Title: Bretonne
Author: Jacques Fréhel
Release date: June 9, 2025 [eBook #76256]
Language: French
Original publication: Paris: Plon, 1891
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JACQUES FRÉHEL
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
Tous droits réservés
L’auteur et les éditeurs réservent leurs droits de traduction et de reproduction à l’étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en juillet 1890.
PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
BRETONNE
Ce fut un hiver où il gela longtemps à pierre fendre ; la neige ne fondit point de quinze jours, et, dans la nuit qui suivit le dégel, une recrudescence de froid rendit les grands prés semblables à des miroirs, brisés en mille endroits par de maigres touffes d’herbes diamantées et cassantes, que les vaches effleuraient avec tristesse de leurs naseaux frémissants et du bout de leur langue rose. Les fossés qui morcellent, en les irriguant, toutes les pièces de terre entourant la petite ville, étaient pris ; les galopins y avaient installé des glissades, et, au sortir de l’école, entortillés dans des cache-nez aux couleurs effacées, les mains enfouies dans les poches de leurs maigres culottes, ils s’entraînaient pour aller virer. Les hommes valides ayant échappé aux rhumatismes partaient du côté de Brévands, au milieu du jour, chasser la sauvagine, dont le passage n’avait jamais été aussi abondant. Ils étaient bottés, équipés comme pour une expédition au pôle, avec des casquettes débordantes d’une fourrure de renard. Quelques-uns passaient même la nuit à l’affût dans des gabions à eux, bâtis au milieu des grèves. Ces froides veilles les délassaient un peu de leur vie placide de bourgeois, et leur faisaient croire à des aventures : il en rejaillissait sur eux une sorte de gloire. On entendait volontiers dire : — Avez-vous vu revenir M. Danger ? il a tué dix ouettes, sans compter les pluviers et les vigneaux. — Ils reparaissaient, en effet, les carnassières gonflées de tout ce beau gibier de mer, au duvet aussi fin que l’eider, au plumage soyeux, aux pieds palmés, au bec en spatule, ou bien long et pointu, emmanché d’une fine tête où deux yeux noirs, encore vivants, semble-t-il, ont retenu leur regard fixe et perçant.
On tendit, cette année-là, toutes sortes de pièges aux petits oiseaux transis. Dans l’ancien château des comtes de Bricqueville appartenant aujourd’hui à la municipalité et abritant tous les pouvoirs publics, le concierge Ledormeur, horloger par profession et bricoleur par nature, devint fort adroit à dresser ses appeaux dans la prairie qui s’étendait au long des vieux murs et jusqu’à la rivière. Il prit une quantité telle de rouges-gorges et de merles, que sa femme en vendit au maître d’école et à la demoiselle du télégraphe. Ledormeur suspendit même pendant tout ce temps le sacrifice hebdomadaire qu’il avait coutume de faire d’un de ses lapins. Il les élevait dans ces boîtes de sapin, assez semblables à de longs cercueils, qu’emploient les fabricants suisses pour emballer leurs belles horloges peintes, au balancier d’or.
Le commissaire de police, un pauvre diable borgne, regardait avec un sombre dépit les douves gelées où s’ébaudissaient les enfants. Étranger au pays, il vivait presque exclusivement de grenouilles, économisant ainsi un peu d’argent sur son maigre traitement de douze cents francs. C’était un grand sujet de raillerie pour les Normands, gros mangeurs de chairs succulentes, que cet homme habillé de noir, posé à la tombée du jour comme un scarabée risible au bord des ruisseaux, et pêchant, — pour les manger ! — gravement, avec une ligne amorcée d’un bout de drap garance, ces joyeuses grenouilles qui, dans le silence des soirées printanières, soulevant au long des fossés le manteau vert des lentilles d’eau, assises dans le cresson, dissimulées au milieu des roseaux fleuris, font entendre leur bruyant hymne d’amour, emplissant la campagne de coassements éperdus, dont les chœurs discordants, répercutés à l’infini dans la profondeur des prairies, escaladent la rivière, s’assourdissant soudain dans une clameur lointaine, et semblent expirer en vagissant dans un dernier écho au pied du clocher de Sainte-Marie-du-Mont qui pointe là-bas, là-bas, au-dessus des grèves, dans la brume douteuse des crépuscules.
Les gens du pays ne lui cherchèrent pas querelle à propos de ce goût bizarre. Il n’abîmait en rien la propriété, ne troublait pas l’eau des bêtes, en un mot ne causait aucun dommage. Le garde champêtre, qui ne sortait jamais du cabaret, déclara seulement que ce n’était pas porter du respect à sa profession. On se moqua du pêcheur de grenouilles : il n’eut pas l’air de s’en douter.
Parfois la petite sœur de la demoiselle du télégraphe, une chétive enfant blonde, aux cheveux trop lourds, aux yeux profonds, descendait aussi dans la prairie au retour de l’école, et cueillait en un instant, en plongeant son bras tout entier dans les herbes hautes, avec une adresse de gnome, une salade de jeunes pissenlits. Il voulut l’imiter un jour, mais après s’être perdu l’œil pendant une heure, courbé en deux, il s’arrêta tout éberlué, son couteau à la main, sans avoir rien trouvé. La petite eut alors un grand rire moqueur, assise qu’elle était, non loin de là, sur une grosse pierre, à renouer les lacets de son brodequin de cuir.
Et la marchande de lait, sèche et longue, qui se reposait, les poings appuyés à la place des hanches, à côté de ses deux canes pleines de la dernière traite, dit en ce moment à la femme de l’horloger-concierge, en branlant sa petite tête dure de vieille poule :
— Ce n’est point fait pour vivre dans nos pays, des pauvres petites gens comme ça !
— Que voulez-vous, Madame Mihareng, répondit l’autre avec un souverain mépris, ces hors venus, ça prend son bien partout ; ça n’a jamais bien de quoi !
Le fonctionnaire est considéré par le Normand comme une espèce de mendiant respectable, fort à plaindre, que l’on loge par charité ; un nomade nostalgique, moins amusant que les baladins qui passent, gouailleurs, dans leurs roulottes peintes, tandis que des femmes aux cheveux noirs comme l’enfer, le buste couvert seulement d’une camisole lâche, montrent leurs têtes de gypsies aux petites fenêtres que closent des volets verts. Le forain, à quelque métier qu’il se livre, somnambule, arracheur de dents, montreur de phoques, teneur de loteries, rançonne le paysan ; il entre dans sa vie, il passe, il enjole, il vend, il vole ; le forain est le roi du paysan, le fonctionnaire en est la victime. L’homme des champs admire le bohémien, cet être souple qui fait perpétuellement le saut périlleux dans l’existence. D’où vient-il ? où va-t-il ? où meurt-il surtout ? mystère. Il ne se plaint jamais d’aucun mal et fait semblant quelquefois, par dérision, de guérir les autres. Son feu pétille en tout endroit, sa marmite bout aussi aisément au coin d’une route que suspendue à la crémaillère des cheminées de ferme, les marches d’un calvaire lui servent souvent de table, il se complaît à étaler ses loques avec une majestueuse aisance, il boit et mange, fait ripaille quand il peut, et rit… toujours. On lui pardonne de n’avoir d’autre patrie que le chemin. Son éternelle migration semble aussi naturelle que l’évolution d’un astre.
Les hôtes passagers de la maison commune ne jouissaient point, eux, de cette craintive considération. On n’imaginait point quels événements avaient pu les projeter ainsi, loin de leur pays. Ce n’était pas de plein gré sans doute qu’ils se livraient à de si bizarres occupations. On ne les rencontrait ni à l’enregistrement, ni au tribunal ; aussi ne devaient-ils compter sur aucun crédit. Une juste défiance les enveloppait : une atmosphère spéciale fleurant la pauvreté.
Ils apportaient de nouvelles coutumes.
L’un venait du midi et se rendit acquéreur de quelques bottes d’ail pendues depuis plusieurs années au plafond de tous les épiciers et remplies de toiles d’araignées. On le vit les nettoyer et les tresser avec amour, comme il avait coutume de le faire étant enfant dans son jardin de Port-Vendres, à l’abri d’une âpre falaise aux tons violets.
Dans une autre famille on acheta du thé. La marchande imagina que l’on s’en servait pour détacher les habits, mais elle apprit par la servante, ébahie, que ses maîtresses en buvaient à pleines tasses, le soir, en mangeant du pain grillé et en lisant du patois anglais.
Enfin, c’était bien mieux maintenant : — çu galu[1] de commissaire qui fricotait des guernouilles !
[1] Ce borgne.
Leurs vêtements aussi donnaient lieu à des commentaires par un manque d’ampleur, par une sorte de vernis que le temps étendait sur les omoplates, à la place des coudes et aux genoux des pantalons, reflétant comme au fond d’un miroir la trame des étoffes pâlies. Ils lavaient leur linge souvent, en secret, et le faisaient sécher dans les greniers du château, plutôt que d’étendre la lessive de toute une année des deux côtés de la place, sous les vieux tilleuls, de façon à ce que chacun, en passant, pût admirer l’excellence de la toile et le fini des broderies. Lorsqu’ils se hasardaient dans les boutiques, ils extrayaient modestement de leurs vieilles bourses quelques pièces de monnaie pour payer leurs acquisitions, au lieu d’éventrer sur le comptoir du marchand des sacs de cuir à coulisses, bondés d’argent et d’or.
Et ces vagabonds de la vie, recueillis dans cette ruine en butte à toutes les rafales du nord, grelottaient par ce dur hiver dans les appartements du second étage qu’on leur avait répartis, à peu près, sans prendre aucun soin de les réparer, et qu’ils ne pouvaient avoir la témérité de songer à chauffer, car la bise descendait comme chez elle des hautes fenêtres, soulevant les rideaux légers, se rejoignait dans les corridors avec des courants d’air en promenade, prenait d’assaut, en les secouant, les portes closes, et déchaînait avec une musique de damnés le sabbat du vent.
Le maître d’école était de beaucoup le plus considéré. Il avait un frère curé à Carpiquet. Sa femme, prise parmi les filles du pays, possédait, à la connaissance de tous, deux pièces de terre sur la commune d’Osmanville. De plus, il avait imaginé de créer un internat pour des fils de fermiers qu’il prenait au moment de la première communion. Bientôt il en réunit à sa table une quinzaine et en retira grand profit. On installa les lits de fer où ils couchaient, la tête couverte de gros bonnets de coton, — ni plus ni moins que les fils de l’ogre dans l’aventure du petit Poucet, — au milieu d’un ancien salon de jeu aux lambris revêtus d’une peinture verte que relevaient des moulures d’or ; et tout le jour, leurs bruyants sabots retentissaient en une galopade effrénée sur les noirs parquets de chêne, sous les plafonds ébranlés.
Vers le temps où florissait cet ingénieux négoce, on installa un bureau télégraphique tout contre le dortoir des jeunes paysans. Beaucoup, effrayés du voisinage de l’électricité, prévinrent leurs parents ; — comment ne pas avoir peur d’une chose qu’on ne voit pas ? — et profitèrent de la circonstance pour retourner en hâte dans leur village, faire les hommes, avec des blouses lustrées, à boutons de nacre, et des casquettes de soie.
Ce fut un désastre pour l’instituteur. L’hypocondrie dont il était atteint ne fit que croître ; il maigrit, devint jaune comme un cierge oublié derrière un autel ; et souvent il quittait l’école, nu-tête, un livre à la main, pour regarder, plein de fiel, les surveillants de l’administration télégraphique en képis galonnés qui, montés sur de hautes échelles, posaient les fils et arrachaient par lambeaux de très anciens nids déserts d’hirondelles.
Un soir que la pluie lavait les toits et pleurait dans les tilleuls, deux dames et une enfant descendaient de l’omnibus devant la principale entrée du manoir : celle qui regardait la terre. Un réverbère accroché très haut dans le mur dessinait autour de lui un cercle de lumière blafarde, au milieu duquel les lézardes de la façade semblaient tracer en s’enchevêtrant de perfides hiéroglyphes. Dans la longue avenue qui s’étendait devant la maison commune, les grands arbres, échevelés par la bourrasque, se tordaient en faisant craquer leurs membres sur leur tronc, dans une sorte de démence. La lune se montrait par instants, très pâle, dans la lividité du ciel ; les girouettes grinçaient, et des frôlements douteux s’entendaient autour des cheminées. Cette maison, défigurée pendant le jour et banale à faire pleurer, prenait avec la nuit l’incommensurable et majestueuse tristesse des ruines. Et plus loin, en face, la petite ville brillait, ramassée sur elle-même, resserrée comme une citadelle, rangée comme une armée en bataille, forte, inexpugnable dans son bien-être arrogant.
A ce spectacle lugubre, une impression douloureuse fit pousser aux deux femmes la même exclamation désolée. Seule, la petite fille, regardant toutes ces choses avec ses grands yeux ardents dans sa face pâle, dit, en se renversant, de ce ton fier et âpre qu’elle avait : — C’est beau, cela !
Elles s’installèrent pourtant.
Les meubles qu’elles apportaient ne parurent point trop dépaysés dans la nouvelle demeure ; il se trouva même qu’ils avaient grand air, adossés à ces murs battus des vents de mer. Ils semblaient, eux aussi, avoir une très longue histoire, taillés en plein dans le cœur des chênes, hauts, lourds, faits pour une autre race, ou bien équarris dans des bois précieux sur des rivages inconnus, d’après des indications très vagues ; d’où il leur résultait la forme naïve et massive de grands coffres à tiroir, ouvragés de poignées de cuivre, que l’on superposait à volonté, et qui, collés au flanc des navires, avaient fourni de longues campagnes et essuyé les tempêtes de tous les océans.
On voyait pêle-mêle, parmi des objets familiers et sans aucune valeur, des œuvres d’art rapportées des pays les plus lointains, au hasard de toutes les aventures : tels, des narghilés, des idoles taïtiennes en bois de fer, des éventails en ivoire découpé, pareils à l’un de ceux qui se trouvent dans la collection du Louvre, des dents de cachalots montées en colliers sur des tissus faits de l’écorce des arbres, des défenses d’éléphants, un brûle-parfums en bronze surmonté d’un bouquet de fleurs et de fruits, puis, un merveilleux service de vieux chine marqué au chiffre de la famille et remplissant un pesant buffet ; sur la porcelaine fine et transparente comme une taie, des guirlandes de roses ondoyaient autour des assiettes et des plats, vives de nuances délicates et exotiques ; des oiseaux empaillés de différentes familles, perchés sur un arbuste artificiel, regardaient fixement de leurs yeux de perles quelque chose qu’on ne voyait pas ; et c’étaient encore des coiffures de sauvages de Papéïti, des collections d’armes, des coffres de Marseille peints sur fond vert de fruits chimériques et superbes comme les pommes des Hespérides, d’où s’exhalait une odeur de camphre, d’ambre et de santal ; des boîtes de palissandre brut remplies de coquillages classés avec soin. Un tableau naïf représentant la prise d’un vaisseau de la Compagnie des Indes par le lougre d’un corsaire se trouvait accroché près de miniatures d’Isabey, où des messieurs d’un certain âge, aux favoris roux, se tenaient, gourmés, le menton en l’air, sur leur haute cravate blanche : l’un d’eux, celui qui souriait dans son cadre, avait été un de ces hardis coureurs de vagues né sur la roche Malouine à la fin du siècle dernier et dont les prouesses fameuses étonnèrent les plus braves de ce temps.
Et l’on aurait mis au jour, en fouillant ces vieilleries, des insignes de maçonnerie, un petit reliquaire, des titres de baron ramassés sur les champs de bataille du premier empire, côtoyant de très anciens parchemins, qu’avaient dédaignés les ancêtres, plus fiers de leur roture bretonne.
Ces événements se passaient au moment même, où, vers la fin du second empire, on se décida en haut lieu, par une mesure d’économie très pratique, à confier la gérance des stations télégraphiques de peu de valeur à des veuves d’officiers ou à des jeunes filles pauvres possédant des titres.
On ne saurait trop admirer quelle importance, quelle majestueuse ampleur, ces trois mots prennent dans le style administratif : posséder des titres. On n’imagine pas aisément une propriété de ce genre, en ce temps surtout : c’est un capital flottant, insaisissable, toujours menacé d’un krack imminent. Tel a des titres exceptionnels aujourd’hui, qui, demain, en raison de l’instabilité des choses, se trouvera dépourvu de tout crédit.
Mais rassurez-vous, il n’en est pas ainsi de ces femmes. Leurs titres, à elles, sont authentiques, indéniables, gênants, épinglés à des voiles de veuves, à des crêpes d’orphelines, maculés du sang des morts, plus nombreux à chaque nouvelle tombe creusée. On compte alors les cadavres : cela s’appelle des titres. Ne vous semble-t-il pas bien nécessaire, en effet, que les pères aient trouvé un glorieux trépas sur les champs de bataille, ou que, succombant dans des expéditions meurtrières, loin de leur patrie et pour propager son nom chéri, le ventre des vautours leur ait servi de sépulture, ou le pli d’une vague de linceul, pour que leurs filles, leurs femmes, reçoivent, en récompense de leurs loyaux services et de leur cruelle agonie, cet emploi tant désiré, tant sollicité par l’anxieuse misère de la femme ?
Douze heures de service, huit cents francs de traitement, le logement en plus, ainsi se traduisit cet effort mémorable vers la philanthropie qui devait, disait-on, sauver la femme moderne et résoudre sur un point important le problème social.
A la suite de cette brillante innovation, les petites filles de l’amiral Trégar-Creachmeur, un marin d’épopée, et les filles d’un officier de marine qui avait été en même temps un passionné naturaliste et un poète délicat, devinrent, par les soins de l’empereur, titulaires du bureau télégraphique de Saint-Paul-Église, un chef-lieu de canton assis à demi sur le Bessin et à demi sur le Cotentin.
Jeffik avait vingt ans et Anne en avait neuf.
Leur mère, courbée sous le poids d’une destinée trop dure, paraissait se complaire dans un pénible rêve dont elle ne se réveillerait plus qu’au delà de ce monde. Des jours comptés, des nerfs ébranlés, des souffrances physiques héroïquement endurées et des peines morales acceptées avec la sérénité que communique à certaines âmes une croyance opiniâtre, une espérance d’outre-tombe inaltérable, une soif de justice céleste, de suprême revanche et de félicités éternelles, composaient à cette noble femme la plus imposante figure. Rare était son sourire, d’une pureté, d’une grâce craintive. Un froid de sépulcre, arrêté sur ses beaux traits, figeait son geste et sa parole, mais, s’écartant sur son cœur, l’avait laissé battre encore, et répondre dans un écho douloureux à tous les appels de la pitié. Chaque jour plus affranchie de ses regrets, elle brisait un des liens qui l’attachaient à la terre, et, vivant dans l’attente de l’éternité, déjà sur elle semblait s’étendre l’ombre de son repos infini.
Ses enfants la comprenaient mal, car elle n’était point de ces mères aux baisers passionnés, aux douces et violentes étreintes qui réchauffent et réconfortent les petits, dans ces instants, où, saisis de vertige et d’angoisse, on les voit, effrayés sans raison et comme livrés à l’épouvante d’être.
Mais demande-t-on au voyageur épuisé, qui, ayant achevé sa tâche, rentre le soir dans la paix de sa demeure et s’étend sur sa couche pour se livrer au sommeil, de revenir sur ses pas et d’assister à d’autres luttes ? Allez, dirait-il alors, courage, enfants, l’heure est trop avancée, à chacun sa journée, moi, je succombe. Adieu !
Trégar-Creachmeur ! Elles le portaient, ce nom sauvage, ce vieux nom celte qui devait appeler jadis un barbare écho dans les antiques forêts de chênes et retentir comme un cri de guerre, quand les aïeux brandissaient des épieux de frêne, frémissant aux chants de leurs bardes. On le retrouve aujourd’hui encore, en longeant les côtes britanniques, dans les huttes d’humbles pêcheurs gallois.
Personne à Saint-Paul-Église ne put retenir cette rauque appellation. La domestique qu’avaient engagée les dames Trégar-Creachmeur, une fille massive et haute comme un géant, interpellée à ce sujet, ne put qu’éternuer plusieurs fois de suite sans arriver à aucun résultat. Elle s’excusa près des commères en déclarant que ses maîtresses arrivaient de Bretagne, du diable, on ne savait d’éoù.
Coiffée d’un bonnet de coton, cette fille ressemblait, sauf la couleur, avec ses traits épatés, ses lèvres lippues, sa large et plate poitrine d’homme, son rire niais et ininterrompu, à cet eunuque insouciant que nous avons coutume de nous représenter à la porte d’un sérail.
Elle marchait d’un pas lourd et égal, d’un pas de bœuf, qu’aucune puissance humaine ne pouvait hâter ni ralentir. Chargée du soin de porter les télégrammes en ville, elle s’acquittait fidèlement de sa tâche et recueillait par-ci par-là quelques pourboires ; mais on l’entendait geindre et soupirer très fort en montant les escaliers du château qui n’avaient pas moins de cinquante-deux marches.
La façade ouest de la maison commune regardant la campagne était percée de hautes fenêtres garnies de vieux petits carreaux où le soleil couchant jetait parfois des pourpres incendiaires ; dans l’intervalle de leurs fentes et placées régulièrement à la hauteur du second étage, au milieu de l’édifice, deux petites lucarnes ovales trouaient la muraille de chaque côté d’un auvent recouvert d’ardoises et de mousses pelucheuses. Souvent ouvertes, on les apercevait de très loin, semblables à deux yeux noirs et creux : les yeux sans pensée de ce grand corps de pierre.
Maintenant leurs orbites vides s’animaient à tout instant des plus étranges prunelles. Les deux sœurs s’y complaisaient à aspirer l’odeur des algues et de la marée, qu’apportait, par larges bouffées, en bondissant au-dessus de la rivière, le vent d’ouest, ce fidèle amant des fureurs de la Manche. Le pays tout entier se déployait devant les jeunes filles : des prés de toutes formes, grands, petits, carrés, triangulaires, encadrés de hauts talus faits de main d’hommes, plantés, les uns de saules au tronc noir, fendus par les orages et dont une partie s’échevèle désespérément parmi les roseaux, d’autres, de peupliers effilés en quenouilles, dépouillés de leurs dernières feuilles, où des boules de gui, pareilles à de vieux nids de pies, suspendent des taches opaques.
La rivière, dans un dernier détour, descendait vers la petite ville par un large canal coupé en plein au milieu de ce gras terrain d’alluvion, mélangeant ainsi la fadeur de ses eaux à l’amertume des vagues marines. Elle servait le plus ordinairement de port à ces vaillants petits caboteurs, sloops, briks, goëlettes, d’un mince gabarit, affrétés par le Havre, Dieppe ou Newhaven, qui, tanguant et roulant, bataillent avec des flots pervers sur cette périlleuse Manche, hérissée de récifs où s’exaspère la rage des vents, et quelquefois à des navires norvégiens aux voiles hautes et blanches, dont la coquille est peinte de couleurs claires et romantiques, portant en poupe pour patronne quelque statue de femme, poétique allégorie, ressemblant à un rêve ébauché, le rêve peut-être, informe et mélancolique, de quelque primitif artiste des pays du nord.
Quand les demoiselles Creachmeur voyaient, à l’aide de leurs jumelles marines, un de ces grands voiliers se lever sur l’horizon devant la silhouette des îles Saint-Marcouf, elles en scrutaient minutieusement la forme et l’allure. L’enfant battait des mains et s’écriait avec exaltation : — C’est encore un bateau de fées !
— Qu’entends-tu par là, lui dit un jour Jeffik moqueuse ? tu sais bien que ces étrangers n’apportent que du bois. De quelles fées parles-tu ?
— Ce sont les fées des forêts de sapins, répliquait l’étrange petite. Elles sont blotties dans le cœur des vieux arbres morts.
Le trois-mâts entrait au port, détendait ses voiles, et souvent, vers le soir, un chant doux et grave s’élançait du haut d’une vergue et secouait sur la campagne assoupie des notes inattendues où frissonnait la poésie du Nord.
Par une des belles journées de givre de ce rigoureux hiver, un soleil frileux, d’une blancheur aveuglante, s’étant levé sur la vallée d’Auge, les jeunes filles se montrèrent tout emmitouflées dans leur cadre de pierre.
L’aînée, très rose, attirante, avec un joli regard gris, au fond duquel le sphinx féminin semblait en même temps poser l’énigme et la résoudre. Jeffik, c’était plus qu’un Watteau et moins qu’un Fragonard : une bouche où flottait un sourire ironique et tendre, la grâce mobile et capricieuse, la coquetterie d’Ève, et par-dessus tout, le désir de plaire, la joie d’être trouvée belle qui ôte aux jeunes filles le souci d’être pauvre.
La cadette, très blanche, un frêle et nerveux petit corps, la pâleur d’une enfant qui pense trop, le regard sans fond avec ce quelque chose d’adorablement borné qui, dans l’esprit des petits, n’est que l’ignorance de nos misères ou le refus d’y croire, mais aussi avec ce quelque chose d’admirablement limpide dans les prunelles, — comme une portion éclairée de l’infini que ces innocents apportent avec eux de la patrie des âmes, — une crinière blonde, longue, fine, rebelle, une irrégularité de traits absolue, d’où la faculté de peindre tous les sentiments passionnels, la tête toute d’expression, jamais jolie, souvent belle. Anne n’a pas eu son peintre, on ne la rencontre pas dans les musées, et c’est vainement qu’on la comparerait à un Greuze ou à un Vélasquez ; Puvis de Chavannes l’a entrevue peut-être dans sa douceur sauvage de petite druidesse, impressionnable et brave, hardie et candide, violente et sensible.
Et tandis que les sœurs échangeaient au-dessus du vieil auvent leurs idées d’une lucarne à l’autre, elles remarquèrent le maître d’école gagnant les quais avec une hâte insolite, en coupant à travers la prairie, dans un costume qu’il n’avait l’habitude d’arborer que le dimanche. Il avait roulé sur sa bottine le bas de son pantalon noir, et un chapeau haut de forme d’une main, un parapluie de l’autre, il courait en chancelant, tantôt poussé en avant, tantôt rejeté en arrière par les ensorcellements du verglas. La dignité sévère et le maintien gourmé qu’il avait coutume d’observer lorsqu’il se promenait au cours des récréations entre ses deux adjoints hypnotisés par la crainte autant que par l’ennui, l’abandonnait à mesure que la colère montait à son crâne ovoïde, jaune et poli. Il frappa la terre de son parapluie, jura, se moucha ; puis il songea tout d’un coup dans son orgueilleuse bêtise, qu’il devait être ridicule, et une sueur glacée refroidit encore les deux ailes de son nez. Justement, c’était l’heure où le maire donnait ses signatures à la maison commune et où monsieur le juge de paix, les avocats et les huissiers, emplissant les coulisses du tribunal, disposaient en sifflotant les accessoires de la justice. Il interrogea toutes les hautes fenêtres du premier étage. Aucune silhouette n’y dessinait son ombre. Il allait reprendre sa route, quand ses regards, déjà plus rassurés, montèrent, et découvrirent, dans les demoiselles Creachmeur, des témoins exécrés. — Elles lui mettaient la bile dans le sang, ces filles, à côté desquelles, sa femme, à lui, semblait une vachère ; sans compter l’argent qu’elles lui faisaient perdre. Dieu merci ! il prendrait sa revanche… aujourd’hui même…, car il allait à la rencontre d’un navire de Christiania, dont le propriétaire, un riche armateur, lui confiait, pour un temps, son fils Arvid Swevenmor, âgé de vingt-deux ans, afin qu’il apprît notre langue et s’initiât sans danger aux mœurs françaises, « dans le sein d’une famille aussi vertueuse que lettrée », avait eu soin d’écrire le modeste instituteur.
Il se trouva qu’on avait ôté la passerelle de bois sur la douve aux vaches qu’il fallait traverser, ainsi que le petit jardin des douaniers, pour se trouver sur la digue. Ce minuscule étang, qui se prolongeait en ruisseau autour du pré, se tenait et luisait au soleil comme un morceau d’étain ; des joncs s’y reflétaient, et des orties toutes noires se penchaient avec détresse au-dessus du pâle miroir. Les gamins ne l’avaient pas même respecté malgré sa profondeur, et l’on y voyait l’étroit sillon de la glissade hardie que les sabots creusent et polissent, et que borde, comme un bourrelet de cygne, une râpure de glace rejetée par les pieds en un mousseux talus. Les dernières cenelles avaient laissé choir à sa surface leurs perles rouges, on eût dit la trace sanglante d’un oiseau blessé ; les merles ne s’y trompaient pas.
Boscher eut le geste tragique d’un homme qui fait le sacrifice de sa vie. A pas comptés, avec des gestes d’équilibriste, le parapluie en balancier, il s’engagea sur l’eau, les prunelles tournoyantes, les jambes faibles, le cœur malade ; puis, ayant senti un craquement inquiétant, il s’élança vers l’autre rive avec l’agilité d’un écureuil, serra dans ses bras le tronc d’un vieux saule, posa un pied à terre, tandis que l’autre s’enfonçait brusquement, avec un bruit de cristal brisé, près d’une touffe de roseaux. Il repêcha sa jambe, ruisselante jusqu’aux genoux, et, résigné à tout, traversa en grelottant les plates-bandes roussies du courtil des gabelous, secouant son pied auquel s’attachaient de petits brins de fumier.
Il était temps qu’il arrivât. Le bateau amarré, le bruit des dernières manœuvres s’éteignait en petits grincements de roues et de poulies ; la planche venait d’être jetée et un jeune homme la franchissait d’un pas dégagé.
Le Norvégien portait une toque de fourrure et une longue pelisse. Les jeunes filles ne distinguèrent de son visage qu’une ferme et uniforme blancheur ; elles n’aperçurent que deux mèches de cheveux, tordues à fleur de peau comme de l’astrakan et blondes comme du soleil, dépassant au coin des oreilles sa coiffure fauve.
Sans porter aucune attention à Boscher, occupé près du capitaine, Swevenmor prenait possession de cette nouvelle terre où il allait vivre.
C’était, sur les bords du petit golfe, un paysage hollandais, coupé de canaux, sillonné de digues enfermant dans le relief de leurs dures maçonneries le profil des nouveaux rivages, marécageux encore, où frisonne une mer de joncs et de plantes marines ; et, comme un filet d’argent aux mailles inégales étendu sur la plaine, l’infinité des ruisselets. De l’eau, de l’eau partout arrêtée par l’hiver dans les veines glacées de l’humus endormi.
Cependant le maître d’école se porta devant le voyageur, et, gesticulant au-dessous de lui, il s’efforça, non sans timidité, d’attirer son attention. Il se haussait sur la pointe des pieds ; même il se coiffa pour se grandir ; puis, il agita un peu le bord de la riche pelisse du jeune homme, et, comme ce dernier abaissait sur lui ses yeux, — des yeux pareils à l’eau d’un glacier où se mire un ciel bleuâtre, — Boscher se mit à lui crier en pleine figure deux mots de langue norvégienne trouvés dans un dictionnaire. Cela ressemblait à un appel, au cri de guerre et de mort d’une peuplade africaine, à l’aboiement plaintif et aigu d’un chien auquel on vient d’écraser la patte et qui se sauve en hurlant.
Stupéfait, le pupille de l’instituteur se pencha vers lui avec compassion, et le désignant du doigt, se fit expliquer par le capitaine l’affection de ce pauvre homme. — Il l’avait pris pour un sourd-muet à cause de son inintelligible vocifération, ou pour un mendiant de White-Chapel transporté de l’autre côté de la Manche, avec son vieil habit trop large et son antique chapeau de soie lavé par les grandes averses.
Enfin, mis au courant, il s’exécuta ironiquement, dans un français très correct qu’il parlait avec une certaine lenteur, de n’avoir pas deviné de suite celui dont il allait être l’hôte ; et Boscher, entièrement désorienté, ne trouva que ces mots à lui dire : — Alors, vous parlez…?
— Voilà, dit Anne à sa sœur, un jeune prince que les bonnes fées des forêts envoient pour rompre le malicieux enchantement qui fait que nous sommes si pauvres. Regarde, Jeffik, as-tu jamais vu une taille aussi haute ?… Qu’il est grand !… qu’il est grand !… Mais le méchant instituteur marche près de lui comme un affreux nain et va l’enfermer pour empêcher que nous soyons princesses.
— Tu voudrais donc être princesse, petite ?
— Quelquefois, murmura l’enfant.
Et dans son imagination elle se sentait pénétrée de la douce chaleur des grands salons où souffrent des plantes alanguies et des fleurs moissonnées en d’autres pays. — Cela devait être si bon, avoir chaud longtemps, toujours ! Quand on a bien couru et pétri la neige, trouver un foyer qui rit, qui brille comme un soleil d’été !
Anne allait à l’école dans une petite pension menée par des religieuses, filles simples, douces et bornées. Afin de ne pas prononcer son nom, qui était décidément trop difficile à dire, on l’appelait au couvent « Anne de Bretagne ». Ainsi, chacun apprit tout de suite qu’elle était une étrangère. Objet de curiosité et d’étonnement.
Pendant la mauvaise saison la bonne venait la prendre à sept heures à cause de cette grande place sombre qu’il fallait traverser avant d’arriver à la maison commune et de ces hauts tilleuls qui s’allongeaient en massifs d’ombre. Elle l’attendait dans la cour, saisissait son panier, et l’entraînait à sa suite. Souvent la petite fille l’accompagnait ainsi chez les habitants où la servante déposait les derniers télégrammes du jour.
Quelquefois c’était chez le maire. Il habitait la plus belle route du pays, une vraie rue de bourgeois à l’aise, avec ses maisons bien alignées dont les fenêtres aux rideaux tirés ne laissaient rien deviner. L’enfant, enveloppée d’un maigre manteau descendant au bas de sa robe, sorte de cape que l’on désignait autrefois sous le nom de talma, attendait sous le portail que la grosse fille eût fini de bavarder à la cuisine. C’était long : Anne s’approchait pour voir. — Oh ! la tentation de ce feu clair aperçu par la porte vitrée, la vue de ce rôti qui tournait en crépitant devant un brasier de hêtre, au milieu de l’étincellement des cuivres !
Elle aurait pu entrer là pourtant, prendre sa part un instant de ce bien-être, pénétrer ses moelles transies de cette chaleur de riche. En vérité, elle l’aurait pu sans grand mal, cette petite de neuf ans ! Mais non, elle ne devait pas être là, avec les domestiques, mademoiselle Trégar-Creachmeur ! Elle sentait très bien cela dans son orgueilleuse petite tête bretonne. Et une moue de dédain montait à ses lèvres fières.
La nuit descendait sur le château, qui redevint tout à coup une vieillerie très belle et très décorative au milieu de ce paysage plat, seul au fond de ce golfe en tout semblable à une de ces petites baies d’Écosse que l’on nomme lochs en gaëlique, et qui semblent aussi livrées à la brume, aux brouillards, aux pluies et aux formidables vents. Mais quel calme singulier ce soir-là : le givre montait sur les carreaux en arbres chimériques, en fougères d’argent ; l’ombre des peupliers s’allongeait indéfiniment sur les prés et venait rattraper, près de la rivière, l’ombre plus svelte des grands mâts. Il faisait si froid que le vent se retenait de souffler, l’eau des marais s’épaississait autour de la face de la lune, des flots de lumière laiteuse se roulaient sur la campagne : c’était une nuit où l’on rêve d’hosannas éclatant dans le silence. Jamais il ne s’était vu de si claires ténèbres.
Comme huit heures sonnaient à l’église de la petite ville, une lucarne s’ouvrit, et Anne, allongeant au travers sa tête blonde, se mit à chanter à la lune.
Dans son insouciance d’enfant pauvre, elle chantait, l’orpheline, sur un air inconnu, des vers obscurs, étranges comme elle, improvisés dans sa tête de petit barde. Elle chantait, cette petite fille des corsaires, cette petite fille d’une race perdue dans les temps !
Pourtant, l’hiver avait été dur pour les « dames du télégraphe », et les vieux messieurs qui avaient posé devant Isabey présidaient souvent, du haut de leurs cadres, aux plus tristes agapes. C’était vraiment de la gêne, décente et bien cachée, supportée avec un égal courage par la mère, la jeune fille et l’enfant.
Pour ce qui touchait à l’extérieur, les apparences étaient à peu près sauves, mais au prix de quelles privations ! Dans le salon, un feu de bois se trouvait préparé sur des copeaux ; on ne l’allumait qu’au cas d’une visite tout à fait importante. On se nourrissait des mets les plus grossiers ; encore, pour faire la soupe du soir, le fagot manquait-il souvent. Ensuite, sur les cendres chaudes, il arrivait de griller, par extra, un morceau de salaison marine, ou quelques petits poissons saturés de salpêtre, apportés de Terre-Neuve, au retour des grandes pêches, et qui sont un manger en honneur dans les vieilles familles bretonnes où l’on garde les coutumes des ancêtres. Le thé suivait dans ces fragiles tasses de Chine si précieuses qui, soulevées par des mains diaphanes, donnaient un air de raffinement tout à fait étrange à cette fin de repas de misère.
D’ordinaire, une lecture en anglais, pendant laquelle les souris s’en donnaient à cœur joie, terminait la soirée. Parfois, une chouette, attirée par la lumière, heurtait la vitre de son bec et fixait dans l’intérieur, avec curiosité, des yeux qui ne sont pas méchants du tout, ainsi qu’on se l’imagine, mais où l’on trouve au contraire une singulière douceur. Pour dire la prière, on s’agenouillait en face d’une Vierge dorée, la brune Vierge provençale qui protège les marins contre les furies de cette mer trop bleue, trop belle, sur laquelle s’étend son pouvoir, et que l’on n’aime jamais, comme l’Océan, d’un inguérissable amour.
Mais ce soir-là c’était fête.
— Vous nous attendrez en disant votre chapelet, mère, n’est-il pas vrai ? Vous avez là un bon petit feu, le thé est prêt : je vais avancer le paravent derrière vous afin que le froid ne vous tombe pas sur les épaules. A onze heures nous serons revenues.
Et Jeffik, sur le point de partir, achevait de mettre ses gants.
— En effet, répondit la vieille dame, il fait presque chaud ici aujourd’hui… Il me semblait que nous n’avions plus d’aussi gros bois, Jeffik ?
— C’est Anne qui a arrangé cela, maman, répondit la jeune fille désireuse de glisser sur un fait, favorable après tout, qu’elle ne s’expliquait pas davantage, ayant brûlé elle-même la dernière souche de hêtre ; je ne l’ai pas remarqué.
La petite, disparaissant à propos, semblait s’être évaporée. Elle avait des façons à elle d’aller, de venir, d’ouvrir et de fermer les portes à la manière des fantômes que l’on n’entend jamais.
Des bruits inaccoutumés montaient de la pelouse. On entendait des gens marcher en hâte, rire ou causer ; des matelots, reconnaissables à leur voix, à leur gaieté bruyante, chantaient en courant lourdement ; des bourgeois, sans songer à la lune, portaient de petites lanternes dont la lumière piquait le givre d’un fuyant reflet d’or. Tous se dirigeaient vers la halle au beurre, sous les tilleuls, où une troupe de passage donnait un concert ce soir-là.
Jeffik alors ouvrit la fenêtre et appela de sa voix jeune et claire : — Monsieur Saussaie ?
Aussitôt, du côté opposé, une voix répéta en parodiant : — Monsieur Saussaie ?
— Tiens, dit Jeffik avec joie, l’écho est là, ce soir.
Et en même temps un bonhomme répondit d’en bas en chevrotant : — Me voilà, Mesdames !
C’était un haut vieillard, très maigre, très voûté, portant des lunettes au-dessus desquelles il envoyait ses regards, en remontant sur son front, dans une contraction de sa pensée, ses sourcils réunis en houppes grises. Il tenait le plus souvent ses mains dans les poches de son gilet, et ses longs bras décharnés dessinaient ainsi un angle aigu et grêle qui faisait ressembler sa personne à une grande sauterelle.
Il jouissait dans la maison commune d’une pièce sombre et humide comme une geôle, à peine éclairée par une moitié de fenêtre enfoncée profondément dans le granit. Moyennant cette faveur, il balayait la mairie, affichait les bans, mesurait le bois aux pauvres de la ville et servait le commissaire de police qui demeurait comme lui dans l’aile droite. Le reste du temps il fabriquait des souliers de paysans. Sobre, doux, triste, il ne sortait jamais du château. Il trouvait moyen d’élever des fleurs dans sa soupente ; une pie apprivoisée partageait sa solitude. Son ménage, — il était veuf depuis trente ans, — paraissait aussi bien rangé que par les mains d’une femme très soigneuse.
Tout le jour, un grand silence l’enveloppait ; le tic-tac d’une horloge tombait dans son nid de vieil oiseau avec une netteté fatidique, et le soir, dès huit heures, hiver comme été, il se couchait, en montant à l’aide d’une chaise, sur son lit élevé où son grand corps maigre pesait à peine sur les matelas de plume.
Le père Saussaie ne s’attachait pas facilement, son vieux corps avait trop peiné. Son histoire devenait si ancienne que tout le monde l’avait oubliée ; et ils se faisaient rares dans le pays ceux qui se souvenaient de l’avoir vu un homme droit et jeune, tenant à la main un enfant. Cependant, il s’était pris d’amitié pour les dames Trégar-Creachmeur et il semblait trouver plaisir à leur rendre mille petits services très délicats, avec son air fidèle d’antique serviteur.
On le disait avare parce qu’il était tempérant, et sournois parce qu’il n’éprouvait pas le besoin de se confier aux indifférents. Il se connaissait dans les plantes et dans les bêtes, et parlait avec une sorte de science philosophique de toutes les choses de la nature. On lui reprochait surtout d’être sans reproches. Il allait à l’église le dimanche, communiait à Pâques ; le jour des rameaux il ne manquait jamais d’apporter un brin de buis consacré qu’il attachait au-dessus de son bénitier de vieux Rouen, sous le portrait de sa défunte. Il y avait encore dans son logis une autre peinture sur la cheminée. Elle représentait un beau garçon de vingt-cinq ans aux traits durs et impérieux. Lorsque des étrangers le questionnaient à ce sujet, il ne répondait pas et parlait d’autre chose. Mais un jour qu’Anne l’avait interrogé à son tour, le père Saussaie, suspendant son travail, répondit en tremblant : — C’est mon garçon, Mademoiselle !
Ses bons yeux gris étaient pleins de larmes.
Alors l’enfant émue, détournant la tête, avait demandé encore : — Mon Dieu ! serait-il mort, mon bon père ?
— Qu’il le soit ou non, c’est tout comme, allez !
Onze heures sonnèrent. Au dedans, le feu crépitait doucement ; au dehors, tout était figé, immobile. Il semblait qu’il y eût un temps d’arrêt dans la marche éternelle des choses, comme si rien ne devait plus bouger dans la nature cristallisée, comme si les affreux vents d’ouest ne devaient plus tordre les grands arbres du pays d’Auge, comme si la neige devait rester toute blanche indéfiniment, et les fleurs de givre, les fleurs de nacre, tendre toujours leurs draperies fragiles sur les brins d’herbe, suspendre leurs pendeloques étranges au bord des toits.
La vieille dame bretonne égrenait toujours son chapelet devant le feu de hêtre, mais la prière un peu machinale qu’elle disait pour ses pauvres morts s’échappait avec douceur de ses lèvres, sans entraver son esprit, qui remontait, dans un triste retour, le courant de ses jours passés.
Enfant, jeune femme, elle se revoyait, ce soir-là, à chaque phase de sa vie, nettement, sans omettre un détail, photographiée dans un coin oublié de sa mémoire. C’étaient comme des portraits d’elle longtemps égarés qu’elle eût trouvés tout d’un coup au fond d’un coffret, sous des lettres d’amour ou des fleurs séchées. Elle revivait tout d’une pièce en telle attitude, d’une façon unique, et tout s’harmonisait dans cette peinture, concourait à reconstituer l’être qu’elle était alors, le moi qu’elle avait à jamais dépouillé par d’innombrables et fugitives transformations.
Enfant, le jour de sa première communion. La toilette terminée, quelqu’un, qui donc ? sa mère, sans doute, l’a saisie entre ses bras, et élevée vers une glace… Elle revoyait, ô avec quelle netteté, le tour harmonieux de ses boucles brunes, les fleurs de son voile de dentelle, les roses pressées de sa couronne, elle sentait craquer sous ses pieds le satin blanc de ses souliers, puis, elle avait fermé ses yeux dans la crainte de se trouver trop belle, pour Dieu ! Quel espoir confus, alors ! Quelle légèreté ! Quelle joie de vivre !
Puis, c’était ailleurs, un jour de printemps, à l’époque de l’amour. Devant elle, celui qu’elle aima, celui qui la troublait d’un regard, celui pour qui ses yeux versèrent les larmes inépuisables de la jeunesse, celui qui ne la posséda jamais, se tenait jeune et superbe. Qu’il était charmant ! Elle craignait, en vérité, de ne pas être assez belle pour lui plaire, et voilà que, des fleurs de trémaine dans les mains, après une promenade champêtre, toute rose de grand air et de passion, elle avait souri en rentrant, à cette ombre radieuse qui souriait aussi au fond de la psyché et qui était, elle, l’amoureuse. Et quelqu’un encore se tenait là, quelqu’un d’ancien, sans doute, et de flétri par la vie, lui avait murmuré : — Jouis bien de l’heure présente, savoure également tes joies et tes larmes d’amour. Un jour viendra où tu te souviendras de ces choses si importantes pour toi aujourd’hui, comme d’une légende, de ces instants comme d’un rêve… Tu diras, avec quel étonnement ! — C’était moi ! c’était donc moi ? — Et tu consulteras ton cœur refroidi ; tu lui diras : — C’était donc toi qui battais si fort dans mon sein de vierge, dans mon sein de jeune femme ? toi qui te gonflais de pleurs ? je ne te connais plus !
Et tandis que ces visions d’un autre temps se déroulaient devant ses yeux fermés, et que les grains ternis de son chapelet d’argent glissaient sur ses genoux, un à un, espacés comme des larmes, une voix qui se lamentait parvint jusqu’à elle, frappant d’abord son oreille, sans entamer ses songes.
Elle revenait petit à petit du pays de sa jeunesse. Là s’étaient déroulées à ses yeux des scènes semblables à des mirages. Cette terre que sa pensée avait parcourue ressemblait à ces îles païennes, vertes et embaumées, où ses pères, les vieux Celtes, plaçaient leurs radieuses fictions. Sur des arbres dont les feuilles s’étalaient larges comme des peaux de buffles, des oiseaux aux ailes de rubis se balançaient parmi les fleurs ; un peuple qui rit et qui chante, un peuple d’enfants, aux cheveux bouclés, y vivait sans souci et sans décrépitude. De mystérieux navigateurs avaient tracé le tableau de ces heureuses contrées, vers lesquelles nul ne pouvait plus orienter son esquif, mais où l’esprit assouvissait toutes ses chimères et dont l’existence supposée rassasiait un instant l’idéal affamé. — Comme ces terres fantastiques qui n’existaient que dans le cerveau fertile du peuple indo-celte, notre passé nous apparaît tout brillant et exotique, lointain et proche, douteux, ayant participé à notre vie et participant déjà à notre mort.
La voix n’avait pas cessé ses appels lamentables. C’était un organe débile, un peu traînard :
— Isidore !… Isidore !…
En même temps, la mère des jeunes filles aperçut une femme suspendue dans le vide s’accrochant désespérément à la pierre d’une fenêtre de l’aile gauche, occupée par l’instituteur. Madame Trégar-Creachmeur reconnut aussitôt la tante du maître d’école, pauvre vieille presque centenaire qu’on laissait souvent seule et qu’on ne soignait plus. Le poids de son corps distendait horriblement ses bras ; ses mains et sa coiffe paysanne paraissaient d’une blancheur spectrale ; ses pieds grattaient le mur et cherchaient vainement un point d’appui sur la corniche effondrée. Un bruit sec s’entendit : — Clac. — Un de ses sabots venait de tomber sur le trottoir de granit.
Mme Trégar-Creachmeur se trouvait, selon toute vraisemblance, seule dans la maison à cause de la fête ; mais incapable de mesurer l’impossibilité physique où elle se trouvait de secourir, sans aide, l’infortunée, elle s’élança aussi vite que lui permettaient ses forces débiles.
Il lui fallait descendre cinquante-deux marches pour arriver sur la place, pénétrer dans l’autre corps de logis et gravir un escalier identique pour atteindre la porte du maître d’école. En admettant qu’elle parvienne à l’ouvrir, que ferait-elle ? grand Dieu !
Elle cherchait, tout en courant, à se rappeler des moyens de sauvetage, réclamant une inspiration du ciel ou quelque miraculeuse intervention.
En réalité, des secondes séparaient d’une mort affreuse la malheureuse paysanne. La noble femme qui volait à son secours s’attendait à la voir expirante et effondrée au pied du château ; mais quand elle fut en bas, levant la tête, elle vit encore au même endroit, le corps de Mlle Perpétue. Son autre vieille galoche de bois était tombée en tournoyant à côté de la première : — Clac.
Cependant la vieille fille, en dépit de ses quatre-vingt-quatorze ans, se cramponnait encore avec une force véritablement prodigieuse au rebord de la fenêtre.
A ce spectacle, la dame du télégraphe, prise d’un incertain espoir, se jeta dans l’aile gauche qu’elle franchit sans reprendre haleine. Une première porte céda sous ses efforts. Elle en ouvrit et en ferma beaucoup ainsi sans arriver à celle de Mlle Perpétue. Dans l’une des pièces qu’elle traversa, un jeune homme qui dormait tout vêtu sur un lit de sangle, au milieu de son bagage en désordre, se dressa sur ses pieds, effaré.
La mère des jeunes filles était dans un de ces états d’esprit où rien ne peut plus surprendre ou épouvanter davantage. Elle saisit donc le bras du Norvégien et l’entraîna à sa suite.
Il avait refusé d’entendre le concert, arguant de fatigue, puis s’étant étendu pour rêver un instant, sans quitter ses habits, le sommeil l’avait emporté tout d’un coup très loin de Saint-Paul-Église, vers le Nord.
La pauvre vieille ne se lassait pas d’appeler Isidore !
Il y eut un moment tout à fait affreux, où le jeune homme, livide d’angoisse, malgré sa force désespéra de la sauver, se sentant lui-même attiré vers le vide. Enfin, raidissant ses muscles dans un effort colossal, il parvint à enlever et à remonter la bonne femme, qui s’attachait à ses vêtements avec une sauvage énergie. L’étranger lui fit lâcher prise en détachant un à un, avec douceur, ses doigts usés et noueux de paysanne. On l’assit dans une chaise où elle eut une sorte de syncope, les yeux fermés, les cheveux en désordre, son bon visage habituellement tout rose, pâli et soudain creusé de rides plus profondes.
La chambre qu’occupait la pauvre fille était dans un état de délabrement, de saleté et de misère vraiment affreux. Quand elle reprit ses sens, le jeune homme lui demanda comment la chose était arrivée.
— C’est bien drôle, mon bon Monsieur, expliqua-t-elle avec une vive tension morale, c’est tout à fait drôle ! jamais ça ne m’était arrivé… Je croyais être encore chez nous, à Cricqueville. Près de not’jardin y avait comme ça une petite barrière en bois que j’enjambais dans ma jeunesse ; alors, j’ai enjambé. Mais maintenant on a creusé un trou à côté, ajouta-elle en mêlant le passé au présent ; je ne savais pas, moi, vous comprenez ; alors j’ai tombé, puis j’ai appelé Isidore. Vous savez, Isidore ? c’est un petit que j’ai élevé.
— Qu’est-ce que c’est que cet Isidore ? interrogea le jeune homme en s’adressant à Mme Trégar-Creachmeur.
— C’est l’instituteur, Monsieur, le neveu de cette malheureuse.
— Oh ! exclama-t-il avec un geste de dégoût.
— Ben sûr qu’il n’est pas là, Isidore, reprit la vieille en pleurant, y m’aurait ben tirée d’çu trou-là. Pensez donc, c’est quasi mon enfant.
Elle racontait maintenant, dans son parler décousu de pauvre folle, où éclatait à tout moment son attachement de campagnarde pour la terre, l’herbe et les vaches, combien elle avait aimé l’instituteur.
Il avait été pour elle l’illusion de la maternité. Elle se souvenait de ses mots d’enfant, des habits qu’elle lui mettait, d’une fièvre scarlatine qu’il avait faite, — même qu’elle était restée quarante jours sans se coucher. — Depuis il s’était écoulé des temps dont elle ne se rappelait plus. Enfin, elle l’avait vu arriver à Cricqueville, au petit matin, dans une carriole. Ils étaient allés dans le jardin où il avait cueilli tout ce qui se trouvait de prêt à manger. A ce moment, les haricots commençaient à fleurir au bas des rames ; et ça sentait si bon, la rosée sur les fleurs des haies, qui ont, comme on le sait, des odeurs amères et doucettes, qu’elle avait dit : — j’vas faire un bouquet pour porter à ta bourgeoise, mon neveu.
L’idée l’avait prise, vu qu’il ne manquait pas autour de sa masure de plantes aussi belles qu’on pouvait le désirer : des lys jaunes, palais d’été des coccinelles, et des jalousies, parure ordinaire des courtils normands.
— Inutile, avait-il répondu, ma femme n’a pas le temps ; puis, vois-tu, des fleurs qu’on met dans l’eau, ça sent mauvais dès le lendemain, alors ça empoisonne les maisons.
— Je ne savais pas que c’était aussi pire, dit-elle avec docilité. Vous êtes à l’étroit, peut-être ? Ce que c’est que d’habiter les villes, mon pauvre fieu !
Mais lui, expliquait, au contraire, que loin d’être gêné, il demeurait dans un château dont on avait chassé les seigneurs autrefois pour les remplacer par des gens comme lui. C’était d’un bon exemple pour le peuple.
Ben sûr, vraiment, approuvait-elle, — ayant habitude de se tirer ainsi des choses qu’elle ne comprenait pas, par esprit de conciliation et d’ignorance, — car de si grands savants, on est obligé de les traiter un peu comme les ivrognes, sauf respect, on dit toujours comme eux.
Après, par manière de farce, il lui fit mettre ses plus belles hardes et sa coiffe brodée. Elle riait de tout son cœur alors, la pauvre vieille aux yeux d’enfant, d’une telle fantaisie. Elle rit davantage encore quand il la hissa dans sa carriole où elle s’assit sur une chaise, bien tranquille, les pieds chauds dans la paille. — Quel farceur que ce Zidore ! — Il disparut un instant et revint avec toute la basse-cour garrottée qu’il déposa près de Mlle Perpétue : quatre poules de Houdan, un beau coq pattu, des canards.
Singulière idée, qu’il avait, pourtant, de lui prendre ses poules. Bah ! c’était son bien après tout, et puis, elle n’allait pas commencer à lui refuser quelque chose à cette heure.
Mais quand elle le vit entasser pêle-mêle tout ce qui lui tombait sous la main, elle l’arrêta en riant de plus belle.
— Tu sais bien, mon fieu, que je ne peux pas m’absenter seulement une journée, rapport aux bêtes. Quand je serai plus vieille, je les vendrai. Laisse-moi te retirer encore quatre sous.
Dans le même instant, sans l’écouter, il avait ramassé les guides, et, sautant près d’elle, il cinglait sa bête d’un vigoureux coup de fouet. La jument qui sentait l’écurie, régalée d’une grosse botte d’herbe fraîche, détala en galopant avec ardeur sur la grande route sous l’ombre frissonnante des trembles.
C’était écrit, Mlle Perpétue ne dormirait jamais plus dans le lit où, près d’un siècle auparavant, son père, jeune laboureur, l’avait conçue avec joie et espérance, où sa mère l’enfanta dans la douleur et l’amour.
Dans la vieille masure, des générations de paysans, accomplissant leur destinée, avaient battu le sol noirci de leurs sabots de hêtre ; sur la table massive, mangeant le pain du champ, buvant le cidre du pommier, ils avaient échangé un certain nombre de paroles, toujours les mêmes, répondant à des préoccupations semblables ; leurs idées, tristes ou joyeuses, se succédaient, comme les événements, dans une symétrie invisible et inéluctable. L’antique horloge, méditant dans son cercueil de forme égyptienne, leur avait, dans ses brusques réveils, mesuré avec intégrité toutes les heures de leur vie. Ils étaient morts, comme les hommes de la terre, stoïques, le nez au mur, sachant que ça ne pouvait pas toujours durer.
Tout contre la maison, on avait planté un baliveau, sans réfléchir, bien sûr, qu’il pouvait devenir un chêne de futaie, beau à voir, qui, en se gonflant des sèves printanières, pousserait la caduque chaumine. Déjà il la tenait toute dans ses racines tortueuses et noires comme des serres et la soulevait presque. Quelques saisons encore et elle s’effondrerait à ses pieds dans la pose lamentable des vaincus : il n’en resterait plus qu’un pan rectiligne, troué d’une chatière, où le jeune berger passerait en riant sa tête hâlée. Le laiteron, la ciguë, l’ortie, le pissenlit prospèreraient à cette ombre ; la pluie y creuserait une mare verdâtre au bord de laquelle les dames vertes s’assiéraient en rond, confondues dans les herbes fines et la prêle ; l’orfraie s’abattrait au crépuscule sur cette ruine, et, se cramponnant aux pierres, dardant sur ces choses des regards aigus, y contemplerait l’ignoré.
On n’avait pas toujours désigné la tante du maître d’école sous ce nom de Perpétue si bien ajusté maintenant à son grand âge. Autrefois, lorsque, sur ses joues rondes, s’étalaient les couleurs délicates d’une fleur de pommier, on choisissait pour elle, parmi ses six patronnes, quelque appellation plus tendre.
Ses parents, obéissant à la coutume normande, n’avaient pas trouvé trop d’une procession de six vierges saintes, palmes en mains, yeux baissés, pour escorter leur enfant dans la vie.
Comme elle semblait douce, on la nomma Aimable ; comme elle était vermeille, on la nomma Rose ; comme elle avait l’épiderme neigeux, on la nomma Blanche ; les longs jours qu’on lui souhaitait furent cause qu’on ajouta Perpétue ; Félicité vint après, pour marquer qu’elle apportait la gaîté ; Magloire couronna l’œuvre, car elle fut belle.
Aimable, Rose, Blanche, Perpétue, Félicité, Magloire !
Elle était si candide qu’elle ajouta foi à tout ce qu’il plut à son neveu de lui raconter, lorsqu’il l’eut installée chez lui à Saint-Paul-Église, pour excuser la séquestration où il la contraignait. Du reste, le changement de vie, les mauvais soins, l’isolement et le regret d’avoir quitté sa maison et ses bêtes affaiblirent vite sa tête et troublèrent ses pauvres idées.
Elle aimait de plus en plus Isidore.
Sa constitution résistait à tout. Presque tout l’hiver, elle coucha la fenêtre ouverte, par instinct, pour entendre, avant le jour, le chant aigu de la trairesse qui va de vache en vache au travers des prés recueillir le lait pour le compte de son maître.
Ce chant sonnait dans la nuit ou dans l’aube, lointain comme le son des cloches passant au-dessus des bois.
Elle qui n’avait jamais gravi d’autres degrés que ceux de sa petite église, monté d’autre escalier que l’échelle des granges, elle se sentait tout étourdie d’être si haut au-dessus de la terre, un grand vertige la prenait, aggravant encore le désordre de sa pensée.
Mme Trégar-Creachmeur et Arvid Swevenmor écoutaient, en proie à la stupéfaction et à la pitié, les paroles incohérentes s’échappant des lèvres de la vieille fille. Soudain, une clameur retentit dehors sous les tilleuls, mêlée au ronflement d’un dernier accord : on sortait du concert, et la foule, se divisant en groupes de bourgeois, remontait vers la petite ville muette, tandis que les marins, les chalutiers, les calfats et les gens du peuple s’acheminaient dans le voisinage de la maison commune, du côté des quais et du quartier des pêcheurs, précédés d’une horde de gamins effrontés qui se battaient en se roulant sur la glace ou se poursuivaient à outrance en poussant des cris sauvages.
Le maître d’école parut aussi avec le reste de ses pensionnaires marchant deux par deux, très sages, comme des petits pantins noirs ; et, derrière eux, groupés par le hasard, suivaient tous les hôtes du bâtiment communal : le concierge Ledormeur, sa femme et ses filles, le commissaire de police, le père Saussaie accompagnant Anne et Jeffik, et, par derrière, avec des grognements d’ivrogne, deux matelots, coupables de vacarme nocturne, colletés par le gendarme de marine, se laissaient docilement mener en prison dans les souterrains du château.
A ce moment, le jeune Norvégien, étant descendu au devant de Boscher, le rejoignit sur la place et, l’arrêtant, se mit à lui raconter l’accident. Chacun, pris de curiosité et flairant une nouvelle, s’approcha, fit cercle, voulut savoir. On le suivit dans l’intérieur, à son grand déplaisir, et, gravissant l’escalier derrière lui, on se hâtait en gémissant, comme dans une maison incendiée.
La chambre de Mlle Perpétue fut envahie par tout ce monde. Pour couvrir leur honte et leur dépit, le mari et la femme, la figure mauvaise, se déchaînèrent sur leur tante.
— Nous avons autre chose à faire, comprenez-vous, Madame Trégar, dit la mégère, cherchant une approbation dans les yeux de la veuve, que de rester à la regarder ; car ce n’est pas avec ses douze cents francs de rente que nous pouvons vivre, comme elle, à rien faire !
— C’est bien simple, ajouta Boscher en se frottant les mains avec embarras et en marchant à travers la chambre, très simple, en vérité ! on clouera les fenêtres, voilà, elle sera bien attrapée… Du reste, elle a des idées !… mille exigences… Ainsi, ne voulait-elle pas une chambre ouvrant sur la rivière, parce qu’à l’entendre, il lui fallait voir les vaches ! Eh bien ! vous savez, continua-t-il gravement en touchant son front du bout de l’index ; c’est là, là !
— Comme si ce n’était pas plus plaisant de voir passer le monde sur la place, minauda Mme Boscher, grosse brune sanguine, en tourmentant à son corsage une longue épingle à tête noire qui ne la quittait jamais et qui lui servait à trépaner les canards.
— Pendant un temps, figurez-vous, poursuivit le maître d’école en agitant sa tête avec des gestes de corbeau et en grimaçant un rire bilieux, c’était vers l’été, chaque fois que j’entrais dans sa chambre elle me disait d’un ton suppliant : — Mon neveu, apportez-moi une brassée d’herbe, je vous en prie, mon neveu. — Comprenez-vous ça ? Pouvais-je obtempérer à un pareil désir, hein ? Ah ! Ah ! Ah !
Il prenait à témoin le commissaire de police qui se tenait tout seul, les yeux baissés, les mains croisées sur son gros ventre, le torse immobile sur ses petites jambes, dans une attitude très humble, à cause de cette pêche aux grenouilles à laquelle il s’opiniâtrait non sans quelque honte. Malgré la timidité que lui imposait la pénurie de ses ressources vis-à-vis d’un personnage comme M. Boscher, il prit la parole avec une certaine assurance :
— Tant pis, Monsieur, si mon avis vous déplaît, mais je trouve coupable la négligence dans laquelle vous laissez cette demoiselle. Vous feriez mieux de satisfaire ses pauvres lubies, elles ne sont pas ruineuses.
— Je te l’avais dit, glapit la femme de l’instituteur, que tu n’aurais que des désagréments avec ta tante. C’est pour te faire du tort, par méchanceté, qu’elle a fait semblant de se jeter par la fenêtre ! Va, va, mon pauvre ami, c’est bien fait pour toi… tu es trop bon, on se moquera toujours de toi…
Puis, en s’excitant, elle se lançait dans des phrases embrouillées, avec des sous-entendus venimeux à l’adresse de Mme Trégar-Creachmeur, dont le visage exprimait seulement une froide et dédaigneuse tristesse ! Savait-on au juste comment la chose s’était passée ? — Tout cela ne lui semblait pas clair. — Ses affaires ne regardaient personne. Ce n’était pas elle qui verrait, au milieu de la nuit, les voisins se balancer par les fenêtres !… Que chacun reste chez soi et vive comme il l’entend.
Sur ces mots, les personnes présentes se retirèrent en commentant l’accident.
Malgré l’heure avancée, Jeffik, une fois rentrée dans sa chambre, ne se sentit aucune envie de dormir. Elle procéda à sa toilette avec une extrême lenteur, allant d’un meuble à l’autre, sans but, le visage resplendissant d’une beauté grave. Ses cheveux à l’abandon, elle s’approcha de la croisée et l’ouvrit.
Plus que jamais, sur la campagne immobile, s’étendait une éphémère parure d’arabesques cassantes comme du verre, filé en un instant par le souffle du Nord ; et des fils de glace, semblables à des cordes d’argent, descendaient des branches noires, en ébauchant des formes de harpe.
Mais sous les yeux de la jeune fille se déployaient d’autres paysages, des paysages de rêve. Son imagination, comblant tous ses désirs, courait à perdre haleine jusqu’aux bornes de sa destinée et revenait vers elle chargée de fleurs.
C’est en vain qu’elle se demandait de quel breuvage cette journée avait enivré ses espérances confuses, ou de quelle nourriture altérante et suave son cœur devenait soudain affamé. Une pudeur l’empêchait de répondre. Le froid n’arrivait pas à la transir, elle restait là sans entendre les heures tomber l’une après l’autre du haut de la tour de l’église, sans apercevoir le feu tournant de la Hogue, au bout de l’espace, rouler sur la mer ses deux gros yeux dont l’un est vert et l’autre rouge.
Tout à coup, une chauve-souris qui remontait dans les combles toucha son front. Jeffik n’en eut point peur et s’imagina tout aussitôt, en se glissant frileusement entre ses draps, que c’était peut-être une jeune mère venant allaiter ses petits et les étreindre avec douceur entre ses ailes de toile noire tissée par la nuit.
Comme un troupeau affamé d’herbe fraîche se presse devant le pré contre la barrière que va lever le berger, puis s’éparpille, se précipite, se roule sur les fleurs ou s’abreuve au ruisseau et se livre en liberté à toutes ses fantaisies, ainsi le sommeil, cet autre berger, rassemble autour de lui les hommes épuisés, et, de sa clef d’or, ouvre devant leur âme captive la porte de l’infini.
Petit à petit les idées de la jeune fille se déformaient, se séparaient. Des êtres dont elle ne distinguait pas la forme se partageaient sa conscience, et, parlant très distinctement avec des voix qu’on n’entendait pas, ils se substituaient à elle, mettant à nu, sans vergogne, les sentiments les plus ignorés. Alors elle devenait le compagnon inséparable de ces mystérieux interlocuteurs, et ils la traînaient à leur suite dans leurs voyages. Elle tenait déjà de leur immatérialité, car elle ne participait plus du toucher, franchissant, plus légère qu’une brume, le sommet des montagnes, entrant, sans les effleurer, dans des barques sans voiles ni matelots, toujours suivie de ces créatures de rêve qui dialoguaient sur elle, et Jeffik sentait que son corps était de trop dans ces pérégrinations, qu’il n’était rien, qu’une misérable apparence.
Naviguant sur une mer rude et hérissée de récifs, le mystérieux vaisseau où s’était embarquée son âme côtoyait un monde bouleversé et terrible. Parfois Jeffik se posait sur des roches noires au milieu desquelles, dans des couloirs de granit, s’élançaient et tourbillonnaient en blêmissant les eaux marines ; tantôt elle traversait des étendues mornes comme un désert sans soleil, et tantôt, sur des pentes riant au midi, des prairies d’un vert luisant, plus profond que l’émeraude, émaillées d’une flore alpestre et estivale ; ou bien elle s’élevait avec une douceur d’assomption vers des cimes boréales, blanches comme le visage des statues.
Au-dessous de la jeune fille, le sauvage océan gisait, lapidé d’innombrables îles dont le chaos, aidé par les volcans et les déluges, avait tracé la sombre architecture, empruntant des formes aux remparts que construisent les hommes, à leurs tours, à leurs châteaux, s’inspirant aussi de la carapace des monstres ou des contours du brouillard.
Moins dense que l’infime goutte de pluie détachée d’un nuage, plus subtile que l’air, plus vague qu’un atome, Jeffik errait dans cet archipel désolé, quand elle rencontra une immense pierre druidique qui se balançait au vent comme un bouleau. Là se tenait un homme, ou le fantôme d’un homme : un homme plutôt qu’une forme vaine, car l’étreinte dont il l’enveloppait en demeura dans toute sa chair de femme. Et jamais plus beau visage ne lui était apparu, jamais taille plus noble n’avait dessiné des linéaments aussi purs sur le fond des mers, quand le couchant, entouré d’un halo de pourpre, semble porté sur les eaux comme l’Esprit de Dieu.
Le concierge Ledormeur habitait avec sa famille deux petites salles basses aux voûtes surbaissées. Dans l’une il installa, avec la permission de la ville, une boutique louche, où l’horlogerie semblait un prétexte destiné à cacher une autre industrie. Le bruit courait qu’il appartenait à une sorte de police, qu’il faisait partie d’une société de propagande créée par l’Empire dans les campagnes, cachant tout un système occulte de dénonciations et de vengeances. Il avait en effet de mystérieuses disparitions, au cours desquelles sa femme, une ancienne beauté de village, répondait aux clients trop curieux : — Vous le voyez bien, il est en route.
Une imagerie spéciale couvrait les murs du logis de grossières enluminures que l’agent bonapartiste répandait à profusion sur le pays normand. L’une représentait le prince impérial à l’âge de douze ans, porté sur des drapeaux entrecroisés que supportaient les épaules de quatre vétérans : cela s’appelait l’Espoir de la France.
Ledormeur levait sur les paysans, par persuasion, ou par crainte, une dîme qui variait suivant les circonstances. Chez l’un, il se procurait, sans bourse délier, du bois de chauffage pour son hiver ; chez l’autre, une barrique de cidre. Jamais il ne rentrait les mains vides, ne dédaignant aucune offrande : un arbre mort, une volaille, de la crème fraîche, — pour ses filles, qui l’aimaient tant, pauvres chattes ! — des œufs, — pour faire couver à sa poule huppée. — Il s’attardait en de longs et discrets colloques à la table des fermes, acceptant sans façon un verre de vieille eau-de-vie de pommes. Enfin il déballait son imagerie et les femmes accouraient, curieuses, se pendant à l’épaule des hommes assis. C’étaient alors des exclamations admiratives. On se consultait du regard avant de porter un choix définitif parmi tant de merveilles. Celle-ci, simple jeune mère, demandait le beau petit prince ; celle-là, plus raffinée, s’emparait d’une gravure où l’on voyait, au premier plan, l’impératrice décolletée, en robe de bal, agrandie, droite, fière, tandis que, derrière leur souveraine, fixe et brillante étoile, des princesses du sang de Bonaparte rayonnaient d’un éclat plus pâle et plus tremblant, comme effacées, mais si belles encore en enlaçant leurs bras nus ! A voir la figure de ces femmes parées, sous les pieds desquelles les grossières paysannes lisaient, en épelant, cette légende explicative : — Les anges de la France ! — quelque chose de plus doux se glissait dans leurs rudes pensées.
C’était à ce moment que le fermier cédait au quémandeur sans grande difficulté. — Alors qu’il aime le mieux un gouvernement, le Normand s’en méfie encore davantage : « On ne sait pas » est le dernier mot de sa confiance. — Et il considérait faire acte de prudence, soit qu’il égorgeât en soupirant le plus gros de ses dindons, ou qu’il laissât emporter à l’horloger sa vieille montre au ressort brisé, accrochée près du lit sous le bénitier.
Notre homme prenait alors congé de ses hôtes bénévoles. Il passait par le courtil, et, suivant la saison, détachait un cantaloup bien à point, des poires de la meilleure espèce, ou arrachait violemment un plan de giroflées blanches. Puis, après avoir atteint la petite barrière vermoulue qui, au long du jardin, donne la main aux haies d’épines, Ledormeur se retournait et invitait la bourgeoise à venir voir ses horloges, — sans se déranger pour ça, quand elle aurait affaire à l’audience.
— Ça se trouvera, répondait celle-ci avec assurance, en râclant avec un brin de fagot le dessous de ses sabots pointus.
Quelquefois il rentrait ivre, laissant le long du chemin le profit de sa journée. Dans ces moments, il devenait brutal, de sournois qu’il paraissait d’habitude, et cassait tout dans sa baraque, comme il disait. Il mettait en pièces, sans distinction, au milieu de l’horreur de sa famille, la belle vaisselle fleurie portant les prénoms d’Adrienne et de Maria, gagnée dans les foires au tourniquet des loteries, de même les tournebroches qu’on lui donnait en réparation, et qui, couverts de rouille, formaient une longue file le long des souterrains où les laissait s’accumuler sa paresse. Jetant à la tête de sa femme les pots de crème et les douzaines d’œufs enfermés dans son bissac de toile en sonnant mille jurons, il traînait par les cheveux ses filles chéries dont les cris — au feu ! à l’assassin ! — retentissaient de tous côtés. Mais lorsqu’un passant, attiré par le bruit, se hasardait à leur porter secours et à les arracher des mains du père, il cessait de cogner, et les femmes se réunissaient pour chasser l’imprudent et l’accabler d’injures en le menaçant d’un procès.
Les Ledormeur vivaient bien grâce à de nombreux expédients. Souvent ils se trouvaient dans la ralingue, suivant le mot marin, à cause de leur désordre prodigue ; mais la vraie misère les touchait rarement, et ils savaient en sortir par un coup d’éclat, la providence ou le hasard se décidant pour eux dans les moments désespérés. C’est après quelque aubaine inattendue qu’ils banquetaient, faisant grande chère et plus de bruit à eux seuls que tous les habitants de la maison commune, se réconciliant avec de vieilles connaissances perdues de vue depuis longtemps et qu’ils avaient vilipendées à la suite d’anciennes brouilles. Alors tout était oublié, et le souci coulait dans les flots de gros cidre, se digérait comme les galettes beurrées de raisiné pétries d’une pâte insipide dont la table était couverte, s’évaporait dans des chansons tantôt sentimentales, tantôt empreintes d’une obscénité à la fois grossière et naïve que chantaient les femmes avec des voix grêles et aiguës, au son de l’accordéon, tandis que les hommes, soulignant les réticences du couplet, reprenaient en chœur le refrain nasillard.
De temps à autre, à la suite de rixes dans les cabarets du quai, des matelots étaient enfermés dans la sombre prison pour s’être enivrés et battus. Ledormeur, en leur portant à manger, s’inquiétait de leur histoire, de quel port ils venaient, de ce qu’ils avaient fait, et, par-dessus tout, de l’argent qu’ils possédaient encore sur eux. Sa tête doucereuse de vieux juif passée au travers du guichet de fer, il commençait à les flagorner de toutes façons. Il les plaignait : — C’était triste, pas moins, d’être là, resserrés entre quatre murs, quand on est à terre et qu’on a de quoi s’amuser, prendre du bon temps et courir des bordées !
Ceux qui avaient épuisé leurs avances répondaient en grognant, roulant leur corps goudronné sur le lit de planches, ou bien, pris de colères furieuses, ils injuriaient brutalement le geôlier, devenus très méchants tout d’un coup, sans savoir pourquoi.
— As-tu fini, bougre d’achocre, disaient-ils, nous sommes là aussi bien que le Pape. Ferme ta boîte, vilaine tête de caliorne ! — Ce qui est un mot pour désigner une grosse poulie fort laide.
D’autres, très jeunes, pleuraient leur peine comme un grand déshonneur, et il en était qui, assis sur des barils vides, comptaient lentement des pièces de monnaie sur leurs genoux rapprochés.
L’argent tintait gaiement aux oreilles du portier, et d’un air narquois et bon enfant, pas méchant pour un sou, il contait qu’il avait été jeune, lui aussi, aimant à rire : — On pouvait s’arranger. Sûr qu’il ne laisserait pas se faire de la bile à de braves gens qui avaient bien le moyen de se distraire. Pourquoi ne souperait-on pas ensemble ? Une fois les rideaux tirés, ni vu ni connu ! La bourgeoise tordrait le cou à un canard, en vingt minutes tout serait prêt, ensuite on prendrait des grogs en jouant au jeu de l’oie. Pour la nuit, il leur céderait un bon matelas qu’ils étendraient sur la dure, et jamais de leur vie ils n’auraient si bien dormi.
La proposition acceptée, on s’attablait, on mangeait. Les filles, assises entre les prisonniers, leur versaient à boire en penchant vers leurs grosses vareuses leur corsage étriqué de fillettes corrompues.
Ils n’avaient pas de chance au jeu, les marins, trop bien partagés sous le rapport du sexe. Ils perdaient tout ce qu’ils voulaient, laissant même, parfois, leur montre en gage.
Quand ils étaient ivres, pleins, suivant leur langage, l’homme et la femme, les saisissant sous les bras, s’empressaient de réintégrer en prison les piteux ivrognes, et aussitôt le verrou glissait rapidement au travers de la porte, tandis que les pauvres nigauds, perdant soudain l’équilibre, étendaient les bras et s’abattaient à terre en pleine nuit.
De la besogne on se souciait peu, un petit ouvrier suffisait à la boutique, raccommodant les montres d’argent, vendant aux servantes de ferme des bagues de cornaline ou des chaînes en doublé alourdies par de gros cailloux violets.
Ledormeur employait son imagination cauteleuse à découvrir des moyens nouveaux de servir ses intérêts.
Souvent, par les soirs accablants d’été, on voyait, au milieu d’un nuage de poussière, déboucher sur la place, par la rue de Cricqueville des maisons roulantes de bohémiens, traînées par de misérables rosses, et suivies d’un matériel de cirque ambulant.
L’horloger s’approchait à pas lents du camp des nomades.
Déjà les hommes se roulaient sur l’herbe, vêtus de culottes en velours râpé, serrées aux hanches par une écharpe rouge ; leur chemise s’ouvrait, tordue sur elle-même, des deux côtés de la poitrine et découvrait des torses bronzés ; d’autres, immobiles comme des morts, regardaient le ciel à travers la paille de leur grand chapeau. On avait accordé la liberté aux animaux domestiques, les chiens secouaient leurs puces, les poules se mettaient à picorer auprès des voitures, la chèvre broutait avec un frémissement joyeux de ses narines les feuillages de tilleul que les gamins attrapaient aux arbres en sautant avec souplesse, pendus après les branches qu’ils courbaient jusqu’à terre pour les couper plus à leur aise. Les femmes, avec des robes traînantes et des boucles d’oreille à pendants de corail, dressaient le foyer en plein air : il était fait de bois arc-boutés, comme un feu de sauvages, comme un feu de pâtre au milieu d’une bruyère. A l’extrémité de trois barres de fer réunies en triangle, la marmite, d’une forme primitive, suspendue, bouillonnait bientôt enveloppée de fumée et de flammes. Vieilles et jeunes, les gypsies s’asseyaient à l’entour, la gorge à l’abandon, les mains nouées sur leurs genoux, en des poses fatales ; et l’on ne pouvait s’empêcher, en les regardant, de penser que ce n’était peut-être pas une vraie soupe de chrétiens que l’on voyait bouillir dans cette marmite de sorciers.
Ledormeur tournait autour d’eux en les écorniflant, d’un air aimable, dans l’espoir qu’on lui demanderait un renseignement, ce qui ne manquait guère. Tout de suite il offrait ses services, leur vendait des lapins ou leur enseignait la manière de faire bâiller les moules. Pour pronostiquer avec plus d’exactitude sur la recette à venir, il regardait le ciel avec inquiétude, s’assurait de la marche du vent et voulait savoir aussi le quantième du mois et le saint du jour. Et le soir, sous les quinquets fumeux, toute la famille, à tu et à toi avec les baladins, trônait aux places d’honneur réservées aux bourgeois sous la hutte de toile.
La paresse de Ledormeur n’était battue en brèche que par sa curiosité. Entre ces deux bonheurs, dormir ou espionner, le geôlier n’hésitait pas. Il savait tout ce que les autres ont la prétention de cacher, et rien ne le réjouissait davantage que la perspective d’une lâche dénonciation. Né espion, organisé spécialement pour les œuvres basses d’un vulgaire Iago de campagne, il avait soif de ces vengeances que n’appelle aucun outrage et nourrissait des haines vagues chaque jour augmentées par le naufrage de quelque espérance.
D’où venait, par exemple, que celui-ci eût telle habitude et que celui-là se rendît à ses affaires par le plus long chemin ? Débiteur ou amoureux, la chose était vite éclaircie ; quant aux voleurs, fraudeurs ou délinquants, s’il avait eu mission de les découvrir, Ledormeur n’y eût point perdu trop de temps.
Aussitôt qu’il avait mis la main sur l’inédit d’un mystère, il en jouissait d’abord tout seul, se délectant du mal qu’il pourrait faire ; puis il le donnait à deviner à sa femme ; et, si elle y avait renoncé, — donnant sa langue au chat, — il protestait, tout en brûlant de parler, qu’il n’en dirait rien et qu’on lui arracherait plutôt le cœur du ventre. Enfin il se décidait tout d’un coup, et c’était avec une expression admirative dans l’œil que sa femme l’écoutait, s’exclamant : — Quand je vous l’dis qu’il est rapassé !
Quelquefois, de son pas glissant et attentif, Ledormeur traversait la prairie et venait s’asseoir dans l’herbe, sur ses talons, près du commissaire de police en train de se livrer à sa pêche coutumière. Des insectes diaphanes bourdonnaient sur les fleurs des joncs et des iris jaunes.
Il se mettait aussitôt à dénoncer quelque délit à la vindicte du pauvre fonctionnaire, troublant à loisir sa charmante quiétude ; mais l’entretien se trouvait rompu à chaque instant par les péripéties de la pêche : le commissaire vérifiait ses amorces, ou bien une dame verte ayant mordu, il s’éloignait de quelques pas pour l’enfermer dans son sac.
De ce qu’il ne disait rien et n’avait pas l’air de comprendre, l’horloger l’avait cru d’abord très fort et très malin. A présent, il ne savait plus que penser. Il répétait : — Avec c’t’homme-là, j’suis pas dans mon chemin. — Un jour surtout que le concierge avait voulu lui faire entendre qu’il en savait long, il le quitta en lui disant de ces choses, heurtées qui sont une façon aux gens du peuple de rapprocher leurs idées disparates.
— Je ne suis pas riche, Monsieur…, c’est vrai… un ouvrier qui a son métier… je suis honnête homme, Monsieur, j’ai de l’honneur… mon commerce… je fais venir mes montres du Jura… enfin, suffit… je vois tout, j’ai des yeux… y ne serait pas facile de m’en remontrer, car, vous savez, je suis comme l’oie de la bonne femme, j’ai l’œil de côté.
— Quelle bonne femme, Monsieur ? avait répondu le gros homme en sursautant d’un air ébahi.
On s’entretint pendant quelque temps encore à Saint-Paul-Église de l’accident arrivé à la tante du maître d’école.
Le lendemain, les conseillers municipaux, arrêtés sur la place, se montraient avec des gestes les fenêtres de la pauvre fille. Des gouttes d’eau limpide tombaient des toits dans la boue noire du dégel, et certains avaient un air grave en mesurant la hauteur des étages, tandis que d’autres, aux faces joviales, pâmés de joie, riaient et gémissaient en secouant leur ventre, les oreilles cramoisies. Boscher, marchant au travers de sa classe, les examinait avec inquiétude. Mais il jouissait d’une si belle considération qu’aucun mépris n’en pouvait rejaillir sur sa renommée.
On entendait chez le père Saussaie le bruit du marteau retombant sur le cuir, et l’ouvrier des Ledormeur, accoudé entre ses montres d’argent, ayant retiré sa loupe, regardait à travers sa lucarne, une pince à la main.
Les occupations fastidieuses emplissant la vie des locataires de la maison commune leur offraient des loisirs, toujours trop longs, difficilement remplis.
Ils n’étaient point chasseurs, trop pauvres pour brûler de la poudre aux merles ; leurs vêtements noirs n’eussent point résisté longtemps à de semblables équipées, et le sérieux de leurs fonctions y eût été à jamais compromis. Car on a beau dire, aller à la chasse aux canards, c’est se donner un genre braque qui ne convient pas aux petits employés du gouvernement. Du reste, la monotonie de leurs habitudes les avait rendus timides ; et leurs membres, privés de toute activité physique, s’étaient peu à peu noués d’ankyloses.
En janvier, ils furent distraits par le tirage au sort qui eut lieu par une journée superbe.
Bien que ce ne soit point une fête pour le paysan, le fond des campagnes s’agite et se trouble même en pensée à l’annonce de cette formalité. On déserte la ferme, depuis le maître également inquiet pour son fils que pour son grand valet dont il est content, depuis la fermière portant robe de soie, qui met, en prévision des pleurs, deux mouchoirs l’un sur l’autre dans sa poche, jusqu’à la trairesse de vaches craignant de perdre ses amours. Cette dernière, venue à pied de plus loin que Cricqueville, en souliers plats, bas blancs et chaussettes noires, jupe de droguet couleur de rouille comme une feuille d’automne, beaucoup trop courte et relevée encore par derrière sur un cotillon de gros molleton blanc serré à mi-jambes par les liettes du tablier et dont les grosses mains rouges exhalent violemment l’odeur animale des mamelles. Les carrioles roulent, les auberges regorgent de monde et de bêtes, les remises ne suffisent plus aux voitures, on les échelonne le long des rues, brancards à terre. C’est que Saint-Paul-Église est un endroit de conséquence, un chef-lieu de canton dont relèvent dix-sept paroisses, villages de laboureurs sans cesse unis à la glèbe, de pêcheurs sans cesse mariés aux flots.
Ils arrivent de tous côtés, les conscrits ; il y en a de Maisy, antique seigneurie de Duguesclin ; il y en a de Gefosses, où des remparts en ruine regardent la mer en témoignant des vieilles luttes ; il y en a d’Osmanville, où l’on foule aux pieds des médailles romaines ; il y en a de Grandcamp, dont les matelots intrépides risquaient jadis leur vie à chaque marée pour amarrer leurs barques sur des rochers appelés corps-morts ; il y en a un des îles Saint-Marcouf, vêtu comme un Robinson, qui, sans drapeau, sans compagnie, erre seul avec effroi au milieu de la foule, ne sachant à quel saint se vouer.
La petite ville a l’air presque gaie aujourd’hui ; les commerçants, devenus soudain confiants, presque prodigues, ont étalé des marchandises à leur porte, encombrant le trottoir. Ils les surveillent à l’entrée de leurs boutiques, la bouche en cœur. L’un a fait une pyramide de lourds rouleaux de toile à draps qui se tiennent debout, majestueusement, comme des termes ; un autre de pièces d’étoffes où se détachent des violets à faire pâlir l’évêque. A côté, le quincaillier traîne sur la rue des instruments de culture dont le cliquetis lui donne je ne sais quelle belliqueuse apparence. La modiste vend ce jour-là des colifichets de femme ; la boulangerie regorge de pain, et on fait queue chez le barbier. Dans les maisons bourgeoises on n’est pas content, on trouve que tout a renchéri.
La foule augmente dans les rues puis s’écoule soudain sur la place. A onze heures la réunion est au complet. Monsieur le préfet vient d’arriver. Il s’installe dans le salon, s’approche de la haute cheminée de marbre où brûle un grand feu, puis vient un instant se montrer, derrière les carreaux, aux paysans étroitement entassés au-dessous de lui. Les conscrits de toutes les communes du canton défilent, le drapeau en tête : bons gros gars joufflus en blouses luisantes, en pantalons retroussés sur lesquels craquent et brillent des parcelles de givre, commis et employés revenus de Bayeux, de Caen et de Paris pour la circonstance, vêtus comme sur les prospectus, avec des cravates flamboyantes éclaboussant la toile empesée de leurs chemises. Et toute cette jeunesse, levée avant le jour, se tient, émue, un peu grisée déjà d’une bravoure poltronne.
Les parents, pressés dans les escaliers et sur les pelouses, attendent avec anxiété, sans détourner la tête. Chaque fois qu’un garçon paraît, les yeux encore hagards, il y a une clameur : on se renvoie les chiffres. Les bonnes gens se bousculent pour être des premiers à voir, sur la haute casquette noire du paysan aussi bien que sur le chapeau de soie tout neuf du calicot, le numéro que l’on se redit de groupe en groupe et qui remonte comme renvoyé par l’écho de mille voix vers le salon, où le maire, un marchand de beurre, rougissant comme une jeune fille, continue, en bégayant avec confusion, l’appel monotone des conscrits.
La famille du concierge tirait un grand profit de la conscription. La mère Ledormeur s’installait dès le matin derrière une table, près de la porte par où sortaient les jeunes soldats ; ce meuble était couvert d’une nappe comme un autel, on y voyait là une boîte vide destinée à recueillir l’argent de la recette, et à côté, entassés les uns sur les autres, des numéros en beau papier découpé, destinés à être vendus aux conscrits et attachés à leur coiffure. Les filles, parées de leur mieux, excitaient, par leur air engageant, la plaisanterie et la générosité.
A mesure que le destin se prononçait, les gars se rejoignaient sur les pelouses piétinées et se reformaient en bandes, bras dessus bras dessous, deux à deux, par clocher ; puis ils repartaient, repoussant les doléances pour mieux s’étourdir, excités, fiévreux, gais quand même, chantant à travers les rues de la petite ville :
La femme de l’horloger recueillait par ce moyen plusieurs centaines de francs dans sa journée, s’en rapportant au bon cœur des favoris du sort, ne se servant du prix fixe que pour les pauvres diables qu’elle voyait s’en aller, tête basse, larme à l’œil, ahuris de la rapidité de la catastrophe.
— Allons ! un franc, disait-elle gravement, sans sourire.
Souvent il lui fallait répéter deux fois.
Certains, de sa connaissance, lui demandaient des nouvelles de son époux. Elle répondait :
— Ah ! y chine aujourd’hui. Il est parti chiner dans la campagne.
Et toute la nuit, par les chemins vicinaux, on entendit, dans le canton, des compagnies de conscrits, ivres et à demi fous, regagnant leurs villages ; tandis que les parents, qui ne pouvaient fermer l’œil, attendaient, assis sur leur lit de plume, le cœur serré.
Après ce temps de gelée, la pluie se mit à tomber sans interruption, noyant la campagne. Des nuages noirs venaient sans répit s’amonceler dans le ciel de la vallée d’Auge, puis ils s’éloignaient, crevés, défoncés, traînant dans l’air de minces guenilles noires, et bientôt d’autres revenaient du même côté. On les apercevait, voguant rapides dans la mer de l’espace, entraînés par les courants d’en haut, et soudain, perdant leur forme, ils se dispersaient, envahissant l’horizon d’une vapeur opaque, semblable à de la fumée d’usine. Au-dessous, la terre était triste ; on distinguait à peine, à travers un voile d’eau, les contours durs de la petite ville tassée et grise comme une forteresse. La Vire coulait des flots fangeux et l’on ne voyait plus la mer.
Tout était clos, rien ne bougeait, et l’ancienne maison semblait morte, livrée aux débordements des longues pluies. Seule, la vieille Aimable se tenait derrière ses fenêtres, s’entêtant encore à s’occuper de ce qui se passait sur cette terre normande qu’elle ne devait jamais plus fouler de son pied paysan.
Dans l’aile opposée, un visage tragique se tenait parfois longtemps immobile, le front appuyé aux carreaux poussiéreux, contemplant le déluge. Distinguée et noire, cette figure portait les signes d’un ennui passionné et maladif ; un sourire amer plissait sa bouche flétrie ; et ses yeux, singulièrement beaux et doux, disaient le nostalgique dégoût de vivre sans espérance. Cette pauvre femme, mariée au secrétaire de la mairie, — un gros luron très myope qui apprenait des calembours, — avait connu des jours meilleurs. De son bien-être intérieur, disséminé au vent de la ruine, elle n’avait conservé qu’un souvenir d’enfance, son piano. Et dans le salon désert où grondait la majesté du vent, elle chantait et jouait sans se lasser avec son grand air hagard et sa pâleur.
Oh ! l’étrange et suggestive créature qui ne soutenait son maigre corps qu’en mangeant des échaudés arrosés d’abondantes tasses de camomille ! — Qu’êtes-vous devenue, pauvre gibier noir, pauvre oiseau de mer abattu par des tourmentes trop fortes ? Où regardent-ils à présent vos yeux inquiets qui n’étaient point taillés comme ceux des autres femmes et voyaient des choses en dessous dans les ténèbres ? Personne ne s’inquiétera de le savoir à présent ; mais toujours la petite Anne vous verra passer dans sa pensée, furtive, enveloppée d’ombres noires, comme cette femme du peintre espagnol Gandara, dont le mystère nous charme et nous retient malgré nous. Elle se souviendra de vous dans la pitié de son âme. C’est vous qui vous pencherez à son côté dans les jours de deuil ; votre forme renfermera pour elle toutes les amertumes de la vie ; si un chagrin mord son cœur, elle se retournera, en frissonnant, pour chercher votre image morose ; et, bien qu’à tout prendre, votre destin n’ait rien de bien plus misérable que le sien propre, c’est vers votre esprit crépusculaire qu’ira sa compassion attendrie. Comme la pâle statue qui veille, les mains jointes, sur le mausolée d’un enfant, ainsi vous vous tiendrez debout sur les ruines de sa jeunesse.
A peine apercevait-on Arvid Swevenmor depuis son arrivée à Saint-Paul. Il sortait avant le jour et ne rentrait qu’à la nuit close. Le maître d’école, s’étant trouvé impuissant à lui rien imposer, l’avait abandonné à lui-même, heureux encore du profit qu’il retirait de sa présence.
On se perdait en conjectures dans la petite ville pour deviner ce qui pouvait obliger un beau garçon, aussi opulent et aussi noble, à demeurer dans ce trou normand ; mais personne pourtant ne se fût avisé de le lui demander, même son hôte. Il mangeait le plus souvent dans les fermes où il s’arrêtait au cours de ses longues marches, ou bien, assis sur la côte, à la table d’un pêcheur, auprès d’un feu de joncs marins, il ressemblait, avec son grand œil bleu, à un de ses farouches ancêtres, à un de ces jeunes rois corsaires débarquant autrefois sur ce même rivage, attendri tout à coup par la caresse d’un pauvre marmot.
Il fit venir ses armes de Bergen et de ces filets noirs que nouent dans le village de Nornaes, au fond du Sognefford, les femmes des tueurs de phoques du Spitzberg, et bientôt sa réputation d’adroit chasseur de sauvagine et de pêcheur intrépide fut établie dans le pays, car il excellait dans tous les exercices de force et d’adresse, de courageux sang-froid.
A haute mer, à basse mer, par pluie, vent ou grêle, enveloppé de fourrures, le corps ganté de souples peaux de chamois, il poursuivait échassiers et palmipèdes, sans crainte du salin de la mer. La pluie ruisselait sur ses grands traits purs, aguerris à toutes les intempéries ; le froid n’effaçait pas le rose de ses lèvres épaisses et douces. Jamais il ne clignait les yeux devant la lumière, les prunelles incandescentes d’un soleil intérieur, d’une force d’enthousiasme et de vérité. Son rire toujours inattendu était frivole et charmant ; il avait sur le front, au-dessus des sourcils, deux rides circonflexes qui donnaient à sa méditation l’expression la plus rare.
Arvid sentait très vivement la nature, et il lui arrivait de laisser passer impunément à sa portée un bel imbrim à l’œil rouge, pour garder un instant de plus dans son regard les nuances du soir ou le froncement des flots. Parfois il s’arrêtait près du petit Vey, à cet endroit précis où se reposa dans sa fuite, pour réparer ses forces, le jeune Guillaume le Bâtard, trahi par les barons du Cotentin ; et, trompé lui aussi dans ses affections les plus chères, il reprenait haleine devant la destinée. A cette heure qui précède les ténèbres de mars, quand les grèves balayées par le vent deviennent plus tragiques, il se penchait vers le large comme pour entendre un vague écho de cette presqu’île, au-dessus de l’Atlantique, où son enfance avait poussé comme une fleur sauvage dans l’ignorance des luttes humaines.
Comme c’était loin tout cela, reculé jusqu’aux bornes les plus incertaines de la mémoire !
Il revoyait la chambre de sa nourrice, Margit Baars, — grande pièce peinte, du parquet aux solives, d’arabesques noires, aux tons brunis par le temps. — Lorsqu’il s’éveillait, le matin, son premier soin était de compter l’un après l’autre tous les vieux pots danois à couvercle d’argent qui garnissaient les bahuts de bouleau. Ils étaient sculptés, dans l’art le plus primitif et le plus extraordinaire, de figures d’animaux et de personnages aux attitudes hindoues, évocation d’un boudhisme inconscient et tout païen.
Les braves montagnards qui habitent les cimes du Iostedalsbrae sont de fiers hommes, pour eux les mille recherches de notre vie futile ne semblent que vanité et pâture de vent. De l’air à pleine gorge, la mer partout, la neige immortelle, pour horizon le pôle, pour ennemi la vague, voilà ce qu’il leur faut. — Pêcheurs et bûcherons, chasseurs, c’est dans un de vos nids d’aigle qu’Arvid balbutia la langue natale, crût libre et fort, apprit à ses narines le parfum des vents, à ses yeux la poésie de l’espace, quand le vent se roule sur les bruyères, quand l’espace semble agoniser au delà de la vue, écrasé entre la mer et le ciel.
A son appel, tous les bruits coutumiers à ses oreilles accouraient, simples et vibrants, du fond de ce pays de Norge. Au milieu des émanations du goudron et des sciures dorées, il percevait la clameur de ses villes de marins, de sauveteurs et de radoubiers. Une voix s’élevait dominant le fracas des cataractes : la voix du Nord. Elle chantait la chanson du bois qui dit la plainte des arbres, l’âme du sapin palpitant encore sous le maillet du constructeur, ses souffrances quand il s’arrondit en nacelle, se creuse en maison flottante, et les larmes qui percent son écorce lorsqu’il regrette l’ombre de ses forêts, son trône de mousse et sa couronne de ramures vertes.
Chez les dames Trégar-Creachmeur on désirait le printemps avec impatience. — Il se fait cruellement attendre dans cette contrée marécageuse, où huit mois d’une saison indéfinissable font expier quatre mois de végétation folle.
Les pauvres femmes avaient réellement pâti dans cette bicoque, et Dieu seul sut ce que la mère lui demanda tous les soirs devant le foyer refroidi, en égrenant son chapelet, tandis que son beau regard noir se tenait tourné en haut avec une foi ardente. Depuis longtemps on manquait de bois, et Lisabeth, la bonne, allait tous les jours à la ville acheter un fagot qu’elle rapportait sur son dos : cela faisait un feu de joie. Il se trouvait dans le milieu des branches un tas de feuilles mortes, feuilles de chêne, feuilles de platane, feuilles de frêne, que l’on jetait à pleines mains dans l’âtre et dont la flamme léchait goulument la peau dorée. C’était si bon, qu’Anne s’allongeait tout de son long devant la haute cheminée, les cheveux répandus, le visage tout rose et ses belles petites mains traversées d’une lumière rouge.
Tant qu’il ne s’était agi que de surmonter un danger matériel, de supporter des privations, Jeffik avait conservé ses joues rondes, sa belle humeur triomphante. — Ses aïeux ne restèrent-ils pas pauvres, eux aussi, par dandysme, par obstination douce ? — On lui avait conté mille fois combien peu soucieux ils se montraient de posséder la terre, mais prodigues au contraire, n’ayant qu’une idée, se débarrasser au plus vite de tout cet or qu’ils rapportaient des mers du Levant et dont ils ne savaient que faire, très ennuyés de leur incapacité aux choses pratiques. Cela les rendait malheureux de se trouver soudain si riches, et l’un d’eux, qui était corsaire, n’imagina rien de mieux, après une capture, que de fricasser les louis à pleine poële et de les jeter tout brûlants, du haut d’un balcon, à Pondichéry, sur la foule des badauds.
— On ne trouve plus beaucoup de ces hommes, à présent, ajoutait Mme Trégar-Creachmeur ; pourtant, chez nous, il n’y aurait pas encore un vrai Breton à s’en étonner.
Mais toute la bravoure de la jeunesse s’évanouit devant la première souffrance de l’amour. Il semble que le cœur d’une vierge soit un fruit délicat blessé au plus faible contact de la vie.
Bien souvent, dans ce gros pays de rapport, où le souci de l’argent prime tout, on ne se cachait pas pour faire entendre à Jeffik qu’on la trouvait très gentille, avec sa taille mince et ses yeux bleus, mais aussi qu’elle serait infiniment plus désirée avec la dot des autres filles de la ville que l’on voyait le dimanche se promener sous les tilleuls, habillées de neuf des pieds à la tête, toutes flambantes dans leurs toilettes de mauvais goût. Elle ne les fréquentait point, par fierté, et ne pensait pas au mariage, sentant bien qu’elle était un être d’exception au milieu de cette jeunesse grossière, que son avenir viendrait d’ailleurs, de très loin, du Nord ou du Midi, du hasard ou de la Providence ! Il lui faudrait faire caprice, comme on disait en raillant. Ne valait-il pas mieux croire que Dieu lui gardait en réserve un de ces fiancés qu’il destine aux jeunes filles pauvres ? Quel qu’il fût, il viendrait vers elle vêtu d’illusions, guidé par une étoile ; il traverserait la terre en suivant une voie frayée pour lui seul ; elle irait à sa rencontre en courant, et quand il l’aurait prise dans ses bras, serrée sur son cœur, tout serait fini ; peut-être mourraient-ils, ou bien ils seraient ravis au ciel.
Du jour qu’elle vit Swevenmor, tout fut changé dans sa personne, ses regards prompts devinrent languissants, son teint prit une telle délicatesse qu’il semblait de la substance même de l’amour. Elle tombait à chaque instant dans de profondes méditations dont on ne pouvait la distraire, et quand on prononçait brusquement son nom, elle rougissait si fort que ses épaules semblaient brûler l’étoffe de son corsage. Elle ne voulait plus regarder dehors, plus voir le paysage ; les nuages lui semblaient sans couleur ; à travers les prairies inclinées la rivière se déroulait entre les berges comme une pièce de brume ; et les pluies interminables lui paraissaient grossies des larmes de tous les mondes : son âme végétait comme une terre gelée et sans lumière, abreuvée d’ennui et ivre de néant. Il lui arrivait d’ouvrir un livre et de le fermer sans en avoir conscience ; elle changeait aussi des objets de place et ne s’en souvenait plus. Un jour elle prit dans ses mains l’Imitation et lut ces mots : — l’homme ne vit pas seulement de pain. — Alors une lumière se glissa dans son âme, elle comprit ; mais sa tristesse n’en fut point diminuée. — Il arriva qu’ayant laissé tomber ses bras sur le cou de sa sœur, la voix de Jeffik se mouilla soudain de larmes, et comme l’enfant, le cœur serré, voulait lui parler du norvégien dans l’espoir de la distraire, la jeune fille pressait sa main sur les lèvres de la petite, s’écriant avec effroi : — Ne dis rien ! ne dis rien ! — Et la pâle théorie des peines du cœur se mettait à défiler devant ses yeux accablés.
Un soir d’avril un autre miracle se fit en elle.
— Sortons, petite Anne, dit Jeffik, marchons dans le vent, mon front brûle, je veux guérir.
C’était l’heure où, munis d’une lanterne, les chasseurs poursuivent au travers des herbus les chevaliers à pieds rouges, où le grand cygne sauvage commence à décrire un cercle majestueux au-dessus des terres marines, où la mouette argentée se presse avec amour à la crête du flot assombri. Les îles Saint-Marcouf étaient prises dans la brume, et l’on entendait, vers le sud, en prêtant l’oreille, comme la marche lointaine d’un fleuve : le bruit sourd du courant de la Déroute qui passe entre les nombreux écueils de la mer du Cotentin.
Le paysage changeait d’instant en instant, l’air était humide et un peu vif. Les jeunes filles traversèrent en courant la prairie déjà mouillée, franchirent la passe aux vaches en travers de la douve et se mirent à marcher sur la digue en se dirigeant vers les grèves. Entre les peupliers, au-dessus des haies, flottait une fumée blanche et compacte. Une exhalaison empoisonnée venait des bancs de vase des marais découverts : le souffle putride des fièvres paludéennes du printemps.
Des picoteux amarrés à des pieux de bois au bout d’une courte chaîne, battant, à intervalles réguliers, le gravier de la rive, le frôlement d’un crapaud qui sautait dans les herbes, la conversation de deux vieux marins, troublaient seuls un silence plein d’apaisement.
— Un jour comme le jour d’aujourd’hui, personne n’est hardi à la barre, dit l’un d’eux.
— Y a pas de bon pilote de brume, répondit l’autre sentencieusement.
— Le Norvégien n’a pas atterri agneu : qui veut la mort la trouve.
Comme ils parlaient encore, le vent se mit à souffler, il repoussa le brouillard avec violence en parcourant la mer et la campagne, s’enflant à chaque instant dans sa course. Des rangées de tamarins inclinaient jusqu’à terre leurs panaches légers, les flots se soulevaient, bouleversés par des remous lointains.
Alors Jeffik en levant les yeux vit aussi une grande agitation dans le ciel.
— Le Norvégien n’est pas rentré. Oh ! l’imprudent, le fou, le pauvre enfant ! murmura-t-elle, glacée d’effroi.
Mais Anne ne l’entendit pas car elle aimait à courir et à crier dans la bourrasque. Le vent avait pris ses cheveux en arrière et les levait tout droits sur sa tête, ils demeuraient ainsi un instant comme en équilibre, puis ils se mettaient à tournoyer avec vitesse, et d’un seul coup s’abattaient avec la douce fraîcheur d’une caresse le long de ses joues pâles. Les voix de la tempête lui arrachaient ses paroles et les emportaient en fuyant très loin, on ne savait pas où, et elles lui répondaient avec des accents effrayants et nombreux, pleins de menaces, calins, plaintifs, grêles ou aigus : c’était comme une invisible troupe d’êtres disparates chuchotant à son oreille, déchaînant des colères, des furies, des passions, qui ressemblaient tout à fait à celles des hommes.
Comme l’enfant s’approchait de sa sœur en bondissant, plus légère, plus aérienne, plus svelte, plus étrange qu’un de ces petits génies appelés duz par les vieux Bretons, Jeffik l’appela.
— Viens près de moi, ne me quitte plus, j’ai peur.
Et d’un geste délicat, soulevant sa mante noire aux larges plis, elle y enferma la rebelle.
— Peur ! s’exclama la petite fille, tu as peur, toi, si brave !… Peur de quoi, Jésus-Dieu ! du vent ? mais il gronde aujourd’hui, il caresse demain. Ne l’aimes-tu pas, quand il s’est roulé sur les sauges et les menthes fleuries et qu’il agite dans les meules l’arôme des foins coupés ? Rien ici-bas n’est parfaitement aimable ni fidèle. Crois-tu la mer toujours tranquille parce qu’elle a, un soir, léché doucement tes pieds ? Crois-tu les cieux vides lorsque tu ne vois point d’étoiles ? Crois-tu mon cœur stérile si je ne pleure point ?
En achevant ces mots, Anne demeura songeuse, scrutant l’infini. Son visage de petite sainte païenne, aussi pâle que la feuille du chardon, rayonnait d’une mystérieuse intuition. Et quoique un peu confuse de son éloquence, elle reprit :
— Il est des jours, Jeff, où j’ai rêvé d’une autre naissance… ailleurs… autrefois… C’est très vague tout d’abord, et dans la saison du printemps, quand la terre se couvre de fleurs… Cela me prend en aspirant le grand air, l’herbe des champs ; alors, — ris, si tu veux, de ces songes, — je me souviens d’autres parfums respirés en des lieux inconnus, mais aussi forts, aussi doux, aussi vivants.
Et avec ce singulier esprit d’observation qui se rencontre en pleine maturité chez de très jeunes enfants, elle expliquait comment elle avait perçu dans tous ses sens la certitude d’une vie antérieure, le travail dans son petit cerveau qui aboutissait à cette conscience des inéluctables recommencements, la souvenance de limbes où son essence immortelle s’était baignée et consumée dans de molles ténèbres. Que de fois, le visage enfoui dans les herbes, assourdie des bruits intimes de la terre, de cette musique vibrante que font les choses infimes, un frisson l’avait secouée, tandis que, comme une image trouble, passait devant ses yeux la poignante sensation de son âme, vagissante encore et ressuscitée.
L’aînée, tout à son infortune, l’écoutait à peine. Une souffrance se mêlait à sa grâce.
Elle avait revêtu, ce soir-là, par une touchante fantaisie, l’antique costume de son aïeule renfermé depuis plus de cent ans dans un coffre de bois de fer. C’était un ajustement de jeune femme qui pressait doucement ses formes virginales. Des étoffes longtemps repliées s’échappait une odeur fine et poivrée de santal et de vétyver. Le justaucorps, un peu raide, était de drap blanc orné de galons brodés en or des plus antiques dessins bretons. La jupe, taillée dans un lourd brocard couleur de pervenche, tombait à plis droits sur les chevilles, comme on en voit, sculptés, sur les statues des reines au moyen-âge. Jeffik portait sur ses cheveux relevés en casque une coiffe de dentelle qui formait un cône tronqué d’où partaient deux longues brides transparentes, roulées et déroulées à tout instant par les vents ; mais cette belle parure se trouvait cachée sous son grand manteau noir. Seule, sa jolie tête, qu’elle portait naturellement avec un gracieux orgueil, montrait par intervalles sa blancheur à la lune effarée.
Elle pensait, la jeune fille, en frissonnant dans cet habit de morte si bien gardé depuis le jour des anciennes noces, qu’un autre cœur, soulevé par les flots du même sang, avait battu derrière ce corsage nuptial, lorsque l’époux, enlevant l’épousée de la maison de son père, l’emportait joyeusement sur son cheval, à la façon poétique des vieux Bretons. Elle s’imaginait voir la jeune femme s’élever sur la pointe des pieds au-dessus du perron de granit, tandis qu’il la saisissait par la taille en la nommant sa douce belle. Ce soir-là, sans doute, les fleurs étaient fermées dans les prés, on entendait, côtoyant le chemin, une source courir sur des petits cailloux et le vent trembler dans les feuilles. — Amour de marin, amour de chagrin ! — La grand’mère fut vite veuve du bel époux disparu en mer. — La même mer, le même habit périssable… — Mais eux, les amants, les nobles cœurs enflammés !… — Voilà, fleur de néant, ce que tu ne pouvais comprendre.
Il ne pleuvait pas, l’électricité s’abaissait en silence sur la mer sinistre. Le vent devenait de plus en plus fort et régulier. Le phare, posé au milieu des polders, à l’entrée du golfe, se trouvait d’instant en instant couvert de flots, noyé d’écume. La vague s’élevait comme une forteresse, se dressait comme une bête sauvage, puis écroulant avec fracas son sublime édifice, ou se roulant toute frémissante avec des grincements de colère au pied des rochers, reculait soudain en menaçant encore.
L’ombre s’étendait de toutes parts plus opaque.
Jeffik écoutait en silence le drame des choses ténébreuses. Elle n’avait plus peur, seule avec l’enfant, au milieu de la baie déserte ; une puissance inconnue l’empêchait de retourner sur ses pas.
Comme une simple femme de marin, Mlle Trégar-Creachmeur attendait ce jeune homme qui n’avait pas d’amour pour elle, prête à se livrer à des transports de joie s’il rentrait sauf, et à tous les excès du désespoir si la barque qu’il montait ne pouvait retrouver son périlleux chemin.
Mêlé aux pêcheurs de la Baltique, au cours de son enfance aventureuse, le jeune étranger avait souvent couru des périls aussi grands, lorsque le bateau de son père nourricier se trouvait tout à coup environné de glaces détachées des terres du pôle boréal et voguant dans les parages arctiques au commencement des hivers, ou bien, qu’entraîné par les courants, loin du paisible fjord, son batelet de sapin lancé avec force vers les sombres promontoires ne devait son salut qu’au mépris des éléments.
Comme une noire macreuse, surprise à la pêche par l’approche du mauvais temps, regagne, en hâtant son vol et en jetant de faibles cris, la falaise qui lui sert d’abri, ainsi la barque d’Arvid, chassée dans la direction du phare, craquait et gémissait sous l’oppression des flots. Immobile à la barre, pâle et superbe, le Norvégien renversa le gouvernail de toutes ses forces, et le bateau qu’il avait laissé arriver jusqu’alors en plein sur les rochers du feu dériva un peu, et vint, en s’égratignant aux cailloux, se ranger à l’intérieur de la digue, dans les eaux paisibles de la Vire.
Quelques mots d’une langue gutturale furent jetés comme un remerciement en même temps que l’ancre résonnait lourdement sur la terre.
D’un bond Swevenmor fut près des jeunes filles. Elles fuyaient ; mais le phare, qui léchait la jetée d’une courte lumière, lui avait dénoncé leur présence. Croyant avoir affaire à des pêcheuses il les rejoignit en courant.
— Que faisiez-vous là, leur dit-il, vous attendiez quelqu’un ; il y a donc des picoteux dehors ?
Jeffik serra le bras de l’enfant pour la contraindre au silence, et relevant sa mante sur ses lèvres, elle répondit d’une voix étouffée :
— Non.
L’obscurité était devenue si profonde qu’on ne pouvait distinguer la rivière des prairies. Le jeune homme n’apercevait pas sa tremblante compagne, mais il sentait son pas léger hésiter en trébuchant sur l’étroite plate-forme.
— Vous allez tomber, dit-il un peu brusquement. Allons, donnez-moi votre main : faut-il porter l’enfant ?
— Ah ! bien, merci ! répondit la petite fille avec finesse en traînant ces mots d’un ton nasillard et paysan qui rendit à merveille l’accent de la contrée.
Jeffik marchait comme une fée. Il y avait en elle quelque chose d’aérien dont Arvid était troublé sans qu’il sût pourquoi. Sa robe s’agitait avec des bruissements veloutés, son souffle s’exhalait pur et court. On respirait à ses côtés une odeur d’élégance et de jeunesse qu’on ne pouvait définir.
Pour ne pas éventer son mystère, la jeune fille tendit bravement sa main dans l’ombre, et ce fut ce geste qui la trahit.
Jamais main plus soyeuse et plus tendre n’était tombée, comme une aumône, dans celle du Norvégien. Il la palpait avec curiosité et la serrait un peu. Un mince cercle de métal tournait autour d’un doigt et une petite pierre venait frôler sa paume. — Rien de bien précieux que cette bague ayant servi aux fiançailles : un vieux diamant retenu comme une goutte de rosée à un fil d’or tout terni. Encore n’en trouve-t-on pas autant à l’annulaire d’une pêcheuse ! Mais deviner, sans aucun indice, le voisinage d’une créature d’essence plus noble, semble aussi aisé, à certaines créatures sensitives, que de reconnaître au parfum sa fleur préférée. — Et chacun de ces deux enfants, toute tristesse et pureté, se sentait, dans cette étreinte, plus fortifié contre la nuit, le silence et les vents.
Et si la lune émergeant des nuées, ou la lueur de quelque astre illuminant le ciel, avait permis au Norvégien de contempler les traits de cette agile fille du Nord, nul doute qu’il ne l’eût prise pour la gracieuse sœur d’une héroïne de l’Edda ; et, aussi troublé que Sigurd découvrant dans un château fort Brinhild, la blonde Valkyrie, enfermée dans la cotte de mailles, sous l’armure pesante d’un guerrier, peut-être se fût-il écrié, comme lui : — Il n’y a point de femme comme toi, et je le jure, je veux que tu sois à moi, car tu es comme je le désire.
Ils traversèrent un coin du port très désert, des chantiers de bois, de charbon, de houille. Ils s’engagèrent ensuite, sans échanger une parole, dans un chemin défoncé aboutissant au château ; il était bordé de jardins au-dessus desquels se profilait la ligne des hauts tilleuls, comme un mur d’ombre. Quand ils eurent franchi cette route pierreuse, la jeune Bretonne s’arrêta.
— Nous voici arrivées, merci, Monsieur, dit-elle sans déguiser sa voix.
Sa mante noire, tiraillée par la petite Anne, s’était soudain dégraffée, glissant sur l’enfant qui s’en dégageait à grand’peine ; et tandis qu’Arvid tenait encore serrée contre lui cette main charmante, le réverbère fit couler sur leurs têtes une clarté douteuse.
Jeffik se tenait droite devant le jeune homme, pâle sous la lueur, blémissante comme un fantôme de la Scandinavie, un peu nébuleuse comme les apparitions, angoissée, un vague orgueil au front, l’effroi farouche dans les yeux, l’amour sur la bouche : ainsi lui parut-elle. Sa robe de brocard rigide se creusait en plis sculpturaux, et les broderies de son justaucorps étincelaient autour de sa gorge comme un pectoral composé de coquilles d’or.
Mais cette vision ne dura qu’un instant. Soudain il se trouva seul et confondu.
— Adieu ! dit-il en tendant les mains avec la mélancolie d’un rêve. Jeune fille, ajouta-t-il plus bas, tu as des yeux semblables à tes flots, quand ils sont troublés ils deviennent sublimes.
Arvid n’entendit plus rien que la chute légère d’une branche détachée de la masse confuse des rameaux et le cri lointain d’un goéland.
Quand la mer et le ciel eurent épuisé leurs fureurs, des jours d’une suavité délicieuse se levèrent sur la vallée d’Auge. Une brise plus douce que l’haleine d’un enfant se mit à souffler sur la campagne, l’herbe commença à sortir de terre, brin à brin, d’un bout à l’autre des prairies, avec la timidité d’une semence qui lève. La nature avait une convalescence, ainsi qu’une jeune malade qu’abandonne le délire et la froide fièvre. Des larmes découlaient des arbres. Ce tableau rappelait encore un peu l’automne, moins l’espoir qui palpitait partout. Ce n’était plus le repos d’avant les semailles, mais le calme qui précède les enfantements. On voyait au pied des haies mouillées et nues la marge noire des anciens feuillages ; mais un mystérieux tisserand, plus délicat que l’araignée, n’étendait plus sur les labours ce linceul cendré de gaze soyeuse que font étinceler les derniers soleils.
Chaque jour, un peu après midi, le père Saussaie descendait de sa soupente et se mettait à marcher pour se dégourdir, de long en large, devant le château, allant d’une aile à l’autre sans interruption et d’une façon automatique. Ces allées et venues régulières ressemblaient à la promenade d’un prisonnier au travers d’un préau. Les gamins de l’école qui commençaient à se rassembler sur les pelouses ne le troublaient pas.
Anne, dont les façons avec lui avaient pris un tour d’autorité despotique, lui dit un matin : — Vous avez l’air en pénitence, venez donc dans les champs.
Il la suivit après une légère résistance. Et à partir de ce moment, tout rajeuni, il faisait avec elle l’école buissonnière pendant une heure ou deux.
Ce fut un enseignement précieux pour l’enfant. Il lui apprit les mœurs des animaux, leurs habitudes suivant les époques, et quelquefois, près de son intelligente élève, il se laissait aller à émettre des idées d’une très grande élévation physiologique, à propos d’une bête nuisible, d’un oiseau ou d’une humble plante.
— Ne détruisez pas les vipères, disait-il, ne vous en plaignez même pas, pas plus que des méchants. Le venin qu’elles absorbent, qu’elles pompent de la terre et dont leurs vésicules sont gonflées, n’en ressortira plus pour se répandre sur les humains en maux cruels. Et cette méchanceté de certains êtres qui vous surprend et vous scandalise, aimeriez-vous mieux qu’elle se répandît sur vous ? Cette glèbe est pleine de venin ; laissons faire les vipères et la nature.
Devant les fleurs des prés il avait des joies de collectionneur, comme s’il les trouvait écloses dans son jardin. La couleur le préoccupait surtout.
— Oh ! si on savait, si on savait, murmurait-il, pourquoi ici le suc bienfaisant, et là le poison ? le bleu commun et le rose vulgaire, et le noir ? Oh ! le noir, si rare !
— Il me semble que vous êtes très savant, Monsieur Saussaie ? concluait Anne.
— Voyez-vous, mon enfant, continuait-il, il est beaucoup de gens que rien n’étonne dans la création et qui n’ont aucune idée de son merveilleux agencement et de la beauté infinie de ses détails. Ils jouissent vaguement de l’ensemble et n’observent rien au delà, esprits vite satisfaits. Mais vous ne serez point de ceux-là. En vous recueillant dans le spectacle des petites choses vous puiserez une grande sagesse.
De temps à autre il soulevait sur son front sa casquette ressemblant à celle des invalides.
— Maintenant, vous ne verrez plus, comme en novembre, autour des fermes, la troupe des corbeaux effrontés voleter entre les sillons sur le pas des chevaux en sueur pour dérober le grain, tandis que le laboureur, comme un marin au gouvernail, dirige en haletant sa charrue d’érable. Ils vont commencer leur nid, avant les feuilles ; il est dur comme eux, sans grâce, en terre battue ainsi qu’une aire de grange, couronné d’épines, et si haut sur les hêtres aux troncs lisses et sur les peuples, qu’on laisse en repos leur vilaine couvée.
Quand les premiers coups de soleil font sortir des polders une vapeur bleuâtre, les renards amènent les jeunes à l’entrée des terriers et les regardent se chauffer et bondir parmi les rochers. Je me rappelle, dans les nuits de mon enfance, à Saint-Jean-de-Daye, couché sous le chaume, les avoir entendu chasser pour nourrir leurs petits, et donner de la voix comme des chiens courants. Les mousses reverdissent, les perdrix sont déjà en pariade, les poules d’eau s’accouplent, les taupes commencent à pousser leurs taupinées d’où la terre sort toute menue, et les fourmis renaissent au travail.
Suivez-moi vers cette chasse où l’aubépine montre ses bourgeons. Voyez ce petit oiseau brun au bec effilé, il est sans éclat : c’est le rossignol. Il gèle encore qu’il prélude à ses plus beaux hymnes, et tout le temps que la femelle couve, perché sur une branche, à côté du nid, le musicien l’enchante.
Il lui apprenait aussi à reconnaître les heures d’après certaines floraisons.
— Le nénuphar n’attend pas sept heures pour incliner son calice vers les eaux ; un peu plus tard le mouron fleurit ; puis c’est le souci jaune ; enfin la dame d’onze heures ; ensuite la glaciale, au moment où la chaleur de midi réveille le maigre grillon et le porte à pousser un cri perçant.
Mademoiselle, lui disait-il quelquefois, en soixante-dix années, on a le temps d’exercer beaucoup de métiers ; ainsi, moi, étant gamin, j’ai commencé par être un petit vacher chaussé de sabots et armé d’une grande gaule : quand je rentrais, le soir, ma mère m’embrassait au front. J’ai aussi été pêcheur, laboureur, puis soldat en Afrique. C’est un pays où la lumière est blonde comme un rayon de miel, l’ombre rare et bleue, et la nuit couleur de violette. Lorsque nous ne nous battions pas, nous nous arrêtions dans des douars, ou bien nous traversions les rivières en écartant les lauriers-roses.
Certains jours leur promenade les menait jusqu’à l’Aure qui coule sous les saules.
Il y avait sur une berge quelques petits jardins aux murs défoncés, bordés de ronces traînantes, par-dessus lesquels s’apercevaient des tonnelles peintes et encore dépouillées de verdure, qu’on appelle dans la contrée des salles vertes. Ces enclos appartenaient à de riches commerçants, flâneurs et paresseux, habitués à pêcher des dards, vers cet instant du jour où les cafés sont devenus déserts. Les jolis petits dards, fins comme des aiguilles, se poursuivaient par milliers en faisant de rapides crochets entre les joncs et les roseaux, ou bien, tapis parmi de longues herbes flottantes, on ne les voyait plus.
Cette pêche représentait pour ces désœuvrés une distraction aristocratique, une sorte de sport, un prétexte à traîner un instant de leur vie oisive et à tromper leur ennui. Ils changeaient de vêtements dans leurs tonnelles, s’habillaient de flanelle ; pour se rendre excentriques, au premier soleil, ils se coiffaient de chapeaux yoko, pointus comme des casques et garnis d’une laine rouge ; et souvent, les lignes abandonnées dans l’herbe, on les entendait rire, boire, heurter leurs verres avec fracas, lire le Bonhomme Normand et faire les mauvais sujets.
On disait : — j’ai pris tant de dards aujourd’hui, tout comme on eût dit : — j’ai marqué tant de points au piquet. — Les pêcheurs de dards n’eussent point voulu prendre des mulets, des bars, des moules ou des crevettes, car on aurait pu les soupçonner d’une idée de lucre, du désir d’ajouter un plat à leur ordinaire qui ne leur coûtât rien, et une semblable pensée les aurait profondément humiliés aux yeux de leurs concitoyens : ne pas avoir le moyen de faire une chose constituant une sorte de dégradation morale.
— Maintenant, continuait le bonhomme, en attendant la volonté de Dieu, je cloue des souliers de paysan. C’est un vilain état, sans doute, mais on y gagne un peu d’argent. Tandis que je frappe sur la semelle, je me souviens des jours passés, et ma pie, perchée sur un vieux pot, compte avec sa tête tous les chocs du marteau.
Une après-midi, qu’ils revenaient ainsi en causant, ils aperçurent devant la porte du maître d’école le cabriolet du médecin Lemoine, dit Tortillard, dont le cheval tenu en main par un enfant reniflait la terre. L’escalier était rempli de monde, car, depuis le jour de l’accident, chacun s’arrogeait le droit de visiter Mlle Perpétue, pour déplaire au bilieux Boscher.
La vieille fille venait d’essuyer une première attaque de paralysie, et, assise sur son lit, elle disait avec essoufflement et les yeux dilatés :
— Je sais ce que c’est que de mourir, allez, j’n’en ai plus peur à c’t’heure ; tout mon corps y a passé, n’y a que la tête qui n’a pas voulu… J’sentais que ça m’tirait, qu’ça m’tirait toujours… et le cou s’allongeait, s’allongeait… Enfin, pisque la tête ne voulait pas passer…
— On la tuerait plutôt que de la changer, fit la femme de l’instituteur. Que voulez-vous, vaut mieux entendre ça que d’être sourd.
Et donnant à ces mots le ton le plus aimable, elle poussait chacun vers la porte.
Alors le médecin entra, posa son chapeau sur un siège, passa sa main avec importance sur ses cheveux et, appuyant son dos contourné à la cheminée, il dit en promenant autour de lui ses yeux avec sévérité :
— Je prie tout le monde de sortir.
Au même instant une fenêtre s’ouvrit.
Dans l’aile gauche on jouait du piano. Des garçons meuniers, qui empilaient des sacs de blé sur une voiture à la porte des halles, se retournèrent pour écouter, et les deux filles Ledormeur sortirent sur la porte, une couture à la main. Le vieil instrument, ranimé sous les gammes, se mit à pleurer, tandis que s’élevait un chant d’une mélancolie passionnée, d’une tristesse sans borne ; il disait :
Seigneur ! bénissez la campagne et veillez sur le toit de chaume. Nuits ! versez la fraîcheur. Matins ! ramenez le soleil. Que le grain prospère dans le sillon ! Que la grêle épargne le fruit ! Que l’herbe couvre la prairie et puise le suc enivrant de la terre ! Qu’en automne ces arbres fleuris s’émaillent de pommes brillantes comme des étoiles d’or ! Qu’en paix vos dons se récoltent !
Mon Dieu ! gardez le toit de chaume !
Ainsi priait le vieux prêtre en cheveux blancs. Et semblable à un faneur qui soulève une gerbe et soudain l’éparpille, les bras étendus et tremblants, il répandait sur les champs ses prières et ses bénédictions.
Les fidèles le suivaient par le chemin étroit en chantant les litanies des Rogations.
Le sanctuaire vers lequel la procession dirigeait ce jour-là sa marche était une chapelle abandonnée près d’un bois et consacrée à saint Roch. Elle avait pour parure des murs revêtus de lierre, un toit de mousse verdoyant et pelucheux, une très vieille cloche à voix de femme.
Une humidité délicieuse imprégnait la terre comme une essence, des plantes vertes luisaient au pied des haies ruisselantes. La rosée sur les corolles ressemblait à des pleurs à peine taris sur la joue d’un enfant et terminés par un sourire. A chaque détour du chemin on croyait voir le printemps s’avancer sous les traits d’un beau jeune homme aux habits roses escorté d’une foule d’oiseaux.
Sur le ciel du bleu le plus tendre voltigeaient en ondulant des écharpes blanches ; il y avait à l’horizon un banc de petits nuages couleur d’améthyste que dorait par endroits la lumière. Le soleil rayonnait comme un diamant.
Partout se célébraient des noces solennelles. Quelques-uns croyaient à des épousailles entre le printemps et l’aube du jour, d’autres à un hymen entre l’amour et la mort. Quelque chose de candide, épandu dans l’air, attendrissait le cœur. Il volait des flocons de plumes. La campagne était parée comme un autel, blanche comme un suaire de jeune fille. Les pommiers étalaient au-dessus des prés leur gros bouquet neigeux et rose, l’aubépine fleurissait encore. Il poussait sur le bord des routes, dans les endroits mouillés, de larges feuilles vernies d’une grande richesse, et des fougères si hautes et si vigoureuses qu’on eût été bien à leur ombre. Les primevères se réunissaient en corbeilles ; il n’y avait que la violette qu’on ne voyait pas. L’herbe s’échappant des prairies montait sur les talus et foisonnait dans les ornières. Le moindre souffle d’air faisait tressaillir les graminées, l’avoine folle secouant ses épis vides, la brise tremblante ses cœurs suspendus, le brôme stérile sa tige bronzée, et la flouve odorante ses panaches fauves plus parfumés que la vanille. La sauge aux épis bleus se perdait dans ces hautes tiges, et le bouton d’or arrivait à les dépasser.
— Saint Barnabé ! Priez pour nous !
— Ora pro nobis !
Le chantre marchait en tête du cortège et laissait tomber à de courts intervalles, en agitant sa chape blanche, une invocation sur la foule. L’enfant de chœur reprenait la litanie d’une voix pure et aiguë. Alors le chant serpentait, se traînant, sans mesure, jusqu’au plus éloigné des fidèles ; et sans attendre le dernier écho de son arrière-garde, déjà le chantre reprenait avec plus de majesté encore :
— Saint Joachim ! Priez pour nous !
— Ora pro nobis !
Chose digne de remarque, à célébrer ces fêtes de la nature, on ne voyait que des enfants et des vieillards.
Les enfants riaient, essayant de se débander, ou se baissaient pour arracher des joncs. Les plus hardis sortaient des rangs pour secouer leurs sabots et d’autres mangeaient un chanteau de pain sans songer à rien.
Quelques jeunes filles, faisant partie d’une confrérie, suivaient la procession.
Près d’elles, se tenait Jeffik, conviée par sa mélancolie à cette promenade champêtre.
Alors commençait un défilé de vieilles paysannes aux yeux éteints, aux mains calleuses, dont le profil jaune se confondait avec la coiffe bise. — Pauvres visages, dont la peau tannée aux grands soleils d’août se collait à présent sur les joues comme aux ossements des momies ! pauvres fronts labourés, où on lisait la misère, la faim, les soucis du ménage, l’épuisement du labeur : soixante ans sous le joug de la vie ! — Elles passaient, pareilles à des fantômes, les vieilles paysannes, en marmottant des psaumes dans leurs livres ouverts.
On atteignit la chapelle.
Une grosse clef rouillée fut introduite dans la serrure, mais la vieille porte résistait avec ressentiment aux efforts, comme celle d’une chaumière délaissée. Lorsque le pêne céda, la lumière se répandit à flots dans la nef, laissant les piliers dans l’ombre. Aussitôt une fumée bleue, exhalée de l’encensoir, monta jusqu’à la voûte, et le vénérable prêtre s’inclina sur les dalles : tel un vieux pâtre ayant délaissé sa cabane la retrouve après les frimas, rassemble les charbons éteints, et voit avec bonheur la fumée s’échapper de son foyer désert.
L’église était nue, on ne pouvait s’y asseoir. L’oubli des âmes l’avait refroidie, l’abandon rendue plus austère. Elle semblait consacrée à un culte mort, ainsi qu’un temple païen élevé par les barbares à quelque génie primitif. Une Vierge occupait l’autel : son corps, à peine dégrossi dans le bois, était couvert de dorures, comme l’enveloppe d’un Pharaon ; l’expression de ses traits présentait quelque chose de déjà vu, d’idolâtre et de mystérieux, semblable à une de ces figures génériques que l’on trouve dans les hypogées ou parmi les ruines druidiques. Jésus, entre ses bras, rayonnait d’une grâce divine. Saint Roch, dans une niche, accompagné de son chien, couvert de moisissures, ressemblait à un vieux chasseur.
Après qu’on eût dit la messe, la cloche s’agita une dernière fois. Une femme vendit à la porte des brioches contenues dans un panier entouré de linges, et chacun se dispersa. L’église resta grande ouverte, le soin de la clef étant confié à une fermière, non loin de là.
Jeffik ne connaissant personne se trouva seule.
Un sentier bordé de beaux arbres courbés en berceaux lui sembla favorable pour couper au plus court. La lumière pleuvait au travers des feuilles et marbrait le gazon de taches rondes ; parfois une herbe collante s’attachait à sa robe grise, elle se baissait un peu pour la détacher.
A présent, depuis qu’Arvid l’avait regardée, une sorte d’apaisement descendait sur la jeune fille : elle se souvenait du grand geste de ses mains tendues, le soir de la tempête, de son regard caressant qui la trouvait belle ; et, bien que plaçant encore sa fidélité hors du cercle des réalités humaines, sa peine d’amour lui faisait goûter les plus étranges délices. Mais quand l’espoir s’épanouissait dans son âme, son rêve était si beau, qu’elle avait peur de mourir.
S’il allait partir pourtant ! partir sans l’avoir revue, sans l’avoir aimée ! sans qu’elle ait pu lui dire qu’il était tout pour elle, qu’elle sentait bien qu’aucun autre homme n’aurait jamais son amour !
Quand elle songeait à cette perspective, une ombre effroyable se répandait sur ses jours.
Un désir la prenait souvent de connaître comment il avait existé jusqu’alors, les moindres détails de sa maison et le visage de sa mère. Il lui semblait aussi qu’une flamme très lente consumait son cœur.
D’instant en instant elle s’arrêtait avec distraction pour cueillir des orchis, ou bien elle se retournait et prêtait l’oreille avec un instinctif effroi. Elle commençait à regretter de s’être ainsi aventurée.
Le chemin finissait brusquement au bord du plateau et se terminait par une étroite langue de bois en forme de vallon descendant entre deux prairies et si étroitement couronnée de sapins obscurs et de futaies, qu’on ne pouvait en deviner la présence. Une barrière en défendait l’entrée, la jeune fille s’y appuya avec accablement, cherchant à s’orienter.
Tout à coup elle se mit à trembler : une force invisible la poussait à se détourner vers le bois.
Elle aperçut Arvid immobile de l’autre côté.
— C’est moi, dit-il sans avancer, me reconnaissez-vous ?… N’ayez pas peur, il y a longtemps que je vous suis, je vous voyais marcher à travers les verdures… Restez ainsi, continua-t-il, ne vous sauvez pas… si vous vouliez m’entendre !… la vie serait si belle !…
Jeffik eut un geste d’assentiment très doux.
— Voilà, poursuivit le jeune homme avec un tremblement des lèvres, c’est bien simple, et il pâlit davantage : — Je vous aime !
Souvent elle y avait rêvé, à ces trois mots divins ; mais sortis de cette bouche, ils semblaient écrits devant ses yeux avec des traits de foudre, ils emplissaient ses oreilles ; elle pensa qu’un écho les donnait à redire au plus petit brin d’herbe, qu’ils descendaient des arbres sur des ailes, dans des ramages d’oiseaux, que les fleurs les exhalaient sur les brises, mêlés à des parfums, que la campagne s’emplissait de leur retentissement.
Sans rien répondre elle le regardait avec avidité.
Il portait toujours le même habillement étranger, taillé dans des peaux cousues, plus souples que des gants de femme. Une veste hussarde dessinait son torse bombé et svelte ; sur ses épaules flottait un caban noir bordé de martre.
Rien n’égalait la tendresse de son accent, la douceur de son rire.
— Oh ! vous êtes fée, poursuivit-il, j’ai bien deviné cela l’autre soir, je l’ai lu dans vos yeux, vous m’avez enchanté !… J’étais triste, alors, et ma peine s’est dissoute en tenant votre main, ainsi que fond un amas de neige. A présent un charme me pousse sur vos pas… Écoute, lui dit-il, en joignant les mains… je n’ose t’approcher… si tu m’aimes, fais un geste, manifeste ta volonté souveraine, jette tes fleurs et je suis à toi ; ou bien : adieu pour jamais !
C’était une gerbe d’orchis à fleurs roses et violettes environnée de feuilles brillantes et humides encore.
Jeffik la dénoua avec lenteur, et se penchant vers lui avec un mouvement de joie incomparable, la répandit à ses pieds.
Tout se réunissait pour faire de cette passion une chose exquise et harmonieuse : le décor, la douceur de l’air, jusqu’à cette saison du printemps qui grandit le bonheur d’aimer.
Ils descendirent dans le bois en se tenant par la main. A chaque pas qu’ils faisaient un cri d’admiration s’échappait de leur sein.
Jamais flore plus extravagante et plus hardie n’avait ruisselé sur la terre normande. Aucun sentier n’avait été tracé parmi les fleurs. Ici une nappe de jacinthes sauvages ondulait sur des tiges cassantes comme un verre de Venise ; là se trouvait une plaine d’anémones sylvie, aux corolles tremblantes, aux feuillages lancéolés et dont le parfum d’amande amère enivrait le sol ; des muguets suivaient le cours d’un incertain petit ruisseau, emplissant de ses eaux le creux d’une pierre ronde qui avait l’air d’un bain de nymphe.
— Comment t’appelles-tu ? interrogea-t-il.
— Jeffik.
— C’est le plus beau nom. Je porte celui d’Arvid, comme mon aïeul.
Écoute. Si tu veux, tu seras ma femme. Ma mère m’a laissé dans le Sognefford une petite île qui flotte dans la mer, je t’y mènerai : l’été c’est comme un buisson de roses, l’hiver elle devient blanche et polie comme un plateau de cristal, et le flot en la frappant lui arrache des sons délicieux. Nous irons dans la montagne, je t’apprendrai à parcourir le fjeld sur des patins légers et à aimer les ténèbres ; je te donnerai des couples de rennes, tu partageras mon traîneau ; si tu aimes le bal, je te conduirai chez le roi… Veux-tu savoir d’où vient que mon amour est si pur ?… C’est qu’il ressemble aux fruits de mon pays que la nuit n’obscurcit jamais…
— M’aimeras-tu longtemps ? demandait-elle.
— Les longs jours et les longues nuits nous rendent persévérants et contemplateurs, longues aussi sont nos amours.
Issus tous deux de contrées dont l’âpre tristesse et la majesté des sites sont les plus beaux charmes, accoutumés à un sol sévère, à de pâles lichens, à des mousses flétries, à des étendues de bruyères où l’or éclatant des ajoncs vient seul troubler des tons neutres invariables, à des landes où le vent a des accents plus sauvages, à des rives où la mer exhale des plaintes plus profondes, aussi ignorants, aussi mystiques que deux jeunes Celtes n’ayant jamais quitté leur pays de fontaines et de forêts enchantées, les amants prêtaient dans leur imagination, à cette vallée plantureuse, d’une splendeur exotique, tout l’attrait d’un miracle.
Ces cascades de fleurs, cet orchestre d’oiseaux éperdus célébrant avec mille cris joyeux la douceur des nids, cette fraîcheur embaumée, ce silence plein de vie, n’était-ce point pour eux seuls ! N’était-ce point un rêve, ces éclosions, ces épanouissements, cette nature de féerie, ce paradis fermé, inconnu peut-être, et au-dessus duquel flottait leur amour comme un oiseau de feu !
Il la soutenait dans sa marche. A un instant il l’arrêta près d’un sureau.
Trois notes étaient tombées des branches comme un signal et tous les ramages s’éteignaient.
— Attends, lui murmura-t-il, tous les oiseaux se taisent, voici que va chanter le rossignol. Asseyons-nous, la mousse embaume, regardons tout cela de nos yeux de vingt ans.
Ils retenaient leur souffle.
Alors un chant doux comme la volupté, immatériel comme l’espérance, emplissant la nef du bois de modulations délicieuses, éclata avec l’éloquence superbe d’un sentiment passionné. C’était comme une âme exprimant ses désirs dans un langage inconnu et divinement tendre, où la musique et la poésie fondues glorifiaient l’amour.
Le musicien s’interrompit et l’heureux couple reprit sa marche triomphante.
Au bas du vallon, ils retrouvèrent la chapelle et s’aperçurent ainsi qu’ils n’avaient fait que revenir sur leurs pas ; elle était encore ouverte, le soleil en traversant les vitraux dessinait des losanges violets sur les dalles. La vierge étincelait dans l’ombre de l’autel et la lampe qui brûlait balançait sa prunelle d’or.
Qu’ils étaient jeunes !… pas un pli au front, pas une ombre aux yeux !
La voix d’Arvid s’éleva :
— Nous serons deux, nous serons un ; nous ne nous quitterons jamais ; ta volonté sera la mienne ; je serai soumis à tes moindres désirs ; mais, en retour, c’est toute ta vie qu’il me faut, tous les battements de ton cœur, jusque dans le sein de Dieu !… Acceptes-tu, ma bien-aimée ?
— J’accepte le bonheur éternel ! dit-elle avec extase.
Le jeune homme la prit dans ses bras et l’étreignit avec ivresse.
— N’aie pas peur, bégaya-t-il, tu es sacrée et plus en sûreté que l’enfant au berceau ; laisse-moi te placer sur l’autel et je baiserai seulement tes pieds.
La statue avait un air farouche, cruel, comme la science du mal. Elle semblait dire : — l’innocence qui circule partout est un piège, piège aussi votre délire, et piège encore cette promesse de bonheur signée par le printemps, aussi instable que ces nappes de jacinthes. Vous ne savez pas que la douleur est un apprentissage sans fin, l’expérience un désenchantement, la vérité un squelette, la mort un bienfait ; que quand l’homme a tout désiré, tout possédé, tout perdu, tout maudit, il ne trouve plus sur sa route pour le guider vers le terme inconnu de son pèlerinage que la morne résignation.
— Où étais-je donc, hein ! père, la dernière fois que j’ai écrit ?
— Il y a huit ans ! répond le père Saussaie en baissant la tête, tu étais à Elbeuf, dans une banque ; il te manquait trois mille francs pour ta caisse, tu sais bien… J’ai brûlé la lettre.
— Vous avez, ma foi, raison, murmura ce personnage avec un léger embarras, quelle mémoire vous avez ! ça conserve, la campagne, ma parole.
Le vieillard jette furtivement un regard sur son établi, où se trouvent étalés ses instruments de travail ; en silence il semble les prendre à témoin et leur demander s’ils se souviennent de ses aubes, de ses veilles, de la fatigue de son vieux bras toujours levé pour battre le cuir, tandis que la malveillance attribue son incessant labeur à la plus odieuse avarice. La paix n’abandonne pas son visage à cette sortie grossière et ingrate.
— C’est vrai, répond-il doucement, plus je vieillis, plus tout devient lumineux dans le passé. Se rappeler, est le plaisir de mon âge.
Mais, ajoute-t-il tout bas, il vaut mieux qu’on ne se souvienne pas du mal qu’on a fait. Pouvoir l’oublier, ô mon Dieu, c’est le repos du méchant.
La pie, toute troublée de cette visite, a abandonné son perchoir habituel ; elle vole en agitant ses ailes avec bruit. Le vieillard se tait et garde son air mélancolique.
Une valise est dans un coin. Sur une chaise basse, près de la haute cheminée, un homme est assis, qui a déjà franchi les limites de la jeunesse. Il tord ses grosses moustaches et remue avec sa canne un tas léger de cendres. Son visage est écarlate, ses cheveux roux et plaqués sur le crâne en mèches distinctes et rares ; ses yeux ont la couleur d’une eau troublée où se reflètent des nuages gris, sa mise très soignée indique un certain souci de lui-même ; il semble prétentieux, et avance plus qu’il ne faudrait son pied finement chaussé.
Il ne se sent pas trop à son aise, dans ce pauvre petit ménage si propre, où la grosse horloge respire bruyamment, et promène ses regards des poutres enfumées du plafond au long des murs couverts d’une multitude de cadres rappelant toutes sortes d’événements domestiques : mariage, première communion, diplômes, portraits un peu grotesques sans doute, mais si attendrissants parfois ! jusqu’aux giroflées épanouies magnifiquement devant les petites fenêtres, jusqu’au misérable escabeau où se tient le vieux cordonnier en tablier de cuir, sa casquette d’invalide sur ses genoux rapprochés.
Les prunelles du vieil enfant prodigue ont fait tout le tour du sombre logis, elles restent attachées sur une photographie représentant un assez beau garçon à l’air braque et dur : lui-même, Léopold Saussaie. Il la regarde avec une attention scrupuleuse et une sorte de défaillance passagère. Il éprouve le besoin de parler, de se défendre, comme si l’atmosphère même de cette chambre lui faisait reproche d’être si pesante ; et tout ce qu’il dit a l’air d’un plaidoyer en sa faveur.
— C’est vrai, je ne pouvais m’appliquer à rien… aucune volonté !… Il suffisait que je me dise : fais ceci, pour avoir le désir irrésistible d’aller à l’encontre de moi-même… Peut-on se refaire ?… Pourquoi suis-je né comme cela ?… J’étais agité, il fallait que je change de place. L’argent ? me direz-vous, eh bien ! je n’ai jamais connu sa valeur, vous savez si je suis généreux, je ne m’en suis jamais occupé.
A présent, poursuit-il, c’est fini, ma position actuelle est plus belle qu’on ne pouvait l’espérer, je la conserverai et vous n’aurez plus besoin de trembler et d’empiler vos écus dans l’armoire pour racheter ma triste tête.
J’ai voulu vous dire tout cela, écrire ne signifie rien. Voilà mes cheveux bientôt de la même couleur que les vôtres, il est temps de réfléchir un peu. Vous trouveriez sans doute bien inutile que je vous raconte par quel étonnant concours de circonstances, moi, ancien sergent, ancien commis, ancien voyageur en liquides, je me trouve aujourd’hui administrateur de la commune mixte d’Hammam R’hira, Algérie, avec un habit plus brodé que celui d’un suisse et vingt gendarmes arabes à mon service galopant autour de moi au moindre signe… J’avais une étoile, vous comprenez, et elle me menait à ces hautes destinées par un chemin inconnu aux mortels.
Il fait une pose, très satisfait. Il a repris son aplomb.
— Ma conscience ? direz-vous… Mon Dieu, elle ne me reproche que des actes d’une nature toute privée et dont je suis absous depuis longtemps, j’en suis sûr.
— Je suis bien content de t’entendre dire tout cela, Léopold : comment un père ne trouverait-il pas raisonnable que son fils vienne à monter sur un trône ? Tu as bien agi en venant m’apprendre ta bonne fortune, mon enfant. Je suis heureux de t’avoir vu une fois encore.
Une larme a roulé sur les joues du père Saussaie, et l’on ne voit point briller sur sa figure, entre ses rides, ce bonheur qu’il dit éprouver. Peut-être n’a-t-il pas confiance.
— Hammam R’hira ! dit-il, ah ! oui, les eaux chaudes.
Je me rappelle avoir traversé ces gorges à l’époque de la conquête. J’étais jeune et fort, et si étourdi, que je chantais à tue-tête. Il pleuvait, j’avais de grandes bottes où s’attachait une boue visqueuse. On fuyait devant nous : nous étions maîtres. On n’aurait pas trouvé un chien bédouin dans les douars. Nous suivions la rivière. Tout à coup j’entends des sanglots près de moi. Une voix mâle criait avec des accents désespérés : — Mamak ! Mamak ! — J’arrête mon chant, je me glisse sous les buissons où j’avais entendu le cri.
Une force me poussait. Oh ! c’était là. Et je m’en souviendrai toujours, si longtemps que j’existe.
Je me trouvai devant eux. Je les vois dans ma mémoire aussi bien l’un que l’autre. Je n’aperçus d’abord qu’une claie de fagot assez habilement appuyée sur des branches et formant un petit toit, une espèce d’auvent, puis, en dessous, une natte où un grand Arabe agenouillé se lamentait en brandissant son chapelet.
Il nous entendait bien défiler et n’arrêtait nullement de crier, voulant se faire tuer, sans doute. — Mamak ! criait-il toujours.
Enfin je distinguai qu’il pressait et noyait de larmes le corps d’une pauvre petite vieille femme desséchée comme un sarment et plus légère, bien sûr, qu’une brassée d’étoupe. Je la regardais avec effroi, accroupie contre un arbre, les mains nouées sur le devant des jambes, la tête inclinée sur ses genoux, avec quelque chose de rigide qui me parut bien douloureux. Elle était morte. Il l’avait cachée et soignée là. Un trou avait été creusé à côté, pas très profond, pas très allongé. Et il pleurait, le pauvre homme, tout en parlant avec une étonnante volubilité.
Quelquefois, il se tournait vers une belle jument noire à queue traînante, de façons aussi délicates qu’une jolie fille et qui hennissait tout doucement, pour lui répondre, en s’agitant avec impatience au bout de sa longe. Une selle de velours couleur amadou, brodée d’or, pendait au-dessus de sa tête, avec un fusil. Je remarquai aussi que la vieille défunte portait à sa petite main décharnée un gros diamant, plus immobile à son doigt glacé que ne nous paraît une étoile au ciel.
Ce devait être un cavalier accompli, célèbre dans cette tribu des R’higas. J’aurais aimé le voir caracoler dans la plaine sur sa belle petite cavale. Je n’entendais rien à son langage, mais je voyais bien qu’il avait le cœur déchiré à l’idée de laisser là son ancienne. Il ne m’avait point vu du tout, mais je jurerais volontiers qu’il n’eût pas changé de visage sous le feu de douze fusils français.
J’étais jeune, te dis-je, et, en ce temps-là, ma mère existait encore, allant et venant dans sa chaumière, à Saint-Jean-de-Daye. D’où vient que je me mis à étouffer, moi aussi, comme si je venais de la perdre ? comme si cette moukère arabe pouvait se rapprocher d’elle ?… Je me sentais très malheureux. J’essuyai du revers de ma manche mes joues toutes mouillées, je me découvris, et je me mis à marmotter aussi, moi, quelque chose d’oublié depuis de longues années et qui pourtant coulait de mes lèvres semblable à une source fraîche qui vient on ne sait d’où et s’enfuit doucement au travers des branches : je priais.
Alors il se détourne, me regarde un instant derrière ses pleurs, comprend ma pieuse attitude et me fait signe de lui aider.
Nous tapissons la fosse d’étoffes multicolores tressées au métier dans un gourbi des montagnes, nous étendons au fond un tapis formé de peaux de lynx. Ainsi nous l’avons enterrée tous deux, à l’abri de longs roseaux bruissant au moindre souffle, dans le lit même où en hiver le torrent se précipite du haut du mont, semblable à un coursier sauvage. Une pierre roulée dessus, où il a dessiné un croissant et gravé quelques caractères, a marqué la place. Il m’a pris dans ses bras, cet homme qui avait l’air créé pour commander aux autres, s’est penché vers moi et sa joue a touché la mienne. — Toi, frère pour moi, a-t-il dit en pressant mes mains.
J’ai rejoint mon bataillon avec mille dangers. C’est la première fois que j’en parle, et je retrouverais aisément l’endroit après quarante années.
Monsieur l’administrateur a écouté patiemment l’histoire avec une gracieuse condescendance. Ses idées sont devenues très riantes.
— Très gentil, ce souvenir, mais vous savez, au fond, ces Arabes…, une dangereuse engeance qu’on devrait tranquillement repousser au désert.
Père, continue-t-il, croyez-vous qu’un célibataire puisse jamais être un homme tout à fait rangé ? Non, n’est-ce pas. Eh ! bien, j’y pense souvent, la solitude me pèse, quelquefois mes yeux s’arrêtent avec plaisir sur le galbe délicat de quelque jeune fille anglaise traversant mon village désert pour venir boire à la fontaine en babillant avec ses frères ; alors je songe que ce serait exquis de voir traîner sous la vérandah, entre les caisses d’orangers, une ombrelle de femme ou de petites babouches. En un mot, je veux me marier, avoir une femme autour de moi, jeune, jolie, bien élevée, surtout connaissant les usages du grand monde et sentant bon, allant, venant, tachant le jardin de sa claire toilette…
Quoi ! papa, mon idée ne vous sourit pas ?… Je croyais vous voir tout réjoui et songeant déjà à vos petits-enfants.
— J’ai trop souhaité ces choses autrefois, mon garçon, mon désir s’est épuisé tout seul. Je trouve à présent qu’il est bien tard, au moins pour une femme si jeune, comme tu dis. Mais je te connais, avant huit jours il n’en sera plus question.
— N’en croyez rien…
Allons, bon appétit ! Moi je vais déjeuner chez Turpin, c’est la meilleure auberge de France et d’Algérie : de la crème, du beurre, des crevettes, du civet !… Et cette grosse mère réjouissante qui fricote devant vous sans tacher son tablier blanc !… Je voudrais l’emmener en Afrique… comme cuisinière, s’entend.
Les derniers jours de juin avaient une douceur adorable dans ce pays de polders, au milieu de ces grèves arrachées à la Manche, où le tamarin embaumé balance ses panaches vieux rose. Au choc de la brise, une espèce de poussière glauque s’envolait des herbes trop mûres et flottait au-dessus des prairies. Les fossés étreignaient chaque pièce de terre d’une ceinture de plantes d’eau fleuries : iris, nénuphars, lotus, arums aux blancs calices, lentilles vertes enchevêtrées.
C’est le temps où les pauvresses sans feu ni lieu vont arracher la fumeterre et les fleurs de mauves pour les vendre aux apothicaires et cueillir le cresson que l’on met en salade, où les vieux hommes de mer, assis à l’ombre des murs ou sur le pas des portes, bercent les enfants en contant des histoires, où les gamins abandonnés à leurs propres soins courent dès le matin au bout du feu, avec des lignes faites d’une gaule, de bouts de ficelles raboutés, pour pêcher des crabes. Ceux qui ont un sou hêlent le passeur immobile au fond de sa barque entre un pichet plein de cidre et un filet qu’il noue sans cesser de fumer. L’homme suspend son travail, les voilà de l’autre bord de la Vire, sur Brévands, explorant les petites plages. La marée baisse, et tel qu’un troupeau de bœufs mugissants chassés d’un gras pâturage ou telle encore qu’une armée surprise à dépouiller un camp et oubliant dans sa fuite le plus riche butin, telles se sauvent les vagues. Comme elles se sauvent vite, roulant avec fracas un tas de caillous, d’huîtres détachées de fonds inconnus et de longues plantes blondes, fines, ainsi que des cheveux de femme ! comme elles se sauvent, ravinant le sable dans leur marche rapide et relevant leur robe verte !
La flore des mers s’étale sur les rochers, la faune se cache sous l’humide végétation, et le frêle enfant du matelot sait où trouver, à l’abri du varech, la coquille brune et l’humble vignette, creuser le sable doré pour en extraire la coque rayée, ou disputer à l’oiseau vorace, qui la brise de son bec, la moule blonde nichée dans les grosses pierres. Plus loin on voit une femme entrée jusqu’à la ceinture dans les mares : c’est la bichetière à la poursuite des crevettes, poussant sa bichette à travers les herbiers, les grands herbiers verts.
En ces temps-ci, les pauvres sont moins à plaindre, il y a un peu de joie pour tout le monde : à chacun une petite part du splendide héritage des hommes. Au fond, la nature est très bonne, il n’y a que ses enfants de mauvais.
Le père Saussaie avait coutume de dire à la petite Anne, quand il apercevait, sous la porte arrondie des vastes fermes encloses de hautes murailles, quelque figure rugueuse, la dure silhouette d’un paysan : — La maison de l’homme est inaccessible comme son cœur. Un mur, mon enfant, rien ne m’afflige plus qu’un mur ! C’est cet obstacle préventif offert à ma naïve inquisition, à mon inoffensive curiosité ; c’est aussi ce sentiment sans nom envahissant petit à petit ceux qui ne nous aiment plus. Cela veut dire à celui qui passe : ne lève pas les yeux, je n’ai rien pour toi ! — Les trois quarts des gens me traiteraient de vieux fou s’ils m’entendaient parler ainsi.
— Qu’importe, répondait l’enfant, en levant sur lui ses yeux profonds, je comprends bien votre idée, moi.
Elle essayait d’exprimer comment la route se déroule ininterrompue sous les pieds du voyageur, car il est permis à l’infortuné de cheminer entre les richesses des autres. Le hasard plaça souvent une fontaine sur ses bords, le soleil fit mûrir dans les haies quelques baies sauvages, l’arbre étendit charitablement son ombrage pour protéger le pèlerin, la mousse lui dressa une couche au pied des chênes, le vent rafraîchit son front, seul l’homme ne voulut rien faire pour l’homme.
La grande amitié du vieillard et de la petite fille durait toujours, mais on se promenait moins, à cause de M. Léopold.
L’administrateur avait su se concilier tout le monde avec beaucoup d’adresse. Il offrit à la femme du secrétaire de la mairie, — qui le recevait dans l’intervalle de ses accès d’humeur noire, — un rouleau de musique arabe ; Anne eut une boîte de fruits exotiques, et on porta tout un régime de bananes à l’instituteur ; l’horloger régla sa montre, il mit au cou des deux filles des écharpes algériennes et il les embrassait dans les corridors sous prétexte qu’il les avait vu naître. Enfin Monsieur le maire l’invitait à dîner.
Cependant il n’osa pas se présenter chez Mme Trégar-Creachmeur dont le maintien réservé et mélancolique était peu fait pour encourager les nouvelles connaissances. Du reste on lui a dit que ces dames sont très fières, très pauvres, très charitables, — car on ne les aime pas, en qualité de hors venues et de bretonnes : on n’a jamais vu venir de ce pays que des mendiants, sortes de fénubiens, joueurs de bombardes et de cornemuses dansant de vieux pas sur des airs naïfs.
Les hirondelles sont revenues en troupe, à tire d’ailes, des contrées dont on rêve. Dès le matin une bande de martinets se met à tourner autour du château, entourant quelquefois une pauvre chouette chassée de son nid, presque morte d’effroi. A chaque cercle qu’ils tracent, leur vol semble augmenter de vitesse, se rétrécir et raser de plus près le granit. Tous ces oiseaux voyageurs ont reconnu leurs anciennes demeures, ceux-ci sous les corniches, d’autres dans les greniers, et un certain nombre derrière un mur de briques masquant une fenêtre vitrée du bureau télégraphique. Au dedans c’est une volière, une maison où chacun entre, sort, gravement, comme un locataire. Nombre de petites pailles ont été apportées par de mignons becs noirs pour clisser un store sur la glace indiscrète. Deux espèces ennemies nichent là, côte à côte, comme ces gens bien différents réunis sous le toit de la maison commune : oiseaux de jour, oiseaux de nuit, chauves-souris et hirondelles !
Jeffik se plaisait à épier ces dernières, et sa pensée, aussi rapide que leurs ailes, essayait de les suivre dans leurs lointaines migrations. — Ces joyeuses filles du jour n’avaient-elles point plané au dessus des villes ardentes où les dromadaires chargés d’outres sont arrêtés près des fontaines ? Peut-être se berçaient-elles dans les airs sur les ruines de Thèbes, ou bien ont-elles, de leurs cris aigus, tandis qu’elles traçaient de grands cercles, réveillé l’écho endormi de la vallée de Josaphat ? les vit-on près du muezzin pendant qu’il versait sa prière à la tombée du jour ? entendaient-elles le langage barbare des amants couchés sous les tentes ? et n’est-ce point une sultane favorite qui entoura leurs pattes légères d’un bout de ruban bleu ?
La jeune Bretonne s’irritait, pour ses oiseaux chéris, du voisinage des chauves-souris, mais elle finit par s’intéresser à cette couvée silencieuse, à dents et à mamelles, où l’amour semblait avoir autant de douceur et plus de mystère encore que dans les autres nids. Quelquefois elle les comparait à ces êtres difformes dont les Chaldéens peuplaient le chaos dans le temps où tout n’était qu’eaux et ténèbres ; en d’autres instants elles lui apparaissaient comme le symbole des songes volant au travers de la nuit avec des ailes d’ombre qu’on croirait dérobées aux épaules de la mort.
Depuis ce jour mémorable des Rogations, l’esprit de Jeffik habitait un monde aérien, où, débarrassée de toute crainte, sa passion grandissait de jour en jour et s’exaltait à chaque nouvelle rencontre, comme ces fleuves qui coulent vers la mer se grossissant des plus petits ruisseaux. Elle ne se plaignait jamais plus de l’esclavage de son bureau, de l’insanité du public, de la pauvreté de sa mise, de l’insuffisance de la table. Tout était bon, doux et joyeux pour elle.
On la voyait encore dans l’ouverture de sa fenêtre ovale dominant les prairies, mais ce n’était plus pour chercher à découvrir un grand voilier à l’horizon. Quand elle s’y montrait, les Ledormeur avaient coutume de dire par dérision : — Voilà la vierge encadrée !
Vers le soir, de légères impatiences la prenaient en consultant la pendule, elle rafraîchissait son front sur les vitres et ses mains au marbre des cheminées, elle dînait en hâte avec sa mère et l’enfant, puis à sept heures précises une sonnerie se faisait entendre ; elle courait ouvrir son appareil ; quelques petits caractères apparaissaient sur le papier : c’était le bureau de Caen qui lui rendait la liberté jusqu’au lendemain. — Clôture ! s’écriait Anne, allons-nous-en.
Tout le monde remarquait que Mme Trégar-Creachmeur ne sortait plus que pour aller à l’église et paraissait minée chaque jour davantage par un mal intérieur. Une tristesse plus morne envahissait ses traits si beaux ; et, bien qu’elle ne pressât jamais ses filles sur son sein, leur sort si douteux était la suprême torture de cette âme que la religion semblait avoir détachée de tout. Pour rien au monde, Jeffik n’eût osé faire à sa mère la confidence de son amour ; ce mot n’avait en aucune occasion été prononcé devant elle par cette femme austère, et la jeune fille n’imaginait point qu’il fût jamais tombé avec transports de ses lèvres rigides.
Chaque soir les amants se retrouvaient dans la campagne. Le lieu de leurs rendez-vous, assez éloigné du château, était un étroit chemin ménagé entre deux prairies et bordé de hauts peupliers aux cimes bruissantes ; les vaches couchées à leur abri s’assoupissaient en écoutant leur grand murmure. Anne accompagnait sa sœur et gardait son secret avec une adresse et une fidélité sans pareilles. Elle imaginait des ruses pour détourner les curieux et Jeffik se laissait guider par la petite fille avec insouciance. Tantôt elles allaient par la traverse des prés, franchissant les ruisseaux, ouvrant de lourdes clôtures et frémissant quand le taureau, au milieu du bétail, se mettait à mugir et baissait la tête, labourant la terre de ses cornes. Alors, enivrées par le danger, palpitantes, elles couraient à perdre haleine, portées par la peur en se tenant la main ; et dans ce silence du soir tout prenait pour ces enfants d’une sensibilité passionnée un caractère extraordinaire. D’autres fois elles commençaient par suivre tranquillement la digue comme pour une promenade sans but. On était en pleins foins : des ombres de femmes s’allongeaient démesurément derrière les meules profilées sur le grand ciel clair ; les faneuses s’apprêtaient à quitter le travail et entassaient d’un geste las l’herbe suspendue à la fourche de hêtre, leur nuque brunie se renversait en arrière tandis qu’elles élevaient les gerbes, et des brindilles dorées s’accrochaient, en retombant, à leurs cheveux noués ; soudain les jeunes filles coupaient au plus court, se jetaient dans un champ où le trèfle abattu échelonnait des vagues rouges, pour atteindre le terme de leur périlleuse excursion.
Le Norvégien attendait. Il les entraînait avec joie dans le sentier d’herbe fine, et souvent la jeune Bretonne devait s’appuyer quelques instants au tronc d’un tremble, plus essoufflée qu’une biche aux abois, pâle et les mains sur son cœur.
— Hâte-toi, bien-aimée, disait-il, mon âme est triste loin de toi, et cette heure accordée à notre amour tombe plus vite dans le passé qu’un seul instant de toutes les autres.
— Moi, répondait la Bretonne, j’avais préparé mille choses graves à te dire, et voilà maintenant que je ne m’en souviens plus.
— Rien ne peut être grave, ô ma belle amie, à moins que tu ne m’aimes plus.
— Que vous êtes méchant ! faisait-elle en joignant les mains.
Arvid passait sous le sien le bras blanc de sa fiancée. Elle détachait son chapeau de paille et le tenait à la main, renversé comme une corbeille. Ses cheveux châtains, ramenés en casque sur le haut de sa tête, étaient étreints et noués en torsade tout près de son front doucement arrondi ; elle avait des prunelles humides couleur de l’ardoise mouillée par une pluie d’orage. Parfois, d’un geste charmant elle appuyait sa tête sur l’épaule du jeune homme en levant vers lui ses larges paupières, et ils suspendaient leur marche pour se contempler indéfiniment avec un sourire.
Enfin, ils reprenaient une à une toutes les circonstances favorables à leur amour. Ils s’étonnaient des années qu’ils avaient pu passer sans se connaître, sans soupçonner même leur existence réciproque. Cependant Arvid prétendait l’avoir entrevue dans ses songes et avoir vécu dans l’attente de sa rencontre.
— Que de fois, dans les sombres crépuscules des villes, traversant des rues boueuses où une foule pleine de soucis s’écoulait sans interrompre sa marche fatale, tu m’es apparue environnée de lumière ; j’ouvrais les bras pour te saisir, mais il ne me restait que la déception de mon rêve. Mes yeux se sont troublés en t’apercevant la nuit de la tempête, je t’ai reconnue tout de suite. Nous avons dû nous aimer ailleurs, dans d’autres étoiles !
— Je savais bien, reprenait-elle, que mon bonheur viendrait de la mer. J’avais toujours les yeux sur elle.
— Pour cette bonté qu’elle a eue de me porter à tes pieds, nous l’aimerons, ma chère âme, soit qu’elle déroule ses flots soyeux sur des plages brûlantes ou qu’elle vienne écumer sur les rochers bretons ou se délasser, figée dans les fjords… As-tu toujours ce beau costume de châtelaine ?… Tu le mettras dans notre maison, si tu veux que je t’aime encore davantage.
— Tu ne sais pas, mon bien-aimé ? c’est un habit de noces que nous gardons pieusement en souvenir de nos aïeux. Leur costume était comme celui des princes dont la forme ne varie pas ; ainsi, ils ressemblaient à leurs ancêtres, et les vieilles grand’mères croyaient avoir recouvré la jeunesse en voyant porter à leurs filles les atours d’autrefois. Le vêtement de l’époux est couché près de celui dont j’étais parée, dans un grand coffre ; il est juste à ta taille… Que tu serais beau avec la veste ronde et le grand chapeau noir aux velours flottants !
Mais ils éprouvaient aussi du plaisir à interrompre leurs propos d’amour pour savourer dans ses moindres détails la sérénité majestueuse de la nature, comme si le cadre où se déroulaient leurs jeunes tendresses en redoublait la volupté, concourait à les embellir et à les éterniser, devait vivre dans leurs souvenirs uni étroitement à l’heure présente qu’ils auraient voulu retenir et fixer à jamais. Le sifflement d’un bouvreuil, une tourterelle s’envolant du milieu des branches, le frôlement d’une rose sauvage, le choc d’un gros bourdon étourdi qui rebondissait sur leur joue, une bouffée de brise alourdie d’essences diverses, se groupaient comme autant de parcelles surchargeant leur félicité.
L’enfant folâtrait devant eux, cueillant des myosotis, ou poursuivait dans son jeu solitaire de charmantes petites rainettes de la couleur des feuilles qui sautaient à son approche au milieu des mousses.
Alors, au fond de la chasse verte, ils apercevaient le soleil s’enfonçant à demi dans la Vire et projetant comme un phare immense des lueurs d’ocre et de pourpre sur la prairie nouvellement fauchée ; la rosée glaçait le sang des herbes mourantes ; et ils s’attendrissaient au point de songer à ces toutes petites existences, à la corolle flétrie d’un éphémère coquelicot.
Jeffik dit un jour à Arvid :
— Vous étiez triste autrefois, cher amour, quelque chagrin pesait sur votre vie ?
— Maintenant, ma chérie, il est descendu tout au fond de mon cœur ! C’est une histoire trop longue pour ce soir et un peu pénible pour moi, répondit le jeune homme en passant la main sur son front comme pour en chasser l’ombre même d’un souci.
Et tout de suite, secouant gaiement ses boucles blondes et penchant vers elle ses grands traits purs, il se mettait à lui parler de leur avenir et de son enfance.
— Voyez-vous, mon bel ange, quand je songe que vous serez bientôt tout à fait à moi, je n’y puis croire. Que Dieu est bon d’avoir inventé l’amour et la jeunesse !… J’ai toujours été un peu abandonné, savez-vous ; tout petit, je me souviens d’un grand vide dans mon cœur : pas de sœur, plus de mère ! un père qui apparaissait de loin en loin, chez ma nourrice, dans la famille de marins où j’étais élevé. Ces pêcheurs de phoques, cédant à mes supplications, m’emmenaient avec eux dans la Mer Glaciale ; nous menions une vie rude et libre ; mon corps s’endurcissait ; mais, souvent, pris d’un impérieux besoin de tendresse, je pleurais, le front dans la neige, comme un orphelin… Je n’aimais que la mer et notre bateau ; je me couchais au fond pour sentir le flot palpiter contre le bois, comme un cœur sur le mien ; j’aurais juré par son grand mât, comme d’autres prennent à témoin de leur serment un roi ou une épée… Plus tard, je voulais qu’on agisse avec moi comme on faisait autrefois aux funérailles d’un vieux corsaire : — quand le Soekangar venait à mourir, on le couchait avec ses armes dans sa fidèle barque qu’on lançait tout enflammée sur les vagues. — Qui m’eût dit dans ce temps que je serais si heureux aujourd’hui ?…
Un jour, je revenais de la chasse après avoir pris tout vivant un splendide oiseau de proie, rare dans nos parages, et que l’on nomme l’harphang des neiges : ses plumes sont comme le duvet du cygne, comme des flocons arrachés à la blanche toison de la terre, et il a des prunelles brillantes ainsi que des pièces d’or. J’essayais de l’étouffer contre ma poitrine et il me labourait les flancs de ses griffes, fixant sur moi des yeux magnétiques. Mon père m’attendait dans la cabane de Margit Baars, et je dus me montrer à lui en lambeaux et couvert de sang. Il parut très heureux et m’appela son cher enfant. Je remarquai sa mise recherchée, la douceur de ses mains, l’odeur de toute sa personne. Son traîneau attendait, il m’emmena, non sans que j’aie longuement pleuré dans les bras de Margit… J’avais quatorze ans, je devins étudiant. J’appris que j’étais riche, je me mêlai à des enfants du rang de mon père, mais secrètement je regrettais les cimes blanches du Iostedalsbrae, notre barque, les feux allumés sur les glaces et nos combats avec les lions marins… Malgré ma timidité et ma défiance de moi-même, j’en vins à me juger en me comparant aux autres. Quelle ne fut pas ma surprise de m’apercevoir que j’avais une nature fortement trempée, mâle et obstinée ; qu’au lieu d’être un objet de risée pour mes camarades, ma force et mon adresse excitaient au plus haut point leur admiration, et qu’à mon insu j’étais devenu pour eux une sorte de chef dont ils recherchaient, en se les disputant, l’amitié et les récits ? C’est alors que je sus gré à mon père de m’avoir fait montagnard et pêcheur.
Et s’interrompant pour serrer la jeune fille dans ses bras, il s’écria avec des pleurs de joie, remué délicieusement par les souvenirs du pays qu’il adorait :
— Nous irons au Nord, vers la Finlande et le Groenland, du côté des Valkyries et de l’Étoile Polaire, fouler des neiges inviolées ; tu coucheras dans des lits de bouleau élevés comme des trônes, où le regard nacré de la curieuse lune coulera sur toi à travers le bleu trouble de la nuit ; tu entendras le sol résonner sous le pas des chevaux sauvages ; nous mangerons dans des plats d’argent des rôtis de rennes en buvant du vin épicé et du lait caillé tremblant dans des terrines ; pour te plaire, les femmes du gaard sortiront du grenier la plus belle gerbe afin de l’offrir aux oiseaux que tu verras accourir de tous les coins du ciel ; pour t’en parer, je détacherai du bras d’une Finlandaise des bracelets d’or dont les ciselures ont des caprices dignes de l’art le plus pur, et je te porterai dans mes bras au-dessus des torrents ; serrés l’un contre l’autre, nous irons vers le Nord, jusqu’aux bornes silencieuses de la terre, pour comprendre mieux la majesté de l’amour !…
— Oh ! oui, c’est cela ! disait-elle en battant des mains comme un enfant… Que j’aimerais parcourir avec toi ces étendues solitaires, sans tenir compte des saisons, de la lumière ou de la nuit, indifférente à la fuite des jours !
Mais huit heures tombant à coups mesurés du clocher pointu de Sainte-Marie-du-Mont les tiraient brusquement de leur rêve bleu, et quand la dernière vibration s’éteignait, ils demeuraient surpris, silencieux, les oreilles pleines du coassement éperdu des dames vertes, assises dans le cresson, au milieu des roseaux fleuris, ou soulevant au long des fossés l’épais manteau des lentilles.
Alors, avant de se dire adieu jusqu’au lendemain, ils essayaient de s’aguerrir à une plus longue séparation, car depuis les premiers jours de leur intimité, ils avaient arrêté ensemble qu’Arvid partirait pour Christiania par le prochain bateau. Il s’agissait de tout expliquer à son père, dont le consentement ne semblait pas douteux, et de réunir les papiers indispensables. Muni de ces choses importantes, il effectuait son retour par les voies les plus rapides. On hâtait le mariage. La cérémonie aurait lieu dans les salles de la mairie dont ils regardaient souvent par les fenêtres les sculptures de chêne avec des airs mystérieux. On installerait Anne et la mère près de Saint-Malo, sur les bords de la Rance, dans une maison ayant appartenu à un corsaire de la famille, appelée la Bigarade.
Le trois-mâts vint un peu plus tard qu’on ne l’attendait, retardant de près d’un mois le départ du jeune homme, à cause d’un chargement de morues avariées provenant des pêches du printemps, pris au Hâvre pour le compte d’un épicier. A présent qu’il était là, amarré au quai, avec ses voiles pliées, ses poulies immobiles et son blond équipage penché sur les bastingages au-dessus de sa coquille vert tendre à rayures blanches, il arrivait encore aux amoureux de parler en souriant de ce voyage, mais par bravade seulement, pour se réconforter et dissimuler une tristesse suprême, un pressentiment vague que trahissaient seuls, en dépit de leur volonté, des yeux humides et des voix altérées.
Après l’arrivage, tout se passe méthodiquement à bord du navire norvégien. Pour commencer, on vit le déchargement par des femmes de peine en bonnet de coton et plus fortes que des hommes robustes, égayant leur travail de plaisanteries aussi salées que le gros sel de Cadix et de la Rochelle répandu partout comme une neige sale. Les poissons s’empilaient symétriquement sur une voiture, et rien n’était plus lamentable que les poses de ces femmes assises au-dessus du camion, à même sur le chargement, que traînait un cheval poussif. Quand ce fut fini, on nettoya à grande eau le navire, brossant le pont et chassant la mauvaise odeur ; puis on remplit la cale de barils de beurre roulés les uns sur les autres. Le trois-mâts compléta ses provisions, se disposant à appareiller, et tous les jours on voyait sécher des vareuses bleues et des gilets rapiécés de toutes couleurs flottant suspendus aux cordages.
Enfin le capitaine, un solide marin, dont la barbe dorée descendait très bas sur la poitrine, s’approcha un matin du fils de l’armateur et lui annonça paisiblement qu’on allait mettre à la voile le lendemain.
Rien à dire à cela. Néanmoins, le jeune homme pâlit comme à l’approche d’un malheur, et quitta brusquement son compatriote en marchant d’un pas emporté.
C’est qu’il y a dans notre vie des heures de crise où nous apparaît avec une effrayante lucidité combien la réalisation de nos plus chers désirs se trouve à la merci des événements les plus misérables. En effet, le sort de chaque être se compose d’une série de petits faits venant de sources différentes. Si tout concorde, arrive à point pour compléter l’ensemble, il en résulte une homogénéité, une harmonie dans l’existence que l’on appelle la chance ; si au contraire on rencontre une obstination négative de la destinée à ne pas vouloir enchaîner le hasard, il n’y a rien à faire, c’est immuable. Certains hommes ont senti toute leur vie cette volonté mauvaise au fond de tout.
Les heures de ce dernier jour passent semblables à toutes les autres pour les habitants de Saint-Paul. D’où vient que les amoureux les trouvent tantôt promptes comme le désir ou tantôt lentes comme la réalité ? D’où vient que, tout en parlant de se revoir, en se jurant d’être l’un à l’autre, on les voit s’étreindre en pleurant comme pour un dernier adieu ? Hier encore ces cœurs confiants pouvaient être émus par le récit d’une misère, ou prendre part au bonheur d’autrui : demandez-leur, aujourd’hui qu’un danger menace leur amour, si les morts qui dorment à l’ombre d’un rideau de peupliers et sous les dalles de l’église sont moins insensibles qu’eux.
Les anciens Bretons croyaient qu’il existait, dans les montagnes, un lac appelé Dulenn, dominé par un cirque de rochers escarpés ; ses ondes noires étaient peuplées de poissons hideux à la tête énorme ; aucun oiseau ne fréquentait ses bords, ni les cygnes, ni les ducs communs à tous les étangs ; si quelqu’un en faisait jaillir l’eau sur les rochers voisins, un orage éclatait tout à coup dans le ciel : ainsi le cœur de l’homme recèle des sentiments cruels semblables à des monstres dont la présence a chassé les songes aux blanches ailes ; si on les trouble, ils déchaînent d’inexorables furies.
Rien de changé autour d’eux ; la campagne avait à peine quelque chose de plus mûr et de plus doré qui tenait aux moissons. Les myosotis étaient défleuris ; on ne voyait plus les violettes, mais la digitale empourprée, la grande mauve rose, les bouillons blancs et la véronique à fleurs pâles se rencontraient avec la mélite au feuillage odorant dont les calices blancs tachés de violet semblent éclaboussés de vin. Les fruits de l’aubépine et du merisier commençaient à mûrir. La vie fourmillait partout, étincelante au dos des scarabées et des libellules. Il faisait chaud ; l’herbe haute dans le sentier devenait presque noire à force d’être d’un vert intense.
Assis sur un talus, enlacés étroitement, ils savourent avec tristesse les instants avares. Arvid veut être le plus fort.
— Tu penseras à moi, tu m’aimeras, tu ne m’oublieras pas. Deux mois sont bien vite passés, et puis, il le faut !
Et tandis qu’il parle, une voix qui vient on ne sait d’où lui murmure tout bas : — Reverras-tu ta bien-aimée ?
Pâle et pensive, la jeune fille s’abandonne à son chagrin dans un oubli complet d’elle-même et avec ce désordre de la parure et cette faiblesse divine qui, chez une femme, est la meilleure preuve de la sincérité de l’amour ; des larmes silencieuses ternissent les beaux yeux de Jeffik, coulant sur le front du jeune homme agenouillé maintenant à ses pieds et inondant son visage, de telle sorte qu’on ne peut voir s’il y mêle les siennes.
Elle penchait d’un air de souffrance sa taille déliée, et ses manières avaient pris, depuis la veille, la langueur touchante d’une fleur de mélite altérée à la fin du jour. Un fichu de mousseline noué négligemment sur son sein révélait le haut de sa gorge et laissait deviner sa forme parfaite ; ses cheveux séparés en deux masses tombaient en tresses lourdes de ses tempes pour aller se confondre dans les plis de sa jupe.
Mais la chaleur s’apaise, l’air fraîchit, la première étoile se distingue à peine, pareille à la lueur d’un flambeau allumé avant les ténèbres, les prés blanchissent, les couleurs s’éteignent petit à petit, la lune innocente jette sur la Vire un long filet d’argent qui tremble à la crête de chaque flot, l’heure se détache avec sérénité des clochers d’alentour enveloppés de brume, le lézard se retire entre les pierres moussues et la chauve-souris tourne sur la campagne en agitant des ailes aussi silencieuses que l’ombre.
— Adieu donc ! ô mon bien-aimé, dit la jeune Bretonne en enlaçant le cou de son amant. Comment remplirai-je mes journées à présent, sans l’espérance de te voir ? Où puiser de la force pour rompre ainsi l’habitude de nos douces promenades ?… Est-il seulement un autre bonheur ?… celui-ci me suffisait bien !… Nous viendrons, Anne et moi, tous les soirs dans ce lieu que tu aimais tant… Adieu !… Tu emportes mon courage, ma volonté, mes espérances, et tu laisses derrière toi un spectre qui aura l’air de vivre au monde, mais dont le cœur sera mieux enfermé et plus muet, quoique aussi rayonnant qu’aucun des diamants que recèle la terre. J’ai versé mon âme à tes pieds comme une corbeille pleine, sans rien réserver de ce qu’elle contenait : recueille cet humble trésor.
Arvid la prit dans ses bras pour éviter que la rosée des herbes mouillât ses pieds charmants. Le corps souple de la jeune fille s’abandonnait chastement à lui et ondoyait sur ses bras, entouré de ténèbres grises, avec la légèreté virginale d’une allégorie représentant la plus candide des illusions. Il la posa à terre de l’autre côté de la clôture.
— Adieu ! criait-il, pendant qu’elle s’éloignait en se détournant à chaque pas, Adieu ! ma bien-aimée, mon bien, ma joie, tout ce que j’aime !…
Anne suivait sa sœur en versant des larmes. On eût dit que l’enfant si précoce avait vécu, dans ces soirs d’été, la passion des amants comme la sienne propre, et respiré avec délices l’atmosphère de l’amour.
— Toujours ?
— Toujours !
Ce fut le dernier mot qu’ils échangèrent, et les yeux du Norvégien ne distinguèrent bientôt plus la robe blanche, le fichu de mousseline, les nattes dorées de sa douce belle, car des écharpes de crêpe détachées du front de la nuit ne tardèrent pas à envelopper d’ombre sa toilette de femme, épaississant sa taille haute et fine comme un jeune bouleau et dérobant la forme de ses charmes à la dernière caresse de son regard.
Léopold Saussaie avait souvent de longues conversations avec Ledormeur. Depuis longtemps ce dernier connaissait les amours de Jeffik et du Norvégien et ils en causaient ensemble. On eût dit que l’administrateur s’intéressait tout particulièrement à cette histoire.
— Mais, disait-il, ce sont là de simples amourettes sans conséquences, comme en ont toutes les filles.
Ah ! il ne trouvait pas surprenant qu’on soit épris de Mlle Trégar-Creachmeur ! ça ferait plus tard, à coup sûr, une femme très distinguée, qui tiendrait son rang partout.
— Distinguée… distinguée… grommelait l’horloger, dites plutôt, Monsieur Léopold, que c’est d’une fierté choquante au monde qui le vaut bien, sans doute… Voilà cette petite Anne, n’est-ce pas ? Eh ! bien, ça a une manière de vous dire les choses, qu’on en est suffoqué ! et si polie tout de même, qu’il est impossible de se fâcher. Le jour de la conscription, elle rentrait de l’école avec une petite robe fanée, et la figure pâle avec ça ! alors un gros garçon de nos amis, qu’est farce, a voulu l’embrasser et lui donner une pièce de cent sous pour avoir des bonbons, — il en donnait à tout le monde, le cher homme, — ah ! Monsieur, si vous l’aviez vue se redresser et piétiner c’te pauvre pièce ! Alors Adrienne, qu’est une fine mouche et remarquante à l’épargne, a vite ramassé l’argent, vous comprenez.
— Et l’autre… la grande ? reprenait M. Léopold.
— Autrefois nous l’appelions la vierge encadrée, celle-là, Monsieur, parce qu’elle se tenait toujours à sa petite fenêtre ; même ça faisait rire nos connaissances ; mais depuis qu’elle a causé au Norvégien, faut pu parler de ça. Allez, allez, Monsieur Léopold, dans leur pays c’est comme dans le nôtre, la jeunesse ne perd pas le temps à enfiler des perles ! Faut pas apprendre aux vieux singes à faire des grimaces… Depuis qu’il est parti, — pour s’en débarrasser sans doute, — elle a rudement mauvaise mine, la fillotte ! Ma femme me dit souvent comme ça, en joignant les mains : — Oh ! qu’ça s’ra bé fait si l’y en a mis un su l’métier !
— C’est faux, Ledormeur, entendez-vous ? protesta l’administrateur exaspéré d’avoir provoqué l’ignoble calomnie de cet homme et violemment tenté à présent de lui sauter à la gorge. Je vous défends, entendez-vous, de répéter ce mensonge, je suis sûr de cette enfant.
Puis, tournant sa colère d’un autre côté, il reprit avec rage :
— Sa mère ne la surveille donc pas ? à quoi pense-t-elle ?
Mais l’horloger, mis sur ses gardes, avait repris son air patelin et indifférent. Il soufflait légèrement sur une belle serrure ancienne dérobée à quelque porte du château pour en ôter la poussière, — car petit à petit il dépeçait le vieux bâtiment, comme le corps d’une baleine abandonnée sur un rivage. Il sciait les poutres, vendait les cuivres au poids, et le plomb au mètre, brûlait le bois des pauvres à pleine cheminée. Il s’était aussi construit, avec des matériaux volés, une petite cabane dans son jardin, où il dormait tous les jours, couché sur une paillasse. Quelquefois il riait tout seul en brossant avec soin les robes des juges et renfermant leurs toques dans des cartons verts. Quand il avait fini, il s’asseyait largement dans leurs fauteuils, heureux de tutoyer la justice.
— La dame est trop malade pour bouger à présent, dit-il après un long silence, le curé vient la chercher dans sa voiture pour la mener à la messe… Encore un qui les croit plus que d’autres, sans doute.
Le même jour Léopold Saussaie, malgré les supplications de son père, demanda officiellement Jeffik en mariage. Il fut refusé net.
Cependant il insista d’une façon si étrange pour accepter le lendemain seulement un refus définitif de la jeune fille, que Mme Trégar-Creachmeur consentit à exaucer son désir, autant par lassitude que pour ne pas froisser son vieil ami.
Loin de s’embarrasser du mauvais accueil fait à sa proposition, l’administrateur semblait si tranquille et si satisfait, que son père l’examinait avec inquiétude à la dérobée.
Lorsque la veuve du marin s’était vue forcée d’abandonner Saint-Malo pour suivre sa fille à Saint-Paul-Église, elle ne laissait derrière elle aucune dette. A dire vrai, la pauvre femme restait encore dans l’obligation d’une dame âgée, amie d’enfance de son mari, bonne et désintéressée, qui, bien que fort près aussi de la misère, lui faisait, avec une simple grandeur d’âme, rémission d’une somme de quelques milliers de francs qu’elle avait peut-être destinée depuis vingt ans à adoucir ses dernières années.
Des actes de ce genre n’étaient point rares dans le noble pays breton, où la vieille race opiniâtre et généreuse ne peut vaincre encore aujourd’hui son dégoût de tout trafic, à moins qu’il ne relève immédiatement de la mer et ne s’y purifie. Aussi, forcée de se livrer au commerce pour exister, cette exquise nature s’était mise bravement à vendre des objets d’armement : cordages, poulies, goudron, voiles. De cette façon elle se trouvait en rapport continuel avec les marins.
Elle gréait tout navire : cotre, bisquine, chaland, cancalais et terre-neuviers ; vivait au milieu du chanvre, de la poix et du fer rouillé. Si le port se remplissait, au retour des grandes pêches, et que de sa fenêtre, au-dessus des remparts, elle n’apercevait plus que des mâts de navires, on la voyait, joyeuse, brûler des cierges à la Vierge, en actions de grâces.
Au fond de tout cela, pas une idée de lucre. Quand elle traitait une affaire, la candide marchande exhibait son prix de revient et demandait au patron de la barque de répondre en conscience si son bénéfice lui paraissait légitime.
Dans de pareilles conditions on a des chances de ne pas devenir bien riche. Mais trouve-t-on rien de plus touchant que cette bonne petite vieille, dont le père avait disparu dans un naufrage, ayant consacré sa jeunesse à fournir aux hommes de mer des armes contre la tempête !
Elle était sobre, faisait ses provisions de morue pour l’hiver, sans oublier un millier de capelans et une douzaine de flétans, — poissons à chair rose que l’on met dans la cheminée pour les garder jusqu’au carême.
Depuis longtemps la dernière ancre de son magasin avait touché le fond de bien des rades. Une petite rente la faisait vivre très pauvrement. La bonne dame écrivait de temps en temps à madame Trégar-Creachmeur des lettres remplies des souvenirs d’une amitié indéracinable, dont la froide vieillesse n’avait pu altérer la vivacité charmante et que n’obscurcit jamais cette question d’intérêt, qui prend d’ordinaire tant de place dans les sentiments des gens d’âge et vient enlaidir trop souvent la fin des belles existences. S’il lui arrivait de demander un peu d’argent à son amie, elle déployait toutes les ressources de son esprit à faire entendre qu’elle n’en avait pas en réalité un grand besoin, qu’il s’agissait de satisfaire un vice : d’acheter du tabac à priser. La mère de Jeffik envoyait ce qu’elle pouvait. On savait bien de part et d’autre que la dette ne serait jamais payée, — si ce n’est dans l’autre monde, — et s’éteindrait avec la vieille dame.
Après que l’administrateur l’eut quittée, Mme Trégar-Creachmeur resta longtemps immobile sur son fauteuil, plongée dans la plus profonde et la plus douloureuse méditation. Certes, elle n’hésitait pas un instant à refuser un semblable mariage, et la position qui rendait si vain le prétentieux et léger Léopold n’avait pesé en aucune sorte sur sa détermination. Avec son extrême pénétration de femme silencieuse et mystique, son regard pur et froid, descendant comme une épée au fond de l’âme de cet homme, craignait d’y avoir rencontré pire que le ridicule maniéré qui le distinguait à première vue. Il y avait de l’affectation dans son sourire, de la dureté égoïste dans ses yeux, de la jalousie sur son front ; et si sa voix cessait d’être couverte et basse, elle devenait à son insu rude et audacieuse. Non, elle ne se sentait pas la force de pousser Jeffik, cette sensible et délicieuse créature, dans les bras d’un mari comme celui-là. Pourtant, c’était un protecteur et il en fallait un à ses filles, puisqu’elle allait mourir. Cruelle perplexité !… Elle s’avouait néanmoins que Léopold Saussaie avait fait preuve de générosité en recherchant une fille dépourvue de tout bien et craignait de le juger avec une sévérité excessive.
La journée s’acheva sans que ses pensées aient pu prendre un autre cours.
Pendant ce temps Jeffik rêvait de son Arvid.
Vers six heures, la servante annonça à la malade qu’un autre Monsieur désirait lui parler en particulier. Et sans lui donner le temps de délibérer s’il convenait de le recevoir, le personnage se présenta devant la veuve. Pénétrant sans bruit dans le salon, sur les pas de la bonne, il promena avec une rapidité incroyable ses yeux sur tous les objets qui décoraient les panneaux de cette vaste pièce ; et rien ne lui échappait, depuis les miniatures encadrées d’or jusqu’aux souvenirs exotiques, aux idoles grimaçantes, gage de l’amitié d’un chef taïtien, aux coffres curieusement travaillés et aux collections précieuses. Quand il fut seul avec la dame bretonne, il s’excusa d’une voix mielleuse sur les exigences d’un ministère auquel il devait des moments bien pénibles, et s’approchant tout auprès de la malade devenue soudain tremblante en proie à un pressentiment sinistre :
— Madame, commença-t-il, je suis franc comme l’osier… Voici la chose. — Notez en passant, s’il vous plaît, que par égard pour une personne aussi honorable et qui aura toujours droit, je l’espère, à la considération des honnêtes gens, je suis venu moi-même pour vous éviter des ennuis et des vexations. Maintenant que vous êtes en état de reconnaître la délicatesse de mon procédé, allons au fait, promptement. — Je suis officier ministériel, huissier en un mot, et chargé par l’unique héritier de votre créancière, Mme Dubut, de Saint-Malo, décédée intestat, de recouvrer en son nom une petite créance qui se monte à quatre mille deux cent trente francs et vingt-cinq centimes. Du reste voici des pièces dont la lecture vous éclairera sur tous points.
Le cœur de la veuve se serrait, ses yeux s’agrandissaient. Au fur et à mesure que parlait l’homme de loi, toutes les conséquences de ces fatales poursuites se déroulaient devant elle : la position de Jeffik perdue, — car l’administration n’admettait pas les dettes, — le scandale, la honte, la misère dans son atrocité, puis, sa fin qui ne tarderait pas à survenir, et ses filles alors livrées à la merci des hasards terribles de la vie, comme deux pauvres oiseaux abandonnés à la tempête.
Elle n’en put entendre davantage. Sous l’empire d’une souffrance aiguë, Mme Trégar-Creachmeur se dressa, extraordinairement pâle, devant l’huissier épouvanté, et, proférant une plainte suprême, étendit les bras et roula inanimée sur le parquet. L’homme s’enfuit en étouffant ses pas comme un assassin.
C’est que pour cette famille réduite au dénuement, quatre mille francs étaient une somme absolument impossible à trouver. — L’argent mène d’un façon arbitraire et tragique la destinée des pauvres gens. — Pour lutter contre cette puissance, il faut porter en soi un sens pratique des choses qui manquait complètement aux derniers rejetons d’une race romanesque, imprévoyante et prodigue, plaçant dans son estime, par une sorte de folie, la pauvreté presque aussi haut que l’honneur. Le moindre des objets d’art qui les entouraient aurait suffi à éteindre la dette, mais elles ne soupçonnaient nullement la valeur que la mode du jour leur prêtait ; l’idée de s’en défaire ne serait même pas venue aux dames bretonnes, tant la tradition l’emportait chez elles sur tout autre sentiment, la superstition et le souvenir sur les menaces du présent.
Il s’agit de figures aujourd’hui disparues, dispersées par le flot des appétits positifs de la seconde partie du siècle ; du reste, il n’est plus d’aïeul assez vieux pour raconter aux petits-enfants les exploits des corsaires, leurs longues captivités sur les pontons anglais, les évasions merveilleuses, les traits d’audace et de générosité chevaleresque, le plaisir de barbare qu’ils trouvaient à dissiper les richesses. Personne ne sera plus élevé à cette école dangereuse, si séduisante pour l’enfance ; à peine le souvenir en vit encore chez leurs derniers et rares descendants.
Voilà pourquoi, de voir ces femmes, intéressantes et supérieures, âmes profondes, toujours prêtes au sacrifice, où dort, replié sur lui-même, un nihilisme inexprimé, arrachées à leur milieu immuable et étrange et soumises à de pareilles misères, avait en soi quelque chose de plus poignant, de moins banal, que s’il s’agissait de personnes moins naïves, moins en retard sur les procédés d’existence modernes.
La servante s’empressa de relever sa maîtresse et de la porter sur son lit. En même temps elle appelait du secours. Jeffik accourut, et, trouvant des papiers dans la main crispée de sa mère, comprit avec désespoir, en y jetant un rapide coup d’œil, ce qui l’avait tuée. Pourtant tout espoir n’était pas perdu, le pouls de la malade battait faiblement sous le doigt de la jeune fille. On courut eu hâte chercher le docteur Lemoine.
Au bout d’une demi-heure il arriva et de suite se montra fort alarmé de l’état où il trouvait sa cliente.
— Cet accident n’est pas arrivé sans motif, mon enfant, dit-il à Jeffik, une cause morale a dû déterminer la crise. Voyons, il y a eu un malheur, une émotion, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, Monsieur, un grand malheur ! répondit en pleurant la jeune fille. Mais au nom du ciel, rassurez-moi, sauvez-la !… Ah ! docteur, je lis dans vos yeux que c’est bien grave…
— Eh ! ma pauvre petite, je lui avais répété mille fois : — surtout pas d’émotions. — Savez-vous, continua-t-il avec la brusquerie bien connue qui avait contribué à son succès dans le pays, savez-vous que votre maman a le cœur gros comme un cœur de bœuf !
Et sur un geste d’effroi de Jeffik il reprit :
— Cela s’explique aisément : cet organe s’est développé outre mesure en fatiguant plus que les autres. Ainsi, un coureur a de gros mollets, un lutteur des biceps énormes…
La jeune fille ne l’écoutait plus, elle descendait l’escalier en courant, prise d’un besoin de fuir devant le malheur ; mais une dentelure de la rampe accrocha sa robe et la retint comme la main d’un ami : elle s’arrêta soudain en essayant de rassembler ses idées. Jeffik pressait son front, joignait ses mains, croisait ses bras comme pour lancer un défi, ou bien s’attendrissait, pleurant sur elle-même, sur sa mère et sur son Arvid.
— Je l’avais toujours senti, disait-elle, que c’était une chose fragile et impossible… trop belle… trop effrayamment belle… cela avait un je ne sais quoi d’instable et d’ailé… Je ne comprenais pas d’où venait ma peur, quand il me quittait au milieu de la campagne ; je tremblais à la voix de la brise, je jetais les yeux autour de moi, je regardais le ciel et la course des nuages, et l’angoisse séchait ma gorge. Je l’entends encore me dire : — Adieu ! ma bien-aimée ! — Adieu Swevenmor, répondais-je, oui, adieu ! adieu ! adieu ! Swevenmor !…
Notre amour était enveloppé d’une brume ; c’était comme un danger subtil répandu dans l’air, une interdiction divine, flottante. Nous aimer semblait un acte digne d’enfreindre des lois plus qu’humaines…
Oh ! ce rêve que je fis autrefois, souvenons-nous-en à cette heure ! comme mon âme nageait libre et heureuse !… Mais, chasse plutôt ces pensées, malheureuse, la chaîne du bonheur est rompue, les anneaux ne se rejoignent plus… Et, par ce misérable obstacle… Aveugle destin ou monstrueuse prévoyance du sort !…
Tu prends ta revanche, or, froid métal ! Tu te venges d’avoir été honni, foulé aux pieds, répandu à torrents, jeté à la vile populace ! tu surnages au-dessus de notre mépris…
Oh ! pour si peu, si peu, ma vie perdue ! pour un petit monceau qui tiendrait entre mes deux mains, mon bonheur envolé !…
Sais-je seulement d’où tu viens, comment on l’acquiert ? Je te croyais ce flot au tintement insipide qui roule sans cesse entre les mains des hommes ; mais je ne savais pas que sans te désirer ni te voir, tu serais un jour mon maître, force monstrueuse, misérable dieu d’or !…
Elle se tut, l’air égaré, et sous l’influence d’une grave détermination, la jeune fille reprit sa course et heurta Léopold qui montait, et, fidèle à sa promesse, venait prendre la réponse promise.
— Monsieur, lui dit-elle, je vous cherchais, ma mère se meurt, une absolue tranquillité pourrait peut-être la sauver ; c’est pourquoi je vous accepte pour mari, à la condition que vous serez ici de nouveau avant une heure avec la quittance d’un huissier de la ville chargé de nous poursuivre, et dont le nom doit être dans ces actes.
En parlant ainsi elle lui tendait les papiers qu’on avait trouvés dans les mains de la veuve.
— Je le savais, Mademoiselle, répondit-il avec une véritable émotion, et la voici, vous ne devez plus rien.
Jeffik lui arracha presque le reçu des mains, et remontant près de la malade, elle se pencha sur la rampe avant de disparaître :
— Comptez sur ma parole, ajouta-t-elle en s’adressant à l’administrateur d’un air désespéré.
Quand la mort s’approche d’une couche, elle répand dans l’âme des assistants tout l’effroi de sa présence. Une atmosphère mystérieuse qui semble lui appartenir remplit soudain la chambre funèbre et pèse avec inquiétude sur la poitrine des vivants. La jeune fille ne s’y trompa point en s’approchant de sa mère. Longtemps agenouillée, elle conversa à voix basse avec la mourante dont les forces déclinaient rapidement. Bientôt, Mme Trégar-Creachmeur perdit l’usage de la parole, mais elle donna des marques d’entendement à ceux qui l’entouraient et les reconnut jusqu’au dernier soupir.
Le vieux prêtre à figure naïve, accouru au premier appel, beau comme un aïeul des montagnes, priait et pleurait tour à tour.
Quand, averti par son expérience, il vit l’âme de son amie approcher de l’instant solennel où elle devait abandonner le monde, il essuya ses pleurs avec les boucles de ses cheveux blancs et s’apprêta à lui faire entendre des paroles dignes de la tombe.
Affermissant sa voix tremblante, il commença en ces termes :
— « O mort, où est ton aiguillon, où est ta victoire ? » Vie, où est votre douceur et votre durée ?
Puis, après un silence, il se mit à parler d’une voix lente et grave.
Il disait :
— Exilée, va chercher ta patrie ! Martyre, réclame ta couronne ! Femme, repose ce cœur douloureux et plus gonflé que les pieds du pèlerin épuisé qui s’assied après avoir gravi la montagne ; abandonne au fond du cachot les tronçons brisés de la chaîne ; efface ta chétive trace ! Cette terre indigne de te posséder en laissera moins en disparaissant que la tente d’un Arabe nomade dressée pour un jour sur les sables ! Monte dans la lumière sans ombre, dans la vérité sans bornes, vers les mondes radieux où la vertu trouve sa raison et sa fortitude !
Que craindrais-tu, âme immortelle ?
On t’a parlé de douleur ? — L’arbre souffre-t-il pour changer de verdure ? l’enfant pour naître ? l’herbe pour se faner ? le ruisseau pour se mêler à l’Océan ?
Entre sans effroi dans l’infini. Tu es plus en sûreté que la parcelle d’or pur enfermée dans le rocher, que le joyau jeté au fond des mers.
La vie n’est qu’un court épisode de l’existence, la mort est un avènement, et au delà de cette misérable sphère, tu vas t’élancer avec transport vers la perfection idéale. Qu’attends-tu ? ton épreuve s’achève. L’aube va paraître et la nuit t’enlace doucement pour t’emporter au milieu de ses voiles.
Que je voudrais te suivre ! toi qui t’élevais si haut sur les ailes ardentes de la foi !
Si l’invisible pouvait devenir visible, si bientôt, fille du ciel, tu pouvais nous prêter la vue mystérieuse des intelligences dont la réalité se manifeste sans le secours d’yeux périssables, il nous serait donné de voir, comme toi, des êtres d’une beauté et d’une forme inconnues, que tu vas effleurer sur ta route.
Ton illusion ne ressemblait pas à celle des autres hommes : ils croient vivre quand ils meurent chaque jour davantage. Pendant un temps bien court, ils sont heureux parce qu’ils ignorent la vérité, mais quand ils l’ont une fois vue, ils se masquent pour n’être point reconnus d’elle. C’est pour cela que tu coudoyas tant d’insensés, que tu les vis parcourir leurs jours, le visage fardé, les yeux égarés, n’ayant qu’un souci, cacher, enfouir l’opprobre de leur nature en essayant de se montrer aux autres tout différents d’eux-mêmes. Ils avaient beau faire, rire quand ils auraient dû pleurer, ouvrir des yeux candides avec un cœur libertin, la vérité, forte et superbe, environnée de lumières, les dépouillait un à un de leurs tristes artifices et les abandonnait à la honte de leur nudité. Tu ne leur ressemblas en rien, tes chastes jours fuirent semblables à ces eaux pures et froides qui n’ont reflété que la blancheur des neiges !
A ces instants où ton âme oppressée semblait se décharger d’un lourd fardeau en me confiant le récit de tes jeunes années, tu me l’as dit souvent, ô femme, combien tu sentis de bonne heure l’inanité de tout désir, de toute aspiration vers la félicité, et, ne pouvant te décider à édifier un autre rêve sur les ruines de ton premier sentiment, tu te déterminas à en cultiver éternellement le souvenir : ainsi en est-il d’un homme forcé d’abandonner certains lieux de la terre, si beaux et si embaumés, qu’il eût voulu y regarder chaque été le raisin mûrir sur le coteau et la lune rapprocher son croissant d’or ; il pleure en les quittant, sachant qu’il ne les reverra jamais. Crois-en un vieillard dont le cœur a saigné maintes fois entre les serres des passions indomptables ; tu as choisi la meilleure part en te réfugiant dans la douceur forte, dans le calme secourable, en triomphant de tous les élans qui t’emportaient encore malgré toi vers la vie. La mélancolie me paraît être une volupté très délicate, j’en ai senti les charmes malgré ma rudesse ; certaines âmes s’y consument avec joie, il en est même dans ton pays, — Dieu leur fasse miséricorde ! — qui s’en laissent mourir !…
Honneur à vous, ma fille ! vous avez lutté vaillamment contre votre penchant pour la mort, vous teniez à la vie par la maternité, comme cette nacelle de l’air, captive au-dessus d’une ville, qu’un câble puissant retient à la terre en dépit de son perpétuel effort…
La moribonde se taisait, seulement de grosses larmes coulaient sur ses joues.
Alors Jeffik, croyant en deviner la cause, dit :
— Ma mère, soyez tranquille et bénie ! Ce saint homme vient de m’ouvrir des perspectives inconnues. Je suis prête maintenant au sacrifice que vous redoutiez pour moi, sans doute à cause de ma faiblesse ; rassurez-vous, ô ma sainte ! qui vous a vue à cette heure doit être à jamais fort contre la vie… Je ferai ce mariage, vous ne mourrez pas, vous vieillirez au milieu de ces souvenirs de notre race… Je ne regrette plus rien… pas même l’amour ! Ce n’était qu’un songe. — Un bien beau songe, hélas ! ajouta-t-elle en élevant ses mains jointes.
Nous tâcherons, mère, que l’enfant soit bien heureuse ; son bonheur sera plus parfait, édifié sur le nôtre. Mais si le moment est venu de vous perdre, apprenez au moins que vous laissez ici-bas une digne descendante, et que l’exemple de votre renoncement devient dès maintenant mon plus précieux héritage. Je saurai tempérer cette soif d’idéal qui nous vient de nos pères. Je serai chaste et résignée, je fuirai le remords afin de mériter un dernier jour semblable au vôtre.
La jeune fille parlait avec exaltation, et le regard ineffable et profond de la moribonde, s’éclairant une dernière fois, semblait répondre : — Te voilà donc mûrie dans tes larmes d’un jour, ô ma fille ! comme ces fleurs des tropiques que l’on voit s’épanouir d’heure en heure après une pluie d’orage. Il t’en coûte, pauvre enfant ! de reconnaître la vanité de ton rêve d’amour… Voilà tes illusions envolées comme de blanches colombes dont un vent de mort a brisé les volières. Il eût toujours fallu que cet instant arrivât, car à ce prix seulement s’achètent la paix sereine et la sagesse. Je te le dis encore avant de refermer sur moi la porte sombre : rien, en ce monde, ne peut être digne de ton culte, si ce n’est la vertu.
Ses yeux gardaient encore leur expression de béatitude, que des ombres indéfinissables, envahissant le front de la sainte femme, apprirent au vieillard et à la jeune fille qu’elle avait cessé de souffrir.
Les pleurs des deux orphelines n’étaient interrompus que par les lamentations du vieux prêtre.
Il psalmodiait :
— « Mes jours se sont évanouis comme la fumée ! ils ont décliné comme l’ombre ; mes os se sont desséchés comme le sarment ! »
« La terre et les cieux passeront ; ils vieilliront comme un vêtement ; vous les changerez comme un manteau ; vos années ne finiront jamais ! »
Mais plus le psaume montait, désolé, dans la chambre funèbre, plus le visage de la morte se revêtait de sérénité ; quelque chose de divin en ennoblissait tous les contours, et sur son front flottait, avec la mort, comme un secret sublime.
Alors le vieillard se relevant contempla longuement Mme Trégar-Creachmeur et, levant les bras vers le ciel, s’écria :
— « O mort, où est ton aiguillon, où est ta victoire ! »
Puis relevant l’orpheline à genoux et noyée de larmes :
— Ma fille ! ajouta-t-il, soyez forte : Voilà le bonheur !
Les deux pauvres enfants passèrent dans la douleur et l’abandon les jours qui suivirent la fatale mort. Sans un ami, sans un parent, sans aucune expérience de la vie, ne possédant aucun bien au monde, timorées d’âme au point de n’oser demander un conseil, fières au point d’éprouver une honte mortelle à traiter la moindre question d’intérêt, elles se sentirent submergées par la crainte et la mélancolie.
Pour couvrir les frais des obsèques qu’elle avait voulu très convenables, Jeffik dut réduire encore les dépenses déjà si modestes. On renvoya la bonne Lisbeth, qui partit en pleurant ; et, pour ne rien solliciter de personne, les orphelines vécurent de nourritures grossières, à peine suffisantes pour soutenir leurs forces.
Une lettre qu’elle reçut vers ce temps de Swevenmor acheva de décourager la jeune fille. Il lui disait, qu’en arrivant à Christiania il avait eu la douleur d’apprendre le second mariage de son père avec une jeune femme de réputation tapageuse dont il redoutait depuis longtemps l’influence néfaste ; que ses affaires se trouvaient bien malheureusement compliquées par cet événement qu’on lui avait tenu secret ; que si la place de sa mère était prise dans la maison, celle qu’il croyait avoir dans le cœur du vieux gentilhomme norvégien était occupée par une personne dont le pouvoir savait effacer les sentiments les plus forts. Déjà, avant cette union fatale, elle avait su faire exiler l’enfant à Saint-Paul-Église sous un prétexte futile, — disgrâce à jamais bénie, puisque, à cause d’elle, il avait trouvé son amie, son amour. — Aujourd’hui, par d’autres artifices elle retardait son bonheur. On traitait sa passion de caprice, d’enfantillage sans durée et sans avenir. — Au moins, lui disait-elle, beau-fils, attendrez-vous bien une année ! Un pareil roman ne peut sitôt prendre fin ! Augurez mieux de la fidélité de votre belle !… Mais laissez faire, vous êtes comme un merle étourdi pris au piège, heureux, si quelque bonne âme l’arrache à son lac maudit. Allons, allons, enfant gâté, vous me remercierez plus tard…
« Je vais vous faire une grande peine, ô mon amie, écrivait Arvid, mais je ne puis rien vous cacher : une année, voilà le terme qu’on m’impose !… Je vois bien, Jeffik, à mon désespoir, qu’ils ont raison de me traiter comme un adolescent sans courage, incapable de supporter aucune épreuve. Un homme, sans doute, ne verserait point de pleurs ; mais une année paraît un long temps à notre âge ! Que de choses peuvent se produire en un pareil espace !… Je ne doute point de vous, ma bien-aimée, mais des choses. Celui qui laisse une rose dans un jardin revient le lendemain et ne la trouve plus ! c’est le vent qui l’a emportée : quand on s’aime, il faut se tenir étroitement et ne point se quitter, jusqu’à la mort !… »
« Je vaincrai tous les obstacles, disait-il ailleurs, ayez confiance en votre Arvid, il est à vous, corps, âme, volonté… N’ayant plus que mon bien dans le Sognefford, ajoutait-il encore, maintenant que mon père m’a cessé ses bontés, j’y vais aller de suite mettre ordre, afin de lui faire rapporter un revenu qui nous fasse vivre… »
Ce nouveau contre-temps et la misère toujours croissante abattirent l’âme de la pauvre fille. Jusqu’à ce jour elle avait compté gagner du temps sur la malheureuse promesse qui la liait à Léopold. Elle espérait que le retour prochain d’Arvid arrangerait tout. Il n’en était rien.
Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi dans des alternatives d’espérance et de découragement. Jamais elle ne put vaincre sa fierté au point de faire l’aveu de ses tourments à Swevenmor.
Jeffik aimait mieux perdre tout son amour par une apparente perfidie que de le voir abaissé, diminué, par le détail de sa pauvreté. Son infortune lui apparut de plus en plus sans aucun remède. Néanmoins elle parvint à gagner six mois sur les instances de Léopold à hâter le mariage.
Au bout de ce temps, Anne tomba malade d’épuisement, et l’administrateur en profita pour porter un coup direct à la volonté de la jeune fille. Il revint tout exprès d’Afrique, muni d’un congé de deux mois.
— Voulez-vous, lui dit-il, causer la mort de cette enfant que vous dites aimer d’une si vive tendresse ? Prétendez-vous attendre un jeune homme entouré d’une famille puissante ? Il ne reviendra jamais… Et la promesse que vous m’avez faite, comptez-vous la renier ?
Alors il tira de sa poche le reçu des quatre mille francs qu’elle avait tenu à lui rendre, et, le mettant en pièces, en jeta les morceaux à ses pieds.
— Je ne fais cas que de votre serment, ajouta-t-il, ceci est une bagatelle dont le souvenir affreux me pesait, mais n’attendez pas que je vous rende jamais la liberté, mille morts plutôt que vous perdre.
— Monsieur, lui répondit-elle en portant les deux mains sur son cœur, j’aime Arvid de toutes les forces que Dieu m’a données !
Et le visage de l’infortunée, déjà affaiblie par le deuil et les privations, perdit toutes les teintes de la vie.
— Je ne puis ! Monsieur, murmura-t-elle encore, je ne puis !… ma sœur !… Arvid !… Et elle s’évanouit.
Le vieux prêtre qui assistait les derniers moments de sa mère vint la voir le même jour et Jeffik lui confia sa peine.
Il avait passé toute sa jeunesse dans les missions. Mutilé en Chine et perclus de douleurs, il obtint la cure de son village pour y finir ses jours. Vivant sans cesse dans l’idéal et le rêve du martyre, il ne comprenait plus beaucoup les choses de la terre et méprisait les passions qui l’avaient autrefois torturé.
— Que voulez-vous, mon enfant, lui dit-il, il faut vous soumettre. Notre-Seigneur n’a-t-il pas été livré pour trente deniers ?… Le méchant trouve une punition dans ses actes et le juste une récompense dans sa droiture.
Et il se mit à exalter les sacrifices et les sentiments qui semblent au-dessus de la faiblesse humaine.
Des scènes pénibles se succédèrent entre Léopold et Jeffik.
Cette fille si fière se jeta aux genoux de l’administrateur et le supplia avec larmes de lui rendre sa parole.
Enfin, lasse de prier, elle consentit tout d’un coup à fixer une date et écrivit à Swevenmor une lettre d’adieux déchirants.
Sur un plateau élevé du Djebel-Hammam, s’élevait, au temps de Tibère, la merveilleuse cité d’Aquæ-Calidæ. Les eaux chaudes, jaillissant dix-huit fois du sol, avaient été recueillies dans des vasques de marbre blanc. On y avait construit un temple à Vénus. Un palais y fut bâti, bientôt entouré de jardins immenses où l’oranger fleurit au-dessus des roses, où l’amandier jeta, dans le souffle du vent, ses pétales neigeux au front odorant des verveines, où la grenade alluma dans les buissons sa lanterne rouge près de cet arbre toujours vert dont les rameaux escortaient fidèlement la lyre accompagnant des vers en l’honneur d’Éros, où la vigne enjoleuse se suspendit et monta vers la cime du figuier comme pour une caresse, et où l’eau génératrice et tiède circula dans des canaux d’asphalte, versant la vie aux fleurs et aux fruits de cet Éden, s’enchevêtrant avec science sur le sein de la terre, comme s’enlace un réseau de veines aux mamelles gonflées de lait d’une jeune mère. On y vint de toutes parts : d’Icosium, de Tenès, de Julia-Cæsarea la capitale de la Mauritanie assise sur le squelette sans histoire de la poudreuse Iol, de Tébesse au pied des monts qui prolongent l’Aurès, de Cirtha la grecque, qui regarde au fond d’un gouffre, entre deux murailles de roc vif, tourbillonner le Rhummel en furie, et de Lambèse par la route que construisit la légion d’Auguste de Carthage à Tipaza.
C’était un lieu de plaisir, les patriciens y affluaient, et les jeunes barbares. La route en spirale qui conduisait aux thermes, en contournant le flanc de la montagne, était couverte de chars, de mules blanches aux ferrets d’argent, de fins étalons du désert à l’œil de feu, aux chevilles de femme, et d’éléphants de Numidie. On y vit le roi Ptolémée, petit-fils de Cléopâtre, souverainement beau, comme son aïeule, portant un pli amer sur son visage aux grands traits purs de jeune pontife, regarder son ombre avant de partir pour Rome où Caligula devait le faire étrangler.
Les patriciens romains, les nouveaux maîtres de l’Afrique, y trouvèrent toutes les délices dans le repos et les éléments de la plus molle volupté : des bains luxueux, où les esclaves empressés s’agitaient comme un noir essaim, massant les membres rafraîchis, écrasant des parfums, versant des essences, maquillant avec un art raffiné que l’on retrouve encore aujourd’hui dans le secret du sérail chez quelque riche Maure ; des dieux muets au fond de leurs temples, drapés dans le porphyre, le marbre et l’agate ; et quels dieux ! le plus joyeux, Bacchus, qui conduit à l’ivresse ! Vénus, qui invite à l’amour !
On y buvait à pleins canthares cette eau fraîche saturée de fer et de gaz que l’on voit sourdre à l’ombre noire d’un bouquet de caroubiers et de chênes verts, et à pleines coupes un vin doré, rival du Falerne. Toutes les espèces d’oiseaux s’y trouvaient en abondance et paraissaient dans les festins. L’innombrable famille des coquillages aux formes étrangement contournées et des poissons pêchés au milieu des coraux sur la côte de la Grande mer bleue, y était amenée, vivante encore, après trois heures de chemin. Le sylphium, les truffes blanches et l’assa fœtida venaient de Cyrène, et sur les tablettes de citrus aux veines panthérines soutenues sur le dos d’un immense léopard d’ivoire, les fruits étranges qui poussent dans les oasis, mêlés à tous ceux qui mûrissent le long des rivages méditerranéens, se dressaient en pyramides couronnées des grappes du raisin berbère, ou s’écroulaient au milieu des fleurs séparées de leurs tiges et répandues en nappes bigarrées.
Une lumière dorée, d’une transparence légère et pure, baignait toute cette contrée, enveloppait les monuments, se jouait au travers des marbres et des fleurs, faisait ressortir la délicatesse des lignes d’un chapiteau enguirlandé d’acanthes, la cannelure d’une colonne, la grâce rustique des sylvains ou le galbe harmonieux d’une cariatide, avivant la couleur des oiseaux, rendant plus vibrante et plus nette l’élégante sveltesse des palmiers.
La candeur de l’aurore y faisait rêver des premiers matins du monde. Des brouillards montaient dans la vallée resserrée entre le Djebel-Hammam et l’isthme étroit des hauteurs du Gontas et l’emplissaient de leurs trames grises : c’était d’abord comme un fleuve coulant entre deux rivages ; — quelques-uns y croyaient voir un paisible étang, d’autres, des curiosolites amenés du fond de l’Armorique et portant le joug romain, un vain reflet des flots qui blanchissent leurs grèves désertes au pied des chênes et des châtaigneraies ; — puis tout à coup le soleil dénouait son faisceau de rayons lumineux, buvait en un instant la rosée suspendue à la tige des jeunes froments et des herbes alourdies ; les brumes alors se déchiraient, flottaient et traînaient dans l’air matinal ainsi que des lambeaux de gaze couleur d’hyacinthe, d’ocre et de pourpre. Les gypaètes planaient au-dessus des monts tourmentés, et le troupeau gravissant les collines se pressait tremblant autour de son berger, en apercevant l’ombre de leurs grandes ailes.
Au fond de la gorge, entre le Djebel-Hammam et les monts du Sahel, une rivière coulait à la façon d’un petit torrent, dans un lit trop large semé de rocs polis par la course des eaux, où son flot se perdait et se retrouvait toujours. D’impénétrables bosquets de lentisques, de myrtes et de lauriers roses se rejoignaient au-dessus de son filet argenté, et déjà l’hyène, le chacal et le lynx, devançant le crépuscule, s’y étaient tapis au retour de leur chasse nocturne.
C’était l’heure où l’on entendait retentir le fer sur l’enclume dans les forges de glaives établies sur les flancs de Zaccar-el-Gharbi, sous d’immenses platanes versant leur ombre verte sur la petite cité de Miliana ; où le chasseur se perdait dans les profondeurs de la forêt pour relever ses pièges, ou bien, armé d’un épieu à la pointe durcie au feu, taillé dans le frêne, surprenait dans sa bauge un sanglier repu, le perçait de sa lance rustique, et, quand la mort fermait ses yeux farouches, tranchait la tête hideuse du fauve et la rapportait comme un trophée ; où les abeilles, dont le blond trésor s’abritait dans la fente solitaire des rochers, envoyaient leurs jeunes compagnes recueillir la douce moisson, et où celles-ci, répandues sur les champs fleuris, sur les orangers, dans le calice des roses, des jasmins, des myrtes, suspendues, avec un bourdonnement de joie, aux feuilles des romarins, des lavandes, des fenouils et des sauges, butinaient un miel plus doux que celui du mont Hymette.
Sur les trépieds embrasés, on brûlait, dans les temples pavés de mosaïques, le pur encens de Cyrène ; un prêtre portait à ses lèvres une coupe ciselée pleine de l’eau salutaire des fontaines et rendait grâce à Esculape. Les malades, couchés sur des lits de thuya, sous les portiques fleuris de leurs demeures, et les jeunes élégants Romains, contemplaient la splendeur de cette île de l’Occident, où la vie latine, dans un sublime échange, épanchait sa civilisation, ses arts, son essor intellectuel, sa poésie, et recevait en retour les tributs de Cérès ; car les montagnes, les vallées, les plateaux étaient revêtus d’une robe changeante, émeraude au printemps, or brûlé l’été ; le blé poussait partout, partout le bien venu de cette terre de grain ; ses nappes ondulaient au souffle de la brise de mer ; les moissonneurs berbères en écartaient les chèvres de Gétulie, et l’Atlas était oppressé du poids des gerbes.
Pendant plusieurs siècles, Rome, appauvrie, reçut son pain des bords pacifiés de l’Afrique, source de richesses inépuisables. Mais tandis que la prospérité est à son comble et déborde dans la pompe des inscriptions, voici un fléau inattendu prêt à fondre sur la colonie impériale. Les Vandales ravagent l’île d’Occident et le silence revient planer sur les cités écroulées. La vieille Lybie sauvage, belle de ses seuls charmes et des précieuses ruines, documents du passé, dont la terre abritera les débris, reparut alors dans son austérité primitive, épuisée du labeur ininterrompu de sa glèbe coutumière des longs sommeils. — Et, maintenant, qui la réveillera ? quel peuple lui rendra la prospérité, lui apportera encore la divine semence du progrès ? Est-ce vous, éphémères Byzantins ? — A peine savez-vous étayer des ruines ! — Sera-ce le flot des Arabes entraînés par Mahomet, les fatimites d’Égypte, Barberousse, ou le règne des deys ? — Non, ce n’est pas trop d’une période de dix-huit siècles écoulés, pour qu’un autre peuple se présente dans le Magreb, digne de succéder à Rome sur cette terre dévouée aux conquêtes. France ! héritière spirituelle des Latins, c’est à toi qu’il appartient de surpasser Rome.
Tout ce que l’homme avait édifié, le temps l’a abattu et la terre l’a repris. Il ne reste plus guère de la brillante cité de plaisirs que des tombeaux de marbre où s’amasse la pluie, où se mire la bergère arabe, et des statues de dieux ; la cendre des morts s’est envolée et l’ignorant colon ne connaît pas les divines effigies. Ce qui n’a pu changer, c’est la ligne suave et profonde de ces belles collines ruisselantes d’une ineffable lumière.
Bou-Medfa est une des stations d’arrêt sur la ligne d’Alger à Oran. Au nord de la voie ferrée, jaillissent, sur une croupe de montagnes, les sources fameuses d’Hammam R’hira.
Un soir, M. Léopold Saussaie descendit du train, et tendant la main à sa jeune femme, la fit monter rapidement dans une tapissière dont un léger siroco déplaçait sans cesse les rideaux de cuir flottants. Les chevaux impatients s’enlevèrent en agitant leurs sonnettes, et comme les deux voyageurs s’étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre, chaque cahot un peu rude heurtait violemment leurs genoux ; ils s’excusaient entre eux avec gravité. Les traits de Jeffik avaient revêtu ce quelque chose de résigné, d’impénétrable et de doux que l’on voit flotter sur le visage des sphinx et des jeunes épouses mariées sans amour. Elle s’abandonnait à sa rêverie, tandis que son compagnon s’entretenait avec le conducteur. Celui-ci se retournait à tout moment vers son interlocuteur, repoussant son chapeau en arrière de son front humide ; dans le mouvement qu’il faisait, le vent gonflait sa blouse bleue ; il était plein de respect et disait d’un air aimable :
— Je ne croyais pas avoir l’avantage de remonter Monsieur l’administrateur ; ordinairement le panier de Monsieur descend avec le cocher.
— J’arrive à l’improviste, mon garçon, répondit le fonctionnaire. Je ne suis pas fâché de surprendre mon monde ; on ne sait jamais ce qui se passe en votre absence ; il n’y a plus de discipline quand on a les talons tournés.
Il tordait ses grosses moustaches grises en disant ces mots d’une voix dure, et souriait avec une préméditation joyeuse, se délectant dans l’espérance de trouver quelqu’un en défaut.
— Oui, répondit le conducteur, quand le chat n’y est pas, les souris dansent, c’est sûr.
Bien que le soleil eût perdu de son ardeur, la terre, imprégnée de rayons, brûlait encore en dépit de la tombée du jour. Les deux chevaux allaient un train d’enfer. On traversait la vallée, l’air était lourd. Des pitons aigus, des mamelons couverts de chênes-liège et d’oliviers, des promontoires, de larges brèches transversales laissant apercevoir, dans leurs ouvertures béantes, l’ossature du Sahel, les enserrait étroitement.
La route, tantôt se rapprochait de la rivière et tantôt s’en éloignait en traversant des landes couvertes de lentisques et de chamérops. Dans le lit à demi desséché de l’Oued-Djer courant sous des portiques de lauriers-roses, comme les ruisseaux de la Grèce, on entendait le pas étouffé des eaux glissant sur les grandes pierres.
On gravissait maintenant le chemin qui se tord comme un serpent sur le flanc du Djebel-Hammam. Comme un travailleur fatigué regagne lentement, le soir, sa demeure éloignée, ainsi le soleil, ayant fini sa journée, descendait derrière les montagnes. A mesure que les voyageurs montaient, une brise légère léchait leurs visages poudreux ; l’air passait en frissonnant sur les baumes sauvages dont il éparpillait le parfum, il sifflait dans les hautes touffes de chardons d’un bleu métallique et courbait les panaches verts des fenouils et des angéliques. Une nuée rougeâtre emplissait le fond de la gorge où le vent du désert avait roulé son sable de feu. Il semblait à Jeffik qu’elle s’élevait au-dessus d’un incendie ; sa poitrine délicate se gonflait, elle respirait plus fort et regardait en haut avec un désir d’ascension.
Pour Léopold, un bonheur extrême éclatait dans chacun de ses mouvements. Tout lui plaisait chez sa compagne, sa beauté frêle, sa jeunesse, sa froideur même qu’il prenait pour un témoignage de bonnes manières, d’une éducation plus raffinée ; et si elle l’appelait monsieur devant les gens, sa vanité ne connaissait plus de bornes. Du reste, il s’inquiétait peu d’être aimé d’elle ; ces mots n’avaient pas pour lui beaucoup de sens ; puisqu’il pouvait la posséder à sa guise sous le couvert des lois, il n’en devait pas chercher davantage. Au temps de sa jeunesse, beau garçon brutal, aux moustaches rudes, il avait eu de nombreuses maîtresses : faciles conquêtes que lui présentait le hasard de ses promenades, le long des boulevards des petites villes perverses. Mais ce n’est pas dans la société des filles perdues qu’on puise une grande expérience de la femme. Il ne voyait aucune raison pour qu’un beau jeune homme pût lui être préféré. L’important pour une femme, pensait-il, devant être d’avoir un maître, une direction, de la toilette, un intérieur et des plaisirs conjugaux. Et il ne lui refusait aucune de ces choses : aussi dormait-il bien tranquille sur la durée d’une telle félicité. Les sentiments contrariés, les peines du cœur, l’incompatibilité d’âmes, il ne les considérait que comme des billevesées, des prétextes de convention invoqués par les faiseurs de romans pour étayer leurs absurdes intrigues et frapper les nerfs d’un sexe crédule. Aussi, en admirant sa jeune épouse, s’inquiétait-il peu de suivre la trace de sa pensée indépendante et de ne pouvoir façonner à son gré ses rêves. Il ne se souciait pas de cet esprit infidèle, plus éloigné de lui qu’un nuage, quoique enfermé dans un corps qu’il avait le droit de presser à toute heure ; et on l’eût bien surpris, sans le rendre jaloux, en lui dénonçant cet adultère comme le plus véritable : ainsi l’esclave courbé sur le sillon de son maître et accomplissant sa vile besogne échappe à son tyran en se souvenant des fleurs de sa patrie et de la liberté. Par exemple, l’administrateur se promettait bien de faire bonne garde, d’entourer Jeffik d’une surveillance vigilante, de n’autoriser aucune fréquentation de jeunes hommes susceptibles de le ridiculiser. La chair est faible, disait-il souvent, tout occupé des passions à venir de cette jeune créature, à peine femme, et frémissant encore au souvenir de la révélation des noces. Il se promit de l’empêcher de monter à cheval et de lui apprendre à surveiller la cuisinière qui devenait fort négligente.
Léopold discutait en lui-même les arrangements les plus infimes de son ménage, les rapportant tous exclusivement à son bien-être et à ses goûts. Il fut détourné de son égoïste méditation par une exclamation enthousiaste de sa compagne.
— Que c’est beau ! Voyez, Monsieur.
Le conducteur arrêta complaisamment ses chevaux essoufflés au brusque tournant de la route, et la jeune Bretonne goûta, pour la première fois depuis longtemps, le charme du crépuscule en face d’un site vraiment au-dessus de tout ce qu’elle avait imaginé rencontrer de plus émouvant dans ce pays fortuné.
Un intraduisible silence, dont rien ne peut rendre la transparence, flottait sur cette contrée déserte à perte de vue, sans aucune trace humaine. Le ciel avait repris son clair manteau de sérénité : c’était une sensation plus caressante encore que cette diaphanéité où nageait le paysage. La vallée, creusée comme une couche voluptueuse, se dessinait aux pieds des voyageurs, pressée entre les montagnes blondes. Au-dessus de la ligne du Sahel, des crêtes chauves ou chevelues, surgissaient comme des têtes de fées pétrifiées, au milieu d’une ronde diabolique, dont le cercle, rompu brusquement, se creusait pour faire place à un géant devant lequel s’inclinaient les plus hauts seuils des collines. Sculpté en plein ciel, le pic grandiose du Zaccar-Chergui, coiffé d’un turban de nuages, se dressait enveloppé d’une brume bleue semblable au voile d’une idole ; des fumées d’encens montaient vers lui du fond des gorges ; son vaste front se perdait dans l’éther ; une conque de verdure s’étendait à ses pieds comme l’offrande d’une canéphore : il avait la force et la majesté d’un dieu.
Quand ils atteignirent le village, l’ombre s’allongeait démesurément sur les collines ; les troupeaux rentraient, pressés par les bergers arabes ; les chèvres faisaient des taches noires, les brebis des taches blanches ; des vignes s’apercevaient, tirées au cordeau, veloutées comme des tapis, et les pampres rampant sous le poids des grappes ; on distinguait à peine des chevaux immobiles penchés sur l’abreuvoir, et le firmament, soudain assombri, semblait traversé par un fleuve de lait.
Tout à coup la voiture cessa de rouler et Jeffik sortit du demi-sommeil où elle était plongée ; des cavaliers en manteau bleu s’empressaient à transporter les colis, et elle se sentit mal à l’aise sous le regard enflammé de ces hommes, maigres comme les ermites retirés dans les solitudes, avec des yeux passionnés. La jeune femme demeura un instant immobile avant de pénétrer dans sa nouvelle demeure : la nuit étendait partout sa robe d’ombre grise, le soir était descendu sur la fatigue du jour comme un baume frais et suave ; la lune, candidement arrondie, traînait sur la route, au-dessus des vignes, une écharpe de lumière, éclairant les vieux oliviers poudreux, le figuier aux branches recourbées dont les feuilles ont la forme d’un bouclier d’amazone, le myrte vert et l’oranger. Alors, un attendrissement involontaire, où se fondaient, sans doute, la douceur des parfums et l’amertume de son cœur, le souvenir de sa mère et de son Arvid, gagna la femme de Léopold.
— Ah ! dit-elle tout bas, où sont-ils mes beaux jours de misère, ma faim sereine, mes illusions dorées, ces visions qui chassaient le sommeil de ma couche, et l’adorable repos de ma virginité !
Elle se prenait à douter de la vertu même. Le vieil esprit païen de ses pères coulait sauvage dans ses veines, et les transports de son amour qu’elle devait renfermer s’augmentaient, à présent, d’être sans espérance. — Sa mère pouvait s’être trompée !… Si ce n’était qu’une duperie, pourtant, cette doctrine du renoncement à l’amour ? Un grossier mensonge, inventé par les maîtres de la femme, pour la tenir en servage ? Qui la liait après tout ?… Quelle volonté supérieure décrétait, depuis l’éternité, qu’elle devait être à cet homme ?… Cependant elle avait consenti, signé l’abandon de sa personne ! — Malheureusement, aucune clause du marché ne lui fut expliquée en temps voulu, et elle se trouva livrée à l’administrateur, sans savoir au juste ce qu’il pourrait faire d’elle. Elle se souvenait à présent d’avoir vu un sourire, à la mairie, courir sur le visage des hommes, et quelques pleurs, à l’église, tomber des yeux d’une femme. — Pourquoi exiger tant d’innocence pour cette brutale aventure ? mais sans doute parce que la pudeur met, avec l’oranger, une grâce de plus au front de la fiancée et ajoute encore à l’orgueil de l’époux !… Dérision ! — Elle étouffait de honte. Comme elle les enviait, ses aïeux, les vieux corsaires dont on lui contait l’histoire autrefois, et qui, pour échapper aux liens de la vie, n’avaient qu’à s’élancer, avec leur fin voilier gréé avec amour, sur le chemin des flots ! — L’hirondelle de mer meurt quand on l’emprisonne ! Il faut à la fille du marin breton une atmosphère de liberté ! — Mais le sentiment de sa dignité, si cher à cette race, lui conseilla de ne pas descendre à des plaintes et de traiter son mari avec autant de courtoisie, de douceur et de soumission, qu’un prisonnier peut en témoigner, sans s’avilir, à un ennemi plein d’égards. — La femme, cet être crédule, ne croit au piège social que lorsqu’elle y tombe : ainsi la gazelle quand elle a brisé ses pieds délicats au fond d’une fosse recouverte de plantes fleuries. Si Jeffik avait épousé Arvid, l’amour l’eût portée sur ses ailes, et elle eût tout ignoré.
Une paix extatique planant sur cette vaste et déserte campagne, sur cette ville morte, sur ce village endormi au milieu des eucalyptus, engourdit peu à peu ses souffrances en l’enveloppant d’un bien-être indicible et d’un détachement plus profond. La brise de l’Atlas enivrait, ce soir-là, comme un breuvage et soufflait l’oubli. La jeune femme entra dans la maison.
Depuis cet instant, Jeffik ne versa plus de larmes, même en secret ; elle n’exprima jamais aucune opinion sur rien ; la volonté des autres semblait être devenue sa règle ; l’arc dédaigneux de sa bouche se détendait complaisamment en un sourire superficiel dont personne ne découvrait l’indifférence. Les lettres d’Anne, qu’on avait laissée en pension à Saint-Paul-Église, l’intéressaient seules, et elle y répondait longuement.
Chaque jour elle partait en promenade dans la montagne, au hasard, par d’étroits petits sentiers perdus entre les hautes herbes desséchées et craquantes où s’attachent, comme une floraison, des milliers de petits escargots blancs. On la connaissait dans les douars ; elle s’asseyait avec ses hôtes en rond devant la porte des gourbis, sur une place nivelée comme une aire, et demeurait longtemps silencieuse, les yeux perdus, les mains nouées sur ses genoux, sans changer d’attitude. A l’intérieur des cabanes, des femmes d’une beauté délicate broyaient de l’orge sur une meule de pierre ; d’autres accroupies derrière un métier, ainsi qu’on en voit dans les bas-reliefs égyptiens, tissaient une étoffe blanche ; leur front étroit et doré ressemblait à un croissant d’orange, et leurs mains longues et frêles s’avançaient vers la jeune femme en passant au travers des fils mollement tendus. Jeffik en vit encore qui modelaient de hautes amphores d’argile destinées à renfermer le blé quand le soleil en aurait opéré la cuisson. Les ouvrières apportaient dans leur besogne un grand souci de la forme, et il était telle de ces urnes en terre bistre dont les flancs se renflaient avec art comme des hanches voluptueuses. Quelquefois, interrompant son ouvrage, une de ces jeunes mères venait de son pas balancé s’asseoir près de la Bretonne en allaitant son marmot, et penchée sur l’enfant tout nu, elle secouait les pièces d’argent attachées à sa coiffure pour mettre en fuite les insectes.
Mille questions naïves se pressaient sur les lèvres de l’ignorante :
— Est-ce bien beau ton pays ?… Qu’y voit-on ?… Le soleil s’y montre-t-il aussi tout le jour ?… Y rencontre-t-on des aigles ?… Les génies bienfaisants font-ils chauffer l’eau des sources dans les grottes des montagnes ?… Quelles fleurs embaument l’air ?…
— C’est très loin, répondait Jeffik, au bord d’un océan, pareil, pour la couleur, aux lavandes fleuries, mais quand la tempête l’agite, ses flots prennent la teinte de cette feuille flétrie que l’on voit s’envoler du platane au premier vent d’hiver ; le soleil y éteint son ardeur ; on n’y voit point d’aigles, mais le ramier aux ailes bleues y tourne à la nuit sur des roseaux et niche près des pâtres. On y adore deux génies : deux enfants blonds et roses. Ils sont si beaux qu’on les prendrait pour deux frères. L’un naquit sur la paille d’une étable et fut chéri des bergers qui lui voyaient une auréole, il venait pour sauver le monde, mais les hommes cruels le tuèrent ; maintenant ils font semblant de le servir : on le nommait Jésus. L’autre est beaucoup plus vieux : crains-le, on l’appelle Amour !… L’odeur de mon pays est amère autant que douce : pour l’avoir, il faut unir le trèfle à la verveine, les fleurs d’or et le gui des chênes !
Une grande inquiétude et une profonde tristesse planent sur la vie du laboureur arabe. Il semble craindre de troubler le vainqueur en étendant son champ, en augmentant son troupeau, en dévoilant sa richesse. Un pli de ravin dissimule une importante smala, beaucoup ont enfoui leurs trésors, et le jeune descendant d’une noble race disait un jour à Jeffik avec mélancolie : — Nous resterons aussi longtemps qu’on nous laissera le droit de fouler librement le sol de la patrie, si on nous l’enlève, suspendant à l’épaule le bas de notre vêtement, nous irons au désert. Là, est une terre aride et superbe, labourée comme un océan, où le cactus barbare trouve à peine sa vie, où l’oiseau fatigue son vol intrépide avant d’atteindre l’oasis, où la caravane, déçue par le mirage, ne s’oriente plus et succombe : ainsi le pasteur Jacob, chassé par Laban, voyageait dans les solitudes avec des chants de joie au bruit des tambours et au son des harpes ; car qu’importe au vieil Arabe, le simoun, la soif et la mort, s’il a pu dresser sa tente en liberté et dormir sur son seuil assombri le sommeil de son dernier jour !
Et le bel adolescent, drapé avec noblesse dans ses haïks éclatants de blancheur, offrait à la jeune Bretonne l’hospitalité dans son gourbi de branches mortes qu’un épais tapis et des étoffes brodées d’argent revêtaient tout entier. Jeffik se prenait à aimer cette race discrète et fatale dont la beauté est si sérieuse et le manteau si majestueux.
Souvent, en rentrant de ces courses, il lui arrivait de rencontrer un cimetière ancien, livré au plus sauvage abandon. Quelques pierres, petites, mal taillées, bornes étroites où son pied se blessait, lui faisaient reconnaître l’obscur village de la mort. Un caroubier aux racines tortueuses s’élevait au milieu des tombeaux et ressemblait, au crépuscule, à un berger gardant son troupeau d’ombres. — Ah ! pensait la jeune femme : indifférence ! ici la mort est moins cruelle, moins crainte. Cimetières des montagnes ! vous ne voulez rien dire à l’homme, si ce n’est lui rappeler l’égalité de sa fin : ni nom ! ni âge ! ni date ! vieillard, femme, enfant, rien ne distingue votre dépouille ! Voilà pourquoi, sans doute, cimetières d’Orient ! sur vous, mieux que sur les nôtres, plane l’immortalité, et pourquoi le voyageur a, en vous apercevant, perdus dans la solitude, des sensations si profondes et si étreignantes.
Un peu plus loin, la voix langoureuse d’une flûte kabyle descendait vers la Bretonne à travers les broussailles, et en levant les yeux, elle apercevait, au-dessus d’un ravin, une ronde de petites filles arabes dont l’aînée n’avait pas six ans. On sentait sous leurs robes longues les maigreurs ardentes de leurs corps ambrés ; elles penchaient la tête avec des mines tout à fait charmantes et fermaient à moitié, en riant, leurs grands yeux noirs malicieux. Sans la fraîcheur aiguë des rires et la candeur de leur chanson, on aurait pu les prendre pour de toutes petites femmes, tant elles mettaient dans leurs pas de câlinerie coquette et d’improvisation mystérieuse, jouant, avec la pièce d’étoffe qui leur sert de coiffure, toute une pantomime de séduction tendre.
Très grave, le jeune berger, accroupi sur un roc, ne détachait point la flûte de ses lèvres, perdu dans une extase. La danse s’animait, les joues pâles se teintaient d’un rose léger, le chant restait d’une innocence adorable.
Voici ce que disaient les filles des pasteurs :
Il arrivait à Jeffik, quand elle se hâtait en courant vers la maison dans la crainte d’être en retard pour le dîner, d’entendre Léopold se quereller avec la cuisinière, — une grosse brune délurée, des environs de Toulouse, — mais en apercevant sa femme, la colère du gourmand tombait tout d’un coup ; il se sauvait comme un gamin pris en faute, un peu confus.
— Ah ! mon Dieu, grondait la bonne avec son accent méridional, mon Dieu ! quel cauchemar que cet homme ! On en ferait une chanson de tout ce qu’il dit.
— Voyons, calmez-vous, lui répondait sa maîtresse, n’y faites pas attention, vous savez bien que Monsieur est un peu difficile.
— Eh ! Madame, c’est qu’il y a longtemps qu’il mange ! concluait-elle aigrement.
Ainsi, gravir la montagne, tandis que la forêt déroule à ses pieds, au fond du ravin, les masses sombres des sapins, à cet endroit d’où l’on aperçoit au loin la mer immobile comme son beau rivage, avec des voiles dépliées à sa surface dont la couleur crémeuse fait songer à de blancs papillons posés sur un champ de lin fleuri d’azur ; s’asseoir pendant l’ardeur du jour sous les lauriers-roses, près de la source cachée derrière des figuiers entremêlés d’une vigne sauvage qui donne des fruits dégénérés et dont le vieux cep prend, avec les siècles, la force rude d’un jeune chêne, pour suivre, dans l’ouverture du roc, où les capillaires et les scolopendres ont établi leur maison verte, les mouvements peureux de l’oiseau altéré ; fouler avec indifférence la poussière disséminée des hommes dans la ville morte ; admirer sur les grappes du raisin la même mielleuse couleur d’or que l’on voit étendue sur les marbres en ruine transpercés de soleil ; se reposer sur un antique cercueil de jeune fille, où l’on descendit peut-être l’amour et la beauté et pleurer sur elle ; puis, fermer soudain les yeux pour ressaisir les scènes de son enfance dans leur cadre gris et voir Saint-Malo, les vieux murs rongés par l’embrun des vagues, les forts, les tours, les châteaux, les grèves, les rochers, les navires ployant sous le vent, les phares lumineux oscillant au milieu des tempêtes, la mer tournant ainsi qu’un anneau autour de ce vieux granit qu’elle enchâsse comme un bijou démodé, grossièrement taillé par les naïfs corsaires ; s’endormir ensuite allongée sur un sarcophage, la tête appuyée sur un bouquet fraîchement cueilli ou sur d’épaisses mousses, sans songer qu’avec ses tresses blondes, l’expression austère de ses habits et l’ovale aminci de son visage, sa taille haute drapée dans une simple gandoura, elle attendrissait autant le cœur que le souvenir d’une vierge inconnue qu’on n’imaginait ni plus belle ni plus pâle que la jeune Bretonne dormant sur son tombeau au bord d’une voie romaine ; puis enfin redescendre lentement au village et rêver, appuyée sur sa terrasse par des nuits étincelantes d’Afrique, où les astres ont tant d’éclat qu’on ne peut en détacher ses regards, étaient les plaisirs avec lesquels Jeffik se flattait de vaincre l’ombre de Swevenmor.
Mais cette existence de contemplation et de songes ne servait qu’à augmenter la force de ses sentiments intérieurs. — La solitude est un terrain où prospère l’amour. — Impuissante à dominer ses pensées, elle s’accusait tour à tour d’être infidèle à sa passion ou à son devoir, et ses jours se consumaient de plus en plus à lutter contre les fantômes de son cœur.
Une sorte d’espérance, qui ne quitte l’amante que lorsqu’elle n’aime plus, se montrait parfois à ses yeux, semblable à l’étoile lointaine dont on distingue avec effort la faible lueur à l’autre bout du ciel. Son esprit enthousiaste ne pouvait s’empêcher de palpiter sans cesse, comme les ailes d’un oiseau mourant, au souffle de l’idéal. Le vautour blanc de l’Atlas aux pieds croisés s’élance aussi vers le soleil avec la proie dérobée au troupeau, soudain ses forces le trahissent et il la laisse retomber du haut des airs.
Les vignes étaient vendangées et le vin fermentait au fond des celliers que les colons creusent dans le roc au-dessous de leurs chaumières adossées au coteau ; le rat des champs, pressentant le retour des pluies, se rapprochait des villages ; les charbonniers espagnols revenaient des forêts avec leur escorte d’ânes disparaissant sous les sacs liés de branches flexibles ; on achevait les semailles ; on rentrait les pommes de terre, les dernières courges ; on bouchait les crevasses pratiquées par la sécheresse dans les murs de pisé ; on entassait sous les hangars les racines de lentisques qui servent à alimenter les foyers ; et le marchand arabe, ayant pressé ses olives, arrêtait de porte en porte son bourriquet chargé des outres de peaux de bouc, pendant sur ses flancs comme deux bêtes mortes, qui renferment l’huile vierge et un peu verte.
Le soir, un vent glacé, courant sur les plateaux avec un grand murmure qui venait de la mer et des bois, chassait Jeffik de la terrasse ; la nature perdait chaque jour de sa beauté. — Certains pays, comme certains visages, ne peuvent supporter impunément la tristesse.
Ce fut vers ce temps que la jeune Bretonne éprouva une commotion qui la replongea plus avant dans son trouble.
Un soir de décembre qu’elle considérait dans une allée du jardin quelques feuilles de figuier tombées des branches, glissant à ras de terre en se déplaçant, par petits bonds, comme un oiseau qui cherche quelque graine, Jeffik entendit un pas résonner sur la route sèche et sonore. C’était un pied jeune, quoique un peu lourd, mais décidé néanmoins. Tout à coup l’homme parut au tournant du chemin, pleinement éclairé par la lune. Elle reconnut tout de suite un militaire, un trainglot, comme on en voit chaque semaine venir de Miliana avec leurs mulets pour approvisionner d’eau ferrugineuse la table des officiers, et qui, ne devant partir que le lendemain, rentrait se coucher chez quelque colon de sa connaissance.
Celui-ci se distinguait, au physique, par sa grande taille, ses cheveux roux, sa laideur et son air joyeux. Il faisait tourner de la main droite une grosse matraque et poussait devant lui, avec son pied, un caillou tout en cheminant ; puis il cessa son jeu, sembla se recueillir, et entonna tout à coup ce refrain de la chanson normande que chantent les conscrits au pays d’Auge :
Ce fut pour Jeffik tout une apparition de Saint-Paul-Église et de son amour. Aussitôt qu’il parvint à portée, elle fit signe au soldat de venir lui parler. Mais voyant cette femme en blanc, il dit : — Ah ! vous m’avez fait peur !
Elle le questionna sur mille sujets à la fois. Alors il l’interrompit :
— Attendez, j’vas vous dire tout c’que j’sais. Moi, je servais à Saint-Paul, à l’auberge, chez Turpin ; j’conduisais les voyageurs dans le cabriolet ; j’ai tiré au sort, j’ai amené cinq, a fallu partir… C’était une bonne place…
— Parlez-moi de tous les gens du château !
— Bon. Ledormeur a marié sa fille Adrienne, — la jeune qu’a tant d’astuce ; — elle a monté une grande boutique en ville. La dame du secrétaire de la mairie est devenue folle à force de chanter, on l’a menée au Bon-Sauveur de Caen ; son pauv’ mari était quasiment mort tant qu’il avait bu de camomille : — toujours manger des radis et boire des infusions, vous comprenez !… maintenant y mange chez nous et y se r’fait ben.
— Et le commissaire de police ?
— Ah ! Madame, y l’y ont fait un procès, rapport aux dames vertes ! Fallait ben qu’ça vienne. Alors il est parti ailleurs. On l’a renvoyé que j’pense.
— Et le maître d’école ?
— Il a de la chance, celui-là, comme un pendu !… Sa tante est morte : avec son héritance il a entrepris un journal ; tout le monde l’achète le jour du marché ; sa femme et lui l’impriment la nuit, sensément dans une machine ; il porte un ruban violace à sa boutonnière ; — paraît qu’on l’a nommé officier.
Et puis, vous vous rappelez ben le grand Norvégien ?… il est revenu comme un intrépide ; il a couru tout le pays en toqué pendant huit jours, comme s’il avait perdu quéque chose… après, on ne l’a point revu.
Il parla encore longuement sur toutes sortes de choses, mais Jeffik ne l’écoutait plus.
Maintenant les perdrix ont cueilli les dernières baies de lentisques, l’hyène s’enhardit dans ses excursions nocturnes jusqu’à regarder à la clarté de la lampe, par la fenêtre sans rideaux des maisons, la famille réunie pour la veillée ; quelques larges gouttes d’eau volent à la tombée du jour, les oiseaux poussent des cris inquiets, la haute mer est une plaine blanche. Le lendemain la pluie tombe, tombe à torrents, elle rebondit, roule sur la croûte desséchée de la terre et commence à grossir l’Oued-Djer qui se met à bondir, à bouillonner, à gronder, à se cabrer dans son vaste lit ; il déracine les lauriers-roses, il abat les grands roseaux, il roule des arbres, il chasse les bêtes fauves tapies dans ses fourrés impénétrables ; le gué disparaît et son passage présente à ce moment des dangers très certains. Malgré cela, les Arabes que leurs affaires appellent derrière le Zaccar le traversent tout l’hiver avec leurs mulets pour s’éviter un long détour, et les soldats continuent à venir s’approvisionner d’eau minérale.
Léopold avait entre toutes la vanité de vouloir passer pour bon cavalier et il ne prenait pas d’autre direction pour se rendre, au jour déterminé, chaque mois à Miliana. Il montait une petite jument douce et fort légère, deux Arabes lui faisaient escorte. Pendant toute la belle saison, c’était pour lui une promenade matinale charmante de deux heures à peine. Le sous-préfet le gardait à déjeuner, ce qui l’honorait fort : un fin repas de vieux hommes gourmands égayé d’anecdotes. Il ne se fût jamais pardonné de manquer d’exactitude au rendez-vous.
Aussi, sur le point de partir, quelques jours après les premières grandes pluies, n’écouta-t-il point les observations des chaouchs désignés pour l’accompagner, lui représentant que l’Oued devait être très enflé et qu’il vaudrait mieux suivre la grande route, quitte à prendre quelques temps de galop.
Comme ils insistaient, l’administrateur manifesta une certaine inquiétude, puis, consultant la pendule qui marquait dix heures, il frappa du pied et s’écria en jurant :
— Qu’est-ce que vous me chantez, vous autres ! mais les trainglots passent, les gens de Vesoul passent, on nous prendrait pour de fameux capons ! Allons, faites demi-tour !
Il paraît qu’au bord de l’eau, le fils du père Saussaie se montra moins rassuré. Le torrent aux nappes bourbeuses mugissait comme une cataracte, courait comme un chien, haletant ; la jument, faible des jarrets, glissait sur les herbes trempées et se cabrait d’effroi ; de plus, son caoutchouc et ses grandes bottes lui ôtaient la souplesse des mouvements ; enfin, par honte de reculer, sans doute, par dépit ou fanfaronnade, il s’engagea dans la rivière entre ses deux cavaliers très sûrs de leurs chevaux. Tel fut du moins le récit de ces derniers qui tentèrent vainement de le sauver et échappèrent eux-mêmes par miracle à la mort.
Il périt ainsi, englouti dans cette rivière d’Afrique, dont son père, jeune soldat, suivit un jour les bords en chantant, vers l’endroit où le pieux Arabe ensevelissait sa vieille mère.
La maison, située dans le vieux Alger, est blanche comme un cygne, recueillie comme un cloître, carrée comme un dé d’ivoire ; elle a deux petites fenêtres grillées percées dans la muraille : la première, qui se trouve hors de la vue des passants, laisse fuir la lumière au travers des barreaux et pendre un pampre stérile ; la seconde, de plain-pied avec la rue en pente raide, reste muette et solidement close. Si quelque bruit vient à troubler le silence pénétrant qui l’enveloppe, ce ne peuvent être que des frôlements d’étoffes douces et de pieds nus mêlés à la poussière, quelques sons gutturaux et voilés, et le heurt des anneaux d’argent mesurant la marche des femmes.
Une porte étroite en boiserie, garnie de gros clous, s’ouvre sur la cour toute baignée de fraîcheur ; à gauche, quelques marches, effondrées à demi, mènent dans une pièce spacieuse meublée à l’arabe ; à droite, deux celliers voûtés soutenus par des piliers trapus, aux chapiteaux surchargés de dentelures qu’on emploie à suspendre quelques vases poreux, supportent la terrasse où conduit un escalier qui tremble.
Un antique pied de vigne, de plus de mille ans d’âge, monte tout droit jusqu’au niveau du toit en plate-forme ; de là ses rameaux s’élancent horizontalement, sans faiblir, comme une chevelure qu’emporte le vent, et c’est un plafond élevé, vert et mouvant, tendu au-dessus de la cour arabe, un velarium aux dessins d’émeraude sur un fond de ciel bleu. A l’automne, quelques feuilles détachées des pampres s’échappent vers la mer comme des oiseaux d’or.
On dit que chaque soir une inconnue, plus belle qu’autrefois l’esclave chrétienne ravie par les maugrebins, et qui semble atteinte d’une langueur ineffable, monte les degrés branlants, s’accoude sur le mur bas dans l’angle de la terrasse où l’oranger secoue son parfum et ses fleurs d’albâtre, reste immobile et muette des heures entières, les yeux perdus sur l’horizon, jusqu’à ce qu’une enfant blonde, fatiguée d’écouter sa négresse lui conter l’histoire merveilleuse de la diablesse Maratha dont les yeux sont au bout des ailes, entraîne l’étrangère alors que la triste derbouka retentit encore sur les autres toits et accompagne les paroles gutturales des femmes arabes parées dans leur prison des plus éblouissantes couleurs, ressemblant aux oiseaux des îles et ramageant comme eux.
Quand l’enfant était lasse d’écouter la mer, de caresser ses pigeons, de partager par-dessus les murs ses fruits avec les muchachos voisins et de lire dans les livres, elle grimpait, vers le soir, jusqu’à l’ouverture grillée de la fenêtre en se tenant aux pampres pour voir tout d’un coup passer au-dessous d’elle quelques ombres inattendues effarouchant la ruelle morne.
Un jour qu’elle était ainsi, penchant son visage mélancolique, elle entendit son nom prononcé tout bas dans la rue. Très peu de gens le connaissaient à présent ce nom, aussi son cœur fut horriblement serré, et joignant ses petites mains blanches, elle écouta avec angoisse.
— Anne, dit encore la voix, si bas que c’était comme un souffle.
Alors l’enfant, inclinée vers la rue, avec confiance répondit sur le même ton, comme s’adressant à un esprit venu pour la consoler :
— Est-ce vous, ma mère, qui appelez votre enfant ?
— Hélas ! non, ma pauvre petite, murmura un grand jeune homme qui se montra soudain, ce n’est que moi !
— Swevenmor ! s’exclamait-elle avec stupeur, voilà Swevenmor !
Elle courut lui ouvrir l’étroite porte.
Et, bien qu’elle ne fût encore qu’une toute petite fille, Anne vit que ce beau jeune homme avait beaucoup souffert et qu’entre ses boucles blondes quelque chose se balançait sur son front, comme une ombre.
Jeffik, attirée par le bruit ou par la vibration de ce nom bien-aimé, parut au seuil de sa chambre et demeura sans cris, sans gestes, comme clouée par l’effroi aux degrés effondrés.
Pendant bien longtemps ils ne purent que pleurer et s’étreindre, pleurer et s’étreindre encore, tant leur joie, à peine ressuscitée, vacillait devant eux, était obscurcie de tristesse et de science funeste. Ils s’entretenaient de leur amour et le berçaient dans leur cœur avec des sanglots, comme une mère étreint entre ses bras son enfant mort.
Vainement la vieille négresse plaça devant eux, sur la terrasse, un plat de bois où fumait le repas, des fèves nouvelles et un fruit d’ananas ; vainement elle coupa, en l’honneur de l’hôte, la plus belle grappe de muscat doré pendant à la treille comme un lustre d’or ; vainement elle sourit à tant de jeunesse ; rien ne put arrêter les larmes délicieuses qui allégeaient leurs âmes et entraînaient tout doucement le flot de leurs infortunes.
Le lendemain Arvid dit à Jeffik :
— Nous sommes deux plantes de rocher : moi, je ressemble au saule penché sur un torrent ; vous, à la fleur d’œillet sauvage épanouie dans la falaise, arrosée par l’écume des vagues. Ici l’on meurt. Il y a plus de tristesse nostalgique sous ce beau ciel inaltérable et sur cette mer endormie que dans nos nuages mobiles et nos marées tumultueuses. Pour valoir quelque chose, l’homme a besoin d’être ébranlé jusque dans les profondeurs de son être, le meilleur est celui qui tremble dans son nid et dont les humbles jours roulent emportés comme des brins d’herbe par le flux des hivers, des vents et des flots.
Et prenant la Bretonne sur sa poitrine, comme pour l’emporter et la défendre, il continua avec enthousiasme par ces paroles dont il l’enchantait autrefois, et dont le souvenir retombait sur son cœur comme la strophe d’un poème :
— Allons au Nord, vers la Finlande et le Groenland, du côté des Valkyries et de l’Étoile Polaire, fouler des neiges inviolées ; tu coucheras dans des lits de bouleau élevés comme des trônes, où le regard nacré de la curieuse lune coulera sur toi à travers le bleu trouble de la nuit ; tu entendras le sol résonner sous le pas des chevaux sauvages ; nous mangerons dans des plats d’argent des rôtis de rennes en buvant du vin épicé et du lait caillé tremblant dans des terrines ; pour te plaire, les femmes du gaard sortiront des greniers la plus belle gerbe afin de l’offrir aux oiseaux que tu verras accourir de tous les coins du ciel ; pour t’en parer, je détacherai du bras d’une Finlandaise des bracelets d’or dont les ciselures ont des caprices dignes de l’art le plus pur, et je te porterai dans mes bras au-dessus des torrents ; serrés l’un contre l’autre, allons vers le Nord, jusqu’aux bornes silencieuses de la terre, pour comprendre mieux la majesté de l’amour !
FIN