Title: L'histoire sociale au Palais de justice. Plaidoyers philosophiques
Author: Émile de Saint-Auban
Release date: January 31, 2025 [eBook #75264]
Language: French
Original publication: Paris: A. Pedone, 1895
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
ÉMILE DE SAINT-AUBIN
PLAIDOYERS PHILOSOPHIQUES
AVEC UNE INTRODUCTION DE L’AUTEUR
Les Trafics de l’Élysée. — Les grandes Conventions de 1883. — La Finance et la Politique. — Le Renouvellement du Privilège de la Banque de France. — L’Anarchie Doctrinale. — Le livre de Jean Grave. — Le Procès des Trente. — La Magistrature, la Presse et l’Opinion.
PARIS
A. DURAND ET PEDONE-LAURIEL
LIBRAIRES DE LA COUR D’APPEL ET DE L’ORDRE DES AVOCATS
A. PEDONE, Éditeur
13, RUE SOUFFLOT, 13
1895
DU MÊME AUTEUR
Critique d’art : Un Pèlerinage à Bayreuth
(Savine, éditeur).
La Parole est un acte. C’est pourquoi j’essaye de parler.
Hello, L’Homme.
Ceci n’est pas un livre d’éloquence, mais un livre d’histoire. Les événements l’ont dicté ; ma franchise l’a écrit. Il n’a rien de commun avec d’autres recueils célèbres. Dans ces recueils, la plaidoirie illustre des faits le plus souvent sans importance ; ici, tout au rebours, ce sont des faits d’une importance capitale qui illustrent la plaidoirie. Chez des avocats immortels, dont je n’imite pas la gloire (loin de moi ce ridicule), on ne peut admirer que la forme : la forme crée le fond ; l’intérêt du fond, sans la forme, s’évanouirait aussitôt. Ici, la forme est accessoire ; elle n’a d’autre mérite que de refléter le fond ; le fond est tout : c’est le fond qu’on doit méditer.
J’ai le sentiment très net de n’avoir jamais cherché à grandir le débat par l’ampleur de la parole. Ma parole n’a point ces prétentions. D’ailleurs le débat se grandissait tout seul ; il n’avait pas à se grandir : il avait la taille de l’Histoire.
Mon objectif unique a toujours été la défense de mon client ; parfois j’ai plaidé juste et j’ai pu le faire acquitter : c’est un des bonheurs de ma vie. Mais, en plaidant pour mon client, je plaidais, malgré lui et malgré moi, pour autre chose. C’est que mon client était un être symbolique : il incarnait une indignation, une idée, une tristesse ou un espoir ! Partant, pour le défendre, je devais philosopher, méditer, sonder le cœur des gens et l’abîme des choses ; je devais soulever des voiles redoutables, ouvrir de terribles dossiers ; je devais contempler, avec l’œil du psychologue, la bassesse des appétits, le désarroi des consciences, le mirage des illusions.
Il n’est pas nécessaire que le philosophe soit avocat ; mais l’avocat, pour rester avocat, doit quelquefois devenir philosophe. C’est alors qu’en plaidant sa cause il documente l’Avenir. L’Avenir peut oublier la cause ; il peut oublier l’avocat ; mais il profite de son œuvre et retient le document.
L’orateur, discutant ces affaires qui touchent l’intérêt public, ressemble au chœur de la tragédie antique. Il ne crée pas le drame : il l’écoute et le commente ; son rôle est de le sentir plus vivement que les autres et de le traduire pour tous. Il est un cristal limpide où se mirent des idées : il les reflète et les projette. Il n’est pas un imaginatif qui invente, il est un voyant qui raconte.
Prenez donc ces discours, non pour des jeux de ma fantaisie, mais pour des morceaux de la vie contemporaine. Ils sont les portraits fidèles de choses vécues par vous. Peut-être ont-ils gardé le frémissement de la lutte et ce je ne sais quoi de naïf qu’enregistrent les sténographes : en devenant un livre, ils n’ont pas voulu se farder.
Ils apparaissent, d’abord, comme autant d’œuvres distinctes, produit de conjonctures et de milieux différents. Tel n’est pas leur vrai caractère. Ils sont les éléments d’un tout indivisible. Ils sont les actes d’un seul drame. Ils marchent tous au dénouement. Cette unité fait leur mérité, leur puissance et leur vigueur. Ils ne m’en sont pas redevables ; ils la doivent à l’enchaînement rigoureux, à l’impérieuse logique des luttes qui les engendrèrent.
« Pour un livre, — a écrit Hello dans la préface de l’Homme, son immortelle conception — pour un livre, comme pour une société, comme pour une famille, comme pour un monde, et comme pour l’Art, il y a deux sortes d’unités : l’unité organique et l’unité mécanique.
« L’unité mécanique résulte de certaines règles observées ou éludées, de certaines règles factices au milieu desquelles l’auteur se débat à demi révolté, à demi soumis, jusqu’à ce qu’il ait conclu avec elles une paix honteuse. Si j’avais tenu à cette unité, j’aurais fait subir aux articles très divers et très semblables, qui composent ce volume, un travail de remaniement. Ce mot misérable indique un travail aussi misérable que lui, par lequel on essaye de pratiquer l’art heureux des transitions. Le mot : art dans cette phrase doit être écrit sans majuscule.
« L’unité qui résulte du travail de remaniement est l’unité mécanique, celle qui colle ensemble des fragments juxtaposés. Les collections que l’unité mécanique agrège paraissent se tenir et ne se tiennent pas.
« Tout au contraire, les parties d’un tout que l’unité organique vivifie et consacre se tiennent en vérité. Mais quelquefois elles ne paraissent pas se tenir.
« Les travaux qui composent ce volume vont tous au même but, par des routes différentes. Inspirés par un souffle unique, ils n’ont qu’à suivre ce souffle, pour aller en leur lieu, et c’est à ce souffle-là que je les abandonne. Ce lieu, c’est l’unité… L’unité véritable et vivante a droit au chant et au cri, car elle est le battement même du cœur. L’unité, tel est donc dans le fond, sinon dans la forme, le sujet de cet ouvrage. Ce livre est un essentiellement, et divers accidentellement. Son unité consiste à présenter partout les applications de la même vérité… »
Si j’osais marcher sur des traces aussi géniales, je dirais que, moi aussi, méprisant l’unité mécanique, j’ai dédaigné de faire subir à mes discours, « très divers et très semblables », un travail de remaniement. Je les ai trouvés allant au même but par des routes différentes, inspirés par un souffle unique, et c’est à ce souffle-là que je les ai abandonnés. Je crois qu’ils composent un livre, « divers accidentellement, mais un essentiellement ». Mon esprit reconnaît en eux les signes de l’« unité organique », de l’« unité vivante » qui consacre et vivifie les parties d’un même corps. S’ils sont un peu de l’Art, c’est à cette unité-là qu’ils le doivent ; et c’est à elle qu’ils doivent d’être, en vérité, de l’Histoire. Et c’est pourquoi je les publie : ils ont droit au « chant » et au « cri », parce qu’ils sont le battement même de mon cœur. C’est pourquoi, aussi, je les nomme : l’Histoire sociale au Palais de Justice, — titre vaste et ambitieux que je prie qu’on me pardonne, parce que, seul, il m’exprimait.
L’Histoire au Palais !… Elle n’y est pas toujours consolante ; mais où donc est-elle plus dramatique, plus suggestive et mieux documentée ?
Depuis dix ans, l’Histoire au Palais, c’est presque toute l’Histoire. Les notables péripéties adoptent ce théâtre ; elles viennent s’y dénouer, ou tout au moins s’y agiter.
Les sujets que traite l’Histoire varient selon les époques. Elle est diplomatique, artistique, guerrière, procédurière. Elle change de thème et d’acteurs. Avec son répertoire, elle renouvelle sa troupe. Tantôt elle joue des noblesses, et tantôt des vilenies.
Le début du siècle fut essentiellement militaire. Sa fin est essentiellement judiciaire. On a copié son début dans des journaux d’état-major ; on copiera sa fin dans des grosses d’arrêts. Tout événement qui compte aboutit à un procès — ou devrait y aboutir. Il faut que la Psychologie aille s’installer dans les greffes, si elle veut comprendre les consciences actuelles.
Aujourd’hui, trois acteurs se partagent les premiers rôles : le Financier, le Politicien, l’Anarchiste. Tout le reste n’est que comparses, machinistes ou figurants.
Le vrai premier rôle revient sans conteste au Financier. En vérité, il est plus qu’un acteur : il est celui qui tire les fils des marionnettes sur la scène des grands Guignols.
Rien ne bouge que par son ordre.
Il tient l’argent ; il tient l’autorité.
Le peuple ajoute : il tient la justice.
Expliquons-nous.
On dit : il tient les magistrats. — Quelques exceptions, c’est possible : je n’en sais rien. De telles exceptions sont, hélas ! de tous les régimes. — Mais l’ensemble des magistrats, la magistrature : non. Il tient mieux que les magistrats : il tient la loi. C’est bien plus grave : s’il ne tenait que les hommes, on ferait le procès des hommes. Mais il tient les institutions ! Et la loi lui deviendra de moins en moins applicable, car c’est lui qui de plus en plus la fera. Il a consacré le Jeu ; il a légitimé l’Usure ; des modifications récentes au régime des sociétés suppriment, ou peu s’en faut, les recours de l’épargne publique. Son omnipotence est fondée sur des bases indestructibles. Toutes sortes de privilèges, de conventions renouvelées lui livrent le pays pour qu’il en jouisse à son gré.
Cela, remarquez-le, est parfaitement logique. La loi est l’expression de la force régnante. Cette force légifère pour elle et non contre elle — quoi de plus naturel et quoi de plus humain ? Le Féodal, quel qu’il soit, n’a jamais accordé au Vilain qu’un bâton contre sa cuirasse. Or, la force du siècle est l’or. Comment l’or se condamnerait-il ? Il a le droit de s’écrier, pareil au César antique : Legibus vivimus, sed supra leges sumus !
Si l’époque jugeait la Finance, elle cesserait d’être l’époque ; un âge finirait, un autre âge commencerait. On peut arrêter la Finance, l’envoyer à Mazas, la traîner en Correctionnelle ; le juge aura beau la maudire : la force des choses l’absoudra. La loi saluera très bas la fourrure de sa pelisse ou sa grave redingote tachée de rouge à la boutonnière par le signe de l’honneur, et dès qu’il l’apercevra de loin, l’article 405 ira, clopin-clopant, se cacher au fond du Code. Le texte est ainsi conçu que, dans notre Démocratie, un gros monsieur ne peut être un escroc.
Le Financier est roi. Quand il est doublé d’un Juif, sa royauté est invulnérable. Rien ni personne ne le peut détrôner. Jadis, parfois, l’acier d’un glaive perçait la cuirasse de fer ; aujourd’hui, tous les textes s’émoussent contre la cuirasse d’or.
Le Politicien — forcément — tend, chaque jour davantage, à devenir le chargé d’affaires du Financier. Il le devient fatalement. La force régnante l’envoûte.
Quand il n’épouse pas la corruption, il flirte avec elle, au point que les foules se disent : il doit être son amant ! Du reste, plus on va, plus la Finance et la Politique se pénètrent l’une l’autre, pour former un produit bâtard, à l’instar de ces métaux dont les combinaisons chimiques donnent la matière mixte qu’on appelle un alliage. Cet alliage politico-financier sera bientôt la monnaie courante du Parlementarisme jacobin. Combien a-t-il déjà réglé de marchés inavouables et de louches compromissions ? Demandez-le au juif Arton, au docteur Cornélius Herz, à M. le baron Von Reinach !… Mais Arton est atteint de la monomanie des voyages ; le docteur Cornélius Herz souffre d’une agonie chronique ; quant au baron Von Reinach, il n’est plus qu’une ombre juive plongée dans la nuit du Schéo !…
Ce désordre moral, favorisé par la Finance pour les besoins de la spéculation, et qui est le fruit nécessaire de la domination de l’or, a dû pousser de profondes racines pour produire de pareils fruits. Ce n’est pas d’hier qu’il est né. Ses origines sont lointaines. Dès 1885, une voix s’écriait au Palais-Bourbon :
« Nous sommes fatigués d’entendre dire à chaque instant que les députés abusent de leur mandat, qu’ils le font servir à la satisfaction de leurs intérêts personnels ; cela fatigue le pays et cela peut compromettre l’avenir de la République[1]. »
Deux ans plus tôt, au cours d’un débat solennel, une voix plus hardie encore avait, dans le même lieu, jeté des mots terribles à son auditoire tremblant : République pourrie ! Putréfaction des consciences ! Ces épouvantes oratoires avaient jailli d’une poitrine ! Et le discours vengeur grandissait la vision des Tibères et des Césars qui, au jour des détresses morales, dévorent les états gangrenés[2] !…
Ces putréfactions et ces pourritures, un matin, brutalement, elles s’étalèrent dans la petite enceinte de la dixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine. Ce fut l’incident décisif du Filigrane auquel s’attache le nom de Me Marcel Habert. Le scandale éclata le 10 novembre 1887. J’en emprunte le compte rendu à mon confrère Albert Bataille, le distingué rédacteur judiciaire du Figaro[3] :
[3] Causes criminelles et mondaines, année 1887-1888, p. 52.
Me Habert. — On a saisi chez Mme Limousin deux lettres de M. Wilson datées de 1881.
La préfecture de police les a gardées un certain temps avant de remettre les scellés au Parquet.
Mme Limouzin prétend que ces deux lettres ont été changées. (Longue agitation dans l’auditoire). Je demande que les deux lettres existant actuellement dans la procédure soient montrées au témoin, fournisseur de la Chambre des députés.
M. le Président fait passer ces deux lettres au témoin :
Me Habert. — Le filigrane de ce papier à lettres est-il bien celui de votre maison ?
Le témoin. — Parfaitement.
Me Habert. — A quelle époque, exactement, avez-vous commencé à vous en servir ?
Le témoin (après avoir examiné attentivement). — Au mois de septembre ou d’octobre 1885.
Me Habert. — Pas avant ?
Le témoin. — Oh ! non, pas avant, bien certainement. Avant l’automne de 1885, ce filigrane n’existait pas.
Me Habert. — Et ces deux lettres de M. Wilson portent la date de mai et de juin 1884 !
Une longue rumeur s’élève dans l’auditoire. La substitution est patente. On a tripoté dans les scellés, on les a portés à M. Wilson. Que s’est-il donc passé ? Il est trop facile de le deviner.
M. le substitut Lombard (très ému). — C’est très grave. Il s’agit-là de pièces qui n’ont pas été saisies par le Parquet. Elles lui ont été apportées par la Préfecture…
On devine la stupeur !
Le Parquet demanda à la Chambre l’autorisation de poursuivre MM. Wilson, Gragnon et Goron pour détournement et substitution de pièces[4].
[4] On trouvera le texte, fort suggestif en ses réserves, de la requête du Parquet et le récit de l’accueil que lui fit la Chambre, dans l’ouvrage précité de M. Albert Bataille, p. 77 et suiv.
La Chambre autorisa. On ouvrit une instruction.
Ce fut alors un branle-bas tragi-comique ! Lorsqu’on écrira notre histoire, il faudra, pour le peindre, la palette d’un Michelet. Un siècle après la Révolution française, sous le règne du Peuple-Roi, après tant de sang et de larmes versés pour l’Égalité, il semblait que l’État dût crouler, si le Code atteignait nos maîtres ! L’administration, le droit, l’éloquence, l’autorité, tout se ligua pour les sauver. On rédigea de superbes mémoires où, une fois de plus, l’on démontra par A plus B que la colère de nos lois ne foudroie que les pauvres diables. Le ministère public conclut à un non-lieu. Le non-lieu fut prononcé. Par une de ces ironies procédurières, qui aux uns donnent un mauvais rire, aux autres donnent le frisson, la victime des relâchés fut condamnée à tous les frais !
Voici comment M. Albert Bataille résume et apprécie l’arrêt rendu le 13 décembre 1887 par la chambre des mises en accusation :
La chambre des mises en accusation a rendu, hier matin, son arrêt dans l’affaire des fausses lettres fabriquées par M. Wilson, avec la complicité de M. Grognon, ancien préfet de police.
M. Gragnon et M. Wilson sont flétris par l’arrêt de la cour.
Le détournement des lettres saisies est établi à la charge de M. Grognon.
La fabrication des lettres nouvelles est déclarée manifeste à l’encontre de M. Wilson.
L’un et l’autre sont convaincus d’avoir produit devant le juge d’instruction des justifications mensongères.
Mais, par une fissure du droit pénal, les deux coupables échappent à la cour d’assises.
La loi n’a prévu que le détournement d’actes et de titres. Or, les lettres dont il s’agit n’étant que de simples lettres particulières, la chambre d’accusation estime que l’action commise, si hautement réprouvée qu’elle puisse être, ne peut donner lieu à aucune poursuite.
C’est une belle chose que le droit. Les arguties du Code permettent aux criminels de marque de se glisser à travers les mailles, alors que la loi pénale est parfois si dure aux humbles.
Il y a une autre condamnée, c’est la loi, la loi qui laisse impunis, faute de les avoir prévus, de telles falsifications, de tels tripotages. La loi qui permet qu’un préfet de police vole des pièces et qu’une main inconnue les détruise, la main d’un personnage qui n’a pas été désigné, mais que tout le monde se nomme, celui, dit-on, qui était tout puissant alors, et qui a été chassé du pouvoir après la plus triste des déchéances.
Peut-être, après l’arrêt d’hier, M. Grognon parlera-t-il.
Telle est dans ses principaux traits l’édifiante épopée du Filigrane. Je prie l’intellectuel, le penseur, de n’y pas voir les personnes, mais d’en extraire les idées. Qu’ils laissent tranquille ce pauvre Wilson, bouc émissaire devenu presque sympathique à force d’avoir payé pour tous ceux que couvrit son étrange silence. Que, seulement, ils considèrent, s’ils veulent comprendre et voir, la dégradation morale révélée par cet épisode où très cyniquement s’affichent de lamentables compromis. Pour l’avenir, quel effroyable résumé de nos anarchies jacobines !…
De plus documentaire que l’incident du Filigrane, je ne connais que les motifs de l’arrêt qui acquitta Wilson.
On a malmené cet arrêt ; on a maudit les magistrats. Une telle colère est excusable ; mais elle n’est pas juridique. Les magistrats ont bien jugé : Wilson était accusé d’escroquerie ; or, Wilson n’était pas un escroc. Un escroc dupe le monde ; Wilson ne dupait personne. Lorsqu’il touchait le prix, il livrait la marchandise. Il vendait : il ne trompait pas. Son crédit n’avait rien de chimérique ; son crédit était trop réel ; il opérait à l’Élysée, dans l’officielle maison de la troisième République ; il tenait les fonctionnaires ; les ministres étaient les siens ; il gouvernait les gouvernants. Il obtenait ce qu’il voulait pour lui et pour ses créatures.
En affirmant cela, les juges n’ont pas menti ; ils ont flétri toute une époque, mais ils ont dit la vérité[5].
Après l’affaire Wilson, tous les soupçons étaient possibles. On soupçonna avec fureur ; et, quand parut la brochure de M. Numa Gilly, Mes Dossiers, on la prit, d’abord, au sérieux. On y trouvait des accusations ridicules à force d’énormité ; mais rien ne semblait plus énorme que les corruptions entrevues.
Devant le jury de Bordeaux, auquel M. David Raynal déféra le livre[6], un avocat général distingué essaya de réagir contre l’irrespect grandissant.
— « Non, s’écria-t-il au cours d’un beau réquisitoire, un ministre ne se vend pas ! La concussion n’est pas possible ! »
Mon oreille a gardé l’écho de sa voix indignée, et je me souviens de son geste. Il s’était retourné vers la salle et regardait éloquemment un officiel personnage, comme pour le prendre à témoin de la vérité de son dire. Le personnage était M. Baihaut…
Le 11 janvier 1893, à la première chambre de la Cour d’appel de Paris, M. Charles de Lesseps révélait à tous cette honte :
— « En 1886, nous étions en instance auprès du gouvernement au sujet de notre émission des obligations à lots.
« M. le ministre Baihaut nous a fait demander par un intermédiaire qu’il fût mis à sa disposition UN MILLION payable par acomptes depuis le dépôt du projet jusqu’au vote de la loi. 375.000 francs furent remis à l’intermédiaire. L’entreprise ayant avorté, le reste n’a pas été payé ! »
Un autre avocat général se levait et, d’un ton solennel, proférait ces paroles :
— « Je tiens, dès à présent, et avant toute discussion, à constater le crime qui a été commis ! »
Et son bras se tendit, comme pour maudire le criminel. Ce bras tendu me rappela le grand geste de Bordeaux…
De tels spectacles ont singulièrement énervé les consciences et très gravement compromis le principe d’autorité.
Il est clair que, à l’heure actuelle, ce principe est fort malade. Il traverse une de ces crises où la vie du patient est en jeu. Dieu le tire du mauvais pas !
Un matin, je déjeunais avec un homme d’État suisse. Des écrivains de toutes les opinions, des parlementaires de tous les groupes, des mondains de toutes les tendances, se trouvaient réunis par un aimable amphitryon. Nous causâmes, selon la mode à table, de omni re scibili et inscibili et quibusdam aliis, et il faut croire qu’en causant nous ne respectâmes guère, car notre hôte, dont nos parisiennes vivacités avaient un peu effarouché le flegme helvétique, résuma d’un mot la conversation : « Comme dans ce pays, où tant d’apparences divisent, on est, au fond, d’accord, pour mépriser l’autorité ! »
Eh ! non, monsieur, vous l’avez compris et votre logique en est vite convenue : nous ne méprisons pas l’autorité ; nous méprisons qui la détient. Ce n’est point la même chose.
Ou plutôt si, hélas ! pour beaucoup, c’est presque la même chose : voilà le péril.
La tendance fatale des esprits ordinaires est de confondre le principe avec l’homme qui l’incarne. Le dégoût provoqué par l’homme rejaillit sur le principe ; tellement que viser l’un c’est risquer d’éborgner l’autre. L’homme est campé sur le principe un peu comme la pomme sur la tête de Jemmy ; le polémiste ressemble à Guillaume Tell : il doit enlever la pomme sans crever les yeux à Jemmy. Fâcheuse alternative ! Que faire ? Tirer sur l’homme au risque de frapper le principe ? Ou permettre au principe de se galvauder avec l’homme ? Mieux vaut encore égratigner le principe — pourvu, bien entendu, que ce soit une égratignure. Mais il est des égratignures qui sont des blessures mortelles…
L’intelligent — et encore ! suffit-il d’être intelligent ? Je devrais dire l’intellectuel, espèce différente et plus rare — distingue : s’il voit passer la trahison en uniforme ou l’indignité en robe, il flétrit l’indignité, il maudit la trahison, et, après désinfection, il raccroche au vestiaire national la robe ou l’uniforme avec l’espoir d’en revêtir plus digne de les porter. Mais la brutalité simpliste des foules, aigries par le venin des désillusions répétées, ne prend plus la peine de déshabiller les turpitudes : elle les pousse aux gémonies, affublées de leurs oripeaux. Si les turpitudes endossent un costume respectable, tant pis pour le costume respectable : la boue des dédains vulgaires l’éclaboussera lui aussi.
Regardez autour de vous. Un curé fait ou défait la religion d’un village. Le curé est-il bon : Dieu en profite. Le curé est-il mauvais : Dieu en pâtit.
De même pour le ministre. De même pour le magistrat. Pilate ne déshonore pas seulement Pilate : il déshonore le Prétoire ; il salit la toge ; il lui imprime une tache que rien n’effacera jamais. Une légion de bons juges aura beau, chaque jour, à midi, venir s’asseoir au tribunal et y siéger jusqu’à six heures pour soigner vos murs mitoyens ; ces laborieux modestes, grâce auxquels, malgré tout, la machine judiciaire continue de rouler — un peu comme la machine administrative roule, en dépit des ministres, grâce à l’humble effort des employés de ministères — ces laborieux modestes, le public ne les voit pas : le public ne voit que Pilate.
Voilà pourquoi le scandale causé par l’homme public est plus qu’une abomination : il est une catastrophe. Le dépositaire d’un principe, en le tuant, tue le principe. C’est le pire des assassins : l’assassin d’une idée. Je me trompe : une idée ne meurt pas ; mais une idée peut se voiler, et, ne la voyant plus, les foules la croient morte jusqu’au jour des résurrections.
Or, l’idée d’autorité sombre aujourd’hui dans le scandale. Le scandale bave partout. Il est le honteux leitmotiv de nos drames parlementaires, le refrain ignominieux du vaudeville officiel. Pour qualifier notre histoire, l’avenir se contentera d’un adjectif ; il dira : elle fut scandaleuse.
Ces commerces hideux qui débitent les croix d’honneur, cet argent international qui trafique de la Patrie, ces prostitutions de pensées qui changent à la vue d’un coffre, ces concentrations impudiques où la peur a raison des haines, ces ligues déshonorées, vraies assurances mutuelles contre la divulgation des turpitudes, cette usure impitoyable qui dans notre ciel nébuleux grandit son vol plein d’épouvantes comme les oiseaux de proie des cauchemars, les Panamas grands ou petits, toutes ces choses lamentables qui grimacent et qui menacent, qui sentent la ruine et la mort, ne sont pas seulement, hélas ! des boutons accidentels. Ce sont les chancres ravageurs où éclatent les pus concentrés. A travers ces plaies béantes, la terreur de nos regards aperçoit l’infamie des gangrènes qui pourrissent le corps social : le Monde presque entier prosterné devant la Bourse, le Vol déguisé en Propriété, la Probité réduite à l’état de cadavre, de ce je ne sais quoi dont parle Bossuet, et qui n’a plus de nom dans aucune langue.
L’autorité humaine fut toujours sujette aux vertiges. Il y a disproportion trop grande entre notre faiblesse et le Pouvoir. Pour se mêler de gouverner les hommes, il faudrait commencer par n’être pas des hommes — et il faudrait être des Dieux pour oser les juger. — Aussi l’histoire politique du monde est-elle, en général, une pénible histoire que la Pensée contemple avec mélancolie ; à peine, çà et là, quelque bienfaisante oasis égaye-t-elle de sa fraîcheur l’aridité des noirs déserts ou l’horreur des houles sanglantes ; et, parfois, la méditation en détresse conçoit le rêve audacieux caressé par la gaillarde joie d’un Rabelais, ou la savoureuse ironie d’un Voltaire, ou la doctrinale vigueur d’un Proudhon, le rêve d’une abbaye de Thélème, d’un Eldorado, où l’on ne plaiderait pas, où l’on ne tyranniserait pas, où l’on n’enchaînerait pas, où l’on ne se battrait pas, où l’on s’ouvrirait largement aux radiances du soleil, où librement l’on humerait le parfum des vastes brises, où l’on grandirait, s’épandrait, où l’on aimerait, vibrerait, où le tumulte impie des fratricides concurrences viendrait s’assoupir et s’éteindre dans le beau sein mélodieux de l’universelle harmonie…
Mais je crois que jamais, à aucune époque, l’autorité humaine ne s’égara comme aujourd’hui.
Jadis, notre terroir enfanta des colosses qui dominaient la Patrie à l’instar du grand Chêne dominateur de la forêt.
Vous savez, le grand Chêne — le grand Chêne de la forêt ? En lui fermentent les sèves accumulées par les printemps. Il est le résumé des vigueurs ambiantes. Toutes les racines du voisinage apportent à ses racines le tribut de leurs sucs débordants. Son ombre caresse le sol ; il est la beauté et la force, la splendeur, la fraîcheur des bois. Il n’est pas un arbre ; il est l’arbre : à lui seul il est la forêt.
Eh bien, le grand Chêne est dans la nature l’image de l’être élu, du prédestiné, du héros, du Capet ou du Romanoff, du maître des nations, du conducteur de peuples chanté par le vieil Homère, de l’incarnation magnifique de l’idée d’Autorité !
Mais la vie détruit tout. Naître, c’est mourir ; dans l’ombre de chaque berceau se profile la nuit d’une tombe, et ce qui monte vers l’azur dormira forcément sous la terre. Végétal ou humain, le grand Chêne vieillit ! Mordu par la dent des siècles, il périt insensiblement. Sa verte chevelure tombe et ne repousse plus. La liqueur de ses veines s’épuise. Au dedans, le tronc se creuse comme un poumon de poitrinaire. La vermine le mange. L’aspect reste solide et plein de majesté. Le colosse demeure debout, et les oiseaux du ciel le saluent encore au passage. On dirait qu’il vit toujours ; mais déjà il est mort ; et un jour de rafale effondre le géant qui emporte avec lui l’énergie des vieilles sèves.
Nos grands Chênes sont morts. La tourmente les brisa. Leurs branches étaient vermoulues : l’ouragan des révolutions vainquit leur décrépitude. Et rien ne les a remplacés : la Forêt veuve attend son Chêne…
En attendant, les broussailles les plus rampantes, les plus basses, essayent de la gouverner. Semences juives, graines rastaquouères, pollens empoisonnés, qu’apportent de funestes vents pervers comme des maléfices, viennent l’on ne sait d’où — ou, plutôt, l’on sait trop d’où — se terrent dans nos sillons, y germent, s’y développent et poussent, montent, montent, engendrent des végétations baroques qui étouffent le tronc des ancêtres, exhalent des odeurs sinistres qui corrompent le parfum national.
O sainte Forêt Celtique ! Qu’est devenu le gui sacré dont le symbole s’enlaçait au mystère de tes ramures, que berçait le chant de tes brises, et que la vierge religieuse, armée de la serpette d’or, s’en allait, mystique et pensive, cueillir sous la mélancolie des soirs ?
Aujourd’hui, égarés dans un jardin bizarre où fleurissent le vol et la prostitution, où les plantes les plus vénéneuses sont cultivées avec le plus d’amour, absorbent tous les sucs, épuisent le terroir, faut-il donc s’étonner si l’irrespect nous envahit ?
Quant le métier de gouvernant se trouve monopolisé d’une certaine manière, faut-il s’étonner si, de plus en plus, selon la remarque de Chamfort, « un heureux instinct semble dire au peuple : je suis en guerre avec tous ceux qui me gouvernent, qui aspirent à me gouverner, même avec ceux que je viens de choisir moi-même » ?
Faut-il s’étonner si — pour rappeler le mot du même Chamfort — « en voyant les brigandages des hommes en place, on est tenté de regarder la société comme un bois rempli de voleurs dont les plus dangereux sont les archers préposés à la garde des autres » ?
Faut-il s’étonner si l’on doute d’une Propriété salie par la Spéculation et si l’on nie une Patrie livrée à la Haute Banque ?
Faut-il s’étonner si des imaginations perverties par le désespoir, assombries par l’athéisme, si des esprits qui, selon le mot de Montaigne, ont la colique parce que les ventres ont faim, ressuscitent et reprennent, en les défigurant au gré des appétits en rut, les très vieux rêves qui chantaient dans le cerveau des Philosophes ?
Bref, faut-il s’étonner si de tant d’anarchies bourgeoises est née l’Anarchie doctrinale ?
Devant l’Autorité souillée devait — c’était fatal — se dresser, enfiévrée par les colères fin de siècle, la calme conception de Proudhon, le terrible penseur. Ceci enfante cela : lorsque le rideau de l’Histoire est tombé sur un Wilson, le même rideau, sûrement, se lèvera sur un Jean Grave…
Ne voyez donc dans mes cinq plaidoiries précédentes que le prologue de celles pour la Société mourante et l’Anarchie. Les cinq premières sont déjà la Société mourante ; elles portent en germe les deux autres : l’Anarchie. La dernière, court épilogue, montre la foi dans la justice déracinée par la tempête qui, dans l’espace démonté, fait tournoyer tous les principes comme les grains d’une poussière affolée par un ouragan. Ainsi, mes huit plaidoiries, distinctes au premier abord, sont les actes d’un même drame ; et c’est ici que, dans toute sa force, éclate le verbe d’Hello : Les parties d’un tout que l’unité organique vivifie et consacre se tiennent en vérité, même quand elles ne semblent pas se tenir. L’unité, tel est donc, dans le fond, sinon dans la forme, le sujet de cet ouvrage. Ce livre est un essentiellement, et divers accidentellement…
La Société mourante et l’Anarchie restera comme une des productions à la fois les plus inquiétantes et les plus curieuses de l’époque. M. Clemenceau a trouvé pour la définir un joli mot d’impressionniste ; il l’a qualifiée : une bousculade intellectuelle. Très juste ! Le bourgeois qui sait lire éprouve, après l’avoir lue, la sensation que doit laisser un souvenir de bastonnade. Il lui semble qu’on vient de battre son esprit. Il a le front endolori. D’instinct, il se frotte le crâne, comme, après une raclée, il se frotterait les côtes.
La Société mourante et l’Anarchie n’est qu’un rameau poussé sur un tronc redoutable : le journal La Révolte.
La collection du journal La Révolte appartient à la catégorie de ces monuments qu’on fait peut-être bien de cacher au regard des foules, mais dont la structure nouvelle sollicite l’œil du chercheur. Elle restera comme le répertoire intellectuel de l’Anarchie contemporaine. Le style en est souvent remarquable, toujours robuste et lumineux. Sans doute, Kropotkine et Jean Grave en étaient-ils les principaux rédacteurs.
Imaginez la pensée de Proudhon mise au point des appétits, des impatiences de l’époque. C’est une rude bousculade qu’elle aussi, je vous assure, administre au cerveau du lecteur ! Une impitoyable analyse, une cruelle précision, une logique aiguë, acharnée, implacable : tels sont les traits qui la caractérisent. Çà et là, au milieu de visions étonnantes, sortes de jours ouverts sur une autre planète habitée par d’autres humains, s’affirment de hardis syllogismes ouvrés d’une main solide, d’impressionnantes nettetés, des sincérités attirantes comme le noir des précipices, tout cela égaré dans un tumulte cérébral qui se passionne et qui bouillonne, à l’instar des paillettes d’or roulées par l’effroi des torrents.
Une brutalité pensante, une violence intellectuelle qui devient parfois savoureuse à force d’intensité, qui tranche tous les nœuds gordiens, qui supprime tous les problèmes, qui coupe toutes les amarres pour lancer follement le navire sur les océans inconnus, qui ne parle plus politique, qui supprime la politique, qui ne discute plus la forme des lois ni de l’État, qui abroge l’État et les lois, qui, si elle triomphait, bifferait, dans le cerveau, une longue série d’images et purgerait le dictionnaire d’une infinité de vocables : telle est la révolte soufflée par l’anarchisme doctrinal.
Et, plus ou moins exaspéré, aussi plus ou moins avoué, cet esprit de révolte intégrale anime, à l’heure actuelle, tous les rêves prolétariens. M. Alexandre Dumas a noté ce nouveau couplet, ce récent leitmotiv de l’imagination humaine :
« Ce ne sont plus les conséquences et les effets des principes qui ont dominé durant des siècles, ce sont les principes eux-mêmes, c’est le fond même des choses, qui vont être appelés à la barre… On ne se demandera plus si les riches font bon ou mauvais emploi de leurs biens, on se demandera s’il doit y avoir encore des riches… Il ne sera plus question de savoir s’il vaut mieux être soldat trois ans ou cinq ans, si tout le monde doit être soldat, il sera question de savoir si l’on doit être soldat et si ce qu’on appelle la Patrie n’est pas une légende, une erreur, une duperie comme le reste… »
L’anarchisme, et d’autres systèmes, qui feignent de le répudier, mais se bornent à voiler d’hypocrisie la franchise de ses conclusions, veulent faire du monde ce que, au XVIIIe siècle, le Sensualisme a fait de l’âme : une table rase. Sur le sol défoncé, nivelé, que poussera-t-il ? Quels arbres remplaceront l’ancienne forêt humaine ? Quelles végétations nouvelles surgiront ? Je ne crois pas que l’anarchisme ait encore catalogué ces fleurs de l’avenir. Mais il tâche. Il affirme ne pas aller au néant, mais à l’être : à ses yeux, quand la société qu’il mine sera morte, l’homme vivra. Sur les futurs décombres il édifie son idéal, et, l’on trouve dans la Révolte les rudiments de ses reconstructions éventuelles. C’est la partie positive de l’Anarchie dont nos inquiétudes bourgeoises ne connaissent guère, en général, que les terribles négations. Quelque jour, avec le lorgnon du psychologue, j’examinerai ces embryons d’architectures, ces esquisses d’Eldorados qui, dans leur nimbe de brouillard, sourient comme les palais qu’entrevoient les fumeurs d’opium, témoignant, jusque dans le songe, de l’infatigable effort vers le bonheur et l’harmonie ; du regard, je scruterai ces déformations d’espérances, ou ces ébauches de systèmes qui s’enfièvrent et frémissent dans le tréfonds de la cervelle, comme, dans le tréfonds des mers, lentement s’organisent, s’affirment, les cellules primitives et les chaotiques poussées de l’impétueux Devenir.
Ne dites pas à l’anarchiste : « Ta vision est un délire ; tu dévasteras le sol, tu ne le féconderas pas ; tu feras de la terre un désert, tu n’en feras pas un Éden. » A l’accablement des raisons, des ironies, des évidences, l’anarchiste opposera ses fantômes de Paradis. Car — et c’est là, d’après moi, son aspect le plus curieux — l’anarchiste est un mystique, un dévot, un fils de l’extase, un sensitif qui croit plus qu’il n’argumente et qui, volontiers, remplace le raisonnement par la foi. Oui, cet athée est un croyant ; il appartient aux religions plutôt qu’aux philosophies : son dieu, dit-il, est la force latente qui de l’universel désordre tirera la concorde infinie, la brise mystérieuse qui, d’après lui, tient en réserve des trésors de pollens ignorés, pour les précipiter à flots dans la fraîcheur des sillons vierges, et répandre partout les semences d’où germera la moisson inconnue. Et c’est par là, par son vague parfum, par sa silhouette indécise et ses incertaines lueurs, que la chimère, prise esthétiquement, épurée de ses réalismes, entrevue sur les hauteurs, a flatté — c’est incontestable — le méditatif et l’artiste, l’homme de lettres, le songeur et toute l’inquiète armée d’assoiffés intellectuels que n’assouvissent pas les flots bourbeux de nos ruisseaux et qui cherchent, dans le mirage, des limpidités jaillissantes…
M. Clemenceau l’a dit dans son très remarquable article[7] : si effrayante qu’elle soit, on ne poursuit pas une conception doctrinale ; on la réfute.
Mais il est moins facile de réfuter que de poursuivre : pour réfuter, il faut être un cerveau ; pour poursuivre, il suffit d’être procureur de la République. On poursuivit.
On poursuivit deux fois. La première, on donna au livre de Jean Grave la couleur d’une excitation criminelle. La seconde, pour habiller la Révolte, on lui passa la chemise d’un dossier d’association de malfaiteurs. Les deux fois, je dis aux jurés :
— Ce n’est pas un homme qu’on traque, c’est une idée. On vous requiert de condamner la société anarchique, de même qu’au XVIe siècle, on eût requis le Parlement de condamner la société bourgeoise. Peu importe la valeur du système de Jean Grave : c’est un système ; à ce titre, il peut s’affirmer. C’est pour qu’il puisse s’affirmer qu’on a fait la Révolution française ; c’est pour qu’il puisse s’affirmer, que le Jacobin proclama la liberté de conscience et rougit notre sol national. Ou le Jacobin s’est trompé, ou il nous a trompés. Il mentait ou il se parjure : je ne sortirai pas de là.
Le 25 février 1894, le jury ne vit dans le livre que la menace : il condamna. Le 9 août suivant, il y aperçut l’idée : il acquitta.
Des deux verdicts, quel fut le plus utile ? De bons bourgeois que je connais, le premier avait presque fait des anarchistes ; je sais des anarchistes dont le second a presque fait des bourgeois. On raconte que l’un d’eux s’en est allé trouver le préfet de police et lui a dit :
— Voulez-vous me laisser tranquille ? Je laisserai tranquille votre société.
— Entendu ! aurait riposté le préfet.
Un autre, tout joyeux, imprima sur sa carte : ex-anarchiste.
J’ai encore devant les yeux la mine stupéfaite des acquittés : des bourgeois leur rendaient la justice ! On ne rend que ce qui existe ! La justice existait donc !… Cela leur brouillait la cervelle…
Ah ! la justice ! Si, carrément, l’on essayait de l’appliquer à tous les maux ? Ne serait-elle pas le bienfaisant dictame, la salutaire panacée ?
Par malheur, trop d’improbités, trop de lâches complaisances opposent leur rempart aux assauts de l’équité, et le vieil arbre social, miné par les parasites, tremblera, chaque jour davantage, sur sa base déracinée. Sa masse résiste encore, et son poids le maintient debout : gare la chute !…
Par quoi le remplacera-t-on ?
Le philosophe s’interroge et son œil immobile sonde la profondeur des cieux. Pas un rayon ! Nulle éclaircie ! Il semble que l’azur soit rayé des couleurs du monde ! En bas, en haut, partout, de grands trous noirs, pleins de bourrasques ! Des opacités effrayantes comme des soleils défunts ! Et derrière ces cadavres, pas la moindre lueur annonçant les soleils nouveaux ! Le croquis à peine ébauché de formes vagues et fuyantes, qui se disent les formes futures, et dont le visage indécis échappe au regard scrutateur, comme les fantômes des songes : voilà tout ! Un passé mort ! Un avenir à naître ! Un présent qui ne voit que la tombe et qui cherche en vain le berceau !
C’est dans l’effroi de cette nuit que se vide l’horrible querelle entre les appétits repus et les appétits à jeun. Tous ont perdu le sens de l’Au-Delà. Tous veulent jouir — et vite. Car l’on doit se hâter de jouir, puisque la bière est le néant, et l’homme mort une charogne. Ils ne croient plus qu’au Paradis bâti dans la boue terrestre. Les appétits repus tiennent la clef de cet Éden ; les appétits à jeun se ruent pour la leur arracher. Les premiers se barricadent ; les seconds livrent l’assaut. Les premiers ont, pour se défendre, l’égoïsme de la bête interrompue dans son repas ; les seconds ont, pour attaquer, la rage de la bête qui se voit dénier sa part. C’est le combat des contingences. L’Absolu reste absent ; il demeure dans la coulisse : les auteurs du drame oublièrent de donner un rôle à Dieu. L’Idée fuit et se détourne. Comme les limpides étoiles, comme les astres impassibles, dont les larges sérénités contemplent sans tressaillir l’infamie des orgies nocturnes, le Ciel, au-dessus de nous, garde des immobilités d’attente…
Et cependant, là-bas, loin — bien loin, peut-être — un immense foyer étincelle. Les uns l’appellent : le Progrès. Jésus l’appela : le Père. Tous le nomment : l’Espérance. Source éternelle de lumière, il a des rayonnements pour vaincre toutes les nuits, et sa flamme, à l’heure dite, incendie les Walhalls condamnés, pour briller sur les nouveaux mondes. Mais le voile épais d’une énigme couvre l’éclair des futures splendeurs ; et le philosophe atterré, accablé par l’incertitude, ne peut que murmurer, dans un balbutiement d’angoisse, les puissantes paroles d’Hello ; profondes comme cet abîme : « A l’heure où je parle, il y a quelque chose d’étrange et de terrible à parler. Le nuage qui porte la foudre est aussi secret qu’il est terrible. Ce qu’il garde est bien gardé. La situation actuelle du monde est un mystère. Dans le voisinage de ce mystère, je m’étonne de parler… »
Cour d’appel de Paris, chambre correctionnelle
Audiences des 23 décembre 1887 et 3 janvier 1888.
On a gardé le souvenir trop précis de la longue série de scandales qui, en 1887 et 1888, se déroulèrent à la barre des tribunaux.
Il s’agissait de trafics innommables, de la Légion d’honneur devenue une marchandise.
Un nom domine cette lamentable période : le nom tristement immortel de Wilson.
Wilson avait groupé autour de lui un certain nombre de disciples. Parmi ses amis figurait Mme Ratazzi, « Ce fut lui — voit-on dans une des plaidoiries de l’époque — qui, ayant reconnu dans Mme Ratazzi une femme très intelligente, la poussa à s’occuper d’une industrie fort lucrative, le commerce des décorations. »
Longtemps, on s’acharna sur les comparses, n’osant pas s’attaquer au gendre tout puissant.
Le 15 novembre 1887, Mme Ratazzi fut condamnée par la 10e chambre correctionnelle du tribunal de la Seine à 13 mois de prison pour escroquerie. Elle avait été, disaient les juges, l’un des intermédiaires du général d’Andlau, lequel « tenait en son domicile une véritable agence de trafic de décorations », et, usant de manœuvres, se targuant d’un crédit imaginaire, avait, moyennant finances, promis des croix qu’elle savait ne pouvoir obtenir.
Mme Ratazzi interjeta appel, et, le 23 décembre 1887, le procès vint à la barre de la cour de Paris.
C’est là que, pour échapper au reproche d’escroquerie et montrer que son crédit n’avait rien d’imaginaire, elle exhiba le fameux dossier Legrand, révéla l’étendue de son influence et montra que l’agence établie chez lui par le général d’Andlau n’était qu’une pauvre succursale d’une autre agence établie en plein Élysée par M. Wilson, le gendre du président Grévy.
Mme Ratazzi ne fut pas acquittée ; sa peine, par arrêt du 3 janvier 1888, fut seulement réduite à 6 mois.
Messieurs,
Avocat de Mme Ratazzi, je viens la défendre simplement, franchement, le plus brièvement qu’il me sera possible, sans rien omettre de ce que je crois utile, mais sans y ajouter la moindre réflexion.
Ce qui va suivre, hélas ! est assez grave pour se passer de commentaires. Il est des événements qui parlent plus fort et plus haut que toutes les plaidoiries.
On prétend que Mme Ratazzi tombe sous le coup de l’article 405 du code pénal pour s’être targuée d’un crédit imaginaire en promettant des décorations, et l’on en fait l’héroïne de cette triste escroquerie.
Je vais démontrer, pièces en mains, que Mme Ratazzi n’a pas commis l’ombre d’une escroquerie, attendu que son crédit n’était pas imaginaire et qu’elle donnait ce qu’elle promettait !
Vous verrez, en second lieu, qu’il faut abandonner l’espoir de lui laisser le premier rôle dans cette comédie tragique, et qu’elle n’est qu’une comparse derrière laquelle s’abrite un véritable acteur de premier ordre. (Mouvement prolongé).
Oui, Mme Ratazzi n’a été qu’un instrument — l’instrument de grands coupables qui, eux, demeurent indemnes !
Moins heureuse, parce qu’elle est moins puissante et qu’on sacrifie les humbles à la sécurité des forts, elle n’a pas eu la chance d’obtenir un de ces arrêts de non lieu que la conscience publique ne s’explique pas toujours !… (Vive émotion).
Prenez donc, s’il vous plaît, les faits qu’on lui reproche et voyez s’il est juridiquement possible de découvrir un texte qui les érige en délit.
Ce texte, vous le trouvez dans l’article 405 du code pénal, qui prévoit l’escroquerie ?
Mais l’escroquerie suppose une duperie ! L’escroquerie suppose un crédit imaginaire !
Ici, où voyez-vous la dupe ? Pour être dupe, il faut, d’abord, ne pas être complice ! Or, la complicité de ceux qui se posent en victimes éclate, plus manifeste que le jour.
Eh ! quoi ? Ces industriels, ces marchands envient la décoration ; ils envient des honneurs dont l’honneur se désintéresse, qui, entre des mains vénales, perdent leur sens primitif pour devenir un élément de patrimoine ; ils convoitent cette croix que d’autres payent, les uns de leur sang, les autres d’une vie de labeur, et, ne pouvant la payer de cette monnaie-là, ils la payent de la monnaie qu’ils tirent de leur poche ; ils désirent ce ruban qui pour eux n’est qu’un bon placement pécuniaire, un capital qui augmentera leurs revenus, une réclame qu’ils imprimeront sur leurs prospectus et leurs factures parmi les enseignes et les brevets ; pour l’acquérir, ils exploitent la corruption parlementaire, l’appétit innommable de politiciens avilis ; ils achètent à beaux deniers comptants un crédit qui peut ne pas être efficace, mais qui, aussi, peut l’être, qui, le plus souvent, l’a été — je vais en sortir de mon dossier des preuves irréfragables, en attendant celles que réunit un juge d’instruction, M. Vigneau, et qui, bientôt, éclateront aux quatre coins de la France… (vive émotion) ; ils achètent un crédit sur la nature duquel ils n’ont pu se méprendre, qu’on leur a vendu pour ce qu’il est, sans garantie, à leurs risques et périls, tel que le révèlent aux yeux de tous des titres incontestables dans leur matérialité ; ce crédit, ils en ont examiné, pesé les honteux éléments ; ils ont rédigé leur marché en spéculateurs avisés ; en acheteurs retors, ils ont stipulé, pour le cas d’insuccès, la restitution du prix, et ils ont eu cette chance inouïe, cette chance de coquins, d’obtenir le remboursement à défaut de la marchandise : les voilà, les naïfs qui se plaignent ! Les voilà, les dupes ! Les voilà, les escroqués ! Et la justice les écoute ?…
Mais asseyez-les plutôt, ces corrupteurs, à côté des corrompus ! Acheteurs et vendeurs, poussez-les tous sur le banc d’infamie !
Élargissez le débat, au lieu de le rétrécir ! Au lieu de l’étouffer entre les quatre murs d’une enceinte correctionnelle, donnez-lui le jury, la magistrature nationale, donnez-lui le vaste horizon, le grand air de la cour d’assises !
Faites un immense procès criminel où l’indignation publique clouera au pilori tous les trafics infâmes, où viendront s’afficher toutes les turpitudes !
Au lieu de maigres figurants et de mesquines figurantes, en scène les vrais acteurs, si haut placés qu’ils puissent être ! Promenez le flambeau vengeur dans les bas fonds gouvernementaux ! Éclairez les officiels repaires où nos maîtres vendent l’honneur !
Nommez-le donc enfin, cet homme, dont l’appétit exerce le pouvoir du chef de l’État, et qui semble partager son irresponsabilité !… (Mouvement prolongé).
Ou, si vous ne l’osez, alors, gardez le silence, étouffez vos émotions, et attendez l’histoire !… L’histoire qui, elle, n’a peur ni des révélations ni des scandales, qui ne ménage aucun régime, force, quand il faut, la porte des cabinets des juges d’instruction, qui, pour enseigner l’avenir, ressuscite les dossiers morts, crie sur la place publique les secrets qu’on croyait oubliés, et, d’un geste impitoyable, étale férocement, sous le regard étonné de la foule, les turpitudes qui, trop souvent hélas ! échappent aux bassesses, aux ambitions, aux craintes, aux complicités, aux défaillances ou aux dégoûts contemporains !…
Mais, au nom du code, ne parlez pas d’escroquerie ! L’escroquerie ! S’il en est une, ce n’est point l’escroquerie juridique prévue par l’article 405 ; c’est une immense escroquerie morale que l’étroitesse de vos textes ne contient pas, et dont la victime a été l’honnêteté publique ! Mais, pour mille raisons, l’honnêteté publique n’est point partie civile à un procès qui ne saurait la satisfaire ; et vous vous souviendrez, messieurs, que si Mme Ratazzi est assise sur le banc correctionnel, ce n’est pas pour venger l’injure du pays — il faudrait, pour cela, y asseoir un autre qu’elle ! — mais la déception d’un marchand qui, le premier, a déclaré que son affaire relevait du tribunal de commerce, qui est venu, sous la foi du serment, produire des affirmations que le tribunal a traitées comme des mensonges, puisque, s’il les avait tenues pour véridiques, elles eussent innocenté l’accusée, qui n’a, enfin, que trop prouvé, par son attitude à la barre des témoins, qu’il n’était guère fait pour occuper pareille place !
Voilà donc la question clairement posée : il n’y a pas escroquerie, parce qu’il n’y a pas illusion ; et il n’y a pas illusion, parce qu’il n’y a pas manœuvre.
Ah ! je sais bien que, pour sauver l’honneur d’un régime, un habile avocat général, l’honorable M. Reynaud, a créé de toutes pièces un système ingénieux :
« Je soutiens — a-t-il dit — qu’en matière de décorations, personne n’a de crédit, quelles que soient les influences dont il dispose, s’il n’a l’appui de ceux qui, seuls, peuvent décorer. La décoration de la Légion d’honneur est accordée par décret du chef de l’État rendu sur la proposition d’un ministre responsable. En dehors des ministres, je ne sais personne qui ait qualité pour disposer des croix de la Légion d’honneur. Quiconque allègue un tel crédit, allègue un crédit imaginaire. »
J’entends, monsieur l’avocat général : d’après vous, personne n’a de crédit, hors les ministres ! C’est peut-être souhaitable : est-ce exact ? (Hilarité). Les ministres sont-ils ces parangons d’indépendance ? Leur crédit est-il si haut qu’il domine tout crédit ? Un ministre sous ce régime est-il un pareil seigneur ? Est-il le seul qui puisse approcher le chef de l’État, influer sur son humeur, déterminer sa signature ? L’hôte de l’Élysée ne peut-il écouter personne autre ? Et si un autre est son parent, son commensal, son familier ? S’il habite avec lui sous le toit officiel ? Si, d’aventure, il est son gendre ?… (Hilarité générale).
Si ce gendre est assez puissant pour damer le pion aux ministres — par exemple, s’ils lui résistent, pour les contraindre à s’en aller ? Et si Mme Ratazzi était l’instrument de ce gendre… (Mouvement prolongé), dupait-elle le public, lorsqu’elle promettait la croix ?
Tenez, voici un épisode qui répond à la question :
Parmi les clients de Mme Ratazzi, se trouvait, vous le savez, M. Veyssère, grand entrepreneur, conseiller général de la Haute-Loire.
Mme Ratazzi a un gendre elle aussi — il lui a porté malheur… comme l’autre à son beau-père ! (Hilarité). Elle désirait obtenir que M. Veyssère le prît dans ses bureaux, et, pour acquérir les bonnes grâces de M. Veyssère, elle recommanda l’entrepreneur à son puissant ami.
Eh bien ! M. Veyssère a été virtuellement décoré.
Au mois d’octobre, une personne, qui, sans autre mobile qu’un mobile affectueux, souhaitait qu’on satisfît le vœu de l’entrepreneur, lui écrivait ;
— J’ai vu, ce matin, le ministre : c’est chose faite.
Et le lendemain, la nomination de M. Veyssère eût paru à l’Officiel, si ce jour-là même n’avait éclaté le scandale de l’affaire Caffarel !
Ah ! il est bien fâcheux pour nous que le général d’Andlau soit en fuite ! Il se défendrait pièces en mains, il apporterait ses dossiers, il montrerait ses influences !
Son action, celle du souverain qui était son associé, avaient une telle puissance que, le jour où un ministre a osé leur résister, pour célébrer un tel courage, on a élu le ministre président de la République !… (Mouvement prolongé).
Le trafic des influences, la vente de la Légion d’honneur, mais qui donc en peut douter aujourd’hui ?
Voici des journaux qui sont remplis de renseignements aussi précis que possible sur ce commerce éhonté.
M. le président Bresselles. — Ce sont des articles de journaux !
Me de Saint-Auban. — Oui, monsieur le Président, et si le parquet ne les poursuit pas, c’est qu’il n’ignore point que les dossiers de certains journalistes sont encore mieux garnis que les dossiers des avocats. (Longue sensation dans l’audience).
Sans doute, les acheteurs de croix ne viendront pas se vanter de leur achat à votre barre. Mais voici des documents, des preuves matérielles. Voici des lettres. Je vais les lire. Je tairai les noms dans ma plaidoirie ; vous en prendrez ensuite connaissance et vous direz s’il est vrai que Mme Ratazzi n’avait pas de crédit, et si, lorsqu’elle affirmait un pouvoir dont elle révélait seulement l’apparence extérieure sans découvrir aux yeux profanes le terrible secret de son étendue, elle ne restait pas singulièrement modeste ?
Écoutez :
Un jour, un négociant parisien[8] voulut la croix.
[8] M. Legrand, fabricant de tonneaux en fer.
Sachant l’influence de Mme Ratazzi souveraine, il alla frapper à sa porte.
On causa, on se comprit.
Mme Ratazzi parla du postulant au gendre que vous savez et le mit en sa présence.
Et dans le cabinet du gendre, voisin de celui du beau-père, en plein palais de l’Élysée… (mouvement prolongé), s’engagea un dialogue que l’histoire n’oubliera pas :
— Monsieur (c’est le gendre qui parle), avez-vous souscrit au Moniteur de l’Exposition universelle de 1889 (un des Moniteurs du gendre) ?
— Oui.
— Pour combien ?
— Pour 300 francs.
— Ayez donc la bonté d’ajouter un zéro, ce qui fera 3.000. Nous causerons ensuite de l’objet de votre visite… (Vive émotion).
Et la correspondance, que j’ai là dans mon dossier, nous montre le malheureux postulant en quête des 3.000 francs :
Ma très chère Madame,
J’aurais une communication très grave à vous faire concernant la décoration. L’état de ma santé m’empêchant de sortir par le temps qu’il fait, je vous serais fort obligé de venir me voir au plus tôt.
Recevez, ma très chère Madame, l’assurance de ma cordialité.
Madame,
Je viens de recevoir votre lettre. Je ne serai pas prêt demain. Comme j’ai eu l’occasion de vous prévenir, ne comptez sur les 3.000 francs…
— Produit du 0 ajouté aux 300…
que pour vendredi. Je n’aurai donc le plaisir de vous voir que vendredi matin à neuf heures.
Agréez, Madame, etc…
Madame,
Je vous donne en communication une nouvelle dépêche me renvoyant à lundi la promesse que j’avais de toucher ce soir à cinq heures.
Il sera onze heures quand je serai chez vous, peut-être trop tard, pour vous déranger. Aussi vaudrait-il mieux remettre le versement rue Bergère, dans l’après midi.
Agréez, etc…
L’adresse de la rue Bergère est précisément l’adresse du Moniteur de l’Exposition universelle de 1889 !
Madame,
Mon cousin s’est précisément absenté toute la journée ; je n’aurai les renseignements que ce soir, tard, ou demain matin de très bonne heure.
Devant me trouver avenue du Bois de Boulogne à neuf heures précises, je m’arrangerai de façon, en revenant, à me trouver en face de l’Élysée à dix heures moins le quart, afin, Madame, que vous n’ayez plus à attendre, même cinq minutes.
Si, par hasard, Madame, vous en décidiez autrement, veuillez me mettre un mot, 8, rue Taitbout.
Veuillez agréer, Madame, mes salutations distinguées.
Chère Madame,
Je vous remercie de votre aimable lettre ; j’ai envoyé à M. W… (hilarité générale) la carte en question.
Mardi, 26 mai 1885.
Madame,
J’ai envoyé mon brevet à M. W… (Nouvelle explosion d’hilarité). Je n’ai pas la carte ; mais je l’enverrai demain à l’Élysée.
Madame,
Je ne serai en possession de l’objet en question que, ce soir, à six heures.
Paris, 6 juin 1885.
Quel était l’objet en question ? Les 3.000 francs (produit du 0 ajouté aux 300) ?
Ou le reste ? Car je suppose qu’une croix coûte plus de 3.000 francs !
Mystère ! Toujours est-il que l’acheteur procura au vendeur l’objet en question, car l’acheteur fut décoré — voici le numéro de l’Officiel qui contient sa nomination — avec la mention : services exceptionnels !… (Longue émotion dans l’audience).
Cet événement et bien d’autres semblables pourraient d’ailleurs, si l’on souhaitait la lumière, être établis par des témoins qui ont tout su, qui ont tout vu, et viendront renseigner la justice, quand la justice le voudra.
Mme Ratazzi avait sur M. W… (comme l’appelait notre homme) une influence extraordinaire dont rien ne donne l’idée. Sur 24 demandes de décorations, le général d’Andlau a obtenu 17 croix… (Sensation). Mme Ratazzi en a obtenu 2 sur 5 demandes, sans compter M. Veyssère.
Elle a, d’ailleurs, usé de son crédit pour rendre bien d’autres services.
Dans mon dossier, les témoignages de gratitude, les lettres de remerciement abondent.
Une mère de famille lui rend grâce d’avoir obtenu ce qu’aucun général ni le ministre de la guerre lui-même n’avaient pu accorder à son fils, simple zouave, en le faisant nommer secrétaire d’un officier.
Une autre la bénit pour avoir sauvé un jeune homme d’une poursuite criminelle.
— Vous seule pouvez tout en haut lieu, lui écrit-elle, je le savais !…
Si les relations de Mme Ratazzi avec le général d’Andlau sont maintenant établies, celles de M. Wilson avec l’un et l’autre étaient, depuis longtemps, de notoriété publique.
M. Wilson avait flairé dans ma cliente une femme habile à se pousser dans le monde et à lui servir d’éclaireur, en attendant qu’elle lui servît de plastron judiciaire.
C’est lui qui, graduellement, savamment, l’a corrompue pour son usage politico-financier.
C’est lui, ce sont les intrigants de marque dont elle était l’agente, qui disaient à la malheureuse, lors de l’affaire Michelin :
— Les députés, les sénateurs, les conseillers municipaux, tout cela s’achète !…
Ce sont eux qui la raillaient, après sa première condamnation :
— Vous avez écrit à M. Michelin pour cette affaire du boulevard Haussmann, au lieu d’aller le trouver, lui goguenardaient-ils à l’oreille : imbécile !…
Et ce sont les mêmes qui, sachant bien qu’en offrant le fameux pot-de-vin elle n’avait pas agi pour son propre compte, ont, alors, par une pudeur dont je leur sais gré, paralysé l’action de la justice et empêché, pendant deux ans, qu’elle ne subît la peine de trois mois de prison à laquelle elle avait été condamnée en sa qualité de plastron.
Eh bien ! messieurs, ces hommes, où sont-ils ? Que font-ils ?
Ce qu’ils sont ?
Ils sont libres !
Ce qu’ils font ?
A l’heure où je parle, encore abrités par une lâche complaisance ou de légitimes terreurs, ils exploitent la faiblesse, la fatigue nationale ; insensiblement ils arrachent une ordonnance de non-lieu à la lassitude publique, à l’affaissement général !… (Vive émotion).
Et Mme Ratazzi — la comparse — ferait treize mois de prison ?
Je n’ajoute pas un mot ; la voix des choses a trop parlé !… (Émotion générale).
Tribunal de la Seine, 10e chambre correctionnelle
Audiences des 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22 février
et 20 mars 1888.
Persistant dans son système, le ministère public ne voulut voir dans le dossier Legrand (lire plaidoirie précédente) que la preuve d’une escroquerie nouvelle, et Mme Ratazzi retourna devant la 10e chambre correctionnelle, cette fois en compagnie de M. Wilson.
Mais, le 1er mars 1888, les juges de la 10e chambre, en présence des documents versés au débat, acquittèrent la prévenue.
Seul M. Wilson fut condamné 2 ans de prison, 3.000 francs d’amende, et déclaré privé de l’exercice de ses droits civiques pour une période de cinq années.
On sait que, le 26 mars 1888, un arrêt de la cour de Paris infirma la sentence de la 10e chambre et acquitta M. Wilson.
Messieurs,
Quand un accusé tel que M. Wilson comparaît devant la justice, il ne reste plus de place pour les autres accusés. Innocent, il innocente tout le monde ; coupable, sa responsabilité est si vaste qu’elle couvre toutes les autres et les absout aux yeux de tous. Il y a déjà plus d’un mois, le loyal magistrat en face de qui je me trouve assignait à chacun sa vraie place dans ce débat qui nous attriste et nous émeut jusqu’au plus profond de notre être, parce que nous sentons bien que les questions qu’il soulève touchent à l’honneur politique et à l’intérêt national.
Que m’importent, après cela, les qualifications juridiques ? Que m’importe qu’on me fasse parler le premier dans un procès où je n’aurais pas dû avoir un mot à dire ? Que m’importe qu’on me présente Mme Ratazzi comme l’auteur principal d’un acte dont M. Wilson n’aurait été que le complice ? Dans l’affaire Legrand, pas plus que dans aucune autre, il n’est possible d’abriter le nom de M. Wilson derrière celui de Mme Ratazzi ! Le ministère public n’y a pas songé une minute, il le proclamait hier bien haut dans son réquisitoire ; mon éminent confrère Lenté n’y songe pas davantage ; il vous le dira tout à l’heure, avec cette franchise qui est l’arme des forts.
Une double question me semble à présent résolue : celle du crédit de M. Wilson auprès des pouvoirs publics, et celle du crédit de Mme Ratazzi auprès de M. Wilson.
Depuis longtemps déjà, la première ne faisait plus de doute. M. Wilson a dû, beaucoup moins à ses titres politiques qu’à ses liens de parenté, joints à un prodigieux savoir-faire, une influence gouvernementale inouïe sur le compte de laquelle je me suis expliqué ailleurs et qui ne connaissait guère de bornes que celles de ses désirs. Quel usage a-t-il fait de cette influence ? Quel prix en a-t-il retiré ?
Ses actes ne tombent-ils que sous la loi de la morale ?
Tombent-ils aussi sous le coup des lois du pays ?
Autant de points d’interrogation qui se posent quand on étudie le fonctionnement et l’existence de ce qu’on a tristement appelé, d’un nom qui n’est que trop exact, l’agence de l’Élysée. Ailleurs, j’y ai répondu[9]. Aujourd’hui, le procès n’est pas le même, et je ne rappellerai de ces hontes que l’indispensable. M. l’avocat de la République l’a plaidé avec sa conviction ; c’est avec sa conviction que Me Lenté le plaidera tout à l’heure, et c’est dans votre indépendance, messieurs, que vous rendrez un jugement qui satisfera notre besoin de justice, parce que votre conscience seule vous l’aura inspiré et qu’il ne se fera pas plus l’écho des murmures de la foule que des sympathies respectables qui accompagnent le malheur.
[9] Voir plaidoirie précédente.
Le second point, qui me sollicitait d’une façon particulière, était le crédit de Mme Ratazzi auprès de M. Wilson. Du jour où les circonstances m’ont mêlé à ces débats, je me suis attaché à le mettre en lumière, parce que je le considérais comme l’élément essentiel d’un état juridique mal connu et mal défini.
J’ai dit à la cour : Prenez garde ; la situation n’est pas nette ; avant de la juger, il faut la rétablir. Cette femme est peut-être une coupable ; à coup sûr, ce n’est pas un escroc. Condamnez-là, si vous pouvez, pour autre chose ; mais ne la condamnez pas pour cela. On l’accuse d’avoir promis des croix imaginaires. Eh bien ! voici une croix qu’en fait elle a procurée, et cette croix, elle l’a procurée grâce au pouvoir d’un personnage qu’il faut appeler en cause pour qu’il nous défende tous.
Une enquête fut ouverte ; elle confirma tous mes dires ; et à l’audience du 6 janvier dernier, M. le substitut rendait un témoignage public à la sincérité de cette femme qui, hélas ! a encouru bien des reproches, mais à laquelle, du moins, on ne saurait refuser ce mérite que tout le monde, ici, ne pourrait pas revendiquer, d’avoir, par sa franchise, rétabli la réalité, rendu aux événements leur physionomie véritable et dégagé tous ces faibles, tous ces humbles, tous ces petits, qui ont pu être des comparses, mais qui, Dieu merci pour l’idée de justice ! ne serviront plus de plastrons.
Qu’on ne dise pas, maintenant, qu’elle a cherché le scandale ! Si elle avait cherché cela, elle aurait pu choisir une autre voix que la mienne.
Qu’on ne dise pas, non plus, qu’elle a fait de la vengeance ! De la vengeance ? Personne n’en fait ici ; plusieurs, peut-être, pourraient en témoigner. Et, en tous cas, si on fait de la vengeance dans l’affaire Legrand, ce n’est pas Mme Ratazzi…
Ce qu’elle cherchait, c’était une défense, où elle a trouvé une accusation.
On lui jetait à la face d’avoir dupé la crédulité publique. On lui avait répété pendant une instruction entière : « Prouvez que vous avez fait décorer une personne, une seule, et vous bénéficierez d’un non-lieu. » C’était le temps où elle pensait acheter l’acquittement au prix du silence. Elle s’est tue, mais, en fait d’acquittement, 13 mois de prison l’attendaient à cette barre pour s’être targuée d’un crédit imaginaire.
Ce n’est pas tout. Au début de l’affaire, elle s’était abritée sous le couvert d’un nom qu’alors on n’osait à peine balbutier dans les prétoires. Des prières, des souvenirs, une pression morale que vous devinez, et à laquelle de plus forts ne résistent pas toujours, avaient vaincu son courage et arraché sa rétractation ! Cette rétractation avait été son unique mensonge. Le lendemain, on répandait dans le public et dans la presse que, pour se sauver, elle avait tenté de perdre un innocent !
C’en était trop. Elle s’est révoltée. Non, s’est-elle écriée, je ne suis pas un escroc ; j’ai peut-être prêté la main à des actes coupables ; j’ai mérité, c’est possible, le blâme des honnêtes gens ; mais je n’ai trompé personne ; et, surtout, je n’ai calomnié personne ; j’ai là un dossier qui le prouve ; ce dossier, le voilà, je vais le lire, c’est mon droit, c’est mon droit et c’est mon devoir, car c’est toujours un devoir de dire la vérité ; et, quelles qu’en soient les conséquences, cette divulgation s’impose, car devant Dieu et devant les hommes, il est une chose plus infâme qu’une condamnation pour escroquerie : c’est une accusation de calomnie !
J’ai compris, messieurs, cette attitude et ce langage ; j’ai compris l’intérêt moral auquel ils donnaient satisfaction ; j’ai accepté la tâche d’être l’interprète de cette accusée qui, ayant pris un courageux parti, faisait appel à mon ministère, et cette tâche, je l’ai remplie, à défaut d’autre mérite, avec tout ce que je puis avoir de dévouement et d’énergie…
Voilà l’histoire de la livraison du dossier Legrand, voilà les mobiles qui l’ont inspirée. Cette femme avait-elle menti ? S’était-elle targuée d’un crédit imaginaire ? Avait-elle calomnié M. Wilson ?
Six longues audiences ont répondu à cette double question ; aujourd’hui la page est écrite : je n’ai rien à y ajouter.
On a essayé, depuis, de transformer l’argument en délit. Mais l’argument est resté, et je crois qu’il a porté. C’est, du moins, l’opinion de M. Wilson, qui a déclaré maintes fois, d’accord avec Me Lenté, que la production du dossier avait été la cause directe de la réduction de peine, et qui même, il vous en souvient, attribue les aveux soi-disant mensongers de M. Legrand à M. Dulac, au miséricordieux désir d’assurer cette réduction.
Mais n’est-ce pas, au point de vue moral comme au point de vue judiciaire, une étrange et piquante contradiction ?
Accusée d’escroquerie, ma cliente lira un dossier qui rend sa situation meilleure, parce qu’il établit son crédit, et que, même avec la jurisprudence nouvelle, le bon sens et la logique interdisent de traiter les escrocs qui tiennent leurs promesses tout à fait comme les escrocs qui ne peuvent pas les tenir. Et voilà que ce dossier, qui diminue largement sa peine, deviendra le point de départ d’une inculpation nouvelle, laquelle ramènera, comme escroc, devant un tribunal, celle qu’aux yeux d’une cour il a plus d’à moitié lavée du reproche d’escroquerie !
C’est la première fois, je crois, qu’une circonstance atténuante se transforme subitement en infraction à la loi pénale ! Jamais les faits et les textes n’avaient possédé une pareille élasticité : le même article réprime à la fois les crédits réels et les crédits imaginaires ; et le même fait sert, à un mois d’intervalle, d’excuse et d’accusation !
Jamais la théorie toute neuve que la cour d’appel a consacrée dans l’affaire de Kœlhn, qu’elle a timidement reproduite dans son arrêt d’Andlau, et qui prête à quelque équivoque dans l’arrêt de la cour suprême, laquelle n’a voulu rendre, dit-on, qu’une décision d’espèce, puisqu’à présent il paraît que la cour suprême juge en fait, — jamais, dis-je, cette théorie toute neuve ne se heurtera à une hypothèse aussi rétive que la nôtre et qui en fasse mieux ressortir la périlleuse bizarrerie.
On nous avait appris, jusqu’ici, à l’école et à l’audience, qu’un crédit fictif était un crédit inexistant. On nous a révélé, depuis, qu’il n’y a rien de contradictoire entre la fiction et l’existence et qu’un crédit peut tout à la fois être imaginaire et réel.
On devra ajouter, pour plier à l’affaire Legrand l’article 405, ce texte de droit étroit, devenu de droit si large, que ce qui est vrai du crédit l’est aussi des événements, et qu’un événement peut très bien rester chimérique quoiqu’il se soit réalisé.
Cette méthode est commode et d’un usage facile ; elle ne nécessite pas de grands efforts de raisonnement ; elle doit être agréable à la paresse législative, et lui permet de se remettre au pouvoir judiciaire du soin d’atteindre, et de punir, par un emploi ingénieux des lois existantes, les combinaisons imprévues qu’engendre sur notre sol politique le progrès d’une civilisation raffinée !…
Je ne sais ce que vous en penserez, messieurs ; moi, je trouve ces subterfuges indignes de la justice ; et j’estime qu’il y a quelque chose de plus préjudiciable que l’impunité du coupable, c’est le byzantinisme du procédé employé pour le punir.
Il y avait bien un texte : l’article 177. Ce sous-secrétaire d’État était un fonctionnaire ; ce député est aussi un fonctionnaire ; cette thèse a été soutenue devant moi, contre moi, par M. Bernard, alors avocat général, aujourd’hui procureur de la République, qui ne peut l’avoir oubliée.
Mais j’ai prévu l’objection : l’article 177 ne vise pas seulement le fonctionnaire, il vise le fonctionnaire dans l’exercice de sa fonction. On arrive de la sorte à des résultats bien ridicules ; car, tandis qu’on fera passer un sous-chef de bureau aux assises, sous prétexte que l’acte qui a sollicité sa vénalité relevait de son ministère, on se trouve impuissant à atteindre celui qui, pendant cinq ans, a disposé de toutes choses, sous prétexte que ces choses ne rentraient pas dans ses attributions. Voilà la législation que le monde entier nous envie !…
Ajoutez un paragraphe à l’article 177. Renvoyez devant le jury l’homme public qui trafique de son crédit, avec celui qui achète. Vous aurez ainsi l’avantage d’ouvrir un grand débat devant la justice du peuple et aussi de faire asseoir à leur vraie place ces pitoyables témoins qui ne peuvent pas nous regarder sans rire et qui ne contribuent certes pas à rehausser le prestige de la preuve testimoniale et du serment judiciaire !… En attendant, à défaut d’armes de juristes, gardez pour vous vos indignations d’honnêtes gens !
Mais acceptons la nouvelle méthode : ma prétention est que, même en l’admettant, ma cliente échapperait encore aux rigueurs du texte visé.
Précisons bien le fait, et puis nous verrons le droit.
Un monsieur Pierre Legrand, de son petit nom, Périque, si j’en crois des copies de lettres qui, comme papiers de famille, me paraissent jouir d’une authenticité douteuse, a une envie phénoménale d’être décoré. Il a vainement frappé à trois portes ; il y en a bien une quatrième, qui est la bonne, celle de l’Élysée ; mais il faut se la faire ouvrir, et pour cela, il est indispensable de connaître quelqu’un qui en possède une clef. C’est ici que la Providence apparaît à l’ambitieux Périque sous les traits d’un sien cousin, charmant garçon d’ailleurs, M. Hanniquet, celui-là même qui disait à l’instruction : « On m’appelle toujours Paul, parce que je me nomme Louis. » (Hilarité).
M. Hanniquet était un ami de Mme Ratazzi ; or, je n’apprendrai rien de nouveau à personne, en rappelant que cette dernière avait alors ses entrées dans le cabinet de M. Wilson, lequel cabinet était bien près de celui du chef de l’État, puisque tous deux étaient situés dans le même corps de logis ! M. Hanniquet demande à Mme Ratazzi la permission de lui présenter son cousin ; Mme Ratazzi accepte ; la présentation a lieu. On expose ses ambitions, on dit à Mme Ratazzi quel espoir se fonde sur ses influences et ses hautes relations ; Mme Ratazzi proteste qu’elle n’est pas si puissante et fait d’abord quelques difficultés ; puis elle cède, présente son protégé à son protecteur, et, en fin de compte, grâce à ses recommandations et à ses démarches, obtient du second ce que désirait le premier.
Voilà le fait. Est-ce vrai ? Ici, deux systèmes. Le premier, celui de MM. Wilson et Legrand, est des plus simples : il consiste à tout nier, à dire que tout cela est une fable, inventée à plaisir, qui n’a eu d’autre but que d’établir par un mensonge le soi-disant crédit de Mme Ratazzi. Jamais Mme Ratazzi n’a présenté M. Legrand à M. Wilson ; jamais M. Wilson ne s’est occupé de faire décorer M. Legrand ; dans son ardeur négative, M. Legrand est allé jusqu’à affirmer, un jour, à M. Atthalin, que jamais M. Wilson n’avait connu Mme Ratazzi ! (Hilarité générale). Je m’empresse de dire que M. Wilson, qui n’a pas toujours eu dans M. Legrand l’intelligent interprète de sa pensée, a nettement décliné la responsabilité de cette audacieuse assertion.
Si ce système, qui repose sur une négation absolue, était exact, puisqu’il n’y aurait pas de fait, il est clair qu’il n’y aurait pas de délit, et votre jugement ne pourrait que reproduire le texte du fameux décret de Voltaire : « Article premier. Il n’y a rien ; Art. 2. Personne n’est chargé de l’exécution du présent décret. »
Mais ce n’est pas le récit de ma cliente. Et ma cliente, à laquelle on a fait bien des reproches, dont quelques-uns peuvent être fondés, et dont quelques autres sont peut-être excessifs, a mérité un compliment, dont son défenseur est heureux de se faire l’écho à cette barre. « Dans ce procès il n’y a que vous de sincère », lui a dit, un jour, un juge d’instruction qui n’est pas cet homme farouche, si dur aux estomacs d’autrui, sauf à celui de M. Ribaudeau, mais cet homme doux, gracieux, poli et affable, dont un prévenu reconnaissant nous esquissait, à l’une des dernières audiences, le portrait en termes aussi littéraires qu’exacts.
On n’en a pas dit autant à M. Wilson qui a eu un mot malheureux pour le début d’une instruction : « Niez, niez tout, ils n’ont pas de preuves ! » — « Niez tout ce que dit Mme Ratazzi », a-t-il expliqué par la suite. Mais comme Mme Ratazzi disait alors la vérité, il n’y avait pas entre les deux recommandations une bien grande différence.
Quand à M. Legrand, il l’a dite une fois, la vérité. Il l’a même dite deux fois ; mais la seconde ne compte pas : c’était par le téléphone !… Reste la première, qui suffit à la justice. C’était devant M. Dulac.
Vous vous rappelez la scène.
« Je reconnais, s’écrie M. Legrand dans un mouvement d’honnête homme, qui hélas ! ne s’est plus reproduit, que c’est grâce aux démarches de Mme Ratazzi auprès de M. Wilson à qui elle m’a présenté, que j’ai obtenu la croix de la Légion d’honneur. » (Vive émotion dans l’auditoire).
Et, à cet aveu, expression de la vérité qui s’échappe de sa conscience, il ajoute ces mots que je vous prie de retenir : « Je n’ai versé aucune somme d’argent à Mme Ratazzi. »
Quel intérêt aurait eu ma cliente à déguiser la vérité ? M. Atthalin a posé la question à M. Wilson qui a répondu ceci :
« En prétendant avoir fait décorer Legrand par mon influence, Mme Ratazzi voulait établir qu’elle jouissait d’un crédit réel, et elle l’établissait bien plus sûrement en m’attribuant l’obtention de la croix qu’en l’attribuant au général d’Andlau. »
M. Wilson se trompe. Que voulait Mme Ratazzi devant la cour ? Se défendre contre une accusation d’escroquerie ; commise par qui ? Par le général d’Andlau. C’était donc, avant tout, le crédit du général d’Andlau qu’il s’agissait d’établir ; et, si elle avait eu ce bonheur de posséder un dossier prouvant que le général d’Andlau avait fait décorer quelqu’un, elle aurait administré une preuve directement applicable à sa cause, au lieu de n’apporter qu’une preuve indirecte et par ricochet.
Mme Ratazzi n’avait donc aucun intérêt à déguiser la vérité. En revanche, M. Wilson en a un très visible : supposez, en effet, que vous reteniez cette prévention d’escroquerie ; s’il réussit à vous faire croire qu’il n’est pour rien dans la décoration Legrand, il se retourne vers vous et vous dit : Peu importe que Mme Ratazzi ait touché de l’argent : cela prouve-t-il qu’elle me l’ait donné ? Peu importe qu’elle ait promis la croix à Legrand : cela prouve-t-il qu’elle m’en ait parlé ? Et voilà Mme Ratazzi, auteur principal, condamnée toute seule, tandis que M. Wilson, complice, est acquitté !
Vous comprenez la manœuvre ! Retenez-là : c’est la seule que l’on rencontre dans ce procès d’escroquerie… (Mouvement prolongé).
C’est donc bien M. Wilson qui a fait décorer Legrand.
L’a-t-il fait décorer moyennant finances ? Ceci m’amène à examiner la question du préjudice.
Le préjudice, en notre matière, c’est le sacrifice consenti par la dupe dans l’espoir d’un événement chimérique. Ici, Legrand ayant, paraît-il, joué le rôle de dupe, le préjudice consisterait dans la somme par lui versée dans l’espoir d’obtenir une croix qu’à l’heure où je parle il a le droit d’étaler à sa boutonnière. Ah ! je regrette pour la moralité du débat, que cette dupe d’un nouveau genre ne se soit pas portée partie civile et n’ait pas conclu à une indemnité pour le dommage que lui cause l’obtention de sa croix ! C’eût été complet !…
Mais, étant donné ce singulier préjudice, discutons-en les éléments que lui donne la prévention.
La question est des plus graves, messieurs, car le quantum du préjudice est la base principale de l’appréciation du juge pour l’application de la peine. Eh bien, je reproche à l’avocat de la République de n’avoir peut-être pas, sur un sujet aussi délicat, apporté toute la prudence désirable. Il a jeté dans la discussion des chiffres que rien ne justifie : 94.000 fr. ! 40.000 francs ! Pourquoi hasarder de pareils chiffres ? Un simple coup d’œil sur les dates l’eût préservé d’une erreur facile à éviter.
Parlons d’abord des 94.000 francs. Ils ont été donnés par Mme Legrand mère à son fils, le 4 janvier 1885. Or, M. Legrand n’a connu Mme Ratazzi que six mois après, en mai 1885. Quand Mme Legrand mère a donné 94.000 francs à son fils, ce n’était donc pas pour les remettre à Mme Ratazzi qu’il ne connaissait pas et dont il n’avait jamais entendu parler.
Quant aux 40.000 francs, Legrand les a empruntés au mois d’octobre 1885, c’est-à-dire deux mois après l’époque où M. Wilson déclare lui-même avoir consigné sa porte à Mme Ratazzi : ce n’est donc pas Mme Ratazzi qui a pu porter ces 40.000 francs à M. Wilson.
Restent 21.000 francs mentionnés dans ces fameuses copies de lettres que vous avez entre les mains.
Me de Saint-Auban discute le procédé par lequel ces copies ont été mises à l’instruction. Il déclare que, si M. de Boislisle, juge rapporteur de la deuxième chambre, n’en a pas saisi le parquet, c’est que dans les faits qu’elles relatent il ne voyait aucun délit. En tout cas, à supposer que ces 21.000 francs aient passé par les mains de Mme Ratazzi, ils n’y sont pas restés. Mme Ratazzi a prêté aux Legrand ses services à titre gratuit ; la preuve morale en existe au dossier.
Me de Saint-Auban rappelle à ce propos les lettres pleines de reconnaissance adressées, aux mois de septembre et de décembre 1885, par Mme Legrand à sa cliente : est-ce là le langage, dit-il, d’une personne à laquelle on a extorqué de l’argent ? Puis, il continue en ces termes :
On se tromperait, d’ailleurs, messieurs, si on croyait Mme Ratazzi femme à réaliser de grands profits. Écoutez le portrait qu’en trace M. Wilson qui connaît bien son monde : « Il est dans la nature de cette dame de s’occuper avec une grande ardeur des affaires d’autrui, même lorsqu’elle ne peut espérer en tirer un bénéfice. » Voilà son portrait fidèle.
Et c’est ce caractère qui en fait un instrument aussi profitable que peu coûteux entre les mains des d’Andlau et consorts, ces écumeurs de la politique, vrais flibustiers du parlementarisme, dont on peut discuter la moralité mais non l’intelligence, et qui figurent certainement parmi les esprits les plus souples et les plus ingénieux de notre galerie contemporaine. Il y a un point commun entre ces agences véreuses et les administrations honnêtes : dans les unes comme dans les autres, on paie les petits employés d’une façon déplorable !… (Hilarité).
Mais j’aborde le point capital : l’absence de manœuvres.
La manœuvre, c’est, en matière d’escroquerie, l’ensemble des circonstances qui ont induit la dupe en erreur. Or, avec la jurisprudence nouvelle, on se passe de bien des choses, on se passe de crédit imaginaire, d’événement chimérique ; mais on ne se passe pas encore de manœuvres. Cela viendra peut-être : mais cela n’est pas encore venu. Eh bien ! dans l’affaire Legrand, dites-moi où est la manœuvre ?
L’arrêt d’Andlau en constate avec soin la présence dans ses considérants ; il constate que Mme Ratazzi se faisait appeler de La Motte du Portal, qu’elle se donnait comme veuve du général de La Motte-Rouge, qu’elle dissimulait ainsi soigneusement son état civil véritable à des gens qui, peut-être, n’auraient pas traité avec elle s’ils avaient su avoir affaire à l’héroïne de l’aventure Michelin.
Et puis il constate ces présentations successives, ces conversations préparées, en un mot toute cette mise en scène qui attire la dupe et abuse de sa crédulité.
Nous discutions tout cela ; mais l’arrêt l’a retenu contre nous, et tout cela est, au premier chef, constitutif de la manœuvre.
Ici, prenez garde, il n’y a rien de pareil. Comment les choses se passent-elles ? Un sieur Legrand se fait présenter par son cousin, le sieur Hanniquet, à Mme Ratazzi. Ce n’est pas elle qui va le chercher ; c’est lui qui prend les devants. Elle ne le rencontre pas, comme cela se pratiquait dans l’affaire d’Andlau, dans le salon d’un tiers plus ou moins suspect qui pouvait être accusé d’avoir préparé la scène.
Non, encore une fois, c’est lui, Legrand, qui vient rendre visite à Mme Ratazzi, et lui demande un service, à elle qui ne le connaissait pas, qui n’en avait jamais entendu parler. Lui propose-t-elle quelque chose ? C’est lui qui la sollicite. Se porte-t-elle garante de sa décoration ? C’est lui qui insiste pour être présenté à M. Wilson, et c’est sur ses insistances réitérées qu’elle défère à son désir.
Est-ce vrai ? Établissez le contraire. Montrez-moi dans ces faits l’apparence d’une manœuvre capable d’abuser Legrand — Legrand, difficile à duper en semblable matière, depuis le temps qu’il traîne dans les antichambres, en quête de protections pour satisfaire son incroyable vanité !
Si la manœuvre n’existe pas au début de l’opération, que m’en importe la suite ?
C’est le point initial qu’il faut envisager ; c’est à ce moment précis qu’il faut faire une étude psychologique et descendre dans le for intérieur des prévenus en cause pour sonder leurs intentions et saisir sur le vif l’état de leur esprit.
Or, livrez-vous à cette analyse en ce qui concerne Legrand, et voyez s’il a pu exister la moindre illusion soit sur la nature de l’acte qu’il commettait, soit sur les suites probables ou possibles de cet acte, chez cet homme ferré sur la matière, qui, après s’être vainement adressé à M. d’Andlau, au général Boulanger, à une dame Lambert, venait de son plein gré frapper à la porte de Mme Ratazzi qui ne le connaissait pas la veille, pour quémander son appui auprès de M. Wilson !
Je me résume, messieurs : quelle que soit mon opinion sur le fait et sur le droit, il n’y a pas de délit, parce qu’il n’y a pas de manœuvre.
D’ailleurs, y aurait-il un délit, que ce n’est pas sur cette femme que s’appesantirait votre main. Chaque péripétie, chaque incident de l’œuvre de justice à laquelle vous présidez, diminue son importance ; et la part qui lui revient dans cette page d’histoire, remplie par le nom d’un autre, devient de moins en moins sérieuse au fur et à mesure que la page va grandissant…
L’affaire Wilson est un drame trop grand pour que Mme Ratazzi puisse y jouer le premier rôle. Seul, le trafiquant de l’Élysée a les épaules assez larges pour porter un pareil fardeau. A côté d’un Wilson, les complicités disparaissent : il ne reste plus que des dupes…
Cour d’assises de la Gironde
Audiences des 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17 et 18 avril 1888
M. Savine, éditeur, avait publié les bruyants et décevants dossiers du fameux député de Nîmes, M. Numa Gilly.
Celui-ci y accusait de vénalité M. David Raynal, député de Bordeaux, et ministre des travaux publics en 1883, lors du vote parlementaire des célèbres conventions passées entre l’État et les grandes compagnies de chemin de fer.
M. David Raynal poursuivit l’éditeur et l’auteur devant la cour d’assises de Bordeaux, sa circonscription électorale. La cour condamna le premier à trois mois de prison et le second à six mois de la même peine.
La plaidoirie ci-après reproduite, prononcée par Me de Saint-Auban pour M. Savine, esquisse, dans sa première partie, la physionomie générale du politicien moderne, et, dans la seconde, étudie les circonstances qui amenèrent le vote des fameuses conventions.
Messieurs de la Cour,
Messieurs les Jurés.
Je ne suis pas un politicien qui vient attaquer M. Raynal. Je me respecte trop pour abriter sous une robe des arrière-pensées et des passions qui, si légitimes et si justifiées qu’elles puissent être, se tromperaient de porte en entrant ici.
Je suis un défenseur qui vient défendre un accusé, qui vient le défendre avec une foi absolue, avec une conviction ardente, et, si M. Savine veut me permettre de l’ajouter, je suis un peu aussi un confident et un ami depuis bientôt cinq mois que je le vois et le fréquente, qu’il s’assied à mon modeste foyer de juriste pour me demander mes conseils et que, dans l’intimité familière de nos entretiens répétés, il m’ouvre toutes grandes son âme et sa conscience où je puis lire, non pas les sentiments que lui prêtait à la dernière audience la haineuse rancune de la partie civile, mais tout ce qu’elles renferment de sincérité, de droiture, de courage et d’énergie.
Oui, Savine est un courageux et un sincère, deux qualités, ou plutôt deux défauts périlleux à notre époque, qui mènent rarement à la fortune et au pouvoir, qui même quelquefois conduisent à la cour d’assises, mais n’importe, deux beaux défauts, bien français, et qui devant un jury français se sentent à leur aise et se défendent avec entrain.
C’est parce que Savine est un sincère et un courageux qu’il est un sympathique ; et c’est parce qu’il est un sympathique qu’il me tardait de vous le présenter. Il est temps de vous le faire connaître. On a tellement défiguré ses traits ! Ce qu’on vous a montré, c’est sa caricature. Il est temps de tracer son portrait.
Vous verrez ce qu’il faut penser des reproches de cupidité et d’ambition. Quand vous le connaîtrez, ils vous feront sourire. Et il est facile à connaître : sa conscience n’est pas de celles qui se ferment, qui se crispent, sur lesquelles il faut, en quelque sorte, peser pour les forcer à s’ouvrir ; non, je vous l’ai dit, la sienne est grande ouverte ; vous n’avez qu’à lever vos yeux sur elle pour la pénétrer jusqu’au fond. Regardez-la, messieurs, scrutez-la, sondez son cœur, et puis, au sortir de ces pénibles audiences, quand vous rentrerez dans la chambre de vos délibérés, oublieux de tous les bruits, de toutes les rumeurs de la ville, fermés à toutes les influences qui sont le danger de ces débats, ne vous souvenant que de votre serment qui vous trace votre devoir et qui constitue votre charte, vous nous direz, dans votre justice, dans votre autorité, dans votre loyauté, dans votre indépendance, la part qui lui revient dans cette triste affaire qui vous cause et nous cause à tous une émotion douloureuse parce que nous sentons bien que ce qu’elle met en jeu, ce n’est pas seulement l’honneur politique d’un homme, mais encore les intérêts supérieurs de votre grande cité, intérêts inséparables des intérêts de la Patrie !
Vous savez déjà notre système de défense : il reste le même ; comment changerait-il ? La vérité est immuable et notre système est la vérité. M. Savine l’a dite dès le début de l’instruction.
Le 6 décembre dernier, M. Roujol, le magistrat distingué chargé de faire la lumière, lançait deux mandats de comparution, le premier contre M. Numa Gilly, le second contre M. Savine. M. Numa Gilly se contentait de demeurer tranquillement chez lui ; c’est sa manière habituelle de répondre à ces sortes d’invitations ; il prétextait des travaux parlementaires auxquels sa présence était, paraît-il, indispensable, sans que j’aie jamais pu tirer au clair quel projet de loi d’intérêt local absorbait alors sa laborieuse attention.
On a comparé M. Numa Gilly à Tartarin. Quelle injustice ! Tartarin allait sur les Alpes, lui ! Tandis qu’il a fallu à M. Numa Gilly les nécessités d’une comparution en cour d’assises pour le déterminer à entreprendre un voyage dans la direction des Pyrénées !
Quant à M. Savine, qui, n’étant pas député, ne jouissait pourtant pas des mêmes facilités de transport, sans l’ombre d’une hésitation, il se mettait en route…
Cruelle épreuve ! Un de ses deux jeunes enfants, un adorable petit garçon âgé de six ans était malade ; ses affaires, arrêtées dans leur essor, traversaient une de ces crises dont le commerce a tant de peine à se relever. Il me semble encore le voir entrer dans mon cabinet, l’ordre du juge à la main, et me conter tout cela d’une voix où vibrait l’effort du courage domptant les assauts de la tristesse !… Scènes poignantes qui abondent dans notre vie professionnelle, où le jurisconsulte s’efface derrière l’ami et où les consolations qui montent du cœur, la silencieuse étreinte d’une poignée de main, remplacent les stériles raisons, impuissantes à calmer les angoisses !…
Sans hésitation, sans faiblesse, il partait pour Bordeaux ; il frappait à la porte du juge ; et le vieux magistrat, accoutumé aux faux-fuyants et aux réticences des prévenus ordinaires, s’étonnait d’une franchise primesautière et alerte qui semblait se complaire à devancer les questions comme pour avoir le plaisir d’y répondre plus vite. Au bout d’une demi-heure, l’honorable M. Roujol en savait autant que ses collègues au bout de quatre longs mois d’interrogatoires et de confrontations.
Cette conduite, cette attitude justifient-elles les impitoyables expressions de la partie civile, et les exigences de l’équité comme les convenances du langage ne commandaient-elles pas de retourner, sinon sept fois — je n’en demande pas tant à un adversaire — au moins deux fois la langue dans la bouche avant de qualifier de recéleur, de négociant en diffamation, un homme qui n’est pas un repris de justice, dans une affaire qui, quoi qu’on en dise, est une affaire politique et n’offre aucun point de ressemblance avec les procès de droit commun ?
Un négociant en diffamation ? Ah ! messieurs, quel négoce ! Il serait encore plus noir que le négoce du charbon… anglais ! (Rires).
Un recéleur ? Est-ce parce qu’il recèle 50.000 exemplaires du livre Mes Dossiers qu’il aurait pu vendre un bon prix, au lieu de les garder, bien plus, de les faire rentrer par tous les moyens dans son magasin où ils ont tout juste pour lui en ce moment la valeur qu’avaient les actions du chemin de fer d’Alençon à Condé lorsque M. Raynal ou les économistes de son école en proposèrent le rachat à l’État ? (Rires).
A quoi servent ces outrages qui ne sauraient l’atteindre ?
On a jeté dans le débat un nom qui va singulièrement troubler la conscience d’une foule de braves gens.
Il circule dans le public — ce n’est un mystère pour personne — que, si M. Savine est poursuivi avec tant de rage, c’est pour avoir édité un certain volume qui n’est point signé de Gilly et porte un autre titre que le titre Mes Dossiers. On avait à régler avec lui un vieux compte, et pour le liquider sans péril, on se serait coiffé d’un masque qui prouverait que feu Tartufe a laissé une descendance florissante encore aujourd’hui.
Voilà ce que dit la gazette… gazette mal informée, c’est entendu ; je connais trop la magistrature de mon pays ; je ne la croirai jamais complice d’un odieux subterfuge et je tiens personnellement M. l’avocat général pour incapable de coudre la Fin d’un Monde dans la couverture de Mes Dossiers.
Mais les gens mal informés font tant de victimes avec leurs racontars ! Il faut se garder de prêter le flanc à leurs chroniques. M. l’avocat général l’a compris et je n’ai que des éloges pour sa circonspection. Mais pourquoi la partie civile commet-elle de ces rapprochements malheureux dont s’autorisent les propos médisants ? « Savine est un négociant en diffamation », avance-t-elle, et elle ajoute aussitôt : « C’est l’éditeur de Drumont, un homme condamné ! » Si le pauvre peuple, qui comprend tout de travers, concluait de cette tournure de phrase qu’éditer M. Drumont, c’est faire le commerce de la diffamation et que Savine a déjà été condamné en cour d’assises pour avoir édité M. Drumont ! Heureusement que, tout naïf qu’il est, le pauvre peuple l’est un peu moins que ne le suppose la partie civile. Sans avoir l’instruction de la partie civile, ni son esprit, il ne confond pas la France Juive avec la Fin d’un Monde ; il sait que la Fin d’un Monde a pour éditeur M. Savine, mais que la France Juive sort de la librairie de MM. Marpon et Flammarion, et il a soin de ne pas reporter sur la première, qu’on a cru bon de laisser tranquille, le bénéfice de l’unique poursuite dont la seconde ait pâti — poursuite bénigne, d’ailleurs, et dont il eût été prudent de ne pas évoquer la mémoire, car la condamnation à 1.000 francs d’amende qu’elle a, je crois, motivée est conçue, paraît-il, en des termes de nature à satisfaire les plus difficiles parmi les diffamateurs.
Il faut donc renoncer au doux espoir de faire passer M. Savine pour un récidiviste et il ne demeure convaincu que du crime d’avoir édité la Fin d’un Monde.
C’est celui que vous lui reprochez ? Alors il vous fait la partie belle : il l’avoue et s’en glorifie : il en revendique hautement, fièrement, la pleine responsabilité. C’est, je vous l’ai dit, un courageux, un sincère ; c’est surtout un convaincu. Oui, il a une foi ardente ! Oui, il lutte, il luttera contre la finance juive ! Au nom de la patrie, au nom de l’équité, il réprouve les empiètements sans vergogne d’une race qui nous envahit, nous opprime, nous vole notre part de lumière, d’une race dont le mercantilisme offensé lui prête aujourd’hui, pour assouvir ses rancunes, les bas appétits qui la travaillent !… La Fin d’un Monde ! Mais il fallait la traîner ici ! J’aurais été debout à la barre ! C’eût été un grand débat, messieurs, digne de vous, digne de la justice, et vous auriez jugé comme il convient ce livre superbe, audacieux, hardi à l’excès, qui, lorsqu’il voit des chairs pourries, y enfonce le fer rouge brutalement, jusqu’au bout, au risque de faire grésiller des chairs encore à demi saines, mais un livre magnifique, sublime dans ses colères, que soulève et qu’anime le souffle brûlant de son auteur, flamboyante épopée, satire vengeresse d’un Juvénal chrétien dont les verges essaient de secouer nos torpeurs décadentes et de tirer, s’il est encore possible, cette fin de siècle qui râle de la poussière mortuaire où elle s’enfonce lentement !… (Mouvement prolongé dans la salle).
La conviction ! Oui, messieurs, je le répète, voilà le sentiment qui a poussé M. Savine. Chez lui, il y a deux hommes : l’artiste et le croyant, le traducteur de l’Atlantide et l’éditeur de la Fin d’un Monde ; longtemps le croyant a dormi, laissant le champ libre à l’artiste ; mais l’heure de la lutte a sonné, et la clameur de la bataille a réveillé le croyant.
Et quel est donc le sommeil assez lourd pour ne pas être troublé par le tumulte de l’époque ? Dans quelle léthargie incurable sont plongés ceux qui ne l’entendent pas ? Quelles oreilles qui ne soient encore ébranlées par les cris d’indignation de la foule ? Quels spectacles plus propres à nous indigner que ceux qui ont souillé nos regards ? Qui donc, messieurs, qui donc a pu les contempler froidement, sans sentir son pouls agité par la fièvre de la colère ?
Nous les avons vus défiler à la barre, ces rastaquouères de la politique, ces flibustiers du parlementarisme, escortés des escrocs de la haute banque ! Nous les avons vus, ces voleurs gantés, ces malfaiteurs en redingote tachée de rouge à la boutonnière, plus dangereux que les voleurs en haillons, tristes épaves sociales que la misère et la douleur entassent, chaque matin, par milliers dans les prétoires, parce que pour ces derniers, du moins, il est une vindicte publique, tandis que des subtilités de texte, dont la foule s’étonne, mais qui s’imposent aux magistrats, abritent presque toujours les autres, habiles à côtoyer le code, sans jamais gagner le large, mais sans jamais non plus se heurter aux écueils du rivage, grâce à la rouerie merveilleuse qui préside à leur cabotage éternel !…
Avaient-ils assez longtemps extorqué la confiance publique ? Avaient-ils assez longtemps égaré la raison des électeurs ? Si, alors qu’ils étaient présidents de commissions, députés, magistrats, sénateurs, mieux encore, dispensateurs souverains des charges et des honneurs, les premiers de l’État, les maîtres de la République, si nous avions dit ou écrit la millionième partie de leurs scandales, sans doute ils nous auraient traînés en cour d’assises ! Ils nous auraient traités de négociants en diffamation ! Un pompeux réquisitoire nous aurait accablé de ses foudres ! Et nous aurions dû courber la tête, nous excuser envers ces hommes qui auraient à peine daigné nous narguer d’un méprisant sourire, fièrement drapés dans leurs oripeaux officiels !…
Ils s’estimaient inébranlables dans leur forteresse ! Ils croyaient l’édifice en pierre !… L’édifice était en carton ! Et voilà qu’un beau jour, une fissure s’est produite ! Un rayon de soleil a pénétré, et la pleine lumière les a montrés tels qu’ils sont dans leur nudité hideuse, escrocs, voleurs, faussaires, mûrs pour l’infamie de l’histoire qui n’aura, la plupart du temps, pour les flétrir, qu’à transcrire dans ses colonnes le texte des arrêts qui les ont acquittés !…
Voilà ce qu’on voyait, messieurs, souvenez-vous-en ! Voilà ce qui secouait nos esprits, ébranlait nos consciences, ce qui arrachait lambeau par lambeau notre foi en ces politiciens néfastes qui s’improvisent conducteurs de peuples et pour lesquels les peuples n’ont jamais assez d’anathèmes !
Voilà ce qu’on voyait !… Grand Dieu ! Et ce qu’on ne voyait pas ! Ce qu’on savait, ce qu’on sentait enfoui dans des documents impénétrables, dans des rapports, dans des dossiers cachés par la complicité ou la peur, dernier et fragile rempart de réputations vacillantes que, chaque jour, déchiquète l’âpre morsure du soupçon populaire, que flétrit et flagelle notre douloureuse indignation !
De tous côtés, des miasmes fétides vous prenaient à la gorge ; la terre était boueuse et cédait sous le pied. Le cerveau de la foule, à la vue de concentrations inouïes qui semblaient une assurance mutuelle contre la divulgation des turpitudes, le cerveau de la foule exagérait, grandissait outre mesure des corruptions déjà trop certaines et trop lamentables dans leur réalité !
Pour employer le mot classique, on s’imaginait être pris dans un véritable engrenage de pots-de-vin. Je dis le mot classique ; j’ajoute que le mot est usé ; l’expression a vieilli et fait place à un néologisme. En changeant de nature, la chose a changé de nom dans le vocabulaire de la cuisine politique ; de liquide, elle est devenue solide : elle ne s’appelle plus pot-de-vin, elle s’appelle saucisson ! (Hilarité générale).
Nous frémissions au spectacle de ces hontes ; tous avaient soif de vérité, hormis ceux que la vérité eût tués ; on voulait, on voulait connaître les coupables : on voulait les connaître tous !…
Et voilà que vibre une voix que l’illusion rend formidable ! On croit la justice proche : les cœurs battent à l’unisson : dans une assemblée populaire un homme a maudit le culte du veau d’or devant lequel s’agenouillent certaines consciences. Est-ce nouveau, cette malédiction ? Oh ! non, certes, depuis longtemps elle est dans tous les cœurs, elle est sur toutes les lèvres : la presse à satiété la répète ; elle a déjà éclaté dans l’enceinte du Parlement ; elle a ses formules classiques ; elle est devenue un lieu commun de nos patriotiques angoisses ; mais jamais, semble-t-il, elle n’a retenti si fort ; jamais elle n’a trouvé d’échos aussi lointains et aussi sonores ; jamais elle n’a frappé des oreilles aussi préparées ; jamais elle n’a mieux assouvi l’universel désir de vengeance ; cette fois elle n’aura pas été un bruit vain et inutile emporté par le vent de l’indifférence et de l’oubli !
Et l’on écoute cette voix… « Il y a plus de vingt Wilsons !… » Le président de la commission du budget était là et le président n’a rien dit ! On sait ce que c’est qu’un Wilson : on en a vu un, un seul ; mais on est sûr qu’il en existe tant d’autres ! Le Wilson condamné est-il le plus coupable ? N’est-il pas un bouc-émissaire chargé de tous les péchés d’Israël ? Si l’on proclamait au grand jour la liste des impunis !…
« Il y a plus de vingt Wilsons !… » Qui dit cela ? Un député hier encore inconnu du pays, mais très populaire dans sa ville qui le comble de ses faveurs et le vénère comme un oracle. Ce député est un enfant du peuple, un ouvrier, qui reste un ouvrier pratiquant à la différence de quelques-uns de ses collègues qui ne sont plus que des ouvriers honoraires. On vante sa simplicité, son désintéressement, sa probité ; il se tient loin de tous les tripotages. Songez donc : il est député, il est en même temps foudrier et il n’a pas encore songé à fonder une société anonyme pour mettre ses foudres en actions ! (Rires). C’est inouï !… Le voilà grand homme ; Nîmes le porte en triomphe, et son renom, le lendemain, est devenu universel !… On le traduit en cour d’assises : il est acquitté ! Les circonstances, la valeur, la portée de l’acquittement, nul n’en a cure, nul ne s’en préoccupe. Il est acquitté : voilà tout ; son acquittement, pour tout le monde, signifie la condamnation générale, en bloc, de ceux qu’il a atteints ou qu’il a visés. La démonstration est faite. Maintenant, il achève son œuvre : il va publier un livre, ses Dossiers, en même temps sa défense et son accusation. On a des noms, cette fois ! enfin on tient les coupables ! On le provoque en duel : il donne rendez-vous sur le terrain de la cour d’assises… Et les rieurs sont avec lui…
Est-ce vrai, messieurs ? N’est-ce pas de la sorte que les choses se sont passées ? Faites revivre ce moment, évoquez le souvenir des impressions disparues. Croyez-moi, c’est indispensable, si vous voulez être équitables dans l’œuvre que vous poursuivez.
On se moque aujourd’hui du justicier de Nîmes. On a beau jeu : il semble avoir fait la gageure de se couvrir de ridicule. J’ignore le sort que l’avenir lui réserve. Ses concitoyens paraissent y tenir beaucoup : deux fois ils l’ont déjà réélu maire ; peut-être le rééliront-ils député, non parce qu’il a désavoué son livre, mais parce que, malgré son désaveu, ils resteront convaincus que c’est lui qui l’a fait. (Rires). Mais enfin, à l’heure présente, M. Numa Gilly a perdu son prestige ; il est un thème facile pour les sarcasmes et les mots. Les tarés de la politique ont de la chance de pouvoir se dire ses adversaires ! Un compère n’eût pas mieux fait leur jeu !…
Eh bien, messieurs les Jurés, ce n’est pas le Gilly conspué, bafoué, qu’il faut avoir devant les yeux ; c’est l’auteur du discours d’Alais, c’est l’acquitté de la cour de Nîmes, c’est le Gilly acclamé, porté en triomphe, c’est le Gilly pris au sérieux non seulement par le public, mais par les chefs de file, par les hommes publics qui l’approuvent et l’encouragent ; c’est le Gilly auquel l’honorable M. Vacher, député de la Corrèze, écrit, le 21 septembre 1888 :
Mon cher Collègue,
Du fond de mes montagnes, je suis avec intérêt les péripéties de la polémique que vous avez engagée avec quelques écumeurs d’affaires qui déshonorent la République. Vous avez le public pour vous et surtout les honnêtes gens.
Ayant pratiqué les conventions, je vous adresse ci-incluses quelques notes qui pourront peut-être vous être utiles.
Agréez, mon cher collègue, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.
L. Vacher.
Et voici la note annoncée par l’honorable M. Vacher, note écrite de sa main, ainsi que la lettre que, le 6 novembre, il adressait à M. Gilly :
Enhardi par le coup de main des conventions, M. Raynal proposa à la Chambre de racheter la ligne d’Alençon à Condé pour une somme de quatre millions à payer par l’État. Mais il avait eu soin de faire racheter en sous-main, par la Banque populaire de l’Opéra composée de ses amis (Rochefort a donné les noms dans ses Notes pour servir à l’histoire de mon temps), les actions de cette ligne qui se vendaient au poids du papier. Je dénonçai le tripotage dans mon bureau, le projet fut retiré, et il n’a plus reparu.
Voici maintenant la lettre :
Je suis prêt à venir déposer devant la cour d’assises du Gard des faits relatifs aux conventions. Il serait essentiel que M. Lesguiller, ancien sous-secrétaire d’État aux travaux publics, député de l’Aisne, vînt déposer. Il a tenu entre les mains un dossier où il y avait des reçus et dont on lui demandait 20.000 fr. Écrivez-lui d’urgence et dites-lui que je viens déposer.
L. Vacher.
Ces pièces caractéristiques prouvent qu’il n’y avait pas que les badauds qui croyaient en Numa Gilly. Et vraiment, quand on voit des hommes publics applaudir à la polémique qu’il a engagée avec les écumeurs d’affaires, avec ceux qui déshonorent la République, quand ces hommes publics lui envoient des documents et lui offrent leurs témoignages, faut-il s’étonner si un éditeur jeune, ardent, courageux, enthousiaste, l’éditeur de M. Drumont, l’éditeur de la Fin d’un Monde, se laisse, lui aussi, emporter par l’élan du flot populaire ? Oui, M, Savine a cru en M. Numa Gilly. Il a cru que ses accusations étaient des accusations solides auxquelles des documents décisifs donnaient une base inébranlable. Il a cru que ses Dossiers seraient non pas le livre d’or où Venise inscrivait le nom de ceux qui avaient bien mérité de la patrie, mais le livre de boue où l’on noterait d’infamie les malfaiteurs de la vie publique. Il a cru que cet humble ouvrier poussé par le destin aux premiers emplois, placé par la fortune près du pouvoir, à même d’en observer les vices et les faiblesses, avait préféré flétrir les corruptions que d’y participer et, au lieu de détourner la source de vérité, s’était fait un âpre plaisir de la répandre à flots sur la foule d’où il sortait.
Ah ! certes, messieurs, si, au milieu de nos malaises et de nos angoisses patriotiques, un citoyen digne de ce nom, qu’il fût ouvrier ou paysan, qu’il fût noble ou bourgeois, avait élevé une voix désintéressée et virile pour dire à ses concitoyens : « Assez de débats stériles, trêve aux choses qui nous séparent et nous divisent, silence aux rancunes des partis, point de diffamations, point d’injures, mais une énergie indomptable, un dévouement sans bornes, un courage invincible, formons une seule armée et sauvons notre bien commun, la vieille probité française qui appartient à tous et dont aucun ne doit souffrir qu’on éclabousse la robe » — Ah ! messieurs, si quelqu’un eût alors tenu ce langage, n’est-il pas vrai que la France tout entière se fût levée pour le saluer ? (Longue sensation).
Hélas ! M. Gilly n’était pas ce grand homme ; il n’en était que la fragile et décevante illusion. Beaucoup de braves gens s’y sont trompés. M. Savine a partagé leur erreur ; et, la partageant, il ne pouvait agir autrement qu’il a fait. Son caractère, son passé, ses convictions lui dictaient sa conduite. On avait besoin d’un courageux : le courageux, c’était lui ! Il en est dont l’instinct est de battre en retraite ; il en est d’autres dont l’instinct est de marcher en avant. Il a marché : c’est sa nature ; et il a écrit la lettre que vous savez ; il s’est mis au service de M. Gilly ; il lui a offert son argent, sa librairie, ses presses. L’événement lui donne tort — soit ! Mais vous savez à présent le mobile qui l’a inspiré, et j’ai pris plaisir à vous le dire, ce mobile : il est de ceux que l’on est heureux de confesser devant les jurés de France ! Frappez-le, si vous voulez — votre verdict peut être la ruine : il ne sera pas le déshonneur : car, vous n’en doutez plus maintenant, c’est un combattant vaincu, et non un diffamateur à gages, que vos coups atteindront.
Mais non, il n’est pas vaincu : attendez la fin du débat. La bataille n’est pas terminée. Spéculateur, il eût baissé la tête ; lutteur, il la redresse fièrement.
Monsieur l’avocat général, je l’avoue, votre langage m’a étonné : si j’en ai compris la portée, il signifie ceci : « Vous n’étiez pas antipathique — au contraire — et, si vous n’aviez pas tenté la preuve, on aurait pu se montrer fort indulgent à votre égard. » Eh bien ! je professe le plus profond respect pour tout ce qui sort de votre bouche ; mais le sens de vos paroles m’échappe complètement. La preuve ! Mais c’est la loi qui m’invite à la faire, mais c’est la loi qui m’y convie ! Un homme public est en cause et c’est par le silence que vous voudriez le protéger ? Non ! non ! cette attitude ne serait digne, ni de lui, ni de nous. Quand on édite un livre, comme Mes Dossiers, on doit au public, sinon la démonstration des faits qu’on articule, du moins les pièces justificatives de sa bonne foi.
Apportons-nous la preuve matérielle : vous devez acquitter. Apportons-nous seulement la preuve morale, celle qui n’établit pas le fait d’une façon absolue, mais qui, parfois tout aussi concluante que l’autre, vous laisse l’impression que nous n’avons pas menti : vous devez acquitter encore, car la bonne foi, comme la preuve, est une cause nécessaire d’acquittement.
Et ce système s’impose dans une démocratie. En effet, lorsque l’honneur public est l’unique garantie sociale, il importe d’éloigner des affaires, non seulement les hommes qui méritent la flétrissure, mais aussi les hommes qui prêtent le flanc au soupçon. Et quand c’est de bonne foi qu’on a soupçonné ces hommes, quand leurs actes équivoques ont favorisé l’illusion, cette illusion est légitime et devient une sauvegarde qui met l’accusateur à l’abri de la loi.
Voilà pourquoi M. Savine vous apporte ses témoins et ses pièces. Ah ! je conviens sans peine que ce n’était point son rôle de les faire défiler devant vous. Cette mission ne nous incombait pas et j’assume aujourd’hui une tâche qu’un autre aurait dû remplir. Ce n’est ni la faute de M. Savine, ni la mienne, si cet autre se décharge sur nous du fardeau qui lui appartient. Le silence n’est pas possible ; M. Gilly le garde : il faut que nous le rompions ! Un procès politique est un champ de bataille ; un accusé politique est un soldat ; et, dans ce pays où l’on admet aujourd’hui trop de choses, il en est une, du moins, qu’on n’admet pas encore, c’est qu’un soldat lâche le drapeau au moment de la charge, surtout quand ce soldat est le chef ! Le chef, c’était M. Numa Gilly ; M. Numa Gilly a lâché le drapeau ; M. Savine le ramasse ; il fait bien ; car, voyez-vous, quelle que soit la couleur d’une oriflamme, nous aimons beaucoup qui la garde et nous estimons peu qui l’abandonne ; et c’est pourquoi, au sortir de cette audience, les mains, qui fuiront peut-être un autre que M. Savine, se tendront, quoi qu’il arrive, vers lui pour prendre les siennes et les serrer. Le député, l’homme public a déserté sa pensée ; il l’a jetée dans la mêlée comme une arme gênante ; un modeste éditeur estime qu’ayant publié cette pensée, il l’a faite sienne, et c’est comme sienne qu’il la défend devant vous.
Qui donc, sans lui, la défendrait ? M. Gilly avait un fils : M. Peyron. (Rires). Un instant, celui-ci a revendiqué la succession paternelle ; j’ai cru qu’il l’accepterait purement et simplement ; ensuite, il ne l’a plus acceptée que sous bénéfice d’inventaire ; enfin, après en avoir mûrement délibéré, il a paru y renoncer, et la succession a été sur le point de tomber en déshérence ; alors, M. Savine s’est constitué le syndic de la liquidation et c’est grâce à lui que cette dernière ne tournera pas en faillite…
Grâce à lui… et grâce à vous, messieurs. Notre mission est délicate, mais la vôtre l’est encore plus. Dans les procès de ce genre, la partie n’est jamais égale et c’est à peine assez de toute votre justice pour rétablir l’équilibre rompu. Examinez les deux camps :
D’un côté, un ancien ministre qui plaide dans sa bonne ville, sur un terrain qu’il a choisi, qui arrive à l’audience escorté de ce qui le rend tout-puissant, au milieu d’un état-major de financiers célèbres descendus exprès pour lui de leur Olympe d’or, de banquiers, plus redoutables que des rois, dont le seul nom cause un saisissement dans la foule, d’administrateurs et de directeurs des grandes compagnies, de hauts fonctionnaires qui lui doivent et la fortune et les honneurs, de tous ces personnages décoratifs, décorables, ou décorés qui, d’une allure grave et solennelle, montent au fauteuil des témoins, y prononcent sous la foi du serment une plaidoirie éloquente dont la péroraison se termine par un vibrant panégyrique, puis, d’un pas non moins solennel, un sourire dévot sur les lèvres, s’en vont, comme à une réception officielle, serrer avec respect la main du maître d’hier dont les caprices parlementaires feront peut-être le maître de demain et qui, après avoir connu le saut de la roche tarpéienne, ira une fois encore gravir clopin-clopant les marches déjà bien usées de son branlant Capitole !…
De l’autre, un député raillé, vilipendé, conspué, et comme soutien, un éditeur antisémite !… Quelle impartialité faut-il attendre ? On dépose volontiers pour ceux qui sont au pinacle. Contre eux, c’est une autre affaire ; on y regarde davantage ; la mémoire est moins complaisante, les souvenirs sont plus lointains ; on oublie qu’on a juré de dire la vérité, surtout de la dire toute… Et l’observateur qui suit les péripéties du drame assiste à bien des choses pénibles et écœurantes, au spectacle de gens dont la peur tord la bouche et crispe les lèvres, qui, blêmes, viennent balbutier qu’ils ne savent rien, après nous avoir préalablement avertis qu’ils ne voulaient rien savoir, et, au sortir de l’audience, passant près de nous, très vite, parce que notre société est compromettante, chuchotent d’une voix imperceptible à notre oreille : « Ah ! si j’avais dit ce que je sais, j’en aurais raconté long !… » (Mouvement prolongé dans la salle).
Ceux-là, il n’est pas nécessaire de prendre des gants avec eux ! Point n’est besoin de les inviter à vouloir bien se retirer. Il suffit de leur dire : « Allez vous asseoir ! » Ils y vont avec plaisir… Ils ne demandent que ça… (Rires).
Que voulez-vous ? Nous sommes le pot de terre contre le pot de fer ; ou, si vous préférez une comparaison ayant plus de couleur locale, nous sommes le pavé céramique contre le pavé de Quénast. (Hilarité générale). Que peut notre faible argile contre un porphyre assez solide pour faire une si longue traversée ?…
Oui, messieurs, votre mission est grande. Elle grandit avec la difficulté et le péril des circonstances. Elle consiste à dissiper les illusions du prestige, à n’être point victimes de ce dangereux trompe-l’œil, à lire sur les lèvres de ceux qui n’ont pas pu parler, et à nous donner le courage de faire la lumière, à nous, les petits, les chétifs, les humbles qui n’avons qu’une force, celle que nous puisons dans notre confiance en vous. Ne vous préoccupez ni de l’origine, ni de la forme plus ou moins ridicule que la diffamation a revêtue : en cour d’assises, il est facile de railler les accusés. Peu vous importe l’élégance du style ; c’est le fond même des choses qu’il convient d’examiner. Ne vous laissez pas davantage étourdir par les périodes pompeuses sur l’horreur de la calomnie ; nous sommes tous d’accord que la calomnie est horrible ; mais la question est de savoir si vous jugez des calomniateurs.
La question est de savoir si ce livre est un crime ou une faute, un mensonge ou une erreur, un champignon hideux éclos, tout d’un coup, sans racines, sur le fumier d’esprits pervers, ou le produit nécessaire d’une semence qui depuis longtemps a germé. La question est de savoir s’il invente ou s’il répète, s’il imagine ou s’il copie, s’il est l’éditeur responsable des accusations qu’il ânonne ou le très faible écho d’une formidable rumeur.
Est-ce la première fois qu’on soupçonne M. Raynal ? M. Raynal est-il de ceux qu’on ne peut pas soupçonner ? A-t-il toujours compris cette vérité élémentaire, que la responsabilité d’un homme grandit avec son état, qu’un ministre de France n’est pas un marchand vulgaire et qu’il est pour lui des devoirs auxquels le commun du peuple n’est pas assujetti ? La médisance ne l’a-t-elle jamais mordu ? Si oui, n’a-t-il pas prêté le flanc à la médisance ? Et s’il y a prêté le flanc sans jamais y répondre, quelle est aujourd’hui la cause d’une susceptibilité aussi nouvelle qu’inattendue ? Voilà les questions qui se dressent. Il importe de les résoudre.
Ah ! messieurs, nous touchons un douloureux problème. Ce n’est plus M. Raynal, ici, qui est en cause, c’est un être abstrait, symbolique : c’est le politicien du régime actuel.
Le politicien confond trop le commerce et la politique.
Dieu me garde, sans doute, d’exclure de la Chambre ou du Sénat les commerçants ! J’ai trop à cœur d’y voir des esprits spéciaux possédant des connaissances techniques remplacer la phalange inutile des avocats sans causes et des médecins sans malades. Mais si l’homme public est à la tête d’un négoce considérable (ce qui est son droit et ce que nul ne songe à lui reprocher), il peut arriver, il arrive souvent que la prospérité de ce négoce sollicite des mesures dont la masse souffrira. De là, conflit entre le désir du lucre et le devoir du citoyen, et ce conflit est redoutable, messieurs ; il exige de robustes consciences et de vaillantes probités ; surtout si l’homme qui est à la fois ministre et commerçant domine une grande ville, la tient par ses influences de telle sorte que les administrés soient à son gré des tributaires et les fonctionnaires des complaisants. Sans contrôle, il n’a plus d’autre obstacle que sa propre réserve et sa propre modération. Il est le roi de la cité : il en deviendra, s’il veut, le fournisseur. Alors, il est exposé à des tentations peu communes et une intégrité peu commune n’est pas de trop pour y résister. Alors aussi, il est exposé à des critiques plus amères, à des inquisitions plus malveillantes ; impitoyablement, sans relâche, ses concurrents, qui succombent sous le prestige de ses titres officiels, ses concurrents blessés, ruinés peut-être par des faveurs répétées qu’une administration, sa vassale, érige en monopole, fouillent les recoins de sa vie pour en signaler à la foule les avidités ou les égoïsmes ; les racontars, mélange de roman et de vérité dans lequel il est difficile d’assigner la part de l’un et celle de l’autre, deviennent des récits formels que la malice précise ; des antipathies politiques sont heureuses de s’en mêler ; des polémistes de talent découvrent des choses piquantes, remarquent des coïncidences regrettables, font des rapprochements inquiétants ; tout cela s’amasse, s’amasse, comme une lente alluvion ; et tout cela mine sourdement l’honneur de l’homme public, sape les bases de sa renommée chancelante, jusqu’au jour où son caractère amoindri dans l’esprit de la foule n’oppose plus qu’une digue impuissante à l’irrésistible poussée de quelque accusation gigantesque germée en pleine Chambre au milieu des éclats d’un fougueux anathème lancé par un tribun républicain !
Étudiez cette page d’histoire que M. l’avocat général n’a pas voulu signer et dites-moi si le politicien de la troisième République joue son rôle avec l’élévation et le tact nécessaires ; dites-moi si sa conduite et sa vie réalisent à vos yeux l’idée que jusqu’ici, en France, nous nous faisions de l’homme public !
Personne n’est au-dessus du soupçon, nous a dit M. l’avocat général ; la calomnie peut viser tout le monde.
Oui, sans doute, la calomnie peut viser tout le monde ; mais tout le monde n’est pas atteint par la calomnie ; certains peuvent garder un dédaigneux silence et faire comme le voyageur qui, sans émoi, contemple du haut de la rive les fureurs du torrent qui ne peuvent l’atteindre ! Ils en ont le droit, car leur honnêteté se passe de commentaire ; c’est une honnêteté simple, lumineuse, dont le rayonnement calme et pur étincelle à tous les yeux que n’aveugle point l’incurable parti pris de la haine.
Mais, à côté de ces honnêtetés-là, il en est d’autres en politique, il est des honnêtetés savantes, complexes, litigieuses, des honnêtetés compliquées de gens d’affaires retors, obligés de plaider à chaque instant contre l’opinion publique et qui, pour gagner leur cause, ont besoin de se faire les clientes de l’esprit d’un bâtonnier. Encore, le plus souvent, la gagnent-elles à la faveur du doute et, si elles ont eu la chance de tomber sur des juges plus charitables que sévères, triomphent-elles moins parce qu’elles ont établi leur innocence que parce que l’extrême discrétion des témoignages qui les gênent ne permet pas d’établir leur pleine culpabilité. Voilà celles que le soupçon peut atteindre ; voilà celles à qui on rend service en leur fournissant l’occasion d’un lavage officiel ; cette occasion leur est utile ; en tous cas, elle sert au pays.
M. l’avocat général vous dit : « Prenez garde de confondre l’homme public et l’homme privé ; le premier seul est en cause, le second ne vous appartient pas. » Mais dans l’examen de la vie du politicien-homme d’affaires, la distinction est-elle possible ? L’homme public et l’homme privé ! Mais chez lui ils ne font qu’un seul homme ! On voit sans cesse le premier au service du second ! Étudier l’un, c’est étudier l’autre ; ils ne sont que les deux faces du même individu. Lisez les divers chapitres de son existence en partie double : si vous cherchez le ressort de son activité, il vous faut prendre une feuille, la partager en deux colonnes et mettre en regard la vie politique et l’intérêt personnel ; celui-ci est la clé de celle-là. La confusion est perpétuelle ; on la retrouve à chaque instant. Voilà — trop souvent hélas ! — Voilà le député moderne !
Eh ! quoi, nos institutions séculaires se sont, l’une après l’autre, abîmées dans le gouffre sans fond du passé ! Tout a sombré dans le cataclysme ! Tout s’est englouti ! Tout a disparu ! Disparue, la royauté ! Disparus, les parlements ! Disparues, ces vieilles coutumes, plus ineffaçables que des chartes, ces traditions des ancêtres, solides comme le marbre, inébranlables assises d’une société qui avait ses iniquités et ses vices, mais qui, telle quelle, a si longtemps, sur la terre, commandé la crainte et le respect ? Qui a remplacé tout cela ? Le député ! Le député ? Il fait tout ! Le député ? Il est tout ! Il est le drapeau et la bourse ! Il est la fortune et l’honneur ! De lui dépend la gloire ou la honte ! La richesse ou le déficit ! Il est la paix ! Il est la guerre ! D’un signe, il peut nous jeter sur le Rhin, car il commande à nos courages : il est le chef de l’armée ! Son pouvoir est sans limites, parce qu’il est anonyme, comme l’est le pouvoir d’une assemblée irresponsable ! Terrible omnipotence qui nous inquiète et nous effraie parce que, sitôt que les principes l’abandonnent, elle engendre le despotisme sans remède et la corruption sans pudeur ! Et quand on voit l’héritier de toutes les puissances mortes, le nouveau roi de la démocratie débiter à beaux deniers comptants les choses les plus saintes dans le Palais National, ou bien, moins coupable mais plus dangereux peut-être, ne songer dans la maison politique de la France qu’à sa maison de commerce à lui, nous, les jeunes, les assoiffés d’idéal, nous sommes pris d’une immense tristesse, nous cherchons dans cette boutique un coin de ciel bleu, un rayonnement de lumière, et nous rêvons, malgré nous, à ces héros doux et forts, Saint Louis ou Washington, prince ou seulement citoyen, mais citoyen digne de ce nom, le plus beau qu’aient inventé les hommes, capable, par sa foi généreuse et son héroïque sagesse, de bâtir, non pas une de ces masures ouvertes aux quatre vents des plus viles passions humaines, mais un de ces robustes et superbes édifices qui abritent durant des siècles la prospérité d’un peuple et la grandeur de la Patrie !… (Vive émotion).
J’aurai fini, messieurs les Jurés, quand je vous aurai dit quels motifs ont déterminé M. Savine à éditer les passages du livre relatifs aux Conventions…
Il ne s’agit plus, cette fois, d’affaires locales, mais d’une question plus haute qui intéresse l’avenir.
Je ne m’attarderai pas à la résoudre. D’accord avec M. l’avocat général, j’estime que ce n’est point ici le lieu d’entreprendre un cours d’économie politique : il vous suffit d’avoir entendu les trop nombreuses conférences qu’on a faites à cette barre sous couleur de dépositions. Peut-être se trouve-t-il parmi vous des administrateurs, des gens d’affaires auxquels ce genre d’études est familier ; ceux-là ont une compétence technique et un avis personnel ; ils ont pu apprécier à leur juste valeur les arguments de chacun, et sans doute, ce n’est pas sans quelque surprise qu’ils ont écouté l’étrange dialectique des fonctionnaires auxquels M. Raynal a remis le soin de célébrer dans cette enceinte sa personne et ses bienfaits. Prenez ces témoignages pour ce qu’ils valent : pour des panégyriques. Comment y voir autre chose ? Ceux de qui ils émanent sont les hommes de M. Raynal ; l’un d’eux, M. Cendre, a été son alter ego : tous, ils ont plus ou moins collaboré à son œuvre ; ils l’ont préparée et fait voter ; parfois ils l’ont votée eux-mêmes ; la responsabilité leur en incombe, ils la partagent avec lui ; en l’accusant on les accuse, et ils s’excusent en l’excusant !
Leurs plaidoyers appartiennent donc au domaine exclusif de la rhétorique ; la justice leur est étrangère ; elle n’apprend rien chez eux. La seule chose qui la touche, ils ne la disent pas : c’est le secret de la singulière conduite, de l’inconcevable attitude de M. Raynal, de sa subite évolution, de sa conversion inquiétante à des doctrines jusque-là combattues par lui avec la dernière violence, enfin de cet ensemble fâcheux de promesses demeurées vaines, de fausses affirmations, de calculs controuvés qui, joints à la dissimulation de pièces essentielles, à une précipitation sans exemple qui semble un escamotage, ont arraché, surpris un vote que l’Histoire jugera sévèrement. Aucun des termes que j’emploie qui ne trouve sa justification éclatante dans le Journal officiel, le plus souvent dans les discours mêmes de M. Raynal. Un tel concours de circonstances autorisait-il le soupçon ? Je n’ai pas à le rechercher ; ce n’est ni mon but, ni ma tâche. Mais ce que j’affirme, c’est que, s’il ne l’autorisait pas, du moins il l’a fait naître ; je l’affirme et je le prouve : la preuve matérielle en résulte d’écrits non équivoques et de saisissantes formules qu’il est indispensable de replacer sous vos yeux.
Quelle était la situation en 1883 ? Les grandes Compagnies de chemin de fer venaient d’avoir une rude alerte ; plus de peur que de mal ; mais l’inquiétude subsistait ; le rachat planait dans l’air, « il était à moitié fait », a dit M. Pelletan ; grâce aux énormes créances de l’État du chef de la garantie d’intérêt, créances remboursables sur le matériel, ce dernier se trouvait payé d’avance ; « il en résultait une tentation perpétuelle, un véritable commencement de rachat. » S’il n’était pas pour le quart d’heure un péril imminent, il restait une menace, et en jouant de cette menace, l’État tenait sa partie. Il ressemblait à un créancier qui n’exerce pas de poursuites, mais garde par devers lui un billet en bonne et due forme qu’il exhibera au besoin. Les Compagnies le sentaient bien, il leur fallait à tout prix chasser ce mauvais sort, calmer ces appréhensions et se délivrer du fantôme qu’on agitait sous leurs yeux. Leur sécurité l’exigeait ; il y allait de l’avenir. Elles entrèrent en campagne. Leur arme ? Vous la devinez : on peut en frapper sans cesse ; la pointe ne s’en émousse jamais. Leurs coups ne languirent pas. Mesure-t-on l’argent lorsqu’il y va de l’argent ?… L’argent ! Il est le tout des entreprises financières ; il est leur seule raison d’être ; il est leur moyen et leur but ; c’est pour lui et par lui qu’elles naissent, pour lui et par lui qu’elles vivent… et quelquefois qu’elles meurent ! Lui, toujours lui, rien que lui ! Il est le ressort qui les meut, le souffle qui les anime ; il remplace chez elles les battements du cœur. Marchands énormes, monstrueux, mais marchands sans âme ni chair, où rien ne vibre et ne palpite, qui n’aiment pas, ne sentent pas, vraies machines à dividendes, ligues d’appétits anonymes qu’aucun scrupule ne réfrène, puisque l’homme y disparaît avec ses remords et ses doutes pour faire place à l’impassible inconscience de l’action !
L’argent ! Les Compagnies le versèrent à flots ! La chose en valait la peine : c’était la lutte pour la vie ! Il fallait mettre un terme à la guerre et conclure la paix avec l’État, mais une paix définitive qui écrasât l’ennemi et fût son désarmement. On devait au préalable conquérir l’Opinion ; l’Opinion dépend de la Presse. On eut la Presse pour alliée ; on l’eut presque tout entière. « En subventionnant cinq cents journaux, disait M. le député Lesguiller, un des collègues de M. Raynal, les grandes Compagnies sont parvenues à ameuter le public contre leurs adversaires. La majorité de la Chambre a dû, bon gré mal gré, suivre le courant. » Les journaux ne suffisaient pas ; on eut recours aux livres ; ce fut une pluie de brochures, un déluge de papiers ; « les factums de tous formats et de toutes couleurs, s’écrie M. Madier de Montjau à la séance du 17 juillet, sont jetés en doubles et triples exemplaires jusque sous la porte de ceux qui les repoussent du pied. » L’énergique orateur qualifie ces factums d’ordures sophistiques ; je lui laisse la responsabilité de l’expression. On ne les jetait pas seulement sous la porte, on en couvrait aussi les bancs des députés ; lorsque ceux-ci y prenaient place, ils s’asseyaient sur la prose des grandes Compagnies… (Rires).
Dans une de ses harangues, M. Raynal raconte qu’il se souvient avoir voyagé en Angleterre dans des tramways où non seulement on ne lui faisait rien payer, mais encore où on lui offrait un rafraîchissement à l’arrivée. « Cela s’est fait sur les bords de la Garonne ! », lui dit même à ce propos un de ses collègues, M. Roque (de Fillol). Je crois avec M. Pelletan, qu’en 1883, les Compagnies auraient offert bien volontiers des rafraîchissements à certaines personnes ; elles leur donnaient des livres par-dessus le marché ; elles n’étaient plus qu’accessoirement une entreprise de transports ; elles étaient avant tout une entreprise de librairie. Ce sont les propres termes qu’emploie M. Pelletan ; écoutez le passage, il est fort instructif :
Personne n’ignore que les Grandes Compagnies font une propagande qui leur coûte de certaines sommes. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs à gauche).
Elles disent qu’elles sont une industrie particulière, une entreprise de transports ; elles sont aussi une entreprise de librairie, et une entreprise de librairie dans des conditions particulières et singulièrement analogues à celle de ces Compagnies anglaises de chemin de fer dont M. le ministre des travaux publics nous parlait l’autre jour et qui transportent les gens pour rien en leur offrant même des rafraîchissements (Hilarité) ; les Compagnies donnent aussi leurs livres pour rien ; elles offriraient même volontiers des rafraîchissements en sus. Ce n’est un mystère pour personne que cela coûte extrêmement cher, plusieurs millions peut-être par an, ce qui laisse à supposer, car je ne crois pas qu’il y ait d’autres dépenses comprises dans les frais de publicité, que les imprimeurs chargent de beaucoup la note des grandes Compagnies.
Ainsi, voilà une littérature qui est consacrée tout entière à combattre l’État, à attaquer ses droits actuels et la façon dont il administre les chemins de fer.
Je demanderai à M. le ministre des finances comment les compagnies, et peut-être certaines Compagnies qui ont recours à la garantie d’intérêt, peuvent distraire de leurs recettes une certaine somme pour stipendier cette littérature.
Où donc est le contrôle financier ? (Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche).
Je demande comment il peut se faire que l’État se trouve, en somme, payer la guerre qui lui est faite.
J’insiste sur ce point ; je répète la question à M. le ministre, A-t-il découvert, à l’aide du contrôle financier, quelque chose des nombreux millions employés à cet effet ? Les a-t-il trouvés ? Je lui pose très instamment la question et je crois qu’il serait nécessaire d’obtenir une réponse. Nous n’avons pas eu de réponse jusqu’ici…
A gauche. — Elle viendra plus tard.
M. Camille Pelletan… J’espère que nous l’aurons plus tard. Je me borne à rappeler qu’il est à ma connaissance personnelle qu’on connaît au ministère la trace de ces fonds ; — je pourrais au besoin invoquer le témoignage conforme de M. Allain-Targé, ancien ministre des finances, et je suis sûr qu’il ne me démentira pas.
M. Allain-Targé. — Le témoignage de tous les ministres.
M. Camille Pelletan. — On pourrait nous dire comment ces fonds ont été employés à faire la guerre à l’État, et comment le contrôle financier ne l’empêche pas.
M. Allain-Targé. — Il l’empêche maintenant.
M. Clemenceau. — Comment ! depuis ce matin, alors, (Rires).
M. Allain-Targé. — Il l’empêche maintenant !
M. le Ministre des travaux publics, s’adressant à l’orateur. — Voilà la réponse !
M. Camille Pelletan. — Ainsi, quand nous aurons des réponses à obtenir du ministère, nous les demanderons à ses prédécesseurs ! (On rit).
La garantie d’intérêt fonctionnant pour stipendier la littérature consacrée à combattre l’État, n’est-ce pas que c’est joli à force d’être cynique ?
Retenons aussi ce point déjà élucidé par d’autres exemples au cours des débats, à savoir qu’il est possible aux Compagnies de distraire de leurs recettes un certain nombre de millions dont l’emploi échappe au contrôle financier. Ce sont les dépenses secrètes et ce ne furent sans doute pas les moins utiles en 1883 !…
Pour s’abriter contre une pareille pluie d’or, il eût fallu des consciences robustes. Toutes, paraît-il, ne le furent pas également, si j’en crois la tournure ironique de certaines harangues du temps. Des mots polis qu’on employait encore par habitude — on est, depuis, devenu plus franc — prenaient dans la bouche des orateurs un air de néologisme qui ne l’était pas. Le verbe se convertir semblait, surtout, détourné de son acception primitive. « La Presse presque tout entière s’est convertie », s’écriait avec amertume M. Madier de Montjau ; et sa colère narquoise disait assez les sentiments que lui inspirait cette foule de néophytes dont l’ardeur ne répondait que trop au prosélytisme de ces irrésistibles missionnaires qu’on nomme les grandes Compagnies. La prédication a réussi ; la bonne nouvelle a touché les âmes rebelles ; la croisade politico-financière est arrivée à ses fins : le rachat n’est plus possible !… Il est plus difficile, avoue M. Rouvier ; et force est de reconnaître avec M. Pelletan que « lorsque le rachat est déclaré plus difficile par le défenseur attitré des Conventions, il est bien permis de traduire par impraticable ».
Le malheur des Conventions fut d’être l’œuvre de l’argent. Or, ce qui naît de l’argent se trouve souillé dans sa source et voué à tous les soupçons. On sait que, jeté d’une main vigoureuse, l’argent alla tomber dans des poches haut placées. De là à croire que, dans son formidable élan, il put atteindre jusqu’à la poche du ministre, il n’y avait qu’un pas ; ce pas, on l’a franchi. Je ne dis point : Je le franchis ; je ne m’en reconnais pas le droit ; je dis : On l’a franchi ; je ne discute pas, je raconte : ceci n’est qu’une constatation. M. Raynal a-t-il tout fait pour prévenir ce résultat ? Sa tâche était grandiose : contre l’or, ce soldat terrible, la confiance de ses concitoyens le constituait gardien du pays. Mission digne de tenter un de ces hommes clairvoyants et austères qui sont le salut d’une époque et l’honneur d’une situation ! M. Raynal s’est-il montré cet homme-là ? Il semblait marqué par le sort pour tenir en échec la finance. Cette dernière n’avait pas de pire ennemi que lui ; depuis longtemps il lui faisait une rude guerre, et ses premières armes remontent à une époque déjà éloignée de nous ; M. Laisant, son compagnon de lutte, nous a raconté ses campagnes et comment il conquit ses nombreux galons. Vous savez ses états de services ; ils sont des plus chargés. A la place des Compagnies, son nom m’eût rempli d’effroi et ce n’est qu’en tremblant que je me fusse rappelé ses anathèmes sonores contre les œuvres et les pompes des financiers. Écoutez, messieurs ; la scène se passe à Bordeaux le 3 mai 1882, juste une année avant les Conventions :
« La préoccupation constante de l’ancien cabinet Gambetta était de tenir compte non des révolutions sociales, mais des évolutions sociales ; s’occuper utilement des petits, se préoccuper de leurs droits et de la défense de ces droits, tel était un de ses objectifs.
Pour moi, les véritables adversaires du cabinet n’étaient pas à la Chambre. Les véritables ennemis étaient au dehors. Ce sont ceux qui depuis longtemps s’opposent à l’avènement de la démocratie, n’ayant pu s’opposer à l’avènement de la République ; ce sont ceux qui avaient conscience que, dans toutes les branches de l’activité nationale, les solutions démocratiques allaient surgir ; ce sont ceux qui dominent la haute banque et qui redoutaient une conversion et un emprunt pour les grands travaux publics, et qui n’auraient pu ainsi écouler leurs rentes amortissables et se servir de l’épargne française pour les emprunts étrangers ; ce sont ceux qui commandent dans presque toutes les grandes compagnies de chemins de fer, et qui sentaient que la démocratie avait le droit d’arrêter le torrent des dividendes et de faire jouir le pays des excédents de produits, même s’il avait fallu, pour atteindre ce but, USER D’UNE FACULTÉ DE RACHAT inscrite dans les contrats ; ce sont, en un mot, les favoris du monopole, des privilèges et des abus qui ont tout mis en œuvre pour précipiter le dénouement. On a dit dernièrement que contre le ministère Gambetta il y avait eu la coalition des parapluies. Eh bien ! je crois, moi, qu’il y a eu la coalition des fourchettes, c’est-à-dire la coalition des appétits, la coalition des égoïsmes contre le gouvernement organisé et fort de la démocratie populaire.
Droits des petits, Haute Banque, Démocratie populaire, excédents de produits, torrent des dividendes, faculté de rachat, favoris des monopoles, vous retrouvez dans ce discours tout l’attirail un peu déclamatoire de MM. Pendrié et Hübner. Depuis qu’il est devenu sage, M. Raynal parle une autre langue ; les Conventions ont transformé son style ; mais telle était alors sa manière ; et il en a changé quinze jours avant les Conventions : nul besoin d’invoquer ici le témoignage de M. Laissant ; celui de M. Madier de Montjau suffit ; c’est le plus énergique et le plus significatif ; entendez-le énumérer les jouteurs qui harcelèrent les Compagnies :
Ici, c’était Laisant, c’était Allain-Targé, c’était Lecesne, — pauvre Lecesne qui n’est plus là pour m’entendre et me soutenir, hélas ! Amer regret pour tous ceux qui l’eurent pour compagnon de lutte ! Que, du moins, j’aie cette joie faite de justice, de rendre publiquement hommage au courage, au talent avec lequel ce mort, dont on a trop vite oublié, non seulement la voix — chose triste déjà ! (Non ! non ! à l’extrême gauche) — mais les fiers et vaillants discours, défendant le droit et le peuple ! (Nouveaux applaudissements sur plusieurs bancs à gauche).
En province, c’était M. Raynal. Oui, en province, nous avions M. Raynal. (Sourires à l’extrême-gauche). Était-il déjà des nôtres ? Je ne le crois pas ; mais, en tous cas, il faisait au mieux dans son département pour en être bientôt par l’énergie avec laquelle il soutenait les thèses favorables au peuple. Quelle ardeur, quelle force, quelle constance dans le bon combat ! Rude combat, celui qu’il livra dans le conseil général de la Gironde, M. Raynal ! (Rires à l’extrême gauche). De là, il suivait — avec quelle attention ! — les débats du Parlement, et à ce que lui fournissait pour livrer bataille, son esprit, son intelligence, sa propre éloquence, il savait adapter, comme des diamants dans une monture déjà précieuse, tous les arguments, toutes les citations, tous les traits qui, de la tribune parlementaire, comme des bombes, étaient allés frapper en pleine poitrine les grandes Compagnies et couvrir de leur protection l’exploitation par l’État. (Marques d’approbation sur divers bancs à gauche).
Messieurs, ne croyez pas que l’honorable ministre des travaux publics, membre du conseil général de la Gironde, n’ait eu que ce moment d’enthousiasme pour cette cause, qu’il cédât à l’entraînement de l’exemple, à son ardeur juvénile de quelques heures, de quelques jours, même de quelques mois. Je n’ai pas apporté, c’eût été la charge d’un homme (sourires), tous les comptes rendus des séances du conseil de la Gironde, où M. Raynal a pris la parole, — mais ce fut, d’abord, dans les deux sessions de 1875 ; puis, dans celle de 1876 ; enfin, — oh ! ce n’est pas, comme vous allez voir, bien loin de nous, — dans la grande session de 1877.
M. Raynal ne badine pas, il ne transige pas avec les Compagnies, ni avec qui fait seulement mine de les défendre (rires sur divers bancs à gauche), son estime pour elles est égale à la mienne. (Applaudissements à l’extrême gauche). Il sait, comme moi, ce qu’elles valent, ce dont elles sont capables, et il le dit bien haut !
Il connaît leurs exploits et il les raconte. Rien n’est oublié, absolument rien, et chaque session voit poindre dans ce conseil de la Gironde une proposition de vœu formulée par lui, que cinq ou six discours aussi chaleureux que logiques font, à chaque session, adopter et acclamer par ses collègues, membres de la commission des vœux, puis par les membres réunis du conseil. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche).
Oh ! sur cette question, il a eu tout le temps de réfléchir — trois années ! — d’examiner, de fixer son jugement ; il la sait par cœur, et trois ans durant, il est de notre avis. Et ce n’est pas tout ; il en est encore ! (Rires à l’extrême gauche). Ne riez pas, messieurs, admirez plutôt. (Nouveaux rires sur les mêmes bancs.) Oui, admirez ! car pour le bien public, pour le salut de la patrie, Décius ne jeta dans le gouffre que son corps ; M. Raynal y jette avec lui sa foi !
Ne disiez-vous pas, en effet, monsieur le Ministre — on avait omis de l’insérer dans le compte rendu, mais je l’y ai fait soigneusement rétablir — ne disiez-vous pas dans la commission des vingt-deux, dont j’ai l’honneur de faire partie, — cette commission du régime général des chemins de fer, — il faut retenir ces mots, messieurs, qui auront leur importance dans le débat, — lorsque vous y êtes venu pour la première fois, ne nous avez-vous pas dit :
« Il y a dans le monde deux hommes qui sont profondément convaincus des avantages de la construction et même de l’exploitation par l’État : l’un est mon voisin de droite, M. Madier de Montjau, l’autre, moi ; moi, ministre des travaux publics. » (Rires sur divers bancs à gauche).
Ceci est textuel et n’a pas quinze jours de date. Je ne l’ai pas oublié et l’on doit voir que j’ai raison de dire que c’est une couronne civique que mérite M. le ministre des travaux publics pour la façon dont il se conduit aujourd’hui. (Nouveaux rires sur les mêmes bancs).
Faut-il des preuves ? Voici d’abord, à la fin du rapport de la sous-commission du conseil général de la Gironde, le texte d’un des vœux innombrables de M. Raynal « … proposant que le conseil, tout en persistant dans ses précédentes délibérations, demandant le rejet de la fusion des Charentes et de l’Orléans, et le maintien de l’autonomie des Charentes, déclare se montrer favorable au rachat par l’État, et à l’exploitation directe ou par compagnies fermières, du réseau des Charentes et autres lignes secondaires du Sud-Ouest ». Et le conseil adopte. (Mouvements divers).
Peu avant que cette charge à fond fût exécutée à Bordeaux par la cavalerie de réserve, à Paris le premier rang avait chargé aussi, à notre complète satisfaction : Laisant, Lecesne, Allain-Targé. Eh bien ! M. Raynal ne trouve pas nos amis assez radicaux.
M. Allain-Targé consentait qu’en bridant fortement l’Orléans, on s’accommodât avec lui par la concession des Charentes. M. Raynal ne voit là qu’un accroissement déplorable de l’Orléans. Ni caveçon, ni mors, ni martingale, ne pouvaient le rassurer. M. Allain-Targé n’était qu’un modéré ! Exprimée en termes fort galants, c’était là sa pensée. Aussi voulait-il, si compromise que fût la situation, si fort que pressât le temps, l’indépendance des Charentes ou leur rachat. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche).
Leur indépendance ? Elles trouvaient le moyen de vivre, en s’entendant avec d’autres lignes à créer bientôt ; on finirait bien par forcer l’Orléans à tenir compte de la Compagnie du second réseau, à ne pas lui faire les taquineries et les vilains tours faits par elle à tant d’autres, et dont complaisamment MM. Laisant, Lecesne, Allain-Targé avaient apporté la longue énumération à la tribune parlementaire. (Approbation sur divers bancs à gauche).
Le rachat ? Il était de droit si l’on ne maintenait pas l’isolement des Charentes. Et le conseil de suivre M. Raynal !
Devant ces attaques partout réitérées, devant le rejet de la convention proposée à l’Orléans, les Compagnies stoppent ; elles comprennent que l’heure est venue de rentrer leurs griffes et de carguer leurs voiles ; leurs griffes rentrent, leurs voiles se carguent… (Rires à l’extrême gauche), et elles attendent l’heure où elles pourront commander encore.
L’heure a sonné. De nouveau, les Compagnie sortent leurs griffes et déploient leurs voiles :
« Après avoir atteint un ministère Say-Varroy, continue M. Madier de Montjau, après avoir, sous lui encore, vu les Conventions avorter, avec M. Raynal elles se croient arrivées au comble de leurs vœux… Elles n’ont pas désespéré de le convertir et elles y sont parvenues. »
N’avais-je pas le droit, messieurs, de qualifier cette conversion d’étrange, et de subite cette évolution ?
« Il y a dans le monde deux hommes qui sont profondément convaincus des avantages de la construction et même de l’exploitation par l’État : l’un est mon voisin de droite, M. Madier de Montjau, l’autre moi ; moi, ministre des travaux publics. »
Qui dit cela ? M. Raynal. Combien de temps avant les Conventions ? Quinze jours !
« Si je n’entendais pas nos honorables collègues nous affirmer qu’ils sont restés conséquents avec eux-mêmes, disait M. Pelletan, nous ne pourrions nous défendre d’une certaine impression que vous me permettrez de traduire sous une forme suggérée par les questions que nous traitons — nous penserions que, s’il y a un chemin sur lequel on n’a pas à craindre aujourd’hui les déficits kilométriques, c’est assurément le chemin de Damas… (Rires et applaudissements sur plusieurs bancs à gauches).
On y voyage en express. (Nouveaux rires).
Je parle de conversion ! Mais M. Madier de Montjau n’y croit pas. Rappelez-vous ses paroles :
« Trois ans durant, M. Raynal est de notre avis. Et ce n’est pas tout : il en est encore ! (Rires à l’extrême gauche). Ne riez pas, messieurs, admirez plutôt ! (Nouveaux rires sur les mêmes bancs). Oui, admirez ! car pour le bien public, pour le salut de la patrie, Décius ne jeta dans le gouffre que son corps ; M. Raynal y jette avec lui sa foi !…
Est-ce clair ? Rapprochez ces terribles paroles de la péroraison :
« Alors, oh ! alors, la féodalité financière sera complète.
Tout lui appartiendra, y compris les consciences !
Ah ! ce qui se passe témoigne assez déjà de son accaparement.
Elle a déjà la presse entière, ou presque tout entière convertie, malgré les éloquentes et irréfutables démonstrations des Lecesne, des Lamartine… et les vôtres !
Et ces administrateurs ministres ne craignant pas de venir à la place où je suis frapper au cœur le crédit du Trésor public à la gloire et au profit du leur ; et d’autres ministres si puissamment impressionnés par le mirage, si écrasés par l’atmosphère où ils vivent, qu’en six mois leurs opinions changent, ou que n’ayant pas changé, ils font contre leur sentiment les affaires des Compagnies, ne disent-ils pas assez où nous en sommes, et ce qu’elles peuvent, et quelle place ces nouveaux hauts barons tiennent dans notre pays ! (Très bien ! à l’extrême gauche).
Barons qui, à défaut d’armoiries, pourraient sur leurs carrosses faire peindre des gros sous, dont la tyrannie effrayante est le secret de bien des luttes engagées par M. Savine, plus puissants et plus dangereux que les anciens féodaux, mieux disciplinés aussi, car les anciens se révoltaient parfois contre le roi de France, tandis qu’eux obéissent comme un seul homme au moindre signe du roi des Juifs !
Et les mots effroyables, les mots de la fin, putréfaction des consciences, qui retournent tous les regards vers le banc des ministres où siégeait M. Raynal ! (Mouvement).
Et cette comparaison entre la république de M. Raynal et la république romaine agonisante :
La république pourrie touchait à sa fin, et l’on vit arriver César, et après César, Auguste, et après Auguste, Tibère et Néron, et peut-être ce fut pour Rome un salut relatif d’échapper par eux aux autres, car ce despote unique décapitait parfois le despote multiple. (Très bien ! sur plusieurs bancs).
Est-ce là, messieurs, le ton d’un discours purement économique ? Emploie-t-on des termes pareils, quand on ne reproche à un homme que son incompétence ou une étude trop superficielle de la question ? Ces paroles enflammées n’atteignent-elles pas celui qu’elles visent dans ce qu’il a de plus cher, son honneur ? Ah ! il y a quelqu’un qui ne s’y est pas trompé : c’est M. Raynal ! Et le rapporteur non plus, M. Rouvier, qui partage avec lui les responsabilités les plus lourdes, lorsque le lendemain du discours de M. de Montjau il montait à la tribune pour dire : « Nous comprenons qu’on critique notre œuvre, mais non qu’on suspecte notre moralité ! »
Ils avaient raison : ce jour-là, en plein Parlement, le soupçon avait pris naissance ; il avait mordu l’homme public, dont on ne pouvait sans injustice accuser l’inaptitude, puisque lui, l’artisan du naufrage, il poussait, quinze jours avant, un cri d’alarme pour avertir les navigateurs !
Le soupçon existait en germe ; il va se développer et grandir ; il engendre les racontars. C’est l’histoire de la lettre qu’on se chuchote à l’oreille ; elle circule dans les couloirs parlementaires ; de ces couloirs elle tombe dans les bureaux de rédaction, et de là dans la rue où le public la ramasse et, dans sa fièvre de précision, lui donne la formule brutale qui met les pieds dans le plat. Voilà la légende ; personne ne peut la nier de bonne foi ; elle a été établie en pleine Chambre, mieux que je ne saurais le faire moi-même, en termes tellement vigoureux qu’ils dépassèrent la frontière et qu’on en entendit l’écho dans la presse étrangère.
Mais, à côté de la légende, il est une autre forme d’accusation, moins grossière, plus raffinée, plus sceptique, et partant plus dangereuse, parce qu’elle est plus raisonnable, et dit plus sans rien affirmer. C’est la forme des publicistes, des penseurs, des philosophes. « Incapable ou complice, que M. Raynal choisisse ; il n’était pas incapable ; donc… » Voilà la conclusion du livre de M. Pendrié. C’est, en termes beaucoup plus vifs, la thèse d’une autre brochure écrite par un commerçant qui ne cherche pas le scandale et qui, à ma connaissance, n’a jamais été inquiété. Telle est la note qu’on retrouve, non pas seulement dans les articles de polémique passagère, mais dans des écrits qui restent, qui resteront davantage que les Dossiers de M. Gilly. Rien de terrible comme ce doute rationnel légué à la postérité ! Il s’autorise de ces palinodies, de ces contrastes, et aussi de cette précipitation inouïe, de ces vaines promesses, de ces calculs controuvés, de ces fausses affirmations que je rappelais plus haut.
Précipitation inouïe :
On nous apporte, messieurs, les Conventions que vous savez : et, à huit ou dix jours de leur dépôt, la commission se réunit.
Dans le même temps à peu près, elle a accompli sa tâche ; quarante-huit heures après, le rapport de M. Bouvier est déposé ; quatre jours après qu’il a été mis sur votre bureau, nous discutons. Soit ! Mais aussi bon train que nous marchions vers ce dénouement, savez-vous, messieurs, qu’il est grave, qu’il vaut la peine d’être pesé par nous, même par mes plus chaleureux adversaires, et qu’au moment de déposer dans l’urne un bulletin qui pèsera dans l’histoire de leur vie législative, je le leur garantis, comme aucun de ceux qu’ils ont déposés déjà, ils réfléchissent ! (Applaudissements à l’extrême gauche et sur quelques bancs à droite). (Discours de M. Madier de Montjau).
Réfléchir ! Il paraît qu’on n’en a pas le temps ! Le ministre est pressé. En vain, M. Papon implore un délai de grâce ; une minute d’attention, supplie-t-il ; l’heure est solennelle.
M. Papon. — Quelle loi allez-vous discuter ? Est-ce une loi que vous ferez aujourd’hui et que demain vous pourrez abroger si vous reconnaissez qu’elle a des défectuosités et des vices ? Non, c’est une loi d’une nature particulière. En la votant, vous sanctionnez des Conventions que l’État a acceptées et signées, vous sanctionnez une situation nouvelle qui durera soixante-quinze ans, et vous la sanctionnez d’une façon absolue, définitive.
Voix à gauche. — C’est très exact !
M. Papon. — Au cours du débat, nous pourrons vous démontrer qu’il n’y a plus de rachat possible.
Plusieurs membres à gauche. — C’est vrai ! (M. le ministre des travaux publics fait un geste de dénégation).
M. Papon. — Nous le démontrerons, je l’espère, monsieur le Ministre, et nous établirons que de ce chef il n’y aura plus d’armes dans les mains du Gouvernement.
M. Eugène Delattre. — C’est l’enchaînement des générations futures ! (Exclamations sur quelques bancs).
M. Papon. — C’est donc une situation définitive que vous allez consacrer par votre vote ; vous allez trancher une question très grave, la question du monopole privilégié des grandes Compagnies. Voilà ce que la loi consacrera. Et dans quelles conditions allez-vous statuer ?
Purement et simplement comme s’il s’agissait d’un projet de loi d’intérêt local ! (très bien ! très bien ! sur quelques bancs à gauche. — Exclamations sur d’autres bancs).
Les documents les plus graves, les plus essentiels, manquent à l’examen de la commission ; depuis un mois, elle prie, elle supplie qu’on les lui communique : elle n’a jamais pu les obtenir. Le rapport de M. Rouvier vient d’être distribué ; personne ne sait ce qu’il renferme :
M. Papon. — Aujourd’hui, vous êtes saisis du rapport. Ce rapport, le voici ; il nous a été distribué ce matin, il est très volumineux et je suis convaincu… (Bruit de conversations, qui couvre la voix de l’orateur).
M. le Président. — Je vous prie, messieurs, de cesser ces conversations ; elles imposent à l’orateur une fatigue extrême, et vous me permettrez d’ajouter qu’elles en imposent une non moins grande au président. (Le silence se rétablit).
M. Papon. — Le rapport vous a été distribué à l’ouverture de la séance et je crois qu’il n’y a dans cette enceinte que deux personnes qui en aient connaissance, M. le rapporteur et M. le ministre des travaux publics, qui a déclaré tout à l’heure qu’il le connaissait.
M. Lebaudy. — Et vous aussi, vous le connaissez comme les autres membres de la commission !
M. Maurice Rouvier, rapporteur. — Il vous a été lu !
M. Papon. — Les membres de la commission — et j’en faisais partie — ont bien entendu la lecture rapide de votre rapport. Mais j’ai grand’peur qu’il n’y ait de très nombreuses lacunes dans ce rapport, de même qu’il y a eu de très nombreuses lacunes dans la discussion de la commission ; il est évident que les membres de la commission ne peuvent pas dire qu’à l’heure actuelle ils connaissent le rapport qui a été distribué.
Et dans trois jours on va discuter ! Une huitaine est-elle de trop ?… Peine perdue ! Le Centre a fait son siège ; les Conventions sont nécessaires : c’est le ministre qui l’a dit :
Elles sont intimement liées au budget extraordinaire, elles sont liées aussi à la situation financière tout entière, elles sont liées au relèvement du marché financier, dont doivent se préoccuper légitimement tous ceux qui ont le juste souci des intérêts du pays.
D’ailleurs, nous disons que ces Conventions financières ont stipulé pour l’État de tels avantages dans le présent et dans l’avenir qu’il y a opportunité à les adopter.
« Ce sont les Compagnies qui sont victimes ! C’est l’État qui les a dupées !… »
Oh ! alors, plus d’hésitation possible ! Qu’on se hâte ! Si les Compagnies allaient changer d’avis ? D’ailleurs, le mot opportunité a le don d’enlever le Centre. Et aussitôt les trois cents mameluks de la majorité, ces prétoriens de l’opportunisme votent sans vouloir rien entendre, comme un projet de loi d’intérêt local, ces fameuses Conventions qui enchaînent les générations futures !…
Quels sont donc, grand Dieu ! dans le présent et dans l’avenir, ces avantages tels qu’il y avait opportunité à les adopter ?
Serait-ce par hasard la réduction des tarifs ?
Ah ! les tarifs ! Voilà la question palpitante ! Voilà ce qui importe au pays ! Le prix du transport des personnes et des biens : tout est là !
Il y a dix ans que nous nous occupons des chemins de fer : depuis sept ou huit ans, j’ai l’honneur de faire partie des commissions de chemins de fer ; la grande préoccupation de toutes ces commissions, jusqu’à présent, a été la question des tarifs. (Approbation sur plusieurs bancs à gauche). Tout le monde, les membres du Gouvernement eux-mêmes, l’honorable M. Raynal, quand il était membre de cette commission, M. Baïhaut qui en a été le rapporteur, ont été unanimes à déclarer que la question des tarifs est la question dominante des chemins de fer.
Or, dans quelles conditions la commission a-t-elle eu à examiner, à discuter cette question des tarifs ? On a procédé de cette singulière façon : on a d’abord approuvé toutes les Conventions, puis on a lu à la commission de simples lettres émanant des directeurs des Compagnies, qui ne s’engagent à rien et font des promesses plus ou moins vagues, plus ou moins évasives ; et on nous a dit : Les Conventions acceptées, on traitera avec les Compagnies et on verra dans quelles conditions on réglera la question des tarifs. » (Discours de M. Papon, séance du 13 juillet).
Que ces simples lettres missives n’engageassent pas juridiquement les Compagnies, ce n’était pas seulement la croyance de M. Papon : c’était celle d’un grand nombre de ses collègues ; c’était celle de tous les esprits qui consentaient à réfléchir. Les journaux d’Outre-Rhin la partageaient : elle arrachait à l’un d’eux un cri de joie et de triomphe !… Rien ne trouble, rien ne déconcerte les sereines affirmations de M. Raynal :
Il est évident que l’engagement pris par un conseil d’administration, que des documents signés d’un président de conseil d’administration engagent la Compagnie d’une façon absolue et que, dès lors, comme les Compagnies elles-mêmes reconnaissaient qu’en matière de réductions de tarifs elles en étaient à leurs débuts, qu’elles faisaient aujourd’hui des réductions de tarifs qu’elles comptaient compléter si le jeu des Conventions ne venait pas leur imposer des sacrifices trop considérables, j’ai trouvé plus naturel d’accepter que les Compagnies ne fissent pas entrer dans le corps même de la Convention les concessions définitives et absolument sérieuses qui sont consignées dans les documents dont vous avez pris connaissance.
Définitives et sérieuses, en effet, ces concessions ! L’avenir l’a bien montré ! Voici la lettre que, le 5 mai 1885, la Compagnie de Lyon adressait au ministère :
« Monsieur le Ministre, vous nous demandez des modifications au projet de tarif ; le premier point dont nous ne pouvons, malgré tout notre bon vouloir, vous laisser espérer l’acceptation, c’est le barême no 1 de grande vitesse, que nous avions cru pouvoir promettre dans notre lettre de 1883 et que nous ajournons à des temps meilleurs. »
M. Raynal ne peut se plaindre ; on l’avait assez prévenu !…
Je ne puis vous donner lecture de toutes les plaintes désolées poussées par les chambres de commerce. Il faudrait une longue audience pour énumérer les mécomptes et les ruines, triste fruit d’une inexplicable étourderie. En voici un échantillon, rien qu’en ce qui touche Bordeaux. Je l’emprunte à la Victoire, journal dans lequel l’adversaire a confiance, puisqu’il m’en signifie les numéros (rires) :
« Les Conventions, a dit M. Raynal, sont le grand acte de mon règne. Par elles, nous sauvegardons la fortune publique et les intérêts de tous. »
La Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, dont les nouveaux tarifs de transport sont en vigueur depuis le 20 septembre 1885 seulement, se charge de donner à M. Raynal le plus éclatant démenti.
M. Raynal. — Vous n’avez pas communiqué cela.
Me de Saint-Auban. — Je vous demande pardon ; je l’ai communiqué.
M. l’Avocat général. — C’est exact ; j’ai le document sous les yeux.
Me de Saint-Auban. — Je continue.
Les commerçants et industriels de Bordeaux vont avoir à faire la triste expérience de ce que coûte l’agiotage honteux auquel s’est livré M. Raynal.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait 1.000 kilogrammes de savon à Marseille payait 34 fr. 45 de transport. Après les Conventions, le même commerçant paie le même objet 41 fr. 95, — soit 7 fr. 50 d’augmentation par chaque fraction de 1.000 kilogrammes de savon.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à Marseille des huiles de graines si employées dans l’industrie payait 38 fr. 15 de transport pour 1.000 kilogrammes. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 45 fr. 55, — soit 5 fr. 40 d’augmentation pour chaque fraction de 1.000 kilogrammes d’huiles de graines.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à Nice 1.000 kilogr. d’huile d’olive payait 52 fr. 15 de transport. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 62 fr. 55 de transport, — soit une augmentation de 10 fr. 40 pour le transport de chaque fraction de 1.000 kilogr. d’huile d’olive.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à Antibes 1.000 kilogr. de conserves alimentaires si employées par les petits ménages, payait 70 fr. 15 de transport. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 82 fr. 55 de transport, — soit une augmentation de 12 fr. 48 pour le transport de chaque fraction de 1.000 kilogr. de conserves alimentaires.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait 1.000 kilogr. de mercerie et bonneterie à Nîmes, payait 76 fr. 30 de transport. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 81 fr. 60 de transport, soit une augmentation de 5 fr. 30 pour le transport de chaque fraction de 1.000 kilogr. de mercerie et bonneterie.
Avant les Conventions, le négociant en vins de Bordeaux qui expédiait à sa clientèle de Marseille en franchise des barriques de vin payait pour un poids de 1.000 kilogr. 38 fr. 15 de transport. Après les Conventions, ce même commerçant devra payer pour le même objet 44 fr. 45, — soit une augmentation de 6 fr. 30 pour 1.000 kilogr.
Nous pourrions généraliser les exemples. Tous les tarifs sont à l’avenant. C’est le P.-L.-M. qui a le premier mis en évidence les bienfaits des Conventions. Depuis quelques jours, les lettres de voiture ont dû renchérir d’une façon notable, sur tout son réseau. Demain ce sera le tour du Midi, de l’Orléans, de l’Ouest, à mettre en vigueur ces tarifs qui font tressaillir d’aise la haute banque et appauvrissent le commerce si éprouvé par des crises multiples.
Le commerçant paiera plus cher les denrées qu’il emmagasine, le consommateur suera jusqu’au dernier sou pour acheter ces mêmes denrées.
Ah ! monsieur Raynal, en face des Conventions honteuses et ruineuses que vous avez signées, tout le monde ne saurait avoir votre rondeur, votre jovialité, le cœur léger et l’audace dont vous vous plaisez à faire parade. Vous avez bien senti qu’il fallait fausser vos promesses pour éviter le soufflet dont les électeurs de Bordeaux vous auraient marqué au passage.
Et maintenant discutez les chiffres que nous avons apportés. Ils sont écrits tout au long dans la brochure qui sert de barême à tous les agents de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée.
Agiotage honteux… Conventions ruineuses… Promesses fausses… Voilà comment vos journaux s’expriment ! A-t-on le droit, après cela, de parler de calculs controuvés et d’affirmations mensongères ? Je ne m’arrêterais pas si j’essayais d’en dresser la liste complète ; je n’aurais qu’à la puiser dans le Journal officiel, dans la sténographie de cette séance édifiante du 22 février 1889 où la Chambre semble étonnée de l’œuvre de 1883 et où chacun s’efforce, par ses reproches et par ses critiques, d’éviter une compromettante solidarité ; quand on l’a parcouru, ce compte rendu lamentable, quand on a lu toutes ces prières, toutes ces lamentations ; quand M. Thévenet — ce n’est plus le journal la Victoire — nous apprend qu’elles forment un gros volume, quand le même M. Thévenet nous indique les majorations énormes dont pâtissent nos commerçants, 40 p. 100 pour les papiers, 50 p. 100 pour les vins, quand il se fait l’écho des industries qui jettent un cri d’alarme, enfin quand il révèle, au milieu de l’émotion générale, ce fait incroyable, inouï, qu’on a soumis les projets aux chambres de commerce, que celles-ci les ont renvoyés annotés, mais que les projets annotés se sont perdus en route, en sorte que l’homologation a porté sur d’autres tarifs ; quand on entend l’orateur célébrer la puissance des Compagnies ; à quoi M. Wickersheimer répond : « Oh ! une puissance de persuasion considérable ! » — on est pris d’une immense inquiétude, on se demande où l’on est, où l’on marche, où l’on va, et l’on comprend ce député qui appelle les Conventions un Sedan économique plus désastreux que vingt batailles !
Sedan ! Nom funeste qui retentit dans nos cœurs comme un glas douloureux ! M. Raynal y a-t-il songé en signant les Conventions ? S’est-il assez souvenu de la défense nationale ? A-t-elle été l’objet de ses ardentes préoccupations ? Le 20 novembre 1883, il prononçait textuellement au Sénat ces paroles : « Plusieurs fois on a soumis le personnel des chemins de fer à une sorte de mobilisation ; les mécaniciens et les chauffeurs sont parfaitement au courant de ce qu’ils ont à faire en cas de guerre. » Eh bien ! des publicistes se sont livrés à cet égard à une sorte d’enquête ; voici les résultats qu’elle a donnés :
Compagnie de l’Ouest. — Paris, Saint-Lazare, Courcelles-Ceinture, Batignolles, Versailles, Bois-Colombes.
« Jamais la Compagnie ne nous a instruits de ce que nous aurions à faire en cas de guerre.
» Nous ignorons même s’il existe réellement des sections techniques et à quelle section nous appartenons. En outre, jamais nous n’avons été soumis à un essai de mobilisation quelconque. »
Ouest. — (Lettre d’un conducteur)… « Je suis conducteur à l’Ouest, voilà huit ans que je voyage, je n’ai jamais vu aucune manœuvre faite dans les gares de chemins de fer.
» Nous faisons partie du bataillon technique de l’Ouest et nous n’avons jamais reçu d’instruction pour le cas de guerre où de mobilisation. »
Ceinture. — « … Nous sommes beaucoup d’employés à La Villette, je n’en connais pas un qui sache seulement ce qu’il aurait à faire au point de vue des chemins de fer en temps de guerre… »
Nord. — (Lettre d’un mécanicien). « … Ma profession m’oblige à faire tous les jours des visites dans les gares et à y voir beaucoup d’agents, mais aucun, pas plus que moi, ne sait ce qu’il aurait à faire en cas de mobilisation. Aucune instruction ne nous a été donnée. Si nous avions la guerre demain, nous ne saurions de quel côté donner de la tête… »
Nord. — « … Nous, soussignés, mécaniciens au chemin de fer du Nord, déclarons que :
« 1o Jamais il n’a été fait d’essai de mobilisation sur le réseau du Nord ;
« 2o Jamais la Compagnie n’a donné d’instruction à ses agents du service actif sur les fonctions qu’ils occuperaient en cas de guerre.
« Si demain la guerre était déclarée, nous n’aurions même pas de charbon aux points stratégiques tels que Crépy, Soissons, Laon, et La Fère, qui sont complètement dépourvus.
« A Crépy-en-Valois, un hangar a été construit pour l’embarquement des chevaux et de la troupe ; faute d’entretien, il est tombé en ruine. »
La guerre ! Son image aurait dû se dresser sans cesse dans l’enceinte du Parlement pendant les débats relatifs aux Conventions ! Les chemins de fer ne seront-ils pas le tout de la mobilisation prochaine ? M. Raynal n’a pas songé à ce détail accessoire et personne n’en a soufflé mot ! Je crois entendre les accents d’un publiciste son collègue, un républicain comme lui, qui, au sortir de la Chambre, écrivait cette page indignée. Écoutez, messieurs, cela est intitulé : « La Préparation des désastres. » (Deus avertat omen !)
Non, ce n’est pas l’insulte qui nous vient aux lèvres au sortir de cette navrante journée ; je ne veux injurier ni cette Chambre, ni ce ministère, ni ces républicains ; la colère s’éteint avec la fin du débat : ce qui reste, c’est la tristesse, — j’allais dire, si mal inspiré que le mot paraisse, appliqué à la Patrie française, ce qui reste, c’est le désespoir.
Comment ! des Conventions sont proposées qui règlent tout le régime des chemins de fer, l’arme la plus terrible de la guerre. Eh bien ! les Conventions sont faites par le ministre des travaux publics, en dehors de ses collègues ; et l’on en vient à ce fait public, notoire, avoué, incommensurable : la commission qui les examine ne consulte pas le ministre de la guerre ; des Français votent ces Conventions, un Français fait un rapport favorable, sans avoir consulté le ministre chargé de défendre le pays. Il n’est pas appelé, il n’a pas voix au chapitre. C’est un fait matériel. Et telle est sa situation qu’il ne dit pas, lui : « Vous ne m’appelez pas, c’est moi qui viens ! »
Et alors, devant la Chambre, ayant à répondre à une question précise, nécessaire de M. Clemenceau, le ministre est obligé par une situation que nous n’apprécions pas, de se renfermer dans des réponses vagues. Et c’est M. Raynal, ministre des travaux publics, qui répond à sa place, c’est lui qui interprète, qui fait la réponse du ministre de la guerre…
Ah ! nous l’avons trop vu aujourd’hui : Non, le Dieu d’Israël n’est plus le Dieu des armées… C’est le Dieu du dividende !
Hélas ! nous sommes des vaincus. Et chez nos vainqueurs, qu’est-ce qui s’est donc passé ? En décembre 1879, un débat pareil s’agitait à la Chambre des seigneurs de Berlin. Il s’agissait de reprendre les voix ferrées à la haute banque. A-t-on vu un ministre des travaux publics parler pour le ministre de la guerre ? — Non, M. de Moltke a parlé. Il n’a pas attendu qu’on le questionnât. C’est lui qui a eu le rôle important dans la discussion. Il a dit son opinion sur l’exploitation des chemins de fer. M. de Moltke a quelque autorité en matière militaire. Nous sommes peut-être payés pour le savoir. Et qu’a-t-il dit ? Voici ses paroles :
« Les chemins de fer constituent le plus puissant moyen d’action de la stratégie moderne. Rien n’est plus important que le transport rapide des troupes…, et il y a un avantage inappréciable à ce que le ministre de la guerre n’ait affaire qu’à une seule exploitation des chemins de fer. »
Ainsi parla M. de Moltke à une chambre naturellement amie de privilèges. Eh bien ! après ces mots, il n’y eut plus de discussion. Et le rachat fut voté !
Camille PELLETAN.
Non, le Dieu d’Israël n’est plus le Dieu des armées, c’est le Dieu du dividende !…
Quand un des leaders de l’avant-garde républicaine parle ainsi du ministre qui conduit le gros de l’armée, faut-il s’étonner si le respect s’éloigne de ce ministre ? Faut-il s’étonner si les suspicions minent son œuvre ? Faut-il s’étonner que M. Vacher maudisse publiquement les écumeurs de la politique ? Faut-il s’étonner qu’un ingénieur distingué qualifie les conventions de « Conventions scélérates » ?…
Ah ! — sauf M. Vacher et M. Laisant, qui gardent leurs convictions — les autres, à l’heure actuelle, renient tout leur passé ! Ils voudraient nier leurs paroles ! Du moins, ils les défigurent. — « J’ai dit : Conventions scélérates, déclare l’ingénieur ; je voulais dire simplement : Conventions regrettables ; je n’ai été si nerveux dans mon qualificatif que parce que ma lettre était confidentielle. » — Fort bien, nous saurons maintenant que le mot scélérat dans une lettre confidentielle n’a que le sens de regrettable ; peut-être en concluerons-nous que regrettable dans une lettre publique a le sens de scélérat !… (Rires).
Et M. Pelletan, il y a six ans si sévère pour le Dieu d’Israël, écrit aujourd’hui des articles pour glorifier son culte, tandis que le fougueux M. Madier de Montjau dépose à l’instruction dans un style qui s’est singulièrement adouci depuis le mois de juillet 1883.
Tous mettent à absoudre leur ancienne victime autant de zèle que jadis à l’excommunier ! Et ces insinuations outrageantes qu’a soulevées le souffle de leur colère maintenant évanouie, ils en rejettent sur des faibles, sur des chétifs que leur parole a subornés, le poids trop lourd, paraît-il, pour leurs épaules parlementaires ! Soit. Mais reste à savoir si, en défendant, ils ne se condamnent pas ! Ou ils ont calomnié un innocent, ou ils innocentent un coupable ! Et si leur accusation d’autrefois n’était qu’un effet de leur haine, qu’est leur défense d’aujourd’hui, sinon un phénomène de concentration !
Ils soupçonnaient dans leur journal ; ils soupçonnaient à la tribune : ils ne soupçonnent plus à la barre ; leur soupçon était donc sans valeur qu’il recule devant un serment !
Est-ce qu’ils s’imaginent, par hasard, qu’il suffit de chanter la palinodie pour biffer les anciens outrages, et que de tardives rétractations, fruit d’une paix menteuse, effacent les traits indélébiles que le papier a conservés !
Non ! Non ! Ils nous appartiennent, ces soupçons et ces outrages ! Ils sont notre sauvegarde ! Ils nous expliquent et nous excusent ! Sans eux, nous ne serions pas ici !… Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, ils subsistent et ils demeurent ! Ils forment une des cotes du dossier de l’avenir !
Ah ! croyez-moi, messieurs, l’avenir a des moyens de preuve qui ne ressemblent pas toujours à ceux des contemporains. Des choses, qui vous impressionnent, pèsent fort peu dans la balance. Il n’écoutera pas beaucoup les grandes Compagnies jurant solennellement à votre barre que M. David Raynal est innocent d’un crime qui, s’il avait été commis, serait avant tout le leur ! Il leur dira : Je vous refuse qualité pour vous faire avocats du ministre ; votre cause est la sienne : si vous entrez dans cette enceinte, c’est à côté de lui qu’il faut aller vous asseoir ! Et il détournera aussi les yeux de ce défilé de fonctionnaires affirmant avec pompe que la concussion est impossible et qu’ils gardent trop bien les ministères pour qu’un ministre soit corrompu !
Impossible, la concussion ! Grand Dieu ! Et depuis quand ? Jamais un homme public n’a reçu de pot-de-vin ? Jamais l’appétit personnel n’a étouffé sa conscience ?… Mais je connais des malheureux qu’on a salis dans l’histoire, dont les tristes héritiers meurent de douleur et de honte, et nous ne pouvons nous présenter dans les réunions publiques sans que les amis de M. Raynal couvrent de boue leur mémoire !… Elle est donc anéantie, la race des corrompus ? Il n’y a plus d’âmes vénales ? Elles attendaient, pour disparaître, ce temps d’honneur et de vertu ?… Mais regardez donc en arrière ! Il ne faut pas regarder bien loin !…
J’ai assisté à des spectacles étranges, messieurs ; j’ai vu des choses que, moi aussi, je ne croyais pas possibles ; et ceux de mes anciens qui m’ont suivi à cette époque ont pu lire plus d’une fois sur mon visage la trace de mes écœurements et de mes indicibles dégoûts !…
Il y a plus de pièces et de documents qu’on ne pense, messieurs ! Ils se trouvent enfouis dans des endroits ignorés où l’on ne peut pas les prendre, entre les mains de personnes qui se gardent d’en témoigner, parce qu’elles se sentent complices et redoutent les représailles !…
Je me rappelle avec angoisse ces terribles paroles jetées par Me Lenté aux âmes apeurées qui faisaient autour d’un autre procès la conspiration du silence : « Rassurez-vous, bonnes gens, les dossiers ne s’ouvriront pas !… »
Ah ! peut-être resteront-ils muets, ces dossiers vengeurs qui mettraient à nu la turpitude d’une époque ! Peut-être demeureront-ils toujours dans la retraite au fond de laquelle les abrite le secret professionnel ou la lâcheté humaine !… A moins que, demain ou plus tard, quelque main indiscrète ou quelque ambition affolée n’en déchire la couverture et n’en jette les feuillets à la foule au risque de faire éclater, non plus un du ces pétards qui partent quotidiennement à nos oreilles, mais un formidable coup de tonnerre dont l’explosion fera crouler tout l’édifice !…
Que la justice de Dieu s’accomplisse, messieurs ! C’est son affaire et non la vôtre.
Et quant à la justice humaine, si les politiciens la veulent, ils se trompent de porte ici. Qu’ils s’adressent plus haut, à ceux qui les ont diffamés dans la presse, à la tribune du Parlement ! Qu’ils ne s’attaquent pas aux petits, aux impuissants, aux humbles ! Qu’ils n’offrent pas ce spectacle lamentable de gens qui, poursuivis par dix géants et par un nain, se cachent lâchement jusqu’à ce que les géants aient passé et tombent ensuite sur le nain auquel ils arrachent sa liberté et sa bourse pour se venger sur sa faiblesse de la peur atroce qu’ils ont eue !…
Pourquoi n’avoir pas pris les autres ? Pourquoi nous avoir choisis ? Ah ! je le sais ! Pour s’assurer une lutte inégale et se refaire à la veille des grandes élections une virginité politique avant de se présenter devant le corps électoral !…
Eh bien ! avocats généraux et bâtonniers peuvent se lever : je ne crois pas que le peuple les écoute. Il leur dira : Vos clients se trompent d’adversaires ; je ne leur permets point d’abuser d’un combat inégal pour fausser la page d’histoire qu’ils ne sauraient éviter ! Qu’ils demandent leurs comptes à d’autres, à leurs débiteurs véritables, à ceux qui ont des poumons pour répondre, du souffle pour les terrasser !…
Je ne sais pas, messieurs, quelles sont vos opinions ; je ne veux pas le savoir. Je ne suis pas un candidat ; je ne suis qu’un défenseur, et je vous dis que vous trahiriez la haute mission qui vous est confiée, si vous condamniez ces hommes pour donner à M. David Raynal un facile triomphe qu’il n’obtiendrait même pas, car votre verdict ne serait pour lui ni le verdict de l’Histoire, ni le verdict de la Patrie ! (Bravos et applaudissements prolongés).
Cour d’assises de l’Hérault
Audiences des 14 et 15 mai 1889.
M. Salis, député de Montpellier, s’étant trouvé diffamé par un passage du livre de M. Numa Gilly, Mes Dossiers, édité par M. Savine, cita l’auteur et l’éditeur devant la cour d’assises de Montpellier.
M. Savine rendit hommage au plaignant dont les propres discours parlementaires fournirent à son avocat des armes pour montrer le discrédit que jettent sur tout un régime les louches pratiques des politiciens financiers.
M. Savine bénéficia des circonstances atténuantes et fut condamné à quinze jours de prison.
Messieurs les Jurés,
De toutes les épreuves que peut subir un galant homme, la plus dure, la plus pénible, la plus douloureuse est certainement celle que traverse M. Savine aujourd’hui.
Non qu’il soit exposé à des risques plus graves. Au contraire : sa bonne foi évidente, la loyauté de ses explications précieuses pour l’adversaire, point banales dans la bouche d’un homme qui, d’habitude, ne se dérobe guère pour fuir les responsabilités, l’ignorance où il se trouvait du nom même de M. Salis lors de la publication du livre, me donnent une confiance inébranlable dans l’issue de ce procès.
Mais qui ne sent tout ce qu’a de cruel sa comparution dans cette enceinte ? Fût-il coupable, elle constituerait, à elle seule, la plus amère des expiations !
A Bordeaux, c’était devant un public d’indifférents qu’il présentait sa défense.
D’indifférents, ai-je dit ? Je me trompe et me rétracte : c’est faire injure aux citoyens de la grande cité dont l’inoubliable accueil restera éternellement gravé dans sa mémoire, aux braves gens dont la première indifférence, si indifférence il y eut jamais, céda vite le pas à une sympathie solide dont les témoignages non équivoques, prodigués au cours des débats, plus forts que la pression de la rigueur officielle, ont survécu au plus étrange, et je puis bien ajouter sans manquer de respect à personne, pour rendre un simple hommage à la réalité, au plus inattendu des verdicts.
Ah ! puisque cette image se dresse devant mes yeux, laissez-moi, messieurs, m’y arrêter une minute ; quand, sur un champ de bataille, on a vaillamment combattu pour une cause que l’on croyait, que l’on croit encore juste, quand, un moment, on a cru tenir une victoire chèrement disputée, quand, à la fin, terrassé par un trop puissant ennemi, on a vu s’effondrer toutes ses espérances, c’est un baume qui cicatrise les blessures que le souvenir de tant de mains tendues vers le vaincu, non point par un geste de compassion, dans la pensée de lui faire l’aumône, mais par l’élan spontané d’une admiration sincère pour sa foi vaillante, sa généreuse attitude, sa courageuse conviction !
Ce souvenir, il appartient à M. Savine ; il est un bien qui fait désormais partie de son patrimoine moral, un bien insaisissable dont nul au monde n’a le pouvoir de le dépouiller. En doutez-vous, messieurs, écoutez l’écho de l’opinion publique fidèlement recueilli par ces lignes tracées au lendemain du combat par un des plus éminents publicistes de la presse bordelaise :
Quant à M. Savine, son attitude a été, d’un bout à l’autre du procès, celle d’un galant homme qui a pu se tromper, mais qui ne cherche jamais à se dérober aux responsabilités encourues. Comme l’a dit Me de Saint-Auban, « c’est un vaillant, c’est un sympathique ».
Esprit très fin, très cultivé, très épris d’idéal, il était en voie de se faire un nom dans la littérature — et la meilleure — quand les nécessités de la vie l’ont obligé de se faire éditeur. Il a osé éditer la Fin d’un Monde, de Drumont ; c’est dire assez quelles haines il avait dû soulever ! Son malheur a été de croire à Gilly. Il a cru que, derrière les affirmations vraisemblables qui lui étaient apportées, il y avait un homme, c’est-à-dire des preuves palpables, matérielles, comme il en faut à un tribunal. Il s’est trompé.
Sa condamnation n’a pas diminué l’estime et la sympathie du public pour lui… au contraire !
On lui a reproché d’avoir fait œuvre mercantile. Hélas ! un éditeur fait toujours œuvre mercantile. C’est la nécessité de sa situation.
Et combien de gens font œuvre mercantile sans s’en douter et souvent même en parant leur mercantilisme des noms les plus pompeux. On voit des hommes politiques chanter cyniquement la palinodie, renier tout leur passé et faire comme ministres ce qu’ils ont combattu comme députés.
Pourquoi ? Par patriotisme, disent-ils. Allons donc ! Tout simplement pour conserver la place de ministre, dont les bénéfices sont autrement appréciables que ceux de la députation. Voilà du mercantilisme dans la pire acception du mot.
En somme, nous le répétons : l’opinion publique, qui ne relève de personne, n’est nullement défavorable à trois au moins des quatre condamnés d’hier. Elle leur est sympathique : elle est avec eux.
C’est un fait : nous le constatons. C’est notre droit.
Lorsqu’on croit à autre chose qu’aux résultats matériels, lorsqu’on caresse un autre idéal que l’instinct de la conservation personnelle, c’est la compensation de bien des maux qu’un semblable témoignage ! M. Savine est fier de le garder dans ses archives. Sans doute, il ne l’en sortira pas pour l’opposer aux insulteurs à gage dont les injures de commande échappent aux réfutations ; mais il peut le montrer aux âmes trop charitables dont la pitié quelque peu ironique semble chanter ses funérailles.
Il peut avertir ces bonnes âmes, puisqu’elles paraissent l’ignorer, que, lorsqu’on a été capable de lutter jusqu’au bout pour mériter l’estime publique, lorsqu’on a tout sacrifié pour l’obtenir, c’est qu’on a l’énergie de vivre, c’est qu’on y est bien décidé ; et que, lorsqu’on l’a obtenue, cette estime publique, lorsqu’on a su s’en rendre digne, peu importent la prison, les dommages-intérêts, les amendes ; on a le droit d’être fier, on peut relever la tête : on a gagné le procès de Bordeaux ! (Mouvement).
Mais il est un autre procès qui nous tient beaucoup plus à cœur, messieurs. Bordeaux est pour Savine une patrie d’adoption ; mais enfin, ce n’est qu’une patrie d’adoption ; taudis que Montpellier…
Que vous dirai-je là-dessus que vous ne sachiez déjà ? N’avez-vous pas reconnu votre enfant, votre compatriote ? Cette terre est la sienne, cette cité est sa cité ; c’est la patrie de sa jeunesse, de ces mille choses saintes qui constituent le passé. Le passé ! Tout ici lui en parle, tout le lui rappelle, jusqu’aux monuments, aux maisons, jusqu’aux pierres qui lui adressent un sourire familier comme à une vieille connaissance. Voici la rue qu’il parcourait chaque matin pour se rendre au collège !… Et dans cette enceinte, parmi cette foule qui se presse autour de lui, à peine ose-t-il lever les yeux de peur d’apercevoir la tristesse d’un parent ou d’un ami !…
Ah ! lorsque, jadis, sa pensée s’envolait vers eux, c’était dans un rêve de bonheur et de quiétude dont les calmes visions le reposaient des fièvres et des luttes de l’existence parisienne ! S’il avait su que le retour au pays aimé lui réservât les luttes les plus âpres et les fièvres les plus brûlantes !…
Comme je comprends son émotion, messieurs ! Comme je la partage ! Moi aussi, je suis un peu votre enfant ; pas bien loin de votre ville se trouve le sanctuaire de mes propres souvenirs ; et je sais ce que vaut le pays natal, cette petite patrie dans la grande, qui en est l’objet le plus cher, comme dans la maison paternelle se trouve toujours un coin, une chambre plus bénie que les autres, parce que, plus que les autres, elle fut le témoin intime de ce qui ne reviendra plus…
C’est ici qu’il veut qu’on le défende ! Eh bien ! qu’il se rassure ; je le défendrai, et victorieusement, j’en suis sûr, car je le défendrai avec ce qu’il y a de mieux, de plus puissant dans mon être, avec mon cœur ! Et je le laverai enfin, une fois pour toutes, quel que soit le résultat de vos délibérations, de ce reproche outrageant d’avoir, par un calcul misérable et vil, spéculé sur une curiosité malsaine ; de ce reproche qui jure d’une si étrange manière avec sa conduite, ses aspirations, ses instincts ; de ce reproche dont, à Bordeaux, l’équité de l’opinion a déjà fait justice, dont elle fera justice à Montpellier ; de ce reproche, le dernier qu’on lui eût jeté à la face, s’il subsistait une ombre de justice au milieu des passions politiques, car il est démenti avec trop de vigueur et d’éclat par tout ce qui fait l’essence de sa droite et loyale nature.
Un spéculateur, Savine ?… Mais ceux qui le disent ne le croient pas, ou, s’ils le croient, ils n’ont pas lu le dossier ! Il suffit d’y voir la manière dont Savine ouvre à Peyron sa bourse, pour être édifié sur le mobile qui l’a conduit. Un spéculateur, ou simplement un commerçant qui ne suppute que le profit d’une entreprise, avance-t-il de l’argent à un étranger sans la moindre garantie ? Il exige une signature, il garde au moins un reçu ! Ici rien de semblable : Peyron emporte l’argent de Savine, et Savine ne demande rien à Peyron. Voilà un spéculateur bien confiant ! Sa conduite m’étonne : je croyais la confiance fille de l’enthousiasme et non de la spéculation. Quel étourdi que Savine, si ce crédit inusité s’adresse à un client vulgaire, au lieu de s’adresser à un homme, hélas ! inconnu de lui, en la mission duquel, alors, il avait foi !
Continuons l’histoire. Le livre est édité : belle occasion pour un spéculateur de gagner une somme assez ronde… en le retirant de la circulation !
En doutez-vous ? Écoutez ce récit ; il n’a point été fabriqué pour les besoins de la cause, car je l’emprunte au numéro d’un journal paru le 20 novembre dernier :
Les jurisconsultes du parti attaqué s’étaient prononcés en faveur d’une saisie. Mais M. Floquet n’a pas voulu entendre de cette oreille. Comme, en somme, l’Union républicaine est le groupe le plus atteint, pourquoi le ministère s’emploierait-il à tâcher de le sauver du discrédit qu’il mérite ? L’existence des opportunistes est-elle bien nécessaire à la France, et le cabinet ne saurait-il se passer de M. Rouvier ? Réflexion faite, M. Rouvier les a envoyés au diable et n’a pas voulu permettre qu’on touchât au libelle.
Après cet échec, les opportunistes ne se sont pas tenus pour satisfaits. D’habiles négociateurs ont été envoyés auprès de l’éditeur Savine. Celui-ci est, vous le savez, un littérateur distingué, originaire de Montpellier. Très versé dans la littérature espagnole, écrivain plein de verve, il aurait pu faire son chemin dans la carrière littéraire, si une circonstance inopinée ne l’avait contraint de prendre la direction d’une maison de librairie. Savine avait placé des fonds considérables sur cette maison, quand il apprit tout à coup qu’une catastrophe était imminente. Il fallait aviser. Pour sauver ses capitaux, il se substitua au libraire et prit le gouvernail en mains.
Les délégués des opportunistes s’étaient flattés de l’amener à composition ; mais, dès les premières ouvertures, les pourparlers ont complètement échoué.
Est-ce assez joli, cette ambassade qui se rend auprès de l’éditeur pour l’amener à composition ? Est-ce assez opportuniste ? Je comprends la tentative : c’est beau de faire éclater en public son innocence ; mais comme l’innocence de l’opportunisme n’éclate pas toujours — plusieurs verdicts tendent à le démontrer — il est toujours plus sûr, avant d’aller trouver l’adversaire, d’essayer un argument qui, pour être moins juridique, n’en est que plus décisif. Tout porte à croire que, dans l’espèce, les ambassadeurs l’exposèrent avec une grande force, surtout ceux — c’est-à-dire presque tous — qui, malgré son échec, ont estimé plus raisonnable de ne pas subir les risques d’un autre genre de dialectique… (Rires). Mais quel refus maladroit que celui de Savine, et comme la spéculation est parfois mal inspirée !
Je ne parle pas de ce calcul impardonnable qui consiste à cesser la vente, dès que l’ouvrage devient suspect, et même à dépenser des fonds pour racheter les exemplaires vendus : jamais rapacité ne fut plus inintelligente !
J’arrive immédiatement à la plus lamentable affaire de notre spéculateur ; vous allez voir que, s’il s’est flatté de mériter cette épithète, il s’est mépris d’une étrange manière sur ses aptitudes et sur sa vocation.
Les opportunistes lui avaient pardonné la défaite de leur ambassade. Ces braves gens n’ont pas de rancune : ceux qui ont assisté aux débats de Bordeaux leur rendent pleine justice à cet égard. Ils ont été on ne peut plus aimables pour M. Savine ; et cette amabilité a duré jusqu’après la lecture de ses pièces et l’audition de ses témoins. Ah ! par exemple, les témoins et les pièces, on a trouvé que c’était de trop… (Rires) et, pour lui donner des regrets, on lui a dit naïvement que s’il n’avait pas tenté la preuve, on lui en aurait bien moins voulu d’avoir articulé les faits… Figurez-vous que M. Savine a eu l’audace de ne rien regretter ! Pour le coup, l’opportunisme n’y a plus rien compris ; depuis, Savine, l’inquiète : ces oiseaux rares sont toujours dangereux !… On lui tend la perche ; il la repousse : voilà un geste qu’on n’oublie pas ! Vit-on jamais un noyé si difficile ? On fera tout au monde pour châtier son tranquille mépris, et, si on lui jette à la face avec tant de rage cette odieuse épithète de spéculateur, c’est justement pour le punir de ne l’avoir point méritée. On aimait mieux un libraire cupide qu’un libraire convaincu ; on aime toujours mieux la passion qu’on partage, et la passion opportuniste n’est pas la conviction. Que n’a-t-il observé le silence ? Il a préféré, ce courageux de malheur, la peine du courage au prix de la lâcheté ; il a pensé qu’il devait au public les raisons de sa conduite ; et sans insolence, comme sans faiblesse, dans la limite de son droit, il est un fait, tout au moins, dont il a fourni la preuve, c’est que dans cette pénible aventure, fort indigne de lui, je me plais à le reconnaître, et qui l’a, un instant, détourné de sa vraie voie, il garde la consolation de n’avoir obéi qu’aux ardeurs de sa croyance. Cette preuve lui coûte trois mois de prison, une trentaine de mille francs, et une brèche peut-être irréparable au patrimoine de sa famille. Ses adversaires n’imaginaient pas qu’un homme pût payer si cher une pareille satisfaction.
Sans doute, s’il eût partagé leurs principes, ou plutôt leur manque de principes, il eût opéré, avant tout, le sauvetage de la caisse, et, rougissant mais absous, il aurait dit au sortir de l’audience : « Tout est sauvé, fors l’honneur. » Il n’a pas voulu déformer l’antique adage. Il est de ceux qui ont encore la faiblesse d’estimer une bonne opinion de soi-même le plus précieux capital ; et il juge que l’argent et la liberté sont deux biens précieux, moins précieux pourtant que l’honneur, parce que la liberté et l’argent ne rendent pas l’honneur perdu, tandis que, lorsque l’honneur reste, et que la jeunesse reste aussi, ces deux trésors suffisent, Dieu aidant, à reconquérir tous les autres !
C’est pourquoi il redoute les succès qui déshonorent et à ces victoires malsaines préfère, selon la belle expression de Montaigne, « les défaites triomphantes à l’envie des victoires ».
Voilà Savine. Ne le calomniez pas : c’est la justice qu’il vous demande. Frappez-le, mais frappez-le pour ce qu’il est, frappez-le comme on frappe un soldat. Repoussez dans la fange d’où il n’aurait jamais dû sortir l’ignoble outrage qui dégraderait vos bouches.
Savine n’est point un spéculateur : Savine est un lutteur !… Hélas ! cette dernière qualification, qu’il mérite, explique mieux que l’autre la haine qui le poursuit : spéculateur, on le dédaignerait, et le dédain est clément ; lutteur, on le redoute, et la crainte est inexorable. C’est du moins ce qu’insinuent les gens mal intentionnés. Prenez garde, Monsieur le Procureur général : ceux à qui la robe ne donne pas comme à moi le précieux privilège de vous défendre contre tout soupçon et d’entourer votre caractère d’un inviolable respect, ceux-là répandent des bruits fâcheux qui troublent profondément les âmes simples ; ils vont disant partout que si Savine est en butte à de telles rigueurs, c’est moins à cause de Mes Dossiers qu’à cause d’un autre livre infiniment plus redoutable et beaucoup plus respecté, et que cet autre livre, rude alerte pour un si grand nombre de tarés de la vie politique et sociale, est le secret de l’acharnement qui tourne en aggravations les circonstances dans lesquelles, pour un accusé ordinaire, les magistrats se feraient un impérieux devoir de trouver une atténuation. (Vif mouvement dans la salle. Très bien ! très bien !)
M. le Président. — J’interdis d’une manière absolue toute marque d’approbation. Je ferais évacuer la salle et prendrais les mesures les plus sévères si de pareilles manifestations se produisaient de nouveau.
Me de Saint-Auban. — Je sais bien, moi, que lorsque vous requériez avec tant de violence contre les Dossiers de M. Gilly, vous ne pensiez pas en vous-même à la Fin d’un Monde de M. Drumont. Je connais trop votre justice ; je la sais franche et loyale : quand elle attaque, c’est en face ; elle aurait honte de s’embusquer, comme un bandit corse, derrière le buisson de la route pour attendre que le justiciable passe et le frapper traîtreusement par derrière une fois qu’il a passé. Si vous visiez la Fin d’un Monde, cette œuvre de polémique superbe, c’est à côté de M. Drumont et non de M. Gilly, qu’il fallait faire asseoir M. Savine. La compagnie eût été meilleure, et tous auraient gagné au change, M. Savine d’abord, et aussi le public qui, au lieu d’assister à de tristes reculades, aurait pu contempler, dans l’ardeur d’un beau combat, ce que valent les vrais soldats de l’Idée !… (Mouvement). Non, je veux le croire, vous n’avez pas isolé Savine, n’osant attaquer Drumont, comme on coupe un corps d’armée, n’osant affronter l’armée entière ! En tous cas, des deux vengeances que l’on complotait contre lui, la ruine et le déshonneur, la première seule peut l’atteindre, il est au-dessus de l’autre. Ruiné, c’est possible ; déshonoré, jamais ! Son caractère et sa vie sont là qui défient la haine ; à cet égard, il est bien tranquille ; et n’étaient ses petits enfants, n’était sa jeune femme, n’était sa pauvre vieille mère qui, là-bas, suit, anxieuse, les péripéties de ces drames…
M. Salis. — Moi aussi, j’ai une vieille mère !
M. le Président. — N’interrompez pas, Monsieur Salis.
M. Salis. — C’est juste. Je prie le défenseur de m’excuser.
Me de Saint-Auban. — Oh ! de grand cœur, Monsieur Salis ; car moi aussi, j’ai une mère ; je sais, par conséquent, ce qu’est cet être béni ; voilà pourquoi, hier, quand vous parliez de la vôtre, quand vous invoquiez son image, ses angoisses et ses tourments, mon cœur battait à se rompre dans ma poitrine, j’oubliais notre lutte d’une heure et, si je n’eusse écouté que l’élan de ma sympathie, je me serais levé pour aller vous serrer la main. Oui, vous avez souffert dans vos affections les plus chères !… Mais la réparation est venue, la réparation suprême, celle qu’aucun verdict ne vous aurait donnée… M. Savine vous l’apporte ! Il proclame qu’il ne vous soupçonne pas, qu’il ne s’est jamais cru le droit de vous soupçonner ! Aveu sincère, franc et loyal comme la bouche qui le fait, plus précieux que des excuses et plus efficace qu’un arrêt, car il vaut mieux pour un homme public n’avoir pas été soupçonné que d’assumer la tâche ingrate de se laver du soupçon ! Et maintenant la douleur d’autrui ajoute-t-elle quelque chose à votre justification ? Quand vous vous êtes cru accusé, vous avez trouvé de beaux accents pour vous défendre, et mon émotion vous a écouté avec respect. Aujourd’hui, c’est un autre accusé qui me charge de le défendre ; j’invoque à mon tour les images que vous avez invoquées : sont-elles moins respectables et moins saintes sur mes lèvres ?
Mon cœur vous a rendu justice ; je demande justice au vôtre. Par tout ce qu’il y a chez vous d’élevé et de noble, par le souvenir béni qui vous accompagnait dans cette enceinte, je vous en prie, je vous en conjure, écoutez-moi, Monsieur Salis ! (Vive émotion).
Ma défense, je vous disais, messieurs, que le passé de M. Savine me la fournissait tout entière.
Des témoins oculaires, maîtres ou compagnons de ce passé, ne l’ont-ils pas rappelé hier en termes inoubliables ?
Il vous appartient, n’en déplaise à l’étrange rapport dont l’imagination vagabonde est allée, je ne sais pourquoi, chercher votre compatriote en Amérique ! Il est vrai qu’auparavant les journaux officieux en avaient fait un Moscovite. (Rires). De la Russie aux États-Unis il n’y a qu’un pas pour les mouchards ! N’importe ? La police est parfois mal informée ! M. Constans n’a pas remplacé M. le policier d’Alavène !… (Hilarité). Notre rapport convient, d’ailleurs, que, « les renseignements recueillis sur la conduite et la moralité de M. Savine ne lui sont pas défavorables »… Je le remercie infiniment…
Laissons là ce papier et jetons un coup d’œil sur la carrière que l’on n’arrive pas à salir.
Savine est né à Aigues-Mortes le 20 avril 1859. Sa famille paternelle est originaire du Dauphiné, sa famille maternelle du département du Gard. Son grand-père paternel fut magistrat à Embrun ; et son grand-père maternel était officier supérieur. Quant à son père, il exerçait les fonctions de fondé de pouvoirs du trésorier-payeur général à Nîmes. Voilà des origines bien françaises, n’est-il pas vrai ? Plût au ciel qu’ils pussent en revendiquer de pareilles, ces Français de la dernière heure, hier Anglais, Suisses, Italiens, Allemands, qui ne demandent à leur nouveau pays qu’une large part de ses richesses, et dans notre milieu national conservent une âme étrangère, comme les affranchis de l’ancienne Rome gardaient un cœur d’esclave au sein de la Cité ! Ils devraient être modestes, ces bâtards de la Patrie ! Ils devraient éviter surtout de mettre sur le tapis la question des actes de naissance ! Et pourtant l’on en rencontrerait plus d’un parmi les bonnes gens qui passent leur temps à se plaindre de la calomnie au perfectionnement de laquelle ils ont consacré de si merveilleuses aptitudes et qu’ils ont élevée dans l’État de leurs rêves à la hauteur d’une institution ! C’est eux, sans doute, qui s’avisèrent d’imaginer que Savine était Russe ! Certes, cette qualification ne l’irrite ni ne l’humilie : étant Français, Savine aime les Russes ; et c’est Russe qu’il voudrait être, s’il n’était Français. Mais, dans le cerveau de ses calomniateurs, cette qualification n’était qu’un acheminement vers celle de nihiliste… et — qui oserait le croire ? — vers celle de juif ! Oui, on l’a traité de juif, lui, Savine, ici présent ! (Hilarité). S’il avait été juif, il aurait bien pu être nihiliste ; car il y a parmi les nihilistes énormément de juifs. Personne n’ignore que, tout comme la franc-maçonnerie, le nihilisme est un produit sémitique ; ce sont les Sémites qui l’ont organisé et qui l’exploitent ; par contre, ce sont rarement eux qui se font pendre : cela ne rentre plus dans leurs aptitudes !…
L’ingénieuse invention des reptiles opportunistes avait un autre but : Russe, Savine devenait du même coup étranger et passible de la loi d’expulsion. Savourez cet entrefilet ; je l’emprunte à un journal prussien, fidèle allié, en ce cas comme en plusieurs autres, de quelques-uns de nos adversaires, mais en revanche fort monté contre Savine, depuis qu’il a mis au jour un livre sur l’espionnage, très désagréable à M. de Bismarck que l’on sait peu enclin à ce sujet :
Quant à ce Savine qui a édité le livre et qui s’est fait ainsi le complice des turpitudes et des ignominies de Gilly, on ne se douterait pas que c’est un nihiliste russe réfugié à Paris et qui se montre de cette façon reconnaissant de l’hospitalité que la France lui accorde. Il faut espérer que la mansuétude du gouvernement cessera à l’égard de ce misérable et qu’un bon arrêté d’expulsion l’enverra ailleurs exercer son petit commerce.
C’est « sale bedit gommerce » qu’aurait dû écrire la feuille : sa plume oublie-t-elle l’accent du terroir ?
Ce qui donnait du poids à l’information, c’est qu’elle paraissait simultanément dans une foule de journaux à qui l’Agence Havas l’avait communiquée. Or, nous connaissons tous les hautes attaches de l’officieuse agence ; n’y entre pas qui veut ; par exemple, si je sollicite la faveur d’y insérer cette plaidoirie, je doute que j’obtienne une réponse enthousiaste… (Hilarité générale).
C’est ainsi qu’on a rédigé l’histoire de M. Savine. Et voilà, messieurs, les procédés et les armes de ceux qui, pour se servir des termes de leur congénère prussien, crient si fort contre les turpitudes et les ignominies de M. Numa Gilly !… Passons.
Savine avait sept ans lorsque son père et sa mère vinrent s’établir à Montpellier où ils acquirent, route de Castelnau, la villa qui porte encore aujourd’hui le nom de Villa Savine. L’enfant fut mis au collège. On vous a dit hier, mieux que je ne saurais le faire, les souvenirs qu’y ont laissés son intelligence, sa conduite et ses succès. Il était l’espoir de ses maîtres ; et ses maîtres s’appelaient Marion-Werner, Boucherie, pour ne citer, parmi vos gloires, que celles qui ont rayonné au dehors du plus vif éclat. Il semble que Boucherie lui ait communiqué son goût et quelques-unes de ses rares aptitudes pour les langues romanes ; car, digne élève d’un tel professeur, il mérita plus tard de compter parmi les membres de la société vouée au culte de ces langues. Vous avez tous admiré, messieurs, le buste qui perpétue dans le bronze les traits de Boucherie, et vous savez qu’il est dû au ciseau distingué de M. Léopold Savine, frère de notre romanisant. Double et touchant hommage que le sculpteur semble avoir voulu rendre à votre illustration universitaire et à ses affections de famille, en célébrant un homme qui fut à la fois un de vos maîtres et le maître d’un frère aimé !
Savine prit part à l’organisation de ces Fêtes Latines qui réunirent, en 1879, si je ne me trompe, les Catalans et les Roumains et qui avaient pour objet de louer la littérature et le génie méridionaux. Le souffle de cette renaissance charmante dont les effets, je l’espère, se feront longtemps sentir anima son talent et décida de sa vocation littéraire. Les circonstances l’éloignent de vous, mais son âme vous reste : la nécessité l’exile, mais, dans l’exil, il emporte un de ces chauds rayons qui dorent le cerveau et le cœur. Sous les brumes du Nord, de là-haut, comme on dit ici, sous les longues pluies fines de nos hivers parisiens, il cultive le sentiment et l’amour de cette lumière magique dont les reflets transfigurent toutes choses, depuis nos maigres arbustes qu’ils grandissent comme des chênes jusqu’aux rocailles que Tarascon voit hautes comme le Mont-Blanc. Il étudie avec conscience, avec passion, les audaces brûlantes et les rimes ensoleillées des félibres, vos poètes, ces troubadours perdus au milieu de nos modernités. Avec quel zèle il les traduit et les commente ! Son temps, sa peine, il ne leur marchande rien. On lui doit de précieuses découvertes et des œuvres qui méritent l’attention. Qu’ajouter aux élogieuses paroles par lesquelles un éminent écrivain, témoin de sa valeur artistique aussi bien que de sa dignité morale, vantait hier à cette barre sa traduction de l’Atlantide, le poème de Verdaguer ?
Voilà, messieurs, la place qu’occupe votre jeune compatriote dans votre littérature nationale. Voilà les services qu’il lui rend et les récompenses qu’il en reçoit. Il l’aime et la fait aimer ; en retour, elle lui assure dans les lettres parisiennes un rang dont il n’a pas à se plaindre. Les auteurs les plus répandus, les rois de l’École moderne le félicitent et le remercient de ses vulgarisations fécondes et des utiles voyages que sa plume leur permet de faire à travers les pays inconnus. Voici en quels termes l’homme peut-être le plus édité de la terre lui exprime sa gratitude d’avoir pu, grâce à lui, approfondir la connaissance de Mme Pardo Bazan, la George Sand espagnole — George Sand par le style, mais non par les idées — dont la souplesse jointe à l’audace féminine entreprend de concilier la tradition catholique et l’idéal contemporain :
Médan, 21 juin 1886.
Merci mille fois, mon cher confrère, de ce que vous avez songé à m’envoyer votre traduction du livre si intéressant de madame Pardo Bazan. Je l’avais parcouru dans le texte espagnol, sans tout le comprendre, et je viens de le lire, très frappé de la largeur de l’étude et de la pénétration critique. C’est certainement un des meilleurs morceaux qu’on ait écrits sur le mouvement littéraire contemporain. Quand vous écrirez à madame Pardo Bazan, veuillez lui renouveler mes remerciements et la féliciter en mon nom. Je lui suis surtout très reconnaissant de la page qu’elle a écrite sur le roman anglais. Cela est net et juste.
Bien cordialement à vous.
Émile Zola.
Telle était encore en 1886 la vie de M. Savine ; tel était le courant qui l’entraînait ; tels étaient ses travaux et ses préoccupations. Devenu éditeur par suite de revers de fortune, il gardait dans sa librairie une âme de poète. Que de réputations naissantes lui doivent le jour ! Nul peut-être n’a mieux que lui encouragé et soutenu les jeunes contre l’impitoyable franc-maçonnerie des vieux !… Comment cet artiste, comment ce félibre, comment l’ami d’Aubanel, de Mistral et de Verdaguer a-t-il quitté tout à coup la calme et sereine patrie de ces adorateurs du rêve pour se mêler à nos réalités sombres et descendre dans une arène où les défaites sont si brutales et les triomphes eux-mêmes si amers ?
Pourquoi ? Sans quitter cette ville, demandez-le au maître vénéré dont le souvenir, tout à l’heure, témoignait dans cette enceinte. Marion-Werner avait surnommé Savine enfant : le petit moraliste. L’enfant a grandi… et le moraliste aussi. Dangereuse faculté, messieurs, car elle observe ; et, à notre époque, qui observe est bien près de s’indigner. Oubliez un instant les Dossiers de M. Numa Gilly, oubliez la valeur intrinsèque de l’ouvrage ; il a un vice originel dont rien ne le relèvera : il est mal fait ! Cette déplorable facture nuit à l’idée qui l’inspire et rend, par le discrédit qu’elle jette sur ses auteurs, un signalé service à la cause de ceux qu’il combat. Tel est, en effet, le pouvoir souverain de la forme, qu’heureuse, elle revêt le mensonge des couleurs de la vérité, et que, malheureuse, elle donne à la vérité les apparences du mensonge. « L’habit ne fait pas le moine », a-t-on coutume de dire ; mais on ajoute aussitôt : « Il l’arrange joliment ! » De même la phrase ne fait pas l’idée ; mais que devient l’idée sans le secours de la phrase ? Oubliez donc une minute ce livre grossier, maladroit, informe, auquel les tarés devraient rendre grâce pour tout le bien qu’il leur fait ; mais convenez, pour être justes, qu’à l’heure de son apparition, ses défauts, aujourd’hui si manifestes, trompèrent singulièrement l’attention, non seulement de M. Savine, mais du public tout entier. Pourquoi ? — Pourquoi ? Parce qu’il semblait venir à l’heure dite pour remplir sa mission providentielle et assouvir l’universel besoin de vengeance. Peu importait le style, si la tâche était accomplie ! Montpellier n’est pas si loin de Nîmes qu’on n’y ait entendu l’écho des applaudissements qui saluèrent le justicier ; sa gloire ne resta pas locale : des quatre coins de la France on l’approuve, on l’encourage ; ses collègues lui crient : « Bravo ! Continuez ! Sus aux flibustiers politiques ! »
Le flibustier politique ! tel était, tel est encore, hélas ! l’ennemi de la Patrie ! Le méconnaître est inutile, messieurs : les négations n’arrangent rien. Que sert d’imiter cet oiseau qui s’entête à ne pas voir et cache ses yeux sous son aile ? Si j’en croyais le réquisitoire de M. le procureur général, tout serait pour le mieux dans la meilleure des républiques, et, sauf le livre de M. Numa Gilly, rien ne viendrait troubler le bonheur national !… Heureuse ville, si elle partage ces douces illusions ! On y garde la fleur de sa virginité ! Le pot-de-vin y est inconnu, et les mœurs y sont si pures que l’on n’y comprend même pas le langage de l’improbité ! Quelle innocence primitive ! J’admire cette fraîcheur d’idées et de sentiments : elle me prouve une chose, c’est que M. le procureur, dans ses lectures, n’accorde que peu de place au Journal officiel. Je l’en félicite. Le Journal officiel n’est point une publication éditée par M. Savine. (Hilarité)… Il n’en constitue pas moins une détestable lecture qui gâte vite la sérénité du cœur ; on y trouve parfois le mot pot-de-vin défini et… démontré par le genre de preuve le plus indiscutable, l’aveu (hilarité)… et, quand ces grands diffamateurs, que n’atteignent pas vos verdicts et qu’on nomme les historiens, voudront écrire les annales des corruptions inouïes de ce régime, ils n’auront qu’à parcourir ses comptes rendus sténographiques pour y récolter la plus abondante moisson !… Les dossiers de M. Gilly seront du superflu !
Ce qui s’étale à tous les yeux suffira pour remplir leurs volumes. Mais que dire de ce qui ne s’y étale pas ? Que dire des pièces cachées…
M. le Président. — Je ne puis tolérer que le défenseur parle de pièces cachées. Il faut qu’il s’explique.
Me de Saint-Auban. — Volontiers, Monsieur le Président ; je ne vise en aucune manière les pièces du dossier Salis, je pense à d’autres dossiers, à des dossiers parlementaires que des soins intéressés préservent des rayons du soleil et qui, lorsqu’ils verront le jour, causeront de fameuses surprises aux enragés panégyristes des vertus de notre temps.
M. le Président. — Je ne puis vous laisser continuer sur ce ton-là.
Me de Saint-Auban. — Et quel ton faut-il que je prenne ? Si vous m’arrêtez alors que, par tact et pour ne pas envenimer le débat, je tais les noms des personnes, quelle sera votre attitude, lorsque je les citerai ?
Les faits matériels n’appartiennent-ils pas à tout le monde, et n’est-ce pas un fait matériel que ce rapport parlementaire que l’on dissimule au pays parce qu’il renferme les résultats de l’enquête Wilson et que ces résultats, tout atrophiés qu’ils doivent être par un mauvais vouloir systématique, suffiraient peut-être à découvrir des choses inattendues ? N’est-ce pas un fait matériel que ces scandales effroyables qui ont ouvert violemment les fenêtres de l’Élysée, qui en ont enfoncé les portes et en ont chassé l’habitant au milieu des fureurs populaires ? N’est-ce pas un fait matériel que cette rentrée à la Chambre de M. Wilson, et cette foudroyante réplique de M. Andrieux, qui lui serrait la main, aux murmures de ses collègues : « Je n’aime pas les lâches ! », commentée le lendemain par deux articles dont la moralité peut se résumer ainsi : « Il vaut mieux serrer la main en plein jour à M. Wilson que d’aller le soir en cachette, quand personne ne vous regarde, se pendre à la sonnette de son appartement. » Et ils étaient nombreux, ceux qui allaient, ceux qui vont peut-être encore se pendre à cette sonnette ! Autrefois, ils quémandaient les honneurs ; aujourd’hui, ils quémandent le silence, et leur peur, quoique rougissante, adule encore cette grandeur tombée, cet homme, pas plus coupable que d’autres, peut-être moins coupable que beaucoup d’autres, et dont le sentiment du péril, plutôt que l’idée de justice, a fait le bouc émissaire chargé de tous les péchés d’Israël ! Ce qu’ils redoutent encore, l’épée de Damoclès éternellement suspendue sur leurs têtes, c’est la collection des 22.000 dossiers où, plus tard, on lira peut-être le sinistre catalogue de leurs cupidités et de leurs appétits. Ah ! si nous autres, les francs, les sincères, nous avons perdu le respect, c’est que le respect devenait un mensonge. Quand on assiste au spectacle de ces turpitudes…
M. le Président. — Je ne puis laisser passer le mot turpitude.
Me de Saint-Auban. — C’est pourtant le seul mot qui peigne la situation ! Croyez-moi, Monsieur le Président, ce qui est dangereux, ce qu’il ne faut pas laisser passer, ce ne sont pas les turpitudes que l’on raconte ; ce sont les turpitudes que l’on commet. Permettez-moi de remplir mon devoir… je n’ai pas épuisé mon droit ! La défense a trouvé ailleurs une attention plus tolérante : les magistrats comprenaient jusqu’ici que la vérité ne peut être l’ennemie de la justice et qu’étouffer par la force la révélation des scandales, c’est confirmer leur existence de la plus éclatante façon ! (Mouvement prolongé).
Ah ! si la preuve n’était pas permise, et si l’Officiel n’existait pas, ce n’est point quatre procès, c’est peut-être cinquante que nous aurions sur les bras. Car il y a ceci de singulier dans l’espèce : l’ardeur à poursuivre la diffamation semble en raison inverse de sa violence, et le pardon de l’injure en raison directe de sa gravité. Les égratignés hurlent, les écorchés ne disent rien ; les premiers sont impitoyables, les seconds pratiquent sur la plus vaste échelle l’oubli des offenses. C’est incompréhensible ! Un seul exemple : je l’emprunte à cette accusation. Dans le morceau que l’on incrimine, qui donc est visé par l’auteur ? M. Salis ? Pas le moins du monde. M. Granet en fait tous les frais. C’est lui qui en est le héros ; c’est lui qui est le principal ; M. Salis n’est que l’accessoire ; et un accessoire à peine visible à l’œil nu, car il m’a fallu trois lectures pour le découvrir. Voici le fait en deux mots : Dans l’affaire du chemin de fer Tiaret à Mostaganem, M. Granet aurait reçu 100.000 francs de M. Kôhn Reinach pour dire des choses désagréables à la Compagnie Franco-Algérienne ; puis, il en aurait reçu 100.000 de la Compagnie Franco-Algérienne pour dire des choses désagréables à M. Kôhn Reinach ; enfin, il en aurait touché 150.000 de chacune des deux parties, et il se serait tiré d’embarras en ne disant plus rien du tout ! Voilà l’économie de l’histoire : on en effacerait le nom de M. Salis qu’elle n’en souffrirait nullement. Ce nom n’y est qu’un hors-d’œuvre : M. Salis n’y joue aucun rôle ; il n’y figure même pas ; il se borne à fournir la matière d’une hypothèse : qui sait si un jour il n’imitera pas les Granet ? Cela tient dans quatre lignes perdues au milieu du reste, et ces quatre lignes ont échappé à M. Savine jusqu’au jour de la poursuite. J’en apporte à M. Salis la solennelle affirmation. Jamais M. Savine n’a soupçonné M. Salis : il ignorait jusqu’à son existence et jamais non plus les auteurs n’ont entendu le soupçonner ; en voici la preuve flagrante ; je l’emprunte au Petit Méridional dont la nuance n’effraiera pas M. le Président :
Un rédacteur du Petit Méridional, qui a interrogé à Nîmes plusieurs témoins cités par Numa Gilly, transmet à ce journal le résultat de ses interviews :
L’affaire sur laquelle M. Salis devait être interrogé comme témoin est celle-ci :
L’affaire du chemin de fer de Mostaganem à Tiaret date de 1885. Elle fut soumise deux fois aux délibérations de la Chambre, le 27 février et le 7 mai.
Il s’agissait d’une concession de voie ferrée s’élevant à 20 millions, et qu’on demandait à la Chambre de consentir à forfait, de gré à gré.
Dans l’affaire étaient intéressés deux députés.
M. Salis monta à la tribune et, par deux fois, combattit le projet, parce que deux députés y étaient intéressés et que c’était de gré à gré et non à l’adjudication que la concession était donnée. Il protestait énergiquement contre ce système et demandait qu’on portât le fer sur la plaie pour empêcher les députés de participer à des affaires financières.
Telle a été la conduite de M. Salis ; c’est sur ce qu’il peut savoir là-dessus que M. Salis devait être interrogé.
Entendez-vous, messieurs ? C’est sur ce qu’il peut savoir là-dessus que M. Salis devait être interrogé. Alors, la pensée de M. Gilly était claire pour tous : à ses yeux, M. Salis jouait le rôle d’un témoin ; il n’était pas l’accusé : l’accusé, c’était M. Granet. Étrange aventure ! C’est M. Granet que vise le peloton d’exécution ; c’est lui qui reçoit la décharge en pleine poitrine ; il est criblé de balles… Et M. Granet ne dit rien !… L’a-t-on tué sur le coup ?… ou bien fait-il le mort ? Ce qui est sûr, c’est qu’il garde un silence de trépassé !… Quant à M. Salis, à peine a-t-il reçu quelques grains de plomb minuscules… Et il mène un tapage d’enfer !… Je sais bien que l’acuité des blessures ne se mesure pas à leur gravité et que les plus inoffensives sont parfois les plus douloureuses ; le point le plus sensible est peut-être l’épiderme, et un coup d’épingle fait plus souffrir qu’un coup de poignard. Encore convient-il, en cour d’assises, de ne pas confondre un poignard avec une épingle et une égratignure avec un assassinat ! Qu’on ait voulu attenter à la vie de M. Salis, le contraire est certain ; qu’on y ait attenté sans le vouloir, ce n’est pas vrai davantage ; non seulement il n’y a pas eu d’homicide prémédité, mais il n’y a même pas d’homicide par imprudence ; c’est tout au plus une piqûre involontaire et nos déclarations loyales doivent l’avoir cicatrisée.
Le motif de cette piqûre ? Demandez-le à d’Alavène, le rédacteur du morceau. Ce morceau est un rapport de police adressé, sous forme de note confidentielle, au ministre de l’intérieur. Voilà comme un rapport de police devient une diffamation ! Ovide n’a pas songé à cette métamorphose. Fragilité des choses humaines ! On aurait pu faire un témoin de M. d’Alavène… On aurait même pu en faire autre chose ! L’équité n’en eût pas souffert et la logique y eût gagné. On y a songé un instant ; et puis on y a renoncé sur les vives instances de M. le Garde des sceaux. M. le Garde des sceaux ne tenait pas à d’Alavène ; il s’y est pris à deux fois pour en informer le parquet ! La traversée serait coûteuse, dit-il dans une de ses lettres.
Je suis enchanté de voir les ministres entrer dans la voie des économies ; mais je regrette qu’ils commencent par économiser les frais de voyage de d’Alavène. Ce voyage eût été instructif pour le pauvre peuple ; et, quand il s’agit de l’instruction populaire, la République ne lésine point… Le monde officiel boude-t-il contre d’Alavène ? Le monde officiel a tort, il oublie qu’autrefois d’Alavène a fait partie du monde officiel. Entendons-nous ; en politique comme dans la société, il y a le monde et le demi-monde : d’Alavène appartenait au demi-monde officiel. C’est alors, qu’avec sa particule, il gagnait d’honnêtes appointements sur lesquels il aurait pu mettre de côté une assez jolie retraite, si des artistes de cette marque daignaient mettre de côté. C’est alors aussi que sa plume inquisitoriale traçait ces fameuses notes pour l’éducation et les délices du ministre de l’intérieur.
C’était un rude limier que le seigneur d’Alavène ! Que de fonctionnaires, grands et petits, tremblèrent sous son œil scrutateur ! Quand on a l’oreille d’un ministre, on jouit d’un profond respect… Mais voilà qu’un beau jour cette douce union fut rompue ; M. d’Alavène, à son tour, connut les amertumes de la destitution ; mais, comme souvenir de sa vie publique si féconde et si bien remplie, il remporta les décalques de ses notes. C’est un de ces décalques qui fait l’objet du procès actuel. Le ministre se croyait possesseur de l’unique exemplaire ; furieux de partager son trésor avec l’inventeur, il mit aux trousses de ce dernier de fort habiles gens dont la finesse, à laquelle je rends hommage, trompa la vigilance du favori disgracié. Dépouillé d’une partie de son bien, d’Alavène désabusé mit un bras de mer entre lui et les ministères… Sans doute, la traversée aura gâté ses documents !… O grandeur et décadence d’un rapport de police ! Quand le mouchard l’apporte, le ministre s’en délecte ; quand le mouchard l’emporte, le ministre court après : et quand le mouchard le rapporte, le ministre le renie !… (Hilarité). Que M. d’Alavène se console ; tout ici-bas a son heure : il en est des notes historiques comme du vin ; elles se bonifient en vieillissant ! Dans quelque cinquante ans, lorsque les siennes auront fait un bon stage dans le carton poudreux d’une bibliothèque nationale, un vénérable archiviste national sorti de l’École des Chartes, non moins poudreux que son carton, déchiffrera, à travers ses lunettes professionnelles, leurs caractères jaunis, et le Taine de l’époque, à cheval sur le document, en fera les pièces justificatives de certain chapitre où il habillera de la belle façon ses arrière-petits neveux. (Hilarité). — Ce n’est pas, j’ose croire, le nom de M. Salis qui lui tirera l’œil dans la note no 12 : et, pour s’expliquer la malencontreuse hypothèse dont ce nom fut la victime, peut-être songera-t-il que M. Salis n’était pas un mignon de l’opportunisme qui en 1883, si j’ai bonne mémoire, lui refusa une voie ferrée pour le département de l’Hérault, et que M. d’Alavène, pour faire un brin de cour à son maître, dut saisir avec joie l’occasion d’en flatter les rancunes en glissant un trait venimeux parmi ses révélations. On peut aussi proposer un autre système et dire que le discours sanglant prononcé par M. Salis à propos de la Banque Franco-Algérienne n’a pu sembler l’œuvre exclusive de la probité indignée à des gens qui n’ont guère coutume de puiser à cette source la cause de leurs indignations. Il est plus terrible que les dossiers de M. Gilly, ce discours, et pour nous, les auditeurs de la seconde édition qu’en a faite l’orateur à cette barre, le doute est impossible : Dieu nous garde de commettre cette faute abominable qui consiste à expliquer par un mobile honteux ce qui paraît le résultat d’un noble sentiment !
Oui, elle est bien le cri de la conviction irritée, cette prose vengeresse, qui fouette au visage les tripoteurs parlementaires et leur imprime des stigmates que rien n’effacera :
« Nous sommes fatigués d’entendre dire à chaque instant que les députés abusent de leur mandat, qu’ils le font servir à la satisfaction de leurs intérêts personnels : cela fatigue et la Chambre et le pays, et cela peut compromettre l’avenir de la République. »
Les députés abusent de leur mandat ; ils le font servir à la satisfaction de leurs intérêts personnels : voilà ce qu’on dit à chaque instant ; voilà ce qu’on disait déjà en 1884, car c’est le 27 janvier 1885 que M. Salis se faisait, à la tribune, l’écho de nos malaises et de nos mépris. Et, un mois plus tard, à la même tribune, il apportait de ses paroles un commentaire qui restera comme un des plus significatifs et plus lumineux documents de ce régime. Le voici ; il émane d’un républicain sincère ; tous les réquisitoires seraient faibles à côté de lui :
M. Salis. — Il est temps de ramener la discussion à son point de départ. Je ne connais pas ce qui se passe à la Bourse.
Je ne sais si l’on peut jouer à la hausse ou à la baisse ; ce que je sais, c’est qu’il n’est pas possible qu’une Chambre française accepte une convention aussi monstrueuse. (Mouvements divers).
Vous vous rappelez que, il y a un mois, nous avons demandé la remise de la discussion : il y avait eu une assignation dirigée contre deux de nos collègues pour avoir à répondre devant le tribunal de commerce de certains faits de malversations, de concussion.
Le tribunal a statué, et il n’a pas cru devoir donner satisfaction aux demandeurs. Je ne crois pas devoir constituer la Chambre en cour d’appel chargée de réformer la décision du tribunal de commerce, mais je dois constater que, dans la décision des juges consulaires, nous ne relevons pas l’exagération que nous avions signalée et qui résultait de l’aggravation des frais d’études.
Je ne connais pas le demandeur. Je ne connais ni M. Debrousse, ni M. Van den Hecht, je n’ai aucun intérêt dans l’affaire ; mais il me semble que, lorsqu’on discute de telles opérations, il doit toujours rester au bout des doigts quelque chose de la boue dont elles sont faites. (Exclamations).
Je le répète, je ne veux pas m’écarter du terrain adopté par M. Granet, et j’arrive au fond de la question.
Le gouvernement demande à la Chambre une garantie d’intérêts pour un chemin de fer de Mostaganem à Tiaret, et, dans cette demande, j’ai pu constater qu’on avait bouleversé toutes les règles établies en pareille matière, et que si l’on admettait les principes établis par le gouvernement, il pourrait nous en coûter singulièrement cher.
J’ai quatre points à relever, en laissant en dehors les récriminations et les insinuations auxquelles on s’est livré.
Le premier de ces points est relatif à une erreur grave du rapport de M. Lesguillier, en ce qui concerne le rendement kilométrique : le rapport le fixe à 13.500 francs au lieu de 8.800 francs, chiffre qui a été officiellement constaté.
Il y a donc, dans le rapport, une erreur de 5.000 à 6.000 francs par kilomètre.
M. Raynal, ministre des travaux publics. — Je demande la parole.
M. Salis. — Mais il y a autre chose : je fais appel ici, tout particulièrement, à l’attention des jurisconsultes de cette Chambre : on a innové, en matière de chemins de fer, en admettant qu’on pouvait constituer des obligations de priorité sans que le gage fût absolument déterminé et le chemin de fer construit.
Dans la ligne de Mostaganem à Tiaret, on a constitué, sans nantissement et sans gage, des obligations privilégiées qui ne seront privilégiées que dans quatre ou cinq ans sur les recettes nettes de la Compagnie. Et cela s’est fait subrepticement, d’une façon obscure, cachée : il n’en est question ni dans l’exposé des motifs, ni dans le projet primitif ; cela n’apparaît que dans un chiffon de papier qu’on nous a distribué, dans un article 4 d’un petit projet qui est venu se joindre au dossier et qui est le renversement absolu des règles et des lois commerciales.
Cet article est ainsi conçu :
« La garantie accordée par l’État, en exécution de l’article 3 de la convention susvisée et les produits nets de l’exploitation du chemin de fer concédé seront affectés, comme gage spécial et par privilège, au payement des intérêts et à l’amortissement des obligations émises en vertu de l’article 5 de la convention et de l’article 3 de la présente loi.
« Si l’État exerce la faculté de rachat, ou si la ligne est mise en adjudication, par application des articles 39 et 40 du cahier des charges, le prix de rachat ou de l’adjudication sera affecté, comme gage spécial et par privilège, suivant les cas, au service des intérêts et de l’amortissement ou au remboursement des obligations garanties. »
Personne n’avait pu se douter que cet amendement subreptice, lancé d’une façon obscure dans la discussion, pût amener le bouleversement complet de la loi. (Mouvements divers).
Les jurisconsultes qui font partie de cette assemblée peuvent savoir que la création d’obligations de priorité établies, comme le veulent M. le ministre des travaux publics et la commission, est le renversement du code commercial et de la loi.
Il n’y a plus aucune sécurité pour les obligataires : celui qui, confiant dans votre vote, prendra une obligation privilégiée, ne fera pas attention que cette obligation ne sera privilégiée que dans quatre ou cinq ans, et ne sera payée que sur les recettes nettes. De telle sorte que, si la faillite intervient et que le syndic la fasse remonter au jour où les obligations auront été prises, les obligataires qui auraient cru que votre vote engageait le Gouvernement, la Chambre, l’État, seraient de simples chirographaires et tomberaient dans la masse de l’actif, sans être rémunérés de l’argent dépensé par eux. C’est là une innovation monstrueuse. (Mouvements divers).
Si j’insiste, c’est que j’ai cru voir chez quelques-uns de nos collègues une idée préconçue consistant à croire que tout était pour le mieux dans la meilleure des compagnies possibles, et je dis qu’au point de vue de la loi, du droit commercial, la Chambre ne peut pas admettre comme privilégiées des obligations qui ne le sont pas.
Si dans le cas de faillite le syndic allait comprendre les wagons, le matériel, tout ce qui constitue l’avoir de la compagnie, tout cela ne rentrerait pas dans l’actif privilégié, et le créancier chirographaire n’aurait aucun recours, aucune garantie contre la compagnie franco-algérienne.
J’estime que vous ne resterez pas indifférents à cette question qui touche de très près le droit, et qu’aucun des arguments que pourraient fournir les conseils de la compagnie ou d’autres jurisconsultes, ne peut nous faire échapper aux prescriptions du code de commerce.
Sous l’ancienne législation romaine, on pouvait faire tout ce qu’on voulait : on édictait une loi parce que cette loi plaisait et qu’il y avait un intérêt en jeu ; mais nous, nous ne pouvons pas, sans bouleverser les principes du droit et ébranler les bases du Code, modifier la loi dans un intérêt personnel, pour un expédient isolé. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs à gauche). — C’est pourquoi j’appelle votre attention, je fais même appel à votre conscience, sur un point très délicat que voici :
Dans la convention passée entre le ministre des travaux publics et la compagnie franco-algérienne, je remarque qu’on a, pour l’exécution de la ligne de Mostaganem à Tiaret, accordé à cette compagnie la concession à forfait et de gré à gré.
Je trouve que le gouvernement et la compagnie franco-algérienne sont dans une situation extrêmement fausse, tellement fausse qu’on n’a jamais vu le gouvernement donner à une compagnie financière quelconque un forfait de gré à gré pour l’exécution d’une ligne de chemins de fer. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche).
Je le comprends d’autant moins, qu’à la tête de la compagnie se trouve un de mes collègues, qui, par sa situation personnelle d’entrepreneur de travaux publics, devait être le premier à demander au gouvernement et à la Chambre qu’on ne donne pas à un entrepreneur-député un forfait pour la construction d’une ligne de 20 millions. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs).
Nous savons ce qui se passe en matière de chemins de fer. Tous les jours, dans nos conseils généraux, pour les lignes de 250.000 fr. ou de 20.000 fr., nous demandons l’adjudication.
Récemment, sur la demande de MM. Leydet et Saint-Romme, la Chambre a voté l’adjudication pour la fabrication des allumettes.
Et nous ne serions pas conséquents avec nous-mêmes, alors qu’il s’agit d’une affaire de cette importance et que nous sommes en face d’un de nos collègues entrepreneur ! Cela n’est pas possible, avec ce qui se produit tous les jours dans les affaires financières, en présence des insinuations qui se répandent : il est temps de demander qu’on fasse le chemin de fer en question d’une FAÇON HONNÊTE, dans les règles du droit, à l’adjudication, et d’autant plus qu’il y a un député à la tête de la compagnie avec laquelle on traite ! (Mouvements divers).
C’EST A VOTRE CONSCIENCE QUE JE M’ADRESSE. Je déposerai un contre-projet.
Je demande que le chemin de fer se fasse : je serais heureux que ce chemin de fer fût construit par la compagnie franco-algérienne, mais il ne suffit pas qu’il y ait à la tête de cette affaire un de nos collègues pour que je ne demande pas qu’on substitue au système du forfait le système de l’adjudication.
Je n’ai point la prétention d’attaquer la compagnie franco-algérienne qui compte parmi ses membres des hommes honorables jusqu’à preuve du contraire. (Bruit.)
Mais je dis qu’après ce qui se passe tous les jours, après les débats récents sur les affaires financières malheureuses, nous avons le devoir de couper court à toutes les irrégularités et de faire cesser les insinuations malveillantes qu’on dirige contre ceux qui font partie des sociétés financières. Pour obtenir ce résultat, il faut revenir à la loi de respecter le principe de l’adjudication. Je suis persuadé que celui de nos collègues qui est à la tête de cette société sera le premier à demander qu’on revienne à l’adjudication. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs).
Plus on aura confiance en la parole de M. Salis, plus on envisagera avec crainte et dégoût le péril d’une situation qui autorise de pareilles paroles !
On propose à la Chambre une convention avec une compagnie financière ; un député républicain la qualifie de monstrueuse, de contraire à toutes les règles de la morale et du droit, d’attentatoire à l’intérêt public pour le profit d’un intérêt personnel, celui d’un collègue entrepreneur d’affaires, enfin de malhonnête — ce mot qui les résume tous ! Et cette convention, galeuse au dire de ce député, c’est un ministre, M. Raynal, qui la propose et la soutient ! Mais si M. Salis a raison, que penser du ministre ? Et si M. Salis a tort, sommes-nous les premiers qui soupçonnons légèrement ? Notre état d’esprit actuel n’est-il pas l’effet normal, la conclusion logique et nécessaire de ce qui se passe tous les jours depuis plusieurs années, de tous ces débats récents qui ont ébranlé nos consciences, de ce torrent d’insinuations malveillantes répandues contre une horde d’exploiteurs ? Et si, en diffamant ces hommes, les accusés n’ont fait que suivre des exemples partis de si haut, est-il équitable, comme vous le demande M. le Procureur général, de les écraser sous le poids de votre justice et de ne voir dans leur conduite aucun motif d’atténuation ? L’heure qui sonne convient-elle pour placer la lumière sous le boisseau ? L’époque que nous traversons est-elle si pure, si nette et si sereine, que l’on doive être impitoyable pour les âmes effarées qui poussent un cri de détresse ? Ou bien, dans le désordre universel des choses, dans l’effroyable sarabande des appétits déchaînés, au milieu des caractères avilis et des consciences dégradées par une fin de siècle sans élan, sans idéal et sans Dieu, ne faut-il pas se montrer plus patient et plus doux pour un cœur jeune et chaud qui, trop légèrement, j’en conviens, a prêté son concours à de prétendus vengeurs, mais dont la légèreté n’est que le fruit d’un excès de confiance et d’ardeur ?
Je vous le demande, messieurs ; comme jadis M. Salis à ses collègues, je m’adresse à mon tour à vos consciences : je vous en conjure, embrassez d’un coup d’œil cette situation que ne veulent pas voir des aveugles intéressés, n’écoutez pas les conseils de la haine, ne faites pas de M. Salis une occasion et un prétexte et ne vengez pas sur son nom l’injure de tous ceux dont la prudence n’a pas osé affronter vos verdicts. L’homme qui m’a fait l’honneur de me choisir pour défenseur n’a péché, s’il a péché, que par enthousiasme et par courage ; ce sont là des passions qu’on peut punir avec clémence : l’exemple n’en est point contagieux. Sauvez votre enfant, l’enfant de cette ville, d’une ruine qu’on s’efforce de consommer : et, ce faisant, messieurs, vous servirez la justice, au lieu de servir des colères, et plutôt que d’agir en sectaires, vous agirez en magistrats.
Cour d’assises de la Seine
Audiences des 14 et 15 Juin 1892.
Le 13 mai 1892, M. Drumont, directeur de la Libre Parole, publiait, à propos du projet de loi relatif au renouvellement du privilège de la Banque de France, rapporté par M. Burdeau, un article où on lit notamment ce qui suit :
« Le projet de loi sur le renouvellement du privilège de la Banque de France intéresse l’existence même du pays. Tel qu’il est, il compromet notre sécurité en mettant toutes les ressources de la France entre les mains d’un Juif de Francfort ; il prive tous les travailleurs français, les petits commerçants, les ouvriers, de l’appui qu’ils devraient trouver dans un établissement national.
....... .......... ...« Quand un homme un peu encombrant n’a pas réussi à être ministre, on le dédommage en lui donnant un rapport à faire sur une question financière… Généralement, le bénéficiaire du rapport n’est pas tenu de cuisiner lui-même, on lui expédie le document cuit à point. »
M. Burdeau, s’estimant diffamé, assigna MM. Drumont et Millot, gérant de la Libre Parole, devant la cour d’assises de la Seine.
L’affaire vint à la barre les 14 et 15 juin 1892.
M. Drumont défendit lui-même sa cause. Puis Me de Saint-Auban, son avocat, compléta ses observations par la plaidoirie ci-après reproduite.
Le jury rendit un verdict négatif en ce qui touche M. Millot, lequel fut acquitté ; et un verdict affirmatif, mais mitigé par des circonstances atténuantes, en ce qui touche M. Drumont, lequel fut condamné par la cour au maximum de la peine, c’est-à-dire à trois mois de prison.
Messieurs les Jurés,
Je comptais vous présenter d’une façon complète la défense de M. Drumont.
Il l’a présentée lui-même.
Vous venez de l’entendre. Vous savez ce qu’il est, et je crois répondre au sentiment universel en n’ajoutant que peu de chose à son magnifique discours.
Il y a seulement un point sur lequel je voudrais appuyer d’une sorte particulière.
Je voudrais revivre avec vous l’heure, la minute qu’a vécue l’écrivain lorsqu’il a écrit l’article incriminé.
C’est là messieurs, je vous assure, une étude psychologique très intéressante pour votre justice, parce qu’elle vous fera subir toutes les impressions qu’a subies l’écrivain lui-même, et qu’elle vous expliquera comment, à sa place, votre état d’âme eût été le sien.
Vous lirez dans la chambre de vos délibérés ces documents décisifs que déjà vous connaissez. Un seul coup d’œil jeté sur eux suffirait, sans plaidoirie, pour édifier vos consciences, pour éclairer vos religions.
La seule preuve que je veuille vous apporter, c’est la preuve de la contradiction absolue, du flagrant illogisme qui existe entre les articles de M. Burdeau, publiciste, et le rapport de M. Burdeau, député.
Le 4 mai 1883, M. Burdeau, publiciste, proclame dans son journal, le Globe, la supériorité de la Banque d’Angleterre sur la Banque de France. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, proclame, à la Chambre, la supériorité de la Banque de France sur la Banque d’Angleterre !
Le 4 mai 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le Globe : « Le tiers des billets de la Banque de France sont du simple papier monnaie, et derrière eux il y a le néant ; derrière les billets anglais, il y a de la rente anglaise, c’est-à-dire la valeur la plus solide du monde : voilà la différence. » En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, déclare : « La Banque de France offre une garantie de remboursement supérieure à celles des Banques d’Angleterre et d’Allemagne ! »
Le 4 août 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le Globe : « Dès maintenant, la Banque prépare ses batteries, elle fait ses ouvrages d’approche, elle tâche, d’une manière discrète, de créer un mouvement dans l’opinion publique… Elle fait poser la question du renouvellement du privilège dans un petit livre intitulé : Le progrès à la Banque de France, et signé Mugnier. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, propose de « proroger de vingt-trois ans, soit jusqu’au 31 décembre 1920, le privilège de la Banque de France qui expire le 31 décembre 1897 ! »
Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, déclare dans son journal, le Globe, qu’en France on ne connaît que le métal. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, déclare qu’en France on ne connaît que le papier !
Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le Globe :
« Supposez que les détenteurs de billets aient besoin de les utiliser avant l’échéance du portefeuille. La Banque, mise par ce seul fait au pied du mur, se verra convaincue d’imposture.
» Mais, d’abord, est-il bien loyal de dire aux gens qu’on est en mesure de les payer, quand, en réalité, on espère seulement que les circonstances vous permettront de les payer ?
» Que fera-t-elle alors ? Simplement ce que fait un négociant qui va déposer son bilan. Elle fermera ses guichets. Seulement, cette opération, qui s’appellerait faillite chez un autre, prend chez elle un nom tout à fait noble : c’est le cours forcé. »
En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, affirme que « c’est un réservoir de numéraire et de lingots tel, qu’au cas d’un assaut du public, la Banque, en payant à guichets ouverts et avec la plus grande vitesse possible les porteurs, n’arriverait probablement pas à épuiser son stock dans le délai de vingt-six jours qui représente l’échéance moyenne de son portefeuille, ni même, sans doute, dans le délai d’échéance de ses plus longs effets. En sorte que, par ce seul fait, l’impossibilité d’une suspension de payements paraît matériellement assurée ! »
Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, déclare que la constitution du portefeuille de la Banque de France est une fraude aux dépens du public. En 1892, le même M, Burdeau, devenu député-rapporteur, déclare que le susdit portefeuille équivaut à peu près à de l’or en barre (page 4 du rapport) !
Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, proclame dans son journal, le Globe, que le billet de banque est une monnaie fictive, une fausse monnaie. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, proclame que, dans la réalité, ce billet paradoxal peut égaler en sécurité le bon de monnaie (page 9 du rapport) !
Le 30 janvier 1884, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le Globe : « Le seul remède, c’est la suppression du droit exorbitant qu’a la Banque d’émettre du papier. » En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, écrit : « Il n’est pas sans inconvénient de laisser se rétrécir outre mesure la marge d’émission dont la Banque peut disposer pour parer à une nécessité publique. » (Page 38) !
Le 1er février 1884, M, Burdeau, dans son journal, le Globe, traite d’assignat les billets de la Banque de France. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, propose de relever de cinq cents millions la marge d’émission dont dispose actuellement la Banque (page 38 du rapport) !
Conclusion :
En 1883, M. Burdeau, publiciste affirme violemment dans son journal, le Globe, qu’il ne faut pas renouveler le privilège de la Banque de France. En 1892, le même M, Burdeau, devenu député-rapporteur, affirme, non moins violemment, qu’il faut renouveler le privilège de la Banque de France !…
Messieurs les Jurés, transportez-vous dans le cabinet de M. Drumont, pesant ces contradictions, mesurant ces illogismes !
Il est certain que c’est un piège tendu à l’opinion publique que de telles variations ; et il est fâcheux qu’on soit obligé d’écouter une plaidoirie comme celle de Me Waldeck-Rousseau, une plaidoirie de trois heures, dont l’exorde et la péroraison encadrent un véritable cours d’économie politique, pour arriver, non pas à concilier ce qui est inconciliable, mais à excuser, dans une certaine mesure, ces étranges métamorphoses, à côté desquelles les Métamorphoses d’Ovide sont un jeu d’enfant.
Doit-on s’étonner si M. Drumont éprouva un étrange malaise, lorsqu’il vit dans le rapport du député la négation brutale des écrits du polémiste ?
Je dis : la négation brutale ! Et non pas seulement des principes qui peuvent à la rigueur changer (pourtant pas d’une sorte si grave !…), mais des affirmations portant sur des faits matériels ! (Sensation prolongée).
J’ai profondément regretté, je l’avoue, au point de vue des mœurs publiques, ce qui a été plaidé hier et ce qui a été plaidé aujourd’hui. J’ai été stupéfait d’entendre soutenir par l’accusation une doctrine qui me paraît fatale au bon ordre national : on est venu vous plaider qu’il y a deux états d’âme très différents, celui du publiciste et celui du député, que le publiciste cède à certains entraînements, le député à certains autres et qu’en définitive le député a le droit de dire tout le contraire de ce qu’a dit le publiciste.
Si l’on songe que les bureaux de rédaction des journaux sont en quelque sorte l’antichambre de la Chambre, et que presque toujours l’on commence par être journaliste avant d’être député, n’est-il pas évident que, pour rechercher, pour pressentir quelle sera l’opinion d’un député en présence d’un projet de loi, on n’a guère d’autre ressource que de se reporter aux articles qu’il a écrits comme journaliste ?
Oui, dans un pays où nous votons un peu à l’aveuglette, comme à l’aveuglette nous placions nos fonds, quand nous allions les porter aux guichets du Panama, les électeurs n’eurent qu’un moyen de pressentir ce que serait le rapport de 1892 : se référer aux articles de 1884…, qui en sont la négation absolue !…
Car il ne faut pas dire, comme le plaidait hier mon honorable confrère, Me Waldeck-Rousseau, que M. Burdeau n’élevait en 1884 que des critiques de détail sur l’organisation de la Banque de France. Vous êtes fixé à cet égard.
Je tiens à préciser ce point, parce que, encore un coup, les articles du Globe ont été la cause déterminante de la colère de M. Drumont, colère qui s’est traduite par des formules littéraires dont on a singulièrement grossi l’esprit et la portée.
Vous savez que le M. Burdeau de 1883 et de 1884 réclamait, non la modification du privilège, ainsi qu’essayait de vous le faire croire Me Waldeck-Rousseau, mais sa suppression !
Et voilà pourquoi M. Drumont a suspecté la bonne foi de M. Burdeau. Et voilà pourquoi, en la suspectant, il a été lui-même d’une complète bonne foi.
Car tout est là, messieurs : M. Drumont a-t-il été sincère ? C’est l’unique question du procès.
En effet, défendre Drumont, contre quoi ? contre le reproche de mal écrire, de mal penser, d’être inepte, ignorant, stupide ?
Car la bouche des adversaires a proféré tous ces mots si gracieux !…
Oui, Drumont, l’auteur de la France Juive, Drumont, connu dans le monde entier, Drumont, salué par toute la presse, non pas de France, mais d’Europe, Drumont, qui a inspiré au journal de M. le le prince Mentchersky, le journal des vieux Russes, le Grajdanine, un admirable article que vous avez lu, que vous lirez encore, que je veux faire passer dans la chambre de vos délibérés, et qui vous montrera ce que pense notre amie la Russie de la situation dans laquelle va être renouvelé le privilège de la Banque de France, ce Drumont-là, on l’a qualifié de stupide !… O imbécillité de la haine !…
Drumont ! Il est en quelque sorte l’incarnation de la race française !
Drumont ! C’est l’homme qui n’a qu’une passion au cœur, la passion de la patrie !
Savez-vous, me disait-il l’autre jour, ce qui m’épouvante en l’étal actuel ? Ce n’est pas que M. de Rothschild soit à la Banque de France. M. de Rothschild, le particulier, M. de Rothschild qui fréquente le prince d’Aurec, qui marie sa fille, qui a de belles chasses à Ferrières et qui y invite la noblesse française, ce M. de Rothschild-là, il nous est bien indifférent.
Mais Rothschild, non pas M. de Rothschild, Rothschild tout court, c’est autre chose. C’est un être collectif, impersonnel, dynastique, qui résume les aspirations de sa race, ses cupidités, ses appétits, ses merveilleux élans qui l’emportent vers la conquête de l’or auquel est attachée la domination du monde. Cet être dynastique, il incarne les rapacités juives, comme les Romanoff incarnent les mysticismes russes, les Hohenzollern, les brutalités prussiennes, comme, un moment, les Capétiens ont incarné les héroïsmes de la France.
Cet être dynastique, il s’étend partout, il règne sur tout. En France, il s’appelle Alphonse, James de l’autre côté du détroit ; à Vienne, à Berlin, il prend un autre nom, mais il est toujours Rothschild, il est un être international, un être sans patrie, parce qu’il est au-dessus de toutes les patries.
Cet être international, dynastique, il est en fait, on ne peut le nier, le maître souverain du pays.
Il est tellement le maître souverain du pays, que j’avais eu l’intention d’amener à votre barre, comme témoin, un commerçant. Ce commerçant m’a dit : Si je vais déposer en votre faveur contre la Banque de France, demain la Banque de France me coupera mon crédit.
Dites ensuite que Rothschild ne règne pas à la Banque de France !
Je me rappelle le mot d’un économiste célèbre ;
« La Banque de France, c’est le château-fort du crédit national. »
C’est vrai.
Pour se faire une idée de ce qu’est la Banque de France, il faut aller voir ce que sont les frontières de l’Est.
La Banque de France est le château-fort qui défend l’épargne française, comme les frontières de l’Est défendent notre territoire.
Eh bien, messieurs, que ceux qui ne comprennent pas notre œuvre, que ceux qui s’imaginent que M. Drumont fomente une guerre religieuse, quand il n’a qu’un désir, c’est que les Juifs respectent nos églises, comme il respectera toujours leurs synagogues, que ceux qui lancent contre nous ces ineptes accusations aillent frapper à la porte des forteresses de l’Est.
Qu’y verront-ils ?
De jeunes lieutenants ou de vieux généraux qui, du matin au soir, ont les oreilles brisées par le bruit du tambour et les yeux éblouis par les étincellements du drapeau, et qui ne sentent dans le cœur qu’un amour, qu’une ivresse, la noble ivresse, le saint amour de la Patrie !
Ah ! ils ne sont pas des internationaux, eux !
Leur horizon est borné par le fleuve et par la montagne, et s’ils jettent un regard de l’autre côté de la frontière, ce n’est pas pour consulter la cote des valeurs étrangères, mais pour voir s’ils n’aperçoivent pas sur les routes une poussière qui annonce les canons ennemis !
Et quel est donc le général qui commande à la Banque de France ?…
On compare la Banque de France à nos forteresses, messieurs ! On proclame qu’elle joue à l’égard de nos fortunes le rôle que jouent nos forteresses à l’égard de nos libertés ! Et il serait possible de ne pas éprouver une patriotique angoisse, quand on voit la féodalité internationale partout maîtresse souveraine, partout la reine incontestée ! Messieurs, bientôt, si cela continue, il n’y aura plus de nations, non parce que les anarchistes les auront dynamitées, mais parce que les ploutocrates les auront achetées, envahies et salies !… (Mouvement prolongé dans l’audience).
Voilà, messieurs, la grande idée antisémitique : nous sommes des nationaux qui avons la passion du pays, des Français, des gens du terroir. Nous ne venons ni de Cobourg ni de Coblentz, ni de Mayence ; nous sommes nés dans ce pays ; nos pères et nos mères y sont nés. Nos aïeux et nos aïeules y sont nés eux aussi. Et c’est précisément parce que, suivant une belle expression, nous sommes l’aboutissant d’une longue série d’aspirations françaises, qu’en nous sentant pénétrés par un appétit ennemi de notre idéal, nous éprouvons ces mélancolies indicibles, et aussi ces rages terribles qui se traduisent par les tristesses et les colères de Drumont ! Ces colères, elles ne sont point celles d’un diffamateur, mais celles d’un patriote. Il y a des colères qu’il faut punir, messieurs, parce qu’elles sont des colères hypocrites ; il en est d’autres qu’il faut saluer, parce qu’elles sont de merveilleuses énergies !…
Messieurs, ces énergies sublimes, ces colères saintes ont parfois des excès regrettables ; mais faut-il pour cela en tarir la source féconde ?… (Sensation).
Ce qui m’intéresse, à cette heure, c’est de savoir ce que vont faire douze jurés de France, douze hommes de notre race, de notre tempérament, en présence d’un accusé qui les incarne et les résume.
Je crois qu’ils agiront comme agiraient les magistrats eux-mêmes, s’il n’était pas question de Drumont et si la haine n’altérait pas la sérénité des esprits. Ce problème, ils le résoudront de la seule façon dont on puisse le résoudre, c’est-à-dire d’une façon française.
Que voulez-vous, messieurs, M. Drumont est un mystique, il faut le prendre comme il est. Il a les défauts et les qualités des mystiques.
Le défaut des mystiques est qu’ils ne se meuvent pas assez dans le cercle des réalités ambiantes ; la qualité des mystiques, c’est qu’ils voient l’avenir par dessus les réalités. Drumont est un voyant. Quand il aperçoit à l’horizon un désastre qui se dessine, il vous avertit comme le chien fidèle auquel il se comparait tout à l’heure, et qui aboie jusqu’à la mort pour sauver le maître chéri.
Vous vous souvenez du Panama ? Il a flétri le Panama, et le Panama à cette heure fait antichambre dans le couloir des juges d’instruction ! Un de vos collègues le met sur la sellette, Monsieur le Président, et un avocat général requerra bientôt contre lui !
Non, il n’est pas un diffamateur, celui qui avertit et qui sauve, qui sauverait, du moins, si enfin nos folies l’écoutaient.
M. Burdeau, j’en conviens, a été égratigné, mais ce n’est qu’une égratignure. La phrase incriminée n’est après tout qu’une boutade, un trait mordant, trop mordant peut-être, pour exprimer la sensation d’une triste palinodie.
C’est qu’aussi les hommes politiques assument de graves responsabilités en faisant naître, par leurs changements inouïs, de dangereuses équivoques.
Me Waldeck-Rousseau professe une autre doctrine : à ses yeux, plus l’on change, mieux ça vaut, et la dignité, le sérieux politique d’un homme se mesurent au nombre et à la souplesse de ses cabrioles politiques. Le malheur de M. Drumont est d’avoir écrit son article avant d’avoir écouté la plaidoirie de Me Waldeck-Rousseau !… (Hilarité générale).
En disant : M. Burdeau s’est vendu à Rothschild, M. Drumont a voulu dire ; M. Burdeau s’est conduit comme s’il s’était vendu.
Et M. Burdeau, qui a déjà prêté à cette triste équivoque, en favorise une autre, plus triste encore, en semblant se faire, à la barre, lui, un député de France, l’instrument et le porte-parole d’une coalition d’appétits internationaux !
Car, messieurs, devant l’Histoire, il n’y aura pas, comme ici, de Me Waldeck-Rousseau au banc de la partie civile.
L’Histoire est une grande accusatrice qui se passe d’avocats et d’avocat général. L’Histoire n’est pas trompée par les fausses indignations d’un réquisitoire et personne n’interrompra l’Histoire quand elle proclamera que le soi-disant procès Burdeau a revêtu les apparences d’un procès tout autre qui serait le procès Rothschild.
M. Burdeau me pardonnera si, en finissant, je lui cause quelque peine, lui qui, hier, m’a tant fait souffrir en traitant, comme l’ont fait ses défenseurs, dans des termes qu’ils regretteront demain, un écrivain dont j’aime la pensée. Mais, il faut bien que je le dise : M. Burdeau a fait un jour ce qu’il reproche à M. Drumont. Il n’a pas sur la conscience que les articles de 1884, alors qu’il traitait la Banque de France de faussaire. Un jour il a accusé un de ses collègues d’avoir acheté son élection. J’ai ici la preuve de ce que j’avance et du désespoir de ce malheureux traîné ainsi dans la boue.
Sans l’ombre de raison, sans le semblant d’une excuse, je vous prie de vous pénétrer de ceci : M. Burdeau, après la période électorale de 1889, m’accusa d’avoir touché de l’argent des boulangistes pour soutenir ma candidature. Rien n’était plus faux, j’en donne ma parole.
La pièce est authentique, messieurs. Elle a été signée du sang de l’offensé qui est allé sur le terrain avec son diffamateur.
Ainsi, un jour de colère, M. Burdeau n’a pas hésité à dire d’un de ses collègues qu’il avait commis la plus honteuse des actions, et cela « sans l’ombre de raison, sans un semblant d’excuse ». Eh bien, messieurs, vous vous demanderez, quand vous irez délibérer ensemble, quel est, des deux hommes en présence, celui qui a causé le plus grand dommage à son semblable : de l’écrivain dont on connaît le tempérament, l’ardeur, l’entraînement, et qui, autorisé par un ensemble de circonstances de nature à prouver son absolue bonne foi, a écrit, un jour, que M. Burdeau avait reçu son rapport tout fait du valet de pied de M. de Rothschild, ou du député qui accuse un autre mandataire du pays d’avoir acheté son élection !
Oui certes, entre ces deux faits, il existe une différence, une grande et la voici : Quand M. Drumont a dit cela de M. Burdeau, M. Drumont était publiciste ; quand M. Burdeau a dit cela de M. Couturier, M. Burdeau était député.
Il y a une seconde différence, plus essentielle encore : c’est qu’en parlant de ce valet de pied, qui aurait apporté à M. Burdeau un rapport tout fait, M. Drumont s’exprime d’une telle sorte que toute personne, ayant quelque intelligence, ne pouvait voir là autre chose qu’une plaisanterie.
Est-il admissible un instant, pour un homme de bon sens, que M. de Rothschild, voulant transmettre à M. Burdeau un document d’une telle importance, ait sonné son domestique et lui ait dit : « Tenez, mon garçon, voilà le rapport sur le Privilège de la Banque ; allez le porter à M. Burdeau » ?…
Il m’a échappé, je l’avoue, des mouvements d’impatience quand j’entendais, au cours de la déposition des témoins que nous avions cités pour déposer de faits particuliers, M. l’avocat général jeter comme une douche d’eau froide, comme une de ces gouttes qui, tombant sans cesse au même endroit, finissaient, prétend-on, par creuser le crâne des condamnés, jeter cette interrogation perpétuelle et monotone : « Est-ce que, le lundi 18 avril, à trois heures de l’après-midi, vous n’auriez point, par hasard, rencontré au coin de la rue le valet de pied de M. de Rothschild ayant un rapport sous le bras et allant le porter à M. Burdeau ? (Rires).
Est-on vraiment bien venu à vous demander, messieurs, une condamnation à l’emprisonnement, à des dommages intérêts effroyables : 80.000, 100.000, peut-être 150.000 francs, en réparation d’une boutade, alors qu’on a dans son passé ce souvenir douloureux d’une accusation vraiment grave, celle-là, d’une accusation abominable lancée contre un collègue sans l’ombre de justification ?
Vous apprécierez, messieurs, qui a commis la faute la plus grave, du glorieux écrivain, de l’immortel auteur de la France Juive, ou du député rapporteur du Privilège de la Banque. Songez-y, si vous imprimez sur le front de M. Drumont la marque du diffamateur, avec quelle force plus grande ne l’imprimerez-vous pas sur le front de son adversaire, M. Burdeau ! (Vif mouvement).
Messieurs, je vous prie de m’excuser d’avoir parlé après l’auteur de cette grande œuvre dont je m’honore d’être l’ami. Vous vous direz peut-être qu’il n’a pas assez mesuré la portée de ses paroles ; mais vous vous direz aussi, songeant à ce lutteur dont les écrits sont d’immortels combats livrés pour les idées françaises :
Cette grande âme de penseur c’est l’âme même de la France. C’est notre âme, c’est l’âme sœur !… (Applaudissements).
Cour d’assises de la Seine
Audience du 25 Février 1894
Les faits de ce procès, qui restera célèbre, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Il a fait nettement apparaître, dans sa plus récente expression, la formule de l’anarchie doctrinale et scientifique.
M. Jean Grave est l’auteur d’un livre de sociologie intitulé : La Société mourante et l’Anarchie.
Le parquet releva dans ce livre les délits de provocation au vol, à l’indiscipline et au meurtre, ainsi que le délit d’apologie de faits qualifiés crimes par la loi.
Il intenta des poursuites contre l’écrivain, qui comparut en cour d’assises le samedi 15 février 1894.
Me de Saint-Auban, défenseur de Jean Grave, avait cité quatre témoins : MM. Élysée Reclus, Octave Mirbeau, Paul Adam et Bernard Lazare. — Nous empruntons à un chroniqueur présent à l’audience l’esquisse des dépositions :
Élysée Reclus. — Le premier, M. Élysée Reclus, apparaît. (Sensation). Chacun se penche pour apercevoir sa belle tête grisonnante, aux yeux doux et énergiques.
Depuis vingt-cinq ans, dit-il, je connais Jean Grave. J’ai pour lui une grande affection. Il a fait son éducation d’une manière admirable. Il a suivi ses études d’une façon méritoire. C’est une intelligence d’élite. Jean Grave s’est notamment occupé d’anthropologie. Connaissant le caractère et les habitudes de Jean Grave, je puis dire qu’il n’a jamais favorisé ou conseillé aucun acte criminel.
D. — Dans un des passages de l’ouvrage, il est fait appel manifestement à la violence.
On y trouve ceci : « Crevez-leur la peau avec vos couteaux ! » Pas davantage.
R. — Je ne connais pas le contexte du passage, et je ne puis ni l’expliquer ni le défendre.
D. — Jean Grave a été à votre service ?
R. — Jamais.
D. — Du moins au service de vos idées ? Par exemple, n’était-il pas l’administrateur de votre journal, le Révolté, qui paraissait à Genève ?
Le témoin. — Il n’y avait ni directeur ni administrateur dans notre journal. Il n’y avait que des collaborateurs ; pour chaque numéro, un de ces collaborateurs faisait la cuisine du journal ; il était en même temps le directeur et l’administrateur. C’était un jour mon tour, le lendemain celui de Grave, puis celui d’un autre.
M. l’avocat général. — N’êtes-vous pas le M. Reclus qui a été condamné à Lyon en 1882 ?
R. — J’ignore le fait. Je n’ai point été condamné et je n’ai comparu devant aucun tribunal de Lyon ni d’ailleurs en 1882.
M. le président. — Vous avez bien été collaborateur du Révolté et, ensuite, de la Révolte ?
R. — C’est exact.
M. le président. — Eh bien ! au moment de l’affaire Ravachol, la Révolte avait condamné l’acte de l’anarchiste. Dans le numéro suivant, le journal est revenu sur ses sentiments et a approuvé Ravachol. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi ?
R. — Chacun est maître de son opinion, et je n’ai pas à répondre pour les collaborateurs qui ont signé ces deux articles.
Le président. — C’est bien, monsieur, vous pouvez vous asseoir.
M. Octave Mirbeau. — Voici maintenant M. Octave Mirbeau qui a écrit la préface du livre de Jean Grave.
Me de Saint-Auban. — Le témoin voudrait-il nous dire quelle est la valeur de Jean Grave ?
Le témoin. — Je n’ai jamais vu Jean Grave. Je ne le connaissais que par ses écrits, que je lisais avec le plus grand intérêt.
M. le président. — C’est vous qui avez écrit la préface du volume ?
Le témoin. — C’est exact. J’ai été séduit par l’élévation des idées que j’ai rencontrées dans ce volume, par les hautes et nobles préoccupations de Jean Grave, et je suis venu ici pour témoigner de mon estime pour lui.
Me de Saint-Auban. — Mais que pensez-vous de Jean Grave comme auteur de la brochure ?
R. — Jean Grave ? Je le considère comme un apôtre, comme un logicien tout à fait supérieur !
M. l’avocat général. — C’est votre opinion personnelle, M. Mirbeau ?
R. — Parfaitement.
M. le président. — Voulez-vous nous dire ce qu’on pense de Jean Grave dans le monde littéraire ?
R. — Ça dépend de ce que vous entendez par monde littéraire, ce monde qui va depuis l’Académie jusqu’au Chat Noir. (Rires).
D. — Mais, dans votre monde littéraire, à vous !
R. — Eh bien ! monsieur, dans ce monde, Grave est considéré comme un honnête homme et un esprit supérieur. J’ajoute qu’il jouit d’une grande autorité.
M. l’avocat général. — Dans votre préface, et notamment dans ce passage où vous supposez une conversation avec un de vos amis qui vous dit : « L’anarchie, c’est très bien ; mais ce qui m’inquiète, c’est la propagande par le fait, le terrorisme », vous répondez : « Qu’importe que l’ouragan renverse dans la forêt les chênes voraces, pourvu que la pluie bienfaisante ranime les herbes desséchées ! »
R. — Vous prenez une phrase isolée. Il faudrait lire toute la préface. D’ailleurs, les chênes voraces renversés… c’est, un peu comme ça que se sont faites toutes les révolutions, 93 par exemple. La Révolution de 93 a tué, elle aussi, malgré le grand amour de l’humanité qu’elle affichait. C’est l’histoire de tous les gouvernements. Tous ceux qui se sont installés y sont arrivés par la mort.
M. Paul Adam. — M. Paul Adam est le troisième témoin entendu. Voici ce qu’il répond aux questions du président :
Je ne connais pas Jean Grave. Je le vois ici pour la première fois. Mais ce que je puis dire, c’est que je serais très glorieux d’avoir écrit son livre.
M. Bernard Lazare. — M. Bernard Lazare, le dernier témoin, n’est pas moins bref ni moins crâne :
Je connais, dit-il, Jean Grave depuis quatre ans. Sa loyauté et sa probité sont au-dessus de toute discussion. C’est un écrivain de très grand talent. Son livre est un des plus beaux que je connaisse.
LE RÉQUISITOIRE
La parole est donnée à M. Bulot, avocat général. Son réquisitoire dure deux heures dix minutes exactement. Il se compose d’un grand nombre de citations du livre de M. Jean Grave. Les citations ont donné à l’assistance l’impression d’un livre de doctrine, toujours vigoureux, souvent hardi jusqu’à l’outrance, mais gardant, malgré tout, la saveur d’une forte logique et d’une rare sincérité.
Le verdict du jury ayant été affirmatif, mais mitigé par des circonstances atténuantes, la cour a condamné Jean Grave au maximum de la peine applicable, c’est-à-dire deux ans de prison et mille francs d’amende.
Messieurs les Jurés,
Quelques-uns d’entre vous ont siégé dans le procès de Léauthier ; ils contrôleront mes souvenirs.
Hier, à trois heures, M. l’avocat général disait : « Messieurs les Jurés, Léauthier est un misérable ! Frappez-le sans pitié ! » Et il requérait contre Léauthier la peine de mort.
Aujourd’hui, à la même heure — après un jour de réflexion — M. l’avocat général a dit : « Messieurs les Jurés, vous n’avez pas condamné Léauthier à la peine de mort ; comme vous avez bien fait ! Votre clémence est de la justice ! »
Ce qui prouve que tout est relatif en ce monde — même les réquisitoires de MM. les avocats généraux !
J’imagine que les vingt-quatre heures qui vont suivre cette audience produiront sur le cerveau de M. l’avocat général le même effet que les vingt-quatre heures qui l’ont précédée.
Demain, si les affaires lui en laissent le loisir, si la recherche de belles périodes ambitieuses de quelque verdict impitoyable n’absorbe pas tout son esprit, il songera : « MM. les jurés n’ont pas écouté mes cruelles réquisitions contre M. Jean Grave ; comme ils ont bien fait ! Car, enfin, ce serait un remords éternel pour moi, un magistrat moderne, un homme très avancé (j’ai l’intention de vous faire un éloge, Monsieur l’Avocat général) que d’avoir déterminé un jury de notre époque à condamner un homme uniquement parce qu’il a pensé et parce que, ayant pensé, il a eu le courage d’écrire !… »
Messieurs les Jurés, vous éviterez ce remords à M. l’avocat général. Vous acquitterez Jean Grave, Vous l’acquitterez par des raisons supérieures qui s’imposeront, je l’espère, à votre conscience et à votre bon sens.
C’est à votre cerveau que je parle ; c’est votre réflexion que la mienne sollicite.
Oubliez toutes les préoccupations étrangères au débat.
L’accusé d’aujourd’hui n’est pas un poignard, un revolver, une bombe.
L’accusé d’aujourd’hui est un livre. C’est une œuvre de l’esprit ; et comme je vous vois très calmes, très bienveillamment attentifs, je puis, au début même de mes observations, vous rappeler le mot de Joubert qui s’impose à la justice aussi bien qu’à la critique : « Il faut juger les choses de l’esprit avec l’esprit, et non avec la bile, le sang et les humeurs… »
Ce livre n’est pas le fantôme, l’apparence d’un livre. Ce n’est pas un délit embusqué sous la couverture d’un livre. C’est un livre véritable, pris au sérieux par tous les gens qui pensent et réfléchissent, un livre au sens doctrinal, au sens élevé du mot. Ses allures scientifiques, qui le dérobent au vulgaire, lui donnent plutôt un aspect un peu rébarbatif, et, sans doute, à l’heure actuelle, il reposerait doctement sur les rayons des librairies ou dans l’armoire des savants, si la loi affolée de décembre 1893, qui a les griffes longues, n’était allée, jusque dans le passé, l’agripper pour satisfaire son besoin de persécution.
Voici comment le juge un contemporain.
Ceci est un article de M. Clemenceau. On vient de me le passer à l’instant. Je lui emprunte quelques lignes qui formulent bien ma pensée.
M. Clemenceau n’est pas suspect d’anarchie ; il n’a pas d’intérêt à son triomphe ; car si l’anarchie triomphait, en même temps que les propriétaires, elle supprimerait les députés — ou ceux qui ont envie de le redevenir.
« La loi contre la presse, écrit M. Clemenceau, fonctionne à la grande satisfaction de M. Raynal. C’est maintenant le tour de M. Jean Grave, coupable d’avoir écrit un livre intitulé : La Société mourante et l’Anarchie.
« Je ne connais pas M. Jean Grave. Je ne sais de lui que ce qu’en a dit M. Octave Mirbeau, dans un article du Journal. C’est un ouvrier cordonnier dont l’âme s’est émue, dont l’esprit s’est ouvert au spectacle des misères et des déchéances humaines.
« Le livre de M. Jean Grave a paru il y a plus d’un an. Personne n’y vit, alors, de matière à poursuites. Pendant toute une année, il s’est impunément étalé à la vitrine de tous nos libraires.
« Survient l’épidémie de bombes. M. Raynal profite de l’affolement des députés pour leur faire voter, dans les transes, une loi de réaction politique qui ne peut arrêter le bras d’aucun jeteur de bombes, mais, qui, en haine d’une répression stupide, lancera peut-être un jour quelque détraqué dans une violence criminelle.
« D’habitude, il est convenu que les lois n’ont pas d’effet rétroactif. M. Antonin Dubost ne s’arrête pas à ces misères. En écrivant son livre, il y a deux ans, M. Jean Grave aurait dû prévoir le règne de M. Casimir-Périer. Le livre est saisi. M. Jean Grave est arrêté. Il a déjà fait un mois de prison préventive pour délit de presse. Cela seul eût soulevé les protestations les plus violentes, quand il y avait un parti républicain.
« Ce livre, je viens de le lire, et mon jugement sur l’écrivain ne diffère pas très sensiblement de celui de M. Mirbeau. La langue est simple, claire et forte tout à la fois. La puissance de critique est vraiment terrible. Que tous ceux qui vivent d’idées toutes faites, reçues de la foule, se gardent d’ouvrir un pareil livre. Il ne peut que les heurter violemment, sans faire jaillir en eux aucune lumière, faute d’éléments appropriés. Pour ceux, au contraire, qui pensent par eux-mêmes, qui ont des idées à eux — quelles qu’elles soient — qui ne craignent pas de soumettre à la critique la plus impitoyable, à la révision la plus radicale, leurs principes — tous leurs principes — leurs doctrines — toutes leurs doctrines — ce livre est bon, car il fait penser.
« Douze braves gens vont être invités à se prononcer sur le cas de M, Jean Grave. Il est fort à craindre qu’ils n’aient pas lu son livre et ne le jugent que sur des extraits habilement choisis. Avec un pareil procédé, il n’y a pas un livre de médecine qui ne pût être condamné pour outrages à la pudeur.
« Or, c’est de la médecine sociale que l’auteur a prétendu faire. Je ne suis pas du tout pour sa thérapeutique. Mais, dans le siècle où nous sommes, il n’est pas une institution, pas une idée, qui ne doivent être en état d’affronter la critique. Somme toute, la bousculade intellectuelle qui nous vient de M. Grave nous est salutaire, en ce qu’elle éprouve notre faculté de résistance et nous met dans le cas d’assurer nos jugements.
« Si les jurés lisent d’un bout à l’autre le livre de M. Grave, ils le blâmeront certainement. Mais ils se diront en même temps que la moindre réfutation sera d’un effet plus utile que des mois ou des années de prison. »
Je vous ai cité cet article, messieurs, parce qu’il résume à merveille le sentiment universel, l’impression des laborieux, des intellectuels, des lettrés, l’opinion dont M. Mirbeau, M. Bernard, M. Paul Adam, vous ont apporté l’écho.
Oui, le livre de M. Grave est un véritable livre. Voilà pourquoi il passionne l’attention des lettrés. Voilà pourquoi il arracha une remarquable préface à M. Octave Mirbeau, l’écrivain suggestif et délicat, dont les feuilles du monde et du boulevard se disputent les tantôt mélancoliques, tantôt railleuses, toujours très savoureuses et très profondes réflexions.
Et pourtant, ce livre, M. l’avocat général réclame contre lui une répression impitoyable ! Il regrette de n’en pouvoir requérir une plus impitoyable encore ! Il veut le faire condamner à cinq ans de prison ! Et, dans ce but, il a épuisé toutes les ressources de sa dangereuse tactique.
Pourquoi ?
Si je me place, non au point de vue anarchiste, au point de vue de mon client, mais au vôtre, Messieurs les Jurés, au point de vue bourgeois, ce livre, quel mal a-t-il donc fait ?
Quel mal aurait-il pu faire ?
Raisonnez un peu :
Ce livre a eu deux éditions.
Ne parlons pas de la première : elle est vieille de dix mois ; elle est donc plus de trois fois couverte par la prescription — ce qui, entre parenthèses, n’a pas empêché le parquet de la saisir, portant ainsi atteinte à la propriété de l’éditeur. Telles sont les pratiques d’aujourd’hui !…
Vous savez qu’en matière de presse la prescription est de trois mois.
A une époque où l’on prenait la peine et le temps de réfléchir, où les lois étaient le produit de la méditation et non le fruit de l’épouvante, un législateur remarquable énonçait, dans les termes qui suivent, les motifs rationnels de cette courte prescription :
« Il est — disait M. de Serre — il est dans la nature des crimes et délits commis avec publicité, et qui n’existent que par cette publicité même, d’être aussitôt aperçus et poursuivis par l’autorité et ses nombreux agents. Il est de la nature des effets de ces crimes et délits d’être rapprochés de leur cause. Elle serait tyrannique, la loi qui, après un long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets possibles les plus éloignés, lorsque la disposition toute nouvelle des esprits peut changer du tout au tout les impressions que l’auteur lui-même se serait proposé de produire dans l’origine ; lorsqu’enfin le long silence de l’autorité élève une présomption si forte contre la criminalité de la publication. »
Chaque mot de ces phrases porte, et chaque mot défend le livre de M. Grave.
Le parquet vous dit : « Ce livre est un explosif ; frappez-le comme une bombe ! » Comment ? Le parquet a été bien long à s’en apercevoir !… C’est au bout de dix mois qu’un écrit, d’abord inoffensif, devient un danger public ? Au début, c’était un livre : la durée le transforme en dynamite !… Que penserait M. de Serre de cette métamorphose, lui qui estimait sagement « qu’il est dans la nature des crimes de la parole d’être aussitôt aperçus et poursuivis, et qu’il est de la nature des effets de ces crimes d’être rapprochés de leur cause » ?
Le parquet se défend : « Nous ne poursuivons pas la première édition ! Nous poursuivons la seconde qui constitue un fait nouveau et donne ouverture à une action nouvelle ! »
Je pourrais répondre :
N’est-ce pas la première édition que vous cousez dans la couverture de la seconde ?
Je pourrais répondre encore, avec mon confrère Barbier, dont l’opinion fait autorité dans la matière : « L’absence de poursuites contre les précédentes éditions du même ouvrage a pour effet de permettre aux personnes poursuivies à l’occasion d’une édition nouvelle d’exciper de leur bonne foi. » Cela tombe sous les sens ; votre silence est un imprimatur ; l’écrivain a le droit d’y trouver une sauvegarde.
Mais j’aime mieux répondre :
La seconde édition — la seule poursuivie, la seule qu’on puisse poursuivre — que lui reprochez-vous ? Qui donc a-t-elle excité ? Qui donc a-t-elle provoqué ? Elle a été saisie avant d’être mise en vente ! Elle n’a donc pu conseiller, ni l’indiscipline au soldat, ni le meurtre au prolétaire, puisqu’elle n’a pénétré ni dans la caserne ni dans l’atelier.
Y eût-elle pénétré, que ni soldat ni prolétaire n’eussent approfondi ces pages. Jamais, parmi ces dissertations arides, ils n’auraient eu le loisir et la patience de chercher la provocation. — J’ai mis huit jours à les comprendre — vous avouait M. l’avocat général. Et M. l’avocat général n’a mis que huit jours parce qu’il est un esprit de premier ordre ; moi, qui ne suis qu’un esprit de second ordre, j’en ai mis quinze. Un caporal de pompiers en mettrait bien autant que moi ! Car enfin, si je suis moins fort que M. l’avocat général, je dois être plus fort qu’un caporal de pompiers !…
Mais, je le répète, l’édition a été saisie avant d’être offerte au lecteur, sauf 200 exemplaires affectés au service de presse.
Mais, ces 200 exemplaires, s’ils ont provoqué quelqu’un, n’ont provoqué que des journalistes. Or, rassurez-vous, Messieurs les Jurés : d’abord les journalistes n’ont guère le temps de lire les brochures qu’on leur envoie ; on leur en envoie trop ! Ensuite, les journalistes, s’ils provoquent parfois les autres, ne sont guère sensibles eux-mêmes à ce genre d’excitation ! ils sont blasés !…
Et pourtant, M. l’avocat général veut rendre ce livre responsable de toutes les bombes qui ont éclaté.
Il vous le présente comme la cause des récents attentats.
Discutons.
Si le livre est la cause de l’attentat, l’attentat reflétera la physionomie du livre. Or, le livre est logique ; l’attentat ne l’est pas : donc, entre l’attentat et le livre il n’existe rien de commun.
Si le livre inspirait l’attentat, l’attentat choisirait ses victimes : il frapperait au cœur de la société ; il l’atteindrait dans ses gouvernants, ses exploiteurs, ses jouisseurs ; car, tels sont les personnages que le livre désigne et flétrit. Or, l’attentat ne choisit pas ; l’attentat frappe au hasard ; l’attentat fait sauter une patronne d’hôtel borgne ou un humble garçon de café. Donc, le livre n’y est pour rien ; car le livre condamne ces inutiles hécatombes.
Jusqu’ici, un seul attentat fut logique : celui de Vaillant.
Le crime de Vaillant appartient à la catégorie des crimes politiques, comme celui de Fieschi, comme celui d’Orsini. Fieschi visait un roi ; Orsini un empereur ; Vaillant visait le Parlement, un empereur multiple, un roi à sept cent cinquante têtes.
Mais le livre de M. Grave a-t-il déterminé l’attentat de Vaillant ?
Vaillant vous a cité ses maîtres, les auteurs qui l’ont instruit. Il n’a pas cité M. Grave. M. Grave est un jeune, et l’on ne cite pas les jeunes ; on ne cite que les classiques.
Ces classiques, quels sont-ils ? Proudhon, Spencer, Rousseau, Voltaire !
Les voilà, les malfaiteurs que, pour être logiques, il vous faut asseoir sur ces bancs, Monsieur l’Avocat général !
Allons ! faites-les comparaître. Ceux qui sont morts ont leurs statues.
Citez-les, ces statues. Citez celle de Voltaire : son rire de bronze en dira plus long au jury que toute ma plaidoirie !…
Le livre de M. Grave a-t-il provoqué Léauthier ?
Léauthier a lu des brochures de M. Grave ; mais précisément, il n’a pas lu La Société mourante et l’Anarchie !
D’ailleurs, Léauthier est facile à provoquer ! Parmi les brochures dont il faisait son régal quotidien figure l’Intransigeant — il l’a dit à l’instruction. Or, les journaux de M. Rochefort ne sont pas des journaux anarchistes ! Ce sont d’excellents journaux ! Je suis bien forcé de le croire, puisque M. Antonin Dubost, garde des sceaux et supérieur hiérarchique de M. l’avocat général, les a autrefois sauvés, tant il avait pour eux d’estime !… (Hilarité générale).
La provocation ! Elle est toute relative. Elle est toute subjective. Elle dépend du cerveau qui en est l’objet. Avec votre système, Monsieur l’Avocat général, il n’est pas une page de polémique, un article de combat qui ne puisse être envisagé comme une provocation ! Quand je dénonce les bandits de la Haute Banque, les scélérats de la finance qu’oublient vos réquisitoires, je provoque le peuple à les maudire, à les haïr ! Allons ! soyez logiques : arrachez-moi au banc de la défense ! asseyez-moi au banc des accusés !…
La vérité, c’est que le livre n’est pas la cause de la bombe ; mais la bombe, comme le livre, sont l’une et l’autre, les produits d’une cause antérieure et supérieure : et cette cause, c’est la désespérance, la grande maladie du siècle !
Votre Révolution avait promis le bonheur au prolétaire : le prolétaire fut victime d’une immense escroquerie : La bourgeoisie avait volé, lui promettant de partager avec lui le produit du vol ; la bourgeoisie ne tint pas sa parole : elle garda pour elle tout le fruit de ses rapines !
Non seulement elle ne donna rien au prolétaire, mais elle trouva le moyen de le dépouiller encore : elle tarit dans son âme la source des résignations.
Le prolétaire vit qu’à la noblesse vêtue de soie, qui jadis succéda elle-même à la noblesse vêtue de fer, avait succédé une troisième noblesse, plus impitoyable et plus oppressive encore que les deux autres : la noblesse cuirassée d’or !
En fait de pain et d’abri, cette troisième noblesse offrit Mazas au prolétaire !
Oui, notre société démocratique offrit le même toit aux pauvres et aux malfaiteurs !
A ses yeux, les deux plus grands crimes furent le défaut de logement et l’absence de porte-monnaie !… (Mouvement).
Alors, déçu, exaspéré, le prolétaire poussa un immense cri de douleur ? Et ce cri de douleur s’est répercuté dans toute notre littérature !
C’est Henri Heine qui s’écrie :
« Elle est depuis longtemps jugée, condamnée, cette vieille société. Que justice se fasse ! Qu’il soit brisé, ce vieux monde… où l’innocence a péri, où l’égoïsme a prospéré, où l’homme a été exploité par l’homme ! Qu’ils soient détruits de fond en comble, ces sépulcres blanchis où résident le mensonge et l’iniquité ! »
C’est Lamennais qui maudit :
« Nous disons que votre société n’est pas même une société, qu’elle n’en est pas même l’ombre, mais un assemblage d’êtres qu’on ne sait comment nommer : administrés, manipulés, exploités au gré de vos caprices, un parc, un troupeau, un amas de bétail humain destiné par vous à assouvir vos convoitises. »
C’est Victor Hugo qui blasphème :
« Et quelle société que celle qui a, à ce point, pour base la disproportion et l’injustice ? Ne serait-ce pas le cas de tout prendre par les quatre coins et d’envoyer pêle-mêle au plafond la nappe, le festin, et l’orgie, et l’ivresse, et l’ivrognerie, et les convives, et ceux qui sont à deux coudes sur la table, et ceux qui sont à quatre pattes dessous ; et de recracher tout au nez de Dieu et de jeter au ciel toute la terre ?
« … C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches. »
Non seulement le bonheur n’est pas venu, mais l’honneur s’est enfui.
Flaubert constate :
« Avec le développement de la production capitaliste, l’opinion publique européenne a dépouillé son dernier lambeau de conscience et de pudeur. Chaque nation se fait une gloire cynique de toute infamie propre à accélérer l’accumulation du capital. »
Et le même Flaubert, froidement impitoyable, résume la situation du monde moderne en ces termes qui flétrissent, qui crachent à la face de la Société :
« Nous dansons, non pas sur un volcan, mais sur la planche d’une latrine qui m’a l’air passablement pourrie. »
Qu’eût dit Flaubert aujourd’hui, après tant d’infamies, de corruptions, de turpitudes !
Quelles couleurs ce styliste eût trouvées sur sa palette pour peindre ce tableau de hontes et d’ignominies !…
Comme le dit M. Louis de Grammont, à chaque terme, la grande maladie sociale prend un caractère plus aigu.
De lugubres scènes s’ajoutent au drame du prolétariat. — Qui sera l’Homère effrayant de cette lamentable Iliade ?…
Oui, Baudelaire a raison :
« Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive, respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre ; dormant dans la vermine au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne ; de cette multitude soupirante et languissante à qui la terre doit ses merveilles, qui sent un sang vermeil et impétueux couler dans ses veines, et qui jette un long regard de tristesse sur le soleil et l’ombre des grands parcs. »
Faut-il s’étonner si le cri de douleur se change en cri de révolte !
Faut-il s’étonner si le prolétaire, méconnu, bafoué par des suborneurs scélérats, s’écrie, comme le bandit de Schiller :
« Je veux vivre ; j’ai le droit de vivre, et la société me refuse ce droit. Eh bien ! formons une société nouvelle. Toutes les sociétés ont commencé par la violence ; les premières tribus humaines ont été des associations armées ; créons un monde et recommençons l’histoire : notre société de bandits sera plus juste que cette vieille société despotique où les plus nobles cœurs sont condamnés d’avance à mourir ! »
Les voilà, les provocateurs du livre et de la bombe ! Ce sont les penseurs, les philosophes, les poètes qui ont décrit, qui ont chanté les désespoirs de notre siècle ! Allons, soyez logique, Monsieur l’Avocat général ! Asseyez-les sur les bancs de la cour d’assises, car M. Jean Grave n’a fait que les répéter !…
Vous savez bien qu’il n’est pas le coupable, M. Jean Grave ! Vous savez bien que son livre n’a pas allumé l’incendie ! Mais ce gouvernement imite ses prédécesseurs. Il profite du crime pour assassiner l’Idée !
L’Idée, voilà l’éternelle ennemie des jouisseurs en place ! Les jouisseurs veulent rester : l’Idée, elle, veut marcher !
Un poignard frappe le duc de Berry : aussitôt la Restauration monte à la tribune et dit au Pays éploré : « Le poignard qui a frappé le duc de Berry, c’est une idée libérale ! »
Une bombe éclate : aussitôt la troisième République monte à la même tribune et crie au Pays affolé : « La bombe qui vient d’éclater, c’est une idée anarchiste ! »
Et au milieu des fumées de la bombe, qui remplacent, à notre époque, les éclairs du Sinaï, M. David Raynal fait voter une loi d’épouvante qui n’est autre chose que la résurrection du vieux délit d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement.
Seulement, on modifie un peu la formule : c’est le délit d’excitation à la haine et au mépris de la bourgeoisie !
Théophile Gauthier a raison :
« Qu’importe que ce soit un sabre ou un goupillon ou un parapluie qui nous gouverne ! — C’est toujours un bâton !… » (Rires).
Comme votre accusation est logique, Monsieur l’Avocat général ! Vous reprochez à M. Grave d’avoir provoqué au vol ! Qu’est donc ce nouveau délit ?
M. Grave a-t-il provoqué au pillage de votre maison ?
Non, n’est-ce pas ? Vous le proclamez incapable de songer au bien d’autrui !
Mais M. Grave est partisan du communisme : il veut abolir la propriété bourgeoise, il croit que la révolution prochaine aura pour mission de l’abolir ; c’est sa doctrine — fausse peut-être — mais enfin une doctrine dont il n’est pas le promoteur ; Proudhon et beaucoup d’autres l’inventèrent avant lui.
Voilà pourtant le délit dont l’accuse votre parole ! Rêver une société autre que celle où vous régnez, c’est provoquer au vol ! C’est être un criminel !
Mais alors, mettez Jean-Jacques Rousseau à côté de Jean Grave !
Cela vous peine, Monsieur l’Avocat général ? Jean-Jacques Rousseau est le père de la Révolution dont vous êtes le fils ; Jean-Jacques Rousseau est donc votre grand-père ; vous le voyez, je vous laisse en famille ; n’ayez crainte, je vous y laisserai tout le temps… (Hilarité).
Jean-Jacques Rousseau a écrit ;
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi », fut le vrai fondateur de la société civile ! Que de crimes, de misère et d’horreur eût épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant les fossés, eut crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »
Ironie des choses ! Vous traduisez en cour d’assises l’homme qui, fidèle à vos principes, veut renverser les bornes posées par l’usurpateur que Jean-Jacques Rousseau flétrissait !…
Vous reprochez à M. Grave d’avoir dit que la révolution prochaine dévastera vos études d’avoués et de notaires, qu’elle brûlera tous les titres de la propriété bourgeoise : vous oubliez vos décrets jacobins, vous oubliez vos décrets du 18, du 19 juin, du 25 août, ordonnant de brûler sur la place publique les titres du monde détruit !
Vous oubliez le tombereau symbolique qui porta sur la place de Grève les chartes du régime vaincu, le feu de joie qu’elles alimentèrent et la ronde de la foule autour de ce feu de joie !
Vous oubliez — ce sont vos archives, vos documents officiels qui parlent — qu’en 1790, de sinistres jacqueries éclatèrent sur toute la surface du territoire, et que ces jacqueries étaient le fruit de provocations épouvantables, et que ces provocations provenaient des députés du Tiers, particulièrement (voyez Taine, tome I, page 294, ou plutôt les pièces qu’il copie), particulièrement des procureurs et des légistes, ces ancêtres des avoués et des notaires… (hilarité)… lesquels écrivaient à leurs commettants des lettres incendiaires aussitôt affichées dans tous les villages !
Après cela, si vous êtes sincères, allez mettre Jean Grave en prison !
Pensez-vous sérieusement que cela vaille, je ne dis pas cinq ans, mais huit jours, mais un jour, mais une heure de cellule, d’avoir prédit que, si l’on fait aux bourgeois ce qu’ils ont fait aux prêtres et aux nobles, on emploiera contre eux les moyens qu’ils ont indiqués ?
On vous menace : défendez-vous ! On vous attaque : vengez-vous ! Oui, parlez de vengeance, mais ne parlez pas de justice ! Votre justice, à défaut d’un principe éternel, se réduit aux proportions modestes d’un instinct ! Oui, vous n’êtes que des instinctifs ! Allons ! Frappez, mais ne maudissez pas ! Vous avez droit à la vengeance, mais vous n’avez plus droit au Verbe !… (Mouvement prolongé).
Vous voulez faire donner à Jean Grave cinq ans de prison pour avoir médit de la Patrie et de l’Armée, pour avoir excité le soldat à l’indiscipline, pour avoir provoqué au meurtre d’un officier.
Ici encore, méfiez-vous de la méthode de M. l’avocat général : elle est plus meurtrière que la prose de Grave. Elle consiste toujours à fouiller les 300 pages du livre pour trouver les deux lignes qui, isolées, feront pendre leur homme. Elle consiste à vous présenter comme un système raisonné, comme un froid syllogisme, ce qui n’est, en réalité, que la chute fébrile d’une période qui termine un chapitre consacré à l’idée de Patrie.
La Patrie !
Certes, je ne suis pas suspect, Messieurs les Jurés. Je suis de ceux dont le cœur la vénère ; et, dans le domaine de la Pensée, par la parole et par la plume, j’ai essayé de la défendre contre ceux qui ne veulent plus, qui ne peuvent plus y croire.
Mais force m’est de reconnaître que des cerveaux plus grands que moi l’ont traitée de dangereuse chimère et de malfaisante utopie.
« Quand je songe — s’écrie Tolstoï — à tous les maux que j’ai vus et que j’ai soufferts, provenant des haines nationales, je me dis que tout cela repose sur un grossier mensonge : l’amour de la Patrie. »
Et Victor Hugo prophétise :
« Au vingtième siècle, la guerre sera morte, l’échafaud sera mort, la haine sera morte, la frontière sera morte : l’homme vivra ! »
Je ne plaide pas cette cause, messieurs, je cite les grands hommes qui s’en firent les avocats.
La défendons-nous bien, la Patrie, contre les soupçons de la Pensée ? Au lieu de traquer les écrivains qui la critiquent, ne ferions-nous pas mieux de traquer les bandits qui la déshonorent ?
Est-ce Victor Hugo, est-ce Tolstoï, est-ce Jean Grave — si sa modestie me permet de le nommer après de si grands noms — qui, à l’heure actuelle, font courir les plus graves périls à l’idée de Patrie ?
Sous ce titre : Les Sans-Patrie ! mon éloquent confrère, M. le député Viviani, écrivait hier un bel article.
Il dénonçait les hauts bandits de la Finance — ce sont ses propres termes — qui sont en train d’écouler sur le marché français les 100 millions de rentes italiennes qu’on n’a pu vendre ni à Rome ni à Berlin.
La Bourse est comme ces oiseaux de proie qui déshonorent tout ce qu’ils touchent. Elle a déshonoré la Propriété : elle souille la Patrie !
Les voilà, les Sans-Patrie ! Les Sans-Patrie, qui transformeront les citoyens du monde entier en Sans-Culottes — au sens propre du terme, puisqu’au train dont vont les choses ils ne leur laisseront bientôt plus une paire de pantalons. (Mouvement).
Et M. Viviani ajoutait ces lignes, dont je lui laisse la responsabilité, mais que j’ai le droit de reproduire à titre de document, puisqu’il les a versées dans le domaine public :
« Le gouvernement laisse faire. Il traque les socialistes, les fait diffamer par sa presse, ose leur reprocher de ne pas aimer le pays. Seulement il protège les misérables qui dépouillent, exploitent, trahissent la Patrie ! On a voté des lois contre les associations de malfaiteurs. Quand est-ce qu’on va les appliquer ? »
Je ne plaide pas contre le gouvernement, Messieurs les Jurés ; je n’en ai cure.
Je ne plaide pas pour les socialistes ; ils ne m’en ont pas chargé.
Mais je dis à M. l’avocat général : nous sommes tous solidaires. Car, sous couleur de traquer l’Anarchie, vous traquez la pensée humaine. Aujourd’hui, vous poursuivez Jean Grave comme anarchiste ; demain, vous poursuivrez des socialistes, sous prétexte qu’ils confinent à l’Anarchie ; après-demain viendra le tour d’autres penseurs qui ne sont ni des socialistes, ni des anarchistes, mais que vous poursuivrez parce qu’ils sont des penseurs libres et que vous n’admettez pas les penseurs libres — vous autres les libres-penseurs !
Vous êtes dans l’arbitraire, vous tomberez dans l’oppression ; car l’arbitraire n’est pas une surface plane sur laquelle on s’arrête : l’arbitraire est une pente, et cette pente, on ne la remonte pas, on la descend, on la descend jusqu’à la tyrannie !
Et pour compléter votre fameuse loi du 11 décembre 1893, j’attends une jurisprudence qui nous donnera du malfaiteur la définition suivante : « Doit être emprisonné comme malfaiteur tout homme qui osera penser que tout n’est pas pour le mieux dans la meilleure des républiques. »
Eh bien ! vous pouvez m’emprisonner avec les autres, Monsieur l’Avocat général.
Sans épouser la doctrine, ni la théorie de personne — ce n’est pas mon affaire ici — je me permets de vous dire :
« Vous défendez la propriété : quand donc traquerez-vous les hauts bandits de la Finance ?
« Vous défendez la Patrie : quand donc traquerez-vous la pieuvre cosmopolite dont les hideux tentacules enlacent tous les peuples et leur sucent tout leur sang ? »
Je me permets de vous dire avec Viviani :
« Vous avez fait des lois contre les malfaiteurs, vous les appliquez aux anarchistes d’en bas : quand les appliquerez-vous aux anarchistes d’en haut ?
« Vous les appliquez aux anarchistes de la Pensée : quand les appliquerez-vous aux anarchistes de la Bourse ?
« Vous les appliquez à ceux que vous accusez de faire sauter les édifices : quand les appliquerez-vous à ceux qui font sauter les consciences ? » (Bravos ! marques d’assentiment prolongées).
Ah ! certains bourgeois qui croient incarner la Patrie ont de drôles de manières de la défendre — la Patrie !
Et l’on s’étonne si la Patrie se discrédite, si les écrivains, les penseurs, tendent de plus en plus à la confondre avec l’État, c’est-à-dire avec cet assemblage de lois contingentes et d’artificielles conventions qui changent tous les siècles ou tous les demi-siècles, ne gardant que ce caractère commun d’opprimer toujours les faibles au profit de quelques gros messieurs qui, à notre époque, ne sont que gros, puisqu’ils n’ont même plus cette circonstance atténuante d’être grands !
On s’étonne si Jean Grave, qui se souvient de Tolstoï, ne voit dans la Patrie qu’une façade hypocrite pour masquer les égoïsmes de l’État bourgeois ?
On s’étonne s’il écrit :
« Ce fut l’idée géniale de la bourgeoisie de substituer l’autorité de la nation à celle du droit divin. »
Avant lui, un homme qu’on n’a pas encore, que je sache, inquiété pour sa propagande anarchiste, l’honorable M. Yves Guyot, avait émis la considération suivante :
« La foi en l’État est une transformation de l’idée religieuse. »
Que voulez-vous ? l’idée religieuse se transforme une fois de plus — et ce n’est pas fini, Messieurs les Gouvernants !
Vous avez tué le bon Dieu pour en faire hériter l’État. Les vôtres s’aperçoivent qu’on s’est moqué d’eux, et, à leur tour, ils envoient l’État rejoindre les vieilles lunes !
Ce n’est que le premier pas de l’évolution nécessaire.
Plus ils iront, plus les peuples se détacheront de l’État.
Chamfort — l’ami de Mirabeau — un des soldats de la Révolution française, a écrit : « Un heureux instinct semble dire au peuple : Je suis en guerre avec tous ceux qui me gouvernent, qui aspirent à me gouverner, même avec ceux que je viens de choisir moi-même. »
Le même Chamfort ajoutait : « En voyant les brigandages des hommes en place, on est tenté de regarder la société comme un bois rempli de voleurs dont les plus dangereux sont les archers préposés à la garde des autres. »
Vous entendez bien que les archers, dans la pensée de Chamfort, ce sont les gendarmes, quel que soit l’uniforme dont la garde-robe nationale les ait affublés !
Thomas Paine, l’illustre Conventionnel, l’auteur des Droits de l’homme — encore un grand ancêtre, Monsieur l’Avocat général ! car, vous l’observez, je ne cite que des gens irréprochables, des Conventionnels, des Girondins, des Constituants, des Philosophes du dix-huitième siècle ! Je vous laisse en famille : n’ayez crainte : vous y resterez tout le temps — Thomas Paine complétait ainsi la pensée de Chamfort :
« De mémoire humaine, le métier de gouvernant a toujours été monopolisé par les individus les plus ignorants et les plus canailles de l’humanité ! »
Vous voyez. Messieurs les Jurés, qu’on n’a attendu ni M. Élisée Reclus, ni M. Jean Grave, pour dire cela au peuple ! Voilà plus de cent ans qu’on a commencé à le lui dire, et voilà plus de cent ans qu’on le lui répète.
Le peuple en est convaincu. Il sait aujourd’hui que les politiciens de tous poils, qu’ils soient vêtus de blanc, de noir ou de rouge, lui chanteront la même antienne et ajouteront un nouveau chapitre au livre déjà si long des mensonges de l’humanité.
Il n’en veut plus. Il en est désabusé — pas plus de ceux-là que des autres, de tous, quel que soit leur nom. Ce qu’il abhorre, c’est la politique, cette science bourgeoise inventée pour servir de masque au Parlementarisme bourgeois.
Le malheur est que le discrédit dans lequel tombe l’État rejaillit forcément sur l’Armée.
En effet, l’Armée, en temps de paix, apparaît comme une sorte de gendarmerie gigantesque au service de l’État : et plus l’État semble oppresseur, plus il couve de sourdes haines contre l’Armée, instrument de ses oppressions.
Ces mots ne sont pas de moi. Ils ne sont pas de M. Grave. Ils sont d’un poète exquis, du poète à la Tour d’Ivoire, de M. Alfred de Vigny :
« L’Armée moderne, sitôt qu’elle cesse d’être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent comme honteuse d’elle-même et ne sait ni ce qu’elle fait, ni ce qu’elle veut. »
Ce terme honte accolé au mot Armée, je ne sais rien de plus terrible ni de plus sacrilège.
Toutes les indisciplines ne sont-elles pas contenues en germe là-dedans ?
Vous voulez faire donner cinq ans de prison à M. Grave parce que son livre, si les soldats l’avaient lu, aurait pu « les dissuader de se courber sous la discipline abrutissante » !
Poursuivrez-vous la prochaine édition des Souvenirs de jeunesse de M. Renan, dans lesquels il raconte qu’il n’aurait jamais pu se faire à la discipline militaire, et que, si on l’avait contraint d’être soldat, il aurait déserté ?
Ce passage est infiniment plus dangereux, je vous assure, que celui que flétrit votre acte d’accusation.
Car l’édition poursuivie n’a pu visiter la caserne : Vous savez qu’elle n’a visité que des journalistes.
Tandis que, à la caserne, on trouve quelquefois des livres de Renan ; et le soldat qui tombe sur les lignes relevées, le soldat auquel on a donné huit jours de prison qu’il ne méritait pas et qui est mécontent de son capitaine, le soldat songera :
« Tiens ! mais M. Renan, c’est une gloire de l’humanité ! M. le ministre l’a dit en inaugurant son dernier buste ! Si une gloire de l’humanité affirme qu’elle n’aurait pu se faire à la discipline et aurait déserté pour s’y soustraire, pourquoi n’imiterais-je pas cette gloire ? »
Le syllogisme est des mieux construits, et il peut bien produire la propagande par le fait, car un soldat déserte plus facilement qu’il ne crève le ventre à son capitaine.
Est-ce que M. Jean Grave l’a jamais dit à un soldat, de crever le ventre à son capitaine ?
Il dit, ce qui est exact, que lui crever le ventre ou lui envoyer une gifle, cela revient absolument au même, puisque, s’il lui crève le ventre, il sera condamné à mort, et que, s’il lui envoie une gifle, il le sera également, aux termes du Code militaire qu’à peu près unanimement nous trouvons un peu excessif.
Mais finissons-en une fois pour toutes avec cette inique méthode qui consiste à isoler deux lignes d’un livre tout entier, à présenter comme la dominante d’un ouvrage ce qui n’est que la conclusion fébrile d’une période en chaleur.
Si vous voulez trouver une provocation au meurtre des soldats de l’armée française, ce n’est pas dans Jean Grave qu’il faut la chercher : c’est plus loin et plus haut.
Écoutez cette page ; Victor Hugo s’adresse aux Belges :
« Peuples ! Il n’y a qu’un peuple ! Si Bonaparte arrive, si Bonaparte vous envahit, traînant à sa suite… cette armée… ces régiments dont il a fait des hordes… ces prétoriens… ces janissaires… qui auraient pu être des héros et dont il a fait des brigands ; s’il arrive à vos frontières, courez aux fourches, aux pierres, aux faulx, aux socs de vos charrues, prenez vos couteaux, prenez vos fusils, prenez vos carabines : faites cela ! »
Ces hordes, ces janissaires, ces brigands, c’était l’armée française !… (Longue sensation).
Car si l’armée française n’est respectable que sous la République, comme les trois quarts du siècle nous fûmes en monarchie, on a pu, trois ans sur quatre, mépriser l’armée française !
Eh bien ! je vous le demande, si la haine politique, la haine de parti a pu, chez un grand homme, s’égarer au point de crier à l’étranger : « Assassine l’armée française ! », quoi d’étonnant que les indignations sociales d’un jeune polémiste lui aient soufflé quelques lignes ardentes qui sont de bien pâles choses à côté de la provocation épouvantable sortie des lèvres du grand Victor Hugo !
Vous avez pardonné à Victor Hugo. Vous l’avez mis au Panthéon et vous l’y avez fait conduire par ces soldats de l’armée française que jadis il avait traités de hordes et de brigands !
Et vous voulez condamner Grave à cinq ans de prison pour sauver l’honneur de l’Armée !…
O logique de votre justice !
Vous voulez aussi condamner Grave à cinq ans de prison parce qu’à la fin d’un chapitre où il retrace la barbarie de certains patrons qui abusent de la machine humaine, qui ont un caillou dans le cœur et des écus à la place d’entrailles, il songe que, si les martyrs d’une exploitation sans vergogne tuaient un de ces patrons, peut-être que la leçon servirait d’exemple aux autres !
Cette indignation du penseur, vous la taxez d’apologie !
Mais pourquoi ne pas poursuivre tant d’autres indignations ?
Écoutez ces lignes, Monsieur l’Avocat général. Je les emprunte à un journal qui n’est pas le journal La Révolte : c’est le journal de M. de Goncourt.
Le 13 janvier 1871, il s’étonne que la population meure de faim, reste impassible, quand des boulangers — il en cite un : je ne le nomme pas — offrent aux riches du pain blanc et des croissants, lorsque des marchands leur procurent du gibier et de la volaille. Son étonnement s’irrite, s’exaspère et s’écrie à la fin :
« Quand je lisais dans le journal de Marat les dénonciations furibondes de l’Orateur du Peuple contre la classe des épiciers, je croyais à de l’exagération maniaque. Aujourd’hui, je m’aperçois que Marat était dans le vrai. Pour ma part, je ne verrais aucun mal à ce qu’on accrochât à la devanture de leur boutique deux ou trois de ces égorgeurs sournois…
« Peut-être quelques assassinats intelligemment choisis sont, dans les temps révolutionnaires, le seul moyen pratique de retenir la hausse dans les limites raisonnables. »
Elle est jolie, la provocation ! Elle est jolie, l’apologie !
Et quand le même de Goncourt, songeant à tous ces oisifs qui vivent des sueurs du peuple, s’écrie :
« Ce serait un grand débarras de la bêtise chic et de l’imbécillité élégante qu’une machine infernale qui, par un beau jour, tuerait tout le Paris faisant, de quatre à six heures, le tour du lac du bois de Boulogne !… »
Oui ou non, provoque-t-il à l’assassinat ?
Quand c’est du de Goncourt, vous souriez : c’est de la littérature !
Quand c’est du Grave, vous frémissez : c’est de l’anarchie !
Eh bien ! moi, je vous dis : j’ignore ce que c’est ; mais ce que vous faites, vous, ce n’est pas de la justice !
Allons ! soyez francs ! Déchirez le voile !
Ce ne sont ni les excès, ni les excitations d’une pensée que vous traduisez en cour d’assises : c’est la pensée elle-même.
Ce n’est point parce que M. Grave a écrit des paroles imprudentes ou criminelles que M. l’avocat général vous le défère. C’est parce que M. Grave a formulé une théorie scientifique qui est en contradiction avec celle de M. l’avocat général. Ou si vous préférez, le crime de M. Grave consiste dans l’expression même de sa théorie.
Ce n’est pas un homme qu’on veut emprisonner : c’est une idée.
On demande au Jury moderne de condamner un système politique, comme, au siècle de Louis XIV, on eût demandé au Parlement ou à la Sorbonne de condamner un traité sur la grâce ou la transsubstantiation.
Ma comparaison vous déplaît ? Je la change :
On demande au Jury moderne de condamner un système qui se prétend celui de l’avenir, comme on eût demandé au Parlement ou à la Sorbonne de condamner qui, deux siècles trop tôt, eût exposé les principes de la société moderne.
M. l’avocat général vous dit :
La théorie que j’accuse, si elle était réalisée, supprimerait la bourgeoisie !
Absolument comme le système bourgeois a, par sa réalisation, fait disparaître la noblesse…
Chaque fois qu’on met une chose à la place d’une autre, on est obligé d’enlever la première pour y mettre la seconde.
L’ancien Parlement eût sans doute condamné les principes de la société moderne.
Pouvez-vous emprisonner les principes qui se donnent comme ceux de la société future ?
Je vous dis : non !
Pourquoi ?
Parce qu’en condamnant, l’ancien Parlement fût resté logique avec lui-même : c’était un pouvoir de droit divin.
Au lieu qu’en condamnant, vous vous infligeriez un démenti à vous-mêmes : vous êtes un pouvoir de libre examen.
Vous êtes les fils d’une Révolution qui s’est faite précisément pour rendre impossible la chose qu’on vous sollicite de faire aujourd’hui.
Vous pouvez condamner un homme ; vous pouvez condamner un crime : vous ne pouvez plus condamner une idée.
Vous ne pouvez que la discuter et la réfuter, si c’est possible.
Rassurez-vous, Messieurs les Jurés, et ne vous faites pas un monstre de l’idée de M. Grave. Cette idée n’est pas le champignon dont vous parlait tout à l’heure M. l’avocat général, et qui serait éclos, sans racine, dans un délire fin-de-siècle. Elle n’est pas récente. Elle est vieille de deux cents ans. Non seulement M. Grave n’a pas enrichi par ses bombes le martyrologe bourgeois, mais il n’a pas même enrichi par son livre le répertoire intellectuel de l’humanité.
Quelle est donc l’idée de M. Grave ?
Elle se résume en deux propositions :
1o Si l’homme est mauvais, la faute en est imputable à l’outillage social. Détruisons cet outillage : l’homme deviendra bon ;
2o Pour prévenir le retour de l’outillage social, il faut arriver à l’élimination complète du principe d’autorité.
L’élimination complète du principe d’autorité et des institutions, des pouvoirs qui le manifestent : voilà le moyen et la fin de l’anarchie scientifique dont le but est la réalisation du bonheur commun par la suppression de la concurrence et l’harmonie des intérêts.
Je ne discute pas. Je ne réfute pas : j’expose.
Est-ce nouveau, cela ?
Prenez Rabelais et lisez la description de l’abbaye de Thélème :
Plus de gouvernement, plus de contrainte, l’individualisme substitué partout à la collectivité ; et au-dessus de la porte, pour principe, la loi unique : Fais ce que veulx — c’est-à-dire : Fais ce que dois, puisque, par hypothèse, l’homme étant devenu bon, son vouloir désormais se confond avec le devoir.
Ouvrez Voltaire : son héros Candide visite l’Eldorado, l’Éden rêvé par l’esprit du philosophe. C’est comme l’abbaye de Thélème : pas de lois, pas de contrainte ; l’harmonie, le bonheur partout.
« Candide demanda à voir la cour de justice, le Parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point et qu’on ne plaidait jamais : il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. »
Proudhon, dans les temps modernes, précise cet idéal, l’arrache au pays des rêves, le fixe dans celui des idées positives.
Ouvrez l’Encyclopédie générale de M. Ranc au mot Anarchie.
M. Ranc rappelle d’abord la théorie formulée ainsi par Condorcet :
« Le premier terme de la série gouvernementale étant l’absolutisme, le terme final, fatidique, est l’anarchie. »
Et cette autre de Proudhon :
« L’anarchie, telle est la forme dont nous approchons tous les jours, et qu’une habitude invétérée d’esprit nous fait regarder comme le comble du désordre et l’expression du chaos. »
M. Ranc approuve ces deux propositions et affirme à son tour que :
« Le but de la Révolution, c’est la suppression même de l’autorité, c’est-à-dire du gouvernement. »
Et il donne, à son tour, cette définition de l’anarchie :
« L’élimination de l’autorité dans ses trois aspects politique, social, religieux ; la dissolution du gouvernement dans l’organisme naturel. »
Et il ajoute ces lignes que je livre à vos méditations :
« Pour les oisifs, pour les exploiteurs, pour les privilégiés, pour les jouisseurs, toute idée de justice est une idée de désordre, toute tentative contre les privilèges est une manifestation anarchique. La pensée seule de se soustraire à l’exploitation est une pensée coupable. Les oisifs, les privilégiés, veulent jouir en paix. »
Et il conclut :
« Liberté et ordre sont deux termes corrélatifs qui se résolvent dans un troisième terme plus général, celui d’anarchie, tel que l’a défini Proudhon, c’est-à-dire dans l’élimination radicale du principe d’autorité. »
Voilà la théorie.
— C’est une maladie morale ! — s’écrie M. l’avocat général.
Ah ! quand une idée nouvelle surgit dans le monde, ne vous hâtez pas de crier : c’est une maladie morale !
Il en est trop souvent des prétendues maladies morales comme des sciences dites occultes !
Qu’est-ce que la science occulte ? C’est la science inconnue. Dès que la science inconnue devient la science connue, elle cesse d’être occulte pour devenir officielle.
Jadis, notre chimie s’appelait l’Alchimie, et l’on brûlait les alchimistes. Aujourd’hui l’Alchimie est devenue notre chimie, et l’on décore les chimistes.
Il en est de la sociologie comme de toutes les sciences.
Toute idée qui n’est pas consacrée, vulgarisée, tombée dans le bagage de nos opinions courantes, qui choque nos habitudes et notre éducation, nous semble un monstre. Nous la traitons facilement de maladie morale, et nous avons vite fait de répondre à qui nous l’expose : « Vous êtes un détraqué ! »
Si l’on avait dit à un vieux sénateur romain : « L’esclavage est une honte, il faut abolir l’esclavage ! », le vieux sénateur romain aurait riposté :
« Détruire l’esclavage ? Vous n’êtes qu’un anarchiste ! L’esclavage ! mais c’est la base de la société ! C’est la base de toute société ! Point de société sans esclavage !… » Et, la main sur le digeste, le vieux sénateur aurait défendu l’esclavage, absolument comme aujourd’hui, la main sur ses codes, M. l’avocat général défend le capital.
Pas une des institutions aujourd’hui défendues par M. l’avocat général qui n’ait été jadis flétrie comme une maladie morale.
Si l’on avait prédit à un ancien la société du moyen âge, il aurait répondu : « Vous êtes un malade ! »
Si l’on avait prédit à un féodal la société moderne, il aurait répondu : « Vous êtes un malade ! »
Saint Grégoire de Nysse, l’immortel penseur du IVe siècle — Grégoire de Nysse fut canonisé, et il a été cité par la Révolte : à ce double titre, il ne doit guère être sympathique à M. l’avocat général ; n’importe, je lui emprunte quelques mots — Saint Grégoire de Nysse a écrit ces lignes : « Celui qui nommerait vol ou parricide l’inique invention de l’intérêt ne serait pas très éloigné de la vérité. Qu’importe, en effet, que vous vous rendiez maître du bien d’autrui en escaladant les murs ou en tuant les passants, ou que vous acquériez ce qui ne vous appartient pas par l’effet impitoyable du prêt ?… »
Si l’on avait fait à Saint Grégoire la prophétie suivante :
« Un jour viendra où ce que tu traites de vol et d’assassinat deviendra la loi du monde, et où un avocat général traduira en cour d’assises les écrivains qui partagent ton avis. La société tout entière sera fondée sur l’usure. On bâtira un temple qu’on appellera la Bourse. Ce temple remplacera tes cathédrales, comme les cathédrales ont remplacé le temple de Vénus ou de Jupiter. Les desservants de ce temple nouveau se nommeront Lévy, Arton, Reinach, Hugo Oberndœrffer. Ils escroqueront tout l’or qui leur assurera la toute-puissance. Ils achèteront tout ce qui est achetable, et même quelques-unes des choses qui ne le sont pas. Et de vaines révoltes contre leur effroyable empire ne serviront qu’à rendre plus manifeste sa terrifiante solidité !… »
Si l’on avait prophétisé cela à Saint Grégoire, Saint Grégoire qui, lui, croyait en Dieu, eût joint les mains et se fût écrié : « Seigneur, préservez-nous d’une pareille maladie morale ! »
La maladie a fait son cours. De temps à autre, pour affirmer son méchant virus, elle fait éclore des Panamas — ces accidents tertiaires d’un corps social qui se décompose et s’effondre ; et chaque jour grandit le chancre qui, bientôt, nous pourrira tous ! (Vive émotion).
Ah ! ne vous pressez pas de dire : ceci est une maladie morale !
Ceci, bon ou mauvais, ceci, c’est la Pensée humaine.
Ne mettez pas la Pensée en prison.
Toujours elle s’échappe.
Ne cherchez pas à tuer la Pensée : elle ressuscite toujours !
Voyez ! On l’a pendue à tous les gibets, on l’a clouée à tous les piloris : elle a éclairé tous les gibets de ses rayons, elle a illuminé tous les piloris du feu de ses auréoles !
On l’a décapitée, brûlée, torturée, crucifiée ! Dans des enceintes très semblables à la nôtre, des magistrats, vêtus des mêmes pourpres et coiffés des mêmes bonnets que M. l’avocat général, l’ont écrasée sous les mêmes foudres sociales, en des périodes meurtrières bercées par les mêmes inflexions de voix, rythmées par les mêmes balancements de gestes, car, au milieu des évolutions, des révolutions, des cataclysmes, quand tout change et quand tout craque, l’immobile justice humaine, cette éternelle victorieuse de la veille qui est toujours la vaincue du lendemain, garde le même geste et la même physionomie !
Pour la Pensée, la Conciergerie est l’antichambre du Panthéon !
Et les magistrats ne peuvent plus sortir sans croiser la statue d’une de leurs victimes !
On croyait étouffer la Pensée : la Pensée est rayonnante !
Chaque jour, au coin des carrefours, sur les places publiques, les Étienne Dolet, couronnés d’immortelles, sourient aux clartés matinales qui saluent le réveil de Paris !
Que la Pensée suive sa route, messieurs, ne l’arrêtez pas !
Qu’êtes-vous donc pour barrer son chemin ? La Pensée ! Elle est l’univers ! Vous, vous n’êtes que des atomes !
Dites-vous bien que, quoi qu’on lui fasse, qu’on l’outrage ou qu’on la salue, la Pensée reste la Pensée — la Pensée qui raisonne et qui croit, qui espère et qui rêve — un rêve peut-être dangereux, peut-être irréalisable, mais enfin un rêve sacré par cela seul qu’il est le rêve !
Fils d’une société issue des révoltes du rêve, laissez rêver tout à sa guise le cerveau de l’humanité !
Défendez-vous ; ne persécutez pas !
Messieurs, c’est mon dernier cri, je vous l’envoie du fond de ma poitrine, avec toutes les énergies de ma foi et de ma jeunesse : Jurés de la fin de ce siècle, ne soyez pas persécuteurs !… (Applaudissements).
Cour d’assises de la Seine
Audiences des 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 Août 1894
Ce fut le procès des hommes qu’on a nommés les Intellectuels de l’anarchie doctrinale, par antithèse avec les Propagandistes par le fait.
Les événements générateurs de ce grand drame judiciaire ont trop ému l’opinion pour n’être pas restés gravés dans toutes les mémoires.
On se rappelle en quelles terribles circonstances fut hâtivement votée et promulguée la fameuse loi du 19 décembre 1893 relative aux associations de malfaiteurs.
En même temps qu’on votait la loi, on ouvrait une instruction confiée à M. le juge Meyer.
Le 10 juillet 1894, un arrêt de la chambre des mises en accusation renvoya devant la cour d’assises de la Seine les trente accusés désormais célèbres sous ce seul nom : Les Trente, comme coupables de :
S’être, depuis le 19 décembre 1893, à Paris, affiliés à une association formée dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés, ou d’avoir participé à une entente établie dans le même but.
Parmi les Trente, cinq ne comparurent point. C’étaient : Paul Reclus (le neveu de l’illustre savant Élysée Reclus), Cohen (le traducteur d’Ames solitaires, la pièce de Haupman), Duprat, Martin et Pouget. Depuis, la cour, jugeant par contumace, c’est-à-dire sans l’assistance du jury, a, par arrêt du 31 octobre 1894, condamné chacun d’eux au maximum de la peine, soit vingt ans de travaux forcés.
Les vingt-cinq accusés présents et déférés au verdict du jury étaient : Jean Grave, Sébastien Faure, Chatel, Ledot, Matha, Agnéli, Bastard, Paul Bernard, Brunet, Billon, Soubrier, Daressy, Tramcourt, Chambon, Malmaret, Fénéon, Chéricotti, Ortis, Bertani, Liégeois, la veuve Milanaccio, la fille Cazal, la femme Chéricotti, la veuve Belloti et Louis Belloti.
Outre le crime politique relevé contre eux, Ortiz et sa bande avaient à répondre de divers délits de droit commun, et, de ce chef, ils furent condamnés par le jury.
Mais le verdict, négatif sur toutes les questions relatives à l’association prétendue, acquitta les écrivains, les orateurs — les Intellectuels, pour reprendre le mot consacré.
En tête de ces derniers comparaissait Jean Grave, le principal rédacteur du journal La Révolte, le moderne théoricien de l’anarchisme scientifique, dont, aux yeux de l’accusation, les livres et les écrits avaient organisé la secte et créé l’entente poursuivie.
A côté de Jean Grave s’asseyait Sébastien Faure, le brillant apôtre du nouveau système, l’infatigable orateur de réunions publiques, défendu par Me Desplas. (La plaidoirie de Me Desplas a paru in extenso dans le numéro de la Libre Parole du 12 août 1894).
Ensuite, les mieux désignés à l’attention publique comme à l’effort du réquisitoire étaient : Chatel, le directeur de la Revue Libertaire, l’esthète audacieux ; Fénéon, employé au ministère de la guerre, le critique aigu, comme l’a appelé M. Stéphane Mallarmé.
M. l’avocat général Bulot occupait le siège du ministère public.
Voici le passage de l’acte d’accusation concernant Jean Grave :
Parmi les organisateurs du parti figurent, au premier rang, Jean Grave, Sébastien Faure et Paul Reclus.
C’est Jean Grave qui, le premier, dans une brochure parue en 1883, a exposé le plan de la doctrine anarchiste : — « La propagande ouverte, y lit-on, doit servir de plastron à la propagande par les actes, secrète celle-là ; elle doit lui fournir les moyens d’action qui sont les hommes, l’argent et les relations… et mettre en lumière les actes accomplis. »
Plus tard, directeur du journal La Révolte, il a exalté les crimes des anarchistes, faisant l’éloge des voleurs Schouppe, Pini et Duval, et ouvrant une souscription qui, centralisée par Paul Reclus, n’avait qu’un objet : alimenter l’anarchie. — En 1894, il a fait paraître une seconde brochure intitulée : La Société mourante et l’Anarchie. — Il y fait appel aux pires violences pour fonder l’ordre de choses anarchique. — Dans le journal La Révolte, après le 19 décembre 1893, il continuait à fournir aux affiliés les moyens de correspondre entre eux par la voie de son journal, provoquant en leur faveur des souscriptions, et ne négligeant aucun moyen de maintenir une entente constante entre eux et lui.
C’est à l’audience du 9 août 1894 que Me de Saint-Auban a prononcé pour Jean Grave la plaidoirie ci-après reproduite.
Messieurs les Jurés,
Dispensez-moi de tout exorde : J’ai hâte de m’expliquer !
Je ne vous apporte ni opinions personnelles, ni phrases convenues, ni discussions de théorie, de doctrine, de politique. Dieu me garde de m’exposer au reproche d’avoir, à l’occasion du second procès de Jean Grave, tenté de faire un pot-pourri économique et social ! D’ailleurs — c’est une réflexion critique — en matière de pot-pourri, je n’imiterais jamais la souplesse de M. l’avocat général. (Sourires).
Hier, requérant contre Jean Grave, M. l’avocat général a tenté un effort suprême pour corriger les impuissances de l’instruction et des débats :
De l’instruction, qui, non seulement n’a pas fait contre Jean Grave une preuve impossible, mais n’a pu rapporter une lettre, un témoignage ou un indice, si faible et fragile fût-il !
Des débats, où la personnalité de Jean Grave s’est tellement évanouie que, après ces deux audiences, vous eussiez oublié jusqu’à son nom, si, plaidant un procès intenté en 1894, au nom d’une loi promulguée en 1893, M. l’avocat général n’avait pas eu la chance de découvrir une brochure de 1883 — une brochure bien vieille, Messieurs les Jurés, trente ou quarante fois prescrite ! Mais il en est, paraît-il, des brochures anarchistes comme du vin : elles se bonifient en vieillissant (Hilarité).
Que vous avez été heureux, Monsieur l’Avocat général, de la trouver, cette brochure ! Que vous l’avez bien lue ! Vous l’avez distillée !…
Vous êtes un merveilleux impressionniste ! Vous avez eu tort de railler les tendances esthétiques de l’accusé Chatel : vous parlez une autre langue, vous visez un autre but, mais vraiment vous partagez son goût pour l’impressionnisme ! Pour employer son mot qui est devenu le vôtre, vous n’embrouillardez pas vos réquisitoires. Oh ! non, ils demeurent très clairs ! Mais vous avez embrouillardé ce procès !… (Hilarité générale).
Non seulement vous avez remplacé les démonstrations par la lecture de la fameuse brochure — ce qui risquait d’égarer le jury, mais vous avez, pour le troubler, évoqué de sanglants fantômes : Ravachol, Vaillant, Émile Henry, Caserio ! Et, comme s’ils ne vous suffisaient pas, ces spectres décapités, vous êtes allé en Espagne chercher un spectre fusillé : vous avez traîné ici l’ombre funèbre de Pallas !
Et, pour compléter la mise en scène, vous faites comparaître Jean Grave, le penseur, — un penseur critiquable peut-être, mais n’importe, un penseur, messieurs ! — dans un incroyable décor, un décor des Brigands d’Offenbach, à côté d’un voleur, Ortiz !…
Décor bizarre !
Une escopette ! Deux longues canardières qui ont dû être maniées par Fra Diavolo ! Détail plein de couleur locale !… N’y a-t-il pas quelques Italiennes dans le fond du paysage ?… (Hilarité).
Une belle couverture en soie bleue ! De l’argenterie, des bibelots, de la vaisselle à foison ! Une bicyclette ! sans que je puisse deviner quelle peut bien être sa signification symbolique au procès !… (Rires). Pour saupoudrer le tout, quelques petits explosifs afin de permettre à la chimique éloquence de M. l’expert Girard de détonner officiellement en cour d’assises, et un peu de fulmi-coton — ce qui était très dangereux, Monsieur l’Avocat général, car la chaleur de votre éloquence aurait pu la faire éclater ! (Hilarité).
Vraiment, si un de ces Anglais qui, l’été, viennent se rafraîchir à Paris, entrait aujourd’hui au Palais, il dirait à sa femme : « Tiens, on juge une troupe de cambrioleurs, et — montrant Jean Grave — voilà sans doute leur chef !… (Hilarité).
M. l’avocat général n’a rien négligé pour impressionner le jury ; il a exhibé, au bon moment, un instrument extraordinaire : celui dont, paraît-il, usent les voleurs anarchistes pour fracturer les portes des bourgeois. Les voleurs non anarchistes n’emploient pas de pareils instruments : M. l’avocat général l’affirme !… Aujourd’hui, M. l’avocat général, qui défend la société, n’en veut qu’aux voleurs anarchistes ! Quant aux voleurs non anarchistes, la société n’a rien à en craindre : ils font partie de la société !… (Hilarité générale).
Revenons un peu à Jean Grave. De lui, de son caractère, je parlerai brièvement.
Pas une de mes phrases qui n’aille droit au but. S’il est vrai qu’une défense doive s’inspirer de l’accusé et tâcher d’en refléter la physionomie intime pour la révéler aux juges, la mienne aura pour marques la franchise et la netteté. Jean Grave n’est pas l’orateur brillant ; Jean Grave est le chercheur austère ; tout ce qui brillerait sans prouver le dépeindrait mal. La procédure le qualifie d’homme de lettres d’un réel mérite ; je remercie la procédure ; mais le vrai mot qui lui convienne est celui de laborieux. Ses livres, que défend une aridité doctrinale, ne sollicitent guère la passion facile des masses ; ils ne parlent qu’aux intellectuels ; et, seuls, les intellectuels ont le courage de les lire et la force de les approfondir.
Un autre mot convient à Jean Grave : c’est un honnête homme. S’il y a des péchés dans sa vie, tous ses péchés sont des écrits. Si c’est un récidiviste, c’est un récidiviste de la pensée humaine. Qu’ils sont rares les penseurs dont la pensée reste inflexible et ne connaît pas la tristesse des lâches variations ! Rassurez-vous, Jean Grave ! Quelles que soient vos théories, comme elles sont franches, sincères, rien n’atteint votre dignité ! Rassurez-vous : il n’y a pas ici que le cri du réquisitoire ! Vos amis se souviennent de vous ! et les loyales mains qui se mirent dans la vôtre continueront de la presser !
La couleur du philosophe déteint-elle sur l’homme privé ?
On peut rêver une société autre que celle où l’on vit, on peut espérer un avenir, comme disait La Bruyère, et n’être pas un malfaiteur !
Proudhon, qu’un journal qui n’est guère suspect d’anarchie, le journal Le Temps, qualifiait tout récemment de « penseur immortel » ; Proudhon, le maître et le promoteur de ce que M. le ministre Dupuy appelait, l’autre jour, à la tribune « l’anarchisme scientifique et philosophique » ; Proudhon qui, de l’anarchisme, a dégagé les principes et précisé les théories : Proudhon a formulé ce jugement terrible, qui en dit plus que toute la Révolte : « La propriété, c’est le vol ! »
Si pourtant vous aviez perdu votre porte-monnaie, et que Proudhon l’eût trouvé sur sa route, il eût recherché votre adresse pour vous le rapporter. M. Guesde, le collectiviste, partisan du retour à la masse, et du retour violent des biens des particuliers, n’en ferait ni plus ni moins que Proudhon, l’anarchiste ; et Jean Grave, le communiste, imiterait M. Guesde, le collectiviste parlementaire.
Au surplus, pourquoi s’attarder ? La probité de Jean Grave — ce malfaiteur ! — est incontestable. Tout son passé l’atteste. Dans le premier procès, M. le président l’a dit, et vous-même, Monsieur l’Avocat général, l’avez reconnu ; il n’y a pas jusqu’au rapport de police qui n’ait dû joindre à ces attestations si hautes son pâle certificat. Il confesse que Jean Grave n’a jamais été l’objet d’aucune remarque défavorable. Et pourtant, dans un tel procès, lorsqu’il s’agit de Jean Grave, Dieu sait si l’on a dû se tournebouler l’entendement afin d’en trouver, des remarques défavorables ! Pour obtenir cet hommage incolore, il faut avoir été un homme toujours rudement vertueux !…
J’aurais pu citer vingt témoins qui seraient venus proclamer la haute honorabilité de l’homme.
Vous avez entendu la franche et noble parole de M. Frantz Jourdain ?
Voici une lettre curieuse de M. le docteur Manouvrier, l’éminent anthropologiste, le très distingué professeur de l’École de médecine. Elle va vous révéler le cerveau de Jean Grave. N’est-ce pas son cerveau, sa pensée qu’on accuse ? C’est son cerveau que je défends.
Voici ce que je puis dire en faveur de M. Grave :
Je l’ai connu en 1891, à l’occasion d’un article de la Révolte où j’étais pris à partie un peu vertement au sujet du droit de punir que j’avais affirmé dans mon cours comme résultant de la nécessité de punir. Je sus, par l’intermédiaire de M. Élie Reclus, que l’auteur de cet article était M. Jean Grave, alors détenu à Sainte-Pélagie.
Celui-ci m’écrivit une lettre forte courtoise et me proposa d’aller le voir à la prison.
Je m’y rendis et n’eus pas de peine à être convaincu, dès l’abord, de sa parfaite bonne foi. Notre discussion ayant été interrompue par d’autres visiteurs, je retournai une fois ou deux à Sainte-Pélagie pour la continuer.
Depuis cette époque, M. Grave m’a fait l’honneur d’assister très assidûment à mon cours et de s’y intéresser, m’adressant de temps en temps, soit verbalement à l’issue des leçons, soit par écrit, des objections auxquelles je répondais. J’ai pu constater ainsi, bien que je n’aie pas réussi à le persuader, sa profonde conviction, sa sincérité parfaite, son aptitude à écouter et à saisir les démonstrations les plus ardues, sa présence d’esprit et sa courtoisie irréprochable dans son argumentation, enfin le respect de l’opinion d’autrui remarquablement accentué. Il n’a évidemment reçu qu’une instruction primaire, cependant, et il a dû faire de grands efforts pour l’accroître, ce qui est la preuve d’une élévation et d’une énergie de caractère peu communes.
Le fait d’avoir fréquenté assidûment un cours exclusivement scientifique, aussi ardu et aussi hostile à la politique violente que le mien, me semble indiquer toute autre chose que l’irréflexion et la violence. C’est pourquoi j’ai conçu pour le caractère de M. Grave une réelle sympathie, malgré ma persuasion à l’égard de la fausseté de sa doctrine. Il m’a toujours semblé, et il me semble encore, qu’un homme comme Jean Grave n’est pas capable de prêcher l’emploi de moyens tels que la dynamite et le couteau pour répandre et faire triompher des idées.
Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
— Je n’en dis pas davantage, et j’aborde le fond du débat.
Ce procès, si on élague toutes les considérations étrangères dont on voudrait l’encombrer et qui le défigurent, est un pur procès d’association.
Il ne s’agit aujourd’hui, du moins il ne devrait s’agir, ni des idées, ni des tendances, ni des théories de Jean Grave. Tout cela n’a rien à voir ici.
M. Dupuy, je l’ai dit, définissant la portée des lois nouvelles, a déclaré « qu’elles ne visent pas l’anarchisme scientifique et philosophique, mais bien les faits criminels et l’incitation à ces faits ».
Retenez cela, Messieurs les Jurés. Il faudra vous demander si, abstraction faite de ses idées et des écrits qui les expriment, Jean Grave a commis un « acte », et cet acte, par définition et par hypothèse, ne peut être que la fondation d’une société de malfaiteurs, ou l’affiliation à cette société.
Je dis : abstraction faite de ses idées et des écrits qui les expriment. Car les questions qu’on vous pose ne vous chargent pas d’examiner la moralité ou le danger de ces écrits.
Ces écrits ne relèvent ni de votre examen ni de votre juridiction.
Ceux qui semblaient coupables ont été punis par des condamnations précédentes.
Les autres sont :
Ou la brochure de 1883 publiée sous le pseudonyme Jehan le Vagre ;
Ou les articles parus dans le Révolté jusqu’en 1887 ;
Ou les articles parus dans la Révolte jusqu’en 1893.
Si, volontairement, on ne les a pas poursuivis, c’est qu’apparemment ils ne tombaient pas sous le coup des lois existantes ; et, si on a oublié de les poursuivre, ils sont je ne sais combien de fois couverts par la prescription.
Quant aux écrits futurs, vous n’avez à vous en préoccuper ni au point de vue juridique ni au point de vue moral.
Ni au point de vue juridique : car le délit n’est pas commis encore.
Ni au point de vue moral : car, si le délit est commis, n’ayez crainte, Messieurs les Jurés, on vient de nous fabriquer une bonne petite loi qui atteint beaucoup d’autres écrits que ceux de Jean Grave et forcera beaucoup d’autres penseurs à retourner, comme le sage, sept fois, sinon la langue dans la bouche, du moins la plume dans l’écritoire, avant de se hasarder à lâcher un bout de chronique !
Le bon sens et la loi concentrent donc vos attentions sur un point unique :
Jean Grave s’est-il, par un fait matériel, extérieur, affilié à une société quelconque ?
Quand je dis quelconque, je me trompe, quoique, aujourd’hui, en matière de preuve, l’adjectif soit fort à la mode.
La loi dont on vous demande l’application veut « une société formée dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés ». (Art. 1er).
Ces crimes, j’imagine, ne pouvant être des écrits, sont des attentats matériels : explosions, vols, assassinats.
Le mot attentat se trouve, d’ailleurs, en toutes lettres, dans le rapport de M. Bérenger, et l’honorable sénateur, visant des malheurs trop connus, précise et parle « d’attentats qui répandent la destruction et la mort sur un grand nombre de victimes ».
La question qui se pose est donc la suivante :
Vous a-t-on prouvé que Jean Grave s’est affilié à une association dont le but était de commettre des crimes ?
Vous a-t-on prouvé qu’il s’est associé, tout au moins entendu, avec les hommes assis à ses côtés ?
Jean Grave s’est-il, dans ce but, affilié à Sébastien Faure, à Fénéon, à Chatel, à tous les autres ?
Montrez-moi le concert criminel établi entre lui et ces hommes !
Montrez-moi, du moins, les relations, orales, écrites, pécuniaires, qu’il a entretenues avec eux !
En lisant la procédure, j’ai été stupéfait.
Je m’attendais à trouver, non une preuve — je savais qu’elle n’existait pas — mais tout au moins une présomption, un indice, un témoignage, cette chose quelconque dont on semble désormais disposé à se contenter.
Qu’ai-je vu ?
Le magistrat instructeur commence par lire à Jean Grave un écrit incendiaire : vous croyez que c’est la Révolte et que c’est signé de Jean Grave ?
Du tout. C’est un recueil qui s’intitule : Recueil international !
Et Jean Grave de répondre :
« Je n’accepte pas les théories de l’International. J’ai toujours refusé d’entrer en relation avec les rédacteurs de ce journal, parce que je le considérais comme un journal subventionné par la police. »
Et il ajoute ces mots que je vous signale parce qu’ils sont la meilleure formule de l’état d’esprit de Jean Grave et le résumé le plus net de ses théories :
« Je ne suis pas partisan de la violence pour la violence. Mais la violence découlera nécessairement de la situation. »
Ce qui est une opinion, vraie ou fausse, mais partagée à l’heure actuelle par beaucoup de bons esprits !
C’était l’opinion de Béranger, quand il prédisait :
« Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. »
Le dramatique génie de Victor Hugo — le voyant magnifique — a terriblement précisé la prédiction de Béranger :
« Le siècle ne finira pas sans une grande révolution. »
C’est, à tort ou à raison, l’impression de Jean Grave. Et cette impression ne tombe, j’imagine, sous le coup d’aucun texte de loi !
La réponse de Jean Grave était topique !
Alors, M. le juge d’instruction renferme l’International et, bien qu’il vienne d’affirmer à Jean Grave qu’il ne s’agit pas le moins du monde de ses idées, il exhibe — devinez quoi ? — La Société mourante et l’Anarchie !… Et il relit de cet ouvrage, très aridement doctrinal, les quelques extraits qui motivèrent le procès que vous savez !
De sorte qu’un esprit mal fait pourrait croire qu’à l’heure actuelle, c’est encore La Société mourante et l’Anarchie qu’on traduit à cette barre, et que, les circonstances atténuantes accordées par vos prédécesseurs, n’ayant permis d’infliger à Jean Grave que deux ans de prison, on vient vous demander de compléter leur besogne en accordant au Parquet un petit supplément de vingt ans de travaux forcés !… (Mouvement prolongé).
Ce que je voudrais, pour avoir un terrain de discussion, c’est une lettre de Jean Grave écrite à ses coaccusés, qui le mette en rapports criminels avec eux, qui me le montre préparant des vols ou des assassinats.
Car, enfin, si Jean Grave est tout seul, il n’a pu s’associer ! Pour s’associer, c’est comme pour se marier, il faut être au moins deux ! Les malfaiteurs eux-mêmes ne sauraient échapper à l’empire de cette nécessité.
Jean Grave a-t-il avec les Trente ou du moins quelques-uns d’entre eux, avec Sébastien Faure, avec Chatel, avec Brunet, — je parle de ceux qu’il a vus une fois ou deux, car il ne connaît pas les autres, — a-t-il formé, je ne dis pas une association, mais un de ces « groupes d’études », un de ces groupes éphémères qui sont l’unique ressource de M. l’avocat général ?
Montrez-moi, je vous prie, Jean Grave se réunissant avec Sébastien Faure, avec Brunet, avec Chatel, où vous voudrez, dans la rue, sur la place publique, pour étudier quoi que ce soit.
Montrez-les-moi se concertant, précisant le but à atteindre !
Je crois que leur groupe eût manqué de cohésion, et qu’une étude préalable ne leur eût pas fait de mal.
Sébastien Faure vous a dit :
« J’ai bien à peu près les idées de Jean Grave ; mais je ne suis pas du tout de son avis sur la question du vol ! »
Ce qui a son intérêt, quand il s’agit d’une entente en vue de voler les bourgeois !
On passe à Chatel, et Chatel de dire :
« C’est vrai, je suis bien anarchiste, mais pas du tout à la manière de Sébastien Faure et de Grave ! »
Chatel se rassied et Brunet se lève :
« Je suis anarchiste, dit-il ; mais entre mon anarchisme et celui de Jean Grave, de Chatel ou de Faure, il y a autant de ressemblance qu’entre le jour et la nuit ! »
Et il vous explique qu’il n’est pas intransigeant, qu’il s’accommoderait à la rigueur de quelques-unes de nos institutions présentes et qu’à ses yeux l’idée des syndicats pourrait servir de base à la société future.
Eh bien ! en fait d’anarchismes, en voilà, me semble-t-il, quatre qui voudraient se battre plutôt que s’associer ; et, si jamais ils forment un groupe d’études, avant de se concerter pour agir, ils feront bien de se concerter pour s’entendre !
L’anarchisme de Grave, c’est l’anarchisme doctrinaire ; l’anarchisme de Faure, c’est l’anarchisme brillant ; l’anarchisme de Chatel, c’est l’anarchisme esthétique ; l’anarchisme de Brunet, c’est l’anarchisme opportuniste !…
Brunet, interrompant. — Je vous remercie beaucoup ! (Hilarité générale).
Me de Saint-Auban. — Brunet, sur les mânes de Proudhon, votre maître à tous, je vous jure que je n’ai pas eu le moins du monde l’intention de vous blesser, et je retire de grand cœur l’épithète, en effet, injurieuse, qui est étourdiment tombée de ma bouche… (Rires et bravos).
Le fait de vouloir que ces quatre anarchismes, qui n’ont qu’un point commun, celui de ne pas s’entendre, aient néanmoins conclu une entente dans le seul but appréciable d’inaugurer la loi nouvelle et d’attraper vingt ans de travaux forcés, n’est-ce pas là le signe d’un cinquième anarchisme, qui n’est pas le moins périlleux ? Je l’appellerai, s’il vous plaît : l’anarchisme judiciaire… (Mouvement).
Voyons ! Vous dites que Jean Grave s’affilie : donnez-lui des affiliés !
Vous avez eu tout le temps de réunir vos pièces ! Vous avez grandi jusqu’à son apogée l’art policier de la perquisition ! Vous avez arrêté des centaines d’anarchistes ! Vous les avez emprisonnés, mis au secret ! Vous n’avez rien négligé pour les faire parler ! Si vous les avez relâchés, c’est qu’ils n’étaient pas coupables. S’ils n’étaient pas coupables, c’est qu’ils n’étaient pas associés ? S’ils n’étaient pas associés, comment Jean Grave a-t-il pu s’affilier à leur association ?
Et pourtant, cette foule anonyme, invisible comme une fiction, qui échappe au banc des assises et ne fournit à votre parole que l’image imprécise d’un péril indéterminé, vous vous tournez vers le jury et vous dites :
« Voilà l’association organisée par Jean Grave ! Ces êtres, que je ne connais pas, que je ne puis vous livrer, parce que je les ignore, ou que, les ayant arrêtés, j’ai dû les relâcher faute de preuves, ces êtres fictifs ou absents, ces innocents ou ces fantômes, voilà les malfaiteurs avec qui Jean Grave s’entend pour détruire la bourgeoisie ! »
Étrange association où il n’y a point d’associés !
Affiliation bizarre qui consiste en un journal et où il n’y a d’affiliés que les numéros de la Révolte !
Entente inouïe jusqu’alors, qui ne repose que sur des phrases, et où les seuls complices sont des idées et des mots !
C’est ce que M. l’avocat général appelle :
« L’association par la voie du journal ! »
Définition qu’il complète par cette autre non moins étonnante :
« Entente entre gens qui ne se connaissent pas, en vue de commettre des faits qui ne se sont pas produits ! » (Hilarité).
Voyons, discutons un peu :
La brochure de 1883, j’admets, si vous voulez, qu’elle trace l’esquisse d’un plan, qu’elle invente ou réédite le projet de certains groupements, qu’elle ait conçu, une minute, un projet d’entente où « la propagande théorique aurait pu servir à masquer la propagande par le fait ».
Soit ; mais, si la brochure de 1883, dans ce procès, est quelque chose, elle est, elle ne peut être qu’un plan ! Et, pour l’application d’un texte voté en 1893, qu’importe un plan conçu en 1883, si, en 1893, ce plan n’est pas réalisé ?
Or, je vous dis : le plan de 1883 a été abandonné par Grave lui-même dans l’esprit duquel s’est accomplie une évidente évolution.
M. l’avocat général sourit !…
M. l’avocat général n’admet pas que les idées de Jean Grave aient pu se modifier !… Cela pourtant n’est pas arrivé qu’à Jean Grave !…
Écoutez ce qu’écrivit jadis un monsieur, à l’heure qu’il est gros bourgeois et nanti d’importantes fonctions dans la société moderne :
Le Père Duchêne voulait aujourd’hui, patriotes, à propos justement des boîtes à messes, vous raconter une petite histoire qui l’a b…grement fait rigoler.
Un vieux patriote, des amis du Père Duchêne, est venu hier le trouver à son échoppe et lui a apporté une sacrée affiche.
Où f….. ! il est dit qu’on va vendre tout l’attirail de la boutique qui a nom chapelle Bréa !
Là, du côté de l’avenue d’Italie !
Le Père Duchêne se rappelle du J…-f….. Bréa.
— Et, nom de nom, ça serait trop long de raconter aujourd’hui cette histoire-là !
Il suffira de vous dire, patriotes, que c’était en juin 1848.
Quand les patriotes d’il y a vingt-deux ans se battaient, eux aussi, à l’ombre du drapeau rouge, pour le triomphe de la grande révolution sociale, ah ! il y en a eu des tués, des bons b….. là, et des déportés qui ont été faire la récolte du poivre ! Ah ! f….. ! il faudra qu’un jour le Père Duchêne raconte tout au long cette histoire aux patriotes ! Eh bien ! Bréa est un de ceux qui fusillaient le peuple ! Le peuple l’a pris et l’a fusillé, parce qu’il avait voulu le trahir,
Et faire comme les J…-f….. qui lèvent la crosse en l’air et vous fusillent à bout portant.
Les J…-f….. avaient fait élever une chapelle en son honneur !
La commune fait vendre tout le mobilier de cette boîte, qui ne rappelle, comme toutes les boîtes à calotins, comme la sacrée Chapelle expiatoire, que les défaites du peuple et de la révolution.
Le Père Duchêne est bougrement content, car la commune fait là ce qu’on appelle d’une pierre deux coups.
Elle consacre sa haine pour les J…-f….. qui, comme Bréa, fusillent les patriotes,
Et f… encore une fois, dans la mélasse, une boîte à calotins !
L’auteur de ces apologies, au fond un tantinet anarchistes — n’est-ce pas, Monsieur l’Avocat général ? — mais dont le style, plutôt… salé, ne rappelle guère la sobre langue doctrinale du journal La Révolte, appartient aujourd’hui à la France officielle : il a porté des toasts à la santé du Tsar ; devant sa voiture ont cavalcadé les cuirassiers, cet honneur, cette élite de nos phalanges militaires !… Admettez-vous qu’il ait changé d’avis, lui, l’honorable M. Humbert, le président du premier conseil municipal de France ?… (Longue sensation dans l’audience).
Mais le plan de la brochure de 1883 a été réalisé — affirme M. l’avocat général.
Eh bien ! ici, prenant l’offensive, intervertissant les rôles, faisant ce que vous devriez faire et ce que vous ne faites pas, assumant le fardeau de la preuve, je viens vous démontrer directement, matériellement, par ce journal La Révolte, le seul accusé d’aujourd’hui, que, quelles que soient la perfidie ou l’élasticité du texte, Jean Grave n’a formé, ni avec les gens qui l’entourent, ni avec cette foule anonyme dont je vous parlais tout à l’heure, quoi que ce soit qui, de près ou de loin, constitue ou une association ou une affiliation ou une entente, au sens juridique et naturel du mot. Et, puisque, en définitive, ce sont les écrits de Jean Grave qui, au fond, sont incriminés, moi, défenseur, je m’efface et je laisse parler les écrits.
Je dis, d’abord, qu’il n’y a pas d’association.
Qu’est-ce qu’une association ?
Le rapport de M. Bérenger, précisant la portée de la loi nouvelle, nous la montre créant de nouveaux délits, frappant les associations, quelle que soit leur durée ; mais, pour les définitions légales, il s’en réfère au droit commun.
Le rapport est formel à cet égard :
« Le projet n’a rien de contraire aux principes généraux de notre droit » — y lit-on en ce qui touche la définition de l’association.
Et l’entente n’est que l’ancienne résolution d’agir concertée entre deux ou plusieurs personnes, de l’article 89 du code pénal.
Or, quel est le droit établi par le code pénal ?
Écoutez M. Faustin Hélie, l’éminent criminaliste :
« Toute association suppose deux éléments : un but déterminé et un lien qui unisse les associés. Le signe distinctif des associations est une constitution organique. »
Et, commentant ces lignes si nettes dans leur concision, Jules Favre disait dans le fameux procès des Treize — ô éternel recommencement des palinodies humaines ! Les Treize d’aujourd’hui sont Trente, voilà tout !… — Jules Favre disait :
« L’association suppose, non pas seulement un lien quelconque qui rapproche les hommes, mais encore une convention qui la rend obligatoire ; des intérêts qui se confondent, qui vont à un but commun. Si vous ne rencontrez aucun de ces caractères dans une réunion quelconque, vous pouvez affirmer qu’il n’y a pas d’association. »
Je ne demande pas une constitution, une charte au sens propre du mot. Mais je veux la preuve d’une organisation, tout au moins rudimentaire : une sorte d’administration, comme disait Jules Favre ; de hiérarchie, faute de quoi, avec la meilleure ou la plus mauvaise volonté du monde, il n’y a pas, il ne saurait y avoir d’organisation.
Je n’exige pas des statuts comme ceux que j’ai là sous les yeux.
Ce sont les statuts d’une association célèbre qui a joué un grand rôle dans l’histoire de notre pays et du monde.
Cette association n’a pas, à ma connaissance, percé des foies de présidents de république. Mais elle s’est offert le cou d’un certain nombre de rois — notamment du roi Louis XVI, que Jean Grave appelle quelque part « un brave homme peu fait pour la guillotine » — ce qui prouve que le style de Jean Grave est moins meurtrier que les jugements maçonniques.
Les ressentants de cette association ont même décidé cet acte de haute justice sociale (alors on parlait comme Ravachol) à Wiesbaden, dans un convent célèbre. Où l’analogie devient d’une atroce ironie, c’est que le convent, raconte un chroniqueur, se tint dans une cave !…
Depuis, l’association s’est logée dans des locaux moins humides. Elle a commandé à son grand architecte, celui de la rue Cadet, de lui en bâtir d’autres plus confortables. Elle a déserté les caves, et elle n’use plus de ces endroits, frais mais tristes, que pour y conserver les bons vins qu’elle boit de temps à autre à la santé de la démocratie attérée.
Cette association soulève des avis divers.
Les uns la considèrent comme la gardienne des lois — y compris, j’imagine, l’article du code pénal qui défend de s’associer plus de vingt.
D’autres sont plus sévères : dans une encyclique récente qui répète des enseignements séculaires, le pape Léon XIII la traite de « secte criminelle » et la qualifie : « une association de malfaiteurs organisée en vue de détruire les principes essentiels sur lesquels reposent toutes les sociétés civiles. »
— Ce qui prouve, entre parenthèses, Monsieur l’Avocat général, qu’on est toujours l’anarchiste de quelqu’un !… (Hilarité générale).
Et notez que, si je me permets de citer le verdict d’un pape, c’est que Léon XIII, qualifié à plusieurs reprises par le journal Le Temps d’« homme de génie », et par le Journal des Débats « du plus grand des papes », n’a pas la réputation d’être l’ennemi implacable du régime dont M. l’avocat général est l’officielle incarnation !
Mais je ne parle point de la Franc-Maçonnerie pour avoir le plaisir de citer Léon XIII ; j’en parle parce que la Franc-Maçonnerie m’apparaît comme le type de ces associations de combat qui, à l’origine, ont un pied dans le crime, avant de poser l’autre sur la marche qui monte au pouvoir ; de ces associations, dont le but est de renverser un ordre social et de lui en substituer un autre dont elles se font les impitoyables gardiennes dès qu’il est établi ; j’en parle, parce que la Franc-Maçonnerie se manifeste dans l’Histoire comme la plus fidèle image de ce que la langue du droit appelle une affiliation.
En elle, je rencontre tous les signes d’un être collectif, cet ensemble d’efforts, de moyens, d’actes coalisés pour le triomphe d’une doctrine et d’un intérêt.
Je la trouve solidement hiérarchisée. Au sommet règne un Grand Maître. Sous lui, commande toute une armée de gradés auxquels on doit le plus profond respect, car ils sont tous plus vénérables les uns que les autres (longue hilarité). L’association se divise en groupes — les loges, qui n’ont rien d’une salle d’études — puissamment reliés entre eux. Les membres versent dans une caisse commune des cotisations annuelles qui ont servi et servent encore à une certaine propagande.
Pour s’affilier à un groupe, c’est-à-dire à une loge, il faut des paroles données, des promesses échangées — partant, l’abdication d’une partie de l’individualité humaine au profit d’un pouvoir collectif — toute une série d’initiations préparatoires qui, dans le langage de la secte, s’appellent, si j’ai bonne mémoire : recevoir la lumière du troisième appartement !
Eh bien ! ces caractères, ou quelques-uns, ou l’un seulement de ces caractères, se retrouvent-ils dans l’Anarchie ? L’Anarchie est-elle, je ne dis pas une Franc-Maçonnerie, mais l’ombre, le semblant d’une Franc-Maçonnerie ? La Franc-Maçonnerie peut-elle intenter à l’Anarchie un procès de concurrence déloyale ou de contre-façon ?
Vous savez bien que non, Monsieur l’Avocat général. Vous savez bien, par le dossier lui-même, que les anarchistes sont, ou des penseurs, ou des méditatifs, ou des théoriciens tout le jour courbés sur leur bureau, ou, dans un tout autre monde, très loin des premiers, quoi qu’on en dise, des aigris, des exaspérés, des enfiévrés qui n’ont que ce point commun d’habiter, tout en haut de l’immeuble social, la tristesse d’une mansarde et qui, en fait de lumière, n’ont jamais vu, malheureusement pour eux, celle du troisième, mais bien celle du sixième ou du septième appartement ! (Hilarité générale).
Et — ironie des choses ! — si l’Anarchie n’est pas une Franc-Maçonnerie, ce qui — Jean Grave dira que je parle avec mes instincts d’autoritaire et mes préjugés bourgeois, — ce qui l’aurait rendue beaucoup plus redoutable, car une Franc-Maçonnerie, surtout dans les périodes de lutte pour la conquête du pouvoir, est toujours redoutable quand on sait y obéir et quand on sait au besoin y mourir, c’est précisément à cet homme dont vous faites le pivot de votre association, c’est à cet écrivain que vous voulez envoyer au bagne, à l’absolutisme de ses idées, à l’intransigeance de ses doctrines, que vous le devez.
Il me faudrait une audience pour vous en lire toutes les preuves. C’est la Révolte entière qui devrait passer sous vos yeux. Les documents abondent. J’ai marqué dix-sept numéros dont les articles sont la démonstration évidente de ce que j’avance.
Ils ne sont pas faits pour les besoins de la cause ; ils remontent à 1887 et s’échelonnent jusqu’à nos jours. On y prend sur le vif les idées de Jean Grave. Je voudrais tout citer. Force m’est de me borner à quelques extraits topiques.
Sous le titre : Notre but, le premier numéro de la première année expose le programme théorique du journal :
La société, telle que nous la comprenons, n’obéit point à des lois imposées, mais à des lois naturelles. Ainsi, comme partisans de l’action et de l’autonomie complètes de l’individu, nous cherchons à provoquer partout l’initiative consciente de l’homme.
« Autonomie complète de l’individu ! » Aucun lien, par conséquent, qui l’enchaîne à l’individu ! C’est-à-dire tout le contraire de l’idée d’association !
Est-ce à dire que dans la société anarchique — car Jean Grave, d’accord avec Proudhon, démolit pour reconstruire et rêve une société — l’homme doive fuir l’homme et errer dans les bois comme la bête fauve ou le sauvage primitif ?
Non : plusieurs fois, la Révolte s’est expliquée à cet égard :
Nous savons que l’homme n’est pas constitué pour vivre seul, qu’il a besoin du concours de tous ses semblables pour étendre son autonomie, qu’il lui faut solidariser ses forces avec d’autres pour combattre et triompher des obstacles que lui oppose la nature…
Nous préparons cet âge du Communisme anarchiste où chacun travaillera librement pour tous, et tous travailleront pour chacun, et où, débarrassés de tout l’affreux bagage de l’antique barbarie, nous cesserons enfin d’être une bande vile de bourreaux et d’esclaves.
(Article-programme de la Révolte, premier numéro de la première année).
Comment naîtra et vivra cet âge béni du Communisme anarchiste ? Quelle sera sa constitution sociale ? Quelles seront ses lois — car, scientifiquement parlant, il y en a toujours, des lois, même lorsqu’on proscrit le mot ?
Les écrivains de l’anarchie doctrinale, sans nous donner encore une formule bien limpide, s’appliquent à rêver cet avenir mystérieux, et, au point de vue documentaire, au point de vue de l’étude impartiale et courageuse de l’effort cérébral contemporain, je ne saurais trop recommander à l’érudit et au penseur la sereine méditation de leurs rêves étranges.
Lisez les curieuses Lettres sur l’anarchie publiées par la Révolte (7e année) :
L’anarchie ne veut pas condamner la société à la lutte perpétuelle, à l’antagonisme irrémédiable des activités. La raison dont elle procède est la formule de l’ordre universel ; son application sociale édifiera certainement l’ordre social qui ne repose ni sur le mensonge abusivement imposé, ni sur l’erreur d’une sensibilité fugitive.
Nous vérifierons cette possibilité et, au grand jour de l’évidence, nous essayerons la fondation de la société anarchiste, l’organisation rationnelle de ce désordre dont nous menacent les défenseurs intéressés du présent douloureux.
L’auteur a-t-il vérifié au grand jour de l’évidence la possibilité de fonder une société anarchiste, d’organiser rationnellement le désordre qu’on entrevoit à l’horizon ? Ce n’est ici et aujourd’hui ni le lieu ni l’heure de le rechercher. Ce qui vous importe, messieurs, pour la solution de l’affaire, ce n’est point la formule du soi-disant monde futur, mais la méthode prêchée pour créer ce nouvel univers.
Or, le dogme essentiel se traduit en quelques mots :
Le seul lien entre les hommes doit être le « sentiment de la solidarité ». Le seul groupement légitime est « le groupement naturel des mêmes tendances, des mêmes aspirations, des mêmes affinités ».
Il faut abandonner tout le vieux système de groupements autoritaires, de centralisation, de fédération avec conseil directeur.
Il faut que le groupement se forme spontanément.
Rien ne doit lier l’individu au groupe hormis la solidarité des mêmes aspirations. Il s’établit un mouvement libre de relations.
Vous le voyez, messieurs, on ne groupe pas les hommes. Aucune loi, aucun chef pour maintenir les groupements. Seulement, les hommes ont dans leur cœur l’instinct de la solidarité. Ils obéissent à la nature. Les amitiés, les affections, les intérêts les réunissent : mais hors les sentiments et leurs mouvements naturels, rien ni personne — c’est là toute l’anarchie scientifique — n’a le droit de maintenir ces réunions, qui ne peuvent devenir permanentes que par la permanence des instincts qui les ont fondées.
C’est la pure doctrine de Proudhon, quand il écrit le mot célèbre :
Le but final de l’évolution est l’anarchie, c’est-à-dire l’élimination radicale du principe d’autorité.
Et, comme Proudhon — ici, nous touchons le cœur du débat — comme Proudhon, Jean Grave n’admet point qu’on emploie pour le combat d’autres principes qu’après la victoire. La société anarchique doit s’élaborer comme elle devra plus tard fonctionner, c’est-à-dire qu’entre les autonomies individuelles, il ne peut, il ne doit y avoir d’autre lien que la communauté des tendances et des aspirations.
Voilà ce que — de 1887 à 1893 — Jean Grave répondra à tous ceux qui le consulteront.
De telles conceptions, je vous le disais, messieurs, n’ont d’accès qu’auprès des intellectuels. Les impulsifs n’y voient pas grand’chose. Et rien n’est amusant comme la correspondance — cette correspondance de conjurés ! — qui s’établit entre la Révolte et un grand nombre d’anarchistes.
De toutes parts on écrit à Jean Grave : « Mais, si nous voulons la victoire, organisons-nous ! associons-nous ! entendons-nous ! » Ces trois mots sont le fond des récriminations. Mais Jean Grave est un intransigeant, c’est un doctrinaire, sa doctrine ne fléchit pas, et son principe est un rempart qu’aucune considération pratique ne renverse. On s’irrite contre lui, car on sent qu’il est un cerveau, on s’aigrit, on le traite d’utopiste, de docteur, de pion — épithète que, d’ailleurs, il partage avec un ministre — de jésuite, — ce qui prouve, Monsieur l’Avocat général, que, si l’on est toujours l’anarchiste, on est toujours aussi le jésuite de quelqu’un ! (Hilarité).
Vains efforts ! A tout, Grave oppose le non possumus du doctrinaire, de sorte que, non seulement on ne s’organise pas en vue d’actes pratiques auxquels le journal La Révolte est toujours resté étranger, mais que, même dans le domaine des idées pures, au lieu d’arriver à l’entente, on aboutit, grammaticalement parlant, au défaut d’entente le plus absolu !
Prenez la collection de la 2e année :
Le 30 janvier 1889, les compagnons de Casteljaloux posent la question suivante :
« L’action individuelle peut-elle suffire ? »
Réponse : Oui ! la Révolte ne reconnaît qu’un principe : « l’initiative personnelle », qu’elle qualifie « d’organisation spontanée ».
En révolution, comme en organisation sociale, il n’y a pour les anarchistes qu’une seule autorité, c’est celle de l’initiative. (2e année, no 26).
Nous sommes révolutionnaires, oui… Mais pour que cette révolution s’accomplisse, il ne suffira pas que les révolutionnaires soient assez nombreux pour passer des aspirations au fait. Comme la société que nous rêvons d’établir ne doit pas s’imposer, mais être la résultante de la libre évolution de tous, il faudra que chaque révolutionnaire soit assez conscient de ce qu’il peut et de ce qu’il doit faire, soit dans la période de lutte, soit dans la période d’organisation, pour pouvoir se passer de mot d’ordre. (4e année, no 7).
Et cette idée revient incessamment dans la Révolte. Pourquoi un mot d’ordre ? Pourquoi une association ? Pourquoi une Franc-Maçonnerie ?
Notre société ne doit pas s’imposer, mais être la résultante de la libre évolution de tous.
Il faut que nos doctrines pénètrent les cerveaux, tous les cerveaux, de façon que l’universelle harmonie soit, non seulement le résultat, mais la cause de la finale évolution.
Une foute d’anarchistes, plus impulsifs ou plus pressés, n’entendent pas de cette oreille, et dans le no 11 de la 4e année, le défaut d’entente devient la scission déclarée. Ce sont les camarades espagnols qui, eux, veulent s’organiser et ont formé des « commissions de relations ». Écoutez la Révolte ; l’article est de Jean Grave : il est bien documentaire :
Vous n’avez pas d’entente, pas de réunions dans lesquelles on prenne des résolutions, nous reprochent encore les camarades. Pour vous, l’essentiel est que chacun fasse ce qui lui plaît.
Certainement, camarades, et nous sommes certains que c’est la seule manière d’agir.
Les camarades espagnols nous disent :
Nous sommes organisés de telle sorte que nous entretenons nos relations ; nous pourrions en avoir avec toute la terre, si les autres pays étaient organisés comme nous.
Quel dommage, Monsieur l’Avocat général, que vous ne soyez pas un avocat général espagnol ! (Rires). Votre besogne serait plus facile. Par malheur pour vous, il n’en est pas de même en France ; écoutez la suite, qui édifiera le jury :
Les anarchistes, certainement, ont passé par la phase que préconisent les camarades espagnols, sans s’y arrêter pourtant…
Nos amis partent de ce principe que l’on peut grouper des éléments en vue de faire la révolution…
Nous autres, au contraire, nous pensons que la révolution viendra en dehors de nous, avant que nous soyons assez nombreux pour la provoquer…
Nous cherchons donc, avant tout, à préciser les idées, évitant toute concession qui pourrait voiler un coin de nos idées ; ne voulant pas, sous aucun prétexte, accepter aucune alliance qui, à un moment donné, pourrait devenir une entrave.
… Nous nous opposons aux fédérations qui veulent tout englober, tout faire, tout entreprendre.
… Encore une fois, laissons les idées se préciser, laissons les impatients jeter leur feu, et les théories, devenant plus réfléchies, seront plus conscientes et se coordonneront d’autant mieux qu’elles n’auront rien d’imposé, que l’on n’aura apporté aucune entrave à la libre évolution des esprits. (4e année, no 26).
Quelle entente, Messieurs les Jurés !
Mais voici qui coupe court à toute équivoque. C’est un article intitulé : L’ENTENTE. Nous allons voir ce que l’anarchie doctrinale en pense, de l’ENTENTE qu’on l’accuse d’avoir établie entre les compagnons !
Une chose nous paraît certaine. C’est qu’entre anarchistes français il ne peut plus se constituer de ces organisations entre un petit nombre d’amis, voilées au grand nombre, qui voudraient donner une impulsion et une direction au parti. Si pareille entente se constituait aujourd’hui, elle n’aurait jamais l’importance qu’elle aurait eue autrefois et elle ne vivrait pas… Nous n’avons, d’ailleurs, qu’à nous en réjouir. De pareils groupements, qui ont rempli presque toute l’histoire de ce siècle, peuvent sans aucun doute donner, pour un certain temps, une vie au parti. Ils peuvent lui donner une force d’action, une importance et un certain lustre qu’il n’aurait pas acquis autrement. Mais, au bout de quelques années, toutes ces ententes deviennent une gêne, un obstacle au développement ultérieur. Elles ne permettent pas à l’individu d’atteindre toute la force de son développement. (4e année, no 31).
Tout cela était écrit en 1891. Le temps passe et le ton de la Révolte ne fait que se confirmer. Les numéros de 1892 répètent les mêmes conseils :
Je lis dans le numéro 48 :
Il devient évident que nos amis persistent dans leurs idées d’organisation préalable avec une obstination déconcertante. Ils ne s’aperçoivent pas que le vide grandit autour d’eux et nous présentent un ultimatum : « Passez par ici, ou l’anarchie est perdue. » Gardez vos prédictions, camarades.
Est-ce net ?
De tout ce qui précède dégageons les conclusions.
Il semble que les anarchistes se soient organisés en Espagne et qu’ils aient tenté de se fédérer en Italie. Des Français ont voulu suivre leur exemple. La brochure de 1883 a subi la poussée de cette tentative. Elle n’en a pas été la cause, mais le reflet. Quelques-uns peut-être l’ont essayé : ils n’y ont pas réussi. Et, si l’on veut à toute force faire au journal La Révolte l’honneur d’une grande influence, on peut dire que la vigueur de sa polémique sans trêve fut la cause de leur échec. Ironie des choses ! Cette même Révolte est aujourd’hui présentée au jury comme ayant été le pivot de ce qu’elle a très probablement empêché d’aboutir !… (Mouvement).
Ce qui ressort encore d’une lecture impartiale, c’est que La Révolte n’a jamais prétendu s’imposer au parti anarchiste, qu’elle a écrit pour son compte et le compte de ses amis, qu’elle a fait œuvre de journal et rien qu’œuvre de journal.
Le langage de Grave prête-t-il à la moindre équivoque ? Est-il le langage d’un promoteur, d’un organisateur, d’un leader ? N’est-il pas celui d’un journaliste qui veut n’être que journaliste, parce que c’est là qu’il trouve son devoir et sa mission ? Grave a été un gérant ; Grave a été un rédacteur. En ce qui le concerne, je conçois des procès de presse : tout autre procès est un illogisme, un non-sens ou un parti pris !
Voilà donc la Révolte bien caractérisée : la Révolte a été un journal, et non une conjuration.
C’est à titre de journal que, comme tous les journaux du monde, elle publiait, à sa quatrième page, ces fameuses « petites correspondances » qui, au dire de M. l’avocat général, servaient de lien aux conjurés !
Vraiment, messieurs, il faut un procès d’anarchistes, où l’on peut tout oser, pour se permettre de dire que les correspondants d’un journal sont des affiliés au sens de la loi pénale !
Voici un journal mondain. A la même rubrique « Petites correspondances », j’y relève ce qui suit :
Gabrielle X… à Paul Y… Mari part demain ; sois 3 h., avenue Acacias, bois.
M. l’avocat général soutiendra-il que, d’après le texte nouveau, il y a entente entre le journal dont je parle, Gabrielle, Paul et le mari ? (Hilarité).
Voici un autre journal, un journal boulevardier qui, entre temps, y va de son petit mot pour protéger la morale et la famille contre l’anarchie. J’y relève ce qui suit :
Jolie brune, 20 ans, professeur natation, Leçons tous les jours de midi à cinq heures piscine particulière.
Masseuse, premier ordre, services garantis.
Jeune Anglaise, à Paris, désirerait apprendre anglais à Monsieur riche et vieux.
Suivent les adresses que j’estime inutile de révéler à des pères de famille, quelle que soit la confiance qu’ils m’inspirent. (Rires).
Eh bien ! M. l’avocat général pense-t-il qu’il existe une entente, au point de vue pénal, entre le journal, la masseuse, l’Anglaise et le vieux Monsieur ?… (Hilarité générale).
— Mais — insiste M. l’avocat général — les correspondants de la Révolte étaient anarchistes !
Naturellement, Monsieur l’Avocat général, puisqu’anarchiste était le journal ! Un journal anarchiste a pour correspondants des anarchistes, comme un journal du boulevard a des boulevardiers, comme un journal de cocottes a des cocottes !…
Quant aux convocations de groupes, la Révolte faisait ce que fait l’Intransigeant, ce que font toutes les feuilles populaires — ni plus ni moins.
Ainsi que l’observait Jean Grave : « La Révolte ne convoquait pas les groupes. Ils se convoquaient eux-mêmes, puisque la Révolte se bornait à rendre publiques les convocations. »
Je passe aux souscriptions — qui, d’après M. l’avocat général, auraient alimenté la caisse du parti anarchiste.
Ah ! Messieurs les Jurés, elles avaient bien de la peine à suffire aux dépenses du journal !
La Révolte était pauvre, très pauvre. Plus d’une fois, le numéro ne put paraître, faute de fonds pour l’imprimer. Les abonnements étaient rares ; les souscriptions, tant bien que mal, corrigeaient leur insuffisance.
Ici, je ne vous apporte plus des extraits ! je vous apporte tous les avis, toutes les notes, tous les articles concernant les souscriptions. Vous y verrez que ces souscriptions, enregistrées sous la rubrique : Propagande générale, n’ont jamais eu d’autre but que de faire marcher le journal, qui les absorbait entièrement.
En voici, d’ailleurs, la preuve matérielle, d’après une pièce comptable.
Je la trouve dans le numéro du 6 juillet 1888. Je lis :
AUX CAMARADES
Avant toute chose, nous avons à remercier ceux qui ont répondu à notre appel, en nous envoyant des souscriptions, ou en promettant de verser régulièrement, tels que les groupes de Vierzon et Argenteuil, etc. C’est grâce aux amis de Buenos-Ayres que nous pouvons paraître sans encombre cette semaine.
Puisque les camarades nous aident de leur concours pécuniaire, nous leur devons un compte rendu financier de la situation, qui leur permettra de juger où nous en sommes.
Il résulte de ce compte rendu financier qu’il a paru jusqu’alors trente-neuf numéros de la Révolte ; que l’impression du numéro coûte 263 francs, ce qui, pour les trente-neuf numéros, fait 10.257 francs.
Or, les recettes n’ont été que de 8.066 francs, parmi lesquels figurent 1.690 francs, montant intégral des fameuses souscriptions !
Donc, même en absorbant pour les frais du tirage l’intégralité des souscriptions, restait un déficit de 2.191 francs !
Et voilà quelle était, d’après M. l’avocat général, la caisse centrale du parti. Elle ne suffisait pas à s’alimenter elle-même, mais elle alimentait l’anarchie !… (Mouvement prolongé).
Je concède pourtant qu’on a prélevé sur ces souscriptions de quoi imprimer et distribuer deux brochures.
La première attaque le militarisme ; elle est de nature à impressionner vivement les conscrits. Il n’y a qu’un malheur, Monsieur l’Avocat général : elle est du comte Tolstoï !… (Sensation).
Quant à l’autre, elle peut mettre la haine et la soif de vengeance au cœur des miséreux, des êtres dont « l’esprit a la colique », comme dit Montaigne, parce que leur estomac a faim. La poursuivrez-vous, Monsieur l’Avocat général ?… C’est le recueil des interviews du baron de Rothschild par M. Jules Huret !… (Hilarité).
Ah ! j’oubliais… Il y a eu d’autres souscriptions, des souscriptions ouvertes au profit, non des condamnés, mais de leur famille, de leurs petiots, de leurs gôsses, comme on nomme les bébés des misérables ! Et, ces souscriptions-là, vous les incriminez, Monsieur l’Avocat général ? Mais qu’avez-vous donc à la place du cœur ? Si c’est un crime que d’apaiser la faim, fût-ce la faim d’un anarchiste ; si c’est un crime de le secourir, je suis prêt à le commettre, ce crime, Monsieur l’Avocat général ! Allons ! Poursuivez-moi ! Je suis prêt à le mériter, et, certes, ce ne sont pas vos menaces qui étoufferont ma pitié ! (Vive sensation).
Que reste-t-il à ajouter ? Vous êtes bien convaincus que la Révolte ne complotait avec personne, puisqu’elle prêchait l’isolement ?
Vous êtes bien convaincus qu’elle ne s’entendait avec personne, puisque, même en théorie, elle n’a provoqué que des désaccords ?
Soutiendrez-vous encore que Jean Grave couvrait, par sa propagande écrite, la propagande par le fait ?
Mais, qu’est-ce donc, la propagande par le fait ?
Des vols ! Des assassinats !
Si donc Grave a couvert par sa propagande la perpétration de ces crimes, c’est qu’il n’en est pas l’ennemi.
Or, voici comment il en parle.
Ce qui suit est-il un encouragement à dynamiter les bourgeois ?
Quand les idées anarchistes ont commencé à se développer en France, elles ont subi un peu l’influence du mouvement terroriste russe. Justement, à ce moment, les nihilistes couronnaient par la mort du Tsar la guerre qu’ils menaient contre l’autocratie. Les idées anarchistes comportaient la propagande par le fait, l’enthousiasme qui s’empara de tous fut tel que, pendant longtemps, dans les groupes, on ne voulut plus entendre parler de théories. Il n’y avait que les timorés et les retardataires qui pussent s’occuper de ces fadaises.
Le vent était à l’action. A tout prix il fallait passer à l’action. Bombes, dynamite, nitro-glycérine étaient les seules choses dignes d’occuper l’attention d’un anarchiste sérieux. Crier bien fort et lancer des pétards dans les jambes des bourgeois, voilà qui devait être de l’anarchie.
Cette attitude, toute de bruit et de déclamation, n’a eu pour résultat que de nous faire passer pour des fous. (10-22 avril 1887).
Ce style n’est pas du goût des violents, des sanguinaires. Le groupe La Guerre Sociale s’en plaint avec amertume. Il raille ces « organes doctrinaires », qui sont l’œuvre de quelques « docteurs » et « sont fermés à ceux qui n’ont pas la même manière de voir ». « Nous croyons — dit-il — que l’argent gaspillé jusqu’à ce jour aurait été plus utilement dépensé, pour la propagande par le fait. »
Grave répond dans la Révolte : « Nous différons complètement d’idées avec la Guerre Sociale. » (Numéro du 3 février 1888).
Le 17 février 1888, Jean Grave écrit cet article :
LUTTE ET THÉORIE
La réponse des camarades de Toulon nous fournissant l’occasion de revenir sur cette question des organes de théorie et des organes de lutte et de nous expliquer sur notre manière d’envisager la propagande, nous allons le faire une bonne fois pour toutes.
Ce reproche de modérantisme a toujours été fait à la Révolte par des camarades qui trouvent que l’on n’est révolutionnaire qu’à la condition de parler sans cesse de fusillades, d’incendies, de massacres et pendaisons de bourgeois. Nous, au contraire, nous cherchons à démontrer que les mots violents ne prouvent rien, que le révolutionnarisme des idées émises fait tout, et non la forme du langage là où il n’y a pas d’idées.
Les camarades de Toulon écrivent : « Nous dirons aux travailleurs : Puisque ce n’est que par la force que l’on vous tient esclaves, tâchez d’être plus forts que vos maîtres. Nous prêcherons la lutte à main armée, lutte par tous les moyens, même par le feu…, etc. N’est-ce pas par les organes anarchistes soufflant le feu qu’on est arrivé à nier la légitimité de la propriété individuelle et à l’attaquer « comme voleur » au nom de la liberté anarchiste ? »
Tout cela, ce sont des phrases qui ne répondent pas à la vérité. Dites à la tribune, elles peuvent enflammer un auditoire qui se laisse entraîner plus par la véhémence des paroles que par le raisonnement ; mais, quand on les discute, il n’en reste pas grand’chose.
Les camarades de Toulon nous citent Marat, Cyvoct, Jacques Clément et Lucas. Sous prétexte de faire de l’érudition, il ne faudrait pas venir comparer des situations qui ne sont plus les mêmes. En 93, on était en pleine période insurrectionnelle. Les sections étaient sous les armes. Des appels à l’action n’avaient rien d’anormal. En période de propagande, ce n’est plus la même chose.
Quant à Jacques Clément et à Lucas, deux visionnaires, des fanatiques qui ont frappé sous le coup d’une surexcitation cérébrale quelconque, ce n’est pas à des gens de leur espèce que les anarchistes entendent faire appel pour grossir leurs rangs. Ce ne sont pas des cerveaux malades qu’il faut pour faire réussir la révolution sociale.
Vous avez remarqué, messieurs, le reproche de modérantisme jeté à la face de Jean Grave ? Dieu ! que c’est donc toujours la même chose, l’Histoire ! — Ne dirait-on pas de Marat insultant au génie de Danton ! Et, cependant, on veut envoyer Jean Grave au bagne, sous prétexte qu’il a organisé la violence de ceux dont la violence le méconnaissait !… (Mouvement prolongé).
Voici, enfin, qui est bien topique.
Le 21 mai 1892, la Révolte reproduit un article du Figaro qui, sans doute, ne fait pas l’apologie de Ravachol, mais explique son acte par des mobiles généreux :
LES EXPLOSIONS
Une chose frappante s’est produite à l’égard des dernières explosions.
Les insultes ont plu sur les anarchistes, c’était inévitable. Mais tout le temps elles se mêlaient jusque dans la presse bourgeoise, à des signes de respect.
A côté des Guesde et des Maxime du Camp qui en parlaient l’écume à la bouche et le venin sur les lèvres, — on voyait les Zola déclarer :
« Osons le dire, ce sont aussi des bons, des généreux, d’une bonté impulsive — inconsciente, soit, — mais leur mobile est désintéressé : ils veulent détruire pour arriver plus vite à ce règne de justice qu’ils croient de demain. » (Figaro du 8 avril).
Eh bien ! au lieu d’abuser de ce mouvement d’opinion pour prêcher la dynamite, voici ce qu’écrit la Révolte :
Aux anarchistes de ne pas abuser de ce sentiment des masses.
Érigé en système, le terrorisme cesserait d’être ce qu’il a été jusqu’à présent, — un acte de révolte de l’individu contre tout un régime qui l’obsède.
Et il ferait oublier l’autre élément, — le grand, le seul qui fasse les révolutions, — les masses, les foules dans la rue.
Les masses dans la rue ! La révolution sociale ! Voilà ce que veut Jean Grave ! La dynamite au coin des rues ?… Il est trop intellectuel !…
Voici une remarquable analyse de la situation du moment. L’article est du 30 avril 1892 ;
LE TERRORISME
Les explosions de Paris ont été suivies de toute une série d’attentats à la dynamite, en France et ailleurs. C’est une prise d’armes, dirigée surtout contre ceux que la société bourgeoise entoure de son plus grand respect : les juges, « les magistrats », comme on aime dire dans ce monde.
Tous ces attentats n’ont causé que des dégâts matériels et ils ont provoqué pour quelques jours une panique incroyable dans les classes aisées — panique passée aussi vite qu’elle est venue.
Une autocratie, dans des cas pareils, perd entièrement la tête. Elle voit déjà dans son imagination un vaste complot, une formidable organisation occulte. Elle tremble pour son existence et s’empresse de prendre des mesures si disproportionnées au danger réel, si vexantes pour le grand nombre, qu’elle se fait bientôt abhorrer par ceux mêmes qui en étaient hier les supports fidèles.
Plus habile que les autocrates, la bourgeoisie ne se laisse pas si facilement entraîner à l’épouvante par des faits isolés, tant que le peuple, les masses ne bougent pas. Aussi les deux bourgeoisies, française et anglaise, ont vite mesuré la profondeur du mouvement ; elles ont vite compris qu’elles n’avaient devant eux que des individus isolés…
Ce que l’histoire du moment nous demande, ce ne sont pas des hommes rêvant barricades, explosions et autres accessoires des révolutions, mais des hommes voulant, appelant de tout leur être la révolution sociale elle-même.
Voyons ! de telles lignes ont provoqué Léauthier ? (Vif mouvement).
Voilà pour les excitations aux attentats contre les personnes.
Voici, maintenant, pour les attentats contre les propriétés — le vol.
Oh ! ici, la Révolte est formelle :
11 décembre 1891.
Et, d’abord, débarrassons-nous de cette théorie enfantine que l’on nous a prêchée, qu’en pratiquant le vol on détruit les préjugés de propriété…
Le vol, en effet, c’est la meilleure garantie des propriétés.
La propriété est constituée, parce que si la propriété est le vol — le vol c’est la propriété !
Tristes révolutionnaires ceux qui, pour battre en brèche la propriété, ne savent que la reconnaître ; qui, pour arriver à l’expropriation, commencent par l’appropriation.
18 décembre 1891.
Passons maintenant au côté pratique de la question.
Comme principe — avons-nous dit — le vol n’apporte rien de nouveau ; il n’a absolument rien de révolutionnaire.
Depuis les Pharaons d’Égypte, les maîtres ont volé leurs esclaves, et les esclaves — au lieu de se révolter — ont volé leurs maîtres. Le vol, c’est la contre-partie de la propriété, la soupape de sûreté de la propriété.
On n’abolit pas la propriété en pratiquant le vol, qui est l’appropriation, et on ne démolit pas une société basée sur le mensonge et l’hypocrisie en érigeant le mensonge et l’hypocrisie en vertus révolutionnaires.
25 décembre 1891.
Si le vol ne vaut rien comme principe révolutionnaire, il vaut encore moins comme moyen d’action.
....... .......... ...Mais, nous dira-t-on, on a bien condamné l’estampage (une sorte de filouterie qualifiée) entre compagnons ?
Entre compagnons ? Mais où donc commence le compagnonnage, où commence le « bourgeois » ?
La blouse ne trace pas de limite, car on a bien parlé de voler ces affreux « bourgeois, les vendeurs de châtaignes grillées ».
« C’est pour les rendre révolutionnaires », a-t-on ajouté, tout comme Torquemada, le jésuite, qui brûlait les hommes pour sauver leurs âmes, ou comme l’État, qui dépouille le paysan pour « l’instruire » et le faire « progresser ».
On voit dans quel labyrinthe inextricable de sophismes et d’absurdités on s’embourbe en érigeant le vol en théorie.
Comme principe révolutionnaire, la théorie ne tient pas debout. Le vol, c’est la propriété, c’est l’appropriation, non l’expropriation ; c’est le faible qui vole : la force exproprie.
Voilà ce que veut Jean Grave : l’expropriation par la révolution. Il veut faire aux bourgeois ce que les bourgeois firent naguère aux nobles et aux bourgeois.
Mais le vol !… Vous voyez comment la Révolte le traite ? et vous dites que sa propagande enfanta les voleurs ?…
Elle a condamné le vol sans distinction, sans restriction ! elle s’est nettement séparée de l’autre doctrine anarchiste qui veut faire des distinguo ; et c’est à cause de cela que, d’après une pièce même du dossier, une lettre de Paul Reclus, on voit ce dernier, sinon brouillé, du moins en froid avec Jean Grave, à la suite des discussions qui s’élevèrent sur le vol.
Quelle entente ! Et dire que l’on présente Paul Reclus et Jean Grave comme formant à eux deux le comité directeur de l’anarchie !… (Mouvement prolongé).
Voilà comment Jean Grave a prêché la propagande par le fait ! Voilà comment il a approuvé les propagandistes ! Voilà comment il en a fait l’apologie !
Ah ! Cette apologie, je la trouve bien mieux faite dans un journal conservateur, le Nouvelliste de Bordeaux, que les griffes de vos lois nouvelles ne manqueraient pas.
Écoutez :
Dans ce duel qui se livre entre une société égoïste et pourrie, et quelques barbares audacieux qui se dressent devant elle pour la détruire, c’est pour les barbares que sont mes sympathies.
… Les vrais coupables, ce sont les gouvernements impuissants qui se remplacent de période en période, sans changer rien à leur bêtise initiale et à leur routinière incapacité.
Nous avons eu depuis cent ans des royautés, des empires, des républiques ; et tous, qu’ont-ils fait ? Rien, rien, moins que rien. Ils ont gorgé d’argent les valets qui les ont servis, tracassé les valets des autres, jetant partout des ferments de discorde, esquissé des semblants de lois populaires, et clamé beaucoup de discours où l’on parlait d’une certaine liberté, d’une lointaine égalité et, je crois même, d’une vague fraternité.
Des hommes moustachus ont succédé à des hommes glabres ; des barbus à des moustachus ; mais, à part ce léger détail de toilette, c’est toujours la même chanson. Les réformes sont toujours « prochaines », les sacrifices toujours « provisoires ». — Il existe un code qui est le plus sordide monument d’infamie et de malpropreté. Tous les vols s’y embusquent à leur aise comme en un vieux manoir bordant les grands chemins ; toutes les exactions y peuvent creuser impunément leur caverne.
— Les vrais coupables, enfin, ce sont tous ceux qui, dans leurs livres, leurs journaux et leurs discours ont légitimé la violence et consacré la révolte. Ah ! ils sont vraiment bien plaisants, tous ces massacreurs en chambre, ces terroristes de brasserie, ces autoritaires de boulevard, dont toute la vie se passe à célébrer de hauts faits révolutionnaires, et qui poussent des cris d’oie embrochée quand c’est contre eux que se tournent les révolutions !
Ouais ! Messeigneurs, cela vous dérange qu’on fasse sauter vos maisons ! Croyez-vous par hasard que les guillotinés de 1793 trouvaient la plaisanterie de leur goût ?
Croyez-vous que les fusillés de 48 et du 2 décembre n’avaient pas rêvé un sort meilleur ? Poussons plus loin : Croyez-vous que les protestants et les catholiques, massacrés de part et d’autre durant les guerres du seizième siècle, prenaient un plaisir extrême à ce genre de propagande ?
Ah ! la superbe ironie ! On ne peut faire un pas sans se cogner la tête à la statue d’un beau rôtisseur de foules ; de doux universitaires à lunettes vont bêler des périodes à panaches devant le socle de tous les Dantons, et quand des inconnus ont la prétention de suivre ces nobles traces :
« Le monstre ! l’horrible monstre ! tuez-le ! » C’est bon dans l’histoire, n’est-ce pas ? Cela procure aux cuistres de tous les temps quelques amples développements de rhétorique, mais cela vous gêne qu’on s’avise de continuer la tradition ! — O comédiens ! toute votre histoire n’est que l’apologie de la haine, de la violence et de la révolte, et vous vous figurez que l’Histoire va s’arrêter subitement parce que c’est vous qui la vivez ? — O imbéciles !
Ah ! ils vont bien, les bourgeois, quand ils jugent la bourgeoisie !
Je comprends que la Révolte reproduise leurs articles !… (Longue sensation dans l’audience).
Maintenant vous connaissez, Messieurs les Jurés, la propagande écrite de la Révolte ? Vous savez si elle masque la propagande par le fait ?
Est-ce à dire qu’elle soit sans responsabilité ?
Ah ! Messieurs les Jurés, écoutez-moi bien : anarchistes ou non, nous autres penseurs, nous en avons tous une dans l’histoire des choses humaines !
Et nos penseurs officiels, ceux que nous glorifions, n’en ont-ils pas assumé une plus terrible que celle de Jean Grave ? L’œuvre de Jean Grave est-elle aussi meurtrière que la leur ?
Comment ! on a le courage de requérir contre un homme vingt ans de travaux forcés, de flétrir son idée sous prétexte qu’elle n’a pas été bien sage, qu’elle a prêché la désobéissance, effrayé les propriétaires, manqué de respect à l’armée ; — comment ! on a ce courage, quand on est le fils de la pensée jacobine dont les rapacités dépouillèrent la vieille France, dont les fureurs la rougirent de sang ; quand on est l’officielle incarnation d’un régime qui, dans nos rues et sur nos places, grandit la statue de Danton : la statue du crime ; celle de Jean-Jacques : la statue du vol ; celle de Voltaire : la statue de la révolte ; celle d’Étienne Marcel : la statue de la trahison ; et, le plus carrément du monde, on soutient au jury qu’il faut déporter Jean Grave, parce que les écrits de Jean Grave dynamitent la bourgeoisie !
Pas plus, Monsieur l’Avocat général, que les écrits de Voltaire n’ont guillotiné Marie-Antoinette — peut-être autant, pas davantage !…
Et donnant la main au poète Henri Heine, le sanglant ironiste, vous pourriez, avec lui, chanter la ronde macabre :
« Comme les glaces des fenêtres brillent gaiement au château des Tuileries !
« Et pourtant, là, reviennent, en plein jour, les spectres d’autrefois !
« Marie-Antoinette reparaît dans le pavillon de Flore !
« Dames de cour en toilette !
« Leur taille est fine ! Les jupes à panier bouffent !
« Ah ! si seulement elles avaient des têtes !…
« Mais voilà ! Elles n’ont pas de têtes !… Voltaire les a coupées !… »
Ah ! Messieurs les Jurés, quel que soit leur nom, ce sont de terribles dynamiteurs que les penseurs !
Oui ! Leur rêve d’avenir dynamite le présent !
L’Idée, quels que soient son but, sa physionomie, son allure — l’Idée haute, pure, sainte, comme l’Idée troublée, égarée, dévoyée, — l’Idée n’est jamais, ne peut être une pacifique. L’Idée est une guerrière. L’Idée s’indigne des ténèbres, des tyrannies, des turpitudes ambiantes. L’Idée veut sauver, émanciper, régénérer, illuminer. L’Idée a l’horreur du présent ; le présent est son ennemi. L’Idée rêve l’avenir. L’Idée veut changer le monde. L’Idée est une révoltée !…
Le rêveur — cet amant de l’Idée — est quelquefois un halluciné.
Mais c’est quelquefois aussi un visionnaire ! Et l’avenir seul peut nous dire ce qui est une vision ou une hallucination.
Le penseur ressemble à Moïse :
Devant les multitudes souffrantes, altérées de bonheur, il découvre les champs du Futur, un peu comme Moïse, du haut de la montagne, découvrait à son peuple les splendeurs de la Terre Promise !
Et il arrive que, dans la hâte de la douleur, des miséreux se précipitent sur la fraîcheur des oasis qui, hélas ! quelquefois, ne sont que des mirages !
Mais, parce qu’il peut y avoir des mirages dans les lointains de l’avenir, croyez-vous arrêter le bras de Moïse ? Croyez-vous, par le bagne, par le cachot, par l’épouvante, glacer le geste ardent de la Pensée humaine ?
Vous êtes le pouvoir social, Messieurs les Jurés, et, comme pouvoir social, vous avez le droit d’endiguer les élans de l’Idée frémissante.
Mais l’Idée, elle aussi, a des droits contre vous, et si vous l’enchaînez, l’Idée vous engloutira !
Vous est-il arrivé quelquefois d’errer le long des grèves, et de promener vos regards sur l’immensité des flots ?
La vague vient mordre le roc ! Et le roc brise la vague ! Et, souriant, vous dites : « Jamais la vague ne détruira le roc ! »
Et puis, le bruit des houles dissipe votre rêverie. Vous regardez à vos pieds, et l’effritement des roches vous apprend la victoire des vagues ; vous regardez à vos côtés, et vous voyez que leur courroux creusa de larges avalures !
Eh bien, le roc c’est vous ; c’est, messieurs, le pouvoir social. La vague, c’est l’Idée, c’est la Pensée humaine ! Le pouvoir social, qui est fait d’intérêts, de possessions et d’égoïsmes, arrête pour quelque temps les fièvres de l’Idée ; mais les frissons, les ardeurs de l’Idée finissent par briser la digue sociale !
Ne vous en inquiétez pas ! et ne maudissez pas les tempêtes de l’Idée ! Les tempêtes, c’est vrai, causent quelques naufrages ; mais savez-vous le rôle et le but de la tempête ? Il est un péril plus sinistre que l’agitation de la houle, c’est le miasme du marais ! Et, si la mer cessait d’être la grande agitée, elle deviendrait la grande empoisonneuse…
Songez à cela, messieurs, oubliez les spectres qu’on agite sous vos yeux.
Ne collaborez pas à des œuvres innommables ! Ne jetez pas Jean Grave en pâture aux appétits !
Ils ne sont pas associés, ces hommes ! Vous le savez, messieurs ! Ne dites pas qu’ils le sont ! Vous parlez sous la foi du serment !
Aucune considération n’excuserait votre parjure !
Jadis, un danger se dressa devant le monde féodal, comme le danger anarchiste menace le monde bourgeois. Mais c’était un danger plus terrible.
Les Albigeois soutenaient les principes qui devinrent plus tard ceux de la Révolution. Le monde féodal se leva, épouvanté ; il revêtit son casque et sa cuirasse ; mais il ne dérangea pas les Parlements ; il ne jugea pas : il tua ; il massacra, il inonda de sang la terre ; mais il ne commit pas cette infamie qui pèse lourd, je vous l’assure, sur les épaules de ceux qui s’en rendent responsables : essayer de donner la couleur d’une sentence de justice à ce qui n’est, au fond des choses, que la brutalité d’une exécution !
La justice ! Messieurs les Jurés !… Elle est l’âme des sociétés humaines !
Un corps sans âme est un corps mort ; si vous voulez sauver votre société branlante, ah ! je vous en supplie, ne tuez pas la justice !
Quand on vous dira : « Ces hommes sont des anarchistes, cela suffit, coupables ou non, frappez-les ! », répondez :
« Non, ce sont là des propos de fusilleurs et non des phrases de justiciers ! Si la justice est impuissante, s’il faut faire encore autre chose, eh bien, faites cette besogne : elle ne nous regarde pas !… » (Applaudissements).
Cour d’assises de la Seine
Audience du 12 Octobre 1894.
Sous ce titre : La Magistrature et l’Opinion, M. Drumont publiait dans la Libre Parole du 22 août 1894 un article de psychologie sociale, dans lequel il parlait du « mépris » où, disait-il, sont tombés les magistrats. La cour releva dans ces termes le délit d’outrages à la magistrature et des poursuites furent intentées contre l’écrivain et son journal.
Le 12 octobre 1894, jour de l’audience, M. Drumont fit défaut, et M. Millot, gérant du journal, comparut seul à la barre.
Après la plaidoirie ci-après reproduite, le jury rendit un verdict négatif sur toutes les questions : et le journal fut acquitté en la personne du gérant. Mais la cour, seule compétente pour juger M. Drumont défaillant, le condamna à trois mois de prison et cinq cents francs d’amende.
Messieurs les Jurés,
Je prendrai pour exorde les premiers mots d’une remarquable brochure, que tous les curieux des choses de notre temps devraient lire, qui se recommande au légiste aussi bien qu’au philosophe, à l’homme qui juge comme à l’homme qui réfléchit, et que vous aurez sous les yeux au moment de votre verdict.
Elle émane d’un homme qui n’est pas un journaliste, qui est un des plus distingués collègues de M. l’avocat général, un de nos magistrats les plus érudits et, à coup sûr, les plus impeccables, un juge en qui le Parquet a pleine confiance puisqu’il le charge des instructions les plus délicates, et dont la carrière, toute de travail et d’honneur, est la meilleure des réponses à l’outrance des polémiques : vous avez tous nommé l’honorable M. Guillot.
Elle a pour titre : L’Avenir de la magistrature ; vous voyez qu’elle est de circonstance.
Elle a été publiée en 1891 ! Elle a donc encore le mérite de l’actualité.
Tout son esprit réside en ces cinq lignes que je lui emprunte :
Je viens, quoique magistrat, parler de la magistrature ; je n’éprouve aucun embarras à le faire, étant de ceux qui pensent que la sincérité du langage est la meilleure preuve d’attachement qui se puisse donner.
Je ne changerai qu’un mot, puisque je n’ai pas l’honneur d’appartenir à la magistrature, et, à la cour comme au jury, je dirai :
Je viens, quoique avocat, parler de la magistrature ; je n’éprouve aucun embarras à le faire, étant de ceux qui pensent que la sincérité du langage est la meilleure preuve d’attachement qui se puisse donner.
La sincérité, messieurs, est toujours la vraie méthode ; mais surtout dans les procès tels que celui d’aujourd’hui.
Ces procès, on les doit plaider, comme on les doit juger, sans crainte ni aigreur, sans timidité ni violence — en homme libre.
Vous nous direz si les circonstances de la cause, l’opportunité du moment, votre amour de la logique, votre instinct de l’équité, vous permettent de condamner M. Drumont.
Je me trompe : M. Drumont échappe à ce débat contradictoire ; du moins, il y échappe selon la lettre du texte, car, au point de vue moral, c’est lui que vous allez juger. Mais, juridiquement parlant, il est absent de cette enceinte ; on n’a pas oublié de le citer, mais il a oublié de venir ; excusez-le : on oublie toujours quelque chose ; d’autres ont oublié d’interrompre la prescription… (Rires). Pardonnez-lui sa défaillance de mémoire : ce n’est pas celle qui vous coûtera le plus cher.
Au demeurant, s’il a oublié de revenir, ce qui se passe à l’heure actuelle prouve qu’il n’a peut-être pas eu tort de ne pas oublier de s’en aller.
Il n’a du reste pas oublié de vous écrire, Messieurs les Jurés ; il l’a fait par la voie du journal ; du moins il a essayé de le faire, car la poste a oublié de vous apporter sa lettre (Hilarité générale).
Voilà comme il faudra vous contenter du bon M. Millot.
Vous connaissez le bon M. Millot ? Je vais charger Drumont de vous le présenter.
Il le présenta à ceux de vos prédécesseurs qui jugèrent l’affaire Burdeau ; je cite la présentation :
Messieurs, je n’ai plus qu’un mot à ajouter — disait-il en terminant sa défense :
Je tiens à vous dire ce qu’est Millot.
Il n’est pas le gérant banal chargé d’endosser les responsabilités. C’est un fervent et un zélé. C’est un des premiers soldats de la cause antisémitique. Il est venu à nous dès le commencement. Il a été un des trois signataires du manifeste antisémite que nous avons fait placarder sur les murs. Il y avait, à ce moment-là, quelque mérite à le faire.
Millot est le représentant de cette bonne race française. C’est le véritable ouvrier parisien. Il était sertisseur de bijoux. Il a élevé sa famille le plus honorablement possible.
Millot était dans le bijou. Là, il a rencontré le Juif… comme partout ! Le vrai bijou est remplacé maintenant par un bijou fourré. Il faut toujours que le Juif fourre quelqu’un dedans. Quand ce n’est pas un homme, c’est un bijou. (Rires).
Millot est absolument innocent du délit qu’on lui reproche.
Il n’a pas eu connaissance de l’article ; mais, d’ailleurs, l’eût-il lu, qu’il m’aurait dit :
« J’ai confiance en vous, tout ce que vous écrivez est bien. »
C’est moi qui ai sonné mon garçon de bureau et qui lui ai dit : Portez cela à l’impression ; si vous voulez juger en équité, acquittez Millot.
Depuis le procès Burdeau, le bon Millot n’a pas changé ; je dirai qu’il est devenu encore plus inoffensif, si possible. Il a quitté Paris : il est allé s’établir à Montgeron, à la campagne, et ne quitte plus cette localité enchanteresse que pour rendre visite au Parquet.
C’est ainsi qu’il partage son temps entre l’agriculture et la justice. Il m’a dit, ce matin, qu’il préférait l’agriculture… tous les goûts sont dans la nature… Il cultive des choux, des carottes, et, quand il a défriché son jardin, pour se reposer, il parcourt la Libre Parole dont il se trouve responsable, bien qu’elle soit imprimée au moins 24 heures avant de lui parvenir.
C’est la beauté du droit qui exige cela ; cela s’appelle une fiction juridique ; en vertu de cette fiction, Millot comparaît devant vous, chargé de tous les péchés, non d’Israël, mais de M. Drumont, ce qui n’est pas tout à fait la même chose…
Le droit et ses fictions ne vous importent guère, messieurs : vous jugerez en équité, et vous direz si l’article de M. Drumont exige qu’on ravisse M. Millot aux délices de Montgeron.
Ceci m’amène à aborder l’article qui est l’inculpé véritable, car c’est sur le sort de l’article que le verdict va statuer.
L’article incriminé se divise en deux parties : l’une a trait aux politiciens, l’autre aux magistrats.
De la partie concernant les politiciens, je n’ai rien à dire : Drumont les met en cause, mais ils ne ripostent pas.
Flaubert écrivait en 1835 :
Les représentants du peuple ne sont autres qu’un tas immonde de vendus. Leur but, c’est l’intérêt ; leur penchant, la bassesse ; leur honneur est un honneur stupide ; leur âme, un tas de boue.
Je n’ai point à mesurer l’exactitude historique de cette appréciation ; mais constatez que, dans l’ordre politique, Drumont n’a pas inventé la violence, et que d’immortels stylistes ont été ses précurseurs !
Le jour où le Palais-Bourbon imitera le Palais de Justice, et où les politiciens se plaindront d’être injuriés, avec même franchise qu’aujourd’hui je chercherai, à votre barre, si le parlementarisme de 1894 vaut mieux que celui de 1835, et si, du temps de Drumont, la vertu fréquente plus souvent les couloirs de la Chambre que du temps de Flaubert.
Pour l’instant, ce n’est pas votre affaire, et seuls les magistrats appellent votre attention.
La partie de l’article incriminé qui les touche se subdivise elle-même en deux parties :
L’une nomme un magistrat et en désigne deux autres ; le magistrat nommé est M. Quesnay de Beaurepaire ; les deux magistrats désignés sont celui qui présidait la chambre des appels correctionnels le jour où elle acquitta Erlanger et celui qui présidait cette même chambre le jour où elle sauva de la prison M. Laveyssière. De cette première partie, je n’ai pas à m’occuper : elle n’est pas poursuivie ; M. Quesnay de Beaurepaire et ses deux collègues gardent le silence, et, comme le respect m’empêche de croire, surtout d’insinuer que leurs rancunes individuelles s’embusquent derrière l’anonymat d’une procédure, je suis forcé de conclure que, pour des raisons qui ne relèvent que d’eux et de leur conscience, les trois magistrats en question ne s’estiment pas diffamés. (Mouvement).
L’autre partie de l’article ne nomme ni ne désigne personne ; elle ne vise qu’une fonction. Donc, devant le jury à l’heure actuelle, MM. Drumont et Millot ne se trouvent pas assignés par un magistrat, mais par la magistrature.
On ne leur reproche pas d’avoir diffamé un homme, mais d’avoir offensé une collectivité.
Examinons l’offense et recherchons-en l’origine : c’est le nerf de tout le procès.
L’origine, messieurs, vous la connaissez. Le 19 août 1894, le Figaro publiait une très curieuse interview d’un magistrat de cette cour.
Le journaliste contait que les hasards de la vie mondaine lui avaient donné, la veille, pour voisin de table l’un des conseillers les plus estimés de la cour de Paris ; au dessert, on avait parlé des poursuites engagées contre Rochefort, et, à ce propos, le magistrat, mis en verve par le champagne, avait épanché dans le gilet de son voisin son intime opinion sur la magistrature. En de pareilles conjonctures, le gilet d’un journaliste est trop en cœur pour garder ce qu’on y épanche. Le lendemain matin, notre conseiller s’en aperçut !
Je cite l’interview :
— Ces poursuites, avait déclaré le magistrat, je les condamne tout à fait, je les trouve inutiles et imprudentes…
Notez que, si on avait voulu sévir contre ceux qui nous injurient, il y a beau temps qu’il aurait fallu commencer. Est-ce d’hier seulement qu’on nous traite, dans la presse, de justiciards, de chats fourrés, d’enjuponnés et même de vendus, de plats valets, de misérables courtisans ? Et c’est un absent, un proscrit, qu’on va choisir comme bouc émissaire et qu’on prétend frapper ? Quelle mauvaise plaisanterie ! Soyez certains que ce ne sont pas ces poursuites-là qui rendront à la magistrature la déférence respectueuse qu’elle inspirait jadis, car il est malheureusement incontestable que la considération s’en va. J’en ai fait moi-même par deux fois la récente et pénible expérience.
Ce fut, d’abord, aux funérailles de Mac-Mahon, où nous suivions en robe. J’avais été surpris, dès notre descente de voiture, à la Madeleine, des manifestations presque hostiles qui nous avaient accueillis, mais je les attribuais à ces bas-fonds que toute foule remue en elle. Cependant, en pénétrant dans le jardin des Invalides, qui ne pouvait contenir, lui, qu’un public trié sur le volet, je dus également noter au passage bien des remarques désobligeantes et des exclamations d’autant plus blessantes qu’elles ne paraissaient point comme des intentions d’insulte, mais bien comme la manifestation involontaire et spontanée d’un état d’âme spécial et nouveau.
Mêmes symptômes à l’enterrement du président Carnot et plus graves encore, peut-être, car devant ce grand deuil national, la foule, toujours silencieuse devant la mort, avait redoublé, ce jour-là, de décence et de respect.
Quant aux causes, je ne dirai pas de cette impopularité, car nous n’avons jamais cherché à être populaires, mais de cette mésestime et d’un irrespect aussi flagrant, elles sont bien complexes. D’abord, dans cette fameuse épuration qui suivit le Seize-Mai, on ne fut pas toujours heureux, il faut bien le reconnaître, dans le choix des magistrats qui remplacèrent les parlants volontaires ou forcés.
Plus haut dans la hiérarchie, les juges correctionnels, surchargés de besogne, durent aussi prononcer, comme par fournées, des condamnations basées sur des débats trop sommaires, des rapports inexacts ou trop malveillants.
Enfin, à la cour même, certains procès sensationnels nous ont montré des conseillers descendant trop volontiers des hauteurs de sereine impartialité où la loi, les traditions et même les simples convenances, leur prescrivaient de demeurer, pour se lancer à corps perdu dans la mêlée et faire parfois une besogne dont n’avait pas voulu le ministère public.
Je ne veux faire d’ailleurs aucune personnalité, mais n’est-il pas évident que, même aux yeux les moins prévenus, certains magistrats n’ont plus dans leur vie privée, dans leurs allures, dans leurs alliances et même dans leurs simples relations mondaines, la retenue, le souci de la dignité professionnelle qui étaient jadis des vertus familières même aux magistrats les moins estimés.
Le Figaro clôt son article par ces mots : « Ici se termine ce qui pouvait être dit. »
Qu’était donc, Messieurs les Jurés, ce qu’on ne pouvait pas dire ?… (Mouvement).
L’honorable conseiller anonyme qui s’est prêté à cette interview n’a pas calculé le travail qu’il préparait à ses collègues, ni supputé le nombre de journalistes qu’il allait mettre à mal.
Désormais, il fera bien de rester silencieux entre la poire et le fromage. Pour l’homme en général, et pour le magistrat en particulier, la crainte du reporter est le commencement de la sagesse…
Demain encore comparaîtra une de ses victimes : M. le commandant Blanc, directeur du Petit Caporal. A l’instar de M. Drumont, M. Blanc fut plus naïf que M. le conseiller qui, lui, a gardé l’anonyme, et, en reproduisant la prose magistrale, il signa la reproduction. Ce qui prouve que la candeur, si elle n’est pas toujours l’apanage des journalistes, est encore moins l’apanage de MM. les conseillers…
L’article du Figaro est donc tombé sous les yeux de Drumont.
Drumont l’a examiné avec sa vision de psychologue et lui a reconnu les signes de l’authenticité. Il s’est dit :
Voilà un magistrat sincère et observateur. Observateur, il observe, en deux circonstances solennelles, que le peuple n’a plus pour sa robe qu’une tendresse modérée. Il en cherche les causes et les énumère. Puis, s’appliquant à définir l’état d’âme de la foule, il y trouve une « mésestime » et un « irrespect flagrant ».
Drumont réfléchit : « Irrespect flagrant ! » « Mésestime ! » songe-t-il ; mais cela signifie : « Mépris ! »
Par un scrupule qui l’honore, il ouvre Littré au mot « Mésestime » et y lit : « Mésestime » : « Défaut d’estime », « Mépris ».
Littré avait parachevé dans l’âme de Drumont l’œuvre ébauchée par le conseiller !
Et notez que, plus modéré que l’illustre dictionnaire, l’éloquent polémiste a mis une sourdine à sa traduction :
« Le conseiller ne disait pas « Mépris » — voit-on dans son article ; — il prononçait « Mésestime » ; mais la différence est peu sensible ; la « Mésestime » c’est presque du « Mépris ».
Pour qui connaît le tempérament de M. Drumont, ce « presque » est un poème de modération.
Mais voilà ! quand on fait bien, on n’est jamais récompensé !
Pour comble de malheur, après avoir savouré l’interview du conseiller, M. Drumont tombe sur la belle brochure de M. le juge d’instruction Guillot que je signalais tout à l’heure.
Ah ! ceci n’était pas anonyme !
Ceci portait une marque — et pas la première venue ! — celle d’un juge d’instruction près le tribunal de la Seine, d’un psychologue illustre, d’un membre de l’Institut !
Qu’y lit M. Drumont ?
Plus on est pénétré de l’idée de justice, dont la magistrature de droit commun doit être la vivante image, plus on lui a donné de gages, et plus on est sensible aux dangers qui la menacent ; elle traverse depuis un siècle une crise redoutable, et, à moins d’être un flatteur ou un indifférent, il faut reconnaître l’évidence. Le devoir est de donner l’alarme et de chercher résolument le remède à un mal dont d’innombrables symptômes révèlent l’étendue.
....... .......... ...Je ne crois pas que personne puisse contester qu’elle ne soit sans cesse en butte à des attaques affaiblissant de plus en plus son prestige ; le magistrat, qui doit plus que tout autre se piquer de clairvoyance, n’a rien à perdre de sa dignité, en le reconnaissant ; il serait même fâcheux qu’il fût seul à ne pas voir ce que tout le monde remarque ; il s’exposerait ainsi au ridicule de ces gentilshommes en détresse s’imaginant qu’il leur suffit de se draper majestueusement dans un manteau usé pour que le passant ne voie pas ses déchirures.
Pour ne pas être taxé de pessimisme et d’exagération, je montrerai, en citant ce qui se dit et s’écrit tous les jours, que si les outrages contre la magistrature ont été de tous les temps, ils n’ont jamais été plus répétés, plus grossiers, plus facilement accueillis par un public déshabitué du respect ; je rechercherai ensuite la cause ; je montrerai, par l’ancienneté même du mal, qu’elle tient bien moins à des circonstances accidentelles qu’aux vices profonds de l’institution elle-même : une fois la cause reconnue, le remède se révélera de lui-même.
....... .......... ...Il suffit d’écouter un instant et de regarder autour de soi pour être frappé de la progression constante des attaques dirigées contre le pouvoir judiciaire.
....... .......... ...La colère de l’homme qui perd son procès est un fait psychologique dont il faut prendre son parti ; mais ce qui est vraiment grave et désastreux, ce qui compromet le rôle social de la magistrature, c’est que la généralité du pays perde confiance dans son indépendance en face du pouvoir.
Sans doute, toutes les fois qu’un orateur officiel monte à la tribune, il manque rarement de rendre un hommage très mérité à l’indépendance des magistrats, bien que quelquefois des accusations parties de haut aient pu être recueillies et exploitées dans la foule ; mais l’accueil fait à l’éloge, même sur les bancs de la majorité, montre qu’il ne répond pas au sentiment général.
On comprend le sentiment de ce magistrat, qui, regardant la belle et noble carrière qu’il avait parcourue, écrivait avec tristesse ;
« Aujourd’hui, on salit nos robes d’invectives et d’injures ; nos arrêts n’inspirent plus confiance : on leur attribue parfois des mobiles fâcheux, quand ils n’apparaissaient jadis que comme l’expression du droit et du juste. » — (La Magistrature, par M. de Bréville, revue athlétique du 25 avril 1890).
« N’est-il pas vrai que la magistrature est ouverte à tous sans aucune condition de capacité, que le gouvernement peut y appeler qui il veut et qu’à son gré il peut donner indistinctement les grades les plus élevés comme les plus infimes ?
« N’est-il pas vrai qu’une fois revêtu de la robe, le magistrat dépend entièrement du pouvoir pour tout ce qui touche à l’amélioration de sa situation ? »
Qui donc, dans un projet de réforme proposé il y a vingt ans à l’Assemblée nationale, s’exprimait ainsi ?
Un magistrat éminent, portant un nom depuis longtemps respecté dans le monde judiciaire. (M. Bérenger, Journal Officiel, 15 juillet 1871).
« Que de fois n’a-t-on pas vu des magistrats arriver dans des cours souveraines par l’effet d’une faveur injustifiable, chanceler en y entrant, s’y asseoir au milieu de leurs collègues embarrassés, confus, hostiles, et dont la puissance ministérielle pouvait à peine contenir la réprobation ! Le public s’en attristait ou s’en réjouissait, suivant qu’il aimait ou qu’il dédaignait la justice. »
Qui donc, en 1871, parlait de la sorte ? Un homme qui avait parcouru dans la magistrature une noble et glorieuse carrière. (M. Oscar de Vallée, la Magistrature française et le Pouvoir ministériel, 1871. Discours sur la magistrature, Journal officiel de novembre 1880).
« Le fonctionnarisme s’introduit dans les tribunaux, y coulant à pleins bords et ayant pour résultat de faire passer la France judiciaire sous la main du pouvoir exécutif. »
Qui donc, en 1882, parlait avec cette franchise ? Un des avocats généraux de la cour de Paris, bientôt procureur général. (M. Camille Bouchez).
« La masse de la magistrature est descendue de plusieurs degrés ; les mœurs se sont modifiées et on la montre, dans un avenir menaçant, devenue l’instrument dans la lutte des partis, appelée peut-être à rendre des services électoraux, mais cessant d’être un appui pour les forces vives de la société. »
Qui donc, en 1884, tenait ce langage ? Un homme qui eut l’honneur d’être le confident et l’ami de Dufaure et que la justice compte toujours parmi ses plus vaillants défenseurs. (M. Georges Picot, La Magistrature et la Démocratie).
Voilà ce que lit Drumont dans la brochure de M. le juge d’instruction Guillot.
Ces lectures excitent la mémoire de Drumont, qui a une mémoire excellente ; il se rappelle Montaigne — que, d’ailleurs, la brochure lui a rappelé — Montaigne accusant ses collègues de profiter du « cahot de la jurisprudence » pour « favoriser celle des parties que bon leur semble, méconnaissant probité, bonnes mœurs, humanité » ; le même Montaigne s’écriant : « Combien ai-je vu de condamnations, plus criminelles que le crime ! »
Du milieu du XVIe siècle, l’imagination de Drumont — qui est aussi vive que sa mémoire — bondit jusqu’au milieu du XIXe ; et, à la place du vieux conseiller Montaigne, il trouve le moderne garde des sceaux Dufaure ; et celui qu’on a surnommé « la pierre angulaire de la magistrature » lui dit :
La magistrature, c’est comme un tonneau de vinaigre ; versez-y une bouteille de vin chaque jour, et tirez par le bas une bouteille de vinaigre ; vous aurez beau continuer comme cela tant que vous voudrez, vous n’aurez jamais que du vinaigre.
Et Drumont, le penseur, médite, récapitule et conclut :
Voyons ! Voilà le plus célèbre des gardes des sceaux, l’illustre Dufaure, l’ami patenté de la magistrature, qui la compare à un tonneau de vinaigre ! (Hilarité). — C’est déjà la mettre bien bas !
Voilà, pourtant, un élégant modéré, un centre-gauche courtois, un des plus vaillants défenseurs de la justice, un rédacteur du Journal des Débats, habitué par conséquent à voir plutôt les choses en rose, M. Georges Picot, qui affirme en 1884 que la masse de la magistrature a trouvé le moyen de descendre de plusieurs degrés !
Voilà un avocat général, M. Bouchez, qui déclare que le fonctionnarisme s’est introduit dans les tribunaux et qu’il y coule à pleins bords ! Et, sans doute, en haut lieu, trouve-t-on juste sa remarque, puisque, peu de jours après, on le nomme procureur général !
Voilà un magistrat éminent, M. Bérenger, qui raconte à une assemblée parlementaire que, maintes fois, on a vu, dans des cours souveraines, des magistrats arriver par l’effet d’une faveur injustifiable, chanceler en y entrant, et s’y asseoir confus, au milieu de collègues dont la puissance ministérielle pouvait à peine contenir la réprobation !
De tels aveux ne rendent que trop vraisemblables les confidences que le conseiller anonyme a faites au Figaro !
Si les magistrats parlent ainsi d’eux-mêmes, qu’en dira le public ?
Oui, l’anonyme a raison de parler de « mésestime » !
Oui, M. de Bréville a raison de s’écrier : « Nos arrêts n’inspirent plus confiance ! »
Oui, M. Guillot a raison d’écrire que, cette confiance, la généralité du pays l’a perdue !
Voilà ce que conclut Drumont !
Et Drumont, entraîné par des attestations si hautes, parcourt l’interminable série des lamentables témoignages que l’honorable magistrat apporte à l’appui de son dire !
Je ne puis les citer : j’abuserais de vos attentions bienveillantes.
Un seul échantillon :
Le robin, dans sa robe rouge ou noire, est un être d’une espèce particulière. Tant que le gouvernement sera, ou lui paraîtra fort, il marchera et on n’aura pas besoin de lui demander des services ; il les rendra spontanément. Mais que le gouvernement soit ou paraisse faible, chancelant, qu’on ne soit pas assuré du lendemain, vous pouvez être tranquille, le robin affirmera son indépendance. Le juré peut s’abuser, peut s’égarer, il est homme ; tandis que le juge n’est qu’une machine à condamner ou à acquitter, suivant l’intérêt du moment. Voyez-le à la police correctionnelle jugeant des affaires de droit commun. Sa fonction est de condamner, et il condamne avec la régularité d’une machine à casser du sucre.
Qui écrit cela ? Un homme que, dans une de ses fines chroniques, M. Francis Magnard qualifiait « un des membres les plus appréciés du Sénat ».
En fallait-il autant — dites-moi, Messieurs les Jurés, — pour fouetter le cerveau d’un écrivain qui, à tort ou à raison, croit avoir à se plaindre de la magistrature et ne flirte guère avec la justice pour laquelle il ressent un amour des plus platoniques ? (Hilarité générale).
Dans l’imagination du penseur, à ce témoignage des hommes est venue s’ajouter la triste leçon des choses.
Il a cru voir avec Spencer que « l’incroyable disproportion des sentences est un scandale quotidien ».
Spencer lui conte l’histoire de « ce moissonneur affamé qui est envoyé en prison pour avoir mangé dix centimes de fèves, comme cela s’est vu à Faversham, tandis qu’un gros richard coupable en est quitte pour une amende dérisoire ».
L’histoire de cet infortuné moissonneur évoque en lui le souvenir de cette autre histoire — qui lui tient fort à cœur — de son baigneur de Sainte Pélagie, condamné à quatre mois de prison pour avoir dérobé quelques prunes !
Et, par une de ces antithèses violentes qui font battre le cœur des plus calmes, l’image de ces deux miséreux flétris et enchaînés, l’un pour une poignée de fèves, l’autre pour une poignée de prunes, évoque à ses yeux la longue file de ces modernes féodaux, de ces financiers redoutables, de ces forbans internationaux dont les ruses puissantes défient la vindicte publique — véritables tyrans de l’époque qui, pareils aux tyrans de Rome, dont des légistes dégradés divinisaient les appétits, pourraient s’appliquer le précepte du Digeste :
« Nous vivons de la loi, mais nous dominons la loi : Legibus vivimus, sed supra leges sumus ! »
Et cette « incroyable disproportion des sentences », dont parle Spencer, donne, encore une fois, le vol à la mémoire de Drumont, et, après être descendu de Montaigne à Dufaure, le voilà qui remonte de Dufaure à Rabelais !
Il se souvient du discours symbolique tenu à l’ami Panurge par le seigneur Grippeminaud, le roi des Apédeftes, des gens aux longs doigts crochus, des chats fourrés parlementaires :
Or çà, dit Grippeminaud, par Styx, puisque autre chose ne veux dire, or çà, je te montrerai que meilleur te serait être tombé entre les pattes de Lucifer et de tous les diables, qu’entre nos griffes. Or çà, le vois-tu bien ? Or çà, malautru, nous allègues-tu innocence comme chose digne d’échapper à nos tortures ? Or çà, nos lois sont comme toiles d’araignées, les simples moucherons et petits papillons y sont pris, les gros taons malfaisants les rompent et passent à travers. Semblablement, nous ne cherchons les gros larrons, ils sont de trop dure digestion ; or çà, vous autres innocents, y serez bien innocentés, or çà, le grand diable, or çà, vous y chantera holala.
Ah ! cette graisse rabelaisienne est autrement épicée que l’outrage contemporain !
Ce passage fameux, dont la savoureuse puissance ne sera jamais égalée, n’est-il pas le thème effroyable sur lequel on a, depuis, brodé et modulé tant de variations sanglantes ?
Pensez-vous, qu’en la forme, il soit beaucoup moins outrageant pour la magistrature que l’article poursuivi ?
Grippeminaud — prétend la verve de Rabelais — laisse passer les gros taons malfaisants, il ne recherche pas les gros larrons qui sont de digestion trop dure ; ses griffes ne retiennent que les papillons et les moucherons.
Grippeminaud — prétend la verve de Drumont — condamne à quatre mois de prison un pauvre diable qui, sur un arbre, a volé quatre prunes, mais il acquitte Erlanger ou il excuse Laveyssière.
Gros taons malfaisants, gros larrons, Erlanger, Laveyssière, — d’une part ; — simples moucherons, papillons, voleurs de prunes ou de fèves — de l’autre ; — les premiers caressés, les seconds déchirés par les griffes du Grippeminaud symbolique : dites-moi, Messieurs les Jurés, n’est-ce pas, à travers les siècles, toujours la même idée — si vous voulez, la même injure — qui, un matin, s’est doucement épanouie dans cette exquise demi-teinte des jolis vers du fabuliste :
Et, pourtant, voyez la différence : aujourd’hui, l’on cite Rabelais, on sourit de La Fontaine, mais on poursuit Drumont !
O ironie des choses ! Le temps opère-t-il de pareilles métamorphoses ! Quelques années de cave suffisent pour faire d’un vin jeune un vin de prix. Un siècle de bibliothèque suffit-il pour, d’un morceau injurieux, faire une page classique, ou bien un distique immortel !
Voyons, Messieurs les Jurés, soyons justes et raisonnons.
L’honorable M. Guillot le constate : si les outrages contre la magistrature n’ont jamais été plus répétés, plus grossiers, plus facilement accueillis par un public déshabitué du respect, ces outrages ont été de tous les temps.
De tous temps, mais surtout aux temps de gauloise et fière franchise, les livres de nos écrivains ont fouetté les mauvais juges, comme les pierres de nos cathédrales fouettent les mauvais moines.
Les sarcasmes de l’art et de la littérature, les mépris de la chronique et les colères du tableau, les ironies de la satire, de l’épigramme et du dessin, le pinceau d’un Holbein comme le ricanement d’un Voltaire, l’élégance d’un La Bruyère comme la vision d’un Pascal, le rire d’un Rabelais comme le sourire d’un La Fontaine, n’ont-ils pas cinglé, vilipendé, n’ont-ils pas, pour parler comme l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 qu’on invoque, n’ont-ils pas outragé les magistrats indignes, ceux qui salissent, avilissent, prostituent la pudeur de leur robe aux intérêts, aux convoitises, aux ambitions, aux appétits ? Et, souvent, trop souvent, presque toujours, toujours, l’audacieuse ampleur de leurs formules généralisatrices n’a-t-elle pas englobé tout le corps judiciaire dans la réprobation de quelques-uns ?
Pourtant vit-on jamais poursuite analogue à la nôtre ? Rabelais s’est esbaudi — et Grandgousier, Pantagruel, Gargantua (c’est-à-dire Louis XII, Henri II, François Ier), se sont esbaudis avec lui !
Henri IV, le roi gaillard, s’est, un jour, rigolé à la mode rabelaisienne, et voulant, à l’occasion de l’enregistrement de l’édit de Nantes, congratuler son parlement de Paris, il l’a, avec une gravité royale, félicité « d’être le seul en France qui ne fût pas corrompu par l’argent ! » (Hilarité).
Pascal, l’effrayant visionnaire, n’a vu dans « les robes rouges, les hermines dont les magistrats s’emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, que piperie bonne à duper le monde » !
Et le Roi-Soleil n’a rien dit !
Louis XII, Henri IV, François Ier, Louis XIV, n’étaient, sans doute, que des pouvoirs de droit divin.
Les pouvoirs de droit jacobin se montrent-ils plus chatouilleux ?
Non : la Révolution est venue, notre siècle a lâché la bride à l’irrespect, l’outrage a grandi et le silence a grandi avec l’outrage pour le couvrir ! On a fait plus : non content d’absoudre l’outrage, on lui a décerné les honneurs du triomphe !
Victor Hugo a mis le forçat au-dessus du juge — et la magistrature l’a conduit au Panthéon ! (Mouvement prolongé dans l’auditoire).
M. Ranc a fait du magistrat une machine imbécile qui juge automatiquement — et M. Francis Magnard, un matin, constate que M. Ranc est, à l’heure actuelle, « un des personnages les plus justement appréciés du Sénat ».
M. Drumont lui-même, qui n’est pas un mignon de justice, a, dans La Libre Parole du 20 juin 1892, accusé un conseiller, président de la cour d’assises, « d’avoir trompé la confiance des jurés qui s’adressaient à lui en toute loyauté et de les avoir déterminés, par des déclarations mensongères, à rendre un verdict qu’ils n’auraient certainement pas rendu, si on ne les avait pas rassurés d’avance sur l’usage qu’on comptait faire de ce verdict ».
Il citait des témoins à l’appui de son dire. Et ces témoins étaient les propres jurés de l’affaire !
Quelle occasion superbe, si Drumont était un imposteur, de le confondre et de le perdre ! On n’avait qu’à citer ces jurés pour proclamer la vérité ! L’accusation lancée par Drumont appelait bruyamment un démenti judiciaire ! Elle était d’une netteté aiguë, comme a dit M. de Cassagnac !… Le Parquet est resté immobile ! (Sensation prolongée). Il est demeuré fidèle à sa longue tradition silencieuse. Il n’a pas relevé le gant !…
Mieux encore, Messieurs les Jurés, et vous allez voir le silence de la magistrature devenir stupéfiant !
Le 15 août dernier, huit jours avant la publication de notre article, un chroniqueur, M. Lepelletier, au lendemain du procès des Trente, ose écrire ce qui suit.
L’article est intitulé : Ces bons Jurés.
Moi, le verdict de ces bons jurés m’enchante. Je l’avais prévu. Toutes les fois que vous placez l’homme ordinaire, et les jurés sont des hommes très ordinaires, entre sa conscience, son devoir et l’intérêt, qu’il s’agisse de sa peau ou de son porte-monnaie, le résultat est certain. Douter du verdict, c’était supposer à nos jurés un courage, dont la seule pensée les faisait f…rissonner dans leurs pantalons. Est-ce que vous croyez que les exemples leur manquaient pour leur dicter leur arrêt ? Ils ne tiennent nullement à être des héros. Le martyre n’est pas leur vocation. Ils sont bonnetiers, chefs de bureau, entrepreneurs, ils n’ont pas mission de faire des preuves de courage civique. Vous leur donniez des anarchistes redoutables à juger : était-il possible qu’un verdict sévère vînt transformer ces bedaines bourgeoises en cibles à dynamite ?
Ce verdict est parfaitement immoral et décourageant. Il affirme la couardise et la sauvegarde personnelle. Les acquittés d’hier, qui sortent du prétoire en triomphateurs, avec les honneurs de la justice, au milieu de l’ovation de tous les sceptiques du boulevard, ne retomberont sans doute jamais dans les filets de la justice. Ils sont trop adroits pour cela, et les mailles de la nasse pas assez fortes pour les retenir. Ils vont donc continuer, avec la permission des jurés et l’approbation de subtils hommes de lettres, leur apostolat. J’espère qu’il fructifiera. Jusqu’à présent, leurs élèves n’ont travaillé que dans de la matière peu intéressante pour la foule : des magistrats, des restaurateurs, des hommes de police, des députés, des agents diplomatiques serbes, un journaliste italien, des habitants de Bois Colombes prenant des bocks au café de la gare, un président de République au bout de son mandat. Ces victimes-là sont exceptionnelles, sortent du commun. Ah ! que je serais donc heureux si, pour célébrer joyeusement la rentrée de Faure, de Fénéon dans Paris, leur bonne ville, quelque obscur adepte faisait demain sauter la boutique et la bedaine de l’un de ces bons jurés ! Il n’y aura rien de fait tant que la matière à jurés ne sera pas touchée.
Tout à l’heure, Messieurs les Jurés, pour vous prévenir contre Drumont, M. l’avocat général vous disait : « Vous êtes des magistrats temporaires ! Quand vous siégez sur ces bancs, vous êtes, vous aussi, la magistrature française ! Vous avez droit aux mêmes égards, aux mêmes respects que nous ! » Et M. l’avocat général vous lisait des fragments d’articles où il essayait en vain de supposer chez Drumont une pensée injurieuse à votre égard.
Je pourrais me retourner vers lui et lui dire : « Si les articles de Drumont offensaient le jury, pourquoi ne les avez-vous pas poursuivis ? Pourquoi votre colère ne s’est-elle réveillée que lorsque vous vous êtes sentis vous-mêmes mis en cause ? »
Je préfère ne retenir que son véridique aveu. Oui, Messieurs les Jurés, vous êtes des magistrats temporaires ! Quand vous siégez dans cette enceinte, vous êtes, vous aussi, la magistrature française ! Et voyez comme on vous protège ! Et voyez comme on vous fait respecter ! Non seulement on vous laisse traiter de lâches, mais on laisse former le vœu que vos tripes sautent en l’air ! (Mouvement prolongé dans l’auditoire).
Et, huit jours après un tel article qui a pu se produire impunément, on ose citer Drumont en cour d’assises, parce qu’il constate dans son journal qu’un conseiller à cette cour a parlé de « mésestime » et que d’après Littré, « mésestime » veut dire « mépris ».
Bizarre !…
J’ai promis d’être franc : j’ai tenu ma promesse.
D’un mot, je me résume et je dis à la justice :
Je regrette ce procès, parce qu’il me semble indigne d’elle. Elle a un meilleur moyen de se défendre.
Pour s’élever au-dessus des critiques, qu’elle sache se grandir à la hauteur de sa mission !
Mission terrible, messieurs, qui arrachait à Lamennais ce cri de terreur :
« Quand je pense qu’il y a des hommes qui osent juger des hommes, je suis épouvanté et un grand frisson me prend. »
Qu’au-dessus des appétits qui se galvaudent à ses pieds, la magistrature lève la tête vers les grands espaces de lumière où, affranchi des brouillards qui l’oppriment, l’œil humain reconquiert sa vision !…
Elle y verra la beauté de sa tâche.
Tout lui parle de son origine : instituée au berceau des sociétés, pour remplacer la force par le droit, la barbarie par la lumière, la passion par la raison, l’arbitraire par l’équité, il semblerait qu’on a voulu lui confier un sacerdoce, et on l’a vêtue en prêtresse !
En se couchant dans le sépulcre des institutions disparues, le vieux César romain lui a légué sa pourpre ; et, cette pourpre, ni la poigne du soldat, ni le geste du philosophe, ni la secousse du railleur n’ont pu la lui arracher !
Voltaire, Rousseau et Danton ont déshabillé le monde ; ils n’ont pas pu déshabiller le juge : le juge, sur son épaule, a gardé le manteau des dieux !
Dans quatre jours, messieurs, un traditionnel usage — la tradition, partout vaincue, reste encore plantée dans ce corps judiciaire qu’un étrange destin nous conserve immuable, et qui, parmi nos fièvres, notre tumulte occidental, offre quelque chose des immobilités de l’Orient !… — dans quatre jours, un traditionnel usage conduira la magistrature sous les arceaux de la Sainte-Chapelle, le gothique bijou dont la pierre adorante lui chante, d’une voix mystique, l’immensité de ses devoirs.
Venez la regarder passer :
Sur deux rangs, très sacerdotalement (le mot obstiné me revient), s’avancent d’abord les toques noires argentées du tribunal, puis les toques rouges dorées de la cour, puis les splendeurs et les éclats de la cour de cassation, de la haute cour, la cour suprême.
C’est une vraie vision du moyen âge que cette procession magnifique qui, majestueusement, défile au milieu de nos vestons pâles et de nos mornes redingotes ! On se demande si tous ces personnages, qui brillent, qui étincellent, sont des acteurs de la vie réelle ou bien des fantômes qui, sous la mélancolique grisaille d’un automne fin de siècle, promènent, comme dans la ballade, le souvenir d’un passé chatoyant !
Un tel costume oblige : il veut des cœurs plus qu’humains ; il doit être une apothéose ou il est un carnaval !
Qu’il soit une apothéose !
La magistrature est notre espérance suprême !
Le vingtième siècle l’attend !
Si elle veut que nous la défendions, qu’elle nous défende !
Qu’elle nous défende contre cette monstrueuse puissance qui a détrôné toutes les autres et qui, sur nous, appesantit le joug le plus dégradant : la puissance infâme de l’or !
Qu’elle nous défende contre ces flibusteries gigantesques, le Panama, le Comptoir d’escompte, les Métaux, et mille autres qui, des ruines accumulées, feront enfin la ruine nationale !
Qu’elle nous défende contre ces rastaquouères de la politique ou de la finance que les malheurs de la patrie attirèrent sur notre sol, pareils à l’écume insolente qui, soulevée par la tempête, salit la majesté des flots !
Qu’elle emprisonne Turcaret, le voleur, et qu’elle fasse rendre gorge à Fouquet, le concussionnaire !
Qu’au lieu de comprimer nos indignations, elle les partage !
Qu’elle palpite et frémisse avec nous !
Que, lorsque nous frissonnons de dégoût ou d’angoisse, elle ne garde pas l’immobilité lapidaire du Moïse de Michel Ange, de la statue, superbe mais inanimée, que le sublime artiste, dans sa rage immortelle, frappait au genou en criant : « Puisque tu vis, parle donc ! »
Puisqu’elle vit, qu’elle parle !
Que belle comme la beauté, que jeune comme la jeunesse, que grande comme la grandeur, elle soit la vivante image de cette femme symbolique que, sur la solennité de nos murs, le peintre Baudry nous représente toujours si noblement assise ou bien si fièrement debout, une main ouverte pour accueillir la souffrance, l’autre crispée pour frapper la tyrannie !
Qu’en un mot, elle soit ce qu’elle doit être, ce qu’elle peut être, et jamais plus, en ouvrant le Figaro, elle ne risquera d’y rencontrer une interview compromettante, et, lorsqu’un officiel corbillard conduira au Panthéon funèbre les morts que notre vanité voudrait rendre immortels, elle pourra, sans crainte, au milieu des cités, promener la splendeur de sa pourpre : le peuple ne rira plus !… (Applaudissements).
Pages | |
Introduction | |
Les Trafics de l’Élysée | |
Affaire Ratazzi | |
Affaire Wilson-Ratazzi | |
Les Grandes Conventions de 1883 | |
Procès Numa Gilly-Savine-Raynal | |
La Politique et la Finance | |
Procès Numa Gilly-Savine-Salis | |
Le Renouvellement du Privilège de la Banque de France | |
Affaire Drumont-Burdeau | |
L’Anarchie Doctrinale | |
Le Procès de Jean Grave | |
Le Procès des Trente | |
La Magistrature et l’Opinion | |
Poursuites contre M. Drumont |
IMPRIMÉ
Sur les presses de Noël Texier,
Typographe à La Rochelle
1895.