The Project Gutenberg eBook of L'illustre Partonneau This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'illustre Partonneau Author: Pierre Mille Release date: February 12, 2025 [eBook #75357] Language: French Original publication: Paris: Albin Michel, 1924 Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRE PARTONNEAU *** PIERRE MILLE L’ILLUSTRE PARTONNEAU ALBIN MICHEL, ÉDITEUR PARIS--22, RUE HUYGHENS--PARIS DU MÊME AUTEUR A la même Librairie: La Détresse des Harpagon. A PARAITRE: Le Diable au Sahara. Chez Calmann-Lévy: Sur la vaste Terre. Barnavaux et quelques Femmes. La Biche écrasée. Louise et Barnavaux. Caillou et Tili. Le Monarque. Nasr’Eddine et son Épouse. Sous leur dictée. Trois Femmes. Chez Flammarion: La Nuit d’amour sur la montagne. Chez Crès: En croupe de Bellone. Le Bol de Chine. Mémoires d’un Dada besogneux. Chez Ferenczi: L’Ange du Bizarre. Histoires exotiques et merveilleuses. Myrrhine Courtisane et Martyre. Chez Stock: Paraboles et Diversions. Aux Cahiers de la quinzaine: Quand Panurge ressuscita. L’Enfant et la Reine morte. A la Maison du Livre: Monsieur Barbe-Bleue... et Madame! Il a été tiré de cet ouvrage 50 exemplaires sur papier de Hollande numérotés à la presse de 1 à 50. 100 exemplaires sur papier vergé pur fil des Papeteries Lafuma numérotés à la presse de 1 à 100. Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. Copyright 1924, by ALBIN MICHEL. LES FEMMES DE PARTONNEAU LES FEMMES DE PARTONNEAU Partonneau revenait de Madagascar. Il y a longtemps que se passèrent les événements dont je me fais l’historien: c’était deux ou trois ans après l’insurrection qui suivit la prise de Tananarive. Partonneau s’était alors révélé ce qu’il fut durant le reste de son aventureuse carrière: l’un des collaborateurs civils les plus adroits, le plus vigoureux de Gallieni; en apparence, et à l’écouter, le plus imprévu des humains; en réalité, montrant le génie de la politique indigène. Il avait administré des provinces aussi vastes que la Belgique, rendu la justice comme saint Louis, sauf qu’il était assis sous un pamplemoussier, non sous un chêne; livré des batailles rangées à la tête de dix-huit miliciens, de la sorte pacifié la moitié d’un empire; enfin, gouverné sagement, mais dans l’éclat d’une puissance illimitée. Le tout sans s’étonner de rien: il n’avait jamais l’air de croire que c’était arrivé. Quand un mot de lui me fit savoir qu’il était de retour à Paris, je courus le voir. Ce proconsul avait tout simplement repris son ancien domicile, une modeste chambre d’étudiant, rue Flatters, au quartier latin. Sa concierge me dit, d’une voix un peu surprise: --Mais M. Partonneau n’est pas là, à cette heure-ci! (Il était quatre heures de l’après-midi.) Vous le trouverez au café Mahieu, comme de juste. J’allai donc au café Mahieu. J’y découvris en effet Partonneau, attaché de toute son âme aux problèmes d’une manille aux enchères avec des habitués qui l’ignoraient radicalement trois jours auparavant, mais le tutoyaient. Telle était la simplicité de son âme: il ne se souvenait plus d’avoir été vice-roi, d’être toujours officier de la Légion d’honneur et grande médaille d’or de la Société de Géographie. Ou plutôt, comme il disait, avec sa belle philosophie, ramassée dans une formule concise: «Tout ça n’avait aucun rapport!» --Alors, lui dis-je, tu ne regrettes pas tes grandeurs? --Non, fit-il, sincèrement: ici la vie est beaucoup plus facile! Je n’ai à me soucier de rien... En effet, il ne se souciait de rien. Toutefois, y réfléchissant, il me déclara que, pour lui, Paris manquait de femmes. Je répliquai que ce n’était pas l’opinion générale. --C’est possible, me répondit Partonneau, mais alors c’est que je ne sais plus «manière». A Madagascar, je n’avais qu’à m’adresser aux _governora madinika_, les chefs des notables, qui m’envoyaient tout de suite ce qu’ils avaient de mieux. Ici, il n’y a pas de _governora madinika_: cela me manque. Je lui fis remarquer qu’il y avait un préfet de police; il me pria de ne pas me payer sa tête. Mais je ne croyais pas si bien dire, ainsi qu’on verra. Deux jours plus tard, il m’apprenait qu’il avait trouvé «quelqu’un». Ce quelqu’un s’appelait Émilienne. Comme je m’informais de l’endroit où il l’avait rencontrée: --Mais dans la rue! Où veux-tu que ce soit? Il ajouta qu’il l’avait installée chez lui, que c’était une personne très comme il faut, bien agréable, et qu’elle avait des vertus d’intérieur. Je supposai que c’était à cause de ces vertus d’intérieur qu’on ne voyait jamais Émilienne. Partonneau allait au Mahieu sans elle, dînait sans elle à la brasserie du Panthéon, retournait jouer à la manille, au Mahieu, sans elle, et ne partait que vers minuit. --Partonneau, lui dis-je timidement un soir, qu’est-ce qu’elle fait, ton Émilienne, pendant ce temps-là? --Elle m’attend en mangeant des marrons. C’est une femme qui adore les marrons, avec du vin blanc. Chaque tribu a ses mœurs. Je me permis de lui faire observer que les mœurs de la tribu parisienne ne sont pas, généralement, si simples; que les femmes, chez nous, aiment la distraction; que, de plus, elles souhaitent d’ordinaire que leurs amis fassent l’étalage public de leurs attraits et de leur toilette. --Je me souviens, reconnut Partonneau, d’avoir lu ces particularités dans certains ouvrages qui traitent de la matière. Mais Émilienne est différente. Elle ne demande pas du tout à m’accompagner. Je la vois le soir, quand je rentre, et le matin, où elle fait le ménage, cependant que je travaille à ma grande carte, au cent millième, du nord-est de Madagascar. Cela nous suffit à tous deux. Toutefois, il advint un jour que Partonneau vint s’asseoir à mes côtés, la figure légèrement attristée. --C’est curieux, me dit-il, Émilienne a été prise dans une rafle! --Dans une rafle? Comment cela? --Comme il paraît que ça se fait: par la police. Elle se promenait sur le boulevard, et la police l’a emmenée... Je compris pourquoi Émilienne ne tenait pas à accompagner Partonneau le soir: elle avait d’autres occupations, et ne passait pas décidément tout son temps à manger des marrons. --... Et elle a fait prévenir la concierge, poursuivit Partonneau, qu’il me fallait aller la réclamer à la préfecture de police. --Et tu iras? --Sûrement, j’irai! Je me suis informé. Une femme qui vit avec un homme honorable, la police n’a pas le droit de la cueillir: tels sont les lois et règlements de ces populations occidentales. Tout à l’heure je vais donc aller réclamer Émilienne. Il revint deux heures après. --C’est extraordinaire, fit-il, on n’a pas voulu la relâcher! --Il y avait un cheveu?... --Aucun cheveu. J’ai vu un administrateur, très aimable. Je lui ai dit: «Vos miliciens ont arrêté une femme qui vit avec moi. Puisqu’elle vit avec moi, je viens la chercher. Voilà mes noms et qualités.» Il m’a répondu: «Rien de plus juste, cher monsieur... Enchanté de cette occasion de faire connaissance de l’explorateur Partonneau, dont la renommée est venue jusqu’à moi. Cette dame s’appelle?... »--Elle s’appelle Émilienne! »--... Émilienne? Bien. Son nom de famille? »Alors, je suis tombé des nues: «Est-ce que vous croyez, lui ai-je dit, que j’ai l’indiscrétion de demander leur nom de famille aux dames qui m’honorent de leurs faveurs? Et qu’avais-je besoin de connaître son nom de famille? Je ne veux pas en hériter!» Là-dessus, il m’a répondu: «Je regrette! mais, dans ce cas, malgré la meilleure volonté du monde...» Partonneau réfléchit un instant, et conclut: --A Madagascar, les femmes n’ont pas de nom de famille. Les hommes non plus, du reste. Ils ont bien raison: ces complications sont ridicules! * * * * * Il ne faudrait pas croire que toutes les dames que, dans l’acception biblique du terme, mon ami Partonneau connut à Paris, quand, par chance il y venait se reposer de ses fatigues, échouèrent, comme celle dont je viens de parler, à la préfecture de police. Il y en eut d’autres, dont les relations avec cet homme illustre se terminèrent différemment, bien que d’une façon toujours aussi singulière; et je compte rapporter comment. Il est certain qu’il n’avait de rien, ni des femmes, ni de l’autorité, ni de la manière dont il convient d’exercer cette autorité, une conception qui puisse ressembler en quoi que ce soit à la nôtre. Celle-ci ne pouvait que demeurer fort éloignée des comportements que son génie naturel, développé par ses séjours sous d’autres cieux, et l’habitude qu’il avait prise d’y exercer les réalités de la domination, avaient inculqués à Partonneau. C’est ce qu’il me fit bien sentir, il y a quelques années, alors que j’avais le plaisir de le retrouver chef de cercle, muni de pouvoirs effectivement illimités, dans une des régions les moins assimilées de notre Indo-Chine septentrionale: car ce diable d’homme a été partout, et l’on doit à la vérité de reconnaître qu’il est l’un de ceux qui ont le moins mal réussi partout où il a passé. «L’administration, me dit-il, est une chose très simple. Elle a trois aspects: ce qu’on fait pour le gouvernement, ce qu’on fait pour les indigènes, ce qu’on fait pour soi. Le gouvernement, les indigènes n’étant pas électeurs, se déclare satisfait si les impôts rentrent régulièrement. Pour les indigènes, il s’agit de les persuader que plus ils paieront régulièrement ces impôts et moins on les embêtera. En d’autres termes, que s’ils s’acquittent gentiment de ce devoir, on leur fichera la paix absolument, et que nous serons pour eux comme si nous n’existions pas. Pour soi-même, il s’agit d’organiser sa petite vie le plus confortablement qu’on peut.» Je constatai que, en effet, Partonneau jouissait de la confiance silencieuse du gouvernement; que les indigènes payaient l’impôt et, pour le reste, ne se volaient les uns les autres que selon leurs coutumes héréditaires; enfin, qu’il avait organisé sa petite vie. Il s’était fait construire une «résidence» au milieu d’un assez beau lac. C’était afin de goûter un peu de fraîcheur. «L’inconvénient de cet emplacement, expliquait-il, est que l’eau engendre des moustiques: mais c’est un fait bien connu que les poissons rouges mangent les moustiques. J’ai donc frappé mes administrés d’une taxe annuelle et personnelle d’un certain nombre de poissons rouges, dont ils s’acquittent fort honnêtement; ils les mettent dans le lac et je suis débarrassé des moustiques. Une autre plaie du pays, ce sont les cafards; ils envahissent les habitations: mais c’est un autre fait bien connu en histoire naturelle que les pintades mangent les cafards. Il me suffit donc d’entretenir dans la résidence les pintades qu’il faut.» Et il est vrai que cette demeure administrative avait, grâce à ces oiseaux, l’air d’un poulailler; mais il jugeait avec bon sens qu’il n’est pas, après tout, plus extraordinaire d’avoir chez soi des pintades que des chiens ou des chats. Toutefois, l’intérieur de ce palais résidentiel me parut assez bizarre. Il ne se composait que d’une chambre à coucher, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure, et d’une salle immense, très haute, mais entièrement dépourvue de meubles. J’apercevais seulement, suspendues au plafond, des choses vagues, auxquelles étaient attachées des poulies. Partonneau me dit, d’un air tout naturel: --Je suppose que tu veux déjeuner?... Tirailleur Ba,--c’est-à-dire numéro trois,--l’appareil numéro cinq! Sur quoi le _linh-cô_ Ba, avec une aisance qui prouvait une longue habitude, manœuvra un certain nombre de poulies, et fit descendre du plafond une table, des chaises et un buffet. Nous déjeunâmes. --A présent, tirailleur Ba, la sieste! commanda Partonneau: l’appareil numéro deux! Le tirailleur Ba, ayant fait prendre au mobilier de salle à manger un mouvement ascensionnel, le remplaça par deux lits de repos, couverts de nattes fraîches parfaitement confortables. --Maintenant, me dit Partonneau vers quatre heures, tu permets que je travaille un peu? Le tirailleur Ba évoqua des hauteurs un bureau, un fauteuil de bureau, quelques sièges et une bibliothèque avec des cartons verts. --Par ce procédé, m’expliqua sérieusement Partonneau, on a beaucoup plus d’air! Il se mit à dépouiller paisiblement son courrier administratif. Bientôt une exclamation d’impatience lui échappa, qui me surprit de la part de cet homme d’un si grand sang-froid. --Faut-il qu’ils soient bêtes, cria-t-il, faut-il qu’ils soient bêtes! --Plus qu’à l’ordinaire? --Oui. C’est la direction de la justice, à Hanoï, qui me demande un tas de renseignements dont elle n’a que faire! Des renseignements qui sont destinés à Paris, tu comprends, aux gens de Paris, mais ne signifient absolument rien: «L’esprit de la population!... l’organisation de la justice dans mon cercle!» Ils vont voir! En regard d’une des formules imprimées qu’on lui communiquait, il écrivit: «Le chef du cercle de Yen-Minh inflige aux indigènes les amendes qu’ils ont méritées; leur administre les châtiments qui sont nécessaires pour les maintenir dans la bonne conduite; condamne à mort; et, _dans les cas plus graves_, en réfère à l’autorité supérieure!» --Mais c’est idiot! Si tu condamnes à mort, il ne peut y avoir de cas plus graves! --Mon cher, fit-il, l’essentiel est de remplir les formules; on ne lit jamais rien, _mais on remarque les blancs_! Un génie si décidément original me remplissait d’admiration. La nuit venue, je l’accompagnai jusque dans sa chambre à coucher. Elle était fort vaste, et les meubles, ce qui me parut presque choquant, si vite on s’accoutume aux choses qui, d’abord, vous semblent incongrues, reposaient à terre, au lieu de planer dans le ciel. Même le lit, un lit immense, carré, de la dimension, à lui tout seul, d’une pièce d’un appartement parisien, était aussi définitivement fixé au sol qu’une cathédrale. Il se caractérisait, de plus, par une particularité assez exceptionnelle: sur l’une de ses parois latérales apparaissait une petite porte, une espèce de trappe. --Que diable est-ce là? demandai-je. --Tu vas voir, me répondit Partonneau: tout ce qu’il y a de plus pratique. S’étant déshabillé, il s’étendit sur le lit, et, allongeant la main, frappa un petit coup sur le bois de la porte. --Ti-Haï! appela-t-il. La porte s’ouvrit et, du dessous du lit, sortit une jeune Annamite, d’un aspect agréable, qui salua respectueusement son seigneur et maître. --Tu conçois, m’expliqua Partonneau, qu’il est parfaitement inutile qu’elle reste _au-dessus_ quand je n’ai plus besoin d’elle. Je l’appelle quand je veux... et puis elle rentre. Ti-Haï, comme lui, semblait juger que rien n’était plus légitime, ni plus simple. * * * * * Quelque temps plus tard, une légitime émotion agita, jusqu’à le déchirer, le corps des administrateurs, ou du moins la grande majorité d’entre eux, dans notre colonie du Juste-Milieu-Asiatique: un nouveau Résident Général, dans sa sollicitude, avait bien voulu se préoccuper d’amender leurs mœurs. Il en était résulté une circulaire confidentielle, mais pressante, et même rédigée en termes impérieux: MM. les administrateurs étaient invités à répudier, dans le plus court délai, les petites épouses indigènes qui, jusqu’à ce jour, embellissaient leur solitude. La circulaire admettait que ce sacrifice pourrait, dans certains cas, leur paraître douloureux; elle représentait qu’il était indispensable: ces unions plus ou moins morganatiques sont de nature à déconsidérer nos agents aux yeux des fonctionnaires britanniques de la colonie voisine qui parfois viennent visiter notre possession; par surcroît, les preuves qu’elles ne sont point sans inconvénients politiques ne sont que trop nombreuses: Combien de chefs de cercle n’en sont-ils pas arrivés à ne voir que par les yeux de leurs «congaïes», adoptant leurs préjugés, leurs sympathies ou leurs antipathies, favorisant leur famille et leur village au détriment des intérêts généraux des indigènes, et de la simple justice même? Combien de ces congaïes n’abusent-elles de leur influence pour faire rendre, à condition d’y trouver leur avantage, des arrêts qui compromettent le bon renom de l’administration française? Et n’en peut-on citer aussi qui vont jusqu’à trahir à la fois leur époux européen et le gouvernement dont il est le délégué? Ceux des administrateurs que touchait la circulaire--ils étaient nombreux--tinrent des espèces de congrès secrets qui ne furent guère que d’inutiles parlotes. Les uns prétendaient se révolter ouvertement. D’autres en appeler à la presse parisienne; d’autres encore proposaient qu’au moins l’on adressât à M. le Résident Général une lettre collective de protestation, suggérant qu’une mesure si draconienne, prise, en apparence, au nom de la morale, était susceptible d’entraîner des écarts bien plus déplorables, de nature à faire périr les deux sexes, chacun de son côté. On comptait beaucoup, pour cette insurrection, sur le célèbre Partonneau, on attendait de sa part une énergique défense: on connaissait son scepticisme, ses habitudes de franc-parler; on savait aussi quels liens l’attachaient, depuis plusieurs années, à l’aimable Ti-Haï. Ti-Haï n’avait été appelée par lui aux honneurs d’un concubinat quasi officiel qu’après de scrupuleuses enquêtes et un achat en forme à ses parents des Trois-Lacs: il s’agissait, en somme, d’un mariage parfaitement régulier, selon la coutume indigène. Cette aimable enfant était arrivée chez Partonneau entièrement couverte de bouse de vache, et Partonneau, au courant des usages, s’était bien gardé de lui faire enlever sur l’heure cette carapace, à laquelle seules ont droit les filles parfaitement vertueuses, notoirement vierges, et qui ont l’intention d’accomplir avec rigueur tous leurs devoirs d’épouses; il avait attendu qu’elle séchât. A cette heure, Ti-Haï possédait trois colliers, l’un de perles d’or, l’autre de perles d’ambre, le dernier de corail, dons de son seigneur et maître, preuve ostentatoire et somptueuse de condescendances de sa part exceptionnelles. Même elle avait un pousse-pousse pour courir le marché et les magasins, comme la femme de première classe d’un mandarin; enfin, à l’abondance et à la richesse de ses toilettes, au nombre de ses _kai-aos_ de soie, il ne semblait pas impossible qu’elle reçût des cadeaux qui tous ne venaient point de Partonneau, mais de ses administrés, justement soucieux de se ménager les faveurs d’une si grande dame, et si influente. A la grande surprise de ses collègues, Partonneau leur opposa la fin de non-recevoir la plus catégorique. --Les journaux de Paris, leur dit-il, se ficheront de vous! Ils se ficheront de vous parce que c’est trop drôle: les administrateurs du Juste-Milieu-Asiatique réduits à la situation et aux obsessions des citoyens d’Athènes dans _Lysistrata_! On se moquera de vous, sans que nulle pitié se mêle à cet ébaudissement. Quant au Résident Général, oui, je vais lui écrire, au Résident Général, mais ce sera pour lui dire qu’il a raison, cent fois raison, que nous ne pouvons qu’être désagréablement roulés par nos congaïes, qu’il se peut bien même que j’aie été roulé par la mienne et que je m’empresse d’accéder à son juste désir. Il fut traité de lâcheur, voire de lâche. On alla jusqu’à murmurer, derrière son dos, que l’illustre Partonneau vieillissait, qu’il n’était plus digne de sa réputation, qu’il sacrifiait ses affections, ainsi que les légitimes plaisirs de ses collègues, au désir d’être bien en cour, au soin de son avancement. L’ayant appris, il répondit seulement qu’il était en effet, très probablement, un héros dans le genre de Titus, lequel, pour garder l’Empire, avait sacrifié Bérénice aux exigences du Sénat romain; et l’on vit la pauvre Ti-Haï quitter la maison de Partonneau. Cela ne prouvait rien; les cœurs n’ont pas besoin, pour palpiter à l’unisson, de battre sous le même toit: mais elle était souvent en larmes, et perpétuellement, en plus, de la pire humeur. Alors, nul ne douta plus de la sincérité de Partonneau. M. le Résident Général ne manqua pas d’être flatté de l’adhésion, à ses principes, d’un personnage qui passait pour pousser fort loin, d’ordinaire, l’esprit d’indépendance: Partonneau bénéficia, avant son tour, d’un avancement de classe. Ce ne fut pas tout: M. le Résident Général, dans une de ses tournées, s’étant arrêté chez lui, trouva des paroles presque attendries pour le féliciter d’une si noble obéissance, si rapide, et qui pourtant lui avait dû coûter. Partonneau se contenta de s’incliner en souriant. Au même instant, parurent deux jeunes personnes, qui entrèrent par deux portes opposées, ne se regardèrent point, mais lui posèrent fort tendrement la main, chacune de son côté, sur une épaule. --Madame Ti-Haï! fit Partonneau, les présentant, du village des Trois-Lacs, madame Thi-Ba, du village des Grandes-Rizières... --Et quel rôle, monsieur, jouent ici ces dames? demanda M. le Résident Général, glacial. --Madame Ti-Haï est ma première épouse, madame Thi-Ba, la seconde. --Est-ce là, fit M. le Résident Général, l’engagement que vous aviez pris? En vérité, monsieur!... Il ne cachait pas se trouver fort offensé. Partonneau répliqua: --J’ai porté honnêtement à votre connaissance que je n’avais plus d’épouse indigène. Rien de plus rigoureusement et grammaticalement exact, puisque j’en ai deux, ce qui fait un pluriel... J’ai considéré, monsieur le Résident Général, qu’il avait été fort sage de m’interdire la monogamie. Faisant mon examen de conscience, j’ai reconnu qu’en effet l’influence d’une épouse menaçait de m’être funeste, et que, selon vos propres paroles, je risquais de m’abandonner à sa seule influence, de ne voir que par ses yeux. J’en ai donc pris une seconde. Thi-Ba est du village des Grandes-Rizières, lequel, depuis l’aurore des temps historiques, abomine le village des Trois-Lacs, dont Ti-Haï est sortie. Toutes deux, par surcroît, se jalousent, et s’entendent comme chien et chat. Il n’est pas une petite malice, une petite tentative de prévarication par séduction, de la part de Ti-Haï, que Thi-Ba ne s’empresse de signaler. Et Ti-Haï fait de même à l’égard de Thi-Ba. Elles sont devenues ma police; en se dénonçant réciproquement, elles dénoncent tous ceux qui s’adressent à elles. Sans vous, monsieur le Résident Général, je n’eusse jamais découvert cet admirable moyen de gouvernement. Ce haut fonctionnaire, ayant réfléchi, jugea qu’il y avait du bon dans la politique conjugale et extra-conjugale de Partonneau. C’est lui qui m’a conté l’histoire. DANS LE MONDE L’avant-dernière fois que Partonneau revint à Paris, il était au comble de la gloire. Dédaignant, pour quitter la colonie du Juste-Milieu-Asiatique, de faire comme tout le monde, et de s’embarquer sur un confortable paquebot, et tournant le dos à l’océan Indien, il s’en était revenu par le Thibet. Tout seul! Et, seul de tous les Européens depuis le voyage des missionnaires Huc et Gabet, c’est-à-dire depuis plus de trois quarts de siècle, il avait réussi là où Dutreuil de Rhins a si cruellement échoué: il avait pénétré dans la mystérieuse Lha-Ssa; il s’était entretenu avec le Dalaï-Lama, Bouddha vivant des Thibétains, beaucoup plus familièrement que je n’arriverai jamais à le faire avec M. Ramsay Macdonald; il avait visité, je ne sais où, des grottes-bibliothèques où dorment depuis trente siècles des manuscrits rédigés dans des langues que nul ne parle plus, pas même les perroquets; il n’avait tué personne, on n’avait pas même essayé de l’assassiner; pourtant, il avait tout vu, tout entendu sur son passage; il avait été géographe, géologue, philologue, botaniste, et rapportait par surcroît une collection d’_argols_ unique au monde. Les _argols_, il faut le faire connaître à ceux qui pourraient l’ignorer, sont le seul combustible connu sur les hauts plateaux thibétains, où ne sauraient croître même ces saules, pas plus hauts que des géraniums, qu’on rencontre encore jusque dans les régions arctiques; ce sont des bouses de ruminants, tout bonnement, mais parvenues à un parfait état de siccité. Il y a celles du chameau, pour lesquelles Partonneau professe de l’estime: il paraît qu’elles valent, pour faire griller une côtelette, le meilleur bois de hêtre. Il y a celles des vaches, pour lesquelles il témoigne un profond mépris. Il y a enfin les petites boules rondes que laissent sur leurs pas les chèvres et les moutons, et dont il est enthousiaste: il démontra, devant un aréopage de savants et de métallurgistes, qu’elles dégagent une chaleur susceptible de fondre même l’acier. Un journal publia cette expérience avec cette manchette: «La crise du charbon conjurée!» De si notables et diverses découvertes avaient valu à Partonneau quelque notoriété. Il devint d’abord populaire; son portrait figura dans les périodiques et les quotidiens. Ce qui compte davantage, il fut un homme à la mode. Les salons se le disputèrent; il connut cette gloire suprême: des dames fort distinguées envoyèrent à leurs amis des cartes les invitant à venir prendre le thé chez elles, avec cette note, soigneusement soulignée: «Pour rencontrer M. Partonneau.» Je crois me souvenir de l’avoir dit, au début de l’étude que je consacre à la vie de cet homme singulier et admirable: Partonneau, dans les séjours qu’il avait faits à Paris, au cours de sa longue et très aventureuse carrière, n’avait jamais fréquenté que le café Mahieu. Cet homme qui semble tout savoir ignore le bridge; il ne connaît que la manille. Une fois en France, il se retrouvait ce qu’il y avait été avant de la quitter pour la première fois, un étudiant, même un étudiant pauvre, aux joies faciles; que dis-je, élémentaires. Il ne sait rien de ce qu’on est convenu d’appeler «le monde», de ses usages, du ton de conversation qu’il y faut prendre. Cela m’inquiéta pour lui. D’autre part, j’étais son ami, je m’enorgueillissais de sa réputation, j’eusse été peiné qu’il repoussât de si flatteuses attentions. A cet égard, je fus bientôt rassuré. --J’irai, fit-il, considérant d’un air paisible la première de ces invitations, que je ne lui présentais qu’avec timidité. Et comme je le regardais, un peu étonné d’une décision si aisée, si rapide: --... C’est de l’exploration! J’avoue que ce mot me fit trembler. Je le voyais entrant avec un théodolite chez Madame de Véromandes, ou appliquant un compas à branches courbes sur la face de M. Mouvenot, le grand homme d’affaires, à l’égard de qui cette personne passe pour avoir des bontés, afin de prendre sa mensuration crânienne; ou bien encore faisant un petit cadeau à M. l’abbé Chudier, qui fréquente aussi la maison, pour l’inciter à lui céder une pièce archéologique intéressante de son église, par les mêmes procédés dont il usa pour séduire les bonzes des lamaseries, et emporter leurs plus précieux bouddhas. Il ne fit rien de tout cela, par la bonne raison que c’est à peine, d’abord, s’il ouvrit la bouche, sauf pour les expressions de courtoisie les plus vagues et les plus générales. Il avait l’air, pour moi qui le connaissais bien, de songer: «Qu’est-ce que ces indigènes vont me demander de payer pour entrer dans leur pays?» --Monsieur, lui demanda à la fin madame de Véromandes, avec une aimable impatience, parlez-nous un peu des femmes du Thibet. --Ce sont, madame, des personnes fort heureuses: car elles ont généralement trois ou quatre époux légitimes en même temps, ce qui me paraît suffire. Tous les frères d’une famille sont ordinairement maris d’une même femme. Madame de Véromandes manifesta, malgré sa politesse, quelque incrédulité. Mais M. l’abbé Chudier voulut bien lui jurer que les _Annales de la Propagation de la Foi_ confirment les dires de l’explorateur. Il ajouta que cette coutume ne lui paraissait pas irréprochable. --En effet, observa madame de Véromandes, que deviennent les autres hommes? --Madame, fit Partonneau, tout est comme en France, ne vous en souciez point: une femme a plusieurs hommes, et les hommes sans emploi se font moines!... Cette coutume n’a pas manqué d’être favorisée par la Chine, suzeraine du pays, et antimilitariste: une femme qui possède plusieurs hommes les juge tous indispensables à son bonheur, et n’en veut pas faire des soldats. Quant aux moines ils sont naturellement exempts de porter les armes: combinaison de tout repos pour assurer la paix! Si nos pacifistes avaient la moindre prévoyance ils devraient d’abord établir en France ces deux institutions qui s’appuient et se complètent: le cléricalisme et la polyandrie. La conversation prenait un tour scabreux. J’en frémissais. Fort heureusement, comme elle était à M. Mouvenot de nul intérêt, il interrogea: --Et l’administration, monsieur, le gouvernement de ce pays-là? Ils doivent être fort vénaux, comme partout en Orient? M. Mouvenot en savait quelque chose. A l’aurore de sa grande fortune, alors qu’il opérait en Turquie, il acquit l’art de distribuer les _bakchichs_ avec fruit et discernement; et plus tard, en Occident, cet art n’a pas manqué non plus de lui être utile. Même l’importance des services qu’il a ainsi rendus le défend seule contre la malveillance de ceux qui le voudraient accuser de corruption. --Il est vrai, fit ingénument Partonneau, il est vrai! Dans ce pays, nul fonctionnaire civil, militaire, ou même religieux, n’accorde rien à personne qu’en échange d’un petit avantage personnel... Mais après tout, le pot-de-vin, monsieur, le pot-de-vin n’est pas incompatible avec un haut état de civilisation! Je crus que la foudre était tombée. Je rougis, je pâlis. J’avais tort. Le visage de M. Mouvenot, du contraire, s’illumina. Il était enchanté, il acquérait de vives lueurs de philosophie sociale; de quoi, auparavant, il ne s’était jamais soucié. --Vous aviez raison, me dit-il à demi-voix, votre ami est un homme de génie! Croyez-vous qu’il entrerait dans les affaires? Avec sa notoriété... * * * * * Partonneau, malgré cette invitation, n’entra pas dans les affaires. Mais j’en vins à me persuader qu’il ne tenait qu’à lui de trouver dans les entours de madame de Véromandes une amie élégante, même spirituelle, en tout cas sachant, à coup sûr, unir quelque délicatesse à une intéressante et suffisante sensualité. Enfin quelque chose de nouveau pour lui; et de l’exploration encore, sur quoi j’eusse goûté ses aperçus, qui manquent rarement, on le sait, d’originalité. Il ne m’était point échappé qu’il avait plu. Comme toujours il avait montré quelque chose d’imprévu, de surprenant. La virilité de son grand corps maigre et sec, mais musculeux, le contraste assez voluptueux de ses sourcils fort noirs et d’un regard demeuré très jeune, presque enfantin, sous la forêt candide de ses cheveux parfaitement blancs, mais durs et coupés en brosse, n’avaient pas été non plus sans produire une impression favorable. Je pus bientôt me rendre compte qu’il lui était loisible de choisir entre trois ou quatre personnes qui ne feraient pas languir trop longtemps son impatience. Cela aussi me paraissait digne d’être retenu: je le savais n’avoir point accoutumé d’attendre. Je le savais! mais comment eussé-je pu prévoir que, malgré tout mon empressement à lui être utile, j’arrivais déjà trop tard! Lorsque je lui fis part des espoirs qu’à mon sens il était en droit légitime de nourrir, il fit preuve tout d’abord d’hésitations que je crus pouvoir porter au crédit de sa modestie, puis attribuer à sa nonchalance. «Tant d’embarras, objecta-t-il, pour si peu de chose! Il n’aimait pas les complications. Les jeunes femmes appartenant à un monde si brillant n’étaient point son affaire: ou bien il leur paraîtrait bientôt insupportable et sauvage, ou bien il leur devrait consacrer un temps qu’il préférait employer autrement; il s’apprêtait à écrire la relation de son voyage, à relever ses itinéraires géographiques...» Je lui représentai que ces allégations étaient fort semblables à des défaites; que l’amie qu’il choisirait n’aurait guère plus de temps à lui donner que lui-même ne se sentait disposé à en accorder; qu’une liaison, pour elle, consisterait surtout dans la satisfaction de se dire: «Cet homme dont on parle est à moi!» et de le pouvoir faire connaître en confidence à des rivales possibles; qu’il raisonnait de l’amour, tel qu’on le pratique aujourd’hui dans la bonne société, d’après une littérature surannée qui en exagère les difficultés, en complique fictivement les cérémonies; et que celles-ci, dans la réalité, sont à cette heure réduites à presque rien. --Il est possible, reconnut-il brusquement: mais j’ai ce qu’il me faut! Il n’y avait pas encore quinze jours que Partonneau était à Paris: il y possédait déjà une amitié! Cela n’était pas extraordinaire, j’aurais dû m’y attendre. Pourtant je lui demandai, un peu décontenancé: --Et c’est... une passion? Il leva vers moi des yeux candides, mais scandalisés: --Moi? Voyons!... Non, et même je ne sais pas trop bien comment cela s’est fait. Elle habitait sur le même palier, la porte en face. J’avais laissé la mienne ouverte: elle est entrée... --Et qu’est-ce qu’elle fait chez toi? --Elle est gentille... Elle a ouvert mes caisses, et elle a mis dans les armoires ce qu’il y avait dans les caisses. Elle range, elle tourne dans l’appartement. Quand elle a fini de ranger, elle joue avec son chien: parce qu’elle a un chien, un berger allemand... Alors, je me rappelai cette Émilienne, qu’il avait gardée chez lui durant six mois sans même penser à lui demander son nom de famille, et la petite Annamite qui passait la nuit sous son lit, à Yen-Minh, ne sortant de sa cachette qu’à l’évocation du maître. Je compris combien la femme continuait à tenir peu de place dans l’existence de cet homme vraiment fort. Il avait pris celle-là comme il avait pris les autres: parce qu’elle était entrée. Cela lui suffisait; il n’en demandait pas davantage, il aurait cru imprudent, fatigant, funeste à son repos de chercher autre chose. Il proposa, avec une auguste sérénité: --Veux-tu la voir? Je la vis. Elle s’appelait Jacqueline. Elle était blonde, c’est tout le souvenir qu’elle m’a laissé; de ces femmes dont on ne garde pas plus les traits dans sa mémoire qu’on ne pourrait distinguer une souris blanche d’une autre souris blanche. Je suppose qu’elle pouvait avoir entre trente et quarante ans; elle était peut-être beaucoup plus jeune. Il paraît qu’elle vivait d’une rente assez confortable, qui lui avait été léguée par «quelqu’un». Sur elle je n’en sus jamais davantage, et cela même, je me demande comment je l’ai su, comment elle était là, pourquoi elle était restée après être venue. Je ne me l’explique pas encore. Je ne crois pas qu’elle aimât Partonneau; pourtant elle l’adorait. J’entends qu’elle aimait «servir», et être à un homme. Elle élevait vers lui des yeux perpétuellement attentifs, un peu inquiets: les yeux que son chien avait pour elle-même. Et lui, Partonneau, était «bon» pour elle. Je n’ai jamais mieux senti tout ce qu’il peut habiter de cruel, à force d’insuffisance, dans ce seul petit mot, et le sentiment, l’attitude, qu’il prétend représenter. Il ne la traitait point comme la petite Annamite. Il ne l’enfermait pas, il la laissait parfaitement libre. J’imagine que sans raisonner, instinctivement, il respectait en elle «la majesté du blanc», dont tout Européen, une fois qu’il a fréquenté, en les dominant, des races différentes de la sienne, finit par concevoir une si haute idée. Il avait seulement l’air de lui dire: «Tu es libre, mais moi aussi! Et au fond, alors c’est comme si nous ne nous connaissions pas!» Et ce qu’il y avait de terrible, si l’on prenait la peine d’y réfléchir, c’est qu’elle, cette Jacqueline, _ne voulait pas_ être libre... Je fus quelques jours sans revoir Partonneau. Un matin, j’allai chez lui. Je le trouvai en bras de chemise, un crayon d’une main, un compas de l’autre, penché sur une immense carte à grande échelle, qu’il dessinait patiemment après l’avoir étendue sur une vaste planche de bois blanc posée sur deux tréteaux. Cette sorte de table était à peu près le seul meuble de la pièce, sauf une chaise de paille. Telle était la simplicité de mœurs de cet homme admirable. Partout il était campé. Je ne vis pas Jacqueline. Ce fut en vain que je la cherchai dans le reste de l’appartement. --Où est-elle? demandai-je. --Je ne sais pas, répondit Partonneau. Chez elle, probablement; en face. Elle ne vient plus. --Tu l’as chassée? --Si tu veux... Figure-toi qu’avant-hier, il était cinq heures du soir, le jour commençait de se faire un peu sombre. J’étais là, où tu me vois, avec les mêmes outils, en train de songer: «Par où diable peut-elle bien passer, cette garce de cote 3.400?... Voilà une femme qui me met la main sur le front, qui me dit: «Mais, mon chéri, tu vas te faire mal aux yeux, si tu travailles sans lumière!» Comprends-tu ça? Est-ce que ça la regardait? Je lui ai dit: --F... le camp, à la fin, f... le camp! D’abord, je ne conçois pas du tout pourquoi tu es ici; tu ne me demandes jamais d’argent, c’est un mystère insondable. Mais cependant j’ai fini par comprendre: tu as un chien qui est curieux, un chien qui aime à «faire balcon», à regarder les passants dans la rue! Et toi, tu habites sur la cour. Eh bien! ton chien, il pourra venir tant qu’il voudra! Mais toi, pour quoi faire?... «Je suppose qu’elle n’a pas été contente. Elle n’a pas pleuré, elle n’a pas insisté: elle est partie. --Et tu n’as pas été la chercher? Il y avait quatre pas... --Non. Encore une fois, pour quoi faire? PREMIÈRES RENCONTRES PREMIÈRES RENCONTRES --Ne devrais-je pas confesser mon infirmité? Il se peut que je sache conter à peu près une histoire: j’ignore l’art d’écrire l’histoire. Mes souvenirs, des profondeurs cérébrales où ils sommeillent, reviennent sans ordre, se classent sans méthode, sans nul respect de la chronologie, ainsi que, communément, chez les enfants et les femmes. Jamais, un jour d’hiver, un jour de gel ou de pluie froide, je n’arriverais à me rappeler un matin de printemps, fût-il de l’année dernière. Jamais un soir d’allégresse, un de ces soirs où l’on se sent l’ami de tout le genre humain, je ne saurais évoquer l’amertume d’une déception ancienne, un événement dont j’ai pu souffrir, une crise spirituelle qui me fut douloureuse, ou bien humiliante: ma mémoire actuelle est toujours de la couleur du temps et de celle de mon âme... Voilà que je m’aperçois, un peu tard, que j’ai pris le récit des souvenirs que j’ai gardés de cet homme exceptionnel, sinon par la fin, du moins au hasard, et en désordre. J’ai omis de dire comment je fis la connaissance de Partonneau, comment, dès l’abord, sa personnalité singulière m’imposa, avec un étonnement un peu craintif, l’admiration du disciple pour le maître. * * * * * Ce fut, il y a bien longtemps, dans une ville d’eaux où je faisais une cure. Il était assis, au casino, devant une table de trente-et-quarante, et je me tenais debout derrière lui, risquant de temps à autre un timide jeton de cent sous, tandis qu’il jetait, avec une malchance persistante, d’assez grosses sommes sur le tapis. Il se leva enfin, sans témoigner la moindre impatience, même avec un sourire indéfinissable, où il y avait comme de la volupté, m’offrit courtoisement sa place. Je préférai le suivre sur la terrasse où, sans autres façons, ni même me demander mon nom, il commença de me parler de tout, à propos de rien, comme nul autre que lui ne saurait parler. Depuis, j’ai joui bien souvent de cette sorte de conversation qui lui est propre, incisive à en être déchirante, toujours neuve; joui, bien exactement, comme d’un vice. Il ne me connaissait pas, mais on me l’avait montré, on me l’avait nommé. Je le savais célèbre par une exploration dangereuse en Mongolie, puis une autre à Madagascar. Il y a près de trente ans de tout cela, et, à cette époque, Madagascar, qui n’était pas encore français, demeurait, malgré les beaux et longs voyages de Grandidier, à peu près _terra incognita_ pour un ignorant et un Français de la petite France tel que je l’étais alors. Ce grand diable long et brun, aux traits vigoureusement sculptés, ironiques--imaginez une espèce de Barrès qui aurait des muscles--m’inspirait la qualité d’admiration un peu puérile qu’on éprouve pour les gens dont on ne sait pas «comment ils ont fait». ... Voici qu’il venait de m’apparaître sous les traits d’un joueur, sinon professionnel, du moins d’habitude: un homme qui avait traversé toute l’Asie centrale, et Madagascar en diagonale, administré l’Afrique, spécialiste en géologie exotique, et qui avait reçu pour ça la croix d’officier de la Légion d’honneur et la grande médaille d’or de la Société de Géographie! Ce n’était pas les mœurs que mon ingénuité attribuait à un savant, même explorateur: je n’y comprenais plus rien. A cette époque reculée, l’automobile n’était pas inventée; on se trouvait encore aux beaux jours de la bicyclette. Tout le monde «en faisait», c’était plus qu’une mode: une rage, une folie. Partonneau m’invita à une promenade à bicyclette en montagne «pour s’entraîner aux côtes». J’acceptai bien volontiers. Nous partîmes de bon matin. Je n’osais faire allusion à cette assiduité de mon compagnon, qui m’étonnait, aux tables de jeu du casino. Mais comme on ralentissait à cause de la route dont la pente monte assez rudement, je le félicitai poliment de sa grande médaille d’or. Il haussa les épaules, et répondit: --Les sociétés de géographie, les sociétés de géographie!... Il soufflait assez péniblement. Enfin, il m’envoya d’un trait, dans la figure: --Les sociétés de géographie sont composées de sédentaires qui se réunissent pour encourager les instincts migrateurs de leurs compatriotes! Je vous cite cette phrase afin de vous donner quelque idée des formules définitives, mais scandaleuses, qui caractérisent la conversation de Partonneau... Mais quand nous parvînmes au sommet de la côte, me retournant vers lui, qui était resté un peu en arrière, je faillis crier d’angoisse, d’horreur, de terreur: ce n’était plus là le Partonneau que je connaissais, mais un autre--ou plutôt il y avait _deux_ Partonneau, de même que Janus a deux faces. Le profil de droite était resté tel que ma mémoire l’avait enregistré; le profil de gauche apparaissait hideux et formidable; la bouche et l’œil, contractés, crispés, remontant vers les tempes dans un rictus effrayant--d’autant plus effrayant qu’il était immobile, comme sculpté, pour l’éternité, dans une pierre inerte! --Bon Dieu! criai-je, que vous est-il arrivé! Il me répondit, avec la partie de ses lèvres qui vivait encore, et d’un ton tout uni: --Paralysie faciale... Vous inquiétez pas... Résultat du paludisme: un peu forcé l’allure, alors fabriqué des toxines, et toxines amené paralysie... Ordinaire, très ordinaire!... Parlez pas de ça: idiot! Passera après déjeuner. Et je ne lui parlai plus «de ça», puisqu’il le défendait. Vers le soir, au retour, il me proposa de nous baigner dans l’Allier. Il se déshabilla. Je vis, dans sa nudité magnifique, son corps d’athlète, maigre et musculeux. Mais dès qu’il me tourna les épaules pour descendre dans l’eau tumultueuse du torrent, voici qu’un nouveau cri de stupeur et presque d’épouvante m’échappa: rouge, presque sanguinolente encore, toute gonflée par l’effort de réparation des tissus, une cicatrice affreuse partait du milieu de sa cuisse gauche, puis se séparait en deux branches, l’une allant rejoindre son sexe, l’autre filant, filant, autour de la cuisse... --Tiens, fit-il, je n’y pensais plus... C’est le bœuf sauvage... --Le bœuf sauvage?... --Oui. Dans l’ouest de Madagascar. Les Sakalaves sont venus me dire qu’il y avait un bœuf sauvage qui venait rendre visite un peu trop souvent à leurs vaches domestiques, et que ça les embêtait, parce que les vaches faisaient ensuite des veaux un peu trop sauvages. Alors j’ai pris mon fusil, je suis allé voir. J’ai rencontré la brute près d’un champ de cannes à sucre. Je lui ai envoyé une balle, à cent mètres, et j’ai cru l’avoir ratée; elle est entrée dans le champ de cannes, comme si de rien n’était, je l’ai suivie, comme un imbécile: mais je ne voyais rien, dans ces grandes tiges. L’animal a foncé sur moi. Voilà... --C’est tout? --Oui, tout... Ah! non... Le bœuf est allé crever à dix mètres. Je l’avais eu tout de même, vous savez... Il a été versé à l’ordinaire de mes miliciens: il pesait bien dans les sept cents. Ça faisait de la viande! --Mais vous, vous? --Ah! moi aussi, je faisais de la viande, comme vous voyez. L’hôpital le plus proche était à Mévatanane, à 170 kilomètres de l’endroit où ça s’est passé. On m’a mis sur une civière, on m’y a porté. Mais les mouches ont pondu dans cette viande, elle s’est mise à grouiller de vers, figurez-vous! Très curieux à regarder, mais gênant pour l’odeur... A l’hôpital de Mévatanane il n’y avait qu’un médecin, sans nez. --Sans nez? --Sans nez. Conséquence d’un ancien coup de pied de Vénus, je suppose. Il n’aime pas montrer sa figure aux gens, et c’est pour ça qu’il avait choisi Mévatanane pour exercer son art: il n’y avait jamais personne, à cette époque. Il a regardé ma cuisse, et il a dit: «C’est dégoûtant! on ne m’amène jamais que les cas désespérés!» --Alors? --Alors, il voulait me couper la jambe. J’ai refusé, et je lui ai demandé: --Avez-vous des livres? Il avait, je ne sais comment, quelques vieux numéros du _Correspondant_. Le _Correspondant_ est une vieille revue catholique libérale, assez bien faite. Je me suis guéri en lisant le _Correspondant_... --Guéri? En combien de temps? --Me rappelle plus... Deux mois, je pense... Mais pendant ces soixante jours--et pour la première fois je vis ses yeux briller d’une sorte de plaisir et de désir furieux--comme je croyais que j’allais mourir et que je voulais vivre, je ne me suis pas embêté une minute! * * * * * ... Alors, je compris pourquoi Partonneau, revenu en France, ne quittait plus les tables de trente-et-quarante ou de roulette. Ses nerfs sont aussi durs, aussi calleux que son corps énergique est insensible. Et pour les réveiller, il lui fallait l’excitation de ce qui, pour tout autre, eût été la peur, ou la douleur physique, ou l’angoisse morale, ou le risque amer du jeu. * * * * * Quelques jours après qu’il m’eut montré, sur les bords d’un gave pyrénéen, les épouvantables marques laissées sur sa chair, en un endroit assez délicat, par son combat contre un bœuf sauvage, nous revînmes ensemble à Paris. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais quitter cet homme admirable et déconcertant; je l’écoutais avec religion, j’enregistrais ses paroles, je ne souhaitais rien, sinon devenir humblement l’Eckermann de cette espèce de Gœthe colonial, je me sentais pour lui l’âme d’un disciple modeste, enthousiaste, fidèle: et il est bien vrai que je lui dois beaucoup. Il n’était mon aîné que d’un lustre à peine; mais je me trouvais à l’âge ductile où l’on cherche sans orgueil sa personnalité à travers des personnalités plus fortes, ardent à s’offrir tout entier pour recevoir leur empreinte. En un mot, je l’aimais. J’ignore, même aujourd’hui, s’il daigna, de longtemps, m’en savoir gré. Cela ne vint que plus tard. Je me trouvais là, je le comprenais ou essayais de le comprendre; il pensait devant moi, paisiblement il m’annexait, comme il eût fait, au cours d’une exploration, d’un indigène paraissant raisonnablement honnête et bien disposé pour le blanc. Bientôt il me tutoya. Je lui eus, de cette familiarité, une reconnaissance infinie; il me fallut quelque temps pour oser la lui rendre. Il semblait d’une égalité d’humeur, d’une patience comme ascétiques. Cela, de sa part, était raisonné, volontaire. Il m’avoua certain jour nourrir un profond dédain pour les explorateurs qui se font tuer: «Cela prouve seulement, me dit-il, qu’ils ne connaissent pas la philosophie du métier, qui n’est rien autre que celle du ver de terre. Le ver de terre est aveugle. Quand, dans ses reptations souterraines, il rencontre une racine, un caillou, n’importe quoi qui l’empêche d’aller tout droit, il ne s’obstine pas. Il pousse sa pauvre tête pointue à droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un terrain qui cède à ses sollicitations. C’est comme ça qu’il faut faire. Si, sur son chemin, on rencontre un personnage mal luné qui vous dit: «On ne passe pas!» il faut attendre quelques jours. Et s’il ne change pas d’avis, passer ailleurs... S’il faut savoir frapper, quelquefois? Évidemment! Mais alors, dur! Et par conséquent, si l’on est certain, absolument certain, d’être le plus fort. La morale, la vraie morale, consiste à ne jamais faire la guerre qu’à plus faible que soi: de même qu’il est sage de ne donner de gifles qu’aux enfants. C’est une morale immorale, mais c’est la bonne.» Ce fut un incident fort banal, et ridicule, qui me montra que cette égalité d’humeur, cette patience étaient simulées, et ce qu’elles cachaient de violence... Il pleuvait. Partonneau qui ne portait d’ordinaire rien dans les mains, pas même une canne, entra dans un magasin et fit l’emplette d’un parapluie. Telle était son habitude: l’averse passée, il oubliait le parapluie n’importe où. Nous suivions les quais. Il s’agissait de retourner sur la rive gauche. Un peu avant le Pont-Neuf nous aperçûmes, assez loin encore, l’omnibus de Ménilmontant. A cette époque, perdue à cette heure dans le recul de la légende, il n’y avait pas encore d’autobus: rien que de grandes caisses roulantes, avec une impériale, et traînées par trois chevaux. Il faut faire maintenant un effort de mémoire pour se rappeler combien la physionomie de Paris a pu changer en moins de quinze ans... Partonneau prit sa course pour rattraper cet omnibus, en refermant son parapluie. Je le suivis, avec plus de lenteur. ... Au moment où il allait atteindre la voiture, un autre piéton le rejoignit. C’était, selon l’apparence, un bourgeois assez cossu, un monsieur qui, certes, se fût offert un fiacre, s’il en eût passé sur ce quai assez déshérité, pour éviter l’averse. Partonneau allongeait déjà la main pour saisir le garde-fou, la jambe pour s’établir sur le marchepied... le monsieur cossu le bouscula, et prit sa place. Alors, je vis, spectacle inattendu et scandaleux, Partonneau l’empoigner vigoureusement au collet, le tirer en arrière, et lui envoyer à travers la figure un magnifique revers de son riflard. Le coup porta si bien que le chapeau tomba et que le monsieur fit un écart en arrière. Comme j’arrivais, tout essoufflé, me remémorant, au pas de charge, ces vers d’un illustre poète, à peine modifiés, il s’avéra que le monsieur cossu était aussi un monsieur combatif. Lui-même avait un parapluie: je tombais en pleine séance d’escrime. Pendant ce temps l’omnibus s’était éloigné, mais ralentissait pour gravir le dos d’âne du Pont-Neuf. Je criai à Partonneau: --Qu’est-ce qui te prend? tu es fou? Partonneau avait retrouvé son sang-froid. Il s’amusait de tout son cœur en parant les attaques du monsieur cossu qui, je dois bien le reconnaître, n’avait pas davantage été l’agresseur que la France ne le fut plus tard à l’égard de l’Allemagne. --Monsieur, dit Partonneau un peu haletant, je prendrai l’omnibus, et vous ne l’aurez pas! Sur quoi, ayant l’air de suivre la consigne militaire en cas d’alerte, qui est de s’esquiver rapidement, il mit ses jambes à son cou, gagna l’omnibus, et s’y assit. Je l’avais suivi. Les voyageurs de l’omnibus riaient comme des enfants, moi aussi. Mais le monsieur cossu, dans un état d’exaspération concevable, transforma ses bras en un poste de télégraphie optique d’un rayon d’action tel que le conducteur de l’omnibus, tirant sa sonnette, fit arrêter la voiture. Et le monsieur entra! Ce fut tragique. Le monsieur alla s’asseoir en face de Partonneau. Il était écarlate, il était bleu, il était vert d’indignation, en même temps que le feu de la bataille et de la course lui coupaient le souffle. --Monsieur, dit-il à Partonneau, ça ne se passera pas comme ça!... Votre carte. --Ma foi, répondit paisiblement Partonneau, je n’en ai pas! Ce n’était point, de sa part, un mensonge. Depuis longtemps il avait renoncé à l’usage des cartes de visite, par la raison, expliquait-il, que, dans les pays qu’il habite généralement, personne ne les peut lire. --Les voilà bien, dit pour tous les voyageurs le monsieur cossu, ces goujats qui donnent des coups de parapluie. Ça n’a seulement pas de carte!... Écrivez-moi votre nom, votre adresse! Partonneau, avec une prétendue confusion, déclara qu’il n’avait ni papier ni crayon, ni plume. Un voyageur perfide prêta les objets nécessaires. Alors, Partonneau, froidement, inscrivit, sur la feuille qu’on lui avait tendue, _mon nom_! Je n’eus le temps de voir que cela, et j’allais protester. La fermeté de son regard cloua cette protestation sur mes lèvres. Il demanda, bien doux, tenant toujours la feuille de papier entre ses doigts. --Et vous, monsieur, puis-je savoir?... --Oui, monsieur, moi, des cartes, j’en ai toujours! Partonneau lut à haute voix, pour l’assistance: _M. Aristide Lebeau, 10, impasse Lebeau, entrepreneur de menuiseries et cercueils._ --Monsieur, fit Partonneau avec une gravité terrible, vous pouvez préparer _le vôtre_! Les yeux durs, la lèvre hautaine, il lui présentait les lignes qu’il venait d’écrire, ces lignes dont la première portait mon nom, mon pauvre nom, bien inconnu de tous à ce moment. Le monsieur cossu, de rouge et de bleu devint blanc comme un linge. Il murmura ces mots, pour moi incompréhensibles: --C’est toujours comme ça! Toujours comme ça! Son derrière, son important derrière, commença de ramper vers la sortie, sans quitter la banquette; au premier arrêt, il s’évanouit, silencieux. Vainqueurs, nous ne descendîmes qu’à la place de Rennes. Seul enfin avec Partonneau j’osai lui reprocher d’avoir ainsi, sans courage, substitué ma personne à la sienne. --Mon cher ami, répondit-il sans honte, c’est que je me suis jugé trop parfaitement idiot... J’ai préféré que ce fût toi... Quand cet imbécile m’a bousculé, je n’ai plus songé que je me trouvais à Paris. J’ai réagi comme en présence d’un noir ou d’un jaune qui ose attenter à la majesté du blanc, ce qui exige le coup de cravache. Je n’avais pas de cravache, j’ai pris mon parapluie. C’est stupide! stupide! Bon Dieu! il faut que je m’en aille, ou bien que je m’adapte. Toutes réflexions faites, je crois que j’aime mieux m’en aller... Mais ne crains rien: tu n’entendras plus jamais parler du bonhomme. --Je le pense, répliquai-je: il est parti bien vite... Mais pourquoi, je ne m’explique pas pourquoi? Il ne me connaît pas; d’ailleurs, je me sers d’une épée comme d’une fourchette, et à dix mètres, je ne mettrais pas une balle de pistolet dans une porte cochère. --Mon cher, me révéla Partonneau, c’est bien simple. Au-dessous de ton nom et de ton adresse, j’avais écrit seulement ceci: _maître d’armes_. * * * * * Du reste, humilié, déconcerté dans mon admiration, il m’arrivait de le trouver radicalement absurde. Il ne s’intéressait à rien absolument, à Paris et en France. Il professait sur toutes choses--j’entends les choses qui, à ce moment, affolaient la plupart des Parisiens--que les jugements les plus courts et les plus médiocres. On aurait juré qu’il le faisait exprès: il ne le faisait pas exprès! Parmi ces jugements, quelques-uns approchaient de l’humour. Il ne s’en doutait pas: il les exprimait tout à fait sérieusement. C’est ainsi qu’une fois, alors qu’on était tout près d’une période d’élections générales, et qu’il était à craindre que les décisions du peuple, réuni dans ses comices, ne fussent hostiles au régime que nous possédons, il demanda, étonné: «pourquoi les ministres ne faisaient-ils pas «amarrer» quelques notables?» Il estimait légitime, quand le gouvernement est obligé de procéder à une élection, que celui-ci commence par jeter dans la _canha-fa_, entendez sur la paille humide des cachots, un certain nombre de citoyens, afin d’inspirer aux autres des réflexions salutaires sur l’irrésistible pouvoir de l’Autorité. «Amarrer» les notables lui paraissait donc la première mesure à prendre, toutes les fois que se présente un événement désagréable. Si c’est une grève, les présidents et les secrétaires du syndicat de la corporation en grève; mais si c’est un accident de chemin de fer, le président, les administrateurs et les ingénieurs de la Compagnie: les têtes, enfin, toujours les têtes! «J’ai remarqué, expliquait-il, qu’ici, vous ne fichez jamais dedans que les _nhaquoués_, autrement dit les pédezouilles. L’expérience nous a enseigné, aux colonies, qu’il ne sert de rien d’amarrer les pédezouilles: ils sont, en quelque sorte, payés pour ça par ceux qui les mènent, et encore «payés» est une exagération. En réalité, ils sont tenus d’acquitter les bêtises que font leurs maîtres, soit sous forme d’amendes, soit en allant au violon. Ils en ont l’habitude, et cela n’empêche rien. La vérité est qu’on n’obtient le bon ordre, et une saine administration, qu’en tapant sur le mandarin, quitte à lui accorder, entre temps, les plus grands honneurs, afin de lui assurer le respect du peuple.» Tout cela était tellement extraordinaire et à proprement parler, hors de raison, qu’il n’y avait rien à lui répondre, sinon que «ça ne pouvait pas se faire comme ça», et à changer de conversation. Lui-même s’en rendait compte, car il était dans ses principes de commencer par étudier «l’indigène»: et il constatait, sans songer à s’en froisser, que pour le moment, il ne comprenait pas l’indigène parisien, et que celui-ci le lui rendait; mais il ne l’accusait pas d’avoir tort. «Il a fallu, m’expliqua-t-il un jour, que je prisse mes dispositions pour vivre dans des pays où, à première vue, il n’y a pas moyen de vivre, et ne pas m’y embêter alors qu’on n’y distingue que des motifs de s’embêter jusqu’à la mort: car, moi aussi, il fut une époque où je fus Français, et même Parisien. La plupart des coloniaux ne parviennent à cet état indispensable d’abrutissement et d’heureuse ataraxie qu’inconsciemment, sous l’influence du climat, du milieu et des circonstances. C’est ce qu’ils appellent «avoir pris la couche». Et ils savent, par expérience, que tant qu’ils n’ont pas pris la couche, ils souffrent de ce mal horrible qui s’appelle la nostalgie, ils trouvent que tout va de travers, ils sont mécontents de tout; ils ne sont bons qu’à se laisser claquer ou rembarquer. Moi, j’ai pris la couche volontairement. J’ai étudié les moyens de l’étendre sur moi, d’en pénétrer mes pores, de m’en faire une cuirasse. Mais c’est une cuirasse qui tient à la chair: on ne s’en débarrasse pas comme on veut; il y faut même plusieurs années.» La curiosité me vint d’analyser de quels éléments cette «couche» se composait. Je constatai assez aisément que le premier était, de la part de mon ami, et sans doute de tous ceux qui ont partagé son genre d’existence, une insouciance profonde et sincère à l’égard de toutes les classes de la société qui n’étaient pas «sa classe». En d’autres termes, l’esprit de corps. Nous le connaissons, chez nous, par les militaires et aussi par les magistrats, qui en sont profondément imbus, mais encore nos militaires et nos magistrats de France sont-ils obligés de fréquenter des personnes qui ne sont ni militaires ni magistrats: les nécessités de la vie contemporaine les y contraignent. Partonneau, bien au contraire, vivait depuis plus de vingt ans dans des pays exceptionnels où il n’avait rencontré que trois catégories d’humains, pratiquement réduites à deux: l’indigène, matière de sa profession, et qu’il ne considérait que professionnellement, un peu comme le médecin les malades, ou plutôt, comme le prêtre les laïcs; et puis les Européens, les _blancs_; et ces blancs répartis en deux subdivisions: les administrateurs coloniaux, la seule importante, et les autres. De là chez lui, d’ailleurs, un magnifique, un émouvant mépris de l’argent. Chez nous, depuis plus d’un siècle, c’est l’argent qui donne le rang; si nous avons encore une aristocratie, ce n’est plus qu’une ploutocratie. Pour Partonneau, l’argent était une chose due à son grade, à sa fonction, et qui n’avait en soi qu’une importance tout à fait secondaire, d’autant plus que, «à la colonie», maison, train de maison, automobile, enfin presque toutes les nécessités ou les agréments de l’existence, lui arrivaient en surcroît de son traitement. Ainsi l’argent, pour lui, n’était pour ainsi dire que le superflu; quelque chose comme la «semaine» qu’on donne aux collégiens; il le dilapidait comme un aristocrate des temps passés, peut-être même avec plus d’affectation. Quand, à Paris même, il avait touché son traitement, en billets de banque, il ne daignait pas plier ces billets dans un portefeuille. Il les froissait négligemment, en forme de boule, qu’il jetait dans la poche de son pantalon, et, pour payer quoi que ce soit, se contentait d’effeuiller la boule. Je m’aperçus bientôt que rien, décidément, rien n’avait d’importance à ses yeux que sa colonie, les gens de sa colonie, que la France et sa capitale même, avec son luxe, ses magnificences, les hiérarchies mondaines qu’on s’efforce d’y recréer artificiellement, n’existaient pas. Je le conduisis un jour, espérant l’émouvoir, à la répétition générale d’une pièce à laquelle le «Tout-Paris» des premières et des salons à la mode s’était fait un devoir d’assister; ce qu’on appelle un événement de la saison. Il y avait là des hommes politiques fort connus; tous les lions de la littérature et du journalisme; la belle madame Levreau, qui mènerait toutes les élections à l’Académie si sa rivale Madame de Perdrix-Marais ne lui faisait concurrence; et jusqu’à Mgr Lapie, évêque _in partibus_ d’Antioche, celui qui, vous savez bien, a converti à son lit de mort M. Pavillon, cet illustre philologue, athée de goût, de tempérament et de raison. ... Partonneau tira sa lorgnette, scruta l’assemblée avec une grande conscience, et me dit tout naturellement: «Il y a Perronneau, le résident supérieur d’Annam, dans une avant-scène; Julliard, de Hai-Binh, avec sa petite amie, dans une baignoire. La Maloire, le directeur de la Société d’Électricité de Saïgon, avec sa femme, et madame Pouyade, tu sais, l’épicière du boulevard Paul-Bert, à Hanoï, aux fauteuils: la chambrée n’est pas mauvaise! Alors, je compris vraiment ce que c’est que la couche! LE MUSÉE DU FOU Comme nous venions de dépasser la Celle, Partonneau arrêta l’auto et consulta la carte. --Plus qu’une vingtaine de kilomètres pour gagner Mairols, fit-il. Et le détour en vaut la peine: nous déjeunerons au Musée du Fou. C’est au moins aussi intéressant que toutes les églises romanes qui jouissent de ton admiration. --Le Musée du Fou?... --C’est comme ça qu’on l’appelle dans le pays... Le Fou, c’est un frère-la-côte de ma connaissance. Rencontré au Chari, en pleine Afrique Centrale, il y a une quinzaine d’années. A fait fortune là-bas, drôlement. Prétend que j’y suis pour quelque chose; tient une auberge dans un endroit où il ne passe pas quatre clients par an: nous recevra bien. Un peu piqué. --Mais son Musée?... --Tu verras! répondit Partonneau brièvement. Me passant le volant, il s’occupa d’allumer sa pipe avec une allumette-tison. Puis il reprit la direction de la voiture. Je la lui cédai sans enthousiasme. Partonneau a gardé de ses randonnées exotiques l’opinion qu’une auto doit passer partout. Il avait engagé celle-là dans un chemin que seules les charrettes à bœufs des indigènes de France ont jamais fréquenté, comme cela se peut voir à la profondeur des ornières. Du reste, il ne prêtait nulle attention au paysage: les beaux châtaigniers qui enfoncent de grosses racines apparentes dans le granit et le gneiss décomposés; les vues sublimes ouvertes d’un coup brusque, aux tournants, sur les eaux blanches et bleues d’un torrent qui coule si bas, au-dessous de vous, qu’on n’entend pas la bataille qu’il livre aux vieux rochers de son lit; les plateaux déserts, ondulés, robés de bruyères violettes. Il expliquait laconiquement, dans son style télégraphique: --Ici, un des centres du recrutement pour les colonies. Trois centres, sans compter Paris et Marseille, où l’on trouve de tout: l’Ardèche, l’Aveyron, l’Ariège: des pays pauvres d’où les gens émigrent. L’Ardèche, c’est pour les missions catholiques: de braves gens, peu difficiles sur la nourriture, sobres, durs au travail. Ça fait de bons frères convers, et de bons novices. L’Aveyron, ça donne des employés de factorerie: des types à la tête ronde comme une boule, économes, âpres au gain, et solides. C’est de là qu’est le Fou: il est retourné dans son pays, comme tu vois. L’Ariège fait des administrateurs: des gaillards à la coule, qui savent se débrouiller pour l’avancement et reviennent, assez souvent, manger leur retraite au patelin. J’oubliais les Corses: mais ça, c’est une autre affaire... Mon vieux, ce que c’est déconcertant au premier abord, quand on ignore ça, de trouver une tête de tigre naturalisée, ou bien le squelette d’un poisson-scie, au centre de la France, dans un village de la montagne!... --Mais le Musée! --Je te dis que tu verras!... D’ailleurs nous y sommes. Bonjour, monsieur Boniface! C’est ainsi que j’appris que le Fou répondait aussi à un nom un peu plus chrétien et moins extraordinaire. Un tout petit homme, mince comme un fil, pas plus haut qu’un enfant de seize ans. Des pieds et des mains d’une exiguïté singulière, comme c’est le cas chez certaines races sauvages, et des yeux étonnants, troublants, à l’iris dilaté, agrandi, aux sclérotiques jaunes de bile: non pas ceux d’un alcoolique, cela se voyait à la précision de tous ses mouvements, à ses doigts qui ne tremblaient pas, mais d’un vieil impaludé, d’un fiévreux chronique dont le foie, par surcroît, est atteint. --Vous avez eu la bilieuse hématurique? suggérai-je. --Deux fois... Vous avez vu ça? Comment?... _Il en est donc?_ fit M. Boniface, se tournant vers Partonneau. --Oui, fit Partonneau, il en est! Il en a été, du moins. Comme vous. J’espère que ça nous vaudra un bon déjeuner. --Même s’il n’y avait eu que vous! Ah! monsieur Partonneau, monsieur Partonneau! Quel plaisir de vous revoir! Tout ce qu’il y a ici est à votre service, vous le savez bien! Partonneau détourna la conversation. --En attendant l’omelette, dit-il, nous pourrions visiter votre collection... A quel numéro en êtes-vous? --Soixante-huit mille, monsieur Partonneau, soixante-huit mille et quelques!... Vous savez, depuis que l’Amérique est devenue sèche, comme ils disent, ça m’a fait des numéros de plus! --J’aurais plutôt cru le contraire... --Non, non!... Je vous expliquerai... Attendez que j’allume une bonne lampe à réflecteur. Un rat de cave ne suffit pas, pour tout ce qu’il y a à voir... Il nous fit passer par la cuisine, la buanderie, et, tirant une grosse clef de sa poche, ouvrit une lourde porte qui découvrit un escalier descendant par deux étages dans les entrailles de la terre. * * * * * Le Musée du Fou était dans une cave. Sa collection était une collection de soixante-huit mille bouteilles! --Il y a là tous les crus, cria le Fou, et sa voix retentissait sur le granit des voûtes, tous les crus! Non pas seulement ceux de France, ceux du monde entier! Tenez, voilà les vins, tous les vins de la Grèce, ceux qu’on fait à la française, pour l’exportation, et les autres, résinés, dans des outres. Ceux de Perse, ceux de l’Inde--on fait du vin, dans l’Inde!--Ceux de Californie, d’Australie et du Cap! Ceux d’Espagne, ceux de Hongrie, d’Autriche, de Roumanie, de Bulgarie, de Serbie, d’Alsace, du Rhin, d’Italie, de Bessarabie... Ce petit vin blanc de Chaâba, en Bessarabie, est curieux. Il vient de vignes transplantées du pays de Vaud, en Suisse... J’ai aussi tous les vins de Suisse, naturellement! Et toutes les eaux-de-vie, toutes les liqueurs de la terre, toutes les marques de toutes les caves, de tous les vins, de toutes les liqueurs. Même toutes les marques d’absinthe, qui est interdite maintenant. Au complet! Au complet!... Et voilà mes dernières acquisitions: à côté des genièvres et des gins des Flandres, de Belgique, de Hollande, d’Angleterre, et des whiskys d’Angleterre encore, d’Écosse, d’Irlande, du Canada, d’Amérique, tous les nouveaux whiskys, tous les alcools fabriqués en contrebande aux États-Unis--les _moonshined_, comme il paraît qu’on les appelle--depuis la loi de sécheresse. J’ai tout, tout, tout! Des fois, ça n’est qu’une pinte, une demi-pinte, un tout petit échantillon. Plus souvent, ça va par caisses de douze bouteilles. Et pour la France, autant que possible, la pièce entière de la meilleure année: soixante-huit mille bouteilles des vins, des eaux-de-vie, des liqueurs, des apéritifs de France! Venez voir: j’ai encore trois caves comme celle-ci. Je passe sous la route, par un tunnel! --Et vous boirez tout cela? demandai-je. --Je n’en bois jamais un verre, fit-il âprement. Je garde tout! J’augmente, je ne diminue jamais la collection. Il me regardait d’un air fier et défiant. Un avare jaloux de son trésor, un poète qui s’abreuvait idéalement de cette fortune, de ce trésor liquide, de cette âme du vin, destinée par lui à l’immortalité, à l’éternité: fallait-il le mépriser ou l’admirer? Le déjeuner comportait quatorze plats, sans compter les entremets et le dessert: des écrevisses, des truites, des perdreaux, un cuissot de sanglier, mariné. En s’asseyant, Partonneau avait dit: --Monsieur Boniface, nous buvons du vin, nous! Allons, tapez dans votre Musée: deux bouteilles de montrachet et deux de langon! --Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Partonneau, répondit le Fou, avec une gratitude humble. Il alla chercher les bouteilles. En présence du cuissot de sanglier, Partonneau déboucha le langon: --Mais, monsieur Boniface, il est passé, ce vin-là! Le Fou baissa la tête, en rougissant: --Comment voulez-vous que je le sache? Il y en a trop, dans ma cave, trop! Et puisque je n’en bois jamais! Soupirant, il s’en fut quérir une autre bouteille. Je voulus remplir son verre de ce vénérable langon, parfumé, vigoureux. --Non, fit-il, non... Pour vous, monsieur Partonneau, tout ce que vous voudrez! Mais moi, ça me ferait trop de peine! Et puis, mon foie: il faut que je fasse attention à mon foie. Mais j’en jouis, allez, de ma collection, j’en jouis! Alors, je compris pourquoi on appelle M. Boniface le Fou: il possède soixante-huit mille bouteilles de vin, et n’en boit une goutte: chose incroyable pour des Français. Mais j’admirai l’imagination de ce thésauriseur passionné, qui s’inventait à lui-même le goût, qui se grisait follement en pensée de cet océan de vin et d’alcool, qu’il avait là, sous les lèvres, sans jamais en approcher sa bouche. Et je calculai rapidement que ces soixante-huit mille bouteilles, au prix moyen de six ou sept francs chacune, ne devaient pas lui avoir coûté moins d’un demi-million. Et il y avait les eaux-de-vie, les liqueurs, dont le prix d’achat avait dû être notablement plus élevé: le total certes, dépassait de beaucoup cette somme. Il était donc bien riche, ce petit aubergiste, cet ancien «frère-la-côte», comme l’appelait Partonneau, qui nous avait accueillis en pantoufles, sans faux col à sa chemise peu fraîche, son vieux pantalon mal retenu par une ceinture de flanelle rouge sur ses reins maigres, retombant en tire-bouchon sur ses pieds? Je posai la question. Je ne la posai point comme je l’écris ici, je l’enveloppai, la drapai, m’efforçai de la poser avec élégance, insouciance apparente, et par allusion. Mais enfin, rien au monde n’aurait pu m’empêcher de la poser. --J’ai eu ce qu’il faut pour acheter tout ça, répondit M. Boniface, et encore bien davantage. Je ne le dirais pas à d’autres, mais M. Partonneau sait tout. Alors? Il vous raconterait la chose dès que j’aurais le dos tourné. Autant que ça soit moi. «Vingt ans de ma vie, j’ai passé dans l’Oubanghi-Chari, vingt ans! J’y étais parti comme télégraphiste militaire, j’y suis devenu sergent télégraphiste. J’en ai posé, des poteaux et des fils!... En même temps, je chassais pour nourrir mes hommes et pour faire plaisir aux Bouniouls, aux nègres, vous savez, quand un lion ou une panthère venait les embêter: un paradis terrestre l’Oubanghi-Chari, pour la chasse à la grosse bête... Et j’aimais ça!... ah! j’aimais ça!... On dirait que ça vous étonne, parce que je n’ai pas l’air costaud: un crevard, j’ai toujours été un crevard, pas plus gros qu’aujourd’hui, pas plus fort. Mais ça n’est pas la force qui fait le bon chasseur: c’est d’avoir bon pied, bon œil, et du sang-froid. Je n’ai jamais eu peur de rien, pas même des buffles, qui sont les animaux les plus embêtants. Bien plus que les lions: le lion n’est pas malin, et il est bien moins brutal. Moins imprévu aussi: on sait toujours à peu près ce qu’il va faire: le buffle!... »Ça me plaisait tellement, cette vie-là, que j’ai rempilé après mon premier congé. Et après... après, comme je n’avais pas assez d’instruction pour passer officier dans l’arme, qui est une arme savante, je suis encore resté, je me suis mis à chasser l’éléphant. C’est un métier chanceux; à la fin des fins beaucoup y restent... Le plus épatant des chasseurs d’éléphants, le grand homme, l’illustre--Coquelin, il s’appelait--en avait tué cent cinquante; mais au cent cinquante et unième, c’est l’éléphant qui l’a eu. Moi, je ne voulais pas y laisser ma peau. Je me disais: «Que j’attrape seulement une tonne d’ivoire, à quarante francs le kilo--qui était le prix à l’époque--ça me fera quarante mille francs. Je n’ai ni femme ni enfants ni parents; je placerai ça à fonds perdu, et j’irai prendre ma retraite en France...» Je ne voyais pas plus loin... Quand j’y pense, bon Dieu!...» Il s’arrêta un instant, ébloui de lui-même et de sa merveilleuse aventure. «Pourtant, mes mille kilos, je ne les eus pas si vite que ça. D’abord, quand j’avais abattu un éléphant, il me fallait porter l’ivoire jusqu’à la plus proche factorerie. Ce portage, ça faisait trop de frais pour moi. Je m’engageai donc, pour commencer, dans une maison de commerce, à tant par mois, avec un intérêt sur l’ivoire que je procurerais. Comme ça, j’avais mes porteurs à l’œil, et pas de frais. »Je cherchais autant que possible à débusquer des éléphants solitaires. D’abord, en général, ce sont de vieux mâles, dont les défenses sont plus lourdes. Et puis, tirer dans une troupe de ces animaux-là, c’est plus risqué: pour un qu’on met par terre, vingt qui vous chargent. Surtout les mères, quand elles ont des éléphanteaux. Enfin, les solitaires marchent et paissent surtout la nuit. Le jour, ils cherchent un boqueteau bien sombre, ils y dorment appuyés contre un arbre. On les suit à la trace de leurs gros pieds, et on les tire... Ça n’est pas héroïque, mais c’est commercial, et c’est de cette façon-là que chassent les indigènes... Et comme l’éléphant, pendant son sommeil, se réveille pour faire ses besoins, et bouse au pied de l’arbre, ça fait une odeur de fumier, quand on entre dans ces boqueteaux!... »Mais, un jour, je tombai sur une bande, une grosse bande. C’était sur un terrain où je n’étais jamais allé encore, ni, je crois bien, aucun Européen. Un immense marais desséché, quelque chose comme un Tchad qui ne serait pas porté sur les cartes: des roseaux tout brûlés par le soleil, une terre gercée, et, quand on fouillait cette terre, qui a la consistance de la brique, de ces drôles de petits poissons, vous savez, qui se creusent un lit dans la fange, quand elle est encore molle, s’y font une espèce de nid comme un cocon de ver à soie, et puis s’endorment pour ne se réveiller qu’à la saison des pluies et des inondations, et recommencer à nager. »Je n’avais avec moi que mon porteur de fusil, Taraoré. Et je regardais cette bande d’animaux énormes qui ne me voyaient pas, ne me sentaient pas, parce que j’étais sous le vent, et bien caché dans ces roseaux. Je ne savais quoi décider. Tirer dans le tas? Je vous ai dit que c’était dangereux; d’ailleurs ils n’étaient pas encore à portée. Et puis il y avait dans leur conduite quelque chose qui m’étonnait, quelque chose de pas ordinaire, d’incompréhensible, d’impressionnant... Ils ne paissaient pas, ils n’avaient pas l’air d’accomplir non plus une de ces grandes randonnées qu’ils font parfois, à fond de train, pour passer d’un endroit à un autre, très éloigné... Ils marchaient comme en procession, gravement, tristement. Oui, tristement, je vous assure! Un cortège pour un enterrement: ce fut la comparaison bizarre qui me vint à l’idée. Et je vis, oui, je vis à la tête de ce cortège deux vieux mâles, des bêtes tout à fait antiques, monstrueuses, aux défenses énormes, qui vacillaient, titubaient, comme saoules. Et chacun de ces vieux mâles était comme enlacé par les trompes de deux femelles qui les tiraient, les entraînaient, pendant qu’ils semblaient dire: «Non, non, pas maintenant! Encore un instant, je vous en supplie!» »Les femelles les conduisirent jusqu’à l’endroit où le marécage commençait, car il y avait encore un point où le marécage subsistait--et, les lâchant, se mirent derrière eux, les poussant doucement, comme avec pitié, de leur énorme front. Il y en eut un qui trébucha, tomba, ne se releva point; l’autre le suivit bientôt dans sa chute... Et le reste de la bande, avec les quatre femelles, s’était rangé devant eux, en terre ferme. Ils étaient bien là une trentaine, des vieux, des jeunes, des éléphants gigantesques, dans toute la puissance de leur âge et de leur force. Et tous poussèrent ensemble un grand cri, comme l’appel, sur une seule note, de trente immenses clairons. »La trompe des deux enlisés s’éleva au-dessus de la boue, un instant, et répondit, désespérée... Ce fut tout. La bande s’éloigna, de son même pas lent, grave, de son pas de deuil... »Je ne comprenais toujours pas. Taraoré me dit les yeux brillants: »--Leur cimetière! C’est un de leurs cimetières, ici! On ne le connaissait pas. Ils y ont conduit ces deux vieux, qui allaient mourir... Maintenant ils s’en vont... »J’avais entendu parler de ces cimetières d’éléphants, où ils conduisent, les laissant exprès s’enliser, leurs malades et leurs vieux, quand ils ne peuvent plus suivre la bande. Mais j’avais cru jusque-là que c’était une blague! J’allai voir; dans la boue desséchée, je vis des crânes, des défenses, parfois les formidables ossements d’un pied qui pointait, l’animal ayant chaviré, la tête en bas. Depuis des siècles il servait de cimetière, ce marais-là! Il contenait des milliers et des milliers de squelettes d’éléphants. C’était une mine d’ivoire, autant dire une mine d’or. »Je m’en allai, songeant: «Si tu en parles, on te la volera, ta mine! Mais toi tout seul, comment l’exploiter?» A la fin j’en parlai à M. Partonneau. On peut compter sur lui: c’est un drôle de type, il se f... de l’argent. Et c’est lui qui m’a donné le bon tuyau, le vrai conseil: «Ne dis rien aux blancs. Va trouver sultan Ahmed, et dis-lui: «Je sais où il y a un cimetière d’éléphants, et toi tu ne sais pas. Prends la moitié de l’ivoire, donne-moi le reste.» »Je suppose qu’il a dû me carotter, sultan Ahmed, mais tout de même, de l’ivoire qu’il m’a donné, j’ai tiré, en trois campagnes, seize cent mille francs...» * * * * * --Tu y crois, toi à cette histoire de cimetières d’éléphants? demandai-je à Partonneau quand nous fûmes remontés en automobile. Il haussa les épaules. --Est-ce qu’on peut savoir?... Le père Boniface a trouvé un gisement d’ivoire, et il est venu me demander conseil, comme il le dit. Voilà ce qu’il y a de sûr... Et pourquoi pas, après tout, pourquoi pas? Ici, en Europe, nous ne voyons guère que des animaux domestiqués, apprivoisés,--privés, comme le dit un involontaire calembour de la langue,--privés par notre intelligence patiente de leur intelligence, incapables de se subvenir à eux-mêmes, abrutis. Sur ces terres encore primitives, au contraire, l’homme est encore si peu de chose, il tient si peu de place, et une place si médiocrement honorable! Entre lui et la bête, la distance s’amoindrit. Parfois, oui, parfois, ce n’est pas l’homme qui a l’avantage. Au bout du compte, on a quelques raisons de supposer que nous ne sommes pas la tentative initiale qu’ait faite la nature pour jeter dans le monde les premières lueurs de la raison, du libre arbitre, de l’industrie, de quelque chose comme _la moralité_. C’est une hypothèse qui peut se soutenir, et qu’on a soutenue, qu’aux premiers jours du monde, avant que l’homme apparût sur la terre, les insectes, les grands insectes dont on retrouve les empreintes dans les entrailles de nos houillères n’ont pas été alors ce qu’ils sont aujourd’hui: des automates qui font, sans savoir pourquoi, sans nul enseignement des générations précédentes, qu’ils n’ont pas connues, les mêmes gestes d’une incompréhensible prévoyance--mais qu’ils tâtonnèrent d’abord, innovèrent, ne parvinrent à la perfection que par degrés, et se fixèrent dans cette perfection de leur race, qui devint instinctive. Quand la race des hommes sera devenue aussi vieille que celle des fourmis, qui sait si tous ses gestes, à elle aussi, ne deviendront pas automatiques? »Cela te paraît absurde, à première vue, mais rappelle-toi comme, dans la grande savane africaine, on éprouve fortement l’impression que la terre est _encore_ aux termites. Elle est si maladroite, et si pauvre, et si rare, l’œuvre des hommes dans ces régions: quelques mauvaises cahutes de paille, et d’imperceptibles champs. Tout cela irrégulier, difforme, sans géométrie: et nous avons depuis si longtemps la conception que l’humanité prête, à tout ce qui vient d’elle, des mesures et des proportions méditées! Or, voici que partout, jusqu’aux confins de l’horizon, apparaissent les demeures des termites: forteresses avec des tourelles d’angle, un toit en surplomb pour l’écoulement des eaux de pluie, avec des magasins, des chambres, de vastes salles: villes sans nombre, qui abritent toute une organisation sociale, des reproducteurs, des soldats, des travailleurs ingénieux. »Qu’est-ce donc qu’un village nègre à côté des édifices harmonieux et gigantesques élevés par ces sales et presque invisibles poux blancs? Oui, je sais bien: ils n’ont pas de conscience individuelle, ils travaillent sans savoir comment, sans pouvoir faire autrement, sans se rendre compte. Mais, jadis, ils ont dû comprendre, ou alors on n’y comprendrait plus rien!... »Et les grands animaux sauvages, aussi. Écoute! »Je me trouvais un jour sur une rivière qui s’appelle la M’Bomou. J’ai beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas de lieu plus sauvage: le pays n’est pas aux hommes, mais aux grandes créatures qui existaient avant les hommes. Aux éléphants surtout. A mesure qu’avançait ma pirogue, leurs traces devenaient plus nombreuses sur les berges. On les apercevait par moments dans les abreuvoirs que leurs pieds massifs finissent par creuser dans le talus de la rivière quand ils se dirigent vers l’eau: ils fendaient un rideau de feuilles lourdes, couleur de bronze, et c’était tout. »Enfin, à un détour du courant je surpris, en train de boire, deux éléphants qui n’avaient pas vu venir la pirogue. L’eau coulait dans un chenal creusé entre deux rives abruptes, que même leurs jambes de géants eussent eu peine à escalader. J’épaulai mon fusil, je tirai... Un éléphant, blessé, se cabra, voulut fuir, et l’autre le suivit. Mais je persistai à décharger mon arme sur le même, sachant que ces bêtes monstrueuses ont la vie dure. Il était littéralement couvert de sang, tout rouge; par une artère coupée, ce sang giclait comme le vin d’une barrique en perce. A la fin il chancela. Alors l’autre lui posa sa trompe sur le cou. Ils avaient en vérité l’air de se dire quelque chose, et je crus comprendre: «Vengeons-nous!» Tout de suite, à travers l’eau creuse qu’ils faisaient jaillir par grandes gerbes, ils me chargèrent. »Ils arrivaient la tête haute, farouches, menaçants; leurs oreilles immenses, de chaque côté de leurs nuques, claquaient comme des drapeaux. Je continuais de tirer, mais sans doute n’avais-je plus mon sang-froid: ils semblaient ne rien sentir, ils approchaient toujours. Les noirs qui me passaient des cartouches prirent peur, et sautèrent à l’eau. Moi-même, une seconde, je vis la mort. A ce moment, une branche qui doucement s’abaissait de la rive arrêta la pirogue. Je saisis cette branche et gagnai la terre ferme. J’étais sauvé. Les éléphants ne pouvaient faire comme moi: ils étaient pour ainsi dire prisonniers dans le lit de la rivière. »Mais ils tentèrent de briser, de leurs pieds et de leurs défenses, cette embarcation qu’ils considéraient sans doute comme un être malfaisant, l’un de ceux qui leur avaient envoyé les coups dont ils souffraient. Je me souviens aussi qu’ils prirent, dans la coque, mon pliant, mes ustensiles de cuisine, ma cuvette en fer émaillé; puis, après les avoir méthodiquement élevés à la hauteur de leurs yeux, les jetèrent à l’eau. J’avais recommencé à leur envoyer des coups de fusil, autant que possible visant toujours l’animal que j’avais déjà blessé. »Il vint un moment où je crus bien que celui-ci allait mourir. Il tomba sur les genoux, jetant une sorte de plainte que je n’oublierai jamais, qui retentit au loin sur l’eau, une plainte à la fois formidable et douloureuse. Je l’avais! il allait se coucher là pour agoniser. »Alors je vis une chose étonnante, sublime. Son camarade--je crois que c’était une femelle,--lui jeta de l’eau sur le corps comme pour le rafraîchir, le ranimer, et l’autre, le blessé, remua doucement la tête. Il avait l’air de dire: «Merci! laisse-moi!» Puis l’éléphant valide lui noua sa trompe autour du cou--je ne saurais trouver d’autres mots--et fit un bond gigantesque; malgré le poids incalculable qu’il avait à porter, il escalada la berge--je ne les retrouvai jamais. »Mais au moment où j’ai vu _ça_, mon vieux, cet animal que je considérais comme une énorme brute, enlaçant le corps de son ami pour le sauver, j’eus l’idée que je venais de commettre un assassinat, et que ces bêtes avaient raisonné, agi, souffert comme des hommes! »Ailleurs, j’ai vu des marsouins, des légionnaires, des Sénégalais, emporter du champ de bataille leur officier blessé. On considérait ça comme héroïque, et c’était héroïque, en effet, ils étaient cités pour ça. Mais alors?...» LES FORCES MORALES LES FORCES MORALES --... Il faut compter aux colonies, me dit-il, avec les forces morales. Du reste, c’est très simple: elles se ramènent à une seule: la sorcellerie. --Partonneau, tu vas fort! Et l’Islam en Afrique, et les mandarins confucianistes en Indo-Chine, les missionnaires catholiques et protestants partout; l’administration civile elle-même. Elle ne repose pas uniquement sur la force brutale, l’administration! Du moins elle l’affirme. Elle entend représenter la civilisation... --Même l’influence morale de l’administration, c’est de la sorcellerie!... Parce que la force matérielle, pour l’indigène, est conditionnée, causée par des esprits invisibles, par des fétiches qui la procurent. L’administrateur ou le chef militaire a de bons fétiches, des fétiches plus puissants que les fétiches locaux, voilà tout. Le marabout musulman est un féticheur monothéiste, pas autre chose. Et le missionnaire apporte d’autres fétiches, un peu différents. Tout primitif est un pur spiritualiste. L’explication matérialiste des phénomènes est une des conceptions les plus récentes--et par conséquent une des moins solides--qui soient entrées dans la cervelle de l’humanité. --Mais les sorciers, les vrais sorciers indigènes, ce sont des fumistes ou des empoisonneurs, ou les deux! --Pas nécessairement, ou pas du tout. Quand ils empoisonnent, c’est dans l’exercice de leurs fonctions. C’est l’esprit qui habite le poison qui tue, et légitimement, non pas eux. Eux ne sont que l’intermédiaire, l’instrument. Ils représentent la justice immanente, et la moralité telle qu’on la conçoit autour d’eux, telle qu’on en a besoin autour d’eux. Une justice qui nous choque, mais supérieure, religieuse. Ils sont un élément d’ordre et d’organisation. Ils découvrent les voleurs plus sûrement qu’un juge d’instruction; les criminels aussi: ce n’est pas toujours le _vrai_ criminel: mais bah!... Dans une communauté régulièrement constituée, l’essentiel est d’en trouver un, et que le vouloir social de réparation, de sécurité soit satisfait... Relis la _Dernière Incarnation de Vautrin_. --Mais ils ne croient pas eux-mêmes à leurs magies? --Autant qu’à ses rites n’importe quel prêtre de n’importe quelle religion... C’est-à-dire plus ou moins, selon les individus et les cas... mais s’ils n’y croyaient pas _généralement_, leur attitude serait incompréhensible. »Il faut te dire que longtemps, comme toi, je les ai pris pour des fumistes, des simulateurs, des empoisonneurs--uniquement!... Au Gabon, surtout. »Car des sorciers, il y en a! Tout le Gabon en fourmille, et c’est une sale engeance. Et l’idée que j’avais d’eux, c’est que ce sont seulement des singes et des empoisonneurs. Pour des empoisonneurs, pas moyen d’en douter: c’est un pays où il ne fait pas bon avoir une paille avec sa _mousso_ indigène. Je te recommanderais de faire attention! Pour un oui ou pour un non, elle va trouver le féticheur, et le féticheur lui donne je ne sais quoi, qui est malsain dans la soupe. C’est extraordinaire ce qu’il y a d’Européens qui sont morts de la colique, au Gabon. Et j’imagine qu’il y en aura encore pas mal. »Mais des singes aussi, ces sorciers. Au moment où les indigènes sèment leur mil, ils ont un système à eux pour obtenir du diable, ou de qui tu voudras, une bonne récolte: ils s’habillent en champ de mil, ils se couvrent de paille de mil des pieds à la tête, et ils dansent, ils dansent comme des fous en se jetant de l’eau sur la tête. Comme ça, il y aura de la pluie, et du grain à faire péter les silos! Les nègres sont convaincus de l’efficacité du procédé beaucoup plus que nos paysans de celle des Rogations. Mais eux, les sorciers? Je n’arrivais pas à me fourrer dans la tête qu’ils pussent avoir confiance dans ces sottises: s’habiller en meules de foin, penses-tu! »Et puis voilà qu’une fois il nous tombe sur le dos, du côté de N’Djolé, l’insurrection obligatoire tous les trois ou quatre ans. De ces petites secousses de rien du tout, auxquelles on ne consacre pas même une ligne dans les journaux de Paris, mais embêtantes, malgré ça, quand on est dedans. Embêtantes parce que ça vous arrive généralement au moment qu’il ne faut pas, où l’administrateur est en congé, où l’adjoint principal des affaires indigènes est en tournée pour ramasser l’impôt, ou bien sur son lit de camp avec la bilieuse--et la moitié des tirailleurs sénégalais et des miliciens en tournée avec l’adjoint principal, à moins qu’ils ne soient en bordée: et tu peux être sûr que ces négros savent tout ça! »Or, jamais, jamais, ils ne marcheraient sans leur sorcier, le sorcier est toujours au fond de l’affaire. S’il n’y était pas, il n’y aurait pas d’insurrection, puisque le bonhomme, pour tout arrêter, n’aurait qu’à déclarer que les sorts ne sont pas favorables à l’opération, que le sang du poulet sacrifié est tombé à gauche au lieu de tomber à droite, ou ce que tu voudras! Et, d’autre part, c’est là qu’est le problème: voilà des gaillards qui ont tout à perdre si la bataille tourne mal. En tout cas, ils doivent y perdre leur réputation! D’abord, ils ont prédit que ça tournerait bien. Ensuite, ils ont vendu, à des prix fous, des centaines et des centaines de gris-gris qui doivent préserver leurs paroissiens contre les balles. Si on les estourbit, pourtant, ces paroissiens? Et si eux-mêmes y passent? Car ils doivent prendre le commandement de la troupe, justement, en leur qualité de canailles invulnérables par essence, et de magiciens porte-veine. Pour se décider dans ces conditions, il faut qu’ils aient eux-mêmes la foi: ça ne peut pas s’expliquer autrement. »Eh bien! c’est avec leur sorcier en tête que j’ai vu s’amener, cette fois-là encore, la bande de sauvages des environs de N’Djolé. De loin, c’était noir, c’était grouillant, ça faisait comme des fourmis. Mais les fourmis, c’est silencieux, même dans leur fureur, et ça, ça gueulait, ça gueulait! Je les attendais à l’entrée du village, avec une douzaine d’hommes, ce que j’avais de meilleur, de vieux Sénégalais. La contenance de ma petite troupe me rassura: des gaillards d’attaque qui en avaient vu de toutes les couleurs, et méprisaient profondément «ces nègres». Mais la bande approcha, et c’était un bal, figure-toi, beaucoup plus que ça ne faisait penser à une bataille: deux ou trois cents aliénés qui chantaient je ne sais quoi, et sautaient en l’air plus haut que les types des quadrilles payés, dans le temps, au Moulin de la Galette,--avec leur sorcier, qui chantait et sautait plus haut que les autres, leur sorcier qui n’était pas habillé en meule de foin, cette fois, mais tout nu, le corps et la figure peints en rouge et en blanc, et un casque extraordinaire sur le crâne, un casque qui reproduisait le corps tout entier d’un formidable oiseau de proie, avec les ailes! »Je dis à mes Sénégalais: «A deux-cents mètres, feu sur le sorcier!» »Ils comprirent. Parbleu, si on descendait le sorcier, tous ces galapiats foutraient le camp! A deux cents mètres, ils ouvrirent le feu, et moi-même j’épaulai. »Tu sais si je suis bon tireur. Quand j’eus lâché mon coup de fusil, je rouvris l’œil que je venais de cligner, pour regarder, comptant bien voir le bougre à terre: il se portait comme toi et moi! Et il se retourna vers sa bande, comme pour dire: «Vous voyez bien!»... Alors ce fut le bond! Une vague énorme, déchaînée, toujours plus près! Je continuais à crier: »--Au sorcier, nom de Dieu! Au sorcier!» »Je vidai sur lui toutes les cartouches de mon magasin. Je ne tirais pas au hasard, je visais, je t’assure que je visais, en faisant tous mes efforts pour garder mon sang-froid: mais peut-être l’ai-je perdu, après tout. A cinquante mètres, à trente, à vingt, je tirais toujours: et rien, rien, rien! Et chaque fois, cette gueule devenait plus proche, terriblement plus proche, ricanante, triomphante, diabolique... Parfaitement: diabolique. A ce moment, j’ai cru au diable, à toutes ces histoires de diableries. Je me suis dit: «C’est vrai! Il ne blague pas: il est verni!» »J’ai fermé les yeux pour ne pas avoir l’éclair de son espèce de grand coupe-coupe. Je le sentais déjà sur ma gorge, le coupe-coupe. Tout en fermant les yeux, j’ai tiré une dernière fois. J’entendis alors mes Sénégalais rigoler. Ma balle avait traversé le salaud de part en part; il avait boulé comme un lièvre... »J’ai fait: «Ouf!» Tu ne peux pas croire combien ça m’aurait embêté de mourir converti aux sorciers: et j’en étais bougrement près.» * * * * * --Bon... Mais les missionnaires chrétiens ne sont pas des sorciers. Ce n’est pas de la sorcellerie qu’ils tirent leur influence?... --Qu’en sais-tu? Du moment qu’ils invoquent une puissance invisible, parlent au nom de cette puissance? Ce n’est pas leur faute, mais pour le primitif, ils sont des sorciers... L’AVEUGLE --J’ai connu, en Afrique, à Madagascar, en Asie, des missionnaires de toutes sortes, des blancs, des noirs, des jaunes, des catholiques, des protestants, et même un Mormon, au Congo! Je ne sais pas pourquoi il était venu, celui-là: rien de plus inutile que de prêcher la polygamie aux Bangalas, ils sont convertis d’avance. Mais il m’a dit: «Ça n’est pas tout que de posséder plusieurs femmes devant le Seigneur: il faut aussi savoir les faire travailler!» C’est comme ça que j’ai compris la haute portée économique du mormonisme: il permet à un vaillant et pieux époux de se constituer un lucratif atelier familial et de se moquer, toutes portes fermées, des lois sur la limitation des heures de travail. »Tu te rappelles aussi les missionnaires portugais d’Indo-Chine et leur excellent évêque à qui un gouverneur disait: «C’est étonnant comme les enfants dans votre chrétienté ont un type plus civilisé, plus... comment donc m’expliquer?... plus «Européen»--et qui répondait bonnement, écartant les bras d’un geste d’excuse: «Que voulez-vous? Nous avons des pères qui ne sont pas raisonnables!» »Tu te rappelles le pauvre missionnaire à qui nous avons fait croire que la maison de ce brave Barbieux, l’agent des douanes mort d’une bilieuse hématurique, avait servi aux tenues d’une loge maçonnique, que le diable y revenait, et qui est allé l’exorciser en grande pompe? Tu te rappelles, le père Mottu, le lazariste du Gabon, sa soutane toujours salie de sciure, de copeaux de bois, de poussière de grès, parce que dès qu’il avait un instant, il taillait, dans des blocs de pierre ou des billes d’_okoumé_, des statues de bonnes vierges, d’anges, de bons dieux, d’une naïveté divine, ce qui ne l’aurait pas empêché de traverser l’Afrique jusqu’aux _Falls_ pour sauver une âme. On l’aimait bien, celui-là, n’est-ce pas? Et Prosper, tu sais, le grand évêque, un rude type, une manière d’empereur en bas violets. Pas seulement un missionnaire, celui-là: un chef. Partout, il aurait été un chef! »Mais il y en a un à qui je ne pense jamais sans éprouver un petit frisson d’émotion, d’étonnement, comme à un homme enfin qui ne serait pas fait de la même matière que les autres, c’est un pasteur norvégien. Amundsen. Celui-là tu ne l’as pas connu. Il évangélisait, il y a quinze ans, sur la côte des Mahafales, à Madagascar. Il vivait là, depuis des années et des années, tout seul: pas un blanc à quarante lieues autour de lui. »Un pays de chien, cette région des Mahafales! Il y pleut toutes les années bissextiles. Autant dire jamais. Pourtant il y pousse des choses. Ce n’est pas l’aridité d’un Sahara, ça ressemblerait plutôt, autant que j’en puis juger, à certains plateaux de l’Amérique du Sud que je n’ai pas vus de mes yeux, mais dont j’ai lu la description. Les plantes s’arrangent, pour vivre, non pas dans le sol, sec comme un plafond de briques, mais dans l’air. Ce sont les feuilles qui fournissent ainsi de l’eau, de la sève aux racines: le monde renversé, quoi! Ça ne leur donne pas une physionomie séduisante: de gros bulbes rugueux, avec des pointes qui leur sortent de partout, comme à des casse-têtes du moyen âge, des espèces de cactus nains, aux épines imperceptibles, microscopiques... Tout ça finit par se dessécher, et le vent promène ces épines qui vous entrent partout, dans la chair, dans les yeux... »Les Mahafales se protègent la vue, comme ils peuvent, avec un voile de fibres tressées, quand ils n’ont pas besoin d’y voir absolument clair, c’est-à-dire de voler. Car telle est leur principale industrie: le vol des bestiaux, qu’ils vont razzier chez leurs voisins plus favorisés. Ils en ont une autre, assez curieuse: le long des rivières il croît quelques arbres, et sur ces arbres il y a des singes, ou plutôt des maques, des miniatures de maques, pas plus grosses que le poing. Ils les piègent, les chaponnent, et les remettent en liberté. La maque chaponnée devient très grasse, très tendre. Sur quoi ils la rattrapent, et la mangent... »C’est un sale peuple. Sa conviction, quand un étranger a l’idée, d’ailleurs déraisonnable, je le reconnais, de venir chez eux, c’est qu’il ne peut être qu’un espion, chargé de leur reprendre les bœufs qu’ils ont chipés. Et puis je suppose qu’ils ne se sont pas installés dans cet horrible pays pour leur plaisir, qu’ils s’y sont réfugiés pour échapper à d’autres races plus fortes qui leur faisaient des misères, et qu’ils se disent: «Est-ce que celui-là va recommencer? Tuons-le!» »De sorte qu’ils tuent l’étranger. Toujours. C’est la règle, c’est la loi. »J’avais mes dix-huit miliciens d’escorte, bien armés, ils ne me faisaient pas peur. Mais je me demandais comment, depuis vingt ans qu’il était là, cet Amundsen arrivé sans rien que sa bible, son couteau de poche et sa fourchette, avait bien pu échapper à la petite cérémonie d’usage: le ventre ouvert en croix, et ce qui s’ensuit, que tu sais? Ça me paraissait incompréhensible. »Bon. Voilà qu’à deux kilomètres de sa chapelle--il avait fait bâtir une paillotte qu’il appelait sa chapelle--je vois arriver à tout petits pas un grand vieux habillé de blanc, tout blanc de barbe, conduit par une jeune fille tout en blanc, et blonde, blonde comme un nuage à l’orient du ciel, le matin. Elle tenait un de ses bras, de l’autre il tâtonnait avec une canne. »--Mais il est aveugle le pauvre bougre! »Voilà ce que vis, du premier coup d’œil, et je vis aussi que la jeune fille avait un voile de gaze, maintenu par un bandeau, sur la figure. Elle n’enlevait jamais ce voile, même dans sa maison, comme je m’en aperçus plus tard. Et c’était sa fille. Il avait été marié, cet homme-là, comme tous les missionnaires protestants. Luthérien, calviniste? Ma foi, je ne sais pas. J’ai oublié de demander, ces choses-là m’intéressent très peu. Mais il avait eu cette enfant-là, elle vivait avec lui, dans cet enfer de sable, d’épines de cactus perfides, de Mahafales méchants comme des ânes rouges et plus dangereux que les épines. Et c’était elle, le missionnaire, maintenant, ça devait être elle qui faisait le plus gros de la besogne, puisque lui, le père, il était aveugle! »Je n’oublierai jamais la soirée que j’ai passée dans leur case. Tout était extraordinaire, même la langue dont nous nous servions. Amundsen et sa fille ne parlaient que le norvégien et le malgache. Alors c’était le malgache qui servait de truchement. On était comme des sauvages. »--Il y a combien de temps que vous avez eu cet... accident? lui demandai-je, contemplant ses yeux sanglants et vagues. »--Douze ans... Je n’ai pas pris assez de précautions... il faut beaucoup de précautions, dit-il presque sévèrement, se tournant du côté où il savait qu’était sa fille... Je pensais à autre chose... »--Et... vous êtes content? »--Oui... Ils commencent à entendre la parole. Douze ou quinze... »Un converti par année de cécité. Et il ne se plaignait pas, il était heureux! »--Vous ne devriez plus être vivant! criai-je, avec un accent où je tremble qu’il y ait eu de la colère. Ni vous ni votre fille. C’est la première fois que les Mahafales respectent la vie d’un étranger! »--Je suis arrivé ici avec ma femme et ma fille, dit-il d’une voix très douce. Ma pauvre femme est morte, depuis, aveugle aussi. Les Mahafales nous ont dit: «On va vous faire mourir, c’est la règle!» J’ai répondu: «Vous le pouvez... Nos âmes resteront avec vous!» Et après, ils ont tenu un grand conseil, et nous ont laissés en paix. »Sa fille aux cheveux d’aurore, qui s’était tue jusque-là, interrompit: »--En malgache, vous le savez, c’est le même mot qui veut dire «âme», «ombre» et «fantôme». Les Mahafales ont eu peur de nos fantômes. Mon père, sans le savoir, leur avait fait la seule menace qui les pût épouvanter! »Tu vois, le sorcier!... le sorcier qu’il avait été, sans le savoir! * * * * * »Un peu plus tard, je trouvai moyen de tirer le vieil Amundsen tout seul dans un coin. »--Si votre fille reste _ici_, lui dis-je, elle deviendra aveugle comme vous! »--Oui, fit-il d’un air réfléchi, oui... C’est probable... Mais tel est le champ que nous a donné le Seigneur. On ne déserte pas le champ du Seigneur! »Quand je songe à ces paroles-là, j’en ai encore froid dans le dos. Je ne sais pas si c’est d’horreur ou d’admiration.» --Pauvre fille, demandai-je, qu’est-elle devenue? --Est-ce que je sais?... --Mais les missionnaires catholiques? --Mon ami, le prêtre catholique est doué de la formidable puissance de faire descendre Dieu sur terre, dans l’Eucharistie--par incantation. C’est du moins l’idée que se font de lui les primitifs, et, si tu veux bien y réfléchir, elle est, de leur part, assez naturelle. Donc, il n’est pas, aux yeux de ces primitifs, un homme comme les autres. Il a des pouvoirs surnaturels, il ouvre, et par conséquent peut fermer les portes du Paradis, damner ou sauver pour l’éternité. C’est formidable!... Cela se complique, pour le missionnaire catholique, d’une hiérarchie solide, organisée, qui accroît sa force de commandement. Tout, dans son esprit, est à sa place, il connaît la sienne, il sait mettre les gens à la leur. Avec ça, célibataire: on peut dire qu’il a épousé l’Église. Rien pour lui, tout pour elle. Dévouement, sacrifice, économie, domination. ... Au Congo Belge, les indigènes ne connaissent qu’un Dieu, qui est celui des catholiques. C’est un des plus précieux résultats de la campagne faite, il y a quinze ans, contre Sa Majesté Léopold II, avec le concours des missionnaires protestants: on a balancé Léopold II, mais on n’a pas balancé les missionnaires catholiques, qui ont balancé en un tournemain les protestants suédois, anglais, norvégiens et américains: ç’a été du travail bien fait, quand on y pense, quoique ce ne soit peut-être pas tout à fait celui qu’on avait dans l’idée. »Mais, au Congo français, les indigènes connaissent trois Dieux... --... Le Père, le Fils et le Saint-Esprit! Partonneau haussa les épaules: --... Ils ne s’inquiètent pas de théologie!... Je te dis qu’ils connaissent trois dieux, ou _zombis_ dans leur langue, qui sont zombi français, qui est catholique, zombi suédois, qui est protestant, et zombi Ponsot, qui est franc-maçon. Car cet excellent Ponsot, colon influent, est aussi un libre penseur convaincu, un maçon de je ne sais plus quel degré, mais considérable, et il a fait construire, à Brazzaville, un temple maçonnique juste en face de la cathédrale de l’archevêque, exprès pour l’embêter. »Tu as connu Monseigneur? Il est mort, aujourd’hui, mais tu l’as connu?... En effet, ça l’embêtait; il avait Ponsot dans le nez, bien que, franc-maçon ou pas franc-maçon, Ponsot soit un brave homme. Monseigneur Prosper Ganthouard, que tout le monde en Afrique équatoriale appelait Prosper tout simplement, depuis quarante ans, aimait bien la plaisanterie quand elle venait de lui, beaucoup moins quand il en était victime. Cela suffit à expliquer, je suppose, qu’à la fin de sa vie il n’avait plus guère que deux soucis, hors les devoirs de son œuvre évangélique: se payer, avant de mourir, la tête de Ponsot, et administrer ses missions sans sortir un sou de sa poche. Tu comprends, Prosper c’était un fils de paysans, comme bien des missionnaires. Il avait conservé les habitudes de nos campagnes, au bénéfice de l’Église, rien qu’au bénéfice de l’Église, car, de succession personnelle, on sait maintenant qu’il n’a pas laissé lourd. Ses diocèses étaient administrés comme il eût administré une ferme: lui et son clergé devaient vivre sur le pays, de rentes en nature, pour ainsi dire; quant à l’argent, il est fait pour arrondir le bien spirituel ou temporel, et il y a toujours trop d’occasions de le dépenser; ça fait gros cœur. »Eh bien, Prosper, avant d’aller au paradis, où j’aime à croire qu’il trône maintenant à la droite du bon Dieu, en raison de ses vertus et de son grade, a joui des suprêmes satisfactions que désirait son âme; il a réalisé une notable économie, et il a eu le père Ponsot; il l’a eu, comme tu vas voir, dans les grandes largeurs: c’est bien vrai que l’Église est éternelle, il ne lui faut qu’attendre l’occasion. »Il y avait bien trente ans que Prosper n’était retourné en Europe: les missionnaires n’ont pas des congés réguliers comme nous autres; même le principe, c’est qu’ils reviennent le plus rarement possible: ils meurent ou ils s’habituent, ils apprennent à vivre à la mode indigène, et les langues et les coutumes. S’ils meurent, on les remplace; s’ils vivent, on n’a pas à leur payer leurs frais de voyage, tous les trois ans, aller et retour. Tu vois que Prosper avait été bien dressé en matière d’économie. Mais enfin, voilà que sur le tard il obtient l’autorisation de ses supérieurs d’aller soigner son foie à Vichy, accompagné d’un autre père, un _socius_, bien entendu, puisqu’il appartenait à une congrégation. Il prend le vapeur de la mission--un beau vapeur, pas un sabot comme ceux du gouvernement, et acheté par lui, car pour les dépenses qui rapportent, malgré qu’il fût serré pour tout le reste, comme je l’ai dit, Prosper n’y regardait pas--et il arrive à Léopoldville, chez les Belges, pour prendre le chemin de fer de Matadi, d’où il s’embarquerait. Le voici donc à la gare, devant le guichet. »--Deux billets pour Matadi, s’il vous plaît. »--Deux billets de première? fait l’employé, considérant qu’ils étaient des blancs, et que Prosper était habillé en monseigneur... C’est mille francs! »--Mille francs pour trois cents kilomètres! se récrie Prosper. »--Oui... cinq cents francs par place: vous n’êtes pas ici en Europe. »--Mille francs, proteste l’évêque tout doucement, mille francs! Vous n’y pensez pas! Avec mille francs, je me charge de nourrir dix petits nègres, dont je ferai des chrétiens, de bons chrétiens, pendant un an! Donnez-moi des secondes. »--Voilà: c’est six cents francs. »--C’est encore beaucoup trop cher! gémit l’archevêque. »Pendant ce temps-là, le chef de gare lui-même était survenu, à la nouvelle qu’il y avait au guichet des clients difficultueux. Prosper continue à marchander avec lui. »--Enfin, dit-il, donnez-moi ce que vous avez de meilleur marché? »--Nous avons, fait le chef de gare, des quatrièmes à 28 fr. 50... Seulement, c’est pour les nègres. »--Monsieur, lui répond Prosper avec une grande onction, voilà trente ans que je vis pour rien avec les nègres; je passerai bien vingt-quatre heures avec eux pour économiser 943 francs!... En voilà 57, donnez-moi deux quatrièmes... Quand part le train? »--Dans deux heures. Et il n’y en a qu’un tous les quatre jours. Vous ferez bien d’aller vous installer tout de suite si vous voulez trouver de la place. »--J’y vais! déclare Prosper, de la meilleure grâce. »Le voilà qui s’installe dans une des caisses sans toit ni cloisons des quatrièmes, avec ses bas violets, son _socius_, ses malles et ses couffins de provisions--en grande partie de la chicouangue, qui est de la farine de banane verte--au milieu d’une centaine de négros et de négresses, auxquels il commence à raconter des histoires en patois bakongo. »Pendant ce temps-là, le chef de gare avait réfléchi. »--Monseigneur, dit-il, ça ferait décidément trop mauvais effet de faire voyager deux blancs, dont un archevêque, avec des _bouniouls_; rendez-moi vos billets de quatrième, je vais inscrire dessus que vous êtes autorisés à monter en première. »--C’est parfait, répond Prosper, je vous félicite de votre généreuse initiative: le Seigneur ne l’oubliera pas; recevez en attendant ma bénédiction apostolique. »Mais quand le chef de gare eut reçu la bénédiction, il songea tout de même: «J’ai peut-être un peu outrepassé mes pouvoirs. Il faut que j’avertisse la direction à Matadi.» »Il téléphone à Matadi, et le directeur lui répond: «Comment! vous ne donnez que des premières à monseigneur l’archevêque! Veuillez lui dire que la compagnie se fait un devoir de lui offrir un train spécial!» »Le chef de gare arrête le train, qui s’ébranlait, jette sur le quai les malles de Prosper, sa chicouangue et son _socius_, et lui crie: »--Monseigneur! Monseigneur! On vous prie d’accepter un train spécial. »--C’est parfait, répond Prosper en descendant, vous remercierez bien la compagnie... Mais alors, mon ami, alors... »--Quoi? fait le chef de gare. »--... Alors, vous me devez 57 francs! Deux quatrièmes Léopoldville-Matadi, que je n’utilise pas... Voilà les billets, reprenez-les! »--Par exemple! s’écrie le chef de gare: la recette est acquise, je la garde. Vous n’imaginez pas que je vais bouleverser toute ma comptabilité pour vous; et les frais du train spécial! »--Mon ami, lui dit doucement Prosper, je réclamerai ces 57 francs jusqu’au siège social, à Bruxelles, s’il est nécessaire... * * * * * »Au moment que cette discussion allait prendre un ton fâcheux, un blanc se précipite, s’épongeant sous son casque: Ponsot, le père Ponsot lui-même, le vénérable de la Loge, le fondateur du temple maçonnique. »--Le train! dit-il; le train?... »--Il est parti, le train, répond le chef de gare. Il est loin, même à sa vitesse commerciale, en palier, de quinze à l’heure... Vous prendrez le prochain: nous sommes jeudi: lundi prochain. »Ponsot commence à jurer de façon à remplir d’allégresse tous les diables du Congo. Prosper et son _socius_, à l’autre bout du quai, lisaient leur bréviaire, les yeux baissés. »--Écoutez, dit le chef de gare à Ponsot, il y a peut-être un moyen: la compagnie vient d’accorder un train spécial, qui va partir, à Mgr Ganthouard; vous le voyez bien, monseigneur? C’est celui qui est là, avec ses bas violets... Arrangez-vous avec lui: moi, ça ne me regarde pas, le train est à lui, il en est le maître. »--Diable! fait Ponsot. »Mais nécessité n’a pas de loi. Il avait besoin d’être à Matadi à temps pour prendre le bateau d’Anvers, lui aussi; il pensa, comme Henri IV, qu’Anvers vaut bien une messe, et le voilà, lui, le vénérable et le constructeur du temple maçonnique, abordant bien gentiment monseigneur, lui disant qu’entre Européens, n’est-il pas vrai, il faut s’entr’aider, que lui-même, en pareil cas... »Si tu avais pu voir Prosper! Il fut magnifique! Courtois, la voix miséricordieuse, égale--et si ferme dans son dessein! «Avec quel plaisir, dit-il, il obligerait n’importe lequel de ses compatriotes, en particulier M. Ponsot, dont l’excellente réputation est venue jusqu’à lui... Mais le train spécial ne comporte qu’un wagon, et ce wagon est encombré, entièrement encombré; obligés, par la pauvreté de la mission, de se nourrir à l’indigène, les aliments qu’il emporte, pour lui et le père, tiennent toute la place... »--N’est-ce que cela, monseigneur, s’empressa de proposer Ponsot: laissez votre chicouangue sur le quai, et accordez-moi l’honneur et le plaisir d’être votre amphitryon jusqu’à Matadi! »--Voilà, concluait monseigneur, quand il contait cette histoire, ce que j’appelle une solution satisfaisante: nous avons voyagé, le père et moi, en train spécial, et M. Ponsot, vénérable de la loge maçonnique de Brazzaville, nous a traités agréablement... fort agréablement, je me plais à lui rendre cette justice, sans qu’il nous en coûtât un centime. Ce fut une bonne affaire, une affaire comme je les veux... Pourtant, elle aurait pu être meilleure. Figurez-vous que la compagnie ne m’a pas rendu mes 57 francs! Je ne le pardonnerai jamais au chef de gare. * * * * * Mais il y avait aussi «la force morale» de l’administration. Quelle était, contre les sorciers, la sorcellerie de l’administration? Partonneau ne me le dit pas ce jour-là. Mais un jour, à l’Exposition coloniale de Marseille, nous rencontrâmes le vieux Malgache. Il était assis, non pas confortablement en tailleur sur son derrière et sur ses cuisses, comme font les Turcs, mais dans une position bizarre, accroupi, la pointe, si l’on peut dire, de ses fesses touchant seulement le sol; et tressait, devant le public, des chapeaux en paille de riz. On en fait, à Madagascar, de fort jolis, qui valent bien ceux qu’on fabrique à Florence; mais ils ne sont pas encore à la mode chez nous, ce qui tient, je pense, à la bêtise de nos importateurs; ou bien qu’ils les vendent comme chapeaux de paille de Florence, ce qui prouverait celle de tous les Français. Ce Malgache était un très vieux Malgache, assurément: il ne regardait pas les femmes. Tous les Malgaches, à moins qu’ils n’aient atteint un âge très avancé, font l’amour en toute innocence, avec ardeur, sincérité, persistance, et ne manquent jamais d’exprimer à la personne élue, du mieux qu’ils peuvent, l’énergie de leurs sentiments. Mais celui-là ne faisait que tresser sa paille, sans lever les yeux. Il était maigre, à la façon des vieux hommes quand la graisse ne les envahit pas; austère comme un prêtre, toutefois souriant. --C’est toi, Ramanantsalame, lui dit Partonneau dans sa langue... Tu n’es donc plus sorcier?... Le vieux dressa la tête. Tout à coup, prosterné, il embrassait les pieds de Partonneau, à la mode de son pays, quand on veut rendre hommage à un supérieur ou à un bienfaiteur. En même temps, il suppliait: --Ne dis pas ça ici, _toumpou-ko_--monseigneur!--Il ne faut pas dire ça ici!... Mais aussi, fouillant dans son _salako_ assez crasseux--son pagne, que les colons appellent aussi assez drôlement «le trousse c...»--il en retirait un billet de cent sous, qu’il offrit respectueusement à ce «seigneur». Ce n’était point, je le savais, une tentative d’achat, de corruption: simplement l’hommage que tout Malgache, fidèle aux antiques coutumes, doit présenter à un grand de la terre, en le saluant. --Non, fit Partonneau, employant presque ses propres paroles, ça ne se fait pas ici, ça... Mais je ne dirai rien, sois tranquille. Rentre _andranou_. Le vieux réintégra la case où il ouvrait ses chapeaux, humblement obéissant. Partonneau s’éloigna de quelques pas. Je n’avais rien compris. --... Ce n’est pas seulement un sorcier, c’est un assassin. Et mon premier, mon unique client... Qui sait? J’aurais peut-être réussi comme avocat, si j’avais continué: ç’avait été un brillant début! »... Je vais t’expliquer. Il y a vingt-six ans, quand nos troupes eurent pris Tananarive--ou plutôt ce qui restait de nos troupes: il n’y eut jamais d’expédition coloniale plus mal conçue, plus mal menée--et que nous y eûmes institué le protectorat, il y eut d’abord un fâcheux flottement dans ce qu’on est convenu d’appeler les méthodes administratives. Les militaires commencèrent par ordonner aux habitants des villages de leur apporter toutes les armes qu’ils possédaient. C’était une bêtise, parce que ces armes appartenaient à des sortes de gardes nationales. Les bons, les pacifiques, qui ne tenaient nullement à se battre contre n’importe qui, obéirent; les méchants gardèrent leurs pétoires--des fusils snyders, vendus par les Anglais--de sorte que, en un clin d’œil, le pays fut couvert de bandes pillardes, qui ne furent pas d’abord des insurgés patriotes, mais de simples brigands. Là-dessus, les sorciers s’en mêlèrent: les sorciers indigènes n’aiment jamais les Européens, parce que les Européens amènent avec eux des médecins, et protègent les missionnaires, deux catégories de personnes qui ôtent le pain de la bouche aux sorciers, des gâte-métier. »Un de ces sorciers, devenu chef de bande, était Ramanantsalame. Il ne se contenta pas de voler des bœufs et de chiper du riz, ce qui eût été une distraction presque innocente, il attaqua trois colons, chercheurs d’or, qui avaient eu la naïveté de croire, sur les assurances du gouvernement, que le pays était «pacifié», et les massacra hideusement. Je te fais grâce des détails de ce crime; ils sont atroces. Les trois malheureux s’étaient réfugiés dans une case au toit de paille, à laquelle Ramanantsalame fit mettre le feu. Suffoqués par la fumée, ils tentèrent une sortie. Les hommes de Ramanantsalame les tuèrent, leur ouvrirent le ventre en croix, les mutilèrent salement... Tu comprends ce que je veux dire. »Comme je connaissais le pays depuis longtemps, le gouvernement civil--les militaires ne voulaient plus rien savoir--me mit à la tête d’une vingtaine de miliciens, avec ordre de m’emparer du bonhomme, vivant, si possible. Par hasard, j’y réussis. Je le pris au vol au moment où il sautait par la fenêtre d’une maison dans le village où il s’était réfugié. Je croyais que ma besogne était finie... Mon vieux, tu ne tiens pas compte des beautés de la civilisation! Qui dit civilisation dit tribunaux. Il y avait à Tananarive une Cour d’assises, mais une Cour d’assises sans jurés; rien qu’un président, deux juges en robe rouge et deux assesseurs, choisis parmi les colons. Seulement, on ne trouva point d’avocats: la graine n’en avait pas encore germé dans l’île. Je vois donc arriver chez moi le procureur général. »--Il paraît que vous êtes licencié en droit? me dit cet important magistrat. »--Comme tout le monde... Quand on est jeune, on ne sait pas ce qu’on fait! »--Non, pas comme tout le monde, répond le procureur général. Nous avons eu beau chercher, il n’y a pas d’autre licencié en droit à Tananarive. Vous êtes le seul. Alors il faut que vous soyez le défenseur, devant la cour, de Ramanantsalame. »--Mais c’est idiot! C’est moi qui l’ai arrêté, voyons! »--Ça n’a aucune importance: vous serez son défenseur. »Un des principes que j’ai acquis au cours de ma carrière d’explorateur, est que, plus les requêtes ou les injonctions qui vous sont présentées vous semblent stupides, plus il est inutile, ou même dangereux, de n’y point obtempérer. Je comparus donc aux assises en qualité de défenseur de cette canaille de Ramanantsalame, et prononçai, en substance, la plaidoirie que voilà: «Jugés par des magistrats civils français, en vertu des lois criminelles françaises, nous nous bornerons à invoquer l’article 12 du Code pénal: «Tout condamné à mort aura la tête tranchée.» Et nous ferons appel non seulement à la lettre, mais à l’esprit de cet article, ainsi qu’à l’usage plus que séculaire: vous n’avez pas le droit de nous décoller autrement qu’à l’aide de cet appareil qui déjà fit tomber, aux jours révolutionnaires, la tête de tant d’innocentes victimes. J’ai nommé la guillotine! Eh bien, amenez vos bois de justice! Nous les attendons: à Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie où les transports sont bien moins dispendieux qu’ici, il en coûta 72.000 francs à l’administration pour faire exécuter un condamné à mort. A Tananarive, la facture, messieurs, s’élèverait, suivant le barème que je soumets à votre désintéressé et judicieux examen, à 150.000 francs. Vous trouverez sans doute que c’est bien cher pour se payer la tête d’un pauvre diable, aveuglé d’un obscur fanatisme, qui... qui... qui... _Et caetera._» »Après quoi je m’assis, au milieu de l’ahurissement général. La cour se retira pour délibérer. Le président, brave homme, et pas bête, qui avait fait toute sa carrière de magistrat aux colonies, souffla un peu, et avisa: »--Il y a tout de même quelque chose dans l’argumentation du défenseur: si nous condamnons cet homme à mort, il le faudra guillotiner. Et nous n’avons pas de guillotine... »Mais l’un des assesseurs civils était architecte. En cette qualité, il aurait aussi bien construit un bateau à vapeur qu’un moulin à vent ou une niche à chien. Cet animal proposa tout de suite: »--Mais je vous en ferai une, moi, de guillotine! Il n’y a rien de plus simple! »Et il se mit à tracer l’épure de la guillotine sur son buvard. »--Je ne suis pas de cet avis, répliqua par bonheur le prudent président. Quand j’étais juge à Saint-Louis-du-Sénégal, on a construit comme ça une guillotine de fortune. On l’a essayée sur une botte de paille, elle marchait admirablement. Sur un tronc de palmier, sur un veau: elle marchait toujours. Mais sur le cou d’un condamné, elle n’a plus rien voulu savoir. Non, non! je repousse la solution de la guillotine indigène. C’est un outil qui doit venir de la métropole!... Qu’on l’acquitte, ce pauvre bougre, puisqu’il serait ruineux de le décapiter! »Voilà comment cette crapule de Ramanantsalame, grâce à mon éloquence, est encore en vie.» Nous repassâmes devant le vieux Malgache. Il tressait toujours ses chapeaux. Partonneau renouvela sa question: --Alors, tu n’es plus sorcier, ni assassin? Le vieux répondit, en levant des mains déprécatrices: --Pas la peine... ça ne paie plus!... Et dans cette réplique m’apparut, en vérité, le succès de ce qu’on nomme, par un trop grand mot qui prête à sourire, et qui est vrai pourtant, «le succès de notre œuvre civilisatrice...» * * * * * --Mais, Partonneau, lui demandai-je, quand les missionnaires, ou, si tu veux, le christianisme, entrent en conflit avec les religions locales, que faut-il faire? --Je n’ai pas d’opinion sur ce que pouvait et devait être la politique religieuse de l’Empire Romain au IIIe siècle, mais je tiens qu’aujourd’hui, du point de vue colonial, le seul qui soit de mon ressort, le gouverneur Félix devrait être considéré comme un excellent fonctionnaire: il était plein de bon sens. Polyeucte, au contraire... j’aurais de la méfiance à l’égard de Polyeucte, son zèle m’inquiéterait. «Je l’ai rencontré au début de ma carrière, il y a bien des années, ressuscité, dans un petit poste qui s’appelle Messira, sur le Saloum. »J’ignore si tu te souviens exactement de ce que c’est que le Saloum. C’est une rivière qui donne son nom à une province, laquelle dépend du gouvernement du Sénégal. Vers le sud, le territoire touche à la Gambie qui est anglaise. Et la Gambie elle-même n’est qu’une espèce de large couloir, large de quarante kilomètres à peu près, au fond duquel coule une rivière qui porte le même nom, profonde et large comme un fjord de Norvège. En somme, la Gambie, pour les Anglais, c’est une colonie avortée, une colonie sans espoir de développement, qui ne leur sert à rien du tout. Mais ils la gardent dans l’espoir de l’échanger un jour contre l’Algérie. --Tu dis, Partonneau? --C’est pourtant facile à comprendre. La Gambie est le type de ces colonies inutiles que leur propriétaire ne conserve que pour servir de monnaie d’échange contre une autre, mieux à sa convenance. Or, comme en matière d’échange l’Angleterre tient à gagner, selon sa nature, j’en conclus qu’elle n’abandonnerait la Gambie que contre l’Algérie ou l’Indochine, ou les deux, si possible. --Ah! bon!... Tu as des manières de parler!... --Je parle pour me faire entendre, et en paraboles, comme les prophètes... En attendant, pour bien nous montrer l’avantage que nous aurions à lui acheter sa Gambie, dont nous nous fichons par ailleurs comme une tortue d’une corde à nœuds, l’Angleterre y pratique la seule industrie à laquelle ce couloir du reste peut servir, celle de la contrebande du gin, de la cotonnade et de la poudre dans nos possessions du Sénégal, de la Guinée française et du Haut-Sénégal-Niger. Et cela nous oblige, de notre côté, à entretenir un ou plusieurs douaniers, dans les plus petits patelins, tout le long du couloir. »Le père Chambédisse était préposé des douanes à Messira, qui est un lieu peu enchanteur, à l’embouchure du Saloum, comme je t’ai dit; mais presque en face il y a l’embouchure de la Gambie et la capitale de la Gambie anglaise, Bathurst: à surveiller. »A Messira, il y a des Ouolofs musulmans et chrétiens, et aussi des Sérères fétichistes. Tout ce pays, auparavant, était aux Sérères. Mais ils reculent progressivement devant les Ouolofs, parce que, étant fétichistes, leurs bons dieux ne leur défendent pas de se saouler avec du gin, avec de la bière de mil, avec du vin de palmes, avec tous les breuvages qui ont un peu plus de goût que l’eau pure; et ça ne paraît pas avoir été salutaire à leur tempérament. Pourtant, il y a une trentaine d’années, il en restait encore pas mal, braves gens au fond, bien qu’à peu près complètement abrutis, et ils avaient à Messira une belle case-fétiche, toute remplie de ces bonshommes en bois que les collectionneurs paient maintenant les yeux de la tête, un collège de sorciers et un grand-sorcier, comme qui dirait une espèce d’archevêque des Sérères, lequel se livrait dans la case-fétiche à un tas d’opérations extraordinaires. Ce grand-sorcier était un vieux noir, sérieux comme un âne qui boit, très convaincu de ses mérites, mais assez facile à vivre et avec lequel, personnellement, j’entretenais les meilleures relations. »A l’autre bout de Messira, il y avait la chapelle de la mission lazariste, pour les Ouolofs catholiques, et une espèce de presbytère où vivait le missionnaire, le père Mottu. Lui aussi un très brave homme, dans son genre, plus près du mien; mais je ne le lui montrais pas: le principe de non-intervention, tu conçois. Si tout le monde avait bien voulu en faire autant!... »Tout le monde, et en particulier Chambédisse, le douanier, par malheur, ne voulait pas en faire autant. Chambédisse, avec passion, avec convictions, avec fureur, se déclarait nettement anticlérical. C’est ce qui l’a lié avec le père Mottu. --Partonneau, voyons!... --Je te dis les choses comme elles sont, et si tu voulais bien y réfléchir un seul instant, tu découvrirais que ce rapprochement était inévitable. A quoi bon avoir une opinion si l’on ne peut l’exprimer? Chambédisse ne pouvait me l’exprimer, ni à mon unique commis des Affaires indigènes, à cause du principe de non-intervention, que je respectais scrupuleusement, et que j’imposais à mon personnel de respecter; alors il est allé droit à l’ennemi, je veux dire au père Mottu. Le père Mottu se devait de tenir le coup. Il l’a tenu. »Ça fait que, peu à peu, ils sont devenus inséparables, justement parce qu’ils n’étaient pas du même avis. Si tu crois qu’à Messira les sujets de conversation sont nombreux! Au fond l’un et l’autre étaient heureux d’être tombés sur celui-là, qui est inépuisable. La partie n’était pas tout à fait égale, parce que Chambédisse puisait principalement ses arguments dans Léo Taxil, et le père Mottu dans la _Somme_ de Saint Thomas, un meilleur auteur. Mais jamais Chambédisse ne s’avouait vaincu, et, quand il avait battu en retraite, ce n’était que pour un moment. Une fois seul, il pensait: «Voilà un nouveau raisonnement qui va lui en boucher un coin.» Ces nouveaux raisonnements lui apparaissaient surtout à l’heure de l’apéritif. Une absinthe le rendait lucide, plusieurs lui inspiraient une véritable éloquence, devant laquelle le père Mottu cédait apparemment. »Mais alors, le lendemain, c’était le missionnaire qui revenait! Il avait trouvé la réponse, il écrasait son adversaire. Mais ce n’était pas pour longtemps. »Et un jour, un jour--ah! laisse-moi le qualifier de fatal!--Saint Thomas eut le dessus, définitivement. Je crois que, ce jour-là, Chambédisse avait un peu dépassé son habituelle dose apéritive. Son cœur se fondit, la lumière brilla pour lui. Il vit, il crut, il fut désabusé. Ce n’était plus Chambédisse, c’était Polyeucte, dans toute l’ardeur et le délire d’une foi nouvelle, Polyeucte acharné contre les faux dieux. »--Mon père, dit-il au missionnaire, je suis converti. Vous m’avez converti!» Le père Mottu répondit, comme il convient, qu’il en louait le Seigneur. »--Mais ce n’est pas tout ça, poursuivit Chambédisse; il faut faire quelque chose qui soit digne de ce grand jour. Allons de ce pas brûler les idoles des Sérères! »Le père Mottu allégua que cette démarche était à ses yeux légèrement inconsidérée. »Malheureusement, comme le père Mottu fumait la pipe, Chambédisse s’empara de ses allumettes, qui étaient sur la table. Il y ajouta un tome des œuvres de Léo Taxil, et partit en courant. «--Chambédisse, rendez-moi mes allumettes! criait le père Mottu, essayant de le rattraper. »Ce fut en vain, son récent fanatisme donnait des ailes à Chambédisse, et la grande case-fétiche était une paillotte comme toutes les cases des Sérères. Elle brûla très bien. Le père Mottu était fort embarrassé du zèle de son prosélyte. Il s’efforça même de sauver un de ces faux dieux des Sérères, mais le bonhomme lui fut arraché des mains par les fidèles du Grand-Sorcier, insuffisamment informés de ses intentions, et qui faillirent lui faire un mauvais parti. »Le lendemain, je reçus la visite du Grand-Sorcier. Ce respectable animiste m’intima gravement qu’il aurait cru pouvoir attacher plus de confiance dans la protection du gouvernement de la République, ou des paroles à cet effet. Il en ajouta d’autres qui signifiaient à peu près: »--Ça va faire du vilain: mes dieux se vengeront! »Je fus obligé de lui répliquer que ses dieux pouvaient faire tout ce qu’ils pourraient, mais que je conseillais à leurs prêtres de se tenir tranquilles. Il sourit comme si cette suggestion ne le regardait pas, et s’en alla d’un air de commisération. »Il s’en était si bien allé, que je ne le revis jamais. Le lendemain, il avait gagné par mer la Guinée Portugaise, avec tout son collège de sorciers, et la moitié ou les trois quarts des Sérères fétichistes, ce qui diminua de façon regrettable le rendement de l’impôt de capitulation. »... Et n’empêcha pas la chapelle du père Mottu de brûler à son tour dans la quinzaine. Je demandai le déplacement de Chambédisse: d’abord comme sanction à son enthousiasme indiscret, mais surtout dans son propre intérêt. Mais l’administration compétente prit son temps, comme toujours, et quand la décision arriva, Chambédisse était déjà mort: de maladie, évidemment. Personne n’a jamais pu prouver que ce ne fut pas de maladie.» LE MAITRE DES HOMMES LE CONDAMNÉ A MORT «... Dans toutes celles de nos possessions où j’ai exercé les pouvoirs que je détiens du gouvernement de la France, me dit Partonneau, je me suis toujours arrangé, dans ces dernières années, pour faire condamner à mort le plus grand nombre possible de mes sujets. Je disais aux tribunaux indigènes--non pas, tu le comprends bien, aux magistrats français: il m’aurait suffi d’exprimer ce désir pour que ces animaux s’évertuassent à le contrarier--je disais à ces braves juges noirs qui rendent leurs arrêts sous un baobab, un doubalel ou un fromager: «Ne vous gênez pas! Soyez sévères! Faites respecter les bonnes mœurs, l’ordre public, et même les intérêts de votre politique et de vos passions!» »Tu vas penser que je suis altéré de sang, que j’aime à voir pendre, décapiter, fusiller, peut-être écarteler. Il n’en est rien. Je suis le plus doux des hommes, et le plus indulgent: la mansuétude incarnée. Mais je vais t’enseigner une chose, qu’on ignore trop, et qu’il est indispensable de connaître: c’est que le bon état, c’est que la prospérité d’un cercle sont en raison proportionnelle et directe du nombre des condamnés à mort! »Ainsi qu’il arrive de la plupart des grandes découvertes, c’est le hasard qui me permit de faire celle-ci. »J’étais à ce moment gouverneur de la côte des Graines (Afrique Occidentale). Il y a des fonctionnaires coloniaux qui dirigent leur colonie sous un _pankah_, assis dans leur fauteuil en rotin. Ce n’est pas ma manière. A parcourir perpétuellement la colonie, on ne parvient pas encore à tout savoir et à réaliser ce qui devrait être fait; mais en restant sur son derrière, on ne sait rien, et rien ne se fait. Je finis même par réfléchir à ceci: «Il n’y a encore aucune communication entre la côte des Graines et sa voisine, le Niger-Volta. Si je vais rendre visite à mon collègue du Niger-Volta, bien que je n’aie pas grand’chose à lui dire--mais il paraît que l’apéritif est chez lui excellent, parce qu’il a une machine à glace,--à partir de cet instant, il y en aura une!» »Donc, je pars, en automobile--nous avons tous des automobiles, à l’heure qu’il est, sur les routes de ma colonie--et je télégraphie à l’administrateur de Bodiéni: «Peut-on rouler de Bodiéni à Fouloubé, qui est la capitale du Niger-Volta?» Il me répond: «De la frontière du Niger-Volta à Fouloubé, il y a une route d’auto, mais de Bodiéni à cette frontière, sur trois cents kilomètres, rien! C’est la forêt et la montagne.» Alors, je lui câble: «Pas de route sur trois cents kilomètres? Vous avez trois jours pour la faire!» »L’administrateur de Bodiéni n’avait avec lui par suite de décès, relèves, et autres petits jeux administratifs, qu’un commis principal, le seul blanc avec lui dans tout le cercle: un ancien étudiant en pharmacie, à trois inscriptions. Il colle son pharmacien sur le boulot, avec dix mille indigènes levés par les soins des chefs de villages. En trois jours, la route est faite, sauf pour les ponts: mais comme c’était la saison sèche, l’auto descendait gentiment dans le lit des rivières, à sec ou du moins guéables. Pour remonter, on mettait dix indigènes derrière, cinquante devant, qui tiraient à la cordelle: ça faisait une négromobile au lieu d’une automobile, mais ça marchait tout de même... Voilà comment il y a une route, maintenant, de ma capitale au Niger: ce n’est pas plus difficile que ça: il n’y avait qu’à y penser. Et c’est une belle route, bien qu’un des chefs du pays, Malmady-Coumla, prétende qu’elle lui fiche le vertige. C’est qu’elle est pour la plus grande partie en lacets, en corniche, au-dessus des torrents, et qu’elle est large! Ce bon Mahmady-Coumba n’était accoutumé qu’à ses pistes, qui ont juste la largeur des pieds d’un nègre et vont toujours tout droit, du fond des vallées à leur sommet, sans se soucier de la pente. »Me voilà donc à Bodiéni en un rien de temps. Il y a là des Apolloniennes assez agréables. Quelques instants diurnes pour me rafraîchir, quelques heures nocturnes pour nouer connaissance avec elles, et le lendemain je me fais rendre compte des affaires d’État par l’administrateur. Tout était dans l’ordre, les indigènes faisaient preuve d’un bon esprit. Autrement dit, ils avaient payé leurs taxes. C’est tout ce qu’on leur demande: je défie qu’on prétende qu’un cercle où l’indigène acquitte les taxes sans réclamer n’est pas animé d’un bon esprit. »--L’impôt est rentré, me dit l’administrateur: 300.000 francs, dans des caisses, sous mon lit. »--Et votre chambre ferme à clef? »--On n’a jamais su ce que c’était qu’une clef dans le pays... mais qu’est-ce que ça fait? »--Vous avez raison, lui dis-je, du moment que vous couchez dans votre lit. Et je ne vous demande même pas si vous y êtes seul. »En effet, jamais les noirs ne se risqueraient à voler en plein jour, surtout une lourde caisse dont tout le monde sait le contenu. La confiance de mon subordonné avait mon approbation sincère. Je lui accordai mes compliments pour l’administration de son cercle. »--Je repars demain, ajoutai-je. Vous m’accompagnerez. »C’est encore un de mes principes de me faire accompagner par l’administrateur, tant que je suis sur son domaine. On s’aperçoit ainsi d’un tas de choses, même si les noirs n’osent se plaindre de rien. Par exemple, si les vieilles femmes, seules, assistent aux palabres, c’est que le chef de cercle a coutume d’être trop entreprenant avec les jeunes, à qui leurs maris ou leurs pères font gagner la brousse avant qu’il arrive. Mais tout à coup je réfléchis: »--Mais non, ce n’est pas possible. Et l’argent de l’impôt? Vos trois cent mille francs, dans cette case ouverte à tout le monde? Mettez-y votre pharmacien. »--Il est loin: sur le tronçon de route qui reste à construire entre Bodiéni et la frontière. Je ne puis pas le faire revenir: les noirs n’en ficheraient plus un coup. Mais ça ne fait rien: je puis quitter le poste avec vous demain matin... Je vais installer le condamné à mort dans ma chambre: les caisses de l’impôt ne risqueront rien. »--Le condamné à mort? »--Oui: Samba Laôbé... Monsieur le gouverneur, Samba Laôbé est la providence du cercle. Sans lui, surtout depuis que tous mes collaborateurs européens ont été mobilisés, je ne m’en serais pas tiré... Vous avez vu mes miliciens, hier? »--Oui. Ils manœuvrent comme des rengagés sénégalais. Je n’ai jamais vu ça. »--C’est le condamné à mort qui les a dressés... Et le jardin? Il est admirable, n’est-ce pas, le jardin? Il n’y en a pas deux comme ça dans toute l’Afrique occidentale. C’est le condamné à mort qui y veille... Il tient aussi la comptabilité. »--Mais qu’est-ce que c’est que votre condamné à mort? »--C’est un condamné à mort. Voilà tout. Seulement il l’est depuis dix ans... Il y avait eu recours en grâce, comme la loi l’exige, et il est à croire que la pièce, ou bien la réponse à la pièce, s’est perdue dans la brousse, que le courrier a été arrêté, intercepté... Alors Samba est toujours condamné à mort, mais il n’est pas exécuté. Vous concevez que, dans ces conditions, il marche au doigt et à l’œil. Sinon, on lui dit: «Tu sais, Samba, je vais écrire à Paris!» Et puis, comme il est éternellement prisonnier, on a tout pu lui apprendre, on avait le temps: la cuisine, l’art militaire, l’horticulture, le jardinage, la lecture, l’écriture, la comptabilité; et maintenant, on peut se reposer sur lui pour former des élèves. Tandis qu’avec des galapiats de condamnés à deux ou trois ans de travaux seulement, ça ne vaut pas la peine d’essayer de leur faire entrer quoi que ce soit dans la tête: quand ils ont appris, ils s’en vont!... »Nous partîmes le lendemain, laissant la garde des 300.000 francs, le commandement du cercle, en somme tout le gouvernement, à Samba Laôbé, condamné à mort. Il s’en tira à la satisfaction universelle. J’aurais voulu pouvoir lui faire décerner les palmes académiques. »Voilà pourquoi j’invite tous mes tribunaux indigènes à multiplier le nombre des condamnés à mort: ils sont l’épine dorsale des États que je gouverne. Car, bien entendu, instruit par cette expérience, je m’arrange pour qu’ils ne soient jamais exécutés.» »Au bout du compte, c’est l’extension de la loi Bérenger à la peine de mort; et puisque la suspension des effets du jugement a pour indispensable condition la bonne conduite du bénéficiaire, on a toutes les chances de garder sous la main un gaillard souple comme un gant. »J’ai parlé «du glaive de la loi». Ce n’est là, je dois bien le spécifier, qu’une figure: les condamnés à mort par les tribunaux indigènes, aux termes de la coutume, doivent être pendus jusqu’à ce que mort s’ensuive. Pour parler correctement j’aurais dû dire, par conséquent: la potence, ou le gibet, ou la hart, comme tu voudras, de la justice. »Mon procédé, pour me procurer une quantité suffisante de condamnés à mort, était aussi simple qu’efficace: il me suffisait d’inviter les tribunaux indigènes à ne pas se gêner pour faire preuve de sévérité. Pour éviter ensuite la destruction, qui eût été, pour mes projets, déplorable, de cette matière première, il me fallait user ensuite d’une certaine diplomatie. J’y employais mon procureur de la République, avec qui j’étais, par bonheur, dans les meilleurs termes: homme, du reste, de la plus grande humanité. Il ne faut point trop s’en étonner: à notre époque contemporaine, c’est le plus souvent la magistrature assise qui prétend à la sévérité, la magistrature debout à l’indulgence: précisément, je suppose, parce que ce devrait être l’inverse; ainsi l’exige le perpétuel paradoxe de nos mœurs judiciaires actuelles. »Bien pénétré de mes intentions, qui s’accordaient avec la bonté naturelle de son cœur, cet excellent magistrat s’arrangeait pour retarder durant des mois l’expédition du pourvoi, puis du recours en grâce. Parfois même, il savait égarer les pièces nécessaires à cette expédition, et tu conçois bien qu’on ne saurait exécuter un homme tant que la Cour de cassation et le président de la République n’ont pas dit leur dernier mot. Enfin, si par hasard le moment arrivait que nous étions forcés dans nos derniers retranchements, que la Cour de cassation repoussât le pourvoi, que le président de la République refusât la grâce, j’avais découvert, avec lui, un moyen tout à fait sûr de conserver indéfiniment mon condamné: »Le jugement, disions-nous, appartient sans conteste au tribunal indigène, mais l’application de la peine nous concerne: elle est du ressort de l’exécutif. Or, il est constaté que, dans le cercle où cette application de la peine doit avoir lieu, personne ne sait pendre. Et le condamné doit être pendu, non pas fusillé ou décapité, cela ne fait point l’ombre d’un doute. En conséquence, il sera sursis à l’exécution jusqu’à ce qu’il apparaisse un spécialiste de la pendaison. »On n’en trouvait jamais: nous y mettions bon ordre. »C’est ainsi que Mamy-N’Diaye, du cercle de Kouadiakofi, put couler, comme tous ses collègues, cinq ou six années d’une existence heureuse, malgré la décision des anciens de son village, qui voulait que, depuis ce temps, son corps se balançât dans les airs. Ce Mamy-N’Diaye, du reste, avait été de son vivant légal, si je puis employer cette expression, une déplorable crapule, la honte de sa race et de sa tribu: un incorrigible ivrogne, qui avait fini par tuer son père et sa mère, deux de ses oncles et le garde-police venu pour l’arrêter. Mais on a des principes ou on n’en a pas: mon principe était que Mamy-N’Diaye ne devait pas plus être exécuté que les camarades. C’était bien davantage encore l’opinion de Carlier, l’administrateur du cercle: tous les autres administrateurs possédaient déjà leur condamné à mort et lui n’en avait pas! Il en souffrait comme d’une insupportable infériorité, susceptible d’influer sur son avancement, puisque le gouvernement de son cercle s’en ressentait. Il me jura que Mamy-N’Diaye, malgré les apparences, ferait un aussi bon condamné à mort que les autres. Le fait est qu’il l’avait dressé à la perfection par le procédé le plus élémentaire: rien qu’en lui annonçant qu’il deviendrait un cadavre définitif le jour où il boirait autre chose que de l’eau. Obligé à la sobriété, Mamy-N’Diaye était devenu le plus inoffensif des hommes, et la main droite de Carlier pour l’administration du cercle, bien entendu. Par surcroît, on l’avait mis à la vaccination: il maniait la lancette comme un vieux praticien. »Malheureusement, il y a des choses qu’on ne saurait prévoir. Voilà qu’un jour tombe à Kouadiakofi le quartier-maître de la marine Plévech, détaché à la flottille et à l’hydrographie de la Volta. Carlier était en tournée. Il est reçu par le commis principal Bouffiot, un brave homme, mais un crétin, qui lui offre à dîner. Le dîner est servi, comme de juste, par Mamy-N’Diaye, qui avait dirigé les travaux du cuisinier. Ce dîner était excellent. Plévech en fait ses compliments à Bouffiot, qui répond orgueilleusement: »--Depuis que nous avons notre condamné à mort!... Et Mamy-N’Diaye salue, avec un bon sourire. »--Vous avez un condamné à mort? fait Plévech. Pourquoi ça? Pourquoi n’est-il pas exécuté? »--Parce que, expliqua Bouffiot, qui par malheur, dans sa situation subordonnée, ne se croyait pas permis de révéler un des grands secrets de mon gouvernement, parce que... il doit être pendu. »--Eh bien?... »--Eh bien, continue Bouffiot selon la consigne, à Kouadiakofi, personne ne sait pendre. »--Vous ne savez pas pendre? crie Plévech avec autant de stupeur que d’indignation. C’est impossible! Tout le monde sait pendre! »--Mais non, je vous assure... »--Tout le monde sait pendre: c’est la chose la plus facile. Vous avez bien une corde? »--Oui... »--On fait un nœud à double épissure... Tenez, comme ça!... Il n’y a plus qu’à trouver un arbre: ce doubalel, avec sa grosse branche, par exemple. Il a l’air d’avoir été fait pour ça... Il faut aussi une table... Mais la voilà: celle devant laquelle nous sommes assis... Toi, le condamné à mort, enlève la nappe... Elle est enlevée?... Mets la table sous la branche. Appelle mon boy. »Le boy de Plévech arrive à l’ordre, Plévech lui fait accrocher la corde. »--Et maintenant, dit Plévech à Mamy-N’Diaye, monte sur la table. »Le pauvre Mamy-N’Diaye, qui depuis six ans qu’il était condamné à mort n’avait jamais fait autre chose qu’obéir, monta sur la table. «--Mais, proteste Bouffiot, ça ne vous regarde pas, cette affaire-là! »--Est-il condamné à mort, oui ou non? Je ne connais que ça. Une administration qui n’exécute pas les sentences parce qu’elle ne sait pas pendre! C’est à n’y pas croire! Quand je raconterai ça... Boy, mets la corde au cou du condamné... Bon!... retire la table... Il n’y a qu’à retirer la table. »... Le boy retira la table, et Mamy-N’Diaye, qui n’y avait rien compris du tout, se trouva pendu. Bouffiot sauta à son tour sur la table, pour le dépendre, mais il était trop tard: la colonne vertébrale s’était cassée net. »--Vous voyez bien que vous savez pendre, conclut Plévech. »L’administrateur Carlier, à son retour, ayant appris la fin imprévue du pauvre Mamy-N’Diaye, m’en avertit par télégramme, mais je ne pus faire prendre aucune mesure disciplinaire contre Plévech, attendu qu’en effet sa victime était censée être exécutée depuis plusieurs années, et, juridiquement, devait l’être. UNE LEÇON «... Si singuliers, inattendus, embarrassants que fussent les événements, me confia Partonneau, j’ai toujours trouvé moyen de me tirer d’affaire avec mes sujets--car ce sont des sujets, dans les colonies où ils ne sont pas électeurs. Les populations de notre empire d’outre-mer--je parle même des cannibales du Congo ou des îles polynésiennes--sont simples, impressionnables, obéissantes, respectueuses du chef, parce qu’elles ont toujours un chef, et mourraient tout simplement de faim, d’ennui, de pure incapacité à décider les choses les plus élémentaires, si elles n’en avaient point. A plus forte raison se laissent-elles diriger, manier, quand ce chef est un blanc, un homme d’une race supérieure, sorti de la mer par un incompréhensible et formidable miracle. Je ne fais même pas exception pour les Annamites, qui ne sont pas pourtant des sauvages, mais de braves laboureurs fort civilisés à leur manière, et à leur manière aussi, d’une touchante, patriarcale moralité. Ils considèrent le chef, d’où qu’il vienne, comme leur «père et mère»; on en tire tout ce qu’on veut, si l’on sait les prendre. Cela me fut enseigné, il y a bien longtemps déjà, au début de ma carrière, par un collègue plein d’expérience qui me disait: «Ce pays-ci est si facile à conduire! On devrait y envoyer de chez nous les apprentis sous-préfets: les bêtises n’ont pas d’importance!» »Une seule fois dans ma vie, je crois, j’ai été roulé--pas moi personnellement, mais un de mes subordonnés dont j’étais responsable--par mes administrés. Il est vrai que c’étaient des Européens, des blancs, ou plutôt des blanches, comme tu verras. Il n’y a rien à faire avec des blancs, surtout des Français: ce sont des individus, d’indécrottables individus, non pas un troupeau. Ou alors c’est un troupeau qui n’a d’autre souci que d’embêter le berger. Songe alors, quand les femmes s’en mêlent! »Je venais de Madagascar, et l’on m’avait envoyé à l’île du Saint-Esprit. C’était de l’avancement, puisque j’étais gouverneur, et non plus administrateur en chef, et c’est pourquoi j’avais accepté le poste. Mais à part ce motif de carrière, ce changement ne m’amusait pas. Madagascar est une colonie agréable; les femmes y sont aimables, les hommes disciplinés, pas bêtes, et, à cette époque, il n’y avait pas trop de colons: tu dois savoir qu’on a plus d’embêtements avec un seul colon qu’avec cent mille indigènes. Le climat, surtout dans les hauts, est délicieux: les plateaux sont autant de stations pour poitrinaires. Mais l’île du Saint-Esprit--j’en change le nom, tu la reconnaîtras aisément, pour peu que ça t’amuse--est située dans une des régions les plus déshéritées du globe, au milieu du brouillard et des glaces. Il y a là quelque six mille habitants, pas beaucoup plus, et tous des blancs, comme je viens de te le dire, descendus de quelques pêcheurs et marins bretons, normands ou basques, qui vinrent s’y établir il y a quatre siècles. Est-ce le climat, si rude et si triste, qui n’a pas été favorable à la race, ou bien l’effet des mariages consanguins? La plupart de ces gens sont devenus tout petits de taille, surtout les femmes; ils ne se développent guère, semblent rester des enfants. Un jour, un de mes employés m’annonça qu’il allait épouser une fille du pays, qu’il me nomma: »--Tu es fou! lui dis-je, elle n’a pas douze ans... »Il m’apporta l’extrait de son acte de naissance: elle en avait dix-huit! Ce petit peuple--petit, comme tu vois, dans plusieurs sens du mot: du reste, as-tu remarqué qu’on ne voit jamais de grands animaux dans les petites îles? Il y a peut-être là une question de proportions voulues par la nature--garde toutefois des qualités solides. Il est sobre, honnête, travailleur; ses idées, sa moralité, sa religion sont restées exactement ce qu’elles étaient au dix-septième siècle, il s’est conservé intact dans ses glaces, il n’a pas bougé. Durant la saison des pêches, qui sont à peu près leur seule occupation--la terre et la température sont si ingrates que l’agriculture même n’y existe pour ainsi dire point--ces gens besognent durement, sans lever leurs pauvres têtes. Aussitôt l’hiver arrivé, ils n’ont plus grand’chose à faire. Alors ils font de la politique, une espèce de politique locale, à propos de rien, de queues de poires, sur des sujets infimes qu’on a la plus grande peine du monde à concevoir. C’est leur seule distraction. Ils ne reçoivent pas de journaux, n’ont que très peu de livres, bien qu’ils sachent tous lire, et soient aussi intelligents sans doute que vous et moi, d’une intelligence trépidante, acérée, pareille à la vivacité des fox-terriers: le cerveau ne diminue pas en même temps que la taille, ni l’activité du système nerveux. Et ils sont fiers, vertueux, ombrageux, susceptibles. »Un matin que je venais d’arriver à mon bureau, mon expéditionnaire, Manga-Maso, que j’avais emmené avec moi de Tamatave, m’avertit: »--Y en a ici délégation notables. Vouloir parler toi: _Kabary_ (discours, palabres). »--Dis-moi, lui demandai-je, s’ils ont des gants blancs ou des gants noirs? »--Y en a gants noirs, répondit-il. »Je connaissais les coutumes de l’île: la délégation portait des gants noirs; alors ses intentions étaient hostiles; ça allait chauffer. »Ça chauffa! Je lus sur les visages tous les signes d’une indignation non dissimulée. On m’annonça qu’un de mes subordonnés, un des juges au tribunal de Saint-Esprit, parti depuis trois mois pour la France, en congé régulier, venait de commettre à l’égard de la population féminine de l’île un outrage abominable, impardonnable! Je pensai en moi-même que ce crime ne devait pas être bien grave, puisque son auteur, absent, n’avait pu le commettre en personne. On me détrompa. Les gants noirs du président de la délégation jetèrent en frémissant sur ma table une petite brochure, rédigée par le magistrat incriminé, à l’occasion de je ne sais plus quelle exposition qui avait lieu en cet instant à Paris. C’était un essai, qui me parut fort innocent, sur l’île du Saint-Esprit, ses ressources, son aspect géographique, les mœurs de ses habitants. »--Eh bien? fis-je. »--Là, monsieur, là! indiquèrent les gants noirs, frémissants d’émotion. »Je lus: «... Les femmes de l’île du Saint-Esprit sont bavardes et coquettes.» »J’eus la plus grande peine à m’empêcher de rire. C’était ça, non, c’était ça, l’irréparable outrage?... Si ce brave homme de président avait pu lire ce qu’on imprime quotidiennement, en France, sur les femmes de France, il aurait senti que le péché était véniel. C’est ce que je tentai, bien doucement, de lui faire entendre. Il ne comprit pas du tout. Comme je te l’ai dit, ces gens n’ont que peu d’occasions de lire: et tout ce qu’ils peuvent lire, surtout ce qui vient de la métropole, cette France qu’ils n’ont jamais vue et ne verront jamais, prend à leurs yeux une importance démesurée. »--Nous sommes venus demander le déplacement de ce magistrat, conclut le président, froissé de mon indifférence. Il ne faut pas qu’il revienne jamais à Saint-Esprit. »--Cela vous regarde, répondis-je. Adressez-moi un vœu en ce sens. Je le transmettrai à l’administration centrale, mais sans l’appuyer, je dois vous en avertir. L’offense est insignifiante, et ce juge est un excellent magistrat, sérieux, bon juriste, fort attaché aux devoirs de sa charge. Avez-vous un autre reproche à lui faire? »--Celui-là suffit! répliqua la délégation d’un air sombre. »Elle tourna les talons. Je reçus quelques heures plus tard la plainte qu’elle formulait contre ce juge «au nom de toute la population de l’île et de l’honneur des femmes». Je l’envoyai telle quelle, sans commentaires, à l’administration de la rue Oudinot--et l’administration s’assit dessus, comme tu peux le penser. Je suppose même que les jeunes rédacteurs du ministère des colonies s’en firent une pinte de bon sang, peut-être même le ministre, si cette réclamation est tombée sous ses yeux, ce qui n’est pas probable. »Une des rares distractions, à Saint-Esprit, est d’aller lire les télégrammes de navigation, qui sont affichés, sur papier jaune, devant les bureaux du capitaine de port. C’est ainsi que les habitants de la toute petite ville apprirent que le _Gaurisankar_--à propos pourquoi est-ce que nous donnons des noms de montagnes aux bateaux? C’est idiot!--arriverait bientôt, débarquant un certain nombre de passagers, parmi lesquels l’infortuné magistrat, cause involontaire d’un si grand scandale. »La population de Saint-Esprit tint des conciliabules nombreux, mais si secrets que ma police, du reste fort restreinte et médiocrement adroite, ne me put donner aucun renseignement sur les décisions prises: »--Ils veulent se venger, me dit-on seulement. Une vengeance épouvantable, inoubliable! »Voulaient-ils donc tuer ce pauvre juge? Je ne les en croyais pas capables. Ce sont de bonnes gens; ils sont très doux. Le seul crime dont on se souvienne a été commis, dans l’île, il y a cinquante ans, et encore par un marin étranger. Cependant, je crus devoir prendre toutes les précautions possibles. Je groupai mes forces de police au grand complet--une douzaine d’hommes--sur l’appontement, dès que le _Gaurisankar_ fut en vue. Et je m’établis là en personne, pour voir, et imposer mon autorité. »Je n’eus rien à faire, absolument rien. On ne voyait pas, si loin que les yeux pussent chercher, un seul habitant mâle de l’île du Saint-Esprit. Où s’étaient-ils cachés, dans quelles gorges de la montagne, quelles cavernes? Mais toutes les femmes étaient là, deux mille femmes environ, les vieilles et les jeunes, rangées en haie depuis l’appontement jusqu’au tribunal. Toutes habillées de noir, sans un bijou, sans une fleur, et silencieuses, dramatiquement, invraisemblablement silencieuses. On n’entendait que le piaillement des mouettes. Ces femmes étaient là, voilà tout: un double mur noir. »... Le pauvre juge grimpa l’échelle de l’appontement et parut. Tout d’abord, il ne distingua quoi que ce fût qui le pût choquer: rien que ces deux sombres murailles, qui couraient à l’infini, et des yeux étincelants sous des coiffes noires, à la bretonne. Il mit le pied sur le quai... Les deux premières femmes, à droite et à gauche, crachèrent. Oh! pas sur lui! A ses pieds, seulement; deux larges crachats, préparés, délibérés. C’est à peine pourtant s’il y fit attention. Mais les autres, l’une après l’autre, les deux mille femmes de Saint-Esprit! Les crachats tombaient, deux par deux; on entendait leur petite pluie sur la route--et pas un autre bruit. Ah! il avait dit que les femmes de Saint-Esprit étaient coquettes et bavardes! Il pouvait les regarder, toutes vêtues comme des veuves. Et de leurs lèvres, devant lui, tant qu’il resterait dans l’île, ne sortirait jamais un mot. Seulement ce petit bruit de crachats, quand il passerait. Pas autre chose... »Alors, le juge comprit, et blêmit. Il marcha plus vite, et s’enfonça sous la porte du tribunal. Il ne quitta cet abri qu’à la nuit pour gagner sa maison. Mais le lendemain, du tribunal à cette maison, c’était la même chose... Il tint bon six semaines, puis sollicita son rappel. Il était vaincu. Vaincu par ce silence, ce noir, ce dédain spumeux.» * * * * * Voilà comme les gens de l’île du Saint-Esprit ont tenu tête à l’administration française. Et je songe parfois que c’est une idée qui venait de très loin, du fond des siècles, de l’époque où les peuples n’avaient pas d’autres moyens de manifester la mésestime, à la fois soumise et orgueilleuse, où ils tenaient leurs maîtres. SA PRUDENCE Je m’amusais parfois--et il était assez rare que je fisse erreur--à deviner l’origine ou le corps d’où sont issus les administrateurs coloniaux, par la seule façon dont ils prononcent, devant leur chef suprême, cette phrase élémentaire: «Oui, monsieur le Résident Général!» Ce brave Lefebvre, à qui l’on confiait toujours les postes les plus difficiles ou les plus déshérités, qui ne s’en offusquait nullement, qui même les sollicitait, «parce que, disait-il, on y est plus à son aise que près des légumes, et que les inspecteurs y passent moins de temps», ne la pouvait sortir de ses lèvres sans y ajouter, dans son inexprimable émotion, un explétif blasphématoire: «Nom de Dieu! Oui! monsieur le Résident Général! Oui, sacré Nom de Dieu!» C’est que Lefebvre a été tout petit commis des affaires indigènes, et même, auparavant, simple sergent de la vieille infanterie de marine, puis employé de factorerie. Énergique, dévoué comme un chien, un peu court d’esprit et plein de sens, il perdait la tête en présence du maître tout-puissant; ces jurons malsonnants exprimaient à la fois le désordre respectueux de son âme, et sa décision d’aveugle obéissance. Les anciens officiers de l’armée de terre émettaient la formule automatiquement et comme à cinq pas de distance, la main à une coiffure militaire absente, mais avec une sorte de respect hiérarchique et définitif. Ceux qui venaient de la marine, avec une courtoisie raffinée qui dissimule un dédain latent: car la marine obéit à ses chefs, mais les juge, mais ne les aime pas, et cependant méprise tout ce qui ne vient pas de la marine. Pour Partonneau, il disait d’un souffle raccourci: «Oui, m’sieu le Résident Général!» J’en avais induit que, des bancs du lycée, il était entré tout droit à l’École coloniale; il continuait de répondre au pion. Je ne me trompais pas. Il obéissait, ou plutôt il obtempérait, parce que la désobéissance est non seulement impossible, mais inutile, qu’on n’y gagne rien pour le but qu’on veut atteindre. «Le mieux, déclarait-il, est d’attendre qu’_Ils_ changent d’idée ou qu’il en arrive un autre: ces deux cas sont les seuls qui se peuvent produire.» Une fois pourtant, une fois au moins, Partonneau alla plus loin, et démentit le maître en sa présence. Il est vrai que celui-ci n’en sut jamais rien! C’était un nouveau venu, un grand homme débarqué tout fraîchement d’une France démocratique et populaire qu’il n’avait jamais quittée. Vigoureux et dont le gouvernement devait laisser des traces. Mais, comme ces rudes conventionnels dont Napoléon fit des préfets et des vice-rois, joignant au goût et au sens du commandement l’habitude du langage qu’il faut pour le faire accepter chez nous, gardant même une foi profonde en ces formules. Il est bien peu de prêtres, il n’en est peut-être pas, qui ne croient aux mystères de leur culte; il n’est pas non plus, je pense, de dirigeants du nouveau régime qui ne croient à ses dogmes: et la liberté, l’égalité, la fraternité, sont pour eux des faits incontestables, sacrés, au nom desquels seulement ils ordonnent, mandataires inspirés. Partonneau reçut celui-là avec le cérémonial ordinaire, qui ne manque pas de grandeur, aux frontières du cercle qu’il avait pour mission d’administrer: armée, magistrature, clergé, étaient rangés selon l’ordre du décret de messidor. Venaient ensuite les grands mandarins, les préfets, les sous-préfets indigènes, avec leurs somptueuses robes d’apparat, leurs parasols, leurs étendards, leurs six poils de barbe blanche, fins comme ceux de leurs légers pinceaux à écrire, puis les chefs des notables et quelques notables; enfin tout ce qu’il faut pour la majesté. Et même Partonneau aperçut Lou-Vinh-Phuoc, qu’il n’avait pas convoqué. Lou-Vinh-Phuoc, qui s’était placé, bien ostensiblement, et dans son costume de tous les jours, un costume par lui-même irrespectueux, à côté des grands mandarins et même en bon rang parmi eux. Ce Lou-Vinh-Phuoc était une assez dangereuse canaille, et peut-être aussi un homme intéressant: un vieux pirate, mal converti. Personne jamais ne fit le compte de ses anciennes pilleries, de ses assassinats; lui non plus. Un jour de fatigue, et par manière de trêve plutôt que par résolution définitive, on lui avait donné des terres. Il s’y était installé comme dans un fief féodal, y avait établi en manière de comtes et de barons les complices qui lui étaient le plus sympathiques, exploitant rudement ses paysans, faisant par surcroît la contrebande de l’opium sur une généreuse échelle; et, quand un Chinois lui paraissait suffisamment bandit pour être digne de sa confiance, lui donnant un petit bien, mais lui conseillant de garder son fusil et beaucoup de poudre. Il était aussi connu sous le sobriquet de Si-Sa-Peth. Ne cherchez ce nom ni dans la langue annamite, ni dans la chinoise. C’était la transposition, dans une orthographe pittoresque, de l’opinion des Européens du cercle: «Si ça pète, ça cassera.» Les mandarins paraissaient subir son contact, ce jour-là, avec répugnance; Lou-Vinh-Phuoc n’était pas un lettré. Vulgaire paysan voué au brigandage, plus lucratif, il ignorait la science des caractères; il était obligé d’entretenir un scribe pour lire sa correspondance: un parvenu, un nouveau riche. Enfin, arriva, avec le retard d’usage, le cortège cavalcadant du grand chef. Maison militaire, maison civile, domesticité. Tout cela brillant, tout cela bruyant. Et, en dernier lieu, deux porteurs indigènes tenant sur leurs épaules un meuble dont je suis bien forcé de dire un mot, bien qu’il soit malaisé de le qualifier de façon décente: tel Louis XIV et le duc de Vendôme, monsieur le Résident Général voyageait avec sa «chaise». Comme à tout être humain les nécessités de la nature humaine s’imposaient à lui; et il avait jugé, sans doute avec raison, malséant à sa dignité de s’égarer dans la brousse comme un simple mortel. Cette magnifique caravane et ce qui la suivait, s’arrêta pour les présentations, qui furent faites par Partonneau avec une assurance paisible et une politesse détachée. Ce fut un spectacle assez déconcertant pour des yeux français, des yeux de Français de la métropole, que ces vieillards cassés par l’âge, hautains dans leurs robes écarlates ou jaunes, se prosternant cinq fois jusqu’à terre, le front dans la poudre du chemin, devant le chef venu de France! Déconcertant pour nous, mais pour nous seulement. Pour d’autres, mieux accoutumés, tout naturel en restant émouvant: depuis des milliers d’années, c’était le salut rituel, obligatoire, devant la Puissance, considérée comme Père-et-Mère... Mais Lou-Vinh-Phuoc, bousculant quelques-uns de ces somptueux et respectueux mandarins, resta debout, l’œil bien droit, doucement insolent, et tendit simplement la main, _à la française!_ Ce fut, dans l’assemblée annamite, un murmure de stupeur, et, parmi les mandarins, d’indignation. Lou-Vinh-Phuoc déshonorait la hiérarchie! Mais M. le Résident Général dressa la tête d’un air ravi. Se tournant vers Partonneau: --Vous allez expliquer à votre administré, fit-il, tout mon plaisir de voir ici un homme ayant gardé la conscience et la fierté de ses droits de citoyen! Pour la première fois de sa vie, Partonneau faillit perdre son sang-froid. Se reprenant, il traduisit à Lou-Vinh-Phuoc, en annamite: --Son Excellence le Résident Général me charge de vous dire qu’il sait que vous êtes un personnage grossier, sans connaissance des lettres, ignorant des usages; et qu’en conséquence, dans sa commisération, il veut bien vous faire la grâce--la grâce, entendez-vous!--de vous dispenser du salut! Ce fut, dans l’assistance indigène, un rire d’approbation, de satisfaction, d’apaisement. M. le Résident Général ne comprit pas, il s’éloigna de son pas actif. Lou-Vinh-Phuoc, écrasé, stupide, rougissant d’avoir perdu la face en public, inquiet de son sort, n’osant suivre le cortège, demeura seul. Et distinguant la chaise, abandonnée sur la berge du Fleuve Rouge, il eut une impulsion subite, dans sa pensée réparatrice. Quel était ce meuble? Un trône, sans doute, celui des audiences. On doit à ces objets sacrés les révérences qu’on n’a pas faites à leur maître. S’agenouillant, il l’entoura de ses bras. ET LE SOIR VINT... ET LE SOIR VINT... Sur le boulevard Saint-Michel, à peu près à la hauteur de l’École des Mines, ce sont deux bonshommes de bronze, dont l’un montre à l’autre on ne sait quoi, mais dont on veut que ce soit un tube de verre, contenant une médecine inédite et magique. Ceci, bien qu’important, est impossible à distinguer à l’œil nu, je vous dis ce qu’on m’a dit; de même que, selon ce qui me fut affirmé, ces deux personnages sont des pharmaciens célèbres. J’ai toujours estimé ce monument assez laid et le geste de ces mandarins aussi risible que celui de l’évangéliste qui se met un doigt dans le nez pour montrer qu’il subodore l’approche de l’Esprit Saint. Mon opinion, que je crois raisonnable, et consacrée par de trop nombreux exemples, est que notre art contemporain, tel qu’il se manifeste sur les voies publiques, est ordinairement aussi malencontreux que celui des vieux galfâtres qui président au modelage des chefs-d’œuvre du quartier Saint-Sulpice. Mais, au cours de la guerre, passant avec moi devant ce regrettable groupe, Camille Ribieyre lui fit ostensiblement un grand salut, une révérence, s’il vous plaît, et m’intima: --Ote ton chapeau. J’ôtai mon chapeau. Je ne voudrais pas que nul pût jamais soupçonner que je manque d’égards envers n’importe qui ou n’importe quoi. Je cultive, je collectionne, je thésaurise les rites. Ceux que m’enseignera ma petite amie Camille obtiendront ma faveur toute particulière. Elle a seize ans aujourd’hui. Quand je l’ai vue pour la première fois, il y a deux ans, au Laos, où son père exploite les bois de la forêt, elle était toute nue, et à cheval! Revenant de prendre son bain dans la rivière, il semble qu’elle avait accoutumé de rentrer dans cet état d’innocence, n’y voyant rien d’extraordinaire. Pourquoi pas? Est-ce que toutes les filles du pays, les Laotiennes, ses compagnes, n’en faisaient pas autant? Je n’ai mémoire de rien de plus beau, de plus pur, que cette petite fille sans voiles, aux seins roses à peine formés, aux longues cuisses d’éphèbe, déjà fortes, sur ce beau poney tout frémissant, lui-même ruisselant d’eau. Le vieux bonhomme que je suis en train de devenir ferait pour cette jeune sauvage des choses bien plus difficiles que d’offrir, sans savoir pourquoi, un public hommage à deux pharmacopoles, statufiés en zinc d’art. Cependant, je me permis de demander pourquoi il fallait saluer. --Comment, tu ne sais pas? répondit-elle sérieusement. C’est eux qui ont inventé la quinine. Alors?... sans la quinine, est-ce qu’on vivrait? Voilà. Je découvrais que juger d’une effigie par son seul mérite esthétique est une erreur de civilisé, ou d’incroyant, ce qui, très probablement, est la même chose. Ce n’est pas sa beauté, c’est sa sainteté, sa capacité de faire du miracle que le chrétien vénère dans la statue du saint. Et Camille, cette Camille née sous d’autres cieux, subissant avec peine le nôtre, s’était formé une autre idée, mais analogue, de la sainteté et du miracle: la sainteté scientifique, le miracle scientifique. Du fond de sa brousse, avec la perspective de la brousse, elle avait discerné par le cœur, par les sens, par les nécessités de la vie quotidienne, ce que nous ne concevons encore que par l’esprit, et faiblement. Vivante, saine, irrésistible petite Camille! Que de belles choses j’ai imaginées sur ton compte!... La femme nouvelle, n’est-ce pas? La femme que nous fabriquent ces terres où il y a quelque chose à faire pour les femmes comme pour les hommes, de même que nos aïeules avaient aussi quelque chose à faire, une mission de commandement, de direction, sur leurs biens, au milieu de leurs gens. Celles de notre civilisation occidentale, des poupées? Mais, sauf quand elles ont des métiers d’hommes, et la même triste spécialisation, les mêmes tares professionnelles alors que des hommes, comment voulez-vous qu’elles soient autre chose, quelle besogne leur est réservée, quel rôle leur impose des devoirs? Ah! chère gosse, mauvaise gosse de Camille, impétueuse, primitive, gâtée, avec tes taches de rousseur et tes jambes trop longues, tes jambes de poulain qui suit sa mère au pâturage, que d’histoires je me suis contées sur toi! Et comme la civilisation, cette civilisation que j’injuriais, s’est vengée sur moi-même, mes rêves, et ta propre personne, ce jour même où je te conduisais au cinq heures de madame Bohatier! Car elle reprit son empire, alors, cette civilisation, contre toi! Aux beaux souvenirs de ma vision du Laos se superpose maintenant celle que tu m’as donnée dans cette maison parisienne: une rustaude sans grâce, qui avait enlevé son chapeau. Oui, elle avait enlevé son chapeau, comprenez-vous ça, comme une paysanne! Elle avait, par surcroît, ôté son manteau, elle le remettait, elle avait l’air de dire: «On étouffe, on s’ennuie, ici! Comme je voudrais être là-bas, et nue!» Et c’était pourtant un salon «colonial» que celui de madame Bohatier! * * * * * Quand les coloniaux ne sont pas aux colonies, ils sont à Paris--tant que l’heure de la retraite n’a pas sonné, car, dans ce cas, la plupart, n’ayant pas fait fortune, vont vivre économiquement en province--et principalement au café. Mais je ne m’occuperai pas ici des cafés, qui sont trop connus. Tout au plus, signalerai-je que le principal lieu de réunion des broussards, quelques années avant la guerre, était le «Pousset» des boulevards. Il y a aussi le _Café des Vosges et de François Coppée_, près de la rue Oudinot. Mais celui-ci jouit plus particulièrement de la clientèle des employés du Ministère des Colonies et, pour cette cause, est méprisé des véritables coloniaux: ils n’y vont que pour se faire des relations utiles. * * * * * Toutefois, il y a aussi des salons coloniaux, et même un peu plus nombreux qu’on ne croirait. Ceci n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’il se rencontre des coloniaux mariés, dont les femmes ont des prétentions à la mondanité, d’autres--ceux seulement d’Indo-Chine--qui, ayant pris l’habitude de l’opium, n’y sauraient renoncer en France, et que sur la natte dure, autour de la petite lampe et du bambou divin, se réunissent fatalement des gens qui ne s’aiment pas toujours à la folie, mais que la même passion secrète, persécutée, cimente pourtant comme les pierres d’une mosaïque. Je n’ai pas l’intention de parler non plus de ces fumeries parisiennes, les ayant peu fréquentées. Je respecte l’opium. Je lui ai dû, non pas de grandes joies,--les joies de l’opium font partie de la friperie du bazar romantique,--mais un grand calme, un bon équilibre d’esprit, un salutaire optimisme à des moments où ce n’étaient point des ingrédients vitaux faciles à se procurer. Mais l’expérience m’a prouvé que la drogue est incompatible avec les obligations de la vie occidentale. Celle-ci est trop active, trop pressante, et il y a toujours un tas d’imbéciles--ou de «fonctions» sociales, également détestables--qui vous accaparent à l’heure sacrée: le théâtre et les dîners en ville interdisent l’usage régulier du «bambou» en France ou, du moins, à Paris, beaucoup plus sûrement que les perquisitions de la police. Mais il y a aussi les salons des fonctionnaires de haut grade, où les autres fonctionnaires de grade inférieur viennent faire leur cour. Il y a les demeures des quelques colons, assez rares encore, qui ont fait fortune, et viennent jouir de cette fortune à Paris. Tel était le cas de M. et madame Bohatier, d’Indo-Chine. Camille m’avait dit: --Est-ce que nous y verrons monsieur Partonneau? --C’est probable, et aussi madame Vaubelle. --Ah! avait fait Camille, sans excès de sympathie. Cela m’avait amusé, de découvrir un sentiment de jalousie, un sentiment bien féminin, chez ma dryade du Laos. --Tu n’aimes pas madame Vaubelle? Elle fait pourtant des frais pour toi. Et elle est jolie! Camille n’avait pas répondu. --Et tu aimes bien monsieur Partonneau? --Il dit des choses que je ne sais pas sur ce que je sais... Et il est si simple, lui, monsieur Partonneau! Les enfants et les illettrés éprouvent une reconnaissance pareille pour les gens illustres--et Partonneau, ignoré des Parisiens, est illustre dans le petit monde colonial--qui ne sont pas intimidants. Nous trouvâmes Partonneau chez les Bohatier, mais avec madame Vaubelle, en effet, ce qui fit visiblement moins de plaisir à Camille et fut peut-être pour quelque chose dans son air d’ennui et ses mauvaises manières. Si elle considéra cette personne avec méfiance et mauvaise humeur, elle écoutait Partonneau comme un gosse qu’on mène pour la première fois au théâtre. Madame Vaubelle, pour sa part, le couvait des yeux avec une sollicitude, une adoration inquiètes; il ne la regardait guère. Il y avait là aussi le couple Blazeix, ménage de ressources modestes. Pourtant madame Blazeix est élégante, ou veut l’être. Elle n’est pas, elle, une coloniale. Elle n’a jamais quitté Paris et passe pour y avoir fait le bonheur, avant son mariage et même après, d’un assez grand nombre d’amis, ce qui ne saurait l’empêcher de conserver un air d’innocence attendrissant, étant de ces femmes favorisées de la nature à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession à la minute même qu’elles commettent le troisième péché capital. La naïve Camille lui témoignait une sympathie dont j’étais un peu embarrassé, et l’on avait l’impression que son mari la considérait comme un objet rare, sans prix, tout émerveillé encore qu’elle eût pu condescendre à devenir madame Blazeix. Nul, à part trois ou quatre techniciens dispersés dans le monde entier, ne sait que cet Ardéchois remarquablement laid, qui pousse la brachycéphalie de son crâne énorme, épais, crépu, jusqu’à l’excès le plus monstrueux, est l’ingénieur agronome, le botaniste, le spécialiste en cultures coloniales le plus éminent de France, depuis la mort de ce curieux, génial et désintéressé bohème qui s’est appelé Karpovitch, ce juif russe naturalisé français qui finit, il y a quelques années, par se suicider, à la russe, un soir qu’il s’ennuyait. Ce pauvre Blazeix lui ressemble moralement et par son extérieur misérable. Il était venu avec des souliers de chemineau; bien pis: d’agent de police en civil. Son pantalon blanc, son veston d’alpaga noir, lustré, sur lequel le ruban de la Légion d’honneur fait une tache inattendue, étaient visiblement confectionnés. Seul, le désir de se reclasser, après tant d’aventures, pouvait expliquer la résolution prise par l’ambitieuse Juliette d’en faire son époux légitime. Mais, ce jour-là, il avait l’air radieux. Il annonçait, il criait aux inconnus même sa chance inespérée: il devenait l’ingénieur-conseil de la Banque du Pacifique, qui devait profiter de l’effondrement prévu de l’empire colonial allemand pour installer d’immenses exploitations aux Samoa, aux îles Bismarck, en Chine et en Indo-Chine: cinquante mille de traitement! Cette nouvelle me surprit. Non pas seulement qu’il m’étonnât que les hauts seigneurs de cette puissante société eussent su découvrir le bon et grand Blazeix dans la cave administrative où le gouvernement français, toujours généreux et avisé, lui octroyait six mille francs par an; il courait des bruits sur la situation de cette firme, on disait qu’elle traverserait sans doute, après la guerre, une passe difficile. Blazeix avait l’air si heureux que je n’osai jeter ouvertement de l’eau froide sur sa joie. Je pris madame Blazeix à part, dans un petit coin, pour lui communiquer mes craintes. --Je crois pouvoir vous rassurer, me répondit-elle assez sèchement... Cher monsieur, mes renseignements sont puisés à meilleure source que les vôtres: le directeur de la Pacifique est de mes amis! A ce mot, la «découverte» que cette société avait faite des mérites, certains, du reste, de l’humble et impratique Blazeix me parut moins inexplicable. Je n’avais plus rien à dire et me contentai de féliciter le ménage. --Mais ma femme me suggère, me confia Blazeix, de faire prendre sur sa tête, par la société, en plus de mes appointements, une assurance sur la vie de quatre cent mille francs... Elle prétend que ma santé court des risques. Elle se les exagère: si j’avais dû claquer dans ces pays-là, il y a vingt ans que ce serait fait. --C’est une excellente précaution... --Vous pensez?... Bah! Brave Blazeix, qui se croyait éternel, qui ne songeait qu’à la besogne à faire! Il l’avait accomplie si longtemps pour cinq cents francs par mois! Je voyais bien que sa femme, dans ses conversations, qu’on pouvait croire assez intimes, avec le directeur de la Pacifique, n’avait pas perdu le nord. Peut-être même envisageait-elle que le casse-tête des Papous ou les miasmes des forêts de l’archipel Bismarck la débarrasseraient de son époux. Alors, l’assurance serait là pour lui permettre une agréable existence. Mais où était le mal? De nouveau, je jurai à Blazeix: --Si, si! Je vous assure! * * * * * Au moment où j’allais partir, madame Vaubelle trouva moyen de se rapprocher de moi. --Votre ami, me dit-elle, la gorge un peu frémissante, monsieur Partonneau... qu’est-ce qu’il pense? qu’est-ce qu’il veut?... Tâchez de le savoir, je vous en supplie. Vous m’avez déjà promis!... * * * * * C’est pendant la guerre que Partonneau avait commencé de sentir tomber sur ses épaules le mal atroce et sans remèdes, l’un des rares sous le ciel dont il n’eût pas l’expérience: la vieillesse et, avec elle, une mélancolie singulière. Il n’avait point encore atteint la cinquantaine. Mais on dit que certains chauffeurs ou mécaniciens de locomotives, quand tombe sur eux l’heure de la retraite, sont pris bientôt d’un mal exceptionnel et funeste. Trente années durant, leur corps, leur brave corps d’humain qui était au début pareil au vôtre, au mien, a subi la trépidation des formidables machines qui détraquent les entrailles et vous secouent la peau du ventre comme un tambour d’énormes baguettes. Il en est qui n’ont pu tenir le coup. Ceux-là sont morts tout de suite, ou bien sont allés ailleurs, faire autre chose, ils ont abandonné. Les autres s’adaptent. Ils s’adaptent à tel point que ces trépidations incessantes leur deviennent nécessaires. Quand ils cessent de les éprouver, leurs muscles, leurs tendons, leur chair, leur moelle épinière, les réclament, souffrent obscurément, crient: «Qu’y a-t-il, mais qu’y a-t-il donc? On ne vit pas! Nous ne sentons plus rien!» L’organisme se fait atone, inerte. Le sang ne circule plus. L’homme est saisi d’un tremblement sénile, comme si la nature voulait lui rendre cette agitation, ces secousses musculaires et nerveuses dont l’accoutumance lui a fait un besoin. Mais ce n’est que la fin, rien que la sinistre fin: la paralysie qui est venue. De corps et d’âme, Partonneau en était là. Tant qu’il n’avait fait que toucher barre en France pour repartir au bout de quelques mois, il n’avait pas ressenti le contre-coup des rigueurs, des misères de son métier, des maladies tropicales, des outrages du soleil, des poisons de la terre et des eaux. Chacun de ces brefs retours lui avait paru des convalescences. Il arrivait fourbu, il repartait fourbi de frais, net et solide, disait-il, comme un patin neuf. Mais la guerre, après l’avoir rappelé pour lui confier un poste d’officier de complément, avait duré, duré! Partonneau se trouva stupéfait, humilié, lui qui avait affronté non seulement tant de périls, mais de fatigues, et surhumaines, et toujours étalé, de ne plus pouvoir étaler, à la fin! On l’avait envoyé à l’arrière, comme un vieux; on avait d’abord utilisé décemment ses «spécialités» dans un de ces camps du Midi où l’on dressait les noirs recrutés en Afrique; puis dans un état-major, à Paris! Ces besognes lui semblaient indignes de lui. Pourtant, il se jugeait. Son malheur est de ne jamais se faire d’illusions, ni sur les autres, ni sur lui. Il me disait: «Je ne suis plus bon qu’à ça. On a eu raison...» J’ai déjà parlé ailleurs de ces hémiplégies passagères qui contractent par instants, lorsqu’un excès de fatigue intellectuelle ou physique épuise ses forces, la moitié gauche de son visage, crispant sa lèvre supérieure en grimace, remontant une de ses orbites vers les tempes: retour perfide des toxines que n’a jamais entièrement éliminées son sang de vieil impaludé. Ces crises devenaient maintenant plus fréquentes. Il en restait souvent défiguré de longues semaines. Toutefois, débarrassé de ces misères, il se retrouvait beau, en vérité, de cette beauté virile, ironique, héroïque, qui inspire à tous, même aux hommes, le besoin de voir en lui un maître, et de le suivre. Le poison paludique prêtait même à ses yeux, ses yeux clairs d’homme qui toujours a su tout regarder en face, et comprendre pour décider, cet éclat, cette intensité qui font palpiter les femmes. Il les abaissait sur elles avec une autorité non voulue, mais irrésistible. Je ne comprenais que trop, bien que j’en fusse jaloux, le sentiment de madame Vaubelle à son égard, et ce dévorant souci qu’elle m’avait montré chez les Bohatier. Ce n’était pas la première fois. Je lui répondais, moins brutalement qu’ici, mais c’était le sens de mes paroles: «Je crois qu’il ne vous a pas laissé de doutes. Vous devez le savoir mieux que moi.» Elle hochait la tête. Est-ce que c’est une preuve ça, avec n’importe quel homme, mais surtout un homme tel que Partonneau? --Tâchez de le savoir, implorait-elle. Il vous parlera peut-être, à vous, il vous dira la vérité. J’ai l’impression qu’il ne dit jamais la vérité aux femmes... Pourquoi souriez-vous? --Parce que je soupçonne qu’il ne la dit pas toujours, même aux hommes, en cette matière. Je mentais. Ce qui m’avait inspiré ce sourire, c’était la réminiscence incongrue d’une phrase de Balzac dans la _Dernière Incarnation de Vautrin_: «Es-tu contente de ton milord?» demande une amie à sa camarade, la Belle Normande, qui vient de faire la connaissance, au sens biblique du mot, du mouchard Peyrade, grimé en Anglais. «Ma chère, répond la lorette, quand il fait l’amour, c’est comme quand il vient de se raser. Il se regarde dans la glace, et l’on dirait qu’il pense: «Allons, aujourd’hui, je ne me suis pas coupé!» Je songeais que, dans ses transports amoureux, Partonneau devait avoir, à peu de chose près, la même énigmatique attitude que le faux Anglais de Balzac. Pourtant, j’avais promis de poser la question, si délicate qu’elle me parût. Je me sentais plus que de la sympathie pour madame Vaubelle. Si c’eût été moi qu’elle avait eu la bonté de distinguer, j’en eusse été très sincèrement ému, j’eusse éprouvé cette sorte de reconnaissance qu’il est d’ailleurs presque toujours prudent de dissimuler, et qui vous jette à dire: «Mon Dieu! Vous avez bien voulu!... Je ne le méritais pas!» Cette gentille madame Vaubelle avait gardé la plus louable fidélité à son époux, industriel du Nord, jusqu’au jour qu’infirmière bénévole dans un hôpital, elle y rencontra Partonneau, blessé assez gravement. Pour lui elle s’était désespérément compromise, avait fait les pires folies, celles qui se voient, abandonné son mari, son ménage, ses enfants, l’avait été rejoindre à l’autre bout de la France, puis à Paris. Elle l’aurait suivi au bout du monde, et en enfer. Est-ce qu’il pouvait y avoir un enfer là où était Partonneau? Enfin, elle l’aimait comme seule, de nos jours, une septentrionale sait encore aimer un amant, avec abnégation, avec dévotion, sans le juger jamais, de toute son âme et de tout son corps: elle est d’une province où l’on retarde de cinquante ans sur Paris, où l’on persiste à prendre l’amour au sérieux, comme la religion--et la sienne, du reste, est restée fort vive. C’est ce que je me permis de suggérer à Partonneau, l’en félicitant, ajoutant qu’il avait lieu d’être fier de la passion qu’on lui témoignait. --Elle est parfaite. Le jour où tu voudras, elle profitera du divorce que son mari demande contre elle pour abandon du domicile conjugal; elle pourra même obtenir la nullité du mariage en cour de Rome, elle t’épousera. Tu l’aimes, n’est-ce pas? Elle en vaut du peine. --Je ne sais pas! --Tu ne sais pas? --Je crois que je pourrais l’aimer. Et j’en ai envie! oh! envie! Il n’est rien de plus apparent que les sentiments forts chez Partonneau, justement parce qu’ils impriment à son visage une immobilité voulue, presque tragique. C’est, de sa part, dressage de volonté, acquis là-bas, dans des pays à coucher dehors--où l’on couche quelquefois dehors, en effet--et où il faut savoir dissimuler, parce que la vie même, la vie toute nue en dépend. Je vis qu’il était violemment, profondément ému. --... Mais je ne veux pas m’attacher à elle, je ne veux pas l’épouser, surtout. Comprends-tu? Nous ne sommes pas faits pour les Européennes, nous autres! Ça finit toujours mal, nous nous trompons toujours! --Tu as peur d’être trompé? Il haussa les épaules. --J’ai l’habitude. Je ne connais pas un blanc, entends-tu, pas un blanc, dans les patelins où je suis allé, qui n’ait été fait cocu par son boy. C’est une loi inéluctable, une loi naturelle, de même que la pluie doit tomber tous les jours, entre midi et trois heures, dans la saison chaude, en pays tropical. Ici, je ne le serais peut-être pas par mon domestique, je le serais par... peut-être par toi. C’est plus honorable! Seulement... --Seulement?... --Quand ma congaïe, ou ma mousso, ou ma ramatou a manqué à ses devoirs de fidélité, je n’en suis pas moins son maître. Son maître à tel point qu’elle me doit l’argent qu’elle a reçu, si on l’a payée. Elle ne me quittera pas pour ça. C’est moi qui la chasserai, si je veux, qui la garderai, s’il me convient. Mais celles d’ici!... Elles se fourrent dans la tête des idées extraordinaires. Elles n’ont pas de maîtres, ou se figurent qu’elles n’en ont pas, qu’elles sont libres. Cette petite Vaubelle est charmante, oui, charmante, et comme il me plaît. On dirait qu’elle n’a pas de volonté, hormis la volonté de l’homme qu’elle aime. Eh bien, elle en a une! Elle ne saurait s’empêcher d’en avoir une. Elle aurait une vie à côté de la mienne, une vie où je n’entrerais pas, où je n’aurais pas le droit d’entrer. Et elle a déjà quitté un homme, de son gré. Pourquoi n’en quitterait-elle pas un autre? --Parce que c’est elle, et parce que c’est toi. Il secoua la tête. --Belle raison! Non, non! On ne possède vraiment, on n’est maître que des femmes qu’on achète. Et dans ce pays-ci, on n’achète pas, on loue. On loue pour un temps. Ou bien on est acheté: c’est la dot. On n’a rien, rien de sûr, dans le premier cas. Dans le second, on est esclave. Et pourtant, pourtant!... --Pourtant? --J’en ai une envie folle! Être un Européen comme les autres, bon Dieu! Un vrai, avec une maison, une femme, un piano, des enfants! Et il y a tant de choses, au fond, qui sont pareilles, partout! Je me souviens, une fois... C’était dans la Haute-Guinée. J’étais malade, malade à crever. J’aurais dû crever. Une bilieuse hématurique. C’est une drôle d’impression, que tu ne connais pas, quand on croit qu’on n’a pincé que l’accès de fièvre banal, ordinaire, et qu’on voit tout à coup le sable rester noir sous un jet de son urine: le sang, le sang qui s’est décomposé dans les reins, le sang empoisonné! On se dit: «Demain, après-demain, je n’y serai plus!» Inutile, d’ailleurs, de s’occuper de soi. On sait qu’on est foutu, qu’on aura le délire, et qu’on ne se rappellera rien: rien de rien, jusqu’à la fin. On se voit mort, on est déjà mort en esprit. C’est très reposant. »Je m’en suis tiré. Un miracle. Tout seul. J’ai oublié entièrement ce qui s’est passé, ce qu’on a fait de moi, pendant deux ou trois jours. Je me vois seulement, je ne sais combien de temps après, couché dans mon _tipoï_, une espèce de hamac à deux porteurs, sur une piste qui traversait une de ces régions africaines dont on finit par avoir horreur, même en bonne santé, tant il y en a qui se ressemblent: de petits arbres qui restent toujours nains, malingres, malheureux, parce que les indigènes fichent le feu à la brousse chaque année et que les arbres ont eu trop de peine, en vérité, à survivre à l’incendie. Parfois, un fromager, un peu plus grand, qui pleure mélancoliquement, en automne, les larmes bleues de ses pétales. Et il n’a pas de feuilles: seulement ces fleurs qui veulent mourir. Ou bien un baobab ridicule, ventru, une espèce d’énorme betterave devenue folle, sur lequel des cynocéphales sont grimpés comme des gamins qui regardent passer un cortège. Et ils crient! Ils crient! Il me semblait les comprendre: «Le blanc va mourir! Le blanc va mourir! C’est bien fait! Fallait pas qu’y aille!» Et le sol est fait comme de scories de hauts fourneaux: une terre ferrugineuse, la latérite, tu sais, que le soleil transforme, jusqu’à des mètres de profondeur, en une matière sonore, pleine d’alvéoles, pareille à une énorme éponge métallique. Ça fait que les porteurs vont lentement. Leurs pieds nus leur font mal. Ils marchent comme sur des œufs, des œufs bouillants. »Et voilà que, subitement, ils se sont arrêtés. Arrêtés tout à fait! C’est le sentiment de cette immobilité qui m’a sorti de ma torpeur, je pense. Tout m’était devenu bien égal. Mais des porteurs sont faits pour aller! Et je voulais rester un chef, un chef qui commande, pour qui on fait son devoir, tant qu’il est vivant. Je cherchais des mots pour un ordre. Je ne les trouvais pas dans ma cervelle brouillée. J’ouvrais les yeux sans voir. Mais, à la fin, je vis. »... Deux têtes de négresses, penchées au-dessus de ma tête. Une vieille, sèche comme un de ces troncs rabougris, autour de moi, et une jeune aux seins déjà longs, pendants, parce qu’elle nourrissait son premier enfant, accroché derrière son dos. Elle passa doucement, oh! doucement, ses mains sur mon front, mes cheveux, mes joues. Et puis elle murmura quelque chose à la vieille, qui lui tendit un _canari_, une grande jarre pleine de lait. Dans ce pays-là, les Coniaguis--c’étaient deux Coniaguies--ont des bœufs. Et ce sont des gens très sauvages, qui ne donnent jamais l’hospitalité, jamais la moindre chose à un étranger: au contraire de tous les autres noirs, qu’on ne saurait regarder prenant leur repas sans qu’ils ne se croient tenus de vous en offrir une part. Il n’y a même pas de case pour les étrangers, dans les villages coniaguis. Vous pouvez crever à leur porte sans qu’ils lèvent les yeux. C’est un point intéressant d’ethnographie. Je l’ai noté. Tu trouveras ça dans une de mes communications à l’Institut d’Anthropologie, avec d’autres choses assez drôles. Ce sont les plus libres des hommes, les plus braves et les plus durs. »... Eh bien, je sentis tout à coup que cette négresse, la jeune, faisait signe à la vieille de me soulever la tête. Elle approcha le _canari_ de mes lèvres et prononça un mot qui veut dire: «Bois!» je suppose. »Et je bus, je bus à longues lampées, le lait crémeux, ce lait qui était presque du beurre. Il me semblait boire non seulement la santé, non seulement la vie, mais la bonté, la charité, la maternité des femmes, de toutes les femmes; il me semblait que j’étais redevenu petit enfant, que c’était ainsi, en tout petit enfant, que celle-là me voyait, me prenait, que je buvais le lait de ses mamelles. Quand ma tête retomba, quand j’eus l’air d’en avoir assez, elle sourit d’un air satisfait--et elle est partie. Je ne l’ai jamais revue, et je penserai à elle, toujours, plus qu’à aucune de celles qui ont cru m’accorder une faveur insigne en me prêtant l’accès, pour un instant, de ce petit muscle hospitalier dont elles ont fait, dont nous avons fait--qui dira pourquoi, en raison de quelle folie?--le siège de leur vertu et de leur honneur... _The woman that gave thee milk_, comme dit la Mère Louve à Mowgli, dans Kipling. Ah! oui, ça, ça!... »Je ne l’ai jamais oublié. Mais ce regard de la Coniaguie qui m’a donné du lait, je l’ai retrouvé, il y a un an, dans les yeux de madame Vaubelle penchée sur moi, à l’hôpital. C’est ça qui m’a attaché à elle. C’est ça qui m’a fait espérer. J’ai cru comprendre qu’au fond de toutes les femmes, et de tous les hommes, demeurent des sentiments très primitifs, élémentaires, sur lesquels on pourrait s’entendre. Et alors, alors!... Ah! mon vieux, ce serait le rêve. Devenir un homme comme tout le monde, au lieu d’une espèce de monstre, un solitaire qui, toute sa vie, a vécu, uniquement vécu, par son cerveau, ses muscles et sa volonté! * * * * * Le lendemain matin même, je courus rapporter ces confidences favorables à madame Vaubelle. Elle revenait de la messe. --J’y vais tous les jours, me confia-t-elle. Au temps de mon mariage, je n’y allais que le dimanche. Mais quand «il» a failli mourir, à l’hôpital, j’ai pris l’habitude. J’ai fait vœu, même, si vous voulez savoir, de continuer toute ma vie, s’il guérissait. Ainsi, dans le temps qu’elle commettait l’adultère en esprit, dans le temps même qu’ensuite elle l’avait commis dans sa chair, elle n’avait jamais conçu que c’était un péché, ce qu’elle demandait au Seigneur, et que sa prière, les intentions mêmes de sa prière au pied de l’autel, n’étaient qu’un sacrilège. Il ne pouvait y avoir de péché, puisqu’elle aimait! Dieu et son désir ne pouvaient être que d’accord. Je me promis de faire savoir à Partonneau qu’en cela encore elle était près de l’humble Africaine à peine entrevue par lui, une des fois qu’il agonisait! Ah! certes, Suzanne Vaubelle était aussi simple, aussi primitive. Chez elle, l’instinct, le sentiment étaient tout: la raison, la civilisation, la morale, les dogmes, passaient sur elle comme l’eau sur de l’huile. De même, souhaitant peut-être la fin de l’époux qui la battait, l’Africaine allait en cet instant planter un clou dans le fétiche de son village pour lui dire: «Rappelle-toi de faire mourir cet homme!» ... Il était onze heures. Et voilà que toutes les cloches, dans toutes les églises, commencèrent de sonner. Elles évoquèrent pour moi, une seconde, le premier jour de la guerre, le tocsin dans les campagnes, le terrible tocsin qui criait aux hommes: «Allez, on vous veut, c’est l’heure du massacre!» Mais, cette fois, c’était l’anti-tocsin, c’était l’armistice. Il était signé. Quinze cent mille de ces hommes étaient morts, mais non pas en vain. Ils avaient vaincu. Leurs os avaient vaincu! Voulant courir chez Partonneau, me réjouir avec lui, je me sentis lié, roulé dans une vague de foule. Tout le monde était dans la rue. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, vous vous souvenez! C’était un délire immense, une ivresse de joie, de cauchemar fini, qui faisaient couler les larmes. On s’embrassait. On embrassait n’importe qui. Dans un tourbillon humain, à une station du métro, une femme m’embrassa, une jeune femme du peuple, aux yeux égarés, dont les bras s’ouvraient, dont le corps s’offrait à moi, à tous. Et, baissant la tête pour recevoir le baiser que je lui rendais, comme la vieille amante dans le _Bel-Ami_ de Maupassant, elle enroula quelques-uns de ses cheveux autour d’un bouton de mon pardessus, et tira, pour que cela lui fît un peu mal, pour avoir un peu mal dans une occasion telle: sublime conception de vouloir mêler la douleur physique à la joie du cœur, de les confondre, comme pour un enfantement! Moi-même, j’avais les larmes aux yeux en arrivant chez Partonneau. --L’armistice est signé! La guerre est gagnée! Il fumait sa pipe bien tranquillement. Il n’avait pas même ouvert sa fenêtre pour voir ce spectacle qu’on ne reverra plus jamais, cette fête spontanée du triomphe. --Il paraît, fit-il, il paraît... --Tu n’as pas l’air d’en être sûr? --Si, si!... On rédige aujourd’hui le bulletin de victoire. Je connais ça. Il faudrait savoir ce que c’est que la victoire. C’est tellement différent, selon l’idée qu’on s’en fait! »... Une fois, j’accompagnais une colonne dans l’ouest sakalave, à Madagascar. Une belle colonne, tu sais, avec deux batteries de montagne, et tout ce qu’il faut pour la majesté des opérations. Vers midi, un jour, des coups de feu partent de la brousse. Ennemi invisible, naturellement, mais pas un homme atteint. Ça n’empêche pas de disposer les deux batteries dans l’ordre indiqué par le règlement d’artillerie le plus récent, de diriger deux ou trois volées d’obus sur un point également indiqué par le règlement, et d’envoyer ensuite une compagnie pour voir. Personne. L’ennemi avait pris la fuite. C’était donc une victoire, on rédigea le bulletin de victoire. Bon! Le lendemain, à la même heure, nouveaux coups de fusil, mais, cette fois, une douzaine de tirailleurs amochés. On enlève les morts, et le toubib s’arrange comme il peut avec les blessés! Sais-tu ce qu’il leur trouve dans la peau? Les débris des obus qu’on avait tirés la veille. Les Sakhalaves avaient de la poudre pour nous faire la guerre à leur manière, mais pas de balles pour charger leurs pétoires. Et ils n’avaient fait la première attaque, vingt-quatre heures auparavant, tirant à blanc, que pour qu’on leur tire dessus, pas à blanc, et se procurer de la mitraille. Alors, ne crois-tu pas que ce jour-là, eux-mêmes n’avaient pas de leur côté rédigé leur bulletin de victoire? Eux aussi, ils avaient réalisé leur but de guerre. Quand il y en a un qui joue aux échecs, l’autre aux dames, et l’un contre l’autre, ça peut arriver. Demande-toi, si tu es intelligent, si les Boches, à cette minute, ne rédigent pas leur bulletin de victoire. Si les buts sont différents! --Mais quels buts? --Penses-tu qu’on fasse la guerre, à l’époque où nous sommes, pour des morceaux de terre! Aux colonies seulement: dans les patelins où prendre la terre, c’est s’approprier l’homme qui est dessus, sa puissance de travail. Mais en Europe! On se fait la guerre pour augmenter sa propre puissance de production, de richesse, de possibilités de richesses, et diminuer celle de l’adversaire. Les Boches ont détruit la nôtre, pour dix ans, vingt ans. Ils ont gardé la leur. Voilà... --Mais ils paieront, ils doivent payer! Partonneau siffla. --As-tu jamais vu quelqu’un payer quand il ne veut pas?... Non, vois-tu, nous avons gagné la guerre, mais les Boches ne l’ont pas perdue. Je me suis rappelé cette conversation, plus tard!... A ce moment, je me contentai de plaindre Partonneau; sans doute il était en cet instant le seul, de tous les Français, à ne pas demeurer convaincu que la victoire était la victoire, qu’on aurait du vaincu tout ce qu’on voudrait, qu’on lui dicterait sa volonté. Je pensais avec pitié: «Il est de ceux à qui la guerre a donné la tape. Alors, il se regarde, et juge la France d’après lui.» Lui aussi, au cours de son existence, il avait gagné ses guerres, toutes ses guerres. Maintenant, il était fatigué, il était... il était fini! Il penchait donc à décider que sa patrie lui ressemblait! J’en souffrais comme d’une humiliation personnelle; je l’aimais, je l’admirais tant! Durant de si longues années, les années d’avant-guerre, les années où l’on était «le vaincu», il avait si pleinement personnifié pour moi le Français qui ne désespérait pas, qui n’avait pas bavardé sur des ruines, et agissait, montrant que nous étions encore et toujours des mâles! Il parut pénétrer ma pensée. --Tu es en train de te dire que je ne suis plus qu’une vieille gloire, n’est-ce pas: la même chose qu’une vieille lune? Possible. Tu verras si toi-même tu vieillis comme tu aurais vieilli, sans la guerre. Ceux qui profiteront d’elle, ce sont les générations trop jeunes pour l’avoir faite, rappelle-toi: parce que celles-là verront le monde nouveau _comme il est_, tandis que pour nous, les vieux, et pour tous ceux qui l’ont faite, nous resterons toujours empêtrés dans le souvenir de ce qui a été, et que ça nous gênera pour comprendre. Nous n’avons qu’à nous laisser manger. --Manger? --A lâcher de bonne grâce la place qu’on nous enlèverait de force, si tu veux. Prendre sa retraite, enfin. Notre rôle est fini, mon vieux, bien fini... Voyons, raisonne! Tu noircis du papier, toi. Eh bien: des écrivains qui s’étaient fait un nom avant 1815, quels sont ceux qui ont continué à exister, je veux dire à être lus, après Waterloo? Les conditions de la société étaient nouvelles, ils n’ont pu s’y adapter. Nous ne nous adapterons pas davantage. Je refusais d’accepter un seul mot de ce qu’il considérait comme des vérités attristantes, mais incontestables. Ce n’est que pour arriver à mon but, sur un autre terrain, que j’accordai: --Soit, la retraite. La tienne sera belle: presque jeune encore, devenu un ancêtre, un des créateurs de la plus grande France, comme disent les faiseurs de phrases. Et, avec la gloire, l’amour, la fortune même. --L’amour, la fortune?... --Madame Vaubelle. Un signe de toi et elle t’apportera tout cela. Il ne répondit pas. --Voyons, Partonneau, il faut te décider, il faut que ce soit oui ou non, et rapidement. Agir d’autre façon, à l’égard d’une telle femme, ce serait de la malhonnêteté. Tu n’es pas comme les autres, et c’est pour cela qu’elle t’aime, mais tu n’es pas un mufle. Je retrouvai dans ses yeux cette étrange illumination qui m’avait frappé si souvent, du temps qu’il était lui, tout à fait lui: le si terriblement perspicace Partonneau. --Attends encore quelque temps. Je te donnerai une «décision», comme tu dis, le jour où nous aurons une décision dans l’affaire Blazeix. --L’affaire Blazeix? Quelle affaire? Et quel rapport? Il haussa les épaules. --Tu verras. Attends, te dis-je. * * * * * Un mois plus tard, la Banque du Pacifique, sans suspendre entièrement ses paiements, avouait ses embarras, sollicitait le secours des autres établissements de crédit. Il se pouvait qu’elle l’obtînt; il se pouvait aussi qu’elle sombrât. On ne savait rien. Une seule chose était sûre: c’est qu’elle devait réduire ses entreprises, pratiquer de larges économies sur son personnel. Il ne partirait jamais pour l’Extrême-Orient, il ne jouirait jamais de son magnifique salaire, le pauvre Blazeix! Je le rencontrai le lendemain du jour où ces mauvaises nouvelles commençaient de se répandre. Il serait inexact d’écrire qu’il ne paraissait en éprouver nulle déception, mais il avait si bien su, toute sa vie, se passer d’argent, il avait si peu de besoins! «J’avais fait un rêve, un joli rêve, me dit-il, voilà tout! C’est un peu ennuyeux!...» Puis il me parla, sans transition, de ses essais sur la résistance des fibres d’un textile nouveau qui venait de lui parvenir de Madagascar. Brave Blazeix! C’était un homme qui ne songeait qu’à travailler, pour le plaisir: «Il faudra que vous veniez voir ça, à mon laboratoire de Saint-Mandé, ajouta-t-il ingénument. Ça, et d’autres choses... Connaissez-vous?...» Il tira de sa poche deux ou trois graines desséchées qui ressemblaient aux cosses d’un très gros haricot, ou encore à celles que laissent tomber, vers la fin de l’automne, certains arbres acclimatés dans nos pays, tels que l’acacia ou le vernis du Japon. --J’ai reçu ça, il y a cinq ou six semaines... Très intéressant: c’est le _moukiga_, le poison utilisé le plus fréquemment par les sorciers du Congo. On broie les graines dans l’eau de la boisson, tout simplement. Le philtre agit en quelques jours ou en deux, quatre, six mois, à la volonté de l’opérateur: ça dépend de la dose, et la mort est naturelle, tout à fait naturelle, produite par des perforations de l’intestin qui rappellent, à s’y méprendre, les effets d’une entérite aiguë... La cause véritable? Un alcaloïde tout à fait spécial. Je l’ai obtenu, l’alcaloïde, à l’état pur, et essayé sur des cobayes: alors c’est foudroyant! Il me montra un petit tube. --Et vous emportez ça chez vous, Blazeix? Bon Dieu, vous feriez mieux de laisser ces choses-là dans votre laboratoire! --Bah! J’ai aussi mon petit atelier chez moi. Le soir, je travaille encore. --Dites-moi, il n’est pas du côté de la cuisine, votre atelier? Il se mit à rire comme un enfant. --Non, non! Ne craignez rien! * * * * * Le surlendemain, c’est Partonneau qui sonna chez moi. Il alla s’asseoir à sa place ordinaire, sur le canapé, en face de ma table de travail, bourra sa pipe et, durant cinq minutes, n’ouvrit pas la bouche. Je le voyais bien, il voulait imposer à ses traits cette immobilité impénétrable qui, je l’ai déjà noté ailleurs, n’est chez lui que la marque de sentiments ou d’émotions qu’il dissimule. Mais, cette fois, l’orage intérieur était si fort qu’il avait agi sur tout son organisme impaludé; on voyait reparaître sur son visage cette espèce d’hémiplégie faciale qui le défigure aux instants d’épuisement physique ou de crise morale. Retirant sa pipe de ses lèvres convulsées: --Je viens de chez Blazeix; il est mort, tu sais! Il avait si mal prononcé, malgré toute la puissance de son vouloir, que j’eus peine à comprendre. Et puis, la nouvelle était si surprenante! --Tu dis? --Je dis que Blazeix est mort cette nuit... --Mais de quoi? C’est impossible, c’est... c’est effroyable! --De quoi... Demande-le au médecin. Il a trouvé la mort toute naturelle, le médecin: péritonite foudroyante. Tu comprends, un homme qui avait eu deux fois la dysenterie, une fois le choléra, sans compter toutes les petites misères que nous rapportons... Sa femme a expliqué le cas de la façon la plus lucide. Tout est en règle. On l’enterre mardi. Voilà... Je regardai Partonneau dans les yeux. --Et tu crois, toi?... --Je ne crois rien du tout. Je crois ce que croit le médecin. Mon cher, il ne doit jamais y avoir qu’une vérité: la vérité officielle. Sans ça, où irions-nous? --Partonneau, murmurai-je d’une voix si basse que moi-même j’avais peine à m’entendre, alors, l’assurance?... --Eh bien, la compagnie la paiera, l’assurance. C’est une consolation pour madame Blazeix, n’est-ce pas? --Oui, oui!... Partonneau!... Avant-hier, je l’avais rencontré, Blazeix, et il m’a montré, en tube, je ne sais quel poison équatorial. --Tu supposes qu’il s’est suicidé? Suicidé gentiment, discrètement, en douceur? --Non... Il n’avait pas l’air d’y songer, ce n’était pas un homme à ça. --Et Karpovitch? Tu te souviens... Est-ce qu’il avait l’air d’un homme à se suicider? Pourtant... Ou bien on l’a peut-être suicidé, Blazeix, on lui a fait comprendre... Mais alors, il a joliment bien joué le jeu! Pendant vingt-quatre heures, il paraît qu’il a souffert comme un damné, et sa femme a fait venir un médecin, le même qui a signé le permis d’inhumer. Il ne lui a rien dit, au médecin, sinon que c’était une crise, qu’il connaissait ça, qu’il n’avait besoin de personne. --Tu en conclus?... Ah! Tu ne veux pas dire ce que tu en conclus! --Tu vois bien que je ne dis rien! Un silence encore. Puis, il décida d’une voix bien égale cette fois: --La petite madame Blazeix va jouir d’une existence confortable... --Partonneau, quand je t’ai parlé de ce que tu sais pour madame Vaubelle, il y a six semaines, tu m’as répondu: «Nous en recauserons quand nous aurons vu la fin de l’affaire Blazeix.» C’est à ça que tu faisais allusion, c’est ça que tu prévoyais? --Pas précisément... Peut-être quelque chose dans ce genre-là. Et si Blazeix n’avait pas été un colonial, je veux dire un imbécile en tout ce qui concerne les femmes de ce pays-ci, il n’aurait jamais associé son existence à celle de cette femme!... Nous sommes tous pareils! Il jeta ces derniers mots avec une rudesse qui parut le déchirer lui-même. --Tiens, fit-il, allons nous promener. Blazeix est mort à Paris au lieu de claquer là-bas: un point, c’est tout. Qu’il n’en soit plus question, hein? Pauvre bougre, tout de même! Il aurait fait encore de si belle besogne. Pas usé encore tout à fait, lui!... Dix ans de moins que moi!... * * * * * C’était un de ces jours de lumière, comme il n’en est que sous le ciel de l’île de France, d’une telle limpidité qu’ils donnent l’impression de tout voir et de tout aimer, parce qu’on distingue tout, légèrement, sans efforts. Sans dire quoi que ce soit d’important, j’entends qui tînt aux deux sujets dont, seuls, nos esprits pouvaient s’occuper: cette fin brusque et angoissante de Blazeix et la résolution qu’il fallait enfin que prît Partonneau à l’égard de madame Vaubelle, presque silencieusement, à pied, nous gagnâmes le bois de Boulogne, puis cette rive de la Seine devant laquelle, au delà de l’eau grise ou diaprée des couleurs du prisme par les essences subtiles suintant de la coque des vieux bateaux charbonniers, assomptionne Saint-Cloud et son coteau. Il n’est guère que les gens qui sont allés très loin, qui sont allés partout, pour savoir apprécier, pour oser apprécier ce qui peut chaque jour s’offrir au regard. Je connaissais l’affection de Partonneau pour ce paysage; il l’estime un des plus aimables du monde. Nulle part en France, ni ailleurs, la nature n’épouse plus harmonieusement l’œuvre des hommes. Pas de maison qui ne lève la tête à travers une touffe d’arbres comme un petit oiseau le bec au-dessus de son nid. Le clocher même de la petite ville, bien que tout neuf et trop maigre, fait «à l’économie», ne parvient pas à déparer cet ensemble, exquis à toutes les saisons de l’année--soit que les frondaisons portent leur audacieuse parure printanière ou les somptuosités plus lourdes et brûlantes de l’automne, soit que les branchages lointains, l’hiver, apparaissent lilas sur l’horizon, ou d’un blanc rose, très tendre, s’il a neigé. Par surcroît, ajoute Partonneau, on peut aller voir ça quand il vous plaît; et les Japonais, qui sont des hommes sages, nous enseignent qu’il n’y a de vraiment belles que les belles choses qu’on a sous la main, qu’on fréquente à sa convenance; des autres, on ne garde qu’une impression de rareté, on les a vues pour en parler, plus que pour en jouir. Il faut traverser une petite pelouse et gagner le bord de la Seine, où personne jamais ne va. Alors, vous pouvez rester tout seul, avec cette jolie chose toute à vous, comme un millionnaire; vous en êtes le maître. A cette époque, on trouvait là une espèce de ponton, abandonné depuis dix ans. Une crue plus tard l’a emporté; du reste il tombait en ruines. Sur ce ponton demeurait un banc, mal sûr, à la vérité: la prudence commandait d’éviter le milieu pour ne s’asseoir que sur les extrémités au-dessus des piédroits. C’est ce que nous fîmes, Partonneau et moi. Ainsi, nous avions l’air de jouer à je ne sais quel jeu puéril, nous regardant, mais sans nous rapprocher. ... Et Partonneau prononça très doucement, comme on soupire: --C’est ennuyeux de quitter ça _aussi_! Jamais encore il ne m’avait parlé de rien de pareil. --Comment, lui dis-je, tu repars? --Non, non, je m’en vais... Vous ne comprenez pas la différence; cela doit vous paraître un propos d’imbécile. «Partir» ou «s’en aller» ont toujours passé pour des synonymes. Mais j’avais tellement l’habitude de son esprit, et de l’entendre à demi mot! «Partir», pour lui comme pour moi, cela signifiait l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux métier, l’océan traversé, puis la «mission» quelque part, ou bien le poste n’importe où, la besogne administrative chez les noirs ou les jaunes, le proconsulat colonial, quoi! avec sa monotonie, ses bâillements, mais aussi ses rudes plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les gens d’ici, vous les «éléphants!» S’en aller, ce n’est pas la même chose, c’est même le contraire: c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà ce qu’il voulait dire. Il quittait à la fois Paris et les colonies. --Alors, où vas-tu? --Mon vieux, si c’était pour l’Angleterre et comme Anglais que j’aie fait ce que j’ai fait, je serais aujourd’hui baronnet, ou tout au moins _knight_, enfin j’aurais un manche à mon nom, comme ils disent, de quoi je me ficherais d’ailleurs comme de ma première paire de chaussettes. Mais, avec le titre, une dotation: les Anglais, qui ne sont bêtes qu’en apparence, ont compris que noblesse sans richesse, c’est de la blague, ils vous collent sagement les deux ensemble. Mais je suis Français, et c’est pour la France que j’ai travaillé; on vient donc de me nommer commandeur de la Légion d’honneur en me fendant l’oreille, distinction impressionnante pour laquelle j’ai acquitté quatre-vingts francs de droits de chancellerie, et toucherai toujours la peau, n’étant qu’un pâle pékin. Ma retraite va être liquidée à huit mille francs, ce qui est, paraît-il, exceptionnel et magnifique. Je dois me féliciter que mes vieux, en mourant, m’en aient laissé à peu près autant, sinon ce serait la mendicité. Même ainsi, ce n’est pas assez pour Paris. Je ferai donc comme les autres, ce sera le trou, le petit trou aussi peu cher que possible, le plus loin possible, en Bretagne ou dans le Midi. Tu me diras que je pourrais aussi faire comme quelques autres, et que les conseils d’administration n’ont pas été inventés pour les chiens... --Il n’y a pas que ce moyen, et tu le sais: Il y a _elle_. Et tu ferais, avec ton bonheur, le bonheur de celle-là. --Il y a deux choses que je ne comprendrai jamais, cria-t-il, que nous ne comprendrons jamais, nous autres de là-bas: ce sont les affaires d’_ici_ et les femmes d’_ici_. Et ça se mêle, ça se confond, ces femmes et ces affaires! Tu le vois bien, maintenant!... Tout de suite, quand ce malheureux Blazeix m’a annoncé d’abord son mariage, puis «sa chance», j’ai eu le pressentiment de ce qui arriverait! --Admettons. Il n’y a qu’une conséquence à en tirer: c’est qu’à toi ça ne serait pas arrivé. Tu aurais vu le coup, tu te serais défendu. Mais qu’ai-je même à faire cette supposition? Elle est odieuse! Madame Vaubelle est ce qu’il y a de mieux comme Française, tu entends, ce qu’il y a de mieux! --Je le crois... Tiens, tu te rappelles, quand on donne un coup de marteau sur l’arbre de couche d’une machine pour savoir s’il n’y a pas de paille, et qu’on dit: «Ça sonne bien!...» Elle sonne bien, cette femme-là, c’est du bon métal. --Alors?... Et, tout à l’heure, en regardant cette eau, ces arbres, la colline, les maisons, ce n’est pas seulement à eux que tu pensais. Tu as dit: «Il va falloir quitter _ça aussi_.» Aussi! Donc, il y a elle. Tu regrettes de la quitter. Ce fut comme si on l’eût frappé sur une cicatrice. --Eh bien, oui je la regrette! Il est même probable que je la regretterai toute ma vie! Je la regrette, mais je ne la connais pas. Je n’ai jamais eu le temps de connaître aucune femme blanche, des vraies. Je suis plus bête en ça qu’un curé! Tu en as vu, n’est-ce pas, des curés qui lâchaient tout pour une femme? Et laquelle, bon Dieu! Pourtant, ils avaient eu le confessionnal, ça aurait dû les former. Moi pas!... J’aurais peur, bêtement, injustement peur, toute ma vie, à côté d’elle, comme un mauvais cavalier sur un cheval de sang. Je le lui montrerais, et je me montrerais comme je ne veux pas qu’elle me voie, méfiant quand il ne faut pas, jaloux par incompréhension. Voilà où nous en sommes, nous, les coloniaux: à ne pas savoir distinguer entre la pire et la meilleure, ne sachant en France que ce qui n’y sert à rien, et, de ce que savent les derniers des idiots, ignorant tout... Des blanches, des Françaises, oui, j’en ai eu, parbleu! Et, peut-être, qui en auraient valu la peine si j’avais su. Mais rappelle-toi: est-il une seule de mes bonnes fortunes que j’aie osé élever au-dessus du niveau d’une aventure de potache ou d’étudiant? J’ai blagué ce que, peut-être, je n’aurais pas dû blaguer: par peur d’être roulé. En amour, je suis noué, je resterai noué. Il est trop tard. Oui, c’est un grand malheur, mais il est trop tard! * * * * * Une quinzaine à peine est passée. Voici ma petite amie Camille qui tombe chez moi. En trombe, naturellement, et toute seule. Vous ne voudriez pas qu’à seize ans une fille comme elle, accoutumée à courir les forêts du Laos paternel en flanquant des coups de cravache sur le chapeau des coolies qui ne saluent pas assez vite, s’encombre à Paris d’un chaperon. Elle n’attend pas un quart de minute pour m’apprendre l’objet de sa visite: c’est l’orgueil des Européens transplantés en Extrême-Orient, pour se distinguer des jaunes, qui en abusent, de mépriser les circonlocutions, de sauter à pieds joints sur les possibles ou décentes entrées en matières. J’ajouterai que Camille n’avait pas même daigné me souhaiter le bonjour. --Est-ce vrai, demanda-t-elle, tout de go, que M. Partonneau n’épouse pas madame Vaubelle? --En a-t-il jamais été question? Je crois avoir fait entendre qu’elle n’est point patiente. Et comme j’ai l’habitude, quand je suis embarrassé, de paraître considérer avec une attention profonde ce que je suis en train d’écrire, d’un coup de main, elle balaye les papiers qui couvraient ma table. --Camille! --Je n’aime pas qu’on mente _mal_! C’est insupportable, et tu as l’air bête. Tout le monde sait que M. Partonneau était avec madame Vaubelle. --Comment? Qu’est-ce que c’est que ces mots-là?... --... Je me trompe. C’est madame Vaubelle qui était avec M. Partonneau. C’est elle qui voulait l’épouser, hein? qui aurait tout fait pour se faire épouser--et aujourd’hui il ne la voit plus, jamais, jamais, ni devant le monde, ni toute seule... Pas la peine de faire celui qui tombe des nues! En huit jours, elle a vieilli de vingt ans. Elle a... elle a son âge. On prétend qu’elle va se réconcilier avec son mari, le monsieur qui fait du fil, dans le Nord. Tout ça, on l’a raconté devant moi chez les Bohatier... et aussi que tu avais été l’un des premiers informés, que c’est toi qui as servi de commissionnaire à M. Partonneau. J’évite de répondre directement. --Admettons que c’est vrai, qu’est-ce que ça peut te faire? Camille, occupe-toi de ce qui te regarde. --Je m’occupe de ce qui me plaît. --Tu t’occuperas de ce qui te plaît au Laos. Ici, tu n’es qu’une petite fille. Tâche de te conduire en petite fille convenable, et fiche-moi la paix. Elle me ficha la paix sans insister, ce qui ne fut pas sans m’étonner un peu. Mais la suite de l’interrogatoire que j’avais dû subir fut à mon sens, ainsi que, je le présume, au jugement de toutes les personnes raisonnables, encore plus inattendue. Camille, au sortir de chez moi, avait couru chez Partonneau, pour lui tenir un discours qui peut se résumer ainsi: «Puisque vous n’aimez plus madame Vaubelle, c’est moi qu’il faut aimer. Moi, c’est fait! C’est fait depuis que je vous ai vu... A votre disposition. Nous retournerons là-bas ensemble. Papa? Il fait tout ce que je lui demande. Et je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait trouver à redire à monsieur Partonneau. Vous m’épouserez si vous le préférez. Ça, c’est votre affaire. Pour le reste, ce sera quand vous voudrez. Mais je préférerais que ce soit tout de suite, parce que j’ai un peu peur.» Je répète d’après Partonneau, et dans tout ce qu’il dit apparaît presque toujours une nuance d’ironie qui vient des étranges raccourcis de sa parole. Il semblait visiblement décontenancé. Il était neuf heures du soir, je finissais de dîner. --Qu’est-ce que tu lui as répondu? --Je l’ai fichue à la porte! --Comme ça, brutalement? --Non... avec des mots gentils... Et je l’ai embrassée. Oui, je l’ai embrassée! Il n’y avait pas moyen de ne pas l’embrasser, c’est drôle! Elle se laissait embrasser tant que je voulais, et si j’avais voulu... Puisqu’elle venait pour ça!... Mais je l’ai fichue à la porte. --Pour toujours? Pas de réponse directe: --... Tiens, viens chez moi! --Nous pouvons bien causer ici... --Viens chez moi! Je n’y vois plus clair. Savez-vous ce que c’est que la jalousie des hommes qui vieillissent? Un sentiment désolant, amer et résigné tout ensemble. Je l’éprouvais en cet instant. J’eusse volontiers aimé madame Vaubelle, je l’ai avoué. J’adore lâchement, en esclave, cette petite Camille. Elles ne m’ont jamais regardé. Et elles étaient tout entières, de corps et de volonté, à ce Partonneau, ce Partonneau que j’aimais aussi, que je ne pouvais m’empêcher d’aimer, et qui les faisait souffrir. Du moins, il avait fait souffrir madame Vaubelle, et il s’était résolu, bizarrement, absurdement, à la faire encore souffrir. Mais Camille? J’en étais moins sûr. Alors, c’était moi qui souffrais... * * * * * Chez Partonneau. Un appartement de trois pièces, mais vastes, rue Lhomond, dans une vieille maison, ancien couvent désaffecté, je crois. Les fenêtres donnent sur des jardins et du silence. Pas un bibelot, pas un souvenir exotique, dans le logis de cet homme qui ne s’est pas contenté de courir la terre entière, mais y séjourna, s’y fit partout des demeures. C’est par là que je comprenais combien son imagination est forte: il n’a besoin de rien pour se rappeler. Des livres, seulement, des collections de cartes et de dossiers, et, parmi ces livres, au-dessus même, des romans policiers, la plupart anglais. Presque pas de meubles. Dans son cabinet, une large table en bois blanc, posée sur tréteaux, pour étudier les cartes ou en dessiner. Mais, dans un coin, un de ces matelas «cambodgiens» durement rembourrés, articulés, et qui se replient de façon à pouvoir s’emporter comme une valise. Partonneau ouvrit un placard, en retira la petite lampe dont je connais bien la forme et l’emploi, deux longues aiguilles, un pot à opium en corne de buffle, et une pipe au tuyau de bambou, de celles qui sont les plus communes, mais vieille et bien parfumée, très douce. Je levai le couvercle du pot à opium. La drogue y avait séché. Dure comme du bois, elle avait maintenant l’apparence d’une plaque de vernis brun, couverte de poussière. Partonneau essuya cette poussière et mit une bouilloire sur un réchaud. --Il va falloir faire fondre l’opium, dit-il. Voilà près de deux ans que je n’ai fumé, mais c’est ainsi que je comprends la drogue. Pas d’habitude!... D’abord, il faut s’arranger pour ne jamais tenir à rien... En user seulement quand on a besoin d’y voir clair--et pour être saoul après si c’est nécessaire. Dépasser la dose normale--ça vient vite, quand on n’a pas l’accoutumance--et dormir, dormir! S’abrutir pour vingt-quatre heures. On se réveille dégoûté de soi, c’est ce qu’il faut. «Y voir clair! Y voir clair!...» Voici deux fois qu’il répétait cette phrase. Il me faisait peur. --Veux-tu commencer? proposa-t-il, faisant griller la première boulette. --Non. Je préfère ne pas fumer. --A ton aise... Moi, je te répète que j’en ai besoin. Durant plus d’une heure, j’entendis le grésillement des boulettes. Je percevais vaguement, dans l’ombre de la chambre, sa main forte et toujours ferme qui maniait l’épingle longue. Longtemps, sans presque cesser de fumer, sinon pour boire un peu de fleur de thé, il demeura muet, concentré, les yeux fixés sur je ne sais quoi, que je ne voyais pas, qui n’existait pas. Par degrés, le rictus qu’infligeait à ses traits la contracture de ses muscles s’évanouit. Une fois encore, il fut le beau Partonneau, viril et rajeuni. J’admirai le courage de cet homme qui savait posséder toujours là, à portée de sa main, le remède périlleux, il est vrai, mais si sûr en apparence, et séduisant, à son affaissement, à sa souffrance, et qui refusait d’en user... Puis, il se mit à parler, à parler sans interruption, faisant les demandes et les réponses. Je connaissais cela: entre l’idéation logique d’un esprit solide, fonctionnant à l’état normal, et celle que procure l’opium au début de la fumerie, il y a toute la différence d’une mélodie, une vraie mélodie, à une tyrolienne. La tyrolienne, ce sont des roulades sur un thème élémentaire, non pas un air: mais c’est alors justement ces roulades qu’on trouve sublimes, où l’on se délecte... Enfin, le cerveau se fixe. Il ne distingue plus, ou ne croit distinguer qu’une chose, une seule, à la fois très proche et très lointaine, immobile et toutefois envahissante. Il la contemple avec un détachement surnaturel, une acceptation sympathique et souriante, quelle qu’elle soit, même atroce. Oui... une heure, deux heures, j’ignore combien de temps, Partonneau fit passer devant mes yeux des visages, des paysages, des aventures. J’en reconnaissais quelques-unes, transfigurées. D’autres étaient peut-être des rêves, mais plutôt la transposition, sur un plan biais, spirituel, de réalités évanouies. Un métaphysicien ne voit pas, ne conçoit pas la nature, quand il la veut expliquer, telle qu’elle lui apparaît: il se promène _à l’envers du monde sensible_. Et c’est, tout à coup, presque cette image qu’employa Partonneau. Son visage avait conquis une étrange béatitude. --Je suis... je suis à l’envers de la tapisserie! Et c’est moi qui l’ai faite. Je suis le tapissier. Tu sais comment il fait, le tapissier? On n’y comprend rien quand on le regarde: ce ne sont que des taches de couleur et des brins de laine qui touffent. Mais lui _sait_: il est le maître, comme Dieu--c’est même la comparaison qui explique le mieux l’action divine,--et le dessin naît sous ses doigts. Moi aussi, maintenant, je suis derrière le canevas. Je vois d’avance, je sais d’avance. Je fabrique souverainement ce qui me reste de vie. En ce moment, par toute la terre, il n’y a pas dix hommes tels que moi: tous les autres sont à l’endroit de la tapisserie, ils se laissent tisser sur le canevas, ils ne le tissent pas! »C’est à ça que ça sert ou que ça devrait servir, la drogue!... Je suis maintenant au-dessus de moi. Je me regarde comme du haut de l’éternité. Tout à l’heure, il n’en était pas ainsi. Tout à l’heure... oui, quand j’ai commencé à fumer, mon idée, si tu veux la savoir, c’était de prendre cette petite fille, puisqu’elle s’offre. Quoi? Quoi?... Moi, Partonneau, à mon âge!... A cause de mon âge, peut-être? Devenir à la fois le père et l’amant. Avoir une enfant qui serait une maîtresse! Etre à peu près roi, là-bas, loin de ce chien de pays! Elle n’est pas comme l’autre, celle-là! Elle n’est pas d’ici. Je la comprendrais, elle me comprendrait, _elle saurait pourquoi je fais les choses_. Ah! que ce serait beau, quelle fin, quelle fin pour ma vie! Tu sais, quand je me suis mis à fumer, et que je parlais sans m’arrêter, c’est à ça que je pensais en-dessous. »Et puis, l’ivresse, la saine ivresse de mon cerveau a dissipé celle de mon cœur. J’ai vu clair, dans cet être humain qui est là, à côté de moi, qui est moi, et que je considère froidement, comme un étranger, telle une âme qui procéderait au jugement de sa vie, après la mort du corps! Je vais te dire: dans six mois, Camille me donnerait des coups de cravache!» Je haussai les épaules. S’il eût décidé de prendre Camille, je l’aurais haï. Mais cette imagination! Il divaguait... --... Elle me donnerait des coups de cravache, elle mettrait le feu à la case, ou pire... Et elle aurait bien raison. Je vais te dire ce que je ne t’ai jamais dit, quand tu me parlais de madame Vaubelle. Ce sont des choses qu’on a peine à s’avouer même à soi, et que, du reste, on sait à peine, qui demeurent dans l’inconscient à moins qu’on ne soit illuminé comme je le suis, pour quelques heures... Ce n’est pas impunément qu’on a connu le goût de l’amour exotique... Non, je ne parle pas des boys: un moraliste se plairait à concéder que je suis à peu près normal. Il se tromperait. Je sais qu’il me faut un certain genre de femmes, et justement de ces femmes comme il y en a là-bas! toutes jeunes, toutes jeunes, comme Camille, mais Camille mûrira. »... Et presque des garçons, tu sais, minces, sans sexe, sauf leur sexe. Et soumises, obéissantes en tout, des esclaves. Camille est de sa race, d’autant plus de sa race qu’elle a vécu, qu’elle est née aux lieux où cette race peut imposer son besoin de domination. Elle ne sera jamais soumise... La vois-tu, devant mon harem? Elle n’accepterait jamais, jamais! Alors, ce serait l’enfer... Voyons, rappelle-toi? Tu en as vu, de ces couples-là, où nous sommes allés? Il roula une dernière boulette plus grosse que les autres, en aspira la fumée, qu’il garda longtemps dans ses poumons. --Un colonial, un vrai colonial doit mourir solitaire. Il avait fermé les yeux. Je voyais bien qu’il ne dormait pas: mais il était parti pour ces régions inaccessibles et froides où tout devient indifférent. Ni moi, ni personne, ni rien du monde extérieur n’existait plus pour lui. Je le quittai, silencieusement. * * * * * Ce n’est pas cette année-là que j’ai retrouvé Partonneau. Jamais criminel ne prit plus de soin pour faire perdre sa trace. Il avait disparu, dès le lendemain de cette nuit décisive, sans envoyer un mot ni à moi, qui me considérais comme le meilleur, le plus fidèle de ses amis, ni à madame Vaubelle, ni à Camille. Il se fût fait moine, il fût entré dans une chartreuse, une trappe, qu’il n’aurait pu s’évanouir plus complètement. Je le savais vivant, étant allé demander de ses nouvelles au ministère. Les trimestres de sa pension lui étaient régulièrement payés, on lisait sa signature sur les feuilles d’émargement, mais son adresse me fut refusée: il avait formellement interdit de la communiquer. Je me rappelais le mot, le mot héroïque ou désespéré qu’il avait eu: «Un colonial, un vrai colonial, doit mourir solitaire!» Mais aurais-je pu soupçonner qu’il l’avait pris dans une acception si farouche et radicale? Il était toujours membre, semble-t-il, de diverses sociétés scientifiques, auxquelles continuaient de parvenir ses cotisations. Leurs bulletins, sur son ordre, lui étaient envoyés au ministère, qui les lui retournait. Par le même canal, on lui avait proposé de faire partie de l’Académie des Sciences Coloniales, qui venait de se fonder; il n’avait même pas répondu. Comme il l’avait résolu--mais de quelle manière!--«il s’en était allé», il avait abandonné, s’était séparé brusquement, brutalement du monde. Je me souviens d’avoir lu des journaux--des journaux spéciaux!--qui, déjà, parlaient de lui comme d’un mort, un mort presque illustre, mais d’une illustration déjà périmée, d’une autre époque, abolie. Je songeais parfois: «S’il était encore l’_ancien_ Partonneau, comme il en rirait! Mais il ne l’est plus, sans doute. Dans cet état mêlé de détachement sublime et de dégoût sauvage où je l’ai vu, où, certes, il est encore, puisqu’il ne reparaît pas, que reste-t-il du Partonneau que j’ai connu?...» Une autre chose me faisait souffrir: la manière dont les jeunes, ceux qui lui avaient succédé, ou le souhaitaient, parlaient de lui comme d’une vieille gloire, d’une vieille lune... C’est ce qu’il avait prévu, prédit: non seulement la montée de générations nouvelles, ingénument pressées, féroces, mais l’avènement d’un monde qui, subitement, repoussait l’ancien, eût-on cru, à des siècles et des siècles en arrière... Moi-même, chose affreuse à dire, je commençais d’oublier Partonneau. La vie est la vie. Et puisque je voulais vivre, continuer de m’intéresser aux choses qui sont, ou qui vont naître, même si elles me déplaisent, même si je n’y trouve pas ma place... * * * * * ... Vers le milieu du mois de novembre, les premiers froids de l’hiver étant venus assez prématurément, un ami m’emmena tirer le canard, à la hutte, sur un des grands étangs de Bourgogne. Il ne convient pas de préciser davantage la région. C’est un des genres de chasse que j’aime le mieux, avec une sorte de passion triste. Il fait presque nuit, les mains gèlent à travers les gros gants de laine sur le canon du fusil. Les feuilles jaunies, gelées, lourdes de grésil, tombent des arbres avec un bruit toujours le même, presque imperceptible, cependant importun, fatidique, qui fait penser, je ne sais pourquoi, à des cimetières. Les bûcherons, les charbonniers abattent des troncs ou les ébranchent. La sève de ces blessures exhale une odeur amère, voluptueuse encore, qui donne envie de pleurer sur tout ce qui vieillit, sur tout ce qui s’en va. Il n’est que l’eau, cette eau si froide, qui a l’air vivante. Il y a, dans l’aspect de l’eau, toujours, quelque chose d’éternel et de consolant. Le ciel, presque noir, verse des larmes lentes, l’air est noir, sauf pour un mince reflet de cuivre rouge au couchant. On entend chuchoter dans la hutte: «Les voilà!» Et l’on aperçoit, vaguement d’abord, la grande bande ailée, triangulaire, qui crisse et tourne avant de se poser. Alors, je me demande: «D’où viennent-ils, d’où viennent-ils? Ils voyageront toujours, eux, jusqu’à leur mort. Moi, j’ai fini... Je suis arrêté, et j’attends ici...» J’en oublie de tirer, je tire trop tard. Je fus maladroit... Le village est un petit village, où l’auberge, bien que bourguignonne, est pauvre. Nous y fîmes un repas tardif, assez misérable. L’aubergiste nous confia que nous eussions trouvé meilleure chère un jour de foire. Les autres jours, dame!... --Il ne doit y avoir personne ici, que des paysans, lui dis-je. --Personne, en hiver. En été, il y a le monde des châteaux... Ah! si, pourtant, il y a le Perdu! --Le Perdu? --C’est comme ça qu’on dit, chez nous, pour les gens qui sont un peu marteau, expliqua l’aubergiste, qui possédait de surplus, par souvenir du régiment et de la guerre, un autre argot que celui des campagnards... Celui-là a fait arranger une vieille ferme, près de la rivière. Il a détourné l’eau pour aménager une espèce d’étang, au milieu de son pré. --Pour la pêche, la chasse? --Non. Il n’a pas empoissonné, il n’a pas de hutte... Pour faire une carte de géographie... C’est un monsieur qui vient on ne sait d’où. Des îles, qu’on dit. --Une carte de géographie? Je ne comprends pas. Il leva les sourcils en signe qu’il ne comprenait pas non plus, qu’il ne pouvait pas expliquer. Une carte, quoi! comme sur les murs de l’école, mais par terre... Nous étions seuls dans la salle, notre repas était terminé. Il éteignait les lampes et laissait s’assoupir le poêle de fonte. --Ceux qui veulent veiller, en hiver, conseilla-t-il, ils vont chez le forgeron. Chez le forgeron, y a toujours du feu. Et le feu fait de la lumière et du chaud. Comme nous nous levions sur cette suggestion candide, il ajouta: --Vous le verrez peut-être, chez le forgeron, le Perdu. Il y va... Il cause guère, mais il y va... * * * * * C’est une chose émouvante, quand on y pense, que de nos jours mêmes, après de si grands bouleversements qui ont changé la face de la terre et l’âme des gens, il se trouve encore, dans notre France et sans doute dans tout le reste de l’Europe, des bourgades où, comme du temps d’Œdipe, le rude atelier du forgeron demeure le lieu de réunion des hommes et des femmes, l’abri du passant qui entre, vient se chauffer et prendre les nouvelles... Nous entrâmes, disant: «Salut, messieurs et dames», ainsi qu’il convient. Et cela aussi est beau: ces appellations primitivement réservées aux seigneurs et à leurs épouses, obligatoires aujourd’hui à l’égard de tout Français, de toute Française, signifient que tous les Français, quarante millions de Français, sont devenus des seigneurs. Nous ne nous en apercevons plus, mais les étrangers le remarquent... Le forgeron, maître en sa demeure, répondit: «Salut!» sans se lever, et ceux qui étaient là, les hommes et les femmes, à leur tour, prononcèrent: «Salut!» Mais, seuls, ceux qui étaient près du feu qui ne s’éteint jamais, le feu de braise sur lequel on jetait, de temps en temps, des brindilles de sapin pour faire de la clarté, ceux-là seuls se levèrent pour nous laisser approcher de l’âtre. Courtoisie due aux derniers arrivants, surtout inconnus. Il paraît que, avant notre arrivée, quelqu’un lisait, à la lueur d’un unique luminaire, je ne sais quelle nouvelle puisée dans je ne sais quel almanach. L’almanach et le journal, dans les campagnes, ont remplacé les vieux contes de la _Bibliothèque Bleue_, que les colporteurs ont renoncé à vendre depuis quarante ans. C’est dommage. C’était bien beau, même dans la pâle adaptation de cette collection à quatre sous, la légende des quatre fils Aymon! Mais il faut savoir se résigner. Si le monde ne changeait en rien, ce serait encore plus laid, plus triste et plus funeste que lorsqu’il change trop, à notre goût... La lecture s’interrompit. On nous demanda poliment si la chasse avait été bonne. Des trois cents habitants du village de C... pas un n’ignorait, depuis le matin, que nous étions là, et pourquoi. On fit des remarques sur le temps et la saison. Tout cela était lent, rituel. Les formules d’accueil et de politesse sont peut-être ce qui change le moins vite dans un peuple, même en voie d’évolution rapide. La surface y est moins troublée que le tréfonds. Il y avait des vieilles et des vieux sur de rares chaises de paille, des gens sur des bancs, des blocs de bois, des tas de ferraille. Parfois, les branchettes de sapin s’éteignaient. Alors, on ne voyait plus que la face, éclairée par la chandelle, du jeune homme chargé de lire l’almanach. Parfois on en jetait sur le foyer un nouvel amas, les figures s’illustraient de rouille et de sang comme dans un tableau des frères Le Nain. Je ne les considérais pas une à une, je laissais errer partout mon regard incertain, attentif seulement à l’ensemble, d’autant plus que, pendant ce temps, j’essayais de trouver des choses à dire, ce qui n’est jamais facile dans un milieu qu’on ignore, dont on sait seulement qu’il est malin et susceptible. Il m’est impossible de me rappeler combien de minutes s’écoulèrent avant que mes yeux pussent distinguer un personnage familièrement mêlé aux autres, qui n’était ni au fond, contre la muraille, avec les jeunes, ni en avant, avec les vieilles, les vieux et les importants du village--et le seul, pourtant, vêtu comme un «monsieur». C’était évidemment le Perdu, ce ne pouvait être que lui--et le Perdu était Partonneau! Il ne paraissait pas notablement vieilli. Il avait engraissé seulement, et sa barbe que, comme un paysan, il ne rasait qu’une fois par semaine, croissait rêche et blanche sur ses joues et ses mâchoires plus rondes et plus molles. Plus de traces de contracture sur son visage, que je retrouvais détendu, apaisé, mais aussi effacé, dégradé: telles ces monnaies antiques dont l’usure effrusta l’effigie. Et il y a l’impondérable, l’indicible! Dix années auparavant son regard, pesant derrière mon dos, m’eût fait tourner la tête et pressentir: «Il est là!» Mais ou bien il ne s’était pas soucié de me regarder, m’ayant reconnu, ou bien il n’était plus Partonneau, mais un homme tel que tous les hommes, sans plus de volonté, ni d’empire. Ce fut moi qui allai à lui: --C’est toi, ici, Partonneau? J’entendis une voix qui était sa voix, et pourtant ne l’était plus: «Oui, c’est moi...»--Mais si forte est la puissance du souvenir et de l’amitié-amour, que, malgré cette froideur, s’il n’y avait pas eu tout ce monde, si enclin à se moquer, je l’eusse embrassé. --C’est toi! C’est toi! --Tu vois bien... L’intonation s’était faite un peu moins tiède, moins neutre; à lui aussi semblait remonter quelque chose des temps abolis, une ombre d’émotion, de plaisir. Il sourit, d’un pauvre sourire. --Tu es ici depuis... depuis que tu as quitté Paris, depuis deux ans? --Depuis deux ans... --Et qu’est-ce que tu fais? --Mais rien! fit-il, comme étonné... Je n’ai rien à faire... --Tu chasses? Je m’arrêtais à ces questions oiseuses, comme on fait toujours, par pudeur, quand on n’ose poser les autres,--tant d’autres, qui m’angoissaient. --Oui, un peu, quand on m’invite... On déjeune... --Tu pêches? --Non. Ça m’ennuie... --Je comprends... Tu te rappelles les pêches miraculeuses, sur le Fleuve Rouge? Ici, c’est si peu de chose!... --Ce n’est pas ça... Ça doit être plus intéressant, quand c’est difficile... Mais ça m’ennuie... --Tu as des terres, un élevage? Tu fais valoir? --Oh! voyons... J’ai un pré. Je le loue... --Mais à quoi passes-tu ton temps? Tu écris? Une moue de dédain et d’impatience: --Je ne passe pas mon temps. C’est le temps qui passe, tout seul... C’est bien, c’est très bien comme ça... J’attendais une invitation: «Tu vas passer ici quelques jours; en tout cas, tu loges chez moi cette nuit.» Rien. C’est moi qui imposai: --J’irai te demander à déjeuner demain. --Bon. Si tu veux... A demain... Et je m’en fus coucher dans la triste auberge. * * * * * On nous avait dit, la veille, que Partonneau avait «aménagé» la ferme où il s’était si singulièrement venu cacher. A peine s’il était possible de s’en apercevoir. «Désaffecté» eût été un terme plus exact. Délibérément, il laissait tomber en ruines les communs, l’étable, le toit aux fourrages. Toutefois, il avait pris soin de faire tracer une allée pavée qui traversait la cour, de la porte charretière à l’entrée du bâtiment d’habitation. Trois pièces seulement. La première servant à la fois de cuisine et de salle à manger, la seconde étant sa chambre à coucher, la troisième son bureau, si l’on peut, d’après ce qu’on va voir, employer cette expression. Les livres et les cartons à dossiers étaient restés empilés le long des murs depuis l’arrivée de Partonneau, sans qu’il daignât les honorer d’un classement sur des rayons ou dans une bibliothèque. Sur la table--une de ces lourdes et longues tables, faites d’une seule bille de hêtre, comme on en trouve dans les fermes--je reconnus, entassés, tous les fascicules des bulletins des sociétés scientifiques dont Partonneau était resté membre. Seuls, les plus anciens avaient été coupés. Il s’avérait que leur destinataire n’avait pas même ouvert les autres. Il n’en était pas de même, ce qui me frappa, du _Journal Officiel_ et des _Tablettes des Deux Charentes_, feuille locale qui publie régulièrement les affectations militaires, les départs des fonctionnaires coloniaux et des officiers de la marine de guerre, et qui semblaient avoir été compulsés quotidiennement. Le mobilier de ce logis me parut encore plus succinct que celui de l’appartement que Partonneau avait occupé à Paris. Quelques armoires campagnardes, du type le plus courant, en poirier, des chaises de paille et un lit de camp, le même lit de camp qui avait suivi en tous lieux ce fier vagabond, drapé d’une couverture verte, d’un vert de drap de billard, la même aussi qui l’avait accompagné partout. La soulevant, je ne vis pas trace de draps; sans doute cet ascète désabusé continuait de coucher à même la sangle, roulé dans ce rude lainage, comme il avait fait durant trente années sur toutes les pistes du monde. Le matelas cambodgien échappa longtemps à mes regards. Je le découvris, dans un coin du bureau, supportant des livres poussiéreux. Il était évident qu’on ne l’avait pas déplié depuis l’emménagement. D’ailleurs, l’odorat le plus subtil n’eût pu déceler nulle part la plus faible trace de cette odeur persistante de chocolat bouilli et de noix confite que laisse l’opium. Non, non, Partonneau ne s’était pas mis, ou remis, à la fumée noire. Ce n’était pas à elle qu’il demandait de peupler sa solitude, de le confirmer dans son renoncement. Ce n’était pas à elle qu’il devait cet air d’absence, de demi-sommeil, l’espèce de relâchement que je distinguais dans toute sa personne, la voussure de ses épaules, l’affaissement de ses muscles, autrefois toujours bandés. Les mystiques ont décrit, avec une minutie scrupuleuse et déchirée, ce mal de l’âme qu’ils appellent l’_acedia_: un sentiment affreux de vide et de sécheresse quand ils ont perdu l’extase, quand leur Dieu ne vient plus à leur prière, à leur appel. C’était ce sentiment de vide que j’éprouvais à cette heure. Partonneau était là, et je ne le retrouvais pas. Il répondait à toutes mes questions avec une justesse automatique, non pas comme s’il eût été au-dessus du monde, le dominant et s’en séparant, mais de façon unie, médiocre, sans une seule de ces terribles formules où, jadis, il résumait un jugement décisif et inattendu. N’importe quel petit bourgeois de petite ville eût tenu la même conversation, dans les mêmes termes. Ce fut en vain que je tentai d’amener sur le tapis les souvenirs mêmes que nous avions en commun, et l’œuvre de sa vie. Il répondait, l’air fermé: «Oui, n’est-ce pas, oui...», ou bien «Vraiment? Tu dis?» Cependant, alors, il me semblait discerner dans son regard, venant de très loin, et refoulé, maîtrisé, chassé, le feu brûlant d’une ironie douloureuse, ensanglantée. Mais je ne puis dire qu’il parût triste, ou même mélancolique: le calme lisse, et pourtant gonflé, d’une mer qu’on a vaincue en filant de l’huile. Sa réplique la plus fréquente était: «Pour quoi faire?»--«Tu fumes encore, quelquefois?»--«Non. Pour quoi faire?»--«Tu as lu les articles de Rollin sur le Maroc espagnol, dans le _Bulletin de l’Afrique française_?»--«Non. Pour quoi faire? Hein? Tu dis que c’est intéressant?...» Le déjeuner qu’il m’offrit fut copieux et même délicat pour un repas campagnard, ce qui me surprit assez. Autrefois, c’était un reproche que je lui faisais de ne pas attacher une importance suffisante, même en Europe, aux plaisirs de la table. Il y avait là chez lui plus que sobriété: indifférence, ignorance, manque d’intérêt, sauf bizarrement pour des friandises goûtées aux jours de son enfance, telles que «la pompe», la tarte épaisse de son Auvergne natale. Maintenant, il buvait et mangeait beaucoup, semblait aimer s’attarder à table. A la fin du repas, il se versa plusieurs petits verres d’un marc qu’il me recommanda. Ses yeux se firent plus brillants--je dois écrire, chose injurieuse en parlant de lui, plus intelligents. Il parut même manifester quelque chose qui ressemblait à un besoin d’activité, ou à un désir honteux que ma présence l’empêchait de satisfaire. Il se décida: --Veux-tu faire avec moi le reste du tour du propriétaire?... Ça nous dégourdira les jambes. ... Avant de partir, il mit dans sa poche le _Journal Officiel_ et les _Tablettes des Deux Charentes_. Il n’avait pas songé, dans sa propriété, à «faire jardin» ou même «potager», ce qui est d’ordinaire la première préoccupation des coloniaux. Les arbres du verger, non taillés, ne donnaient plus de fruits. Des vaches paissaient dans son pré, mais je savais, depuis la veille, qu’elles ne lui appartenaient pas. Du reste, il ne regardait rien, ne me montrait rien. D’un pas plus vif, il me conduisit jusqu’à l’étang qu’il avait fait creuser. Alors, je vis! Je vis la fameuse «carte de géographie» dont m’avait parlé l’aubergiste... C’était, au milieu de l’étang, une île artificielle, en forme de planisphère, une image aplatie, déroulée du globe terrestre, où l’eau de cette mare figurait l’océan. Tout ce qui n’était pas les colonies françaises avait été négligé, demeurait nu, ou couvert d’herbes folles. Mais toutes nos possessions, toutes, Indo-Chine, Madagascar, Afrique du Nord, Afrique occidentale, Congo, et les îles, Guadeloupe, Martinique, Réunion, Tahiti, la Calédonie, les Touamotou, les Marquises, Saint-Pierre et Miquelon, jusqu’aux Kerguélen avaient été minutieusement modelées, reproduites dans leur forme et les variations de leur altitude, avec leurs fleuves, leurs ports, les villes de l’intérieur, les postes, la délimitation même des provinces et des cercles. Sur la rive, une sorte de monticule, également artificiel, portait un banc. Partonneau s’y assit, dépliant le _Journal Officiel_ et les _Tablettes_. --Tu permets? fit-il d’une voix presque implorante, vergogneuse. C’est ma seule distraction quotidienne... Et elle me manque, quand je ne l’ai pas! Il lisait: «Mouvement dans la magistrature coloniale.» «--Ça, les magistrats, je m’en fous... Pourtant, il faut savoir... «... M. Dumoulin, procureur général à Tananarive, est admis à faire valoir ses droits à la retraite...» --Tu te le rappelles, ce vieux Dumoulin? A la fin, il avait fini par y comprendre quelque chose. La preuve, c’est qu’il avait des ennemis, au lieu de passer pour un pur crétin, inoffensif... Maintenant, il s’en va. Il s’en va comme moi je m’en suis allé... «... M. Le Prieur, juge de paix à compétence étendue à Lang-Son (Indo-Chine), est nommé juge d’instruction à Hanoï.» --... L’avancement, le bel avancement!... Mais Lang-Son! Lang-Son, pourtant! Les jolies montagnes, tu sais, les montagnes aux coupes nettes, pathétiques, les champs de badiane qui sentent si bon--et les histoires de contrebande de l’opium avec les Chinois, qui étaient si drôles... Et la route de ravitaillement des postes-frontières, par That-Khé et Cao-Bang jusqu’au Fleuve Rouge, à travers des paysages de baie d’Along mise à sec, où la pluie mille fois millénaire taillade des pyramides qui portent elles-mêmes des milliers de petits pains de sucre, portraits en miniature de ces grands pitons pointus... Des grottes qui s’enfoncent au diable sous terre, des rivières qui coulent dans les _cañons_ à pic, à six cents mètres en contre-bas... Calcaire liasique... Et, dans ce calcaire, j’ai trouvé des veines de mica, un paradoxe géologique. On m’a contesté ça: le mica ne devrait exister que dans les terrains cristallins... «... Les territoires de la Haute-Volta seront organisés en gouvernement autonome, relevant du gouvernement général de l’Afrique occidentale. M. Hesling est désigné pour remplir les fonctions de lieutenant gouverneur.» --... Tu te rappelles, le petit Hesling à Madagascar, il y a vingt-sept ans? Il était arrivé avec sa mère, la veuve d’un général, je crois. Un gosse, un vrai gosse, un bon petit qui ne savait rien de rien. Moi, je me demandais si on en tirerait jamais quoi que ce soit. C’est Gallieni qui l’a dressé. Il avait de la bonne volonté, le gosse, et un cerveau frais. Il s’est formé, il aime l’ouvrage... Ah! il s’y entendait, Gallieni, pour le dressage! C’était amusant à voir, ça faisait vivre!... On dit que c’est lui qui a gagné la bataille de la Marne. Moi, je m’en fous... Je vais te dire: ce sont les Allemands qui l’ont perdue. Et ils l’ont perdue parce qu’ils se croyaient certains de la gagner, de même que nous perdrons la prochaine bataille dans soixante ans--ils sont idiots ceux qui croient à la guerre pour _maintenant_--parce que nous serons sûrs aussi de la gagner. C’est toujours comme ça, c’est une loi historique. Le vainqueur devient le vaincu, parce que, d’être vainqueur, ça vous donne une cervelle de crétin équestre et aristocrate... Non, non, le vrai Gallieni, c’est le Gallieni colonial: un proconsul! Un bougre qui savait que les armes, c’est un outil, un outil indispensable, mais que, une fois qu’il a servi, il en faut d’autres. Avec ça, le sens de l’_imperium_: «Je veux la paix, d’abord parce que c’est plus joli à voir, mais aussi parce que c’est moi qui la fais, et que ça me permet de commander à tout le monde, au lieu de commander seulement à des militaires.» * * * * * Partonneau était redevenu l’ancien Partonneau. La mauvaise graisse était sortie je ne sais comment de ses joues. La voussure de son dos avait disparu. Ses fortes mandibules mâchaient et jetaient les phrases par saccades, avec des ellipses formidables, et toujours ce passage fantasque et lumineux, immédiat, des choses coloniales aux choses européennes, françaises, qui, toute son existence, avaient fait l’originalité de sa philosophie. Il s’interrompit: --... Hein? Hein? Tu vois, je ne suis plus qu’un vieil imbécile! ... Au moment où je me réjouissais de le retrouver! --Si! Un vieil imbécile. Un retraité gâteux qui lit l’_Annuaire_... Je m’amuse à le regarder sur une carte en relief au lieu du machin à couverture bleue, voilà tout... Quand je suis arrivé ici, et que j’ai arrangé cette île comme tu la vois, je lisais encore des communications, des rapports envoyés par les types de là-bas--tiens, le bouquin de Gautier, sur le Sahara!--et je suivais tout ça sur ce relief... Mais, maintenant, ajouta-t-il avec satisfaction, maintenant c’est fini. Je ne lis plus que les nominations, l’_Annuaire_... --C’est pour ça que, des publications que tu reçois, il n’y a que les plus anciennes qui soient coupées? --Pour ça!... Et je vais me désabonner. C’est encore un fil. Il faut le trancher. --Mais pourquoi, pourquoi? --Pour tuer le vieil homme, dit-il, farouchement. Pour finir de le tuer... Ah! je le croyais bien en train de mourir... Chaque jour, quand je vais à cette île, mes souvenirs deviennent plus impersonnels, plus dépouillés de tout ce qui était moi, mes déductions, mes ambitions, ma... ma philosophie, comme tu dis. Il a fallu que tu viennes: c’est une rechute! --Une rechute? --Je veux mourir en paix, entends-tu! Je veux mourir en esprit, d’abord, arriver à la mort sans regrets, sans désirs... C’est peut-être encore là une chose que m’a apprise l’Extrême-Orient: mais il faut que je ne sache même plus d’où ça me vient. Il n’y a qu’à cette condition que ça fera corps avec moi: non plus une doctrine, alors, un instinct. --Et de la sorte tu t’imagines que tu mourras heureux? --Je suis sûr, fit-il, d’une voix redevenue toute neutre, de ne pas mourir malheureux. L’homme raisonnable n’en saurait souhaiter davantage... Allons, viens prendre un verre de bière, avant de nous quitter! Tu te souviens, c’était aussi l’usage, là-bas... Il me versa la bière, dans la cuisine-salle-à-manger. Nous demeurâmes longtemps muets. --Partonneau, tu te suicides! Il haussa les épaules. Puisque c’était ça qu’il voulait: anéantir progressivement les parties supérieures de son être, devenir une espèce d’animal, puis de végétal humain, puis rien... --Et... cette promenade quotidienne à ton étang, c’est tout ce que tu fais? --Presque. Je dors beaucoup, je mange le plus que je peux. Le soir, en hiver, je vais chez le forgeron, comme tu as vu: ces paysans m’enseignent combien peu de pensées suffisent à un homme. C’est très salutaire. --Et... les femmes? --Parfois, dit-il paisiblement, je vais à Dijon... De moins en moins. Cruellement, je voulus porter le dernier coup: --Camille est mariée, en Indo-Chine, à un planteur de caoutchouc, je crois. --Ah!... Et ça va?... --Je ne crois pas. --Le contraire m’aurait étonné... Elle aura besoin de plusieurs expériences... Et madame Vaubelle? interrogea-t-il, de lui-même. --Elle s’est réconciliée avec son mari. Même elle en a eu un nouvel enfant. --Elle a bien fait... C’est une brave femme, celle-là... Ce qu’il y a de mieux. --Veux-tu que je le lui dise, de ta part? --Tu ne le feras pas! Pour elle, et pour moi. --Partonneau, sois franc!... Tu ne les as jamais aimées, ce qui s’appelle aimer? --Comment veux-tu que je te dise? C’est probable. C’est même certain, puisque j’ai pu renoncer à elles... Il me semble, du fond de ce sommeil que je veux imposer à tout ce qui fut moi, que sur certains points, j’y vois plus clair encore que même cette dernière nuit, tu sais, à Paris... Il se pourrait que, de cœur et d’esprit, je n’aie jamais su aimer les femmes: les hommes seulement. --Partonneau! --Oui... Je suis quelqu’un à qui son éducation première, ses lectures d’adolescence ont montré les femmes comme le seul objet de désir, mais qui, au fond, n’était pas fait pour elles, dédaignait leur âme, se méfiait de tous leurs actes, même les plus simples, les plus légitimes. Et la vie que j’ai menée, les femmes instinctives, primitives que j’ai possédées, m’ont confirmé dons cette méfiance et cette incompréhension... Mais qui, par contre, aimait l’intelligence et l’énergie viriles, qu’il connaissait bien, les aimait passionnément, jusqu’avec sa sensibilité... Mon vieux! Si je t’avouais que, depuis deux ans, j’ai pensé plus souvent à toi qu’à elles! --Je te remercie... --On est des vieux, maintenant, et de braves gens, après tout. On peut tout se dire... * * * * * Je ne voulais pas m’attendrir. Il l’avait dit: on était des vieux, on n’avait plus le droit. Je demandai seulement: --Je reviendrai... Tu veux bien?... Il secoua la tête. --Quand je serai mort. Pas avant. Avant, ne fais pas ça... Mauvais pour moi, tu comprends... Cette journée-ci, cette journée avec toi, eh bien, elle m’a retardé DANS MON PROGRÈS... TABLE DES MATIÈRES LES FEMMES DE PARTONNEAU Pages. Les femmes de Partonneau 9 Dans le monde 29 PREMIÈRES RENCONTRES Premières rencontres 45 Le musée du fou 67 LES FORCES MORALES Les forces morales 91 L’aveugle 99 LE MAITRE DES HOMMES Le condamné à mort 135 Une leçon 149 Sa prudence 161 ET LE SOIR VINT... Et le soir vint... 171 E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRE PARTONNEAU *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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