que la fumée et la nuit. Je
n’ai jamais rien vu qui fût plus pareil à un rêve.

Il s’inclina.

--Mademoiselle, ajouta-t-il, voilà dix minutes que mes invités et ma
famille sont descendus dans la salle à manger. Nous les rejoindrons s’il
vous plaît. Et il m’en coûtera comme à vous.

Les yeux qui pensent, les yeux de femme où passe un autre songe encore
que celui de la tendresse, je les ai vus partout, et la campagne
profonde ne les ignore pas. Des êtres de choix y vivent çà et là, dans
les fermes, dans les bourgs. Celle-là avait une bien singulière
puissance de regard, qui vivait dans un village de notre Beauce où
l’esprit n’est pas toujours alerte, ni tourné vers le ciel ou le
lointain de la terre. Elle s’appelait Fernande. Elle était, avec sa sœur
Louise, la plus fine couturière du pays. Toutes les deux, occupées du
matin au soir, et du 1er janvier au 31 décembre, ne chômant que les
dimanches, elles travaillaient tantôt chez elles, tantôt chez d’autres,
toujours pour d’autres. On disait: «Elles se ressemblent, à les croire
jumelles, et toutes les deux elles ont oublié d’être bêtes». C’est un
oubli qu’on leur pardonnait peu. Elles s’en vengeaient en commérant
beaucoup, assises côte à côte, pendant les heures longues où le jour
augmentait et diminuait sur l’aiguille en mouvement. Leur élégance, leur
belle taille, leurs yeux noirs dans des visages roses, étaient renommés
également. Les vieilles mères, qui ne s’y connaissent plus, disaient:
«Si j’étais obligée de choisir, je ne sais pas laquelle des deux je
choisirais». Mais si toutes les deux avaient l’esprit vif, Fernande
seule avait ce cœur inquiet que la fatigue du jour ne suffit pas à
endormir. Elle étudiait la physionomie des gens et des bêtes; elle
tirait une philosophie des histoires qu’on lui contait; elle goûtait la
beauté des soirs; elle pensait au monde vaste qu’elle ignorait, et même
à la mort, et cela lui faisait une âme plus grande que celle de Louise.
Mais rien ne le révélait, et, pour tous leurs voisins, elles étaient
«parfaitement jumelles».

Un soir que, par hasard, elles avaient travaillé, l’une chez elle,
l’autre au dehors, Fernande, qui revenait d’une des fermes assises sur
le dos de nos longues houles beauceronnes, trouva Louise toute changée,
inquiète et capricieuse, et silencieuse contre la coutume. «Qu’as-tu, ce
soir?» Elle chercha; elle découvrit assez vite que Louise n’était pas
triste; bientôt après elle devina le secret. Louise était aimée! Louise
avait reçu dans la journée la déclaration d’un amoureux. Louise se
demandait si elle dirait oui, et le doute n’était guère possible.
Pourquoi était-elle inquiète? Bien tard, dans la nuit, comme elles
causaient encore, et que Fernande pour la vingtième fois demandait:
«Qu’as-tu?» Louise se leva soudain, la regarda durement, et dit:

--J’ai peur de tes yeux!

Elle avait eu peur de la pensée. L’amoureux revint, et Louise eut soin
de lui donner rendez-vous à l’autre bout du village, dans le jardin
d’une amie. C’était un honnête homme, un peu lourd, qui n’avait pas
l’humeur conquérante, et à qui suffisaient les yeux de Louise et les
économies qu’elle avait amassées. Cependant, quoi qu’il fît, trois mois
après qu’il eut commencé à «causer» avec Louise, huit jours seulement
avant les noces, les deux jumelles se quittèrent.

Fernande, en larmes, vint me voir. Elle partait. Elle allait chercher sa
vie dans un autre village où elle avait une parente. Elle pleurait; elle
accusait sa sœur; elle disait:

--Regardez-moi, mademoiselle! Est-ce que je suis une coquette?

--Oh! non, Fernande.

--Eh bien! mademoiselle c’est à cause de mes yeux, pourtant, que je m’en
vais! Ma sœur est comme folle. Croyez-vous qu’elle m’a dit hier: «Je ne
puis plus te souffrir. Quand tu lèves les yeux sur moi, je cherche s’il
n’y est pas.»

Je la regardai. Et je donnai tort, sans le dire, à celle qui s’en
allait. Elle avait des yeux qui pensent; l’autre n’avait que les yeux
qui aiment.




XXVI

LES PETITES FRATERNITÉS


Quand un remède a été longtemps employé, quand il a été célébré et primé
dans les Instituts, affiché sur les murs, exalté par la réclame des
journaux, quand il a fait la fortune d’un droguiste et l’honnête profit
d’entremetteurs nombreux, il arrive une heure où le remède disparaît
presque subitement. Il est remplacé, comme un fonctionnaire qui a déplu.
Il entre dans l’honorariat du codex. Les jeunes médecins rient lorsqu’on
le nomme; les vieux aussi, par oubli. Il a fini d’être. A-t-il servi?
C’est difficile à dire. La maladie est toujours là, et on essaye contre
elle d’une illusion nouvelle, orgueilleuse, exclusive. Voilà le sort des
remèdes. Mais j’ai remarqué que les pâtes molles et sucrées, les
jujubes, les losanges lubrifiants, en un mot les douceurs
thérapeutiques, échappent à cette règle de soudaineté. Elles traversent
les siècles, allègrement, comme leurs sœurs les tisanes, les quatre
fleurs, la camomille, la boisson chaude de pomme de reinette, la mauve
et la guimauve, et la principale raison m’en paraît être qu’elles
s’offrent à nous sans prétention. Aucune d’elles n’a jamais affirmé: «Je
vous guérirai». Elles promettent de calmer, et leur succès ne passe pas.

Il en est de même des remèdes sociaux. Les petites fraternités, le salut
d’un seul à un seul, l’homme qui sait dire bonjour, les yeux qui savent
plaindre, les oreilles qui savent écouter, font plus que les systèmes,
pour la paix du monde. Il y a un art de n’être pas odieux, qui est
d’autant plus compliqué que la fonction sociale est plus haute, et la
richesse plus évidente. Deux ouvriers se rencontrent: celui qui offre à
l’autre un verre de vin est assuré d’avoir satisfait largement aux lois
de la civilité. Mais M. le maire qui traverse le matin son village, et
se rend à la mairie, quel diplomate s’il ne blesse personne! «Père
Untel, maître Untel, monsieur, mon ami», il doit d’abord choisir, du
plus loin qu’il aperçoit un administré, l’appellation protocolaire.
Qu’il ne se trompe pas! Qu’il ne confonde pas! Sa popularité peut
souffrir d’une erreur de nuances. Elle mourrait s’il oubliait d’être:
mansuet avec l’alcoolique impotent qui réclame à la société la juste
retraite du buveur; familier avec l’enfant du sexe masculin qui se rend
à l’école; suave, ému, partagé entre quatre tendresses, toutes
administratives, s’il rencontre une mère suivie de trois petites filles;
digne avec l’instituteur, son supérieur secret; digne encore avec le
pompier, dont les demandes de crédit, pour la pompe inutile, fatiguent
le budget communal; confiant avec le cantonnier qui trahit son maire;
cordial et réservé avec le curé, puisque les temps ne sont pas venus
d’être impunément clérical... Le pauvre homme, n’est-ce pas! Encore le
supposé-je de moyenne condition, paysan enrichi ou commerçant retraité.
Mais, s’il habite un «château»,--qu’il l’ait reçu en héritage ou gagné,
peu importe,--ce n’est plus de l’habileté, de la rondeur, de la bonté
qu’il lui faudra, pour être populaire, c’est du génie. Au moindre mot,
l’histoire de France est invoquée contre lui, l’histoire frelatée, dont
ils se servent comme d’une vieille pierre, pour aiguiser toutes les faux
d’aujourd’hui. La jeunesse n’est pas une excuse, je vous assure, et ce
n’est pas un petit crime d’être supposé riche. Car, bien souvent, la
richesse que l’on envie n’existe que dans l’esprit des pauvres gens. Ils
ont de la fortune une idée si étrange! Dès qu’ils voient vivre à côté
d’eux un homme qui ne travaille pas de ses mains, ils lui attribuent une
sorte de richesse inépuisable, qui vient on ne sait d’où, et
qu’accompagnent, hélas! toutes sortes de mauvais penchants. Ils le
jugent avare, méprisant, et «sans cœur». La preuve contraire est longue
à établir et toujours facile à briser.

Nous avons, pour balayer les salles de notre dispensaire, à Paris, un
vieux terrassier, cramoisi de visage et, je le crains, d’opinions, entré
chez nous par mégarde, un jour qu’il était ivre et qu’il se disait sans
travail. C’est un faune devenu respectueux sur le tard et inégalement.
Sa barbe hirsute, ses yeux veinés, sa voix toujours grognante, lui
donnent une petite autorité, très courte, parmi les jeunes mères du
quartier, qui apportent leurs nourrissons à M. le docteur. Dès la
seconde fois elles n’ont plus peur de lui. Mais, la première, on
l’écoute, on fait moins de bruit, on prend la chaise qu’il a désignée.
Cela lui suffit, il est important. Les doyennes du dispensaire, comme
moi, ont un certain droit de réprimande, soumis à de nombreuses
conditions: évidence et lourdeur de la faute, longue tolérance avant le
reproche, douceur dans l’expression, dans la voix, dans le geste, etc.
Mais les jeunes, les blondinettes, qu’une pensée charitable amène, une
ou deux matinées par semaine, dans cette pouponnière, croyez-vous
qu’elles aient la permission de juger le «travailleur»? Mais non! Et
c’est ce qu’avait oublié mademoiselle de Saint-Franchy, cette amour
d’enfant, deux fois aristocrate, de vieille famille irlandaise par sa
mère, et de vieille souche nivernaise par son père, la plus rose de nos
aides, mais la moins initiée à cette connaissance de l’orgueil, qui est
le premier principe de l’art du commandement.

Hier donc, en arrivant au dispensaire, de bonne heure, je remarque que
la salle d’attente n’est point en ordre. Les bancs et les chaises ne se
font pas vis-à-vis. Des brins de fil traînent sur le dallage, des
tampons d’ouate, des morceaux de biscuit, une tête de poupée. J’entre
dans le cabinet de consultation. Mademoiselle de Saint-Franchy est
occupée à classer les observations médicales de la veille. Elle n’est
pas rose, elle est rouge. Elle lève la tête.

--Que voulez-vous, me dit-elle, Pierre refuse de balayer, il refuse
d’essuyer, il refuse de remuer un banc, il refuse tout, tout, tout...

Je sonne. Pierre ne vient pas. Je passe dans la petite pièce qui
renferme nos archives et nos flacons de pharmacie, j’ouvre la porte qui
donne dans la courette: Pierre est là, rouge, lui aussi,--c’est
l’habitude,--et se lavant les mains, comme il fait chaque matin quand il
a «fini son ouvrage».

--Eh bien! Pierre, et le balai?

--Le voilà, mademoiselle!

Il montre, de sa main ruisselante, l’objet qu’il a jeté sur l’asphalte.

--Mon brave Pierre! Vous me quittez?

Il faut croire que j’ai bien dit cela, comme je le pensais, avec un
regret. Pierre a secoué ses mains, il les a essuyées lentement, puis, me
regardant avec cette autorité des hommes qui sont sûrs de ce qu’ils
professent:

--Non, mademoiselle, je n’ai pas l’intention de m’en aller. Je ne
travaille plus, tout simplement.

--Parce que?

--Parce que mademoiselle de Saint-Franchy a fait son Louis XV avec moi!

--Est-il possible? Son Louis XV? Mademoiselle de Saint-Franchy?

--Et pas qu’un peu! La voilà qui s’amène, tout à l’heure, et qui me dit,
en relevant son nez: «Qu’est-ce que vous faites donc, Pierre? Il est
huit heures, et il y a de la poussière partout: faites-moi le plaisir de
balayer mieux que ça!» Faites-moi le plaisir: c’est comme un roi!
Sommes-nous en république, oui ou non? Mademoiselle, devant vous, je
reconnais que je peux mériter une observation. Mais une leçon, jamais:
nous sommes en république. Elle l’oublie tout le temps, cette petite
Saint-Franchy. Si elle m’avait dit, même elle: «Pierre, vous devriez
mieux balayer», on se serait compris. Mais: «Faites-moi le plaisir!
Faites-moi le plaisir!» Alors, je n’obéis plus. Mademoiselle doit
comprendre pourquoi.

J’ai eu l’air de comprendre. Pierre a repris son balai.

Il en est ainsi partout, du sud au nord et de l’est à l’ouest. Le vrai
pays des castes, après l’Inde, c’est le nôtre. Les devises n’y font
rien. Celui qui veut avoir la moindre influence heureuse, ne fût-ce que
parmi ses plus proches voisins, doit connaître dix mondes différents,
qui ont chacun ses lois de l’honneur, son code de civilité, son langage
souvent, toujours son amour-propre.

Eh bien! le nombre est grand, dans cette France affaiblie, des hommes et
des femmes qui savent l’art difficile de secourir les misères humaines,
de maintenir un peu de paix, de ramener un peu d’espérance. Les uns le
font pour l’amour de Dieu, les autres pour le seul amour du prochain. Un
observateur attentif, qui étudierait un quartier d’une ville quelconque
de France, serait d’abord effrayé de tous les maux qu’il y noterait.
Mais s’il persévérait, il sentirait que tout n’est pas dit quand on a vu
le mal et qu’on l’a signalé. Il admirerait l’ingénieuse tendresse qui
visite, non pas toutes les douleurs, mais beaucoup d’entre d’elles. La
solitude dans le malheur est encore l’exception, en cette France
pénétrée de charité. Elle tend à s’accroître, et les causes seraient
trop faciles à dénombrer. Mais nul ne sait les lois qui commandent cette
invisible amie qu’est la pitié. Elle fait des prodiges. Elle vient quand
on ne l’attend plus. Elle est déjà venue quand on croit qu’elle oublie.
Ceux qui cherchent, pour les secourir, les plus dénués des êtres, les
plus orphelins, les plus malades, les enfants les plus menacés,
lorsqu’ils s’avancent vers la maison trouvent souvent, sur le chemin, la
trace de l’inconnu qui les a précédés. «Dites-moi, madame, c’est bien la
petite brunisseuse du 42 qui a perdu son mari?--Oui, mademoiselle, une
misère, allez!--Trois enfants?--Plus que deux, parce que la voisine du
rez-de-chaussée, qui a de quoi faire, s’est chargée de l’aînée. Et puis,
on a récolté dans le quartier un peu de charbon: gros comme vous, ce
n’est pas beaucoup, mais ça fait plaisir, n’est-ce pas, dans la peine?»

Petites fraternités. La campagne les connaît encore mieux que la ville.
J’ai interrogé bien des maires de villages, et, parmi eux, beaucoup de
ces «hobereaux», dont on se moque aisément, mais que personne ne
remplace quand le logis est vendu, beaucoup de chefs d’industries
rurales, de propriétaires de moulins ou de fours à chaux, de maîtres de
forges ou de cultivateurs. Tous se plaignaient des ennuis de la charge,
des tracasseries préfectorales, des jalousies, des ingratitudes, des
trahisons qui sont la monnaie dont les pauvres eux-mêmes sont riches.
«Alors pourquoi restez-vous?» Ils ne niaient pas que ce fût un peu par
amour-propre, ou par intérêt. La plupart ajoutaient cependant: «Je reste
aussi par devoir, à cause du mal que je puis empêcher, et du bien que je
puis faire.»

Petites fraternités. Je crois qu’elles ont un rôle immense. C’est
peut-être grâce à elles que le monde tient encore en équilibre.




XXVII

L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ


M. Le Bidon, qui avait l’habitude de couper son nom, parce que cela lui
semblait faire une marche de noblesse, ancien sellier, ancien candidat
au Conseil municipal d’Orléans, était en mauvais termes avec M. Maunoir,
banquier, son cousin. Les raisons ne lui manquaient pas. La plus
ancienne, la plus largement humaine, c’était la différence des fortunes,
«du train», comme disait M. Le Bidon, des situations mondaines, des
libertés qu’elles autorisent. Justement M. Le Bidon ne se sentait
presque jamais libre, depuis qu’il était retiré des affaires. Autrefois,
oui, il l’avait été, avec ses ouvriers qui travaillaient avec lui et
l’appelaient familièrement «beau-père», avec ses clients mêmes, qu’il
recevait avec une obséquiosité impertinente, ayant lu, dans des
journaux, des tirades qui lui plaisaient, contre «ceux qui consomment et
ne produisent pas», et souffert, par ailleurs, d’assez nombreux retards
dans le payement de ses factures. La vogue de l’automobile l’avait
décidé à vendre son fonds. Depuis qu’il ne fabriquait plus et ne vendait
plus, les sujets de conversation lui faisaient défaut. Sauf à la chasse
au chien courant, où, solitaire et bruyant, il donnait de la voix autant
que son basset; sauf quelques heures, chaque jour, passées au café,
parmi des habitués que sa ponctualité rendait déférents, il trouvait la
vie monotone et de lustre médiocre. Ses opinions tournaient à l’aigre.
Il ne s’habituait pas à rencontrer ce Maunoir, son cousin, qui savait
nouer une cravate, qui savait marcher, parler, juger un cheval sans le
toucher, rire sans éclat, entrer dans les conseils d’administration,
conclure un marché en deux minutes, comme si les choses à vendre avaient
toujours une étiquette avec un prix marqué, et qui disait, saluant de la
main: «Bonjour, Bidon!» allusion, peut-être, au petit ventre de l’ancien
sellier, expression fâcheuse, en tout cas, et que M. Maunoir
accompagnait parfois d’un «mon ami», qui doublait la blessure. Il y
avait, pour les diviser, la rondeur de l’un, la sveltesse de l’autre. A
combien de Marienbad, M. Le Bidon eût été boire, s’il eût cru qu’un
verre d’eau rétablirait l’égalité des formes! Il y avait surtout
l’héritage, convoité par tous deux, de M. Maunoir aîné.

M. Maunoir aîné, qui avait longtemps vécu à Paris, et qui y passait
encore deux mois chaque année, habitait un château voisin de la ville,
prés, terres labourables, vignes, bois enveloppant les plaines, un
domaine à souhait. Les héritiers présomptifs avaient pour la Jodelle un
goût qu’ils ne dissimulaient pas. Ils cherchaient à embellir le parc où
l’un deux vivrait, où vivait, en attendant, le cher oncle Maunoir. Les
cadeaux de M. Le Bidon avaient le tort de venir toujours comme une
réplique et de manquer d’invention. Ils n’en étaient pas moins bien
reçus. Le banquier donnait-il une chevrette vivante, avec un kiosque
couvert en paille et trois cents mètres de clôture? Le Bidon envoyait un
basset allemand, long comme la chevrette, et deux canards du Nyanza, qui
portent une crête en forme de cœur. Le banquier annonçait-il à M.
Maunoir aîné un grand vase décoré pour orner la pelouse au midi?
l’ancien sellier demandait la permission d’offrir un lion de fonte, avec
le piedestal. M. Maunoir aîné faisait preuve, devant ses futurs
héritiers, d’une rare liberté d’esprit. Il encourageait leur rivalité.
Il n’était pas de ces oncles à héritage qui hésitent à parler de leurs
dispositions testamentaires. Lui, il les répétait, il les expliquait aux
intéressés, non pas toutes, ni même les principales, mais les plus
délicatement pensées, et celles qui témoignaient de la parfaite
connaissance qu’avait de chacun d’eux ce petit vieillard maigre, rouge
de teint, blanc de cheveux, prodigue de paroles, bavard prudent et
magnifique d’indifférence. Il disait à son neveu mondain:

--Tu portes mon nom, mon cher, et c’est pourquoi je te destine mon
argenterie, qui est marquée à mon chiffre. Il y a de belles pièces,
notamment ces deux légumiers ciselés, qui rappellent la fameuse
vaisselle plate des Bragance...

--Oui, mon bon oncle.

--J’ai visité le Portugal, et le roi Carlos, auquel je confiais ce
détail...

Il disait à l’ancien sellier:

--Mon brave, tu auras mon coupé, avec les harnais, bien entendu: c’est
presque une restitution. Et vois comme il te convient: tu commences à
t’alourdir; il est moelleux comme une couette. Moi qui dors
difficilement, je dors là en ouvrant la portière.

Il y avait donc un testament.

M. Maunoir aîné ne s’expliquait pas sur l’essentiel; il oubliait
d’attribuer le domaine, de partager ces valeurs mobilières dont il
devait avoir de fortes liasses, à en juger par la dépense qu’il faisait.
C’était là son tort, aux yeux des héritiers. Mais le bonhomme devait
avoir ses raisons. Il ne recevait pas seulement les prétendants, mais
leurs femmes et leurs filles, qui l’embrassaient, qui le prenaient pour
confident, qui l’amusaient, et qui cependant, chez lui, séchaient
d’ennui, comme une laitue verte dans la cage d’un oiseau.

Une seule inquiétude, lancinante, traversait parfois l’esprit de M.
Maunoir, banquier. Le cher oncle ne léguerait-il pas une somme
importante à cet autre neveu, ce petit-neveu, orphelin de père et de
mère, qui venait d’acheter le greffe de la justice de paix du canton? Un
pauvre diable, qu’on ne voyait jamais à la Jodelle, un demi-bossu,
demi-boiteux, demi-bègue, que ses infirmités mêmes et son éloignement
pouvaient rendre dangereux. A quoi, à qui ne peut pas songer un homme
aussi généreux, aussi fort occupé de son propre héritage que M. Maunoir
aîné?

M. Maunoir aîné est mort la semaine dernière. A peine la nouvelle
avait-elle été télégraphiée à Orléans, les deux héritiers se
rencontraient dans l’antichambre de la justice de paix. L’ancien sellier
arriva le second, essoufflé bien qu’il fût venu en fiacre, et hirsute
d’émotion. Son cousin et concurrent l’accueillit avec cette désinvolture
qu’enviait Le Bidon, et, lui donnant cette fois tout son nom:

--Tu viens, comme moi, pour demander les scellés, mon cher Le Bidon. Je
crois, en effet, que c’est une bonne précaution, à cause du garde, à
cause de ce ménage douteux...

--A cause de tout! répondit durement Le Bidon.

--Tu as peut-être raison. Mais je vois que tu es plus pressé que moi
aujourd’hui. Tu arrives le second; passe donc le premier.

M. Le Bidon entra dans la salle où se tenait, en l’absence du juge de
paix, le greffier, qui ignorait le décès de M. Maunoir aîné, son
grand-oncle. Il affirma qu’il y avait un testament, et qu’il en
connaissait les clauses. C’était un pluriel hasardé. Pour appuyer son
droit, pour se rendre favorable le greffier, et pour le consoler de ne
point avoir part dans la fortune de M. Maunoir aîné, il lui glissa dans
la main deux gros écus de cinq francs, et murmura:

--Mets-en beaucoup, des scellés, et appuie sur la cire: je me défie.

Le banquier Maunoir fit de même, et donna vingt francs, mais en
s’excusant sur les dépenses qu’entraîne une vacation. Le greffier prit
le louis, et bégaya en remerciant, ce qui doublait le remerciement.

Et l’après-midi, la justice se transporta à la Jodelle. M. Maunoir, venu
en automobile, l’attendait; M. Le Bidon était annoncé; le garde-chasse
avait mis sa plaque, sur laquelle était écrit: «La loi». Gravement, le
garde, ouvrant les portes devant le juge de paix, le greffier, les
héritiers, et les fermant derrière eux, on procéda à une recherche
sommaire des «dernières volontés» de M. Maunoir aîné. On ne trouva rien
dans le cabinet de travail, rien dans la chambre, rien dans la crédence
en ébène du grand salon. Les héritiers devenaient nerveux. L’homme de
loi, qui n’avait pas, jusqu’alors, adressé la parole à ce garde
inquiétant, au nez courbe d’Indien, taché par l’alcool, demanda:

--Garde, vous ne savez rien?

Le garde se redressa, rectifia la position, leva la main...

--Ne jurez pas, c’est inutile...

--Alors, mon juge de paix, je dirai simplement qu’il est sous la Vénus
en bronze du salon.

Il était là, en effet, le testament de M. Maunoir aîné, et il était là
dans une enveloppe non fermée.

Ce fut une minute tragique. Au milieu du salon, sous le lustre, le juge
de paix parcourut des yeux la feuille de papier timbré. Il eut un
sourire bref qu’on put prendre pour un tic. Puis, déclarant qu’il
n’agissait qu’à titre officieux, et bredouillant pour le mieux faire
paraître, il donna lecture des dispositions principales du testament. M.
Maunoir aîné avouait...

--Garde, retirez-vous! dit M. Le Bidon.

M. Maunoir aîné avouait avoir placé tout son capital mobilier «en
viager». Il ne s’excusait pas, d’ailleurs, et donnait la Jodelle, les
meubles «sans aucune exception ni réserve», à la ville de Romorantin, sa
cité natale.

M. Le Bidon reçut très mal le coup, et jura, comme autrefois, quand un
de ses ouvriers lui gâchait un collier. Son cohéritier ne dit rien
d’abord. Il était pâle; il domptait la rancune que l’autre avait lâchée.
Après un moment, il fit un signe de la main.

--Tais-toi, Bidon, dit-il; ce qui nous arrive est une aventure commune:
les hommes héritent toujours les uns des autres, mais jusqu’à la
dernière heure, on ne sait pas quel aura été le bénéficiaire, des
vivants ou du mort. Nous nous sommes trompés. Il y a eu une erreur sur
la personne. C’est lui qui a hérité tout le temps!

Je viens de suivre l’enterrement de M. Maunoir aîné.




XXVIII

L’ORCHIDÉE OURAGAN


--Petit, la nuit n’est pas sûre, veille bien!

--Oui, monsieur Parémont.

--Assure-toi que les portes des serres sont toutes fermées; je crains
des sautes de vent: les étoiles ont le regard insolent, ce soir, entre
les nuages.

--Oui, monsieur Parémont.

--Je viendrai te relever à quatre heures demain matin... Ne t’endors
pas... Règle bien ton calorifère,... pas moins de douze degrés, mais,
comme la nuit s’annonce froide, à ta place, je forcerais un peu,
j’arriverais à treize ou quatorze...

M. Parémont, qui avait entr’ouvert la porte vitrée et, d’une main la
retenait, tandis que ce l’autre il tendait à l’air libre, et levait très
haut sa lanterne quadrangulaire, M. Parémont tourna la tête pour
ajouter, d’un ton pénétré, inégal et jaloux, comme celui d’un poète qui
récite ses vers:

--Songe, petit, que nous avons en fleur cinq _Cattleya Tryanæ_, les plus
beaux de tout Paris.

Un rire de petit faune lui répondit, et, dans la nuit, des mots d’argot
et de latin, associés drôlement, suivirent l’horticulteur qui fermait la
porte:

--Et le _Brassavola Digbyana_, pourquoi vous ne parlez pas de lui? Elle
est chouette, la fleur, pourtant, avec son air de canari qui fait le
gros dos!

L’horticulteur était parti. Le petit Tricotel, Jérôme de son prénom,
enfant de Paris, resta seul dans le tunnel ramifié de la serre, parmi
les milliers d’orchidées que l’épaisseur d’une vitre défendait contre le
froid de la nuit, contre la mort. Il connaissait sa responsabilité,
autant que peut la mesurer un gringalet de seize ans, qui n’a jamais eu
plus de trois francs dans sa poche, le dimanche, pour l’apéritif, le
restaurant et le théâtre. Le père prenait le reste, comme il est juste.
Le père, c’était le cocher aveugle des Ternes, qui a dû vous «charger»,
une fois au moins dans votre vie, le soir où vous avez accroché: un
homme poli, vous vous souvenez, coulant sur le pourboire, et qui,
lorsqu’on l’avait payé, portait sa main pleine de monnaie tout près de
son œil droit. Il prétendait voir de cet œil-là. Bien des gens
prétendaient le contraire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le père
Tricotel ne sortait que le soir, après sept heures, quand les rues sont
plus libres. Il attelait son cheval, une bête de grande expérience, née
à Paris également, et qui savait toute seule prendre la droite d’une
voiture qui vient, ralentir aux tournants, obéir au bâton levé des
gardiens de la paix; il descendait l’avenue des Champs-Élysées, et les
dames d’un certain âge, en quête d’un cocher de confiance et d’un cheval
aux allures bénignes, faisaient signe à Tricotel qui ne remarquait rien,
mais à sa bête aussi, qui parfois s’arrêtait.

De là, tout naturellement, l’entrée de Jérôme chez l’horticulteur
Parémont. La place de chauffeur-veilleur de nuit s’étant trouvée
vacante, et Tricotel l’ayant appris, le cocher dit à son fils: «Tu es
trop jeune pour monter sur le siège, Jérôme, mais, en attendant, tu peux
bien t’entraîner à veiller. Ça sera un commencement d’apprentissage.
Même que je te juge plus heureux que moi, puisque tu seras au chaud, et
que tu travailleras dans la fleur.»

Jérôme aimait son métier: non pas la veille, mais l’orchidée. Depuis un
an qu’il vivait chez l’horticulteur de Vanves, ce jeune garçon imberbe,
aux lèvres molles, mais qui avait dans les yeux tout l’esprit de sa rue,
gouailleur et décidé, s’était mis à étudier les procédés de culture de
M. Parémont, les mœurs et l’histoire des variétés «nées dans la
ménagerie», comme il disait, ou importées des contrées dont le nom seul
donne chaud: Brésil, Java, Népaul, Assam, Philippines, Équateur. Avec le
patron, il ouvrait les caisses grillagées dans lesquelles sont expédiées
les précieuses plantes; il étendait sur des claies, au-dessus des auges
pleines d’eau de pluie, les tiges flétries, les bulbes à demi desséchés,
les racines endormies et comme mortes qu’avaient cueillis, trois ou
quatre mois plus tôt, dans la brousse ou la forêt vierge, les chasseurs
d’orchidées. «Quelle couleur ça fera-t-il, patron? demandait-il.--Ça
dépend, mon garçon: voilà l’_Angrecum sesquipedale_, l’une des plus
belles fleurs de Madagascar, et bien plus belle dans nos serres que
là-bas, large comme la main, cinq pétales de cire blanche et
transparente, et un éperon comme ceux des cavaliers mexicains; voici le
_Phalænopsis grandiflora_, visage de neige et gorge d’or; un
_Dendrobium_ qui portera des couronnes de perles maculées de pourpre
violet, et voici un tout petit sabot vert, une épingle de cravate, en
émail, qui appartient au _Cypripedium_. Que voulez-vous de mieux?--Je
voudrais, monsieur Parémont, une orchidée couleur de mon sang quand je
me pique!--Moi aussi, Jérôme, je la payerais cher! Mais l’orchidée est
une blonde, voyez-vous, elle a le goût des nacres, des blancs, des
roses, de toute la gamme des violets et des mauves; elle a peur du
rouge-cerise.»

Quelquefois, l’horticulteur, amusé, demandait à son tour: «Jérôme, vous
êtes curieux des choses du métier. Je sais bien que c’est un des plus
passionnants qui soient, mais enfin, vous n’avez pas été, comme moi,
élevé avec l’orchidée, il n’y a même qu’un an que vous la connaissez:
qu’est-ce qui vous plaît tant en elle?» Un jour qu’il venait de répéter
la question, M. Parémont entendit l’ouvrier qui répondait: «C’est que,
voyez-vous, elle vit de l’air du temps, et je lui en connais de la
famille, dans le quartier des Ternes, à l’orchidée!»

Jérôme pensait justement à cette plaisanterie, en passant au milieu des
serres, entre les plantes qu’il devait préserver du froid; les unes
poussant dans des pots où elles ne trouvaient ni terre, ni fumier, mais
seulement de la mousse hachée avec un peu de racine de fougère;
d’autres, posées, les racines presque à nu, dans des paniers suspendus
ou sur des branches... Oui, c’était vrai pour elles toutes: elles
vivaient de l’air chaud, saturé d’humidité, dans lequel nuit et jour
elles baignaient, plantes mal attachées au sol, bâtisseuses de nids dans
les arbres, gueuses des pays de lumière, habituées à se passer de la
graisse commune, mais d’une richesse inouïe en transparence de fleur, en
caprice et en âme.

Cette dernière idée, Jérôme Tricotel ne la formulait peut-être pas très
nettement, mais elle réjouissait tout de même son esprit de petit gueux.
L’aide-jardinier, portant, lui aussi, une lanterne, faisait sa ronde,
inspectant les fermetures des serres, consultant le thermomètre, donnant
un tour de vis aux radiateurs, et s’agenouillant près de la gueule du
calorifère qui se trouvait tout au bout du jardin, dans une pièce
séparée. Le vent secouait les nattes de paille roulées au sommet des
charpentes de fer. Par moments, il hurlait. C’est la bête qui court et
qu’on ne tuera point. Puis tout s’apaisait. Le petit Tricotel, quand il
se tenait près d’une porte, sentait sur ses mains, sur son cou, la
morsure du vent glacial.

Sa ronde achevée, il revint à l’entrée de la grande serre où il avait
quitté son patron, posa sa lanterne sur l’étagère au milieu d’un groupe
d’orchidées adultes, six ans, sept ans, huit ans, et, assis sur un pot
renversé, il se mit à contempler, en essayant de ne pas dormir, les
fleurs qu’il aimait le mieux. Malgré la rigueur du temps et le peu de
clarté des jours d’hiver, quatre _Cattleya Tryanæ_ avaient fleuri et
même un _Lœlia Digbyana_. Celui-ci,--tête de canari ébouriffé, avait dit
Jérôme,--ne portait qu’une fleur, cinq pétales d’un jaune verdâtre, et
au centre un labelle extravagant, une gorge jaune d’or, qui s’ouvrait,
s’épanouissait en nappe circulaire, finissait en rayons ténus et
innombrables. Or, à l’endroit où la gorge se détachait des profondeurs
de la tige, un point de pourpre, une goutte de sang, dormait dans les
reflets jaunes. Les _Cattleya_, d’un mauve léger, à labelle de velours
violet, ressemblaient à ceux que nous voyons chaque jour derrière les
glaces des fleuristes, et ils n’avaient de remarquable que leur taille
et la ferme beauté de leurs lignes.

Jérôme s’endormit. Les heures coulèrent. Tout à coup, un fracas
terrible, des vitres qui se brisent, des choses lourdes qui tombent, et
la vague du froid qui déferle. La lanterne est éteinte. Jérôme comprend:
il a oublié de fermer cette porte, et la nuit glacée est entrée, elle
court sous les vitres qui éclatent, elle tue les plantes, elle ruine le
patron. Il rallume à grand’peine sa lanterne, et la première idée qu’il
a dans l’épouvante, c’est de regarder l’heure. Trois heures et demie.
D’un geste rapide, d’un mouvement tournant du bras, il éclaire le côté
droit de la serre: tout est par terre ou nage dans les cuves pleines
d’eau; les cinq belles orchidées qu’il aimait, les _Cattleya_ et le
_Lœlia_, couchées sur le sol, écrasées l’une contre l’autre, et toute
leur mousse éparpillée, sont déjà sans doute mortes; il jette un cri; il
veut sortir; une ombre, un homme furieux se précipite dans la lumière
que l’enfant tient à bout de bras.

--Misérable! Misérable! Qu’as-tu fait!

Alors le petit se détourne, il détale, il saute d’une serre dans
l’autre, s’évade, gagne la porte du jardin, et continue de fuir à
travers les rues de Vanves.

Le dommage était grand, M. Parémont se crut d’abord ruiné, et il perdit
cinq minutes à pleurer. C’était un artiste, un être de sentiment,
c’est-à-dire de beaucoup de faiblesse et de beaucoup de force.
L’espérance le ressaisit vite, parce qu’elle est au fond de tout amour,
et seul, sans aide, dans la nuit, il se mit à masquer les trouées du
vitrage, puis à relever ses mortes et ses blessées. Quand il aperçut le
paquet boueux, froissé, lamentable, que formaient les _Cattleya_ et le
_Lœlia_, il détacha les bulbes, les tiges, les fleurs brisées; il ne lui
resta bientôt plus, dans la main, qu’une seule des cinq orchidées
triomphales, la seule indemne, et il observa que, dans la chute, la
fleur d’or et de pourpre du _Lœlia_ était venue s’écraser contre la
grande fleur mauve. Les deux fleurs se tenaient embrassées. Il enleva la
fleur d’or, et laissa l’autre, et, comme il était poète, il dit même:
«Si une graine pouvait sortir de toi!»

Et l’étui de la graine apparut, après de longs jours d’attente. Il lui
fallut quinze mois pour mûrir. La graine semée, dans la mousse, demanda
six ans pour devenir une belle plante.

Enfin elle a fleuri. M. Parémont a veillé plusieurs nuits pour guetter
le premier regard des pétales qui s’entrouvent. O merveille! la petite
tache rouge s’est répandue; l’hybride pourpre cerise est trouvé. M.
Parémont ne l’a laissé voir qu’à de rares amis; il espère, dans trois ou
quatre ans, exposer dans Paris toute une corbeille d’orchidées ouragan.
Et il dit: «Dans cette tourmente où j’ai tant perdu, un germe inattendu
est né, et j’ai tout retrouvé.»




XXIX

LES LECTURES


Le nombre des amateurs d’art a bien augmenté. J’en rencontre partout. La
fille de ma concierge, personne instruite, qui ne sait pas si Dieu
existe, ne se trompe pas de cinquante ans sur l’âge d’une tapisserie.
C’est un goût vif et général. On regarde plus de tableaux, on écoute
plus de musique qu’autrefois. Deux joies se sont multipliées et
popularisées; elles ne transforment pas les âmes, elles ne les
rafraîchissent qu’un moment; elles sont fugitives; mais ce n’est pas la
faute de ceux qui les goûtent, et je suis ravie qu’ils soient nombreux.

Ravie, et étonnée toujours un peu. Lorsque j’entre au Salon,--pas celui
d’automne, le printanier,--je ne puis me défendre de songer: «Que de
peintres! Que de visiteurs! Comment, toute cette foule est attirée par
le besoin d’admirer?» Oui, à sa manière. Elle remplit le Grand Palais,
comme à d’autres jours elle remplit les Serres du Cours-la-Reine; dans
les deux cas, elle est devant les fleurs. Les paysages, les tableaux de
genre ou d’histoire, les peintures décoratives, lui font éprouver la
même émotion, exactement, que lui ont donnée les bégonias, les
orchidées, les géraniums, les chrysanthèmes: plaisir du rouge, du bleu,
du vert, du jaune, de l’arrangement des massifs et de l’harmonie des
gerbes. Ici et là, elle s’amuse à considérer le plus gros légume de
l’année. Le monstre la fait rire. Elle lit aussi des noms sur des
étiquettes. Et les souvenirs lui sont légers. Voilà le progrès. Nous
avons la vue plus aiguisée. Nous sommes peintres, presque tous et
presque toutes, et plusieurs expressions, autrefois réservées aux
ateliers, sont entrées dans la vie courante. Quand mon amie Jacqueline
résume son jugement sur un portrait, et me dit: «Ma chère, c’est une
symphonie en gris mauve, adorable», elle croit avoir pensé. En quoi elle
se trompe. Mais elle a joui du gris mauve, assurément.

Musiciens, nous le sommes devenus aussi, en moins grand nombre, parce
que la musique est un plaisir qu’on ne prend pas en marchant, une joie
plus spirituelle et recueillie. Or, le recueillement n’est pas un état
fréquent, chez nous, au XXe siècle. J’ai assisté à bien des messes
d’enterrement ou de mariage, où les parents et les amis n’apportaient
aucune disposition pareille. J’ai vu, au contraire, des fidèles
recueillis, à Notre-Dame-des-Victoires, à Montmartre, à des messes
matinales, et au concert. Tout ce que le mot suppose de repliement sur
soi-même et de pensée sur un thème suggéré, il faut l’étudier dans les
salles de théâtre où, le dimanche, les grands orchestres jouent des
symphonies. Trois mille, quatre mille personnes écoutent, immobiles,
pressées, la tête droite si les deux oreilles sont bonnes, la tête
inclinée sur une épaule, si l’une des oreilles est paresseuse. La vie
intérieure est commandée par un coup d’archet, et le regard est
supprimé. C’est une absence universelle et soudaine. Huit mille yeux
restent ouverts, mais ils ne voient plus, à moins qu’ils ne soient
tournés en dedans, vers l’esprit troublé profondément, où passent des
brumes, comme il s’en lève, le matin, sur les lacs, les étangs, et même
au creux des prés où l’eau semble épuisée. Il faut observer les
auditeurs du dernier étage, des petites places qui sont chères tout de
même, ces gens debout pendant deux heures, ou bien assis sur le
plancher, le dos au mur et les jambes allongées dans la poussière, ou
encore serrés en grappe le long de l’escalier. Ils s’ignorent les uns
les autres. Hommes, femmes, jeunes, vieux, ils se sont fait une
solitude. Ne les touchez pas! Ne les éveillez pas! Ils sont dans un état
de fraternité hostile; ils jouissent de la même musique sans doute, mais
avec un égoïsme aigu et irascible, que déchaînerait un éternuement, un
rire, un geste inopportun. Ils ne bougent pas et ils voyagent tous. Ils
sont emportés par les mêmes notes dans des rêves différents. C’est un
lâcher de ballons, dont plusieurs sont captifs, mais dont la plupart
s’élèvent à de prodigieuses hauteurs. Et si vous voulez en juger et
mesurer la distance parcourue, voyez, quand la symphonie est achevée,
les physionomies se détendre peu à peu; regardez tous ces visages figés
par la vitesse, où la vie revient comme le sang dans une main engourdie.
Les absents se retrouvent; ils ont l’air de se dire bonjour.
Quelques-uns cependant demeurent insensibles, sous le pouvoir des notes
évanouies. Ils ne se raniment pas. Leurs yeux restent pleins d’ombre, et
l’on dirait qu’il y a des nihilistes, en nombre, dans la salle.

Je crois que cette double éducation, de l’oreille et de la vue, a
singulièrement influé sur le goût littéraire de notre temps. La
multiplication des amateurs de peinture et de sport a fait le succès de
la littérature descriptive et impressionniste, je ne dis pas seulement
des livres de voyages, mais de romans et d’articles qui sont de purs
décors, où se promène une pensée solitaire et malade, écrasée de parfums
et de lumière. Je n’en dis pas de mal. Je me plais même souvent à lire
de tels ouvrages, qui ne sont fatigants que pour une toute petite partie
de l’esprit. Ils conviennent à notre curiosité, à de secrètes paresses
qui sont en nous, et à des langueurs toujours prêtes. Je constate
seulement qu’ils ont une clientèle nombreuse, comme nos expositions de
peinture. L’amateur de tableaux se retrouve dans le lecteur. Et puis,
tous ces descriptifs sont en même temps des musiciens, et c’est là une
seconde puissance par quoi ils nous retiennent. La musique des mots crée
une illusion de pensée. Elle donne un plaisir où l’âme et le corps
s’intéressent à la fois; elle hypnotise; elle fait croire à des lecteurs
très affinés cependant qu’il y a des idées obscures comme il y a des
rayons invisibles, et qu’il en passe, tout près d’eux, et qu’ils vont
les saisir: ils n’y parviennent pas.

Je l’avouerai tout simplement,--et pourquoi une vieille fille
n’aurait-elle pas le droit de dire son avis sur les livres qu’elle
lit?--je crains que cette littérature ne tienne pas. Je redoute qu’il en
soit d’elle comme du mur de mon jardin: il n’était pas vieux; il était
fait de pierres superposées, sans lien, sans chaux, et le vent l’a mis
par terre, non pas un orage ou un cyclone, mais un petit coup de vent
qui n’a pas même arraché une feuille aux fusains ou aux chênes. Il est
vrai que de grands artistes ont écrit des phrases inintelligibles,
destinées à produire une simple sensation: mais ils le savaient, et ce
n’était qu’un accident. Leur manière était autre. Ils croyaient qu’un
écrivain est avant tout un homme qui pense, et que la musique des mots
et la beauté de l’image doivent orner la pensée, mais non en tenir lieu.
Ils savaient que le lyrisme a besoin d’être surveillé. Ce sont là mes
auteurs préférés. J’aime leur solide raison. Tant de livres sont
inhabitables! Je suis flattée qu’un homme ait pris pour moi la peine de
réfléchir, d’assembler, de composer, de ne donner que le meilleur de son
esprit; je lui sais gré de ne pas tout me dire, de me laisser quelque
chose à deviner, un peloton de laine dont il m’aura dit simplement:
«Voici le bout du fil, mademoiselle; tirez dessus, et tout se dévidera».
Il me semble même que cette maîtrise de soi mérite seule le nom de
force. J’entends parfois mes amies se récrier sur la «force» d’un livre.
J’achète, et deux fois sur trois je trouve des brutalités de forme dans
un ouvrage lâché, mal composé, par un faible cerveau qui n’a que des
lueurs et des colères. Il m’a toujours paru que la force était une
qualité de l’ensemble.

Quand j’ai pu ménager une soirée de liberté, et que j’ai visité, trotté,
parlé tout un jour, j’ouvre un de ces ouvrages que m’ont recommandé le
sujet, le nom de l’auteur, ou mes amis. S’il est vivant, s’il
m’entretient du temps présent, de l’humanité proche, de nos inquiétudes,
de nos espoirs, de nos misères, en somme de moi-même, je deviens pour
lui une ardente amie, je lui parle, je l’interroge, je le commente tout
haut. S’il est écrit par un artiste, alors je ne lis plus, je goûte, je
me réjouis et il m’arrive d’oublier tout le reste pour savourer la
phrase. C’est un des plus vifs plaisirs que je connaisse, et ce serait
une amusante critique que celle qui dégagerait la phrase type de chaque
auteur. Chaque écrivain a la sienne. Il y a la phrase cubique; le
rectangle allongé, une des meilleures formes classiques; le fuseau;
l’ogive; la phrase cabochon renflée en son milieu; il y a la fausse
pierre de rempart; le faux marbre antique si répandu; il y a la phrase
latine, à cascades et détours, et tant d’autres. Quelqu’un me disait:
«Voyez les marronniers, la fleur est un chef-d’œuvre complet, la grappe
en est un autre, la branche qui la porte en est un troisième, et l’arbre
entier se compose d’architectures parfaites harmonieusement réunies.» On
peut en dire autant d’un livre de vrai mérite, et la joie c’est de
l’avoir vu. C’en est une autre aussi de reconnaître, parmi ces formes
innombrables, celles qui sont tout à fait «de chez nous», celles du
génie français, et de suivre le filon, sans erreur possible, à travers
les siècles. Il m’arrive souvent de lire une demi-page, et puis de la
contempler pendant une soirée entière, comme un grand paysage ou comme
une âme qui serait devant moi.

                   *       *       *       *       *

Vaste sujet! Il est de ceux qui me passionnent! Que de préjugés
funestes, et que d’autres ridicules à propos de la lecture et des
lectures! Que de fois je me suis élevée contre eux! Il me semble que je
n’aurais qu’à me souvenir: mes conversations, mes répliques, mes
colères, mes discours revivraient sous ma plume. A combien de femmes
n’ai-je pas dit l’une ou l’autre des choses que voici.

Mes sœurs, vous qui lisez, ne prenez pas cet art de la lecture pour une
preuve d’esprit, ni pour un titre qui permet aux lettrés de mépriser les
illettrés. Nous nous moquons des sauvages qui ont foi dans les fétiches.
Mais les fétiches abondent aujourd’hui, et des milliers de gens rendent
à la lecture un culte immérité, quand ils confondent la lecture avec
l’instruction et l’absence de lecture avec l’ignorance.

Non, non, les ignorants ne sont pas toujours ceux qu’on croit tels. Et
quand on réduit l’ignorance au défaut de culture littéraire, on commet
une double faute: contre l’amour fraternel, et contre l’observation la
plus élémentaire.

Que de compatriotes il faudrait décréter d’ignorance!

Veuillez considérer que la plus grande partie d’une nation est écartée
de la culture littéraire par ses occupations mêmes. C’est là une
nécessité. Quelque moyen que l’on prenne pour y contredire, on
n’arrivera pas à faire un peuple de lettrés. Ce serait un genre de mort,
l’un des plus lamentables. Être instruit dans sa profession, oh! cela
est tout autre chose! Mais l’ouvrier des rudes besognes manuelles lit
peu; le paysan lit un peu moins, le temps manque, et le goût souvent, à
ces êtres qui doivent avoir les yeux et les bras attentifs à d’autres
objets que le livre imprimé. Leur vie est liée au mouvement, celui de la
machine ou celui de la sève; elle est pleine d’inquiétudes, de joies, de
réussites, d’insuccès, de passions qui naissent de sources autres que
celles de la pensée écrite; elle est fondée sur l’expérience, une grande
maîtresse aussi, qui parle au cœur, et tout bas, et toujours. Mépriser
des êtres humains qui, pour ces raisons nécessaires, ne peuvent avoir la
même culture que nous, et qui, s’ils l’avaient, l’oublieraient vite,
quelle vilaine qualité d’esprit cela supposerait, et aussi quelle
sottise!

L’homme qui lit peu ou qui ne lit pas remplit un rôle bienfaisant; il
peut avoir la supériorité du métier; il peut s’élever jusqu’aux
raffinements de l’art; il est une force intelligente, en tout cas,
responsable, digne de respect, d’aide et d’affection. C’est à ses
facultés développées par le métier et non par la lecture que vous vous
confiez. Quand vous montez dans une automobile, vous aimez qu’on vous
dise que le chauffeur connaît sa machine, et vous auriez un petit
frisson, qui ne serait pas d’admiration pure, si l’on vous affirmait
qu’il médite, dans le texte, sur la _Divine Comédie_, ou qu’il prépare
une édition savante des fragments d’Anacréon. Vous recherchez les femmes
de chambre qui savent bien leur service, et vous auriez quelque doute
sur l’humeur, l’exactitude, ou l’habileté professionnelle, et peut-être
sur les autres vertus, de celle qui vous interrogerait, en se gageant,
sur le mérite de la dernière édition de Montaigne ou sur celui des seize
volumes de lettres d’Horace Walpole publiés par Mrs. Paget Toynbee.

Le fermier qui possède des charrues à trois socs, des
moissonneuses-lieuses, des batteuses à vapeur, des engrais chimiques,
des étables garnies de beaux animaux, des granges bien bâties et bien
pleines, sera un homme de haute valeur personnelle et humaine, sans
aucune éducation littéraire. Il aura la supériorité du métier, qui
exclura toujours, plus ou moins, l’instruction générale par la lecture.
Et, vous voyez donc bien que n’estimer que les gens qui peuvent lire, ce
serait se condamner à mépriser un nombre immense de serviteurs très
utiles de la vie, et singulièrement rétrécir notre fraternité.

Mais ce ne serait pas seulement un bien cruel mépris que celui qui
s’étendrait à tant d’hommes. Il serait encore injuste absolument, et
quand on compare l’homme qui lit et l’homme qui ne lit pas, en demandant
à l’un et à l’autre: Que savez-vous du monde, que savez-vous de la vie?

Car celui-là n’est pas le plus riche en idées qui a beaucoup lu, mais
qui a le plus songé. Or, les moyens d’apprendre étant infiniment variés,
et la vie ayant, à elle seule, un pouvoir d’enseignement sans limite, il
en résulte que des esprits de nulle culture, de prétendus ignorants,
peuvent être de magnifiques intelligences. A qui n’est-il pas arrivé de
surprendre un mot profond dit par un homme qui ressemblait à un vieux
pommier éclaté, noueux, tordu, par un homme incapable du moindre
raffinement? Et, en effet, ce n’étaient que des âmes incultes. Mais
c’étaient des âmes, c’est-à-dire des puissances dont le domaine est
caché: champ où nous vivons, forêts, maison, ou étoile. Le trésor du
sens commun,--qui n’est pas assez pillé,--est fait de l’apport anonyme
de cette humanité non lettrée. Elle est habituée à l’observation la plus
exacte; elle a les siècles pour appuyer ses dictons que la science nie
d’abord et découvre après elle; elle est poète quelquefois; elle enferme
dans un mot le secret qu’elle a gardé longtemps; elle est savante pour
avoir regardé par dix mille yeux, écouté par dix mille oreilles, et pour
avoir vécu la vie moyenne et muette parmi les injustices, les
froissements d’amour-propre, les rares bons offices des voisins, les
joies difficilement défendues. Comprenez-la. Être incapable de supporter
la vie pauvre, c’est déjà triste. Mais ne pas comprendre ceux qui la
vivent, ne pas leur rendre justice, en vérité, c’est trop.

J’ai connu des bonnes gens et des bonnes femmes qui avaient toujours été
voisins de la misère, et qui étaient aussi sages que Salomon ou que la
reine de Saba. Ils s’exprimaient médiocrement; ils raisonnaient
merveilleusement. Leur jugement s’étendait hors du métier; ils
connaissaient le monde, ayant souffert par lui. Ce qu’ils disaient se
répandait autour d’eux, et germait quelquefois, aussi bien qu’un
exemple. Cela avait le poids ailé qui fait que les graines voyagent et
tombent. Ils étaient semeurs, ce qui ne s’improvise pas. Un jour, en
Angleterre, je visitais un grand domaine. Le propriétaire me dit: «Venez
avec moi jusqu’à cette maison, dans le parc, je veux vous présenter mon
intendant»; et tandis que nous allions vers cette maison de brique
brunie, comme le château, par la fumée des vallées voisines, mais
revivifiée par le lierre à petites feuilles, il ajouta: «Cet homme est
un ami pour nous tous; il a commencé par être aide garde-chasse et par
piéger dans les bois; il a monté en grade; il est devenu valet de
chambre, premier cocher, maître d’hôtel gouvernant le personnel de la
maison, et depuis des années, il administre le domaine. C’est un homme
qui écrit à peine, en gros caractères d’inscriptions, mais il sait tout
le reste, je ne fais rien sans le consulter, lady X... de même; s’il
venait à disparaître, je n’aurais qu’à me retirer dans un couvent.»

Et les artistes! On n’a pas coutume, je le sais bien, de les ranger
parmi les illettrés. Mais combien de peintres de génie, de sculpteurs,
de graveurs, n’ont su que la pensée qui vient dans la lumière et qui
éclôt de la rencontre de nos âmes avec les choses? Combien n’ont jamais
lu; n’ont écrit qu’à leur mère pour lui dire: «Je me porte bien», à un
ami pour lui donner rendez-vous, à leur marchand pour lui demander de
l’argent? Et cependant quels livres silencieux et inépuisables que leurs
œuvres!

Mais cette sagesse, chez les moins lettrés de nos frères, peut aller
bien plus loin. Ce qu’il y a de plus délicat dans la tendresse, ce qu’il
y a de plus noble dans le dévouement, des êtres illettrés, par millions,
l’ont compris, l’ont montré; beaucoup ont aperçu plus de vérités
supérieures que les rédacteurs de journaux et de livres; ils ont dépassé
les frontières scientifiques, voyageurs qui reviennent les yeux encore
tout clairs de la lumière qu’ils ont vue, et qui donnent des leçons aux
grands, et aux petits qui en ont besoin comme d’autres.

Non, les simples, les pauvres, les illettrés, ne sont pas nécessairement
les brutes que tant de romanciers décrivent, les uns d’après les autres,
indéfiniment; ils ont en tout cas ceci en leur faveur, qu’ils n’ont pas
méprisé beaucoup de lumière, et qu’ils la suivent, émerveillés, quand
ils la voient. Que d’hommes instruits n’en font pas autant! Pour moi, je
juge de la hauteur des âmes par leur degré de sensibilité au divin,
qu’elles en sachent le nom, ou qu’elles l’ignorent. J’imagine que la
Samaritaine de l’Évangile n’était pas une intellectuelle. Elle avait eu
cinq maris; on peut supposer que dans le nombre elle avait été répudiée
par quelques-uns. Et cette succession de ménages l’avait conduite à un
grand scepticisme sur la solidité du mariage contracté à la manière de
sa province de Samarie. Elle en était arrivée à la théorie de l’union
libre, tout comme nos romanciers les plus avancés d’aujourd’hui. Elle se
trouvait moralement dans un état lamentable, vivant hors de la loi, dans
une complète ignorance de toute idée supérieure, trouvant qu’elle serait
parfaitement heureuse si le puits était moins éloigné de la ville et
l’eau plus aisée à puiser. Elle serait morte dans cette abjection, si le
Christ n’avait pas passé par là. Quand il lui parla, elle essaya d’abord
de lui mentir, étant coupable et femme; quand elle vit qu’il savait
tout, elle comprit qu’il était plus qu’un homme; quand elle entendit le
mot de pardon, elle comprit qu’il était Dieu, et elle devint aussitôt
l’apôtre de la ville, et elle fit des conquêtes, en sens contraire des
premières, et pour l’amour éternel.

Ah! que je les aime, ces pauvres gens, non pas parce qu’ils savent peu
de chose, mais parce qu’ils ont plus d’excuses que d’autres, quand ils
sont médiocres, et parce qu’ils montent plus vite quand ils ont vu la
route! Que je l’admirais, ces jours derniers, cette vieille mère d’un
jeune ouvrier fendeur d’ardoises! Elle me racontait que, pour envoyer
son fils à une retraite de trois jours, elle avait emprunté à une
voisine cinq francs, le prix du voyage et de la nourriture. Et comme je
lui disais que cela me touchait: «Que voulez-vous, mademoiselle, me
répondit-elle, on est mère, et on n’élève pas que des corps!»

Je voudrais que les femmes du monde pussent toutes en dire autant.

                   *       *       *       *       *

Mes sœurs, vous qui lisez, ne confondez pas l’art de l’alphabet avec la
moralité. C’est un autre préjugé, qui a eu son heure de vogue, et dont
la tyrannie est encore dommageable, bien qu’il ait perdu beaucoup de
défenseurs. Victor Hugo l’avait formulé, il avait frappé la médaille, il
avait écrit: «Ouvrir une école, c’est fermer une prison». Hélas! depuis
le temps où le poète disait ce mot sonore, on a ouvert bien des écoles;
je ne crois pas qu’on ait fermé une seule prison. Il donnait une forme
d’antithèse et une cadence à une idée qu’on voulait rendre populaire:
«La science de l’alphabet et les lectures qui s’ensuivent sont des
causes de moralité. Tout homme qui lit est, en moralité, supérieur à
l’homme qui ne lit pas.»

Il ne se trouve pas seulement des hommes de génie pour formuler ces
naïvetés; il se trouve des hommes naïfs pour y croire, et chercher à les
appuyer de statistiques. Pendant des années, ils ont attendu, sincères,
espérant que les chiffres allaient, comme les hommes, applaudir le
poète. Mais la criminalité ne se modifiait pas dans le sens prédit.
Aujourd’hui, les accusés, presque tous, ont des lettres; plusieurs ont
même reçu l’instruction supérieure. On vient de publier un recueil de la
littérature des bagnes. Et le chiffre des coupables a grossi.

Il a fallu battre en retraite. Le grand rapport général sur la justice
en France, de 1826 à 1880, commençait à douter de la proposition. Il ne
la condamnait pas, mais il ne pouvait déjà plus la soutenir. Il disait:
«Il faut renoncer à l’espoir de trouver dans la statistique _seule_ le
critérium de l’influence de l’instruction sur la criminalité.»

Un rapport beaucoup plus récent, celui qui a trait à la justice
criminelle en France, pendant l’année 1905, va plus loin dans l’aveu.

Ayant énuméré les plaintes, dénonciations et procès verbaux qui étaient
de 114 009 en 1835, qui ont passé à 200 000 en 1850, et qui se sont
élevés en 1905 à 546 000, le rédacteur de ces pages officielles est
amené à formuler quelque chose comme une pensée. Ces chiffres
l’offusquent. D’autre part, il sait bien que les écoles ont été
multipliées. Alors il prend position dans les ténèbres, il déclare que
tout cela est obscur, et il lâche un peu plus la statistique, ne pouvant
se résoudre à lâcher tout à fait l’utopie. Et voici son arrêt:

«Il n’existe donc, entre le développement de l’instruction et de la
criminalité, _aucun rapport bien net_. Aussi ne faut-il pas chercher à
déterminer, par la statistique criminelle, la mesure dans laquelle s’est
exercée l’influence du progrès de l’instruction primaire sur la morale
publique.»

On peut se demander comment une idée aussi simple met tant d’années à
devenir officielle. Dès 1881, un journal, _le Temps_, avait excellemment
observé: «Sur 100 accusés, on trouve 30 individus complètement
illettrés, 66 individus sachant lire et écrire, et 4 ayant reçu une
instruction supérieure: _ce serait donc moins l’instruction que
l’éducation qui élèverait l’idée morale dans l’homme_». Enfin voilà des
mots justes, et des idées mises à leur place, c’est-à-dire séparées. Il
faut le répéter. Il faut s’en convaincre. Le fait de savoir lire
constitue un moyen d’apprendre, soit de bonnes, soit de mauvaises
choses, et c’est le choix dans la direction des lectures, c’est bien un
acte de volonté et une influence d’éducation, qui décideront du profit
moral ou du préjudice enfermé dans cet inconnu, dans cette puissance
indifférente en soi qui s’appelle l’art de l’alphabet. Avant nos
statisticiens, un philosophe anglais l’avait avoué, et je crois que
c’est Herbert Spencer qui disait: «Il n’y a pas plus de relation entre
le fait de savoir assembler des lettres et la moralité, qu’entre la
moralité et l’habitude de prendre un tub tous les matins».

Un autre préjugé, des plus répandus, consiste à prétendre qu’un livre,
pourvu qu’il soit bien écrit, ne peut pas faire de mal. J’entends dire
cela dans la rue, chez les pauvres, dans les salons.

Oh! je sais bien qu’on fait exception pour les jeunes filles. On veut
bien admettre qu’elles ont droit à une sorte de système protecteur. Mais
dès qu’elle est mariée, il semble qu’une femme puisse impunément lire
toutes sortes de livres. Je n’en crois rien.

Peut-être pourrait-on admettre qu’un homme ou une femme, parvenu à la
maturité, d’esprit cultivé et avisé, ayant l’expérience du sophisme et
le mépris de la bassesse morale, pourra lire impunément beaucoup de
livres, même faux, même mauvais, s’il y a une raison de le faire. Mais
tout lire! Et tout lire avant d’avoir beaucoup vécu! Songez donc à
l’effroyable amas de mensonges, et de sottises, et de perversité morale
que représente, à côté de purs chefs-d’œuvre ou d’œuvres estimables, une
littérature quelconque, même si l’on ne tient compte que de ses
écrivains de talent et de ses livres composés habilement! Et vous
présumez assez de vous-même pour penser que ce flot si mêlé de systèmes,
d’affirmations, d’insinuations, d’appels à la sensualité, de
descriptions, de contradictions, passera dans votre esprit sans y
laisser de trace! Vous croyez que pourvu qu’un livre soit artistement
fait, il est inoffensif, comme si l’art n’ajoutait pas une force et un
charme à des doctrines ou à des sentiments dont sans lui la grossièreté
vous eût choqué? Ou bien vous imaginez-vous que votre admiration
s’attachera exclusivement à la forme et que vous demeurerez insensible à
l’idée bien parée et chantante?

Non, je n’en crois rien, et cela pour deux raisons. D’abord parce que
j’ai vu de belles intelligences troublées et désemparées par des
sophismes misérables abordés trop tôt, sans assez de défiance, avec trop
de vanité personnelle. Et j’ai connu plus encore d’êtres délicieux qui
avaient changé de sourire, et de regard, et d’âme sans presque s’en
douter, et sur qui, visiblement, pesaient tant de lectures dites
légères, les mal nommées, les plus lourdes qui soient, puisqu’elles
plient ce qui est droit. Non, je suis certaine que la sottise, même
géniale, l’erreur, ne peuvent passer habituellement dans un esprit sans
obscurcir son entendement, et que les plus honnêtes femmes, les plus
honnêtes hommes, perdent quelque chose de leur honnêteté à lire des
livres malhonnêtes.

Et, lors même que l’expérience ne serait pas là, est-ce que la raison
toute seule ne suffit pas pour combattre ce préjugé de la lecture
indifférente? Affirmer qu’aucun livre ne peut nuire à un esprit formé,
c’est proclamer de deux choses l’une: ou que l’homme est impeccable, ou
que l’un des principaux moyens de connaissance n’a aucun pouvoir de
formation.

Il y a un choix à faire et une progression à suivre. C’est là le
difficile. C’est d’autant plus difficile qu’il est puéril, presque
toujours, de classer des livres en bons ou mauvais. Assurément, il y en
a d’absolument mauvais. Mais beaucoup de bons livres ne sont bons que
relativement; la question et la réponse sont et doivent être
personnelles, individuelles, et ce qui est bon pour l’une ou pour l’un
peut nuire à l’autre. Si j’avais à donner une formule, je m’arrêterais à
celle-ci: il faut être supérieur au livre qu’on va lire. Entendez-le
bien! Il ne s’agit pas de ne lire que les livres qu’on serait capable
d’écrire! Cela réduirait singulièrement l’importance des bibliothèques.
Je veux dire qu’il faut savoir ou pressentir qu’on a, en soi, et de par
son éducation, une culture assez forte, une vigueur morale suffisante
pour que la saine partie du livre vous profitant, la mauvaise ne vous
nuise pas.

C’est ce que j’appelle être supérieur au livre qu’on lit. Mais on ne l’a
pas lu? me direz-vous. D’autres l’ont lu. Le livre a une réputation, un
parfum, une odeur. Et, en somme, vous n’agissez pas autrement, quand
vous sautez une haie, à la chasse, ou un ruisseau. Vous ne savez pas au
juste la hauteur de l’obstacle, ou sa largeur, mais connaissant votre
bête, vous êtes sûr qu’elle sautera. C’est encore la manière des marins,
quand ils disent qu’ils naviguent «à l’estime», se fiant à ce qu’ils
savent, et aux yeux clairs, et aux oreilles fines, pour traverser la
brume ou la nuit. J’ajoute qu’entre deux excès, l’excès d’estime est
toujours celui qui nous sollicite.

Règle de bonne foi, en somme. Les jeunes filles ont une manière aisée de
l’appliquer: elles font lire leur mère. Les jeunes femmes, d’un certain
monde, n’ont pas toujours la même ressource, car, d’ordinaire, leur mari
lit peu, j’en connais qui ne lisent point, et il y a un écart, qui n’est
pas nouveau dans le monde, entre la culture d’esprit d’une femme et
celle de son mari. Mais les jeunes filles ont leur mère liseuse. Quand
une mère lit tout haut devant ses filles, elle est dans un de ses plus
jolis rôles, et qu’elle joue à ravir. Elle a grâce d’État. Elle pressent
les coupures, elle les fait si habilement et recoud si vite les bords
qu’on ne s’aperçoit de rien. Avez-vous remarqué ceci? Quand un homme lit
un texte qui n’est pas à l’usage de Marguerite, il a des jeux de
physionomie qui révèlent qu’il va se passer quelque chose; il s’émeut;
sa voix hésite; il y a des points d’orgue qui suspendent l’intérêt de la
lecture, et qui risquent de souligner l’obscur et d’inscrire une phrase
dans les parenthèses vides. Que la mère est donc plus fine, simplement
parce qu’elle est mère! La maternité est créatrice de deux âmes à la
fois: celle de l’enfant, celle de la mère. La mère qui lit a une
assurance d’auteur, et bien plus, une impertinence heureuse; elle
remplace un mot comme elle piquerait un point de tapisserie; elle n’a
pas peur d’être sotte ou ridicule, ou prise de court, et elle ne l’est
jamais. Ah! quels nombreux, quels utiles correcteurs ont les écrivains,
quand les protes ont fini leur besogne! Quelles jolies leçons ils
recevraient, s’ils pouvaient entendre! Et c’est ainsi que beaucoup de
livres, qui ne peuvent être lus dans l’original, peuvent l’être dans
l’édition maternelle et vivante. Combien je préfère ce système à cette
indifférente mollesse, qui limite une jeune fille aux seules lectures
estampillées pour elle, et qui font qu’elle attend dans l’ennui l’heure
où elle ouvrira les livres que la mère lisait seule et tout bas! Que de
fortes lectures, éducatrices de la volonté, peuvent ainsi préparer, non
pas des amoureuses nourries seulement de romans et de romances, mais des
femmes faites pour regarder la vie, avec cette belle vaillance, cette
droite intention, cette claire vue du devoir et le mépris de l’à-côté,
qui font qu’on la traverse, qu’on la soumet comme un royaume, et qu’on y
devient reine.

Cela crée des titres impérissables à la reconnaissance des enfants.
Quand ils grandissent, et qu’ils jugent non pas encore la vie, mais leur
vie, et qu’ils peuvent voir que leur jeunesse a été intelligemment
conduite et tendrement respectée, qu’elle s’est défendue elle-même dans
la mesure où il le faut, et que pour le reste on l’a défendue; quand ils
se sentent forts, épanouis, intacts, ils trouvent pour leur mère des
mots autres sans doute, mais semblables à ceux que disait une petite
fille que je connais: «Maman, vous êtes la plus mignonne, je vous ai
choisie».

Temps d’épreuve, temps de préparation. Il est bon qu’il dure, la liberté
grandissant à mesure que la curiosité diminue. Et puis, vient l’âge où
les yeux ont vu tant de flots mouvants qu’ils peuvent juger le creux
rien qu’à regarder la couleur de la surface. Alors, on peut aller loin,
pourvu qu’on connaisse les phares. Alors on est un vieux pilote, qui
peut sortir par tous les temps, ou à peu près.

                   *       *       *       *       *

Mes sœurs, vous qui lisez, soyez persuadées que, s’il y a une limite à
nos lectures, posée par le respect de nous-mêmes, il n’y a pas de limite
à leur variété. Ne soyons pas seulement des liseuses, mais des femmes
instruites, savantes même, cela est souhaitable, malgré Molière.
Beaucoup de lectures ne sont qu’une opération paresseuse de l’esprit.
Elles ont leur temps. Quand elles prennent tout le temps, c’est trop.
Quelle est la méthode à suivre? Je crois qu’il n’y en a pas. Je ne
dirais pas cela à un jeune homme qui a une carrière à préparer; les
diplômes supposent des programmes obéis. Et je pense de même, s’il
s’agit d’une femme qui cherche à obtenir un brevet. Mais la plupart des
femmes, en lisant, obéissent à un goût, ou à une fantaisie. Qu’elles
suivent donc leur goût, ou leur fantaisie, et que les auteurs espagnols
se mêlent sur leur table aux auteurs français; les anglais aux italiens;
qu’elles passent, sans remords, du XIXe siècle au XVIIe, et au moyen âge
s’il leur plaît, et même aux latins. J’ai toujours remarqué une certaine
supériorité chez les femmes qui avaient un peu de latin, et cette
supériorité était faite d’une sorte de fermeté de raisonnement, d’un
goût sûr de lui-même et sans mièvrerie en littérature. L’ordre importe
peu. Ce qui importe, c’est la variété dans l’étude; c’est le nombre des
fenêtres ouvertes sur le monde. Là-dessus, il faut être exigeant, et là
il faut savoir imposer à son goût une contrainte passagère.

Quand il s’agit d’instruire des femmes, il semble que la première
préoccupation du professeur, de l’auteur du discours, ou de la
conférence, soit de les «divertir» comme on disait autrefois. On
s’adresse à leur imagination, à leur sensibilité. Et ce n’est pas un
tort. Mais on s’adresse rarement à leur raison raisonnante; on a peur
qu’elles n’aient pas la force de porter un syllogisme en forme. Et c’est
de cette mauvaise crainte, et, au fond, de cette mauvaise opinion que je
me plains.

Les femmes n’ont pas besoin de savoir l’histoire de la philosophie, et
de peiner sur les manuels où l’on apprend jusqu’à quelle profondeur de
sottise une erreur initiale, soutenue par l’orgueil, a pu conduire des
intelligences souvent nobles. Je souhaiterais simplement qu’elles
fussent averties des principales questions de philosophie dont elles
entendront, autour d’elles, raisonner ou déraisonner. Il est bien
désirable qu’elles sachent non seulement que M. X... est une bête, et
que M. Y... en est une autre,--elles le savent déjà si elles l’ont
rencontré,--mais pourquoi il en est ainsi; qu’elles n’aient pas
seulement l’horreur instinctive d’une doctrine fausse, mais qu’elles
puissent, d’un mot, sans discussion, sans pédantisme, montrer qu’elles
ont vu l’erreur, qu’elles la connaissent, qu’elles ne sont pas dupes
d’un phraseur ou d’un sophiste.

Les femmes sont parfaitement aptes à recevoir un pareil enseignement,
qu’il vienne d’un professeur ou d’un livre. Elles ont une merveilleuse
rapidité et sûreté de compréhension, aussi bien dans l’ordre des idées
que dans celui des sentiments. Et elles se servent très bien ensuite des
armes qu’on leur a fournies. Il n’y a rien de plus sûr qu’un coup
d’épingle de chapeau pour dégonfler un ballon. Elles le donneront
d’autant plus volontiers qu’elles apercevront, presque toujours, que la
vérité les protège dans leur dignité de femmes, et les grandit dans leur
influence d’épouses et de mères.

Il est nécessaire avant tout qu’elles fassent une étude attentive de la
doctrine catholique. Je parle ici des croyantes qui ont à se défendre,
mais aussi des autres qui ont à savoir. Je dirais à celles-ci: «Vous
aussi, vous devez étudier la religion, non pas dans les livres qui la
défigurent pour la combattre, mais dans ceux qui l’exposent. Le sens de
la vie et la vue du monde sont entièrement changés selon que l’esprit
ignore cette question ou qu’il la connaît. On ne peut y échapper que par
une faute dont l’importance ne saurait être mesurée, même eu égard aux
simples conséquences humaines. Car celles mêmes qui, en étudiant la foi,
ne la trouveront pas, trouveront du moins cet immense bénéfice de la
comprendre et d’être exactes en parlant d’elle. Elles sont sûres de
sortir ennoblies de cette étude, et capables de plus de justice.»

Je n’oublie pas que la phraséologie qu’on emploie dans les discours ou
les articles électoraux permet aux hommes tout à fait ignorants de ces
problèmes de se qualifier eux-mêmes d’esprit affranchis ou libérés. Mais
la réalité est toute différente. J’ai pu comparer, tout le long de ma
vie, les deux espèces d’hommes et de femmes, ceux qui savent et ceux qui
ne savent pas les choses religieuses. Eh bien! je suis contrainte de
constater que l’ignorance religieuse est une cause certaine
d’infériorité intellectuelle. Il y a un monde où certains hommes et
certaines femmes n’entrent pas, et ce monde est immense. Il y a des
hommes qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne comprennent pas le
langage, et ce sont leurs frères, et qui se comptent par millions. Sans
une idée de religion acceptée, ou du moins comprise, l’histoire est en
partie inintelligible; le plus bel art qui fut jamais, architecture,
musique, peinture, sculpture, ne livre plus son âme à des âmes trop
lointaines; les plus beaux mots, ceux de fraternité, de moralité,
d’immortalité, perdent de leur solidité et de leur sérieux; le peu
qu’est l’invention humaine dans le progrès social apparaît.

Quel regret. On devine, on aime l’être magnifique que serait cet homme
si, au lieu de la petite lampe de mineur qui l’éclaire, il marchait dans
le jour du soleil. Combien j’en ai rencontré! Ils savaient tout,
quelquefois, sauf l’essentiel; ils avaient une réputation méritée, des
dons de parole, d’ingéniosité, de cordialité, et un désir d’être utile
au pays, et une modestie souvent véritable. Mais ils manquaient de
curiosité supérieure; ils étaient impuissants où d’autres, par millions,
se sentent libres; ils me semblaient des navires magnifiques dont les
voiles pendent, fautes de vergues et de cordages, tandis que les plus
petits bateaux s’en vont au large. Le vol de la pensée dans l’origine et
dans la fin, le recours à une puissance qui est tout, l’harmonie d’un
système où rien n’est omis, où la nature n’est pas sacrifiée, mais
sublimisée et remise à huitaine, la prodigieuse communion des âmes dans
l’univers et dans les siècles, toutes barrières de temps et d’espace
rompues, ils ne soupçonnaient aucune de ces grandeurs, ni les autres,
dont les plus pauvres hommes possèdent souvent le trésor intact. Ils
causaient avec moi, et je reconnaissais en même temps leur science des
choses humaines, leur ignorance des divines, leur bonne foi complète.

Oui, j’éprouve souvent une sympathie vive et mêlée de regrets pour des
hommes qui ne pensent pas comme moi. Ce n’est pas une amitié ordinaire,
puisqu’elle naît d’autre chose encore que des qualités dont ils ont
donné la preuve, de la vue d’une puissance inactive qui est en eux, qui
pourrait s’épanouir et multiplier la beauté de leur esprit, sa force, sa
hardiesse et sa joie.

Et c’est pourquoi je dis: «Vous qui lisez, allez dans vos lectures
jusqu’au delà de la vie!»


FIN




TABLE


       I.--LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE        1
      II.--UNE VIE                               10
     III.--OCTAVIE MERLE                         22
      IV.--LE PÈRE MULOT                         31
       V.--LA HAIE D’ÉPINE NOIRE                 44
      VI.--LA TRAGÉDIENNE                        55
     VII.--UN DISPENSAIRE                        67
    VIII.--MONSIEUR JOSUAH                       75
      IX.--CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ     91
       X.--MÉDITATION SUR LE VILLAGE            101
      XI.--LA QUÉRENTE DE PAIN                  110
     XII.--LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE       122
    XIII.--LA PERLE                             134
     XIV.--L’ALLIANCE                           143
      XV.--LES ÉTRENNES                         155
     XVI.--UN CÉLIBATAIRE                       165
    XVII.--MADAME CANTEREINE                    176
   XVIII.--LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT         186
     XIX.--LE DRAME DE KERFEUN                  196
      XX.--LE FAUCHEUR D’HERBE                  207
     XXI.--LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE          221
    XXII.--LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU            230
   XXIII.--LE BOURG ABANDONNÉ                   242
    XXIV.--LA VILLE AU ROUET                    252
     XXV.--LES YEUX                             261
    XXVI.--LES PETITES FRATERNITÉS              272
   XXVII.--L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ        282
  XXVIII.--L’ORCHIDÉE OURAGAN                   291
    XXIX.--LES LECTURES                         301


535-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--5-08.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE VIEILLE FILLE ***


    

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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facility: www.gutenberg.org.

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