The Project Gutenberg eBook of L'histoire sociale au Palais de justice. Plaidoyers philosophiques
    
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Title: L'histoire sociale au Palais de justice. Plaidoyers philosophiques

Author: Émile de Saint-Auban

Release date: January 31, 2025 [eBook #75264]

Language: French

Original publication: Paris: A. Pedone, 1895

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE SOCIALE AU PALAIS DE JUSTICE. PLAIDOYERS PHILOSOPHIQUES ***






  ÉMILE DE SAINT-AUBIN

  L’HISTOIRE SOCIALE
  AU PALAIS DE JUSTICE

  PLAIDOYERS PHILOSOPHIQUES
  AVEC UNE INTRODUCTION DE L’AUTEUR

  Les Trafics de l’Élysée.--Les grandes Conventions de 1883.--La Finance
  et la Politique.--Le Renouvellement du Privilège de la Banque de
  France.--L’Anarchie Doctrinale.--Le livre de Jean Grave.--Le Procès
  des Trente.--La Magistrature, la Presse et l’Opinion.


  PARIS
  A. DURAND ET PEDONE-LAURIEL
  LIBRAIRES DE LA COUR D’APPEL ET DE L’ORDRE DES AVOCATS
  A. PEDONE, Éditeur
  13, RUE SOUFFLOT, 13
  1895




DU MÊME AUTEUR


Critique d’art: UN PÈLERINAGE A BAYREUTH

(SAVINE, éditeur).




INTRODUCTION

        La Parole est un acte. C’est pourquoi j’essaye de parler.

        HELLO, _L’Homme_.


Ceci n’est pas un livre d’éloquence, mais un livre d’histoire. Les
événements l’ont dicté; ma franchise l’a écrit. Il n’a rien de commun
avec d’autres recueils célèbres. Dans ces recueils, la plaidoirie
illustre des faits le plus souvent sans importance; ici, tout au
rebours, ce sont des faits d’une importance capitale qui illustrent la
plaidoirie. Chez des avocats immortels, dont je n’imite pas la gloire
(loin de moi ce ridicule), on ne peut admirer que la forme: la forme
crée le fond; l’intérêt du fond, sans la forme, s’évanouirait aussitôt.
Ici, la forme est accessoire; elle n’a d’autre mérite que de refléter le
fond; le fond est tout: c’est le fond qu’on doit méditer.

J’ai le sentiment très net de n’avoir jamais cherché à grandir le débat
par l’ampleur de la parole. Ma parole n’a point ces prétentions.
D’ailleurs le débat se grandissait tout seul; il n’avait pas à se
grandir: il avait la taille de l’Histoire.

Mon objectif unique a toujours été la défense de mon client; parfois
j’ai plaidé juste et j’ai pu le faire acquitter: c’est un des bonheurs
de ma vie. Mais, en plaidant pour mon client, je plaidais, malgré lui et
malgré moi, pour autre chose. C’est que mon client était un être
symbolique: il incarnait une indignation, une idée, une tristesse ou un
espoir! Partant, pour le défendre, je devais philosopher, méditer,
sonder le cœur des gens et l’abîme des choses; je devais soulever des
voiles redoutables, ouvrir de terribles dossiers; je devais contempler,
avec l’œil du psychologue, la bassesse des appétits, le désarroi des
consciences, le mirage des illusions.

Il n’est pas nécessaire que le philosophe soit avocat; mais l’avocat,
pour rester avocat, doit quelquefois devenir philosophe. C’est alors
qu’en plaidant sa cause il documente l’Avenir. L’Avenir peut oublier la
cause; il peut oublier l’avocat; mais il profite de son œuvre et retient
le document.

L’orateur, discutant ces affaires qui touchent l’intérêt public,
ressemble au chœur de la tragédie antique. Il ne crée pas le drame: il
l’écoute et le commente; son rôle est de le sentir plus vivement que les
autres et de le traduire pour tous. Il est un cristal limpide où se
mirent des idées: il les reflète et les projette. Il n’est pas un
imaginatif qui invente, il est un voyant qui raconte.

Prenez donc ces discours, non pour des jeux de ma fantaisie, mais pour
des morceaux de la vie contemporaine. Ils sont les portraits fidèles de
choses vécues par vous. Peut-être ont-ils gardé le frémissement de la
lutte et ce je ne sais quoi de naïf qu’enregistrent les sténographes: en
devenant un livre, ils n’ont pas voulu se farder.

Ils apparaissent, d’abord, comme autant d’œuvres distinctes, produit de
conjonctures et de milieux différents. Tel n’est pas leur vrai
caractère. Ils sont les éléments d’un tout indivisible. Ils sont les
actes d’un seul drame. Ils marchent tous au dénouement. Cette unité fait
leur mérité, leur puissance et leur vigueur. Ils ne m’en sont pas
redevables; ils la doivent à l’enchaînement rigoureux, à l’impérieuse
logique des luttes qui les engendrèrent.

«Pour un livre,--a écrit Hello dans la préface de l’_Homme_, son
immortelle conception--pour un livre, comme pour une société, comme pour
une famille, comme pour un monde, et comme pour l’Art, il y a deux
sortes d’unités: l’unité organique et l’unité mécanique.

«L’unité mécanique résulte de certaines règles observées ou éludées, de
certaines règles factices au milieu desquelles l’auteur se débat à demi
révolté, à demi soumis, jusqu’à ce qu’il ait conclu avec elles une paix
honteuse. Si j’avais tenu à cette unité, j’aurais fait subir aux
articles très divers et très semblables, qui composent ce volume, un
travail de _remaniement_. Ce mot misérable indique un travail aussi
misérable que lui, par lequel on essaye de pratiquer l’_art heureux des
transitions_. Le mot: _art_ dans cette phrase doit être écrit sans
majuscule.

«L’unité qui résulte du travail de remaniement est l’unité mécanique,
celle qui colle ensemble des fragments juxtaposés. Les collections que
l’unité mécanique agrège paraissent se tenir et ne se tiennent pas.

«Tout au contraire, les parties d’un tout que l’unité organique vivifie
et consacre se tiennent en vérité. Mais quelquefois elles ne paraissent
pas se tenir.

«Les travaux qui composent ce volume vont tous au même but, par des
routes différentes. Inspirés par un souffle unique, ils n’ont qu’à
suivre ce souffle, pour aller en leur lieu, et c’est à ce souffle-là que
je les abandonne. Ce lieu, c’est l’unité... L’unité véritable et vivante
a droit au chant et au cri, car elle est le battement même du cœur.
L’unité, tel est donc dans le fond, sinon dans la forme, le sujet de cet
ouvrage. Ce livre est _un_ essentiellement, et _divers_
accidentellement. Son unité consiste à présenter partout les
applications de la même vérité...»

Si j’osais marcher sur des traces aussi géniales, je dirais que, moi
aussi, méprisant l’unité mécanique, j’ai dédaigné de faire subir à mes
discours, «très divers et très semblables», un travail de remaniement.
Je les ai trouvés allant au même but par des routes différentes,
inspirés par un souffle unique, et c’est à ce souffle-là que je les ai
abandonnés. Je crois qu’ils composent un livre, «_divers_
accidentellement, mais _un_ essentiellement». Mon esprit reconnaît en
eux les signes de l’«unité organique», de l’«unité vivante» qui consacre
et vivifie les parties d’un même corps. S’ils sont un peu de l’Art,
c’est à cette unité-là qu’ils le doivent; et c’est à elle qu’ils doivent
d’être, en vérité, de l’Histoire. Et c’est pourquoi je les publie: ils
ont droit au «chant» et au «cri», parce qu’ils sont le battement même de
mon cœur. C’est pourquoi, aussi, je les nomme: l’_Histoire sociale au
Palais de Justice_,--titre vaste et ambitieux que je prie qu’on me
pardonne, parce que, seul, il m’exprimait.

L’Histoire au Palais!... Elle n’y est pas toujours consolante; mais où
donc est-elle plus dramatique, plus suggestive et mieux documentée?

Depuis dix ans, l’Histoire au Palais, c’est presque toute l’Histoire.
Les notables péripéties adoptent ce théâtre; elles viennent s’y dénouer,
ou tout au moins s’y agiter.

Les sujets que traite l’Histoire varient selon les époques. Elle est
diplomatique, artistique, guerrière, procédurière. Elle change de thème
et d’acteurs. Avec son répertoire, elle renouvelle sa troupe. Tantôt
elle joue des noblesses, et tantôt des vilenies.

Le début du siècle fut essentiellement militaire. Sa fin est
essentiellement judiciaire. On a copié son début dans des journaux
d’état-major; on copiera sa fin dans des grosses d’arrêts. Tout
événement qui compte aboutit à un procès--ou devrait y aboutir. Il faut
que la Psychologie aille s’installer dans les greffes, si elle veut
comprendre les consciences actuelles.

Aujourd’hui, trois acteurs se partagent les premiers rôles: le
Financier, le Politicien, l’Anarchiste. Tout le reste n’est que
comparses, machinistes ou figurants.

Le vrai premier rôle revient sans conteste au Financier. En vérité, il
est plus qu’un acteur: il est celui qui tire les fils des marionnettes
sur la scène des grands Guignols.

Rien ne bouge que par son ordre.

Il tient l’argent; il tient l’autorité.

Le peuple ajoute: il tient la justice.

Expliquons-nous.

On dit: il tient les magistrats.--Quelques exceptions, c’est possible:
je n’en sais rien. De telles exceptions sont, hélas! de tous les
régimes.--Mais l’ensemble des magistrats, la magistrature: non. Il tient
mieux que les magistrats: il tient la loi. C’est bien plus grave: s’il
ne tenait que les hommes, on ferait le procès des hommes. Mais il tient
les institutions! Et la loi lui deviendra de moins en moins applicable,
car c’est lui qui de plus en plus la fera. Il a consacré le Jeu; il a
légitimé l’Usure; des modifications récentes au régime des sociétés
suppriment, ou peu s’en faut, les recours de l’épargne publique. Son
omnipotence est fondée sur des bases indestructibles. Toutes sortes de
privilèges, de conventions renouvelées lui livrent le pays pour qu’il en
jouisse à son gré.

Cela, remarquez-le, est parfaitement logique. La loi est l’expression de
la force régnante. Cette force légifère pour elle et non contre
elle--quoi de plus naturel et quoi de plus humain? Le Féodal, quel qu’il
soit, n’a jamais accordé au Vilain qu’un bâton contre sa cuirasse. Or,
la force du siècle est l’or. Comment l’or se condamnerait-il? Il a le
droit de s’écrier, pareil au César antique: _Legibus vivimus, sed supra
leges sumus!_

Si l’époque jugeait la Finance, elle cesserait d’être l’époque; un âge
finirait, un autre âge commencerait. On peut arrêter la Finance,
l’envoyer à Mazas, la traîner en Correctionnelle; le juge aura beau la
maudire: la force des choses l’absoudra. La loi saluera très bas la
fourrure de sa pelisse ou sa grave redingote tachée de rouge à la
boutonnière par le signe de l’honneur, et dès qu’il l’apercevra de loin,
l’article 405 ira, clopin-clopant, se cacher au fond du Code. Le texte
est ainsi conçu que, dans notre Démocratie, un gros monsieur ne peut
être un escroc.

Le Financier est roi. Quand il est doublé d’un Juif, sa royauté est
invulnérable. Rien ni personne ne le peut détrôner. Jadis, parfois,
l’acier d’un glaive perçait la cuirasse de fer; aujourd’hui, tous les
textes s’émoussent contre la cuirasse d’or.

                   *       *       *       *       *

Le Politicien--forcément--tend, chaque jour davantage, à devenir le
chargé d’affaires du Financier. Il le devient fatalement. La force
régnante l’envoûte.

Quand il n’épouse pas la corruption, il flirte avec elle, au point que
les foules se disent: il doit être son amant! Du reste, plus on va, plus
la Finance et la Politique se pénètrent l’une l’autre, pour former un
produit bâtard, à l’instar de ces métaux dont les combinaisons chimiques
donnent la matière mixte qu’on appelle un alliage. Cet alliage
politico-financier sera bientôt la monnaie courante du Parlementarisme
jacobin. Combien a-t-il déjà réglé de marchés inavouables et de louches
compromissions? Demandez-le au juif Arton, au docteur Cornélius Herz, à
M. le baron Von Reinach!... Mais Arton est atteint de la monomanie des
voyages; le docteur Cornélius Herz souffre d’une agonie chronique; quant
au baron Von Reinach, il n’est plus qu’une ombre juive plongée dans la
nuit du Schéo!...

Ce désordre moral, favorisé par la Finance pour les besoins de la
spéculation, et qui est le fruit nécessaire de la domination de l’or, a
dû pousser de profondes racines pour produire de pareils fruits. Ce
n’est pas d’hier qu’il est né. Ses origines sont lointaines. Dès 1885,
une voix s’écriait au Palais-Bourbon:

«Nous sommes fatigués d’entendre dire à chaque instant que les députés
abusent de leur mandat, _qu’ils le font servir à la satisfaction de
leurs intérêts personnels_; cela fatigue le pays et cela peut
compromettre l’avenir de la République[1].»

  [1] V. infrà, _La Finance et la Politique_: affaire Numa
    Gilly-Savine-Salis, p. 137.

Deux ans plus tôt, au cours d’un débat solennel, une voix plus hardie
encore avait, dans le même lieu, jeté des mots terribles à son auditoire
tremblant: _République pourrie! Putréfaction des consciences!_ Ces
épouvantes oratoires avaient jailli d’une poitrine! Et le discours
vengeur grandissait la vision des Tibères et des Césars qui, au jour des
détresses morales, dévorent les états gangrenés[2]!...

  [2] V. infrà, _Les Grandes Conventions de 1883_: affaire Numa
    Gilly-Savine-Raynal, p. 73.

Ces putréfactions et ces pourritures, un matin, brutalement, elles
s’étalèrent dans la petite enceinte de la dixième chambre du tribunal
correctionnel de la Seine. Ce fut l’incident décisif du _Filigrane_
auquel s’attache le nom de Me Marcel Habert. Le scandale éclata le 10
novembre 1887. J’en emprunte le compte rendu à mon confrère Albert
Bataille, le distingué rédacteur judiciaire du _Figaro_[3]:

  [3] _Causes criminelles et mondaines_, année 1887-1888, p. 52.

  Me HABERT.--On a saisi chez Mme Limousin deux lettres de M. Wilson
  datées de 1881.

  La préfecture de police les a gardées un certain temps avant de
  remettre les scellés au Parquet.

  Mme Limouzin prétend que ces deux lettres ont été changées. (Longue
  agitation dans l’auditoire). Je demande que les deux lettres existant
  actuellement dans la procédure soient montrées au témoin, fournisseur
  de la Chambre des députés.

  M. le Président fait passer ces deux lettres au témoin:

  Me HABERT.--Le filigrane de ce papier à lettres est-il bien celui de
  votre maison?

  LE TÉMOIN.--Parfaitement.

  Me HABERT.--A quelle époque, exactement, avez-vous commencé à vous en
  servir?

  LE TÉMOIN (après avoir examiné attentivement).--Au mois de septembre
  ou d’octobre 1885.

  Me HABERT.--Pas avant?

  LE TÉMOIN.--Oh! non, pas avant, bien certainement. _Avant l’automne de
  1885, ce filigrane n’existait pas._

  Me HABERT.--_Et ces deux lettres de M. Wilson portent la date de mai
  et de juin 1884!_

  Une longue rumeur s’élève dans l’auditoire. La substitution est
  patente. On a tripoté dans les scellés, on les a portés à M. Wilson.
  Que s’est-il donc passé? Il est trop facile de le deviner.

  M. le substitut Lombard (très ému).--C’est très grave. Il s’agit-là de
  pièces qui n’ont pas été saisies par le Parquet. _Elles lui ont été
  apportées par la Préfecture..._

On devine la stupeur!

Le Parquet demanda à la Chambre l’autorisation de poursuivre MM. Wilson,
Gragnon et Goron pour détournement et substitution de pièces[4].

  [4] On trouvera le texte, fort suggestif en ses réserves, de la
    requête du Parquet et le récit de l’accueil que lui fit la Chambre,
    dans l’ouvrage précité de M. Albert Bataille, p. 77 et suiv.

La Chambre autorisa. On ouvrit une instruction.

Ce fut alors un branle-bas tragi-comique! Lorsqu’on écrira notre
histoire, il faudra, pour le peindre, la palette d’un Michelet. Un
siècle après la Révolution française, sous le règne du _Peuple-Roi_,
après tant de sang et de larmes versés pour l’Égalité, il semblait que
l’État dût crouler, si le Code atteignait nos maîtres! L’administration,
le droit, l’éloquence, l’autorité, tout se ligua pour les sauver. On
rédigea de superbes mémoires où, une fois de plus, l’on démontra par A
plus B que la colère de nos lois ne foudroie que les pauvres diables. Le
ministère public conclut à un non-lieu. Le non-lieu fut prononcé. Par
une de ces ironies procédurières, qui aux uns donnent un mauvais rire,
aux autres donnent le frisson, la victime des relâchés fut condamnée à
tous les frais!

Voici comment M. Albert Bataille résume et apprécie l’arrêt rendu le 13
décembre 1887 par la chambre des mises en accusation:

  La chambre des mises en accusation a rendu, hier matin, son arrêt dans
  l’affaire des fausses lettres fabriquées par M. Wilson, avec la
  complicité de M. Grognon, ancien préfet de police.

  M. Gragnon et M. Wilson sont flétris par l’arrêt de la cour.

  Le détournement des lettres saisies est établi à la charge de M.
  Grognon.

  La fabrication des lettres nouvelles est déclarée manifeste à
  l’encontre de M. Wilson.

  L’un et l’autre sont convaincus d’avoir produit devant le juge
  d’instruction des justifications mensongères.

  Mais, par une fissure du droit pénal, les deux coupables échappent à
  la cour d’assises.

  La loi n’a prévu que le détournement d’_actes_ et de _titres_. Or, les
  lettres dont il s’agit n’étant que de simples lettres particulières,
  la chambre d’accusation estime que l’action commise, si hautement
  réprouvée qu’elle puisse être, ne peut donner lieu à aucune poursuite.

  C’est une belle chose que le droit. Les arguties du Code permettent
  aux criminels de marque de se glisser à travers les mailles, alors que
  la loi pénale est parfois si dure aux humbles.

  Il y a une autre condamnée, c’est la loi, la loi qui laisse impunis,
  faute de les avoir prévus, de telles falsifications, de tels
  tripotages. La loi qui permet qu’un préfet de police vole des pièces
  et qu’une main inconnue les détruise, la main d’un personnage qui n’a
  pas été désigné, mais que tout le monde se nomme, celui, dit-on, qui
  était tout puissant alors, et qui a été chassé du pouvoir après la
  plus triste des déchéances.

  Peut-être, après l’arrêt d’hier, M. Grognon parlera-t-il.

Telle est dans ses principaux traits l’édifiante épopée du _Filigrane_.
Je prie l’intellectuel, le penseur, de n’y pas voir les personnes, mais
d’en extraire les idées. Qu’ils laissent tranquille ce pauvre Wilson,
bouc émissaire devenu presque sympathique à force d’avoir payé pour tous
ceux que couvrit son étrange silence. Que, seulement, ils considèrent,
s’ils veulent comprendre et voir, la dégradation morale révélée par cet
épisode où très cyniquement s’affichent de lamentables compromis. Pour
l’avenir, quel effroyable résumé de nos anarchies jacobines!...

                   *       *       *       *       *

De plus documentaire que l’incident du _Filigrane_, je ne connais que
les motifs de l’arrêt qui acquitta Wilson.

On a malmené cet arrêt; on a maudit les magistrats. Une telle colère est
excusable; mais elle n’est pas juridique. Les magistrats ont bien jugé:
Wilson était accusé d’escroquerie; or, Wilson n’était pas un escroc. Un
escroc dupe le monde; Wilson ne dupait personne. Lorsqu’il touchait le
prix, il livrait la marchandise. Il vendait: il ne trompait pas. Son
crédit n’avait rien de chimérique; son crédit était trop réel; il
opérait à l’Élysée, dans l’officielle maison de la troisième République;
il tenait les fonctionnaires; les ministres étaient les siens; il
gouvernait les gouvernants. Il obtenait ce qu’il voulait pour lui et
pour ses créatures.

En affirmant cela, les juges n’ont pas menti; ils ont flétri toute une
époque, mais ils ont dit la vérité[5].

  [5] V. infrà, _Les trafics de l’Élysée_: affaire Wilson-Ratazzi, p. 39
    et suiv.

                   *       *       *       *       *

Après l’affaire Wilson, tous les soupçons étaient possibles. On
soupçonna avec fureur; et, quand parut la brochure de M. Numa Gilly,
_Mes Dossiers_, on la prit, d’abord, au sérieux. On y trouvait des
accusations ridicules à force d’énormité; mais rien ne semblait plus
énorme que les corruptions entrevues.

Devant le jury de Bordeaux, auquel M. David Raynal déféra le livre[6],
un avocat général distingué essaya de réagir contre l’irrespect
grandissant.

  [6] V. infrà, _Les Grandes Conventions de 1883_; affaire Numa
    Gilly-Savine-Raynal, p. 73.

--«Non, s’écria-t-il au cours d’un beau réquisitoire, un ministre ne se
vend pas! La concussion n’est pas possible!»

Mon oreille a gardé l’écho de sa voix indignée, et je me souviens de son
geste. Il s’était retourné vers la salle et regardait éloquemment un
officiel personnage, comme pour le prendre à témoin de la vérité de son
dire. Le personnage était M. Baihaut...

Le 11 janvier 1893, à la première chambre de la Cour d’appel de Paris,
M. Charles de Lesseps révélait à tous cette honte:

--«En 1886, nous étions en instance auprès du gouvernement au sujet de
notre émission des obligations à lots.

«M. le ministre Baihaut nous a fait demander par un intermédiaire qu’il
fût mis à sa disposition UN MILLION payable par acomptes depuis le dépôt
du projet jusqu’au vote de la loi. 375.000 francs furent remis à
l’intermédiaire. L’entreprise ayant avorté, le reste n’a pas été payé!»

Un autre avocat général se levait et, d’un ton solennel, proférait ces
paroles:

--«Je tiens, dès à présent, et avant toute discussion, à constater le
crime qui a été commis!»

Et son bras se tendit, comme pour maudire le criminel. Ce bras tendu me
rappela le grand geste de Bordeaux...

                   *       *       *       *       *

De tels spectacles ont singulièrement énervé les consciences et très
gravement compromis le principe d’autorité.

Il est clair que, à l’heure actuelle, ce principe est fort malade. Il
traverse une de ces crises où la vie du patient est en jeu. Dieu le tire
du mauvais pas!

Un matin, je déjeunais avec un homme d’État suisse. Des écrivains de
toutes les opinions, des parlementaires de tous les groupes, des
mondains de toutes les tendances, se trouvaient réunis par un aimable
amphitryon. Nous causâmes, selon la mode à table, _de omni re scibili et
inscibili et quibusdam aliis_, et il faut croire qu’en causant nous ne
respectâmes guère, car notre hôte, dont nos parisiennes vivacités
avaient un peu effarouché le flegme helvétique, résuma d’un mot la
conversation: «Comme dans ce pays, où tant d’apparences divisent, on
est, au fond, d’accord, pour mépriser l’autorité!»

Eh! non, monsieur, vous l’avez compris et votre logique en est vite
convenue: nous ne méprisons pas l’autorité; nous méprisons qui la
détient. Ce n’est point la même chose.

Ou plutôt si, hélas! pour beaucoup, c’est presque la même chose: voilà
le péril.

La tendance fatale des esprits ordinaires est de confondre le principe
avec l’homme qui l’incarne. Le dégoût provoqué par l’homme rejaillit sur
le principe; tellement que viser l’un c’est risquer d’éborgner l’autre.
L’homme est campé sur le principe un peu comme la pomme sur la tête de
Jemmy; le polémiste ressemble à Guillaume Tell: il doit enlever la pomme
sans crever les yeux à Jemmy. Fâcheuse alternative! Que faire? Tirer sur
l’homme au risque de frapper le principe? Ou permettre au principe de se
galvauder avec l’homme? Mieux vaut encore égratigner le
principe--pourvu, bien entendu, que ce soit une égratignure. Mais il est
des égratignures qui sont des blessures mortelles...

L’intelligent--et encore! suffit-il d’être intelligent? Je devrais dire
l’intellectuel, espèce différente et plus rare--distingue: s’il voit
passer la trahison en uniforme ou l’indignité en robe, il flétrit
l’indignité, il maudit la trahison, et, après désinfection, il raccroche
au vestiaire national la robe ou l’uniforme avec l’espoir d’en revêtir
plus digne de les porter. Mais la brutalité simpliste des foules,
aigries par le venin des désillusions répétées, ne prend plus la peine
de déshabiller les turpitudes: elle les pousse aux gémonies, affublées
de leurs oripeaux. Si les turpitudes endossent un costume respectable,
tant pis pour le costume respectable: la boue des dédains vulgaires
l’éclaboussera lui aussi.

Regardez autour de vous. Un curé fait ou défait la religion d’un
village. Le curé est-il bon: Dieu en profite. Le curé est-il mauvais:
Dieu en pâtit.

De même pour le ministre. De même pour le magistrat. Pilate ne déshonore
pas seulement Pilate: il déshonore le Prétoire; il salit la toge; il lui
imprime une tache que rien n’effacera jamais. Une légion de bons juges
aura beau, chaque jour, à midi, venir s’asseoir au tribunal et y siéger
jusqu’à six heures pour soigner vos murs mitoyens; ces laborieux
modestes, grâce auxquels, malgré tout, la machine judiciaire continue de
rouler--un peu comme la machine administrative roule, en dépit des
ministres, grâce à l’humble effort des employés de ministères--ces
laborieux modestes, le public ne les voit pas: le public ne voit que
Pilate.

Voilà pourquoi le scandale causé par l’homme public est plus qu’une
abomination: il est une catastrophe. Le dépositaire d’un principe, en le
tuant, tue le principe. C’est le pire des assassins: l’assassin d’une
idée. Je me trompe: une idée ne meurt pas; mais une idée peut se voiler,
et, ne la voyant plus, les foules la croient morte jusqu’au jour des
résurrections.

Or, l’idée d’autorité sombre aujourd’hui dans le scandale. Le scandale
bave partout. Il est le honteux leitmotiv de nos drames parlementaires,
le refrain ignominieux du vaudeville officiel. Pour qualifier notre
histoire, l’avenir se contentera d’un adjectif; il dira: elle fut
_scandaleuse_.

Ces commerces hideux qui débitent les croix d’honneur, cet argent
international qui trafique de la Patrie, ces prostitutions de pensées
qui changent à la vue d’un coffre, ces concentrations impudiques où la
peur a raison des haines, ces ligues déshonorées, vraies assurances
mutuelles contre la divulgation des turpitudes, cette usure impitoyable
qui dans notre ciel nébuleux grandit son vol plein d’épouvantes comme
les oiseaux de proie des cauchemars, les Panamas grands ou petits,
toutes ces choses lamentables qui grimacent et qui menacent, qui sentent
la ruine et la mort, ne sont pas seulement, hélas! des boutons
accidentels. Ce sont les chancres ravageurs où éclatent les pus
concentrés. A travers ces plaies béantes, la terreur de nos regards
aperçoit l’infamie des gangrènes qui pourrissent le corps social: le
Monde presque entier prosterné devant la Bourse, le Vol déguisé en
Propriété, la Probité réduite à l’état de cadavre, de ce je ne sais quoi
dont parle Bossuet, et qui n’a plus de nom dans aucune langue.

L’autorité humaine fut toujours sujette aux vertiges. Il y a
disproportion trop grande entre notre faiblesse et le Pouvoir. Pour se
mêler de gouverner les hommes, il faudrait commencer par n’être pas des
hommes--et il faudrait être des Dieux pour oser les juger.--Aussi
l’histoire politique du monde est-elle, en général, une pénible histoire
que la Pensée contemple avec mélancolie; à peine, çà et là, quelque
bienfaisante oasis égaye-t-elle de sa fraîcheur l’aridité des noirs
déserts ou l’horreur des houles sanglantes; et, parfois, la méditation
en détresse conçoit le rêve audacieux caressé par la gaillarde joie d’un
Rabelais, ou la savoureuse ironie d’un Voltaire, ou la doctrinale
vigueur d’un Proudhon, le rêve d’une abbaye de Thélème, d’un Eldorado,
où l’on ne plaiderait pas, où l’on ne tyranniserait pas, où l’on
n’enchaînerait pas, où l’on ne se battrait pas, où l’on s’ouvrirait
largement aux radiances du soleil, où librement l’on humerait le parfum
des vastes brises, où l’on grandirait, s’épandrait, où l’on aimerait,
vibrerait, où le tumulte impie des fratricides concurrences viendrait
s’assoupir et s’éteindre dans le beau sein mélodieux de l’universelle
harmonie...

Mais je crois que jamais, à aucune époque, l’autorité humaine ne s’égara
comme aujourd’hui.

Jadis, notre terroir enfanta des colosses qui dominaient la Patrie à
l’instar du grand Chêne dominateur de la forêt.

Vous savez, le grand Chêne--le grand Chêne de la forêt? En lui
fermentent les sèves accumulées par les printemps. Il est le résumé des
vigueurs ambiantes. Toutes les racines du voisinage apportent à ses
racines le tribut de leurs sucs débordants. Son ombre caresse le sol; il
est la beauté et la force, la splendeur, la fraîcheur des bois. Il n’est
pas _un arbre_; il est _l’arbre_: à lui seul il est la forêt.

Eh bien, le grand Chêne est dans la nature l’image de l’être élu, du
prédestiné, du héros, du Capet ou du Romanoff, du maître des nations, du
conducteur de peuples chanté par le vieil Homère, de l’incarnation
magnifique de l’idée d’Autorité!

Mais la vie détruit tout. Naître, c’est mourir; dans l’ombre de chaque
berceau se profile la nuit d’une tombe, et ce qui monte vers l’azur
dormira forcément sous la terre. Végétal ou humain, le grand Chêne
vieillit! Mordu par la dent des siècles, il périt insensiblement. Sa
verte chevelure tombe et ne repousse plus. La liqueur de ses veines
s’épuise. Au dedans, le tronc se creuse comme un poumon de poitrinaire.
La vermine le mange. L’aspect reste solide et plein de majesté. Le
colosse demeure debout, et les oiseaux du ciel le saluent encore au
passage. On dirait qu’il vit toujours; mais déjà il est mort; et un jour
de rafale effondre le géant qui emporte avec lui l’énergie des vieilles
sèves.

Nos grands Chênes sont morts. La tourmente les brisa. Leurs branches
étaient vermoulues: l’ouragan des révolutions vainquit leur décrépitude.
Et rien ne les a remplacés: la Forêt veuve attend son Chêne...

En attendant, les broussailles les plus rampantes, les plus basses,
essayent de la gouverner. Semences juives, graines rastaquouères,
pollens empoisonnés, qu’apportent de funestes vents pervers comme des
maléfices, viennent l’on ne sait d’où--ou, plutôt, l’on sait trop
d’où--se terrent dans nos sillons, y germent, s’y développent et
poussent, montent, montent, engendrent des végétations baroques qui
étouffent le tronc des ancêtres, exhalent des odeurs sinistres qui
corrompent le parfum national.

O sainte Forêt Celtique! Qu’est devenu le gui sacré dont le symbole
s’enlaçait au mystère de tes ramures, que berçait le chant de tes
brises, et que la vierge religieuse, armée de la serpette d’or, s’en
allait, mystique et pensive, cueillir sous la mélancolie des soirs?

Aujourd’hui, égarés dans un jardin bizarre où fleurissent le vol et la
prostitution, où les plantes les plus vénéneuses sont cultivées avec le
plus d’amour, absorbent tous les sucs, épuisent le terroir, faut-il donc
s’étonner si l’irrespect nous envahit?

Quant le métier de gouvernant se trouve monopolisé d’une certaine
manière, faut-il s’étonner si, de plus en plus, selon la remarque de
Chamfort, «un heureux instinct semble dire au peuple: je suis en guerre
avec tous ceux qui me gouvernent, qui aspirent à me gouverner, même avec
ceux que je viens de choisir moi-même»?

Faut-il s’étonner si--pour rappeler le mot du même Chamfort--«en voyant
les brigandages des hommes en place, on est tenté de regarder la société
comme un bois rempli de voleurs dont les plus dangereux sont les archers
préposés à la garde des autres»?

Faut-il s’étonner si l’on doute d’une Propriété salie par la Spéculation
et si l’on nie une Patrie livrée à la Haute Banque?

Faut-il s’étonner si des imaginations perverties par le désespoir,
assombries par l’athéisme, si des esprits qui, selon le mot de
Montaigne, ont la colique parce que les ventres ont faim, ressuscitent
et reprennent, en les défigurant au gré des appétits en rut, les très
vieux rêves qui chantaient dans le cerveau des Philosophes?

Bref, faut-il s’étonner si de tant d’anarchies bourgeoises est née
l’Anarchie doctrinale?

Devant l’Autorité souillée devait--c’était fatal--se dresser, enfiévrée
par les colères fin de siècle, la calme conception de Proudhon, le
terrible penseur. Ceci enfante cela: lorsque le rideau de l’Histoire est
tombé sur un Wilson, le même rideau, sûrement, se lèvera sur un Jean
Grave...

Ne voyez donc dans mes cinq plaidoiries précédentes que le prologue de
celles pour la _Société mourante et l’Anarchie_. Les cinq premières sont
déjà la _Société mourante_; elles portent en germe les deux autres:
l’_Anarchie_. La dernière, court épilogue, montre la foi dans la justice
déracinée par la tempête qui, dans l’espace démonté, fait tournoyer tous
les principes comme les grains d’une poussière affolée par un ouragan.
Ainsi, mes huit plaidoiries, distinctes au premier abord, sont les actes
d’un même drame; et c’est ici que, dans toute sa force, éclate le verbe
d’Hello: Les parties d’un tout que l’unité _organique_ vivifie et
consacre se tiennent en vérité, même quand elles ne semblent pas se
tenir. L’_unité_, tel est donc, dans le fond, sinon dans la forme, le
sujet de cet ouvrage. Ce livre est _un_ essentiellement, et _divers_
accidentellement...

                   *       *       *       *       *

_La Société mourante et l’Anarchie_ restera comme une des productions à
la fois les plus inquiétantes et les plus curieuses de l’époque. M.
Clemenceau a trouvé pour la définir un joli mot d’impressionniste; il
l’a qualifiée: une _bousculade intellectuelle_. Très juste! Le bourgeois
qui sait lire éprouve, après l’avoir lue, la sensation que doit laisser
un souvenir de bastonnade. Il lui semble qu’on vient de battre son
esprit. Il a le front endolori. D’instinct, il se frotte le crâne,
comme, après une raclée, il se frotterait les côtes.

_La Société mourante et l’Anarchie_ n’est qu’un rameau poussé sur un
tronc redoutable: le journal _La Révolte_.

                   *       *       *       *       *

La collection du journal _La Révolte_ appartient à la catégorie de ces
monuments qu’on fait peut-être bien de cacher au regard des foules, mais
dont la structure nouvelle sollicite l’œil du chercheur. Elle restera
comme le répertoire intellectuel de l’Anarchie contemporaine. Le style
en est souvent remarquable, toujours robuste et lumineux. Sans doute,
Kropotkine et Jean Grave en étaient-ils les principaux rédacteurs.

Imaginez la pensée de Proudhon mise au point des appétits, des
impatiences de l’époque. C’est une rude _bousculade_ qu’elle aussi, je
vous assure, administre au cerveau du lecteur! Une impitoyable analyse,
une cruelle précision, une logique aiguë, acharnée, implacable: tels
sont les traits qui la caractérisent. Çà et là, au milieu de visions
étonnantes, sortes de jours ouverts sur une autre planète habitée par
d’autres humains, s’affirment de hardis syllogismes ouvrés d’une main
solide, d’impressionnantes nettetés, des sincérités attirantes comme le
noir des précipices, tout cela égaré dans un tumulte cérébral qui se
passionne et qui bouillonne, à l’instar des paillettes d’or roulées par
l’effroi des torrents.

Une brutalité pensante, une violence intellectuelle qui devient parfois
savoureuse à force d’intensité, qui tranche tous les nœuds gordiens, qui
supprime tous les problèmes, qui coupe toutes les amarres pour lancer
follement le navire sur les océans inconnus, qui ne parle plus
politique, qui supprime la politique, qui ne discute plus la forme des
lois ni de l’État, qui abroge l’État et les lois, qui, si elle
triomphait, bifferait, dans le cerveau, une longue série d’images et
purgerait le dictionnaire d’une infinité de vocables: telle est la
révolte soufflée par l’anarchisme doctrinal.

Et, plus ou moins exaspéré, aussi plus ou moins avoué, cet esprit de
révolte intégrale anime, à l’heure actuelle, tous les rêves
prolétariens. M. Alexandre Dumas a noté ce nouveau couplet, ce récent
_leitmotiv_ de l’imagination humaine:

«Ce ne sont plus les conséquences et les effets des principes qui ont
dominé durant des siècles, ce sont les principes eux-mêmes, c’est le
fond même des choses, qui vont être appelés à la barre... On ne se
demandera plus si les riches font bon ou mauvais emploi de leurs biens,
on se demandera s’il doit y avoir encore des riches... Il ne sera plus
question de savoir s’il vaut mieux être soldat trois ans ou cinq ans, si
tout le monde doit être soldat, il sera question de savoir si l’on doit
être soldat et si ce qu’on appelle la Patrie n’est pas une légende, une
erreur, une duperie comme le reste...»

L’anarchisme, et d’autres systèmes, qui feignent de le répudier, mais se
bornent à voiler d’hypocrisie la franchise de ses conclusions, veulent
faire du monde ce que, au XVIIIe siècle, le Sensualisme a fait de l’âme:
une table rase. Sur le sol défoncé, nivelé, que poussera-t-il? Quels
arbres remplaceront l’ancienne forêt humaine? Quelles végétations
nouvelles surgiront? Je ne crois pas que l’anarchisme ait encore
catalogué ces fleurs de l’avenir. Mais il tâche. Il affirme ne pas aller
au néant, mais à l’être: à ses yeux, quand la société qu’il mine sera
morte, l’homme vivra. Sur les futurs décombres il édifie son idéal, et,
l’on trouve dans la _Révolte_ les rudiments de ses reconstructions
éventuelles. C’est la partie _positive_ de l’Anarchie dont nos
inquiétudes bourgeoises ne connaissent guère, en général, que les
terribles négations. Quelque jour, avec le lorgnon du psychologue,
j’examinerai ces embryons d’architectures, ces esquisses d’Eldorados
qui, dans leur nimbe de brouillard, sourient comme les palais
qu’entrevoient les fumeurs d’opium, témoignant, jusque dans le songe, de
l’infatigable effort vers le bonheur et l’harmonie; du regard, je
scruterai ces déformations d’espérances, ou ces ébauches de systèmes qui
s’enfièvrent et frémissent dans le tréfonds de la cervelle, comme, dans
le tréfonds des mers, lentement s’organisent, s’affirment, les cellules
primitives et les chaotiques poussées de l’impétueux _Devenir_.

Ne dites pas à l’anarchiste: «Ta vision est un délire; tu dévasteras le
sol, tu ne le féconderas pas; tu feras de la terre un désert, tu n’en
feras pas un Éden.» A l’accablement des raisons, des ironies, des
évidences, l’anarchiste opposera ses fantômes de Paradis. Car--et c’est
là, d’après moi, son aspect le plus curieux--l’anarchiste est un
mystique, un dévot, un fils de l’extase, un sensitif qui croit plus
qu’il n’argumente et qui, volontiers, remplace le raisonnement par la
foi. Oui, cet athée est un croyant; il appartient aux religions plutôt
qu’aux philosophies: son dieu, dit-il, est la force latente qui de
l’universel désordre tirera la concorde infinie, la brise mystérieuse
qui, d’après lui, tient en réserve des trésors de pollens ignorés, pour
les précipiter à flots dans la fraîcheur des sillons vierges, et
répandre partout les semences d’où germera la moisson inconnue. Et c’est
par là, par son vague parfum, par sa silhouette indécise et ses
incertaines lueurs, que la chimère, prise esthétiquement, épurée de ses
réalismes, entrevue sur les hauteurs, a flatté--c’est incontestable--le
méditatif et l’artiste, l’homme de lettres, le songeur et toute
l’inquiète armée d’assoiffés intellectuels que n’assouvissent pas les
flots bourbeux de nos ruisseaux et qui cherchent, dans le mirage, des
limpidités jaillissantes...

                   *       *       *       *       *

M. Clemenceau l’a dit dans son très remarquable article[7]: si
effrayante qu’elle soit, on ne poursuit pas une conception doctrinale;
on la réfute.

  [7] V. infrà, _L’Anarchie doctrinale_: le procès de Jean Grave, p.
    207.

Mais il est moins facile de réfuter que de poursuivre: pour réfuter, il
faut être un cerveau; pour poursuivre, il suffit d’être procureur de la
République. On poursuivit.

On poursuivit deux fois. La première, on donna au livre de Jean Grave la
couleur d’une excitation criminelle. La seconde, pour habiller la
_Révolte_, on lui passa la chemise d’un dossier d’_association de
malfaiteurs_. Les deux fois, je dis aux jurés:

--Ce n’est pas un homme qu’on traque, c’est une idée. On vous requiert
de condamner la société anarchique, de même qu’au XVIe siècle, on eût
requis le Parlement de condamner la société bourgeoise. Peu importe la
valeur du système de Jean Grave: _c’est un système_; à ce titre, il peut
s’affirmer. C’est pour qu’il puisse s’affirmer qu’on a fait la
Révolution française; c’est pour qu’il puisse s’affirmer, que le Jacobin
proclama la liberté de conscience et rougit notre sol national. Ou le
Jacobin s’est trompé, ou il nous a trompés. Il mentait ou il se parjure:
je ne sortirai pas de là.

Le 25 février 1894, le jury ne vit dans le livre que la menace: il
condamna. Le 9 août suivant, il y aperçut l’idée: il acquitta.

Des deux verdicts, quel fut le plus utile? De bons bourgeois que je
connais, le premier avait presque fait des anarchistes; je sais des
anarchistes dont le second a presque fait des bourgeois. On raconte que
l’un d’eux s’en est allé trouver le préfet de police et lui a dit:

--Voulez-vous me laisser tranquille? Je laisserai tranquille votre
société.

--Entendu! aurait riposté le préfet.

Un autre, tout joyeux, imprima sur sa carte: _ex-anarchiste_.

J’ai encore devant les yeux la mine stupéfaite des acquittés: des
bourgeois leur rendaient la justice! On ne rend que ce qui existe! La
justice existait donc!... Cela leur brouillait la cervelle...

Ah! la justice! Si, carrément, l’on essayait de l’appliquer à tous les
maux? Ne serait-elle pas le bienfaisant dictame, la salutaire panacée?

Par malheur, trop d’improbités, trop de lâches complaisances opposent
leur rempart aux assauts de l’équité, et le vieil arbre social, miné par
les parasites, tremblera, chaque jour davantage, sur sa base déracinée.
Sa masse résiste encore, et son poids le maintient debout: gare la
chute!...

Par quoi le remplacera-t-on?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le philosophe s’interroge et son œil immobile sonde la profondeur des
cieux. Pas un rayon! Nulle éclaircie! Il semble que l’azur soit rayé des
couleurs du monde! En bas, en haut, partout, de grands trous noirs,
pleins de bourrasques! Des opacités effrayantes comme des soleils
défunts! Et derrière ces cadavres, pas la moindre lueur annonçant les
soleils nouveaux! Le croquis à peine ébauché de formes vagues et
fuyantes, qui se disent les formes futures, et dont le visage indécis
échappe au regard scrutateur, comme les fantômes des songes: voilà tout!
Un passé mort! Un avenir à naître! Un présent qui ne voit que la tombe
et qui cherche en vain le berceau!

C’est dans l’effroi de cette nuit que se vide l’horrible querelle entre
les appétits repus et les appétits à jeun. Tous ont perdu le sens de
l’Au-Delà. Tous veulent jouir--et vite. Car l’on doit se hâter de jouir,
puisque la bière est le néant, et l’homme mort une charogne. Ils ne
croient plus qu’au Paradis bâti dans la boue terrestre. Les appétits
repus tiennent la clef de cet Éden; les appétits à jeun se ruent pour la
leur arracher. Les premiers se barricadent; les seconds livrent
l’assaut. Les premiers ont, pour se défendre, l’égoïsme de la bête
interrompue dans son repas; les seconds ont, pour attaquer, la rage de
la bête qui se voit dénier sa part. C’est le combat des contingences.
L’Absolu reste absent; il demeure dans la coulisse: les auteurs du drame
oublièrent de donner un rôle à Dieu. L’Idée fuit et se détourne. Comme
les limpides étoiles, comme les astres impassibles, dont les larges
sérénités contemplent sans tressaillir l’infamie des orgies nocturnes,
le Ciel, au-dessus de nous, garde des immobilités d’attente...

                   *       *       *       *       *

Et cependant, là-bas, loin--bien loin, peut-être--un immense foyer
étincelle. Les uns l’appellent: le Progrès. Jésus l’appela: le Père.
Tous le nomment: l’Espérance. Source éternelle de lumière, il a des
rayonnements pour vaincre toutes les nuits, et sa flamme, à l’heure
dite, incendie les Walhalls condamnés, pour briller sur les nouveaux
mondes. Mais le voile épais d’une énigme couvre l’éclair des futures
splendeurs; et le philosophe atterré, accablé par l’incertitude, ne peut
que murmurer, dans un balbutiement d’angoisse, les puissantes paroles
d’Hello; profondes comme cet abîme: «A l’heure où je parle, il y a
quelque chose d’étrange et de terrible à parler. Le nuage qui porte la
foudre est aussi secret qu’il est terrible. Ce qu’il garde est bien
gardé. La situation actuelle du monde est un mystère. Dans le voisinage
de ce mystère, je m’étonne de parler...»




LES TRAFICS DE L’ÉLYSÉE




AFFAIRE RATAZZI

Cour d’appel de Paris, chambre correctionnelle

Audiences des 23 décembre 1887 et 3 janvier 1888.


  On a gardé le souvenir trop précis de la longue série de scandales
  qui, en 1887 et 1888, se déroulèrent à la barre des tribunaux.

  Il s’agissait de trafics innommables, de la Légion d’honneur devenue
  une marchandise.

  Un nom domine cette lamentable période: le nom tristement immortel de
  Wilson.

  Wilson avait groupé autour de lui un certain nombre de disciples.
  Parmi ses amis figurait Mme Ratazzi, «Ce fut lui--voit-on dans une des
  plaidoiries de l’époque--qui, ayant reconnu dans Mme Ratazzi une femme
  très intelligente, la poussa à s’occuper d’une _industrie fort
  lucrative, le commerce des décorations_.»

  Longtemps, on s’acharna sur les comparses, n’osant pas s’attaquer au
  _gendre_ tout puissant.

  Le 15 novembre 1887, Mme Ratazzi fut condamnée par la 10e chambre
  correctionnelle du tribunal de la Seine à 13 mois de prison pour
  escroquerie. Elle avait été, disaient les juges, l’un des
  intermédiaires du général d’Andlau, lequel «tenait en son domicile une
  véritable agence de trafic de décorations», et, usant de manœuvres, se
  targuant d’un crédit imaginaire, avait, moyennant finances, promis des
  croix qu’elle savait ne pouvoir obtenir.

  Mme Ratazzi interjeta appel, et, le 23 décembre 1887, le procès vint à
  la barre de la cour de Paris.

  C’est là que, pour échapper au reproche d’escroquerie et montrer que
  son crédit n’avait rien d’imaginaire, elle exhiba le fameux dossier
  Legrand, révéla l’étendue de son influence et montra que l’agence
  établie chez lui par le général d’Andlau n’était qu’une pauvre
  succursale d’une autre agence établie en plein Élysée par M. Wilson,
  le gendre du président Grévy.

  Mme Ratazzi ne fut pas acquittée; sa peine, par arrêt du 3 janvier
  1888, fut seulement réduite à 6 mois.


Messieurs,

Avocat de Mme Ratazzi, je viens la défendre simplement, franchement, le
plus brièvement qu’il me sera possible, sans rien omettre de ce que je
crois utile, mais sans y ajouter la moindre réflexion.

Ce qui va suivre, hélas! est assez grave pour se passer de commentaires.
Il est des événements qui parlent plus fort et plus haut que toutes les
plaidoiries.

On prétend que Mme Ratazzi tombe sous le coup de l’article 405 du code
pénal pour s’être targuée d’un crédit imaginaire en promettant des
décorations, et l’on en fait l’héroïne de cette triste escroquerie.

Je vais démontrer, pièces en mains, que Mme Ratazzi n’a pas commis
l’ombre d’une escroquerie, attendu que son crédit n’était pas imaginaire
et qu’elle donnait ce qu’elle promettait!

Vous verrez, en second lieu, qu’il faut abandonner l’espoir de lui
laisser le premier rôle dans cette comédie tragique, et qu’elle n’est
qu’une comparse derrière laquelle s’abrite un véritable acteur de
premier ordre. (Mouvement prolongé).

Oui, Mme Ratazzi n’a été qu’un instrument--l’instrument de grands
coupables qui, eux, demeurent indemnes!

Moins heureuse, parce qu’elle est moins puissante et qu’on sacrifie les
humbles à la sécurité des forts, elle n’a pas eu la chance d’obtenir un
de ces arrêts de non lieu que la conscience publique ne s’explique pas
toujours!... (Vive émotion).

Prenez donc, s’il vous plaît, les faits qu’on lui reproche et voyez s’il
est juridiquement possible de découvrir un texte qui les érige en délit.

Ce texte, vous le trouvez dans l’article 405 du code pénal, qui prévoit
l’escroquerie?

Mais l’escroquerie suppose une duperie! L’escroquerie suppose un crédit
imaginaire!

Ici, où voyez-vous la dupe? Pour être dupe, il faut, d’abord, ne pas
être complice! Or, la complicité de ceux qui se posent en victimes
éclate, plus manifeste que le jour.

Eh! quoi? Ces industriels, ces marchands envient la décoration; ils
envient des honneurs dont l’honneur se désintéresse, qui, entre des
mains vénales, perdent leur sens primitif pour devenir un élément de
patrimoine; ils convoitent cette croix que d’autres payent, les uns de
leur sang, les autres d’une vie de labeur, et, ne pouvant la payer de
cette monnaie-là, ils la payent de la monnaie qu’ils tirent de leur
poche; ils désirent ce ruban qui pour eux n’est qu’un bon placement
pécuniaire, un capital qui augmentera leurs revenus, une réclame qu’ils
imprimeront sur leurs prospectus et leurs factures parmi les enseignes
et les brevets; pour l’acquérir, ils exploitent la corruption
parlementaire, l’appétit innommable de politiciens avilis; ils achètent
à beaux deniers comptants un crédit qui peut ne pas être efficace, mais
qui, aussi, peut l’être, qui, le plus souvent, l’a été--je vais en
sortir de mon dossier des preuves irréfragables, en attendant celles que
réunit un juge d’instruction, M. Vigneau, et qui, bientôt, éclateront
aux quatre coins de la France... (vive émotion); ils achètent un crédit
sur la nature duquel ils n’ont pu se méprendre, qu’on leur a vendu pour
ce qu’il est, sans garantie, à leurs risques et périls, tel que le
révèlent aux yeux de tous des titres incontestables dans leur
matérialité; ce crédit, ils en ont examiné, pesé les honteux éléments;
ils ont rédigé leur marché en spéculateurs avisés; en acheteurs retors,
ils ont stipulé, pour le cas d’insuccès, la restitution du prix, et ils
ont eu cette chance inouïe, cette chance de coquins, d’obtenir le
remboursement à défaut de la marchandise: les voilà, les naïfs qui se
plaignent! Les voilà, les dupes! Les voilà, les escroqués! Et la justice
les écoute?...

Mais asseyez-les plutôt, ces corrupteurs, à côté des corrompus!
Acheteurs et vendeurs, poussez-les tous sur le banc d’infamie!

Élargissez le débat, au lieu de le rétrécir! Au lieu de l’étouffer entre
les quatre murs d’une enceinte correctionnelle, donnez-lui le jury, la
magistrature nationale, donnez-lui le vaste horizon, le grand air de la
cour d’assises!

Faites un immense procès criminel où l’indignation publique clouera au
pilori tous les trafics infâmes, où viendront s’afficher toutes les
turpitudes!

Au lieu de maigres figurants et de mesquines figurantes, en scène les
vrais acteurs, si haut placés qu’ils puissent être! Promenez le flambeau
vengeur dans les bas fonds gouvernementaux! Éclairez les officiels
repaires où nos maîtres vendent l’honneur!

Nommez-le donc enfin, cet homme, dont l’appétit exerce le pouvoir du
chef de l’État, et qui semble partager son irresponsabilité!...
(Mouvement prolongé).

Ou, si vous ne l’osez, alors, gardez le silence, étouffez vos émotions,
et attendez l’histoire!... L’histoire qui, elle, n’a peur ni des
révélations ni des scandales, qui ne ménage aucun régime, force, quand
il faut, la porte des cabinets des juges d’instruction, qui, pour
enseigner l’avenir, ressuscite les dossiers morts, crie sur la place
publique les secrets qu’on croyait oubliés, et, d’un geste impitoyable,
étale férocement, sous le regard étonné de la foule, les turpitudes qui,
trop souvent hélas! échappent aux bassesses, aux ambitions, aux
craintes, aux complicités, aux défaillances ou aux dégoûts
contemporains!...

Mais, au nom du code, ne parlez pas d’escroquerie! L’escroquerie! S’il
en est une, ce n’est point l’escroquerie juridique prévue par l’article
405; c’est une immense escroquerie morale que l’étroitesse de vos textes
ne contient pas, et dont la victime a été l’honnêteté publique! Mais,
pour mille raisons, l’honnêteté publique n’est point partie civile à un
procès qui ne saurait la satisfaire; et vous vous souviendrez,
messieurs, que si Mme Ratazzi est assise sur le banc correctionnel, ce
n’est pas pour venger l’injure du pays--il faudrait, pour cela, y
asseoir un autre qu’elle!--mais la déception d’un marchand qui, le
premier, a déclaré que son affaire relevait du tribunal de commerce, qui
est venu, sous la foi du serment, produire des affirmations que le
tribunal a traitées comme des mensonges, puisque, s’il les avait tenues
pour véridiques, elles eussent innocenté l’accusée, qui n’a, enfin, que
trop prouvé, par son attitude à la barre des témoins, qu’il n’était
guère fait pour occuper pareille place!

Voilà donc la question clairement posée: il n’y a pas escroquerie, parce
qu’il n’y a pas illusion; et il n’y a pas illusion, parce qu’il n’y a
pas manœuvre.

Ah! je sais bien que, pour sauver l’honneur d’un régime, un habile
avocat général, l’honorable M. Reynaud, a créé de toutes pièces un
système ingénieux:

«Je soutiens--a-t-il dit--qu’en matière de décorations, personne n’a de
crédit, quelles que soient les influences dont il dispose, s’il n’a
l’appui de ceux qui, seuls, peuvent décorer. La décoration de la Légion
d’honneur est accordée par décret du chef de l’État rendu sur la
proposition d’un ministre responsable. En dehors des ministres, je ne
sais personne qui ait qualité pour disposer des croix de la Légion
d’honneur. Quiconque allègue un tel crédit, allègue un crédit
imaginaire.»

J’entends, monsieur l’avocat général: d’après vous, personne n’a de
crédit, hors les ministres! C’est peut-être souhaitable: est-ce exact?
(Hilarité). Les ministres sont-ils ces parangons d’indépendance? Leur
crédit est-il si haut qu’il domine tout crédit? Un ministre sous ce
régime est-il un pareil seigneur? Est-il le seul qui puisse approcher le
chef de l’État, influer sur son humeur, déterminer sa signature? L’hôte
de l’Élysée ne peut-il écouter personne autre? Et si un _autre_ est son
parent, son commensal, son familier? S’il habite avec lui sous le toit
officiel? Si, d’aventure, il est son gendre?... (Hilarité générale).

Si ce gendre est assez puissant pour damer le pion aux ministres--par
exemple, s’ils lui résistent, pour les contraindre à s’en aller? Et si
Mme Ratazzi était l’instrument de ce gendre... (Mouvement prolongé),
dupait-elle le public, lorsqu’elle promettait la croix?

Tenez, voici un épisode qui répond à la question:

Parmi les clients de Mme Ratazzi, se trouvait, vous le savez, M.
Veyssère, grand entrepreneur, conseiller général de la Haute-Loire.

Mme Ratazzi a un gendre elle aussi--il lui a porté malheur... comme
l’autre à son beau-père! (Hilarité). Elle désirait obtenir que M.
Veyssère le prît dans ses bureaux, et, pour acquérir les bonnes grâces
de M. Veyssère, elle recommanda l’entrepreneur à son puissant ami.

Eh bien! M. Veyssère a été virtuellement décoré.

Au mois d’octobre, une personne, qui, sans autre mobile qu’un mobile
affectueux, souhaitait qu’on satisfît le vœu de l’entrepreneur, lui
écrivait;

--J’ai vu, ce matin, le ministre: c’est chose faite.

Et le lendemain, la nomination de M. Veyssère eût paru à l’_Officiel_,
si ce jour-là même n’avait éclaté le scandale de l’affaire Caffarel!

Ah! il est bien fâcheux pour nous que le général d’Andlau soit en fuite!
Il se défendrait pièces en mains, il apporterait ses dossiers, il
montrerait ses influences!

Son action, celle du souverain qui était son associé, avaient une telle
puissance que, le jour où un ministre a osé leur résister, pour célébrer
un tel courage, on a élu le ministre président de la République!...
(Mouvement prolongé).

Le trafic des influences, la vente de la Légion d’honneur, mais qui donc
en peut douter aujourd’hui?

Voici des journaux qui sont remplis de renseignements aussi précis que
possible sur ce commerce éhonté.

M. le président BRESSELLES.--Ce sont des articles de journaux!

Me DE SAINT-AUBAN.--Oui, monsieur le Président, et si le parquet ne les
poursuit pas, c’est qu’il n’ignore point que les dossiers de certains
journalistes sont encore mieux garnis que les dossiers des avocats.
(Longue sensation dans l’audience).

Sans doute, les acheteurs de croix ne viendront pas se vanter de leur
achat à votre barre. Mais voici des documents, des preuves matérielles.
Voici des lettres. Je vais les lire. Je tairai les noms dans ma
plaidoirie; vous en prendrez ensuite connaissance et vous direz s’il est
vrai que Mme Ratazzi n’avait pas de crédit, et si, lorsqu’elle affirmait
un pouvoir dont elle révélait seulement l’apparence extérieure sans
découvrir aux yeux profanes le terrible secret de son étendue, elle ne
restait pas singulièrement modeste?

Écoutez:

Un jour, un négociant parisien[8] voulut la croix.

  [8] M. Legrand, fabricant de tonneaux en fer.

Sachant l’influence de Mme Ratazzi souveraine, il alla frapper à sa
porte.

On causa, on se comprit.

Mme Ratazzi parla du postulant au _gendre_ que vous savez et le mit en
sa présence.

Et dans le cabinet du _gendre_, voisin de celui du beau-père, en plein
palais de l’Élysée... (mouvement prolongé), s’engagea un dialogue que
l’histoire n’oubliera pas:

--Monsieur (c’est le _gendre_ qui parle), avez-vous souscrit au
_Moniteur de l’Exposition universelle de 1889_ (un des _Moniteurs_ du
gendre)?

--Oui.

--Pour combien?

--Pour 300 francs.

--Ayez donc la bonté d’ajouter un zéro, ce qui fera 3.000. Nous
causerons ensuite de l’objet de votre visite... (Vive émotion).

Et la correspondance, que j’ai là dans mon dossier, nous montre le
malheureux postulant en quête des 3.000 francs:

  Ma très chère Madame,

  J’aurais une communication très grave à vous faire _concernant la
  décoration_. L’état de ma santé m’empêchant de sortir par le temps
  qu’il fait, je vous serais fort obligé de venir me voir au plus tôt.

  Recevez, ma très chère Madame, l’assurance de ma cordialité.


  Madame,

  Je viens de recevoir votre lettre. Je ne serai pas prêt demain. Comme
  j’ai eu l’occasion de vous prévenir, ne comptez sur les 3.000
  francs...

--Produit du 0 ajouté aux 300...

  que pour vendredi. Je n’aurai donc le plaisir de vous voir que
  vendredi matin à neuf heures.

  Agréez, Madame, etc...


  Madame,

  Je vous donne en communication une nouvelle dépêche me renvoyant à
  lundi la promesse que j’avais de toucher ce soir à cinq heures.

  Il sera onze heures quand je serai chez vous, peut-être trop tard,
  pour vous déranger. Aussi vaudrait-il mieux remettre le versement rue
  Bergère, dans l’après midi.

  Agréez, etc...

L’adresse de la rue Bergère est précisément l’adresse du _Moniteur de
l’Exposition universelle de 1889_!

  Madame,

  Mon cousin s’est précisément absenté toute la journée; je n’aurai les
  renseignements que ce soir, tard, ou demain matin de très bonne heure.

  Devant me trouver avenue du Bois de Boulogne à neuf heures précises,
  je m’arrangerai de façon, en revenant, à me trouver en face de
  l’Élysée à dix heures moins le quart, afin, Madame, que vous n’ayez
  plus à attendre, même cinq minutes.

  Si, par hasard, Madame, vous en décidiez autrement, veuillez me mettre
  un mot, _8, rue Taitbout_.

  Veuillez agréer, Madame, mes salutations distinguées.


  Chère Madame,

  Je vous remercie de votre aimable lettre; j’ai envoyé à M. W...
  (hilarité générale) la carte en question.

  Mardi, 26 mai 1885.


  Madame,

  J’ai envoyé mon brevet à M. W... (Nouvelle explosion d’hilarité). Je
  n’ai pas la carte; mais je l’enverrai demain à l’Élysée.


  Madame,

  Je ne serai en possession de l’_objet en question_ que, ce soir, à six
  heures.

  Paris, 6 juin 1885.

Quel était l’_objet en question_? Les 3.000 francs (produit du 0 ajouté
aux 300)?

Ou le reste? Car je suppose qu’une croix coûte plus de 3.000 francs!

Mystère! Toujours est-il que l’acheteur procura au vendeur l’_objet en
question_, car l’acheteur fut décoré--voici le numéro de
l’_Officiel_ qui contient sa nomination--avec la mention: _services
exceptionnels_!... (Longue émotion dans l’audience).

Cet événement et bien d’autres semblables pourraient d’ailleurs, si l’on
souhaitait la lumière, être établis par des témoins qui ont tout su, qui
ont tout vu, et viendront renseigner la justice, quand la justice le
voudra.

Mme Ratazzi avait sur M. W... (comme l’appelait notre homme) une
influence extraordinaire dont rien ne donne l’idée. Sur 24 demandes de
décorations, le général d’Andlau a obtenu 17 croix... (Sensation). Mme
Ratazzi en a obtenu 2 sur 5 demandes, sans compter M. Veyssère.

Elle a, d’ailleurs, usé de son crédit pour rendre bien d’autres
services.

Dans mon dossier, les témoignages de gratitude, les lettres de
remerciement abondent.

Une mère de famille lui rend grâce d’avoir obtenu ce qu’aucun général ni
le ministre de la guerre lui-même n’avaient pu accorder à son fils,
simple zouave, en le faisant nommer secrétaire d’un officier.

Une autre la bénit pour avoir sauvé un jeune homme d’une poursuite
criminelle.

--Vous seule _pouvez tout en haut lieu_, lui écrit-elle, _je le
savais_!...

Si les relations de Mme Ratazzi avec le général d’Andlau sont maintenant
établies, celles de M. Wilson avec l’un et l’autre étaient, depuis
longtemps, de notoriété publique.

M. Wilson avait flairé dans ma cliente une femme habile à se pousser
dans le monde et à lui servir d’éclaireur, en attendant qu’elle lui
servît de plastron judiciaire.

C’est lui qui, graduellement, savamment, l’a corrompue pour son usage
politico-financier.

C’est lui, ce sont les intrigants de marque dont elle était l’agente,
qui disaient à la malheureuse, lors de l’affaire Michelin:

--Les députés, les sénateurs, les conseillers municipaux, tout cela
s’achète!...

Ce sont eux qui la raillaient, après sa première condamnation:

--Vous avez écrit à M. Michelin pour cette affaire du boulevard
Haussmann, au lieu d’aller le trouver, lui goguenardaient-ils à
l’oreille: imbécile!...

Et ce sont les mêmes qui, sachant bien qu’en offrant le fameux
pot-de-vin elle n’avait pas agi pour son propre compte, ont, alors, par
une pudeur dont je leur sais gré, paralysé l’action de la justice et
empêché, pendant deux ans, qu’elle ne subît la peine de trois mois de
prison à laquelle elle avait été condamnée en sa qualité de plastron.

Eh bien! messieurs, ces hommes, où sont-ils? Que font-ils?

Ce qu’ils sont?

Ils sont libres!

Ce qu’ils font?

A l’heure où je parle, encore abrités par une lâche complaisance ou de
légitimes terreurs, ils exploitent la faiblesse, la fatigue nationale;
insensiblement ils arrachent une ordonnance de non-lieu à la lassitude
publique, à l’affaissement général!... (Vive émotion).

Et Mme Ratazzi--la comparse--ferait treize mois de prison?

Je n’ajoute pas un mot; la voix des choses a trop parlé!... (Émotion
générale).




AFFAIRE WILSON-RATAZZI

Tribunal de la Seine, 10e chambre correctionnelle

Audiences des 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22 février et 20 mars 1888.


  Persistant dans son système, le ministère public ne voulut voir dans
  le dossier Legrand (lire plaidoirie précédente) que la preuve d’une
  escroquerie nouvelle, et Mme Ratazzi retourna devant la 10e chambre
  correctionnelle, cette fois en compagnie de M. Wilson.

  Mais, le 1er mars 1888, les juges de la 10e chambre, en présence des
  documents versés au débat, acquittèrent la prévenue.

  Seul M. Wilson fut condamné 2 ans de prison, 3.000 francs d’amende, et
  déclaré privé de l’exercice de ses droits civiques pour une période de
  cinq années.

  On sait que, le 26 mars 1888, un arrêt de la cour de Paris infirma la
  sentence de la 10e chambre et acquitta M. Wilson.


Messieurs,

Quand un accusé tel que M. Wilson comparaît devant la justice, il ne
reste plus de place pour les autres accusés. Innocent, il innocente tout
le monde; coupable, sa responsabilité est si vaste qu’elle couvre toutes
les autres et les absout aux yeux de tous. Il y a déjà plus d’un mois,
le loyal magistrat en face de qui je me trouve assignait à chacun sa
vraie place dans ce débat qui nous attriste et nous émeut jusqu’au plus
profond de notre être, parce que nous sentons bien que les questions
qu’il soulève touchent à l’honneur politique et à l’intérêt national.

Que m’importent, après cela, les qualifications juridiques? Que
m’importe qu’on me fasse parler le premier dans un procès où je n’aurais
pas dû avoir un mot à dire? Que m’importe qu’on me présente Mme Ratazzi
comme l’auteur principal d’un acte dont M. Wilson n’aurait été que le
complice? Dans l’affaire Legrand, pas plus que dans aucune autre, il
n’est possible d’abriter le nom de M. Wilson derrière celui de Mme
Ratazzi! Le ministère public n’y a pas songé une minute, il le
proclamait hier bien haut dans son réquisitoire; mon éminent confrère
Lenté n’y songe pas davantage; il vous le dira tout à l’heure, avec
cette franchise qui est l’arme des forts.

Une double question me semble à présent résolue: celle du crédit de M.
Wilson auprès des pouvoirs publics, et celle du crédit de Mme Ratazzi
auprès de M. Wilson.

Depuis longtemps déjà, la première ne faisait plus de doute. M. Wilson a
dû, beaucoup moins à ses titres politiques qu’à ses liens de parenté,
joints à un prodigieux savoir-faire, une influence gouvernementale
inouïe sur le compte de laquelle je me suis expliqué ailleurs et qui ne
connaissait guère de bornes que celles de ses désirs. Quel usage a-t-il
fait de cette influence? Quel prix en a-t-il retiré?

Ses actes ne tombent-ils que sous la loi de la morale?

Tombent-ils aussi sous le coup des lois du pays?

Autant de points d’interrogation qui se posent quand on étudie le
fonctionnement et l’existence de ce qu’on a tristement appelé, d’un nom
qui n’est que trop exact, l’agence de l’Élysée. Ailleurs, j’y ai
répondu[9]. Aujourd’hui, le procès n’est pas le même, et je ne
rappellerai de ces hontes que l’indispensable. M. l’avocat de la
République l’a plaidé avec sa conviction; c’est avec sa conviction que
Me Lenté le plaidera tout à l’heure, et c’est dans votre indépendance,
messieurs, que vous rendrez un jugement qui satisfera notre besoin de
justice, parce que votre conscience seule vous l’aura inspiré et qu’il
ne se fera pas plus l’écho des murmures de la foule que des sympathies
respectables qui accompagnent le malheur.

  [9] Voir plaidoirie précédente.

Le second point, qui me sollicitait d’une façon particulière, était le
crédit de Mme Ratazzi auprès de M. Wilson. Du jour où les circonstances
m’ont mêlé à ces débats, je me suis attaché à le mettre en lumière,
parce que je le considérais comme l’élément essentiel d’un état
juridique mal connu et mal défini.

J’ai dit à la cour: Prenez garde; la situation n’est pas nette; avant de
la juger, il faut la rétablir. Cette femme est peut-être une coupable; à
coup sûr, ce n’est pas un escroc. Condamnez-là, si vous pouvez, pour
autre chose; mais ne la condamnez pas pour cela. On l’accuse d’avoir
promis des croix imaginaires. Eh bien! voici une croix qu’en fait elle a
procurée, et cette croix, elle l’a procurée grâce au pouvoir d’un
personnage qu’il faut appeler en cause pour qu’il nous défende tous.

Une enquête fut ouverte; elle confirma tous mes dires; et à l’audience
du 6 janvier dernier, M. le substitut rendait un témoignage public à la
sincérité de cette femme qui, hélas! a encouru bien des reproches, mais
à laquelle, du moins, on ne saurait refuser ce mérite que tout le monde,
ici, ne pourrait pas revendiquer, d’avoir, par sa franchise, rétabli la
réalité, rendu aux événements leur physionomie véritable et dégagé tous
ces faibles, tous ces humbles, tous ces petits, qui ont pu être des
comparses, mais qui, Dieu merci pour l’idée de justice! ne serviront
plus de plastrons.

Qu’on ne dise pas, maintenant, qu’elle a cherché le scandale! Si elle
avait cherché cela, elle aurait pu choisir une autre voix que la mienne.

Qu’on ne dise pas, non plus, qu’elle a fait de la vengeance! De la
vengeance? Personne n’en fait ici; plusieurs, peut-être, pourraient en
témoigner. Et, en tous cas, si on fait de la vengeance dans l’affaire
Legrand, ce n’est pas Mme Ratazzi...

Ce qu’elle cherchait, c’était une défense, où elle a trouvé une
accusation.

On lui jetait à la face d’avoir dupé la crédulité publique. On lui avait
répété pendant une instruction entière: «Prouvez que vous avez fait
décorer une personne, une seule, et vous bénéficierez d’un non-lieu.»
C’était le temps où elle pensait acheter l’acquittement au prix du
silence. Elle s’est tue, mais, en fait d’acquittement, 13 mois de prison
l’attendaient à cette barre pour s’être targuée d’un crédit imaginaire.

Ce n’est pas tout. Au début de l’affaire, elle s’était abritée sous le
couvert d’un nom qu’alors on n’osait à peine balbutier dans les
prétoires. Des prières, des souvenirs, une pression morale que vous
devinez, et à laquelle de plus forts ne résistent pas toujours, avaient
vaincu son courage et arraché sa rétractation! Cette rétractation avait
été son unique mensonge. Le lendemain, on répandait dans le public et
dans la presse que, pour se sauver, elle avait tenté de perdre un
innocent!

C’en était trop. Elle s’est révoltée. Non, s’est-elle écriée, je ne suis
pas un escroc; j’ai peut-être prêté la main à des actes coupables; j’ai
mérité, c’est possible, le blâme des honnêtes gens; mais je n’ai trompé
personne; et, surtout, je n’ai calomnié personne; j’ai là un dossier qui
le prouve; ce dossier, le voilà, je vais le lire, c’est mon droit, c’est
mon droit et c’est mon devoir, car c’est toujours un devoir de dire la
vérité; et, quelles qu’en soient les conséquences, cette divulgation
s’impose, car devant Dieu et devant les hommes, il est une chose plus
infâme qu’une condamnation pour escroquerie: c’est une accusation de
calomnie!

J’ai compris, messieurs, cette attitude et ce langage; j’ai compris
l’intérêt moral auquel ils donnaient satisfaction; j’ai accepté la tâche
d’être l’interprète de cette accusée qui, ayant pris un courageux parti,
faisait appel à mon ministère, et cette tâche, je l’ai remplie, à défaut
d’autre mérite, avec tout ce que je puis avoir de dévouement et
d’énergie...

Voilà l’histoire de la livraison du dossier Legrand, voilà les mobiles
qui l’ont inspirée. Cette femme avait-elle menti? S’était-elle targuée
d’un crédit imaginaire? Avait-elle calomnié M. Wilson?

Six longues audiences ont répondu à cette double question; aujourd’hui
la page est écrite: je n’ai rien à y ajouter.

On a essayé, depuis, de transformer l’argument en délit. Mais l’argument
est resté, et je crois qu’il a porté. C’est, du moins, l’opinion de M.
Wilson, qui a déclaré maintes fois, d’accord avec Me Lenté, que la
production du dossier avait été la cause directe de la réduction de
peine, et qui même, il vous en souvient, attribue les aveux soi-disant
mensongers de M. Legrand à M. Dulac, au miséricordieux désir d’assurer
cette réduction.

Mais n’est-ce pas, au point de vue moral comme au point de vue
judiciaire, une étrange et piquante contradiction?

Accusée d’escroquerie, ma cliente lira un dossier qui rend sa situation
meilleure, parce qu’il établit son crédit, et que, même avec la
jurisprudence nouvelle, le bon sens et la logique interdisent de traiter
les escrocs qui tiennent leurs promesses tout à fait comme les escrocs
qui ne peuvent pas les tenir. Et voilà que ce dossier, qui diminue
largement sa peine, deviendra le point de départ d’une inculpation
nouvelle, laquelle ramènera, comme escroc, devant un tribunal, celle
qu’aux yeux d’une cour il a plus d’à moitié lavée du reproche
d’escroquerie!

C’est la première fois, je crois, qu’une circonstance atténuante se
transforme subitement en infraction à la loi pénale! Jamais les faits et
les textes n’avaient possédé une pareille élasticité: le même article
réprime à la fois les crédits réels et les crédits imaginaires; et le
même fait sert, à un mois d’intervalle, d’excuse et d’accusation!

Jamais la théorie toute neuve que la cour d’appel a consacrée dans
l’affaire de Kœlhn, qu’elle a timidement reproduite dans son arrêt
d’Andlau, et qui prête à quelque équivoque dans l’arrêt de la cour
suprême, laquelle n’a voulu rendre, dit-on, qu’une décision d’espèce,
puisqu’à présent il paraît que la cour suprême juge en fait,--jamais,
dis-je, cette théorie toute neuve ne se heurtera à une hypothèse aussi
rétive que la nôtre et qui en fasse mieux ressortir la périlleuse
bizarrerie.

On nous avait appris, jusqu’ici, à l’école et à l’audience, qu’un crédit
fictif était un crédit inexistant. On nous a révélé, depuis, qu’il n’y a
rien de contradictoire entre la fiction et l’existence et qu’un crédit
peut tout à la fois être imaginaire et réel.

On devra ajouter, pour plier à l’affaire Legrand l’article 405, ce texte
de droit étroit, devenu de droit si large, que ce qui est vrai du crédit
l’est aussi des événements, et qu’un événement peut très bien rester
chimérique quoiqu’il se soit réalisé.

Cette méthode est commode et d’un usage facile; elle ne nécessite pas de
grands efforts de raisonnement; elle doit être agréable à la paresse
législative, et lui permet de se remettre au pouvoir judiciaire du soin
d’atteindre, et de punir, par un emploi ingénieux des lois existantes,
les combinaisons imprévues qu’engendre sur notre sol politique le
progrès d’une civilisation raffinée!...

Je ne sais ce que vous en penserez, messieurs; moi, je trouve ces
subterfuges indignes de la justice; et j’estime qu’il y a quelque chose
de plus préjudiciable que l’impunité du coupable, c’est le byzantinisme
du procédé employé pour le punir.

Il y avait bien un texte: l’article 177. Ce sous-secrétaire d’État était
un fonctionnaire; ce député est aussi un fonctionnaire; cette thèse a
été soutenue devant moi, contre moi, par M. Bernard, alors avocat
général, aujourd’hui procureur de la République, qui ne peut l’avoir
oubliée.

Mais j’ai prévu l’objection: l’article 177 ne vise pas seulement le
fonctionnaire, il vise le fonctionnaire dans l’exercice de sa fonction.
On arrive de la sorte à des résultats bien ridicules; car, tandis qu’on
fera passer un sous-chef de bureau aux assises, sous prétexte que l’acte
qui a sollicité sa vénalité relevait de son ministère, on se trouve
impuissant à atteindre celui qui, pendant cinq ans, a disposé de toutes
choses, sous prétexte que ces choses ne rentraient pas dans ses
attributions. Voilà la législation que le monde entier nous envie!...

Ajoutez un paragraphe à l’article 177. Renvoyez devant le jury l’homme
public qui trafique de son crédit, avec celui qui achète. Vous aurez
ainsi l’avantage d’ouvrir un grand débat devant la justice du peuple et
aussi de faire asseoir à leur vraie place ces pitoyables témoins qui ne
peuvent pas nous regarder sans rire et qui ne contribuent certes pas à
rehausser le prestige de la preuve testimoniale et du serment
judiciaire!... En attendant, à défaut d’armes de juristes, gardez pour
vous vos indignations d’honnêtes gens!

Mais acceptons la nouvelle méthode: ma prétention est que, même en
l’admettant, ma cliente échapperait encore aux rigueurs du texte visé.

Précisons bien le fait, et puis nous verrons le droit.

Un monsieur Pierre Legrand, de son petit nom, Périque, si j’en crois des
copies de lettres qui, comme papiers de famille, me paraissent jouir
d’une authenticité douteuse, a une envie phénoménale d’être décoré. Il a
vainement frappé à trois portes; il y en a bien une quatrième, qui est
la bonne, celle de l’Élysée; mais il faut se la faire ouvrir, et pour
cela, il est indispensable de connaître quelqu’un qui en possède une
clef. C’est ici que la Providence apparaît à l’ambitieux Périque sous
les traits d’un sien cousin, charmant garçon d’ailleurs, M. Hanniquet,
celui-là même qui disait à l’instruction: «On m’appelle toujours Paul,
parce que je me nomme Louis.» (Hilarité).

M. Hanniquet était un ami de Mme Ratazzi; or, je n’apprendrai rien de
nouveau à personne, en rappelant que cette dernière avait alors ses
entrées dans le cabinet de M. Wilson, lequel cabinet était bien près de
celui du chef de l’État, puisque tous deux étaient situés dans le même
corps de logis! M. Hanniquet demande à Mme Ratazzi la permission de lui
présenter son cousin; Mme Ratazzi accepte; la présentation a lieu. On
expose ses ambitions, on dit à Mme Ratazzi quel espoir se fonde sur ses
influences et ses hautes relations; Mme Ratazzi proteste qu’elle n’est
pas si puissante et fait d’abord quelques difficultés; puis elle cède,
présente son protégé à son protecteur, et, en fin de compte, grâce à ses
recommandations et à ses démarches, obtient du second ce que désirait le
premier.

Voilà le fait. Est-ce vrai? Ici, deux systèmes. Le premier, celui de MM.
Wilson et Legrand, est des plus simples: il consiste à tout nier, à dire
que tout cela est une fable, inventée à plaisir, qui n’a eu d’autre but
que d’établir par un mensonge le soi-disant crédit de Mme Ratazzi.
Jamais Mme Ratazzi n’a présenté M. Legrand à M. Wilson; jamais M. Wilson
ne s’est occupé de faire décorer M. Legrand; dans son ardeur négative,
M. Legrand est allé jusqu’à affirmer, un jour, à M. Atthalin, que jamais
M. Wilson n’avait connu Mme Ratazzi! (Hilarité générale). Je m’empresse
de dire que M. Wilson, qui n’a pas toujours eu dans M. Legrand
l’intelligent interprète de sa pensée, a nettement décliné la
responsabilité de cette audacieuse assertion.

Si ce système, qui repose sur une négation absolue, était exact,
puisqu’il n’y aurait pas de fait, il est clair qu’il n’y aurait pas de
délit, et votre jugement ne pourrait que reproduire le texte du fameux
décret de Voltaire: «Article premier. Il n’y a rien; Art. 2. Personne
n’est chargé de l’exécution du présent décret.»

Mais ce n’est pas le récit de ma cliente. Et ma cliente, à laquelle on a
fait bien des reproches, dont quelques-uns peuvent être fondés, et dont
quelques autres sont peut-être excessifs, a mérité un compliment, dont
son défenseur est heureux de se faire l’écho à cette barre. «Dans ce
procès il n’y a que vous de sincère», lui a dit, un jour, un juge
d’instruction qui n’est pas cet homme farouche, si dur aux estomacs
d’autrui, sauf à celui de M. Ribaudeau, mais cet homme doux, gracieux,
poli et affable, dont un prévenu reconnaissant nous esquissait, à l’une
des dernières audiences, le portrait en termes aussi littéraires
qu’exacts.

On n’en a pas dit autant à M. Wilson qui a eu un mot malheureux pour le
début d’une instruction: «Niez, niez tout, ils n’ont pas de
preuves!»--«Niez tout ce que dit Mme Ratazzi», a-t-il expliqué par la
suite. Mais comme Mme Ratazzi disait alors la vérité, il n’y avait pas
entre les deux recommandations une bien grande différence.

Quand à M. Legrand, il l’a dite une fois, la vérité. Il l’a même dite
deux fois; mais la seconde ne compte pas: c’était par le téléphone!...
Reste la première, qui suffit à la justice. C’était devant M. Dulac.

Vous vous rappelez la scène.

«Je reconnais, s’écrie M. Legrand dans un mouvement d’honnête homme, qui
hélas! ne s’est plus reproduit, que c’est grâce aux démarches de Mme
Ratazzi auprès de M. Wilson à qui elle m’a présenté, que j’ai obtenu la
croix de la Légion d’honneur.» (Vive émotion dans l’auditoire).

Et, à cet aveu, expression de la vérité qui s’échappe de sa conscience,
il ajoute ces mots que je vous prie de retenir: «Je n’ai versé aucune
somme d’argent à Mme Ratazzi.»

Quel intérêt aurait eu ma cliente à déguiser la vérité? M. Atthalin a
posé la question à M. Wilson qui a répondu ceci:

«En prétendant avoir fait décorer Legrand par mon influence, Mme Ratazzi
voulait établir qu’elle jouissait d’un crédit réel, et elle
l’établissait bien plus sûrement en m’attribuant l’obtention de la croix
qu’en l’attribuant au général d’Andlau.»

M. Wilson se trompe. Que voulait Mme Ratazzi devant la cour? Se défendre
contre une accusation d’escroquerie; commise par qui? Par le général
d’Andlau. C’était donc, avant tout, le crédit du général d’Andlau qu’il
s’agissait d’établir; et, si elle avait eu ce bonheur de posséder un
dossier prouvant que le général d’Andlau avait fait décorer quelqu’un,
elle aurait administré une preuve directement applicable à sa cause, au
lieu de n’apporter qu’une preuve indirecte et par ricochet.

Mme Ratazzi n’avait donc aucun intérêt à déguiser la vérité. En
revanche, M. Wilson en a un très visible: supposez, en effet, que vous
reteniez cette prévention d’escroquerie; s’il réussit à vous faire
croire qu’il n’est pour rien dans la décoration Legrand, il se retourne
vers vous et vous dit: Peu importe que Mme Ratazzi ait touché de
l’argent: cela prouve-t-il qu’elle me l’ait donné? Peu importe qu’elle
ait promis la croix à Legrand: cela prouve-t-il qu’elle m’en ait parlé?
Et voilà Mme Ratazzi, auteur principal, condamnée toute seule, tandis
que M. Wilson, complice, est acquitté!

Vous comprenez la manœuvre! Retenez-là: c’est la seule que l’on
rencontre dans ce procès d’escroquerie... (Mouvement prolongé).

C’est donc bien M. Wilson qui a fait décorer Legrand.

L’a-t-il fait décorer moyennant finances? Ceci m’amène à examiner la
question du préjudice.

Le préjudice, en notre matière, c’est le sacrifice consenti par la dupe
dans l’espoir d’un événement chimérique. Ici, Legrand ayant, paraît-il,
joué le rôle de dupe, le préjudice consisterait dans la somme par lui
versée dans l’espoir d’obtenir une croix qu’à l’heure où je parle il a
le droit d’étaler à sa boutonnière. Ah! je regrette pour la moralité du
débat, que cette dupe d’un nouveau genre ne se soit pas portée partie
civile et n’ait pas conclu à une indemnité pour le dommage que lui cause
l’obtention de sa croix! C’eût été complet!...

Mais, étant donné ce singulier préjudice, discutons-en les éléments que
lui donne la prévention.

La question est des plus graves, messieurs, car le quantum du préjudice
est la base principale de l’appréciation du juge pour l’application de
la peine. Eh bien, je reproche à l’avocat de la République de n’avoir
peut-être pas, sur un sujet aussi délicat, apporté toute la prudence
désirable. Il a jeté dans la discussion des chiffres que rien ne
justifie: 94.000 fr.! 40.000 francs! Pourquoi hasarder de pareils
chiffres? Un simple coup d’œil sur les dates l’eût préservé d’une erreur
facile à éviter.

Parlons d’abord des 94.000 francs. Ils ont été donnés par Mme Legrand
mère à son fils, le 4 janvier 1885. Or, M. Legrand n’a connu Mme Ratazzi
que six mois après, en mai 1885. Quand Mme Legrand mère a donné 94.000
francs à son fils, ce n’était donc pas pour les remettre à Mme Ratazzi
qu’il ne connaissait pas et dont il n’avait jamais entendu parler.

Quant aux 40.000 francs, Legrand les a empruntés au mois d’octobre 1885,
c’est-à-dire deux mois après l’époque où M. Wilson déclare lui-même
avoir consigné sa porte à Mme Ratazzi: ce n’est donc pas Mme Ratazzi qui
a pu porter ces 40.000 francs à M. Wilson.

Restent 21.000 francs mentionnés dans ces fameuses copies de lettres que
vous avez entre les mains.

  _Me de Saint-Auban_ discute le procédé par lequel ces copies ont été
  mises à l’instruction. Il déclare que, si M. de Boislisle, juge
  rapporteur de la deuxième chambre, n’en a pas saisi le parquet, c’est
  que dans les faits qu’elles relatent il ne voyait aucun délit. En tout
  cas, à supposer que ces 21.000 francs aient passé par les mains de Mme
  Ratazzi, ils n’y sont pas restés. Mme Ratazzi a prêté aux Legrand ses
  services à titre gratuit; la preuve morale en existe au dossier.

  _Me de Saint-Auban_ rappelle à ce propos les lettres pleines de
  reconnaissance adressées, aux mois de septembre et de décembre 1885,
  par Mme Legrand à sa cliente: est-ce là le langage, dit-il, d’une
  personne à laquelle on a extorqué de l’argent? Puis, il continue en
  ces termes:

On se tromperait, d’ailleurs, messieurs, si on croyait Mme Ratazzi femme
à réaliser de grands profits. Écoutez le portrait qu’en trace M. Wilson
qui connaît bien son monde: «Il est dans la nature de cette dame de
s’occuper avec une grande ardeur des affaires d’autrui, même lorsqu’elle
ne peut espérer en tirer un bénéfice.» Voilà son portrait fidèle.

Et c’est ce caractère qui en fait un instrument aussi profitable que peu
coûteux entre les mains des d’Andlau et consorts, ces écumeurs de la
politique, vrais flibustiers du parlementarisme, dont on peut discuter
la moralité mais non l’intelligence, et qui figurent certainement parmi
les esprits les plus souples et les plus ingénieux de notre galerie
contemporaine. Il y a un point commun entre ces agences véreuses et les
administrations honnêtes: dans les unes comme dans les autres, on paie
les petits employés d’une façon déplorable!... (Hilarité).

Mais j’aborde le point capital: l’absence de manœuvres.

La manœuvre, c’est, en matière d’escroquerie, l’ensemble des
circonstances qui ont induit la dupe en erreur. Or, avec la
jurisprudence nouvelle, on se passe de bien des choses, on se passe de
crédit imaginaire, d’événement chimérique; mais on ne se passe pas
encore de manœuvres. Cela viendra peut-être: mais cela n’est pas encore
venu. Eh bien! dans l’affaire Legrand, dites-moi où est la manœuvre?

L’arrêt d’Andlau en constate avec soin la présence dans ses
considérants; il constate que Mme Ratazzi se faisait appeler de La Motte
du Portal, qu’elle se donnait comme veuve du général de La Motte-Rouge,
qu’elle dissimulait ainsi soigneusement son état civil véritable à des
gens qui, peut-être, n’auraient pas traité avec elle s’ils avaient su
avoir affaire à l’héroïne de l’aventure Michelin.

Et puis il constate ces présentations successives, ces conversations
préparées, en un mot toute cette mise en scène qui attire la dupe et
abuse de sa crédulité.

Nous discutions tout cela; mais l’arrêt l’a retenu contre nous, et tout
cela est, au premier chef, constitutif de la manœuvre.

Ici, prenez garde, il n’y a rien de pareil. Comment les choses se
passent-elles? Un sieur Legrand se fait présenter par son cousin, le
sieur Hanniquet, à Mme Ratazzi. Ce n’est pas elle qui va le chercher;
c’est lui qui prend les devants. Elle ne le rencontre pas, comme cela se
pratiquait dans l’affaire d’Andlau, dans le salon d’un tiers plus ou
moins suspect qui pouvait être accusé d’avoir préparé la scène.

Non, encore une fois, c’est lui, Legrand, qui vient rendre visite à Mme
Ratazzi, et lui demande un service, à elle qui ne le connaissait pas,
qui n’en avait jamais entendu parler. Lui propose-t-elle quelque chose?
C’est lui qui la sollicite. Se porte-t-elle garante de sa décoration?
C’est lui qui insiste pour être présenté à M. Wilson, et c’est sur ses
insistances réitérées qu’elle défère à son désir.

Est-ce vrai? Établissez le contraire. Montrez-moi dans ces faits
l’apparence d’une manœuvre capable d’abuser Legrand--Legrand, difficile
à duper en semblable matière, depuis le temps qu’il traîne dans les
antichambres, en quête de protections pour satisfaire son incroyable
vanité!

Si la manœuvre n’existe pas au début de l’opération, que m’en importe la
suite?

C’est le point initial qu’il faut envisager; c’est à ce moment précis
qu’il faut faire une étude psychologique et descendre dans le for
intérieur des prévenus en cause pour sonder leurs intentions et saisir
sur le vif l’état de leur esprit.

Or, livrez-vous à cette analyse en ce qui concerne Legrand, et voyez
s’il a pu exister la moindre illusion soit sur la nature de l’acte qu’il
commettait, soit sur les suites probables ou possibles de cet acte, chez
cet homme ferré sur la matière, qui, après s’être vainement adressé à M.
d’Andlau, au général Boulanger, à une dame Lambert, venait de son plein
gré frapper à la porte de Mme Ratazzi qui ne le connaissait pas la
veille, pour quémander son appui auprès de M. Wilson!

Je me résume, messieurs: quelle que soit mon opinion sur le fait et sur
le droit, il n’y a pas de délit, parce qu’il n’y a pas de manœuvre.

D’ailleurs, y aurait-il un délit, que ce n’est pas sur cette femme que
s’appesantirait votre main. Chaque péripétie, chaque incident de l’œuvre
de justice à laquelle vous présidez, diminue son importance; et la part
qui lui revient dans cette page d’histoire, remplie par le nom d’un
autre, devient de moins en moins sérieuse au fur et à mesure que la page
va grandissant...

L’affaire Wilson est un drame trop grand pour que Mme Ratazzi puisse y
jouer le premier rôle. Seul, le trafiquant de l’Élysée a les épaules
assez larges pour porter un pareil fardeau. A côté d’un Wilson, les
complicités disparaissent: il ne reste plus que des dupes...




LES GRANDES CONVENTIONS DE 1883




PROCÈS NUMA GILLY-SAVINE-RAYNAL

Cour d’assises de la Gironde

Audiences des 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17 et 18 avril 1888


  M. Savine, éditeur, avait publié les bruyants et décevants dossiers du
  fameux député de Nîmes, M. Numa Gilly.

  Celui-ci y accusait de vénalité M. David Raynal, député de Bordeaux,
  et ministre des travaux publics en 1883, lors du vote parlementaire
  des célèbres conventions passées entre l’État et les grandes
  compagnies de chemin de fer.

  M. David Raynal poursuivit l’éditeur et l’auteur devant la cour
  d’assises de Bordeaux, sa circonscription électorale. La cour condamna
  le premier à trois mois de prison et le second à six mois de la même
  peine.

  La plaidoirie ci-après reproduite, prononcée par Me de Saint-Auban
  pour M. Savine, esquisse, dans sa première partie, la physionomie
  générale du politicien moderne, et, dans la seconde, étudie les
  circonstances qui amenèrent le vote des fameuses conventions.


Messieurs de la Cour,

Messieurs les Jurés.

Je ne suis pas un politicien qui vient attaquer M. Raynal. Je me
respecte trop pour abriter sous une robe des arrière-pensées et des
passions qui, si légitimes et si justifiées qu’elles puissent être, se
tromperaient de porte en entrant ici.

Je suis un défenseur qui vient défendre un accusé, qui vient le défendre
avec une foi absolue, avec une conviction ardente, et, si M. Savine veut
me permettre de l’ajouter, je suis un peu aussi un confident et un ami
depuis bientôt cinq mois que je le vois et le fréquente, qu’il s’assied
à mon modeste foyer de juriste pour me demander mes conseils et que,
dans l’intimité familière de nos entretiens répétés, il m’ouvre toutes
grandes son âme et sa conscience où je puis lire, non pas les sentiments
que lui prêtait à la dernière audience la haineuse rancune de la partie
civile, mais tout ce qu’elles renferment de sincérité, de droiture, de
courage et d’énergie.

Oui, Savine est un courageux et un sincère, deux qualités, ou plutôt
deux défauts périlleux à notre époque, qui mènent rarement à la fortune
et au pouvoir, qui même quelquefois conduisent à la cour d’assises, mais
n’importe, deux beaux défauts, bien français, et qui devant un jury
français se sentent à leur aise et se défendent avec entrain.

C’est parce que Savine est un sincère et un courageux qu’il est un
sympathique; et c’est parce qu’il est un sympathique qu’il me tardait de
vous le présenter. Il est temps de vous le faire connaître. On a
tellement défiguré ses traits! Ce qu’on vous a montré, c’est sa
caricature. Il est temps de tracer son portrait.

Vous verrez ce qu’il faut penser des reproches de cupidité et
d’ambition. Quand vous le connaîtrez, ils vous feront sourire. Et il est
facile à connaître: sa conscience n’est pas de celles qui se ferment,
qui se crispent, sur lesquelles il faut, en quelque sorte, peser pour
les forcer à s’ouvrir; non, je vous l’ai dit, la sienne est grande
ouverte; vous n’avez qu’à lever vos yeux sur elle pour la pénétrer
jusqu’au fond. Regardez-la, messieurs, scrutez-la, sondez son cœur, et
puis, au sortir de ces pénibles audiences, quand vous rentrerez dans la
chambre de vos délibérés, oublieux de tous les bruits, de toutes les
rumeurs de la ville, fermés à toutes les influences qui sont le danger
de ces débats, ne vous souvenant que de votre serment qui vous trace
votre devoir et qui constitue votre charte, vous nous direz, dans votre
justice, dans votre autorité, dans votre loyauté, dans votre
indépendance, la part qui lui revient dans cette triste affaire qui vous
cause et nous cause à tous une émotion douloureuse parce que nous
sentons bien que ce qu’elle met en jeu, ce n’est pas seulement l’honneur
politique d’un homme, mais encore les intérêts supérieurs de votre
grande cité, intérêts inséparables des intérêts de la Patrie!

Vous savez déjà notre système de défense: il reste le même; comment
changerait-il? La vérité est immuable et notre système est la vérité. M.
Savine l’a dite dès le début de l’instruction.

Le 6 décembre dernier, M. Roujol, le magistrat distingué chargé de faire
la lumière, lançait deux mandats de comparution, le premier contre M.
Numa Gilly, le second contre M. Savine. M. Numa Gilly se contentait de
demeurer tranquillement chez lui; c’est sa manière habituelle de
répondre à ces sortes d’invitations; il prétextait des travaux
parlementaires auxquels sa présence était, paraît-il, indispensable,
sans que j’aie jamais pu tirer au clair quel projet de loi d’intérêt
local absorbait alors sa laborieuse attention.

On a comparé M. Numa Gilly à Tartarin. Quelle injustice! Tartarin allait
sur les Alpes, lui! Tandis qu’il a fallu à M. Numa Gilly les nécessités
d’une comparution en cour d’assises pour le déterminer à entreprendre un
voyage dans la direction des Pyrénées!

Quant à M. Savine, qui, n’étant pas député, ne jouissait pourtant pas
des mêmes facilités de transport, sans l’ombre d’une hésitation, il se
mettait en route...

Cruelle épreuve! Un de ses deux jeunes enfants, un adorable petit garçon
âgé de six ans était malade; ses affaires, arrêtées dans leur essor,
traversaient une de ces crises dont le commerce a tant de peine à se
relever. Il me semble encore le voir entrer dans mon cabinet, l’ordre du
juge à la main, et me conter tout cela d’une voix où vibrait l’effort du
courage domptant les assauts de la tristesse!... Scènes poignantes qui
abondent dans notre vie professionnelle, où le jurisconsulte s’efface
derrière l’ami et où les consolations qui montent du cœur, la
silencieuse étreinte d’une poignée de main, remplacent les stériles
raisons, impuissantes à calmer les angoisses!...

Sans hésitation, sans faiblesse, il partait pour Bordeaux; il frappait à
la porte du juge; et le vieux magistrat, accoutumé aux faux-fuyants et
aux réticences des prévenus ordinaires, s’étonnait d’une franchise
primesautière et alerte qui semblait se complaire à devancer les
questions comme pour avoir le plaisir d’y répondre plus vite. Au bout
d’une demi-heure, l’honorable M. Roujol en savait autant que ses
collègues au bout de quatre longs mois d’interrogatoires et de
confrontations.

Cette conduite, cette attitude justifient-elles les impitoyables
expressions de la partie civile, et les exigences de l’équité comme les
convenances du langage ne commandaient-elles pas de retourner, sinon
sept fois--je n’en demande pas tant à un adversaire--au moins deux fois
la langue dans la bouche avant de qualifier de recéleur, de négociant en
diffamation, un homme qui n’est pas un repris de justice, dans une
affaire qui, quoi qu’on en dise, est une affaire politique et n’offre
aucun point de ressemblance avec les procès de droit commun?

Un négociant en diffamation? Ah! messieurs, quel négoce! Il serait
encore plus noir que le négoce du charbon... anglais! (Rires).

Un recéleur? Est-ce parce qu’il recèle 50.000 exemplaires du livre _Mes
Dossiers_ qu’il aurait pu vendre un bon prix, au lieu de les garder,
bien plus, de les faire rentrer par tous les moyens dans son magasin où
ils ont tout juste pour lui en ce moment la valeur qu’avaient les
actions du chemin de fer d’Alençon à Condé lorsque M. Raynal ou les
économistes de son école en proposèrent le rachat à l’État? (Rires).

A quoi servent ces outrages qui ne sauraient l’atteindre?

On a jeté dans le débat un nom qui va singulièrement troubler la
conscience d’une foule de braves gens.

Il circule dans le public--ce n’est un mystère pour personne--que, si M.
Savine est poursuivi avec tant de rage, c’est pour avoir édité un
certain volume qui n’est point signé de Gilly et porte un autre titre
que le titre _Mes Dossiers_. On avait à régler avec lui un vieux compte,
et pour le liquider sans péril, on se serait coiffé d’un masque qui
prouverait que feu Tartufe a laissé une descendance florissante encore
aujourd’hui.

Voilà ce que dit la gazette... gazette mal informée, c’est entendu; je
connais trop la magistrature de mon pays; je ne la croirai jamais
complice d’un odieux subterfuge et je tiens personnellement M. l’avocat
général pour incapable de coudre la _Fin d’un Monde_ dans la couverture
de _Mes Dossiers_.

Mais les gens mal informés font tant de victimes avec leurs racontars!
Il faut se garder de prêter le flanc à leurs chroniques. M. l’avocat
général l’a compris et je n’ai que des éloges pour sa circonspection.
Mais pourquoi la partie civile commet-elle de ces rapprochements
malheureux dont s’autorisent les propos médisants? «_Savine est un
négociant en diffamation_», avance-t-elle, et elle ajoute aussitôt:
«_C’est l’éditeur de Drumont, un homme condamné!_» Si le pauvre peuple,
qui comprend tout de travers, concluait de cette tournure de phrase
qu’éditer M. Drumont, c’est faire le commerce de la diffamation et que
Savine a déjà été condamné en cour d’assises pour avoir édité M.
Drumont! Heureusement que, tout naïf qu’il est, le pauvre peuple l’est
un peu moins que ne le suppose la partie civile. Sans avoir
l’instruction de la partie civile, ni son esprit, il ne confond pas la
_France Juive_ avec la _Fin d’un Monde_; il sait que la _Fin d’un Monde_
a pour éditeur M. Savine, mais que la _France Juive_ sort de la
librairie de MM. Marpon et Flammarion, et il a soin de ne pas reporter
sur la première, qu’on a cru bon de laisser tranquille, le bénéfice de
l’unique poursuite dont la seconde ait pâti--poursuite bénigne,
d’ailleurs, et dont il eût été prudent de ne pas évoquer la mémoire, car
la condamnation à 1.000 francs d’amende qu’elle a, je crois, motivée est
conçue, paraît-il, en des termes de nature à satisfaire les plus
difficiles parmi les diffamateurs.

Il faut donc renoncer au doux espoir de faire passer M. Savine pour un
récidiviste et il ne demeure convaincu que du crime d’avoir édité la
_Fin d’un Monde_.

C’est celui que vous lui reprochez? Alors il vous fait la partie belle:
il l’avoue et s’en glorifie: il en revendique hautement, fièrement, la
pleine responsabilité. C’est, je vous l’ai dit, un courageux, un
sincère; c’est surtout un convaincu. Oui, il a une foi ardente! Oui, il
lutte, il luttera contre la finance juive! Au nom de la patrie, au nom
de l’équité, il réprouve les empiètements sans vergogne d’une race qui
nous envahit, nous opprime, nous vole notre part de lumière, d’une race
dont le mercantilisme offensé lui prête aujourd’hui, pour assouvir ses
rancunes, les bas appétits qui la travaillent!... La _Fin d’un Monde_!
Mais il fallait la traîner ici! J’aurais été debout à la barre! C’eût
été un grand débat, messieurs, digne de vous, digne de la justice, et
vous auriez jugé comme il convient ce livre superbe, audacieux, hardi à
l’excès, qui, lorsqu’il voit des chairs pourries, y enfonce le fer rouge
brutalement, jusqu’au bout, au risque de faire grésiller des chairs
encore à demi saines, mais un livre magnifique, sublime dans ses
colères, que soulève et qu’anime le souffle brûlant de son auteur,
flamboyante épopée, satire vengeresse d’un Juvénal chrétien dont les
verges essaient de secouer nos torpeurs décadentes et de tirer, s’il est
encore possible, cette fin de siècle qui râle de la poussière mortuaire
où elle s’enfonce lentement!... (Mouvement prolongé dans la salle).

La conviction! Oui, messieurs, je le répète, voilà le sentiment qui a
poussé M. Savine. Chez lui, il y a deux hommes: l’artiste et le croyant,
le traducteur de l’_Atlantide_ et l’éditeur de la _Fin d’un Monde_;
longtemps le croyant a dormi, laissant le champ libre à l’artiste; mais
l’heure de la lutte a sonné, et la clameur de la bataille a réveillé le
croyant.

Et quel est donc le sommeil assez lourd pour ne pas être troublé par le
tumulte de l’époque? Dans quelle léthargie incurable sont plongés ceux
qui ne l’entendent pas? Quelles oreilles qui ne soient encore ébranlées
par les cris d’indignation de la foule? Quels spectacles plus propres à
nous indigner que ceux qui ont souillé nos regards? Qui donc, messieurs,
qui donc a pu les contempler froidement, sans sentir son pouls agité par
la fièvre de la colère?

Nous les avons vus défiler à la barre, ces rastaquouères de la
politique, ces flibustiers du parlementarisme, escortés des escrocs de
la haute banque! Nous les avons vus, ces voleurs gantés, ces malfaiteurs
en redingote tachée de rouge à la boutonnière, plus dangereux que les
voleurs en haillons, tristes épaves sociales que la misère et la douleur
entassent, chaque matin, par milliers dans les prétoires, parce que pour
ces derniers, du moins, il est une vindicte publique, tandis que des
subtilités de texte, dont la foule s’étonne, mais qui s’imposent aux
magistrats, abritent presque toujours les autres, habiles à côtoyer le
code, sans jamais gagner le large, mais sans jamais non plus se heurter
aux écueils du rivage, grâce à la rouerie merveilleuse qui préside à
leur cabotage éternel!...

Avaient-ils assez longtemps extorqué la confiance publique? Avaient-ils
assez longtemps égaré la raison des électeurs? Si, alors qu’ils étaient
présidents de commissions, députés, magistrats, sénateurs, mieux encore,
dispensateurs souverains des charges et des honneurs, les premiers de
l’État, les maîtres de la République, si nous avions dit ou écrit la
millionième partie de leurs scandales, sans doute ils nous auraient
traînés en cour d’assises! Ils nous auraient traités de négociants en
diffamation! Un pompeux réquisitoire nous aurait accablé de ses foudres!
Et nous aurions dû courber la tête, nous excuser envers ces hommes qui
auraient à peine daigné nous narguer d’un méprisant sourire, fièrement
drapés dans leurs oripeaux officiels!...

Ils s’estimaient inébranlables dans leur forteresse! Ils croyaient
l’édifice en pierre!... L’édifice était en carton! Et voilà qu’un beau
jour, une fissure s’est produite! Un rayon de soleil a pénétré, et la
pleine lumière les a montrés tels qu’ils sont dans leur nudité hideuse,
escrocs, voleurs, faussaires, mûrs pour l’infamie de l’histoire qui
n’aura, la plupart du temps, pour les flétrir, qu’à transcrire dans ses
colonnes le texte des arrêts qui les ont acquittés!...

Voilà ce qu’on voyait, messieurs, souvenez-vous-en! Voilà ce qui
secouait nos esprits, ébranlait nos consciences, ce qui arrachait
lambeau par lambeau notre foi en ces politiciens néfastes qui
s’improvisent conducteurs de peuples et pour lesquels les peuples n’ont
jamais assez d’anathèmes!

Voilà ce qu’on voyait!... Grand Dieu! Et ce qu’on ne voyait pas! Ce
qu’on savait, ce qu’on sentait enfoui dans des documents impénétrables,
dans des rapports, dans des dossiers cachés par la complicité ou la
peur, dernier et fragile rempart de réputations vacillantes que, chaque
jour, déchiquète l’âpre morsure du soupçon populaire, que flétrit et
flagelle notre douloureuse indignation!

De tous côtés, des miasmes fétides vous prenaient à la gorge; la terre
était boueuse et cédait sous le pied. Le cerveau de la foule, à la vue
de concentrations inouïes qui semblaient une assurance mutuelle contre
la divulgation des turpitudes, le cerveau de la foule exagérait,
grandissait outre mesure des corruptions déjà trop certaines et trop
lamentables dans leur réalité!

Pour employer le mot classique, on s’imaginait être pris dans un
véritable engrenage de _pots-de-vin_. Je dis le mot _classique_;
j’ajoute que le mot est usé; l’expression a vieilli et fait place à un
néologisme. En changeant de nature, la chose a changé de nom dans le
vocabulaire de la cuisine politique; de liquide, elle est devenue
solide: elle ne s’appelle plus _pot-de-vin_, elle s’appelle _saucisson_!
(Hilarité générale).

Nous frémissions au spectacle de ces hontes; tous avaient soif de
vérité, hormis ceux que la vérité eût tués; on voulait, on voulait
connaître les coupables: on voulait les connaître tous!...

Et voilà que vibre une voix que l’illusion rend formidable! On croit la
justice proche: les cœurs battent à l’unisson: dans une assemblée
populaire un homme a maudit le culte du veau d’or devant lequel
s’agenouillent certaines consciences. Est-ce nouveau, cette malédiction?
Oh! non, certes, depuis longtemps elle est dans tous les cœurs, elle est
sur toutes les lèvres: la presse à satiété la répète; elle a déjà éclaté
dans l’enceinte du Parlement; elle a ses formules classiques; elle est
devenue un lieu commun de nos patriotiques angoisses; mais jamais,
semble-t-il, elle n’a retenti si fort; jamais elle n’a trouvé d’échos
aussi lointains et aussi sonores; jamais elle n’a frappé des oreilles
aussi préparées; jamais elle n’a mieux assouvi l’universel désir de
vengeance; cette fois elle n’aura pas été un bruit vain et inutile
emporté par le vent de l’indifférence et de l’oubli!

Et l’on écoute cette voix... «Il y a plus de vingt Wilsons!...» Le
président de la commission du budget était là et le président n’a rien
dit! On sait ce que c’est qu’un Wilson: on en a vu un, un seul; mais on
est sûr qu’il en existe tant d’autres! Le Wilson condamné est-il le plus
coupable? N’est-il pas un bouc-émissaire chargé de tous les péchés
d’Israël? Si l’on proclamait au grand jour la liste des impunis!...

«Il y a plus de vingt Wilsons!...» Qui dit cela? Un député hier encore
inconnu du pays, mais très populaire dans sa ville qui le comble de ses
faveurs et le vénère comme un oracle. Ce député est un enfant du peuple,
un ouvrier, qui reste un ouvrier pratiquant à la différence de
quelques-uns de ses collègues qui ne sont plus que des ouvriers
honoraires. On vante sa simplicité, son désintéressement, sa probité; il
se tient loin de tous les tripotages. Songez donc: il est député, il est
en même temps foudrier et il n’a pas encore songé à fonder une société
anonyme pour mettre ses foudres en actions! (Rires). C’est inouï!... Le
voilà grand homme; Nîmes le porte en triomphe, et son renom, le
lendemain, est devenu universel!... On le traduit en cour d’assises: il
est acquitté! Les circonstances, la valeur, la portée de l’acquittement,
nul n’en a cure, nul ne s’en préoccupe. Il est acquitté: voilà tout; son
acquittement, pour tout le monde, signifie la condamnation générale, en
bloc, de ceux qu’il a atteints ou qu’il a visés. La démonstration est
faite. Maintenant, il achève son œuvre: il va publier un livre, ses
_Dossiers_, en même temps sa défense et son accusation. On a des noms,
cette fois! enfin on tient les coupables! On le provoque en duel: il
donne rendez-vous sur le terrain de la cour d’assises... Et les rieurs
sont avec lui...

Est-ce vrai, messieurs? N’est-ce pas de la sorte que les choses se sont
passées? Faites revivre ce moment, évoquez le souvenir des impressions
disparues. Croyez-moi, c’est indispensable, si vous voulez être
équitables dans l’œuvre que vous poursuivez.

On se moque aujourd’hui du justicier de Nîmes. On a beau jeu: il semble
avoir fait la gageure de se couvrir de ridicule. J’ignore le sort que
l’avenir lui réserve. Ses concitoyens paraissent y tenir beaucoup: deux
fois ils l’ont déjà réélu maire; peut-être le rééliront-ils député, non
parce qu’il a désavoué son livre, mais parce que, malgré son désaveu,
ils resteront convaincus que c’est lui qui l’a fait. (Rires). Mais
enfin, à l’heure présente, M. Numa Gilly a perdu son prestige; il est un
thème facile pour les sarcasmes et les mots. Les tarés de la politique
ont de la chance de pouvoir se dire ses adversaires! Un compère n’eût
pas mieux fait leur jeu!...

Eh bien, messieurs les Jurés, ce n’est pas le Gilly conspué, bafoué,
qu’il faut avoir devant les yeux; c’est l’auteur du discours d’Alais,
c’est l’acquitté de la cour de Nîmes, c’est le Gilly acclamé, porté en
triomphe, c’est le Gilly pris au sérieux non seulement par le public,
mais par les chefs de file, par les hommes publics qui l’approuvent et
l’encouragent; c’est le Gilly auquel l’honorable M. Vacher, député de la
Corrèze, écrit, le 21 septembre 1888:

  Mon cher Collègue,

  Du fond de mes montagnes, je suis avec intérêt les péripéties de la
  polémique que vous avez engagée avec _quelques écumeurs d’affaires qui
  déshonorent la République_. Vous avez le public pour vous et surtout
  les honnêtes gens.

  Ayant pratiqué les conventions, je vous adresse ci-incluses quelques
  notes qui pourront peut-être vous être utiles.

  Agréez, mon cher collègue, l’assurance de mes sentiments les
  meilleurs.

  L. VACHER.

Et voici la note annoncée par l’honorable M. Vacher, note écrite de sa
main, ainsi que la lettre que, le 6 novembre, il adressait à M. Gilly:

  Enhardi par le coup de main des conventions, M. Raynal proposa à la
  Chambre de racheter la ligne d’Alençon à Condé pour une somme de
  quatre millions à payer par l’État. Mais il avait eu soin de faire
  racheter en sous-main, par la Banque populaire de l’Opéra composée de
  ses amis (Rochefort a donné les noms dans ses _Notes pour servir à
  l’histoire de mon temps_), les actions de cette ligne qui se vendaient
  au poids du papier. Je dénonçai le tripotage dans mon bureau, le
  projet fut retiré, et il n’a plus reparu.

Voici maintenant la lettre:

  Je suis prêt à venir déposer devant la cour d’assises du Gard des
  faits relatifs aux conventions. Il serait essentiel que M. Lesguiller,
  ancien sous-secrétaire d’État aux travaux publics, député de l’Aisne,
  vînt déposer. Il a tenu entre les mains un dossier où il y avait des
  reçus et dont on lui demandait 20.000 fr. Écrivez-lui d’urgence et
  dites-lui que je viens déposer.

  L. VACHER.

Ces pièces caractéristiques prouvent qu’il n’y avait pas que les badauds
qui croyaient en Numa Gilly. Et vraiment, quand on voit des hommes
publics applaudir à la polémique qu’il a engagée avec les _écumeurs
d’affaires_, avec ceux qui _déshonorent la République_, quand ces hommes
publics lui envoient des documents et lui offrent leurs témoignages,
faut-il s’étonner si un éditeur jeune, ardent, courageux, enthousiaste,
l’éditeur de M. Drumont, l’éditeur de la _Fin d’un Monde_, se laisse,
lui aussi, emporter par l’élan du flot populaire? Oui, M, Savine a cru
en M. Numa Gilly. Il a cru que ses accusations étaient des accusations
solides auxquelles des documents décisifs donnaient une base
inébranlable. Il a cru que ses _Dossiers_ seraient non pas le livre d’or
où Venise inscrivait le nom de ceux qui avaient bien mérité de la
patrie, mais le livre de boue où l’on noterait d’infamie les malfaiteurs
de la vie publique. Il a cru que cet humble ouvrier poussé par le destin
aux premiers emplois, placé par la fortune près du pouvoir, à même d’en
observer les vices et les faiblesses, avait préféré flétrir les
corruptions que d’y participer et, au lieu de détourner la source de
vérité, s’était fait un âpre plaisir de la répandre à flots sur la foule
d’où il sortait.

Ah! certes, messieurs, si, au milieu de nos malaises et de nos angoisses
patriotiques, un citoyen digne de ce nom, qu’il fût ouvrier ou paysan,
qu’il fût noble ou bourgeois, avait élevé une voix désintéressée et
virile pour dire à ses concitoyens: «Assez de débats stériles, trêve aux
choses qui nous séparent et nous divisent, silence aux rancunes des
partis, point de diffamations, point d’injures, mais une énergie
indomptable, un dévouement sans bornes, un courage invincible, formons
une seule armée et sauvons notre bien commun, la vieille probité
française qui appartient à tous et dont aucun ne doit souffrir qu’on
éclabousse la robe»--Ah! messieurs, si quelqu’un eût alors tenu ce
langage, n’est-il pas vrai que la France tout entière se fût levée pour
le saluer? (Longue sensation).

Hélas! M. Gilly n’était pas ce grand homme; il n’en était que la fragile
et décevante illusion. Beaucoup de braves gens s’y sont trompés. M.
Savine a partagé leur erreur; et, la partageant, il ne pouvait agir
autrement qu’il a fait. Son caractère, son passé, ses convictions lui
dictaient sa conduite. On avait besoin d’un courageux: le courageux,
c’était lui! Il en est dont l’instinct est de battre en retraite; il en
est d’autres dont l’instinct est de marcher en avant. Il a marché: c’est
sa nature; et il a écrit la lettre que vous savez; il s’est mis au
service de M. Gilly; il lui a offert son argent, sa librairie, ses
presses. L’événement lui donne tort--soit! Mais vous savez à présent le
mobile qui l’a inspiré, et j’ai pris plaisir à vous le dire, ce mobile:
il est de ceux que l’on est heureux de confesser devant les jurés de
France! Frappez-le, si vous voulez--votre verdict peut être la ruine: il
ne sera pas le déshonneur: car, vous n’en doutez plus maintenant, c’est
un combattant vaincu, et non un diffamateur à gages, que vos coups
atteindront.

Mais non, il n’est pas vaincu: attendez la fin du débat. La bataille
n’est pas terminée. Spéculateur, il eût baissé la tête; lutteur, il la
redresse fièrement.

Monsieur l’avocat général, je l’avoue, votre langage m’a étonné: si j’en
ai compris la portée, il signifie ceci: «Vous n’étiez pas
antipathique--au contraire--et, si vous n’aviez pas tenté la preuve, on
aurait pu se montrer fort indulgent à votre égard.» Eh bien! je professe
le plus profond respect pour tout ce qui sort de votre bouche; mais le
sens de vos paroles m’échappe complètement. La preuve! Mais c’est la loi
qui m’invite à la faire, mais c’est la loi qui m’y convie! Un homme
public est en cause et c’est par le silence que vous voudriez le
protéger? Non! non! cette attitude ne serait digne, ni de lui, ni de
nous. Quand on édite un livre, comme _Mes Dossiers_, on doit au public,
sinon la démonstration des faits qu’on articule, du moins les pièces
justificatives de sa bonne foi.

Apportons-nous la preuve matérielle: vous devez acquitter.
Apportons-nous seulement la preuve morale, celle qui n’établit pas le
fait d’une façon absolue, mais qui, parfois tout aussi concluante que
l’autre, vous laisse l’impression que nous n’avons pas menti: vous devez
acquitter encore, car la bonne foi, comme la preuve, est une cause
nécessaire d’acquittement.

Et ce système s’impose dans une démocratie. En effet, lorsque l’honneur
public est l’unique garantie sociale, il importe d’éloigner des
affaires, non seulement les hommes qui méritent la flétrissure, mais
aussi les hommes qui prêtent le flanc au soupçon. Et quand c’est de
bonne foi qu’on a soupçonné ces hommes, quand leurs actes équivoques ont
favorisé l’illusion, cette illusion est légitime et devient une
sauvegarde qui met l’accusateur à l’abri de la loi.

Voilà pourquoi M. Savine vous apporte ses témoins et ses pièces. Ah! je
conviens sans peine que ce n’était point son rôle de les faire défiler
devant vous. Cette mission ne nous incombait pas et j’assume aujourd’hui
une tâche qu’un autre aurait dû remplir. Ce n’est ni la faute de M.
Savine, ni la mienne, si cet autre se décharge sur nous du fardeau qui
lui appartient. Le silence n’est pas possible; M. Gilly le garde: il
faut que nous le rompions! Un procès politique est un champ de bataille;
un accusé politique est un soldat; et, dans ce pays où l’on admet
aujourd’hui trop de choses, il en est une, du moins, qu’on n’admet pas
encore, c’est qu’un soldat lâche le drapeau au moment de la charge,
surtout quand ce soldat est le chef! Le chef, c’était M. Numa Gilly; M.
Numa Gilly a lâché le drapeau; M. Savine le ramasse; il fait bien; car,
voyez-vous, quelle que soit la couleur d’une oriflamme, nous aimons
beaucoup qui la garde et nous estimons peu qui l’abandonne; et c’est
pourquoi, au sortir de cette audience, les mains, qui fuiront peut-être
un autre que M. Savine, se tendront, quoi qu’il arrive, vers lui pour
prendre les siennes et les serrer. Le député, l’homme public a déserté
sa pensée; il l’a jetée dans la mêlée comme une arme gênante; un modeste
éditeur estime qu’ayant publié cette pensée, il l’a faite sienne, et
c’est comme sienne qu’il la défend devant vous.

Qui donc, sans lui, la défendrait? M. Gilly avait un fils: M. Peyron.
(Rires). Un instant, celui-ci a revendiqué la succession paternelle;
j’ai cru qu’il l’accepterait purement et simplement; ensuite, il ne l’a
plus acceptée que sous bénéfice d’inventaire; enfin, après en avoir
mûrement délibéré, il a paru y renoncer, et la succession a été sur le
point de tomber en déshérence; alors, M. Savine s’est constitué le
syndic de la liquidation et c’est grâce à lui que cette dernière ne
tournera pas en faillite...

Grâce à lui... et grâce à vous, messieurs. Notre mission est délicate,
mais la vôtre l’est encore plus. Dans les procès de ce genre, la partie
n’est jamais égale et c’est à peine assez de toute votre justice pour
rétablir l’équilibre rompu. Examinez les deux camps:

D’un côté, un ancien ministre qui plaide dans sa bonne ville, sur un
terrain qu’il a choisi, qui arrive à l’audience escorté de ce qui le
rend tout-puissant, au milieu d’un état-major de financiers célèbres
descendus exprès pour lui de leur Olympe d’or, de banquiers, plus
redoutables que des rois, dont le seul nom cause un saisissement dans la
foule, d’administrateurs et de directeurs des grandes compagnies, de
hauts fonctionnaires qui lui doivent et la fortune et les honneurs, de
tous ces personnages décoratifs, décorables, ou décorés qui, d’une
allure grave et solennelle, montent au fauteuil des témoins, y
prononcent sous la foi du serment une plaidoirie éloquente dont la
péroraison se termine par un vibrant panégyrique, puis, d’un pas non
moins solennel, un sourire dévot sur les lèvres, s’en vont, comme à une
réception officielle, serrer avec respect la main du maître d’hier dont
les caprices parlementaires feront peut-être le maître de demain et qui,
après avoir connu le saut de la roche tarpéienne, ira une fois encore
gravir clopin-clopant les marches déjà bien usées de son branlant
Capitole!...

De l’autre, un député raillé, vilipendé, conspué, et comme soutien, un
éditeur antisémite!... Quelle impartialité faut-il attendre? On dépose
volontiers pour ceux qui sont au pinacle. Contre eux, c’est une autre
affaire; on y regarde davantage; la mémoire est moins complaisante, les
souvenirs sont plus lointains; on oublie qu’on a juré de dire la vérité,
surtout de la dire toute... Et l’observateur qui suit les péripéties du
drame assiste à bien des choses pénibles et écœurantes, au spectacle de
gens dont la peur tord la bouche et crispe les lèvres, qui, blêmes,
viennent balbutier qu’ils ne savent rien, après nous avoir préalablement
avertis qu’ils ne voulaient rien savoir, et, au sortir de l’audience,
passant près de nous, très vite, parce que notre société est
compromettante, chuchotent d’une voix imperceptible à notre oreille:
«Ah! si j’avais dit ce que je sais, j’en aurais raconté long!...»
(Mouvement prolongé dans la salle).

Ceux-là, il n’est pas nécessaire de prendre des gants avec eux! Point
n’est besoin de les inviter à vouloir bien se retirer. Il suffit de leur
dire: «Allez vous asseoir!» Ils y vont avec plaisir... Ils ne demandent
que ça... (Rires).

Que voulez-vous? Nous sommes le pot de terre contre le pot de fer; ou,
si vous préférez une comparaison ayant plus de couleur locale, nous
sommes le pavé céramique contre le pavé de Quénast. (Hilarité générale).
Que peut notre faible argile contre un porphyre assez solide pour faire
une si longue traversée?...

Oui, messieurs, votre mission est grande. Elle grandit avec la
difficulté et le péril des circonstances. Elle consiste à dissiper les
illusions du prestige, à n’être point victimes de ce dangereux
trompe-l’œil, à lire sur les lèvres de ceux qui n’ont pas pu parler, et
à nous donner le courage de faire la lumière, à nous, les petits, les
chétifs, les humbles qui n’avons qu’une force, celle que nous puisons
dans notre confiance en vous. Ne vous préoccupez ni de l’origine, ni de
la forme plus ou moins ridicule que la diffamation a revêtue: en cour
d’assises, il est facile de railler les accusés. Peu vous importe
l’élégance du style; c’est le fond même des choses qu’il convient
d’examiner. Ne vous laissez pas davantage étourdir par les périodes
pompeuses sur l’horreur de la calomnie; nous sommes tous d’accord que la
calomnie est horrible; mais la question est de savoir si vous jugez des
calomniateurs.

La question est de savoir si ce livre est un crime ou une faute, un
mensonge ou une erreur, un champignon hideux éclos, tout d’un coup, sans
racines, sur le fumier d’esprits pervers, ou le produit nécessaire d’une
semence qui depuis longtemps a germé. La question est de savoir s’il
invente ou s’il répète, s’il imagine ou s’il copie, s’il est l’éditeur
responsable des accusations qu’il ânonne ou le très faible écho d’une
formidable rumeur.

Est-ce la première fois qu’on soupçonne M. Raynal? M. Raynal est-il de
ceux qu’on ne peut pas soupçonner? A-t-il toujours compris cette vérité
élémentaire, que la responsabilité d’un homme grandit avec son état,
qu’un ministre de France n’est pas un marchand vulgaire et qu’il est
pour lui des devoirs auxquels le commun du peuple n’est pas assujetti?
La médisance ne l’a-t-elle jamais mordu? Si oui, n’a-t-il pas prêté le
flanc à la médisance? Et s’il y a prêté le flanc sans jamais y répondre,
quelle est aujourd’hui la cause d’une susceptibilité aussi nouvelle
qu’inattendue? Voilà les questions qui se dressent. Il importe de les
résoudre.

Ah! messieurs, nous touchons un douloureux problème. Ce n’est plus M.
Raynal, ici, qui est en cause, c’est un être abstrait, symbolique: c’est
le _politicien du régime actuel_.

Le politicien confond trop le commerce et la politique.

Dieu me garde, sans doute, d’exclure de la Chambre ou du Sénat les
commerçants! J’ai trop à cœur d’y voir des esprits spéciaux possédant
des connaissances techniques remplacer la phalange inutile des avocats
sans causes et des médecins sans malades. Mais si l’homme public est à
la tête d’un négoce considérable (ce qui est son droit et ce que nul ne
songe à lui reprocher), il peut arriver, il arrive souvent que la
prospérité de ce négoce sollicite des mesures dont la masse souffrira.
De là, conflit entre le désir du lucre et le devoir du citoyen, et ce
conflit est redoutable, messieurs; il exige de robustes consciences et
de vaillantes probités; surtout si l’homme qui est à la fois ministre et
commerçant domine une grande ville, la tient par ses influences de telle
sorte que les administrés soient à son gré des tributaires et les
fonctionnaires des complaisants. Sans contrôle, il n’a plus d’autre
obstacle que sa propre réserve et sa propre modération. Il est le roi de
la cité: il en deviendra, s’il veut, le fournisseur. Alors, il est
exposé à des tentations peu communes et une intégrité peu commune n’est
pas de trop pour y résister. Alors aussi, il est exposé à des critiques
plus amères, à des inquisitions plus malveillantes; impitoyablement,
sans relâche, ses concurrents, qui succombent sous le prestige de ses
titres officiels, ses concurrents blessés, ruinés peut-être par des
faveurs répétées qu’une administration, sa vassale, érige en monopole,
fouillent les recoins de sa vie pour en signaler à la foule les avidités
ou les égoïsmes; les racontars, mélange de roman et de vérité dans
lequel il est difficile d’assigner la part de l’un et celle de l’autre,
deviennent des récits formels que la malice précise; des antipathies
politiques sont heureuses de s’en mêler; des polémistes de talent
découvrent des choses piquantes, remarquent des coïncidences
regrettables, font des rapprochements inquiétants; tout cela s’amasse,
s’amasse, comme une lente alluvion; et tout cela mine sourdement
l’honneur de l’homme public, sape les bases de sa renommée chancelante,
jusqu’au jour où son caractère amoindri dans l’esprit de la foule
n’oppose plus qu’une digue impuissante à l’irrésistible poussée de
quelque accusation gigantesque germée en pleine Chambre au milieu des
éclats d’un fougueux anathème lancé par un tribun républicain!

Étudiez cette page d’histoire que M. l’avocat général n’a pas voulu
signer et dites-moi si le politicien de la troisième République joue son
rôle avec l’élévation et le tact nécessaires; dites-moi si sa conduite
et sa vie réalisent à vos yeux l’idée que jusqu’ici, en France, nous
nous faisions de l’homme public!

Personne n’est au-dessus du soupçon, nous a dit M. l’avocat général; la
calomnie peut viser tout le monde.

Oui, sans doute, la calomnie peut viser tout le monde; mais tout le
monde n’est pas atteint par la calomnie; certains peuvent garder un
dédaigneux silence et faire comme le voyageur qui, sans émoi, contemple
du haut de la rive les fureurs du torrent qui ne peuvent l’atteindre!
Ils en ont le droit, car leur honnêteté se passe de commentaire; c’est
une honnêteté simple, lumineuse, dont le rayonnement calme et pur
étincelle à tous les yeux que n’aveugle point l’incurable parti pris de
la haine.

Mais, à côté de ces honnêtetés-là, il en est d’autres en politique, il
est des honnêtetés savantes, complexes, litigieuses, des honnêtetés
compliquées de gens d’affaires retors, obligés de plaider à chaque
instant contre l’opinion publique et qui, pour gagner leur cause, ont
besoin de se faire les clientes de l’esprit d’un bâtonnier. Encore, le
plus souvent, la gagnent-elles à la faveur du doute et, si elles ont eu
la chance de tomber sur des juges plus charitables que sévères,
triomphent-elles moins parce qu’elles ont établi leur innocence que
parce que l’extrême discrétion des témoignages qui les gênent ne permet
pas d’établir leur pleine culpabilité. Voilà celles que le soupçon peut
atteindre; voilà celles à qui on rend service en leur fournissant
l’occasion d’un lavage officiel; cette occasion leur est utile; en tous
cas, elle sert au pays.

M. l’avocat général vous dit: «Prenez garde de confondre l’homme public
et l’homme privé; le premier seul est en cause, le second ne vous
appartient pas.» Mais dans l’examen de la vie du politicien-homme
d’affaires, la distinction est-elle possible? L’homme public et l’homme
privé! Mais chez lui ils ne font qu’un seul homme! On voit sans cesse le
premier au service du second! Étudier l’un, c’est étudier l’autre; ils
ne sont que les deux faces du même individu. Lisez les divers chapitres
de son existence en partie double: si vous cherchez le ressort de son
activité, il vous faut prendre une feuille, la partager en deux colonnes
et mettre en regard la vie politique et l’intérêt personnel; celui-ci
est la clé de celle-là. La confusion est perpétuelle; on la retrouve à
chaque instant. Voilà--trop souvent hélas!--Voilà le député moderne!

Eh! quoi, nos institutions séculaires se sont, l’une après l’autre,
abîmées dans le gouffre sans fond du passé! Tout a sombré dans le
cataclysme! Tout s’est englouti! Tout a disparu! Disparue, la royauté!
Disparus, les parlements! Disparues, ces vieilles coutumes, plus
ineffaçables que des chartes, ces traditions des ancêtres, solides comme
le marbre, inébranlables assises d’une société qui avait ses iniquités
et ses vices, mais qui, telle quelle, a si longtemps, sur la terre,
commandé la crainte et le respect? Qui a remplacé tout cela? Le député!
Le député? Il fait tout! Le député? Il est tout! Il est le drapeau et la
bourse! Il est la fortune et l’honneur! De lui dépend la gloire ou la
honte! La richesse ou le déficit! Il est la paix! Il est la guerre! D’un
signe, il peut nous jeter sur le Rhin, car il commande à nos courages:
il est le chef de l’armée! Son pouvoir est sans limites, parce qu’il est
anonyme, comme l’est le pouvoir d’une assemblée irresponsable! Terrible
omnipotence qui nous inquiète et nous effraie parce que, sitôt que les
principes l’abandonnent, elle engendre le despotisme sans remède et la
corruption sans pudeur! Et quand on voit l’héritier de toutes les
puissances mortes, le nouveau roi de la démocratie débiter à beaux
deniers comptants les choses les plus saintes dans le Palais National,
ou bien, moins coupable mais plus dangereux peut-être, ne songer dans la
maison politique de la France qu’à sa maison de commerce à lui, nous,
les jeunes, les assoiffés d’idéal, nous sommes pris d’une immense
tristesse, nous cherchons dans cette boutique un coin de ciel bleu, un
rayonnement de lumière, et nous rêvons, malgré nous, à ces héros doux et
forts, Saint Louis ou Washington, prince ou seulement citoyen, mais
citoyen digne de ce nom, le plus beau qu’aient inventé les hommes,
capable, par sa foi généreuse et son héroïque sagesse, de bâtir, non pas
une de ces masures ouvertes aux quatre vents des plus viles passions
humaines, mais un de ces robustes et superbes édifices qui abritent
durant des siècles la prospérité d’un peuple et la grandeur de la
Patrie!... (Vive émotion).

                   *       *       *       *       *

J’aurai fini, messieurs les Jurés, quand je vous aurai dit quels motifs
ont déterminé M. Savine à éditer les passages du livre relatifs aux
Conventions...

Il ne s’agit plus, cette fois, d’affaires locales, mais d’une question
plus haute qui intéresse l’avenir.

Je ne m’attarderai pas à la résoudre. D’accord avec M. l’avocat général,
j’estime que ce n’est point ici le lieu d’entreprendre un cours
d’économie politique: il vous suffit d’avoir entendu les trop nombreuses
conférences qu’on a faites à cette barre sous couleur de dépositions.
Peut-être se trouve-t-il parmi vous des administrateurs, des gens
d’affaires auxquels ce genre d’études est familier; ceux-là ont une
compétence technique et un avis personnel; ils ont pu apprécier à leur
juste valeur les arguments de chacun, et sans doute, ce n’est pas sans
quelque surprise qu’ils ont écouté l’étrange dialectique des
fonctionnaires auxquels M. Raynal a remis le soin de célébrer dans cette
enceinte sa personne et ses bienfaits. Prenez ces témoignages pour ce
qu’ils valent: pour des panégyriques. Comment y voir autre chose? Ceux
de qui ils émanent sont les hommes de M. Raynal; l’un d’eux, M. Cendre,
a été son _alter ego_: tous, ils ont plus ou moins collaboré à son
œuvre; ils l’ont préparée et fait voter; parfois ils l’ont votée
eux-mêmes; la responsabilité leur en incombe, ils la partagent avec lui;
en l’accusant on les accuse, et ils s’excusent en l’excusant!

Leurs plaidoyers appartiennent donc au domaine exclusif de la
rhétorique; la justice leur est étrangère; elle n’apprend rien chez eux.
La seule chose qui la touche, ils ne la disent pas: c’est le secret de
la singulière conduite, de l’inconcevable attitude de M. Raynal, de sa
subite évolution, de sa conversion inquiétante à des doctrines jusque-là
combattues par lui avec la dernière violence, enfin de cet ensemble
fâcheux de promesses demeurées vaines, de fausses affirmations, de
calculs controuvés qui, joints à la dissimulation de pièces
essentielles, à une précipitation sans exemple qui semble un escamotage,
ont arraché, surpris un vote que l’Histoire jugera sévèrement. Aucun des
termes que j’emploie qui ne trouve sa justification éclatante dans le
_Journal officiel_, le plus souvent dans les discours mêmes de M.
Raynal. Un tel concours de circonstances autorisait-il le soupçon? Je
n’ai pas à le rechercher; ce n’est ni mon but, ni ma tâche. Mais ce que
j’affirme, c’est que, s’il ne l’autorisait pas, du moins il l’a fait
naître; je l’affirme et je le prouve: la preuve matérielle en résulte
d’écrits non équivoques et de saisissantes formules qu’il est
indispensable de replacer sous vos yeux.

Quelle était la situation en 1883? Les grandes Compagnies de chemin de
fer venaient d’avoir une rude alerte; plus de peur que de mal; mais
l’inquiétude subsistait; le rachat planait dans l’air, «il était à
moitié fait», a dit M. Pelletan; grâce aux énormes créances de l’État du
chef de la garantie d’intérêt, créances remboursables sur le matériel,
ce dernier se trouvait payé d’avance; «_il en résultait une tentation
perpétuelle, un véritable commencement de rachat_.» S’il n’était pas
pour le quart d’heure un péril imminent, il restait une menace, et en
jouant de cette menace, l’État tenait sa partie. Il ressemblait à un
créancier qui n’exerce pas de poursuites, mais garde par devers lui un
billet en bonne et due forme qu’il exhibera au besoin. Les Compagnies le
sentaient bien, il leur fallait à tout prix chasser ce mauvais sort,
calmer ces appréhensions et se délivrer du fantôme qu’on agitait sous
leurs yeux. Leur sécurité l’exigeait; il y allait de l’avenir. Elles
entrèrent en campagne. Leur arme? Vous la devinez: on peut en frapper
sans cesse; la pointe ne s’en émousse jamais. Leurs coups ne languirent
pas. Mesure-t-on l’argent lorsqu’il y va de l’argent?... L’argent! Il
est le tout des entreprises financières; il est leur seule raison
d’être; il est leur moyen et leur but; c’est pour lui et par lui
qu’elles naissent, pour lui et par lui qu’elles vivent... et quelquefois
qu’elles meurent! Lui, toujours lui, rien que lui! Il est le ressort qui
les meut, le souffle qui les anime; il remplace chez elles les
battements du cœur. Marchands énormes, monstrueux, mais marchands sans
âme ni chair, où rien ne vibre et ne palpite, qui n’aiment pas, ne
sentent pas, vraies machines à dividendes, ligues d’appétits anonymes
qu’aucun scrupule ne réfrène, puisque l’homme y disparaît avec ses
remords et ses doutes pour faire place à l’impassible inconscience de
l’_action_!

L’argent! Les Compagnies le versèrent à flots! La chose en valait la
peine: c’était la lutte pour la vie! Il fallait mettre un terme à la
guerre et conclure la paix avec l’État, mais une paix définitive qui
écrasât l’ennemi et fût son désarmement. On devait au préalable
conquérir l’Opinion; l’Opinion dépend de la Presse. On eut la Presse
pour alliée; on l’eut presque tout entière. «En subventionnant _cinq
cents journaux_, disait M. le député Lesguiller, un des collègues de M.
Raynal, les grandes Compagnies sont parvenues à ameuter le public contre
leurs adversaires. _La majorité de la Chambre a dû, bon gré mal gré,
suivre le courant._» Les journaux ne suffisaient pas; on eut recours aux
livres; ce fut une pluie de brochures, un déluge de papiers; «les
factums de tous formats et de toutes couleurs, s’écrie M. Madier de
Montjau à la séance du 17 juillet, sont jetés en doubles et triples
exemplaires _jusque sous la porte de ceux qui les repoussent du pied_.»
L’énergique orateur qualifie ces factums d’_ordures sophistiques_; je
lui laisse la responsabilité de l’expression. On ne les jetait pas
seulement sous la porte, on en couvrait aussi les bancs des députés;
lorsque ceux-ci y prenaient place, ils s’asseyaient sur la prose des
grandes Compagnies... (Rires).

Dans une de ses harangues, M. Raynal raconte qu’il se souvient avoir
voyagé en Angleterre dans des tramways où non seulement on ne lui
faisait rien payer, mais encore où on lui offrait un rafraîchissement à
l’arrivée. «Cela s’est fait sur les bords de la Garonne!», lui dit même
à ce propos un de ses collègues, M. Roque (de Fillol). Je crois avec M.
Pelletan, qu’en 1883, les Compagnies auraient offert bien volontiers des
rafraîchissements à certaines personnes; elles leur donnaient des livres
par-dessus le marché; elles n’étaient plus qu’accessoirement une
entreprise de transports; elles étaient avant tout _une entreprise de
librairie_. Ce sont les propres termes qu’emploie M. Pelletan; écoutez
le passage, il est fort instructif:

  _Personne n’ignore que les Grandes Compagnies font une propagande qui
  leur coûte de certaines sommes._ (Très bien! très bien! sur plusieurs
  bancs à gauche).

  Elles disent qu’elles sont une industrie particulière, une entreprise
  de transports; elles sont aussi une entreprise de librairie, et une
  entreprise de librairie dans des conditions particulières et
  singulièrement analogues à celle de ces Compagnies anglaises de chemin
  de fer dont M. le ministre des travaux publics nous parlait l’autre
  jour et qui transportent les gens pour rien en leur offrant même des
  rafraîchissements (Hilarité); les Compagnies donnent aussi leurs
  livres pour rien; elles offriraient même volontiers des
  rafraîchissements en sus. Ce n’est un mystère pour personne que cela
  coûte extrêmement cher, plusieurs millions peut-être par an, ce qui
  laisse à supposer, car je ne crois pas qu’il y ait d’autres dépenses
  comprises dans les frais de publicité, que les imprimeurs chargent de
  beaucoup la note des grandes Compagnies.

  Ainsi, voilà une littérature qui est consacrée tout entière à
  combattre l’État, à attaquer ses droits actuels et la façon dont il
  administre les chemins de fer.

  _Je demanderai à M. le ministre des finances comment les compagnies,
  et peut-être certaines Compagnies qui ont recours à la garantie
  d’intérêt, peuvent distraire de leurs recettes une certaine somme pour
  stipendier cette littérature._

  Où donc est le contrôle financier? (Très bien! très bien! et
  applaudissements à gauche).

  Je demande comment il peut se faire que l’État se trouve, en somme,
  payer la guerre qui lui est faite.

  J’insiste sur ce point; je répète la question à M. le ministre,
  _A-t-il découvert, à l’aide du contrôle financier, quelque chose des
  nombreux millions employés à cet effet?_ Les a-t-il trouvés? Je lui
  pose très instamment la question et je crois qu’il serait nécessaire
  d’obtenir une réponse. Nous n’avons pas eu de réponse jusqu’ici...

  _A gauche._--Elle viendra plus tard.

  M. CAMILLE PELLETAN... J’espère que nous l’aurons plus tard. Je me
  borne à rappeler qu’il est à ma connaissance personnelle qu’on connaît
  au ministère la trace de ces fonds;--je pourrais au besoin invoquer le
  témoignage conforme de M. Allain-Targé, ancien ministre des finances,
  et je suis sûr qu’il ne me démentira pas.

  M. ALLAIN-TARGÉ.--Le témoignage de tous les ministres.

  M. CAMILLE PELLETAN.--On pourrait nous dire comment ces fonds ont été
  employés à faire la guerre à l’État, et comment le contrôle financier
  ne l’empêche pas.

  M. ALLAIN-TARGÉ.--Il l’empêche maintenant.

  M. CLEMENCEAU.--Comment! depuis ce matin, alors, (Rires).

  M. ALLAIN-TARGÉ.--Il l’empêche maintenant!

  M. LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS, _s’adressant à l’orateur_.--Voilà
  la réponse!

  M. CAMILLE PELLETAN.--Ainsi, quand nous aurons des réponses à obtenir
  du ministère, nous les demanderons à ses prédécesseurs! (On rit).

La garantie d’intérêt fonctionnant pour stipendier la littérature
consacrée à combattre l’État, n’est-ce pas que c’est joli à force d’être
cynique?

Retenons aussi ce point déjà élucidé par d’autres exemples au cours des
débats, à savoir qu’_il est possible aux Compagnies de distraire de
leurs recettes un certain nombre de millions dont l’emploi échappe au
contrôle financier_. Ce sont les dépenses secrètes et ce ne furent sans
doute pas les moins utiles en 1883!...

Pour s’abriter contre une pareille pluie d’or, il eût fallu des
consciences robustes. Toutes, paraît-il, ne le furent pas également, si
j’en crois la tournure ironique de certaines harangues du temps. Des
mots polis qu’on employait encore par habitude--on est, depuis, devenu
plus franc--prenaient dans la bouche des orateurs un air de néologisme
qui ne l’était pas. Le verbe _se convertir_ semblait, surtout, détourné
de son acception primitive. «La Presse presque tout entière _s’est
convertie_», s’écriait avec amertume M. Madier de Montjau; et sa colère
narquoise disait assez les sentiments que lui inspirait cette foule de
néophytes dont l’ardeur ne répondait que trop au prosélytisme de ces
irrésistibles missionnaires qu’on nomme les grandes Compagnies. La
prédication a réussi; la bonne nouvelle a touché les âmes rebelles; la
croisade politico-financière est arrivée à ses fins: le rachat n’est
plus possible!... _Il est plus difficile_, avoue M. Rouvier; et force
est de reconnaître avec M. Pelletan que «lorsque le rachat est déclaré
plus _difficile_ par le défenseur attitré des Conventions, il est bien
permis de traduire par _impraticable_».

Le malheur des _Conventions_ fut d’être l’œuvre de l’argent. Or, ce qui
naît de l’argent se trouve souillé dans sa source et voué à tous les
soupçons. On sait que, jeté d’une main vigoureuse, l’argent alla tomber
dans des poches haut placées. De là à croire que, dans son formidable
élan, il put atteindre jusqu’à la poche du ministre, il n’y avait qu’un
pas; ce pas, on l’a franchi. Je ne dis point: _Je le franchis_; je ne
m’en reconnais pas le droit; je dis: _On l’a franchi_; je ne discute
pas, je raconte: ceci n’est qu’une constatation. M. Raynal a-t-il tout
fait pour prévenir ce résultat? Sa tâche était grandiose: contre l’or,
ce soldat terrible, la confiance de ses concitoyens le constituait
gardien du pays. Mission digne de tenter un de ces hommes clairvoyants
et austères qui sont le salut d’une époque et l’honneur d’une situation!
M. Raynal s’est-il montré cet homme-là? Il semblait marqué par le sort
pour tenir en échec la finance. Cette dernière n’avait pas de pire
ennemi que lui; depuis longtemps il lui faisait une rude guerre, et ses
premières armes remontent à une époque déjà éloignée de nous; M.
Laisant, son compagnon de lutte, nous a raconté ses campagnes et comment
il conquit ses nombreux galons. Vous savez ses états de services; ils
sont des plus chargés. A la place des Compagnies, son nom m’eût rempli
d’effroi et ce n’est qu’en tremblant que je me fusse rappelé ses
anathèmes sonores contre les œuvres et les pompes des financiers.
Écoutez, messieurs; la scène se passe à Bordeaux le 3 mai 1882, juste
une année avant les Conventions:

  «La préoccupation constante de l’ancien cabinet Gambetta était de
  tenir compte non des révolutions sociales, mais des évolutions
  sociales; s’occuper utilement des petits, se préoccuper de leurs
  droits et de la défense de ces droits, tel était un de ses objectifs.

  Pour moi, les véritables adversaires du cabinet n’étaient pas à la
  Chambre. Les véritables ennemis étaient au dehors. Ce sont ceux qui
  depuis longtemps s’opposent à l’avènement de la démocratie, n’ayant pu
  s’opposer à l’avènement de la République; ce sont ceux qui avaient
  conscience que, dans toutes les branches de l’activité nationale, les
  solutions démocratiques allaient surgir; _ce sont ceux qui dominent la
  haute banque_ et qui redoutaient une conversion et un emprunt pour les
  grands travaux publics, et qui n’auraient pu ainsi écouler leurs
  rentes amortissables et se servir de l’épargne française pour les
  emprunts étrangers; _ce sont ceux qui commandent dans presque toutes
  les grandes compagnies de chemins de fer, et qui sentaient que la
  démocratie avait le droit d’arrêter le torrent des dividendes et de
  faire jouir le pays des excédents de produits, même s’il avait fallu,
  pour atteindre ce but, USER D’UNE FACULTÉ DE RACHAT inscrite dans les
  contrats_; ce sont, en un mot, les favoris du monopole, des privilèges
  et des abus qui ont tout mis en œuvre pour précipiter le dénouement.
  On a dit dernièrement que contre le ministère Gambetta il y avait eu
  la coalition des parapluies. Eh bien! je crois, moi, qu’il y a eu la
  coalition des fourchettes, c’est-à-dire la coalition des appétits, la
  coalition des égoïsmes contre le gouvernement organisé et fort de la
  démocratie populaire.

_Droits des petits, Haute Banque, Démocratie populaire, excédents de
produits, torrent des dividendes, faculté de rachat, favoris des
monopoles_, vous retrouvez dans ce discours tout l’attirail un peu
déclamatoire de MM. Pendrié et Hübner. Depuis qu’il est devenu sage, M.
Raynal parle une autre langue; les Conventions ont transformé son style;
mais telle était alors sa manière; et il en a changé quinze jours avant
les Conventions: nul besoin d’invoquer ici le témoignage de M. Laissant;
celui de M. Madier de Montjau suffit; c’est le plus énergique et le plus
significatif; entendez-le énumérer les jouteurs qui harcelèrent les
Compagnies:

  Ici, c’était Laisant, c’était Allain-Targé, c’était Lecesne,--pauvre
  Lecesne qui n’est plus là pour m’entendre et me soutenir, hélas! Amer
  regret pour tous ceux qui l’eurent pour compagnon de lutte! Que, du
  moins, j’aie cette joie faite de justice, de rendre publiquement
  hommage au courage, au talent avec lequel ce mort, dont on a trop vite
  oublié, non seulement la voix--chose triste déjà! (Non! non! à
  l’extrême gauche)--mais les fiers et vaillants discours, défendant le
  droit et le peuple! (Nouveaux applaudissements sur plusieurs bancs à
  gauche).

  _En province, c’était M. Raynal. Oui, en province, nous avions M.
  Raynal._ (Sourires à l’extrême-gauche). Était-il déjà des nôtres? Je
  ne le crois pas; mais, en tous cas, il faisait au mieux dans son
  département pour en être bientôt par l’énergie avec laquelle il
  soutenait les thèses favorables au peuple. Quelle ardeur, quelle
  force, quelle constance dans le bon combat! Rude combat, celui qu’il
  livra dans le conseil général de la Gironde, M. Raynal! (Rires à
  l’extrême gauche). De là, il suivait--avec quelle attention!--les
  débats du Parlement, et à ce que lui fournissait pour livrer bataille,
  son esprit, son intelligence, sa propre éloquence, il savait adapter,
  comme des diamants dans une monture déjà précieuse, tous les
  arguments, toutes les citations, tous les traits qui, de la tribune
  parlementaire, comme des bombes, étaient allés frapper en pleine
  poitrine les grandes Compagnies et couvrir de leur protection
  l’exploitation par l’État. (Marques d’approbation sur divers bancs à
  gauche).

  Messieurs, ne croyez pas que l’honorable ministre des travaux publics,
  membre du conseil général de la Gironde, n’ait eu que ce moment
  d’enthousiasme pour cette cause, qu’il cédât à l’entraînement de
  l’exemple, à son ardeur juvénile de quelques heures, de quelques
  jours, même de quelques mois. Je n’ai pas apporté, c’eût été la charge
  d’un homme (sourires), tous les comptes rendus des séances du conseil
  de la Gironde, où M. Raynal a pris la parole,--mais ce fut, d’abord,
  dans les deux sessions de 1875; puis, dans celle de 1876; enfin,--oh!
  ce n’est pas, comme vous allez voir, bien loin de nous,--dans la
  grande session de 1877.

  M. Raynal ne badine pas, il ne transige pas avec les Compagnies, ni
  avec qui fait seulement mine de les défendre (rires sur divers bancs à
  gauche), son estime pour elles est égale à la mienne.
  (Applaudissements à l’extrême gauche). Il sait, comme moi, ce qu’elles
  valent, ce dont elles sont capables, et il le dit bien haut!

  Il connaît leurs exploits et il les raconte. Rien n’est oublié,
  absolument rien, et chaque session voit poindre dans ce conseil de la
  Gironde une proposition de vœu formulée par lui, que cinq ou six
  discours aussi chaleureux que logiques font, à chaque session, adopter
  et acclamer par ses collègues, membres de la commission des vœux, puis
  par les membres réunis du conseil. (Très bien! très bien! à l’extrême
  gauche).

  Oh! sur cette question, il a eu tout le temps de réfléchir--trois
  années!--d’examiner, de fixer son jugement; il la sait par cœur, et
  trois ans durant, il est de notre avis. _Et ce n’est pas tout; il en
  est encore!_ (Rires à l’extrême gauche). _Ne riez pas, messieurs,
  admirez plutôt._ (Nouveaux rires sur les mêmes bancs.) _Oui, admirez!
  car pour le bien public, pour le salut de la patrie, Décius ne jeta
  dans le gouffre que son corps; M. Raynal y jette avec lui sa foi!_

  Ne disiez-vous pas, en effet, monsieur le Ministre--on avait omis de
  l’insérer dans le compte rendu, mais je l’y ai fait soigneusement
  rétablir--ne disiez-vous pas dans la commission des vingt-deux, dont
  j’ai l’honneur de faire partie,--cette commission du régime général
  des chemins de fer,--il faut retenir ces mots, messieurs, qui auront
  leur importance dans le débat,--lorsque vous y êtes venu pour la
  première fois, ne nous avez-vous pas dit:

  «_Il y a dans le monde deux hommes qui sont profondément convaincus
  des avantages de la construction et même de l’exploitation par l’État:
  l’un est mon voisin de droite, M. Madier de Montjau, l’autre, moi;
  moi, ministre des travaux publics._» (Rires sur divers bancs à
  gauche).

  _Ceci est textuel et n’a pas quinze jours de date._ Je ne l’ai pas
  oublié et l’on doit voir que j’ai raison de dire que c’est une
  couronne civique que mérite M. le ministre des travaux publics pour la
  façon dont il se conduit aujourd’hui. (Nouveaux rires sur les mêmes
  bancs).

  Faut-il des preuves? Voici d’abord, à la fin du rapport de la
  sous-commission du conseil général de la Gironde, le texte d’un des
  vœux innombrables de M. Raynal «... proposant que le conseil, tout en
  persistant dans ses précédentes délibérations, demandant le rejet de
  la fusion des Charentes et de l’Orléans, et le maintien de l’autonomie
  des Charentes, déclare se montrer favorable au rachat par l’État, et à
  l’exploitation directe ou par compagnies fermières, du réseau des
  Charentes et autres lignes secondaires du Sud-Ouest». Et le conseil
  adopte. (Mouvements divers).

  Peu avant que cette charge à fond fût exécutée à Bordeaux par la
  cavalerie de réserve, à Paris le premier rang avait chargé aussi, à
  notre complète satisfaction: Laisant, Lecesne, Allain-Targé. Eh bien!
  M. Raynal ne trouve pas nos amis assez radicaux.

  M. Allain-Targé consentait qu’en bridant fortement l’Orléans, on
  s’accommodât avec lui par la concession des Charentes. M. Raynal ne
  voit là qu’un accroissement déplorable de l’Orléans. Ni caveçon, ni
  mors, ni martingale, ne pouvaient le rassurer. M. Allain-Targé n’était
  qu’un modéré! Exprimée en termes fort galants, c’était là sa pensée.
  Aussi voulait-il, si compromise que fût la situation, si fort que
  pressât le temps, l’indépendance des Charentes ou leur rachat. (Très
  bien! très bien! à l’extrême gauche).

  Leur indépendance? Elles trouvaient le moyen de vivre, en s’entendant
  avec d’autres lignes à créer bientôt; on finirait bien par forcer
  l’Orléans à tenir compte de la Compagnie du second réseau, à ne pas
  lui faire les taquineries et les vilains tours faits par elle à tant
  d’autres, et dont complaisamment MM. Laisant, Lecesne, Allain-Targé
  avaient apporté la longue énumération à la tribune parlementaire.
  (Approbation sur divers bancs à gauche).

  Le rachat? Il était de droit si l’on ne maintenait pas l’isolement des
  Charentes. Et le conseil de suivre M. Raynal!

  Devant ces attaques partout réitérées, devant le rejet de la
  convention proposée à l’Orléans, les Compagnies stoppent; elles
  comprennent que l’heure est venue de rentrer leurs griffes et de
  carguer leurs voiles; leurs griffes rentrent, leurs voiles se
  carguent... (Rires à l’extrême gauche), et elles attendent l’heure où
  elles pourront commander encore.

L’heure a sonné. De nouveau, les Compagnie sortent leurs griffes et
déploient leurs voiles:

  «Après avoir atteint un ministère Say-Varroy, continue M. Madier de
  Montjau, après avoir, sous lui encore, vu les Conventions avorter,
  avec M. Raynal elles se croient arrivées au comble de leurs vœux...
  Elles n’ont pas désespéré de le convertir et elles y sont parvenues.»

N’avais-je pas le droit, messieurs, de qualifier cette _conversion_
d’_étrange_, et de _subite_ cette _évolution_?

  «_Il y a dans le monde deux hommes qui sont profondément convaincus
  des avantages de la construction et même de l’exploitation par l’État:
  l’un est mon voisin de droite, M. Madier de Montjau, l’autre moi; moi,
  ministre des travaux publics._»

Qui dit cela? M. Raynal. Combien de temps avant les Conventions? _Quinze
jours!_

  «Si je n’entendais pas nos honorables collègues nous affirmer qu’ils
  sont restés conséquents avec eux-mêmes, disait M. Pelletan, nous ne
  pourrions nous défendre d’une certaine impression que vous me
  permettrez de traduire sous une forme suggérée par les questions que
  nous traitons--nous penserions que, s’il y a un chemin sur lequel on
  n’a pas à craindre aujourd’hui les déficits kilométriques, c’est
  assurément le chemin de Damas... (Rires et applaudissements sur
  plusieurs bancs à gauches).

  On y voyage en express. (Nouveaux rires).

Je parle de _conversion_! Mais M. Madier de Montjau n’y croit pas.
Rappelez-vous ses paroles:

  «Trois ans durant, M. Raynal est de notre avis. Et ce n’est pas tout:
  _il en est encore!_ (Rires à l’extrême gauche). Ne riez pas,
  messieurs, admirez plutôt! (Nouveaux rires sur les mêmes bancs). Oui,
  admirez! car pour le bien public, pour le salut de la patrie, Décius
  ne jeta dans le gouffre que son corps; _M. Raynal y jette avec lui sa
  foi!_...

Est-ce clair? Rapprochez ces terribles paroles de la péroraison:

  «Alors, oh! alors, la féodalité financière sera complète.

  _Tout lui appartiendra, y compris les consciences!_

  _Ah! ce qui se passe témoigne assez déjà de son accaparement._

  Elle a déjà la presse entière, ou presque tout entière convertie,
  malgré les éloquentes et irréfutables démonstrations des Lecesne, des
  Lamartine... et les vôtres!

  Et ces administrateurs ministres ne craignant pas de venir à la place
  où je suis frapper au cœur le crédit du Trésor public à la gloire et
  au profit du leur; et d’autres ministres si puissamment impressionnés
  par le mirage, si écrasés par l’atmosphère où ils vivent, qu’en six
  mois leurs opinions changent, _ou que n’ayant pas changé, ils font
  contre leur sentiment les affaires des Compagnies_, ne disent-ils pas
  assez où nous en sommes, et ce qu’elles peuvent, et quelle place ces
  nouveaux hauts barons tiennent dans notre pays! (Très bien! à
  l’extrême gauche).

Barons qui, à défaut d’armoiries, pourraient sur leurs carrosses faire
peindre des gros sous, dont la tyrannie effrayante est le secret de bien
des luttes engagées par M. Savine, plus puissants et plus dangereux que
les anciens féodaux, mieux disciplinés aussi, car les anciens se
révoltaient parfois contre le roi de France, tandis qu’eux obéissent
comme un seul homme au moindre signe du roi des Juifs!

Et les mots effroyables, les mots de la fin, _putréfaction des
consciences_, qui retournent tous les regards vers le banc des ministres
où siégeait M. Raynal! (Mouvement).

Et cette comparaison entre la république de M. Raynal et la république
romaine agonisante:

  _La république pourrie touchait à sa fin_, et l’on vit arriver César,
  et après César, Auguste, et après Auguste, Tibère et Néron, et
  peut-être ce fut pour Rome un salut relatif d’échapper par eux aux
  autres, _car ce despote unique décapitait parfois le despote
  multiple_. (Très bien! sur plusieurs bancs).

Est-ce là, messieurs, le ton d’un discours purement économique?
Emploie-t-on des termes pareils, quand on ne reproche à un homme que son
incompétence ou une étude trop superficielle de la question? Ces paroles
enflammées n’atteignent-elles pas celui qu’elles visent dans ce qu’il a
de plus cher, son honneur? Ah! il y a quelqu’un qui ne s’y est pas
trompé: c’est M. Raynal! Et le rapporteur non plus, M. Rouvier, qui
partage avec lui les responsabilités les plus lourdes, lorsque le
lendemain du discours de M. de Montjau il montait à la tribune pour
dire: «Nous comprenons qu’on critique notre œuvre, _mais non qu’on
suspecte notre moralité_!»

Ils avaient raison: ce jour-là, en plein Parlement, le soupçon avait
pris naissance; il avait mordu l’homme public, dont on ne pouvait sans
injustice accuser l’inaptitude, puisque lui, l’artisan du naufrage, il
poussait, quinze jours avant, un cri d’alarme pour avertir les
navigateurs!

Le soupçon existait en germe; il va se développer et grandir; il
engendre les racontars. C’est l’histoire de la lettre qu’on se chuchote
à l’oreille; elle circule dans les couloirs parlementaires; de ces
couloirs elle tombe dans les bureaux de rédaction, et de là dans la rue
où le public la ramasse et, dans sa fièvre de précision, lui donne la
formule brutale qui met les pieds dans le plat. Voilà la légende;
personne ne peut la nier de bonne foi; elle a été établie en pleine
Chambre, mieux que je ne saurais le faire moi-même, en termes tellement
vigoureux qu’ils dépassèrent la frontière et qu’on en entendit l’écho
dans la presse étrangère.

Mais, à côté de la légende, il est une autre forme d’accusation, moins
grossière, plus raffinée, plus sceptique, et partant plus dangereuse,
parce qu’elle est plus raisonnable, et dit plus sans rien affirmer.
C’est la forme des publicistes, des penseurs, des philosophes.
«Incapable ou complice, que M. Raynal choisisse; il n’était pas
incapable; donc...» Voilà la conclusion du livre de M. Pendrié. C’est,
en termes beaucoup plus vifs, la thèse d’une autre brochure écrite par
un commerçant qui ne cherche pas le scandale et qui, à ma connaissance,
n’a jamais été inquiété. Telle est la note qu’on retrouve, non pas
seulement dans les articles de polémique passagère, mais dans des écrits
qui restent, qui resteront davantage que les _Dossiers_ de M. Gilly.
Rien de terrible comme ce doute rationnel légué à la postérité! Il
s’autorise de ces palinodies, de ces contrastes, et aussi de cette
précipitation inouïe, de ces vaines promesses, de ces calculs
controuvés, de ces fausses affirmations que je rappelais plus haut.

Précipitation inouïe:

  On nous apporte, messieurs, les Conventions que vous savez: et, _à
  huit ou dix jours de leur dépôt, la commission se réunit_.

  _Dans le même temps à peu près, elle a accompli sa tâche;
  quarante-huit heures après, le rapport de M. Bouvier est déposé;
  quatre jours après qu’il a été mis sur votre bureau, nous discutons._
  Soit! Mais aussi bon train que nous marchions vers ce dénouement,
  savez-vous, messieurs, qu’il est grave, qu’il vaut la peine d’être
  pesé par nous, même par mes plus chaleureux adversaires, et qu’au
  moment de déposer dans l’urne un bulletin qui pèsera dans l’histoire
  de leur vie législative, je le leur garantis, comme aucun de ceux
  qu’ils ont déposés déjà, ils réfléchissent! (Applaudissements à
  l’extrême gauche et sur quelques bancs à droite). (Discours de M.
  Madier de Montjau).

Réfléchir! Il paraît qu’on n’en a pas le temps! Le ministre est pressé.
En vain, M. Papon implore un délai de grâce; une minute d’attention,
supplie-t-il; l’heure est solennelle.

  M. PAPON.--Quelle loi allez-vous discuter? Est-ce une loi que vous
  ferez aujourd’hui et que demain vous pourrez abroger si vous
  reconnaissez qu’elle a des défectuosités et des vices? Non, c’est une
  loi d’une nature particulière. En la votant, vous sanctionnez des
  Conventions que l’État a acceptées et signées, vous sanctionnez une
  situation nouvelle qui durera soixante-quinze ans, et vous la
  sanctionnez d’une façon absolue, définitive.

  _Voix à gauche._--C’est très exact!

  M. PAPON.--Au cours du débat, nous pourrons vous démontrer qu’il n’y a
  plus de rachat possible.

  _Plusieurs membres à gauche._--C’est vrai! (M. le ministre des travaux
  publics fait un geste de dénégation).

  M. PAPON.--Nous le démontrerons, je l’espère, monsieur le Ministre, et
  nous établirons que de ce chef il n’y aura plus d’armes dans les mains
  du Gouvernement.

  M. EUGÈNE DELATTRE.--C’est l’enchaînement des générations futures!
  (Exclamations sur quelques bancs).

  M. PAPON.--C’est donc une situation définitive que vous allez
  consacrer par votre vote; vous allez trancher une question très grave,
  la question du monopole privilégié des grandes Compagnies. Voilà ce
  que la loi consacrera. Et dans quelles conditions allez-vous statuer?

  _Purement et simplement comme s’il s’agissait d’un projet de loi
  d’intérêt local!_ (très bien! très bien! sur quelques bancs à
  gauche.--Exclamations sur d’autres bancs).

Les documents les plus graves, les plus essentiels, manquent à l’examen
de la commission; depuis un mois, elle prie, elle supplie qu’on les lui
communique: elle n’a jamais pu les obtenir. Le rapport de M. Rouvier
vient d’être distribué; personne ne sait ce qu’il renferme:

  M. PAPON.--Aujourd’hui, vous êtes saisis du rapport. Ce rapport, le
  voici; il nous a été distribué ce matin, il est très volumineux et je
  suis convaincu... (Bruit de conversations, qui couvre la voix de
  l’orateur).

  M. LE PRÉSIDENT.--Je vous prie, messieurs, de cesser ces
  conversations; elles imposent à l’orateur une fatigue extrême, et vous
  me permettrez d’ajouter qu’elles en imposent une non moins grande au
  président. (Le silence se rétablit).

  M. PAPON.--Le rapport vous a été distribué à l’ouverture de la séance
  et je crois qu’il n’y a dans cette enceinte que deux personnes qui en
  aient connaissance, M. le rapporteur et M. le ministre des travaux
  publics, qui a déclaré tout à l’heure qu’il le connaissait.

  M. LEBAUDY.--Et vous aussi, vous le connaissez comme les autres
  membres de la commission!

  M. MAURICE ROUVIER, _rapporteur_.--Il vous a été lu!

  M. PAPON.--Les membres de la commission--et j’en faisais partie--ont
  bien entendu la lecture rapide de votre rapport. Mais j’ai grand’peur
  qu’il n’y ait de très nombreuses lacunes dans ce rapport, de même
  qu’il y a eu de très nombreuses lacunes dans la discussion de la
  commission; il est évident que les membres de la commission ne peuvent
  pas dire qu’à l’heure actuelle ils connaissent le rapport qui a été
  distribué.

Et dans trois jours on va discuter! Une huitaine est-elle de trop?...
Peine perdue! Le _Centre_ a fait son siège; _les Conventions sont
nécessaires_: c’est le ministre qui l’a dit:

  Elles sont intimement liées au budget extraordinaire, elles sont liées
  aussi à la situation financière tout entière, elles sont liées au
  relèvement du marché financier, dont doivent se préoccuper
  légitimement tous ceux qui ont le juste souci des intérêts du pays.

  _D’ailleurs, nous disons que ces Conventions financières ont stipulé
  pour l’État de tels avantages dans le présent et dans l’avenir qu’il y
  a opportunité à les adopter._

«Ce sont les Compagnies qui sont victimes! C’est l’État qui les a
dupées!...»

Oh! alors, plus d’hésitation possible! Qu’on se hâte! Si les Compagnies
allaient changer d’avis? D’ailleurs, le mot _opportunité_ a le don
d’enlever le Centre. Et aussitôt les trois cents mameluks de la
majorité, ces prétoriens de l’opportunisme votent sans vouloir rien
entendre, _comme un projet de loi d’intérêt local_, ces fameuses
Conventions _qui enchaînent les générations futures_!...

Quels sont donc, grand Dieu! _dans le présent et dans l’avenir, ces
avantages tels qu’il y avait opportunité à les adopter_?

Serait-ce par hasard la réduction des tarifs?

Ah! les tarifs! Voilà la question palpitante! Voilà ce qui importe au
pays! Le prix du transport des personnes et des biens: tout est là!

  Il y a dix ans que nous nous occupons des chemins de fer: depuis sept
  ou huit ans, j’ai l’honneur de faire partie des commissions de chemins
  de fer; la grande préoccupation de toutes ces commissions, jusqu’à
  présent, a été la question des tarifs. (Approbation sur plusieurs
  bancs à gauche). Tout le monde, les membres du Gouvernement eux-mêmes,
  _l’honorable M. Raynal, quand il était membre de cette commission, M.
  Baïhaut qui en a été le rapporteur, ont été unanimes à déclarer que la
  question des tarifs est la question dominante des chemins de fer_.

  Or, dans quelles conditions la commission a-t-elle eu à examiner, à
  discuter cette question des tarifs? On a procédé de cette singulière
  façon: on a d’abord approuvé toutes les Conventions, puis on a lu à la
  commission de simples lettres émanant des directeurs des Compagnies,
  qui ne s’engagent à rien et font des promesses plus ou moins vagues,
  plus ou moins évasives; et on nous a dit: Les Conventions acceptées,
  on traitera avec les Compagnies et on verra dans quelles conditions on
  réglera la question des tarifs.» (Discours de M. Papon, séance du 13
  juillet).

Que ces simples lettres missives n’engageassent pas juridiquement les
Compagnies, ce n’était pas seulement la croyance de M. Papon: c’était
celle d’un grand nombre de ses collègues; c’était celle de tous les
esprits qui consentaient à réfléchir. Les journaux d’Outre-Rhin la
partageaient: elle arrachait à l’un d’eux un cri de joie et de
triomphe!... Rien ne trouble, rien ne déconcerte les sereines
affirmations de M. Raynal:

  _Il est évident que l’engagement pris par un conseil d’administration,
  que des documents signés d’un président de conseil d’administration
  engagent la Compagnie d’une façon absolue_ et que, dès lors, comme les
  Compagnies elles-mêmes reconnaissaient qu’en matière de réductions de
  tarifs elles en étaient à leurs débuts, qu’elles faisaient aujourd’hui
  des réductions de tarifs qu’elles comptaient compléter si le jeu des
  Conventions ne venait pas leur imposer des sacrifices trop
  considérables, j’ai trouvé plus naturel d’accepter que les Compagnies
  ne fissent pas entrer dans le corps même de la Convention _les
  concessions définitives et absolument sérieuses_ qui sont consignées
  dans les documents dont vous avez pris connaissance.

Définitives et sérieuses, en effet, ces concessions! L’avenir l’a bien
montré! Voici la lettre que, le 5 mai 1885, la Compagnie de Lyon
adressait au ministère:

  «Monsieur le Ministre, vous nous demandez des modifications au projet
  de tarif; le premier point dont nous ne pouvons, malgré tout notre bon
  vouloir, vous laisser espérer l’acceptation, c’est le barême nº 1 de
  grande vitesse, _que nous avions cru pouvoir promettre dans notre
  lettre de 1883 et que nous ajournons à des temps meilleurs_.»

M. Raynal ne peut se plaindre; on l’avait assez prévenu!...

Je ne puis vous donner lecture de toutes les plaintes désolées poussées
par les chambres de commerce. Il faudrait une longue audience pour
énumérer les mécomptes et les ruines, triste fruit d’une inexplicable
étourderie. En voici un échantillon, rien qu’en ce qui touche Bordeaux.
Je l’emprunte à _la Victoire_, journal dans lequel l’adversaire a
confiance, puisqu’il m’en signifie les numéros (rires):

  «Les Conventions, a dit M. Raynal, sont le grand acte de mon règne.
  Par elles, nous sauvegardons la fortune publique et les intérêts de
  tous.»

  La Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, dont les nouveaux tarifs de
  transport sont en vigueur depuis le 20 septembre 1885 seulement, se
  charge de donner à M. Raynal le plus éclatant démenti.

M. RAYNAL.--Vous n’avez pas communiqué cela.

Me DE SAINT-AUBAN.--Je vous demande pardon; je l’ai communiqué.

M. L’AVOCAT GÉNÉRAL.--C’est exact; j’ai le document sous les yeux.

Me DE SAINT-AUBAN.--Je continue.

  Les commerçants et industriels de Bordeaux vont avoir à faire la
  triste expérience de ce que coûte l’_agiotage honteux auquel s’est
  livré M. Raynal_.

  Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait 1.000
  kilogrammes de savon à Marseille payait 34 fr. 45 de transport. Après
  les Conventions, le même commerçant paie le même objet 41 fr.
  95,--soit 7 fr. 50 d’augmentation par chaque fraction de 1.000
  kilogrammes de savon.

  Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à
  Marseille des huiles de graines si employées dans l’industrie payait
  38 fr. 15 de transport pour 1.000 kilogrammes. Après les Conventions,
  le même commerçant paie pour le même objet 45 fr. 55,--soit 5 fr. 40
  d’augmentation pour chaque fraction de 1.000 kilogrammes d’huiles de
  graines.

  Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à Nice
  1.000 kilogr. d’huile d’olive payait 52 fr. 15 de transport. Après les
  Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 62 fr. 55 de
  transport,--soit une augmentation de 10 fr. 40 pour le transport de
  chaque fraction de 1.000 kilogr. d’huile d’olive.

  Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à
  Antibes 1.000 kilogr. de conserves alimentaires si employées par les
  petits ménages, payait 70 fr. 15 de transport. Après les Conventions,
  le même commerçant paie pour le même objet 82 fr. 55 de
  transport,--soit une augmentation de 12 fr. 48 pour le transport de
  chaque fraction de 1.000 kilogr. de conserves alimentaires.

  Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait 1.000
  kilogr. de mercerie et bonneterie à Nîmes, payait 76 fr. 30 de
  transport. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même
  objet 81 fr. 60 de transport, soit une augmentation de 5 fr. 30 pour
  le transport de chaque fraction de 1.000 kilogr. de mercerie et
  bonneterie.

  Avant les Conventions, le négociant en vins de Bordeaux qui expédiait
  à sa clientèle de Marseille en franchise des barriques de vin payait
  pour un poids de 1.000 kilogr. 38 fr. 15 de transport. Après les
  Conventions, ce même commerçant devra payer pour le même objet 44 fr.
  45,--soit une augmentation de 6 fr. 30 pour 1.000 kilogr.

  Nous pourrions généraliser les exemples. Tous les tarifs sont à
  l’avenant. C’est le P.-L.-M. qui a le premier mis en évidence les
  bienfaits des Conventions. Depuis quelques jours, les lettres de
  voiture ont dû renchérir d’une façon notable, sur tout son réseau.
  Demain ce sera le tour du Midi, de l’Orléans, de l’Ouest, à mettre en
  vigueur ces tarifs qui font tressaillir d’aise la haute banque et
  appauvrissent le commerce si éprouvé par des crises multiples.

  Le commerçant paiera plus cher les denrées qu’il emmagasine, le
  consommateur suera jusqu’au dernier sou pour acheter ces mêmes
  denrées.

  _Ah! monsieur Raynal, en face des Conventions honteuses et ruineuses
  que vous avez signées, tout le monde ne saurait avoir votre rondeur,
  votre jovialité, le cœur léger et l’audace dont vous vous plaisez à
  faire parade. Vous avez bien senti qu’il fallait fausser vos promesses
  pour éviter le soufflet dont les électeurs de Bordeaux vous auraient
  marqué au passage._

  Et maintenant discutez les chiffres que nous avons apportés. Ils sont
  écrits tout au long dans la brochure qui sert de barême à tous les
  agents de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée.

_Agiotage honteux... Conventions ruineuses... Promesses fausses..._
Voilà comment vos journaux s’expriment! A-t-on le droit, après cela, de
parler de calculs controuvés et d’affirmations mensongères? Je ne
m’arrêterais pas si j’essayais d’en dresser la liste complète; je
n’aurais qu’à la puiser dans le _Journal officiel_, dans la sténographie
de cette séance édifiante du 22 février 1889 où la Chambre semble
étonnée de l’œuvre de 1883 et où chacun s’efforce, par ses reproches et
par ses critiques, d’éviter une compromettante solidarité; quand on l’a
parcouru, ce compte rendu lamentable, quand on a lu toutes ces prières,
toutes ces lamentations; quand M. Thévenet--ce n’est plus le journal _la
Victoire_--nous apprend qu’elles forment un _gros volume_, quand le même
M. Thévenet nous indique les majorations énormes dont pâtissent nos
commerçants, 40 p. 100 _pour les papiers_, 50 p. 100 _pour les vins_,
quand il se fait l’écho des industries _qui jettent un cri d’alarme_,
enfin quand il révèle, au milieu de l’émotion générale, ce fait
incroyable, inouï, qu’on a soumis les projets aux chambres de commerce,
que celles-ci les ont renvoyés annotés, mais que les projets annotés se
sont perdus en route, en sorte que l’homologation a porté sur d’autres
tarifs; quand on entend l’orateur célébrer la puissance des Compagnies;
à quoi M. Wickersheimer répond: «Oh! une puissance de _persuasion_
considérable!»--on est pris d’une immense inquiétude, on se demande où
l’on est, où l’on marche, où l’on va, et l’on comprend ce député qui
appelle les Conventions _un Sedan économique plus désastreux que vingt
batailles_!

Sedan! Nom funeste qui retentit dans nos cœurs comme un glas douloureux!
M. Raynal y a-t-il songé en signant les Conventions? S’est-il assez
souvenu de la défense nationale? A-t-elle été l’objet de ses ardentes
préoccupations? Le 20 novembre 1883, il prononçait textuellement au
Sénat ces paroles: «Plusieurs fois on a soumis le personnel des chemins
de fer à une sorte de mobilisation; les mécaniciens et les chauffeurs
sont parfaitement au courant de ce qu’ils ont à faire en cas de guerre.»
Eh bien! des publicistes se sont livrés à cet égard à une sorte
d’enquête; voici les résultats qu’elle a donnés:

  COMPAGNIE DE L’OUEST.--PARIS, SAINT-LAZARE, COURCELLES-CEINTURE,
  BATIGNOLLES, VERSAILLES, BOIS-COLOMBES.

  «Jamais la Compagnie ne nous a instruits de ce que nous aurions à
  faire en cas de guerre.

  »Nous ignorons même s’il existe réellement des sections techniques et
  à quelle section nous appartenons. En outre, jamais nous n’avons été
  soumis à un essai de mobilisation quelconque.»

  _Ouest._--(Lettre d’un conducteur)... «Je suis conducteur à l’Ouest,
  voilà huit ans que je voyage, je n’ai jamais vu aucune manœuvre faite
  dans les gares de chemins de fer.

  »Nous faisons partie du bataillon technique de l’Ouest et nous n’avons
  jamais reçu d’instruction pour le cas de guerre où de mobilisation.»

                   *       *       *       *       *

  _Ceinture._--«... Nous sommes beaucoup d’employés à La Villette, je
  n’en connais pas un qui sache seulement ce qu’il aurait à faire au
  point de vue des chemins de fer en temps de guerre...»

                   *       *       *       *       *

  _Nord._--(Lettre d’un mécanicien). «... Ma profession m’oblige à faire
  tous les jours des visites dans les gares et à y voir beaucoup
  d’agents, mais aucun, pas plus que moi, ne sait ce qu’il aurait à
  faire en cas de mobilisation. Aucune instruction ne nous a été donnée.
  Si nous avions la guerre demain, nous ne saurions de quel côté donner
  de la tête...»

                   *       *       *       *       *

  _Nord._--«... Nous, soussignés, mécaniciens au chemin de fer du Nord,
  déclarons que:

  «1º Jamais il n’a été fait d’essai de mobilisation sur le réseau du
  Nord;

  «2º Jamais la Compagnie n’a donné d’instruction à ses agents du
  service actif sur les fonctions qu’ils occuperaient en cas de guerre.

  «Si demain la guerre était déclarée, nous n’aurions même pas de
  charbon aux points stratégiques tels que Crépy, Soissons, Laon, et La
  Fère, qui sont complètement dépourvus.

  «A Crépy-en-Valois, un hangar a été construit pour l’embarquement des
  chevaux et de la troupe; faute d’entretien, il est tombé en ruine.»

La guerre! Son image aurait dû se dresser sans cesse dans l’enceinte du
Parlement pendant les débats relatifs aux _Conventions_! Les chemins de
fer ne seront-ils pas le tout de la mobilisation prochaine? M. Raynal
n’a pas songé à ce détail accessoire et personne n’en a soufflé mot! Je
crois entendre les accents d’un publiciste son collègue, un républicain
comme lui, qui, au sortir de la Chambre, écrivait cette page indignée.
Écoutez, messieurs, cela est intitulé: «La Préparation des désastres.»
(_Deus avertat omen!_)

  Non, ce n’est pas l’insulte qui nous vient aux lèvres au sortir de
  cette navrante journée; je ne veux injurier ni cette Chambre, ni ce
  ministère, ni ces républicains; la colère s’éteint avec la fin du
  débat: ce qui reste, c’est la tristesse,--j’allais dire, si mal
  inspiré que le mot paraisse, appliqué à la Patrie française, ce qui
  reste, c’est le désespoir.

  Comment! des Conventions sont proposées qui règlent tout le régime des
  chemins de fer, l’arme la plus terrible de la guerre. Eh bien! les
  Conventions sont faites par le ministre des travaux publics, en dehors
  de ses collègues; et l’on en vient à ce fait public, notoire, avoué,
  incommensurable: la commission qui les examine ne consulte pas le
  ministre de la guerre; des Français votent ces Conventions, un
  Français fait un rapport favorable, sans avoir consulté le ministre
  chargé de défendre le pays. Il n’est pas appelé, il n’a pas voix au
  chapitre. C’est un fait matériel. Et telle est sa situation qu’il ne
  dit pas, lui: «Vous ne m’appelez pas, c’est moi qui viens!»

  Et alors, devant la Chambre, ayant à répondre à une question précise,
  nécessaire de M. Clemenceau, le ministre est obligé par une situation
  _que nous n’apprécions pas_, de se renfermer dans des réponses vagues.
  Et c’est M. Raynal, ministre des travaux publics, qui répond à sa
  place, c’est lui qui interprète, qui fait la réponse du ministre de la
  guerre...

  Ah! nous l’avons trop vu aujourd’hui: _Non, le Dieu d’Israël n’est
  plus le Dieu des armées... C’est le Dieu du dividende!_

  Hélas! nous sommes des vaincus. Et chez nos vainqueurs, qu’est-ce qui
  s’est donc passé? En décembre 1879, un débat pareil s’agitait à la
  Chambre des seigneurs de Berlin. Il s’agissait de reprendre les voix
  ferrées à la haute banque. A-t-on vu un ministre des travaux publics
  parler pour le ministre de la guerre?--Non, M. de Moltke a parlé. Il
  n’a pas attendu qu’on le questionnât. C’est lui qui a eu le rôle
  important dans la discussion. Il a dit son opinion sur l’exploitation
  des chemins de fer. M. de Moltke a quelque autorité en matière
  militaire. Nous sommes peut-être payés pour le savoir. Et qu’a-t-il
  dit? Voici ses paroles:

  «Les chemins de fer constituent le plus puissant moyen d’action de la
  stratégie moderne. Rien n’est plus important que le transport rapide
  des troupes..., et il y a un avantage inappréciable à ce que le
  ministre de la guerre n’ait affaire qu’à une seule exploitation des
  chemins de fer.»

  Ainsi parla M. de Moltke à une chambre naturellement amie de
  privilèges. Eh bien! après ces mots, il n’y eut plus de discussion. Et
  le rachat fut voté!

  Camille PELLETAN.

_Non, le Dieu d’Israël n’est plus le Dieu des armées, c’est le Dieu du
dividende!..._

Quand un des leaders de l’avant-garde républicaine parle ainsi du
ministre qui conduit le gros de l’armée, faut-il s’étonner si le respect
s’éloigne de ce ministre? Faut-il s’étonner si les suspicions minent son
œuvre? Faut-il s’étonner que M. Vacher maudisse publiquement les
écumeurs de la politique? Faut-il s’étonner qu’un ingénieur distingué
qualifie les conventions de «Conventions _scélérates_»?...

Ah!--sauf M. Vacher et M. Laisant, qui gardent leurs convictions--les
autres, à l’heure actuelle, renient tout leur passé! Ils voudraient nier
leurs paroles! Du moins, ils les défigurent.--«J’ai dit: Conventions
_scélérates_, déclare l’ingénieur; je voulais dire simplement:
Conventions _regrettables_; je n’ai été si nerveux dans mon qualificatif
que parce que ma lettre était confidentielle.»--Fort bien, nous saurons
maintenant que le mot _scélérat_ dans une lettre confidentielle n’a que
le sens de _regrettable_; peut-être en concluerons-nous que
_regrettable_ dans une lettre publique a le sens de _scélérat_!...
(Rires).

Et M. Pelletan, il y a six ans si sévère pour le Dieu d’Israël, écrit
aujourd’hui des articles pour glorifier son culte, tandis que le
fougueux M. Madier de Montjau dépose à l’instruction dans un style qui
s’est singulièrement adouci depuis le mois de juillet 1883.

Tous mettent à absoudre leur ancienne victime autant de zèle que jadis à
l’excommunier! Et ces insinuations outrageantes qu’a soulevées le
souffle de leur colère maintenant évanouie, ils en rejettent sur des
faibles, sur des chétifs que leur parole a subornés, le poids trop
lourd, paraît-il, pour leurs épaules parlementaires! Soit. Mais reste à
savoir si, en défendant, ils ne se condamnent pas! Ou ils ont calomnié
un innocent, ou ils innocentent un coupable! Et si leur accusation
d’autrefois n’était qu’un effet de leur haine, qu’est leur défense
d’aujourd’hui, sinon un phénomène de _concentration_!

Ils soupçonnaient dans leur journal; ils soupçonnaient à la tribune: ils
ne soupçonnent plus à la barre; leur soupçon était donc sans valeur
qu’il recule devant un serment!

Est-ce qu’ils s’imaginent, par hasard, qu’il suffit de chanter la
palinodie pour biffer les anciens outrages, et que de tardives
rétractations, fruit d’une paix menteuse, effacent les traits
indélébiles que le papier a conservés!

Non! Non! Ils nous appartiennent, ces soupçons et ces outrages! Ils sont
notre sauvegarde! Ils nous expliquent et nous excusent! Sans eux, nous
ne serions pas ici!... Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, ils subsistent
et ils demeurent! Ils forment une des cotes du dossier de l’avenir!

Ah! croyez-moi, messieurs, l’avenir a des moyens de preuve qui ne
ressemblent pas toujours à ceux des contemporains. Des choses, qui vous
impressionnent, pèsent fort peu dans la balance. Il n’écoutera pas
beaucoup les grandes Compagnies jurant solennellement à votre barre que
M. David Raynal est innocent d’un crime qui, s’il avait été commis,
serait avant tout le leur! Il leur dira: Je vous refuse qualité pour
vous faire avocats du ministre; votre cause est la sienne: si vous
entrez dans cette enceinte, c’est à côté de lui qu’il faut aller vous
asseoir! Et il détournera aussi les yeux de ce défilé de fonctionnaires
affirmant avec pompe que la concussion est impossible et qu’ils gardent
trop bien les ministères pour qu’un ministre soit corrompu!

Impossible, la concussion! Grand Dieu! Et depuis quand? Jamais un homme
public n’a reçu de pot-de-vin? Jamais l’appétit personnel n’a étouffé sa
conscience?... Mais je connais des malheureux qu’on a salis dans
l’histoire, dont les tristes héritiers meurent de douleur et de honte,
et nous ne pouvons nous présenter dans les réunions publiques sans que
les amis de M. Raynal couvrent de boue leur mémoire!... Elle est donc
anéantie, la race des corrompus? Il n’y a plus d’âmes vénales? Elles
attendaient, pour disparaître, ce temps d’honneur et de vertu?... Mais
regardez donc en arrière! Il ne faut pas regarder bien loin!...

J’ai assisté à des spectacles étranges, messieurs; j’ai vu des choses
que, moi aussi, je ne croyais pas possibles; et ceux de mes anciens qui
m’ont suivi à cette époque ont pu lire plus d’une fois sur mon visage la
trace de mes écœurements et de mes indicibles dégoûts!...

Il y a plus de pièces et de documents qu’on ne pense, messieurs! Ils se
trouvent enfouis dans des endroits ignorés où l’on ne peut pas les
prendre, entre les mains de personnes qui se gardent d’en témoigner,
parce qu’elles se sentent complices et redoutent les représailles!...

Je me rappelle avec angoisse ces terribles paroles jetées par Me Lenté
aux âmes apeurées qui faisaient autour d’un autre procès la conspiration
du silence: «Rassurez-vous, bonnes gens, les dossiers ne s’ouvriront
pas!...»

Ah! peut-être resteront-ils muets, ces dossiers vengeurs qui mettraient
à nu la turpitude d’une époque! Peut-être demeureront-ils toujours dans
la retraite au fond de laquelle les abrite le secret professionnel ou la
lâcheté humaine!... A moins que, demain ou plus tard, quelque main
indiscrète ou quelque ambition affolée n’en déchire la couverture et
n’en jette les feuillets à la foule au risque de faire éclater, non plus
un du ces pétards qui partent quotidiennement à nos oreilles, mais un
formidable coup de tonnerre dont l’explosion fera crouler tout
l’édifice!...

Que la justice de Dieu s’accomplisse, messieurs! C’est son affaire et
non la vôtre.

Et quant à la justice humaine, si les politiciens la veulent, ils se
trompent de porte ici. Qu’ils s’adressent plus haut, à ceux qui les ont
diffamés dans la presse, à la tribune du Parlement! Qu’ils ne
s’attaquent pas aux petits, aux impuissants, aux humbles! Qu’ils
n’offrent pas ce spectacle lamentable de gens qui, poursuivis par dix
géants et par un nain, se cachent lâchement jusqu’à ce que les géants
aient passé et tombent ensuite sur le nain auquel ils arrachent sa
liberté et sa bourse pour se venger sur sa faiblesse de la peur atroce
qu’ils ont eue!...

Pourquoi n’avoir pas pris les autres? Pourquoi nous avoir choisis? Ah!
je le sais! Pour s’assurer une lutte inégale et se refaire à la veille
des grandes élections une virginité politique avant de se présenter
devant le corps électoral!...

Eh bien! avocats généraux et bâtonniers peuvent se lever: je ne crois
pas que le peuple les écoute. Il leur dira: Vos clients se trompent
d’adversaires; je ne leur permets point d’abuser d’un combat inégal pour
fausser la page d’histoire qu’ils ne sauraient éviter! Qu’ils demandent
leurs comptes à d’autres, à leurs débiteurs véritables, à ceux qui ont
des poumons pour répondre, du souffle pour les terrasser!...

Je ne sais pas, messieurs, quelles sont vos opinions; je ne veux pas le
savoir. Je ne suis pas un candidat; je ne suis qu’un défenseur, et je
vous dis que vous trahiriez la haute mission qui vous est confiée, si
vous condamniez ces hommes pour donner à M. David Raynal un facile
triomphe qu’il n’obtiendrait même pas, car votre verdict ne serait pour
lui ni le verdict de l’Histoire, ni le verdict de la Patrie! (Bravos et
applaudissements prolongés).




LA POLITIQUE ET LA FINANCE




PROCÈS NUMA GILLY-SAVINE-SALIS

Cour d’assises de l’Hérault

Audiences des 14 et 15 mai 1889.


  M. Salis, député de Montpellier, s’étant trouvé diffamé par un passage
  du livre de M. Numa Gilly, _Mes Dossiers_, édité par M. Savine, cita
  l’auteur et l’éditeur devant la cour d’assises de Montpellier.

  M. Savine rendit hommage au plaignant dont les propres discours
  parlementaires fournirent à son avocat des armes pour montrer le
  discrédit que jettent sur tout un régime les louches pratiques des
  politiciens financiers.

  M. Savine bénéficia des circonstances atténuantes et fut condamné à
  quinze jours de prison.


Messieurs les Jurés,

De toutes les épreuves que peut subir un galant homme, la plus dure, la
plus pénible, la plus douloureuse est certainement celle que traverse M.
Savine aujourd’hui.

Non qu’il soit exposé à des risques plus graves. Au contraire: sa bonne
foi évidente, la loyauté de ses explications précieuses pour
l’adversaire, point banales dans la bouche d’un homme qui, d’habitude,
ne se dérobe guère pour fuir les responsabilités, l’ignorance où il se
trouvait du nom même de M. Salis lors de la publication du livre, me
donnent une confiance inébranlable dans l’issue de ce procès.

Mais qui ne sent tout ce qu’a de cruel sa comparution dans cette
enceinte? Fût-il coupable, elle constituerait, à elle seule, la plus
amère des expiations!

A Bordeaux, c’était devant un public d’indifférents qu’il présentait sa
défense.

D’indifférents, ai-je dit? Je me trompe et me rétracte: c’est faire
injure aux citoyens de la grande cité dont l’inoubliable accueil restera
éternellement gravé dans sa mémoire, aux braves gens dont la première
indifférence, si indifférence il y eut jamais, céda vite le pas à une
sympathie solide dont les témoignages non équivoques, prodigués au cours
des débats, plus forts que la pression de la rigueur officielle, ont
survécu au plus étrange, et je puis bien ajouter sans manquer de respect
à personne, pour rendre un simple hommage à la réalité, au plus
inattendu des verdicts.

Ah! puisque cette image se dresse devant mes yeux, laissez-moi,
messieurs, m’y arrêter une minute; quand, sur un champ de bataille, on a
vaillamment combattu pour une cause que l’on croyait, que l’on croit
encore juste, quand, un moment, on a cru tenir une victoire chèrement
disputée, quand, à la fin, terrassé par un trop puissant ennemi, on a vu
s’effondrer toutes ses espérances, c’est un baume qui cicatrise les
blessures que le souvenir de tant de mains tendues vers le vaincu, non
point par un geste de compassion, dans la pensée de lui faire l’aumône,
mais par l’élan spontané d’une admiration sincère pour sa foi vaillante,
sa généreuse attitude, sa courageuse conviction!

Ce souvenir, il appartient à M. Savine; il est un bien qui fait
désormais partie de son patrimoine moral, un bien insaisissable dont nul
au monde n’a le pouvoir de le dépouiller. En doutez-vous, messieurs,
écoutez l’écho de l’opinion publique fidèlement recueilli par ces lignes
tracées au lendemain du combat par un des plus éminents publicistes de
la presse bordelaise:

  Quant à M. Savine, son attitude a été, d’un bout à l’autre du procès,
  celle d’un galant homme qui a pu se tromper, mais qui ne cherche
  jamais à se dérober aux responsabilités encourues. Comme l’a dit Me de
  Saint-Auban, «c’est un vaillant, c’est un sympathique».

  Esprit très fin, très cultivé, très épris d’idéal, il était en voie de
  se faire un nom dans la littérature--et la meilleure--quand les
  nécessités de la vie l’ont obligé de se faire éditeur. Il a osé éditer
  la _Fin d’un Monde_, de Drumont; c’est dire assez quelles haines il
  avait dû soulever! Son malheur a été de croire à Gilly. Il a cru que,
  derrière les affirmations vraisemblables qui lui étaient apportées, il
  y avait un homme, c’est-à-dire des preuves palpables, matérielles,
  comme il en faut à un tribunal. Il s’est trompé.

  Sa condamnation n’a pas diminué l’estime et la sympathie du public
  pour lui... au contraire!

  On lui a reproché d’avoir fait œuvre mercantile. Hélas! un éditeur
  fait toujours œuvre mercantile. C’est la nécessité de sa situation.

  Et combien de gens font œuvre mercantile sans s’en douter et souvent
  même en parant leur mercantilisme des noms les plus pompeux. On voit
  des hommes politiques chanter cyniquement la palinodie, renier tout
  leur passé et faire comme ministres ce qu’ils ont combattu comme
  députés.

  Pourquoi? Par patriotisme, disent-ils. Allons donc! Tout simplement
  pour conserver la place de ministre, dont les bénéfices sont autrement
  appréciables que ceux de la députation. Voilà du mercantilisme dans la
  pire acception du mot.

  En somme, nous le répétons: l’opinion publique, qui ne relève de
  personne, n’est nullement défavorable à trois au moins des quatre
  condamnés d’hier. Elle leur est sympathique: elle est avec eux.

  C’est un fait: nous le constatons. C’est notre droit.

Lorsqu’on croit à autre chose qu’aux résultats matériels, lorsqu’on
caresse un autre idéal que l’instinct de la conservation personnelle,
c’est la compensation de bien des maux qu’un semblable témoignage! M.
Savine est fier de le garder dans ses archives. Sans doute, il ne l’en
sortira pas pour l’opposer aux insulteurs à gage dont les injures de
commande échappent aux réfutations; mais il peut le montrer aux âmes
trop charitables dont la pitié quelque peu ironique semble chanter ses
funérailles.

Il peut avertir ces bonnes âmes, puisqu’elles paraissent l’ignorer, que,
lorsqu’on a été capable de lutter jusqu’au bout pour mériter l’estime
publique, lorsqu’on a tout sacrifié pour l’obtenir, c’est qu’on a
l’énergie de vivre, c’est qu’on y est bien décidé; et que, lorsqu’on l’a
obtenue, cette estime publique, lorsqu’on a su s’en rendre digne, peu
importent la prison, les dommages-intérêts, les amendes; on a le droit
d’être fier, on peut relever la tête: on a gagné le procès de Bordeaux!
(Mouvement).

Mais il est un autre procès qui nous tient beaucoup plus à cœur,
messieurs. Bordeaux est pour Savine une patrie d’adoption; mais enfin,
ce n’est qu’une patrie d’adoption; taudis que Montpellier...

Que vous dirai-je là-dessus que vous ne sachiez déjà? N’avez-vous pas
reconnu votre enfant, votre compatriote? Cette terre est la sienne,
cette cité est sa cité; c’est la patrie de sa jeunesse, de ces mille
choses saintes qui constituent le passé. Le passé! Tout ici lui en
parle, tout le lui rappelle, jusqu’aux monuments, aux maisons, jusqu’aux
pierres qui lui adressent un sourire familier comme à une vieille
connaissance. Voici la rue qu’il parcourait chaque matin pour se rendre
au collège!... Et dans cette enceinte, parmi cette foule qui se presse
autour de lui, à peine ose-t-il lever les yeux de peur d’apercevoir la
tristesse d’un parent ou d’un ami!...

Ah! lorsque, jadis, sa pensée s’envolait vers eux, c’était dans un rêve
de bonheur et de quiétude dont les calmes visions le reposaient des
fièvres et des luttes de l’existence parisienne! S’il avait su que le
retour au pays aimé lui réservât les luttes les plus âpres et les
fièvres les plus brûlantes!...

Comme je comprends son émotion, messieurs! Comme je la partage! Moi
aussi, je suis un peu votre enfant; pas bien loin de votre ville se
trouve le sanctuaire de mes propres souvenirs; et je sais ce que vaut le
pays natal, cette petite patrie dans la grande, qui en est l’objet le
plus cher, comme dans la maison paternelle se trouve toujours un coin,
une chambre plus bénie que les autres, parce que, plus que les autres,
elle fut le témoin intime de ce qui ne reviendra plus...

C’est ici qu’il veut qu’on le défende! Eh bien! qu’il se rassure; je le
défendrai, et victorieusement, j’en suis sûr, car je le défendrai avec
ce qu’il y a de mieux, de plus puissant dans mon être, avec mon cœur! Et
je le laverai enfin, une fois pour toutes, quel que soit le résultat de
vos délibérations, de ce reproche outrageant d’avoir, par un calcul
misérable et vil, spéculé sur une curiosité malsaine; de ce reproche qui
jure d’une si étrange manière avec sa conduite, ses aspirations, ses
instincts; de ce reproche dont, à Bordeaux, l’équité de l’opinion a déjà
fait justice, dont elle fera justice à Montpellier; de ce reproche, le
dernier qu’on lui eût jeté à la face, s’il subsistait une ombre de
justice au milieu des passions politiques, car il est démenti avec trop
de vigueur et d’éclat par tout ce qui fait l’essence de sa droite et
loyale nature.

Un spéculateur, Savine?... Mais ceux qui le disent ne le croient pas,
ou, s’ils le croient, ils n’ont pas lu le dossier! Il suffit d’y voir la
manière dont Savine ouvre à Peyron sa bourse, pour être édifié sur le
mobile qui l’a conduit. Un spéculateur, ou simplement un commerçant qui
ne suppute que le profit d’une entreprise, avance-t-il de l’argent à un
étranger sans la moindre garantie? Il exige une signature, il garde au
moins un reçu! Ici rien de semblable: Peyron emporte l’argent de Savine,
et Savine ne demande rien à Peyron. Voilà un spéculateur bien confiant!
Sa conduite m’étonne: je croyais la confiance fille de l’enthousiasme et
non de la spéculation. Quel étourdi que Savine, si ce crédit inusité
s’adresse à un client vulgaire, au lieu de s’adresser à un homme, hélas!
inconnu de lui, en la mission duquel, alors, il avait foi!

Continuons l’histoire. Le livre est édité: belle occasion pour un
spéculateur de gagner une somme assez ronde... en le retirant de la
circulation!

En doutez-vous? Écoutez ce récit; il n’a point été fabriqué pour les
besoins de la cause, car je l’emprunte au numéro d’un journal paru le 20
novembre dernier:

  Les jurisconsultes du parti attaqué s’étaient prononcés en faveur
  d’une saisie. Mais M. Floquet n’a pas voulu entendre de cette oreille.
  Comme, en somme, _l’Union républicaine est le groupe le plus atteint_,
  pourquoi le ministère s’emploierait-il à tâcher de le sauver du
  discrédit qu’il mérite? L’existence des opportunistes est-elle bien
  nécessaire à la France, et le cabinet ne saurait-il se passer de M.
  Rouvier? Réflexion faite, M. Rouvier les a envoyés au diable et n’a
  pas voulu permettre qu’on touchât au libelle.

  _Après cet échec, les opportunistes ne se sont pas tenus pour
  satisfaits. D’habiles négociateurs ont été envoyés auprès de l’éditeur
  Savine. Celui-ci est, vous le savez, un littérateur distingué,
  originaire de Montpellier._ Très versé dans la littérature espagnole,
  écrivain plein de verve, il aurait pu faire son chemin dans la
  carrière littéraire, si une circonstance inopinée ne l’avait contraint
  de prendre la direction d’une maison de librairie. Savine avait placé
  des fonds considérables sur cette maison, quand il apprit tout à coup
  qu’une catastrophe était imminente. Il fallait aviser. Pour sauver ses
  capitaux, il se substitua au libraire et prit le gouvernail en mains.

  _Les délégués des opportunistes s’étaient flattés de l’amener à
  composition; mais, dès les premières ouvertures, les pourparlers ont
  complètement échoué._

Est-ce assez joli, cette ambassade qui se rend auprès de l’éditeur pour
_l’amener à composition_? Est-ce assez _opportuniste_? Je comprends la
tentative: c’est beau de faire éclater en public son innocence; mais
comme l’innocence de l’opportunisme n’éclate pas toujours--plusieurs
verdicts tendent à le démontrer--il est toujours plus sûr, avant d’aller
trouver l’adversaire, d’essayer un argument qui, pour être moins
juridique, n’en est que plus décisif. Tout porte à croire que, dans
l’espèce, les _ambassadeurs_ l’exposèrent avec une grande force, surtout
ceux--c’est-à-dire presque tous--qui, malgré son échec, ont estimé plus
raisonnable de ne pas subir les risques d’un autre genre de
dialectique... (Rires). Mais quel refus maladroit que celui de Savine,
et comme la spéculation est parfois mal inspirée!

Je ne parle pas de ce calcul impardonnable qui consiste à cesser la
vente, dès que l’ouvrage devient suspect, et même à dépenser des fonds
pour racheter les exemplaires vendus: jamais rapacité ne fut plus
inintelligente!

J’arrive immédiatement à la plus lamentable affaire de notre
spéculateur; vous allez voir que, s’il s’est flatté de mériter cette
épithète, il s’est mépris d’une étrange manière sur ses aptitudes et sur
sa vocation.

Les opportunistes lui avaient pardonné la défaite de leur ambassade. Ces
braves gens n’ont pas de rancune: ceux qui ont assisté aux débats de
Bordeaux leur rendent pleine justice à cet égard. Ils ont été on ne peut
plus aimables pour M. Savine; et cette amabilité a duré jusqu’après la
lecture de ses pièces et l’audition de ses témoins. Ah! par exemple, les
témoins et les pièces, on a trouvé que c’était de trop... (Rires) et,
pour lui donner des regrets, on lui a dit naïvement que s’il n’avait pas
tenté la preuve, on lui en aurait bien moins voulu d’avoir articulé les
faits... Figurez-vous que M. Savine a eu l’audace de ne rien regretter!
Pour le coup, l’opportunisme n’y a plus rien compris; depuis, Savine,
l’inquiète: ces oiseaux rares sont toujours dangereux!... On lui tend la
perche; il la repousse: voilà un geste qu’on n’oublie pas! Vit-on jamais
un noyé si difficile? On fera tout au monde pour châtier son tranquille
mépris, et, si on lui jette à la face avec tant de rage cette odieuse
épithète de spéculateur, c’est justement pour le punir de ne l’avoir
point méritée. On aimait mieux un libraire cupide qu’un libraire
convaincu; on aime toujours mieux la passion qu’on partage, et la
passion opportuniste n’est pas la conviction. Que n’a-t-il observé le
silence? Il a préféré, ce courageux de malheur, la peine du courage au
prix de la lâcheté; il a pensé qu’il devait au public les raisons de sa
conduite; et sans insolence, comme sans faiblesse, dans la limite de son
droit, il est un fait, tout au moins, dont il a fourni la preuve, c’est
que dans cette pénible aventure, fort indigne de lui, je me plais à le
reconnaître, et qui l’a, un instant, détourné de sa vraie voie, il garde
la consolation de n’avoir obéi qu’aux ardeurs de sa croyance. Cette
preuve lui coûte trois mois de prison, une trentaine de mille francs, et
une brèche peut-être irréparable au patrimoine de sa famille. Ses
adversaires n’imaginaient pas qu’un homme pût payer si cher une pareille
satisfaction.

Sans doute, s’il eût partagé leurs principes, ou plutôt leur manque de
principes, il eût opéré, avant tout, le sauvetage de la caisse, et,
rougissant mais absous, il aurait dit au sortir de l’audience: «Tout est
sauvé, _fors l’honneur_.» Il n’a pas voulu déformer l’antique adage. Il
est de ceux qui ont encore la faiblesse d’estimer une bonne opinion de
soi-même le plus précieux capital; et il juge que l’argent et la liberté
sont deux biens précieux, moins précieux pourtant que l’honneur, parce
que la liberté et l’argent ne rendent pas l’honneur perdu, tandis que,
lorsque l’honneur reste, et que la jeunesse reste aussi, ces deux
trésors suffisent, Dieu aidant, à reconquérir tous les autres!

C’est pourquoi il redoute les succès qui déshonorent et à ces victoires
malsaines préfère, selon la belle expression de Montaigne, «les défaites
triomphantes à l’envie des victoires».

Voilà Savine. Ne le calomniez pas: c’est la justice qu’il vous demande.
Frappez-le, mais frappez-le pour ce qu’il est, frappez-le comme on
frappe un soldat. Repoussez dans la fange d’où il n’aurait jamais dû
sortir l’ignoble outrage qui dégraderait vos bouches.

Savine n’est point un spéculateur: Savine est un lutteur!... Hélas!
cette dernière qualification, qu’il mérite, explique mieux que l’autre
la haine qui le poursuit: spéculateur, on le dédaignerait, et le dédain
est clément; lutteur, on le redoute, et la crainte est inexorable. C’est
du moins ce qu’insinuent les gens mal intentionnés. Prenez garde,
Monsieur le Procureur général: ceux à qui la robe ne donne pas comme à
moi le précieux privilège de vous défendre contre tout soupçon et
d’entourer votre caractère d’un inviolable respect, ceux-là répandent
des bruits fâcheux qui troublent profondément les âmes simples; ils vont
disant partout que si Savine est en butte à de telles rigueurs, c’est
moins à cause de _Mes Dossiers_ qu’à cause d’un autre livre infiniment
plus redoutable et beaucoup plus respecté, et que cet autre livre, rude
alerte pour un si grand nombre de tarés de la vie politique et sociale,
est le secret de l’acharnement qui tourne en aggravations les
circonstances dans lesquelles, pour un accusé ordinaire, les magistrats
se feraient un impérieux devoir de trouver une atténuation. (Vif
mouvement dans la salle. Très bien! très bien!)

M. LE PRÉSIDENT.--J’interdis d’une manière absolue toute marque
d’approbation. Je ferais évacuer la salle et prendrais les mesures les
plus sévères si de pareilles manifestations se produisaient de nouveau.

Me DE SAINT-AUBAN.--Je sais bien, moi, que lorsque vous requériez avec
tant de violence contre les _Dossiers_ de M. Gilly, vous ne pensiez pas
en vous-même à la _Fin d’un Monde_ de M. Drumont. Je connais trop votre
justice; je la sais franche et loyale: quand elle attaque, c’est en
face; elle aurait honte de s’embusquer, comme un bandit corse, derrière
le buisson de la route pour attendre que le justiciable passe et le
frapper traîtreusement par derrière une fois qu’il a passé. Si vous
visiez la _Fin d’un Monde_, cette œuvre de polémique superbe, c’est à
côté de M. Drumont et non de M. Gilly, qu’il fallait faire asseoir M.
Savine. La compagnie eût été meilleure, et tous auraient gagné au
change, M. Savine d’abord, et aussi le public qui, au lieu d’assister à
de tristes reculades, aurait pu contempler, dans l’ardeur d’un beau
combat, ce que valent les vrais soldats de l’Idée!... (Mouvement). Non,
je veux le croire, vous n’avez pas isolé Savine, n’osant attaquer
Drumont, comme on coupe un corps d’armée, n’osant affronter l’armée
entière! En tous cas, des deux vengeances que l’on complotait contre
lui, la ruine et le déshonneur, la première seule peut l’atteindre, il
est au-dessus de l’autre. Ruiné, c’est possible; déshonoré, jamais! Son
caractère et sa vie sont là qui défient la haine; à cet égard, il est
bien tranquille; et n’étaient ses petits enfants, n’était sa jeune
femme, n’était sa pauvre vieille mère qui, là-bas, suit, anxieuse, les
péripéties de ces drames...

M. SALIS.--Moi aussi, j’ai une vieille mère!

M. LE PRÉSIDENT.--N’interrompez pas, Monsieur Salis.

M. SALIS.--C’est juste. Je prie le défenseur de m’excuser.

Me DE SAINT-AUBAN.--Oh! de grand cœur, Monsieur Salis; car moi aussi,
j’ai une mère; je sais, par conséquent, ce qu’est cet être béni; voilà
pourquoi, hier, quand vous parliez de la vôtre, quand vous invoquiez son
image, ses angoisses et ses tourments, mon cœur battait à se rompre dans
ma poitrine, j’oubliais notre lutte d’une heure et, si je n’eusse écouté
que l’élan de ma sympathie, je me serais levé pour aller vous serrer la
main. Oui, vous avez souffert dans vos affections les plus chères!...
Mais la réparation est venue, la réparation suprême, celle qu’aucun
verdict ne vous aurait donnée... M. Savine vous l’apporte! Il proclame
qu’il ne vous soupçonne pas, qu’il ne s’est jamais cru le droit de vous
soupçonner! Aveu sincère, franc et loyal comme la bouche qui le fait,
plus précieux que des excuses et plus efficace qu’un arrêt, car il vaut
mieux pour un homme public n’avoir pas été soupçonné que d’assumer la
tâche ingrate de se laver du soupçon! Et maintenant la douleur d’autrui
ajoute-t-elle quelque chose à votre justification? Quand vous vous êtes
cru accusé, vous avez trouvé de beaux accents pour vous défendre, et mon
émotion vous a écouté avec respect. Aujourd’hui, c’est un autre accusé
qui me charge de le défendre; j’invoque à mon tour les images que vous
avez invoquées: sont-elles moins respectables et moins saintes sur mes
lèvres?

Mon cœur vous a rendu justice; je demande justice au vôtre. Par tout ce
qu’il y a chez vous d’élevé et de noble, par le souvenir béni qui vous
accompagnait dans cette enceinte, je vous en prie, je vous en conjure,
écoutez-moi, Monsieur Salis! (Vive émotion).

Ma défense, je vous disais, messieurs, que le passé de M. Savine me la
fournissait tout entière.

Des témoins oculaires, maîtres ou compagnons de ce passé, ne l’ont-ils
pas rappelé hier en termes inoubliables?

Il vous appartient, n’en déplaise à l’étrange rapport dont l’imagination
vagabonde est allée, je ne sais pourquoi, chercher votre compatriote en
Amérique! Il est vrai qu’auparavant les journaux officieux en avaient
fait un _Moscovite_. (Rires). De la Russie aux États-Unis il n’y a qu’un
pas pour les mouchards! N’importe? La police est parfois mal informée!
M. Constans n’a pas remplacé M. le policier d’Alavène!... (Hilarité).
Notre rapport convient, d’ailleurs, que, «les renseignements recueillis
sur la conduite et la moralité de M. Savine ne lui sont pas
défavorables»... Je le remercie infiniment...

Laissons là ce papier et jetons un coup d’œil sur la carrière que l’on
n’arrive pas à salir.

Savine est né à Aigues-Mortes le 20 avril 1859. Sa famille paternelle
est originaire du Dauphiné, sa famille maternelle du département du
Gard. Son grand-père paternel fut magistrat à Embrun; et son grand-père
maternel était officier supérieur. Quant à son père, il exerçait les
fonctions de fondé de pouvoirs du trésorier-payeur général à Nîmes.
Voilà des origines bien françaises, n’est-il pas vrai? Plût au ciel
qu’ils pussent en revendiquer de pareilles, ces Français de la dernière
heure, hier Anglais, Suisses, Italiens, Allemands, qui ne demandent à
leur nouveau pays qu’une large part de ses richesses, et dans notre
milieu national conservent une âme étrangère, comme les affranchis de
l’ancienne Rome gardaient un cœur d’esclave au sein de la Cité! Ils
devraient être modestes, ces bâtards de la Patrie! Ils devraient éviter
surtout de mettre sur le tapis la question des actes de naissance! Et
pourtant l’on en rencontrerait plus d’un parmi les bonnes gens qui
passent leur temps à se plaindre de la calomnie au perfectionnement de
laquelle ils ont consacré de si merveilleuses aptitudes et qu’ils ont
élevée dans l’État de leurs rêves à la hauteur d’une institution! C’est
eux, sans doute, qui s’avisèrent d’imaginer que Savine était Russe!
Certes, cette qualification ne l’irrite ni ne l’humilie: étant Français,
Savine aime les Russes; et c’est Russe qu’il voudrait être, s’il n’était
Français. Mais, dans le cerveau de ses calomniateurs, cette
qualification n’était qu’un acheminement vers celle de nihiliste...
et--qui oserait le croire?--vers celle de _juif_! Oui, on l’a traité de
juif, lui, Savine, ici présent! (Hilarité). S’il avait été juif, il
aurait bien pu être nihiliste; car il y a parmi les nihilistes
énormément de juifs. Personne n’ignore que, tout comme la
franc-maçonnerie, le nihilisme est un produit sémitique; ce sont les
Sémites qui l’ont organisé et qui l’exploitent; par contre, ce sont
rarement eux qui se font pendre: cela ne rentre plus dans leurs
aptitudes!...

L’ingénieuse invention des reptiles opportunistes avait un autre but:
Russe, Savine devenait du même coup étranger et passible de la loi
d’expulsion. Savourez cet entrefilet; je l’emprunte à un journal
prussien, fidèle allié, en ce cas comme en plusieurs autres, de
quelques-uns de nos adversaires, mais en revanche fort monté contre
Savine, depuis qu’il a mis au jour un livre sur l’espionnage, très
désagréable à M. de Bismarck que l’on sait peu enclin à ce sujet:

  Quant à ce Savine qui a édité le livre et qui s’est fait ainsi le
  complice des turpitudes et des ignominies de Gilly, on ne se douterait
  pas que c’est un nihiliste russe réfugié à Paris et qui se montre de
  cette façon reconnaissant de l’hospitalité que la France lui accorde.
  Il faut espérer que la mansuétude du gouvernement cessera à l’égard de
  ce misérable et qu’un bon arrêté d’expulsion l’enverra ailleurs
  exercer son petit commerce.

C’est «sale _bedit_ gommerce» qu’aurait dû écrire la feuille: sa plume
oublie-t-elle l’accent du terroir?

Ce qui donnait du poids à l’information, c’est qu’elle paraissait
simultanément dans une foule de journaux à qui l’_Agence Havas_ l’avait
communiquée. Or, nous connaissons tous les hautes attaches de
l’officieuse agence; n’y entre pas qui veut; par exemple, si je
sollicite la faveur d’y insérer cette plaidoirie, je doute que
j’obtienne une réponse enthousiaste... (Hilarité générale).

C’est ainsi qu’on a rédigé l’histoire de M. Savine. Et voilà, messieurs,
les procédés et les armes de ceux qui, pour se servir des termes de leur
congénère prussien, crient si fort contre les _turpitudes_ et les
_ignominies_ de M. Numa Gilly!... Passons.

Savine avait sept ans lorsque son père et sa mère vinrent s’établir à
Montpellier où ils acquirent, route de Castelnau, la villa qui porte
encore aujourd’hui le nom de _Villa Savine_. L’enfant fut mis au
collège. On vous a dit hier, mieux que je ne saurais le faire, les
souvenirs qu’y ont laissés son intelligence, sa conduite et ses succès.
Il était l’espoir de ses maîtres; et ses maîtres s’appelaient
Marion-Werner, Boucherie, pour ne citer, parmi vos gloires, que celles
qui ont rayonné au dehors du plus vif éclat. Il semble que Boucherie lui
ait communiqué son goût et quelques-unes de ses rares aptitudes pour les
langues romanes; car, digne élève d’un tel professeur, il mérita plus
tard de compter parmi les membres de la société vouée au culte de ces
langues. Vous avez tous admiré, messieurs, le buste qui perpétue dans le
bronze les traits de Boucherie, et vous savez qu’il est dû au ciseau
distingué de M. Léopold Savine, frère de notre romanisant. Double et
touchant hommage que le sculpteur semble avoir voulu rendre à votre
illustration universitaire et à ses affections de famille, en célébrant
un homme qui fut à la fois un de vos maîtres et le maître d’un frère
aimé!

Savine prit part à l’organisation de ces _Fêtes Latines_ qui réunirent,
en 1879, si je ne me trompe, les Catalans et les Roumains et qui avaient
pour objet de louer la littérature et le génie méridionaux. Le souffle
de cette renaissance charmante dont les effets, je l’espère, se feront
longtemps sentir anima son talent et décida de sa vocation littéraire.
Les circonstances l’éloignent de vous, mais son âme vous reste: la
nécessité l’exile, mais, dans l’exil, il emporte un de ces chauds rayons
qui dorent le cerveau et le cœur. Sous les brumes du Nord, de là-haut,
comme on dit ici, sous les longues pluies fines de nos hivers parisiens,
il cultive le sentiment et l’amour de cette lumière magique dont les
reflets transfigurent toutes choses, depuis nos maigres arbustes qu’ils
grandissent comme des chênes jusqu’aux rocailles que Tarascon voit
hautes comme le Mont-Blanc. Il étudie avec conscience, avec passion, les
audaces brûlantes et les rimes ensoleillées des félibres, vos poètes,
ces troubadours perdus au milieu de nos modernités. Avec quel zèle il
les traduit et les commente! Son temps, sa peine, il ne leur marchande
rien. On lui doit de précieuses découvertes et des œuvres qui méritent
l’attention. Qu’ajouter aux élogieuses paroles par lesquelles un éminent
écrivain, témoin de sa valeur artistique aussi bien que de sa dignité
morale, vantait hier à cette barre sa traduction de l’_Atlantide_, le
poème de Verdaguer?

Voilà, messieurs, la place qu’occupe votre jeune compatriote dans votre
littérature nationale. Voilà les services qu’il lui rend et les
récompenses qu’il en reçoit. Il l’aime et la fait aimer; en retour, elle
lui assure dans les lettres parisiennes un rang dont il n’a pas à se
plaindre. Les auteurs les plus répandus, les rois de l’École moderne le
félicitent et le remercient de ses vulgarisations fécondes et des utiles
voyages que sa plume leur permet de faire à travers les pays inconnus.
Voici en quels termes l’homme peut-être le plus édité de la terre lui
exprime sa gratitude d’avoir pu, grâce à lui, approfondir la
connaissance de Mme Pardo Bazan, la George Sand espagnole--George Sand
par le style, mais non par les idées--dont la souplesse jointe à
l’audace féminine entreprend de concilier la tradition catholique et
l’idéal contemporain:

  Médan, 21 juin 1886.

  Merci mille fois, mon cher confrère, de ce que vous avez songé à
  m’envoyer votre traduction du livre si intéressant de madame Pardo
  Bazan. Je l’avais parcouru dans le texte espagnol, sans tout le
  comprendre, et je viens de le lire, très frappé de la largeur de
  l’étude et de la pénétration critique. C’est certainement un des
  meilleurs morceaux qu’on ait écrits sur le mouvement littéraire
  contemporain. Quand vous écrirez à madame Pardo Bazan, veuillez lui
  renouveler mes remerciements et la féliciter en mon nom. Je lui suis
  surtout très reconnaissant de la page qu’elle a écrite sur le roman
  anglais. Cela est net et juste.

  Bien cordialement à vous.

  Émile Zola.

Telle était encore en 1886 la vie de M. Savine; tel était le courant qui
l’entraînait; tels étaient ses travaux et ses préoccupations. Devenu
éditeur par suite de revers de fortune, il gardait dans sa librairie une
âme de poète. Que de réputations naissantes lui doivent le jour! Nul
peut-être n’a mieux que lui encouragé et soutenu les jeunes contre
l’impitoyable franc-maçonnerie des vieux!... Comment cet artiste,
comment ce félibre, comment l’ami d’Aubanel, de Mistral et de Verdaguer
a-t-il quitté tout à coup la calme et sereine patrie de ces adorateurs
du rêve pour se mêler à nos réalités sombres et descendre dans une arène
où les défaites sont si brutales et les triomphes eux-mêmes si amers?

Pourquoi? Sans quitter cette ville, demandez-le au maître vénéré dont le
souvenir, tout à l’heure, témoignait dans cette enceinte. Marion-Werner
avait surnommé Savine enfant: le _petit moraliste_. L’enfant a grandi...
et le moraliste aussi. Dangereuse faculté, messieurs, car elle observe;
et, à notre époque, qui observe est bien près de s’indigner. Oubliez un
instant les _Dossiers_ de M. Numa Gilly, oubliez la valeur intrinsèque
de l’ouvrage; il a un vice originel dont rien ne le relèvera: il est mal
fait! Cette déplorable facture nuit à l’idée qui l’inspire et rend, par
le discrédit qu’elle jette sur ses auteurs, un signalé service à la
cause de ceux qu’il combat. Tel est, en effet, le pouvoir souverain de
la forme, qu’heureuse, elle revêt le mensonge des couleurs de la vérité,
et que, malheureuse, elle donne à la vérité les apparences du mensonge.
«L’habit ne fait pas le moine», a-t-on coutume de dire; mais on ajoute
aussitôt: «Il l’arrange joliment!» De même la phrase ne fait pas l’idée;
mais que devient l’idée sans le secours de la phrase? Oubliez donc une
minute ce livre grossier, maladroit, informe, auquel les tarés devraient
rendre grâce pour tout le bien qu’il leur fait; mais convenez, pour être
justes, qu’à l’heure de son apparition, ses défauts, aujourd’hui si
manifestes, trompèrent singulièrement l’attention, non seulement de M.
Savine, mais du public tout entier. Pourquoi?--Pourquoi? Parce qu’il
semblait venir à l’heure dite pour remplir sa mission providentielle et
assouvir l’universel besoin de vengeance. Peu importait le style, si la
tâche était accomplie! Montpellier n’est pas si loin de Nîmes qu’on n’y
ait entendu l’écho des applaudissements qui saluèrent le _justicier_; sa
gloire ne resta pas locale: des quatre coins de la France on l’approuve,
on l’encourage; ses collègues lui crient: «Bravo! Continuez! Sus aux
flibustiers politiques!»

Le flibustier politique! tel était, tel est encore, hélas! l’ennemi de
la Patrie! Le méconnaître est inutile, messieurs: les négations
n’arrangent rien. Que sert d’imiter cet oiseau qui s’entête à ne pas
voir et cache ses yeux sous son aile? Si j’en croyais le réquisitoire de
M. le procureur général, tout serait pour le mieux dans la meilleure des
républiques, et, sauf le livre de M. Numa Gilly, rien ne viendrait
troubler le bonheur national!... Heureuse ville, si elle partage ces
douces illusions! On y garde la fleur de sa virginité! Le _pot-de-vin_ y
est inconnu, et les mœurs y sont si pures que l’on n’y comprend même pas
le langage de l’improbité! Quelle innocence primitive! J’admire cette
fraîcheur d’idées et de sentiments: elle me prouve une chose, c’est que
M. le procureur, dans ses lectures, n’accorde que peu de place au
_Journal officiel_. Je l’en félicite. Le _Journal officiel_ n’est point
une publication éditée par M. Savine. (Hilarité)... Il n’en constitue
pas moins une détestable lecture qui gâte vite la sérénité du cœur; on y
trouve parfois le mot _pot-de-vin_ défini et... démontré par le genre de
preuve le plus indiscutable, l’aveu (hilarité)... et, quand ces grands
diffamateurs, que n’atteignent pas vos verdicts et qu’on nomme les
historiens, voudront écrire les annales des corruptions inouïes de ce
régime, ils n’auront qu’à parcourir ses comptes rendus sténographiques
pour y récolter la plus abondante moisson!... Les dossiers de M. Gilly
seront du superflu!

Ce qui s’étale à tous les yeux suffira pour remplir leurs volumes. Mais
que dire de ce qui ne s’y étale pas? Que dire des pièces cachées...

M. LE PRÉSIDENT.--Je ne puis tolérer que le défenseur parle de pièces
cachées. Il faut qu’il s’explique.

Me DE SAINT-AUBAN.--Volontiers, Monsieur le Président; je ne vise en
aucune manière les pièces du dossier Salis, je pense à d’autres
dossiers, à des dossiers parlementaires que des soins intéressés
préservent des rayons du soleil et qui, lorsqu’ils verront le jour,
causeront de fameuses surprises aux enragés panégyristes des vertus de
notre temps.

M. LE PRÉSIDENT.--Je ne puis vous laisser continuer sur ce ton-là.

Me DE SAINT-AUBAN.--Et quel ton faut-il que je prenne? Si vous m’arrêtez
alors que, par tact et pour ne pas envenimer le débat, je tais les noms
des personnes, quelle sera votre attitude, lorsque je les citerai?

Les faits matériels n’appartiennent-ils pas à tout le monde, et n’est-ce
pas un fait matériel que ce rapport parlementaire que l’on dissimule au
pays parce qu’il renferme les résultats de l’enquête Wilson et que ces
résultats, tout atrophiés qu’ils doivent être par un mauvais vouloir
systématique, suffiraient peut-être à découvrir des choses inattendues?
N’est-ce pas un fait matériel que ces scandales effroyables qui ont
ouvert violemment les fenêtres de l’Élysée, qui en ont enfoncé les
portes et en ont chassé l’habitant au milieu des fureurs populaires?
N’est-ce pas un fait matériel que cette rentrée à la Chambre de M.
Wilson, et cette foudroyante réplique de M. Andrieux, qui lui serrait la
main, aux murmures de ses collègues: «Je n’aime pas les lâches!»,
commentée le lendemain par deux articles dont la moralité peut se
résumer ainsi: «Il vaut mieux serrer la main en plein jour à M. Wilson
que d’aller le soir en cachette, quand personne ne vous regarde, se
pendre à la sonnette de son appartement.» Et ils étaient nombreux, ceux
qui allaient, ceux qui vont peut-être encore se pendre à cette sonnette!
Autrefois, ils quémandaient les honneurs; aujourd’hui, ils quémandent le
silence, et leur peur, quoique rougissante, adule encore cette grandeur
tombée, cet homme, pas plus coupable que d’autres, peut-être moins
coupable que beaucoup d’autres, et dont le sentiment du péril, plutôt
que l’idée de justice, a fait le bouc émissaire chargé de tous les
péchés d’Israël! Ce qu’ils redoutent encore, l’épée de Damoclès
éternellement suspendue sur leurs têtes, c’est la collection des 22.000
dossiers où, plus tard, on lira peut-être le sinistre catalogue de leurs
cupidités et de leurs appétits. Ah! si nous autres, les francs, les
sincères, nous avons perdu le respect, c’est que le respect devenait un
mensonge. Quand on assiste au spectacle de ces turpitudes...

M. LE PRÉSIDENT.--Je ne puis laisser passer le mot turpitude.

Me DE SAINT-AUBAN.--C’est pourtant le seul mot qui peigne la situation!
Croyez-moi, Monsieur le Président, ce qui est dangereux, ce qu’il ne
faut pas laisser passer, ce ne sont pas les turpitudes que l’on raconte;
ce sont les turpitudes que l’on commet. Permettez-moi de remplir mon
devoir... je n’ai pas épuisé mon droit! La défense a trouvé ailleurs une
attention plus tolérante: les magistrats comprenaient jusqu’ici que la
vérité ne peut être l’ennemie de la justice et qu’étouffer par la force
la révélation des scandales, c’est confirmer leur existence de la plus
éclatante façon! (Mouvement prolongé).

Ah! si la preuve n’était pas permise, et si l’_Officiel_ n’existait pas,
ce n’est point quatre procès, c’est peut-être cinquante que nous aurions
sur les bras. Car il y a ceci de singulier dans l’espèce: l’ardeur à
poursuivre la diffamation semble en raison inverse de sa violence, et le
pardon de l’injure en raison directe de sa gravité. Les égratignés
hurlent, les écorchés ne disent rien; les premiers sont impitoyables,
les seconds pratiquent sur la plus vaste échelle l’oubli des offenses.
C’est incompréhensible! Un seul exemple: je l’emprunte à cette
accusation. Dans le morceau que l’on incrimine, qui donc est visé par
l’auteur? M. Salis? Pas le moins du monde. M. Granet en fait tous les
frais. C’est lui qui en est le héros; c’est lui qui est le principal; M.
Salis n’est que l’accessoire; et un accessoire à peine visible à l’œil
nu, car il m’a fallu trois lectures pour le découvrir. Voici le fait en
deux mots: Dans l’affaire du chemin de fer Tiaret à Mostaganem, M.
Granet aurait reçu 100.000 francs de M. Kôhn Reinach pour dire des
choses désagréables à la Compagnie Franco-Algérienne; puis, il en aurait
reçu 100.000 de la Compagnie Franco-Algérienne pour dire des choses
désagréables à M. Kôhn Reinach; enfin, il en aurait touché 150.000 de
chacune des deux parties, et il se serait tiré d’embarras en ne disant
plus rien du tout! Voilà l’économie de l’histoire: on en effacerait le
nom de M. Salis qu’elle n’en souffrirait nullement. Ce nom n’y est qu’un
hors-d’œuvre: M. Salis n’y joue aucun rôle; il n’y figure même pas; il
se borne à fournir la matière d’une hypothèse: qui sait si un jour il
n’imitera pas les Granet? Cela tient dans quatre lignes perdues au
milieu du reste, et ces quatre lignes ont échappé à M. Savine jusqu’au
jour de la poursuite. J’en apporte à M. Salis la solennelle affirmation.
Jamais M. Savine n’a soupçonné M. Salis: il ignorait jusqu’à son
existence et jamais non plus les auteurs n’ont entendu le soupçonner; en
voici la preuve flagrante; je l’emprunte au _Petit Méridional_ dont la
nuance n’effraiera pas M. le Président:

  Un rédacteur du _Petit Méridional_, qui a interrogé à Nîmes plusieurs
  témoins cités par Numa Gilly, transmet à ce journal le résultat de ses
  _interviews_:

  L’affaire sur laquelle M. Salis devait être interrogé comme témoin est
  celle-ci:

  L’affaire du chemin de fer de Mostaganem à Tiaret date de 1885. Elle
  fut soumise deux fois aux délibérations de la Chambre, le 27 février
  et le 7 mai.

  Il s’agissait d’une concession de voie ferrée s’élevant à 20 millions,
  et qu’on demandait à la Chambre de consentir à forfait, de gré à gré.

  Dans l’affaire étaient intéressés deux députés.

  M. Salis monta à la tribune et, par deux fois, combattit le projet,
  parce que deux députés y étaient intéressés et que c’était de gré à
  gré et non à l’adjudication que la concession était donnée. Il
  protestait énergiquement contre ce système et demandait qu’on portât
  le fer sur la plaie pour empêcher les députés de participer à des
  affaires financières.

  Telle a été la conduite de M. Salis; c’est sur ce qu’il peut savoir
  là-dessus que M. Salis devait être interrogé.

Entendez-vous, messieurs? _C’est sur ce qu’il peut savoir là-dessus que
M. Salis devait être interrogé._ Alors, la pensée de M. Gilly était
claire pour tous: à ses yeux, M. Salis jouait le rôle d’un témoin; il
n’était pas l’accusé: l’accusé, c’était M. Granet. Étrange aventure!
C’est M. Granet que vise le peloton d’exécution; c’est lui qui reçoit la
décharge en pleine poitrine; il est criblé de balles... Et M. Granet ne
dit rien!... L’a-t-on tué sur le coup?... ou bien fait-il le mort? Ce
qui est sûr, c’est qu’il garde un silence de trépassé!... Quant à M.
Salis, à peine a-t-il reçu quelques grains de plomb minuscules... Et il
mène un tapage d’enfer!... Je sais bien que l’acuité des blessures ne se
mesure pas à leur gravité et que les plus inoffensives sont parfois les
plus douloureuses; le point le plus sensible est peut-être l’épiderme,
et un coup d’épingle fait plus souffrir qu’un coup de poignard. Encore
convient-il, en cour d’assises, de ne pas confondre un poignard avec une
épingle et une égratignure avec un assassinat! Qu’on ait voulu attenter
à la vie de M. Salis, le contraire est certain; qu’on y ait attenté sans
le vouloir, ce n’est pas vrai davantage; non seulement il n’y a pas eu
d’homicide prémédité, mais il n’y a même pas d’homicide par imprudence;
c’est tout au plus une piqûre involontaire et nos déclarations loyales
doivent l’avoir cicatrisée.

Le motif de cette piqûre? Demandez-le à d’Alavène, le rédacteur du
morceau. Ce morceau est un rapport de police adressé, sous forme de note
confidentielle, au ministre de l’intérieur. Voilà comme un rapport de
police devient une diffamation! Ovide n’a pas songé à cette
métamorphose. Fragilité des choses humaines! On aurait pu faire un
témoin de M. d’Alavène... On aurait même pu en faire autre chose!
L’équité n’en eût pas souffert et la logique y eût gagné. On y a songé
un instant; et puis on y a renoncé sur les vives instances de M. le
Garde des sceaux. M. le Garde des sceaux ne tenait pas à d’Alavène; il
s’y est pris à deux fois pour en informer le parquet! La traversée
serait coûteuse, dit-il dans une de ses lettres.

Je suis enchanté de voir les ministres entrer dans la voie des
économies; mais je regrette qu’ils commencent par économiser les frais
de voyage de d’Alavène. Ce voyage eût été instructif pour le pauvre
peuple; et, quand il s’agit de l’instruction populaire, la République ne
lésine point... Le monde officiel boude-t-il contre d’Alavène? Le monde
officiel a tort, il oublie qu’autrefois d’Alavène a fait partie du monde
officiel. Entendons-nous; en politique comme dans la société, il y a le
monde et le demi-monde: d’Alavène appartenait au demi-monde officiel.
C’est alors, qu’avec sa particule, il gagnait d’honnêtes appointements
sur lesquels il aurait pu mettre de côté une assez jolie retraite, si
des artistes de cette marque daignaient mettre de côté. C’est alors
aussi que sa plume inquisitoriale traçait ces fameuses notes pour
l’éducation et les délices du ministre de l’intérieur.

C’était un rude limier que le seigneur d’Alavène! Que de fonctionnaires,
grands et petits, tremblèrent sous son œil scrutateur! Quand on a
l’oreille d’un ministre, on jouit d’un profond respect... Mais voilà
qu’un beau jour cette douce union fut rompue; M. d’Alavène, à son tour,
connut les amertumes de la destitution; mais, comme souvenir de sa vie
publique si féconde et si bien remplie, il remporta les décalques de ses
_notes_. C’est un de ces décalques qui fait l’objet du procès actuel. Le
ministre se croyait possesseur de l’unique exemplaire; furieux de
partager son trésor avec l’inventeur, il mit aux trousses de ce dernier
de fort habiles gens dont la finesse, à laquelle je rends hommage,
trompa la vigilance du favori disgracié. Dépouillé d’une partie de son
bien, d’Alavène désabusé mit un bras de mer entre lui et les
ministères... Sans doute, la traversée aura gâté ses documents!... O
grandeur et décadence d’un rapport de police! Quand le mouchard
l’apporte, le ministre s’en délecte; quand le mouchard l’emporte, le
ministre court après: et quand le mouchard le rapporte, le ministre le
renie!... (Hilarité). Que M. d’Alavène se console; tout ici-bas a son
heure: il en est des _notes_ historiques comme du vin; elles se
bonifient en vieillissant! Dans quelque cinquante ans, lorsque les
siennes auront fait un bon stage dans le carton poudreux d’une
bibliothèque nationale, un vénérable archiviste national sorti de
l’École des Chartes, non moins poudreux que son carton, déchiffrera, à
travers ses lunettes professionnelles, leurs caractères jaunis, et le
Taine de l’époque, à cheval sur le document, en fera les pièces
justificatives de certain chapitre où il habillera de la belle façon ses
arrière-petits neveux. (Hilarité).--Ce n’est pas, j’ose croire, le nom
de M. Salis qui lui tirera l’œil dans la _note_ nº 12: et, pour
s’expliquer la malencontreuse hypothèse dont ce nom fut la victime,
peut-être songera-t-il que M. Salis n’était pas un mignon de
l’opportunisme qui en 1883, si j’ai bonne mémoire, lui refusa une voie
ferrée pour le département de l’Hérault, et que M. d’Alavène, pour faire
un brin de cour à son maître, dut saisir avec joie l’occasion d’en
flatter les rancunes en glissant un trait venimeux parmi ses
révélations. On peut aussi proposer un autre système et dire que le
discours sanglant prononcé par M. Salis à propos de la Banque
Franco-Algérienne n’a pu sembler l’œuvre exclusive de la probité
indignée à des gens qui n’ont guère coutume de puiser à cette source la
cause de leurs indignations. Il est plus terrible que les dossiers de M.
Gilly, ce discours, et pour nous, les auditeurs de la seconde édition
qu’en a faite l’orateur à cette barre, le doute est impossible: Dieu
nous garde de commettre cette faute abominable qui consiste à expliquer
par un mobile honteux ce qui paraît le résultat d’un noble sentiment!

Oui, elle est bien le cri de la conviction irritée, cette prose
vengeresse, qui fouette au visage les tripoteurs parlementaires et leur
imprime des stigmates que rien n’effacera:

  «Nous sommes fatigués d’entendre dire à chaque instant que les députés
  abusent de leur mandat, qu’ils le font servir à la satisfaction de
  leurs intérêts personnels: cela fatigue et la Chambre et le pays, et
  cela peut compromettre l’avenir de la République.»

_Les députés abusent de leur mandat; ils le font servir à la
satisfaction de leurs intérêts personnels_: voilà ce qu’on dit _à chaque
instant_; voilà ce qu’on disait déjà en 1884, car c’est le 27 janvier
1885 que M. Salis se faisait, à la tribune, l’écho de nos malaises et de
nos mépris. Et, un mois plus tard, à la même tribune, il apportait de
ses paroles un commentaire qui restera comme un des plus significatifs
et plus lumineux documents de ce régime. Le voici; il émane d’un
républicain sincère; tous les réquisitoires seraient faibles à côté de
lui:

  M. SALIS.--Il est temps de ramener la discussion à son point de
  départ. Je ne connais pas ce qui se passe à la Bourse.

  Je ne sais si l’on peut jouer à la hausse ou à la baisse; ce que je
  sais, c’est qu’il n’est pas possible qu’une Chambre française accepte
  une convention aussi _monstrueuse_. (Mouvements divers).

  Vous vous rappelez que, il y a un mois, nous avons demandé la remise
  de la discussion: il y avait eu une assignation dirigée contre deux de
  nos collègues pour avoir à répondre devant le tribunal de commerce de
  certains faits de malversations, de concussion.

  Le tribunal a statué, et il n’a pas cru devoir donner satisfaction aux
  demandeurs. Je ne crois pas devoir constituer la Chambre en cour
  d’appel chargée de réformer la décision du tribunal de commerce, mais
  je dois constater que, dans la décision des juges consulaires, nous ne
  relevons pas l’exagération que nous avions signalée et qui résultait
  de l’aggravation des frais d’études.

  Je ne connais pas le demandeur. Je ne connais ni M. Debrousse, ni M.
  Van den Hecht, je n’ai aucun intérêt dans l’affaire; mais il me semble
  que, lorsqu’on discute de telles opérations, il doit toujours rester
  au bout des doigts quelque chose de la boue dont elles sont faites.
  (Exclamations).

  Je le répète, je ne veux pas m’écarter du terrain adopté par M.
  Granet, et j’arrive au fond de la question.

  Le gouvernement demande à la Chambre une garantie d’intérêts pour un
  chemin de fer de Mostaganem à Tiaret, et, dans cette demande, j’ai pu
  constater qu’on avait bouleversé toutes les règles établies en
  pareille matière, et que si l’on admettait les principes établis par
  le gouvernement, il pourrait nous en coûter singulièrement cher.

  J’ai quatre points à relever, en laissant en dehors les récriminations
  et les insinuations auxquelles on s’est livré.

  Le premier de ces points est relatif à une erreur grave du rapport de
  M. Lesguillier, en ce qui concerne le rendement kilométrique: le
  rapport le fixe à 13.500 francs au lieu de 8.800 francs, chiffre qui a
  été officiellement constaté.

  Il y a donc, dans le rapport, une erreur de 5.000 à 6.000 francs par
  kilomètre.

  M. RAYNAL, _ministre des travaux publics_.--Je demande la parole.

  M. SALIS.--Mais il y a autre chose: je fais appel ici, tout
  particulièrement, à l’attention des jurisconsultes de cette Chambre:
  on a innové, en matière de chemins de fer, en admettant qu’on pouvait
  constituer des obligations de priorité sans que le gage fût absolument
  déterminé et le chemin de fer construit.

  Dans la ligne de Mostaganem à Tiaret, on a constitué, sans
  nantissement et sans gage, des obligations privilégiées qui ne seront
  privilégiées que dans quatre ou cinq ans sur les recettes nettes de la
  Compagnie. Et cela s’est fait _subrepticement, d’une façon obscure,
  cachée_: il n’en est question ni dans l’exposé des motifs, ni dans le
  projet primitif; cela n’apparaît que dans un chiffon de papier qu’on
  nous a distribué, dans un article 4 d’un petit projet qui est venu se
  joindre au dossier et qui est le renversement absolu des règles et des
  lois commerciales.

  Cet article est ainsi conçu:

  «La garantie accordée par l’État, en exécution de l’article 3 de la
  convention susvisée et les produits nets de l’exploitation du chemin
  de fer concédé seront affectés, comme gage spécial et par privilège,
  au payement des intérêts et à l’amortissement des obligations émises
  en vertu de l’article 5 de la convention et de l’article 3 de la
  présente loi.

  «Si l’État exerce la faculté de rachat, ou si la ligne est mise en
  adjudication, par application des articles 39 et 40 du cahier des
  charges, le prix de rachat ou de l’adjudication sera affecté, comme
  gage spécial et par privilège, suivant les cas, au service des
  intérêts et de l’amortissement ou au remboursement des obligations
  garanties.»

  Personne n’avait pu se douter que cet amendement subreptice, lancé
  d’une façon obscure dans la discussion, pût amener le bouleversement
  complet de la loi. (Mouvements divers).

  Les jurisconsultes qui font partie de cette assemblée peuvent savoir
  que la création d’obligations de priorité établies, comme le veulent
  M. le ministre des travaux publics et la commission, est le
  renversement du code commercial et de la loi.

  Il n’y a plus aucune sécurité pour les obligataires: celui qui,
  confiant dans votre vote, prendra une obligation privilégiée, ne fera
  pas attention que cette obligation ne sera privilégiée que dans quatre
  ou cinq ans, et ne sera payée que sur les recettes nettes. De telle
  sorte que, si la faillite intervient et que le syndic la fasse
  remonter au jour où les obligations auront été prises, les
  obligataires qui auraient cru que votre vote engageait le
  Gouvernement, la Chambre, l’État, seraient de simples chirographaires
  et tomberaient dans la masse de l’actif, sans être rémunérés de
  l’argent dépensé par eux. C’est là une innovation _monstrueuse_.
  (Mouvements divers).

  _Si j’insiste, c’est que j’ai cru voir chez quelques-uns de nos
  collègues une idée préconçue consistant à croire que tout était pour
  le mieux dans la meilleure des compagnies possibles_, et je dis qu’au
  point de vue de la loi, du droit commercial, la Chambre ne peut pas
  admettre comme privilégiées des obligations qui ne le sont pas.

  Si dans le cas de faillite le syndic allait comprendre les wagons, le
  matériel, tout ce qui constitue l’avoir de la compagnie, tout cela ne
  rentrerait pas dans l’actif privilégié, et le créancier chirographaire
  n’aurait aucun recours, aucune garantie contre la compagnie
  franco-algérienne.

  J’estime que vous ne resterez pas indifférents à cette question qui
  touche de très près le droit, et qu’aucun des arguments que pourraient
  fournir les conseils de la compagnie ou d’autres jurisconsultes, ne
  peut nous faire échapper aux prescriptions du code de commerce.

  Sous l’ancienne législation romaine, on pouvait faire tout ce qu’on
  voulait: on édictait une loi parce que cette loi plaisait et qu’il y
  avait un intérêt en jeu; mais nous, nous ne pouvons pas, sans
  bouleverser les principes du droit et ébranler les bases du Code,
  _modifier la loi dans un intérêt personnel, pour un expédient isolé_.
  (Très bien! très bien! sur plusieurs bancs à gauche).--C’est pourquoi
  j’appelle votre attention, _je fais même appel à votre conscience_,
  sur un point très délicat que voici:

  Dans la convention passée entre le ministre des travaux publics et la
  compagnie franco-algérienne, je remarque qu’on a, pour l’exécution de
  la ligne de Mostaganem à Tiaret, accordé à cette compagnie la
  concession à forfait et de _gré à gré_.

  Je trouve que le gouvernement et la compagnie franco-algérienne sont
  dans une situation extrêmement fausse, tellement fausse qu’on n’a
  jamais vu le gouvernement donner à une compagnie financière quelconque
  un forfait de gré à gré pour l’exécution d’une ligne de chemins de
  fer. (Très bien! très bien! sur divers bancs à gauche).

  _Je le comprends d’autant moins, qu’à la tête de la compagnie se
  trouve un de mes collègues_, qui, par sa situation personnelle
  d’entrepreneur de travaux publics, devait être le premier à demander
  au gouvernement et à la Chambre qu’on ne donne pas à un
  entrepreneur-député un forfait pour la construction d’une ligne de 20
  millions. (Très bien! très bien! sur les mêmes bancs).

  Nous savons ce qui se passe en matière de chemins de fer. Tous les
  jours, dans nos conseils généraux, pour les lignes de 250.000 fr. ou
  de 20.000 fr., nous demandons l’adjudication.

  Récemment, sur la demande de MM. Leydet et Saint-Romme, la Chambre a
  voté l’adjudication pour la fabrication des allumettes.

  Et nous ne serions pas conséquents avec nous-mêmes, alors qu’il s’agit
  d’une affaire de cette importance et _que nous sommes en face d’un de
  nos collègues entrepreneur! Cela n’est pas possible, avec ce qui se
  produit tous les jours dans les affaires financières, en présence des
  insinuations qui se répandent_: il est temps de demander qu’on fasse
  le chemin de fer en question d’une FAÇON HONNÊTE, dans les règles du
  droit, à l’adjudication, et _d’autant plus qu’il y a un député à la
  tête de la compagnie avec laquelle on traite!_ (Mouvements divers).

  C’EST A VOTRE CONSCIENCE QUE JE M’ADRESSE. Je déposerai un
  contre-projet.

  Je demande que le chemin de fer se fasse: je serais heureux que ce
  chemin de fer fût construit par la compagnie franco-algérienne, mais
  il ne suffit pas qu’il y ait à la tête de cette affaire un de nos
  collègues pour que je ne demande pas qu’on substitue au système du
  forfait le système de l’adjudication.

  Je n’ai point la prétention d’attaquer la compagnie franco-algérienne
  qui compte parmi ses membres des hommes honorables jusqu’à preuve du
  contraire. (Bruit.)

  _Mais je dis qu’après ce qui se passe tous les jours, après les débats
  récents sur les affaires financières malheureuses_, nous avons le
  devoir de couper court à toutes les irrégularités et _de faire cesser
  les insinuations malveillantes qu’on dirige contre ceux qui font
  partie des sociétés financières_. Pour obtenir ce résultat, il faut
  revenir à la loi de respecter le principe de l’adjudication. Je suis
  persuadé que celui de nos collègues qui est à la tête de cette société
  sera le premier à demander qu’on revienne à l’adjudication. (Très
  bien! très bien! sur divers bancs).

Plus on aura confiance en la parole de M. Salis, plus on envisagera avec
crainte et dégoût le péril d’une situation qui autorise de pareilles
paroles!

On propose à la Chambre une _convention_ avec une compagnie financière;
un député républicain la qualifie de _monstrueuse_, de contraire à
toutes les règles de la morale et du droit, d’attentatoire à l’intérêt
public pour le profit d’un intérêt personnel, celui d’un collègue
entrepreneur d’affaires, enfin de _malhonnête_--ce mot qui les résume
tous! Et cette convention, galeuse au dire de ce député, c’est un
ministre, M. Raynal, qui la propose et la soutient! Mais si M. Salis a
raison, que penser du ministre? Et si M. Salis a tort, sommes-nous les
premiers qui soupçonnons légèrement? Notre état d’esprit actuel n’est-il
pas l’effet normal, la conclusion logique et nécessaire de ce _qui se
passe tous les jours_ depuis plusieurs années, de tous ces _débats
récents_ qui ont ébranlé nos consciences, de ce torrent _d’insinuations
malveillantes_ répandues contre une horde d’exploiteurs? Et si, en
diffamant ces hommes, les accusés n’ont fait que suivre des exemples
partis de si haut, est-il équitable, comme vous le demande M. le
Procureur général, de les écraser sous le poids de votre justice et de
ne voir dans leur conduite aucun motif d’atténuation? L’heure qui sonne
convient-elle pour placer la lumière sous le boisseau? L’époque que nous
traversons est-elle si pure, si nette et si sereine, que l’on doive être
impitoyable pour les âmes effarées qui poussent un cri de détresse? Ou
bien, dans le désordre universel des choses, dans l’effroyable sarabande
des appétits déchaînés, au milieu des caractères avilis et des
consciences dégradées par une fin de siècle sans élan, sans idéal et
sans Dieu, ne faut-il pas se montrer plus patient et plus doux pour un
cœur jeune et chaud qui, trop légèrement, j’en conviens, a prêté son
concours à de prétendus vengeurs, mais dont la légèreté n’est que le
fruit d’un excès de confiance et d’ardeur?

Je vous le demande, messieurs; comme jadis M. Salis à ses collègues, je
m’adresse à mon tour à vos consciences: je vous en conjure, embrassez
d’un coup d’œil cette situation que ne veulent pas voir des aveugles
intéressés, n’écoutez pas les conseils de la haine, ne faites pas de M.
Salis une occasion et un prétexte et ne vengez pas sur son nom l’injure
de tous ceux dont la prudence n’a pas osé affronter vos verdicts.
L’homme qui m’a fait l’honneur de me choisir pour défenseur n’a péché,
s’il a péché, que par enthousiasme et par courage; ce sont là des
passions qu’on peut punir avec clémence: l’exemple n’en est point
contagieux. Sauvez votre enfant, l’enfant de cette ville, d’une ruine
qu’on s’efforce de consommer: et, ce faisant, messieurs, vous servirez
la justice, au lieu de servir des colères, et plutôt que d’agir en
sectaires, vous agirez en magistrats.




LE RENOUVELLEMENT DU PRIVILÈGE DE LA BANQUE DE FRANCE




AFFAIRE DRUMONT-BURDEAU

Cour d’assises de la Seine

Audiences des 14 et 15 Juin 1892.


  Le 13 mai 1892, M. Drumont, directeur de la _Libre Parole_, publiait,
  à propos du projet de loi relatif au renouvellement du privilège de la
  Banque de France, rapporté par M. Burdeau, un article où on lit
  notamment ce qui suit:

  «Le projet de loi sur le renouvellement du privilège de la Banque de
  France intéresse l’existence même du pays. Tel qu’il est, il compromet
  notre sécurité en mettant toutes les ressources de la France entre les
  mains d’un Juif de Francfort; il prive tous les travailleurs français,
  les petits commerçants, les ouvriers, de l’appui qu’ils devraient
  trouver dans un établissement national.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  «Quand un homme un peu encombrant n’a pas réussi à être ministre, on
  le dédommage en lui donnant un rapport à faire sur une question
  financière... Généralement, le bénéficiaire du rapport n’est pas tenu
  de cuisiner lui-même, on lui expédie le document cuit à point.»

  M. Burdeau, s’estimant diffamé, assigna MM. Drumont et Millot, gérant
  de la _Libre Parole_, devant la cour d’assises de la Seine.

  L’affaire vint à la barre les 14 et 15 juin 1892.

  M. Drumont défendit lui-même sa cause. Puis Me de Saint-Auban, son
  avocat, compléta ses observations par la plaidoirie ci-après
  reproduite.

  Le jury rendit un verdict négatif en ce qui touche M. Millot, lequel
  fut acquitté; et un verdict affirmatif, mais mitigé par des
  circonstances atténuantes, en ce qui touche M. Drumont, lequel fut
  condamné par la cour au maximum de la peine, c’est-à-dire à trois mois
  de prison.


Messieurs les Jurés,

Je comptais vous présenter d’une façon complète la défense de M.
Drumont.

Il l’a présentée lui-même.

Vous venez de l’entendre. Vous savez ce qu’il est, et je crois répondre
au sentiment universel en n’ajoutant que peu de chose à son magnifique
discours.

Il y a seulement un point sur lequel je voudrais appuyer d’une sorte
particulière.

Je voudrais revivre avec vous l’heure, la minute qu’a vécue l’écrivain
lorsqu’il a écrit l’article incriminé.

C’est là messieurs, je vous assure, une étude psychologique très
intéressante pour votre justice, parce qu’elle vous fera subir toutes
les impressions qu’a subies l’écrivain lui-même, et qu’elle vous
expliquera comment, à sa place, votre état d’âme eût été le sien.

Vous lirez dans la chambre de vos délibérés ces documents décisifs que
déjà vous connaissez. Un seul coup d’œil jeté sur eux suffirait, sans
plaidoirie, pour édifier vos consciences, pour éclairer vos religions.

La seule preuve que je veuille vous apporter, c’est la preuve de la
contradiction absolue, du flagrant illogisme qui existe entre les
articles de M. Burdeau, publiciste, et le rapport de M. Burdeau, député.

Le 4 mai 1883, M. Burdeau, publiciste, proclame dans son journal, le
_Globe_, la supériorité de la Banque d’Angleterre sur la Banque de
France. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, proclame,
à la Chambre, la supériorité de la Banque de France sur la Banque
d’Angleterre!

Le 4 mai 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le
_Globe_: «Le tiers des billets de la Banque de France sont du _simple
papier monnaie, et derrière eux il y a le néant_; derrière les billets
anglais, il y a de la _rente anglaise_, c’est-à-dire la valeur _la plus
solide_ du monde: voilà la différence.» En 1892, le même M. Burdeau,
devenu député-rapporteur, déclare: «La Banque de France offre une
garantie de remboursement _supérieure à celles des Banques d’Angleterre
et d’Allemagne_!»

Le 4 août 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le
_Globe_: «Dès maintenant, la Banque prépare ses batteries, elle fait ses
ouvrages d’approche, elle tâche, d’une manière discrète, de créer un
mouvement dans l’opinion publique... Elle fait poser la question du
_renouvellement du privilège_ dans un petit livre intitulé: _Le progrès
à la Banque de France_, et signé Mugnier. En 1892, le même M. Burdeau,
devenu député-rapporteur, propose de «proroger de vingt-trois ans, soit
jusqu’au 31 décembre 1920, le privilège de la Banque de France qui
expire le 31 décembre 1897!»

Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, déclare dans son journal, le
_Globe_, qu’en France on ne connaît que le métal. En 1892, le même M.
Burdeau, devenu député-rapporteur, déclare qu’en France on ne connaît
que le papier!

Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le
_Globe_:

«Supposez que les détenteurs de billets aient besoin de les utiliser
avant l’échéance du portefeuille. La Banque, mise par ce seul fait au
pied du mur, se verra convaincue _d’imposture_.

»Mais, d’abord, est-il _bien loyal_ de dire aux gens qu’on est _en
mesure_ de les payer, quand, en réalité, on _espère seulement_ que les
circonstances vous permettront de les payer?

»Que fera-t-elle alors? Simplement ce que fait un négociant qui va
déposer son bilan. Elle fermera ses guichets. Seulement, cette
opération, qui s’appellerait faillite chez un autre, prend chez elle un
nom tout à fait noble: c’est le cours forcé.»

En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, affirme que
«c’est un réservoir de numéraire et de lingots tel, qu’au cas d’un
assaut du public, la Banque, en payant à guichets ouverts et avec la
plus grande vitesse possible les porteurs, n’arriverait probablement pas
à épuiser son stock dans le délai de vingt-six jours qui représente
l’échéance moyenne de son portefeuille, ni même, sans doute, dans le
délai d’échéance de ses plus longs effets. En sorte que, par ce seul
fait, l’impossibilité d’une suspension de payements paraît
matériellement assurée!»

Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, déclare que la constitution
du portefeuille de la Banque de France est _une fraude aux dépens du
public_. En 1892, le même M, Burdeau, devenu député-rapporteur, déclare
que le susdit portefeuille _équivaut à peu près à de l’or en barre_
(page 4 du rapport)!

Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, proclame dans son journal,
le _Globe_, que le billet de banque est une _monnaie fictive_, une
_fausse monnaie_. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur,
proclame que, _dans la réalité, ce billet paradoxal peut égaler en
sécurité le bon de monnaie_ (page 9 du rapport)!

Le 30 janvier 1884, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le
_Globe_: «Le seul remède, c’est _la suppression du droit exorbitant qu’a
la Banque d’émettre du papier_.» En 1892, le même M. Burdeau, devenu
député-rapporteur, écrit: «Il n’est pas sans inconvénient de laisser _se
rétrécir outre mesure_ la marge d’émission dont la Banque peut disposer
pour parer à une nécessité publique.» (Page 38)!

Le 1er février 1884, M, Burdeau, dans son journal, le _Globe_, traite
d’_assignat_ les billets de la Banque de France. En 1892, le même M.
Burdeau, devenu député-rapporteur, propose de relever de _cinq cents
millions_ la marge d’émission dont dispose actuellement la Banque (page
38 du rapport)!

Conclusion:

En 1883, M. Burdeau, publiciste affirme violemment dans son journal, le
_Globe_, _qu’il ne faut pas renouveler le privilège de la Banque de
France_. En 1892, le même M, Burdeau, devenu député-rapporteur, affirme,
non moins violemment, _qu’il faut renouveler le privilège de la Banque
de France_!...

Messieurs les Jurés, transportez-vous dans le cabinet de M. Drumont,
pesant ces contradictions, mesurant ces illogismes!

Il est certain que c’est un piège tendu à l’opinion publique que de
telles variations; et il est fâcheux qu’on soit obligé d’écouter une
plaidoirie comme celle de Me Waldeck-Rousseau, une plaidoirie de trois
heures, dont l’exorde et la péroraison encadrent un véritable cours
d’économie politique, pour arriver, non pas à concilier ce qui est
inconciliable, mais à excuser, dans une certaine mesure, ces étranges
métamorphoses, à côté desquelles les _Métamorphoses_ d’Ovide sont un jeu
d’enfant.

Doit-on s’étonner si M. Drumont éprouva un étrange malaise, lorsqu’il
vit dans le rapport du député la négation brutale des écrits du
polémiste?

Je dis: la négation brutale! Et non pas seulement des principes qui
peuvent à la rigueur changer (pourtant pas d’une sorte si grave!...),
mais des affirmations portant sur des faits matériels! (Sensation
prolongée).

J’ai profondément regretté, je l’avoue, au point de vue des mœurs
publiques, ce qui a été plaidé hier et ce qui a été plaidé aujourd’hui.
J’ai été stupéfait d’entendre soutenir par l’accusation une doctrine qui
me paraît fatale au bon ordre national: on est venu vous plaider qu’il y
a deux états d’âme très différents, celui du publiciste et celui du
député, que le publiciste cède à certains entraînements, le député à
certains autres et qu’en définitive le député a le droit de dire tout le
contraire de ce qu’a dit le publiciste.

Si l’on songe que les bureaux de rédaction des journaux sont en quelque
sorte l’antichambre de la Chambre, et que presque toujours l’on commence
par être journaliste avant d’être député, n’est-il pas évident que, pour
rechercher, pour pressentir quelle sera l’opinion d’un député en
présence d’un projet de loi, on n’a guère d’autre ressource que de se
reporter aux articles qu’il a écrits comme journaliste?

Oui, dans un pays où nous votons un peu à l’aveuglette, comme à
l’aveuglette nous placions nos fonds, quand nous allions les porter aux
guichets du Panama, les électeurs n’eurent qu’un moyen de pressentir ce
que serait le rapport de 1892: se référer aux articles de 1884..., qui
en sont la négation absolue!...

Car il ne faut pas dire, comme le plaidait hier mon honorable confrère,
Me Waldeck-Rousseau, que M. Burdeau n’élevait en 1884 que des critiques
de détail sur l’organisation de la Banque de France. Vous êtes fixé à
cet égard.

Je tiens à préciser ce point, parce que, encore un coup, les articles du
_Globe_ ont été la cause déterminante de la colère de M. Drumont, colère
qui s’est traduite par des formules littéraires dont on a singulièrement
grossi l’esprit et la portée.

Vous savez que le M. Burdeau de 1883 et de 1884 réclamait, non la
_modification_ du privilège, ainsi qu’essayait de vous le faire croire
Me Waldeck-Rousseau, mais sa suppression!

Et voilà pourquoi M. Drumont a suspecté la bonne foi de M. Burdeau. Et
voilà pourquoi, en la suspectant, il a été lui-même d’une complète bonne
foi.

Car tout est là, messieurs: M. Drumont a-t-il été sincère? C’est
l’unique question du procès.

En effet, défendre Drumont, contre quoi? contre le reproche de mal
écrire, de mal penser, d’être inepte, ignorant, stupide?

Car la bouche des adversaires a proféré tous ces mots si gracieux!...

Oui, Drumont, l’auteur de la _France Juive_, Drumont, connu dans le
monde entier, Drumont, salué par toute la presse, non pas de France,
mais d’Europe, Drumont, qui a inspiré au journal de M. le le prince
Mentchersky, le journal des vieux Russes, le _Grajdanine_, un admirable
article que vous avez lu, que vous lirez encore, que je veux faire
passer dans la chambre de vos délibérés, et qui vous montrera ce que
pense notre amie la Russie de la situation dans laquelle va être
renouvelé le privilège de la Banque de France, ce Drumont-là, on l’a
qualifié de stupide!... O imbécillité de la haine!...

Drumont! Il est en quelque sorte l’incarnation de la race française!

Drumont! C’est l’homme qui n’a qu’une passion au cœur, la passion de la
patrie!

Savez-vous, me disait-il l’autre jour, ce qui m’épouvante en l’étal
actuel? Ce n’est pas que M. de Rothschild soit à la Banque de France. M.
de Rothschild, le particulier, M. de Rothschild qui fréquente le prince
d’Aurec, qui marie sa fille, qui a de belles chasses à Ferrières et qui
y invite la noblesse française, ce M. de Rothschild-là, il nous est bien
indifférent.

Mais _Rothschild_, non pas M. de Rothschild, _Rothschild_ tout court,
c’est autre chose. C’est un être collectif, impersonnel, dynastique, qui
résume les aspirations de sa race, ses cupidités, ses appétits, ses
merveilleux élans qui l’emportent vers la conquête de l’or auquel est
attachée la domination du monde. Cet être dynastique, il incarne les
rapacités juives, comme les Romanoff incarnent les mysticismes russes,
les Hohenzollern, les brutalités prussiennes, comme, un moment, les
Capétiens ont incarné les héroïsmes de la France.

Cet être dynastique, il s’étend partout, il règne sur tout. En France,
il s’appelle Alphonse, James de l’autre côté du détroit; à Vienne, à
Berlin, il prend un autre nom, mais il est toujours Rothschild, il est
un être international, un être sans patrie, parce qu’il est au-dessus de
toutes les patries.

Cet être international, dynastique, il est en fait, on ne peut le nier,
le maître souverain du pays.

Il est tellement le maître souverain du pays, que j’avais eu l’intention
d’amener à votre barre, comme témoin, un commerçant. Ce commerçant m’a
dit: Si je vais déposer en votre faveur contre la Banque de France,
demain la Banque de France me coupera mon crédit.

Dites ensuite que Rothschild ne règne pas à la Banque de France!

Je me rappelle le mot d’un économiste célèbre;

«La Banque de France, c’est le château-fort du crédit national.»

C’est vrai.

Pour se faire une idée de ce qu’est la Banque de France, il faut aller
voir ce que sont les frontières de l’Est.

La Banque de France est le château-fort qui défend l’épargne française,
comme les frontières de l’Est défendent notre territoire.

Eh bien, messieurs, que ceux qui ne comprennent pas notre œuvre, que
ceux qui s’imaginent que M. Drumont fomente une guerre religieuse, quand
il n’a qu’un désir, c’est que les Juifs respectent nos églises, comme il
respectera toujours leurs synagogues, que ceux qui lancent contre nous
ces ineptes accusations aillent frapper à la porte des forteresses de
l’Est.

Qu’y verront-ils?

De jeunes lieutenants ou de vieux généraux qui, du matin au soir, ont
les oreilles brisées par le bruit du tambour et les yeux éblouis par les
étincellements du drapeau, et qui ne sentent dans le cœur qu’un amour,
qu’une ivresse, la noble ivresse, le saint amour de la Patrie!

Ah! ils ne sont pas des internationaux, eux!

Leur horizon est borné par le fleuve et par la montagne, et s’ils
jettent un regard de l’autre côté de la frontière, ce n’est pas pour
consulter la cote des valeurs étrangères, mais pour voir s’ils
n’aperçoivent pas sur les routes une poussière qui annonce les canons
ennemis!

Et quel est donc le général qui commande à la Banque de France?...

On compare la Banque de France à nos forteresses, messieurs! On proclame
qu’elle joue à l’égard de nos fortunes le rôle que jouent nos
forteresses à l’égard de nos libertés! Et il serait possible de ne pas
éprouver une patriotique angoisse, quand on voit la féodalité
internationale partout maîtresse souveraine, partout la reine
incontestée! Messieurs, bientôt, si cela continue, il n’y aura plus de
nations, non parce que les anarchistes les auront dynamitées, mais parce
que les ploutocrates les auront achetées, envahies et salies!...
(Mouvement prolongé dans l’audience).

Voilà, messieurs, la grande idée antisémitique: nous sommes des
nationaux qui avons la passion du pays, des Français, des gens du
terroir. Nous ne venons ni de Cobourg ni de Coblentz, ni de Mayence;
nous sommes nés dans ce pays; nos pères et nos mères y sont nés. Nos
aïeux et nos aïeules y sont nés eux aussi. Et c’est précisément parce
que, suivant une belle expression, nous sommes l’aboutissant d’une
longue série d’aspirations françaises, qu’en nous sentant pénétrés par
un appétit ennemi de notre idéal, nous éprouvons ces mélancolies
indicibles, et aussi ces rages terribles qui se traduisent par les
tristesses et les colères de Drumont! Ces colères, elles ne sont point
celles d’un diffamateur, mais celles d’un patriote. Il y a des colères
qu’il faut punir, messieurs, parce qu’elles sont des colères hypocrites;
il en est d’autres qu’il faut saluer, parce qu’elles sont de
merveilleuses énergies!...

Messieurs, ces énergies sublimes, ces colères saintes ont parfois des
excès regrettables; mais faut-il pour cela en tarir la source
féconde?... (Sensation).

Ce qui m’intéresse, à cette heure, c’est de savoir ce que vont faire
douze jurés de France, douze hommes de notre race, de notre tempérament,
en présence d’un accusé qui les incarne et les résume.

Je crois qu’ils agiront comme agiraient les magistrats eux-mêmes, s’il
n’était pas question de Drumont et si la haine n’altérait pas la
sérénité des esprits. Ce problème, ils le résoudront de la seule façon
dont on puisse le résoudre, c’est-à-dire d’une façon française.

Que voulez-vous, messieurs, M. Drumont est un mystique, il faut le
prendre comme il est. Il a les défauts et les qualités des mystiques.

Le défaut des mystiques est qu’ils ne se meuvent pas assez dans le
cercle des réalités ambiantes; la qualité des mystiques, c’est qu’ils
voient l’avenir par dessus les réalités. Drumont est un voyant. Quand il
aperçoit à l’horizon un désastre qui se dessine, il vous avertit comme
le chien fidèle auquel il se comparait tout à l’heure, et qui aboie
jusqu’à la mort pour sauver le maître chéri.

Vous vous souvenez du Panama? Il a flétri le Panama, et le Panama à
cette heure fait antichambre dans le couloir des juges d’instruction! Un
de vos collègues le met sur la sellette, Monsieur le Président, et un
avocat général requerra bientôt contre lui!

Non, il n’est pas un diffamateur, celui qui avertit et qui sauve, qui
sauverait, du moins, si enfin nos folies l’écoutaient.

M. Burdeau, j’en conviens, a été égratigné, mais ce n’est qu’une
égratignure. La phrase incriminée n’est après tout qu’une boutade, un
trait mordant, trop mordant peut-être, pour exprimer la sensation d’une
triste palinodie.

C’est qu’aussi les hommes politiques assument de graves responsabilités
en faisant naître, par leurs changements inouïs, de dangereuses
équivoques.

Me Waldeck-Rousseau professe une autre doctrine: à ses yeux, plus l’on
change, mieux ça vaut, et la dignité, le sérieux politique d’un homme se
mesurent au nombre et à la souplesse de ses cabrioles politiques. Le
malheur de M. Drumont est d’avoir écrit son article avant d’avoir écouté
la plaidoirie de Me Waldeck-Rousseau!... (Hilarité générale).

En disant: M. Burdeau s’est vendu à Rothschild, M. Drumont a voulu dire;
M. Burdeau s’est conduit comme s’il s’était vendu.

Et M. Burdeau, qui a déjà prêté à cette triste équivoque, en favorise
une autre, plus triste encore, en semblant se faire, à la barre, lui, un
député de France, l’instrument et le porte-parole d’une coalition
d’appétits internationaux!

Car, messieurs, devant l’Histoire, il n’y aura pas, comme ici, de Me
Waldeck-Rousseau au banc de la partie civile.

L’Histoire est une grande accusatrice qui se passe d’avocats et d’avocat
général. L’Histoire n’est pas trompée par les fausses indignations d’un
réquisitoire et personne n’interrompra l’Histoire quand elle proclamera
que le soi-disant _procès Burdeau_ a revêtu les apparences d’un procès
tout autre qui serait le _procès Rothschild_.

M. Burdeau me pardonnera si, en finissant, je lui cause quelque peine,
lui qui, hier, m’a tant fait souffrir en traitant, comme l’ont fait ses
défenseurs, dans des termes qu’ils regretteront demain, un écrivain dont
j’aime la pensée. Mais, il faut bien que je le dise: M. Burdeau a fait
un jour ce qu’il reproche à M. Drumont. Il n’a pas sur la conscience que
les articles de 1884, alors qu’il traitait la Banque de France de
faussaire. Un jour il a accusé un de ses collègues d’avoir acheté son
élection. J’ai ici la preuve de ce que j’avance et du désespoir de ce
malheureux traîné ainsi dans la boue.

  Sans l’ombre de raison, sans le semblant d’une excuse, je vous prie de
  vous pénétrer de ceci: M. Burdeau, après la période électorale de
  1889, m’accusa d’avoir touché de l’argent des boulangistes pour
  soutenir ma candidature. Rien n’était plus faux, j’en donne ma parole.

La pièce est authentique, messieurs. Elle a été signée du sang de
l’offensé qui est allé sur le terrain avec son diffamateur.

Ainsi, un jour de colère, M. Burdeau n’a pas hésité à dire d’un de ses
collègues qu’il avait commis la plus honteuse des actions, et cela «sans
l’ombre de raison, sans un semblant d’excuse». Eh bien, messieurs, vous
vous demanderez, quand vous irez délibérer ensemble, quel est, des deux
hommes en présence, celui qui a causé le plus grand dommage à son
semblable: de l’écrivain dont on connaît le tempérament, l’ardeur,
l’entraînement, et qui, autorisé par un ensemble de circonstances de
nature à prouver son absolue bonne foi, a écrit, un jour, que M. Burdeau
avait reçu son rapport tout fait du valet de pied de M. de Rothschild,
ou du député qui accuse un autre mandataire du pays d’avoir acheté son
élection!

Oui certes, entre ces deux faits, il existe une différence, une grande
et la voici: Quand M. Drumont a dit cela de M. Burdeau, M. Drumont était
publiciste; quand M. Burdeau a dit cela de M. Couturier, M. Burdeau
était député.

Il y a une seconde différence, plus essentielle encore: c’est qu’en
parlant de ce valet de pied, qui aurait apporté à M. Burdeau un rapport
tout fait, M. Drumont s’exprime d’une telle sorte que toute personne,
ayant quelque intelligence, ne pouvait voir là autre chose qu’une
plaisanterie.

Est-il admissible un instant, pour un homme de bon sens, que M. de
Rothschild, voulant transmettre à M. Burdeau un document d’une telle
importance, ait sonné son domestique et lui ait dit: «Tenez, mon garçon,
voilà le rapport sur le Privilège de la Banque; allez le porter à M.
Burdeau»?...

Il m’a échappé, je l’avoue, des mouvements d’impatience quand
j’entendais, au cours de la déposition des témoins que nous avions cités
pour déposer de faits particuliers, M. l’avocat général jeter comme une
douche d’eau froide, comme une de ces gouttes qui, tombant sans cesse au
même endroit, finissaient, prétend-on, par creuser le crâne des
condamnés, jeter cette interrogation perpétuelle et monotone: «Est-ce
que, le lundi 18 avril, à trois heures de l’après-midi, vous n’auriez
point, par hasard, rencontré au coin de la rue le valet de pied de M. de
Rothschild ayant un rapport sous le bras et allant le porter à M.
Burdeau? (Rires).

Est-on vraiment bien venu à vous demander, messieurs, une condamnation à
l’emprisonnement, à des dommages intérêts effroyables: 80.000, 100.000,
peut-être 150.000 francs, en réparation d’une boutade, alors qu’on a
dans son passé ce souvenir douloureux d’une accusation vraiment grave,
celle-là, d’une accusation abominable lancée contre un collègue sans
l’ombre de justification?

Vous apprécierez, messieurs, qui a commis la faute la plus grave, du
glorieux écrivain, de l’immortel auteur de la _France Juive_, ou du
député rapporteur du Privilège de la Banque. Songez-y, si vous imprimez
sur le front de M. Drumont la marque du diffamateur, avec quelle force
plus grande ne l’imprimerez-vous pas sur le front de son adversaire, M.
Burdeau! (Vif mouvement).

Messieurs, je vous prie de m’excuser d’avoir parlé après l’auteur de
cette grande œuvre dont je m’honore d’être l’ami. Vous vous direz
peut-être qu’il n’a pas assez mesuré la portée de ses paroles; mais vous
vous direz aussi, songeant à ce lutteur dont les écrits sont d’immortels
combats livrés pour les idées françaises:

Cette grande âme de penseur c’est l’âme même de la France. C’est notre
âme, c’est l’âme sœur!... (Applaudissements).




L’ANARCHIE DOCTRINALE




LE PROCÈS DE JEAN GRAVE

LA SOCIÉTÉ MOURANTE ET L’ANARCHIE

Cour d’assises de la Seine

Audience du 25 Février 1894


  Les faits de ce procès, qui restera célèbre, sont trop connus pour
  qu’il soit nécessaire d’y insister. Il a fait nettement apparaître,
  dans sa plus récente expression, la formule de l’anarchie doctrinale
  et scientifique.

  M. Jean Grave est l’auteur d’un livre de sociologie intitulé: _La
  Société mourante et l’Anarchie_.

  Le parquet releva dans ce livre les délits de _provocation au vol, à
  l’indiscipline et au meurtre_, ainsi que le délit d’_apologie de faits
  qualifiés crimes par la loi_.

  Il intenta des poursuites contre l’écrivain, qui comparut en cour
  d’assises le samedi 15 février 1894.

  Me de Saint-Auban, défenseur de Jean Grave, avait cité quatre témoins:
  MM. ÉLYSÉE RECLUS, OCTAVE MIRBEAU, PAUL ADAM et BERNARD LAZARE.--Nous
  empruntons à un chroniqueur présent à l’audience l’esquisse des
  dépositions:

ÉLYSÉE RECLUS.--Le premier, M. Élysée Reclus, apparaît. (Sensation).
Chacun se penche pour apercevoir sa belle tête grisonnante, aux yeux
doux et énergiques.

  Depuis vingt-cinq ans, dit-il, je connais Jean Grave. J’ai pour lui
  une grande affection. Il a fait son éducation d’une manière admirable.
  Il a suivi ses études d’une façon méritoire. C’est une intelligence
  d’élite. Jean Grave s’est notamment occupé d’anthropologie.
  Connaissant le caractère et les habitudes de Jean Grave, je puis dire
  qu’il n’a jamais favorisé ou conseillé aucun acte criminel.

  D.--Dans un des passages de l’ouvrage, il est fait appel manifestement
  à la violence.

  On y trouve ceci: «Crevez-leur la peau avec vos couteaux!» Pas
  davantage.

  R.--Je ne connais pas le contexte du passage, et je ne puis ni
  l’expliquer ni le défendre.

  D.--Jean Grave a été à votre service?

  R.--Jamais.

  D.--Du moins au service de vos idées? Par exemple, n’était-il pas
  l’administrateur de votre journal, le _Révolté_, qui paraissait à
  Genève?

  Le témoin.--Il n’y avait ni directeur ni administrateur dans notre
  journal. Il n’y avait que des collaborateurs; pour chaque numéro, un
  de ces collaborateurs faisait la cuisine du journal; il était en même
  temps le directeur et l’administrateur. C’était un jour mon tour, le
  lendemain celui de Grave, puis celui d’un autre.

  M. l’avocat général.--N’êtes-vous pas le M. Reclus qui a été condamné
  à Lyon en 1882?

  R.--J’ignore le fait. Je n’ai point été condamné et je n’ai comparu
  devant aucun tribunal de Lyon ni d’ailleurs en 1882.

  M. le président.--Vous avez bien été collaborateur du _Révolté_ et,
  ensuite, de la _Révolte_?

  R.--C’est exact.

  M. le président.--Eh bien! au moment de l’affaire Ravachol, la
  _Révolte_ avait condamné l’acte de l’anarchiste. Dans le numéro
  suivant, le journal est revenu sur ses sentiments et a approuvé
  Ravachol. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi?

  R.--Chacun est maître de son opinion, et je n’ai pas à répondre pour
  les collaborateurs qui ont signé ces deux articles.

  Le président.--C’est bien, monsieur, vous pouvez vous asseoir.

M. OCTAVE MIRBEAU.--Voici maintenant M. Octave Mirbeau qui a écrit la
préface du livre de Jean Grave.

  Me de Saint-Auban.--Le témoin voudrait-il nous dire quelle est la
  valeur de Jean Grave?

  Le témoin.--Je n’ai jamais vu Jean Grave. Je ne le connaissais que par
  ses écrits, que je lisais avec le plus grand intérêt.

  M. le président.--C’est vous qui avez écrit la préface du volume?

  Le témoin.--C’est exact. J’ai été séduit par l’élévation des idées que
  j’ai rencontrées dans ce volume, par les hautes et nobles
  préoccupations de Jean Grave, et je suis venu ici pour témoigner de
  mon estime pour lui.

  Me de Saint-Auban.--Mais que pensez-vous de Jean Grave comme auteur de
  la brochure?

  R.--Jean Grave? Je le considère comme un apôtre, comme un logicien
  tout à fait supérieur!

  M. l’avocat général.--C’est votre opinion personnelle, M. Mirbeau?

  R.--Parfaitement.

  M. le président.--Voulez-vous nous dire ce qu’on pense de Jean Grave
  dans le monde littéraire?

  R.--Ça dépend de ce que vous entendez par monde littéraire, ce monde
  qui va depuis l’Académie jusqu’au _Chat Noir_. (Rires).

  D.--Mais, dans votre monde littéraire, à vous!

  R.--Eh bien! monsieur, dans ce monde, Grave est considéré comme un
  honnête homme et un esprit supérieur. J’ajoute qu’il jouit d’une
  grande autorité.

  M. l’avocat général.--Dans votre préface, et notamment dans ce passage
  où vous supposez une conversation avec un de vos amis qui vous dit:
  «L’anarchie, c’est très bien; mais ce qui m’inquiète, c’est la
  propagande par le fait, le terrorisme», vous répondez: «Qu’importe que
  l’ouragan renverse dans la forêt les chênes voraces, pourvu que la
  pluie bienfaisante ranime les herbes desséchées!»

  R.--Vous prenez une phrase isolée. Il faudrait lire toute la préface.
  D’ailleurs, les chênes voraces renversés... c’est, un peu comme ça que
  se sont faites toutes les révolutions, 93 par exemple. La Révolution
  de 93 a tué, elle aussi, malgré le grand amour de l’humanité qu’elle
  affichait. C’est l’histoire de tous les gouvernements. Tous ceux qui
  se sont installés y sont arrivés par la mort.

M. PAUL ADAM.--M. Paul Adam est le troisième témoin entendu. Voici ce
qu’il répond aux questions du président:

  Je ne connais pas Jean Grave. Je le vois ici pour la première fois.
  Mais ce que je puis dire, c’est que je serais très glorieux d’avoir
  écrit son livre.

M. BERNARD LAZARE.--M. Bernard Lazare, le dernier témoin, n’est pas
moins bref ni moins crâne:

  Je connais, dit-il, Jean Grave depuis quatre ans. Sa loyauté et sa
  probité sont au-dessus de toute discussion. C’est un écrivain de très
  grand talent. Son livre est un des plus beaux que je connaisse.


LE RÉQUISITOIRE

  La parole est donnée à M. Bulot, avocat général. Son réquisitoire dure
  deux heures dix minutes exactement. Il se compose d’un grand nombre de
  citations du livre de M. Jean Grave. Les citations ont donné à
  l’assistance l’impression d’un livre de doctrine, toujours vigoureux,
  souvent hardi jusqu’à l’outrance, mais gardant, malgré tout, la saveur
  d’une forte logique et d’une rare sincérité.

  Le verdict du jury ayant été affirmatif, mais mitigé par des
  circonstances atténuantes, la cour a condamné Jean Grave au maximum de
  la peine applicable, c’est-à-dire deux ans de prison et mille francs
  d’amende.


Messieurs les Jurés,

Quelques-uns d’entre vous ont siégé dans le procès de Léauthier; ils
contrôleront mes souvenirs.

Hier, à trois heures, M. l’avocat général disait: «Messieurs les Jurés,
Léauthier est un misérable! Frappez-le sans pitié!» Et il requérait
contre Léauthier la peine de mort.

Aujourd’hui, à la même heure--après un jour de réflexion--M. l’avocat
général a dit: «Messieurs les Jurés, vous n’avez pas condamné Léauthier
à la peine de mort; comme vous avez bien fait! Votre clémence est de la
justice!»

Ce qui prouve que tout est relatif en ce monde--même les réquisitoires
de MM. les avocats généraux!

J’imagine que les vingt-quatre heures qui vont suivre cette audience
produiront sur le cerveau de M. l’avocat général le même effet que les
vingt-quatre heures qui l’ont précédée.

Demain, si les affaires lui en laissent le loisir, si la recherche de
belles périodes ambitieuses de quelque verdict impitoyable n’absorbe pas
tout son esprit, il songera: «MM. les jurés n’ont pas écouté mes
cruelles réquisitions contre M. Jean Grave; comme ils ont bien fait!
Car, enfin, ce serait un remords éternel pour moi, un magistrat moderne,
un homme _très avancé_ (j’ai l’intention de vous faire un éloge,
Monsieur l’Avocat général) que d’avoir déterminé un jury de notre époque
à condamner un homme uniquement parce qu’il a pensé et parce que, ayant
pensé, il a eu le courage d’écrire!...»

Messieurs les Jurés, vous éviterez ce remords à M. l’avocat général.
Vous acquitterez Jean Grave, Vous l’acquitterez par des raisons
supérieures qui s’imposeront, je l’espère, à votre conscience et à votre
bon sens.

C’est à votre cerveau que je parle; c’est votre réflexion que la mienne
sollicite.

Oubliez toutes les préoccupations étrangères au débat.

L’accusé d’aujourd’hui n’est pas un poignard, un revolver, une bombe.

L’accusé d’aujourd’hui est un livre. C’est une œuvre de l’esprit; et
comme je vous vois très calmes, très bienveillamment attentifs, je puis,
au début même de mes observations, vous rappeler le mot de Joubert qui
s’impose à la justice aussi bien qu’à la critique: «Il faut juger les
choses de l’esprit avec l’esprit, et non avec la bile, le sang et les
humeurs...»

Ce livre n’est pas le fantôme, l’apparence d’un livre. Ce n’est pas un
délit embusqué sous la couverture d’un livre. C’est un livre véritable,
pris au sérieux par tous les gens qui pensent et réfléchissent, un
_livre_ au sens doctrinal, au sens élevé du mot. Ses allures
scientifiques, qui le dérobent au vulgaire, lui donnent plutôt un aspect
un peu rébarbatif, et, sans doute, à l’heure actuelle, il reposerait
doctement sur les rayons des librairies ou dans l’armoire des savants,
si la loi affolée de décembre 1893, qui a les griffes longues, n’était
allée, jusque dans le passé, l’agripper pour satisfaire son besoin de
persécution.

Voici comment le juge un contemporain.

Ceci est un article de M. Clemenceau. On vient de me le passer à
l’instant. Je lui emprunte quelques lignes qui formulent bien ma pensée.

M. Clemenceau n’est pas suspect d’anarchie; il n’a pas d’intérêt à son
triomphe; car si l’anarchie triomphait, en même temps que les
propriétaires, elle supprimerait les députés--ou ceux qui ont envie de
le redevenir.

  «La loi contre la presse, écrit M. Clemenceau, fonctionne à la grande
  satisfaction de M. Raynal. C’est maintenant le tour de M. Jean Grave,
  coupable d’avoir écrit un livre intitulé: _La Société mourante et
  l’Anarchie_.

  «Je ne connais pas M. Jean Grave. Je ne sais de lui que ce qu’en a dit
  M. Octave Mirbeau, dans un article du _Journal_. C’est un ouvrier
  cordonnier dont l’âme s’est émue, dont l’esprit s’est ouvert au
  spectacle des misères et des déchéances humaines.

  «Le livre de M. Jean Grave a paru il y a plus d’un an. Personne n’y
  vit, alors, de matière à poursuites. Pendant toute une année, il s’est
  impunément étalé à la vitrine de tous nos libraires.

  «Survient l’épidémie de bombes. M. Raynal profite de l’affolement des
  députés pour leur faire voter, dans les transes, une loi de réaction
  politique qui ne peut arrêter le bras d’aucun jeteur de bombes, mais,
  qui, en haine d’une répression stupide, lancera peut-être un jour
  quelque détraqué dans une violence criminelle.

  «D’habitude, il est convenu que les lois n’ont pas d’effet rétroactif.
  M. Antonin Dubost ne s’arrête pas à ces misères. En écrivant son
  livre, il y a deux ans, M. Jean Grave aurait dû prévoir le règne de M.
  Casimir-Périer. Le livre est saisi. M. Jean Grave est arrêté. Il a
  déjà fait _un mois de prison préventive pour délit de presse_. Cela
  seul eût soulevé les protestations les plus violentes, quand il y
  avait un parti républicain.

  «Ce livre, je viens de le lire, et mon jugement sur l’écrivain ne
  diffère pas très sensiblement de celui de M. Mirbeau. La langue est
  simple, claire et forte tout à la fois. La puissance de critique est
  vraiment terrible. Que tous ceux qui vivent d’idées toutes faites,
  reçues de la foule, se gardent d’ouvrir un pareil livre. Il ne peut
  que les heurter violemment, sans faire jaillir en eux aucune lumière,
  faute d’éléments appropriés. Pour ceux, au contraire, qui pensent par
  eux-mêmes, qui ont des idées à eux--quelles qu’elles soient--qui ne
  craignent pas de soumettre à la critique la plus impitoyable, à la
  révision la plus radicale, leurs principes--tous leurs
  principes--leurs doctrines--toutes leurs doctrines--ce livre est bon,
  car il fait penser.

  «Douze braves gens vont être invités à se prononcer sur le cas de M,
  Jean Grave. Il est fort à craindre qu’ils n’aient pas lu son livre et
  ne le jugent que sur des extraits habilement choisis. Avec un pareil
  procédé, il n’y a pas un livre de médecine qui ne pût être condamné
  pour outrages à la pudeur.

  «Or, c’est de la médecine sociale que l’auteur a prétendu faire. Je ne
  suis pas du tout pour sa thérapeutique. Mais, dans le siècle où nous
  sommes, il n’est pas une institution, pas une idée, qui ne doivent
  être en état d’affronter la critique. Somme toute, la bousculade
  intellectuelle qui nous vient de M. Grave nous est salutaire, en ce
  qu’elle éprouve notre faculté de résistance et nous met dans le cas
  d’assurer nos jugements.

  «Si les jurés lisent d’un bout à l’autre le livre de M. Grave, ils le
  blâmeront certainement. Mais ils se diront en même temps que la
  moindre réfutation sera d’un effet plus utile que des mois ou des
  années de prison.»

Je vous ai cité cet article, messieurs, parce qu’il résume à merveille
le sentiment universel, l’impression des laborieux, des intellectuels,
des lettrés, l’opinion dont M. Mirbeau, M. Bernard, M. Paul Adam, vous
ont apporté l’écho.

Oui, le livre de M. Grave est un véritable livre. Voilà pourquoi il
passionne l’attention des lettrés. Voilà pourquoi il arracha une
remarquable préface à M. Octave Mirbeau, l’écrivain suggestif et
délicat, dont les feuilles du monde et du boulevard se disputent les
tantôt mélancoliques, tantôt railleuses, toujours très savoureuses et
très profondes réflexions.

Et pourtant, ce livre, M. l’avocat général réclame contre lui une
répression impitoyable! Il regrette de n’en pouvoir requérir une plus
impitoyable encore! Il veut le faire condamner à cinq ans de prison! Et,
dans ce but, il a épuisé toutes les ressources de sa dangereuse
tactique.

Pourquoi?

Si je me place, non au point de vue anarchiste, au point de vue de mon
client, mais au vôtre, Messieurs les Jurés, au point de vue bourgeois,
ce livre, quel mal a-t-il donc fait?

Quel mal aurait-il pu faire?

Raisonnez un peu:

Ce livre a eu deux éditions.

Ne parlons pas de la première: elle est vieille de dix mois; elle est
donc plus de trois fois couverte par la prescription--ce qui, entre
parenthèses, n’a pas empêché le parquet de la saisir, portant ainsi
atteinte à la propriété de l’éditeur. Telles sont les pratiques
d’aujourd’hui!...

Vous savez qu’en matière de presse la prescription est de trois mois.

A une époque où l’on prenait la peine et le temps de réfléchir, où les
lois étaient le produit de la méditation et non le fruit de l’épouvante,
un législateur remarquable énonçait, dans les termes qui suivent, les
motifs rationnels de cette courte prescription:

«Il est--disait M. de Serre--il est dans la nature des crimes et délits
commis avec publicité, et qui n’existent que par cette publicité même,
d’être aussitôt aperçus et poursuivis par l’autorité et ses nombreux
agents. Il est de la nature des effets de ces crimes et délits d’être
rapprochés de leur cause. Elle serait tyrannique, la loi qui, après un
long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets
possibles les plus éloignés, lorsque la disposition toute nouvelle des
esprits peut changer du tout au tout les impressions que l’auteur
lui-même se serait proposé de produire dans l’origine; lorsqu’enfin le
long silence de l’autorité élève une présomption si forte contre la
criminalité de la publication.»

Chaque mot de ces phrases porte, et chaque mot défend le livre de M.
Grave.

Le parquet vous dit: «Ce livre est un explosif; frappez-le comme une
bombe!» Comment? Le parquet a été bien long à s’en apercevoir!... C’est
au bout de dix mois qu’un écrit, d’abord inoffensif, devient un danger
public? Au début, c’était un livre: la durée le transforme en
dynamite!... Que penserait M. de Serre de cette métamorphose, lui qui
estimait sagement «qu’il est dans la nature des crimes de la parole
_d’être aussitôt aperçus et poursuivis_, et qu’il est de la nature des
effets de ces crimes d’être _rapprochés de leur cause_»?

Le parquet se défend: «Nous ne poursuivons pas la première édition! Nous
poursuivons la seconde qui constitue un fait nouveau et donne ouverture
à une action nouvelle!»

Je pourrais répondre:

N’est-ce pas la première édition que vous cousez dans la couverture de
la seconde?

Je pourrais répondre encore, avec mon confrère Barbier, dont l’opinion
fait autorité dans la matière: «L’absence de poursuites contre les
précédentes éditions du même ouvrage a pour effet de permettre aux
personnes poursuivies à l’occasion d’une édition nouvelle d’exciper de
leur bonne foi.» Cela tombe sous les sens; votre silence est un
_imprimatur_; l’écrivain a le droit d’y trouver une sauvegarde.

Mais j’aime mieux répondre:

La seconde édition--la seule poursuivie, la seule qu’on puisse
poursuivre--que lui reprochez-vous? Qui donc a-t-elle excité? Qui donc
a-t-elle provoqué? Elle a été saisie avant d’être mise en vente! Elle
n’a donc pu conseiller, ni l’indiscipline au soldat, ni le meurtre au
prolétaire, puisqu’elle n’a pénétré ni dans la caserne ni dans
l’atelier.

Y eût-elle pénétré, que ni soldat ni prolétaire n’eussent approfondi ces
pages. Jamais, parmi ces dissertations arides, ils n’auraient eu le
loisir et la patience de chercher la provocation.--J’ai mis huit jours à
les comprendre--vous avouait M. l’avocat général. Et M. l’avocat général
n’a mis que huit jours parce qu’il est un esprit de premier ordre; moi,
qui ne suis qu’un esprit de second ordre, j’en ai mis quinze. Un caporal
de pompiers en mettrait bien autant que moi! Car enfin, si je suis moins
fort que M. l’avocat général, je dois être plus fort qu’un caporal de
pompiers!...

Mais, je le répète, l’édition a été saisie avant d’être offerte au
lecteur, sauf 200 exemplaires affectés au service de presse.

Mais, ces 200 exemplaires, s’ils ont provoqué quelqu’un, n’ont provoqué
que des journalistes. Or, rassurez-vous, Messieurs les Jurés: d’abord
les journalistes n’ont guère le temps de lire les brochures qu’on leur
envoie; on leur en envoie trop! Ensuite, les journalistes, s’ils
provoquent parfois les autres, ne sont guère sensibles eux-mêmes à ce
genre d’excitation! ils sont blasés!...

Et pourtant, M. l’avocat général veut rendre ce livre responsable de
toutes les bombes qui ont éclaté.

Il vous le présente comme la cause des récents attentats.

Discutons.

Si le livre est la cause de l’attentat, l’attentat reflétera la
physionomie du livre. Or, le livre est logique; l’attentat ne l’est pas:
donc, entre l’attentat et le livre il n’existe rien de commun.

Si le livre inspirait l’attentat, l’attentat choisirait ses victimes: il
frapperait au cœur de la société; il l’atteindrait dans ses gouvernants,
ses exploiteurs, ses jouisseurs; car, tels sont les personnages que le
livre désigne et flétrit. Or, l’attentat ne choisit pas; l’attentat
frappe au hasard; l’attentat fait sauter une patronne d’hôtel borgne ou
un humble garçon de café. Donc, le livre n’y est pour rien; car le livre
condamne ces inutiles hécatombes.

Jusqu’ici, un seul attentat fut logique: celui de Vaillant.

Le crime de Vaillant appartient à la catégorie des crimes politiques,
comme celui de Fieschi, comme celui d’Orsini. Fieschi visait un roi;
Orsini un empereur; Vaillant visait le Parlement, un empereur multiple,
un roi à sept cent cinquante têtes.

Mais le livre de M. Grave a-t-il déterminé l’attentat de Vaillant?

Vaillant vous a cité ses maîtres, les auteurs qui l’ont instruit. Il n’a
pas cité M. Grave. M. Grave est un jeune, et l’on ne cite pas les
jeunes; on ne cite que les classiques.

Ces classiques, quels sont-ils? Proudhon, Spencer, Rousseau, Voltaire!

Les voilà, les malfaiteurs que, pour être logiques, il vous faut asseoir
sur ces bancs, Monsieur l’Avocat général!

Allons! faites-les comparaître. Ceux qui sont morts ont leurs statues.

Citez-les, ces statues. Citez celle de Voltaire: son rire de bronze en
dira plus long au jury que toute ma plaidoirie!...

Le livre de M. Grave a-t-il provoqué Léauthier?

Léauthier a lu des brochures de M. Grave; mais précisément, il n’a pas
lu _La Société mourante et l’Anarchie_!

D’ailleurs, Léauthier est facile à provoquer! Parmi les brochures dont
il faisait son régal quotidien figure l’_Intransigeant_--il l’a dit à
l’instruction. Or, les journaux de M. Rochefort ne sont pas des journaux
anarchistes! Ce sont d’excellents journaux! Je suis bien forcé de le
croire, puisque M. Antonin Dubost, garde des sceaux et supérieur
hiérarchique de M. l’avocat général, les a autrefois _sauvés_, tant il
avait pour eux d’estime!... (Hilarité générale).

La provocation! Elle est toute relative. Elle est toute subjective. Elle
dépend du cerveau qui en est l’objet. Avec votre système, Monsieur
l’Avocat général, il n’est pas une page de polémique, un article de
combat qui ne puisse être envisagé comme une provocation! Quand je
dénonce les bandits de la Haute Banque, les scélérats de la finance
qu’oublient vos réquisitoires, je provoque le peuple à les maudire, à
les haïr! Allons! soyez logiques: arrachez-moi au banc de la défense!
asseyez-moi au banc des accusés!...

La vérité, c’est que le livre n’est pas la cause de la bombe; mais la
bombe, comme le livre, sont l’une et l’autre, les produits d’une cause
antérieure et supérieure: et cette cause, c’est la désespérance, la
grande maladie du siècle!

Votre Révolution avait promis le bonheur au prolétaire: le prolétaire
fut victime d’une immense escroquerie: La bourgeoisie avait volé, lui
promettant de partager avec lui le produit du vol; la bourgeoisie ne
tint pas sa parole: elle garda pour elle tout le fruit de ses rapines!

Non seulement elle ne donna rien au prolétaire, mais elle trouva le
moyen de le dépouiller encore: elle tarit dans son âme la source des
résignations.

Le prolétaire vit qu’à la noblesse vêtue de soie, qui jadis succéda
elle-même à la noblesse vêtue de fer, avait succédé une troisième
noblesse, plus impitoyable et plus oppressive encore que les deux
autres: la noblesse cuirassée d’or!

En fait de pain et d’abri, cette troisième noblesse offrit Mazas au
prolétaire!

Oui, notre société démocratique offrit le même toit aux pauvres et aux
malfaiteurs!

A ses yeux, les deux plus grands crimes furent le défaut de logement et
l’absence de porte-monnaie!... (Mouvement).

Alors, déçu, exaspéré, le prolétaire poussa un immense cri de douleur?
Et ce cri de douleur s’est répercuté dans toute notre littérature!

C’est Henri Heine qui s’écrie:

«Elle est depuis longtemps jugée, condamnée, cette vieille société. Que
justice se fasse! Qu’il soit brisé, ce vieux monde... où l’innocence a
péri, où l’égoïsme a prospéré, où l’homme a été exploité par l’homme!
Qu’ils soient détruits de fond en comble, ces sépulcres blanchis où
résident le mensonge et l’iniquité!»

C’est Lamennais qui maudit:

«Nous disons que votre société n’est pas même une société, qu’elle n’en
est pas même l’ombre, mais un assemblage d’êtres qu’on ne sait comment
nommer: administrés, manipulés, exploités au gré de vos caprices, un
parc, un troupeau, un amas de bétail humain destiné par vous à assouvir
vos convoitises.»

C’est Victor Hugo qui blasphème:

«Et quelle société que celle qui a, à ce point, pour base la
disproportion et l’injustice? Ne serait-ce pas le cas de tout prendre
par les quatre coins et d’envoyer pêle-mêle au plafond la nappe, le
festin, et l’orgie, et l’ivresse, et l’ivrognerie, et les convives, et
ceux qui sont à deux coudes sur la table, et ceux qui sont à quatre
pattes dessous; et de recracher tout au nez de Dieu et de jeter au ciel
toute la terre?

«... C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches.»

Non seulement le bonheur n’est pas venu, mais l’honneur s’est enfui.

Flaubert constate:

«Avec le développement de la production capitaliste, l’opinion publique
européenne a dépouillé son dernier lambeau de conscience et de pudeur.
Chaque nation se fait une gloire cynique de toute infamie propre à
accélérer l’accumulation du capital.»

Et le même Flaubert, froidement impitoyable, résume la situation du
monde moderne en ces termes qui flétrissent, qui crachent à la face de
la Société:

«Nous dansons, non pas sur un volcan, mais sur la planche d’une latrine
qui m’a l’air passablement pourrie.»

Qu’eût dit Flaubert aujourd’hui, après tant d’infamies, de corruptions,
de turpitudes!

Quelles couleurs ce styliste eût trouvées sur sa palette pour peindre ce
tableau de hontes et d’ignominies!...

Comme le dit M. Louis de Grammont, à chaque terme, la grande maladie
sociale prend un caractère plus aigu.

De lugubres scènes s’ajoutent au drame du prolétariat.--Qui sera
l’Homère effrayant de cette lamentable Iliade?...

Oui, Baudelaire a raison:

«Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques
préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de
cette multitude maladive, respirant la poussière des ateliers, avalant
du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons
nécessaires à la création des chefs-d’œuvre; dormant dans la vermine au
fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes
nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne;
de cette multitude soupirante et languissante à qui la terre doit ses
merveilles, qui sent un sang vermeil et impétueux couler dans ses
veines, et qui jette un long regard de tristesse sur le soleil et
l’ombre des grands parcs.»

Faut-il s’étonner si le cri de douleur se change en cri de révolte!

Faut-il s’étonner si le prolétaire, méconnu, bafoué par des suborneurs
scélérats, s’écrie, comme le bandit de Schiller:

«Je veux vivre; j’ai le droit de vivre, et la société me refuse ce
droit. Eh bien! formons une société nouvelle. Toutes les sociétés ont
commencé par la violence; les premières tribus humaines ont été des
associations armées; créons un monde et recommençons l’histoire: notre
société de bandits sera plus juste que cette vieille société despotique
où les plus nobles cœurs sont condamnés d’avance à mourir!»

Les voilà, les provocateurs du livre et de la bombe! Ce sont les
penseurs, les philosophes, les poètes qui ont décrit, qui ont chanté les
désespoirs de notre siècle! Allons, soyez logique, Monsieur l’Avocat
général! Asseyez-les sur les bancs de la cour d’assises, car M. Jean
Grave n’a fait que les répéter!...

Vous savez bien qu’il n’est pas le coupable, M. Jean Grave! Vous savez
bien que son livre n’a pas allumé l’incendie! Mais ce gouvernement imite
ses prédécesseurs. Il profite du crime pour assassiner l’Idée!

L’Idée, voilà l’éternelle ennemie des jouisseurs en place! Les
jouisseurs veulent rester: l’Idée, elle, veut marcher!

Un poignard frappe le duc de Berry: aussitôt la Restauration monte à la
tribune et dit au Pays éploré: «Le poignard qui a frappé le duc de
Berry, c’est une idée libérale!»

Une bombe éclate: aussitôt la troisième République monte à la même
tribune et crie au Pays affolé: «La bombe qui vient d’éclater, c’est une
idée anarchiste!»

Et au milieu des fumées de la bombe, qui remplacent, à notre époque, les
éclairs du Sinaï, M. David Raynal fait voter une loi d’épouvante qui
n’est autre chose que la résurrection du vieux délit _d’excitation à la
haine et au mépris du gouvernement_.

Seulement, on modifie un peu la formule: c’est le délit d’excitation à
la haine et au mépris de la _bourgeoisie_!

Théophile Gauthier a raison:

«Qu’importe que ce soit un sabre ou un goupillon ou un parapluie qui
nous gouverne!--C’est toujours un bâton!...» (Rires).

Comme votre accusation est logique, Monsieur l’Avocat général! Vous
reprochez à M. Grave d’_avoir provoqué au vol_! Qu’est donc ce nouveau
délit?

M. Grave a-t-il provoqué au pillage de votre maison?

Non, n’est-ce pas? Vous le proclamez incapable de songer au bien
d’autrui!

Mais M. Grave est partisan du _communisme_: il veut abolir la propriété
bourgeoise, il croit que la révolution prochaine aura pour mission de
l’abolir; c’est sa doctrine--fausse peut-être--mais enfin une doctrine
dont il n’est pas le promoteur; Proudhon et beaucoup d’autres
l’inventèrent avant lui.

Voilà pourtant le délit dont l’accuse votre parole! Rêver une société
autre que celle où vous régnez, c’est provoquer au vol! C’est être un
criminel!

Mais alors, mettez Jean-Jacques Rousseau à côté de Jean Grave!

Cela vous peine, Monsieur l’Avocat général? Jean-Jacques Rousseau est le
père de la Révolution dont vous êtes le fils; Jean-Jacques Rousseau est
donc votre grand-père; vous le voyez, je vous laisse en famille; n’ayez
crainte, je vous y laisserai tout le temps... (Hilarité).

Jean-Jacques Rousseau a écrit;

«Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: «Ceci est à
moi», fut le vrai fondateur de la société civile! Que de crimes, de
misère et d’horreur eût épargnés au genre humain celui qui, arrachant
les pieux et comblant les fossés, eut crié à ses semblables:
«Gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez
que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne.»

Ironie des choses! Vous traduisez en cour d’assises l’homme qui, fidèle
à vos principes, veut renverser les bornes posées par l’usurpateur que
Jean-Jacques Rousseau flétrissait!...

Vous reprochez à M. Grave d’avoir dit que la révolution prochaine
dévastera vos études d’avoués et de notaires, qu’elle brûlera tous les
titres de la propriété bourgeoise: vous oubliez vos décrets jacobins,
vous oubliez vos décrets du 18, du 19 juin, du 25 août, ordonnant de
brûler sur la place publique les titres du monde détruit!

Vous oubliez le tombereau symbolique qui porta sur la place de Grève les
chartes du régime vaincu, le feu de joie qu’elles alimentèrent et la
ronde de la foule autour de ce feu de joie!

Vous oubliez--ce sont vos archives, vos documents officiels qui
parlent--qu’en 1790, de sinistres jacqueries éclatèrent sur toute la
surface du territoire, et que ces jacqueries étaient le fruit de
provocations épouvantables, et que ces provocations provenaient des
députés du Tiers, particulièrement (voyez Taine, tome I, page 294, ou
plutôt les pièces qu’il copie), particulièrement des _procureurs_ et des
_légistes_, ces ancêtres des avoués et des notaires... (hilarité)...
lesquels écrivaient à leurs commettants des lettres incendiaires
aussitôt affichées dans tous les villages!

Après cela, si vous êtes sincères, allez mettre Jean Grave en prison!

Pensez-vous sérieusement que cela vaille, je ne dis pas cinq ans, mais
huit jours, mais un jour, mais une heure de cellule, d’avoir prédit que,
si l’on fait aux bourgeois ce qu’ils ont fait aux prêtres et aux nobles,
on emploiera contre eux les moyens qu’ils ont indiqués?

On vous menace: défendez-vous! On vous attaque: vengez-vous! Oui, parlez
de vengeance, mais ne parlez pas de justice! Votre justice, à défaut
d’un principe éternel, se réduit aux proportions modestes d’un instinct!
Oui, vous n’êtes que des instinctifs! Allons! Frappez, mais ne maudissez
pas! Vous avez droit à la vengeance, mais vous n’avez plus droit au
Verbe!... (Mouvement prolongé).

Vous voulez faire donner à Jean Grave cinq ans de prison pour avoir
médit de la Patrie et de l’Armée, pour avoir excité le soldat à
l’indiscipline, pour avoir provoqué au meurtre d’un officier.

Ici encore, méfiez-vous de la méthode de M. l’avocat général: elle est
plus meurtrière que la prose de Grave. Elle consiste toujours à fouiller
les 300 pages du livre pour trouver les deux lignes qui, isolées, feront
pendre leur homme. Elle consiste à vous présenter comme un système
raisonné, comme un froid syllogisme, ce qui n’est, en réalité, que la
chute fébrile d’une période qui termine un chapitre consacré à l’idée de
Patrie.

La Patrie!

Certes, je ne suis pas suspect, Messieurs les Jurés. Je suis de ceux
dont le cœur la vénère; et, dans le domaine de la Pensée, par la parole
et par la plume, j’ai essayé de la défendre contre ceux qui ne veulent
plus, qui ne peuvent plus y croire.

Mais force m’est de reconnaître que des cerveaux plus grands que moi
l’ont traitée de dangereuse chimère et de malfaisante utopie.

«Quand je songe--s’écrie Tolstoï--à tous les maux que j’ai vus et que
j’ai soufferts, provenant des haines nationales, je me dis que tout cela
repose sur un grossier mensonge: l’amour de la Patrie.»

Et Victor Hugo prophétise:

«Au vingtième siècle, _la guerre sera morte_, l’échafaud sera mort, la
haine sera morte, _la frontière sera morte_: l’homme vivra!»

Je ne plaide pas cette cause, messieurs, je cite les grands hommes qui
s’en firent les avocats.

La défendons-nous bien, la Patrie, contre les soupçons de la Pensée? Au
lieu de traquer les écrivains qui la critiquent, ne ferions-nous pas
mieux de traquer les bandits qui la déshonorent?

Est-ce Victor Hugo, est-ce Tolstoï, est-ce Jean Grave--si sa modestie me
permet de le nommer après de si grands noms--qui, à l’heure actuelle,
font courir les plus graves périls à l’idée de Patrie?

Sous ce titre: _Les Sans-Patrie!_ mon éloquent confrère, M. le député
Viviani, écrivait hier un bel article.

Il dénonçait les _hauts bandits de la Finance_--ce sont ses propres
termes--qui sont en train d’écouler sur le marché français les 100
millions de rentes italiennes qu’on n’a pu vendre ni à Rome ni à Berlin.

La Bourse est comme ces oiseaux de proie qui déshonorent tout ce qu’ils
touchent. Elle a déshonoré la Propriété: elle souille la Patrie!

Les voilà, les Sans-Patrie! Les Sans-Patrie, qui transformeront les
citoyens du monde entier en Sans-Culottes--au sens propre du terme,
puisqu’au train dont vont les choses ils ne leur laisseront bientôt plus
une paire de pantalons. (Mouvement).

Et M. Viviani ajoutait ces lignes, dont je lui laisse la responsabilité,
mais que j’ai le droit de reproduire à titre de document, puisqu’il les
a versées dans le domaine public:

«Le gouvernement laisse faire. Il traque les socialistes, les fait
diffamer par sa presse, ose leur reprocher de ne pas aimer le pays.
_Seulement il protège les misérables qui dépouillent, exploitent,
trahissent la Patrie! On a voté des lois contre les associations de
malfaiteurs. Quand est-ce qu’on va les appliquer?_»

Je ne plaide pas contre le gouvernement, Messieurs les Jurés; je n’en ai
cure.

Je ne plaide pas pour les socialistes; ils ne m’en ont pas chargé.

Mais je dis à M. l’avocat général: nous sommes tous solidaires. Car,
sous couleur de traquer l’Anarchie, vous traquez la pensée humaine.
Aujourd’hui, vous poursuivez Jean Grave comme anarchiste; demain, vous
poursuivrez des socialistes, sous prétexte qu’ils confinent à
l’Anarchie; après-demain viendra le tour d’autres penseurs qui ne sont
ni des socialistes, ni des anarchistes, mais que vous poursuivrez parce
qu’ils sont des penseurs libres et que vous n’admettez pas les penseurs
libres--vous autres les libres-penseurs!

Vous êtes dans l’arbitraire, vous tomberez dans l’oppression; car
l’arbitraire n’est pas une surface plane sur laquelle on s’arrête:
l’arbitraire est une pente, et cette pente, on ne la remonte pas, on la
descend, on la descend jusqu’à la tyrannie!

Et pour compléter votre fameuse loi du 11 décembre 1893, j’attends une
jurisprudence qui nous donnera du malfaiteur la définition suivante:
«Doit être emprisonné comme malfaiteur tout homme qui osera penser que
tout n’est pas pour le mieux dans la meilleure des républiques.»

Eh bien! vous pouvez m’emprisonner avec les autres, Monsieur l’Avocat
général.

Sans épouser la doctrine, ni la théorie de personne--ce n’est pas mon
affaire ici--je me permets de vous dire:

«Vous défendez la propriété: quand donc traquerez-vous les _hauts
bandits de la Finance_?

«Vous défendez la Patrie: quand donc traquerez-vous la pieuvre
cosmopolite dont les hideux tentacules enlacent tous les peuples et leur
sucent tout leur sang?»

Je me permets de vous dire avec Viviani:

«Vous avez fait des lois contre les malfaiteurs, vous les appliquez aux
anarchistes d’en bas: quand les appliquerez-vous aux anarchistes d’en
haut?

«Vous les appliquez aux anarchistes de la Pensée: quand les
appliquerez-vous aux anarchistes de la Bourse?

«Vous les appliquez à ceux que vous accusez de faire sauter les
édifices: quand les appliquerez-vous à ceux qui font sauter les
consciences?» (Bravos! marques d’assentiment prolongées).

Ah! certains bourgeois qui croient incarner la Patrie ont de drôles de
manières de la défendre--la Patrie!

Et l’on s’étonne si la Patrie se discrédite, si les écrivains, les
penseurs, tendent de plus en plus à la confondre avec l’_État_,
c’est-à-dire avec cet assemblage de lois contingentes et d’artificielles
conventions qui changent tous les siècles ou tous les demi-siècles, ne
gardant que ce caractère commun d’opprimer toujours les faibles au
profit de quelques gros messieurs qui, à notre époque, ne sont que
_gros_, puisqu’ils n’ont même plus cette circonstance atténuante d’être
_grands_!

On s’étonne si Jean Grave, qui se souvient de Tolstoï, ne voit dans la
Patrie qu’une façade hypocrite pour masquer les égoïsmes de l’État
bourgeois?

On s’étonne s’il écrit:

«Ce fut l’idée géniale de la bourgeoisie de substituer l’autorité de la
nation à celle du droit divin.»

Avant lui, un homme qu’on n’a pas encore, que je sache, inquiété pour sa
propagande anarchiste, l’honorable M. Yves Guyot, avait émis la
considération suivante:

«La foi en l’État est une transformation de l’idée religieuse.»

Que voulez-vous? l’idée religieuse se transforme une fois de plus--et ce
n’est pas fini, Messieurs les Gouvernants!

Vous avez tué le bon Dieu pour en faire hériter l’État. Les vôtres
s’aperçoivent qu’on s’est moqué d’eux, et, à leur tour, ils envoient
l’État rejoindre les vieilles lunes!

Ce n’est que le premier pas de l’évolution nécessaire.

Plus ils iront, plus les peuples se détacheront de l’État.

Chamfort--l’ami de Mirabeau--un des soldats de la Révolution française,
a écrit: «_Un heureux instinct_ semble dire au peuple: Je suis en guerre
avec tous ceux qui me gouvernent, qui aspirent à me gouverner, même avec
ceux que je viens de choisir moi-même.»

Le même Chamfort ajoutait: «En voyant les brigandages des hommes en
place, on est tenté de regarder la société comme un bois rempli de
voleurs _dont les plus dangereux sont les archers préposés à la garde
des autres_.»

Vous entendez bien que les _archers_, dans la pensée de Chamfort, ce
sont les gendarmes, quel que soit l’uniforme dont la garde-robe
nationale les ait affublés!

Thomas Paine, l’illustre Conventionnel, l’auteur des _Droits de
l’homme_--encore un grand ancêtre, Monsieur l’Avocat général! car, vous
l’observez, je ne cite que des gens irréprochables, des Conventionnels,
des Girondins, des Constituants, des Philosophes du dix-huitième siècle!
Je vous laisse en famille: n’ayez crainte: vous y resterez tout le
temps--Thomas Paine complétait ainsi la pensée de Chamfort:

«De mémoire humaine, le métier de gouvernant a toujours été monopolisé
par les individus les plus ignorants et les plus canailles de
l’humanité!»

Vous voyez. Messieurs les Jurés, qu’on n’a attendu ni M. Élisée Reclus,
ni M. Jean Grave, pour dire cela au peuple! Voilà plus de cent ans qu’on
a commencé à le lui dire, et voilà plus de cent ans qu’on le lui répète.

Le peuple en est convaincu. Il sait aujourd’hui que les politiciens de
tous poils, qu’ils soient vêtus de blanc, de noir ou de rouge, lui
chanteront la même antienne et ajouteront un nouveau chapitre au livre
déjà si long des mensonges de l’humanité.

Il n’en veut plus. Il en est désabusé--pas plus de ceux-là que des
autres, de tous, quel que soit leur nom. Ce qu’il abhorre, c’est la
_politique_, cette science bourgeoise inventée pour servir de masque au
Parlementarisme bourgeois.

Le malheur est que le discrédit dans lequel tombe l’État rejaillit
forcément sur l’Armée.

En effet, l’Armée, en temps de paix, apparaît comme une sorte de
gendarmerie gigantesque au service de l’État: et plus l’État semble
oppresseur, plus il couve de sourdes haines contre l’Armée, instrument
de ses oppressions.

Ces mots ne sont pas de moi. Ils ne sont pas de M. Grave. Ils sont d’un
poète exquis, du poète à la Tour d’Ivoire, de M. Alfred de Vigny:

«L’Armée moderne, sitôt qu’elle cesse d’être en guerre, devient une
sorte de gendarmerie. _Elle se sent comme honteuse d’elle-même_ et ne
sait ni ce qu’elle fait, ni ce qu’elle veut.»

Ce terme _honte_ accolé au mot _Armée_, je ne sais rien de plus terrible
ni de plus sacrilège.

Toutes les indisciplines ne sont-elles pas contenues en germe là-dedans?

Vous voulez faire donner cinq ans de prison à M. Grave parce que son
livre, si les soldats l’avaient lu, aurait pu «les dissuader de se
courber sous la discipline abrutissante»!

Poursuivrez-vous la prochaine édition des _Souvenirs de jeunesse_ de M.
Renan, dans lesquels il raconte qu’il n’aurait jamais pu se faire à la
discipline militaire, et que, si on l’avait contraint d’être soldat, il
aurait déserté?

Ce passage est infiniment plus dangereux, je vous assure, que celui que
flétrit votre acte d’accusation.

Car l’édition poursuivie n’a pu visiter la caserne: Vous savez qu’elle
n’a visité que des journalistes.

Tandis que, à la caserne, on trouve quelquefois des livres de Renan; et
le soldat qui tombe sur les lignes relevées, le soldat auquel on a donné
huit jours de prison qu’il ne méritait pas et qui est mécontent de son
capitaine, le soldat songera:

«Tiens! mais M. Renan, c’est une gloire de l’humanité! M. le ministre
l’a dit en inaugurant son dernier buste! Si une gloire de l’humanité
affirme qu’elle n’aurait pu se faire à la discipline et aurait déserté
pour s’y soustraire, pourquoi n’imiterais-je pas cette gloire?»

Le syllogisme est des mieux construits, et il peut bien produire la
propagande par le fait, car un soldat déserte plus facilement qu’il ne
crève le ventre à son capitaine.

Est-ce que M. Jean Grave l’a jamais dit à un soldat, de crever le ventre
à son capitaine?

Il dit, ce qui est exact, que lui crever le ventre ou lui envoyer une
gifle, cela revient absolument au même, puisque, s’il lui crève le
ventre, il sera condamné à mort, et que, s’il lui envoie une gifle, il
le sera également, aux termes du Code militaire qu’à peu près
unanimement nous trouvons un peu excessif.

Mais finissons-en une fois pour toutes avec cette inique méthode qui
consiste à isoler deux lignes d’un livre tout entier, à présenter comme
la dominante d’un ouvrage ce qui n’est que la conclusion fébrile d’une
période en chaleur.

Si vous voulez trouver une provocation au meurtre des soldats de l’armée
française, ce n’est pas dans Jean Grave qu’il faut la chercher: c’est
plus loin et plus haut.

Écoutez cette page; Victor Hugo s’adresse aux Belges:

«_Peuples! Il n’y a qu’un peuple! Si Bonaparte arrive, si Bonaparte vous
envahit, traînant à sa suite... cette armée... ces régiments dont il a
fait des hordes... ces prétoriens... ces janissaires... qui auraient pu
être des héros et dont il a fait des =brigands=_; s’il arrive à vos
frontières, _courez aux fourches, aux pierres, aux faulx, aux socs de
vos charrues, prenez vos couteaux, prenez vos fusils, prenez vos
carabines: faites cela!_»

Ces _hordes_, ces _janissaires_, ces =brigands=, c’était l’armée
française!... (Longue sensation).

Car si l’armée française n’est respectable que sous la République, comme
les trois quarts du siècle nous fûmes en monarchie, on a pu, trois ans
sur quatre, mépriser l’armée française!

Eh bien! je vous le demande, si la haine politique, la haine de parti a
pu, chez un grand homme, s’égarer au point de crier à l’étranger:
«Assassine l’armée française!», quoi d’étonnant que les indignations
sociales d’un jeune polémiste lui aient soufflé quelques lignes ardentes
qui sont de bien pâles choses à côté de la provocation épouvantable
sortie des lèvres du grand Victor Hugo!

Vous avez pardonné à Victor Hugo. Vous l’avez mis au Panthéon et vous
l’y avez fait conduire par ces soldats de l’armée française que jadis il
avait traités de hordes et de brigands!

Et vous voulez condamner Grave à cinq ans de prison pour sauver
l’honneur de l’Armée!...

O logique de votre justice!

Vous voulez aussi condamner Grave à cinq ans de prison parce qu’à la fin
d’un chapitre où il retrace la barbarie de certains patrons qui abusent
de la machine humaine, qui ont un caillou dans le cœur et des écus à la
place d’entrailles, il songe que, si les martyrs d’une exploitation sans
vergogne tuaient un de ces patrons, peut-être que la leçon servirait
d’exemple aux autres!

Cette indignation du penseur, vous la taxez d’apologie!

Mais pourquoi ne pas poursuivre tant d’autres indignations?

Écoutez ces lignes, Monsieur l’Avocat général. Je les emprunte à un
journal qui n’est pas le journal _La Révolte_: c’est le journal de M. de
Goncourt.

Le 13 janvier 1871, il s’étonne que la population _meure de faim_, reste
impassible, quand des boulangers--il en cite un: je ne le nomme
pas--offrent aux riches du _pain blanc_ et des _croissants_, lorsque des
marchands leur procurent du _gibier_ et de la _volaille_. Son étonnement
s’irrite, s’exaspère et s’écrie à la fin:

«Quand je lisais dans le journal de Marat les dénonciations furibondes
de l’_Orateur du Peuple_ contre la classe des épiciers, je croyais à de
l’exagération maniaque. Aujourd’hui, je m’aperçois que Marat était dans
le vrai. _Pour ma part, je ne verrais aucun mal à ce qu’on accrochât à
la devanture de leur boutique deux ou trois de ces égorgeurs
sournois..._

«_Peut-être quelques assassinats intelligemment choisis sont, dans les
temps révolutionnaires, le seul moyen pratique de retenir la hausse dans
les limites raisonnables._»

Elle est jolie, la provocation! Elle est jolie, l’apologie!

Et quand le même de Goncourt, songeant à tous ces oisifs qui vivent des
sueurs du peuple, s’écrie:

«=Ce serait un grand débarras de la bêtise chic et de l’imbécillité
élégante qu’une machine infernale qui, par un beau jour, tuerait tout le
Paris faisant, de quatre à six heures, le tour du lac du bois de
Boulogne!...=»

Oui ou non, provoque-t-il à l’assassinat?

Quand c’est du de Goncourt, vous souriez: c’est de la littérature!

Quand c’est du Grave, vous frémissez: c’est de l’anarchie!

Eh bien! moi, je vous dis: j’ignore ce que c’est; mais ce que vous
faites, vous, ce n’est pas de la justice!

Allons! soyez francs! Déchirez le voile!

Ce ne sont ni les excès, ni les excitations d’une pensée que vous
traduisez en cour d’assises: c’est la pensée elle-même.

Ce n’est point parce que M. Grave a écrit des paroles imprudentes ou
criminelles que M. l’avocat général vous le défère. C’est parce que M.
Grave a formulé une théorie scientifique qui est en contradiction avec
celle de M. l’avocat général. Ou si vous préférez, le crime de M. Grave
consiste dans l’expression même de sa théorie.

Ce n’est pas un homme qu’on veut emprisonner: c’est une idée.

On demande au Jury moderne de condamner un système politique, comme, au
siècle de Louis XIV, on eût demandé au Parlement ou à la Sorbonne de
condamner un traité sur la grâce ou la transsubstantiation.

Ma comparaison vous déplaît? Je la change:

On demande au Jury moderne de condamner un système qui se prétend celui
de l’avenir, comme on eût demandé au Parlement ou à la Sorbonne de
condamner qui, deux siècles trop tôt, eût exposé les principes de la
société moderne.

M. l’avocat général vous dit:

La théorie que j’accuse, si elle était réalisée, supprimerait la
bourgeoisie!

Absolument comme le système bourgeois a, par sa réalisation, fait
disparaître la noblesse...

Chaque fois qu’on met une chose à la place d’une autre, on est obligé
d’enlever la première pour y mettre la seconde.

L’ancien Parlement eût sans doute condamné les principes de la société
moderne.

Pouvez-vous emprisonner les principes qui se donnent comme ceux de la
société future?

Je vous dis: non!

Pourquoi?

Parce qu’en condamnant, l’ancien Parlement fût resté logique avec
lui-même: c’était un pouvoir de droit divin.

Au lieu qu’en condamnant, vous vous infligeriez un démenti à vous-mêmes:
vous êtes un pouvoir de libre examen.

Vous êtes les fils d’une Révolution qui s’est faite précisément pour
rendre impossible la chose qu’on vous sollicite de faire aujourd’hui.

Vous pouvez condamner un homme; vous pouvez condamner un crime: vous ne
pouvez plus condamner une idée.

Vous ne pouvez que la discuter et la réfuter, si c’est possible.

Rassurez-vous, Messieurs les Jurés, et ne vous faites pas un monstre de
l’idée de M. Grave. Cette idée n’est pas le champignon dont vous parlait
tout à l’heure M. l’avocat général, et qui serait éclos, sans racine,
dans un délire fin-de-siècle. Elle n’est pas récente. Elle est vieille
de deux cents ans. Non seulement M. Grave n’a pas enrichi par ses bombes
le martyrologe bourgeois, mais il n’a pas même enrichi par son livre le
répertoire intellectuel de l’humanité.

Quelle est donc l’idée de M. Grave?

Elle se résume en deux propositions:

1º Si l’homme est mauvais, la faute en est imputable à l’outillage
social. Détruisons cet outillage: l’homme deviendra bon;

2º Pour prévenir le retour de l’outillage social, il faut arriver à
l’élimination complète du principe d’autorité.

_L’élimination complète du principe d’autorité et des institutions, des
pouvoirs qui le manifestent_: voilà le _moyen_ et la _fin_ de l’anarchie
scientifique dont le but est la réalisation du bonheur commun par la
suppression de la concurrence et l’harmonie des intérêts.

Je ne discute pas. Je ne réfute pas: j’expose.

Est-ce nouveau, cela?

Prenez Rabelais et lisez la description de l’abbaye de Thélème:

Plus de gouvernement, plus de contrainte, l’individualisme substitué
partout à la collectivité; et au-dessus de la porte, pour principe, la
loi unique: _Fais ce que veulx_--c’est-à-dire: _Fais ce que dois_,
puisque, par hypothèse, l’homme étant devenu bon, son _vouloir_
désormais se confond avec le _devoir_.

Ouvrez Voltaire: son héros Candide visite l’_Eldorado_, l’Éden rêvé par
l’esprit du philosophe. C’est comme l’abbaye de Thélème: pas de lois,
pas de contrainte; l’harmonie, le bonheur partout.

«Candide demanda à voir la cour de justice, le Parlement; on lui dit
qu’il n’y en avait point et qu’on ne plaidait jamais: il s’informa s’il
y avait des prisons, et on lui dit que non.»

Proudhon, dans les temps modernes, précise cet idéal, l’arrache au pays
des rêves, le fixe dans celui des idées positives.

Ouvrez l’_Encyclopédie générale_ de M. Ranc au mot _Anarchie_.

M. Ranc rappelle d’abord la théorie formulée ainsi par Condorcet:

«Le premier terme de la série gouvernementale étant l’absolutisme, le
terme final, fatidique, est l’anarchie.»

Et cette autre de Proudhon:

«L’anarchie, telle est la forme dont nous approchons tous les jours, et
qu’une habitude invétérée d’esprit nous fait regarder comme le comble du
désordre et l’expression du chaos.»

M. Ranc approuve ces deux propositions et affirme à son tour que:

«Le but de la Révolution, c’est la suppression même de l’autorité,
c’est-à-dire du gouvernement.»

Et il donne, à son tour, cette définition de l’anarchie:

«L’élimination de l’autorité dans ses trois aspects politique, social,
religieux; la dissolution du gouvernement dans l’organisme naturel.»

Et il ajoute ces lignes que je livre à vos méditations:

«Pour les oisifs, pour les exploiteurs, pour les privilégiés, pour les
jouisseurs, toute idée de justice est une idée de désordre, toute
tentative contre les privilèges est une manifestation anarchique. La
pensée seule de se soustraire à l’exploitation est une pensée coupable.
Les oisifs, les privilégiés, veulent jouir en paix.»

Et il conclut:

«Liberté et ordre sont deux termes corrélatifs qui se résolvent dans un
troisième terme plus général, celui d’anarchie, tel que l’a défini
Proudhon, c’est-à-dire dans l’élimination radicale du principe
d’autorité.»

Voilà la théorie.

--C’est une maladie morale!--s’écrie M. l’avocat général.

Ah! quand une idée nouvelle surgit dans le monde, ne vous hâtez pas de
crier: c’est une maladie morale!

Il en est trop souvent des prétendues _maladies morales_ comme des
sciences dites _occultes_!

Qu’est-ce que la science occulte? C’est la science inconnue. Dès que la
science inconnue devient la science connue, elle cesse d’être occulte
pour devenir officielle.

Jadis, notre chimie s’appelait l’_Alchimie_, et l’on brûlait les
alchimistes. Aujourd’hui l’_Alchimie_ est devenue notre chimie, et l’on
décore les chimistes.

Il en est de la sociologie comme de toutes les sciences.

Toute idée qui n’est pas consacrée, vulgarisée, tombée dans le bagage de
nos opinions courantes, qui choque nos habitudes et notre éducation,
nous semble un monstre. Nous la traitons facilement de maladie morale,
et nous avons vite fait de répondre à qui nous l’expose: «Vous êtes un
détraqué!»

Si l’on avait dit à un vieux sénateur romain: «L’esclavage est une
honte, il faut abolir l’esclavage!», le vieux sénateur romain aurait
riposté:

«Détruire l’esclavage? Vous n’êtes qu’un anarchiste! L’esclavage! mais
c’est la base de la société! C’est la base de toute société! Point de
société sans esclavage!...» Et, la main sur le digeste, le vieux
sénateur aurait défendu l’esclavage, absolument comme aujourd’hui, la
main sur ses codes, M. l’avocat général défend le capital.

Pas une des institutions aujourd’hui défendues par M. l’avocat général
qui n’ait été jadis flétrie comme une maladie morale.

Si l’on avait prédit à un ancien la société du moyen âge, il aurait
répondu: «Vous êtes un malade!»

Si l’on avait prédit à un féodal la société moderne, il aurait répondu:
«Vous êtes un malade!»

Saint Grégoire de Nysse, l’immortel penseur du IVe siècle--Grégoire de
Nysse fut canonisé, et il a été cité par la _Révolte_: à ce double
titre, il ne doit guère être sympathique à M. l’avocat général;
n’importe, je lui emprunte quelques mots--Saint Grégoire de Nysse a
écrit ces lignes: «_Celui qui nommerait vol ou parricide l’inique
invention de l’intérêt ne serait pas très éloigné de la vérité.
Qu’importe, en effet, que vous vous rendiez maître du bien d’autrui en
escaladant les murs ou en tuant les passants, ou que vous acquériez ce
qui ne vous appartient pas par l’effet impitoyable du prêt?..._»

Si l’on avait fait à Saint Grégoire la prophétie suivante:

«Un jour viendra où ce que tu traites de vol et d’assassinat deviendra
la loi du monde, et où un avocat général traduira en cour d’assises les
écrivains qui partagent ton avis. La société tout entière sera fondée
sur l’usure. On bâtira un temple qu’on appellera la =Bourse=. Ce temple
remplacera tes cathédrales, comme les cathédrales ont remplacé le temple
de Vénus ou de Jupiter. Les desservants de ce temple nouveau se
nommeront Lévy, Arton, Reinach, Hugo Oberndœrffer. Ils escroqueront tout
l’or qui leur assurera la toute-puissance. Ils achèteront tout ce qui
est achetable, et même quelques-unes des choses qui ne le sont pas. Et
de vaines révoltes contre leur effroyable empire ne serviront qu’à
rendre plus manifeste sa terrifiante solidité!...»

Si l’on avait prophétisé cela à Saint Grégoire, Saint Grégoire qui, lui,
croyait en Dieu, eût joint les mains et se fût écrié: «Seigneur,
préservez-nous d’une pareille maladie morale!»

La maladie a fait son cours. De temps à autre, pour affirmer son méchant
virus, elle fait éclore des Panamas--ces accidents tertiaires d’un corps
social qui se décompose et s’effondre; et chaque jour grandit le chancre
qui, bientôt, nous pourrira tous! (Vive émotion).

Ah! ne vous pressez pas de dire: ceci est une maladie morale!

Ceci, bon ou mauvais, ceci, c’est la Pensée humaine.

Ne mettez pas la Pensée en prison.

Toujours elle s’échappe.

Ne cherchez pas à tuer la Pensée: elle ressuscite toujours!

Voyez! On l’a pendue à tous les gibets, on l’a clouée à tous les
piloris: elle a éclairé tous les gibets de ses rayons, elle a illuminé
tous les piloris du feu de ses auréoles!

On l’a décapitée, brûlée, torturée, crucifiée! Dans des enceintes très
semblables à la nôtre, des magistrats, vêtus des mêmes pourpres et
coiffés des mêmes bonnets que M. l’avocat général, l’ont écrasée sous
les mêmes foudres sociales, en des périodes meurtrières bercées par les
mêmes inflexions de voix, rythmées par les mêmes balancements de gestes,
car, au milieu des évolutions, des révolutions, des cataclysmes, quand
tout change et quand tout craque, l’immobile justice humaine, cette
éternelle victorieuse de la veille qui est toujours la vaincue du
lendemain, garde le même geste et la même physionomie!

Pour la Pensée, la Conciergerie est l’antichambre du Panthéon!

Et les magistrats ne peuvent plus sortir sans croiser la statue d’une de
leurs victimes!

On croyait étouffer la Pensée: la Pensée est rayonnante!

Chaque jour, au coin des carrefours, sur les places publiques, les
Étienne Dolet, couronnés d’immortelles, sourient aux clartés matinales
qui saluent le réveil de Paris!

Que la Pensée suive sa route, messieurs, ne l’arrêtez pas!

Qu’êtes-vous donc pour barrer son chemin? La Pensée! Elle est l’univers!
Vous, vous n’êtes que des atomes!

Dites-vous bien que, quoi qu’on lui fasse, qu’on l’outrage ou qu’on la
salue, la Pensée reste la Pensée--la Pensée qui raisonne et qui croit,
qui espère et qui rêve--un rêve peut-être dangereux, peut-être
irréalisable, mais enfin un rêve sacré par cela seul qu’il est le rêve!

Fils d’une société issue des révoltes du rêve, laissez rêver tout à sa
guise le cerveau de l’humanité!

Défendez-vous; ne persécutez pas!

Messieurs, c’est mon dernier cri, je vous l’envoie du fond de ma
poitrine, avec toutes les énergies de ma foi et de ma jeunesse: Jurés de
la fin de ce siècle, ne soyez pas persécuteurs!... (Applaudissements).




LE PROCÈS DES TRENTE

Cour d’assises de la Seine

Audiences des 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 Août 1894


  Ce fut le procès des hommes qu’on a nommés les _Intellectuels de
  l’anarchie doctrinale_, par antithèse avec les _Propagandistes par le
  fait_.

  Les événements générateurs de ce grand drame judiciaire ont trop ému
  l’opinion pour n’être pas restés gravés dans toutes les mémoires.

  On se rappelle en quelles terribles circonstances fut hâtivement votée
  et promulguée la fameuse loi du 19 décembre 1893 relative aux
  _associations de malfaiteurs_.

  En même temps qu’on votait la loi, on ouvrait une instruction confiée
  à M. le juge Meyer.

  Le 10 juillet 1894, un arrêt de la chambre des mises en accusation
  renvoya devant la cour d’assises de la Seine les trente accusés
  désormais célèbres sous ce seul nom: _Les Trente_, comme coupables de:

  S’être, depuis le 19 décembre 1893, à Paris, _affiliés à une
  association_ formée dans le but de préparer ou de commettre des crimes
  contre les personnes ou les propriétés, ou d’avoir _participé à une
  entente_ établie dans le même but.

  Parmi les Trente, cinq ne comparurent point. C’étaient: _Paul Reclus_
  (le neveu de l’illustre savant Élysée Reclus), _Cohen_ (le traducteur
  d’_Ames solitaires_, la pièce de Haupman), _Duprat_, _Martin_ et
  _Pouget_. Depuis, la cour, jugeant par _contumace_, c’est-à-dire sans
  l’assistance du jury, a, par arrêt du 31 octobre 1894, condamné chacun
  d’eux au maximum de la peine, soit _vingt ans de travaux forcés_.

  Les vingt-cinq accusés présents et déférés au verdict du jury étaient:
  _Jean Grave_, _Sébastien Faure_, _Chatel_, _Ledot_, _Matha_, _Agnéli_,
  _Bastard_, _Paul Bernard_, _Brunet_, _Billon_, _Soubrier_, _Daressy_,
  _Tramcourt_, _Chambon_, _Malmaret_, _Fénéon_, _Chéricotti_, _Ortis_,
  _Bertani_, _Liégeois_, _la veuve Milanaccio_, _la fille Cazal_, _la
  femme Chéricotti_, _la veuve Belloti_ et _Louis Belloti_.

  Outre le crime politique relevé contre eux, Ortiz et sa bande avaient
  à répondre de divers délits de droit commun, et, de ce chef, ils
  furent condamnés par le jury.

  Mais le verdict, négatif sur toutes les questions relatives à
  l’_association_ prétendue, acquitta les écrivains, les orateurs--les
  _Intellectuels_, pour reprendre le mot consacré.

  En tête de ces derniers comparaissait Jean Grave, le principal
  rédacteur du journal _La Révolte_, le moderne théoricien de
  l’anarchisme scientifique, dont, aux yeux de l’accusation, les livres
  et les écrits avaient organisé la _secte_ et créé l’_entente_
  poursuivie.

  A côté de Jean Grave s’asseyait Sébastien Faure, le brillant apôtre du
  nouveau système, l’infatigable orateur de réunions publiques, défendu
  par Me Desplas. (La plaidoirie de Me Desplas a paru in extenso dans le
  numéro de la _Libre Parole_ du 12 août 1894).

  Ensuite, les mieux désignés à l’attention publique comme à l’effort du
  réquisitoire étaient: _Chatel_, le directeur de la _Revue Libertaire_,
  l’esthète audacieux; _Fénéon_, employé au ministère de la guerre, le
  _critique aigu_, comme l’a appelé M. Stéphane Mallarmé.

  M. l’avocat général Bulot occupait le siège du ministère public.

  Voici le passage de l’acte d’accusation concernant Jean Grave:

  Parmi les organisateurs du parti figurent, au premier rang, Jean
  Grave, Sébastien Faure et Paul Reclus.

  C’est Jean Grave qui, le premier, dans une brochure parue en 1883, a
  exposé le plan de la doctrine anarchiste:--«La propagande ouverte, y
  lit-on, doit servir de plastron à la propagande par les actes, secrète
  celle-là; elle doit lui fournir les moyens d’action qui sont les
  hommes, l’argent et les relations... et mettre en lumière les actes
  accomplis.»

  Plus tard, directeur du journal _La Révolte_, il a exalté les crimes
  des anarchistes, faisant l’éloge des voleurs Schouppe, Pini et Duval,
  et ouvrant une souscription qui, centralisée par Paul Reclus, n’avait
  qu’un objet: alimenter l’anarchie.--En 1894, il a fait paraître une
  seconde brochure intitulée: _La Société mourante et l’Anarchie_.--Il y
  fait appel aux pires violences pour fonder l’ordre de choses
  anarchique.--Dans le journal _La Révolte_, après le 19 décembre 1893,
  il continuait à fournir aux affiliés les moyens de correspondre entre
  eux par la voie de son journal, provoquant en leur faveur des
  souscriptions, et ne négligeant aucun moyen de maintenir une entente
  constante entre eux et lui.

  C’est à l’audience du 9 août 1894 que Me de Saint-Auban a prononcé
  pour Jean Grave la plaidoirie ci-après reproduite.


Messieurs les Jurés,

Dispensez-moi de tout exorde: J’ai hâte de m’expliquer!

Je ne vous apporte ni opinions personnelles, ni phrases convenues, ni
discussions de théorie, de doctrine, de politique. Dieu me garde de
m’exposer au reproche d’avoir, à l’occasion du second procès de Jean
Grave, tenté de faire un pot-pourri économique et social!
D’ailleurs--c’est une réflexion critique--en matière de pot-pourri, je
n’imiterais jamais la souplesse de M. l’avocat général. (Sourires).

Hier, requérant contre Jean Grave, M. l’avocat général a tenté un effort
suprême pour corriger les impuissances de l’instruction et des débats:

De l’instruction, qui, non seulement n’a pas fait contre Jean Grave une
preuve impossible, mais n’a pu rapporter une lettre, un témoignage ou un
indice, si faible et fragile fût-il!

Des débats, où la personnalité de Jean Grave s’est tellement évanouie
que, après ces deux audiences, vous eussiez oublié jusqu’à son nom, si,
plaidant un procès intenté en 1894, au nom d’une loi promulguée en 1893,
M. l’avocat général n’avait pas eu la chance de découvrir une brochure
de 1883--une brochure bien vieille, Messieurs les Jurés, trente ou
quarante fois prescrite! Mais il en est, paraît-il, des brochures
anarchistes comme du vin: elles se bonifient en vieillissant (Hilarité).

Que vous avez été heureux, Monsieur l’Avocat général, de la trouver,
cette brochure! Que vous l’avez bien lue! Vous l’avez distillée!...

Vous êtes un merveilleux impressionniste! Vous avez eu tort de railler
les tendances esthétiques de l’accusé Chatel: vous parlez une autre
langue, vous visez un autre but, mais vraiment vous partagez son goût
pour l’impressionnisme! Pour employer son mot qui est devenu le vôtre,
vous _n’embrouillardez_ pas vos réquisitoires. Oh! non, ils demeurent
très clairs! Mais vous avez _embrouillardé_ ce procès!... (Hilarité
générale).

Non seulement vous avez remplacé les démonstrations par la lecture de la
fameuse brochure--ce qui risquait d’égarer le jury, mais vous avez, pour
le troubler, évoqué de sanglants fantômes: Ravachol, Vaillant, Émile
Henry, Caserio! Et, comme s’ils ne vous suffisaient pas, ces spectres
décapités, vous êtes allé en Espagne chercher un spectre fusillé: vous
avez traîné ici l’ombre funèbre de Pallas!

Et, pour compléter la mise en scène, vous faites comparaître Jean Grave,
le penseur,--un penseur critiquable peut-être, mais n’importe, un
penseur, messieurs!--dans un incroyable décor, un décor des _Brigands_
d’Offenbach, à côté d’un voleur, Ortiz!...

Décor bizarre!

Une escopette! Deux longues canardières qui ont dû être maniées par Fra
Diavolo! Détail plein de couleur locale!... N’y a-t-il pas quelques
Italiennes dans le fond du paysage?... (Hilarité).

Une belle couverture en soie bleue! De l’argenterie, des bibelots, de la
vaisselle à foison! Une bicyclette! sans que je puisse deviner quelle
peut bien être sa signification symbolique au procès!... (Rires). Pour
saupoudrer le tout, quelques petits explosifs afin de permettre à la
chimique éloquence de M. l’expert Girard de détonner officiellement en
cour d’assises, et un peu de fulmi-coton--ce qui était très dangereux,
Monsieur l’Avocat général, car la chaleur de votre éloquence aurait pu
la faire éclater! (Hilarité).

Vraiment, si un de ces Anglais qui, l’été, viennent se rafraîchir à
Paris, entrait aujourd’hui au Palais, il dirait à sa femme: «Tiens, on
juge une troupe de cambrioleurs, et--montrant Jean Grave--voilà sans
doute leur chef!... (Hilarité).

M. l’avocat général n’a rien négligé pour impressionner le jury; il a
exhibé, au bon moment, un instrument extraordinaire: celui dont,
paraît-il, usent les voleurs anarchistes pour fracturer les portes des
bourgeois. Les voleurs non anarchistes n’emploient pas de pareils
instruments: M. l’avocat général l’affirme!... Aujourd’hui, M. l’avocat
général, qui défend la société, n’en veut qu’aux voleurs anarchistes!
Quant aux voleurs non anarchistes, la société n’a rien à en craindre:
ils font partie de la société!... (Hilarité générale).

Revenons un peu à Jean Grave. De lui, de son caractère, je parlerai
brièvement.

Pas une de mes phrases qui n’aille droit au but. S’il est vrai qu’une
défense doive s’inspirer de l’accusé et tâcher d’en refléter la
physionomie intime pour la révéler aux juges, la mienne aura pour
marques la franchise et la netteté. Jean Grave n’est pas l’orateur
brillant; Jean Grave est le chercheur austère; tout ce qui brillerait
sans prouver le dépeindrait mal. La procédure le qualifie d’_homme de
lettres d’un réel mérite_; je remercie la procédure; mais le vrai mot
qui lui convienne est celui de _laborieux_. Ses livres, que défend une
aridité doctrinale, ne sollicitent guère la passion facile des masses;
ils ne parlent qu’aux intellectuels; et, seuls, les intellectuels ont le
courage de les lire et la force de les approfondir.

Un autre mot convient à Jean Grave: c’est un honnête homme. S’il y a des
péchés dans sa vie, tous ses péchés sont des écrits. Si c’est un
récidiviste, c’est un récidiviste de la pensée humaine. Qu’ils sont
rares les penseurs dont la pensée reste inflexible et ne connaît pas la
tristesse des lâches variations! Rassurez-vous, Jean Grave! Quelles que
soient vos théories, comme elles sont franches, sincères, rien n’atteint
votre dignité! Rassurez-vous: il n’y a pas ici que le cri du
réquisitoire! Vos amis se souviennent de vous! et les loyales mains qui
se mirent dans la vôtre continueront de la presser!

La couleur du philosophe déteint-elle sur l’homme privé?

On peut rêver une société autre que celle où l’on vit, on peut espérer
un _avenir_, comme disait La Bruyère, et n’être pas un malfaiteur!

Proudhon, qu’un journal qui n’est guère suspect d’anarchie, le journal
_Le Temps_, qualifiait tout récemment de «_penseur immortel_»; Proudhon,
le maître et le promoteur de ce que M. le ministre Dupuy appelait,
l’autre jour, à la tribune «_l’anarchisme scientifique et
philosophique_»; Proudhon qui, de l’anarchisme, a dégagé les principes
et précisé les théories: Proudhon a formulé ce jugement terrible, qui en
dit plus que toute la _Révolte_: «_La propriété, c’est le vol!_»

Si pourtant vous aviez perdu votre porte-monnaie, et que Proudhon l’eût
trouvé sur sa route, il eût recherché votre adresse pour vous le
rapporter. M. Guesde, le collectiviste, partisan du retour à la masse,
et du retour violent des biens des particuliers, n’en ferait ni plus ni
moins que Proudhon, l’anarchiste; et Jean Grave, le communiste,
imiterait M. Guesde, le collectiviste parlementaire.

Au surplus, pourquoi s’attarder? La probité de Jean Grave--ce
malfaiteur!--est incontestable. Tout son passé l’atteste. Dans le
premier procès, M. le président l’a dit, et vous-même, Monsieur l’Avocat
général, l’avez reconnu; il n’y a pas jusqu’au rapport de police qui
n’ait dû joindre à ces attestations si hautes son pâle certificat. Il
confesse que Jean Grave _n’a jamais été l’objet d’aucune remarque
défavorable_. Et pourtant, dans un tel procès, lorsqu’il s’agit de Jean
Grave, Dieu sait si l’on a dû se tournebouler l’entendement afin d’en
trouver, des _remarques défavorables_! Pour obtenir cet hommage
incolore, il faut avoir été un homme toujours rudement vertueux!...

J’aurais pu citer vingt témoins qui seraient venus proclamer la haute
honorabilité de l’homme.

Vous avez entendu la franche et noble parole de M. Frantz Jourdain?

Voici une lettre curieuse de M. le docteur Manouvrier, l’éminent
anthropologiste, le très distingué professeur de l’École de médecine.
Elle va vous révéler le cerveau de Jean Grave. N’est-ce pas son cerveau,
sa pensée qu’on accuse? C’est son cerveau que je défends.

  Voici ce que je puis dire en faveur de M. Grave:

  Je l’ai connu en 1891, à l’occasion d’un article de la _Révolte_ où
  j’étais pris à partie un peu vertement au sujet du droit de punir que
  j’avais affirmé dans mon cours comme résultant de la nécessité de
  punir. Je sus, par l’intermédiaire de M. _Élie_ Reclus, que l’auteur
  de cet article était M. Jean Grave, alors détenu à Sainte-Pélagie.

  Celui-ci m’écrivit une lettre forte courtoise et me proposa d’aller le
  voir à la prison.

  Je m’y rendis et n’eus pas de peine à être convaincu, dès l’abord, de
  sa parfaite bonne foi. Notre discussion ayant été interrompue par
  d’autres visiteurs, je retournai une fois ou deux à Sainte-Pélagie
  pour la continuer.

  Depuis cette époque, M. Grave m’a fait l’honneur d’assister très
  assidûment à mon cours et de s’y intéresser, m’adressant de temps en
  temps, soit verbalement à l’issue des leçons, soit par écrit, des
  objections auxquelles je répondais. J’ai pu constater ainsi, bien que
  je n’aie pas réussi à le persuader, sa profonde conviction, sa
  sincérité parfaite, son aptitude à écouter et à saisir les
  démonstrations les plus ardues, sa présence d’esprit et sa courtoisie
  irréprochable dans son argumentation, enfin le respect de l’opinion
  d’autrui remarquablement accentué. Il n’a évidemment reçu qu’une
  instruction primaire, cependant, et il a dû faire de grands efforts
  pour l’accroître, ce qui est la preuve d’une élévation et d’une
  énergie de caractère peu communes.

  Le fait d’avoir fréquenté assidûment un cours exclusivement
  scientifique, aussi ardu et aussi hostile à la politique violente que
  le mien, me semble indiquer toute autre chose que l’irréflexion et la
  violence. C’est pourquoi j’ai conçu pour le caractère de M. Grave une
  réelle sympathie, malgré ma persuasion à l’égard de la fausseté de sa
  doctrine. Il m’a toujours semblé, et il me semble encore, qu’un homme
  comme Jean Grave n’est pas capable de prêcher l’emploi de moyens tels
  que la dynamite et le couteau pour répandre et faire triompher des
  idées.

  Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de ma considération la plus
  distinguée.

--Je n’en dis pas davantage, et j’aborde le fond du débat.

Ce procès, si on élague toutes les considérations étrangères dont on
voudrait l’encombrer et qui le défigurent, est un pur procès
d’association.

Il ne s’agit aujourd’hui, du moins il ne devrait s’agir, ni des idées,
ni des tendances, ni des théories de Jean Grave. Tout cela n’a rien à
voir ici.

M. Dupuy, je l’ai dit, définissant la portée des lois nouvelles, a
déclaré «qu’elles ne visent pas l’anarchisme scientifique et
philosophique, mais bien les faits criminels et l’incitation à ces
faits».

Retenez cela, Messieurs les Jurés. Il faudra vous demander si,
abstraction faite de ses idées et des écrits qui les expriment, Jean
Grave a commis un «acte», et cet acte, par définition et par hypothèse,
ne peut être que la fondation d’une société de malfaiteurs, ou
l’affiliation à cette société.

Je dis: _abstraction faite de ses idées et des écrits qui les
expriment_. Car les questions qu’on vous pose ne vous chargent pas
d’examiner la moralité ou le danger de ces écrits.

Ces écrits ne relèvent ni de votre examen ni de votre juridiction.

Ceux qui semblaient coupables ont été punis par des condamnations
précédentes.

Les autres sont:

Ou la brochure de 1883 publiée sous le pseudonyme _Jehan le Vagre_;

Ou les articles parus dans le _Révolté_ jusqu’en 1887;

Ou les articles parus dans la _Révolte_ jusqu’en 1893.

Si, volontairement, on ne les a pas poursuivis, c’est qu’apparemment ils
ne tombaient pas sous le coup des lois existantes; et, si on a oublié de
les poursuivre, ils sont je ne sais combien de fois couverts par la
prescription.

Quant aux écrits futurs, vous n’avez à vous en préoccuper ni au point de
vue juridique ni au point de vue moral.

Ni au point de vue juridique: car le délit n’est pas commis encore.

Ni au point de vue moral: car, si le délit est commis, n’ayez crainte,
Messieurs les Jurés, on vient de nous fabriquer une bonne petite loi qui
atteint beaucoup d’autres écrits que ceux de Jean Grave et forcera
beaucoup d’autres penseurs à retourner, comme le sage, sept fois, sinon
la langue dans la bouche, du moins la plume dans l’écritoire, avant de
se hasarder à lâcher un bout de chronique!

Le bon sens et la loi concentrent donc vos attentions sur un point
unique:

Jean Grave s’est-il, par un fait matériel, extérieur, affilié à une
société quelconque?

Quand je dis _quelconque_, je me trompe, quoique, aujourd’hui, en
matière de preuve, l’adjectif soit fort à la mode.

La loi dont on vous demande l’application veut «une société formée dans
le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou
les propriétés». (Art. 1er).

Ces crimes, j’imagine, ne pouvant être des écrits, sont des attentats
matériels: explosions, vols, assassinats.

Le mot _attentat_ se trouve, d’ailleurs, en toutes lettres, dans le
rapport de M. Bérenger, et l’honorable sénateur, visant des malheurs
trop connus, précise et parle «d’attentats qui répandent la destruction
et la mort sur un grand nombre de victimes».

La question qui se pose est donc la suivante:

Vous a-t-on prouvé que Jean Grave s’est affilié à une _association_ dont
le but était de commettre des crimes?

Vous a-t-on prouvé qu’il s’est _associé_, tout au moins _entendu_, avec
les hommes assis à ses côtés?

Jean Grave s’est-il, dans ce but, affilié à Sébastien Faure, à Fénéon, à
Chatel, à tous les autres?

Montrez-moi le concert criminel établi entre lui et ces hommes!

Montrez-moi, du moins, les relations, orales, écrites, pécuniaires,
qu’il a entretenues avec eux!

En lisant la procédure, j’ai été stupéfait.

Je m’attendais à trouver, non une preuve--je savais qu’elle n’existait
pas--mais tout au moins une présomption, un indice, un témoignage, cette
_chose quelconque_ dont on semble désormais disposé à se contenter.

Qu’ai-je vu?

Le magistrat instructeur commence par lire à Jean Grave un écrit
incendiaire: vous croyez que c’est la _Révolte_ et que c’est signé de
Jean Grave?

Du tout. C’est un recueil qui s’intitule: _Recueil international_!

Et Jean Grave de répondre:

«Je n’accepte pas les théories de l’_International_. J’ai toujours
refusé d’entrer en relation avec les rédacteurs de ce journal, parce que
je le considérais comme un journal subventionné par la police.»

Et il ajoute ces mots que je vous signale parce qu’ils sont la meilleure
formule de l’état d’esprit de Jean Grave et le résumé le plus net de ses
théories:

«Je ne suis pas partisan de la violence pour la violence. Mais la
violence découlera nécessairement de la situation.»

Ce qui est une opinion, vraie ou fausse, mais partagée à l’heure
actuelle par beaucoup de bons esprits!

C’était l’opinion de Béranger, quand il prédisait:

«Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions.»

Le dramatique génie de Victor Hugo--le voyant magnifique--a terriblement
précisé la prédiction de Béranger:

«Le siècle ne finira pas sans une grande révolution.»

C’est, à tort ou à raison, l’impression de Jean Grave. Et cette
impression ne tombe, j’imagine, sous le coup d’aucun texte de loi!

La réponse de Jean Grave était topique!

Alors, M. le juge d’instruction renferme l’_International_ et, bien
qu’il vienne d’affirmer à Jean Grave qu’il ne s’agit pas le moins du
monde de ses idées, il exhibe--devinez quoi?--_La Société mourante et
l’Anarchie_!... Et il relit de cet ouvrage, très aridement doctrinal,
les quelques extraits qui motivèrent le procès que vous savez!

De sorte qu’un esprit mal fait pourrait croire qu’à l’heure actuelle,
c’est encore _La Société mourante et l’Anarchie_ qu’on traduit à cette
barre, et que, les circonstances atténuantes accordées par vos
prédécesseurs, n’ayant permis d’infliger à Jean Grave que deux ans de
prison, on vient vous demander de compléter leur besogne en accordant au
Parquet un petit supplément de vingt ans de travaux forcés!...
(Mouvement prolongé).

Ce que je voudrais, pour avoir un terrain de discussion, c’est une
lettre de Jean Grave écrite à ses coaccusés, qui le mette en rapports
criminels avec eux, qui me le montre préparant des vols ou des
assassinats.

Car, enfin, si Jean Grave est tout seul, il n’a pu s’associer! Pour
s’associer, c’est comme pour se marier, il faut être au moins deux! Les
malfaiteurs eux-mêmes ne sauraient échapper à l’empire de cette
nécessité.

Jean Grave a-t-il avec les Trente ou du moins quelques-uns d’entre eux,
avec Sébastien Faure, avec Chatel, avec Brunet,--je parle de ceux qu’il
a vus une fois ou deux, car il ne connaît pas les autres,--a-t-il formé,
je ne dis pas une association, mais un de ces «groupes d’études», un de
ces groupes éphémères qui sont l’unique ressource de M. l’avocat
général?

Montrez-moi, je vous prie, Jean Grave se réunissant avec Sébastien
Faure, avec Brunet, avec Chatel, où vous voudrez, dans la rue, sur la
place publique, pour étudier quoi que ce soit.

Montrez-les-moi se concertant, précisant le but à atteindre!

Je crois que leur groupe eût manqué de cohésion, et qu’une étude
préalable ne leur eût pas fait de mal.

Sébastien Faure vous a dit:

«J’ai bien à peu près les idées de Jean Grave; mais je ne suis pas du
tout de son avis sur la question du vol!»

Ce qui a son intérêt, quand il s’agit d’une entente en vue de voler les
bourgeois!

On passe à Chatel, et Chatel de dire:

«C’est vrai, je suis bien anarchiste, mais pas du tout à la manière de
Sébastien Faure et de Grave!»

Chatel se rassied et Brunet se lève:

«Je suis anarchiste, dit-il; mais entre mon anarchisme et celui de Jean
Grave, de Chatel ou de Faure, il y a autant de ressemblance qu’entre le
jour et la nuit!»

Et il vous explique qu’il n’est pas intransigeant, qu’il s’accommoderait
à la rigueur de quelques-unes de nos institutions présentes et qu’à ses
yeux l’idée des syndicats pourrait servir de base à la société future.

Eh bien! en fait d’anarchismes, en voilà, me semble-t-il, quatre qui
voudraient se battre plutôt que s’associer; et, si jamais ils forment un
groupe d’études, avant de se concerter pour agir, ils feront bien de se
concerter pour s’entendre!

L’anarchisme de Grave, c’est l’anarchisme doctrinaire; l’anarchisme de
Faure, c’est l’anarchisme brillant; l’anarchisme de Chatel, c’est
l’anarchisme esthétique; l’anarchisme de Brunet, c’est l’anarchisme
opportuniste!...

BRUNET, interrompant.--Je vous remercie beaucoup! (Hilarité générale).

Me DE SAINT-AUBAN.--Brunet, sur les mânes de Proudhon, votre maître à
tous, je vous jure que je n’ai pas eu le moins du monde l’intention de
vous blesser, et je retire de grand cœur l’épithète, en effet,
injurieuse, qui est étourdiment tombée de ma bouche... (Rires et
bravos).

Le fait de vouloir que ces quatre anarchismes, qui n’ont qu’un point
commun, celui _de ne pas s’entendre_, aient néanmoins conclu une
_entente_ dans le seul but appréciable d’inaugurer la loi nouvelle et
d’attraper vingt ans de travaux forcés, n’est-ce pas là le signe d’un
cinquième anarchisme, qui n’est pas le moins périlleux? Je l’appellerai,
s’il vous plaît: l’anarchisme judiciaire... (Mouvement).

Voyons! Vous dites que Jean Grave s’affilie: donnez-lui des affiliés!

Vous avez eu tout le temps de réunir vos pièces! Vous avez grandi
jusqu’à son apogée l’art policier de la perquisition! Vous avez arrêté
des centaines d’anarchistes! Vous les avez emprisonnés, mis au secret!
Vous n’avez rien négligé pour les faire parler! Si vous les avez
relâchés, c’est qu’ils n’étaient pas coupables. S’ils n’étaient pas
coupables, c’est qu’ils n’étaient pas associés? S’ils n’étaient pas
associés, comment Jean Grave a-t-il pu s’affilier à leur association?

Et pourtant, cette foule anonyme, invisible comme une fiction, qui
échappe au banc des assises et ne fournit à votre parole que l’image
imprécise d’un péril indéterminé, vous vous tournez vers le jury et vous
dites:

«Voilà l’association organisée par Jean Grave! Ces êtres, que je ne
connais pas, que je ne puis vous livrer, parce que je les ignore, ou
que, les ayant arrêtés, j’ai dû les relâcher faute de preuves, ces êtres
fictifs ou absents, ces innocents ou ces fantômes, voilà les malfaiteurs
avec qui Jean Grave s’entend pour détruire la bourgeoisie!»

Étrange association où il n’y a point d’associés!

Affiliation bizarre qui consiste en un journal et où il n’y a d’affiliés
que les numéros de la _Révolte_!

Entente inouïe jusqu’alors, qui ne repose que sur des phrases, et où les
seuls complices sont des idées et des mots!

C’est ce que M. l’avocat général appelle:

«L’association par la voie du journal!»

Définition qu’il complète par cette autre non moins étonnante:

«Entente entre gens qui ne se connaissent pas, en vue de commettre des
faits qui ne se sont pas produits!» (Hilarité).

Voyons, discutons un peu:

La brochure de 1883, j’admets, si vous voulez, qu’elle trace l’esquisse
d’un plan, qu’elle invente ou réédite le projet de certains groupements,
qu’elle ait conçu, une minute, un projet d’entente où «la propagande
théorique aurait pu servir à masquer la propagande par le fait».

Soit; mais, si la brochure de 1883, dans ce procès, est quelque chose,
elle est, elle ne peut être qu’un plan! Et, pour l’application d’un
texte voté en 1893, qu’importe un plan conçu en 1883, si, en 1893, ce
plan n’est pas réalisé?

Or, je vous dis: le plan de 1883 a été abandonné par Grave lui-même dans
l’esprit duquel s’est accomplie une évidente évolution.

M. l’avocat général sourit!...

M. l’avocat général n’admet pas que les idées de Jean Grave aient pu se
modifier!... Cela pourtant n’est pas arrivé qu’à Jean Grave!...

Écoutez ce qu’écrivit jadis un monsieur, à l’heure qu’il est gros
bourgeois et nanti d’importantes fonctions dans la société moderne:

  Le _Père Duchêne_ voulait aujourd’hui, patriotes, à propos justement
  des boîtes à messes, vous raconter une petite histoire qui l’a
  b...grement fait rigoler.

  Un vieux patriote, des amis du _Père Duchêne_, est venu hier le
  trouver à son échoppe et lui a apporté une sacrée affiche.

  Où f.....! il est dit qu’on va vendre tout l’attirail de la boutique
  qui a nom chapelle Bréa!

  Là, du côté de l’avenue d’Italie!

  Le _Père Duchêne_ se rappelle du J...-f..... Bréa.

  --Et, nom de nom, ça serait trop long de raconter aujourd’hui cette
  histoire-là!

  Il suffira de vous dire, patriotes, que c’était en juin 1848.

  Quand les patriotes d’il y a vingt-deux ans se battaient, eux aussi, à
  l’ombre du drapeau rouge, pour le triomphe de la grande révolution
  sociale, ah! il y en a eu des tués, des bons b..... là, et des
  déportés qui ont été faire la récolte du poivre! Ah! f.....! il faudra
  qu’un jour le _Père Duchêne_ raconte tout au long cette histoire aux
  patriotes! Eh bien! Bréa est un de ceux qui fusillaient le peuple! Le
  peuple l’a pris et l’a fusillé, parce qu’il avait voulu le trahir,

  Et faire comme les J...-f..... qui lèvent la crosse en l’air et vous
  fusillent à bout portant.

  Les J...-f..... avaient fait élever une chapelle en son honneur!

  La commune fait vendre tout le mobilier de cette boîte, qui ne
  rappelle, comme toutes les boîtes à calotins, comme la sacrée Chapelle
  expiatoire, que les défaites du peuple et de la révolution.

  Le _Père Duchêne_ est bougrement content, car la commune fait là ce
  qu’on appelle d’une pierre deux coups.

  Elle consacre sa haine pour les J...-f..... qui, comme Bréa, fusillent
  les patriotes,

  Et f... encore une fois, dans la mélasse, une boîte à calotins!

L’auteur de ces apologies, au fond un tantinet anarchistes--n’est-ce
pas, Monsieur l’Avocat général?--mais dont le style, plutôt... salé, ne
rappelle guère la sobre langue doctrinale du journal _La Révolte_,
appartient aujourd’hui à la France officielle: il a porté des toasts à
la santé du Tsar; devant sa voiture ont cavalcadé les cuirassiers, cet
honneur, cette élite de nos phalanges militaires!... Admettez-vous qu’il
ait changé d’avis, lui, l’honorable M. Humbert, le président du premier
conseil municipal de France?... (Longue sensation dans l’audience).

Mais le plan de la brochure de 1883 a été réalisé--affirme M. l’avocat
général.

Eh bien! ici, prenant l’offensive, intervertissant les rôles, faisant ce
que vous devriez faire et ce que vous ne faites pas, assumant le fardeau
de la preuve, je viens vous démontrer directement, matériellement, par
ce journal _La Révolte_, le seul accusé d’aujourd’hui, que, quelles que
soient la perfidie ou l’élasticité du texte, Jean Grave n’a formé, ni
avec les gens qui l’entourent, ni avec cette foule anonyme dont je vous
parlais tout à l’heure, quoi que ce soit qui, de près ou de loin,
constitue ou une _association_ ou une _affiliation_ ou une _entente_, au
sens juridique et naturel du mot. Et, puisque, en définitive, ce sont
les écrits de Jean Grave qui, au fond, sont incriminés, moi, défenseur,
je m’efface et je laisse parler les écrits.

Je dis, d’abord, qu’il n’y a pas d’_association_.

Qu’est-ce qu’une association?

Le rapport de M. Bérenger, précisant la portée de la loi nouvelle, nous
la montre créant de nouveaux délits, frappant les associations, quelle
que soit leur durée; mais, pour les définitions légales, il s’en réfère
au droit commun.

Le rapport est formel à cet égard:

«Le projet n’a rien de contraire aux principes généraux de notre
droit»--y lit-on en ce qui touche la définition de l’association.

Et l’_entente_ n’est que l’ancienne résolution d’agir concertée entre
deux ou plusieurs personnes, de l’article 89 du code pénal.

Or, quel est le droit établi par le code pénal?

Écoutez M. Faustin Hélie, l’éminent criminaliste:

«Toute association suppose deux éléments: un but déterminé et un lien
qui unisse les associés. Le signe distinctif des associations est une
constitution organique.»

Et, commentant ces lignes si nettes dans leur concision, Jules Favre
disait dans le fameux procès des Treize--ô éternel recommencement des
palinodies humaines! Les _Treize_ d’aujourd’hui sont _Trente_, voilà
tout!...--Jules Favre disait:

«L’association suppose, non pas seulement un lien quelconque qui
rapproche les hommes, mais encore une convention qui la rend
obligatoire; des intérêts qui se confondent, qui vont à un but commun.
Si vous ne rencontrez aucun de ces caractères dans une réunion
quelconque, vous pouvez affirmer qu’il n’y a pas d’association.»

Je ne demande pas une constitution, une charte au sens propre du mot.
Mais je veux la preuve d’une organisation, tout au moins rudimentaire:
une sorte d’administration, comme disait Jules Favre; de hiérarchie,
faute de quoi, avec la meilleure ou la plus mauvaise volonté du monde,
il n’y a pas, il ne saurait y avoir d’organisation.

Je n’exige pas des statuts comme ceux que j’ai là sous les yeux.

Ce sont les statuts d’une association célèbre qui a joué un grand rôle
dans l’histoire de notre pays et du monde.

Cette association n’a pas, à ma connaissance, percé des foies de
présidents de république. Mais elle s’est offert le cou d’un certain
nombre de rois--notamment du roi Louis XVI, que Jean Grave appelle
quelque part «un brave homme peu fait pour la guillotine»--ce qui prouve
que le style de Jean Grave est moins meurtrier que les jugements
maçonniques.

Les ressentants de cette association ont même décidé cet acte de _haute
justice sociale_ (alors on parlait comme Ravachol) à Wiesbaden, dans un
convent célèbre. Où l’analogie devient d’une atroce ironie, c’est que le
convent, raconte un chroniqueur, se tint dans une cave!...

Depuis, l’association s’est logée dans des locaux moins humides. Elle a
commandé à son grand architecte, celui de la rue Cadet, de lui en bâtir
d’autres plus confortables. Elle a déserté les caves, et elle n’use plus
de ces endroits, frais mais tristes, que pour y conserver les bons vins
qu’elle boit de temps à autre à la santé de la démocratie attérée.

Cette association soulève des avis divers.

Les uns la considèrent comme la gardienne des lois--y compris,
j’imagine, l’article du code pénal qui défend de s’associer plus de
vingt.

D’autres sont plus sévères: dans une encyclique récente qui répète des
enseignements séculaires, le pape Léon XIII la traite de «secte
criminelle» et la qualifie: «une association de malfaiteurs organisée en
vue de détruire les principes essentiels sur lesquels reposent toutes
les sociétés civiles.»

--Ce qui prouve, entre parenthèses, Monsieur l’Avocat général, qu’on est
toujours l’anarchiste de quelqu’un!... (Hilarité générale).

Et notez que, si je me permets de citer le verdict d’un pape, c’est que
Léon XIII, qualifié à plusieurs reprises par le journal _Le Temps_
d’«homme de génie», et par le _Journal des Débats_ «du plus grand des
papes», n’a pas la réputation d’être l’ennemi implacable du régime dont
M. l’avocat général est l’officielle incarnation!

Mais je ne parle point de la Franc-Maçonnerie pour avoir le plaisir de
citer Léon XIII; j’en parle parce que la Franc-Maçonnerie m’apparaît
comme le type de ces associations de combat qui, à l’origine, ont un
pied dans le crime, avant de poser l’autre sur la marche qui monte au
pouvoir; de ces associations, dont le but est de renverser un ordre
social et de lui en substituer un autre dont elles se font les
impitoyables gardiennes dès qu’il est établi; j’en parle, parce que la
Franc-Maçonnerie se manifeste dans l’Histoire comme la plus fidèle image
de ce que la langue du droit appelle une _affiliation_.

En elle, je rencontre tous les signes d’un être collectif, cet ensemble
d’efforts, de moyens, d’actes coalisés pour le triomphe d’une doctrine
et d’un intérêt.

Je la trouve solidement hiérarchisée. Au sommet règne un Grand Maître.
Sous lui, commande toute une armée de gradés auxquels on doit le plus
profond respect, car ils sont tous plus _vénérables_ les uns que les
autres (longue hilarité). L’association se divise en groupes--les loges,
qui n’ont rien d’une salle d’études--puissamment reliés entre eux. Les
membres versent dans une caisse commune des cotisations annuelles qui
ont servi et servent encore à une certaine propagande.

Pour s’affilier à un groupe, c’est-à-dire à une loge, il faut des
paroles données, des promesses échangées--partant, l’abdication d’une
partie de l’individualité humaine au profit d’un pouvoir
collectif--toute une série d’initiations préparatoires qui, dans le
langage de la secte, s’appellent, si j’ai bonne mémoire: recevoir la
lumière du troisième appartement!

Eh bien! ces caractères, ou quelques-uns, ou l’un seulement de ces
caractères, se retrouvent-ils dans l’Anarchie? L’Anarchie est-elle, je
ne dis pas une Franc-Maçonnerie, mais l’ombre, le semblant d’une
Franc-Maçonnerie? La Franc-Maçonnerie peut-elle intenter à l’Anarchie un
procès de concurrence déloyale ou de contre-façon?

Vous savez bien que non, Monsieur l’Avocat général. Vous savez bien, par
le dossier lui-même, que les anarchistes sont, ou des penseurs, ou des
méditatifs, ou des théoriciens tout le jour courbés sur leur bureau, ou,
dans un tout autre monde, très loin des premiers, quoi qu’on en dise,
des aigris, des exaspérés, des enfiévrés qui n’ont que ce point commun
d’habiter, tout en haut de l’immeuble social, la tristesse d’une
mansarde et qui, en fait de lumière, n’ont jamais vu, malheureusement
pour eux, celle du troisième, mais bien celle du sixième ou du septième
appartement! (Hilarité générale).

Et--ironie des choses!--si l’Anarchie n’est pas une Franc-Maçonnerie, ce
qui--Jean Grave dira que je parle avec mes instincts d’autoritaire et
mes préjugés bourgeois,--ce qui l’aurait rendue beaucoup plus
redoutable, car une Franc-Maçonnerie, surtout dans les périodes de lutte
pour la conquête du pouvoir, est toujours redoutable quand on sait y
obéir et quand on sait au besoin y mourir, c’est précisément à cet homme
dont vous faites le pivot de votre association, c’est à cet écrivain que
vous voulez envoyer au bagne, à l’absolutisme de ses idées, à
l’intransigeance de ses doctrines, que vous le devez.

Il me faudrait une audience pour vous en lire toutes les preuves. C’est
la _Révolte_ entière qui devrait passer sous vos yeux. Les documents
abondent. J’ai marqué dix-sept numéros dont les articles sont la
démonstration évidente de ce que j’avance.

Ils ne sont pas faits pour les besoins de la cause; ils remontent à 1887
et s’échelonnent jusqu’à nos jours. On y prend sur le vif les idées de
Jean Grave. Je voudrais tout citer. Force m’est de me borner à quelques
extraits topiques.

Sous le titre: _Notre but_, le premier numéro de la première année
expose le programme théorique du journal:

  La société, telle que nous la comprenons, n’obéit point à des lois
  imposées, mais à des lois naturelles. Ainsi, comme partisans de
  l’action et de l’autonomie complètes de l’individu, nous cherchons à
  provoquer partout l’initiative consciente de l’homme.

«Autonomie complète de l’individu!» Aucun lien, par conséquent, qui
l’enchaîne à l’individu! C’est-à-dire tout le contraire de l’idée
d’association!

Est-ce à dire que dans la société anarchique--car Jean Grave, d’accord
avec Proudhon, démolit pour reconstruire et rêve une société--l’homme
doive fuir l’homme et errer dans les bois comme la bête fauve ou le
sauvage primitif?

Non: plusieurs fois, la _Révolte_ s’est expliquée à cet égard:

  Nous savons que l’homme n’est pas constitué pour vivre seul, qu’il a
  besoin du concours de tous ses semblables pour étendre son autonomie,
  qu’il lui faut solidariser ses forces avec d’autres pour combattre et
  triompher des obstacles que lui oppose la nature...

  Nous préparons cet âge du _Communisme anarchiste_ où chacun
  travaillera librement pour tous, et tous travailleront pour chacun, et
  où, débarrassés de tout l’affreux bagage de l’antique barbarie, nous
  cesserons enfin d’être une bande vile de bourreaux et d’esclaves.

  (Article-programme de la _Révolte_, premier numéro de la première
  année).

Comment naîtra et vivra cet âge béni du _Communisme anarchiste_? Quelle
sera sa constitution sociale? Quelles seront ses lois--car,
scientifiquement parlant, il y en a toujours, des lois, même lorsqu’on
proscrit le mot?

Les écrivains de l’anarchie doctrinale, sans nous donner encore une
formule bien limpide, s’appliquent à rêver cet avenir mystérieux, et, au
point de vue documentaire, au point de vue de l’étude impartiale et
courageuse de l’effort cérébral contemporain, je ne saurais trop
recommander à l’érudit et au penseur la sereine méditation de leurs
rêves étranges.

Lisez les curieuses _Lettres sur l’anarchie_ publiées par la _Révolte_
(7e année):

  L’anarchie ne veut pas condamner la société à la lutte perpétuelle, à
  l’antagonisme irrémédiable des activités. La raison dont elle procède
  est la formule de l’ordre universel; son application sociale édifiera
  certainement l’ordre social qui ne repose ni sur le mensonge
  abusivement imposé, ni sur l’erreur d’une sensibilité fugitive.

  Nous vérifierons cette possibilité et, au grand jour de l’évidence,
  nous essayerons la fondation de la société anarchiste, l’organisation
  rationnelle de ce désordre dont nous menacent les défenseurs
  intéressés du présent douloureux.

L’auteur a-t-il _vérifié au grand jour de l’évidence la possibilité_ de
fonder une société anarchiste, _d’organiser rationnellement le désordre_
qu’on entrevoit à l’horizon? Ce n’est ici et aujourd’hui ni le lieu ni
l’heure de le rechercher. Ce qui vous importe, messieurs, pour la
solution de l’affaire, ce n’est point la formule du soi-disant monde
futur, mais la méthode prêchée pour créer ce nouvel univers.

Or, le dogme essentiel se traduit en quelques mots:

Le seul lien entre les hommes doit être le «sentiment de la solidarité».
Le seul groupement légitime est «le groupement naturel des mêmes
tendances, des mêmes aspirations, des mêmes affinités».

  Il faut abandonner tout le vieux système de groupements autoritaires,
  de centralisation, de fédération avec conseil directeur.

  Il faut que le groupement se forme spontanément.

  Rien ne doit lier l’individu au groupe hormis la solidarité des mêmes
  aspirations. Il s’établit un mouvement libre de relations.

Vous le voyez, messieurs, on ne groupe pas les hommes. Aucune loi, aucun
chef pour maintenir les groupements. Seulement, les hommes ont dans leur
cœur l’instinct de la solidarité. Ils obéissent à la nature. Les
amitiés, les affections, les intérêts les réunissent: mais hors les
sentiments et leurs mouvements naturels, rien ni personne--c’est là
toute l’anarchie scientifique--n’a le droit de maintenir ces réunions,
qui ne peuvent devenir permanentes que par la permanence des instincts
qui les ont fondées.

C’est la pure doctrine de Proudhon, quand il écrit le mot célèbre:

  Le but final de l’évolution est l’anarchie, c’est-à-dire l’élimination
  radicale du principe d’autorité.

Et, comme Proudhon--ici, nous touchons le cœur du débat--comme Proudhon,
Jean Grave n’admet point qu’on emploie pour le combat d’autres principes
qu’après la victoire. La société anarchique doit s’élaborer comme elle
devra plus tard fonctionner, c’est-à-dire qu’entre les autonomies
individuelles, il ne peut, il ne doit y avoir d’autre lien que la
communauté des tendances et des aspirations.

Voilà ce que--de 1887 à 1893--Jean Grave répondra à tous ceux qui le
consulteront.

De telles conceptions, je vous le disais, messieurs, n’ont d’accès
qu’auprès des intellectuels. Les impulsifs n’y voient pas grand’chose.
Et rien n’est amusant comme la correspondance--cette correspondance de
conjurés!--qui s’établit entre la _Révolte_ et un grand nombre
d’anarchistes.

De toutes parts on écrit à Jean Grave: «Mais, si nous voulons la
victoire, _organisons-nous! associons-nous! entendons-nous!_» Ces trois
mots sont le fond des récriminations. Mais Jean Grave est un
intransigeant, c’est un doctrinaire, sa doctrine ne fléchit pas, et son
principe est un rempart qu’aucune considération pratique ne renverse. On
s’irrite contre lui, car on sent qu’il est un cerveau, on s’aigrit, on
le traite d’utopiste, de docteur, de _pion_--épithète que, d’ailleurs,
il partage avec un ministre--de jésuite,--ce qui prouve, Monsieur
l’Avocat général, que, si l’on est toujours l’anarchiste, on est
toujours aussi le jésuite de quelqu’un! (Hilarité).

Vains efforts! A tout, Grave oppose le _non possumus_ du doctrinaire, de
sorte que, non seulement _on ne s’organise pas_ en vue d’actes pratiques
auxquels le journal _La Révolte_ est toujours resté étranger, mais que,
même dans le domaine des idées pures, au lieu d’arriver à l’_entente_,
on aboutit, grammaticalement parlant, au _défaut d’entente_ le plus
absolu!

Prenez la collection de la 2e année:

Le 30 janvier 1889, les compagnons de Casteljaloux posent la question
suivante:

«L’action individuelle peut-elle suffire?»

Réponse: Oui! la _Révolte_ ne reconnaît qu’un principe: «l’initiative
personnelle», qu’elle qualifie «d’organisation spontanée».

  En _révolution_, comme en _organisation sociale_, il n’y a pour les
  anarchistes qu’une seule autorité, c’est celle de l’_initiative_. (2e
  année, nº 26).

  Nous sommes révolutionnaires, oui... Mais pour que cette révolution
  s’accomplisse, il ne suffira pas que les révolutionnaires soient assez
  nombreux pour passer des aspirations au fait. _Comme la société que
  nous rêvons d’établir ne doit pas s’imposer, mais être la résultante
  de la libre évolution de tous, il faudra que chaque révolutionnaire
  soit assez conscient de ce qu’il peut et de ce qu’il doit faire, soit
  dans la période de lutte, soit dans la période d’organisation, pour
  pouvoir se passer de mot d’ordre._ (4e année, nº 7).

Et cette idée revient incessamment dans la _Révolte_. Pourquoi un mot
d’ordre? Pourquoi une association? Pourquoi une Franc-Maçonnerie?

  Notre société ne doit pas s’imposer, mais être la résultante de la
  libre évolution de tous.

  Il faut que nos doctrines pénètrent les cerveaux, tous les cerveaux,
  de façon que l’universelle harmonie soit, non seulement le résultat,
  mais la cause de la finale évolution.

Une foute d’anarchistes, plus impulsifs ou plus pressés, n’entendent pas
de cette oreille, et dans le nº 11 de la 4e année, le défaut d’entente
devient la scission déclarée. Ce sont les camarades espagnols qui, eux,
veulent s’organiser et ont formé des «commissions de relations». Écoutez
la _Révolte_; l’article est de Jean Grave: il est bien documentaire:

  _Vous n’avez pas d’entente_, pas de réunions dans lesquelles on prenne
  des résolutions, nous reprochent encore les camarades. Pour vous,
  l’essentiel est que chacun fasse ce qui lui plaît.

  _Certainement_, camarades, et nous sommes certains que c’est la seule
  manière d’agir.

  Les camarades espagnols nous disent:

  Nous sommes organisés de telle sorte que nous entretenons nos
  relations; nous pourrions en avoir avec toute la terre, si les autres
  pays étaient organisés comme nous.

Quel dommage, Monsieur l’Avocat général, que vous ne soyez pas un avocat
général espagnol! (Rires). Votre besogne serait plus facile. Par malheur
pour vous, il n’en est pas de même en France; écoutez la suite, qui
édifiera le jury:

  Les anarchistes, certainement, ont passé par la phase que préconisent
  les camarades espagnols, sans s’y arrêter pourtant...

  Nos amis partent de ce principe que l’on peut grouper des éléments en
  vue de faire la révolution...

  Nous autres, au contraire, nous pensons que la révolution viendra en
  dehors de nous, avant que nous soyons assez nombreux pour la
  provoquer...

  Nous cherchons donc, avant tout, à préciser les idées, évitant toute
  concession qui pourrait voiler un coin de nos idées; ne voulant pas,
  sous aucun prétexte, accepter aucune alliance qui, à un moment donné,
  pourrait devenir une entrave.

  ... _Nous nous opposons aux fédérations qui veulent tout englober,
  tout faire, tout entreprendre._

  ... Encore une fois, laissons les idées se préciser, laissons les
  impatients jeter leur feu, et les théories, devenant plus réfléchies,
  seront plus conscientes et se coordonneront d’autant mieux qu’elles
  n’auront rien d’imposé, que l’on n’aura apporté aucune entrave à la
  libre évolution des esprits. (4e année, nº 26).

Quelle _entente_, Messieurs les Jurés!

Mais voici qui coupe court à toute équivoque. C’est un article intitulé:
L’ENTENTE. Nous allons voir ce que l’anarchie doctrinale en pense, de
l’ENTENTE qu’on l’accuse d’avoir établie entre les compagnons!

  _Une chose nous paraît certaine. C’est qu’entre anarchistes français
  il ne peut plus se constituer de ces organisations entre un petit
  nombre d’amis, voilées au grand nombre, qui voudraient donner une
  impulsion et une direction au parti. Si pareille entente se
  constituait aujourd’hui, elle n’aurait jamais l’importance qu’elle
  aurait eue autrefois et elle ne vivrait pas..._ Nous n’avons,
  d’ailleurs, qu’à nous en réjouir. De pareils groupements, qui ont
  rempli presque toute l’histoire de ce siècle, peuvent sans aucun doute
  donner, pour un certain temps, une vie au parti. Ils peuvent lui
  donner une force d’action, une importance et un certain lustre qu’il
  n’aurait pas acquis autrement. Mais, au bout de quelques années,
  _toutes ces ententes deviennent une gêne, un obstacle au développement
  ultérieur_. Elles ne permettent pas à l’individu d’atteindre toute la
  force de son développement. (4e année, nº 31).

Tout cela était écrit en 1891. Le temps passe et le ton de la _Révolte_
ne fait que se confirmer. Les numéros de 1892 répètent les mêmes
conseils:

Je lis dans le numéro 48:

  Il devient évident que nos amis persistent dans leurs idées
  d’organisation préalable avec une obstination déconcertante. Ils ne
  s’aperçoivent pas que le vide grandit autour d’eux et nous présentent
  un ultimatum: «Passez par ici, ou l’anarchie est perdue.» Gardez vos
  prédictions, camarades.

Est-ce net?

De tout ce qui précède dégageons les conclusions.

Il semble que les anarchistes se soient organisés en Espagne et qu’ils
aient tenté de se fédérer en Italie. Des Français ont voulu suivre leur
exemple. La brochure de 1883 a subi la poussée de cette tentative. Elle
n’en a pas été la cause, mais le reflet. Quelques-uns peut-être l’ont
essayé: ils n’y ont pas réussi. Et, si l’on veut à toute force faire au
journal _La Révolte_ l’honneur d’une grande influence, on peut dire que
la vigueur de sa polémique sans trêve fut la cause de leur échec. Ironie
des choses! Cette même _Révolte_ est aujourd’hui présentée au jury comme
ayant été le pivot de ce qu’elle a très probablement empêché
d’aboutir!... (Mouvement).

Ce qui ressort encore d’une lecture impartiale, c’est que _La Révolte_
n’a jamais prétendu s’imposer au parti anarchiste, qu’elle a écrit pour
son compte et le compte de ses amis, qu’elle a fait œuvre de journal et
rien qu’œuvre de journal.

Le langage de Grave prête-t-il à la moindre équivoque? Est-il le langage
d’un promoteur, d’un organisateur, d’un leader? N’est-il pas celui d’un
journaliste qui veut n’être que journaliste, parce que c’est là qu’il
trouve son devoir et sa mission? Grave a été un gérant; Grave a été un
rédacteur. En ce qui le concerne, je conçois des procès de presse: tout
autre procès est un illogisme, un non-sens ou un parti pris!

Voilà donc la _Révolte_ bien caractérisée: la _Révolte_ a été un
_journal_, et non une _conjuration_.

C’est à titre de journal que, comme tous les journaux du monde, elle
publiait, à sa quatrième page, ces fameuses «petites correspondances»
qui, au dire de M. l’avocat général, servaient de lien aux _conjurés_!

Vraiment, messieurs, il faut un procès d’anarchistes, où l’on peut tout
oser, pour se permettre de dire que les correspondants d’un journal sont
des _affiliés_ au sens de la loi pénale!

Voici un journal mondain. A la même rubrique «Petites correspondances»,
j’y relève ce qui suit:

_Gabrielle X... à Paul Y... Mari part demain; sois 3 h., avenue Acacias,
bois._

M. l’avocat général soutiendra-il que, d’après le texte nouveau, il y a
_entente_ entre le journal dont je parle, Gabrielle, Paul et le mari?
(Hilarité).

Voici un autre journal, un journal boulevardier qui, entre temps, y va
de son petit mot pour protéger la morale et la famille contre
l’anarchie. J’y relève ce qui suit:

_Jolie brune, 20 ans, professeur natation, Leçons tous les jours de midi
à cinq heures piscine particulière._

_Masseuse, premier ordre, services garantis._

_Jeune Anglaise, à Paris, désirerait apprendre anglais à Monsieur riche
et vieux._

Suivent les adresses que j’estime inutile de révéler à des pères de
famille, quelle que soit la confiance qu’ils m’inspirent. (Rires).

Eh bien! M. l’avocat général pense-t-il qu’il existe une _entente_, au
point de vue pénal, entre le journal, la masseuse, l’Anglaise et le
vieux Monsieur?... (Hilarité générale).

--Mais--insiste M. l’avocat général--les correspondants de la _Révolte_
étaient anarchistes!

Naturellement, Monsieur l’Avocat général, puisqu’anarchiste était le
journal! Un journal anarchiste a pour correspondants des anarchistes,
comme un journal du boulevard a des boulevardiers, comme un journal de
cocottes a des cocottes!...

Quant aux convocations de _groupes_, la _Révolte_ faisait ce que fait
l’_Intransigeant_, ce que font toutes les feuilles populaires--ni plus
ni moins.

Ainsi que l’observait Jean Grave: «La _Révolte_ ne convoquait pas les
groupes. Ils se convoquaient eux-mêmes, puisque la _Révolte_ se bornait
à rendre publiques les convocations.»

Je passe aux souscriptions--qui, d’après M. l’avocat général, auraient
alimenté la caisse du parti anarchiste.

Ah! Messieurs les Jurés, elles avaient bien de la peine à suffire aux
dépenses du journal!

La _Révolte_ était pauvre, très pauvre. Plus d’une fois, le numéro ne
put paraître, faute de fonds pour l’imprimer. Les abonnements étaient
rares; les souscriptions, tant bien que mal, corrigeaient leur
insuffisance.

Ici, je ne vous apporte plus des extraits! je vous apporte tous les
_avis_, toutes les _notes_, tous les articles concernant les
souscriptions. Vous y verrez que ces souscriptions, enregistrées sous la
rubrique: _Propagande générale_, n’ont jamais eu d’autre but que de
faire marcher le journal, qui les absorbait entièrement.

En voici, d’ailleurs, la preuve matérielle, d’après une pièce comptable.

Je la trouve dans le numéro du 6 juillet 1888. Je lis:

  AUX CAMARADES

  Avant toute chose, nous avons à remercier ceux qui ont répondu à notre
  appel, en nous envoyant des souscriptions, ou en promettant de verser
  régulièrement, tels que les groupes de Vierzon et Argenteuil, etc.
  C’est grâce aux amis de Buenos-Ayres que nous pouvons paraître sans
  encombre cette semaine.

  Puisque les camarades nous aident de leur concours pécuniaire, nous
  leur devons un compte rendu financier de la situation, qui leur
  permettra de juger où nous en sommes.

Il résulte de ce compte rendu financier qu’il a paru jusqu’alors
trente-neuf numéros de la _Révolte_; que l’impression du numéro coûte
263 francs, ce qui, pour les trente-neuf numéros, fait 10.257 francs.

Or, les recettes n’ont été que de 8.066 francs, parmi lesquels figurent
1.690 francs, montant intégral des fameuses souscriptions!

Donc, même en absorbant pour les frais du tirage l’intégralité des
souscriptions, restait un déficit de 2.191 francs!

Et voilà quelle était, d’après M. l’avocat général, la _caisse centrale_
du parti. Elle ne suffisait pas à s’alimenter elle-même, mais elle
alimentait l’anarchie!... (Mouvement prolongé).

Je concède pourtant qu’on a prélevé sur ces souscriptions de quoi
imprimer et distribuer deux brochures.

La première attaque le militarisme; elle est de nature à impressionner
vivement les conscrits. Il n’y a qu’un malheur, Monsieur l’Avocat
général: elle est du comte Tolstoï!... (Sensation).

Quant à l’autre, elle peut mettre la haine et la soif de vengeance au
cœur des miséreux, des êtres dont «l’esprit a la colique», comme dit
Montaigne, parce que leur estomac a faim. La poursuivrez-vous, Monsieur
l’Avocat général?... C’est le recueil des interviews du baron de
Rothschild par M. Jules Huret!... (Hilarité).

Ah! j’oubliais... Il y a eu d’autres souscriptions, des souscriptions
ouvertes au profit, non des condamnés, mais de leur famille, de leurs
petiots, de leurs _gôsses_, comme on nomme les bébés des misérables! Et,
ces souscriptions-là, vous les incriminez, Monsieur l’Avocat général?
Mais qu’avez-vous donc à la place du cœur? Si c’est un crime que
d’apaiser la faim, fût-ce la faim d’un anarchiste; si c’est un crime de
le secourir, je suis prêt à le commettre, ce crime, Monsieur l’Avocat
général! Allons! Poursuivez-moi! Je suis prêt à le mériter, et, certes,
ce ne sont pas vos menaces qui étoufferont ma pitié! (Vive sensation).

Que reste-t-il à ajouter? Vous êtes bien convaincus que la _Révolte_ ne
complotait avec personne, puisqu’elle prêchait l’isolement?

Vous êtes bien convaincus qu’elle ne s’_entendait_ avec personne,
puisque, même en théorie, elle n’a provoqué que des désaccords?

Soutiendrez-vous encore que Jean Grave _couvrait, par sa propagande
écrite, la propagande par le fait_?

Mais, qu’est-ce donc, la _propagande par le fait_?

Des vols! Des assassinats!

Si donc Grave a couvert par sa propagande la perpétration de ces crimes,
c’est qu’il n’en est pas l’ennemi.

Or, voici comment il en parle.

Ce qui suit est-il un encouragement à dynamiter les bourgeois?

  Quand les idées anarchistes ont commencé à se développer en France,
  elles ont subi un peu l’influence du mouvement terroriste russe.
  Justement, à ce moment, les nihilistes couronnaient par la mort du
  Tsar la guerre qu’ils menaient contre l’autocratie. Les idées
  anarchistes comportaient la propagande par le fait, l’enthousiasme qui
  s’empara de tous fut tel que, pendant longtemps, dans les groupes, on
  ne voulut plus entendre parler de théories. Il n’y avait que les
  timorés et les retardataires qui pussent s’occuper de ces fadaises.

  Le vent était à l’action. A tout prix il fallait passer à l’action.
  Bombes, dynamite, nitro-glycérine étaient les seules choses dignes
  d’occuper l’attention d’un anarchiste sérieux. Crier bien fort et
  lancer des pétards dans les jambes des bourgeois, voilà qui devait
  être de l’anarchie.

  Cette attitude, toute de bruit et de déclamation, n’a eu pour résultat
  que de nous faire passer pour des fous. (10-22 avril 1887).

Ce style n’est pas du goût des violents, des sanguinaires. Le groupe _La
Guerre Sociale_ s’en plaint avec amertume. Il raille ces «organes
doctrinaires», qui sont l’œuvre de quelques «docteurs» et «sont fermés à
ceux qui n’ont pas la même manière de voir». «Nous croyons--dit-il--que
l’argent _gaspillé_ jusqu’à ce jour aurait été plus _utilement_ dépensé,
pour la _propagande par le fait_.»

Grave répond dans la _Révolte_: «Nous différons complètement d’idées
avec la _Guerre Sociale_.» (Numéro du 3 février 1888).

Le 17 février 1888, Jean Grave écrit cet article:

  LUTTE ET THÉORIE

  La réponse des camarades de Toulon nous fournissant l’occasion de
  revenir sur cette question des organes de théorie et des organes de
  lutte et de nous expliquer sur notre manière d’envisager la
  propagande, nous allons le faire une bonne fois pour toutes.

  Ce reproche de _modérantisme_ a toujours été fait à la _Révolte_ par
  des camarades qui trouvent que l’on n’est révolutionnaire qu’à la
  condition de parler sans cesse de fusillades, d’incendies, de
  massacres et pendaisons de bourgeois. Nous, au contraire, nous
  cherchons à démontrer que les mots violents ne prouvent rien, que le
  révolutionnarisme des idées émises fait tout, et non la forme du
  langage là où il n’y a pas d’idées.

  Les camarades de Toulon écrivent: «Nous dirons aux travailleurs:
  Puisque ce n’est que par la force que l’on vous tient esclaves, tâchez
  d’être plus forts que vos maîtres. Nous prêcherons la lutte à main
  armée, lutte par tous les moyens, même par le feu..., etc. N’est-ce
  pas par les organes anarchistes soufflant le feu qu’on est arrivé à
  nier la légitimité de la propriété individuelle et à l’attaquer «comme
  voleur» au nom de la liberté anarchiste?»

  Tout cela, ce sont des phrases qui ne répondent pas à la vérité. Dites
  à la tribune, elles peuvent enflammer un auditoire qui se laisse
  entraîner plus par la véhémence des paroles que par le raisonnement;
  mais, quand on les discute, il n’en reste pas grand’chose.

  Les camarades de Toulon nous citent Marat, Cyvoct, Jacques Clément et
  Lucas. Sous prétexte de faire de l’érudition, il ne faudrait pas venir
  comparer des situations qui ne sont plus les mêmes. En 93, on était en
  pleine période insurrectionnelle. Les sections étaient sous les armes.
  Des appels à l’action n’avaient rien d’anormal. En période de
  propagande, ce n’est plus la même chose.

  Quant à Jacques Clément et à Lucas, deux visionnaires, des fanatiques
  qui ont frappé sous le coup d’une surexcitation cérébrale quelconque,
  ce n’est pas à des gens de leur espèce que les anarchistes entendent
  faire appel pour grossir leurs rangs. _Ce ne sont pas des cerveaux
  malades qu’il faut pour faire réussir la révolution sociale._

Vous avez remarqué, messieurs, le reproche de _modérantisme_ jeté à la
face de Jean Grave? Dieu! que c’est donc toujours la même chose,
l’Histoire!--Ne dirait-on pas de Marat insultant au génie de Danton! Et,
cependant, on veut envoyer Jean Grave au bagne, sous prétexte qu’il a
organisé la violence de ceux dont la violence le méconnaissait!...
(Mouvement prolongé).

Voici, enfin, qui est bien topique.

Le 21 mai 1892, la _Révolte_ reproduit un article du _Figaro_ qui, sans
doute, ne fait pas l’apologie de Ravachol, mais explique son acte par
des mobiles généreux:

  LES EXPLOSIONS

  Une chose frappante s’est produite à l’égard des dernières explosions.

  Les insultes ont plu sur les anarchistes, c’était inévitable. Mais
  tout le temps elles se mêlaient jusque dans la presse bourgeoise, à
  des signes de respect.

  A côté des Guesde et des Maxime du Camp qui en parlaient l’écume à la
  bouche et le venin sur les lèvres,--on voyait les Zola déclarer:

  «Osons le dire, ce sont aussi des bons, des généreux, d’une bonté
  impulsive--inconsciente, soit,--mais leur mobile est désintéressé: ils
  veulent détruire pour arriver plus vite à ce règne de justice qu’ils
  croient de demain.» (_Figaro_ du 8 avril).

Eh bien! au lieu d’abuser de ce mouvement d’opinion pour prêcher la
dynamite, voici ce qu’écrit la _Révolte_:

  Aux anarchistes de ne pas abuser de ce sentiment des masses.

  Érigé en système, le terrorisme cesserait d’être ce qu’il a été
  jusqu’à présent,--un acte de révolte de l’individu contre tout un
  régime qui l’obsède.

  Et il ferait oublier l’autre élément,--le grand, le seul qui fasse les
  révolutions,--les masses, les foules dans la rue.

Les masses dans la rue! La révolution sociale! Voilà ce que veut Jean
Grave! La dynamite au coin des rues?... Il est trop intellectuel!...

Voici une remarquable analyse de la situation du moment. L’article est
du 30 avril 1892;

  LE TERRORISME

  Les explosions de Paris ont été suivies de toute une série d’attentats
  à la dynamite, en France et ailleurs. C’est une prise d’armes, dirigée
  surtout contre ceux que la société bourgeoise entoure de son plus
  grand respect: les juges, «les magistrats», comme on aime dire dans ce
  monde.

  Tous ces attentats n’ont causé que des dégâts matériels et ils ont
  provoqué pour quelques jours une panique incroyable dans les classes
  aisées--panique passée aussi vite qu’elle est venue.

  Une autocratie, dans des cas pareils, perd entièrement la tête. Elle
  voit déjà dans son imagination un vaste complot, une formidable
  organisation occulte. Elle tremble pour son existence et s’empresse de
  prendre des mesures si disproportionnées au danger réel, si vexantes
  pour le grand nombre, qu’elle se fait bientôt abhorrer par ceux mêmes
  qui en étaient hier les supports fidèles.

  Plus habile que les autocrates, la bourgeoisie ne se laisse pas si
  facilement entraîner à l’épouvante par des faits isolés, tant que le
  peuple, les masses ne bougent pas. Aussi les deux bourgeoisies,
  française et anglaise, ont vite mesuré la profondeur du mouvement;
  elles ont vite compris qu’elles n’avaient devant eux que des individus
  isolés...

  Ce que l’histoire du moment nous demande, ce ne sont pas des hommes
  rêvant barricades, explosions et autres accessoires des révolutions,
  mais des hommes voulant, appelant de tout leur être la révolution
  sociale elle-même.

Voyons! de telles lignes ont provoqué Léauthier? (Vif mouvement).

Voilà pour les excitations aux _attentats contre les personnes_.

Voici, maintenant, pour les _attentats contre les propriétés--le vol_.

Oh! ici, la _Révolte_ est formelle:

  11 décembre 1891.

  Et, d’abord, débarrassons-nous de cette théorie enfantine que l’on
  nous a prêchée, qu’en pratiquant le vol on détruit les préjugés de
  propriété...

  Le vol, en effet, c’est la meilleure garantie des propriétés.

  La propriété est constituée, parce que si la propriété est le vol--_le
  vol c’est la propriété!_

  Tristes révolutionnaires ceux qui, pour battre en brèche la propriété,
  ne savent que la reconnaître; qui, pour arriver à l’expropriation,
  commencent par l’appropriation.


  18 décembre 1891.

  Passons maintenant au côté pratique de la question.

  Comme principe--avons-nous dit--le vol n’apporte rien de nouveau; il
  n’a absolument rien de révolutionnaire.

  Depuis les Pharaons d’Égypte, les maîtres ont volé leurs esclaves, et
  les esclaves--au lieu de se révolter--ont volé leurs maîtres. Le vol,
  c’est la contre-partie de la propriété, la soupape de sûreté de la
  propriété.

  On n’abolit pas la propriété en pratiquant le vol, qui est
  l’appropriation, et on ne démolit pas une société basée sur le
  mensonge et l’hypocrisie en érigeant le mensonge et l’hypocrisie en
  vertus révolutionnaires.


  25 décembre 1891.

  Si le vol ne vaut rien comme principe révolutionnaire, il vaut encore
  moins comme moyen d’action.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Mais, nous dira-t-on, on a bien condamné l’estampage (une sorte de
  filouterie qualifiée) entre compagnons?

  Entre compagnons? Mais où donc commence le compagnonnage, où commence
  le «bourgeois»?

  La blouse ne trace pas de limite, car on a bien parlé de voler ces
  affreux «bourgeois, les vendeurs de châtaignes grillées».

  «C’est pour les rendre révolutionnaires», a-t-on ajouté, tout comme
  Torquemada, le jésuite, qui brûlait les hommes pour sauver leurs âmes,
  ou comme l’État, qui dépouille le paysan pour «l’instruire» et le
  faire «progresser».

  On voit dans quel labyrinthe inextricable de sophismes et d’absurdités
  on s’embourbe en érigeant le vol en théorie.

  Comme principe révolutionnaire, la théorie ne tient pas debout. Le
  vol, c’est la propriété, c’est l’appropriation, non l’expropriation;
  c’est le faible qui vole: la force exproprie.

Voilà ce que veut Jean Grave: l’_expropriation par la révolution_. Il
veut faire aux bourgeois ce que les bourgeois firent naguère aux nobles
et aux bourgeois.

Mais le vol!... Vous voyez comment la _Révolte_ le traite? et vous dites
que sa propagande enfanta les voleurs?...

Elle a condamné le vol sans distinction, sans restriction! elle s’est
nettement séparée de l’autre doctrine anarchiste qui veut faire des
_distinguo_; et c’est à cause de cela que, d’après une pièce même du
dossier, une lettre de Paul Reclus, on voit ce dernier, sinon brouillé,
du moins en froid avec Jean Grave, à la suite des discussions qui
s’élevèrent sur le vol.

Quelle _entente_! Et dire que l’on présente Paul Reclus et Jean Grave
comme formant à eux deux le comité directeur de l’anarchie!...
(Mouvement prolongé).

Voilà comment Jean Grave a prêché la propagande par le fait! Voilà
comment il a approuvé les propagandistes! Voilà comment il en a fait
l’apologie!

Ah! Cette apologie, je la trouve bien mieux faite dans un journal
conservateur, le _Nouvelliste de Bordeaux_, que les griffes de vos lois
nouvelles ne manqueraient pas.

Écoutez:

  Dans ce duel qui se livre entre une société égoïste et pourrie, et
  quelques barbares audacieux qui se dressent devant elle pour la
  détruire, c’est pour les barbares que sont mes sympathies.

  ... Les vrais coupables, ce sont les gouvernements impuissants qui se
  remplacent de période en période, sans changer rien à leur bêtise
  initiale et à leur routinière incapacité.

  Nous avons eu depuis cent ans des royautés, des empires, des
  républiques; et tous, qu’ont-ils fait? Rien, rien, moins que rien. Ils
  ont gorgé d’argent les valets qui les ont servis, tracassé les valets
  des autres, jetant partout des ferments de discorde, esquissé des
  semblants de lois populaires, et clamé beaucoup de discours où l’on
  parlait d’une certaine liberté, d’une lointaine égalité et, je crois
  même, d’une vague fraternité.

  Des hommes moustachus ont succédé à des hommes glabres; des barbus à
  des moustachus; mais, à part ce léger détail de toilette, c’est
  toujours la même chanson. Les réformes sont toujours «prochaines», les
  sacrifices toujours «provisoires».--Il existe un code qui est le plus
  sordide monument d’infamie et de malpropreté. Tous les vols s’y
  embusquent à leur aise comme en un vieux manoir bordant les grands
  chemins; toutes les exactions y peuvent creuser impunément leur
  caverne.

  --Les vrais coupables, enfin, ce sont tous ceux qui, dans leurs
  livres, leurs journaux et leurs discours ont légitimé la violence et
  consacré la révolte. Ah! ils sont vraiment bien plaisants, tous ces
  massacreurs en chambre, ces terroristes de brasserie, ces autoritaires
  de boulevard, dont toute la vie se passe à célébrer de hauts faits
  révolutionnaires, et qui poussent des cris d’oie embrochée quand c’est
  contre eux que se tournent les révolutions!

  Ouais! Messeigneurs, cela vous dérange qu’on fasse sauter vos maisons!
  Croyez-vous par hasard que les guillotinés de 1793 trouvaient la
  plaisanterie de leur goût?

  Croyez-vous que les fusillés de 48 et du 2 décembre n’avaient pas rêvé
  un sort meilleur? Poussons plus loin: Croyez-vous que les protestants
  et les catholiques, massacrés de part et d’autre durant les guerres du
  seizième siècle, prenaient un plaisir extrême à ce genre de
  propagande?

  Ah! la superbe ironie! On ne peut faire un pas sans se cogner la tête
  à la statue d’un beau rôtisseur de foules; de doux universitaires à
  lunettes vont bêler des périodes à panaches devant le socle de tous
  les Dantons, et quand des inconnus ont la prétention de suivre ces
  nobles traces:

  «Le monstre! l’horrible monstre! tuez-le!» C’est bon dans l’histoire,
  n’est-ce pas? Cela procure aux cuistres de tous les temps quelques
  amples développements de rhétorique, mais cela vous gêne qu’on s’avise
  de continuer la tradition!--O comédiens! toute votre histoire n’est
  que l’apologie de la haine, de la violence et de la révolte, et vous
  vous figurez que l’Histoire va s’arrêter subitement parce que c’est
  vous qui la vivez?--O imbéciles!

Ah! ils vont bien, les bourgeois, quand ils jugent la bourgeoisie!

Je comprends que la _Révolte_ reproduise leurs articles!... (Longue
sensation dans l’audience).

Maintenant vous connaissez, Messieurs les Jurés, la _propagande écrite_
de la _Révolte_? Vous savez si elle masque la _propagande par le fait_?

Est-ce à dire qu’elle soit sans responsabilité?

Ah! Messieurs les Jurés, écoutez-moi bien: anarchistes ou non, nous
autres penseurs, nous en avons tous une dans l’histoire des choses
humaines!

Et nos penseurs officiels, ceux que nous glorifions, n’en ont-ils pas
assumé une plus terrible que celle de Jean Grave? L’œuvre de Jean Grave
est-elle aussi meurtrière que la leur?

Comment! on a le courage de requérir contre un homme vingt ans de
travaux forcés, de flétrir son idée sous prétexte qu’elle n’a pas été
bien sage, qu’elle a prêché la désobéissance, effrayé les propriétaires,
manqué de respect à l’armée;--comment! on a ce courage, quand on est le
fils de la pensée jacobine dont les rapacités dépouillèrent la vieille
France, dont les fureurs la rougirent de sang; quand on est l’officielle
incarnation d’un régime qui, dans nos rues et sur nos places, grandit la
statue de Danton: la statue du crime; celle de Jean-Jacques: la statue
du vol; celle de Voltaire: la statue de la révolte; celle d’Étienne
Marcel: la statue de la trahison; et, le plus carrément du monde, on
soutient au jury qu’il faut déporter Jean Grave, parce que les écrits de
Jean Grave dynamitent la bourgeoisie!

Pas plus, Monsieur l’Avocat général, que les écrits de Voltaire n’ont
guillotiné Marie-Antoinette--peut-être autant, pas davantage!...

Et donnant la main au poète Henri Heine, le sanglant ironiste, vous
pourriez, avec lui, chanter la ronde macabre:

«Comme les glaces des fenêtres brillent gaiement au château des
Tuileries!

«Et pourtant, là, reviennent, en plein jour, les spectres d’autrefois!

«Marie-Antoinette reparaît dans le pavillon de Flore!

«Dames de cour en toilette!

«Leur taille est fine! Les jupes à panier bouffent!

«Ah! si seulement elles avaient des têtes!...

«Mais voilà! Elles n’ont pas de têtes!... Voltaire les a coupées!...»

Ah! Messieurs les Jurés, quel que soit leur nom, ce sont de terribles
dynamiteurs que les penseurs!

Oui! Leur rêve d’avenir dynamite le présent!

L’Idée, quels que soient son but, sa physionomie, son allure--l’Idée
haute, pure, sainte, comme l’Idée troublée, égarée, dévoyée,--l’Idée
n’est jamais, ne peut être une pacifique. L’Idée est une guerrière.
L’Idée s’indigne des ténèbres, des tyrannies, des turpitudes ambiantes.
L’Idée veut sauver, émanciper, régénérer, illuminer. L’Idée a l’horreur
du présent; le présent est son ennemi. L’Idée rêve l’avenir. L’Idée veut
changer le monde. L’Idée est une révoltée!...

Le rêveur--cet amant de l’Idée--est quelquefois un halluciné.

Mais c’est quelquefois aussi un visionnaire! Et l’avenir seul peut nous
dire ce qui est une vision ou une hallucination.

Le penseur ressemble à Moïse:

Devant les multitudes souffrantes, altérées de bonheur, il découvre les
champs du _Futur_, un peu comme Moïse, du haut de la montagne,
découvrait à son peuple les splendeurs de la Terre Promise!

Et il arrive que, dans la hâte de la douleur, des miséreux se
précipitent sur la fraîcheur des oasis qui, hélas! quelquefois, ne sont
que des mirages!

Mais, parce qu’il peut y avoir des mirages dans les lointains de
l’avenir, croyez-vous arrêter le bras de Moïse? Croyez-vous, par le
bagne, par le cachot, par l’épouvante, glacer le geste ardent de la
Pensée humaine?

Vous êtes le pouvoir social, Messieurs les Jurés, et, comme pouvoir
social, vous avez le droit d’endiguer les élans de l’Idée frémissante.

Mais l’Idée, elle aussi, a des droits contre vous, et si vous
l’enchaînez, l’Idée vous engloutira!

Vous est-il arrivé quelquefois d’errer le long des grèves, et de
promener vos regards sur l’immensité des flots?

La vague vient mordre le roc! Et le roc brise la vague! Et, souriant,
vous dites: «Jamais la vague ne détruira le roc!»

Et puis, le bruit des houles dissipe votre rêverie. Vous regardez à vos
pieds, et l’effritement des roches vous apprend la victoire des vagues;
vous regardez à vos côtés, et vous voyez que leur courroux creusa de
larges avalures!

Eh bien, le roc c’est vous; c’est, messieurs, le pouvoir social. La
vague, c’est l’Idée, c’est la Pensée humaine! Le pouvoir social, qui est
fait d’intérêts, de possessions et d’égoïsmes, arrête pour quelque temps
les fièvres de l’Idée; mais les frissons, les ardeurs de l’Idée
finissent par briser la digue sociale!

Ne vous en inquiétez pas! et ne maudissez pas les tempêtes de l’Idée!
Les tempêtes, c’est vrai, causent quelques naufrages; mais savez-vous le
rôle et le but de la tempête? Il est un péril plus sinistre que
l’agitation de la houle, c’est le miasme du marais! Et, si la mer
cessait d’être la grande agitée, elle deviendrait la grande
empoisonneuse...

Songez à cela, messieurs, oubliez les spectres qu’on agite sous vos
yeux.

Ne collaborez pas à des œuvres innommables! Ne jetez pas Jean Grave en
pâture aux appétits!

Ils ne sont pas associés, ces hommes! Vous le savez, messieurs! Ne dites
pas qu’ils le sont! Vous parlez sous la foi du serment!

Aucune considération n’excuserait votre parjure!

Jadis, un danger se dressa devant le monde féodal, comme le danger
anarchiste menace le monde bourgeois. Mais c’était un danger plus
terrible.

Les Albigeois soutenaient les principes qui devinrent plus tard ceux de
la Révolution. Le monde féodal se leva, épouvanté; il revêtit son casque
et sa cuirasse; mais il ne dérangea pas les Parlements; il ne jugea pas:
il tua; il massacra, il inonda de sang la terre; mais il ne commit pas
cette infamie qui pèse lourd, je vous l’assure, sur les épaules de ceux
qui s’en rendent responsables: essayer de donner la couleur d’une
sentence de justice à ce qui n’est, au fond des choses, que la brutalité
d’une exécution!

La justice! Messieurs les Jurés!... Elle est l’âme des sociétés
humaines!

Un corps sans âme est un corps mort; si vous voulez sauver votre société
branlante, ah! je vous en supplie, ne tuez pas la justice!

Quand on vous dira: «Ces hommes sont des anarchistes, cela suffit,
coupables ou non, frappez-les!», répondez:

«Non, ce sont là des propos de fusilleurs et non des phrases de
justiciers! Si la justice est impuissante, s’il faut faire encore autre
chose, eh bien, faites cette besogne: elle ne nous regarde pas!...»
(Applaudissements).




LA MAGISTRATURE ET L’OPINION




POURSUITES CONTRE M. DRUMONT ET LA «LIBRE PAROLE» POUR OUTRAGES A LA
MAGISTRATURE

Cour d’assises de la Seine

Audience du 12 Octobre 1894.


  Sous ce titre: LA MAGISTRATURE ET L’OPINION, M. Drumont publiait dans
  la _Libre Parole_ du 22 août 1894 un article de psychologie sociale,
  dans lequel il parlait du «mépris» où, disait-il, sont tombés les
  magistrats. La cour releva dans ces termes le délit d’outrages à la
  magistrature et des poursuites furent intentées contre l’écrivain et
  son journal.

  Le 12 octobre 1894, jour de l’audience, M. Drumont fit défaut, et M.
  Millot, gérant du journal, comparut seul à la barre.

  Après la plaidoirie ci-après reproduite, le jury rendit un verdict
  négatif sur toutes les questions: et le journal fut acquitté en la
  personne du gérant. Mais la cour, seule compétente pour juger M.
  Drumont défaillant, le condamna à trois mois de prison et cinq cents
  francs d’amende.


Messieurs les Jurés,

Je prendrai pour exorde les premiers mots d’une remarquable brochure,
que tous les curieux des choses de notre temps devraient lire, qui se
recommande au légiste aussi bien qu’au philosophe, à l’homme qui juge
comme à l’homme qui réfléchit, et que vous aurez sous les yeux au moment
de votre verdict.

Elle émane d’un homme qui n’est pas un journaliste, qui est un des plus
distingués collègues de M. l’avocat général, un de nos magistrats les
plus érudits et, à coup sûr, les plus impeccables, un juge en qui le
Parquet a pleine confiance puisqu’il le charge des instructions les plus
délicates, et dont la carrière, toute de travail et d’honneur, est la
meilleure des réponses à l’outrance des polémiques: vous avez tous nommé
l’honorable M. Guillot.

Elle a pour titre: _L’Avenir de la magistrature_; vous voyez qu’elle est
de circonstance.

Elle a été publiée en 1891! Elle a donc encore le mérite de l’actualité.

Tout son esprit réside en ces cinq lignes que je lui emprunte:

  Je viens, quoique magistrat, parler de la magistrature; je n’éprouve
  aucun embarras à le faire, étant de ceux qui pensent que la sincérité
  du langage est la meilleure preuve d’attachement qui se puisse donner.

Je ne changerai qu’un mot, puisque je n’ai pas l’honneur d’appartenir à
la magistrature, et, à la cour comme au jury, je dirai:

Je viens, quoique avocat, parler de la magistrature; je n’éprouve aucun
embarras à le faire, étant de ceux qui pensent que la sincérité du
langage est la meilleure preuve d’attachement qui se puisse donner.

La sincérité, messieurs, est toujours la vraie méthode; mais surtout
dans les procès tels que celui d’aujourd’hui.

Ces procès, on les doit plaider, comme on les doit juger, sans crainte
ni aigreur, sans timidité ni violence--en homme libre.

Vous nous direz si les circonstances de la cause, l’opportunité du
moment, votre amour de la logique, votre instinct de l’équité, vous
permettent de condamner M. Drumont.

Je me trompe: M. Drumont échappe à ce débat contradictoire; du moins, il
y échappe selon la lettre du texte, car, au point de vue moral, c’est
lui que vous allez juger. Mais, juridiquement parlant, il est absent de
cette enceinte; on n’a pas oublié de le citer, mais il a oublié de
venir; excusez-le: on oublie toujours quelque chose; d’autres ont oublié
d’interrompre la prescription... (Rires). Pardonnez-lui sa défaillance
de mémoire: ce n’est pas celle qui vous coûtera le plus cher.

Au demeurant, s’il a oublié de revenir, ce qui se passe à l’heure
actuelle prouve qu’il n’a peut-être pas eu tort de ne pas oublier de
s’en aller.

Il n’a du reste pas oublié de vous écrire, Messieurs les Jurés; il l’a
fait par la voie du journal; du moins il a essayé de le faire, car la
poste a oublié de vous apporter sa lettre (Hilarité générale).

Voilà comme il faudra vous contenter du bon M. Millot.

Vous connaissez le bon M. Millot? Je vais charger Drumont de vous le
présenter.

Il le présenta à ceux de vos prédécesseurs qui jugèrent l’affaire
Burdeau; je cite la présentation:

  Messieurs, je n’ai plus qu’un mot à ajouter--disait-il en terminant sa
  défense:

  Je tiens à vous dire ce qu’est Millot.

  Il n’est pas le gérant banal chargé d’endosser les responsabilités.
  C’est un fervent et un zélé. C’est un des premiers soldats de la cause
  antisémitique. Il est venu à nous dès le commencement. Il a été un des
  trois signataires du manifeste antisémite que nous avons fait
  placarder sur les murs. Il y avait, à ce moment-là, quelque mérite à
  le faire.

  Millot est le représentant de cette bonne race française. C’est le
  véritable ouvrier parisien. Il était sertisseur de bijoux. Il a élevé
  sa famille le plus honorablement possible.

  Millot était dans le bijou. Là, il a rencontré le Juif... comme
  partout! Le vrai bijou est remplacé maintenant par un bijou fourré. Il
  faut toujours que le Juif fourre quelqu’un dedans. Quand ce n’est pas
  un homme, c’est un bijou. (Rires).

  Millot est absolument innocent du délit qu’on lui reproche.

  Il n’a pas eu connaissance de l’article; mais, d’ailleurs, l’eût-il
  lu, qu’il m’aurait dit:

  «J’ai confiance en vous, tout ce que vous écrivez est bien.»

  C’est moi qui ai sonné mon garçon de bureau et qui lui ai dit: Portez
  cela à l’impression; si vous voulez juger en équité, acquittez Millot.

Depuis le procès Burdeau, le bon Millot n’a pas changé; je dirai qu’il
est devenu encore plus inoffensif, si possible. Il a quitté Paris: il
est allé s’établir à Montgeron, à la campagne, et ne quitte plus cette
localité enchanteresse que pour rendre visite au Parquet.

C’est ainsi qu’il partage son temps entre l’agriculture et la justice.
Il m’a dit, ce matin, qu’il préférait l’agriculture... tous les goûts
sont dans la nature... Il cultive des choux, des carottes, et, quand il
a défriché son jardin, pour se reposer, il parcourt la _Libre Parole_
dont il se trouve responsable, bien qu’elle soit imprimée au moins 24
heures avant de lui parvenir.

C’est la beauté du droit qui exige cela; cela s’appelle une fiction
juridique; en vertu de cette fiction, Millot comparaît devant vous,
chargé de tous les péchés, non d’Israël, mais de M. Drumont, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose...

Le droit et ses fictions ne vous importent guère, messieurs: vous
jugerez en équité, et vous direz si l’article de M. Drumont exige qu’on
ravisse M. Millot aux délices de Montgeron.

Ceci m’amène à aborder l’article qui est l’inculpé véritable, car c’est
sur le sort de l’article que le verdict va statuer.

L’article incriminé se divise en deux parties: l’une a trait aux
politiciens, l’autre aux magistrats.

De la partie concernant les politiciens, je n’ai rien à dire: Drumont
les met en cause, mais ils ne ripostent pas.

Flaubert écrivait en 1835:

  Les représentants du peuple ne sont autres qu’un tas immonde de
  vendus. Leur but, c’est l’intérêt; leur penchant, la bassesse; leur
  honneur est un honneur stupide; leur âme, un tas de boue.

Je n’ai point à mesurer l’exactitude historique de cette appréciation;
mais constatez que, dans l’ordre politique, Drumont n’a pas inventé la
violence, et que d’immortels stylistes ont été ses précurseurs!

Le jour où le Palais-Bourbon imitera le Palais de Justice, et où les
politiciens se plaindront d’être injuriés, avec même franchise
qu’aujourd’hui je chercherai, à votre barre, si le parlementarisme de
1894 vaut mieux que celui de 1835, et si, du temps de Drumont, la vertu
fréquente plus souvent les couloirs de la Chambre que du temps de
Flaubert.

Pour l’instant, ce n’est pas votre affaire, et seuls les magistrats
appellent votre attention.

La partie de l’article incriminé qui les touche se subdivise elle-même
en deux parties:

L’une nomme un magistrat et en désigne deux autres; le magistrat nommé
est M. Quesnay de Beaurepaire; les deux magistrats désignés sont celui
qui présidait la chambre des appels correctionnels le jour où elle
acquitta Erlanger et celui qui présidait cette même chambre le jour où
elle sauva de la prison M. Laveyssière. De cette première partie, je
n’ai pas à m’occuper: elle n’est pas poursuivie; M. Quesnay de
Beaurepaire et ses deux collègues gardent le silence, et, comme le
respect m’empêche de croire, surtout d’insinuer que leurs rancunes
individuelles s’embusquent derrière l’anonymat d’une procédure, je suis
forcé de conclure que, pour des raisons qui ne relèvent que d’eux et de
leur conscience, les trois magistrats en question ne s’estiment pas
diffamés. (Mouvement).

L’autre partie de l’article ne nomme ni ne désigne personne; elle ne
vise qu’une fonction. Donc, devant le jury à l’heure actuelle, MM.
Drumont et Millot ne se trouvent pas assignés par _un magistrat_, mais
par _la magistrature_.

On ne leur reproche pas d’avoir diffamé un homme, mais d’avoir offensé
une collectivité.

Examinons l’offense et recherchons-en l’origine: c’est le nerf de tout
le procès.

L’origine, messieurs, vous la connaissez. Le 19 août 1894, le _Figaro_
publiait une très curieuse interview d’un magistrat de cette cour.

Le journaliste contait que les hasards de la vie mondaine lui avaient
donné, la veille, pour voisin de table l’un des conseillers les plus
estimés de la cour de Paris; au dessert, on avait parlé des poursuites
engagées contre Rochefort, et, à ce propos, le magistrat, mis en verve
par le champagne, avait épanché dans le gilet de son voisin son intime
opinion sur la magistrature. En de pareilles conjonctures, le gilet d’un
journaliste est trop en cœur pour garder ce qu’on y épanche. Le
lendemain matin, notre conseiller s’en aperçut!

Je cite l’interview:

  --Ces poursuites, avait déclaré le magistrat, je les condamne tout à
  fait, je les trouve inutiles et imprudentes...

  Notez que, si on avait voulu sévir contre ceux qui nous injurient, il
  y a beau temps qu’il aurait fallu commencer. Est-ce d’hier seulement
  qu’on nous traite, dans la presse, de justiciards, de chats fourrés,
  d’enjuponnés et même de vendus, de plats valets, de misérables
  courtisans? Et c’est un absent, un proscrit, qu’on va choisir comme
  bouc émissaire et qu’on prétend frapper? Quelle mauvaise plaisanterie!
  Soyez certains que ce ne sont pas ces poursuites-là qui rendront à la
  magistrature la déférence respectueuse qu’elle inspirait jadis, car il
  est malheureusement incontestable que la considération s’en va. J’en
  ai fait moi-même par deux fois la récente et pénible expérience.

  Ce fut, d’abord, aux funérailles de Mac-Mahon, où nous suivions en
  robe. J’avais été surpris, dès notre descente de voiture, à la
  Madeleine, des manifestations presque hostiles qui nous avaient
  accueillis, mais je les attribuais à ces bas-fonds que toute foule
  remue en elle. Cependant, en pénétrant dans le jardin des Invalides,
  qui ne pouvait contenir, lui, qu’un public trié sur le volet, je dus
  également noter au passage bien des remarques désobligeantes et des
  exclamations d’autant plus blessantes qu’elles ne paraissaient point
  comme des intentions d’insulte, mais bien comme la manifestation
  involontaire et spontanée d’un état d’âme spécial et nouveau.

  Mêmes symptômes à l’enterrement du président Carnot et plus graves
  encore, peut-être, car devant ce grand deuil national, la foule,
  toujours silencieuse devant la mort, avait redoublé, ce jour-là, de
  décence et de respect.

  Quant aux causes, je ne dirai pas de cette impopularité, car nous
  n’avons jamais cherché à être populaires, mais de cette mésestime et
  d’un irrespect aussi flagrant, elles sont bien complexes. D’abord,
  dans cette fameuse épuration qui suivit le Seize-Mai, on ne fut pas
  toujours heureux, il faut bien le reconnaître, dans le choix des
  magistrats qui remplacèrent les parlants volontaires ou forcés.

  Plus haut dans la hiérarchie, les juges correctionnels, surchargés de
  besogne, durent aussi prononcer, comme par fournées, des condamnations
  basées sur des débats trop sommaires, des rapports inexacts ou trop
  malveillants.

  Enfin, à la cour même, certains procès sensationnels nous ont montré
  des conseillers descendant trop volontiers des hauteurs de sereine
  impartialité où la loi, les traditions et même les simples
  convenances, leur prescrivaient de demeurer, pour se lancer à corps
  perdu dans la mêlée et faire parfois une besogne dont n’avait pas
  voulu le ministère public.

  Je ne veux faire d’ailleurs aucune personnalité, mais n’est-il pas
  évident que, même aux yeux les moins prévenus, certains magistrats
  n’ont plus dans leur vie privée, dans leurs allures, dans leurs
  alliances et même dans leurs simples relations mondaines, la retenue,
  le souci de la dignité professionnelle qui étaient jadis des vertus
  familières même aux magistrats les moins estimés.

Le _Figaro_ clôt son article par ces mots: «_Ici se termine ce qui
pouvait être dit._»

Qu’était donc, Messieurs les Jurés, ce qu’on ne pouvait pas dire?...
(Mouvement).

L’honorable conseiller anonyme qui s’est prêté à cette interview n’a pas
calculé le travail qu’il préparait à ses collègues, ni supputé le nombre
de journalistes qu’il allait mettre à mal.

Désormais, il fera bien de rester silencieux entre la poire et le
fromage. Pour l’homme en général, et pour le magistrat en particulier,
la crainte du reporter est le commencement de la sagesse...

Demain encore comparaîtra une de ses victimes: M. le commandant Blanc,
directeur du _Petit Caporal_. A l’instar de M. Drumont, M. Blanc fut
plus naïf que M. le conseiller qui, lui, a gardé l’anonyme, et, en
reproduisant la prose magistrale, il signa la reproduction. Ce qui
prouve que la candeur, si elle n’est pas toujours l’apanage des
journalistes, est encore moins l’apanage de MM. les conseillers...

L’article du _Figaro_ est donc tombé sous les yeux de Drumont.

Drumont l’a examiné avec sa vision de psychologue et lui a reconnu les
signes de l’authenticité. Il s’est dit:

Voilà un magistrat _sincère_ et _observateur_. Observateur, il observe,
en deux circonstances solennelles, que le peuple n’a plus pour sa robe
qu’une tendresse modérée. Il en cherche les causes et les énumère. Puis,
s’appliquant à définir l’état d’âme de la foule, il y trouve une
«mésestime» et un «irrespect flagrant».

Drumont réfléchit: «Irrespect flagrant!» «Mésestime!» songe-t-il; mais
cela signifie: «Mépris!»

Par un scrupule qui l’honore, il ouvre Littré au mot «Mésestime» et y
lit: «Mésestime»: «Défaut d’estime», «Mépris».

Littré avait parachevé dans l’âme de Drumont l’œuvre ébauchée par le
conseiller!

Et notez que, plus modéré que l’illustre dictionnaire, l’éloquent
polémiste a mis une sourdine à sa traduction:

«Le conseiller ne disait pas «Mépris»--voit-on dans son article;--il
prononçait «Mésestime»; mais la différence est peu sensible; la
«Mésestime» c’est presque du «Mépris».

Pour qui connaît le tempérament de M. Drumont, ce «presque» est un poème
de modération.

Mais voilà! quand on fait bien, on n’est jamais récompensé!

Pour comble de malheur, après avoir savouré l’interview du conseiller,
M. Drumont tombe sur la belle brochure de M. le juge d’instruction
Guillot que je signalais tout à l’heure.

Ah! ceci n’était pas anonyme!

Ceci portait une marque--et pas la première venue!--celle d’un juge
d’instruction près le tribunal de la Seine, d’un psychologue illustre,
d’un membre de l’Institut!

Qu’y lit M. Drumont?

  Plus on est pénétré de l’idée de justice, dont la magistrature de
  droit commun doit être la vivante image, plus on lui a donné de gages,
  et plus on est sensible aux dangers qui la menacent; elle traverse
  depuis un siècle une crise redoutable, et, à moins d’être un flatteur
  ou un indifférent, il faut reconnaître l’évidence. Le devoir est de
  donner l’alarme et de chercher résolument le remède à un mal dont
  d’innombrables symptômes révèlent l’étendue.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Je ne crois pas que personne puisse contester qu’elle ne soit sans
  cesse en butte à des attaques affaiblissant de plus en plus son
  prestige; le magistrat, qui doit plus que tout autre se piquer de
  clairvoyance, n’a rien à perdre de sa dignité, en le reconnaissant; il
  serait même fâcheux qu’il fût seul à ne pas voir ce que tout le monde
  remarque; il s’exposerait ainsi au ridicule de ces gentilshommes en
  détresse s’imaginant qu’il leur suffit de se draper majestueusement
  dans un manteau usé pour que le passant ne voie pas ses déchirures.

  Pour ne pas être taxé de pessimisme et d’exagération, je montrerai, en
  citant ce qui se dit et s’écrit tous les jours, que si les outrages
  contre la magistrature ont été de tous les temps, ils n’ont jamais été
  plus répétés, plus grossiers, plus facilement accueillis par un public
  déshabitué du respect; je rechercherai ensuite la cause; je montrerai,
  par l’ancienneté même du mal, qu’elle tient bien moins à des
  circonstances accidentelles qu’aux vices profonds de l’institution
  elle-même: une fois la cause reconnue, le remède se révélera de
  lui-même.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Il suffit d’écouter un instant et de regarder autour de soi pour être
  frappé de la progression constante des attaques dirigées contre le
  pouvoir judiciaire.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  La colère de l’homme qui perd son procès est un fait psychologique
  dont il faut prendre son parti; mais ce qui est vraiment grave et
  désastreux, ce qui compromet le rôle social de la magistrature, c’est
  que la généralité du pays perde confiance dans son indépendance en
  face du pouvoir.

  Sans doute, toutes les fois qu’un orateur officiel monte à la tribune,
  il manque rarement de rendre un hommage très mérité à l’indépendance
  des magistrats, bien que quelquefois des accusations parties de haut
  aient pu être recueillies et exploitées dans la foule; mais l’accueil
  fait à l’éloge, même sur les bancs de la majorité, montre qu’il ne
  répond pas au sentiment général.

  On comprend le sentiment de ce magistrat, qui, regardant la belle et
  noble carrière qu’il avait parcourue, écrivait avec tristesse;

  «Aujourd’hui, on salit nos robes d’invectives et d’injures; nos arrêts
  n’inspirent plus confiance: on leur attribue parfois des mobiles
  fâcheux, quand ils n’apparaissaient jadis que comme l’expression du
  droit et du juste.»--(_La Magistrature_, par M. de Bréville, revue
  athlétique du 25 avril 1890).

  «N’est-il pas vrai que la magistrature est ouverte à tous sans aucune
  condition de capacité, que le gouvernement peut y appeler qui il veut
  et qu’à son gré il peut donner indistinctement les grades les plus
  élevés comme les plus infimes?

  «N’est-il pas vrai qu’une fois revêtu de la robe, le magistrat dépend
  entièrement du pouvoir pour tout ce qui touche à l’amélioration de sa
  situation?»

  Qui donc, dans un projet de réforme proposé il y a vingt ans à
  l’Assemblée nationale, s’exprimait ainsi?

  Un magistrat éminent, portant un nom depuis longtemps respecté dans le
  monde judiciaire. (M. Bérenger, _Journal Officiel_, 15 juillet 1871).

  «Que de fois n’a-t-on pas vu des magistrats arriver dans des cours
  souveraines _par l’effet d’une faveur injustifiable, chanceler en y
  entrant, s’y asseoir au milieu de leurs collègues embarrassés, confus,
  hostiles, et dont la puissance ministérielle pouvait à peine contenir
  la réprobation_! Le public s’en attristait ou s’en réjouissait,
  suivant qu’il aimait ou qu’il dédaignait la justice.»

  Qui donc, en 1871, parlait de la sorte? Un homme qui avait parcouru
  dans la magistrature une noble et glorieuse carrière. (M. Oscar de
  Vallée, _la Magistrature française et le Pouvoir ministériel_, 1871.
  Discours sur la magistrature, _Journal officiel_ de novembre 1880).

  «Le fonctionnarisme s’introduit dans les tribunaux, y coulant à pleins
  bords et ayant pour résultat de faire passer la France judiciaire sous
  la main du pouvoir exécutif.»

  Qui donc, en 1882, parlait avec cette franchise? Un des avocats
  généraux de la cour de Paris, bientôt procureur général. (M. Camille
  Bouchez).

  «_La masse de la magistrature est descendue de plusieurs degrés_; les
  mœurs se sont modifiées et on la montre, dans un avenir menaçant,
  devenue l’instrument dans la lutte des partis, appelée peut-être à
  rendre des services électoraux, mais cessant d’être un appui pour les
  forces vives de la société.»

  Qui donc, en 1884, tenait ce langage? Un homme qui eut l’honneur
  d’être le confident et l’ami de Dufaure et que la justice compte
  toujours parmi ses plus vaillants défenseurs. (M. Georges Picot, _La
  Magistrature et la Démocratie_).

Voilà ce que lit Drumont dans la brochure de M. le juge d’instruction
Guillot.

Ces lectures excitent la mémoire de Drumont, qui a une mémoire
excellente; il se rappelle Montaigne--que, d’ailleurs, la brochure lui a
rappelé--Montaigne accusant ses collègues de profiter du «cahot de la
jurisprudence» pour «favoriser celle des parties que bon leur semble,
méconnaissant probité, bonnes mœurs, humanité»; le même Montaigne
s’écriant: «Combien ai-je vu de condamnations, plus criminelles que le
crime!»

Du milieu du XVIe siècle, l’imagination de Drumont--qui est aussi vive
que sa mémoire--bondit jusqu’au milieu du XIXe; et, à la place du vieux
conseiller Montaigne, il trouve le moderne garde des sceaux Dufaure; et
celui qu’on a surnommé «la pierre angulaire de la magistrature» lui dit:

  La magistrature, c’est comme un tonneau de vinaigre; versez-y une
  bouteille de vin chaque jour, et tirez par le bas une bouteille de
  vinaigre; vous aurez beau continuer comme cela tant que vous voudrez,
  vous n’aurez jamais que du vinaigre.

Et Drumont, le penseur, médite, récapitule et conclut:

Voyons! Voilà le plus célèbre des gardes des sceaux, l’illustre Dufaure,
l’ami patenté de la magistrature, qui la compare à un _tonneau de
vinaigre_! (Hilarité).--C’est déjà la mettre bien bas!

Voilà, pourtant, un élégant modéré, un centre-gauche courtois, un des
plus vaillants défenseurs de la justice, un rédacteur du _Journal des
Débats_, habitué par conséquent à voir plutôt les choses en rose, M.
Georges Picot, qui affirme en 1884 que la masse de la magistrature a
trouvé le moyen de _descendre de plusieurs degrés_!

Voilà un avocat général, M. Bouchez, qui déclare que le _fonctionnarisme
s’est introduit dans les tribunaux et qu’il y coule à pleins bords_! Et,
sans doute, en haut lieu, trouve-t-on juste sa remarque, puisque, peu de
jours après, on le nomme procureur général!

Voilà un magistrat éminent, M. Bérenger, qui raconte à une assemblée
parlementaire que, maintes fois, on a vu, dans des cours souveraines,
des magistrats arriver par l’effet d’une _faveur injustifiable,
chanceler en y entrant_, et s’y asseoir _confus_, au milieu de
_collègues dont la puissance ministérielle pouvait à peine contenir la
réprobation_!

De tels aveux ne rendent que trop vraisemblables les confidences que le
conseiller anonyme a faites au _Figaro_!

Si les magistrats parlent ainsi d’eux-mêmes, qu’en dira le public?

Oui, l’anonyme a raison de parler de «mésestime»!

Oui, M. de Bréville a raison de s’écrier: «Nos arrêts n’inspirent plus
confiance!»

Oui, M. Guillot a raison d’écrire que, cette confiance, la généralité du
pays l’a perdue!

Voilà ce que conclut Drumont!

Et Drumont, entraîné par des attestations si hautes, parcourt
l’interminable série des lamentables témoignages que l’honorable
magistrat apporte à l’appui de son dire!

Je ne puis les citer: j’abuserais de vos attentions bienveillantes.

Un seul échantillon:

  Le robin, dans sa robe rouge ou noire, est un être d’une espèce
  particulière. Tant que le gouvernement sera, ou lui paraîtra fort, il
  marchera et on n’aura pas besoin de lui demander des services; il les
  rendra spontanément. Mais que le gouvernement soit ou paraisse faible,
  chancelant, qu’on ne soit pas assuré du lendemain, vous pouvez être
  tranquille, le robin affirmera son indépendance. Le juré peut
  s’abuser, peut s’égarer, il est homme; tandis que le juge n’est qu’une
  machine à condamner ou à acquitter, suivant l’intérêt du moment.
  Voyez-le à la police correctionnelle jugeant des affaires de droit
  commun. Sa fonction est de condamner, et il condamne avec la
  régularité d’une machine à casser du sucre.

Qui écrit cela? Un homme que, dans une de ses fines chroniques, M.
Francis Magnard qualifiait «un des membres les plus appréciés du Sénat».

En fallait-il autant--dites-moi, Messieurs les Jurés,--pour fouetter le
cerveau d’un écrivain qui, à tort ou à raison, croit avoir à se plaindre
de la magistrature et ne flirte guère avec la justice pour laquelle il
ressent un amour des plus platoniques? (Hilarité générale).

Dans l’imagination du penseur, à ce témoignage des hommes est venue
s’ajouter la triste leçon des choses.

Il a cru voir avec Spencer que «l’incroyable disproportion des sentences
est un scandale quotidien».

Spencer lui conte l’histoire de «ce moissonneur affamé qui est envoyé en
prison pour avoir mangé dix centimes de fèves, comme cela s’est vu à
Faversham, tandis qu’un gros richard coupable en est quitte pour une
amende dérisoire».

L’histoire de cet infortuné moissonneur évoque en lui le souvenir de
cette autre histoire--qui lui tient fort à cœur--de son baigneur de
Sainte Pélagie, condamné à quatre mois de prison pour avoir dérobé
quelques prunes!

Et, par une de ces antithèses violentes qui font battre le cœur des plus
calmes, l’image de ces deux miséreux flétris et enchaînés, l’un pour une
poignée de fèves, l’autre pour une poignée de prunes, évoque à ses yeux
la longue file de ces modernes féodaux, de ces financiers redoutables,
de ces forbans internationaux dont les ruses puissantes défient la
vindicte publique--véritables tyrans de l’époque qui, pareils aux tyrans
de Rome, dont des légistes dégradés divinisaient les appétits,
pourraient s’appliquer le précepte du Digeste:

«Nous vivons de la loi, mais nous dominons la loi: _Legibus vivimus, sed
supra leges sumus!_»

Et cette «incroyable disproportion des sentences», dont parle Spencer,
donne, encore une fois, le vol à la mémoire de Drumont, et, après être
descendu de Montaigne à Dufaure, le voilà qui remonte de Dufaure à
Rabelais!

Il se souvient du discours symbolique tenu à l’ami Panurge par le
seigneur _Grippeminaud_, le roi des _Apédeftes_, des gens aux _longs
doigts crochus_, des chats fourrés parlementaires:

  Or çà, dit Grippeminaud, par Styx, puisque autre chose ne veux dire,
  or çà, je te montrerai que meilleur te serait être tombé entre les
  pattes de Lucifer et de tous les diables, qu’entre nos griffes. Or çà,
  le vois-tu bien? Or çà, malautru, nous allègues-tu innocence comme
  chose digne d’échapper à nos tortures? Or çà, _nos lois sont comme
  toiles d’araignées, les simples moucherons et petits papillons y sont
  pris, les gros taons malfaisants les rompent et passent à travers.
  Semblablement, nous ne cherchons les gros larrons, ils sont de trop
  dure digestion_; or çà, vous autres innocents, y serez bien
  innocentés, or çà, le grand diable, or çà, vous y chantera holala.

Ah! cette graisse rabelaisienne est autrement épicée que l’outrage
contemporain!

Ce passage fameux, dont la savoureuse puissance ne sera jamais égalée,
n’est-il pas le thème effroyable sur lequel on a, depuis, brodé et
modulé tant de variations sanglantes?

Pensez-vous, qu’en la forme, il soit beaucoup moins outrageant pour la
magistrature que l’article poursuivi?

Grippeminaud--prétend la verve de Rabelais--laisse passer les gros taons
malfaisants, il ne recherche pas les gros larrons qui sont de digestion
trop dure; ses griffes ne retiennent que les papillons et les
moucherons.

Grippeminaud--prétend la verve de Drumont--condamne à quatre mois de
prison un pauvre diable qui, sur un arbre, a volé quatre prunes, mais il
acquitte Erlanger ou il excuse Laveyssière.

Gros taons malfaisants, gros larrons, Erlanger, Laveyssière,--d’une
part;--simples moucherons, papillons, voleurs de prunes ou de fèves--de
l’autre;--les premiers caressés, les seconds déchirés par les griffes du
Grippeminaud symbolique: dites-moi, Messieurs les Jurés, n’est-ce pas, à
travers les siècles, toujours la même idée--si vous voulez, la même
injure--qui, un matin, s’est doucement épanouie dans cette exquise
demi-teinte des jolis vers du fabuliste:

    Selon que vous serez puissant ou misérable,
    Les jugements de cour vous rendront blancs ou noirs.

Et, pourtant, voyez la différence: aujourd’hui, l’on cite Rabelais, on
sourit de La Fontaine, mais on poursuit Drumont!

O ironie des choses! Le temps opère-t-il de pareilles métamorphoses!
Quelques années de cave suffisent pour faire d’un vin jeune un vin de
prix. Un siècle de bibliothèque suffit-il pour, d’un morceau injurieux,
faire une page classique, ou bien un distique immortel!

Voyons, Messieurs les Jurés, soyons justes et raisonnons.

L’honorable M. Guillot le constate: si les outrages contre la
magistrature n’ont jamais été plus répétés, plus grossiers, plus
facilement accueillis par un public déshabitué du respect, ces outrages
ont été de tous les temps.

De tous temps, mais surtout aux temps de gauloise et fière franchise,
les livres de nos écrivains ont fouetté les mauvais juges, comme les
pierres de nos cathédrales fouettent les mauvais moines.

Les sarcasmes de l’art et de la littérature, les mépris de la chronique
et les colères du tableau, les ironies de la satire, de l’épigramme et
du dessin, le pinceau d’un Holbein comme le ricanement d’un Voltaire,
l’élégance d’un La Bruyère comme la vision d’un Pascal, le rire d’un
Rabelais comme le sourire d’un La Fontaine, n’ont-ils pas cinglé,
vilipendé, n’ont-ils pas, pour parler comme l’article 29 de la loi du 29
juillet 1881 qu’on invoque, n’ont-ils pas outragé les magistrats
indignes, ceux qui salissent, avilissent, prostituent la pudeur de leur
robe aux intérêts, aux convoitises, aux ambitions, aux appétits? Et,
souvent, trop souvent, presque toujours, toujours, l’audacieuse ampleur
de leurs formules généralisatrices n’a-t-elle pas englobé tout le corps
judiciaire dans la réprobation de quelques-uns?

Pourtant vit-on jamais poursuite analogue à la nôtre? Rabelais s’est
esbaudi--et Grandgousier, Pantagruel, Gargantua (c’est-à-dire Louis XII,
Henri II, François Ier), se sont esbaudis avec lui!

Henri IV, le roi gaillard, s’est, un jour, rigolé à la mode
rabelaisienne, et voulant, à l’occasion de l’enregistrement de l’édit de
Nantes, congratuler son parlement de Paris, il l’a, avec une gravité
royale, félicité «d’être le seul en France qui ne fût pas corrompu par
l’argent!» (Hilarité).

Pascal, l’effrayant visionnaire, n’a vu dans «les robes rouges, les
hermines dont les magistrats s’emmaillottent en chats fourrés, les
palais où ils jugent, que piperie bonne à duper le monde»!

Et le Roi-Soleil n’a rien dit!

Louis XII, Henri IV, François Ier, Louis XIV, n’étaient, sans doute, que
des pouvoirs de droit divin.

Les pouvoirs de droit jacobin se montrent-ils plus chatouilleux?

Non: la Révolution est venue, notre siècle a lâché la bride à
l’irrespect, l’outrage a grandi et le silence a grandi avec l’outrage
pour le couvrir! On a fait plus: non content d’absoudre l’outrage, on
lui a décerné les honneurs du triomphe!

Victor Hugo a mis le forçat au-dessus du juge--et la magistrature l’a
conduit au Panthéon! (Mouvement prolongé dans l’auditoire).

M. Ranc a fait du magistrat une machine imbécile qui juge
automatiquement--et M. Francis Magnard, un matin, constate que M. Ranc
est, à l’heure actuelle, «un des personnages les plus justement
appréciés du Sénat».

M. Drumont lui-même, qui n’est pas un mignon de justice, a, dans _La
Libre Parole_ du 20 juin 1892, accusé un conseiller, président de la
cour d’assises, «d’avoir _trompé la confiance_ des jurés qui
s’adressaient à lui en toute loyauté et de les avoir déterminés, par des
_déclarations mensongères_, à rendre un verdict qu’ils n’auraient
certainement pas rendu, si on ne les avait pas rassurés d’avance sur
l’usage qu’on comptait faire de ce verdict».

Il citait des témoins à l’appui de son dire. Et ces témoins étaient les
propres jurés de l’affaire!

Quelle occasion superbe, si Drumont était un imposteur, de le confondre
et de le perdre! On n’avait qu’à citer ces jurés pour proclamer la
vérité! L’accusation lancée par Drumont appelait bruyamment un démenti
judiciaire! Elle était d’une netteté aiguë, comme a dit M. de
Cassagnac!... Le Parquet est resté immobile! (Sensation prolongée). Il
est demeuré fidèle à sa longue tradition silencieuse. Il n’a pas relevé
le gant!...

Mieux encore, Messieurs les Jurés, et vous allez voir le silence de la
magistrature devenir stupéfiant!

Le 15 août dernier, huit jours avant la publication de notre article, un
chroniqueur, M. Lepelletier, au lendemain du procès des Trente, ose
écrire ce qui suit.

L’article est intitulé: _Ces bons Jurés_.

  Moi, le verdict de ces bons jurés m’enchante. Je l’avais prévu. Toutes
  les fois que vous placez l’homme ordinaire, et les jurés sont des
  hommes très ordinaires, entre sa conscience, son devoir et l’intérêt,
  qu’il s’agisse de sa peau ou de son porte-monnaie, le résultat est
  certain. _Douter du verdict, c’était supposer à nos jurés un courage,
  dont la seule pensée les faisait f...rissonner dans leurs pantalons._
  Est-ce que vous croyez que les exemples leur manquaient pour leur
  dicter leur arrêt? Ils ne tiennent nullement à être des héros. Le
  martyre n’est pas leur vocation. Ils sont bonnetiers, chefs de bureau,
  entrepreneurs, ils n’ont pas mission de faire des preuves de courage
  civique. Vous leur donniez des anarchistes redoutables à juger:
  était-il possible qu’un verdict sévère vînt transformer ces _bedaines
  bourgeoises_ en cibles à dynamite?

  Ce verdict est parfaitement _immoral_ et décourageant. Il affirme la
  _couardise_ et la _sauvegarde personnelle_. Les acquittés d’hier, qui
  sortent du prétoire en triomphateurs, avec les honneurs de la justice,
  au milieu de l’ovation de tous les sceptiques du boulevard, ne
  retomberont sans doute jamais dans les filets de la justice. Ils sont
  trop adroits pour cela, et les mailles de la nasse pas assez fortes
  pour les retenir. Ils vont donc continuer, avec la permission des
  jurés et l’approbation de subtils hommes de lettres, leur apostolat.
  J’espère qu’il fructifiera. Jusqu’à présent, leurs élèves n’ont
  travaillé que dans de la matière peu intéressante pour la foule: des
  magistrats, des restaurateurs, des hommes de police, des députés, des
  agents diplomatiques serbes, un journaliste italien, des habitants de
  Bois Colombes prenant des bocks au café de la gare, un président de
  République au bout de son mandat. Ces victimes-là sont
  exceptionnelles, sortent du commun. _Ah! que je serais donc heureux
  si, pour célébrer joyeusement la rentrée de Faure, de Fénéon dans
  Paris, leur bonne ville, quelque obscur adepte faisait demain sauter
  la boutique et la bedaine de l’un de ces bons jurés! Il n’y aura rien
  de fait tant que la matière à jurés ne sera pas touchée._

Tout à l’heure, Messieurs les Jurés, pour vous prévenir contre Drumont,
M. l’avocat général vous disait: «Vous êtes des magistrats temporaires!
Quand vous siégez sur ces bancs, vous êtes, vous aussi, la magistrature
française! Vous avez droit aux mêmes égards, aux mêmes respects que
nous!» Et M. l’avocat général vous lisait des fragments d’articles où il
essayait en vain de supposer chez Drumont une pensée injurieuse à votre
égard.

Je pourrais me retourner vers lui et lui dire: «Si les articles de
Drumont offensaient le jury, pourquoi ne les avez-vous pas poursuivis?
Pourquoi votre colère ne s’est-elle réveillée que lorsque vous vous êtes
sentis vous-mêmes mis en cause?»

Je préfère ne retenir que son véridique aveu. Oui, Messieurs les Jurés,
vous êtes des magistrats temporaires! Quand vous siégez dans cette
enceinte, vous êtes, vous aussi, la magistrature française! Et voyez
comme on vous protège! Et voyez comme on vous fait respecter! Non
seulement on vous laisse traiter de lâches, mais on laisse former le vœu
que vos tripes sautent en l’air! (Mouvement prolongé dans l’auditoire).

Et, huit jours après un tel article qui a pu se produire impunément, on
ose citer Drumont en cour d’assises, parce qu’il constate dans son
journal qu’un conseiller à cette cour a parlé de «mésestime» et que
d’après Littré, «mésestime» veut dire «mépris».

Bizarre!...

J’ai promis d’être franc: j’ai tenu ma promesse.

D’un mot, je me résume et je dis à la justice:

Je regrette ce procès, parce qu’il me semble indigne d’elle. Elle a un
meilleur moyen de se défendre.

Pour s’élever au-dessus des critiques, qu’elle sache se grandir à la
hauteur de sa mission!

Mission terrible, messieurs, qui arrachait à Lamennais ce cri de
terreur:

«Quand je pense qu’il y a des hommes qui osent juger des hommes, je suis
épouvanté et un grand frisson me prend.»

Qu’au-dessus des appétits qui se galvaudent à ses pieds, la magistrature
lève la tête vers les grands espaces de lumière où, affranchi des
brouillards qui l’oppriment, l’œil humain reconquiert sa vision!...

Elle y verra la beauté de sa tâche.

Tout lui parle de son origine: instituée au berceau des sociétés, pour
remplacer la force par le droit, la barbarie par la lumière, la passion
par la raison, l’arbitraire par l’équité, il semblerait qu’on a voulu
lui confier un sacerdoce, et on l’a vêtue en prêtresse!

En se couchant dans le sépulcre des institutions disparues, le vieux
César romain lui a légué sa pourpre; et, cette pourpre, ni la poigne du
soldat, ni le geste du philosophe, ni la secousse du railleur n’ont pu
la lui arracher!

Voltaire, Rousseau et Danton ont déshabillé le monde; ils n’ont pas pu
déshabiller le juge: le juge, sur son épaule, a gardé le manteau des
dieux!

Dans quatre jours, messieurs, un traditionnel usage--la tradition,
partout vaincue, reste encore plantée dans ce corps judiciaire qu’un
étrange destin nous conserve immuable, et qui, parmi nos fièvres, notre
tumulte occidental, offre quelque chose des immobilités de
l’Orient!...--dans quatre jours, un traditionnel usage conduira la
magistrature sous les arceaux de la Sainte-Chapelle, le gothique bijou
dont la pierre adorante lui chante, d’une voix mystique, l’immensité de
ses devoirs.

Venez la regarder passer:

Sur deux rangs, très _sacerdotalement_ (le mot obstiné me revient),
s’avancent d’abord les toques noires argentées du tribunal, puis les
toques rouges dorées de la cour, puis les splendeurs et les éclats de la
cour de cassation, de la haute cour, la cour suprême.

C’est une vraie vision du moyen âge que cette procession magnifique qui,
majestueusement, défile au milieu de nos vestons pâles et de nos mornes
redingotes! On se demande si tous ces personnages, qui brillent, qui
étincellent, sont des acteurs de la vie réelle ou bien des fantômes qui,
sous la mélancolique grisaille d’un automne fin de siècle, promènent,
comme dans la ballade, le souvenir d’un passé chatoyant!

Un tel costume oblige: il veut des cœurs plus qu’humains; il doit être
une apothéose ou il est un carnaval!

Qu’il soit une apothéose!

La magistrature est notre espérance suprême!

Le vingtième siècle l’attend!

Si elle veut que nous la défendions, qu’elle nous défende!

Qu’elle nous défende contre cette monstrueuse puissance qui a détrôné
toutes les autres et qui, sur nous, appesantit le joug le plus
dégradant: la puissance infâme de l’or!

Qu’elle nous défende contre ces flibusteries gigantesques, le Panama, le
Comptoir d’escompte, les Métaux, et mille autres qui, des ruines
accumulées, feront enfin la ruine nationale!

Qu’elle nous défende contre ces rastaquouères de la politique ou de la
finance que les malheurs de la patrie attirèrent sur notre sol, pareils
à l’écume insolente qui, soulevée par la tempête, salit la majesté des
flots!

Qu’elle emprisonne Turcaret, le voleur, et qu’elle fasse rendre gorge à
Fouquet, le concussionnaire!

Qu’au lieu de comprimer nos indignations, elle les partage!

Qu’elle palpite et frémisse avec nous!

Que, lorsque nous frissonnons de dégoût ou d’angoisse, elle ne garde pas
l’immobilité lapidaire du _Moïse_ de Michel Ange, de la statue, superbe
mais inanimée, que le sublime artiste, dans sa rage immortelle, frappait
au genou en criant: «Puisque tu vis, parle donc!»

Puisqu’elle vit, qu’elle parle!

Que belle comme la beauté, que jeune comme la jeunesse, que grande comme
la grandeur, elle soit la vivante image de cette femme symbolique que,
sur la solennité de nos murs, le peintre Baudry nous représente toujours
si noblement assise ou bien si fièrement debout, une main ouverte pour
accueillir la souffrance, l’autre crispée pour frapper la tyrannie!

Qu’en un mot, elle soit ce qu’elle doit être, ce qu’elle peut être, et
jamais plus, en ouvrant le _Figaro_, elle ne risquera d’y rencontrer une
interview compromettante, et, lorsqu’un officiel corbillard conduira au
Panthéon funèbre les morts que notre vanité voudrait rendre immortels,
elle pourra, sans crainte, au milieu des cités, promener la splendeur de
sa pourpre: le peuple ne rira plus!... (Applaudissements).




TABLE DES MATIÈRES


                                                         Pages
  INTRODUCTION                                               5

  LES TRAFICS DE L’ÉLYSÉE                                   37
    Affaire Ratazzi                                         39
    Affaire Wilson-Ratazzi                                  53

  LES GRANDES CONVENTIONS DE 1883                           73
    Procès Numa Gilly-Savine-Raynal                         75

  LA POLITIQUE ET LA FINANCE                               137
    Procès Numa Gilly-Savine-Salis                         139

  LE RENOUVELLEMENT DU PRIVILÈGE DE LA BANQUE DE FRANCE    179
    Affaire Drumont-Burdeau                                181

  L’ANARCHIE DOCTRINALE                                    199
    Le Procès de Jean Grave                                201
    Le Procès des Trente                                   245

  LA MAGISTRATURE ET L’OPINION                             299
    Poursuites contre M. Drumont                           301




    IMPRIMÉ
    Sur les presses de NOËL TEXIER,
    [Vignette: MALGRÉ LA TEMPÊTE. Omnia Labore. NOËL TEXIER]
    TYPOGRAPHE A LA ROCHELLE
    1895.




NOTE DU TRANSCRIPTEUR


On a indiqué entre =signes égale= les passages en caractères gras, et
entre _caractères soulignés_ les passages en italique.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE SOCIALE AU PALAIS DE JUSTICE. PLAIDOYERS PHILOSOPHIQUES ***


    

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